Charles Dickens

1837

Les aventures de monsieur Pickwick

Ont participé à cette édition électronique : Stella Louis (Édition TEI).

Tome premier §

Chapitre premier. Les Pickwickiens. §

Le premier jet de lumière qui convertit en une clarté brillante les ténèbres dont paraissait enveloppée l’apparition de l’immortel Pickwick sur l’horizon du monde savant, la première mention officielle de cet homme prodigieux, se trouve dans les statuts insérés parmi les procès-verbaux du Pickwick-Club. L’éditeur du présent ouvrage est heureux de pouvoir les mettre sous les yeux de ses lecteurs, comme une preuve de l’attention scrupuleuse, de l’infatigable assiduité, de la sagacité investigatrice, avec lesquelles il a conduit ses recherches, au sein des nombreux documents confiés à ses soins.

« Séance du 12 mai 1831, présidée par Joseph Smiggers, Esq. V.P.P.M.P.C.1 a été arrêté ce qu’il suit à l’unanimité.

« L’ASSOCIATION a entendu lire avec un sentiment de satisfaction sans mélange et avec une approbation absolue, les papiers communiqués par Samuël Pickwick, Esq. P.P.M.P.C.2, et intitulés Recherches sur les sources des étangs de Hampstead, suivies de quelques observations sur la théorie des têtards.

« L’ASSOCIATION en offre ses remercîments les plus sincères audit Samuël Pickwick, Esq. P.P.M.P.C.

« L’ASSOCIATION, tout en appréciant au plus haut degré les avantages que la science doit retirer des ouvrages susmentionnés, aussi bien que des infatigables recherches de Samuël Pickwick dans Hornsey, Highgate, Brixton et Camberwell3, ne peut s’empêcher de reconnaître les inappréciables résultats dont on pourrait se flatter pour la diffusion des connaissances utiles, et pour le perfectionnement de l’instruction, si les travaux de cet homme illustre avaient lieu sur une plus vaste échelle, c’est-à-dire si ses voyages étaient plus étendus, aussi bien que la sphère de ses observations.

« Dans ce but, l’ASSOCIATION a pris en sérieuse considération une proposition émanant du susdit Samuël Pickwick, Esq. P. P.M.P.C., et de trois autres pickwickiens ci-après nommés, et tendant à former une nouvelle branche de pickwickiens-unis, sous le titre de Société correspondante du Pickwick-Club.

« Ladite proposition ayant été approuvée et sanctionnée par l’ASSOCIATION,

« La Société correspondante du Pickwick-Club est par les présentes constituée ; Samuël Pickwick, Esq. P.P.M.P.C., Auguste Snodgrass, Esq. M.P.C., Tracy Tupman, Esq. M.P. C., et Nathaniel Winkle, Esq. M.P.C., sont également, par les présentes, choisis et nommés membres de ladite Société correspondante, et chargés d’adresser de temps en temps à l’ASSOCIATION DU PICKWICK-CLUB, à Londres, des détails authentiques sur leurs voyages et leurs investigations ; leurs observations sur les caractères et sur les mœurs ; toutes leurs aventures enfin, aussi bien que les récits et autres opuscules auxquels pourraient donner lieu les scènes locales, ou les souvenirs qui s’y rattachent.

« L’ASSOCIATION reconnaît cordialement ce principe que les membres de la Société correspondante doivent supporter eux-mêmes les dépenses de leurs voyages ; et elle ne voit aucun inconvénient à ce que les membres de ladite société poursuivent leurs recherches pendant tout le temps qu’il leur plaira, pourvu que ce soit aux mêmes conditions.

« Enfin les membres de la susdite société sont par les présentes informés que leur proposition de payer le port de leurs lettres et de leurs envois a été discutée par l’ASSOCIATION ; que l’ASSOCIATION considère cette offre comme digne des grands esprits dont elle émane, et qu’elle lui donne sa complète approbation. »

Un observateur superficiel, ajoute le secrétaire, dans les notes duquel nous puisons le récit suivant ; un observateur superficiel n’aurait peut-être rien trouvé d’extraordinaire dans la tête chauve et dans les besicles circulaires qui étaient invariablement tournées vers le visage du secrétaire de l’Association, tandis qu’il lisait les statuts ci-dessus rapportés ; mais c’était un spectacle véritablement remarquable pour quiconque savait que le cerveau gigantesque de Pickwick travaillait sous ce front, et que les yeux expressifs de Pickwick étincelaient derrière ces verres de lunettes. En effet l’homme qui avait suivi jusqu’à leurs sources les vastes étangs de Hampstead4, l’homme qui avait remué le monde scientifique par sa théorie des têtards, était assis là, aussi calme, aussi immuable que les eaux profondes de ces étangs, par un jour de gelée ; ou plutôt comme un solitaire spécimen de ces innocents têtards dans la profondeur caverneuse d’une jarre de terre.

Mais combien ce spectacle devint plus intéressant, quand aux cris répétés de Pickwick ! Pickwick ! qui s’échappaient simultanément de la bouche de tous ses disciples, cet homme illustre se leva, plein de vie et d’animation, monta lentement l’escabeau rustique sur lequel il était primitivement assis, et adressa la parole au club que lui-même avait fondé. Quelle étude pour un artiste que cette scène attachante ! L’éloquent Pickwick était là, une main gracieusement cachée sous les pans de son habit, tandis que l’autre s’agitait dans l’air pour donner plus de force à sa déclamation chaleureuse. Sa position élevée révélait son pantalon collant et ses guêtres, auxquelles on n’aurait peut-être pas accordé grande attention si elles avaient revêtu un autre homme, mais qui, parées, illustrées par le contact de Pickwick, s’il est permis d’employer cette expression, remplissaient involontairement les spectateurs d’un respect et d’une crainte religieuse. Il était entouré par ces hommes de cœur qui s’étaient offerts pour partager les périls de ses voyages, et qui devaient partager aussi la gloire de ses découvertes. À sa droite, siégeait Tracy Tupman, le trop inflammable Tupman, qui, à la sagesse et à l’expérience de l’âge mûr, unissait l’enthousiasme et l’ardeur d’un jeune homme, dans la plus intéressante et la plus pardonnable des faiblesses humaines, l’amour ! – le temps et la bonne chère avaient épaissi sa tournure, jadis si romantique ; son gilet de soie noire était graduellement devenu plus arrondi, tandis que sa chaîne d’or disparaissait pouce par pouce à ses propres yeux ; son large menton débordait de plus en plus par-dessus sa cravate blanche ; mais l’âme de Tupman n’avait point changé ; l’admiration pour le beau sexe était toujours sa passion dominante. – À gauche du maître, on voyait le poétique Snodgrass, mystérieusement enveloppé d’un manteau bleu, fourré d’une peau de chien. Auprès de lui, Winkle, le chasseur, étalait complaisamment sa veste de chasse toute neuve, sa cravate écossaise, et son étroit pantalon de drap gris.

Le discours de M. Pickwick et les débats qui s’élevèrent à cette occasion, sont rapportés dans les procès-verbaux du club. Ils offrent également une ressemblance frappante avec les discussions des assemblées les plus célèbres ; et comme il est toujours curieux de comparer les faits et gestes des grands hommes, nous allons transcrire le procès-verbal de cette séance mémorable.

« M. Pickwick fait observer, dit le secrétaire, que la gloire est chère au cœur de tous les hommes. La gloire poétique est chère au cœur de son ami Snodgrass ; la gloire des conquêtes est également chère à son ami Tupman ; et le désir d’acquérir de la renommée dans tous les exercices du corps, existe, au plus haut degré dans le sein de son ami Winkle. Il (M. Pickwick) ne saurait nier l’influence qu’ont exercée sur lui-même les passions humaines, les sentiments humains (applaudissements) ; peut-être même les faiblesses humaines (violents cris de : non ! non). Mais il dira ceci : que si jamais le feu de l’amour-propre s’alluma dans son sein, le désir d’être utile à l’espèce humaine l’éteignit entièrement. Le désir d’obtenir l’estime du genre humain était son dada, la philanthropie son paratonnerre (véhémente approbation). Il a senti quelque orgueil, il l’avoue librement (et que ses ennemis s’emparent de cet aveu s’ils le veulent), il a senti quelque orgueil quand il a présenté au monde sa théorie des têtards. Cette théorie peut être célèbre, ou ne l’être pas. (Une voix dit : Elle l’est ! – Grands applaudissements.) Il accepte l’assertion de l’honorable pickwickien dont la voix vient de se faire entendre. Sa théorie est célèbre ! Mais si la renommée de ce traité devait s’étendre aux dernières bornes du monde connu, l’orgueil que l’auteur ressentirait de cette production ne serait rien auprès de celui qu’il éprouve en ce moment, le plus glorieux de son existence (acclamations). Il n’est qu’un individu bien humble (Non ! non !) ; cependant il ne peut se dissimuler qu’il est choisi par l’Association pour un service d’une grande importance, et qui offre quelques risques, aujourd’hui surtout que le désordre règne sur les grandes routes, et que les cochers sont démoralisés. Regardez sur le continent, et contemplez les scènes qui se passent chez toutes les nations. Les diligences versent de toutes parts ; les chevaux prennent le mors aux dents ; les bateaux chavirent, les chaudières éclatent ! (applaudissements. – Une voix crie, non !) Non ! (applaudissements) que l’honorable pickwickien qui a lancé un non si bruyant, s’avance et me démente s’il ose ! Qui est-ce qui a crié non ? (Bruyantes acclamations.) Serait-ce l’amour-propre désappointé d’un homme… il ne veut pas dire d’un bonnetier (vifs applaudissements) qui, jaloux des louanges qu’on a accordées, peut-être sans motif, aux recherches de l’orateur, et piqué par les censures dont on a accablé les misérables tentatives suggérées par l’envie, prend maintenant ce moyen vif et calomnieux…

« M. Blotton (d’Algate) se lève pour demander le rappel à l’ordre. – Est-ce à lui que l’honorable pickwickien faisait allusion ? (Cris à l’ordre ! – Le président5 : – Oui ! – Non ! – Continuez ! – Assez ! – etc.)

« M. Pickwick ne se laissera pas intimider par des clameurs. Il a fait allusion à l’honorable gentleman ! (Vive sensation.)

« Dans ce cas, M. Blotton n’a que deux mots à dire : il repousse avec un profond mépris l’accusation de l’honorable gentleman, comme fausse et diffamatoire (grands applaudissements). L’honorable gentleman est un blagueur. (Immense confusion. Grands cris de : Le président ! à l’ordre !)

« M. Snodgrass se lève pour demander le rappel à l’ordre. Il en appelle au président. (Écoutez !) Il demande si l’on n’arrêtera pas cette honteuse discussion entre deux membres du club. (Écoutez ! écoutez !)

« Le président est convaincu que l’honorable pickwickien retirera l’expression dont il vient de se servir.

« M. Blotton, avec tout le respect possible pour le président, affirme qu’il n’en fera rien.

« Le président regarde comme un devoir impératif de demander à l’honorable gentleman s’il a employé l’expression qui vient de lui échapper, suivant le sens qu’on lui donne communément.

« M. Blotton n’hésite pas à dire que non, et qu’il n’a employé ce mot que dans le sens pickwickien. (Écoutez ! Écoutez !) Il est obligé de reconnaître que, personnellement, il professe la plus grande estime pour l’honorable gentleman en question. Il ne l’a considéré comme un blagueur que sous un point de vue entièrement pickwickien. (Écoutez ! écoutez !)

« M. Pickwick déclare qu’il est complètement satisfait par l’explication noble et candide de son honorable ami. Il désire qu’il soit bien entendu que ses propres observations n’ont dû être comprises que dans leur sens purement pickwickien (applaudissements.) »

Ici finit le procès-verbal, et en effet la discussion ne pouvait continuer, puisqu’on était arrivé à une conclusion si satisfaisante, si claire. Nous n’avons pas d’autorité officielle pour les faits que le lecteur trouvera dans le chapitre suivant, mais ils ont été recueillis d’après des lettres et d’autres pièces manuscrites, dont on ne peut mettre en question l’authenticité.

Chapitre II. Le premier jour de voyage et la première soirée d’aventures, avec leurs conséquences. §

Le soleil, ce ponctuel factotum de l’univers, venait de se lever et commençait à éclairer le matin du 13 mai 1831, quand M. Samuël Pickwick, semblable à cet astre radieux, sortit des bras du sommeil, ouvrit la croisée de sa chambre, et laissa tomber ses regards sur le monde, qui s’agitait au-dessous de lui. La rue Goswell était à ses pieds, la rue Goswell était à sa droite, la rue Goswell était à sa gauche, aussi loin que l’œil pouvait s’étendre, et en face de lui se trouvait encore la rue Goswell. « Telles, pensa M. Pickwick, telles sont les vues étroites de ces philosophes, qui, satisfaits d’examiner la surface des choses, ne cherchent point à en étudier les mystères cachés. Comme eux, je pourrais me contenter de regarder toujours sur la rue Goswell, sans faire aucun effort pour pénétrer dans les contrées inconnues qui l’environnent. » Ayant laissé tomber cette pensée sublime, M. Pickwick s’occupe de s’habiller et de serrer ses effets dans son portemanteau. Les grands hommes sont rarement très-scrupuleux pour leur costume : aussi la barbe, la toilette, le déjeuner se succédèrent-ils rapidement. Au bout d’une heure M. Pickwick était arrivé à la place des voitures de Saint-Martin le Grand, ayant son portemanteau sous son bras, son télescope dans la poche de sa redingote, et dans celle de son gilet son mémorandum, toujours prêt à recevoir les découvertes dignes d’être notées.

« Cocher ! cria M. Pickwick.

– Voilà, monsieur ! répondit un étrange spécimen du genre homme, lequel avec son sarrau et son tablier de toile, portant au cou une plaque de cuivre numérotée, avait l’air d’être catalogué dans quelque collection d’objets rares. C’était le garçon de place. Voilà, monsieur. Hé ! cabriolet en tête ! » Et le cocher étant sorti de la taverne où il fumait sa pipe, M. Pickwick et son portemanteau furent hissés dans la voiture.

– Golden-Cross, dit M. Pickwick.

– Ce n’est qu’une méchante course d’un shilling, Tom, cria le cocher d’un ton de mauvaise humeur, pour l’édification du garçon de place, comme la voiture partait.

– Quel âge a cette bête-là, mon ami ? demanda M. Pickwick en se frottant le nez avec le shilling qu’il tenait tout prêt pour payer sa course.

– Quarante-deux ans, répliqua le cocher, après avoir lorgné M. Pickwick du coin de l’œil.

– Quoi ! s’écria l’homme illustre en mettant la main sur son carnet. »

Le cocher réitéra son assertion ; M. Pickwick le regarda fixement au visage ; mais il ne découvrit aucune hésitation dans ses traits, et nota le fait immédiatement.

« Et combien de temps reste-t-il hors de l’écurie, continua M. Pickwick, cherchant toujours à acquérir quelques notions utiles.

– Deux ou trois semaines.

– Deux ou trois semaines hors de l’écurie ! dit le philosophe plein d’étonnement ; et il tira de nouveau son portefeuille.

– Les écuries, répliqua froidement le cocher, sont à Pentonville ; mais il y entre rarement à cause de sa faiblesse.

– À cause de sa faiblesse ? répéta M. Pickwick avec perplexité.

– Il tombe toujours quand on l’ôte du cabriolet. Mais au contraire quand il y est bien attelé, nous tenons les guides courtes et il ne peut pas broncher. Nous avons une paire de fameuses roues ; aussi, pour peu qu’il bouge, elles roulent après lui, et il faut bien qu’il marche. Il ne peut pas s’en empêcher. »

M. Pickwick enregistra chaque parole de ce récit, pour en faire part à son club, comme d’une singulière preuve de la vitalité des chevaux dans les circonstances les plus difficiles. Il achevait d’écrire, lorsque le cabriolet atteignit Golden-Cross. Aussitôt le cocher saute en bas, M. Pickwick descend avec précaution, et MM. Tupman, Snodgrass et Winkle, qui attendaient avec anxiété l’arrivée de leur illustre chef, s’approchent de lui pour le féliciter.

« Tenez, cocher, » dit M. Pickwick en tendant le shilling à son conducteur.

Mais quel fut l’étonnement du savant personnage lorsque cet homme inconcevable, jetant l’argent sur le pavé, déclara, en langage figuré, qu’il ne demandait d’autre payement que le plaisir de boxer avec M. Pickwick tout son shilling.

« Vous êtes fou, dit M. Snodgrass.

– Ivre, reprit M. Winkle.

– Tous les deux, ajouta M. Tupman.

– Avancez ! disait le cocher, lançant dans l’espace une multitude de coups de poings préparatoires. Avancez tous les quatre !

– En voilà une bonne ! s’écrièrent une demi-douzaine d’autres cochers : À la besogne, John ! et ils se rangèrent en cercle avec une grande satisfaction.

– Qu’est-ce qu’y a, John ? demanda un gentleman, porteur de manches de calicot noir.

– Ce qu’y a ! répliqua le cocher. Ce vieux a pris mon numéro !

– Je n’ai pas pris votre numéro, dit M. Pickwick d’un ton indigné.

– Pourquoi l’avez-vous noté, alors ? demanda le cocher.

– Je ne l’ai pas noté ! s’écria M. Pickwick, avec indignation.

– Croiriez-vous, continua le cocher, en s’adressant à la foule ; croiriez-vous que ce mouchard-là monte dans mon cabriolet, prend mon numéro, et couche sur le papier chaque parole que j’ai dite ? » (Le mémorandum revint comme un trait de lumière dans la mémoire de M. Pickwick.)

« Il a fait ça ? cria un autre cocher.

– Oui, il a fait ça. Après m’avoir induit par ses vexations à l’attaquer, voilà qu’il a trois témoins tout prêts pour déposer contre moi. Mais il me le payera, quand je devrais en avoir pour six mois ! Avancez donc. » Et dans son exaspération, avec un dédain superbe pour ses propres effets, le cocher lança son chapeau sur le pavé, fit sauter les lunettes de M. Pickwick, envoya un coup de poing sous le nez de M. Pickwick, un autre coup de poing dans la poitrine de M. Pickwick, un troisième dans l’œil de M. Snodgrass, un quatrième pour varier dans le gilet de M. Tupman ; puis s’en alla d’un saut au milieu de la rue, puis revint sur le trottoir, et finalement enleva à M. Winkle le peu d’air respirable que renfermaient momentanément ses poumons, le tout en une douzaine de secondes.

« Où y a-t-il un constable ? dit M. Snodgrass.

– Mettez-les sous la pompe, suggéra un marchand de pâtés chauds.

– Vous me le payerez, dit M. Pickwick respirant avec difficulté.

– Mouchards ! crièrent quelques voix dans la foule.

– Avancez donc, beugla le cocher, qui pendant ce temps avait continué de lancer des coups de poings dans le vide. »

Jusqu’alors la populace avait contemplé passivement cette scène ; mais le bruit que les pickwickiens étaient des mouchards s’étant répandu de proche en proche, les assistants commencèrent à discuter avec beaucoup de chaleur s’il ne conviendrait pas de suivre la proposition de l’irascible marchand de pâtés. On ne peut dire à quelles voies de fait ils se seraient portés, si l’intervention d’un nouvel arrivant n’avait terminé inopinément la bagarre.

« Qu’est-ce qu’il y a ? demanda un grand jeune homme effilé, revêtu d’un habit vert, et qui sortait du bureau des voitures.

– Mouchards ! hurla de nouveau la foule.

– C’est faux ! cria M. Pickwick avec un accent qui devait convaincre tout auditeur exempt de préjugés.

– Bien vrai ? bien vrai ? » demanda le jeune homme, en se faisant passage à travers la multitude, par l’infaillible procédé qui consiste à donner des coups de coude à droite et à gauche.

M. Pickwick, en quelques phrases précipitées, lui expliqua le véritable état des choses.

« S’il en est ainsi, venez avec moi, dit l’habit vert, entraînant l’homme illustre et parlant tout le long du chemin. Ici, n° 924, prenez le prix de votre course, et allez vous-en. Respectable gentleman, je réponds de lui. Pas de sottises. Par ici, monsieur. Où sont vos amis ? Erreur à ce que je vois. N’importe. Des accidents. Ça arrive à tout le monde. Courage ! on n’en meurt pas ; il faut faire contre fortune bon cœur. Citez-le devant le commissaire ; qu’il mette cela dans sa poche si cela lui va. Damnés coquins ! et débitant avec une volubilité extraordinaire un long chapelet de sentences semblables, l’étranger introduisit M. Pickwick et ses disciples dans la chambre d’attente des voyageurs.

– Garçon ! cria l’étranger en tirant la sonnette avec une violence formidable, des verres pour tout le monde ; du grog à l’eau-de-vie chaud, fort sucré, et qu’il y en ait beaucoup. L’œil endommagé, monsieur ? Garçon, un bifteck cru, pour l’œil de monsieur. Rien comme le bifteck cru pour une contusion, monsieur. Un candélabre à gaz, excellent, mais incommode. Diablement drôle de se tenir en pleine rue une demi-heure, l’œil appuyé sur un candélabre à gaz. La bonne plaisanterie, hein ! Ha ! ha ! » Et l’étranger, sans s’arrêter pour reprendre haleine, avala d’un seul trait une demi-pinte de grog brûlant, puis il s’étala sur une chaise, avec autant d’aisance que si rien de remarquable n’était arrivé.

M. Pickwick eut le temps d’observer le costume et la tournure de cette nouvelle connaissance, tandis que ses trois compagnons étaient occupés à lui offrir leurs remerciements.

C’était un homme d’une taille moyenne ; mais comme il avait le corps mince et les jambes très-longues, il paraissait beaucoup plus grand qu’il ne l’était en réalité. Son habit vert avait été un vêtement élégant dans les beaux jours des habits à queue de morue ; malheureusement, dans ce temps-là, il avait sans doute été fait pour un homme beaucoup plus petit que l’étranger, car les manches salies et fanées lui descendaient à peine aux poignets. Sans égard pour l’âge respectable de cet habit, il l’avait boutonné jusqu’au menton, au hasard imminent d’en faire craquer le dos. Son cou était décoré d’un vieux col noir, mais on n’y apercevait aucun vestige d’un col de chemise. Son étroit pantalon étalait çà et là des places luisantes qui indiquaient de longs services ; il était fortement tendu par des sous-pieds sur des souliers rapiécés, afin de cacher, sans doute, des bas, jadis blancs, qui se trahissaient encore malgré cette précaution inutile. De chaque côté d’un chapeau à bords retroussés tombaient en boucles négligées les longs cheveux noirs du personnage, et l’on entrevoyait la chair de ses poignets entre ses gants et les parements de son habit. Enfin son visage était maigre et pâle, et dans toute sa personne régnait un air indéfinissable d’impudence hâbleuse et d’aplomb imperturbable.

Tel était l’individu que M. Pickwick examinait à travers ses lunettes (heureusement retrouvées), et auquel il offrit, en termes choisis, ses remercîments, après que ses trois amis eurent épuisé les leurs.

« N’en parlons plus, dit l’étranger, coupant court aux compliments, ça suffit. Fameux gaillard, ce cocher, il jouait bien des poings, mais si j’avais été votre ami à l’habit de chasse vert, Dieu me damne ! j’aurais brisé la tête du cocher en moins de rien ; celle du pâtissier aussi, parole d’honneur ! »

Ce discours tout d’une haleine fut interrompu par le cocher de Rochester, annonçant que le Commodore était prêt à partir.

« Commodore ! murmura l’étranger en se levant : ma voiture, place retenue. Place d’impériale. Payez l’eau-de-vie et l’eau ; faudrait changer un billet de cinq livres ; il circule beaucoup de pièces fausses, monnaie de Birmingham ; connu. Et il secoua la tête d’un air fin. »

Or, M. Pickwick et ses trois compagnons avaient précisément projeté de faire leur première halte à Rochester. Ils déclarèrent donc à leur nouvelle connaissance qu’ils suivaient la même route, et convinrent d’occuper le siège de derrière de la voiture, où ils pourraient tenir tous les cinq.

« Allons ! haut ! dit l’étranger, en aidant M. Pickwick à grimper sur l’impériale, avec une précipitation qui dérangea matériellement la gravité ordinaire du philosophe.

– Aucun bagage, monsieur ? demanda le cocher.

– Qui ? moi ? répliqua l’étranger : Paquet de papier gris, voilà ! le reste parti par eau ; grosses caisses clouées, grosses comme des maisons, lourdes, lourdes, diablement lourdes ! » Et il enfonça dans sa poche, le plus qu’il put, le paquet de papier gris, qui, à en juger d’après les apparences paraissait contenir une chemise et un mouchoir.

« Gare ! gare les têtes ! cria le babillard étranger, quand ils arrivèrent sous la voûte, par laquelle entraient ou sortaient les voitures ; terrible endroit, très-dangereux ; l’autre jour ; cinq enfants ; mère ; grande femme, mangeant des sandwiches, oublie la voûte ; crac ! les enfants se retournent ; la tête de la mère enlevée ! les sandwiches dans sa main ; pas de bouche pour les mettre, le chef de la famille n’y était plus. Horrible ! horrible ! Vous regardez Whitehall, monsieur ? beau palais, petite croisée ; la tête de quelqu’un tombée là6… Eh ! Il n’avait pas pris garde non plus ! Eh ! monsieur, eh !

– Je ruminais, dit M. Pickwick, sur l’étrange mutabilité des choses de ce monde.

– Ah ! je devine : on entre par la porte du palais un jour ; on en sort par la fenêtre le lendemain. Philosophe, monsieur ?

– Observateur de la nature humaine, monsieur.

– Moi aussi, comme la plupart des hommes, quand ils n’ont pas grand’chose à faire, et encore moins à gagner. Poëte, monsieur ?

– Mon ami, M. Snodgrass, a une disposition poétique très-prononcée, répondit M. Pickwick.

– Moi aussi, reprit l’étranger, poëme épique ; dix mille vers ; révolution de juillet ; composé sur place ; Mars le jour, Apollon la nuit ; déchargeant le fusil, pinçant la lyre.

– Vous étiez présent à cette glorieuse scène ? demanda M. Snodgrass.

– Présent ! un peu7, j’ajustais un Suisse ; j’ajustais un vers ; j’entre chez un marchand de vin et je l’écris ; je retourne dans la rue, pouf ! pan ! une autre idée ; je rentre dans la boutique, plume et encre ; dans la rue, d’estoc et de taille. Noble temps, monsieur ! Chasseur, monsieur ? se tournant brusquement vers M. Winkle.

– Un peu, répliqua celui-ci.

– Belle occupation ! belle occupation ! des chiens ?

– Pas dans ce moment.

– Ah ! vous devriez en avoir. Noble animal, créature intelligente ! J’en avais un jadis, chien d’arrêt, instinct surprenant. Je chasse un jour, j’entre dans un enclos, je siffle, chien immobile ; je siffle encore ; Ponto ! Inutile : bouge pas. Ponto ! Ponto ! il ne remue pas. Chien pétrifié, en arrêt devant un écriteau. Une inscription. Les gardes-chasse ont ordre de tuer tous les chiens qu’ils trouveront dans cet enclos. Il ne voulait pas avancer. Chien étonnant. Fameuse bête, oh ! oui, fameuse !

– Singulière circonstance, dit M. Pickwick. Voulez-vous me permettre d’en prendre note ?

– Certainement, monsieur, certainement ; cent autres anecdotes du même animal. Jolie fille, monsieur ! continua l’étranger en s’adressant à M. Tracy Tupman, lequel s’occupait à lancer des œillades antipickwickiennes à une jeune femme qui passait sur le bord de la route.

– Très-jolie, répondit M. Tupman.

– Les Anglaises ne valent pas les Espagnoles : nobles créatures ; cheveux de jais, noires prunelles, formes séduisantes ; douces créatures, charmantes !

– Vous avez été en Espagne, monsieur ? demanda M. Tracy Tupman.

– J’y ai vécu des siècles.

– Vous avez fait beaucoup de conquêtes ?

– Des conquêtes ? par milliers. Don Bolaro Fizzgig, grand d’Espagne ; fille unique ; doña Christina, superbe créature ; elle m’aimait à la folie. Père jaloux ; fille passionnée ; bel Anglais ; doña Christina au désespoir ; acide prussique ; pompe stomacale dans mon portemanteau ; je pratique l’opération ; vieux Bolaro en extase, consent à notre union ; joint nos mains, ruisseaux de pleurs ; histoire romantique, très-romantique.

– Cette dame est-elle maintenant en Angleterre ? reprit M. Tupman, sur lequel la description de tant de charmes avait produit une vive impression.

– Morte ! monsieur, morte ! répondit l’étranger en appliquant à son œil droit les tristes restes d’un mouchoir de batiste. Ne guérit jamais de la pompe stomacale, constitution détruite, victime de l’amour.

– Et le père ? demanda le poétique Snodgrass.

– Saisi de remords, disparition subite, conversation de toute la ville. Recherches dans tous les coins, sans succès. Jet d’eau de la fontaine publique dans la grande place s’arrête subitement : le temps passe, toujours point d’eau ; les ouvriers s’y mettent : mon beau-père dans le gros tuyau, une confession complète dans sa botte droite. On le retire, la fontaine coule de plus belle.

– Voulez-vous me permettre d’écrire ce petit roman ? dit M. Snodgrass, profondément affecté.

– Certainement, monsieur, certainement. Cinquante autres à votre service. Étrange histoire que la mienne, non pas extraordinaire, mais curieuse. »

Durant toute la route, l’étranger continua à parler de la sorte, s’interrompant seulement aux relais pour avaler un verre d’ale, en guise de ponctuation. Aussi, lorsque la voiture arriva au pont de Rochester, les carnets de MM. Pickwick et Snodgrass étaient complètement remplis d’un choix de ses aventures.

Lorsqu’on aperçut le vieux château, M. Auguste Snodgrass s’écria avec la ferveur poétique qui le distinguait : « Quelles magnifiques ruines !

– Quelle étude pour un antiquaire ! furent les propres paroles qui s’échappèrent de la bouche de M. Pickwick, tandis qu’il appliquait son télescope à son œil.

– Ah ! un bel endroit, répliqua l’étranger. Superbe masse, sombres murailles, arcades branlantes, noirs recoins, escaliers croulants. Vieille cathédrale aussi, odeur terreuse, les marches usées par les pieds des pèlerins, petites portes saxonnes, confessionnaux comme les guérites de ceux qui reçoivent l’argent au spectacle. Drôles de gens que ces moines, papes et trésoriers, et toutes sortes de vieux gaillards, avec des grosses faces rouges et des nez écornés, qu’on déterre tous les jours. Des pourpoints de buffle, des arquebuses à mèche, sarcophages. Belle place, vieilles légendes, drôles d’histoires, étonnantes. » Et l’étranger continua son soliloque jusqu’au moment où la voiture s’arrêta, dans la grande rue, devant l’auberge du Taureau.

– Allez-vous rester ici, monsieur, lui demanda M. Nathaniel Winkle.

« Ici ? non, monsieur. Mais vous ferez bien d’y séjourner, bonne maison, lits propres. L’hôtel Wright, à côté, très-cher, une demi-couronne de plus sur votre compte, si vous regardez seulement le garçon ; fait payer plus cher si vous dînez en ville que si vous dîniez à l’hôtel : drôles de gens, vraiment. »

M. Winkle s’approcha de M. Pickwick et lui dit quelques paroles à l’oreille. Un chuchotement passa de M. Pickwick à M. Snodgrass, de M. Snodgrass à M. Tupman, et des signes d’assentiment ayant été échangés, M. Pickwick s’adressa ainsi à l’étranger.

« Vous nous avez rendu ce matin un important service, monsieur. Permettez-moi de vous offrir une légère marque de notre reconnaissance, en vous priant de nous faire l’honneur de dîner avec nous.

– Grand plaisir. Ne me permettrai pas de dire mon goût ; volaille rôtie et champignons, excellente chose ; quelle heure ?

– Voyons, répondit M. Pickwick, en tirant sa montre. Il est maintenant près de trois heures. À cinq heures, si vous voulez.

– Convient parfaitement ; cinq heures précises, jusqu’alors prenez soin de vous. »

Ainsi parla l’étranger, et il souleva de quelques pouces son chapeau à bords retroussés, le replaça négligemment sur le coin de l’oreille, traversa la cour d’un air délibéré, et tourna dans la grande rue, ayant toujours hors de sa poche la moitié du paquet de papier gris.

« Évidemment un grand voyageur dans divers climats et un profond observateur des hommes et des choses, dit M. Pickwick.

– J’aimerais à voir son poëme, reprit M. Snodgrass.

– Et moi je voudrais avoir vu son chien, » ajouta M. Winkle.

M. Tupman ne parla point, mais il pensa à doña Christina, à l’acide prussique, à la fontaine, et ses yeux se remplirent de larmes.

Après avoir retenu une salle à manger particulière, examiné les lits, commandé le dîner, nos voyageurs sortirent pour observer la ville et les environs.

Nous avons lu soigneusement les notes de M. Pickwick sur les quatre villes de Stroud, Rochester, Chatham et Brompton, et nous n’avons pas trouvé que ses opinions différassent matériellement de celles des autres savants qui ont parcouru les mêmes lieux. On peut résumer ainsi sa description.

Les principales productions de ces villes paraissent être des soldats, des matelots, des juifs, de la craie, des crevettes, des officiers et des employés de la marine. Les principales marchandises étalées dans les rues sont des denrées pour la marine, du caramel, des pommes, des poissons plats et des huîtres. Les rues ont un air vivant et animé, qui provient principalement de la bonne humeur des militaires. Quand ces vaillants hommes, sous l’influence d’un excès de gaieté et de spiritueux, font, en chantant, des zigzags dans les rues, ils offrent un spectacle vraiment délicieux pour un esprit philanthropique, surtout si nous considérons quel amusement innocent et peu cher ils fournissent à tous les enfants de la ville, qui les suivent en plaisantant avec eux. Rien (ajouta M. Pickwick), rien n’égale leur bonne humeur. La veille de mon arrivée, l’un d’eux avait été grossièrement insulté dans une auberge. La fille avait refusé de le laisser boire davantage. Sur quoi, et par pur badinage, le soldat tira sa baïonnette et blessa la servante à l’épaule : cependant, le lendemain, ce brave garçon se rendit dès le matin à l’auberge, et fut le premier à promettre de ne conserver aucun ressentiment, et d’oublier ce qui s’était passé.

« La consommation de tabac doit être très-grande dans cette ville, continue M. Pickwick ; et l’odeur de ce végétal, répandue dans toutes les rues, doit être étonnamment délicieuse pour ceux qui aiment à fumer. Un voyageur superficiel critiquerait peut-être les boues qui caractérisent leur viabilité, mais elles offrent, au contraire, un véritable sujet de jouissance à ceux qui y découvrent un indice de mouvement et de prospérité commerciale. »

Cinq heures précises amenèrent à la fois le dîner et l’étranger. Il s’était débarrassé de son paquet de papier gris, mais il n’avait fait aucun changement dans son costume et déployait toujours sa loquacité accoutumée.

« Qu’est-ce que cela ? demanda-t-il, comme le garçon ôtait une des cloches d’argent. Des soles ! ha ! fameux poisson ; toutes soles viennent de Londres. Les entrepreneurs de diligences poussent aux dîners politiques pour avoir le transport des soles ; des paniers par douzaines ; ils savent bien ce qu’ils font. Eh ! eh ! Un verre de vin avec moi, monsieur.

– Avec plaisir, » répondit M. Pickwick. Et l’étranger prit du vin, d’abord avec lui, puis avec M. Snodgrass, puis avec M. Tupman, puis avec M. Winkle, puis enfin avec la société collectivement ; et le tout sans cesser un seul instant de discourir.

« Diable de bacchanale sur l’escalier ! Banquettes qu’on monte, charpentiers qui descendent, lampes, verres, harpe. Qu’y a-t-il donc, garçon ?

– Un bal, monsieur.

– Un bal par souscription ?

– Non, monsieur. Monsieur, un bal public au bénéfice des pauvres, monsieur.

– Monsieur, dit M. Tupman avec un vif intérêt, savez-vous si les femmes sont bien dans cette ville ?

– Superbes, magnifiques. Kent, monsieur ; tout le monde connaît le comté de Kent, célèbre pour ses pommes, ses cerises, son houblon et ses femmes. Un verre de vin, monsieur ?

– Avec grand plaisir, répondit M. Tupman ; et l’étranger emplit son verre, et le vida.

– J’aimerais beaucoup aller à ce bal, reprit M. Tupman, beaucoup.

– Nous avons des billets au comptoir, monsieur. Une demi-guinée chaque, monsieur, dit le garçon. »

M. Tupman exprima de nouveau le désir d’être présent à cette fête ; mais ne rencontrant aucune réponse dans l’œil obscurci de M. Snodgrass, ni dans le regard distrait de M. Pickwick, il se rejeta, avec un nouvel intérêt, sur le vin de Porto et sur le dessert qu’on venait d’apporter. Le garçon se retira, et nos cinq voyageurs continuèrent à savourer les deux heures d’abandon qui suivent le dîner.

« Pardon, monsieur, dit l’étranger, la bouteille dort, faites-lui faire le tour comme le soleil, par la soute au pain, rubis sur l’ongle, » et il vida son verre qu’il avait rempli deux minutes auparavant, et s’en versa un autre avec l’aplomb d’un homme accoutumé à ce manège.

Le vin fut bu, et l’on en demanda d’autre : le visiteur parla, les pickwickiens écoutèrent ; M. Tupman se sentait à chaque instant plus de disposition pour le bal ; la figure de M. Pickwick brillait d’une expression de philanthropie universelle ; MM. Winkle et Snodgrass étaient tombés dans un profond sommeil.

« Ils commencent là-haut, dit l’étranger ; écoutez, on accorde les violons, maintenant la harpe ; les voilà partis. »

En effet, les sons variés qui descendaient le long de l’escalier annonçaient le commencement du premier quadrille.

« J’aimerais beaucoup aller à ce bal, répéta M. Tupman.

– Moi aussi ; maudit bagage ; bateau en retard : rien à mettre ; drôle, hein ? »

Une bienveillance générale était le trait caractéristique des pickwickiens, et M. Tupman en était doué plus qu’aucun autre. En feuilletant les procès-verbaux du club, on est étonné de voir combien de fois cet excellent homme envoya chez les autres membres de l’Association les infortunés qui s’adressaient à lui, pour en obtenir de vieux vêtements ou des secours pécuniaires.

« Je serais heureux de vous prêter un habit pour cette occasion, dit-il à l’étranger ; mais vous êtes assez mince, et je suis…

– Assez gros. Bacchus sur le retour, descendu de son tonneau, les pampres au diable, portant des culottes. Ah ! ah ! Passez le vin. »

Nous ne saurions dire si M. Tupman fut indigné du ton péremptoire avec lequel l’étranger l’engageait à passer le vin, qui passait en effet si vite par son gosier, ou s’il était justement scandalisé de voir un membre influent de Pickwick-Club comparé ignominieusement à un Bacchus démonté ; mais, après avoir passé le vin, il toussa deux fois et regarda l’étranger, durant quelques secondes, avec une fixité sévère. Cependant, cet individu étant demeuré parfaitement calme et serein sous son regard scrutateur, il en diminua par degrés l’intensité et recommença à parler du bal.

« J’étais sur le point d’observer, monsieur, lui dit-il, que si mes vêtements doivent vous être trop larges, ceux de mon ami, M. Winkle, pourraient peut-être vous aller mieux. »

L’étranger prit d’un coup d’œil la mesure de M. Winkle et s’écria avec satisfaction : « Justement ce qu’il me faut ! »

M. Tupman regarda autour de lui. Le vin, qui avait exercé son influence somnifère sur MM. Snodgrass et Winkle, avait aussi appesanti les sens de M. Pickwick. Ce gentleman avait parcouru successivement les diverses phases qui précèdent la léthargie produite par le dîner et par le vin. Il avait subi les phases ordinaires depuis l’excès de la gaieté jusqu’à l’abîme de la tristesse. Comme un bec de gaz, dans une rue, lorsque le vent a pénétré dans le tuyau, il avait déployé par moments, une clarté extraordinaire, puis il était tombé si bas qu’on pouvait à peine l’apercevoir ; après un court intervalle il avait fait jaillir de nouveau une éblouissante lumière, puis il avait oscillé rapidement, et il s’était éteint tout à fait. Sa tête était penchée sur sa poitrine, et un ronflement perpétuel, accompagné parfois d’un sourd grognement, étaient les seules preuves auriculaires qui pussent attester encore la présence de ce grand homme.

M. Tupman était violemment tenté d’aller au bal, pour porter son jugement sur les beautés du comté de Kent ; il était également tenté d’emmener avec lui l’étranger ; car il l’entendait parler des habitants et de la ville comme s’il y avait vécu depuis sa naissance, tandis que lui-même se trouvait entièrement dépaysé. M. Winkle dormait profondément, et M. Tupman avait assez d’expérience de l’état où il le voyait pour savoir que, suivant le cours ordinaire de la nature, son ami ne songerait point à autre chose, en s’éveillant, qu’à se traîner pesamment vers son lit. Cependant il restait encore dans l’indécision.

« Remplissez votre verre, et passez le vin ; » dit l’infatigable visiteur.

M. Tupman fit comme il lui était demandé, et le stimulant additionnel du dernier verre le détermina.

« La chambre à coucher de Winkle, dit-il à l’étranger, ouvre dans la mienne ; si je l’éveillais maintenant je ne pourrais pas lui faire comprendre ce que je désire : mais je sais qu’il a un costume complet dans son sac de nuit. Supposez que vous le mettiez pour aller au bal et que vous l’ôtiez en rentrant, je pourrais le replacer facilement, sans déranger notre ami le moins du monde.

– Admirable ! répondit l’étranger ; fameux plan ! Damnée position, bizarre, quatorze habits dans ma malle et obligé de mettre celui d’un autre. Très-drôle ! vraiment.

– Il faut prendre nos billets, dit M. Tupman.

– Pas la peine de changer une guinée. Jouons qui payera les deux, jetez une pièce en l’air, moi je nomme, allez. Femme, femme, femme enchanteresse ! et le souverain étant tombé laissa voir sur sa face supérieure le dragon, appelé par courtoisie, une femme. Condamné par le sort, M. Tupman tira la sonnette, prit les billets et demanda de la lumière. Au bout d’un quart d’heure l’étranger était complètement paré des dépouilles de M. Nathaniel Winkle.

– C’est un habit neuf, dit M. Tupman, tandis que l’étranger se mirait avec complaisance : c’est le premier qui soit orné des boutons de notre club ; » et il fit remarquer à son compagnon les larges boutons dorés, sur lesquels on voyait les lettres P.C. de chaque côté du buste de M. Pickwick.

« P.C., répéta l’étranger ; drôle de devise, le portrait du vieux bonhomme, avec P.C. Qu’est-ce que P.C. signifie, portrait curieux, hein ? »

M. Tupman, avec une grande importance et une indignation mal comprimée, expliqua le symbole mystique du Pickwick-Club, tandis que l’étranger se tordait pour apercevoir dans la glace le derrière de l’habit dont la taille lui montait au milieu du dos.

« Un peu court de taille, n’est-ce pas ? Comme les vestes des facteurs : drôles d’habits, ceux-là, faits à l’entreprise, sans mesures : voies mystérieuses de la providence, à tous les petits hommes, de longs habits ; à tous les grands, des habits courts. »

En babillant de cette manière, le nouveau compagnon de M. Tupman acheva d’ajuster son costume, ou plutôt celui de M. Winkle, et, bientôt après, les deux amateurs de fêtes montèrent ensemble l’escalier.

« Quels noms, messieurs ? dit l’homme qui se tenait à la porte. M. Tupman s’avançait pour énoncer ses titres et qualités, quand l’étranger l’arrêta en disant :

– Pas de nom du tout ; et il murmura à l’oreille de M. Tupman : « Les noms ne valent rien ; inconnus, excellents noms dans leur genre, mais pas illustres ; fameux noms dans une petite réunion, mais qui ne feraient pas d’effet dans une grande assemblée. Incognito, voilà la chose. Gentlemen de Londres, nobles étrangers, n’importe quoi. »

La porte s’ouvrit à ces derniers mots prononcés à voix haute, et M. Tupman entra dans la salle de bal avec l’étranger.

C’était une longue chambre garnie de banquettes cramoisies, et éclairée par des bougies, placées dans des lustres de cristal. Les musiciens étaient soigneusement retranchés sur une haute estrade, et trois ou quatre quadrilles se mêlaient et se démêlaient d’une manière scientifique. Dans une pièce voisine on apercevait deux tables à jouer, sur lesquelles quatre vieilles dames, avec un pareil nombre de gros messieurs, exécutaient gravement leur whist.

La finale terminée, les danseurs se promenèrent dans la salle, et nos deux compagnons se plantèrent dans un coin pour observer la compagnie.

« Charmantes femmes ! soupira M. Tupman.

– Attendez un instant. Vous allez voir tout à l’heure. Les gros bonnets pas encore venus. Drôle d’endroit. Les employés supérieurs de la marine ne parlent pas aux petits employés, les petits employés ne parlent pas à la bourgeoisie, la bourgeoisie ne parle pas aux marchands, le commissaire du gouvernement ne parle à personne.

– Quel est ce petit garçon aux cheveux blonds, aux yeux rouges, avec un habit de fantaisie ?

– Silence, s’il vous plaît ! yeux rouges, habit de fantaisie, petit garçon, allons donc ! Chut ! chut ! c’est un enseigne du 97e, l’honorable Wilmot-Bécasse. Grande famille, les Bécasses, famille nombreuse.

– Sir Thomas Clubber, lady Clubber et Mlles Clubber ! cria d’une voix de stentor l’homme qui annonçait. »

Une profonde sensation se propagea dans toute la salle, à l’entrée d’un énorme gentleman, en habit bleu, avec des boutons brillants ; d’une vaste lady en satin bleu, et de deux jeunes ladies taillées sur le même patron et parées de robes élégantes de la même couleur.

« Commissaire du gouvernement, chef de la marine, grand homme, remarquablement grand ! dit tout bas l’étranger à M. Tupman, pendant que les commissaires du bal conduisaient sir Thomas Clubber et sa famille jusqu’au haut bout de la salle. L’honorable Wilmot-Bécasse et les meneurs de distinction s’empressèrent de présenter leurs hommages aux demoiselles Clubber, et sir Thomas Clubber, droit comme un i, contemplait majestueusement l’assemblée du haut de sa cravate noire. »

M. Smithie, Mme Smithie et mesdemoiselles Smithie, furent annoncés immédiatement après.

« Qu’est-ce que M. Smithie ? demanda M. Tupman.

– Quelque chose de la marine, » répondit l’étranger.

M. Smithie s’inclina avec déférence devant sir Thomas Clubber, et sir Thomas Clubber lui rendit son salut avec une condescendance marquée. Lady Clubber examina à travers son lorgnon Mme Smithie et sa famille ; et à son tour Mme Smithie regarda du haut en bas madame je ne sais qui, dont le mari n’était pas dans la marine.

« Colonel Bulder, Mme Bulder et miss Bulder !

– Chef de la garnison, » dit l’étranger, en réponse à un coup d’œil interrogateur de M. Tupman.

Miss Bulder fut chaudement accueillie par les miss Clubber ; les salutations entre Mme Bulder et lady Clubber furent des plus affectueuses ; le colonel Bulder et sir Thomas s’offrirent mutuellement une prise de tabac, et tous deux regardèrent autour d’eux comme une paire d’Alexandre Selkirk, monarques de tout ce qui les entourait.

Tandis que l’aristocratie de l’endroit, les Bulder, les Clubber et les Bécasse conservaient ainsi leur dignité au haut bout de la salle, les autres classes de la société les imitaient, au bas bout, autant qu’il leur était possible. Les officiers les moins aristocratiques du 97e se dévouaient aux familles des fonctionnaires les moins importants de la marine ; les femmes des avoués et la femme du marchand de vin étaient à la tête d’une faction ; la femme du brasseur visitait les Bulder ; et Mme Tomlinson, directrice du bureau de poste, semblait avoir été choisie par un assentiment universel, pour diriger le parti marchand.

Un des personnages les plus populaires dans son propre cercle était un gros petit homme, dont le crâne chauve était entouré d’une couronne de cheveux noirs et roides ; c’était le docteur Slammer, chirurgien du 97e. Le docteur Slammer prenait du tabac avec tout le monde, riait, dansait, plaisantait, jouait au whist, était partout, faisait tout. À ces occupations, toutes nombreuses qu’elles fussent déjà, le docteur en joignait une autre, plus importante encore : il enveloppait des attentions les plus dévouées, les plus infatigables, une vieille petite veuve, dont la riche toilette et les nombreux bijoux annonçaient une fortune qui en faisait un parti fort désirable pour un homme d’un revenu limité.

Les yeux de M. Tupman et de son compagnon avaient été fixés sur le docteur et sur la veuve depuis quelque temps, lorsque l’étranger rompit le silence.

« Un tas d’argent, vieille fille, le docteur fait sa tête, excellente idée, bonne charge. »

Tandis que ces sentences peu intelligibles s’échappaient de la bouche de l’étranger, M. Tupman le regardait d’un air interrogateur.

« Je vais danser avec la veuve.

– Qui est-elle ?

– N’en sais rien, jamais vue. Supplanter le docteur. En avant, marche ! »

En achevant ces mots, l’étranger traversa la pièce, s’appuya contre le manteau de la cheminée, et attacha ses regards, avec un air d’admiration respectueuse et mélancolique, sur la grosse figure de la vieille petite dame. M. Tupman regardait muet d’étonnement. L’étranger faisait évidemment des progrès rapides : le docteur dansait avec une autre dame ! La veuve laissa tomber son éventail ; l’étranger le releva, et le lui rendit avec empressement : un sourire, un salut, une révérence, quelques paroles de conversation. L’étranger retraversa hardiment la salle, pour chercher le maître des cérémonies, retourna avec lui près de la veuve, et, après quelques instants de pantomime introductrice, il saisit la main de sa conquête et prit place avec elle dans un quadrille.

Grande fut la surprise de M. Tupman à ce procédé sommaire ; mais l’étonnement du petit docteur paraissait encore plus grand. L’étranger était jeune ; la veuve était flattée ; elle ne prenait plus garde aux attentions du docteur, et l’indignation de celui-ci ne faisait aucune impression sur son imperturbable rival. Le docteur Slammer resta paralysé. Lui, le docteur Slammer, du 97e, être anéanti en un moment, par un homme que personne n’avait jamais vu, que personne ne connaissait ! Le docteur Slammer ! le docteur Slammer, du 97e ! Incroyable ! cela ne se pouvait pas. Et pourtant cela était. Bon, voilà que l’étranger présente son ami ? Le docteur pouvait-il en croire ses yeux ? Il regarda de nouveau et il se trouva dans la pénible nécessité de reconnaître la véracité de ses nerfs optiques. Mme Budger dansait avec M. Tupman, il n’y avait pas moyen de s’y tromper. Sa veuve elle-même est là devant lui, en chair et en os, bondissant avec une vigueur inaccoutumée. Là aussi était M. Tupman, sautant à droite et à gauche, d’un air plein de gravité, et dansant (ce qui arrive à beaucoup de personnes) comme si la contredanse était une épreuve solennelle, et qu’il fallût, pour s’en tirer, armer son moral d’une inflexible résolution.

Silencieusement et patiemment le docteur supporta tout ceci. Il vit l’étranger offrir du vin chaud, remporter les verres, se précipiter sur des biscuits ; il vit mille coquetteries échangées, et il ne dit rien : mais quelques secondes après que l’étranger eut disparu avec Mme Budger, pour la conduire à sa voiture, il s’élança hors de la chambre, et chaque particule de sa colère, longtemps contenue, sembla s’échapper de son visage en un ruisseau de sueur.

L’étranger revenait, il parlait à voix basse à M. Tupman, il riait, il était radieux, il avait triomphé. Le petit docteur eut soif de sa vie.

« Monsieur ! dit-il d’une voix terrible, en montrant sa carte et en se retirant dans un angle du passage : mon nom est Slammer ! Le docteur Slammer, monsieur ! 97e régiment, caserne de Chatham. Ma carte, monsieur ! ma carte ! Il aurait voulu poursuivre, mais son indignation l’étouffait.

– Ah ! répliqua l’étranger négligemment, Slammer, bien obligé ; merci, merci de votre attention délicate, pas malade maintenant, Slammer, quand je le serai, m’adresserai à vous.

– Vous… vous êtes un intrigant… un poltron… un lâche… un menteur… un… un… Vous déciderez-vous à me donner votre carte, monsieur ?

– Ah ! je vois, dit l’étranger à demi-voix, punch trop fort, hôte libéral. La limonade beaucoup meilleure, des chambres trop chaudes, gentlemen d’un certain âge, s’en ressentent le lendemain, cruelles souffrances… et il fit quelques pas.

– Vous demeurez dans cette maison, monsieur ? cria le petit homme furieux ; vous êtes ivre maintenant, monsieur ! Vous entendrez parler de moi, monsieur ! Je vous retrouverai, monsieur ! je vous retrouverai !

– Vous ferez bien d’abord de retrouver votre lit, » répondit l’impassible étranger.

Le docteur Slammer le regarda avec une férocité inexprimable, et en s’éloignant il enfonça son chapeau sur sa tête d’une manière qui indiquait toute son indignation.

Cependant l’étranger et M. Tupman montèrent dans la chambre de celui-ci pour restituer le plumage qu’ils avaient emprunté à l’innocent M. Winkle. Ils le trouvèrent profondément endormi, et la restitution fut bientôt faite. L’étranger était extrêmement facétieux, et M. Tupman, étourdi par le vin, par le punch, par les lumières, par la vue de tant de femmes, regardait toute cette affaire comme une excellente plaisanterie. Après le départ de son nouvel ami, il éprouva quelque difficulté à découvrir l’ouverture de son bonnet de nuit : dans ses efforts pour le mettre sur sa tête, il renversa son flambeau, et ce fut seulement par une série d’évolutions très-compliquées qu’il parvint à entrer dans son lit. Malgré ces petits accidents il ne tarda pas à trouver le repos.

Le lendemain matin, sept heures avaient à peine cessé de sonner, quand l’esprit universel de M. Pickwick fut tiré de l’état de torpeur où l’avait plongé le sommeil, par des coups violents frappés à sa porte.

« Qui est là ? cria-t-il, se dressant sur son séant.

– Le garçon, monsieur.

– Que voulez-vous ?

– Pourriez-vous me dire, monsieur, quelle personne de votre société a un habit bleu à boutons dorés, avec P.C. dessus ? »

On le lui aura donné pour le brosser, pensa M. Pickwick, et il a oublié à qui il appartient. « M. Winkle, cria-t-il, la troisième chambre à droite.

– Merci, monsieur, dit le garçon ; et il passa.

– Qu’est-ce que c’est ? demanda M. Tupman, en entendant frapper violemment à sa porte.

– Puis-je parler à M. Winkle, monsieur ? répliqua le garçon du dehors.

– Winkle ! Winkle ! cria M. Tupman.

– Ohé ! répondit une faible voix qui sortait du lit de la chambre intérieure.

– On vous demande… Quelqu’un à la porte ; et ayant articulé avec effort ces paroles, M. Tupman se retourna et se rendormit immédiatement.

– On me demande ? dit M. Winkle en sautant hors de son lit et en s’habillant rapidement. À cette distance de Londres, qui diable peut me demander ?

– Un gentleman, en bas, au café, monsieur. Il dit qu’il ne vous dérangera qu’un instant, monsieur ; mais il ne veut accepter aucun délai.

– Fort étrange ! répliqua M. Winkle. Dites que je descends. »

Il s’enveloppa d’une robe de chambre ; mit un châle de voyage autour de son cou, et descendit. Une vieille femme et une couple de garçons balayaient la salle du café. Auprès de la fenêtre était un officier en petite tenue, qui se retourna en entendant entrer M. Winkle, le salua d’un air roide, fit retirer les domestiques, ferma soigneusement les portes, et dit : « M. Winkle, je présume.

– Oui, monsieur, mon nom est Winkle.

– Je viens, monsieur, de la part de mon ami, le docteur Slammer, du 97 e. Cela ne doit pas vous surprendre.

– Le docteur Slammer ! répéta M. Winkle.

– Le docteur Slammer. Il m’a chargé de vous dire de sa part que votre conduite d’hier au soir n’était pas celle d’un gentleman, et qu’un gentleman ne pouvait pas la supporter. »

L’étonnement de M. Winkle était trop réel et trop évident pour n’être pas remarqué par le député du docteur Slammer, c’est pourquoi il poursuivit ainsi : « Mon ami, le docteur Slammer, m’a paru fermement convaincu que, pendant une partie de la soirée vous étiez gris, et peut-être hors d’état de sentir l’étendue de l’insulte dont vous vous êtes rendu coupable. Il m’a chargé de vous dire que si vous plaidiez cette raison comme une excuse de votre conduite, il consentirait à recevoir des excuses, écrites par vous sous ma dictée.

– Des excuses écrites ! répéta de nouveau M. Winkle avec le ton de la plus grande surprise.

– Autrement, reprit froidement l’officier, vous connaissez l’alternative.

– Avez-vous été chargé de ce message pour moi nominativement ? demanda M. Winkle, dont l’intelligence était singulièrement désorganisée par cette conversation extraordinaire.

– Je n’étais pas présent à la scène, et, en conséquence de votre refus obstiné de donner votre carte au docteur Slammer, j’ai été prié par lui de rechercher qui était porteur d’un habit très-remarquable : un habit bleu clair avec des boutons dorés, portant un buste, et les lettres P.C. »

M. Winkle chancela d’étonnement, en entendant décrire si minutieusement son propre costume. L’ami du docteur Slammer continua :

« J’ai appris dans la maison que le propriétaire de l’habit en question était arrivé ici hier avec trois messieurs. J’ai envoyé auprès de celui qui paraissait être le principal de la société, et c’est lui qui m’a adressé à vous. »

Si la grosse tour du château de Rochester s’était soudainement détachée de ses fondations, et était venue se placer en face de la fenêtre, la surprise de M. Winkle aurait été peu de chose, comparée avec celle qu’il éprouva en écoutant ce discours. Sa première idée fut qu’on avait pu lui voler son habit, et il dit à l’officier : « Voulez-vous avoir la bonté de m’attendre un instant ?

– Certainement ; » répondit son hôte malencontreux.

M. Winkle monta rapidement les escaliers ; il ouvrit son sac de nuit d’une main tremblante, l’habit bleu s’y trouvait à sa place habituelle ; mais, en l’examinant avec soin, on voyait clairement qu’il avait été porté la nuit précédente.

« C’est vrai, dit M. Winkle, en laissant tomber l’habit de ses mains. J’ai bu trop de vin hier, après dîner, et j’ai une vague idée d’avoir ensuite marché dans les rues, et d’avoir fumé un cigare. Le fait est que j’étais tout à fait dedans. J’aurai changé d’habit ; j’aurai été quelque part ; j’aurai insulté quelqu’un : je n’en doute plus, et ce message en est le terrible résultat. » Tourmenté par ces idées, il redescendit au café avec la sombre résolution d’accepter le cartel du vaillant docteur et d’en subir les conséquences les plus funestes.

Il était poussé à cette détermination par des considérations diverses. La première de toutes était le soin de sa réputation auprès du club. Il y avait toujours été regardé comme une autorité imposante dans tous les exercices du corps, soit offensifs, soit défensifs, soit inoffensifs. S’il venait à reculer, dès la première épreuve, sous les yeux de son chef, sa position dans l’association était perdue pour toujours. En second lieu, il se souvenait d’avoir entendu dire (par ceux qui ne sont point initiés à ces mystères) que les témoins se concertent ordinairement pour ne point mettre de balles dans les pistolets. Enfin, il pensait qu’en choisissant M. Snodgrass pour second et en lui dépeignant avec force le danger, ce gentleman pourrait bien en faire part à M. Pickwick ; lequel, assurément, s’empresserait d’informer les autorités locales, dans la crainte de voir tuer ou détériorer son disciple.

Ayant calculé toutes ces chances, il revint dans la salle du café et déclara qu’il acceptait le défi du docteur.

– Voulez-vous m’indiquer un ami, pour régler l’heure et le lieu du rendez-vous, dit alors l’obligeant officier.

– C’est tout à fait inutile. Veuillez me les nommer, et j’amènerai mon témoin avec moi.

– Hé bien ! reprit l’officier d’un ton indifférent, ce soir, si cela vous convient ; au coucher du soleil.

– Très-bien, répliqua M. Winkle, pensant dans son cœur que c’était très-mal.

– Vous connaissez le fort Pitt ?

– Oui, je l’ai vu hier.

– Prenez la peine d’entrer dans le champ qui borde le fossé ; suivez le sentier à gauche quand vous arriverez à un angle des fortifications, et marchez droit devant vous jusqu’à ce que vous m’aperceviez ; vous me suivrez alors et je vous conduirai dans un endroit solitaire où l’affaire pourra se terminer sans crainte d’interruption.

– Crainte d’interruption ! pensa M. Winkle.

– Nous n’avons plus rien, je crois, à arranger ?

– Pas que je sache.

– Alors je vous salue.

– Je vous salue. » Et l’officier s’en alla lestement en sifflant un air de contredanse.

Le déjeuner de ce jour-là se passa tristement pour nos voyageurs. M. Tupman, après les débauches inaccoutumées de la nuit précédente, n’était point en état de se lever ; M. Snodgrass paraissait subir une poétique dépression d’esprit ; M. Pickwick lui-même montrait un attachement inaccoutumé à l’eau de seltz et au silence ; quant à M. Winkle il épiait soigneusement une occasion de retenir son témoin. Cette occasion ne tarda pas à se présenter : M. Snodgrass proposa de visiter le château, et comme M. Winkle était le seul membre de la société qui fût disposé à faire une promenade, ils sortirent ensemble.

« Snodgrass, dit M. Winkle, lorsqu’ils eurent tourné le coin de la rue, Snodgrass, mon cher ami, puis-je compter sur votre discrétion ? Et en parlant ainsi il désirait ardemment de n’y pouvoir point compter.

– Vous le pouvez, répliqua M. Snodgrass. Je jure…

– Non, non ! interrompit M. Winkle, épouvanté par l’idée que son compagnon pouvait innocemment s’engager à ne pas le dénoncer. Ne jurez pas, ne jurez pas ; cela n’est point nécessaire. »

M. Snodgrass laissa retomber la main qu’il avait poétiquement levée vers les nuages, et prit une attitude attentive.

« Mon cher ami, dit alors M. Winkle, j’ai besoin de votre assistance dans une affaire d’honneur.

– Vous l’aurez, répliqua M. Snodgrass, en serrant la main de son compagnon.

– Avec un docteur, le docteur Slammer, du 97e, ajouta M. Winkle, désirant faire paraître la chose aussi solennelle que possible. Une affaire avec un officier, ayant pour témoin un autre officier ; ce soir, au coucher du soleil, dans un champ solitaire, au delà du fort Pitt.

– Comptez sur moi, répondit M. Snodgrass, avec étonnement, mais sans être autrement affecté. En effet, rien n’est plus remarquable que la froideur avec laquelle on prend ces sortes d’affaires, quand on n’y est point partie principale. M. Winkle avait oublié cela : il avait jugé les sentiments de son ami d’après les siens.

– Les conséquences peuvent être terribles, reprit M. Winkle.

– J’espère que non.

– Le docteur est, je pense, un très-bon tireur.

– La plupart des militaires le sont, observa M. Snodgrass avec calme ; mais ne l’êtes-vous point aussi ? »

M. Winkle répondit affirmativement, et s’apercevant qu’il n’avait point suffisamment alarmé son compagnon, il changea de batterie.

« Snodgrass, dit-il d’une voix tremblante d’émotion, si je succombe vous trouverez dans mon portefeuille une lettre pour mon… pour mon père. »

Cette attaque ne réussit point davantage. M. Snodgrass fut touché, mais il s’engagea à remettre la lettre aussi facilement que s’il avait fait toute sa vie le métier de facteur.

« Si je meurs, continua M. Winkle, ou si le docteur périt, vous, mon cher ami, vous serez jugé comme complice en préméditation. Faut-il donc que j’expose un ami à la transportation ? peut-être pour toute sa vie ! »

Pour le coup, M. Snodgrass hésita ; mais son héroïsme fut invincible. « Dans la cause de l’amitié, s’écria-t-il avec ferveur, je braverai tous les dangers. »

Dieu sait combien notre duelliste maudit intérieurement le dévouement de son ami. Ils marchèrent pendant quelque temps en silence, ensevelis tous les deux dans leurs méditations. La matinée s’écoulait et M. Winkle sentait s’enfuir toute chance de salut.

« Snodgrass, dit-il en s’arrêtant tout d’un coup, n’allez point me trahir auprès des autorités locales ; ne demandez point des constables pour prévenir le duel ; ne vous assurez pas de ma personne, ou de celle du docteur Slammer, du 97e, actuellement en garnison dans la caserne de Chatham. Afin d’empêcher le duel, n’ayez point cette prudence, je vous en prie. »

M. Snodgrass saisit avec chaleur la main de son compagnon et s’écria, plein d’enthousiasme : « Non ! pour rien au monde. »

Un frisson parcourut le corps de M. Winkle quand il vit qu’il n’avait rien à espérer des craintes de son ami, et qu’il était irrévocablement destiné à devenir une cible vivante.

Lorsqu’il eut raconté formellement à M. Snodgrass les détails de son affaire, ils entrèrent tous deux chez un armurier ; ils louèrent une boîte de ces pistolets qui sont destinés à donner et à obtenir satisfaction, ils y joignirent un assortiment satisfaisant de poudre, de capsules et de balles ; puis ils retournèrent à leur auberge, M. Winkle pour réfléchir sur la lutte qu’il avait à soutenir ; M. Snodgrass pour arranger les armes de guerre, et les mettre en état de servir immédiatement.

Lorsqu’ils sortirent de nouveau pour leur désagréable entreprise, le soir s’approchait, triste et pesant. M. Winkle, de peur d’être observé, s’était enveloppé dans un large manteau : M. Snodgrass portait sous le sien les instruments de destruction.

« Avez-vous pris tout ce qu’il faut ? demanda M. Winkle, d’un ton agité.

– Tout ce qu’il faut. Quantité de munitions, dans le cas où les premiers coups n’auraient point de résultats. Il y a un quarteron de poudre dans la botte, et j’ai deux journaux dans ma poche pour servir de bourre. »

C’étaient là des preuves d’amitié dont il était impossible de n’être point reconnaissant. Il est probable que la gratitude de M. Winkle fut trop vive pour qu’il pût l’exprimer, car il ne dit rien, mais il continua de marcher, assez lentement.

« Nous arrivons juste à l’heure, dit M. Snodgrass en franchissant la haie du premier champ ; voilà le soleil qui descend derrière l’horizon. »

M. Winkle regarda le disque qui s’abaissait, et il pensa douloureusement aux chances qu’il courait de ne jamais le revoir.

« Voici l’officier, s’écria-t-il au bout de quelque temps.

– Où ? dit M. Snodgrass.

– Là. Ce gentleman en manteau bleu. »

Les yeux de M. Snodgrass suivirent le doigt de son compagnon, et aperçurent une longue figure drapée, qui fit un léger signe de la main, et continua de marcher. Nos deux amis s’avancèrent silencieusement à sa suite.

De moment en moment la soirée devenait plus sombre. Un vent mélancolique retentissait dans les champs déserts : on eût dit le sifflement lointain d’un géant, appelant son chien. La tristesse de cette scène communiquait une teinte lugubre à l’âme de M. Winkle. En passant l’angle du fossé, il tressaillit, il avait cru voir une tombe colossale.

L’officier quitta tout à coup le sentier, et après avoir escaladé une palissade et enjambé une haie, il entra dans un champ écarté. Deux messieurs l’y attendaient. L’un était un petit personnage gros et gras, avec des cheveux noirs ; l’autre, grand et bel homme, avec une redingote couverte de brandebourgs, était assis sur un pliant avec une sérénité parfaite.

« Voilà nos gens, avec un chirurgien, à ce que je suppose dit M. Snodgrass. Prenez une goutte d’eau-de-vie. » M. Winkle saisit avidement la bouteille d’osier que lui tendait son compagnon et avala une longue gorgée de ce liquide fortifiant.

« Mon ami, M. Snodgrass, » dit M. Winkle à l’officier qui s’approchait.

Le second du docteur Slammer salua et produisit une boîte semblable à celle que M. Snodgrass avait apportée. « Je pense que nous n’avons rien de plus à nous dire, monsieur, remarqua-t-il froidement, en ouvrant sa boîte. Des excuses ont été absolument refusées.

– Rien du tout, monsieur, répondit M. Snodgrass, qui commençait à se sentir mal à son aise.

– Voulez-vous que nous mesurions le terrain ? dit l’officier.

– Certainement, » répliqua M. Snodgrass.

Lorsque le terrain eut été mesuré et les préliminaires arrangés, l’officier dit à M. Snodgrass : « Vous trouverez ces pistolets meilleurs que les vôtres, monsieur. Vous me les avez vu charger ; vous opposez-vous à ce qu’on en fasse usage ?

– Non, certainement, répondit M. Snodgrass. Cette offre le tirait d’un grand embarras, car ses idées sur la manière de charger un pistolet étaient tant soit peu vagues et indéfinies.

– Alors je pense que nous pouvons placer nos hommes, continua l’officier, avec autant d’indifférence que s’il s’était agi d’une partie d’échecs.

– Je pense que nous le pouvons, » répliqua M. Snodgrass, qui aurait consenti à toute autre proposition, vu qu’il n’entendait rien à ces sortes d’affaires.

L’officier alla vers le docteur Slammer, tandis que M. Snodgrass s’approchait de M. Winkle.

« Tout est prêt, dit-il, en lui offrant le pistolet. Donnez-moi votre manteau.

– Vous avez mon portefeuille, mon cher ami, dit le pauvre Winkle.

– Tout va bien. Soyez calme et visez tout bonnement à l’épaule. »

M. Winkle trouva que cet avis ressemblait beaucoup à celui que les spectateurs donnent invariablement au plus petit gamin dans les duels des rues. « Mets-le dessous et tiens-le ferme. » Admirable conseil, si l’on savait seulement comment l’exécuter ! Quoi qu’il en soit, il ôta son manteau en silence (ce manteau était toujours très-long à défaire) ; il accepta le pistolet : les seconds se retirèrent, le monsieur au pliant en fit autant, et les belligérants s’avancèrent l’un vers l’autre.

M. Winkle a toujours été remarquable par son extrême humanité. On suppose que dans cette occasion la répugnance qu’il éprouvait à nuire intentionnellement à l’un de ses semblables, l’engagea à fermer les yeux en arrivant à l’endroit fatal, et que cette circonstance l’empêcha de remarquer la conduite inexplicable du docteur Slammer. Ce monsieur, en s’approchant de M. Winkle, tressaillit, ouvrit de grands yeux, recula, frotta ses paupières, ouvrit de nouveau ses yeux, autant qu’il lui fut possible, et finalement s’écria : « Arrêtez ! arrêtez !

– Qu’est-ce que cela veut dire ? continua-t-il lorsque son ami et M. Snodgrass arrivèrent en courant. Ce n’est pas là mon homme.

– Ce n’est pas votre homme ! s’écria le second du docteur Slammer.

– Ce n’est pas son homme ! dit M. Snodgrass.

– Ce n’est pas son homme ! répéta le monsieur qui tenait le pliant dans sa main.

– Certainement non, reprit le petit docteur. Ça n’est pas la personne qui m’a insulté la nuit passée.

– Fort extraordinaire ! dit l’officier.

– Fort extraordinaire ! répéta le gentleman au pliant. Mais maintenant, ajouta-t-il, voici la question. Le monsieur se trouvant actuellement sur le terrain, ne doit-il pas être considéré, pour la forme, comme étant l’individu qui a insulté hier soir notre ami, le docteur Slammer ? » Ayant suggéré cette idée nouvelle d’un air sage et mystérieux, l’homme au pliant prit une énorme pincée de tabac, et regarda autour de lui, avec la profondeur de quelqu’un qui est habitué à faire autorité.

Or, M. Winkle avait ouvert ses yeux et ses oreilles aussi, quand il avait entendu son adversaire demander une cessation d’hostilités. S’apercevant par ce qui avait été dit ensuite qu’il y avait quelque erreur de personnes, il comprit tout d’un coup combien sa réputation pouvait s’accroître s’il cachait les motifs réels qui l’avaient déterminé à se battre. Il s’avança donc hardiment et dit :

« Je sais bien que je ne suis pas l’adversaire de monsieur.

– Alors, dit l’homme au pliant, ceci est un affront pour le docteur Slammer, et un motif suffisant de continuer.

– Tenez-vous tranquille, Payne, interrompit le second du docteur ; et s’adressant à M. Winkle : Pourquoi ne m’avez-vous pas communiqué cela ce matin, monsieur ?

– Assurément ! assurément ! s’écria avec indignation l’homme au pliant.

– Je vous supplie de vous tenir tranquille, Payne, reprit l’autre. Puis-je répéter ma question, monsieur ?

– Parce que, répliqua M. Winkle qui avait eu le temps de délibérer sa réponse : parce que vous m’avez dit, monsieur, que l’individu en question était revêtu d’un habit que j’ai l’honneur, non-seulement de porter, mais d’avoir inventé. C’est l’uniforme projeté du Pickwick-Club, à Londres. Je me crois obligé de soutenir l’honneur de cet uniforme, et dans cette vue, sans autres informations, j’ai accepté le défi que vous me faisiez.

– Mon cher monsieur, dit le bon petit docteur, en lui tendant la main, j’honore votre courage. Permettez-moi d’ajouter que j’admire extrêmement votre conduite, et que je regrette beaucoup de vous avoir fait déranger inutilement.

– Je vous prie de ne point parler de cela, répondit M. Winkle avec politesse.

– Je me trouverai honoré, monsieur, de faire votre connaissance, poursuivit le petit docteur.

– Et moi, monsieur, j’éprouverai le plus grand plaisir à vous connaître, » répliqua M. Winkle. Et là-dessus il donna une poignée de main au docteur, une poignée de main à son second, le lieutenant Tappleton, une poignée de main à l’homme qui tenait le pliant, une poignée de main, enfin, à M. Snodgrass, dont l’admiration était excessive pour la noble conduite de son héroïque ami.

« Je pense que nous pouvons nous en retourner maintenant, dit le lieutenant Tappleton.

– Certainement, répondit le docteur.

– À moins, suggéra l’homme au pliant, à moins que monsieur Winkle ne se trouve offensé par la provocation qu’il a reçue. Si cela était, je confesse qu’il aurait droit à une satisfaction. »

M. Winkle, avec une grande abnégation de son moi, déclara qu’il était entièrement satisfait.

« Peut-être, reprit l’autre, peut-être le témoin du gentleman aura-t-il été personnellement blessé de quelques observations que j’ai faites au commencement de cette rencontre. Dans ce cas, je serais heureux de lui donner satisfaction immédiatement. »

M. Snodgrass se hâta de déclarer qu’il était bien obligé au gentleman de l’offre aimable qu’il lui faisait. La seule raison qui l’empêchât d’en profiter, c’est qu’il était fort satisfait de la manière dont les choses s’étaient passées.

L’affaire s’étant ainsi terminée heureusement, les témoins arrangèrent leurs boîtes, et tous quittèrent le terrain avec beaucoup plus de gaieté qu’ils n’en laissaient voir en y arrivant.

« Resterez-vous longtemps ici ? demanda le docteur Slammer à M. Winkle, tandis qu’ils marchaient amicalement côte à côte.

– Je crois que nous partirons après-demain.

– Je serais très-heureux, après ce ridicule quiproquo, si vous vouliez bien me faire l’honneur de venir ce soir chez moi, avec votre ami. Êtes-vous engagé ?

– Nous avons plusieurs amis à l’hôtel du Taureau, et je ne voudrais point les quitter aujourd’hui. Mais nous serions enchantés si vous consentiez à amener ces messieurs pour passer la soirée avec nous.

– Avec grand plaisir. Ne sera-t-il point trop tard, à dix heures, pour vous faire une petite visite d’une demi-heure ?

– Non certainement. Je serai fort heureux de vous présenter à mes amis, M. Pickwick et M. Tupman.

– J’en serai charmé, répliqua le petit docteur, ne soupçonnant guère qu’il connaissait déjà M. Tupman.

– Vous viendrez sans faute ? demanda M Snodgrass.

– Oh ! assurément. »

En parlant ainsi, ils étaient arrivés sur la grande route. Les adieux se firent avec cordialité, et tandis que le docteur et ses amis se rendirent à leur caserne, M. Winkle et M. Snodgrass rentrèrent joyeusement à l’hôtel.

Chapitre III. Une nouvelle connaissance. Histoire d’un clown. Une interruption désagréable et une rencontre fâcheuse. §

M. Pickwick avait ressenti quelque inquiétude en voyant se prolonger l’absence de ses deux amis, et en se rappelant leur conduite mystérieuse pendant toute la matinée. Ce fut donc avec un véritable plaisir qu’il se leva pour les recevoir, et avec un intérêt peu ordinaire qu’il leur demanda ce qui avait pu les retenir si longtemps. En réponse à cette question, M. Snodgrass allait faire l’historique des circonstances que nous venons de rapporter, lorsqu’il s’aperçut qu’entre M. Tupman et leur compagnon de voyage il y avait dans la chambre un nouvel étranger, d’une apparence également singulière. C’était un homme vieilli par les soucis, dont la face creuse, aux pommettes proéminentes, avec des yeux étincelants quoique profondément encaissés, était rendue plus frappante encore par les cheveux noirs et lisses qui pendaient en désordre sur son collet. Sa mâchoire était si longue et si maigre qu’on aurait pu croire qu’il faisait exprès de retirer ses joues, par une contraction des muscles, si l’expression immobile de ses traits et de sa bouche entrouverte n’avait pas fait voir que c’était là sa physionomie habituelle. Son cou était entouré d’un châle vert, dont les larges bouts, descendant sur sa poitrine, étaient aperçus à travers les boutonnières usées d’un vieux gilet. Enfin, il avait une longue redingote noire, un pantalon de gros drap et des bottes tombant en ruines.

Les yeux de M. Snodgrass s’arrêtèrent donc sur ce personnage mal léché, et M. Pickwick, qui s’en aperçut, dit en étendant la main de son côté : « Un ami de notre nouvel ami. Nous avons découvert ce matin que notre ami est engagé au théâtre de cet endroit, quoiqu’il désire que cette circonstance ne soit pas généralement connue. Ce gentleman est un membre de la même profession, et il allait nous régaler d’une petite anecdote lorsque vous êtes entrés.

– Masse d’anecdotes, dit l’étranger du jour précédent, en s’approchant de M. Winkle et lui parlant à voix basse : singulier gaillard, pas acteur, fait les utilités, homme étrange, toutes sortes de misères. Nous l’appelons Jemmy le Lugubre. »

M. Winkle et M. Snodgrass firent des politesses au gentleman qui portait ce nom élégant, et s’étant assis autour de la table demandèrent de l’eau et de l’eau-de-vie, en imitation du reste de la société.

« Maintenant, monsieur, dit M. Pickwick, voulez-vous nous faire le plaisir de commencer votre récit ? »

L’individu lugubre tira de sa poche un rouleau de papier malpropre, et se tournant vers M. Snodgrass qui venait d’aveindre8 son mémorandum, il lui dit d’une voix creuse, parfaitement en harmonie avec son extérieur :

« Êtes-vous le poëte ?

– Je… je m’exerce un peu dans ce genre, répondit M. Snodgrass, légèrement déconcerté par la brusquerie de la question.

– Ah ! la poésie est dans la vie ce que la lumière et la musique sont au théâtre. Dépouillez celui-ci de ses faux embellissements et celle-là de ses illusions, que reste-t-il de réel et d’intéressant dans tous les deux ?

– Cela est bien vrai, monsieur, répliqua M. Snodgrass.

– Assis devant les quinquets, vous faites partie du cercle royal ; vous admirez les vêtements de soie de la foule brillante ; vous tenez-vous, au contraire, dans la coulisse, vous êtes le peuple qui fabrique ces beaux vêtements ; gens inconnus et méprisés qui peuvent tomber et se relever, vivre et mourir, comme il plaît à la fortune, sans que personne s’en inquiète.

– Certainement, répondit M. Snodgrass, car l’œil profond de l’homme lugubre était fixé sur lui, et il sentait la nécessité de dire quelque chose.

– Allons, Jemmy, dit le voyageur espagnol, soyons vifs, pas de croassements, ayez l’air sociable.

– Voulez-vous préparer un autre verre avant de commencer ? » dit M. Pickwick.

L’homme lugubre accepta l’offre, mélangea un verre d’eau et d’eau-de-vie, en avala lentement la moitié, développa son rouleau de papier et commença à lire et à raconter tour à tour les événements que l’on va lire, et que nous avons trouvés inscrits dans les registres du club sous le titre de :

HISTOIRE D’UN CLOWN.

« Vous ne trouverez rien de merveilleux dans le récit que je vais vous faire. Besoins et maladie, ce sont des choses trop connues, dans beaucoup d’existences, pour mériter plus d’attention qu’on n’en accorde aux vicissitudes journalières de la vie humaine. J’ai rassemblé ces notes parce que celui qui en fait le sujet m’était connu depuis fort longtemps. J’ai suivi pas à pas sa descente dans l’abîme, jusqu’au moment où il atteignit le dernier degré de la misère, dont il ne s’est jamais relevé depuis.

« L’homme dont il s’agit était un acteur pantomime, et, comme beaucoup de gens de cet état, un ivrogne invétéré. Dans ses beaux jours, avant d’être affaibli par la débauche, il recevait un bon salaire, et s’il avait été rangé et prudent, il aurait pu le toucher encore durant quelques années ; quelques années seulement, car ceux qui font ce métier meurent de bonne heure ou du moins perdent avant le temps l’énergie physique dont ils ont abusé, et qui était leur unique gagne-pain. Celui-ci se laissa abrutir si vite qu’il devint impossible de l’employer dans les rôles où il était réellement utile au théâtre. Le cabaret avait pour lui des charmes auxquels il ne pouvait résister. Les maladies, la pauvreté l’attendaient aussi sûrement que la mort s’il continuait le même genre de vie, et cependant il le continua. Vous devinez ce qui dut en résulter. Il ne put obtenir d’engagement et il manqua de pain.

Tous ceux qui connaissent un peu le théâtre savent quelle nuée d’individus misérables, râpés, affamés, entourent toujours un vaste établissement de ce genre. Ce ne sont pas des acteurs engagés régulièrement, mais des comparses passagers, des figurants, des paillasses, etc., qui sont employés tant que dure une pantomime ou quelque féerie de Noël et qui sont remerciés ensuite, jusqu’à ce qu’une nouvelle pièce, exigeant un nombreux personnel, réclame de nouveau leurs services. Notre homme fut obligé d’avoir recours à ce genre de vie, et comme, en outre, il prit chaque soir le fauteuil dans un de ces cafés chantants de bas étage qui restent ouverts après la fermeture des théâtres, il gagna quelques shillings de plus par semaine, ce qui lui permit de se livrer à ses vieux penchants. Mais cette ressource même lui manqua bientôt, son ivrognerie l’empêchant de mériter la faible pitance qu’il aurait pu se procurer de cette manière. Il se trouva donc réduit à la misère la plus absolue ; toujours sur le point de mourir de faim, et n’échappant à cette destinée qu’en recevant quelques secours d’un ancien camarade, ou en obtenant d’être employé par hasard à l’un des plus petits spectacles. Encore, le peu qu’il attrapait ainsi était-il dépensé suivant le même système.

Vers cette époque (il y avait déjà plus d’un an qu’il vivait ainsi, sans qu’on sût de quelles ressources) je fus engagé à un des théâtres situés du côté sud de la Tamise, et je revis cet homme que j’avais perdu de vue, car j’avais parcouru la province pendant qu’il flânait dans les carrefours de Londres. La toile était tombée ; je venais de me rhabiller, et je traversais la scène, quand il me frappa sur l’épaule. Non, jamais je n’oublierai la figure repoussante qui se présenta à mes yeux lorsque je me retournai. Les personnages fantastiques de la danse des morts, les figures les plus horribles, tracées par les peintres les plus habiles, rien n’offrit jamais un aspect aussi sépulcral. Il portait le costume ridicule d’un paillasse ; et son corps bouffi, ses jambes de squelette étaient rendus plus horribles encore par cet habit de mascarade. Ses yeux vitreux contrastaient affreusement avec la blancheur mate dont toute sa face était couverte. Sa tête, grotesquement coiffée et tremblante de paralysie, ses longues mains osseuses, frottées de blanc d’Espagne, tout contribuait à lui donner une apparence hideuse, hors de nature, qu’aucune description ne peut rendre, qu’aujourd’hui encore je ne me rappelle qu’en frémissant. Il me prit à part, et d’une voix cassée et tremblante, il me raconta un long catalogue de maladies et de privations, qu’il termina comme à l’ordinaire en me suppliant de lui prêter une bagatelle. Je mis quelque argent dans sa main, et, tandis que je m’éloignais, le rideau se leva et j’entendis les bruyants éclats de rire que causa sa première culbute sur le théâtre.

Quelques jours après, un petit garçon m’apporta un morceau de papier malpropre, par lequel j’étais informé que cet homme était dangereusement malade, et qu’il me priait de l’aller voir après la comédie, dans une rue dont j’ai oublié le nom, mais qui n’était pas éloignée du théâtre. Je promis de m’y rendre aussitôt que je le pourrais, et quand la toile fut baissée je partis pour ce triste office.

Il était tard, car j’avais joué dans la dernière pièce, et comme c’était une représentation à bénéfice, elle avait duré fort longtemps. La nuit était sombre et froide, un vent glacial fouettait violemment la pluie contre les vitres des croisées ; des mares d’eau s’étaient amassées dans ces rues étroites et peu fréquentées ; une partie des réverbères, assez rares en tout temps, avaient été éteints par la violence de la tempête, et je n’étais pas sûr de trouver la demeure qui m’appelait, dans des circonstances bien faites pour attrister. Heureusement je ne m’étais pas trompé de chemin et je découvris, quoique avec peine, la maison que je cherchais. Elle n’avait qu’un seul étage, et l’infortuné que je venais voir gisait dans une espèce de grenier, au-dessus d’un hangar qui servait de magasin de charbon de terre.

Une femme, à l’air misérable, la femme du paillasse, me reçut sur l’escalier, me dit qu’il venait de s’assoupir, et m’ayant introduit doucement, me fit asseoir sur une chaise auprès de son lit. Il avait la tête tournée du côté du mur, et, comme il ne s’aperçut pas d’abord de ma présence, j’eus le temps d’examiner l’endroit où je me trouvais.

Au chevet du grabat près duquel j’étais assis, on avait suspendu des lambeaux de couvertures pour préserver le malade du vent qui pénétrait, par mille crevasses, dans cette chambre désolée, et qui, à chaque instant, agitait ce lourd rideau. Sur une grille rouillée et descellée, brûlait lentement du poussier de charbon de terre. À côté, sur une vieille table à trois pieds, il y avait plusieurs fioles, un miroir brisé et quelques autres ustensiles. Un enfant dormait sur un matelas étendu par terre, et sa mère était assise auprès de lui, sur une chaise à moitié brisée. Quelques assiettes, quelques tasses, quelques écuelles, étaient placées sur une couple de tablettes : au-dessous on avait accroché des fleurets avec une paire de souliers de théâtre, et ces objets composaient seuls l’ameublement de la chambre, si l’on excepte deux ou trois petits paquets de haillons, jetés en désordre dans les coins.

Tandis que je considérais cette scène de désolation et que je remarquais la respiration pesante, les soubresauts fiévreux du misérable comédien, il se tournait et se retournait sans cesse pour trouver une position moins douloureuse. Une de ses mains sortit de son lit et me toucha : il tressaillit et me regarda avec des yeux hagards.

« John, lui dit sa femme, c’est M. Hutley que vous avez envoyé cherché ce soir, vous savez.

– Ha ! dit-il en passant sa main sur son front, Hutley ! Hutley ! voyons. Pendant quelques secondes il parut s’efforcer de rassembler ses idées, et ensuite, me saisissant fortement par le poignet, il s’écria : Oh ! ne me quittez pas ! ne me quittez pas, vieux camarade ! Elle m’assassinera. Je sais qu’elle en a envie.

– Y a-t-il longtemps qu’il est comme cela ? demandai-je à cette femme qui pleurait.

– Depuis hier soir, monsieur. John ! John ! ne me reconnaissez-vous pas ? »

En disant ces mots elle se courbait vers son lit, mais il s’écria avec un frisson d’effroi :

« Ne la laissez pas approcher ! Repoussez-la ! Je ne peux pas la supporter près de moi ! En parlant ainsi il la regardait d’un air égaré et plein d’une terreur mortelle, puis il me dit à l’oreille : Je l’ai battue, Jem. Je l’ai battue hier, et bien d’autres fois auparavant. Je l’ai fait mourir de faim, et son enfant aussi ; et maintenant que je suis faible et sans secours, elle va m’assassiner. Je sais qu’elle en a envie. Si comme moi, aussi souvent que moi, vous l’aviez entendue gémir et crier, vous n’en douteriez pas. Éloignez-la ! »

En achevant ces mots il lâcha ma main et retomba épuisé sur son oreiller.

Je n’entendais que trop ce que cela signifiait. Si j’avais pu en douter un seul instant, il m’aurait suffi, pour le comprendre, d’un coup d’œil jeté sur le visage pâle, sur les formes amaigries de sa malheureuse femme. « Vous feriez mieux de vous retirer, dis-je à cette pauvre créature, vous ne pouvez pas lui faire de bien. Peut-être sera-t-il plus calme s’il ne vous voit pas. » Elle se recula hors de sa vue. Au bout de quelques secondes, il ouvrit les yeux et regarda avec anxiété autour de lui, en demandant : « Est-elle partie ?

– Oui, oui, lui dis-je, elle ne vous fera pas de mal.

– Je vais vous dire ce qui en est, reprit-il d’une voix caverneuse. Elle me fait mal ! il y a quelque chose dans ses yeux qui me remplit le cœur de crainte et qui me rend fou. Toute la nuit dernière ses grands yeux fixes et son visage pâle ont été devant moi. Où je me tournais, elle se tournait. Quand je me réveillais en sursaut, elle était là, tout auprès de mon lit, à me regarder. » Il s’approcha plus près de moi et ajouta d’une voix basse et tremblante : « Jem, il faut qu’elle soit mon mauvais ange ! un démon ! Chut ! j’en suis sûr. Si elle n’était qu’une femme, il y a longtemps qu’elle serait morte. Aucune femme n’aurait pu endurer ce qu’elle a enduré. »

Je me sentis frémir en pensant à la longue série de mépris et de cruautés dont un tel homme devait s’être rendu coupable, pour en conserver une telle impression. Je ne pus rien lui répondre, car quelle espérance, quelle consolation était-il possible d’offrir à un être aussi abject ?

Je restai là plus de deux heures, pendant lesquelles il se retourna cent fois de côté et d’autre, jetant ses bras à droite et à gauche, et murmurant des exclamations de douleur ou d’impatience. À la fin il tomba dans cet état d’oubli imparfait, où l’esprit erre péniblement de place en place, de scène en scène, sans être contrôlé par la raison, mais sans pouvoir se débarrasser d’un vague sentiment de souffrances présentes. Jugeant alors que son mal ne s’aggraverait pas sur-le-champ, je le quittai en promettant à sa femme que je viendrais le revoir le lendemain soir, et que je passerais la nuit auprès de lui, si cela était nécessaire.

Je tins ma promesse. Les vingt-quatre heures qui s’étaient écoulées avaient produit en lui une altération affreuse. Ses yeux, profondément creusés, brillaient d’un éclat effrayant ; ses lèvres étaient desséchées et fendues en plusieurs endroits ; sa peau luisait, sèche et brûlante ; enfin, on voyait sur son visage une expression d’anxiété farouche, qui indiquait encore plus fortement les ravages de la maladie, et qui ne semblait déjà plus appartenir à la terre. La fièvre le dévorait.

Je pris le siège que j’avais occupé la nuit précédente. Je savais, par ce que j’avais entendu dire au médecin, qu’il était à son lit de mort ; et je restai là, durant les longues heures de la nuit, prêtant l’oreille à des sons capables d’émouvoir les âmes les plus endurcies ; c’étaient les rêveries mystérieuses d’un agonisant.

Je vis ses membres décharnés, qui peu d’heures auparavant se disloquaient pour amuser une foule rieuse, je les vis se tordre sous les tortures d’une fièvre ardente. J’entendis le rire aigu du paillasse se mêler aux murmures du moribond.

C’est une chose touchante de suivre les pensées qui ramènent un malade vers les scènes ordinaires, vers les occupations de la vie active, lorsque son corps est étendu sans force et sans mouvement devant vos yeux. Mais cette impression est infiniment plus forte quand ces occupations sont entièrement opposées à toute idée grave et religieuse. Le théâtre et le cabaret étaient les principaux sujets de divagation de ce malheureux. Dans son délire, il s’imaginait qu’il avait un rôle à jouer cette nuit même, qu’il était tard et qu’il devait quitter la maison sur-le-champ. Pourquoi le retenait-on ? pourquoi l’empêchait-on de partir ? Il allait perdre son salaire. Il fallait qu’il partît ! Non ; on le retenait ! Il cachait son visage dans ses mains brûlantes, et il gémissait sur sa faiblesse et sur la cruauté de ses persécuteurs. Une courte pause, et il braillait quelques rimes burlesques, les dernières qu’il eut apprises : tout d’un coup il se leva dans son lit, étendit ses membres de squelette et se posa d’une manière grotesque. Il était sur la scène, il jouait son rôle. Encore un silence, et il murmura le refrain d’une autre chanson. Enfin, il avait regagné son café chantant ! Comme la salle était chaude ! Il avait été malade, très-malade ; mais maintenant il allait bien, il était heureux ! Remplissez mon verre ! Qui est-ce qui le brise entre mes lèvres ? C’était le même persécuteur qui l’avait poursuivi. Il retomba sur son oreiller et poussa de sourds gémissements. Après un court intervalle d’oubli, il se retrouva errant dans un labyrinthe inextricable de chambres obscures, dont les voûtes étaient si basses qu’il lui fallait quelquefois se traîner sur ses mains et sur ses genoux pour pouvoir avancer. Tout était rétréci et menaçant ; et de quelque côté qu’il se tournât, un nouvel obstacle s’opposait à son passage. Des reptiles immondes rampaient autour de lui ; leurs yeux luisants dardaient des flammes au milieu des ténèbres visibles qui l’entouraient ; les murailles, les voûtes, l’air même, étaient empoisonnés d’insectes dégoûtants. Tout à coup les voûtes s’agrandirent et devinrent d’une étendue effrayante ; des spectres effroyables voltigeaient de toutes parts, et parmi eux il voyait apparaître des visages qu’il connaissait, et que rendaient difformes des grimaces, des contorsions hideuses. Ces fantômes s’emparèrent de lui ; ils brûlèrent ses chairs avec des fers rouges ; ils serrèrent des cordes autour de ses tempes, jusqu’à en faire jaillir le sang ; et il se débattit violemment pour échapper à la mort qui le saisissait.

À la fin d’un de ces paroxysmes, pendant lequel j’avais eu beaucoup de peine à le retenir dans son lit, il se laissa retomber épuisé, et céda bientôt à une sorte d’assoupissement. Accablé de veilles et de fatigues, j’avais fermé les yeux depuis quelques minutes, lorsque je sentis une main me saisir violemment par l’épaule : je me réveillai aussitôt. Il s’était soulevé et s’était assis dans son lit. Son visage était changé d’une manière effrayante ; cependant le délire avait cessé, car il était évident qu’il me reconnaissait. L’enfant qui avait été si longtemps troublé par les cris de son père, accourut vers lui en criant avec terreur, mais sa mère le saisit promptement dans ses bras, craignant que John ne le blessât dans la violence de ses transports, puis, en remarquant l’altération de ses traits, elle resta effrayée et immobile au pied du lit. Lui, cependant, serrait convulsivement mon épaule, et frappant de son autre main sa poitrine, il faisait d’horribles efforts pour articuler : c’était en vain. Il étendit les bras vers sa femme et vers son enfant ; ses lèvres blanches s’agitèrent, mais elles ne purent produire d’autre son qu’un râlement sourd, un gémissement étouffé : ses yeux brillèrent un instant ; et il retomba en arrière, mort !

 

Nous éprouverions la satisfaction la plus vive si nous pouvions transmettre au lecteur l’opinion de M. Pickwick sur l’anecdote que nous venons de rapporter, et nous sommes presque certain que cela nous aurait été possible, sans une circonstance malheureuse.

M. Pickwick venait de replacer sur la table le verre qu’il avait tenu dans sa main pendant les dernières phrases de ce récit ; il s’était décidé à parler, et même, si nous en croyons le mémorandum de M. Snodgrass, il avait ouvert la bouche ; quand le garçon entra dans la chambre, et dit : « Monsieur, il y a là plusieurs gentlemen. »

Lorsque M. Pickwick fut ainsi interrompu, il était sans doute sur le point de proférer quelque sentence qui aurait illuminé le monde, sinon la Tamise9, car il examina le garçon d’un air sévère, puis il regarda successivement toute la compagnie, comme pour demander quels pouvaient être ces interrupteurs.

« Oh ! fit M. Winkle, en se levant, ce sont quelques-uns de mes amis. Faites-les entrer ; et quand le garçon se fut retiré, il ajouta : des gens fort agréables, des officiers du 97e, dont j’ai fait tantôt la connaissance d’une manière assez étrange ; ils vous plairont beaucoup. »

La sérénité de M. Pickwick fut sur-le-champ restaurée ; le garçon revint, introduisant dans la chambre trois gentlemen, et M. Winkle prit la parole : « Lieutenant Tappleton, dit-il ; M. Pickwick. Docteur Payne, M. Pickwick… vous connaissez déjà M. Snodgrass… mon ami, M. Tupman. Docteur Slammer, M. Pickwick… M. Tup… »

Ici M. Winkle s’arrêta soudainement en remarquant l’émotion profonde qui se manifestait sur la contenance de M. Tupman et du docteur.

« J’ai déjà rencontré ce gentleman dit le docteur avec énergie.

– Ha ! ha ! fit M. Winkle.

– Et cet individu aussi, si je ne me trompe, reprit le docteur Slammer, en attachant un regard scrutateur sur l’étranger à l’habit vert. Je pense que j’ai fait à cet individu, la nuit dernière, une invitation très-pressante, qu’il a jugé à propos de refuser. » En disant ces mots le docteur lança sur l’étranger un regard plein d’indignation, et commença à parler à voix basse et avec chaleur à son ami le lieutenant Tappleton.

Quand il eut fini, celui-ci s’écria : « Bah ! vraiment ? »

– Oui, répondit le docteur Slammer.

– Il faut l’assommer sur la place ! dit avec le plus grand sérieux le propriétaire du pliant.

– Je vous en prie, Payne, tenez-vous tranquille, » interrompit le lieutenant. Puis s’adressant à M. Pickwick, qui était singulièrement intrigué de ces a parte impolis, il continua en ces termes : « Voulez-vous me permettre, monsieur, de vous demander si cette personne appartient à votre société ?

– Non, monsieur, répondit M. Pickwick. C’est seulement un de nos hôtes.

– C’est, je pense, un membre de votre club ?

– Non, certainement.

– Et il ne porte jamais l’uniforme du club ?

– Non, jamais, » répliqua M. Pickwick avec étonnement.

Le lieutenant Tappleton se retourna vers son ami, le docteur Slammer, avec un léger mouvement d’épaules, qui semblait impliquer quelque doute de l’exactitude de ses souvenirs.

Le docteur paraissait enragé, mais confondu, et M. Payne considérait avec une expression féroce la contenance bienveillante de M. Pickwick.

« Monsieur, vous étiez au bal la nuit dernière, » dit tout d’un coup le docteur à M. Tupman, d’un ton qui le fit tressaillir aussi visiblement que si une épingle avait été insérée méchamment dans son mollet. Il répondit un faible « Oui ; » mais sans cesser de regarder M. Pickwick.

« Cette personne était avec vous,  » continua le docteur en montrant l’immuable étranger.

M. Tupman admit le fait.

« Maintenant, monsieur, dit le docteur à l’étranger, je vous demande encore une fois, en présence de ces gentlemen, si vous voulez me donner votre carte et vous voir traité en gentleman, ou si vous voulez m’imposer la nécessité de vous châtier personnellement sur la place.

– Arrêtez, monsieur, interrompit M. Pickwick. Je ne puis réellement pas laisser aller plus loin cette affaire sans quelques explications. Tupman, racontez-en les circonstances. »

M. Tupman, ainsi adjuré solennellement, raconta le fait en peu de paroles, passa légèrement sur l’emprunt de l’habit, s’étendit longuement sur ce que cela avait été fait après dîner, exprima un peu de repentir pour son compte, et laissa l’étranger se tirer d’affaire comme il pourrait.

Celui-ci se disposait à parler, quand le lieutenant Tappleton, qui l’avait examiné avec une grande curiosité, lui dit d’un ton dédaigneux :

« Ne vous ai-je pas vu au théâtre, monsieur ?

– Certainement, répliqua l’étranger sans se laisser intimider.

– C’est un comédien ambulant, reprit le lieutenant avec mépris ; et en se tournant vers le docteur Slammer, il ajouta : Il joue dans la pièce que les officiels du 52e ont montée pour demain sur le théâtre de Rochester. Vous ne pouvez pas pousser cela plus loin, Slammer, impossible.

– Tout à fait impossible ! répéta le hautain docteur Payne.

– Je suis fâché de vous avoir placé dans cette désagréable situation, dit le lieutenant Tappleton à M. Pickwick. Mais permettez-moi d’ajouter que le meilleur moyen d’éviter de semblables scènes, à l’avenir, serait d’apporter plus de soin dans le choix de vos compagnons. Votre serviteur, monsieur. Et en disant ces mots le lieutenant s’élança hors de la chambre.

– Et permettez-moi de dire, monsieur, ajouta l’irascible docteur Payne, que si j’avais été à la place de Tappleton, ou à celle de Slammer, je vous aurais tiré le nez, monsieur, et à tous les individus présents. Oui, monsieur, à tous les individus présents. Payne est mon nom, monsieur, le docteur Payne, du 43e. Bonsoir, monsieur. » Ayant terminé ce discours, dont les derniers mots furent prononcés d’une voix élevée, il marcha majestueusement sur les traces de son ami, et fut suivi immédiatement par le docteur Slammer, qui ne dit rien, mais qui soulagea sa bile en écrasant la compagnie d’un regard méprisant.

Pendant ces longues provocations, un abasourdissement extrême, une rage toujours croissante, avaient enflé le noble sein de M. Pickwick jusqu’au point de faire crever son gilet. Il était resté pétrifié, regardant encore la place que le docteur Payne avait occupée, quand le bruit de la porte qui se fermait le rappela à lui-même. Il se précipita, la fureur peinte sur le visage et lançant des flammes de ses yeux. Sa main était sur la serrure. Un instant plus tard elle aurait été à la gorge du docteur Payne, du 43e si M. Snodgrass ne s’était empressé de saisir son vénérable mentor par le pan de son habit et de le tirer en arrière.

« Winkle, Tupman, s’écria-t-il en même temps, avec l’accent du désespoir, retenez-le ! Il ne doit pas risquer sa précieuse vie dans une cause comme celle-ci.

– Laissez-moi ! dit M. Pickwick.

– Tenez ferme, cria M. Snodgrass, et par les efforts réunis de toute la compagnie M. Pickwick fut assis dans un fauteuil.

– Laissez-le, dit l’étranger à l’habit vert. Un verre de grog. Quel vieux gaillard, plein de courage ! Avalez ça. Hein ! fameuse boisson ! »

En parlant ainsi et après avoir préalablement goûté la rasade fumante, l’étranger appliqua le verre à la bouche de M. Pickwick, et le reste de ce qu’il contenait disparut, en peu de temps, dans le gosier du divin philosophe. Il y eut une courte pause : le grog faisait son effet, et la contenance aimable de M. Pickwick reprit rapidement son expression accoutumée, tandis que l’étranger lui disait : « Ils sont indignes de votre attention…

– Vous avez raison, monsieur, répliqua M. Pickwick. Ils n’en sont pas dignes. Je suis honteux de m’être laissé entraîner à la chaleur de mes sentiments. Approchez votre chaise, monsieur. »

Le comédien ne se fit pas prier. On se réunit en cercle autour de la table, et l’harmonie régna de nouveau. M. Winkle lui seul paraissait conserver encore quelques restes d’irritabilité. Cette disposition était-elle occasionnée par la soustraction temporaire de son habit ? Une circonstance aussi futile pouvait-elle allumer un sentiment de colère, même passager dans un cœur pickwickien ? Nous l’ignorons, mais à cette exception près, la bonne humeur était complètement rétablie, et la soirée se termina avec toute la jovialité qui en avait signalé le commencement.

Chapitre IV. La petite guerre. – De nouveaux amis. – Une invitation pour la campagne. §

Beaucoup d’auteurs éprouvent une répugnance ridicule et même indélicate à révéler les sources où ils ont puisé leur sujet. Nous ne pensons point de la même manière, et toujours nos efforts tendront simplement à nous acquitter d’une façon honorable des devoirs que nous impose notre rôle d’éditeur. Malgré la juste ambition qui, dans d’autres circonstances, aurait pu nous porter à réclamer la gloire d’avoir composé cet ouvrage, nos égards pour la vérité nous empêchent de prétendre à d’autre mérite qu’à celui d’un arrangement judicieux et d’une impartiale narration. Les papiers du Pickwick-Club sont comme un immense réservoir de faits importants. Ce que nous avons à faire, c’est de les distribuer soigneusement à l’univers, qui a soif de connaître les pickwickiens.

Agissant d’après ces principes, et toujours déterminé à avouer nos obligations pour les autorités que nous avons consultées, nous déclarons franchement que c’est au mémorandum de M. Snodgrass que nous devons les particularités contenues dans ce chapitre et dans le suivant, particularités que nous allons rapporter sans autre commentaire, maintenant que nous avons soulagé notre conscience.

Le lendemain, tous les habitants de Rochester et des lieux environnants sortirent de leur lit de très-bonne heure, dans un état d’excitation et d’empressement inaccoutumés, car il s’agissait pour eux de voir les grandes manœuvres. Une demi-douzaine de régiments devaient être inspectés par le regard d’aigle du commandant en chef ; des fortifications temporaires avaient été élevées ; la citadelle allait être attaquée et emportée d’assaut ; enfin on devait faire jouer une mine.

Comme nos lecteurs ont pu le conclure, d’après les notes de M. Pickwick sur la ville de Chatham, il était admirateur enthousiaste de l’armée. Rien ne pouvait donc être plus délicieux pour lui et pour ses compagnons que la vue d’une petite guerre ; aussi furent-ils bientôt debout. Ils se dirigèrent à grands pas vers les fortifications, où se rendaient déjà de tous côtés une foule de curieux.

Tout annonçait que la cérémonie devait être d’une importance et d’une grandeur peu communes. On avait posé des sentinelles pour maintenir libre le terrain nécessaire aux manœuvres ; on avait placé des domestiques dans les batteries afin de retenir des places pour les dames. Des sergents couraient de toutes parts, portant sous leurs bras des registres reliés en parchemin. Le colonel Bulder, en grand uniforme, galopait d’un côté ; puis, d’un autre, faisait reculer son cheval sur les curieux ; lui faisait faire des voltes, des courbettes, et criait avec tant de violence, que son visage en était tout rouge, sa voix tout enrouée, sans que personne pût comprendre quelle nécessité il y avait à cela. Des officiers s’élançaient en avant, en arrière ; parlaient au colonel Bulder, donnaient des ordres aux sergents, puis repartaient au galop et disparaissaient. Enfin, les soldats eux-mêmes, sous leurs cols de cuir, avaient un air de solennité mystérieuse qui indiquait suffisamment la nature spéciale de la réunion.

M. Pickwick et ses trois compagnons se placèrent sur le premier rang des curieux, et attendirent patiemment le commencement des manœuvres. La foule augmentait constamment, et les efforts qu’ils étaient obligés de faire pour conserver leur position, occupèrent suffisamment les deux heures qui s’écoulèrent dans l’attente. Quelquefois il se faisait par derrière une poussée soudaine, et alors M. Pickwick était lancé en avant avec une vitesse et une élasticité peu conformes à la gravité ordinaire de son maintien. D’autres fois les soldats engageaient les spectateurs à reculer, et laissaient tomber les crosses de leurs fusils sur les pieds de M. Pickwick, pour lui rappeler leur consigne, ou lui bourraient ladite crosse dans la poitrine pour l’engager à s’y conformer. Dans un autre instant, quelques gentlemen facétieux se pressant autour de M. Snodgrass, le réduisaient à sa plus simple expression, et après lui avoir fait endurer les tortures les plus aiguës, lui demandaient pourquoi il avait le toupet de pousser les gens de cette façon-là. À peine M. Winkle avait-il achevé d’exprimer l’indignation excessive que lui causait cette insulte non provoquée, et épuisé son courroux, qu’un individu placé par derrière lui enfonçait son chapeau sur les yeux, en le priant d’avoir la complaisance de mettre sa tête dans sa poche. Ces mystifications, jointes à l’inquiétude que leur causait la disparition inexplicable et subite de M. Tupman, rendaient, au total, leur situation plus incommode que délicieuse.

À la fin on entendit courir parmi la foule ce bruyant murmure qui annonce l’arrivée de ce qu’elle a attendu pendant longtemps. Tous les yeux se tournèrent vers le fort, et l’on vit bataillons après bataillons se répandre dans la plaine, les drapeaux flottant gracieusement dans les airs, et les armes étincelant au soleil. Les troupes firent halte et prirent position. Les cris inarticulés du commandement coururent sur toute la ligne ; les armes furent présentées avec un cliquetis général ; le commandant en chef, le colonel Bulder et un nombreux état-major passèrent au petit galop en tête des troupes. Tout d’un coup la musique de tous les régiments fit explosion ; les chevaux se dressèrent sur deux pieds, et reculèrent en fouettant leurs queues dans toutes les directions ; les chiens aboyèrent ; la multitude cria ; les troupes reçurent le commandement de fixe ; et autant que les yeux pouvaient s’étendre on ne vit plus rien à droite et à gauche qu’une longue perspective d’habits rouges et de pantalons blancs, immobiles, et comme pétrifiés.

M. Pickwick avait été si absorbé par le soin de se reculer et de se dégager d’entre les pieds des chevaux, qu’il n’avait pas eu le temps de jouir de la scène qui se déroulait devant lui. Lorsqu’il lui fut enfin possible de se tenir d’aplomb sur ses jambes, les troupes avaient pris l’apparence inanimée que nous venons de décrire, et son admiration, ses jouissances furent inexprimables.

« Y a-t-il rien de plus beau, rien de plus délicieux ? dit-il à M. Winkle.

– Rien, assurément, répliqua ce dernier, qui pendant plus d’un quart d’heure avait porté un petit homme sur chacun de ses pieds.

– Oui ! s’écria M. Snodgrass, dans le sein duquel s’allumait rapidement une flamme poétique, oui ! c’est un noble et magnifique spectacle de voir ainsi les vaillants défenseurs de la patrie se déployer en files brillantes devant ses paisibles citoyens. Leur visage est empreint, non d’une férocité guerrière, mais d’un esprit de civilisation ; leurs yeux n’étincellent pas du feu sauvage de la rapine et de la vengeance, mais de la douce lumière de l’intelligence et de l’humanité ! »

M. Pickwick s’unissait entièrement à ces éloges, quant à l’esprit qui les dictait, mais il ne pouvait pas en approuver aussi complètement les termes. En effet, la douce lumière de l’intelligence brillait assez faiblement, attendu que le commandement de « yeux, front ! » avait été donné, et que les spectateurs n’apercevaient pas autre chose que plusieurs milliers de prunelles, regardant directement devant elles, et entièrement dénuées de toute expression quelconque.

Cependant la foule s’était écoulée peu à peu, et nos voyageurs se trouvaient presque seuls dans cet endroit.

« Nous sommes maintenant dans une excellente position, dit M. Pickwick, en regardant autour de lui.

– Excellente, repartirent à la fois MM. Winkle et Snodgrass.

– Que font-ils maintenant ? reprit M. Pickwick, en ajustant ses lunettes.

– Il me… Il me semble…, balbutia M. Winkle en changeant de couleur, il me semble qu’ils vont faire feu !

– Allons donc ! s’écria M. Pickwick avec précipitation.

– Je crois… je crois qu’il a raison, observa M. Snodgrass avec quelque alarme.

– Impossible ! répéta M. Pickwick. » Mais à peine avait-il prononcé ces mots, que les six régiments, agissant comme un seul homme, et comme s’ils n’avaient eu qu’un seul point de mire, couchèrent en joue les malheureux pickwickiens, et firent la plus effroyable décharge qui ait jamais ébranlé le centre de la terre ou le courage d’un gentleman un peu mûr.

Dans cette situation critique, exposé à un feu continuel de cartouches blanches, harassé par les opérations des troupes, auxquelles un nouveau renfort venait d’arriver, se développant derrière M. Pickwick, il montra cet admirable sang-froid, compagnon nécessaire d’un esprit supérieur. Saisissant M. Winkle par le bras, et se plaçant entre lui et M. Snodgrass, il les engagea instamment à remarquer qu’excepté le danger d’être assourdi par le bruit, il n’y avait aucun péril à redouter.

« Mais… mais…, dit M. Winkle, en pâlissant, supposez que les soldats aient quelques cartouches à balles, par erreur ? Je viens d’entendre un sifflement aigu, juste à mon oreille.

– Ne ferions-nous pas mieux de nous jeter à plat-ventre ? demanda M. Snodgrass ?

– Non, non, tout est fini maintenant, répondit M. Pickwick. » Et en disant ces mots, ses lèvres pouvaient trembler, ses joues pouvaient blanchir, mais aucune expression de crainte ou d’inquiétude ne s’échappa de la bouche de cet homme immortel.

M. Pickwick ne s’était pas trompé ; la fusillade était terminée. Il ne songeait donc plus qu’à se féliciter de la justesse de son hypothèse, quand il aperçut sur toute la ligne un mouvement rapide. Les cris de commandement retentirent, et avant que nos voyageurs eussent eu le temps de former une conjecture relativement à cette nouvelle manœuvre, les six régiments tout entiers firent une charge à la baïonnette au pas de course sur le lieu même où M. Pickwick et ses amis étaient stationnés.

Tout homme est mortel, et le courage humain a des bornes. Pendant un instant M. Pickwick regarda à travers ses lunettes la masse compacte qui s’avançait ; puis il lui tourna le dos, et se mit… nous ne dirons pas à fuir, premièrement, parce que c’est une expression déshonorante ; secondement, parce que la personne de M. Pickwick n’était nullement appropriée à ce genre de retraite. Il se mit à trotter aussi vite que le lui permettaient le peu de longueur de ses jambes et la pesanteur de son corps ; si vite, en effet, qu’il s’aperçut trop tard de tous les dangers de sa situation.

Les troupes, dont l’apparition sur ses derrières avait déjà inquiété M. Pickwick quelques secondes auparavant, s’étaient déployées en bataille pour repousser la feinte attaque des assiégeants fictifs de la citadelle ; de sorte que les trois amis se trouvèrent enfermés entre deux longues murailles de baïonnettes, dont l’une s’avançait rapidement, tandis que l’autre attendait avec fermeté le choc épouvantable.

« Hohé ! hohé ! crièrent les officiers de la colonne mouvante.

– Ôtez-vous de là ! beuglèrent les officiers de la colonne stationnaire.

– Où pouvons-nous aller ? s’écrièrent les pickwickiens pleins de trouble.

– Hohé ! hohé ! » telle fut la seule réponse ; puis il y eut un moment d’égarement inouï, un bruit lourd de pas cadencés, un choc violent, une confusion de rires étouffés, et les troupes se retrouvèrent à cinq cents toises de distance, et les semelles des bottes de M. Pickwick furent aperçues en l’air.

M. Snodgrass et M. Winkle venaient d’exécuter, avec beaucoup de prestesse, une culbute obligée. M. Winkle, assis par terre, étanchait, avec un mouchoir de soie jaune, le sang qui s’écoulait de son nez, quand ils virent leur vénérable chef courant, à quelque distance, après son chapeau, lequel s’éloignait en caracolant avec malice.

Il y a peu d’instants dans l’existence d’un homme où il éprouve plus de détresse visible, où il excite moins de commisération que lorsqu’il donne la chasse à son propre chapeau. Il faut avoir une grande dose de sang-froid, un jugement bien sûr pour le pouvoir rattraper. Si l’on court trop vite, on passe par-dessus ; si l’on se baisse trop lentement, au moment où l’on croit le saisir, il est déjà bien loin. La meilleure méthode est de trotter parallèlement à l’objet de votre poursuite, d’être prudent et attentif, de bien guetter l’occasion, de gagner les devants par degrés, puis de plonger rapidement, de prendre votre chapeau par la forme, et de le planter solidement sur votre tête, en souriant gracieusement pendant tout ce temps, comme si vous trouviez la plaisanterie aussi bonne que tout le monde.

Il faisait un petit vent frais, et le chapeau de M. Pickwick roulait comme en se jouant devant lui. Le vent soufflait et M. Pickwick s’essoufflait ; et le chapeau roulait, et roulait aussi gaiement qu’un marsouin en belle humeur dans un courant rapide ; il roulerait encore, bien au delà de la portée de M. Pickwick, s’il n’eût été arrêté par un obstacle providentiel, au moment où notre voyageur allait l’abandonner à son malheureux sort.

M. Pickwick, complètement épuisé, allait donc abandonner sa poursuite, quand le chapeau s’aplatit contre la roue d’un carrosse qui se trouvait rangé en ligne avec une douzaine d’autres véhicules. Le philosophe, apercevant son avantage, s’élança vivement, s’empara de son couvre-chef, le plaça sur sa tête, et s’arrêta pour reprendre haleine. Il y avait une demi-minute environ qu’il était là, lorsqu’il entendit son nom chaleureusement prononcé par une voix amie ; il leva les yeux et découvrit un spectacle qui le remplit à la fois de surprise et de plaisir.

Dans une calèche découverte, dont les chevaux avaient été retirés à cause de la foule, se tenaient debout les personnes ci-après désignées : un vieux gentleman, gros et vigoureux, vêtu d’un habit bleu à boutons d’or, d’une culotte de velours et de bottes à revers ; deux jeunes demoiselles, avec des écharpes et des plumes ; un jeune homme, apparemment amoureux d’une des jeunes demoiselles ; une dame, d’un âge douteux, probablement tante desdites demoiselles ; et enfin M. Tupman, aussi tranquille, aussi à son aise que s’il avait fait partie de la famille depuis son enfance. Derrière la voiture était attachée une bourriche d’une vaste dimension, une de ces bourriches qui, par association d’idées, éveillent toujours, dans un esprit contemplatif, des pensées de volailles froides, de langues fourrées et de bouteilles de bon vin. Enfin, sur le siège de la calèche, dans un état heureux de somnolence, était assis un jeune garçon, gros, rougeaud et joufflu, qu’un observateur spéculatif ne pouvait regarder pendant quelques secondes sans conclure qu’il devait être le dispensateur officiel des trésors de la bourriche, lorsque le temps convenable pour leur consommation serait arrivé.

M. Pickwick avait à peine jeté un coup d’œil rapide sur ces intéressants objets, quand il fut hélé de nouveau par son fidèle disciple.

« Pickwick ! Pickwick ! lui disait-il ! montez ! montez vite !

– Venez, monsieur, venez, je vous en prie, ajouta le vieux gentleman. Joe ! Que le diable emporte ce garçon ! Il est encore à dormir ! Joe ! abaissez le marchepied. »

La gros joufflu se laissa lentement glisser à bas du siège, abaissa le marchepied, et, d’une manière engageante, ouvrit la portière du carrosse. M. Snodgrass et M. Winkle arrivèrent dans ce moment.

« Il y a de la place pour vous tous, messieurs, reprit le propriétaire de la voiture. Deux dedans, un dehors. Joe, faites de la place sur le siège pour l’un de ces messieurs. Maintenant, monsieur, montez. » Et le vieux gentleman, étendant le bras, hissa de vive force dans la calèche, d’abord M. Pickwick, ensuite M. Snodgrass. M. Winkle monta sur le siège ; le gros joufflu se percha près de lui et se rendormit instantanément.

« Je suis charmé de vous voir, messieurs, poursuivit le gentleman, je vous connais très-bien, messieurs, quoique vous ne vous souveniez peut-être pas de moi. J’ai passé plusieurs soirées dans votre club, l’hiver dernier. Ce matin j’ai rencontré ici mon ami, M. Tupman, et j’ai été enchanté de le voir. Hé bien ! monsieur, comment ça va-t-il ? Vous avez l’air tout à fait bien portant, mais là, très-bien portant ! »

M. Pickwick, à qui ces dernières paroles étaient adressées, rétorqua le compliment, et donna une vigoureuse poignée de mains au vieux gentleman.

« Eh bien ! monsieur, comment ça va-t-il ? continua celui-ci en regardant M. Snodgrass avec une sollicitude paternelle. À merveille, n’est-ce pas ? Ah ! tant mieux, tant mieux ! Et comment cela va-t-il, monsieur Winkle ? Bien ? J’en suis charmé. Mes filles, messieurs. Et voilà ma sœur Rachel Wardle : c’est une demoiselle, sans que cela paraisse. N’est-ce pas, monsieur ? N’est-ce pas ? ajouta-t-il en riant à gorge déployée, et en insérant plaisamment son coude entre les côtes de M. Pickwick.

– Mon Dieu ! frère… dit miss Wardle, avec un sourire suppliant.

– Vrai, vrai, reprit le vieux gentleman, personne ne peut le nier, messieurs, je vous présente mon ami, M. Trundle. Et maintenant que vous vous connaissez tous, tâchons d’être confortables et heureux, et voyons ce qui se passe. Voilà mon opinion. » Ayant ainsi parlé, il mit ses lunettes, tandis que M. Pickwick tirait son télescope ; et chacun se tint debout dans la voiture pour regarder les évolutions des militaires.

C’étaient des manœuvres étonnantes. Un rang tirait par-dessus la tête d’un autre rang et se précipitait aussitôt en arrière, puis un autre rang tirait par-dessus la tête d’un autre rang et se précipitait en arrière à son tour ; ensuite il y avait des formations de carrés, avec les officiers dans le centre ; des descentes dans la tranchée avec des échelles ; de l’autre côté des ascensions par le même moyen ; puis on abattait des barricades de paniers ; et tout cela se faisait avec un courage sans pareil. Dans les batteries, les artilleurs fourraient de gros tampons dans les bouches d’effroyables canons, et il fallait tant de préparatifs pour les bourrer, et ils faisaient tant de bruit quand on y avait mis le feu, que l’air résonnait au loin des cris plaintifs des femmes. Dans le carrosse, les jeunes miss Wardle étaient si effrayées que M. Trundle fut absolument obligé de soutenir l’une d’elles, tandis que M. Snodgrass supportait la seconde : et les nerfs de miss Rachel Wardle étaient dans un état d’alarme si terrible que M. Tupman trouva indispensable de passer le bras autour de sa taille pour l’empêcher de tomber. Enfin tout le monde éprouvait une exaltation prodigieuse, excepté le groom joufflu, qui dormait au tonnerre du canon aussi profondément que si ç’avait été la chanson habituelle de sa nourrice.

Lorsque la citadelle fut prise et qu’on servit à dîner au assiégeants et aux assiégés, le vieux gentleman s’écria : « Joe ! Joe ! Damné garçon, il est encore à dormir ! Soyez assez bon, monsieur, pour lui pincer la jambe, s’il vous plaît, c’est le seul moyen de le réveiller. Je vous remercie. Joe, défaites la bourriche. »

Le gros joufflu, qui avait été effectivement éveillé par la compression d’une partie de son mollet, entre le pouce et l’index de M. Winkle, se laissa de nouveau glisser à bas du siège et s’occupa à dépaqueter la bourriche, d’une manière plus expéditive qu’on n’aurait pu l’attendre de sa précédente inactivité.

« Maintenant il faut nous asseoir serrés, » dit le vieux gentleman. Après beaucoup de plaisanteries sur le froissement des manches des dames, après beaucoup de rougeur occasionnée par la joyeuse proposition de les faire asseoir sur les genoux des messieurs, la société tout entière parvint à s’empiler dans la calèche, et le vieux gentleman s’occupa de faire circuler les objets que le gros joufflu lui tendait de derrière la voiture où il était monté.

« Maintenant, Joe, les couteaux, les fourchettes. » Les couteaux et les fourchettes furent passés. Les dames et les messieurs de l’intérieur, et M. Winkle sur son siège, furent fournis de ces ustensiles nécessaires.

« Des assiettes, Joe ! des assiettes ! » Les assiettes furent distribuées de la même manière.

« Maintenant, Joe, la volaille. Damné garçon, il est encore à dormir. Joe ! Joe ! Plusieurs coups de canne administrés sur la tête du dormeur le tirèrent enfin de sa léthargie. Allons passez-nous les comestibles. »

Il y avait quelque chose, dans le son de ce dernier mot, qui réveilla entièrement le gros dormeur. Il tressaillit, et ses yeux plombés, à moitié cachés par ses joues bouffies, lorgnèrent amoureusement les comestibles à mesure qu’il les déballait.

« Allons, dépêchons, » dit M. Wardle, car le gros joufflu dévorait du regard un chapon, dont il paraissait ne pas pouvoir se séparer. Il soupira profondément, jeta un coup d’œil désespéré sur la volaille dodue, et la remit tristement à son maître.

« Bon ! Un peu de vivacité ! Maintenant la langue. Maintenant le pâté de pigeons ! Prenez garde au veau et au jambon. Attention aux écrevisses. Ôtez la salade de la serviette. Passez-moi l’assaisonnement. » Tout en donnant ces ordres précipités, M. Wardle distribuait dans l’intérieur de la voiture les articles qu’il nommait, et plaçait des plats sans nombre dans les mains et sur les genoux de chacun.

Lorsque l’œuvre de destruction fut commencée, le joyeux hôte demanda à ses convives : « Eh bien ! n’est-ce pas délicieux ?

– Délicieux ! répondit M. Winkle, qui découpait une volaille sur le siège.

– Un verre de vin ?

– Avec le plus grand plaisir.

– Ne feriez-vous pas mieux d’avoir une bouteille pour vous, là-haut ?

– Vous êtes bien bon.

– Joe !

– Oui, monsieur. (Il n’était point endormi, cette fois, étant parvenu à soustraire un petit pâté de veau.)

– Une bouteille de vin au gentleman sur le siège. Je suis charmé de vous voir, monsieur.

– Bien obligé, répondit M. Winkle, en plaçant la bouteille à côté de lui.

– Voulez-vous me permettre de prendre un verre de vin avec vous ? dit M. Trundle à M. Winkle.

– Avec grand plaisir, » repartit celui-ci ; et les deux gentlemen prirent du vin ensemble ; et tous les assistants, même les dames, suivirent leur judicieux exemple.

« Comme notre chère Emily coquette avec ce jeune homme, observa tout bas à M. Wardle la tante demoiselle, avec toute l’envie convenable à une tante demoiselle.

– Bah ! répliqua le brave homme de père. Ça n’a rien d’extraordinaire. C’est fort naturel. M. Pickwick, un verre de vin ? »

M. Pickwick, interrompant pour un instant les profondes recherches qu’il faisait dans l’intérieur du pâté de pigeons, accepta en rendant grâce.

« Emily, ma chère, dit la tante demoiselle avec un air de chaperon ; ne parlez pas si haut, mon amour.

– Plaît-il, ma tante ?

– Il paraît que ma tante et le vieux petit monsieur voudraient qu’il n’y en eût que pour eux, chuchota miss Isabella Wardle à sa sœur Emily. Puis les deux jeunes demoiselles se mirent à rire de tout leur cœur, et la vieille demoiselle s’efforça de prendre une physionomie aimable, mais elle ne put en venir à bout.

« Les jeunes filles ont tant de gaieté ! observa-t-elle à M. Tupman avec un air de tendre commisération, comme si la gaieté eût été marchandise de contrebande, et comme si c’eût été un crime que d’en porter sur soi sans avoir un laissez-passer ; mais M. Tupman ne fit pas exactement la réponse désirée.

– Vous avez bien raison, dit-il ; c’est tout à fait charmant !

– Hem ! fit miss Wardle d’un ton dubitatif.

– Voulez-vous me permettre, reprit M. Tupman, de la manière la plus insinuante, en touchant de la main gauche le poignet de la séduisante Rachel, tandis que de la main droite il levait tout doucement une bouteille. Voulez-vous me permettre ?…

– Oh ! monsieur ! »

M. Tupman prit un air encore plus persuasif, et miss Rachel exprima la crainte qu’on ne tirât encore des coups de canon, ce qui aurait naturellement obligé son cavalier à la soutenir.

« Trouvez-vous mes nièces jolies ? murmura ensuite la tante affectueuse à l’oreille de M. Tupman.

– Je les trouverais jolies si leur tante n’était pas ici, répondit le galant pickwickien, avec un regard passionné.

– Oh ! le méchant homme ! Mais réellement, si elles avaient un peu de fraîcheur, ne trouvez-vous pas qu’elles feraient de l’effet… à la lumière ?

– Oui,… je le crois, répliqua M. Tupman d’un air indifférent.

– Oh ! moqueur ! Je sais ce que vous alliez dire.

– Quoi donc ? demanda M. Tupman, qui n’était pas bien décidé à dire quelque chose.

– Vous alliez dire qu’Isabelle est voûtée. Je sais que vous l’alliez dire. Les hommes sont de si bons observateurs ! Eh bien ! c’est vrai ; je ne puis pas le nier ! Et certainement s’il y a quelque chose de vilain pour une jeune personne, c’est d’être voûtée. Je le lui dis souvent, et qu’elle deviendra tout à fait effroyable quand elle sera un peu plus vieille. Je vois que vous avez l’esprit malin. »

M. Tupman, charmé d’obtenir cette réputation à si bon marché, s’efforça de prendre un air fin, et sourit mystérieusement.

« Quel sourire sarcastique ! s’écria l’inflammable Rachel. Je vous assure que vous m’effrayez.

– Je vous effraye ?

– Oh ! vous ne pouvez rien me cacher. Je sais ce que ce sourire signifie.

– Hé bien ? dit M. Tupman, qui lui-même n’en avait pas la plus légère idée.

– Vous voulez dire, poursuivit l’aimable tante, en parlant encore plus bas, vous voulez dire que la tournure d’Isabelle vous déplaît encore moins que l’effronterie d’Emily. C’est vrai, elle est effrontée. Vous ne pouvez croire combien cela me rend parfois malheureuse. Je suis sûre que j’en ai pleuré pendant des heures entières. Mon cher frère est si bon, si peu soupçonneux, qu’il n’en voit rien. S’il le voyait, je suis certaine que cela lui briserait le cœur. Je voudrais pouvoir me persuader qu’il n’y a pas de mal au fond. Je le désire si vivement ! (Ici l’affectueuse parente poussa un profond soupir, et secoua tristement la tête.)

– Je suis sûre que ma tante parle de nous, dit tout bas miss Emily Wardle à sa sœur. J’en suis tout à fait sûre : elle a pris son air malicieux.

– Tu crois, répondit Isabelle. Hem ! tante, chère tante !

– Oui, mon cher amour.

– J’ai bien peur que vous ne vous enrhumiez, ma tante : mettez donc un mouchoir de soie autour de votre bonne vieille tête. Vous devriez prendre plus soin de vous, à votre âge. »

Quoique cette revanche fût bien motivée, elle était tellement poignante qu’il est impossible d’imaginer de quelle manière se serait exhalé le courroux de la tante, si M. Wardle n’avait pas fait diversion, sans y penser, en criant d’une voix forte :

« Joe ! Damné garçon ! il est encore à dormir !

– Voilà un jeune homme bien extraordinaire, dit M. Pickwick. Est-ce qu’il est toujours assoupi comme cela ?

– Assoupi ! Il dort toujours. Il fait mes commissions en dormant ; et quand il sert à table, il ronfle.

– Bien extraordinaire ! répéta M. Pickwick.

– Ha ! extraordinaire en vérité, reprit le vieux gentleman. Je suis orgueilleux de ce garçon. Je ne voudrais m’en séparer à aucun prix, sur mon âme. C’est une curiosité naturelle. Hé ! Joe ! Joe ! ôtez tout cela, et débouchez une autre bouteille, m’entendez-vous ? »

Le gros joufflu ouvrit les yeux, avala l’énorme morceau de pâté qu’il était en train de mastiquer lorsqu’il s’était endormi, et tout en exécutant les ordres de son maître, il lorgnait languissamment les débris de la fête, à mesure qu’il les remettait dans la bourriche. La nouvelle bouteille fut débouchée et vidée rapidement : la bourriche fut rattachée à son ancienne place, le gros joufflu remonta sur le siège ; les besicles et les lunettes d’approche furent braquées sur nouveaux frais, et les évolutions des soldats recommencèrent. Il y eut encore un grand tapage de canons et de grandes terreurs de femmes ; puis on fit jouer une mine à l’immense satisfaction de tout le monde ; et quand la mine eut parti, les troupes et les spectateurs suivirent son exemple, et partirent aussi.

À la fin d’une conversation interrompue par les décharges, le vieux gentleman dit à M. Pickwick, en lui secouant la main :

« Souvenez-vous que vous venez tous nous voir demain matin.

– Très-certainement, répliqua M. Pickwick.

– Vous avez l’adresse ?

– Manoir-ferme, Dingley-Dell, répondit M. Pickwick en consultant son mémorandum.

– C’est cela ; et songez bien que je vous garde au moins une semaine. Je me charge de vous faire voir tout ce qu’il y a de curieux aux environs, et puisque vous voulez étudier la vie champêtre, venez chez moi, je vous en donnerai, en veux-tu, en voilà. Joe ! Damné garçon ! il est encore à dormir. Joe, aidez Tom à mettre les chevaux. »

Les chevaux furent mis ; le cocher monta sur son siège, le gros joufflu grimpa à côté de lui ; les adieux furent échangés, et le carrosse roula. Au moment où les pickwickiens se retournèrent pour l’apercevoir encore une fois, le soleil couchant jetait une teinte chaleureuse sur le visage de leur hôte, et faisait ressortir l’attitude somnolente du gros joufflu : il avait laissa tomber sa tête sur sa poitrine, et il était encore à dormir !

Chapitre V. Faisant voir entre autres choses comment M. Pickwick entreprit de conduire une voiture, et M. Winkle de monter un cheval ; et comment l’un et l’autre en vinrent à bout. §

Le ciel était brillant et calme ; l’air semblait embaumé ; tous les objets de la création étaient remplis d’un charme inexprimable, et M. Pickwick, appuyé sur le parapet du pont de Rochester, contemplait la nature, et attendait l’heure du déjeuner.

La scène qui se déroulait à ses regards aurait pu charmer un esprit bien moins admirateur des beautés champêtres. À sa gauche s’étendait une antique muraille, éboulée dans beaucoup d’endroits, mais qui, dans d’autres, dominait de sa masse sombre, les rives verdoyantes de la Medway. Des touffes de lierre couronnaient tristement les noirs créneaux, tandis que des festons de plantes marines, suspendues aux pierres dentelées, tremblaient au souffle du vent. Derrière ces ruines s’élevait le vieux château, dont les tours sans toiture, dont les murailles croulantes attestaient encore l’ancienne grandeur, lorsque le bruit des armes ou les chants de fête retentissaient sous ses voûtes splendides. De chaque côté, aussi loin que la vue pouvait s’étendre, on apercevait les bords de la rivière couverts de prairies et de champs de blé, au milieu desquels se détachaient çà et là des moulins et des églises ; paysage riche et varié, que rendaient plus admirable encore les ombres errantes des légers nuages qui flottaient dans la lumière du soleil matinal. La Medway, réfléchissant l’azur argenté du ciel, coulait silencieusement en nappes brillantes ; et parfois, avec un léger murmure, elle étincelait sous les rames des pêcheurs, qui suivaient lentement le courant, dans leurs bateaux lourds mais pittoresques.

La vue de ce riant tableau avait plongé M. Pickwick dans une agréable rêverie. Il en fut tiré par un profond soupir qu’il entendit auprès de lui, et par un léger coup frappé sur son épaule. Il se retourna et reconnut l’homme lugubre.

« Vous contempliez cette scène ? lui dit celui-ci d’une voix grave.

– Oui, monsieur, répliqua M. Pickwick.

– Et vous vous félicitiez d’être levé de si bonne heure ? »

M. Pickwick fit un signe d’assentiment.

« Ah ! il faut se lever de bonne heure en effet, pour voir le soleil dans sa splendeur, car son éclat dure rarement pendant toute la journée. Le commencement du jour et le matin de la vie ne sont, hélas ! que trop semblables !

– Vous avez raison, monsieur.

– On dit souvent, continua l’homme lugubre, on dit souvent : le temps est trop beau ce matin, cela ne durera pas. Avec quelle justesse cette réflexion s’applique à notre existence ! Que ne donnerais-je pas pour revoir les jours de mon enfance, ou pour les oublier à jamais !

– Vous avez eu beaucoup de chagrins ? demanda M. Pickwick avec compassion.

– Oui certes, répliqua l’homme lugubre d’une voix saccadée ; plus qu’on ne pourrait le croire en me voyant aujourd’hui. Il s’arrêta une minute et reprit brusquement : Avez-vous jamais pensé, par une matinée comme celle-ci, que ce serait une chose douce et délicieuse de se noyer ?

– Non ! que Dieu me protège ! s’écria M. Pickwick, en se reculant un peu, dans la crainte que l’étranger n’eût envie de le pousser par-dessus le parapet pour faire une expérience.

– Moi, je l’ai souvent pensé, poursuivit l’homme lugubre sans avoir l’air de remarquer ce mouvement : cette eau froide et tranquille semble m’inviter, en murmurant, à y chercher le repos et l’oubli. On saute… pouf !… on se débat un instant… l’onde s’élève par-dessus votre tête… le tourbillon s’efface… l’eau redevient claire… et vos douleurs sont à jamais terminées ! »

L’œil caverneux de l’homme lugubre lançait des flammes tandis qu’il parlait ainsi. Mais cette excitation momentanée s’apaisa bientôt ; il se détourna d’un air calme, et dit :

« En voilà assez sur ce sujet : je voulais vous parler d’autre chose. Vous m’avez invité hier soir à vous lire une anecdote, et vous l’avez écoutée attentivement…

– Oui certainement, dit M. Pickwick, et je pensais…

– Je ne vous ai pas demandé votre opinion, interrompit l’homme lugubre, et je n’en ai pas besoin. Vous voyagez pour vous amuser et pour vous instruire ; supposez que je vous adresse un manuscrit curieux… Faites attention ; – non pas improbable ni extraordinaire, mais curieux comme une page du roman de la vie réelle ; – le communiqueriez-vous au club dont vous m’avez parlé si souvent ?

– Certainement, si vous le désirez ; et nous le ferons insérer dans les mémoires du club.

– Vous l’aurez donc, répliqua l’homme lugubre. Votre adresse ? »

M. Pickwick lui ayant communiqué son itinéraire probable, l’homme lugubre le nota soigneusement dans un portefeuille assez gros, ramena le savant gentleman à son hôtel, et refusant le déjeuner qu’il lui offrait, s’éloigna d’un pas lent et sombre.

Les trois compagnons de M. Pickwick l’attendaient pour attaquer le déjeuner qui était déjà disposé sur la table d’une façon fort séduisante. Ils s’assirent avec lui, et le jambon grillé, les œufs, le café, le thé et le reste, commencèrent à disparaître avec une rapidité qui témoignait, à la fois, en faveur de la bonne chère et de l’appétit des voyageurs.

« Maintenant, dit M. Pickwick, il s’agit de savoir comment nous irons à Manoir-ferme.

– Nous ferions peut-être bien de consulter le garçon, suggéra M. Tupman ; et ce judicieux conseil ayant été accueilli comme il le méritait, le garçon fut appelé et consulté.

– Dingley-Dell, monsieur ? Quinze milles, monsieur ; chemin de traverse, mauvaise route… Une chaise de poste, monsieur ?

– Une chaise de poste ne tient que deux, répondit M. Pickwick.

– C’est vrai, monsieur, cependant je vous demande pardon, monsieur : nous avons une très-jolie chaise à quatre roues : deux places au fond, un siège pour le gentleman qui conduit… Oh ! je vous demande pardon, monsieur, elle ne peut tenir que trois.

– Comment donc ferons-nous ? dit M. Snodgrass.

– Peut-être qu’un de ces messieurs aimerait à faire la route à cheval, dit le garçon en regardant M. Winkle. Nous avons de très-bons chevaux de selle, monsieur. Les gens de M. Wardle, en venant à Rochester, pourraient les ramener, monsieur.

– Voilà notre affaire, s’écria M. Pickwick, Winkle, voulez-vous faire la route à cheval ? »

M. Winkle éprouvait, dans les plus secrets replis de son cœur, des doutes accablants sur sa science équestre ; mais, comme il n’aurait voulu les laisser soupçonner à aucun prix, il répondit sur-le-champ avec une noble hardiesse : « Certainement, j’en serai charmé ! » Il s’était précipité lui-même au-devant de sa destinée : il n’y avait plus à reculer.

« Amenez-les à onze heures, dit alors M. Pickwick au garçon.

– Très-bien, monsieur, » répliqua celui-ci, et il sortit.

Le déjeuner achevé, les voyageurs montèrent dans leurs chambres pour préparer les effets qu’ils voulaient emporter avec eux.

M. Pickwick avait terminé ses arrangements préliminaires, et regardait dans la rue par-dessus les stores du café, lorsque le garçon entra, et annonça que la chaise était prête, ce qui fut confirmé par l’apparition de ladite chaise derrière les susdits stores.

C’était une petite boîte verte, posée sur quatre roues ; sur le devant s’élevait une espèce de perchoir pour le cocher ; sur le derrière se trouvait un banc rétréci, pour deux patients. Cette curieuse machine était mise en mouvement par un immense cheval brun, sur lequel on pouvait étudier l’ostéologie avec beaucoup de facilité. Un valet d’écurie tenait par la bride, pour M. Winkle, un autre cheval immense, apparemment parent très-proche de l’animal du cabriolet.

« Dieu nous protège ! dit M. Pickwick, tandis qu’on mettait leurs paquets dans la voiture ; Dieu nous protège ! Qui est-ce qui va conduire ? Je n’y avais point songé.

– Vous naturellement, repartit M. Tupman.

– Naturellement, ajouta M. Snodgrass.

– Moi ! s’écria M. Pickwick.

– Il n’y a pas le plus petit danger, monsieur, insinua le valet d’écurie. Je vous le garantis pour la douceur : un enfant au maillot le conduirait.

– Il n’est pas ombrageux, hein ?

– Ombrageux ? il ne broncherait pas quand il verrait passer une charretée de singes, avec la queue en feu. »

Cette dernière recommandation était convaincante. M. Tupman et M. Snodgrass furent précieusement enfermés dans la caisse. M. Pickwick monta sur son perchoir, et appuya ses pieds sur une planche revêtue d’un tapis de toile cirée qu’il supposa être destinée à cet usage.

« Maintenant, brillant William, dit le valet d’écurie à son adjoint ; donne les rubans au gentleman. »

Brillant William, ainsi dénommé sans doute à cause de ses cheveux gras et de sa figure huileuse, plaça les guides dans la main gauche de M. Pickwick, tandis que son supérieur insinuait le fouet dans la main droite du philosophe.

« Tout beau ! cria M. Pickwick, car le grand quadrupède témoignait une inclination décidée à reculer dans la fenêtre du café.

– Tout beau ! répétèrent MM. Tupman et Snodgrass, de leur caisse.

– Il s’amuse un peu, messieurs, voilà tout, dit le premier garçon d’écurie d’un ton encourageant. Tenez-le un instant, William. »

Le substitut restreignit l’impétuosité de l’animal, et l’écuyer en chef courut aider M. Winkle à monter en selle.

« De l’autre côté, monsieur, s’il vous plaît.

– J’veux et’ pendu, si le gentleman n’allait pas monter à l’envers ! » dit un postillon grimaçant, au garçon de l’hôtel, qui paraissait goûter une satisfaction indicible.

M. Winkle ayant reçu cet avis se hissa sur sa selle, avec autant de difficultés, à peu près, qu’il en aurait éprouvé pour monter sur un vaisseau de guerre.

« Tout va-t-il bien ? demanda M. Pickwick, tourmenté par un sentiment intuitif que tout allait mal.

– Tout va bien, répondit faiblement M. Winkle.

– En route ! cria le valet d’écurie. Tenez-le bien, monsieur. »

Et parmi les éclats de rire de tous les assistants, la voiture et le cheval de selle décampèrent, M. Pickwick sur le siège de l’un, et M. Winkle sur le dos de l’autre.

« Pourquoi donc va-t-il ainsi de travers ? demanda M. Snodgrass, de dedans sa boîte, à M. Winkle sur sa selle.

– Je n’y comprends rien du tout, » répliqua le pauvre cavalier, dont le cheval, en effet, s’avançait d’une manière excentrique, un de ses flancs en avant, la tête d’un côté de la rue, la queue de l’autre.

M. Pickwick n’avait point le loisir d’observer ce qui se passait derrière lui, car il était obligé de concentrer toutes ses facultés ratiocinantes sur la conduite de l’animal attaché à la voiture. Celui-ci déployait des singularités, fort amusantes pour un spectateur désintéressé, mais fort peu rassurantes pour ceux qui se trouvaient entraînés à sa suite. Secouant sans cesse sa tête d’une manière aussi déplaisante qu’incommode, il pesait sur les guides avec tant de force que M. Pickwick avait beaucoup de peine à le soutenir, et pour comble d’infortune il éprouvait un étrange plaisir à se jeter tout d’un coup sur un côté de la route. Là il s’arrêtait court ; puis il repartait pendant quelques minutes avec une vélocité qu’il était physiquement impossible de modérer.

Il venait d’exécuter cette manœuvre pour la vingtième fois, lorsque M. Snodgrass dit à son compagnon :

« Qu’a donc ce cheval ?

– Je n’en sais rien, répondit M. Tupman. N’est-ce pas qu’il serait ombrageux ? Cela m’en a bien l’air. »

M. Snodgrass allait répliquer, quand il fut interrompu par un cri de M. Pickwick.

« Oh ! disait-il. J’ai laissé tomber mon fouet ! »

Dans ce moment, M. Winkle, avec son chapeau enfoncé sur ses oreilles, arrivait en trottant sur l’énorme cheval, qui le secouait avec tant de violence qu’il semblait devoir le mettre en pièces.

« Winkle, lui cria M. Snodgrass. Vous qui êtes un bon garçon, ramassez donc le fouet. »

M. Winkle, se penchant en arrière, tira la bride avec tant d’efforts que son visage en devint tout noir. Lorsqu’il fut parvenu à arrêter son grand coursier, il descendit, tendit le fouet à M. Pickwick, et, saisissant les rênes, se prépara à remonter.

Nous ne saurions dire, et on le comprendra facilement, si le grand cheval, dans l’innocente gaieté de son cœur, voulut s’amuser un peu avec M. Winkle ; ou s’il s’imagina qu’il trouverait plus de plaisir à faire la route sans cavalier ; mais, quels que fussent ses motifs déterminants, le fait est que M. Winkle avait à peine touché les rênes, lorsque l’animal, baissant la tête, les fit glisser par-dessus, et s’élança en arrière de toute leur longueur.

« Bonne bête, dit M. Winkle d’une voix insinuante ; bon vieux cheval ! »

Mais la bonne bête était à l’épreuve de la flatterie, et plus M. Winkle s’efforçait de l’approcher, plus elle avait soin de se tenir à distance : tellement qu’au bout de dix minutes, et malgré toutes sortes de cajoleries et de ruses, M. Winkle et le grand cheval, après avoir continuellement tourné l’un autour de l’autre se retrouvaient exactement dans la même position. C’était une situation fort désagréable en toutes circonstances, et principalement sur une route déserte, où l’on ne pouvait se procurer aucun secours.

Ce manège s’étant prolongé encore quelque temps, M. Winkle cria à ses compagnons :

« Comment vais-je faire ? Je ne puis pas monter dessus ?

– Vous ferez bien de le conduire ainsi jusqu’à ce que nous arrivions à une barrière ; répliqua M. Pickwick de son siège.

– Mais il ne veut pas avancer ! s’écria M. Winkle, venez, je vous en prie, me le tenir un peu.

M. Pickwick était la personnification de l’obligeance et de l’humanité. Il jeta les guides sur le dos de son cheval, descendit du siège, conduisit soigneusement la voiture le long de la haie, afin de ne point embarrasser la route, et retourna vers son compagnon pour soulager sa détresse, laissant dans la voiture M. Tupman et M. Snodgrass.

Aussitôt que le cheval vit M. Pickwick s’avancer vers lui avec son grand fouet dans sa main, il fit succéder au mouvement de rotation dont il s’était amusé jusqu’alors un mouvement rétrograde si décidé, qu’il força M. Winkle, qui ne voulait pas lâcher le bout de la bride, à marcher d’une vitesse extrême du côté de Rochester. M. Pickwick courut à son secours ; mais plus M. Pickwick courait en avant, plus le cheval courait en arrière. Ses pieds sonnaient sur la route ; la poussière volait autour de lui, et, à la fin, M. Winkle, dont les bras étaient presque démantibulés, fut obligé de laisser aller la bride. Le cheval s’arrêta, regarda autour de lui d’un air étonné, se retourna, et se mit à trotter tranquillement vers son écurie, laissant là M. Winkle et M. Pickwick, qui échangèrent entre eux des regards de désappointement. Tout à coup le roulement d’une voiture à peu de distance attira leur attention ; ils tournèrent la tête : « Il ne manquait plus que cela ! s’écria M. Pickwick avec désespoir ; voilà l’autre cheval qui s’en va aussi ! »

Cela n’était que trop vrai. Le bucéphale de la chaise avait été effrayé par le bruit que faisait son compagnon ; il avait la bride sur le cou, et l’on peut sans peine imaginer le résultat !

Il s’échappa, entraînant avec rapidité MM. Tupman et Snodgrass. Hélas ! leur carrière ne fut pas longue. M. Tupman, hors de lui-même, se jeta dans la haie, et M. Snodgrass suivit instinctivement son exemple. Le cheval brisa la voiture contre un pont de bois, sépara les roues du brancard, le brancard de la caisse, et, finalement, resta immobile à contempler les ruines qu’il avait faites.

Le premier soin des deux amis intacts fut d’extraire les deux amis naufragés de leur lit d’épines. Quand ils y furent parvenus, ils s’aperçurent avec une satisfaction inexprimable que ceux-ci n’avaient pas souffert de dommage sérieux, et qu’ils en étaient quittes pour de nombreuses déchirures dans leurs vêtements et dans leur peau. Tous ensembles, ils s’occupèrent alors à débarrasser le cheval des débris de la chaise ; et lorsque cette opération compliquée fut terminée, ils le placèrent au milieu d’eux, et poursuivirent lentement leur chemin, abandonnant les restes de la voiture à leur triste destinée.

Une heure de marche amena nos voyageurs auprès d’une petite auberge plantée entre deux ormes sur le bord de la route. On voyait par-devant une grande auge et une énorme enseigne ; par derrière, une ou deux meules déformées ; sur le côté, un jardin potager ; et tout autour, entassés dans une étrange confusion, des hangars ruinés et des appentis couverts de mousse. Un paysan, porteur d’une tête rousse, travaillait dans le jardin. M. Pickwick l’aperçut et lui cria : « Ohé, là bas ! » Le paysan se releva lentement, abrita ses yeux avec ses mains, et examina froidement M. Pickwick et ses compagnons.

« Ohé, là bas ! répéta M. Pickwick.

– Ohé, répondit la tête rousse.

– Combien y a-t-il d’ici à Dingley-Dell ?

– Sept bons milles.

– La route est-elle bonne ?

– Non ! » rétorqua brièvement le paysan. Puis, ayant fait subir à nos voyageurs un nouvel examen, il se remit à travailler, sans s’occuper d’eux davantage.

« Nous voudrions laisser ce cheval ici, reprit M. Pickwick.

– Laisser le cheval ici ? répéta l’homme en s’appuyant sur sa bêche.

– Précisément, répondit M. Pickwick, qui s’était avancé avec son coursier jusqu’à la porte de la palissade du jardin.

– Maîtresse ! beugla l’homme à la tête rousse, en sortant du potager et en regardant le cheval d’un air soupçonneux ; maîtresse ! »

Une grande femme osseuse et toute droite du haut en bas répondit à cet appel. Elle était couverte d’un gros sarrau bleu, et sa taille se trouvait à un pouce ou deux de ses aisselles.

« Ma bonne femme, dit M. Pickwick en s’approchant et en faisant usage de sa voix la plus insinuante, pouvons-nous laisser ce cheval ici ? »

Le paysan dit quelque chose à l’oreille de la grande femme. Celle-ci regarda toute la caravane du haut en bas, et, après un instant de réflexion, répondit : « Non, je n’en avons pas le cœur !

– Le cœur ! répéta M. Pickwick ; qu’est-ce qu’elle parle de son cœur ?

– J’avons été inquiétée pour ça l’autre fois, dit la femme, en rentrant dans la maison, et je ne voulons pu rien y voir.

– Voilà la chose la plus extraordinaire qui me soit jamais arrivée dans tous mes voyages, s’écria M. Pickwick, rempli d’étonnement.

– Je crois… je crois réellement, murmura M. Winkle à ses amis, je crois qu’ils nous soupçonnent d’avoir dérobé ce cheval.

– Comment ! s’écria M. Pickwick, avec une explosion d’indignation. M. Winkle répéta modestement l’opinion qu’il venait d’émettre.

– Ohé ! l’homme ! cria M. Pickwick, irrité, pensez-vous donc que nous avons volé ce cheval ?

– Je ne le crois pas, j’en suis sûr ! répondit l’homme à la tête rouge, avec une espèce de sourire qui agita toute sa physionomie de l’une à l’autre oreille ; et en parlant ainsi, il entra dans la maison, dont il ferma soigneusement la porte.

– C’est comme un rêve ! s’écria M. Pickwick, un hideux cauchemar ! Ô ciel ! imaginez-vous un homme marchant toute une journée, poursuivi par un cheval épouvantable, dont il ne peut pas se débarrasser !

Les pickwickiens abattus se remirent tristement en route, l’énorme quadrupède, pour qui ils ressentaient le plus profond dégoût, marchant lentement sur leurs talons.

L’après-midi était fort avancée lorsque nos quatre amis, toujours suivis du malencontreux animal, arrivèrent enfin dans la ruelle qui conduisait à Manoir-ferme. Mais quoiqu’ils touchassent au terme de leurs fatigues, leur satisfaction était prodigieusement amortie par l’absurde singularité de leur apparence ; des habits déchirés, des visages égratignés, des souliers sales, des figures exténuées ; et par-dessus tout, l’affreux cheval. Oh ! combien M. Pickwick le maudissait ! De temps en temps il jetait sur lui des regards où se peignaient la haine et le désir d’une épouvantable vengeance. Plus d’une fois, il avait calculé le montant probable de ce qu’il faudrait payer pour avoir la satisfaction de lui couper la gorge ; et maintenant la tentation de l’assassiner ou de l’abandonner dans les champs déserts se présentait à son esprit avec dix fois plus de violence. Cependant il avançait toujours, et à l’un des détours de la ruelle, il fut distrait de ses horribles pensées par l’apparition soudaine de deux personnages. C’étaient M. Wardle et son fidèle serviteur, le gros garçon rougeaud.

« Eh bien ! où donc avez-vous été ? demanda le gentleman hospitalier. Je vous ai attendu toute la journée. Vous avez l’air fatigués. Quoi ! des égratignures ! pas de blessures, j’espère ?… Non… j’en suis bien aise. Vous avez versé ? N’y pensez plus, c’est un accident commun dans ce pays-ci. – Joe, damné garçon, il est encore à dormir ! Joe, prenez ce cheval et conduisez-le dans l’écurie. »

Le gros joufflu tenant en bride le fatal coursier, se traîna d’un pas paresseux derrière la compagnie, tandis que le vieux gentleman s’efforçait de consoler ses hôtes de la partie de leurs aventures qu’ils jugèrent à propos de lui communiquer.

Arrivés à Manoir-ferme, il commença par les faire entrer dans la cuisine en leur disant : « Nous allons tout réparer ici, et ensuite je vous introduirai dans le salon. – Emma, apportez l’eau-de-vie de cerises. – Maintenant, Jane, une aiguille et du fil. – Mary, des serviettes et de l’eau. Allons vite, mes filles, dépêchons. »

Trois ou quatre grosses réjouies se dispersèrent rapidement pour aller chercher les articles demandés, tandis qu’un couple de domestiques mâles, aux têtes rondes et aux larges visages, se levèrent des siéges qu’ils occupaient auprès de la cheminée comme s’ils avaient été à Noël, se plongèrent dans l’obscurité de divers recoins, et en ressortirent bientôt, armés d’une bouteille de cirage et d’une demi-douzaine de brosses.

« Allons, vite ! » répéta le vieux gentleman. Mais c’était une exhortation tout à fait inutile, car l’une des servantes versait l’eau-de-vie, l’autre apportait les serviettes, et l’un des hommes saisissant soudainement M. Pickwick par la jambe, au hasard imminent de lui faire perdre l’équilibre, brossait ses bottes avec tant d’ardeur que ses cors en rougirent au blanc. Dans le même temps, un second domestique frottait M. Winkle avec une énorme brosse, tout en produisant avec sa bouche cette espèce de sifflement que les garçons d’écurie ont l’habitude de faire entendre quand ils étrillent un cheval.

Quant à M. Snodgrass, après avoir terminé ses ablutions, il tourna son dos au feu, et savourant avec délices son eau-de-vie, il se mit à examiner la pièce où il se trouvait.

D’après la description qu’il en a faite, c’était une vaste chambre pavée de briques rouges. La cheminée paraissait immense ; le plafond s’honorait d’une garniture de bottes d’oignons, de jambons et de lard ; les murs étaient décorés de plusieurs cravaches, de deux ou trois brides, d’une selle et d’une vieille espingole rouillée. Au-dessous de celle-ci, on lisait en gros caractère : CHARGÉE, et elle devait l’être depuis plus d’un demi-siècle, s’il fallait en croire son apparence et celle de l’inscription. Un vieux coucou, au mouvement tranquille et solennel, tictaquait gravement dans un coin, tandis qu’une montre d’argent, d’une égale antiquité, se dandinait à l’un des nombreux crochets dont la muraille était semée.

« Êtes-vous prêts ? demanda le vieux gentleman à ses hôtes, quand il les vit bien lavés, bien recousus, bien brossés, bien restaurés.

– Tout à fait, répondit M. Pickwick.

– Alors, venez avec moi. » Trois des voyageurs le suivirent à travers plusieurs corridors sombres, ils furent rejoints à la porte du salon par M. Tupman, qui était resté derrière pour dérober un baiser à Emma, mais qui n’avait obtenu, pour toute récompense, qu’un certain nombre de bourrades et d’égratignures. Cependant le vieillard les introduisit en disant : « Gentlemen, soyez les bienvenus à Manoir-ferme. »

Chapitre VI. Une soirée d’autrefois. Histoire racontée par un ecclésiastique. §

Plusieurs visites réunies dans le salon se levèrent pour recevoir les nouveaux venus, et pendant qu’on accomplissait les formalités cérémonieuses des introductions, M. Pickwick eut le loisir d’examiner la figure des assistants et de spéculer sur leur caractère et sur leurs occupations. C’était un genre d’amusement auquel il se livrait volontiers, ainsi que beaucoup d’autres grands hommes.

Une très-vieille dame, avec un énorme bonnet et une robe de soie fanée, occupait le poste d’honneur à l’angle droit de la cheminée. Ce n’était pas un moindre personnage que la mère de M. Wardle. Plusieurs certificats, prouvant qu’elle avait été bien élevée et n’avait pas quitté la bonne route en vieillissant, étaient appendus aux murailles, sous la forme d’antiques paysages en tapisserie, d’alphabets en point de marque, non moins antiques, et de poignées à bouilloires en soie cramoisie, d’une plus récente période. La tante demoiselle, les deux jeunes filles et M. Wardle, groupés autour de la vieille dame, semblaient disputer à qui lui témoignerait les attentions les plus infatigables. L’une tenait son cornet acoustique, l’autre une orange, la troisième un flacon d’odeurs, tandis que M. Wardle tamponnait soigneusement les coussins qui la supportaient. De l’autre côté de la cheminée était assis un vieux gentleman, doué d’une contenance bienveillante et d’une tête chauve, c’était le vicaire de Dingley-Dell ; auprès de lui se trouvait sa femme, bonne vieille dame dont la physionomie robuste et le teint animé semblaient annoncer que, si elle était savante dans la confection de tous les cordiaux fabriqués par une bonne ménagère, elle savait aussi se les administrer à propos. Un petit homme, porteur d’une tête semblable à une pomme de reinette, causait dans un coin avec un gentleman vieux et gros, tandis que deux ou trois autres vieillards et tout autant de vieilles ladies étaient assis, roides et immobiles sur leurs chaises, considérant impitoyablement M. Pickwick et ses compagnons de voyage.

« Ma mère ! » dit M. Wardle, de toute l’étendue de sa voix, M. Pickwick !

– Oh ! fit la vieille lady, en secouant la tête, je ne vous entends pas.

– M. Pickwick ! grand’maman ! crièrent ensemble les deux jeunes demoiselles.

– Ah ! reprit la vieille dame, c’est bon ; cela ne fait pas grand’chose. Il ne se soucie guère d’une vieille femme comme moi, j’en suis certaine.

– Je vous assure, madame, dit M. Pickwick, en saisissant la main de la vieille lady, et en parlant tellement fort, que sa bienveillante figure en devint écarlate, je vous assure, madame, que rien ne me charme autant que de voir, à la tête d’une si belle famille, une personne de votre âge, paraissant aussi jeune et aussi bien portante.

– Ah ! reprit la vieille dame, après une courte pose, tout cela est fort joli, j’en suis sûre ; mais je ne peux pas l’entendre.

– Grand’maman est mal disposée maintenant, dit doucement miss Isabella Wardle, mais elle vous parlera tout à l’heure. »

M. Pickwick exprima par un signe son empressement à se prêter aux infirmités de l’âge ; et, se retournant, il prit part à la conversation générale.

« Charmante habitation ! situation délicieuse ! dit-il.

– Délicieuse ! répétèrent MM. Snodgrass, Tupman et Winkle.

– Oui, je m’en flatte, répondit M. Wardle.

– Monsieur, dit l’homme à la tête de pomme de reinette, il n’y a pas un meilleur morceau de terre dans tout le comté de Kent ; il n’y en a pas, en vérité, monsieur. Je suis sûr qu’il n’y en a pas ! » Et il regarda autour de lui d’un air triomphant, comme s’il avait été violemment contredit par quelqu’un, et qu’il fût parvenu à lui imposer silence.

« Il n’y a pas un meilleur morceau de terre dans tout le comté de Kent, répéta l’homme à la tête de pomme de reinette, après une pause.

– Excepté le pré de Mullins, articula solennellement le gros gentleman.

– Le pré de Mullins ! s’écria l’autre avec un profond mépris.

– C’est une excellente terre, insinua un second gros homme.

– Oui, assurément, dit un troisième gros homme.

– Tout le monde sait cela, » poursuivit l’hôte corpulent.

L’homme à tête de pomme de reinette regarda dubitativement autour de lui ; mais, se trouvant décidément en minorité, il prit un air de supériorité compatissante, et n’ajouta plus rien.

« De quoi parle-t-on ? demanda la vieille dame à l’une de ses petites-filles d’un son de voix très-élevé ; car, suivant l’usage des sourds, elle ne semblait pas imaginer que d’autres pussent entendre ce qu’elle-même disait.

– On parle de la terre, grand’maman.

– Qu’est-ce qu’on dit de la terre ? Est-ce qu’il est arrivé quelque chose ?

– Non, non. M. Miller disait que notre terre est meilleure que le pré de Mullins.

– Qu’est-ce qu’il en sait ? demanda la vieille dame avec indignation. Miller est un fat impertinent, et vous pouvez le lui dire de ma part. » Ayant proféré cette sentence, la vieille dame se redressa, et regarda le délinquant d’un air sévère, sans se douter un seul instant qu’elle avait parlé de manière à être entendue de tout le monde.

– Allons ! allons ! fit M. Wardle en s’empressant avec une anxiété naturelle de changer la conversation ; que dites-vous d’un whist, monsieur Pickwick ?

– Je l’aimerais par-dessus toute chose ; mais, je vous prie, ne le faites pas à cause de moi.

– Oh ! je vous assure que ma mère aime beaucoup à faire son whist. N’est-ce pas vrai, ma mère ? »

La vieille dame, qui était beaucoup moins sourde sur ce sujet que sur tout autre, répondit affirmativement.

« Joe ! Joe ! cria le vieux gentleman, Joe ! damné garçon… Ah ! le voilà ! Dressez les tables de jeu. »

Le léthargique jeune homme vint à bout de dresser, sans autre stimulant, deux tables de jeu : l’une pour faire le whist, l’autre pour jouer à la papesse Jeanne. Les joueurs de whist étaient : M. Pickwick et la vieille lady, M. Miller et le gros gentleman. L’autre jeu comprenait le reste de la société.

Le whist fut conduit avec tout le sérieux, avec toute la gravité qu’exige cet acte solennel, auquel, suivant nous, on a mal à propos et avec irrévérence donné le nom de jeu. Mais, à la table ronde, on faisait éclater une gaieté si bruyante, qu’elle nuisait notablement aux réflexions de M. Miller. Ce malheureux personnage n’étant pas aussi absorbé par son jeu qu’il aurait dû l’être, tombait dans des fautes, dans des crimes impardonnables, qui excitaient au plus haut degré la rage du gros gentleman, et éveillaient proportionnellement la bonne humeur de la vieille lady.

« Ah ! ah ! fit le criminel Miller d’un ton victorieux en prenant la septième levée. Je ne pouvais pas mieux jouer, j’espère ; il était impossible de faire un trick de plus. »

La vieille dame ne le laissa pas longtemps dans cette heureuse situation d’esprit. « Miller aurait dû couper le carreau, dit-elle ; n’est-il pas vrai, monsieur ? »

M. Pickwick salua affirmativement.

Le joueur infortuné fit un appel à la générosité de son partner en disant d’un ton dubitatif : « Devais-je réellement le couper ?

– Certainement, monsieur, répondit sèchement le gros gentleman.

– J’en suis désolé, répliqua Miller avec abattement.

– Il est bien temps ! grommela son partner.

– Deux d’honneurs. Cela nous fait huit, » dit M. Pickwick.

On redonna des cartes.

« Pouvez-vous en faire encore une ? demanda la vieille dame.

– Oui, répondit M. Pickwick. Double, simple ; et le rob.

– On n’a jamais vu une pareille chance ! fit observer M. Miller.

– Ni d’aussi vilaines cartes ! » ajouta le gros gentleman.

Un silence solennel s’ensuivit. M. Pickwick était enjoué, la vieille dame attentive, le gros gentleman querelleur, et M. Miller craintif.

« Encore une partie double ! s’écria la vieille dame triomphante, en plaçant sous le flambeau une pièce de six pence et un demi-penny, sans empreinte, comme mémorandum du fait.

– Encore une partie double, monsieur, dit M. Pickwick.

– Je le sais bien, monsieur, » répliqua le gros gentleman avec aigreur.

Dans le courant d’une autre partie, dont le résultat fut le même, M. Miller eut le malheur de faire une renonce. Aussi, le gros gentleman ne fut plus maître de contenir son irritation. La vieille dame, au contraire, entendait de mieux en mieux, tandis que l’infortuné Miller paraissait aussi peu dans son élément qu’un dauphin dans une guérite. Quand le whist fut terminé, le gros gentleman se retint dans un coin et resta parfaitement muet durant une heure vingt-sept minutes : alors seulement, sortant de sa retraite, il offrit à M. Pickwick une prise de tabac, avec l’air généreux d’un homme que la charité chrétienne engage à pardonner les injures qu’il a reçues.

Pendant ces événements, le jeu de la table ronde continuait avec gaieté. Isabelle Wardle s’était associée avec M. Trundle, Emily Wardle avec M. Snodgrass, et qui plus est, M. Tupman et la tante demoiselle avaient aussi formé une société de fiches et de galanteries. Le vieux M. Wardle était au comble de la joie ; il conduisait une banque avec tant d’astuce, les dames montraient tant d’âpreté au gain, qu’un tonnerre d’éclats de rire retentissait continuellement autour de la table. Il y avait une vieille lady qui était toujours obligée de payer pour une demi-douzaine de cartes. Tout le monde en riait régulièrement à chaque tour, et quand la vieille lady avait l’air vexé de payer, on riait encore plus fort : alors son visage s’épanouissait par degrés, et elle finissait par faire chorus avec les autres. Quand la tante demoiselle faisait un mariage, les jeunes personnes éclataient de nouveau et la tante demoiselle devenait de très-mauvaise humeur ; mais elle sentait la main de M. Tupman qui saisissait la sienne par-dessous la table, et son visage s’épanouissait aussi, puis elle prenait un air à peu près malin, comme si le mariage n’avait pas été aussi loin de la question qu’on le supposait. Alors tout le monde recommençait à rire, surtout le vieux Wardle qui s’amusait d’une plaisanterie au moins autant que les plus jeunes. Cependant, M. Snodgrass murmurait continuellement dans l’oreille de sa partner des sentiments poétiques, qui faisaient faire à un vieux gentleman sur les associations pour les cartes et sur les associations pour la vie, des remarques facétieuses et malignes, accompagnées de coups d’œil, de coups de coude et de sourires. L’hilarité de la compagnie en était redoublée, et spécialement celle de l’épouse du susdit vieux gentleman. De temps en temps M. Winkle éditait des bons mots, fort connus dans la ville, mais qui ne l’étaient pas encore dans la province ; et comme tout le monde en riait de très-bon cœur et les trouvait excellente, M. Winkle était resplendissant d’honneur et de gloire. Quant au bienveillant ecclésiastique, il regardait cette scène d’un air satisfait, car le bon vieillard était heureux de voir des visages heureux autour de lui ; et, quoique la joie fût assez bruyante, elle venait du cœur, non des lèvres, c’est-à-dire que c’était la véritable joie, après tout.

La soirée s’écoula rapidement au sein de ces récréations. Après un souper simple et substantiel, un cercle sociable fut formé autour du feu, et M. Pickwick déclara que jamais de sa vie il n’avait ressenti plus de vrai bonheur et n’avait été mieux disposé à jouir du présent hélas ! trop fugitif.

Le vieillard hospitalier était assis en cérémonie auprès du fauteuil de sa mère, et tenait une de ses mains dans les siennes : « Voilà précisément ce que j’aime, disait-il. Les plus heureux instants de mon existence se sont passés auprès de ce vieux foyer, et je trouve du plaisir à y faire flamber du feu jusqu’à ce que la chaleur devienne insupportable. Voyez-vous… ma pauvre vieille mère que voilà, s’asseyait dans cette cheminée sur ce petit tabouret, quand elle était enfant. N’est-il pas vrai, ma mère ? »

La vieille lady secoua la tête avec un sourire mélancolique, et l’on vit couler lentement sur ses joues ces larmes involontaires qui s’éveillent au souvenir des anciens temps et du bonheur écoulé depuis de longues années.

« Monsieur Pickwick, continua leur hôte après un court silence, vous m’excuserez si je parle souvent de cet endroit, car je l’aime passionnément, et je n’en connais pas d’autre. La vieille maison et les champs mêmes semblent être pour moi d’anciens amis. J’en dis autant de notre petite église garnie d’une épaisse tenture de lierre, sur lequel, par parenthèse, notre excellent ami que voilà a fait une chanson à son arrivée ici. Monsieur Snodgrass, il me semble que votre verre est vide.

– Je vous demande pardon, répliqua ce gentleman, dont la curiosité poétique avait été grandement excitée par la dernière phrase de son hôte. Vous parliez ce me semble d’une chanson sur le lierre ?

– C’est à notre ami qu’il faut vous adresser à ce sujet, dit M. Wardle en indiquant l’ecclésiastique par un signe.

– Oserais-je vous prier, monsieur, de nous faire connaître cette composition ? dit alors M. Snodgrass.

– Véritablement, répondit le vénérable ecclésiastique, c’est fort peu de chose et ma seule excuse pour m’en être rendu coupable, c’est que j’étais très-jeune dans ce temps-là. Telle qu’elle est, toutefois, vous allez l’entendre, si vous le désirez. »

Un murmure de curiosité fut naturellement la réplique, et le vieil ecclésiastique, soufflé de temps en temps par sa femme, commença à réciter la pièce de vers en question. « Je l’appelle, » dit-il :

LE LIERRE.

Oh ! quelle plante singulière

Que ce vieux gourmand de lierre,

Qui rampe sur d’anciens débris !

Il lui faut l’antique poussière

Que les siècles seuls ont pu faire,

Pour contenter ses appétits.

Oh ! quelle plante singulière

Que ce vieux gourmand de lierre !

Dans son domaine solitaire,

Tantôt il s’étend sur la terre,

Rongeant la pierre des tombeaux ;

Et tantôt, relevant la tête,

Il grimpe, d’un air de conquête,

Au sommet des plus grands ormeaux.

Oh ! quelle plante singulière

Que ce vieux gourmand de lierre !

Par le cours fatal des années,

Les nations sont ruinées,

Mais lui, rien ne peut le flétrir.

Les plus grands monuments de l’homme,

À quoi donc servent-ils, en somme ?

À l’abriter, à le nourrir.

Oh ! quelle plante singulière

Que ce vieux gourmand de lierre !

Tandis que le bienveillant ecclésiastique répétait ses vers une seconde fois pour permettre à M. Snodgrass d’en prendre note, M. Pickwick étudiait avec un grand intérêt l’expression de sa physionomie. Il prit ensuite la parole et dit au vicaire :

« Voulez-vous me permettre, monsieur, malgré la nouveauté de notre connaissance, de vous demander si, dans le cours de votre carrière, comme ministre de l’évangile, vous n’avez pas observé beaucoup d’événements dignes d’être conservés dans la mémoire des hommes ?

– Effectivement, monsieur, répliqua le ministre ; j’ai observé beaucoup d’événements, mais dans une sphère étroite ; et ils ont toujours été d’une nature simple et ordinaire.

– Vous avez réuni, je pense, quelques notes sur John Edmunds ? » reprit M. Wardle, qui désirait mettre son ami en évidence, pour l’édification de ses nouveaux hôtes.

Le vicaire fit un léger signe d’assentiment et se préparait à changer le sujet de la conversation, lorsque M. Pickwick lui dit : « Pardonnez-moi, monsieur ; mais je vous serais obligé de m’apprendre qui était ce John Edmunds ?

– C’est précisément ce que j’allais demander ; ajouta M. Snodgrass avec vivacité.

– Vous êtes pris, s’écria le joyeux hôte. Il faudra, tôt ou tard, que vous satisfassiez la curiosité de ces messieurs ; ainsi, vous feriez mieux de profiter de l’occasion et d’en finir sur-le-champ. »

Le vieux ministre sourit avec bonhomie et rapprocha sa chaise de la cheminée. Les autres membres se serrèrent aussi, principalement M. Tupman et la tante demoiselle, qui avaient peut-être l’ouïe un peu dure. Le cornet de la vieille lady fut ajusté soigneusement ; M. Miller, qui s’était endormi, fut réveillé par son ex-partner, au moyen d’un pinçon monitoire, administré par-dessous la table, et le ministre, sans autre préface, commença le récit suivant, auquel nous avons pris la liberté de donner pour titre :

LE RETOUR DU CONVICT.

« Lorsque je fus nommé vicaire de ce village, il y a juste vingt-cinq ans, j’y trouvai, parmi mes paroissiens, un certain Edmunds qui tenait à bail une petite ferme du voisinage. C’était un méchant homme, paresseux et dissolu par habitude, morose et féroce par disposition. Excepté quelques vagabonds abandonnés qui flânaient avec lui dans les champs ou qui s’abrutissaient à la taverne, il n’avait pas un seul ami, pas même une connaissance. En général on l’évitait, car personne ne se souciait de parler à un individu redouté par plusieurs, détesté par tous.

Cet homme avait une femme et un fils âgé d’environ douze ans. Je vous attristerais sans nécessité en vous dépeignant les souffrances qu’avait endurées sa femme, et tout ce que je pourrais vous dire ne suffirait pas pour apprécier suffisamment la douceur et la résignation qu’elle déployait dans les circonstances les plus délicates, ni la sollicitude pleine de tendresse et de douleur avec laquelle elle élevait son enfant. Que Dieu me pardonne ce que je vais dire, si c’est un soupçon peu charitable, mais, dans mon âme et conscience, je crois que son mari essaya systématiquement, pendant plusieurs années, de la faire mourir de chagrin. Elle supporta tout, cependant, pour l’amour de son fils ; et même, quoique cela puisse paraître étrange à bien des gens, pour l’amour de son mari. Elle l’avait aimé autrefois, et malgré ses brutalités, malgré la cruauté qu’il lui témoignait, le souvenir de ce qu’il avait été pour elle éveillait encore dans son sein des sentiments de douce indulgence, auxquels, excepté la femme, toutes les autres créatures de Dieu sont étrangères.

Ils étaient pauvres : la conduite du mari ne permettait pas qu’il en fût autrement ; mais le travail obstiné, incessant de la femme, les maintenait au-dessus du besoin. Cependant ses efforts étaient bien mal récompensés. Les gens qui passaient auprès de leur maison, le soir, entendaient souvent les pleurs, les gémissements de la malheureuse femme, et le bruit des coups qu’elle recevait. Plus d’une fois, après minuit, l’enfant vint frapper doucement à la porte de quelque maison voisine, où il était envoyé par sa mère, pour échapper à l’ivresse furieuse du père dénaturé.

Pendant tout ce temps, et quoique la pauvre créature portât souvent des marques de mauvais traitements, qu’elle ne pouvait pas entièrement cacher, elle assistait régulièrement au service divin. Chaque dimanche, matin et soir, elle occupait avec son fils le même banc dans notre petite église ; et quoique la mère et l’enfant fussent tous deux pauvrement habillés (plus pauvrement même que beaucoup de leurs voisins qui se trouvaient dans une position encore plus précaire), leur toilette était toujours décente et propre. Chacun avait un signe amical et une parole bienveillante pour cette pauvre madame Edmunds, et parfois quand, au sortir de l’église, elle s’arrêtait sous les ormes qui conduisaient au porche, pour échanger quelques mots avec un voisin ; ou quand elle ralentissait le pas pour regarder, avec l’orgueil et la tendresse d’une mère, son enfant, rose et bien portant, qui jouait devant elle avec quelques petits camarades, sa figure fatiguée s’éclairait d’une expression de gratitude profondément ressentie, et elle paraissait être sinon heureuse ou gaie, du moins résignée et tranquille.

Cinq ou six ans s’écoulèrent : l’enfant était devenu un jeune homme robuste et bien bâti, mais le temps, qui avait renforcé ses membres délicats, avait courbé la taille de sa mère et affaibli sa démarche ; et cependant le bras qui aurait dû la supporter n’était plus enchaîné sous le sien, le visage qui aurait dû la réjouir ne la regardait plus en souriant. Elle occupait toujours le même banc, mais il y avait une place vacante à côté d’elle ; sa bible était toujours tenue avec autant de soin, elle y faisait des signets pour l’ouvrir aux différentes lectures ; mais il n’y avait plus personne pour la lire avec elle, et ses larmes coulaient sur son livre, et dérobaient à ses yeux le texte sacré. Ses voisins étaient encore aussi bienveillants qu’autrefois, mais maintenant elle détournait la tête pour éviter leur salut ; elle ne s’arrêtait plus sous les vieux ormes, et elle n’enfermait plus dans son cœur des trésors de bonheur et d’espérance. Dans sa désolation elle enfonçait sa coiffe sur son visage et elle s’éloignait d’un pas précipité. Faut-il vous le dire ? Ce jeune homme qui aurait dû conserver pieusement dans sa mémoire le souvenir des privations volontaires, des mauvais traitements que sa mère avait endurés pour lui ; oubliant au contraire tout ce qu’il lui devait, et méprisant cruellement les angoisses de son cœur brisé, s’était lié avec les hommes les plus dépravés, les plus abandonnés de Dieu, et suivait une carrière de vices et de crimes, qui devait aboutir à la mort pour lui, à la honte pour elle. Hélas ! pauvre nature humaine ! Vous avez déjà deviné cela depuis longtemps.

La malheureuse femme était sur le point de voir compléter la mesure de ses infortunes. Des délits nombreux avaient été commis dans le voisinage. Les coupables étaient restés impunis, et leur audace s’en augmentait. Un vol nocturne, accompagné de circonstances aggravantes, occasionna des poursuites actives, des recherches sévères, auxquelles il était impossible d’échapper. Le jeune Edmunds fut soupçonné, ainsi que trois de ses compagnons ; il fut arrêté, jugé et condamné à mort.

Le cri perçant et égaré, le cri maternel qui effraya l’audience quand le jugement solennel fut prononcé, retentit encore à mon oreille. Ce cri frappa de terreur le cœur du coupable, que le jugement, la condamnation, l’approche de la mort même n’avaient pu ébranler. Ses lèvres, jusqu’alors comprimées avec une sombre obstination, tremblèrent et se séparèrent involontairement. Son visage devint pâle, une sueur froide mouilla son front, ses membres vigoureux frissonnèrent, et il chancela sur son banc.

Dans le premier transport de ses angoisses, la mère désolée se jeta à genoux, et supplia douloureusement l’Être infini, qui l’avait soutenue jusqu’alors dans ses épreuves, de la délivrer de ce monde de misère, et d’épargner la vie de son unique enfant. À cette prière succéda une explosion de pleurs, une agonie de désespoir, telles que j’espère bien n’en revoir jamais de semblables. Dès cet instant, je fus convaincu que la douleur abrégerait sa vie, mais je n’entendis plus une seule plainte, un seul murmure s’échapper de ses lèvres.

C’était un déchirant spectacle de voir de jour en jour, dans la cour de la prison, cette malheureuse mère qui s’efforçait avec ferveur de toucher par l’affection, par les prières, le cœur pétrifié de son fils. Ce fut en vain : il resta sombre, farouche, impénitent. La commutation inespérée de sa peine, en celle de la transportation pour quatorze ans, ne put pas même adoucir pour un seul instant son endurcissement obstiné.

L’esprit de résignation qui avait si longtemps soutenu sa mère ne pouvait plus lutter contre la faiblesse et la maladie. Pourtant elle voulut revoir son fils encore une fois. Elle déroba à son lit de souffrances ses membres chancelants ; mais ses forces la trahirent, et elle tomba presque inanimée sur le carreau.

C’est alors que l’indifférence et le stoïcisme tant vantés du coupable furent mis à une rude épreuve. Un jour se passa sans qu’il vît sa mère. Un second jour s’écoula, et elle ne vint pas. Un troisième soir arriva, et sa mère n’avait pas paru. Et dans vingt-quatre heures il devait être séparé d’elle peut-être pour toujours !

Ce nouveau châtiment, qui tombait si pesamment sur lui, le rendit presque fou. Oh ! comme les pensées longtemps oubliées de son enfance revinrent en foule dans son esprit, tandis qu’il arpentait l’étroite cour d’un pas rapide, comme si la rapidité de sa course eût pu hâter l’arrivée des nouvelles attendues ; comme le sentiment de sa misère et de son abandon s’empara amèrement de lui, lorsqu’il apprit la vérité fatale ! Sa mère, la seule personne qui l’eût jamais aimé, sa mère était malade, peut-être mourante, à une demi-lieue de lui ; quelques minutes auraient pu le porter près de son lit, s’il avait été libre, mais il ne devait plus la revoir. Il se précipita sur la grille, et saisissant les barreaux de fer avec l’énergie du désespoir, il la secoua et la fit trembler ; il s’élança contre les murailles épaisses comme s’il avait voulu les briser. Mais la prison solide bravait ses efforts insensés, et il se mit à pleurer comme un faible enfant, en se tordant les mains.

Je portai au fils emprisonné les paroles de pardon et les bénédictions de sa mère, mais sans lui dire jusqu’à quel point son état était grave : je rapportai au lit de la mourante ses solennelles assurances de repentir et ses supplications ferventes pour obtenir ce pardon. J’écoutai avec une triste compassion les mille projets que le coupable repentant faisait déjà pour soutenir sa mère, pour la rendre heureuse quand il reviendrait de son exil. Et je savais que longtemps avant qu’il eût atteint le but de son voyage elle ne serait plus de ce monde !

Il fut emmené pendant la nuit. Peu de semaines après, l’âme de la pauvre femme prit son vol, et, comme je le crois avec confiance, pour une région de paix et de bonheur éternel. J’accomplis moi-même le service funèbre sur ses restes, qui reposent maintenant dans notre petit cimetière : il n’y a point de pierre à la tête de sa tombe, à quoi bon ? Ses chagrins étaient connus aux hommes et ses vertus à Dieu.

Il avait été convenu, avant le départ du condamné, qu’il écrirait à sa mère aussitôt qu’il en pourrait obtenir la permission, et que ses lettres me seraient adressées, car son père avait positivement refusé de le voir, depuis le moment de son arrestation, et se souciait peu qu’il fût mort ou vivant. Nombre d’années s’écoulèrent sans que je reçusse de ses nouvelles ; et lorsque la moitié de son temps fut passée, j’en conclus qu’il n’existait plus, et en vérité, je le souhaitais presque.

Je me trompais cependant. À son arrivée à Botany-Bay10, il avait été envoyé dans l’intérieur des terres, et ce fut apparemment pour cela qu’aucune de ses lettres ne me parvint. Il resta au même endroit pendant quatorze années, persévérant constamment dans ses bonnes résolutions, et fidèle aux promesses qu’il avait faites à sa mère. Quand son temps fut fini, il surmonta d’énormes difficultés pour regagner l’Angleterre, et revint à pied au lieu de sa naissance.

Par une belle soirée du mois d’août, John Edmunds rentra dans le village dont il avait été honteusement emmené dix-sept années auparavant. Le chemin qu’il suivait passait au milieu du cimetière, et son cœur se gonfla en le traversant, les rayons du soleil couchant se jouaient à travers les branches gigantesques des vieux ormes qui réveillaient dans l’esprit du libéré les souvenirs de son jeune âge ; il se rappelait le temps où, s’attachant à la main de sa mère, il se rendait gaiement à l’église avec elle ; il croyait voir encore son pâle visage ; il croyait sentir les larmes brûlantes qui tombaient sur son front lorsqu’elle se baissait pour l’embrasser, et qui le faisaient pleurer aussi, quoiqu’il ne sût guère alors combien ces larmes étaient remplies d’amertume. Il se rappelait encore combien de fois il avait couru joyeusement dans ce même sentier avec quelques-uns de ses petits camarades, se retournant de temps en temps pour apercevoir le sourire de sa mère, ou pour entendre sa douce voix ; et alors il lui sembla qu’un rideau se tirait dans sa mémoire ; et mille souvenirs de tendresse méconnue et d’avertissements méprisés, de promesses oubliées, vinrent se presser dans son cerveau et déchirer son cœur.

Il entra dans l’église, car c’était un dimanche, et quoique le service du soir fût fini et que les assistants fussent dispersés, la vieille porte de chêne, aux larges clous, n’était point encore fermée. Les pas du convict retentirent sous la voûte, et dans le calme religieux qui régnait autour de lui, il se trouva si isolé qu’il eut presque peur. Il regarda les objets qui l’entouraient : rien n’était changé. L’église lui paraissait plus petite que dans son enfance, mais elle renfermait toujours les vieux monuments qu’il avait contemplés mille fois avec une crainte enfantine. Là se trouvait la petite chaire, ornée du coussin fané où le ministre posait sa bible, et où il avait entendu prêcher la parole de Dieu ; ici la table de communion, devant laquelle il avait si souvent répété, dans son enfance, les commandements qu’il avait oubliés quand il était devenu homme. Il s’approcha de l’ancien banc de sa mère ; le coussin avait été retiré, la bible n’y était point. Il pensa que peut-être Mme Edmunds occupait maintenant un siège plus pauvre, ou que peut-être elle était devenue infirme et ne pouvait plus aller seule jusqu’à l’église. Il n’osait pas arrêter son esprit sur une autre supposition. Une sensation de froid s’empara de lui, et il tremblait de tous ses membres en se détournant pour sortir.

Comme il arrivait sous le porche, il y vit entrer un homme vieux et cassé. Il tressaillit, car il le reconnaissait : souvent il l’avait vu creuser des fosses dans le cimetière derrière l’église : et maintenant qu’est-ce que l’honnête sacristain allait dire au convict libéré ? Le vieillard leva les yeux, le regarda un instant, lui souhaita le bonsoir, et s’éloigna avec lenteur. Il ne l’avait pas reconnu.

Edmunds descendit la colline et traversa le village. La saison était chaude, et les habitants, assis à leur porte ou se promenant dans leur petit jardin, jouissaient de la fraîcheur du soir et des douceurs du repos, après les fatigues de la journée. Beaucoup de regards se dirigèrent vers l’étranger, et il jeta à droite et à gauche bien des coups d’œil inquiets, pour voir si on se souvenait de lui et si on l’évitait. Il y avait des figures nouvelles dans presque toutes les maisons ; à la porte de quelques-unes il reconnaissait la physionomie d’un camarade d’école, un bambin lorsqu’il l’avait quitté, et maintenant environné de ses joyeux enfants : devant d’autres chaumières il voyait, assis dans un fauteuil, un vieillard faible et infirme, qu’il se rappelait avoir connu encore jeune et vigoureux. Tous l’avaient oublié et il passa sans que personne lui adressât une parole.

Les derniers et doux rayons du soleil avaient jeté sur la terre une riche teinte de pourpre, donnant un éclat doré aux épis jaunis et allongeant l’ombre des arbres, lorsqu’il arriva devant la vieille maison, la maison de son enfance, après laquelle son cœur avait soupiré si souvent, si ardemment, durant de longues et pénibles années de captivité et de douleur. La palissade était basse, quoiqu’il se rappelât le temps où elle lui paraissait gigantesque ; il regarda par-dessus dans le jardin. Il y vit beaucoup plus de fleurs qu’il n’y en avait autrefois, mais les vieux arbres y étaient encore. Il reconnut celui sous lequel il s’était couché mille fois lorsqu’il était fatigué de jouer au soleil, laissant doucement aller ses sens au léger sommeil d’une enfance heureuse. Il entendit des voix dans l’intérieur de la maison, mais elles affectèrent péniblement son oreille, car il ne les connaissait point, et elles exprimaient la gaieté. Or il savait bien que sa pauvre vieille mère ne pouvait pas être gaie, lui absent. La porte s’ouvrit et il en vit sortir une troupe de petits enfants riant et gambadant.

Le père, avec un marmot dans ses bras, parut sur le seuil et les enfants se pressèrent autour de lui, frappant joyeusement des mains, et le tirant de toutes leurs forces pour lui faire prendre part à leurs jeux. Le convict se rappela combien de fois, à la même place, il s’était dérobé aux regards de son père ; il se rappela combien de fois il avait caché sous ses draps sa tête tremblante, en entendant les sanglots étouffés de sa malheureuse mère quand elle avait été injuriée et battue par son mari furieux. Il se détourna, et ses poings étaient crispés, ses dents étaient serrées avec rage, lorsqu’il s’éloigna de la maison paternelle.

Tel était donc le retour qui avait occupé son esprit pendant un si grand nombre d’années pénibles, et pour lequel il avait supporté tant de souffrances ! Pas un visage ami, pas un regard de pardon, pas une main pour l’aider, pas une maison pour l’accueillir ; et cela dans le village où il était né ! Quel abandon ! quelle solitude ! plus amère mille fois que celle des contrées sauvages où il avait été exilé !

Il reconnut alors que, sur la terre lointaine de l’infamie et de la servitude, il s’était représenté les lieux de sa naissance tels qu’il les avait laissés, non pas tels qu’il devait les retrouver. La triste réalité se dévoila tout d’un coup à son esprit, et abattit son courage. Il n’eut pas la force de prendre des informations ni de se présenter à la seule personne qui devait le recevoir avec compassion. Il marcha lentement devant lui, évitant la grande route, comme un coupable, entra dans une prairie qu’il avait parcourue jadis dans tous les sens, couvrit son visage de ses mains, et se laissa tomber sur l’herbe.

Un homme, qu’Edmunds n’avait point aperçu, était assis tout auprès de lui sur la terre. Il se retourna pour regarder le nouveau venu, et Edmunds entendant le frôlement de ses habits releva la tête.

Cet homme portait le costume du Work-House ; son corps était courbé, sa face jaune et ridée. Il paraissait très-vieux, mais plutôt par l’effet destructeur de l’intempérance et des maladies que par le résultat graduel des années. Ses yeux étaient lourds et ternes, mais quand ils eurent contemplé Edmunds pendant quelques instants, ils s’animèrent d’une étrange expression d’alarme, et s’ouvrirent si horriblement qu’ils semblaient près de sortir de leur orbite.

Le convict, se levant peu à peu sur ses genoux, examinait avec une anxiété toujours croissante le visage du vieillard. Ils s’observèrent ainsi en silence durant assez longtemps.

Tout à coup le vieillard tressaillit, devint affreusement pâle, se leva en chancelant et recula quelques pas, en voyant qu’Edmunds se levait aussi.

« Parlez-moi ! que j’entende le son de votre voix ! s’écria le libéré palpitant d’émotion.

– N’avance pas ! » s’écria le vieillard en blasphémant.

Mais Edmunds ne l’écoutait point et continuait à s’approcher de lui.

« N’avance pas ! répéta-t-il en frémissant de rage et de terreur ; et en même temps, levant son bâton, il en frappa violemment le libéré au visage.

– Mon père !… Misérable !… » murmura celui-ci entre ses dents serrées ; puis, s’élançant avec fureur, il saisit le vieillard à la gorge ; mais il se souvint que c’était son père, et ses mains retombèrent sans force à ses côtés.

Le vieillard jeta un cri perçant, qui retentit à travers les champs déserts comme les hurlements d’un mauvais esprit. Sa face devint livide, le sang jaillit de sa bouche et de son nez, il chancela et tomba en arrière. Il s’était rompu un vaisseau, et lorsque son fils le releva de la mare de sang noir et épais qu’il avait vomie, il était mort.

Dans un coin de notre cimetière, repose un homme que j’ai employé à mon service pendant trois années, après cet événement. Il était réellement repentant et corrigé. Personne n’a su durant sa vie qui il était, ni d’où il venait. C’était Edmunds le convict libéré. »

Chapitre VII. Comment M. Winkle, au lieu de tirer le pigeon et de tuer la corneille, tira la corneille et blessa le pigeon. Comment le club de la Crosse de Dingley-Dell lutta contre celui de Muggleton, et comment Muggleton dîna aux dépens de Dingley-Dell. Avec diverses autres matières également instructives et intéressantes. §

Les fatigantes aventures de la journée, ou peut-être l’influence somnifère de l’histoire racontée par le ministre, opérèrent si fortement sur les nerfs de M. Pickwick qu’il était à peine au lit depuis cinq minutes, lorsqu’il s’endormit d’un sommeil profond. Il n’en fut tiré que le lendemain matin par les brillants rayons du soleil levant, qui pénétraient dans sa chambre, et qui semblaient lui adresser des reproches.

M. Pickwick n’était pas paresseux : comme un vaillant guerrier, il s’élança hors de sa tente… je veux dire à bas de son lit.

« Quel délicieux pays ! s’écria-t-il avec enthousiasme en ouvrant sa jalousie. Ah ! lorsqu’on a senti l’influence d’un semblable paysage, pourrait-on consentir à vivre pour n’apercevoir chaque jour que des briques et des ardoises ? Pourrait-on continuer d’exister dans un lieu où l’on ne voit pas de foin, excepté dans les écuries ; pas de plantes fleuries excepté des joubarbes sur les toits ; pas de vaches, excepté celles de l’impériale des voitures ? Rien qui rappelle le dieu Pan, excepté des pans de muraille. Pourrait-on consentir à traîner sa vie dans un tel séjour ? je le demande, pourrait-on endurer une semblable existence ? »

Après avoir ainsi, durant longtemps, interrogé la solitude, suivant l’usage des plus grands poëtes, M. Pickwick allongea la tête hors de la croisée, et regarda autour de lui.

La douce et pénétrante odeur des foins qu’on venait de faucher montait jusqu’à lui. Les mille parfums des petites fleurs au jardin embaumaient l’air d’alentour ; la verte prairie brillait sous la rosée matinale, et chaque brin d’herbe étincelait agité par un doux zéphyr. Enfin les oiseaux chantaient, comme si chacune des larmes de l’aurore avait été pour eux une source d’inspiration. En contemplant ce spectacle, M. Pickwick tomba dans une douce et mystérieuse rêverie.

« Ohé ! » tels furent les sons qui le rappelèrent à la vie réelle.

Sa vue se porta rapidement sur la droite ; mais il ne découvrit personne. Ses yeux s’égarèrent vers la gauche et percèrent en vain l’étendue. Il mesura d’un regard audacieux le firmament ; mais ce n’était point de là qu’on l’appelait ; enfin il fit ce qu’un esprit vulgaire aurait fait du premier coup, il regarda dans le jardin et y vit M. Wardle.

« Comment ça va-t-il ? lui demanda son joyeux hôte. Belle matinée, n’est-ce pas ? Charmé de vous voir levé de si bonne heure. Dépêchez-vous de descendre, je vous attendrai ici. »

M. Pickwick n’eut pas besoin d’une seconde invitation. Dix minutes lui suffirent pour compléter sa toilette, et à l’expiration de ce terme, il était à côté du vieux gentleman.

« Qu’est-ce qu’il y a ? demanda M. Pickwick en voyant que son hôte était armé d’un fusil et qu’il y en avait un second près de lui, sur le gazon.

– Votre ami et moi, répliqua M. Wardle, nous allons tirer des corneilles avant déjeuner. Il est très-bon tireur, n’est-il pas vrai ?

– Je le lui ai entendu dire, mais je ne lui ai jamais vu ajuster la moindre chose.

– Je voudrais bien qu’il se dépêchât, murmura M. Wardle ; et il appela : Joe ! Joe ! »

Peu de temps après on vit sortir de la maison le gros joufflu, qui, grâce à l’influence excitante de la matinée, n’était guère assoupi qu’aux trois quarts.

« Allez appeler le gentleman, lui dit son maître, et prévenez-le qu’il me trouvera avec M. Pickwick, dans le bois. Vous lui montrerez le chemin, entendez-vous ? »

Joe s’éloigna pour exécuter cette commission, et M. Wardle, portant les deux fusils, conduisit M. Pickwick hors du jardin.

« Voici la place, » dit-il au bout de quelques minutes en s’arrêtant dans une avenue d’arbres. C’était un avertissement inutile, car le croassement continuel des pauvres corneilles indiquait suffisamment leur domicile.

Le vieux gentleman posa l’un des fusils sur la terre et chargea l’autre.

« Voilà nos gens, dit M. Pickwick. Et en effet on aperçut au loin M. Tupman, M. Snodgrass et M. Winkle, car Joe ne sachant pas, au juste, lequel de ces messieurs il devait amener, avait jugé, dans sa sagacité profonde, que pour prévenir toute erreur, le meilleur moyen était de les convoquer tous les trois.

« Arrivez ! arrivez ! cria le vieux gentleman à M. Winkle. Un fameux tireur comme vous aurait dû être prêt depuis longtemps, même pour si peu de chose. »

M. Winkle répondit par un sourire contraint, et ramassa le fusil qui lui était destiné, avec l’expression de physionomie qui aurait pu convenir à une corneille métaphysicienne, tourmentée par le pressentiment d’une mort prochaine et violente. C’était peut-être de l’indifférence, mais cela ressemblait prodigieusement à de l’abattement.

Le vieux gentleman fit un signe, et deux gamins déguenillés commencèrent à grimper lestement sur deux arbres.

« Pourquoi faire ces enfants ? » demanda brusquement M. Pickwick.

Son bon cœur s’était alarmé, car il avait tant entendu parler de la détresse des laboureurs, qu’il n’était pas éloigné de croire que leurs enfants pussent être forcés par la misère, à s’offrir eux-mêmes pour but aux chasseurs, afin d’assurer ainsi à leurs parents une chétive subsistance.

« Seulement pour faire lever le gibier, répondit en riant M. Wardle.

– Pour faire quoi ?

– Pour effrayer les corneilles.

– Ah ! voilà tout ?

– Oui. Vous voilà entièrement tranquille ?

– Tout à fait.

– Très-bien ! Commencerai-je ? ajouta le vieux gentleman en s’adressant à M. Winkle.

– Oui, s’il vous plaît, répondit celui-ci, enchanté d’avoir un moment de répit.

– Reculez-vous un peu. Allons ! voilà le moment ! »

L’un des enfants cria en secouant une branche, sur laquelle était un nid, et aussitôt une douzaine de jeunes corneilles, interrompues au milieu d’une très-bruyante conversation, s’élancèrent au dehors pour demander de quoi il s’agissait. Le vieux gentleman fit feu, par manière de réplique. L’un des oiseaux tomba et les autres s’envolèrent.

– Ramassez-le Joe, » dit le vieux gentleman.

Le corpulent jeune homme s’avança, et ses traits s’épanouirent en guise de sourire : des visions indistinctes de pâtés de corneilles flottaient devant son imagination. En emportant l’oiseau, il riait, car la victime était grasse et tendre.

« Maintenant, à votre tour, monsieur Winkle, dit le vieux gentleman en rechargeant son fusil. Allons ! tirez ! »

M. Winkle s’avança, et épaula son fusil. M. Pickwick et ses compagnons se reculèrent involontairement, pour éviter la pluie de corneilles qu’ils étaient sûrs de voir tomber sous le plomb dévastateur de leur ami. Il y eut une pose solennelle, un grand cri, un battement d’ailes, un léger clic…

« Oh ! oh ! fit le vieux gentleman.

– Il ne veut pas partir ? demanda M. Pickwick.

– Il a raté, répondit M. Winkle, qui était fort pâle, probablement de désappointement.

– C’est étrange, dit le vieux gentleman en prenant le fusil. Cela ne lui est jamais arrivé.

– Comment ? je ne vois aucun reste de la capsule.

– En vérité ? répartit M. Winkle : j’aurai complètement oublié la capsule. »

Cette légère omission fut réparée ; M. Pickwick s’abrita de nouveau, et M. Tupman se mit derrière un arbre. M. Winkle fit un pas en avant, d’un air déterminé, en tenant son fusil à deux mains. L’enfant cria ; quatre oiseaux s’envolèrent ; M. Winkle leva son arme ; on entendit une explosion, puis un cri d’angoisse ; mais ce n’était pas le cri d’une corneille. M. Tupman avait sauvé la vie à beaucoup d’innocents oiseaux, en recevant dans son bras gauche une partie de la charge.

Il serait impossible d’exprimer la confusion qui s’en suivit ; de dire comment M. Pickwick, dans les premiers transports de son émotion, appela M. Winkle, misérable ! comment M. Tupman était étendu sur le gazon ; comment M. Winkle, frappé d’horreur, s’était agenouillé auprès de lui ; comment M. Tupman, dans le délire, invoquait plusieurs noms de baptême féminins, puis ouvrait un œil, puis l’autre, et retombait en arrière, en les fermant tous les deux. Une telle scène serait aussi difficile à décrire, qu’il le serait de peindre le malheureux blessé revenant graduellement à lui-même, voyant bander ses plaies avec des mouchoirs, et regagnant lentement la maison, appuyé sur ses amis inquiets.

Les dames étaient sur le seuil de la porte, attendant le retour de ces messieurs pour déjeuner. La tante demoiselle brillait entre toutes ; elle sourit et leur fit signe de venir plus vite. Il était évident qu’elle ne savait point l’accident arrivé. Pauvre créature ! Il y a des moments où l’ignorance est véritablement un bienfait.

On approchait de plus en plus.

« Qu’est-il donc arrivé au vieux petit monsieur ? dit à demi-voix miss Isabella Wardle. La tante demoiselle ne fit pas attention à cette remarque. Elle crut qu’il s’agissait de M. Pickwick ; car à ses yeux, Tracy Tupman était un jeune homme : elle voyait ses années à travers un verre rapetissant.

– Ne vous effrayez point ! cria M. Wardle à ses filles ; et la petite troupe était tellement pressée autour de M. Tupman, qu’on ne pouvait pas encore distinguer clairement la nature de l’événement.

– Ne vous effrayez point, répéta M. Wardle quelques pas plus loin.

– Qu’y a-t-il donc ! s’écrièrent les dames horriblement alarmées par cette précaution.

– Il est arrivé un petit accident à M. Tupman ; voilà tout. »

La tante demoiselle poussa un cri perçant, ferma les yeux et se laissa tomber à la renverse dans les bras des deux jeunes personnes.

« Jetez-lui de l’eau froide au visage, s’écria le vieux gentleman.

– Non ! Non ! murmura la tante demoiselle. Je suis mieux maintenant, Bella… Emily… Un chirurgien… Est-il blessé ? est-il mort ? est-il… Ah ! ah ! ah !… » Et la tante demoiselle, poussant de nouveaux cris, eut une attaque de nerfs n° 2.

« Calmez-vous, dit M. Tupman affecté presque jusqu’aux larmes de cette expression de sympathie pour ses souffrances. Chère demoiselle, calmez-vous !

– C’est sa voix ! s’écria la tante demoiselle ; et de violents symptômes d’une attaque n° 3 se manifestèrent aussitôt.

– Ne vous tourmentez pas, je vous en supplie, très-chère demoiselle, reprit M. Tupman d’une voix consolante. Je suis fort peu blessé, je vous assure.

– Vous n’êtes donc pas mort ? s’écria la nerveuse personne. Oh ! dites que vous n’êtes pas mort.

– Ne faites pas la folle, Rachel, interrompit M. Wardle, d’une manière plus brusque que ne semblait le comporter la nature poétique de cette scène. Quelle diable de nécessité y a-t-il, qu’il vous dise lui-même qu’il n’est pas mort ?

– Non ! je ne le suis pas, reprit M. Tupman ; je n’ai pas besoin d’autres secours que les vôtres. Laissez-moi m’appuyer sur votre bras… » Et il ajouta à son oreille : « Ô miss Rachel ! » Pleine d’agitation, la dame de ses pensées s’avança et lui offrit son bras. Ils entrèrent ensemble dans le salon. M. Tracy Tupman pressa doucement sur ses lèvres une main qu’on lui abandonna, et se laissa tomber ensuite sur un canapé.

« Vous trouvez-vous mal ? demanda Rachel avec anxiété.

– Non, ce n’est rien ; je serai mieux dans un instant, répondit M. Tupman en fermant les yeux.

– Il dort ! murmura la tante demoiselle (il avait clos ses paupières depuis près de vingt secondes). Il dort ! cher M. Tupman ! »

M. Tupman sauta sur ses pieds. « Oh ! répétez ces paroles ! » s’écria-t-il.

La dame tressaillit. « Sûrement vous ne les avez pas entendues, dit-elle avec pudeur.

– Oh ! si, je les ai entendues, répliqua chaleureusement M. Tupman. Répétez ces paroles, si vous voulez que je guérisse ! répétez-les.

– Silence ! dit la dame ! voilà mon frère ! »

M. Tracy Tupman reprit sa première position, et M. Wardle entra dans la chambre, accompagné d’un chirurgien.

Le bras fut examiné ; la blessure pansée, et déclarée fort légère ; et l’esprit des assistants se trouvant ainsi rassuré ils procédèrent à satisfaire leur appétit. La gaieté brillait de nouveau sur leurs visages. M. Pickwick seul restait silencieux et réservé ; le doute et la méfiance se peignaient sur sa physionomie expressive, car sa confiance en M. Winkle avait été ébranlée, grandement ébranlée par les aventures du matin.

« Jouez-vous à la crosse ? demanda M. Wardle au chasseur.

Dans tout autre temps M. Winkle aurait répondu d’une manière affirmative, mais il sentit la délicatesse de sa position, et répliqua modestement : « Non monsieur.

– Et vous, monsieur ? demanda M. Snodgrass au joyeux vieillard.

– J’y jouais autrefois, répliqua celui-ci ; mais j’y ai renoncé désormais. Cependant je souscris au club, quoique je ne joue plus.

– N’est-ce pas aujourd’hui qu’a lieu la grande partie entre les camps opposés de Muggleton et de Dingley-Dell ? demanda M. Pickwick.

– Oui, répliqua leur hôte : vous y viendrez, n’est-ce pas ?

– Oui, monsieur, répondit M. Pickwick : j’ai grand plaisir à voir des exercices auxquels on peut se livrer sans danger, et dans lesquels la maladresse des gens ne met pas en péril la vie de leurs semblables. » En prononçant ces mots M. Pickwick fit une pause expressive, et regarda fixement M. Winkle, qui ne put soutenir sans frémir le coup d’œil pénétrant de son mentor. Celui-ci ajouta alors : « Ne serait-il pas convenable de confier notre ami blessé aux soins de ces dames ?

– Vous ne pouvez pas me placer dans de meilleures mains, murmura M. Tupman.

– Ce serait impossible, » ajouta M. Snodgrass.

Il fut donc convenu que M. Tupman resterait à la maison sous la surveillance des dames, et que la portion masculine de la société, conduite par M. Wardle, irait juger des coups dans ce combat d’habileté qui avait tiré Muggleton de sa torpeur, et inoculé à Dingley-Dell une excitation fébrile.

Il n’y avait guère qu’une demi-lieue de distance à parcourir, et le sentier couvert de mousse passait par des allées ombragées. La conversation roula principalement sur les délicieux paysages qui se découvraient tour à tour, et M. Pickwick regretta presque d’avoir été si vite, lorsqu’il se trouva dans la grande rue de Muggleton.

Toutes les personnes dont le génie est doué de la moindre propension géographique savent, nécessairement, que la ville de Muggleton jouit d’une corporation, qu’elle possède un maire, des bourgeois, des électeurs : et quiconque consultera les Adresses du maire aux freemen, ou celles des freemen au maire, ou celles du maire et des freemen à la corporation, ou celles du maire, des freemen et de la corporation au Parlement, apprendra par là ce qu’il aurait dû connaître auparavant : à savoir, que Muggleton est un bourg ancien et loyal, unissant une ferveur zélée pour les principes du christianisme à un attachement solide aux droits commerciaux. En preuve de quoi, le maire, la corporation et divers habitants, ont présenté à différentes reprises soixante-huit pétitions pour qu’on permit la vente des bénéfices dans l’église, quatre-vingt-six pétitions pour qu’on défendît la vente dans les rues le dimanche, mille quatre cent vingt pétitions contre la traite des noirs en Amérique, avec un nombre égal de pétitions contre toute espèce d’intervention législative, au sujet du travail exagéré des enfants, dans les manufactures anglaises.

Lorsque M. Pickwick se trouva dans la grande rue de cet illustre bourg, il contempla la scène qui s’offrit à ses yeux avec une curiosité mélangée d’intérêt.

La place du marché avait la forme d’un carré au centre duquel s’était érigée une vaste auberge. Son enseigne énorme étalait un objet fort commun dans les arts, mais qu’on rencontre rarement dans la nature, c’est-à-dire un lion bleu, ayant trois pattes en l’air et se balançant sur l’extrémité de l’ongle central de la quatrième. On voyait aux environs un bureau d’assurance contre l’incendie et celui d’un commissaire-priseur, les magasins d’un marchand de blé et d’un marchand de toile, les boutiques d’un sellier, d’un distillateur, d’un épicier et d’un cordonnier, lequel cordonnier faisait également servir son local à la diffusion des chapeaux, des bonnets, des hardes de toute espèce, des parapluies et des connaissances utiles. Il y avait en outre une petite maison de briques rouges, précédée d’une sorte de cour pavée, et que tout le monde, à la première vue, reconnaissait pour appartenir à un avoué. Il y avait encore une autre maison en briques rouges sur la porte de laquelle s’étalait une large plaque de cuivre annonçant, en caractères très-lisibles, que cette maison appartenait à un chirurgien. Quelques jeunes gens se dirigeaient vers le jeu de crosse, et deux ou trois boutiquiers, se tenant debout sur le pavé de leur porte, avaient l’air fort désireux de se rendre au même endroit, comme ils auraient pu le faire, selon toutes les apparences, sans perdre un grand nombre de chalands.

M. Pickwick s’était déjà arrêté pour faire ces observations qu’il se proposait de noter à son aise, mais comme ses amis avaient quitté la grande rue, il se hâta de les rejoindre et les retrouva en vue du champ de bataille.

Les barres que les joueurs doivent conquérir ou défendre étaient déjà placées, aussi bien qu’une couple de tentes pour servir au repos et au rafraîchissement des parties belligérantes. Mais le jeu n’était pas encore commencé. Deux ou trois Dingley-Dellois ou Muggletoniens s’amusaient d’un air majestueux à jeter négligemment leur balle d’une main dans l’autre. Ils avaient des chapeaux de paille, des jaquettes de flanelle et des pantalons blancs, ce qui leur donnait tout à fait la tournure d’amateurs tailleurs de pierre. Quelques autres gentlemen, vêtus de la même manière, étaient éparpillés autour des tentes, vers l’une desquelles M. Wardle conduisit sa société.

Plusieurs douzaines de « Comment vous portez-vous ? » saluèrent l’arrivée du vieux gentleman, et il y eut un soulèvement général de chapeaux de paille, avec une inclinaison contagieuse de gilets de flanelle, lorsqu’il introduisit ses hôtes comme des gentlemen de Londres, qui désiraient vivement assister aux agréables divertissements de la journée.

« Je crois, monsieur, que vous feriez mieux d’entrer dans la marquise, dit un très-volumineux gentleman, dont le corps paraissait être la moitié d’une gigantesque pièce de flanelle, perchée sur une couple de traversins.

– Vous y seriez beaucoup mieux, monsieur, ajouta un autre gentleman aussi volumineux que le précédent, et qui ressemblait à l’autre moitié de la susdite pièce de flanelle.

– Vous êtes bien bon, répondit M. Pickwick.

– Par ici, reprit le premier gentleman ; c’est ici que l’on marque, c’est la place la meilleure ; » et il les précéda en soufflant comme un cheval poussif.

Jeu superbe, – noble occupation, – bel exercice, – charmant ! Telles furent les paroles qui frappèrent les oreilles de M. Pickwick en entrant dans la tente, et le premier objet qui s’offrit à ses regards fut son ami de la voiture de Rochester. Il était en train de pérorer, à la grande satisfaction d’un cercle choisi des joueurs élus par la ville de Muggleton. Son costume s’était légèrement amélioré. Il avait des bottes neuves, mais il était impossible de le méconnaître.

L’étranger reconnut immédiatement ses amis. Avec son impétuosité ordinaire et en parlant continuellement, il se précipita vers M. Pickwick, le saisit par la main et le tira vers un siège, comme si tous les arrangements du jeu avaient été spécialement sous sa direction.

« Par ici ! – par ici ! – ça sera fièrement amusant, – muids de bière, – monceaux de bœuf, – tonneaux de moutarde, – glorieuse journée, – asseyez-vous, – mettez-vous à votre aise, – charmé de vous voir, très-charmé. »

M. Pickwick s’assit comme on le lui disait, et MM. Winkle et Snodgrass suivirent également les indications de leur mystérieux ami. M. Wardle l’examinait avec un étonnement silencieux.

– M. Wardle, un de mes amis, dit M. Pickwick à l’étranger.

– Un de vos amis ? s’écria celui-ci. Mon cher monsieur, comment vous portez-vous ? – Les amis de nos amis sont… – Votre main, monsieur. »

En enfilant ces phrases, l’étranger saisit la main de M. Wardle avec toute la chaleur d’une vieille intimité, puis se recula de deux ou trois pas, comme pour mieux voir son visage et sa tournure, puis secoua sa main de nouveau plus chaudement encore que la première fois, s’il est possible.

« Et comment êtes-vous venu ici ? demanda M. Pickwick avec un sourire où la bienveillance luttait contre la surprise.

– Venu ? – Je loge à l’auberge de la Couronne, à Muggleton. – Rencontré une société. – Jaquettes de flanelle, – pantalons blancs, – sandwiches aux anchois, – rognons braisés, – fameux gaillards, – charmant ! »

M. Pickwick connaissait assez le système sténographique de l’étranger pour conclure de cette communication rapide et disloquée que, d’une manière ou d’une autre, il avait fait connaissance avec les Muggletoniens, et que, par un procédé qui lui était particulier, il était parvenu à en extraire une invitation générale. La curiosité de M. Pickwick ainsi satisfaite, il ajusta ses lunettes et se prépara à considérer le jeu qui venait de commencer.

Les deux joueurs les plus renommés du fameux club de Muggleton, M. Dumkins et M. Podder, tenant leurs crosses à la main, se portèrent solennellement vers leurs guichets respectifs. M. Luffey, le plus noble ornement de Dingley-Dell, fut choisi pour bouler contre le redoutable Dumkins, et M. Struggles fut élu pour rendre le même office à l’invincible Podder. Plusieurs joueurs furent placés pour guetter les balles en différents endroits de la plaine, et chacun d’eux se mit dans l’attitude convenable, en appuyant une main sur chaque genou et en se courbant, comme s’il avait voulu offrir un dos favorable à quelque apprenti saute-mouton. Tous les joueurs classiques se posent ainsi, et même on pense généralement qu’il serait impossible de bien voir venir une balle dans une autre attitude.

Les arbitres se placèrent derrière les guichets et les compteurs se préparèrent à noter les points. Il se fit alors un profond silence. M. Luffey se retira quelques pas en arrière du guichet de l’immuable Podder, et, durant quelques secondes, il appliqua sa balle à son œil droit. Dumkins, les yeux fixés sur chaque mouvement de Luffey, attendait l’arrivée de la balle avec une noble confiance.

« Attention, s’écria soudain le bouleur, et en même temps la balle s’échappe de sa main, rapide comme l’éclair, et se dirige vers le centre du guichet. Le prudent Dumkins était sur ses gardes ; il reçut la balle sur le bout de sa crosse et la fit voler au loin par-dessus les éclaireurs, qui s’étaient baissés justement assez pour la laisser passer au-dessus de leur tête.

– Courez ! courez ! – Une autre balle ! – Maintenant ! – Allons ! – Jetez-la ! – Allons ! – Arrêtez-la ! – Une autre ! – Non ! – Oui ! – Non ! – Jetez-la ! – Jetez-la. » Telles furent les acclamations qui suivirent ce coup, à la conclusion duquel Muggleton avait gagné deux points.

Cependant Podder n’était pas moins actif à se couvrir de lauriers, dont l’éclat rejaillissait également sur Muggleton. Il bloquait les balles douteuses, laissait passer les mauvaises, prenait les bonnes et les faisait voler dans tous les coins de la plaine. Les coureurs étaient sur les dents. Les bouleurs furent changés et d’autres boulèrent jusqu’à ce que leur bras en devinssent roides ; mais Dumkins et Podder restèrent invaincus. Vainement la balle était lancée droit au centre du guichet, ils y arrivaient avant elle et la repoussaient au loin. Un gentleman d’un certain âge s’efforçait-il d’arrêter son mouvement, elle roulait entre ses jambes ou glissait entre ses doigts ; un mince gentleman essayait-il de l’attraper, elle lui choquait le nez et rebondissait plaisamment avec une nouvelle force, pendant que les yeux du joueur maladroit se remplissaient de larmes et que son corps se tordait par la violence de ses angoisses. Enfin, quand on fit le compte de Dumkins et de Podder, Muggleton avait marqué cinquante-quatre points, tandis que la marque des Dingley-Dellois était aussi blanche que leurs visages. L’avantage était trop grand pour être reconquis. Vainement l’impétueux Luffey, vainement l’enthousiaste Struggles firent-ils tout ce que l’expérience et le savoir pouvaient leur suggérer pour regagner le terrain perdu par Dingley-Dell, tout fut inutile, et bientôt Dingley-Dell fut obligé de reconnaître Muggleton pour son vainqueur.

Cependant l’étranger à l’habit vert n’avait fait que boire, manger et parler à la fois et sans interruption. À chaque coup bien joué, il exprimait son approbation d’une manière pleine de condescendance et qui ne pouvait manquer d’être singulièrement flatteuse pour les joueurs qui la méritaient. Mais aussi, chaque fois qu’un joueur ne pouvait saisir la balle ou l’arrêter, il fulminait contre le maladroit. Ah ! stupide ! – Allons, maladroit ! – Imbécile ! – Cruche ! etc. Exclamations au moyen desquelles il se posait aux yeux des assistants, comme un juge excellent, infaillible dans tous les mystères du noble jeu de la crosse.

« Fameuse partie ! bien jouée ! Certains coups admirables ! dit l’étranger à la fin du jeu, au moment où les deux partis se pressaient dans la tente.

– Vous y jouez, monsieur ? demanda M. Wardle qui avait été amusé par sa loquacité.

– Joué ? parbleu ! Mille fois. Pas ici ; aux Indes occidentales. Jeu entraînant ! chaude besogne, très-chaude !

– Ce jeu doit être bien échauffant dans un pareil climat ! fit observer M. Pickwick.

– Échauffant ? Dites brûlant ! grillant ! dévorant ! Un jour, je jouais un seul guichet contre mon ami le colonel sir Thomas Blazo, à qui ferait le plus de points. Jouant à pile ou face qui commencera, je gagne : sept heures du matin : six indigènes pour ramasser les balles. Je commence. Je renvoie toutes les balles du colonel. Chaleur intense ! Les indigènes se trouvent mal. On les emporte. Une autre demi-douzaine les remplace ; ils se trouvent mal de même. Blazo joue, soutenu par deux indigènes. Moi, infatigable, je lui renvoie toujours ses balles. Blazo se trouve mal aussi. Enfoncé le colonel ! Moi, je ne veux pas cesser. Quanko Samba restait seul. Le soleil était rouge, les crosses brûlaient comme des charbons ardents, les balles avaient des boutons de chaleur. Cinq cent soixante-dix points ! Je n’en pouvais plus. Quanko recueille un reste de force. Sa balle renverse mon guichet ; mais je prends un bain, et vais dîner.

– Et que devint ce monsieur… Chose ? demanda un vieux gentleman.

– Qui ? Le colonel Blazo ?

– Non, l’autre gentleman.

– Quanko Samba ?

– Oui, monsieur.

– Pauvre Quanko ! n’en releva jamais, quitta le jeu, quitta la vie, mourut, monsieur ! » En prononçant ces mots, l’étranger ensevelit son visage dans un pot d’ale. Mais était-ce pour en savourer le contenu, ou pour cacher son émotion ? C’est ce que nous n’avons jamais pu éclaircir. Nous savons seulement qu’il s’arrêta tout à coup, qu’il poussa un long et profond soupir, et qu’il regarda avec anxiété deux des principaux membres du club de Dingley-Dell qui s’approchaient de M. Pickwick, et qui lui disaient :

« Nous allons faire un modeste repas au Lion bleu. Nous espérons, monsieur, que vous voudrez bien y prendre part, avec vos amis.

– Et naturellement, dit M. Wardle, parmi nos amis nous comptons monsieur…, et il se tourna vers l’étranger.

– Jingle, répondit cet universel personnage. Alfred Jingle, esquire, de Sansterre.

– J’accepte avec grand plaisir, dit M. Pickwick.

– Et moi aussi, cria M. Alfred Jingle en prenant d’un côté le bras de M. Wardle, et, de l’autre, celui de M. Pickwick, et en murmurant à l’oreille de celui-ci :

– Fameux dîner ! froid, mais bon. J’ai lorgné dans la chambre, ce matin : volailles et pâtés, et le reste. Charmantes gens, et polis par-dessus le marché, très-polis. »

Comme il n’y avait point d’autres préliminaires à arranger, la compagnie traversa le bourg en petits groupes, et un quart d’heure après elle était tout entière assise dans la grande salle du Lion bleu de Muggleton.

M. Dumkins remplit les fonctions de président, et M. Luffey celles de vice-président.

Il y eut un grand cliquetis de paroles et d’assiettes, de fourchettes et de couteaux. Trois garçons couraient de tous côtés, et les mets substantiels disparaissaient rapidement. Le facétieux M. Jingle contribuait, au moins comme une demi-douzaine d’hommes ordinaires, à chacune de ces causes de confusion. Lorsque tous les convives eurent mangé autant qu’ils purent, la nappe fut enlevée ; des bouteilles, des verres et le dessert furent placés sur la table, et les garçons se retirèrent pour débarrasser, en d’autres termes pour s’approprier tous les restes mangeables ou buvables sur lesquels il leur fut possible de mettre la main.

Bientôt on n’entendit plus dans la salle qu’un vaste murmure de conversations et d’éclats de rire. Il se trouvait là un petit homme bouffi, qui avait un air de « ne-me-dites-rien, ou-je-vous-contredirai, » et qui jusqu’alors était demeuré fort tranquille. Seulement, lorsque, par accident, la conversation se ralentissait, il regardait autour de lui, comme s’il avait eu envie de dire quelque chose de remarquable, et de temps en temps il faisait entendre une sorte de toux sèche d’une inexprimable dignité. À la fin, pendant un instant de silence comparatif, le petit homme s’écria d’une voix haute et solennelle : « Monsieur Luffey ! »

Tout le monde se tut, et l’individu interpellé répliqua, au milieu d’un profond silence : « Monsieur ? »

« Je désire vous adresser quelques paroles, monsieur, si vous voulez engager ces messieurs à remplir leurs verres. »

M. Jingle, d’un ton protecteur, s’écria : « Écoutez ! écoutez ! » et ces paroles furent répétées en chœur par toute la compagnie. Le vice-président prit un air de gravité attentive et dit : « Monsieur Staple ? »

« Monsieur ! dit le petit homme en se levant, je désire adresser ce que j’ai à dire à vous et non pas à notre digne président, parce que notre digne président est en quelque sorte, et je puis dire en grande partie, le sujet de ce que j’ai à dire, et je puis dire à… à…

– À démontrer, suggéra M. Jingle.

– Oui, à démontrer, reprit le petit homme ; je remercie mon honorable ami, s’il veut me permettre de l’appeler ainsi (quatre écoutez ! et un certainement de M. Jingle) pour la suggestion. Monsieur, je suis un Dellois, un Dingley-Dellois. (Applaudissements.) Je ne puis réclamer l’honneur d’ajouter une unité au chiffre de la population de Muggleton. Et je l’avouerai franchement, monsieur, je ne désire point cet honneur. Je vous dirai pourquoi, monsieur. (Écoutez !) Je reconnaîtrai volontiers à Muggleton toutes les distinctions, tous les honneurs qu’il peut réclamer ; ils sont trop nombreux et trop bien connus pour qu’il soit nécessaire que je les récapitule. Mais, monsieur, tandis que nous nous rappelons que Muggleton a donné naissance à un Dumkins, à un Podder, n’oublions jamais que Dingley-Dell peut se vanter d’avoir produit un Luffey et un Struggles ! (Applaudissements tumultueux.) Qu’on ne me croie pas désireux d’obscurcir la gloire des gentlemen que j’ai nommés en premier lieu, monsieur, je leur envie les jouissances qu’ils ont dû ressentir dans cette mémorable journée. (Applaudissements.) Vous connaissez tous, messieurs, la réplique faite à l’empereur Alexandre par un individu qui, pour me servir d’une expression vulgaire, faisait sa tête dans un tonneau : Si je n’étais pas Diogène, je voudrais être Alexandre. Je m’imagine que ces messieurs doivent dire : Si je n’étais pas Dumkins, je voudrais être Luffey ; si je n’étais pas Podder, je voudrais être Struggles ! (Enthousiasme.) Mais, gentlemen de Muggleton, est-ce seulement à la crosse que vos compatriotes sont remarquables ? N’avez-vous jamais entendu citer Dumkins comme un exemple de persévérance ? N’avez-vous jamais appris à associer Podder et la propriété ? (Grands applaudissements.) En luttant pour vos droits, pour votre liberté, pour vos privilèges, n’avez-vous jamais été réduits, ne fût-ce que pour un instant, au doute et au désespoir ? et, quand vous étiez ainsi découragés, le nom de Dumkins n’a-t-il pas ranimé dans votre cœur le feu de l’espérance ? Une seule parole de cet homme colossal ne l’a-t-elle pas fait briller avec plus d’éclat que s’il ne s’était jamais éteint ? (Grands applaudissements.) Gentlemen, je vous prie d’entourer d’une riche auréole d’applaudissements frénétiques les noms unis de Dumkins et de Podder ! »

Ici le petit homme se tut, et la compagnie commença un tapage de cris, de coups frappés sur la table, qui dura, avec peu d’interruptions, pendant le reste de la soirée. D’autres toasts furent portés. M. Luffey et M. Struggles, M. Pickwick et M. Jingle, furent, chacun à son tour, le sujet d’éloges sans mélange ; et chacun à son tour exprima ses remercîments pour cet honneur.

Enthousiastes comme nous le sommes pour la noble entreprise à laquelle nous nous sommes dévoués, nous aurions éprouvé une inexprimable sensation d’orgueil, nous nous serions crus certains de l’immortalité dont nous sommes privés actuellement, si nous avions pu mettre sous les yeux de nos ardents lecteurs le plus faible compte rendu de ces discours. Comme à l’ordinaire, M. Snodgrass prit une grande quantité de notes, et sans doute nous y aurions puisé les renseignements les plus importants, si l’éloquence brûlante des orateurs ou l’influence fébrile du vin n’avait point fait trembler la main du gentleman, au point de rendre son écriture presque inintelligible et son style complètement obscur. À force de patience, nous sommes parvenus à reconnaître quelques caractères qui ont une faible ressemblance avec les noms des orateurs. Nous avons pu distinguer aussi le squelette d’une chanson (probablement chantée par M. Jingle), dans laquelle les mots vin et divin, rubis et ravis, sont répétés à de courts intervalles. Nous nous imaginons aussi pouvoir déchiffrer à la fin de ces notes quelques allusions à des restes de gigot ou de volaille braisée. Puis ensuite nous distinguons les mots de grog froid et d’ale ; mais comme les hypothèses que nous pourrions bâtir sur ces indices n’auraient jamais d’autre fondement que nos conjectures, nous ne voulons nous permettre d’exprimer aucune des suppositions nombreuses qui se présentent à notre esprit.

C’est pourquoi nous allons retourner à M. Tupman, nous contentant d’ajouter que, peu de minutes avant minuit, les sommités réunies de Dingley-Dell et de Muggleton furent entendues, chantant avec enthousiasme cet air si poétique et si national :

Nous ne rentrerons que demain matin,

Nous n’irons coucher qu’au jour !

Nous ne rentrerons que demain matin,

Nous n’irons coucher qu’au jour !

Demain matin au point du jour,

Nous n’irons coucher qu’au jour !11

Chapitre VIII. Faisant voir clairement que la route du véritable amour n’est pas aussi unie qu’un chemin de fer. §

La tranquille solitude de Dingley-Dell, la présence de tant de personnes du beau sexe, la sollicitude et l’anxiété qu’elles témoignaient à M. Tupman, étaient autant de circonstances favorables à la germination et à la croissance des doux sentiments que la nature avait semés dans son sein, et qui paraissaient maintenant se concentrer sur un aimable objet. Les jeunes demoiselles étaient jolies, leurs manières engageantes, leur caractère aussi aimable que possible, mais à leur âge elles ne pouvaient prétendre à la dignité de la démarche, au noli me tangere (ne me touchez pas) du maintien, à la majesté du regard, qui, aux yeux de M. Tupman, distinguaient la tante demoiselle de toutes les femmes qu’il avait jamais lorgnées. Il était évident que leurs âmes étaient parentes, qu’il y avait un je ne sais quoi sympathique dans leur nature, une mystérieuse ressemblance dans leurs sentiments. Son nom fut le premier qui s’échappa des lèvres de M. Tupman, lorsqu’il était étendu blessé sur la terre ; le cri déchirant de miss Wardle fut le premier qui frappa l’oreille de M. Tupman, lorsqu’il fut rapporté à la maison. Mais cette agitation avait-elle été causée par une sensibilité aimable et féminine, qui se serait également manifestée pour tout autre ; ou bien avait-elle été enfantée par un sentiment plus passionné, plus ardent, que lui seul, parmi tous les mortels, pouvait éveiller dans son cœur ? Tels étaient les doutes qui tourmentaient l’esprit de M. Tupman, tandis qu’il gisait étendu sur le sofa ; tels étaient les doutes qu’il se décida à résoudre sur-le-champ et pour toujours.

Le soleil venait de terminer sa carrière : MM. Pickwick, Winkle et Snodgrass étaient allés avec leur joyeux hôte assister à la fête voisine de Muggleton ; Isabella et Emily se promenaient avec M. Trundle ; la vieille dame sourde s’était endormie dans sa bergère ; le ronflement du gros joufflu arrivait, lent et monotone, de la cuisine lointaine. Les servantes réjouies, flânant sur le pas de la porte, jouissaient des charmes de la brune, et du plaisir de coqueter, d’une façon toute primitive, avec certains animaux lourds et gauches attachés à la ferme. Le couple intéressant était assis dans le salon, négligés de tout le monde, ne se souciant de personne, et rêvant seulement d’eux-mêmes. Ils ressemblaient, en un mot, à une paire de gants d’agneau, repliés l’un dans l’autre et soigneusement serrés.

« J’ai oublié mes pauvres fleurs, murmura la tante demoiselle.

– Arrosez-les maintenant, répliqua M. Tupman avec l’accent de la persuasion.

– L’air du soir vous refroidirait peut-être, chuchota tendrement miss Rachel.

– Non, non, s’écria M. Tupman en se levant, cela me fera du bien au contraire. Laissez-moi vous accompagner. »

L’intéressante lady ajusta soigneusement l’écharpe qui soutenait le bras gauche du jouvenceau, et, prenant son bras droit, elle le conduisit dans le jardin.

À l’une des extrémités, on voyait un berceau de chèvrefeuille, de jasmin et d’autres plantes odoriférantes ; une de ces douces retraites que les propriétaires compatissants élèvent pour la satisfaction des araignées.

La tante demoiselle y prit, dans un coin, un grand arrosoir de cuivre rouge, et se disposa à quitter le berceau. M. Tupman la retint et l’attira sur un siège à côté de lui.

« Miss Wardle, » soupira-t-il.

La tante demoiselle fut saisie d’un tremblement si fort que les cailloux, qui se trouvaient par hasard dans l’arrosoir, se heurtèrent contre les parois de zinc, et produisirent un bruit semblable à celui que ferait entendre le hochet d’un enfant.

« Miss Wardle, répéta M. Tupman, vous êtes un ange.

– Monsieur Tupman ? s’écria Rachel en devenant aussi rouge que son arrosoir.

– Oui, poursuivit l’éloquent pickwickien. Je le sais trop… pour mon malheur !

– Toutes les dames sont des anges, à ce que disent les messieurs, rétorqua Rachel d’un ton enjoué.

– Qu’est-ce donc que vous pouvez être alors ; à quoi puis-je vous comparer ? Où serait-il possible de rencontrer une femme qui vous ressemblât ? Où pourrais-je trouver une aussi rare combinaison d’excellence et de beauté ? Où pourrais-je aller chercher… Oh ! » Ici M. Tupman s’arrêta et serra la blanche main qui tenait l’anse de l’heureux arrosoir.

La timide héroïne détourna un peu la tête. « Les hommes sont de si grands trompeurs, objecta-t-elle faiblement.

– Oui, vous avez raison, exclama M. Tupman ; mais ils ne le sont pas tous… Il existe au moins un être qui ne changera jamais ! Un être qui serait heureux de dévouer toute son existence à votre bonheur ! Un être qui ne vit que dans vos yeux, qui ne respire que dans votre sourire ! Un être qui ne supporte que pour vous seule le pesant fardeau de la vie !

– Si l’on pouvait trouver un être semblable…

– Mais il est trouvé ! interrompit l’ardent Tupman. Il est trouvé ! Il est ici, miss Wardle ! Et avant que la dame pût deviner ses intentions, il se prosterna à ses pieds.

– Monsieur Tupman, levez-vous ! s’écria Rachel.

– Jamais ! répliqua-t-il bravement. Oh ! Rachel ! Il saisit sa main complaisante, qui laissa tomber l’arrosoir, et il la pressa sur ses lèvres. Oh ! Rachel ! dites que vous m’aimez !

– Monsieur Tupman, murmura la ci-devant jeune personne en tournant la tête, j’ose à peine vous répondre… mais… vous ne m’êtes pas tout à fait indifférent. »

Aussitôt que M. Tupman eut entendu ce doux aveu, il s’empressa de faire ce que lui inspirait son émotion enthousiaste, et ce que tout le monde fait dans les mêmes circonstances (à ce que nous croyons du moins, car nous sommes peu familiarisé avec ces sortes de choses), il se leva précipitamment, jeta ses bras autour du cou de la tendre demoiselle, et imprima sur ses lèvres de nombreux baisers. Après une résistance convenable, elle se soumit à les recevoir si passivement qu’on ne saurait dire combien M. Tupman lui en aurait donné, si elle n’avait pas tressailli tout d’un coup, sans aucune affectation, cette fois, et ne s’était pas écriée d’une voix effrayée : « Monsieur Tupman ! on nous voit ! Nous sommes perdus ! »

M. Tupman se retourna. Le gros joufflu était derrière lui, parfaitement immobile, braquant sur le berceau ses gros yeux circulaires, mais avec un visage si dénué d’expression, que le plus habile physionomiste n’aurait pu y découvrir de traces d’étonnement, de curiosité, ni d’aucune des passions connues qui agitent le cœur humain. M. Tupman regarda le gros joufflu, et le gros joufflu regarda M. Tupman ; et plus M. Tupman étudiait la complète torpeur de sa physionomie, plus il demeurait convaincu que le somnolent jeune homme n’avait pas vu ou n’avait pas compris ce qui s’était passé. Dans cette persuasion il lui dit avec une grande fermeté : « Que venez-vous faire ici ?

– Le souper est prêt, monsieur, répliqua Joe sans hésiter.

– Arrivez-vous à l’instant ? lui demanda M. Tupman, en le transperçant du regard.

– À l’instant, » répondit-il.

M. Tupman le considéra de nouveau très-fixement, mais ses yeux ne clignèrent pas ; il n’y avait pas un pli sur son visage.

M. Tupman prit le bras de la tante demoiselle, et marcha avec elle vers la maison ; le jeune homme les suivit par derrière.

« Il ne sait rien de ce qui vient de se passer, dit tout bas l’heureux pickwickien.

– Rien, » répliqua la dame.

Un bruit se fit entendre derrière eux, semblable à un ricanement étouffé. M. Tupman se retourna vivement. Non… ce ne pouvait pas être le gros joufflu : on ne distinguait pas sur son visage le moindre rayon de gaieté ; on n’y voyait que de la gloutonnerie.

« Il dormait sans doute tout en marchant, chuchota M. Tupman.

– Je n’en ai pas le moindre doute, » répartit la tante demoiselle ; et alors ils se mirent à rire tous les deux.

Ils se trompaient, cependant. Une fois en sa vie le léthargique jeune homme n’était pas endormi. Il était éveillé, bien éveillé, et il avait tout remarqué.

Le souper se passa sans que personne fît aucun effort pour rendre la conversation générale. La vieille lady était allée se coucher ; Isabella Wardle se dévouait exclusivement à M. Trundle ; les attentions de sa tante étaient réservées pour M. Tupman, et les pensées d’Emily paraissaient occupées de quelque objet lointain ; peut-être étaient-elles errantes autour de M. Snodgrass.

Onze heures, minuit, une heure avaient sonné successivement, et les gentlemen n’étaient pas revenus de Muggleton. La consternation était peinte sur tous les visages. Avaient-ils été attaqués et volés ? Fallait-il envoyer des hommes et des lanternes sur tous les chemins qu’ils avaient pu prendre ? Fallait-il… Écoutez… Les voilà ! – Qui peut les avoir tant attardés ? – Une voix étrangère ? à qui peut-elle appartenir ? Tout le monde se précipita dans la cuisine où les truands étaient débarqués, et l’on reconnut au premier coup d’œil le véritable état des choses.

M. Pickwick, avec ses mains dans ses poches et son chapeau complètement enfoncé sur un œil, était appuyé contre le buffet, et, balançant sa tête de droite à gauche, produisait une constante succession de sourires, les plus doux, les plus bienveillants du monde, mais sans aucune cause ou prétexte appréciable. Le vieux M. Wardle, dont le visage était prodigieusement enflammé, serrait les mains d’un visiteur étranger en bégayant des protestations d’amitié éternelle. M. Winkle, se soutenant à la boîte d’une horloge à poids, appelait, d’une voix faible, les vengeances du ciel sur tout membre de la famille qui lui conseillerait d’aller se coucher. Enfin M. Snodgrass s’était affaissé sur une chaise, et chaque trait de son visage expressif portait l’empreinte de la misère la plus abjecte et la plus profonde que se puisse figurer l’esprit humain.

« Est-il arrivé quelque chose ? demandèrent les trois dames.

– Rien du tout, répondit M. Pickwick. Nous… sommes… tous… en bon état… Dites donc… Wardle… nous sommes… tous… en bon état… N’est-ce pas ?

– Un peu, répliqua le joyeux hôte. Mes chéries… voici mon ami, M. Jingle… l’ami de M. Pickwick… M. Jingle… venu… pour une petite visite…

– Monsieur, demanda Emily avec anxiété, est-il arrivé quelque chose à M. Snodgrass ?

– Rien du tout, madame, répliqua l’étranger. Dîner de Club, – joyeuse compagnie, – chansons admirables, – vieux porto, – vin de Bordeaux, – bon, – très-bon. – C’est le vin, madame, le vin.

– Ce n’est pas le vin, bégaya M. Snodgrass d’un ton grave. C’est le saumon. (Remarquez qu’en pareille circonstance ce n’est jamais le vin.)

– Ne feraient-ils pas mieux d’aller se coucher, madame ? demanda Emma. Deux des gens pourraient porter ces messieurs dans leur chambre.

– Je n’irai pas me coucher ! s’écria M. Winkle avec fermeté.

– Aucun homme vivant ne me portera ! dit intrépidement M. Pickwick ; et il continua de sourire comme auparavant.

– Hourra ! balbutia faiblement M. Winkle.

– Hourra ! répéta M. Pickwick, et prenant son chapeau il l’aplatit sur la terre, saisit ses lunettes et les fit voler à travers la cuisine ; puis, ayant accompli cette heureuse plaisanterie, il recommença à rire comme un insensé.

– Apportez-nous une… une autre… bouteille ! cria M. Winkle en commençant sur un ton très-élevé et finissant sur un ton très-bas. Mais peu après sa tête tomba sur sa poitrine ; il murmura encore son invincible détermination de ne pas s’aller coucher, bégaya un regret sanguinaire de n’avoir pas, dans la matinée, fait l’affaire du vieux Tupman, puis il s’endormit profondément. En cet état il fut transporté dans sa chambre par deux jeunes géants, sous la surveillance immédiate du gros joufflu. Bientôt après M. Snodgrass confia sa personne aux soins protecteurs du jeune somnambule. M. Pickwick accepta le bras de M. Tupman et disparut tranquillement, en souriant plus que jamais. M. Wardle fit ses adieux à toute sa famille d’une manière aussi tendre, aussi pathétique, que s’il l’avait quittée pour monter sur l’échafaud, accorda à M. Trundle l’honneur de lui faire gravir les escaliers, et s’éloigna en faisant d’inutiles efforts pour prendre un air digne et solennel.

« Quelle scène choquante ! s’écria la tante demoiselle.

– Dégoûtante ! répondirent les deux jeunes ladies.

– Terrible ! terrible ! dit M. Jingle d’un air très-grave. (Il était en avance sur tous ses compagnons d’au moins une bouteille et demie.) Horrible spectacle ! Très-horrible.

– Quel aimable homme ! dit tout bas la tante demoiselle à M. Tupman.

– Et joli garçon par-dessus le marché, murmura Emily Wardle.

– Oh ! tout à fait, observa la tante demoiselle. »

M. Tupman pensa à la petite veuve de Rochester, et son esprit fut troublé. La demi-heure de conversation qui suivit n’était pas de nature à le rassurer. Le nouveau visiteur parla beaucoup, et le nombre de ses anecdotes fut pourtant moins grand que celui de ses politesses. M. Tupman sentit que sa faveur décroissait à mesure que celle de M. Jingle devenait plus grande. Son rire était forcé, sa gaieté était feinte, et lorsqu’à la fin il posa sur son oreiller ses tempes brûlantes, il pensa, avec une horrible satisfaction, au plaisir qu’il aurait à tenir en ce moment la tête de M. Jingle entre son lit de plumes et son matelas.

L’infatigable étranger se leva le lendemain de bonne heure, et tandis que ses compagnons demeuraient dans leur lit, accablés par les débauches de la nuit précédente, il s’employa avec succès à égayer le déjeuner. Ses efforts, à cet égard, furent tellement heureux que la vieille dame sourde se fit répéter, à travers son cornet, deux ou trois de ses meilleures plaisanteries, et poussa même la condescendance jusqu’à dire tout haut à la tante demoiselle que c’était un charmant mauvais sujet. Les autres membres présents de la famille partageaient complètement cette opinion.

Dans les belles matinées d’été, la vieille dame avait l’habitude de se rendre sous le berceau où M. Tupman s’était si bien signalé. Les choses se passaient ainsi : d’abord le gros joufflu prenait sur un champignon, dans la chambre à coucher de la vieille lady, un chapeau ou plutôt un capuchon de satin noir, un châle de coton bien chaud, puis une solide canne, ornée d’une poignée commode. Ensuite, la vieille dame ayant mis posément le capuchon et le châle, s’appuyait d’une main sur la canne, de l’autre sur l’épaule de son page bouffi, et marchait lentement jusqu’au berceau, où Joe la laissait jouir de la fraîcheur de l’air pendant une demi-heure : après quoi il retournait la chercher et la ramenait à la maison.

La vieille dame aimait la précision et la régularité, et, comme depuis trois étés successifs cette cérémonie s’était accomplie sans la plus légère infraction aux règles établies, elle ne fut pas légèrement surprise, dans la matinée en question, lorsqu’elle vit le gros joufflu, au lieu de quitter le berceau d’un pas lourd, en faire le tour avec précaution, regarder soigneusement de tous côtés, et se rapprocher d’elle sur la pointe du pied, avec l’air du plus profond mystère.

La vieille dame était poltronne ; – presque toutes les vieilles dames le sont ; – sa première pensée fut que l’enflé personnage allait lui faire quelque atroce violence pour s’emparer de la menue monnaie qu’elle pouvait avoir sur elle. Elle aurait voulu crier au secours, mais l’âge et l’infirmité l’avaient depuis longtemps privée de la faculté de crier. Elle se contenta donc d’épier les mouvements de son page avec une terreur profonde, qui ne fut nullement diminuée lorsqu’il s’approcha tout près d’elle, et lui cria dans l’oreille d’une voix agitée, et qui lui parut menaçante : « Maîtresse ! »

Or il arriva par hasard que M. Jingle se promenait dans le jardin près du berceau, dans ce même moment. Lui aussi entendit crier « Maîtresse ! » et il s’arrêta pour en entendre davantage. Il avait trois raisons pour agir ainsi. Premièrement, il était inoccupé et curieux ; secondement, il n’avait aucune espèce de scrupule ; troisièmement, il était caché par quelques buissons. Il s’arrêta donc, et écouta.

« Maîtresse ! cria le gros joufflu.

– Eh bien, Joe ! dit la vieille dame toute tremblante. Vous savez que j’ai toujours été une bien bonne maîtresse pour vous. Vous avez toujours été bien traité, Joe. Vous n’avez jamais eu grand’chose à faire, et vous avez toujours eu suffisamment à manger. »

Cet habile discours ayant fait vibrer les cordes les plus intimes du gros garçon, il répondit avec expression : « Je sais ça.

– Alors, pourquoi m’effrayer ainsi ? Que voulez-vous me faire ? continua la vieille dame en reprenant courage.

– Je veux vous faire frissonner ! »

C’était là une cruelle manière de prouver sa gratitude, et, comme la vieille dame ne comprenait pas bien clairement comment ce résultat serait obtenu, elle sentit renaître toutes ses terreurs.

« Savez-vous ce que j’ai vu dans ce berceau, hier au soir ? demanda le gros joufflu.

– Dieu nous bénisse ! Quoi donc ? s’écria la vieille lady, alarmée par l’air solennel du corpulent jeune homme.

– Le gentleman au bras en écharpe qui embrassait…

– Qui ? Joe, qui ? aucune des servantes, j’espère ?

– Pire que ça ! » cria le jeune homme dans l’oreille de la vieille dame.

– Aucune de mes petites-filles ?

– Pire que ça !

– Pire que cela, Joe ! s’écria la vieille dame, qui avait pensé que c’était là la plus grande des atrocités humaines. Qui était-ce, Joe ? Je veux absolument le savoir. »

Le délateur regarda soigneusement autour de lui, et, ayant terminé son inspection, cria dans l’oreille de la vieille lady :

« Miss Rachel !

– Quoi ? dit-elle d’une voix aiguë. Parlez plus haut !

– Miss Rachel ! hurla le gros joufflu.

– Ma fille ! »

Joe répondit par une succession de signes affirmatifs, qui imprimèrent à ses joues un mouvement ondulatoire semblable à celui d’un plat de blanc-manger.

« Et elle l’a souffert ! s’écria la vieille dame.

– Elle l’a embrassé à son tour ! Je l’ai vue ! » répondu le gros joufflu en ricanant.

Si M. Jingle, de sa cachette, avait pu voir l’expression du visage de la vieille dame, à cette communication, il est probable qu’un soudain éclat de rire aurait trahi sa présence auprès du berceau. Mais il recueillit seulement des fragments de phrases irritées, telles que :

« Sans ma permission !… À son âge !… Misérable vieille que je suis !… Elle aurait pu attendre que je fusse morte !… »

Puis, ensuite, il entendit les pas pesants du gros garçon qui s’éloignait et laissait la vieille lady toute seule.

C’est un fait remarquable, peut-être, mais néanmoins c’est un fait, que M. Jingle, cinq minutes après son arrivée à Manoir-ferme, avait résolu, dans son for intérieur, d’assiéger sans délai le cœur de la tante demoiselle. Il était assez bon observateur pour avoir remarqué que ses manières dégagées ne déplaisaient nullement au bel objet de ses attaques, et il la soupçonnait fortement de posséder la plus désirable de toutes les perfections : une petite fortune indépendante. L’impérative nécessité de débusquer son rival d’une manière ou d’une autre s’offrit donc immédiatement à son esprit, et il résolut de prendre sans délai des mesures à cet égard. Fielding nous dit que l’homme est de feu, que la femme est d’étoupe, et que le prince des ténèbres se plaît à les rapprocher. M. Jingle savait que les jeunes gens sont aux tantes demoiselles comme le gaz enflammé à la poudre fulminante, et il se détermina à essayer sur-le-champ l’effet d’une explosion.

Tout en réfléchissant aux moyens d’exécuter cette importante résolution, il se glissa hors de sa cachette, et, protégé par les buissons susmentionnés, regagna la maison sans être aperçu. La fortune semblait déterminée à favoriser ses desseins. Il vit de loin M. Tupman et les autres gentlemen s’enfoncer dans le jardin ; il savait que les jeunes demoiselles étaient sorties ensemble après le déjeuner : la côte était donc libre.

La porte du salon se trouvant entr’ouverte, M. Jingle allongea la tête et regarda. La tante demoiselle était en train de tricoter. Il toussa, elle leva les yeux et sourit. Il n’existait aucune dose d’hésitation dans le caractère de M. Jingle ; il posa mystérieusement son doigt sur sa bouche, entra dans la chambre et ferma la porte.

« Miss Wardle, dit-il avec une chaleur affectée, pardonnez cette témérité… courte connaissance… pas de temps pour la cérémonie… Tout est découvert.

– Monsieur ! s’écria la tante demoiselle fort étonnée, et doutant presque que M. Jingle fût dans son bon sens.

– Silence ! dit M. Jingle d’une voix théâtrale. Gros enflé… face de poupard… les yeux ronds… canaille !… »

Ici il secoua la tête d’une manière expressive, et la tante demoiselle devint toute tremblante d’agitation.

« Je présume que vous voulez parler de Joseph, monsieur ? dit-elle en faisant effort pour paraître calme.

– Oui, madame. Damnation sur votre Joe !… Chien de traître que ce Joe !… A instruit la vieille dame… la vieille dame furieuse… enragée… délirante !… Berceau… Tupman… caresses… baisers et tout le reste… Eh ! madame, eh !

– M. Jingle, s’écria la tante demoiselle, si vous êtes venu ici pour m’insulter…

– Pas du tout ; pas le moins du monde. Entendu l’histoire, venu pour vous avertir du danger, offrir mes services, prévenir les cancans. Tout est dit. Vous prenez cela pour une insulte… je quitte la place… »

Et il tourna sur ses talons comme pour exécuter cette menace.

« Que dois-je faire ? s’écria la pauvre demoiselle, en fondant en larmes. Mon frère sera furieux !

– Naturellement. Enragé !

– Oh ! monsieur Jingle, que puis-je faire ?

– Dites qu’il a rêvé, répliqua M. Jingle avec aplomb. »

Un rayon de consolation éclaira l’esprit de la tante demoiselle à cette suggestion. M. Jingle s’en aperçut et poursuivit son avantage.

« Bah ! bah ! rien de plus aisé : garçon mauvais sujet, femme aimable, gros garçon fustigé. Vous toujours crue ; terminaison de l’affaire… tout s’arrange. »

Soit que la probabilité d’échapper aux conséquences de cette malencontreuse découverte fût délicieuse pour les sentiments de la tante demoiselle, soit que l’âcreté de son chagrin fût adoucie en s’entendant appeler femme aimable, elle tourna vers M. Jingle son visage reconnaissant et couvert d’une légère rougeur.

L’insinuant gentleman soupira profondément, attacha ses regards pendant quelques minutes sur la figure de la tante demoiselle, puis tressaillit mélodramatiquement, et détourna ses yeux avec précipitation.

« Vous paraissez malheureux, monsieur Jingle, dit la dame d’une voix plaintive. Puis-je vous témoigner ma reconnaissance en vous demandant la cause de vos chagrins, afin de tâcher de les alléger ?

– Ah ! s’écria M. Jingle avec un autre tressaillement, soulager ! les alléger ! quand votre amour s’est répandu sur un homme indigne d’une telle bénédiction ! qui maintenant même a l’infâme dessein de captiver la nièce d’un ange… Mais non ! il est mon ami et je ne veux pas dévoiler ses vices. Miss Wardle, adieu ! »

En terminant ce discours, le plus suivi qu’on lui eût jamais entendu proférer, M. Jingle appliqua sur ses yeux le reste du mouchoir dont nous avons déjà parlé, et se dirigea vers la porte.

« Arrêtez, monsieur Jingle, dit avec force la tante demoiselle. Vous avez fait une allusion à M. Tupman ; expliquez-la.

– Jamais ! s’écria M. Jingle d’un air théâtral, jamais ! »

Et, pour montrer qu’il ne voulait pas être questionné davantage, il prit une chaise et s’assit tout auprès de la tante demoiselle.

« M. Jingle, reprit-elle, je vous implore, je vous supplie de me révéler l’affreux mystère qui enveloppe M. Tupman.

– Ah ! repartit M. Jingle en fixant ses yeux sur le visage de la tante, puis-je voir… charmante créature… sacrifiée à l’autel ? Avarice sordide ! »

Il parut lutter pendant quelques secondes contre des émotions de toute nature ; puis il dit d’une voix basse et profonde :

« Tupman n’aime que votre argent.

– Le misérable ! » s’écria la demoiselle avec une énergique indignation.

Les doutes de M. Jingle étaient résolus : elle avait de l’argent.

« Bien plus, ajouta-t-il, il en aime une autre…

– Une autre ! balbutia la tante. Et qui ?

– Petite jeune fille… les yeux noirs… nièce Emily. »

Il y eut un silence ; car s’il existait dans tout l’univers un individu femelle pour qui Rachel ressentit une jalousie mortelle, invétérée, c’était précisément cette nièce. Le rouge lui monta au visage et au col, et elle secoua silencieusement sa tête avec une expression d’ineffable dédain.

À la fin, mordant sa lèvre mince et se redressant un peu, elle dit d’une voix aigrelette :

« Cela ne se peut pas. Je ne veux pas le croire.

– Épiez-les, répliqua M. Jingle.

– Je le ferai.

– Épiez les regards de Tupman.

– Je le ferai.

– Ses chuchotements.

– Je le ferai !

– Il ira s’asseoir auprès d’elle à dîner.

– Nous verrons.

– Il lui fera des compliments.

– Nous verrons.

– Et il vous plantera là.

– Me planter là ! cria-t-elle en tremblant de rage. Me planter là !

– Avez-vous des yeux pour vous en convaincre ? reprit M. Jingle.

– Oui.

– Montrerez-vous du caractère ?

– Oui.

– L’écouterez-vous ensuite ?

– Jamais !

– Prendrez-vous un autre amant ?

– Oui.

– Ce sera moi ? »

Et M. Jingle tomba sur ses genoux et y resta pendant cinq minutes. Quand il se releva, il était l’amant accepté de la tante demoiselle, conditionnellement, toutefois, et pourvu que l’infidélité de M. Tupman fût rendue manifeste.

M. Jingle devait en fournir des preuves, et elles arrivèrent dès le dîner. Miss Rachel pouvait à peine en croire ses yeux. M. Tracy Tupman était assis à côté d’Emily, lorgnant, souriant, parlant bas, en rivalité avec M. Snodgrass. Pas un mot, pas un regard, pas un signe n’étaient dirigés vers celle qui, le soir précédent, était l’orgueil de son cœur.

« Damné garçon ! pensa le vieux Wardle, qui avait appris de sa mère toute l’histoire ; damné garçon ! Il était endormi. C’est pure imagination !

– Scélérat ! pensait la tante demoiselle. Cher monsieur Jingle, vous ne me trompiez pas. Oh ! que je déteste le misérable ! »

L’inexplicable changement que semblait annoncer la conduite de M. Tupman sera expliqué à nos lecteurs par la conversation suivante.

C’était le soir du même jour, et la scène se passait dans le jardin. Deux personnages marchaient dans une allée écartée. L’un était assez gros et assez court, l’autre assez long et assez grêle. L’un était M. Tupman, l’autre, M. Jingle.

Le gros personnage commença le dialogue en demandant :

« M’en suis-je bien tiré ?

– Superbe ! fameux ! N’aurais pas mieux joué le rôle moi-même. Il faut recommencer demain, tous les jours, jusqu’à nouvel ordre.

– Rachel le désire encore ?

– Cela ne l’amuse pas, naturellement ; mais il le faut bien. Le frère est terrible ; elle a peur. On ne peut faire autrement. Dans quelques jours, les soupçons détruits, les vieilles gens déroutés, elle couronnera votre bonheur.

– Vous n’avez pas d’autre message ?

– L’amour, le plus tendre amour, les plus doux sentiments, une affection inaltérable. Puis-je dire quelque chose pour vous ?

– Mon cher, répondit l’innocent M. Tupman en serrant chaleureusement la main de son ami, portez-lui mes plus vives tendresses. Dites-lui combien j’ai de peine à dissimuler. Dites tout ce qu’on peut dire d’aimable ; mais ajoutez que je reconnais la nécessité du rôle qu’elle m’a imposé ce matin par votre conseil. Dites que j’applaudis à sa sagesse et que j’admire sa discrétion.

– Je le lui dirai. Est-ce tout ?

– Oui. Ajoutez seulement que je soupire ardemment après l’époque où elle m’appartiendra, où toute dissimulation deviendra inutile.

– Certainement, certainement. Est-ce tout ?

– Oh ! mon ami ! dit le pauvre M. Tupman en pressant de nouveau la main de son compagnon, oh ! mon ami, recevez mes remercîments les plus sincères pour votre bonté désintéressée, et pardonnez-moi si, même en imagination, je vous ai jamais fait l’injustice de supposer que vous pourriez me nuire. Mon cher ami, pourrai-je jamais reconnaître un tel service ?

– Ne parlez pas de ça, répliqua M. Jingle, ne par… »

Et il s’interrompit, comme s’il s’était rappelé tout d’un coup quelque chose.

« À propos, reprit-il, vous ne pourriez pas me prêter dix guinées, hein ? Affaire très-urgente. Vous rendrai ça dans trois jours.

– Je crois que je puis vous obliger, répondit M. Tupman dans la plénitude de son cœur. Dans trois jours, dites-vous ?

– Rien que trois jours ; tout fini, alors, plus de difficultés. »

M. Tupman compta les dix guinées dans la main de son compagnon, et celui-ci les insinua dans son gousset, pièce par pièce, tout en regagnant la maison.

« Attention ! dit M. Jingle, pas un regard.

– Pas un coup d’œil, repartit M. Tupman.

– Pas un mot !

– Pas une syllabe.

– Toutes vos cajoleries pour la nièce ; plutôt brutal qu’autre chose envers la tante, seul moyen de tromper les envieux…

– Je ne m’oublierai pas, répondit tout haut M. Tupman.

– Et je ne m’oublierai pas non plus, » dit tout bas M. Jingle.

Ils entraient alors dans la maison.

La scène du dîner fut répétée le soir même et pendant trois autres dîners et trois soirées subséquentes. Le quatrième soir, le vieux Wardle paraissait fort satisfait, car il s’était convaincu que M. Tupman avait été faussement accusé ; celui-ci était également joyeux, car M. Jingle lui avait dit que son affaire serait bientôt terminée ; M. Pickwick se trouvait très-heureux, car c’était son état habituel ; M. Snodgrass ne l’était pas, car il devenait jaloux de M. Tupman ; la vieille lady était de fort bonne humeur, car elle gagnait au whist ; enfin M. Jingle et miss Wardle étaient enchantés, pour des raisons tellement importantes dans cette véridique histoire, qu’elles seront racontées dans un autre chapitre.

Chapitre IX. La découverte et la poursuite. §

Le souper était servi, les chaises étaient placées autour de la table ; des bouteilles, des pots et des verres étaient rangés sur le buffet ; tout enfin annonçait l’approche du moment le plus sociable des vingt-quatre heures, c’est-à-dire le moment du souper.

« Où est Rachel ? demanda M. Wardle.

– Et Jingle, ajouta M. Pickwick.

– Tiens ! reprit son hôte, comment ne nous sommes-nous pas aperçus plus tôt de son absence ? Il y a au moins deux heures que je n’ai entendu sa voix. Emily, ma chère, tirez la sonnette. »

La sonnette retentit et le gros joufflu parut.

« Où est miss Rachel ? »

Il n’en savait rien.

– Où est M. Jingle, alors ? »

Il ne pouvait le dire.

Tout le monde parut surpris. Il était tard : onze heures passées. M. Tupman riait dans sa barbe, car ils devaient être dans quelque coin à parler de lui.

« Drôle de farce, ha ! ha !

– Cela ne fait rien, dit M. Wardle après une courte pause. Je suis sûr qu’ils vont revenir à l’instant. Je n’attends jamais personne, au souper.

– Excellente règle ! repartit M. Pickwick. Admirable !

– Je vous en prie, asseyez-vous, poursuivit son hôte.

– Certainement, » dit M. Pickwick.

Et ils s’assirent.

Il y avait sur la table une gigantesque pièce de bœuf froid, et M. Pickwick en avait reçu une abondante portion. Il avait porté la fourchette vers ses lèvres et était sur le point d’ouvrir la bouche pour y introduire un morceau convenable, quand un grand bruit de voix s’éleva tout à coup dans la cuisine. M. Pickwick leva la tête et abaissa sa fourchette ; M. Wardle cessa de découper, et insensiblement lâcha le couteau, qui resta inséré dans le morceau de bœuf. Il regarda M. Pickwick, et M. Pickwick le regarda.

Des pas lourds retentirent dans le passage. La porte de la salle à manger s’ouvrit tout à coup, et l’homme qui avait nettoyé les bottes de M. Pickwick le jour de son arrivée, se précipita dans la chambre, suivi du gros joufflu et de tous les autres domestiques.

« Que diable cela veut-il dire ? s’écria l’amphitryon.

– Est-ce que le feu est dans la cheminée de la cuisine ? demanda la vieille lady.

– Non ! grand’maman ! crièrent les deux jeunes personnes.

– Qu’est-ce qu’il y a ? » reprit le maître de la maison.

L’homme respira profondément, et dit d’une voix essoufflée :

« Ils sont partis, monsieur ; partis sans tambour, ni trompette, monsieur ! »

Dans ce moment, on remarqua que M. Tupman posait sa fourchette et son couteau et devenait excessivement pâle.

« Qui est-ce qui est parti ? demanda M. Wardle avec colère.

– M. Jingle et miss Rachel, dans une chaise de poste du Lion Bleu, à Muggleton ! J’étais là, mais je n’ai pas pu les arrêter ; alors, je suis accouru pour vous dire…

– J’ai payé ses frais ! s’écria M. Tupman en se dressant sur ses pieds d’un air frénétique. Il m’a attrapé dix guinées ! arrêtez-le ! Il m’a filouté ! C’est trop fort ! Je me vengerai, Pickwick ! Je ne le souffrirai pas ! »

Et, tout en proférant mille exclamations incohérentes de cette nature, le malheureux gentleman tournait tout autour de la chambre dans un transport de fureur.

« Le seigneur nous protège ! s’écria M. Pickwick en regardant avec une surprise mêlée de crainte les gestes extraordinaires de son ami. Il est devenu fou ! qu’allons-nous faire ?

– Ce que nous allons faire ! repartit le vigoureux vieillard, qui ne prêta d’attention qu’aux derniers mots de son convive ; mettez le cheval au cabriolet ; je vais prendre une chaise au Lion Bleu, et les poursuivre sur-le-champ ! Où est ce scélérat de Joe ?

– Me voici, mais je ne suis pas un scélérat ! répliqua une voix, c’était celle du gros joufflu.

– Laissez-moi l’attraper, Pickwick ! cria M. Wardle en se précipitant vers le malencontreux jeune homme. Il a été payé par ce fripon de Jingle pour me faire perdre la trace en me contant des balivernes sur ma sœur et sur votre ami Tupman. (Ici M. Tupman se laissa tomber sur une chaise.) Laissez-moi l’attraper !

– Retenez-le ! s’écrièrent toutes les femmes ; et par-dessus leurs voix effrayées, on entendait distinctement les sanglots du gros garçon.

– Je ne veux pas qu’on me retienne ! bégayait le colérique vieillard. M. Winkle, ôtez vos mains ! M. Pickwick ! Lâchez-moi, monsieur ! »

Dans ce moment de tourmente et de confusion, c’était un beau spectacle de voir l’attitude calme et philosophique de M. Pickwick. Une tranquillité majestueuse régnait sur sa figure quoiqu’elle fût un peu enflammée par les efforts qu’il faisait pour modérer les passions impétueuses de son hôte, dont il avait fortement embrassé la vaste ceinture. Pendant ce temps, Joe était égratigné, tiré, bousculé, poussé hors de la chambre par toutes les femmes qui s’y trouvaient rassemblées. Après sa disparition, M. Wardle fut relâché, et dans le même instant, on vint annoncer que le cabriolet était prêt.

« Ne le laissez pas aller seul, crièrent les femmes, il tuera quelqu’un.

– J’irai avec lui, dit M. Pickwick.

– Vous êtes un bon garçon, Pickwick, repartit M. Wardle en lui serrant la main. Emma, donnez un châle à M. Pickwick pour attacher autour de son cou. Dépêchez ! Soignez votre grand-mère, enfants, elle se trouve mal. Allons, êtes-vous prêt ? »

La bouche et le menton de M. Pickwick ayant été rapidement enveloppés d’un châle, son chapeau ayant été enfoncé sur sa tête, et son pardessus jeté sur son bras, il répliqua affirmativement.

Lorsque nos deux amis furent montés dans le cabriolet :

« Lâchez-lui la bride, Tom, » cria le vieillard. Et la voiture partit à travers les ruelles étroites, tombant dans les ornières et frôlant les haies, au hasard de se briser à chaque instant.

« Ont-ils beaucoup d’avance ?… cria M. Wardle en arrivant à la porte du Lion Bleu autour de laquelle, malgré l’heure avancée, il s’était formé un groupe de causeurs.

– Pas plus de trois quarts d’heure ; répondirent tous les assistants à la fois.

– Une chaise et quatre chevaux ! sur-le-champ. Allons ! Allons ! Vous rentrerez le cabriolet après.

– Allons, enfants ! cria l’aubergiste, une chaise et quatre chevaux. Alerte ! Alerte ! »

Sans retard s’empressèrent valets et postillons. Les lanternes brillèrent, les hommes coururent çà et là, les fers des chevaux retentirent sur les pavés inégaux de la cour, le roulement de la chaise se fit entendre comme on la tirait de la remise : tout était bruit et mouvement.

« Allons donc ! cette chaise viendra-t-elle cette nuit ? cria M. Wardle.

– La voilà dans la cour, monsieur, répondit l’aubergiste. »

La chaise sortit en effet ; les chevaux y furent attelés ; les postillons montèrent sur ceux-ci, les voyageurs dans celle-là.

– Postillon ! cria M. Wardle, les sept milles de ce relai en moins d’une demi-heure !

– En route ! »

Les postillons appliquèrent le fouet et l’éperon ; les garçons saluèrent ; les palefreniers crièrent, et ils partirent d’un train furieux.

« Jolie situation ! pensa M. Pickwick quand il eut le loisir de la réflexion. Jolie situation pour le président perpétuel du Pickwick-Club ! Une chaise humide, des chevaux enragés, quinze milles à l’heure et minuit passé ! »

Pendant les trois ou quatre premiers milles, les deux amis, ensevelis dans leurs réflexions, n’échangèrent pas une seule parole, mais lorsque les chevaux, qui s’étaient échauffés, commencèrent à dévorer le terrain, M. Pickwick devint trop animé par la rapidité du mouvement pour continuer à rester entièrement muet.

« Nous sommes sûrs de les attraper, je pense ? commença-t-il.

– Je l’espère, répliqua son compagnon.

– Une belle nuit ! continua M. Pickwick en regardant la lune qui brillait paisiblement.

– Tant pis, car ils ont eu l’avantage du clair de lune pour prendre l’avance, et nous allons en être privés. Elle sera couchée dans une heure.

– Il sera assez désagréable d’aller de ce train-là dans l’obscurité, n’est-il pas vrai ?

– Certainement, » répliqua sèchement M. Wardle.

L’excitation temporaire de M. Pickwick commença à se calmer un peu, lorsqu’il réfléchit aux inconvénients et aux dangers de l’expédition dans laquelle il s’était embarqué si légèrement. Il fut tiré de ces pensées déplaisantes par les clameurs des postillons.

« Ohé ! ohé ! ohé ! ohé ! ohé ! cria le premier postillon.

– Ohé ! ohé ! ohé ! ohé ! ohé ! hurla le second postillon.

– Ohé ! ohé ! ohé ! ohé ! ohé ! vociféra le vieux Wardle lui-même en mettant la moitié de son corps hors de la portière.

– Ohé ! ohé ! ohé ! ohé ! ohé ! » répéta M. Pickwick, en s’unissant au refrain, sans avoir la plus légère idée de ce qu’il signifiait.

Au milieu de ces cris poussés par tous les quatre à la fois, la chaise s’arrêta.

« Qu’est-ce qui nous arrive ? demanda M. Pickwick.

– Il y a une barrière ici, répondit le vieux Wardle, et nous aurons des nouvelles des fugitifs. »

Au bout de cinq minutes consommées à frapper et à crier sans relâche, un vieux bonhomme, n’ayant que sa chemise et son pantalon, sortit de la maison du Turnpike et ouvrit la barrière12.

« Combien y a-t-il qu’une chaise est passée ici ? demanda M. Wardle.

– Combien y a ?

– Oui.

– Ma foi je n’en sais trop rien. N’y a pas trop longtemps, ni trop peu non plus. Juste entre les deux peut-être.

– Est-il passé une chaise, seulement.

– Ah ! mais oui, il est passé une chaise.

– Combien y a-t-il de temps, mon ami ? dit M. Pickwick en s’interposant. Une heure ?

– Ah ! cela se pourrait bien, répliqua l’homme.

– Ou deux heures ? demanda le premier postillon.

– Je n’en serais pas bien étonné, répondit l’homme d’un air de doute.

– En route, postillons ! s’écria M. Wardle irrité ; voilà assez de temps de perdu avec ce vieil idiot.

– Idiot ! répéta le vieux, en contemplant avec un ricanement la chaise qui diminuait rapidement à mesure que la distance augmentait. Non ! Pas si idiot que vous croyez. Vous avez perdu dix minutes ici, et vous êtes juste aussi savant qu’auparavant. Si tous les camarades sur la route reçoivent une guinée et la gagnent moitié aussi bien, vous ne rattraperez pas l’autre chaise avant la Saint-Michel, mon gros courtaud ! »

Ayant fait suivre son discours d’un ricanement prolongé, le vieux bonhomme ferma la barrière, rentra dans sa maison, et barricada la porte après lui.

Cependant nos voyageurs poursuivaient leur route sans aucun ralentissement. La lune, comme M. Wardle l’avait prédit, déclinait avec rapidité ; de sombres et pesants nuages, qui depuis quelques temps s’étaient graduellement étendus dans le ciel, venaient de se réunir au zénith en une masse noire et compacte. De larges gouttes de pluie fouettaient de temps en temps les glaces de la chaise, et semblaient avertir les voyageurs de l’approche rapide d’une tempête. Le vent qui soufflait directement contre eux, s’engouffrait en tourbillon furieux dans la route étroite, et gémissait tristement à travers les arbres. M. Pickwick resserra plus soigneusement sa redingote, s’établit plus commodément dans son coin, et tomba dans un profond sommeil, dont il fut tiré bientôt après par la cessation de tout mouvement, par le bruit d’une sonnette, et par ce cri répété à voix haute :

« Des chevaux sur-le-champ ! »

Mais ici il arriva un autre délai. Les postillons dormaient d’un sommeil si mystérieusement profond, qu’il fallut plus de cinq minutes pour éveiller chacun d’eux. Le palefrenier avait perdu la clef de l’écurie, et quand à la fin elle fut trouvée, deux garçons endormis transposèrent les harnais des chevaux, et il fallut recommencer toute l’opération du harnachement. Si M. Pickwick avait été seul, ces obstacles multipliés auraient bientôt mis un terme à la poursuite ; mais le vieux Wardle n’était pas démonté si aisément. Il s’employa avec tant de bonne volonté, poussant l’un, bousculant l’autre, prenant une chaîne par-ci, attachant une boucle par-là, que la chaise fut prête à rouler en un espace de temps beaucoup plus court qu’on n’aurait pu l’espérer raisonnablement, sous l’influence de tant de difficultés.

Ils recommencèrent donc leur voyage, et certainement avec une perspective fort peu engageante. Le relai était de 15 milles, la nuit sombre, le vent violent, la pluie battante. Il était impossible de faire beaucoup de chemin en luttant contre tant d’obstacles, aussi ne fallut-il guère moins de deux heures pour arriver au relai suivant. Mais ici, se présenta à leurs yeux un objet qui réveilla leur courage et ranima leurs esprits abattus.

« Quand cette chaise est-elle arrivée ? s’écria le vieux Wardle, en sautant hors de sa voiture et montrant une autre chaise couverte d’une boue encore humide, qui était restée dans la cour.

– Il n’y a pas un quart d’heure, monsieur, répliqua le valet d’écurie à qui cette question était adressée.

– Une dame et un gentleman ? demanda Wardle, pantelant d’impatience.

– Oui, monsieur.

– Grand homme en habit, longues jambes, le corps mince ?

– Oui, monsieur.

– Une dame d’un certain âge, le visage maigre, rien que la peau sur les os, hein ?

– Oui, monsieur.

– Pardieu ! Pickwick, ce sont eux ! s’écria le vieux gentleman.

– Ils auraient été ici plus tôt, poursuivit le palefrenier ; mais un de leurs traits s’est cassé.

– Ce sont eux, reprit Wardle. Ce sont eux, par Jupiter ! Une chaise et quatre chevaux, à l’instant ! Nous les attraperons avant l’autre relai. Allons, postillons ! de l’activité. Une guinée chacun, postillons ! Vivement ; dépêchons, mes enfants, en route ! »

Tout en proférant ces exhortations, le vieux gentleman courait à droite et à gauche, et s’occupait de tous les détails avec une excitation qui se communiqua à M. Pickwick. Sous cette influence contagieuse, celui-ci s’empêtra les jambes dans les harnais, se fourra au milieu des chevaux, se fit comprimer l’abdomen par les roues de la chaise, s’imaginant et croyant fermement qu’en faisant tout cela il accélérait matériellement les préparatifs de leur départ.

« Grimpez, grimpez vite ! s’écria le vieux Wardle en montant dans la chaise, relevant le marchepied, et fermant la portière après lui. Allons donc ! dépêchez-vous. »

M. Pickwick était de l’autre côté de la voiture, et avant qu’il pût savoir précisément de quoi il s’agissait, il se sentit soulever par le vieux gentleman, pousser par le valet d’écurie ; et en route ! ils étaient partis au grand galop.

« Ah ! voilà qui s’appelle marcher maintenant ! dit M. Wardle avec complaisance. »

Et en effet, ils marchaient, comme le témoignaient suffisamment à M. Pickwick ses constantes collisions avec les durs panneaux de la voiture ou avec son compagnon.

« Tenez-vous ferme, dit le robuste vieillard au philosophe, qui venait de piquer une tête au beau milieu de l’immense gilet de son compagnon de voyage.

– Je n’ai jamais été aussi cahoté de ma vie ; répondit-il.

– Ne faites pas attention, reprit son camarade. Ce sera bientôt fini. Ferme ! ferme ! »

M. Pickwick se planta dans son coin aussi solidement qu’il le put, et la chaise roula plus vite que jamais.

Ils avaient brûlé de cette manière environ trois milles, quand M. Wardle qui, depuis quelques minutes, tenait sa tête hors de la portière, la retira toute couverte d’éclaboussures, et s’écria, haletant d’impatience : « Les voilà ! »

M. Pickwick mit aussitôt la tête à l’autre portière et vit, à peu de distance devant eux, une voiture qui détalait au grand galop.

« En avant ! en avant ! » vociféra le vieux gentleman. « Deux guinées, postillons ! Rattrapez-les ! rattrapez-les ! »

Les chevaux de la première chaise repartirent de toute leur vitesse, et ceux de M. Wardle galopèrent avec fureur après eux.

« Je vois sa tête ! » s’écria le colérique vieillard. « Dieu me damne ! je vois sa tête !

– Et moi aussi, » dit M. Pickwick. « C’est lui-même. »

M. Pickwick ne se trompait point. On apercevait clairement à la portière de la chaise la figure de M. Jingle, complètement couverte par la boue que lançaient les roues de sa voiture. Le mouvement de ses bras qu’il agitait violemment vers les postillons dénotait qu’il les encourageait à redoubler leurs efforts.

L’intérêt devint immense. Les champs, les arbres, les haies semblaient tourbillonner autour d’eux. Ils arrivèrent tout auprès de la première chaise ; ils entendaient, par-dessus le bruit des roues, la voix de M. Jingle qui gourmandait ses postillons. Le vieux Wardle écumait de rage et d’excitation ; il rugissait par douzaine des « coquin ! » des « scélérat ! » Il brandissait son poing et en menaçait l’objet de son indignation ; mais M. Jingle ne répondait à ces outrages que par un sourire moqueur, puis par un cri de triomphe et de dérision, lorsque ses chevaux, obéissant à l’énergie croissante du fouet et de l’éperon, redoublèrent de vitesse et laissèrent en arrière ceux qui les poursuivaient.

M. Pickwick venait de retirer sa tête de la portière, et M. Wardle, fatigué de crier, en avait fait autant, quand une secousse terrible les jeta tous les deux sur le devant de la voiture. Un craquement violent se fit entendre, une roue se détacha, et la chaise versa sur le flanc.

Après quelques secondes de confusion où l’on ne pouvait rien discerner que le trépignement des chevaux et le brisement des glaces, M. Pickwick se sentit tirer violemment des décombres, et, aussitôt qu’il fut d’aplomb sur ses pieds et qu’il eut dégagé sa tête du collet de sa redingote, par lequel se trouvaient notablement obstruées les fonctions de ses besicles, il reconnut toute l’étendue de leur désastre. Le jour venait de paraître, et la scène était parfaitement éclairée par la grise lumière du matin.

Le vieux Wardle était debout, à côté de lui, sans chapeau, les habits déchirés. À ses pieds gisaient les débris de la voiture. Les postillons, défigurés par la boue et par une course violente étaient parvenus à couper les traits et se tenaient à la tête de leurs chevaux. À une centaine de pas en avant, on voyait l’autre chaise qui s’était arrêtée en entendant le bruit de leur naufrage. Les postillons, dont la figure était contournée par un ricanement féroce, contemplaient du haut de leur selle leurs adversaires démontés, tandis que M. Jingle, à la portière, examinait, avec une évidente satisfaction la ruine de ses persécuteurs.

– Ohé ? cria l’effronté comédien ; personne d’endommagé ? – Gentlemen d’un certain âge, – assez lourds, – dangereux, – très-dangereux.

– Canaille ! vociféra M. Wardle.

– Ah ! ah ! ah ! » répliqua Jingle ; et ensuite il ajouta, en clignant de l’œil d’un air malin, et en désignant avec son pouce l’intérieur de la chaise : « Elle va très-bien, – vous offre ses compliments, – vous prie de ne pas vous déranger. Des amitiés à Tuppy. – Ne voulez-vous pas monter derrière ? – En route, postillons ! »

Les postillons se remirent en selle ; la chaise recommença à rouler, et M. Jingle, étendant son bras hors de la portière, agitait, par dérision, un mouchoir blanc.

Rien, dans toute cette aventure, n’avait pu troubler l’humeur égale et tranquille de M, Pickwick, pas même la culbute de sa voiture et de sa personne. Mais il ne put supporter patiemment l’infamie de celui qui, après avoir emprunté de l’argent à son fidèle disciple, se permettait d’abréger son nom en celui de Tuppy. Il devint rouge jusqu’au bord de ses lunettes, et, ayant respiré fortement, il dit d’une voix lente et emphatique : « Si jamais je rencontre cet homme, je veux…

– Oui, oui, interrompit M. Wardle, tout cela est fort bien, mais, tandis que nous restons là à parler, ils obtiendront une licence et seront mariés à Londres. »

M. Pickwick s’arrêta et renferma sa vengeance au fond de son cœur.

« Combien y a-t-il d’ici au premier relai ! demanda M. Wardle à l’un des postillons.

– Six milles, n’est-ce pas, Tom ?

– Un peu plus.

– Un peu plus de six milles, monsieur.

– Il n’y a pas de remède, il faut les faire à pied, Pickwick.

– Il n’y a pas de remède, » répéta cet homme vraiment grand.

Par l’ordre de M. Wardle, l’un des postillons partit devant, à cheval, pour faire atteler une nouvelle chaise, et l’autre resta en arrière pour prendre soin de celle qui était brisée. En même temps, M. Pickwick et le vieux gentleman se mettaient courageusement en marche, après avoir soigneusement attaché leurs châles autour de leur cou et avoir enfoncé leur chapeau sur leurs oreilles, pour éviter autant que possible le déluge de pluie qui recommençait à tomber.

Chapitre X. Destiné à dissiper tous les doutes qui pourraient exister sur le désintéressement de M. Jingle. §

Il y a dans Londres plusieurs vieilles auberges qui servaient de quartier général aux coches les plus célèbres, dans le temps où les coches accomplissaient leurs voyages d’une manière grave et solennelle ; mais ces auberges ont dégénéré peu à peu, et n’abritent plus guère que des voitures de roulage. Le lecteur chercherait en vain quelqu’une de ces anciennes hôtelleries parmi les Bouches d’or, les Croix d’or, les Taureaux d’or qui lèvent leur front superbe dans les belles rues de Londres. S’il veut en étudier les restes, il fera bien de diriger ses pas vers les quartiers les plus obscurs de la ville, et là, dans quelque coin retiré, il en trouvera un certain nombre qui restent encore debout, avec une sombre obstination, au milieu des innovations modernes.

Dans le Borough13 surtout, il reste encore une demi-douzaine de ces anciennes maisons, qui ont conservé sans changement leur singulière physionomie, et qui ont également échappé à la rage des améliorations publiques et des spéculations privées. Ce sont d’étranges bâtiments, avec des galeries, des corridors, des escaliers sans nombre, et assez antiques, assez vastes pour fournir des matériaux à mille histoires de revenants, si nous sommes jamais réduits à la lamentable nécessité d’en inventer quelques-unes, et si le monde dure assez longtemps pour épuiser les innombrables et véridiques légendes qui se rattachent au vieux pont de Londres et à ses environs.

Dans la cour du Blanc-Cerf, l’une des plus célèbres entre ces auberges gothiques, et de bonne heure dans la matinée qui suivit les événements funestes racontés dans le précédent chapitre, un homme s’occupait activement à enlever la boue d’une paire de bottes. Cet homme avait un gilet rayé, orné de manches de calicot noir et de boutons de verre bleu, une culotte de gros drap et des guêtres. Autour de son cou s’enroulait négligemment un mouchoir d’un rouge éclatant ; un vieux chapeau blanc était posé sans façon sur le côté gauche de sa tête. Il y avait devant ce personnage deux rangées de bottes, les unes propres, les autres crottées, et, à chaque addition qu’il faisait aux bottes nettoyées, il s’arrêtait un instant pour contempler son ouvrage avec une satisfaction évidente.

La cour n’offrait aucun indice de ce tapage, de ce mouvement qui caractérisent les hôtels où s’arrêtent les diligences. Deux ou trois cabriolets, deux ou trois chaises de poste s’abritaient sous différents petits toits en appentis. Trois ou quatre voitures de roulage, chargées d’une montagne de marchandises aussi élevée que le second étage d’une maison ordinaire, restaient immobiles à l’ombre d’un énorme hangar suspendu sur un des côtés de la cour, tandis qu’un autre camion, qui probablement devait commencer son voyage dans la matinée, était tiré dans la partie découverte. Les bâtiments qui bordaient deux côtés du parallélogramme étaient garnis d’une double rangée de galeries, ornées d’énormes garde-fous en bois, et sur lesquelles deux files de chambres à coucher venaient s’ouvrir. Deux lignes de sonnettes, qui leur correspondaient, se dandinaient au-dessus de la porte d’entrée, recouverte par un petit toit en ardoise. Enfin, de temps en temps, le piétinement pesant d’un cheval de charge, ou le cliquetis d’une chaîne, annonçait, à ceux qui s’en inquiétaient, que les écuries étaient au bout de la cour. Si nous ajoutons à ce tableau quelques hommes en blouse, dormant sur des ballots ; quelques sacs de laine et autres articles de ce genre, répandus sur des monceaux de foin, nous aurons décrit, autant qu’il est nécessaire, l’apparence que présentait, dans la matinée dont il s’agit, la cour du Blanc-Cerf, grande rue du Borough.

Le carillon d’une des sonnettes fut suivi de l’apparition d’une servante coquette, dans l’une des galeries du second étage. Elle frappa à l’une des portes, et, ayant reçu une requête de l’intérieur, elle cria par-dessus la balustrade : Sam ! »

« Voilà ! répliqua l’homme au chapeau blanc.

– Le n°22 demande ses bottes sur-le-champ.

– Eh bien ! demandes-y s’il veut les avoir de suite, ou bien attendre qu’on les lui porte cirées.

– Allons, Sam ! pas de bêtises ! reprit la jeune fille d’un air engageant ; le gentleman a besoin de ses bottes sur-le-champ.

– Parole d’honneur ! vous êtes bonne là ! repartit le décrotteur. Regardez-moi un peu ces bottes. Onze paires de bottes, et un soulier qui appartient au n° 6, avec une jambe de bois. Les bottes doivent être livrées à huit heures et demie, et le soulier à neuf. Qu’est-ce que c’est que le n° 22, pour monter sur le dos à tous les autres ? Non ! non ! chacun son tour ! comme disait Jack Ketch à des particuliers qu’il avait à pendre. Fâché de vous faire attendre, monsieur ; mais je ferai vot’ affaire tout à l’heure. »

Parlant ainsi, l’homme au chapeau blanc se remit à travailler sur une botte à revers, avec une vitesse accélérée.

On entendit un autre carillon, et la vieille aubergiste du Blanc-Cerf parut d’un air affairé dans la galerie opposée.

« Sam ! cria l’hôtesse. Où est-il, ce paresseux, ce fainéant, ce… Oh ! vous voilà donc, Sam ! Pourquoi ne répondiez-vous pas ?

– Ça serait-y gentil de répondre avant que vous eussiez fini de parler ? répliqua Sam un peu brusquement.

– Tenez, cirez ces souliers pour le n° 17, sur-le-champ, et portez-les à la salle à manger particulière, n° 5, au rez-de-chaussée. Ayant ainsi parlé, l’aubergiste jeta dans la cour des souliers de femme, et s’éloigna en trottinant.

– N° 5, dit Sam en ramassant les souliers et tirant un morceau de craie de sa poche, pour noter leur destination sous la semelle : Souliers de femme et salle à manger particulière, je parie bien qu’elle n’est pas venue en charrette, celle-là !

– Elle est venue de bonne heure ce matin, cria la servante, qui était encore appuyée sur la balustrade de la galerie, dans un fiacre, avec un gentleman, et c’est lui qui demande ses bottes, que vous feriez mieux de lui donner : voilà l’histoire.

– Pourquoi ne m’avez-vous pas dit ça d’abord ? s’écria Sam avec une grande indignation, en choisissant les bottes en question parmi toutes celles qui étaient devant lui. Je croyais que c’était une de nos pratiques à trois pence. Salle à manger particulière ! et une lady encore ! S’il y a dans sa peau un peu du véritable gentleman, il me vaudra au moins un shilling par jour, sans compter les commissions. »

Stimulé par cette réflexion consolante, M. Samuel brossa avec tant de bonne volonté, qu’au bout de peu de minutes, il avait donné aux souliers et aux bottes un luisant qui aurait rempli de jalousie l’âme de l’aimable M. Warenn ; car, au Blanc-Cerf, on employait le cirage de MM. Day et Martin.

Arrivé à la porte du n° 5, Sam frappa respectueusement.

« Entrez ! » répondit une voix d’homme.

Sam fit son plus beau salut, et parut en présence d’une dame et d’un gentleman qui étaient en train de déjeuner. Ayant officieusement déposé les bottes de droite et de gauche aux pieds respectifs du gentleman, et les souliers de droite et de gauche à ceux de la dame, il se retira vers la porte.

« Garçon ! dit le gentleman.

– Monsieur ! répondit Sam en fermant la porte et tenant la main sur le bouton de la serrure.

– Connaissez-vous… comment cela s’appelle-t-il ? Doctors Commons ?

– Oui, monsieur.

– Où est-ce ?

Paul’s church-yards, monsieur. Une arcade basse ; un libraire d’un côté, un hôtel de l’autre, et deux commissionnaires qui se chargent d’obtenir des permis de mariage pour ceux qui en ont besoin.

– Des permis de mariage ? répéta le gentleman.

– Oui, des permis de mariage ! répéta Sam. Deux individus en tablier blanc touchent leurs chapeaux quand vous entrez : « Un permis, monsieur, un permis ? » Drôles de gens, et leurs maîtres aussi ! Ils ne valent pas mieux que les procureurs que consultent les plaideurs de la Cour d’assises.

– Et que font-ils ? demanda le gentleman.

– Ce qu’ils font ? Ils vous mettent dedans, monsieur ! Et ce n’est pas tout : ils fourrent dans la tête des vieilles gens des choses comme ils n’en auraient jamais rêvé. Mon père, monsieur, était un cocher, un cocher veuf, monsieur, et assez gros pour être capable de tout ; étonnamment gros, mon père. Sa chère épouse décède, et lui laisse quatre cents guinées. Bien ! Il s’en va aux Commons pour voir l’homme de loi, et toucher le quibus. Fameuse tournure, mon père ! Bottes à revers, bouquet à la boutonnière, chapeau à grands bords, châle vert, gentleman fini ! Il passe sous l’arcade, pensant où il placerait son argent. Bon ! arrive le commissionnaire. Il touche son chapeau : « Un permis, monsieur ? – Quoi qu’c’est ? dit mon père. – Permis de mariage, dit-il. – Dieu me damne ! dit mon père, je n’y avais jamais pensé. – J’imagine qu’il vous en faut un, monsieur, » dit le commissionnaire. Mon père s’arrête et réfléchit un brin. « Non ! dit-il, diable m’emporte ! Je suis trop vieux. D’ailleurs, je suis beaucoup trop gros, dit-il. – Allons donc, monsieur ! dit l’autre. – Vous croyez ? dit mon père. – J’en suis sûr, qu’il dit. Nous avons marié un gentleman deux fois vot’ corporence lundi passé. – Vrai ? dit mon père. – Bien vrai ! dit l’autre ; vous n’êtes qu’un gringalet auprès. Par ici, monsieur, par ici. » Et ne voilà-t-il pas mon père qui marche après lui, comme un singe apprivoisé derrière un orgue, dans un petit bureau noir, oùs qu’il y avait un gaillard avec des papiers crasseux et des boîtes d’étain, qui travaillait à faire croire qu’il était bien occupé. « Asseyez-vous, monsieur, pendant que je vas faire le certificat, dit l’homme de loi. – Merci, monsieur ! » dit mon père ; et il s’assoit et il examine de tous ses yeux, et avec sa bouche ouverte les noms qu’il y avait sur les boîtes. « Comment vous appelez-vous, monsieur ? dit l’homme de loi. – Tony Weller, dit mon père. – Votre paroisse ? dit l’autre. – La Belle-Sauvage, dit mon père, car il s’arrêtait à cet hôtel-là quand il conduisait, et il ne connaissait rien aux paroisses. – Et comment s’appelle la dame ? » dit l’homme de loi. Voilà mon père qui n’y est plus du tout. « Diable m’emporte si j’en sais rien ! qu’il dit. – Vous n’en savez rien ? dit l’autre. – Pas plus que vous, dit mon père. Pourrais-je pas ajouter le nom plus tard ? dit-il. – Impossible ! dit l’autre. – Très-bien, dit mon père, après avoir réfléchi un instant. Mettez Mme Clarke. – Clarke quoi ? dit l’homme de loi en trempant sa plume dans l’encrier. – Suzanne Clarke, à l’enseigne du Marquis de Granby, Dorking, dit mon père. Je crois bien qu’elle me prendra, si je la demande. Je n’y en ai jamais touché un mot ; mais elle me prendra, je le sais. » Comme ça, le permis fut enregistré. Et bien sûr qu’elle l’a pris ; et ce qu’il y a de pire, c’est qu’elle le tient encore au jour d’aujourd’hui, et moi je n’ai pas seulement vu la couleur des quatre cents guinées. Pas de chance ! Je vous demande excuse, monsieur, ajouta Sam, à la fin de son récit ; mais quand je commence sur c’te doléance-là, je ne peux pas plus m’arrêter qu’une brouette neuve qui a une roue bien graissée. » Ayant tout dit, et ayant attendu un instant pour voir si l’on n’avait pas besoin de lui, il sortit de la chambre.

« Neuf heures et demie ! C’est l’heure ; en route ! dit alors le gentleman que nous pouvons nous dispenser d’introduire comme étant M. Jingle.

– L’heure de quoi ? demanda la tante demoiselle avec coquetterie.

– Du permis, ange chéri ; après, il faudra avertir à l’église. Demain matin, vous serez à moi, répondit M. Jingle en serrant la main de la tante demoiselle.

– Le permis ! soupira Rachel en rougissant.

– Le permis, répéta M. Jingle :

Au galop ! au galop ! je cours le chercher.

Au galop ! et flonflon ! je reviens près de vous !

– Comme vous allez vite ! dit Rachel.

– Vite ! Vous verrez comme iront les heures, jours, semaines, mois, années, quand nous serons unis. Vite ! Tonnerre, éclairs, locomotive, force de mille chevaux, rien n’ira si vite !

– Ne pourrions-nous pas… ne pourrions-nous pas être mariés avant demain matin ? demanda Rachel.

– Impossible ! Ne se peut pas ! Il faut avertir l’église, laisser le permis aujourd’hui, cérémonie demain !

– J’ai une si grande frayeur que mon frère ne nous découvre !

– Nous découvre ! Folie ! Trop secoué par sa culbute ! D’ailleurs, extrême précaution : quitté la chaise de poste, marché, pris une voiture, venus ici, la dernière place où il nous cherchera. Eh ! eh ! fameuse idée !

– Ne soyez pas longtemps, dit la tante demoiselle avec affection, lorsqu’elle vit M. Jingle enfoncer son chapeau râpé sur sa tête.

– Longtemps loin de vous ! beauté cruelle ! Et M. Jingle s’avança d’un air enjoué vers Rachel, imprima un chaste baiser sur ses lèvres, et sortit en dansant de la chambre.

– Cher amant ! dit la demoiselle, tandis qu’il fermait la porte.

– Drôle de vieille folle ! » pensa Jingle en arpentant les corridors.

Il est pénible de s’appesantir sur la perfidie de notre espèce, et nous ne suivrons pas le fil des méditations de M. Jingle pendant son trajet aux Doctors’ Commons. Il suffira de dire qu’il échappa aux embûches des gens en tablier blanc qui gardent la porte de cette région enchantée, et qu’il atteignit en sûreté le bureau du vicaire général. Là, il se procura une gracieuse épître de l’archevêque de Cantorbéry : « À ses amis et féaux Alfred Jingle et Rachel Wardle, salut. » Il déposa soigneusement dans sa poche le document mystique, et retourna au Borough, en triomphe.

Il était encore en chemin, lorsque deux gentlemen puissants et un gentleman maigre entrèrent dans la cour du Blanc-Cerf, et cherchèrent des yeux quelque personne à laquelle ils pussent adresser un certain nombre de questions. M. Samuel Weller, décrotteur attitré du Blanc-Cerf, était en ce moment occupé à brunir une paire de bottes. Ce fut vers lui que se dirigea le gentleman maigre.

« Mon ami ! dit-il.

– Il paraît que celui-là aime les consultations gratuites ; autrement, il ne serait pas si amoureux de moi du premier coup, pensa le sagace garçon ; mais il se contenta de dire : « Eh bien ! monsieur ? »

– Mon ami ! répéta le maigre gentleman avec un hem ! conciliateur, avez-vous beaucoup de voyageurs en ce moment ? hein ? Bien occupé, n’est-ce pas ? »

Sam examina l’interrogateur. C’était un petit homme, à l’air affairé, au visage brun et anguleux, dont les deux petits yeux toujours clignotants et scintillants de chaque côté d’un nez mince et inquisitif, semblaient faire une perpétuelle partie de cache-cache au moyen de cet organe. Son habit noir faisait ressortir la blancheur de sa chemise et de son étroite cravate ; sur son pantalon noir se détachait une chaîne avec des breloques d’or, et ses bottes étaient aussi luisantes que ses yeux. Il tenait à la main ses gants de chevreau noir ; et en parlant il fourrait ses poignets sous les pans de son habit, de l’air d’un homme qui est habitué à poser des questions légales.

« Bien occupé, hein ? dit le petit homme.

– Pas mal comme ça, monsieur, répliqua Sam. Nous ne ferons pas banqueroute, ni fortune non plus. Nous mangeons not’ mouton bouilli sans câpres, et nous nous battons l’œil du raifort, quand nous pouvons attraper du bœuf.

– Ah ! dit le petit homme, vous êtes un farceur, n’est-ce pas ?…

– Mon frère aîné était affligé de cette maladie-là, répondit Sam. Nous couchions ensemble, et ça s’attrape peut-être…

– Oh ! la drôle de vieille maison que voilà ! reprit le petit homme en regardant autour de lui.

– Fallait faire prévenir de votre arrivée, on lui aurait fait des réparations, rétorqua le décrotteur imperturbable. »

Son interlocuteur parut un peu déconcerté de ces rebuffades successives. Une courte consultation eut lieu entre lui et les deux gros gentlemen ; ensuite il prit une prise de tabac dans une étroite tabatière d’argent, et il paraissait se disposer à renouveler la conversation, quand l’un de ses compagnons, qui, outre une contenance bienveillante, était porteur d’une paire de lunettes et d’une paire de guêtres noires, s’avança et dit en montrant l’autre gros gentleman.

« Le fait est que mon ami vous donnera une demi-guinée, si vous voulez répondre à une ou deux… »

– Eh ! mon cher monsieur ! mon cher monsieur ! interrompit le petit homme. Permettez, je vous prie, mon cher monsieur. Le premier principe à observer dans des cas semblables, est celui-ci : Si vous mettez la chose entre les mains d’un homme d’affaires, vous ne devez plus vous en mêler aucunement. Vous devez reposer en lui une entière confiance. Réellement, monsieur… » Il se tourna vers l’autre gros gentleman en lui disant : « J’ai oublié le nom de votre ami.

– Pickwick, répondit M. Wardle, car c’était ce joyeux personnage lui-même.

– Ah ! Pickwick. Réellement, monsieur Pickwick, mon cher monsieur, excusez-moi : Je serai heureux de recevoir vos avis en particulier, comme amicus curiae : mais vous devez voir l’inconvenance de votre intervention en ce moment, surtout par un argument ad captandum, tel que l’offre d’une demi-guinée. Réellement, mon cher monsieur, réellement… et le petit homme prit un air profond et une prise de tabac argumentative.

– Mon seul désir, monsieur, répondit M. Pickwick, était d’amener à fin, aussi vite que possible, cette désagréable affaire.

– Très-bien, très-bien, dit le petit homme.

– C’est pourquoi, continua M. Pickwick, j’ai fait usage de l’argument que mon expérience des hommes m’a fait reconnaître comme le meilleur dans tous les cas.

– Oui, oui, dit le petit homme : très-bon ! très-bon ! c’est vrai. Mais vous auriez dû me suggérer cela à moi. Vous savez, j’en suis sûr, quelle confiance sans bornes on doit placer dans son homme d’affaires. S’il était besoin d’une autorité à ce sujet, permettez-moi, mon cher monsieur, de vous référer à un cas bien connu dans Barnwell…

– Ne vous alambiquez pas de George Barnevelt, interrompit Sam, qui était resté fort étonné de ce dialogue. Tout le monde connaît son histoire, et, voyez-vous, j’ai toujours imaginé que la jeune femme méritait beaucoup mieux que lui d’être pendue14. Mais c’est égal ; ça n’a rien à voir ici. Vous voulez que j’accepte une demi-guinée. Très-bien, ça me va ; je ne puis pas parler mieux que ça. Pas vrai, monsieur ? (M. Pickwick sourit.) Alors il ne s’agit plus que de savoir ce que diable vous me voulez, comme dit c’t autre quand il vit le revenant.

– Nous voulons savoir… dit M. Wardle.

– Eh ! mon cher monsieur ! mon cher monsieur ! interrompit le petit homme à l’air affairé. »

M. Wardle leva les épaules, et se tut.

« Nous voulons savoir, reprit solennellement le petit homme, et nous vous adressons cette question pour ne pas éveiller d’inutiles appréhensions dans l’auberge ; nous voulons savoir ce qui s’y trouve actuellement.

– Qu’est-ce qu’il y a dans la maison ? Il y a une paire de bottes hongroises, au n° 13, répondit Sam, dans l’esprit duquel les logeurs étaient représentés par la partie de leur costume qui se trouvait sous sa direction immédiate. Il y a une jambe de bois au n° 6 ; deux paires de demi-bottes dans la salle du commerce. Il y a ces bottes à revers ici, au rez-de-chaussée, et cinq autres paires dans le café.

– Pas davantage ? dit le petit homme.

– Attendez un brin, reprit Sam, en cherchant à se rappeler ; oui, il y a une paire de bottes à la Wellington, pas mal usées, et des souliers de dame, au n° 5.

– Quelle sorte de souliers ? demanda avec empressement M. Wardle, qui, ainsi que M. Pickwick, s’était perdu dans ce singulier catalogue de chalands.

– Souliers de province.

– Y a-t-il le nom du cordonnier ?

– Brown.

– D’où cela ?

– Muggleton.

– Ce sont eux ! s’écria Wardle. Par le ciel nous les avons trouvés.

– Chut ! dit Sam : Les Wellington sont allés aux Doctors’ Commons.

– Bah ! fit le petit homme.

– Oui, pour un permis.

– Nous arrivons à temps, s’écria Wardle. Montrez-nous la chambre ; il n’y a pas un moment à perdre.

– Je vous en prie, mon cher monsieur, je vous en prie, dit le petit homme. De la prudence ; de la prudence ! »

En parlant ainsi, il tira de sa poche une bourse de soie rouge, dont il aveignit un souverain, en regardant fixement Sam. Celui-ci sourit d’une manière expressive.

« Montrez-nous la chambre, tout d’un coup, sans nous annoncer, dit le petit homme ; et il est à vous. »

Sam jeta la botte à revers dans un coin, et conduisit nos gens à travers un corridor sombre et un large escalier. Arrivé dans un second corridor, il fit halte et tendit la main.

« Le voilà, » dit tout bas l’avoué en déposant le souverain dans la main de leur guide.

Sam fit encore quelques pas, et s’arrêta devant une porte.

« C’est ici ? demanda le petit homme. »

Sam fit signe que oui.

Le vieux Wardle ouvrit la porte, et tous les trois pénétrèrent dans la chambre, juste au moment où M. Jingle, qui venait de rentrer, montrait le permis à la tante demoiselle.

Rachel jeta un grand cri, et se renversant sur une chaise, se couvrit le visage avec les mains. M. Jingle chiffonna le permis, et le fourra dans sa poche. Les visiteurs intempestifs s’avancèrent au milieu de la chambre.

« Vous êtes un joli coquin ! s’écria le vieux Wardle, haletant de colère. Vous êtes…

– Mon cher monsieur ! mon cher monsieur ! interrompit le petit homme, en posant son chapeau sur la table. Je vous en prie, faites attention. Scandalum magnatum… diffamation… action pour dommages… Calmez-vous, mon cher monsieur, je vous en prie.

– Comment osez-vous enlever ma sœur de ma maison ? reprit M. Wardle.

– Oui, très-bien, dit le petit gentleman. Vous pouvez lui demander cela. Comment osez-vous enlever sa sœur, eh ! monsieur ?

– Qui diable êtes-vous ! s’écria M. Jingle d’un ton si violent que le petit homme en recula involontairement un pas ou deux.

– Qui il est ? coquin ! C’est mon avoué, M. Perker. Perker, je veux poursuivre ce gueux-là ! je veux le faire empoigner ! Je veux… Je veux… Dieu me damne ! je veux le ruiner. – Et vous, continua M. Wardle en se tournant brusquement vers sa sœur ; vous Rachel, à votre âge ! quand vous devriez connaître le monde ! À quoi pensez-vous de vous enfuir avec un vagabond ? de déshonorer votre famille, de vous rendre vous-même misérable ! Mettez votre chapeau, et venez avec moi. – Faites venir une voiture et apportez la note de cette dame. Entendez-vous ? entendez-vous ?

– Voilà, monsieur, répliqua Sam, en répondant au violent coup de sonnette de M. Wardle avec une célérité merveilleuse, pour quiconque ne savait pas que son œil avait été appliqué au trou de la serrure, pendant toute l’entrevue.

– Mettez votre chapeau ! reprit Wardle.

– N’en faites rien, s’écria Jingle. Quittez cette chambre, monsieur ! Pas d’affaires ici. Dame libre et maîtresse de ses actions. Plus de vingt et un ans.

– Plus de vingt et un ans ! répéta M. Wardle avec mépris. Plus de quarante et un ans !

– Ce n’est pas vrai ! s’écria la tante demoiselle, son indignation l’emportant sur son désir de se trouver mal.

– C’est vrai, répliqua M. Wardle. Vous avez cinquante ans, comme un jour ! »

La tante demoiselle poussa un cri aigre, et perdit connaissance.

M. Pickwick, avec son aménité accoutumée appela l’hôtesse, et lui demanda un verre d’eau.

« Un verre d’eau ! repartit le colérique vieillard ; apportez-en un baquet et jetez-le sur elle. Cela lui fera du bien, et elle le mérite richement.

– Fi ! brute que vous êtes ! » s’écria la compatissante hôtesse. Puis, avec diverses exclamations de : « pauvre chère dame ! Allons, allons, pauvre chérie ! buvez un peu de ça ; ça vous fera du bien ; ne vous laissez pas abattre comme ça ; pauvre amour ! » etc., etc. L’hôtesse, assistée par une servante commença à humecter le front, à frapper dans les mains, à chatouiller le nez, à délacer le corset de la tante demoiselle, et à lui administrer enfin tous les calmants appliqués ordinairement par les sensibles matrones aux dames qui s’efforcent de se donner des attaques de nerfs.

« La voiture est prête, monsieur, dit Sam, en paraissant à la porte.

– Allons ! venez, reprit M. Wardle. Je vais la porter dans la voiture. »

À cette proposition les attaques de nerfs recommencèrent avec une nouvelle fureur.

L’hôtesse était sur le point de protester violemment contre ce procédé, et avait déjà demandé avec indignation si M. Wardle se croyait seigneur de la création, lorsque M. Jingle s’interposa.

« Garçon, dit-il, amenez-moi un constable.

– Attendez ! attendez ! dit le petit Perker. Considérez, monsieur, considérez.

– Je ne veux rien considérer, répliqua Jingle. Elle est sa maîtresse. Voyons qui osera l’emmener, sans son consentement.

– Je ne veux pas être emmenée, murmura la dame évanouie. Je n’y consens pas. (Ici il y eut une rechute effrayante.)

– Mon cher monsieur, dit le petit avoué, en prenant à part M. Wardle et M. Pickwick ; mon cher monsieur, nous sommes dans une situation bien embarrassante. C’est un cas désolant ; je n’en ai jamais connu de plus désolant, mais, réellement, mon cher monsieur, nous n’avons aucun pouvoir pour contrôler les actions de cette dame. Je vous ai prévenu avant de venir, mon cher monsieur, qu’il n’y avait pas d’autre remède qu’un accommodement.

– Quelle espèce d’accommodement voudriez-vous faire ? demanda M. Pickwick.

– Voyez-vous, mon cher monsieur, votre ami est dans une position très-déplaisante, excessivement déplaisante. Il faut qu’il consente à subir quelques pertes pécuniaires.

– Je dépenserai tout ce qu’il faudra plutôt que de supporter ce déshonneur, plutôt que de souffrir, toute folle qu’elle est, qu’elle se rende misérable pour sa vie entière.

– Je suppose que cela pourra s’arranger, dit le petit homme affairé. M. Jingle, voulez-vous venir avec nous, pour un instant, dans la chambre à côté ? »

M. Jingle y consentit et le quatuor passa dans une pièce voisine.

« Maintenant, monsieur, dit le petit homme en fermant soigneusement la porte, n’y a-t-il aucun moyen d’accommoder cette affaire ? Venez par ici, monsieur, dans cette embrasure de croisée, où nous serons en tête-à-tête. Là, monsieur, là ! Asseyez-vous s’il vous plaît, monsieur. Maintenant, mon cher monsieur, entre vous et moi, nous savons très-bien, mon cher monsieur, que vous avez enlevé cette dame pour l’amour de son argent. Ne froncez pas le sourcil, monsieur, c’est inutile : je vous dis, entre vous et moi, que nous savons cela. Nous sommes tous les deux des hommes du monde, et nous savons très-bien que nos amis ici n’en sont pas. N’est-ce pas, monsieur ? »

Le visage de M. Jingle s’éclaircit graduellement pendant ce discours, et quelque chose qui ressemblait à un clignement d’œil trembla, pendant un instant, dans sa paupière gauche.

« Très-bien ! très-bien ! poursuivit M. Perker, observant l’impression qu’il avait faite. Maintenant, le fait est que la dame n’a rien, ou peu de chose, jusqu’à la mort de sa mère… Une personne bien constituée, mon cher monsieur.

– Vieille ! dit M. Jingle laconiquement, mais avec énergie.

– Oui, c’est vrai, reprit l’avoué avec une légère toux ; vous avez raison, mon cher monsieur, elle est assez vieille. Mais elle vient d’une vieille famille, mon cher monsieur ; vieille dans toutes les acceptions du mot. Le fondateur de cette famille arriva dans le comté de Kent, lors de l’invasion de Jules-César, et depuis ce temps-là il n’y a qu’un seul de ses membres qui n’ait pas vécu jusqu’à quatre-vingt-cinq ans, encore a-t-il été décapité par ordre d’un des Henry. La vieille dame n’a pas soixante-treize ans, mon cher monsieur. »

Le petit homme s’arrêta et prit une prise de tabac.

« Eh bien ? fit M. Jingle.

– Eh bien ! mon cher monsieur… Vous ne prenez pas de tabac ? Vous avez raison, c’est une habitude coûteuse. Eh bien ! mon cher monsieur, vous êtes un joli garçon, un homme du monde, capable de pousser votre fortune, si vous aviez un capital, hein ?

– Eh bien ! répéta M. Jingle.

– Vous ne me comprenez pas ?

– Pas tout à fait.

– Ne pensez-vous pas… Je viens au fait, mon cher monsieur. Ne pensez-vous pas que cinquante guinées et la liberté seraient plus agréables que miss Wardle et des espérances ?

– Impossible ! dit M. Jingle en se levant. Pas assez, de moitié !

– Non ! non ! mon cher monsieur, reprit le petit avoué en l’arrêtant par un bouton. Bonne somme ronde. Un homme comme vous pourrait la tripler en un rien de temps. On peut faire bien des choses avec cinquante guinées, mon cher monsieur.

– Bien plus avec cent cinquante, répliqua Jingle froidement.

– Allons, mon cher monsieur, nous ne perdrons pas notre temps à couper un cheveu en quatre. Disons… disons quatre-vingts…

– Impossible !

– Restez, mon cher monsieur. Dites-moi ce que vous voulez.

– Affaire coûteuse, déboursés, chevaux de poste, neuf guinées ; licence, trois guinées, douze guinées ; compensation, cent guinées, cent douze. Perte d’honneur et perte de la dame…

– Allons ! mon cher monsieur, allons ! interrompit l’homme d’affaires d’un air malin. Ne parlons pas des deux derniers articles. Cela fait cent douze guinées. Mettons cent, allons !

– Cent vingt15.

– Allons ! allons ! je vais vous écrire un mandat, reprit le petit homme en s’asseyant près d’une table, et commençant à écrire. Je le ferai payable pour après demain et nous pouvons emmener la dame d’ici là ? » ajouta-t-il en interrogeant M. Wardle du regard.

Celui-ci fit un sombre signe d’assentiment.

« Cent, dit le petit homme.

– Et vingt, ajouta Jingle.

– Mon cher monsieur ! reprit l’avoué.

– Donnez-les lui, interrompit M. Wardle. Et qu’il s’en aille au diable avec ! »

Le mandat fut donc écrit par le petit gentleman, et empoché par M. Jingle.

« Maintenant quittez cette maison sur-le-champ ! dit M. Wardle, en se levant.

– Mon cher monsieur… observa l’homme d’affaires.

– Et sachez, continua M. Wardle sans s’occuper de l’interrupteur, sachez que rien au monde, pas même l’honneur de ma famille, n’aurait pu me faire consentir à cet arrangement, si je n’étais pas convaincu que vous deviendrez la proie du diable d’autant plus vite que vous aurez plus d’argent.

– Mon cher monsieur, représenta de nouveau le petit homme.

– Tenez-vous tranquille, Perker, lui répondit son colère client. Quittez cette chambre, monsieur !

– En route sur-le-champ, répliqua l’impassible Jingle. Adieu Pickwick. »

Si quelque spectateur désintéressé avait pu contempler, pendant la fin de cette conversation, la contenance de l’homme illustre dont le nom décore notre titre, il aurait été étonné que le feu de l’indignation qui jaillissait de ses yeux ne fît pas fondre les verres de ses lunettes. Ses narines s’enflèrent, ses poings se fermèrent involontairement, quand il s’entendit nommer familièrement par le misérable. Mais il se contint ; il ne le pulvérisa point.

« Tenez, continua le scélérat endurci, en jetant la licence aux pieds de M. Pickwick. Changez les noms, emmenez la dame, – fera l’affaire de Tuppy. »

M. Pickwick était un philosophe. Mais, après tout, les philosophes ne sont que des hommes revêtus d’une armure de sagesse. Le trait mordant pénétra à travers le harnais philosophique de notre héros et déchira profondément son cœur. Dans un accès de rage il lança, au hasard, l’encrier qui avait servi à M. Perker, et se précipita dans la même direction. Mais son adversaire était disparu et il se trouva arrêté dans les bras de Sam.

« Ohé ! dit cet excentrique fonctionnaire. Le mobilier n’est pas cher dans vot’ pays, vieux gentleman. Voilà une encre qui écrit toute seule, hein ? Elle vient d’écrire vot’ nom sur ce mur. Laissez donc monsieur ; à quoi bon courir après un homme qui est, à présent, à l’autre bout du Borough ? »

L’esprit de M. Pickwick, comme celui de tous les hommes vraiment grands, était ouvert à la persuasion, et comme il raisonnait puissamment et rapidement, un seul instant de réflexion suffit pour le convaincre de l’inutilité de son courroux. Il s’apaisa aussi vite qu’il s’était enlevé, respira fortement, et jeta un regard bénin sur ses amis.

Rapporterons-nous les lamentations de miss Wardle quand elle apprit de quelle manière son infidèle amant l’abandonnait ? Imprimerons-nous les détails de cette scène déchirante, si admirablement décrite par M. Pickwick ? Son livre de notes est ouvert devant nous ; une légère moisissure indique encore combien de larmes lui arracha l’humanité sympathisante. Un seul mot, et ces notes seront entre les mains de l’imprimeur. Mais non ! nous résisterons à cette pensée ! nous ne désolerons pas le cœur du public par la peinture de ces affreuses souffrances.

Le lendemain, la lourde voiture de Muggleton ramena, lentement et tristement, les deux amis avec la dame délaissée. Les ombres de la nuit étaient tombées depuis bien longtemps sur toute la nature, quand ils arrivèrent à la porte de Manoir-ferme.

Chapitre XI. Contenant un autre voyage et une découverte d’antiquité : annonçant la résolution de M. Pickwick d’assister à une élection, et renfermant un manuscrit donné par le vieil ecclésiastique. §

Une nuit de repos et de tranquillité dans le profond silence de Dingley-Dell, et, le lendemain matin, une heure d’immersion dans l’air frais et parfumé de la campagne, effacèrent complètement, chez M. Pickwick, les traces de la fatigue que son corps avait supportée et de l’anxiété qui avait agité son esprit. Depuis deux jours cet homme illustre était séparé de ses amis, de ses sectateurs, et lorsqu’au retour de sa promenade matinale il rencontra M. Winkle et M. Snodgrass, ce fut avec un sentiment de délices qui peut à peine être compris par une imagination vulgaire, qu’il s’avança au-devant d’eux pour leur dire bonjour. Le plaisir fut mutuel. Qui pourrait, en effet, contempler, sans en éprouver, le visage rayonnant de M. Pickwick ? Et cependant un nuage semblait obscurcir le front de ses disciples. Ils avaient un air mystérieux, aussi alarmant qu’extraordinaire. Le grand homme s’en aperçut et ne put en deviner la cause.

Après avoir serré les mains des deux jeunes gens, et proféré de chaudes expressions de bienvenue, M. Pickwick leur dit : « Comment va Tupman ? »

M. Winkle, à qui cette question était plus particulièrement adressée, ne fit point de réponse. Il détourna la tête et parut absorbé dans de mélancoliques réflexions.

« Snodgrass, reprit M. Pickwick avec vivacité, comment va notre ami ? Est-il malade ?

– Non ! répliqua M. Snodgrass ; et une larme trembla sur sa paupière sentimentale, comme une goutte de pluie sur le bord d’une croisée. Non ! il n’est pas malade ! »

M. Pickwick contempla tour à tour chacun de ses amis.

« Winkle ! Snodgrass ! leur dit-il quand il les eut suffisamment contemplés, que signifie cela ? Où est notre ami ? Qu’est-il arrivé ? Parlez, je vous en supplie, je vous en conjure ! Que dis-je ? je vous le commande, parlez ! »

Il y avait dans le maintien et dans l’accent de M. Pickwick une dignité, une solennité à laquelle il était impossible de résister. « Il nous a quittés, répondit M. Snodgrass.

– Quittés ! s’écria M. Pickwick.

– Quittés, répéta M. Snodgrass.

– Où est-il ? demanda M. Pickwick.

– Nous pouvons seulement le soupçonner d’après cet écrit, répliqua M. Snodgrass en tirant une lettre de sa poche et la plaçant entre les mains de son ami. Hier matin, quand nous avons reçu une lettre de M. Wardle, qui nous annonçait pour la nuit le retour de sa sœur, nous avons remarqué que la mélancolie qui assombrissait l’âme de notre ami, semblait s’accroître encore. Peu de temps après il disparut. Nous le cherchâmes vainement durant tout le jour ; et, dans la soirée, cette lettre nous fut apportée par le palefrenier de la Couronne, à Muggleton. Notre ami la lui avait laissée dès le matin, en lui recommandant bien de ne nous la remettre que lorsque les ombres de la nuit auraient obscurci la nature. »

M. Pickwick ouvrit la lettre. Elle était de l’écriture de M. Tupman, et contenait ce qui suit :

« Mon cher Pickwick,

« Vous qui êtes placés dans une région supérieure aux faiblesses humaines, vous ignorez quel coup fatal on reçoit lorsqu’on est abandonné par une charmante, par une fascinante créature ; et lorsqu’on devient la victime d’un monstre qui cachait la ruse et le vice hideux sous le masque de l’amitié. Ah ! puissiez-vous ne l’apprendre jamais !

« Les lettres qui me seront adressées à la Bouteille de cuir, à Cobham-Kent, me seront transmises, supposé que j’existe encore. Je m’éloigne d’une partie du monde qui m’est devenue odieuse. Si je quitte le monde tout entier, plaignez-moi, pardonnez-moi. La vie, mon cher ami, m’est devenue insupportable ! La flamme qui brûle au dedans de nous est comme les crochets d’un porteur, sur lesquels repose l’énorme poids des soins et des soucis du monde ; quand cette flamme nous manque, le fardeau devient trop pesant pour que nous puissions le supporter et nous tombons accablés sur la terre. Vous pouvez dire à Rachel… Ah ! ce nom !… Quel souvenir !…

« TRACY TUPMAN. »

« Nous allons partir sur-le-champ, dit M. Pickwick en refermant cette lettre. Nous n’aurions pu, dans aucune circonstance, rester décemment ici après les événements qui s’y sont passés ; mais maintenant, c’est un devoir pour nous d’aller à la recherche de notre ami. » En prononçant ces nobles paroles, M. Pickwick prit le chemin de la maison.

Ses intentions furent promptement communiquées à ses hôtes. Leurs prières pour le retenir furent instantes, mais inutiles. « D’importantes affaires, leur dit-il, rendent mon départ indispensable. »

Le vieil ecclésiastique était présent.

« Vous êtes donc décidé à nous quitter ? » dit-il à M. Pickwick, en le prenant à part ; et sur sa réponse affirmative, il ajouta : « S’il en est ainsi, voilà un petit manuscrit que j’espérais avoir le plaisir de vous lire moi-même. Ayant perdu un de mes amis, qui était médecin de notre hôpital des fous, j’ai trouvé ce manuscrit parmi beaucoup d’autres papiers qu’il m’avait chargé de brûler ou de conserver, à mon choix. Il n’est point de la main de mon ami, et j’ai peine à croire qu’il ne soit pas apocryphe : lisez-le, mon cher monsieur, et jugez par vous-même, s’il a été réellement écrit par un maniaque, ou, ce qui me paraît plus probable, si les rêveries d’un de ces infortunés ont été recueillies par une autre personne. »

M. Pickwick reçut le manuscrit, et se sépara du bienveillant vieillard avec mille expressions d’estime et d’affection.

C’était une tâche bien plus difficile de prendre congé des habitants de Manoir-ferme, où nos voyageurs avaient été reçus avec tant d’hospitalité, avec des attentions si délicates. M. Pickwick embrassa les jeunes ladies. Nous allions dire, comme si elles avaient été ses propres filles, mais la comparaison pourrait bien n’être pas entièrement exacte, car peut-être y mit-il un peu plus de chaleur. Il embrassa la vieille lady avec une tendresse filiale, et en glissant dans la main des servantes quelques preuves substantielles de sa bienveillance, il tapota leurs joues rosées, d’une manière toute patriarcale. Ensuite, des protestations bien plus cordiales encore, bien plus prolongées, furent échangées avec leur excellent amphitryon et avec M. Trundle. Cependant M. Snodgrass était disparu ; et il fallut l’appeler plusieurs fois avant de le déterminer à sortir de certains corridors sombres.

Miss Emily rentra bientôt après, et ses yeux, ordinairement si brillants, paraissaient ternes et battus. Enfin les trois amis s’arrachèrent des bras de leurs aimables hôtes, et tout en s’éloignant lentement de la ferme, ils jetèrent en arrière bien des regards attendris. On prétend même que M. Snodgrass lança d’innombrables baisers dans les airs, en reconnaissance de quelque chose de blanchâtre qui continua à s’agiter à une des croisées de la maison, jusqu’au moment où un détour du chemin leur cacha la vieille demeure : ce quelque chose ressemblait beaucoup à un mouchoir de femme.

À Muggleton nos voyageurs prirent la voiture de Rochester, et lorsqu’ils arrivèrent dans ce dernier endroit, leur douleur s’était suffisamment apaisée pour leur permettre de faire un excellent dîner. Quelque temps après, ayant pris les informations nécessaires concernant le chemin qu’ils devaient suivre, ils se dirigèrent, en se promenant, vers Cobham.

C’était par une charmante soirée du mois de juin. La route, qui serpentait à l’ombre d’un bois, était égayée par le chant des oiseaux, et rafraîchie par l’haleine du zéphyr ; le lierre grimpant et les mousses pendantes ornaient le tronc des vieux arbres ; la terre était revêtue d’un vert gazon, aussi délicat qu’un tapis de soie. En sortant du bois, nos voyageurs se trouvèrent dans un parc ouvert, au milieu duquel s’élevait un ancien château construit dans le style pittoresque et singulier du temps d’Élisabeth. De longs points de vue s’étendaient de tous les côtés, au milieu des chênes et des ormes gigantesques ; de nombreux troupeaux de daims paissaient l’herbe fraîche, et de temps en temps une biche effrayée traversait le chemin, légère comme l’ombre des nuages qui glisse rapidement sur un paysage inondé par la chaude lumière du soleil.

« Si tous ceux qui sont attaqués de la maladie de notre ami se retiraient dans cette contrée, dit M. Pickwick, en regardant autour de lui, je m’imagine que leur vieil attachement pour le monde renaîtrait bientôt.

– Je le pense aussi, dit M. Winkle.

– Et réellement, ajouta M. Pickwick, lorsqu’une demi-heure de marche les eut amenés dans le village, réellement, quoique choisi par un misanthrope, cet endroit me semble le plus joli et le plus séduisant que j’aie jamais rencontré. »

M. Winkle et M. Snodgrass s’associèrent sans restriction à ces louanges.

Bientôt après, ayant demandé la Bouteille de cuir, nos voyageurs furent dirigés vers une auberge d’assez bonne apparence, pour une auberge de village, et s’enquirent s’il s’y trouvait un gentleman nommé Tupman.

« Tom, dit l’hôtesse, menez ces messieurs, dans la salle. »

Sous la conduite d’un vigoureux paysan, les trois amis entrèrent dans une chambre longue et basse, dont les murailles étaient embellies d’une ribambelle de vieux portraits et d’images grossièrement coloriées, et dont le plancher était semé d’une multitude de chaises de cuir, d’une forme fantastique, au dos gigantesque. À l’extrémité de la salle une table se faisait remarquer par la blancheur éblouissante de sa nappe. Elle était décorée d’une volaille dodue, d’un jambon appétissant, d’un pot d’ale fraîche, etc. Et c’est à cette table séduisante qu’était assis M. Tupman, n’ayant en aucune façon l’air d’un homme qui a pris congé de ce monde.

À l’arrivée de ses amis, il posa son couteau, sa fourchette, et s’avança au-devant d’eux d’un air sombre.

« Je ne m’attendais pas à vous voir ici, dit-il en saisissant la main de M. Pickwick. C’est bien aimable.

– Ah ! fit M. Pickwick, en s’asseyant et en essuyant sur son front la sueur causée par sa promenade. Finissez votre dîner et venez dehors avec moi. Je désire vous parler, à vous seul. »

M. Tupman fit comme il lui était enjoint, et M. Pickwick s’étant rafraîchi d’un copieux coup d’ale, attendit le loisir de son ami. En moins d’une heure le dîner fut dépêché, et ils sortirent ensemble.

Pendant une demi-heure on put les voir passer et repasser dans le cimetière, tandis que M. Pickwick combattait la résolution de M. Tupman. Il serait inutile de répéter ses arguments, car quel langage pourrait rendre l’énergie que leur communiquait l’action de ce grand orateur ? Il n’est pas davantage nécessaire de savoir si M. Tupman était déjà fatigué de la solitude, ou s’il lui fut impossible de résister à l’éloquent appel qui lui fut adressé. En fait, il n’y résista pas.

« Il lui importait peu, dit-il, où il traînerait les misérables restes de son existence ; et puisque ses amis attachaient tant d’importance à son humble coopération, il consentait à partager leurs travaux. »

M. Pickwick sourit, une poignée de main fut échangée, et ils retournèrent auprès de leurs compagnons.

C’est en ce moment que M. Pickwick fit l’immortelle découverte qui sera à jamais un sujet d’orgueil pour ses amis, un sujet d’envie pour tous les antiquaires des quatre parties du monde. Ils avaient dépassé la porte de leur auberge, et ne se rappelant pas où elle était située, ils avaient été un peu plus loin dans le village. Comme ils revenaient sur leurs pas, les yeux de M. Pickwick tombèrent sur une petite pierre brisée et à moitié ensevelie dans la terre, sur le devant d’une chaumine.

M. Pickwick s’arrêta.

« Ceci est fort étrange ! dit-il.

– Qu’y a-t-il d’étrange ? demanda M. Tupman, en regardant avec empressement tous les objets qui l’entouraient, excepté celui dont il était question. Eh ! mais de quoi s’agit-il donc ? »

Cette dernière exclamation lui était arrachée par la vue de M. Pickwick qui, dans son enthousiasme pour sa découverte, se jetait à genoux devant la petite pierre, et en balayait la poussière avec son mouchoir.

« Il y a une inscription ici ! s’écria M. Pickwick.

– Est-il possible ? dit H. Tupman.

– Je puis distinguer, continua M. Pickwick, en frottant de toutes ses forces, et en regardant attentivement à travers ses lunettes, je puis distinguer, une croix, et un B, et ensuite un T. Ceci est très-important ! poursuivit M. Pickwick en se relevant. C’est une inscription fort ancienne, et qui existait peut-être longtemps avant les antiques Alms houses16 de cette petite ville. Il ne faut pas laisser échapper cette trouvaille. »

Ayant ainsi parlé, M. Pickwick frappa à la porte de la chaumière. Un laboureur l’ouvrit.

« Mon ami, lui demanda le philosophe d’un ton bienveillant, savez-vous comment cette pierre est venue ici ?

– Nein, m’sieu, j’n’en savons rin, répondit l’homme civilement. All’ était là ben du temps avant moi, et avant l’pus ancien du village itou. »

M. Pickwick regarda son compagnon avec triomphe.

« Vous… vous n’y êtes pas bien attaché, j’imagine, poursuivit-il, en tremblant d’anxiété. Vous ne seriez pas fâché de la vendre ?

– Ah ! ben oui ! qui voudrait l’acheter ? répondit l’homme avec une expression de visage qu’il s’imaginait probablement rendre très-rusée.

– Je vous en donnerai une demi-guinée sur-le-champ, reprit M. Pickwick, si vous voulez la retirer de terre. »

Lorsque la petite pierre eut été déracinée, moyennant quelques coups de bêche, M. Pickwick l’enleva de ses propres mains, à grand’peine, et au grand étonnement de tout le village. Il la porta dans l’auberge, et après l’avoir soigneusement lavée, il la déposa sur la table.

Les transports de joie des pickwickiens ne connurent plus de bornes quand ils virent couronner de succès leur patience et leur assiduité, leurs lavages et leurs grattages. La pierre était anguleuse et brisée, les lettres mal alignées et peu régulières, mais cependant on pouvait déchiffrer le fragment suivant d’inscription :

Les prunelles de M. Pickwick étincelèrent de délice lorsqu’il s’assit auprès de la table, en couvant des yeux le trésor qu’il avait déterré. Il avait atteint le plus grand objet de son ambition. Dans un comté connu pour être couvert par des restes de l’antiquité, dans un village où il existait encore quelques gages des anciens temps, lui, le président du Pickwick-Club, avait découvert une étrange et curieuse inscription, d’une antiquité incontestable, et qui avait entièrement échappé aux observations de tous les savants hommes qui l’avaient précédé. Il pouvait à peine en croire l’évidence de ses sens.

« Ceci, dit-il, ceci me détermine. Nous retournerons à la ville dès demain.

– Demain ! s’écrièrent ses disciples pleins d’admiration.

– Demain, répéta M. Pickwick. Ce trésor doit être déposé sur-le-champ dans un endroit où il puisse être complètement étudié et convenablement compris. J’ai une autre raison pour cette démarche. Dans quelques jours une élection doit avoir lieu pour le bourg d’Eatanswill. Un gentleman que j’ai rencontré dernièrement, M. Perker, est l’agent d’un des candidats. Nous contemplerons, nous étudierons minutieusement une scène intéressante pour quiconque est Anglais.

– Nous vous suivrons ! » s’écrièrent en même temps trois voix, qui semblaient n’en former qu’une.

M. Pickwick promena ses regards autour de lui. L’attachement, la ferveur de ses disciples allumèrent dans son sein le feu de l’enthousiasme. Il était leur maître, et il le sentit.

« Célébrons, reprit-il, célébrons cette réunion fortunée par des libations amicales. » Cette nouvelle proposition ayant été également accueillie par des applaudissements unanimes, M. Pickwick déposa l’importante pierre dans une petite boîte de sapin, qu’il eut le bonheur d’obtenir de l’hôtesse ; puis il se plaça dans un fauteuil au haut bout de la table, et la soirée tout entière fut consacrée à la gaieté et à la conversation.

Il était onze heures passées, heure indue pour le petit village de Cobham, lorsque M. Pickwick se retira dans la chambre à coucher qui lui avait été préparée. Il leva la jalousie, et, posant sa lumière sur la table, il se laissa aller à de profondes méditations sur les nombreux événements des deux journées précédentes.

L’heure et l’endroit étaient favorables à la contemplation et M. Pickwick n’en fut tiré que par le bruit de l’horloge de l’église, qui frappait lentement minuit. Le premier coup de la cloche retentit à son oreille d’une manière solennelle et lugubre à la fois ; mais quand elle cessa de tinter, le silence lui parut insupportable. Il lui semblait qu’il venait de perdre un compagnon chéri. Son système nerveux était excité et dérangé ; il le sentit et, s’étant déshabillé rapidement, il plaça sa lumière dans la cheminée et entra dans son lit.

Tout le monde a éprouvé cet état désagréable dans lequel une sensation de lassitude corporelle lutte vainement contre l’insomnie : telle était la situation de M. Pickwick en ce moment. Il se tourna sur un côté, puis sur l’autre ; il tint ses yeux fermés avec persévérance, comme pour s’engager à dormir : mais ce fut en vain. Soit que cela provint de la fatigue inaccoutumée qu’il avait soufferte, ou de la chaleur, ou du grog, ou du changement de lit, le sommeil s’enfuyait loin de ses paupières. Ses pensées se reportaient malgré lui et avec une obstination pénible sur les peintures effrayantes qu’il avait vues dans la salle d’en bas, sur les vieilles légendes qui avaient été racontées dans le cours de la soirée. Après s’être vainement agité pendant une demi-heure, il arriva à la triste conviction qu’il ne pourrait pas parvenir à s’endormir. Il se rhabilla donc en partie, regardant comme la pire des situations d’être étendu dans son lit à imaginer toutes sortes d’horreurs. Une fois habillé, il mit la tête à la fenêtre ; le temps était affreusement sombre : il se promena dans sa chambre ; elle était déplorablement solitaire.

Il avait fait quelques promenades de la porte à la fenêtre et de la fenêtre à la porte, lorsque le manuscrit du vieux ministre lui revint à la mémoire. C’était une bonne pensée. Si ce manuscrit ne l’intéressait pas, il pourrait toujours l’endormir. Notre philosophe le tira donc de la poche de sa redingote, approcha une petite table de son lit, moucha la chandelle, mit ses lunettes et s’arrangea pour lire. L’écriture était étrange ; le papier froissé et taché. Le titre du manuscrit fit courir un frisson dans tous les membres de M. Pickwick, et il ne put s’empêcher de jeter un regard inquiet autour de sa chambre. Cependant, réfléchissant à l’absurdité de céder à de semblables idées, il moucha de nouveau sa chandelle, et lut ce qui suit :

MANUSCRIT D’UN FOU.

« Oui, d’un fou ! – Comme ces mots m’auraient glacé jusqu’au fond du cœur, il y a quelques années ! Comme ils auraient réveillé cet effroi qui faisait bourdonner et bouillonner mon sang dans mes veines, jusqu’à ce que mon front se couvrît de larges gouttes d’une sueur froide, jusqu’à ce que mes genoux s’entre-choquassent d’épouvante ! Et pourtant j’aime ce nom maintenant, c’est un beau nom ! Montrez-moi le monarque dont le front courroucé ait jamais causé autant de peur que le regard brillant d’un fou ; dont la hache et la corde aient fait la besogne aussi sûrement que les serres d’un fou. Oh ! oh ! c’est une grande chose d’être fou, d’être regardé comme un lion sauvage à travers des barreaux, de grincer des dents et de hurler pendant les longues nuits silencieuses, et de se rouler sur la paille, aux sons joyeux d’une lourde chaîne. Hourra pour la maison des fous ! C’est un charmant endroit.

« Je me rappelle le temps où j’avais peur de devenir fou ; où je m’éveillais en sursaut, pour tomber sur mes genoux, et demander au ciel de me délivrer du fléau de toute ma race ; où je fuyais la vue de la gaieté et du bonheur pour me cacher dans un coin solitaire, et consumer les heures pesantes à guetter les progrès de la fièvre qui devait dévorer mon cerveau. Je savais que la folie était mêlée dans mon sang même, et jusque dans la moelle de mes os ; qu’une génération avait passé sans qu’elle reparût dans ma famille, et que j’étais le premier chez qui elle devait revivre. Je savais que cela devait être ainsi, que cela avait toujours été et devait toujours être de même ; et quand je m’isolais dans l’angle d’un salon plein de monde, quand je voyais les invités parler bas et tourner les yeux vers moi, je savais qu’ils s’entretenaient du fou prédestiné. Je m’enfuyais alors et j’allais me nourrir de mes tristes pensées dans la solitude.

« J’ai fait cela pendant des années, de longues, de pénibles années. Les nuits sont longues ici quelquefois, très-longues ; mais ce n’est rien auprès des nuits sans repos, des rêves épouvantables, qui me tourmentaient dans ce temps-là. J’ai froid quand j’y pense. De grandes figures sombres rampaient dans tous les coins de ma chambre ; et pendant la nuit leurs visages grimaçants et moqueurs se penchaient sur ma couche, pour me faire perdre l’esprit. Ils me disaient, en murmurant tout bas, que le plancher de notre vieille maison était souillé du sang de mon grand-père, versé par ses propres mains, dans un accès de fureur. J’enfonçais mes doigts dans mes oreilles, de peur de les entendre, mais leurs voix s’élevaient comme la tempête, et elles me criaient que la folie avait sommeillé pendant une génération avant mon grand-père, et que son grand-père, à lui, avait vécu pendant des années, avec ses mains enchaînées à la terre, pour l’empêcher de se déchirer lui-même. Je savais que c’était la vérité ; je le savais bien, je l’avais découvert nombre d’années auparavant, quoiqu’on s’efforçât de me le cacher. Ah ! ah ! j’étais trop malin pour eux, quoiqu’ils me crussent fou.

« À la fin la folie vint sur moi, et je m’étonnai de l’avoir jamais redoutée. Je pouvais aller dans le monde, et rire, et plaisanter, avec les plus brillants d’entre eux. Je savais que j’étais fou, mais eux ils ne s’en doutaient pas. Comme je jouissais, en moi-même, du tour que je leur jouais, après tous leurs chuchotements et tous leurs airs effrayés, lorsque je n’étais pas fou, lorsque je craignais seulement de le devenir ! Comme je riais, quand j’étais seul, en pensant que je gardais si bien mon secret ; en pensant à la terreur de mes bons amis, s’ils avaient seulement soupçonné la vérité ! Lorsque je dînais en tête-à-tête avec quelque beau garçon tapageur, j’aurais pu hurler de délice, en songeant comme il serait devenu pâle et comme il se serait enfui, s’il avait su que ce cher ami, assis près de lui et qui aiguisait un couteau effilé, était un fou, avec la puissance et presque la volonté de lui plonger sa lame dans le cœur. Oh ! c’était une joyeuse vie.

« D’immenses richesses devinrent mon partage, et je m’enivrai de plaisirs qui étaient rehaussés mille fois par la conscience du secret que je gardais si bien. J’héritai d’un château ; la loi aux yeux de lynx, la loi elle-même fut déçue ; elle remit entre les mains d’un fou une fortune prodigieuse et contestée. Où donc était l’esprit des hommes sages et clairvoyants ? Où était la dextérité des hommes de loi, si habiles à découvrir le moindre vice de forme ? La malice d’un fou les avait tous abusés.

« J’avais de l’argent : comme j’étais courtisé ! Je le dépensais largement : comme j’étais loué ! comme ces trois frères orgueilleux s’humiliaient devant moi ! Le vieux père aussi, avec sa tête blanche ! Tant de déférence, tant de respect, tant d’amitié dévouée ! Véritablement ils m’idolâtraient. Le vieux homme avait une fille ; les jeunes gens avaient une sœur ; et tous les cinq étaient pauvres, et j’étais riche, et quand j’épousai la jeune fille, je vis un sourire de triomphe sur le visage de ses avides parents. Ils pensaient à leur plan, si bien conduit, à la bonne prise qu’ils avaient faite : c’était à moi de sourire… de sourire ?… De rire aux éclats, et de me rouler sur la terre, en m’arrachant les cheveux avec des cris de joie ! Ils ne se doutaient guère qu’ils l’avaient mariée à un fou.

« Un moment… S’ils l’avaient su, aurait-elle été sauvée ? Le bonheur d’une sœur contre l’or de son mari ? Le plus léger duvet qui vole dans l’air contre la superbe chaîne qui orne mon corps !

« Sur un point, cependant, je fus trompé, malgré toute ma malice. Si je n’avais pas été fou… car, nous autres fous, quoique nous soyons assez rusés, nous nous embrouillons quelquefois… si je n’avais pas été fou, je me serais aperçu que la jeune fille aurait mieux aimé être placée, roide et froide, dans un cercueil de plomb, que d’être amenée, riche et noble mariée, dans ma maison fastueuse. J’aurais su que son cœur était avec le jeune homme aux yeux noirs, dont je lui ai entendu murmurer le nom pendant son sommeil agité ; j’aurais su qu’elle m’était sacrifiée pour secourir la pauvreté de son père aux cheveux blancs, et de ses frères orgueilleux.

« Je ne me rappelle plus les visages maintenant, mais je sais que la jeune fille était belle. Je le sais, car pendant les nuits où la lune brille, quand je me réveille en sursaut et que tout est tranquille autour de moi, je vois dans un coin de cette cellule une figure maigre et blanche, qui se tient immobile et silencieuse. Ses longs cheveux noirs, épars sur ses épaules, ne sont jamais agités par le vent. Ses yeux, qui fixent sur moi leur regard brûlant, ne clignent jamais, et ne se ferment jamais… Silence ! mon sang se gèle dans mon cœur, en écrivant ceci. Cette figure, c’est elle !… Son visage est très-pâle et ses prunelles sont vitreuses ; mais je la connais bien… Cette figure ne bouge jamais, elle ne fronce point ses sourcils, elle ne grince pas des dents comme les autres fantômes qui peuplent souvent ma cellule ; et cependant elle est bien plus affreuse pour moi que tous les autres ; elle est plus affreuse que les esprits qui me tentaient jadis ; elle sort de sa tombe, et la mort est sur son visage.

« Pendant près d’un an je vis les couleurs de ses joues se ternir de jour en jour ; pendant près d’un an je vis des larmes silencieuses couler de ses yeux battus. Je n’en savais pas la cause, mais je la découvris à la fin. Ils ne purent pas me la cacher plus longtemps. Elle ne m’avait jamais aimé ; je n’avais pas pensé qu’elle m’aimât. Elle méprisait mes richesses, et détestait la splendeur où elle vivait ; je ne m’étais pas attendu à cela. Elle en aimait un autre ; cette idée ne m’était pas entrée dans la tête. D’étranges sentiments s’emparèrent de moi ; des pensées inspirées par quelque pouvoir secret bouleversèrent ma cervelle. Je ne la haïssais pas, quoique je haïsse le jeune homme qu’elle pleurait encore. J’avais pitié… oui, j’avais pitié de la vie misérable à laquelle ses égoïstes parents l’avaient condamnée. Je savais qu’elle ne vivrait pas longtemps, mais la pensée qu’avant sa mort elle pouvait donner naissance à un être infortuné destiné à transmettre la folie à ses enfants… Cette pensée me détermina… Je résolus de la tuer.

« Pendant plusieurs semaines je voulus la noyer ; puis je songeai au poison, puis au feu. Quel beau spectacle, de voir la grande maison tout en flammes, et la femme du fou réduite en cendres ! Quelle bonne charge de promettre, pour la sauver, une grande récompense, et ensuite de faire pendre, comme incendiaire, quelque homme sage et innocent ! et tout cela par la malice d’un fou. J’y rêvais souvent, mais j’y renonçai à la fin. Oh ! quel plaisir de repasser tous les jours le rasoir, d’essayer comme il était bien affilé et de penser à l’entaille que pourrait faire un seul coup de cette lame brillante !

« À la fin les esprits qui avaient été si souvent avec moi auparavant, chuchotèrent dans mon oreille que le temps était venu. Ils me mirent un rasoir tout ouvert dans la main ; je le serrai avec force ; je me levai doucement du lit et me penchai sur ma femme endormie. Son visage était caché dans ses mains ; je les écartai doucement, et elles tombèrent nonchalamment sur son sein. Elle avait pleuré, les traces de ses larmes étaient encore visibles sur ses joues pâles ; cependant son visage était calme et heureux, et tandis que je la regardais, un tranquille sourire éclairait ses traits amaigris. Je posai doucement ma main sur son épaule ; elle tressaillit, mais sans entr’ouvrir ses longues paupières. Je la touchai de nouveau : elle poussa un cri et s’éveilla.

« Un mouvement de ma main, et elle n’aurait jamais fait entendre un autre son ; mais je fus surpris, et je reculai. Ses yeux étaient fixés sur les miens. Je ne sais pas comment cela se fit, ils m’intimidèrent, j’étais dompté par ce regard. Elle se leva de son lit, en me regardant fixement et continuellement. Je tremblai, le rasoir était dans ma main, mais je ne pouvais faire aucun mouvement. Elle se dirigea vers la porte. Quand elle en fut proche elle se détourna, et retira ses yeux de dessus moi. Le charme était brisé : je fis un bond et je la saisis par le bras ; elle tomba par terre en poussant des cris désespérés.

« Alors j’aurais pu la tuer sans résistance, mais la maison était alarmée, j’entendais des pas sur l’escalier ; je remis le rasoir à sa place, j’ouvris la porte et j’appelai moi-même du secours.

« On vint, on la releva, on la plaça sur le lit. Elle resta sans connaissance pendant plusieurs heures, et quand elle recouvra la vie et la parole, elle avait perdu l’esprit, elle délirait avec des transports furieux.

« Des médecins furent appelés, de savants hommes qui roulaient jusqu’à ma porte dans d’excellents carrosses, avec des domestiques revêtus d’une livrée brillante. Ils restèrent près de son lit pendant des semaines. Il y eut une grande consultation, et ils conférèrent ensemble d’une voix solennelle. J’étais dans la pièce voisine ; l’un des plus célèbres, parmi eux, vint m’y trouver, me prit à part, et, me disant de me préparer à la plus funeste nouvelle, m’apprit à moi, le fou ! que ma femme était folle. Le docteur était seul avec moi, tout auprès d’une fenêtre ouverte, ses yeux fixés sur mon visage, sa main posée sur mon bras. D’un seul effort j’aurais pu le précipiter dans la rue, ç’aurait été une fameuse farce ! mais mon secret était en jeu et je le laissai partir. Quelques jours après, on me dit que je devrais la faire surveiller, lui choisir un gardien, moi ! Je m’en allai dans la campagne où personne ne pouvait m’entendre, et je poussai des éclats de rire, qui retentissaient au loin.

« Elle mourut le lendemain. Le vieillard aux cheveux blancs suivit son cercueil, et les frères orgueilleux laissèrent tomber des larmes sur le corps insensible de celle dont ils avaient contemplé la souffrance avec des muscles d’airain. Tout cela nourrissait ma gaieté secrète et, en retournant à la maison, je riais derrière le mouchoir blanc que je tenais sur mon visage, je riais tant que les larmes m’en venaient aux yeux.

« Mais quoique j’eusse atteint mon but en la tuant, j’étais inquiet et agité ; je sentais que mon secret devait m’échapper avant longtemps. Je ne pouvais cacher la joie sauvage qui bouillonnait dans mon sang ; et qui, lorsque j’étais seul à la maison, me faisait sauter et battre des mains, et danser, et tourner, et rugir comme un lion. Quand je sortais et que je voyais la foule affairée se presser dans les rues ou au théâtre, quand j’entendais les sons de la musique, quand je regardais les danseurs, je ressentais des transports si joyeux, que j’étais tenté de me précipiter au milieu d’eux et d’arracher leurs membres pièce à pièce, et de hurler avec les instruments. Mais alors, je grinçais des dents, je frappais du pied sur le plancher, j’enfonçais mes ongles aigus dans mes mains, je maîtrisais la folie et personne ne se doutait encore que j’étais un fou.

« Je me rappelle… quoique ce soit une des dernières choses que je puisse me rappeler… car maintenant je mêle mes rêves avec les faits réels, et j’ai tant de choses à faire ici et je sais si pressé que je n’ai pas le temps de mettre un peu d’ordre dans cette étrange confusion… je me rappelle comment cela éclata à la fin. Ha ! ha ! il me semble que je vois encore leurs regards effrayés ! Avec quelle facilité je les rejetai loin de moi ; comme je meurtrissais leur visage avec mes poings fermés, et comme je m’enfuis avec la vitesse du vent, les laissant huer et crier bien loin derrière moi. La force d’un géant renaît en moi, lorsque j’y pense. Là ! voyez comme cette barre de fer ploie sous mon étreinte furieuse ! Je pourrais la briser comme un roseau ; mais il y a ici de longues galeries, avec beaucoup de portes, je crois que je ne pourrais pas y trouver mon chemin, et même si je pouvais le trouver, il y a en bas des grilles de fer qu’ils tiennent soigneusement fermées, car ils savent quel fou malin j’ai été, et ils sont fiers de m’avoir pour me montrer aux visiteurs.

« Voyons… oui c’est cela… j’étais allé dehors ; la nuit était avancée quand je rentrai à la maison, et je trouvai le plus orgueilleux des trois orgueilleux frères, qui m’attendait pour me voir. Affaire pressante disait-il : je me le rappelle bien. Je haïssais cet homme avec toute la haine d’un fou ; souvent, bien souvent, mes mains avaient brûlé de le mettre en pièces. On m’apprit qu’il était là ; je montai rapidement l’escalier. Il avait un mot à me dire ; je renvoyai les domestiques.

« Il était tard et nous étions seuls ensemble, pour la première fois !

« D’abord je détournai soigneusement les yeux de dessus lui, car je savais, ce qu’il n’imaginait guère, et je me glorifiais de le savoir… que le feu de la folie brillait dans mes yeux comme une fournaise. – Nous restâmes assis en silence pendant quelques minutes. Il parla à la fin. Mes dissipations récentes et d’étranges remarques, faites aussitôt après la mort de sa sœur, étaient une insulte à sa mémoire. Rassemblant beaucoup de circonstances qui avaient d’abord échappé à ses observations, il pensait que je n’avais pas bien traité la défunte, il désirait savoir s’il devait en conclure que je voulais jeter quelques reproches sur elle, et manquer de respect dû à sa famille. Il devait à l’uniforme qu’il portait de me demander cette explication.

« Cet homme avait une commission dans l’armée ; une commission achetée avec mon argent, avec la misère de sa sœur ! C’était lui qui avait été le plus acharné dans le complot pour m’enlacer et pour s’approprier ma fortune. C’était pour lui surtout, et par lui, que sa sœur avait été forcée de m’épouser, quoiqu’il sut bien qu’elle avait donné son cœur à ce jeune homme sentimental. – Il devait à son uniforme ! – Son uniforme ! La livrée de sa dégradation ! Je tournai mes yeux vers lui, je ne pus pas m’en empêcher, mais je ne dis pas un mot.

« Je vis le changement soudain que mon regard produisit dans sa contenance. C’était un homme hardi, et pourtant son visage devint blafard. Il recula sa chaise, je rapprochai la mienne plus près de lui, et comme je me mis à rire (j’étais très-gai alors), je le vis tressaillir. Je sentis que la folie s’emparait de moi : lui, il avait peur.

« Vous aimiez beaucoup votre sœur quand elle vivait, lui dis-je. Vous l’aimiez beaucoup ? »

« Il regarda avec inquiétude autour de lui, et je vis que sa main droite serrait le dos de sa chaise ; cependant il ne répondit rien.

« Misérable ! m’écriai-je, je vous ai deviné ! J’ai découvert votre complot infernal contre moi. Je sais que son cœur était avec un autre lorsque vous l’avez forcée de m’épouser. Je le sais, je le sais ! »

« Il se leva brusquement, brandit sa chaise devant lui et me cria de reculer ; car je m’étais approché de lui, tout en parlant.

« Je hurlais plutôt que je ne parlais, et je sentais bouillonner dans mes veines le tumulte des passions ; j’entendais le vieux chuchotement des esprits qui me défiaient d’arracher son cœur.

« Damnation ! m’écriai-je en me précipitant sur lui. J’ai tué ta sœur ! Je suis fou ! Mort ! Mort ! Du sang, du sang ! J’aurai ton sang ! »

« Je détournai la chaise, qu’il me lança dans sa terreur ; je l’empoignai corps à corps, et nous roulâmes tous les deux sur le plancher.

« Ce fut une belle lutte, car il était grand et fort ; il combattait pour sa vie, et moi j’étais un fou puissant, altéré de vengeance. Je savais qu’aucune force humaine ne pouvait égaler la mienne, et j’avais raison, raison, raison ! quoique fou ! Sa résistance s’affaiblit ; je m’agenouillai sur sa poitrine, je serrai fortement avec mes deux mains son cou musculeux ; son visage devint violet, les yeux lui sortaient de la tête, et il tirait la langue comme s’il voulait se moquer. Je serrais toujours plus fort.

« Tout à coup la porte s’ouvrit avec un grand bruit ; beaucoup de gens se précipitèrent dans la chambre en criant : « Arrêtez le fou ! Mon secret était découvert ; il fallait lutter maintenant pour la liberté ; je fus sur mes pieds avant que personne pût me saisir ; je m’élançai parmi les assaillants, et je m’ouvris un passage d’un bras vigoureux. Ils tombaient tous devant moi comme si je les avais frappés avec une massue. Je gagnai la porte, je sautai par-dessus la rampe ; en un instant j’étais dans la rue.

« Je courus devant moi, droit et roide, et personne n’osait m’arrêter. J’entendais le bruit des pas derrière moi, et je redoublais de vitesse. Ce bruit devenait de plus en plus faible, à mesure que je m’éloignais, et enfin il s’éteignit entièrement. Moi, je bondissais toujours par-dessus les ruisseaux et les mares, par-dessus les murs et les fossés, en poussant des cris sauvages, qui déchiraient les airs et qui étaient répétés par les êtres étranges dont j’étais entouré. Les démons m’emportaient dans leurs bras, au milieu d’un ouragan qui renversait en passant les haies et les arbres ; ils m’emportaient en tourbillonnant, et je ne voyais plus rien autour de moi, tant j’étais étourdi par le fracas et la rapidité de leur course. À la fin, ils me lancèrent loin d’eux, et je tombai pesamment sur la terre.

« Quand je me réveillai, je me trouvai ici… ici dans cette gaie cellule, où les rayons du soleil viennent rarement, où les rayons de la lune, quand ils s’y glissent, ne servent qu’à me faire mieux voir les ombres menaçantes qui m’entourent, et cette figure silencieuse, toujours debout dans ce coin. Quand je suis éveillé, je puis entendre quelquefois des cris étranges, des gémissements affreux, qui retentissent dans ces grands bâtiments antiques. Ce que c’est, je l’ignore ; mais ils ne viennent pas de cette pâle figure et n’ont aucun rapport avec elle, car depuis les premières ombres du crépuscule jusqu’aux lueurs matinales de l’aurore, elle reste immobile à la même place, écoutant l’harmonie de mes chaînes de fer, et contemplant mes gambades sur mon lit de paille. »

* * * * *

À la fin du manuscrit la note suivante était écrite d’une autre main.

« L’infortuné dont on vient de lire les rêveries est un triste exemple du résultat que peuvent avoir des passions effrénées et des excès prolongés, jusqu’à ce que leurs conséquences deviennent irréparables. La dissipation, les débauches répétées de sa jeunesse, amenèrent la fièvre et le délire. Le premier effet de celui-ci fut, l’étrange illusion par laquelle il se persuada qu’une folie héréditaire existait dans sa famille. Cette idée, fondée sur une théorie médicale bien connue, mais contestée aussi vivement qu’elle est appuyée, produisit chez lui une humeur atrabilaire qui, avec le temps, dégénéra en folie, et se termina enfin par la fureur. J’ai lieu de croire que les événements racontés par lui sont réellement arrivés, quoiqu’ils aient été défigurés par son imagination malade. Ce qui doit étonner davantage ceux qui ont eu connaissance des vices de sa jeunesse, c’est que ses passions, lorsqu’elles n’ont plus été contrôlées par la raison, ne l’aient point poussé à commettre des crimes encore plus effroyables. »

 

La chandelle de M. Pickwick s’enfonçait dans la bobèche, précisément au moment où il achevait de lire le manuscrit du vieil ecclésiastique ; et comme la lumière s’éteignit tout d’un coup, sans même avoir vacillé, l’obscurité soudaine fit une impression profonde sur ses nerfs déjà excités. Il tressaillit et ses dents claquèrent de terreur. Ôtant donc avec vivacité les vêtements qu’il avait mis pour se relever, il jeta autour de la chambre un regard craintif et se fourra promptement entre ses draps, où il ne tarda pas à s’endormir.

Lorsqu’il se réveilla, le soleil faisait resplendir tous les objets dans sa chambre et la matinée était déjà avancée. La tristesse qui l’avait accablé le soir précédent s’était dissipée avec les ombres qui obscurcissaient le paysage ; toutes ses pensées, toutes ses sensations étaient aussi gaies et aussi gracieuses que le matin lui-même. Après un solide déjeuner, les quatre philosophes, suivis par un homme qui portait la pierre dans sa boîte de sapin, se dirigèrent à pied vers Gravesend, où leur bagage avait été expédié de Rochester. Ils atteignirent Gravesend vers une heure, et ayant été assez heureux pour trouver des places sur l’impériale de la voiture de Londres, ils y arrivèrent, sains et saufs, dans la soirée.

Trois ou quatre jours subséquents furent remplis par les préparatifs nécessaires pour leur voyage au bourg d’Eatanswill ; mais comme cette importante entreprise exige un chapitre séparé, nous emploierons le petit nombre de lignes qui nous restent à raconter, avec une grande brièveté, l’histoire de l’antiquité rapportée par M. Pickwick.

Il résulte des mémoires du club, que M. Pickwick parla sur sa découverte, dans une réunion générale qui eut lieu le lendemain de son arrivée, et promena l’esprit charmé de ses auditeurs sur une multitude de spéculations ingénieuses et érudites, concernant le sens de l’inscription. Il paraît aussi qu’un artiste habile en exécuta le dessin, qui fut gravé sur pierre et présenté à la Société royale des antiquaires de Londres et aux autres sociétés savantes ; que des jalousies et des rivalités sans nombre naquirent des opinions émises à ce sujet ; que M. Pickwick lui-même écrivit un pamphlet de quatre-vingt-seize pages, en très-petits caractères, où l’on trouvait vingt-sept versions différentes de l’inscription ; que trois vieux gentlemen, dont les fils aînés avaient osé mettre en doute son antiquité, les privèrent de leur succession, et qu’un individu enthousiaste fit ouvrir prématurément la sienne, par désespoir de n’en avoir pu sonder la profondeur ; que M. Pickwick fut élu membre de dix-sept sociétés savantes, tant nationales qu’étrangères, pour avoir fait cette découverte ; qu’aucune des dix-sept sociétés savantes ne put en tirer la moindre chose, mais que toutes les dix-sept s’accordèrent pour reconnaître que rien n’était plus curieux.

Il est vrai que M. Blotton, et son nom sera dévoué au mépris éternel de tous ceux qui cultivent le mystérieux et le sublime ; M. Blotton, disons-nous, vétilleux et méfiant, comme le sont les esprits vulgaires, se permit de considérer la chose sous un point de vue aussi dégradant que ridicule. M. Blotton, dans le vil dessein de ternir le nom éclatant de Pickwick, entreprit en personne le voyage de Cobham. À son retour, il déclara ironiquement au club, qu’il avait vu l’homme dont la pierre avait été achetée ; que cet individu la croyait ancienne, mais qu’il niait solennellement l’ancienneté de l’inscription, et assurait avoir gravé lui-même, dans un instant de désœuvrement, ces lettres grossières, qui signifiaient tout bonnement : Bill Stumps, sa marque. M. Blotton ajoutait que M. Stumps ayant peu l’habitude de la composition, et se laissant guider par le son des mots plutôt que par les règles sévères de l’orthographe, n’avait mis qu’un l à la fin de son prénom, et avait remplacé par un k les lettres qu et e du nom marque.

Les illustres membres du Pickwick-Club, comme on pouvait l’attendre d’une société aussi savante, reçurent cette histoire avec le mépris qu’elle méritait, chassèrent de leur sein l’ignorant et présomptueux Blotton, et votèrent à M. Pickwick une paire de besicles en or, comme un gage de leur admiration et de leur confiance. Pour reconnaître cette marque d’approbation, M. Pickwick se fit peindre en pied, et fit suspendre son portrait dans la salle de réunion du club, portrait que, par parenthèse, il n’eut aucune envie de voir disparaître lorsqu’il fut moins jeune qu’on ne l’y représentait.

M. Blotton était expulsé, mais il ne se tenait pas pour battu. Il adressa aux dix-sept sociétés savantes un pamphlet dans lequel il répétait l’histoire qu’il avait émise, et laissait apercevoir assez clairement qu’il regardait comme des gobe-mouches les membres des dix-sept sociétés susdites.

À cette proposition malsonnante, les dix-sept sociétés furent remplies d’indignation. Il parut plusieurs pamphlets nouveaux. Les sociétés savantes étrangères correspondirent avec les sociétés savantes nationales ; les sociétés savantes nationales traduisirent en anglais les pamphlets des sociétés savantes étrangères ; les sociétés savantes étrangères traduisirent dans toutes sortes de langages les pamphlets des sociétés savantes nationales, et ainsi, commença cette lutte scientifique, si connue de tout l’univers sous le nom de Controverse pickwickienne.

Cependant les efforts calomnieux destinés à perdre M. Pickwick retombèrent sur la tête de leur méprisable auteur. Les dix-sept sociétés savantes votèrent unanimement que le présomptueux Blotton n’était qu’un tatillon ignorant, et écrivirent contre lui des opuscules sans nombre ; enfin la pierre elle-même subsiste encore aujourd’hui, monument illisible de la grandeur de M. Pickwick et de la petitesse de ses détracteurs.

Chapitre XII. Qui contient une très-importante détermination de M. Pickwick, laquelle fait époque dans sa vie non moins que dans cette véridique histoire. §

Quoique l’appartement de M. Pickwick dans la rue Goswell fût d’une étendue restreinte, il était propre et confortable, et surtout en parfaite harmonie avec son génie observateur. Son parloir était au rez-de-chaussée sur le devant, sa chambre à coucher sur le devant, au premier étage ; et ainsi, soit qu’il fût assis à son bureau, soit qu’il se tînt debout devant son miroir à barbe, il pouvait également contempler toutes les phases de la nature humaine dans la rue Goswell, qui est presque aussi populeuse que populaire. Son hôtesse, Mme Bardell, veuve et seule exécutrice testamentaire d’un douanier, était une femme grassouillette, aux manières affairées, à la physionomie avenante. À ces avantages physiques, elle joignait de précieuses qualités morales : par une heureuse étude, par une longue pratique, elle avait converti en un talent exquis le don particulier qu’elle avait reçu de la nature pour tout ce qui concernait la cuisine. Il n’y avait dans la maison ni bambins, ni volatiles, ni domestiques. Un grand homme et un petit garçon en complétaient le personnel. Le premier était notre héros, le second une production de Mme Bardell. Le grand homme était rentré chaque soir précisément à dix heures, et peu de temps après il se condensait dans un petit lit français, placé dans un étroit parloir sur le derrière. Quant au jeune master Bardell, ses yeux enfantins et ses exercices gymnastiques étaient soigneusement restreints aux trottoirs et aux ruisseaux du voisinage. La propreté, la tranquillité régnaient donc dans tout l’édifice, et la volonté de M. Pickwick y faisait loi.

La veille du départ projeté pour Eatanswill, vers le milieu de la matinée, la conduite de notre philosophe devait paraître singulièrement mystérieuse et inexplicable, pour quiconque connaissait son admirable égalité d’esprit et l’économie domestique de son établissement. Il se promenait dans sa chambre d’un pas précipité. De trois minutes en trois minutes, il mettait la tête à la fenêtre, il regardait constamment à sa montre et laissait échapper divers autres symptômes d’impatience, fort extraordinaires chez lui. Il était évident qu’il y avait en l’air quelque chose d’une grande importance ; mais ce que ce pouvait être, Mme Bardell elle-même n’avait pas été capable de le deviner.

« Madame Bardell ? dit à la fin M. Pickwick, lorsque cette aimable dame fut sur le point de terminer l’époussetage, longtemps prolongé, de sa chambre.

– Monsieur ? répondit Mme Bardell.

– Votre petit garçon est bien longtemps dehors.

– Vraiment, monsieur, c’est qu’il y a une bonne course d’ici au Borough.

– Ah ! cela est juste, » repartit M. Pickwick, et il retomba dans le silence.

Mme Bardell recommença à épousseter avec le même soin.

« Madame Bardell ? reprit M. Pickwick au bout de quelques minutes.

– Monsieur ?

– Pensez-vous que la dépense soit beaucoup plus grande pour deux personnes que pour une seule ?

– Là ! monsieur Pickwick ! répliqua Mme Bardell en rougissant jusqu’à la garniture de son bonnet, car elle croyait avoir aperçu dans les yeux de son locataire un certain clignotement matrimonial. Là ! monsieur Pickwick, quelle question !

– Hé bien ! qu’en pensez-vous ?

– Cela dépend ! repartit Mme Bardell en approchant son plumeau près du coude de M. Pickwick ; cela dépend beaucoup de la personne, vous savez, monsieur Pickwick ; et si c’est une personne soigneuse et économe.

– Cela est très-vrai ; mais la personne que j’ai en vue (ici il regarda fixement Mme Bardell) possède, je pense, ces qualités. Elle a de plus une grande connaissance du monde, et beaucoup de finesse, madame Bardell. Cela me sera infiniment utile.

– Là ! monsieur Pickwick ! murmura Mme Bardell, en rougissant de nouveau.

– J’en suis persuadé ! continua le philosophe avec une énergie toujours croissante, comme c’était son habitude quand il parlait sur un sujet intéressant ; j’en suis persuadé, et pour vous dire la vérité, madame Bardell, c’est un parti pris.

– Seigneur Dieu ! s’écria Mme Bardell.

– Vous trouverez peut-être étrange, poursuivit l’aimable M. Pickwick, en jetant à sa compagne un regard de bonne humeur ; vous trouverez peut-être étrange que je ne vous aie pas consultée à ce sujet, et que je ne vous en aie même jamais parlé, jusqu’au moment où j’ai envoyé votre petit garçon dehors ? »

Mme Bardell ne put répondre que par un regard. Elle avait longtemps adoré M. Pickwick comme une divinité dont il ne lui était pas permis d’approcher, et voilà que tout d’un coup la divinité descendait de son piédestal et la prenait dans ses bras. M. Pickwick lui faisait des propositions directement, par suite d’un plan délibéré, car il avait envoyé son petit garçon au Borough pour rester seul avec elle. Quelle délicatesse ! quelle attention !

« Hé bien ! dit le philosophe, qu’en pensez-vous ?

– Ah ! monsieur Pickwick ! répondit Mme Bardell toute tremblante d’émotion, vous êtes vraiment bien bon, monsieur !

– Cela vous épargnera beaucoup de peines, n’est-il pas vrai ?

– Oh ! je n’ai jamais pensé à la peine, et naturellement j’en prendrai plus que jamais pour vous plaire. Mais vous êtes si bon, monsieur Pickwick, d’avoir songé à ma solitude.

– Ah ! certainement. Je n’avais pas pensé à cela… Quand je serai en ville, vous aurez toujours quelqu’un pour causer avec vous. C’est, ma foi, vrai.

– Il est sûr que je dois me regarder comme une femme bien heureuse !

– Et votre fils ?

– Que Dieu bénisse le cher petit ! interrompit Mme Bardell avec des transports maternels.

– Lui aussi aura un compagnon, poursuivit M. Pickwick en souriant gracieusement ; un joyeux compagnon qui, j’en suis sûr, lui enseignera plus de tours, en une semaine, qu’il n’en aurait appris tout seul en un an.

– Oh ! cher, excellent homme ! » murmura Mme Bardell.

M. Pickwick tressaillit.

« Oh ! cher et tendre ami ! » Et sans plus de cérémonies, la dame se leva de sa chaise et jeta ses bras au cou de M. Pickwick, avec un déluge de pleurs et une tempête de sanglots.

« Le ciel me protège ! s’écria M. Pickwick plein d’étonnement ; madame Bardell ! ma bonne dame ! Bonté divine, quelle situation ! Faites attention, je vous en prie ! Laissez-moi, madame Bardell, si quelqu’un venait !

– Eh ! que m’importe ? répondit Mme Bardell avec égarement ; je ne vous quitterai jamais ! Cher homme ! excellent cœur ! Et en prononçant ces paroles elle s’attachait à M. Pickwick aussi fortement que la vigne à l’ormeau.

– Le Seigneur ait pitié de moi ! dit M. Pickwick en se débattant de toutes ses forces ; j’entends du monde sur l’escalier. Laissez-moi, ma bonne dame ; je vous en supplie, laissez-moi ! »

Mais les prières, les remontrances étaient également inutiles, car la dame s’était évanouie dans les bras du philosophe, et avant qu’il eût eu le temps de la déposer sur une chaise, master Bardell introduisit dans la chambre MM. Tupman, Winkle et Snodgrass.

M. Pickwick demeura pétrifié. Il était debout, avec son aimable fardeau dans ses bras, et il regardait ses amis d’un air hébété, sans leur faire un signe d’amitié, sans songer à leur donner une explication. Eux, à leur tour, le considéraient avec étonnement, et master Bardell, plein d’inquiétude, examinait tout le monde, sans savoir ce que cela voulait dire.

La surprise des pickwickiens était si étourdissante, et la perplexité de M. Pickwick si terrible, qu’ils auraient pu demeurer exactement dans la même situation relative jusqu’à ce que la dame évanouie eut repris ses sens, si son tendre fils n’avait précipité le dénoûment par une belle et touchante ébullition d’affection filiale. Ce jeune enfant, vêtu d’un costume de velours rayé, orné de gros boutons de cuivre, était d’abord demeuré, incertain et confus, sur le pas de la porte ; mais, par degrés, l’idée que sa mère avait souffert quelque dommage personnel s’empara de son esprit à demi-développé. Considérant M. Pickwick comme l’agresseur, il poussa un cri sauvage, et se précipitant tête baissée, il commença à assaillir cet immortel gentleman aux environs du dos et des jambes, le pinçant et le frappant aussi vigoureusement que le lui permettaient la force de son bras et la violence de son emportement.

« Ôtez-moi ce petit coquin ! s’écria M. Pickwick dans une agonie de désespoir ; il est enragé !

– Qu’est-il donc arrivé ? demandèrent les trois pickwickiens stupéfaits.

– Je n’en sais rien, répondit le Mentor avec dépit ; ôtez-moi cet enfant ! »

M. Winkle porta à l’autre bout de l’appartement l’intéressant garçon, qui criait et se débattait de toutes ses forces.

« Maintenant, poursuivit M. Pickwick, aidez-moi à faire descendre cette femme.

– Ah ! je suis mieux maintenant, soupira faiblement Mme Bardell.

– Permettez-moi de vous offrir mon bras, dit M. Tupman, toujours galant.

– Merci, monsieur, merci ! » s’écria la dame d’une voix hystérique, et elle fut conduite en bas, accompagnée de son affectionné fils.

– Je ne puis concevoir, reprit M. Pickwick quand ses amis furent revenus, je ne puis concevoir ce qui est arrivé à cette femme. Je venais simplement de lui annoncer que je vais prendre un domestique, lorsqu’elle est tombée dans le singulier paroxysme où vous l’avez trouvée. C’est fort extraordinaire !

– Il est vrai, dirent ses trois amis.

– Elle m’a placé dans une situation bien embarrassante, continua le philosophe.

– Il est vrai, » répétèrent ses disciples, en toussant légèrement et en se regardant l’un l’autre d’un air dubitatif.

Cette conduite n’échappa pas à M. Pickwick. Il remarqua leur incrédulité ; son innocence était évidemment soupçonnée.

Après quelques instants de silence, M. Tupman prit la parole et dit :

« Il y a un homme en bas, dans le vestibule.

– C’est celui dont je vous ai parlé, répliqua M. Pickwick ; je l’ai envoyé chercher au bourg. Ayez la bonté de le faire monter, Snodgrass. »

M. Snodgrass exécuta cette commission, et M. Samuel Weller se présenta immédiatement.

« Ha ! ha ! vous me reconnaissez, je suppose ? lui dit M. Pickwick.

– Un peu ! répliqua Sam avec un clin d’œil protecteur. Drôle de gaillard, celui-là ! Trop malin pour vous, hein ? il vous a légèrement enfoncé, n’est-ce pas ?

– Il ne s’agit point de cela maintenant, reprit vivement le philosophe ; j’ai à vous parler d’autre chose. Asseyez-vous.

– Merci, monsieur, répondit Sam, et il s’assit sans autre cérémonie, ayant préalablement déposé son vieux chapeau blanc sur le carré. Ça n’est pas fameux, disait-il en parlant de son couvre-chef, et en souriant agréablement aux pickwickiens assemblés, mais c’est étonnant à l’user. Quand il avait des bords, c’était un beau bolivar ; depuis qu’il n’en a plus, il est plus léger ; c’est quelque chose : et puis chaque trou laisse entrer de l’air ; c’est encore quelque chose. J’appelle ça un feutre ventilateur.

– Maintenant, reprit M. Pickwick, il s’agit de l’affaire pour laquelle je vous ai envoyé chercher, avec l’assentiment de ces messieurs.

– C’est ça, monsieur, accouchons, comme dit c’t autre à son enfant qui avait avalé un liard.

– Nous désirons savoir, en premier lieu, si vous avez quelque raison d’être mécontent de votre condition présente.

– Avant de satisfaire cette question ici, je désirerais savoir, en premier lieu, si vous en avez une meilleure à me donner. »

Un rayon de calme bienveillance illumina les traits de M. Pickwick lorsqu’il répondit : « J’ai quelque envie de vous prendre à mon service.

– Vrai ? » demanda Sam.

M. Pickwick fit un geste affirmatif.

– Gages ?

– Douze guinées par an.

– Habits ?

– Deux habillements.

– L’ouvrage ?

– Me servir et voyager avec moi et ces gentlemen.

– Ôtez l’écriteau ! s’écria Sam avec emphase. Je suis loué à un gentleman seul, et le terme est convenu.

– Vous acceptez ma proposition ?

– Certainement. Si les habits me prennent la taille moitié aussi bien que la place, ça ira.

– Naturellement, vous pouvez fournir de bons certificats ?

– Demandez à l’hôtesse du Blanc-Cerf, elle vous dira ça, monsieur.

– Pouvez-vous venir ce soir ?

– Je vas endosser l’habit à l’instant même, s’il est ici, s’écria Sam avec une grande allégresse.

– Revenez ce soir, à huit heures, répondit M. Pickwick, et si les renseignements sont satisfaisants, nous verrons à vous faire habiller. »

Sauf une aimable indiscrétion, dont s’était en même temps rendue coupable une des servantes de l’hôtel, la conduite de M. Weller avait toujours été très-méritoire. M. Pickwick n’hésita donc pas à le prendre à son service, et avec la promptitude et l’énergie qui caractérisaient non seulement la conduite publique, mais toutes les actions privées de cet homme extraordinaire, il conduisit immédiatement son nouveau serviteur dans un de ces commodes emporiums, où l’on peut se procurer des habits confectionnés ou d’occasion, et où l’on se dispense de la formalité inconnue de prendre mesure. Avant la chute du jour, M. Weller était revêtu d’un habit gris avec des boutons P.C., d’un chapeau noir avec une cocarde, d’un gilet rayé, de culottes et de guêtres, et d’une quantité d’autres objets trop nombreux pour que nous prenions la peine de les récapituler.

Lorsque, le lendemain matin, cet individu, si soudainement transformé, prit sa place à l’extérieur de la voiture d’Eatanswill : « Ma foi, se dit-il, je ne sais point si je vas être un valet de pied, ou un groom, ou un garde-chasse ; j’ai la philosomie mitoyenne entre tout ça ; mais c’est égal, ça va me changer d’air ; y’a du pays à voir, et pas grand’chose à faire, ça va fameusement à ma maladie : ainsi donc vive Pickwick, que je dis ! »

Chapitre XIII. Notice sur Eatanswill, sur les partis qui le divisent, et sur l’élection d’un membre du parlement par ce bourg ancien, loyal et patriote. §

Nous confessons franchement que nous n’avions jamais entendu parler d’Eatanswill, jusqu’au moment où nous nous sommes plongé dans les volumineux papiers du Pickwick-Club. Nous reconnaissons, avec une égale candeur, que nous avons cherché en vain des preuves de l’existence actuelle de cet endroit. Sachant bien quelle profonde confiance on doit placer dans toutes les notes de M. Pickwick, et ne nous permettant pas d’opposer nos souvenirs aux énonciations de ce grand homme, nous avons consulté, relativement à ce sujet, toutes les autorités auxquelles il nous a été possible de recourir. Nous avons examiné tous les noms contenus dans les tables A et B17, sans trouver celui d’Eatanswill ; nous avons minutieusement collationné toutes les cartes des comtés, publiées, dans l’intérêt de la science, par nos plus distingués éditeurs, et le même résultat a suivi nos investigations.

Nous avons donc été conduit à supposer que, dans la crainte obligeante de blesser quelqu’un, et par un sentiment de délicatesse dont M. Pickwick était si éminemment doué, il avait, de propos délibéré, substitué un nom fictif au nom réel de l’endroit où il avait fait ses observations. Nous sommes confirmé dans cette opinion par une circonstance qui peut sembler légère et frivole en elle-même, mais qui, considérée sous ce point de vue, n’est point indigne d’être notée. Dans le mémorandum de M. Pickwick, nous pouvons encore découvrir que sa place et celles de ses disciples furent retenues dans la voiture de Norwich ; mais cette note fut ensuite rayée, apparemment pour ne point indiquer dans quelle direction est situé le bourg dont il s’agit. Nous ne hasarderons donc point de conjectures à ce sujet, et nous allons poursuivre notre histoire sans autre digression.

Il paraît que les habitants d’Eatanswill, comme ceux de beaucoup d’autres petits endroits, se croyaient d’une grande, d’une immense importance dans l’État ; et chaque individu ayant la conscience du poids attaché à son exemple, se faisait une obligation de s’unir corps et âme à l’un des deux grands partis qui divisaient la cité, les bleus et les jaunes. Or, les bleus ne laissaient échapper aucune occasion de contrecarrer les jaunes, et les jaunes ne laissaient échapper aucune occasion de contrecarrer les bleus ; de sorte que quand les jaunes et les bleus se trouvaient face à face dans quelque réunion publique, à l’hôtel de ville, dans une foire, dans un marché, des gros mots et des disputes s’élevaient entre eux. Il est superflu d’ajouter que dans Eatanswill toutes choses devenaient une question de parti. Si les jaunes proposaient de recouvrir la place du marché, les bleus tenaient des assemblées publiques où ils démolissaient cette mesure. Si les bleus proposaient d’ériger une nouvelle pompe dans la grande rue, les jaunes se levaient comme un seul homme et déblatéraient contre une aussi infâme motion. Il y avait des boutiques bleues et des boutiques jaunes, des auberges bleues et des auberges jaunes ; il y avait une aile bleue et une aile jaune dans l’église elle-même.

Chacun de ces puissants partis devait nécessairement avoir un organe avoué, et, en effet, il paraissait deux feuilles publiques dans la ville, la Gazette d’Eatanswill et l’Indépendant d’Eatanswill. La première soutenait les principes bleus, le second se posait sur un terrain décidément jaune. C’étaient d’admirables journaux. Quels beaux articles politiques ! quelle polémique spirituelle et courageuse. « La Gazette, notre ignoble antagoniste… – L’Indépendant, ce méprisable et dégoûtant journal… – La Gazette, cette feuille menteuse et ordurière… – L’Indépendant, ce vil et scandaleux calomniateur… » Telles étaient les récriminations intéressantes qui assaisonnaient les colonnes de chaque numéro, et qui excitaient dans le sein des habitants de l’endroit les sentiments les plus chaleureux de plaisir ou d’indignation.

M. Pickwick, avec sa prévoyance et sa sagacité ordinaires, avait choisi, pour visiter ce bourg, une époque singulièrement remarquable. Jamais il n’y avait eu une telle lutte. L’honorable Samuel Slumkey, de Slumkey-Hall18, était le candidat bleu ; Horatio Fizkin, esquire, de Fizkin-Loge, près d’Eatanswill, avait cédé aux instances de ses amis, et s’était laissé porter pour soutenir les intérêts jaunes. La Gazette avertit les électeurs d’Eatanswill que les regards, non-seulement de l’Angleterre, mais du monde civilisé tout entier, étaient fixés sur eux. L’Indépendant demanda d’un ton péremptoire si les électeurs d’Eatanswill méritaient encore la renommée qu’ils avaient acquise d’être de grands, de généreux citoyens, ou s’ils étaient devenus de serviles instruments du despotisme, indignes également du nom d’Anglais et des bienfaits de la liberté. Jamais une commotion aussi profonde n’avait encore ébranlé la ville.

La soirée était avancée quand M. Pickwick et ses compagnons, assistés par Sam Weller, quittèrent l’impériale de la voiture d’Eatanswill. De grands drapeaux bleus flottaient aux fenêtres de l’auberge des Armes de la ville, et des écriteaux, placés derrière les vitres, indiquaient en caractères gigantesques que le comité de l’honorable Samuel Slumkey, y tenait ses séances. Un groupe de flâneurs, assemblés devant la porte de l’auberge, regardaient un homme enroué, placé sur le balcon de l’auberge, et qui paraissait parler en faveur de M. Samuel Slumkey, avec tant de chaleur que son visage en devenait tout rouge. Mais la force et la beauté de ses arguments étaient légèrement infirmées par le roulement perpétuel de quatre énormes tambours, posés au coin de la rue par le comité de M. Fizkin. Quoi qu’il en soit, un petit homme affairé, qui se tenait auprès de l’orateur, ôtait de temps en temps son chapeau et faisait signe à la foule d’applaudir. La foule applaudissait alors régulièrement et avec beaucoup d’enthousiasme ; et comme l’homme enroué allait toujours parlant, quoique son visage devint de plus en plus rouge, on pouvait croire que son but était atteint, aussi bien que si l’on avait pu l’entendre.

Aussitôt que les pickwickiens furent descendus de leur voiture, ils se virent entourés par une partie de la populace, qui, sur-le-champ, poussa trois acclamations assourdissantes. Ces acclamations, répétées par le rassemblement principal (car la foule n’a nullement besoin de savoir pourquoi elle crie), s’enflèrent en un rugissement de triomphe si effroyable, que l’homme au rouge visage en resta court sur son balcon.

« Hourra ! hurla le peuple pour terminer.

– Encore une acclamation ! s’écria le petit homme affairé sur le balcon. » Et la multitude de rugir aussitôt, comme si elle avait eu un larynx de fonte et des poumons d’acier trempé.

« Vive Slumkey ! beugla la multitude.

– Vive Slumkey ! répéta M. Pickwick en ôtant son chapeau.

– À bas Fizkin ! vociféra la foule.

– Oui, assurément ! s’écria M. Pickwick.

– Hourra ! » Et alors un autre rugissement s’éleva, semblable à celui de toute une ménagerie quand l’éléphant a sonné l’heure du repas.

« Quel est ce Slumkey ? demanda tout bas M. Tupman.

– Je n’en sais rien, reprit M. Pickwick sur le même ton. Silence ! ne faites point de question. Dans ces occasions, il faut faire comme la foule.

– Mais supposez qu’il y ait deux partis, fit observer M. Snodgrass.

– Criez avec les plus forts. » répliqua M. Pickwick.

Des volumes n’auraient pu en dire davantage.

Ils entrèrent dans la maison, la populace s’ouvrant à droite et à gauche pour les laisser passer et poussant des acclamations bruyantes. Ce qu’il y avait à faire, en premier lieu, c’était de s’assurer un logement pour la nuit.

« Pouvons-nous avoir des lits ici ? demanda M. Pickwick au garçon.

– Je n’en sais rien, m’sieu. J’ai peur qu’ils ne soient tous pris, m’sieu. Je vais m’informer, m’sieu. »

Il s’éloigna, mais revenant aussitôt, demanda si les gentlemen étaient bleus.

Comme M. Pickwick et ses compagnons ne prenaient guère d’intérêt à la cause des candidats, la question était difficile à résoudre. Dans ce dilemme, M. Pickwick pensa à son nouvel ami, M. Perker.

– Connaissez-vous, dit-il, un gentleman nommé Perker ?

– Certainement, m’sieu ; l’agent de l’honorable M. Samuel Slumkey.

– Il est bleu, je pense ?

– Oh ! oui, m’sieu.

– Alors nous sommes bleus, » dit M. Pickwick ; mais remarquant que le garçon recevait d’un air dubitatif cette profession de foi accommodante, il lui donna sa carte en lui disant de la remettre sur-le-champ à M. Perker, s’il était dans la maison. Le garçon disparut, mais il reparut bientôt, pria M. Pickwick de le suivre, et le conduisit dans une grande salle, où M. Perker était assis à une longue table, derrière un monceau de livres et de papiers.

« Ha ! ha ! mon cher monsieur, dit le petit homme en s’avançant pour recevoir M. Pickwick. Très-heureux de vous voir, mon cher monsieur. Asseyez-vous, je vous prie. Ainsi vous avez exécuté votre projet ? Vous êtes venu pour assister à l’élection, n’est-ce pas ? »

M. Pickwick répondit affirmativement.

« Une élection bien disputée, mon cher monsieur.

– J’en suis charmé, répondit M. Pickwick en se frottant les mains. J’aime à voir cette chaleur patriotique, n’importe pour quel parti : c’est donc une élection disputée ?

– Oh ! oui, singulièrement. Nous avons retenu toutes les auberges de l’endroit et n’avons laissé à nos adversaires que les boutiques de bière. C’est un coup de maître, mon cher monsieur, qu’en dites-vous ? »

Le petit homme, en parlant ainsi, souriait complaisamment et insérait dans ses narines une large prise de tabac.

« Et quel est le résultat probable de l’élection ?

– Douteux, mon cher monsieur, douteux jusqu’à présent. Les gens de Fizkin ont trente-trois votantes dans les remises du Blanc-Cerf.

– Dans les remises ! s’écria M. Pickwick, singulièrement étonné par cet autre coup de maître.

– Ils les y tiennent enfermés jusqu’au moment où ils en auront besoin, afin de nous empêcher, comme vous vous en doutez bien, d’arriver jusqu’à eux. Mais quand même nous pourrions leur parler, cela ne nous servirait pas à grand’chose, car ils les maintiennent exprès constamment gris. Un habile homme, l’agent de Fizkin ! Un habile homme, en vérité ! »

M. Pickwick ouvrit de grands yeux, mais il ne dit rien.

« Malgré cela, poursuivit M. Perker en baissant la voix, malgré cela, nous avons bonne espérance. Nous avons donné un thé ici, la nuit dernière. Quarante-cinq femmes, mon cher monsieur, et lorsqu’elles sont parties, nous avons offert à chacune d’elles un parasol vert.

– Un parasol ! s’écria M. Pickwick.

– Oui, mon cher monsieur, oui, quarante-cinq parasols verts, à sept shillings et six pence la pièce. Toutes les femmes sont coquettes : ces parasols ont produit un effet incroyable ; assuré tous les maris et la moitié des frères ; enfoncé les bas, la flanelle et toutes ces sortes de choses. Idée de moi, mon cher monsieur, entièrement de moi. Grêle, pluie, soleil, vous ne pouvez pas faire quinze pas dans la ville, sans rencontrer une demi-douzaine de parasols verts. »

Ici le petit avoué se laissa aller à des convulsions de gaieté qui ne furent interrompues que par l’entrée en scène d’un troisième interlocuteur.

C’était un homme long et fluet. Sa tête, d’un roux ardent, paraissait inclinée à devenir chauve ; sur son visage se peignaient une importance solennelle, une profondeur incommensurable. Il était revêtu d’une longue redingote brune, d’un gilet et d’un pantalon de drap noir. Un double lorgnon se dandinait sur sa poitrine ; sur sa tête il portait un chapeau dont la forme était étonnamment basse et les bords étonnamment larges. Ce nouveau venu fut présenté à M. Pickwick comme M. Pott, éditeur de la Gazette d’Eatanswill.

Après quelques remarques préliminaires, M. Pott se tourna vers M. Pickwick et lui dit avec solennité :

« Cette élection excite un grand intérêt dans la métropole, monsieur.

– Je le pense, répondit M. Pickwick.

– Auquel je puis me flatter, continua M. Pott en regardant M. Perker de manière à faire confirmer ses paroles, auquel je puis me flatter d’avoir contribué en quelque chose par mon article de samedi dernier.

– Sans aucun doute, assura le petit homme.

– Monsieur, poursuivit M. Pott, la presse est un puissant engin. »

M. Pickwick donna un assentiment complet à cette proposition.

« Mais je me flatte, monsieur, que je n’ai jamais abusé de l’énorme pouvoir que je possède. Je me flatte, monsieur, que je n’ai jamais dirigé le noble instrument placé entre mes mains par la Providence, contre le sanctuaire inviolable de la vie privée, contre la réputation des individus, cette fleur tendre et fragile. Je me flatte, monsieur, que j’ai dévoué toute mon énergie à… à des efforts… faibles peut-être, oui, j’en conviens, à de faibles efforts, pour inculquer ces principes que… dont… pour lesquels… »

L’éditeur de la Gazette d’Eatanswill paraissant s’embrouiller, M. Pickwick vint à son secours en lui disant :

« Certainement, monsieur.

– Et permettez-moi de vous demander, monsieur, de vous demander comme à un homme impartial ce que le public de Londres pense de ma polémique avec l’Indépendant ? »

M. Perker s’interposa et dit avec un sourire malicieux qui n’était pas tout à fait accidentel :

« Le public de Londres s’y intéresse beaucoup, sans aucun doute.

– Cette polémique, poursuivit le journaliste, sera continuée aussi longtemps qu’il me restera un peu de santé et de force, un peu de ces talents que j’ai reçus de la nature. À cette polémique, monsieur, quoiqu’elle puisse déranger l’esprit des hommes, exaspérer leurs opinions et les rendre incapables de s’occuper des devoirs prosaïques de la vie ordinaire ; à cette polémique, monsieur, je consacrerai toute mon existence, jusqu’à ce que j’aie broyé sous mon pied l’Indépendant d’Eatanswill. Je désire, monsieur, que le peuple de Londres, que le peuple de mon pays sache qu’il peut compter sur moi, que je ne l’abandonnerai point, que je suis résolu, monsieur, à demeurer son champion jusqu’à la fin.

– Votre conduite est très-noble, monsieur, s’écria M. Pickwick, et il secoua chaleureusement la main du magnanime éditeur.

– Je m’aperçois, monsieur, répondit celui-ci, tout essoufflé par la véhémence de sa déclaration patriotique ; je m’aperçois que vous êtes un homme de sens et de talent. Je suis très-heureux, monsieur, de faire la connaissance d’un tel homme.

– Et moi, monsieur, rétorqua M, Pickwick, je me sens profondément honoré par cette expression de votre opinion. Permettez-moi, monsieur, de vous présenter mes compagnons de voyage, les autres membres correspondants du club que je suis orgueilleux d’avoir fondé. »

M. Pott ayant déclaré qu’il en serait enchanté, M. Pickwick alla chercher ses trois amis, et les présenta formellement à l’éditeur de la Gazette d’Eatanswill.

« Maintenant, mon cher Pott, dit le petit M. Perker, la question est de savoir ce que nous ferons de nos amis ici présents.

– Nous pouvons rester dans cette maison, je suppose ? dit M. Pickwick.

– Pas un lit de reste, monsieur, pas un seul lit.

– Extrêmement embarrassant ! reprit M. Pickwick.

– Extrêmement, répétèrent ses acolytes.

– J’ai à ce sujet, dit M. Pott, une idée qui, je l’espère, peut être adoptée avec beaucoup de succès. Il y a deux lits au Paon d’argent, et je puis dire hardiment, au nom de Mme Pott, qu’elle sera enchantée de donner l’hospitalité à M. Pickwick et à l’un de ses compagnons, si les deux autres gentlemen et leur domestique consentent à s’arranger de leur mieux au Paon d’argent. »

Après des instances répétées de M. Pott, et des protestations nombreuses de M. Pickwick, qu’il ne pouvait pas consentir à déranger l’aimable épouse de l’éditeur, il fut décidé que c’était là le seul arrangement exécutable ; aussi fut-il exécuté. Après avoir dîné ensemble aux Armes de la ville, et être convenus de se réunir le lendemain matin dans le même lieu pour accompagner la procession de l’honorable Samuel Slumkey, nos amis se séparèrent, M. Tupman et M. Snodgrass se retirant au Paon d’argent, M. Pickwick et M. Winkle se réfugiant sous le toit hospitalier de M. Pott.

Le cercle domestique de M. Pott se composait de lui-même et de sa femme. Tous les hommes qu’un puissant génie a élevés à un poste éminent dans le monde, ont ordinairement quelque petite faiblesse, qui n’en paraît que plus remarquable par le contraste qu’elle forme avec leur caractère public. Si M. Pott avait une faiblesse, c’était apparemment d’être un peu trop soumis à la domination légèrement méprisante de son épouse. Cependant nous n’avons pas le droit d’insister sur ce fait, car, dans la circonstance actuelle, toutes les manières les plus engageantes de Mme Pott furent employées à recevoir les deux gentlemen amenés par son mari.

« Chère amie, dit M. Pott, M. Pickwick, M. Pickwick de Londres. »

Mme Pott reçut avec une douceur enchanteresse le serrement de main paternel de M. Pickwick, tandis que M. Winkle, qui n’avait pas été annoncé du tout, salua et se glissa dans un coin obscur.

« Mon cher, dit la dame.

– Chère amie, répondit l’éditeur.

– Présentez l’autre gentleman.

– Je vous demande un million de pardons, dit M. Pott. Permettez-moi… Madame Pott, monsieur…

– Winkle, dit M. Pickwick.

– Winkle, répéta M. Pott ; et la cérémonie de l’introduction fut complète.

– Nous vous devons beaucoup d’excuses, madame, reprit M. Pickwick, pour avoir ainsi troublé vos arrangements domestiques.

– Je vous prie de n’en point parler, monsieur, répliqua avec vivacité la moitié féminine de Pott. C’est, je vous assure, un grand plaisir pour moi d’apercevoir de nouveaux visages, vivant comme je le fais de jour en jour, de semaine en semaine, dans ce triste endroit, et sans voir personne.

– Personne ! ma chère ? s’écria M. Pott, avec finesse.

– Personne que vous, rétorqua son épouse avec aspérité.

– En effet, monsieur Pickwick, reprit leur hôte pour expliquer les lamentations de sa femme ; en effet, nous sommes privés de beaucoup de plaisirs que nous devrions partager. Ma position comme éditeur de la Gazette d’Eatanswill, le rang que cette feuille occupe dans le pays, mon immersion constante dans le tourbillon de la politique… »

Mme Pott interrompit son époux. « Mon cher, dit-elle.

– Chère amie, répondit l’éditeur.

– Je désirerais que vous voulussiez bien trouver un autre sujet de conversation, afin que ces messieurs puissent y prendre quelque intérêt.

– Mais, mon amour, dit M. Pott avec humilité, M. Pickwick y prend grand intérêt.

– C’est fort heureux pour lui ! Mais moi je suis lasse, à mourir, de votre politique, de vos querelles avec l’Indépendant, et de toutes ces sottises. Je suis tout à fait étonnée, Pott, que vous donniez ainsi en spectacle vos absurdités.

– Mais, chère amie, murmura le malheureux époux.

– Sottises ! ne me parlez pas. Jouez-vous à l’écarté, monsieur ?

– Je serai enchanté, madame, d’apprendre avec vous, répondit galamment M. Winkle.

– Eh bien ! alors, tirez cette table auprès de la fenêtre, pour que je n’entende plus cette éternelle politique.

– Jane, dit M. Pott à la servante, qui apportait de la lumière, descendez dans le bureau, et montez-moi la collection des gazettes pour l’année 1830. Je vais vous lire, continua-t-il en se tournant vers M. Pickwick, je vais vous lire quelques-uns des articles de fond que j’ai écrits, à cette époque, sur la conspiration des jaunes pour faire nommer un nouveau péager à notre Turnpike. Je me flatte qu’ils vous amuseront.

– Je serai véritablement charmé de vous entendre, » répondit M. Pickwick.

Son vœu fut bientôt exaucé. La servante revint avec une collection de gazettes, et l’éditeur s’étant assis auprès de son hôte, se mit à lire immédiatement.

Nous avons feuilleté le mémorandum de M. Pickwick, dans l’espoir de retrouver au moins un sommaire de ces magnifiques compositions ; mais ce fut vainement. Nous avons cependant des raisons de croire que la vigueur et la fraîcheur du style le ravirent entièrement, car M. Winkle a noté que ses yeux, comme par un excès de plaisir, restèrent fermés pendant toute la durée de la lecture.

L’annonce que le souper était servi mit un terme au jeu d’écarté et à la récapitulation des beautés de la Gazette. M. Winkle avait déjà fait des progrès considérables dans les bonnes grâces de Mme Pott. Elle était d’une humeur charmante, et n’hésita pas à l’informer confidentiellement que M. Pickwick était un vieux bonhomme tout à fait aimable. Il y a dans ces expressions une familiarité que ne se serait permise aucun de ceux qui connaissaient intimement l’esprit colossal de ce philosophe. Cependant nous les avons conservées parce qu’elles prouvent d’une manière touchante et convaincante la facilité avec laquelle il gagnait tous les cœurs, et le cas immense que faisaient de lui toutes les classes de la société.

La nuit était avancée, M. Tupman et M. Snodgrass dormaient depuis longtemps sous l’aile du Paon d’argent, lorsque nos deux amis se retirèrent dans leurs chambres. Le sommeil s’empara bientôt de leurs sens, mais, quoiqu’il eût rendu M. Winkle insensible à tous les objets terrestres, le visage et la tournure de l’agréable Mme Pott se présentèrent, pendant longtemps encore, à sa fantaisie excitée.

Le mouvement et le bruit de la matinée suivante étaient suffisants pour chasser de l’imagination la plus romantique toute autre idée que celle de l’élection. Le roulement des tambours, le son des cornes et des trompettes, les cris de la populace, le piétinement des chevaux, retentissaient dans les rues depuis le point du jour ; et de temps en temps une escarmouche entre les enfants perdus des deux partis égayait et diversifiait les préparatifs de la cérémonie.

Sam parut à la porte de la chambre à coucher de M. Pickwick, justement comme il terminait sa toilette. « Hé ! bien, Sam, lui dit-il, tout le monde est en mouvement, aujourd’hui ?

– Oh ! personne ne caponne, monsieur. Nos particuliers sont rassemblés aux Armes de la ville, et ils ont tant crié déjà qu’ils en sont tout enrouillés.

– Ah ! ont-ils l’air dévoué à leur parti, Sam ?

– Je n’ai jamais vu de dévouement comme ça, monsieur.

– Énergique, n’est-ce pas ?

– Je crois bien. Je n’ai jamais vu boire ni bâfrer si énergiquement. Il pourrait bien en crever quelques-uns, voilà tout.

– Cela vient de la générosité malentendue des bourgeois de cette ville.

– C’est fort probable, répondit Sam d’un ton bref.

– Ha ! dit M. Pickwick, en regardant par la fenêtre, de beaux gaillards, bien vigoureux, bien frais.

– Très-frais, pour sûr. Les deux garçons du Paon d’argent et moi, nous avons pompé sur tous les électeurs qui y ont soupé hier.

– Pompé sur des électeurs indépendants !

– Oui, monsieur. Ils ont ronflé cette nuit oùs qu’ils étaient tombés ivres-morts hier soir. Ce matin, nous les avons insinués, l’un après l’autre, sous la pompe, et voilà ! Ils sont tous en bon état maintenant. Le comité nous a donné un shilling par tête pour ce service-là !…

– Est-il possible qu’on fasse des choses semblables ! s’écria M. Pickwick plein d’étonnement.

– Bah ! monsieur, ça n’est rien, rien du tout.

– Rien ?

– Rien du tout, monsieur. La nuit d’avant le dernier jour de la dernière élection, ici, l’autre parti a gagné la servante des Armes de la ville pour épicer le grog de quatorze électeurs qui restaient dans la maison, et qui n’avaient pas encore voté.

– Qu’est-ce que vous entendez par épicer du grog ?

– Mettre de l’eau d’ânon dedans, monsieur. Que le bon Dieu m’emporte si ça ne les a pas fait roupiller douze heures après l’élection. Ils en ont porté un sur un brancard, tout endormi, pour essayer, mais bernique ! le maire n’a pas voulu de son vote ; ainsi ils l’ont rapporté et replanté dans son lit.

– Quel étrange expédient ! murmura M. Pickwick, moitié pour lui-même, moitié pour son domestique.

– Pas si farce qu’une histoire qu’est arrivée à mon père, en temps d’élection, à ce même endroit ici, monsieur.

– Contez-moi cela, Sam.

– Voilà, monsieur. Il conduisait une mail-coach19 de Londres ici, dans ce temps-là. L’élection arrive, et il est retenu par un parti pour charrier des voteurs de Londres. La veille du jour où il allait se mettre en route, le comité de l’autre parti l’envoie chercher tout tranquillement. Il s’en va avec le commissionnaire, qui le fait entrer dans une grande chambre. Tas de gentlemen, montagnes de papiers, plumes et le reste. « Ah ! monsieur Weller, dit le président, charmé de vous voir. Comment ça va-t-il ? qu’il dit. – Très-bien, mossieur, merci, dit mon père. J’espère que vous ne maigrissez pas, non plus, qu’il dit. – Merci, ça ne va pas mal, dit le gentleman. Asseyez-vous, monsieur, je vous en prie. » Ainsi mon père s’asseoit, et le gentleman et lui se regardent fisquement leurs deux boules. « Vous ne me reconnaissez pas ? dit l’autre. – Peux pas dire que je vous aie jamais vu, répond mon père. – Oh ! moi je vous connais, dit l’autre. Je vous ai connu tout petit, dit-il. – C’est égal, je ne vous remets pas du tout, dit mon père. – C’est fort drôle, dit l’autre. – Joliment, dit mon père. – Faut qu’ vous ayez une mauvaise mémoire, monsieur Weller, dit l’autre. – C’est vrai qu’a n’est pas fameuse, dit mon père. – Je m’en avais douté, dit l’autre. » Comme ça, il lui verse un verre de vin, et il le chatouille sur sa manière de conduire, et il le met dans une bonne humeur soignée, et à la fin il lui montre une banknote de vingt livres sterling20. « C’est une mauvaise route d’ici à Londres ? qu’il lui dit. – Par-ci par-là y a de vilains endroits, dit mon père. – Et surtout près du canal, je crois ? dit le gentleman. – Pour un vilain endroit, c’est un vilain endroit, dit mon père. – Hé bien ! monsieur Weller, dit l’autre, vous êtes un excellent cocher, et vous pouvez faire tout ce que vous voulez avec vos chevaux, on sait ça. Nous avons tous bien de l’amitié pour vous, monsieur Weller. Ainsi, dans le cas qu’il vous arriverait par hasard un accident quand vous amènerez les électeurs ici, dans le cas que vous les verseriez dans le canal, sans leur faire aucun mal, ceci est pour vous, qu’il dit. – Mossieur, vous êtes extrêmement bon, dit mon père, et je vais boire à vot’ santé un autre verre de vin, dit-il. » Alors il boit, empoche la monnaie, et il salue son monde. Hé bien ! monsieur, continua Sam en regardant son maître avec un air d’impudence inexprimable, croiriez-vous que, justement le jour où il menait ces mêmes électeurs, sa voiture fut versée précisément dans cet endroit-là, et tous les voyageurs lancés dans le canal ?

– Et retirés sur-le-champ ? demanda vivement M. Pickwick.

– Pour ça, répliqua Sam très-lentement, on dit qu’il y manquait un vieux gentleman. Je sais bien qu’on a repêché son chapeau, mais je ne suis pas bien certain si sa boule était dedans, oui-z-ou non. Mais ce que je regarde, c’est la hextraordinaire coïncidence que la voiture de mon père s’est versée, juste au même endroit et le même jour, après ce que le gentleman lui avait dit.

– Sans aucun doute, c’est un hasard bien extraordinaire, répondit M. Pickwick ; mais brossez mon chapeau, Sam, car j’entends M. Winkle qui m’appelle pour déjeuner. »

M. Pickwick descendit dans le parloir, où il trouva le déjeuner servi et la famille déjà rassemblée. Le repas disparut rapidement ; les chapeaux des gentlemen furent décorés d’énormes cocardes bleues, faites par les belles mains de Mme Pott elle-même ; et M. Winkle se chargea d’accompagner cette dame sur le toit d’une maison voisine des hustings, tandis que M. Pickwick se rendrait avec M. Pott aux Armes de la ville. Un membre du comité de M. Slumkey haranguait, d’une des fenêtres de cet hôtel, six petits garçons et une jeune fille, qu’il appelait pompeusement à tout bout de champ : hommes d’Eatanswill ; sur quoi les six petits garçons susmentionnés applaudissaient prodigieusement.

La cour de l’hôtel offrait des symptômes moins équivoques de la gloire et de la puissance des bleus d’Eatanswill. Il y avait une armée entière de bannières et de drapeaux, étalant des devises appropriées à la circonstance, en caractères d’or, de quatre pieds de haut et d’une largeur proportionnée. Il y avait une bande de trompettes, de bassons et de tambours, rangés sur quatre de front et gagnant leur argent en conscience, principalement les tambours, qui étaient fort musculeux. Il y avait des troupes de constables, avec des bâtons bleus, vingt membres du comité avec des écharpes bleues, et tout un monde d’électeurs, avec des cocardes bleues. Il y avait des électeurs à cheval et des électeurs à pied. Il y avait un carrosse découvert, à quatre chevaux, pour l’honorable Samuel Slumkey. Et les drapeaux flottaient, et les musiciens jouaient, et les constables juraient, et les vingt membres du comité haranguaient, et la foule braillait, et les chevaux piaffaient et reculaient, et les postillons suaient ; et toutes les choses, tous les individus réunis en cet endroit, s’y trouvaient pour l’avantage, pour l’honneur, pour la renommée, pour l’usage spécial de l’honorable Samuel Slumkey, de Slumkey-Hall, l’un des candidats pour la représentation du bourg d’Eatanswill, dans la chambre des communes du parlement du Royaume-Uni.

Longues et bruyantes furent les acclamations, et l’un des drapeaux bleus, portant ces mots : LIBERTÉ DE LA PRESSE, s’agita convulsivement quand la tête rousse de M. Pott fut aperçue par la foule à l’une des fenêtres. Mais l’enthousiasme fut épouvantable quand l’honorable Samuel Slumkey lui-même, en bottes à revers et en cravate bleue, s’avança, saisit la main dudit Pott, et témoigna à la multitude par des gestes mélodramatiques, sa reconnaissance ineffaçable des services que lui avait rendus la Gazette d’Eatanswill.

« Tom est-il prêt ? demanda ensuite l’honorable Samuel Slumkey à M. Perker.

– Oui, mon cher monsieur, répliqua le petit homme.

– On n’a rien oublié, j’espère ?

– Rien du tout, mon cher monsieur ; pas la moindre chose. Il y a vingt hommes, bien lavés, à qui vous donnerez des poignées de main, à la porte ; et six enfants, dans les bras de leurs mères, que vous caresserez sur la tête et dont vous demanderez l’âge. Surtout ne négligez pas les enfants, mon cher monsieur. Ces sortes de choses produisent toujours un bon effet.

– J’y penserai, dit l’honorable Samuel Slumkey.

– Et, peut-être, mon cher monsieur, ajouta le prévoyant petit homme, si vous pouviez… je ne dis pas que cela soit indispensable… mais si vous pouviez prendre sur vous de baiser un des bambins, cela produirait une grande impression sur la foule.

– L’effet ne serait-il pas le même si vous vous chargiez de la besogne ? demanda M. Samuel Slumkey.

– J’ai peur que non, mon cher monsieur. Mais si vous le faisiez vous-même, je pense que cela vous rendrait très-populaire.

– Très-bien, dit l’honorable Samuel Slumkey d’un air résigné, il faut en passer par là, voilà tout.

– Arrangez la procession ! » crièrent les vingt membres du comité.

Au milieu des acclamations de la multitude, musiciens, constables, membres du comité, électeurs, cavaliers, carrosses prirent leurs places. Chacune des voitures à deux chevaux contenait autant de gentlemen empilés et debout qu’il avait été possible d’en faire tenir. Celle qui était assignée à M. Perker renfermait M. Pickwick, M. Tupman, M. Snodgrass et une demi-douzaine de membres du comité.

Il y eut un moment de silence solennel, lorsque la procession attendit que l’honorable Samuel Slumkey montât dans son carrosse.

Tout d’un coup la foule poussa une acclamation.

« Il est sorti ! » s’écria le petit Perker, d’autant plus ému que sa position ne lui permettait pas de voir ce qui se passait en avant.

Une autre acclamation, plus forte :

« Il a donné des poignées de main aux hommes ! » dit le petit agent.

Une autre acclamation, beaucoup plus violente :

« Il a caressé les bambins sur la tête ! » continua M. Perker tremblant d’anxiété.

Un tonnerre d’applaudissements qui déchirent les airs :

« Il en a baisé un ! » s’écria le petit homme enchanté.

Un second tonnerre :

« Il en a baisé un autre ! »

Un troisième tonnerre, assourdissant :

« Il les baise tous ! » vociféra l’enthousiaste petit gentleman, et au même instant la procession se mit en marche, saluée par les acclamations retentissantes de la multitude.

Comment et par quelle cause les deux processions se heurtèrent, et comment la confusion qui s’ensuivit fut enfin terminée, c’est ce que nous ne pouvons entreprendre de décrire : car au commencement de la bagarre le chapeau de M. Pickwick fut enfoncé sur ses yeux, sur son nez et sur sa bouche, par l’application d’un drapeau jaune. D’après ce que cet illustre philosophe put conclure du petit nombre de rayons visuels qui passaient entre ses joues et son feutre, il se représente comme entouré de tous côtés par des physionomies irritées et féroces, par un vaste nuage de poussière et par une foule épaisse de combattants. Il raconte qu’il fut arraché de sa voiture par un pouvoir invisible, et qu’il prit part personnellement à des exercices pugilastiques ; mais avec qui, ou comment, ou pourquoi, c’est ce qu’il lui est absolument impossible d’établir. Ensuite il fut poussé sur des gradins de bois par les personnes qui étaient derrière lui, et, en retirant son chapeau, il se trouva environné de ses amis, sur le premier rang du côté gauche des hustings. Le côté droit était réservé pour le parti jaune ; le centre pour le maire et ses assistants. L’un de ceux-ci, le gros crieur d’Eatanswill, secouait une énorme cloche, ingénieux moyen de faire faire silence. Cependant M. Horatio Fizkin et l’honorable Samuel Slumkey, leur main droite posée sur leur cœur, s’occupaient à saluer, avec la plus grande affabilité, la mer orageuse de têtes qui inondait la place et de laquelle s’élevait une tempête de gémissements, d’acclamations, de sifflements, de hurlements, qui aurait fait honneur à un tremblement de terre.

« Voilà Winkle, dit M. Tupman à son illustre ami, en le tirant par la manche.

– Où ? demanda M. Pickwick en ajustant sur son nez ses lunettes, qu’il avait heureusement gardées jusque-là dans sa poche.

– Là, répondit M. Tupman, sur le toit de cette maison. »

Et en effet, dans une large gouttière de plomb, M. Winkle et Mme Pott étaient confortablement assis sur une couple de chaises, agitant leurs mouchoirs pour se faire mieux reconnaître.

M. Pickwick rétorqua ce compliment en envoyant un baiser de sa main à la dame.

L’élection n’avait pas encore commencé, et comme une multitude inactive est généralement disposée à être facétieuse, cette innocente action fut suffisante pour faire naître mille plaisanteries.

« Ohé ! là-haut ! vieux renard ! C’est-il beau de faire des galanteries aux filles ?

– Oh ! le vénérable pécheur !

– Il met ses besicles pour lorgner les femmes mariées.

– Le scélérat ! Il lui fait les yeux doux, à travers ses carreaux.

– Surveillez votre femme, Pott ! » Et ces lazzis furent suivis de grands éclats de rire.

Comme ces brocards étaient accompagnés d’odieuses comparaisons entre M. Pickwick et un vieux bouc, ainsi que d’autres traits d’esprit du même genre, et comme elles tendaient, en outre, à entacher l’honneur d’une innocente dame, l’indignation de notre héros fut excessive : mais le silence étant proclamé dans cet instant, il se contenta de jeter à la populace un regard de mépris et de pitié, qui la fit rire plus bruyamment que jamais.

« Silence ! beuglèrent les acolytes du maire.

– Whiffin, proclamez le silence ! dit le maire d’un air pompeux, qui convenait à sa position élevée. Le crieur, pour obéir à cet ordre, exécuta un autre concerto sur sa sonnette, après quoi un gentleman de la foule cria, de toutes ses forces, Fifine ! ce qui occasionna d’autres éclats de rire.

– Gentlemen ! dit le maire, en donnant toute l’étendue possible à sa voix. Gentlemen, frères électeurs du bourg d’Eatanswill, nous sommes assemblés aujourd’hui pour élire un représentant à la place de notre dernier… »

Ici, le maire fut interrompu car une voix qui criait dans la foule :

« Bonne chance à M. le maire ! et qu’il reste toujours dans les clous et les casseroles qu’ils y ont fait sa fortune. »

Cette allusion aux entreprises commerciales de l’orateur excita un ouragan de gaieté qui, avec son accompagnement de sonnette, empêcha d’entendre un seul mot de la harangue du maire, à l’exception, cependant, de la dernière phrase, par laquelle il remerciait ses auditeurs de l’attention bienveillante qu’ils lui avaient prêtée. Cette expression de gratitude fut accueillie par une autre explosion de joie, qui dura environ un quart d’heure.

Un grand gentleman efflanqué, dont le cou était comprimé par une cravate blanche très-roide, parut alors en scène, au milieu des interruptions fréquentes de la foule, qui l’engageait à envoyer quelqu’un chez lui pour voir s’il n’avait pas oublié sa voix sous son traversin. Il demanda la permission de présenter une personne propre et convenable, pour représenter au parlement les électeurs d’Eatanswill, et quand il déclara que c’était Horatio Fizkin, Esquire, de Fizkin-Loge, près Eatanswill, les fizkiniens applaudirent et les slumkéïens grognèrent, si longtemps et si bruyamment, que le parrain du candidat, au lieu de parler, aurait pu chanter des chansons bachiques sans que personne s’en fût douté.

Les amis d’Horatio Fizkin, Esquire, ayant joui de leur primauté, un petit homme, au visage colérique et rouge comme un œillet, s’avança afin de nommer une autre personne propre et convenable, pour représenter au parlement les électeurs d’Eatanswill ; mais la nature de cet individu était trop irritable pour lui permettre de cheminer tranquillement parmi les forces de la multitude. Après quelques sentences d’éloquence figurative, le gentleman colérique se mit à tonner contre les interrupteurs ; puis il échangea des provocations avec les gentlemen placés sur les hustings. Alors il se leva de toutes parts un tapage qui l’obligea d’exprimer ses sentiments par une pantomime sérieuse, au bout de laquelle il céda la place à l’orateur chargé de seconder sa motion. Celui-ci, pendant une bonne demi-heure, psalmodia un discours écrit, qu’aucun tumulte ne put lui faire interrompre ; car il l’avait envoyé d’avance à la Gazette d’Eatanswill, qui devait l’imprimer mot pour mot.

Enfin, Fizkin, Esquire de Fizkin-Loge, près d’Eatanswill, se présenta pour parler aux électeurs, mais aussitôt les bandes de musiciens employées par l’honorable Samuel Slumkey, commencèrent à exécuter une fanfare avec une vigueur toute nouvelle. En échange de cette attention, la multitude jaune se mit à caresser la tête et les épaules de la multitude bleue ; la multitude bleue voulut se débarrasser de l’incommode voisinage de la multitude jaune, et il s’ensuivit une scène de bousculades, de luttes, de combats, que nous désespérons de pouvoir représenter. Le maire s’efforça vainement d’y mettre fin ; vainement il ordonna d’un ton impératif à douze constables de saisir les principaux meneurs, qui pouvaient être au nombre de deux cent cinquante ; le tumulte continua. Durant l’émeute, Horatio Fizkin, Esquire de Fiskin-Loge et ses amis devinrent de plus en plus furieux ; enfin, Horatio Fiskin demanda, d’un ton péremptoire, à son adversaire l’honorable Samuel Slumkey, de Slumkey-Hall, si ces musiciens jouaient par son ordre. L’honorable Samuel Slumkey, de Slumkey-Hall, refusant de répondre à cette question, Horatio Fizkin, Esquire, de Fizkin Loge, montra le poing à l’honorable Samuel Slumkey-Hall : sur quoi, le sang de l’honorable Samuel Slumkey s’étant échauffé, il provoqua, en combat mortel, Horatio Fizkin, Esquire. Quand le maire entendit cette violation de toutes les règles connues et de tous les précédents, il ordonna une nouvelle fantaisie sur la sonnette, et déclara que son devoir l’obligeait à faire comparaître devant lui, Horatio Fizkin, Esquire, de Fizkin-Loge, et l’honorable Samuel Slumkey, de Slumkey-Hall, pour leur faire prêter serment de ne point troubler la paix de Sa Majesté. À cette menace terrible, les amis des deux candidats s’interposèrent, et lorsque les deux partis se furent querellés, deux à deux, pendant trois quarts d’heure, Horatio Fizkin, Esquire, mit la main à son chapeau, en regardant l’honorable Samuel Slumkey ; l’honorable Samuel Slumkey mit la main à son chapeau en regardant Horatio Fizkin, Esquire, les musiciens furent interrompus ; la multitude s’apaisa en partie, et Horatio Fizkin, Esquire, put continuer sa harangue.

Les discours des deux candidats, quoique différents sous tous les autres rapports, s’accordaient pour offrir un tribut touchant au mérite et à la noblesse d’âme des électeurs d’Eatanswill. Chacun exprima son intime conviction, qu’il n’avait jamais existé, sur la terre, une réunion d’hommes plus indépendants, plus éclairés, plus patriotes, plus vertueux, plus désintéressés que ceux qui avaient promis de voter pour lui : chacun fit entendre obscurément qu’il soupçonnait les électeurs de l’autre parti d’être influencés par de honteux motifs, d’être adonnés à d’ignobles habitudes d’ivrognerie, qui les rendaient tout à fait indignes d’exercer les importantes fonctions confiées à leur honneur pour le bonheur de la patrie. Fizkin exprima son empressement à faire tout ce qui lui serait proposé21 ; Slumkey, sa détermination de ne jamais rien accorder de ce qui lui serait demandé. L’un et l’autre mirent en fait, que l’agriculture, les manufactures, le commerce, la prospérité d’Eatanswill, seraient toujours plus chers à leur cœur que tous les autres objets terrestres. Chacun d’eux, enfin, était heureux de pouvoir déclarer que, grâce à sa confiance dans le discernement des électeurs, il était sûr que c’était lui qui serait nommé.

À la suite de ce discours, on procéda par main levée ; le maire décida en faveur de l’honorable Samuel Slumkey, de Slumkey-Hall ; Horatio Fizkin, Esquire, de Fizkin-Loge, demanda un scrutin : et en conséquence un scrutin fut décrété. Ensuite on vota des remerciements au maire, pour son admirable façon de présider, et le maire remercia l’assemblée, en souhaitant de tout son cœur que le fauteuil de la présidence n’eût pas été un vain mot, car il avait été debout pendant toute la durée de l’opération. Les processions se reformèrent ; les voitures roulèrent lentement à travers la foule, et celle-ci applaudit ou siffla, suivant ce que lui dictaient ses affections ou ses caprices.

Pendant toute la durée du scrutin, la ville entière sembla agitée d’une fièvre d’enthousiasme. Tout se passait de la manière la plus libérale et la plus délicieuse. Les spiritueux étaient remarquablement bon marché, chez tous les débitants. Des brancards parcouraient les rues pour la commodité des électeurs qui se trouvaient incommodés d’étourdissements passagers ; car, durant toute la lutte électorale, cette espèce d’indisposition épidémique s’étant développée chez les votants avec une rapidité singulière et tout à fait alarmante, on les voyait souvent étendus sur le pavé des rues, dans un état d’insensibilité complète. Le dernier jour il y avait encore un petit nombre d’électeurs qui n’avaient point voté. C’étaient des individus réfléchis, calculateurs, qui n’étaient pas suffisamment convaincus par les raisons de l’un ou l’autre parti, quoiqu’ils eussent eu de nombreuses conférences avec tous les deux. Une heure avant la fermeture du scrutin, M. Perker sollicita l’honneur d’avoir une entrevue privée avec ces nobles, ces intelligents patriotes. Les arguments qu’il employa furent brefs, mais convaincants. Les retardataires allèrent en troupe au scrutin, et quand ils en sortirent, l’honorable Samuel Slumkey, de Slumkey-Hall, était sorti déjà de l’urne électorale.

Chapitre XIV. Contenant une courte description de la compagnie assemblée au Paon d’argent, et de plus une histoire racontée par un commis-voyageur. §

C’est avec un plaisir toujours nouveau, qu’après avoir contemplé les tourments et les combats de la vie politique, on ramène son attention sur la tranquillité de la vie privée. Quoique en réalité, M. Pickwick ne tint pas beaucoup à l’un ou à l’autre parti, il avait été assez enflammé par l’enthousiasme de Pott, pour appliquer ses immenses facultés intellectuelles aux opérations que nous venons de raconter, d’après son mémorandum. Pendant qu’il était ainsi occupé, M. Winkle ne restait pas oisif, mais il dévouait tout son temps à d’agréables promenades, à de petites excursions romantiques avec Mme Pott ; car, lorsque l’occasion s’en présentait, cette aimable dame ne manquait jamais de chercher quelque soulagement à l’ennuyeuse monotonie dont elle se plaignait avec tant d’amertume. M. Pickwick et M. Winkle, étant ainsi complètement acclimatés dans la maison de l’éditeur, M. Tupman et M. Snodgrass, se trouvèrent en grande partie réduits à leurs propres ressources. Prenant peu d’intérêt aux affaires publiques, ils eurent recours, pour charmer leurs loisirs, aux amusements que pouvait offrir le Paon d’argent. Ces amusements se composaient d’un jeu de bagatelle, au premier étage, et d’un solitaire jeu de quilles, dans l’arrière-cour. Grâce au dévouement de Sam, nos voyageurs furent graduellement initiés dans les mystères de ces passe-temps, beaucoup plus abstraits que ne le supposent les hommes ordinaires. C’est ainsi qu’ils parvinrent à charmer la lenteur des heures paresseuses, quoiqu’ils fussent en grande partie déshérités de la société de M. Pickwick.

C’était principalement le soir que le Paon d’argent offrait, aux deux amis, des attractions qui leur permettaient de résister aux invitations pressantes de l’éloquent, quoique verbeux, journaliste. C’était le soir que le café de l’hôtel se remplissait d’un cercle d’originaux, dont les caractères et les manières présentaient à M. Tupman des observations délicieuses et dont les discours et les actions étaient habituellement notés par M. Snodgrass.

On sait ce que sont ordinairement les cafés où se rassemblent messieurs les commis voyageurs. Celui du Paon d’argent ne sortait point de la règle commune. C’était une vaste pièce toute nue, dont le maigre ameublement avait, sans aucun doute, été meilleur lorsqu’il était plus neuf. Une curieuse collection de chaises, aux formes grotesques et variées, était distribuée autour d’une grande table placée au centre de la salle, et d’une infinité de petites tables rondes, carrées ou triangulaires, qui en occupaient tous les coins. Un vieux tapis de Turquie faisait, sur le plancher, l’effet d’un petit mouchoir de femme sur le plancher d’une guérite. Les murs étaient garnis de deux ou trois grandes cartes géographiques, et de plusieurs grosses houppelandes, qui pendaient à une rangée de champignons. On voyait, sur la cheminée, un livre de poste ; une histoire du Comté, moins la couverture ; les restes mortels d’une truite, contenus dans un cercueil de verre ; un encrier de bois, contenant un tronçon de plume, avec la moitié d’un pain à cacheter. Le buffet s’honorait de porter une quantité d’objets divers, parmi lesquels se faisaient remarquer principalement, une burette fort nuageuse ; deux ou trois fouets ; autant de châles de voyage ; un assortiment de couteaux et de fourchettes, et surtout la moutarde. Enfin, l’atmosphère, épaissie par la fumée de tabac, avait communiqué une teinte de bistre à tous les objets, et principalement à des rideaux rouges et poussiéreux, qui pendaient tristement aux croisées.

C’est là que MM. Tupman et Snodgrass buvaient et fumaient, dans la soirée qui suivit l’élection, avec plusieurs autres habitants temporaires de l’hôtel.

« Allons ! messieurs, dit ex abrupto, un grand et vigoureux personnage, qui ne possédait qu’un seul œil, mais un petit œil noir étincelant, comme quatre, de malice et de bonne humeur. Allons ! messieurs, à nos nobles santés ! Je propose toujours ce toast-là à la compagnie, mais dans mon for intérieur je bois à la santé de Mary. Pas vrai, Mary ?…

– Laissez-moi, monstre ! répondit la servante, qui, toutefois, était évidemment flattée du compliment.

– Ne vous en allez pas, Mary, reprit l’homme à l’œil noir.

– Laissez-moi tranquille, impertinent !

– Ne pleurez pas d’être obligée de me quitter, Mary, poursuivit le personnage à l’œil unique, tandis que la jeune fille quittait la chambre ; j’irai vous retrouver tout à l’heure, ne vous chagrinez pas, ma chère ! En disant ces mots il cligna son œil solitaire du côté de la compagnie, à la grande satisfaction d’un personnage assez figé, qui avait une pipe de terre et un visage également culottés.

– Les femmes, c’est des drôles de créatures, dit l’homme au visage culotté, après une pause.

– Ah ! c’est fameusement vrai ! » s’écria, derrière son cigare, un second monsieur au visage couperosé.

Après ce petit bout de philosophie, il y eut une autre pause.

« Malgré cela, voyez-vous, il y a dans ce monde des choses plus drôles que les femmes, reprit l’homme à l’œil noir, en remplissant gravement une pipe hollandaise d’une énorme dimension.

– Êtes-vous marié ? demanda le visage culotté.

– Pas que je sache.

– Je m’en avais douté. »

En parlant ainsi, l’homme au visage culotté tomba dans une extase de joie, occasionnée par sa propre répartie ; ce en quoi il fut imité par un individu à la voix douce, au visage pacifique, qui avait pour principe d’être toujours d’accord avec tout le monde.

« Après tout, gentlemen, dit l’enthousiaste M. Snodgrass, les femmes sont le charme et la consolation de notre existence.

– Cela est vrai, répliqua le personnage à l’air doucereux.

– Quand elles sont de bonne humeur, ajouta le visage culotté.

– Oh ! cela est très-vrai, dit le gentleman pacifique.

– Je repousse cette restriction ! reprit M. Snodgrass dont la pensée retournait rapidement vers Emily Wardle. Je la repousse avec dédain. Montrez-moi l’homme qui profère quelque chose contre les femmes, en tant que femmes, et je déclare hardiment qu’il n’est pas un homme. En prononçant ces mots, M. Snodgrass ôta son cigare de sa bouche, et frappa violemment sur la table avec son poing fermé.

– Voilà un bon argument, dit l’homme pacifique.

– Contenant une assertion que je nie, interrompit le visage culotté.

– Et il y a certainement aussi beaucoup de vérité dans ce que vous observez, monsieur, répliqua le pacifique.

– Votre santé, monsieur, reprit le commis voyageur, à l’œil unique, en le dirigeant amicalement vers M. Snodgrass.

Le pickwickien répondit à cette politesse comme il convenait.

« J’aime toujours à entendre un bon argument, continua le commis voyageur ; un argument frappant comme celui-ci. C’est fort instructif. Mais cette petite discussion sur les femmes m’a fait souvenir d’une histoire que j’ai entendu raconter à mon oncle. C’est ce qui m’a fait dire tout à l’heure qu’il y a des choses plus drôles que les femmes.

– Je voudrais bien entendre cette histoire-là, dit l’homme au cigare et au visage rouge.

– Votre parole d’honneur ? répliqua laconiquement le commis voyageur ; et il continua à fumer avec grande véhémence.

– Et moi aussi, ajouta M. Tupman, qui parlait pour la première fois, et qui était toujours désireux d’augmenter son bagage d’expérience.

– Et vous aussi ? Eh bien ! je vais vous la raconter. Pourtant ce n’est pas trop la peine ; je suis sûr que vous ne la croirez pas. »

Et pendant que le commis voyageur parlait ainsi, son œil solitaire clignait d’une façon singulièrement malicieuse.

« Si vous m’assurez que l’histoire est vraie, je la croirai certainement, dit M. Tupman.

– Moyennant cette condition, je vais vous la raconter. Avez-vous entendu parler de la maison Bilson et Slum ? Au reste, que vous en ayez entendu parler ou non, cela ne fait pas grand’chose, puisqu’ils sont retirés du commerce depuis longtemps. Il y a quatre-vingts ans que l’histoire en question arriva à un commis voyageur de cette maison ; il était ami intime avec mon oncle, et mon oncle m’a raconté l’histoire à peu près comme vous allez l’entendre. Il l’appelait

L’HISTOIRE DE TOM SMART, LE COMMIS VOYAGEUR.

Par une soirée d’hiver, au moment où l’obscurité commençait à tomber, on aurait pu voir sur la route qui traverse le plateau de Marlborough, une carriole, et dans cette carriole un homme qui pressait son cheval fatigué. Je dis qu’on aurait pu voir, et je n’ai pas le moindre doute qu’on aurait vu, s’il était passé par là quelque personne qui n’eût pas été aveugle. Mais la saison était si froide et la nuit si pluvieuse, qu’excepté l’eau qui tombait, il n’y avait pas un chat dehors. Si un commis voyageur de cette époque avait rencontré ce casse-cou de petite carriole, avec sa caisse grise, ses roues écarlates, et sa jument baie à l’allure allongée, un caractère capricieux, qui avait l’air de descendre d’un cheval de boucher et d’une rosse de la petite poste, il aurait conclu du premier coup, que le conducteur de la carriole était nécessairement Tom Smart, de la grande maison Bilson et Slum, de Cateaton-Street, dans la Cité ; mais comme il ne se trouvait là aucun commis voyageur, personne ne se doutait de l’affaire, et Tom Smart, sa carriole grise, ses roues écarlates et sa jument capricieuse, gardaient mutuellement leur secret, en cheminant de compagnie.

Même dans ce triste monde, il y a bien des endroits plus agréables que la plaine de Marlborough, quand le vent souffle violemment. Si vous y joignez une sombre soirée d’hiver, une route défoncée et fangeuse, une pluie froide et battante, et que vous en fassiez l’expérience sur votre propre individu, vous comprendrez toute la force de cette observation.

Le vent ne soufflait pas en face, ni par derrière, quoique ce soit assez mauvais, mais il venait en travers de la route, poussait la pluie obliquement, comme les lignes qu’on traçait dans nos cahiers d’écriture pour nous apprendre à bien pencher nos lettres : il s’apaisait par instants, et le voyageur commençait à se flatter qu’épuisé par sa furie, il s’était enfin endormi. Mais pfffouh ! il recommençait à hurler et à siffler au loin ; il arrivait en roulant par-dessus les collines ; il balayait la plaine, et s’approchant avec une violence toujours croissante, il tourbillonnait autour de l’homme et du cheval ; il fouettait dans leurs yeux, dans leurs oreilles, des bouffées d’une pluie froide et piquante ; il soufflait son haleine humide et glacée jusque dans la moelle de leurs os ; puis, quand il les avait dépassés il tempêtait au loin avec des mugissements étourdissants, comme s’il avait voulu se moquer de leur faiblesse, et se glorifier de sa puissance.

La jument baie pataugeait dans la boue, les oreilles pendantes, et de temps en temps secouait la tête, comme pour exprimer le dégoût que lui inspirait la conduite inconvenante des éléments. Cependant elle allait toujours d’un bon pas, quand tout à coup, entendant venir un tourbillon, plus furieux que tous les autres, elle s’arrêta court, écarta ses quatre pieds, et les planta solidement sur la terre. Ce fut par une grâce spéciale de la Providence qu’elle agit ainsi, car la carriole était si légère, Tom-Smart si mince, et la jument capricieuse si efflanquée, qu’une fois enlevée par l’ouragan, tous les trois auraient infailliblement roulé, l’un par-dessus l’autre, jusqu’à ce qu’ils eussent atteint les bornes de la terre, ou jusqu’à ce que le vent se fût apaisé. Or, dans l’une comme dans l’autre hypothèse, il est probable que ni la jument capricieuse, ni Tom Smart, ni la carriole grise aux roues écarlates, n’auraient jamais pu être remis en état de service.

« Par mes sous-pieds et mes favoris ! s’écria Tom Smart (Il avait parfois la mauvaise habitude de jurer) ; par mes sous-pieds et mes favoris ! s’écria Tom, voilà un temps gracieux, que le diable m’évente ! »

On me demandera probablement pourquoi Tom Smart exprimait le vœu d’être éventé sur nouveaux frais, lorsqu’il était soumis à ce genre de traitement depuis si longtemps. Je n’en sais rien : seulement je sais que Tom Smart parla de la sorte, ou du moins raconta à mon oncle, qu’il avait ainsi parlé ; ce qui revient au même.

« Que le diable m’évente ! » dit Tom Smart ; et la jument renifla comme si elle avait été précisément du même avis.

« Allons ! ma vieille fille, reprit Tom, en lui caressant le cou avec le bout de son fouet ; il n’y a pas moyen d’avancer cette nuit. Nous resterons à la première auberge. Ainsi plus tu iras vite, plus vite ça sera fini. Oh ! oh ! bellement ! bellement ! »

La jument capricieuse était-elle assez habituée à la voix de son maître pour comprendre sa pensée, ou trouvait-elle qu’il faisait plus froid à rester en place qu’à marcher, c’est ce que je ne saurais dire ; mais ce qu’il y a de sûr, c’est que Tom avait à peine cessé de parler, qu’elle releva ses oreilles et recommença à trotter. Elle allait grand train et secouait si bien la carriole grise, que Tom s’attendait à chaque instant à voir les rayons rouges de ses roues voler à droite et à gauche, et s’enfoncer dans le sol humide. Tout bon conducteur qu’il était, Tom ne put ralentir sa course jusqu’au moment où la courageuse bête s’arrêta d’elle-même devant une auberge, à main droite de la route, à environ deux milles des collines de Marlborough.

Le voyageur déposa son fouet, et jeta les rênes au valet d’écurie, tout en examinant la maison. C’était un drôle de vieux bâtiment, construit avec une sorte de cailloutage et des poutres entre-croisées. Les fenêtres, surmontées d’un petit toit pointu, s’avançaient sur la route ; la porte était basse, et pour entrer dans la maison, il fallait descendre deux marches assez raides, sous un porche obscur, au lieu de monter au perron extérieur, comme c’est l’usage moderne. Cependant l’auberge avait l’air confortable ; il s’échappait de la fenêtre de la salle commune une lumière réjouissante, qui rayonnait sur la route et jusque sur la haie opposée. Une seconde clarté, tantôt vacillante et faible, tantôt vive et ardente, perçait à travers les rideaux fermés d’une croisée de la même salle, indice flatteur de l’excellent feu qui flambait dans l’intérieur. Remarquant ces petits symptômes avec l’œil d’un voyageur expérimenté, Tom descendit aussi agilement que le lui permirent ses membres à moitié gelés, et s’empressa d’entrer dans la maison.

En moins de cinq minutes, il était établi dans la salle (c’était bien celle qu’il avait rêvée), en face du comptoir, et non loin d’un feu substantiel, composé d’à peu près un boisseau de charbon de terre et d’assez de broussailles pour former une douzaine de buissons fort décents. Ces combustibles étaient empilés jusqu’à la moitié de la cheminée, et ronflaient, en pétillant, avec un bruit qui aurait suffi pour réchauffer le cœur de tout homme raisonnable. Cela était confortable, mais ce n’était pas tout ; car une piquante jeune fille, à l’œil brillant, au pied fin, à la mise coquette, mettait sur la table une nappe parfaitement blanche. De plus, Tom, ses pieds dans ses pantoufles et ses pantoufles sur le garde-feu, le dos tourné à la porte ouverte, voyait, par réflexion dans la glace de la cheminée, la charmante perspective du comptoir, avec ses délicieuses rangées de fromages, de jambons bouillis, de bœuf fumé, de bouteilles portant des inscriptions d’or, de pots de marinades et de conserves ; le tout disposé sur des tablettes d’une manière séduisante. Eh bien ! cela était confortable ; mais cela n’était pas encore tout, car dans le comptoir une veuve appétissante était assise pour prendre le thé, à la plus jolie petite table possible, près du plus brillant petit feu imaginable, et cette veuve, qui avait à peine quarante-huit ans et dont le visage était aussi confortable que le comptoir, était évidemment la dame et maîtresse de l’auberge, l’autocrate suprême de toutes ces agréables possessions. Malheureusement il y avait une vilaine ombre à ce charmant tableau : c’était un grand homme, un homme très-grand, en habit brun à énormes boutons de métal, avec des moustaches noires et des cheveux noirs bouclés. Il prenait le thé à côté de la veuve, et, comme on pouvait le deviner sans grande pénétration, il était en beau chemin de prendre la veuve elle-même, en lui persuadant de confier à Sa Grandeur le privilège de s’asseoir dans ce comptoir, à perpétuité.

Le caractère de Tom Smart n’était nullement irritable ni envieux, et pourtant, d’une manière ou d’une autre, le grand homme à l’habit brun fit fermenter le peu d’humeur qui entrait dans sa composition. Ce qui le vexait surtout, c’était d’observer de temps en temps dans la glace certaines petites familiarités innocentes, mais affectueuses, qui s’échangeaient entre la veuve et le grand homme, et qui le posaient évidemment comme le favori de la dame. Tom aimait le grog chaud – je puis même dire qu’il l’aimait beaucoup ; – aussi, après s’être assuré que sa jument avait de bonne avoine et de bonne litière, après avoir savouré, sans en laisser une bouchée, l’excellent petit dîner que la veuve avait apprêté pour lui de ses propres mains, Tom demanda un verre de grog, par manière d’essai. Or, s’il y avait une chose que la veuve sut fabriquer mieux qu’une autre, parmi toutes les branches de l’art culinaire, c’était précisément cet article-là. Le premier verre se trouva donc adapté si heureusement au goût de Tom, qu’il ne tarda pas à en ordonner un second. Le punch chaud est une chose fort agréable, gentlemen, une chose fort agréable dans toutes les circonstances ; mais dans ce vieux parloir si propre, devant ce feu si pétillant, au bruit du vent qui rugissait en dehors à faire craquer tous les ais de la vieille maison, Tom trouva son punch absolument délicieux. Il en demanda un troisième verre, puis un quatrième, puis un cinquième ; je ne sais pas trop s’il n’en ordonna pas encore un autre après celui-là. Quoi qu’il en soit, plus il buvait de punch, plus il s’irritait contre le grand homme.

« Le diable confonde son impudence ! pensa Tom Smart en lui-même ; qu’a-t-il à faire dans ce charmant comptoir, ce vilain museau ? Si la veuve avait un peu de goût, elle pourrait assurément ramasser un gaillard mieux tourné que cela. » Ici les yeux de Tom quittèrent la glace et tombèrent sur son verre de punch. Il le vida, car il devenait sentimental, et il en ordonna encore un.

Tom Smart, gentlemen, avait toujours ressenti le noble désir de servir le public. Il avait longtemps ambitionné d’être établi dans un comptoir qui lui appartînt, avec une grande redingote verte, en culottes de velours à côtes et des bottes à revers. Il se faisait une haute idée de présider à des repas de corps ; il s’imaginait qu’il parlerait joliment dans une salle à manger qui serait à lui, et qu’il donnerait de fameux exemples à ses pratiques, en buvant avec intrépidité. Toutes ces choses passèrent rapidement dans l’esprit de Tom, pendant qu’il sirotait son punch, auprès du feu jovial, et il se sentit justement indigné contre le grand homme, qui paraissait sur le point d’acquérir cette excellente maison, tandis que lui, Tom Smart, en était aussi éloigné que jamais. En conséquence, après s’être demandé, pendant ses deux derniers verres, s’il n’avait pas le droit de chercher querelle au grand homme pour s’être insinué dans les bonnes grâces de l’appétissante veuve, Tom Smart arriva finalement à cette conclusion peu satisfaisante, qu’il était un pauvre homme fort maltraité, fort persécuté, et qu’il ferait mieux de s’aller jeter sur son lit.

La jolie fille précéda Tom dans un large et vieil escalier : elle abritait sa chandelle avec sa main, pour la protéger contre les courants d’air qui, dans un vieux bâtiment aussi peu régulier que celui-là, auraient certainement pu trouver mille recoins pour prendre leurs ébats, sans venir précisément souffler la lumière. Ils la soufflèrent cependant, et donnèrent ainsi aux ennemis de Tom une occasion d’assurer que c’était lui, et non pas le vent, qui avait éteint la chandelle, et que, tandis qu’il prétendait souffler dessus pour la rallumer, il embrassait effectivement la servante. Quoi qu’il en soit, la chandelle fut rallumée, et Tom fut conduit, à travers un labyrinthe de corridors, dans l’appartement qui avait été préparé pour sa réception. La jeune fille lui souhaita une bonne nuit, et le laissa seul.

Il se trouvait dans une grande chambre, accompagnée de placards énormes ; le lit aurait pu servir pour un bataillon tout entier ; les deux armoires, en chêne bruni par le temps, auraient contenu le bagage d’une petite armée : mais ce qui frappa le plus l’attention de Tom, ce fut un étrange fauteuil, au dos élevé, à l’air refrogné, sculpté de la manière la plus bizarre, couvert d’un damas à grands ramages, et dont les pieds étaient soigneusement enveloppés dans de petits sacs rouges, comme s’ils avaient eu la goutte dans les talons. De tout autre fauteuil singulier, Tom aurait pensé simplement que c’était un singulier fauteuil ; mais il y avait dans ce fauteuil-là quelque chose, – il lui aurait été impossible de dire quoi, – quelque chose qu’il n’avait jamais remarqué dans aucune autre pièce d’ameublement, quelque chose qui semblait le fasciner. Il s’assit auprès du feu et il regarda de tous ses yeux le vieux fauteuil, pendant plus d’une demi-heure. Damnation sur ce fauteuil ! C’était une vieillerie si étrange, qu’il n’en pouvait pas détacher ses regards.

« Sur ma foi ! dit Tom en se déshabillant lentement et en considérant toujours le vieux fauteuil, qui se tenait d’un air mystérieux auprès du lit, je n’ai jamais vu rien de si drôle de ma vie ni de mes jours ; farcement drôle ! dit Tom, qui, grâce au punch, était devenu singulièrement penseur. Farcement drôle ! » Il secoua la tête avec un air de profonde sagesse et regarda le fauteuil sur nouveaux frais ; mais il eut beau regarder, il n’y pouvait rien comprendre. Ainsi, il se fourra dans son lit, se couvrit chaudement, et s’endormit.

Au bout d’une demi-heure, Tom s’éveilla en sursaut au milieu d’un rêve confus de grands hommes et de verres de punch. Le premier objet qui s’offrit à son imagination engourdie, ce fut l’étrange fauteuil.

« Je ne veux plus le regarder, » se dit Tom à lui-même, en fermant solidement ses paupières ; et il tâcha de se persuader qu’il allait se rendormir. Impossible ! une quantité de fauteuils bizarres dansaient devant ses yeux, battaient des entrechats avec leurs pieds, jouaient à saute-mouton et faisaient toutes sortes de bamboches.

« Autant voir un fauteuil réel que deux ou trois douzaines de fauteuils imaginaires, » pensa Tom, en sortant sa tête de dessous la couverture.

L’objet de son étonnement était toujours là, fantastiquement éclairé par la lumière vacillante du feu.

Tom le contemplait fixement, lorsque soudain il le vit changer de figure. Les sculptures du dossier prirent graduellement les traits et l’expression d’une face humaine, vieillotte et ridée ; le damas à ramages devint un antique gilet flamboyant ; les pieds s’allongèrent, enfoncés dans des pantoufles rouges ; et le fauteuil, enfin, offrit l’apparence d’un très-vieux et très-vilain bourgeois du siècle précédent, qui se serait campé là, les poings sur les hanches. Tom s’assit sur son lit et se frotta les yeux, pour chasser cette illusion. Mais non ! le fauteuil était bien réellement un vieux gentleman ; et qui plus est, il commença à cligner de l’œil en regardant Tom Smart.

Tom était naturellement un gaillard audacieux, et par-dessus le marché il avait dans l’estomac cinq verres de punch. Quoiqu’il eût été d’abord un peu démoralisé, il sentit que sa bile s’échauffait en voyant l’antique gentleman le lorgner ainsi d’un air impudent. À la fin, il résolut de ne pas le souffrir et comme la vieille face continuait à cligner de l’œil aussi vite qu’un œil peut cligner, Tom lui dit d’un ton courroucé :

« Pourquoi diantre me faites-vous toutes ces grimaces-là ?

– Parce que cela me plaît, Tom Smart, » répondit le fauteuil, ou le vieux gentleman, comme vous voudrez l’appeler. Cependant il cessa de cligner de l’œil, mais il se mit à ricaner en montrant ses dents, comme un vieux singe décrépit.

« Comment savez-vous mon nom, vieille face de casse-noisettes ? demanda Tom un peu ébranlé, quoiqu’il voulût avoir l’air de faire bonne contenance.

– Allons ! allons ! Tom, ce n’est pas comme cela qu’on doit parler à de l’acajou massif. Dieu me damne ! on ne traiterait pas ainsi le plus mince plaqué. » En disant ces mots, le vieux gentleman avait l’air si féroce, que Tom commença à s’effrayer.

« Je n’avais pas l’intention de vous manquer de respect, monsieur, répondit-il d’un ton beaucoup plus humble.

– Bien ! bien ! reprit le bonhomme ; je le crois, je le crois. Tom ?

– Monsieur ?

– Je sais toute votre histoire, Tom ; toute votre histoire. Vous n’êtes pas riche, Tom.

– C’est vrai ; mais comment savez-vous… ?

– Cela n’y fait rien. Écoutez-moi, Tom : Vous aimez trop le punch. »

Tom était sur le point de protester qu’il n’en avait pas tâté une goutte depuis le dernier anniversaire de sa fête, lorsque ses yeux rencontrèrent ceux du fauteuil. Il avait l’air si malin, que Tom rougit, et garda le silence.

« Tom ! la veuve est une belle femme : une femme bien appétissante ! eh ! Tom ? » En parlant ainsi, le vieil amateur tourna la prunelle, fit claquer ses lèvres, et releva une de ses petites jambes grêles d’un air si roué, que Tom prit en dégoût la légèreté de ses manières, à son âge surtout.

« Tom ! reprit le vieux gentleman, je suis son tuteur.

– Vraiment ?

– J’ai connu sa mère, Tom, et sa grand’mère aussi. Elle était folle de moi. C’est elle qui m’a fait ce gilet-là, Tom.

– Oui-da !

– Et ces pantoufles-là, continua le vieux camarade en levant un de ses échalas. Mais n’en parlez pas, Tom ; je ne voudrais pas qu’on sût combien elle m’était attachée ; cela pourrait occasionner quelques désagréments dans sa famille. » En disant ces mots, le vieux débauché avait l’air si impertinent, que Tom a déclaré depuis qu’il aurait pu s’asseoir dessus sans le moindre remords.

« J’étais la coqueluche des femmes dans mon temps. J’ai tenu bien des jolies femmes sur mes genoux pendant des heures entières ! Eh ! Tom, qu’en dites-vous ? » Le vieux farceur allait poursuivre et raconter sans doute quelque exploit de sa jeunesse, lorsqu’il lui prit un si violent accès de craquements qu’il lui fut impossible de continuer.

« C’est bien fait, vieux libertin ! pensa Tom. Mais il ne dit rien.

– Ah ! reprit son étrange interlocuteur, cette maladie m’incommode beaucoup maintenant. Je deviens vieux, Tom, et j’ai perdu presque tous mes bâtons. On m’a fait dernièrement une vilaine opération : on m’a mis dans le dos une petite pièce. C’était une épreuve terrible, Tom.

– Je le crois, monsieur.

– Mais il ne s’agit point de cela, Tom ; je veux vous marier à la veuve.

– Moi ! monsieur ?

– Vous.

– Que Dieu bénisse vos cheveux blancs ! (le fauteuil conservait encore une partie de ses crins). Elle ne voudrait pas de moi ! Et Tom soupira involontairement, car il songeait au comptoir.

– Allons donc ! dit le vieux gentleman avec fermeté.

– Non, non. Il y a un autre vent qui souffle : un damné coquin, d’une taille superbe, avec des favoris noirs !

– Tom ! reprit le vieillard solennellement, il ne l’épousera jamais !

– Ah ! si vous aviez été dans le comptoir, vieux gentleman, vous conteriez un autre conte.

– Bah ! bah ! je sais toute cette histoire-là…

– Quelle histoire ?

– Les baisers dérobés derrière la porte, et cætera, » dit le vieillard avec un regard impudent qui fit bouillonner le sang de Tom ; car, je vous le demande, messieurs, y a-t-il rien de plus vexant que d’entendre parler de la sorte un homme de cet âge, qui devrait s’occuper de choses plus convenables.

« Je sais tout cela, Tom ; j’en ai vu faire autant à bien d’autres, que je ne veux pas nommer ; mais, après tout, il n’en est rien résulté.

– Vous devez avoir vu de drôles de choses dans votre temps ? »

– Vous pouvez en jurer, Tom, répondit le vieillard avec une grimace fort compliquée. Puis il ajouta en poussant un profond soupir : hélas ! je suis le dernier de ma famille.

– Était-elle nombreuse ?

– Nous étions douze gaillards solidement bâtis, nous tenant droits comme des i. Quelle différence avec vos avortons modernes ! Et nous avions reçu un si beau poli (quoique je ne dusse peut-être pas le dire moi-même), un si beau poli, qu’il vous aurait réjoui le cœur.

– Et que sont devenus les autres, monsieur ? »

Le vieux gentleman appliqua son coude à son œil, et répondit tristement : « Défunts ! Tom, défunts ! Nous avons fait un rude service, et ils n’avaient pas tous ma constitution. Ils ont attrapé des rhumatismes dans les pieds et dans les bras, si bien qu’on les a relégués à la cuisine et dans d’autres hôpitaux. L’un d’eux, par suite de longs services et de mauvais traitements, devint si disloqué, si branlant, qu’on prit le parti de le mettre au feu. Une fin bien rude, Tom !

– Épouvantable ! »

Le pauvre vieux bonhomme fit une pause. Il luttait contre la violence de ses émotions. Enfin, il continua en ces termes :

« Il ne s’agit point de cela, Tom. Ce grand homme est un coquin d’aventurier. Aussitôt qu’il aurait épousé la veuve, il vendrait tout le mobilier, et il s’en irait. Qu’arriverait-il ensuite ? Elle serait abandonnée, ruinée, et moi je mourrais de froid dans la boutique de quelque brocanteur.

– Oui, mais…

– Ne m’interrompez pas, Tom. J’ai de vous une opinion bien différente. Je sais que si une fois vous étiez établi dans une taverne vous ne la quitteriez jamais, tant qu’il y resterait quelque chose à boire.

– Je vous suis très-obligé de votre bonne opinion, monsieur.

– C’est pourquoi, reprit le vieux gentleman d’un ton doctoral, c’est pourquoi vous l’épouserez et il ne l’épousera point.

– Et qui l’en empêchera ? demanda Tom avec vivacité.

– Une petite circonstance : il est déjà marié.

– Comment pourrai-je le prouver ? s’écria Tom, en sautant à moitié de son lit.

– Il ne se doute guère qu’il a laissé dans le gousset droit d’un pantalon enfermé dans cette armoire, une lettre de sa malheureuse femme, qui le supplie de revenir pour donner du pain à ses six, … remarquez bien, Tom, à ses six enfants, tous en bas âge. »

Lorsque le vieux gentleman eut prononcé ces mots avec solennité, ses traits devinrent de moins en moins distincts et sa personne plus vaporeuse ; un voile semblait s’étendre sur les yeux de Tom ; l’antique gilet du vieillard se résolut en un coussin de damas ; ses pantoufles rouges devinrent de petites enveloppes : toute sa personne, enfin, reprit l’apparence d’un vieux fauteuil. Alors la lumière du feu s’éteignit, et Tom Smart, retombant sur son oreiller, s’endormit profondément.

Le matin le tira du sommeil léthargique qui s’était emparé de lui, après la disparition du vieil homme. Il s’assit sur son lit, et, pendant quelques minutes, il s’efforça vainement de se rappeler les événements de la soirée précédente. Tout d’un coup ils lui revinrent à la mémoire. Il regarda le fauteuil ; c’était certainement un meuble gothique, sombre, fantastique, mais il aurait fallu une imagination plus ingénieuse que celle de Tom pour y découvrir quelque ressemblance avec un vieillard.

« Comment ça va-t-il, vieux garçon ? » dit Tom, car il se trouvait plus brave à la lumière, comme il arrive à la plupart des hommes.

Le fauteuil resta immobile et ne répondit pas un seul mot.

« Vilaine matinée ! » continua Tom.

Motus. Le fauteuil ne voulait pas se laisser entraîner à causer.

« Quelle armoire m’avez-vous montrée ? poursuivit Tom. Vous pouvez bien me dire cela ? »

Même rengaine, le fauteuil ne consentait pas à souffler un seul mot.

« Quoi qu’il en soit, il n’est pas bien difficile de l’ouvrir », pensa Tom. Il sortit du lit résolument et s’approcha d’une des armoires. La clef était à la serrure ; il la tourna et ouvrit la porte. Il y avait dans l’armoire un pantalon ; Tom fourra sa main dans la poche et en tira la lettre même, dont le vieux gentleman avait parlé.

« Drôle d’histoire, dit Tom en regardant d’abord le fauteuil, ensuite l’armoire, puis la lettre, et en revenant enfin au fauteuil. Drôle d’histoire ! » Mais il avait beau regarder, cela n’en devenait pas plus clair et il pensa qu’il ferait aussi bien de s’habiller et de terminer l’affaire du grand homme, simplement pour ne pas le laisser en suspens.

En descendant au parloir il examina les localités avec l’œil scrutateur du maître, pensant qu’il n’était pas impossible que toutes ces chambres, avec leur contenu, devinssent avant peu sa propriété. Le grand homme était debout dans le séduisant comptoir, ses mains derrière son dos, comme chez lui. Il sourit à Tom, d’un air distrait. Un observateur superficiel aurait pu supposer qu’il n’agissait ainsi que pour montrer ses dents blanches, mais Tom pensa qu’un sentiment de triomphe remuait l’endroit où aurait dû être l’esprit du grand homme, si toutefois il en avait. Tom lui rit au nez et appela l’hôtesse.

« Bonjour, madame, dit Tom Smart, en fermant la porte du petit parloir, après que la veuve fut entrée.

– Bonjour, monsieur, répondit la veuve, que voulez-vous prendre pour déjeuner, monsieur ? »

Tom ne répondit point, car il cherchait de quelle manière il devait entamer l’affaire.

« Il y a un excellent jambon, reprit la veuve, et une excellente volaille froide. Vous les enverrai-je, monsieur ? »

Ces mots firent cesser les réflexions de Tom, et son admiration pour la veuve s’en augmenta. Soigneuse créature ! prévoyante ! confortable !

« Madame, demanda-t-il, qui est ce monsieur dans le comptoir ?

– Il s’appelle Jinkins, monsieur, répondit la veuve en rougissant un peu.

– C’est un grand homme.

– C’est un très-bel homme, monsieur, et un gentleman fort distingué.

– Hum ! fit le voyageur.

– Désirez-vous quelque chose, monsieur, reprit la veuve un peu embarrassée par les manières de son interlocuteur.

– Mais oui, vraiment, répliqua-t-il. Ma chère dame voulez-vous avoir la bonté de vous asseoir un instant ? »

La veuve parut fort étonnée, mais elle s’assit, et Tom s’assit auprès d’elle. Je ne sais pas comment cela se fit, gentlemen, et mon oncle avait coutume de dire que Tom Smart ne savait pas lui-même comment cela s’était fait ; mais d’une manière ou d’une autre, la paume de sa main tomba sur le dos de la main de la veuve et y resta tout le temps de la conférence.

« Ma chère dame, dit Tom, car il savait fort bien se rendre aimable ; ma chère dame, vous méritez un excellent mari, en vérité.

– Seigneur ! monsieur ! s’écria la veuve ; et elle n’avait pas tort : cette manière d’entamer la conversation était assez inusitée, pour ne pas dire plus, surtout si l’on considère qu’elle n’avait jamais vu Tom avant la soirée précédente. Seigneur ! monsieur !

– Je ne suis point un flatteur, ma chère dame. Vous méritez un mari parfait et ce sera un homme bien heureux. »

Tandis que Tom parlait ainsi, ses yeux s’égaraient involontairement du visage de la veuve sur les objets confortables qui l’environnaient.

La veuve eut l’air plus embarrassé que jamais ; elle fit un mouvement pour se lever ; mais Tom pressa doucement sa main comme pour la retenir et elle resta sur son siège. Les veuves, messieurs, sont rarement craintives, comme disait mon oncle.

« Vraiment, monsieur, je vous suis bien obligée, de votre bonne opinion, dit-elle en riant à moitié ; et si jamais je me marie…

– Si ? interrompit Tom en la regardant très-malignement du coin droit de son œil gauche.

– Eh bien ! quand je me marierai, j’espère que j’aurai un aussi bon mari que vous le dites.

– C’est-à-dire Jinkins ?

– Seigneur ! monsieur !

– Allons ! ne m’en parlez point, je le connais…

– Je suis sûre que ceux qui le connaissent ne connaissent pas de mal de lui, reprit la dame un peu piquée par l’air mystérieux du voyageur.

– Hum ! » fit Tom.

La veuve commença à croire qu’il était temps de pleurer. Elle tira donc son mouchoir et elle demanda si Tom voulait l’insulter ; s’il croyait que c’était l’action d’un gentleman de dire du mal d’un autre gentleman, en arrière ; pourquoi, s’il avait quelque chose à dire, il ne l’avait pas dit à son homme, comme un homme, au lieu d’effrayer une pauvre faible femme de cette manière, etc., etc.

« Je ne tarderai pas à lui dire deux mots à lui-même, répondit Tom. Seulement je désire que vous m’entendiez auparavant.

– Eh bien ! dites, demanda la veuve en le regardant avec attention.

– Je vais vous étonner, répliqua-t-il, en mettant la main dans sa poche.

– Si c’est qu’il n’a pas d’argent, je sais cela déjà et ce n’est pas la peine de vous déranger.

– Pouh ! cela n’est rien. Moi non plus, je n’ai point d’argent ! Ce n’est pas ça.

– Oh ! mon Dieu ! qu’est-ce que c’est donc ? s’écria la pauvre femme.

– Ne vous effrayez pas, reprit Tom en tirant la lettre. Et ne criez pas : poursuivit-il en dépliant lentement le papier.

– Non ! non ! laissez-moi voir.

– Vous n’allez pas vous trouver mal ni vous livrer à d’autres démonstrations de ce genre ?

– Non, je vous le promets.

– Ni vous précipiter vers la salle commune pour lui dire son affaire ? ajouta Tom ; car, voyez-vous, je ferai tout ça pour vous : ce n’est donc pas la peine de vous agiter.

– Allons, allons, fit la veuve, laissez-moi lire.

– Voilà, » répliqua Tom Smart, qui plaça la lettre dans les mains de la veuve.

Les lamentations de la pauvre femme, quand elle en eut pris lecture, auraient percé un cœur de pierre. Tom avait toujours eu le cœur très-tendre, aussi fut-il percé de part en part. La veuve se roulait sur sa chaise en se tordant les mains.

« Oh ! la trahison ! oh ! la scélératesse des hommes ! s’écriait-elle.

– Effroyables, ma chère dame ; mais calmez-vous.

– Non ! Je ne veux pas me calmer ! sanglotait la veuve. Je ne trouverai jamais personne que je puisse aimer comme lui.

– Si, si, oh ! si, ma chère dame ! » s’écria Tom Smart en laissant tomber une pluie d’énormes larmes sur les infortunes de la veuve. Il avait passé un bras autour de sa taille, dans l’énergie de sa compassion ; et la veuve, dans son transport de chagrin, avait serré la main de Tom. Elle regarda le visage du voyageur et elle sourit à travers ses larmes : Tom se pencha vers elle, il contempla ses traits, et il sourit aussi à travers ses pleurs.

Je n’ai jamais pu découvrir si Tom embrassa la veuve dans ce moment-là. Il disait souvent à mon oncle qu’il n’en avait rien fait, mais j’ai des doutes là-dessus. Entre nous, messieurs, je m’imagine qu’il l’embrassa.

Quoi qu’il en soit, Tom jeta le grand homme à la porte, et il épousa la veuve dans le mois. On le voyait souvent se promener aux environs avec sa jument capricieuse, qui traînait lestement la carriole grise aux roues écarlates. Après beaucoup d’années il se retira des affaires et s’en alla en France avec sa femme. L’antique maison fut alors abattue.

 

Un vieux gentleman curieux prit la parole après le commis voyageur.

« Voulez-vous me permettre, lui dit-il, de vous demander ce que devint le fauteuil ?

– On remarqua qu’il craquait beaucoup le jour de la noce, mais Tom Smart ne pouvait pas dire positivement si c’était de plaisir ou par suite de souffrances corporelles. Cependant il pensait plutôt que c’était pour la dernière cause, car il ne l’entendit plus parler depuis.

– Et tout le monde crut cette histoire-là, hein ? demanda le visage culotté en remplissant sa pipe.

– Tout le monde, excepté les ennemis de Tom. Ceux-ci disaient que c’était une blague. D’autres prétendirent qu’il était gris, qu’il avait rêvé tout cela et qu’il s’était trompé de culotte. Mais personne ne s’arrêta à ce qu’ils disaient.

– Tom Smart soutint que tout était vrai ?

– Chaque mot.

– Et votre oncle ?

– Chaque lettre.

– Ça devait faire deux jolis gaillards tous les deux.

– Oui, deux fameux gaillards, répondit le commis voyageur. Deux fameux gaillards, véritablement. »

Chapitre XV. Dans lequel se trouva un portrait fidèle de deux personnes distinguées, et une description exacte d’un grand déjeuner qui eut lieu dans leur maison et domaine. Ledit déjeuner amène la rencontre d’une vieille connaissance, et le commencement d’un autre chapitre. §

La conscience de M. Pickwick lui reprochait d’avoir un peu négligé ses amis du Paon d’argent, et dans la matinée du troisième jour après l’élection, il allait sortir pour les visiter, lorsque son fidèle domestique remit entre ses mains une carte de visite, sur laquelle était gravée l’inscription suivante, en lettres gothiques :

MADAME CHASSE-LION.

La Caverne. Eatanswill.

– La personne attend, dit Sam.

– C’est bien moi qu’elle demande ?

– C’est vous particulièrement et sans remplacement, comme dit le secrétaire privé du diable quand il vint emporter le docteur Faust. C’est bien vous qu’il demande.

Il ? c’est donc un gentleman ?

– Si ça n’en est pas un, c’en est une imitation soignée.

– Mais c’est la carte d’une dame.

– Je l’ai reçue d’un monsieur, malgré ça. Il attend dans le salon et il dit qu’il attendra toute la journée plutôt que de ne pas vous voir. »

Ayant appris cette détermination, M. Pickwick descendit au parloir. Un homme grave y était assis. Il se leva promptement en voyant entrer notre philosophe, et dit avec un air de profond respect :

« Monsieur Pickwick ? je présume.

– Oui, monsieur.

– Permettez-moi, monsieur, d’avoir l’honneur de presser votre main. Permettez-moi de la secouer.

– Avec plaisir, » répondit M. Pickwick.

L’étranger secoua la main qui lui était offerte, et continua ainsi.

« Monsieur la renommée nous a parlé de vous comme d’un savant antiquaire. Le bruit de vos découvertes a frappé l’oreille de Mme Chasselion, ma femme, monsieur ; moi, je suis M. Chasselion. »

Ici l’homme grave s’arrêta, comme s’il avait cru que M. Pickwick devait être étourdi par cette communication ; mais voyant que le philosophe demeurait parfaitement calme, il poursuivit en ces termes :

– Ma femme, monsieur, mistress Chasselion, est fière de compter parmi ses connaissances tous ceux qui se sont illustrés par leurs ouvrages et par leurs talents. Permettez-moi, monsieur, de placer dans cette liste le nom de M. Pickwick, et celui de ses confrères du club qu’il a fondé.

– Je serai très-heureux, monsieur, de faire la connaissance d’une dame aussi distinguée.

– Vous la ferez, monsieur. Demain matin, nous donnons un grand déjeuner, une fête champêtre, à un nombre considérable de ceux qui se sont rendus célèbres par leurs ouvrages et par leurs talents. Accordez à Mme Chasselion la satisfaction de vous voir à la Caverne.

– Avec grand plaisir.

– Mme Chasselion donne beaucoup de ces déjeuners, monsieur ; galas de la raison, effluves de l’âme22, comme l’observe avec un sentiment plein d’originalité quelqu’un qui a adressé un sonnet à Mme Chasselion, sur ces déjeuners.

– Était-il célèbre par ses ouvrages et par ses talents ? demanda M. Pickwick.

– Certainement, monsieur. Toutes les connaissances de Mme Chasselion sont célèbres : c’est son ambition, monsieur, de n’avoir pas d’autres connaissances.

– C’est une très-noble ambition.

– Quand j’informerai Mme Chasselion que cette remarque est tombée de vos lèvres, monsieur, elle en sera fière, en vérité. Vous avez avec vous, monsieur, un gentleman qui, je crois, a produit quelques petits poëmes d’une grande beauté ?

– Mon ami, M. Snodgrass, a beaucoup de goût pour la poésie.

– C’est comme Mme Chasselion, monsieur. Elle adore la poésie, monsieur ; elle en est folle. Je puis dire que toute son âme et tout son esprit sont pétris de poésie. Elle-même a produit quelques pièces délicieuses, monsieur. Vous pouvez avoir rencontré son ode À une grenouille expirante.

– Je ne le crois pas.

– Vous m’étonnez. Elle a fait une immense sensation. Elle a paru originairement dans le Magasin des dames, et était signée d’un C et de neuf étoiles. Elle commençait ainsi :

Puis-je te voir sanglante et pantelante,

Sur ton ventre, sans soupirer ?

Puis-je sans pleurs te contempler mourante,

Sur un rocher,

Grenouille expirante ?

– Charmant ! s’écria M. Pickwick.

– Beau, dit l’homme grave. Si simple !

– Sublime !

– La strophe suivante est plus touchante encore. Voulez-vous que je la répète ?

– S’il vous plaît.

– La voici, continua l’homme grave, d’un ton encore plus grave.

Dis-moi si des démons avec leur voix hurlante,

Sous la figure de gamins,

Loin des marais t’auraient chassée, errante,

Avec des chiens,

Grenouille expirante !

– Joliment exprimé, dit M. Pickwick.

– C’est un diamant, monsieur. Mais vous entendrez Mme Chasselion vous réciter cette ode. Elle seule peut la faire valoir. Demain matin, monsieur, elle la récitera en costume.

– En costume !

– Sous la figure de Minerve… Mais j’oubliais… c’est un déjeuner costumé.

– Eh ! mais, eh mais ! s’écria M. Pickwick, en jetant un coup d’œil sur sa personne : Je ne puis vraiment pas me travestir.

– Pourquoi pas, monsieur ? pourquoi pas ? Salomon Lucas, le juif, dans la grande rue, a mille habillements de fantaisie. Voyez, monsieur, combien de caractères convenables vous pouvez choisir : Platon, Zénon, Épicure, Pythagore, tous fondateurs de clubs.

– Je le sais bien, mais comme je ne puis me comparer à ces grands hommes, je ne saurais me permettre de porter leur habit. »

L’homme grave médita profondément, pendant quelques minutes, et dit ensuite.

« En y réfléchissant, monsieur, je ne sais pas si Mme Chasselion ne sera pas charmée de faire voir à ses hôtes une personne de votre célébrité, dans le costume qui lui est habituel, plutôt que sous une enveloppe étrangère. Je crois pouvoir prendre sur moi de vous promettre, au nom de mistress Chasselion, qu’elle fera une exception en votre faveur. Oui, monsieur, je suis tout à fait certain que je puis me le permettre.

– En ce cas, répondit M. Pickwick, j’aurai grand plaisir à me rendre à votre invitation.

– Mais je vous fais perdre votre temps, monsieur, dit soudainement l’homme grave, d’un ton pénétré. J’en connais la valeur, monsieur, et je ne veux pas vous retenir plus longtemps. Je dirai donc à Mme Chasselion qu’elle peut vous attendre avec confiance, ainsi que vos illustres amis. Adieu monsieur. Je suis fier d’avoir vu un personnage aussi éminent. Pas un pas, monsieur ; pas une parole. » Et sans donner à M. Pickwick le temps de lui répondre, M. Chasselion s’éloigna gravement.

Le philosophe prit son chapeau et se rendit au Paon d’argent. M. Winkle y avait déjà parlé du bal déguisé.

« Mme Pott y va, furent les premières paroles dont il salua son mentor.

– Ah ! ah ! fit M. Pickwick.

– Sous la figure d’Apollon. Seulement Pott s’oppose à la tunique.

– Il a raison ! il a parfaitement raison ! dit le savant homme avec emphase.

– Oui ; aussi elle portera une robe de satin blanc, avec des paillettes d’or.

– N’aura-t-on pas de la peine à reconnaître son personnage ? demanda M. Snodgrass.

– Par exemple ! riposta M. Winkle avec indignation. Est-ce qu’on ne verra pas sa lyre ?

– C’est vrai : je n’avais pas pensé à la lyre.

– Et moi, dit alors M. Tupman, j’irai en bandit.

– Quoi ? s’écria M. Pickwick en faisant un soubresaut.

– En bandit, répéta M. Tupman avec douceur.

– Vous ne prétendez pas, répliqua M. Pickwick, en examinant son ami avec une sévérité solennelle, vous ne prétendez pas, monsieur Tupman, que c’est votre intention de porter une veste de velours vert avec des pans longs de deux doigts ?

– C’est pourtant mon intention, monsieur, répondit avec chaleur M. Tupman ; et pourquoi pas s’il vous plaît ?

– Parce que, dit M. Pickwick, considérablement excité, parce que vous êtes trop vieux, monsieur !

– Trop vieux ! s’écria M. Tupman.

– Et s’il est besoin d’une autre raison, parce que vous êtes trop gras, monsieur !… »

La figure de M. Tupman devint pourpre.

« Monsieur ! cria-t-il, ceci est une insulte…

– Monsieur ! répliqua M. Pickwick, sur le même ton, si vous paraissiez devant moi avec une veste de velours vert et des pans longs de deux doigts, ce serait pour moi une insulte beaucoup plus grave.

– Monsieur ! vous êtes un impertinent !

– Monsieur ! vous en êtes un autre ! »

M. Tupman s’avança d’un pas ou deux et jeta à M. Pickwick un regard de défi. M. Pickwick lui renvoya un regard semblable, concentré en un foyer dévorant par le moyen de ses lunettes. M. Snodgrass et M. Winkle demeuraient immobiles, pétrifiés de voir une telle scène entre de tels hommes.

Après une courte pause, M. Tupman reprit sur un ton plus bas, mais profondément accentué : « Vous m’avez appelé vieux monsieur !

– Oui.

– Et gras.

– Je le répète.

– Et impertinent.

– C’est vrai. »

Il y eut un instant de silence épouvantable.

« Mon attachement à votre personne, monsieur, repartit M. Tupman, en parlant d’une voix tremblante d’émotion, et en relevant en même temps ses manchettes ; mon attachement à votre personne est grand, très-grand ; mais il faut que je prenne sur cette même personne une vengeance sommaire.

– Avancez, monsieur, » répliqua M. Pickwick.

Stimulé par la nature excitante de ce dialogue, l’homme immortel prit immédiatement une attitude de paralytique, persuadé sans aucun doute, comme le supposèrent les deux témoins de cette scène, que c’était une posture défensive.

Heureusement que M. Snodgrass se précipita entre les deux combattants, au hasard imminent de recevoir sur les tempes un coup de poing de chacun d’eux.

« Quoi ! s’écria-t-il, recouvrant tout à coup le don de la parole, que l’excès de son étonnement lui avait ravi jusqu’alors. Quoi ! monsieur Pickwick, vous ! sur qui les yeux de l’univers sont attachés ! Monsieur Tupman ! vous qui êtes illuminé, comme nous tous, par l’éclat divin de son nom ! Quelle honte, messieurs, quelle honte ! »

De même que les traces de la mine de plomb cèdent à la douce influence de la gomme élastique, de même les sillons inaccoutumés imprimés par une colère passagère sur le front lisse et ouvert de M. Pickwick, s’effacèrent graduellement pendant le discours de son jeune ami. Celui-ci parlait encore, et déjà la physionomie du philosophe avait repris son expression habituelle de bénignité.

« J’ai été trop vif, dit M. Pickwick : beaucoup trop vif. Tupman, votre main. »

Un nuage sombre qui couvrait la figure de M. Tupman se dissipa à ces mots, et il pressa chaleureusement la main de son ami en répondant : J’ai été trop vif aussi. »

– Non, non, reprit précipitamment M. Pickwick, c’est moi qui ai tort : vous mettrez la veste de velours vert.

– Pas du tout, pas du tout.

– Pour m’obliger, vous la mettrez…

– Eh ! bien, eh ! bien, je la mettrai donc. »

Il fut en conséquence décidé que M. Tupman, M. Winkle et M. Snodgrass porteraient des costumes de fantaisie, et c’est ainsi que M. Pickwick fut entraîné, par la chaleur de ses sentiments, à approuver une conduite dont son excellent jugement l’eût détourné. On ne pourrait trouver une preuve plus frappante de son aimable caractère, quand même les événements racontés dans ce volume seraient entièrement le produit de l’imagination.

M. Chasselion n’avait pas exagéré les ressources de M. Salomon Lucas. Ses costumes étaient nombreux, innombrables : non pas strictement classiques, peut-être ; pas entièrement neufs, et ne représentant précisément les modes d’aucun âge ni d’aucun pays ; mais ils étaient tous plus ou moins pailletés ; et qu’y a-t-il de plus joli que des paillettes ? On peut objecter qu’elles ne font point d’effet à la clarté du soleil ; mais tout le monde sait qu’elles étincelleraient s’il y avait des bougies ; or, quand on veut donner des bals déguisés pendant le jour, si les costumes ne brillent pas comme ils auraient brillé à la lumière, la faute n’en est nullement aux paillettes, elle est entièrement aux gens qui donnent des bals dans la matinée. Tels furent les raisonnements convaincants de M. Salomon Lucas, et sous leur influence, MM. Tupman, Winkle et Snodgrass s’engagèrent à porter les déguisements que son goût et son expérience lui firent recommander comme admirablement appropriés à l’occasion.

Une calèche fut louée par les pickwickiens, dans leur hôtel : un coupé, tiré du même endroit, devait transporter M. et Mme Pott sur le domaine de Mme Chasselion. Comme un remerciement délicat de l’invitation qu’il avait reçue, M. Pott avait déjà prédit avec confiance, dans la Gazette d’Eatanswill, que la Caverne offrirait une scène d’enchantement aussi variée que délicieuse, un éblouissant foyer de beautés et de talents, un spectacle touchant d’hospitalité abondante et prodigue, et surtout un degré de splendeur, adouci par le goût le plus délicieux ; un luxe embelli par une parfaite harmonie et par le plus exquis bon ton, et auprès duquel les merveilles fabuleuses des Mille et une Nuits paraîtraient revêtues de couleurs aussi lugubres et aussi sombres que doit l’être l’esprit de l’être atrabilaire et grossier qui oserait souiller du venin de l’envie les préparatifs faits par l’illustre et vertueuse dame, à l’autel de laquelle est offert cet humble tribut d’admiration. Cette dernière phrase était un mordant sarcasme dirigé contre l’Indépendant, qui n’ayant pas été invité à la fête, avait affecté, dans ses quatre derniers numéros, de la tourner en ridicule ; et qui avait imprimé ses plaisanteries à ce sujet avec ses plus gros caractères, en écrivant, qui pis est, tous les adjectifs en lettres majuscules.

Le matin arriva. C’était un séduisant spectacle de voir M. Tupman, en costume complet de brigand, avec une veste tellement serrée qu’elle en était plissée sur son dos et sur ses épaules. La portion supérieure de ses jambes se trouvait comprimée dans une culotte de velours, et la partie inférieure était enlacée dans les bandages compliqués, pour lesquels tous les brigands ont un attachement si inconcevable. C’était plaisir de voir ses moustaches retroussées et son col de chemise ouvert, d’où sortait un visage plus ouvert encore ; c’était plaisir de contempler son chapeau en pain de sucre décoré de rubans de toutes couleurs, et que le brigand était obligé de porter sur ses genoux, car nul mortel ne saurait mettre un semblable chapeau sur sa tête, dans une voiture fermée. L’apparence de M. Snodgrass était également agréable et réjouissante : il avait des chausses de satin bleu, des souliers de satin et de soie ; sa tête était ombragée d’un casque grec ; et, comme tout le monde le sait, comme l’affirmait M. Salomon Lucas, il possédait ainsi le costume journalier, authentique, des troubadours, depuis les temps les plus reculés jusqu’à l’époque où ils disparurent finalement de la surface de la terre.

La calèche qui transportait le brigand et le troubadour s’arrêta derrière le coupé de M. Pott, lequel coupé lui-même s’était arrêté à la porte de M. Pott, laquelle porte s’ouvrit, et parmi les cris de la populace laissa voir le grand journaliste, accoutré comme un officier de justice russe, et tenant dans sa main un terrible knout, symbole élégant du redoutable pouvoir que possédait la Gazette d’Eatanswill, et des flagellations effrayantes qu’elle infligeait aux coupables politiques.

« Bravo ! s’écrièrent M. Tupman et M. Snodgrass en voyant cette allégorie marchante.

– Bravo ! répéta la voix de M. Pickwick du fond du couloir.

– Hou ! hou ! Pott ! ohé ! Pott ! » beugla la populace.

Pendant ces salutations, l’éditeur montait dans le coupé, tout en souriant avec une sorte de dignité gracieuse, qui témoignait suffisamment qu’il sentait son pouvoir et savait comment l’exercer.

Après lui on vit sortir de la maison Mme Pott, qui aurait parfaitement ressemblé à Apollon, si elle n’avait pas eu de robe. Elle était conduite par M. Winkle, et celui-ci, avec son petit habit rouge, se serait fait nécessairement reconnaître pour un chasseur, s’il n’avait point également ressemblé à un facteur de Londres. Enfin parut M. Pickwick, et il fut applaudi par les gamins, aussi bruyamment que les autres, probablement parce que sa culotte et ses guêtres passaient à leurs yeux pour quelque reste de l’antiquité.

Les deux voitures se dirigèrent ensemble vers la demeure de Mme Chasselion : celle qui contenait M. Pickwick, portait aussi sur le siège Sam Weller, qui devait aider au service.

Tous les individus, hommes et femmes, garçons et filles, bambins et vieillards, qui étaient assemblés pour voir les visiteurs dans leurs costumes, se pâmèrent de délice quand ils aperçurent M. Pickwick donnant le bras d’un côté au brigand, de l’autre au troubadour : mais lorsque M. Tupman, pour faire son entrée dans le bon style, s’efforça de fixer sur sa tête son chapeau pointu, des cris tumultueux s’élevèrent, tels qu’on n’en avait jamais entendu auparavant.

Les immenses et somptueux préparatifs de la fête réalisaient complètement les prophétiques louanges de Pott, sur les merveilles fabuleuses des Mille et une Nuits, et contredisaient, du même coup, les insinuations perfides du venimeux Indépendant. Le jardin, qui avait plus d’une acre d’étendue, était rempli de monde. Jamais on n’avait vu un tel foyer de beauté, d’élégance et de littérature. La jeune lady, qui faisait la poésie dans la Gazette d’Eatanswill, s’était revêtue ou plutôt dévêtue d’un costume d’odalisque. Elle s’appuyait sur le bras du jeune gentleman, qui faisait la critique, et qui portait fort convenablement un uniforme de feld-maréchal, moins les bottes. Il y avait une armée de génies de la même force, et toute personne raisonnable aurait regardé comme un honneur suffisant de se rencontrer là avec eux ; mais il y avait mieux encore, il y avait une demi-douzaine de lions de Londres, – des auteurs, des auteurs réels, qui avaient écrit des livres tout entiers, et qui les avaient fait imprimer. On pouvait les voir, marchant comme des hommes ordinaires, souriant, parlant, oui, et disant même pas mal de sottises, sans doute dans l’intention bénigne de se rendre intelligibles aux gens vulgaires qui les entouraient. Il y avait en outre une bande de musiciens en chapeaux de carton doré ; quatre chanteurs, soi-disant italiens, dans leur costume national, et une douzaine de domestiques de louage, aussi dans leur costume national, costume fort mal propre, par parenthèse. Enfin, et par-dessus tout, il y avait Mme Chasselion, en Minerve, recevant la compagnie, et laissant déborder l’orgueil et le plaisir qu’elle éprouvait à voir rassemblés autour d’elle tant d’individus distingués.

« M. Pickwick, madame, » dit un domestique ; et cet illustre personnage s’approcha de la divinité présidente, ayant ses deux bras passés dans ceux du brigand et du troubadour, et tenant son chapeau à sa main.

« Quoi ! où ? s’écria Mme Chasselion, en tressaillant avec un ravissement immense.

– Ici, madame, dit M. Pickwick d’une voix douce.

– Est-il possible que j’aie réellement la satisfaction de voir M. Pickwick lui-même ! ! !

– En personne, madame, répliqua le philosophe, en saluant très-bas. Permettez-moi de présenter mes amis, M. Tupman, M. Winkle, M. Snodgrass, à l’auteur de la Grenouille expirante. »

Peu de personnes, à moins de l’avoir essayé savent combien il est difficile de saluer avec d’étroites culottes de velours vert, une veste serrée et un chapeau en pain de sucre ; ou bien avec un justaucorps de satin bleu et des bas de soie, ou bien avec des jarretières et des bottes à la russe ; surtout quand toutes ces choses n’ont point été faites pour celui qui les porte, et ont été fixées sur lui sans la plus légère attention aux dimensions respectives de l’habillement et de l’habillé. Jamais on ne vit de contorsions semblables à celles que faisait M. Tupman pour paraître à son aise et gracieux ; jamais on ne vit de postures aussi ingénieuses que celles de ses compagnons de déguisement.

« Monsieur Pickwick, dit Mme Chasselion, il faut que vous me promettiez de rester auprès de moi durant toute la journée. Il y a ici des centaines de personnes que je dois absolument vous présenter.

– Vous êtes bien bonne, madame, répondit M. Pickwick.

– En premier lieu voici mes fillettes ; je les avais presque oubliées, » dit Minerve, en montrant d’un air négligent deux demoiselles parfaitement développées, qui pouvaient avoir de vingt à vingt-deux ans, et qui portaient l’une et l’autre des costumes enfantins. Était-ce pour les faire paraître plus modestes, où pour faire paraître leur maman plus jeune ? M. Pickwick ne nous en informe pas clairement.

« Elles sont charmantes, dit M. Pickwick, lorsque ces aimables enfants se retirèrent, après lui avoir été présentées.

– Monsieur, répliqua M. Pott avec un air de majesté, c’est qu’elles ressemblent comme deux gouttes d’eau à leur maman.

– Taisez-vous, méchant homme ! s’écria gaiement Mme Chasselion, en frappant de l’éventail le bras de l’éditeur. (Minerve avec un éventail !)

– Certainement, ma chère madame Chasselion, reprit M. Pott, qui était le trompette attitré de la Caverne. Vous savez bien que l’année dernière, quand votre portrait était à l’exposition, tout le monde demandait si c’était le vôtre ou celui de votre plus jeune fille ; car vous vous ressembliez tant qu’il n’y avait pas moyen de faire la différence.

– Eh bien ! quand cela serait, qu’est-ce que vous avez besoin de le répéter devant des étrangers ? répliqua Minerve en accordant un autre coup d’éventail au lion endormi de la Gazette d’Eatanswill.

– Comte ! comte ! cria tout à coup Mme Chasselion à un individu qui passait à portée de sa voix, et qui avait un uniforme étranger, surmonté d’énormes moustaches.

– Ah ! fous fouloir te moi, dit le comte en se retournant.

– Je veux présenter l’un à l’autre deux hommes fort spirituels. Monsieur Pickwick, je suis heureuse de vous présenter le comte Smorltork. » Mme Chasselion ajouta à l’oreille du philosophe : « Le fameux étranger qui rassemble des matériaux pour son ouvrage sur l’Angleterre, vous savez ? – Le comte Smorltork, monsieur Pickwick. »

M. Pickwick salua le comte avec toute la révérence due à un si grand homme, et le comte tira ses tablettes.

« Comment fous tire, madame Châsse-long ? demanda le comte en souriant gracieusement à la dame enchantée. Monsieur Pigwig, hé ? ou Bigwig… un… avocat, n’est-ce pas ? Je vois, c’est ça, j’inscris monsieur Bigwig.23 »

Le comte allait enregistrer M. Pickwick sur ses tablettes comme un gentleman qui se chargeait de faire les affaires des autres, et dont le nom était dérivé de sa profession, lorsque Mme Chasselion l’arrêta en disant :

« Non, non ! comte. Pick-wick.

– Ha ! ha ! je vois. Pique, nom de baptême ; Figue, nom de famille. Très-fort bien, très-fort bien. Comment portez-fous, Figue ?

– Très-bien, je vous remercie, répondit M. Pickwick, avec son affabilité accoutumée. Y a-t-il longtemps que vous êtes en Angleterre ?

– Long, très-fort longtemps. Quinzaine… plus…

– Resterez-vous encore longtemps ?

– Ein semaine.

– Vous avez beaucoup à faire, poursuivit M. Pickwick en souriant, pour rassembler en aussi peu de temps tous les matériaux dont vous avez besoin.

– Eh ! elles sont rassembler, dit le comte.

– En vérité ! s’écria M. Pickwick.

– Elles sont là, ajouta le comte en se frappant le front d’un air significatif. Dans mon patrie… fort livre… comblé de notes… mousique, science, poésie, politique, tout…

– Le mot politique, monsieur, comprend en soi-même une étude difficile et d’une immense étendue.

– Ah ! s’écria le comte en tirant ses tablettes ; très-fort bon ! Beaux paroles pour commencer une capitle. Capitle sept et quarante : Le mot politique surprend en soi-même… » Et la remarque de M. Pickwick fut notée dans les tablettes du comte Smorltork, avec les additions et variantes occasionnées par son imagination ardente et sa connaissance imparfaite de la langue.

« Comte ! dit Mme Chasselion.

– Madame Châsse ? répondit le comte.

– Voici M. Snodgrass, un ami de M. Pickwick, et un poëte.

– Attendez ! s’écria le comte en tirant ses tablettes sur nouveaux frais. Lifre, poisie ; capitle, amis littéraires ; nom, l’Homme-grasse. Très-fort bien. Présenté à l’Homme-grasse, ami de Pique-Figue, par madame Châsse, qui d’autres délicats poimes a produits. Comment s’appelle ? Grenouille… Grenouille soupirante. Très-fort bien. » Et le comte referma ses tablettes, fit mille révérences, mille remercîments, et s’éloigna, persuadé qu’il venait d’ajouter à ses connaissances sur l’Angleterre, les plus importantes et les plus utiles observations.

« C’est un homme bien étonnant ! s’écria Minerve.

– Un philosophe profond ! ajouta Pott.

– Un esprit fort et pénétrant ! » continua M. Snodgrass.

Un chœur d’invités relevèrent les louanges du comte Smorltork, en secouant gravement leur tête et en disant d’une voix unanime : « Étonnant ! ! ! »

Comme l’enthousiasme en faveur du comte Smorltork s’allumait de plus en plus, ses louanges auraient pu être célébrées jusqu’à la fin de la fête, si les quatre soi-disant chanteurs italiens, rangés autour d’un petit pommier, pour produire un effet pittoresque, ne s’étaient pas mis à dérouler leurs chansons nationales. Il faut avouer qu’elles ne paraissaient point d’une exécution bien difficile, et tout le secret semblait consister à ce que trois des soi-disant chanteurs italiens grognaient, tandis que le quatrième miaulait. Cet intéressant morceau étant terminé, aux applaudissements de toute la compagnie, un jeune garçon commença à se faufiler entre les bâtons d’une chaise, et à sauter par-dessus, et à ramper par-dessous, et à se culbuter avec, et à en faire toutes les choses imaginables, excepté de s’asseoir dessus. Ensuite il se fit une cravate de ses jambes et les attacha autour de son cou ; puis il fit voir avec quelle facilité une créature humaine peut prendre l’apparence d’un crapaud. Les nombreux spectateurs étaient transportés de jouissance et d’admiration. Bientôt après on entendit gazouiller faiblement : c’était la voix de Mme Pott, et ses auditeurs pleins de courtoisie s’imaginèrent entendre une chanson parfaitement classique, une vraie chanson de caractère, car Apollon était un compositeur, et les compositeurs chantent très-rarement leurs propres œuvres, et pas davantage celles d’autrui. Enfin Mme Chasselion s’avança et récita son ode immortelle à une Grenouille expirante. Des bravo, des brava, des bravi, des encore se firent entendre ; et elle la récita une seconde fois. Elle allait la réciter une troisième, mais la majorité de ses hôtes, pensant qu’il était bien temps de manger quelque chose, s’écrièrent que c’était une honte d’abuser de la complaisance de Mme Chasselion. Vainement Mme Chasselion protesta qu’elle était tout à fait disposée à réciter son ode sur nouveaux frais ; ses amis étaient trop polis, trop discrets, trop soigneux de sa santé, pour consentir à l’entendre encore, sous aucun prétexte. La salle des rafraîchissements fut donc ouverte, et tous ceux qui étaient déjà venus chez Mme Chasselion se précipitèrent en tumulte, pour y arriver les premiers. Ils savaient, en effet, que l’habitude de cette illustre dame était de faire faire un déjeuner pour cinquante et des invitations pour trois cents ; ou, en d’autres termes, de nourrir les lions les plus remarquables, et de laisser les petits animaux se tirer d’affaire comme ils pouvaient.

« Où donc est monsieur Pott ? demanda Mme Chasselion en s’occupant de placer les susdits lions autour d’elle.

– Me voici ! s’écria l’éditeur du bout le plus reculé de la chambre, hors de toute espérance de nourriture, à moins que son hôtesse ne fît quelque chose d’extraordinaire pour lui.

– Voulez-vous venir par ici ? lui cria-t-elle.

– Oh ! je vous en prie, ne vous tourmentez pas pour lui, interrompit Mme Pott de sa voix la plus obligeante. Vous vous donnez beaucoup trop de peine, madame Chasselion. Il est très-bien là-bas. N’est-ce pas, mon cher, que vous êtes très-bien là-bas ?

– Certainement, mon amour, » répliqua l’infortuné Pott avec un triste sourire. Hélas ! à quoi lui servait son knout ? Le bras nerveux qui le faisait tomber sur les hommes publics avec une vigueur gigantesque, était paralysé par un coup d’œil de l’impérieuse Mme Pott.

Mme Chasselion regarda autour d’elle avec triomphe. Le comte Smorltork était activement occupé à prendre note de ce que contenaient les plats ; M. Tupman, avec plus de grâce que n’en avaient jamais déployé tous les brigands de l’Italie, faisait à diverses lionnes les honneurs d’une salade de homard ; M. Snodgrass, ayant supplanté le jeune gentleman chargé des éreintements dans la Gazette d’Eatanswill, était enfoncé dans une dissertation passionnée avec la jeune lady qui faisait la poésie ; et M. Pickwick, enfin, se rendait universellement agréable : rien ne semblait manquer à ce cercle choisi, lorsque M. Chasselion, dont le département, dans ces occasions, était de se tenir debout près de la porte, et de parler aux gens les moins importants, cria de toutes ses forces à Minerve :

« Ma chère, voici M. Charles Fitz-Marshall.

– Enfin ! s’écria Mme Chasselion. Avec quelle anxiété je l’ai attendu ! Messieurs, je vous prie, laissez passer M. Fitz-Marshall. Mon cher, dites à M. Fitz-Marshall de venir me trouver sur-le-champ, pour que je le gronde d’être arrivé si tard.

– Voilà, ma chère dame, dit une voix claire. Aussi vite que possible, – foule étonnante, – chambre comble, – fort difficile d’approcher, très-difficile. »

Le couteau et la fourchette de M. Pickwick lui tombèrent des mains. Il regarda M. Tupman, qui avait aussi laissé tomber sa fourchette et son couteau, et qui paraissait prêt à s’abîmer sous terre.

« Ah ! » s’écria la voix, tandis que son possesseur s’ouvrait un passage à travers une vingtaine de Turcs, d’officiers, de cavaliers et de Charles II, qui formaient une dernière barricade entre lui et la table.

« Voilà mes vêtements tout cylindrés, – brevet d’invention, – pas un pli dans mon habit, – joliment pressé ! – Pas besoin de faire repasser mon linge, ha ! ha ! – la bonne idée, – drôle de chose, malgré ça, de faire cylindrer son linge sur soi, – opération fatigante, très-fatigante. »

En prononçant ces phrases brisées, un jeune homme, vêtu en officier de marine, parvint à s’approcher de la table, et présenta aux regards étonnés des pickwickiens la tournure et les traits identiques de M. Alfred Jingle.

Il avait à peine eu le temps de prendre la main que lui tendait Mme Chasselion, lorsque ses yeux rencontrèrent les orbes indignés de M. Pickwick.

« Tiens ! tiens ! s’écria le coupable ; oublié, – pas d’ordre aux postillons, – j’y vais moi-même, – revenu dans un instant.

– Le domestique, ou bien M. Chasselion, donnera vos ordres, monsieur Fitz-Marshall, dit la maîtresse de la maison.

– Non ! non ! – moi-même, ne serai pas long, – revenu dans un clin d’œil, » répliqua Jingle, et il disparut dans la foule.

M. Pickwick se leva plein d’indignation.

« Madame, dit-il, permettez-moi de vous demander qui est ce jeune homme, et où il réside ?

– C’est un gentleman d’une grande fortune, monsieur Pickwick, à qui je meurs d’envie de vous présenter. Le comte aussi sera enchanté de le connaître.

– Oui, oui, comptez là-dessus, dit M. Pickwick avec vivacité. Il demeure ?

– À Bury, hôtel de l’Ange.

– À Bury ?

– À Bury Saint-Edmunds, à quelques milles d’ici… Mais, mon Dieu ! monsieur Pickwick, vous n’allez pas nous quitter. Vous ne pouvez pas, monsieur Pickwick, songer à vous en aller sitôt. »

Longtemps avant que Mme Chasselion eut prononcé ces paroles, M. Pickwick s’était plongé dans la foule et avait atteint le jardin. Il y fut bientôt rejoint par M. Tupman, qui l’avait suivi de près et qui lui dit :

« Cela est inutile, il est parti.

– Je le sais, répondit M. Pickwick, avec chaleur, et je le suivrai !

– Vous le suivrez ! Où donc ?

– À Bury, hôtel de l’Ange. Comment savons-nous s’il n’abuse point quelqu’un dans cet endroit ? Il a trompé une fois un digne homme, et nous en étions la cause innocente : cela n’arrivera plus, si je puis l’empêcher ! Je veux le démasquer. – Sam ! où est mon domestique ?

– Voilà ! ici, monsieur, dit Sam, en sortant d’un endroit écarté, où il était occupé à examiner une bouteille de vin de Madère, qu’il avait enlevée sur la table une heure ou deux auparavant. Voilà vot’ serviteur, monsieur, et fier du titre encore, comme disait au public l’esquelette vivant qu’on faisait voir pour trois pence.

– Suivez-moi sur-le-champ ! reprit M. Pickwick. – Tupman, si je reste à Bury, vous pourrez m’y rejoindre quand je vous écrirai. Jusque-là, adieu ! »

Les remontrances devenaient inutiles : M. Pickwick était animé, et sa résolution était prise. M. Tupman retourna vers ses compagnons, et, une heure après, il avait noyé tout souvenir de M. Alfred Jingle, ou de M. Charles Fitz-Marshall, au moyen d’une bouteille de vin de Champagne et d’une contredanse, également pétillantes.

Pendant ce temps, M. Pickwick et Sam Weller, perchés à l’extérieur d’une voiture publique, voyaient de minute en minute diminuer la distance qui les séparait de la bonne ville de Bury Saint-Edmunds.

Chapitre XVI. Trop plein d’aventures pour qu’on puisse les résumer brièvement. §

Il n’y a pas, dans toute l’année, de mois où la nature ait un plus joli visage que durant le mois d’août. Le printemps a bien des charmes, et mai, certainement, est frais et joli, et son éclat est rehaussé par le contraste des frimas qui viennent de finir. Août n’a pas de semblables avantages : lorsqu’il arrive, nos sens sont accoutumés à la pureté du ciel, au verdoiement des prairies, au parfum embaumé des fleurs ; le brouillard, le givre, la neige et les glaces sont effacés de notre mémoire, comme de la surface de la terre. Et cependant, quelle saison charmante ! Les champs, les vergers, sont animés par la voix, par la présence des travailleurs ; les arbres, chargés de fruits, inclinent leurs branches jusqu’à terre ; les blés, réunis en gerbes gracieuses ou se balançant au souffle du zéphyr comme pour agacer la faucille, couvrent le paysage d’une teinte dorée ; une douce langueur semble répandue sur toute la nature, et l’on dirait même que la molle influence de la saison s’étend jusque sur les charrettes dont l’œil aperçoit le mouvement uniforme à travers les champs moissonnés, sans que l’oreille soit déchirée par aucun bruit inharmonieux.

Pendant que la voiture publique roule rapidement à travers les champs et les vergers qui bordent la route, des groupes de femmes et d’enfants, empilant des fruits dans des corbeilles ou recueillant les épis de blé dispersés, suspendent un instant leur travail, abritent leurs visages brunis par le soleil avec une main plus brune encore, et suivent les voyageurs d’un regard curieux ; quelque vigoureux bambin, trop jeune pour travailler, mais trop turbulent pour être laissé à la maison, se hisse sur le bord du grand panier où il a été emprisonné, et gigote et braille avec délices ; le moissonneur arrête sa faucille, se redresse, croise les bras et contemple la voiture qui passe auprès de lui comme un tourbillon ; les lourds chevaux de son char rustique suivent l’attelage brillant et animé d’un regard endormi, qui dit aussi clairement que le peut dire un regard de cheval : « Tout cela est fort joli à regarder, mais marcher lentement dans une terre pesante vaut encore mieux, après tout, que de galoper si chaudement sur une route pleine de poussière ! » Cependant les voyageurs volent, et, profitant d’un détour, jettent un dernier coup d’œil derrière eux : les femmes et les enfants ont repris leur travail ; le moissonneur s’est courbé de nouveau sur sa faucille ; les chevaux de labour poursuivent leur marche mesurée ; et tout se montre, comme tout à l’heure, plein de vie et de mouvement.

Une semblable scène ne pouvait manquer d’influer sur l’esprit délicat et bien réglé de M. Pickwick. Préoccupé de la résolution qu’il avait formée de démasquer le véritable caractère de Jingle, en quelque lieu qu’il pût le découvrir, il était demeuré d’abord taciturne et rêveur, réfléchissant aux moyens qu’il devait employer pour réussir dans son projet ; mais peu à peu son attention fut attirée par les objets environnants, et à la fin il y prit autant de plaisir que s’il avait entrepris ce voyage pour la cause la plus agréable du monde.

« Délicieux paysage, Sam ! dit-il à son domestique.

– Enfonce les toits et les cheminées, monsieur, répondit celui-ci en touchant son chapeau.

– En effet, reprit M. Pickwick avec un sourire, je suppose que vous n’avez guère vu, toute votre vie, que des toits et des cheminées, du mortier et des briques.

– Je n’ai pas toujours été valet d’auberge, monsieur, répliqua Sam en secouant la tête. J’ai été autrefois garçon de roulier.

– Quand cela ?

– Quand j’ai été jeté la tête la première dans le monde pour jouer à saute-mouton avec ses soucis. Donc, pour commencer, j’ai été garçon d’un charretier, et puis ensuite d’un roulier, et puis ensuite commissionnaire, et puis ensuite valet d’auberge. À présent v’là que je suis domestique d’un gentleman. Je serai peut-être un gentleman moi-même un de ces jours, avec ma pipe dans ma bouche et un berceau dans mon jardin. Qui sait ? je n’en serais pas surpris, moi.

– Vous êtes un véritable philosophe, Sam.

– Je crois que ça court dans la famille, monsieur. Mon père est dans cette profession-là maintenant. Quand ma belle-mère le tarabuste, il se met à siffler ; elle s’enlève comme une soupe au lait, et elle lui casse sa pipe : il s’en va pacifiquement, et il en rapporte une autre ; alors elle braille tant qu’elle peut, et elle tombe dans des attaques de nerfs : il ne bouge pas, il fume confortablement jusqu’à ce qu’elle revienne. C’est ça de la philosophie, monsieur !…

– Ou du moins un très-bon équivalent, répondit en riant M. Pickwick. Cela doit vous avoir été fort utile dans votre vie errante, Sam.

– Utile, monsieur ! vous pouvez bien le dire. Après que je me suis sauvé d’avec le charretier et avant que j’aie rentré avec le roulier, j’ai couché pendant une quinzaine dans un appartement sans meubles.

– Un appartement sans meubles !

– Oui, les arches à sec du pont de Waterloo. Jolie chambre à coucher ; à dix minutes du centre des affaires. Seulement s’il y a quelque chose à lui reprocher, c’est qu’elle est un peu aérée. J’ai vu là des drôles de spectacles.

– Ha ! je le suppose, dit M. Pickwick d’un air plein d’intérêt.

– Des spectacles qui perceraient votre tendre cœur, monsieur, et qui ressortiraient de l’autre côté. On n’y trouve pas les mendiants réguliers ; vous pouvez vous fier à ceux-là pour savoir se tirer d’affaire. De jeunes mendiants, mâles et femelles, qui n’ont pas encore fait leur chemin dans la profession, s’y logent quelquefois ; mais c’est généralement les pauvres créatures sans asile, éreintées, mourant de faim, qui se roulent dans les coins sombres de ces tristes places ; les pauvres créatures qui ne peuvent pas se repasser la corde de deux pence.

– Dites-moi, Sam, qu’est-ce que c’est que la corde de deux pence ?

– C’est une auberge, monsieur, où les lits coûtent deux pence par nuit…

– Pourquoi donnent-ils aux lits le nom de cordes ?

– Que vous êtes donc jeune, monsieur ! Quand les ladies et les gentlemen qui tiennent ces hôtels-là ont ouvert leur bazar, ils faisaient les lits sur le plancher, mais ils ne faisaient pas leurs affaires. Au lieu de prendre un somme raisonnable pour deux pence, les logeurs s’y vautraient la moitié de la journée. Aussi, maintenant, ils ont deux cordes, éloignées d’à peu près six pieds, et à trois pieds du plancher, qui vont tout du long de la chambre, et les lits sont faits avec des grosses toiles tendues en travers.

– Eh bien ?

– Eh bien ! l’avantage du plan est visible. Tous les matins, à six heures, ils laissent aller une des cordes, et patatra, v’là tous les logeurs par terre. Ça les réveille fameusement, ils se relèvent de bonne humeur, et ils s’en vont comme des jolis garçons… Demande pardon, monsieur, dit Sam, en interrompant tout à coup son verbeux discours, c’est-il Bury Saint-Edmunds qu’est là-bas ?

– Précisément, répondit M. Pickwick. »

Bientôt après la voiture roula dans les rues propres et bien pavées d’une jolie petite ville, et s’arrêta devant une auberge située au milieu de la grande route, presque en face de l’antique abbaye.

« Voici l’Ange, dit M. Pickwick, en regardant l’enseigne. Nous descendons ici, Sam. Mais il faut prendre quelques précautions. Demandez une chambre particulière et ne mentionnez pas mon nom ; vous comprenez.

– Compris ! monsieur, » répondit Sam, avec un clin d’œil intelligent. Il tira le portemanteau du coffre de derrière, où il avait été jeté à Eatanswill, et disparut pour faire sa commission. Une chambre particulière fut facilement retenue, et M. Pickwick y fut introduit sans délai.

« Maintenant, Sam, dit M. Pickwick, la première chose à faire…

– C’est de commander le dîner, monsieur, suggéra Sam : il est fort tard, monsieur.

– Ah ! c’est vrai, répliqua le philosophe en regardant sa montre. Vous avez raison, Sam.

– Et si c’était moi, monsieur, je voudrais prendre juste une bonne nuit de repos avant de demander des renseignements sur ce finaud. Il n’y a rien pour rafraîchir l’esprit comme un bon somme, monsieur, comme dit la servante avant d’avaler son petit verre de l’eau d’ânon.

– Je crois que vous avez raison, Sam ; mais je veux d’abord m’assurer qu’il est dans cet hôtel et qu’il ne m’échappera point.

– Laissez-moi c’te affaire-là, monsieur. Je vas vous ordonner un joli petit dîner et faire une enquête en bas, pendant qu’on l’apprêtera. Je tirerai tous les secrets du décrotteur, en cinq minutes.

– À la bonne heure, » dit M. Pickwick, et Sam se retira.

Au bout d’une demi-heure M. Pickwick était assis devant un dîner très-satisfaisant, et un quart d’heure plus tard, Sam lui rapportait l’assurance que M. Charles Fitz-Marshall avait retenu, jusqu’à nouvel ordre, sa chambre particulière ; il était allé passer la soirée dans une maison du voisinage, avait ordonné au garçon de l’attendre et avait emmené son domestique avec lui.

« Maintenant, monsieur, continua Sam, après avoir fait son rapport, si je puis causer un brin avec ce domestique ici, il me contera toutes les affaires de son maître.

– Comment savez-vous cela ? demanda M. Pickwick.

– Que vous êtes donc jeune monsieur ! Tous les domestiques en font autant.

– Oh ! oh ! fit le philosophe, j’avais oublié cela : c’est bon.

– Alors, vous verrez ce qu’il y a de mieux à faire, monsieur, nous agirons en conséquence. »

Comme cet arrangement paraissait le meilleur possible, il fut finalement adopté. Sam se retira, avec la permission de son maître, pour passer la soirée comme il l’entendrait. Il dirigea ses pas vers la buvette de la maison, et peu de temps après, fut élevé au fauteuil par la voix unanime de l’assemblée. Une fois parvenu à ce poste honorable, il fit éclater tant de mérite, que les éclats de rire des gentlemen habitués, et les marques bruyantes de leur satisfaction, parvinrent jusqu’à la chambre à coucher de M. Pickwick, et raccourcirent, de plus de trois heures, la durée naturelle de son sommeil.

Le lendemain, dès le matin, Sam Weller s’occupa de calmer l’agitation fiévreuse qui lui restait de la veille, par l’application d’une douche d’un penny ; c’est-à-dire que, moyennant cette pièce de monnaie, il engagea un jeune gentleman du département de l’écurie à faire jouer la pompe sur sa tête et sur sa face, jusqu’à l’entière restauration de ses facultés intellectuelles. Tandis qu’il subissait ce traitement médical, son attention fut attirée par un jeune homme, assis sur un banc, dans la cour. Il était vêtu d’une livrée violette, et lisait dans un livre d’hymnes, avec un air d’abstraction profonde, qui ne l’empêchait cependant pas de jeter de temps en temps un coup d’œil vers Sam, comme s’il avait pris grand intérêt à l’opération qu’il se faisait faire.

« Voilà un drôle de corps, pensa celui-ci, la première fois que ses yeux rencontrèrent ceux de l’étranger en livrée violette. Et, en effet, avec son pâle visage, large et plat, avec ses yeux enfoncés et sa tête énorme, d’où pendaient plusieurs mèches de cheveux noirs et lisses, l’étranger pouvait passer pour un drôle de corps. « Voilà un drôle de corps, » pensa donc Sam Weller, et après avoir pensé cela, il continua de se laver, et n’y pensa pas davantage.

Cependant l’homme en livrée violette continuait à regarder Sam et son livre d’hymnes, son livre d’hymnes et Sam, comme s’il avait eu envie d’entamer la conversation. À la fin, pour lui en fournir l’occasion, Sam lui dit, avec un signe de tête familier : « Comment ça va-t-il, mon bonhomme ?

– Je suis heureux de pouvoir dire que je vais assez bien, monsieur, répondit l’homme violet d’une voix mesurée et en fermant son livre avec précaution. J’espère que vous allez de même, monsieur ?

– Eh ! eh ! je serais plus solide sur mes jambes si je ne me sentais pas comme une bouteille d’eau-de-vie ambulante ; mais vous, mon vieux, restez-vous dans cette maison ici ? »

L’homme violet répondit affirmativement.

« Comment se fait-il donc que vous n’étiez pas avec nous hier soir ? demanda Sam, en se frottant la face avec un essuie-mains. Vous me faites l’effet d’un bon vivant, l’air aussi gaillard qu’une truite dans un panier plein de chaux, ajouta-t-il d’un ton un peu plus bas.

– J’étais sorti avec mon maître, répondit l’étranger.

– Comment s’appelle-t-il ? demanda vivement Sam Weller, dont le visage devint tout rouge par l’effet combiné de la surprise et du frottement de son essuie-mains.

– Fitz-Marshall, répliqua l’homme violet.

– Donnez-moi la patte, dit Sam en s’avançant vers lui. J’ai envie de vous connaître, votre philosomie me va, mon fiston.

– Eh bien ! voilà qui est très-extraordinaire, rétorqua l’homme violet, avec une grande simplicité de manières. La vôtre m’a plus si fort, que j’ai eu envie de vous parler, dès le premier moment où je vous ai vu sous la pompe.

– C’est-il vrai.

– Sur mon honneur ! Cela n’est-il pas curieux, hein ?

– Très-curieux, répondu Sam, en se congratulant intérieurement sur la bonhomie de l’étranger. Comment nous appelons-nous, mon patriarche ?

– Job.

– Et c’est un fameux nom. Le seul nom, à ma connaissance, qui n’a pas reçu une abréviation. Et l’autre nom ?

– Trotter, dit l’étranger. Et le vôtre ? »

Sam se rappela les ordres de son maître et répondit : « Mon nom est Walker, le nom de mon maître est Wilkins. Voulez-vous prendre une goutte de quelque chose ce matin, M. Trotter ? »

M. Trotter donna son complet assentiment à cette agréable proposition, et ayant déposé son livre dans la poche de son habit, il accompagna M. Walker à la buvette. Là, ils s’occupèrent à discuter le mérite d’un agréable mélange, contenu dans un vase d’étain et composé de l’essence parfumée du clou de girofle et d’une certaine quantité de genièvre de Hollande, fabriqué en Angleterre.

« Et c’est-il une bonne place que vous avez ? demanda Sam, en remplissant pour la seconde fois le verre de son compagnon.

– Mauvaise, répondit Job, en se léchant les lèvres, très-mauvaise.

– Vrai ?

– Oui, sûr ; et pire que cela ; mon maître va se marier.

– Pas possible !

– Si, et pire que cela. Il va enlever une grosse héritière dans une pension.

– Quel dragon ! dit Sam, en remplissant encore le verre de son camarade. C’est quelque pension de cette ville, je suppose ? »

Cette question fut faite du ton le plus indifférent qu’on puisse imaginer. Cependant M. Job Trotter montra clairement, par ses manières, qu’il remarquait avec quelle anxiété son nouvel ami attendait sa réponse. Il vida son verre, regarda mystérieusement Sam Weller, cligna l’un après l’autre chacun de ses petits yeux, et finalement fit avec sa main le geste de manier une pompe imaginaire, donnant à entendre par là qu’il considérait son compagnon comme trop désireux de pomper ses secrets.

« Non, non, observa-t-il, en conclusion. Cela ne se dit pas à tout le monde. C’est un secret ; un grand secret, M. Walker. »

En prononçant ces paroles, l’homme violet retourna son verre sens dessus dessous, afin de faire remarquer ingénieusement à son compagnon qu’il n’y restait plus rien pour assouvir sa soif. Sam comprit l’apologue ; il en apprécia la délicatesse, et ordonna de remplir, sur nouveaux frais, le vase d’étain. Cet ordre fit briller de plaisir les petits yeux de l’homme violet.

« Ainsi donc, c’est un secret ? reprit Sam.

– Je l’imagine comme cela, répliqua l’autre en sirotant sa liqueur avec complaisance.

– Je suppose que votre maître est un richard ? »

M. Trotter sourit, et, tenant son verre de la main gauche, il donna, avec sa main droite, quatre tapes distinctes sur le gousset de sa culotte violette, comme pour faire entendre que son maître aurait pu agir de même sans alarmer personne par le bruit de son argent.

« Ah ! reprit Sam, voilà l’histoire ? »

L’homme violet baissa la tête d’une manière significative.

« Et est-ce que vous n’imaginez pas, mon vieux, que vous seriez une fameuse canaille si vous laissiez votre maître empoigner cette jeune demoiselle ?

– Je sais cela, répliqua Job Trotter, en soupirant profondément et en tournant vers son interlocuteur un visage plein de contrition. Je sais cela, et c’est ce qui pèse sur mon esprit ; mais qu’est-ce que je peux faire ?

– Faire ? s’écria Sam, chanter à la maîtresse et enfoncer votre maître.

– Qui est-ce qui me croirait ? La jeune lady est regardée comme un modèle de prudence et de discrétion ; elle dirait que non, et mon maître aussi. Qui est-ce qui me croirait ? Je perdrais ma place et je me verrais poursuivi comme diffamateur ou quelque chose comme ça. Voilà tout ce que j’y gagnerais.

– Il y a du vrai, dit Sam en ruminant ; il y a du vrai dans ce que vous dites là.

– Si je connaissais quelque respectable gentleman qui voulût se charger de l’affaire, je pourrais espérer d’empêcher l’enlèvement. Mais il y a la même difficulté, monsieur Walker ; juste la même. Je ne connais pas de gentleman respectable en ce pays, et si j’en connaissais un, il y a dix à parier contre un qu’il ne croirait pas mon récit.

– Venez par ici, cria Sam, en se levant tout d’un coup et en saisissant son compagnon par le bras. Mon maître est l’homme qu’il vous faut. »

Après une légère résistance, Job Trotter fut conduit dans l’appartement de M. Pickwick, et lui fut présenté, avec un court sommaire du dialogue que nous venons de rapporter.

« Je suis bien fâché de trahir mon maître, monsieur, dit Job Trotter, en appliquant à son œil un mouchoir rouge d’environ trois pouces carrés.

– Ce sentiment vous fait beaucoup d’honneur, répliqua M. Pickwick. Mais, cependant, c’est votre devoir…

– Je sais que c’est mon devoir, monsieur, reprit Job avec une grande émotion. Nous devons tous nous efforcer de remplir nos devoirs, monsieur, et je m’efforce humblement de remplir les miens, monsieur. Mais c’est une dure épreuve de trahir un maître, monsieur, dont vous portez les habits, dont vous mangez le pain, même quand c’est un coquin, monsieur.

– Vous êtes un brave garçon, dit M. Pickwick fort affecté, un honnête garçon.

– Allons ! allons ! observa Sam, qui avait vu avec beaucoup d’impatience les larmes de M. Trotter ; assez d’arrosage comme ça ; ça n’est bon à rien.

– Sam, reprit M. Pickwick d’un ton de reproche, je suis fâché de voir que vous ayez si peu de respect pour les sentiments de ce jeune homme.

– Ses sentiments sont très-beaux, monsieur, et mêmes si beaux que c’est une pitié qu’il les perde comme ça ; et je pense qu’il ferait mieux de les garder dans son estomac que de les laisser évaporiser en eau chaude, espécialement comme ça ne sert à rien. Des larmes, ça n’a jamais servi à remonter une horloge ni à faire marcher une machine. La première fois que vous irez dans le monde, fourrez-vous ça dans la caboche, mon vieux ; et pour le présent introduisez ce morceau de guingamp rouge dans votre poche. Il n’est pas assez beau pour le secouer comme ça en l’air, comme si vous étiez un danseur de corde.

– Sam a raison, remarqua M. Pickwick, en s’adressant à Job : Sam a raison, quoique sa manière de s’exprimer soit un peu commune et quelquefois incompréhensible.

– Il a tout à fait raison, monsieur, répliqua M. Trotter, et je ne céderai pas davantage à cette faiblesse.

– Très-bien, reprit notre sage ; et maintenant, où est cette pension de demoiselles ?

– C’est une vieille maison de briques rouges, tout juste en dehors de la ville, monsieur.

– Et quand ce perfide dessein sera-t-il exécuté ? Quand est-ce que l’enlèvement doit avoir lieu ?

– Cette nuit, monsieur.

– Cette nuit ?

– Cette nuit même, monsieur. C’est ce qui me fâche tant.

– Il faut prendre des mesures instantanées. Je vais voir immédiatement la dame qui dirige l’établissement.

– Je vous demande pardon, monsieur, mais cela ne servira à rien.

– Pourquoi donc ?

– Mon maître, monsieur, est un homme très-artificieux.

– Je le sais bien.

– Et il s’est si bien entortillé autour du cœur de la vieille dame qu’elle ne croirait rien à son préjudice, quand vous en feriez serment sur vos deux genoux. D’ailleurs vous n’avez pas d’autre preuve que la parole d’un domestique ; mon maître ne manquera pas de dire qu’il m’a renvoyé pour quelque chose, et que je fais cela afin de me venger.

– Qu’est-ce que nous pourrions donc faire, alors ?

– Rien ne pourra convaincre la vieille dame, monsieur, si elle ne le prend pas sur le fait de l’enlèvement.

– Ces vieilles mules-là, interposa Sam, en guise de parenthèse, ces vieilles mules-là, s’obstinent à prendre des vessies pour des lanternes.

– Mais, fit observer M. Pickwick, j’ai peur qu’il ne soit infiniment difficile de le prendre sur le fait.

– Je ne sais pas, monsieur, répondit Job après un instant de réflexion ; il me semble que cela pourrait se faire très-aisément.

– Comment cela ?

– Voyez-vous, mon maître a gagné les deux servantes, et elles doivent nous introduire dans la cuisine, ce soir, à dix heures. Quand toute la maison se sera retirée pour dormir, nous sortirons de la cuisine, et alors la jeune personne descendra de sa chambre ; il y aura une chaise de poste, et en route !

– Eh bien ? fit M. Pickwick.

– Eh bien ! monsieur ; je crois que si vous nous attendiez dans le jardin, tout seul…

– Tout seul ! Pourquoi tout seul ?

– Je pensais que la vieille demoiselle n’aimerait pas qu’une découverte aussi désagréable se fît devant beaucoup de monde ; et puis la jeune lady, monsieur, considérez sa confusion !…

– Vous avez tout à fait raison. Cette réflexion montre une grande délicatesse de sentiments. Poursuivez ; vous avez raison…

– Eh bien ! monsieur ; je pensais donc que si vous attendiez tout seul dans le jardin, je pourrais vous introduire dans la maison, à onze heures et demie précises, et qu’alors vous vous trouveriez juste à temps pour m’aider à démonter les projets de ce méchant homme, par qui j’ai eu le malheur d’être séduit. »

Ici. M. Trotter soupira profondément.

« Ne vous tourmentez pas de cela, dit M. Pickwick ; s’il avait un grain de la probité qui vous distingue, malgré votre humble condition, je ne désespérerais pas de lui. »

Job salua très-bas, et, en dépit des précédentes remontrances de Sam, ses yeux se remplirent de larmes.

« Je n’ai jamais vu un pleurard comme ça, dit Sam. Dieu me pardonne, s’il n’a pas un robinet toujours ouvert dans la tête !

– Sam ! dit M. Pickwick avec une grande sévérité, retenez votre langue.

– Oui, monsieur.

– Je n’aime pas ce plan, poursuivit notre philosophe après une profonde méditation. Pourquoi ne pas communiquer avec les amis de la jeune personne ?

– Parce qu’ils habitent à cinquante lieues d’ici, monsieur.

– Il n’y a rien à répondre à ça, remarqua Sam, à part.

– Ensuite, ce jardin, reprit M. Pickwick, comment y entrerai-je ?

– Le mur est très-bas, monsieur, et votre domestique vous fera la courte échelle.

– Mon domestique me fera la courte échelle, répéta machinalement M. Pickwick, et vous ne manquerez pas de m’ouvrir la porte de la maison ?…

– Vous ne pouvez pas vous tromper, monsieur. Il n’y a qu’une porte dans le jardin ; tapez-y quand vous entendrez sonner l’horloge, et je vous ouvrirai sur-le-champ.

– Je n’aime pas ce plan, redit M. Pickwick ; mais il faut bien l’adopter, car je n’en vois pas d’autre, et il s’agit du bonheur de cette jeune personne, pour toute sa vie. J’y irai, soyez-en sûr. »

Ainsi, pour la seconde fois, la bonté naturelle de M. Pickwick l’entraîna dans une entreprise, dont son excellent jugement l’aurait détourné.

« Comment s’appelle la maison ? demanda-t-il.

– Westgate-House, monsieur. Vous tournez un peu à droite quand vous arrivez au bout de la ville ; la maison est isolée, à une petite distance de la route, et son nom est sur une plaque de cuivre, sur la porte.

– Je le sais répondit M. Pickwick ; j’avais remarqué cette maison la première fois que j’ai visité cette ville. Vous pouvez compter sur moi. »

M. Trotter salua et se détourna pour partir. M. Pickwick lui mit une guinée dans la main.

« Vous êtes un brave garçon, lui dit-il, et j’admire la bonté de votre cœur. Pas de remercîments. Souvenez-vous : onze heures et demie.

– Il n’y a pas de danger que je l’oublie, monsieur, répondit Job Trotter, et il quitta la chambre.

– Camarade, lui dit Sam, qui l’avait suivi, ce n’est pas une mauvaise chose, cette pleurnicherie. Je voudrais pleurer comme une gouttière dans une averse, à ce prix-là. Comment donc que vous faites ?

– Cela vient du cœur, monsieur Walker, répondit Job solennellement. Je vous souhaite le bonjour.

– Voilà un gaillard facile à émouvoir, pensa Sam Weller en le voyant s’éloigner. C’est égal, nous lui avons tiré les vers du nez, toujours. »

Nous ne pouvons pas dire précisément quelles étaient les pensées qui occupaient l’esprit de M. Trotter, attendu que nous n’en savons rien du tout.

Cependant le jour s’écoula, le soir vint, et, un peu avant dix heures, Sam rapporta à son maître que M. Jingle et Job étaient sortis ensemble, que leurs bagages étaient empaquetés, et qu’ils avaient commandé une chaise. Le complot était évidemment en voie d’exécution, comme M. Trotter l’avait prédit.

Dix heures et demie arrivèrent. C’était l’instant où M. Pickwick devait partir pour sa délicate entreprise. Afin de ne pas être embarrassé pour escalader le mur, il refusa le pardessus que lui offrait Sam, et sortit, suivi de ce fidèle serviteur.

La lune était sur l’horizon, mais cachée derrière des nuages, la nuit était belle et sèche, mais singulièrement sombre ; les sentiers, les haies, les champs, les maisons et les arbres étaient enveloppés d’une ombre épaisse ; l’atmosphère était lourde et brûlante ; des éclairs de chaleur illuminaient de temps en temps les nuages, et c’était la seule chose qui animât un peu la triste obscurité dont la terre était couverte ; aucun son ne se faisait entendre, excepté l’aboiement éloigné de quelque chien inquiet.

Nos aventuriers trouvèrent la maison, reconnurent l’inscription de cuivre, firent le tour du mur, et s’arrêtèrent vers le fond du jardin.

« Sam, dit M. Pickwick, vous retournerez à l’auberge quand vous m’aurez aidé à monter par-dessus le mur.

– Très-bien, monsieur.

– Et vous m’attendrez.

– Certainement, monsieur.

– Prenez ma jambe, et quand je dirai : haut ! élevez-moi doucement.

– Me voilà prêt, monsieur… »

Ayant arrangé ces préliminaires, M. Pickwick empoigna le sommet du mur, et donna le mot haut ! qui fut obéi très-littéralement ; car, soit que son corps participât en quelque degré de l’élasticité de son esprit, soit que les idées de Sam sur une douce élévation ne fussent pas exactement les mêmes que celles de son maître, l’effet immédiat de son assistance fut de le jeter par-dessus le mur. Après avoir écrasé trois framboisiers et un rosier, cet immortel gentleman descendit enfin de toute sa longueur sur la terre.

« Vous ne vous êtes pas blessé, monsieur ? demanda Sam, aussitôt qu’il fut revenu de la surprise que lui avait causée la mystérieuse disparition du philosophe.

– Non, certainement, je ne me suis pas blessé, répondit celui-ci, de l’autre côté du mur. Je croirais plutôt que c’est vous qui m’avez blessé, Sam.

– J’espère que non, monsieur !

– Ne vous tourmentez point, reprit notre sage en se relevant ; ce n’est rien… quelques égratignures… Allez-vous-en, car nous serions entendus.

– Bonne chance, monsieur.

– Bonsoir. »

Sam s’éloigna donc doucement, laissant M. Pickwick seul dans le jardin.

Des lumières se montraient de temps en temps aux différentes fenêtres du bâtiment, ou passaient dans les escaliers, comme pour indiquer que les pensionnaires se retiraient dans leurs chambres. N’ayant nulle envie d’approcher de la porte avant l’heure fixée, M. Pickwick se blottit dans un angle du mur pour attendre qu’elle arrivât.

Il était alors dans une position qui aurait abattu l’audace de bien des héros, et cependant il ne ressentit ni inquiétude ni découragement : il savait que son dessein était honorable, et il se confiait, sans nulle hésitation, aux nobles sentiments de Job Trotter. La situation était triste certainement, pour ne pas dire accablante ; mais un esprit contemplatif peut toujours se distraire par la méditation. À force de méditer, M. Pickwick était tombé dans une sorte d’assoupissement, lorsqu’il en fut tiré par l’horloge de l’église voisine, qui sonnait onze heures et demie.

« Voici le moment, » pensa-t-il, en se mettant avec précaution sur ses pieds. Il examina la maison : les lumières avaient disparu, les volets étaient fermés ; tout le monde était au lit, sans aucun doute. Il s’avança à pas de loup vers la porte, et frappa doucement. Deux ou trois minutes s’étaient passées sans réponse, il frappa un autre coup plus fort, puis un autre plus fort encore.

À la fin, un bruit de pas se fit entendre dans l’escalier ; la lumière d’une chandelle brilla à travers le trou de la serrure ; des barres, des verrous furent tirés, et la porte s’ouvrit lentement.

La porte s’ouvrit lentement, et à mesure qu’elle s’ouvrait de plus en plus, M. Pickwick se retirait de plus en plus derrière elle. Il allongea la tête avec précaution pour reconnaître la personne qui s’avançait ; mais quel fut son étonnement lorsqu’il aperçut, au lieu de Job Trotter, une servante inconnue, qui tenait une chandelle dans sa main. M. Pickwick retira sa tête avec la vivacité déployée par Polichinelle, cet admirable comédien, quand il craint d’être découvert par le commissaire.

« Sarah, dit la servante en s’adressant à quelqu’un dans la maison, c’est apparemment le chat. Minet ! minet ! petit ! petit ! petit ! »

Aucun animal n’ayant été attiré par ces incantations, la servante referma lentement la porte, et la reverrouilla, laissant M. Pickwick aplati contre le mur.

« Ceci est fort étrange, pensa-t-il avec tristesse. Elles veillent, à ce que je suppose, plus tard qu’à l’ordinaire. Il est bien malheureux qu’elles aient choisi précisément cette nuit-ci, extrêmement malheureux ! » Tout en faisant ces réflexions, M. Pickwick se retirait avec précaution dans l’angle du mur, où il avait été originairement caché, résolu d’attendre là assez longtemps pour pouvoir répéter, sans danger, son signal.

Il y était à peine depuis cinq minutes, lorsque la lueur éblouissante d’un éclair fut immédiatement suivie d’un violent coup de tonnerre, qui fit retentir les cieux d’un épouvantable roulement puis vint un autre éclair plus éblouissant que le premier ; puis un autre coup de tonnerre, plus épouvantable que le précédent ; puis enfin arriva la pluie, plus terrible encore que les uns et les autres.

M. Pickwick savait parfaitement qu’un arbre est un très-dangereux voisin pendant un orage : or, il avait un arbre à sa droite, un autre à sa gauche, un troisième devant lui, un quatrième derrière. S’il restait où il était, il risquait d’être foudroyé ; s’il se montrait au milieu du jardin, il pouvait être saisi et livré aux constables. Une ou deux fois il essaya d’escalader le mur ; mais, n’ayant alors aucun aide, le seul résultat de ses efforts fut de mettre toute sa personne dans un état de transpiration abondante, et d’opérer sur ses genoux et sur les os de ses jambes une infinité d’égratignures.

« Quelle épouvantable situation ! » se dit-il à lui-même, en s’arrêtant après cet exercice pour essuyer son front et pour frotter ses genoux. En même temps, il regardait vers la maison, et n’y voyant plus de lumière, il se flatta que tout le monde serait couché ; il résolut donc de répéter son signal.

Il marche sur la pointe du pied, dans le sable humide ; il frappe à la porte ; il retient son haleine ; il écoute à travers le trou de la serrure. Pas de réponse. C’est singulier. Un autre coup. Il écoute de nouveau ; un chuchotement se fait entendre dans l’intérieur, et une voix crie ensuite :

« Qui va là ?

– Ce n’est pas Job, pensa M. Pickwick en s’aplatissant contre le mur. C’est une voix de femme. »

À peine était-il arrivé à cette conclusion, qu’une fenêtre du premier étage s’ouvrit, et trois ou quatre voix de femmes répétèrent la question : « Qui est là ? »

M. Pickwick n’osa pas bouger. Il était clair que toute la maison était réveillée. Il résolut de rester où il était jusqu’à ce que l’alarme fût apaisée, et ensuite de faire un effort surnaturel, d’escalader le mur, ou de périr dans cette noble entreprise.

Comme toutes les résolutions de M. Pickwick, celle-ci était la meilleure qu’il pût prendre dans les circonstances données ; mais malheureusement elle était fondée sur l’hypothèse que les habitants de la maison n’oseraient point rouvrir la porte. Quel fut donc son désappointement lorsqu’il entendit tirer barres et verrous, et lorsqu’il vit la porte s’entre-bâiller lentement, mais de plus en plus. Il fit retraite, pas à pas, jusqu’auprès des gonds ; mais ce fut en vain qu’il s’effaça contre le mur : l’interposition de sa personne empêchait la porte de s’ouvrir tout à fait.

« Qui est là ? » s’écria, de l’escalier, un chœur nombreux de voix de soprano. C’étaient la vieille demoiselle, maîtresse de l’établissement, trois sous-maîtresses, cinq domestiques femelles, et trente pensionnaires, toutes à demi-vêtues, toutes ombragées d’une forêt de papillotes.

Comme on s’en doute bien, M. Pickwick ne répondit point qui était là, et alors le refrain du chœur fut changé en celui-ci : « Mon Dieu ! mon Dieu ! comme j’ai peur !

– Cuisinière, dit la vieille demoiselle, qui avait pris soin de rester au haut de l’escalier, la dernière du groupe ; cuisinière, pourquoi n’avancez-vous pas dans le jardin ?

– Si vous plaît, ma’ame, je n’en avons pas envie.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! que cette cuisinière est stupide ! s’écrièrent les trente pensionnaires.

– Cuisinière ! reprit la vieille demoiselle avec grande dignité, ne me raisonnez pas, s’il vous plaît. Je vous ordonne de regarder dans le jardin, sur-le-champ. »

Ici la cuisinière commença à pleurer : la servante dit que c’était une honte de la traiter ainsi, et pour cet acte de rébellion elle reçut son congé sur la place.

« Cuisinière ! entendez-vous ? cria la vieille demoiselle en frappant du pied avec colère.

– Cuisinière ! entendez-vous votre maîtresse ? crièrent les trois sous-maîtresses.

– Cette cuisinière est-elle impudente ! » crièrent les trente pensionnaires.

L’infortunée cuisinière, ainsi poussée en avant, fit un pas ou deux en ayant soin de tenir sa chandelle de manière qu’il lui fût impossible de rien apercevoir. Elle déclara donc qu’elle ne voyait rien dans le jardin, et que ce devait être le vent.

La porte allait se refermer, en conséquence, lorsqu’une pensionnaire curieuse s’étant hasardée à regarder entre les gonds, jeta un cri effroyable qui fit rentrer en un clin d’œil la cuisinière, la servante et les plus aventureuses.

« Qu’est-ce qui est donc arrivé à miss Smithers ? demanda la vieille demoiselle, tandis que ladite miss Smithers tombait dans une attaque de nerfs de la puissance de quatre jeunes ladies.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! chère miss Smithers ! dirent les vingt-neuf autres pensionnaires.

– Oh ! l’homme ! l’homme derrière la porte ! » cria miss Smithers d’une voix entrecoupée.

Aussitôt que la vieille demoiselle eut entendu ces mots effrayants, elle battit en retraite jusque dans sa chambre à coucher, ferma la porta à double tour, et se trouva mal tout à son aise. Cependant les pensionnaires, les sous-maîtresses, les servantes se précipitaient sur l’escalier, les unes par-dessus les autres ; et jamais on n’avait vu tant de bousculades, tant d’évanouissements, tant de cris. Au milieu du tumulte, M. Pickwick sortit de sa cachette et se présenta devant ces colombes effarouchées.

« Ladies ! chères ladies ! leur dit-il.

– Oh ! Il nous appelle chères, cria la plus laide et la plus vieille des sous-maîtresses. Dieux ! le misérable !

– Ladies ! vociféra M. Pickwick, devenu désespéré par le danger de sa situation. Écoutez-moi ! je ne suis point un voleur ! Tout ce que je veux, c’est la maîtresse de la maison !

– Oh ! quel monstre féroce ! s’écria une autre sous-maîtresse. Il en veut à miss Tomkins ! »

Ici les gémissements devinrent universels.

– Sonnez la cloche d’alarme ! dirent une douzaine de voix.

– Non ! non ! cria M. Pickwick, regardez-moi ! ai-je l’air d’un voleur ? Mes chères dames, vous pouvez m’attacher, m’enfermer, pieds et poings liés, dans un cabinet, si cela vous fait plaisir. Seulement écoutez ce que j’ai à dire ! seulement écoutez-moi !

– Comment êtes-vous entré dans notre jardin ? balbutia la servante.

– Appelez la maîtresse de la maison, et je lui dirai tout, tout ! continua M. Pickwick de toutes les forces de ses poumons. Appelez-la donc ; seulement soyez calmes, et appelez-la : vous entendrez tout ! »

Était-ce grâce à la figure de M. Pickwick, ou à son éloquence, ou à la tentation irrésistible pour des esprits féminins d’entendre quelque chose de mystérieux ? nous l’ignorons ; mais les femelles les plus raisonnables de l’établissement, au nombre d’environ quatre ou cinq, parvinrent enfin à recouvrer une tranquillité comparative. Elles proposèrent à M. Pickwick de se soumettre immédiatement à une contrainte personnelle, afin de prouver sa sincérité : il y consentit, et, pour obtenir de conférer avec miss Tomkins, il entra spontanément dans le cabinet où les externes pendaient leurs bonnets et leurs sacs durant les classes. Lorsqu’il y fut soigneusement renfermé, les brebis effrayées commencèrent peu à peu à reprendre courage. Miss Tomkins fut tirée de son évanouissement et de sa chambre ; ses acolytes l’apportèrent au rez-de-chaussée, et la conférence commença.

« Eh bien ! l’homme, dit miss Tomkins d’une voix faible, que faisiez-vous dans mon jardin ?

– Je venais pour vous avertir qu’une de vos jeunes demoiselles doit s’échapper cette nuit, répondit M. Pickwick de l’intérieur du cabinet.

– S’échapper ! s’écrièrent miss Tomkins, les trois sous-maîtresses et les trente pensionnaires. Et avec qui ?

– Avec votre ami, M. Charles Fitz-Marshall.

Mon ami ! je ne connais personne de ce nom.

– Eh bien ! M. Jingle alors.

– Je n’ai jamais entendu ce nom de ma vie.

– Alors j’ai été trompé ! abusé ! dit M. Pickwick ; j’ai été la victime d’un complot, d’un lâche et vil complot ! Envoyez à l’hôtel de l’Ange, ma chère madame, si vous ne me croyez pas. Je vous en supplie, madame, envoyez à l’hôtel de l’Ange, et faites demander le domestique de M. Pickwick.

– Il paraît que c’est un homme respectable, puisqu’il garde un domestique ! dit miss Tomkins à la maîtresse d’écriture et de calcul.

– J’imagine plutôt, répondit celle-ci, que c’est son domestique qui le garde. Je pense qu’il est fou, miss Tomkins, et que l’autre est son gardien.

– Je crois que vous avez raison, miss Gwynn, répondit la vieille demoiselle. Il faut que deux des servantes aillent à l’hôtel de l’Ange, et que les autres restent ici pour nous protéger. »

Deux des servantes furent en conséquence dépêchées à l’hôtel de l’Ange, en quête de M. Samuel Weller, tandis que les trois autres restèrent pour protéger miss Tomkins, les trois sous-maîtresses et les trente pensionnaires. M. Pickwick s’assit par terre, dans le cabinet, et attendit le retour des deux messagers avec toute la philosophie, tout le courage qu’il put appeler à son aide.

Une heure et demie s’écoulèrent dans cette pénible situation, et lorsque les deux servantes revinrent enfin, M. Pickwick reconnut, outre la voix de Samuel Weller, deux autres voix dont l’accent paraissait familier à son oreille, mais dont il n’aurait pas pu deviner les propriétaires, quand il se serait agi de sa vie.

Une courte conférence s’ensuivit ; la porte fut ouverte ; M. Pickwick sortit du cabinet et se trouva en présence de toute la pension, de Sam Weller, du vieux M. Wardle et de son futur gendre.

« Mon cher ami ! dit M. Pickwick en se précipitant vers M. Wardle et en saisissant ses mains ; mon cher ami ! au nom du ciel ! expliquez à ces dames la malheureuse, l’horrible situation dans laquelle je me trouve placé. Vous devez l’avoir apprise de mon domestique. Dites-leur à tout hasard, mon cher camarade, que je ne suis ni un brigand, ni un fou.

– Je l’ai dit, mon cher ami, je l’ai dit, répliqua M. Wardle en secouant la main droite du philosophe, tandis que M. Trundle secouait sa main gauche.

– Et ceux qui disent, ou bien qui ont dit qu’il l’était, s’écria Sam en s’avançant au milieu de la société, ils disent quelque chose qui n’est pas vrai, mais au contraire qu’est tout à fait l’opposite. Et s’il y a ici des hommes, n’importe combien, qui disent ça, je leur y donnerai une preuve convaincante du contraire, dans cette même chambre ici, si ces très-respectables ladies veulent avoir la bonté de se retirer et de faire monter leurs hommes, un à un. » Ayant exprimé ce défi chevaleresque avec une grande volubilité, Sam Weller frappa énergiquement la paume de sa main avec son poing fermé, et regarda miss Tomkins d’un air gracieux et en clignant de l’œil. Mais la galanterie de Sam ne produisit aucun effet sur cette vertueuse personne, qui avait entendu avec une horreur indicible la supposition, implicitement exprimée, qu’il pouvait se trouver des hommes dans l’enceinte d’une pension de demoiselles.

L’apologie de M. Pickwick fut bientôt terminée, mais on ne put tirer de lui aucune parole, ni pendant son retour à l’hôtel, ni lorsqu’il fut assis, avec ses amis, entre un bon feu et le souper dont il avait tant besoin. Il semblait étourdi, stupéfié. Une fois, une fois seulement, il se tourna vers M. Wardle et lui demanda :

« Comment êtes-vous venu ici ?

– J’avais arrangé, pour le premier du mois, une partie de chasse avec Trundle. Nous sommes arrivés cette nuit, et avons été fort étonnés d’apprendre que vous étiez dans ce pays. Mais je suis charmé de vous y voir, continua l’enjoué vieillard en frappant M. Pickwick sur le dos ; je suis charmé de vous y voir ; nous aurons une partie de chasse au premier jour, et nous donnerons à Winkle une autre chance. N’est-ce pas, vieux camarade ? »

M. Pickwick ne répondit point. Il ne demanda pas même des nouvelles de ses amis de Dingley-Dell ; et peu après il se retira pour la nuit, après avoir ordonné à Sam de venir prendre sa chandelle lorsqu’il sonnerait.

Au bout d’un certain temps, la sonnette retentit, et Sam Weller se présenta devant son maître.

« Sam ! dit M. Pickwick en écartant un peu ses draps, pour le regarder.

– Monsieur ? » répondit Sam.

M. Pickwick fit une pause, et Sam moucha la chandelle.

« Sam ! répéta M. Pickwick avec un effort désespéré.

– Monsieur ? répondit Sam de nouveau.

– Où est ce Trotter ?

– Job, monsieur ?

– Oui.

– Parti, monsieur.

– Avec son maître, je suppose.

– Son maître ou son ami, ou son je ne sais quoi. Ils sont filés ensemble. Ça fait un joli couple, monsieur.

– Jingle aura soupçonné mon projet, et vous aura détaché ce fripon-là, avec son histoire, reprit M. Pickwick, que ces paroles semblaient étouffer.

– Juste la chose, monsieur.

– Nécessairement c’était une invention.

– D’un bout à l’autre, monsieur. On nous a mis dedans. C’est adroit, tout de même !

– Je ne pense pas qu’ils nous échappent aussi aisément la première fois, Sam ?

– Je ne le pense pas, monsieur.

– En quelque lieu, en quelque endroit que je rencontre ce Jingle, s’écria M. Pickwick en se levant sur son lit et en déchargeant sur son oreiller un coup terrible, je ne me contenterai point de le démasquer, comme il le mérite si richement, mais je lui infligerai un châtiment personnel. Oui, je le ferai, ou mon nom n’est pas Pickwick.

– Et quand j’attraperai une patte de ce pleurnichard-là, avec sa tignasse noire, si je ne lui tire pas de l’eau réelle de ses quinquets, mon nom n’est pas Weller ! – Bonne nuit, monsieur. »

Chapitre XVII. Montrant qu’une attaque de rhumatisme peut quelquefois servir de stimulant à un génie inventif. §

Quoique la constitution de M. Pickwick fût capable de soutenir une somme très-considérable de travaux et de fatigues, elle n’était cependant point à l’épreuve d’une combinaison de semblables assauts. Il est aussi dangereux que peu ordinaire d’être lavé à l’air de la nuit, et d’être séché ensuite dans un cabinet fermé : M. Pickwick apprit cet aphorisme à ses dépens, et fut confiné dans son lit par une attaque de rhumatisme.

Mais si les forces corporelles de ce grand homme étaient anéanties, il n’en conservait pas moins toute la vigueur, toute l’élasticité de son esprit, toutes les grâces de sa bonne humeur. La vexation même, causée par sa dernière aventure, s’était entièrement évanouie, et il se joignait sans colère et sans embarras au rire joyeux de M. Wardle, chaque fois qu’on faisait une allusion à ce sujet. Pendant deux jours notre philosophe fut retenu dans son lit et reçut de son domestique les soins les plus empressés. Le premier jour, Sam s’efforça de l’amuser en lui racontant une foule d’anecdotes ; le second jour, M. Pickwick demanda son écritoire et fut profondément occupé jusqu’à la nuit. Le troisième jour, se trouvant assez bien pour rester assis dans sa chambre, il dépêcha son valet à M. Wardle et à M. Trundle, pour les engager à venir le soir prendre un verre de vin chez lui. L’invitation fut avidement acceptée, et lorsque la société se trouva réunie, en conséquence, autour d’une table chargée de verres, M. Pickwick, avec une modeste rougeur, produisit la petite nouvelle suivante, comme ayant été éditée par lui-même, durant sa récente indisposition, d’après le récit non sophistiqué de Sam Weller.

LE CLERC DE PAROISSE,

Histoire dun véritable amour.

Il y avait une fois, dans une toute petite ville de province, à une distance considérable de Londres, un petit homme nommé Nathaniel Pipkin. Il était clerc de la paroisse, et habitait une petite maison, dans la petite Grande-Rue, à dix minutes de chemin de la petite église. Tous les jours, depuis neuf heures jusqu’à quatre, on le trouvait en train d’enseigner à des petits enfants une petite dose d’instruction. Nathaniel Pipkin était un être doux, bienveillant, inoffensif, avec un nez retroussé, des jambes tant soit peu cagneuses, des yeux un peu louches et une allure boiteuse. Il partageait son temps entre l’église et son école, et il croyait fermement qu’il n’y avait pas dans le monde un homme aussi savant que le curé, un appartement aussi imposant que la sacristie, une institution aussi bien tenue que la sienne. Une fois, et une fois seulement dans sa vie, Nathaniel Pipkin avait vu un évêque, un évêque véritable, avec ses bras dans des manches de linon et sa tête dans une perruque. Il l’avait vu marcher, il l’avait entendu parler, lors de la confirmation ; et dans cette majestueuse cérémonie, quand l’évêque avait posé les mains sur la tête de Nathaniel Pipkin, celui-ci avait été tellement saisi d’une crainte respectueuse, qu’il avait entièrement perdu connaissance et avait été emporté, hors de l’église, dans les bras du bedeau.

C’était là une ère importante, un événement terrible dans la vie de notre héros, et c’était le seul qui eût jamais troublé le cours régulier de sa paisible existence, lorsqu’une après-midi, comme il était occupé à poser sur une ardoise un effroyable problème d’addition composée qu’il voulait faire résoudre par un coupable gamin, il s’avisa de lever les yeux, dans un accès d’abstraction mentale, et aperçut à une fenêtre, de l’autre côté de la rue, le visage riant de Maria Lobbs. Maria Lobbs était la fille unique du vieux Lobbs, le grand sellier de la Grande-Rue. Bien des fois déjà, soit à l’église, soit ailleurs, les yeux de M. Pipkin s’étaient arrêtés sur la jolie figure de Maria Lobbs ; mais les noires prunelles de Maria Lobbs n’avaient jamais été si brillantes, les joues de Maria Lobbs n’avaient jamais été si fleuries que dans cette occasion particulière. Il était donc naturel que le maître d’école n’eût pas la force de détacher ses regards du visage de miss Lobbs ; il était naturel que miss Lobbs, en s’apercevant qu’elle était contemplée par un jeune homme, retirât sa tête, fermât la croisée et abaissât le store ; il était naturel enfin que Nathaniel Pipkin, immédiatement après cela, tombât sur le coupable moutard et le giflât de tout son cœur. Tout cela était parfaitement naturel et n’avait absolument rien d’étonnant.

Mais ce qu’il y a d’étonnant, c’est qu’un homme d’un caractère timide et discret, comme Nathaniel Pipkin, un homme dont le revenu était si imperceptible, ait osé aspirer, depuis ce jour, à la main et au cœur de la fille unique de l’orgueilleux Lobbs, du grand sellier qui aurait pu acheter tout le village d’un trait de plume, sans se gêner en aucune façon ; du vieux Lobbs, qui était connu pour avoir des trésors déposés à la banque de la province et qui, suivant la voix publique, avait en outre des monceaux d’argent dans un petit coffre-fort de fer, placé sur le manteau de la cheminée, dans l’arrière-parloir ; de Lobbs, qui, au vu et au su de tout le village, garnissait sa table, les jours de fête, avec une théière, un pot à crème et un sucrier de véritable argent, lesquels, comme il avait coutume de s’en vanter dans l’orgueil de son cœur, devaient un jour devenir la propriété de l’homme assez heureux pour plaire à sa fille. Je le répète, on ne saurait suffisamment s’étonner, s’émerveiller, que Nathaniel Pipkin jetât ses regards dans cette direction ; mais l’amour est aveugle et Nathaniel était louche : ces deux circonstances réunies l’empêchèrent apparemment de voir les choses sous leur véritable point de vue.

Or, si le vieux Lobbs avait pu soupçonner, le moins du monde, l’état des affections de Nathaniel Pipkin, il aurait fait raser l’école jusque dans ses fondements, ou il aurait exterminé le maître de la surface de la terre, ou il aurait commis quelque autre atrocité encore plus hyperbolique ; car c’était un terrible vieillard que ce Lobbs, quand son orgueil était blessé, quand sa colère était excitée ; il jurait alors ! ! ! – Quelquefois, quand il maudissait la paresse de son apprenti aux jambes grêles, on entendait rouler jusque dans la rue un tonnerre retentissant de jurons, qui faisaient trembler d’horreur Nathaniel Pipkin dans ses souliers, tandis que les cheveux de ses disciples épouvantés se dressaient sur leur tête.

Cependant, chaque soirée, quand les devoirs étaient terminés, quand les élèves étaient partis, Nathaniel Pipkin s’asseyait auprès de sa fenêtre, et faisant semblant de lire, il lançait de côté des regards qui cherchaient à rencontrer les yeux brillants de Maria Lobbs. Ô bonheur ! quelques jours à peine s’étaient écoulés, lorsque ces yeux brillants apparurent à une fenêtre du deuxième étage, occupés aussi, en apparence, à lire attentivement. Quelle délicieuse pâture pour le cœur de Nathaniel Pipkin ! Quel plaisir de rester là, ensemble, pendant des heures, et de considérer ce joli visage tandis que ces yeux charmants étaient baissés. Mais lorsque Maria Lobbs commença à lever les yeux de son livre, et à darder leurs rayons dans la direction de Nathaniel Pipkin, ses transports et son admiration ne connurent plus de bornes. À la fin, un beau jour, sachant que le vieux Lobbs était dehors, le maître d’école eut la témérité d’envoyer un baiser à Maria Lobbs, et Maria Lobbs, au lieu de fermer la fenêtre et de baisser le rideau, sourit et lui renvoya son baiser. Sur cela, et quoiqu’il en pût arriver, Nathaniel Pipkin prit la résolution de développer à Maria Lobbs, sans plus de délai, l’état de ses sentiments.

Un plus joli pied, un cœur plus gai, un visage plus riant, une taille plus gracieuse, ne passèrent jamais sur la terre aussi légèrement que le pied mignon, que le cœur d’or, que le visage heureux, que la taille séduisante de Maria Lobbs, la fille du vieux sellier. Il y avait dans ses yeux brillants une étincelle de friponnerie qui aurait enflammé un cœur bien moins susceptible que celui du maître d’école. Il y avait tant de gaieté dans le son contagieux de ses éclats de rire, que le plus farouche misanthrope n’aurait pu s’empêcher de sourire en les entendant. Le vieux Lobbs lui-même, au plus haut degré de sa férocité, ne savait pas résister aux câlineries de sa jolie fille. Lorsqu’elle se mettait après lui (ce qui pour dire la vérité arrivait assez souvent), et lorsqu’elle était secondée par sa cousine Kate, petite personne à l’air agaçant, effronté, scélérat, le pauvre bonhomme était incapable d’articuler un refus, même si elles lui avaient demandé une partie des trésors inouïs entassés dans son coffre-fort.

Par une belle soirée d’été, le cœur de Nathaniel Pipkin battit violemment dans sa poitrine d’homme, lorsqu’il vit ce couple séduisant arriver dans le champ même où tant de fois il s’était promené, à la brune, en ruminant sur les beautés de Maria Lobbs. Il avait souvent pensé, alors, à l’air dégagé avec lequel il s’approcherait d’elle pour lui peindre sa passion, s’il pouvait seulement la rencontrer. Mais maintenant qu’elle se présentait inopinément devant lui, il sentait que tout son sang refluait vers son visage, au détriment manifeste de ses jambes, qui, privées de leur portion habituelle de ce fluide, tremblaient et s’entre-choquaient violemment. Quand les deux jeunes filles s’arrêtaient pour cueillir une fleur dans la haie, ou pour écouter un oiseau, le maître d’école s’arrêtait aussi, en prenant un air profondément rêveur ; et il n’en avait pas l’air seulement, car il songeait avec égarement à ce qu’il allait devenir, quand les cousines reviendraient sur leurs pas, et le rencontreraient face à face, comme cela devait inévitablement arriver au bout d’un certain temps. Toutefois, quoiqu’il n’osât pas les rejoindre, il eût été désolé de les perdre de vue. Aussi, quand elles couraient, il courait ; quand elles marchaient, il marchait ; quand elles s’arrêtaient, il s’arrêtait ; et il aurait pu continuer ce manège jusqu’à ce que la nuit les eût surpris, si la maligne Kate n’avait regardé derrière elle, et n’avait fait à Nathaniel un signe encourageant, pour le déterminer à s’approcher. Il y avait quelque chose d’irrésistible dans les manières de Kate, aussi Nathaniel obéit-il à son invitation. Puis, avec beaucoup de confusion de sa part, et tandis que la méchante petite cousine riait de tout son cœur, Nathaniel Pipkin se mit à genoux sur l’herbe humide, et déclara sa ferme résolution de rester là pour toujours, à moins qu’il ne lui fût permis de se relever comme l’amoureux accepté de Maria Lobbs. À cette déclaration, le rire joyeux de Maria Lobbs retentit à travers la calme atmosphère du soir, sans la troubler néanmoins, tant c’était un son harmonieux. La maligne petite cousine éclata de rire encore plus immodérément, et Nathaniel Pipkin rougit plus que jamais. À la fin, Maria Lobbs, violemment pressée par le petit homme rongé d’amour, détourna la tête, et murmura à sa cousine de dire, ou du moins sa cousine dit pour elle : qu’elle se sentait très-honorée de la demande de M. Pipkin ; que sa main et son cœur étaient à la disposition de son père ; mais que personne ne pouvait être insensible au mérite de monsieur Pipkin. Comme tout cela fut fait avec beaucoup de gravité, et comme Nathaniel Pipkin reconduisit Maria Lobbs et s’efforça de lui dérober un baiser, en partant, il se mit au lit le plus heureux des petits hommes, et rêva toute la nuit qu’il amollissait le vieux Lobbs, recevait la clef du coffre-fort, et épousait Maria.

Le lendemain, Nathaniel vit le sellier partir sur son vieux bidet gris ; il vit, à la croisée, la maligne petite cousine qui lui faisait un grand nombre de signes, auxquels il ne pouvait rien comprendre ; et enfin il vit venir vers lui l’apprenti aux jambes grêles. Celui-ci dit à Nathaniel que son maître ne reviendrait pas avant le lendemain, et que ces dames attendaient M. Pipkin, pour prendre le thé, à six heures précises. Comment les leçons furent récitées ce jour-là, ni Nathaniel Pipkin, ni ses élèves ne le savent mieux que vous : mais elles furent récitées bien ou mal, et lorsque les enfants furent partis, Nathaniel Pipkin s’occupa, jusqu’à six heures sonnées, de sa toilette, avant d’être habillé à son goût. Ce n’est pas qu’il lui fallut beaucoup de temps pour choisir les vêtements qu’il devait porter, attendu qu’il n’y avait aucun choix à faire dans sa garde-robe, mais c’était une tâche pleine de difficultés et d’importance que de les nettoyer et de les mettre de la manière la plus avantageuse.

Nathaniel trouva chez le sellier une petite société choisie, composée de Maria Lobbs, de sa cousine Kate et de trois ou quatre jeunes filles folâtres, réjouies, rosées. Il eut alors une preuve positive que les rumeurs relatives aux trésors du vieux Lobbs n’étaient pas exagérées ; il vit, de ses yeux, la théière en véritable argent massif, et les petites cuillers en argent pour remuer le thé, et les tasses en véritable porcelaine, pour le boire, et les plats de même matière, qui contenaient les gâteaux et les rôties. Le seul revers de la médaille, c’était un frère de Kate, un cousin de Maria Lobbs, qu’elle appelait Henry, et qui semblait garder sa cousine pour lui tout seul, à un bout de la table. Il est délicieux de voir les membres d’une même famille avoir de l’affection l’un pour l’autre, mais cette affection peut être poussée trop loin, et Nathaniel Pipkin ne put s’empêcher de penser que Maria Lobbs devait aimer bien particulièrement tous ses parents, si elle avait pour chacun d’eux autant d’attentions que pour le cousin dont il s’agit. Ce n’est pas tout : après le thé, lorsque la maligne petite cousine eut proposé de jouer au colin-maillard, il arriva, d’une manière ou d’une autre, que Nathaniel Pipkin avait presque toujours les yeux bandés ; et chaque fois qu’il mettait la main sur le cousin, il ne manquait pas de trouver Maria Lobbs auprès de lui. La petite cousine et les autres jeunes filles étaient sans cesse occupées à le pousser, à lui tirer les cheveux, à lui jeter des chaises dans les jambes, à lui faire toutes les misères imaginables ; mais Maria Lobbs ne semblait jamais l’approcher, et une fois Nathaniel Pipkin aurait pu jurer qu’il avait entendu le bruit d’un baiser suivi d’une faible remontrance de Maria Lobbs, et des rires à demi étouffés de ses bonnes amies. Tout cela était singulier, et on ne saurait dire ce que le petit homme aurait pu faire ou ne pas faire, en conséquence, si ses pensées n’avaient pas été forcées soudainement de prendre un autre cours.

La circonstance qui força ses pensées à prendre un autre cours, c’est qu’il entendit frapper violemment à la porte de la rue, et la personne qui frappait à la porte de la rue n’était autre que le vieux Lobbs lui-même. Il était revenu inopinément, et il tapait, il tapait, comme un fabricant de cercueils, car il n’avait pas encore soupé. Aussitôt que cette nouvelle alarmante eut été communiquée par l’apprenti, les jeunes filles grimpèrent les escaliers, quatre à quatre pour se réfugier dans la chambre à coucher de Maria Lobbs, et, faute d’une meilleure cachette, le cousin et Nathaniel furent fourrés dans deux cabinets du parloir. Enfin quand la maligne petite cousine et Maria Lobbs les eurent enfermés et eurent remis la chambre en ordre, elles ouvrirent la porte de la rue au vieux Lobbs, qui n’avait pas cessé de frapper un seul instant.

Il arriva malheureusement que le vieux Lobbs avait faim, et qu’il était d’une monstrueuse mauvaise humeur. Nathaniel Pipkin l’entendait grommeler comme un vieux dogue enroué, et chaque fois que le malheureux apprenti aux jambes grêles entrait dans la chambre, le vieux Lobbs se mettait à jurer après lui comme un atroce païen, sans autre but apparent que de soulager sa poitrine par la décharge de quelques jurons surabondants. À la fin, le souper qu’on avait fait chauffer fut placé sur la table ; le vieux Lobbs tomba dessus comme la misère sur le pauvre monde, et ayant fait les plats nets en un rien de temps, il baisa sa fille et demanda sa pipe.

La nature avait placé les genoux de Nathaniel Pipkin fort près l’un de l’autre, mais ils s’entre-choquèrent à se briser lorsqu’il entendit le vieux Lobbs demander sa pipe. En effet, depuis cinq ans au moins, Nathaniel avait vu le vieux sellier fumer régulièrement, tous les soirs, dans la même pipe à fourneau d’argent, et cette pipe était suspendue précisément dans le cabinet où l’infortuné maître d’école était renfermé. Les deux jeunes filles descendirent pour chercher la pipe, montèrent pour chercher la pipe, et en un mot cherchèrent la pipe partout, excepté où elles savaient fort bien qu’elle se trouvait. Pendant ce temps, le vieux Lobbs tempêtait de la manière la plus épouvantable. Tout d’un coup il pensa au cabinet et se leva pour y regarder. Il était complètement inutile qu’un petit homme, comme Nathaniel Pipkin, cherchât à retenir la porte en dedans, quand un grand et vigoureux gaillard, comme le sellier, la tirait en dehors. Elle s’ouvrit donc et découvrit Nathaniel Pipkin debout dans le cabinet et tremblant comme un voleur. Dieu nous bénisse ! quel effroyable regard le vieux Lobbs lui jeta, en le saisissant par le collet, et en le tenant, pour le considérer, à l’extrémité de son bras.

« De par tous les diables ! que faites-vous là ? » s’écria le sellier d’une voix terrible.

Nathaniel Pipkin ne put faire de réponse, et le vieux Lobbs le secoua de toutes ses forces, pendant deux ou trois minutes, pour l’aider à mettre de l’ordre dans ses idées.

« Que faites-vous ici ? Vous êtes venu pour ma fille, apparemment ? »

Le vieux Lobbs ne disait cela qu’en manière de sarcasme, car il ne croyait pas que la présomption d’un mortel pût conduire Nathaniel Pipkin aussi loin. Quelle fut donc son indignation, lorsque le pauvre maître d’école répondit :

« C’est vrai, monsieur Lobbs, je suis venu pour votre fille, j’aime votre fille, monsieur Lobbs.

– Comment, misérable petit singe ! balbutia le vieux Lobbs, paralysé par cette étrange confession ; qu’est-ce que cela signifie ? Me dire cela à ma barbe ! Dieu me damne ! je vais vous étrangler. »

Il n’est nullement improbable que le vieux Lobbs, dans l’excès de sa rage, eût exécuté cette menace, s’il n’en avait pas été empêché par une apparition complètement inattendue : à savoir le cousin, qui, sortant de son cabinet, lui dit en s’approchant :

« Je ne puis laisser cette innocente personne qui a été invitée ici par une plaisanterie de jeune fille, prendre sur elle, d’une manière très-noble, la faute (si faute il y a) dont je suis seul coupable, et que je suis prêt à avouer. J’aime votre fille, monsieur, et je suis venu pour la voir. »

Pendant cette déclaration imprévue, le vieux Lobbs ouvrait de grands yeux, mais pas plus grands que Nathaniel. À la fin, lorsqu’il retrouva assez de souffle pour parler :

« Ah ! vous êtes venu pour voir ma fille !

– Oui, monsieur.

– Et ne vous avais-je pas défendu d’entrer ici ?

– Oui, monsieur, et sans cela je ne serais pas venu en cachette. »

Je suis fâché de rapporter cela du vieux Lobbs, mais je crois qu’il aurait assommé le cousin, si sa jolie fille, dont les yeux brillants étaient noyés de larmes, ne s’était point suspendue à son bras.

« Ne le retenez pas, Maria, dit le jeune homme. S’il a envie de frapper le fils de sa sœur, laissez-le faire. Pour toutes les richesses du monde, je ne toucherais pas un de ses cheveux blancs. »

Les yeux du vieillard s’abaissèrent sous ce reproche, et rencontrèrent ceux de Maria. J’ai déjà dit plusieurs fois que c’étaient des yeux très-brillants, et quoique alors ils fussent pleins de larmes, leur influence n’en était aucunement diminuée. Le vieux Lobbs détourna la tête pour éviter d’être persuadé par les regards de sa fille, mais la fortune voulut qu’il rencontra ceux de la maligne petite cousine, qui, à moitié effrayée pour son frère, à moitié riante et moqueuse en pensant à Nathaniel Pipkin, avait une physionomie si touchante et si comique à la fois, qu’elle devait nécessairement séduire l’homme qui la regardait, jeune ou vieux. Elle passa son bras d’un air câlin dans le bras du sellier, et elle lui chuchota quelque chose à l’oreille ; et il eut beau faire, le vieux Lobbs, il ne put s’empêcher de sourire, tandis qu’une larme coulait en même temps sur sa joue.

Cinq minutes après, les jeunes filles furent tirées de la chambre à coucher de Maria, avec beaucoup de ricanements et de rougeur ; puis, tandis que les jeunes gens s’arrangeaient pour être parfaitement heureux, le vieux Lobbs aveignit sa pipe et la fuma : c’est une circonstance remarquable, que cette pipe de tabac fut précisément la plus douce et la plus consolante qu’il eût jamais fumée de sa vie.

Nathaniel Pipkin jugea convenable de garder son secret. Par ce moyen il se trouva graduellement en grande faveur auprès du riche sellier, qui lui apprit à fumer en mesure. Pendant un grand nombre d’années, on put les voir tous les deux, assis le soir dans le jardin du vieux Lobbs, fumant et buvant en grande pompe. Nathaniel se rétablit apparemment bientôt de sa passion, car, dans le registre de la paroisse, nous trouvons son nom parmi ceux des témoins du mariage de Maria Lobbs avec son cousin. Il paraît en outre, d’après un autre document, que dans la nuit des noces, il fut conduit au violon du village pour avoir, dans un état complet d’ivresse, commis dans les rues différents excès, dont l’apprenti aux jambes grêles s’était rendu fauteur et complice.

Chapitre XVIII. Qui prouve brièvement deux points : savoir, le pouvoir des attaques de nerfs et la force des circonstances. §

Pendant deux jours, après le déjeuner de mistress Chasselion et le départ précipité de M. Pickwick, les trois disciples de ce savant homme restèrent à Eatanswill, attendant avec anxiété quelque nouvelle de leur respectable ami. M. Tupman et M. Snodgrass étaient de nouveau abandonnés à leurs propres ressources, car M. Winkle, cédant aux invitations les plus pressantes, continuait de résider chez M. Pott, et de dévouer tout son temps à la société de son aimable épouse. M. Pott lui-même, pour compléter leur félicité, se joignait de temps en temps à la conversation. Habituellement absorbé par la profondeur de ses spéculations pour le bien public et pour la destruction de l’Indépendant, ce grand homme n’était pas accoutumé à s’abaisser des hauteurs de l’intelligence dans les humbles vallées qu’habitent les esprits ordinaires. Toutefois, dans cette occasion et comme pour honorer un disciple de M. Pickwick, il se dérida, il se courba, il descendit de son piédestal, il consentit à marcher sur la terre, adaptant avec bénignité ses remarques à la compréhension du vulgaire et se confondant, du moins quant aux formes extérieures, avec le troupeau des humains.

Telle ayant été la conduite de cet illustre publiciste vis-à-vis de M. Winkle, on comprendra facilement la surprise de celui-ci, lorsqu’un matin où il se trouvait seul, assis dans la salle à manger, il entendit la porte s’ouvrir avec violence et se refermer de même, et vit M. Pott s’avancer majestueusement, repousser la main qu’il lui tendait avec amitié, grincer des dents comme pour rendre ses paroles plus incisives, et dire avec une voix semblable au cri aigu d’une scie :

« Serpent !

– Monsieur ! s’écria M. Winkle en tressaillant et en se levant de sa chaise.

– Serpent, monsieur ! » répéta Pott en élevant la voix. Puis, en l’abaissant tout à coup, il ajouta : « J’ai dit serpent, monsieur. Vous me comprenez, j’espère ? »

Or, quand on a quitté un homme à deux heures du matin, avec des expressions d’intérêt, de bienveillance et d’amitié réciproques, et quand on le revoit à neuf heures et demie et qu’il vous traite de serpent, il n’est point déraisonnable de conclure qu’il doit être arrivé dans l’intervalle quelque chose d’une nature déplaisante. C’est aussi ce que pensa M. Winkle. Il renvoya à M. Pott son regard glacial, et, conformément à l’espoir exprimé par ce gentleman, il fit tous ses efforts pour comprendre le serpent, mais il n’en put venir à bout, et après un profond silence, qui dura plusieurs minutes, il dit :

« Serpent, monsieur ? Serpent, M. Pott ? Qu’est-ce que vous entendez par là, monsieur ? c’est une plaisanterie apparemment ?

– Une plaisanterie, monsieur ! s’écria l’éditeur avec un mouvement de la main qui indiquait un violent désir de jeter à la tête de son hôte la théière de métal anglais ; une plaisanterie, monsieur !… Mais, non ; je serai calme ; je veux être calme, monsieur !… Et pour prouver qu’il était calme, M. Pott se jeta dans un fauteuil en écumant de la bouche.

– Mon cher monsieur… lui représenta M. Winkle.

– Cher monsieur ! Comment osez-vous m’appeler cher monsieur, monsieur ? Comment osez-vous me regarder en face, en m’appelant ainsi ?

– Ma foi, monsieur, si nous en venons-là, comment osez-vous me regarder en face, en m’appelant serpent ?

– Parce que vous en êtes un.

– Prouvez-le, s’écria M. Winkle avec chaleur. Prouvez-le ! »

Un nuage sombre et menaçant passa sur le visage profond de l’éditeur. Il tira de sa poche l’Indépendant, qu’on venait de lui apporter, et le passa par-dessus la table à M. Winkle, en lui montrant du doigt un paragraphe.

Le Pickwickien étonné prit le journal et lut tout haut ce qui suit :

« Notre obscur et ignoble contemporain, dans ses observations dégoûtantes sur les dernières élections de cette cité, a eu l’infamie de violer le sanctuaire sacré de la vie privée et de faire des allusions fort claires aux affaires personnelles de notre dernier candidat ; oui, et nous dirons même, malgré le honteux résultat de l’intrigue, aux affaires personnelles de notre futur représentant, M. Fizkin, qui, malgré un échec dû à d’ignobles menées, n’en sera pas moins notre représentant un jour ou l’autre. À quoi pense donc notre lâche contemporain ? Que dirait-il, ce malheureux, si, méprisant comme lui les convenances de la société, nous levions le rideau qui, heureusement pour lui, dérobe les turpitudes de sa vie privée au ridicule public, pour ne pas dire à l’exécration publique ? Que dirait-il si nous indiquions, si nous commentions des circonstances notoires et aperçues par tout le monde, excepté par notre aveugle contemporain ? Que dirait-il, si nous imprimions l’effusion suivante, que nous avons reçue au moment de mettre sous presse et qui nous est adressée par un de nos concitoyens de cette ville, l’un de nos plus spirituels correspondants ?…

VERS ADRESSÉS À UN POT DE CUIVRE.

Ô pot, si vous aviez prévu,

Ce qui de tout le monde est maintenant connu,

Quand les cloches pour vous dans l’église ont fait tinkle ;

Vous auriez fait alors ce qui ne se peut plus,

Et, donnant à madame un bel et bon refus,

Vous l’auriez envoyée à W…

– Eh bien ! dit M. Pott avec solennité ; eh bien ! scélérat ! qu’est-ce qui rime avec tinkle ?

– Ce qui rime avec tinkle ? interrompit mistress Pott, qui entrait dans la chambre en ce moment et qui n’avait entendu que les derniers mots, ce qui rime avec tinkle ? c’est Winkle, j’imagine. »

En prononçant ces paroles, mistress Pott sourit gracieusement au Pickwickien agité, en lui tendant la main. Dans sa confusion l’honnête jeune homme allait serrer cette main, lorsque M. Pott indigné se jeta entre eux deux.

« Arrière, madame ! arrière ! s’écria-t-il. Prendre sa main à mon nez, à ma barbe !

– Monsieur Pott ! fit son épouse étonnée.

– Misérable femme ! regardez ici ! regardez ici, madame ! Vers adressés à un Pot… C’est moi, madame ! Vous l’auriez renvoyée à Winkle… C’est vous, madame, vous ! » Avec cette ébullition de rage, accompagnée cependant d’une sorte de tremblement, occasionné par l’expression du visage de sa femme, M. Pott lança à ses pieds le numéro de l’Indépendant.

« Eh bien, monsieur ? dit mistress Pott en se baissant, tout étonnée, pour ramasser le journal ; eh bien, monsieur ? »

M. Pott fléchit sous le regard méprisant de sa femme. Il fit un effort désespéré pour rassembler tout son courage, mais ce fut en vain.

Lorsqu’on lit cette courte phrase : « Eh bien, monsieur ? » il ne semble pas qu’elle contienne rien de bien effrayant. Mais le ton de voix dont elle fut prononcée, le regard qui l’accompagna, paraissaient annoncer quelque future vengeance, suspendue par un cheveu sur la tête de l’éditeur, et qui produisit sur lui un effet magique. L’observateur le plus inhabile aurait découvert, dans son maintien troublé, un singulier empressement à céder sa culotte à quiconque aurait consenti à s’y tenir dans ce moment.

Mme Pott lut le paragraphe, poussa un cri déchirant, et se jeta tout de son long sur le tapis du foyer ; là, étendue sur le dos, elle frappa le plancher de ses talons avec une assiduité et une violence qui ne laissaient aucun doute sur la délicatesse de ses sentiments, dans cette occasion.

« Ma chère, balbutia M. Pott, dans sa terreur, ma chère, je n’ai pas dit que je croyais cela. Je… je n’ai pas… » Mais la voix du malheureux mari était couverte par les hurlements de sa gracieuse moitié.

« Madame Pott, reprit M. Winkle, ma chère dame, permettez-moi de vous supplier de vous tranquilliser un peu. » Inutile ! les cris et les coups de talons étaient plus violents et plus fréquents que jamais.

« Ma chère, recommença l’éditeur, je suis bien fâché… Si ce n’est pas pour votre santé, que ce soit pour moi… Vous allez attirer toute la populace autour de notre maison… » Mais plus M. Pott mettait de chaleur dans ses supplications, plus son épouse mettait de vigueur dans ses cris.

Très-heureusement cependant, Mme Pott avait attaché à sa personne une sorte de garde du corps, dans la personne d’une jeune lady dont l’emploi ostensible était de présider à la toilette de sa maîtresse, mais qui se rendait utile d’une infinité d’autres manières, et principalement en aidant cette aimable femme à contrecarrer chaque désir, chaque inclination du malheureux journaliste. Les hurlements hystériques de Mme Pott atteignirent bientôt les oreilles de ladite garde du corps, et l’amenèrent dans le parloir, avec une rapidité qui menaçait de déranger matériellement l’harmonie exquise de son bonnet et de sa chevelure.

« Ô ma chère maîtresse ! ma chère maîtresse ! s’écria la jeune personne, en s’agenouillant d’un air égaré à côté de la gisante Mme Pott ; ô ma chère maîtresse ! qu’est-ce que vous avez ?

– Votre maître !… votre brutal de maître… » balbutia la malade.

Pott faiblissait évidemment.

« C’est une honte ! dit la jeune fille d’un ton de reproche. Je suis sûre qu’il vous fera mourir, madame. Pauvre cher ange ! »

Pott faiblit encore plus : l’autre parti continua ses attaques.

« Oh ! ne m’abandonnez pas ! Ne m’abandonnez pas, Goodwin ! murmura Mme Pott, en s’attachant avec une force convulsive au poignet de la jeune demoiselle. Vous êtes la seule personne qui m’aimiez, Goodwin ! »

À cette apostrophe touchante, miss Goodwin monta, de son côté, une petite tragédie, et versa des larmes en abondance.

« Jamais ! madame, soupira-t-elle. Ah ! monsieur, vous devriez prendre garde… Vous devriez être prudent ! vous ne savez pas quel mal vous pouvez faire à ma maîtresse. Vous en seriez fâché un jour… Je le sais bien… je l’ai toujours dit ! »

Le malheureux Pott regarda sa moitié d’un air timide, mais il ne dit rien.

« Goodwin… dit Mme Pott, d’une voix douce.

– Madame ?

– Si vous saviez combien j’ai aimé cet homme-là !

– Ne vous tourmentez pas en vous rappelant ça, madame. »

Pott laissa voir qu’il était effrayé ; c’était le moment de frapper un coup décisif.

« Et maintenant ! sanglota Mme Pott, maintenant ! Après tant d’amour, être traitée comme cela ! Être méconnue ! être insultée ! en présence d’un tiers, d’un étranger ! Mais je ne me soumettrai pas à cela, Goodwin, continua Mme Pott en se soulevant, dans les bras de sa suivante. Mon frère le lieutenant me protégera… Je veux une séparation, Goodwin.

– Certainement, madame. Il le mériterait bien. »

Quelles que fussent les pensées qu’une menace de séparation pût exciter dans l’esprit de l’éditeur, il ne les exprima pas ; mais il se contenta de dire avec grande humilité : « Ma chère âme, voulez-vous m’entendre ? »

Une nouvelle décharge de sanglots fut la seule réponse, et Mme Pott, devenue encore plus nerveuse, demanda, d’une voix entrecoupée, pourquoi elle avait été mise au monde, pourquoi elle s’était mariée, et voulut être informée d’une foule d’autres secrets de ce genre.

« Ma chère, lui remontra M. Pott, ne vous abandonnez pas à ces sentiments exaltés. Je n’ai jamais cru que ce paragraphe eût aucun fondement ; aucun, ma chère ! Impossible ! J’étais seulement irrité, je puis dire furieux, ma chère, contre les éditeurs de l’Indépendant qui ont eu l’insolence de l’insérer. Voilà tout. » En parlant ainsi, M. Pott jeta un regard suppliant à le cause innocente du grabuge, pour l’engager à ne point parler du serpent.

« Et quelles démarches ferez-vous, monsieur, pour obtenir satisfaction ? demanda M. Winkle, qui reprenait du courage, en voyant que M. Pott perdait le sien.

– Ô Goodwin, murmura Mme Pott ; va-t-il cravacher l’éditeur de l’Indépendant ? le fera-t-il, Goodwin ?

– Chut ! chut ! madame. Calmez-vous, je vous en prie ! Certainement, il le cravachera si vous le désirez, madame.

– Assurément, reprit Pott, en voyant que sa moitié était sur le point de retomber en faiblesse. Nécessairement, je le cravacherai…

– Quand ? Goodwin, quand ? poursuivit Mme Pott, ne sachant pas encore si elle devait retomber.

– Sans délai, naturellement, répondit l’éditeur : avant que le jour soit terminé.

– Ô Goodwin ! reprit la dame, c’est le seul moyen d’apaiser le scandale, et de me remettre sur un bon pied dans le monde.

– Certainement, madame ; aucun homme, s’il est un homme, ne peut se refuser à faire cela. »

Cependant les attaques de nerfs planaient toujours sur l’horizon. M. Pott répéta de nouveau qu’il cravacherait, mais Mme Pott était si accablée par la seule idée d’avoir été soupçonnée, qu’elle fut une douzaine de fois sur le point de retomber ; et probablement une rechute serait arrivée, sans les efforts infatigables de l’attentive Goodwin, et sans les supplications repentantes du parti vaincu. À la fin, quand le malheureux Pott fut convenablement maté et complètement remis à sa place, Mme Pott se trouva mieux, et nos trois personnages commencèrent à déjeuner.

« J’espère, dit Mme Pott avec un sourire qui brillait à travers les traces de ses larmes, j’espère, monsieur Winkle, que les basses calomnies de ce journal n’accourciront pas votre séjour avec nous.

– J’espère que non, ajouta M. Pott, qui dans son cœur souhaitait ardemment que son hôte s’étouffât avec le morceau de rôtie qu’il portait dans ce moment à sa bouche, et terminât ainsi ses visites. J’espère que non.

– Vous êtes bien bon, répondit M. Winkle ; mais, ce matin, j’ai trouvé à la porte de ma chambre à coucher une note de M. Tupman, pour m’annoncer que M. Pickwick nous écrit de le rejoindre aujourd’hui à Bury. Nous devons partir par la voiture de midi…

– Mais vous reviendrez ? dit mistress Pott.

– Oh ! certainement.

– En êtes-vous bien sûr ? continua la dame en jetant à la dérobée un tendre regard à son hôte.

– Certainement, répondit M. Winkle. »

Le déjeuner se termina en silence, car chacun des assistants ruminait sur ses chagrins : mistress Pott regrettait la perte de son cavalier ; M. Pott, son imprudente promesse de cravacher l’Indépendant ; M. Winkle, les galanteries qui l’avaient placé dans une si embarrassante situation. L’heure de midi approchait, et après beaucoup d’adieux et de promesses de retour, M. Winkle s’arracha de cette famille, où il avait été si bien reçu.

« S’il revient jamais, je l’empoisonne ! pensa M. Pott en se retirant dans le petit bureau où il préparait les foudres de son éloquence.

– Si jamais je reviens m’empêtrer parmi ces gens-là, pensa M. Winkle en se rendant au Paon d’argent, je mérite d’être cravaché moi-même ; voilà tout. »

Ses amis étaient prêts, la voiture arriva bientôt, et au bout d’une demi-heure les trois pickwickiens accomplissaient leur voyage, par la même route que M. Pickwick avait si heureusement parcourue avec Sam. Comme nous en avons déjà parlé, nous ne croyons pas devoir extraire la belle et poétique description qu’en donne M. Snodgrass.

Sam Weller les attendait à la porte de l’Ange et les introduisit dans l’appartement de M. Pickwick. Là, à la grande surprise de M. Winkle et de M. Snodgrass, et à l’immense confusion de M. Tupman, ils trouvèrent le vieux Wardle avec M. Trundle.

« Comment ça va-t-il ? dit le vieillard en serrant la main de M. Tupman. Allons ! allons ! ne prenez pas un air sentimental. Il n’y a pas de remède à cela, vieux camarade. Pour l’amour d’elle je voudrais qu’elle vous eût épousé, mais dans votre intérêt je suis bien aise qu’elle ne l’ait pas fait. Un jeune gaillard comme vous réussira mieux un de ces jours, eh ! » Tout en proférant ces consolations, le vieux Wardle tapait sur le dos de M. Tupman, et riait de tout son cœur.

« Et vous, mes joyeux compagnons, comment ça va-t-il ? poursuivit le vieux gentleman, en secouant à la fois la main de M. Winkle, et celle de M. Snodgrass. Je viens de dire à Pickwick que je voulais vous avoir tous à Noël. Nous aurons une noce ; une noce réelle, cette fois-ci.

– Une noce ! s’écria M. Snodgrass en pâlissant.

– Oui, une noce. Mais ne vous effrayez pas, répliqua le bienveillant vieillard ; c’est seulement Trundle que voici, et Bella.

– Oh ! est-ce là tout ? reprit M. Snodgrass, soulagé d’un doute pénible qui avait étreint son cœur comme une main de fer. Je vous fais mon compliment, monsieur. Comment va Joe ?

– Lui ? très-bien. Toujours endormi.

– Et madame votre mère ? et le vicaire ? et tout le monde ?

– Parfaitement bien.

– Monsieur, dit M. Tupman avec effort ; où est… où est-elle ? » En parlant ainsi il détourna la tête et couvrit ses yeux de ses mains.

« Elle ? répliqua le vieux gentleman, en secouant la tête d’un air malin. Voulez-vous dire ma sœur, eh ? »

M. Tupman indiqua par un signe que sa question se rapportait à la demoiselle abandonnée.

« Oh ! elle est partie ; elle demeure chez une parente, assez loin. Elle ne pouvait plus soutenir la vue de mes filles, si bien que je l’ai laissée aller. Mais voici le dîner ; vous devez être affamé après votre voyage, et moi je le suis sans cela. Ainsi donc, à l’œuvre ! »

Ample justice fut faite au repas, et lorsque les restes en eurent été enlevés, lorsque nos amis furent établis commodément autour de la table, M. Pickwick raconta les mésaventures qu’il avait subies, et le succès qui avait couronné la ruse infâme du diabolique Jingle. Ses disciples étaient pétrifiés d’indignation et d’horreur.

« Enfin, dit en concluant M. Pickwick, le rhumatisme que j’ai attrapé dans ce jardin me rend encore boiteux.

– Moi aussi, j’ai eu une espèce d’aventure, dit M. Winkle, avec un sourire ; et à la requête de M. Pickwick il rapporta le malicieux libelle de l’Indépendant d’Eatanswill, et l’irritation subséquente de leur ami, l’éditeur de la Gazette.

Le front de M. Pickwick s’obscurcit pendant ce récit ; ses amis s’en aperçurent et, lorsque M. Winkle se tut, gardèrent un profond silence. M. Pickwick frappa emphatiquement la table avec son poing fermé, et parla ainsi qu’il suit :

« N’est-ce pas une circonstance étonnante, que nous semblions destinés à ne pouvoir entrer sous le toit d’un homme que pour y porter le trouble avec nous. Je vous le demande, ne dois-je pas croire à l’indiscrétion, ou, bien pis encore, à l’immoralité de mes disciples, lorsque je les vois, dans chaque maison où ils pénètrent, détruire la paix du cœur, le bonheur domestique de quelque femme confiante. N’est-ce pas, je le dis… »

Suivant toutes les probabilités, M. Pickwick aurait continué sur ce ton pendant un certain temps, si l’entrée de Sam avec une lettre n’avait pas interrompu son éloquent discours. Il passa son mouchoir sur son front, ôta ses lunettes, les essuya et les remit sur son nez : c’était assez ; sa voix avait recouvré sa douceur habituelle lorsqu’il demanda : « Qu’est-ce que vous m’apportez là, Sam ?

– Je viens de la poste, monsieur, et j’y ai trouvé cette lettre ici : elle y a attendu deux jours ; elle est cachetée avec un pain enchanté et l’adresse est figurée en ronde.

– Je ne connais pas cette écriture-là, dit M. Pickwick en ouvrant la lettre. Le ciel ait pitié de nous ! qu’est-ce que ceci ? Il faut que ce soit un songe ! Cela… cela ne peut pas être vrai !

– Qu’est-ce que c’est donc ? demandèrent tous les convives.

– Personne de mort ! j’espère ? » dit M. Wardle, alarmé par l’expression d’horreur qui contractait le visage de M. Pickwick.

Le philosophe ne fit pas de réponse, mais passant la lettre par-dessus la table, il pria M. Tupman de la lire tout haut, et se laissa retomber sur sa chaise avec un air d’étonnement et d’égarement, qui faisait peine à voir.

M. Tupman, d’une voix tremblante, lut la lettre ci-dessous rapportée.

« Freeman’s-Court, Cornhill, August, 28e, 1831.24

« BARDELL CONTRE PICKWICK.

« Monsieur,

« Ayant été chargés par Mme Martha Bardell de commencer une action contre vous pour violation d’une promesse de mariage, pour laquelle la plaignante fixe ses dommages à quinze cents guinées, nous prenons la liberté de vous informer qu’une citation a été lancée contre vous devant la cour de Common pleas ; et désirons savoir, courrier pour courrier, le nom de votre avoué à Londres, qui sera chargé de suivre cette affaire.

« Nous sommes, monsieur, vos obéissants serviteurs.

« DODSON et FOGG.

« M. Samuel Pickwick. »

Le muet étonnement avec lequel cette lecture fut accueillie avait quelque chose de tellement solennel, que chacun des assistants paraissait craindre de rompre le silence, et regardait tour à tour ses voisins et M. Pickwick. À la fin M. Tupman répéta machinalement : « Dodson et Fogg ! »

– Bardell contre Pickwick, chuchota M. Snodgrass d’un air distrait.

– La paix du cœur, le bonheur domestique de quelque femme confiante ! murmura M. Winkle avec abstraction.

– C’est un complot ! s’écria M. Pickwick, recouvrant enfin le pouvoir de parler. C’est un infâme complot de ces deux avoués rapaces. Mme Bardell n’aurait jamais fait cela. Elle n’aurait pas le cœur de le faire ; elle n’en aurait pas le droit. Ridicule ! ridicule !

– Quant à son cœur, reprit M. Wardle avec un sourire, vous en êtes certainement le meilleur juge ; mais pour son droit je vous dirai, sans vouloir vous décourager, que Dodson et Fogg en sont meilleurs juges qu’aucun de nous ne peut l’être.

– C’est une basse tentative pour m’escroquer de l’argent.

– Je l’espère, répliqua M. Wardle avec une toux sèche et courte.

– Qui m’a jamais entendu lui parler autrement qu’un locataire doit parler à sa propriétaire ? continua M. Pickwick avec grande véhémence. Qui m’a jamais vu avec elle ? Non ! pas même mes amis ici présents.

– Excepté une seule fois, interrompit M. Tupman.

M. Pickwick changea de couleur.

« Ah ! reprit M. Wardle, ceci est important. Il n’y avait rien de suspect cette fois-là, je suppose ? »

M. Tupman lança un coup d’œil timide à son mentor. « Vraiment, dit-il, il n’y avait rien de suspect, mais… je ne sais comment cela était arrivé… Il la tenait certainement dans ses bras.

– Juste ciel ! s’écria M. Pickwick, le souvenir de la scène en question se retraçant avec vivacité à son esprit. Cela est vrai ! cela est vrai ! Quelle affreuse preuve du pouvoir des circonstances !

– Et notre ami tâchait de la consoler, ajouta M. Winkle avec un grain de malice.

– Cela est vrai, dit M. Pickwick. Je ne le nierai point, cela est vrai !

– Ho ! ho ! cria M. Wardle, pour une affaire dans laquelle il n’y a rien de suspect, cela a l’air assez drôle. Eh ! Pickwick, ah ! ah ! rusé garnement ! rusé garnement ! » Et il éclata de rire avec tant de force que les verres en retentirent sur le buffet.

« Quelle épouvantable réunion d’apparences ! s’écria M. Pickwick en appuyant son menton sur ses deux mains. Winkle ! Tupman ! je vous prie de me pardonner les observations que je viens de faire à l’instant. Nous sommes tous les victimes des circonstances, et moi la plus grande des trois ! »

Ayant fait cette apologie, M. Pickwick ensevelit sa tête dans ses mains et se mit à réfléchir, tandis que M. Wardle adressait aux autres membres de la compagnie une collection de clignements d’œil et de signes de tête.

« Quoi qu’il en soit, dit M. Pickwick en relevant son front indigné, et en frappant sur la table, je veux que tout cela s’explique. Je verrai ce Dodson et ce Fogg. J’irai à Londres, demain.

– Non, pas demain, reprit M. Wardle, vous êtes trop boiteux.

– Eh bien ! alors, après-demain.

– Après-demain est le premier septembre, et vous avez promis de venir avec nous jusqu’au manoir de sir Geoffrey Manning, pour nous tenir tête au déjeuner, si vous ne nous accompagnez pas à la chasse.

– Eh bien ! alors, le jour suivant, jeudi. Sam !

– Monsieur ?

– Retenez deux places d’impériale pour Londres, pour jeudi matin.

– Très-bien, monsieur. »

Sam Weller partit donc pour exécuter sa commission. Il avait ses mains dans ses poches, ses yeux fixés sur la terre et il marchait lentement, en se parlant à lui-même.

« Drôle de corps que mon empereur ! Faire la cour à cette Mme Bardell, une femme qui a un petit moutard ! Toujours comme ça qu’ils sont ces vieux garçons qui ont l’air si sage. Quoique ça, je n’aurais pas cru ça de lui, je n’aurais pas cru ça de lui ! » Tout en moralisant de la sorte, M. Weller était arrivé au bureau des voitures.

Chapitre XIX. Un jour heureux, terminé malheureusement. §

Les oiseaux saluèrent la matinée du 1er septembre 1831 comme l’une des plus agréables de la saison, car ils ignoraient, heureusement pour la paix de leur cœur, les immenses préparatifs qu’on faisait pour les exterminer. Plus d’une jeune perdrix, qui trottait complaisamment dans les prés, avec toute la gracieuse coquetterie de la jeunesse ; et plus d’une mère perdrix, qui, de son petit œil rond, considérait cette légèreté avec l’air dédaigneux d’un oiseau plein d’expérience et de sagesse, ignorant également le destin qui les attendait, se baignaient dans l’air frais du matin, avec un sentiment de bonheur et de gaieté. Quelques heures plus tard, leurs cadavres devaient être étendus sur la terre ! Mais silence ! il est temps de terminer cette tirade, car nous devenons trop sentimental.

Donc, pour parler d’une manière simple et pratique, c’était une belle matinée, si belle qu’on aurait eu peine à croire que les mois rapides d’un été anglais étaient déjà presque écoulés. Les haies, les champs, les arbres, les coteaux, les marais, se paraient de mille teintes variées. À peine une feuille tombée, à peine une nuance de jaune mêlée aux couleurs du printemps, vous avertissaient que l’automne allait commencer. Le ciel était sans nuage ; le soleil s’était levé, chaud et brillant ; l’air retentissait du chant des oiseaux et du bourdonnement des insectes ; les jardins étaient remplis de fleurs odorantes, qui étincelaient sous la rosée comme des lits de joyaux éblouissants ; toutes choses enfin portaient la marque de l’été, et pas une de ses beautés ne s’était encore effacée.

Malgré le charme de la saison, M. Snodgrass ayant préféré demeurer au logis, les trois autres pickwickiens montèrent dans une voiture découverte avec M. Wardle et M. Trundle, tandis que Sam Weller se plaçait sur le siège à côté du cocher.

Au bout d’une couple d’heures leur carrosse s’arrêta devant une vieille maison, sur le bord de la route. Ils étaient attendus, et trouvèrent à la porte, outre deux chiens d’arrêt, un garde-chasse, grand et sec, avec un enfant, dont les jambes étaient couvertes de guêtres de cuir. L’un et l’autre portaient une carnassière d’une vaste dimension.

« Dites-moi donc, murmura M. Winkle à M. Wardle, pendant qu’on abaissait le marchepied. Est-ce qu’ils supposent que nous allons tuer du gibier plein ces deux sacs-là.

– Plein ces deux sacs ! s’écria le vieux Wardle. Que Dieu vous bénisse ! vous en remplirez un et moi l’autre, et quand ils seront pleins, les poches de nos vestes en tiendront encore autant. »

M. Winkle descendit sans rien répondre ; mais il ne put s’empêcher de penser que s’ils devaient tous rester en plein air jusqu’à ce qu’il eût rempli un de ces sacs, ses amis et lui couraient un danger assez considérable d’attraper des fraîcheurs et des rhumatismes.

« Hi ! Junon, hi ! vieille fille ! À bas, Deph ! à bas ! dit M. Wardle en caressant les chiens. Sir Geoffrey est encore en Écosse, Martin ? »

Le grand garde-chasse répondit affirmativement, en promenant des regards surpris de M. Winkle, qui tenait son fusil comme s’il avait voulu que sa veste lui épargnât la peine de tirer la gâchette, à M. Tupman, qui portait le sien comme s’il en avait été effrayé ; et il y a tout lieu de croire qu’il l’était effectivement.

M. Wardle remarqua l’air inquiet du grand garde-chasse, « Mes amis, lui dit-il, n’ont pas beaucoup l’habitude de ces sortes de choses. Vous savez… ce n’est qu’en forgeant qu’on devient forgeron… Ils seront bons tireurs un de ces jours… Je demande pardon à mon ami Winkle, il a déjà quelque habitude, cependant. »

Pour reconnaître ce compliment, M. Winkle sourit faiblement par-dessus sa cravate bleue, et dans sa modeste confusion il se trouva si mystérieusement emmêlé avec son fusil, que si celui-ci avait été chargé, il se serait infailliblement tué sur la place.

« Il ne faut pas manier votre fusil dans cette imagination ici monsieur, quand vous aurez de la charge dedans, dit le grand garde-chasse d’un air rechigné ; ou je veux être damné si vous ne faites pas de la viande froide avec quelqu’un de nous. »

Ainsi admonesté, M. Winkle changea brusquement de position, et dans son empressement il amena le canon de son fusil en contact assez intime avec la tête de Sam.

« Holà ! cria Sam en ramassant son chapeau et en frottant les tempes. Holà ! monsieur, si vous y allez comme ça, vous remplirez grandement un de ces sacs ici, et du premier coup, encore. »

À ces mots le petit garçon aux guêtres de cuir laissa échapper un éclat de rire, et s’efforça au même instant de reprendre un air grave, comme si ce n’avait pas été lui. M. Winkle fronça le sourcil majestueusement.

« Martin, demanda M. Wardle, où avez-vous dit au garçon de nous retrouver avec le goûter ?

– Sur le coteau du chêne, monsieur, à midi.

– Est-ce que c’est sur la terre de sir Geoffrey ?

– Non, monsieur, c’est tout à côté. C’est sur la terre du capitaine Boldwig, mais il ne s’y trouvera personne pour nous déranger, et il y a là un joli brin de gazon.

– Très-bien, dit le vieux Wardle. Maintenant, plus tôt nous partirons, mieux cela vaudra. Vous nous rejoindrez à midi, Pickwick. »

M. Pickwick désirait voir la chasse, principalement parce qu’il avait quelques inquiétudes pour la vie et l’intégrité des membres de M. Winkle. D’ailleurs, par une si belle matinée, il était cruel de voir partir ses amis et de rester en arrière. C’est donc avec un air fort piteux qu’il répondit : « Il le faut bien, je suppose…

– Est-ce que le gentleman ne tire point ? demanda le long garde-chasse.

– Non, répondit M. Wardle, et de plus il est boiteux.

– J’aimerais beaucoup à aller avec vous, dit M. Pickwick, beaucoup. »

Il y eut un court silence de commisération. Le petit garçon le rompit en disant : « Il y a là, de l’aut’ côté de la haie, une brouette. Si le domestique du gentleman voulait le brouetter dans le sentier, il pourrait venir avec nous, et nous le ferions passer par-dessus les barrières, et tout ça.

– Voilà la chose, s’empressa de dire Sam Weller, qui était partie intéressée, car il désirait ardemment voir la chasse. Voilà la chose. Bien dit, p’tit môme. Je vas l’avoir dans un instant. »

Mais ici une autre difficulté s’éleva. Le grand garde-chasse protesta résolument contre l’introduction d’un gentleman brouetté dans une partie de chasse, soutenant que c’était une violation flagrante de toutes les règles établies et de tous les précédents.

L’objection était forte, mais elle n’était pas insurmontable. On cajola le garde-chasse, on lui graissa la patte ; lui-même se soulagea le cœur en ramollissant la tête inventive du jeune garçon qui avait suggéré l’usage de la machine, et enfin la caravane se mit en route. M. Wardle et le garde-chasse ouvraient la marche ; M. Pickwick, dans sa brouette poussée par Sam, formait l’arrière-garde.

« Arrêtez, Sam ! cria M. Pickwick lorsqu’ils eurent traversé le premier champ.

– Qu’est-ce qu’il y a maintenant ? demanda M. Wardle.

– Je ne souffrirai pas que cette brouette avance un pas de plus, déclara M. Pickwick d’un air résolu, à moins que Winkle ne porte son fusil d’une autre manière.

– Et comment dois-je le porter ? dit le misérable Winkle.

– Portez-le avec le canon en bas.

– Cela a l’air si peu chasseur, représenta M. Winkle.

– Je ne me soucie pas si cela a l’air chasseur ou non ; mais je n’ai pas envie d’être fusillé dans une brouette pour l’amour des apparences.

– Sûr que le gentleman mettra cette charge ici dans le corps de quelqu’un, grommela le grand homme.

– Bien ! bien ! reprit le malheureux Winkle en renversant son fusil ; cela m’est égal ; voilà…

– C’est les concessions mutuelles qui fait le charme de la vie, » fit observer Sam, et la caravane se remit en marche.

Elle n’avait point fait cent pas lorsque M. Pickwick cria de nouveau : « Arrêtez !

– Qu’est-ce qu’il y a encore ? demanda M. Wardle.

– Le fusil de Tupman est aussi dangereux que l’autre ; j’en suis sûr.

– Eh quoi ? dangereux ! s’écria M. Tupman, fort alarmé.

– Dangereux si vous le portez comme cela. Je suis très-fâché de faire de nouvelles objections, mais je ne puis consentir à continuer si vous ne l’abaissez point comme Winkle.

– J’imagine que vous feriez mieux, monsieur, ajouta le grand garde-chasse, autrement vous pourriez mettre votre bourre dans votre gilet aussi bien que dans celui des autres. »

M. Tupman, avec l’empressement le plus obligeant, plaça son fusil dans la position requise, et le convoi repartit encore, les deux amateurs marchant avec leur fusil renversé comme une couple de soldats à des funérailles.

Tout d’un coup les chiens s’arrêtèrent, et leurs maîtres en firent autant.

« Qu’est-ce qu’ils ont donc dans les jambes ? demanda M. Winkle. Comme ils ont l’air drôle.

– Chut ! répliqua M. Wardle doucement. Ne voyez-vous pas qu’ils arrêtent !

– Ils s’arrêtent ! répéta M. Winkle en regardant tout autour de lui, comme pour chercher la cause qui avait interrompu leur progrès. Pourquoi s’arrêtent-ils ?

– Attention ! murmura M. Wardle, qui, dans l’intérêt du moment, n’avait pas entendu cette question. Allons maintenant. »

Un violent battement d’ailes se fit entendre si soudainement que M. Winkle en recula comme si lui-même avait été tiré. Pan ! pan ! deux coups de fusil retentirent, et la fumée s’éleva tranquillement dans l’air en décrivant des courbes gracieuses.

« Où sont-elles ? s’écria M. Winkle dans le plus grand enthousiasme et se retournant dans toutes les directions. Où sont-elles ? Dites-moi quand il faudra faire feu ! Où sont-elles ? où sont-elles ?

– Ma foi ! les voilà, dit M. Wardle en ramassant deux perdrix que les chiens avaient déposées à ses pieds.

– Non ! non ! je veux dire les autres ! reprit M. Winkle encore tout effaré.

– Assez loin, à présent, si elles courent toujours, répliqua froidement M. Wardle en rechargeant son fusil.

– J’imagine que nous en trouverons une autre compagnie dans cinq minutes, observa le grand garde-chasse. Si le gentleman commence à tirer maintenant, son plomb sortira peut-être du canon quand nous les ferons lever.

– Ah ! ah ! ah ! fit M. Weller.

– Sam ! dit M. Pickwick, touché de la confusion de son disciple.

– Monsieur ?

– Ne riez pas.

– Très-bien, monsieur, » répondit Sam. Mais en guise d’indemnité il se mit à contourner ses traits, derrière la brouette, pour l’amusement exclusif du jeune Bas de cuir. L’innocent jeune homme laissa éclater un bruyant ricanement, et fut sommairement calotté par le grand garde-chasse, qui avait besoin d’un prétexte pour se détourner et cacher sa propre envie de rire.

Peu de temps après M. Wardle dit à M. Tupman : « Bravo ! camarade. Vous avez au moins tiré à temps cette fois-là.

– Oui, répliqua M. Tupman avec un sentiment d’orgueil, j’ai lâché mon coup.

– À merveille ! vous abattrez quelque chose la première fois, si vous regardez bien. C’est très-aisé, n’est-ce pas ?

– Oui, c’est très-aisé. Mais malgré cela, comme ça vous abîme l’épaule ! J’ai presque cru que j’en tomberais à la renverse. Je n’imaginais pas que des petites armes à feu comme cela repoussaient tant.

– Oh ! dit le vieux gentleman en souriant, vous vous y habituerez avec le temps. Maintenant, sommes-nous prêts ? Tout va-t-il bien là-bas, dans la brouette ?

– Tout va bien, monsieur, répliqua Sam.

– En route donc.

– Tenez ferme, monsieur, dit Sam en levant la brouette.

– Oui, oui, repartit M. Pickwick ; » et ils cheminèrent aussi vite que besoin était.

« Maintenant, dit M. Wardle, après que la brouette eût été passée par-dessus une barrière, et lorsque M. Pickwick y fut déposé de nouveau. Maintenant, tenez cette brouette en arrière.

– Bien, monsieur, répondit Sam en s’arrêtant.

– À présent, Winkle, continua le vieux gentleman, suivez-moi doucement et ne soyez pas en retard, cette fois-ci.

– N’ayez pas peur, dit M. Winkle. Arrêtent-ils ?

– Non ! non ! pas encore. Du silence, maintenant, du silence ! »

Et en effet ils s’avançaient silencieusement, lorsque M. Winkle, voulant exécuter une évolution fort délicate avec son fusil, le fit partir par accident, au moment critique, et envoya sa charge juste au-dessus de la tête du petit garçon, et à l’endroit précis où aurait été la cervelle du grand homme s’il s’était trouvé là au lieu de son jeune substitut.

« Au nom du ciel, pourquoi avez-vous fait feu ? demanda M. Wardle, pendant que les oiseaux s’envolaient en toute sûreté.

– Je n’ai jamais vu un fusil comme cela dans toute ma vie, répondit le pauvre Winkle en regardant la batterie, comme si cela avait pu remédier à quelque chose. Il part de lui-même, il veut partir bon gré mal gré.

– Ah ! il veut partir ! répéta M. Wardle avec un peu d’irritation. Plût au ciel qu’il voulût aussi tuer quelque chose !

– Il le fera avant peu, monsieur, dit le grand garde-chasse.

– Qu’est-ce que vous entendez par cette observation, monsieur ? demanda aigrement M. Winkle.

– Rien du tout, monsieur, rien du tout. Moi, je n’ai pas de famille, et la mère de ce garçon ici aura quelque chose de sir Geoffrey, si le moutard est tué sur ses terres. Rechargez, monsieur, rechargez votre arme.

– Ôtez-lui son fusil ! s’écria de sa brouette M. Pickwick, frappé d’horreur par les sombres insinuations du grand homme. Ôtez-lui son fusil ! M’entendez-vous, quelqu’un ! »

Personne cependant ne s’offrit pour exécuter ce commandement, et M. Winkle, après avoir lancé un regard de rébellion au philosophe, rechargea son fusil et marcha en avant avec les autres chasseurs.

Nous sommes obligés de dire, d’après l’autorité de M. Pickwick, que la manière de procéder de M. Tupman paraissait beaucoup plus prudente et plus rationnelle que celle adoptée par M. Winkle. Cependant ceci ne doit en aucune manière diminuer la grande autorité de ce dernier dans tous les exercices corporels ; car, depuis un temps immémorial, comme l’observe admirablement M. Pickwick, beaucoup de philosophes, et des meilleurs, qui ont été de parfaites lumières pour les sciences, en matière de théorie, n’ont jamais pu parvenir à faire quelque chose dans la pratique.

Comme la plupart des plus sublimes découvertes, la manière d’agir de M. Tupman paraissait extrêmement simple. Avec la pénétration intuitive d’un homme de génie, il avait remarqué, du premier coup, que les deux grands points à obtenir étaient : 1° de décharger son fusil sans se nuire ; 2° de le décharger sans endommager les assistants. Donc et évidemment, lorsqu’on était parvenu à surmonter la difficulté de faire feu, la meilleure chose était de fermer les yeux solidement et de tirer en l’air. Q.E.D.

Une fois, après avoir exécuté ce tour de force, M. Tupman, en rouvrant les yeux, vit une grosse perdrix qui tombait blessée sur la terre. Il allait congratuler M. Wardle sur ses invariables succès, quand celui-ci s’avança vers lui et lui serrant chaudement la main :

« Tupman, vous avez choisi cette perdrix-là parmi les autres ?

– Non ! non !

– Si, je l’ai remarqué. Je vous ai vu la choisir. J’ai observé comment vous leviez votre fusil pour l’ajuster ; et je dirai ceci : que le meilleur tireur du monde n’aurait pas pu l’abattre plus admirablement. Vous êtes moins novice que je ne le croyais, Tupman : vous avez déjà chassé ? »

Vainement M. Tupman protesta, avec un sourire de modestie, que cela ne lui était jamais arrivé. Son sourire même fut regardé comme une preuve du contraire, et depuis cette époque sa réputation fut établie. Ce n’est pas la seule réputation qui ait été acquise aussi aisément, et l’on peut admirer les effets heureux du hasard ailleurs que dans la chasse aux perdrix.

Pendant ce temps, M. Winkle s’environnait de feu, de bruit et de fumée, sans produire aucun résultat positif digne d’être noté. Quelquefois il envoyait sa charge au milieu des airs ; quelquefois il lui faisait raser la surface du globe, de manière à rendre excessivement précaire l’existence des deux chiens. Sa manière de tirer, considérée comme une œuvre d’imagination et de fantaisie, était extrêmement curieuse et variée ; mais matériellement et quant au produit réel, c’était peut-être, au total, un non-succès. C’est un axiome établi que chaque boulet a son adresse ; si on peut l’appliquer également à des grains de petit plomb, ceux de M. Winkle étaient de malheureux bâtards, privés de leurs droits naturels, jetés au hasard dans le monde, et qui n’étaient adressés nulle part.

« Eh bien ! dit M. Wardle en s’approchant de la brouette et en essuyant la sueur de son visage joyeux et rougeaud ; une journée un peu chaude, hein ?

– C’est vrai, répondit M. Pickwick. Le soleil est effroyablement brûlant, même pour moi. Je ne sais pas comment vous devez le trouver.

– Ma foi ! pas mal chaud, mais c’est égal. Il est midi passé ; voyez-vous ce coteau vert, là ?

– Certainement.

– C’est l’endroit où nous devons déjeuner. De par Jupiter ! le gamin y est déjà avec son panier. Exact comme une horloge !

– Je le vois, dit M. Pickwick, dont le visage devint rayonnant. Un bon garçon ! je lui donnerai un shilling pour sa peine. Allons ! Sam, roulez-moi.

– Tenez-vous ferme, monsieur, répliqua Sam, ravigoté par l’apparition du déjeuner. Gare de là, jeune cuirassier ! Si vous appréciez ma précieuse vie, ne me versez pas, comme dit le gentleman au charretier qui le conduisait à la potence. » Avec cette heureuse citation, Sam partit au pas de charge, brouetta habilement son maître jusqu’au sommet du coteau vert, et le déchargea, avec adresse, à côté du panier de provision, qu’il se mit à dépaqueter sans perdre une minute.

– Pâté de veau, disait Sam, tout en arrangeant les comestibles sur le gazon. Très-bonne chose, le pâté de veau, quand vous connaissez la lady qui l’a fait et que vous êtes sûr que ce n’est pas du minet. Et après tout, qu’est-ce que ça fait encore, puisqu’il ressemble si bien au veau que les pâtissiers eux-mêmes n’en font pas la différence ?

– Ils n’en font pas la différence, Sam ?

– Non, monsieur, repartit Sam en touchant son chapeau. J’ai logé dans la même maison avec un vendeur de pâtés, une fois, et un homme bien agréable, monsieur, et pas bête du tout. Il savait faire des pâtés, n’importe avec quoi. Voilà que je lui dis, quand j’ai été amical avec lui : Quel troupeau de chats que vous avez-là ! monsieur Brook. – Ah ! dit-il, c’est vrai, j’en ai beaucoup, qu’il dit. – Faut que vous aimiez bien les chats, que je dis. – Oui, dit-il, en clignant de l’œil, y a des gens qui les aiment. Malgré ça, qu’il me dit, c’est pas encore leur saison, faut attendre l’hiver. – C’est pas leur saison ? – Non, dit-il. Quand le fruit mûrit, le chat maigrit. – Qu’est-ce que vous me chantez-là ? J’y entends rien, que je dis. – Voyez-vous, dit-il, je ne veux pas entrer dans la coalition des bouchers pour augmenter la viande au pauvre monde. Mossieu Weller, qu’il me dit, en me serrant la main gentiment et en me soufflant dans l’oreille ; mossieu Weller, qu’il me dit, ne répétez pas ça ; mais c’est l’assaisonnement qui fait tout : ils sont tous faits avec ces nobles animaux ici, dit-il, en m’indiquant un joli petit minet. Et je les assaisonne en beefteak, en veau, en rognon, au goût de la pratique. Et mieux que ça, qu’il dit, je peux faire du beefteak avec du veau ou du rognon avec du beefteak, ou du mouton avec les deux, en prévenant trois minutes d’avance, selon les besoins du marché ou l’appétit public, qu’il me dit.

– Ce devait être un jeune homme fort ingénieux, dit M. Pickwick avec un léger frisson.

– Je crois bien, monsieur, et ses pâtés étaient superbes, répliqua Sam en continuant de vider le panier. Langue ; bien ça. C’est une très-bonne chose, quand c’est pas une langue de femme. Pain, jambon, frais comme une peinture. Bœuf froid en tranches. Très-bon. Qu’est-ce qu’il y a dans ces cruches-là, jeune évaporé ?

– De la bière dans stelle-ci et du punch froid dans stelle-là, répondit le jeune paysan en ôtant de dessus ses épaules deux vastes bouteilles de grès, attachées ensemble par une courroie.

– Et v’là un petit goûter bien organisé, reprit Sam en examinant avec grande satisfaction les préparatifs. Et maintenant, gentlemen, commencez, comme les Anglais dirent aux Français, en mettant leurs baïonnettes. »

Il ne fallut pas une seconde invitation pour engager la société à rendre pleine justice au repas, et il ne fallut pas plus d’instances pour décider Sam, le grand garde-chasse et les deux gamins à s’asseoir sur l’herbe, à une petite distance, et à battre en brèche une proportion décente de la victuaille. Un vieux chêne accordait son agréable ombrage aux deux groupes de convives, tandis que devant eux se déroulait un superbe paysage, entrecoupé de haies verdoyantes et richement orné de bois.

« Ceci est délicieux ! tout à fait délicieux ! s’écria M. Pickwick, avec un visage rayonnant, dont la peau pelait rapidement sous l’influence brûlante du soleil.

– Oui vraiment, vieux camarade, répliqua M. Wardle, allons, un verre de punch ?

– Avec grand plaisir, répondit M. Pickwick ; et l’expression radieuse de sa physionomie, après qu’il eût bu, témoigna de la sincérité de ses paroles.

– Bon ! dit le philosophe en faisant claquer ses lèvres ; très-bon ! J’en vais prendre un autre verre. Frais ! très-frais !… Allons ! messieurs, poursuivit-il sans lâcher la bouteille, un toast ! Nos amis de Dingley-Dell ! »

Le toast fut bu avec de bruyantes acclamations.

« Je vais vous apprendre comment je m’y prendrai pour retrouver mon adresse à la chasse, dit alors M. Winkle, qui mangeait du pain et du jambon avec un couteau de poche. Je mettrai une perdrix empaillée sur un poteau, et je m’exercerai à tirer dessus, en commençant à une petite distance, et en reculant par degrés. C’est un excellent moyen.

– Monsieur, dit Sam, je connais un gentleman qui a fait ça et qui a commencé à quatre pieds ; mais il n’a jamais continué, car du premier coup il avait si bien ajusté son oiseau que le diable m’emporte si on en a jamais revu une plume depuis.

– Sam ! dit M. Pickwick.

– Monsieur ?

– Ayez la bonté de garder vos anecdotes jusqu’à ce qu’on vous les demande.

– Certainement, monsieur. »

Sam se tut, mais il cligna si facétieusement l’œil qui n’était point caché par le pot de bière dont il humectait ses lèvres, que les deux petits paysans tombèrent dans des convulsions spontanées, et que le grand garde-chasse, lui-même, condescendit à sourire.

« Voilà, ma foi, d’excellent punch froid, dit M. Pickwick en regardant avec tendresse la bouteille de grès ; et le jour est extrêmement chaud, et… Tupman, mon cher ami, un verre de punch ?

– Très-volontiers, » répliqua M. Tupman.

Après avoir bu ce verre, M. Pickwick en prit un autre, seulement pour voir s’il n’y avait pas de pelure d’orange dans le punch, parce que la pelure d’orange lui faisait toujours mal. S’étant convaincu qu’il n’y en avait point, M. Pickwick but un autre verre à la santé de M. Snodgrass ; puis il se crut obligé, en conscience, de proposer un toast en l’honneur du fabricant de punch anonyme.

Cette constante succession de verres de punch produisit un effet remarquable sur notre sage. Sa physionomie resplendissait de la plus douce gaieté ; le sourire se jouait sur ses lèvres ; la bonne humeur la plus franche étincelait dans ses yeux. Cédant, par degrés, à l’influence combinée de ce liquide excitant et de la chaleur, il exprima un violent désir de se rappeler une chanson qu’il avait entendue dans son enfance ; mais ses efforts furent inutiles. Il voulut stimuler sa mémoire par un autre verre de punch, qui malheureusement parut produire sur lui un effet entièrement opposé ; car, non content d’avoir oublié la chanson, il finit par ne plus pouvoir articuler une seule parole. Ce fut donc en vain qu’il se leva sur ses jambes pour adresser à la compagnie un éloquent discours, il retomba dans la brouette et s’endormit presque au même instant.

Le panier fut rempaqueté, mais on trouva qu’il était tout à fait impossible de réveiller M. Pickwick de sa torpeur. On discuta s’il fallait que Sam recommençât à le brouetter ou s’il valait mieux le laisser où il était, jusqu’au retour de ses amis. Ce dernier parti fut adopté à la fin, et comme leur expédition ne devait pas durer plus d’une heure, comme Sam demandait avec instance à les accompagner, ils se décidèrent à abandonner M. Pickwick endormi dans sa brouette et à le prendre au retour. La compagnie s’éloigna donc, laissant notre philosophe ronfler harmonieusement et paisiblement, à l’ombre antique du vieux chêne.

On peut affirmer avec certitude que M. Pickwick eût continué de ronfler à l’ombre du vieux chêne jusqu’au retour de ses amis, ou, à leur défaut, jusqu’au subséquent lever de soleil, s’il lui avait été permis de rester en paix dans sa brouette ; mais cela ne lui fut pas permis, et voici pourquoi.

Le capitaine Boldwig était un petit homme violent, vêtu d’une redingote bleue soigneusement boutonnée jusqu’au menton et surmontée d’un col noir bien roide. Lorsqu’il daignait se promener sur sa propriété, il le faisait en compagnie d’un gros rotin plombé, d’un jardinier et d’un aide-jardinier, qui luttaient d’humilité en recevant les ordres qu’il leur donnait avec toute la grandeur et toute la sévérité convenables : car la sœur de la femme du capitaine avait épousé un marquis ; et la maison du capitaine était une villa, et sa propriété une terre ; et tout était chez lui très-haut, très-puissant et très-noble.

M. Pickwick avait à peine dormi une demi-heure lorsque le petit capitaine, suivi de son escorte, arriva en faisant des enjambées aussi grandes que le lui permettaient sa taille et son importance. Quand il fut auprès du vieux chêne, il s’arrêta, il enfla ses joues et en chassa l’air avec noblesse ; il regarda le paysage comme s’il eût pensé que le paysage devait être singulièrement flatté d’être regardé par lui ; et enfin, ayant emphatiquement frappé la terre de son rotin, il convoqua le chef jardinier.

– Hunt ! dit le capitaine Boldwig.

– Oui, monsieur, répondit le jardinier.

– Cylindrez le gazon de cet endroit demain matin. Entendez-vous, Hunt ?

– Oui, monsieur.

– Et prenez soin de me tenir cet endroit proprement. Entendez-vous, Hunt ?

– Oui, monsieur.

– Et faites-moi penser à faire mettre un écriteau menaçant de pièges à loup, de chausse-trapes et tout cela, pour les petites gens qui se permettront de se promener sur mes terres. Entendez-vous, Hunt ? entendez-vous ?

– Je ne l’oublierai pas, monsieur.

– Pardon, excuse, monsieur, dit l’autre jardinier en s’avançant avec son chapeau à la main.

– Eh bien ! Wilkins, qu’est-ce qui vous prend ?

– Pardon, excuse, monsieur, mais je pense qu’il y a des gens qui sont entrés ici aujourd’hui.

– Ha ! fit le capitaine en jetant autour de lui un regard farouche.

– Oui, monsieur, ils ont dîné ici, comme je pense.

– Damnation ! c’est vrai, dit le capitaine en voyant les croûtes de pain étendues sur le gazon ; ils ont véritablement dévoré leur nourriture sur ma terre. Ha ! les vagabonds ! si je les tenais ici !… dit le capitaine en serrant son gros rotin.

– Pardon, excuse, monsieur, mais…

– Mais quoi, eh ? vociféra le capitaine ; et suivant le timide regard de Wilkins, ses yeux rencontrèrent la brouette et M. Pickwick.

– Qui es-tu, coquin ? cria le capitaine en donnant plusieurs coups de son rotin dans les côtes de M. Pickwick. Comment t’appelles-tu ?

– Punch ! murmura l’homme immortel, et il se rendormit immédiatement.

– Quoi ? » demanda le capitaine Boldwig.

Pas de réponse.

« Comment a-t-il dit qu’il s’appelait ?

– Punch25, monsieur, comme je pense.

– C’est un impudent, un misérable impudent. Il fait semblant de dormir à présent, dit le capitaine plein de fureur. Il est soûl, c’est un ivrogne plébéien. Emmenez-le, Wilkins, emmenez-le sur-le-champ.

– Où faut-il que je le roule, monsieur, demanda Wilkins avec grande timidité.

– Roulez-le à tous les diables.

– Très-bien, monsieur.

– Arrêtez, dit le capitaine. »

Wilkins s’arrêta brusquement.

« Roulez-le dans la fourrière26, et voyons s’il s’appellera encore Punch, quand il se réveillera… Il ne se rira pas de moi ! Il ne se rira pas de moi, emmenez-le ! »

M. Pickwick fut emmené en conséquence de cet impérieux mandat, et le grand capitaine Boldwig, enflé d’indignation, continua sa promenade.

L’étonnement de nos chasseurs fut inexprimable quand ils s’aperçurent, à leur retour, que M. Pickwick était disparu et qu’il avait emmené la brouette avec lui. C’était la chose la plus mystérieuse et la plus inexplicable. Qu’un boiteux se fût tout d’un coup remis sur ses jambes et s’en fût allé, c’était déjà passablement extraordinaire : mais qu’en manière d’amusement il eût roulé devant lui une pesante brouette, cela devenait tout à fait miraculeux. Ses amis cherchèrent aux environs, dans tous les coins, sous tous les buissons, en compagnie et séparément ; ils crièrent, ils sifflèrent, ils rirent, ils appelèrent, et tout cela sans aucun résultat : impossible de trouver M. Pickwick. Enfin, après plusieurs heures de recherches inutiles, ils arrivèrent à la pénible conclusion qu’il fallait s’en retourner sans lui.

Cependant notre philosophe, profondément endormi dans sa brouette, avait été roulé et soigneusement déposé dans la fourrière du village, en compagnie de divers animaux immondes. Tous les gamins et les trois quarts des autres habitants s’étaient rassemblés autour de lui, pour attendre qu’il s’éveillât. Si leur satisfaction avait été immense en le voyant rouler, elle fut infinie quand, après avoir poussé quelques cris indistincts pour appeler Sam, il s’assit dans sa brouette et contempla, avec un inexprimable étonnement, les visages joyeux qui l’entouraient.

Des huées générales furent, comme on l’imagine, le signal de son réveil ; et lorsqu’il demanda machinalement : « Qu’est-ce qu’il y a ? » elles recommencèrent avec plus de violence, s’il est possible.

« En voilà, une bonne histoire ! hurlait la populace.

– Où suis-je ? demanda M. Pickwick.

– Dans la fourrière ! beugla la canaille.

– Comment sais-je venu ici ? Où étais-je ? Qu’est-ce que je faisais ?

– Boldwig ! capitaine Boldwig ! vociféra-t-on de toutes parts ; et ce fut la seule explication.

– Tirez-moi d’ici ! cria M, Pickwick. Où est mon domestique ? Où sont mes amis ?

– Vous n’en avez pas des amis ! hurrah ! » et comme corroboration de ce fait, M. Pickwick reçut dans sa brouette un navet, puis une pomme de terre, puis un œuf et quelques autres légers gages de la disposition enjouée de la multitude.

Personne ne saurait dire combien cette scène aurait duré, ni combien M. Pickwick aurait pu souffrir, si tout à coup un carrosse, qui roulait rapidement sur la route, ne s’était pas arrêté en face du parc. Le vieux Wardle et Sam Weller en sortirent. En moins de temps qu’il n’en faut pour écrire ces mots et peut-être même pour les lire, le premier avait dégagé M. Pickwick et l’avait placé dans sa voiture, tandis que le second terminait la troisième reprise d’un combat singulier avec le bedeau de l’endroit.

« Courez chez le magistrat, crièrent une douzaine de voix.

– Ah ! oui, courez-y, dit Sam en sautant sur le siège de la voiture, faites-lui mes compliments, les compliments de M. Weller. Dites-lui que j’ai gâté son bedeau et que s’il veut en faire un nouveau je reviendrai demain matin pour le lui gâter encore. En route, mon vieux ! »

Lorsque la voiture fut sortie du village, M. Pickwick respira fortement et dit : « Aussitôt que je serai arrivé à Londres j’actionnerai le capitaine Boldwig pour détention illégale.

– Il paraît que nous étions en contravention, fit observer M. Wardle.

– Cela m’est égal, je l’attaquerai.

– Non, vous ne l’attaquerez pas.

– Si, je l’attaquerai, sur mon… » M. Pickwick s’interrompit en remarquant l’expression goguenarde de la physionomie du vieux Wardle. « Et pourquoi ne le ferais-je pas ? reprit-il.

– Parce que, dit le vieux Wardle, en éclatant de rire, parce qu’il pourrait se retourner sur quelqu’un de nous et dire que nous avions pris trop de punch froid. »

M. Pickwick eut beau faire, il ne put s’empêcher de sourire ; par degrés, son sourire s’agrandit et devint un éclat de rire ; enfin cet éclat de rire contagieux fut répété par toute la compagnie. Afin de fomenter cette bonne humeur, nos amis s’arrêtèrent à la première taverne qu’ils rencontrèrent sur la route ; chacun d’eux se fit servir un verre d’eau et d’eau de vie, mais ils eurent soin de faire administrer à M. Samuel Weller une dose d’une force extra.

Chapitre XX. Où l’on voit que Dodson et Fogg étaient des hommes d’affaires, et leurs clercs des hommes de plaisir ; qu’une entrevue touchante eut lieu entre M. Samuel Weller et le père qu’il avait perdu depuis longtemps ; où l’on voit, enfin, quels esprits supérieurs s’assemblaient à la Souche et la Pie, et quel excellent chapitre sera le suivant. §

Dans une pièce située au rez-de-chaussée d’une sombre maison, tout au fond de Freeman’s-Court, quartier de Cornhill, étaient assis les quatre clercs de MM. Dodson et Fogg, solliciteurs près la haute cour de chancellerie et procureurs de Sa Majesté près la cour du banc du roi et la cour des communs-plaids, à Westminster ; les susdits clercs, dans le cours de leurs travaux journaliers, ayant à peu près autant de chances d’apercevoir les rayons du soleil que pourrait en avoir un homme placé au fond d’un puits, mais sans jouir des avantages de cette situation retirée, où l’on peut, du moins, découvrir des étoiles en plein jour.

La chambre où ils se trouvaient renfermés, était obscure, humide, et sentait la moisissure ; une séparation de bois les abritait des regards du vulgaire, et les clients qui attendaient le loisir de MM. Dodson et Fogg n’apercevaient ainsi, pour toute distraction, qu’une couple de vieilles chaises, une horloge au bruyant tic-tac, un almanach, un porte-parapluie, une rangée de pupitres, et plusieurs tablettes chargées de liasses de papiers étiquetés et malpropres, de vieilles boîtes de sapin et de grosses bouteilles d’encre. Une porte vitrée ouvrait sur le passage qui donnait dans la cour, et c’est en dehors de cette porte vitrée que se présenta M. Pickwick, deux jours après les événements rapportés dans le précédent chapitre.

« Est-ce que vous ne pouvez pas entrer ? dit une voix criarde en réponse au coup modeste frappé par M. Pickwick à la susdite porte.

Le philosophe entra, suivi de Sam.

« M. Dodson ou M. Fogg sont-ils chez eux, monsieur ? demanda gracieusement M. Pickwick, en s’approchant de la cloison, avec son chapeau à la main.

– M. Dodson n’est pas chez lui, et M. Fogg est en affaire, » répliqua la voix ; et en même temps la tête à qui la voix appartenait, se montra par-dessus la cloison, avec une plume derrière l’oreille, et examina M. Pickwick.

C’était une tête malpropre ; ses cheveux roux, scrupuleusement séparés sur le côté et aplatis avec du cosmétique, étaient tortillés en accroche-cœurs et garnissaient une face plate ornée en outre d’une paire de petits yeux, d’un col de chemise fort crasseux et d’une vieille cravate noire usée.

« M. Dodson n’est pas chez lui, et M. Fogg est en affaire, dit l’homme à qui appartenait cette tête.

– Quand M. Dodson reviendra-t-il, monsieur ?

– Sais pas.

– M. Fogg sera-t-il longtemps occupé, monsieur ?

– Sais pas. »

Ayant ainsi parlé, le jeune homme se mit fort tranquillement à tailler sa plume, tandis qu’un autre clerc riait d’une manière approbative, tout en mêlant de la poudre de Sedlitz dans un verre d’eau.

« Puisqu’il en est ainsi, je vais attendre, dit M. Pickwick, et il s’assit, sans y avoir été invité, écoutant le tic-tac bruyant de l’horloge et le chuchotement des clercs.

– C’était là une bonne farce, hein ? dit l’un de ceux-ci, pour conclure la relation d’une aventure nocturne qu’il avait racontée à voix basse.

– Diablement bonne, diablement bonne, répondit l’homme à la poudre de Sedlitz.

– Tom Cummins était au fauteuil, reprit le premier clerc, qui avait un habit brun, avec des boutons de cuivre. Il était quatre heures et demie quand je suis arrivé à Somers-Town, et j’étais si joliment dedans que je n’ai pas pu trouver le trou de la serrure et que j’ai été obligé de réveiller la vieille femme. Je voudrais bien savoir ce que le vieux Fogg dirait s’il savait cela. J’aurais mon paquet, je suppose, eh ? »

À cette idée plaisante, tous les clercs éclatèrent de rire ; l’homme à l’habit brun poursuivit :

« Il y a eu une fameuse farce avec Fogg ici ce matin, pendant que Jack était en haut à arranger les papiers et que vous deux vous étiez allés au timbre. Fogg était en bas à ouvrir ses lettres quand voilà venir le gaillard de Comberwell contre lequel nous avons un mandat. Vous savez bien… comment s’appelle-t-il déjà ?

– Ramsey, dit le clerc qui avait parlé à M. Pickwick.

– Ah ! Ramsey… en voilà une pratique qui a l’air râpé !.

– Eh bien, monsieur, dit le vieux Fogg, en le regardant d’un air sauvage. Vous savez, sa manière… – Eh bien, monsieur, êtes-vous venu pour terminer ? – Oui, monsieur, dit Ramsey, en mettant sa main dans sa poche, et en tirant son argent. La dette est de deux livres sterling et dix shillings, et les frais de trois livres sterling et cinq shillings ; les voici ici, monsieur, et il soupira comme un soufflet de forge, en tendant sa monnaie dans un petit morceau de papier brouillard. Le vieux Fogg regarda d’abord l’argent et ensuite l’homme, et ensuite il toussa de sa drôle de toux, si bien que je me doutais qu’il allait arriver quelque chose. – Vous ne savez pas, dit-il, qu’il y a une déclaration enregistrée qui augmente notablement les frais. – Qu’est-ce que vous dites là, monsieur, cria Ramsey, en tressaillant ; le délai n’est expiré qu’hier au soir, monsieur. Cela n’empêche pas, reprit Fogg. Mon clerc est justement parti pour la faire enregistrer. M. Jackson n’est-il pas allé pour faire enregistrer cette déclaration dans Bullman et Ramsey, monsieur Wicks ? – Naturellement je réponds que oui, et alors Fogg tousse encore et regarde Ramsey. – Mon Dieu ! disait Ramsey, je me suis rendu presque fou pour ramasser cet argent, et tout cela pour rien ! – Pour rien du tout, reprit Fogg, froidement ; ainsi vous ferez bien mieux de vous en retourner, d’en ramasser un peu plus et de l’apporter ici à temps. – Je n’en pourrai pas trouver, sur mon âme ! s’écria Ramsey en frappant le bureau avec son poing. – Ne me menacez pas, monsieur, dit Fogg, en se mettant en colère à froid. – Je n’ai pas eu l’intention de vous menacer, monsieur, répondit Ramsey. – Si, monsieur, repartit Fogg ; sortez d’ici, monsieur ! sortez de ce bureau, monsieur, et ne revenez que quand vous aurez appris à vous conduire, monsieur ! – Alors Ramsey a fait tout ce qu’il a pu pour se défendre, mais comme Fogg lui coupait la parole, il a été obligé de remettre son argent dans sa poche et de filer. À peine la porte était-elle fermée, que voilà le vieux Fogg qui se retourne vers moi, avec un sourire agréable, et qui tire la déclaration de sa poche. – Monsieur Wicks, dit-il, prenez un cabriolet et allez au Temple, aussi vite que vous le pourrez, pour faire enregistrer cela. Les frais sont sûrs, car c’est un homme laborieux, avec une famille nombreuse, et qui gagne vingt-cinq shillings par semaine. S’il nous signe une procuration (et il faudra bien qu’il en vienne là), je suis sûr que ses maîtres payeront. Ainsi, monsieur Wicks, il faut tirer de lui tout ce que nous pourrons. C’est un acte de bon chrétien, monsieur Wicks, car avec une grande famille et un petit revenu, il sera heureux de recevoir une bonne leçon, qui lui apprenne à ne plus faire de dettes. N’est-il pas vrai ? n’est-il pas vrai ? – Et en s’en allant son sourire était si bienveillant que cela vous réjouissait le cœur. – C’est un fier homme pour les affaires, ajouta Wicks du ton de l’admiration la plus profonde, un fier homme, hein ? »

Les trois autres clercs s’unirent cordialement à cette admiration et parurent charmés de l’anecdote.

« Jolis gars, ici, monsieur, murmura Sam à son maître. Bonne idée qu’ils ont sur les farces, monsieur. »

M. Pickwick fit un signe d’assentiment et toussa, pour attirer l’attention des jeunes gentlemen qui étaient derrière la cloison. Ayant rafraîchi leurs esprits par cette petite conversation entre eux, ils eurent la condescendance de s’occuper de l’étranger.

« M. Fogg est peut-être libre maintenant, dit Jackson.

– Je vais voir, reprit Wicks en se levant avec nonchalance. Quel nom dirai-je à M. Fogg ?

– Pickwick, » répliqua l’illustre sujet de ces mémoires.

M. Jackson disparut par l’escalier et revint bientôt annoncer que maître Fogg recevrait M. Pickwick dans cinq minutes. Ayant fait ce message, il retourna derrière son bureau.

« Quel nom a-t-il dit ? demanda tout bas M. Wicks.

– Pickwick, répliqua Jackson. C’est le défendeur dans Bardell et Pickwick. »

Un soudain frottement de pieds, mêlé d’éclats de rires étouffés, se fit entendre derrière la cloison.

« Monsieur, murmura Sam à son maître, voilà qu’ils vous mécanisent.

– Ils me mécanisent, Sam ! Qu’est-ce que vous entendez par me mécaniser ? »

Pour toute réplique, Sam passa son pouce par-dessus son épaule, et M. Pickwick, levant la tête, reconnut la vérité de ce fait, à savoir : que les quatre clercs avaient allongé par-dessus la cloison des figures pleines d’hilarité, et examinaient minutieusement la tournure et la physionomie de ce Lovelace présumé, de ce grand destructeur du repos des cœurs féminins. Au mouvement qu’il fit, la rangée de têtes disparut comme par enchantement, et l’on entendit à l’instant même le bruit de quatre plumes voyageant sur le papier avec une furieuse vitesse.

Le tintement d’une sonnette suspendue dans le bureau appela M. Jackson dans l’appartement de Me Fogg. Il en revint bientôt, et annonça à M. Pickwick que son patron était prêt à le recevoir.

En conséquence, M. Pickwick monta l’escalier. Au premier étage, l’une des portes étalait, en caractères lisibles, ces mots imposants : M. FOGG. Ayant frappé à cette porte et ayant été invité à entrer, M. Jackson introduisit M. Pickwick en présence de l’avoué.

« M. Dodson est-il revenu ? demanda Me Fogg.

– À l’instant, monsieur.

– Priez-le de passer ici.

– Oui, monsieur. (Jackson sort.)

– Prenez un siège, monsieur, dit Me Fogg. Voici le journal, monsieur. Mon partner va être ici dans un moment, et nous pourrons causer sur cette affaire, monsieur. »

M. Pickwick prit un siège et un journal ; mais au lieu de lire ce dernier, il dirigea son rayon visuel par-dessus, afin d’examiner l’homme d’affaires. C’était un personnage d’un certain âge, dont le corps long et fluet était engaîné dans un étroit habit noir, dans une culotte sombre, dans de petites guêtres noires. Il semblait être partie essentielle de son bureau et paraissait avoir à peu près autant d’esprit et de sensibilité que lui.

Au bout de quelques minutes arriva Me Dodson, homme gros et gras, à l’air sévère, à la voix bruyante. La conversation commença immédiatement.

« Monsieur est M. Pickwick, dit Me Fogg.

– Ha ! ha ! monsieur, vous êtes le défendeur dans Bardell et Pickwick ?

– Oui, monsieur, répondit le philosophe.

– Eh bien, monsieur, reprit Me Dodson, que nous proposez-vous ?

– Ah ! dit Me Fogg en fourrant ses mains dans les poches de sa culotte et s’appuyant sur le dos de sa chaise ; qu’est-ce que vous nous proposez, monsieur Pickwick ?

– Silence, Fogg ! reprit Dodson. Laissez-moi entendre ce que M. Pickwick veut dire.

– Je sais venu, messieurs, répliqua notre sage, en regardant avec douceur les deux partners, je suis venu ici, messieurs, pour vous exprimer la surprise avec laquelle j’ai reçu votre lettre de l’autre jour et pour vous demander quels sujets d’action vous pouvez avoir contre moi ?

– Quels sujets !… s’écriait Me Fogg, lorsqu’il fut arrêté par Me Dodson.

– Monsieur Fogg, dit celui-ci, je vais parler.

– Je vous demande pardon, monsieur Dodson, répondit Fogg.

– Quant aux sujets d’action, monsieur, reprit Me Dodson, avec un air plein d’élévation morale ; quant aux sujets d’action, vous consulterez votre propre conscience et vos propres sentiments. Nous, monsieur, nous sommes entièrement guidés par les assertions de notre client. Ces assertions, monsieur, peuvent être vraies ou peuvent être fausses ; elles peuvent être croyables ou incroyables ; mais si elles sont croyables, je n’hésite pas à dire, monsieur, que nos sujets d’action sont forts et invincibles. Vous pouvez être un homme infortuné, monsieur, ou vous pouvez être un homme rusé ; mais si j’étais appelé comme juré, monsieur, et sur mon serment, à exprimer mon opinion sur votre conduite, je vous affirme, monsieur, que je n’hésiterais pas un seul instant. » Ici Me Dodson se redressa avec l’air d’une vertu offensée et regarda Me Fogg, qui enfonça ses mains plus profondément dans ses poches, et, secouant sagement sa tête ajouta d’un ton convaincu : « Très-certainement !

– Eh bien, monsieur, repartit M. Pickwick d’un air peiné, je vous assure que je suis un homme très-malheureux, au moins dans cette affaire.

– Je désire qu’il en soit ainsi, monsieur, répliqua Me Dodson. J’aime à croire que cela peut être, monsieur. Mais si vous êtes réellement innocent de ce dont vous êtes accusé, vous êtes plus infortuné que je ne croyais possible de l’être. Qu’en dites-vous monsieur Fogg ?

– Je dis absolument comme vous, répondit Me Fogg avec un sourire d’incrédulité.

– L’assignation qui commence l’action, monsieur, continua Me Dodson, a été délivrée régulièrement. Monsieur Fogg, où est notre registre ?

– Le voici, dit Me Fogg en lui passant un volume carré recouvert en parchemin.

– Voici l’enregistrement, continua Dodson. Middlesex, mandat : Veuve Martha Bardell versus Samuel Pickwick. Dommages-intérêts, 1500 guinées. Dodson et Fogg pour le demandeur, aug. 28, 183127. Tout est régulier, monsieur, parfaitement régulier. »

Ayant articulé ces mots, Me Dodson toussa et regarda Me Fogg. Me Fogg répéta : « Parfaitement, » et tous les deux regardèrent M. Pickwick.

Celui-ci dit alors : « Vous voulez donc me faire entendre que c’est réellement votre intention de poursuivre ce procès ?

– Vous faire entendre ! monsieur. Oui, apparemment, répondit Me Dodson, avec quelque chose qui ressemblait à un sourire autant que le lui permettait sa dignité.

– Et que les dommages-intérêts demandés sont réellement de quinze cents guinées ?

– Vous pouvez ajouter que si notre cliente avait suivi nos conseils, elle aurait réclamé le triple de cette somme.

– Je crois cependant, fit observer Me Fogg, en jetant un coup d’œil à Me Dodson, je crois que Mme Bardell a déclaré positivement qu’elle n’accepterait pas un liard de moins.

– Sans aucun doute, répliqua Me Dodson d’un ton sec ; » car le procès ne faisait que de commencer, et il ne convenait pas aux avoués de le terminer par un compromis, quand même M. Pickwick y aurait été disposé.

« Comme vous ne nous faites point de propositions, monsieur, continua Me Dodson, en déployant de sa main droite un morceau de parchemin, et tendant gracieusement, de sa gauche, un papier à M. Pickwick ; comme vous ne nous faites pas de propositions, monsieur, je vais vous offrir une copie de cet acte, dont voici l’original.

– Très-bien ! monsieur ; très-bien ! dit en se levant notre philosophe, dont la bile commençait à s’échauffer. Vous aurez de mes nouvelles par mon homme d’affaires.

– Nous en serons charmés, répondit Me Fogg en se frottant les mains.

– Tout à fait, ajouta Dodson, en ouvrant la porte.

– Et avant de vous quitter, messieurs, reprit M. Pickwick en se retournant sur le palier, permettez-moi de vous dire que de toutes les manœuvres honteuses et dégoûtantes…

– Attendez, monsieur, attendez, interrompit Me Dodson avec grande politesse. Monsieur Jackson ! monsieur Wicks !

– Monsieur ? répondirent les deux clercs, apparaissant au bas de l’escalier.

– Faites-moi le plaisir d’écouter ce que ce gentleman va dire. Allons ! monsieur, je vous en prie. Vous parliez, je crois, de manœuvres honteuses et dégoûtantes ?

– Oui, monsieur, s’écria M. Pickwick entièrement excité, je disais que de toutes les manœuvres honteuses et dégoûtantes auxquelles se livrent les fripons, celle-ci est la plus dégoûtante et la plus honteuse. Je le répète, monsieur.

– Vous entendez cela, monsieur Wicks ? cria Me Dodson.

– Vous n’oublierez pas ces expressions, monsieur Jackson ? ajouta Me Fogg.

– Peut-être, monsieur, reprit Dodson, peut-être que vous aimeriez à nous appeler escrocs ? Allons, monsieur, si cela vous fait plaisir, dites-le.

– Oui, s’écria M. Pickwick. Oui, vous êtes des escrocs !

– Très-bien, observa Dodson. J’espère que vous pouvez entendre de là-bas, monsieur Wicks ?

– Oh oui ! monsieur.

– Vous devriez monter quelques marches, ajouta Fogg.

– Poursuivez, monsieur, poursuivez. Vous feriez bien de nous appeler voleurs, monsieur. Ou peut-être que vous auriez du plaisir à nous maltraiter ? Vous le pouvez, monsieur, si cela vous fait plaisir. Nous ne vous opposerons pas la plus petite résistance. Allons, monsieur ! »

Comme M. Fogg se plaçait d’une manière fort tentante à proximité du poing fermé de M. Pickwick, il est fort probable que notre sage aurait cédé à ses sollicitations pressantes, s’il n’en avait pas été empêché. Mais Sam, en entendant la dispute, était sorti du bureau, avait escaladé l’escalier et saisi son maître par le bras.

« Allons, monsieur ! lui dit-il, donnez-vous la peine de venir par ici. C’est très-amusant de jouer au volant, mais pas quand les deux raquettes sont des hommes de loi et qu’ils jouent avec vous. C’est trop excitant pour être agréable. Si vous voulez vous soulager le cœur en bousculant quelqu’un, venez dans la cour et bousculez-moi. Avec ceux-là c’est une besogne un petit peu trop dépensière. »

Disant ces mots et sans plus de cérémonie, Sam emporta son maître à travers l’escalier, à travers la cour, et l’ayant déposé en sûreté dans Cornhill, se retira modestement derrière lui, prêt à le suivre en quelque lieu qu’il lui plût d’aller.

M. Pickwick marcha tout droit devant lui d’un air d’abstraction, traversa en face de Mansion-house et dirigea ses pas vers Cheapside. Sam commençait à s’émerveiller du chemin que prenait son maître, quand celui-ci se retourna et lui dit :

« Sam, je vais aller immédiatement chez M. Perker.

– C’est juste l’endroit où vous auriez dû aller d’abord, monsieur.

– Je le crois, Sam.

– Et moi j’en suis sûr et certain, monsieur.

– Bien ! bien ! Sam, j’irai tout à l’heure. Mais d’abord, comme j’ai été mis un peu hors de moi-même, j’aimerais à prendre un verre d’eau-de-vie et d’eau chaude. Où pourrai-je en avoir, Sam ? »

Sam connaissait parfaitement Londres, aussi répondit-il sans réfléchir un instant :

« La seconde cour à main droite, monsieur ; l’avant-dernière maison du même côté. Prenez la stalle qui est à côté du poêle, parce qu’il n’y a pas de pied au milieu de la table, comme il y en a à toutes les autres, ce qui est très-inconvénient. »

M. Pickwick observa scrupuleusement les indications de son domestique et entra bientôt dans la taverne qu’il lui avait indiquée. De l’eau-de-vie et de l’eau chaude furent promptement placées devant lui, et Sam, s’asseyant à une distance respectueuse de son maître, quoique à la même table, fut accommodé d’une pinte de porter.

La pièce où ils se trouvaient était fort simple et semblait sous le patronage spécial des cochers de diligence, car plusieurs gentlemen qui paraissaient appartenir à cette savante profession, fumaient et buvaient dans leurs stalles respectives. Parmi eux se trouvait un gros homme rougeaud, d’un certain âge, assis en face de M. Pickwick, et qui attira son attention. Le gros homme fumait avec grande véhémence, mais, à chaque demi-douzaine de bouffées, il ôtait sa pipe de sa bouche et examinait d’abord Sam, puis M. Pickwick. Ensuite il exécutait encore une demi-douzaine de bouffées, d’un air de méditation profonde, et recommençait à considérer notre philosophe et son acolyte. Enfin le gros homme, mettant ses jambes sur une chaise et appuyant son dos contre le mur, s’occupa d’achever sa pipe sans interruption, et tout en contemplant, au travers de sa fumée, les deux nouveaux venus, comme s’il avait été décidé à les étudier le plus possible.

Les évolutions du gros homme avaient d’abord échappé à Sam, mais voyant les yeux de M. Pickwick se diriger de temps en temps vers lui, il commença à regarder dans la même direction, puis il abrita ses yeux avec sa main comme si, ayant partiellement reconnu l’objet placé devant lui, il désirait s’assurer de son identité. Mais ses doutes furent promptement résolus, car le gros homme, ayant chassé un nuage épais de sa pipe, fit sortir de dessous le châle volumineux qui enveloppait sa gorge et sa poitrine une voix enrouée, semblable à quelque étrange essai de ventriloquisme, et prononça lentement ces mots :

« Eh bien ! Sammy ?

– Qu’est-ce que c’est que cela, Sam ? demanda M. Pickwick.

– Hé bien ! je ne l’aurais pas cru, monsieur, répondit Sam en ouvrant des yeux étonnés. C’est le vieux.

– Le vieux ! reprit M. Pickwick, quel vieux ?

– Mon père, monsieur. Comment ça va-t-il, mon ancien ? »

Et avec cette touchante ébullition d’affection filiale, Sam fit une place sur le siège à côté de lui pour le gros homme, qui venait le congratuler, pipe en bouche et pot en main.

« Hé ben ! Sammy ? dit le père, je ne t’ai pas vu depuis deux ans et mieux.

– C’est vrai ça, vieux farceur. Comment va la belle-mère ?

– Hé ben ! je vas te dire quoi, Sammy, reprit M. Weller senior d’une voix très-solennelle. I’ n’y a jamais évu une pus belle veuve que ma seconde. Une douce criature que c’était, Sammy, et tout ce que je peux dire à présent, c’est ça : pisqu’elle faisait une si extra-superfine veuve, c’est ben dommage qu’elle ait changé de condition. Elle ne réussit pas pour une femme, Sammy.

– Bah ! vraiment ? » demanda M. Weller junior.

M. Weller senior secoua la tête en répondant avec un soupir :

« J’ai fait la chose une fois de trop, Sammy, j’ai fait la chose une fois de trop. Prenez exemple sur vot’ père, mon garçon, et prenez ben garde aux veuves toute vot’ vie, espécialement si elles tiennent une auberge, Sammy. »

Ayant expectoré cet avis paternel, avec grand pathos, M. Weller senior tira de sa poche une boîte d’étain, remplit sa pipe, l’alluma avec les cendres de la précédente et recommença à fumer d’un grand train.

Après une pause considérable il s’adressa à M. Pickwick, en continuant le même sujet :

« Demande vot’ excuse, mossieu ; rien de personnel, j’espère, mossieu ? Vous n’avez pas empaumé une veuve ?

– Non, pas encore, répondit M. Pickwick en riant ; » et tandis que M. Pickwick riait, Sam informa son père à l’oreille des rapports qui existaient entre lui et ce gentleman.

« Demande vot’ excuse, mossieu, dit M. Weller en ôtant son chapeau ; j’espère que vous n’avez pas de reproches à faire à Sammy, mossieu ?

– Pas le moindre, répliqua M. Pickwick.

– Fort heureux d’apprendre ça, mossieu. J’ai pris beaucoup de peine pour son éducation, mossieu. J’y ai laissé rouler les rues tout petiot pour qu’il sache se tirer d’affaire tout seul, mossieu : la véritable méthode pour rendre un jeune homme malin.

– J’imaginerais que c’est une méthode un peu dangereuse, observa M. Pickwick avec un sourire.

– Et qui n’est pas pleine de certitude non plus, objecta Sam ; j’ai été régulièrement enfoncé l’autre jour.

– Non ? dit le père.

– Si, » reprit le fils ; et il raconta aussi brièvement que possible comment il avait été dupe des stratagèmes de Job Trotter.

M. Weller écouta ce récit avec l’attention la plus profonde, et lorsqu’il fut terminé :

« L’un de ces bijoux, dit-il, n’était-ce pas un grand efflanqué avec des cheveux noirs comme des chandelles et le don de l’oratoire très-galopant ? »

M. Pickwick n’entendait pas parfaitement le dernier item de cette description, mais comprenant le premier, il répondit : « Oui, » à tous hasards.

« Et l’aut’ gaillard, un toupet noir, en livrée violette, avec une très-grosse boule ?

– Oui, oui, c’est lui ! s’écrièrent vivement le maître et le valet.

– Alors je sais où qu’i’ sont remisés ; i’ sont à Ipswich, en bon état tous les deux.

– Impossible ! dit M. Pickwick.

– C’est un fait, répliqua M. Weller, et je vas vous dire comment je sais ça. Je travaille une voiture d’Ipswich de temps en temps, pour un camarade. Je l’ai menée juste le jour d’après la nuit oùs que vous avez attrapé le rhumatique, et je les ai ramenés juste au négrillon, à Chelmsford, et je les ai disposés droit à Ipswich oùs que le domestique, celui qu’est en violet, m’a dit qu’ils allaient rester pour longtemps.

– Je le suivrai, dit M. Pickwick. Nous pouvons visiter Ipswich aussi bien qu’un autre endroit. Je le suivrai.

– Vous êtes sûr et certain que c’était eux, gouverneur ? demanda Sam.

– Tout à fait, Sammy, tout à fait, car leur apparition est fort singulière. Outre ça, je me confondais de voir un gen’l’m’n si familier avec son valet. Pus qu’ ça ; comme i’s étaient assis derrière mon siège, je leu’s y ai entendu dire qu’ils avaient enfoncé le vieux Bouffe-la-balle.

– Le vieux quoi ? demanda M. Pickwick.

– Le vieux Bouffe-la-balle, mossieu, par quoi, ma coloquinte à couper, qu’ils parlaient de vous, mossieu. »

Il n’y a rien de positivement vil ni atroce dans l’appellation de vieux Bouffe-la-balle, mais cependant c’est une désignation qui n’est nullement respectueuse ni agréable. Le souvenir de tous les torts qu’il avait soufferts de Jingle s’était amassé dans l’esprit de M. Pickwick, du moment où M. Weller avait commencé à parler. Il ne fallait qu’une plume pour faire pencher la balance, et Bouffe-la-balle le fit.

« Je le suivrai, s’écria le philosophe en donnant sur la table un coup de poing emphatique.

– Je conduirai après-demain à Ipswich, mossieu : la voiture part du Taureau, dans White-Chapel ; si vous avez réellement envie d’y descendre, vous feriez mieux d’y descendre avec moi.

– C’est vrai, dit M. Pickwick. Très-bien. Je puis écrire à Bury et dire à ces messieurs de venir me retrouver à Ipswich. Nous irons avec vous. Mais ne vous en allez pas si vite, M. Weller, voulez-vous prendre quelque chose ?

– Vous êtes bien bon, mossieu, répondit M. Weller en s’arrêtant court. Peut-être qu’un petit verre d’eau-de-vie pour boire à vot’ santé et à la bonne chance de Sammy, ça ne ferait pas de mal. »

L’eau-de-vie fut apportée, et M. Weller, après avoir tiré son poil à M. Pickwick et adressé un signe gracieux à Sam, la fit descendre dans son large gosier comme s’il y en avait eu plein un dé.

« Bien exécuté, papa. Mais il faut prendre garde, vieux gaillard, ou bien vous vous ferez pincer par la goutte.

– J’ai trouvé pour ça un remède souverain, répliqua M. Weller en reposant son verre.

– Un remède souverain pour la goutte, s’écria M. Pickwick en tirant promptement son mémorandum, qu’est-ce que c’est ?

– La goutte, mossieu, la goutte est une maladie qu’elle est naquise de trop d’aises et de conforts. Si vous êtes jamais attaqué par la goutte, mossieu, vite épousez une veuve qu’a une bonne voix forte avec une idée décente de s’en faire usage, vous n’aurez pus jamais la goutte. C’est une proscription capitale, mossieu. Je la consomme régulièrement et je vous réponds qu’elle chasse toutes les maladies qu’est causée par trop de joyeuseté. »

Ayant communiqué ce secret inestimable, M. Weller vida son verre de nouveau, cligna de l’œil d’une manière prétentieuse, soupira profondément, et se retira avec lenteur.

« Eh bien ! Sam, que pensez-vous de ce qu’a dit votre père ? demanda M. Pickwick en souriant.

– Ce que j’en pense ? monsieur ; je pense qu’il est victime du matrimonial, comme disait le chapelain de la Barbe-Bleue, en l’enterrant avec une larme de pitié. »

Il n’y avait pas de réplique possible à l’à-propos de cette conclusion ; c’est pourquoi M. Pickwick, après avoir payé leur écot, reprit son chemin vers Grey’s Inn. Lorsqu’il atteignit ses grottes retirées, huit heures avaient sonné, et le flot incessant de gentlemen en pantalons crottés, en chapeaux gris déformés, en habits râpés, qui se précipitait par toutes les issues, l’avertit que la majorité des études était fermée pour ce jour-là.

Après avoir grimpé deux étages rapides et malpropres, M. Pickwick vit réaliser ses prévisions : la porte de M. Perker était close, et le morne silence qui suivit les coups répétés frappés par Sam, leur annonça suffisamment que les gens d’affaires s’étaient retirés pour la nuit.

« Voilà qui est bien contrariant, Sam. Je ne voudrais pourtant pas perdre un moment pour le voir. Je suis sûr que je ne pourrai pas fermer l’œil avant d’avoir confié cette affaire à un homme du métier.

– Voici une vieille qui monte les escaliers, monsieur, répliqua Sam. Peut-être qu’elle sait où nous pourrons trouver quelqu’un. Ohé ! vieille lady, où est les gens de M. Perker ?

– Les gens de M. Perker, dit une vieille femme maigre et misérable, en s’arrêtant pour respirer après avoir monté l’escalier ; les gens de M. Perker est parti et moi je vas pour faire le bureau.

– Êtes-vous servante de M. Perker ? demanda M. Pickwick.

– Je suis sa blanchisseuse.

– Ah ! dit M. Pickwick, pour l’édification exclusive de son domestique, c’est une curieuse circonstance, Sam, que, dans ces inns28, ils appellent les femmes de ménage des blanchisseuses. Je ne comprends pas pourquoi.

– Je me figure, monsieur, que c’est parce qu’elles ont une aversion mortelle à laver quelque chose.

– Cela ne m’étonnerait pas, » répondit M. Pickwick en regardant la vieille femme. En effet, son apparence, comme la tenue du bureau, qu’elle venait d’ouvrir, indiquait une antipathie enracinée contre l’emploi du savon et de l’eau.

« Ma bonne femme, reprit M. Pickwick, savez-vous où je puis trouver M. Perker ?

– Non, je n’en sais rien, répliqua-t-elle d’une voix aigre ; il est hors de la ville, maintenant.

– Cela est bien malheureux ! Et où est son clerc, savez-vous ?

– Oui, je le sais, mais i’ me remercierait drôlement de vous le dire.

– J’ai des affaires très-particulières avec lui.

– Ça ne peut pas se faire demain matin ?

– Pas aussi bien.

– Eh bien, si c’est quelque chose de très-particulier, je puis dire où il est. Ainsi je suppose qu’il n’y a pas de mal à le dire. Si vous allez à la Souche et la Pie et que vous demandiez au comptoir M. Lowten. Ils vous introduiront, et c’est le clerc de M. Perker. »

Avec ces instructions, et ayant appris de plus que l’hôtellerie en question était au fond d’une cour, heureusement située entre Clare-Market et New Inn, M. Pickwick et Sam descendirent en sûreté l’escalier raboteux et se mirent en quête de la Souche et la pie.

Cette taverne favorite, consacrée aux orgies nocturnes de M. Lowten et de ses compagnons, était ce que des gens ordinaires appellent un bouchon. Une petite échoppe adossée à la muraille et sous-louée à un cordonnier en vieux, marquait suffisamment que le propriétaire de la Pie était un homme disposé à gagner de l’argent ; en même temps que la protection par lui accordée à un vendeur de petits pâtés, qui débitait ses chatteries sans crainte d’interruption sur le pas même de la porte, démontrait évidemment que ledit propriétaire possédait un esprit philanthropique. Deux ou trois pancartes imprimées, faisant allusion à du cidre de Devonshire et à de l’eau-de-vie de Dantzig, pendaient aux carreaux inférieurs des fenêtres, décorées de rideaux safran, tandis qu’un large écriteau noir annonçait, en lettres blanches, au public savant, qu’il y avait cinq cent mille barils de double bière dans les celliers de la maison, laissant l’esprit dans un état de doute fort agréable quant à la direction précise dans laquelle on pouvait supposer que cette immense caverne s’étendait dans les entrailles de la terre. Nous aurons décrit autant qu’il est nécessaire l’extérieur de l’édifice, lorsque nous aurons ajouté que l’enseigne antique étalait la figure à moitié effacée d’une pie contemplant attentivement une ligne tortueuse de couleur brune, que les voisins avaient été habitués dès l’enfance à reconnaître pour la souche.

Lorsque M. Pickwick se présenta au comptoir, il fut reçu par une femme d’un certain âge qui sortit de derrière un paravent.

« M. Lowten est-il ici, madame ?

– Oui, monsieur, il y est. Charley, introduisez le gentleman auprès de M. Lowten.

– Le gen’l’m’n peut pas entrer à c’t’ heure, répondit un jeune Ganymède à la tête rousse. M’sieu Lowten i’ chante une chanson farce, et ça l’interloquerait. Ça ne sera pas bien long, m’sieu. »

Le Ganymède roux avait à peine cessé de parler, lorsque le cliquetis des verres et le tonnerre des coups frappés sur la table annoncèrent que la chanson était terminée. M. Pickwick engagea Sam à se délasser dans la buvette, et suivit son introducteur.

Sur cette annonce : « Un gen’l’m’n pour vous parler, m’sieu. »

Un jeune homme bouffi, qui remplissait le fauteuil au sommet de la table, leva la tête, regarda avec quelque surprise dans la direction d’où portait la voix, et sa surprise ne fut aucunement diminuée lorsqu’il reconnut qu’il ne connaissait nullement l’individu sur lequel se reposaient ses yeux.

« Je vous demande pardon, monsieur, dit M. Pickwick, et je suis aussi très-fâché de déranger ces messieurs, mais je viens pour une affaire pressante. Si vous voulez me permettre de vous entretenir au bout de cette chambre pendant cinq minutes, je vous serai fort obligé. »

Le jeune homme bouffi se leva, et, tirant une chaise dans un coin obscur de la salle, écouta attentivement le récit des infortunes de M. Pickwick. Lorsqu’il fut terminé : « Ah ! dit-il, Dodson et Fogg ! habiles dans la pratique ! hommes d’affaires, bien malins, monsieur ! »

M. Pickwick admit la malice de Dodson et Fogg, et M. Lowten poursuivit :

« Perker n’est pas dans la ville et n’y reviendra pas avant la fin de la semaine prochaine ; mais si vous voulez faire défendre à l’action, vous n’avez qu’à me laisser cette copie, je pourrai faire tout ce qui est nécessaire jusqu’à son retour.

– C’est précisément pour cela que je suis venu ici, répliqua M. Pickwick en tendant le document. S’il arrive quelque chose de nouveau vous pouvez m’écrire, poste restante, à Ipswich.

– C’est fort bien, » répondit le clerc de Me Perker ; et, voyant les regards de M. Pickwick se diriger curieusement vers la table, il ajouta : « Voulez-vous rester avec nous pour une demi-heure ? Nous avons fameuse compagnie ce soir. Il y a Samkin, et le premier clerc de Green, et Smithers, et la chancellerie de Price, et Pimkins, et Thomas… il chante à ravir ; et Jack Bamber, et beaucoup d’autres. Vous arrivez de la campagne, je suppose : voulez-vous vous joindre à nous ? »

M. Pickwick ne pouvait laisser échapper une occasion si séduisante d’étudier la nature humaine : il se laissa mener vers la table, fut présenté formellement à la compagnie, prit un siège auprès du président et fit venir un verre de son breuvage favori.

Un profond silence s’ensuivit, contrairement à l’attente de M. Pickwick. Enfin son voisin de droite, gentleman qui étalait des boutons de mosaïque sur une chemise rayée, lui dit en ôtant avec deux doigts son cigare de sa bouche :

« J’espère que cela ne vous incommode pas, monsieur ?

– Pas le moins du monde, répliqua M. Pickwick. J’en aime beaucoup l’odeur, quoique je ne fume pas moi-même.

– Je serais bien fâché d’en dire autant, observa un autre gentleman du côté opposé de la table. Ma pipe, c’est pour moi la table et le logement. »

M. Pickwick examina celui qui parlait ainsi et ne put s’empêcher de penser que tout aurait été pour le mieux, si sa pipe avait aussi été pour lui le blanchissage.

Il y eut une autre pause. M. Pickwick était un étranger, et son arrivée avait évidemment refroidi les assistants.

« M. Grundy va régaler la compagnie d’une chanson, dit le président.

– Non, il ne la régalera pas, répliqua M. Grundy.

– Pourquoi ? demanda le président.

– Parce que je ne peux pas.

– Vous feriez mieux de dire que vous ne voulez pas.

– Eh bien ! alors, parce que je ne veux pas. »

Un autre silence fut occasionné par ce refus positif de régaler la compagnie.

« Personne ne nous mettra-t-il en train ? dit le président d’un ton dubitatif.

– Pourquoi ne nous mettez-vous pas en train vous-même, monsieur le président, » fit observer du bout de la table un jeune gentleman avec des moustaches, un œil louche et un col de chemise rabattu.

« Écoutez ! écoutez ! » cria le fumeur aux joyaux de clinquant.

Le président répliqua : « Parce que je viens de chanter la seule chanson que je sache, et que celui qui chante deux fois la même chanson dans une soirée est à l’amende d’une tournée. »

C’était une raison sans réplique, aussi fut-elle suivie d’un nouveau silence.

M. Pickwick, désirant susciter un sujet qui pût être discuté par tout le monde, éleva la voix et parla en ces termes :

« J’ai été ce soir, gentlemen, dans un endroit que vous tous connaissez parfaitement sans aucun doute, mais où je n’avais pas mis le pied depuis bien des années et que je connais fort peu. Je veux parler de Gray’s Inn. Ces vieux hôtels sont de curieux recoins, dans une grande ville comme Londres.

– Par Jupiter, murmura le président à M. Pickwick, vous êtes tombé sur un sujet qui fera causer l’un de nous, du moins. Vous allez tirer de sa coquille le vieux Jack Bamber. On ne l’a jamais entendu parler sur autre chose que sur les Inns. Il y a vécu si longtemps tout seul qu’il en est devenu à moitié fou. »

L’individu dont parlait M. Lowten était un vieux petit homme, aux épaules élevées, qui avait l’habitude de se pencher en avant quand il était silencieux, et qui, pour cette raison, n’avait pas été remarqué de M. Pickwick. Mais lorsque le vieux homme leva sa face jaune et décharnée, et fixa sur lui ses yeux gris pleins de finesse et de pénétration, notre illustre observateur s’étonna que des traits aussi singuliers eussent pu échapper un seul instant à son attention. Un sourire chagrin contractait perpétuellement la figure du vieillard ; il appuyait son menton sur une grande main maigre, dont les ongles étaient d’une longueur extraordinaire ; son regard pénétrant et fixe luisait sous d’épais sourcils grisonnants ; enfin il y avait dans toute l’expression de sa physionomie quelque chose d’étrange, de sauvage, de rusé, qui rendaient son aspect tout à fait repoussant.

Telle était la figure qui se redressa tout à coup et d’où jaillit un torrent de paroles brûlantes. Cependant comme ce chapitre est déjà bien long, et comme le vieux homme est un personnage notable, il sera plus respectueux pour lui et plus commode pour nous, de le laisser parler dans un nouveau chapitre.

Chapitre XXI. Dans lequel le vieux homme se lance sur son thème favori, et raconte l’histoire d’un drôle de client. §

« Ha ! ha ! dit le vieux homme dont nous avons donné une courte description dans le précédent chapitre, ha ! ha ! qui parle des Inns ?

– C’est moi, monsieur, répondit M. Pickwick. Je remarquais que ce sont de vieux endroits bien singuliers.

Vous ! repartit le vieux homme d’un ton méprisant. Que pouvez-vous savoir du temps où les jeunes gens s’enfermaient dans ces chambres solitaires, et lisaient, et lisaient, heure après heure, nuit après nuit, jusqu’à ce que leur raison fût altérée par leurs études nocturnes, jusqu’à ce que les forces de leur esprit fussent épuisées, jusqu’à ce que la lumière du matin ne leur apportât plus ni fraîcheur ni santé ; si bien qu’ils finissaient par périr après avoir dévoué inutilement leurs jeunes énergies à de vieux bouquins desséchés. Vous, qui êtes venu plus tard, à une époque toute différente, que savez-vous de cet affaissement graduel par une lente consomption, ou de ces ravages rapides de la fièvre, résultat de la débauche et de la dissipation, pour les habitants de ces chambres sombres ? Savez-vous combien de plaideurs, après avoir vainement imploré la merci des hommes de loi, s’en sont allés, le cœur brisé, chercher du repos dans la Tamise ou un refuge dans la prison ? Il n’y a pas un panneau, dans les vieilles boiseries, qui ne pût faire un récit plein d’horreur sur le roman de la vie, de la vie réelle, monsieur ! Tout prosaïques que ces hôtels puissent vous sembler maintenant, je vous dis qu’ils sont remplis d’affreux mystères ; et j’aimerais mieux entendre, à minuit, bien des légendes ornées d’un titre terrible, que la véritable histoire d’une de ces chambres antiques. »

Il y avait quelque chose de si singulier dans l’énergie soudaine du vieillard et dans le sujet qui l’avait réveillé, que M. Pickwick ne trouva point de paroles prêtes pour lui répondre. Cependant le vieillard, réprimant son impétuosité et reprenant l’air goguenard que l’excitation du moment lui avait fait perdre, poursuivit en ces termes :

« Regardez-les sous un autre aspect moins romantique. Quels admirables instruments de lente torture ! Pensez au pauvre homme qui a dépensé tout ce qu’il possédait, qui s’est réduit à la mendicité, qui a rançonné ses amis pour entrer dans une profession où il ne gagnera jamais un morceau de pain. L’attente, l’espoir, le désappointement, la crainte, le malheur, la pauvreté, les espérances anéanties, la carrière perdue, le suicide, peut-être, ou mieux encore, l’ivrognerie en guenilles, en savates ! voilà ce que l’on trouve dans ces sombres demeures. Ne sont-ce pas là de drôles d’hôtels, hein ? »

Le vieillard se frottait les mains en ricanant, enchanté d’avoir placé son sujet favori sous un nouveau point de vue ; M. Pickwick le considérait avec curiosité, et le reste de la compagnie souriait et regardait en silence.

« Vous parlez de vos universités allemandes, poursuivit le petit vieillard, pouh ! pouh ! Il y a assez de poésie ici, à côté de nous, sous nos yeux ; seulement personne n’y pense.

– Certainement, dit en riant M. Pickwick, je n’ai jamais pensé à la poésie de ces endroits-là.

– Sans doute, vous n’y avez pas pensé : naturellement. C’est comme un de mes amis qui me disait souvent : « Qu’est-ce qu’il y a de particulier dans ces vieilles maisons ? – Drôles de vieux endroits, répondais-je. – Pas du tout, disait-il. – Solitaires, reprenais-je. – Pas le moins du monde, » disait-il. Un matin, comme il allait ouvrir sa porte pour sortir, il tomba frappé d’apoplexie foudroyante. Il est tombé la tête dans sa propre boîte à lettres. Il resta là pendant dix-huit mois. Tout le monde le crut parti de la ville.

– Et comment fut-il trouvé, à la fin ? demanda M. Pickwick.

– Comme il n’avait pas payé son loyer depuis deux ans, on se détermina à entrer d’autorité. En effet, la serrure fut forcée, et un cadavre desséché, en habit bleu, en culotte noire, en bas de soie, tomba dans les bras du portier qui ouvrait la porte. C’est drôle, ça ? assez drôle peut-être ? assez drôle, eh ? » Et le petit vieillard pencha sa tête encore plus sur son épaule, en frottant ses mains avec un indicible plaisir.

« Je sais une autre aventure du même genre, reprit-il, quand sa joie fut un peu calmée. Elle arriva dans Clifford’s Inn. Un locataire, sous les toits, mauvaise réputation, s’enferme dans le cabinet de sa chambre à coucher et prend une dose d’arsenic. L’intendant croit qu’il est décampé, ouvre sa porte et met écriteau. Un autre homme arrive, loue la chambre, la meuble et vient l’habiter. Mais, d’une manière ou d’une autre, il ne peut pas dormir. Toujours agité, inconfortable : C’est bien drôle ! se dit-il. Je ferai ma chambre à coucher dans l’autre pièce, et celle-ci sera mon cabinet. Il fait l’échange et dort très-bien la nuit, mais soudainement il devient incapable de lire le soir ; il se trouve nerveux, inquiet, et ne peut rien faire que de moucher sa chandelle ou de regarder autour de soi. « Je n’y comprends rien, » se dit-il un soir qu’il revenait de la comédie et buvait un verre de grog froid, le dos appuyé sur le mur, pour ne pas pouvoir s’imaginer qu’il y eût quelqu’un derrière lui. « Je n’y comprends rien, » se dit-il, et justement ses yeux s’arrêtent sur le petit cabinet qui était toujours resté fermé en dedans. Un frisson le saisit des pieds à la tête. « J’ai déjà éprouvé cette étrange sensation, pense-t-il. Je ne puis pas m’empêcher d’imaginer qu’il y a quelque mystère dans ce cabinet… » En même temps, il fait un effort, rassemble tout son courage, brise la serrure avec le fourgon, ouvre la porte, et là, ma foi ! il découvre, debout dans un coin, le dernier locataire, tenant une petite bouteille dans sa main crispée, et dont le visage portait les traces affreuses d’une mort violente. »

Ayant ainsi parlé, le vieux homme recommença à ricaner, en promenant ses regards refrognés sur les visages étonnés et attentifs de ses auditeurs.

« Quelles choses étranges vous nous dites là, monsieur ! s’écria M. Pickwick en observant minutieusement les traits du vieillard, au moyen de ses lunettes.

– Étranges ? reprit celui-ci, nullement. Vous les trouvez étranges parce qu’elles sont nouvelles pour vous. Elles sont farces, mais ordinaires.

– Farces ! s’écria M. Pickwick involontairement.

– Oui, farces ! n’est-il pas vrai ? » répliqua le petit vieillard avec un ricanement diabolique ; et alors sans attendre une réponse, il continua :

« Il y a une quarantaine d’années, je connaissais un autre individu qui loua, dans un des plus anciens Inns, un appartement vieux, humide, moisi, demeuré vacant et fermé depuis des années, des siècles. Il courait une quantité d’histoires de vieilles femmes sur ce logement-là, et certainement il était loin d’être gai ; mais la pauvreté rongeait notre homme, et quand ces chambres auraient été dix fois pires, leur bon marché l’aurait décidé. Il fut obligé de racheter quelques vieux meubles qui étaient scellés à la muraille, et entre autres une grande armoire à papiers, avec de grandes portes vitrées, garnies en dedans de rideaux verts. C’était un meuble fort inutile pour lui, car il n’avait pas de papiers à y mettre, et quant à ses vêtements il les portait toujours sur son dos, sans se fatiguer, encore. C’est bien. Il fait donc porter tous ses meubles, et il n’en avait pas la charge d’un brancard ; il éparpille ses quatre chaises dans la chambre pour leur faire faire, autant que possible, la figure d’une douzaine, et, le soir venu, il se met à boire auprès du feu le premier verre d’un gallon d’eau-de-vie qu’il avait acheté à crédit. Tout en buvant, il se demandait à lui-même si l’eau-de-vie serait jamais payée, et dans ce cas, au bout de combien d’années, lorsque ses yeux vinrent à tomber sur les portes vitrées de l’armoire de chêne. « Ah ! se dit-il, si je n’avais pas été obligé de prendre ce vilain bahut à l’estimation du vieux brocanteur, j’aurais pu avoir pour mon argent quelque chose de plus confortable. Je vous dirai ce qui en est, vieille ganache, ajouta-t-il en parlant tout haut à l’armoire, seulement parce qu’il n’avait personne autre à qui parler ; s’il ne fallait pas plus de peine pour briser votre vilaine carcasse qu’elle ne me ferait de profit, vous allumeriez mon feu en moins de rien. » Il avait à peine prononcé ces paroles qu’un son, ressemblant à un faible gémissement, parut sortir de l’armoire. Notre homme en fut effrayé d’abord, mais réfléchissant ensuite que ce bruit devait être produit par quelque voisin qui rentrait chez lui de bonne humeur, il mit ses pieds sur le garde-feu et leva le poker pour remuer le charbon de terre. En ce moment le même son fut répété, l’une des portes vitrées s’ouvrit lentement et laissa voir, debout dans l’armoire, la figure d’un grand homme, couvert de vêtements sales et déchirés. Son visage pâle et maigre semblait rongé de chagrin, et il y avait dans la couleur de sa peau, dans ses formes de squelette, dans toute sa contenance, enfin, quelque chose qui n’appartenait pas à un habitant de ce monde. « Qui êtes-vous ? balbutia le nouveau locataire devenu plus blanc que sa chemise, et balançant toutefois dans sa main le poker, de manière à ajuster assez décemment la figure surnaturelle. Qui êtes-vous ? – Ne me jetez pas ce poker, répliqua le revenant. Vous auriez beau me viser en plein, il passerait au travers de moi sans résistance et ne frapperait que le fond de l’armoire. Je suis un esprit. – Et que me voulez-vous, s’il vous plaît ? repartit le locataire d’une voix tremblante. – Dans cette chambre, répliqua l’apparition, s’est consommée ma ruine terrestre. Dans cette chambre, j’ai été réduit à la mendicité, ainsi que mes enfants. Dans cette armoire s’accumulèrent chaque année les papiers d’un long, d’un éternel procès. Dans cette chambre, lorsque je mourus de chagrin, de désespoir, deux rusés vampires se partagèrent les richesses pour lesquelles j’avais empoisonné mon existence, et dont ils ne laissèrent pas un liard à mes pauvres enfants. Je les ai si bien épouvantés que je les ai fait déguerpir de ces lieux ; et depuis, afin de revoir le théâtre de mes longues misères, j’y reviens toutes les nuits, seule époque où je puisse encore visiter votre planète. Cet appartement est à moi. Laissez-le-moi. – Si vous insistez pour revenir dans cette chambre, répondit le locataire, qui avait eu le temps de se recueillir pendant le prolixe récit du revenant, je vous en quitterai la possession avec le plus grand plaisir ; mais, si vous me le permettez, je désirerais vous adresser une question. – Parlez, dit l’esprit d’une voix sévère. – Eh bien ! reprit notre homme, je ne veux pas vous appliquer personnellement mon observation, puisqu’elle est commune à tous les esprits dont j’ai entendu parler, mais il me semble un peu… inconséquent, que vous reveniez toujours exactement aux lieux où vous avez été le plus malheureux, lorsque vous avez la facilité de visiter les plus beaux pays de la terre, puisque l’espace ne doit rien être pour vous. – Ma foi ! cela est vrai ! je n’y avais jamais pensé, répliqua le revenant. – Vous voyez, monsieur, poursuivit le locataire, que cette chambre est bien misérable. D’après l’apparence de cette armoire, j’oserais dire qu’il n’y manque point de punaises ; et réellement j’imagine que vous pourriez trouver un domicile beaucoup plus confortable, sans parler du climat de Londres, qui est extrêmement peu flatteur. – Vous avez tout à fait raison, monsieur, répondit l’esprit avec politesse. Je n’avais jamais pensé à cela. Je vais essayer immédiatement du changement d’air. » En effet, tout en parlant, il commença à s’évanouir ; ses jambes étaient déjà entièrement disparues, lorsque le locataire le rappela. « Monsieur, lui cria-t-il, vous rendriez un bien grand service à la société si vous vouliez avoir la bonté de suggérer aux autres ladies et gentlemen qui s’occupent à hanter les vieilles maisons, qu’ils pourraient être beaucoup plus confortablement ailleurs. – Je n’y manquerai pas, répondit le revenant. Il faut en vérité que nous soyons bien bêtes, nous autres esprits, pour n’avoir point trouvé cela. Je ne me pardonne point d’avoir été si stupide ! » En disant ces mots, le revenant disparut, et ce qui est remarquable, ajouta le vieux homme en jetant un regard malin autour de la table, il ne revint jamais.

« Ce n’est pas mauvais, si c’est vrai, dit l’homme aux boutons de mosaïque en allumant un nouveau cigare.

– Si ! s’écria le vieillard d’un air excessivement méprisant. Voyez-vous, continua-t-il en se tournant vers Lowten, je ne serais pas bien étonné qu’il finit par dire que l’histoire du singulier client que nous avions, quand j’étais chez l’avoué, n’est pas vraie non plus.

– Oh ! cette histoire-là, je n’en dirai rien du tout, car je ne l’ai jamais entendue, répondit l’homme aux bijoux de clinquant.

– Monsieur, dit M. Pickwick, je souhaiterais fort que vous voulussiez bien nous la raconter.

– Oh ! oui, ajouta Lowten, racontez-la. Personne ici ne l’a entendue, excepté moi, et je l’ai presque oubliée. »

Le vieux homme regarda autour de la table et ricana plus horriblement que jamais, en remarquant l’attention peinte sur tous les visages. Ensuite, frottant son menton avec sa main et contemplant le plafond, comme pour rafraîchir sa mémoire, il commença ainsi qu’il suit :

HISTOIRE D’UN SINGULIER CLIENT.

Il n’importe guère où ni comment j’ai appris cette courte histoire ; si je vous la racontais dans l’ordre où je l’ai sue, je commencerais par le milieu, et quand je serais arrivé à la conclusion, je retournerais en arrière chercher un commencement. Il suffira de vous dire que quelques-uns des événements se sont passés devant mes yeux. Quant aux autres, je sais qu’ils sont arrivés, et plusieurs personnes encore vivantes ne se les rappellent que trop bien.

Dans la grande rue du faubourg de Londres, près de l’église Saint-George, et du même côté de la rue, se trouve, comme presque tout le monde le sait, une petite prison pour dettes, nommée Marshalsea. Quoiqu’elle ne ressemble plus guère à l’infâme cloaque d’autrefois, cependant, dans son état amélioré, elle offre encore peu de tentation pour les extravagants, peu de consolation pour les imprévoyants. L’assassin condamné jouit, dans Newgate, d’une cour plus vaste et plus aérée qu’il n’y en a dans la prison de Marshalsea, pour le débiteur insolvable.

Que ce soit une idée, que ce soit à cause des vieux souvenirs que me rappelle cette partie de Londres, je ne puis la supporter. La rue est large ; les boutiques sont spacieuses ; le bruit des voitures, des passants, des industries actives, y résonne depuis le matin jusqu’à minuit ; mais les rues d’alentour sont étroites et sales ; la pauvreté, la débauche suppurent de toutes les allées ; l’infortune et le besoin sont renfermés dans la sombre prison ; un air de tristesse, de désolation, semble, à mes yeux du moins, être répandu sur les alentours et leur communiquer une teinte maladive et dégoûtante.

Bien des gens dont les yeux se sont depuis fermés dans la tombe, ont commencé par contempler assez légèrement cette scène, en entrant pour la première fois dans la vieille prison de la Marshalsea ; car le désespoir vient rarement avec les premières atteintes de l’infortune. Le nouveau prisonnier se confie aux amis qu’il n’a pas éprouvés encore ; il se rappelle les nombreuses offres de services qui lui ont été faites, lorsqu’il n’en avait pas besoin ; dans son inexpérience heureuse, il conserve l’espérance, fleur salutaire, que le premier vent de l’adversité fait courber à peine, qui se redresse et fleurit de nouveau pendant quelque temps, et qui peu à peu se fane et se dessèche sous l’influence des désappointements et de l’oubli. Alors les yeux se creusent et deviennent hagards ; les joues pâles et maigres se collent sur les os ; le manque d’air et d’exercice, la faim plus terrible encore, détruisent le prisonnier. À l’époque dont nous parlons, on pouvait dire, sans aucune métaphore, que les pauvres débiteurs pourrissaient dans la prison, sans aucun espoir d’en sortir vivants. De semblables atrocités n’existent plus au même degré, mais il en reste encore suffisamment pour enfanter des misères qui font saigner le cœur.

Il y a trente ans environ, une jeune femme, avec son enfant, se présentait de jour en jour à la porte de la prison, dès que le soleil paraissait et avec autant de régularité que lui. Elle venait pour voir son mari, emprisonné pour dettes ; souvent, après une nuit inquiète et sans sommeil, elle arrivait à cette porte une heure trop tôt, et alors, s’en retournant d’un air doux et résigné, elle menait son enfant sur le vieux pont, l’élevait dans ses bras sur le parapet, et lui montrait, pour le distraire, la Tamise étincelante sous les rayons du soleil levant, et déjà animée par mille préparatifs de travail et de plaisir. Mais bientôt elle remettait l’enfant par terre et se prenait à pleurer amèrement, car nulle expression d’amusement ou d’intérêt n’était venu éclairer le visage pâle et amaigri qu’elle aimait tant à contempler. Hélas ! ce pauvre enfant ne comptait que des souvenirs d’une seule espèce, souvenirs qui se rattachaient à la pauvreté, aux malheurs de ses parents. Durant de longues heures, il restait assis sur les genoux de sa mère, et considérait avec une sympathie enfantine les larmes qui coulaient le long de ses joues ; puis il se traînait silencieusement dans un coin sombre, où il s’endormait en pleurant. Les pénibles réalités du monde, avec ses plus dures privations, la faim, la soif, le froid, tous les besoins, étaient à demeure dans sa maison, depuis les premières lueurs de son intelligence ; et quoiqu’il eût encore les formes de l’enfance, il n’en avait plus ni le cœur léger, ni le rire joyeux, ni les yeux brillants.

Son père et sa mère étudiaient la pâleur de son visage, et leurs regards se rencontraient ensuite avec des pensées de désespoir, qu’ils n’osaient exprimer par des paroles. L’homme vigoureux, bien portant, qui aurait pu supporter toutes les fatigues d’une vie active, se consumait dans la longue inaction, dans l’atmosphère malsaine d’une prison populeuse. La femme délicate et fragile s’affaissait sous les maux combinés de l’esprit et du corps. Quant au jeune enfant, son cœur était déjà brisé.

L’hiver arriva, et avec l’hiver des semaines entières de pluies froides et tristes. La pauvre femme était venue demeurer dans une misérable chambre, près de la prison de son mari, et quoique leur pauvreté croissante fût la cause de ce changement, elle se trouvait plus heureuse alors, car elle était plus près de lui. Pendant deux mois elle vint comme à l’ordinaire attendre, avec son enfant, l’ouverture de la porte. Un matin, elle ne vint pas : c’était la première fois. Un autre matin, elle vint seule : l’enfant était mort.

Ils savent peu, ceux qui parlent légèrement des pertes du pauvre comme d’une heureuse cessation de douleurs pour celui qui n’est plus, comme d’une économie providentielle pour le survivant ; ils savent peu quelle agonie causent ces pertes. Un regard silencieux d’affection, quand tous les autres regards se détournent froidement ; la conscience que nous possédons la sympathie d’un être humain, lorsque tous les autres nous ont abandonnés : c’est là une consolation, un soutien, un appui, que nulle richesse ne peut payer, que ne peut donner nul pouvoir. L’enfant était resté, pendant des heures entières, assis aux pieds de ses parents, avec ses petites mains pressées dans les leurs ; avec son visage maigre et pâle levé vers leur visage. Ils l’avaient vu s’étioler de jour en jour ; mais quoique sa courte existence eût été privée de toute joie, quoiqu’il reposât maintenant dans cette paix qu’il n’avait jamais connue sur la terre, cependant ils étaient ses parents, et sa perte pénétra profondément dans leur cœur.

Il était clair pour ceux qui regardaient la figure épuisée de la jeune mère, qu’elle n’avait plus de longues épreuves à subir. Les camarades de prison de son mari craignaient de troubler tant de douleurs et de misères, et lui laissaient à lui seul la petite chambre qu’il avait d’abord partagée avec deux compagnons. La jeune femme l’occupait avec lui ; elle languissait sans souffrances, mais sans espoir, et sa vie s’éteignait doucement.

Un soir elle s’était évanouie dans les bras de son mari, et il l’avait portée à la fenêtre ouverte, pour la ranimer par la sensation de l’air. La lumière de la lune, en tombant sur son pâle visage, lui montra tant d’altération dans ses traits qu’il chancela, comme un faible enfant, sous le fardeau qui lui était si cher.

« Asseyez-moi, George, » dit-elle d’une voix faible. Il obéit, et s’asseyant auprès d’elle, il couvrit son front de ses mains et fondit en larmes.

« Il est bien dur de vous quitter, George ; mais c’est la volonté de Dieu, et vous devez supporter cela pour l’amour de moi. Oh ! combien je le remercie de nous avoir pris d’abord notre enfant ! Il est heureux ; il est dans le ciel maintenant. Que serait-il devenu ici, sans sa mère ?

– Vous ne mourrez pas, Mary ! non, vous ne mourrez pas ! » s’écria le mari en se levant. Il fit le tour de la chambre, avec violence, en se frappant le front de ses poings fermés ; puis, se rasseyant auprès de sa femme et la supportant dans ses bras, il ajouta avec plus de calme : « Remettez-vous, je vous en prie, ma chère enfant. Reprenez courage ; vous vivrez encore.

– Non, George, non, je le sens bien. Faites-moi mettre près de mon pauvre enfant, maintenant ; mais promettez-moi que si jamais vous quittez cette affreuse demeure, si vous devenez riche, vous nous ferez transporter dans quelque paisible cimetière de village, loin, bien loin d’ici, pour que nous puissions nous y reposer en paix. Cher George, me le promettez-vous ?

– Oui, oui, dit le pauvre homme en se jetant à genoux devant elle. Répondez-moi, Mary ! encore un mot ! un regard ! un seul ! »

Il cessa de parler, car le bras qui serrait son cou était roide et pesant. Un profond soupir s’échappa de la poitrine desséchée de la jeune femme, ses lèvres remuèrent, un sourire se joua sur son visage, mais les lèvres étaient blanches, le sourire devint fixe et glacé : George Heyling était seul dans le monde !

Cette nuit, dans le silence et la désolation de sa chambre lugubre le misérable époux s’agenouilla auprès de ce qui n’était plus qu’un cadavre, et appela Dieu à témoin du serment effroyable qu’il faisait de venger la mort de sa femme et de son enfant ; de dévouer le reste de son existence à ce seul but ; d’obtenir une vengeance prolongée et terrible ; de nourrir une haine éternelle, inextinguible, et d’en poursuivre l’objet à travers le monde entier.

Un désespoir surnaturel, une rage démoniaque avaient fait de si affreux ravages sur sa figure, dans cette seule nuit, que le lendemain matin ses compagnons se reculaient avec effroi lorsqu’il passait auprès d’eux. Ses yeux étaient lourds et sanglants, son visage cadavéreux, son corps voûté comme par l’âge. Dans la violence de ses angoisses mentales, il avait mordu sa lèvre inférieure, et le sang, coulant de la blessure, avait souillé son menton, sa cravate, sa chemise. Pas une larme, pas un soupir, pas une plainte ne lui échappait ; mais l’égarement de ses regards, l’irrégularité de ses pas, tandis qu’il arpentait la cour, toute sa contenance, enfin, révélait la fièvre qui le dévorait intérieurement.

Il était nécessaire que le corps de sa femme fût enlevé sans délai de la prison. Il en reçut l’avis avec calme et en reconnut la convenance. Presque tous les prisonniers s’étaient assemblés pour voir cet enlèvement. Ils se rangèrent des deux côtés lorsque George Heyling parut. Il s’avança d’un pas précipité ; il se plaça dans un petit espace grillé, auprès de la porte d’entrée : la foule s’en retira par un sentiment instinctif de délicatesse. Bientôt le cercueil grossier descendit, porté lentement sur les épaules de quatre hommes. Un silence de mort l’accueillit, rompu seulement par les lamentations des femmes et par le bruit des pieds des porteurs sur le pavé. Quand ils atteignirent le lieu où se tenait l’époux délaissé, ils s’arrêtèrent. Il étendit sa main sur la bière, et arrangeant machinalement le drap qui la couvrait, il leur fit signe de continuer. Les guichetiers, sous le portique, ôtèrent leurs chapeaux ; le cercueil passa ; la porte pesante se referma par derrière. Heyling regarda d’un air distrait la foule dont il était entouré, et se laissa tomber lourdement sur la terre.

Pendant plusieurs semaines, on fut obligé de le veiller nuit et jour ; mais dans les plus violentes rêveries de la fièvre, il ne perdit pas la conscience de ses malheurs, ni le souvenir du vœu qu’il avait fait. Des lieux, des scènes, des événements divers, se succédaient devant ses yeux avec la rapidité confuse du délire ; et pourtant tous ses rêves étaient liés, en quelque manière, au sujet terrible qui remplissait son esprit. Il naviguait sur une mer sans bornes. Le ciel brûlant paraissait ensanglanté ; les vagues furieuses bondissaient, tourbillonnaient de toutes parts. Un autre vaisseau labourait péniblement les flots agités : ses voiles déchirées flottaient comme des rubans sur ses mâts ; son pont était encombré de créatures humaines, sur lesquelles, à chaque instant, crevaient des vagues monstrueuses qui les balayaient dans la mer écumante. Cependant le vaisseau que montait Heyling s’avançait au milieu de la masse mugissante des eaux, avec une force et une vitesse irrésistibles. Frappant l’autre navire sur le flanc, il l’écrasa sous sa quille. Un cri terrible, le cri de mort de cent misérables, s’éleva ; si affreux qu’il retentit par-dessus les clameurs des éléments ; si aigu qu’il semblait percer l’air et l’Océan et les cieux. – Mais qu’est-ce que cela ? Quelle est cette vieille tête grise, qui s’élève au-dessus des vagues, qui lutte contre la mort, et dont les cris, le regard plein d’agonie, appellent du secours ? Un seul coup d’œil, et George Heyling s’est élancé dans la mer ; il nage vigoureusement vers le vieillard ; il s’en approche : oui ! ce sont bien ses traits ! Le vieillard le voit venir et s’efforce vainement de lui échapper. Heyling le saisit, l’étreint, l’entraîne avec lui sous les flots, au fond ! au fond ! sous des masses d’eau ténébreuses. Les efforts du vieillard deviennent de plus en plus faibles et bientôt cessent entièrement : il est mort ; Heyling l’a tué ; il a tenu son serment !

Seul et les pieds nus, il traversait les plaines brûlantes d’un immense désert. Le sable soulevé par le simoun l’étouffait, l’aveuglait. Ses grains imperceptibles pénétraient dans chaque pore de sa peau, et lui causaient une irritation qui allait jusqu’à la fureur. Des masses gigantesques de la même poussière, emportées par les vents et rougies par le soleil, marchaient autour de lui comme des piliers de feu vivant. Les ossements des voyageurs qui avaient péri, dans ces affreux déserts, blanchissaient à ses pieds ; une lumière sanglante tombait sur tous les objets environnants ; et aussi loin que ses regards pouvaient s’étendre, il n’apercevait que de nouveaux sujets de crainte et d’horreur. C’est en vain qu’il s’efforce de pousser un cri de détresse ; sa langue brûlante est collée à son palais. Il se précipite en avant comme un désespéré. Doué d’une force surnaturelle, il fend les sables mouvants : mais à la fin, épuisé de soif et de fatigue, il tombe sans connaissance sur la terre. Quelle fraîcheur enivrante le ravive ? D’où vient cet agréable murmure ? De l’eau, c’est une source ; le clair ruisseau coule à ses pieds. Il en boit avec ardeur, et reposant sur la rive ses membres endoloris, il tombe dans un assoupissement délicieux. Un bruit de pas le réveille. Un vieux homme à la tête grise s’avance en chancelant pour apaiser sa soif dévorante. C’est encore lui ! Heyling saisit le vieillard d’un bras et l’éloigne de l’onde bienfaisante. Vainement celui-ci se débat avec d’affreuses convulsions ; vainement il demande avec des cris déchirants de l’eau, une seule goutte d’eau pour sauver sa vie ! Heyling le repousse d’un bras impitoyable ; il contemple d’un œil avide sa longue agonie, et quand sa tête grise tombe sans vie sur son sein, il laisse aller son cadavre et le repousse du pied.

Lorsque la fièvre le quitta, lorsque la connaissance lui revint, il s’éveilla pour se trouver libre et riche ; pour apprendre que son père, qui l’aurait laissé mourir dans une prison, qui avait laissé ceux qui devaient lui être plus chers que sa propre existence, périr de besoin et de cette tristesse du cœur qu’aucun médecin ne peut guérir ; que son père dénaturé avait été trouvé mort dans son lit. Il aurait bien eu le courage de faire de son fils un mendiant ; mais orgueilleux jusqu’au bout de sa santé et de sa force, il avait ajourné les mesures à prendre pour cela, jusqu’au moment où il était trop tard pour le faire : et maintenant il pouvait grincer des dents, dans l’autre monde, à la pensée de toutes les richesses que cette négligence avait fait passer sur la tête de son fils !

George Heyling revint à lui pour apprendre sa fortune nouvelle, pour se souvenir du serment terrible qu’il avait fait, pour se rappeler que son ennemi était le père de sa propre femme, l’homme qui l’avait plongé dans une prison, et qui, quand sa fille et son petit enfant s’étaient jetés à ses pieds, pour lui demander grâce, les avait chassés avec mépris. Oh ! combien le malheureux Heyling déplorait la faiblesse qui l’empêchait de se lever et de poursuivre activement sa vengeance !

Il se fit transporter loin des lieux qui avaient été témoins de sa misère et de la double perte qu’il avait faite ; il se retira sur le bord de la mer, dans une résidence paisible, non avec l’espoir de recouvrer le bonheur ou même la tranquillité, car l’un et l’autre s’étaient enfuis pour toujours, mais afin de retrouver son énergie abattue et de méditer sur le projet qu’il nourrissait avec une persistance implacable. Dans cet endroit même, quelque mauvais esprit, sans doute, lui fournit l’occasion de sa première et de sa plus horrible vengeance.

C’était l’été : plongé dans ses sombres pensées, Heyling sortait vers le soir de son logis solitaire, suivait un étroit sentier, au pied des falaises, jusqu’à un site désert et sauvage qu’il avait rencontré dans ses courses vagabondes et qui avait plu à son imagination exaltée. Là, il s’asseyait sur des débris de rochers, et, ensevelissant son visage dans ses deux mains, il y restait pendant des heures entières, jusqu’à ce que les hautes ombres des rocs effroyables qui menaçaient sa tête eussent jeté une épaisse nuit sur tous les objets environnants.

Par une calme soirée, il était assis là, dans sa posture habituelle, levant de temps en temps les yeux pour suivre le vol d’une mouette, ou pour contempler le glorieux sillon de lumière qui, commençant au bord de l’Océan, semblait conduire jusqu’au point extrême de l’horizon où le soleil commençait à se plonger, lorsque la profonde tranquillité du paysage fut troublée par un long cri de détresse. Heyling prêta l’oreille, ne sachant pas d’abord s’il avait bien entendu ; puis le cri étant répété d’une manière plus déchirante, il se dressa et se hâta de courir dans la direction d’où venait le bruit.

La scène qui s’offrit à ses yeux parlait d’elle-même. Des vêtements étaient déposés sur la plage ; une tête d’homme s’élevait à peine au-dessus des flots, à quelque distance du bord, tandis que, sur le rivage, un vieillard, tordant ses mains avec désespoir, courait çà et là, en appelant au secours. Heyling, dont les forces étaient alors suffisamment rétablies, arracha son habit et s’élança vers les flots, avec l’intention de s’y précipiter et de ramener l’homme qui se noyait.

« Hâtez-vous, monsieur, au nom de Dieu ! sauvez-le, sauvez-le, pour l’amour du ciel ! C’est mon fils, monsieur, mon seul fils ! dit le vieillard en s’approchant tout tremblant d’émotion. Mon seul fils, monsieur, et qui meurt là, sous les yeux de son père ! »

Aux premiers mots que le vieillard avait prononcés, celui qu’il regardait comme un sauveur s’était arrêté court, et, croisant ses bras sur sa poitrine, était demeuré complètement immobile.

« Grand Dieu ! s’écria le vieillard en reculant ; Heyling ! »

Heyling sourit et garda le silence.

« Heyling, reprit le vieillard avec égarement ; mon fils, Heyling ! mon enfant chéri ! Voyez… voyez… » Et pantelant d’angoisse, le misérable père montrait l’endroit où le jeune homme se débattait contre la mort.

« Écoutez ! poursuivit le vieillard, il vient encore de crier ! Il est encore vivant ! Heyling ! sauvez-le ! sauvez-le ! »

Heyling sourit de nouveau et ne fit aucun mouvement.

« Je vous ai maltraité, cria le vieillard en tombant à genoux et le suppliant à mains jointes. Vengez-vous ! prenez tout mon bien ! prenez ma vie ! Jetez-moi dans l’eau à vos pieds, et si la nature peut se contenir, je mourrai sans me débattre ! Par pitié, tuez-moi, Heyling, mais sauvez mon fils ! Il est si jeune ! si jeune pour mourir !

– Écoutez, dit Heyling en saisissant fortement le poignet du vieillard, je veux avoir vie pour vie, en voici une ! Mon enfant, à moi, est mort sous les yeux de son père ! il est mort dans une agonie bien plus affreuse que celle de ce jeune calomniateur de sa sœur. Vous avez ri alors ; vous avez fermé votre porte au visage de votre fille, où la mort avait déjà mis son empreinte ! Vous avez ri de nos souffrances… qu’en pensez-vous maintenant ? Regardez là ! regardez là ! »

En parlant ainsi, Heyling montrait l’Océan. Un faible cri s’y fit entendre ; les dernières, les terribles convulsions d’un noyé agitèrent les flots clapotants ; et l’instant d’après leur surface était unie ; l’œil ne pouvait plus distinguer l’endroit où le jeune homme avait disparu dans une tombe prématurée.

Trois ans s’étaient écoulés, lorsqu’un gentleman descendit de sa voiture à la porte d’un avoué de Londres, bien connu pour ne pas exagérer la délicatesse. Il demanda une entrevue pour une affaire d’importance. Le visage de l’étranger était pâle, battu, hagard, et il ne fallait pas toute la finesse de l’homme d’affaires pour reconnaître que les maladies ou le malheur avaient fait plus de ravages sur sa personne que la main du temps n’aurait pu en accomplir pendant le double de la durée de sa vie.

« Je désire, dit l’étranger, que vous veuillez bien vous charger d’une affaire qui m’intéresse beaucoup… »

L’avoué salua obséquieusement et jeta un coup d’œil au paquet que le gentleman tenait dans sa main. Celui-ci le remarqua et poursuivit :

« Ce n’est pas une affaire ordinaire, et ces papiers ne sont pas venus entre mes mains sans de longues peines et de grandes dépenses. »

L’avoué examina le paquet avec plus de curiosité encore, et son nouveau client dénouant la corde qui l’attachait, lui fit voir une quantité de billets avec quelques copies d’actes et d’autres documents.

« Comme vous le verrez, dit le client, l’homme dont voici la nom a emprunté, depuis quelques années, de vastes sommes sur ces papiers. Il était convenu tacitement avec ses premiers prêteurs, dont j’ai par degrés acheté le tout, pour le triple ou le quadruple de sa valeur ; il était convenu, dis-je, que ces billets seraient renouvelés de temps en temps, jusqu’à une certaine époque ; mais cette convention n’est exprimée nulle part. L’emprunteur a dernièrement subi de grandes pertes, et ces obligations, en venant sur lui tout d’un coup, le mettraient sur la paille.

– Le montant total est de quelque mille livres sterling, dit l’avoué en regardant les papiers.

– Oui, répondit le client.

– Eh bien ! que ferons-nous ?

– Ce que vous ferez ? s’écria le client avec une véhémence soudaine. Employez, pour sa perte, toutes les ressources de la loi, toutes les subtilités de la chicane, tous les moyens, honnêtes ou non, que peuvent inventer les plus rusés praticiens. Je veux qu’il meure d’une mort prolongée, harassante ! Ruinez-le ! saisissez, vendez ses biens, ses terres ! chassez-le de son domicile ! Qu’il mendie dans sa vieillesse et qu’il expire en prison !

– Mais les frais, monsieur, les frais de tout ceci, fit observer l’avoué lorsqu’il fut revenu de sa première surprise. Si le défendant est ruiné, qui payera les frais ?…

– Nommez une somme, s’écria l’étranger, dont les mains tremblaient si violemment qu’il pouvait à peine tenir la plume qu’il avait saisie ; nommez une somme quelconque et elle vous sera remise. N’ayez pas peur de demander ! rien ne me semblera trop cher pourvu que j’atteigne mon but. »

L’avoué nomma à tous hasards une grosse somme, plutôt pour savoir jusqu’où son client avait réellement l’intention d’aller, que dans la pensée qu’il la lui accorderait. L’étranger, sans hésiter, écrivit une traite sur son banquier, la lui remit, et s’éloigna.

La traite fut convenablement honorée, et l’avoué, voyant qu’il pouvait compter sur son étrange client, se mit sérieusement à la besogne. Pendant plus de deux années, ensuite, M. Heyling vint passer des jours entiers dans l’étude, courbé sur les papiers qui s’accumulaient, à mesure qu’on commençait poursuite après poursuite, procès après procès. Il relisait, avec des yeux étincelants de joie, les demandes de délai, les lettres de supplication, les représentations de la ruine certaine que l’autre partie devait subir. À toutes ces prières pour un peu d’indulgence, il n’y avait qu’une seule réponse : Il faut payer. Les terres, les maisons, les meubles furent vendus tour à tour, et le vieillard lui-même aurait été claquemuré dans une prison, s’il n’était parvenu à s’enfuir, en trompant la vigilance du garde chargé de sa capture.

Bien loin d’être rassasiée par le succès, l’implacable animosité de Heyling semblait s’accroître avec la ruine qu’il infligeait. Sa furie fut sans bornes lorsqu’il apprit la fuite du vieillard. Dans sa rage il grinçait des dents, il arrachait ses cheveux, et il chargeait d’imprécations horribles les hommes à qui on avait confié l’exécution de la prise de corps. Enfin on ne put lui rendre une espèce de calme que par des assurances répétées que le fugitif serait certainement découvert. On envoya des gens dans toutes les directions, on eut recours à tous les stratagèmes imaginables, pour apprendre le lieu de sa retraite ; mais ce fut en vain, et six mois se passèrent sans qu’il fût possible de le retrouver.

Un soir, à une heure avancée, Heyling, dont on n’avait pas entendu parler depuis plusieurs semaines, se rendit à la résidence privée de son avoué et lui fit dire que quelqu’un demandait à lui parler sur-le-champ. L’avoué avait reconnu la voix du haut de l’escalier ; mais avant qu’il eût pu donner l’ordre de l’introduire, Heyling avait franchi les degrés et était entré, pâle, palpitant, dans le salon. Après avoir fermé la porte, de peur d’être entendu, il se laissa tomber sur un siège, et dit d’une voix basse :

« Je l’ai trouvé, à la fin !

– Bah ! fit l’avoué. Très-bien, monsieur, très-bien.

– Il est caché dans un misérable logement à Camden. Peut-être est-ce aussi bien que nous l’ayons perdu de vue, car il a vécu là tout seul et dans la plus abjecte misère. Il est pauvre, très-pauvre.

– Très-bien, dit l’avoué. Vous ferez faire sa capture demain, naturellement.

– Oui… attendez… non, le jour d’après. Vous êtes surpris que je désire reculer, ajouta le client avec un affreux sourire ; mais j’avais oublié… Après-demain est un anniversaire dans sa vie. Que ce soit après-demain.

– Très-bien. Voulez-vous écrire des instructions pour le garde ?

– Non ; qu’il me prenne ici à huit heures du soir, et je l’accompagnerai moi-même. »

Effectivement ils se réunirent à l’heure convenue, et prenant une voiture de louage, ils dirent au cocher d’arrêter à un coin de la vieille route, près du Work-house de Camden. Lorsqu’ils y arrivèrent il faisait nuit. Ils suivirent le mur de l’hôpital vétérinaire, et entrèrent dans une petite rue désolée, entourée de fossés et de champs.

Après avoir enfoncé son chapeau sur ses yeux et s’être enveloppé de son manteau, Heyling s’arrêta devant la maison la plus misérable de la rue et frappa doucement à la porte. Elle fut immédiatement ouverte par une vieille femme qui fit un salut d’intelligence. Heyling dit tout bas au garde de l’attendre, monta l’escalier, ouvrit la porte d’une chambre et y entra tout à coup.

L’objet de ses recherches implacables, vieillard décrépit maintenant, était assis près d’une vieille table de sapin, sur laquelle il n’y avait rien qu’une misérable chandelle. À l’entrée d’un étranger, il tressaillit et se leva avec peine.

« Qu’y a-t-il encore ? qu’y a-t-il encore ? demanda-t-il d’une voix cassée. Quelle nouvelle misère est ceci ? Qu’est-ce que vous désirez ?

– Un mot avec vous, » répondit Heyling. En même temps il s’assit à l’autre bout de la table, et, rejetant son manteau et son chapeau, il découvrit ses traits.

Le vieillard, frappé de surprise, retomba sur sa chaise, et, serrant ses deux mains ensemble, contempla cette apparition avec un regard mêlé d’horreur et de crainte.

– Il y a aujourd’hui six ans, dit Heyling, que j’ai réclamé de vous la vie que vous me deviez pour mon enfant. Vieillard, auprès du cadavre de votre fille, j’ai juré de vivre une vie de vengeance. Depuis ce temps, je n’ai pas regretté mon serment une seconde ; mais si j’en avais été capable, le souvenir d’un seul regard de l’innocente créature, lorsqu’elle se mourait sans plainte sous mes yeux ; le souvenir du visage affamé de notre malheureux enfant, m’aurait fortifié pour l’accomplissement de ma tâche. Vous vous rappelez ma première revanche : celle-ci est la dernière. »

Le vieillard frissonna ; ses mains tombèrent sans force à ses côtés.

« Demain, je quitte l’Angleterre, poursuivit Heyling après une pause d’un instant. Cette nuit je vous dévoue à la mort vivante à laquelle vous m’aviez condamné, une prison sans espérance !… »

En cet endroit, jetant les yeux sur le vieillard, il cessa de parler ; il approcha la lumière de son visage décharné, la remit doucement sur la table, et quitta la chambre.

« Vous feriez bien de monter vers le vieux bonhomme, je crois qu’il se trouve mal, a dit-il à la femme en ouvrant la porte de la rue et faisant signe au garde de le suivre. La femme referma la porte, monta le plus vite qu’elle put l’escalier, et trouva le vieillard… mort !

Dans l’une des vallées les plus gracieuses du jardin britannique, dans un des cimetières les plus tranquilles du comté de Kent, où les fleurs sauvages se marient au gazon, où les oiseaux chantent sans cesse, sous une pierre simple et polie, reposent en paix la mère et l’enfant. Mais les cendres du père ne sont pas mêlées avec les leurs, et depuis sa dernière expédition l’avoué n’eut plus aucune nouvelle de son singulier client.

* * * * *

Lorsque le vieux clerc eut terminé son récit, il se leva, s’approcha d’une des patères, et décrochant son chapeau et sa redingote, il les mit avec beaucoup de tranquillité ; ensuite, sans ajouter un seul mot, il s’éloigna lentement. Le gentleman aux boutons de mosaïque s’était profondément endormi ; et tandis que la majeure partie des assistants étaient gravement occupés à faire tomber des gouttes de suif dans leur grog, M. Pickwick se retira sans être remarqué. Il paya son écot, aussi bien que celui de Sam, et tous deux quittèrent les domaines de la Souche et la Pie.

Chapitre XXII. M. Pickwick se rend à Ipswich, et rencontre une aventure romantique, sous la figure d’une dame d’un certain âge, en papillotes de papier brouillard. §

« C’est ça le matériel de ton gouverneur, Sammy ? demanda M. Weller senior à son affectionné fils, comme celui-ci entrait, avec un sac de voyage et un petit portemanteau, dans la cour de l’hôtel du Taureau, à Whitechapel.

– Vous avez mis votre nez rouge dessus, vieux, répliqua Sam, en s’asseyant sur son fardeau, qu’il avait déposé à terre. Le gouverneur va arriver recta.

– Il est cabriolant, je suppose.

– Oui ; il s’administre deux milles de danger pour huit pence. Comment va la belle-mère, ce matin ?

– Drôlement, Sammy, drôlement, répliqua M. Weller avec une gravité imposante. Elle s’est enfoncée dans les méthodistes dernièrement et elle est diablement pieuse, c’est sûr. C’est une trop bonne créature pour moi, Sammy. Je sens que je ne la mérite pas.

– Hé ! dit Sam, c’est bien de l’abnégation de votre part.

– Juste ! repartit le père avec un soupir. Elle s’est embourbée dans une nouvelle invention pour la renaissance morale des gens. La vie nouvelle, qu’ils appellent ça, j’crois. J’aimerais ben à voir marcher c’te invention-là, Sammy. J’aimerais ben à voir ta belle-mère renaître. Comme je la mettrais vite en nourrice ! – Sais-tu ce qu’elles ont fait l’autre jour, poursuivit M. Weller après une pause, durant laquelle il avait frappé une demi-douzaine de fois le côté de son nez avec son index, d’une manière très-significative.

– Sais pas. Qu’est-ce que c’est ?

– Elles ont arrangé une grande boisson de thé pour un gaillard qu’elles appellent leur berger. J’m’étais arrêté devant l’auberge à regarder not’ enseigne, vlà qu’ j’aperçois à la croisée un p’tit écriteau. Billets, deux shillings. Les demandes doivent être faites au comité. Secrétaire, madame Weller. J’entre à la maison. Le comité siégeait dans l’arrière-parloir. Quatorze femmes ! Je voudrais que tu les eusses entendues, Sammy ! Elles passaient des résolutions, elles votaient des contributions ; toutes sortes de farces. Bien. V’là ta belle-mère qui m’ travaille pour que j’y aille, et pis que j’ croyais que j’verrais quelle chose de drôle si j’y allais. Je souscris mon nom pour un billet. Le vendredi soir, à six heures, je m’habille très-galamment, j’ m’emballe avec la vieille femme, et nous arrivons à un premier étage oùs qu’il y avait des tasses à thé et le reste pour une trentaine, avec une pacotille de femmes qui commencent à chuchoter respectivement en me regardant, et comme si elles n’avaient jamais vu auparavant un gentleman de cinquante-huit ans, un peu puissant. Comme ça v’là qu’ j’entends un grand remue-ménage sur l’escalier, et vl’à un grand maigre, avec un nez rouge et une cravate blanche, qui caracole dans la chambre et qui chante : « V’là l’ berger qui vient visiter son fidèle troupeau ! » et v’là un gros gras qui vient, avec une grande face blanche, tout en souriant autour de lui, comme un séducteur. Polisson de séducteur, Sammy ! – « Le baiser de paix, » dit le berger, et alors i’ baise les femmes à la ronde, et quand il a fini v’là le nez rouge qui recommence ; et alors j’étais juste à ruminer si je ne ferais pas bien de commencer aussi, espécialement comme il y avait une petite lady ben gentille à côté de moi, quand v’là le thé qu’arrive avec ta belle-mère qu’avait resté en bas à faire bouillir la marmite. Pendant que le thé trempait, quelle fameuse hymne qu’ils ont braillée ! quelles grâces ! et comme i’ mangeaient ! comme i’ buvaient. Je voudrais que tu eusses vu l’ berger travailler dans le jambon et les tartines, Sammy ; j’n’ai jamais vu un môme com’ ça pour manger et pour boire, jamais ! Le nez rouge n’était pas non plus l’individu qu’ vous aimeriez à nourrir à tant par an, mais i’ n’était rien auprès du berger. Bien. Après que le thé est enfoncé i’ cornent une autre hymne, et puis le berger commence à prêcher ; et fameusement bien encore, qu’i prêchait, considérant les tartines qui devaient y être lourdes sur l’estomac. Tout d’un coup i’ s’arrête court et v’là qu’i’ braille : « Oùs qu’est le pécheur ? oùs qu’est le misérable pécheur ! » Sur quoi v’là toutes les femmes qui me regardent et qui commencent à exprimer des gémissements, comme si elles avaient été pour mourir là. Je pensais que c’était peut-être un peu singulier, mais malgré ça je ne disais rien. Tout d’un coup v’là qu’i’ s’arrête court encore, et qu’i’ me regarde fisquement, et qu’i dit : « Oùs qu’est le pécheur ? où qu’est le misérable pécheur ? » Et v’là toutes les femmes qui gémissent dix fois pus fort qu’auparavant. Moi j’deviens un peu sauvage, là-dessus ; ainsi j’fais un pas ou deux en avant et j’lui dis : « Mon ami, que j’dis, n’est-il à moi que vous avez appliqué c’te observation-là ? » Au lieu de me demander excuse, comme on doit faire entre gen’l’m’n, v’là qu’i’ devient pus outrageux que jamais. I’ m’appelle un vase, Sammy, un vase de perdition, et toutes sortes de quolibets, si bien que mon sang me bouillait, et je lui donne deux ou trois gifles pour lui, et deux ou trois autres pour repasser au nez rouge, et puis j’ m’en vas. J’aurais voulu que tu eusses entendu les femelles crier, Sammy, quand elles ont ramassé le berger de dessous la table… – Ohé ! v’là l’gouverneur, grandeur naturelle… »

En effet, M. Pickwick descendait de cabriolet et entrait dans la cour, pendant que M. Weller prononçait ces mots.

« Une belle matinée, mossieu, dit-il au philosophe.

– Très-belle, en vérité, répondit celui-ci.

– Très-belle, en vérité, répéta un homme orné de cheveux roux, d’un nez inquisitif, de lunettes bleues, et qui avait débarqué d’un autre cabriolet en même temps que M. Pickwick.

« Vous allez à Ipswich, monsieur ? demanda-t-il à notre héros.

– Oui, monsieur.

– Coïncidence extraordinaire ! j’y vais aussi. »

M. Pickwick le salua.

« Vous voyagez en dehors ? demanda encore l’homme aux cheveux rouges. »

M. Pickwick salua de nouveau.

« Dieu de Dieu ! comme c’est remarquable ! Je vais en dehors aussi. Nous allons positivement voyager ensemble ! » En prononçant ces mots, d’un air mystérieux et important, l’homme aux cheveux rouges se prit à sourire, avec la même complaisance que s’il avait fait l’une des découvertes les plus étranges qui aient jamais récompensé la sagacité humaine.

« Monsieur, lui dit M. Pickwick, je suis heureux d’avoir votre compagnie.

– Ah ! reprit le nouveau venu, qui avait un nez effilé et l’habitude de secouer la tête, comme un oiseau, à chaque parole ; ah ! c’est une bonne chose pour tous les deux, n’est-ce pas ? La compagnie, voyez-vous, la compagnie est… est une chose fort différente de la solitude, n’est-ce pas ?

– C’est ça une vérité qu’on ne peut pas nier, dit Sam en se mêlant à la conversation avec un sourire affable. C’est ce que j’appelle une proposition naturellement évidente ; comme le marchand de mou de veau le disait à la cuisinière, quand elle lui soutenait qu’il n’était pas un gentleman.

– Ah ! fit l’homme aux cheveux rouges, en regardant Sam du haut en bas ; un de vos amis, monsieur ?

– Pas exactement, monsieur, repartit M. Pickwick à voix basse. Le fait est que c’est mon domestique ; mais je lui permets beaucoup de libertés, car, entre nous, je me flatte que c’est un original, et j’en suis assez orgueilleux.

– Ha ! reprit l’homme aux cheveux roux, cela, c’est une affaire de goût. Moi, je n’aime rien de ce qui est original. Ça ne me convient pas : je n’en vois pas la nécessité. Quel est votre nom, monsieur ?

– Voici ma carte, monsieur, répondit M. Pickwick, fort amusé par la brusquerie de la question et par les singulières manières de l’étranger.

– Ha ! dit l’homme aux cheveux rouges en plaçant la carte dans son portefeuille, Pickwick ? Très-bien. J’aime à savoir le nom des gens, cela est fort utile. Voici ma carte : Magnus, comme vous voyez, monsieur. Magnus est mon nom. C’est un assez beau nom, je pense, monsieur ?

– Un très-beau nom, en vérité, répliqua M. Pickwick sans pouvoir réprimer un sourire.

– Oui, je le crois. Il y a un beau nom aussi devant, comme vous verrez… Permettez, monsieur… En tenant la carte un peu inclinée, comme ceci, le nom devient visible ; voilà : Peter Magnus. Cela sonne bien, je pense, monsieur.

– Très-bien.

– Curieuse circonstance sur ces initiales, monsieur, comme vous voyez. P.M., post meridiem. Dans les petits billets avec mes intimes, je signe quelquefois Après-midi. Cela amuse beaucoup mes amis, monsieur Pickwick.

– En effet, je m’imagine que cela doit leur procurer la plus vive satisfaction, répliqua M. Pickwick, qui enviait en lui-même la facilité avec laquelle s’amusaient les amis de M. Magnus. »

Un valet d’écurie vint interrompre leur conversation. « Gentlemen, leur dit-il, la voiture est prête, s’il vous plaît.

– Tout mon bagage est-il dedans ? demanda M. Magnus.

– Tout est bien, monsieur.

– Le sac rouge est-il dedans ?

– Tout est bien, monsieur.

– Et le sac rayé ?

– Dans le coffre de devant, monsieur.

– Et le paquet de papier gris ?

– Sous le siège, monsieur.

– Et le carton à chapeau de cuir ?

– Tout est dedans, monsieur.

– Maintenant, voulez-vous monter ? demanda M. Pickwick.

– Excusez-moi, répondit M. Magnus en restant immobile sur la roue. Excusez, M. Pickwick. Je ne puis pas consentir à monter dans cet état d’incertitude. D’après les manières de cet homme, je suis convaincu que le carton à chapeau n’est pas dans la voiture. »

Les solennelles protestations du valet d’écurie n’ayant pu tranquilliser M. Magnus, il fallut, pour le satisfaire, tirer des plus profondes cavités du coffre le carton à chapeau de cuir ; mais lorsque M. Magnus eut été rassuré sur son feutre, il ressentit d’infaillibles pressentiments, d’abord que le sac rouge était égaré, ensuite que le sac rayé avait été volé, puis que le paquet de papier gris s’était dénoué. À la fin, après avoir reçu des démonstrations oculaires du peu de fondement de chacun de ses soupçons, il consentit à monter sur l’impériale de la voiture, déclarant que son esprit était soulagé de toute inquiétude, et qu’il se trouvait maintenant confortable et heureux.

« Vous avez vos nerfs susceptibles, mossieu ? dit M. Weller, en regardant l’étranger de travers, tout en montant sur son siège.

– Oui, je suis assez susceptible pour toutes ces petites choses ; mais me voilà rassuré, maintenant, tout à fait rassuré.

– Eh ben ! c’est une bénédiction, cela. – Sammy, aide ton maître à monter. L’autre jambe, mossieu. C’est cela. Donnez-moi votre main, mossieu. Allons, haut ! Vous étiez pus léger quand vous étiez en nourrice, mossieu.

– C’est assez probable, monsieur Weller, répondit M. Pickwick avec bonne humeur, quoique tout essoufflé. »

Lorsqu’il eut pris place auprès du corpulent cocher, celui-ci poursuivit :

« Grimpe ici, Sammy. – Maintenant, Villam, faites-les sortir. Prenez garde à l’arcade, gent’l’m’n. Gare les têtes ! comme disait le marchand de pâtés en jouant à pile ou face.

– C’est ben comme ça, Villam ; laissez-les aller. »

William lâcha la tête des chevaux, et en route ! Voilà la voiture lancée à travers Whitechapel, à la grande admiration de toute la populace de ce quartier, qui n’est pas désert.

« Un voisinage pas trop beau, dit Sam, avec le mouvement de chapeau qui précédait toujours son entrée en conversation avec son maître.

– Cela est vrai, Sam, répliqua M. Pickwick en examinant les rues malpropres et encombrées que traversait la voiture.

– Monsieur, poursuivit Sam, n’est-ce pas une chose bien extra que la pauvreté et les huîtres marchent toujours ensemble ?

– Je ne vous comprends pas, Sam.

– Voilà ce que je veux dire, monsieur : c’est que plus un endroit est misérable, plus on y mange des huîtres. Regardez ici, monsieur, il y a des coquilles d’huîtres à presque toutes les portes. Dieu me pardonne si je ne crois pas que les gens très-pauvres sortent de leur appartement pour manger des huîtres, par pur désespoir.

– C’est sûr ça, observa M. Weller, et c’est juste tout d’même pour le saumon salé.

– Voilà deux faits très-remarquables qui ne m’avaient jamais frappé, dit alors M. Pickwick ; je les noterai certainement à la première place où nous arrêterons. »

Tout en causant ainsi, ils avaient atteint la barrière de péage de Mile-End. Un profond silence régnait sur l’impériale ; mais deux ou trois milles plus loin, M. Weller, se tournant tout à coup vers M. Pickwick, lui dit :

« Drôle de vie, mossieu, que celle de ces gens-là.

– Quelles gens ? s’écria le philosophe.

– Un gardien de pike !

– Qu’est-ce que vous entendez par un gardien de piques ? demanda M. Peter Magnus.

– L’ancien veut dire un gardien de turnpike, gentlemen, fit observer Sam en manière d’explication.

– Oh ! dit M. Pickwick, je comprends. Oui, une vie très-curieuse, très-peu confortable…

– C’est tous des hommes qu’a eu des désagréments dans la vie, poursuivit M. Weller.

– Ah ! ah ! fit M. Pickwick.

– Oui. En conséquence d’quoi, i’se retirent du monde et i’ s’enferment dans des pikes, partie pour être solitude, partie pour se revancher du genre humain en faisant payer les droits.

– Vraiment ! dit M. Pickwick, je ne savais pas cela non plus.

– C’est un fait, mossieu. Si i’s étaient des gen’l’men, vous les appelleriez misencroupes ; mais ces gens-là, ça se nomme simplement des gabeloux. »

C’est par de semblables discours, réunissant à la fois l’agréable et l’utile, que M. Weller charmait les ennuis du voyage. Les sujets de conversation ne manquaient point ; et lorsque, par hasard, la loquacité de l’honorable cocher semblait diminuer un instant, M. Peter Magnus remplissait abondamment l’intervalle par des enquêtes sur l’histoire personnelle de ses compagnons de voyage, et par l’anxiété qu’il exprimait hautement, à chaque relai, concernant la sûreté et le bien-être des deux sacs, du carton à chapeau de cuir et du paquet de papier gris.

À gauche, dans la grande rue d’Ipswich, à peu de distance après l’hôtel de ville, se trouve l’auberge au loin connue sous le nom du Grand Cheval blanc. Au-dessus de la principale porte, on remarque une énorme statue de pierre, représentant un animal bondissant, avec une queue et une crinière ondoyantes, et qui ressemble à peu près à un cheval de brasseur qui aurait perdu l’esprit. L’auberge du Grand Cheval blanc est fameuse dans le voisinage, au même titre qu’un bœuf gras, qu’un verrat monstrueux, qu’un navet enregistré dans la feuille de l’endroit, c’est à savoir pour sa taille gigantesque. Jamais, sous aucun toit, on ne vit de tels labyrinthes de couloirs sans tapis, un tel amas de chambres humides et mal éclairées, enfin un aussi grand nombre de petites tanières pour manger ou pour dormir.

C’est à la porte de cette hydropique taverne que la voiture de Londres s’arrête à la même heure tous les soirs, et c’est de ladite voiture de Londres que descendirent M. Pickwick, Sam Weller et M. Peter Magnus, dans la soirée à laquelle se rapporte ce chapitre de notre histoire.

« Restez-vous ici, monsieur ? » demanda M. Peter Magnus lorsque le sac rayé, le sac rouge, le carton à chapeau de cuir et le paquet de papier gris, eurent été déposés l’un après l’autre dans le passage.

« Oui, monsieur, répliqua M. Pickwick.

– Dieu de Dieu ! s’écria M. Magnus, je n’ai jamais rien vu d’aussi remarquable que cette coïncidence. Eh bien ! moi aussi, je reste ici ! J’espère que nous dînerons ensemble ?

– Avec plaisir, répondit le philosophe. Cependant il serait possible que je trouvasse ici quelques amis. Garçon, y a-t-il dans l’hôtel un gentleman nommé Tupman ? »

Un homme corpulent, qui avait sous son bras une serviette âgée d’une quinzaine de jours, et sur ses jambes des bas contemporains de la serviette, daigna cesser de regarder dans la rue lorsqu’il entendit cette question de M. Pickwick ; et, après avoir soigneusement examiné l’apparence du savant homme, depuis son chapeau jusqu’à ses guêtres, lui répondit avec emphase : « Non !

– Ni un gentleman nommé Snodgrass ? poursuivit M. Pickwick.

– Non.

– Ni un gentleman nommé Winkle ?

– Non.

– Mes amis ne sont pas arrivés aujourd’hui, et par conséquent, monsieur, nous dînerons seuls. Garçon ! conduisez-nous dans une salle à manger particulière. »

En vertu de cette requête, l’homme corpulent voulut bien ordonner au commissionnaire d’apporter les bagages des gentlemen ; puis il leur fit traverser un passage long et sombre, et les introduisit dans une grande chambre, à peine meublée, où fumait, sur une grille malpropre, un petit feu de charbon de terre qui s’efforçait en vain de paraître joyeux, et qui noircissait misérablement sous l’influence attristante du local. Au bout d’une heure, un plat de poisson et des côtelettes furent servis aux voyageurs, et enfin, lorsque ce dîner eut été remporté, M. Pickwick et M. Peter Magnus, tirant leurs chaises plus près du feu, demandèrent une bouteille de vin de Porto, le plus mauvais possible, au prix le plus élevé possible, pour le bénéfice de la maison, et burent, pour le leur, de l’eau-de-vie et de l’eau chaude.

M. Peter Magnus était naturellement d’une disposition très-communicative, et le grog opéra d’une manière surprenante pour faire écouler les secrets les plus cachés de son cœur. Après avoir donné de nombreux renseignements sur lui-même, sur sa famille, sur ses alliances, sur ses amis, sur ses plaisanteries, sur ses affaires et sur ses frères (la plupart des bavards ont beaucoup de choses à dire sur leurs frères), M. Peter Magnus contempla M. Pickwick pendant plusieurs minutes, à travers ses lunettes bleues, et dit ensuite avec un air de modestie :

– Et maintenant, monsieur Pickwick, que pensez-vous que je sois venu faire ici ?

– Sur ma parole, répondit la philosophe, il m’est tout à fait impossible de le deviner. Pour affaire, peut-être ?

– Vous avez moitié raison, moitié tort en même temps. Essayez encore, monsieur Pickwick.

– Réellement j’implore votre merci, et vous me l’apprendrez ou non, à votre choix ; car je ne pourrai jamais deviner, quand j’essayerais toute la nuit.

– Eh bien ! alors, hi ! hi ! hi ! reprit M. Peter Magnus avec un ricanement timide : que penseriez-vous, monsieur Pickwick, si je vous disais que je suis venu ici pour faire une déclaration et une demande de mariage ? Eh ! monsieur ? hi ! hi ! hi !

– Je penserais qu’il est fort probable que vous réussirez, répondit notre aimable ami avec un de ses sourires les plus radieux.

– Ah ! monsieur Pickwick, le pensez-vous vraiment ? Le pensez-vous ?

– Certainement.

– Non ! vous plaisantez ; j’en suis sûr.

– Je ne plaisante pas, en vérité !

– Eh bien ! alors, pour vous dire un petit secret, je le pense aussi, moi. Je vous dirai même, monsieur Pickwick, quoique je sois jaloux comme un tigre, de mon naturel, je vous dirai que la dame est dans cette maison-ci. En prononçant ces dernières paroles, M. Magnus ôta ses lunettes bleues pour cligner de l’œil, et les remit ensuite d’un air décidé.

– C’est donc pour cela, demanda M. Pickwick avec malice, c’est donc pour cela que vous sortiez de la chambre à chaque instant, avant le dîner.

– Chut ! vous avez raison ; c’était pour cela. Cependant je n’étais pas assez fou pour l’aller voir.

– Pourquoi donc ?

– Cela ne vaudrait rien, voyez-vous, juste après un voyage. Il vaut mieux attendre jusqu’à demain matin ; j’aurai bien plus de chances alors. Monsieur Pickwick, il y a dans ce sac un habit, et dans cette botte un chapeau, qui sont inestimables pour moi, d’après l’effet que j’en attends.

– En vérité !

– Oui, monsieur. Vous devez avoir observé mon anxiété à leur sujet aujourd’hui. Je ne crois pas, monsieur Pickwick, qu’on puisse avoir, pour de l’argent, un autre habit et un autre chapeau comme ceux-là. »

Notre philosophe félicita, sur son bonheur, le possesseur du vêtement irrésistible, et M. Peter Magnus demeura pendant quelque temps absorbé dans la contemplation intellectuelle de ses trésors.

« C’est une belle créature ! s’écria-t-il enfin.

– Vraiment ?

– Charmante ! charmante ! Elle habite à dix-huit milles d’ici, monsieur Pickwick. J’ai appris qu’elle serait ici ce soir et toute la matinée de demain, et je suis accouru pour saisir l’occasion. Je pense qu’une auberge doit être un endroit très favorable pour faire des propositions à une femme seule ; car, lorsqu’elle voyage, elle doit sentir sa solitude bien plus que dans sa maison. Qu’en pensez-vous, monsieur Pickwick ?

– Cela me paraît en effet fort probable.

– Je vous demande pardon, monsieur Pickwick ; mais je suis naturellement assez curieux. Pour quelle cause êtes-vous ici ? »

Le rouge monta au visage de M. Pickwick au souvenir du sujet de son voyage. « Le motif qui m’amène, répondit-il, n’est nullement agréable. Je viens ici, monsieur, pour dévoiler la perfidie et la fausseté d’une personne dans l’honneur de laquelle j’avais mis une entière confiance.

– Dieu de Dieu ! cela est bien désagréable ! C’est une dame, je présume ? Eh ! eh ! fripon de M. Pickwick ! petit fripon ! Bien, bien, monsieur Pickwick !… Monsieur, je ne voudrais pas blesser votre délicatesse pour le monde entier. Pénible sujet, monsieur, très-pénible. Que je ne vous gêne pas, monsieur Pickwick, si vous voulez donner cours à votre chagrin. Je sais ce que c’est que d’être trahi, monsieur ; j’ai enduré cette sorte de chose trois ou quatre fois.

– Je vous suis fort obligé pour votre sympathie sur ce que vous supposez être mon cas mélancolique, repartit M. Pickwick en montant sa montre et en la posant sur la table, mais…

– Non ! non ! interrompit M. Peter Magnus ; pas un mot de plus. C’est un sujet pénible ; je le vois ; je le vois. Quelle heure est-il, monsieur Pickwick ?

– Minuit passé.

– Dieu de Dieu ! il est bien temps de s’aller coucher ! quelle sottise de rester debout si tard ! Je serai pâle demain matin, monsieur Pickwick. »

Contristé par l’idée d’une telle calamité, M. Peter Magnus tira la sonnette. Une servante apparut, et le sac rayé, le sac rouge, le carton à chapeau en cuir, et le paquet de papier gris ayant été transportés dans sa chambre à coucher, il se retira, avec un chandelier vernissé, dans une des ailes de la maison, tandis que M. Pickwick, avec un autre chandelier vernissé, était conduit dans une autre aile, à travers une multitude de passages tortueux.

« Voici votre chambre, monsieur, dit la servante.

– Très-bien, » répondit M. Pickwick en regardant autour de lui. C’était une assez grande pièce à deux lits, dans laquelle il y avait du feu, et qui paraissait plus confortable, au total, que M. Pickwick n’était disposé à l’espérer d’après sa courte expérience de l’aménagement du Grand Cheval blanc.

« Il va sans dire que personne ne dort dans l’autre lit ? fit-il observer.

– Oh ! non, monsieur.

– Très-bien. Dites à mon domestique que je n’ai plus besoin de lui ce soir, et qu’il m’apporte de l’eau chaude demain à huit heures et demie.

– Oui, monsieur. » Et la servante se retira après avoir souhaité une bonne nuit à notre philosophe.

M. Pickwick, demeuré seul, s’assit dans un fauteuil auprès du feu, et se laissa aller à une longue suite de méditations. D’abord il songea à ses amis, et se demanda quand ils viendraient le rejoindre. Ensuite son esprit retourna vers mistress Martha Bardell, et de cette dame, par une transition naturelle, il se reporta au bureau malpropre de Dodson et Fogg. De là, il s’enfuit, par une tangente, au centre même de l’histoire du singulier client ; puis il revint dans l’auberge du Grand Cheval blanc, à Ipswich, avec assez peu de lucidité pour convaincre M. Pickwick que le sommeil s’emparait rapidement de lui. Il se secoua donc, et commençait à se déshabiller lorsqu’il se rappela qu’il avait laissé sa montre sur la table, dans la salle d’en bas.

Or cette montre était un des biens meubles favoris de M. Pickwick, ayant été transportée de tous côtés, à l’ombre de son gilet, pendant un nombre d’années plus considérable qu’il ne nous paraît nécessaire de le déclarer actuellement au lecteur. On n’aurait pu faire pénétrer dans le cerveau du philosophe la possibilité de s’endormir sans entendre le tic-tac régulier de cette montre sous son traversin, ou dans le porte-montre accroché au chevet de son lit. En conséquence, comme il était tard et qu’il ne voulait pas faire retentir sa sonnette, à cette heure de la nuit, il remit son habit qu’il avait déjà ôté, et prenant le chandelier vernissé, il descendit tranquillement les escaliers.

Mais plus M. Pickwick descendait les escaliers, plus il semblait qu’il lui restât d’escaliers à descendre ; et plusieurs fois après être parvenu dans un étroit passage et s’être félicité d’être enfin arrivé au rez-de-chaussée, M. Pickwick vit un autre escalier apparaître devant ses yeux étonnés. Au bout d’un certain temps, cependant, il atteignit une salle dallée qu’il se rappela avoir vue en entrant dans la maison. Avec un nouveau courage il explora passage après passage ; il entr’ouvrit chambre après chambre, et à la fin, quand il allait abandonner ses recherches de pur désespoir, il se trouva dans la salle même où il avait passé la soirée, et il aperçut sur la table sa propriété manquante.

M. Pickwick saisit la montre d’un air triomphant, et s’occupa ensuite de retourner sur ses traces, pour regagner sa chambre à coucher ; mais si le trajet pour descendre avait été environné de difficultés et d’incertitudes, le voyage pour remonter était infiniment plus embarrassant. Dans toutes les directions possibles s’embranchaient des rangées de portes, garnies de bottes et de souliers. Une douzaine de fois, M. Pickwick avait tourné doucement la clef d’une chambre à coucher, dont la porte ressemblait à la sienne, lorsqu’un cri bourru de l’intérieur : « Qui diable est cela ? » ou, « Qu’est-ce que vous venez faire ici ? » l’obligeait à se retirer sur la pointe du pied, avec une célérité parfaitement merveilleuse. Il se trouvait de nouveau réduit au désespoir, lorsqu’une porte entr’ouverte attira son attention. Il allongea la tête et regarda dans la chambre. Bonne chance à la fin ! Les deux lits étaient là, dans la situation qu’il se rappelait parfaitement, et le feu brûlait encore. Cependant sa chandelle, qui n’était pas des plus longues lorsqu’il l’avait reçue, avait coulé dans les courants d’air qu’il venait de traverser, et s’abîma dans le chandelier, au moment où il fermait la porte derrière lui. « C’est égal, pensa M. Pickwick, je puis me déshabiller tout aussi bien à la lumière du feu. »

Les deux lits étaient placés à droite et à gauche de la porte. Entre chacun d’eux et la muraille il se trouvait une petite ruelle, terminée par une chaise de canne, et justement assez large pour permettre de monter au lit ou d’en descendre du côté de la muraille, si on le jugeait convenable. Après avoir exactement fermé les rideaux du lit du côté de la chambre, M. Pickwick s’assit dans la ruelle, sur la chaise de canne, et se débarrassa tranquillement de ses souliers et de ses guêtres. Ensuite il ôta et plia son habit, son gilet, sa cravate, et tirant lentement son bonnet de nuit de sa poche, il l’attacha solidement sur sa tête, en nouant sous son menton des cordons qui étaient toujours fixés à cette portion de son ajustement. Pendant cette opération l’absurdité de son récent embarras vint frapper plus fortement ses facultés risibles, et, se renversant sur sa chaise de canne, il se mit à rire en lui-même, de si bon cœur, que ç’aurait été un véritable délice, pour tout esprit bien constitué, de contempler le sourire qui épanouissait son aimable physionomie, sous son bonnet de coton orné d’une vaste mèche.

« C’est la plus drôle de chose, se dit M. Pickwick à lui-même en riant si démesurément qu’il en fit presque craquer les cordons de son bonnet ; c’est la plus drôle de chose dont j’aie jamais entendu parler, que de me voir ainsi perdu dans cette auberge, et errant dans tous ses escaliers. Drôle ! drôle ! très-drôle ! » M. Pickwick, souriant de nouveau, d’un sourire plus prononcé qu’auparavant, allait continuer à se déshabiller, lorsqu’il fut arrêté, tout à coup, par l’entrée inattendue d’une personne qui tenait une chandelle, et qui, après avoir fermé la porte, s’avança jusqu’auprès de la toilette et y posa sa lumière.

Le sourire qui se jouait sur les traits de M. Pickwick fut instantanément absorbé par l’expression de la surprise et de la stupeur la plus complète. La personne, quelle qu’elle fût, était arrivée si soudainement et avec si peu de bruit, que M. Pickwick n’avait pas eu le temps de crier ni de s’opposer à son entrée. Qui pouvait-ce être ? un voleur ? quelque individu mal intentionné, qui peut-être l’avait vu monter les escaliers, tenant à la main une belle montre. En tout cas que devait-il faire ?

Le seul moyen pour M. Pickwick d’observer son mystérieux visiteur, sans danger d’être vu lui-même, était de grimper sur le lit pour lorgner dans la chambre, et d’entr’ouvrir les rideaux. Il eut donc recours à cette manœuvre, et les tenant d’une main soigneusement fermés de manière à ne laisser passer que sa tête et son bonnet de coton, il mit sur son nez ses lunettes, rassembla tout son courage, et regarda.

Mais il s’évanouit presque d’horreur et de confusion lorsqu’il vit, debout devant la glace, une dame d’un certain âge, ornée de papillotes de papier brouillard, et activement occupée à brosser ce que les dames appellent leur queue. De quelque manière qu’elle fût venue dans la chambre, il était évident, à son air tranquille et dégagé, qu’elle comptait y passer la nuit tout entière. Elle avait apporté avec elle une chandelle de jonc garnie de son écran, et avec une louable précaution contre les dangers du feu, elle l’avait placée dans une cuvette pleine d’eau, sur le plancher, où cette chandelle brillait comme un phare gigantesque dans une mer singulièrement petite.

« Dieu me protège ! pensa M. Pickwick. Quelle chose épouvantable !

– Hem ! fit la dame ; et aussitôt la tête du philosophe rentra derrière les rideaux, avec une rapidité digne d’une marionnette.

– Je n’ai jamais ouï parler d’une aventure aussi terrible, se dit le pauvre M. Pickwick, dont le bonnet était trempé d’une sueur froide. Jamais ! Cela est effroyable ! »

Cependant, ne pouvant résister au désir de voir ce qui se passait, il fit de nouveau sortir sa tête entre les rideaux.

La situation s’empirait. La dame d’un certain âge ayant fini d’arranger ses cheveux, les avait soigneusement enveloppés dans un bonnet de nuit de mousseline orné d’une petite garniture plissée, et contemplait le feu d’un air mélancolique et rêveur.

« Cette affaire devient alarmante, raisonna M. Pickwick en lui-même. Je ne puis pas laisser aller les choses de cette manière. Il est clair pour moi, d’après la tranquillité de cette dame, que je serai entré dans une chambre qui n’est pas la mienne. Si je parle, elle alarmera la maison ; mais si je reste ici, les conséquences en seront plus effrayantes encore. »

M. Pickwick, il est inutile de le dire, était un des mortels les plus modestes et les plus délicats qui aient jamais existé. La seule idée de se présenter devant une dame en bonnet de nuit, le remplissait de confusion. Mais il avait fait un nœud à ses maudits cordons, et malgré tous ses efforts il ne pouvait parvenir à les défaire. Il devenait indispensable de briser la glace, et il n’y avait pour cela qu’un seul moyen. Il se retira derrière les rideaux, et toussa tout haut : « Hom ! hom ! »

À ce bruit inattendu la dame tressaillit évidemment, car elle renversa l’écran de sa chandelle. Mais bientôt elle se persuada qu’elle s’était alarmée sans raison, et lorsque M. Pickwick, croyant qu’elle était pour le moins évanouie de terreur, s’aventura à regarder à travers les rideaux, elle s’était remise à contempler le feu avec le même air mélancolique et rêveur.

« Voilà une femme bien extraordinaire, pensa M. Pickwick en rentrant la tête. Hom ! hom ! »

Cette fois ces deux syllabes étaient prononcées trop distinctement pour qu’il fût encore possible de les prendre pour une imagination.

« Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria la dame ; qu’est-ce que cela ?

– C’est… c’est seulement un gentleman, madame, dit M. Pickwick derrière le rideau.

– Un gentleman ! répéta la dame avec terreur.

– C’en est fait ! pensa M. Pickwick.

– Un homme dans ma chambre ! s’écria la dame, et elle se précipita vers la porte. M. Pickwick entendit le frôlement de sa robe. Un instant de plus et toute la maison allait être alarmée.

– Madame, dit-il en montrant sa tête, dans l’excès de son désespoir ; madame… »

M. Pickwick, en mettant sa tête hors des rideaux, n’avait certainement point de but bien déterminé. Cependant cela produisit instantanément un bon effet. La dame, comme nous avons dit, était déjà près de la porte. Il fallait l’ouvrir pour arriver à l’escalier, et elle l’aurait fait sans aucun doute en un instant, si l’apparition soudaine du bonnet de nuit philosophique ne l’avait pas fait reculer jusqu’au fond de la chambre. Elle y resta immobile, considérant d’un air effaré M. Pickwick, qui à son tour la contemplait avec égarement.

« Misérable ! dit la dame, couvrant ses yeux de ses mains ; que faites-vous ici ?

– Rien, madame… rien du tout, madame… répondit M. Pickwick avec feu.

– Rien ! répéta la dame en levant les yeux.

– Rien, madame, sur mon honneur, reprit M. Pickwick en secouant sa tête d’une manière si énergique que la mèche de son bonnet s’agitait convulsivement. Madame, je me sens accablé de confusion en m’adressant à une lady avec mon bonnet de nuit sur ma tête (ici la dame arracha brusquement le sien) ; mais je ne puis l’ôter, madame. (En disant ces mots, M. Pickwick donna à son bonnet une secousse prodigieuse pour preuve de son allégation.) Maintenant, madame, il est évident pour moi que je me suis trompé de chambre à coucher, en prenant celle-ci pour la mienne. Je n’y étais pas depuis cinq minutes lorsque vous êtes entrée tout d’un coup.

– Si cette histoire improbable est réellement vraie, monsieur, répliqua la dame en sanglotant violemment, vous quitterez cette chambre sur-le-champ.

– Oui, madame, avec le plus grand plaisir.

– Sur-le-champ ! monsieur.

– Certainement, madame, certainement. Je… je suis très-fâché, madame, poursuivit M. Pickwick en faisant son apparition au pied du lit ; très-fâché d’avoir été la cause innocente de cette alarme et de cette émotion ; profondément affligé, madame… »

La dame montra la porte. Dans ce moment critique, dans cette situation si embarrassante, une des excellentes qualités de M. Pickwick se déploya encore admirablement. Quoiqu’il eût placé à la hâte son chapeau sur son bonnet de coton, à la manière des patrouilles bourgeoises, quoiqu’il portât ses souliers et ses guêtres dans ses mains, et son habit et son gilet sur son bras, rien ne put diminuer sa politesse naturelle.

« Je suis excessivement fâché, madame, dit-il en saluant très-bas.

– Si vous l’êtes, monsieur, vous quitterez cette chambre sur-le-champ.

– Immédiatement, madame. À l’instant même, madame, dit M. Pickwick en ouvrant la porte et en laissant tomber ses souliers avec grand fracas. Je me flatte, madame, reprit-il en ramassant ses chaussures et en se retournant pour saluer encore, je me flatte que mon caractère sans tache et le respect plein de dévotion que je professe pour votre sexe plaideront en ma faveur dans cette circonstance. » Mais avant qu’il eût pu conclure cette sentence, la dame l’avait poussé dans le passage, et avait fermé et verrouillé la porte derrière lui.

Quelque satisfaction que notre philosophe dût ressentir d’avoir terminé aussi aisément cette épouvantable aventure, sa situation présente n’était nullement agréable. Il était seul, à moitié habillé, dans un passage ouvert, dans une maison inconnue, au milieu de la nuit. Il n’était pas supposable qu’il put retrouver, dans une parfaite obscurité, la chambre qu’il n’avait pu découvrir lorsqu’il était armé d’une lumière, et s’il faisait le plus petit bruit, dans ses inutiles recherches, il courait la chance de recevoir un coup de pistolet et peut-être d’être tué par quelque voyageur réveillé en sursaut. Il n’avait donc pas d’autre ressource que de rester où il était, jusqu’à la pointe du jour. Ainsi, après avoir fait encore quelques pas dans le corridor, en trébuchant, à sa grande alarme, sur plusieurs paires de bottes, il s’accroupit dans un angle du mur, pour attendre le matin aussi philosophiquement qu’il le pourrait.

Cependant il n’était point destiné à subir cette nouvelle épreuve de patience, car il n’y avait pas longtemps qu’il était retiré dans son coin, lorsqu’à son horreur inexprimable un homme, portant une lumière, apparut au bout du corridor. Mais cette horreur fut soudainement convertie en transports de joie lorsqu’il reconnut son fidèle serviteur. C’était en effet M. Samuel Weller qui regagnait son domicile, après être resté jusqu’alors en grande conversation avec le garçon qui attendait la diligence.

« Sam ! dit M. Pickwick, en paraissant tout à coup devant lui ; où est ma chambre à coucher ? »

Sam considéra son maître avec la surprise la plus expressive, et celui-ci avait déjà répété trois fois la même question, lorsque son domestique tourna sur son talon et le conduisit à la chambre si longtemps cherchée.

« Sam, dit M. Pickwick en se mettant dans son lit ; j’ai fait cette nuit un des quiproquos les plus extraordinaires qu’il soit possible de faire.

– Ça ne m’étonne pas, monsieur, répliqua sèchement le valet.

– Mais je suis bien déterminé, Sam, quand je devrais rester six mois dans cette maison, à ne plus jamais me risquer tout seul hors de ma chambre.

– C’est la résolution la plus prudente que vous pourriez prendre, monsieur. Vous avez besoin de quelqu’un pour vous surveiller quand votre raison s’en va en visite.

– Qu’est-ce que vous entendez par là ? Sam, demanda M. Pickwick, qui, se levant sur son séant, étendit la main comme s’il allait faire un discours ; mais tout à coup il parut se raviser, se recoucha et dit à son domestique : Bonsoir.

– Bonsoir, monsieur, » répliqua Sam, et il sortit de la chambre. Arrivé dans le corridor, il s’arrêta, secoua la tête, fit quelques pas, s’arrêta encore, moucha sa chandelle, secoua la tête de nouveau, et finalement se dirigea lentement vers sa chambre, enseveli, en apparence, dans les plus profondes méditations.

Chapitre XXIII. Dans lequel Samuel Weller s’occupe énergiquement de prendre la revanche de M. Trotter. §

À une heure un peu plus avancée de cette même matinée dont le commencement avait été signalé par l’aventure de M. Pickwick avec la dame aux papillotes jaunes, dans la petite chambre située auprès des écuries, M. Weller aîné faisait les préparatifs de son retour à Londres. Il était parfaitement posé pour se faire peindre, et, profitant de l’occasion, nous allons esquisser son portrait.

Son profil avait pu présenter dans sa jeunesse des lignes hardies et fortement accentuées, mais grâce à la bonne chère, grâce à un caractère qui se pliait aux circonstances avec une extrême facilité, les courbes charnues de ses joues s’étaient étendues bien au-delà des limites qui leur avaient été originairement assignées par la nature ; si bien qu’à moins de le regarder en face, il était difficile de distinguer dans son visage autre chose que le bout d’un nez rubicond. La même cause avait fait acquérir à son menton la forme grave et imposante que l’on décrit communément, en faisant précéder de l’épithète double le nom de ce trait expressif de la physionomie humaine. Enfin, son teint présentait cette combinaison de couleurs qui ne se rencontrent guère que chez les gentlemen de sa profession, ou sur un filet de bœuf mal rôti. Autour de son cou il portait un châle de voyage écarlate, qui s’adaptait si parfaitement à son menton qu’il était difficile de distinguer les plis de l’un d’avec les plis de l’autre ; par-dessus ce châle il mit un long gilet d’une grosse étoffe rouge à larges raies roses, et par-dessus ce gilet un immense habit vert, orné de gros boutons de cuivre ; et parmi ces boutons ceux qui garnissaient la taille étaient si éloignés l’un de l’autre, que nul mortel ne les avait jamais vus tous les deux à la fois. Les cheveux de M. Weller étaient courts, lisses, noirs, et s’apercevaient à peine sous les bords gigantesques d’un chapeau brun à forme basse. Ses jambes étaient encaissées dans une culotte de velours à côtes et dans des bottes à revers ; enfin, une grande chaîne de cuivre, terminée par une clef et un cachet du même métal, se dandinait gracieusement à sa vaste ceinture.

Nous avons dit que M. Weller faisait les préparatifs de son retour à Londres. Pour être plus explicite, il s’occupait de la question des vivres. Sur la table, devant lui, se trouvait un pot d’ale, un plat de bœuf froid et un pain d’une dimension fort respectable, à chacun desquels il distribuait tour à tour ses faveurs, avec la plus rigide impartialité. Il venait de couper une bonne tranche de pain lorsqu’un bruit de pas dans la chambre lui fit lever les yeux. L’espoir de sa vieillesse était devant lui.

« ’Jour ! Sammy, » dit le père.

Le fils s’approcha du pot d’ale et prit, en guise de réponse, une longue gorgée de liquide.

« Tu aspires les liquides avec facilité, Sammy, dit M. Weller en regardant l’intérieur du pot, lorsque son premier-né l’eut reposé, à moitié vide, sur la table ; tu aurais fait une fameuse sangsure si tu étais né dans cette profession-là, Sammy.

– Oui, je me figure que ce talent-là m’aurait permis de vivre à mon aise, répliqua Sam en s’attaquant au bœuf froid avec une vigueur considérable.

– Je suis très-vexé, Sammy, reprit M. Weller en décrivant de petits cercles avec le pot pour secouer son ale avant de la boire, je suis très-vexé, Sammy, de voir que tu t’es laissé enfoncer par cet homme violet. J’avais toujours pensé, jusqu’à l’autre jour, que les mots de Weller et enfoncé ne viendraient jamais en contract, Sammy… Jamais.

– Excepté, sans doute, le cas où il serait question d’une veuve, reprit Sam.

– Les veuves, Sammy, répliqua M. Weller en changeant un peu de couleur, les veuves sont des exceptions à toutes les règles. J’ai entendu dire combien une veuve vaut de femmes ordinaires, pour vous mettre dedans. Je crois que c’est 25, Sammy ; mais ça pourrait bien être davantage.

– Eh mais, c’est déjà assez gentil.

– D’ailleurs, poursuivit M. Weller, sans faire attention à l’interruption, c’est ben différent. Tu sais ce que disait l’avocat de ce gen’lm’n qui battait sa femme à coups de pincettes quand il était en ribotte. « Après tout, m’sieu le président, qu’i’ dit, « c’n est qu’une aimable faiblesse. » J’en dis autant par rapport aux veuves, Sammy ; et tu en diras autant quand tu auras mon âge.

– Je sais bien, confessa Sam, je sais bien que j’aurais dû en savoir plus long.

– En savoir plus long ! répéta M. Weller, en frappant la table avec son poing ; en savoir plus long ! Mais je connais un jeune moutard, qui n’a pas eu le quart de ton inducation, qui n’a pas seulement fréquenté les marchés pendant… non pas six mois, et qui aurait rougi de se laisser enfoncer comme ça, rougi jusqu’au blanc des yeux, Sammy ! » L’angoisse que réveilla cette amère réflexion obligea M. Weller à tirer la sonnette et à demander une nouvelle pinte d’ale.

« Allons ! à quoi bon parler de ça maintenant, fit observer Sam. Ce qui est fait est fait, il n’y a plus de remède, et cette pensée doit nous consoler, comme disent les Turcs, quand ils ont coupé la tête d’un individu par erreur. Mais chacun son tour, gouverneur, et si je rattrape ce Trotter, il aura affaire à moi.

– Je l’espère, Sammy, je l’espère, répondit gravement M. Weller. À ta santé, Sammy, et puisses-tu effacer bientôt la tache dont tu as soulié notre nom de famille. » En l’honneur de ce toast, le corpulent cocher absorba, d’un seul trait, les deux tiers au moins de la pinte nouvellement arrivée : puis il tendit le reste à son fils, qui en disposa instantanément.

« Et maintenant, Sammy, reprit M. Weller en consultant l’énorme montre d’argent que soutenait sa chaîne de cuivre ; maintenant il est temps que j’aille au bureau pour prendre ma feuille de route et pour faire charger la voiture ; car les voitures, Sammy, c’est comme les canons, i’ faut les charger avec beaucoup de soin avant qu’i’ partent. »

Sam Weller accueillit avec un sourire filial ce bon mot paternel et professionnel. Son respectable père continua d’un ton grave et ému : « Je vas te quitter, Sammy, mon garçon, et on ne sait pas quand est-ce que nous nous reverrons. Ta belle-mère peut avoir fait mon affaire, il peut arriver un tas d’accidents avant que tu reçoives de nouvelles nouvelles du célèbre monsieur Weller de la Belle Sauvage. L’honneur de la famille est dans tes mains, Samivel, et j’espère que tu feras ton devoir. Quant au reste, je sais que je peux me fier à toi comme à moi-même. Aussi je n’ai qu’un petit conseil à te donner. Si tu dépasses la cinquantaine et que l’idée te vienne d’épouser quelqu’un, n’importe qui, vite enferme-toi dans ta chambre, si tu en as une, et empoisonne-toi sur-le-champ. C’est commun de se pendre ; ainsi pas de ces bêtises-là. Empoisonne-toi, Sammy, mon garçon, empoisonne-toi et plus tard tu seras bien aise de m’avoir écouté. »

M. Weller gardait fixement son fils en prononçant ces touchantes paroles. Lorsqu’il eut terminé il tourna lentement sur le talon et disparut.

Les derniers conseils de son père ayant éveillé dans l’esprit de M. Samuel Weller mille idées contemplatives et lugubres, il sortit de l’auberge du Cheval blanc dès que le vieil automédon l’eut quitté, et dirigea ses pas vers l’église de Saint-Clément, essayant de dissiper sa mélancolie en se promenant dans les antiques dépendances de cet édifice. Il y avait déjà quelque temps qu’il flânait dans les environs, quand il se trouva dans un endroit solitaire, une espèce de cour, d’un aspect vénérable, et qui n’avait pas d’autre issue que le passage par lequel il était entré. Il allait donc retourner sur ses pas, lorsqu’il fut pétrifié sur place par une apparition que nous allons décrire ci-dessous.

M. Samuel Weller était occupé à contempler les vieilles maisons de brique rouge, et malgré son abstraction profonde, lançait de temps en temps une œillade assassine aux fraîches servantes qui ouvraient une fenêtre ou levaient une jalousie, lorsque la porte verte d’un jardin, au fond de la cour, s’ouvrit tout à coup. Un homme en sortit, qui referma soigneusement, après lui, ladite porte et s’avança d’un pas rapide vers l’endroit où se trouvait Sam.

Or, si l’on prend ce fait isolément, et sans s’occuper des circonstances concomitantes, il n’a rien de fort extraordinaire, car, dans beaucoup de parties du monde, un homme peut sortir d’un jardin et fermer derrière lui une porte verte, il peut même s’éloigner d’un pas rapide, sans attirer pour cela l’attention publique. Il est donc clair qu’il devait y avoir, pour éveiller l’intérêt de Sam, quelque chose de particulier dans le costume de l’homme, ou dans l’homme lui-même, ou dans l’un et dans l’autre. C’est ce que le lecteur pourra facilement conclure, lorsque nous lui aurons décrit avec précision la conduite de l’individu dont il s’agit.

Il avait donc fermé derrière lui la porte verte, il s’avançait dans la cour d’un pas rapide, comme nous l’avons déjà dit deux fois ; mais il n’eut pas plus tôt aperçu M. Weller qu’il hésita, s’arrêta et parut ne pas trop savoir quel parti prendre. Cependant, comme la porte verte était fermée derrière lui, et comme il n’y avait pas d’autre issue que celle qui était devant lui, il ne fut pas longtemps à remarquer que, pour sortir de là, il fallait nécessairement passer devant M. Samuel Weller. Il reprit donc son pas délibéré et s’avança en regardant droit devant lui. Ce qu’il y avait de plus extraordinaire dans cet homme, c’est la façon hideuse dont il contournait ses traits, faisant les grimaces les plus étonnantes et les plus effroyables qu’on ait jamais vues. Jamais l’œuvre de la nature n’avait été déguisée plus artistement que ne le fut en un instant le visage en question.

« Parole d’honneur, se dit Sam à lui-même, en voyant approcher le quidam, voilà qui est drôle ! j’aurais juré que c’était lui ! »

L’homme avançait toujours, et à mesure qu’il s’approchait, sa figure devenait de plus en plus bouleversée.

« Je pourrais prêter serment, quant à ces cheveux noirs et à cet habit violet ; mais c’est bien sûr la première fois que je vois cette boule-là. »

Pendant ce soliloque, la physionomie de l’étranger avait pris un aspect surnaturel et parfaitement hideux. Cependant il fut obligé de passer très-près de Sam, et un regard scrutateur de celui-ci lui permit de découvrir, sous ce masque de contorsions effrayantes, quelque chose qui ressemblait trop aux petits yeux de M. Job Trotter pour qu’il fût possible de s’y tromper.

« Ohé ! monsieur ! » cria Sam d’une voix irritée.

L’étranger s’arrêta.

« Ohé ! » répéta Sam d’une voix encore plus féroce.

L’homme à l’horrible visage regarda avec la plus grande surprise au fond de la cour, à l’entrée de la cour, aux fenêtres de chaque maison, partout enfin, excepté du côté de Sam Weller ; puis il fit un autre pas en avant, mais il fut arrêté par un nouveau hurlement de Sam :

« Ohé ! monsieur ! »

Il n’y avait plus moyen de prétendre méconnaître d’où venait la voix, et l’étranger, n’ayant pas d’autre ressource, regarda Sam en face.

« Ça ne prend pas, Job Trotter, dit celui-ci. Allons ! allons ! pas de bêtises. Vous n’êtes pas assez beau naturellement pour vous permettre de vous gâter comme ça la physionomie. Remettez-moi vos petits yeux à leur place, ou bien je les enfoncerai dans votre tête. M’entendez-vous ! »

Comme M. Weller paraissait disposé à agir suivant la lettre et l’esprit de ce discours, M. Trotter permit peu à peu à son visage de reprendre son expression habituelle, et tout à coup, tressaillant de joie, il s’écria :

« Que vois-je ? monsieur Walker !

– Ha ! reprit Sam, vous êtes bien content de me rencontrer, n’est-ce pas ?

– Content ! s’écria Job Trotter enchanté ! Oh ! monsieur Walker, si vous saviez combien j’ai désiré cette rencontre ! Mais c’en est trop pour ma sensibilité, monsieur Walker ; je ne puis pas contenir ma joie ; en vérité je ne le puis pas ! »

En sanglotant ces paroles, M. Trotter répandit un véritable déluge de pleurs, et, jetant ses bras autour de ceux de Sam, il l’embrassa étroitement, avec un transport d’affection.

« À bas les pattes ! lui cria Sam, grandement indigné de cette conduite, et s’efforçant inutilement de se soustraire aux embrassements de son enthousiaste connaissance. À bas les pattes ! vous dis-je. Pourquoi me pleurez-vous comme ça sur le dos, pompe à incendie ?

– Parce que je suis si content de vous voir, répliqua Job Trotter, en relâchant Sam, à mesure que les symptômes de son courroux diminuaient. Ah ! monsieur Walker, c’en est trop !

– Trop ? Je le crois bien ! Voyons, qu’avez-vous à me dire, eh ? »

M. Trotter ne fit pas de réplique, car le petit mouchoir rouge était en pleine activité.

« Qu’avez-vous à me dire avant que je vous casse la tête ? répéta Sam d’une manière menaçante.

– Hein ? fit M. Trotter d’un ton de vertueuse surprise.

– Qu’est-ce que vous avez à me dire ?

– Mais, monsieur Walker !…

– Ne m’appelez pas Walker ; je me nomme Weller, vous le savez bien. Qu’est-ce que vous avez à me dire ?

– Dieu vous bénisse, monsieur Walker, … je veux dire Weller… Bien des choses, si vous voulez venir quelque part où nous puissions parler à notre aise. Si vous saviez comme je vous ai cherché, monsieur Weller !

– Très-soigneusement je suppose, reprit Sam, sèchement.

– Oh ! oui, monsieur, en vérité ! affirma M. Trotter sans qu’on vît remuer un muscle de sa physionomie. Donnez-moi une poignée de main, M. Weller. »

Sam considéra pendant quelques secondes son compagnon, et ensuite, comme poussé par un soudain mouvement, il lui tendit la main.

« Comment va votre bon cher maître, demanda Job à Sam, tout en cheminant avec lui. Oh ! c’est un digne gentleman, monsieur Weller. J’espère qu’il n’a pas attrapé de fraîcheurs dans cette épouvantable nuit. »

Une expression momentanée de malice étincela dans l’œil de Job, pendant qu’il prononçait ces paroles. Sam s’en aperçut, et ressentit dans son poing fermé une violente démangeaison, mais il se contint et répondit simplement que son maître se portait très-bien.

« Oh ! que j’en suis content. Est-il ici ?

– Et le vôtre y est-il ?

– Hélas ! oui, il est ici. Et ce qui me peine à dire, monsieur Weller, c’est qu’il s’y conduit plus mal que jamais.

– Ah ! ah !

– Oh ! ça fait frémir ! c’est terrible !

– Dans une pension de demoiselles ?

– Non ! non ! pas dans une pension, répliqua Job avec le même regard malicieux que Sam avait déjà remarqué, pas dans une pension.

– Dans la maison avec une porte verte ? demanda Sam en regardant attentivement son compagnon.

– Non ! non ! oh ! non pas là ! répondit Job avec une vivacité qui ne lui était pas habituelle. Pas là !

– Que faisiez-vous là vous-même ? reprit Sam avec un regard perçant. Vous y êtes entré par accident, peut-être ?

– Voyez-vous, monsieur Weller, je ne regarde pas à vous dire mes petits secrets, parce que, comme vous savez, nous avons eu tant de goût l’un pour l’autre la première fois que nous nous sommes rencontrés. Vous vous rappelez la charmante matinée que nous avons passée ensemble.

– Eh ! oui, répliqua Sam, je m’en souviens. Eh bien !

– Eh bien ! poursuivit Job avec grande précision et du ton peu élevé d’un homme qui communique un secret important. Dans cette maison à la porte verte, monsieur Weller, il y a beaucoup de domestiques.

– Je m’en doute bien, interrompit Sam.

– Oui, et il y a une cuisinière qui a épargné quelque chose, monsieur Weller, et qui désire ouvrir une petite boutique d’épicerie, voyez-vous.

– Oui da ?

– Oui, monsieur Weller, hé bien ! monsieur, je l’ai rencontrée à une petite chapelle où je vais. Une bien jolie petite chapelle de cette ville, monsieur Weller, où on chante ce recueil d’hymnes que je porte habituellement sur moi et que vous avez peut-être vu entre mes mains, et j’ai fait connaissance avec elle, monsieur Weller ; et puis il s’est établi une petite intimité, et je puis me hasarder à dire que je compte devenir l’épicier.

– Ah ! et vous ferez un très-aimable épicier, répliqua Sam en examinant de côté M. Trotter avec un profond dégoût.

– Le grand avantage de ceci, monsieur Weller, continua Job, dont les yeux se remplissaient de larmes ; le grand avantage de ceci c’est que je pourrai quitter le service déshonorant de ce méchant homme, et me dévouer tout entier à une vie meilleure et plus vertueuse. Une vie plus conforme à la manière dont j’ai été élevé, monsieur Weller.

– Vous devez avoir été joliment éduqué, hein ?

– Oh ! avec un soin ! avec un soin incroyable, monsieur Weller ! et en se rappelant la pureté de son enfance, M. Trotter tira de nouveau le mouchoir rose et pleura copieusement.

– Qu’on devait être heureux d’aller à l’école avec un enfant aussi pieux que vous !

– Je crois bien, monsieur, répliqua Job en poussant un profond soupir. J’étais l’idole de l’école.

– Ah ! ça ne m’étonne pas. Quelle consolation vous deviez être pour votre bénite mère ! »

En entendant ces mots Job inséra un bout du mouchoir rose dans le coin de chacun de ses yeux, et recommença à fondre en larmes.

« Qu’est-ce qu’il a maintenant, s’écria Sam, rempli d’indignation. La pompe à feu n’est rien auprès de lui. Qu’est-ce qui vous fait fondre en eau maintenant ? La conscience de votre coquinerie, pas vrai ?

– Je ne puis pas modérer ma sensibilité, monsieur Weller, reprit Job après une courte pause. Quand je songe que mon maître a soupçonné la conversation que j’avais eue avec le vôtre, et qu’il m’a emmené en chaise de poste, après avoir engagé la jeune lady à dire qu’elle ne le connaissait pas et après avoir gagné la maîtresse de pension ! Ah ! monsieur Weller, cela me fait frissonner !

– Ah ! c’est comme ça que la chose s’est passée, hein ?

– Sans doute, répliqua Job. »

Tout en parlant ainsi les deux amis étaient arrivés près de l’hôtel. Sam dit alors à son compagnon : « Si ça ne vous dérangeait pas trop, Job, je voudrais bien vous voir au Grand Cheval blanc, ce soir, vers les huit heures.

– Je n’y manquerai pas.

– Et vous ferez bien, reprit Sam avec un regard expressif. Autrement je pourrais aller demander de vos nouvelles de l’autre côté de la porte verte ; et alors ça pourrait vous nuire, vous voyez.

– Je viendrai, sans faute, répéta Job, et il s’éloigna après avoir donné à Sam une chaleureuse poignée de main.

– Prends garde, Job Trotter, prends garde à toi, dit Sam en le regardant partir ; car je pourrais bien t’enfoncer, cette fois. » Ayant terminé ce monologue et suivi Job des yeux jusqu’au détour de la rue, Sam rentra et monta à la chambre de son maître.

« Tout est en train, monsieur, lui dit-il.

– Qu’est-ce qui est en train, Sam ?…

– Je les ai trouvés, monsieur.

– Trouvé qui ?

– Votre bonne pratique, et le pleurnichard aux cheveux noirs.

– Impossible ! s’écria M. Pickwick avec la plus grande énergie. Où sont-ils, Sam ! où sont-ils ?

– Chut ! chut ! » répéta le fidèle valet, et tout en aidant son maître à s’habiller, il lui détailla le plan de campagne qu’il avait dressé.

« Mais quand cela se fera-t-il, Sam ?

– Au bon moment, monsieur, au bon moment. »

Le lecteur apprendra dans le subséquent chapitre, si cela fut fait au bon moment.

Chapitre XXIV. Dans lequel M. Peter Magnus devient jaloux, et la dame d’un certain âge, craintive ; ce qui jette les pickwickiens dans les griffes de la justice. §

Quand M. Pickwick descendit dans la chambre où il avait passé la soirée précédente avec M. Peter Magnus, il le trouva en train de se promener dans un état nerveux d’agitation et d’attente, et remarqua que ce gentleman avait disposé, au plus grand avantage possible de sa personne, la majeure partie du contenu des deux sacs, du carton à chapeau, et du paquet papier gris.

« Bonjour, monsieur, dit M. Magnus. Comment trouvez-vous ceci, monsieur ?

– Tout à fait meurtrier, répondit M. Pickwick en examinant avec un sourire de bonne humeur le costume du prétendant.

– Oui, je pense que cela fera l’affaire, monsieur Pickwick ; monsieur, j’ai envoyé ma carte.

– Vraiment !

– Oui, et le garçon est venu me dire qu’elle me recevrait à onze heures. À onze heures, monsieur, et il ne s’en faut plus que d’un quart d’heure maintenant.

– Ah ! c’est bientôt !

– Oui, c’est bientôt ! Trop tôt, peut-être, pour que ce soit agréable. Eh ! monsieur Pickwick, monsieur.

– La confiance en soi-même est une grande chose dans ces cas-là.

– Je le crois, monsieur. J’ai beaucoup de confiance en moi-même. Réellement, monsieur Pickwick, je ne vois pas pourquoi un homme sentirait la moindre crainte dans une circonstance semblable. Quoi de plus simple en somme, monsieur ? il n’y a rien là de déshonorant. C’est une affaire de convenances mutuelles, rien de plus. Mari d’un côté, femme de l’autre. C’est là mon opinion de la matière, monsieur Pickwick.

– Et c’est une opinion très-philosophique. Mais le déjeuner nous attend, monsieur Magnus, allons. »

Ils s’assirent pour déjeuner ; cependant malgré les vanteries de M. Magnus, il était évident qu’il se trouvait sous l’influence d’une grande agitation, dont les principaux symptômes étaient des essais lugubres de plaisanterie, la perte de l’appétit, une propension à renverser les tasses et la théière, et une inclination irrésistible à regarder la pendule, toutes les deux secondes.

« Hi ! hi ! hi ! balbutia-t-il en affectant de la gaieté, mais en tremblant d’agitation ; il ne s’en faut plus que de deux minutes, monsieur Pickwick. Suis-je pâle, monsieur ?

– Pas trop. »

Il y eut un court silence.

« Je vous demande pardon, monsieur Pickwick. Avez-vous jamais fait cette sorte de chose, dans votre temps ?

– Vous voulez dire une demande en mariage ?

– Oui.

– Jamais ! répliqua M. Pickwick avec grande énergie, jamais !

– Alors vous n’avez pas d’idées sur la meilleure manière d’entrer en matière ?

– Eh ! je puis avoir quelques idées à ce sujet ; mais comme je ne les ai jamais soumises à la pierre de touche de l’expérience, je serais fâché si vous vous en serviez pour régler votre conduite.

M. Magnus jeta un autre coup d’œil à la pendule : l’aiguille marquait cinq minutes après onze heures. Il se retourna vers M. Pickwick en lui disant : « Malgré cela, monsieur, je vous serai bien obligé de me donner un avis.

– Eh bien ! monsieur, répondit le savant homme avec la solennité profonde qui rendait ses remarques si impressives quand il jugeait qu’elles en valaient la peine ; je commencerais, monsieur, par payer un tribut à la beauté et aux excellentes qualités de la dame. De là, monsieur, je passerais à ma propre indignité.

– Très-bien, s’écria M. Magnus.

– Indignité, par rapport à elle seule, monsieur. Faites bien attention à cela ; car pour montrer que je ne serais pas absolument indigne, je ferais une courte revue de ma vie passée et de ma condition présente : j’établirais, par analogie, que je serais un objet très-désirable pour toute autre personne. Ensuite je m’étendrais sur la chaleur de mon amour, et sur la profondeur de mon dévouement. Peut-être pourrais-je, alors, essayer de m’emparer de sa main.

– Oui, je vois. Cela serait un grand point.

– Ensuite, continua M. Pickwick, en s’échauffant à mesure que son sujet se présentait devant lui sous des couleurs plus brillantes ; ensuite j’en viendrais à cette simple question : Voulez-vous de moi ? Je crois pouvoir supposer raisonnablement que la dame détournerait la tête…

– Pensez-vous qu’on puisse prendre cela pour accordé ? interrompit M. Magnus. Parce que, voyez-vous, si elle ne détournait pas la tête au moment précis, cela serait embarrassant.

– Je crois qu’elle la détournerait à ce moment-là, monsieur ; et là-dessus je saisirais sa main, et je pense, je pense, monsieur Magnus, qu’après avoir fait cela, supposant qu’elle n’eût point proféré de refus, je retirerais doucement le mouchoir qu’elle aurait porté à ses yeux, si ma faible connaissance de la nature humaine ne me trompe point, et je déroberais un baiser respectueux : oui, je pense que je le déroberais ; et je suis convaincu que dans cet instant même, si la dame devait m’accepter, elle murmurerait à mon oreille un pudique consentement. »

M. Magnus se leva de sa chaise, regarda pendant quelque temps M. Pickwick en silence et avec un regard intelligent, puis il lui secoua chaleureusement la main et s’élança, en désespéré, hors de la porte. L’aiguille de la pendule marquait onze heures dix minutes.

M. Pickwick fit quelques tours dans la chambre, et l’aiguille suivant son exemple, était arrivée à la figure qui indique la demi-heure, lorsque la porte s’ouvrit soudainement. M. Pickwick se retourna pour féliciter M. Magnus, mais à sa place il aperçut la joyeuse physionomie de M. Tupman, la figure guerrière de M. Winkle, et les traits intellectuels de M. Snodgrass.

Pendant que M. Pickwick les complimentait, M. Peter Magnus se précipita dans l’appartement.

« Mes bons amis, dit le philosophe, voici le gentleman dont je vous parlais, M. Magnus.

– Votre serviteur, messieurs, dit M. Magnus qui était évidemment dans un état d’exaltation. Monsieur Pickwick, permettez-moi de vous parler un moment, monsieur. »

En prononçant ces mots M. Magnus insinua son index dans une des boutonnières de M. Pickwick, et l’attirant dans l’ouverture d’une fenêtre : « Félicitez-moi, monsieur Pickwick ; j’ai suivi votre avis à la lettre.

– Était-il bon ?

– Oui, monsieur, il ne pouvait pas être meilleur. Elle est à moi, monsieur Pickwick.

– Je vous en félicite de tout mon cœur, répondit le philosophe, en secouant cordialement la main de sa nouvelle connaissance.

– Il faut que vous la voyiez, monsieur. Par ici, s’il vous plaît. Excusez-nous pour un instant, messieurs. » En parlant ainsi l’amant triomphant entraîna rapidement M. Pickwick hors de la chambre, s’arrêta à la porte voisine dans le corridor, et y tapa doucement.

« Entrez, » dit une voix de femme.

Ils entrèrent.

« Miss Witherfield29, dit M. Magnus, permettez-moi de vous présenter un de mes meilleurs amis, M. Pickwick. – Monsieur Pickwick, permettez-moi de vous présenter à miss Witherfield. »

La dame était à l’autre bout de la chambre. M. Pickwick la salua, et en même temps, tirant adroitement ses lunettes de sa poche, il les ajusta sur son nez ; mais à peine les y avait-il posées qu’il poussa une exclamation de surprise, et recula plusieurs pas. La dame, de son côté, jetait un cri involontaire, cachait son visage dans ses mains, et se laissait tomber sur sa chaise ; tandis que M. Peter Magnus, qui semblait pétrifié sur la place, les contemplait tour à tour avec une physionomie défigurée par un excès d’étonnement et d’horreur.

Un semblable coup de théâtre paraît inexplicable ; mais le fait est que M. Pickwick, aussitôt qu’il avait mis ses lunettes, avait reconnu tout à coup, dans la future Mme Magnus, la dame chez laquelle il s’était si odieusement introduit la nuit précédente ; et qu’à peine lesdites lunettes avaient-elles croisé le nez de M. Pickwick, lorsque la dame s’aperçut de l’identité de sa physionomie avec celle qu’elle avait vue, environnée de toutes les horreurs d’un bonnet de coton. En conséquence la dame cria et le philosophe tressaillit.

« Monsieur Pickwick, que signifie cela, monsieur ? Dites-moi ce que signifie cela, monsieur ? s’écria M. Magnus d’un ton de voix élevé et menaçant.

– Monsieur, je refuse de répondre à cette question, répliqua M. Pickwick, un peu échauffé par la manière soudaine dont M. Magnus l’avait interrogé, au mode impératif.

– Vous le refusez, monsieur ?

– Oui, monsieur. Je ne consentirai pas, sans la permission de cette dame, à dire quelque chose qui puisse la compromettre, ou réveiller dans son sein de désagréables souvenirs.

– Miss Witherfield, reprit M. Magnus, connaissez-vous monsieur ?

– Si je le connais ? répondit en hésitant la dame d’un certain âge.

– Oui, si vous le connaissez ! Je demande si vous le connaissez ? répéta M. Magnus avec férocité.

– Je l’ai déjà vu, balbutia la dame.

– Où ? demanda M. Magnus, où, madame ?

– Voilà, dit la dame en se levant et détournant la tête ; voilà ce que je ne révélerais pas pour un empire…

– Je vous comprends, madame, interrompit M. Pickwick, et je respecte votre délicatesse. Cela ne sera jamais divulgué par moi. Vous pouvez y compter.

– Sur ma parole, madame ! reprit M. Magnus, avec un amer ricanement, sur ma parole, madame ! vu la situation où je suis placé vis-à-vis de vous, vous vous conduisez, vis-à-vis de moi, avec assez de sang-froid, assez de sang-froid, madame !

– Cruel monsieur Magnus ! » balbutia la dame d’un certain âge, et elle se prît à pleurer abondamment.

M. Pickwick s’interposa. « Adressez-moi vos observations, monsieur. S’il y a quelqu’un de blâmable ici, c’est moi seul.

– Ah ! c’est vous seul qui êtes blâmable, monsieur ! Je vois, je vois. Oui, je comprends, monsieur. Vous vous repentez de votre détermination, maintenant.

– Ma détermination ! répéta M. Pickwick.

– Votre détermination, monsieur. Oh ! ne me regardez pas comme cela, monsieur. Je me rappelle vos paroles d’hier au soir. Vous êtes venu ici pour démasquer la fausseté et la trahison d’une personne, dans la bonne foi de laquelle vous aviez placé une entière confiance. Eh ! monsieur ? » Ici M. Peter Magnus se laissa aller à un ricanement prolongé ; puis ôtant ses lunettes bleues, qu’il jugea probablement superflues dans un accès de jalousie, il se mit à rouler ses petits yeux d’une manière effrayante.

« Eh ? dit-il, sur nouveaux frais en répétant son ricanement, avec un effet redoublé. Mais vous m’en répondrez, monsieur !

– De quoi répondrai-je ? demanda M, Pickwick.

– Ne vous inquiétez pas, monsieur ! vociféra M. Magnus en arpentant la chambre ; ne vous inquiétez pas ! »

Il faut que ces quatre mots aient une signification fort étendue, car nous ne nous rappelons pas d’avoir jamais observé une querelle dans la rue, au spectacle, dans un bal public, ou ailleurs, dans laquelle cette phrase ne servit pas de réponse principale à toutes les questions belliqueuses. « Croyez-vous être un gentleman, monsieur ? Ne vous inquiétez pas, monsieur ! – Est-ce que j’ai dit quelque chose à la jeune femme, monsieur ? Ne vous inquiétez pas, monsieur ! – Avez-vous envie de vous faire casser les reins, monsieur ? Ne vous inquiétez pas, monsieur ! » En même temps il faut observer qu’il semble y avoir une provocation cachée dans cet universel ne vous inquiétez pas ; car il éveille dans le sein des individus auxquels il s’adresse plus de courroux qu’une grave injure.

Nous ne prétendons pas cependant que l’application de cette expression à M. Pickwick remplit son âme de l’indignation qu’elle aurait infailliblement excitée dans un esprit vulgaire. Nous racontons simplement le fait. En entendant ces mots, M. Pickwick ouvrit la porte de la chambre, et cria brusquement.

« Tupman, venez ici ! »

M. Tupman arriva immédiatement avec un air de considérable surprise.

« Tupman, dit M. Pickwick, un secret de quelque délicatesse et qui concerne cette dame est la cause d’un différend qui vient de s’élever entre ce gentleman et moi-même. Mais je l’assure, devant vous, que ce secret n’a aucune relation avec lui-même, ni aucun rapport avec ses affaires. Après cela je n’ai pas besoin de vous faire remarquer que s’il continuait à en douter, il douterait en même temps de ma véracité, ce que je considérerais comme une insulte personnelle. »

À ces mots, le philosophe lança à M.P. Magnus un regard qui renfermait toute une encyclopédie de menaces.

La figure honorable et assurée de M. Pickwick, jointe à la force, à l’énergie du langage qui le distinguaient si éminemment, auraient porté la conviction dans tout esprit raisonnable ; mais malheureusement, dans l’instant en question, l’esprit de M. Peter Magnus n’était nullement dans un état raisonnable. Au lieu donc de recevoir, d’une manière convenable l’explication du philosophe, il procéda immédiatement à se monter sur un diapason dévorant de colère et de menaces, parlant avec rage de ce qui était dû à sa délicatesse, à sa sensibilité, et donnant de la force à ses déclamations en marchant furieusement à travers la chambre, et en arrachant ses cheveux ; amusement qu’il interrompait quelquefois pour agiter son poing sous le nez philanthropique de M. Pickwick.

Cependant, fort de sa rectitude et de son innocence, contrarié d’avoir malheureusement embarrassé la dame d’un certain âge, dans une affaire aussi désagréable, M. Pickwick, à son tour, était dans une disposition moins paisible qu’à son ordinaire. En conséquence, on parla plus vivement ; on se servit de plus gros mots, et à la fin, M. Magnus dit à M. Pickwick qu’il aurait bientôt de ses nouvelles. M. Pickwick, avec une politesse digne de louange, lui répondit que le plus tôt serait le mieux. À ces mots la dame d’un certain âge se précipita en pleurant hors de la chambre, et M. Tupman entraîna son savant ami, abandonnant le prétendu désappointé à ses sombres méditations.

Si la dame d’un certain âge avait vécu dans la société, ou si elle avait tant soit peu connu les coutumes et les manières de ceux qui font les lois et établissent les modes, elle aurait su que cette espèce de férocité est la chose du monde la plus innocente. Mais elle avait principalement habité la province, n’avait jamais lu les débats parlementaires, et était peu versée, par conséquent, dans le code d’honneur raffiné des nations civilisées. Aussitôt donc qu’elle eut gagné sa chambre à coucher et soigneusement verrouillé sa porte, elle commença à méditer sur les scènes dont elle venait d’être témoin. Des idées de massacre et de carnage se présentèrent à son imagination, et, dans cette fantasmagorie, le tableau le moins sanglant représentait M. Peter Magnus, enrichi d’une livre de plomb dans le côté gauche, et rapporté à l’hôtel sur un brancard. Plus la dame d’un certain âge méditait, plus elle était épouvantée, et à la fin elle se détermina à aller trouver le principal magistrat de la ville, et à le requérir de faire empoigner sans délai M. Pickwick et M. Tupman.

La dame d’un certain âge fut poussée à prendre ce parti par un grand nombre de considérations ; mais la principale était la preuve incontestable qu’elle donnerait ainsi à M. Peter Magnus du dévouement qu’elle lui avait voué, de l’anxiété qu’elle ressentait pour le salut de sa personne. Elle connaissait trop bien la jalousie de son tempérament, pour s’aventurer à faire la plus légère allusion à la cause réelle de son agitation, en voyant M. Pickwick, et elle se fiait à son influence et à ses moyens de persuasion, pour apaiser le petit homme, pourvu que l’objet de ses soupçons fût éloigné, et qu’il ne s’élevât plus de nouvelles occasions de querelles. La tête remplie de ces réflexions, elle ajusta son chapeau et son châle, et se rendit en droite ligne au domicile du maire.

Or, George Nupkins, esquire, maire de la ville d’Ipswich, était un grand personnage ; si grand qu’un bon marcheur pourrait à peine en rencontrer un semblable entre le lever et le coucher du soleil, même le 21 juin, jour qui lui offrirait naturellement le plus de chances pour cette recherche, puisque, suivant tous les almanachs, c’est le plus long jour de l’année. Dans la matinée en question, M. Nupkins se trouvait dans un état d’irritation extrême, car il y avait eu une rébellion dans la ville. Tous les externes de la plus grande école avaient conspiré pour briser les carreaux d’une marchande de pommes qui leur déplaisait ; ils avaient hué le bedeau ; ils avaient jeté des pierres à la police chargée de comprimer l’émeute, et représentée par un bonhomme en bottes à revers, qui remplissait ses fonctions depuis au moins un quart de siècle. M. Nupkins était donc assis dans sa bergère, fronçant majestueusement ses sourcils et bouillant de rage, lorsqu’une dame fut annoncée pour une affaire pressante, importante, particulière. M. Nupkins, prenant un air calme et terrible, donna ordre d’introduire la dame, et cet ordre, comme tous ceux des magistrats, des empereurs et des autres puissances de la terre, ayant été immédiatement exécuté, miss Witherfield, dont l’agitation était visible et intéressante, se présenta devant le grand homme.

« Muzzle ! dit le magistrat. »

Muzzle était un domestique rabougri, dont le coffre était long, les jambes courtes.

« Muzzle !

– Oui, Votre Honneur.

– Donnez un fauteuil, et quittez la chambre.

– Oui, Votre Vénération.

– Maintenant, madame, voulez-vous exposer votre affaire.

– Elle est d’une nature très-pénible, monsieur.

– Je ne dis pas le contraire, madame. Calmez-vous madame, (Ici M. Nupkins prit un air de douceur.) Et dites-moi quelle affaire légale vous amène devant moi, madame. (Ici le magistrat reprit le dessus et M. Nupkins se donna un air sévère et grandiose.)

– Il est fort affligeant pour moi, monsieur, de vous faire cette dénonciation. Mais je crains bien qu’il n’y ait un duel ici.

– Ici, madame ? – Où madame ?

– Dans Ipswich.

– Dans Ipswich ! madame. Un duel dans Ipswich ! s’écria le magistrat parfaitement stupéfait à cette seule idée. Impossible, madame ! Rien de la sorte ne peut arriver dans cette ville ; j’en suis persuadé. Dieu du ciel ! madame, connaissez-vous l’activité de notre magistrature locale ? N’avez-vous pas entendu dire, madame, que le quatre mai passé, suivi seulement par soixante constables spéciaux, je me précipitai entre deux boxeurs, et qu’au risque d’être sacrifié aux passions furieuses d’une multitude irritée, j’empêchai une rencontre pugilastique entre le champion de Middlesex et celui de Suffolk. Un duel dans Ipswich, madame ! Je ne le pense pas. Non, je ne pense pas qu’il puisse y avoir deux mortels assez audacieux pour projeter un tel attentat dans cette ville.

– Ce que j’ai l’honneur de vous dire n’est malheureusement que trop exact, reprit la dame d’un certain âge. J’étais présente à la querelle.

– C’est la chose la plus extraordinaire ! s’écria le magistrat étonné. Muzzle !

– Oui, Votre Vénération.

– Envoyez-moi M. Jinks, sur-le-champ, à l’instant même.

– Oui, Votre Vénération. »

Muzzle se retira, et bientôt on vit entrer dans la chambre un clerc d’âge raisonnable, mal vêtu, et évidemment mal nourri, comme l’annonçaient son visage pâle et son nez aigu.

– Monsieur Jinks, dit le magistrat, monsieur Jinks.

– Monsieur, répliqua Jinks.

– Cette dame est venue ici pour nous informer d’un duel qui doit avoir lieu dans cette ville. »

M. Jinks, ne sachant pas exactement que dire, sourit d’un sourire d’inférieur.

« De quoi riez-vous, monsieur Jinks ? » demanda le magistrat.

M. Jinks prit à l’instant un air sérieux.

« Monsieur Jinks, poursuivit le magistrat, vous êtes un sot, monsieur. (M. Jinks regarda humblement le grand homme, et mordit le haut de sa plume.) Vous pouvez voir quelque chose de très-comique dans cette information, monsieur ; mais je vous dirai, monsieur Jinks, que vous avez très-peu de raisons de rire. »

Le clerc à l’air affamé soupira, comme un homme convaincu qu’il avait en effet fort peu de motifs d’être gai. Puis, ayant reçu l’ordre de noter la déposition de la dame, il se glissa jusqu’à son siège, et se mit à écrire.

« Ce Pickwick est le principal, à ce que j’entends, dit le magistrat, lorsque la déclaration fut terminée.

– Oui, monsieur, répondit la dame d’un certain âge.

– Et l’autre perturbateur ? Quel est son nom, monsieur Jinks ?

– Tupman, monsieur.

– Tupman est le témoin, madame ?

– Oui, monsieur.

– L’autre combattant a quitté la ville, dites-vous, madame ?

– Oui, répondit miss Witherfield avec une petite toux.

– Très-bien. Ce sont deux coupe-jarrets de Londres, qui sont venus ici pour détruire la population de Sa Majesté, pensant que le bras de la loi est faible et paralysé à cette distance de la capitale. Mais nous en ferons un exemple. Expédiez le mandat d’amener, monsieur Jinks. Muzzle !…

– Oui, Votre Vénération.

– Grummer est-il en bas ?

– Oui, Votre Vénération.

– Envoyez-le ici. »

L’obséquieux Muzzle se retira et revint presque immédiatement avec le représentant de l’autorité, constable depuis son enfance, et qui était principalement remarquable par son nez vineux, sa voix enrouée, son habit couleur de tabac, ses bottes à revers et son regard errant.

« Grummer ! dit le magistrat.

– Votre Vin-à-ration.

– La ville est-elle tranquille maintenant ?

– Pas mal, Votre Vin-à-ration ; la populace s’est apaisée par conséquent que les garçons s’en est allé jouer à la crosse.

– Grummer, reprit le magistrat d’un air déterminé ; dans un temps comme celui-ci, il n’y a que des mesures vigoureuses qui puissent réussir. Si l’on méprise l’autorité des officiers du roi, il faut faire lire le riot-act30. Si le pouvoir civil ne peut pas protéger les fenêtres, il faut que le militaire protège le pouvoir civil et les fenêtres aussi. Je pense que c’est une maxime de la constitution, monsieur Jinks ?

– Certainement, monsieur.

– Très-bien, dit le magistrat en signant le mandat d’amener. Grummer, vous ferez comparaître ces personnes devant nous cette après-midi ; vous les trouverez au Grand Cheval blanc. Vous vous rappelez l’affaire des champions de Middlesex et de Suffolk, Grummer ? »

M. Grummer exprima par une secousse de sa tête qu’il ne l’oublierait jamais ; ce qui, en effet, n’était guère probable, aussi longtemps surtout que cette affaire continuerait à lui être citée tous les jours.

« Ceci, poursuivit le magistrat, est peut-être encore plus inconstitutionnel. C’est une plus grande violation de la paix ; c’est une plus grave atteinte aux prérogatives de Sa Majesté. Je pense que le duel est un des privilèges les plus incontestables de Sa Majesté, monsieur Jinks.

– Expressément stipulé dans la magna Charta, monsieur.

– Un des plus beaux joyaux de la couronne, arraché à Sa Majesté par l’union politique des barons…, n’est-ce pas, monsieur Jinks ?

– Justement, monsieur.

– Très-bien, continua le magistrat en se redressant avec orgueil. Cette prérogative royale ne sera pas violée dans cette portion des domaines de Sa Majesté. Grummer, procurez-vous du secours, et exécutez ce mandat avec le moins de délai possible. Muzzle.

– Oui, Votre Vénération…

– Reconduisez cette dame. »

Miss Witherfield se retira, profondément impressionnée par la science et par la dignité du magistrat. M. Nupkins se retira pour déjeuner. M. Jinks se retira en lui-même, car c’était le seul endroit où il pût se retirer ; si l’on excepte le lit-sofa du petit parloir, qui était occupé pendant le jour par la famille de son hôtesse. Enfin M. Grummer se retira pour laver, par la manière dont il exécuterait sa présente commission, l’insulte qui était tombée dans la matinée sur lui-même et sur l’autre représentant de Sa Majesté, le bedeau.

Tandis que l’on faisait des préparatifs si formidables pour conserver la paix du roi, M. Pickwick et ses amis, tout à fait ignorants des prodigieux événements qui se machinaient, étaient tranquillement assis autour d’un excellent dîner. La bonne humeur la plus expansive régnait dans leur petite réunion. M. Pickwick était précisément en train de raconter, au grand amusement de ses sectateurs, et principalement de M. Tupman, ses aventures de la nuit précédente, lorsque la porte s’ouvrit, et laissa voir une physionomie assez rébarbative qui s’allongea dans la chambre. Les yeux de la physionomie rébarbative se fixèrent attentivement sur M. Pickwick pendant quelques secondes, et ils furent apparemment satisfaits de leur investigation, car le corps auquel appartenait la physionomie rébarbative s’introduisit lentement dans l’appartement, sous la forme d’un individu en bottes à revers. Enfin, pour ne pas tenir plus longtemps le lecteur en suspens, ces yeux étaient les yeux errants de M. Grummer, et ce corps était le corps du susdit gentleman.

M. Grummer procéda d’une manière légale, mais particulière. Son premier acte fut de verrouiller la porte à l’intérieur ; le second, de polir très-soigneusement sa tête et son visage avec un mouchoir de coton ; le troisième, de placer son mouchoir de coton dans son chapeau, et son chapeau sur la chaise la plus proche ; et le quatrième enfin, de tirer de sa poche un gros bâton court, surmonté d’une couronne de cuivre, avec laquelle il fit signe à M. Pickwick aussi gravement que la statue du commandeur.

M. Snodgrass fut le premier à rompre le silence d’étonnement qui régnait dans la chambre. Durant quelques minutes, il regarda fixement M. Grummer et dit ensuite avec force : « Ceci est une chambre particulière, monsieur ! une chambre particulière ! »

M. Grummer secoua la tête et répondit : « Il n’y a point de chambres particulières pour Sa Majesté, quand une fois la porte de la rue est passée ; v’là la loi. Y en a qui disent que la maison d’un Anglais, c’est sa forteresse ; eh bien ! ceux-là disent une bêtise. »

Les pickwickiens échangèrent entre eux des coups d’œil étonnés.

« Lequel c’est-il qu’est M. Tupman ? » demanda M. Grummer. Il avait reconnu M. Pickwick du premier coup par une perception intuitive.

– Mon nom est Tupman, dit ce gentleman.

– Mon nom est la loi, reprit M. Grummer.

– Quoi ? demanda M. Tupman.

– La loi, répliqua M. Grummer. La loi, le pouvoir incivil et ésécutif, c’est mon titre, et v’là mon autorité. « Tupman (nom de baptême en blanc) ; Pickwick (idem) : contre la paix de notre seigneur le roi, vu les estatuts et ordonnances… » C’est en règle, vous voyez ! je vous empoigne les susdits Pickwick et Tupman.

– Qu’est-ce que signifie cette insolence ? s’écria M. Tupman en se levant. Quittez cette chambre ! sortez sur-le-champ !

– Ohé ! cria M. Grummer en se retirant rapidement vers la porte et en l’entre-bâillant, Dubbley !

– Voilà ! dit une voix grave dans le corridor.

Au même instant, un homme qui avait près de six pieds de haut et une grosseur proportionnée se fourra dans la porte entr’ouverte, avec des efforts qui rendirent tout rouge son visage malpropre, et entra dans l’appartement.

« Dubbley, dit M. Grummer, les autres constables spécial est-il dehors ? »

En homme laconique, M. Dubbley ne répondit que par un signe affirmatif.

« Faites entrer la division qu’est sous vos ordres, Dubbley. »

M. Dubbley obéit, et une demi-douzaine d’hommes, porteurs de gros bâtons courts, avec une couronne de cuivre, se précipitèrent dans la chambre. M. Grummer empocha son bâton, et regarda M. Dubbley ; M. Dubbley empocha son bâton, et regarda la division ; la division empocha ses bâtons, et regarda MM. Tupman et Pickwick.

Le philosophe et ses partisans se levèrent comme un seul homme.

« Que signifie cette violation atroce de mon domicile, s’écria M. Pickwick ?

– Qui oserait m’arrêter ? demanda M. Tupman.

– Que venez-vous faire ici, coquins ? murmura M. Snodgrass. »

M. Winkle ne dit rien, mais il fixa ses yeux sur Grummer avec un regard qui lui aurait percé la cervelle et serait ressorti de l’autre côté, si le constable n’avait pas eu la tête plus dure que du fer ; mais, à cause de cette circonstance, le regard de M. Winkle n’eut sur lui aucun effet visible quelconque.

Quand les exécutifs s’aperçurent que M. Pickwick et ses amis étaient disposés à résister à l’autorité de la loi, ils relevèrent les manches de leurs habits d’une manière très-significative, comme si c’était une chose toute simple, un acte purement professionnel, de jeter les délinquants par terre, pour les ramasser ensuite et les emporter. Cette démonstration ne fut pas perdue pour M. Pickwick. Il conféra à part pendant quelques instants avec M. Tupman, et déclara ensuite qu’il était prêt à se rendre à la résidence du maire, ajoutant seulement qu’il prenait à témoin tous les citoyens présents de cette monstrueuse atteinte aux privilèges d’un anglais, et de son engagement solennel de s’en faire rendre raison aussitôt qu’il serait en liberté. À cette déclaration, tous les citoyens présents éclatèrent de rire, excepté cependant M. Grummer, qui paraissait considérer comme une espèce de blasphème intolérable la moindre réflexion sur le droit divin des magistrats.

Mais lorsque M. Pickwick eut déclaré qu’il était prêt à obéir aux lois de son pays, et justement lorsque les garçons, les palefreniers, les servantes et les postillons, que sa résistance avait flattés d’un charmant spectacle, commençaient à se retirer avec désappointement, une autre difficulté s’éleva qui menaça le Grand Cheval blanc d’une confusion nouvelle. Malgré ses sentiments de vénération pour les autorités constituées, M. Pickwick refusa résolument de paraître dans la rue, entouré, comme un malfaiteur, par les officiers de la justice. Dans l’état incertain de l’opinion publique (car c’était presque fête, et les écoliers n’étaient pas encore rentrés chez eux), M. Grummer refusa tout aussi résolument de marcher avec sa suite d’un côté de la rue, et d’accepter la parole de M. Pickwick qu’il suivrait l’autre côté pour se rendre directement chez le magistrat. Enfin, M. Pickwick et M. Tupman se refusèrent vigoureusement à faire la dépense d’une chaise de poste, ce qui était le seul moyen de transport respectable qu’on pût se procurer. La dispute dura longtemps et sur une clef très-haute. Enfin, M. Pickwick, continuant de refuser de se rendre à pied chez le magistrat, les exécutifs étaient sur le point de recourir à l’expédient bien simple de l’y porter, lorsque quelqu’un se rappela qu’il y avait dans la cour une vieille chaise à porteurs, construite originairement pour un gros rentier goutteux, et qui par conséquent devait contenir les deux coupables aussi commodément, pour le moins, qu’un cabriolet moderne. La chaise fut donc louée et apportée dans la salle d’en bas ; M. Pickwick et M. Tupman s’insinuèrent dans l’intérieur, et baissèrent les stores ; une couple de porteurs fut facilement trouvée ; enfin, la procession se mit en marche dans le plus grand ordre. Les constables spéciaux entouraient le char ; M. Grummer et M. Dubbley s’avançaient triomphalement en tête ; M. Snodgrass et M. Winkle marchaient bras dessus, bras dessous, par derrière, et les malpeignés d’Ipswich formaient l’arrière-garde.

Les boutiquiers de la ville, quoiqu’ils n’eussent qu’une idée fort indistincte de la nature de l’offense, ne pouvaient s’empêcher d’être tout à fait édifiés et réjouis par ce spectacle. Ils reconnaissaient le bras infatigable de la loi, qui était descendu, avec la force de vingt presses hydrauliques, sur deux coupables de la métropole elle-même. Cette puissante machine, mise en mouvement par leur propre magistrat, et dirigée par leurs propres officiers, avait comprimé les deux malfaiteurs dans l’étroite enceinte d’une chaise à porteurs. Nombreuses furent les expressions d’admiration qui saluèrent M. Grummer pendant qu’il conduisait le cortège, son bâton de commandement à la main ; bruyantes et prolongées étaient les acclamations des malpeignés ; et parmi ces témoignages unanimes de l’approbation publique, la procession s’avançait lentement et majestueusement.

Sam Weller, vêtu de sa jaquette du matin et avec ses manches de calicot noir, s’en revenait d’assez mauvaise humeur, car il avait inutilement examiné la mystérieuse maison à la porte verte, lorsqu’il aperçut, en levant les yeux, un flot de populaire qui s’avançait autour d’un objet ressemblant fort à une chaise à porteur. Charmé de trouver une distraction à son désappointement, il se rangea pour laisser passer les malpeignés, et voyant qu’ils applaudissaient en chemin, à leur grande satisfaction apparente, il commença immédiatement (par pur désœuvrement) à applaudir aussi de toutes ses forces et de tous ses poumons.

M. Grummer passa, et M. Dubbley passa, et la chaise à porteurs passa, et les gardes du corps spéciaux passèrent, et Sam répondait toujours aux acclamations enthousiastes de la populace, en agitant son chapeau au-dessus de sa tête, comme s’il eût été entraîné par la joie la plus vive, quoique, bien entendu, il n’eût pas la plus légère idée de ce qu’il applaudissait. Tout à coup il resta immobile, en voyant inopinément apparaître MM. Winkle et Snodgrass.

« Qu’est-ce qu’est arrivé, gentlemen ? demanda Sam. Qu’est-ce qu’ils ont pincé dans cette guérite en deuil ? »

Les deux amis répondirent ensemble : mais leurs paroles étaient dominées par le tumulte.

« Qu’est-ce qu’est dedans ? » cria Sam de nouveau.

Une seconde réplique lui fut donnée en commun, et quoiqu’il n’en pût distinguer les paroles, il vit par le mouvement des deux paires de lèvres qu’elles avaient prononcé le mot magique : Pickwick.

C’en est assez ; en une minute l’héroïque valet s’ouvre un chemin à travers la foule, arrête les porteurs, et vient affronter le majestueux Grummer.

« Ohé ! vieux gentleman, lui dit-il ; qu’est-ce que vous avez coffré dans cette boîte ici ?

– Gare de delà ! s’écria avec emphase M. Grummer, dont l’importance, comme celle de beaucoup d’autres grands hommes, était singulièrement enflée par le vent de la popularité.

– Faites-y prendre un billet de parterre, cria M. Dubbley.

– Je vous suis fort obligé pour votre politesse, vieux gentleman, reprit Sam ; et je suis encore plus obligé à l’autre gentleman qui a l’air échappé d’une caravane de géants, pour son agréable avis ; mais j’aimerais mieux que vous répondissiez à ma question, si ça vous est égal. – Comment vous portez-vous, monsieur ? » Cette dernière phrase était adressée, d’un air protecteur, à M. Pickwick, dont les lunettes étaient perceptibles entre les stores et le châssis inférieur de la portière de la chaise.

M. Grummer, que l’indignation avait rendu muet, agita devant les yeux de Sam son gros bâton, orné d’une couronne de cuivre.

« Ah ! dit celui-ci, c’est fort gentil ; spécialement la couronne, qui est hermétiquement pareille à la véritable.

– Gare de delà ! » vociféra de nouveau le fonctionnaire offensé ; et comme pour donner plus de force à cet ordre, il saisit Sam d’une main, tandis que de l’autre il introduisait dans sa cravate le métallique emblème de la royauté. Notre héros répondit à ce compliment en jetant par terre son auteur, après avoir charitablement renversé le premier porteur, pour lui servir de tapis.

M. Winkle fut-il alors saisi d’une attaque temporaire de cette espèce d’insanité produite par le sentiment d’une injure, ou fut-il mis en train par le spectacle de la valeur de Sam ? C’est ce qui est incertain. Mais il est certain qu’à peine avait-il vu tomber Grummer, qu’il fit une terrible invasion sur un petit gamin qui se trouvait près de lui. Échauffé par cet exemple, M. Snodgrass, dans un esprit véritablement chrétien, et afin de ne prendre personne en traître, annonça hautement qu’il allait commencer ; aussi fut-il entouré et empoigné pendant qu’il ôtait son habit avec le plus grand soin. Au reste, pour lui rendre justice, ainsi qu’à M. Winkle, nous devons déclarer qu’ils ne firent pas la plus légère tentative pour se défendre, ni pour délivrer Sam ; car celui-ci, après la plus vigoureuse résistance, avait enfin été accablé par le nombre et était demeuré prisonnier. La procession se reforma donc, les porteurs firent leur office, et la marche recommença.

Pendant toute la durée de ces opérations, l’indignation de M. Pickwick n’avait pas connu de bornes. Il distinguait confusément que Sam renversait les constables et distribuait des horions autour de lui ; mais c’était tout ce qu’il pouvait voir, car la portière de la chaise refusait de s’ouvrir, et les stores ne voulaient pas se relever. À la fin, avec l’assistance de son compagnon de captivité, M. Pickwick parvint à soulever l’impériale, monta sur la banquette, se haussa le plus qu’il put en appuyant ses deux mains sur les épaules de M. Tupman, et commença à haranguer la multitude. Il la prit à témoin que son domestique avait été assailli le premier. Il s’étendit éloquemment sur la brutalité inexcusable avec laquelle lui-même avait été traité, et ce fut de cette manière que la caravane atteignit la maison du magistrat ; les porteurs trottant, les prisonniers suivant, M. Pickwick haranguant, et la populace vociférant.

Chapitre XXV. Montrant combien M. Nupkins était majestueux et impartial, et comment Sam Weller prit sa revanche de M. Job Trotter ; avec d’autres événements qu’on trouvera à leur place. §

M. Snodgrass et M. Winkle écoutaient avec un sombre respect le torrent d’éloquence qui découlait des lèvres de leur mentor, et que ne pouvaient arrêter ni le mouvement rapide de la chaise à porteurs, ni les supplications instantes de M. Tupman pour abaisser le couvercle de la voiture. Mais l’indignation de Sam, tandis qu’on l’emportait, avait un caractère plus bruyant. Il faisait de nombreuses allusions à la tournure de M. Grummer et de ses compagnons, et il exhalait son mécontentement par de courageux défis qu’il lançait indistinctement à six des plus valeureux spectateurs. Cependant sa colère fit promptement place à la curiosité, lorsque la procession entra précisément dans la cour où il avait rencontré le fuyard Job Trotter ; et la curiosité fut remplacée par le sentiment du plus joyeux étonnement, lorsque l’important M. Grummer s’avança, d’un pas noble, justement vers la porte verte d’où Job Trotter était sorti. Au bruit de la sonnette, qu’il fit retentir fortement, accourut une jeune servante très-jolie et très-pimpante qui, après avoir levé ses mains vers le ciel, à l’apparence rebelle des prisonniers et au langage passionné de M. Pickwick, appela M. Muzzle. M. Muzzle ouvrit à moitié la porte cochère pour admettre la chaise à porteurs, les captifs et les spéciaux ; puis la referma violemment au nez de la populace. Justement indignée d’une telle exclusion et vivement désireuse de voir ce qui arriverait ensuite, la dite populace soulagea son ennui en frappant à la porte et en tirant la sonnette pendant une heure ou deux, amusement auquel prirent part, tour à tour, tous les mal peignés, excepté trois ou quatre qui eurent le bonheur de découvrir dans la porte un vasistas grillé, à travers lequel on n’apercevait rien. Ceux-ci restèrent pendus à cette ouverture, avec la persévérance infatigable qui fait que certaines gens s’aplatissent le nez contre les carreaux d’un apothicaire, quand un homme saoul, renversé par un dog-cart, subit une opération chirurgicale dans l’arrière-parloir.

La chaise à porteurs s’arrêta devant un escalier de pierre conduisant à la porte de la maison, et gardé, de chaque côté, par un aloès américain, debout dans une caisse verte. Déposés là, M. Pickwick et ses amis furent ensuite amenés dans la grande salle, et, ayant été annoncés par Muzzle, furent admis en la présence du vigilant M. Nupkins.

La scène était pleine de grandeur et bien calculée pour frapper de terreur le cœur des coupables, et pour leur inculquer une haute idée de la sévère majesté des lois. Devant un énorme cartonnier, dans un énorme fauteuil, derrière une énorme table, et appuyé sur un énorme volume, était assis M. Nupkins, qui paraissait encore plus énorme que tous ces objets réunis. La table était ornée de piles de papiers, de l’autre côté desquels apparaissaient la tête et les épaules de M. Jinks, activement occupé à avoir l’air aussi occupé que possible. La caravane étant entrée, Muzzle ferma soigneusement la porte et se plaça derrière le fauteuil de son maître, pour attendre ses ordres, tandis que M. Nupkins, se penchant en arrière avec une solennité importante, scrutait la figure de ses hôtes forcés.

M. Pickwick, interprète ordinaire de ses amis, se tenait debout, son chapeau à la main, et saluait avec la plus respectueuse politesse. « Quel est cet individu ? dit M. Nupkins, en le montrant du doigt à l’homme d’un âge mûr.

– Cti-ci, c’est Pickwick, Votre Vin-à-ration, répondit Grummer.

– Allons, allons, en voilà assez, vieux gobe-mouche, interrompit Sam, en s’ouvrant, avec les coudes, un passage jusqu’au premier rang. Je vous demande pardon, monsieur, mais cet officier-ci, avec ses bottes à revers nankin, il ne gagnera jamais sa vie nulle part comme maître des cérémonies. Voilà ici, continua Sam, en mettant de côté M. Grummer et en s’adressant au magistrat avec une agréable familiarité, voilà ici Samuel Pickwick, esquire ; voilà ici M. Tupman ; voilà ici M. Snodgrass ; et plus loin, à côté de lui, de l’autre côté, M. Winkle, tous des gentlemen bien gentils, monsieur, et dont vous auriez du plaisir à faire la connaissance. Aussi, plus tôt vous aurez coffré tous ces bedeaux-là, pour un mois ou deux, au Tread-mill31, et plus tôt nous serons bons amis. Les affaires d’abord, les plaisirs après, comme dit le roi Richard quand il poignarda l’autre dans la tour, avant d’étouffer les moutards. »

Après avoir débité cette adresse, Sam s’occupa à polir son chapeau avec son coude droit, et fit d’un air bénin un signe de tête à M. Jinks, qui l’avait entendu d’un bout à l’autre avec une indicible terreur.

« Quel est cet homme, Grummer ? balbutia le magistrat.

– Un malfaiteur très-dangereux, Votre Vin-à-ration. Il a voulu délivrer les prisonniers et il a attaqué les agents de l’autorité. Com’ça nous l’avons empoigné.

– Vous avez bien fait, Grummer. C’est évidemment un bandit audacieux.

– C’est mon domestique, monsieur, dit M. Pickwick, avec un peu d’irritation.

– Ah ! c’est votre domestique ? – Conspiration pour arrêter le cours de la justice et pour assassiner ses officiers. Domestique de Pickwick. Écrivez cela, monsieur Jinks. »

M. Jinks écrivit.

« Comment vous appelez-vous, drôle ? poursuivit le magistrat.

– Weller, répondit Sam.

– Un excellent nom pour le calendrier de Newgate, » observa M. Nupkins.

C’était une plaisanterie ; aussi Grummer, Dubbley, tous les spéciaux, et Muzzle éclatèrent-ils de rire, avec des convulsions qui durèrent pendant cinq minutes.

« Écrivez son nom, monsieur Jinks, reprit le magistrat.

– Mettez deux l, vieux pigeon, dit Sam. »

Ici, un malheureux spécial se mit à rire encore et le magistrat le menaça de le faire empoigner sur-le-champ. Il est dangereux, quelquefois, de rire mal à propos.

« Où vivez-vous ? demanda le magistrat.

– Où je me trouve, répondit Sam.

– Notez cela, monsieur Jinks ! cria le magistrat, dont la colère s’augmentait rapidement.

– Et n’oubliez pas de souligner, poursuivit Sam.

– C’est un vagabond, monsieur Jinks ! c’est un vagabond d’après son propre aveu. N’est-ce pas vrai, monsieur Jinks, que c’est un vagabond ?

– Certainement, monsieur.

– Hé bien ! s’écria M. Nupkins en frappant la table de son poing ; écrivez sur-le-champ son mandat de dépôt. Il faut lui apprendra à vivre !

– Bien obligé, mon magistrat, répliqua Sam. Mais vous devriez bien aller à c’te école-là pendant quelques mois. »

À cette saillie un autre spécial éclata de rire, et ensuite prit un air de gravité tellement surnaturelle que M. Nupkins le découvrit immédiatement.

« Grummer ! s’écria-t-il en rougissant de courroux, comment osez-vous choisir pour constable spécial un être aussi nul et aussi inconvenant que cet homme ! Répondez, monsieur !

– J’en suis bien infligé, Votre Vin-à-ration, balbutia Grummer.

– Bien affligé ! répéta le magistrat furieux. Vous avez raison de l’être ! je vous apprendrai à négliger ainsi votre devoir, M. Grummer ! je ferai un exemple sur vous. Ôtez le bâton de ce drôle. Il est ivre. Vous êtes ivre, drôle !

– Non Fotre Fénération, répondit l’homme ; je ne suis pas ifre.

– Vous êtes ivre ! répliqua le magistrat. Comment osez-vous dire que nous n’êtes pas ivre, monsieur, quand je vous dis que vous êtes ivre. Est-ce qu’il ne sent pas l’eau-de-vie, Grummer ?

– Horriblement, Votre Vin-à-ration, répondit M. Grummer, dont les nerfs olfactifs éprouvaient effectivement une vague impression de rhum.

– J’en étais sûr, reprit M. Nupkins. Quand il est entré dans la chambre, j’ai vu à son œil enflammé qu’il était ivre. Avez-vous remarqué son œil enflammé, M. Jinks ?

– Certainement, monsieur.

– Che n’ai pas touché une koutte d’eau-te-fie t’aujourd’hui, déclara l’homme, qui était peut-être le plus sobre de toute la bande.

– Monsieur Jinks, poursuivit le magistrat, je l’enverrai en prison pour avoir insulté la cour. Écrivez son mandat de dépôt, M. Jinks. »

Cependant M. Jinks, qui était le conseiller de M. Nupkins, et qui avait eu une éducation légale, car il avait passé trois années dans l’étude d’un procureur de province ; M. Jinks, disons-nous, fit observer tout bas au magistrat que cela ne pourrait pas aller ainsi. Le magistrat improvisa donc un discours, dans lequel il déclara que par considération pour la famille du spécial il se contentait de le réprimander et de le casser. En conséquence, le malheureux coupable fut violemment injurié pendant un quart d’heure, puis renvoyé à ses affaires ; et Grummer, Dubbley, Muzzle et tous les autres spéciaux murmurèrent, pendant un autre quart d’heure, leur admiration de la conduite magnanime du magistrat.

« Maintenant, monsieur Jinks, reprit celui-ci, faites prêter serment à Grummer. »

Grummer prêta serment immédiatement, mais comme il s’égarait dans sa déposition, et comme le dîner de M. Nupkins était prêt, le magistrat, pour couper court, se mit à faire des questions à M. Grummer, et M. Grummer lui répondait affirmativement autant qu’il le pouvait, si bien que l’instruction marcha très-rapidement et très-confortablement. Sam Weller fut convaincu de voies de fait, M. Winkle de menaces, M. Snodgrass de résistance ; et quand tout ceci fut fait à la satisfaction du magistrat, le magistrat et M. Jinks se consultèrent à voix basse.

La consultation ayant duré environ dix minutes, M. Jinks se retira à son bout de la table, et le magistrat, après une toux préparatoire, se redressa dans son fauteuil et allait prononcer un discours lorsque M. Pickwick prit la parole.

« Monsieur, dit-il, je vous demande pardon de vous interrompre ; mais avant que vous exprimiez l’opinion que vous pouvez avoir formée, et avant que vous agissiez en conséquence, je dois réclamer mon droit d’être entendu, pour ce qui me regarde personnellement, du moins.

– Taisez-vous, monsieur ? s’écria le magistrat d’un ton péremptoire.

– Il faut bien que je me soumette à votre autorité, monsieur, répondit M. Pickwick.

– Taisez-vous, monsieur ! reprit le magistrat, ou je vous ferai emmener par un de mes officiers.

– Vous pouvez ordonner à vos officiers de faire tout ce qu’il vous plaira, monsieur ; et d’après ce que j’ai vu de leur subordination je n’ai pas le plus petit doute qu’ils n’exécutent tout ce qu’il vous plaira de leur ordonner ; mais je prendrai la liberté de réclamer le droit que j’ai d’être entendu, et je le réclamerai jusqu’à ce qu’on m’éloigne d’ici par la violence.

– Pickwick et les principes ! s’écria Sam d’une voix sonore.

– Sam, tenez-vous tranquille, lui dit son maître.

– Muet comme un tambour troué, » répliqua le personnage.

M. Nupkins, frappé d’étonnement par une témérité si extraordinaire, lança à M. Pickwick un regard courroucé, et allait apparemment lui répondre très-sévèrement, lorsque M. Jinks le tira par la manche et lui chuchota quelque chose à l’oreille. Le magistrat fit une réponse à demi haut ; puis le chuchotement fut renouvelé. Il était évident que M. Jinks lui adressait des remontrances.

À la fin, le magistrat, avalant de fort mauvaise grâce le dépit qu’il éprouvait d’en entendre plus long, se retourna vers M. Pickwick et lui dit brusquement : « Qu’est-ce que vous avez à dire ?

– D’abord, répondit le philosophe, en lançant à travers ses lunettes un regard qui intimida M. Nupkins sur son siège ; d’abord je désire connaître pourquoi mon ami et moi nous avons été amenés ici ?

– Suis-je tenu de le lui dire ? chuchota le magistrat à M. Jinks.

– Je pense que oui, monsieur, chuchota M. Jinks au magistrat.

– On a déposé devant moi, sous la foi du serment, qu’il y avait lieu de craindre que vous ne voulussiez vous battre en duel ; et que cet autre homme, Tupman, devait être votre fauteur et votre complice dans le dit duel ; c’est pourquoi… eh ! monsieur Jinks ?

– Certainement, monsieur.

– C’est pourquoi, je vous condamne tous les deux à… Je pense que voilà l’affaire, monsieur Jinks.

– Certainement, monsieur.

– Je vous condamne à… à… à quoi, monsieur Jinks ? demanda le magistrat avec dépit.

– À fournir caution, monsieur.

– Oui. C’est pourquoi je vous condamne tous les deux, comme j’allais dire lorsque j’ai été interrompu par mon clerc, à fournir caution.

– Bonne caution, chuchota L. Jinks.

– J’exigerai deux bonnes cautions, reprit le magistrat.

– Bourgeois de la ville, chuchota M. Jinks.

– Qui doivent être des bourgeois de la ville, poursuivit le magistrat.

– Cinquante guinées chacune et des propriétaires, comme il va sans dire.

– J’exigerai deux cautions de cinquante guinées chacune, continua le magistrat à voit haute et avec grande dignité ; et je n’accepterai que des propriétaires, comme il va sans dire.

– Mais, monsieur, fit observer M. Pickwick, qui, ainsi que M. Tupman, était rempli d’étonnement et d’indignation, mais monsieur, nous sommes parfaitement étrangers à la ville et j’y connais autant de propriétaires que j’ai envie d’y avoir un duel.

– Oui, oui, on connaît ça, dit le magistrat. N’est-ce pas, monsieur Jinks ?

– Certainement, monsieur.

– Avez-vous quelque chose à ajouter ? » reprit le magistrat.

M. Pickwick avait bien des choses à ajouter, et il les aurait ajoutées sans aucun doute, avec aussi peu de profit pour lui-même que de satisfaction pour le magistrat, s’il n’avait pas été engagé alors avec Sam, dans une conversation tellement intéressante qu’il n’entendit point la question qui lui était adressée. M. Nupkins n’était point homme à demander deux fois une chose de cette nature. Il toussa donc de nouveau, d’une manière préparatoire, et prononça sa décision au milieu du silence admirateur et respectueux des constables.

Il condamnait Weller à deux guinées d’amende pour les premières voies de fait, et à trois guinées pour les secondes ; il condamnait Winkle à deux guinées ; Snodgrass à une guinée ; et les requérait, en outre, de jurer qu’ils ne commettraient de violences sur aucun sujet de Sa Majesté, et notamment sur ses hommes liges, Daniel et Grummer : il avait déjà requis Pickwick et Tupman de fournir des cautions.

Aussitôt que le magistrat eut cessé de parler, M. Pickwick, dont la physionomie était de nouveau animée par un sourire de bonne humeur, fit un pas en avant, et dit :

« Je prie le magistrat de vouloir bien m’accorder quelques minutes de conversation en particulier. Il s’agit d’une affaire qui est d’une grave importance pour lui-même.

– Quoi ! » s’écria M. Nupkins.

M. Pickwick répéta sa requête.

« Voilà une demande bien extraordinaire ! dit le magistrat. Une conversation en particulier !

– Une conversation en particulier, répéta M. Pickwick avec fermeté. Seulement, comme c’est par mon domestique que j’ai appris une partie de ce que j’ai à vous communiquer, je désirerais qu’il fût présent. »

Le magistrat regarda M. Jinks. M. Jinks regarda le magistrat, et les officiers se regardèrent l’un l’autre avec étonnement. Tout à coup M. Nupkins devint pâle. Peut-être ce Weller, dans un moment de remords, avait-il confessé quelque complot formé pour assassiner le magistrat. C’était une horrible pensée ! En effet, M. Nupkins était un homme politique ; et il devint encore plus pâle en songeant à Jules César et à M. Perceval.

Il regarda de nouveau M. Pickwick et fit un signe à M. Jinks.

« Que pensez-vous de cette demande, monsieur Jinks, » murmura-t-il à son oreille.

M. Jinks, qui ne savait pas exactement qu’en penser, et qui avait peur d’offenser son patron, sourit faiblement, d’une manière douteuse ; puis, serrant les coins de sa bouche, secoua lentement sa tête.

« Monsieur Jinks, dit le magistrat gravement, vous êtes un âne, monsieur. »

En entendant cette petite expression familière, M. Jinks sourit encore, peut-être plus faiblement que la première fois, et se retira par degrés dans son coin.

Pendant quelques secondes M. Nupkins débattit la question en lui-même. Ensuite, se levant d’un air résolu, il invita M. Pickwick et Sam à le suivre, et les conduisit dans une petite chambre qui s’ouvrait sur la salle de justice. Là, il leur fit signe d’aller jusqu’au fond, et lui-même resta à l’entrée, tenant sa main sur la porte à demi fermée, afin de pouvoir facilement battre en retraite s’il découvrait chez ses justiciables la plus légère manifestation d’intentions hostiles. Enfin il déclara qu’il était prêt à entendre leurs communications, quelles qu’elles pussent être.

« Monsieur, dit M. Pickwick, j’arriverai au fait tout d’un coup, car il s’agit d’une chose qui affecte notablement votre personne et votre honneur. J’ai tout lieu de croire, monsieur, que vous recevez dans votre maison un vil imposteur.

– Deux ! interrompit Sam ; le valet en livrée violette enfonce tout le monde, en fait de larmes et de la scélératesse !

– Sam, dit M. Pickwick, je vous prie de vous modérer, afin que je puisse me rendre intelligible à ce gentleman.

– Très-fâché, monsieur, répliqua Sam ; mais quand je pense à ce Job ici. Je ne peux pas m’empêcher d’ouvrir un peu la soupape de sûreté, autrement j’éclaterais.

– En un mot, monsieur, reprit M. Pickwick, mon domestique a-t-il raison de supposer qu’un certain capitaine Fitz-Marshall est dans l’habitude de vous faire des visites. Je vous demande cela, ajouta M. Pickwick en voyant que M. Nupkins était sur le point de l’interrompre avec indignation ; je vous demande cela parce que je sais que cet individu est un…

– Chut ! chut ! dit M, Nupkins en fermant la porte. Vous savez qu’il est quoi, monsieur ?

– Un vagabond sans principes, un misérable aventurier, qui vit aux dépens de la société ; qui prend les gens faciles à tromper pour ses dupes, monsieur ; pour ses absurdes, ses malheureuses, ses ridicules dupes, monsieur, s’écria M. Pickwick surexcité.

– Dieu nous assiste ! dit M. Nupkins en rougissant jusqu’aux oreilles, et en changeant sur-le-champ toutes ses manières. Dieu nous assiste, monsieur…

– Pickwick, souffla Sam.

– Pickwick, répéta le magistrat. Dieu nous assiste, monsieur Pickwick. Asseyez-vous, je vous en prie. Que me dites-vous là ! Le capitaine Fitz-Marshall !

– Ne l’appelez pas capitaine, interrompit Sam ; ni Fitz-Marshall non plus. Il n’est ni l’un ni l’autre. C’est un cabotin qui s’appelle Jingle ; et si jamais il y a eu un loup en habit violet, c’est ce Job Trotter ici.

– Cela est très-vrai, monsieur, dit M. Pickwick en réponse au regard d’étonnement du magistrat ; et ma seule affaire dans cette ville, était de démasquer l’individu dont nous parlons. »

Alors M. Pickwick répandit dans l’oreille épouvantée du magistrat, un récit abrégé de toutes les atrocités de M. Jingle. Il rapporta comment leur connaissance s’était faite ; comment Jingle s’était échappé avec miss Wardle ; comment il avait joyeusement renoncé à cette demoiselle pour une somme d’argent ; comment il avait attiré M. Pickwick, à minuit, dans une pension de jeunes demoiselles ; et comment lui, M. Pickwick, regardait comme un devoir de dévoiler sa présente usurpation de nom et de qualité.

À mesure que cette narration s’avançait, tout le sang qui circulait habituellement dans le corps de M. Nupkins, se rassemblait dans les veines de son visage et jusqu’aux extrémités de ses oreilles. Il avait ramassé le capitaine à une course de chevaux du voisinage, et l’avait présenté à mistress Nupkins et à miss Nupkins. Celles-ci, charmées par la longue liste des connaissances aristocratiques du capitaine Fitz-Marshall, par ses lointains voyages, par sa tournure fashionable, avaient exhibé le capitaine Fitz-Marshall, cité le capitaine Fitz-Marshall, jeté le capitaine Fitz-Marshall au nez de toutes leurs connaissances ; tellement que leurs amis de cœur, madame Porkenham, et les misses Porkenham, et M. Sidney Porkenham étaient près d’en crever de jalousie et de désespoir ; et maintenant, après tout cela, il se trouvait que c’était un pauvre aventurier, un acteur ambulant, et sinon un escroc, du moins quelque chose qui y ressemblait tellement qu’il était bien difficile d’en faire la différence ! Juste ciel ! que diraient les Porkenham ! quel serait le triomphe de M. Sidney Porkenham quand il connaîtrait le rival à qui ses galanteries avaient été sacrifiées ! Comment M. Nupkins oserait-il soutenir les regards du vieux Porkenham aux prochaines assises ? Et si l’histoire se répandait, quel texte pour l’opposition magistrale !

Il y eut un long silence.

« Mais après tout, s’écria M. Nupkins, en redevenant radieux pour un instant ; après tout, ceci n’est qu’une simple allégation. Le capitaine Fitz-Marshall a des manières fort engageantes, et j’ose dire qu’il s’est fait plus d’un ennemi. Quelles preuves avez-vous de la vérité de cette accusation ?

– Confrontez-moi avec lui, voilà tout ce que je vous demande, tout ce que j’exige. Confrontez-le avec moi et avec mes amis. Aurez-vous besoin d’autres preuves ?

– Vraiment, cela serait très-facile, car il vient ici ce soir, et alors il n’y aurait pas besoin de rendre l’affaire publique, dans l’intérêt… dans l’intérêt du jeune homme seulement ; vous voyez… cependant, je… je voudrais d’abord consulter Mme Nupkins, sur la convenance de cette démarche. Mais à tous événements, monsieur Pickwick, il faut expédier cette affaire légale avant de nous occuper d’autre chose. Revenez, je vous prie, dans la salle.

Lorsqu’on y fut réinstallé : « Grummer ! dit le magistrat, d’une voix majestueuse :

– Votre Vin-à-ration, répondit Grummer avec le sourire d’un favori.

– Allons, allons, monsieur, reprit le magistrat sévèrement ; pas de légèreté ici : c’est fort inconvenant, et je vous assure que vous avez peu de raison de sourire. Le récit que vous m’avez fait tout à l’heure était-il exactement vrai ? Faites attention à vos réponses, monsieur.

– Votre Vin-à-ration balbutia Grummer, je…

– Ah ! vous vous troublez, monsieur ! Monsieur Jinks, remarquez-vous qu’il se trouble ?

– Certainement, monsieur.

– Hé bien ! voyons, répétez votre déposition, Grummer ; et je vous avertis encore de prendre garde à vous. Monsieur Jinks, écrivez sa déposition. »

L’infortuné Grummer commença donc à redire sa plainte. Mais grâce à ce que M. Jinks recueillait ses paroles, tandis que le magistrat les relevait, grâce aussi à sa diffusion naturelle et à sa confusion présente, en moins de trois minutes il parvint à s’embarrasser dans un tel gâchis de contradictions, que M. Nupkins déclara positivement qu’il ne le croyait pas. Les amendes furent donc annulées ; M. Jinks trouva en moins de rien une couple de cautions, et toutes ces opérations solennelles ayant été terminées d’une manière satisfaisante, M. Grummer fut ignominieusement renvoyé : exemple terrible de l’instabilité des grandeurs humaines, et du peu de confiance qu’on doit avoir dans la faveur des grands.

Mme Nupkins était une femme dédaigneuse et sévère, en turban de gaze bleue et en perruque brune. Miss Nupkins possédait toute la hauteur de sa mère, moins le turban, et toute sa mauvaise humeur, moins la perruque. Or, chaque fois que l’exercice de ces deux aimables qualités embarrassait la mère et la fille dans quelque dilemme désagréable, ce qui arrivait assez fréquemment, elles se réunissaient pour jeter tout le blâme sur les épaules de M. Nupkins. Ainsi, lorsque celui-ci alla trouver son épouse, et lui communiqua les détails qui lui avaient été donnés par M. Pickwick, madame Nupkins se rappela tout à coup qu’elle avait toujours soupçonné quelque chose de la sorte ; qu’elle avait toujours dit que cela devait arriver ; qu’on n’avait jamais voulu écouter ses avis ; que réellement elle ne savait pas pour qui M. Nupkins la prenait, etc., etc.

« Est-il possible, s’écria miss Nupkins en fabriquant, dans le coin de chaque œil, une larme d’une très-maigre dimension, est-il possible que j’aie été ainsi tournée en ridicule !

– Ah ! ma chère, dit Mme Nupkins, vous pouvez en remercier votre papa. Combien je l’ai supplié de s’informer de la famille du capitaine ! combien je l’ai pressé de prendre un parti décisif. Je suis sûre que personne ne voudrait le croire à présent.

– Mais ma chère, … fit observer M. Nupkins.

– Ne me parlez pas, être insupportable !

– Mon amour, vous aimiez tant le capitaine Fitz-Marshall ; vous l’invitiez constamment ici, et vous ne perdiez aucune occasion de l’introduire chez nos amis.

– Ne le disais-je pas, Henriette ! s’écria Mme Nupkins en s’adressant à sa fille avec l’air d’une femme injuriée ; ne vous le disais-je pas, que votre papa se retournerait et mettrait tout cela sur mon dos. Ne le disais-je pas !… » Ici Mme Nupkins fondit en larmes.

« Oh ! pa ! fit miss Nupkins, d’un ton de reproche ; » et elle se mit également à pleurer.

« N’est-ce pas trop fort, sanglotait Mme Nupkins, n’est-ce pas trop fort de me reprocher que je suis la cause de tout ceci, quand c’est lui-même qui a attiré ce ridicule sur notre famille !

– Comment pourrons-nous jamais nous remontrer dans la société ? murmura miss Nupkins.

– Comment pourrons-nous envisager les Porkenham ?

– Ou les Grigg ?…

– Ou les Slummintowkens ? Mais qu’est-ce que cela fait à votre papa ? qu’est-ce que cela lui fait, à lui ! » À cette terrible réflexion, l’angoisse mentale de Mme Nupkins ne connut plus de bornes, et miss Nupkins poussa des soupirs déchirants.

Les pleurs de Mme Nupkins continuèrent à jaillir avec grande vitesse, jusqu’au moment où elle eut décidé dans son esprit que la meilleure chose à faire, était d’engager M. Pickwick et ses amis à rester chez elle jusqu’à l’arrivée du capitaine. Si l’imposture de celui-ci était alors avérée, on l’exclurait de la maison sans divulguer la véritable cause de ce renvoi ; et l’on dirait aux Porkenham, pour expliquer sa disparition, que le capitaine, grâce à l’influence de sa famille, était nommé gouverneur général de Sierra-Leone, ou de Sangur-Point, ou de quelque autre de ces pays salubres, dont les Européens sont ordinairement si enchantés qu’ils n’en reviennent presque jamais.

Quand Mme Nupkins eut séché ses larmes, miss Nupkins sécha aussi les siennes, et M. Nupkins s’estima fort heureux de terminer l’affaire comme le lui proposait son aimable moitié. En conséquence, M. Pickwick et ses amis, ayant lavé toutes les traces de leur rencontre, furent présentés aux dames, et peu de temps après au dîner. Quant à Sam Weller, le magistrat, avec sa sagacité particulière, reconnut en un clin d’œil que c’était le meilleur garçon du monde, et le consigna aux soins hospitaliers de M. Muzzle, avec l’ordre spécial de l’emmener en bas, et d’avoir le plus grand soin de lui.

– Comment vous portez-vous, monsieur ? dit Muzzle à Sam Weller, en le conduisant à la cuisine.

– Hé ! hé ! il n’y a pas grand changement depuis que je vous ai vu si bien redressé derrière la chaise de votre gouverneur, dans la salle.

– Je vous demande excuse de ne pas avoir fait attention à vous pour lors. Vous voyez que mon patron ne nous avait pas présentés, pour lors. Dame ! il vous aime bien, monsieur Weller !

– Ah ! c’est un bien gentil garçon.

– N’est-ce pas ?

– Si jovial !

– Et un fameux homme pour parler ! Comme ses idées sont coulantes, hein ?

– Étonnant ! elles débondent si vite qu’elles se cognent la tête l’une sur l’autre que c’en est étourdissant, et qu’on ne sait pas seulement de quoi il s’agit.

– C’est le grand mérite de son style d’éloquence… Prenez garde au dernier pas, monsieur Weller. Voudriez-vous vous laver les mains avant de rejoindre les ladies ? Voilà une fontaine, et il y a un essuie-mains blanc accroché derrière la porte.

– Je ne serai pas fâché de me rincer un brin, répliqua Sam, en appliquant force savon noir sur le torchon. Combien y a-t-il de dames ?

– Seulement deux dans notre cuisine. Cuisinière et bonne. Nous avons un garçon pour faire les ouvrages sales et une fille de plus ; mais ça dîne dans la buanderie.

– Ah ! ça dîne dans la buanderie !

– Oui, nous en avons essayé à notre table quand c’est arrivé ; mais nous n’avons pas pu y tenir ; les manières de la fille sont horriblement vulgaires, et le garçon fait tant de bruit en mâchant, que nous avons trouvé impossible de rester à table avec lui.

– Oh ! quel jeune popotame !

– C’est dégoûtant ! voilà ce qu’il y a de pire dans le service de province, monsieur Weller ; les jeunes gens sont si tellement mal élevés… Par ici, monsieur, s’il vous plaît. » Tout en parlant ainsi et en précédant Sam avec la plus exquise politesse, Muzzle le conduisit dans la cuisine.

« Mary, dit-il à la jolie servante, c’est M. Weller, un gentleman que notre maître a envoyé en bas pour être fait aussi confortable que possible.

– Et votre maître s’y connaît. Il m’a envoyé au bon endroit pour ça, ajouta Sam en jetant un regard d’admiration à la jolie bonne ; si j’étais le maître de cette maison ici, je serais toujours où Mary serait.

– Oh ! monsieur Weller ! fit Mary en rougissant.

– Eh bien ! et moi, donc ! s’écria la cuisinière.

– Ah ! cuisinière, je vous avais oubliée, dit M. Muzzle. Monsieur Weller, permettez-moi de vous présenter.

– Comment vous portez-vous, madame ? demanda Sam à la cuisinière. Très-enchanté de vous voir, et j’espère que notre connaissance durera longtemps, comme dit le gentleman à la banknote de cinq guinées. »

Après les cérémonies de la présentation, la cuisinière et Mary se retirèrent dans leur cuisine pour chuchoter pendant dix minutes, et lorsqu’elles furent revenues toutes minaudantes et rougissantes, on s’assit pour dîner.

Les manières aisées de Sam et ses talents de conversation eurent une influence si irrésistible sur ses nouveaux amis, qu’à la moitié du dîner il était déjà avec eux sur un pied d’intimité complète, et les avait mis en pleine possession des perfidies de Job Trotter.

« Je n’ai jamais pu supporter cet homme-là, dit Mary.

– Et vous ne le deviez pas non plus, ma chère, répliqua Sam.

– Pourquoi cela ?

– Parce que la laideur et l’hypocrisie ne va jamais d’accord avec l’élégance et la vertu. C’est-il pas vrai, monsieur Muzzle ?

– Certainement. »

À ces mots Mary se prit à rire et assura que c’était à cause de la cuisinière, et la cuisinière, assurant que non, se prit à rire aussi.

« Tiens, je n’ai pas de verre, dit Mary.

– Buvez avec moi, ma chère, reprit Sam, mettez vos lèvres sur ce verre ici, et alors je pourrai vous embrasser par procuration.

– Fi donc ! monsieur Weller !

– Pourquoi fi, ma chère ?

– Pour parler comme ça.

– Bah ! il n’y a pas de mal. C’est dans la nature. Pas vrai, cuisinière ?

– Taisez-vous, impertinent, » répliqua celle-ci avec un visage de jubilation. Et là-dessus la cuisinière et Mary se prirent à rire encore, jusqu’à ce que le rire et la bière et la viande combinés eussent mis la charmante bonne en danger d’étouffer. Elle ne tut tirée de cette crise alarmante qu’au moyen de fortes tapes sur le dos et de plusieurs autres petites attentions, délicatement administrées par le galant Sam.

Au milieu de ces joyeusetés, on entendit sonner violemment, et le jeune gentleman qui prenait ses repas dans la buanderie, alla immédiatement ouvrir la porte du jardin. Sam était dans le feu de ses galanteries auprès de la jolie bonne ; M. Muzzle s’occupait de faire les honneurs de la table, et la cuisinière ayant cessé de rire un instant portait à sa bouche un énorme morceau, lorsque la porte de la cuisine s’ouvrit pour laisser entrer M. Job Trotter.

Nous avons dit pour laisser entrer M. Job Trotter, mais cette expression n’a pas l’exactitude scrupuleuse dont nous nous piquons. La porte s’ouvrit et M. Job Trotter parut. Il serait entré, et même il était en train d’entrer, lorsqu’il aperçut Sam. Reculant involontairement un pas ou deux, il resta muet et immobile à contempler avec étonnement et terreur la scène qui s’offrait à ses yeux.

« Le voici ! s’écria Sam, en se levant plein de joie. Eh bien ! je parlais de vous dans ce moment ici, comment ça va-t-il ? pourquoi donc êtes-vous si rare ? Entrez. » En disant ces mots, il mit la main sur le collet violet de Job, le tira sans résistance dans la cuisine, ferma la porte et en passa la clef à M. Muzzle, qui l’enfonça froidement dans une poche de côté, et boutonna son habit par-dessus.

« Eh bien ! en voilà une farce ! s’écria Sam. Mon maître qui a le plaisir de rencontrer votre maître là-haut, et moi qui a le plaisir de vous rencontrer ici en bas. Comment ça vous va-t-il ? Et notre petit commerce d’épiceries, ça marche-t-il bien ? Véritablement, je suis charmé de vous voir. Comme vous avez l’air content ! C’est charmant. N’est-il pas vrai, M. Muzzle ?

– Certainement.

– Il est si jovial !

– De si bonne humeur !

– Et si content de nous voir ! C’est ça qui fait le plaisir d’une réunion. Asseyez-vous, asseyez-vous. »

Job se laissa asseoir sur une chaise, au coin du feu, et dirigea ses petits yeux d’abord sur Sam, pois sur Muzzle ; mais il ne dit rien.

« Eh bien ! maintenant, reprit Sam, faites-moi l’amitié de me dire devant ces dames ici, si vous croyez être le gentleman le plus gentil et le mieux éduqué qui a jamais employé un mouchoir rouge et les hymnes n° 4.

– Et qui a jamais été pour être marié à une cuisinière, le mauvais gueux ! s’écria la cuisinière avec une sainte indignation.

– Et pour mener une vie plus vertueuse et pour s’établir dans l’épicerie, ajouta la bonne.

– Jeune homme ? vociféra Muzzle, enragé par ces deux dernières allusions ; écoutez-moi-z-un peu maintenant. Cette lady ici (montrant la cuisinière) est ma bonne amie. Et quand vous avez le toupet de parler de tenir une boutique d’épiceries avec elle, vous me blessez, monsieur, dans l’endroit le plus sensible où un homme pût en blesser un autre. Me comprenez-vous, monsieur ? »

Ici Muzzle, qui, comme son maître, avait une grande idée de son éloquence, s’arrêta pour attendre une réponse, mais Job ne paraissant pas disposé à parler, Muzzle poursuivit avec solennité.

« Il est très-probable, monsieur, qu’on n’aura pas besoin de vous là-haut d’ici à quelque temps, parce que mon maître est en train de faire l’affaire de votre maître, monsieur : ainsi, vous aurez le temps de me parler un petit peu en particulier, monsieur. Me comprenez-vous, monsieur ? »

M. Muzzle se tut encore, attendant toujours une réponse, et M. Trotter le désappointa de nouveau.

« Eh bien, pour lors, reprit-il, je suis très-fâché d’être obligé de m’expliquer devant ces dames, mais la nécessité du cas sera mon excuse. L’arrière-cuisine est vide, monsieur, si vous voulez y passer, monsieur, M. Weller sera témoin, et nous aurons une satisfaction mutuelle jusqu’à ce que la sonnette sonne. Suivez-moi, monsieur. »

En disant ces mots le vaillant domestique fit un pas ou deux vers la porte, tout en ôtant son habit afin de ne point perdre de temps.

Mais aussitôt que la cuisinière entendit les dernières paroles de ce défi mortel, aussitôt qu’elle vit M. Muzzle se préparer pour le combat singulier, elle poussa un cri déchirant, et se précipita sur M. Trotter, qui se leva vainement, à l’instant même ; elle souffleta, elle égratigna son large visage, et entortillant ses mains dans les cheveux plats du nouveau Job, elle en arracha de quoi faire cinq ou six douzaines de bagues. Ayant accompli cet exploit avec l’ardeur que lui inspirait son amour dévoué pour M. Muzzle, elle chancela et tomba évanouie sous la table, car c’était une dame douée de sentiments fort délicats et fort excitables.

En ce moment la sonnette retentit.

« C’est pour vous, Job Trotter, » dit Sam, et avant que celui-ci pût résister ou faire des remontrances, avant même qu’il eût étanché le sang qui coulait de ses blessures, Sam le prit par un bras, Muzzle par l’autre, et le premier le tirant, le second le poussant, ils lui firent monter les escaliers et l’introduisirent dans le parloir.

La scène qui s’y passait était remplie d’intérêt. Alfred Jingle, esquire, autrement le capitaine Fitz-Marshall, était debout près de la porte, son chapeau à la main, avec un sourire sur son visage, et une physionomie qui n’était nullement émue par sa désagréable situation. En face de lui se trouvait M. Pickwick, qui, évidemment, lui avait inculqué quelque leçon d’une haute morale, car sa main gauche était cachée sous les pans de son habit, et sa main droite, étendue en l’air, comme c’était son habitude quand il prononçait un discours destiné à faire impression. Un peu en arrière on voyait M. Tupman, bouillant d’indignation, mais soigneusement retenu par ses deux jeunes amis. Enfin, à l’extrémité de la chambre se tenaient M. Nupkins, Mme Nupkins et miss Nupkins, tous avec un air hautain et sombre, plein de menaces et de vexations.

Au moment où Job fut amené, M. Nupkins déclamait avec une dignité magistrale :

« Qui m’empêche, disait-il, de faire détenir ces individus comme des fripons et des imposteurs ? Pourquoi céder à une folle compassion ? Qui m’en empêche ?

– L’orgueil, vieux camarade, l’orgueil, répliqua Jingle d’un air calme. Mauvais effet – attrapé un capitaine ! Ha ! ha ! – l’excellente charge ! – bon parti pour notre fille. – À trompeur trompeur et demi ! – Rendre cela public ? – Pas pour un empire ; – on en dirait trop, beaucoup trop.

– Misérable ! s’écria Mme Nupkins, nous méprisons vos basses insinuations.

– Je l’ai toujours détesté, ajouta Henriette.

– Oh ! nécessairement. – Grand jeune homme, – vieux adorateur. – Sidney Porkenham, – riche, joli garçon. – Pas si riche que le capitaine, malgré ça…, eh ! son congé. – On fait tout au monde pour le capitaine, – le capitaine n’a pas son pareil. – Toutes les demoiselles folles de lui, eh ! Job, eh ? »

Ici M. Jingle se mit à rire de tout son cœur, et Job, frottant ses mains avec délices, laissa échapper le premier son qu’il se fût encore permis, depuis qu’il était entré dans la maison ; c’était un ricanement sans bruit, retenu, qui semblait indiquer qu’il en jouissait trop pour en laisser évaporer aucune partie en vaines démonstrations.

« M. Nupkins, dit l’aînée des deux dames, voilà une conversation que les domestiques n’ont pas besoin d’entendre. Faites éloigner ces deux misérables.

– Certainement, ma chère. – Muzzle.

– Votre Vénération…

– Ouvrez la porte.

– Oui, Votre Vénération…

– Quittez cette maison, misérables ! s’écria M. Nupkins d’une manière emphatique. »

Jingle sourit et se dirigea vers la porte.

« Arrêtez, » dit M. Pickwick.

Jingle s’arrêta.

« J’aurais pu, poursuivit M. Pickwick, j’aurais pu me venger davantage du traitement que vous m’avez fait éprouver, de concert avec votre ami l’hypocrite… (Ici Job salua avec la plus grande politesse, en posant la main sur son cœur.) Je dis, continua M. Pickwick, en s’échauffant graduellement, je dis que j’aurais pu me venger davantage ; mais je me contente de vous démasquer, car c’est un devoir envers mes semblables. Je me flatte, monsieur, que vous n’oublierez pas cette modération. (En cet endroit Job Trotter, avec une facétieuse gravité, appliqua sa main à son oreille comme pour ne pas perdre une syllabe de ce que disait M. Pickwick.) Je n’ai plus qu’une chose à ajouter, continua le philosophe, tout à fait irrité : c’est que je vous regarde comme un fripon… et un… un coquin… le plus mauvais coquin que j’aie jamais rencontré… excepté ce pieux vagabond en livrée violette !

– Ha ! ha ! ha ! ricana Jingle. Bon garçon, – Pickwick ; bon cœur ! – vieux gaillard solide ! – mais il ne faut pas être si colère, – mauvaise chose. – Adieu, adieu ; vous reverrai quelque jour. – Ne vous chagrinez pas. – Job, trotte ! »

En prononçant ces mots, M. Jingle enfonça son chapeau à sa mode et s’éloigna d’un pas mesuré. Job s’arrêta, regarda autour de lui, sourit, puis, adressant à M. Pickwick un salut sérieusement moqueur, et à Sam un coup d’œil dont l’audacieuse malice surpasse toute description, il suivit les pas de son estimable maître.

« Sam, dit M. Pickwick, en voyant que son domestique prenait le même chemin.

– Monsieur.

– Restez ici. »

Sam parut incertain.

« Restez ici, répéta M. Pickwick.

– Est-ce que je ne pourrais pas rabattre un peu ce Job Trotter dans le jardin ?

– Non certainement.

– Est-ce que je ne peux pas le reconduire à coups de pied, monsieur ?

– Non, sous aucun prétexte. »

Pendant un moment, pour la première fois depuis son engagement, Sam eut l’air mécontent et malheureux. Mais sa contenance s’éclaircit immédiatement, car le rusé Muzzle, qui s’était caché derrière la porte, en sortit vivement à l’instant précis, et parvint fort habilement à faire rouler Jingle et son acolyte le long des escaliers, et jusque dans les aloès américains, qui les attendaient en bas.

« Maintenant, monsieur, dit M. Pickwick à M. Nupkins, maintenant, monsieur, ayant accompli notre dessein, mes amis et moi, nous allons vous faire nos adieux, et tout en vous remerciant pour l’hospitalité que nous avons reçue, permettez-moi de vous assurer, en leur nom comme au mien, que nous ne l’aurions pas acceptée, et que nous n’aurions pas consenti à sortir ainsi de la situation où nous nous trouvions, si nous n’y avions pas été incités par un vif sentiment de devoir. Nous retournons à Londres demain matin : votre secret est en sûreté avec nous. »

Ayant ainsi protesté contre ce qui s’était passé dans la matinée, M. Pickwick fit un profond salut aux dames, et malgré les sollicitations de la famille, quitta la chambre avec ses amis.

« Prenez votre chapeau, Sam, dit-il à son domestique.

– Il est en bas, monsieur, » répliqua Sam, et il courut le quérir dans la cuisine.

Le chapeau étant égaré, Sam fut obligé de le chercher et Mary, qui se trouvait là toute seule, l’éclaira. Après avoir regardé de tous les côtés, la jolie bonne, dans son anxiété pour trouver le chapeau perdu, se mit sur ses genoux et retourna tous les objets entassés dans un petit coin derrière la porte. C’était un petit coin fort incommode. On ne pouvait y arriver sans commencer par fermer la porte.

« Le voilà, dit enfin la jolie bonne, n’est-ce pas cela ?

– Voyons, » fit Sam.

Mary avait posé la chandelle sur le plancher, et, comme elle éclairait fort peu, Sam fut obligé de se mettre aussi à genoux pour voir si c’était réellement son chapeau. Le recoin était remarquablement petit, et ainsi, sans qu’il y eût de la faute de personne, excepté de l’architecte qui avait bâti la maison Sam et la jolie bonne se trouvaient nécessairement fort près l’un de l’autre.

« C’est bien lui, dit Sam, adieu.

– Adieu, répondit la jolie bonne.

– Adieu, répéta Sam, et en disant cela il laissa tomber le chapeau qu’il avait eu tant de peine à trouver.

– Comme vous êtes maladroit ! dit Mary. Vous le perdrez encore si vous n’y prenez pas garde. » Et pour qu’il ne se perdit plus, elle le lui mit sur la tête.

Le visage de la jolie bonne paraissait plus joli encore, étant ainsi levé vers Sam : or, soit à cause de cela, soit par une simple conséquence de leur juxtaposition, il arriva que Sam l’embrassa.

« J’espère que vous ne l’avez pas fait exprès ! s’écria-t-elle en rougissant.

– Non, ma chère, mais je vais le faire exprès à présent ; » et il l’embrassa une seconde fois.

« Sam ! cria M. Pickwick par-dessus la rampe.

– Voilà, monsieur, répondit Sam, en montant les marches quatre à quatre.

– Vous avez été bien longtemps.

– Il y avait quelque chose derrière la porte, qui nous a empêchés de l’ouvrir pendant tout se temps-là, monsieur. »

Tel fut le premier chapitre des amours de Sam.

Chapitre XXVI. Contenant un récit abrégé des progrès de l’action Bardell contre Pickwick. §

Ayant accompli le principal objet de son voyage en démasquant l’infamie de Jingle, M. Pickwick résolut de retourner immédiatement à Londres, afin de savoir quelles mesures Dodson et Fogg avaient prises contre lui. Exécutant cette résolution avec toute l’énergie de son caractère, il monta à l’extérieur de la première voiture qui quitta Ipswich, le lendemain du jour où se passèrent les mémorables événements que nous venons de rapporter, et arriva dans la métropole le même soir, en parfaite santé, accompagné de ses trois disciples et de Sam.

Là, nos amis se séparèrent pour quelque temps. MM. Tupman, Winkle et Snodgrass se rendirent à leurs domiciles, afin de faire les préparatifs nécessaires pour leur voyage prochain à Dingley-Dell : M. Pickwick et Sam s’établirent dans un hôtel fort bon quoique fort antique, le George et Vautour, George Yard, Lombard-street.

M. Pickwick avait dîné et fini sa seconde pinte d’excellent porto ; il avait enfoncé son mouchoir de soie sur sa tête, et posé ses pieds sur le garde-feu ; enfin il s’était renversé dans sa bergère, lorsque l’entrée de Sam avec son sac de nuit le tira de sa tranquille méditation.

« Sam, dit-il.

– Monsieur ?

– Je pensais justement que j’ai laissé beaucoup de choses chez mistress Bardell, rue Goswell, et qu’il faudra que je les fasse prendre avant de repartir.

– Très-bien, monsieur.

– Je pourrais les envoyer pour le moment chez M. Tupman. Mais avant de les faire enlever, il faudrait les mettre en ordre. Je désirerais que vous allassiez jusqu’à la rue Goswell et que vous arrangeassiez tout cela, Sam.

– Tout de suite, monsieur ?

– Tout de suite. Et… attendez, Sam, ajouta M. Pickwick en tirant sa bourse. Il faut payer le loyer. Le terme n’est dû qu’à Noël, mais vous le payerez pour que tout soit fini. Je puis donner congé en prévenant un mois d’avance. Voici le congé. Donnez-le à Mme Bardell. Elle mettra écriteau quand elle voudra.

– Très-bien, monsieur. Rien de plus ?

– Rien de plus, Sam. »

Sam se dirigea à petits pas vers l’escalier, comme s’il eût attendu encore quelque chose. Il ouvrit lentement la porte, et étant sorti lentement, l’avait doucement refermée, à deux pouces près, lorsque M. Pickwick cria :

« Sam !

– Oui, monsieur, répondit Sam, en revenant vivement et fermant la porte après soi.

– Je ne m’oppose pas à ce que vous tâchiez de savoir comment Mme Bardell semble personnellement disposée envers moi, et s’il est réellement probable que ce procès infâme et sans base soit poussé à toute extrémité. Je dis que je ne m’oppose pas à ce que vous essayiez de découvrir cela, si vous le désirez, Sam. »

Sam fit un léger signe d’intelligence et quitta la chambre. M. Pickwick enfonça de nouveau le mouchoir de soie sur sa tête et s’arrangea pour faire un somme.

Il était près de neuf heures lorsque Sam atteignit la rue Goswell. Une paire de chandelles brûlaient dans le parloir, et l’ombre d’une couple de chapeaux se distinguait sur la jalousie. Mistress Bardell avait du monde.

Sam frappa à la porte. Après un assez long intervalle, pendant lequel mistress Bardell tâchait de persuader une chandelle réfractaire de se laisser allumer, de petites bottes se firent entendre sur le tapis et master Bardell se présenta.

« Eh bien ! jeune homme, dit Sam, comment va c’te mère ?

– Elle ne va pas mal, ni moi non plus.

– Eh bien ! j’en suis charmé. Dites-lui que j’ai à lui parler, mon jeune phénomène. »

Master Bardell, ainsi conjuré, posa la chandelle réfractaire sur la première marche de l’escalier, et disparut, avec son message, derrière la porte du parloir.

Les deux chapeaux dessinés sur les carreaux étaient ceux des deux amies les plus intimes de mistress Bardell. Elles venaient d’arriver pour prendre une paisible tasse de thé et un petit souper chaud de pommes de terre et de fromage rôti ; et tandis que le fromage bruissait et friait devant le feu, tandis que les pommes de terre cuisaient délicieusement dans un poêlon, mistress Bardell et ses deux amies se régalaient d’une petite conversation critique concernant toutes leurs connaissances réciproques. Master Bardell interrompit cette intéressante revue en rapportant le message qui lui avait été confié par Sam.

« Le domestique de M. Pickwick ! s’écria mistress Bardell en pâlissant.

– Bonté divine ! fit mistress Cluppins.

– Eh bien ! réellement je n’aurais pas cru ça, si je n’y avais pas t’été, » déclara mistress Sanders.

Mistress Cluppins était une petite femme vive et affairée ; mistress Sanders une personne grosse, grasse et pesante. Toutes les deux formaient la compagnie.

Mistress Bardell trouva convenable d’être agitée, et comme aucune des trois amies ne savait s’il était bon d’avoir des communications avec le domestique de M. Pickwick, autrement que par le ministère de Dodson et Fogg, elles se trouvaient prises au dépourvu. Dans cet état d’indécision, la première chose à faire était évidemment de taper le petit garçon pour avoir trouvé M. Weller à la porte. La tendre mère n’y manqua pas, et il se mit à crier fort mélodieusement.

« Ne m’étourdissez pas les oreilles, méchante créature ! lui dit mistress Bardell.

– Ne tourmentez pas votre pauvre chère mère ! cria mistress Cluppins.

– Elle en a assez des tourments, ajouta mistress Sanders avec une résignation sympathisante.

– Ah ! oui, l’est-elle malheureuse ! pauvre agneau ! » reprit mistress Cluppins.

Pendant ces réflexions morales, master Bardell hurlait de plus en plus fort.

« Qu’allons-nous faire maintenant ? demanda mistress Bardell à mistress Cluppins.

– Je pense que vous devriez le voir, devant un témoin, s’entend.

– Deux témoins, serait plus légal, fit observer mistress Sanders, qui, ainsi que son amie, crevait de curiosité.

– Peut-être qu’il vaudrait mieux le faire venir ici, » reprit mistress Bardell.

Mistress Cluppins adopta avidement cette idée. « Bien sûr ! s’écria-t-elle. Entrez, jeune homme, et fermez d’abord la porte, s’il vous plaît. »

Sam saisit l’occasion aux cheveux, et se présentant dans le parloir, exposa, ainsi qu’il suit, sa commission à mistress Bardell :

« Très-fâché de vous déranger, madame, comme disait le chauffeur à la vieille dame en la mettant sur le gril ; mais comme je viens justement d’arriver avec mon gouverneur et que nous nous en allons incessamment, il n’y a pas moyen d’empêcher ça, comme vous voyez.

– Effectivement le jeune homme ne peut pas empêcher les fautes de son maître, fit observer mistress Cluppins, sur laquelle l’apparence et la conversation de Sam avaient fait beaucoup d’impression.

– Non certainement, répondit mistress Sanders, en jetant un regard attendri sur le petit poêlon, et en calculant mentalement la distribution probable des pommes de terre, au cas où Sam serait invité à souper.

– Ainsi donc, poursuivit l’ambassadeur, sans remarquer l’interruption, voilà pourquoi je suis venu ici : primo, d’abord, pour vous donner congé : le voilà ici ; secondo, pour payer le loyer : le voilà ici ; troiso, pour dire que vous mettiez toutes nos histoires en ordre, pour donner à la personne que nous enverrons pour les prendre ; quatro, que vous pouvez mettre l’écriteau aussitôt que vous voudrez. Et voilà tout.

– Malgré ce qui est arrivé, soupira mistress Bardell, je dirai toujours et j’ai toujours dit que, sous tous les rapports, excepté un, M. Pickwick s’est toujours conduit comme un gentleman parfait ; son argent était toujours aussi solide que la banque, toujours. »

En disant ceci, mistress Bardell appliqua son mouchoir à ses yeux… et sortit de la chambre pour faire la quittance.

Sam savait bien qu’il n’avait qu’à rester tranquille et que les deux invitées ne manqueraient point de parler ; aussi se contenta-t-il de regarder alternativement le poêlon, le fromage, le mur et le plancher, en gardant le plus profond silence.

« Pauvre chère femme ! s’écria mistress Cluppins.

– Pauvre criature ! » rétorqua mistress Sanders.

Sam ne dit rien ; il vit qu’elles arrivaient au sujet.

« Riellement je ne puis pas me contenir, dit mistress Cluppins, quand je pense à une trahison comme ça. Je ne veux rien dire pour vous vexer, jeune homme, mais votre maître est une vieille brute, et je désire que je l’eusse ici pour lui dire à lui-même.

– Je désire que vous l’eussiez, répondit Sam.

– C’est terrible de voir comme elle dépérit et qu’elle ne prend plaisir à rien, excepté quand ses amies viennent, par pure charité, pour causer avec elle et la rendre confortable, reprit mistress Cluppins en jetant un coup d’œil au poêlon et au fromage. C’est choquant.

– Barbaresque ! ajouta mistress Sanders.

– Et votre maître, qu’est un homme d’argent, qui ne s’apercevrait tant seulement pas de la dépense d’une femme. Il n’a pas l’ombre d’une excuse. Pourquoi ne l’épouse-t-il pas ?

– Ah ! dit Sam. Bien sûr, voilà la question.

– Certainement, qu’elle lui demanderait la question, si elle avait autant de courage que moi, poursuivit mistress Cluppins avec grande volubilité. Quoi qu’il en soit, il y a une loi pour nous autres femmes, malgré que les hommes voudraient nous rendre comme des esclaves. Et votre maître saura ça à ses dépens, jeune homme, avant qu’il soit plus vieux de six mois. »

À cette consolante réflexion, mistress Cluppins se redressa, et sourit à mistress Sanders, qui lui renvoya son sourire.

« L’affaire marche toujours, » pensa Sam, tandis que mistress Bardell rentrait avec le reçu.

– Voilà le reçu, monsieur Weller, dit l’aimable veuve, et voilà votre reste. J’espère que vous prendrez quelque chose pour vous tenir l’estomac chaud, quand ça ne serait qu’à cause de la vieille connaissance… »

Sam vit l’avantage qu’il pouvait gagner, et accepta sur-le-champ. Aussitôt mistress Bardell tira d’une petite armoire une bouteille avec un verre ; et sa profonde affliction la préoccupait tellement qu’après avoir rempli le verre de Sam, elle aveignit encore trois autres verres et les remplit également.

« Ah ça ! mistress Bardell, s’écria mistress Cluppins, voyez ce que vous avez fait !

– Eh bien ! en voilà une bonne ! éjacula mistress Sanders.

– Ah ! ma pauvre tête ? » fit mistress Bardell, avec un faible sourire.

Sam, comme on s’en doute bien, comprit tout cela. Aussi s’empressa-t-il de dire qu’il ne buvait jamais, avant souper, à moins qu’une dame ne bût avec lui. Il s’ensuivit beaucoup d’éclats de rire, et enfin mistress Sanders s’engagea à le satisfaire et but une petite goutte. Alors Sam déclara qu’il fallait faire la ronde, et toutes ces dames burent une petite goutte. Ensuite la vive mistress Cluppins proposa pour toast : Bonne chance à Bardell contre Pickwick ; et les dames vidèrent leurs verres en honneur de ce vœu : après quoi elles devinrent très-parlantes.

« Je suppose, dit mistress Bardell, je suppose que vous avez appris ce qui se passe, monsieur Weller ?

– Un petit brin, répondit Sam.

– C’est une terrible chose, monsieur Weller, que d’être traînée comme cela devant le public ; mais je vois maintenant que c’est la seule ressource qui me reste, et mon avoué, M. Dodson et Fogg, me dit que nous devons réussir, avec les témoins que nous appellerons. Si je ne réussissais pas, je ne sais pas ce que je ferais ! »

La seule idée de voir mistress Bardell perdre son procès affecta si profondément mistress Sanders qu’elle fut obligée de remplir et de vider son verre immédiatement, sentant, comme elle le dit ensuite, que si elle n’avait pas eu la présence d’esprit d’agir ainsi, elle se serait infailliblement trouvée mal.

« Quand pensez-vous que ça viendra ? demanda Sam.

– Au mois de février ou de mai, répliqua mistress Bardell.

– Quelle quantité de témoins il y aura ! dit mistress Cluppins.

– Ah ! oui ! fit mistress Sanders.

– Et si la plaignante ne gagne pas, MM. Dodson et Fogg seront-ils furieux, eux qui font tout cela par spéculation, à leurs risques ! continua mistress Cluppins.

– Ah ! oui.

– Mais la plaignante doit gagner, ajouta mistress Cluppins.

– Je l’espère, dit mistress Bardell.

– Il n’y a pas le moindre doute, répliqua mistress Sanders.

– Eh bien ! dit Sam en se levant et en posant son verre sur la table, tout ce que je peux dire c’est que je vous le souhaite.

– Merci, monsieur Weller ! s’écria mistress Bardell avec ferveur.

– Et tant qu’à ce Dodson et Fogg, qui fait ces sortes de choses par spéculation, poursuivit Sam, et tant qu’aux bons et généreux individus de la même profession qui mettent les gens par les oreilles gratis, pour rien, et qui occupent leurs clercs à trouver des petites disputes chez leurs voisins et connaissances pour les accorder avec des procès, tout ce que je peux dire d’eux, c’est que je leur souhaite la récompense que je leur donnerais.

– Ah ! s’écria mistress Bardell, attendrie, je leur souhaite la récompense que tous les cœurs généreux et compatissants seraient disposés à leur accorder.

– Amen ! répondit Sam. Et ils gagneraient joliment de quoi mener joyeuse vie et s’engraisser, s’ils avaient ce que je leur souhaite ! – Je vous offre le bonsoir, mesdames. »

Au grand soulagement de mistress Sanders, leur hôtesse permit à Sam de partir, sans faire aucune allusion aux pommes de terre ni au fromage rôti, et peu après, avec l’assistance juvénile qu’on pouvait attendre de master Bardell, les trois dames rendirent la plus ample justice à ces mets délicieux, qui s’évanouirent complètement sous leurs courageux efforts.

Sam, arrivé à l’auberge le George et Vautour, rapporta fidèlement à son maître les indices qu’il avait recueillis des manœuvres de Dodson et Fogg ; et son récit fut complètement confirmé le lendemain par M. Perker, avec qui notre philosophe eut une entrevue. Il fut donc obligé de se préparer pour sa visite de Noël à Dingley-Dell, avec l’agréable perspective d’être actionné publiquement, deux ou trois mois plus tard, par la cour des Common Pleas, pour violation d’une promesse de mariage ; la plaignante ayant tout l’avantage inhérent à ce genre d’action, et résultant de l’excessive habileté de Dodson et Fogg.

Chapitre XXVII. Samuel Weller fait un pèlerinage à Dorking, et voit sa belle-mère. §

Comme il restait un intervalle de deux jours avant l’époque fixée pour le départ des Pickwickiens pour Dingley-Dell, Sam, après avoir dîné de bonne heure, s’assit dans l’arrière-salle de l’auberge le George et Vautour, pour réfléchir au meilleur emploi possible de cet espace de temps. Il faisait un temps superbe, et Samuel n’avait pas ruminé pendant dix minutes, lorsqu’il sentit tout à coup naître en lui un sentiment filial et affectueux. Le besoin d’aller voir son père et de rendre ses devoirs à sa belle-mère se présenta alors si fortement à son esprit, qu’il fut frappé d’étonnement de n’avoir pas songé plus tôt à cette obligation morale. Impatient de réparer ses torts passés, dans le plus bref délai possible, il gravit les marches de l’escalier, se présenta directement devant M. Pickwick, et lui demanda un congé afin d’exécuter ce louable dessein.

« Certainement, Sam, certainement, » répondit le philosophe, dont les yeux se remplirent de larmes de joie à cette manifestation des bons sentiments de son domestique.

Sam fit une inclination de tête reconnaissante.

« Je suis charmé de voir que vous comprenez si bien vos devoirs de fils.

– Je les ai toujours compris, monsieur.

– C’est une réflexion fort consolante, dit M. Pickwick d’un air approbateur.

– Tout à fait, monsieur. Quand je voulais quelque chose de mon père, je le lui demandais d’une manière très-respectueuse et obligeante ; s’il ne me le donnait pas, je le prenais, dans la crainte d’être enduit à mal faire, si je n’avais pas ce que je voulais. Je lui ai évité comme ça une foule d’embarras, monsieur.

– Ce n’est pas précisément ce que j’entendais, Sam, dit M. Pickwick en secouant la tête avec un léger sourire.

– J’ai agi dans un bon sentiment, monsieur, avec les meilleures intentions du monde, comme disait le gentleman qui avait planté là sa femme, parce qu’elle était malheureuse avec lui…

– Vous pouvez aller, Sam.

– Merci, monsieur. » Et ayant fait son plus beau salut et revêtu ses plus beaux habits, Sam se percha sur l’impériale de l’Hirondelle et se rendit à Dorking.

Le marquis de Granby, du temps de Mme Weller, pouvait servir de modèle aux meilleures auberges ; assez grande pour qu’on y eût ses coudées franches, assez petite et assez commode pour qu’on s’y crût chez soi. Du côté opposé de la route, un poteau élevé supportait une vaste enseigne, où l’on voyait représentées la tête et les épaules d’un gentleman doué d’un teint apoplectique. Son habit rouge avait des revers bleus, et quelques taches de cette dernière couleur étaient placées au-dessus de son tricorne pour figurer le ciel. Plus haut encore, il y avait une paire de drapeaux, et au-dessous du dernier bouton de l’habit rouge du gentleman, une couple de canons. Le tout offrait incontestablement un portrait frappant du marquis de Granby, de glorieuse mémoire. Les fenêtres du comptoir laissaient voir une collection de géraniums et une rangée bien époussetée de bouteilles de liqueur. Les volets verts étalaient en lettres d’or force panégyriques des bons lits et des bons vins de la maison ; enfin le groupe choisi de paysans et de valets qui flânaient autour des écuries, autour des auges, disait beaucoup en faveur de la bonne qualité de la bière et de l’eau-de-vie qui se vendaient à l’intérieur. En descendant de voiture, Sam s’arrêta pour noter, avec l’œil d’un voyageur expérimenté, toutes ces petites indications d’un commerce prospère, et, quand il entra, il était grandement satisfait du résultat de ses observations.

« Eh bien ? dit une voix aigrelette lorsque la tête de Sam se montra à la porte du comptoir. Qu’est-ce que vous voulez, jeune homme ? »

Sam regarda dans la direction de la voix. Elle provenait d’une dame d’une encolure assez puissante, confortablement assise auprès de la cheminée, et qui s’occupait à souffler le feu, afin de faire chauffer l’eau pour le thé. La dame n’était pas seule, car de l’autre côté de la cheminée, tout droit dans un antique fauteuil, était assis un homme dont le dos était presque aussi long et presque aussi roide que celui du fauteuil lui-même.

Cet individu, qui attira sur-le-champ l’attention spéciale de Sam, paraissait long et fluet. Son visage était couperosé, son nez rouge ; ses yeux méchants et bien éveillés tenaient beaucoup de ceux d’un serpent à sonnettes. Il portait un habit noir râpé, un pantalon très-court et des bas de coton noir qui, comme le reste de son costume, avaient une teinte rouillée. Son air était empesé, mais sa cravate blanche ne l’était pas, et pendait toute chiffonnée et d’une manière fort peu pittoresque sur son gilet boutonné jusqu’au menton. Sur une chaise, à côté de lui, étaient placés une paire de gants de castor, vieux et usés ; un chapeau à larges lords ; un parapluie fort passé, qui laissait voir une quantité de baleines, comme pour contre-balancer l’absence d’une poignée : enfin, tous ces objets étaient arrangés avec un soin et une symétrie qui semblaient indiquer que l’homme au nez rouge, quel qu’il fût, n’avait pas l’intention de s’en aller de sitôt.

Pour lui rendre justice, il faut convenir que s’il avait eu cette intention, il eût fait preuve de bien peu d’intelligence ; car, à en juger par les apparences, il aurait fallu qu’il possédât un cercle de connaissances bien désirable, pour pouvoir raisonnablement espérer s’installer ailleurs plus confortablement. Le feu flambait joyeusement sous l’influence du soufflet, et la bouilloire chantait gaiement sous l’influence de l’un et de l’autre ; sur la table était disposé tout l’appareil du thé : un plat de rôties beurrées chauffait doucement devant le foyer, et l’homme au nez rouge, armé d’une longue fourchette, s’occupait activement à transformer de larges tranches de pain en cet agréable comestible. Auprès de lui était un verre d’eau et de rhum brûlant, dans lequel nageait une tranche de limon ; et chaque fois qu’il se baissait pour amener les tartines de pain auprès de son œil, afin de juger comment elles rôtissaient, il sirotait une goutte ou deux de grog, et souriait en regardant la dame à la puissante encolure, qui soufflait le feu.

La contemplation de cette scène confortable avait tellement absorbé les facultés pensantes de Sam, qu’il laissa passer sans y faire attention les premières interrogations de l’hôtesse, qui fut obligée de les répéter trois fois, sur un ton de plus en plus aigre, avant qu’il s’aperçût de l’inconvenance de sa conduite.

« Le gouverneur y est-il ? demanda-t-il enfin.

– Non, il n’y est pas, répondit Mme Weller, car la dame n’était autre que la ci-devant veuve et la seule et unique exécutrice testamentaire de feu M. Clarke. Non, il n’y est pas, et qui plus est je ne l’attends pas.

– Je suppose qu’il conduit aujourd’hui ? reprit Sam.

– Peut-être que oui, peut-être que non, répliqua Mme Weller en beurrant la tartine que l’homme au nez rouge venait de faire rôtir. Je n’en sais rien, et de plus je ne m’en soucie guère. – Dites un Benedicite, monsieur Stiggins. »

L’homme au nez rouge fit ce qui lui était demandé, et attaqua aussitôt une rôtie avec une voracité sauvage.

Son apparence, dès le premier coup d’œil, avait induit Sam à suspecter qu’il voyait en lui le substitut du berger dont lui avait parlé son estimable père. Aussitôt qu’il le vit manger, tous ses doutes à ce sujet s’évanouirent, et il reconnut en même temps que s’il avait envie de s’installer provisoirement dans la maison, il fallait qu’il se mît sans délai sur un bon pied. Commençant donc ses opérations, il passa son bras par-dessus la demi-porte du comptoir, l’ouvrit, entra d’un pas délibéré, et dit tranquillement :

« Ma belle-mère, comment vous va ?

– Eh bien ! je crois que c’est un Weller ! s’écria la grosse dame en regardant Sam d’un air fort peu satisfait.

– Un peu, que c’en est un ! rétorqua l’imperturbable Sam, et j’espère que ce révérend gentleman m’excusera si je dis que je voudrais bien être le Weller qui vous possède, belle-mère. »

C’était là un compliment à deux tranchants. Il insinuait que Mme Weller était une femme fort agréable, et en même temps que M. Stiggins avait une apparence ecclésiastique. Effectivement, il produisit sur-le-champ un effet visible, et Sam poursuivit son avantage en embrassant sa belle-mère.

« Voulez-vous bien finir ! s’écria Mme Weller en le repoussant.

– Fi ! jeune homme, fi ! dit le gentleman au nez rouge.

– Sans offense, monsieur, sans offense, répliqua Sam. Mais malgré ça vous avez raison. Ces sortes de choses-là sont défendues quand la belle-mère est jeune et jolie, n’est-ce pas, monsieur ?

– Tout ça n’est que vanité, observa M. Stiggins.

– Oh ! c’est bien vrai, » dit mistress Weller en rajustant son bonnet.

Sam pensa la même chose, mais il retint sa langue.

Le substitut du berger ne paraissait nullement satisfait de l’arrivée de Sam, et quand la première effervescence des compliments fut passée, Mme Weller elle-même prit un air qui semblait dire qu’elle se serait très-volontiers passée de sa visite. Quoi qu’il en soit, Sam était là, et comme on ne pouvait décemment le mettre dehors, on l’invita à s’asseoir et à prendre le thé.

« Comment va le père ? » demanda-t-il au bout de quelques instants.

À cette question, Mme Weller leva les mains et tourna les yeux vers le plafond, comme si c’était un sujet trop pénible pour qu’on osât en parler.

M. Stiggins fit entendre un gémissement.

– Qu’est-ce qu’il a donc, ce monsieur ? demanda Sam.

– Il est choqué de la manière dont votre père se conduit.

– Comment ! C’est à ce point là ?

– Et avec trop de raison, » répondit Mme Weller gravement.

M. Stiggins prit une nouvelle rôtie et soupira bruyamment.

« C’est un terrible réprouvé, poursuivit Mme Weller.

– Un vase de perdition ! » s’écria M. Stiggins, et il fit dans sa rôtie un large segment de cercle et poussa un gémissement sourd.

Sam se sentit violemment enclin à donner au révérend personnage une volée qui permit à ce saint homme de gémir avec plus de raison, mais il réprima ce désir et demanda simplement :

« Le vieux fait donc des siennes, hein ?

– Hélas ! oui, répliqua Mme Weller. Il a un cœur de rocher. Tous les soirs, cet excellent homme… ne froncez pas le sourcil, monsieur Stiggins, je soutiens que vous êtes un excellent homme… Tous les soirs, cet excellent homme passe ici des heures entières, et cela ne produit point le moindre effet sur votre réprouvé de père.

– Eh bien ! voilà qui est drôle ! rétorqua Sam. Ça en produirait un prodigieux sur moi, si j’étais à sa place. Je vous en réponds !

– Mon jeune ami, dit solennellement M. Stiggins, le fait est qu’il a un esprit endurci. Oh ! mon jeune ami, quel autre aurait pu résister aux exhortations de seize de nos plus aimables sœurs, et refuser de souscrire à notre humble société pour procurer aux enfants nègres, dans les Indes occidentales, des gilets de flanelle et des mouchoirs de poche moraux.

– Qu’est-ce que c’est qu’un mouchoir moral ? demanda Sam. Je n’ai jamais vu ce meuble-là.

– C’est un mouchoir qui combine l’amusement et l’instruction, mon jeune ami ; où l’on voit des histoires choisies, illustrées de gravures sur bois.

– Bon, je sais ; j’ai vu ça aux étalages des merciers, avec des pièces de vers et tout le reste, n’est-ce pas ? »

M. Stiggins fit un signe affirmatif et commença une troisième rôtie.

« Et il n’a pas voulu se laisser persuader par les dames ?

– Il s’est assis, répondit Mme Weller, il a allumé sa pipe, et il a dit que les enfants nègres étaient… Qu’est-ce qu’il a dit que les enfants nègres étaient, monsieur Stiggins ?

– Une blague, soupira le révérend, profondément affecté.

– Il a dit que les enfants nègres étaient une blague ! » répéta tristement Mme Weller ; après quoi, la dame et le révérend recommencèrent à gémir sur l’atroce conduite de M. Weller.

Beaucoup d’autres iniquités de la même nature auraient pu être racontées, mais toutes les rôties étant mangées, le thé étant devenu très-faible, et Sam ne montrant aucune inclination à partir, M. Stiggins se rappela soudainement qu’il avait un rendez-vous très-pressant avec le berger, et se retira en conséquence.

Le plateau était à peine enlevé, le foyer à peine balayé, lorsque la voiture de Londres déposa M. Weller à la porte. Peu après ses jambes le déposèrent dans le comptoir, et ses yeux lui révélèrent la présence de son fils.

« Ha ! ha ! Sammy ! s’écria le père.

– Ho ! ho ! vieux farceur ! » cria le fils ; et ils se donnèrent une poignée de main vigoureuse.

« Charmé de te voir, Sammy, dit l’aîné des Weller. Comment diantre as-tu pu venir à bout de ta belle-mère ? Ça me passe. Tu devrais me passer ta recette. Je ne te dis que ça !

– Chut ! fit Sam. Elle est dans la maison, mon vieux gaillard.

– Elle n’est pas à portée d’oreille. Elle reste toujours en bas, à tracasser le monde pendant une heure ou deux après le thé. Ainsi donc, nous pouvons nous humecter l’intérieur, Sammy. »

En parlant ainsi, M. Weller mêla deux verres de grog et aveignit une couple de pipes. Le père et le fils s’assirent en face l’un de l’autre, Sam d’un côté du feu, dans le fauteuil au dos élevé, M. Weller de l’autre côté, dans une bergère, et ils commencèrent à goûter le double plaisir de leur pipe et de leur réunion inattendue, avec toute la gravité convenable.

« Venu quelqu’un, Sammy ? » demanda laconiquement M. Weller, après un long silence.

Sam fit un signe exprimant l’affirmation.

« Un gaillard au nez rouge ? »

Sam répéta le même signe.

« Un bien aimable homme que ce gaillard-là ! Sammy, fit observer M. Weller en fumant avec précipitation.

– Il en a tout l’air.

– Et joliment fort sur le calcul !

– Vraiment !

– Le lundi, il emprunte dix-huit pence ; le mardi, il demande un shilling pour compléter la demi-couronne ; le vendredi, il remprunte une autre demi-couronne pour faire un compte rond de cinq shillings, et il va comme ça, en doublant, jusqu’à ce qu’il arrive, en un rien de temps, à empocher une bank-note de cinq livres. Ça ressemble à ce calcul du livre d’arusmétique où l’on arrive à des sommes folles en doublant les clous d’un fer à cheval. »

Sam indiqua par un geste qu’il se rappelait le problème auquel son père faisait allusion.

« Comme ça, vous n’avez pas voulu souscrire pour les gilets de flanelle, demanda Sam après avoir lancé de nouveau quelques bouffées de tabac silencieuses.

– Non certainement. À quoi des gilets de flanelle peuvent-ils servir à ces négrillons ? Mais vois-tu, Sammy, ajouta M. Weller en baissant la voix et en se penchant vers son compagnon, je souscrirais bien volontiers une jolie somme s’il s’agissait d’offrir des camisoles de force à certains particuliers que nous connaissons. »

Ayant exprimé cette opinion, M. Weller reprit lentement sa position première, et cligna de l’œil d’un air très-sagace.

« C’est une drôle d’idée, tout de même, de vouloir envoyer des mouchoirs à des gens qui ne connaissent pas la manière de s’en servir, fit remarquer Sam.

– I’ sont toujours à faire quelque bêtise de ce genre, Sammy. L’autre dimanche, je flânais sur la route, qu’est-ce que j’aperçois debout à la porte d’une chapelle ? Ta belle-mère avec un plat de faïence bleue à la main, oùs que les patards tombaient comme la grêle… Tu n’aurais jamais cru qu’un plat mortel aurait pu y tenir. Et pour quoi penses-tu que c’était, Sammy ?

– Pour donner un autre thé, peut-être !

– Tu n’y es pas, c’était pour la rente d’eau du berger.

– La rente d’eau du berger !

– Ni plus ni moins. I’ y avait trois trimestres que le berger n’avait pas payé un liard, pas un liard. Au fait il n’a guère besoin d’eau, i’ ne boit que très-peu de c’te liqueur-là, très-peu, Sammy… pas si chose ! Comme ça, la rente n’était pas payée et le receveur avait arrêté son filet. V’là donc le berger qui s’en va à la chapelle. Il dit qu’il est un saint martyrisé, qu’il désire que le tourne-robinet qu’a coupé son filet obtienne son pardon du ciel, mais qu’il a bien peur qu’on ne lui ait déjà retenu dans l’autre monde une place où il ne sera pas à son aise. Là-dessus les femelles font un meeting, chantent des hymnes, nomment ta belle-mère présidente, votent une quête pour le dimanche suivant, et repassent tout le quibus au berger. Et si il n’a pas eu de quoi payer sa rente d’eau, sa vie durant, dit M. Weller en terminant, je ne suis qu’un Hollandais et tu en es un autre, voilà tout. »

M. Weller fuma en silence pendant quelques minutes, puis il ajouta :

« Le pire de ces bergers, mon garçon, c’est qu’i’ tournent la tête à toutes les jeunes filles. Dieu bénisse leurs petits cœurs ! elles s’imaginent que c’est tout miel, et elles n’en savent pas plus long. Elles donnent toutes dans la charge, Sammy, elles y donnent toutes.

– Ça me fait cet effet-là, dit Sam.

– Ni pus ni moins, poursuivit M. Weller en secouant gravement la tête ; et ce qui m’agace le plus, Samivel, c’est de leur voir perdre leur temps et leur belle jeunesse à faire des habits pour des gens cuivrés qui n’en ont pas besoin, sans jamais s’occuper des chrétiens qui ont des couleurs naturelles et qui savent mettre un pantalon. Si j’étais le maître, Sammy, j’attèlerais quelques-uns de ces faignants de bergers à une brouette bien chargée et je la leur ferais monter et descendre, pendant vingt-quatre heures de suite, le long d’une planche de dix-huit pouces de large. Ça leur ôterait un peu de leur bêtise, ou rien n’y réussira. »

M. Weller, ayant débité cette aimable recette, avec beaucoup d’emphase et une multitude de gestes et de contorsions, vida son verre d’un seul trait, et fit tomber les cendres de sa pipe avec une dignité naturelle.

Il n’avait pas encore terminé cette dernière opération, lorsqu’une voix aigre se fit entendre dans le passage.

« Voici ta chère belle-mère, Sammy, » dit-il à son fils, et au même instant Mme Weller entra, d’un pas affairé, dans la chambre.

« Oh ! vous voilà donc revenu ! s’écria-t-elle.

– Oui, ma chère, répliqua M. Weller en bourrant de nouveau sa pipe.

– M. Stiggins est-il de retour ? demanda mistress Weller.

– Non, ma chère, répondit M. Weller en allumant ingénieusement sa pipe au moyen d’un charbon embrasé qu’il prit avec les pincettes ; et qui plus est, ma chère, je tâcherais de ne pas mourir de chagrin s’il ne remettait plus les pieds ici.

– Ouh ! le réprouvé ! s’écrie Mme Weller.

– Merci, mon amour, dit son époux.

– Allons ! allons ! père, observa Sam ; pas de ces petites tendresses devant des étrangers. Voilà le révérend gentleman qui revient. »

À cette annonce, Mme Weller essuya précipitamment les larmes qu’elle s’était efforcée de verser, et M. Weller tira, d’un air chagrin, son fauteuil dans le coin de la cheminée.

M. Stiggins ne se fit pas beaucoup prier pour prendre un autre verre de grog ; puis il en accepta un second, puis un troisième, puis il consentit à accepter sa part d’un léger souper, afin de recommencer sur nouveaux frais. Il était assis du même côté que M. Weller aîné ; et lorsque celui-ci supposait que sa femme ne pouvait pas le voir, il indiquait à son fils les émotions intimes dont son âme était agitée, en secouant son poing sur la tête du berger. Cette plaisanterie procurait à son respectueux enfant une satisfaction d’autant plus pure, que M. Stiggins continuait à siroter paisiblement son rhum, dans une heureuse ignorance de cette pantomime animée.

La conversation fut soutenue, en grande partie, par Mme Weller et le révérend M. Stiggins, et les principaux sujets qu’on entama furent les vertus du berger, les mérites de son troupeau, et les crimes affreux, les détestables péchés de tout le reste du monde. Seulement, M. Weller interrompait parfois ces dissertations par des remarques et des allusions indirectes à un certain vieux farceur généralement désigné sous le nom de Walker32, et se permit çà et là divers commentaires non moins ironiques et voilés.

Enfin, M. Stiggins, qui, à en juger par divers symptômes indubitables, avait emmagasiné autant de grog qu’il en pouvait ingurgiter sans trop s’incommoder, prit son chapeau et son congé, immédiatement après, Sam fut conduit par son père dans une chambre à coucher. Le respectable gentleman, en lui donnant une chaleureuse poignée de main, paraissait se disposer à lui adresser quelques observations ; mais il entendit monter Mme Weller, et changeant aussitôt d’intention, il lui dit brusquement bonsoir.

Le lendemain, Sam se leva de bonne heure. Ayant déjeuné à la hâte, il s’apprêta à retourner à Londres, et il sortait de la maison, lorsque son père se présenta devant lui.

– Tu pars, Sam ?

– Tout de go.

– Je voudrais bien te voir museler ce Stiggins, et l’emmener avec toi.

– Vraiment ? répondit Sam d’un ton de reproche ; je rougis de vous avoir pour auteur, vieux capon. Pourquoi lui laissez-vous montrer son nez cramoisi chez le Marquis de Granby ? »

M. Weller attacha sur son fils un regard sérieux, et répondit :

« Parce que je suis un homme marié, Sammy, parce que je suis un homme marié. Quand tu seras marié, Sammy, tu comprendras bien des choses que tu ne comprends pas maintenant. Mais ça vaut-il la peine de passer tant de vilains quarts d’heure pour apprendre si peu de chose, comme disait cet écolier quand il a-t-été arrivé à savoir son alphabet, voilà la question ? C’est une affaire de goût. Mais, pour ma part, je suis très-disposé à répondre : Non !

– Dans tous les cas, dit Sam, adieu.

– Bonjour, Sammy, bonjour.

– Je n’ai plus qu’un mot à vous dire, reprit Sam en s’arrêtant court : Si j’étais le propriétaire du Marquis de Granby, et si cet animal de Stiggins venait faire des rôties dans mon comptoir, je le…

– Que ferais-tu ? interrompit M. Weller avec grande anxiété, que ferais-tu ?

– J’empoisonnerais son grog.

– Bah ! s’écria Weller en donnant à son fils une poignée de main reconnaissante, tu ferais cela réellement, Sammy ? tu ferais cela ?

– Parole ! Je ne voudrais pas me montrer trop cruel envers lui tout d’abord. Je commencerais par le plonger dans la fontaine, et je remettrais le couvercle pour l’empêcher de s’enrhumer ; mais si je voyais qu’il n’y avait pas moyen d’en venir à bout par la douceur, j’emploierais une autre méthode de persuasion. »

M. Weller aîné lança à son fils un regard d’admiration inexprimable, et, lui ayant de nouveau serré la main, s’éloigna lentement en roulant dans son esprit les réflexions nombreuses auxquelles cet avis avait donné lieu.

Sam le suivit des yeux jusqu’au détour de la route et s’achemina ensuite vers Londres. Il médita d’abord sur les conséquences probables de son conseil, et sur la vraisemblance ou l’invraisemblance qu’il y avait de voir adopter cet avis par son père ; mais bientôt il écarta toute inquiétude de son esprit par cette réflexion consolante, qu’il en saurait le résultat avec le temps. C’est un avantage que le lecteur aura, aussi bien que lui.

Chapitre XXVIII. Un joyeux chapitre des fêtes de Noël, contenant le récit d’une noce et de quelques autres passe-temps qui sont, dans leur genre, d’aussi bonnes coutumes que le mariage, mais qu’on ne maintient pas aussi religieusement, dans ce siècle dégénéré. §

Aussi diligents que des abeilles, et presque aussi légers que des papillons, les quatre Pickwickiens se rassemblèrent, au matin du 22 décembre de l’an de grâce 1831. Noël s’approchait rapidement, dans toute sa joyeuse et cordiale hospitalité. La vieille année se préparait, comme un gymnosophiste indien, à réunir ses amis autour de soi, et à mourir doucement et tranquillement au milieu des festins et des bombances. C’était une époque de jubilation, et parmi les nombreux mortels que réjouissait la même cause, nos quatre héros étaient remarquablement enjoués et heureux.

Car ils sont nombreux les mortels à qui Noël apporte un court intervalle de gaieté et de bonheur ! Combien de familles dispersées au loin par les soins, par les luttes incessantes de la vie, se réunissent alors dans cet heureux état de familiarité et de bonne volonté mutuelle, qui est la source de tant de pures délices ; douce et paisible communion d’esprit qui semble si incompatible avec les soucis de l’existence, si au-dessus des plaisirs de ce monde, que les nations les plus civilisées, comme les peuplades les plus sauvages, en font également une des premières jouissances réservées aux élus, dans le séjour du bonheur éternel. Combien de vieilles sympathies, combien de souvenirs assoupis se réveillent au temps de Noël !

Nous écrivons ces lignes à bien des lieues de l’heureux endroit où, pendant de longues années, nous avons rencontré, la veille de Noël, un cercle amical et joyeux. La plupart des cœurs qui palpitaient alors avec ivresse, ont cessé de battre ; les mains que nous aimions à serrer, sont devenues froides ; les visages gracieux qui nous charmaient, sont décharnés ; les regards que nous cherchions, ont perdu leur éclat ; et cependant la vieille maison, la grande salle, les plaisanteries, les rires, les voix joyeuses et les visages souriants, les circonstances les plus frivoles de ces heureuses réunions, se pressent en foule dans notre esprit, à chaque retour de cette fête. Il semble que nous n’ayons cessé de nous voir que d’hier. Heureux, heureux le jour de Noël, qui redonne au vieillard les illusions de sa jeunesse, et qui transporte le marin, le voyageur, éloigné de plusieurs milliers de lieues, parmi les joies tranquilles de la maison paternelle.

Nous nous sommes laissé entraîner par les bonnes qualités de Noël, qui, pour le dire en passant, est tout à fait un gentilhomme campagnard de la vieille école, et nous faisons attendre, au froid, M. Pickwick et ses amis. Ils viennent d’arriver à la voiture de Muggleton, soigneusement enveloppés de châles et de grandes redingotes. Les portemanteaux, les sacs de nuit sont placés, et Sam s’efforce avec le garde33 d’insinuer dans le coffre de devant une énorme morue, soigneusement empaquetée dans un long panier brun garni de paille, et qui doit reposer sur une demi-douzaine de barils d’huîtres, appartenant, comme elle, à M. Pickwick. La physionomie de celui-ci exprime le plus vif intérêt, tandis que Sam et le garde font tout ce qu’ils peuvent pour fourrer la morue dans le réceptacle, quoiqu’elle soit deux ou trois fois trop grande pour y entrer. D’abord ils veulent la mettre la tête la première, ensuite la queue la première, puis le fond du panier en haut, puis l’ouverture en haut, puis sur le côté, puis diagonalement. Mais l’implacable morue résiste opiniâtrement à tous ces artifices. Enfin, cependant, le garde, frappant par hasard sur le milieu du panier, le poisson disparaît soudainement, et cette condescendance inattendue, faisant perdre l’équilibre au garde lui-même, sa tête et ses épaules s’enfoncent en même temps dans le coffre, à la satisfaction inexprimable de tous les porteurs et assistants. M. Pickwick sourit avec bonne humeur, tire un shilling de son gilet, et lorsque le garde sort de sa boîte, le prie de boire à sa santé un verre d’eau-de-vie et d’eau chaude. Sur cela, le garde sourit aussi, et MM. Snodgrass, Winkle et Tupman sourient tous de compagnie. Le garde et Sam Weller disparaissent pendant cinq minutes, probablement pour avaler le grog, car ils sentent l’eau-de-vie en revenant. Le cocher monte sur son siège, Sam saute derrière, les Pickwickiens tirent leurs redingotes sur leurs jambes et leurs châles sur leur nez, les valets d’écurie ôtent les couvertures des chevaux, le cocher crie : « En route ! » et les voilà partis.

Ils ont circulé à travers les rues, ils ont été cahotés sur le pavé, et, à la fin, ils atteignent la campagne. Les roues glissent sur le terrain dur et gelé. Au claquement aigu du fouet, les chevaux partent au petit galop et entraînent à leurs talons voiture, voyageurs, morue, barils d’huîtres, et le reste, comme si ce n’était qu’une plume légère. Ils ont descendu une pente douce et se trouvent sur une chaussée horizontale, de deux milles de long, aussi sèche, aussi compacte qu’un bloc de granit. Un autre claquement de fouet, et ils s’élancent au grand galop, secouant leur tête et leur harnais, sous l’influence excitante de leur mouvement rapide. Cependant le cocher, tenant le fouet et les guides d’une main, ôte son chapeau avec l’autre, le pose sur ses genoux, tire son mouchoir et essuie son front ; partie parce qu’il a l’habitude d’agir ainsi, et partie pour montrer aux voyageurs comme il est à son aise, et combien c’est une chose facile de conduire quatre chevaux, quand on a autant de pratique que lui. Ayant fait cela fort tranquillement (car autrement l’effet en serait notablement diminué), il replace son mouchoir, remet son chapeau, ajuste ses gants, équarrit ses coudes, fait claquer son fouet de nouveau, et au galop ! plus gaiement que jamais !

Quelques maisons, éparpillées des deux côtés de la route, annoncent l’entrée d’un village. Le cornet du garde fait vibrer dans l’air pur et frais des notes animées, qui réveillent le vieux gentleman de l’intérieur. Il abaisse la glace à moitié, regarde un instant au dehors, et relevant soigneusement la glace, informe l’autre habitant de l’intérieur que l’on va relayer dans quelques minutes. D’après cet avis, celui-ci se secoue, et se détermine à remettre son premier somme jusqu’à ce qu’on soit reparti. Le cornet résonne encore vigoureusement, et, à ce bruit, les femmes et les enfants du village viennent regarder à la porte de leur chaumière, et suivent des yeux la voiture jusqu’à ce qu’elle tourne le coin, puis ils rentrent s’étendre autour d’un feu brillant et y jettent un autre morceau de bois pour quand le père reviendra. Cependant le père lui-même, à un mille de là, vient d’échanger un signe de tête amical avec le cocher, et s’est retourné pour examiner longuement la voiture qui s’enfuit loin de lui.

Et maintenant, pendant que les roues retentissent dans les rues mal pavées d’une ville provinciale, le cornet joue un air guilleret. Le cocher, défaisant la boucle qui réunit ses guides, s’apprête à les jeter au moment même où il arrêtera. M. Pickwick sort du collet de sa redingote, et regarde autour de lui avec grande curiosité ; le cocher, qui s’en aperçoit, l’instruit du nom de la ville, et lui dit que c’était hier jour de marché ; double information que M. Pickwick s’empresse de faire passer à ses compagnons de voyage, et qui les décide à sortir aussi de leurs collets et à regarder autour d’eux. M. Winkle, qui est assis à l’extrémité de la banquette, avec une jambe dandinante en l’air, est presque précipité dans la rue lorsque la voiture tourne brusquement pour entrer dans la place du marché ; et M. Snodgrass, qui se trouve assis auprès de lui, n’est point encore remis de son effroi, lorsqu’elle arrête dans la cour de l’auberge, où les chevaux frais, avec leurs couvertures, piaffent déjà. Le cocher jette les guides et descend de son siège ; les voyageurs extérieurs descendent aussi, excepté ceux qui n’ont pas grande confiance dans leur habileté pour remonter. Ceux-là restent où ils sont, frappent leurs pieds contre la voiture pour se les réchauffer, et regardent avec un œil d’envie le feu qui brille dans la salle, et le buis, orné de baies rouges, qui pare les fenêtres de l’auberge.

Cependant le garde a déposé, à la boutique du grènetier, le paquet de papier gris qu’il a tiré de la petite besace pendue sur son épaule, à un baudrier de cuir. Il a soigneusement examiné les nouveaux chevaux ; il a jeté sur le pavé la selle apportée de Londres, sur l’impériale ; il a assisté à la conférence tenue par le cocher et par le valet d’écurie sur la jument grise, qui s’est blessée à la jambe de devant mardi passé ; il est remonté derrière la voiture avec Sam ; le cocher est juché sur son siège ; le vieux gentleman du dedans, qui avait tenu la glace baissée de deux doigts, durant tout ce temps, l’a relevée, et les couvertures des chevaux sont ôtées, et tout est prêt pour partir, excepté les deux gros gentlemen, dont le cocher s’enquiert avec grande impatience ; puis le cocher, et le garde, et Sam, et M. Winkle, et M. Snodgrass, et tous les palefreniers, et tous les flâneurs, qui sont plus nombreux que tous les autres ensemble, se mettent à brailler à tue-tête après les voyageurs manquants. Une réponse lointaine s’entend au fond de la cour ; M. Pickwick et M. Tupman la traversent en courant, tout hors d’haleine, car ils ont bu chacun un verre d’ale, et les doigts de M. Pickwick sont si froids, qu’il a été cinq grandes minutes avant de pouvoir tirer six pence pour payer. Le cocher vocifère d’un air mécontent : « Allons, gentlemen, allons ! » Le garde répète le même cri ; le vieux gentleman de l’intérieur trouve fort extraordinaire qu’on veuille descendre, quand on sait qu’on n’en a pas le temps ; M. Pickwick s’efforce de grimper d’un côté, M. Tupman de l’autre ; M. Winkle crie. Ça y est, et les voilà repartis ! Les châles sont remis, les collets d’habits sont rajustés, le pavé cesse, les maisons disparaissent, et nos voyageurs s’élancent de nouveau sur la grande route, et l’air clair et piquant baigne leur visage et les réjouit jusqu’au fond du cœur.

C’est ainsi que le Télégraphe de Muggleton transportait M. Pickwick et ses amis sur le chemin de Dingley-Dell. À trois heures de l’après-midi, ils débarquaient tous, sains et saufs, sur les marches du Lion bleu, ayant pris sur la route assez d’ale et d’eau-de-vie pour défier la gelée, qui couvrait, de ses belles dentelles blanches, les arbres et les haies.

M. Pickwick était sérieusement occupé à surveiller l’exhumation de la morue, lorsqu’il se sentit tirer doucement par le pan de son habit. Il se retourna et reconnut le page favori de M. Wardle, mieux connu des lecteurs de cette véridique histoire sous le nom du gros joufflu.

« Ha ! ha ! fit M. Pickwick.

– Ha ! ha ! fit le gros joufflu en regardant amoureusement la morue et les barils d’huîtres. Il était plus gros que jamais.

– Eh bien ! mon jeune ami, dit M. Pickwick, vous m’avez l’air assez rougeaud.

– J’ai dormi devant le feu de la buvette, répondit le gros joufflu, qu’une heure de somme avait monté au ton d’une brique. Maître m’a envoyé avec la charrette pour porter votre bagage à la maison. Il aurait envoyé quelques chevaux de selle ; mais, comme il fait froid, il a pensé que vous aimeriez mieux marcher.

– Oui ! oui ! nous aimons mieux marcher, répliqua précipitamment M. Pickwick, car il se rappelait la cavalcade qu’il avait déjà faite sur la même route. Sam !

– Monsieur !

– Aidez le domestique de M. Wardle à mettre les paquets dans la charrette, et montez-y avec lui ; nous allons aller en avant. »

Ayant donné ces instructions et terminé son compte avec le cocher, M. Pickwick, suivi de ses amis, prit le sentier de traverse et s’éloigna d’un pas gaillard.

Sam, qui se trouvait pour la première fois confronté avec le gros joufflu, l’examinait curieusement, mais sans rien dire : quand il l’eut bien considéré, il commença à arranger rapidement tous les paquets dans la charrette, tandis que Joe le regardait d’un air tranquille, et paraissait trouver un immense plaisir à voir avec quelle activité Sam faisait cette opération.

« Voilà, dit Sam, en jetant le dernier sac dans la charrette : ils y sont tous.

– Oui, observa Joe d’un ton satisfait : ils y sont tous…

– Savez-vous, mon petit, que vous auriez bien pu obtenir le prix au grand concours.

– Bien obligé.

– Est-ce que vous avez quelque chose dessus votre cœur qui vous affecte ?

– Non, je ne crois pas.

– J’aurais pourtant imaginé, en vous regardant, que vous aviez une passion malheureuse. »

Joe secoua la tête d’une manière négative.

« Eh bien ! poursuivit Sam ; tant mieux ! Buvez-vous ?

– J’aime mieux manger.

– Ah ! j’aurais imaginé ça. Mais je veux dire, voulez-vous prendre une goutte de quelque chose qui vous réchaufferait votre petit estomac ? Du reste vous êtes gentiment rembourré et vous ne devez pas avoir froid souvent.

– Quelquefois, et j’aime bien à boire la goutte, quand c’est du bon.

– Ah ! c’est-il vrai ? Hé bien, venez par ici alors. »

Nos nouveaux amis furent bientôt transportés à la buvette du Lion bleu, et le gros joufflu avala un verre d’eau-de-vie sans sourciller, exploit qui l’avança considérablement dans la bonne opinion de Sam. Lorsque celui-ci eut opéré pour son propre compte, ils montèrent dans la charrette.

« Savez-vous conduire ? demanda le page de M. Wardle.

– Un peu, mon neveu !

– Voilà alors, dit le gros joufflu en mettant les guides dans la main de Sam et en lui montrant une ruelle. Il n’y a qu’à aller tout droit, et vous ne pouvez pas vous tromper. »

Ayant prononcé ces mots, il se coucha affectueusement à côté de la morue, et plaçant un baril d’huîtres sous sa tête, en guise de traversin : il s’endormit instantanément.

« Eh bien ! par exemple, fit Sam : pour un jeune homme sans gêne, voilà un jeune homme sans gêne ! Allons, réveillez-vous, jeune hydropique. »

Mais comme le jeune hydropique ne montrait aucun symptôme d’animation, Sam s’assit sur le devant du char, et faisant partir le vieux cheval par une secousse des guides, le conduisit d’un trot soutenu vers Manoir-ferme.

Cependant M. Pickwick et ses amis, ayant rétabli par la marche une active circulation dans leur système veineux et artériel, poursuivaient gaiement leur chemin. La terre était durcie, le gazon blanchi par la gelée ; l’air froid et sec était fortifiant, et l’approche rapide du crépuscule grisâtre (couleur d’ardoise serait une expression plus convenable dans un temps de gelée), rendait plus séduisante pour nos voyageurs l’agréable perspective des conforts qui les attendaient chez leur hôte. C’était précisément l’espèce d’après-midi, qui, dans un champ solitaire, pourrait induire un couple de barbons à ôter leurs habits et à jouer à saute-mouton, par pure légèreté d’esprit. Aussi sommes-nous fermement persuadés que si dans cet instant M. Tupman s’était courbé, en appuyant les mains sur ses genoux, M. Pickwick aurait profité, avec la plus grande avidité, de cette invitation indirecte.

Quoi qu’il en soit, M. Tupman ne s’étant pas posé de cette manière, nos amis continuèrent à marcher, en conversant joyeusement. Comme ils entraient dans une ruelle qu’ils devaient traverser, un bruit confus de voix vint frapper leurs oreilles, et avant d’avoir eu le temps de former une conjecture sur les personnes à qui ces voix appartenaient, ils se trouvèrent au milieu d’une société nombreuse qui attendait leur arrivée.

C’était le vieux Wardle, qui poussait de bruyants hourras, et qui, s’il est possible, avait l’air encore plus jovial que de coutume ; c’était Bella et son fidèle Trundle ; c’était Emily enfin, et huit ou dix autres jeunes demoiselles, qui étaient venues pour assister aux opérations matrimoniales du lendemain, et qui se trouvaient toutes dans cette disposition de gaieté et d’importance ordinaire aux jeunes ladies dans ces intéressantes occasions. Les champs et les ruelles retentissaient au loin des éclats de rire de cette bande joyeuse.

Les cérémonies des présentations furent bientôt terminées, ou plutôt les présentations furent bientôt parfaites, sans aucune cérémonie. Au bout de deux minutes, M. Pickwick, aussi à son aise, aussi peu contraint que s’il avait connu toute sa vie ces jeunes demoiselles, plaisantait avec celles qui ne voulaient pas passer par-dessus les barrières quand il regardait, ou qui ayant de jolis pieds et des chevilles sans reproche, avaient soin de rester debout sur la balustrade pendant cinq ou six minutes, en déclarant qu’elles avaient trop peur pour oser faire aucun mouvement. Il est digne de remarque que M. Snodgrass offrit à Emily Wardle beaucoup plus d’assistance que les terreurs de la barrière ne semblaient l’exiger, quoiqu’elle eût bien trois pieds de haut et qu’il fallût y monter sur une couple de pierres, servant de marches. Enfin l’on observa qu’une jeune demoiselle, qui avait des yeux noirs et de très-jolis petits brodequins garnis de fourrures, poussa de grands cris lorsque M. Winkle lui offrit la main pour l’aider à descendre.

Quand les difficultés des barrières furent surmontées, quand on se retrouva sur un terrain plat, M. Wardle apprit à M. Pickwick qu’on venait d’examiner, en corps, l’ameublement de la maison où le jeune couple devait habiter après les fêtes de Noël. À cette communication, Bella et Trundle devinrent tous les deux aussi rouges que le gros joufflu après son somme au coin du feu. Cependant la jeune lady aux yeux noirs et aux brodequins garnis de fourrure murmura quelque chose dans l’oreille d’Emily, en regardant malicieusement M. Snodgrass. Emily lui répondit : Vous êtes folle ; mais elle rougit beaucoup malgré cela : et M. Snodgrass, qui était aussi modeste que le sont ordinairement tous les grands génies, sentit le rouge lui monter jusqu’au sommet de la tête, et souhaita dévotement, dans le fond de son cœur, que la jeune lady susdite, ses yeux noirs, sa malice et ses brodequins garnis de fourrure, fussent tous confortablement déposés à l’autre bout de l’Angleterre.

Si les Pickwickiens avaient été reçus d’une manière amicale hors de la maison, imaginez quelles furent la chaleur et la cordialité de leur réception quand on arriva à la ferme. Les domestiques eux-mêmes grimaçaient de plaisir en voyant M. Pickwick ; et la femme de chambre, Emma, lança à M. Tupman un regard de reconnaissance, moitié modeste, moitié impudent, et si joli qu’il aurait suffi pour décider la statue de Bonaparte, située dans le vestibule, à ouvrir ses bras et à la presser sur son sein.

La vieille lady était assise dans le parloir, avec sa majesté accoutumée. Mais elle était d’assez mauvaise humeur, et par conséquent très-complètement sourde. Elle ne sortait jamais, et comme beaucoup d’autres vieilles dames de la même étoffe, lorsque d’autres faisaient ce qu’elle ne pouvait pas faire elle-même, elle croyait que c’était un crime de haute trahison domestique. Aussi se tenait-elle toute droite dans son grand fauteuil, et avait-elle l’air aussi sévère qu’elle le pouvait. Mais après tout, que Dieu la bénisse ! c’était encore un air bénévole.

« Maman, dit M. Wardle, voilà M. Pickwick. Vous vous en souvenez.

– C’est bien ! c’est bien ! répliqua-t-elle avec dignité : Ne tourmentez pas M. Pickwick pour une vieille créature comme moi. Personne ne se soucie plus de moi, maintenant, et c’est fort naturel. En prononçant ces mots elle secouait sa tête, et détirait d’une main tremblante les plis de sa robe de soie.

– Allons ! allons ! madame, dit M. Pickwick ; ne repoussez pas comme cela un vieil ami. Je suis venu exprès pour avoir une longue conversation avec vous, et pour faire un autre rob. Et puis nous montrerons à ces enfants à danser un menuet avant qu’ils soient plus vieux de quarante-huit heures. »

La vieille dame s’adoucissait rapidement, mais elle n’aimait pas avoir l’air de céder tout à coup, aussi se contenta-t-elle de dire : « Ah ! je ne peux pas l’entendre.

– Allons ! maman, quel enfantillage ! reprit M. Wardle : ne soyez donc pas de mauvaise humeur ; pensez à Bella, pauvre fille ; il faut que vous l’encouragiez. »

La bonne vieille dame entendit ceci, car ses lèvres tremblèrent pendant que son fils parlait. Mais l’âge a ses petites infirmités mentales, et elle n’était point encore tout à fait apaisée. Elle recommença donc à détirer sa robe, et se tournant vers M. Pickwick, « Ah ! monsieur Pickwick, lui dit-elle, les jeunes gens étaient bien différents dans mon temps.

– Sans aucun doute, madame, et c’est pour cela que j’aime tant ceux qui ont quelques traces de l’ancienne roche. » En disant ces mots notre excellent ami attira doucement Isabelle, et déposant un baiser sur son front, la fit asseoir sur le petit tabouret aux pieds de sa grand’mère. Alors, soit que l’expression de ce jeune visage, levé vers la vieille dame, lui rappelât des souvenirs d’autrefois, soit qu’elle fût touchée par la bienveillante bonhomie de M. Pickwick, quelle qu’en fût la cause enfin, elle s’amollit complètement ; elle jeta ses bras au cou de Bella, et toute cette petite mauvaise humeur s’évapora en larmes silencieuses.

Ce fut une heureuse soirée. Le whist où M. Pickwick et la vieille lady jouaient ensemble, était grave et solennel, mais la joie de la table ronde était bruyante et tumultueuse. Longtemps après que les dames se furent retirées, le vin chaud bien assaisonné d’eau-de-vie et d’épices, circula à la ronde et recircula fréquemment. Le sommeil qu’il produisit fut profond, et les rêves qu’il amena furent agréables. C’est un fait remarquable que ceux de M. Snodgrass se rapportaient constamment à Emily Wardle, et que la principale figure des visions de M. Winkle était une jeune demoiselle, avec des yeux noirs, un sourire malin, et des brodequins remarquablement petits.

M. Pickwick fut réveillé de bonne heure, le lendemain, par un murmure de voix, par un bruit confus de pas, qui auraient suffi pour tirer le gros joufflu lui-même de son pesant sommeil. Il se leva sur son séant et écouta. Les domestiques et les hôtes féminins couraient constamment de tous côtés, et il y avait tant et de si instantes demandes d’eau chaude, tant de supplications répétées pour des aiguilles et du fil, tant de : « Oh ! venez m’agrafer ma robe, vous serez bien gentille ! » que M. Pickwick, dans son innocence, commença à s’imaginer qu’il était arrivé quelque chose d’épouvantable. Cependant ses idées s’éclaircissant de plus en plus, il se rappela que c’était le jour des noces. L’occasion étant importante, il s’habilla avec un soin particulier, et descendit dans la chambre où l’on devait déjeuner.

Toutes les servantes de la maison, vêtues d’un uniforme de mousseline, couraient çà et là dans un état d’agitation et d’inquiétude impossible à décrire. La vieille lady était parée d’une robe de brocart, qui depuis vingt années n’avait pas vu la lumière, excepté lorsque quelque rayon vagabond s’était glissé à travers les fentes de la boîte où elle était enfermée. M. Trundle resplendissait de satisfaction, mais on voyait pourtant que ses nerfs n’étaient pas bien solides. Quant au cordial amphitryon, il échouait complètement dans ses efforts pour paraître tranquille et gai. Excepté deux ou trois favorites, demeurées en haut, et honorées d’une vue particulière de la mariée et des demoiselles d’honneur, toutes les jeunes personnes étaient en larmes et en robe de mousseline. Les pickwickiens avaient également revêtu des costumes appropriés à la circonstance. Enfin l’on entendait sur le gazon, devant la grande porte, de terribles hurlements, poussés par tous les hommes, jeunes gars et gamins, dépendant de la ferme, et portant chacun une cocarde blanche à leur boutonnière. C’était Sam qui dirigeait leurs cris, du précepte et de l’exemple ; car il était déjà parvenu à se rendre fort populaire, et se trouvait là aussi à son aise que s’il avait été conçu et enfanté sur les terres de M. Wardle.

Un mariage est un sujet privilégié de plaisanteries ; et cependant après tout, il n’y a pas grande plaisanterie dans l’affaire. Nous parlons simplement de la cérémonie, et demandons qu’il soit bien entendu que nous ne nous permettons aucun sarcasme caché contre la vie maritale. Aux plaisirs, aux espérances qu’apporte le mariage, est mêlé le regret d’abandonner sa maison, sa famille, de laisser derrière soi les tendres amis de la portion la plus heureuse de la vie, pour en affronter les soucis avec une personne qu’on n’a pas encore éprouvée et qu’on connaît peu. Mais en voilà assez sur ce sujet : nous ne voulons pas attrister notre chapitre par la description de ces sentiments naturels, et nous regretterions encore bien plus de les tourner en ridicule.

Nous dirons donc brièvement que le mariage fut célébré par le vieil ecclésiastique, dans l’église paroissiale de Dingley-Dell ; et que le nom de M. Pickwick est inscrit sur le registre, conservé jusqu’à ce jour dans la sacristie ; que la jeune demoiselle aux yeux noirs ne signa pas son nom d’une main ferme, coulante et dégagée ; que la signature d’Emily et celle de l’autre demoiselle d’honneur sont presque illisibles ; que d’ailleurs tout se passa très-bien et d’une manière fort agréable ; que les jeunes demoiselles trouvèrent, généralement, que la cérémonie était bien moins terrible qu’elles ne se l’étaient imaginé ; et que si la propriétaire des yeux noirs et du sourire malicieux jugea convenable d’informer M. Winkle, qu’assurément elle ne pourrait jamais se soumettre à une chose aussi odieuse, nous avons, d’autre part, les meilleures raisons pour supposer qu’elle se trompait. À tout cela nous pouvons ajouter que M. Pickwick fut le premier qui embrassa la mariée, et qu’en même temps il lui jeta autour du cou une riche chaîne d’or, avec une montre du même métal, qui n’avaient été vues auparavant par les yeux d’aucun mortel, excepté ceux du joaillier. Enfin les cloches de la vieille église sonnèrent aussi gaiement qu’elles le purent, et tout le monde s’en retourna déjeuner.

« Où les petits pâtés de Noël se placent-ils, jeune mangeur d’opium ? demanda Sam au gros joufflu, en aidant cet intéressant fonctionnaire à mettre sur la table les articles de consommation qui n’avaient point été arrangés le soir précédent.

Joe indiqua la destination des pâtés.

« Très-bien ! dit Sam : Mettez un rameau de Noël dedans. L’autre plat à l’opposite. Maintenant nous avons l’air compact et confortable, comme observait le papa en coupant la tête de son moutard pour l’empêcher de loucher. »

En faisant cette citation savante, Sam recula d’un pas ou deux pour examiner les préparatifs du festin. Il était encore plongé dans cette délicieuse contemplation, lorsque la société arriva et se mit à table.

« Wardle, dit M. Pickwick, presque aussitôt qu’on fût assis ; un verre de vin en honneur de cette heureuse circonstance.

– J’en serai charmé, mon vieux camarade, répliqua M. Wardle. Joe… damné garçon ! il est allé dormir.

– Non, monsieur, je ne dors pas, répondit le gros joufflu en sortant d’un coin de la chambre, où, comme l’immortel Jack Horner, patron des gros garçons, il s’occupait à dévorer un pâté de Noël, sans toutefois s’acquitter de cette besogne avec le sang-froid qui caractérisait les opérations gastronomiques de l’illustre héros de la ballade enfantine.

– Remplissez le verre de M. Pickwick.

– Oui, monsieur. »

Le gros joufflu emplit le verre de M. Pickwick et se retira ensuite derrière la chaise de son maître, d’où il observa avec une espèce de joie sombre et inquiète, le jeu des fourchettes et des couteaux, et le trajet des morceaux choisis depuis les plats jusqu’aux assiettes, et des assiettes jusqu’aux bouches des convives.

« Que Dieu vous bénisse, mon vieil ami, dit M. Pickwick.

– Je vous en dis autant, mon garçon, répliqua Wardle, et ils se firent raison du fond du cœur.

– Mme Wardle, reprit M. Pickwick, nous autres vieilles gens nous devons boire un verre de vin ensemble en honneur de cet heureux événement. »

La vieille lady était en ce moment dans une posture pleine de grandeur, car elle était assise au haut bout de la table, dans sa robe de brocart, ayant la nouvelle mariée d’un côté et M. Pickwick de l’autre, pour découper. M. Pickwick n’avait pas parlé très-haut, mais elle l’entendit du premier coup, et but un verre de vin tout entier à sa longue vie et à son bonheur. Ensuite la bonne vieille créature se lança dans un récit circonstancié de son propre mariage, accompagné d’une dissertation sur la mode des talons hauts, et de quelques particularités concernant la vie et les aventures de la charmante lady Tollimglower, décédée. À chaque pose de son récit, la vieille dame riait de tout son cœur, et les jeunes ladies en faisaient autant ; puis elles se demandaient entre elles de quoi leur grand’maman pouvait parler si longtemps. Or, quand les jeunes ladies riaient, la vieille dame éclatait dix fois plus fort, et déclarait que son histoire avait toujours été regardée comme excellente ; ce qui faisait rire de nouveau tout le monde, et inspirait à la vieille dame la meilleure humeur possible.

Cependant le fameux plum-cake, le gâteau de noce, fut découpé et circula autour de la table. Les jeunes demoiselles en gardèrent des morceaux, pour mettre sous leur traversin et rêver de leur futur époux, ce qui occasionna une grande quantité de rougeurs et d’éclats de rire.

« Monsieur Miller, un verre de vin, dit M. Pickwick à sa vieille connaissance, le gentleman dont la tête ressemblait à une pomme de reinette.

– Avec grande satisfaction, monsieur, répondit celui-ci d’un air solennel.

– Vous me permettrez d’en être, dit le vieil ecclésiastique bénévole.

– Et à moi aussi, ajouta sa femme.

– Et à moi aussi, et à moi aussi, » répétèrent du bas de la table une couple de parents pauvres, qui avaient bu et mangé de tout leur cœur, et qui s’empressaient de rire à tout ce qui se disait.

M. Pickwick, dont les yeux rayonnaient de bienveillance et de plaisir, exprima son intime satisfaction à chaque addition nouvelle. Ensuite, se levant tout d’un coup :

« Ladies et gentlemen, dit-il.

– Écoutez ! écoutez ! écoutez ! écoutez ! écoutez ! écoutez ! cria Sam, emporté par l’exaltation du moment.

– Faites entrer tous les domestiques, dit le vieux Wardle en s’interposant pour prévenir la rebuffade publique que Sam aurait infailliblement reçue de son maître ; et donnez-leur à chacun un verre de vin pour boire le toast ; maintenant, Pickwick… »

Parmi le silence de la compagnie, le chuchotement des domestiques femelles, et l’embarras craintif des mâles, M. Pickwick poursuivit :

« Ladies et gentlemen… non… je ne dirai pas ladies et gentlemen, je vous appellerai mes amis, mes chers amis, si les dames veulent m’accorder une si grande liberté… » Ici M. Pickwick fut interrompu par les applaudissements frénétiques des dames, répétés par les gentlemen, et durant lesquels la propriétaire des yeux noirs fut entendue déclarer distinctement qu’elle embrasserait volontiers ce cher M. Pickwick ; M. Winkle demanda galamment si cela ne pourrait pas se faire par procuration ; mais la jeune lady aux yeux noirs lui répliqua ; « par exemple ! » en accompagnant cette réponse d’une œillade qui disait clairement : essayez !

« Mes chers amis, reprit M. Pickwick, je vais proposer la santé du marié et de la mariée, que Dieu les bénisse ! (Larmes et applaudissements.) Mon jeune ami Trundle est, comme je crois, un excellent et brave jeune homme ; et je sais que sa femme est une très-aimable et très-charmante fille, bien capable de transférer dans une autre sphère le bonheur qu’elle a répandu autour d’elle pendant vingt années dans la maison paternelle » (Ici le gros joufflu laissa éclater des pleurnicheries stentoriennes, et Sam, le saisissant par le collet, l’entraîna hors de la chambre.) « Je voudrais, poursuivit M. Pickwick, je voudrais être assez jeune pour devenir le mari de sa sœur. (Applaudissements.) Mais cela n’étant pas, je suis heureux de me trouver assez vieux pour être son père, afin de ne pas être soupçonné d’avoir quelques projets cachés si je dis que je les admire, que je les estime et que je les aime toutes les deux. (Applaudissements et sanglots.) Le père de la mariée, notre bon ami ici présent, est un noble caractère, et je suis orgueilleux de le connaître. (Grand tapage.) C’est un homme excellent, indépendant, affectueux, hospitalier, libéral. (Cris enthousiastes des pauvres parents à chacun de ces adjectifs, et spécialement aux deux derniers.) Puisse sa fille jouir de tout le bonheur que lui-même peut lui souhaiter, puisse-t-il trouver dans la contemplation de ce bonheur toute la satisfaction de cœur et d’esprit qu’il mérite si bien. Tels sont, j’en suis bien sûr, les vœux de chacun de nous. Buvons donc à leur santé, en leur souhaitant une longue vie et toutes sortes de prospérités. »

M. Pickwick cessa de parler au milieu d’une tempête d’applaudissements. Les poumons des auxiliaires, sous le commandement de Sam, se faisaient surtout distinguer par leur active et solide coopération. Ensuite M. Wardle proposa la santé de M. Pickwick, et M. Pickwick celle de la vieille lady. M. Snodgrass proposa M. Wardle, et M. Wardle proposa M. Snodgrass. Un des pauvres parents proposa M. Tupman, l’autre pauvre parent proposa M. Winkle, et tout fut bonheur et festoiement, jusqu’au moment où la disparition mystérieuse des deux pauvres parents sous la table, avertit la compagnie qu’il était temps de se séparer.

Sur la recommandation de M. Wardle, la partie masculine de la société entreprit une promenade de quatre ou cinq lieues, pour se débarrasser des fumées du vin et du déjeuner. Les pauvres parents seulement demeurèrent au lit, toute la journée, pour tâcher d’obtenir le même résultat ; mais n’ayant pu y parvenir ils furent obligés d’en rester là. Cependant Sam entretenait les domestiques dans un état d’hilarité perpétuelle, et le gros joufflu charmait ses loisirs en mangeant et en dormant tour à tour.

Aux larmes près, le dîner fut aussi affectueux que le déjeuner, et tout aussi bruyant ; ensuite vint le dessert et de nouveaux toasts, puis le thé et le café, puis enfin le bal.

Au bout d’une longue salle, garnie de sombres lambris, étaient assis, sous un berceau de houx et d’arbres verts, les deux meilleurs violons et l’unique harpe de Muggleton. Dans toutes espèces de recoins, et sur toutes sortes de supports, luisaient de vieux chandeliers d’argent massif. Le tapis était ôté, les bougies brillaient gaiement, le feu pétillait dans l’énorme cheminée, sur le chambranle de laquelle aurait pu rouler facilement un cabriolet de nos temps dégénérés. Des voix enjouées, des éclats de rires joyeux retentissaient dans toute la salle : enfin c’était justement l’endroit où les anciens yeomen anglais, devenus lutins après leur mort, auraient aimé à donner une fête.

Si quelque chose pouvait ajouter à l’intérêt de cette agréable cérémonie, c’était le fait remarquable que M. Pickwick apparut sans ses guêtres, pour la première fois de sa vie, s’il faut en croire ses plus anciens amis.

« Vous vous proposez de danser ? lui demanda M. Wardle.

– Nécessairement ; ne voyez-vous pas que je suis habillé pour cela, répondit-il, en faisant remarquer avec complaisance ses bas de soie chinés et ses fins escarpins.

– Vous, en bas de soie ! s’écria gaiement M. Tupman.

– Et pourquoi pas, monsieur, pourquoi pas ? rétorqua M. Pickwick avec chaleur, en se retournant vers son ami.

– Oh ! effectivement, répondit M. Tupman. Il n’y a aucune raison pour que vous n’en portiez pas.

– Je le suppose, monsieur, je le suppose, dit M. Pickwick d’un ton péremptoire. »

M. Tupman avait voulu rire, mais il s’aperçut que c’était un sujet sérieux. Il prit donc un air grave et déclara que les bas étaient d’un joli dessin.

– Je l’espère, reprit le philosophe en regardant fixement son interlocuteur. Je me flatte, monsieur, que vous ne voyez rien d’extraordinaire dans ces bas, en tant que bas.

– Non certainement. Oh ! non certainement ! se hâta de répondre M. Tupman. Il s’éloigna, et la contenance de M. Pickwick reprit l’expression bénévole qui lui était habituelle.

– Nous sommes tous prêts, dit M. Pickwick, qui s’était placé avec la vieille lady à la tête de la danse, et qui avait déjà fait trois faux départs, dans son excessive impatience de commencer.

– Allons, s’écria Wardle, maintenant ! »

Soudain sonnèrent les deux violons et la harpe, et vite partit M. Pickwick, les bras entrelacés avec sa danseuse ; mais il fut interrompu par un battement de mains général et par des cris de « Arrêtez ! arrêtez !

– Qu’est-ce qu’il y a ? demanda le philosophe qui n’avait pu être ramené à sa place, que lorsque les deux violons et la harpe eurent fait silence, et qui n’aurait été retenu par aucun autre pouvoir sur la terre, quand même la maison aurait été en feu.

– Où est Arabella Allen ? crièrent une douzaine de voix.

– Et Winkle ? ajouta M. Tupman.

– Nous voici, s’écria M. Winkle, en sortant, avec son aimable compagne, d’une embrasure de fenêtre. Pendant qu’il disait ces mots, il aurait été difficile de décider lequel des deux était le plus rouge, lui ou la jeune lady aux yeux noirs.

– C’est bien extraordinaire, Winkle, que vous ne puissiez pas prendre votre place ! s’écria M. Pickwick avec dépit.

– Pas du tout, répondit M. Winkle.

– Oh ! vous avez raison, reprit M. Pickwick, en reposant ses yeux sur Arabella, avec un sourire fort expressif. Vous avez raison ; cela n’est pas extraordinaire, après tout. »

Quoi qu’il en soit, on n’eut pas le temps de penser davantage à cette petite aventure, car les violons et la harpe commencèrent pour tout de bon. M. Pickwick s’élança aussitôt : Les mains croisées, promenade jusqu’à l’extrémité de la chambre, et au retour, jusqu’au milieu de la cheminée ; poussée, de tous les côtés, de bruyants frappements de pieds sur le plancher. Au tour de l’autre couple. En route sur nouveaux frais. Toute la figure se répète, les frappements de pieds recommencent pour marquer la mesure. Un autre couple, et un autre, et un autre encore ! Jamais on ne vit une danse aussi animée ; et enfin, lorsque la vieille lady épuisée eut été remplacée par la femme du bénévole ecclésiastique, lorsque quatorze couples eurent fait la figure, lorsque M. Pickwick et sa nouvelle partner se trouvèrent à la queue des danseurs, on vit cet illustre savant, quoiqu’il n’eût aucun motif quelconque de faire tant d’efforts, continuer de danser perpétuellement à sa place, en souriant tout le temps à sa compagne, avec une douceur angélique et qui défie toute description.

Longtemps avant que M. Pickwick fût fatigué de danser, les nouveaux mariés s’étaient éclipsés de la scène. Il y eut cependant, au rez-de-chaussée, un glorieux souper, et à la suite une longue séance autour de la table. Aussi M. Pickwick s’éveilla-t-il assez tard le lendemain. Il lui sembla alors se rappeler, d’une manière confuse, qu’il avait invité particulièrement et confidentiellement environ quarante-cinq personnes à dîner chez lui, au George et Vautour, la première fois qu’elles viendraient à Londres ; ce qui, comme lui-même le pensa avec raison, indiquait d’une manière à peu près certaine, qu’il ne s’était pas contenté de danser la nuit précédente.

Cependant la journée s’écoula joyeusement, et lorsque le soir fut venu, « Eh ! bien, ma chère, demanda Sam à Emma, votre famille a donc des histoires dans la cuisine, à cette heure ?

– Oui, monsieur Weller, répondit Emma. C’est toujours comme cela la veille de Noël : notre maître ne négligerait pas les vieilles coutumes pour un empire.

– Votre maître a une idée fort judicieuse, ma chère. Je n’ai jamais vu un homme aussi judicieux, un si véritable gentleman.

– C’est bien vrai, dit le gros joufflu en se mêlant à la conversation. N’engraisse-t-il pas de beaux cochons ? »

Tandis que l’épais jouvenceau parlait ainsi, une étincelle semi-cannibale brillait dans ses yeux, au souvenir des pieds rôtis.

« Oh ! vous voilà réveillé à la fin, » lui dit Sam.

Le gros joufflu fit un signe affirmatif.

« Eh ! bien, je vais vous dire, jeune boa constructeur, reprit Sam, d’un son de voix imposant : si vous ne dormez pas un petit peu moins, et si vous ne faites pas un petit peu plus d’exercice, quand vous arriverez à être un homme vous vous exposerez au même genre d’inconvénient personnel qui fut infligé sur le vieux gentleman qui portait une queue de rat.

– Qu’est-ce donc qui lui est arrivé ? demanda Joe d’une voix mal assurée.

– C’est ce que je vas vous dire. Il était du plus large patron qui a jamais été inventé ; un véritable homme gras, qui n’avait pas entrevu ses propres chaussures depuis quarante et cinq ans.

– Bonté divine ! s’écrie Emma.

– Non, ma chère, pas une fois ; et si vous aviez mis devant lui un modèle de ses propres jambes sur la table où il dînait, il ne les aurait pas reconnues. Il allait toujours à son bureau avec une très-belle chaîne d’or qui pendait, en dandinant, environ un pied et demi, et une montre d’or dans son gousset qui valait bien… j’ai peur de dire trop… mais autant qu’une montre peut valoir ; une grosse montre ronde, aussi conséquente dans son espèce comme il était pour un homme. « Vous feriez mieux de ne pas porter cette montre ici, disaient les amis du gentleman, vous en serez volé. – Bah ! qu’il dit. – Oui, disent-ils, vous le serez. – Bien, dit-il ; j’aimerais à voir le voleur qui pourrait tirer cette montre ici, car je veux que Dieu me bénisse si je peux jamais la tirer moi-même, qu’il dit ; elle est si serrée dans mon gousset que quand je veux savoir quelle heure-s-qu’il est, je suis obligé de regarder dans la boutique du boulanger, qu’il dit. – Pour lors, en disant ça il riait de si bon cœur qu’on avait peur de le voir éclater. Il sort avec sa tête poudrée et sa queue de rat, vlà qu’il roule sa bosse dans le Strand avec sa chaîne dandinant plus que jamais, et la grosse montre qui crevait presque son pantalon. Il n’y avait pas un filou dans tout Londres qui n’eût pas tiré à cette chaîne ; mais la chaîne ne voulait jamais se casser et la montre ne voulait pas sortir. Ainsi ils se fatiguaient bien vite de traîner un gros homme comme ça sur le pavé, et l’autre s’en retournait chez lui, et il riait tant que sa queue de rat se trémoussait comme le pendule d’un vieux coucou. À la fin, un jour, il roulait tranquillement ; vlà qu’il voit un filou qu’il connaissait de vue, bras dessus, bras dessous avec un petit moutard qui avait une très-grosse tête. – En voilà une farce, que le vieux gentleman se dit en lui-même : ils vont s’essayer encore un coup, mais ça ne prendra pas. Ainsi il commence à ricaner bien joyeusement, quand tout d’un coup le petit garçon quitte le bras du filou et se jette la tête la première droit dans l’estomac du vieux gentleman, si fort qu’il le fait doubler en deux par la douleur. Il se met à crier oh là ! là ! mais le filou lui dit tout bas à l’oreille : Le tour est fait, monsieur, et quand il se redresse la montre et la chaîne avaient fichu le camp, et ce qu’il y a de plus pire, la digestion du vieux gentleman a toujours été embrouillée après ça, pour tout le reste de sa vie naturelle. – Ainsi faites attention à vous, mon jeune gaillard, et prenez garde que vous ne deveniez pas trop gras. »

Lorsque Sam eut conclu ce récit moral, dont le gros joufflu parut fort affecté, nos trois personnages se rendirent dans la cuisine.

C’était une vaste pièce où se trouvait rassemblée toute la famille, suivant la coutume annuellement observée, depuis un temps immémorial, par les ancêtres de M. Wardle. Il venait de suspendre de ses propres mains, au milieu du plafond, une énorme branche de gui34, qui donna instantanément naissance à une scène délicieuse de luttes et de confusion. Au milieu du désordre, M. Pickwick, avec une galanterie qui aurait fait honneur à un descendant de lady Tollimglower elle-même, prit la vieille lady par la main, la conduisit sous l’arbuste mystique, et l’embrassa avec courtoisie et décorum. La vieille dame se soumit à cet acte de politesse avec la dignité qui convenait à une solennité si importante et si sérieuse ; mais les jeunes ladies, n’étant point aussi profondément imbues d’une superstitieuse vénération pour cette coutume, ou s’imaginant que la saveur d’un baiser est singulièrement relevée quand on a un peu de peine à l’obtenir, criaient, se débattaient, couraient dans tous les coins, faisaient des menaces et des remontrances, faisaient tout, enfin, excepté de quitter la chambre, et luttaient ainsi jusqu’au moment où les gentlemen les moins aventureux paraissaient sur le point de renoncer à leur entreprise. Tout d’un coup, alors, elles s’apercevaient qu’il était inutile de résister plus longtemps, et se soumettaient de bonne grâce à être embrassées. M. Winkle embrassa la jeune demoiselle aux yeux noirs ; M. Snodgrass embrassa Emily ; les pauvres parents embrassaient tout le monde, sans en excepter les jeunes ladies les plus laides, qui, dans leur excessive confusion se précipitaient justement sous le gui, sans le savoir. Quant à Sam, ne croyant point à la nécessité d’être sous l’arbuste sacré, il embrassait Emma et les autres servantes quand il pouvait les attraper. Cependant M. Wardle se tenait debout près de la cheminée, le dos au feu, considérant cette scène avec la plus grande satisfaction, tandis que le gros joufflu profitait de l’occasion pour dévorer sommairement un admirable petit pâté de Noël, qui avait été soigneusement mis de côté par quelque autre personne.

Enfin les cris s’étaient apaisés, les visages étaient couverts de rougeur, les cheveux pendaient défrisés, et M. Pickwick, après avoir embrassé la vieille dame, comme nous l’avons dit plus haut, était resté debout sous le gui, regardant avec une physionomie riante ce qui se passait autour de lui. Tout d’un coup, la jeune demoiselle aux yeux noirs, après quelques chuchotements avec les autres jeunes personnes, s’élança vers M. Pickwick, lui jeta ses bras autour du cou, et le baisa tendrement sur la joue gauche. Aussitôt toute la troupe des jeunes ladies entoura le savant philanthrope, et avant qu’il eût eu le temps de se reconnaître et de savoir de quoi il s’agissait, il fut baisé par chacune d’elles.

C’était un gracieux spectacle de voir M. Pickwick au centre de ce groupe, tantôt tiré d’un côté, tantôt de l’autre ; baisé, d’abord sur le menton, puis sur le nez, puis sur ses lunettes, et d’entendre les éclats de rire qui retentissaient de toutes parts. Mais bientôt après ce fut un spectacle plus charmant encore, de voir M. Pickwick, les yeux couverts d’un mouchoir de soie, se précipiter sur les murailles, s’embarrasser dans les coins, et accomplir, enfin, avec délices, tous les mystères de colin-maillard, jusqu’au moment où il attrapa l’un des pauvres parents. À son tour, alors, il s’occupa d’éviter le colin-maillard, et il s’en acquitta avec une agilité et une prestesse qui arrachèrent des applaudissements aux assistants. Les pauvres parents attrapaient précisément les gens à qui ils supposaient que cela serait agréable, et se laissaient prendre, par hasard, lorsque quelqu’un trimait trop longtemps.

Quand tout le monde fut fatigué de colin-maillard on alluma un grand snap-dragon35, et lorsqu’on se fut suffisamment brûlé les doigts, on s’assit auprès d’un énorme feu de troncs enflammés, et autour d’un souper substantiel.

« Ceci, dit M. Pickwick, en regardant autour de lui, ceci, en vérité, est du confort.

– C’est notre coutume invariable, répondit M. Wardle. Tout le monde, domestiques et travailleurs, s’assoit à notre table la veille de Noël, comme vous le voyez. Nous restons ici à conter de vieilles histoires jusqu’à ce que minuit sonne et nous annonce l’arrivée de la fête. – Trundle, mon garçon, attisez le feu. »

Des myriades d’étincelles brillantes pétillèrent dans les airs, lorsque les troncs d’arbre furent remués, et la flamme rouge qui s’en éleva répandit une chaude lumière, qui pénétra dans les coins les plus éloignés de la chambre, et illumina tous les visages.

– Allons, dit Wardle, une chanson ; une chanson de Noël. Je vous en chanterai une, à défaut de meilleure.

– Bravo, s’écria M. Pickwick.

– Remplissez les verres, reprit Wardle, il se passera bien deux heures avant que vous voyiez le fond de ce bol. Remplissez à la ronde ; et maintenant, la chanson. »

À ces mots le joyeux vieillard entonna, sans plus de cérémonie, d’une voix forte et franche, la chanson que voici :

NOËL.

J’aime peu le printemps ; sur son aile inconstante.

Il apporte, il est vrai, les boutons et les fleurs,

Mais ce qu’épanouit son haleine enivrante,

Il le brûle aussitôt par ses folles rigueurs.

Sylphe capricieux, ignorant ce qu’il aime,

Il change, en un moment, d’aspect et de vouloir,

Il vous sourit, vous berce, et puis à l’instant même,

Il brise, dans sa fleur, votre naissant espoir.

J’aime peu de l’été le soleil magnifique.

Quand il darde sur nous ses rayons énervants,

Il enfante souvent la fièvre frénétique,

La rage, et de l’amour les douloureux tourments.

Je pourrais préférer la nuit calme et glacée,

Qui suit, modestement, un beau jour de moisson ;

Mais la feuille qui tombe attriste ma pensée,

Et l’automne n’est point encore ma saison.

Je préfère Noël, le gentleman antique,

Qui ramène l’hiver et les festins joyeux ;

Vidons en son honneur, dans la salle gothique,

D’innombrables flacons de nos vins les plus vieux !

Noël est le gardien des vertus domestiques,

Le plus doux souvenir de nos vieilles maisons.

Pousses donc avec moi trois hourras sympathiques,

Pour saluer le Roi de toutes les saisons !

Cette chanson fut accueillie par un tonnerre d’applaudissements. Un auditoire composé d’amis et de serviteurs est toujours si bénévole ! Les parents pauvres, surtout, tombaient dans de véritables extases de ravissement.

Le feu fut garni de nouveaux troncs, et le bol accomplit une ronde nouvelle.

« Comme il neige, dit un des hommes à voix basse.

– Comment ! il neige ? répéta Wardle.

– Oui, monsieur, la nuit est noire et froide. Le vent vient de se lever, et il fouette la neige en tourbillons dans la plaine.

– Qu’est-ce qu’il dit donc ? demanda la vieille lady ; est-ce qu’il est arrivé quelque chose ?

– Non, non, maman. Il dit qu’il neige et que le vent souffle fort ; et il a raison, car on entend un fameux tapage dans la cheminée.

– Ha ! reprit la vieille dame, il faisait un vent comme cela, et il tombait aussi de la neige, il y a bien des années… Attendez, que je me rappelle… juste cinq ans avant la mort de votre pauvre père. C’était la veille de Noël aussi, et je me souviens qu’il nous raconta l’histoire du vieux Gabriel Grub, qui a été enlevé par les goblins36.

– L’histoire de qui ? demanda M. Pickwick avec curiosité.

– Oh ! rien, répliqua M. Wardle. L’histoire d’un vieux sacristain, que les bonnes gens d’ici supposent avoir été emporté par les goblins.

– Supposent ! s’écria la vieille lady. Y a-t-il quelqu’un d’assez téméraire pour en douter ? Supposent ! N’avez-vous pas toujours entendu dire, depuis votre enfance, qu’il a été emporté par les goblins, et ne savez-vous pas que c’est la vérité ?

– Très-bien, maman, répliqua M. Wardle, en riant, il fut emporté si vous voulez. – Il fut emporté par les goblins, Pickwick, et voilà toute l’histoire.

– Non pas, non pas, je vous assure, reprit M. Pickwick. Ce n’est pas toute l’histoire, car il faut que j’apprenne comment il fut enlevé, et pourquoi, et les tenants et les aboutissants. »

M. Wardle sourit, en voyant toutes les têtes se pencher pour l’écouter. Ayant donc rempli son verre d’une main libérale, il porta une santé à M. Pickwick, par un geste familier, et commença ainsi qu’il suit…

Mais que Dieu bénisse notre cerveau d’éditeur. À quel long chapitre nous sommes-nous laissé entraîner ! Nous le déclarons solennellement, nous avions complètement oublié toutes ces petites entraves qu’on appelle chapitres. C’est égal : nous allons donner le champ libre aux revenants en leur ouvrant un nouveau chapitre. Point de passe-droits à leur préjudice, s’il vous plaît, messieurs et mesdames.

Chapitre XXIX. Histoire du sacristain emporté par les goblins. §

Dans une vieille ville abbatiale de ce comté, vivait, il y a bien longtemps ; si longtemps, que l’histoire doit être vraie, puisque tous nos pères, grand-pères et arrière-grand-pères l’ont crue pieusement, vivait, dis-je, un certain Gabriel Grub, qui remplissait les fonctions de sacristain et de fossoyeur. Parce qu’un homme est sacristain et constamment entouré d’emblèmes de mort, il ne s’ensuit pas du tout qu’il doive être morose et mélancolique. Les entrepreneurs des pompes funèbres sont les gens les plus gais du monde, et j’avais autrefois l’honneur d’être intime avec un muet37, lequel, hors de ses fonctions et dans la vie privée, était le plus comique, le plus jovial petit gaillard qui ait jamais braillé une chanson bachique, sans le moindre hoquet de mémoire, ou avalé un rude verre de grog, sans s’arrêter pour reprendre haleine. Toutefois il n’en était pas ainsi de Gabriel Grub. C’était une espèce de vieux hibou, grognon, rechigné, hargneux ; ne se plaisant avec personne, si ce n’est avec une grosse bouteille d’osier, aussi vieille que lui, qu’il portait fidèlement enfoncée dans une large poche. Lorsque par hasard les yeux caverneux du sacristain apercevaient une physionomie heureuse, son regard se chargeait à l’instant même d’une expression de haine si malfaisante, qu’on ne pouvait le rencontrer sans en être tout bouleversé.

Une certaine veille de Noël, un peu avant le crépuscule, Gabriel mit sa bêche sur son épaule, alluma sa lanterne, et se dirigea vers le cimetière ; il avait une fosse à finir pour le lendemain matin, et, se sentant mal disposé, il espérait se ragaillardir un peu en y travaillant. Pendant qu’il cheminait dans la rue étroite, il voyait briller, à travers la plupart des fenêtres, la lumière joyeuse d’un feu pétillant ; il entendait les éclats de rire et les cris plaisants de ceux qui étaient réunis autour du foyer ; il remarquait les préparatifs de bonne chère qui se faisaient pour le lendemain ; enfin il sentait les succulentes odeurs qui s’exhalaient des cuisines en nuages savoureux. Tout cela était du fiel et de l’absinthe sur le cœur de Gabriel Grub ; et lorsque des troupes d’enfants, s’élançant hors des maisons, bondissaient à travers les rues pour rejoindre d’autres petits coquins, aux têtes bouclées, qui chantaient en riant les plaisirs de la veille de Noël, Gabriel serrait convulsivement le manche de sa bêche, et ricanait sardoniquement, en pensant aux rougeoles, aux coqueluches, aux fièvres scarlatines, au croup, et encore à beaucoup d’autres sources de consolation.

Dans cette heureuse disposition d’esprit, Gabriel poursuivait son chemin, répondant par un grognement bref et triste au salut cordial des voisins qu’il rencontrait, jusqu’à ce qu’enfin il tourna dans la sombre ruelle qui menait au cimetière. Or, il avait attendu avec impatience l’instant d’y arriver, parce que c’était un endroit selon son cœur, toujours lugubre et funèbre, et dans lequel les gens de la ville n’aimaient pas à s’aventurer si ce n’est en plein jour, quand le soleil brillait. Gabriel ne fut donc pas légèrement indigné d’entendre une voix d’enfant, qui répétait un joyeux Noël, dans cette espèce de sanctuaire, appelé la ruelle aux bières, depuis le temps de la gothique abbaye et des moines tonsurés. Comme le sacristain continuait de marcher, et que la voix s’approchait de plus en plus, il reconnut qu’elle provenait d’un petit garçon, qui se hâtait de rejoindre les enfants de la grande rue, et qui, partie pour se donner du courage, partie pour se mettre en train, chantait à gorge déployée une vieille chanson. Gabriel attendit que le bambin fût près de lui, et le poussant dans un coin, il lui administra cinq ou six tapes avec sa lanterne, seulement pour lui apprendre à moduler en mesure. L’enfant s’enfuit avec ses mains sur sa tête, chantant sur un ton fort différent, et Gabriel Grub, en ricanant de tout son cœur, entra dans le cimetière, dont il ferma la porte derrière lui.

Il ôta son habit, posa par terre sa lanterne, descendit dans la fosse commencée, et travailla vigoureusement pendant une heure environ. Mais la terre était durcie par la gelée, et il n’était pas facile de la couper, ni de la jeter dehors. D’ailleurs, quoiqu’il y eût de la lune, c’était une lune fort jeune, et elle n’éclairait pas la fosse, qui se trouvait à l’ombre de l’abbaye. Dans tout autre temps, ces inconvénients auraient rendu Gabriel très-chagrin et très-misérable, mais il était si satisfait d’avoir interrompu la sérénade du petit garçon, qu’il ne s’inquiéta pas beaucoup du peu de progrès qu’il faisait. Lorsqu’il eut fini son travail, il examina la fosse avec une sombre satisfaction, et en ramassant ses outils, il grommelait entre ses dents :

C’est un logement fort honnête

Pour un modeste trépassé ;

Quelques pieds de terrain glacé,

Avec une pierre à la tête ;

Pour couverture un beau gazon,

Pour matelas la terre humide :

Quand on est là tout de son long,

On n’y sent jamais aucun vide ;

On est toujours bien entouré,

Des milliers de vers vous font fête…

C’est un logement fort honnête

Surtout dans un terrain sacré.

Gabriel riait tout seul en s’asseyant sur une tombe plate, qui était son lieu de repos favori. Il tira sa bouteille d’eau-de-vie en grommelant : « Une fosse à Noël ! En voilà une fête ! ho ! ho ! ho !

– Ho ! ho ! ho ! » répéta une voix derrière lui.

Gabriel laissa retomber le bras qui portait la bouteille à ses lèvres, et regarda alentour avec inquiétude ; mais le silence et le calme de la tombe régnaient dans tout le cimetière. Aux pâles rayons de la lune, la gelée blanche argentait les pierres tumulaires et brillait, en rangées de perles, sur les arceaux sculptés de la vieille église ; la neige, dure et craquante, formait sur les monticules pressés une couverture si blanche et si unie, qu’on aurait pu croire que les cadavres étaient là, enveloppés seulement dans leur blanc linceul ; nul souffle de vent ne troublait le repos de cette scène solennelle ; le son même paraissait gelé, tant les objets environnants étaient froids et tranquilles.

« C’était l’écho, » dit Gabriel en portant de nouveau la bouteille à ses lèvres.

Une voix creuse articula près de lui : « Ce n’était pas l’écho. »

Gabriel tressaillit et se leva ; mais l’étonnement et la terreur l’enchaînèrent à sa place, son sang se figea dans ses veines, car, tout auprès de lui, se trouvait un être d’une apparence étrange, surnaturelle, et qui venait évidemment d’un autre monde. Il était assis sur une haute pierre levée, et avait croisé ses longues jambes grêles d’une manière fantasque, impossible ; ses bras nus faisaient anse, et ses mains reposaient sur ses genoux. Ses souliers à la poulaine se recourbaient en longues pointes ; un justaucorps tailladé étranglait son petit corps rond ; à son dos pendait un court manteau, dont le collet, curieusement découpé en étroites lanières, lui servait de fraise ou, si l’on veut, de cravate ; sur sa tête, il portait un chapeau pointu, à grands bords, garni d’une seule plume, et ce chapeau était si bien couvert de gelée blanche, l’être fantastique était si confortablement assis sur cette tombe, qu’il avait l’air d’y être installé depuis deux cents ans, pour le moins. Il se tenait parfaitement immobile ; mais il tirait la langue d’un demi-pied pour se moquer de Gabriel, et il ricanait d’un ricanement que des goblins seuls peuvent exécuter.

« Ce n’était pas l’écho, » dit le lutin.

Gabriel était paralysé.

« Qu’est-ce que vous faites ici, la veille de Noël ? demanda le goblin sévèrement.

– Monsieur, balbutia Gabriel, je suis venu ici pour creuser une fosse.

– Qui donc se promène parmi des tombes dans une nuit comme celle-ci ? s’écria le goblin d’un ton sépulcral.

– Gabriel Grub ! Gabriel Grub ! » répondirent en chœur des voix aiguës et sauvages qui semblaient remplir le cimetière. Gabriel regarda avec terreur autour de lui, mais il ne vit rien.

– Qu’est-ce que vous avez dans cette bouteille ? demanda le goblin.

– Du genièvre, monsieur, répliqua le sacristain en tremblant plus fort que jamais, car il l’avait acheté des contrebandiers, et il pensait que le personnage qui l’interrogeait était peut-être dans la douane des goblins.

– Qui donc boit tout seul du genièvre au milieu d’un cimetière et dans une nuit comme celle-ci ? reprit le lutin solennellement.

– Gabriel Grub ! Gabriel Grub ! » crièrent de nouveau les voix sauvages.

Le goblin ricana malicieusement en lorgnant le sacristain épouvanté ; puis, enflant sa voix comme un ouragan, il s’écria : « Qui devient ainsi notre proie légitime ? »

Le chœur invisible répondit encore à cette demande, et le sacristain crut entendre une multitude d’enfants de chœur mêler leurs chants aux accords majestueux des orgues de la vieille abbaye. C’était une musique surnaturelle qui semblait portée par un doux zéphyr, et qui passait et mourait avec lui ; mais le refrain de cet air mystérieux était toujours le même, et répétait encore : « Gabriel Grub ! Gabriel Grub ! »

Le goblin fendit sa bouche jusqu’à ses oreilles en disant : « Que pensez-vous de ceci, Gabriel ? »

Gabriel ne répondit que par un soupir.

« Que pensez-vous de ceci, Gabriel ? » répéta le goblin en dressant négligemment ses pieds en l’air, de chaque côté de la tombe, et en examinant la pointe relevée de sa chaussure avec autant de complaisance que si ç’avait été la paire de bottes la plus fashionable de Bond-Street.

« C’est… c’est… très-curieux, monsieur, répondit le sacristain, à moitié mort de peur. Très-curieux et très-joli… ; mais je pense qu’il faut que j’aille finir mon ouvrage, s’il vous plaît.

– Quel ouvrage ? demanda le goblin.

– Ma fosse, monsieur, la fosse que j’ai commencée, balbutia le sacristain.

– Ah ! votre fosse, ah ! Qui donc s’amuse à creuser des fosses dans un temps où tous les autres hommes ne songent qu’à se réjouir ? »

Les voix mystérieuses répliquèrent encore : « Gabriel Grub ! Gabriel Grub !

– J’ai peur que mes amis ne puissent pas se séparer de vous, Gabriel, dit le goblin en fourrant dans sa joue sa langue énorme ! J’ai peur que mes amis ne puissent pas se séparer de vous, Gabriel !

– Sous votre bon plaisir, monsieur, répliqua le sacristain terrifié, je ne le pense pas, monsieur ; ils ne me connaissent pas, monsieur. Je ne crois pas que ces illustres gentlemen m’aient jamais vu, monsieur.

– Oh ! que si, reprit le goblin, nous le connaissons tous l’homme au visage sombre, au regard sinistre, qui traversait la rue ce soir en jetant un mauvais œil aux enfants et en serrant plus fort sa bêche de fossoyeur. Nous connaissons l’homme plein d’envie et de malice, qui a cassé la tête d’un bambin parce qu’il était heureux, et que cet homme ne pouvait pas l’être. Nous le connaissons ! nous le connaissons ! »

Ici le lutin fit retentir les échos d’un ricanement aigu ; puis, jetant ses jambes en l’air, il se planta au bord de la pierre tumulaire, debout sur sa tête, ou plutôt sur la pointe de son chapeau ; ensuite, faisant la culbute avec une incroyable agilité, il se retrouva juste aux pieds du sacristain, dans l’attitude favorite des tailleurs et des odalisques.

« Je crains… je crains d’être obligé de vous quitter, monsieur, murmura le sacristain en faisant un effort pour se mouvoir.

– Nous quitter ! s’écria le goblin, Gabriel Grub, nous quitter ! oh ! oh ! oh ! »

Tandis que le goblin riait, le sacristain vit une lumière brillante illuminer les fenêtres de la vieille église. Au bout d’un moment, cette lumière s’éteignit ; les orgues modulèrent un air guilleret, et des volées de lutins, en tout semblables au premier, s’abattirent dans le cimetière et commencèrent à jouer à saute-mouton sur les pierres des tombeaux, les franchissant l’une après l’autre, avec une dextérité merveilleuse, et sans s’arrêter un seul instant pour prendre haleine. Mais le premier goblin était le sauteur le plus étonnant de tous, et pas un des nouveaux venus ne pouvait en approcher. Malgré son extrême frayeur, le sacristain ne pouvait s’empêcher de remarquer que les autres goblins se contentaient de sauter par-dessus les pierres ordinaires, mais que le premier faisait passer entre ses jambes, grilles, cyprès et caveaux de famille, avec autant d’aisance que s’il avait eu affaire à de simples bornes.

À la fin l’intérêt du jeu devint intense. L’orgue jouait de plus en plus vite ; les goblins sautaient de plus en plus fort, se tordant, se roulant, faisant mille culbutes, en bondissant comme des ballons, par-dessus les tombeaux. Les jambes de Gabriel se dérobaient sous lui, la tête lui tournait rien que de voir le tourbillon de lutins qui passaient devant ses yeux ; lorsque tout à coup le roi des goblins, se précipitant sur le pauvre homme, le saisit par le collet et s’enfonça avec lui dans les entrailles de la terre.

Quand Gabriel put respirer, après une descente rapide, il se trouva dans une vaste caverne, entouré de toutes parts d’une multitude de goblins horribles et grimaçants. Dans le milieu de la pièce, sur un trône élevé, était fantastiquement assis son ami du cimetière, et Gabriel Grub lui-même était placé auprès de lui, mais incapable de faire aucun mouvement.

« Il fait froid, cette nuit, dit le roi des lutins. Donnez-nous quelque chose de chaud. »

Une demi-douzaine d’officieux goblins, ayant un perpétuel sourire sur les lèvres, et que Gabriel reconnut à cela pour des courtisans, disparurent d’un air empressé et revinrent un instant après, avec un verre de feu liquide, qu’ils présentèrent au roi.

« Ah ! dit le goblin dont les joues et la gorge étaient devenues tout à fait transparentes, pendant le passage de la flamme, cela réchauffe un peu. Apportez-en un verre à M. Grub. »

L’infortuné sacristain protesta vainement qu’il ne prenait jamais rien de chaud pendant la nuit ; l’un des courtisans le tint par le nez et le menton, pendant qu’un autre versait dans son gosier l’ardent liquide, et toute l’assemblée se mit à rire avec des hurlements, tandis qu’il suffoquait et qu’il essuyait, avec son mouchoir, le ruisseau de larmes occasionné par cette boisson brûlante.

« Maintenant, dit le roi fantasque, en fourrant plaisamment la pointe de son chapeau dans l’œil du sacristain, de manière à lui causer une nouvelle souffrance ; maintenant montrez à l’homme atrabilaire et misanthrope, quelques peintures de notre musée. »

Lorsque le goblin eut prononcé ces paroles, un nuage épais qui obscurcissait l’un des coins de la caverne, se dissipa graduellement, et laissa apercevoir, apparemment à une grande distance, une chambre petite et mal meublée, où régnait cependant un ordre et une propreté charmante. Auprès d’un bon feu se prélassait un fauteuil vide, tandis que sur la table était arrangé un repas frugal. Une jeune mère, entourée d’enfants allait de temps en temps à la fenêtre et en soulevait le rideau pour découvrir un peu plus tôt celui qu’elle attendait. Un coup frappé à la porte se fit entendre ; la mère alla ouvrir et les enfants pleins de joie battirent des mains lorsque le père entra. Il était mouillé et fatigué. Il secoua la neige de ses vêtements, et les enfants s’empressèrent de l’entourer pour emporter, l’un son chapeau, l’autre son manteau, l’autre son bâton, l’autre ses gants. Ensuite le père s’assit, pour prendre son repas, auprès du feu ; les enfants grimpèrent sur ses genoux, la mère se plaça à côté de lui : la paix et le bonheur brillaient sur leur visage.

Mais un changement se fit dans le tableau, d’une manière presque imperceptible. La scène représenta une petite chambre à coucher, où le plus jeune et le plus joli des enfants gisait sur son lit de mort. Les roses de ses joues étaient flétries, la lumière de ses yeux était éteinte, et tandis que le sacristain lui-même le considérait avec un intérêt qu’il n’avait jamais ressenti auparavant, le pauvre enfant rendit le dernier soupir. Ses jeunes frères et ses sœurs se pressèrent autour de son berceau, et saisirent sa main ; mais elle était froide et roidie. Ils reculèrent et regardèrent, avec une terreur religieuse, son visage enfantin ; car, quoique l’expression en fût calme et tranquille, quoique le bel enfant parût dormir en paix, ils voyaient bien que la mort était là, et ils savaient que maintenant leur petit frère était un ange dans les cieux, d’où il les contemplait et les bénissait.

Un léger nuage passa de nouveau sur la peinture et le sujet en fut changé. Le père et la mère étaient devenus vieux et infirmes, et le nombre de ceux qui les entouraient avait diminué de plus de moitié. Cependant la paix et le contentement régnaient encore sur tous les visages. La famille était réunie autour du feu et les parents racontaient, les enfants écoutaient avec délices des histoires des anciens temps et des jours écoulés. Doucement et tranquillement le vieux père descendit dans la tombe, et bientôt après, celle qui avait partagé tous ses soins et toutes ses peines, le suivit dans le séjour de l’éternel repos. Les enfants qui leur survivaient s’agenouillèrent en pleurant sur le gazon du cimetière ; puis ils se relevèrent et s’éloignèrent lentement, tristement, mais sans cris amers, sans lamentations désespérées, car ils étaient sûrs de les revoir bientôt dans le royaume céleste. Ils se mêlèrent donc de nouveau aux scènes actives du monde, et la tranquillité, le contentement revinrent habiter avec eux.

Le nuage descendit alors sur le tableau et le déroba aux yeux du sacristain.

« Qu’est-ce que vous pensez de cela ? » demanda le goblin à Gabriel en tournant vers lui sa large face.

Gabriel balbutia que c’était un spectacle fort amusant, mais il paraissait honteux et mal à l’aise, car le lutin fixait sur lui des yeux farouches.

« Misérable égoïste ! s’écria celui-ci d’un ton plein de mépris. Misérable égoïste ! » Il paraissait disposé à ajouter quelque chose, mais l’indignation l’empêchait de prononcer. Il leva une de ses jambes flexibles, et l’agitant au-dessus de sa tête afin de mieux ajuster, il la déchargea solidement sur le dos de Gabriel. Aussitôt tous les goblins qui faisaient leur cour, suivirent l’exemple du maître ; car c’est l’usage invariable des courtisans, même sur la terre, de flageller ceux que le pouvoir flagelle, et de cajoler ceux qu’il cajole.

« Montrez-lui encore quelque chose, » dit ensuite le roi des lutins.

À ces mots le nuage se dissipa, comme la première fois, et laissa apercevoir un riche et beau paysage, semblable à celui que l’on découvre encore aujourd’hui, à un quart de lieue de la vieille abbaye. Le soleil resplendissait dans le bleu firmament, l’eau étincelait sous ses rayons, et grâce à son influence bienfaisante, les arbres paraissaient plus verts et les fleurs plus jolies. L’onde ruisselait avec son agréable murmure ; un vent tiède agitait les feuilles ; les oiseaux chantaient dans les buissons et l’alouette charmait les airs de ses hymnes matinales ; car c’était le matin, le matin étincelant et embaumé d’un beau jour d’été ; et les feuilles les plus menues, les plus petits brins l’herbe paraissaient remplis de vie ; la fourmi diligente accomplissait son travail journalier ; le papillon voltigeait sur les fleurs et se baignait dans les chauds rayons du soleil ; des myriades d’insectes étendaient leurs ailes transparentes et jouissaient de leur courte mais heureuse existence : l’homme enfin se montrait, son esprit s’exaltait en voyant la grandeur de la création, et tout dans la nature était harmonie et splendeur.

Cependant Gabriel Grub ne paraissait point touché.

« Misérable égoïste ! » répéta le roi des goblins d’un ton plus méprisant encore, et derechef il agita sa jambe au-dessus de sa tête, et la fit descendre vivement sur les épaules du sacristain. Les gens de sa suite ne manquèrent pas d’en faire autant.

Bien des fois le nuage s’obscurcit et se dissipa, et de nombreux tableaux donnèrent à Gabriel des leçons, qu’il considérait avec un intérêt de plus en plus vif, quoique ses épaules devinssent brûlantes, par l’application répétée des pieds des lutins. Il vit que les hommes qui travaillent péniblement et qui gagnent, à la sueur de leur front une modique subsistance, sont cependant gais et heureux. Il apprit que, même pour les plus ignorants, le doux aspect de la nature est une source toujours nouvelle de délices et de tranquillité. Il vit des femmes, nourries délicatement et tendrement élevées, supporter joyeusement des privations, surmonter des souffrances qui auraient écrasé des créatures d’une étoffe plus grossière ; et cela parce qu’elles portaient dans leur sein une source inépuisable d’affection et de dévouement. Par-dessus tout, il vit que les hommes qui s’affligent du bonheur des autres, sont semblables aux plus mauvaises herbes dont la surface de la terre est infectée. Enfin balançant ensemble le bien et le mal qu’il observait, il arriva à cette conclusion que le monde, après tout, est une espèce de monde assez honnête et assez respectable.

Aussitôt qu’il en fut venu là, le nuage qui avait voilé le dernier tableau sembla s’abaisser sur ses sens et l’inviter au repos. L’un après l’autre les goblins s’effacèrent, et lorsque le dernier eut disparu, Gabriel Grub s’endormit profondément.

Le jour était avancé, quand le sacristain s’éveilla. Il se trouva étendu tout de son long dans le cimetière, sur la tombe plate qu’il affectionnait. Sa bouteille d’osier, entièrement vide, gisait à ses côtés, et son habit, sa bêche, sa lanterne, tout blanchis par la gelée de la nuit, étaient éparpillés autour de lui sur la terre. La pierre sur laquelle il avait d’abord vu le goblin, se dressait là tout près de la fosse à laquelle il avait travaillé le soir précédent. Cependant, Gabriel commençait à douter de la réalité de ses aventures, mais les douleurs aiguës qu’il ressentit dans ses épaules, lorsqu’il essaya de se lever, l’assurèrent que les coups de pieds qu’il avait reçus n’étaient pas imaginaires. Il fut ébranlé de nouveau en ne voyant pas de traces de pas sur la neige où les lutins avaient joué à saute-mouton avec les tombes ; mais bientôt après il s’expliqua cette circonstance en se rappelant que des esprits ne peuvent laisser derrière eux aucune impression visible.

Quoi qu’il en soit, Gabriel se mit sur ses jambes aussi bien que le lui permettait la roideur de son épine dorsale ; puis ayant secoué la gelée blanche de dessus son habit, il l’endossa, et se dirigea vers la ville.

Mais son esprit était entièrement changé, et il ne pouvait supporter la pensée de retourner dans un endroit où son repentir serait mis en doute, sinon ridiculisé. Il hésita pendant quelques instants, puis il se dirigea vers la campagne pour aller gagner son pain dans un nouveau pays, quel qu’il fût.

On trouva ce jour-là dans le cimetière, sa lanterne, sa bêche et sa bouteille d’osier. On fit d’abord beaucoup de suppositions sur sa destinée, mais on décida promptement qu’il avait été enlevé par les goblins. Il se trouva même des témoins très-véridiques, qui déclarèrent l’avoir vu distinctement emporté à travers les airs, sur le dos d’un cheval brun, lequel cheval était borgne, avait la queue d’un ours, et le train de derrière d’un lion. Au bout de quelque temps, cela fut cru dévotement, et le nouveau sacristain avait coutume de montrer aux curieux, pour une bagatelle, un morceau assez considérable du coq de cuivre du clocher, détaché par un coup de pied du cheval pendant sa course aérienne, et ramassé par ledit sacristain, dans le cimetière, un an ou deux après l’événement.

Malheureusement, la véracité de ce récit fut légèrement infirmée par la réapparition inattendue de Gabriel Grub lui-même, qui revint au bout d’une dizaine d’années, vieillard pauvre et infirme, mais content. Il raconta ses aventures au pasteur et au maire, de sorte qu’après un certain temps, elles passèrent dans le domaine de l’histoire, où elles sont restées jusqu’à ce jour. Seulement ceux qui avaient cru à la brèche du coq de cuivre, s’apercevant qu’ils avaient été attrapés une fois, ne voulurent plus rien croire du tout. Ils prirent donc un air aussi malin qu’ils purent, levèrent les épaules, touchèrent leur front, et murmurèrent quelque chose sur ce que Gabriel Grub avait bu toute son eau-de-vie, et s’était endormi sur la tombe plate. Quant à ses observations dans la caverne des goblins, c’était tout simplement qu’il avait vu le monde et était devenu plus sage. Néanmoins cette opinion ne fut jamais populaire, et s’éteignit graduellement. Quelle que soit la version véritable, comme Gabriel Grub fut affecté de rhumatismes jusqu’à la fin de ses jours, son histoire a tout au moins une moralité : c’est qu’un homme atrabilaire, qui boit tout seul la veille de Noël, peut être bien sûr de ne pas s’en trouver mieux, quand même son eau-de-vie serait aussi bien rectifiée que celle du roi des goblins.

 

FIN DU PREMIER VOLUME.

Tome second §

Chapitre premier. Comment les pickwickiens firent et cultivèrent la connaissance d’une couple d’agréables jeunes gens, appartenant à une des professions libérales ; comment ils folâtrèrent sur la glace ; et comment se termina leur visite. §

« Eh bien ! Sam, il gèle toujours ? » dit M. Pickwick à son domestique favori, comme celui-ci entrait dans sa chambre le matin du jour de Noël, pour lui apprêter l’eau chaude nécessaire.

« L'eau du pot à eau n’est plus qu’un masque de glace, monsieur.

– Une rude saison, Sam !

– Beau temps pour ceux qui sont bien vêtus, monsieur, comme disait l’ours blanc en s’exerçant à patiner.

– Je descendrai dans un quart d’heure, Sam, reprit M. Pickwick, en dénouant son bonnet de nuit.

– Très-bien, monsieur, vous trouverez en bas une couple de carabins.

– Une couple de quoi ? s’écria M. Pickwick en s’asseyant sur son lit.

– Une couple de carabins, monsieur.

– Qu'est-ce que c’est qu’un carabin ? demanda M. Pickwick, incertain si c’était un animal vivant ou quelque comestible.

– Comment ! vous ne savez pas ce que c’est qu’un carabin, monsieur. Mais tout le monde sait que c’est un chirurgien.

– Oh ! un chirurgien ?

– Justement, monsieur. Quoique ça, ceux-là ne sont que des chirurgiens en herbe ; ce sont seulement des apprentis.

– En d’autres termes, ce sont, je suppose, des étudiants en médecine ? »

Sam Weller fit un signe affirmatif.

« J'en suis charmé, dit M. Pickwick, en jetant énergiquement son bonnet sur son couvre-pieds. Ce sont d’aimables jeunes gens, dont le jugement est mûri par l’habitude d’observer et de réfléchir ; dont les goûts sont épurés par l’étude et par la lecture : je serai charmé de les voir.

– Ils fument des cigares au coin du feu dans la cuisine, dit Sam.

– Ah ! fit M. Pickwick en se frottant les mains, justement ce que j’aime : surabondance d’esprits animaux et de socialité.

– Et il y en a un, poursuivit Sam, sans remarquer l’interruption de son maître ; il y en a un qui a ses pieds sur la table, et qui pompe ferme de l’eau-de-vie ; pendant que l’autre qui parait amateur de mollusques, a pris un baril d’huîtres entre ses genoux, il les ouvre à la vapeur, et les avale de même, et avec les coquilles il vise not’ jeune popotame qui est endormi dans le coin de la cheminée.

– Excentricités du génie, Sam. Vous pouvez vous retirer. »

Sam se retira, en conséquence, et M. Pickwick, au bout d’un quart d’heure, descendit pour déjeuner.

« Le voici à la fin, s’écria le vieux Wardle. Pickwick, je vous présente le frère de miss Allen, M. Benjamin Allen. Nous l’appelons Ben, et vous pouvez en faire autant, si vous voulez. Ce gentleman est son ami intime, monsieur…

– M. Bob Sawyer, » dit M. Benjamin Allen. Et là-dessus, M. Bob Sawyer et M. Benjamin Allen éclatèrent de rire en duo.

M. Pickwick salua Bob Sawyer, et Bob Sawyer salua M. Pickwick ; après quoi Ben et son ami intime s’occupèrent très-assidûment des comestibles, ce qui donna au philosophe la facilité de les examiner.

M. Benjamin Allen était un jeune homme épais, ramassé, dont les cheveux noirs avaient été taillés trop courts, dont la face blanche était taillée trop longue. Il s’était embelli d’une paire de lunettes, et portait une cravate blanche. Au-dessous de son habit noir, qui était boutonné jusqu’au menton, apparaissait le nombre ordinaire de jambes, revêtues d’un pantalon couleur de poivre, terminé par une paire de bottes imparfaitement cirées. Quoique les manches de son habit fussent courtes, elles ne laissaient voir aucun vestige de manchettes ; et quoique son visage fût assez large pour admettre l’encadrement d’un col de chemise, il n’était orné d’aucun appendice de ce genre. Au total, son costume avait l’air un peu moisi, et il répandait autour de lui une pénétrante odeur de cigares à bon marché.

M. Bob Sawyer, couvert d’un gras vêtement bleu moitié paletot, moitié redingote, d’un large pantalon écossais, d’un grossier gilet à doubles revers, avait cet air de prétention mal propre, cette tournure fanfaronne, particulière aux jeunes gentlemen qui fument dans la rue durant le jour, y chantent et y crient durant la nuit, appellent les garçons des tavernes par leur nom de baptême, et accomplissent dans la rue divers autres exploits non moins facétieux ; il portait un gros bâton, orné d’une grosse pomme, se gardait de mettre des gants, et ressemblait en somme à un Robinson Crusoé, tombé dans la débauche.

Telles étaient les deux notabilités auxquelles M. Pickwick fut présenté, dans la matinée du jour de Noël.

« Superbe matinée, messieurs, » dit-il. M. Bob Sawyer fit un léger signe d’assentiment à cette proposition, et demanda la moutarde à M. Benjamin Allen.

– Êtes-vous venus de loin ce matin, messieurs ? poursuivit M. Pickwick.

– De l’auberge du Lion-Bleu, à Muggleton, répondit brièvement M. Allen.

– Vous auriez dû arriver hier au soir, continua M. Pickwick.

– Et c’est ce que nous aurions fait, répliqua Bob Sawyer, mais l’eau-de-vie du Lion-Bleu était trop bonne pour la quitter si vite ; pas vrai, Ben ?

– Certainement, répondit celui-ci, et les cigares n’étaient pas mauvais, ni les côtelettes de porc frais non plus, hein Bob ?

– Assurément, repartit Bob ; » et les amis intimes recommencèrent plus vigoureusement leur attaque sur le déjeuner, comme si le souvenir du souper de la veille leur avait donné un nouvel appétit.

« Mastique, Bob, dit Allen à son compagnon, d’un air encourageant.

– C'est ce que je fais, répondit M. Bob ; et, pour lui rendre justice, il faut convenir qu’il s’en acquittait joliment.

– Vive la dissection pour donner de l’appétit, reprit M. Bob Sawyer, en regardant autour de la table. »

M. Pickwick frissonna légèrement.

« À propos, Bob, dit M. Allen, avez-vous fini cette jambe ?

– À peu près, répondit M. Sawyer, en s’administrant la moitié d’une volaille. Elle est fort musculeuse pour une jambe d’enfant.

– Vraiment ? dit négligemment M. Allen.

– Mais oui, répliqua Bob Sawyer, la bouche pleine.

– Je me suis inscrit pour un bras à notre école, reprit M. Allen. Nous nous cotisons pour un sujet, et la liste est presque pleine ; mais nous ne trouvons pas d’amateur pour la tête. Vous devriez bien la prendre.

– Merci, repartit Bob Sawyer ; c’est trop de luxe pour moi.

– Bah ! bah !

– Impossible ! une cervelle, je ne dis pas… Mais une tête tout entière, c’est au-dessus de mes moyens.

– Chut ! chut ! messieurs ! s’écria M. Pickwick ; j’entends les dames. »

M. Pickwick parlait encore lorsque les dames rentrèrent de leur promenade matinale. Elles avaient été galamment escortées par MM. Snodgrass, Winkle et Tupman.

« Comment, c’est toi, Ben ? dit Arabelle, d’un ton qui exprimait plus de surprise que de plaisir, à la vue de son frère.

– Je te ramène demain à la maison, Arabelle, répondit Benjamin. »

M. Winkle devint pâle.

« Tu ne vois donc pas Bob Sawyer ? » poursuivit l’étudiant, d’un ton de reproche.

Arabelle tendit gracieusement la main ; et, comme M. Sawyer la serrait d’une manière visible, M. Winkle sentit dans son cœur un frémissement de haine.

« Mon cher Ben, dit Arabelle en rougissant, as-tu… as-tu été présenté à M. Winkle ?

– Non, mais ce sera avec plaisir, » répondit son frère gravement ; puis il salua d’un air roide M. Winkle, tandis que celui-ci et M. Bob Sawyer se dévisageaient du coin de l’œil avec une méfiance mutuelle.

L'arrivée de deux nouveaux visages, et la contrainte qui en résultait pour Arabelle et pour M. Winkle, auraient, suivant toute apparence, modifié d’une manière déplaisante l’entrain de la compagnie, si l’amabilité de M. Pickwick et la bonne humeur de leur hôte ne s’étaient pas déployées au plus haut degré pour le bonheur commun. M. Winkle s’insinua graduellement dans les bonnes grâces de M. Benjamin Allen, et entama même une conversation amicale avec M. Bob Sawyer, qui, grâce à l’eau-de-vie, au déjeuner et à la causerie, se trouvait dans une situation d’esprit des plus facétieuses. Il raconta avec beaucoup de verve comment il avait enlevé une tumeur sur la tête d’un vieux gentleman, illustrant cette agréable anecdote en faisant, avec son couteau, des incisions sur un pain d’une demi-livre, à la grande édification de son auditoire.

Après le déjeuner, on se rendit à l’église, où M. Benjamin Allen s’endormit profondément, tandis que M. Bob Sawyer détachait ses pensées des choses terrestres par un ingénieux procédé, qui consistait à graver son nom sur le devant de son banc en lettres corpulentes de quatre pouces de hauteur environ.

Après un goûter substantiel, arrosé de forte bière et de cerises à l’eau-de-vie, le vieux Wardle dit à ses hôtes :

« Que pensez-vous d’une heure passée sur la glace ? Nous avons du temps à revendre.

– Admirable ! s’écria Benjamin Allen.

– Fameux ! acclama Bob Sawyer.

– Winkle ! reprit M. Wardle. Vous patinez, nécessairement ?

– Eh !… oui, oh ! oui, répliqua M. Winkle. Mais… mais je suis un peu rouillé.

– Oh ! monsieur Winkle, dit Arabelle, patinez, je vous en prie ; j’aime tant à voir patiner !

– C'est si gracieux ! » continua une autre jeune demoiselle.

Une troisième jeune demoiselle ajouta que c’était élégant ; une quatrième, que c’était aérien.

« J'en serais enchanté, répliqua M. Winkle en rougissant ; mais je n’ai pas de patins. »

Cette objection fut aisément surmontée : M. Trundle avait deux paires de patins, et le gros joufflu annonça qu’il y en avait en bas une demi-douzaine d’autres. En apprenant cette bonne nouvelle, M. Winkle déclara qu’il était ravi ; mais, en disant cela, il avait l’air parfaitement misérable.

M. Wardle conduisit donc ses hôtes vers une large nappe de glace. Sam Weller et le gros joufflu balayèrent la neige qui était tombée la nuit précédente, et M. Bob Sawyer ajusta ses patins avec une dextérité qui, aux yeux de M. Winkle, était absolument merveilleuse. Ensuite il se mit à tracer des cercles, à écrire des huit, à inscrire sur la glace, sans s’arrêter un seul instant, une collection d’agréables emblèmes, à l’excessive satisfaction de M. Pickwick, de M. Tupman et de toutes les dames. Mais ce fut bien mieux encore, ce fut un véritable enthousiasme, quand le vieux Wardle et Benjamin Allen, assistés par ledit Bob, accomplirent nombre de figures et d’évolutions mystiques.

Pendant tout ce temps, M. Winkle, dont le visage et les mains étaient bleus de froid, s’occupait à mettre ses patins avec la pointe par derrière et à emmêler les courroies de la manière la plus compliquée. Il avait été aidé dans cette opération par M. Snodgrass, qui se connaissait en patins à peu près aussi bien qu’un Hindou ; néanmoins, grâce à l’assistance de Sam, les malheureux patins furent serrés assez solidement pour engourdir les pieds du patient, et il fut enfin levé sur ses jambes.

« Voilà, monsieur, lui dit Sam, d’un ton encourageant ; en route, à cette heure, et montrez-leur comme il faut s’y prendre.

– Attendez, attendez ! cria M. Winkle, qui tremblait violemment et qui avait saisi Sam avec la vigueur convulsive d’un noyé. Comme c’est glissant, Sam !

– La glace est presque toujours comme ça. Tenez-vous donc, monsieur. »

Cette dernière exhortation était inspirée à Sam par un brusque mouvement du patineur, qui semblait avoir un désir frénétique de lever ses pieds vers le ciel et de briser la glace avec le derrière de sa tête.

« Voilà… voilà des patins bien peu solides ; n’est-ce pas, Sam ? balbutia M. Winkle, en trébuchant.

– Je crois plutôt, répliqua l’autre, que c’est le gentleman qui est dedans qui n’est pas solide.

– Eh bien ! Winkle ! cria M. Pickwick, tout à fait ignorant de ce qui se passait, venez donc ; ces dames vous attendent avec impatience.

– Oui, oui, répondit l’infortuné jeune homme, avec un sourire qui faisait mal à voir ; oui, oui, j’y vais à l’instant.

– Voilà que ça va commencer ! dit Sam en cherchant à se dégager. Allons, monsieur, en route !

– Attendez un moment, Sam, murmura M. Winkle, en s’attachant à son soutien avec l’affection du lierre pour l’ormeau. Je me rappelle maintenant que j’ai à la maison deux habits qui ne me servent plus ; je vous les donnerai, Sam.

– Merci, monsieur.

– Inutile de toucher votre chapeau, Sam, reprit vivement M. Winkle ; ne me lâchez pas !… Je voulais vous donner cinq shillings, ce matin, pour vos étrennes de Noël, mais vous les aurez cette après-midi, Sam.

– Vous êtes bien bon, monsieur.

– Tenez-moi d’abord un peu, Sam. Voulez-vous ? Là… c’est cela. Je m’y habituerai promptement. Pas trop vite ! pas trop vite ! Sam ! »

M. Winkle, penché en avant, et le corps presque en deux, était soutenu par Sam, et s’avançait sur la glace d’une manière singulière, mais très-peu aérienne, lorsque M. Pickwick cria, fort innocemment, du bord opposé :

« Sam !

– Monsieur !

– Venez ici, j’ai besoin de vous.

– Lâchez-moi, monsieur ! Est-ce que vous n’entendez pas mon maître, qui m’appelle ? Lâchez-moi donc, monsieur ! »

En parlant ainsi, Sam se dégagea par un violent effort, des mains du malheureux M. Winkle et lui communiqua en même temps une vitesse considérable. Aussi, avec une précision qu’aucune habileté n’aurait pu surpasser, l’infortuné patineur arriva-t-il rapidement au milieu de ses trois confrères, au moment même où M. Bob Sawyer accomplissait une figure d’une beauté sans pareille ; M. Winkle se heurta violemment contre lui, et tous les deux tombèrent sur la glace avec un grand fracas. M. Pickwick accourut. Quand il arriva sur la place, Bob Sawyer était déjà relevé, mais M. Winkle était trop prudent pour en faire autant, avec des patins aux pieds. Il était assis sur la glace et faisait des efforts convulsifs pour sourire, tandis que chaque trait de son visage exprimait l’angoisse la plus profonde.

« Êtes-vous blessé ? demanda anxieusement Ben Allen.

– Pas beaucoup, répondit M. Winkle, en frottant son dos.

– Voulez-vous que je vous saigne ? reprit Benjamin, avec un empressement généreux.

– Non ! non ! merci, répliqua vivement le pickwickien désarçonné.

– Qu'en pensez-vous, M. Pickwick ? dit Bob Sawyer. »

Le philosophe était indigné ! Il fit un signe à Sam Weller, en disant d’une voix sévère :

« Ôtez-lui ses patins.

– Les ôter ? mais je ne fais que commencer, représente M. Winkle, d’un ton de remontrance.

– Ôtez ses patins, répéta M. Pickwick avec fermeté. »

On ne pouvait résister à un ordre donné de cette manière. M. Winkle permit silencieusement à Sam de l’exécuter.

« Levez-le, » dit M. Pickwick.

Sam aida M. Winkle à se relever.

M. Pickwick s’éloigna de quelques pas, et ayant fait signe à son jeune ami de s’approcher, fixa sur lui un regard pénétrant et prononça d’un ton peu élevé, mais distinct et emphatique, ces paroles remarquables :

« Vous êtes un imposteur, monsieur.

– Un quoi ? demanda M. Winkle en tressaillant.

– Un imposteur, monsieur. Et je parlerai plus clairement si vous le désirez : un blagueur, monsieur. »

Ayant laissé tomber ces mots d’une lèvre dédaigneuse, le philosophe tourna lentement sur ses talons, et rejoignit la société.

Pendant que M. Pickwick exprimait l’opinion ci-dessus rapportée, Sam et le gros joufflu avaient réuni leurs efforts pour établir une glissade, et s’exerçaient d’une manière très-brillante. Sam, en particulier, exécutait cette admirable et romantique figure que l’on appelle vulgairement cogner à la porte du savetier, et qui consiste à glisser sur un pied, tandis que de l’autre on frappe de temps en temps la glace d’un coup redoublé.

La glissade était longue et luisante, et comme M. Pickwick se sentait à moitié gelé d’être resté si longtemps tranquille, il y avait dans ce mouvement quelque chose qui semblait l’attirer.

« Voilà un joli exercice, et qui doit bien réchauffer, n’est-ce pas ? dit-il à M. Wardle.

– Oui, ma foi ! répondit celui-ci, qui était tout essoufflé d’avoir converti ses jambes en une paire de compas infatigable pour tracer sur la glace mille figures géométriques. Glissez-vous ?

– Je glissais autrefois, quand j’étais enfant ; sur les ruisseaux.

– Essayez maintenant.

– Oh ! oui, monsieur Pickwick, s’il vous plaît ! s’écrièrent toutes les dames.

– Je serais enchanté de vous procurer quelque amusement, repartit le philosophe, mais il y a plus de trente ans que je n’ai glissé !

– Bah ! bah ! enfantillage, reprit M. Wardle, en ôtant ses patins avec l’impétuosité qui le caractérisait. Allons ! je vous tiendrai compagnie ; venez ! »

Et en effet le joyeux vieillard s’élança sur la glissade avec une rapidité digne de Sam Weller, et qui enfonçait complètement le gros joufflu.

M. Pickwick le contempla un instant d’un air réfléchi, ôta ses gants, les mit dans son chapeau, prit son élan deux ou trois fois sans pouvoir partir, et à la fin, après avoir couru sur la glace la longueur d’une centaine de pas, se lança sur la glissade et la parcourut lentement et gravement, avec ses jambes écartées de deux ou trois pieds. L'air retentissait au loin des applaudissements des spectateurs.

« Il ne faut pas laisser à la marmite le temps de se refroidir, monsieur, » cria Sam ; et le vieux Wardle s’élança de nouveau sur la glissade, suivi de M. Pickwick, puis de Sam, puis de M. Winkle, et puis de M. Bob Sawyer, puis du gros joufflu, et enfin de M. Snodgrass ; chacun glissant sur les talons de son prédécesseur, tous courant l’un après l’autre avec autant d’ardeur que si le bonheur de toute leur vie avait dépendu de leur vélocité.

La manière dont M. Pickwick exécutait son rôle dans cette cérémonie, offrait un spectacle du plus haut intérêt. Avec quelle anxiété, avec quelle torture, il s’apercevait que son successeur gagnait sur lui, au risque imminent de le renverser ! Arrivé à la fin de la glissade, avec quelle satisfaction il se relâchait graduellement de la crispation pénible qu’il avait déployée d’abord, et, tournant sur lui-même, dirigeait son visage vers le point d’où il était parti ! Quel jovial sourire se jouait sur ses lèvres quand il avait accompli sa distance, quel empressement pour reprendre son rang et pour courir après son prédécesseur ! Ses guêtres noires trottaient gaiement à travers la neige ; ses yeux rayonnaient de gaieté derrière ses lunettes, et quand il était renversé (ce qui arrivait en moyenne une fois sur trois tours), quel plaisir de lui voir ramasser vivement son chapeau, ses gants, son mouchoir, et reprendre sa place avec une physionomie enflammée, avec une ardeur, un enthousiasme que rien ne pouvait abattre !

Le jeu s’échauffait de plus en plus ; on glissait de plus en plus vite ; on riait de plus en plus fort, quand un violent craquement se fit entendre. On se précipite vers le bord ; les dames jettent un cri d’horreur ; M. Tupman y répond par un gémissement ; un vaste morceau de glace avait disparu ; l’eau bouillonnait par-dessus ; le chapeau, les gants, le mouchoir de M. Pickwick flottaient sur la surface : c’était tout ce qui restait de ce grand homme.

La crainte, le désespoir étaient gravés sur tous les visages. Les hommes pâlissaient, les femmes se trouvaient mal ; M. Snodgrass et M. Winkle s’étaient saisis convulsivement par la main, et contemplaient d’un œil effaré la place où avait disparu leur maître ; tandis que M. Tupman, emporté par le désir de secourir efficacement son ami, et de faire connaître, aussi clairement que possible, aux personnes qui pourraient se trouver aux environs, la nature de la catastrophe, courait à travers champs comme un possédé, en criant de toute la force de ses poumons : « Au feu ! au feu ! au feu ! »

Cependant le vieux Wardle et Sam Weller s’approchaient avec prudence de l’ouverture ; M. Benjamin Allen et M. Bob Sawyer se consultaient sur la convenance qu’il y aurait à saigner généralement toute la compagnie, afin de s’exercer la main, lorsqu’une tête et des épaules sortirent de dessous les flots et offrirent aux regards enchantés des assistants les traits et les lunettes de M. Pickwick.

« Soutenez-vous sur l’eau un instant, un seul instant, vociféra M. Snodgrass.

– Oui ! hurla M. Winkle, profondément ému ; je vous en supplie, soutenez-vous sur l’eau, pour l’amour de moi ! »

Cette adjuration n’était peut-être pas fort nécessaire ; car, suivant toutes les apparences, si M. Pickwick avait pu se soutenir sur l’eau, il n’aurait pas manqué de le faire pour l’amour de lui-même.

« Eh ! vieux camarade, dit M. Wardle, sentez-vous le fond ?

– Oui, certainement, répondit M. Pickwick, en respirant longuement et en pressant ses cheveux pour en faire découler l’eau ; je suis tombé sur le dos, et je n’ai pas pu me remettre tout de suite sur mes jambes. »

La vérité de cette assertion était corroborée par la cuirasse d’argile qui recouvrait la partie visible de l’habit de M. Pickwick ; et, comme le gros joufflu se rappela soudainement que l’eau n’avait nulle part plus de quatre pieds de profondeur, des prodiges de valeur furent accomplis pour délivrer le philosophe embourbé. Après bien des craquements, des éclaboussures, des plongeons, M. Pickwick fut, à la fin, tiré de sa désagréable situation et se retrouva sur la terre ferme.

« Oh, mon Dieu ! il va attraper un rhume épouvantable, s’écria Emily.

– Pauvre chère âme ! dit Arabelle. Enveloppez-vous dans mon châle, M. Pickwick.

– C'est ce qu’il y a de mieux à faire, ajouta M. Wardle. Ensuite, courez à la maison, aussi vite que vous pourrez, et fourrez-vous dans votre lit sur-le-champ. »

Une douzaine de châles furent offerts à l’instant, et M. Pickwick, ayant été emmailloté dans trois ou quatre des plus chauds, s’élança vers la maison, sous la conduite de Sam, offrant à ceux qui le rencontraient le singulier phénomène d’un homme âgé, ruisselant d’eau, la tête nue, les bras attachés au corps par un châle féminin et trottant sans aucun but apparent avec une vitesse de six bons milles à l’heure.

Mais, dans une circonstance aussi grave, M. Pickwick ne se souciait guère des apparences. Soutenu par Sam, il continua à courir de toutes ses forces jusqu’à la porte de Manoir-Ferme, où M. Tupman, arrivé quelques minutes avant lui, avait déjà répandu la terreur. La vieille lady, saisie de palpitations violentes, se désolait, dans l’inébranlable conviction que le feu avait pris à la cheminée de la cuisine : genre de calamité qui se présentait toujours à son esprit sous les plus affreuses couleurs, lorsqu’elle voyait autour d’elle la moindre agitation.

M. Pickwick, sans perdre un instant, se coucha bien chaudement dans son lit. Sam alluma dans sa chambre un feu d’enfer et lui apporta son dîner. Bientôt après, on monta un bol de punch, et il y eut des réjouissances générales en l’honneur de son heureux sauvetage. Le vieux Wardle ne voulut pas lui permettre de se lever ; mais son lit fut promu aux fonctions de fauteuil de la présidence, et M. Pickwick, nommé président de la table. Un second, un troisième bol furent apportés, et le lendemain matin, quand le président s’éveilla, il ne ressentait aucun symptôme de rhumatisme. Ce qui prouve, comme le fit très-bien remarquer M. Bob Sawyer, qu’il n’y a rien de tel que le punch chaud dans des cas semblables, et que, si quelquefois le punch n’a pas produit l’effet désiré, c’est simplement parce que le patient était tombé dans l’erreur vulgaire de n’en pas prendre suffisamment.

Le lendemain matin fut dissoute la joyeuse association que les fêtes de Noël avaient formée. Les collégiens qui se quittent en sont enchantés ; mais plus tard, dans la vie du monde, ces séparations deviennent pénibles. La mort, l’intérêt, les changements de fortune divisent chaque jour d’heureux groupes, dont les membres, dispersés au loin, ne se rejoignent jamais. Nous ne voulons pas faire entendre que cela soit exactement le cas dans cette circonstance ; nous désirons seulement informer nos lecteurs que les hôtes de M. Wardle se séparèrent pour le moment et s’en furent chacun chez soi. M. Pickwick et ses amis prirent de nouveau leur place à l’extérieur de la voiture de Muggleton, pendant que miss Arabelle Allen, sous la conduite de son frère Benjamin et de l’ami intime dudit frère, se rendait à sa destination. Nous sommes obligés de confesser que nous ne pourrions pas dire quelle était cette destination ; mais nous avons quelques raisons de croire que M. Winkle ne l’ignorait pas.

Quoi qu’il en soit, avant de quitter M. Pickwick, les jeunes étudiants le prirent à part d’un air mystérieux.

« Dites donc, vieux, où se trouve votre perchoir ? » lui demanda M. Bob Sawyer, en introduisant son index entre deux des côtes du philosophe, démontrant à la fois, par cette action, sa gaieté naturelle et ses connaissances ostéologiques.

M. Pickwick répondit qu’il perchait, pour le moment, à l’hôtel du George et Vautour.

« Vous devriez bien venir me voir, reprit M. Bob Sawyer.

– Avec le plus grand plaisir, reprit M. Pickwick.

– Voici mon adresse, dit Bob, en tirant une carte. Lant-street, Borough. C'est commode pour moi, comme vous voyez, tout auprès de Guy's hospital. Quand vous avez passé l’église Saint-George, vous tournez à droite.

– Je vois cela d’ici.

– Venez de jeudi en quinze, et amenez ces autres individus avec nous. J'aurai quelques étudiants en médecine ce soir-là ; Ben y sera, et nous n’engendrerons pas de mélancolie. »

M. Pickwick exprima la satisfaction qu’il éprouverait à rencontrer les étudiants en médecine ; et, des poignées de main ayant été échangées, nos nouveaux amis se séparèrent.

Nous sentons qu’en cet endroit nous sommes exposé à ce qu’on nous demande si M. Winkle chuchotait, pendant ce temps, avec Arabelle Allen, et, dans ce cas, ce qu’il lui disait ; et, en outre, si M. Snodgrass causait à part avec Emily Wardle, et, dans ce cas, quel était le sujet de leur conversation. Nous répondrons à ceci que, quoi qu’ils aient pu dire aux jeunes demoiselles en question, ils ne dirent rien du tout à M. Pickwick, ni à M. Tupman, pendant vingt-quatre milles, et que, durant tout ce temps, ils soupirèrent toutes les trois minutes et refusèrent d’un air ténébreux l’ale et l’eau-de-vie qui leur étaient offertes. Si nos judicieuses lectrices peuvent tirer de ces faits quelques conclusions satisfaisantes, nous ne nous y opposons nullement.

Chapitre II. Consacré tout entier à la loi et à ses savants interprètes. §

Dans divers coins et recoins du Temple, se trouvent certaines chambres sombres et malpropres, vers lesquelles se dirigent sans cesse pendant toute la matinée, dans le temps des vacances, et, en outre, durant la moitié de la soirée, dans le temps des sessions, une armée de clercs d’avoués portant d’énormes paquets de papiers sous leurs bras et dans leurs poches. Il y a plusieurs grades parmi les clercs : d’abord le premier clerc, qui a payé une pension, qui est avoué en perspective, possède un compte courant chez son tailleur, reçoit des invitations de soirées, connaît une famille dans Gower-street et une autre dans Tavistock-Square, quitte la ville aux vacances pour aller voir son père, entretient d’innombrables chevaux vivants, et est enfin l’aristocrate des clercs. Il y a le clerc salarié, externe ou interne, suivant les cas : il consacre la majeure partie de ses trente shillings hebdomadaires à orner sa personne et à la divertir. Trois fois par semaine, au moins, il assiste à moitié prix38 aux représentations du théâtre d’Adelphi, et fait majestueusement la débauche dans les tavernes qui restent ouvertes après la fermeture des spectacles ; il est enfin une caricature malpropre de la mode d’il y a six mois. Vient ensuite l’expéditionnaire, homme d’un certain âge, père d’une nombreuse famille : il est toujours râpé et souvent gris. Puis ce sont les saute-ruisseaux dans leur premier habit ; ils éprouvent un mépris convenable pour les enfants à l’école, se cotisent en retournant à la maison, le soir, pour l’achat de saucissons et de porter, et pensent qu’il n’y a rien de tel que de faire la vie. Il y a, en un mot, des variétés de clercs trop nombreuses pour que nous puissions les énumérer, mais tout innombrables qu’elles soient, on les voit toutes, à certaines heures réglées, s’engouffrer dans les lieux sombres que nous venons de mentionner, ou en ressortir comme un torrent.

Ces antres, isolés du reste du monde, nous représentent les bureaux publics de la justice. Là sont lancées les assignations ; là les jugements sont signés ; là les déclarations sont remplies ; là une multitude d’autres petites machines sont ingénieusement mises en mouvement pour la torture des fidèles sujets de Sa Majesté, et pour le profit des hommes de loi. Ce sont, pour la plupart, des salles basses, sentant le renfermé, où d’innombrables feuilles de parchemin qui y transpirent en secret depuis un siècle, émettent un agréable parfum, auquel vient se mêler, pendant la journée, une odeur de moisissure, et pendant la nuit, les exhalaisons de manteaux, de parapluies humides et de chandelles rances.

Une quinzaine de jours après le retour de M. Pickwick à Londres, on vit entrer dans un de ces bureaux, vers 7 heures et demie du soir, un individu dont les longs cheveux étaient scrupuleusement roulés autour des bords de son chapeau, privé de poil. Il avait un habit brun, avec des boutons de cuivre, et son pantalon malpropre était si bien tiré sur ses bottes à la Blücher, que ses genoux menaçaient à chaque instant de sortir de leur retraite. Il aveignit de sa poche un morceau de parchemin, long et étroit, sur lequel le fonctionnaire officier imprima un timbre noir et illisible. Ledit individu tira ensuite, d’une autre poche, quatre morceaux de papier de dimension semblable, contenant, avec des blancs pour les noms, une copie imprimée du parchemin. Il remplit les blancs, remit les cinq documents dans sa poche et s’éloigna d’un pas précipité.

L'homme à l’habit brun, qui emportait ces documents cabalistiques, n’était autre que notre vieille connaissance M. Jackson de la maison Dodson et Fogg, Freeman’s Court, Cornhill. Mais au lieu de retourner vers l’étude d’où il venait, il dirigea ses pas vers Sun Court, et entrant tout droit dans l’hôtel du George et Vautour, il demanda si un certain M. Pickwick ne s’y trouvait pas.

« Tom, dit la demoiselle de comptoir, appelez le domestique de M. Pickwick. »

« Ce n’est pas la peine, reprit M. Jackson, je viens pour affaire. Si vous voulez m’indiquer la chambre de M. Pickwick, je monterai moi-même. »

« Votre nom, monsieur ? demanda le garçon.

– Jackson, » répondit le clerc.

Le garçon monta pour annoncer M. Jackson, mais M. Jackson lui épargna la peine de l’annoncer, en marchant sur ses talons, et en entrant dans la chambre avant qu’il eût pu articuler une syllabe.

Ce jour-là, M. Pickwick avait invité ses trois amis à dîner, et ils étaient tous assis autour du feu, en train de boire leur vin, lorsque M. Jackson se présenta de la manière qui vient d’être indiquée.

« Comment vous portez-vous, monsieur, » dit-il, en faisant un signe de tête à M. Pickwick.

Le philosophe salua d’un air légèrement surpris, car la physionomie de M. Jackson ne s’était pas logée dans sa mémoire.

« Je viens de chez Dodson et Fogg, » dit M. Jackson d’un ton explicatif.

Notre héros s’échauffa à ce nom. « Monsieur, dit-il, adressez vous à mon homme d’affaire, Perker, de Gray's-Inn. – Garçon : reconduisez ce gentleman.

– Je vous demande pardon, monsieur Pickwick, rétorqua Jackson en posant son chapeau par terre, d’un air délibéré, et en tirant de sa poche le morceau de parchemin. Vous savez, monsieur Pickwick, la citation doit être signifiée par un clerc ou un agent, parlant à sa personne, etc., etc. Il faut de la prudence dans toutes les formalités légales, eh ! eh ! »

M. Jackson appuya alors ses deux mains sur la table, et regardant à l’entour avec un sourire engageant et persuasif il continua ainsi : « Allons, n’ayons pas de discussions pour si peu de chose, – qui de vous, messieurs, s’appelle Snodgrass ? »

À cette demande, M. Snodgrass tressaillit si visiblement qu’il n’eut pas besoin de faire une autre réponse.

« Ah ! je m’en doutais, dit Jackson d’une manière plus affable qu’auparavant. J'ai un petit papier à vous remettre, monsieur.

– À moi ? s’écria M. Snodgrass.

– C'est seulement une citation, un sub pœna dans l’affaire Bardell et Pickwick, à la requête de la plaignante, répliqua le clerc, en choisissant un de ses morceaux de papier, et tirant un shilling de se poche. Nous pensons que ce sera pour le 14 février, bien que la citation porte la date du dix, et nous avons demandé un jury spécial. Voilà pour vous, monsieur Snodgrass ; » et en parlant ainsi, M. Jackson présenta le parchemin devant les yeux de M. Snodgrass, et glissa dans sa main le papier et le shilling.

M. Tupman avait considéré cette opération avec un étonnement silencieux. Soudain le clerc lui dit, en se tournant vers lui à l’improviste :

« Je ne me trompe pas en disant que votre nom est Tupman, monsieur ? »

M. Tupman jeta un coup d’œil à M. Pickwick ; mais n’apercevant dans ses yeux tout grands ouverts aucun encouragement à nier son identité, il répliqua :

« Oui, monsieur, mon nom est Tupman.

– Et cet autre gentleman est M. Winkle, j’imagine ? »

M. Winkle balbutia une réponse affirmative, et tous les deux furent alors approvisionnés d’un morceau de papier et d’un shilling par l’adroit M. Jackson.

« Maintenant, dit-il, j’ai peur que vous ne me trouviez importun, mais j’ai encore besoin de quelqu’un, si vous le permettez. J'ai ici le nom de Samuel Weller, monsieur Pickwick.

– Garçon, dit M. Pickwick, envoyez mon domestique. »

Le garçon se retira fort étonné, et M. Pickwick fit signe à Jackson de s’asseoir.

Il y eut un silence pénible, qui fut à la fin rompu par l’innocent défendeur.

« Monsieur, dit-il, et son indignation s’accroissait en parlant, je suppose que l’intention de vos patrons est de chercher à m’incriminer par le témoignage de mes propres amis ? »

M. Jackson frappa plusieurs fois son index sur le côté gauche de son nez, afin d’intimer qu’il n’était pas là pour divulguer les secrets de la boutique, puis il répondit d’un air jovial :

« Peux pas dire… Sais pas.

– Pour quelle autre raison, monsieur, ces citations leur auraient-elles été remises ?

– Votre souricière est très-bonne, monsieur Pickwick, répliqua Jackson en secouant la tête ; mais je ne donne pas dans le panneau. Il n’y a pas de mal à essayer, mais il n’y a pas grand’chose à tirer de moi. »

En parlant ainsi, M. Jackson accorda un nouveau sourire à la compagnie ; et, appliquant son pouce gauche au bout de son nez, fit tourner avec sa main droite un moulin à café imaginaire, accomplissant ainsi une gracieuse pantomime, fort en vogue à cette époque, mais par malheur presque oubliée maintenant, et que l’on appelait faire le moulin.

« Non, non, monsieur Pickwick, dit-il comme conclusion. Les gens de Perker prendront la peine de deviner pourquoi nous avons lancé ces citations ; s’ils ne le peuvent pas, ils n’ont qu’à attendre jusqu’à ce que l’action arrive, et ils le sauront alors. »

M. Pickwick jeta un regard de dégoût excessif à son malencontreux visiteur, et aurait probablement accumulé d’effroyables anathèmes sur la tête de MM. Dodson et Fogg, s’il n’en avait pas été empêché par l’arrivée de Sam.

« Samuel Weller ? dit M. Jackson interrogativement.

– Une des plus grandes vérités que vous ayez dites depuis bien longtemps, répondit Sam d’un air fort tranquille.

– Voici un sub pœna pour vous, monsieur Weller ?

– Qu'est-ce que c’est que ça, en anglais ?

– Voici l’original, poursuivit Jackson, sans vouloir donner d’autre explication.

– Lequel ?

– Ceci, répliqua Jackson en secouant le parchemin.

– Ah ! c’est ça l’original ? Eh bien ! je suis charmé d’avoir vu l’original ; c’est un spectacle bien agréable et qui me réjouit beaucoup l’esprit.

– Et voici le shilling : c’est de la part de Dodson et Fogg.

– Et c’est bien gentil de la part de Dodson et Fogg, qui me connaissent si peu, de m’envoyer un cadeau. Voilà ce que j’appelle une fière politesse, monsieur. C'est très-honorable pour eux de récompenser comme ça le mérite où il se trouve ; m’en voilà tout ému. »

En parlant ainsi, Sam fit avec sa manche une petite friction sur sa paupière gauche, à l’instar des meilleurs acteurs quand ils exécutent du pathétique bourgeois.

M. Jackson paraissait quelque peu intrigué par les manières de Sam ; mais, comme il avait remis les citations et n’avait plus rien à dire, il fit la feinte de mettre le gant unique qu’il portait ordinairement dans sa main, pour sauver les apparences, et retourna à son étude rendre compte de sa mission.

M. Pickwick dormit peu cette nuit-là. Sa mémoire avait été désagréablement rafraîchie au sujet de l’action Bardell. Il déjeuna de bonne heure le lendemain, et ordonnant à Sam de l’accompagner, se mit en route pour Gray's Inn Square.

Au bout de Cheapside, M. Pickwick, dit en regardant derrière lui :

« Sam !

– Monsieur, fit Sam en s’avançant auprès de son maître.

– De quel côté ?

– Par Newgate-Street, monsieur. »

M. Pickwick ne se remit pas immédiatement en route, mais pendant quelques secondes il regarda d’un air distrait le visage de Sam et poussa un profond soupir.

« Qu'est-ce qu’il y a, monsieur ?

– Ce procès, Sam ; il doit arriver le 14 du mois prochain.

– Remarquable coïncidence, monsieur.

– Quoi de remarquable, Sam ?

– Le jour de la saint Valentin39, monsieur. Fameux jour pour juger une violation de promesse de mariage. »

Le sourire de Sam Weller n’éveilla aucun rayon de gaieté sur le visage de son maître, qui se détourna vivement et continua son chemin en silence.

Depuis quelque temps, M. Pickwick, plongé dans une profonde méditation, trottait en avant et Sam suivait par derrière, avec une physionomie qui exprimait la plus heureuse et la plus enviable insouciance de chacun et de chaque chose ; tout à coup, Sam, qui était toujours empressé de communiquer à son maître les connaissances spéciales qu’il possédait, hâta le pas jusqu’à ce qu’il fût sur les talons de M. Pickwick, et, lui montrant une maison devant laquelle ils passaient, lui dit :

« Une jolie boutique de charcuterie, ici, monsieur.

– Oui ; elle en a l’air.

– Une fameuse fabrique de saucisses.

– Vraiment ?

– Vraiment ? répéta Sam avec une sorte d’indignation, un peu ! Mais vous ne savez donc rien de rien, monsieur ? C'est là qu’un respectable industriel a disparu mystérieusement il y a quatre ans. »

M. Pickwick se retourna brusquement.

« Est-ce que vous voulez dire qu’il a été assassiné ?

– Non, monsieur ; mais je voudrais pouvoir le dire ! C'est pire que ça, monsieur. Il était le maître de cette boutique et l’inventeur d’une nouvelle mécanique à vapeur, patentée, pour fabriquer des saucisses sans fin. Sa machine aurait avalé un pavé, si vous l’aviez mis auprès, et l’aurait broyé en saucisses aussi aisément qu’un tendre bébé. Il était joliment fier de sa mécanique, comme vous pensez ; et, quand elle était en mouvement, il restait dans la cave pendant plusieurs heures, jusqu’à ce qu’il devînt tout mélancolique de joie. Il aurait été heureux comme un roi dans la possession de cette mécanique-là et de deux jolis enfants par-dessus le marché, s’il n’avait pas eu une femme qui était la plus mauvaise des mauvaises. Elle était toujours autour de lui à le tarabuster et à lui corner dans les oreilles, tant qu’il n’y pouvait plus tenir. « Voyez-vous, ma chère, qu’il lui dit un jour, si vous persévérez dans cette sorte d’amusement, je veux être pendu si je ne pars pas pour l’Amérique. Et voilà, qu’il dit. – Vous êtes un grand feignant, qu’elle dit ; et cela leur fera une belle jambe aux Américains, si vous y allez. » Alors elle continue à l’agoniser pendant une demi-heure, et puis elle court dans le petit parloir, derrière la boutique, et elle tombe dans des attaques, et elle crie qu’il la fera périr, et tout ça avec des coups de pied et des coups de poing, que ça dure trois heures. Pour lors, voilà que le lendemain matin, le mari ne se trouve pas. Il n’avait rien pris dans la caisse ; il n’avait même pas mis son paletot ; ainsi, il était clair qu’il ne s’était pas payé l’Amérique. Cependant il ne revient pas le jour d’après, ni la semaine d’après non plus. La bourgeoise fait imprimer des affiches, pour dire que, s’il revenait, elle lui pardonnerait tout. Ce qui était fort libéral de sa part, puisqu’il ne lui avait rien fait au monde. Alors, tous les canaux sont visités ; et, pendant deux mois après, toutes les fois qu’on trouvait un corps mort, on le portait tout de go à la boutique des saucisses ; mais pas un ne répondait au signalement. Elle fit courir le bruit que son mari s’était sauvé, et elle continua son commerce. Un samedi soir, un vieux petit gentleman, très-maigre, vient dans la boutique, en grande colère. « Êtes-vous la maîtresse de cette boutique ici ? dit-il. – Oui, qu’elle dit. – Eh bien ! madame, je suis venu pour vous avertir que ma famille et moi nous ne voulons pas être étranglés à cause de vous. Et plus que ça ; permettez-moi de vous observer, madame, que, comme vous ne mettez pas de la viande de premier choix dans vos saucisses, vous pourriez bien trouver du bœuf aussi bon marché que des boutons. – Des boutons ? monsieur, dit-elle. – Des boutons, madame, dit l’autre en déployant un morceau de papier et lui montrant vingt ou trente moitiés de boutons. Voilà un joli assaisonnement pour des saucisses, madame ; des boutons de culotte. – Saperlotte ! s’écrie la veuve en se trouvant mal, c’est les boutons de mon mari ! » Là-dessus, voilà le vieux petit gentleman qui devient blanc comme du saindoux. « Je vois ce que c’est, dit la veuve ; dans un moment d’impatience, il s’est bêtement converti en saucisses ! » Et c’était vrai, monsieur, poursuivit Sam en regardant en face le visage plein d’horreur de M. Pickwick, c’était vrai. Ou bien, peut-être qu’il avait été pris dans la machine. Mais, en tout cas, le petit vieux gentleman, qui avait toujours adoré les saucisses, se sauva de la boutique comme un fou, et on n’en a jamais plus entendu parler depuis ! »

La relation de cette touchante tragédie domestique amena le maître et le valet au cabinet de M. Perker. M. Lowten, tenant la porte à moitié ouverte, était en conversation avec un homme dont l’air et les vêtements paraissaient également misérables. Ses bottes étaient sans talons, et ses gants sans doigts. On voyait des traces de souffrances, de privations, presque de désespoir sur sa figure maigre et creusée par les soucis. Il avait la conscience de sa pauvreté, car il se rangea sur le côté obscur de l’escalier, lorsque M. Pickwick approcha.

« C'est bien malheureux, disait l’étranger avec un soupir.

– Effectivement, répondit Lowten, en griffonnant son nom sur la porte, et en l’effaçant avec la barbe de sa plume. Voulez-vous lui faire dire quelque chose ?

– Quand pensez-vous qu’il reviendra ?

– Je n’en sais rien du tout, répliqua Lowten, en clignant de l’œil à M. Pickwick, pendant que l’étranger abaissait ses regards vers le plancher.

– Ce n’est donc pas la peine de l’attendre ? demanda le pauvre homme, en regardant d’un air d’envie dans le bureau.

– Oh ! non, rétorqua le clerc en se plaçant plus exactement au centre de la porte. Il est bien certain qu’il ne reviendra pas cette semaine… et c’est bien du hasard si nous le voyons la semaine d’après. Quand une fois Perker est hors de la ville, il ne se presse pas d’y revenir.

– Hors de la ville ! s’écria M. Pickwick, juste ciel ! que c’est malheureux !

– Ne vous en allez pas, monsieur Pickwick, dit Lowten ; J'ai une lettre pour vous. »

L'étranger parut hésiter. Il contempla de nouveau le plancher ; et le clerc fit un signe du coin de l’œil à M. Pickwick, comme pour lui faire entendre qu’il y avait sous jeu une excellente plaisanterie : mais, ce que c’était, le philosophe n’aurait pas pu le deviner, quand il se serait agi de sa vie.

« Entrez, monsieur Pickwick, dit Lowten. Eh bien ! monsieur Watty, voulez-vous me donner un message, ou bien revenir ?

– Priez-le de laisser un mot pour m’apprendre où en est mon affaire, répondit le malheureux Watty. Pour l’amour de Dieu ! ne l’oubliez pas, monsieur Lowten.

– Non, non, je ne l’oublierai pas, répliqua le clerc. – Entrez, monsieur Pickwick. – Bonjour, monsieur Watty… un joli temps pour se promener, n’est-ce pas ? » Ayant ainsi parlé, et voyant que l’étranger hésitait encore, il fit signe à Sam de suivre son maître dans l’appartement, et ferma la porte au nez du pauvre diable.

« Je crois qu’on n’a jamais vu un si insupportable banqueroutier depuis le commencement du monde ! s’écria Lowten, en jetant sa plume sur la table, avec toute la mauvaise humeur d’un homme outragé. Il n’y a pas encore quatre ans que son affaire est devant la cour de la chancellerie, et je veux être damné s’il ne vient pas nous ennuyer deux fois par semaine. Il fait un peu froid, pourtant, pour perdre son temps debout, à la porte, avec de misérables râpés comme cela. »

En proférant ces expressions de dépit, Lowten attisait un feu remarquablement grand avec un tisonnier remarquablement petit ; puis il ajouta : « Entrez par ici, monsieur Pickwick. Perker y est : je sais qu’il vous recevra volontiers. »

« Ah ! mon cher monsieur, dit le petit avoué en s’empressant de se lever, lorsque M. Pickwick lui fut annoncé. Et bien ! mon cher monsieur, quelles nouvelles de votre affaire ? Eh ! vous avez entendu parler de nos amis de Freeman’s Court ? Ils ne se sont pas endormis ; je sais cela. Ah ! ce sont des gaillards bien madrés, bien madrés, en vérité. »

En concluant cet éloge, M. Perker prit une prise de tabac emphatique, comme un tribut à la madrerie de MM. Dodson et Fogg.

« Ce sont de fameux coquins ! dit M. Pickwick.

– Oui, oui, reprit le petit homme. C'est une affaire d’opinion, comme vous savez, et nous ne disputerons pas sur des mots. Il est tout simple que vous ne considériez pas ces choses là d’un point de vue professionnel. Du reste, nous avons fait tout ce qui était nécessaire. J'ai retenu maître Snubbin.

– Est-ce un habile avocat ? demanda M. Pickwick.

– Habile ! Bon Dieu, quelle question m’adressez-vous là, mon cher monsieur ; mais maître Snubbin est à la tête de sa profession. Il a trois fois plus d’affaires que les meilleurs avocats : il est engagé dans tous les procès de ce genre. Il ne faut pas répéter cela au dehors, mais nous disons, entre nous, qu’il mène le tribunal par le bout du nez. »

Le petit homme prit une autre prise de tabac, en faisant cette communication à M. Pickwick, et l’accompagna d’un geste mystérieux.

« Ils ont envoyé des citations à mes trois amis, dit le philosophe.

– Ah ! naturellement ; ce sont des témoins importants : ils vous ont vu dans une situation délicate.

– Mais ce n’est pas ma faute s’il lui a plu de se trouver mal ! Elle s’est jetée elle-même dans mes bras.

– C'est très-probable, mon cher monsieur ; très-probable et très-naturel. Rien n’est plus naturel, mon cher monsieur ; mais qu’est-ce qui le prouvera ? »

M. Pickwick passa à un autre sujet, car la question de M. Perker l’avait un peu démonté. « Ils ont également cité mon domestique, dit-il.

– Sam ? »

M. Pickwick répliqua affirmativement :

« Naturellement, mon cher monsieur ; naturellement. Je le savais d’avance ; j’aurais pu vous le dire, il y a un mois. Voyez-vous, mon cher monsieur, si vous voulez faire vos affaires vous-même, après les avoir confiées à votre avoué, il faut en subir les conséquences. »

Ici M. Perker se redressa avec un air de dignité, et fit tomber quelques grains de tabac, égarés sur son jabot.

« Que veulent-ils donc prouver par son témoignage ? demanda M. Pickwick, après deux ou trois minutes de silence.

– Que vous l’avez envoyé à la plaignante pour faire quelques affaires de compromis, je suppose. Au reste, il n’y a pas beaucoup d’inconvénient, car je ne crois pas que nos adversaires puissent tirer grand’chose de lui.

– Je ne le crois pas, dit M. Pickwick, et malgré sa vexation, il ne put s’empêcher de sourire à la pensée de voir Sam paraître comme témoin. Quelle conduite tiendrons-nous ? ajouta-t-il.

– Nous n’en avons qu’une seule à adopter, mon cher monsieur ; c’est de contre-examiner les témoins, de nous fier à l’éloquence de Snubbin, de jeter de la poudre aux yeux des juges, et de nous en rapporter au jury.

– Et si le verdict est contre moi ? »

M. Perker sourit, prit une très-longue prise de tabac, attisa le feu, leva les épaules, et garda un silence expressif.

« Vous voulez dire que dans ce cas il faudra que je paye les dommages-intérêts ? » reprit M. Pickwick, qui avait examiné avec un maintien sévère cette réponse télégraphique.

Perker donna au feu une autre secousse fort peu nécessaire, en disant : « J'en ai peur.

– Et moi, reprit M. Pickwick avec énergie, je vous annonce ici ma résolution inaltérable de ne payer aucun dommage quelconque, aucun, Perker. Pas une guinée, pas un penny de mon argent ne s’engouffrera dans les poches de Dodson et Fogg. Telle est ma détermination réfléchie, irrévocable. Et en parlant ainsi, M. Pickwick déchargea sur la table qui était auprès de lui un violent coup de poing, pour confirmer l’irrévocabilité de ses intentions.

– Très-bien, mon cher monsieur ; très-bien : vous savez mieux que personne ce que vous avez à faire.

– Sans aucun doute, reprit notre héros avec vivacité. Où demeure maître Snubbin ?

– Dans Old-Square, Lincoln’s Inn.

– Je désirerais le voir.

– Voir maître Snubbin ! mon cher monsieur, s’écria M. Perker, dans le plus grand étonnement. Poh ! Poh ! impossible ! Voir maître Snubbin ! Dieu vous bénisse, mon cher monsieur, on n’a jamais entendu parler d’une chose semblable. Cela ne peut absolument pas se faire, à moins d’avoir payé d’avance des honoraires de consultation, et d’avoir obtenu un rendez-vous.

Malgré tout cela, M. Pickwick avait décidé, non-seulement que cela pouvait se faire, mais que cela se ferait ; et, en conséquence, dix minutes après avoir reçu l’assurance que la chose était impossible, il fut conduit par son avoué dans le cabinet extérieur de l’illustre maître Snubbin.

C'était une pièce assez grande, mais sans tapis. Auprès du feu était une table couverte d’une serge, qui depuis longtemps avait perdu toute prétention à son ancienne couleur verte, et qui, grâce à l’âge et à la poussière, était graduellement devenue grise, excepté dans les endroits nombreux où elle était noircie d’encre. On voyait sur la table une énorme quantité de petits paquets de papier, attachés avec de la ficelle rouge ; et, derrière la table, un clerc assez âgé, dont l’apparence soignée et la pesante chaîne d’or accusaient clairement la clientèle étendue et lucrative de maître Snubbin.

« Le patron est-il dans son cabinet, monsieur Mallard, demanda Perker au vieux clerc, en lui offrant sa tabatière, avec toute la courtoisie imaginable.

– Oui, mais il est trop occupé. Voyez-vous toutes ces affaires ? Il n’a pu encore donner d’opinion sur aucune d’elles, et cependant les honoraires d’expédition sont payés pour toutes. »

Le clerc sourit en disant ceci, et respira sa prise de tabac avec une sensualité qui semblait être composée de goût pour le tabac et d’amour pour les honoraires.

« Ça ressemble à de la clientèle, cela, dit Perker.

– Oui, répondit le clerc, en offrant à son tour sa boîte, avec la plus grande cordialité ; et le meilleur de l’affaire c’est que personne au monde, excepté moi, ne peut lire l’écriture du patron. Si bien que, quand il a donné son opinion, on est obligé d’attendre que je l’aie copiée, hé ! hé ! hé !

– Ce qui profite à quelqu’un aussi bien qu’à maître Snubbin, et contribue à vider la bourse du client, ha ! ha ! ha ! »

À cette observation, le clerc recommença à rire ; non pas d’un rire bruyant et ouvert, mais d’un ricanement silencieux, intérieur, qui faisait mal à M. Pickwick. Quand un homme saigne intérieurement, c’est une chose fort dangereuse pour lui ; mais quand il rit intérieurement, cela ne présage rien de bon pour les autres.

« Est-ce que vous n’avez pas fait la petite note des honoraires que je vous dois ? reprit Perker.

– Non ; pas encore.

– Faites-la donc, je vous en prie. Je vous enverrai un mandat. Mais vous êtes trop occupé à empocher l’argent comptant pour penser à vos débiteurs, hé ! hé ! hé ! »

Cette plaisanterie parut chatouiller agréablement le clerc, et il se régala sur nouveaux frais de son ricanement égoïste.

« Maintenant M. Mallard, mon cher ami, dit M. Perker en recouvrant tout d’un coup sa gravité, et en tirant par le revers de son habit le grand clerc du grand avocat, dans un coin de la chambre, il faut que vous persuadiez au patron de me recevoir avec mon client que voilà.

– Allons ! allons ! en voilà une bonne ! voir maître Snubbin ? C'est par trop absurde ! »

Malgré l’absurdité de la proposition, le clerc se laissa doucement emmener hors de l’ouïe de M. Pickwick, puis après quelques chuchotements, il disparut dans le sanctuaire du luminaire de la justice. Il en revint bientôt sur la pointe du pied et informa M. Perker et M. Pickwick qu’il avait décidé maître Snubbin à les admettre sur-le-champ, en violation de toutes les règles établies.

Maître Snubbin, suivant la phrase reçue, pouvait avoir une cinquantaine d’années. C'était un de ces individus pâles, maigres, desséchés, dont la figure ressemble à une lanterne de corne. Il avait des yeux ronds, saillants, ternes comme on en rencontre ordinairement dans la tête des gens qui se sont appliqués pendant de longues années à de laborieuses et monotones études ; des yeux qui l’auraient fait reconnaître pour myope quand même on n’aurait pas vu le lorgnon qui se dandinait sur sa poitrine, au bout d’un large ruban noir. Ses cheveux étaient rares et grêles, ce qu’on pouvait attribuer en partie à ce qu’il n’avait jamais sacrifié beaucoup de temps à leur arrangement, mais surtout à ce qu’il avait porté pendant vingt-cinq ans la perruque légale, que l’on voyait derrière lui, sur une tête à perruque. Les traces de poudre qui souillaient son collet, la cravate de batiste mal blanchie et plus mal attachée, qui entourait son cou, indiquaient que, depuis qu’il avait quitté la cour, il n’avait pas eu le temps de faire le moindre changement dans sa toilette ; et l’air malpropre du reste de son costume, donnait lieu de croire qu’il aurait pu avoir tout le temps désirable, sans que sa tournure en fût améliorée. Des livres de droit, des monceaux de papiers, des lettres ouvertes, étaient répandus sur la table, sans aucune apparence d’ordre. L'ameublement était vieux et délabré, les portes de la bibliothèque semblaient vermoulues ; à chaque pas la poussière s’élevait en petits nuages du tapis râpé ; les rideaux étaient jaunis par l’âge et par la fumée, et l’état de toutes choses, dans le cabinet, prouvait, clair comme le jour, que maître Snubbin était trop absorbé par sa profession pour faire attention à ses aises.

L'illustre avocat s’occupait à écrire, lorsque ses clients entrèrent ; il salua d’un air distrait, quand M. Pickwick lui fut présenté par son avoué, fit signe à ses visiteurs de s’asseoir, plaça soigneusement sa plume dans son encrier, croisa sa jambe gauche sur sa jambe droite, et attendit qu’on lui adressât la parole.

« Maître Snubbin, dit M. Perker, M. Pickwick est le défendeur dans Bardell et Pickwick.

– Est-ce que je suis retenu pour cette affaire-là ?

– Oui, monsieur. »

L'avocat inclina la tête, et attendit une autre communication.

« Maître Snubbin, reprit le petit avoué, M. Pickwick avait le plus vif désir de vous voir, avant que vous entrepreniez sa cause, pour vous assurer qu’il n’y a aucun fondement, aucun prétexte à l’action intentée contre lui, et pour vous affirmer qu’il ne paraîtrait pas devant la cour, si sa conscience n’était pas complètement tranquille en résistant aux demandes de la plaignante. – Ai-je bien exprimé votre pensée, mon cher monsieur ? continua le petit homme en se tournant vers M. Pickwick.

– Parfaitement. »

Maître Snubbin développa son lorgnon, l’éleva à la hauteur de ses yeux, et après avoir considéré notre héros pendant quelques secondes, avec une grande curiosité, se tourna vers M. Perker, et lui dit en souriant légèrement :

« La cause de M. Pickwick est-elle bonne ? »

L'avoué leva les épaules.

« Vous proposez-vous d’appeler des témoins ?

– Non, monsieur. »

Le sourire de l’avocat se dessina de plus en plus ; il dandina sa jambe avec une violence redoublée, et se rejetant en arrière dans son fauteuil, il toussa dubitativement.

Tout légers qu’étaient ces indices des sentiments de l’avocat, ils ne furent pas perdus pour M. Pickwick. Il fixa plus solidement sur son nez les bésicles à travers lesquelles il avait attentivement contemplé les démonstrations que l’homme de loi avait laissé échapper, puis il lui dit, avec une grande énergie, et en dépit des clins d’œil et des froncements de sourcils de l’avoué :

« Mon désir de vous être présenté dans un semblable but, monsieur, paraît sans doute fort extraordinaire à une personne qui voit tant d’affaires du même genre ? »

L'avocat essaya de regarder gravement son feu, mais il eut beau faire, le sourire revint encore sur ses lèvres. M. Pickwick continua :

« Les gentlemen de votre profession, monsieur, voient toujours le plus mauvais côté de la nature humaine. Toutes les discussions, toutes les rancunes, toutes les haines, se produisent devant vous. Vous savez par expérience jusqu’à quel point les jurés se laissent prendre par la mise en scène, et naturellement vous attribuez aux autres le désir d’employer, dans un but d’intérêt et de déception, le moyen dont vous connaissez si bien la valeur, parce que vous l’employez constamment dans l’intention louable et honorable de faire tout ce qui est possible en faveur de vos clients. Je crois qu’il faut attribuer à cette cause l’opinion vulgaire mais générale, que vous êtes, comme corps, froids, soupçonneux, égoïstes. Je sais donc fort bien, monsieur, tout le désavantage qu’il y a à vous faire une semblable déclaration, dans la circonstance où je me trouve. Néanmoins, comme vous l’a dit mon ami, M. Perker, je suis venu ici pour vous déclarer positivement que je suis innocent de l’action qu’on m’impute ; et quoique je connaisse parfaitement l’inestimable valeur de votre assistance, je vous demande la permission d’ajouter que je renoncerais à me servir de votre talent, si vous n’étiez pas absolument convaincu de ma sincérité. »

Longtemps avant la fin de ce discours (qui, nous devons le dire, était d’une nature fort prolixe pour M. Pickwick), l’avocat était retombé dans ses distractions. Cependant, au bout de quelques minutes de silence et après avoir repris sa plume, il parut se ressouvenir de la présence de son client, et levant les yeux de dessus son papier, il dit d’un ton assez brusque :

« Qui est-ce qui est avec moi dans cette cause ?

– M. Phunky, répliqua l’avoué.

– Phunky ? Phunky ? Je n’ai jamais entendu ce nom-là. C'est donc un jeune homme ?

– Oui, c’est un très-jeune homme. Il n’y a que quelques semaines qu’il a plaidé sa première cause, il n’y a pas encore huit ans qu’il est au barreau.

– Oh ! c’est ce que je pensais, reprit maître Snubbin, avec cet accent de commisération que l’on emploie dans le monde pour parler d’un pauvre petit enfant sans appui. – M. Mallard, envoyez chez monsieur… monsieur…

– Phunky, Holborn-Court, suppléa M. Perker.

– Très-bien. Faites-lui dire, je vous prie, de venir ici un instant. »

M. Mallard partit pour exécuter sa commission, et maître Snubbin retomba dans son abstraction, jusqu’au moment où M. Phunky fut introduit.

M. Phunky était un homme d’un âge mûr, quoique un avocat en bourgeon. Il avait des manières timides, embarrassées, et en parlant, il hésitait péniblement. Cependant ce défaut ne semblait pas lui être naturel, mais paraissait provenir de la conscience qu’il avait des obstacles que lui opposait son manque de fortune ou de protections, ou peut-être bien de savoir faire. Il était intimidé par l’avocat, et se montrait obséquieusement poli pour l’avoué.

« Je n’ai pas encore eu le plaisir de vous voir, M. Phunky, » dit maître Snubbin avec une condescendance hautaine.

M. Phunky salua. Il avait eu, pendant huit ans et plus, le plaisir de voir maître Snubbin, et de l’envier aussi, avec toute l’envie d’un homme pauvre.

« Vous êtes avec moi dans cette cause, à ce que j’apprends ? poursuivit l’avocat. »

Si M. Phunky avait été riche, il aurait immédiatement envoyé chercher son clerc, pour savoir ce qui en était ; s’il avait été habile, il aurait appliqué son index à son front et aurait tâché de se rappeler si, dans la multitude de ses engagements, il s’en trouvait un pour cette affaire : mais, comme il n’était ni riche ni habile (dans ce sens, du moins), il devint rouge et salua.

« Avez-vous lu les pièces, M. Phunky ? continua le grand avocat. »

Ici encore, M. Phunky aurait dû déclarer qu’il n’en avait aucun souvenir ; mais comme il avait examiné tous les papiers qui lui avaient été remis, et comme, le jour ou la nuit, il n’avait pas pensé à autre chose depuis deux mois qu’il avait été retenu comme junior de maître Snubbin, il devint encore plus rouge, et salua sur nouveaux frais.

« Voici M. Pickwick, reprit l’avocat en agitant sa plume dans la direction de l’endroit où notre philosophe se tenait debout.

M. Phunky salua M. Pickwick avec toute la révérence qu’inspire un premier client, et ensuite inclina la tête du côté de son chef.

« Vous pourriez emmener M. Pickwick, dit maître Snubbin, et… et… et écouter tout ce que M. Pickwick voudra vous communiquer. Après cela, nous aurons une consultation, naturellement. »

Ayant ainsi donné à entendre qu’il avait été dérangé suffisamment, maître Snubbin qui était devenu de plus en plus distrait, appliqua son lorgnon à ses yeux, pendant un instant, salua légèrement, et s’enfonça plus profondément dans l’affaire qu’il avait devant lui. C'était une prodigieuse affaire ; une interminable procédure occasionnée par le fait d’un individu, décédé depuis environ un siècle, et qui avait envahi un sentier conduisant d’un endroit d’où personne n’était jamais venu, à un autre endroit où personne n’était jamais allé !

M. Phunky ne voulant jamais consentir à passer une porte avant M. Pickwick et son avoué, il leur fallut quelque temps avant d’arriver dans le square. Ils s’y promenèrent longtemps en long et en large, et le résultat de leur conférence fut qu’il était fort difficile de prévoir si le verdict serait favorable ou non ; que personne ne pouvait avoir la prétention de prédire le résultat de l’affaire ; enfin qu’on était fort heureux d’avoir prévenu l’autre partie, en retenant maître Snubbin.

Après avoir entendu différents autres topiques de doute et de consolation, également bien appropriés à son affaire, M. Pickwick tira Sam du profond sommeil où il était tombé depuis une heure, et ayant dit adieu à Lowten, retourna dans la Cité, suivi de son fidèle domestique.

Chapitre III. Où l’on décrit plus compendieusement que ne l’a jamais fait aucun journal de la cour une soirée de garçon, donnée par M. Bob Sawyer en son domicile, dans le Borough. §

Le repos et le silence qui caractérisent Lant-street, dans le Borough40, font couler jusqu’au fond de l’âme les trésors d’une douce mélancolie. C'est une rue de traverse dont la monotonie est consolante et où l’on voit toujours beaucoup d’écriteaux aux croisées. Une maison, dans Lant-street, ne pourrait guère recevoir la dénomination d’hôtel, dans la stricte acception du mot ; mais, cependant, c’est un domicile fort souhaitable. Si quelqu’un désire se retirer du monde, se soustraire à toutes les tentations, se précautionner contre tout ce qui pourrait l’engager à regarder par la fenêtre, nous lui recommandons Lant-street par-dessus toute autre rue.

Dans cette heureuse retraite sont colonisées quelques blanchisseuses de fin, une poignée d’ouvriers relieurs, un ou deux recors, plusieurs petits employés des Docks, une pincée de couturières et un assaisonnement d’ouvriers tailleurs. La majorité des aborigènes dirige ses facultés vers la location d’appartements garnis, ou se dévoue à la saine et libérale profession de la calandre. Ce qu’il y a de plus remarquable dans la nature morte de cette région, ce sont les volets verts, les écriteaux de location, les plaques de cuivre sur les portes et les poignées de sonnettes du même métal. Les principaux spécimens du règne animal sont les garçons de taverne, les marchands de petits gâteaux et les marchands de pommes de terre cuites. La population est nomade ; elle disparaît habituellement à l’approche du terme, et généralement pendant la nuit. Les revenus de S.M. sont rarement recueillis dans cette vallée fortunée. Les loyers sont hypothétiques, et la distribution de l’eau est souvent interrompue faute du payement de la rente.

Au commencement de la soirée à laquelle M. Pickwick avait été invité par M. Bob Sawyer, ce jeune praticien et son ami, M. Ben Allen, s’étalaient aux deux coins de la cheminée, au premier étage d’une des maisons de la rue que nous venons de décrire. Les préparatifs de réception paraissaient complets. Les parapluies avaient été retirés du passage et entassés derrière la porte de l’arrière-parloir ; la servante de la propriétaire avait ôté son bonnet et son châle de dessus la rampe de l’escalier, où ils étaient habituellement déposés. Il ne restait que deux paires de socques sur le paillasson, derrière la porte de la rue ; enfin, une chandelle de cuisine, dont la mèche était fort longue, brûlait gaiement sur le bord de la fenêtre de l’escalier. M. Bob Sawyer avait acheté lui-même les spiritueux dans un caveau de High-street, et avait précédé jusqu’à son domicile celui qui les portait, pour empêcher la possibilité d’une erreur. Le punch était déjà préparé dans une casserole de cuivre. Une petite table, couverte d’une vieille serge verte, avait été amenée du parloir pour jouer aux cartes, et les verres de l’établissement, avec ceux qu’on avait empruntés à la taverne voisine, garnissaient un plateau, sur le carré.

Nonobstant la nature singulièrement satisfaisante de tous ces arrangements, un nuage obscurcissait la physionomie de M. Bob Sawyer. Assis à côté de lui, Ben Allen regardait attentivement les charbons avec une expression de sympathie qui vibra mélancoliquement dans sa voix lorsqu’il se prit à dire, après un long silence :

« C'est damnant qu’elle ait tourné à l’aigre justement aujourd’hui ! Elle aurait bien dû attendre jusqu’à demain.

– C'est pure méchanceté, pure méchanceté ! rétorqua M. Bob Sawyer avec véhémence. Elle dit que, si j’ai assez d’argent pour donner une soirée, je dois en avoir assez pour payer son petit mémoire.

– Depuis combien de temps court-il ? demanda M. Ben Allen (par parenthèse un mémoire est l’engin locomotif le plus extraordinaire que le génie de l’homme ait jamais inventé : une fois en mouvement, il continue à courir de soi-même, sans jamais s’arrêter, durant la vie la plus longue).

– Il n’y a guère que trois ou quatre mois », répliqua l’autre.

Ben Allen toussa d’un air désespéré en contemplant fixement les barres de la grille. À la fin, il ajouta :

« Ça sera diablement désagréable si elle se met dans la tête de faire son sabbat quand les amis seront arrivés, hein ?

– Horrible ! murmura Bob Sawyer, horrible ! »

En ce moment un léger coup se fit entendre à la porte. M. Bob Sawyer jeta un regard expressif à son ami ; et, lorsqu’il eut dit : « Entrez ! » on vit apparaître dans l’ouverture de la porte la tête mal peignée d’une servante, dont l’apparence aurait fait peu d’honneur à la fille d’un balayeur retraité.

« Sauf votre respect, monsieur Sawyer, Mme Raddle désire vous parler. »

M. Bob Sawyer n’avait pas encore médité sa réponse, lorsque la jeune fille disparut subitement, comme quelqu’un qui est violemment tiré par derrière, et en même temps un autre coup fut frappé à la porte, un coup sec et décidé, qui semblait dire : me voici ; c’est moi.

M. Bob Sawyer regarda son ami avec un air de mortelle appréhension, et cria de nouveau : « Entrez. »

La permission n’était nullement nécessaire, car, avant qu’elle fût articulée, une petite femme, pâle et tremblante de colère, s’était élancée dans la chambre.

« M. Sawyer, dit-elle en s’efforçant de paraître calme, voulez-vous avoir la bonté de régler mon petit mémoire ? Je vous serai bien obligée, parce que j’ai mon loyer à payer ce soir, et que mon propriétaire est en bas qui attend. »

Ici la petite femme se frotta les mains et fixa fièrement ses regards sur la muraille, par-dessus la tête de M. Bob Sawyer.

« Je suis excessivement fâché de vous incommoder, madame Raddle, répondit Bob avec déférence, mais…

– Oh ! cela ne m’incommode pas, interrompit la petite femme, d’une voix aigre. Je n’en avais pas absolument besoin avant le jour d’aujourd’hui ; mais, comme cet argent-là va directement dans la poche du propriétaire, autant valait que vous le gardassiez pour moi. Vous me l’avez promis pour aujourd’hui, monsieur Sawyer, et tous les gentlemen qui ont vécu ici ont toujours tenu leur parole, comme doit le faire nécessairement quiconque est véritablement un gentleman. »

Ayant ainsi parlé, mistress Raddle secoua sa tête, mordit ses lèvres, se frotta les mains encore plus fort, et regarda le mur plus fixement que jamais. Il était clair que la vapeur s’amassait, comme le dit plus tard M. Bob lui-même, dans un style d’allégorie orientale.

« Je suis bien fâché, madame Raddle, répondit-il avec toute l’humilité imaginable ; mais le fait est que j’ai été désappointé dans la cité aujourd’hui. »

C'est un endroit bien extraordinaire que cette cité ; nous connaissons un nombre étonnant de gens qui y sont journellement désappointés.

« Eh bien ! monsieur Sawyer, dit mistress Raddle en se plantant solidement sur une des rosaces du tapis de Kidderminster, qu’est-ce que cela me fait à moi ?

– Je… je suis certain, madame Raddle, répondit Bob en éludant la dernière question ; je suis certain qu’avant le milieu de la semaine prochaine nous pourrons tout ajuster, et qu’ensuite nous marcherons plus régulièrement. »

C'était là tout ce que voulait Mme Raddle. Elle avait escaladé l’appartement de l’infortuné Bob avec tant d’envie de faire une scène, qu’elle aurait été probablement contrariée si elle avait reçu son argent. En effet, elle était singulièrement bien disposée pour une récréation de ce genre, car elle venait d’échanger, dans la cuisine, avec M. Raddle, quelques compliments préparatoires.

« Supposez-vous, monsieur Sawyer, s’écria-t-elle en élevant la voix pour l’édification des voisins, supposez-vous que je garderai éternellement dans ma maison un individu qui ne pense jamais à payer son loyer, et qui ne donne pas même un rouge liard pour le beurre et pour le sucre de son déjeuner, ni pour le lait qu’on lui achète à la porte ? Supposez-vous qu’une femme honnête et laborieuse, qui a vécu vingt ans dans cette rue (dix ans sur le pavé et neuf ans et neuf mois dans cette maison), n’a rien autre chose à faire que de s’éreinter pour loger et nourrir un tas de paresseux qui sont toujours à fumer, à boire et à flâner, au lieu de travailler pour payer leur mémoire ? Supposez-vous…

– Ma bonne dame, dit M. Ben Allen d’une voix conciliante…

– Ayez la bonté, monsieur, de garder vos observations pour vous-même, dit mistress Raddle en comprimant soudain le rapide torrent de son éloquence, et en s’adressant à l’interrupteur avec une lenteur et une solennité imposante. Je ne pense pas, monsieur, que vous ayez aucun droit de m’adresser votre conversation ? Je ne pense pas vous avoir loué cet appartement ?

– Non, certainement, répondit Benjamin.

– Parfaitement, monsieur, rétorqua mistress Raddle avec une politesse hautaine ; parfaitement, monsieur ; et vous voudrez bien alors vous contenter de briser les bras et les jambes du pauvre monde, dans les hôpitaux, et vous tenir à votre place. Autrement il y aura peut-être ici quelque personne qui vous y fera tenir, monsieur.

– Mais vous êtes une femme si peu raisonnable…, dit Benjamin.

– Je vous demande excuse, jeune homme, s’écria mistress Raddle, que la colère inondait d’une sueur froide. Voulez-vous avoir la bonté de répéter un peu ce mot-là ?

– Madame, répondit Benjamin, qui commençait à devenir inquiet pour son propre compte, je n’attachais pas d’offense à cette expression.

– Je vous demande excuse, jeune homme, reprit mistress Raddle d’un ton encore plus impératif et plus élevé. Qui avez-vous appelé une femme ? Est-ce à moi que vous adressez cette remarque-là, monsieur ?

– Eh ! mon Dieu !… fit Benjamin.

– Je vous demande, oui ou non, si c’est à moi que vous appliquez ce nom-là, monsieur ? interrompit mistress Raddle avec fureur, en ouvrant la porte toute grande.

– Eh !… oui !… parbleu ! confessa le pauvre étudiant.

– Oui, parbleu ! reprit mistress Raddle en reculant graduellement jusqu’à la porte, et en élevant la voix à sa plus haute clef, pour le bénéfice spécial de M. Raddle, qui était dans la cuisine. En effet, chacun sait qu’on peut m’insulter dans ma propre maison, pendant que mon mari roupille en bas, sans faire plus d’attention à moi qu’à un caniche. Il devrait rougir (ici mistress Raddle commença à sangloter) ; il devrait rougir de laisser traiter sa femme comme la dernière des dernières, par des bouchers de chair humaine qui déshonorent le logement (autres sanglots). Le poltron ! le sans cœur ! qui laisse sa femme exposée à toutes sortes d’avanies ! Voyez-vous, le capon ; il a peur de monter pour corriger ces bandits-là ! Il a peur de monter ! Il a peur de monter ! »

Ici mistress Raddle s’arrêta pour écouter si la répétition de ce défi avait réveillé sa meilleure moitié. Voyant qu’elle n’y pouvait réussir, elle commençait à descendre l’escalier en poussant d’innombrables sanglots, lorsqu’un double coup de marteau retentit violemment à la porte de la rue. Elle y répondit par des gémissements qui duraient encore au sixième coup frappé par le visiteur ; puis, à la fin, dans un accès irrésistible d’agonie mentale, elle renversa tous les parapluies et se précipita dans l’arrière-parloir en fermant la porte après elle avec un fracas épouvantable.

« N'est-ce pas ici que demeure M. Sawyer ? demanda M. Pickwick à la servante qui lui ouvrit la porte.

– Au premier, la porte en face de l’escalier, » répondit la jeune fille en rentrant dans la cuisine avec sa chandelle, parfaitement convaincue qu’elle avait fait tout ce qu’exigeaient les circonstances.

M. Snodgrass, qui était entré le dernier, parvint, après bien des efforts, à fermer la porte de la rue ; et les pickwickiens, ayant grimpé l’escalier en trébuchant, furent reçus par Bob, qui n’avait pas osé descendre au-devant d’eux, de peur d’être assailli par Mme Raddle.

« Comment vous portez-vous ? leur dit l’étudiant déconfit, charmé de vous voir. Prenez garde aux verres ! »

Cet avertissement s’adressait à M. Pickwick, qui avait posé son chapeau sur le plateau.

« Pardon ! s’écria celui-ci ; je vous demande pardon.

– Il n’y a pas de mal ; il n’y a pas de mal, reprit l’amphitryon. Je suis un peu à l’étroit ici ; mais il faut en prendre son parti quand on vient voir un garçon. Entrez donc… Vous avez déjà vu ce gentleman, je pense ? »

M. Pickwick secoua la main de M. Benjamin Allen, et ses amis suivirent son exemple. Ils étaient à peine assis lorsqu’on entendit frapper de nouveau un double coup à la porte.

« J'espère que c’est Jack Hopkins, dit Bob. Chut !… Oui, c’est lui. Montez, Jack, montez. »

Des pas lourds retentirent sur l’escalier, et Jack Hopkins se présenta sous un gilet de velours noir, orné de boutons flamboyants. Il portait, en outre, une chemise bleue rayée, surmontée d’un faux-col blanc.

« Vous arrivez bien tard, lui dit Ben.

– J'ai été retenu à l’hôpital.

– Y a-t-il quelque chose de nouveau !

– Non, rien d’extraordinaire. Un assez bon accident, toutefois.

– Qu'est-ce que c’est, monsieur ? demanda M. Pickwick.

– Un homme qui est tombé d’un quatrième étage, voilà tout. Mais c’est un cas superbe.

– Voulez-vous dire que le patient guérira probablement ?

– Non, répondit le nouveau venu d’un air d’indifférence, j’imagine plutôt qu’il en mourra ; mais il y aura une belle opération demain ; quel spectacle magnifique si c’est Slasher qui opère !

– Vous regardez donc M. Slasher comme un bon opérateur ?

– Le meilleur qui existe assurément. La semaine dernière, il a désarticulé la jambe d’un enfant, qui a mangé cinq pommes et un morceau de pain d’épice pendant l’opération. Mais ce n’est pas tout ; deux minutes après, le moutard a déclaré qu’il ne voulait pas rester là pour le roi de Prusse, et qu’il le dirait à sa mère si on ne commençait pas.

– Vous m’étonnez, s’écria M. Pickwick.

– Bah ! cela n’est rien ; n’est-il pas vrai, Bob ?

– Rien du tout, répliqua M. Sawyer.

– À propos, Bob, reprit Hopkins en jetant vers le visage attentif de M. Pickwick un coup d’œil à peine perceptible, nous avons eu un curieux accident la nuit dernière. On nous a amené un enfant qui avait avalé un collier.

– Avalé quoi, monsieur ? interrompit M. Pickwick.

– Un collier. Non pas tout à la fois, cela serait trop fort ; vous ne pourriez pas avaler cela, n’est-ce pas ? Hein ! monsieur Pickwick. Ha ! ha ! ha ! »

Ici M. Hopkins éclata de rire, enchanté de sa propre plaisanterie, puis il continua :

« Non, mais voici la chose. Les parents du bambin sont très-pauvres ; la sœur aînée achète un collier, un collier commun, des grosses boules de bois noir. L'enfant, qui aime beaucoup les joujoux, escamote le collier, le cache, joue avec, coupe le fil et avale une boule. Il trouve que c’est une fameuse farce ; il recommence le lendemain et avale une autre boule…

– Juste ciel ! interrompit M. Pickwick, quelle épouvantable chose ! Mais je vous demande pardon, monsieur ; continuez.

– Le lendemain, l’enfant avale deux boules. Le surlendemain, il se régale de trois, et ainsi de suite, si bien qu’en une semaine il avait expédié tout le collier, vingt-cinq boules en tout. La sœur, qui est une jeune fille économe, et qui ne dépense guère d’argent en parure, se dessèche les lacrymales à force de pleurer son collier ; elle le cherche partout, mais je n’ai pas besoin de vous dire qu’elle ne le trouve nulle part. Quelques jours après, la famille était à dîner… une épaule de mouton cuite au four avec des pommes de terre… l’enfant, qui n’avait pas faim, jouait dans la chambre. Voilà que l’on entend un bruit du diable, comme s’il était tombé de la grêle. « Ne fais pas ce bruit là, mon garçon, dit le père. – Ce n’est pas moi, répond le moutard. – C'est bon, dit le père ; ne le fais plus alors. » Il y eut un court silence, et le bruit recommença de plus belle. « Mon garçon, dit le père, si tu ne m’écoutes pas, tu te trouveras dans ton lit en moins de rien. » En même temps, il secoue l’enfant, pour lui faire mieux comprendre la chose, et voilà qu’il entend un cliquetis terrible. « Dieu me damne ! s’écrie-t-il, c’est dans le corps de mon fils ! Il a le croup dans le ventre ! – Non, non, papa » dit le moucheron en se mettant à pleurer. C'est le collier de ma sœur ; je l’ai avalé, papa. » Le père prend l’enfant dans ses bras et court avec lui à l’hôpital ; et, tout le long du chemin, les boules de bois retentissaient dans son estomac à chaque secousse ; et les boutiquiers cherchaient de tous les côtés d’où venait un si drôle de bruit. L'enfant est à l’hôpital maintenant ; et il fait tant de tapage en marchant, qu’on a été obligé de l’entortiller dans une houppelande de watchman, de peur qu’il n’éveille les autres malades.

« Voilà l’accident le plus extraordinaire dont j’aie jamais entendu parler ! s’écria M. Pickwick, en donnant sur la table un coup de poing emphatique.

– Oh ! cela n’est rien encore, rétorqua Jack Hopkins. N'est-ce pas, Bob ?

– Non, certainement.

– Je vous assure, monsieur, reprit Hopkins, qu’il arrive des choses singulières dans notre profession.

– Je le crois facilement, répondit M. Pickwick. »

Un nouveau coup de marteau frappé à la porte annonça un gros jeune homme, dont l’énorme tête était ombragée d’une perruque noire. Il amenait avec lui un jouvenceau engaîné dans une étroite redingote, et qui avait une physionomie scorbutique. Ensuite arriva un gentleman dont la chemise était semée de petites ancres rouges. Celui-ci fut suivi de près par un pâle garçon, décoré d’une lourde chaîne en chrysocale. L'entrée d’un individu maniéré, au linge parfaitement blanc, aux bottines de lasting, compléta la réunion. La petite table à la serge verte fut amenée ; le premier service de punch fut apporté dans un pot blanc, et les trois heures suivantes furent dévouées au vingt et un, à un demi penny la fiche. Une fois seulement cet agréable jeu fut interrompu par une légère difficulté qui s’éleva entre le jeune homme scorbutique et le gentleman aux ancres rouges. À cette occasion le premier exprima un brûlant désir de tirer le nez du second, et celui qui portait les emblèmes de l’espérance déclara qu’il n’entendait accepter, à titre gratuit, aucune insolence, ni de l’irascible jeune homme à la contenance scorbutique, ni de tout autre individu, orné d’une tête humaine.

Quand la dernière banque fut terminée, et lorsque le compte des fiches et des pence fut ajusté à la satisfaction de toutes les parties, M. Bob Sawyer sonna pour le souper, et ces convives se comprimèrent dans les coins, pendant qu’on servait le festin.

Ce n’était pas une opération aussi facile qu’on pourrait l’imaginer. D'abord il fut nécessaire d’éveiller la fille qui était tombée endormie sur la table de la cuisine. Cela prit un peu de temps, et même lorsqu’elle eut répondu à la sonnette, un autre quart-d’heure s’écoula avant qu’on pût exciter chez elle une faible étincelle de raison. D'autre part, l’homme à qui on avait demandé des huîtres, n’avait pas reçu l’ordre de les ouvrir ; or il est très-difficile d’ouvrir une huître avec un couteau de table, ou avec une fourchette à deux pointes ; aussi n’en put-on pas tirer grand parti. Le bœuf n’offrit guère plus de ressources, car il n’était pas assez cuit, et l’on en pouvait dire autant du jambon, quoiqu’il fût de la boutique allemande du coin de la rue. En revanche l’on possédait abondance de porter dans un broc d’étain, et il y avait assez de fromage pour contenter tout le monde, car il était très-fort. Au total le souper fut aussi bon qu’il l’est en général dans une réunion de ce genre.

Après souper, un autre bol de punch fut placé sur la table, avec un paquet de cigares et deux bouteilles d’eau-de-vie. Mais alors il y eut une pause pénible, occasionnée par une circonstance fort commune en pareille occasion et qui pourtant n’en est pas moins embarrassante.

Le fait est que la fille était occupée à laver les verres. L'établissement s’enorgueillissait d’en posséder quatre ; ce que nous ne rapportons nullement comme étant injurieux à Mme Raddle, car il n’y a jamais eu, jusqu’à présent, d’appartement garni où l’on ne fût pas à court de verres. Ceux de l’hôtesse étaient des petits gobelets, étroits et minces ; ceux qu’on avait empruntés à l’auberge voisine étaient de grands vases soufflés, hydropiques, portés, chacun, sur un gros pied goutteux. Ceci, de soi, aurait été suffisant pour avertir la compagnie de l’état réel des affaires ; mais la jeune servante factotum, pour empêcher la possibilité du doute à cet égard, s’était emparée violemment de tous les verres, longtemps avant que la bière fût finie, en déclarant hautement, malgré les clins d’œil et les interruptions de l’amphitryon, qu’elle allait les porter en bas pour les rincer.

C'est, dit le proverbe, un bien mauvais vent que celui qui ne souffle rien de bon pour personne. L'homme maniéré, aux bottines d’étoffe, s’était inutilement efforcé d’accoucher d’une plaisanterie durant la partie. Il remarqua l’occasion et la saisit aux cheveux. À l’instant où les verres disparurent, il commença une longue histoire, au sujet d’une réponse singulièrement heureuse, faite par un grand personnage politique, dont il avait oublié le nom, à un autre individu également noble et illustre, dont il n’avait jamais pu vérifier l’identité. Il s’étendit soigneusement et avec détail sur diverses circonstances accessoires, mais il ne put jamais venir à bout, dans ce moment, de se rappeler la réponse même, quoiqu’il eût l’habitude de raconter cette anecdote, avec grand succès, depuis dix années.

« Voilà qui est drôle ! s’écria l’homme maniéré, est-ce extraordinaire d’oublier ainsi !

– J'en suis fâché, dit Bob, en regardant avec anxiété vers la porte, car il croyait avoir entendu un froissement de verres, j’en suis très-fâché !

– Et moi aussi, répliqua le narrateur, parce que je suis sûr que cela vous aurait bien amusé. Mais ne vous chagrinez pas, d’ici à une demi-heure, ou environ, j’espère bien parvenir à m’en souvenir. »

L'homme maniéré en était là, lorsque les verres revinrent ; et M. Bob Sawyer qui jusqu’alors était resté comme absorbé lui dit en souriant gracieusement, qu’il serait enchanté d’entendre la fin de son histoire, et que, telle qu’elle était, c’était la meilleure qu’il eût jamais ouï raconter.

En effet, la vue des verres avait replacé notre ami Bob dans un état d’équanimité qu’il n’avait pas connu depuis son entrevue avec l’hôtesse. Son visage s’était éclairci, et il commençait à se sentir tout à fait à son aise.

« Maintenant, Betsy, dit-il avec une grande suavité, en dispersant le petit rassemblement de verres que la jeune fille avait concentré au milieu de la table ; maintenant, Betsy de l’eau chaude, et dépêchez-vous, comme une brave fille. »

– Vous ne pouvez pas avoir d’eau chaude, répliqua Betsy.

– Pas d’eau chaude ! s’écria Bob.

– Non, reprit la servante avec un hochement de tête plus négatif que n’aurait pu l’être le langage le plus verbeux, madame a dit que vous n’en auriez point. »

La surprise qui se peignait sur le visage des invités inspira un nouveau courage à l’amphitryon.

« Apportez de l’eau chaude sur-le-champ, sur-le-champ ! dit-il avec le calme du désespoir.

– Mais je ne peux pas ! Mme Raddle a éteint le feu et enfermé la bouilloire avant d’aller se coucher.

– Oh ! c’est égal, c’est égal, ne vous tourmentez pas pour si peu, dit M. Pickwick, en remarquant le tumulte des passions qui agitaient la physionomie de Bob Sawyer, de l’eau froide sera tout aussi bonne.

– Oui, certainement, ajouta Benjamin Allen.

– Mon hôtesse est sujette à de légères attaques de dérangement mental, dit Bob avec un sourire glacé. Je crains d’être obligé de lui donner congé.

– Non, non, fit Benjamin.

– Je crains d’y être obligé, poursuivit Bob, avec une fermeté héroïque. Je lui payerai ce que je lui dois, et je lui donnerai congé ce matin. »

Pauvre garçon ! avec quelle dévotion il souhaitait de pouvoir le faire !

Les lamentables efforts de Bob pour se relever de ce dernier coup, communiquèrent leur influence décourageante à la compagnie. La plupart de ses hôtes, pour ranimer leurs esprits, s’attachèrent avec un surcroît de cordialité au grog froid, dont les premiers effets se firent sentir par un renouvellement d’hostilités entre le jeune homme scorbutique et le propriétaire de la chemise pleine d’espoir. Les belligérants signalèrent pendant quelque temps leur mépris mutuel par une variété de froncements de sourcil et de reniflements ; mais à la fin, le jeune scorbutique sentit qu’il était nécessaire de provoquer un éclaircissement. On va voir comment il s’y prit pour cela.

« Sawyer, dit-il d’une voix retentissante.

– Eh bien, Noddy, répondit l’amphitryon.

– Je serais très-fâché, Sawyer, d’occasionner le moindre désagrément à la table d’un ami, et surtout à la vôtre, mon cher ; mais je me crois obligé de saisir cette occasion d’informer M. Gunter qu’il n’est pas un gentleman.

– Et moi, Sawyer, reprit M. Gunter, je serais très-fâché d’occasionner le moindre vacarme dans la rue que vous habitez, mais j’ai peur d’être obligé d’alarmer les voisins, en jetant par la fenêtre la personne qui vient de parler.

– Qu'est-ce que vous entendez par là, monsieur, demanda M. Noddy ?

– J'entends ce que j’ai dit, monsieur.

– Je voudrais bien voir cela, monsieur !

– Vous allez le sentir dans une minute, monsieur.

– Je vous serai obligé de me donner votre carte, monsieur.

– Je n’en ferai rien, monsieur.

– Pourquoi pas, monsieur ?

– Parce que vous la placeriez à votre glace, pour faire croire que vous avez reçu la visite d’un gentleman.

– Monsieur, un de mes amis ira vous parler demain matin.

– Je vous suis très-obligé de m’en prévenir, monsieur ; j’aurai soin de dire au domestique d’enfermer l’argenterie. »

En cet endroit du dialogue, les assistants s’interposèrent et représentèrent aux deux parties l’inconvenance de leur conduite. En conséquence, M. Noddy déclara que son père était aussi respectable que le père de M. Gunter. À quoi M. Gunter rétorqua que son père était tout aussi respectable que le père de M. Noddy, et que, tous les jours de la semaine, le fils de son père valait bien M. Noddy. Comme cette déclaration semblait préluder au renouvellement de la dispute, il y eut une autre intervention de la part de la compagnie ; il s’en suivit une vaste quantité de paroles et de cris, pendant lesquels M. Noddy se laissa vaincre graduellement par son émotion, et protesta qu’il avait toujours professé pour M. Gunter un attachement et un dévouement sans bornes. À cela, M. Gunter répliqua, qu’au total, il préférait peut-être M. Noddy à son propre frère. En entendant cette déclaration, M. Noddy se leva avec magnanimité, et tendit la main à M. Gunter ; M. Gunter la secoua avec une ferveur touchante, et chacun convint que toute cette discussion avait été conduite d’une manière grandement honorable pour les deux parties belligérantes.

« Maintenant, Bob, pour vous remettre à flot, dit M. Jack Hopkins, je ne demande pas mieux que de chanter une chanson. » Cette proposition ayant été accueillie par des applaudissements tumultueux, Hopkins se plongea immédiatement dans God save the King, qu’il chanta de toutes ses forces sur un nouvel air composé de la Baie de Biscaye et de Une grenouille volait. Le refrain était l’essence de la chanson, et comme chaque gentleman le chantait en chœur, sur l’air qu’il savait le mieux, l’effet en était réellement saisissant.

À la fin du chœur du premier couplet, M. Pickwick leva la main pour réclamer l’attention des assistants, et dit, aussitôt que la tranquillité fut rétablie :

« Chut ! je vous demande pardon, mais il me semble que j’entends appeler là-haut. »

Un profond silence se fit, et l’on remarqua que M. Bob Sawyer pâlissait.

« Je crois que j’entends encore le même bruit, poursuivit M. Pickwick. Ayez la bonté d’ouvrir la porte. »

À peine la porte fut-elle ouverte que toute espèce de doute se trouva dissipé.

« M. Sawyer ! M. Sawyer ! criait une voix au second étage.

– C'est mon hôtesse, dit Bob en regardant ses invités avec angoisse. Oui, Mme Raddle.

– Qu'est-ce que cela signifie, M. Sawyer ? répéta la voix avec une aigre rapidité. C'est donc pas assez de m’escroquer mon loyer et l’argent que j’ai payé pour vous de ma poche, et de me faire insulter par vos amis, qui ont le front de s’appeler des hommes, il faut encore que vous fassiez un sabbat capable d’attirer les pompiers et de faire tomber la maison par les fenêtres, et ça à deux heures du matin. Renvoyez-moi ces gens-là !

– Vous devriez mourir de honte, ajouta la voix de M. Raddle, laquelle paraissait sortir de dessous quelques couvertures lointaines.

– Mourir de honte, certainement, répéta sa douce moitié. Mais vous, poule mouillée que vous êtes, pourquoi n’allez vous pas les rouler en bas des escaliers ? Voilà ce que vous feriez si vous étiez un homme.

– Voilà ce que je ferais, si j’étais une douzaine d’hommes, ma chère, répliqua pacifiquement le mari. Dans ce moment ici, ils ont un peu trop l’avantage du nombre sur moi.

– Hou ! le poltron, rétorqua Mme Raddle avec un mépris suprême. M. Sawyer, voulez-vous renvoyer ces gens, oui ou non ?

– Ils s’en vont, Mme Raddle, ils s’en vont, dit le misérable Bob. Je crois que vous feriez mieux de vous en aller, ajouta-t-il à ses amis, je pensais effectivement que vous faisiez trop de bruit.

– C'est bien malheureux, fit observer l’homme maniéré, juste au moment où nous devenions si confortables ! (Le fait est qu’il venait de retrouver un souvenir confus de son histoire.) C'est difficile à digérer, continua-t-il en regardant autour de lui, c’est difficile à digérer, hein !

– Il ne faut pas endurer cela, répliqua Hopkins. Chantons l’autre couplet, Bob, allons !

– Non, non, Jack, ne chantez pas ! s’empressa de dire le triste amphitryon. C'est une superbe chanson, mais je crois que nous ferons mieux d’en rester là. Les gens de cette maison sont très-violents, excessivement violents.

– Voulez-vous que je monte en haut et que j’entreprenne le propriétaire ? dit Hopkins, ou que je carillonne à la sonnette, ou que j’aille aboyer sur l’escalier ? Disposez de moi, Bob.

– Je suis bien obligé à votre amitié et à votre bon naturel, répondit le malheureux Bob, mais je crois que le meilleur plan, pour éviter toute dispute, est de nous séparer sur-le-champ.

– Eh bien ! M. Sawyer, cria la voix aiguë de Mme Raddle, s’en vont-ils, ces brigands ?

– Ils cherchent leurs chapeaux, Mme Raddle ; ils s’en vont à la minute.

– C'est heureux ! s’écria Mme Raddle en allongeant son bonnet de nuit par-dessus la rampe, juste au moment où M. Pickwick, suivi de M. Tupman, sortait de la chambre. C'est heureux ! Ils auraient pu se dispenser de venir.

– Ma chère dame, dit M. Pickwick en levant la tête…

– Allez-vous-en, vieux farceur ! rétorqua Mme Raddle, en ôtant précipitamment son bonnet de nuit. Assez vieux pour être son grand-père, le débauché ! Vous êtes le pire de tous. »

M. Pickwick reconnut qu’il était inutile de protester de son innocence. Il descendit donc rapidement l’escalier, et fut rejoint dans la rue par MM. Tupman, Winkle et Snodgrass. M. Ben Allen, qui était affreusement contristé par l’eau-de-vie et par l’agitation de cette scène, les accompagna jusqu’au pont de Londres, et le long du chemin confia à M. Winkle, comme à une personne singulièrement digne de sa confidence, qu’il était décidé à couper la gorge de tout gentleman, autre que M. Bob Sawyer, qui oserait aspirer à l’affection de sa sœur Arabelle. Ayant exprimé sa détermination d’exécuter avec une fermeté convenable ce pénible devoir fraternel, il fondit en larmes, enfonça son chapeau sur ses yeux, et reprenant son chemin le mieux possible, il s’arrêta devant la porte du marché du Borough. Là, jusqu’au point du jour, il s’occupa à frapper à coups redoublés et à faire alternativement de petits sommes sur les marches de pierre, dans la ferme persuasion qu’il était devant sa porte, et qu’il en avait oublié la clef.

Les invités étant ainsi partis, grâce à la requête assez pressante de Mme Raddle, l’infortuné Bob se trouva libre de méditer sur les événements probables du lendemain et sur les plaisirs de la soirée.

Chapitre IV. M. Weller senior profère quelques opinions critiques concernant les compositions littéraires ; puis avec l’assistance de son fils Samuel, il s’acquitte d’une partie de sa dette envers le révérend gentleman au nez rouge. §

Le 13 février, comme le savent aussi bien que nous les lecteurs de cette authentique narration, était la veille du jour désigné pour le jugement de l’action intentée par Mme Bardell. Ce fut une journée fatigante pour Samuel Weller, qui fut occupé sans interruption, depuis 9 heures du matin jusqu’à 2 heures de l’après-midi, inclusivement, à voyager de l’hôtel de M. Pickwick au cabinet de M. Perker, et réciproquement ; non pas qu’il y eût la moindre chose à faire, car les consultations avaient eu lieu, et l’on avait définitivement arrêté la marche qui devait être suivie, mais M. Pickwick se trouvant dans un état d’excitation excessive, persistait à envoyer constamment à son avoué de petites notes contenant seulement cette demande : Cher Perker, tout marche-t-il bien ? – À quoi M. Perker répondait invariablement : Cher Pickwick, aussi bien que possible. Le fait est, comme nous l’avons déjà fait entendre, que rien ne pouvait marcher, soit bien, soit mal, jusqu’à l’audience du jour subséquent. Mais on doit passer aux gens qui vont volontairement devant un tribunal, ou qui y sont traînés forcément pour la première fois, l’irritation temporaire et l’anxiété dont ils sont atteints. Sam n’ignorait pas cela, il savait se prêter philosophiquement aux faiblesses de la nature humaine ; aussi exécuta-t-il toutes les fantaisies de son maître, avec cette bonne humeur imperturbable qui formait l’un des traits les plus frappants et les plus aimables de son caractère.

Il s’était réconforté avec un petit dîner fort agréable, et attendait à la buvette la chaude mixture que M. Pickwick l’avait engagé à prendre pour noyer les fatigues de ses promenades matinales, lorsqu’un jeune garçon, dont la casquette à poil, la jaquette de flanelle et toute la tournure, annonçaient qu’il avait la louable ambition d’atteindre un jour la dignité de palefrenier, entra dans le passage du George et Vautour, et regarda d’abord sur l’escalier, ensuite le long du corridor puis enfin dans la buvette, comme s’il avait cherché quelqu’un pour qui il aurait eu une commission.

La demoiselle de comptoir ne considérant pas comme improbable que ladite commission eût pour objet l’argenterie de l’établissement, accosta en ces termes l’indiscret personnage :

« Eh bien ! jeune homme, qu’est-ce que vous voulez ?

– Y a-t-il ici quettes un appelé Sam ? répondit le gamin d’une voix de fausset.

– Et l’aut’ nom ? demanda Sam en se retournant.

– Est-ce que j’sais, moi, rétorqua vivement le jeune gentleman à la casquette velue.

– Vous avez l’air joliment fin, mon p'tit, mais à vot’ place, je ne ferais pas trop voir ma finesse ici, on pourrait vouloir vous l’émousser. Qu'est-ce que ça veut dire de venir dans un hôtel, demander après Sam, avec autant de politesse qu’un sauvage indien ?

– Parce qu’ i' y a un vieux qui me l’a dit.

– Quel vieux ? demanda Sam avec un profond dédain.

– Celui-là qui conduit la voiture d’Ipswick et qui remise à not’ auberge. Il m’a dit hier matin de venir c’t’ après-midi au George et Vautour, et de demander Sam.

– C'est mon auteur, ma chère, dit Sam, en se tournant d’un air explicatif vers la demoiselle de comptoir. Dieu me bénisse s’il sait mon autre nom ! Eh bien ! jeune chou frisé, qu’est-ce qu’il y a encore ?

– Y a qu’i' dit que vous veniez chez nous à six heures, parce qu’i' veut vous voir, à l’Ours Bleu, près du marché de Leadenhall. J'y dirai-t-i' que vous viendrez ?

– Oui, monsieur, répliqua Sam avec une exquise politesse ; vous pouvez vous aventurer à dire cela. »

Ayant reçu ces pleins pouvoirs, le jeune gentleman s’éloigna, éveillant en chemin tous les échos de George Yard, par des imitations singulièrement sonores et correctes du sifflet d’un bouvier.

Sam obtint facilement un congé de M. Pickwick, car dans l’état d’excitation et de mécontentement où se trouvait notre philosophe, il n’était pas fâché de demeurer seul. Sam se mit donc en route, longtemps avant l’heure indiquée, et ayant du temps à revendre, s’en alla tout en flânant jusqu’à Mansion-House41. Là, il s’arrêta et s’occupa à contempler, avec un calme philosophique, les nombreux cabriolets et les innombrables voitures de toute espèce qui stationnent aux environs, à la grande terreur et confusion des vieilles femmes du royaume uni de Grande-Bretagne et d’Irlande. Ayant musé dans cet endroit pendant une demi-heure, Sam se remit en route, et se dirigea vers le marché de Leadenhall, à travers une multitude de ruelles et de cours. Comme il travaillait à perdre son temps, et s’arrêtait devant presque tous les objets qui frappaient sa vue, on ne doit nullement s’étonner de ce qu’il fit une pose devant la demeure d’un petit papetier ; mais ce qui sans autre explication paraîtrait surprenant, c’est qu’à peine ses yeux s’étaient-ils arrêtés sur certaines peintures exposées aux vitres de la boutique, qu’il tressaillit violemment, frappa énergiquement de sa main droite sur sa cuisse, et s’écria avec grande véhémence : « Ma foi, j’aurais oublié de lui en envoyer un ! Je ne me serais pas rappelé que c’est demain la Saint-Valentin !42 »

Le dessin colorié sur lequel s’étaient arrêtés les yeux de Sam, tandis qu’il parlait ainsi, représentait deux cœurs humains, hauts en couleur, fixés ensemble par une flèche, et qui cuisaient devant un feu ardent. Un couple de cannibales, mâle et femelle, en costume moderne (le gentleman vêtu d’un habit bleu et d’un pantalon blanc, la dame d’une pelisse rouge avec un parasol pareil), s’avançaient vers ce rôti, d’un air affamé et par un sentier couvert d’un sable fin. Un petit garçon fort immodeste (car il n’avait pour tout vêtement qu’une paire d’ailes), surveillait la cuisine. Dans le fond on distinguait le clocher de l’église de Langham ; bref, cela représentait une de ces lettres d’amour qu’on nomme un Valentin43. Il s’en trouvait dans la boutique un vaste assortiment, comme l’annonçait une inscription manuscrite collée au carreau, et le papetier s’engageait à les livrer à ses concitoyens au prix modéré d’un shilling six pence.

« Eh bien ! je n’aurais jamais songé à lui en envoyer un, » répéta Sam ; et en parlant ainsi, il entra tout droit dans la boutique, et demanda une feuille du plus beau papier à lettre doré sur tranche, ainsi qu’une plume taillée dur et garantie pour ne pas cracher. Ayant obtenu promptement ces objets, il se remit en route d’un bon pas, fort différent de l’allure nonchalante qu’il avait auparavant. Arrivé près du marché de Leadenhall, il regarda autour de lui, et vit une enseigne sur laquelle le peintre avait dessiné quelque chose qui ressemblait à un éléphant bleu de ciel, avec un nez aquilin au lieu de trompe. Conjecturant judicieusement que c’était l’Ours Bleu en personne, Sam entra dans la maison, et demanda l’auteur de ses jours.

« Il ne sera pas ici avant trois quarts d’heure, au plus tôt, répondit la jeune lady qui dirigeait les arrangements domestiques de l’Ours Bleu.

– Très-bien, ma chère, répliqua Sam. Faites-moi donner pour neuf pence d’eau-de-vie, avec de l’eau chaude, et l’encrier s’il vous plaît, miss. »

L'eau-de-vie et l’eau chaude avec l’encrier ayant été apportés dans le petit parloir, la jeune lady aplatit soigneusement le charbon de terre pour l’empêcher de flamber, et emporta le fourgon pour ôter toute possibilité d’attiser le feu, sans avoir obtenu préalablement le consentement et la participation de l’Ours Bleu. Pendant ce temps, Sam, assis dans une stalle, près du poële, tirait de sa poche la feuille de papier doré et la plume au bec dur, examinait soigneusement la fente de celle-ci, pour voir s’il ne s’y trouvait point de poil, époussetait la table, de peur qu’il n’y eût des miettes de pain sous son papier, relevait les parements de son habit, étalait ses coudes, et se préparait à écrire.

Écrire une lettre n’est pas la chose du monde la plus facile, pour les ladies et les gentlemen qui ne se dévouent pas habituellement à la science de la calligraphie. Dans des cas semblables, l’écrivain a toujours considéré comme nécessaire d’incliner sa tête sur son bras gauche, de manière à placer ses yeux, autant que possible, au même niveau que son papier, et, tout en considérant de côté les lettres qu’il construit, de former avec sa langue des caractères imaginaires pour y correspondre. Or, quoique ces mouvements favorisent incontestablement la composition, ils retardent quelque peu les progrès de l’écrivain. Aussi y avait-il plus d’une heure et demie que Sam s’appliquait à écrire, en caractères menus, effaçant avec son petit doigt les mauvaises lettres, pour en mettre d’autres à la place, et repassant plusieurs fois sur celles-ci, afin de les rendre lisibles, lorsqu’il fut rappelé à lui-même, par l’entrée du respectable M. Weller.

« Eh ben ! Sammy, dit le père.

– Eh bien ! Bleu de Prusse, répondit le fils, en déposant sa plume. Que dit le dernier bulletin de la santé de belle-mère ?

– Mme Weller a passé une bonne nuit ; mais elle est d’une humeur joliment massacrante ce matin. Signé z'avec serment Tony Weller, squire. Voilà le dernier bulletin, Sammy, répliqua M. Weller en dénouant son châle.

– Ça ne va donc pas mieux ?

– Tous les symptômes aggravés, dit le père en hochant la tête. Mais qu’est-ce que vous faites donc là Sammy ? Instruction primaire, hein ?

– J'ai fini maintenant, répondit Sam avec un léger embarras ; j’étais en train d’écrire.

– Je le vois bien, pas à une jeune femme, j’espère ?

– Ma foi, ça ne sert à rien de dissimuler, c’est un Valentin.

– Un quoi ? s’écria le père, que le son de ces mots semblait frapper d’horreur.

– Un Valentin.

– Samivel, Samivel ! reprit le père d’un ton plein de reproches, je n’aurais pas cru cela de toi, après l’exemple que tu as eu des penchants vicieux de ton père, après tout ce que je t’ai raisonné sur ce sujet ici, après avoir vécu toi-même avec ta belle-mère, qu’est une leçon morale qu’un homme ne doit pas oublier, jusqu’à la fin de ses jours ; je ne pensais pas que tu aurais fait cela, Samivel, non, je ne l’aurais pas cru ! »

Ces réflexions étaient trop pénibles pour l’infortuné père ; il porta le verre de Sam à ses lèvres, et en but le contenu, tout d’un trait.

« Comment ça va-t-il maintenant ? lui demanda son fils.

– Ah ! Sammy, ça sera une furieuse épreuve de voir ça à mon âge ! Heureusement que je suis passablement coriace, et c’est une consolation, comme disait le vieux dindon, quand le fermier l’avertit qu’il était obligé de le tuer pour le porter au marché.

– Qu'est-ce qui sera une épreuve ?

– De te voir marié, Sammy ; de te voir comme une victime abusée, qui s’imagine que tout est rose. C'est une épreuve effroyable pour les sentiments d’un père, Sammy !

– Bêtises ! je ne suis pas pour me marier ; ne vous vexez pas pour cela. Demandez plutôt votre pipe, je m’en vas vous lire ma lettre ; là ! »

Nous ne saurions dire positivement si le chagrin de M. Weller fut calmé par la perspective de sa pipe ou par la pensée qu’il y avait dans sa famille une propension fatale au mariage, contre laquelle il était inutile de vouloir lutter. Nous sommes porté à croire que cet heureux résultat fut atteint à la fois par ces deux sources combinées de consolation, car il répéta fréquemment la seconde à voix basse, pendant qu’il sonnait pour se faire apporter la première. Ensuite il se débarrassa de sa houppelande, alluma sa pipe, et se plaça le dos au feu, de manière à en recevoir toute la chaleur et à s’appuyer en même temps sur le manteau de la cheminée ; puis il tourna vers Sam son visage notablement adouci par la bénigne influence du tabac, et l’engagea à démarrer.

Sam plongea sa plume dans l’encre pour être prêt à faire des corrections, et commença d’un air théâtral.

« Aimable… »

« Halte ! dit M. Weller en tirant la sonnette. Un double verre de l’invariable, ma chère.

– Très-bien, monsieur, répondit la jeune fille ; et avec une singulière prestesse elle disparut, revint et redisparut.

– Ils ont l’air de connaître vos idées, ici, fit observer Sam.

– Oui, répondit son père ; j’y ai z'été qué'que fois dans ma vie. Allons Sam. »

« Aimable créature… »

« Est-ce que c’est des verses ?

– Non, non.

– Tant mieux. Les verses, ce n’est pas naturel. I' n’y a pas un homme qui parle en verses, excepté la circulaire du bedeau, le jour des étrennes, les annonces du cirage de Warren, ou l’huile de Macassar, ou qué'que gens de ce poil-là. Ne te laisse jamais aller à parler en verses, mon garçon, c’est trop commun ! Recommence-moi un peu ça, Sammy. »

Cela dit, M. Weller reprit sa pipe avec une solennité d’Aristarque, et Sam, recommençant pour la troisième fois, lut ainsi qu’il suit :

« Aimable créature, je sens que mon cœur est bigrement… »

« Cela n’est pas convenable, interrompit M. Weller, en ôtant sa pipe de sa bouche.

– Non, ça n’est pas bigrement, dit Sam, en tournant la lettre plus au jour. C'est joliment ; il y a un pâté là. Je sens que mon cœur est joliment tonteux.

– Très-bien, marchez.

– Est joliment tonteux et sir… J'ai oublié le mot qu’il y a là, dit Sam, en se grattant l’oreille avec sa plume.

– Pourquoi ne le regardes-tu pas alors ?

– C'est ce que je fais, mais il y a un autre pâté. Il y a un s et un i et un r.

– Circonscrit, peut-être ? suggéra M. Weller.

– Non ce n’est pas cela. Sirconvenu voilà.

– Ça n’est pas un aussi beau mot que circonscrit, dit M. Weller gravement.

– Vous croyez ?

– Sûr et certain.

– Vous ne trouvez pas que ça dit plus de choses ?

– Eh ! Eh ! fit M. Weller après un moment de réflexion. C'est peut-être un mot plus tendre. Va toujours, Sammy. »

« – Mon cœur est joliment tonteux et sirconvenu quant je me rat pelle de vous, car vous ête un joli brain de fille, et je voudrais bien qu’on vint me dire le contraire… »

« Voilà une belle pensée, dit M. Weller, en ôtant sa pipe, pour laisser sortir cette remarque.

– Oui, je crois qu’elle n’est pas mauvaise, répondit son fils, singulièrement flatté.

– Ce que j’aime dans ton style, c’est que tu ne donnes pas un tas de noms aux gens ; tu n’y mets pas de Vénus, ni d’autres machines de ce genre-là. À quoi sert d’appeler une jeune femme une Vénus ou un ange, Sammy ?

– Ah ! oui, à quoi bon !

– Pourquoi ne pas l’appeler tout de suite griffon ou licorne, qu’est bien connu pour être des animaux métaphysiques.

– Ça vaudrait tout autant.

– Roulez toujours, Sammy. »

Sam obéit, et continua à lire, tandis que son père continuait à fumer, avec une physionomie de sagesse et de contentement tout à fait édifiante.

« – Avent de vous havoir vu je pansais que toute les fames fucent pareils… »

« Elles le sont, » fit observer M. Weller, entre parenthèses.

« Mai maintenant je vois quel fichu bêtte de corps nid chond j’ai zété, car il nid a pas dent tout le monde une pèrresone come vous quoi que je vous ême come tout ! »

« J'ai pensé que je ferais bien de mettre cela un peu fort, » dit Sam en levant la tête.

M. Weller fit un signe approbatif, et son fils poursuivit :

« In scie je prrends le privilaije du jour, ma chair Mary, come dit le genman dent l’embarrat, qui ne sortais que la nuit pour vous dire que la 1e et leunnuque foie que je vous et vu vot porterait et aimprimé dent mont cueur en couleur ben pus vive et ben pus vitte qu’y ni a jamet eu dé portret fait par la machinne à porfil (don vous avet peu taître entendu parler ma chair Mary) qui fabrique le porttrait et met le quadre avec un annot ô boue pour la crocher en 2 minutes un cart. »

« J'ai peur que ça ne frise le poétique, fit observer M. Weller d’un air dubitatif.

– Pas du tout, » répondit Sam, en recommençant promptement à lire pour éviter toute discussion.

« Acceptez moi Mary ma chair pour votre Valentin et panset a se que je vous et dit. Ma chair Mary je vais conclure maintenan. – Voilà tout. »

« Ça s’arrête un peu court, il me semble, Sammy.

– Pas du tout. Elle souhaitera qu’il y en ait plus long ; et voilà le grand art d’écrire des lettres !

– Eh ! ben, i' y a qué'que chose là dedans. Je voudrais seulement que ta belle-mère conduise sa conversation sur ce principe ici. Est-ce que vous n’allez pas signer ?

– C'est la difficulté, ça. Je ne sais pas ce que je vas signer.

– Signe : Weller, dit le vieux propriétaire de ce nom.

– Ça n’ira pas : il ne faut jamais signer un Valentin avec son propre nom.

– Signe : Pickwick alors, c’est un très-bon nom et facile à épeler.

– Voilà l’affaire. Si je finissais par des verses, hein ?

– Je n’aime pas ça, mon garçon ; je n’ai jamais connu un respectable cocher qu’a écrit de la poésie, excepté un qu’a fait un morceau de verses attendrissant, le jour avant qu’il a été pendu, pour un vol de grand chemin, et encore c’était seulement un homme de Cambervell. Ainsi ça ne compte pas. »

Cependant Sam ne put être dissuadé de l’idée poétique qui lui était survenue, il signa donc sa lettre ainsi qu’il suit :

L'amour me pique,

Piquewique.

Ayant ensuite fermé son épître d’une manière très-compliquée, il y mit obliquement l’adresse :

Miss Mary fam de chambre ché monsieur Nupkins mère à Ipswick Suffolk. Puis après l’avoir cachetée il la fourra dans sa poche, toute prête pour la poste.

Cette importante affaire étant terminée, M. Weller senior commença à développer celle pour laquelle il avait convoqué son héritier.

« La première histoire regarde ton gouverneur, Sammy, lui dit-il. Il va être jugé demain, n’est-il pas vrai ?

– Sûr comme ache.

– Eh bien ! je suppose qu’il aura besoin de qué'ques témoins pour jurer ses mœurs, ou bien peut-être pour prouver un allébi. J'ai retourné tout cela dans ma tête, et y peut se tranquilliser, Sammy. J'ai ramassé qué'ques amis qui feront son affaire, pour les deux choses. Mais voilà mon avis à moi. Vous inquiétez pas des mœurs, et raccrochez vous à l’allébi. Rien comme un allébi, Sammy, rien. »

Ayant délivré cette opinion légale d’un air singulièrement profond, M. Weller ensevelit son nez dans son verre, et fit par-dessus le bord de rapides clins d’œil à son fils étonné.

« Qu'est-ce que vous voulez dire ? demanda celui-ci. Est-ce que vous vous imaginez qu’il va passer en cour d’assises ?

– Ça ne fait rien à l’affaire, Sammy. N'importe où ce qui sera jugé, mon garçon ; un allébi voilà la chose. Nous avons sauvé Tom Wildspark d’un meurtre, avec un allébi, quand toutes les grosses perruques disaient que rien ne pouvait le tirer d’affaire. Et vois-tu, Sammy, mon opinion est que si ton gouverneur ne prouve pas un allébi, il se trouvera couronné des deux jambes. »

Comme M. Weller entretenait la conviction ferme et inaltérable que le Old Bailey était la cour suprême de judicature de l’Angleterre, et que ses formes de procédure réglaient toutes les autres cours de justice sans exception, il n’écouta en aucune manière les assurances et les arguments de son fils pour lui prouver que l’alibi était inadmissible ; mais il continua à protester avec véhémence que M. Pickwick allait être victimisé. Trouvant qu’il était inutile de discuter davantage cette matière, Sam changea de sujet, et demanda quel était le second topique, sur lequel son vénérable parent désirait le consulter.

« C'est un point de politique domestique, Sammy, répondit celui-ci. Tu sais bien ce Stiggins ?

– L'homme au nez rouge ?

– Le même. Cet homme au nez rouge, Sammy, visite ta belle-mère avec une bonté et une constance comme je n’en ai jamais vu. Il aime tant notre famille que, quand il s’en va, il ne peut pas être confortable, à moins qu’il n’emporte qué'que chose pour se souvenir de nous.

– Et si j’étais que de vous, interrompit Sam, je lui donnerais qué'que chose qu’il s’en souviendrait pendant dix ans.

– Une minute : j’allais te dire qu’à présent il apporte toujours une bouteille plate, qui tient à peu près une pinte et demie, et qu’avant de s’en aller il la remplit soigneusement avec notre rhum.

– Et il la vide toujours avant de revenir, je suppose ?

– Juste, il n’y laisse rien que le bouchon et l’odeur. Fie-toi à lui pour cela, Sammy. Maintenant, mon garçon, ces gaillards ici vont tenir ce soir l’assemblée mensuelle de la branche de Brick-Lane de la grande union Ebenezer, à l’association de Tempérance. Ta belle-mère était pour y aller, Sammy, mais elle a attrapé le rhumatique, et elle ne peut pas ; et moi j’ai attrapé les deux billets qu’on y avait envoyés. »

M. Weller communiqua ce secret avec une immense jouissance, et ensuite se mit à cligner de l’œil, si infatigablement que Sam commença à penser qu’il avait le tic douloureux dans la paupière droite.

« Eh bien ! dit le jeune gentleman.

– Eh bien ! continua son père en regardant avec précaution autour de lui, nous irons ensemble, ponctuels à l’heure, Sammy. Le substitut du berger ne le sera pas ! Le substitut du berger ne le sera pas ! »

Ici M. Weller fut saisi d’un paroxysme de ricanement qui s’approcha graduellement de la suffocation, autant que cela se peut chez un vieux gentleman, sans amener d’accident. Pendant ce temps, Sam frottait le dos de son père, assez vivement pour l’enflammer par la friction, s’il eût été un peu plus sec.

« Vraiment, dit-il, je n’ai jamais vu un vieux revenant comme ça de mes jours, ni de ma vie. Qu'est-ce que vous avez donc à rire, corpulence ?

– Chut ! Sammy, répondit M. Weller, en regardant autour de lui, avec encore plus de défiance, et en parlant à voix basse. Deux de mes amis, qui travaillent sur la route d’Oxford, et qu’est fameux pour toutes sortes de farces, ont pris le substitut du berger à la remorque, et quand il viendra à la grande union Ebenezer (ce qu’il est bien sûr de faire, car ils le reconduiront jusqu’à la porte, et ils le feront monter, bon gré malgré, si c’est nécessaire), il sera embourbé dans le rhum aussi fort qu’il l’a jamais été au marquis de Granby, et c’est pas peu dire. »

Ici, M. Weller recommença à rire immodérément, et en conséquence retomba sur nouveaux frais dans un état de suffocation partielle.

Rien ne pouvait mieux s’accorder avec les idées de Sam que le projet de démasquer les penchants et les qualités réelles de l’homme au nez rouge. L'heure désignée pour la réunion approchant, le père et le fils se dirigèrent immédiatement vers Brick-Lane, et pendant le chemin Sam n’oublia pas de jeter sa lettre à la poste.

L'assemblée mensuelle de la branche de l’Association de Tempérance de Brick-Lane, embranchement de la grande union Ebenezer, se tenait dans une vaste chambre, située d’une manière agréable et aérée au sommet d’une échelle sûre et commode. Le président était le juste M. Anthony Humm, pompier converti, maintenant maître d’école, et occasionnellement prédicant-voyageur. Le secrétaire était M. Jonas Mudge, garçon chandelier, vase d’enthousiasme et de désintéressement, qui vendait du thé aux membres de l’association. Préalablement au commencement des opérations, les dames étaient assises sur des tabourets et buvaient du thé, aussi longtemps qu’elles croyaient pouvoir le faire, tandis qu’une large tirelire de bois était placée en évidence sur le tapis vert du bureau, derrière lequel le secrétaire se tenait debout, reconnaissant par un gracieux sourire, chaque addition à la riche veine de cuivre que la botte renfermait dans ses flancs.

Dans la présente occasion, les dames commencèrent par boire une quantité de thé presque alarmante, à la grande horreur de M. Weller qui, méprisant les signes de Sam, promenait autour de lui des regards où pouvaient se lire, avec facilité, son étonnement et son mépris.

« Sammy, murmura-t-il à son fils, si qué'ques uns de ces gens ici n’ont pas besoin d’être opérés pour l’hydropisie, demain matin, je ne suis pas ton père ! Vois-tu cette vieille lady, assise auprès de moi ? elle se noie avec du thé.

– Est-ce que vous ne pouvez pas vous tenir tranquille ? chuchota Sam.

– Sammy, reprit M. Weller au bout d’un moment et avec un accent d’agitation profonde, fais attention à ce que je te dis, mon garçon ; si ce secrétaire continue encore cinq minutes, il va crever à force d’avaler des rôties et de l’eau chaude.

– Eh bien ! laissez-le, si ça lui fait plaisir. Ce n’est pas votre affaire.

– Si ça dure plus longtemps, Sammy, poursuivit M. Weller à voix basse, je sens que c’est mon devoir comme homme et comme chrétien, de me lever et d’adresser qué'ques paroles au président. Il y a là une jeune femme, au troisième tabouret, qui a bu neuf tasses et demie ; je la vois qui gonfle visiblement à l’œil nu. »

Il n’y a nul doute que M. Weller eût exécuté ses bienveillantes intentions, si un grand bruit, occasionné par le choc des tasses, n’avait pas heureusement annoncé que le thé était terminé. La faïence ayant été enlevée et la table à la serge verte apportée au centre de la chambre, les opérations de la soirée furent entamées par un petit homme chauve, en culotte de velours de coton, qui grimpa soudainement à l’échelle, au hasard imminent de briser ses jambes maigrelettes.

« Ladies et gentlemen, dit le petit homme chauve, je porte au fauteuil notre excellent frère, M. Anthony Humm. »

À cette proposition les dames agitèrent une élégante collection de mouchoirs, et l’impétueux petit homme porta littéralement au fauteuil M. Humm, en le prenant par les épaules et le poussant vers un ustensile d’acajou, qui avait autrefois représenté cette pièce d’ameublement. L'agitation des mouchoirs fut renouvelée, et M. Humm, qui avait un visage blafard et luisant, en état de transpiration perpétuelle, salua gracieusement l’assemblée, à la grande admiration des femelles, et prit gravement son siège. Le silence fut alors réclamé par le petit homme, puis M. Humm se leva, et dit qu’avec la permission des frères et des sœurs de la branche de Brick-Lane, alors présents, le secrétaire lirait le rapport du comité de la branche de Brick-Lane, proposition qui fut encore accueillie par un trépignement de mouchoirs.

Le secrétaire ayant éternué d’une manière très-expressive, et la toux qui saisit toujours une assemblée, quand il va se passer quelque chose d’intéressant, ayant eu son cours régulier, on entendit la lecture du document suivant :

Rapport du Comité de la Branche de Brick-Lane de la Grande Union Ebenezer de l’Association de Tempérance.

« Votre comité a poursuivi ses agréables travaux, durant le mois passé, et a l’inexprimable plaisir de vous rapporter les cas suivants de nouveaux convertis à la tempérance.

« H. Walker, tailleur, sa femme et ses deux enfants. Quand il était plus à son aise, il confesse qu’il avait l’habitude de boire de l’ale et de la bière. Il dit qu’il n’est pas certain s’il n’a pas siroté pendant vingt ans, deux fois par semaines, du nez de chien, que votre comité trouve, sur enquête, être composé de porter chaud, de cassonade, de genièvre et de muscade. (Ici une femme âgée pousse un gémissement en s’écriant : c’est vrai !) Il est maintenant sans ouvrage et sans argent ; il pense que ce doit être la faute du porter (applaudissements) ou la perte de l’usage de sa main droite ; il ne peut pas dire lequel des deux, mais il regarde comme très-probable que s’il n’avait bu que de l’eau toute sa vie, son camarade ne l’aurait pas piqué avec une aiguille rouillée, ce qui a occasionné son accident (immenses applaudissements). Il n’a plus rien à boire que de l’eau claire, et ne se sent jamais altéré (grands applaudissements).

« Betzy Martin, veuve, n’a qu’un enfant et qu’un œil, va en journée comme femme de ménage et blanchisseuse : n’a jamais qu’un œil, mais sait que sa mère buvait solidement, ne serait pas étonnée si cela en était la cause (terribles applaudissements). Ne regarde pas comme impossible qu’elle eût deux yeux maintenant, si elle s’était toujours abstenue de spiritueux (applaudissements formidables). Était habituée à recevoir par jour 1 shilling et 6 pence, une pinte de porter et un verre d’eau-de-vie, mais depuis qu’elle est devenue membre de la branche de Brick-Lane elle demande toujours à la place 3 shillings et 6 pence (l’annonce de ce fait intéressant est reçue avec le plus étourdissant enthousiasme).

« Henry Beller a été pendant nombre d’années maître d’hôtel pour différents dîners de corporations. En ce temps-là il buvait une grande quantité de vins étrangers. Il en a peut-être emporté quelque fois une bouteille ou deux chez lui. Il n’est pas tout à fait certain de cela, mais il est sûr que s’il les a emportées, il en a bu le contenu. Il se trouve très-mal disposé et mélancolique, est agité la nuit et éprouve une soif continuelle. Il pense que ce doit être le vin qu’il avait l’habitude de boire (applaudissements). Il est sans emploi maintenant, et ne tâte jamais une seule goutte de vins étrangers (applaudissements épouvantables).

« Thomas Burten, marchand de mou du lord maire, des shérifs et de plusieurs membres du Common council (le nom de ce gentleman est entendu avec un intérêt saisissant). Il a une jambe de bois : il trouve qu’une jambe de bois coûte bien cher quand on marche sur le pavé. Il avait l’habitude d’acheter des jambes de bois d’occasion, et buvait régulièrement chaque soir un verre d’eau et de genièvre chaud ; quelquefois deux (profonds soupirs). Il s’est aperçu que les jambes d’occasion se fendaient et se pourrissaient très-promptement ; il est fermement persuadé que leur constitution était minée par l’eau et le genièvre (applaudissements prolongés). Il achète maintenant des jambes de bois neuves, et ne boit rien que de l’eau et du thé léger. Les nouvelles jambes de bois durent deux fois aussi longtemps que les anciennes, et il attribue cela uniquement à ses habitudes de tempérance (applaudissements triomphants). »

Après cette lecture, Anthony Humm proposa à l’assemblée de se régaler d’une chanson. Il l’invita à se joindre à lui pour chanter les paroles du joyeux batelier, adaptées à l’air du centième psaume par le frère Mordlin, en vue de favoriser les jouissances morales et rationnelles de la société (grands applaudissements). M. Anthony Humm saisit cette opportunité d’exprimer sa ferme persuasion que feu M. Dibdin44, reconnaissant les erreurs de sa jeunesse, avait écrit cette chanson pour montrer les avantages de l’abstinence. « C'est une chanson de tempérance (tourbillon d’applaudissements). La propreté du costume de l’intéressant jeune homme, son habileté, comme rameur, la désirable disposition d’esprit qui lui permettait, suivant la belle expression du poëte, de ramer tout le jour en ne pensant à rien ; tout se réunit pour prouver qu’il devait être buveur d’eau (applaudissements). Oh ! quel état de vertueuses jouissances (applaudissements enthousiastes) ! et quelle fut la récompense du jeune homme ! que tous les jeunes gens présents remarquent ceci :

« Les jeunes filles s’empressaient d’entrer dans son bateau (bruyants applaudissements, surtout parmi les dames). Quel brillant exemple ! Les jeunes filles se pressant autour du jeune batelier et l’escortant dans le sentier du devoir et de la tempérance. Mais étaient-ce seulement les jeunes filles de bas étage, qui le soignaient, qui le consolaient, qui le soutenaient ? Non !

Il était le rameur chéri

Des plus belles dames du monde.

(immenses applaudissements). Le doux sexe se ralliait comme un seul homme… Mille pardons, comme une seule femme… autour du jeune batelier, et se détournait avec dégoût des buveurs de spiritueux (applaudissements). Les frères de la Branche de Brick-Lane sont des bateliers d’eau douce (applaudissements et rires). Cette chambre est leur bateau ; cette audience représente les jeunes filles, et l’orateur, quoique indigne, est leur rameur chéri (applaudissements frénétiques et interminables). »

« Sammy, qu’est-ce qui veut dire par le doux sexe ? demanda M. Weller à voix basse.

– La femme, répondit Sam du même ton.

– Pour ça, il n’a pas tort ; faut qu’elle soit joliment douce pour se laisser plumer par des olibrius comme ça. »

Les observations mordantes du vieux gentleman furent interrompues par le commencement de la chanson que M. Anthony Humm psalmodiait, deux lignes par deux lignes, pour l’instruction de ceux de ses auditeurs qui ne connaissaient point la légende. Pendant qu’on chantait, le petit homme chauve disparut, mais il revint aussitôt que la chanson fut terminée, et parla bas à M. Anthony Humm avec un visage plein d’importance.

« Mes amis, dit M. Humm en levant la main d’un air suppliant, pour faire taire quelques vieilles ladies qui étaient en arrière d’un vers ou deux ; mes amis, un délégué de la branche de Dorking, de notre société, le frère Stiggins, est en bas. »

Les mouchoirs s’agitèrent de nouveau et plus fort que jamais, car M. Stiggins était extrêmement populaire parmi les dames de Brick-Lane.

« Il peut entrer, je pense, dit M. Humm en regardant autour de lui avec un sourire fixe. Frère Tadger, il peut venir auprès de nous et remplir sa mission. »

Le petit homme chauve, qui répondait au nom de frère Tadger, dégringola l’échelle avec grande rapidité, puis immédiatement après, on l’entendit remonter avec le révérend M. Stiggins.

« Le voilà qui vient, Sammy, chuchota M. Weller, dont le visage était pourpre d’une envie de rire supprimée.

– Ne lui dites rien, répartit Sam, je ne pourrais pas me retenir. Il est près de la porte ; je l’entends qui se cogne la tête contre la cloison. »

Pendant que Sam parlait, la porte s’ouvrit et le frère Tadger parut, immédiatement suivi par le révérend M. Stiggins. L'entrée de celui-ci fut accueillie par des bravos, par des trépignements, par des agitations de mouchoirs. Mais, à toutes ces manifestations de délices, le frère Stiggins ne répondit pas un mot, se contentant de regarder avec un sourire hébété la chandelle qui fumait sur la table, et balançant en même temps son corps d’une manière irrégulière et alarmante.

« Est-ce que vous n’allez pas bien, frère Stiggins ? lui dit tout bas M. Anthony Humm.

– Je vais très-bien, monsieur, répliqua M. Stiggins d’une voix aussi féroce que le permettait l’épaisseur de sa langue. Je vais parfaitement, monsieur.

– Tant mieux, tant mieux, reprit M. Anthony Humm, en reculant de quelques pas.

– J'espère que personne ici ne se permet de dire que je ne suis pas bien ?

– Oh ! certainement non.

– Je les engage à ne pas le dire, monsieur, je les y engage. »

Pendant ce colloque, l’assemblée était restée parfaitement silencieuse, attendant avec une certaine anxiété la reprise de ses travaux ordinaires.

« Frère, dit M. Humm avec un sourire engageant, voulez-vous édifier l’assemblée ?

– Non, » répliqua M. Stiggins.

L'assemblée leva les yeux au ciel et un murmure d’étonnement parcourut la salle.

« Monsieur, dit M. Stiggins, en déboutonnant son habit, et en parlant très-haut ; j’ai dans l’opinion que cette assemblée s’est honteusement soûlée. – Frère Tadger, continua-t-il avec une férocité croissante, et en se tournant brusquement vers le petit homme chauve ; vous êtes soûl, monsieur. »

En disant ces mots, M. Stiggins dans le louable dessein d’encourager la sobriété de l’assemblée, et d’en exclure toute personne indigne, lança sur le nez de frère Tadger un coup de poing, si bien appliqué, que le petit secrétaire disparut en un clin d’œil. Il avait été précipité la tête première en bas de l’échelle.

À ce mouvement oratoire, les femmes poussèrent des cris déchirants, et se précipitant par petits groupes autour de leurs frères favoris, les entourèrent de leurs bras pour les préserver du danger. Cette preuve d’affection touchante devint presque fatale au frère Humm, car il était extrêmement populaire, et il s’en fallut de peu qu’il ne fût étouffé par la foule des séides femelles qui se pendirent à son cou, et l’accablèrent de leurs caresses. La plus grande partie des lumières furent promptement éteintes, et l’on n’entendit plus, de toutes parts, qu’un tumulte épouvantable.

« Maintenant, Sammy, dit M. Weller en ôtant sa redingote d’un air délibéré, allez-vous-en me chercher un watchman.

– Et qu’est-ce donc que vous allez faire, en attendant ?

– Ne vous inquiétez pas de moi, Sammy ; je vas m’occuper à régler un petit compte avec ce Stiggins ici. »

Ayant ainsi parlé, et avant que Sam pût le retenir, l’héroïque vieillard pénétra dans le coin de la chambre où se trouvait le révérend M. Stiggins, et l’attaqua avec une admirable dextérité.

« Venez-vous-en, dit Sam.

– Avancez donc ! » s’écria M. Weller, et sans autre avertissement, il administra au révérend M. Stiggins une tape sur la tête, puis se mit à danser autour de lui, avec une légèreté parfaitement admirable chez un gentleman de cet âge. »

Voyant que ses remontrances étaient inutiles, Sam enfonça solidement son chapeau, jeta sur son bras l’habit de son père, et saisissant le gros cocher par la ceinture, l’entraîna de force le long de l’échelle, et de là dans la rue, sans le lâcher, et sans lui permettre de s’arrêter. Comme ils arrivaient au carrefour, ils entendirent le tumulte occasionné par la dispersion, dans différentes directions, des membres la branche de Brick-Lane de la grande union d’Ebenezer à l’association de Tempérance, et virent bientôt après passer le révérend M. Stiggins, que l’on emmenait parmi les huées de la populace, afin de lui faire passer la nuit dans un logement fourni par la cité.

Chapitre V. Entièrement consacré au compte-rendu complet et fidèle du mémorable procès de Bardell contre Pickwick. §

« Je voudrais bien savoir ce que le chef du jury peut avoir mangé ce matin à son déjeuner, dit M. Snodgrass par manière de conversation, dans la mémorable matinée du 14 février.

– Ah ! répondit M. Perker, j’espère qu’il a fait un bon déjeuner.

– Pourquoi cela ? demanda M. Pickwick.

– C'est fort important, extrêmement important, mon cher monsieur. Un bon jury satisfait, qui a bien déjeuné, est une chose capitale pour nous. Des jurés mécontents ou affamés, sont toujours pour le plaignant.

– Au nom du ciel, dit M. Pickwick, d’un air de complète stupéfaction, quelle est la cause de tout cela ?

– Ma foi, je n’en sais rien, répondit froidement le petit homme, c’est pour aller plus vite, je suppose. » Quand le jury s’est retiré dans la chambre des délibérations, si l’heure du dîner est proche, le chef des jurés tire sa montre, et dit :

« Juste ciel ! gentlemen, déjà cinq heures moins dix, et je dîne à cinq heures ! – Moi aussi, » disent tous les autres, excepté deux individus qui auraient dû dîner à trois heures, et qui en conséquence sont encore plus pressés de sortir. Le chef des jurés sourit et remet sa montre. « Eh bien ! gentlemen, qu’est-ce que nous disons ? Le plaignant ou le défendant, gentlemen ! Je suis disposé à croire, quant à moi… Mais que cela ne vous influence pas… Je suis assez disposé à croire que le plaignant a raison. » Là-dessus deux ou trois autres jurés ne manquent pas de dire qu’ils le croient aussi, comme c’est naturel ; et alors ils font leur affaire unanimement et confortablement. « Neuf heures dix minutes, continua le petit homme en regardant à sa montre, il est grandement temps de partir, mon cher monsieur. La cour est ordinairement pleine quand il s’agit d’une violation de promesse de mariage. Vous ferez bien de demander une voiture, mon cher monsieur, ou nous arriverons trop tard. »

M. Pickwick tira immédiatement la sonnette ; une voiture fut amenée, et les quatre Pickwickiens y étant montés, avec M. Perker, se firent conduire à Guildball. Sam Weller, M. Lowten et le sac bleu, contenant la procédure, suivaient dans un cabriolet.

« Lowten, dit Perker, quand ils eurent atteint la salle des pas perdus, mettez les amis de M. Pickwick dans la tribune des stagiaires ; M. Pickwick lui-même sera mieux auprès de moi.

– Par ici, mon cher monsieur, par ici. » En parlant de la sorte, le petit homme prit M. Pickwick par la manche et le conduisit vers un siège peu élevé, situé au-dessous du bureau du conseil du roi. De là, les avoués peuvent commodément chuchoter, dans l’oreille des avocats, les instructions que la marche du procès rend nécessaires. Ils y sont d’ailleurs invisibles au plus grand nombre des spectateurs, car ils sont assis beaucoup plus bas que les avocats et que les jurés, dont les sièges dominent le parquet. Naturellement ils leur tournent le dos, et regardent le juge.

« Voici la tribune des témoins, je suppose ? dit M. Pickwick, en montrant, à sa gauche, une espèce de chaire, entourée d’une balustrade de cuivre.

– Oui, mon cher monsieur, répliqua Perker en extrayant une quantité de papiers du sac bleu que Lowten venait de déposer à ses pieds.

– Et là, dit M. Pickwick en indiquant, sur sa droite, une couple de bancs, enfermés d’une balustrade, là siègent les jurés, n’est-il pas vrai ?

– Précisément, » répondit Perker, en tapant sur le couvercle de sa tabatière.

Ainsi renseigné, M. Pickwick se tint debout dans un état de grande agitation, et promena ses regards sur la salle.

Il y avait déjà, dans la galerie, un flot assez épais de spectateurs, et sur le siège des avocats, une nombreuse collection de gentlemen en perruque, dont la réunion présentait cette étonnante et agréable variété de nez et de favoris, pour laquelle le barreau anglais est si justement célèbre. Parmi ces gentlemen, ceux qui possédaient un dossier le tenaient de la manière la plus visible possible, et de temps en temps s’en frottaient le menton, pour convaincre davantage les spectateurs de la réalité de ce fait. Quelques-uns de ceux qui n’avaient aucun dossier à montrer, portaient sous leurs bras de bons gros in-octavo, reliés en basane fauve à titres rouges. D'autres qui n’avaient ni diplômes ni livres, fourraient leurs mains dans leurs poches et prenaient un air aussi important qu’ils le pouvaient, sans s’incommoder ; tandis que d’autres encore, allaient et venaient avec une mine suffisante et affairée, satisfaits d’éveiller, de la sorte, l’admiration des étrangers non initiés. Enfin, au grand étonnement de M. Pickwick, ils étaient tous divisés en petits groupes, et causaient des nouvelles du jour, avec la tranquillité la plus parfaite, comme s’il n’avait jamais été question de jugement.

Un salut de M. Phunky, lorsqu’il entra pour prendre sa place, derrière le banc réservé au conseil du roi, attira l’attention de M. Pickwick. À peine lui avait-il rendu sa politesse, lorsque Me Snubbin parut, suivi par M. Mallard, qui déposa sur la table un immense sac cramoisi, donna une poignée de main à M. Perker, et se retira. Ensuite entrèrent deux ou trois autres avocats, et parmi eux un homme au teint rubicond, qui fit un signe de tête amical à Me Snubbin, et lui dit que la matinée était belle.

« Quel est cet homme rubicond, qui vient de saluer notre conseil, et de lui dire que la matinée est belle ? demanda tout bas M. Pickwick à son avoué.

– C'est Me Buzfuz, l’avocat de notre adversaire. Ce gentleman placé derrière lui, est M. Skimpin, son junior. »

M. Pickwick, rempli d’horreur, en apprenant la froide scélératesse de cet homme, allait demander comment Me Buzfuz, qui était l’avocat de son adverse partie, osait se permettre de dire, à son propre avocat, qu’il faisait une belle matinée, quand il fut interrompu par un long cri de : silence ! que poussèrent les officiers de la cour, et au bruit duquel se levèrent tous les avocats. M. Pickwick se retourna, et s’aperçut que ce tumulte était causé par l’entrée du juge.

M. le juge Stareleigh (qui siégeait en l’absence du chef-justice, empêché par indisposition), était un homme remarquablement court, et si gros qu’il semblait tout visage et tout gilet. Il roula dans la salle sur deux petites jambes cagneuses, et ayant salué gravement le barreau, qui le salua gravement à son tour, il mit ses deux petites jambes sous la table, et son petit chapeau à trois cornes, dessus. Lorsque M. le juge Stareleigh eut fait cela, tout ce qu’on pouvait voir de lui c’étaient deux petits yeux fort drôles, une large face écarlate, et environ la moitié d’une grande perruque très-comique.

Aussitôt que le juge eut pris son siège, l’huissier qui se tenait debout sur le parquet de la cour, cria : silence ! d’un ton de commandement, un autre huissier dans la galerie répéta immédiatement : silence ! d’une voix colérique, et trois ou quatre autres huissiers lui répondirent avec indignation : silence ! Ceci étant accompli, un gentleman en noir, assis au-dessous du juge, appela les noms des jurés. Après beaucoup de hurlements, on découvrit qu’il n’y avait que dix jurés spéciaux qui fussent présents. Me Buzfuz ayant alors demandé que le jury spécial fût complété par des tales quales, le gentleman en noir s’empara immédiatement de deux jurés ordinaires, à savoir un apothicaire et un épicier.

« Gentlemen, dit l’homme en noir, répondez à votre nom pour prêter le serment. Richard Upwitch ?

– Voilà, répondit l’épicier.

– Thomas Groffin ?

– Présent, dit l’apothicaire.

– Prenez le livre, gentlemen. Vous jugerez fidèlement et loyalement…

– Je demande pardon à la cour, interrompit l’apothicaire, qui était grand, maigre et jaune, mais j’espère que la cour ne m’obligera pas à siéger.

– Et pourquoi cela, monsieur ? dit le juge Stareleigh.

– Je n’ai pas de garçon, milord, répondit l’apothicaire.

– Je n’y peux rien, monsieur. Vous devriez en avoir un.

– Je n’en ai pas le moyen, milord.

– Eh bien ! monsieur, vous devriez en avoir le moyen, rétorqua le juge en devenant rouge, car son tempérament frisait l’irritable et ne supportait point la contradiction.

– Je sais que je devrais en avoir le moyen, si je prospérais comme je le mérite ; mais je ne l’ai pas, milord.

– Faites prêter serment au gentleman, reprit le juge d’un ton péremptoire. »

L'officier n’avait pas été plus loin que le vous jugerez fidèlement et loyalement, quand il fut encore interrompu par l’apothicaire.

« Est-ce qu’il faut que je prête serment, milord ? demanda-t-il.

– Certainement, monsieur, répliqua l’entêté petit juge.

– Très-bien, milord, fit l’apothicaire d’un air résigné. Il y aura mort d’homme avant que le jugement soit rendu, voilà tout. Faites-moi prêter serment si vous voulez, monsieur. »

Et l’apothicaire prêta serment avant que le juge eût pu trouver une parole à prononcer.

« Milord, reprit l’apothicaire en s’asseyant fort tranquillement, je voulais seulement vous faire observer que je n’ai laissé qu’un galopin dans ma boutique. C'est un charmant bonhomme, milord, mais qui se connaît fort peu en drogues ; et je sais que, dans son idée, sel d’Epsom veut dire acide prussique, et sirop d’Ipécacuanha, laudanum. Voilà tout, milord. »

Ayant proféré ces mots, l’apothicaire s’arrangea commodément sur son siège, prit un visage aimable et parut préparé à tout événement.

M. Pickwick le considérait avec le sentiment de la plus profonde horreur, lorsqu’une légère sensation se fit remarquer dans la cour. Mme Bardell, supportée par Mme Cluppins, fut amenée et placée, dans un état d’accablement pitoyable, à l’autre bout du banc qu’occupait M. Pickwick. Un énorme parapluie fut alors apporté par M. Dodson, et une paire de socques, par M. Fogg, qui, tous les deux, avaient préparé pour cette occasion leurs visages les plus sympathiques et les plus compatissants. Mme Sanders parut ensuite, conduisant master Bardell. À la vue de son enfant, la tendre mère tressaillit, revint à elle et l’embrassa avec des transports frénétiques ; puis, retombant dans un état d’imbécillité hystérique, la bonne dame demanda à ses amies où elle était. En répliquant à cette question, Mme Cluppins et Mme Sanders détournèrent la tête et se prirent à pleurer, tandis que MM. Dodson et Fogg suppliaient la plaignante de se tranquilliser. Me Buzfuz frotta ses yeux de toutes ses forces avec un mouchoir blanc et jeta vers le jury un regard qui semblait faire appel à son humanité. Le juge était visiblement affecté, et plusieurs des spectateurs toussèrent pour cacher leur émotion.

« Une très bonne idée, murmura Perker à M. Pickwick. Dodson et Fogg sont d’habiles gens. Voilà une scène d’un excellent effet, mon cher monsieur, d’un excellent effet. »

Pendant que Perker parlait, Mme Bardell revenait lentement à elle, et Mme Cluppins, après avoir soigneusement examiné les boutons de master Bardell et leurs boutonnières respectives, le plaçait sur le parquet de la cour, devant sa mère : position avantageuse où il ne pouvait manquer d’éveiller la commisération des jurés et du juge. Cependant cela ne s’était pas fait sans une opposition considérable de la part du jeune gentleman lui-même ; car il n’était pas éloigné de croire que ce fût là une formalité légale, après laquelle on le condamnerait à une exécution immédiate ou à la transportation au delà des mers pour le reste de ses jours, tout au moins.

« Bardell et Pickwick ! cria le gentleman en noir, appelant la cause qui se trouvait la première sur la liste.

– Milord, dit Me Buzfuz, je suis pour la plaignante.

– Avec qui êtes-vous, Me Buzfuz ? demanda le juge. »

M. Skimpin salua pour exprimer que c’était avec lui.

« Je parais pour le défendeur, milord, dit à son tour Me Snubbin.

– Il y a quelqu’un avec vous, Me Snubbin ? reprit le juge.

– M. Phunky, milord.

– Me Buzfuz et Me Skimpin, pour la plaignante, dit le juge en écrivant les noms sur son livre de notes et en articulant ce qu’il écrivait. Pour le défendeur, Me Snubbin et M. Tronquet.

– Je demande pardon à votre seigneurie : Phunky.

– Oh ! très-bien, dit le juge. Je n’avais jamais eu le plaisir d’entendre le nom de monsieur. »

Ici M. Phunky salua et sourit, et le juge salua et sourit aussi ; et alors M. Phunky, rougissant jusqu’au blanc des yeux, s’efforça d’avoir l’air d’ignorer que tout le monde le regardait, chose qui n’a jamais réussi jusqu’à présent à personne, et qui suivant toutes probabilités, ne réussira en aucun temps.

« Procédons, » dit le juge.

Les huissiers, crièrent de nouveau : silence ! et M. Skimpin exposa l’affaire ; mais, lorsqu’elle fut exposée, l’audience n’en fut guère plus avancée, car l’avocat avait soigneusement gardé pour lui-même les particularités qu’il savait ; et, quand il se rassit, au bout de trois minutes, la religion du jury était précisément aussi éclairée qu’auparavant.

Me Buzfuz se leva alors, avec toute la dignité qu’exigeait la nature de sa cause, chuchota avec Dodson, conféra brièvement avec Fogg, tira sa robe sur ses épaules, arrangea sa perruque, et s’adressa au jury.

Il commença par dire que jamais, dans le cours de sa carrière, jamais depuis le premier moment où il s’était appliqué à l’étude des lois, il ne s’était approché d’une cause avec des sentiments d’émotion aussi profonde, avec la conscience d’une aussi pesante responsabilité ; responsabilité, pouvait-il dire, qu’il n’aurait jamais voulu assumer s’il n’avait pas été soutenu par la conviction, assez forte pour équivaloir à une certitude, par la conviction que la cause de la justice, ou, en d’autres termes, la cause de sa cliente, de sa cliente abusée, innocente et persécutée, devait prévaloir auprès des douze gentlemen intelligents, nobles et généreux, qu’il voyait assis en face de lui.

Les avocats commencent toujours de cette manière, parce que cela rend les jurés contents d’eux-mêmes en leur faisant croire qu’ils doivent être des personnages bien difficiles à tromper. Un effet visible fut produit immédiatement et plusieurs jurés commencèrent à prendre avec activité de volumineuses notes.

« Gentlemen, vous avez appris de mon savant ami, poursuivit Me Buzfuz, quoiqu’il sût très-bien que les gentlemen du jury n’avaient rien appris du tout du savant ami en question ; vous avez appris de mon savant ami que ceci est une action pour violation de promesse de mariage, dans laquelle les dommages demandés sont de 1500 livres sterling ; mais vous n’avez pas appris de mon savant ami, attendu que cela n’entrait pas dans les attributions de mon savant ami, quels sont les faits et les circonstances de la cause. Ces faits et ces circonstances, gentlemen, vous allez les entendre détaillés par moi et prouvés par les véridiques dames que je placerai devant vous dans cette tribune. »

Ici Me Buzfuz, avec une terrible emphase sur le mot tribune, frappa sa table d’un poing majestueux en regardant Dodson et Fogg. Ceux-ci firent un signe d’admiration pour l’avocat, d’indignation et de défi pour le défendeur.

« La plaignante, gentlemen, continua Me Buzfuz d’une voix douce et mélancolique, la plaignante est une veuve. Oui, gentlemen, une veuve. Feu M. Bardell, après avoir joui, pendant beaucoup d’années, de l’estime et de la confiance de son souverain, comme l’un des gardiens de ses revenus royaux, s’éloigna presque imperceptiblement de ce monde, pour aller chercher ailleurs le repos et la paix, que la douane ne peut jamais accorder. »

À cette poétique description du décès de M. Bardell (qui avait eu la tête cassée d’un coup de pinte dans une rixe de taverne), la voix du savant avocat trembla et s’éteignit un instant. Il continua avec grande émotion.

« Quelque temps avant sa mort, il avait imprimé sa ressemblance sur le front d’un petit garçon. Avec ce petit garçon, seul gage de l’amour du défunt douanier, Mme Bardell se cacha au monde et rechercha la tranquillité de la rue Goswell. Là elle plaça à la croisée de son parloir un écriteau manuscrit portant cette inscription : Appartement de garçon à louer en garni ; s’adresser au rez-de-chaussée. »

Ici Me Buzfuz fit une pause, tandis que plusieurs gentlemen du jury prenaient note de ce document.

« Est-ce qu’il n’y a point de date à cette pièce ? demanda un juré.

– Non, monsieur, il n’y a point de date, répondit l’avocat. Mais je suis autorisé à déclarer que cet écriteau fut mis à la fenêtre de la plaignante il y a justement trois années. J'appelle l’attention du jury sur les termes de ce document : Appartement de garçon à louer en garni. Messieurs, l’opinion que Mme Bardell s’était formée de l’autre sexe était dérivée d’une longue contemplation des qualités inestimables de l’époux qu’elle avait perdu. Elle n’avait pas de crainte ; elle n’avait pas de méfiance ; elle n’avait pas de soupçons ; elle était tout abandon et toute confiance. M. Bardell, disait la veuve, M. Bardell était autrefois garçon ; c’est à un garçon que je demanderai protection, assistance, consolation. C'est dans un garçon que je verrai éternellement quelque chose qui me rappellera ce qu’était M. Bardell, quand il gagna mes jeunes et vierges affections ; c’est à un garçon que je louerai mon appartement. Entraînée par cette belle et touchante inspiration (l’une des plus belles inspirations de notre imparfaite nature, gentlemen), la veuve solitaire et désolée sécha ses lames, meubla son premier étage, serra son innocente progéniture sur son sein maternel, et mit à la fenêtre de son parloir l’écriteau que vous connaissez. Y resta-t-il longtemps ? Non. Le serpent était aux aguets, la mèche était allumée, la mine était préparée, le sapeur et le mineur étaient à l’ouvrage. L'écriteau n’avait pas été trois jours à la fenêtre du parloir… trois jours, gentlemen ! quand un être qui marchait sur deux jambes et qui ressemblait extérieurement à un homme et non point à un monstre, frappa à la porte de Mme Bardell. Il s’adressa au rez-de-chaussée ; il loua le logement, et le lendemain il s’y installa. Cet être était Pickwick ; Pickwick le défendeur. »

Me Buzfuz avait parlé avec tant de volubilité que son visage en était devenu absolument cramoisi. Il s’arrêta ici pour reprendre haleine. Le silence réveilla M. le juge Stareleigh qui, immédiatement, écrivit quelque chose avec une plume où il n’y avait pas d’encre, et prit un air extraordinairement réfléchi, afin de faire croire au jury qu’il pensait toujours plus profondément quand il avait les yeux fermés.

Me Buzfuz continua.

« Je dirai peu de choses de cet homme. Le sujet présente peu de charmes, et je n’aurais pas plus de plaisir que vous, gentlemen, à m’étendre complaisamment sur son égoïsme révoltant, sur sa scélératesse systématique. »

En entendant ces derniers mots, M. Pickwick qui, depuis quelques instants écrivait en silence, tressaillit violemment, comme si quelque vague idée d’attaquer Me Buzfuz sous les yeux mêmes de la justice, s’était présentée à son esprit. Un geste monitoire de M. Perker le retint, et il écouta le reste du discours du savant gentleman avec un air d’indignation qui contrastait complètement avec le visage admirateur de Mmes Cluppins et Sanders.

« Je dis scélératesse systématique, gentlemen, continua l’avocat en regardant M. Pickwick, et en s’adressant directement à lui ; et, quand je dis scélératesse systématique, permettez-moi d’avertir le défendeur, s’il est dans cette salle, comme je suis informé qu’il y est, qu’il aurait agi plus décemment, plus convenablement, avec plus de jugement et de bon goût, s’il s’était abstenu d’y paraître. Laissez-moi l’avertir, messieurs, que s’il se permettait quelque geste de désapprobation dans cette enceinte, vous sauriez les apprécier et lui en tenir un compte rigoureux ; et laissez-moi lui dire, en outre, comme milord vous le dira, gentlemen, qu’un avocat qui remplit son devoir envers ses clients, ne doit être ni intimidé, ni menacé, ni maltraité, et que toute tentative pour commettre l’un ou l’autre de ces actes retombera sur la tête du machinateur, qu’il soit demandeur ou défendeur, que son nom soit Pickwick ou Noakes, ou Stonkes, ou Stiles, ou Brown, ou Thompson. »

Cette petite digression du sujet principal amena nécessairement le résultat désiré, de tourner tous les yeux sur M. Pickwick. Me Buzfuz, s’étant partiellement remis de l’état d’élévation morale où il s’était fouetté, continua plus posément.

« Je vous prouverai, gentlemen, que, pendant deux années, Pickwick continua de rester constamment et sans interruption, sans intermission, dans la maison de la dame Bardell ; je vous prouverai que, durant tout ce temps, la dame Bardell le servit, s’occupa de ses besoins, fit cuire ses repas, donna son linge à la blanchisseuse, le reçut, le raccommoda, et jouit enfin de toute la confiance de son locataire. Je vous prouverai que, dans beaucoup d’occasions, il donna à son petit garçon des demi-pence, et même, dans, quelques occasions, des pièces de six pence ; je vous prouverai aussi, par la déposition d’un témoin qu’il sera impossible à mon savant ami de récuser ou d’infirmer ; je vous prouverai, dis-je, qu’une fois il caressa le petit bonhomme sur la tête, et, après lui avoir demandé s’il avait gagné récemment beaucoup de billes et de calots, se servit de ces expressions remarquables : Seriez-vous bien content d’avoir un autre père ? Je vous prouverai, en outre, gentlemen, qu’il y a environ un an, Pickwick commença tout à coup à s’absenter de la maison, durant de longs intervalles, comme s’il avait eu l’intention de se séparer graduellement de ma cliente ; mais je vous ferai voir aussi qu’à cette époque sa résolution n’était pas assez forte ou que ses bons sentiments prirent le dessus, s’il a de bons sentiments ; ou que les charmes et les accomplissements de ma cliente l’emportèrent sur ses intentions inhumaines ; car je vous prouverai qu’en revenant d’un voyage, il lui fit positivement des offres de mariage, après avoir pris soin toutefois qu’il ne put y avoir aucun témoin de leur contrat solennel. Cependant je suis en état de vous prouver, d’après le témoignage de trois de ses amis, qui déposeront bien malgré eux, gentlemen, que, dans cette même matinée, il fut découvert par eux, tenant la plaignante dans ses bras et calmant son agitation par des douceurs et des caresses. »

Une impression visible fut produite sur les auditeurs par cette partie du discours du savant avocat. Tirant de son sac deux petits chiffons de papier, il continua :

« Et maintenant, gentlemen, un seul mot de plus. Nous avons heureusement retrouvé deux lettres, que le défendeur confesse être de lui, et qui disent des volumes. Ces lettres dévoilent le caractère de l’homme. Elles ne sont point écrites dans un langage ouvert, éloquent, fervent, respirant le parfum d’une tendresse passionnée ; non, elles sont pleines de précautions, de ruses, de mots couverts, mais qui heureusement sont bien plus concluantes que si elles contenaient les expressions les plus brûlantes, les plus poétiques images : lettres qui doivent être examinées avec un œil soupçonneux ; lettres qui étaient destinées, par Pickwick, à dérouter les tiers entre les mains desquels elles pourraient tomber. Je vais vous lire la première, gentlemen. « Garraway, midi. Chère mistress B. Côtelettes de mouton et sauce aux tomates ! Tout à vous. Pickwick. » Côtelettes de mouton ! Juste ciel ! et sauce aux tomates ! Gentlemen, le bonheur d’une femme sensible et confiante devra-t-il être à jamais détruit par ces vils artifices ? La lettre suivante n’a point de date, ce qui, par soi-même, est déjà suspect. « Chère madame B. Je n’arriverai à la maison que demain matin : la voiture est en retard. » Et ensuite viennent ces expressions très-remarquables : « Ne vous tourmentez point pour la bassinoire. » La bassinoire ! Eh ! messieurs, qui donc se tourmente pour une bassinoire ? Quand est-ce que la paix d’un homme ou d’une femme a été troublée par une bassinoire ? par une bassinoire, qui est en elle-même un meuble domestique innocent, utile, et j’ajouterai même, commode. Pourquoi Mme Bardell est-elle si chaleureusement suppliée de ne point d’affliger pour la bassinoire ? À moins (comme il n’y a pas l’ombre d’un doute) que ce mot ne serve de couvercle à un feu caché, qu’il ne soit l’équivalent de quelque expression caressante, de quelque promesse flatteuse, le tout déguisé par un système de correspondance énigmatique, artificieusement imaginé par Pickwick, dans le dessein de préparer sa lâche trahison, et qui, effectivement, est resté indéchiffrable pour tout le monde. Ensuite, que signifient ces paroles : La voiture est en retard ? Je ne serais point étonné qu’elles s’appliquassent à Pickwick lui-même qui, incontestablement, a été bien criminellement en retard durant toute cette affaire ; mais dont la vitesse sera inopinément accélérée, et dont les roues, comme il s’en apercevra à son dam, seront incessamment graissées par vous-mêmes, gentlemen ! »

Me Buzfuz s’arrêta en cet endroit, pour voir si le jury souriait à cette plaisanterie ; mais personne ne l’ayant comprise, excepté l’épicier, dont l’intelligence sur ce sujet provenait probablement de ce qu’il avait soumis, dans la matinée même, son chariot au procédé en question, le savant avocat jugea convenable, pour finir, de retomber encore dans le lugubre.

« Assez de ceci, gentlemen ; il est difficile de sourire avec un cœur déchiré ; il est mal de plaisanter, quand nos plus profondes sympathies sont éveillées. L'avenir de ma cliente est perdu ; et ce n’est pas une figure de rhétorique de dire que sa maison est vide. L'écriteau n’est pas mis, et pourtant il n’y a point de locataire. Des célibataires estimables passent et repassent dans la rue Goswell, mais il n’y a pas pour eux d’invitation à s’adresser au rez-de-chaussée. Tout est sombre et silencieux dans la demeure de madame Bardell ; la voix même de l’enfant ne s’y fait plus entendre ; ses jeux innocents sont abandonnés, car sa mère gémit et se désespère ; ses agates et ses billes sont négligées ; il n’entend plus le cri familier de ses camarades : pas de tricherie ! Il a perdu l’habileté dont il faisait preuve au jeu de pair ou impair. Cependant, gentlemen, Pickwick, l’infâme destructeur de cette oasis domestique qui verdoyait dans le désert de Goswell Street, Pickwick qui se présente devant vous aujourd’hui, avec son infernale sauce aux tomates et son ignoble bassinoire, Pickwick lève encore devant vous son front d’airain, et contemple avec férocité la ruine dont il est l’auteur. Des dommages, gentlemen, de forts dommages sont la seule punition que vous puissiez lui infliger, la seule consolation que vous puissiez offrir à ma cliente ; et c’est dans cet espoir qu’elle fait, en ce moment, un appel à l’intelligence, à l’esprit élevé, à la sympathie, à la conscience, à la justice, à la grandeur d’âme d’un jury composé de ses plus honorables concitoyens. »

Après cette belle péroraison, Me Buzfuz s’assit, et M. le juge Stareleigh s’éveilla.

« Appelez Élisabeth Cluppins, » dit l’avocat en se relevant au bout d’une minute, avec une nouvelle vigueur.

L'huissier le plus proche appela : « Élisabeth Tuppins ! » un autre, à une petite distance, demanda : « Élisabeth Supkins ! » et un troisième enfin se précipita dans King-Street et beugla : « Élisabeth Fnuffin ! » jusqu’à ce qu’il en fût enroué.

Pendant ce temps, Madame Cluppins avec l’assistance combinée de Mmes Bardell et Sanders, de M. Dodson et de M. Fogg, était conduite vers la tribune des témoins. Lorsqu’elle fut heureusement juchée sur la marche d’en haut, Mme Bardell se plaça debout sur celle d’en bas, tenant d’une main le mouchoir et les socques de son amie, de l’autre une bouteille de verre, qui pouvait contenir environ un quart de pinte de sel de vinaigre, afin d’être prête à tout événement. Mme Sanders, dont les yeux étaient attentivement fixés sur le visage du juge, se planta près de Mme Bardell, tenant de la main gauche le grand parapluie, et appuyant d’un air déterminé son pouce droit sur le ressort, comme pour faire voir qu’elle était prête à l’ouvrir, au plus léger signal.

« Madame Cluppins, dit Me Buzfuz, je vous en prie, madame, tranquillisez-vous. »

Bien entendu qu’à cette invitation, Mme Cluppins se prit à sangloter avec une nouvelle violence, et donna des marques si alarmantes de sensibilité, qu’elle semblait à chaque instant prête à s’évanouir.

Cependant, après quelques questions peu importantes, Me Buzfuz lui dit : « Vous rappelez-vous, madame Cluppins, vous être trouvée dans la chambre du fond, au premier étage, chez Mme Bardell, dans une certaine matinée de juillet, tandis qu’elle époussetait l’appartement de M. Pickwick ?

– Oui milord, et messieurs du jury, répondit Mme Cluppins.

– La chambre de M. Pickwick était au premier, sur le devant, je pense ?

– Oui, Monsieur.

– Que faisiez-vous dans la chambre de derrière, madame ? demanda le petit juge.

– Milord et messieurs ! s’écria Mme Cluppins, avec une agitation intéressante, je ne veux pas vous tromper…

– Vous ferez bien, madame, lui dit-le petit juge.

– Je me trouvais là à l’insu de Mme Bardell. J'étais sortie avec un petit panier, messieurs, pour acheter trois livres de vitelottes, qui m’ont bien coûté deux pence et demi, quand je vois la porte de la rue de Mme Bardell entre-bâillée…

– Entre quoi ? s’écria le petit juge.

– À moitié ouverte, milord, dit Me Snubbin.

– Elle a dit entre-bâillée, fit observer le petit juge d’un air plaisant.

– C'est la même chose, milord, » reprit l’illustre avocat.

Le petit juge le regarda dubitativement, et dit qu’il en tiendrait note. Mme Cluppins continua.

« Je suis entrée, gentlemen, juste pour dire bonjour, et je suis montée les escaliers, d’une manière pacifique, et je suis pénétrée dans la chambre de derrière et… et…

– Et vous avez écouté, je pense, madame Cluppins ? dit Me Buzfuz.

– Je vous demande excuse, monsieur, répliqua Mme Cluppins, d’un air majestueux, j’en mépriserais l’action, les voix étaient très-élevées, monsieur, et se forcèrent sur mon oreille.

– Très bien, vous n’écoutiez pas, mais vous entendiez les voix. Une de ces voix était-elle celle de M. Pickwick ?

– Oui, monsieur. »

Mme Cluppins, après avoir déclaré distinctement que M. Pickwick s’adressait à Mme Bardell, répéta lentement et en réponse à de nombreuses questions, la conversation que nos lecteurs connaissent déjà. Me Buzfuz sourit, en s’asseyant, et les jurés prirent un air soupçonneux ; mais leur physionomie devint absolument menaçante, lorsque Me Snubbin déclara qu’il ne contre-examinerait pas le témoin, parce que M. Pickwick croyait devoir convenir que son récit était exact en substance.

Mme Cluppins ayant une fois brisé la glace, jugea que l’occasion était favorable pour faire une courte dissertation sur ses propres affaires domestiques. Elle commença donc par informer la cour qu’elle était au moment actuel mère de huit enfants, et qu’elle entretenait l’espérance d’en présenter un neuvième à M. Cluppins dans environ six mois. Malheureusement dans cet endroit instructif, le petit juge l’interrompit très-colériquement, et par suite de cette interruption la vertueuse dame et Mme Sanders furent poliment conduites hors de la salle, sous l’escorte de M. Jackson, sans autre forme de procès.

« Nathaniel Winkle ! dit M. Skimpin.

– Présent, répondit M. Winkle, d’une voix faible ; puis il entra dans la tribune des témoins, et après avoir prêté serment, salua le juge avec une grande déférence.

– Ne vous tournez pas vers moi, monsieur, lui dit aigrement le juge, en réponse à son salut. Regardez le jury. »

M. Winkle obéit, avec empressement, à cet ordre, et se tourna vers la place où il supposait que le jury devait être, car dans l’état de confusion où il se trouvait, il était tout à fait incapable de voir quelque chose.

M. Skimpin s’occupa alors de l’examiner. C'était un jeune homme de 42 ou 43 ans, qui promettait beaucoup, et qui était nécessairement fort désireux de confondre, autant qu’il le pourrait, un témoin notoirement prédisposé en faveur de l’autre partie.

« Maintenant, monsieur, aurez-vous la bonté de faire connaître votre nom à Sa Seigneurie et au jury ? dit M. Skimpin, en inclinant de côté pour écouter la réponse, et pour jeter en même temps aux jurés un coup d’œil qui semblait indiquer que le goût naturel de M. Winkle pour le parjure pourrait bien l’induire à déclarer un autre nom que le sien.

– Winkle, répondit le témoin.

– Quel est votre nom de baptême, monsieur ? demanda le petit juge d’un ton courroucé.

– Nathaniel, monsieur.

– Daniel ? Vous n’avez pas d’autre prénom ?

– Nathaniel, monsieur… milord, je veux dire.

– Nathaniel, Daniel ? ou Daniel Nathaniel ?

– Non, milord ; seulement Nathaniel ; point Daniel.

– Alors, monsieur, pourquoi donc m’avez-vous dit Daniel ?

– Je ne l’ai pas dit, milord.

– Vous l’avez dit, monsieur, rétorqua le juge, avec un austère froncement de sourcils. Pourquoi aurais-je écrit : Daniel, dans mes notes, si vous ne me l’aviez pas dit, monsieur ? »

Cet argument était évidemment sans réplique.

« M. Winkle a la mémoire assez courte, milord, interrompit M. Skimpin, en jetant un autre coup d’œil au jury ; mais j’espère que nous trouverons moyen de la lui rafraîchir.

– Je vous conseille de faire attention, monsieur, » dit le petit juge au témoin, en le regardant d’un air sinistre.

Le pauvre M. Winkle salua, et s’efforça de feindre une tranquillité dont il était bien loin ; ce qui, dans son état de perplexité, lui donnait précisément l’air d’un filou pris sur le fait.

« Maintenant, monsieur Winkle, reprit M. Skimpin, écoutez moi avec attention, s’il vous plaît, et laissez-moi vous recommander, dans votre propre intérêt, de ne point oublier les injonctions de milord. N'êtes-vous pas ami intime de M. Pickwick, le défendeur ?

– Autant que je puisse me le rappeler, en ce moment, je connais M. Pickwick depuis près de…

– Monsieur, n’éludez pas la question. Êtes-vous oui ou non ami intime du défendeur ?

– J'allais justement vous dire que…

– Voulez-vous, oui ou non, répondre à ma question, monsieur ?

– Si vous ne répondez pas à la question, je vous ferai incarcérer, monsieur, s’écria le petit juge en regardant par-dessus ses notes.

– Allons ! monsieur, oui ou non, s’il vous plaît, répéta M. Skimpin.

– Oui, je le suis, dit enfin M. Winkle.

– Ah ! vous l’êtes ! Et pourquoi n’avez-vous pas voulu le dire du premier coup, monsieur ? Vous connaissez peut-être aussi la plaignante ? n’est-ce pas, monsieur Winkle ?

– Je ne la connais pas, mais je l’ai vue.

– Oh ! vous ne la connaissez pas, mais vous l’avez vue ! Maintenant ayez la bonté de dire à MM. les jurés, ce que vous entendez par cette distinction, monsieur Winkle ?

– J'entends que je ne suis pas intime avec elle, mais que je l’ai vue quand j’allais chez monsieur Pickwick, dans Goswell-Street.

– Combien de fois l’avez-vous vue, monsieur ?

– Combien de fois ?

– Oui, monsieur, combien de fois ? Je vous répéterai cette question tant que vous le désirerez, monsieur. » Et le savant gentleman, après avoir froncé sévèrement les sourcils, plaça ses mains sur ses hanches, et sourit aux jurés, d’un air soupçonneux.

Sur cette question, s’éleva l’édifiante controverse, ordinaire en pareil cas. D'abord M. Winkle déclara qu’il lui était absolument impossible de préciser combien de fois il avait vu Mme Bardell. Alors on lui demanda s’il l’avait vue vingt fois ? à quoi il répondit : « Certainement plus que cela. » – S'il l’avait vue cent fois ? – S'il pouvait jurer de l’avoir vue plus de cinquante fois ? – S'il n’était pas certain de l’avoir vue, au moins soixante et quinze fois, et ainsi de suite. À la fin on arriva à cette conclusion satisfaisante qu’il ferait bien de prendre garde à lui et à ses réponses. Le témoin ayant été réduit de la sorte à l’état désiré de susceptibilité nerveuse, l’interrogatoire fut continué ainsi qu’il suit :

« Monsieur Winkle, vous rappelez-vous avoir été chez le défendeur Pickwick dans l’appartement de la plaignante, rue Goswell, une certaine matinée de juillet ?

– Oui, je me le rappelle.

– Étiez-vous accompagné dans cette occasion par un ami du nom de Tupman, et par un autre du nom de Snodgrass.

– Oui, monsieur.

– Sont-ils ici ?

– Oui, ils y sont, répondit M. Winkle en regardant avec inquiétude l’endroit où étaient placés ses amis.

– Je vous en prie, monsieur Winkle, occupez-vous de moi et ne pensez pas à vos amis, reprit M. Skimpin, en jetant au jury un autre coup d’œil expressif. Il faudra qu’ils racontent leur histoire sans avoir de consultation préalable avec vous, s’ils n’en ont pas eu déjà (autre regard au jury). Maintenant, monsieur, dites à MM. les jurés ce que vous vîtes en entrant dans la chambre du défendeur, le jour en question. Allons ! monsieur, accouchez donc ; il faut que nous le sachions tôt ou tard.

– Le défendeur, M. Pickwick, tenait la plaignante dans ses bras, ayant ses mains autour de sa taille, répliqua M. Winkle, avec une hésitation bien naturelle ; et la plaignante paraissait être évanouie.

– Avez-vous entendu le défendeur dire quelque chose ?

– Je l’ai entendu appeler Mme Bardell une bonne âme, et l’engager à se calmer, en lui représentant dans quelle situation on les trouverait s’il survenait quelqu’un, ou quelque chose comme cela.

– Maintenant, monsieur Winkle, je n’ai plus qu’une question à vous faire, et je vous prie de vous rappeler l’avertissement de milord. Voulez-vous affirmer, sous serment, que Pickwick, le défendeur, n’a pas dit dans l’occasion en question : « Ma chère madame Bardell, vous êtes une bonne âme ; habituez-vous à cette situation : un jour vous y viendrez, même devant quelqu’un ; » ou quelque chose comme cela.

– Je… je ne l’ai certainement pas compris ainsi, dit M. Winkle étonné de l’ingénieuse explication donnée au petit nombre de paroles qu’il avait entendues. J'étais sur l’escalier, et je n’ai pas pu entendre distinctement. L'impression qui m’est restée est que…

– Ah ! interrompit M. Skimpin, les gentlemen du jury n’ont pas besoin de vos impressions qui, je le crains, ne satisferaient guère des personnes honnêtes et franches : vous étiez sur l’escalier et vous n’avez pas entendu distinctement ; mais vous ne voulez pas jurer que M. Pickwick ne se soit pas servi des expressions que je viens de citer. Vous ai-je bien compris ?

– Non, je ne le peux pas jurer, » répliqua M. Winkle ; et M. Skimpin s’assit d’un air triomphant.

Jusque-là, la cause de M. Pickwick n’avait pas marché d’une manière tellement heureuse qu’elle fût en état de supporter le poids de nouveaux soupçons, mais comme on pouvait désirer de la placer sous un meilleur jour, s’il était possible, M. Phunky se leva, afin de tirer quelque chose d’important de M. Winkle dans un contre-examen. On va voir tout à l’heure s’il en tira en effet quelque chose d’important.

« Je crois, monsieur Winkle, lui dit-il, que M. Pickwick n’est plus un jeune homme ?

– Oh non ! répondit M. Winkle, il est assez âgé pour être mon père.

– Vous avez dit à mon savant ami que vous connaissiez M. Pickwick depuis longtemps. Avez-vous jamais eu quelques raisons de supposer qu’il était sur le point de se marier ?

– Oh non ! certainement, non ! répliqua M. Winkle avec tant d’empressement que M. Phunky aurait dû le tirer de la tribune le plus promptement possible. Les praticiens tiennent qu’il y a deux espèces de témoins particulièrement dangereux : le témoin qui rechigne, et le témoin qui a trop de bonne volonté. Ce fut la destinée de M. Winkle de figurer de ces deux manières, dans la cause de son ami.

– J'irai même plus loin que ceci, continua M. Phunky, de l’air le plus satisfait et le plus confiant. Avez-vous jamais vu dans les manières de M. Pickwick envers l’autre sexe, quelque chose qui ait pu vous induire à croire qu’il ne serait pas éloigné de renoncer à la vie d’un vieux garçon ?

– Oh non ! certainement, non !

– Dans ses rapports avec les dames, sa conduite n’a-t-elle pas toujours été celle d’un homme qui, ayant atteint un âge assez avancé, satisfait de ses propres amusements et de ses occupations, les traite toujours comme un père traite ses filles ?

– Il n’y a pas le moindre doute à cela, répliqua M. Winkle dans la plénitude de son cœur. C'est-à-dire… oui… oh ! oui certainement.

– Vous n’avez jamais remarqué dans sa conduite envers Mme Bardell, ou envers toute autre femme, rien qui fût le moins du monde suspect ? ajouta M. Phunky, en se préparant à s’asseoir, car Me Snubbin lui faisait signe du coin de l’œil.

– Mais… n… n… non, répondit M. Winkle, excepté… dans une légère circonstance, qui, j’en suis sûr, pourrait être facilement expliquée. »

Cette déplorable confession n’aurait pas été arrachée au témoin, sans aucun doute, si le malheureux M. Phunky s’était assis quand Me Snubbin lui avait fait signe, ou si Me Buzfuz avait arrêté dès le début ce contre-examen irrégulier. Mais il s’était bien gardé de le faire, car il avait remarqué l’anxiété de M. Winkle, et avait habilement conclu que sa cliente en tirerait quelque profit. Au moment où ces paroles malencontreuses tombèrent des lèvres du témoin, M. Phunky s’assit à la fin, et Me Snubbin s’empressa, peut-être un peu trop, de dire au témoin de quitter la tribune. M. Winkle s’y préparait avec grande satisfaction, quand Me Buzfuz l’arrêta.

« Attendez monsieur Winkle, attendez, lui dit-il. Puis s’adressant au petit juge : Votre Seigneurie veut-elle avoir la bonté de demander au témoin en quelle circonstance ce gentleman, qui est assez vieux pour être son père, s’est comporté d’une manière suspecte envers des femmes ?

– Monsieur, dit le juge, en se tournant vers le misérable et désespéré témoin, vous entendez la question du savant avocat. Décrivez la circonstance à laquelle vous avez fait allusion.

– Milord, répondit M. Winkle d’une voix tremblante d’anxiété, je… je désirerais me taire à cet égard.

– C'est possible, rétorqua le petit juge, mais il faut parler. »

Parmi le profond silence de toute l’assemblée, M. Winkle balbutia que la légère circonstance suspecte était que M. Pickwick avait été trouvé, à minuit, dans la chambre à coucher d’une dame, ce qui s’était terminé, à ce que croyait M. Winkle, par la rupture du mariage projeté de la dame en question, et ce qui avait amené, comme il le savait fort bien, la comparution forcée des pickwickiens devant Georges Nupkins, esquire, magistrat et juge de paix du bourg d’Ipswich.

« Vous pouvez quitter la tribune, monsieur, » dit alors Me Snubbin. M. Winkle la quitta en effet, et se précipita, en courant comme un fou, vers son hôtel où il fût découvert par le garçon, au bout de quelques heures, la tête ensevelie sous les coussins d’un sofa, et poussant des gémissements qui fendaient le cœur.

Tracy Tupman et Augustus Snodgrass furent successivement appelés à la tribune. L'un et l’autre corroborèrent la déposition de leur malheureux ami, et chacun d’eux fût presque réduit au désespoir par d’insidieuses questions.

Susannah Sanders fut ensuite appelée, examinée par Me Buzfuz, et contre-examinée par Me Subbin. Elle avait toujours dit et cru que M. Pickwick épouserait Mme Bardell. Elle savait qu’après l’évanouissement de juillet, le futur mariage de M. Pickwick et de mistress Bardell avait été le sujet ordinaire des conversations du voisinage. Elle l’avait entendu dire à mistress Mudberry, la revendeuse, et à la repasseuse, mistress Bunkin ; mais elle ne voyait dans la salle ni mistress Mudberry ni mistress Bunkin. Elle avait entendu M. Pickwick demander au petit garçon s’il aimerait à avoir un autre père. Elle ne savait pas si Mme Bardell faisait société avec le boulanger, mais elle savait que le boulanger était alors garçon, et est maintenant marié. Elle ne pouvait pas jurer que Mme Bardell ne fût pas très-éprise du boulanger, mais elle imaginait que le boulanger n’était pas très-épris de Mme Bardell, car dans ce cas il n’aurait pas épousé une autre personne. Elle pensait que Mme Bardell s’était évanouie dans la matinée du mois de juillet parce que M. Pickwick lui avait demandé de fixer le jour ; elle savait qu’elle-même avait tout à fait perdu connaissance, quand M. Sanders lui avait demandé de fixer le jour, et elle pensait que toute personne qui peut s’appeler une lady en ferait autant, en semblable circonstance. Enfin elle avait entendu la question adressée par M. Pickwick au petit Bardell, relativement aux billes et aux calots, mais sur sa foi de chrétienne, elle ne savait pas quelle différence il y avait entre une bille et un calot.

Interrogée par M. le juge Stareleigh, mistress Sanders répondit que, pendant que M. Sanders lui faisait la cour, elle avait reçu de lui des lettres d’amour comme font les autres ladies ; que dans le cours de leur correspondance M. Sanders l’avait appelée très-souvent mon canard, mais jamais ma côtelette ou ma sauce aux tomates. M. Sanders aimait passionnément le canard ; peut-être que s’il avait autant aimé la côtelette et la sauce aux tomates, il en aurait employé le nom comme un terme d’affection.

Après cette déposition capitale, Me Buzfuz se leva avec plus d’importance qu’il n’en avait déjà montré, et dit d’une voix forte : « Appelez Samuel Weller. »

Il était tout à fait inutile d’appeler Samuel Weller, car Samuel Weller monta lentement dans la tribune au moment où son nom fut prononcé. Il posa son chapeau sur le plancher, ses bras sur la balustrade, et examina la cour, à vol d’oiseau, avec un air remarquablement gracieux et jovial.

« Quel est votre nom, monsieur ? demanda le juge.

– Sam Weller, milord, répliqua ce gentleman.

– L'écrivez-vous avec un V ou un W ?

– Ça dépend du goût et de la fantaisie de celui qui écrit, milord. Je n’ai eu cette occasion qu’une fois ou deux dans ma vie, mais je l’écris avec un V. »

Ici on entendit dans la galerie une voix qui criait : « C'est bien ça, Samivel ; c’est bien ça. Mettez un V, milord.

– Qui est-ce qui se permet d’apostropher la cour, s’écria le petit juge en levant les jeux. Huissier !

– Oui, milord.

– Amenez cette personne ici, sur-le-champ.

– Oui, milord. »

Mais comme l’huissier ne put trouver la personne, il ne l’amena pas, et après une grande commotion, tous les assistants, qui s’étaient levés pour regarder le coupable, se rassirent.

Aussitôt que l’indignation du petit juge lui permit de parler, il se tourna vers le témoin et lui dit :

« Savez-vous qui c’était, monsieur ?

– Je suspecte un brin que c’était mon père, milord.

– Le voyez-vous maintenant ?

– Non, je ne le vois pas, milord, répliqua Sam, en attachant ses yeux à la lanterne par laquelle la salle était éclairée.

– Si vous aviez pu me le montrer, je l’aurais fait empoigner sur-le-champ, reprit l’irascible petit juge. »

Sam fit un salut plein de reconnaissance et se retourna vers Me Buzfuz, avec son air de bonne humeur imperturbable.

« Maintenant monsieur Weller, dit Me Buzfuz.

– Voilà, monsieur, répliqua Sam.

– Vous êtes, je crois, au service de M. Pickwick, le défendeur en cette cause ? Parlez s’il vous plaît, monsieur Weller.

– Oui, monsieur, je vas parler. Je suis au service de ce gentleman ici, et c’est un très-bon service.

– Pas grand’chose à faire, et beaucoup à gagner, je suppose ? dit l’avocat, d’un air farceur.

– Ah ! oui, suffisamment à gagner, monsieur, comme disait le soldat, quand on le condamna à cent cinquante coups de fouet.

– Nous n’avons pas besoin de ce qu’a dit le soldat, monsieur, ni toute autre personne, interrompit le juge.

– Très-bien, milord.

– Vous rappelez-vous, dit Me Buzfuz, en reprenant la parole, vous rappelez-vous quelque chose de remarquable qui arriva dans la matinée où vous fûtes engagé par le défendeur ? voyons ! monsieur Weller ?

– Oui, monsieur.

– Ayez la bonté de dire au jury ce que c’était.

– J'ai eu un habillement complet tout neuf, ce matin-là, messieurs du jury, et c’était une circonstance très-remarquable pour moi, dans ce temps-là. »

Ces mots excitèrent un éclat de rire général, mais le petit juge, regardant avec colère par-dessus son bureau : « Monsieur, dit-il, je vous engage à prendre garde.

– C'est ce que M. Pickwick m’a dit dans le temps, milord ; et j’ai pris bien garde à conserver ces habits-là, véritablement, milord. »

Pendant deux grandes minutes, le juge regarda sévèrement le visage de Sam, mais voyant que ses traits étaient complètement calmes et sereins, il ne dit rien, et fit signe à l’avocat de continuer.

« Est-ce que vous prétendez me dire, monsieur Weller, reprit Me Buzfuz en croisant ses bras emphatiquement et en se tournant à demi vers le jury, comme pour l’assurer silencieusement qu’il viendrait à bout du témoin, est-ce que vous prétendez me dire, monsieur Weller, que vous n’avez pas vu la plaignante évanouie dans les bras du défendeur, comme vous venez de l’entendre décrire par les témoins ?

– Non certainement : j’étais dans le corridor jusqu’à ce qu’ils m’ont appelé, et la vieille lady était partie alors.

– Maintenant faites attention, monsieur Weller, continua Me Buzfuz, en trempant une énorme plume dans son encrier, afin d’effrayer Sam, en lui faisant voir qu’il allait noter sa réponse. Vous étiez dans le corridor et vous n’avez rien vu de ce qui se passait. Avez-vous des yeux, monsieur Weller ?

– Oui, j’en ai des yeux, et c’est justement pour ça. Si c’étaient des microscopes au gaz, brevetés pour grossir cent mille millions de fois, j’aurais peut-être pu voir à travers les escaliers et la porte de chêne ; mais comme je n’ai que des yeux vous comprenez, ma vision est limitée. »

À cette réponse qui fut délivrée de la manière la plus simple et sans la plus légère apparence d’irritation, les spectateurs ricanèrent, le petit juge sourit, et Me Buzfuz eut l’air singulièrement déconfit. Après une courte consultation avec Dodson et Fogg, le savant avocat se tourna de nouveau vers Sam, et lui dit avec un pénible effort pour cacher sa vexation.

« Maintenant, monsieur Weller, je vous ferai encore une question sur un autre point, s’il vous plaît.

– Je suis à vos ordres, monsieur, répondit Sam avec une admirable bonne humeur.

– Vous rappelez-vous être allé chez Mme Bardell un soir de novembre ?

– Oh ! oui, très bien.

– Ah ! ah ! vous vous rappelez cela, monsieur Weller ? dit l’avocat, en recouvrant son équanimité. Je pensais bien que nous arriverions à quelque chose à la fin.

– Je le pensais bien aussi, monsieur, répliqua Sam ; et les spectateurs rirent encore.

– Bien. Je suppose que vous y êtes allé pour causer un peu du procès, eh ! monsieur Weller ? reprit l’avocat, en lançant un coup d’œil malin au jury.

– J'y suis allé pour payer le terme ; mais nous avons causé un brin du procès.

– Ah ! vous en avez causé ? répéta Me Buzfuz dont le visage devint radieux, par l’anticipation de quelque importante découverte. Voulez-vous avoir la bonté de nous raconter ce qui s’est dit à ce propos, monsieur Weller ?

– Avec le plus grand plaisir du monde, monsieur. Après quelques observations guère importantes des deux respectables dames qui ont déposé ici aujourd’hui, elles se sont quasi pâmées d’admiration sur la vertueuse conduite de MM. Dodson et Fogg, ces deux gentlemen qui sont assis à côté de vous maintenant. »

Ceci, bien entendu, attira l’attention générale sur Dodson et Fogg qui prirent un air aussi vertueux que possible.

« Ah ! dit Me Buzfuz, ces dames parlèrent donc avec éloge de l’honorable conduite de MM. Dodson et Fogg, les avoués de la plaignante, hein ?

– Oui, monsieur. Elles dirent que c’était une bien généreuse chose de leur part de prendre cette affaire-là par spéculation, et de ne rien demander pour les frais, s’ils ne les faisaient pas payer à M. Pickwick. »

À cette réplique inattendue, les spectateurs ricanèrent encore, et Dodson et Fogg, qui étaient devenus tout rouges, se penchèrent vers Me Buzfuz, et d’un air très-empressé lui chuchotèrent quelque chose dans l’oreille.

« Vous avez complètement raison, répondit tout haut l’avocat, avec une tranquillité affectée. Il est parfaitement impossible de tirer quelque éclaircissement de l’impénétrable stupidité du témoin. Je n’abuserai point des moments de la cour en lui adressant d’autres questions. Vous pouvez descendre, monsieur.

– Il n’y a pas quelque autre gentleman qui désire m’adresser une question ? demanda Sam, en prenant son chapeau et en regardant autour de lui d’un air délibéré.

– Non pas moi, monsieur Weller. Je vous remercie, dit Me Snubbin, en riant.

– Vous pouvez descendre, monsieur, » répéta Me Buzfuz, en agitant la main d’un air impatient.

Sam descendit en conséquence, après avoir fait à la cause de MM. Dodson et Fogg, autant de mal qu’il le pouvait, sans inconvénient, et après avoir parlé le moins possible de l’affaire de M. Pickwick, ce qui était précisément le but qu’il s’était proposé.

« Milord, dit Me Snubbin, si cela peut épargner l’interrogatoire d’autres témoins, je n’ai pas d’objections à admettre que M. Pickwick s’est retiré des affaires et possède une fortune indépendante et considérable.

– Très-bien, » répliqua Me Buzfuz, en passant au clerc les deux lettres de M. Pickwick.

Me Snubbin s’adressa alors au jury en faveur du défendeur, et débita un très-long et très-emphatique discours, dans lequel il donna à la conduite et aux mœurs de M. Pickwick les plus magnifiques éloges. Mais comme nos lecteurs doivent s’être formé relativement au mérite de ce gentleman une opinion beaucoup plus nette que celle de Me Snubbin, nous ne croyons pas devoir rapporter longuement ses observations. Il s’efforça de démontrer que les lettres qui avaient été produites se rapportaient simplement au dîner de M. Pickwick et aux préparations à faire dans son appartement, pour le recevoir à son retour de quelque excursion. Enfin il parla le mieux qu’il put, en faveur de notre héros, et comme tout le monde le sait, sur la foi d’un vieil adage, il est impossible de faire plus.

M. le juge Starleigh fit son résumé, suivant les formes et de la manière la plus approuvée. Il lut au jury autant de ses notes qu’il lui fut possible d’en déchiffrer en si peu de temps, et fit en passant des commentaires sur chaque témoignage. Si mistress Bardell avait raison, il était parfaitement évident que M. Pickwick avait tort. Si les jurés pensaient que le témoignage de mistress Cluppins était digne de croyance, c’était leur devoir de le croire : mais sinon, non. S'ils étaient convaincus qu’il y avait eu violation de promesse de mariage, ils devaient attribuer à la plaignante les dommages-intérêts qu’ils jugeraient convenables ; mais d’un autre côté s’il leur paraissait qu’il n’y eût jamais eu de promesse de mariage, alors ils devaient renvoyer le défenseur sans aucun dommage. Après cette harangue, les jurés se retirèrent dans leur salle pour délibérer, et le juge se retira dans son cabinet pour se rafraîchir avec une côtelette de mouton et un verre de xérès.

Un quart d’heure plein d’anxiété s’écoula. Le jury revint ; on alla quérir le juge. M. Pickwick mit ses lunettes et contempla le chef du jury, avec un cœur palpitant et une contenance agitée.

« Gentlemen, dit l’individu en noir, êtes-vous tous d’accord sur votre verdict ?

– Oui, nous sommes d’accord, répondit le chef du jury.

– Décidez-vous en faveur de la plaignante ou du défendeur, gentlemen ?

– En faveur de la plaignante.

– Avec quels dommages, gentlemen ?

– Sept cent cinquante livres sterling. »

M. Pickwick ôta ses lunettes, en essuya soigneusement les verres, les renferma dans leur étui, et les introduisit dans sa poche. Ensuite ayant mis ses gants avec exactitude, tout en continuant de considérer le chef du jury, il suivit machinalement hors de la salle M. Perker et le sac bleu.

M. Perker s’arrêta dans une salle voisine pour payer les honoraires de la cour. Là, M. Pickwick fut rejoint par ses amis, et là aussi il rencontra MM. Dodson et Fogg, se frottant les mains avec tous les signes extérieurs d’une vive satisfaction.

« Eh ! bien ? gentlemen, dit M. Pickwick.

– Eh ! bien, monsieur, dit Dodson pour lui et son partenaire.

– Vous vous imaginez que vous allez empocher vos frais, n’est-ce pas, gentlemen ? »

Fogg répondit qu’il regardait cela comme assez probable, et Dodson sourit en disant qu’ils essayeraient.

« Vous pouvez essayer, et essayer, et essayer encore, messieurs Dodson et Fogg, s’écria M. Pickwick avec véhémence, mais vous ne tirerez jamais de moi un penny de dommages, ni de frais, quand je devrais passer le reste de mon existence dans une prison pour dettes.

– Ah ! ah ! dit Dodson, vous y repenserez avant le prochain terme, monsieur Pickwick.

– Hi ! hi ! hi ! nous verrons cela incessamment, monsieur Pickwick, ricana M. Fogg. »

Muet d’indignation, M. Pickwick se laissa entraîner par son avoué et par ses amis qui le firent monter dans une voiture, amenée en un clin d’œil par l’attentif Sam Weller.

Sam avait relevé le marchepied, et se préparait à sauter sur le siège, quand il sentit toucher légèrement son épaule. Il se retourna et vit son père, debout devant lui. Le visage du vieux gentleman avait une expression lugubre. Il secoua gravement la tête, et dit d’un ton de remontrance :

« Je savais ce qu’arriverait de cette manière-là de conduire l’affaire. Ô Sammy, Sammy, pourquoi qu’i' ne se sont pas servis d’un alébi. »

Chapitre VI. Dans lequel M. Pickwick pense que ce qu’il a de mieux à faire est d’aller à Bath, et y va en conséquence. §

« Mais, mon cher monsieur, dit le petit Perker à M. Pickwick, qu’il était allé voir dans la matinée qui suivit le jugement, vous n’entendez pas, en réalité et sérieusement, et toute irritation à part, que vous ne payerez pas ces frais et ces dommages ?

– Pas un demi-penny, répéta M. Pickwick avec fermeté, pas un demi-penny.

– Hourra ! vivent les principes ! comme disait l’usurier en refusant de renouveler le billet, s’écria Sam, qui enlevait le couvert du déjeuner.

– Sam, dit M. Pickwick, ayez la bonté de descendre en bas.

– Certainement, monsieur, répliqua Sam en obéissant à l’aimable insinuation de son maître.

– Non, Perker, reprit M. Pickwick d’un air très-sérieux. Mes amis ici présents se sont vainement efforcés de me dissuader de cette détermination. Je m’occuperai comme à l’ordinaire. Mes adversaires ont le pouvoir de poursuivre mon incarcération, et, s’ils sont assez vifs pour s’en servir et pour arrêter une personne, je me soumettrai aux lois avec une parfaite tranquillité. Quand peuvent-ils faire cela ?

– Ils peuvent lancer une exécution pour le montant des dommages et des frais taxés, le terme prochain, juste dans deux mois d’ici, mon cher monsieur.

– Très-bien. D'ici là, mon ami, ne me reparlez plus de cette affaire. Et maintenant, continua M. Pickwick en regardant ses amis avec un sourire bénévole et un regard brillant que nulles lunettes ne pouvaient obscurcir, voici la seule question à résoudre : Où dirigerons-nous notre prochaine excursion ? »

M. Tupman et M. Snodgrass étaient trop affectés par l’héroïsme de leur ami pour pouvoir faire une réponse. Quant à M. Winkle, il n’avait pas encore suffisamment perdu le souvenir de sa déposition en justice, pour oser élever la voix sur aucun sujet. C'est donc en vain que M. Pickwick attendit.

« Eh bien ! reprit-il, si vous me permettez de choisir notre destination, je dirai Bath. Je pense que personne parmi vous n’y a jamais été ? »

M. Perker, regardant comme très-probable que le changement de scène et la gaieté du séjour engageraient M. Pickwick à mieux apprécier sa détermination, et à moins estimer une prison pour dettes, appuya chaudement cette proposition. Elle fut adoptée à l’unanimité, et Sam immédiatement dépêché au Cheval-Blanc, pour retenir cinq places dans la voiture qui partait le lendemain matin, à sept heures et demie.

Il restait justement deux places à l’intérieur et trois places à l’extérieur. Sam les arrêta, échangea quelques compliments avec le commis, qui lui avait glissé mal à propos une demi-couronne en étain, en lui rendant sa monnaie, retourna au Georges et Vautour, et s’y occupa activement, jusqu’au moment de se mettre au lit, à comprimer des habits et du linge dans le plus petit espace possible, et à inventer d’ingénieux moyens mécaniques pour faire tenir des couvercles sur des boîtes qui n’avaient ni charnières ni serrure.

Le lendemain matin se leva fort déplaisant pour un voyage, sombre, humide et crotté. Les chevaux des diligences qui passaient fumaient si fort que les passagers de l’extérieur étaient invisibles. Les crieurs de journaux paraissaient noyés et sentaient le moisi ; la pluie dégouttait des chapeaux des marchandes d’oranges ; et, lorsqu’elles fourraient leur tête par la portière des voitures, elles en arrosaient l’intérieur d’une manière très rafraîchissante. Les juifs fermaient de désespoir leurs canifs à cinquante lames ; les vendeurs d’agendas de poche en faisaient véritablement des agendas de poche ; les chaînes de montres et les fourchettes à faire des rôties se livraient à porte ; les porte-crayons et les éponges étaient pour rien sur le marché.

Laissant Sam Weller disputer les bagages à sept ou huit porteurs qui s’en étaient violemment emparés aussitôt que la voiture de place s’était arrêtée, et voyant qu’il y avait encore vingt minutes à attendre avant le départ de la diligence, M. Pickwick et ses amis allèrent chercher un abri dans la salle des voyageurs, dernière ressource de l’humaine misère.

La salle des voyageurs, au Cheval-Blanc, est comme on le pense bien, peu confortable ; autrement ce ne serait pas une salle de voyageurs. C'est le parloir qui se trouve à main droite, et dans lequel une ambitieuse cheminée de cuisine semble s’être impatronisée, avec l’accompagnement d’un poker rebelle, d’une pelle et de pincettes réfractaires. Le pourtour de la salle est divisé en stalles pour la séquestration des voyageurs, et la salle elle-même est garnie d’une pendule, d’un miroir et d’un garçon vivant ; ce dernier article étant habituellement renfermé dans une espèce de chenil où se lavent les verres, à l’un des coins de la chambre.

Le jour en question, une des stalles était occupée par un homme d’environ quarante-cinq ans, dont le crâne chauve et luisant sur le devant de la tête, était garni sur les côtés et par derrière d’épais cheveux noirs qui se mêlaient avec ses larges favoris. Son habit brun était boutonné jusqu’au menton ; il avait une vaste casquette de veau marin et une redingote avec un manteau étaient étendus sur le siège, à côté de lui. Lorsque M. Pickwick entra, il leva les yeux de dessus son déjeuner avec un air fier et péremptoire tout à fait plein de dignité ; puis, après avoir scruté notre philosophe et ses compagnons, il se mit à chantonner de manière à faire entendre que, s’il y avait des gens qui se flattaient de le mettre dedans, cela ne prendrait point.

« Garçon ! dit le gentleman aux favoris noirs.

– Monsieur ! répliqua, en sortant du chenil ci-dessus mentionné, un homme qui avait un teint malpropre et un torchon idem.

– Encore quelques rôties !

– Oui, monsieur.

– Faites attention qu’elles soient beurrées, ajouta le gentleman d’un ton dur.

– Tout de suite, monsieur, » repartit le garçon.

Le gentleman aux favoris noirs recommença à chantonner le même air ; puis, en attendant l’arrivée des rôties, il vint se placer le dos au feu, releva sous ses bras les pans de son habit, et contempla ses bottes en ruminant.

« Vous ne savez pas où la voiture arrête à Bath ? dit M. Pickwick d’un ton doux en s’adressant à M. Winkle.

– Hum ! Eh ! qu’est-ce ! dit l’étranger.

– Je faisais une observation à mon ami, dit M. Pickwick, toujours prêt à entrer en conversation. Je demandais où la voiture arrête à Bath. Vous pouvez peut-être m’en informer, monsieur ?

– Est-ce que vous allez à Bath ?

– Oui, monsieur.

« Et ces autres gentlemen ?

– Ils y vont aussi.

– Pas dans l’intérieur ! Je veux être damné si vous allez dans l’intérieur !

– Non, pas tous.

– Non certes, pas tous, reprit l’étranger avec énergie. J'ai retenu deux places, et, s’ils veulent empiler six personnes dans une boîte infernale qui n’en peut tenir que quatre, je louerai une chaise de poste à leurs frais. Cela ne prendra pas. J'ai dit au commis, en payant mes places, que cela ne prendrait pas. Je sais que cela s’est fait ; je sais que cela se fait tous les jours ; mais on ne m’a jamais mis dedans, et on ne m’y mettra pas. Ceux qui me connaissent le savent, Dieu me damne ! »

Ici le féroce gentleman tira la sonnette avec grande violence et déclara au garçon que si on ne lui apportait pas ses rôties avant cinq secondes, il irait lui-même en savoir la raison.

« Mon cher monsieur, dit M. Pickwick, permettez-moi de vous faire observer que vous vous agitez bien inutilement. Je n’ai retenu de places à l’intérieur que pour deux.

– Je suis charmé de le savoir, répondit l’homme féroce. Je retire mes expressions ; acceptez mes excuses. Voici ma carte ; faisons connaissance.

– Avec grand plaisir, répliqua M. Pickwick. Nous devons être compagnons de voyage, et j’espère que nous trouverons mutuellement notre société agréable.

– Je l’espère. J'en suis persuadé. J'aime votre air ; il me plaît. Gentlemen, vos mains et vos noms. Faisons connaissance. »

Nécessairement un échange de salutations amicales suivit ce gracieux discours. Le fier gentleman informa alors nos amis avec le même système de phrases courtes, abruptes, sautillantes, que son nom était Dowler, qu’il allait à Bath pour son plaisir, qu’il était autrefois dans l’armée, que maintenant il s’était mis dans les affaires, comme un gentleman ; qu’il vivait des profits qu’il en tirait, et que la personne pour qui la seconde place avait été retenue par lui, n’était pas une personne moins illustre que Mme Dowler, son épouse.

« C'est une jolie femme, poursuivit-il. J'en suis orgueilleux. J'ai raison de l’être.

– J'espère que nous aurons le plaisir d’en juger, dit M. Pickwick avec un sourire.

– Vous en jugerez. Elle vous connaîtra. Elle vous estimera. Je lui ai fait la cour d’une singulière manière. Je l’ai gagnée par un vœu téméraire. Voilà. Je la vis ; je l’aimai ; je la demandai ; elle me refusa. « Vous en aimez un autre ? – Épargnez ma pudeur. – Je le connais. – Vraiment ? – Certes ; s’il reste ici, je l’écorcherai vif. »

– Diable ! s’écria M. Pickwick involontairement.

– Et… l’avez-vous écorché, monsieur ? demanda M. Winkle en pâlissant.

– Je lui écrivis un mot. Je lui dis que c’était une chose pénible. C'était vrai.

– Certainement, murmura M. Winkle.

– Je dis que j’avais donné ma parole de l’écorcher vif, que mon honneur était engagé, et que, comme officier de Sa Majesté, je n’avais pas d’autre alternative. J'en regrettais la nécessité, mais il fallait que cela se fît. Il se laissa convaincre ; il vit que les règles de service étaient impératives. Il s’enfuit. J'épousai la jeune personne. Voici la voiture. C'est sa tête que vous voyez à la portière. »

En achevant ces mots, M. Dowler montrait une voiture qui venait de s’arrêter. On voyait effectivement à la portière une figure assez jolie, coiffée d’un chapeau bleu, et qui, regardant parmi la foule, cherchait probablement l’homme violent lui-même. M. Dowler paya sa dépense et sortit promptement avec sa casquette, sa redingote et son manteau : M. Pickwick et ses amis le suivirent pour s’assurer de leurs places.

M. Tupman et M. Snodgrass s’étaient huchés derrière la voiture ; M. Winkle était monté dans l’intérieur et M. Pickwick se préparait à le suivre, quand Sam Weller s’approcha d’un air de profond mystère, et, chuchotant dans l’oreille de son maître, lui demanda la permission de lui parler.

« Eh bien ! Sam, dit M. Pickwick, qu’est-ce qu’il y a maintenant ?

– En voilà une de sévère, monsieur !

– Une quoi ?

– Une histoire, monsieur. J'ai bien peur que le propriétaire de cette voiture-ci ne nous fasse quelque impertinence.

– Comment cela, Sam ? Est-ce que nos noms ne sont point sur la feuille de route ?

– Certainement qu’ils y sont, monsieur ; mais ce qui est plus fort, c’est qu’il y en a un qui est sur la porte de la voiture. »

En parlant ainsi, Sam montrait à son maître cette partie de la portière où se trouve ordinairement le nom du propriétaire ; et là, en effet, se lisait en lettres dorées, d’une raisonnable grandeur, le nom magique de Pickwick.

« Voilà qui est curieux ! s’écria M. Pickwick, tout à fait étourdi de cette coïncidence ; quelle chose extraordinaire !

– Oui ; mais ce n’est pas tout, reprit Sam en dirigeant de nouveau l’attention de son maître vers la portière. Non contents d’écrire Pickwick, ils mettent Moïse devant. Voilà ce que j’appelle ajouter l’injure à l’insulte, comme disait le perroquet quand on lui a appris à parler anglais, après l’avoir emporté de son pays natal.

– Cela est certainement assez singulier, Sam ; mais si nous restons là, debout, nous perdrons nos places.

– Comment ! est-ce qu’il n’y a rien à faire en conséquence, monsieur ? s’écria Sam tout à fait démonté par la tranquillité avec laquelle M. Pickwick se préparait à s’enfoncer dans l’intérieur.

– À faire ? dit le philosophe ; qu’est-ce qu’on pourrait faire ?

– Est-ce qu’il n’y aura personne de rossé pour avoir pris cette liberté, monsieur ? demanda Sam, qui s’était attendu, pour le moins, à recevoir la commission de défier le cocher et le conducteur en combat singulier.

– Non, certainement, répliqua M. Pickwick avec vivacité. Sous aucun prétexte ! Montez à votre place, sur-le-champ.

– Ah ! murmura Sam en grimpant sur son banc, faut que le gouverneur ait quelque chose ; autrement il n’aurait pas pris ça aussi tranquillement. J'espère que ce jugement-ci ne l’aura pas affecté ; mais ça va mal, ça va très-mal, » continua-t-il en secouant gravement la tête.

Et, ce qui est digne de remarque, car cela fait voir combien il prit cette circonstance à cœur, il ne prononça plus une seule parole jusqu’au moment où la voiture atteignit le turnpike de Kensington. C'était pour lui un effort de taciturnité tellement extraordinaire, qu’il peut être considéré comme tout à fait sans précédent.

Il n’arriva rien durant le voyage qui mérite une mention spéciale. M. Dowler rapporta plusieurs anecdotes, toutes illustratives de ses prouesses personnelles ; et, à chacune d’elles il en appelait au témoignage de Mme Dowler. Alors cette aimable dame racontait, sous la forme d’appendice, quelques circonstances remarquables que M. Dowler avait oubliées, ou peut-être que sa modestie avait omises ; car ces additions tendaient toujours à montrer que M. Dowler était un homme encore plus étonnant qu’il ne le disait lui-même. M. Pickwick et M. Winkle l’écoutaient avec la plus grande admiration : par intervalles, cependant, ils conversaient avec Mme Dowler, qui était une personne tout à fait séduisante. Ainsi, grâce aux histoires de M. Dowler et aux charmes de son autre moitié, grâce à l’amabilité de M. Pickwick et à l’attention imperturbable de M. Winkle, les habitants de l’intérieur de la diligence exécutèrent leur voyage en bonne harmonie et en parfaite humeur.

Les voyageurs de l’extérieur se conduisirent comme leurs places le comportaient. Ils étaient gais et causeurs au commencement de tous les relais, tristes et endormis au milieu, et de nouveau brillants et éveillés vers la fin. Il y avait un jeune gentleman en manteau de caoutchouc, qui fumait des cigares tout le long du chemin ; et il y avait un autre jeune gentleman dont la redingote avait l’air de la parodie d’un paletot, qui en allumait un grand nombre ; mais, se sentant évidemment étourdi, après la seconde bouffée, il les jetait par terre, quand il croyait que personne ne pouvait s’en apercevoir. Il y avait sur le siège un troisième jeune homme qui désirait se connaître en chevaux, et par derrière, un vieillard qui semblait très-fort en agriculture. On rencontrait sur la route une constante succession de noms de baptême, en blouses ou en redingotes grises, qui étaient invités par le garde à monter un bout de chemin, et qui connaissaient chaque cheval et chaque aubergiste de la contrée. Enfin on fit un dîner, qui aurait été bon marché à une demi-couronne par tête, si on avait eu le temps d’en manger quelque chose. Quoi qu’il en soit, à sept heures du soir, M. Pickwick et ses amis, et M. Dowler ainsi que son épouse se retirèrent respectivement dans leur salon particulier à l’hôtel du Blanc-Cerf, en face de la grande salle des bains de Bath ; hôtel illustre dans lequel les garçons, grâce à leur costume, pourraient être pris pour des étudiants de Westminster, s’ils ne détruisaient pas l’illusion par leur sagesse et leur bonne tenue.

Le lendemain matin, le déjeuner des pickwickiens avait à peine été enlevé, lorsqu’un garçon apporta la carte de M. Dowler, qui demandait la permission de présenter un de ses amis. M. Dowler lui-même suivit immédiatement sa carte, amenant aussi son ami.

L'ami était un charmant jeune homme d’une cinquantaine d’années tout au plus. Il avait un habit bleu très-clair, avec des boutons resplendissants ; un pantalon noir et la paire de bottes la plus fine et la plus luisante qu’on puisse imaginer. Un lorgnon d’or était suspendu à son cou par un ruban noir, large et court. Une tabatière d’or tournait élégamment entre l’index et le pouce de sa main gauche ; des bagues innombrables brillaient à ses doigts ; un énorme solitaire, monté en or, étincelait sur son jabot. Il avait, en outre, une montre d’or et une chaîne d’or, avec de massifs cachets d’or. Sa légère canne d’ébène portait une lourde pomme d’or ; son linge était le plus fin, le plus blanc, le plus roide possible ; son faux toupet le mieux huilé, le plus noir, le plus bouclé des faux toupets. Son tabac était du tabac du régent, son parfum, bouquet du roi. Ses traits s’embellissaient d’un perpétuel sourire, et ses dents étaient si parfaitement rangées qu’à une petite distance il était difficile de distinguer les fausses des véritables.

« Monsieur Pickwick, dit Dowler, mon ami Angelo-Cyrus Bantam, esquire, magister ceremoniorum. – Bantam, monsieur Pickwick. Faites connaissance.

– Soyez le bienvenu à Ba-ath, monsieur. Voici en vérité une acquisition… Très-bien venu à Ba-ath, monsieur… Il y a longtemps, très-longtemps, monsieur Pickwick, que vous n’avez pris les eaux. Il y a un siècle, monsieur Pickwick. Re-marquable. »

En parlant ainsi, M. Angelo-Cyrus Bantam, esq., m.c. prit la main de M. Pickwick ; et, tout en disloquant ses épaules par une constante succession de saluts, il garda la main du philosophe dans les siennes, comme s’il n’avait pas pu prendre sur lui de la lâcher.

– Il y a certainement très-longtemps que je n’ai bu les eaux, répondit M. Pickwick, car, à ma connaissance, je ne suis jamais venu ici jusqu’à présent.

– Jamais venu à Ba-ath, monsieur Pickwick ! s’écria le grand maître en laissant tomber d’étonnement la main savante. Jamais venu à Ba-ath ! ha ! ha ! ha ! Monsieur Pickwick, vous aimez à plaisanter ! Pas mauvais, pas mauvais ! Joli, joli ! Hi ! hi ! hi ! re-marquable.

– Je dois dire, à ma honte, que je parle tout à fait sérieusement. Je ne suis jamais venu ici.

– Oh ! je vois, s’écria le grand maître d’un air extrêmement satisfait. Oui, oui. Bon, bon. De mieux en mieux. Vous êtes le gentleman dont nous avons entendu parler. Nous vous connaissons, monsieur Pickwick, nous vous connaissons. »

Ils ont lu, dans ces maudits journaux, les détails de mon procès, pensa M. Pickwick. Ils savent toute mon histoire.

« Oui, reprit Bantam, vous êtes le gentleman résidant à Clapham-Green, qui a perdu l’usage de ses membres pour s’être imprudemment refroidi après avoir pris du vin de Porto ; qui, à cause de ses souffrances aiguës, ne pouvait plus bouger de place, et qui fit prendre des bouteilles de la source des bains du roi à 103°, se les fit apporter par un chariot dans sa chambre à coucher à Londres, se baigna, éternua et fut rétabli le même jour. Très-remarquable. »

M. Pickwick reconnut le compliment que renfermait cette supposition, et cependant il eut l’abnégation de la repousser. Ensuite, prenant avantage d’un moment où le maître des cérémonies demeurait silencieux, il demanda la permission de présenter ses amis, M. Tupman, M. Winkle et M. Snodgrass ; présentation qui, comme on se l’imagine, accabla le maître des cérémonies de délices et d’honneur.

« Bantam, dit M. Dowler, M. Pickwick et ses amis sont étrangers ; il faut qu’ils inscrivent leurs noms. Où est le livre ?

– La registre des visiteurs distingués de Ba-ath sera à la salle de la Pompe aujourd’hui à deux heures. Voulez-vous guider nos amis vers ce splendide bâtiment et me procurer l’avantage d’obtenir leurs autographes.

– Je le ferai, répliqua Dowler. Voilà une longue visite. Il est temps de partir. Je reviendrai dans une heure. Allons.

– Il y a bal ce soir, monsieur, dit le maître des cérémonies en prenant la main de M. Pickwick, au moment de s’en aller. Les nuits de bal, dans Ba-ath, sont des instants dérobés au paradis, des instants que rendent enchanteurs la musique, la beauté, l’élégance, la mode, l’étiquette, etc…, et par-dessus tout, l’absence des boutiquiers, gens tout à fait incompatibles avec le paradis. Ces gens-là ont, entre eux, tous les quinze jours, au Guidhall, une espèce d’amalgame qui est, pour ne rien dire de plus, re-marquable. Adieu, adieu. »

Cela dit, et ayant protesté tout le long de l’escalier qu’il était fort satisfait, entièrement charmé, complètement enchanté, immensément flatté, on ne peut pas plus honoré, Angelo-Cyrus Bantam, esq., m.c. monta dans un équipage très-élégant qui l’attendait à la porte et disparut au grand trot.

À l’heure désignée, M. Pickwick et ses amis, escortés par Dowler, se rendirent aux salles d’assemblée et écrivirent leur nom sur le livre, preuve de condescendance dont Angélo Bantam se montra encore plus confus et plus charmé qu’auparavant. Des billets d’admission devaient être préparés pour les quatre amis ; mais, comme ils ne se trouvaient pas prêts, M. Pickwick s’engagea, malgré toutes les protestations d’Angelo Bantam, à envoyer Sam les chercher, à quatre heures, chez le M.C., dans Queen-Square.

Après avoir fait une courte promenade dans la ville et être arrivés à la conclusion unanime que Park-Street ressemble beaucoup aux rues perpendiculaires qu’on voit dans les rêves, et qu’on ne peut pas venir à bout de gravir, les pickwickiens retournèrent au Blanc-Cerf et dépêchèrent Sam pour chercher les billets.

Sam Weller posa son chapeau sur sa tête d’une manière nonchalante et gracieuse, enfonça ses mains dans les poches de son gilet, et se dirigea, d’un pas délibéré, vers Queen-Square, en sifflant le long du chemin plusieurs airs populaires de l’époque, arrangés sur un mouvement entièrement nouveau pour les instruments à vent. Arrivé dans Queen-Square, au numéro qui lui avait été désigné, il cessa de siffler et frappa solidement à une porte, que vint ouvrir immédiatement un laquais à la tête poudrée, à la livrée magnifique, à la stature carrée.

« C'est-il ici M. Bantam, vieux ? demanda Sam sans se laisser le moins du monde intimider par le rayon de splendeur qui lui donna dans l’œil à l’apparition du laquais poudré, à la livrée magnifique, etc.

– Pourquoi cela, jeune homme ? répondit celui-ci d’un air hautain.

– Parce que, si c’est ici chez lui, portez-lui ça, et dites-lui que M. Weller attend la réponse. Voulez-vous m’obliger, six pieds ? »

Ainsi parla Sam ; et, étant entré froidement dans la salle, il s’y assit.

Le laquais poudré poussa violemment la porte et fronça les sourcils avec dignité ; mais tout cela ne fit nulle impression sur Sam, qui s’occupait à regarder, avec un air de connaisseur satisfait, un élégant porte-parapluie en acajou.

La manière dont M. Bantam reçut la carte disposa apparemment le laquais poudré en faveur de Sam, car, lorsqu’il revint, il lui sourit amicalement et lui dit que la réponse allait être prête sur-le-champ.

« Très-bien, répliqua Sam ; vous pouvez dire au vieux gentleman de ne pas se mettre en transpiration. Il n’y a pas de presse, six pieds. J'ai dîné.

– Vous dînez de bien bonne heure, monsieur.

– C'est pour mieux travailler au souper.

– Y a-t-il longtemps que vous restez à Bath, monsieur ? Je n’ai pas eu le plaisir d’entendre parler de vous.

– Je n’ai pas encore causé ici une sensation étonnamment surprenante, répondit Sam tranquillement. Moi et les autres personnages distingués que j’accompagne, nous ne sommes arrivés que d’hier au soir.

– Un joli endroit, monsieur.

– Ça m’en a l’air.

– Bonne société, monsieur. Des domestiques fort agréables, monsieur.

– Ça me fait cet effet-là, des gaillards affables, sans affectation, qui ont l’air de vous dire : Allez-vous promener ; je ne vous connais pas !

– Oh ! c’est bien vrai, monsieur, répliqua le laquais poudré, croyant évidemment que le discours de Sam renfermait un superbe compliment. En prenez-vous, monsieur ? ajouta-t-il en produisant une petite tabatière.

– Pas sans éternuer.

– Oh ! c’est difficile, monsieur ; je le confesse ; mais cela s’apprend par degrés. Le café est ce qu’il y a de mieux pour cela. J'ai longtemps porté du café, monsieur ; cela ressemble beaucoup à du tabac. »

Ici un violent coup de sonnette réduisit le laquais poudré à l’ignominieuse nécessité de remettre la tabatière dans sa poche et de se rendre, avec une humble contenance, dans le cabinet de M. Bantam. Observons, par parenthèse, que tous les individus qui ne lisent et n’écrivent jamais, ont toujours quelque petit arrière-parloir qu’ils appellent leur cabinet.

« Voici la réponse, monsieur, dit à Sam le laquais poudré. J'ai peur que vous ne la trouviez incommode par sa grandeur.

– Ne vous tourmentez pas, répondit Sam en recevant la lettre, qui était enfermée dans une petite enveloppe. Je crois que la nature peut supporter cela sans tomber en défaillance.

– J'espère que nous nous reverrons, monsieur, dit le laquais poudré en se frottant les mains et en reconduisant Sam jusqu’à la porte.

– Vous êtes bien obligeant, monsieur, répliqua Sam ; mais, je vous en prie, n’éreintez pas outre mesure une personne aussi aimable. Considérez ce que vous devez à la société, et ne vous laissez pas écraser par l’ouvrage. Pour l’amour de vos semblables, tenez-vous aussi tranquille que vous pourrez ; songez quelle perte ce serait pour le monde ! »

Sam s’éloigna sur ces mots pathétiques.

« Un jeune homme fort singulier, » dit en lui-même le laquais poudré, avec une physionomie tout ébahie.

Sam ne dit rien, mais il cligna de l’œil, hocha la tête, sourit, cligna de l’œil sur nouveaux frais, et s’en alla légèrement, avec une physionomie qui semblait dénoter qu’il était singulièrement amusé, par une chose ou par une autre.

Le même soir, juste à huit heures moins vingt minutes, Angelo-Cyrus Bantam esq. m.c. descendit de sa voiture à la porte des salons d’assemblée, avec le même toupet, les mêmes dents, le même lorgnon, la même chaîne et les mêmes cachets, les mêmes bagues, les mêmes épingles et la même canne, que celles ou ceux dont il était affublé le matin. Le seul changement remarquable dans son costume était qu’il portait un habit d’un bleu plus clair, doublé de soie blanche, un pantalon collant noir, des bas de soie noire, des escarpins et un gilet blanc, et qu’il était, si cela est possible, encore un peu plus parfumé.

Ainsi accoutré, le maître des cérémonies se planta dans la première salle, pour recevoir la compagnie, et remplir les importants devoirs de son indispensable office.

Bath était comble. La compagnie et les pièces de 6 pence pour le thé, arrivaient en foule. Dans la salle de bal, dans les salles de jeu, dans les escaliers, dans les passages, le murmure des voix et le bruit des pieds étaient absolument étourdissants. Les vêtements de soie bruissaient, les plumes se balançaient, les lumières brillaient, et les joyaux étincelaient. On entendait la musique, non pas des contredanses, car elles n’étaient pas encore commencées, mais la musique toujours agréable à entendre, soit à Bath, soit ailleurs, des pieds mignons et délicats qui glissent sur le parquet, des rires clairs et joyeux de jeunes filles, des voix de femmes retenues et voilées. De toutes parts scintillaient des yeux brillants, éclairés par l’attente du plaisir ; et de quelque côté qu’on regardât, on voyait glisser gracieusement, à travers la foule, quelque figure élégante, qui, à peine perdue, était remplacée par une autre, aussi séduisante et aussi parée.

Dans la salle où l’on prenait le thé, et tout autour des tables de jeu, s’entassaient une foule innombrable d’étranges vieilles ladies et de gentlemen décrépits, discutant tous les petits scandales du jour avec une vivacité qui montrait suffisamment quel plaisir ils y trouvaient. Parmi ces groupes, se trouvaient quelques mères de famille, absorbées, en apparence, par la conversation à laquelle elles prenaient part, mais jetant de temps à autre un regard inquiet du côté de leurs filles. Celles-ci, se rappelant les injonctions maternelles de profiter de l’occasion, étaient en plein exercice de coquetterie, égarant leurs écharpes, mettant leurs gants, déposant leurs tasses à thé, et ainsi de suite, toutes choses légères en apparence, mais qui peuvent être fort avantageusement exploitées par d’habiles praticiennes.

Auprès des portes et dans les recoins, divers groupes de jeunes gens, étalant toutes les variétés du dandysme et de la stupidité, amusaient les gens raisonnables par leur folie et leur prétention, tout en se croyant, heureusement, les objets de l’admiration générale. Sage et prévoyante dispensation de la Providence, qu’un esprit charitable ne saurait assez louer.

Sur les bancs de derrière, où elles avaient déjà pris leur position pour la soirée, étaient assises certaines ladies non mariées, qui avaient passé leur grande année climatérique, et qui, ne dansant pas, parce qu’elles n’avaient point de partenaires, ne jouant pas, de peur d’être regardées comme irrévocablement vieilles filles, étaient dans la situation favorable de pouvoir dire du mal de tout le monde, sans qu’il retombât sur elles-mêmes. Tout le monde, en effet, se trouvait-là. C'était une scène de gaieté, de luxe et de toilettes, de glaces magnifiques, de parquets blanchis à la craie, de girandoles, de bougies, et sur tous les plans du tableau, glissant de place en place, avec une souplesse silencieuse, saluant obséquieusement telle société, faisant un signe familier à telle autre, et souriant complaisamment à toutes, se faisait remarquer la personne tirée à quatre épingles, d’Angelo-Cyrus Bantam esquire, le maître des cérémonies.

« Arrêtez-vous dans la salle du thé. Prenez-en pour vos 6 pence. Ils distribuent de l’eau chaude et appellent cela du thé. Buvez, » dit tout haut M. Dowler à M. Pickwick, qui s’avançait en tête de leur société, donnant le bras à Mme Dowler. M. Pickwick tourna donc vers la salle du thé, et M. Bantam, en l’apercevant, se glissa à travers la foule, et le salua avec extase.

« Mon cher monsieur, je suis prodigieusement honoré… Ba-ath est favorisé… Madame Dowler, vous embellissez cette salle. Je vous félicite vos plumes re-marquables !

– Y a-t-il quelqu’un ici ? demanda M. Dowler d’un air dédaigneux.

– Quelqu’un ? l’élite de Ba-ath ! Monsieur Pickwick, voyez vous cette dame en turban de gaze ?

– Cette grosse vieille dame ? demanda M. Pickwick innocemment.

– Chut ! mon cher monsieur, chut ! Personne n’est gros ni vieux, dans Ba-ath. C'est la lady douairière Snuphanuph.45

– En vérité ! fit M. Pickwick.

– Ni plus ni moins. Chut ! approchez un peu par ici, monsieur Pickwick. Voyez-vous ce jeune homme, richement vêtu, qui vient de notre côté ?

– Celui qui a des cheveux longs, et le front singulièrement étroit ?

– Précisément. C'est le plus riche jeune homme de Ba-ath, en ce moment. Le jeune lord Mutanhed46.

– Quoi, vraiment ?

– Oui. Vous entendrez sa voix dans un moment, monsieur Pickwick. Il me parlera. Le gentleman qui est avec lui et qui a un dessous de gilet rouge et des moustaches noires, est l’honorable M. Crushton, son ami intime. – Comment vous portez-vous, mylord ?

– Très-saudement, Bantam, répondit Sa Seigneurie.

– En effet, il fait très-chaud, milord, reprit le M.C.

– Diablement, » ajouta l’honorable M. Crushton.

Après une pause durant laquelle le jeune lord s’était efforcé de décontenancer M. Pickwick en le lorgnant, tandis que son acolyte réfléchissait sur quel sujet lord Mutanhed pouvait parler le plus avantageusement, M. Crushton, dit :

« Bantam, avez-vous vu la malle-poste de milord ?

– Mon Dieu non. Une malle-poste ? Quelle excellente idée. Re-marquable !

– Vaiment, je coyais que tout le monde l’avait vue ! C'est la plus zolie, la plus lézère, la plus gacieuse chose qui ait zamais été sur des roues. Peinte en rouge, avec des gevaux café au lait.

– Et avec une véritable malle pour les lettres ; tout à fait complète, ajouta l’honorable M. Crushton.

– Et un petit siège devant, entouré d’une tringle de fer pour le cozer, continua Sa Seigneurie. Ze l’ai conduite à Bristol l’aut’matin, avec un habit écalate et deux domestiques courant un quart de mille en arrière, et Dieu me damne si les paysans ne sortaient pas de leurs cabanes, pour m’arrêter et me demander si je n’étais pas la poste ! Glo'ieux ! Glo'ieux ! »

Le jeune lord rit de tout son cœur de cette anecdote, et les auditeurs en firent autant, bien entendu.

« Charmant jeune homme ! dit le maître des cérémonies à M. Pickwick.

– Il en a l’air, » répliqua sèchement le philosophe.

La danse ayant commencé, les présentations nécessaires ayant été faites, et tous les préliminaires étant arrangés, Angelo Bantam rejoignit M. Pickwick et le conduisit dans les salons de jeux.

Au moment de leur entrée, lady Snuphanuph et deux autres ladies, d’une apparence antique, et qui sentait le whist, erraient tristement autour d’une table inoccupée. Aussitôt qu’elles aperçurent M. Pickwick, sous la conduite d’Angelo Bantam, elles échangèrent entre elles des regards qui voulaient dire que c’était là justement la personne qu’il leur fallait pour faire un rob.

« Mon cher Bantam, dit la lady douairière Snuphanuph, d’un air engageant, trouvez-nous donc quelque aimable personne pour faire un whist, comme une bonne âme que vous êtes. »

Dans ce moment M. Pickwick regardait d’un autre côté, de sorte que milady fit un signe de tête expressif en l’indiquant.

Le maître des cérémonies comprit ce geste muet.

« Milady, répondit-il, mon ami M. Pickwick s’estimera, j’en suis sûr, très-heureux, re-marquablement. – M. Pickwick, lady Snuphanuph, Mme la colonel Wugsby, miss Bolo. »

M. Pickwick salua et voyant qu’il était impossible de s’échapper, se résigna. On tira les places, et M. Pickwick se trouva avec miss Bolo, contre lady Snuphanuph et Mme Wugsby.

À la seconde donne, au moment où la retourne venait à être vue, deux jeunes ladies accoururent dans la salle et se placèrent de chaque côté de Mme Wugsby, où elles attendirent patiemment et silencieusement que le coup fût fini.

« Eh bien ! dit Mme Wugsby en se retournant vers l’une de ses filles, qu’est-ce qu’il y a ?

– M'man, répondit à voix basse la plus jeune et la plus jolie des deux, je venais vous demander si je puis danser avec le plus jeune M. Crawley.

– Mais à quoi donc pensez-vous, Jane ? répondit la maman avec indignation. N'avez-vous pas entendu dire cent fois, que son père n’a que huit cents livres sterling de revenu, et qui meurent avec lui encore ! Vous me faites rougir de honte ! Non, sous aucun prétexte.

– M'man, chuchota l’autre demoiselle qui était beaucoup plus vieille que sa sœur, et avait l’air insipide et artificiel ; lord Mutanhed m’a été présenté. J'ai dit que je croyais n’être pas engagée, m’man.

– Vous êtes une bonne fille, mon enfant, et on peut se fier à vous, répondit Mme Wugsby, en tapant de son éventail la joue de sa fille. Il est immensément riche, ma chérie. » En parlant ainsi, Mme Wugsby baisa sa fille aînée fort tendrement, admonesta la cadette par un froncement de sourcil, et mêla les cartes.

Pauvre M. Pickwick ! il n’avait jamais joué jusqu’alors avec trois vieilles femmes aussi complètement joueuses. Elles étaient d’une habileté qui l’effrayait. S'il jouait mal, miss Bolo le poignardait du regard ; s’il s’arrêtait pour réfléchir, lady Snuphanuph se renversait sur sa chaise et souriait, en jetant à Mme Wugsby un coup d’œil mêlé d’impatience et de pitié. À quoi celle-ci répondait en haussant les épaules et en toussant, comme pour demander s’il se déciderait jamais à jouer. À la fin de chaque coup, miss Bolo demandait avec une contenance sombre et un soupir plein de reproche, pourquoi M. Pickwick n’avait pas rendu atout, attaqué trèfle, coupé pique, finassé la dame, fait échec à l’honneur, invité au roi ou quelque autre chose de semblable ; et M. Pickwick était tout à fait incapable de se disculper de ces graves accusations, car il avait déjà oublié le coup. Ce n’est pas tout ; il y avait des gens qui venaient regarder et qui intimidaient M. Pickwick ; enfin, près de la table, s’échangeait une conversation fort active et fort distrayante, entre Angelo Bantam et les deux miss Matinters, qui, étant filles et un peu mûres, faisaient une cour assidue au maître des cérémonies, dans l’espoir d’attraper, de temps en temps, un danseur de rencontre. Toutes ces choses combinées avec le bruit et les constantes interruptions des allants et des venants, firent que M. Pickwick joua véritablement assez mal ; de plus, les cartes étaient contre lui, de sorte que quand il quitta la table, à onze heures dix minutes, miss Bolo se leva dans une agitation effroyable et partit dans les larmes et dans une chaise à porteurs.

M. Pickwick fut rejoint bientôt après par ses amis, qui protestèrent unanimement avoir rarement passé une soirée aussi agréable. Ils retournèrent tous ensemble au Blanc-Cerf, et le philosophe s’étant consolé de ses infortunes, en avalant quelque chose de chaud, se coucha et s’endormit presque simultanément.

Chapitre VII. Occupé principalement par une authentique version de la légende du prince Bladud, et par une calamité fort extraordinaire dont M. Winkle fut la victime. §

M. Pickwick, en proposant de rester au moins deux mois à Bath, jugea convenable de prendre pour lui et pour ses amis un appartement particulier. Il eut la bonne fortune d’obtenir, pour un prix modéré, la partie supérieure d’une des maisons sur la Royal-Crescent ; et comme il s’y trouvait plus de logement qu’il n’en fallait pour les pickwickiens, M. et Mme Dowler lui offrirent de reprendre une chambre à coucher et un salon. Cette proposition fut acceptée avec un empressement, et dès le troisième jour les deux sociétés furent établies dans leur nouveau domicile. M. Pickwick commença alors à prendre les eaux avec la plus grande assiduité. Il les prenait systématiquement, buvant un quart de pinte avant le déjeuner, et montant un coteau ; un autre quart de pinte après le déjeuner, et descendant un coteau ; et après chaque nouveau quart de pinte, M. Pickwick déclarait, dans les termes les plus solennels, qu’il se sentait infiniment mieux : ce dont ses amis se réjouissaient vivement, quoiqu’ils ne se fussent pas doutés, jusque-là, qu’il eût à se plaindre de la moindre chose.

La grande buvette est un salon spacieux, orné de piliers corinthiens, d’une galerie pour la musique, d’une pendule de Tompion, d’une statue de Nash, et d’une inscription en lettres d’or, à laquelle tous les buveurs d’eau devraient faire attention, car elle fait un touchant appel à leur charité. Il s’y trouve, en outre, un vase de marbre où le garçon plonge sans cesse de grands verres, qui ont l’air d’avoir la jaunisse, et c’est un spectacle prodigieusement édifiant et satisfaisant, que de voir avec quelle gravité et quelle persévérance les buveurs d’eau engloutissent le contenu de ces verres. Tout auprès on a disposé des baignoires, dans lesquelles se lavent une partie des malades ; après quoi la musique joue des fanfares pour les congratuler d’en être sortis. Il existe encore une seconde buvette, où les ladies et les gentlemen infirmes sont roulés dans une quantité de chaises et de fauteuils, si étonnante et si variée, qu’un individu aventureux, qui s’y rend avec le nombre ordinaire d’orteils, doit s’estimer heureux s’il les possède encore quand il en sort.

Enfin il y a une troisième buvette où se réunissent les gens tranquilles, parce qu’elle est moins bruyante que les autres. Il se fait d’ailleurs aux environs une infinité de promenades avec béquilles ou sans béquilles, avec canne ou sans canne, et une infinité de conversations et de plaisanteries, avec esprit ou sans esprit.

Chaque matin les buveurs d’eau consciencieux, parmi lesquels se trouvait M. Pickwick, se réunissaient dans les buvettes, avalaient leur quart de pinte, et marchaient suivant l’ordonnance. À la promenade de l’après-midi, lord Mutanhed et l’honorable M. Crushton, lady Snuphanuph, mistress Wugsby, et tout le beau monde, et tous les buveurs d’eau du matin, se réunissaient en grande compagnie. Après cela, ils se promenaient à pied, ou en voiture, ou dans les chaises à porteurs, et se rencontraient sur nouveaux frais. Après cela, les gentlemen allaient au cabinet de lecture, et y rencontraient une portion de la société ; après quoi, ils s’en retournaient chacun chez soi. Ensuite, si c’était jour de théâtre, on se rencontrait au théâtre ; si c’était jour d’assemblée, on se rencontrait au salon, et si ce n’était ni l’un ni l’autre, on se rencontrait le jour suivant : agréable routine à laquelle on pourrait peut-être reprocher uniquement une légère teinte de monotonie.

Après une journée dépensée de cette manière, M. Pickwick, dont les amis s’étaient allés coucher, s’occupait à compléter son journal, lorsqu’il entendit frapper doucement à sa porte.

– Je vous demande pardon, monsieur, dit la maîtresse de la maison, Mme Craddock, en insinuant sa tête dans la chambre, vous n’avez plus besoin de rien ?

– De rien du tout, madame, répondit M. Pickwick.

– Ma jeune fille est allée se coucher, monsieur, et M. Dowler a la bonté de rester debout pour attendre Mme Dowler, qui ne doit rentrer que fort tard. Ainsi, monsieur Pickwick, je pensais que si vous n’aviez plus besoin de rien, j’irais me coucher aussi.

– Vous ferez très-bien, madame.

– Je vous souhaite une bonne nuit, monsieur.

– Bonne nuit, madame. »

Mistress Craddock ferma la porte et M. Pickwick continua d’écrire.

En une demi-heure de temps ses notes furent mises à jour. Il appuya soigneusement la dernière page sur le papier buvard, ferma le livre, essuya sa plume au pan de son habit, et ouvrit le tiroir de l’encrier pour l’y serrer. Il y avait dans ce tiroir quelques feuilles de papier à lettres, écrites serrées et pliées de telle sorte que le titre, moulé en ronde, sautait aux yeux. Voyant par là que ce n’était point un document privé, qu’il paraissait se rapporter à Bath, et qu’il était fort court, M. Pickwick déplia le papier, et tirant sa chaise auprès du feu, lut ce qui suit :

« LA VÉRITABLE LÉGENDE DU PRINCE BLADUD.

« Il n’y a pas encore deux cents ans qu’on voyait sur l’un des bains publics de cette ville, une inscription en honneur de son puissant fondateur, le renommé prince Bladud. Cette inscription est maintenant effacée, mais une vieille légende, transmise d’âge en âge, nous apprend que plusieurs siècles auparavant cet illustre prince, affligé de la lèpre depuis son retour d’Athènes, où il était allé recueillir une ample moisson de science, évitait la cour de son royal père, et faisait tristement société avec ses bergers et ses cochons. Dans le troupeau, dit la légende, se trouvait un porc d’une contenance grave et solennelle, pour qui le prince éprouvait une certaine sympathie ; car ce porc était un sage, un personnage aux manières pensives et réservées, un animal supérieur à ses semblables, dont le grognement était terrible, dont la morsure était fatale. Le jeune prince soupirait profondément en regardant la physionomie majestueuse du quadrupède. Il songeait à son royal père, et ses yeux se noyaient de larmes.

« Ce porc intelligent aimait beaucoup à se baigner dans une fange molle et verdâtre, non pas au cœur de l’été, comme font maintenant les porcs vulgaires, pour se rafraîchir, et comme ils faisaient même dans ces temps reculés (ce qui prouve que la lumière de la civilisation avait déjà commencé à briller, quoique faiblement) ; mais au milieu des froids les plus piquants de l’hiver. La robe du pachyderme était toujours si lisse et sa complexion si claire, que le prince résolut d’essayer les qualités purifiantes de l’eau, qui réussissait si bien à son ami. Un beau jour il le suivit au bain. Sous la fange verdâtre, sourdissaient les sources chaudes de Bath ; le prince s’y lava et fut guéri. S'étant rendu aussitôt à la cour du roi son père, il lui présenta ses respects les plus tendres, mais il s’empressa de revenir ici, pour y fonder cette ville et ces bains fameux.

« D'abord il chercha le porc avec toute l’ardeur d’une ancienne amitié ; mais, hélas ! ces eaux célèbres avaient été cause de sa perte. Il avait pris un bain à une température trop élevée et le philosophe sans le savoir n’était plus. Pline qui lui succéda dans la philosophie, périt également victime de son ardeur pour la science.

« Telle était la légende : Écoutez l’histoire véritable.

« Le fameux Lud Hudibras, roi de la Grande-Bretagne, florissait il y a bien des siècles. C'était un redoutable monarque : la terre tremblait sous ses pas, tant il était gros ; ses peuples avaient peine à soutenir l’éclat de sa face, tant elle était rouge et luisante. Il était roi depuis les pieds jusqu’à la tête, et c’était beaucoup dire, car, s’il n’était pas très-haut, il était très-puissant, et son immense ampleur compensait et au delà, ce qui pouvait manquer à sa taille. Si quelque prince dégénéré de ces temps modernes pouvait lui être comparé, ce serait le vénérable roi Cole, qui seul mériterait cette gloire.

« Ce bon roi avait une reine qui, dix-huit ans auparavant, avait eu un fils, lequel avait nom Bladud. On l’avait placé dans une école préparatoire des États de son père, jusqu’à l’âge de dix ans, mais alors il avait été dépêché, sous la conduite d’un fidèle messager, pour finir ses classes à Athènes. Comme il n’y avait point de supplément à payer pour rester à l’école les jours de fête, et pas d’avertissement préalable à donner pour la sortie des élèves, il y demeura huit années, à l’expiration desquelles le roi son père envoya le lord chambellan pour solder sa dépense, et pour le ramener au logis. Le lord chambellan exécuta habilement cette mission difficile, fut reçu avec applaudissements, et pensionné sans délai.

« Quand le roi Lud vit le prince son fils, et remarqua qu’il était devenu un superbe jeune homme, il s’aperçut du premier coup d’œil que ce serait une grande chose de le marier immédiatement, afin que ses enfants pussent servir à perpétuer la glorieuse race de Lud, jusqu’aux derniers âges du monde. Dans cette vue il composa une ambassade extraordinaire de nobles seigneurs qui n’avaient pas grand’chose à faire, et qui désiraient obtenir des emplois lucratifs ; puis il les envoya à un roi voisin, pour lui demander en mariage sa charmante fille, et pour lui déclarer, en même temps, que, comme roi chrétien, il souhaitait vivement conserver les relations les plus amicales avec le roi son frère et son ami ; mais que si le mariage ne s’arrangeait pas, il serait dans la pénible nécessité de lui aller rendre visite, avec une armée nombreuse, et de lui faire crever les yeux. L'autre roi qui était le plus faible, répondit à cette déclaration, qu’il était fort obligé au roi son frère, de sa bonté et de sa magnanimité, et que sa fille était toute prête à se marier, aussitôt qu’il plairait au prince Bladud de venir et de l’emmener.

« Dès que cette réponse parvint en Angleterre, toute la nation fut transportée de joie, on n’entendait plus que le bruit des réjouissances et des fêtes, comme aussi celui de l’argent qui sonnait dans la sacoche des collecteurs, chargés de lever sur le peuple l’impôt nécessaire pour défrayer la dépense de cette heureuse cérémonie.

« C'est dans cette occasion que le roi Lud, assis au sommet de son trône, en plein conseil, se leva, dans la joie de son âme, et commanda au lord chef de la justice de faire venir les ménestrels, et de faire apporter les meilleurs vins. L'ignorance des historiens légendaires attribue cet acte de gracieuseté au roi Cole, comme on le voit dans ces vers célèbres :

« Il fit venir sa pipe, et ses trois violons,

Pour boire un pot, au doux bruit des flonflons. »

« Mais c’est une injustice évidente envers la mémoire du roi Lud, et une malhonnête exaltation des vertus du roi Cole.

« Cependant, au milieu de ces fêtes et de ces réjouissances, il y avait un individu qui ne buvait point, quand les vins généreux pétillaient dans les verres, et qui ne dansait point, quand les instruments des ménestrels s’éveillaient sous leurs doigts. C'était le prince Bladud lui-même, pour le bonheur duquel tout un peuple vidait ses poches, et remplissait son gosier. Hélas ! c’est que le prince, oubliant que le ministre des affaires étrangères avait le droit incontestable de devenir amoureux pour lui, était déjà devenu amoureux pour son propre compte, contrairement à tous les précédents de la diplomatie, et s’était marié, dans son cœur, avec la fille d’un noble Athénien.

« Ici nous trouvons un frappant exemple de l’un des nombreux avantages de la civilisation. Si le prince avait vécu de nos jours, il aurait épousé sans scrupule la princesse choisie par son père, et se serait immédiatement et sérieusement mis à l’ouvrage pour se débarrasser d’elle, en la faisant mourir de chagrin par un enchaînement systématique de mépris et d’insultes ; puis si la tranquille fierté de son sexe, et la conscience de son innocence, lui avaient donné la force de résister à ces mauvais traitements, il aurait pu chercher quelque autre manière de lui ôter la vie et de s’en délivrer sans scandale. Mais ni l’un ni l’autre de ces moyens ne s’offrit à l’imagination du prince Bladud ; il se borna donc à solliciter une audience privée de son père, et à lui tout avouer.

« C'est une ancienne prérogative des souverains de gouverner toutes choses, excepté leurs passions. En conséquence le roi Lud se mit dans une colère abominable ; jeta sa couronne au plafond (car dans ce temps-là les rois gardaient leur couronne sur leur tête et non pas dans la Tour) ; trépigna sur le plancher, se frappa le front ; demanda au ciel pourquoi son propre sang se révoltait contre lui, et finalement, appelant ses gardes, leur ordonna d’enfermer son fils dans un donjon : sorte de traitement que les rois d’autrefois employaient généralement envers leurs enfants, quand les inclinations matrimoniales de ceux-ci ne s’accordaient pas avec leurs propres vues.

« Après avoir été enfermé dans son donjon, pendant près d’une année, sans que ses yeux eussent d’autre point de vue qu’un mur de pierre, et son esprit d’autre perspective qu’un perpétuel emprisonnement, le prince Bladud commença naturellement à ruminer un plan d’évasion, grâce auquel, au bout de plusieurs mois de préparatifs, il parvint à s’échapper, laissant avec humanité son couteau de table dans le cœur de son geôlier, de peur que ce pauvre diable, qui avait de la famille, ne fût soupçonné d’avoir favorisé sa fuite, et ne fût puni en conséquence par le roi irrité.

« Le monarque devint presque enragé quand il apprit l’escapade de son fils. Il ne savait sur qui faire tomber son courroux, lorsque heureusement il vint à penser au lord chambellan, qui l’avait ramené d’Athènes. Il lui fit donc retrancher en même temps sa pension et sa tête.

« Cependant le jeune prince, habilement déguisé, errait à pied dans les domaines de son père, soutenu et réjoui dans toutes ses privations par le doux souvenir de la jeune Athénienne, cause innocente de ses malheurs. Un jour, il s’arrêta pour se reposer dans un bourg. On dansait gaiement sur la place, et le plaisir brillait sur tous les visages. Le prince se hasarda à demander quelle était la cause de ces réjouissances.

« Ô étranger, lui répliqua-t-on, ne connaissez-vous pas la récente proclamation de notre gracieux souverain ?

– La proclamation ? Non. Quelle proclamation ? repartit le prince, car il n’avait voyagé que par les chemins de traverse, et ne savait rien de ce qui se passait sur les grandes routes, telles qu’elles étaient alors.

– En bien ! dit le paysan, la demoiselle étrangère que le prince désirait épouser, s’est mariée à un noble étranger de son pays, et le roi proclame le fait et ordonne de grandes réjouissances publiques, car maintenant, sans nul doute, le prince Bladud va revenir, pour épouser la princesse que son père a choisie, et qui, dit-on, est aussi belle que le soleil de midi. À votre santé, monsieur, Dieu sauve le roi ! »

« Le prince n’en voulut pas entendre davantage. Il s’enfuit et s’enfonça dans les lieux les plus déserts d’un bois voisin. Il errait, il errait sans cesse, la jour et la nuit, sous le soleil dévorant, sous les pâles rayons de la lune, malgré la chaleur de midi, malgré les nocturnes brouillards ; à la lueur grisâtre du matin, à la rouge clarté du soir : si désolé, si peu attentif à toute la nature, que, voulant aller à Athènes, il se trouva un matin à Bath, c’est-à-dire qu’il se trouva dans l’endroit où la ville existe maintenant, car il n’y avait point alors de vestige d’habitation, pas de trace d’hommes, pas même de fontaine thermale. En revanche, c’étaient le même paysage charmant, la même richesse de coteaux et de vallées, le même ruisseau qui coulait avec un doux murmure, les mêmes montagnes orgueilleuses qui, semblables aux peines de la vie quand elles sont vues à distance et partiellement obscurcies par la brume argentée du matin, perdent leur sauvagerie et leur rudesse, et ne présentent aux yeux que de doux et gracieux contours. Ému par la beauté de cette scène, le prince se laissa tomber sur le gazon, et baigna de ses larmes ses pieds enflés par la fatigue.

« Oh ! s’écria-t-il en tordant ses mains, et en levant tristement sas yeux au ciel ; oh ! si ma course fatigante pouvait se terminer ici ! Oh ! si ces douces larmes, que m’arrache un amour mal placé, pouvaient couler en paix pour toujours ! »

« Son vœu fut entendu. C'était le temps des divinités païennes, qui prenaient parfois les gens au mot, avec un empressement fort gênant. Le sol s’ouvrit sous les pieds du prince, il tomba dans un gouffre, qui se referma immédiatement au-dessus de sa tête ; mais ses larmes brûlantes continuèrent à couler, et continueront pour toujours à sourdre abondamment de la terre.

« Il est remarquable que, depuis lors, un grand nombre de ladies et de gentlemen, parvenus à un certain âge sans avoir pu se procurer de partenaire, et presque, tout autant de jeunes gens, qui sont pressés d’en obtenir, se rendent annuellement à Bath, pour boire les eaux, et prétendent en tirer beaucoup de force et de consolation. Cela fait honneur aux larmes du prince Bladud, et la véracité de cette légende en est singulièrement corroborée. »

 

M. Pickwick bâilla plusieurs fois en arrivant à la fin de ce petit manuscrit, puis il le replia soigneusement, et le remit dans le tiroir de l’encrier. Ensuite, avec une contenance qui exprimait le plus profond ennui, il alluma sa chandelle, et monta l’escalier pour s’aller coucher.

Il s’arrêta, suivant sa coutume, à la porte de M. Dowler, et y frappa pour lui dire bonsoir.

« Ah ! dit M. Dowler, vous allez vous coucher ? je voudrais bien en pouvoir faire autant. Quel temps affreux ! Entendez-vous le vent ?

– Terrible ! répondit M. Pickwick ; bonne nuit !

– Bonne nuit ! »

M. Pickwick monta dans sa chambre à coucher, et M. Dowler reprit son siège, devant le feu, pour accomplir son imprudente promesse de rester sur pied jusqu’au retour de sa femme.

Il y a peu de choses plus contrariantes que de veiller pour attendre quelqu’un, principalement quand ce quelqu’un est en partie de plaisir. Vous ne pouvez vous empêcher de penser combien le temps, qui passe si lentement pour vous, passe vite pour la personne que vous attendez ; et plus vous pensez à cela plus vous sentez décliner votre espoir de la voir arriver promptement. Le tic tac des horloges paraît alors plus lent et plus lourd, et il vous semble que vous avez sur le corps comme une tunique de toiles d’araignées. D'abord c’est quelque chose qui démange votre genou droit, ensuite la même sensation vient irriter votre genou gauche. Aussitôt que vous changez de position, cela vous prend dans les bras ; vous contractez vos membres de mille manières fantastiques, mais tout à coup vous avez une rechute dans le nez, et vous vous mettez à le gratter comme si vous vouliez l’arracher, ce que vous feriez infailliblement, si vous pouviez le faire. Les yeux sont encore de bien grands inconvénients, dans ce cas, et l’on voit souvent la mèche d’une chandelle s’allonger de deux pouces tandis que l’on mouche sa voisine. Toutes ces petites vexations nerveuses, et beaucoup d’autres du même genre, rendent fort problématique le plaisir de veiller, lorsque tout le monde, dans la maison, est allé se coucher.

Telle était précisément l’opinion de M. Dowler, tandis qu’il veillait seul au coin du feu, et il ressentait une vertueuse indignation contre les danseurs inhumains qui le forçaient à rester debout. D'ailleurs sa bonne humeur n’était pas augmentée par la réflexion que c’était lui-même qui avait imaginé d’avoir mal à la tête et de garder la maison. À la fin, après s’être endormi plusieurs fois, après être tombé en avant vers la grille, et s’être redressé juste à temps pour ne pas avoir le visage brûlé, M. Dowler se décida à s’aller jeter un instant sur son lit, dans la chambre de derrière, non pas pour dormir, bien entendu, mais pour penser.

– J'ai le sommeil très-dur, se dit à lui-même M. Dowler, en s’étendant sur le lit ; il faut que je me tienne éveillé. Je suppose que d’ici j’entendrai frapper à la porte. Oui, je le pensais bien, j’entends le watchman ; le voilà qui s’en va ; je l’entends moins fort maintenant… Encore un peu moins fort… il tourne le coin, … Ah ! ah !… »

Arrivé à cette conclusion, M. Dowler tourna le coin autour duquel il avait si longtemps hésité, et s’endormit profondément.

Juste au moment où l’horloge sonnait trois heures, une chaise à porteurs, contenant mistress Dowler, déboucha sur la demi-lune, balancée par le vent et par deux porteurs, l’un gros et court, l’autre long et mince. Tous les deux (pour ne pas parler de la chaise) avaient bien de la peine à se maintenir perpendiculaires ; mais sur la place, où la tempête soufflait avec une furie capable de déraciner les pavés, ce fut bien pis, et ils s’estimèrent fort heureux, lorsqu’ils eurent déposé leur fardeau, et donné un bon double coup à la porte de la rue.

Ils attendirent quelque temps, mais personne ne vint.

« Le domestique est dans les bras de lord fée, dit le petit porteur en se chauffant les mains à la torche du galopin qui les éclairait.

– Il devrait bien le pincer et le réveiller, ajouta le grand porteur.

– Frappez encore, s’il vous plaît, cria mistress Dowler de sa chaise. Frappez deux ou trois fois, s’il vous plaît. »

Le petit homme était fort disposé à en finir, il monta donc sur les marches, et donna huit ou dix doubles coups effrayants, tandis que le grand homme s’éloignait de la maison et regardait aux fenêtres s’il y avait de la lumière.

Personne ne vint ; tout était sombre et silencieux.

« Ah mon Dieu ! fit mistress Dowler. Voulez-vous frapper encore, s’il vous plaît.

– N'y a-t-il pas de sonnette, madame ? demanda le petit porteur.

– Oui, il y en a une, interrompit le gamin à la torche. Voilà je ne sais combien de temps que je la tire.

– Il n’y a que la poignée, dit mistress Dowler, le ressort est brisé.

– Je voudrais bien pouvoir en dire autant de la tête des domestiques, grommela le grand porteur.

– Je vous prierai de frapper encore, s’il vous plaît, » recommença mistress Dowler, avec la plus exquise politesse.

Le petit homme heurta sur nouveaux frais, et à plusieurs reprises, sans produire aucun effet. Le grand homme, qui s’impatientait, le releva et se mit à frapper perpétuellement des doubles coups, comme un facteur enragé.

À la fin, M. Winkle commença à rêver qu’il se trouvait dans un club, et que les membres étant fort indisciplinés, le président était obligé de cogner continuellement sur la table, pour maintenir l’ordre. Ensuite il eut l’idée confuse d’une vente à l’encan, où il n’y avait pas d’enchérisseurs, et où le crieur achetait toutes choses. Enfin, en dernier lieu, il lui vint dans l’esprit qu’il n’était pas tout à fait impossible que quelqu’un frappât à la porte de la rue. Afin de s’en assurer, en écoutant mieux, il resta tranquille dans son lit, pendant environ dix minutes, et lorsqu’il eut compté trente et quelques coups, il se trouva suffisamment convaincu, et s’applaudit beaucoup d’être si vigilant.

Panpan, panpan, panpan. Pan, pan, pan, pan, pan ; le marteau n’arrêtait plus.

M. Winkle sautant hors de son lit, se demanda ce que ce pouvait être ; puis ayant mis rapidement ses bas et ses pantoufles, il passa sa robe de chambre, alluma une chandelle à la veilleuse qui brûlait dans la cheminée, et descendit les escaliers.

« À la fin vla quéqu’sun qui vient, madame, dit le petit porteur.

– Je voudrais ben être derrière lui avec un poinçon, murmura son grand compagnon.

– Qui va là ? cria M. Winkle, en défaisant la chaîne de la porte.

– Ne vous amusez pas à faire des questions, tête de buse, répondit avec dédain le grand homme, s’imaginant avoir affaire à un laquais. Ouvrez la porte.

– Allons dépêchez, l’endormi, » ajouta l’autre d’un ton encourageant.

M. Winkle, qui n’était qu’à moitié éveillé, obéit machinalement à cette invitation, ouvra la porte et regarda dans la rue. La première chose qu’il aperçoit c’est la lueur rouge du falot. Épouvanté par la crainte soudaine que le feu ne soit à la maison, il ouvre la porte toute grande, élève sa chandelle au-dessus de sa tête, et regarde d’un air effaré devant lui, ne sachant pas trop si ce qu’il voit est une chaise à porteurs, ou une pompe à incendie. Dans ce moment un tourbillon de vent arrive ; la chandelle s’éteint ; M. Winkle se sent poussé par derrière, d’une manière irrésistible, et la porte se ferme avec un violent craquement.

« Bien, jeune homme ! c’est habile ! » dit le petit porteur.

M. Winkle, apercevant un visage de femme à la portière de la chaise, se retourne rapidement et se met à frapper le marteau de toute la force de son bras, en suppliant en même temps les porteurs d’emmener la dame.

« Emportez-la ! s’écriait-il, emportez-la ! Bien ! voilà quelqu’un qui sort d’une autre maison ! Cachez-moi, cachez-moi n’importe où, dans cette chaise. »

En prononçant ces phrases incohérentes, il frissonnait de froid, car chaque fois qu’il levait le bras et le marteau, le vent s’engouffrait sous sa robe de chambre et la soulevait d’une manière très-inquiétante.

« Voilà, une société qui arrive sur la place… il y a des dames ! Couvrez-moi avec quelque chose ! mettez-vous devant moi ! » criait M. Winkle avec angoisses. Mais les porteurs étaient trop occupés de rire pour lui donner la moindre assistance, et cependant les dames s’approchaient de minute en minute.

M. Winkle donna un dernier coup de marteau désespéré… les dames n’étaient plus éloignées que de quelques maisons. Il jeta au loin la chandelle éteinte, que durant tout ce temps il avait tenue au-dessus de sa tête, et s’élança vers la chaise à porteurs, dans laquelle se trouvait toujours mistress Dowler.

Or, mistress Craddock avait, à la fin, entendu les voix et les coups de marteau. Elle avait pris tout juste le temps de mettre sur sa tête quelque chose de plus élégant que son bonnet de nuit, était descendue au parloir pour s’assurer que c’était bien mistress Dowler, et venait précisément de lever le châssis de la fenêtre, lorsqu’elle aperçut M. Winkle qui s’élançait vers la chaise. À ce spectacle elle se mit à pousser des cris affreux, suppliant M. Dowler de se lever sur-le-champ, pour empêcher sa femme de s’enfuir avec un autre gentleman.

À ces cris, à ce terrible avertissement, M. Dowler bondit hors de son lit, aussi vivement qu’une balle élastique, et, se précipitant dans la chambre de devant, arriva à une des fenêtres comme M. Pickwick ouvrait l’autre. Le premier objet qui frappa leurs regards fut M. Winkle entrant dans la chaise à porteurs.

« Watchman, s’écria Dowler d’un ton féroce, arrêtez-le, empoignez-le, enchaînez-le, enfermez-le, jusqu’à ce que j’arrive ! Je veux lui couper la gorge ! donnez-moi un couteau ! De l’une à l’autre oreille, mistress Craddock ! Je veux lui couper la gorge ! » Tout en hurlant ces menaces, l’époux indigné s’arracha des mains de l’hôtesse et de M. Pickwick, saisit un petit couteau de dessert, et s’élança dans la rue.

Mais M. Winkle ne l’attendit pas. À peine avait-il entendu l’horrible menace du valeureux Dowler, qu’il se précipita hors de la chaise, aussi vite qu’il s’y était introduit, et, jetant ses pantoufles dans la rue, pour mieux prendre ses jambes à son cou, fit le tour de la demi-lune, chaudement poursuivi par Dowler et par le watchman. Néanmoins il avait conservé son avantage quand il revint devant la maison. La porte était ouverte, il la franchit, la cingla au nez de Dowler, monta dans sa chambre à coucher, ferma la porte, empila par derrière un coffre, une table, un lavabo, et s’occupa à faire un paquet de ses effets les plus indispensables, afin de s’enfuir aux premiers rayons du jour.

Cependant Dowler tempêtait de l’autre côté de la porte du malheureux Winkle, et lui déclarait, à travers le trou de la serrure, son intention irrévocable de lui couper la gorge, le lendemain matin. À la fin, après un grand tumulte de voix, parmi lesquelles on entendait distinctement celle de M. Pickwick qui s’efforçait de rétablir la paix, les habitants de la maison se dispersèrent dans leurs chambres à coucher respectives, et la tranquillité fut momentanément rétablie.

Et pendant tout ce temps-là, dira peut-être quelque lecteur sagace, où donc était Samuel Weller ? Nous allons dire où il était, dans le chapitre suivant.

Chapitre VIII. Qui explique honorablement l’absence de Sam Weller, en rendant compte d’une soirée où il fut invité et assista ; et qui raconte, en outre, comment ledit Sam Weller fut chargé par M. Pickwick d’une mission particulière, pleine de délicatesse et d’importance. §

« Monsieur Weller, dit mistress Craddock, dans la matinée du jour mémorable dont nous venons d’esquisser les aventures ; voici une lettre pour vous.

– C'est bien drôle, répondit Sam. J'ai peur qu’il n’y ait quelque chose, car je ne me rappelle pas un seul gentleman dans mes connaissances qui soit capable d’en écrire une.

– Peut-être est-il arrivé quelque chose d’extraordinaire, fit observer mistress Craddock.

– Faut que ça soit quelque chose de bien extraordinaire pour produire une lettre d’un de mes amis, répliqua Sam, en secouant dubitativement la tête. Ni plus ni moins qu’un tremblement de terre, comme le jeune gentleman observa, quand il fut pris d’une attaque. Ça ne peut pas être de mon papa, poursuivit Sam, en regardant l’adresse, il fait toujours des lettres moulées parce qu’il a appris à écrire dans les affiches. C'est bien extraordinaire ! D'où cette lettre-là peut-elle me venir ? »

Tout en parlant ainsi, Sam faisait ce que font beaucoup de personnes lorsqu’elles ignorent de qui leur vient une lettre : il regarda le cachet, puis l’adresse, puis les côtés, puis le dos de la lettre, et enfin, comme dernière ressource, il pensa qu’il ferait peut-être aussi bien de regarder l’intérieur, et d’essayer d’en tirer quelques éclaircissements.

« C'est écrit sur du papier doré, dit Sam en dépliant la lettre, et cacheté de cire verte, avec le bout d’une clef ; faut voir ! » et avec une physionomie très-grave, il commença à lire ce qui suit :

« Une compagnie choisie de domestiques de Bath présentent leurs compliments à M. Weller et réclament le plaisir de sa compagnie pour un rat-houtte amical, composé d’une épaule de mouton bouillie avec l’assaisonnement ordinaire. Le rat-houtte sera servi sur table à neuf heures et demie, heure militaire. »

Cette invitation était incluse dans un autre billet ainsi conçu :

« M. John Smauker, le gentleman qui a eu le plaisir de rencontrer M. Weller chez leur mutuelle connaissance M. Bantam, il y a quelques jours, a l’honneur de transmettre à M. Weller la présente invitation. Si M. Weller veut passer chez M. John Smauker à 9 heures, M. John Smauker aura le plaisir de présenter M. Weller.

« Signé : JOHN SMAUKER. »

La suscription portait : à M. Weller esquire, chez M. Pickwick ; et, entre parenthèses, dans le coin gauche de l’adresse étaient écrits ces mots, comme une instruction au porteur : Tiré la sonnette de la rue.

« Eh bien ! dit Sam, en voilà une drôle ! Je n’avais jamais auparavant entendu appeler une épaule de mouton bouillie un rat-houtte ; comment donc qu’il l’appellerait si elle était rôtie ? »

Cependant, sans perdre plus de temps à débattre ce point, Sam se rendit immédiatement chez M. Pickwick, et lui demanda, pour le soir, un congé qui lui fut facilement accordé. Avec cette permission, et la clef de la porte de la rue dans sa poche, Sam sortit un peu avant l’heure désignée, et se dirigea d’un pas tranquille vers Queen-Square. Là il eut la satisfaction d’apercevoir M. John Smauker, dont la tête poudrée, appuyée contre un poteau de réverbère, fumait une cigarette à travers un tube d’ambre.

« Comment vous portez-vous, monsieur Weller ? dit M. John Smauker, en soulevant gracieusement son chapeau d’une main, tandis qu’il agitait l’autre d’un air de condescendance. Comment vous portez-vous, monsieur ?

– Eh ! eh ! la convalescence n’est pas mauvaise, repartit Sam ; et vous, mon cher, comment vous va ?

– Là, là.

– Ah ! vous aurez trop travaillé. J'en avais terriblement peur, ça ne réussit pas à tout le monde, voyez-vous. Faut pas vous laisser emporter comme ça par votre ardeur.

– Ce n’est pas tant cela, monsieur Weller ; c’est plutôt le mauvais vin. Je mène une vie trop dissipée, je le crains.

– Oh ! c’est-il cela ? c’est une mauvaise maladie, ça.

– Et pourtant, les tentations, monsieur Weller ?

– Ah ! bien sûr.

– Plongé dans le tourbillon de la société, comme vous savez monsieur Weller, ajouta M. John Smauker avec un soupir.

– Ah ! c’est terrible, en vérité !

– Mais c’est toujours comme cela quand la destinée vous pousse dans une carrière publique, monsieur Weller. On est soumis à des tentations dont les autres individus sont exempts.

– Précisément ce que mon oncle disait quand il ouvrit une auberge, répondit Sam ; et il avait bien raison, le pauvre vieux ; car il a bu sa mort en moins d’un terme. »

M. Smauker parut profondément indigné du parallèle établi entre lui et le défunt aubergiste ; mais comme le visage de Sam conservait le calme le plus immuable, M. Smauker y réfléchit mieux, et reprit son air affable.

« Nous ferions peut-être bien de nous mettre en route, dit-il, en consultant une montre de cuivre qui habitait au fond d’un immense gousset, et qui était élevée à la surface au moyen d’un cordon noir, garni à l’autre bout d’une clef de chrysocale.

– C'est possible, répondit Sam ; autrement on pourrait laisser brûler le rat-houtte et ça le gâterait.

– Avez-vous bu les eaux, M. Weller ? demanda son compagnon, tout en marchant vers High-Street.

– Une seule fois.

– Comment les trouvez-vous ?

– Considérablement mauvaises.

– Ah ! vous n’aimez pas le goût vérugineux, peut-être ?

– Je ne connais pas beaucoup ça ; j’ai trouvé qu’elles sentaient la tôle rouge.

– C'est le vérugineux, monsieur Weller ; rétorqua M. John Smauker d’un ton contemptueux.

– Eh bien, c’est un mot qui ne signifie pas grand’chose, voilà tout. Au reste, je ne suis pas beaucoup chimique, ainsi peux pas dire. »

En achevant ces mots, et à la grande horreur de M. John Smauker, Sam commença à siffler.

« Je vous demande pardon, monsieur Weller, dit M. Smauker, torturé par ce bruit inélégant ; voulez-vous prendre mon bras ?

– Merci, vous êtes bien bon, je ne veux pas vous en priver ; j’ai l’habitude de mettre mes mains dans mes poches, si ça vous est superficiel. »

En disant ceci, Sam joignit le geste aux paroles et recommença à siffler plus fort que jamais.

« Par ici, dit son nouvel ami qui paraissait fort soulagé en entrant dans une petite rue. Nous y serons bientôt.

– Ah ! ah ! fit Sam », sans être le moindrement ému, en apprenant qu’il était si proche de la fleur des domestiques de Bath.

– Oui, reprit M. John Smauker, ne soyez pas intimidé, monsieur Weller.

– Oh ! que non.

– Vous verrez quelques uniformes très-brillants, et peut-être trouverez-vous que les gentlemen seront un peu roides d’abord. C'est naturel, vous savez : mais ils se relâcheront bientôt.

– Ça sera très-obligeant de leur part.

– Vous savez ? reprit M. Smauker avec un air de sublime protection, comme vous êtes un étranger, ils se mettront peut-être un peu après vous, d’abord.

– Ils ne seront pas trop cruels, n’est-ce pas ? demanda Sam.

– Non, non, repartit M. Smauker en tirant sa tabatière, qui représentait une tête de renard, et en prenant une prise distinguée. Il y a parmi nous quelques gais coquins, et ils aiment à s’amuser… vous savez… mais il ne faut pas y faire attention. Il ne faut pas y faire attention.

– Je tâcherai, dit Sam, de supporter le débordement des talents et de l’esprit.

– À la bonne heure, répliqua M. John Smauker en remettant dans sa poche la tête de renard et en relevant la sienne. D'ailleurs, je vous soutiendrai. »

En causant ainsi, ils étaient arrivés devant une petite boutique de fruitier. M. John Smauker y entra, et Sam, qui le suivait, laissa alors s’épanouir sur sa figure un muet ricanement et divers autres symptômes énergiques d’un état fort désirable de satisfaction intime.

Après avoir traversé la boutique du fruitier, et déposé leurs chapeaux sur les marches de l’escalier qui se trouvait derrière, ils entrèrent dans un petit parloir, et c’est alors que toute la splendeur de la scène se dévoila aux regards de Sam Weller.

Deux tables, d’inégale hauteur, accouplées au milieu de la chambre, étaient couvertes de trois ou quatre nappes de différents âges, arrangées, autant que possible, pour faire l’effet d’une seule. Sur ces nappes, on voyait des contenus et des fourchettes pour sept ou huit personnes. Or les manches de ces couteaux étaient verts, rouges et jaunes, tandis que ceux de toutes les fourchettes étaient noirs, ce qui produisait une gamme de couleurs des plus pittoresques. Des assiettes, pour un nombre égal de convives, chauffaient derrière le garde-cendres. Les convives eux-mêmes se chauffaient devant. Parmi eux, le plus remarquable comme le plus important, était un grand et vigoureux gentleman, dont la calotte et l’habit à longs pans, resplendissaient d’une éclatante couleur d’écarlate. Il se tenait debout, le dos au feu, et venait apparemment d’entrer ; car, outre qu’il avait encore sur la tête son chapeau retroussé, il gardait à la main une très-longue canne, telle que les gentlemen de sa profession ont l’habitude d’en porter derrière les carrosses.

« Smauker, mon garçon, votre nageoire, » dit le gentleman au chapeau à cornes.

M. Smauker insinua le bout du petit doigt de sa main droite dans la main du gentleman au chapeau à cornes, en lui disant qu’il était charmé de le voir si bien portant.

« C'est vrai : on dit que j’ai l’air assez rosé ; et c’est étonnant ! Depuis une quinzaine, je suis toujours notre vieille femme pendant deux heures, et rien que de contempler si longtemps la façon dont elle agrafe sa vieille robe de soie lilas, s’il n’y a pas de quoi vous rendre hippofondre47 pour le reste de votre vie, je consens à perdre mon traitement. »

À ces mots, la compagnie choisie se mit à rire de tout son cœur, et l’un des gentlemen, qui avait un gilet jaune, murmura à son voisin, qui avait une culotte verte, que Tuckle était en train ce soir-là.

« À propos, reprit M. Tuckle, Smauker mon garçon, vous… »

Le reste de la sentence fut déposé dans le tuyau de l’oreille de M. Smauker.

« Ah ! tiens ! je l’avais oublié ! répondit celui-ci. Gentlemen, mon ami, M. Weller.

– Fâché de vous boucher le feu, Weller, dit M. Tuckle avec un signe de tête familier. J'espère que vous n’avez pas froid, Weller ?

– Pas le moins du monde, Flambant, répliqua Sam. Faudrait un sujet bien glacé pour avoir froid vis-à-vis de vous. Vous économiseriez la houille si on vous mettait sur la grille, dans une salle publique ; vrai ! »

Comme cette répliqua paraissait faire une allusion personnelle à la livrée écarlate de M. Tuckle, il prit un air majestueux durant quelques secondes. Pourtant il s’éloigna graduellement du feu, et dit avec un sourire forcé :

« Pas mauvais, pas mauvais.

– Je vous suis bien obligé pour votre bonne opinion, monsieur, reprit Sam. Nous arriverons peu à peu, j’espère. Plus tard, nous en essayerons un meilleur. »

En cet endroit la conversation fut interrompue par l’arrivée d’un gentleman vêtu de peluche orange. Il était accompagné d’un autre personnage en drap pourpre, avec un remarquable développement de bas. Les nouveaux venus ayant été congratulés par les anciens, M. Tuckle proposa de faire apporter le souper, et cette proposition fut adoptée unanimement.

Le fruitier et sa femme déposèrent alors sur la table un plat de mouton bouilli, avec une sauce chaude aux câpres, des navets et des pommes de terre. M. Tuckle prit le fauteuil, et eut pour vice-président le gentleman en peluche orange. Le fruitier mit une paire de gants de castor pour donner les assiettes et se plaça derrière la chaise de M. Tuckle.

« Harris ! dit celui-ci d’un ton de commandement.

– Monsieur ?

– Avez-vous mis vos gants ?

– Oui, monsieur.

– Alors ôtez le couvercle.

– Oui, monsieur. »

Le fruitier, avec de grandes démonstrations d’humilité, fit ce qui lui était ordonné, et tendit obséquieusement à M. Tuckle le couteau à découper ; mais, en faisant cela, il vint par hasard à bâiller.

« Qu'est-ce que cela veut dire, monsieur ? lui dit M. Tuckle avec une grande aspérité.

– Je vous demande pardon, monsieur, répondit le fruitier, décontenancé. Je ne l’ai pas fait exprès, monsieur. J'ai veillé tard la nuit dernière.

– Je vais vous dire mon opinion sur votre compte, Harris, poursuivit M. Tuckle avec un air plein de grandeur. Vous êtes une brute mal élevée.

– J'espère, gentlemen, dit Harris, que vous ne serez pas trop sévères envers moi. Je vous suis certainement très-obligé, gentlemen, pour votre patronage et aussi pour vos recommandations, gentlemen, quand on a besoin quelque part de quelqu’un de plus pour servir. J'espère, gentlemen, que vous êtes satisfaits de moi.

– Non, monsieur, dit M. Tuckle. Bien loin de là, monsieur.

– Vous êtes un drôle sans soin, grommela le gentleman en peluche orange.

– Et un fichu chenapan, ajouta le gentleman en culotte verte.

– Et un mauvais gueux, continua le gentleman de couleur pourpre. »

Le pauvre fruitier saluait de plus en plus humblement, tandis qu’on le gratifiait de ces petites épithètes, selon le véritable esprit de la plus basse tyrannie. Lorsque tout le monde eut dit son mot, pour prouver sa supériorité, M. Tuckle commença à découper l’épaule de mouton et à servir la compagnie.

Cette importante affaire était à peine entamée, quand la porte s’ouvrit brusquement et laissa apparaître un autre gentleman en habit bleu clair, avec des boutons d’étain.

« Contre les règles, dit M. Tuckle. Trop tard, trop tard.

– Non, non ; impossible de faire autrement, répondit le gentleman bleu. J'en appelle à la compagnie. Une affaire de galanterie, un rendez-vous au théâtre.

– Oh ! dans ce cas-là ! s’écria le gentleman en peluche orange.

– Oui, riellement, parole d’honneur. J'avais promis de conduire notre plus jeune demoiselle à dix heures et demie, et c’est une si jolie fille, riellement, que je n’ai pas eu le cœur de la désobliger. Pas d’offense à la compagnie présente, monsieur ; mais un cotillon, monsieur, riellement, c’est irrévocable.

– Je commence à soupçonner qu’il y a quelque chose là-dessous, dit Tuckle, pendant que le nouveau venu s’asseyait à côté de Sam. J'ai remarqué, une ou deux fois, qu’elle s’appuie beaucoup sur votre épaule quand elle descend de voiture.

– Oh ! riellement, riellement, Tuckle, i' ne faut pas… C'est pas bien… J'ai pu dire à qué'ques amis que c’était une divine criature et qu’elle avait refusé deux ou trois mariages sans motif, mais… non, non, riellement, Tuckle… Devant des étrangers encore ! C'est pas bien ; vous avez tort… La délicatesse, mon cher ami, la délicatesse ! »

Ayant ainsi parlé, l’homme à la livrée bleue releva sa cravate, ajusta ses parements, grimaça et fronça les sourcils, comme s’il avait pu en dire infiniment plus long, mais qu’il se crût, en honneur, obligé de se taire. C'était une sorte de petit valet de pied, à l’air libre et dégagé, aux cheveux blonds, au cou empesé, et qui avait attiré dès l’abord, l’attention de Sam ; mais quand il eut débuté de cette manière, M. Weller se sentit plus que jamais disposé à cultiver sa connaissance ; aussi s’immisça-t-il, tout d’un coup, dans la conversation, avec l’indépendance qui le caractérisait.

« À votre santé, monsieur, dit-il ; j’aime beaucoup votre conversation ; je la trouve vraiment jolie. »

En entendant ce discours, l’homme bleu sourit comme une personne accoutumée aux compliments, mais en même temps il regarda Sam d’un air approbatif et répondit qu’il espérait cultiver davantage sa connaissance, car, sans flatterie, il y avait en lui l’étoffe d’un joli garçon, et tout à fait selon son cœur.

« Vous êtes bien bon, monsieur, rétorqua Sam. Quel heureux gaillard vous êtes !

– Qu'est-ce que vous voulez dire ? demanda l’homme bleu avec une modeste confusion.

– Cette jeune demoiselle ici, elle sait ce que vous valez, j’en suis sûr. Ah ! je comprends les choses ; et Sam ferma un œil en roulant sa tête d’une épaule à l’autre, d’une manière fort satisfaisante pour la vanité personnelle du gentleman azuré.

« Vous êtes trop malin, répliqua-t-il.

– Non, non, c’est bon pour vous, reprit Sam ; ça ne me regarde pas, comme dit le gentleman qu’était en dedans du mur à celui qu’était dans la rue, quand le taureau courait comme un enragé.

– Eh bien ! monsieur Weller, nullement, je crois qu’elle a remarqué mon air et mes manières.

– J'imagine que ça ne peut guère être autrement.

– Avez-vous qué'que amourette de ce genre en train, monsieur ? demanda à Sam l’heureux gentleman en tirant un cure-dents de la poche de son gilet.

– Pas exactement, répondit Sam ; il n’y a pas de demoiselle à la maison, autrement j’aurais fait la cour à l’une d’elles, nécessairement. Mais, voyez-vous, je ne voudrais pas me compromettre avec une femme au-dessous d’une marquise ; je pourrais prendre une richarde, si elle devenait folle de moi, mais pas autrement, non ma foi !

– Certainement, non, monsieur Weller. Il ne faut pas se laisser déprécier. Nous, qui sommes des hommes du monde, nous savons que, tôt ou tard, un bel uniforme écorne toujours le cœur d’une dame. Au fait, c’est la seule chose, entre nous, qui fait qu’on peut entrer au service.

– Justement, dit Sam ; c’est ça, rien que ça. »

Après ce dialogue confidentiel, des verres furent distribués à la ronde ; et, avant que la taverne fût fermée, chaque gentleman demanda ce qu’il aimait le mieux. Le gentleman en bleu et l’homme en orange, qui étaient les beaux fils de la société, ordonnèrent du grog froid ; mais le breuvage favori des autres paraissait être le genièvre et l’eau sucrée. Sam appela le fruitier : Satané coquin ! et ordonna un bol de punch, deux circonstances qui semblèrent l’élever beaucoup dans l’opinion des domestiques choisis.

« Gentlemen, dit l’homme bleu avec le ton du plus consommé dandy, allons ! à la santé des dames !

– Écoutez ! écoutez ! s’écria Sam, aux jeunes maîtresses. »

À ce mot, de toutes parts on entendit crier : à l’ordre ! Et M. John Smauker, étant le gentleman qui avait introduit Sam dans la société, l’informa que ce mot n’était pas parlementaire.

« Quel mot, monsieur ? demanda Sam.

– Maîtresse, monsieur, répondit M. Smauker avec un froncement de sourcils effrayant. Ici nous ne reconnaissons pas de distinctions semblables.

– Oh ! très-bien alors ; j’amenderai mon observation, et je les appellerai les chères criatures, si Flambant veut bien le permettre. »

Quelques doutes parurent s’élever dans l’esprit du gentleman en culotte verte, sur la question de savoir si le président pouvait être légalement interpellé par le nom de Flambant ; toutefois, comme les assistants semblaient moins soigneux de ses droits que des leurs, l’observation n’eut point de suite. L'homme au chapeau à cornes fit entendre une petite toux courte et regarda longuement Sam ; mais il pensa apparemment qu’il ferait aussi bien de ne rien dire, de peur de s’en trouver plus mal.

Après un instant de silence, un gentleman, dont l’habit brodé descendait jusqu’à ses talons, et dont le gilet, également brodé, tenait au chaud la moitié de ses jambes, remua son genièvre et son eau avec une grande énergie ; et, se levant tout d’un coup sur ses pieds, par un violent effort, annonça qu’il désirait adresser quelques observations à la compagnie. L'homme au chapeau retroussé s’étant hâté de l’assurer que la compagnie serait très-heureuse d’entendre toutes les observations qu’il pourrait avoir à faire, le gentleman au grand habit commença en ces termes :

« Je sens une grande délicatesse à me mettre en avant, gentlemen, ayant l’infortune de n’être qu’un cocher et n’étant admis que comme membre honoraire dans ces agréables soirées ; mais je me sens poussé, gentlemen, l’éperon dans le ventre, si je puis employer cette expression, à vous faire connaître une circonstance affligeante qui est venue à ma connaissance et qui est arrivée, je puis dire, à la portée de mon fouet. Gentlemen, notre ami, M. Whiffers (tout le monde regarda l’individu orange) ; notre ami, M. Whiffers a donné sa démission. »

Un étonnement universel s’empara des auditeurs. Chaque gentleman regardait son voisin et reportait ensuite son œil inquiet sur le cocher, qui continuait à se tenir debout.

« Vous avez bien raison d’être surpris, gentlemen, poursuivit celui-ci. Je ne me permettrai pas de vous frelater les motifs de cette irréparable perte pour le service ; mais je prierai M. Whiffers de les énoncer lui-même, pour l’instruction et l’imitation de ses amis. »

Cette suggestion ayant été hautement applaudie, M. Whiffers s’expliqua. Il dit qu’il aurait certainement désiré de continuer à remplir l’emploi qu’il venait de résigner. L'uniforme était extrêmement riche et coûteux, les dames de la famille très-agréables, et les devoirs de sa place, il était obligé d’en convenir, n’étaient pas trop lourds. Le principal service qu’on exigeait de lui était de passer le plus de temps possible à regarder par la fenêtre, en compagnie d’un autre gentleman, qui avait également donné sa démission. Il aurait désiré épargner à la compagnie les pénibles et dégoûtants détails dans lesquels il allait être obligé d’entrer ; mais, comme une explication lui avait été demandée, il n’avait pas d’autre alternative que de déclarer hardiment et distinctement qu’on avait voulu lui faire manger de la viande froide.

Impossible de concevoir le dégoût qu’éveilla cet aveu dans le sein des auditeurs. Pendant un quart d’heure, au moins, on n’entendit que de violents cris de : Honteux ! Ignoble ! mêlés de sifflets et de grognements.

M. Whiffers ajouta alors qu’il craignait qu’une partie de cet outrage ne pût être justement attribué à ses dispositions obligeantes et accommodantes. Il se souvenait parfaitement d’avoir consenti une fois à manger du beurre salé ; et, dans une occasion où il y avait eu subitement plusieurs malades dans la maison, il s’était oublié au point de monter lui-même un panier de charbon de terre jusqu’au second étage. Il espérait qu’il ne s’était pas abaissé dans la bonne opinion de ses amis par cette franche confession de sa faute ; mais s’il avait eu ce malheur, il se flattait d’y être remonté par la promptitude avec laquelle il avait repoussé le dernier et flétrissant outrage qu’on avait voulu faire subir à ses sentiments d’homme et d’Anglais.

Le discours de M. Whiffers fut accueilli par des cris d’admiration, et l’on but à la santé de l’intéressant martyr, de la manière la plus enthousiaste. Le martyr fit ses remercîments à la société et proposa la santé de leur visiteur, M. Weller, gentleman qu’il n’avait pas le plaisir de connaître intimement, mais qui était l’ami de M. John Smauker, ce qui devait être, partout et toujours, une lettre de recommandation suffisante pour toute société de gentlemen. Par ces considérations, il aurait été disposé à voter la santé de M. Weller avec tous les honneurs, si ses amis avaient bu du vin ; mais comme ils prenaient des spiritueux et qu’il pourrait être dangereux de vider un verre à chaque toast, il proposait que les honneurs fussent sous-entendus.

À la conclusion de ce discours, tous les assistants burent une partie de leur verre en l’honneur de Sam ; et celui-ci, ayant puisé dans le bol et avalé deux verres en l’honneur de lui-même, offrit ses remercîments à l’assemblée dans un élégant discours.

« Bien obligé, mes vieux, dit-il en retournant au bol avec la plus grande désinvolture. Venant d’où ce que ça vient, c’est prodigieusement flatteur. J'avais beaucoup entendu parler de vous ; mais je n’imaginais pas, je dois le dire, que vous eussiez été d’aussi étonnamment jolis hommes que vous êtes. J'espère seulement que vous ferez attention à vous et que vous ne compromettrez en rien votre dignité, qui est une charmante chose à voir, quand on vous rencontre en promenade, et qui m’a toujours fait grand plaisir depuis que je n’étais qu’un moutard, moitié si haut que la canne à pomme de cuivre de mon très-respectable ami Flambant, ici présent. Quant à la victime de l’oppression en habit jaune, tout ce que je puis dire de lui, c’est que j’espère qu’il trouvera une occupation aussi bonne qu’il le mérite, moyennant quoi il sera très-rarement affligé avec des rat-houttes froids. »

Cela dit, Sam se rassit avec un agréable sourire, et son oraison ayant été bruyamment applaudie, la société se sépara bientôt après.

« Par exemple, vieux, vous n’avez pas envie de vous en aller, dit Sam à son ami M. John Smauker ?

– Il le faut, en vérité, répondit celui-ci. J'ai promis à Bantam.

– Oh ! c’est très-bien, reprit Sam, c’est une autre affaire. Peut-être qu’il donnerait sa démission si vous le désappointiez. Mais vous, Flambant, vous ne vous en allez pas ?

– Mon Dieu, si, répliqua l’homme au chapeau à cornes.

– Quoi ! et laisser derrière vous les trois-quarts d’un bol de punch ? Cette bêtise ! rasseyez-vous donc ! »

M. Tuckle ne put résister à une invitation si pressante ; il déposa son chapeau et sa canne et répondit qu’il boirait encore un verre pour faire plaisir à M. Weller.

Comme le gentleman en bleu demeurait du même côté que M. Tuckle, il consentit également à rester. Lorsque le punch fut à moitié bu, Sam fit venir des huîtres de la boutique du fruitier, et leur effet, joint à celui du punch, fut si prodigieux, que M. Tuckle, coiffé de son chapeau à cornes et armé de sa canne à grosse pomme, se mit à danser un pas de matelot sur la table, au milieu des coquilles, tandis que le gentleman en bleu l’accompagnait sur un ingénieux instrument musical, formé d’un peigne et d’un papier à papillotes. À la fin quand le punch fut terminé et que la nuit fut également fort avancée, ils sortirent tous les trois pour chercher leur maison. À peine M. Tuckle se trouva-t-il au grand air qu’il fut saisi d’un soudain désir de se coucher sur le pavé. Sam pensant que ce serait une pitié de le contredire, lui laissa prendre son plaisir où il la trouvait ; mais, de peur que le chapeau à cornes de Flambant ne s’abîmât, dans ces conjonctures, il l’aplatit bravement sur la tête du gentleman en livrée bleue, lui mit la grande canne à la main, l’appuya contre la porte de sa maison, tira pour lui la sonnette et s’en alla tranquillement à son hôtel.

Dans la matinée suivante, M. Pickwick descendit, complètement habillé, beaucoup plus tôt qu’il n’avait l’habitude de le faire, et sonna son fidèle domestique.

Sam ayant répondu exactement à cet appel, le philosophe commença par lui faire fermer soigneusement la porte, et dit ensuite :

« Sam, il est arrivé ici, la nuit dernière, un malheureux accident qui a donné à M. Winkle quelques raisons de redouter la violence de M. Dowler.

– Oui, monsieur, j’ai entendu dire cela à la vieille dame de la maison.

– Et je suis fâché d’ajouter, continua M. Pickwick d’un air intrigué et contrarié, je suis fâché d’ajouter que, dans la crainte de cette violence, M. Winkle est parti.

– Parti !

– Il a quitté la maison ce matin, sans la plus légère communication avec moi, et il est allé je ne sais pas où.

– Il aurait dû rester et se battre, monsieur, dit Sam d’un ton contempteur. Il ne faudrait pas grand’chose pour redresser ce Dowler.

– C'est possible, Sam ; j’ai peut-être aussi quelques doutes sur sa grande valeur, mais, quoi qu’il en soit, M. Winkle est parti. Il faut le trouver, Sam, le trouver et me le ramener.

– Et si il ne veut pas venir, monsieur ?

– Il faudra le lui faire vouloir, Sam.

– Et qui le fera, monsieur ? demanda Sam avec un sourire.

– Vous.

– Très-bien, monsieur. »

À ces mots, Sam quitta la chambre, et bientôt après M. Pickwick l’entendit fermer la porte de la rue. Au bout de deux heures, il revint d’un air aussi calme que s’il avait été dépêché pour le message le plus ordinaire, et rapporta qu’un individu, ressemblant en tous points à M. Winkle, était parti le matin pour Bristol, par la voiture de l’Hôtel royal.

« Sam, dit M. Pickwick en lui serrant la main, vous êtes un garçon précieux, inestimable. Vous allez le poursuivre, Sam.

– Certainement, monsieur.

– Aussitôt que vous le découvrirez, écrivez-moi. S'il essaye de vous échapper, empoignez-le, terrassez-le, enfermez-le. Je vous délègue toute mon autorité, Sam.

– Je ne l’oublierai pas, monsieur.

« Vous lui direz que je suis fort irrité, excessivement indigné de la démarche extraordinaire qu’il lui a plu de faire.

– Oui, monsieur.

– Vous lui direz que, s’il ne revient pas dans cette maison, avec vous, il y reviendra avec moi, car j’irai le chercher.

– Je lui en glisserai deux mots, monsieur.

– Vous pensez pouvoir le trouver ? poursuivit M. Pickwick en regardant Sam d’un air inquiet.

– Je le trouverai s’il est quelque part, répliqua Sam avec confiance.

– Très-bien. Alors plus tôt vous partirez, mieux ce sera. »

M. Pickwick ayant ajouté une somme d’argent à ses instructions, Sam mit quelques objets nécessaires dans un sac de nuit et s’éloigna pour son expédition. Pourtant il s’arrêta au bout du corridor, et, revenant doucement sur ses pas, il entr'ouvrit la porte du parloir, et, ne laissant voir que sa tête :

« Monsieur ? murmura-t-il.

– Eh bien ! Sam.

– J'entends-t-il parfaitement mes instructions, monsieur ?

– Je l’espère.

– C'est-il convenu pour le terrassement, monsieur.

– Parfaitement. Faites ce que vous jugerez nécessaire. Vous aurez mon approbation. »

Sam fit un signe d’intelligence ; et, retirant sa tête de la porte entre-bâillée, se mit en route pour son pèlerinage le cœur tout à fait léger.

Chapitre IX. Comment M. Winkle, voulant sortir de la poêle à frire, se jeta tranquillement et confortablement dans le feu. §

L'infortuné gentleman, cause innocente du tumulte qui avait alarmé les habitants du Royal-Crescent, dans les circonstances ci-devant décrites, après avoir passé une nuit pleine de trouble et d’anxiété, quitta le toit sous lequel ses amis dormaient encore, sans savoir où il dirigerait ses pas. On ne saurait jamais apprécier trop hautement, ni trop chaudement louer les sentiments réfléchis et philanthropiques qui déterminèrent M. Winkle à adopter cette conduite. « Si ce Dowler, raisonnait-il en lui-même, si ce Dowler essaye (comme je n’en doute pas) d’exécuter ses menaces, je serai obligé de l’appeler sur le terrain. Il a une femme ; cette femme lui est attachée et a besoin de lui. Ciel ! si j’allais l’immoler à mon aveugle rage, quels seraient ensuite mes remords ! » Cette réflexion pénible affectait si puissamment l’excellent jeune homme que ses joues pâlissaient, que ses genoux s’entre-choquaient. Déterminé par ces motifs, il saisit son sac de nuit, et descendant l’escalier à pas de loups, ferma, avec le moins de bruit possible, la détestable porte de la rue, et s’éloigna rapidement. Il trouva à l’Hôtel royal une voiture sur le point de partir pour Bristol. « Autant vaut, pensa-t-il, autant vaut Bristol que tout autre endroit ! » Il monta donc sur l’impériale, et atteignit le lieu de sa destination en aussi peu de temps qu’on pouvait raisonnablement l’espérer de deux chevaux obligés de franchir quatre fois par jour la distance qui sépare les deux villes.

M. Winkle établit ses quartiers à l’hôtel du Buisson. Il était résolu à s’abstenir de toute communication épistolaire avec M. Pickwick jusqu’à ce que la frénésie de M. Dowler eût eu le temps de s’évaporer, et trouva que dans ces circonstances il n’avait rien de mieux à faire que de visiter la ville. Il sortit donc et fut, tout d’abord, frappé de ce fait qu’il n’avait jamais vu d’endroit aussi sale. Ayant inspecté les docks ainsi que le port, et admiré la cathédrale, il demanda le chemin de Clifton, et suivit la route qui lui fut indiquée ; mais, de même que les pavés de Bristol ne sont pas les plus larges ni les plus propres de tous les pavés, de même ses rues ne sont pas absolument les plus droites ni les moins entrelacées. M. Winkle se trouva bientôt complètement embrouillé dans leur labyrinthe, et chercha autour de lui une boutique décente, où il pût demander de nouvelles instructions.

Ses yeux tombèrent sur un rez-de-chaussée nouvellement peint qui avait été converti en quelque chose qui tenait le milieu entre une boutique et un appartement. Une lampe rouge qui s’avançait au-dessus de la porte l’aurait suffisamment annoncé comme la demeure d’un suppôt d’Esculape quand même le mot : chirurgie48 n’aurait pas été inscrit, en lettres d’or, au-dessus de la fenêtre, qui avait autrefois été celle du parloir au devant. Pensant que c’était là un endroit convenable pour demander son chemin, M. Winkle entra dans la petite boutique garnie de tiroirs et de flacons, aux inscriptions dorés. N'y apercevant aucun être vivant, il frappa sur le comptoir avec une demi-couronne, afin d’attirer l’attention des personnes qui pourraient être dans l’arrière-parloir, espèce de sanctum sanctorum de l’établissement, car le mot : chirurgie était répété sur la porte, en lettres blanches, cette fois, pour éviter la monotonie.

Au premier coup, un bruit très-sensible jusqu’alors, et semblable à celui d’un assaut exécuté avec des pelles et des pincettes, cessa soudainement. Au second coup un jeune gentleman, à l’air studieux, portant sur son nez de larges bésicles vertes et dans ses mains un énorme livre, entra d’un pas grave dans la boutique, et, passant derrière le comptoir, demanda à M. Winkle ce qu’il désirait.

« Je suis fâché de vous déranger, monsieur, répondit celui-ci. Voulez-vous avoir la bonté de m’indiquer…

– Ha ! ha ! ha ! se mit à beugler le studieux gentleman, en jetant en l’air son énorme livre et en le rattrapant avec grande dextérité, au moment où il menaçait de réduire en atomes toutes les fioles qui garnissaient le comptoir. En voilà une bonne ! »

Si l’inconnu entendit par là une bonne secousse, il n’avait pas tort, car M. Winkle avait été si étonné de la conduite extraordinaire du jeune docteur, qu’il avait précipitamment battu en retraite jusqu’à la porte, et paraissait fort troublé par cette étrange réception.

« Comment ! Est-ce que vous ne me reconnaissez pas ? » s’écria le chirurgien-apothicaire.

M. Winkle balbutia qu’il n’avait pas ce plaisir.

« Ah ! bien alors, il y a encore de l’espoir pour moi ! Je puis soigner la moitié des vieilles femmes de Bristol, si j’ai un peu de chance. Maintenant, au diable, vieux bouquin moisi ! » Cette adjuration s’adressait au gros volume, que le studieux pharmacien lança, avec une vigueur remarquable, à l’autre bout de la boutique ; puis, retirant ses lunettes vertes, il découvrit aux regards stupéfaits de M. Winkle, le ricanement identique de Robert Sawyer, esquire, ci-devant étudiant à l’hôpital de Guy, dans le Borough, et possesseur d’une résidence privée dans Lant-Street.

« Vous veniez pour me voir, n’est-ce pas ? vous ne direz pas le contraire ? s’écria M. Bob Sawyer en secouant amicalement la main de M. Winkle.

– Non, sur ma parole ! répliqua celui-ci en serrant la main de M. Sawyer.

– Quoi ! vous n’avez pas remarqué mon nom ? demanda Bob en appelant l’attention de son ami sur la porte extérieure, au-dessus de laquelle étaient tracés ces mots : Sawyer successeur de Nockemorf.

– Mes yeux ne sont pas tombés dessus, dit M. Winkle.

– Ma foi ! si j’avais su que c’était vous, reprit Bob, je me serais précipité et je vous aurais reçu dans mes bras. Mais, sur mon honneur, je croyais que vous étiez le percepteur des contributions.49

– Pas possible !

– Vrai. J'allais vous dire que je n’étais pas à la maison, et que si vous vouliez me laisser un message, je ne manquerais pas de me le remettre ; car le collecteur des taxes ne me connaît point, pas plus que celui de l’éclairage, ni du pavé. Je crois que le collecteur de l’église soupçonne qui je suis, et je sais que celui des eaux ne l’ignore pas, parce que je lui ai tiré une dent le premier jour que je suis venu ici. Mais entrez, entrez donc ! »

Tout en bavardant de la sorte, Bob poussait M. Winkle dans l’arrière-parloir, où s’était assis un personnage qui n’était pas moins que M. Benjamin Allen. Il s’amusait gravement à faire de petites cavernes circulaires dans le manteau de la cheminée, au moyen d’un fourgon rougi.

« En vérité, dit M. Winkle, voilà un plaisir que je n’avais pas espéré. Quelle jolie retraite vous avez là !

– Pas mal, pas mal, repartit Bob. J'ai été reçu peu de temps après cette fameuse soirée ; et mes amis se sont saignés pour m’aider à acheter cet établissement. Ainsi j’ai endossé un habit noir et une paire de lunettes, et je suis venu ici pour avoir l’air aussi solennel que possible.

– Et vous avez sans doute une jolie clientèle ? demanda M. Winkle d’un air fin.

– Oh ! si mignonne, qu’à la fin de l’année vous pourriez mettre tous les profits dans un verre à liqueur, et les couvrir avec une feuille de groseille.

– Vous voulez rire. Rien que les marchandises…

– Pure charge, mon cher garçon. La moitié des tiroirs est vide, et l’autre moitié n’ouvre point.

– Vous plaisantez ?

– C'est un fait, rétorqua Bob en allant dans la boutique et démontrant la véracité de son assertion par de violentes secousses données aux petits boutons dorés des tiroirs imaginaires.

– Du diable s’il y a une seule chose réelle dans la boutique, exceptés les sangsues ; et encore elles ont déjà servi.

– Je n’aurais jamais cru cela ! s’écria M. Winkle plein de surprise.

– Je m’en flatte un peu, reprit Bob ; autrement à quoi serviraient les apparences, hein ? Mais, que voulez-vous prendre ! Comme nous ? C'est bon. Ben, mon garçon, fourrez la main dans le buffet, et amenez-nous le digestif breveté. »

M. Benjamin Allen sourit pour indiquer son consentement, et tira du buffet une bouteille noire, à moitié pleine d’eau-de-vie.

« Vous n’y mettez pas d’eau, n’est-ce pas ? dit Bob à M. Winkle.

– Pardonnez-moi, repartit celui-ci. Il est de bonne heure et j’aimerais mieux mélanger, si vous ne vous y opposez point.

– Pas le moins du monde, si votre conscience vous le permet, répliqua Bob en dégustant avec sensualité un verre du liquide bienfaisant. Ben, passe-nous l’eau. »

M. Benjamin Allen tira de la même place une petite cocote de cuivre, dont M. Bob déclara qu’il était très-fier à cause de sa physionomie médicale. Lorsqu’on eut fait bouillir l’eau contenue dans la cocote, au moyen de plusieurs pelletées de charbon de terre que Bob puisa dans une caisse qui portait pour inscription : eau de selz, M. Winkle baptisa son eau-de-vie, et la conversation commençait à devenir générale, lorsqu’elle fut interrompue par l’entrée d’un jeune garçon, vêtu d’une sévère livrée grise, ayant un galon d’or à son chapeau, et tenant sur son bras un petit panier couvert.

M. Bob l’apostropha immédiatement.

« Tom, vagabond ! venez-ici ! (L'enfant s’approcha en conséquence.) Vous vous êtes arrêté à toutes les bornes de Bristol, vilain fainéant !

– Non, monsieur, répondit l’enfant.

– Prenez-y garde, reprit Bob avec un visage menaçant. Pensez-vous que quelqu’un voudrait employer un chirurgien, si on voyait son garçon jouer aux billes dans tous les ruisseaux, ou enlever un cerf-volant sur la grande route ? Ayez soin, monsieur, de conserver toujours le respect de votre profession. Avez-vous porté tous les médicaments, paresseux ?

– Oui, monsieur.

– La poudre pour les enfants, dans la grande maison habitée par la famille nouvellement arrivée ? Et les pilules digestives chez le vieux gentleman grognon et goutteux ?

– Oui, monsieur.

– Alors fermez la porte et faites attention à la boutique.

– Allons ! dit M. Winkle quand le jeune garçon se fut retiré, les choses ne vont pas tout à fait aussi mal que vous voudriez me le faire croire. Vous avez toujours quelques médicaments à fournir. »

Bob Sawyer regarda dans la boutique pour s’assurer qu’il n’y avait pas d’oreilles étrangères, puis se penchant vers M. Winkle, il lui dit à voix basse : « Il se trompe toujours de maison. »

La physionomie de M. Winkle exprima qu’il n’y était plus du tout, tandis que Bob et son ami riaient à qui mieux mieux.

« Vous ne me comprenez pas ? dit Bob. Il va dans une maison, tire la sonnette, fourre un paquet de médicaments sans adresse dans la main, d’un domestique et s’en va. Le domestique porte le paquet dans la salle à manger ; le maître l’ouvre, et lit la suscription : Potion à prendre le soir ; pilules selon la formule ; lotion idem ; Sawyer, successeur de Nockemorf, prépare avec soin les ordonnances, etc., etc. Le gentleman montre le paquet à sa femme ; elle lit l’inscription, elle le renvoie aux domestiques ; ils lisent l’inscription. Le lendemain le garçon revient : Très-fâché. Il s’est trompé. Tant d’affaires, tant de paquets à porter. M. Sawyer, successeur de Nockemorf, offre ses compliments. Le nom reste dans la mémoire, et voilà l’affaire, mon garçon ; cela vaut mieux que toutes les annonces du monde. Nous avons une bouteille de quatre onces qui a couru dans la moitié des maisons de Bristol, et qui n’a point encore fini sa ronde.

– Tiens, tiens ! je comprends, répondit M. Winkle, un fameux plan.

– Oh ! Ben et moi, nous en avons trouvé une douzaine comme cela ; continua l’habile pharmacien, avec une grande satisfaction. L'allumeur de réverbères reçoit dix-huit pence par semaines pour tirer ma sonnette de nuit, pendant dix minutes, chaque fois qu’il passe devant la maison ; et tous les dimanches, mon garçon court dans l’église, juste au moment des psaumes, quand personne n’a rien à faire que de regarder autour de soi, et il m’appelle avec un air effaré. « Bon ! disent les assistants, quelqu’un est tombé malade tout à coup ; on envoie chercher Sawyer, successeur de Nockemorf ; comme ce jeune homme est occupé ! »

Ayant ainsi divulgué les arcanes de l’art médical, M. Bob Sawyer et son ami Ben Allen se renversèrent sur leurs chaises, et éclatèrent de rire bruyamment. Quand ils s’en furent donné à cœur joie, la conversation recommença, et vint toucher un sujet qui intéressait plus immédiatement M. Winkle.

Nous pensons avoir dit ailleurs que M. Benjamin Allen devenait habituellement fort sentimental, après boire. Le cas n’est pas unique, comme nous pouvons l’attester nous-même, ayant eu affaire quelquefois à des patients affectés de la même manière. Dans cette période de son existence, M. Allen avait plus que jamais une prédisposition à la sentimentalité. Cette maladie provenait de ce qu’il demeurait depuis plus de trois semaines avec M. Sawyer ; car l’amphitryon n’était pas remarquable par la tempérance, et l’invité ne pouvait nullement se vanter d’avoir la tête forte. Pendant tout cet espace de temps, Benjamin avait toujours flotté entre l’ivresse partielle et l’ivresse complète.

« Mon bon ami, dit-il à M. Winkle, en profitant de l’absence temporaire de M. Bob Sawyer, qui était allé administrer à un chaland quelques-unes de ses sangsues d’occasion : mon bon ami, je suis bien malheureux ! »

M. Winkle exprima tous ses regrets, en apprenant cette nouvelle et demanda s’il ne pouvait rien faire pour alléger les chagrins de l’infortuné étudiant.

« Rien, mon cher, rien. Vous rappelez-vous Arabelle ? ma sœur Arabelle ? Une petite fille qui a des yeux noirs. Je ne sais pas si vous l’avez remarquée cher M. Winkle ? Une jolie petite fille, Winkle. Peut-être que mes traits pourront vous rappeler sa physionomie. »

M. Winkle n’avait pas besoin de procédés artificiels pour se souvenir de la charmante Arabelle, et c’était fort heureux, car certainement les traits du frère lui auraient difficilement rappelé ceux de la sœur. Il répondit, avec autant de calme qu’il lui fut possible d’en feindre, qu’il se rappelait parfaitement avoir vu la jeune personne en question, et qu’il se flattait qu’elle était en bonne santé.

Pour toute réponse, M. Ben Allen, lui dit : « Notre ami Bob est un charmant garçon, Winkle.

– C'est vrai, répliqua laconiquement M. Winkle, qui n’aimait pas beaucoup le rapprochement de ces deux noms.

– Je les ai toujours destinés l’un à l’autre ; ils ont été crées l’un pour l’autre ; ils sont venus au monde l’un pour l’autre ; ils ont été élevés l’un pour l’autre, dit M. Ben Allen, en posant son verre avec emphase. Il y a un coup du sort dans cette affaire, mon cher garçon ; il n’y a entre eux qu’une différence de cinq ans, et tous les deux sont nés dans le mois d’août. »

M. Winkle était trop impatient d’entendre le reste, pour exprimer beaucoup d’étonnement de cette coïncidence, toute merveilleuse qu’elle fût. Ainsi, après une larme ou deux, Ben continua à dire que malgré toute son estime et son respect, et sa vénération pour son ami, sa sœur Arabelle avait toujours, ingratement et sans raison, montré la plus vive antipathie pour sa personne. Et je pense, conclua-t-il, je pense qu’il y a un attachement antérieur.

– Avez-vous quelque idée sur la personne ? » demanda en tremblant M. Winkle.

M. Ben Allen saisit le fourgon, le fit tourner d’une manière martiale au-dessus de sa tête, infligea un coup mortel sur un crâne imaginaire, et termina en disant, d’une façon très-expressive : « Je voudrais le connaître, voilà tout. Je lui montrerais ce que j’en pense ! » et pendant ce temps le fourgon tournoyait avec plus de férocité que jamais.

Tout cela, comme on le suppose, était fort consolant pour M. Winkle. Il resta silencieux durant quelques minutes, mais à la fin, il rassembla tout son courage, et demanda si miss Allen était dans le comté de Kent.

« Non, non, répondit Ben, en déposant le fourgon et en prenant un air fort rusé. Je n’ai pas pensé que la maison du vieux Wardle fût exactement ce qui convenait pour une jeune fille entêtée. Aussi, comme je suis son protecteur naturel et son tuteur, puisque nos parents sont défunts, je l’ai amenée dans ce pays-ci pour passer quelques mois chez une vieille tante, dans une jolie maison bien ennuyeuse et bien fermée. J'espère que cela la guérira. Si ça ne réussit pas, je l’emmènerai à l’étranger pendant quelque temps, et nous verrons alors.

– Et… et… la tante demeure à Bristol ? balbutia M. Winkle.

– Non, non ; pas dans Bristol, répondit Ben, en passant son pouce par-dessus son épaule droite. Par-là bas ; mais chut ! voici Bob. Pas un mot, mon cher ami, pas un mot. »

Toute courte qu’avait été cette conversation, elle produisit chez M. Winkle l’anxiété la plus vive. L'attachement antérieur, que soupçonnait Ben, agitait son cœur. Pouvait-il en être l’objet ? Était-ce pour lui que la séduisante Arabelle avait dédaigné le spirituel Bob Sawyer ? ou bien avait-il un rival préféré ? Il se détermina à la voir, quoi qu’il pût en arriver. Mais ici se présentait une objection insurmontable ; car si l’explication donnée par Ben avec ces mots : par là-bas, voulait dire trois milles, ou trente milles, ou trois cents milles, M. Winkle ne pouvait en aucune façon le conjecturer. Au reste il n’eut pas, pour le moment, le loisir de penser à ses amours, l’arrivée de Bob ayant été immédiatement suivie par celle d’un pâté, dont M. Winkle fut instamment prié de prendre sa part. La nappe fut mise par une femme de ménage, qui officiait comme femme de charge de M. Bob Sawyer. La mère du jeune garçon en livrée grise apporta un troisième couteau et une troisième fourchette (car l’établissement domestique de M. Sawyer était monté sur une échelle assez limitée), et les trois amis commencèrent à dîner. La bière était servie, comme le fit observer M. Sawyer, dans son étain natif.

Après le dîner, Bob fit apporter le plus grand mortier de sa boutique, et y brassa un mélange fumant de punch au rhum, remuant et amalgamant les matériaux avec un pilon, d’une manière fort convenable pour un pharmacien. Comme beaucoup de célibataires, il ne possédait qu’un seul verre, qui fut assigné par honneur à M. Winkle. Ben Allen fut accommodé d’un entonnoir de verre, dont l’extrémité inférieure était garnie d’un bouchon ; quant à Bob lui-même, il se contenta d’un de ces vases de cristal cylindriques, incrustés d’une quantité de caractères cabalistiques, et dans lesquels les apothicaires mesurent habituellement les drogues liquides qui doivent composer leurs potions. Ces préliminaires ajustés, le punch fut goûté et déclaré excellent. On convint que Bob Sawyer et Ben Allen seraient libres de remplir leur vase deux fois, pour chaque verre de M. Winkle, et l’on commença les libations sur ce pied d’égalité avec bonne humeur et de fort bonne amitié. On ne chanta point, parce que Bob déclara que cela n’aurait pas l’air professionnel ; mais, en revanche, on parla et l’on rit, si bien et si fort, que les passants à l’autre bout de la rue pouvaient entendre et entendirent sans aucun doute le bruit confus qui sortait de l’officine du successeur de Nockemorf. Quoi qu’il en soit, la conversation des trois amis charmait apparemment les ennuis et aiguisait l’esprit du jeune garçon pharmacien, car au lieu de dévouer sa soirée, comme il le faisait ordinairement, à écrire son nom sur le comptoir et à l’effacer ensuite, il se colla contre la porte vitrée, et de la sorte put écouter et voir en même temps ce qui se passait chez son patron.

La gaieté de M. Bob Sawyer se tournait peu à peu en fureur, M. Ben Allen retombait dans le sentimental, et le punch était presque entièrement disparu, quand le jeune garçon entra rapidement pour annoncer qu’une jeune femme venait demander M. Sawyer, successeur de Nockemorf, qu’on attendait impatiemment. Ceci termina la fête. Lorsque le garçon eut répété pour la vingtième fois son message, M. Bob Sawyer commençant à le comprendre, attacha autour de sa tête une serviette mouillée, afin de se dégriser ; et, y ayant réussi en partie, mit ses lunettes vertes et sortit. Ensuite de quoi, M. Winkle voyant qu’il était impossible d’engager M. Ben Allen dans une conversation tant soit peu intelligible sur le sujet qui l’intéressait le plus, refusa de rester jusqu’au retour du chirurgien, et s’en retourna à son hôtel.

L'inquiétude qui l’agitait et les nombreuses méditations qu’avait éveillées dans son esprit le nom d’Arabelle, empêchèrent la part qu’il avait prise dans le mortier de produire sur lui l’effet qu’on en aurait pu attendre dans d’autres circonstances. Ainsi, après avoir pris à la buvette de son hôtel un verre d’eau de Seltz et d’eau-de-vie, il entra dans le café, plutôt découragé qu’animé par les aventures de la soirée.

Un grand gentleman, vêtu d’une longue redingote, se trouvait seul dans le café, assis devant le feu, et tournant le dos à M. Winkle. Comme la soirée était assez froide pour la saison, le gentleman rangea sa chaise de côté pour laisser approcher le nouvel arrivant, mais quelle fut l’émotion de M. Winkle, quand ce mouvement lui découvrit le visage du vindicatif et sanguinaire Dowler !

Sa première pensée fut de tirer violemment le cordon de sonnette le plus proche. Malheureusement, ce cordon se trouvait derrière la chaise de son adversaire. Machinalement le brave jeune homme fit un pas pour en saisir la poignée, mais M. Dowler se reculant avec promptitude : « Monsieur Winkle, dit-il, soyez calme. Ne me frappez pas, monsieur, je ne le supporterais point. Un soufflet ? Jamais ! »

Tout en parlant ainsi, M Dowler avait l’air beaucoup plus doux que M. Winkle ne l’aurait attendu d’une personne aussi emportée.

« Un soufflet, monsieur ? balbutia M. Winkle.

– Un soufflet, monsieur, répliqua Dowler. Maîtrisez vos premiers mouvements, asseyez-vous, écoutez-moi.

– Monsieur, dit M. Winkle, en tremblant des pieds à la tête, avant que je consente à m’asseoir auprès ou en face de vous, sans la présence d’un garçon, il me faut d’autres assurances de sécurité. Vous m’avez fait des menaces la nuit dernière, monsieur, d’affreuses menaces ! Ici M. Winkle s’arrêta et devint encore plus pâle.

– C'est la vérité, repartit M. Dowler avec un visage presque aussi blanc que celui de son antagoniste. Les circonstances étaient suspectes. Elles ont été expliquées. Je respecte votre courage. Vous avez raison. C'est l’assurance de l’innocence. Voilà ma main, serrez-la.

– Réellement, monsieur, répondit M. Winkle, hésitant à donner sa main, dans la pensée que M. Dowler pourrait bien vouloir le prendre en traître, réellement, monsieur, je…

– Je sais ce que vous voulez dire, interrompit l’autre. Vous vous sentez offensé. C'est naturel, j’en ferais autant à votre place. J'ai eu tort, je vous demande pardon. Soyons amis, pardonnez-moi… » Et en même temps Dowler s’empara de la main de M. Winkle, et la secouant avec la plus grande véhémence, déclara qu’il le regardait comme un garçon plein de courage, et qu’il avait de lui meilleure opinion que jamais.

« Maintenant, poursuivit-il, asseyez-vous, racontez-moi tout. Comment m’avez-vous découvert ? Quand est-ce que vous êtes parti pour me suivre ? Soyez franc, dites tout.

– C'est entièrement par hasard, répliqua M. Winkle grandement intrigué par la tournure singulière et inattendue de leur entrevue, entièrement.

– J'en suis charmé. Je me suis éveillé ce matin. J'avais oublié mes menaces. Le souvenir de votre aventure me fit rire. Je me sentais des dispositions amicales : je le dis.

– À qui ?

– À mistress Dowler. – « Vous avez fait un vœu, me dit-elle. – C'est vrai, répondis-je. – C'était un vœu téméraire. – C'est encore vrai. J'offrirai des excuses. Où est-il ? »

– Qui ? demanda M. Winkle.

– Vous. Je descendis l’escalier, mais je ne vous trouvai pas. Pickwick avait l’air sombre. Il secoua la tête, il dit qu’il espérait qu’on ne commettrait point de violences. Je compris tout. Vous vous sentiez insulté. Vous étiez sorti pour chercher un ami, peut-être des pistolets. Un noble courage, me dis-je, je l’admire. »

M. Winkle toussa, et commençant à voir où gîtait le lièvre, prit un air d’importance.

« Je laissai une note pour vous, poursuivit Dowler. Je dis que j’étais fâché. C'était vrai. Des affaires pressantes m’appelaient ici. Vous n’avez pas été satisfait ; vous m’avez suivi. Vous avez demandé une explication verbale. Vous avez eu raison. Tout est fini maintenant. Mes affaires sont terminées. Je m’en retourne demain, venez avec moi. »

À mesure que Dowler avançait dans son récit, la contenance de M. Winkle devenait de plus en plus digne. La mystérieuse nature du commencement de leur conversation était expliquée ; M. Dowler était aussi éloigné de se battre, que lui-même. En un mot, ce vantard personnage était un des plus admirables poltrons qui eussent jamais existé. Il avait interprété selon ses craintes l’absence de M. Winkle, et prenant le même parti que lui il s’était décidé à s’absenter, jusqu’à ce que toute irritation fût passée.

Quand l’état réel des affaires se fut dévoilé à l’esprit de M. Winkle, sa physionomie devint terrible. Il déclara qu’il était parfaitement satisfait, mais il le déclara d’un air capable de persuader M. Dowler que, s’il n’avait pas été satisfait, il s’en serait suivi une horrible destruction. Enfin M. Dowler parut convenablement reconnaissant de sa magnanimité, et les deux belligérants se séparèrent, pour la nuit, avec mille protestations d’amitié éternelle.

Il était minuit, et depuis vingt minutes environ M. Winkle jouissait des douceurs de son premier sommeil, lorsqu’il fut tout à coup réveillé par un coup violent frappé à sa porte, et répété immédiatement après, avec tant de véhémence, qu’il en tressaillit dans son lit, et demanda avec inquiétude qui était là, et ce qu’on lui voulait.

« S'il vous plaît, monsieur, répondit une servante, c’est un jeune homme qui désire vous voir, sur-le-champ.

– Un jeune homme ! s’écria M. Winkle.

– Il n’y a pas d’erreur, ici, monsieur, répondit une autre voix à travers le trou de la serrure ; et si ce même intéressant jeune garçon n’est pas introduit, sans délai, vous ne vous étonnerez pas que ses jambes entrent chez vous avant sa phylosomie. » En achevant ces mots, l’étranger ébranla légèrement avec son pied le panneau inférieur de la porte, comme pour donner plus de force à son insinuation.

– C'est vous, Sam ? demanda M. Winkle, en sautant à bas du lit.

– Pas possible de reconnaître un gentleman sans regarder son visage, » répondit la voix d’un ton dogmatique.

M. Winkle n’ayant plus guère de doutes sur l’identité du jeune homme, tira les verrous et ouvrit. Aussitôt Sam entra précipitamment, referma la porte à double tour, mit gravement la clef dans sa poche, et, après avoir examiné M. Winkle des pieds à la tête, lui dit : « Eh bien, vous vous conduisez gentiment, monsieur.

– Qu'est-ce que signifie cette conduite ? demanda M. Winkle avec indignation, sortez sur-le-champ, qu’est-ce que cela signifie ?

– Ce que ça signifie ! Eh bien, en voilà une sévère, comme dit la jeune lady au pâtissier qui lui avait vendu un pâté où il n’y avait que de la graisse dedans. Ce que ça signifie ! Eh bien, en voilà une bonne !

– Ouvrez cette porte, et quittez cette chambre sur-le-champ.

– Je quitterai cette chambre, monsieur, juste précisément au moment même où vous la quitterez, monsieur, répondit Sam d’une voix imposante, et en s’asseyant avec gravité. Seulement si je suis obligé de vous emporter sur mon dos, je m’en irai un brin avant vous, nécessairement. Mais permettez-moi d’espérer que vous ne me réduirez pas à des extrémités, monsieur, comme disait le gentleman au colimaçon obstiné, qui ne voulait pas sortir de sa coquille, malgré les coups d’épingle qu’on lui administrait, et qu’il avait peur d’être obligé de l’écraser entre le chambranle et la porte. »

À la fin de ce discours, singulièrement prolixe pour lui, Sam planta ses mains sur ses genoux, et regarda M. Winkle en face, avec une expression de visage où l’on pouvait lire facilement qu’il n’avait pas du tout envie de plaisanter.

« Vous êtes vraiment un jeune homme bien aimable, monsieur, poursuivit-il d’un ton de reproche, un aimable jeune homme, d’entortiller notre précieux gouverneur dans toutes sortes de fantasmagories, quand il s’est déterminé à tout faire pour les principes. Vous êtes pire que Dodson, monsieur, et pire que Fogg. Je les regarde comme des anges auprès de vous. »

Sam ayant accompagné cette dernière sentence d’une tape emphatique sur chaque genou, croisa ses bras d’un air dédaigneux, et se renversa sur sa chaise, comme pour attendre la défense du criminel.

« Mon brave Sam, dit M. Winkle, en lui tendant la main, je respecte votre attachement pour mon excellent ami, et je suis vraiment très-chagrin d’avoir augmenté ses sujets d’inquiétude. Allons, Sam, allons ! Et tout en parlant, ses dents claquaient de froid, car il était resté debout, dans son costume de nuit, durant toute la leçon de M. Weller.

– C'est heureux, répondit Sam d’un ton bourru, en secouant cependant d’une manière respectueuse la main qui lui était offerte ; c’est heureux, quand on s’amende à la fin. Mais si je puis, je ne le laisserai tourmenter par personne, et voilà la chose.

– Certainement, Sam, certainement. Et maintenant allez vous coucher, nous parlerons de tout cela demain matin.

– J'en suis bien fâché, monsieur ; je ne peux pas m’aller coucher.

– Vous ne pouvez pas vous aller coucher ?

– Non, répondit Sam, en secouant la tête, pas possible.

– Vous n’allez pas repartir cette nuit ? s’écria M. Winkle, grandement surpris.

– Non, monsieur, à moins que vous ne le désiriez absolument, mais je ne dois pas quitter cette chambre. Les ordres du gouverneur sont péremptoires.

– Allons donc, Sam, allons donc ! il faut que je reste ici deux ou trois jours, et qui plus est, il faudra que vous restiez aussi, pour m’aider à avoir une entrevue avec une jeune lady… miss Allen, Sam. Vous vous en souvenez ? Il faut que je la voie, et je la verrai avant de quitter Bristol. »

Mais en réplique à toutes ces instances, Sam continua à secouer la tête énergiquement, en répondant avec fermeté : « Pas possible, pas possible ! »

Cependant, après beaucoup d’arguments et de représentations de la part de M. Winkle ; après une exposition complète de tout ce qui s’était passé dans l’entrevue avec Dowler, le fidèle domestique commença à hésiter. À la fin les deux parties en vinrent à un compromis, dont voici les principales clauses :

Que Sam se retirerait et laisserait à M. Winkle la libre possession de son appartement, à condition qu’il aurait la permission de fermer la porte en dehors et d’emporter la clef ; pourvu toutefois qu’il ne manquât pas d’ouvrir, sur-le-champ, la porte en cas de feu ou d’autre danger contingent ; que M. Winkle écrirait le lendemain à M. Pickwick une lettre qui lui serait portée par Dowler, et dans laquelle il lui demanderait, pour Sam et pour lui-même, la permission de rester à Bristol, afin de poursuivre le but déjà indiqué ; que si la réponse était favorable, les susdites parties contractantes demeureraient en conséquence à Bristol ; que sinon, elles retourneraient à Bath immédiatement ; et enfin que M. Winkle s’engageait positivement à ne pas chercher à s’échapper, en attendant, ni par les fenêtres, ni par la cheminée, ni par tout autre moyen évasif. Ce traité ayant été dûment ratifié, Sam ferma la porte et s’en alla.

Il était arrivé au bas de l’escalier, quand il s’arrêta court.

« Tiens ! dit-il, en tirant la clef de sa poche et en faisant un quart de conversion, j’avais entièrement oublié le terrassement. Le gouverneur me l’avait pourtant bien recommandé… Bah ! c’est égal, poursuivit-il en remettant la clef dans sa poche, ça peut toujours se faire demain matin, comme aujourd’hui. »

Apparemment consolé par cette réflexion, Sam descendit le reste de l’escalier, sans autre retour de conscience, et fut bientôt enseveli dans un profond sommeil, ainsi que les autres habitants de la maison.

Chapitre X. Sam Weller, honoré d’une mission d’amour, s’occupe de l’exécuter. On verra plus loin avec quel succès. §

Durant toute la journée subséquente, Sam tint ses yeux constamment fixés sur M. Winkle, déterminé à ne point le perdre de vue avant d’avoir reçu de nouvelles instructions. Quelque désagréable que fût pour le prisonnier cette grande vigilance, il pensa qu’il valait mieux la supporter que de s’exposer à être emporté de vive force ; car le fidèle serviteur lui avait plus d’une fois fait entendre que le strict sentiment de ses devoirs le forcerait à adopter cette ligne de conduite. Il est même probable que Sam aurait fini par assoupir tous ses scrupules, en ramenant à Bath M. Winkle, pieds et poings liés, si la prompte attention donnée par M. Pickwick au billet remis par Dowler, n’avait point rendu inutile, cette manière de procéder. En un mot, à huit heures du soir, M. Pickwick, lui-même entra dans le café de l’hôtel du Buisson, et avec un sourire dit à Sam enchanté, qu’il s’était très-bien comporté et n’avait pas besoin de monter la garde davantage.

« J'ai pensé, continua M. Pickwick, en s’adressant à M. Winkle, pendant que Sam le débarrassait de sa redingote et de son cache-nez, j’ai pensé que je ferais mieux de venir moi-même, m’assurer que vos vues sur cette jeune personne sont honorables et sérieuses, avant de consentir à ce que Sam soit employé dans cette affaire.

– Tout à fait honorables et sérieuses, répliqua M. Winkle avec grande énergie, je vous l’assure du fond de mon cœur, de toute mon âme.

– Rappelez-vous, reprit M. Pickwick, avec un regard humide, rappelez-vous que nous l’avons rencontrée chez notre excellent ami Wardle. Ce serait bien mal reconnaître son hospitalité, que de traiter avec légèreté les affections de sa jeune amie. Je ne le permettrais pas, monsieur ; je ne le permettrais pas.

– Je n’ai certainement pas cette idée-là, s’écria chaleureusement M. Winkle. J'ai réfléchi pendant longtemps, et je sens que mon bonheur est tout entier en elle.

– Voilà ce que j’appelle mettre tous ses œufs dans le même panier, » interrompit Sam avec un agréable sourire.

M. Winkle prit un air sérieux à cette observation, et M. Pickwick irrité engagea son serviteur à ne pas badiner avec un des meilleurs sentiments de notre nature.

« Certainement, monsieur, répondit Sam, mais il y en a tant de ces meilleurs-là, que je ne m’y reconnais jamais, quand on m’en parle. »

Cet incident terminé, M. Winkle raconta ce qui s’était passé entre lui et M. Ben Allen, relativement à Arabelle. Il dit que son but actuel était d’avoir une entrevue avec la jeune personne, et de lui faire un aveu formel de sa passion. Enfin il déclara que le lieu de sa détention lui paraissait être quelque part aux environs des Dunes, ce qui semblait résulter de certaines insinuations obscures dudit Ben Allen ; mais c’était tout ce qu’il avait pu apprendre ou soupçonner.

Malgré l’inanité de ces renseignements il fut décidé que Sam partirait le lendemain, pour une expédition de découverte. Il fut convenu aussi que M. Pickwick et M. Winkle, qui avaient moins de confiance dans leur habileté, se promèneraient pendant ce temps dans la ville et entreraient par hasard, chez M. Bob Sawyer, dans l’espérance d’apprendre quelque chose sur la jeune lady.

En conséquence, Sam se mit en quête le lendemain matin, sans être aucunement découragé par les difficultés qui l’attendaient. Il marcha de rue en rue, nous allions presque dire de coteau en coteau, mais c’est toute montée jusqu’à Clifton. Durant tout ce temps il ne vit rien, il ne rencontra personne qui pût jeter la moindre lumière sur son entreprise. Il eut de nombreux colloques avec des grooms qui faisaient prendre l’air à des chevaux sur la route, avec des nourrices qui faisaient prendre l’air à des enfants sur le pas de la porte : mais il ne put rien tirer ni des uns ni des autres qui eût le rapport le plus éloigné avec l’objet de son habile enquête. Il y avait dans force maisons, force jeunes ladies, dont le plus grand nombre étaient violemment soupçonnées par les domestiques mâles ou femelles d’être profondément attachées à quelqu’un, ou parfaitement disposées à s’attacher au premier venu, si l’occasion s’en présentait ; mais comme aucune de ces jeunes ladies n’était miss Arabelle Allen, ces renseignements laissaient Sam précisément aussi instruit qu’il l’était auparavant.

Il poursuivit sa route à travers les Dunes, en luttant contre un vent violent, et, chemin faisant, il se demandait si, dans ce pays, il était toujours nécessaire de tenir son chapeau des deux mains. Enfin il arriva dans un endroit ombragé, où se trouvaient répandues plusieurs petites villas, d’une apparence tranquille et retirée. Au fond d’une longue impasse, devant une porte d’écurie, un groom, en veste du matin, s’occupait à flâner, en société d’une pelle et d’une brouette ; moyennant quoi, il se persuadait apparemment à lui-même qu’il faisait quelque chose d’utile. Nous ferons remarquer, en passant, que nous avons rarement vu un groom auprès d’une écurie, qui, dans ses moments de laisser aller, ne fût pas plus ou moins victime de cette singulière illusion.

Sam pensa qu’il pourrait parler avec ce groom, aussi bien qu’avec tout autre, et cela d’autant plus, qu’il était fatigué de marcher, et qu’il y avait une bonne grosse pierre, juste en face de la porte. Il se dandina donc jusqu’au fond de la ruelle, et, s’asseyant sur la pierre, ouvrit la conversation avec l’admirable aisance qui le caractérisait.

« Bonsoir, vieux, dit-il.

– Vous voulez dire bonjour ? répliqua le groom, en jetant à Sam un regard rechigné.

– Vous avez raison, vieux, je voulais dire bonjour. Comment vous va ?

– Eh ! je ne me sens guère mieux, depuis que vous êtes là.

– C'est drôle, vous paraissez pourtant de bien bonne humeur, vous avez la mine si guillerette que ça réjouit le cœur de vous voir. »

À cette plaisanterie, le groom rechigné parut plus rechigné encore, mais non pas suffisamment pour produire quelque impression sur Sam. Celui-ci lui demanda immédiatement, et avec un air de grand intérêt, si le nom de son maître n’était pas un certain M. Walker.

« Non, répondit le groom.

– Ni Brown, je suppose.

– Non.

– Ni Wilson.

– Non.

– Eh ! bien alors, je me suis trompé et il n’a pas l’honneur de ma connaissance, comme je me l’étais d’abord figuré. »

Cependant le groom, ayant rentré sa brouette, s’apprêtait à fermer la porte.

« Ne restez pas à l’air pour moi, lui cria Sam. Où il y a de la gêne, il n’y a pas de plaisir. Je vous excuserai, mon vieux.

– Je vous casserais bien la tête pour un liard, dit le groom rechigné en fermant une moitié de la porte.

– Peux pas la céder pour si peu, rétorqua Sam, ça vaudrait au moins tous vos gages jusqu’à la fin de vos jours, et encore ça serait trop bon marché. Mes compliments chez vous. Dites qu’on ne m’attende pas pour dîner, et qu’on ne mette rien de côté pour moi, parce que ce serait froid avant que je revienne. »

En réponse à ces compliments, le groom dont la bile s’échauffait, grommela un désir indistinct d’endommager le crâne de quelqu’un. Néanmoins il disparut sans exécuter sa menace, poussant la porte derrière lui avec colère et sans faire attention à la tendre requête de M. Weller, qui le suppliait de lui laisser une mèche de ses cheveux.

Sam était resté assis sur la pierre et continuait de méditer sur ce qu’il avait à faire. Déjà il avait arrangé dans son esprit un plan, qui consistait à frapper à toutes les portes, dans un rayon de cinq milles autour de Bristol, les mettant l’une dans l’autre à cent cinquante ou deux cents par jour, et comptant de cette manière arriver à découvrir miss Arabelle Allen dans un temps donné, lorsque tout à coup le hasard jeta entre ses mains, ce qu’il aurait pu chercher pendant toute une année, sans le rencontrer.

Dans l’impasse où s’était installé Sam, ouvraient trois ou quatre grilles appartenant à autant de maisons, qui, quoique détachées les unes des autres, n’étaient cependant séparées que par leur jardin. Comme ceux-ci étaient grands et bien plantés, non-seulement les maisons se trouvaient écartées, mais la plupart étaient cachées par les arbres. Sam était assis les yeux fixés sur la porte voisine de celle où avait disparu le groom rechigné ; il retournait profondément dans son esprit les difficultés de sa présente entreprise, lorsqu’il vit la porte qu’il regardait machinalement, s’ouvrir et laisser passer une servante qui venait secouer dans la ruelle des descentes de lit.

M. Weller était si préoccupé de ses pensées, que très-probablement il se serait contenté de lever la tête et de remarquer que la jeune servante avait l’air très-gentille, si ses sentiments de galanterie n’avaient pas été fortement remués, en voyant qu’il ne se trouvait là personne pour aider la pauvrette, et que les tapis paraissaient bien pesants pour ses mains délicates. Sam était un gentleman fort galant à sa manière. Aussitôt qu’il eut remarqué cette circonstance, il quitta brusquement sa pierre, et s’avançant vers la jeune fille : « Ma chère, dit-il d’un ton respectueux, vous gâterez vos jolies proportions, si vous secouez ces tapis là toute seule. Laissez-moi vous aider. »

La jeune bonne, qui avait modestement affecté de ne pas savoir qu’un gentleman était si prêt d’elle, se retourna au discours de Sam, dans l’intention (comme elle le dit plus tard elle-même) de refuser l’offre d’un étranger, quand, au lieu de répondre, elle tressaillit, recula et poussa un léger cri, qu’elle s’efforça vainement de retenir. Sam n’était guère moins bouleversé : car dans la physionomie de la servante, à la jolie tournure, il avait reconnu les traits de sa bien-aimée, la gentille bonne de M. Nupkins.

« Ah ! Mary, ma chère !

– Seigneur ! M. Weller ! comme vous effrayez les gens ! »

Sam ne fit pas de réponse verbale à cette plainte, et nous ne pouvons même pas dire précisément quelle réponse il fit. Seulement nous savons qu’après un court silence, Mary s’écria : « Finissez donc, M. Weller ! » et que le chapeau de Sam était tombé quelques instants auparavant, d’après quoi nous sommes disposés à imaginer qu’un baiser, ou même plusieurs, avaient été échangés entre les deux parties.

« Pourquoi donc êtes-vous venu ici ? demanda Mary quand la conversation, ainsi interrompue, fut reprise.

– Vous voyez bien que je suis venu ici pour vous chercher ma chère, répondit Sam, permettant pour une fois à sa passion de l’emporter sur sa véracité.

– Et comment avez-vous su que j’étais ici ? Qui peut vous avoir dit que j’étais entrée chez d’autres maîtres à Ipswich, et qu’ensuite ils étaient venus dans ce pays-ci ? Qui donc a pu vous dire ça, M. Weller ?

– Ah, oui ! reprit Sam avec un regard malin, voilà la question : qui peut me l’avoir dit ?

– Ce n’est pas M. Muzzle, n’est-ce pas ?

– Oh ! non, répliqua Sam avec un branlement de tête solennel, ce n’est pas lui.

– Il faut que ce soit la cuisinière ?

– Nécessairement.

– Eh bien ! qui est-ce qui se serait douté de ça !

– Pas moi, toujours, dit M. Weller. Mais Mary, ma chère (ici les manières de Sam devinrent extrêmement tendres), Mary, ma chère, j’ai sur les bras une autre affaire très-pressante. Il y a un ami de mon gouverneur… M. Winkle, vous vous en souvenez ?

– Celui qui avait un habit vert ? Oh, oui, je m’en souviens.

– Bon ! Il est dans un horrible état d’amour, absolument confusionné, et tout sens dessus dessous.

– Bah ! s’écria Mary.

– Oui, poursuivit Sam ; mais ça ne serait rien, si nous pouvions seulement trouver la jeune lady. »

Ici, avec beaucoup de digressions sur la beauté personnelle de Mary, et sur les indicibles tortures qu’il avait éprouvées pour son propre compte depuis qu’il ne l’avait vue, Sam fit un récit fidèle de la situation présente de M. Winkle.

« Par exemple, dit Mary, voilà qui est drôle !

– Bien sûr, reprit Sam ; et moi, me voilà ici, marchant toujours comme le juif errant (un personnage bien connu autrefois sur le turf, et que vous connaissez peut-être, Mary, ma chère ? qui avait fait la gageure de marcher aussi longtemps que le temps et qui ne dort jamais), pour chercher cette miss Arabelle Allen.

– Miss qui ? demanda Mary avec grand étonnement.

– Miss Arabelle Allen.

– Bonté du ciel ! s’écria Mary en montrant la porte que le groom rechigné avait fermée après lui. Elle est là, dans cette maison. Voilà six semaines qu’elle y reste. Leur femme de chambre m’a raconté tout cela devant la buanderie un matin que toute la famille dormait encore.

– Quoi ! la porte à côté de vous ?

– Précisément. »

Sam se sentit tellement étourdi en apprenant cette nouvelle, qu’il se trouva obligé de prendre la taille de la jolie bonne pour se soutenir, et que plusieurs petits témoignages d’amour s’échangèrent entre eux, avant qu’il fût suffisamment remis pour retourner au sujet de ses recherches.

« Eh bien ! reprit-il à la fin, si ça n’enfonce pas les combats de coq, rien ne les enfoncera jamais, comme dit le lord maire quand le premier secrétaire d’état proposa la santé de madame la mairesse après dîner. Juste la porte après ! Moi, qui ai reçu un message pour elle, et qui ai déjà passé toute une journée, sans trouver moyen de le lui remettre !

– Ah ! dit Mary, vous ne pouvez pas le lui donner maintenant. Elle ne se promène dans le jardin que le soir, et seulement pendant quelques minutes. Elle ne sort jamais sans la vieille lady.

Sam rumina durant quelques instants, et à la fin s’arrêta au plan d’opérations que voici : il résolut de revenir à la brune, époque à laquelle Arabelle faisait invariablement sa promenade, étant admis par Mary dans le jardin de sa maison, il trouverait moyen d’escalader le mur, au-dessous des branches pendantes d’un énorme poirier qui l’empêcherait d’être aperçu de loin, puis, une fois là, il délivrerait son message et tâcherait d’obtenir, en faveur de M. Winkle, une entrevue pour le lendemain à la même heure. Ayant conclu ces arrangements fort rapidement, il aida Mary à secouer ses tapis durant si longtemps négligés.

Ce n’est pas une chose aussi innocente qu’on se l’imagine, que de secouer ces petits tapis ; ou du moins, s’il n’y a pas grand mal à les secouer, il est fort dangereux de les plier. Tant qu’on ne fait que secouer, tant que les deux parties sont séparées par toute la longueur du tapis, c’est un amusement aussi moral qu’il soit possible d’en inventer. Mais quand on commence à plier, et quand la distance diminue d’une moitié à un quart, puis à un huitième, puis à un seizième, puis à un trente-deuxième, si le tapis est assez long, cela devient extrêmement périlleux. Nous ne savons pas au juste combien de tapis furent repliés dans cette occasion, mais nous pouvons nous permettre d’assurer qu’à chaque tapis Sam embrassa la jolie femme de chambre.

Les adieux terminés, M. Weller alla se régaler, avec modération, à la taverne la plus voisine. Il ne revint dans l’impasse qu’à la brune, fut introduit dans le jardin par Mary, et, ayant reçu d’elle plusieurs admonestations concernant la sûreté de ses membres et de son cou, il monta dans le poirier et attendit l’arrivée d’Arabelle.

Il attendit si longtemps, sans la voir venir, qu’il commençait à craindre de ne rien voir du tout, lorsqu’il entendit sur le sable un léger bruit de pas, et, immédiatement après, aperçut Arabelle elle-même, qui marchait d’un air pensif dans le jardin. Lorsqu’elle fut arrivée presque au-dessous du poirier, Sam, qui désirait lui indiquer doucement sa présence, commença à faire diverses rumeurs diaboliques, semblables à celles qui seraient sans doute, naturelles à une personne attaquée à la fois, dès son enfance, d’une esquinancie50, du croup et de la coqueluche.

La jeune lady jeta un regard effrayé vers le lieu d’où partaient ces horribles sons, et ses alarmes n’étant nullement diminuées en voyant un homme parmi les branches, elle se serait certainement enfuie et aurait alarmé la maison, si, fort heureusement, la peur ne l’avait pas privée de tous mouvements et ne l’avait pas forcée à s’asseoir sur un banc, qui par bonheur se trouvait là.

« La voilà qui s’en va, se disait Sam tout perplexe. Quelle vexation que ces jeunes créatures veulent toujours s’évanouir mal à propos ! Eh ! jeune lady… miss carabin… Mme Winkle, tranquillisez-vous ! »

Était-ce le nom magique de M. Winkle ? ou la fraîcheur de l’air ? ou quelque souvenir de la voix de Sam, qui ranima Arabelle ? cela est peu important à savoir. Elle releva la tête et demanda d’une voix languissante :

« Qui est là ? que me voulez-vous ?

– Chut ! répondit Sam en se hissant sur le mur et en s’y blottissant dans le moindre espace possible ; ça n’est que moi, miss, ça n’est que moi.

– Le domestique de M. Pickwick ? s’écria Arabelle avec vivacité.

– Lui-même, miss. Voilà M. Winkle qu’est tout à fait estomaqué de désespoir.

– Ah ! fit Arabelle en s’approchant plus près du mur.

– Hélas ! oui, poursuivit Sam. Nous avons cru qu’il faudrait lui mettre la camisole de force la nuit dernière. Il n’a fait que rêver toute la journée, et il jure que, s’il ne vous voit pas demain soir, il veut être… il veut qu’il lui arrive quelque chose de désagréable !

– Oh non ! non, M. Weller ! s’écria Arabelle en joignant les mains.

– C'est là ce qu’il dit, miss, répliqua Sam froidement. C'est un homme d’honneur, miss, et, dans mon opinion, il le fera comme il dit. Il a tout appris du vilain magot en lunettes.

– Mon frère ! s’écria Arabelle à qui la description de Sam rappelait des souvenirs de famille.

– Je ne sais pas trop lequel est votre frère, miss. Est-ce le plus malpropre des deux ?

– Oui, oui, M. Weller ! Continuez, dépêchez-vous, je vous prie.

– Eh bien ! miss, il a tout appris par lui, et c’est l’opinion du gouverneur que, si vous ne le voyez pas très-promptement, le carabin dont nous venons de parler recevra assez de plomb dans la tête, pour la détériorer, si on veut jamais la conserver dans de l’esprit de vin.

– Oh ! ciel ! que puis-je faire pour prévenir ces épouvantables querelles ?

– C'est la supposition d’un attachement antérieur qui est la cause de tout, miss. Vous feriez mieux de le voir.

– Mais où ? comment ? s’écria Arabelle. Je ne puis quitter la maison toute seule, mon frère est si peu raisonnable, si injuste ! Je sais combien il peut paraître étrange que je vous parle ainsi, M. Weller, mais je suis malheureuse, bien malheureuse !… »

Ici la pauvre Arabelle se mit à pleurer amèrement, et Sam devint chevaleresque.

« C'est possible que ça ait l’air étrange, reprit-il avec une grande véhémence, mais tout ce que je puis dire, c’est que je suis disposé à faire l’impossible pour arranger les affaires, et si ça peut être utile de jeter soit l’un soit l’autre des carabins par la fenêtre, je suis votre homme. » En disant ceci, et pour intimer son empressement de se mettre à l’ouvrage, Sam releva ses parements d’habit, au hasard imminent de tomber du haut en bas du mur, pendant cette manifestation.

Quelque flatteuse que fût cette profession de dévouement, Arabelle refusa obstinément d’y avoir recours, au grand étonnement de l’héroïque valet. Pendant quelque temps elle refusa, tout aussi courageusement, d’accorder à M. Winkle l’entrevue demandée par Sam d’une manière si pathétique ; mais à la fin, et lorsque la conversation menaçait d’être interrompue par l’arrivée intempestive d’un tiers, elle lui donna rapidement à entendre, avec beaucoup d’expressions de gratitude, qu’il ne serait pas impossible qu’elle se trouvât dans le jardin le lendemain, une heure plus tard. Sam comprit parfaitement la chose ; et Arabelle, lui ayant accordé un de ses plus doux sourires, s’éloigna d’un pas leste et gracieux, laissant M. Weller dans une vive admiration de ses charmes, tant spirituels que corporels.

Descendu sans encombre de sa muraille, Sam n’oublia pas de dévouer quelques minutes à ses propres affaires, dans le même département ; puis il retourna directement à l’hôtel du Buisson, où son absence prolongée avait occasionné beaucoup de suppositions et quelques alarmes.

« Il faudra que nous soyons très-prudents, dit M. Pickwick après avoir écouté attentivement le récit de Sam : non dans notre propre intérêt, mais dans celui de la jeune lady. Il faudra que nous soyons très-prudents.

– Nous ? s’écria M. Winkle avec une emphase marquée. »

Le ton de cette observation arracha à M. Pickwick un coup d’œil d’indignation momentanée, mais qui fut remplacé presque aussitôt par son expression de bienveillance accoutumée, lorsqu’il répondit : « Oui, nous, monsieur ! Je vous accompagnerai.

– Vous ? s’écria M. Winkle.

– Moi, reprit M. Pickwick d’un ton doux. En vous accordant cette entrevue, la jeune lady a fait une démarche naturelle, peut-être, mais très-imprudente. Si je m’y trouve présent, moi qui suis un ami commun, et assez vieux pour être le père de l’un et de l’autre, la voix de la calomnie ne pourra jamais s’élever contre elle, par la suite. »

En parlant ainsi, la contenance de M. Pickwick s’illumina d’une honnête satisfaction de sa propre prévoyance.

M. Winkle fut touché de cette preuve délicate de respect donnée par M. Pickwick à sa jeune protégée. Il saisit la main du philosophe avec un sentiment qui tenait de la vénération.

« Vous y viendrez ? lui dit-il.

– Oui, répliqua M. Pickwick. Sam, vous préparerez mon paletot et mon châle, et vous aurez soin de faire venir une voiture à la porte, demain soir un peu avant l’heure nécessaire, afin que nous soyons sûrs d’arriver à temps. »

Sam toucha son chapeau en signe d’obéissance et se retira pour faire les préparatifs de l’expédition.

La voiture fut ponctuelle à l’heure désignée, et après avoir installé M. Pickwick et M. Winkle dans l’intérieur, Sam se plaça sur le siège à côté du cocher. Ils descendirent comme ils étaient convenus, à environ un quart de mille du lieu du rendez-vous, et, ordonnant au cocher d’attendre leur retour, firent le reste du chemin à pied.

C'est dans cette période de leur entreprise que M. Pickwick, avec plusieurs sourires et divers autres signes d’un grand contentement intérieur, tira d’une de ses poches une lanterne sourde dont il s’était pourvu spécialement pour cette occasion. Tout en marchant, il en expliquait à M. Winkle la grande beauté mécanique, à l’immense surprise du peu de passants qu’ils rencontraient.

« Je m’en serais mieux trouvé si j’avais eu quelque chose de la sorte dans ma dernière expédition nocturne, au jardin de la pension, eh ! eh ! Sam ? dit-il en se tournant avec bonne humeur vers son domestique qui marchait derrière lui.

– Très-jolies choses quand on connaît la manière de s’en servir, monsieur. Mais si on ne veut pas être vu, je crois qu’elles sont plus utiles quand la chandelle est éteinte. »

M. Pickwick fut apparemment frappé de la remarque de Sam, car il mit la lanterne dans sa poche, et ils continuèrent à marcher en silence.

« Par ici, monsieur, murmura Sam. Laissez-moi vous conduire. Voici la ruelle, monsieur. »

Ils entrèrent dans la ruelle, et comme elle était passablement noire, M. Pickwick, pour voir le chemin, tira deux ou trois fois sa lanterne, et jeta devant eux une petite échappée de lumière fort brillante d’environ un pied de diamètre. C'était extrêmement joli à regarder ; mais cela ne semblait avoir d’autre effet que de rendre plus obscures les ténèbres environnantes.

À la fin, ils arrivèrent à la grosse pierre, sur laquelle Sam fit asseoir son maître et M. Winkle, tandis qu’il allait faire une reconnaissance, et s’assurer que Mary les attendait.

Après une absence de huit ou dix minutes, Sam revint dire que la porte était ouverte et que tout paraissait tranquille. M. Pickwick et M. Winkle, le suivant d’un pas léger, se trouvèrent bientôt dans le jardin, et là tout le monde se prit à dire : Chut ! chut ! un assez grand nombre de fois ; mais cela étant fait, personne ne sembla plus avoir une idée distincte de ce qu’il fallait faire ensuite.

« Miss Allen est-elle déjà dans le jardin, Mary ? demanda M. Winkle fort agité.

– Je n’en sais rien, monsieur, répondit la jolie bonne. La meilleure chose à faire, c’est que M. Weller vous donne un coup d’épaule dans l’arbre, et peut-être que monsieur Pickwick aura la bonté de voir si personne ne vient dans la ruelle pendant que je monterai la garde à l’autre bout du jardin. Seigneur ! qu’est-ce que cela ?

– Cette satanée lanterne causera notre malheur à tous ! s’écria Sam aigrement. Prenez garde à ce que vous faites, monsieur ; vous envoyez un tremblement de lumière, droit dans la fenêtre du parloir.

– Pas possible !… dit M. Pickwick, en détournant brusquement sa lanterne. Je ne l’ai pas fait exprès.

– Maintenant, vous illuminez la maison voisine, monsieur.

– Bonté divine !… s’écria M. Pickwick en se détournant encore.

– Voilà que vous éclairez l’écurie, et l’on croira que le feu y est. Fermez la cloison, monsieur ; est-ce que vous ne pouvez pas ?

– C'est la lanterne la plus extraordinaire que j’aie jamais rencontrée dans toute ma vie ! s’écria M. Pickwick, grandement abasourdi par les effets pyrotechniques qu’il avait produits sans le vouloir. Je n’ai jamais vu de réflecteur si puissant.

– Il sera trop puissant pour nous, si vous le tenez flambant de cette manière ici, monsieur, répliqua Sam, comme M. Pickwick, après d’autres efforts inutiles, parvenait à fermer la coulisse. J'entends les pas de la jeune lady, monsieur Winkle, monsieur, oup là !

– Arrêtez, arrêtez !… dit M. Pickwick. Je veux lui parler d’abord ; aidez-moi, Sam.

– Doucement, monsieur, répondit Sam en plantant sa tête contre le mur et faisant une plate-forme de son dos. Montez sur ce pot de fleur ici, monsieur. Allons maintenant, oup !

– J'ai peur de vous blesser, Sam.

– Ne vous inquiétez pas, monsieur. Aidez-le à monter, monsieur Winkle. Allons, monsieur, allons ! voilà le moment. »

Sam parlait encore, et déjà M. Pickwick était parvenu à lui grimper sur le dos, par des efforts presque surnaturels chez un gentleman de son âge et de son poids. Ensuite Sam se redressa doucement, et M. Pickwick, s’accrochant au sommet du mur, tandis que M. Winkle le poussait par les jambes, ils parvinrent de cette façon à amener ses lunettes juste au niveau du chaperon.

« Ma chère, dit M. Pickwick, en regardant par-dessus le mur et en apercevant de l’autre côté Arabelle, n’ayez pas peur ma chère, c’est seulement moi.

– Oh ! je vous en supplie, monsieur Pickwick, allez-vous-en ! Dites-leur de s’en aller ; je suis si effrayée ! Cher monsieur Pickwick, ne restez pas là ; vous allez tomber et vous tuer, j’en suis sûre.

– Allons, ma chère enfant, ne vous alarmez pas, reprit M. Pickwick d’un ton encourageant. Il n’y a pas le plus petit danger, je vous assure. Tenez-vous ferme, Sam, continua-t-il en regardant en bas.

– Tout va bien, monsieur, répliqua Sam. Cependant ne soyez pas plus long qu’il ne faut, si ça vous est égal ; vous êtes un brin pesant, monsieur.

– Encore un seul instant, Sam. Je désirais seulement vous apprendre, ma chère, que je n’aurais pas permis à mon jeune ami de vous voir de cette manière clandestine, si la situation dans laquelle vous êtes placée lui avait laissé une autre alternative. Mais, de peur que l’inconvenance de cette démarche ne vous causât quelque déplaisir, j’ai voulu vous faire savoir que je suis présent. Voilà tout, ma chère.

– En vérité, monsieur Pickwick, je vous suis très-obligée pour votre bonté et votre prévoyance, répondit Arabelle en essuyant ses larmes avec son mouchoir. »

Elle en aurait dit bien davantage, sans doute, si la tête de M. Pickwick n’avait pas soudainement disparu, en conséquence d’un faux pas qu’il avait fait sur l’épaule de Sam, et grâce auquel il se trouva tout à coup sur la terre. Cependant il fut remis sur ses pieds en un moment, et, disant à M. Winkle de se hâter de terminer son entrevue, il courut au bout de la ruelle pour monter la garde avec tout le courage et l’ardeur d’un jeune homme. M. Winkle, inspiré par l’occasion, fut sur le mur en un clin d’œil ; il s’y arrêta néanmoins pour engager Sam à prendre soin de son maître.

« Soyez tranquille, monsieur, je m’en charge.

– Où est-il, que fait-il, Sam ?

– Dieu bénisse ses vieilles guêtres ! répliqua Sam en regardant vers la porte du jardin. Il monte la garde dans la ruelle avec sa lanterne sourde, comme un aimable Mandrin. Je n’ai jamais vu une si charmante créature de mes jours. Dieu me sauve ! si je n’imagine pas que son cœur doit être venu au monde vingt-cinq ans après son corps, pour le moins. »

M. Winkle n’était pas resté pour entendre l’éloge de son ami ; il s’était précipité à bas du mur, il s’était jeté aux pieds d’Arabelle, et plaidait la sincérité de sa passion avec une éloquence digne de M. Pickwick lui-même.

Pendant que ces choses se passaient en plein air, un gentleman d’un certain âge, et fort distingué dans les sciences, était assis dans sa bibliothèque, deux ou trois maisons plus loin et s’occupait à écrire un traité philosophique, adoucissant de temps en temps son gosier et son travail avec un verre de Bordeaux, qui résidait à côté de lui dans une bouteille vénérable. Pendant les agonies de la composition, le savant gentleman regardait quelquefois le tapis, quelquefois le plafond, quelquefois la muraille ; et quand ni le tapis, ni le plafond, ni la muraille ne lui donnaient le degré nécessaire d’inspiration, il regardait par la fenêtre.

Dans une de ces défaillances de l’invention, notre savant observait avec abstraction les ténèbres extérieures, lorsqu’il fut étrangement surpris en remarquant une lumière très-brillante qui glissait dans les airs, à une petite distance du sol, et qui s’évanouit presque instantanément. Au bout de quelques secondes, le phénomène s’était répété, non pas une fois, ni deux, mais plusieurs.

À la fin, le savant déposa sa plume, et commença à chercher quelle pouvait être la cause naturelle de ces apparences.

Ce n’étaient point des météores, elles luisaient trop bas ; ce n’étaient pas des vers luisants, elles brillaient trop haut. Ce n’étaient point des feux follets, ce n’étaient point des mouches phosphoriques, ce n’étaient point des feux d’artifice ; que pouvait-ce donc être ? Quelque jeu de la nature, étonnant, extraordinaire, qu’aucun philosophe n’avait jamais vu auparavant ; quelque chose que lui seul était destiné à découvrir, et qui, recueilli par lui pour le bénéfice de la postérité, devait immortaliser son nom. Plein de ces idées, le savant saisit de nouveau sa plume, et confia au papier la description exacte et minutieuse de ces apparitions sans exemple, avec la date, le jour, l’heure, la minute, la seconde précise où elles avaient été visibles. C'étaient les premiers matériaux d’un volumineux traité, plein de grandes recherches et de science profonde, qui devait étonner toutes les sociétés météorologiques des contrées civilisées.

Enivré par la contemplation de sa future grandeur, le savant se renversa dans son fauteuil. La mystérieuse lumière reparut, plus brillante que jamais, dansant, en apparence, du haut en bas de la ruelle, passant d’un côté à l’autre, et se mouvant dans une orbite aussi excentrique que celle des comètes elles-mêmes.

Le savant était garçon : ne pouvant appeler sa femme pour l’étonner, il tira la sonnette et fit venir son domestique. « Pruffie, lui dit-il, il y a cette nuit dans l’air quelque chose de bien extraordinaire. Avez-vous vu cela ? Et il montrait, par la fenêtre, les rayons lumineux qui venaient de reparaître.

– Oui, monsieur.

– Et qu’en pensez-vous, Pruffie ?

– Ce que j’en pense, monsieur ?

– Oui. Vous avez été élevé à la campagne ; savez-vous quelle est la cause de ces lumières ? »

Le savant attendait en souriant une réponse négative.

« Monsieur, dit-il à la fin, j’imagine que ce sont des voleurs.

– Vous êtes un sot ! Vous pouvez retourner en bas.

– Merci, monsieur, répondit Pruffie ; et il s’en alla. »

Cependant le savant était cruellement tourmenté par l’idée que son profond traité serait infailliblement perdu pour le monde, si l’hypothèse de l’ingénieux M. Pruffie n’était pas étouffée dès sa naissance. Il mit donc son chapeau et descendit doucement dans son jardin, déterminé à étudier à fond le météore.

Or, quelque temps avant que le savant fût descendu dans son jardin, M. Pickwick, croyant entendre venir quelqu’un, avait couru jusqu’au fond de la ruelle, le plus vite qu’il avait pu, pour communiquer une fausse alerte, et, dans sa course rapide, avait de temps en temps tiré la coulisse de sa lanterne sourde pour éviter de tomber dans le fossé. Aussitôt que cette alerte eut été donnée, M. Winkle regrimpa sur son mur, Arabelle courut dans sa maison, la porte du jardin fut fermée, et nos trois aventuriers s’en revenaient, de leur mieux, le long de la ruelle, quand ils furent effrayés par le bruit que faisait le savant en ouvrant la porte de son jardin.

« Halte ! murmura Sam, qui marchait en avant, bien entendu. Montrez la lumière juste une seconde, monsieur. »

M. Pickwick fit ce qui lui était demandé, et Sam voyant une tête d’homme qui s’avançait avec précaution, à environ deux pieds de la sienne, lui donna de son poing fermé une légère tape qui lui fit sonner le creux contre la grille ; puis, ayant accompli cet exploit avec grande promptitude et dextérité, il prit M. Pickwick sur son dos et suivit M. Winkle le long de la ruelle, avec une rapidité véritablement étonnante, vu le poids dont il était chargé.

« Monsieur, demanda-t-il à son maître, quand il fut arrivé au bout, avez-vous repris votre respire ?

– Tout à fait… tout à fait maintenant, répliqua M. Pickwick.

– Allons ! pour lors, reprit Sam en remettant le philosophe sur ses pieds, venez entre nous, monsieur ; pas plus d’un demi-mille à courir. Imaginez que vous gagnez un prix, et en route ! »

Ainsi encouragé, M. Pickwick fit le meilleur usage possible de ses jambes, et l’on peut assurer avec confiance que jamais une paire de guêtres noires n’arpenta le terrain plus lestement que ne le firent les guêtres de M. Pickwick dans cette occasion mémorable.

La voiture attendait, les chevaux étaient frais, la route bonne et le cocher bien disposé. Toute la troupe arriva saine et sauve à l’hôtel avant que M. Pickwick eût eu le temps de reprendre haleine.

« Entrez tout de suite, monsieur, dit Sam en aidant son maître à descendre. Ne restez pas une seconde dans la rue après cet exercice ici. Je vous demande pardon, monsieur, continua-t-il, en touchant son chapeau, à M. Winkle qui descendait de la voiture. J'espère qui n’y a pas d’attachement antérieur ? »

M. Winkle serra la main de son humble ami, et lui dit à l’oreille : « Tout va bien, Sam ; parfaitement bien ! »

À cette annonce, M. Weller, en signe d’intelligence, frappa trois coups distincts sur son nez, sourit, cligna de l’œil, et monta l’escalier, avec une physionomie qui exprimait la satisfaction la plus vive.

Quant au savant gentleman de la ruelle, il démontra, dans un admirable traité, que ces étonnantes lumières étaient des effets de l’électricité, et il le prouva clairement, en détaillant comment un éclair éblouissant avait dansé devant ses yeux, lorsqu’il avait mis la tête hors de sa porte, et comment il avait reçu un choc qui l’avait étourdi pendant un grand quart d’heure. Grâce à cette démonstration, qui charma toutes les sociétés savantes de l’univers, il fut toujours considéré, depuis lors, comme une des lumières de la science.

Chapitre XI. Où l’on voit M. Pickwick sur une nouvelle scène du grand drame de la vie. §

Le reste du temps que M. Pickwick avait destiné à son séjour à Bath s’écoula sans rien amener de remarquable. Le terme de la Trinité commençait, et avant que sa première semaine fût achevée, M. Pickwick, revenu à Londres, avec ses amis, était allé s’établir dans ses anciens quartiers, à l’hôtel de George-et-Vautour.

Trois jours après leur arrivée, juste au moment où les horloges de la cité sonnaient individuellement neuf heures du matin, et collectivement environ neuf cents heures, Sam était en train de prendre l’air dans la cour, lorsqu’il vit s’arrêter devant la porte de l’hôtel une étrange sorte de véhicule, fraîchement peint, hors duquel sauta légèrement une étrange sorte de gentleman, qui semblait fait pour le véhicule, comme le véhicule semblait fait pour lui, et qui donna les rênes à un gros homme assis auprès de lui.

Ce véhicule n’était pas exactement un tilbury, et n’était pas non plus un phaéton. Ce n’était pas ce qu’on appelle vulgairement un dog-cart, ni une carriole, ni un cabriolet ; et cependant il participait du caractère de chacune de ces machines. La caisse était peinte en jaune clair, sur lequel se détachaient, en noir, les rayons et les jantes des roues. Le conducteur était assis, suivant le style classique, sur des coussins empilés environ deux pieds au-dessus du dossier. Le cheval était un animal bai, d’assez bonne tournure, mais ayant néanmoins un air de mauvais ton et de mauvais sujet à la fois, qui s’accordait admirablement avec le véhicule et avec son maître.

Le maître lui-même était un homme d’une quarantaine d’années, ayant des cheveux et des favoris noirs, soigneusement peignés. Il était vêtu d’une manière singulièrement recherchée, et couvert d’une quantité de bijoux, tous environ trois fois plus grands que ceux qui sont portés ordinairement par un gentleman. Pour couronner le tout, il était enveloppé d’une grosse redingote à long poils.

Aussitôt qu’il fut descendu, il fourra sa main gauche dans l’une des poches de sa redingote, tandis qu’avec sa main droite, il tirait d’une autre poche un foulard très-brillant, dont il se servit pour épousseter trois grains de poussière sur ses bottes, et qu’il garda ensuite, en le froissant dans sa main, pour traverser la cour d’un air fendant.

Pendant que ce personnage descendait de voiture, Sam remarqua qu’un autre homme, vêtu d’une vieille redingote brune, veuve de plusieurs boutons, et qui, jusque là, était resté à flâner de l’autre côté de la rue, la traversa et se tint immobile non loin de la porte. Ayant plus d’un soupçon sur le but de la visite du premier gentleman, Sam le précéda à l’entrée de l’hôtel, et, se retournant brusquement, se planta au centre de la porte.

« Allons ! mon garçon, » dit le gentleman d’un ton impérieux, en essayant en même temps de pousser Sam.

« Allons ! monsieur. Qu'est-ce que c’est ? » répliqua Sam, en lui rendant sa bousculade avec les intérêts composés.

« Allons, allons ! mon garçon, ça ne prend pas avec moi, rétorqua l’étranger, en élevant la voix et en devenant tout blanc. Ici, Smouch.

– Ben ! quoi qui gnia, » grommela l’homme à la redingote brune, qui pendant ce court dialogue s’était graduellement avancé dans la cour.

« C'est ce jeune homme qui fait l’insolent, » dit le principal, en poussant Sam de nouveau.

« Ohé, pas de bêtises ! » gronda Smouch, en bourrant Sam beaucoup plus fort.

Ce compliment eut le résultat qu’en attendait l’habile M. Smouch : car tandis que Sam, empressé d’y répondre, le froissait contre la porte, le principal se faufilait, et pénétrait jusqu’au bureau. Sam l’y suivit immédiatement, après avoir échangé avec M. Smouch quelques arguments, composés principalement d’épithètes.

« Bonjour, ma chère, dit le principal, en s’adressant à la jeune personne du bureau, avec une aisance de détenu libéré. Où est la chambre de M. Pickwick, ma chère ?

– Conduisez-le, » dit la jeune lady au garçon, sans daigner jeter un second coup d’œil au fashionable.

Le garçon se mit en route, suivi du personnage ; Sam venait derrière, et tant le long de l’escalier se soulageait par d’innombrables gestes de défi et de mépris suprême, à la grande satisfaction des domestiques et des autres spectateurs de cette scène. M. Smouch, qui était troublé par une grosse toux, resta en bas, et expectora dans le passage.

M. Pickwick était profondément endormi dans son lit, quand ce visiteur matinal entra dans sa chambre, toujours suivi par Sam. Le bruit de cette intrusion le réveilla.

« De l’eau pour ma barbe, Sam, » dit-il sans ouvrir les yeux.

« Oui, oui, nous allons vous faire la barbe, M. Pickwick, dit l’étranger, en tirant un des rideaux du lit. J'ai un mandat d’arrêt contre vous, à la requête de Bardell. Voici le warrant, lancé par la cour des common pleas ; et voilà ma carte. Je suppose que vous viendrez chez moi ? »

En parlant ainsi, l’officier du shérif, car tel était son titre, donna une tape amicale sur l’épaule de M. Pickwick, puis il jeta sa carte sur la courte-pointe, et tira de la poche de son gilet un cure-dents, en or.

« Namby est mon nom, poursuivit-il, pendant que M. Pickwick aveignait ses lunettes de dessous son traversin, et les mettait sur son nez pour lire la carte. Namby, Bell Aley, Coleman Street. »

En cet endroit, Sam qui avait eu jusque-là les yeux fixés sur le chapeau luisant de M. Namby, l’interrompit :

« Êtes-vous quaker51 ? » lui demanda-t-il.

« Je vous ferai connaître ce que je suis, avant de vous quitter, répondit l’officier indigné. Je vous apprendrai la politesse, mon garçon, un de ces beaux matins.

– Merci, répliqua Sam. J'en ferai autant pour vous, tout de suite. Ôtez vot’ chapeau. » En parlant ainsi, Sam envoyait, d’un revers de main, le chapeau de M. Namby à l’autre bout de la chambre, et cela avec tant de violence, que peu s’en fallut qu’il n’y fit voler le cure-dents d’or par-dessus le marché.

« Observez cela, M. Pickwick, s’écria l’officier déconcerté, en reprenant haleine. J'ai été attaqué dans votre chambre, par votre domestique, dans l’exercice de mes fonctions. J'ai des craintes personnelles, je vous prends à témoin.

– Ne soyez témoin de rien, monsieur, interrompit Sam, fermez vos yeux solidement, monsieur ! Je le jetterais volontiers par la fenêtre ; seulement il ne tomberait pas assez loin, à cause du plomb.

– Sam ! s’écria M. Pickwick d’une voix mécontente, pendant que son domestique faisait diverses démonstrations d’hostilités, si vous dites une autre parole, si vous causez le moindre trouble à cette personne, je vous renvoie sur-le-champ.

– Mais, monsieur…

– Taisez-vous et ramassez ce chapeau. »

Malgré la sévère réprimande de son maître, Sam refusa positivement de relever le chapeau ; et comme l’officier du shérif était pressé, il condescendit à le ramasser lui-même. Ce ne fut pas, toutefois, sans lancer contre Sam un déluge de menaces, que celui-ci recevait avec la plus grande tranquillité, se contentant de faire observer que si M. Namby voulait avoir la bonté de remettre son chapeau sur sa tête, il le lui enverrait aux grandes Indes. M. Namby, pensant qu’une telle opération produirait peut-être quelques inconvénients pour lui-même, ne voulut pas exposer son adversaire à une trop forte tentation, et bientôt après appela Smouch. L'ayant informé que la capture était faite, et qu’il n’avait plus qu’à attendre jusqu’à ce que le prisonnier eût fini de s’habiller, Namby s’en fut en se pavanant et remonta dans son véhicule. Smouch ayant prié M. Pickwick de ne pas s’endormir, tira une chaise auprès de la porte et y resta assis jusqu’à ce que notre héros eût fini de s’habiller. Sam fut alors dépêché pour amener une voiture de place, dans laquelle le triumvirat se rendit à Coleman-Street. Le trajet n’était pas long, heureusement ; car, outre que M. Smouch n’était pas doué d’une conversation fort enchanteresse, sa société était rendue décidément désagréable, dans un espace limité, par la faiblesse physique à laquelle nous avons fait allusion plus haut.

La voiture ayant tourné dans une rue très-sombre et très-étroite, s’arrêta devant une maison dont toutes les fenêtres étaient grillées. La muraille en était décorée du nom et du titre de Namby, officier des shérifs de Londres. La porte intérieure ayant été ouverte, au moyen d’une énorme clef, par un gentleman qui pouvait passer pour un frère jumeau négligé de M. Smouch, M. Pickwick fut introduit dans la salle du café.

Cette salle du café était principalement remarquable par du sable frais, qui jonchait le plancher, et par une odeur de tabac qui parfumait l’air. M. Pickwick salua en entrant, trois personnes qui s’y trouvaient, et ayant envoyé Sam pour chercher M. Perker, se retira dans un coin obscur, et de là regarda avec quelque curiosité ses nouveaux compagnons.

Un de ceux-ci était un jeune garçon de dix-neuf ou vingt ans, qui, quoiqu’il fût à peine dix heures du matin, buvait de l’eau et du genièvre, et fumait un cigare, amusements auxquels il devait avoir dévoué presque constamment les deux ou trois dernières années de sa vie, à en juger par sa contenance enflammée. En face de lui, et s’occupant à attiser le feu avec le bout de sa botte droite, se trouvait un jeune homme, d’environ trente ans, épais, vulgaire, au visage jaune, à la voix dure, et possédant évidemment cette connaissance du monde et cette séduisante liberté de manières qui s’acquiert dans les salles de billards et les estaminets de bas étage. Le troisième prisonnier était un homme d’un certain âge, vêtu d’un très-vieil habit noir. Son visage était pâle et hagard, et il parcourait incessamment la chambre, s’arrêtant de temps en temps pour regarder par la fenêtre avec beaucoup d’inquiétude, comme s’il eût attendu quelqu’un. Après quoi il recommençait à marcher.

« Vous feriez mieux d’accepter mon rasoir ce matin, M. Ayresleigh, » dit l’homme qui attisait le feu, en clignant de l’œil à son ami, le jeune garçon.

– Non, je vous remercie, je n’en aurai pas besoin. Je compte bien être dehors avant une heure ou deux, » répliqua l’autre avec précipitation ; puis allant, une fois de plus, à la fenêtre, et revenant encore désappointé, il soupira profondément et quitta la chambre. Les deux autres poussèrent des éclats de rire bruyants.

« Eh bien, je n’ai jamais vu une farce comme cela ! dit le gentleman qui avait offert le rasoir, et dont le nom paraissait être Price. Jamais ! » Il confirma cette assertion par un juron, et recommença à rire ; en quoi il fut imité par le jeune garçon qui le regardait évidemment comme un modèle accompli.

« Croiriez-vous, continua Price en se tournant vers M. Pickwick, que ce bonhomme-là, qui est ici depuis huit jours, ne s’est point encore rasé une fois ? Il se croit si sûr de sortir avant une demi-heure, qu’il aime autant attendre qu’il soit rentré chez lui.

– Pauvre homme ! dit M. Pickwick. A-t-il réellement quelques chances de se tirer d’affaire ?

– Des chances ? il n’en a pas la queue d’une. Je ne donnerais pas ça pour la chance qu’il a de marcher dans la rue d’ici à dix ans. » En parlant ainsi, M. Price secouait contemptueusement ses doigts. Un instant après il tira la sonnette.

« Apportez-moi une feuille de papier, Crookey, dit-il au domestique, qui, par sa mise et par sa tournure, avait l’air de tenir le milieu entre un nourrisseur banqueroutier et un bouvier en état d’insolvabilité. Un verre de grog avec, Crookey, entendez-vous ? Je vais écrire à mon père, et il me faut du stimulant, autrement je ne serais pas capable d’entortiller le vieux. »

Il est inutile de dire que le jeune homme se pâma, en entendant ce discours facétieux.

« Voilà la chose, continua M. Price. Faut pas se laisser abattre ; c’est amusant, hein ?

– Fameux ! dit le jeune gentleman.

– Vous avez de l’aplomb, reprit M. Price, approbativement. Vous avez vu le monde ?

– Un peu ! » répliqua le jeune homme. Il l’avait regardé à travers les vitres malpropres d’un estaminet.

M. Pickwick n’était pas médiocrement dégoûté par ce dialogue, aussi bien que par l’air et les manières des deux êtres qui l’échangeaient. Il allait demander s’il n’était pas possible d’avoir une chambre particulière, lorsqu’il vit entrer deux ou trois étrangers, d’une apparence assez respectable. En les apercevant, le jeune homme jeta son cigare dans le feu, et dit tout bas à M. Price qu’ils étaient venus pour le tirer d’affaire, puis il se retira avec eux, auprès d’une table, à l’autre bout de la chambre.

Il paraîtrait cependant qu’on ne tirait pas le jeune homme d’affaire aussi promptement qu’il l’avait imaginé ; car il s’en suivit une très-longue conversation, dont M. Pickwick ne put s’empêcher d’entendre certains passages, concernant une conduite dissolue et des pardons répétés. À la fin, le plus vieux des trois étrangers fit des allusions fort distinctes à une certaine rue Whitecross52, au nom de laquelle le jeune gentleman, malgré son aplomb et sa connaissance du monde, appuya sa tête sur la table, et se mit à sangloter cruellement.

Très-satisfait d’avoir vu si soudainement rabaisser le ton et abattre la valeur du jeune homme, M. Pickwick tira la sonnette, et fut conduit, sur sa requête, dans une chambre particulière, garnie d’un tapis, d’une table, de plusieurs chaises, d’un buffet, d’un sofa, et ornée d’une glace et de plusieurs vieilles gravures. Là, tandis que son déjeuner s’apprêtait, il eut l’avantage d’entendre Mme Namby toucher au piano, au-dessus de sa tête, et quand le déjeuner arriva, M. Perker arriva aussi.

« Ah ! ah ! mon cher monsieur, dit le petit avoué ; coffré à la fin, eh ? Allons, allons ! je n’en suis pas très-fâché, parce que vous allez voir l’absurdité de cette conduite. J'ai noté le montant des frais taxés et des dommages, et nous ferons bien de régler cela, sans perdre de temps. Namby doit être revenu à l’heure qu’il est. Qu'en dites-vous, mon cher monsieur ? Voulez-vous écrire un mandat, ou bien aimez-vous mieux m’en charger ? » En disant ceci, Perker se frottait les mains, avec une gaieté affectée ; mais, ayant observé la contenance de M. Pickwick, il ne put s’empêcher de jeter vers Sam un regard découragé.

« Perker, dit M. Pickwick, je vous prie de ne plus me parler de cela. Je ne vois aucun avantage à rester ici ; ainsi j’irai à la prison ce soir.

– Vous ne pouvez pas aller à Whitecross, mon cher monsieur, s’écria le petit homme ; impossible ! Il y a soixante lits par dortoir, et les grilles sont fermées seize heures sur vingt-quatre.

– J'aimerais mieux aller dans quelque autre prison, si je le puis, répondit M. Pickwick. Si non, je m’arrangerai le mieux que je pourrai de celle-là.

– Vous pouvez aller à la prison de Fleet-Street, mon cher monsieur ; si vous êtes déterminé à aller quelque part.

– C'est cela. J'irai aussitôt que j’aurai fini mon déjeuner.

– Doucement, doucement, mon cher monsieur, dit le brave homme de petit avoué. Il n’est pas besoin d’aller si vite dans un endroit dont tous les autres hommes sont si empressés de sortir. Il faut d’abord que nous ayons un habeas corpus. Il n’y aura pas de juges aux chambres avant quatre heures de l’après-midi ; il faudra que vous attendiez jusque-là.

– Très-bien, dit M. Pickwick, avec une patience inébranlable. Alors nous mangerons une côtelette ici, à deux heures. Occupez-vous-en, Sam, et dites qu’on soit ponctuel. »

M. Pickwick demeurant immuable, malgré les remontrances et les arguments de Perker, les côtelettes parurent, et disparurent en temps utile. Ensuite on attendit pendant une heure ou deux M. Namby, qui avait des personnes distinguées à dîner, et ne pouvait se déranger, sous aucun prétexte. Enfin notre philosophe monta avec lui et M. Perker dans une voiture qui les transporta à Chancery-lane.

Il y avait deux juges de service à Serjeants’ Inn, l’un du banc du roi, l’autre des common pleas ; et s’il fallait en croire la foule de clercs qui allaient et venaient avec des paquets de papiers, il devait passer par leurs mains une immense quantité d’affaires. Lorsque M. Pickwick et ses acolytes eurent atteint la basse arcade qui forme l’entrée de Serjeants’ Inn, Perker fut retenu, pendant quelques moments, pour parlementer avec le cocher, concernant le prix de la course et la monnaie, et M. Pickwick, se mettant de côté pour être hors du courant d’individus qui entraient, regarda autour de lui avec curiosité.

Les personnages qui attiraient le plus son attention, étaient trois ou quatre hommes d’une tournure à la fois prétentieuse et misérable. Ils touchaient leur chapeau devant la plupart des avoués qui passaient, et semblaient être là pour quelque affaire, dont M. Pickwick ne pouvait deviner la nature. C'étaient des individus fort curieux à observer. L'un était grand et boiteux, avec un habit noir râpé et une cravate blanche ; un autre était un gros courtaud, également vêtu de noir, mais dont la cravate, jadis noire, avait une teinte rougeâtre ; un troisième était un drôle de corps, à la tournure avinée, à la face bourgeonnée. Ils se promenaient aux alentours, les mains derrière le dos, et quelquefois, d’un air empressé, ils murmuraient deux ou trois mots à l’oreille des personnes qui passaient auprès d’eux avec des paquets de papiers. M. Pickwick se souvint de les avoir souvent remarqués sous l’arcade, lorsqu’il se promenait par-là, et il éprouva une vive curiosité de savoir à quelle branche de la chicane appartenaient ces flâneurs peu distingués.

Il allait le demander à Namby, qui était resté auprès de lui, et qui s’occupait à sucer un large anneau d’or, dont son petit doigt était décoré, lorsque Perker revint avec empressement leur dire qu’il n’y avait pas de temps à perdre, et se dirigea vers l’intérieur de la maison. M. Pickwick se disposait à le suivre, lorsque le boiteux s’approcha de lui, toucha poliment son chapeau, et lui tendit une carte écrite à la main. Notre excellent ami, ne voulant pas contrister cet inconnu par un refus, accepta gracieusement sa carte, et la déposa dans la poche de son gilet.

« Nous y voilà, dit Perker, en se retournant, pour voir si ses compagnons étaient auprès de lui, avant d’entrer dans les bureaux. Par ici, mon cher monsieur. Eh ! qu’est-ce que vous voulez ? »

Cette dernière question était adressée au boiteux, qui s’était joint à leur société, sans que M. Pickwick l’eût remarqué. Pour toute réponse le boiteux toucha de nouveau son chapeau, avec la plus grande politesse, et montra le philosophe.

« Non, non, dit Perker avec un sourire ; nous n’avons pas besoin de vous, mon cher ami.

– Je vous demande pardon, monsieur, dit le boiteux. Le gentleman a pris ma carte. J'espère que vous m’emploierez, monsieur. Le gentleman m’a fait un signe. Je consens à être jugé par le gentleman lui-même. Vous m’avez fait un signe, monsieur.

– Bah, bah ! folie. Vous n’avez fait de signe à personne, Pickwick ? C'est une erreur, c’est une erreur.

– Ce monsieur m’a tendu sa carte, répliqua M. Pickwick, en la sortant de la poche de son gilet. Je l’ai acceptée, comme il paraissait le désirer. Au fait j’avais quelque curiosité de la regarder quand j’en aurais le loisir. Je… »

Le petit avoué éclata de rire, et rendant la carte au boiteux l’informa que c’était une erreur. Ensuite, pendant que cet homme s’en allait, de mauvaise humeur, il dit à demi-voix à M. Pickwick que c’était simplement une caution.

« Une quoi ? s’écria M. Pickwick.

– Une caution.

– Une caution !

– Oui, mon cher monsieur, il y en a une demi-douzaine ici. Ils vous servent de caution, n’importe pour quelle somme, et ne prennent pour cela qu’une demi-couronne. Un curieux métier, hein ? dit Perker, en se régalant d’une prise de tabac.

– Quoi ! s’écria M. Pickwick, renversé par cette découverte, dois-je entendre que ces hommes se font un revenu en se parjurant devant les juges du pays, au taux d’une demi-couronne par crime !

– Hé ! hé ! Quant au parjure, je n’en sais trop rien, mon cher monsieur ; c’est un mot sévère, mon cher monsieur ; très-sévère. Il y a là une notion légale, rien de plus. »

Ayant dit ceci, l’avoué sourit, haussa les épaules, prit une seconde pincée de tabac, et entra dans le bureau du clerc du juge.

C'était une chambre d’une apparence essentiellement malpropre, dont le plafond était bas et les murs couverts de vieilles boiseries. Elle était si mal éclairée que, quoiqu’il fît grand jour au dehors, des chandelles de suif brûlaient sur les bureaux. À l’une des extrémités ouvrait une porte qui conduisait dans le cabinet du juge, et autour de laquelle se trouvaient réunis une nuée d’avoués et de clercs, qui y étaient introduits par ordre. Chaque fois que cette porte s’ouvrait pour laisser sortir un groupe, un autre groupe se précipitait pour entrer. Et comme ceux qui avaient vu le juge mêlaient des discussions assez intimes aux bruyants dialogues de ceux qui ne l’avaient point encore vu, il en résultait un tapage aussi immense qu’il est possible de l’imaginer dans un espace aussi rétréci.

Cependant ces conversations n’étaient point le seul bruit qui fatiguât les oreilles. Debout sur une boîte, derrière une barre de bois, à l’autre bout de la chambre, était un clerc armé de lunettes, qui recevait les attestations ; et de temps en temps un autre clerc en emportait de gros paquets dans le cabinet du juge, pour les lui faire signer. Il y avait un très-grand nombre de clercs d’avoués qui devaient prêter serment ; et, comme il était moralement impossible de le leur faire prêter à tous en même temps, les efforts de ces gentlemen pour se rapprocher du clerc aux lunettes étaient semblables à ceux de la foule qui assiège la porte du parterre d’un théâtre, lorsque sa très-gracieuse Majesté l’honore de sa présence. Un autre fonctionnaire exerçait de temps en temps la force de ses poumons à appeler le nom de ceux qui avaient prêté serment, afin de leur rendre leurs attestations lorsque celles-ci avaient été signées par le juge, ce qui occasionnait de nouvelles luttes ; et, toutes ces choses, se passant en même temps, donnaient naissance à autant de hourvari qu’en puisse désirer la personne la plus active. Il y avait encore une autre classe d’individus qui n’étaient pas moins bruyants, c’étaient ceux qui venaient pour assister à des conférences demandées par leurs patrons. L'avoué de la partie adverse pouvait ou non s’y rendre, à son choix ; et les clercs en question n’avaient pas d’autre affaire que de crier de temps en temps le nom de l’avoué adverse, afin de s’assurer qu’il ne se trouvait pas là.

Par exemple, tout auprès du siège où s’était assis M. Pickwick, se tenaient appuyés contre la muraille deux clercs, dont l’un avait une voix de basse-taille, tandis que l’autre en avait une de ténor.

Un clerc entra avec un paquet de papiers et se mit à regarder tout autour de lui.

« Sniggle et Blink, miaula le ténor.

– Porkin et Snob, mugit la basse.

– Stumpy et Deacon, hurla le nouveau venu. »

Personne ne répondit, et le premier individu qui entra après cela fut salué par tous les trois à la fois, et à son tour cria d’autres noms. Puis un nouveau personnage en vociféra d’autres encore, et ainsi de suite.

Pendant tout ce temps, l’homme aux lunettes travaillait sans répit à faire jurer les clercs. Leur serment était toujours administré sans aucune espèce de ponctuation, et ordinairement dans les termes suivants :

« Prenez le livre dans votre main droite ceci est votre nom et votre écriture au nom de Dieu vous jurez que le contenu de votre présente attestation est véritable un shilling il faut vous procurer de la monnaie je n’en ai pas. »

« Eh bien ! Sam, dit M. Pickwick, je suppose qu’on prépare l’Habeas corpus ?

– Oui, répondit Sam, je voudrais bien qu’ils l’amènent leur ayez sa carcasse. C'est pas délicat de nous faire attendre comme ça. Dans ce temps-là moi j’aurais arrangé une douzaine d’ayez sa carcasse tout emballés et tout ficelés. »

Sam paraissait s’imaginer qu’un habeas corpus est une espèce de machine encombrante ; mais nous ne saurions dire au juste de quelle sorte, car en ce moment M. Perker revint et emmena M. Pickwick.

Les formalités ordinaires ayant été accomplies, le corpus de Samuel Pickwick fut confié à la garde d’un huissier, pour être, par lui, conduit au gouverneur de la prison de la Flotte, et pour être là détenu jusqu’à ce que le montant des dommages et des frais résultant de l’action de Bardell contre Pickwick fût entièrement payé et soldé.

« Et ce ne sera pas de sitôt, dit M. Pickwick en riant. Sam – appelez une autre voiture. Perker, mon cher ami, adieu.

– Je vais aller avec vous pour vous voir établi en sûreté.

– En vérité, je préférerais être seul avec Sam. Aussitôt que je serai organisé, je vous écrirai pour vous le dire, et je vous attendrai immédiatement. Jusque-là, adieu. »

Cela dit, M. Pickwick monta dans la voiture qui venait d’arriver ; l’huissier le suivit et Sam se plaça sur le siège.

« Voilà un homme comme il n’y en a guère ! dit Perker en s’arrêtant pour mettre ses gants.

– Quel banqueroutier il aurait fait, monsieur ! suggéra Lowten, qui se trouvait auprès de lui. Comme il aurait fait aller les commissaires ! S'ils avaient parlé de le coffrer, il les aurait mis au défi, monsieur. »

L'avoué ne fut apparemment pas fort touché de la manière toute professionnelle dont son clerc estimait le caractère de M. Pickwick, car il s’éloigna sans daigner lui répondre.

La voiture de M. Pickwick se traîna en cahotant le long de Fleet-Street, comme les voitures de place ont coutume de le faire. Les chevaux allaient mieux, dit le cocher, quand ils avaient une autre voiture devant eux (il fallait qu’ils allassent à un pas bien extraordinaire quand ils n’en avaient pas) ; en conséquence, il les avait mis derrière une charrette. Quand la charrette s’arrêtait, la voiture s’arrêtait, et quand la charrette repartait, la voiture repartait aussi. M. Pickwick était assis en face de l’huissier, et l’huissier était assis avec son chapeau entre ses genoux, sifflant un air et regardant par la portière.

Le temps fait des miracles, et avec l’aide de ce puissant vieillard, une voiture de place elle-même peut accomplir un mille de distance. Celle-ci arriva enfin, et M. Pickwick descendit à la porte de la prison.

L'huissier, regardant par-dessus son épaule pour voir si M. Pickwick le suivait, précéda le philosophe dans le bâtiment. Tournant immédiatement à gauche, ils entrèrent par une porte ouverte sous un vestibule, de l’autre côté duquel était une autre porte qui conduisait dans l’intérieur de la prison : celle-ci était gardée par un vigoureux guichetier tenant des clefs dans sa main.

Le trio s’arrêta sous ce vestibule pendant que l’huissier délivrait ses papiers, et M. Pickwick apprit qu’il devait y rester jusqu’à ce qu’il eût subi la cérémonie connue des initiés sous le nom de poser pour son portrait.

« Poser pour mon portrait ! s’écria M. Pickwick.

– Pour prendre votre ressemblance, monsieur, dit le vigoureux guichetier. Nous sommes très-forts sur les ressemblances ici. Nous les prenons en un rien de temps et toujours exactes. Entrez, monsieur, et mettez-vous à votre aise. »

M. Pickwick se rendit à l’invitation du guichetier ; et, lorsqu’il se fut assis, Sam s’appuya sur le dos de sa chaise et lui dit tout bas que, poser pour son portrait, voulait tout bonnement dire subir une inspection des différents geôliers, afin qu’ils pussent distinguer les prisonniers de ceux qui venaient les visiter.

« Eh bien ! alors, Sam, dit M. Pickwick, je désire que les artistes arrivent promptement. Ceci est un endroit un peu trop public pour mon goût.

– Ils ne seront pas longs, monsieur, soyez tranquille. Voilà une horloge à poids, monsieur.

– Je la vois.

– Et une cage d’oiseaux, une prison dans une prison, monsieur. C'est-il pas vrai ? »

Pendant que Sam donnait cours à ces réflexions philosophiques, M. Pickwick s’apercevait que la séance était commencée. Le vigoureux guichetier s’était assis non loin de notre héros et le regardait négligemment de temps en temps, tandis qu’un grand homme mince, planté vis-à-vis de lui, avec ses mains sous les pans de son habit, l’examinait longuement. Un troisième gentleman, qui avait l’air de mauvaise humeur et qui venait sans doute d’être dérangé de son thé, car il mangeait encore un reste de tartine de beurre, s’était placé près du philosophe, et, appuyant ses mains sur ses hanches, l’inspectait minutieusement ; enfin deux autres individus groupés ensemble étudiaient ses traits avec des visages pensifs et pleins d’attention. M. Pickwick tressaillit plusieurs fois pendant cette opération, durant laquelle il semblait fort mal à l’aise sur son siège ; mais il ne fit de remarque à personne, pas même à Sam, qui, incliné sur le dos de sa chaise, réfléchissait partie sur la situation de son maître et partie sur la satisfaction qu’il aurait éprouvée à attaquer, l’un après l’autre, tous les geôliers présents, si cela avait été légal et conforme à la paix publique.

Quand le portrait fut terminé, on informa M. Pickwick qu’il pouvait entrer dans la prison.

« Où coucherai-je cette nuit ? demanda-t-il.

– Ma foi, répondit le vigoureux guichetier, je ne sais pas trop, pour cette nuit. Demain matin, vous serez accouplé avec quelqu’un, et alors vous serez tout à l’aise et confortable. La première nuit, on est ordinairement un peu en l’air ; mais tout s’arrange le lendemain. »

Après quelques discussions, on découvrit qu’un des geôliers avait un lit à louer pour la nuit, et M. Pickwick s’en accommoda avec empressement.

« Si vous voulez venir avec moi, je vais vous le montrer sur-le-champ, dit l’homme. Il n’est pas bien grand, mais on y dort comme une douzaine de marmottes. Par ici, monsieur. »

Ils traversèrent la porte intérieure et descendirent un court escalier ; la serrure fut refermée derrière eux, et M. Pickwick se trouva, pour la première fois de sa vie, dans une prison pour dettes.

Chapitre XII. Ce qui arriva à M. Pickwick dans la prison pour dettes ; quelle espèce de débiteurs il y vit, et comment il passa la nuit. §

Le gentleman qui accompagnait notre philosophe et qui avait nom Tom Roker, tourna à droite au bas de l’escalier, traversa une grille qui était ouverte, et, remontant quelques marches, entra dans une galerie longue et étroite, basse et malpropre, pavée de pierres et très-mal éclairée par deux fenêtres placées à ses deux extrémités.

« Ceci, dit le gentleman en fourrant ses mains dans ses poches et en regardant négligemment M. Pickwick par-dessus son épaule, ceci est l’escalier de la salle.

– Oh ! répliqua M. Pickwick en abaissant les yeux pour regarder un escalier sombre et humide, qui semblait mener à une rangée de voûtes de pierres au-dessous du niveau de la terre. Là, je suppose, sont les caveaux où les prisonniers tiennent leur petite provision de charbon de terre ? Ce sont de vilains endroits quand il faut y descendre, mais je parie qu’ils sont fort commodes.

– Oui, je crois bien qu’ils sont commodes, vu qu’il y a quelques personnes qui s’arrangent pour y vivre et joliment bien !

– Mon ami, reprit M. Pickwick, vous ne voulez pas dire que des êtres humains vivent réellement dans ces misérables cachots ?

– Je ne veux pas dire ! s’écria M. Roker avec un étonnement plein d’indignation, et pourquoi pas ?

– Qui vivent ! qui vivent là ?

– Qui vivent là, oui, et qui meurent là aussi fort souvent. Et pourquoi pas ? Qu'est-ce qui a quelque chose à dire là contre ? Qui vivent là ! oui, certainement. Est-ce que ce n’est pas une très-bonne place pour y vivre ? »

Comme M. Roker, en disant cela, se tourna vers M. Pickwick d’une manière assez farouche, et murmura en outre, d’un air excité, certaines expressions mal sonnantes, notre philosophe jugea convenable de ne point poursuivre davantage ce discours. M. Roker commença alors à monter un autre escalier aussi malpropre que le précédent, et fut suivi, dans cette ascension, par M. Pickwick et par Sam.

Quand ils eurent atteint une autre galerie de la même dimension que celle du bas, M. Roker s’arrêta pour respirer, et dit à M. Pickwick : « Voici l’étage du café ; celui d’au-dessus est le troisième, et celui d’au-dessus est le grenier : la chambre où vous allez coucher cette nuit s’appelle la salle du gardien, et voilà le chemin, venez. »

Lorsqu’il eut débité tout cela d’une haleine, M. Roker monta un autre escalier, M. Pickwick et Sam le suivant toujours sur ses talons.

Cet escalier recevait la lumière par plusieurs petites fenêtres, placées à peu de distance du plancher et ouvrant sur une cour sablée, bornée par un grand mur de briques, au sommet duquel régnaient dans toute la longueur des chevaux de frise en fer. Cette cour, d’après le témoignage de M. Roker, était le jeu de paume ; et il paraissait, en outre, toujours d’après la même autorité, qu’il y avait une autre cour plus petite, du côté de Farringdon-Street, laquelle était appelée la cour peinte, parce que ses murs avaient été autrefois décorés de certaines représentations de vaisseaux de guerre, voguant à toutes voiles, et de divers autres sujets artistiques, exécutés jadis aux heures de loisir de quelque dessinateur emprisonné.

Ayant communiqué cette information, plus en apparence pour décharger sa conscience d’un fait important que dans le dessein particulier d’instruire M. Pickwick, le guide entra dans une autre galerie, pénétra dans un petit corridor qui se trouvait à l’extrémité, ouvrit une porte, et découvrit aux yeux des nouveaux venus une chambre d’un aspect fort peu engageant, qui contenait huit ou neuf lits en fer.

« Voilà, dit M. Roker en tenant la porte ouverte et en regardant M. Pickwick d’un air triomphant, voilà une chambre. »

Cependant la physionomie de M. Pickwick exprimait une si légère dose de satisfaction à l’apparence de son logement, que M. Roker reporta ses regards vers Samuel Weller, qui jusqu’alors avait gardé un silence plein de dignité, espérant apparemment trouver plus de sympathie sur son visage.

« Voilà une chambre ! jeune homme, répéta-t-il.

– Oui, je la vois, répondit Sam, avec un signe de tête pacifique.

– Vous ne vous attendiez pas à trouver une chambre comme ça dans l’hôtel de Farringdon, hein ? » dit M. Roker avec un sourire plein de complaisance.

Sam répondit à ceci en fermant d’une manière aisée et naturelle un de ses yeux, ce qui pouvait signifier ou qu’il l’aurait pensé, ou qu’il n’y avait jamais pensé du tout, au gré de l’imagination de l’observateur. Ayant exécuté ce tour de force, Sam rouvrit son œil et demanda à M. Roker quel était le lit particulier qu’il avait désigné d’une façon si flatteuse en disant qu’on y dormait comme une douzaine de marmottes.

« Le voilà, dit M. Roker en montrant dans un coin un vieux lit de fer rouillé. Ça ferait dormir quelqu’un, qu’il le veuille ou non.

– Ça me fait c’t effet-là, répondit Sam en examinant le meuble en question avec un air de dégoût excessif. J'imagine que l’eau d’ânon n’est rien auprès.

– Rien du tout, fit M. Roker.

– Et je suppose, poursuivit Sam, en regardant son maître du coin de l’œil, dans l’espérance de découvrir sur son visage quelque symptôme que sa résolution était ébranlée par tout ce qui s’était passé, je suppose que les autres gentlemen qui dorment ici sont de vrais gentlemen ?

– Rien que de ça. I'y en a un qui pompe ses douze pintes d’ale par jour, et qui n’arrête pas de fumer, même à ses repas.

– Ce doit être un fier homme, fit observer Sam.

– Numéro 1 ! » répliqua M. Roker.

Nullement dompté par cet éloge, M. Pickwick annonça, en souriant, qu’il était déterminé à essayer pour cette nuit le pouvoir du lit narcotique. M. Roker l’informa qu’il pouvait se retirer pour dormir à l’heure qui lui conviendrait, sans autre formalité, et le laissa ensuite avec Sam dans la galerie.

Il commençait à faire sombre ; c’est-à-dire que, dans cet endroit où il ne faisait jamais clair, on venait d’allumer quelques becs de gaz en manière de compliment pour la nuit qui s’avançait au dehors. Comme il faisait assez chaud, quelques-uns des habitants des nombreuses petites chambres qui ouvraient à droite et à gauche sur la galerie avaient entre-baillé leurs portes. M. Pickwick y jetait un coup d’œil, en passant, avec beaucoup d’intérêt et de curiosité. Ici, quatre ou cinq grands lourdauds, qu’on apercevait à peine à travers un nuage de fumée de tabac, criaient et se disputaient, au milieu de verres de bière à moitié vides, ou jouaient à l’impériale avec des cartes remarquablement grasses. Là, un pauvre vieillard solitaire, courbé sur des papiers jaunis et déchirés, écrivait à la lueur d’une faible chandelle, et pour la cinquième fois, peut-être, le long récit de ses griefs, dans l’espoir de le faire parvenir à quelque grand personnage dont ces papiers ne devaient jamais arrêter les yeux, ni toucher le cœur. Dans une troisième chambre, on pouvait voir un homme occupé avec sa femme à arranger par terre un mauvais grabat, pour y coucher le plus jeune de ses nombreux enfants. Enfin, dans une quatrième et dans une cinquième, et dans une sixième et dans une septième, le bruit et la bière et les cartes et la fumée de tabac reparaissaient de plus en plus fort.

Dans la galerie même, et principalement dans les escaliers, flânaient un grand nombre de gens qui venaient là, les uns parce que leur chambre était vide et solitaire, les autres parce que la leur était pleine et étouffante ; le plus grand nombre parce qu’ils étaient inquiets, mal à leur aise, et ne savaient que faire d’eux-mêmes.

Il y avait là toutes sortes de gens, depuis l’ouvrier avec sa veste de gros drap jusqu’à l’élégant prodigue, en robe de chambre de cachemire fort convenablement percée au coude. Mais ils se ressemblaient tous en un point, ils avaient tous un certain air négligent, inquiet, effaré, de gibier de prison ; une physionomie impudente et fanfaronne, qu’il est impossible de décrire par des paroles, mais que chacun peut connaître quand il le désirera, car il suffit pour cela de mettre le pied dans la prison pour dettes la plus voisine, et de contempler le premier groupe de prisonniers qui se présentera, avec le même intérêt que révélait la figure intelligente de M. Pickwick.

« Ce qui me frappe, Sam, dit le philosophe, en s’appuyant sur la rampe de fer de l’escalier, ce qui me frappe, c’est que l’emprisonnement pour dettes est à peine une punition.

– Vous croyez, monsieur ?

– Vous voyez comme ces gaillards là boivent, fument et braillent. Il n’est pas possible que la prison les affecte beaucoup.

– Ah ! voilà justement la chose, monsieur. Ils ne s’affectent pas, ceux-là. C'est tous les jours fête pour eux, tout porter et jeux de quilles. C'est les autres qui s’affectent de ça : les pauvres diables qui ont le cœur tendre, et qui ne peuvent pas pomper la bière, ni jouer aux quilles ; ceux qui prieraient, s’ils pouvaient, et qui se rongent le cœur quand ils sont enfermés. Je vais vous dire ce qui en est, monsieur ; ceux qui sont toujours à flâner dans les tavernes, ça ne les punit pas du tout ; et ceux qui sont toujours à travailler quand ils peuvent, ça les abîme trop. C'est inégal, comme disait mon père quand il n’y avait pas une bonne moitié d’eau-de-vie dans son grog ; c’est inégal, et voilà pourquoi ça ne vaut rien.

– Je crois que vous avez raison, Sam, dit M. Pickwick, après quelques moments de réflexion ; tout à fait raison.

– Peut-être qu’il y a par-ci par-là quelques honnêtes gens qui s’y plaisent, poursuivit Sam, en ruminant ; mais je ne peux pas m’en rappeler beaucoup, excepté le petit homme crasseux, en habit brun, et c’était la force de l’habitude.

– Qui était-ce donc ?

– Voilà précisément ce que personne n’a jamais su.

– Mais qu’est-ce qu’il faisait ?

– Ah ! il avait fait comme beaucoup d’autres qui sont bien plus connus. Il avait trop de crédit sur la place et il s’en était servi.

– En d’autres termes, il avait des dettes, je suppose.

– Juste la chose, monsieur ; et, au bout d’un certain temps, il est venu ici, en conséquence. Ce n’était pas pour beaucoup : exécution pour neuf livres sterling, multipliées par cinq, pour les frais. Mais c’est égal, il est resté ici, sans en bouger, pendant dix-sept ans. S'il avait gagné quelques rides sur la face, elles étaient effacées par la crasse, car son visage malpropre et son habit brun étaient juste les mêmes à la fin du temps qu’ils étaient au commencement. C'était une petite créature paisible et inoffensive, courant toujours pour celui-ci ou celui-là, ou jouant à la paume et ne gagnant jamais ; si bien qu’à la fin les geôliers étaient devenus tout à fait amoureux de lui, et il était dans la loge tous les soirs à bavarder avec eux, et à leur compter des histoires et tout ça. Un soir qu’il était, comme d’habitude, tout seul avec un de ses vieux amis, qui était de garde, il dit tout d’un coup : « Je n’ai pourtant pas vu le marché, Bill, qu’il dit (le marché de Fleet-Street était encore là à cette époque) ; je n’ai pourtant pas vu le marché depuis dix-sept ans. – Je sais ça, dit le geôlier en fumant sa pipe. – J'aimerais bien à le voir une minute, Bill, qu’il dit. – Je n’en doute pas, dit le geôlier en fumant sa pipe fort et ferme, pour ne pas avoir l’air d’entendre ce que parler voulait dire. – Bill, dit le petit homme brun brusquement, c’est une fantaisie que j’ai mis dans ma tête. Laissez-moi voir la rue encore une fois avant que je meure, et, si je ne suis pas frappé d’apoplexie, je serai revenu dans cinq minutes, à l’horloge. – Et qu’est-ce que je deviendrais, moi, si vous êtes frappé d’apoplexie, dit le geôlier. – Eh bien ! dit la petite créature, ceux-là qui me trouveront me ramèneront à la maison, car j’ai ma carte dans ma poche : nº 20, escalier du café, dit-il. – Et c’était vrai, car, quand il avait envie de faire connaissance avec quelque nouveau voisin, il avait l’habitude de tirer de sa poche un petit morceau de carte chiffonnée avec ces mots-là dessus, et pas autre chose ; en considération de quoi on l’appelait toujours Numéro Vingt. Le geôlier le regarda fisquement, puis à la fin, il dit d’un air solennel : Numéro Vingt, qu’il dit, je me fie à vous. Vous ne voudriez pas mettre un vieil ami dans l’embarras ? – Non, mon garçon ; j’espère que j’ai quelque chose de meilleur là-dessous, » dit le petit homme en cognant de toutes ses forces sur son gilet, et en laissant dégringoler une larme de chaque œil, ce qui était fort extraordinaire, car jamais auparavant une goutte d’eau n’avait touché son visage. Il secoua la main du geôlier et le voilà parti.

– Et il n’est jamais revenu, dit M. Pickwick.

– Enfoncé pour cette fois-ci, monsieur ! car il revint deux minutes avant le temps, tout bouillant de rage, et disant qu’il avait manqué d’être écrasé par une voiture de place, qu’il n’y était plus habitué, et qu’il voulait être pendu, s’il n’en écrivait pas au lord maire. À la fin, on finit par le pacifier, et pendant cinq ans après ça, il ne mit pas seulement le nez à la grille.

– À l’expiration de ce temps, il mourut, je suppose, dit M. Pickwick.

– Non, monsieur ; il lui vint la fantaisie de goûter la bière, dans une nouvelle taverne, tout à côté de la prison, et il y avait un si joli parloir, qu’il se mit dans la tête d’y aller tous les soirs, et il n’y manqua pas, monsieur, pendant longtemps, revenant toujours régulièrement, un quart d’heure avant la fermeture des grilles. Ça allait bien et confortablement ; mais fin finale, il commença à se mettre si joliment en train, qu’il oubliait que le temps marchait, ou qu’il ne s’en souciait pas, et il arrivait de plus en plus tard, jusqu’à ce qu’une nuit son vieil ami allait justement fermer la porte. Il avait déjà tourné la clef quand l’autre rentra. « Un moment, Bill, qu’il dit. – Comment, Numéro Vingt, dit le guichetier, vous n’étiez pas encore rentré ? – Non, fit le petit homme avec un sourire. – Eh bien ! alors, je vous dirai ce qui en est, mon ami, dit le guichetier en ouvrant la porte lentement et d’un air bourru. C'est mon opinion que vous avez fait de mauvaises connaissances dernièrement, et que vous vous dérangez ; j’en suis très-fâché. Voyez-vous, je ne veux pas vous désobliger, qu’il dit ; mais si vous ne vous bornez pas à voir des gens comme il faut, et si vous ne revenez pas à des heures régulières, aussi sûr comme vous êtes là, je vous laisserai à la porte tout à fait. » Le petit homme fut saisi d’un tremblement, et jamais il n’a mis le pied hors de la prison depuis. »

Pendant ce discours, M. Pickwick avait lentement redescendu les escaliers. Après avoir fait quelques tours dans la cour peinte, qui était presque déserte à cause de l’obscurité, il engagea Sam à se retirer pour la nuit et à chercher un lit dans quelque auberge voisine, afin de revenir le lendemain de bonne heure pour faire apporter ses effets du George et Vautour. Sam se prépara à obéir à cette requête d’aussi bonne grâce qu’il lui fut possible, mais néanmoins avec une expression de mécontentement fort notable. Il alla même jusqu’à essayer diverses insinuations sur la convenance de se coucher dans une des cours de la prison pour cette nuit ; mais, trouvant que M. Pickwick était obstinément sourd à de telles suggestions, il se retira définitivement.

On ne saurait dissimuler que M. Pickwick se trouvait fort peu confortable et fort mélancolique. En effet, quoique la prison fût pleine de monde et qu’une bouteille de vin lui eût immédiatement procuré la société de quelques esprits choisis, sans aucun embarras de présentation formelle, il se sentait absolument seul dans cette foule grossière. Il ne pouvait donc résister à l’abattement inspiré par la perspective d’une prison perpétuelle ; car, pour ce qui est de se libérer en satisfaisant la friponnerie et la rapacité de Dodson et Fogg, sa pensée ne s’y arrêta pas un seul instant.

Dans cette disposition d’esprit, il rentra dans la galerie du café et s’y promena lentement. L'endroit était intolérablement malpropre, et l’odeur du tabac y devenait absolument suffocante ; on y entendait un perpétuel tapage de portes ouvertes et fermées, et le bruit des voix et des pas y retentissait constamment. Une jeune femme, qui tenait dans ses bras un enfant, et qui semblait à peine capable de se traîner, tant elle était maigre et avait l’air misérable, marchait le long du corridor en causant avec son mari, qui n’avait pas d’autre asile pour la recevoir. Lorsque cette femme passait auprès de M. Pickwick, il l’entendait sangloter amèrement, et, une fois, elle se laissa aller à un tel transport de douleur, qu’elle fut obligée de s’appuyer contre le mur pour se soutenir, tandis que le mari prenait l’enfant dans ses bras, et s’efforçait vainement de la consoler.

Le cœur de notre excellent ami était trop plein pour pouvoir supporter ce spectacle ; il monta les escaliers et rentra dans sa chambre.

Or, quoique la salle des gardiens fût extrêmement incommode, étant, pour le bien-être aussi bien que pour la décoration, à plusieurs centaines de degrés au-dessous de la plus mauvaise infirmerie d’une prison de province ; elle avait, pour le présent, le mérite d’être tout à fait déserte. M. Pickwick s’assit donc au pied de son petit lit de fer, et entreprit de calculer combien d’argent on pouvait tirer de cette pièce dégoûtante. S'étant convaincu, par une opération mathématique, qu’elle rapportait autant de revenu qu’une petite rue des faubourgs de Londres, il en vint à se demander, avec étonnement, quelle tentation pouvait avoir une petite mouche noirâtre, qui rampait sur son pantalon, à venir dans une prison mal aérée, quand elle avait le choix de tant d’endroits agréables. Ses réflexions sur ce sujet l’amenèrent, par une suite de déductions rigoureuses, à cette conclusion, que l’insecte était fou. Après avoir décidé cela, il commença à s’apercevoir qu’il s’assoupissait ; il tira donc de sa poche son bonnet de nuit, qu’il avait eu la précaution d’y insérer le matin, et s’étant déshabillé tout doucement, il se glissa dans son lit et s’endormit profondément.

« Bravo, zéphyre ! Bien détaché ! En voilà un d’entrechat ! Je veux être damné si l’opéra n’est pas votre sphère ! Allons, hurrah !… »

Ces exclamations, plusieurs fois répétées du ton le plus bruyant, et accompagnées d’éclats de rire retentissants, tirèrent M. Pickwick d’un de ces sommeils léthargiques qui, ne durant en réalité qu’une demi-heure, semblent au dormeur avoir été prolongés pendant trois semaines ou un mois.

Le bruit des voix avait à peine cessé, quand le plancher de la chambre fut ébranlé avec tant de violence que les vitres en vibrèrent dans leurs châssis, et que tout le lit en trembla. M. Pickwick tressaillit, se leva sur son séant et resta abruti pendant quelques minutes par la scène qui se passait devant lui.

Au milieu de la chambre, un homme en habit vert, avec une culotte de velours et des bas de coton gris, exécutait le pas le plus populaire d’une cornemuse, avec une exagération burlesque de grâce et de légèreté, qui, jointe à la nature de son costume, en faisait la chose la plus absurde du monde. Un autre individu, évidemment fort gris, et qui probablement avait été apporté dans son lit par ses compagnons, était assis, enveloppé dans ses draps, et fredonnait d’une manière prodigieusement lugubre tous les passages qu’il pouvait se rappeler d’une chanson comique. Un troisième enfin, assis sur un autre lit, applaudissait les exécutants de l’air d’un profond connaisseur, et les encourageait par des transports d’enthousiasme tels que celui qui avait réveillé M. Pickwick.

Ce dernier personnage était un magnifique spécimen d’une classe de gens qui ne peuvent jamais être vus dans toute leur perfection, excepté dans de semblables endroits. On les rencontre parfois, dans un état imparfait, autour des écuries et des tavernes ; mais ils n’atteignent leur entier développement que dans ces admirables serres chaudes, qui semblent sagement établies par le législateur dans le dessein de les propager.

C'était un grand gaillard au teint olivâtre, aux cheveux longs et noirs, aux favoris épais et réunis sous le menton. Le collet de sa chemise était ouvert, et il n’avait pas de cravate, car il avait joué à la paume toute la journée. Il portait sur la tête une calotte grecque, qui avait bien coûté dix-huit pence et dont le gland de soie éclatant se balançait sur un habit de gros drap. Ses jambes, qui étaient fort longues et grêles, embellissaient un pantalon collant, destiné à en faire ressortir la symétrie, mais qui, étant mis négligemment, et n’étant qu’imparfaitement boutonné, tombait par une succession de plis peu gracieux sur une paire de souliers assez éculés pour laisser voir des bas blancs extrêmement sales. Enfin il y avait dans tout ce personnage une sorte de recherche grossière et de friponnerie impudente, qui valaient un monceau d’or.

Ce fut lui qui le premier aperçut M. Pickwick. Il cligna de l’œil au zéphyre, et l’engagea avec une gravité moqueuse, à ne point réveiller le gentleman.

« Comment, dit le zéphyre en se retournant, et en affectant la plus grande surprise ; est-ce que le gentleman est réveillé ! Mais oui, il est réveillé !… Heim !… Cette citation est de Shakspeare !… Comment vous portez-vous, monsieur ? Comment vont Mary et Sarah, monsieur ? Et la chère vieille dame qu’est à la maison, monsieur ? Eh ! monsieur, voudriez-vous avoir la bonté de leur transmettre mes compliments dans le premier petit paquet que vous enverrez par là, monsieur, en ajoutant que je les aurais envoyés auparavant si je n’avais pas eu peur qu’ils soient cassés dans la charrette, monsieur.

– N'ennuyez donc pas le gentleman de civilités banales, quand vous voyez qu’il meurt d’envie de boire quelque chose, reprit d’un air jovial le gentleman aux favoris. Pourquoi ne lui demandez-vous pas ce qu’il veut prendre ?

– Nom d’un tonnerre ! je l’avais oublié, s’écria l’autre. Qu'est-ce que vous voulez prendre, monsieur ? Voulez-vous prendre du vin de Porto, monsieur ? ou du Xérès ? Je puis vous recommander l’ale, monsieur. Ou peut-être que vous voudriez tâter du Porter ? Permettez-moi d’avoir le plaisir d’accrocher votre casque à mèche, monsieur. »

En disant ceci, l’orateur enleva la coiffure de M. Pickwick, et la fixa en un clin d’œil sur celle de l’homme ivre, qui continuait à bourdonner ses chansons comiques, de la manière la plus lugubre qu’on puisse imaginer, mais avec la ferme persuasion qu’il enchantait une société nombreuse et choisie.

Malgré tout le sel qu’il y a à enlever violemment le bonnet de nuit d’un homme, et à l’ajuster sur la tête d’un gentleman inconnu, dont l’extérieur est notoirement malpropre, c’est là certainement une plaisanterie assez hasardée. Considérant la chose précisément à ce point de vue, M. Pickwick, sans avoir donné le moindre avertissement préalable de son dessein, s’élança vigoureusement hors de son lit, donna au zéphyre dans l’estomac, un coup de poing assez vigoureux pour le priver d’une portion considérable du souffle que la nature a jugé nécessaire aux organes respiratoires, puis, ayant récupéré son bonnet, se plaça hardiment dans une posture de défense.

« Maintenant, s’écria-t-il en haletant, non moins par excitation que par la dépense de tant d’énergie, maintenant, avancez tous les deux, tous les deux ensemble ! » et, tout en faisant cette libérale invitation, le digne gentleman imprimait à ses poings fermés un mouvement de rotation, afin d’épouvanter ses antagonistes par cette démonstration scientifique.

Était-ce la manière compliquée dont M. Pickwick était sorti de son lit pour tomber tout d’une masse sur le danseur ? était-ce la preuve inattendue de courage donnée par lui, qui avait touché ses adversaires ? Il est certain qu’ils étaient touchés : car au lieu d’essayer de commettre un meurtre, comme le philosophe s’y attendait fermement, ils s’arrêtèrent, se regardèrent l’un l’autre pendant quelque temps, et finalement éclatèrent de rire.

« Allons, vous êtes un bon zig, dit le zéphyre. Rentrez dans votre lit, ou bien vous attraperez des rhumatismes. Pas de rancune, j’espère ? continua-t-il en tendant vers M. Pickwick une main capable de remplir ces gants d’étain rouge qui se balancent habituellement au-dessus de la porte des gantiers.

– Non certainement, répondit M. Pickwick avec empressement ; car maintenant que l’excitation du moment était passée, il commençait à sentir le froid sur ses jambes.

– Permettez-moi, monsieur, d’avoir le même honneur, dit le gentleman aux favoris en présentant sa main droite, et en aspirant le h.

– Avec beaucoup de plaisir, monsieur, répliqua M. Pickwick qui remonta dans son lit, après avoir échangé une poignée de main très-longue et très-solennelle.

– Je m’appelle Smangle, monsieur, dit l’homme aux favoris.

– Oh ! fit M. Pickwick.

– Et moi, Mivins, dit l’homme aux bas gris.

– Je suis charmé de le savoir, monsieur, » répondit M. Pickwick.

M. Smangle toussa : hem !

« Vous me parliez, monsieur ? demanda M. Pickwick.

– Non, monsieur, répliqua M. Smangle.

– Je l’avais cru, monsieur, dit M. Pickwick. »

Tout ceci était fort poli et fort agréable, et pour augmenter encore la bonne harmonie, M. Smangle assura nombre de fois M. Pickwick qu’il entretenait le plus grand respect, pour les sentiments d’un gentleman. Or, on devait assurément lui en savoir un gré infini, car il était impossible de supposer qu’il pût les comprendre.

« Vous allez vous faire déclarer insolvable, monsieur ? demanda M. Smangle.

– Me faire quoi ? dit M. Pickwick.

– Déclarer insolvable par la cour de la rue de Portugal53. La cour pour le soulagement des banqueroutiers, vous savez ?

– Oh ! non, du tout.

– Vous allez sortir peut-être ? suggéra M. Mivins.

– J'ai peur que non. Je refuse de payer quelques dommages-intérêts, et je suis ici en conséquence.

– Ah ! fit observer M. Smangle, le papier a été ma ruine.

– Vous étiez papetier, monsieur ? dit M. Pickwick innocemment.

– Non, non, Dieu me damne, je ne suis jamais tombé si bas que cela ; pas de boutique. Quand je dis le papier, je veux dire les lettres de change.

– Ah ! vous employiez le mot dans ce sens ?

– Par le diable ! un gentleman doit s’attendre à des revers. Mais quoi ? je suis ici dans la prison de Fleet Street ? Bon ! est-ce que j’en suis plus pauvre pour cela ?

– Au contraire, répliqua M. Mivins ; » et il avait raison : bien loin que M. Smangle fût plus pauvre pour cela, le fait est qu’il était plus riche ; car ce qui l’avait amené dans la prison, c’est qu’au moyen de son papier, il avait acquis gratuitement la possession de certains articles de joaillerie qui, depuis lors, avaient été placés par lui chez un prêteur sur gages.

« Allons ! allons ! reprit M. Smangle. Tout cela c’est bien sec. Il faut nous rincer la bouche avec une goutte de Xérès brûlé. Le dernier venu le payera ; Mivins l’ira chercher, et moi j’aiderai à le boire. C'est ce que j’appelle une impartiale division du travail, Dieu me damne ! »

Ne voulant pas risquer une autre querelle, M. Pickwick consentit à cette proposition. Il donna de l’argent à M. Mivins, qui ne perdit pas un instant pour se rendre au café, car il était près de onze heures.

« Dites-donc, demanda tout bas M. Smangle, aussitôt que son ami eut quitté la chambre.

– Combien lui avez-vous donné ?

– Un demi-souverain.

– C'est un gentleman des plus aimables ; spirituel en diable… je ne connais personne qui le soit plus, mais… » Ici M. Smangle s’arrêta court en hochant la tête d’un air dubitatif.

« Vous ne regardez pas comme probable qu’il approprie cet argent à ses besoins personnels ? demanda M. Pickwick.

– Oh ! non ! je ne dis pas cela. J'ai dit en toutes lettres que c’était un gentleman des plus aimables. Mais je pense qu’il n’y aurait pas de mal à ce que quelqu’un descendit par hasard pour voir s’il ne trempe pas son bec dans le bol, ou s’il ne perd pas la monnaie le long du chemin. « Ici, hé ! monsieur ! dégringolez en bas, s’il vous plaît, et voyez un peu ce que fait le gentleman qui vient de descendre. »

Cette requête était adressée à un jeune homme à l’air timide, modeste, dont l’extérieur annonçait une grande pauvreté, et qui, pendant tout ce temps, était resté aplati sur son lit, pétrifié, en apparence, par la nouveauté de sa situation.

« Vous savez où est le café, n’est-ce pas ? Descendez seulement et dites au gentleman que vous êtes venu l’aider à monter le bol… ou bien… attendez… je vais vous dire ce que… je vais vous dire comment nous l’attraperons, dit Smangle d’un air malin.

– Comment cela ? demanda M. Pickwick.

– Faites-lui dire qu’il emploie le reste en cigares. Fameuse idée ! Courez vite lui dire cela, entendez-vous ? Ils ne seront pas perdus, continua Smangle, en se tournant vers M. Pickwick, je les fumerai au besoin. »

Cette manœuvre était si ingénieuse, et elle avait été accomplie avec un aplomb si admirable, que M. Pickwick n’aurait pas voulu y mettre d’obstacle, quand même il l’aurait pu. Au bout de peu de temps, M. Mivins revint apportant le Xérès, que M. Smangle distribua dans deux petites tasses fêlées, faisant observer judicieusement par rapport à lui-même, qu’un gentleman ne doit pas être difficile, dans de semblables circonstances, et que, quant à lui, il n’était pas trop fier pour boire à même dans le bol. En même temps pour montrer sa sincérité, il porta un toast à la compagnie, et vida le vase presque en entier.

Une touchante harmonie ayant été établie de cette manière, M. Smangle commença à raconter diverses anecdotes romanesques de sa vie privée, concernant, entre autres choses, un cheval pur sang, et une magnifique juive, l’un et l’autre d’une beauté surprenante, et singulièrement convoités par la noblesse des trois royaumes.

Longtemps avant la conclusion de ces élégants extraits de la biographie d’un gentleman, M. Mivins s’était mis au lit et avait commencé à ronfler, laissant M. Pickwick et le timide étranger profiter seuls de l’expérience de M. Smangle.

Cependant ces deux auditeurs eux-mêmes ne furent pas apparemment aussi édifiés qu’ils auraient dû l’être par les récits touchants qui leur furent faits. Depuis quelque temps, M. Pickwick se trouvait dans un état de somnolence, lorsqu’il eut une indistincte perception que l’homme ivre avait recommencé à psalmodier ses chansons comiques, et que M. Smangle lui avait fait doucement comprendre que son auditoire n’était pas disposé musicalement, en lui versant le pot à l’eau sur la tête. Notre héros retomba alors dans le sommeil avec le sentiment confus que M. Smangle était encore occupé à raconter une longue histoire, dont le point principal paraissait être que dans une certaine occasion spécifiée avec détails, il avait fait une lettre de change et refait un gentleman.

Chapitre XIII. Démontrant, comme le précédent, la vérité de ce vieux proverbe, que l’adversité vous fait faire connaissance avec d’étranges camarades de lit ; et contenant, en outre, l’incroyable déclaration que M. Pickwick fit à Sam. §

Quand M. Pickwick ouvrit les yeux, le lendemain matin, le premier objet qu’il aperçut fut Samuel Weller assis sur un petit porte-manteau noir, et regardant d’un air de profonde abstraction la majestueuse figure de l’éblouissant M. Smangle, tandis que celui-ci, à moitié habillé et assis sur son lit, s’occupait de l’entreprise tout à fait désespérée de faire baisser les yeux dudit Sam. Nous disons tout à fait désespérée, parce que Sam, d’un regard qui embrassait tout à la fois la culotte, les pieds, la tête, le visage, les jambes et les favoris de M. Smangle, continuait de l’examiner avec un air de vive satisfaction et sans plus s’inquiéter des sentiments du sujet, que s’il avait inspecté une statue ou le corps empaillé d’une effigie de Guy Faux.

« Eh bien ! me reconnaîtrez-vous ? dit M. Smangle en fronçant le sourcil.

– Je prêterai serment de le faire, n’importe où, monsieur, répondit Sam d’un air de bonne humeur.

– Ne dites pas d’impertinences à un gentleman, monsieur.

– Non, assurément ; si vous voulez me dire quand il s’éveillera, je lui ferai des politesses extra-superfines. »

Cette observation ayant une tendance indirecte à impliquer que M. Smangle n’était pas un gentleman, excita quelque peu son courroux.

« Mivins, dit-il d’un air colérique.

– Qu'y a-t-il ? répliqua M. Mivins de sa couche.

– Qui diable est donc ce gaillard-là ?

– Ma foi, dit M. Mivins en regardant languissamment de dessous ses draps, je devrais plutôt vous le demander. A-t-il quelque chose à faire ici ?

– Non, répliqua Smangle.

– Alors jetez-le en bas des escaliers, et dites-lui de ne pas se permettre de se relever jusqu’à ce que j’aille le trouver, » répondit M. Mivins. Puis ayant donné cet avis, l’excellent gentleman se remit à dormir.

La conversation montrant ces symptômes peu équivoques de devenir personnelle, M. Pickwick jugea qu’il était temps d’intervenir.

« Sam, dit-il.

– Monsieur ?

– Il n’y a rien de nouveau depuis hier ?

– Rien d’important, monsieur, répliqua Sam, en lorgnant les favoris de M. Smangle. L'humidité et la chaleur de l’atmosphère paraît favorable à la croissance de certaines mauvaises herbes terribles et rougeâtres ; mais à ça près, tout boulotte assez raisonnablement.

– Je vais me lever, interrompit M. Pickwick. Donnez-moi du linge blanc. »

Quelque hostiles qu’eussent pu être les intentions de M. Smangle, elles furent immédiatement radoucies par le porte-manteau dont le contenu parut lui donner tout à coup la plus favorable opinion, non-seulement de M. Pickwick, mais aussi de Sam. En conséquence, il saisit promptement une occasion de déclarer d’un ton assez élevé pour que cet excentrique personnage pût l’entendre, qu’il le reconnaissait pour un original pur sang et partant pour l’homme suivant son cœur. Quant à M. Pickwick, l’affection qu’il conçut pour lui en ce moment ne connut plus de bornes.

« Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour vous, mon cher monsieur ? lui dit-il.

– Rien que je sache ; je vous suis obligé, répondit le philosophe.

– Vous n’avez pas de linge à envoyer à la blanchisseuse ? Je connais une admirable blanchisseuse dans le voisinage. Elle vient pour moi deux fois par semaine… Par Jupiter ! comme c’est heureux ! c’est justement son jour ! Mettrai-je quelques-unes de vos petites affaires avec les miennes ? Ne parlez pas de l’embarras : au diable l’embarras ! À quoi servirait l’humanité, si un gentleman dans le malheur ne se dérangeait pas un peu pour assister un autre gentleman qui se trouve dans le même cas ? »

Ainsi parlait M. Smangle en s’approchant en même temps du porte-manteau aussi près que possible, et laissant voir dans ses regards toute la ferveur de l’amitié la plus désintéressée.

« Est-ce que vous n’avez rien à faire brosser au garçon, mon cher ami ? continua-t-il.

– Rien du tout mon fiston, dit Sam en se chargeant de la réplique. Peut-être que si l’un de nous avait la bonne idée de décamper sans attendre le garçon, ça serait plus agréable pour tout le monde, comme disait le maître d’école au jeune gentleman qui refusait de se laisser fouetter par le domestique.

– Et il n’y a rien que je puisse envoyer dans ma petite boîte à la blanchisseuse ? ajouta M. Smangle en se tournant de nouveau vers M. Pickwick avec un air quelque peu déconfit.

– Pas l’ombre d’une camisole, monsieur, rétorqua Sam. J'ai peur que la petite boîte ne soit déjà comble de vos effets. »

Ce discours fut accompagné d’un coup d’œil expressif jeté sur cette partie du costume de M. Smangle qui atteste ordinairement la science de la blanchisseuse ; aussi ce gentleman se crut-il obligé de tourner sur ses talons et d’abandonner, pour le présent du moins, toutes prétentions sur la bourse et sur la garde-robe de M. Pickwick. Il se retira donc d’assez mauvaise humeur au jeu de paume, où il déjeuna légèrement et sainement d’une couple des cigares qui avaient été achetés le soir précédent.

M. Mivins qui n’était pas fumeur, dont le compte en petits articles d’épicerie avait déjà atteint le bas de l’ardoise, et pour lequel on refusait de retourner ce grand livre primitif, demeura dans son lit, et suivant sa propre expression demanda à déjeuner à Morphée.

M. Pickwick déjeuna dans un petit cabinet, décoré du nom de boudoir, dont les habitants temporaires avaient l’inexprimable avantage d’entendre tout ce qui se disait dans le café voisin ; ensuite il dépêcha Sam pour faire quelques commissions nécessaires ; puis il se rendit à la loge, afin d’interroger M. Roker concernant son établissement futur.

« Ah ! ah ! M. Pickwick, dit ce gentleman en consultant un énorme livre. Nous ne manquons pas de place. Votre billet de copin sera pour le 27, au troisième.

– Mon quoi ? demanda M. Pickwick.

– Votre billet de copin. Vous n’y êtes pas ?

– Pas tout à fait, dit M. Pickwick en souriant.

– Vraiment, c’est aussi clair que le jour. Vous aurez un billet de copin pour le 27, au troisième, et ceux qui habitent la même chambre seront vos copins.

– Sont-ils nombreux ? demanda M. Pickwick d’un air intrigué.

– Trois… »

M. Pickwick toussa.

« L'un deux est un ministre, continua M. Roker en écrivant sur un petit morceau de papier ; l’autre est un boucher.

– Hein ! fit M. Pickwick.

– Un boucher, répéta M. Roker en appuyant le bec de sa plume sur son bureau pour la décider à marquer. Neddy, vous rappelez-vous Tom Martin, quel noceur ça faisait ? dit M. Roker à un autre habitant de la loge, lequel s’amusait à ôter la boue de ses souliers, avec un canif à vingt-cinq lames.

– Je crois bien, répondit l’individu interrogé.

– Dieu nous bénisse ! continua M. Roker en branlant doucement la tête, et en regardant d’un air distrait par les barreaux de la fenêtre comme quelqu’un qui prend plaisir à se rappeler les scènes paisibles de son enfance ; il me semble que c’est hier qu’il donnait une roulée aux charretiers, là bas à Fox-under-the-Hill, près de l’endroit où on débarque le charbon. Je le vois encore le long du Strand, entre deux Watchmen, un peu dégrisé par ses meurtrissures, avec un emplâtre de vinaigre et de papier gris sur l’œil droit ; et sur ses talons, son joli boule-dogue, qui a dévoré le petit garçon ensuite. Quelle drôle de chose que le temps, hein, Neddy ? »

Le gentleman à qui ses observations étaient adressées et qui paraissait d’une disposition pensive et taciturne, se contenta de répéter la même phrase, et M. Roker secouant les idées sombres et poétiques qui s’étaient emparées de lui, redescendit aux affaires communes de la vie, et reprit sa plume.

« Savez-vous quel est le troisième gentleman ? demanda M. Pickwick, fort peu enchanté par cette description de ses futurs associés.

– Neddy, qu’est-ce que c’est que Simpson ? dit M. Roker, en se tournant vers son compagnon.

– Quel Simpson ?

– Celui qui est au 27, au troisième, avec qui ce gentleman va être copin.

– Oh ! lui ? répliqua Neddy, il n’est rien du tout ; autrefois c’était le compère d’un maquignon ; aujourd’hui il est floueur.

– C'est ce que je pensais, répliqua M. Roker en fermant son livre, et en pinçant le petit morceau de papier dans la main de M. Pickwick. Voilà le billet, monsieur. »

Très-embarrassé par cette manière sommaire de disposer de sa personne, M. Pickwick rentra dans la prison, en réfléchissant à ce qu’il avait de mieux à faire.

Convaincu toutefois qu’avant de tenter une autre démarche, il était utile de voir les trois gentlemen avec qui on voulait le colloquer, il se dirigea le mieux qu’il put vers le troisième étage.

Après avoir erré quelque temps dans la galerie en essayant de déchiffrer, malgré l’obscurité, les numéros qui se trouvaient sur les différentes portes, il s’adressa à la fin à un garçon de taverne qui poursuivait son occupation matinale de glaner les pots d’étain.

« Où est le nº 27, mon ami ? demanda M. Pickwick.

– Cinq portes plus loin, répliqua le garçon. Il y a sur la porte en dehors le portrait à la craie d’un gentleman pendu qui fume sa pipe. »

Guidé par ces instructions, M. Pickwick s’avança lentement le long de la galerie jusqu’au moment où il rencontra le portrait du gentleman ci-dessus décrit. Il frappa à la porte avec le revers de son index, doucement d’abord, puis ensuite plus fortement. Après avoir inutilement répété cette opération, il se hasarda à ouvrir et à regarder dans l’intérieur.

Il y avait dans la chambre un seul homme qui se penchait par la fenêtre aussi loin qu’il le pouvait sans perdre l’équilibre, et qui s’efforçait avec grande persévérance de cracher sur le chapeau d’un de ses amis intimes qui se trouvait en bas dans la cour. M. Pickwick n’ayant pu lui indiquer sa présence ni en parlant, ni en toussant, ni en éternuant, ni en frappant, ni par aucun autre moyen d’attirer l’attention, se détermina enfin à s’approcher de la fenêtre et à tirer doucement la basque de l’habit de cet individu. Celui-ci rentra vivement la tête et les épaules, et demanda à M. Pickwick, d’un ton bourru, ce qu’il lui voulait.

« Je crois, dit M. Pickwick en consultant son billet, je crois que c’est ici le nº 27, au troisième ?

– Eh bien ?

– C'est en vertu de ce morceau de papier que je suis venu ici.

– Voyons un peu ça. »

M. Pickwick obéit.

« M. Roker aurait bien pu vous fourrer ailleurs, » dit d’un air mécontent M. Simpson (car c’était ce chevalier d’industrie).

M. Pickwick le pensait aussi, mais, dans de telles circonstances, il jugea prudent de garder le silence.

M. Simpson réfléchit pendant quelques instants, puis mettant la tête à la fenêtre, il donna un coup de sifflet aigu et prononça à haute voix certaines paroles. M. Pickwick ne put pas les distinguer, mais il imagina que c’était quelque sobriquet qui distinguait M. Martin, car immédiatement après, un grand nombre de gentlemen qui se trouvaient en bas se mirent à crier : « Le boucher ! le boucher ! » en imitant le cri par lequel les membres de cette utile classe de la société ont coutume de faire connaître quotidiennement leur présence, aux grilles des sous-sols des maisons de Londres.

Les événements subséquents confirmèrent l’exactitude de cette hypothèse, car au bout de quelques secondes un gentleman prématurément gros pour son âge, habillé du bourgeron bleu professionnel et avec des bottes à revers, et à bouts ronds, entra presque hors d’haleine dans la chambre : il fut suivi de près par un autre gentleman en habit noir très-râpé, et en bonnet de peau de loutre. Celui-ci s’occupait tout le long du chemin à rattacher son habit jusqu’au menton, au moyen de boutons et d’épingles. Il avait un visage très-rouge et très-commun, et faisait l’effet d’un chapelain ivre, ce qu’il était effectivement.

Ces deux gentlemen ayant à leur tour parcouru le billet de M. Pickwick, l’un exprima son opinion que c’était embêtant, et l’autre, sa conviction que c’était une scie. Ayant manifesté leurs sentiments en ces termes intelligibles, ils se regardèrent entre eux et regardèrent M. Pickwick, au milieu d’un silence fort embarrassant.

« Quel ennui ! Et il faut que ça arrive au moment où nous formons une petite société si agréable, » reprit le chapelain en regardant trois matelas malpropres, roulés chacun dans une couverture, et qui occupaient durant le jour un coin de la chambre, formant une toilette d’un nouveau genre, sur laquelle étaient placés une vieille cuvette fêlée, une boîte et un pot à eau de faïence à fleurs bleues. « Quel ennui ! »

M. Martin exprima la même opinion en termes plus énergiques, et M. Simpson, après avoir lancé dans le monde une quantité d’adjectifs sans aucun substantif pour les accompagner, releva le bas de ses manches et commença à laver des choux pour le dîner.

Pendant que cela se passait, M. Pickwick s’occupait à considérer la chambre, qui était outrageusement sale et sentait le renfermé d’une manière intolérable. Il n’y avait point de vestige de tapis, de rideaux, ni de jalousies ; il n’y avait pas même un cabinet. À la vérité, s’il y en avait en un, il ne se trouvait pas grand’chose à y mettre ; mais, quoique peu nombreux et peu considérables, individuellement, cependant des morceaux de fromage, des croûtons de pain, des torchons mouillés, des restes de viande, des objets de vêtements, de la vaisselle mutilée, des soufflets sans bout, des fourchettes sans manche, présentent quelque chose d’assez peu confortable, en apparence, quand ils sont répandus sur le carreau d’une petite salle qui représente à la fois le salon et la chambre à coucher de trois individus désœuvrés.

« Je suppose pourtant que cela peut s’arranger, dit le boucher, après un assez long silence. Que prendriez-vous pour vous en aller ?

– Je vous demande pardon, répliqua M. Pickwick : qu’est-ce que vous disiez ? je n’ai pas bien entendu.

– Combien demandez-vous pour vous en aller ? D'ordinaire c’est trois francs, mais on vous en donnera quatre ; ça vous va-t-il ?

– Au besoin, nous nous fendrons d’une roue de cabriolet, suggéra M. Simpson.

– Va pour la roue de cabriolet ; ça ne nous fait que quelques sous de plus par personne, ajouta M. Martin. Qu'en dites-vous. Nous vous offrons quatre shillings par semaine pour vous en aller. Eh bien ?

– On fera monter un gallon de bière par-dessus le marché, intercala M. Simpson. Là !

– Et nous le boirons sur-le-champ, ajouta le chapelain Allons !

– Je suis réellement si ignorant des règles de cet endroit, répondit M. Pickwick, que je ne vous comprends pas encore parfaitement. Est-ce que je puis loger ailleurs ? Je ne le croyais pas. »

En entendant cette question, M. Martin regarda ses deux amis avec une excessive surprise, et alors chacun des trois gentlemen étendit son pouce droit par-dessus son épaule gauche. Ce geste, que les paroles : as-tu fini ! ne sauraient rendre que d’une façon fort imparfaite, produit un effet fort gracieux et fort aérien quand il est exécuté par un certain nombre de ladies et de gentlemen, habitués à agir de concert. Il exprime un léger sarcasme plein d’atticisme et de bonne humeur.

« Vous ne le croyiez pas ? répéta M. Martin avec un sourire de pitié.

– Eh bien ! dit l’ecclésiastique, si je connaissais la vie aussi peu que cela, je mangerais mon chapeau et sa boucle avec !

– Et moi, item, ajouta le boucher solennellement. »

Après cette courte préface, les trois copins informèrent M. Pickwick, tout d’une haleine, que l’argent avait dans la prison la même vertu que dehors ; qu’il lui procurerait instantanément presque tout ce qu’on peut désirer, et que, si M. Pickwick en possédait et voulait bien le dépenser, il n’avait qu’à signifier son désir d’avoir une chambre à lui seul, et qu’il la trouverait toute meublée et garnie en moins d’une demi-heure de temps.

Nos gens se séparèrent alors avec une satisfaction mutuelle : M. Pickwick retournant sur nouveaux frais à la loge, et les trois copins se rendant au café pour y dépenser les cinq shillings que le ministre, avec une admirable prévoyance, avait empruntés dans ce dessein au candide philosophe.

Lorsque M. Pickwick eut déclaré à M. Roker pourquoi il revenait :

« Je le savais bien, s’écria celui-ci avec un gras rire, ne l’ai-je pas dit, Neddy ? »

Le sage possesseur du couteau universel fit entendre un grognement affirmatif.

« Parbleu ! je savais qu’il vous fallait une chambre à vous seul. Voyons ! Il vous faudra des meubles ; c’est moi qui vous les louerai, je suppose, suivant l’usage.

– Avec grand plaisir, répliqua M. Pickwick.

– Il y a dans l’escalier du café une chambre magnifique qui appartient à un prisonnier de la chancellerie : elle vous coûtera une livre sterling par semaine. Je suppose que vous ne regardez pas à cela ?

– Pas le moins du monde.

– Venez avec moi, cria M. Roker en prenant son chapeau avec une grande vivacité. L'affaire sera faite en cinq minutes. Que diable ! pourquoi n’avez-vous pas commencé par dire que vous consentiez à bien faire les choses ? »

Comme le guichetier l’avait prédit, l’affaire fut promptement arrangée. Le prisonnier de la Chancellerie était là depuis assez longtemps pour avoir perdu amis, fortune, habitudes, bonheur, et pour avoir acquis en échange le droit d’avoir une chambre à lui tout seul. Cependant, comme il éprouvait le léger inconvénient de manquer souvent d’un morceau de pain, il consentit, avec empressement à céder cette chambre à M. Pickwick, moyennant la somme hebdomadaire de vingt shillings, sur laquelle il s’engageait, en outre, à payer l’expulsion de toute personne qui pourrait être envoyée comme copin dans cet appartement.

Pendant que ce marché se concluait, M. Pickwick examinait le prisonnier avec un intérêt pénible. C'était un grand homme décharné, cadavéreux, enveloppé d’une vieille redingote, et dont les pieds sortaient à moitié de ses pantoufles éculées. Son regard était inquiet, ses joues pendantes, ses lèvres pâles, ses os minces et aigus. Le malheureux ! on voyait que la dent de fer de l’isolement et du besoin l’avait lentement rongé depuis vingt années !

« Et vous, monsieur, où allez-vous demeurer maintenant ? lui demanda M. Pickwick en déposant d’avance, sur la table chancelante, la première semaine de son loyer. »

L'homme ramassa l’argent d’une main agitée et répliqua qu’il n’en savait rien encore, mais qu’il allait voir où il pourrait transporter son lit.

« J'ai peur, monsieur, reprit M. Pickwick en posant doucement sa main sur le bras du prisonnier ; j’ai peur que vous ne soyez obligé de loger dans quelque endroit bruyant et encombré de monde. Mais, je vous en prie, continuez à considérer cette chambre comme la vôtre, quand vous aurez besoin d’un peu de tranquillité, ou lorsque vos amis viendront vous voir.

– Mes amis ! interrompit le prisonnier d’une voix qui râlait dans son gosier. Si j’étais cloué dans mon cercueil, enfoncé dans la bourbe du fossé infect qui croupit sous les fondations de cette prison, je ne pourrais pas être plus oublié, plus abandonné que je ne le suis ici. Je suis un homme mort, mort à la société, sans avoir obtenu la pitié qu’on accorde à ceux dont les âmes sont allées comparaître devant leur juge. Des amis pour me voir, mon Dieu ! Ma jeunesse s’est consumée dans ce donjon, et il n’y aura personne pour lever sa main au-dessus de mon lit, quand je serai mort, et pour dire : Dieu soit loué, il ne souffre plus ! »

Le feu inaccoutumé que l’excitation du vieillard avait jeté sur ses traits s’éteignit aussitôt qu’il eut fini de parler ; il pressa l’une contre l’autre ses mains décharnées et sortit brusquement de la chambre.

« Eh ! eh ! il se cabre encore quelquefois ! dit M. Roker avec un sourire. C'est comme les éléphants ; ils sentent la pointe de temps en temps, et ça les rend furieux. »

Ayant fait cette remarque, pleine de sympathie, M. Roker s’occupa avec tant d’activité des arrangements nécessaires au confort de M. Pickwick, qu’en peu de temps la chambre fut garnie d’un tapis, de six chaises, d’une table, d’un lit sofa, des ustensiles nécessaires pour le thé, et de divers autres, etc. Le tout ne devait coûter à M. Pickwick que le prix fort raisonnable de vingt-sept shillings et six pence par semaine.

« Y a-t-il encore quelque chose que nous puissions faire pour vous ? demanda M. Roker en regardant autour de lui avec grande satisfaction et en faisant sonner dans sa main la première semaine de son loyer.

« Mais, oui, répondit M. Pickwick, qui, depuis quelques minutes, réfléchissait profondément. Trouve-t-on ici des gens qui font des commissions ?

– Vous voulez dire au dehors ?

– Oui, des gens qui puissent aller au dehors, pas des prisonniers.

– Nous avons votre affaire. Il y a un pauvre diable qui a un ami dans le quartier des pauvres et qui est bien content quand on l’emploie. Voilà deux mois qu’il fait des courses et des commissions pour gagner sa vie. Faut-il que je vous l’envoie ?

– S'il vous plaît… attendez… non… Le quartier des pauvres, dites-vous ? Je suis curieux de voir cela ; je vais y aller moi-même. »

Le quartier des pauvres, dans une prison pour dettes, est, comme son nom l’indique, la demeure des débiteurs les plus misérables. Un prisonnier qui se déclare pour le quartier des pauvres ne paye ni rente, ni taxe de copie. Le droit qu’il doit acquitter, en entrant dans la prison et en en sortant, est extrêmement réduit, et il reçoit une petite quantité de nourriture, achetée sur le revenu des faibles legs laissés de temps en temps pour cet objet par des personnes charitables. Il y a quelques années seulement, on voyait encore extérieurement, dans le mur de la prison de la Flotte, une espèce de cage de fer où se postait un homme à la physionomie affamée, qui secouait de temps en temps une tirelire en s’écriant d’une voix lugubre : « N'oubliez pas les pauvres débiteurs, s’il vous plaît ! » La recette de cette quête, lorsqu’il y avait recette, était partagée entre les pauvres prisonniers, qui se relevaient tour à tour dans cet emploi dégradant.

Quoique cette coutume ait été abolie et que la cage ait disparu maintenant, la condition misérable de ces pauvres gens est encore la même. On ne souffre plus qu’ils fassent appel à la compassion des passants, mais, pour l’admiration des âges futurs, on a laissé subsister les lois justes et bienfaisantes qui déclarent que le criminel vigoureux sera nourri et habillé, tandis que le débiteur sans argent se verra condamné à mourir de faim et de nudité. Et ceci n’est pas une fiction : il ne se passe pas une semaine dans laquelle quelques-uns des prisonniers pour dette ne dussent inévitablement périr dans les lentes agonies de la faim, s’ils n’étaient pas secourus par leurs camarades de prison.

Repassant ces choses dans son esprit, tout en montant l’étroit escalier, au pied duquel il avait été laissé par le guichetier, M. Pickwick s’échauffa graduellement jusqu’au plus haut degré d’indignation ; et il avait été tellement excité par ses réflexions sur ce sujet, qu’il était entré dans la chambre qu’on lui avait indiquée dans le quartier des pauvres, sans avoir aucun sentiment distinct ni de l’endroit où il était, ni de l’objet de sa visite.

L'aspect de la chambre le rappela tout à coup à lui-même, mais lorsque ses regards se portèrent sur un homme languissamment assis près d’un mauvais feu, il laissa tomber son chapeau de surprise et resta immobile et comme pétrifié.

Oui, cet homme sans habit, sans gilet, dont le pantalon était déchiré, dont la chemise de calicot était jaunie et déchirée, dont les grands cheveux pendaient en désordre, dont les traits étaient creusés par la souffrance et par la famine, c’était M. Alfred Jingle ! Il se tenait la tête appuyée sur la main : ses yeux étaient fixés sur le feu et tout son extérieur dénotait la misère et l’abattement.

Auprès de lui, négligemment accoté contre le mur, se trouvait un vigoureux campagnard, caressant avec un vieux fouet de chasse-la-botte qui ornait son pied droit, le pied gauche étant fourré dans une pantoufle. Les chevaux, les chiens, la boisson avaient causé sa ruine. Il y avait encore à cette botte solitaire un éperon rouillé, qu’il enfonçait quelquefois dans l’air en faisant vigoureusement claquer son fouet et en murmurant quelques-unes de ces interjections par lesquelles un cavalier encourage son cheval : il exécutait, évidemment, en imagination, quelque furieuse course au clocher. Pauvre diable ! le meilleur cheval de son écurie ne lui avait jamais fait faire une course aussi rapide que celle qui s’était terminée à la Flotte.

De l’autre côté de la chambre, un vieillard, assis sur une caisse de bois, tenait ses yeux attachés au plancher. Un profond désespoir immobilisait son visage. Un enfant, son arrière-petite-fille, se pendait après lui et s’efforçait d’attirer son attention par mille inventions enfantines ; mais le vieillard ne la voyait ni ne l’entendait. La voix qui lui avait paru si musicale, les yeux qui avaient été sa lumière, ne produisaient plus d’impression sur ses sens ; la maladie faisait trembler ses genoux et la paralysie avait glacé son esprit.

Dans un autre coin de la salle, deux ou trois individus formaient un petit groupe et parlaient bruyamment entre eux. Plus loin, une femme au visage maigre et hagard, la femme d’un prisonnier, s’occupait à arroser les misérables restes d’une plante desséchée, qui ne devait jamais reverdir : emblème trop vrai, peut-être, du devoir qu’elle venait remplir dans la prison.

Tels étaient les misérables prisonniers qui se présentèrent aux yeux de M. Pickwick, tandis qu’il regardait autour de lui avec étonnement. Entendant le pas précipité de quelqu’un qui entrait dans la chambre, il tourna les yeux vers la porte, et, dans le nouveau venu, à travers ses haillons, sa malpropreté, sa misère, il reconnut les traits familiers de M. Job Trotter.

« Monsieur Pickwick ! s’écria Job à haute voix.

– Eh ! fit Jingle en tressaillant et en se levant de son siège, monsieur… C'est vrai ; drôle d’endroit, étrange chose ! Je le méritais ; c’est bien fait. »

En disant ces mots, M. Jingle fourra ses mains à la place où les poches de son pantalon avaient coutume d’être ; et, laissant tomber son menton sur sa poitrine, s’affaissa de nouveau sur sa chaise.

M. Pickwick fut affecté ; ces deux hommes avaient l’air si misérable ! Le coup d’œil affamé, involontaire que Jingle avait jeté sur un petit morceau de mouton cru, apporté par Job, expliquait plus clairement que ne l’aurait pu faire un récit de deux heures l’état de dénûment auquel il avait été réduit. M. Pickwick regarda Jingle d’un air doux et lui dit :

« Je désirerais vous parler en particulier. Voulez-vous sortir avec moi pour un instant.

– Certainement, répondit Jingle en se levant avec empressement. Ne peux pas aller bien loin. Pas de danger de trop marcher ici. Parc clos d’un mur à chevaux de frise. Joli terrain, pittoresque, mais peu étendu. L'entrée ouverte au public. La famille toujours en ville. La femme de charge terriblement soigneuse.

– Vous avez oublié votre habit, dit M. Pickwick en descendant l’escalier.

– Ah ! oui… il est au clou… accroché chez une de mes bonnes parentes, ma tante du côté maternel. Pouvais pas faire autrement. Faut manger, vous savez ; besoins de nature, et tout cela.

– Qu'est ce que vous voulez dire ?

– Mon vêtement a signé un engagement volontaire, mon cher monsieur, dernier habit. Bah ! ce qui est fait est fait. J'ai vécu d’une paire de bottes toute une quinzaine ; d’un parapluie de soie, poignée d’ivoire, toute une semaine ; c’est vrai ma parole d’honneur. Demandez à Job ; il le sait bien.

– Vous avez vécu pendant trois semaines d’une paire de bottes et d’un parapluie de soie avec une poignée d’ivoire ! s’écria M. Pickwick, frappé d’horreur, et qui n’avait entendu parler de choses semblables que dans l’histoire des naufrages.

– Vrai, rétorqua Jingle en secouant la tête. Les reconnaissances sont là. Prêteurs sur gages, tous voleurs : ne donnent presque rien…

– Oh ! dit M. Pickwick grandement soulagé par cette explication. Je comprends ; vous avez mis vos effets en gage ?

– Tout. Job aussi ; toutes ses chemises en plus. Bah ! ça économise le blanchissage. Plus rien bientôt. On reste couché ; on meurt de faim. L'enquête se fait. Pauvre prisonnier. Misère ! Étouffer cela ! Les gentlemen du jury, fournisseurs de la prison ; pas d’éclat, mort naturelle. Convoi des pauvres, bien mérité. Tout est fini : tirez le rideau. »

Jingle débita ce singulier sommaire de son avenir avec sa volubilité accoutumée et en s’efforçant par différentes grimaces de contrefaire un sourire. Cependant M. Pickwick s’aperçut aisément que cette insouciance était jouée ; et, le regardant en face, mais non pas sévèrement, il vit que ses yeux étaient mouillés de larmes.

« Bon enfant, reprit Jingle en pressant la main du philosophe et en détournant la tête. Chien d’ingrat ! Bête de pleurer ; impossible de faire autrement. Mauvaise fièvre ; faible, malade, affamé ; mérité tout cela, mais souffert beaucoup ! ah ! beaucoup ! »

Incapable de se contenir, et peut-être plus énervé par les efforts qu’il avait déjà faits pour y parvenir, l’histrion abattu s’assit sur l’escalier ; et, couvrant son visage de ses mains, se prit à sangloter comme un enfant.

« Allons ! allons ! dit M. Pickwick avec beaucoup d’émotion. Je verrai ce qu’on peut faire quand je connaîtrai mieux votre histoire. Ici Job ; où est-il donc ?

– Voilà, monsieur, » répondit Job en se montrant sur l’escalier.

Nous l’avons représenté quelque part comme ayant, dans son bon temps, des yeux fort creux. Dans son état présent de besoin et de détresse, il avait l’air de n’en plus avoir du tout.

« Voilà, monsieur, dit Job.

– Venez ici, monsieur, reprit M. Pickwick en essayant d’avoir l’air sévère, avec quatre grosses larmes qui coulaient sur son gilet. Prenez cela. »

Prenez quoi ? Suivant les habitudes du monde, ce devait être un coup de poing solidement appliqué, car M. Pickwick avait été dupé, bafoué par le pauvre diable qui se trouvait maintenant en son pouvoir. Faut-il dire la vérité ? C'était quelque chose qui sortait du gousset de M. Pickwick et qui sonna dans la main de Job ; et, lorsque notre excellent ami s’éloigna précipitamment, une étincelle humide brillait dans son œil et son cœur était gonflé.

En rentrant dans sa chambre, M. Pickwick y trouva Sam, qui contemplait ces nouveaux arrangements avec une sombre satisfaction, fort curieuse à voir. Décidément opposé à ce que son maître demeurât là, en aucune manière, il considérait comme un devoir moral de ne paraître content d’aucune chose qui y serait faite, dite, suggérée ou proposée.

« Eh bien ! Sam ?

– Eh bien ! monsieur ?

– Assez confortable, maintenant, n’est-ce pas ?

– Oui, pas mal, monsieur, répondit Sam en regardant autour de lui d’une manière méprisante.

– Avez-vous vu M. Tupman et nos autres amis ?

– Oui, monsieur. Ils viendront demain ; et ils ont été bien surpris d’apprendre qu’ils ne devaient pas venir aujourd’hui.

– Vous m’avez apporté les choses dont j’avais besoin ? »

Pour toute réponse, Sam montra du doigt différents paquets qui étaient arrangés aussi proprement que possible dans un coin de la chambre.

« Très-bien, dit M. Pickwick ; et, après un peu d’hésitation, il ajouta : Écoutez ce que j’ai à vous dire, Sam.

– Certainement, monsieur ; faites feu, monsieur.

– Sam, poursuivit M. Pickwick avec beaucoup de solennité, j’ai senti, dès le commencement, que ce n’est pas ici un endroit convenable pour un jeune homme.

– Ni pour un vieux, non plus, monsieur.

– Vous avez tout à fait raison, Sam. Mais les vieillards peuvent venir ici à cause de leur imprudente confiance, et les jeunes gens peuvent y être amenés par l’égoïsme de ceux qu’ils servent. Il vaut mieux, pour ces jeunes gens, sous tous les rapports, qu’ils ne restent point ici. Me comprenez-vous, Sam ?

– Ma foi ! non, monsieur ; non, répondit Sam d’un ton obstiné.

– Essayez, Sam.

– Eh bien ! monsieur, répliqua Sam après une courte pause je crois voir où vous voulez en venir ; et, si je vois où vous voulez en venir, c’est mon opinion que c’est un peu trop fort, comme disait le cocher de la malle lorsqu’il fut pris dans un tourbillon de neige.

– Je vois que vous me comprenez, Sam. Comme je vous l’ai dit, je désire d’abord que vous ne demeuriez pas à perdre votre temps dans un endroit comme celui-ci ; mais, en outre, je sens que c’est une monstrueuse absurdité qu’un prisonnier pour dettes ait un domestique avec lui. Il faut que vous me quittiez pour quelque temps, Sam.

– Oh ! pour quelque temps, monsieur ? répéta Sam, avec un léger accent de sarcasme.

– Oui, pour le temps que je demeurerai ici. Je continuerai à payer vos gages, et l’un de mes trois amis sera heureux de vous prendre avec lui, ne fût-ce que par respect pour moi. Si jamais je quitte cet endroit, Sam, poursuivit M. Pickwick avec une gaieté affectée, je vous donne ma parole que vous reviendrez aussitôt avec moi.

– Maintenant, je vas vous dire ce qui en est, monsieur ; répliqua Sam d’une voix grave et solennelle. Ça ne peut pas aller comme ça : ainsi, n’en parlons plus.

– Sam, je vous parle sérieusement : j’y suis résolu.

– Vous êtes résolu, monsieur ? Très-bien, monsieur. Eh bien ! moi aussi alors. »

En prononçant ces mots d’une voix ferme, Sam fixa son chapeau sur sa tête avec une grande précision, et quitta brusquement la chambre.

« Sam ! lui cria M. Pickwick, Sam, venez ici ! »

Mais la longue galerie avait déjà cessé de répéter l’écho de ses pas. Sam était parti.

Chapitre XIV. Comment M. Samuel Weller se mit mal dans ses affaires. §

Dans une grande salle mal éclairée et plus mal aérée, située dans Portugal Street, Lincoln’s Inn fields, siègent durant presque toute l’année un, deux, trois ou quatre gentlemen en perruque, qui ont devant eux de petits pupitres mal vernis. Des stalles d’avocats sont à leur main droite ; à leur main gauche, une enceinte pour les débiteurs insolvables ; et en face, un plan incliné de figures spécialement malpropres. Ces gentlemen en perruque sont les commissaires de la Cour des insolvables, et l’endroit où ils siègent est la Cour des insolvables elle-même.

Depuis un temps immémorial, c’est le remarquable destin de cette cour d’être regardée, par le consentement universel de tous les gens râpés de Londres, comme leur lieu de refuge habituel pendant le jour. La salle est toujours pleine ; les vapeurs de la bière et des spiritueux montent constamment vers le plafond, s’y condensent par le froid et redescendent comme une pluie le long des murs. Là, se trouvent à la fois plus de vieux habits que n’en mettent en vente durant tout un an les juifs du quartier de Houndsditch, et plus de peaux crasseuses, plus de barbes longues, que toutes les pompes et les boutiques de barbiers situées entre Tyburn et Whitechapel n’en pourraient nettoyer entre le lever et le coucher du soleil.

Il ne faut pas supposer que quelques-uns de ces individus aient l’ombre d’une affaire dans l’endroit où ils se rendent si assidûment ; s’ils en avaient, leur présence ne serait plus surprenante, et la singularité de la chose cesserait immédiatement. Quelques-uns dorment pendant la plus grande partie de la séance ; d’autres apportant leur dîner dans leur mouchoir, ou dans leur poche déchirée, et mangent tout en écoutant, avec un double délice : mais jamais un seul d’entre eux ne fut connu pour avoir le plus léger intérêt personnel dans aucune des affaires traitées par la cour. Quelle que soit la manière dont ils occupent leur temps, ils restent là, tous, depuis le commencement jusqu’à la fin de la séance. Quand il pleut, ils arrivent tout trempés, et alors, les vapeurs qui s’élèvent de l’audience ressemblent à celles d’un marais.

Un observateur qui se trouverait là par hasard pourrait imaginer que c’est un temple élevé au génie de la pauvreté râpée. Il n’y a pas un seul messager, pas un huissier qui porte un habit fait pour lui ; il n’y a pas dans tout l’établissement un seul homme passablement frais et bien portant, si ce n’est un petit huissier aux cheveux blancs, à la figure rougeaude ; et encore, comme une cerise à l’eau-de-vie mal conservée, il semble avoir été desséché par un procédé artificiel dont il n’a pas le droit de tirer vanité. Enfin les perruques des avocats eux-mêmes sont mal poudrées et mal frisées.

Mais, après tout, les avoués qui siègent derrière une vaste table toute nue, au-dessous des commissaires, sont encore la plus grande curiosité de cet endroit. L'établissement professionnel du plus opulent de ces gentlemen consiste en un sac bleu54, et un jeune clerc ordinairement juif. Ils n’ont point de cabinet, mais ils traitent leurs affaires légales dans les tavernes, ou dans la cour des prisons où ils se rendent en foule et se disputent les chalands, à la manière des conducteurs d’omnibus. Ils ont une physionomie bouffie et moisie, et si on peut les soupçonner de quelques vices, c’est principalement d’ivrognerie et de friponnerie. Leur résidence se trouve ordinairement dans un rayon d’un mille, autour de l’obélisque de Saint George's Fields. Leur tournure n’est pas engageante, et leurs manières sont sui generis.

M. Salomon Pell, l’un des membres de cet illustre corps, était un homme gras, flasque et pâle. Son habit semblait tantôt vert, tantôt brun, suivant les reflets du jour, et était orné d’un collet de velours, qui offrait la même particularité. Son front était étroit, sa face large, sa tête grosse, et, son nez tourné tout d’un côté, comme si la nature, indignée des mauvais penchants qu’elle découvrait en lui à sa naissance, lui avait donné, de colère, une secousse dont il ne s’était jamais relevé. Au reste, comme M. Pell était replet et asthmatique, il respirait principalement par cet organe qui, de la sorte, rachetait peut-être en utilité ce qui lui manquait en beauté.

« Je suis sûr de le tirer d’affaire, disait M. Pell.

– Bien sûr ? demanda la personne à qui cette assurance était donnée.

– Sûr et certain, répliqua M. Pell. Mais, voyez-vous, s’il avait rencontré quelque praticien irrégulier je n’aurais pas répondu des conséquences.

– Ah ! fit l’autre avec une bouche toute grande ouverte.

– Non, je n’en aurais pas répondu, » répéta M. Pell ; et il pinça ses lèvres, fronça ses sourcils, et secoua sa tête mystérieusement.

Or, l’endroit où se tenait ce discours était la taverne qui se trouve juste en face de la Cour des insolvables ; et la personne à qui il était adressé n’était autre que M. Weller, senior. Il était venu là pour réconforter un de ses amis dont la pétition, pour être renvoyé en qualité de débiteur honnêtement insolvable, devait être présentée ce jour-là même ; et c’était à ce sujet que l’avoué exposait son opinion de la manière sus-énoncée.

« Et George, où est-il ? » demanda M. Weller.

M. Pell ayant incliné la tête dans la direction d’un arrière-parloir, M. Weller s’y rendit immédiatement, et fut salué de la manière la plus chaleureuse et la plus flatteuse par une demi-douzaine de ses confrères. Le gentleman insolvable, qui avait contracté une passion spéculative, mais imprudente, pour établir des relais de poste, avait l’air fort bien portant, et s’efforçait de calmer l’excitation de ses esprits avec des crevettes et du porter.

Le salut échangé entre M. Weller et ses amis se borna strictement à la franc-maçonnerie du métier, c’est-à-dire au renversement du poignet droit, en agitant en même temps le petit doigt en l’air. Nous avons connu autrefois deux fameux cochers (pauvres garçons, ils sont morts maintenant !) qui étaient jumeaux, et entre lesquels existait l’attachement le plus sincère, le plus dévoué. Ils se croisaient, chaque jour, sur la route de Douvres, sans échanger jamais d’autre salut que celui que nous venons de décrire ; et cependant, quand l’un des deux mourut, l’autre tomba en langueur, et le suivit bientôt après.

« Eh ben ! George ? dit M. Weller, en ôtant sa redingote et en s’asseyant avec sa gravité accoutumée. « Comment ça marche-t-i'. Tout va-t-i' ben sur l’impériale ; tout est-i' plein dans le coupé ?

– Tout va bien, vieux camarade, repartit le gentleman qui avait fait de mauvaises affaires.

– La jument grise est-elle passée à quelqu’un ? » demanda M. Weller avec anxiété. Georges fit un signe affirmatif.

– Bon ! c’est bien. On a eu soin des voitures aussi ?

– Consignées dans un endroit sûr, répliqua Georges, en arrachant la tête d’une demi-douzaine de crevettes, et en les avalant sans plus de cérémonie.

– Très-bien, très-bien ; dit M. Weller. Faites toujours attention à la mécanique quand vous descendez un coteau. La feuille de route est-elle bien dressée ? »

M. Pell devinant la pensée de M. Weller, prit la parole et dit : « L'inventaire de l’actif et du passif est aussi clair et aussi satisfaisant que la plume et l’encre peuvent le rendre. »

M. Weller fit un signe de tête qui impliquait son approbation de ces arrangements, et ensuite se tournant vers M. Pell, il lui dit, en montrant son ami Georges :

« Quand est-ce que vous y ôtez sa couverture ?

– Eh ?… Il est le troisième sur la liste des débiteurs dont les créanciers refusent de reconnaître l’insolvabilité, et je pense que son tour arrivera dans une demi-heure. J'ai dit à mon clerc de venir me prévenir quand il y aurait une chance. »

M. Weller considéra l’avoué des pieds à la tête avec grande admiration, et dit emphatiquement :

« Qu'est-ce que vous voulez prendre, mossieu ?

– Mais, en vérité, vous êtes bien… Ma parole d’honneur, je n’ai pas l’habitude de… Il est réellement de si bonne heure que… Eh bien ! Vous pouvez m’apporter pour trois pence de rhum, ma chère. »

La demoiselle servante, qui avait anticipé la conclusion de ce discours, posa un verre devant Pell et se retira.

« Gentlemen, dit M. Pell en regardant toute la compagnie, bonne chance à votre ami ! Je n’aime pas à me vanter, gentlemen, ce n’est pas dans mes habitudes ; pourtant je ne puis pas m’empêcher de dire que, si votre ami n’avait pas été assez heureux pour tomber dans des mains qui… Mais je ne veux pas dire ce que j’allais dire… Gentlemen, à vos santés ! »

Ayant vidé son verre en un clin d’œil, M. Pell fit claquer ses lèvres et regarda avec complaisance le cercle des cochers, aux yeux desquels il passait évidemment pour une espèce d’oracle.

« Voyons, reprit-il, qu’est-ce que je disais, gentlemen ?

– Vous observiez que vous n’en refuseriez pas un second verre, dit M. Weller avec une gravité facétieuse.

– Ha ! ha ! Pas mauvais, pas mauvais… Un bon… bon… À cette époque-ci de la matinée, ce serait un peu… Eh bien ! vous attendez, ma chère… Vous pouvez m’apporter la seconde édition, s’il vous plaît… Hem ! »

Ce dernier mot représente une toux solennelle et pleine de dignité, que M. Pell avait cru se devoir à lui-même, en remarquant parmi ses auditeurs une indécente disposition à la gaieté.

« Gentlemen, reprit M. Pell, le défunt lord chancelier m’aimait beaucoup.

– Et c’était fort honorable pour lui, interrompit M. Weller.

– Écoutez, écoutez ! cria le client de l’homme d’affaires. Pourquoi pas ?

– Ah ! oui ; pourquoi pas, en vérité ? répéta un homme au visage très-rouge, qui n’avait encore rien dit jusqu’alors, et qui avait tout à fait l’air de n’avoir rien à dire de plus. Pourquoi pas ? »

Un murmure d’assentiment circula dans la compagnie.

« Je me rappelle, gentlemen, que, dînant avec lui un certain jour… nous n’étions que nous deux, mais tout était aussi splendide que si l’on avait attendu vingt personnes… Le grand sceau était sur une étagère, à sa droite, et à sa gauche un homme en grande perruque et couvert d’une armure gardait la masse, avec un sabre nu et des bas de soie… Ce qui se fait perpétuellement, gentlemen, la nuit et le jour. Il me dit tout à coup : « Pell, dit-il, pas de fausse délicatesse. Pell, vous êtes un homme de talent ; vous pouvez faire passer qui vous voulez à la Cour des insolvables. Votre pays doit être fier de vous, Pell. » Ce sont là ses propres paroles, « Mylord, lui dis-je, vous me flattez. – Pell, dit-il, si je vous flatte, je veux être damné !… »

– A-t-il dit ça ? interrompit M. Weller.

– Il l’a dit.

– Eh bien ! alors je dis que le parlement aurait dû le mettre à l’amende pour avoir juré, et si le chancelier avait été un pauv' diable, on l’y aurait mis.

– Mais, mon cher monsieur, il connaissait ma discrétion… Il me disait cela en toute confiance.

– Et quoi ?

– En toute confiance.

– Ah ! très-bien, répartit M. Weller après un petit moment de réflexion. S'il se damnait en toute confiance, ça change la question.

– Nécessairement la distinction est évidente.

– Ça change la question entièrement. Continuez, monsieur.

– Non, je ne continuerai pas, reprit M. Pell d’une voix basse et sérieuse. Vous m’avez rappelé, monsieur, que c’était une conversation privée… privée et confidentielle, gentlemen. Gentlemen, je suis un homme de loi… Il est possible que je sois fort estimé dans ma profession ; il est possible que je ne le sois pas. Chacun peut le savoir ; je n’en dis rien. On a déjà fait dans cette chambre des observations injurieuses à la mémoire de mon noble ami. Vous m’excuserez, gentlemen, j’avais été imprudent… Je sens que je n’ai pas le droit de parler de cette matière sans son consentement. Je vous remercie, monsieur, de m’en avoir fait souvenir. »

M. Pell, ainsi dégagé, fourra ses mains dans ses poches, fit résonner avec une détermination terrible trois demi-pence qui s’y trouvaient, et fronça le sourcil en regardant autour de lui.

Il venait à peine d’exprimer sa vertueuse résolution, lorsque le galopin et le sac bleu, deux inséparables compagnons, se précipitèrent dans la chambre et dirent (ou du moins le galopin dit, car le sac bleu ne prit aucune part à cette annonce) que la cause allait passer à l’instant. Toute la compagnie se hâta aussitôt de traverser la rue et de faire le coup de poing pour pénétrer dans la salle, cérémonie préparatoire qui, dans les cas ordinaires, a été calculée durer de vingt-cinq à trente minutes.

M. Weller, qui était puissant, se jeta tout d’abord au milieu de la foule dans l’espérance d’arriver, à la fin, dans quelque endroit qui lui conviendrait ; mais le succès ne répondit pas entièrement à son attente, et son chapeau, qu’il avait négligé d’ôter, fut tout à coup enfoncé sur ses yeux par une personne invisible, dont il avait pesamment froissé les orteils. Cet individu regretta apparemment son impétuosité, car l’instant d’après, murmurant une indistincte exclamation de surprise, il entraîna le gros homme dans la salle, et, avec de violents efforts, le débarrassa de son chapeau.

« Samivel ! » s’écria M. Weller, quand il lui fut possible de voir la lumière.

Sam fit un signe de tête.

« Tu es un fils bien affectionné, bien soumis ? Coiffer com’ ça ton père dans sa vieillesse !

– Comment pouvais-je savoir que c’était vous ? Est-ce que vous croyez que je peux vous reconnaître au poids de votre pied ?

– Ha ! c’est vrai, Samivel, repartit M. Weller immédiatement amolli. Mais qu’est-ce que tu fais ici ? Ton gouverneur ne peut rien gagner ici, Sammy. I' ne passeront pas le verdict, Sammy ; i' ne l’ passeront pas. Et M. Weller secouait la tête avec une gravité toute judiciaire.

– Quelle vieille caboche obstinée ! s’écria Sam. Toujours avec les verdicts et les allébis, et tout ça. Qu'est-ce qui vous parle de verdicts ? »

M. Weller ne fit point de réponse, mais il secoua encore la tête avec une solennité officielle.

« Ne dandinez pas votre coloquinte comme ça, si vous ne voulez pas la démancher tout à fait, poursuivit Sam avec impatience. Comportez-vous raisonnablement. J'ai été vous chercher hier soir au marquis de Granby.

– As-tu vu la marquise de Granby ? dit M. Weller avec un soupir.

– Oui.

– Quelle mine avait la pauvre femme ?

– Fort drôle. J'imagine qu’elle se détériore graduellement avec le rhum et les autres médecines de même nature qu’elle s’administre.

– Tu crois, Sammy ? s’écria M. Weller avec un vif intérêt.

– Oui, bien sûr. »

M. Weller saisit la main de son fils, la serra, puis la laissa retomber ; et durant cette action, sa contenance ne révélait pas la crainte ni la douleur, mais reflétait plutôt la douce expression de l’espérance. Un rayon de résignation et même de contentement passa sur son visage, pendant qu’il disait :

« Je ne suis pas tout à fait sûr et certain de la chose, Sammy ; je ne veux pas trop y compter de peur d’un désappointement subséquent ; mais il me semble, mon garçon, il me semble que le berger a gagné une maladie de foie.

– A-t-il mauvaise mine ?

– Étonnamment pâle, excepté son nez qu’est plus rouge que jamais. Son appétit est médiocre ; mais il imbibe prodigieusement. »

Pendant que M. Weller prononçait ces dernières paroles, quelques idées associées avec le rhum passaient probablement dans son esprit, car son air devint triste et pensif ; mais il se remit presque aussitôt, ce qui fut attesté par tout un alphabet de clignements d’yeux, auxquels il n’avait coutume de se livrer que quand il était particulièrement satisfait.

« Allons, maintenant, arrivons à mon affaire, reprit Sam. Ouvrez-moi vos oreilles, et ne soufflez mot jusqu’à ce que j’aie fini. »

Après ce court exorde, Sam rapporta aussi succinctement qu’il le put la dernière et mémorable conversation qu’il avait eue avec M. Pickwick.

« Pauvre créature ! s’écria M. Weller. Rester là tout seul sans personne pour prendre son parti ! Ça ne se peut pas, Samivel ; ça ne se peut pas.

– Parbleu ! je savais ça avant que de venir.

– Ils le mangeraient tout cru, Sammy. » Sam témoigna par un signe qu’il était de la même opinion.

« Et s’ils ne le dévorent pas, il en sortira si bien plumé que ses propres amis ne le connaîtront pas. Un pigeon bardé n’est rien auprès, Sammy. »

Sam répéta le même signe.

« Ça ne se doit pas, Samivel, continua M. Weller gravement.

– Ça ne sera pas, dit Sam.

– Certainement non, poursuivit M. Weller.

– Eh bien ! reprit Sam, vous prophétisez comme un véritable Bât-l’âne, qui a un visage si rougeaud dans le livre à six pence.

– Qu'est-ce qu’il était, Sammy ?

– Ça ne vous fait rien ; c’était pas un cocher ; ça doit vous suffire.

– J'ai connu un palefrenier de ce nom là, dit M. Weller en réfléchissant.

– C'est pas lui ; le mien était un prophète.

– Qu'est-ce que c’est qu’un prophète ? demanda M. Weller en regardant son fils d’un air sévère.

– Eh bien ! c’est un homme qui dit ce qui doit arriver.

– Je voudrais bien le connaître, Sammy. Peut-être qui pourrait me jeter un petit brin de lumière sur cette maladie de foie dont je te parlais tout à l’heure. Quoiqu’i' n’en soit, s’il est mort, et s’il n’a laissé sa boutique à personne, voilà qu’est fini. Continue, Sammy, dit M. Weller avec un soupir.

– Eh bien ! reprit Sam, vous avez prophétisé ce qui arrivera au gouverneur s’il reste tout seul. Voyez-vous quelques moyens d’avoir soin de lui ?

– Non, Sammy, non, répondit M. Weller d’un air pensif.

– Pas de moyens du tout ?

– Non, pas un seul. À moins… Un rayon d’intelligence éclaira la contenance de M. Weller. Il réduisit sa voix au plus faible chuchotement, et, appliquant la bouche à l’oreille de sa progéniture : À moins de le faire sortir dans un matelas roulé, à l’insu du guichetier, ou de le déguiser en vieille femme avec un voile vert. »

Sam reçut ces deux suggestions avec un dédain inattendu, et répéta sur nouveaux frais sa question.

« Non, dit le vieux gentleman. S'il ne veut pas que vous y restez, je ne vois pas de moyens du tout. C'est pas une grand’ route, Sammy ; c’est pas une grand’ route.

– Eh bien ! alors, je vas vous dire ce qui en est. Je vous prierai de me prêter vingt-cinq livres sterling.

– Quel bien ça fera-t-i ça ?

– Vous inquiétez pas. Peut-être que vous me les redemanderez cinq minutes après ; peut-être que je dirai que je ne veux pas les rendre, et que je ferai l’insolent. Et vous, vous êtes capable de faire arrêter votre propre fils pour un peu d’argent. Vous êtes capable de l’envoyer en prison, père dénaturé ! »

À ces mots, le père et le fils échangèrent un code complet de signes et de gestes télégraphiques, après quoi M. Weller s’assit sur une pierre et se mit à rire si violemment qu’il en devint pourpre.

« Quelle vieille face d’image ! s’écria Sam, indigné de cette perte de temps. Qu'est-ce que vous avez besoin de vous asseoir là et de faire des grimaces comme le marteau d’une porte cochère. Est-ce que nous n’avons pas autre chose à faire ? Où est la monnaie ?

– Dans le coffre, Sam, dans le coffre, dit M. Weller, en rendant à ses traits leur expression accoutumée. Tiens mon chapeau, Sam. »

Débarrassé de cet ornement, M. Weller tordit son corps tout d’un côté, et, par un mouvement habile, parvint à insinuer sa main droite dans une poche immense, d’où il vint à bout d’extraire, après bien des efforts et des soupirs, un portefeuille grand in-octavo, fermé par une énorme courroie de cuir. Il tira de ce portefeuille une couple de mèches de fouet, trois ou quatre boucles, un petit sac d’échantillon d’avoine, et enfin un rouleau de bank-notes fort malpropres, parmi lesquelles il choisit la somme requise, qu’il tendit à Sam.

« Et maintenant, Sammy, dit-il après avoir réintégré dans le portefeuille les mèches, les boucles et le sac d’avoine, et après avoir de nouveau déposé le portefeuille dans le fond de sa grande poche ; maintenant, Sammy, je connais un gentleman qui va faire pour nous le reste de la besogne en moins de rien. C'est un suppôt de la loi, Sammy, qu’a de la cervelle, jusqu’au bout des doigts comme les grenouilles ; un ami de lord chancelier, celui qui n’aurait qu’un signe à faire pour te faire enfermer toute ta vie si i'voulait.

– Halte-là, interrompit Sam, pas de ça.

– Pas de quoi ?

– Pas de ces moyens inconstitutionnels. Après le mouvement perpétuel, les ayez sa carcasse est une des plus excellentes choses qu’on ait jamais inventées. J'ai lu ça dans les journaux très-souvent.

– Eh bien ! qu’est-ce que ça a affaire ici ?

– Voilà ; c’est que je veux favoriser l’invention et me faire mettre dedans de cette manière-là. Pas de manigances avec le chancelier ; je n’aime pas ça. Ce n’est peut-être pas bien sain, pour ce qui est d’en ressortir. »

Déférant sur ce point au sentiment de son fils, M. Weller alla retrouver M. Salomon Pell et lui communiqua son désir d’obtenir sur-le-champ une prise de corps pour la somme de vingt-cinq livres sterling et les frais, contre un certain Samuel Weller ; la dépense à ce nécessaire devant être payée d’avance à Salomon.

L'homme d’affaires était de fort bonne humeur, car son client venait de recevoir sa décharge. Il approuva hautement l’attachement de Sam pour son maître, déclara que cela lui rappelait fortement ses propres sentiments de dévouement pour son ami, le chancelier, et mena sans délai M. Weller au Temple, pour y prêter serment au sujet de la dette dont l’attestation venait d’être dressée sur place, par le petit clerc, assisté du sac bleu.

Pendant ce temps Sam ayant été formellement présenté au gentleman, qui venait d’être libéré du poids de ses dettes, et à ses amis, comme le rejeton de M. Weller, de la Belle Sauvage, fut traité avec une distinction marquée, et invité à se régaler avec eux en l’honneur de la circonstance, invitation qu’il accepta sans aucune espèce de difficulté.

La gaieté des gentlemen de cette classe est ordinairement d’un caractère grave et tranquille ; mais il s’agissait là d’une réjouissance toute particulière, et ils se relâchèrent, en proportion, de leur gravité accoutumée. Après quelques toasts assez tumultueux, en l’honneur du chef des commissaires et de M. Salomon Pell, qui venait de déployer une habileté si transcendante, un gentleman, au teint marbré de rouge, qui avait pour cravate un châle bleu, proposa de chanter. La réplique naturelle était que le gentleman au teint marbré, qui désirait une chanson, la chantât lui-même ; mais il s’y refusa fermement, et même d’un air légèrement offensé : il s’ensuivît comme cela arrive assez souvent en pareil cas, un colloque aigre-doux.

« Gentlemen, dit le client de M. Pell, plutôt que de détruire l’harmonie de cette délicieuse réunion, peut-être que M. Samuel Weller voudra bien obliger la société.

– Réellement, gentlemen, dit Sam, je ne suis pas trop dans l’habitude de chanter sans instrument ; mais faut tout faire pour une vie tranquille, comme dit le marin, quand il accepta la place de gardien du phare. »

Après ce léger prélude, M. Samuel Weller se lança tout à coup dans l’admirable légende que nous prenons la liberté d’imprimer ci-dessous, car nous pensons qu’elle n’est pas généralement connue. Nous prions les lecteurs de vouloir bien remarquer les dissyllabes qui terminent le premier et le quatrième vers, et qui, non-seulement permettent au chanteur de reprendre haleine en cet endroit, mais en outre favorisant singulièrement le mètre.

ROMANCE.

1er Couplet.

Un beau jour le hardi Turpin, ohé !

Galoppait grand train sur sa jument noire.

V'là qu’un bel évêque, en robe de moire,

Se prom’nait sur le grand chemin, ohé !

V'là Turpin qui court après le carosse,

Et qui met sa têt’ tout entièr' dedans ;

Et l’évêqu’ qui dit : « L' diable emport’ ma crosse,

Si c’ n’est pas Turpin qui m’fait voir ses dents ! »

Le chœur.

Et l’évequ’ qui dit : « L' diable emport’ ma crosse,

Si c’ n’est pas Turpin qui m’ fait voir ses dents ! »

2e Couplet.

Turpin dit : « Vous mang'rez c’mot là, ohé !

Avec un’ sauce, mon cher, d’balles de plomb. »

Alors i' tire un pistolet d’arçon

Et lui fait entrer dans la gorge, ohé !

Le cocher, qui n’aimait pas cett’ rasade,

Fouett’ ses ch'vaux et part au triple galop ;

Mais Turpin lui met quatre ball’ dans l’ dos,

Et de s’arrêter ainsi le persuade.

Le chœur, d’un ton sarcastique.

Mais Turpin lui met quatre ball’ dans l’ dos,

Et de s’arrêter ainsi le persuade.

« Je maintiens que cette chanson est personnelle à la profession, dit le gentleman au teint marbré, en l’interrompant en cet endroit. Je demande le nom de ce cocher.

– On n’a jamais pu le savoir, répliqua Sam ; vu qu’il n’avait pas sa carte dans sa poche.

– Je m’oppose à l’introduction de la politique, reprit le cocher au teint marbré. Je remarque que dans la présente compagnie cette chanson est politique, et, ce qu’est à peu près la même chose, qu’elle n’est pas vraie. Je dis que ce cocher ne s’est pas sauvé, mais qu’il est mort bravement comme un des plus grands z'héros, et je ne veux pas entendre dire le contraire. »

Comme l’orateur parlait avec beaucoup d’énergie et de décision, et comme les opinions de la compagnie paraissaient divisées à ce sujet, on était menacé de nouvelles altercations, lorsque M. Weller et M. Pell arrivèrent, fort à propos.

« Tout va bien, Sammy, dit M. Weller.

– L'officier sera ici à quatre heures, ajouta M. Pell. Je suppose que vous ne vous enfuirez pas en attendant ! ha ! ha ! ha !

– Peut-être que mon cruel papa se repentira d’ici là ? balbutia Sam, avec une grimace comique.

– Non, ma foi, dit M. Weller.

– Je vous en prie, continua Sam.

– Pour rien au monde, rétorqua l’inexorable créancier.

– Je vous ferai des billets pour vous payer six pence par mois.

– Je n’en veux pas.

– Ha ! ha ! ha ! très-bon, très-bon ! s’écria M. Salomon Pell, qui s’occupait de faire sa petite note des frais. C'est un incident fort amusant, en vérité. – Benjamin, copiez cela ; et M. Pell recommença à sourire, en faisant remarquer le total à M. Weller.

– Merci, merci, dit l’homme de loi en prenant les grasses bank-notes que le vieux cocher tirait de son portefeuille. Trois livres dix shillings et une livre dix shillings font cinq livres sterling. Bien obligé, monsieur Weller… Votre fils est un jeune homme fort intéressant. Tout à fait, monsieur, c’est un trait fort honorable de la part d’un jeune homme, tout à fait, ajouta M. Pell, en souriant fort gracieusement à la ronde, et en empochant son argent ».

– Une fameuse farce, dit M. Weller, avec un gros rire, un véritable enfant prodige.

– Prodigue, monsieur, enfant prodigue, suggéra doucement M. Pell.

– Ne vous tourmentez pas, monsieur, répliqua M. Weller, avec dignité. Je sais l’heure qu’il est, monsieur. Quand je ne la saurai pas, je vous la demanderai, monsieur. »

Lorsque l’officier arriva, Sam s’était rendu si populaire, que les gentlemen réunis à la taverne se déterminèrent à le conduire, en corps, à la prison. Ils se mirent donc en route ; le demandeur et le défendeur marchaient bras dessus bras dessous : l’officier en tête et huit puissants cochers formaient l’arrière-garde. Après s’être arrêtés au café de Sergeant’s Inn pour se rafraîchir et pour terminer tous les arrangements légaux, la procession se remit en marche.

Une légère commotion fut excitée dans Fleet-Street par l’humeur plaisante des huit gentlemen de l’arrière-garde, qui persistaient à marcher quatre de front. On décida qu’il était nécessaire de laisser en arrière le gentleman grêlé pour boxer avec un commissionnaire, et il fut convenu que ses amis le prendraient au retour. Au reste ces légers incidents furent les seuls qui arrivèrent pendant la route. Quand on fut parvenu devant la prison, la cavalcade sous la direction du demandeur, poussa trois effroyables acclamations pour le défendeur, et ne le quitta que lorsqu’il eut plusieurs fois secoué la main de chacun de ses membres.

Sam ayant été formellement remis entre les mains du gouverneur de la flotte, à l’immense surprise de Roker et du flegmatique Neddy lui-même, entra sur-le-champ dans la prison, marcha droit à la chambre de son maître, et frappa à la porte.

« Entrez, dit M. Pickwick. »

Sam parut, ôta son chapeau, et sourit.

« Ah ! Sam, mon bon garçon ! dit M. Pickwick, évidemment charmé de revoir son humble ami ; je n’avais pas l’intention de vous blesser hier par ce que je vous ai dit, mon fidèle serviteur. Posez votre chapeau, Sam, et laissez-moi vous expliquer un peu plus longuement mes idées.

– Ça ne peut-il pas attendre à tout à l’heure, monsieur ?

– Oui, certainement. Mais pourquoi pas maintenant ?

– J'aimerais mieux tout à l’heure, monsieur.

– Pourquoi donc ?

– Parce que…, dit Sam en hésitant.

– Parce que quoi ? reprit M. Pickwick, alarmé par les manières de son domestique. Parlez clairement, Sam.

– Parce que… j’ai une petite affaire qu’il faut que je fasse.

– Quelle affaire ? demanda M. Pickwick, surpris de l’air confus de Sam.

– Rien de bien conséquent, monsieur.

– Ah ! dans ce cas, dit M. Pickwick en souriant, vous pouvez m’entendre d’abord.

– J'imagine que je terminerai d’abord mon affaire, » répliqua Sam, en hésitant encore.

M. Pickwick eut l’air surpris, mais ne répondit pas.

« Le fait est, dit Sam, en s’arrêtant court.

– Eh bien ? reprit M. Pickwick, parlez donc.

– Eh bien ! le fait est, répliqua Sam avec un effort désespéré, le fait est que je ferais peut-être mieux de voir après mon lit.

– Votre lit ! s’écria M. Pickwick, plein d’étonnement.

– Oui, mon lit, monsieur ; je suis prisonnier ; j’ai été arrêté cette après-midi, pour dettes.

– Arrêté pour dettes ! s’écria M. Pickwick, en se laissant tomber sur une chaise.

– Oui, monsieur, pour dettes, et l’homme qui m’a mis ici ne m’en laissera jamais sortir, tant que vous y serez vous-même.

– Que me dites vous donc là ! »

– Ce que je dis, monsieur, je suis prisonnier, quand ça devrait durer quarante ans ! et j’en suis fort content encore ; et si vous aviez été dans Sewgate, ç'aurait été la même chose ! maintenant le gros mot est lâché, sapristi ! c’est une affaire finie ! »

En prononçant ces mots, qu’il répéta plusieurs fois avec grande violence, Sam aplatit son chapeau sur la terre, dans un état d’excitation fort extraordinaire chez lui ; puis ensuite, croisant ses bras, il regarda son maître en face et avec fermeté.

Chapitre XV. Où l’on apprend diverses petites aventures arrivées dans la prison, ainsi que la conduite mystérieuse de M. Winkle ; et où l’on voit comment le pauvre prisonnier de la chancellerie fut enfin relâché. §

M. Pickwick était trop vivement touché par l’inébranlable attachement de son domestique, pour pouvoir lui témoigner quelque mécontentement de la précipitation avec laquelle il s’était fait incarcérer, pour une période indéfinie. La seule chose sur laquelle il persista à demander une explication, c’était le nom du créancier de Sam ; mais celui-ci persévéra également à ne point le dire.

« Ça ne servirait de rien, monsieur, répétait-il constamment. C'est une créature malicieuse, rancunière, avaricieuse, vindicative, avec un cœur qu’il n’y a pas moyen de toucher, comme observait le vertueux vicaire au gentleman hydropique, qui aimait mieux laisser son bien à sa femme, que de bâtir une chapelle avec.

– En vérité, Sam, la somme est si petite qu’il serait fort aisé de la payer ; et puisque je me suis décidé à vous garder avec moi, vous devriez faire attention que vous me seriez beaucoup plus utile si vous pouviez aller au dehors.

– Je vous suis bien obligé, monsieur, mais je ne voudrais pas.

– Qu'est-ce que vous ne voudriez pas, Sam ?

– Je ne voudrais pas m’abaisser à demander une faveur à cet ennemi sans pitié.

– Mais ce n’est pas lui demander une faveur que de lui offrir son argent.

– Je vous demande pardon, monsieur, ce serait une grande faveur de le payer, et il n’en mérite pas. Voilà l’histoire, monsieur. »

En cet endroit, M. Pickwick frottant son nez avec un air de vexation, Sam jugea qu’il était prudent de changer de thème. « Monsieur, dit-il, je prends ma détermination par principe, comme vous prenez la vôtre, ce qui me rappelle l’histoire de l’homme qui s’est tué par principe. Vous le savez nécessairement, monsieur ! » Ici Sam s’arrêta de parler, et du coin de l’œil gauche jeta à son maître un regard comique.

« Il n’y a pas de nécessité là-dedans, Sam, dit M. Pickwick, en se laissant aller graduellement à sourire, malgré le déplaisir que lui avait causé l’obstination de Sam. La renommée du gentleman en question n’est jamais venue à mes oreilles.

– Jamais, monsieur ? Vous m’étonnez, monsieur ; il était employé dans les bureaux du gouvernement.

– Ah ! vraiment ?

– Oui, monsieur ; et c’était un gentleman fort agréable encore ; un de l’espèce soigneuse et méthodique, qui fourrent leurs pieds dans leurs claques, quand il fait humide, et qui n’ont jamais d’autre ami près de leur cœur qu’une peau de lièvre. Il faisait des économies par principe ; mettait une chemise blanche tous les jours, par principe ; ne parlait jamais à aucun de ses parents, par principe, de peur qu’ils ne lui empruntassent de l’argent ; enfin c’était réellement un caractère tout à fait agréable. Il faisait couper ses cheveux tous les quinze jours, par principe, et s’abonnait chez son tailleur, suivant le principe économique : trois vêtements par an, et renvoyer les anciens. Comme c’était un gentleman très régulier, il dînait tous les jours au même endroit, à trente-trois pence par tête, et il en prenait joliment pour ses trente-trois pence. L'hôte le disait bien ensuite, en versant de grosses larmes, sans parler de la manière dont il attisait le feu dans l’hiver, ce qui était une perte sèche de quatre pence et demi par jour, outre la vexation de le voir faire. Avec ça il était si long à lire les journaux : « Le Morning-Post après le gentleman, » disait-il tous les jours en arrivant. « Voyez pour le Times, Thomas. Apportez-moi le Morning-Herald, quand il sera libre. N'oubliez pas de demander le Chronicle, et donnez-moi l’Advertiser. » Alors il appliquait ses yeux sur l’horloge, et il sortait un quart de minute, juste avant le temps, pour enlever le papier du soir au gamin qui l’apportait, et puis il se mettait à le lire avec tant d’intérêt et de persévérance, qu’il réduisait les autres habitués au désespoir et à la rage, surtout un petit vieux très colère, que le garçon était toujours obligé de surveiller de près, dans ces moments-là, de peur qu’il ne se porta à quelque excès avec le couteau à découper. Eh bien ! monsieur, il restait là, occupant la meilleure place, pendant trois heures, et ne prenant jamais rien après son dîner qu’un petit somme ; et ensuite, il s’en allait au café à côté, et il avalait une petite tasse de café et quatre crumpets55 ; après quoi il rentrait à Kensington et se mettait au lit. Une nuit il se trouve mal. Le docteur vient dans un coupé vert, avec une espèce de marchepied à la Robinson Crusoé, qu’il pouvait baisser et relever après lui quand il voulait, pour que le cocher ne soit pas obligé de descendre, et ne laisse pas voir au public qu’il n’a qu’un habit de livrée et pas de culottes pareilles. Bien. « Qu'est-ce que vous avez ? dit le docteur. – Ça va très-mal, dit le patient. – Qu'est-ce que vous avez mangé ? dit le docteur. – Du veau rôti, dit le patient. – Quelle est la dernière chose que vous avez dévorée ? dit le docteur. – Des crumpets, dit le patient. – C'est ça, dit le docteur. Je vais vous envoyer une boîte de pilules sur-le-champ, et n’en prenez plus, dit-il. – Plus de quoi, dit le patient ? des pilules ? – Non pas, des crumpets, dit le docteur. – Pourquoi ? dit le patient en se levant sur son séant. J'en mange quatre tous les soirs depuis quinze ans, par principe. – Vous ferez bien d’y renoncer, par principe, dit le docteur. – C'est un gâteau très-sain, monsieur dit le patient. – C'est un gâteau très-malsain, dit le docteur avec colère. – Mais ça revient si bon marché, dit le patient en baissant un peu la voix, et ça remplit si bien l’estomac pour le prix. – C'est trop cher pour vous, n’importe à quel prix, dit le docteur. Trop cher, quand on vous payerait pour en manger. Quatre crumpets par soirée ! dit-il : ça ferait votre affaire en six mois. » Le patient le regarda en face, pendant quelque temps, et à la fin, il lui dit, après avoir bien ruminé : « Êtes-vous sûr de ça, monsieur ? – J'en mettrais ma réputation au feu, dit le docteur. – Combien pensez-vous qu’il en faudrait pour me tuer, en une fois ? dit le patient. – Je ne sais pas, dit le docteur. – Pensez-vous que si j’en mangeais pour trois francs, ça me tuerait ? dit le patient. – C'est possible, dit le docteur. – Pour trois francs soixante-quinze, ça ne me manquerait pas, je suppose ? dit le patient. – Certainement, dit le docteur. – Très-bien, dit le patient. Bonsoir. » Le lendemain il se lève, fait allumer son feu, envoie chercher pour trois francs soixante-quinze de crumpets, les fait rôtir toutes, les mange et se brûle la cervelle.

– Eh pourquoi fit-il cela ? demanda brusquement M. Pickwick, affecté au plus haut point, par le dénoûment tragique de la narration.

– Pourquoi, monsieur ? pour prouver son grand principe, que les crumpets sont une nourriture saine, et pour faire voir qu’il ne voulait se laisser mener par personne. »

C'est par de tels artifices oratoires que Sam éluda les questions de son maître, pendant le premier soir de sa résidence à la flotte. À la fin, voyant que toute remontrance était inutile M. Pickwick consentit, quoiqu’avec regret, à ce qu’il se logeât, à tant la semaine, chez un savetier chauve qui occupait une petite chambre dans l’une des galeries supérieures. Sam porta dans cet humble appartement, un matelas, une couverture et des draps loués à M. Roker, et lorsqu’il s’étendit sur ce lit improvisé, il y était aussi à son aise que s’il avait été élevé dans la prison, et que toute sa famille y eût végété depuis trois générations.

« Fumez-vous toujours après que vous êtes couché, vieux coq ? demanda Sam à son hôte, lorsque l’un et l’autre se furent placés horizontalement pour la nuit.

– Oui, toujours, jeune cochinchinois, répondit le savetier.

– Voulez-vous me permettre de vous demander pourquoi vous faites votre lit sous la table ?

– Parce que j’ai toujours été z'habitué à un baldaquin, avant de venir ici, et je trouve que la table fait juste le même effet.

– Vous avez un fameux caractère, monsieur56, dit Sam.

– Je n’en sais rien, répondit le savetier, en secouant la tête ; mais si vous voulez en trouver un bon, je crains que vous n’ayez de la peine dans cet établissement ici. »

Pendant ce dialogue, Sam était étendu sur son matelas, à une extrémité de la chambre, et le savetier sur le sien, à l’autre extrémité. L'appartement était illuminé par la lumière d’une chandelle, et par la pipe du savetier qui luisait sous la table comme un charbon ardent. Toute courte qu’eût été cette conversation, elle avait singulièrement prédisposé Sam en faveur de son hôte. En conséquence il se souleva sur son coude, et se mit à l’examiner plus soigneusement qu’il n’avait eu jusqu’alors le temps, ou l’envie de le faire.

C'était un homme blême, tous les savetiers le sont. Il avait une barbe rude et hérissée, tous les savetiers l’ont ainsi ; son visage était un drôle de chef-d’œuvre, tout contourné, tout raboteux, mais où régnait un air de bonne humeur, et dont les yeux devaient avoir eu une fort joyeuse expression, car ils jetaient encore des étincelles. Le savetier avait soixante ans d’âge, et Dieu sait combien de prison, de sorte qu’il était assez singulier de découvrir encore en lui quelque chose qui approchât de la gaieté. C'était un petit homme ; et comme il était replié dans son lit, il paraissait à peu près aussi long qu’il aurait dû l’être, s’il n’avait point eu de jambes. Il tenait dans sa bouche une grosse pipe rouge, et, tout en fumant, il envisageait la chandelle avec une béatitude véritablement digne d’envie.

« Y a-t-il longtemps que vous êtes ici ? lui demanda Sam, après un silence de quelques minutes.

– Douze ans, répondit le savetier en mordant, pour parler, le bout de sa pipe.

– Pour mépris envers la cour de chancellerie ? » demanda Sam.

Le savetier fit un signe affirmatif.

« Eh bien ! alors, reprit Sam avec mécontentement, pourquoi vous embourbez-vous dans votre obstination, à user votre précieuse vie ici, dans cette grande fondrière ? Pourquoi ne cédez-vous pas, et ne dites-vous pas au chancelier que vous êtes fâché d’avoir manqué de respect à la cour, et que vous ne le ferez plus ? »

Le savetier mit sa pipe dans le coin de sa bouche, pour sourire, et la ramena ensuite à sa place, mais ne répondit rien.

« Pourquoi ? reprit Sam avec plus de force.

– Ah ! dit le savetier, vous n’entendez pas bien ces affaires-là. Voyons, qu’est-ce que vous supposez qui m’a ruiné ?

– Eh !… fit Sam, en mouchant la chandelle, je suppose que vous avez fait des dettes pour commencer ?

– Je n’ai jamais dû un liard ; devinez encore.

– Eh bien ! peut-être que vous avez acheté des maisons, ce qui veut dire devenir fou en langage poli ; ou bien que vous vous êtes mis à bâtir, ce qu’on appelle être incurable, en langage médical. »

Le savetier secoua la tête et dit : « Essayez encore.

– J'espère que vous ne vous êtes pas amusé à plaider ? poursuivit Sam, d’un air soupçonneux.

– C'est pas dans mes mœurs. Le fait est que j’ai été ruiné pour avoir fait un héritage.

– Allons ! allons ! ça ne prendra pas. Je voudrais bien avoir un riche ennemi qui tramerait ma destruction de cette manière-là. Je me laisserais faire.

– Ah ! j’étais sûr que vous ne me croiriez pas, dit le savetier, en fumant sa pipe avec une résignation philosophique. J'en ferais autant à votre place. C'est pourtant vrai malgré ça.

– Comment ça se peut-il ? demanda Sam, déjà à moitié convaincu par l’air tranquille du savetier.

– Voilà comment. Un vieux gentleman, pour qui je travaillais dans la province, et dont j’avais épousé une parente (elle est morte, grâce à Dieu ! puisse-t-il la bénir !) eut une attaque et s’en alla.

– Où ? demanda Sam qui, après les nombreux événements de la soirée, était un peu endormi.

– Est-ce que je puis savoir ça ? répondit le savetier, en parlant à travers son nez, pour mieux jouir de sa pipe. Il mourut.

– Ah ! bien ! Et ensuite ?

– Ensuite, il laissa cinq mille livres sterling.

– C'était bien distingué de sa part.

– Il me laissa mille livres à moi, parce que j’avais épousé une de ses parentes, voyez-vous.

– Très-bien, murmura Sam.

– Et étant entouré d’un grand nombre de nièces et de neveux, qui étaient toujours à se disputer, il me fit son exécuteur et me chargea de diviser le reste entre eux, comme fidéi-commissaire.

– Qu'est-ce que vous entendez par-là, demanda Sam, en se réveillant un peu. Si ce n’est pas de l’argent comptant, à quoi ça sert-il ?

– C'est un terme de loi qui veut dire qu’il avait confiance en moi.

– Je ne crois pas ça, répartit Sam en hochant la tête ; il n’y a guère de confiance dans cette boutique-là. Mais c’est égal ; marchez.

– Pour lors, dit le savetier ; comme j’allais faire enregistrer le testament, les nièces et les neveux, qui étaient furieux de ne pas avoir tout l’argent, s’y opposent par un caveat.

– Qu'est-ce que c’est que ça ?

– Un instrument légal. Comme qui dirait : halte-là !

– Je vois ; un parent du ayez sa carcasse. Ensuite ?

– Ensuite, voyant qu’ils ne pouvaient pas s’entendre entre eux sur l’exécution du testament, ils retirent le caveat et je paye tous les legs. À peine si j’avais fait tout cela, quand voilà un neveu qui demande l’annulation du testament. L'affaire se plaide quelques mois après devant un vieux gentleman sourd, dans une petite chambre à côté du cimetière de Saint-Paul ; et après que quatre avocats ont passé chacun une journée à embrouiller l’affaire, il passe une semaine ou deux à réfléchir sur les pièces qui faisaient six gros volumes, et il donne son jugement comme quoi le testateur n’avait pas le cerveau bien solide, et comme quoi je dois payer de nouveau tout l’argent, avec tous les frais. J'en appelle. L'affaire vient devant trois ou quatre gentlemen très-endormis, qui l’avaient déjà entendue dans l’autre cour, où ils sont des avocats sans cause. La seule différence, c’est que dans l’autre cour on les appelait les délégués, et que dans cette cour-ci, on les appelle docteurs : tâchez de comprendre ça. Bien : ils confirment très-respectueusement la décision du vieux gentleman sourd. Mon homme de loi avait eu depuis longtemps tout mon argent, tellement qu’entre le principal, comme ils appellent ça, et les frais, je suis ici pour dix mille livres sterling, et j’y resterai à raccommoder des souliers jusqu’à ce que je meure. Quelques gentlemen ont parlé de porter la question devant le parlement, et je crois bien qu’ils l’auraient fait ; seulement ils n’avaient pas le temps de venir me voir, et je ne pouvais pas aller leur parler, et ils se sont ennuyés de mes longues lettres, et ils ont abandonné l’affaire, et tout ceci, c’est la vérité devant Dieu, sans un mot de suppression ni d’exagération, comme le savent très-bien cinquante personnes tant ici que dehors. »

Le savetier s’arrêta pour voir quel effet son histoire avait produit sur Sam. Il s’était endormi. Le savetier secoua la cendre de sa pipe, la posa par terre à côté de lui, soupira, tira sa couverture sur sa tête, et s’endormit aussi.

Le lendemain matin, Sam étant activement engagé à polir les souliers de son maître et à brosser ses guêtres noires, dans la chambre du savetier, M. Pickwick se trouvait seul, à déjeuner, lorsqu’un léger coup fut frappé à sa porte. Avant qu’il eût eu le temps de crier entrez ! il vit apparaître une tête chevelue et une calotte de velours de coton, articles d’habillement qu’il n’eut pas de peine à reconnaître comme la propriété personnelle de M. Smangle.

« Comment ça va-t-il ? demanda ce vertueux personnage, en accompagnant cette question de deux ou trois signes de tête. Attendez-vous quelqu’un ce matin ? Il y a trois gentlemen, des gaillards diablement élégants, qui demandent après vous, en bas, et qui frappent à toutes les portes. Aussi ils sont joliment rembarrés par les pensionnaires qui prennent la peine de leur ouvrir.

– Mais à quoi pensent-ils donc ! dit M. Pickwick, en se levant. Oui, ce sont sans doute quelques amis que j’attendais plutôt hier.

– Des amis à vous ! s’écria Smangle, en saisissant M. Pickwick par la main. En voilà assez, Dieu me damne ! dès ce moment ils sont mes amis, et ceux de Mivins aussi : « Diablement agréable et distingué, cet animal de Mivins, hein ? » dit M. Smangle avec grande sensibilité.

– Véritablement, répondit M. Pickwick avec hésitation, je connais si peu ce gentleman que…

– Je le sais, interrompit Smangle, en lui frappant sur l’épaule. Vous le connaîtrez mieux quelque jour ; vous en serez charmé. Cet homme-là, monsieur, poursuivit Smangle, avec une contenance solennelle, a des talents comiques qui feraient honneur au théâtre de Drury-Lane.

– En vérité ?

– Oui, de par Jupiter ! Si vous l’entendiez quand il fait les quatre chats dans un tonneau ! Ce sont bien quatre chats distincts, je vous en donne ma parole d’honneur. Vous voyez comme c’est spirituel ? Dieu me damne ! on ne peut pas s’empêcher d’aimer un homme qui a un talent pareil. Il n’a qu’un seul défaut, cette petite faiblesse dont je vous ai prévenu, vous savez ? »

Comme, en cet endroit, M. Smangle dandina sa tête d’une manière confidentielle et sympathisante, M. Pickwick sentit qu’il devait dire quelque chose : « Ah ! fit-il, en conséquence, et il regarda avec impatience vers la porte.

– Ah ! répéta M. Smangle, avec un profond soupir ; cet homme-là, monsieur, c’est une délicieuse compagnie ; je ne connais pas de meilleure compagnie. Il n’a que ce petit défaut ; si l’ombre de son grand-père lui apparaissait, il ferait une lettre de change sur papier timbré, et le prierait de l’endosser.

– Pas possible ! s’écria M. Pickwick.

– Oui, ajouta M. Smangle ; et s’il avait le pouvoir de l’évoquer une seconde fois, il l’évoquerait au bout de deux mois et trois jours, pour renouveler son billet.

– Ce sont-là des traits fort remarquables, dit M. Pickwick ; mais pendant que nous causons ici, j’ai peur que mes amis ne soient fort embarrassés pour me trouver.

– Je vais les amener, répondit Smangle en se dirigeant vers la porte. Adieu, je ne vous dérangerai point pendant qu’ils seront ici… À propos… »

En prononçant ces deux derniers mots, Smangle s’arrêta tout à coup, referma la porte, qu’il avait à moitié ouverte, et en retournant sur la pointe du pied près de M. Pickwick, lui dit tout bas à l’oreille :

« Vous ne pourriez pas, sans vous gêner, me prêter une demi-couronne jusqu’à la fin de la semaine prochaine ? »

M. Pickwick put à peine s’empêcher de sourire ; cependant il parvint à conserver sa gravité, tira une demi-couronne, et la plaça dans la main de M. Smangle. Celui-ci, après un grand nombre de clignements d’œil, qui impliquaient un profond mystère, disparut pour chercher les trois étrangers, avec lesquels il revint bientôt après. Alors ayant toussé trois fois, et fait à M. Pickwick autant de signes de tête, comme une assurance qu’il n’oublierait pas sa dette, il donna des poignées de main à toute la compagnie, d’une manière fort engageante, et se retira.

« Mes chers amis, dit M. Pickwick en pressant alternativement les mains de M. Tupman, de M. Winkle et de M. Snodgrass, qui étaient les trois visiteurs en question ; je suis enchanté de vous voir. »

Le triumvirat était fort affecté. M. Tupman branla la tête d’un air éploré ; M. Snodgrass tira son mouchoir, avec une émotion visible ; M. Winkle se retira à la fenêtre, et renifla tout haut.

« Bonjour gentlemen, dit Sam, qui entrait en ce moment avec les souliers et les guêtres. Plus de mérancolie, comme disait l’écolier quand la maîtresse de pension mourut. Soyez les bienvenus à la prison, gentlemen.

– Ce fou de Sam, dit M. Pickwick en lui tapant sur la tête, pendant qu’il s’agenouillait pour boutonner les guêtres de son maître, ce fou de Sam, qui s’est fait arrêter pour rester avec moi !

– Quoi ! s’écrièrent les trois amis.

– Oui, gentlemen, dit Sam, je suis… Tenez-vous tranquille, monsieur, s’il vous plaît… Je suis prisonnier, gentlemen. Me voilà confiné57, comme disait la petite dame.

– Prisonnier, s’écria M. Winkle avec une véhémence inconcevable.

– Ohé, monsieur ? reprit Sam, en levant la tête ; qu’est-ce qu’il y a, monsieur ?

– J'avais espéré Sam, que… C'est-à-dire… Rien, rien, » répondit M. Winkle précipitamment.

Il y avait quelque chose de si brusque et de si égaré dans les manières de M. Winkle, que M. Pickwick regarda involontairement ses deux amis, comme pour leur demander une explication.

« Nous n’en savons rien, dit M. Tupman, en réponse à ce muet appel. Il a été fort agité ces deux jours-ci, et tout à fait différent de ce qu’il est ordinairement. Nous craignions qu’il n’eût quelque chose, mais il le nie résolûment.

– Non, non, dit M. Winkle en rougissant sous le regard de M. Pickwick, je n’ai vraiment rien, je vous assure que je n’ai rien, mon cher monsieur ; seulement je serai obligé de quitter la ville, pendant quelque temps, pour une affaire privée, et j’avais espéré que vous me permettriez d’emmener Sam. »

La physionomie de M. Pickwick exprima encore plus d’étonnement.

« Je pense, balbutia M. Winkle, que Sam ne s’y serait pas refusé ; mais évidemment cela devient impossible, puisqu’il est prisonnier ici. Je serai donc obligé d’aller tout seul. »

Pendant que M. Winkle disait ceci, M. Pickwick sentit, avec quelque étonnement, que les doigts de Sam tremblaient en attachant ses guêtres, comme s’il avait été surpris ou ému. Quand M. Winkle eut cessé de parler, Sam leva la tête pour le regarder, et quoique le coup d’œil qu’ils échangèrent ne dura qu’un instant, ils eurent l’air de s’entendre.

« Sam, dit vivement M. Pickwick, savez-vous quelque chose de ceci ?

– Non monsieur, répliqua Sam, en recommençant à boutonner avec une assiduité extraordinaire.

– En êtes-vous sûr, Sam ?

– Eh ! mais, monsieur, je suis bien sûr que je n’ai jamais rien entendu sur ce sujet, jusqu’à présent. Si je fais quelques conjectures là-dessus, ajouta Sam, en regardant M. Winkle, je n’ai pas le droit de dire ce que c’est, de peur de me tromper.

– Et moi je n’ai pas le droit de m’ingérer davantage dans les affaires d’un ami, quelque intime qu’il soit, reprit M. Pickwick, après un court silence. À présent je dirai seulement que je n’y comprends rien du tout. Mais en voilà assez là-dessus. »

M. Pickwick s’étant ainsi exprimé, amena la conversation sur un autre sujet, et M. Winkle parut graduellement plus à son aise, quoiqu’il fût encore loin de l’être tout à fait. Cependant nos amis avaient tant de choses à se dire, que la matinée s’écoula rapidement. Vers trois heures, Sam posa sur une petite table un gigot de mouton et un énorme pâté, sans parler de plusieurs plats de légumes et de force pots de porter, qui se promenaient sur les chaises et sur les canapés. Quoique ce repas eût été acheté et dressé dans une cuisine voisine de la prison, chacun se montra disposé à y faire honneur.

Au porter succédèrent une bouteille ou deux d’excellent vin, pour lequel M. Pickwick avait dépêché un exprès au café de la Corne, dans Doctors’ Common. Pour dire la vérité, la bouteille ou deux pourraient être plus convenablement énoncées comme une bouteille ou six, car avant qu’elles fussent bues et le thé achevé, la cloche commença à sonner pour le départ des étrangers.

Si la conduite de M. Winkle avait été inexplicable dans la matinée, elle devint tout à fait surnaturelle, lorsqu’il se prépara à prendre congé de son ami, sous l’influence des bouteilles vidées. Il resta en arrière jusqu’à ce que MM. Tupman et Snodgrass eussent disparu, et alors, saisissant la main de M. Pickwick, avec une physionomie où le calme d’une résolution désespérée se mêlait effroyablement avec la quintessence de la tristesse :

« Bonsoir, mon cher monsieur, lui dit-il entre ses dents jointes.

– Dieu vous bénisse, mon cher garçon ! répliqua M. Pickwick, en serrant avec chaleur la main de son jeune ami.

– Allons donc ! cria M. Tupman de la galerie.

– Oui, oui, sur-le-champ, répondit M. Winkle. Bonsoir !

– Bonsoir, » dit M. Pickwick.

Un autre bonsoir fut échangé, puis un autre, puis une demi-douzaine d’autres, et cependant M. Winkle tenait encore solidement la main du philosophe, et considérait son visage avec la même expression extraordinaire.

« Vous serait-il arrivé quelque chose ? lui demanda à la fin M. Pickwick, lorsqu’il eut le bras fatigué de secousses.

– Non, non.

– Eh bien ! alors, bonsoir, reprit-il en essayant de dégager sa main.

– Mon ami, mon bienfaiteur, mon respectable mentor, murmura M. Winkle en le saisissant par le poignet ; ne me jugez pas sévèrement, et lorsque vous apprendrez à quelles extrémités des obstacles insurmontables…

– Allons donc ! dit M. Tupman, en reparaissant à la porte. Si vous ne venez pas, nous allons être enfermés ici !

–Oui, oui ; je suis prêt, » répliqua M. Winkle, et par un violent effort il s’arracha de la chambre de M. Pickwick.

Notre philosophe le suivait des yeux le long du corridor, dans un muet étonnement, lorsque Sam parut au haut de l’escalier, et chuchota un instant à l’oreille de M. Winkle.

« Oh ! certainement, comptez sur moi, répondit tout haut celui-ci.

– Merci, monsieur. Vous ne l’oublierez pas, monsieur ?

– Non, assurément.

– Bonne chance, monsieur, dit Sam, en touchant son chapeau. J'aurais beaucoup aimé aller avec vous, monsieur ; mais naturellement le gouverneur avant tout.

– Vous avez raison, cela vous fait honneur, dit M. Winkle ; » et en parlant ainsi, les interlocuteurs descendaient l’escalier et disparaissaient.

« C'est très-extraordinaire ! pensa M. Pickwick, en rentrant dans sa chambre et en s’asseyant près de sa table dans une attitude réfléchie. Qu'est-ce que ce jeune homme peut aller faire ? »

Il y avait quelque temps qu’il ruminait sur cette idée, lorsque la voix de Roker, le guichetier, demanda s’il pouvait entrer.

« Certainement, dit M. Pickwick.

– Je vous ai apporté un traversin plus doux, monsieur, en place du provisoire que vous aviez la nuit dernière.

– Je vous remercie. Voulez-vous prendre un verre de vin ?

– Vous êtes bien bon, monsieur, répliqua M. Roker en acceptant le verre. À la vôtre, monsieur.

– Bien obligé.

– Je suis fâché de vous apprendre que votre propriétaire n’est pas très-bien portant ce soir, monsieur, dit le guichetier, en inspectant la bordure de son chapeau, avant de le remettre sur sa tête.

– Quoi ! le prisonnier de la chancellerie ? s’écria M. Pickwick.

– Il ne sera pas longtemps prisonnier de la chancellerie, monsieur, répliqua Roker, en tournant son chapeau, de manière à pouvoir lire le nom du chapelier.

– Vous me faites frissonner, reprit M. Pickwick. Qu'est-ce que vous voulez dire !

– Il y a longtemps qu’il est poitrinaire, et il avait bien de la peine à respirer cette nuit. Depuis plus de six mois, le docteur nous dit que le changement d’air pourrait seul le sauver.

– Grand Dieu ! s’écria M. Pickwick, cet homme a-t-il été lentement assassiné par la loi, durant six mois ?

– Je ne sais pas ça, monsieur, repartit Roker, en pesant son chapeau par les bords dans ses deux mains ; je suppose qu’il serait mort de même partout ailleurs. Il est allé à l’infirmerie ce matin. Le docteur dit qu’il faut soutenir ses forces autant que possible, et le gouverneur lui envoie du vin et du bouillon de sa maison. Ce n’est pas la faute du gouverneur, monsieur.

– Non, sans doute, répliqua promptement M. Pickwick.

– Malgré cela, reprit Roker en hochant la tête, j’ai peur que tout ne soit fini pour lui. J'ai offert à Neddy, tout à l’heure, de lui parier une pièce de vingt sous contre une de dix, qu’il n’en reviendrait pas, mais il n’a pas voulu tenir le pari, et il a bien fait. Je vous remercie, monsieur. Bonne nuit, monsieur.

– Attendez, dit M. Pickwick avec chaleur, où est l’infirmerie ?

– Juste au-dessous de votre chambre, monsieur, je vais vous la montrer si vous voulez. »

M. Pickwick saisit son chapeau sans parler et suivit immédiatement le guichetier.

Celui-ci le conduisit en silence, et levant doucement le loquet de la porte de l’infirmerie, lui fit signe d’entrer. C'était une grande chambre nue, désolée, où il y avait plusieurs lits de fer ; l’un d’eux contenait l’ombre d’un homme maigre, pâle, cadavéreux. Sa respiration était courte et oppressée : à chaque minute il gémissait péniblement. Au chevet du lit était assis un petit vieux, portant un tablier de savetier, et qui, à l’aide d’une paire de lunettes à monture de corne, lisait tout haut un passage de la bible. C'était l’heureux légataire.

Le malade posa sa main sur le bras du vieillard et lui fit signe de s’arrêter. Celui-ci ferma le livre et le plaça sur le lit.

« Ouvrez la fenêtre, » dit le malade.

Elle fut ouverte, et le roulement des charrettes et des carrosses, les cris des hommes et des enfants, tous les bruits affairés d’une puissante multitude, pleine de vie et d’occupations, pénétrèrent aussitôt dans la chambre, confondus en un profond murmure. Par-dessus, s’élevaient de temps en temps quelques éclats de rire joyeux ou quelques lambeaux de chansons comiques, qui se perdaient ensuite parmi le tumulte des voix et des pas, sourds mugissements des flots agités de la vie, qui roulaient pesamment au dehors.

Dans toutes les situations, ces sons confus et lointains paraissent mélancoliques à celui qui les écoute de sang-froid, mais combien plus à celui qui veille auprès d’un lit de mort !

« Il n’y a pas d’air ici, dit le malade d’une voix faible. Ces murs le corrompent. Il était frais à l’entour quand je m’y promenais, il y a bien des années, mais en entrant dans la prison il devient chaud et brûlant… Je ne puis plus le respirer.

– Nous l’avons respiré ensemble pendant longtemps, dit le savetier. Allons, allons, patience ! »

Il se fit un court silence pendant lequel les deux spectateurs s’approchèrent du lit. Le malade attira sur son lit la main de son vieux camarade de prison et la retint serrée avec affection, dans les siennes.

« J'espère, bégaya-t-il ensuite d’une voix entrecoupée et si faible que ses auditeurs se penchèrent sur son lit pour recueillir les sons à demi formés qui s’échappaient de ses lèvres livides ; j’espère que mon juge plein de clémence n’oubliera pas la punition que j’ai soufferte sur terre. Vingt années, mon ami, vingt années dans cette hideuse tombe ! Mon cœur s’est brisé, quand mon enfant est morte, et je n’ai pas même pu l’embrasser dans sa petite bière ! Depuis lors, au milieu de tous ces bruits et de ces débauches, ma solitude a été terrible. Que Dieu me pardonne ! il a vu mon agonie solitaire et prolongée ! »

Après ces mots, le vieillard joignit les mains et murmura encore quelque chose, mais si bas qu’on ne pouvait l’entendre, puis il s’endormit. Il ne fit que s’endormir d’abord, car les assistants le virent sourire.

Pendant quelques minutes ils parlèrent entre eux, à voix basse, mais le guichetier s’étant courbé sur le traversin se releva précipitamment. « Ma foi ! dit-il, le voilà libéré à la fin. »

Cela était vrai. Mais durant sa vie il était devenu si semblable à un mort, qu’on ne sut point dans quel instant il avait expiré.

Chapitre XVI. Où l’on décrit une entrevue touchante entre M. Samuel Weller et sa famille. M. Pickwick fait le tour du petit monde qu’il habite, et prend la résolution de ne s’y mêler, à l’avenir, que le moins possible. §

Quelques matinées après son incarcération, Sam ayant arrangé la chambre de son maître avec tout le soin possible, et ayant laissé le philosophe confortablement assis près de ses livres et de ses papiers, se retira pour employer une heure ou deux le mieux qu’il pourrait. Comme la journée était belle, il pensa qu’une pinte de porter, en plein air, pourrait embellir son existence, aussi bien qu’aucun autre petit amusement dont il lui serait possible de se régaler.

Étant arrivé à cette conclusion, il se dirigea vers la buvette, acheta sa bière, obtint en outre un journal de l’avant-veille, se rendit à la cour du jeu de quilles, et, s’asseyant sur un banc, commença à s’amuser d’une manière très-méthodique.

D'abord il but un bon coup de bière, et levant les yeux vers une croisée, lança un coup d’œil platonique à une jeune lady qui y était occupée à peler des pommes de terre ; ensuite il ouvrit le journal et le plia de manière à mettre au-dessus le compte rendu des tribunaux ; mais comme ceci est une œuvre difficile, surtout quand il fait du vent, il prit un autre coup de bière aussitôt qu’il en fut venu à bout. Alors il lut deux lignes du journal, et s’arrêta pour contempler deux individus qui finissaient une partie de paume. Lorsqu’elle fut terminée, il leur cria : Très-bien, d’une manière encourageante, puis regarda tout autour de lui pour savoir si le sentiment des spectateurs coïncidait avec le sien. Ceci entraînait la nécessité de regarder aussi aux fenêtres ; et comme la jeune lady était encore à la sienne, ce n’était qu’un acte de pure politesse de cligner de l’œil de nouveau et de boire à sa santé, en pantomime, un autre coup de bière. Sam n’y manqua pas ; puis ayant hideusement froncé ses sourcils à un petit garçon qui l’avait regardé faire avec des yeux tout grands ouverts, il se croisa les jambes, et, tenant le journal à deux mains, commença à lire sérieusement.

À peine s’était-il recueilli dans l’état d’abstraction nécessaire, quand il crut entendre qu’on l’appelait dans le lointain. Il ne s’était pas trompé, car son nom passait rapidement de bouche en bouche, et peu de secondes après l’air retentissait des cris de : Weller ! Weller !

« Ici, beugla Sam, d’une voix de Stentor. Qu'est-ce qu’il y a ? Qu'est-ce qu’a besoin de lui ? Est-ce qu’il est venu un exprès pour lui dire que sa maison de campagne est brûlée ?

– On vous demande au parloir, dit un homme en s’approchant.

– Merci, mon vieux, répondit Sam. Faites un brin attention à mon journal et à mon pot ici, s’il vous plaît. Je reviens tout de suite. Dieu me pardonne ! si on m’appelait à la barre du tribunal, on ne pourrait pas faire plus de bruit que cela. »

Sam accompagna ces mots d’une légère tape sur la tête du jeune gentleman ci-devant cité, lequel, ne croyant pas être si près de la personne demandée, criait Weller ! de tous ses poumons ; puis il traversa la cour, et, montant les marches quatre à quatre, se dirigea vers le parloir. Comme il y arrivait, la première personne qui frappa ses regards fut son cher père, assis au bout de l’escalier, tenant son chapeau dans sa main et vociférant Weller ! de toutes ses forces, de demi-minute en demi-minute.

« Qu'est-ce que vous avez à rugir ? demanda Sam impétueusement, quand le vieux gentleman se fut déchargé d’un autre cri. Vous voilà d’un si beau rouge que vous avez l’air d’un souffleur de bouteilles en colère ; qu’est-ce qu’il y a ?

– Ah ! répliqua M. Weller. Je commençais à craindre que tu n’aies été faire un tour au parc, Sammy.

– Allons ! reprit Sam, n’insultez pas comme cela la victime de votre avarice. Ôtez-vous de cette marche. Pourquoi êtes-vous assis là ? Ce n’est pas mon appartement.

– Tu vas voir une fameuse farce, Sammy, dit M. Weller en se levant.

– Attendez une minute, dit Sam. Vous êtes tout blanc par derrière.

– Tu as raison, Sammy : ôte cela, répliqua M. Weller pendant que son fils l’époussetait. Ça pourrait passer pour une personnalité de se montrer ici avec un habit blanchi à la chaux58. »

Comme M. Weller montrait, en parlant ainsi, des symptômes non équivoques d’un prochain accès de rire, Sam se hâta de l’arrêter.

« Tenez-vous tranquille, lui dit-il. Je n’ai jamais vu un grimacier comme ça. Qu'est-ce que vous avez à vous crever maintenant ?

– Sammy, dit M. Weller en essuyant son front, j’ai peur qu’un de ces jours, à force de rire, je ne gagne une attaque d’apoplexie, mon garçon.

– Eh bien ! alors, pourquoi riez-vous, demanda Sam. Voyons, qu’est-ce que vous avez à me dire maintenant ?

– Devine qui est venu ici avec moi, Samivel ? dit M. Weller en se reculant d’un pas ou deux, en pinçant ses lèvres et en relevant ses sourcils.

– M. Pell ? »

M. Weller secoua la tête, et ses joues roses se gonflèrent de tous les rires qu’il s’efforçait de comprimer.

« L'homme au teint marbré peut-être ?

M. Weller secoua la tête de nouveau.

« Et qui donc, alors ?

– Ta belle-mère, Sammy, s’écria le gros cocher, fort heureusement pour lui, car autrement ses joues auraient nécessairement crevé, tant elles étaient distendues. Ta belle-mère, Sammy, et l’homme au nez rouge, mon garçon ; et l’homme au nez rouge. Ho ! ho ! ho ! »

En disant cela, M. Weller se laissa aller à de joyeuses convulsions, tandis que Sam le regardait avec un plaisant sourire, qui se répandait graduellement sur toute sa physionomie.

« Ils sont venus pour avoir une petite conversation sérieuse avec toi, Samivel, reprit M. Weller en essuyant ses yeux. Ne leur laisse rien suspecter sur ce créancier dénaturé.

– Comment, ils ne savent pas qui c’est ?

– Pas un brin.

– Où sont-ils ? reprit Sam, dont le visage répétait toutes les grimaces du vieux gentleman.

– Dans le divan, près du café. Attrape l’homme au nez rouge où ce qu’il n’y a pas de liqueurs, et tu seras malin, Samivel. Nous avons eu une agréable promenade en voiture ce matin pour venir du marché ici, poursuivit M. Weller quand il se sentit capable de parler d’une manière plus distincte. Je conduisais la vieille pie dans le petit char à bancs qu’a appartenu au premier essai de ta belle-mère. On y avait mis un fauteuil pour le berger, et je veux être pendu, Samivel, continua M. Weller avec un air de profond mépris, si on n’a pas apporté sur la route, devant not’ porte un marchepied pour le faire monter !

– Bah !… C'est pas possible ?

– C'est la vérité, Sammy ; et je voudrais que tu l’aies vu se tenir aux côtés en montant, comme s’il avait eu peur de tomber de six pieds de haut et d’être broyé en un million de morceaux. Malgré ça, il est monté à la fin, et nous voilà partis ; mais j’ai peur… j’ai bien peur, Sam, qu’il a été un peu cahoté quand nous tournions les coins.

– Ah ! je suppose que vous aurez accroché une borne ou deux ?

– Je le crains, Sammy ; je crains d’en avoir accroché quelques-unes, repartit M. Weller en multipliant les clins d’œil. J'en ai peur, Sammy. Il s’envolait hors du fauteuil tout le long de la route. »

Ici M. Weller roula sa tête d’une épaule à l’autre en faisant entendre une sorte de râlement enroué, accompagné d’un gonflement soudain de tous ses traits, symptômes qui n’alarmèrent pas légèrement son fils.

« Ne t’effraye pas, Sammy ; ne t’effraye pas, dit-il quand, à force de se tortiller et de frapper du pied, il eut recouvré la voix. C'est seulement une espèce de rire tranquille que j’essaye.

– Eh bien ! si ce n’est que ça, vous ferez bien de ne pas essayer trop souvent ; vous trouveriez que c’est une invention un peu dangereuse.

– Tu ne l’admires pas, Sammy ?

– Pas du tout.

– Ah ! dit M. Weller avec des larmes qui coulaient encore le long de ses joues, ç'aurait été un bien grand avantage pour moi, si j’avais pu m’y habituer ; ça m’aurait sauvé bien des mauvaises paroles avec ta belle-mère. Mais tu as raison : c’est trop dans le genre de l’apoplexie, beaucoup trop, Samivel. »

Cette conversation amena nos deux personnages à la porte du divan. Sam s’y arrêta un instant, jeta par-dessus son épaule un coup d’œil malin à son respectable auteur, qui ricanait derrière lui, puis il tourna le bouton et entra.

« Belle-mère, dit-il en embrassant poliment la dame, je vous suis très-obligé pour cette visite ici. Berger, comment ça vous va-t-il ?

– Ah ! Samuel, dit Mme Weller, ceci est épouvantable.

– Pas du tout, madame. N'est-ce pas, Berger ? » répondit Sam.

M. Stiggins leva ses mains et tourna les yeux vers le ciel, de manière à n’en plus laisser voir que le blanc, ou plutôt que le jaune ; mais il ne fit point de réponse vocale.

« Est-ce que ce gentilhomme se trouve mal ? demanda Sam à sa belle-mère.

– L'excellent homme est peiné de vous voir ici, répliqua Mme Weller.

– Oh ! c’est-il tout ? En le voyant j’avais peur qu’il n’eût oublié de prendre du poivre avec les dernières concombres59 qu’il a mangées. Asseyez-vous, monsieur, les chaises ne se payent point, comme le roi remarqua à ses ministres, le jour où il voulait leur flanquer une semonce.

– Jeune homme, dit M. Stiggins avec ostentation, j’ai peur que vous ne soyez pas amendé par l’emprisonnement.

– Pardon, monsieur, qu’est-ce que vous aviez la bonté d’observer ?

– Je crains, jeune homme, que ce châtiment ne vous ait pas adouci, répéta M. Stiggins d’une voix sonore.

– Ah ! monsieur, vous êtes bien bon ; j’espère bien que je ne suis pas trop doux60 ; je vous suis bien obligé, monsieur pour vot’ bonne opinion. »

À cet endroit de la conversation, un son, qui approchait indécemment d’un éclat de rire, se fit entendre du côté où était assis M. Weller, et sa moitié, ayant rapidement considéré le cas, crut devoir se payer graduellement une attaque de nerfs.

« Weller, s’écria-t-elle, venez ici ! (Le vieux gentleman était assis dans un coin.)

– Bien obligé, ma chère ; je suis tout à fait bien où je suis. »

À cette réponse Mme Weller fondit en larmes.

« Qu'est-ce qu’il y a, maman ? lui demanda Sam.

– Oh ! Samuel, répliqua-t-elle, votre père me rend bien malheureuse ! il n’est donc sensible à rien ?

– Entendez-vous cela ? dit Sam. Madame demande si vous n’êtes sensible à rien.

– Bien obligé de sa politesse, Sammy. Je pense que je serais très-sensible au don d’une pipe de sa part. Puis-je en avoir une, mon garçon ? »

En entendant ces mots, Mme Weller redoubla ses pleurs, et M. Stiggins poussa un gémissement.

« Ohé ! voilà l’infortuné gentleman qui est retombé, dit Sam en se retournant. Où ça vous fait-il mal, monsieur ?

– Au même endroit, jeune homme, au même endroit.

– Où cela peut-il être, monsieur ? demanda Sam, avec une grande simplicité extérieure.

– Dans mon sein, jeune homme, » répondit M. Stiggins, en appuyant son parapluie sur son gilet.

À cette réponse touchante, Mme Weller incapable de contenir son émotion, sanglota encore plus bruyamment, en affirmant que l’homme au nez rouge était un saint.

« Maman, dit Sam, j’ai peur que ce gentleman, avec le tic dans sa physolomie, ne soit un peu altéré par le mélancolique spectacle qu’il a sous les yeux. C'est-il le cas, maman ? »

La digne lady regarda M. Stiggins pour avoir une réponse, et celui-ci, avec de nombreux roulements d’yeux, serra son gosier de sa main droite, et imita l’acte d’avaler, pour exprimer qu’il avait soif.

« Samuel, dit Mme Weller d’une voix dolente, je crains en vérité que ces émotions ne l’aient altéré.

– Qu'est-ce que vous buvez ordinairement, monsieur ? demanda Sam.

– Oh ! mon cher jeune ami, toutes les boissons ne sont que vanités !

– Ce n’est que trop vrai, ce n’est que trop vrai ! murmura Mme Weller, avec un gémissement et un signe de tête approbatif.

– Eh bien ! je le crois, dit Sam ; mais quelle est votre vanité particulière, monsieur ? Quelle vanité aimez-vous le mieux ?

– Oh, mon cher jeune ami, je les méprise toutes. Pourtant, s’il en est une moins odieuse que les autres, c’est la liqueur que l’on appelle rhum ; chaude, mon cher jeune ami avec trois morceaux de sucre par verre.

– J'en suis très-fâché, monsieur ; mais on ne permet pas de vendre cette vanité-là dans l’établissement.

– Oh ! les cœurs endurcis, les cœurs endurcis ! s’écria M. Stiggins. Oh ! la cruauté maudite de ces persécuteurs inhumains ! »

Ayant dit ces mots, l’homme de Dieu recommença à tourner ses yeux, en frappant sa poitrine de son parapluie ; et pour lui rendre justice, nous devons dire que son indignation ne paraissait ni feinte, ni légère.

Lorsque Mme Weller et le révérend gentleman eurent vigoureusement déblatéré contre cette règle barbare, et lancé contre ses auteurs un grand nombre de pieuses exécrations, M. Stiggins recommanda une bouteille de vin de Porto, mêlée avec un peu d’eau chaude, d’épices et de sucre, comme étant un mélange agréable à l’estomac et moins rempli de vanité que beaucoup d’autres compositions.

Pendant qu’on préparait cette célèbre mixture, l’homme au nez rouge et Mme Weller s’occupaient à contempler M. Weller, tout en poussant des gémissements.

« Eh bien ! Sammy, dit celui-ci ; j’espère que tu te trouveras ragaillardi par cette aimable visite ? Une conversation très-gaie et très-instructive, n’est-ce pas ?

– Vous êtes un réprouvé, dit Sam ; et je vous prie de ne plus m’adresser vos observations impies. »

Bien loin d’être édifié par cette réplique, pleine de convenance, M. Weller retomba sur nouveaux frais dans ses ricanements, et cette conduite impénitente ayant induit la vertueuse dame et M. Stiggins à fermer les yeux et à se balancer sur leur chaise comme s’ils avaient eu la colique, le jovial cocher se permit, en outre, divers actes de pantomime, indiquant le désir de ramollir la tête et de tirer le nez du révérend personnage. Mais il s’en fallut de peu qu’il ne fût découvert, car M. Stiggins ayant tressailli à l’arrivée du vin chaud, amena sa tête en violent contact avec le poing fermé de M. Weller, qui depuis quelques minutes décrivait autour des oreilles de révérend homme un feu d’artifice imaginaire.

« Vous aviez bien besoin d’avancer la main, comme un sauvage pour prendre le verre ? s’écria Sam, avec une grande présence d’esprit. Ne voyez-vous pas que vous avez attrapé le gentleman ?

– Je ne l’ai pas fait exprès, Sammy, répondit M. Weller, un peu démonté par cet incident inattendu.

– Monsieur, dit Sam au révérend Stiggins, qui frottait sa tête d’un air dolent, essayez une application intérieure. Comment trouvez-vous cela pour une vanité, monsieur ? »

M. Stiggins ne fit pas de réponse verbale, mais ses manières étaient expressives : il goûta le contenu du verre que Sam avait placé devant lui, posa son parapluie par terre, sirota de nouveau un peu de liqueur, en passant doucement la main sur son estomac ; puis enfin, avala tout le reste, d’un seul trait, et faisant claquer ses lèvres, tendit son verre pour en avoir une nouvelle dose.

Mme Weller ne tarda pas non plus à rendre justice au vin chaud. La bonne dame avait commencé par protester qu’elle ne pouvait pas en prendre une goutte ; ensuite elle avait accepté une petite goutte ; puis une grosse goutte ; puis un grand nombre de gouttes ; et comme sa sensibilité était, apparemment, de la nature de ces substances qui se dissolvent dans l’esprit de vin, à chaque goutte de liqueur elle versait une larme ; si bien qu’à la fin elle arriva à un degré de misère tout à fait pathétique.

M. Weller manifestait un profond dégoût, en observant ces symptômes, et quand, après un second bol, M. Stiggins commença à soupirer d’une terrible manière, l’illustre cocher ne put s’empêcher d’exprimer sa désapprobation, en murmurant des phrases incohérentes, parmi lesquelles une colérique répétition du mot blague était seule perceptible à l’oreille.

« Samivel, mon garçon, chuchota-t-il enfin à son fils, après une longue contemplation de sa femme, et de l’homme au nez rouge, je vas te dire ce qui en est : faut qu’il y ait quelque chose de décroché dans l’intérieur de ta belle-mère et dans celui de M. Stiggins.

– Qu'est-ce que vous voulez dire ?

– Je veux dire que tout ce qu’ils boivent, n’a pas l’air de les nourrir. Ça se change en eau chaude tout de suite, et ça vient couler par les yeux. Crois-moi, Sammy, c’est une infirmité constitutionnaire. »

M. Weller confirma cette opinion scientifique par un grand nombre de clins d’œil, et de signes de tête qui furent malheureusement remarqués par Mme Weller. Cette aimable dame, concluant qu’ils devaient renfermer quelque signification outrageante, soit pour M. Stiggins, soit pour elle-même, soit pour tous les deux, allait se trouver infiniment plus mal, lorsque le révérend, se mettant sur ses pieds aussi bien qu’il put, commença à débiter un touchant discours pour le bénéfice de la compagnie, et principalement de Samuel Weller. Il l’adjura, en termes édifiants, de se tenir sur ses gardes, dans ce puits d’iniquités où il était tombé. Il le conjura de s’abstenir de toute hypocrisie et de tout orgueil, et, pour cela, de prendre exactement modèle sur lui-même (M. Stiggins). Bientôt alors, il arriverait à l’agréable conclusion qu’il serait, comme lui, essentiellement estimable et vertueux, tandis que toutes ses connaissances et amis ne seraient que de misérables débauchés abandonnés de Dieu, et sans nulle espérance de salut ; ce qui, ajouta M. Stiggins, est une grande consolation.

Il le supplia en outre d’éviter par-dessus toutes choses le vice d’ivrognerie, qu’il comparait aux dégoûtantes habitudes des pourceaux, ou bien à ces drogues malfaisantes qui détruisent la mémoire de celui qui les mâche. Malheureusement, à cet endroit de son discours, le révérend gentleman devint singulièrement incohérent ; et comme il était près de perdre l’équilibre à cause des grands mouvements de son éloquence, il fut obligé de se rattraper au dos d’une chaise, afin de maintenir sa perpendiculaire.

M. Stiggins n’engagea pas ses auditeurs à se défier de ces faux prophètes, de ces hypocrites marchands de religion, qui n’ayant pas le sens nécessaire pour en exposer les plus simples doctrines, ni le cœur assez bien fait pour en sentir les premiers principes, sont, pour la société, bien plus dangereux que les criminels ordinaires : car ils entraînent dans l’erreur ses membres les plus ignorants et les plus faibles, appellent le mépris surtout ce qui devrait être le plus sacré, et font rejaillir, jusqu’à un certain point, la défiance et le dédain sur plus d’une secte vertueuse et honorable. Cependant comme M. Stiggins resta pendant fort longtemps appuyé sur le dos de sa chaise, tenant un de ses yeux fermé et clignant perpétuellement de l’autre, il est présumable qu’il pensa tout cela, mais qu’il le garda pour lui.

Mme Weller pleurait à chaudes larmes, pendant le débit de cette oraison, et sanglotait à la fin de chaque paragraphe. Sam s’étant mis à cheval sur une chaise, les bras appuyés sur le dossier, regardait le prédicateur avec une physionomie pleine de douceur et de componction, se contentant de jeter de temps en temps vers son père un regard d’intelligence. Enfin le vieux gentleman, qui avait paru enchanté au commencement, se mit à dormir vers le milieu.

« Bravo ! Bravo ! très-joli ! dit Sam lorsque M. Stiggins, ayant cessé de méditer, commença à mettre ses gants percés par le bout, et à les tirer si bien qu’ils laissaient passer à peu près la moitié de chaque doigt.

– J'espère que cela vous fera du bien, Samuel, dit mistress Weller solennellement.

– Je l’espère, maman, répondit Sam.

– Je désirerais bien que cela en fît aussi à votre père.

– Merci, ma chère, dit M. Weller. Comment vous trouvez-vous à présent, mon amour ?

– Impie !

– Homme égaré, dit le révérend.

– Ma digne créature, répondit M. Weller ; si je ne trouve pas de meilleure lumière que votre petit clair de lune, il est probable que je continuerai à voyager dans la nuit, jusqu’à ce que je sois mis à pied tout à fait. Mais voyez-vous, madame Weller, si la pie, ma chère jument, demeure plus longtemps à l’écurie, elle ne restera pas tranquille quand nous retournerons, et elle pourrait bien envoyer le fauteuil dans quelque haie avec le berger dedans. »

En entendant cette supposition, le révérend M. Stiggins, avec une consternation évidente, ramassa son chapeau et son parapluie, et proposa de partir sur-le-champ. Mme Weller y consentit, et Sam les ayant accompagnés jusqu’à la porte, prit un congé respectueux.

« Adiou, Sam, dit le vieux cocher.

– Qu'est-ce que c’est ça, adiou demanda Sam.

– Bonsoir, alors.

– Ah ! très-bien, j’y suis, répliqua Sam. Bonsoir, vieux réprouvé.

– Sammy, reprit tout bas M. Weller, en regardant soigneusement autour de lui, mes devoirs à ton gouverneur, et dis-y que s’il fait des réflexions sur cette affaire ici, qu’il me le fasse savoir. Moi, et un ébéniste, j’ai fait un plan pour le tirer de là. Un piano, Sammy, un piano, dit M. Weller, en frappant de sa main la poitrine de son fils, et en se reculant d’un pas ou deux, pour mieux juger l’effet de sa communication.

– Qu'est-ce que vous voulez dire ?

– Un piano forcé, Samivel, répliqua M. Weller d’une manière encore plus mystérieuse. Un qu’il peut louer, mais qui ne jouera pas.

– Et à quoi servira-t-il, alors ?

– Il fera dire à mon ami, l’ébéniste, de le remporter ; y es-tu ?

– Non.

– Y n’y a pas de machine dedans ; il y tiendra aisément avec son chapeau et ses souliers, et il respirera par les pieds, qui sont creux. Vous avez un passage tout prêt pour la Mérique… Le gouvernement des Méricains ne le livrera jamais, tant qu’il aura de l’argent à dépenser. Le gouverneur n’a qu’à rester là jusqu’à ce que Mme Bardell soit morte, ou que MM. Dodson et Fogg soient pendus, ce qu’est le plus probable des deux événements, et ensuite il revient et écrit un livre sur les Méricains, qui payera toutes ses dépenses, et plus, s’il les mécanise suffisamment. »

M. Weller débita ce rapide sommaire de son complot, avec une grande véhémence de chuchotements, et ensuite, comme s’il avait peur d’affaiblir par d’autres discours l’effet de cette prodigieuse annonce, il fit le salut du cocher et s’enfuit.

Sam avait à peine recouvré sa gravité ordinaire, grandement troublée par la communication secrète de son respectable parent, lorsque M. Pickwick l’accosta.

« Sam, lui dit-il.

– Monsieur ?

– Je vais faire le tour de la prison, et je désire que vous me suiviez. Sam, ajouta l’excellent homme en souriant, voilà un prisonnier de votre connaissance qui vient par là.

– Lequel, monsieur ? Le gentleman velu, ou bien l’intéressant captif avec les bas bleus ?

– Ni l’un ni l’autre. C'est un de vos plus anciens amis.

– De mes amis !

– Je suis sûr que vous vous le rappelez très-bien ; ou vous auriez moins de mémoire pour vos vieilles connaissances que je ne vous en croyais. Chut ! pas un mot, pas une syllabe, Sam ! Le voici. »

Pendant ce colloque M. Jingle s’approchait. Il n’avait plus l’air aussi misérable, et portait des vêtements à demi usés, retirés, grâce à M. Pickwick, des griffes du prêteur sur gages. Ses cheveux avaient été coupés, il portait du linge blanc ; mais il était encore très-pâle et très-maigre. Il se traînait lentement, en s’appuyant sur un bâton, et l’on voyait sans peine qu’il avait été rudement éprouvé par la maladie et par le besoin. Il ôta son chapeau lorsque M. Pickwick le salua, et parut fort troublé et tout honteux en apercevant Sam.

Derrière lui, presque sur ses talons, venait M. Job Trotter, qui, du moins, ne comptait pas dans le catalogue de ses vices le manque d’attachement à son compagnon. Il était encore déguenillé et malpropre, mais son visage n’était plus tout à fait aussi creux que lors de sa première rencontre avec M. Pickwick. En ôtant son chapeau à notre bienveillant ami, il murmura quelques expressions entrecoupées de reconnaissance, ajoutant que sans M. Pickwick ils seraient morts de faim.

« Bien, bien ! dit M. Pickwick en l’interrompant avec impatience. Restez derrière avec Sam. Je veux vous parler, monsieur Jingle. Pouvez-vous marcher sans son bras ?

– Certainement, monsieur, à vos ordres. Pas trop vite, jambes vacillantes, tête ahurie, sorte de tremblement de terre.

– Allons, donnez-moi votre bras, dit M. Pickwick.

– Non, non, je ne veux pas, j’aime mieux marcher seul.

– Folie ! Appuyez-vous sur moi, je le veux. »

Voyant que Jingle était confus, agité, et ne savait que faire, M. Pickwick coupa court à ses incertitudes, en tirant sous son bras celui de l’ex-comédien, et en l’emmenant avec lui, sans ajouter une autre parole.

Durant tout ce temps la contenance de M. Samuel Weller exprimait l’étonnement le plus monstrueux, le plus stupéfiant qu’il soit possible d’imaginer. Après avoir promené ses yeux de Job à Jingle, et de Jingle à Job, dans un profond silence, il murmura entre ses dents : Pas possible ! pas possible ! et répéta ces mots une douzaine de fois ; après quoi il parut complètement privé de la parole, et recommença à contempler tantôt l’un, tantôt l’autre, dans une muette perplexité.

« Allons, Sam, dit M. Pickwick en regardant derrière lui.

– Voilà, monsieur, » répliqua Sam en suivant machinalement son maître, mais sans ôter ses yeux de dessus M. Job Trotter, qui trottait à côté de lui.

Pendant quelque temps Job tint ses regards fixés sur la terre, tandis que Sam, les yeux rivés sur lui, se heurtait contre les passants, tombait sur les petits enfants, s’accrochait aux marches et aux barrières sans paraître s’en apercevoir, lorsque Job, le regardant à la dérobée, lui dit :

« Comment vous portez-vous, monsieur Weller ?

– C'est lui ! s’écria Sam, et ayant établi avec certitude l’identité de Job, il frappa ses mains, sur ses cuisses, et exhala son émotion en une sorte de sifflement long et aigu.

– Les choses ont bien changé pour moi, monsieur Weller.

– Ça m’en a l’air, répondit Sam en examinant avec une évidente surprise les haillons de son compagnon. Mais c’est un changement en mal, comme dit le gentleman, quand il reçut de la mauvaise monnaie pour une bonne demi-couronne.

– Vous avez bien raison, répliqua Job en secouant la tête ; il n’y a pas de déception maintenant, monsieur Weller. Les larmes, ajouta-t-il avec une expression de malice momentanée, les larmes ne sont pas les seules preuves de l’infortune, ni les meilleures.

– C'est vrai, répliqua Sam, d’un ton expressif.

– Elles peuvent être commandées, monsieur Weller.

– Je le sais. Il y a des personnes qui les ont toujours toutes prêtes, et qui lâchent la bonde quand elles veulent.

– Oui, mais voici des choses qui ne sont pas aisément contrefaites, monsieur Weller ; et pour y arriver, le procédé est long et pénible. »

En parlant ainsi, Job montrait ses joues creuses, et, relevant la manche de son habit, découvrait son bras si frêle et si décharné, qu’il semblait pouvoir être brisé par le moindre choc.

« Qu'est-ce que vous avez donc fait ? s’écria Sam en reculant.

– Rien.

– Rien ?

– Il y a plusieurs semaines que je ne fais rien, et que je ne mange guère davantage. »

Sam embrassa d’un coup d’œil la figure maigre de M. Trotter et son costume misérable, puis, le saisissant par le bras, il commença à l’entraîner de vive force.

« Où allez-vous, monsieur Weller ? s’écria Job en se débattant vainement sous la main puissante de son ancien ennemi.

– Venez, venez ! répondit Sam sans daigner lui donner d’autre explication, jusqu’au moment où ils atteignirent la buvette, et où il demanda un pot de porter, qui fut promptement apporté.

– Maintenant, dit Sam, buvez-moi ça jusqu’à la dernière goutte, et ensuite retournez le pot sens dessus dessous, pour me faire voir que vous avez pris la médecine tout entière.

– Mais, mon cher monsieur Weller…

– Avalez-moi ça, » reprit Sam d’un ton péremptoire.

Ainsi admonesté, M. Trotter porta le pot à ses lèvres et en éleva le fond lentement, et d’une manière presque imperceptible. Une fois, seulement, il s’arrêta pour respirer longuement, mais sans retirer son visage du vase ; et quelques moments après, lorsqu’il le tint à bras tendus, avec le fond en haut, rien ne tomba à terre, si ce n’est trois ou quatre flocons de mousse, qui se détachèrent lentement du bord.

« Bien opéré, dit Sam. Comment vous trouvez-vous, après ça ?

– Mieux, monsieur, beaucoup mieux, je pense.

– Nécessairement ; c’est comme quand on met du gaz dans un ballon. Vous devenez plus gros à vue d’œil. Qu'est-ce que vous dites d’un autre verre de la même tisane ?

– J'en ai suffisamment, monsieur ; je vous remercie bien, mais j’en ai assez.

– Eh bien ! alors, qu’est-ce que vous dites, de quelque chose de plus solide ?

– Grâce à votre digne gouverneur, nous avons, à trois heures, un demi-gigot cuit au four, et garni de pommes de terre.

– Quoi ! c’est lui qui vous donne des provisions ? s’écria Sam avec un accent emphatique.

– Oui, monsieur. Et plus que cela, monsieur Weller, comme mon maître était fort malade, il a loué une chambre pour nous. Nous étions dans un chenil auparavant. Il est venu nous y voir la nuit, quand personne ne pouvait s’en douter. Monsieur Weller, continua Job, avec des larmes réelles cette fois, je serais capable de servir cet homme-là, jusqu’à ce que je tombe mort à ses pieds.

– Dites donc, mon ami, pas de ça, s’il vous plaît ! » s’écria Sam.

Job Trotter le regarda d’un air étonné.

« Je vous dis que je n’entends pas cela, mon garçon, poursuivit Sam, avec fermeté. Personne ne le servira, excepté moi ; et puisque nous en sommes là-dessus, continua-t-il, en payant sa bière, je vas vous apprendre un autre secret. Je n’ai jamais entendu dire, ni lu dans aucun livre d’histoire, ni vu dans aucun tableau, un ange avec une culotte et des guêtres ; non, pas même au spectacle, quoique ça ait pu se faire ; mais voyez-vous, Job, malgré ça, je vous dis que c’est un véritable ange, pur sang ; et montrez-moi l’homme qui osera me soutenir le contraire ! »

Ayant proféré cette provocation, qu’il confirma par de nombreux gestes et signes de tête, Sam empocha sa monnaie et se mit en quête de l’objet de son panégyrique.

M. Pickwick était encore avec Jingle, et lui parlait vivement, sans jeter un coup d’œil sur les groupes variés et curieux qui l’entouraient.

« Bien, disait-il, lorsque Sam et son compagnon s’approchèrent : vous verrez comment vous irez, et en attendant, vous réfléchirez à cela. Quand vous vous trouverez assez fort, vous me le direz, et nous en causerons. Maintenant, retournez dans votre chambre, vous avez l’air fatigué, et vous n’êtes pas assez vigoureux pour demeurer longtemps dehors. »

M. Alfred Jingle, à qui il ne restait plus une étincelle de son ancienne vivacité, ni même de la sombre gaieté qu’il avait feinte, le premier jour où M. Pickwick l’avait rencontré dans sa misère, salua fort bas, sans parler, et s’éloigna avec lenteur, après avoir fait signe à Job de ne pas le suivre immédiatement.

« Sam, dit M. Pickwick en regardant autour de lui avec bonne humeur. Ne voilà-t-il pas une curieuse scène ?

– Tout à fait, monsieur, répondit Sam ; et il ajouta, en se partant à lui-même : « Les miracles ne sont pas finis. Voilà-t-il pas ce Jingle qui se met aussi à faire jouer les pompes ! »

Dans la partie de la prison où se trouvait alors M. Pickwick, l’espace circonscrit par les murs, était assez étendu pour former un bon jeu de paume ; un des côtés de la cour était fermé, cela va sans dire, par le mur même, et l’autre par cette partie de la prison qui avait vue sur Saint-Paul ; ou, plutôt, qui aurait eu vue sur cette cathédrale si on avait pu voir à travers la muraille. Là se montraient un grand nombre de débiteurs, en mouvement ou en repos dans toutes les attitudes possibles d’une inquiète fainéantise. La plupart attendaient le moment de comparaître devant la cour des insolvables ; les autres étaient renvoyés en prison pour un certain temps, qu’ils s’efforçaient de passer de leur mieux. Quelques-uns avaient l’air misérable, d’autres ne manquaient point de recherche ; le plus grand nombre étaient crasseux ; le petit nombre moins malpropres. Mais tous en flânant, en se traînant, en baguenaudant, semblaient y mettre aussi peu d’intérêt, aussi peu d’animation, que les animaux qui vont et viennent derrière les barreaux d’une ménagerie.

D'autres prisonniers passaient leur temps aux fenêtres qui donnaient sur les promenades ; et, parmi ceux-ci, les uns conversaient bruyamment avec les individus de leur connaissance qui se trouvaient en bas ; les autres jouaient à la balle avec quelques aventureux personnages, qui les servaient du dehors ; d’autres enfin regardaient les joueurs de paume, ou écoutaient les garçons qui criaient le jeu.

Des femmes malpropres passaient et repassaient avec des savates pour se rendre à la cuisine, qui était dans un coin de la cour. Dans un autre coin, des enfants criaient, jouaient, et se battaient. Le fracas des quilles et les cris des joueurs se mêlaient perpétuellement à ces mille bruits divers ; tout était mouvement et tumulte, excepté à quelques pas de là, dans un misérable petit hangar où gisait, pâle et immobile, le corps du prisonnier de la chancellerie, décédé la nuit précédente, et attendant la comédie d’une enquête. Le corps ! c’est le terme légal pour exprimer cette masse turbulente de soins, d’anxiétés, d’affections, d’espérances, de douleurs, qui composent l’homme vivant. La loi possédait le corps du prisonnier ; il était là, témoin effrayant des tendres soins de cette bonne mère.

« Voulez-vous voir une boutique sifflante61, monsieur ? demanda Job à M. Pickwick.

– Qu'est-ce que vous voulez dire ? répondit celui-ci.

– Une boutique chifflante, monsieur, fit observer Sam.

– Qu'est-ce que c’est que cela, Sam ? Une boutique d’oiseleur ?

– Du tout ! monsieur, reprit Job ; c’est où l’on vend des liqueurs. Il expliqua alors brièvement, qu’il était défendu d’introduire dans la prison des débiteurs des boissons spiritueuses ; mais que cet article y étant singulièrement apprécié, quelques geôliers spéculateurs, déterminés par certaines considérations lucratives, s’étaient avisés de permettre à deux ou trois prisonniers de débiter, dans leurs chambres, le régal favori des ladies et des gentlemen confinés dans la prison. Cet usage, continua Job, a été introduit graduellement dans toutes les prisons pour dettes.

– Et il est fort avantageux, interrompit Sam ; car les guichetiers ont bien soin de faire saisir tous ceux qui font la fraude, et qui ne les payent point ; et quand ça arrive, ils sont loués dans les journaux pour leur vigilance ; de manière que ça fait d’une pierre deux coups ; ça empêche les autres de faire le commerce, et ça relève leur réputation.

– Voilà la chose, ajouta Job.

– Mais, dit M. Pickwick, est-ce qu’on ne visite jamais ces chambres pour savoir si elles contiennent des spiritueux ?

– Si, certainement, monsieur ; mais les guichetiers le savent d’avance ; ils préviennent les siffleurs, et alors va-t’en voir s’ils viennent, Jean ! L'inspecteur ne trouve rien. »

Tandis que Sam achevait ces explications, Job frappait à une porte qui fut immédiatement ouverte par un gentleman mal peigné, puis soigneusement refermée au verrou, quand la compagnie fut entrée ; après quoi le gentleman siffleur regarda les nouveaux venus en riant ; là-dessus Job se mit aussi à rire, autant en fit Sam ; et M. Pickwick, pensant qu’on en attendait sans doute autant de lui, prit un visage souriant, jusqu’à la fin de l’entrevue.

Le gentleman mal peigné parut comprendre parfaitement cette silencieuse manière d’entrer en affaires. Il aveignit de dessous son lit une bouteille de grès plate, qui pouvait contenir environ une couple de pintes, et remplit de genièvre trois verres, que Job et Sam dépêchèrent habilement.

« En voulez-vous encore, dit le gentleman siffleur.

– Non, merci, dit Job Trotter. »

M. Pickwick paya, la porte fut déverrouillée, et comme M. Roker passait en ce moment, le gentleman mal peigné lui fit un signe de tête amical.

En sortant de là, M. Pickwick erra dans les escaliers et le long des galeries, puis il fit encore une fois le tour de la maison.

À chaque pas, dans chaque personne, il lui semblait voir Mivins et Smangle, et le vicaire, et le boucher, car toute la population paraissait composée d’individus d’une seule espèce. C'était la même malpropreté, le même tumulte, le même remue-ménage, les mêmes symptômes caractéristiques dans tous les coins, dans les meilleurs comme dans les pires. Il y avait partout quelque chose de turbulent et d’inquiet, et l’on voyait toutes sortes de gens se rassembler et se séparer, comme on voit passer des ombres dans les rêves d’une nuit agitée.

« J'en ai vu assez, dit M. Pickwick en se jetant sur une chaise dans sa petite chambre. Ma tête est fatiguée de ces scènes bruyantes, et mon cœur aussi. Dorénavant je serai prisonnier dans ma propre chambre. »

M. Pickwick se tînt parole. Durant trois longs mois il resta enfermé tout le jour, ne sortant qu’à la nuit pour respirer l’air, quand la plus grande partie des autres prisonniers étaient dans leur lit, ou se régalaient dans leur chambre. Sa santé commençait évidemment à souffrir de la rigueur de cette réclusion, mais ni les fréquentes supplications de ses amis et de M. Perker, ni les avertissements encore plus fréquents de Sam, ne pouvaient le décider à changer un iota à son inflexible résolution.

Chapitre XVII. Où l’on rapporte un acte touchant de délicatesse accompli par MM. Dodson et Fogg, non sans une certaine dose de plaisanterie. §

Vers la fin du mois du juillet, un cabriolet de place dont le numéro n’est point spécifié, s’avançait d’un pas rapide vers Goswell-Street, trois personnes y étaient entassées, outre le conducteur, placé, comme à l’ordinaire, dans son petit siège de côté. Sur le tablier pendaient deux châles, appartenant, selon toute apparence, à deux dames à l’air revêche, assises sous ledit tablier. Enfin un gentleman, d’une tournure épaisse et soumise, était soigneusement comprimé entre les deux ladies, par l’une ou par l’autre desquelles il était immédiatement rabroué lorsqu’il s’aventurait à faire quelque légère observation. Ces trois personnages donnaient en même temps au cocher des instructions contradictoires, tendant toutes au même but, qui était d’arrêter à la porte de Mme Bardell ; mais tandis que l’épais gentleman prétendait que cette porte était verte, les deux ladies revêches soutenaient qu’elle était jaune.

« Cocher, disait le gentleman, arrêtez à la porte verte.

– Quel être insupportable ! s’écria l’une des dames. Cocher, arrêtez à la maison qui a la porte jaune. »

Pour arrêter à la porte verte, le cocher avait retenu son cheval si brusquement qu’il l’avait presque fait reculer dans le cabriolet ; mais à cette nouvelle indication, il le laissa retomber sur ses jambes de devant, en disant : « Arrangez ça entre vous. Moi ça m’est égal. »

La dispute recommença alors avec une nouvelle violence ; et comme le cheval était tourmenté par une mouche qui lui piquait le nez, le cocher employa humainement son loisir à lui donner des coups de fouet sur les oreilles, suivant le système médical des révulsions.

« C'est la majorité qui l’emporte, dit à la fin l’une des dames revêches. Cocher, la porte jaune. » Mais lorsque le cabriolet fut arrivé d’une manière brillante devant la porte jaune, faisant réellement plus de bruit qu’un carrosse bourgeois (comme le fit remarquer l’une des ladies), et lorsque le cocher fut descendu pour assister les dames, la petite tête ronde de Master Bardell se fit voir à la fenêtre d’une maison qui avait une porte rouge, quelques numéros plus loin.

« Être assommant ! s’écria la dame ci-dessus mentionnée, en lançant à l’épais gentleman un regard capable de le réduire en poudre.

– Mais ma chère, ce n’est pas ma faute.

– Taisez-vous imbécile ! La maison à la porte rouge, cocher. Oh ! Si jamais pauvre femme a été z'unie avec une créature qui prend plaisir à la tourner en ridicule devant les étrangers, je puis me vanter d’être cette femme !

– Vous devriez mourir de honte, Raddle, dit la seconde petite femme qui n’était autre que Mme Cluppins.

– Dites-moi donc au moins ce que j’ai fait ?

– Taisez-vous, brute, de peur de me faire oublier de quelle école je suis, et que je ne m’abaisse à vous gifler ! »

Pendant ce petit dialogue matrimonial, le cocher conduisait ignominieusement le cheval par la bride, et s’arrêtait devant la porte rouge que Master Bardell avait déjà ouverte. Quelle manière plate et commune de se présenter devant la porte d’une amie ! au lieu d’arriver avec tout le feu, toute la furie du noble coursier ; au lieu de faire frapper à la porte par le cocher ; au lieu d’ouvrir le tablier avec bruit, et juste au dernier moment, de peur de rester dans un courant d’air, au lieu de se faire tendre son châle comme si on avait un domestique à soi ! Tout le zeste de la chose était perdu ; c’était plus vulgaire que de venir à pied.

« Eh ben ! Tommy, dit Mme Cluppins ; comment va c’te pauv' chère femme de mère ?

– Oh ! elle va très-bien. Elle est dans le parloir de devant, toute prête. Je suis tout prêt aussi, moi. En parlant ainsi, Master Bardell fourrait ses mains dans ses poches et s’amusait à sauter de la première marche du perron sur le trottoir, et vice versa.

– Y a-t-il encore quelqu’un qui vient avec nous ? reprit Mme Cluppins, en arrangeant sa pèlerine.

– Mme Sanders y va aussi ; et moi aussi, j’y vas aussi, moi.

– Peste soit du moutard, il ne pense qu’à lui seul. Dites donc, Tommy, mon petit homme ?

– Hein ?

– Qu'est-ce qui vient encore, mon amour ? continua Mme Cluppins d’une manière insinuante.

– Oh ! Mme Rogers, elle vient aussi, elle, répondit Master Bardell, en ouvrant ses yeux de toutes ses forces.

– Quoi ! la dame qui a loué le logement ? » s’écria Mme Cluppins.

Master Bardell enfonça ses mains plus profondément dans ses poches, et baissa la tête trente-cinq fois, ni plus ni moins, pour exprimer qu’il s’agissait bien de la dame du logement.

« Ah ça ! continua Mme Cluppins ; c’est une vraie noce.

– Qu'est-ce que vous diriez donc, si vous saviez ce qu’il y a dans le buffet ? ajouta Master Bardell.

– Qu'est-ce qu’il y a donc, Tommy ? reprit Mme Cluppins d’un air séduisant. Je suis sûre que vous allez me le dire.

– Non, je ne veux pas ; rétorqua l’intéressant héritier, en secouant sa tête un nombre indéterminé de fois, et en recommençant à sauter sur l’escalier.

– Quel petit mâtin embêtant ! murmura Mme Cluppins. Allons, Tommy, contez la chose à votre chère Cluppy.

– Maman ne veut pas. Si je ne dis rien, j’en aurai, moi, j’en aurai, moi ! » Réjoui par cette agréable perspective, le jeune prodige s’appliqua avec une nouvelle vigueur à son manège enfantin.

Cette espèce d’interrogatoire avait lieu tandis que M. Raddle, Mme Raddle et le cocher se disputaient sur le prix de la course. L'altercation s’étant terminée à l’avantage de l’automédon, Mme Raddle entra dans la maison, affreusement agitée.

« Ciel qu’avez-vous donc, Mary-Ann ? demanda Mme Cluppins.

– Ah ! Betsy ! j’en suis encore toute tremblante ! Raddle n’est pas un homme ; il me laisse tout sur le dos. »

Cette attaque contre la virilité de pauvre Raddle, était à peine loyale : car, dès le commencement de la dispute, il avait été mis de côté par son aimable épouse, et avait reçu l’ordre péremptoire de tenir son bec. Quoi qu’il en soit, il n’eut pas le loisir de se défendre, car il devenait évident que Mme Raddle allait s’évanouir. Dès qu’on s’en aperçut, de la fenêtre du parloir, Mme Bardell, mistress Sanders, la locataire et la servante de la locataire, sortirent précipitamment, et portèrent l’intéressante lady dans l’appartement, parlant toutes à la fois, et l’accablant d’expressions de condoléances et de pitié, comme si elle était la personne la plus malheureuse de la terre. Elle fut déposée sur un sofa du parloir, et la dame du premier étage ayant couru chercher un flacon de sel volatil, prit Mme Raddle par le cou, et le lui appliqua sous le nez, avec toute la sollicitude compatissante du beau sexe. Après de nombreux plongeons, après s’être bien débattue, la dame évanouie fut enfin obligée de déclarer qu’elle se trouvait mieux.

« Ah ! pauvre créature ! s’écria Mme Rogers ; je conçois ce qu’elle éprouve, hélas ! je le sais trop bien.

– Ah ! pauvre créature ! Et moi aussi je le sais, répéta Mme Sanders, et alors toutes les dames commencèrent à gémir à l’unisson, en disant qu’elles aussi savaient ce qu’il en était, et la plaignaient de tout leur cœur. La petite servante elle-même, haute de trois pieds, et âgée de treize ans, manifestait sa profonde sympathie.

– Mais qu’est-ce qui est arrivé ? demanda Mme Bardell.

– Oui, ajouta Mme Rogers, qu’est-ce qui vous a mis dans cet état, madame ?

– J'ai été contrariée, répondit Mme Raddle d’un ton de reproche. Toutes les dames jetèrent aussitôt à M. Raddle des regards pleins d’indignation.

– Le fait est, dit ce malheureux gentleman, en s’avançant, le fait est que, quand nous sommes descendus à la porte, nous avons eu une dispute avec le conducteur du cabriolet. » Un cri aigu de sa femme, à la mention de ce nom, rendit toute autre explication impossible.

« Raddle, dit Mme Cluppins, vous feriez bien de nous laisser seules avec elle, pour la faire revenir. Elle ne se remettra jamais tant que vous serez là. »

Toutes les dames étant de la même opinion, M. Raddle fut poussé hors de la chambre, et engagé à prendre l’air dans la cour. Il s’y promenait depuis environ un quart d’heure, lorsque Mme Bardell vint lui annoncer, avec un visage solennel, qu’il pouvait rentrer maintenant ; mais qu’il devait faire bien attention à la manière dont il se conduirait avec sa femme. Mme Bardell savait bien qu’il n’avait pas de mauvaises intentions, mais Mary-Ann n’était pas forte, et s’il n’y prenait pas garde, il pourrait la perdre au moment où il s’y attendrait le moins ; ce qui serait pour lui un terrible sujet de remords, dans la suite.

M. Raddle entendit tout cela et bien d’autres choses encore, avec grande soumission, et entra enfin dans le parloir, doux comme un agneau.

« Mon Dieu, madame Rogers, dit Mme Bardell, personne ne vous a été présenté ! – M. Raddle, madame ; Mme Cluppins, madame ; Mme Raddle, madame…

– Sœur de Mme Cluppins, fit observer Mme Sanders.

– Ah ! vraiment ? dit mistress Rogers gracieusement ; car elle était locataire, et c’est sa servante qui devait servir, et, en vertu de sa position, elle devait être plus gracieuse qu’intime. Ah ! vraiment ! »

Mme Raddle sourit agréablement, M. Raddle salua, et Mme Cluppins déclara qu’elle se trouvait bien heureuse d’avoir l’honneur de faire la connaissance d’une personne dont elle avait entendu dire autant de choses avantageuses. Ce compliment bien tourné fut reçu par la lady du premier étage avec une condescendance parfaite.

« Savez-vous, monsieur Raddle, dit Mme Bardell, que vous devez vous trouver fort honoré de ce que vous et Tommy, vous êtes les seuls gentlemen chargés d’escorter tant de dames au Jardin Espagnol à Hampstead. N'est-ce pas votre avis, madame Rogers ?

– Oh ! certainement, madame, répondit Mme Rogers ; après quoi les autres dames répétèrent : Oh certainement !

– Sans aucun doute, madame, je sens cela, dit M. Raddle en se frottant les mains, et en laissant apercevoir une légère tendance à la gaieté. Et même, je disais à Mme Raddle, pendant que nous venions dans le cabriolet… »

En entendant ce mot, qui réveillait tant de souvenirs pénibles, Mme Raddle appliqua de nouveau son mouchoir à ses yeux, et ne put s’empêcher de pousser un cri étouffé ; Mme Bardell fronça le sourcil, en regardant M. Raddle, pour lui faire comprendre qu’il ferait beaucoup mieux de se taire ; puis, avec un air de dignité, elle pria la domestique de Mme Rogers de mettre le vin sur la table.

À ce signal, les trésors cachés du buffet furent apportés, en l’honneur de la locataire, et donnèrent à tous les assistants une satisfaction sans limite. C'étaient plusieurs plats d’oranges et de biscuits, une bouteille de vieux porto, à trente-quatre pence, puis une autre bouteille du célèbre xérès des Indes orientales, à quatorze pence. Mais alors, à la grande consternation de Mme Cluppins, Tommy parut sur le point de raconter comment il avait été interrogé par elle, concernant le contenu du buffet. Heureusement que, tout en parlant, il avala de travers un verre de porto, ce qui mit sa vie en danger pendant quelques minutes, et étouffa son récit dans son germe.

Après ce petit incident, la compagnie alla chercher la voiture de Hampstead, et au bout de deux heures elle était arrivée, saine et sauve, au Jardin Espagnol. Mais là le premier acte du malheureux M. Raddle faillit occasionner une rechute de sa tendre épouse ; car n’alla-t-il pas s’aviser de demander du thé pour sept, tandis que, comme toutes les dames le firent remarquer à la fois, rien n’était plus facile que de faire boire Tommy dans la tasse de quelqu’un, ou dans celle de tout le monde, quand le garçon aurait eu le dos tourné, ce qui aurait épargné du thé pour un, sans qu’il en fût moins bon pour cela ?

Quoi qu’il en soit, il n’y avait plus de ressources, et le thé arriva avec sept tasses, sept soucoupes, et du pain et du beurre sur la même échelle. Mme Bardell fut élevée au fauteuil à l’unanimité ; Mme Rogers se plaça à sa droite, Mme Raddle à sa gauche, et la collation chemina avec beaucoup de gaieté et de succès.

« Que la campagne est jolie, soupira mistress Rogers ; je souhaiterais vraiment y vivre toujours !

– Oh ! vous ne l’aimeriez pas longtemps, madame, répliqua Mme Bardell avec précipitation ; car il n’était pas à propos d’encourager de semblables idées chez sa locataire.

– Je suis sûre, madame, reprit la petite Mme Cluppins, que vous ne vous en contenteriez pas quinze jours ; vous êtes trop gaie et trop recherchée à la ville.

– Cela se peut, madame… cela se peut, murmura doucement la locataire du premier étage.

– La campagne, fit observer M. Raddle, en retrouvant un peu d’assurance et de gaieté, la campagne est très-bonne pour les personnes seules, qui n’ont personne qui se souciasse d’elles, ou pour les personnes qui ont eu des peines de cœur, et toutes ces sortes de choses. La campagne pour une âme blessée, dit le poëte… »

Or, de toutes les paroles que pouvait proférer le malheureux gentleman, celles-ci étaient indubitablement les plus mal trouvées. En effet, à cette citation, Mme Bardell ne manqua pas de fondre en larmes, et voulut quitter la table sur-le-champ ; ce que voyant, son tendre fils se mit à pousser des cris affreux.

« Est-il possible, s’écria Mme Raddle, en se tournant avec fureur vers la locataire du premier étage, est-il possible qu’une femme soit mariée à un être aussi insupportable, qui se fait un jeu de blesser sa sensibilité à chaque instant de la journée.

– Ma chère, dit M. Raddle d’une voix plaintive, je n’avais pas la moindre pensée…

– Vous n’aviez pas la moindre pensée, répéta Mme Raddle avec un noble dédain. Allez-vous-en ; je ne puis plus vous voir ; vous êtes une brute.

– Ne vous tourmentez pas, Mary-Ann, interrompit mistress Cluppins. Il faut vraiment faire attention à votre santé ma chère, vous n’y songez pas assez. Allez-vous-en, Raddle, comme une bonne âme. Elle est toujours plus mal quand elle vous voit.

– Oui, oui, dit Mme Rogers, en appliquant sur nouveaux frais son flacon, vous ferez bien de prendre votre thé tout seul, monsieur. »

Mme Sanders qui, suivant sa coutume, était fort occupée du pain et du beurre, exprima la même opinion, et Raddle se retira sans souffler mot.

Après cela, les dames s’empressèrent d’élever Master Bardell dans les bras de sa mère, mais comme il était un peu grand pour cette manœuvre enfantine, ses bottines s’embarrassèrent dans la table à thé, et occasionnèrent quelque confusion parmi les tasses et les soucoupes. Heureusement que cette espèce d’attaque, qui est contagieuse chez les dames, dure rarement longtemps : aussi, après avoir bien embrassé son bambin, après avoir pleuré sur ses cheveux, Mme Bardell revint à elle, le remit par terre, s’étonna d’avoir été si peu raisonnable, et se versa une autre tasse de thé.

En ce moment, on entendit le roulement d’un carrosse qui s’approchait, et les dames, en levant les yeux, virent une voiture de place s’arrêter à la porte du jardin.

« Encore du monde, dit Mme Sanders.

– C'est un gentleman, reprit Mme Raddle.

– Eh mais ! s’écria Mme Bardell, c’est M. Jackson, le jeune homme de chez Dodson et Fogg. Est-ce que M. Pickwick aurait payé les dommages ?

– Ou offert le mariage, suggéra Mme Cluppins.

– Comme le gentleman est long à venir ! dit Mme Rogers. Pourquoi donc ne se dépêche-t-il pas ? »

Cependant, M. Jackson, après avoir adressé quelques observations à un homme en habit noir râpé, qui venait de descendre du fiacre, et qui tenait un gros bâton de frêne, se dirigea vers l’endroit où les dames étaient assises, tout en tortillant ses cheveux autour du bord de son chapeau.

« Qu'est-ce qu’il y a de nouveau, monsieur Jackson ? demanda Mme Bardell avec anxiété.

– Rien du tout, madame, répondit Jackson. Comment ça va-t-il, madame ? Je vous demande pardon, madame, de vous déranger, mais la loi, madame, la loi… » En proférant cette apologie, M. Jackson sourit, fit un salut commun à toutes les dames, et donna à ses cheveux un autre tour. Mme Rogers chuchota à Mme Raddle que c’était réellement un jeune homme bien élégant.

« Je suis allé chez vous, reprit Jakson, et en apprenant que vous étiez ici, j’ai pris une voiture et je suis venu. Nous avons besoin de vous sur-le-champ, madame Bardell.

– Besoin de moi ! s’écria la dame, que la soudaineté de cette communication avait fait tressaillir.

– Oui, dit Jackson en se mordant les lèvres, c’est une affaire très-importante, très-pressante, et qui ne peut pas être remise. Dodson me l’a dit expressément et Fogg aussi. Tellement que j’ai gardé la voiture pour vous remmener.

– Quelle drôle de chose ! » s’écria Mme Bardell.

Toutes les dames convinrent que c’était fort drôle, mais elles furent unanimement d’avis que ce devait être fort important ; sans quoi Dodson et Fogg n’auraient pas envoyé à Hampstead. Enfin elles ajoutèrent que, puisque l’affaire était importante, Mme Bardell ferait bien de se rendre sur-le-champ à l’étude.

Lorsqu’on est demandé avec une hâte si monstrueuse par son homme d’affaires, cela donne un certain degré de relief, qui n’était nullement désagréable à Mme Bardell. En effet, elle pouvait raisonnablement espérer que cela la rehausserait dans l’opinion de sa locataire, elle fit quelques minauderies, affecta beaucoup de vexation et d’hésitation, mais elle conclut, à la fin, qu’elle ferait bien de s’en aller. Ensuite elle ajouta d’une voix persuasive : « Vous vous rafraîchirez bien un peu après votre course, monsieur Jackson ?

– Réellement, il n’y a pas beaucoup de temps à perdre ; et puis j’ai là un ami, répondit Jackson en montrant l’homme au bâton de frêne.

– Oh ! mais, monsieur, faites entrer votre ami.

– Mais… je vous remercie, répliqua Jackson avec quelque embarras. Il n’est pas habitué à la société des dames, et cela le rend tout timide. Si vous voulez ordonner au garçon de lui porter quelque chose, je ne suis pas bien sûr qu’il le boive, mais vous pouvez essayer. » Vers la fin de ce discours, les doigts de M. Jackson se jouaient plaisamment autour de son nez, pour avertir ses auditeurs qu’il parlait ironiquement.

Le garçon fut immédiatement dépêché vers le gentleman timide, qui consentit à prendre quelque chose. M. Jackson prit aussi quelque chose, et les dames en firent autant, par pur esprit d’hospitalité. M. Jackson ayant alors déclaré qu’il était temps de partir, Mme Sanders, Mme Cluppins et Tommy grimpèrent dans la voiture, laissant les autres dames sous la protection de M. Raddle. Mme Bardell monta la dernière.

« Isaac, dit alors Jackson, en regardant son ami qui était assis sur le siège, et fumait un cigare.

– Eh bien ?

– Voilà madame Bardell.

– Oh ! il y a longtemps que je le savais. »

Mme Bardell étant entrée dans le carrosse, M. Jackson s’y plaça après elle, et les chevaux partirent. Chemin faisant, Mme Bardell admirait la perspicacité de l’ami de M. Jackson, « Que ces hommes de loi sont malins ! pensait-elle ; comme ils reconnaissent les gens ! »

Au bout de peu de temps Mme Cluppins et Mme Sanders s’étant endormies, M. Jackson dit à la veuve du douanier : « Savez-vous que les frais de votre affaire sont bien lourds ?

– Je suis fâchée que vous ne puissiez pas les faire payer, répondit celle-ci. Mais dame ! puisque vous entreprenez les choses par spéculation, il faut bien que vous buviez un bouillon de temps en temps.

– On m’a dit qu’après le procès, vous aviez donné à Dodson et Fogg un cognovit pour le montant des frais.

– Oui, simple affaire de forme.

– Sans doute, répliqua Jackson d’un ton sec. Simple affaire de forme, comme vous dites. »

On continuait à rouler, et Mme Bardell s’endormit. Elle se réveilla au bout de quelque temps, lorsque la voiture s’arrêta.

« Comment ! s’écria-t-elle. Sommes-nous déjà à Freeman’s Court ?

– Nous n’allons pas tout à fait jusque-là, repartit Jackson. Voulez-vous avoir la bonté de descendre ? »

Mme Bardell obéit machinalement, car elle n’était pas encore complètement réveillée. Elle se trouvait dans un drôle d’endroit : un grand mur avec une grille au milieu ; et, à l’intérieur d’un vestibule, un bec de gaz qui brûlait.

– Allons, mesdames ! dit l’homme au bâton de frêne en regardant dans la voiture et en secouant Mme Sanders pour la réveiller, descendons. »

Mme Sanders ayant poussé son amie, elles descendirent, et Mme Bardell, appuyée sur le bras de M. Jackson et conduisant Tommy par la main, était déjà entrée sous le porche.

La chambre où les trois dames pénétrèrent ensuite était encore plus singulière que l’entrée du bâtiment. Il s’y trouvait tant d’hommes debout, et ils regardaient si fixement les ladies !

« Qu'est-ce que c’est donc que cet endroit ? demanda Mme Bardell, en s’arrêtant.

– C'est une de nos administrations publiques, répondit Jackson, en lui faisant passer une porte. Puis se retournant pour voir si les autres femmes le suivaient : Attention, Isaac ! s’écria-t-il.

– N'ayez pas peur, répondit l’homme au bâton de frêne. La porte se referma pesamment sur eux, et ils descendirent un escalier de quelques marches.

– Enfin, nous y voilà ! s’écria Jackson en regardant d’un air triomphant autour de lui, sains et saufs, hein ! madame Bardell ?

– Qu'est-ce que vous voulez dire ? demanda la dame dont le cœur palpitait sans qu’elle sût pourquoi.

– Voilà, répondit Jackson en la tirant un peu de côté. Ne vous effrayez pas, madame Bardell. Il n’y a jamais eu d’homme plus délicat que Dodson, madame, ni plus humain que Fogg. C'était leur devoir, comme hommes d’affaires, de vous faire mettre à l’ombre pour ces frais ; mais ils tenaient beaucoup à ménager votre sensibilité, autant que possible. Quelle consolation pour vous de penser comment cela s’est fait ! Vous êtes dans la prison pour dettes, madame. Je vous souhaite une bonne nuit, madame Bardell. Bonsoir, Tommy. »

Ayant dit ces mots, Jackson s’éloigna rapidement avec l’homme au bâton de frêne. Un autre individu, qui se trouvait là avec des clefs à la main, emmena Mme Bardell, tout éperdue, à un corridor du second étage. La malheureuse veuve poussa un cri de désespoir, Tommy l’accompagna d’un grognement, Mme Cluppins resta pétrifiée ; quant à Mme Sanders, elle s’enfuit, sans plus de façon, car M. Pickwick, l’homme innocent et opprimé, était là, prenant sa pitance d’air quotidienne, et près de lui se tenait Sam Weller qui, en apercevant Mme Bardell, ôta son chapeau avec une politesse moqueuse, tandis que son maître indigné faisait une pirouette sur le talon.

« Ne la tracassez pas, cette pauvre femme, dit le guichetier à Sam Weller, elle ne fait que d’arriver.

– Prisonnière ! s’écria Sam en remettant son chapeau avec vivacité. À la requête de qui ? Pourquoi ? Parlez donc, vieux !

– Dodson et Fogg, répondit l’homme. En vertu d’un cognovit pour des frais.

– Ici, Job ! Job ! vociféra Sam en se précipitant le long du corridor, courez chez M. Perker, Job ; j’ai besoin de lui sur-le-champ. Voilà une bonne affaire pour nous, j’espère. Ah ! la bonne farce ! Hourra ! Où est le gouverneur ? »

Mais personne ne répondit à ces questions, car aussitôt que Job avait appris de quoi il s’agissait, il était parti comme un furieux, et Mme Bardell s’était évanouie pour tout de bon.

Chapitre XVIII. Principalement dévoué à des affaires d’intérêt et à l’avantage temporel de Dodson et Fogg. Réapparition de M. Winkle dans des circonstances extraordinaires. La bienveillance de M. Pickwick se montre plus forte que son obstination. §

Job Trotter, sans rien diminuer de sa rapidité, courut tout le long d’Holborn. Il s’ouvrait un passage tantôt au milieu de la rue, tantôt sur le trottoir, tantôt dans le ruisseau, suivant l’endroit où il voyait le plus de chances d’avancer à travers la foule de voitures, d’hommes, de femmes et d’enfants qui encombraient cette longue rue, et sans se soucier d’aucune espèce d’obstacle. Il ne s’arrêta pas une seule seconde, tant qu’il n’eut pas atteint la porte de Gray's Inn. Cependant, malgré toute sa diligence, il y avait une bonne demi-heure qu’elle était fermée ; lorsqu’il y arriva, et avant qu’il eût découvert la femme de ménage de M. Perker, laquelle vivait avec une de ses filles, mariée à un garçon de bureau, non résident, qui demeurait à un certain numéro, dans une certaine rue, tout auprès d’une certaine brasserie, quelque part derrière Gray's Inn Lane, il ne s’en fallait plus que de quinze minutes que la prison fût fermée pour la nuit. Il était encore nécessaire de déterrer M. Lowten dans l’arrière-parloir de la Pie et la Souche, et Job lui avait à peine communiqué le message de Sam, lorsque l’horloge sonna dix heures.

« Ah ! ah ! dit Lowten ; vous ne pourrez pas rentrer cette nuit, il est trop tard. Vous avez pris la clef des champs, mon ami.

– Ne vous occupez pas de moi, répliqua Job. Je puis dormir n’importe où ; mais ne serait-il pas bon de voir M. Perker ce soir pour qu’il puisse faire notre affaire demain, dès le matin.

– Voyez-vous, répondit Lowten après avoir réfléchi pendant quelques instants ; si c’était pour tout autre personne, Perker ne serait pas bien charmé que j’allasse le relancer chez lui ; mais comme c’est pour M. Pickwick, je pense que je puis me permettre le cabriolet aux frais de l’étude, pour l’aller trouver. »

S'étant décidé à suivre cette marche, M. Lowten prit son chapeau, pria la compagnie de faire occuper le fauteuil par un vice-président, durant son absence temporaire, conduisit Job à la place de voitures la plus voisine, et choisissant la plus rapide en apparence, donna au cocher cette adresse : Montague-Place, Russell-Square.

M. Perker avait eu du monde à dîner, comme le témoignaient les lumières qu’on apercevait aux fenêtres, le son d’un piano carré perfectionné et d’une voix de salon perfectionnable, qui s’échappaient des mêmes fenêtres, et l’odeur, un peu trop forte de victuaille, qui remplissait les escaliers. Le fait est qu’une couple d’excellents agents d’affaires de province, étant venus à Londres, en même temps, M. Perker avait réuni, pour les recevoir, une agréable société. C'étaient M. Snicks, le secrétaire du bureau d’assurances sur la vie ; M. Prosant, le célèbre avocat ; trois avoués, un commissaire des banqueroutes, un avocat spécial du Temple, et son élève, petit jeune homme à l’air décidé, qui avait écrit sur les lois mortuaires un livre fort amusant, embelli d’un grand nombre de notes marginales ; enfin, divers autres personnages aussi aimables et aussi distingués. Telle était la réunion que quitta le petit Perker, lorsqu’on lui eut annoncé à voix basse que son clerc demandait à lui parler. Arrivé dans la salle à manger, il y trouva M. Lowten avec Job. Une chandelle de cuisine, posée sur la table, éclairait médiocrement les deux visiteurs, car le gentleman qui, pour un salaire trimestriel, consentait à porter une culotte de peluche, entretenait pour le clerc et pour toute la boutique un mépris bien naturel, et n’avait pas daigné leur donner d’autres luminaires.

« Eh bien ! Lowten, dit le petit Perker en fermant la porte, qu’est-ce qu’il y a de nouveau ? Quelque lettre importante arrivée dans un paquet ?

– Non, monsieur ; mais voilà un messager de M. Pickwick.

– De Pickwick, eh ? dit le petit homme, et se tournant vivement vers Job. Eh bien ! qu’est-ce qu’il y a ?

– Dodson et Fogg ont fait coffrer Mme Bardell pour les frais de son affaire, monsieur.

– Pas possible ! s’écria Perker, en mettant ses mains dans ses poches et en s’appuyant sur le buffet.

– Il paraît qu’ils se sont fait donner par elle un cognovit aussitôt après le jugement.

– Par Jupiter ! s’écria Perker en retirant ses mains de ses poches et en frappant emphatiquement le dos de la droite dans la paume de la gauche : Par Jupiter ! ce sont les gaillards les plus habiles que j’aie jamais rencontrés.

– Et les plus rusés que j’aie jamais connus, monsieur, ajouta Lowten.

– Je le crois bien, fit Perker ; on ne sait par où les prendre.

– C'est très-vrai, monsieur, répondit Lowten. Et tous les deux, alors, clerc et avoué, demeurèrent silencieux, pendant quelques minutes, avec une physionomie animée, comme s’ils avaient été occupés à réfléchir sur l’une des plus belles découvertes qui aient jamais enorgueilli l’esprit humain. Lorsqu’ils furent revenus de ce transport d’admiration, Job Trotter se déchargea du reste de sa commission. Perker hocha la tête d’un air pensif, et tirant sa montre :

« Demain à dix heures précises, j’y serai, dit-il, Sam a tout à fait raison : dites-le-lui de ma part. Voulez-vous prendre un verre de vin, Lowten ?

– Non, monsieur, je vous remercie.

– Vous voulez dire oui, je pense ? » reprit le petit homme en prenant une bouteille et des verres.

Comme effectivement Lowten voulait dire oui, il n’ajouta rien sur le même sujet, mais, s’adressant à Job, il lui demanda à voix basse, assez haut cependant pour être entendu de Perker, si son portrait, qui était pendu à côté de la cheminée, n’était pas étonnant de ressemblance ? Nécessairement Job répondit que oui ; puis, le vin étant versé, Lowten but à la santé de mistress Perker et des enfants, et Job à celle de M. Perker. Cependant le gentleman aux culottes de peluche, ne regardant pas comme une partie de son devoir de reconduire les gens de l’étude, et ne daignant pas répondre à la sonnette, nos deux messagers se reconduisirent eux-mêmes. L'avoué rentra dans son salon, le clerc dans sa taverne et Job dans le marché de Covent-Garden, pour y passer la nuit, dans un panier à légumes.

Le lendemain matin, ponctuel à l’heure dite, le brave petit avoué frappa à la porte de M. Pickwick. Sam l’ouvrit avec empressement. « Monsieur Perker, dit-il à M. Pickwick, qui était assis près de la fenêtre, dans une attitude pensive ; puis il ajouta : Je suis bien content, monsieur, que vous soyez venu par hasard. J'imagine que le gouverneur a quelque chose à vous dire. »

Perker fit comprendre à Sam, par un coup d’œil d’intelligence, qu’il ne parlerait pas de son message, et lui ayant fait signe de s’approcher, il lui chuchota quelques mots à l’oreille.

« Vraiment, monsieur ? c’est-il possible ! » s’écria Sam en reculant de surprise.

Perker sourit et fit un geste affirmatif. Sam regarda le petit avoué, puis M. Pickwick, puis le plafond, puis le petit avoué sur nouveaux frais ; il sourit, il éclata de rire tout à fait, et finalement, ramassant son chapeau, il disparut sans autre explication.

« Qu'est-ce que tout cela signifie ? demanda M. Pickwick en regardant Perker avec étonnement. Qu'est-ce qui a mis Sam dans un état aussi extraordinaire ?

– Oh ! rien, rien, répliqua le petit homme ; mais, mon cher monsieur, approchez votre chaise de la table, je vous prie, car j’ai beaucoup de choses à vous dire.

– Quels sont ces papiers ? demanda M. Pickwick en voyant l’avoué déposer sur la table une liasse attachée avec de la ficelle rouge.

– Les papiers de Bardell et Pickwick, » répliqua Perker en dénouant la ficelle avec ses dents.

Le philosophe fit grincer les pieds de sa chaise sur le carreau, se renversa sur le dossier, croisa ses bras et regarda son avoué avec un air sévère, si tant est que M. Pickwick pût prendre un air sévère.

« Vous n’aimez pas à entendre parler de cette affaire ? poursuivit le petit homme, toujours occupé de son nœud.

– Non, en vérité.

– J'en suis fâché, car ce sera le sujet de notre conversation, et…

– Perker, interrompit précipitamment M. Pickwick, j’aimerais beaucoup mieux que ce sujet ne fût jamais mentionné entre nous.

– Bah ! bah ! mon cher monsieur, répliqua l’avoué en défaisant sa liasse et en regardant son client du coin de l’œil ; il est nécessaire que nous en parlions. Je suis venu ici exprès pour cela. Êtes-vous prêt à entendre ce que j’ai à vous dire, mon cher monsieur ? Ne vous pressez pas : si vous n’êtes pas encore disposé, je puis attendre. J'ai apporté un journal, je serai à vos ordres quand vous voudrez. Voilà. En parlant ainsi, le petit homme croisa ses jambes, et parut commencer à lire le Times avec beaucoup de tranquillité et d’application.

– Allons, dit M. Pickwick avec un soupir, qui pourtant se termina en un sourire ; dites tout ce que vous voudrez. C'est encore la vieille rengaine, je suppose ?

– Avec une différence, mon cher monsieur, répliqua Perker en fermant soigneusement le journal et en le remettant dans sa poche. Mme Bardell, la demanderesse, est dans ces murs, monsieur.

– Je le sais.

– Très-bien, et vous savez comment elle est venue, je suppose ? Je veux dire pour quelle cause et à la requête de qui ?

– Oui !… c’est-à-dire que j’ai entendu la version de Sam à ce sujet, répondit M. Pickwick avec une indifférence affectée.

– Je suis persuadé que la version de Sam était parfaitement correcte Eh bien ! maintenant, mon cher monsieur, voici la première question que j’aie à vous adresser. Cette femme doit-elle rester ici ?

– Rester ici ! répéta M. Pickwick.

– Rester ici, mon cher monsieur, répliqua Perker en s’appuyant sur le dos de la chaise et en regardant fixement son client.

– Pourquoi me demander cela à moi ? Cela dépend de Dodson et Fogg, vous le savez très-bien.

– Je ne le sais pas du tout, rétorqua M. Perker avec fermeté. Cela ne dépend pas de Dodson ni de Fogg ; vous connaissez les personnages aussi bien que moi, mon cher monsieur. Cela dépend entièrement et uniquement de vous.

– De moi ! s’écria M. Pickwick en se levant par un mouvement nerveux, et en se rasseyant à l’instant même.

Le petit homme frappa deux fois sur le couvercle de sa tabatière, l’ouvrit, prit une grosse pincée de tabac, referma la boîte et articula ces paroles : « de vous seul. »

« Je dis, mon cher monsieur, poursuivit l’avoué, à qui sa prise semblait donner, plus de confiance, je dis que sa libération prochaine, ou son éternelle réclusion, dépendent de vous, et de vous seul. Écoutez-moi jusqu’au bout, s’il vous plaît, mon cher monsieur ; et ne dépensez pas tant d’énergie, car cela n’est bon à rien du tout, qu’à vous mettre en transpiration. Je dis, continua le petit homme, en établissant chaque proposition sur chacun de ses doigts ; je dis qu’il n’y a que vous qui puissiez la retirer de cet abîme de misère, et que vous ne pouvez faire cela qu’en payant les frais du procès, ceux de la demanderesse et ceux du défendeur, entre les mains de ces requins de Freeman’s Court. Allons, mon cher monsieur, soyez calme, je vous en prie. »

Pendant ce discours, le visage de M. Pickwick avait subi les changements les plus extraordinaires, et il était évidemment sur le point de laisser éclater sa foudroyante indignation. Cependant il calma sa rage comme il put, et Perker, renforçant son argumentation par une autre prise de tabac, poursuivit ainsi qu’il suit :

« J'ai vu cette femme ce matin. En payant les frais, vous pouvez obtenir une décharge pleine et entière des dommages, et ce qui sera pour vous, j’en suis sûr, un motif beaucoup plus puissant, une confession volontaire, écrite par elle, sous la forme d’une lettre à moi adressée, et déclarant que, dès le commencement, cette affaire a été imaginée, fomentée, et poursuivie par ces individus, Dodson et Fogg ; qu’elle regrette profondément d’avoir servi d’instrument pour vous tourmenter, et qu’elle me prie d’intercéder auprès de vous pour obtenir que vous lui pardonniez.

– … Si je paye les frais pour elle, s’écria M. Pickwick avec indignation. Un merveilleux document, en vérité !

– Il n’y a point de si dans l’affaire, mon cher monsieur, reprit Perker d’un air triomphant. Voici la lettre même dont je parle. Elle a été apportée à mon étude ce matin, à neuf heures, par une autre femme, avant que j’eusse mis le pied dans la prison ; avant que j’eusse eu aucune communication avec Mme Bardell ; sur mon honneur ! Le petit avoué choisit alors dans ses papiers la lettre en question, la posa devant M. Pickwick, et se bourra le nez de tabac, durant deux minutes consécutives.

– Est-ce là tout ce que vous avez à me dire, demanda doucement M. Pickwick.

– Pas tout à fait. Je ne puis pas dire encore si la contexture du cognovit, et les preuves que nous pourrons réunir sur la conduite de toute l’affaire, seront suffisantes pour justifier une accusation de captation contre les deux avoués. Je ne l’espère pas, mon cher monsieur ; ils sont sans doute trop habiles pour cela ; mais je dirai du moins que ces faits, pris ensemble, seront suffisants pour vous justifier aux yeux de tout homme raisonnable. Et maintenant, mon cher monsieur, voilà mon raisonnement : ces cent cinquante livres sterling en nombre rond, ne sont rien pour vous. Les jurés ont décidé contre vous… Oui, leur verdict est erroné, je le sais ; mais cependant ils ont décidé, selon leur conscience et contre vous. Or, il se présente une occasion de vous placer dans une position bien plus avantageuse que vous ne le pourriez faire en restant ici. Car, croyez-moi, mon cher monsieur, pour les gens qui ne vous connaissent pas, votre fermeté ne serait qu’une obstination brutale, qu’un entêtement criminel. Pouvez-vous donc hésiter à profiter d’une circonstance qui vous rend votre liberté, votre santé, vos amis, vos occupations, vos amusements ; qui délivre votre fidèle serviteur d’une réclusion égale à la durée de votre vie, et par-dessus tout qui vous permet de vous venger d’une manière magnanime, et tout à fait selon votre cœur, en faisant sortir cette femme d’un réceptacle de misère et de débauche, où jamais aucun homme ne serait renfermé, si j’en avais le pouvoir, mais où l’on ne peut confiner une femme sans une effroyable barbarie. Eh bien ! mon cher monsieur, je vous le demande non pas comme votre homme d’affaires, mais comme votre véritable ami, laisserez-vous échapper l’occasion de faire tant de bien, pour cette misérable considération que quelques livres sterling passeront dans la poche d’une couple de fripons, pour qui cela ne fait aucune sorte de différence, si ce n’est que plus ils en auront gagné de cette manière, plus ils chercheront à en gagner encore, et par conséquent plus tôt ils seront entraînés dans quelque coquinerie, qui finira par une culbute. Je vous ai soumis ces observations, mon cher monsieur, très-faiblement, très-imparfaitement, mais je vous prie d’y réfléchir. Retournez-les dans votre esprit aussi longtemps qu’il vous plaira, j’attendrai patiemment votre réponse. »

Avant que M. Pickwick eût pu répliquer, avant que Perker eût pris la vingtième partie de tabac qu’exigeait impérativement un si long discours, ils entendirent dans le corridor un léger chuchotement, suivi d’un coup frappé avec hésitation à la porte.

« Quel ennui ! quel tourment ! s’écria M. Pickwick, qui avait été évidemment ému par le discours de son ami. Qui est là ?…

« Moi, monsieur, répondit Sam, en faisant voir sa tête.

– Je ne puis pas vous parler dans ce moment, Sam ; je suis en affaire.

– Je vous demande pardon, monsieur, mais il y a ici une dame qui prétend qu’elle a quelque chose de très-urgent à vous dire.

– Je ne puis pas la voir, répliqua M. Pickwick, dont l’esprit était rempli de visions de Mme Bardell.

– Je ne crois pas ça, reprit Sam en secouant la tête. Si vous saviez qu’est-ce qu’est là, j’imagine que vous changeriez de note, comme disait le milan en entendant le rouge-gorge chanter dans la haie.

– Qui est-ce donc ? demanda M. Pickwick.

– Voulez-vous la voir, monsieur ? rétorqua Sam, en tenant la porte entr'ouverte, comme s’il avait amené de l’autre côté quelque animal curieux.

– Il le faut bien, je suppose, dit le philosophe en regardant Perker.

– Eh bien ! alors, ça va commencer ! s’écria Sam. En avant la grosse caisse, tirez le rideau. Entrez les deux conspirateurs. »

En parlant ainsi, Sam ouvrit entièrement la porte, et l’on vit apparaître M. Nathaniel Winkle conduisant par la main la jeune lady qui, à Dingley-Dell, avait porté les brodequins fourrés, et qui maintenant formait un séduisant composé de confusion, de dentelles, de rougeur, et de soie lilas.

« Miss Arabelle Allen ! s’écria M. Pickwick en se levant de sa chaise.

– Non, mon cher ami, madame Winkle, répondit le jeune homme, en tombant sur ses genoux. Pardonnez-nous, mon respectable ami, pardonnez-nous. »

M. Pickwick pouvait à peine en croire l’évidence de ses sens, et peut-être ne s’en serait-il pas contenté, si leur témoignage n’avait pas été corroboré par la physionomie souriante de M. Perker et par la présence corporelle de Sam et de la jolie femme de chambre qui, dans le fond du tableau, paraissaient contempler avec la plus vive satisfaction la scène du premier plan.

« Ô monsieur Pickwick, dit Arabelle d’une voix tremblante, et comme alarmée de son silence. Pouvez-vous me pardonner mon imprudence ? »

M. Pickwick ne fit pas de réponse verbale à cette demande, mais il ôta précipitamment ses lunettes, et saisissant les deux mains de la jeune lady dans les siennes, il l’embrassa un grand nombre de fois (un plus grand nombre de fois peut-être qu’il n’était absolument nécessaire) ; ensuite, retenant toujours ses deux mains, il dit à M. Winkle qu’il était un coquin bien audacieux, et lui ordonna de se lever. M. Winkle, qui depuis quelques minutes grattait son nez avec le bord de son chapeau, d’une manière très-repentante, se remit alors sur les pieds ; et M. Pickwick, après lui avoir tapé plusieurs fois sur le dos, donna une poignée de main pleine de chaleur au petit avoué. De son côté, pour ne pas rester en arrière dans les compliments qu’exigeait la circonstance, le petit homme embrassa de fort bon cœur la mariée et la jolie femme de chambre, puis après avoir secoué cordialement la main de M. Winkle, compléta sa démonstration de joie en prenant une quantité de tabac suffisante pour faire éternuer, durant le reste de leur vie, une demi-douzaine de nez ordinaires.

« Eh bien, ma chère enfant, dit M. Pickwick, comment tout cela s’est-il passé ? Allons, asseyez-vous et racontez-moi votre histoire. Comme elle est jolie, Perker ! continua l’excellent homme, en examinant le visage d’Arabelle, avec autant de plaisir et d’orgueil que si elle avait été sa propre fille.

– Délicieuse, mon cher monsieur ! Si je n’étais pas marié moi-même, je vous porterais envie, heureux coquin, dit Perker en bourrant dans les côtes de M. Winkle un coup de poing, que ce gentleman lui rendit immédiatement. Après quoi l’un et l’autre se mirent à rire aux éclats, mais non pas aussi fort que Sam Weller, car il venait de calmer son émotion en embrassant la jolie femme de chambre, derrière la porte d’une armoire.

– Sam, dit Arabelle avec le plus doux sourire imaginable, je ne pourrai jamais assez vous témoigner ma reconnaissance. Je me souviendrai toujours de vos bons services dans le jardin de Clifton.

– Faut pas parler de ça, madame, répondit Sam ; je n’ai fait qu’aider la nature, comme dit le docteur à la mère de l’enfant qui était mort d’une saignée.

– Mary, ma chère, asseyez-vous, dit M. Pickwick en coupant court à ces compliments. Et maintenant, combien y a-t-il de temps que vous êtes mariés, hein ? »

Arabelle regarda d’un air confus son seigneur et maître qui répondit : « Seulement trois jours.

– Seulement trois jours ! Et qu’est-ce que vous avez donc fait pendant ces trois mois-ci ?

– Ah, oui ! voilà la question ! interrompit M. Perker. Comment pouvez-vous excuser tant de lenteur ? Vous voyez bien que le seul étonnement de Pickwick c’est que cela ne se soit pas fait plus tôt.

– Le fait est, répliqua M. Winkle en regardant la jeune femme qui rougissait ; le fait est que j’ai été longtemps avant de pouvoir persuader à Bella de s’enfuir avec moi ; et lorsque je suis parvenu à la persuader, il s’est passé longtemps avant que nous pussions trouver une occasion. D'ailleurs, Mary était obligée de prévenir un mois d’avance, avant de quitter sa place, et nous ne pouvions guère nous passer de son assistance.

– Sur ma parole, s’écria M. Pickwick, qui avait remis ses lunettes et qui contemplait tour à tour Arabelle et M. Winkle, avec l’air le plus épanoui que puissent donner à une physionomie humaine la bienveillance et le contentement ; sur ma parole, vous avez agi d’une manière très-systématique. Et votre frère est-il instruit de tout ceci, ma chère ?

– Oh ! non, non ! répondit Arabelle en changeant de couleur. Cher monsieur Pickwick, c’est de vous seul qu’il doit l’apprendre. Il est si violent, si prévenu, et il a été si… si partial pour son ami M. Sawyer, que je redoute affreusement les conséquences.

– Ah ! sans aucun doute, ajouta Perker gravement. Il faut que vous vous chargiez de cette affaire-là, mon cher monsieur. Ces jeunes gens vous respecteront, mais ils n’écouteraient nulle autre personne. Vous seul pouvez prévenir un malheur. Des têtes chaudes ! des têtes chaudes ! » Et le petit homme prit une prise de tabac menaçante, en faisant une grimace pleine de doute et d’anxiété.

« Mais, mon ange, dit M. Pickwick d’une voix douce, vous oubliez que je suis prisonnier ?

– Oh ! non, en vérité, je ne l’oublie pas ! je ne l’ai jamais oublié ; je n’ai jamais cessé de penser combien vos souffrances devaient être grandes, en cet horrible séjour. Mais j’espérais que vous consentiriez à faire, pour notre bonheur, ce que vous ne vouliez pas faire pour vous-même. Si mon frère apprend cette nouvelle de votre bouche, je suis sûre que nous serons réconciliés. C'est le seul parent que j’aie au monde, monsieur Pickwick, et si vous ne plaidez pas ma cause, je crains bien de perdre même ce dernier parent. J'ai eu tort, très-grand tort, je le sais… » Ici la pauvre Arabelle cacha son visage dans son mouchoir, et se prit à pleurer amèrement.

Le bon naturel de M. Pickwick avait bien de la peine à résister à ces larmes ; mais quand Mme Winkle, séchant ses yeux, se mit à le câliner, à le supplier, avec les accents les plus doux de sa douce voix, il devint tout à fait indécis et mal à son aise, comme il le laissait voir suffisamment en frottant avec un mouvement nerveux les verres de ses lunettes, son nez, ses guêtres, sa tête et sa culotte.

Prenant avantage de ces symptômes d’indécision, M. Perker, chez qui le jeune couple était débarqué dans la matinée, rappela, avec l’habileté d’un homme d’affaires, que M. Winkle senior n’avait pas encore appris l’importante démarche que son fils avait faite ; que le bien-être futur dudit fils dépendait entièrement de l’affection que continuerait à lui porter ledit M. Winkle senior ; et que cette affection serait fort probablement endommagée si on lui cachait davantage ce grand événement ; que M. Pickwick, en se rendant à Bristol pour voir M. Allen, pourrait également aller à Birmingham pour voir M. Winkle senior ; enfin que M. Winkle senior pouvant à juste titre regarder M. Pickwick comme le mentor et pour ainsi dire le tuteur de son fils, M. Pickwick se devait à lui-même de l’informer personnellement de toutes les circonstances de l’affaire, et de la part qu’il y avait prise.

M. Tupman et M. Snodgrass arrivèrent fort à propos dans cet endroit de la plaidoirie ; car comme il fallait bien leur apprendre ce qui était arrivé, avec les diverses raisons, pour et contre, la totalité des arguments fut passée en revue sur nouveaux frais ; après quoi chaque personne présente répéta à son tour, à sa manière et à son aise, tous les raisonnements qu’elle put imaginer. À la fin M. Pickwick supplié, raisonné, de manière à renverser ses résolutions, et presque à troubler sa raison, prit Arabelle dans ses bras, déclara qu’elle était une charmante créature, que dès qu’il l’avait vue il avait eu de l’affection pour elle, et ajouta enfin qu’il n’avait pas le courage de s’opposer au bonheur de deux jeunes gens, et qu’ils pouvaient faire de lui tout ce qu’ils voudraient.

Aussitôt que Sam eut entendu cette concession, il s’empressa de dépêcher Job Trotter à l’illustre M. Pell, pour lui demander la décharge dont M. Weller avait eu soin de le munir dans la prévision que quelque circonstance inattendue pourrait la rendre immédiatement nécessaire. Sam échangea ensuite tout ce qu’il avait d’argent comptant contre vingt-cinq gallons de porter, qu’il distribua lui-même dans le jeu de paume, à tous ceux qui en voulurent tâter ; puis enfin il parcourut la prison en poussant des hourras, jusqu’à ce qu’il en eût perdu la voix, après quoi il retomba dans ses habitudes calmes et philosophiques.

À trois heures de l’après-midi, M. Pickwick quitta pour toujours sa petite chambre, et traversa avec quelque peine la foule des débiteurs qui se pressaient autour de lui, pour lui donner des poignées de main. Quand il fut arrivé aux marches de la loge, il se retourna et ses yeux brillèrent d’un éclat céleste, car dans cette foule de visages hâves et amaigris, il n’en voyait pas un seul qui n’eût été plus malheureux encore, sans sa sympathie et sa charité.

« Perker, dit-il au petit avoué, en faisant signe à un jeune homme de s’approcher : voici M. Jingle dont je vous ai parlé.

– Très-bien, mon cher monsieur, répondit l’homme d’affaires en regardant Jingle d’un œil scrutateur. Vous me reverrez demain, jeune homme, et j’espère que vous vous rappellerez, durant toute votre vie, ce que je vous communiquerai. »

L'ex-comédien salua respectueusement, prit d’une main tremblante la main que lui offrait M. Pickwick, et se retira.

« Vous connaissez Job ? je pense, reprit notre philosophe en le présentant à M. Perker.

– Oui, je connais le coquin, répondit celui-ci d’un ton de bonne humeur. Allez voir votre ami, et trouvez-vous ici demain à une heure, entendez-vous. Vous n’avez plus rien à me dire, Pickwick ?

– Rien du tout. Sam, vous avez donné à votre hôte le petit paquet que je vous ai remis pour lui ?

– Oui, monsieur, il s’est mis à pleurer, et il a dit que vous étiez bien bon et bien généreux, mais qu’il souhaiterait plutôt que vous puissiez lui faire inoculer une bonne apoplexie, vu que son vieil ami, avec qui il avait vécu si longtemps, est mort, et qu’il n’en trouvera plus jamais d’autre.

– Pauvre homme ! dit M. Pickwick : pauvre homme ! Que Dieu vous bénisse, mes amis ! »

Lorsque l’excellent homme eut ainsi fait ses adieux, la foule poussa une acclamation bruyante, et beaucoup d’individus se précipitaient vers lui pour serrer de nouveau ses mains ; mais il passa son bras sous celui de Perker et s’empressa de sortir de la maison, infiniment plus triste en cet instant que lorsqu’il y était entré. Hélas ! combien d’êtres infortunés restaient là après lui ; et combien y sont encore enchaînés !

Ce fut une heureuse soirée, du moins pour la compagnie qui s’était rassemblée à l’hôtel de George et Vautour ; et le lendemain matin il sortit de cette demeure hospitalière deux cœurs légers et joyeux, dont les propriétaires étaient M. Pickwick et Sam Weller. Le premier fut bientôt après déposé dans l’intérieur d’une bonne chaise de poste, et le second monta légèrement sur le petit siège de derrière.

« Monsieur, cria le valet à son maître.

– Eh ! bien, Sam ? répondit M. Pickwick en mettant la tête à la portière.

– Je voudrais bien que ces chevaux-là soient restés trois mois en prison, monsieur.

– Et pourquoi cela, Sam ?

– Ma foi, monsieur, s’écria Sam en se frottant les mains c’est qu’ils détaleraient d’un fameux train ! »

Chapitre XIX. Où l’on raconte comment M. Pickwick, avec l’assistance de Sam, essaya d’amollir le cœur de M. Benjamin Allen, et d’adoucir la rage de M. Robert Sawyer. §

M. Ben Allen et M. Bob Sawyer, assis en tête à tête dans leur arrière-boutique, s’occupaient activement à dévorer un hachis de veau et à faire des projets d’avenir, lorsque le discours tomba, assez naturellement, sur la clientèle acquise par le susdit Bob, et sur ses chances actuelles d’obtenir un revenu suffisant au moyen de l’honorable profession à laquelle il s’était dévoué.

« Je les crois légèrement douteuses, dit l’estimable jeune homme, en suivant le fil de la conversation.

– Légèrement douteuses ? répéta M. Ben Allen ; et, après avoir aiguisé son intelligence au moyen d’un verre de bière, il ajouta : Qu'est-ce donc que vous trouvez légèrement douteux ?

– Les chances que j’ai de faire fortune.

– Je l’avais oublié, Bob. La bière vient de me faire souvenir que je l’avais oublié ! C'est vrai, elles sont douteuses.

– C'est étonnant comme les pauvres gens me patronnent, reprit Bob d’un ton réfléchi. Ils frappent à ma porte à toutes les heures de la nuit, prennent une quantité fabuleuse de médecines, mettent des vésicatoires et des sangsues, avec une persévérance digne d’un meilleur sort, et augmentent leur famille d’une manière véritablement hyperbolique. Six de ces petites lettres de change, échéant toutes le même jour, et toutes confiées à mes soins, Ben !

– C'est une chose fort consolante, répondit M. Ben Allen en approchant son assiette du plat de hachis.

– Oh ! certainement. Seulement j’aimerais autant avoir la confiance de patients qui pourraient se priver d’un ou deux shillings. Cette clientèle-ci était parfaitement décrite dans l’annonce ; c’est une clientèle…, une clientèle très étendue, et rien de plus !

– Bob, dit M. Ben Allen en posant son couteau et sa fourchette, et en fixant ses yeux sur le visage de son ami ; Bob, je vais vous dire ce qu’il faut faire.

– Voyons.

– Il faut vous rendre maître, aussi vite que possible, des mille livres sterling (25 000 fr.) d’Arabelle.

– Trois pour cent consolidés, actuellement inscrits, en son nom, sur le livre du gouverneur et de la compagnie de la banque d’Angleterre, ajouta Bob Sawyer avec la phraséologie légale.

– Exactement. Elle en jouira à sa majorité, ou lorsqu’elle sera mariée. Il s’en faut d’un an qu’elle ne soit majeure ; et si vous aviez du toupet, il ne s’en faudrait pas d’un mois qu’elle ne fût mariée.

– C'est une créature charmante, délicieuse, Ben, et elle n’a qu’un seul et unique défaut, mais malheureusement cette légère tache est un manque de goût. Elle ne m’aime pas.

– Je crois qu’elle ne sait pas qui elle aime, répliqua M. Ben Allen d’un ton dédaigneux.

– C'est possible : mais je crois qu’elle sait qui elle n’aime pas, et cela est encore plus grave.

– Je voudrais, s’écria M. Ben Allen en serrant ses dents, et en parlant comme un guerrier sauvage qui dévore la chair crue d’un loup, après l’avoir déchiré avec ses ongles, plutôt que comme un jeune gentleman civilisé, qui mange un hachis de veau avec un couteau et une fourchette ; je voudrais savoir s’il y a réellement quelque misérable qui ait essayé de gagner ses affections. Je crois que je l’assassinerais, Bob.

– Si je le rencontrais, répondit M. Sawyer en s’arrêtant au milieu d’une longue gorgée de porter, et en regardant d’un air farouche par-dessus le pot ; si je le rencontrais, je lui mettrais une balle de plomb dans le ventre ; et si cela ne suffisait pas, je le tuerais en l’en extrayant. »

Benjamin regarda pensivement et silencieusement son ami, pendant quelques minutes, puis il lui dit :

« Vous ne lui avez jamais fait de propositions directes, Bob ?

– Non, parce que je savais que cela ne servirait à rien.

– Vous lui en ferez avant qu’il se passe vingt-quatre heures ; reprit Ben, avec le calme du désespoir. Elle vous épousera ou… elle dira pourquoi. J'emploierai toute mon autorité.

– Eh bien ! nous verrons.

– Oui, mon ami, nous verrons ! répéta Ben Allen d’un ton féroce. Il se tut pendant quelques secondes, et ajouta d’une voix saccadée par l’émotion : Vous l’avez aimée dès son enfance, mon ami ; vous l’aimiez quand nous étions à l’école ensemble, et dès lors elle faisait la bégueule et dédaignait votre jeune tendresse. Vous rappelez-vous qu’un jour, avec toute la chaleur d’un amour enfantin, vous la pressiez d’accepter une pomme et deux petits biscuits anisés, proprement enveloppés dans le titre d’un de vos cahiers d’écriture ?

– Oui, je me le rappelle.

– Elle vous refusa, n’est-ce pas ?

– Oui, elle me dit que j’avais gardé le paquet dans la poche de mon pantalon, pendant si longtemps, que la pomme avait acquis une chaleur désagréable.

– Je m’en souviens, reprit M. Allen d’un air sombre. Et là-dessus, nous la mangeâmes nous-mêmes, en y mordant alternativement. »

Bob Sawyer indiqua par le mélancolique froncement de ses sourcils qu’il se rappelait encore cette dernière circonstance ; et les deux amis restèrent, durant quelques minutes, absorbés dans leurs méditations.

Tandis que ces réflexions étaient échangées entre M. Bob Sawyer et M. Benjamin Allen, et tandis que le jeune garçon en livrée grise, s’étonnant de la longueur inaccoutumée du dîner, et ressentant de tristes pressentiments, relativement à la quantité de veau haché qui lui resterait, jetait de temps en temps vers la porte vitrée un regard plein d’anxiété, une voiture bourgeoise roulait pacifiquement à travers les rues de Bristol. C'était une espèce de coupé, peint d’une triste couleur verte, tiré par une espèce de cheval fourbu et conduit par un homme à l’air rechigné, dont les jambes étaient couvertes comme celles d’un groom, pendant que son corps était revêtu d’un habit de cocher. Ces apparences sont communes à beaucoup de voitures entretenues par de vieilles dames économes ; et en effet, dans cette voiture, était assise une vieille dame, qui se vantait d’en être propriétaire.

« Martin ? dit la vieille dame en appelant l’homme rechigné par la glace de devant.

– Eh bien ? répondit l’homme rechigné en touchant son chapeau.

– Chez M. Sawyer.

– J'y allais. »

La vieille dame fit un signe de satisfaction à cette preuve d’intelligence de son domestique ; et l’homme rechigné, donnant un bon coup de fouet au cheval fourbu, ils arrivèrent, tous ensemble, devant la maison de M. Bob Sawyer.

« Martin, dit la vieille dame quand la voiture fut arrêtée à la porte de M. Bob Sawyer, successeur de Nockemorf.

– De de quoi ?

– Dites au garçon de faire attention au cheval.

– J'y ferai ben attention moi-même, répondit le cocher-groom en posant son fouet sur l’impériale du coupé.

– Non, cela ne se peut pas : votre témoignage sera très-important, et je vous emmènerai avec moi dans la maison. Vous ne bougerez pas de mon côté pendant toute l’entrevue, entendez-vous ?

– J'entends.

– Eh bien ! qu’est-ce qui vous arrête ?

– Rien. »

En proférant ce monosyllabe, l’homme rechigné descendit posément de la roue, où il se balançait sur le gros orteil de son pied droit, appela le garçon en livrée grise, ouvrit la portière, abaissa le marchepied, et, étendant sa main enveloppée d’un gant de daim de couleur sombre, aveignit la vieille dame, d’un air aussi peu attentif que s’il s’était agi d’un paquet de linge.

« Hélas ! s’écria-t-elle ; maintenant que me voilà ici, je suis si agitée, que j’en suis toute tremblante. »

M. Martin toussa derrière son gant de daim, mais ne donna pas d’autres signes de sympathie. En conséquence, la vieille dame se calma, et, suivie de son domestique, monta les marches de M. Bob Sawyer. Aussitôt qu’elle fut entrée dans l’officine, MM. Ben Allen et Bob Sawyer, qui s’étaient empressés de faire disparaître les liqueurs et de répandre des drogues nauséabondes, pour dissimuler l’odeur du tabac, sortirent au-devant d’elle, avec des transports de plaisir et d’affection.

« Ma chère tante, s’écria Benjamin ; que vous êtes bonne d’être venue nous voir ! Monsieur Sawyer, ma tante… Mon ami, monsieur Bob Sawyer, dont je vous ai parlé… ici, M. Ben Allen, qui n’était pas tout à fait à jeun, ajouta le mot Arabelle, d’un ton de voix qu’il croyait être un murmure, mais qui, en réalité, était si distinct et si élevé que personne n’aurait pu s’empêcher de l’entendre, même en y mettant toute la bonne volonté du monde.

– Mon cher Benjamin, dit la vieille dame qui s’efforçait de reprendre haleine, et qui tremblait de la tête aux pieds, ne vous alarmez pas, mon cher enfant… Mais je crois que je ferai mieux de parler à monsieur Sawyer en particulier, pour un instant, pour un seul instant.

– Bob, dit M. Allen, voulez-vous emmener ma tante dans le laboratoire ?

– Certainement, répondit Bob d’une voix professionnelle. Passez par ici, ma chère dame. N'ayez pas peur, madame, je suis persuadé que nous remédierons à tout cela, en fort peu de temps. Ici, ma chère dame, je vous écoute. »

En parlant ainsi, M. Bob Sawyer conduisait la vieille lady vers son fauteuil, fermait la porte, tirait une chaise auprès d’elle et attendait qu’il lui plût de détailler les symptômes de quelque maladie, dont il calculait déjà les profits probables.

La première chose que fit la vieille dame fut de branler la tête un grand nombre de fois et de se mettre à pleurer.

« Les nerfs agités, dit le chirurgien avec complaisance. Julep de camphre, trois fois par jour, et, le soir, potion calmante.

– Je ne sais par où commencer, monsieur Sawyer. C'est si pénible, si désolant…

– Ne vous tourmentez pas, madame ; je devine tout ce que vous voudriez dire. La tête est malade.

– Je serais bien désespérée de croire que c’est le cœur, répondit la dame avec un profond soupir.

– Il n’y a pas le plus petit danger, madame. L'estomac est la cause primitive.

– Monsieur Sawyer ! s’écria la vieille dame en tressaillant.

– Ce n’est pas douteux, madame ; poursuivit Bob, d’un air prodigieusement savant. Une médecine, en temps utile, aurait prévenu tout cela.

– Monsieur Sawyer ! s’écria la vieille dame plus agitée qu’auparavant ; cette conduite est une impertinence, à moins qu’elle ne provienne de ce que vous ne comprenez pas l’objet de ma visite. S'il avait été au pouvoir de la médecine, ou de la prudence humaine, de prévenir ce qui est arrivé, je ne l’aurais pas souffert, assurément. Mais je ferais mieux de parler à mon neveu, ajouta la vieille dame, en tortillant avec indignation son ridicule, et en se levant tout d’une pièce.

– Attendez un moment, madame ; j’ai peur de ne vous avoir pas bien comprise. De quoi s’agit-il ? madame.

– Ma nièce, monsieur Sawyer, la sœur de votre ami…

– Oui, madame, interrompit Bob plein d’impatience ; car la vieille lady, quoique extrêmement agitée, parlait avec la lenteur la plus tantalisante, comme le font volontiers les vieilles ladies. Oui madame.

– A quitté ma maison, monsieur Sawyer, il y a quatre jours, sous prétexte d’aller faire une visite à ma sœur, qui est aussi sa tante, et qui tient une grande pension de demoiselles, près de la borne du troisième mille, où il y a un grand ébénier et une porte de chêne. En cet endroit, la vieille dame s’arrêta pour essuyer ses yeux.

– Eh ! que le diable emporte l’ébénier, s’écria Bob, à qui son anxiété faisait oublier sa dignité médicale. Allez un peu plus vite, je vous en supplie.

– Ce matin, continua la vieille dame avec lenteur, ce matin elle…

– Elle est revenue, je suppose, interrompit Bob vivement. Est-elle revenue ?

– Non, elle n’est pas revenue ; elle a écrit.

– Et que dit-elle ? demanda Bob avec impatience.

– Elle dit, monsieur Sawyer, et c’est à cela que je vous prie de préparer l’esprit de Benjamin, lentement et par degrés, monsieur Sawyer. Elle dit qu’elle est… J'ai la lettre dans ma poche, mais j’ai laissé mes lunettes dans la voiture, et sans elles je ne ferais que perdre du temps, en essayant de vous montrer le passage. En un mot, elle dit qu’elle est mariée.

– Quoi ? dit ou plutôt beugla M. Bob Sawyer.

– Mariée ! » répéta la vieille dame.

Bob n’en écouta pas davantage, mais, s’élançant du laboratoire dans la boutique, il s’écria d’une voix de stentor : « Ben, mon garçon, elle a décampé. »

M. Ben Allen, dont les genoux s’élevaient à un demi-pied environ plus haut que la tête, était en train de sommeiller derrière le comptoir. Aussitôt qu’il eut entendu cette effrayante communication, il se précipita sur Martin, et entortillant sa main dans la cravate de ce taciturne serviteur, il exprima l’intention obligeante de l’étrangler sur place ; ce qu’il commençait, effectivement, à exécuter avec cette promptitude que produit souvent le désespoir, et qui dénotait beaucoup de vigueur et d’adresse chirurgicale.

M. Martin, qui n’était pas un homme verbeux, et qui comptait peu sur ses talents oratoires, se soumit durant quelques secondes à cette opération, avec une physionomie très-calme et très-agréable. Cependant, s’apercevant qu’elle devait en peu de temps le mettre hors d’état de jamais réclamer ses gages, il murmura quelques représentations inarticulées, et, d’un coup de poing, il étendit M. Benjamin Allen sur la terre ; mais il fut immédiatement obligé de l’y suivre, car le tempérant jeune homme n’avait pas lâché sa cravate. Ils étaient donc là, tous les deux, en train de se débattre, lorsque la porte de la boutique s’ouvrit et laissa entrer deux personnages inattendus, M. Pickwick et Sam Weller.

En voyant ce spectacle, la première impression produite sur l’esprit de Sam, fut que Martin était payé par l’établissement de Sawyer, successeur de Nockemorf, pour prendre quelque violent remède ; ou pour avoir des attaques et se soumettre à des expériences, ou pour avaler de temps en temps du poison, afin d’attester l’efficacité de quelque nouvel antidote, ou pour faire n’importe quoi, dans l’intérêt de la science médicale, et pour satisfaire l’ardent désir d’instruction qui brûlait dans le sein des deux jeunes professeurs. Ainsi, sans se permettre la moindre intervention, Sam resta parfaitement calme, attendant, avec l’air du plus profond intérêt, le résultat de l’expérience ; mais il n’en fut pas de même de M. Pickwick : il se précipita, avec son énergie accoutumée, entre les combattants étonnés et engagea à grands cris les assistants à les séparer.

Ceci réveilla M. Sawyer qui, jusque-là, était resté comme paralysé par la frénésie de son compagnon. Avec son assistance, M. Pickwick remit Ben Allen sur ses pieds : quant à Martin, se trouvant tout seul sur le plancher, il se releva, et regarda autour de lui.

« Monsieur Allen, dit M. Pickwick, qu’est-il donc arrivé ?

– Cela me regarde, monsieur, répliqua Benjamin, avec une hauteur provoquante.

– Qu'est-ce qu’il y a, demanda M. Pickwick en se tournant vers Bob. Est-ce qu’il serait indisposé ? »

Avant que le pharmacien eût pu répliquer, Ben Allen saisit M. Pickwick par la main et murmura d’une voix dolente : « Ma sœur ! mon cher monsieur, ma sœur !

– Oh ! est-ce là tout ? répondit M. Pickwick. Nous arrangerons aisément cette affaire, à ce que j’espère. Votre sœur est en sûreté et bien portante, mon cher monsieur, je suis ici pour…

– Demande pardon, monsieur, interrompit Sam, qui venait de regarder par la porte vitrée, fâché de faire quelque chose qui puisse déranger ces agréables opérations, comme dit le roi en mettant le parlement à la porte, mais il y a une autre expérience qui se fait là-dedans, une vénérable vieille qui est étendue sur le tapis, et qui attend pour être disséquée, ou galvanisée, ou quelque autre invention ressuscitante et scientifique.

– Je l’avais oubliée ! s’écria M. Allen ; c’est ma tante.

– Bonté divine ! dit M. Pickwick. Pauvre dame ! Doucement, Sam, doucement.

– Une drôle de situation pour un membre de la famille, fit observer Sam, en hissant la tante sur une chaise. Maintenant apprenti carabin, apportez les volatiles. »

Cette dernière phrase était adressée au garçon en livrée grise, qui avait confié le coupé à un watchman, et était rentré pour voir ce que signifiait tant de bruit. Grâce à ses soins, à ceux de M. Bob Sawyer, et à ceux de M. Ben Allen, qui étant cause par sa violence de l’évanouissement de sa tante, se montrait plein d’une tendre sollicitude pour la faire revenir, la vieille dame fut à la fin rendue à la vie, et alors l’affectionné neveu se tournant vers M. Pickwick avec une physionomie tout ahurie, lui demanda ce qu’il allait dire lorsqu’il avait été interrompu d’une manière si alarmante.

« Il n’y a ici que des amis, je présume ? » dit M. Pickwick en toussant pour éclaircir sa voix et en regardant l’homme au visage rechigné.

Ceci rappela à Bob Sawyer que le garçon en livrée grise était là, ouvrant de grands yeux, et des oreilles encore plus grandes. Il l’enleva par le collet de son habit, et l’ayant jeté de l’autre côté, il engagea M. Pickwick à parler sans réserve.

« Votre sœur, mon cher monsieur, dit le philosophe, en se retournant vers Ben Allen, est à Londres, bien portante et heureuse.

– Son bonheur n’est pas le but que je me propose, monsieur, répondit l’aimable frère, en faisant un geste dédaigneux de la main.

– Son mari sera un but pour moi, monsieur ! s’écria Bob ; il sera un but pour moi, à douze pas, et j’en ferai un crible de ce lâche coquin ! »

C'était là un joli défi et fort magnanime ; mais le pharmacien en affaiblit légèrement l’effet, en y ajoutant quelques observations générales sur les têtes ramollies, et sur les yeux au beurre noir, lesquelles n’étaient que des lieux communs en comparaison.

– Arrêtez, monsieur ! interrompit M. Pickwick ; et avant d’appliquer ces épithètes au gentleman en question, considérez de sang-froid l’étendue de sa faute, et surtout rappelez-vous qu’il est mon ami.

– Quoi ! s’écria M. Bob Sawyer.

– Son nom ? vociféra Ben Allen, son nom ?

– M. Nathaniel Winkle, » répliqua M. Pickwick avec fermeté.

À ce nom, Benjamin écrasa soigneusement ses lunettes sous le talon de sa botte, en releva les morceaux qu’il plaça dans trois poches différentes, se croisa les bras, se mordit les lèvres, et lança des regards menaçants sur la physionomie calme et douce de M. Pickwick. À la fin rompant le silence :

« C'est donc vous, monsieur, qui avez encouragé et fabriqué ce mariage ?

– Et je suppose, interrompit la vieille dame, je suppose que c’est le domestique de monsieur qu’on a vu rôder autour de ma maison, pour essayer de corrompre mes gens. Martin ?

– De de quoi ? dit l’homme rechigné en s’avançant.

– Est-ce là le jeune homme que vous avez vu dans la ruelle, et dont vous m’avez parlé ce matin ? »

M. Martin, qui était un homme laconique, comme on l’a déjà vu, s’approcha de Sam, fit un signe de tête et grommela : « C'est l’homme. » Sam, qui n’était jamais fier, lui adressa un sourire de connaissance et confessa, en termes polis, qu’il avait déjà vu cette boule-là quelque part.

« Et moi, s’écria Benjamin, moi qui ai manqué d’étrangler ce fidèle serviteur ! Monsieur Pickwick, comment avez-vous osé permettre à cet individu de participer à l’enlèvement de ma sœur ? Je vous prie de m’expliquer cela, monsieur.

– Oui, monsieur, ajouta Bob avec violence, expliquez cela !

– C'est une conspiration ! reprit Ben.

– Une véritable souricière, continua Bob.

– C'est une honteuse ruse, poursuivit la vieille dame.

– On vous a mis dedans, fit observer M. Martin.

– Écoutez-moi, je vous en prie, dit M. Pickwick, tandis que M. Ben Allen, humectant copieusement son mouchoir, se laissait tomber dans le fauteuil où l’on saignait les malades. Je ne suis pour rien dans tout ceci, si ce n’est que j’ai voulu être présent à une entrevue des deux jeunes gens, que je ne pouvais pas empêcher, et dont je pensais écarter ainsi tout reproche d’inconvenance. C'est là toute la part que j’ai eue dans cette affaire, et même à cette époque, je ne me doutais pas que l’on pensât à un mariage immédiat. Cependant remarquez bien, ajouta M. Pickwick sur-le-champ, remarquez bien que je ne dis point que je l’eusse empêché si je l’avais su.

– Vous entendez cela ? reprit M. Benjamin Allen ; vous l’entendez tous ?

– J'y compte bien, poursuivit paisiblement le philosophe, en regardant autour de lui ; et j’espère qu’ils entendront ce qui me reste à dire, ajouta-t-il, d’une voix plus élevée et avec un visage plus coloré : c’est que vous aviez grand tort de vouloir forcer les inclinations de votre sœur, et que vous auriez dû plutôt, par votre tendresse et par votre complaisance, lui tenir lieu des parents qu’elle a perdus dès son enfance. Quant à ce qui regarde mon jeune ami, je dirai seulement que, sous le rapport de la fortune, il est dans une position au moins égale à la vôtre, si ce n’est supérieure, et que je refuse positivement de rien entendre davantage sur ce point, à moins que l’on ne s’exprime avec la modération convenable.

– Je désirerais ajouter quelques observations à ce qui a été dit par le gentleman qui vient de quitter la tribune, dit alors Sam, en s’avançant. Voici ce que c’est : une personne de l’honorable société m’a appelé individu…

– Cela n’a aucun rapport à la question, Sam, interrompit M. Pickwick. Retenez votre langue, s’il vous plaît.

– Je ne veux rien dire sur ce sujet, monsieur. Mais voilà la chose : Peut-être que l’autre gentleman pense qu’il y avait un attachement antérieur ; mais il n’y a rien de cette espèce-là, car la jeune lady a déclaré, dès le commencement, qu’elle ne pouvait pas le souffrir. Ainsi personne ne lui a fait du tort, et il ne serait pas plus avancé si la jeune lady n’avait jamais vu M. Winkle. Voilà ce que je désirais observer, monsieur, et maintenant j’espère que j’ai tranquillisé le gentleman. »

Une courte pause suivit cette consolante remarque, après quoi M. Ben Allen se levant de son fauteuil protesta qu’il ne reverrait jamais le visage d’Arabelle, tandis que M. Bob, en dépit des assurances flatteuses de Sam, continuait à jurer qu’il tirerait une affreuse vengeance de l’heureux marié.

Mais précisément à l’instant où les affaires avaient pris cette tournure menaçante, M. Pickwick trouva un allié inattendu et puissant, dans la vieille dame qui avait été vivement frappée de la manière dont il avait plaidé la cause de sa nièce. Elle s’approcha donc de Ben Allen, et se hasarda à lui adresser quelques réflexions consolantes, dont les principales étaient, qu’après tout il était heureux que la chose ne fût pas encore pire ; que moins on parlerait, mieux cela vaudrait ; qu’au bout du compte, il n’était pas prouvé que ce fût un si grand malheur ; que ce qui est fait est fait, et qu’il faut savoir souffrir ce qu’on ne peut empêcher, avec différents autres apophthegmes aussi nouveaux et aussi réconfortants.

À tout cela, M. Benjamin Allen répliquait qu’il n’entendait pas manquer de respect à sa tante, ni à aucune personne présente, mais que, si cela leur était égal, et si on voulait lui permettre d’agir à sa fantaisie, il préférerait avoir le plaisir de haïr sa sœur jusqu’à la mort, et par-delà.

À la fin, quand cette détermination eut été annoncée une cinquantaine de fois, la vieille dame se redressant tout à coup, et prenant un air fort majestueux, demanda ce qu’elle avait fait pour n’obtenir aucun respect à son âge, et pour être obligée de supplier ainsi son propre neveu, dont elle pouvait raconter l’histoire environ vingt-cinq ans avant sa naissance, et qu’elle avait connu personnellement avant qu’il eût une seule dent dans la bouche ; sans parler de ce qu’elle avait été présente la première fois qu’on lui avait coupé les cheveux, et avait également assisté à nombre d’autres cérémonies de son enfance, toutes suffisamment importantes pour mériter à jamais son affection, son obéissance, sa vénération.

Tandis que la bonne dame exorcisait ainsi M. Ben Allen, M. Pickwick s’était retiré dans le laboratoire avec M. Bob Sawyer ; et celui-ci, durant leur conversation, avait appliqué plusieurs fois à sa bouche une certaine bouteille noire, sous l’influence de laquelle ses traits avaient pris graduellement une expression tranquille et même joviale. À la fin, il sortit de la pièce, bouteille en main, et faisant observer qu’il était très-fâché de s’être conduit comme un fou, il proposa de boire à la santé et au bonheur de M. et de Mme Winkle, dont il voyait la félicité avec si peu d’envie, qu’il serait le premier à les congratuler. En entendant ceci, M. Ben Allen se leva soudainement de son fauteuil, saisit la bouteille noire, et but le toast de si bon cœur, que son visage en devint presque aussi noir que la bouteille elle-même, car la liqueur était forte. Finalement la bouteille noire fut passée à la ronde jusqu’à ce qu’elle se trouvât vide, et il y eut tant de poignées de main données, tant de compliments échangés, que le visage glacé de M. Martin lui-même condescendit à sourire.

« Et maintenant, dit Bob en se frottant les mains, nous allons terminer joyeusement la soirée.

– Je suis bien fâché d’être obligé de retourner à mon hôtel, répondit M. Pickwick ; mais depuis quelque temps je ne suis plus accoutumé au mouvement, et mon voyage m’a excessivement fatigué.

– Vous prendrez au moins un peu de thé, monsieur Pickwick, dit la vieille lady avec une douceur indescriptible.

– Je vous suis bien obligé, madame, cela me serait impossible. »

Le fait est que l’admiration visiblement croissante de la vieille dame était la principale raison qui engageait M. Pickwick à se retirer ; il pensait à Mme Bardell, et chaque regard de l’aimable tante lui donnait une sueur froide.

M. Pickwick ayant absolument refusé de rester, il fut convenu, sur sa proposition, que M. Ben Allen l’accompagnerait dans son voyage auprès du père de M. Winkle, et que la voiture serait à la porte le lendemain matin, à neuf heures. Il prit alors congé, et suivi de Sam, il se rendit à l’hôtel du Buisson. C'est une chose digne de remarque que le visage de M. Martin éprouva d’horribles convulsions lorsqu’il secoua la main de Sam en le quittant, et qu’il lâcha à la fois un juron et un sourire. Les personnes les mieux instruites des manières de ce gentleman ont conclu de ces symptômes, qu’il était enchanté de la société de Sam, et qu’il exprimait le désir de faire connaissance avec lui.

« Voulez-vous un salon particulier, monsieur ? demanda Sam à son maître, lorsqu’ils furent arrivés à l’hôtel.

– Ma foi, répondit celui-ci, comme j’ai dîné dans la salle du café et que je me coucherai bientôt, ce n’en est guère la peine. Voyez quelles sont les personnes qui se trouvent dans la salle des voyageurs ? »

Sam revint bientôt dire qu’il n’y avait qu’un gentleman borgne, qui buvait un bol de bishop avec l’hôte.

« C'est bon, je vais les aller trouver.

– C'est un drôle de gaillard, monsieur, que ce borgne, dit Sam en conduisant M. Pickwick. Il en fait avaler de toutes les couleurs au maître de l’hôtel, si bien que le pauvre homme ne sait plus s’il se tient sur la semelle de ses souliers ou sur la forme de son chapeau. »

Lorsque M. Pickwick entra dans la salle, l’individu à qui s’appliquait cette observation était en train de fumer une énorme pipe hollandaise, et tenait son œil unique constamment fixé sur le visage arrondi de l’aubergiste. Il venait apparemment de raconter au jovial vieillard quelque histoire étonnante, car celui-ci laissait encore échapper de ses lèvres des exclamations de surprise. « Eh bien, je n’aurais pas cru ça ! c’est la plus étrange chose que j’aie jamais entendu dire ! Je ne pensais pas que ce fut possible ! »

« Serviteur, monsieur, dit le borgne à M. Pickwick ; une jolie soirée, monsieur.

– Très-belle, » répondit le philosophe ; et il s’occupa à mélanger l’eau-de-vie et l’eau chaude que le garçon avait placées devant lui. Le borgne le regardait avec attention et lui dit enfin :

« Je crois que je vous ai déjà rencontré.

– Je ne m’en souviens pas.

– Cela ne m’étonne pas, vous ne me connaissiez pas. Mais moi je connaissais deux de vos amis qui restaient au Paon d’argent à Eatanswill, à l’époque des élections.

– Oh ! en vérité.

– Oui ; je leur ai raconté une petite aventure qui était arrivée à un de mes amis nommé Tom Smart. Peut-être que vous leur en aurez entendu parler ?

– Souvent, dit M. Pickwick en souriant. Il était votre oncle, je pense.

– Non, non, seulement un ami de mon oncle.

– Malgré ça, c’était un homme bien étonnant que votre oncle, dit l’aubergiste en branlant la tête.

– Eh ! eh ! je le crois bien, répliqua le borgne. Je pourrais vous rapporter une histoire de ce même oncle, qui vous étonnerait peut-être un peu, gentlemen.

– Racontez-la nous, je vous en supplie, dit M. Pickwick avec empressement. »

Le borgne tira du bol un verre de vin chaud et le but ; prit une bonne bouffée de fumée dans la pipe hollandaise, et voyant que Sam lanternait autour de la porte, lui dit qu’il pouvait rester s’il voulait, et qu’il n’y avait rien de secret dans son histoire. Enfin, fixant son œil unique sur l’aubergiste, il commença dans les termes du chapitre suivant.

Chapitre XX. Contenant l’histoire de l’oncle du commis-voyageur. §

Mon oncle, gentlemen, dit le commis-voyageur, était le gaillard le plus jovial, le plus plaisant, le plus malin qui ait jamais existé. Je voudrais que vous l’eussiez connu, gentlemen… Mais non, en y réfléchissant, je ne le voudrais point ; car, suivant le cours de la nature, si vous l’aviez connu, vous seriez ou morts ou si près de l’être, que vous auriez renoncé à courir le monde, ce qui me priverait de l’inestimable plaisir de vous parler en ce moment. Gentlemen, je voudrais que vos pères et vos mères eussent connu mon oncle, il leur aurait plu étonnamment, principalement à vos respectables mères. J'en suis sûr et certain. Si parmi ses nombreuses vertus il y en avait deux qui prédominaient, j’oserais dire que c’était son punch et ses chansons à boire. Pardonnez-moi de me laisser aller ainsi au mélancolique souvenir du mérite qui n’est plus ; vous ne verrez pas tous les jours de la semaine un homme comme mon oncle, gentlemen.

J'ai toujours regardé comme fort honorable pour mon oncle d’avoir été compagnon et ami intime de Tom Smart, de la grande maison de Bilson et Slum, Cateaton-Street, City. Mon oncle voyageait pour Tiggin et Welps ; mais, pendant longtemps, il fit à peu près la même tournée que Tom. Le premier soir où ils se rencontrèrent, mon oncle se prit d’une fantaisie pour Tom, et Tom se prit d’une fantaisie pour mon oncle. Ils ne se connaissaient pas depuis une demi-heure, lorsqu’ils parièrent à qui ferait le meilleur bol de punch, et le boirait le plus vite. On jugea que mon oncle avait gagné, pour la façon ; mais pour ce qui est de boire, Tom l’emporta environ d’une demi-cuiller à sel. Ils prirent alors un autre bol chacun, pour boire mutuellement à leur santé, et furent toujours amis dévoués, depuis lors. Il y a une destinée dans ces sorte de choses, gentlemen ; c’est plus fort que nous.

En apparence personnelle, mon oncle était une idée plus court que la taille moyenne, il était aussi une idée plus gros ; et peut-être que son visage était une idée plus rouge que les visages ordinaires. Il avait la face la plus joviale que vous ayez jamais vue, gentlemen. Quelque chose qui tenait de polichinelle, avec un nez et un menton beaucoup plus avantageux. Ses yeux étincelaient toujours de gaieté, et sur sa figure s’épanouissait perpétuellement un sourire ; non pas un de vos ricanements insignifiants, bêtes, vulgaires, mais un vrai sourire, joyeux, satisfait, malin. Une fois il fut lancé hors de son cab, et se cogna la tête contre une borne. Il resta là, étourdi, et le visage si abîmé par le sable, que, pour me servir de son expression énergique, si sa pauvre mère avait pu revenir sur la terre, elle ne l’aurait pas reconnu. En y réfléchissant, gentlemen, je puis vous en donner ma parole d’honneur, car lorsqu’elle mourut, mon oncle n’avait que deux ans et sept mois ; et, sans parler des écorchures, ses bottes à revers auraient sans doute singulièrement embarrassé la bonne dame, pour ne rien dire non plus de son nez et de sa face rubiconde. N'importe : il était là, étendu, et j’ai souvent entendu dire qu’il souriait aussi agréablement que s’il était tombé par partie de plaisir, et qu’après avoir été saigné, aussitôt qu’il s’était senti revivre, il avait commencé par se dresser dans son lit, éclater de rire, embrasser la jeune fille qui tenait la palette, après quoi il avait demandé sur-le-champ une côtelette de mouton et des noix marinées. Il était fort amateur de noix marinées, gentlemen ; il disait que, prises sans vinaigre, elles faisaient trouver la bière meilleure.

La grande tournée de mon oncle avait lieu à la chute des feuilles. C'est alors qu’il faisait rentrer les fonds, et prenait les commissions dans le Nord. Il allait de Londres à Édimbourg, d’Édimbourg à Glascow ; de Glascow il revenait à Édimbourg, et enfin à Londres, par le paquebot. Il faut que vous sachiez que cette seconde visite à Édimbourg était pour son propre plaisir ; il avait l’habitude d’y revenir pour une semaine, juste le temps de voir ses vieux amis ; et comme il déjeunait avec celui-ci, goûtait avec celui-là, dînait avec un troisième et soupait avec un autre, il passait une jolie petite semaine, pas mal occupée. Je ne sais pas si quelqu’un de vous, gentlemen, a jamais tâté d’un solide déjeuner écossais, substantiel, abondant, puis est allé ensuite faire un petit goûter d’un baril d’huîtres et d’une douzaine de bouteilles d’ale, avec un ou deux flacons de whiskey, pour terminer. Si cela vous est arrivé, vous conviendrez avec moi qu’il faut avoir la tête un peu solide pour faire honneur, après cela, au dîner et au souper.

Mais que Dieu vous bénisse tant cela n’était rien pour mon oncle. Il y était si bien fait, que ce n’était pour lui qu’un jeu d’enfant. Je lui ai entendu dire qu’il pouvait tenir tête aux gens de Dundee, et revenir chez lui sans trébucher ; et cependant, gentlemen, les gens de Dundee ont des têtes et du punch aussi forts que vous pouvez en rencontrer entre les deux pôles. J'ai entendu parler d’un homme de Dundee et d’un autre de Glasgow, qui burent ensemble pendant quinze heures consécutives. Autant qu’on put s’en assurer, ils furent suffoqués à peu près au même instant : mais à cela près, gentlemen, ils ne s’en trouvèrent pas plus mal.

Un soir, vingt-quatre heures avant l’époque qu’il avait fixée pour son embarquement, mon oncle soupa chez un de ses plus anciens amis, qui restait dans la vieille ville d’Édimbourg. Un Mac quelque chose, avec quatre syllabes après. Il y avait la femme du bailli, et les trois filles du bailli, et le grand-fils du bailli, et trois ou quatre gros Écossais madrés, à sourcils épais, que le bailli avait rassemblés pour faire honneur à mon oncle, et pour aider à chasser la mélancolie. Ce fut un glorieux souper. On y mangea du saumon mariné, des merluches fumées, une tête d’agneau, et un boudin, un haggis, célèbre plat écossais, qui faisait toujours à mon oncle l’effet de l’estomac d’un petit amour. Il y avait bien d’autres choses encore, dont j’ai oublié les noms, mais de bonnes choses néanmoins. Les jeunes filles étaient agréables, la femme du bailli paraissait une des meilleures créatures qui aient jamais existé, et mon oncle se montra d’une humeur charmante. Aussi, pendant toute la soirée, fallait-il voir les jeunes filles sourire en dessous, et la vieille dame éclater de rire, et les joyeux compagnons pouffer si joliment que leur large face en devenait écarlate. Je ne me rappelle pas, au juste, combien de verres de grog au whiskey chacun d’eux but, après souper ; mais ce que je sais, c’est que, vers une heure du matin, le grand fils du bailli perdit connaissance au moment où il entamait pour la vingtième fois un couplet de la chanson de Burns : Oh ! Wilie brassa un picotin d’orge. Comme depuis une demi-heure environ c’était le seul convive que mon oncle pût voir au-dessus de la table, il s’avisa qu’il était bientôt temps de s’en aller, afin qu’il pût rentrer chez lui à une heure décente, d’autant plus qu’on avait commencé à boire à sept heures du soir. Croyant néanmoins qu’il ne serait pas poli de partir sans dire gare, mon oncle se vota au fauteuil, mélangea un autre verre de grog, se leva pour proposer sa santé, s’adressa un discours bien tourné et très flatteur, et but le toast avec enthousiasme. Cependant personne ne se réveillait. Mon oncle but encore une petite goutte pure, cette fois, de peur que le punch ne lui fît mal, et finalement, empoignant son chapeau, sortit dans la rue.

Il faisait beaucoup de vent, lorsque mon oncle ferma la porte du bailli. Il enfonça solidement son chapeau sur sa tête, fourra ses mains dans ses poches, et regardant en l’air, passa rapidement en revue l’état de l’atmosphère. Des nuages passaient sur la lune avec la plus folle vitesse, tantôt l’obscurcissant tout à fait, tantôt lui permettant de répandre toute sa splendeur sur les objets environnants, puis passant de nouveau sur elle avec une rapidité incroyable. « Réellement, dit mon oncle en s’adressant au temps comme s’il s’était senti personnellement offensé, ça ne peut pas aller comme cela. Ce n’est pas là du tout le temps qu’il me faut pour mon voyage. Je n’en veux pas à aucun prix » dit mon oncle d’une voix imposante. Après avoir répété cela plusieurs fois, et après avoir recouvré son équilibre, car il était un peu étourdi d’avoir regardé si longtemps en l’air, il se remit gaiement en marche.

La maison du bailli était dans Canongate, et mon oncle allait à l’autre bout du Leithwalk ; un peu plus d’un mille de distance. À sa droite et à sa gauche, s’élevaient vers les cieux de grandes maisons isolées, hautes, décharnées, dont les façades étaient noircies par l’âge, dont les fenêtres, comme les yeux des vieillards, semblaient être ternes et creusées par les années. Six, sept, huit étages, s’empilaient comme des châteaux de cartes, les uns au-dessus des autres, jetant leur ombre épaisse sur la route pavée de pierres raboteuses, en rendant la nuit encore plus noire. Un petit nombre de lanternes étaient éparpillées à de grandes distances ; mais elles servaient seulement à marquer l’entrée malpropre de quelques étroits culs-de-sac, ou de quelques escaliers conduisant par des méandres roides et compliqués aux divers étages supérieurs. Regardant toutes ces choses de l’air de quelqu’un qui les a vues trop souvent pour s’en soucier beaucoup, mon oncle marchait au milieu de la rue, avec son pouce dans chacune des poches de son gilet, modulant de temps en temps la chansonnette avec tant de chaleur que les honnêtes habitants du voisinage, réveillés en sursaut de leur premier sommeil, restaient tremblants dans leur lit, jusqu’à ce que le son s’éteignit en s’éloignant, et convaincus alors que c’était quelque propre à rien d’ivrogne qui regagnait sa maison, se recouvraient chaudement et s’endormaient de nouveau.

Gentlemen, je vous raconte minutieusement comment mon oncle marchait au milieu de la rue, avec ses pouces dans les poches de son gilet, parce que, comme il le disait souvent et avec raison, il n’y a rien du tout d’extraordinaire dans cette histoire, si vous ne voyez pas bien distinctement, dès le commencement, qu’il n’avait pas du tout l’esprit tourné au merveilleux, ni au romantique.

Mon oncle marchait donc, avec ses pouces dans les poches de son gilet, occupant le milieu de la rue à lui tout seul, et chantant tantôt un refrain d’amour, tantôt un refrain bachique ; puis, quand il était fatigué de l’amour et du Bacchus, sifflant mélodieusement ; lorsqu’il atteignit le pont du Nord, qui, en cet endroit, réunit la vieille ville d’Édimbourg à la ville nouvelle. Il s’y arrêta, pendant une minute, à considérer l’amas étrange et irrégulier de lumières, empilées si haut dans les airs, qu’on croirait voir des étoiles briller, d’un côté, sur les murs de la forteresse, et de l’autre sur Calton-Hill, pour illuminer des châteaux aériens. À leur pied, l’antique et pittoresque cité dormait pesamment dans son obscurité majestueuse, tandis que le vieux trône d’Arthur, qui s’élevait imposant et sombre, comme un puissant génie, semblait garder et protéger le château et la chapelle d’Holyrood. Je dis, gentlemen, que mon oncle s’arrête là une minute ou deux, pour regarder autour de lui. Ensuite faisant un doigt de compliment au temps qui s’était un peu éclairci, quoique la lune fut sur son déclin, il se remit à marcher aussi royalement qu’auparavant, occupant le milieu de la route, avec une grande dignité, et comme quelqu’un qui voudrait bien voir qu’on lui en disputât la possession. Pourtant, comme il ne se trouvait là personne qui fût disposé à ouvrir une contestation à ce sujet, il continua de marcher, avec les pouces dans les poches de son gilet, aussi paisible qu’un agneau. Quand mon oncle eut atteint la fin de Leith-Walk, il lui fallut traverser un grand terrain vague, au bout duquel, en ce temps-là, se trouvait un enclos, appartenant à un charron, qui rachetait à l’administration des postes les voitures hors de service. Mon oncle était grand amateur de voitures, vieilles, jeunes ou d’âge moyen, et il lui prit fantaisie de se déranger de sa route, sans autre but que d’aller lorgner, entre les palissades, une douzaine d’antiques malles-postes, qu’il se rappelait avoir vues là, en fort mauvais état et toutes démantibulées. Mon oncle, gentlemen, était d’un caractère décidé, et avait la tête chaude : ne pouvant pas voir à son aise à travers les pieux, il grimpa par-dessus, et, s’asseyant tranquillement sur un vieux timon, il commença à considérer les débris des carrosses avec une gravité remarquable.

Il y en avait peut-être une douzaine, ou même davantage ; mon oncle n’était pas bien sûr de cela, et comme c’était un homme fort scrupuleux à propos de chiffres, il n’aimait point à en citer à la légère. Enfin ils étaient là tous, pêle-mêle, dans un état de désolation inimaginable. Les portières avaient été arrachées de leurs gonds, les garnitures enlevées ; seulement de distance en distance, une loque pendait encore à un clou rouillé. Les lanternes étaient parties, les timons évanouis depuis longtemps, les ressorts brisés, les boiseries dépouillées de peinture. Le vent sifflait à travers les crevasses, et la pluie, qui s’était amassée sur les impériales, tombait goutte à goutte dans l’intérieur, avec un son lugubre et sourd : c’étaient enfin les squelettes des malles-postes décédées ; et dans cette place solitaire, à cette heure de la mort, elles avaient quelque chose de lugubre et d’horrible.

Mon oncle appuya sa tête sur ses mains, et se mit à penser aux gens actifs, affairés, qui avaient roulé autrefois dans ces vieilles voitures, et qui maintenant étaient aussi silencieux et aussi changés qu’elles-mêmes. Il pensa aux nombreux individus à qui ces carcasses vermoulues avaient apporté, pendant des années, à travers toutes les saisons, tant de nouvelles, impatiemment attendues : nouvelles d’heureux voyage et de bonne santé ; envoi de lettres de change et d’argent. Le marchand, l’amant, l’épouse, la veuve, la mère, l’écolier, le bambin même qui se traînait à la porte, en entendant frapper le facteur ; avec quelle anxiété chacun d’eux avait attendu l’arrivée de cette vieille malle-poste ! Et maintenant, qu’étaient-ils tous devenus ? Gentlemen, mon oncle disait qu’il avait pensé à tout cela ; mais je soupçonne plutôt qu’il l’avait lu depuis dans quelque livre, car il déclarait positivement que, tout en regardant ces squelettes de voitures, il était tombé dans une espèce d’assoupissement, dont il avait été réveillé soudain par une cloche voisine qui sonnait deux heures. Or, mon oncle n’a jamais été distingué pour penser vite, et s’il avait réellement songé à toutes ces choses, je suis convaincu que cela l’aurait tenu, pour le moins, jusqu’à deux heures et demie. Je crois donc pouvoir affirmer que mon oncle tomba dans cette espèce d’assoupissement, sans avoir pensé à rien du tout.

Quoi qu’il en soit, l’horloge de l’église sonna deux heures. Mon oncle s’éveilla, frotta ses yeux, et sauta sur ses pieds, d’étonnement.

En un instant, dès que l’horloge eut sonné deux heures, cet endroit désert et abandonné devint plein de vie et d’activité. Les portières furent remises sur leurs gonds, les garnitures restaurées, les boiseries repeintes, les lampes allumées. Des coussins, des houppelandes étaient placés sur chaque siège ; les porteurs fourraient des paquets dans chaque coffre ; les gardes rangeaient les sacs de lettres ; les palefreniers jetaient des seaux d’eau sur les roues renouvelées ; une quantité d’hommes se précipitaient de toutes parts, fixant des timons à chaque voiture. Les passagers arrivaient ; les porte-manteaux étaient emballés ; les chevaux attelés ; enfin il devenait évident que chaque malle allait partir sans retard. Gentlemen, mon oncle ouvrait de si grands yeux, en voyant tout cela, que jusqu’au dernier moment de sa vie, il ne pouvait s’expliquer comment il avait jamais été capable de les refermer.

« Allons, allons ! dit une voix à côté de mon oncle, en même temps qu’il sentait une main se poser sur son épaule ; vous êtes inscrit pour un intérieur, il est temps de monter.

– Moi inscrit ! s’écria mon oncle en se retournant.

– Oui, certainement. »

Mon oncle, gentlemen ne put rien dire, tant il était étonné. La plus drôle de chose était que, quoiqu’il y eût là un si grand nombre de personnes, et quoique de nouveaux visages arrivassent à chaque instant, on ne pouvait pas dire d’où ils venaient ; ils semblaient sortir mystérieusement de sous terre ou de l’air, et disparaître de la même manière. Dès qu’un commissionnaire avait mis son bagage dans la voiture et reçu son pourboire, il se retournait, et crac, il avait disparu ! Avant que mon oncle eût eu le temps de s’inquiéter de ce qu’il était devenu, une demi-douzaine d’autres apparaissaient, chancelant sous le poids de paquets qui paraissaient assez gros pour les écraser. Une autre singularité, c’est que les voyageurs étaient tous habillés d’une manière étrange. Ils avaient de grands habits brodés, avec de larges basques, d’énormes parements, et pas de collets : enfin ils portaient de vastes perruques, avec un sac par derrière. Mon oncle n’y pouvait rien comprendre.

« Eh bien ! allons-nous monter ? » dit l’individu qui s’était déjà adressé à mon oncle.

Il était habillé comme un courrier de malle-poste, mais il avait une perruque sur la tête, et de prodigieux parements à ses manches. D'une main il tenait une lanterne, et de l’autre une grosse espingole.

« En finirez-vous de monter, Jack Martin ? répéta le garde en approchant sa lanterne du visage de mon oncle.

– Par exemple ! s’écria mon oncle en reculant d’un pas ou deux, voilà qui est familier.

– C'est comme cela sur la feuille de route, répliqua le courrier.

– Est-ce qu’il n’y a pas un monsieur devant ? demanda mon oncle ; car il trouvait qu’un conducteur, qu’il ne connaissait pas, et qui l’appelait Jack Martin, tout court, prenait une liberté que l’administration de la poste n’aurait pas approuvée, si elle en avait été instruite.

– Non, il n’y en a pas, rétorqua le conducteur froidement.

– La place est-elle payée ? demanda mon oncle.

– Bien entendu.

– Ah ! ah ! Eh bien, allons. Quelle voiture ?

– Celle-ci, répondit le garde en montrant une malle-poste gothique, dont la portière était ouverte, le marchepied abaissé, et qui faisait le service d’Édimbourg à Londres.

– Attendez, voici d’autres voyageurs : laissez-les monter d’abord. »

Tandis qu’il parlait, mon oncle vit tout à coup apparaître en face de lui un jeune gentilhomme, avec une perruque poudrée et un habit bleu, brodé d’argent, dont les basques doublées de bougran étaient étonnamment carrées. Tiggin et Welps étaient dans les nouveautés, gentlemen, si bien que mon oncle reconnut du premier coup d’œil ces étoffes. L'étranger avait, en outre, une culotte de soie, des bas de soie et des souliers à boucles. Il portait à ses poignets des manchettes, sur sa tête un chapeau à trois cornes, et à son côté une épée très-mince. Les pans de son gilet couvraient à moitié ses cuisses, et les bouts de sa cravate descendaient jusqu’à sa ceinture. Il s’avança gravement vers la portière de la voiture, ôta son chapeau et le tint à bras tendu au-dessus de sa tête, arrondissant en même temps son petit doigt, comme le font quelques personnes maniérées, en prenant une tasse de thé. Puis il plaça ses pieds à la troisième position, fit un profond salut, et enfin tendit sa main gauche. Mon oncle allait s’avancer et la secouer cordialement, quand il s’aperçût que ces civilités n’étaient pas pour lui, mais pour une jeune lady, qui parut en ce moment au bas du marchepied. Elle avait une robe de velours vert, d’une coupe antique, avec une longue taille et un corsage lacé. Elle était coiffée en cheveux, et portait sur la tête un capuchon de soie noire. Elle se retourna un instant, et découvrit à mon oncle le plus beau visage qu’il eût jamais vu, même en peinture. Quand elle monta dans la voiture, elle releva sa robe d’une main, et, comme le disait mon oncle, avec un juron, chaque fois qu’il racontait cette histoire, il n’aurait jamais cru que des pieds et des jambes pussent atteindre cette perfection, s’il ne l’avait pas vu de ses propres yeux.

Cependant mon oncle s’était aperçu que la jeune dame paraissait épouvantée, et qu’elle avait jeté vers lui un regard suppliant. Il remarqua aussi que le jeune homme à la perruque poudrée, malgré toutes ses apparences de respect et de galanterie, lui avait étroitement serré le poignet, pour la faire monter, et l’avait suivie immédiatement. Un autre individu, de fort mauvaise mine, était avec eux. Il avait une petite perruque brune, un habit raisin de Corinthe, une énorme rapière à large coquille, et des bottes qui lui montaient jusqu’aux hanches. Quand il s’assit auprès de la charmante lady, elle se renfonça d’un air craintif, dans son coin, et mon oncle fut confirmé dans son idée première, qu’il allait se passer quelque drame sombre et mystérieux ; ou, comme il le disait lui-même, qu’il y avait quelque chose qui clochait. En un clin d’œil, il se décida à secourir la jeune dame, si elle avait besoin d’assistance.

« Sang et tonnerre ! » s’écria le jeune gentilhomme en mettant la main sur son épée lorsque mon oncle entra dans la voiture.

– « Mort et enfer ! » vociféra l’autre individu en tirant sa rapière et en se fendant sur mon oncle, sans plus de cérémonies.

Mon oncle n’avait pas d’armes ; mais, avec une grande dextérité, il enleva le chapeau à trois cornes de son adversaire, et recevant la pointe de l’épée juste au milieu de la forme, serra les deux côtés et empoigna solidement la lame.

– Piquez-le par derrière, s’écria l’homme de mauvaise mine à son compagnon, tout en s’efforçant de rattraper son épée.

– Qu'il ne s’en avise pas, s’écria mon oncle en relevant d’une manière menaçante le talon d’un de ses souliers ferrés, je lui ferais sauter la cervelle, s’il en a, ou s’il n’en a pas je lui briserais le crâne ! Employant en même temps toute sa vigueur, il arracha l’épée de son adversaire et la jeta bravement par la portière.

– Sang et tonnerre ! » cria sur nouveaux frais le jeune gentilhomme en mettant encore la main sur le pommeau de son épée, mais sans la tirer. Peut-être, comme le disait mon oncle avec un sourire, peut-être avait-il peur d’effrayer la jeune dame.

« Maintenant, gentlemen, dit mon oncle en prenant tranquillement sa place, il est inutile de parler de mort avec ou sans enfer, devant une dame, et nous avons eu assez de sang et de tonnerre pour notre voyage. Ainsi, s’il vous plaît, nous nous assiérons pacifiquement à nos places comme de paisibles voyageurs. Ici, conducteur ! ramassez le couteau à découper de ce gentleman. »

« Mon oncle n’avait pas achevé ces mots, lorsque le conducteur parut à la portière avec l’épée. En la passant dans l’intérieur, il leva sa lanterne et regarda fixement mon oncle, qui, à sa grande surprise, aperçut autour de la voiture une fourmilière de conducteurs ayant tous les yeux rivés sur lui. Jamais, dans toute sa vie, il n’avait vu un si grand nombre de visages pâles, d’habits rouges et de regards fixes.

« Voilà la chose la plus étrange qui me soit arrivée jusqu’à ce jour, pensa mon oncle. Permettez-moi de vous rendre votre chapeau, monsieur. »

L'individu de mauvaise mine reçut en silence le chapeau à trois cornes, regarda attentivement le trou qui se trouvait au milieu, et, finalement, le plaça sur le sommet de sa perruque, avec une solennité dont l’effet fut cependant légèrement diminué par un violent éternuement qui fit retomber son tricorne sur ses genoux.

« En route ! » cria la conducteur armé de la lanterne, en montant par derrière sur son petit siège. La voiture partit. Mon oncle, en sortant de la cour, regarda à travers les glaces, et vit que les autres malles, avec les cochers, les gardes, les chevaux et les voyageurs, tournaient en rond, au petit trot, avec une vitesse d’environ cinq milles à l’heure. Mon oncle bouillait d’indignation, gentlemen. Comme négociant il trouvait qu’on ne devait pas badiner avec les dépêches, et il résolut d’en écrire à la direction des postes aussitôt après son retour à Londres.

Bientôt cependant toutes ses pensées se concentrèrent sur la jeune dame, qui était assise à l’autre coin de l’intérieur, le visage soigneusement enveloppé dans son capuchon. Le gentilhomme à l’habit bleu se trouvait en face d’elle, et à côté d’elle, l’autre individu en habit raisin de Corinthe. Tous les deux la surveillaient attentivement. Si elle faisait frôler les plis de son capuchon, mon oncle entendait l’homme de mauvaise mine mettre la main sur sa rapière, et il était sûr, par la respiration du jeune matamore (car la nuit était trop noire pour distinguer les visages), qu’il lui faisait une moue et des yeux comme s’il avait voulu l’avaler. Ce manège irrita mon oncle de plus en plus, et il résolut d’en voir la fin à tout prix. Il avait une grande admiration pour les yeux brillants et pour les jolis visages, pour les pieds mignons et pour les jolies jambes ; en un mot, il était passionné pour le sexe tout entier. Cela court dans le sang de la famille, gentlemen, je suis comme lui.

Mon oncle employa bien des subterfuges pour attirer l’attention de la jeune dame, ou tout au moins pour engager la conversation avec ses mystérieux compagnons, mais ce fut en vain. Les gentlemen ne voulaient pas parler, et la jeune dame ne l’osait pas. De temps en temps mon oncle mettait la tête à la portière et demandait à haute voix pourquoi on n’allait pas plus vite ; mais il avait beau s’enrouer à crier, personne ne faisait attention à lui. Il se renfonçait alors dans son coin et pensait au joli visage, au pied mignon, à la jambe fine de sa compagne de voyage ; ceci réussissait à lui faire passer le temps, et l’empêchait de s’inquiéter de l’étrange situation où il se trouvait, allant toujours sans savoir où. Il est vrai que cela ne l’aurait pas beaucoup tourmenté de toute manière ; car mon oncle, gentlemen, était un gaillard entreprenant, nomade, sans peur et sans souci.

Tout d’un coup la voiture s’arrêta :

« Ohé ! cria mon oncle, qu’est-ce qui nous arrive maintenant ?

– Descendez ici, dit le conducteur en abattant le marchepied.

– Ici ! fit mon oncle.

– Ici, répéta le garde.

– Je n’en ferai rien.

– À la bonne heure, alors, restez où vous êtes.

– C'est mon intention.

– C'est bien. »

Les autres voyageurs avaient écouté ce colloque fort attentivement. Voyant que mon oncle était déterminé à rester, le jeune gentilhomme passa devant lui, pour faire descendre la dame. Dans ce moment, l’homme de mauvaise mine inspectait minutieusement le trou qui déshonorait le fond de son tricorne. La jeune dame, en passant, laissa tomber son gant dans la main de mon oncle, et, approchant les lèvres de son visage, si près qu’il sentit sur son nez une tiède haleine, lui murmura tout bas ces deux mots : « Secourez-moi monsieur. » Mon oncle s’élança à bas de la voiture avec tant de violence qu’il la fit bondir sur ses ressorts.

« Ah ! vous vous ravisez ? » dit le conducteur, quand il vit mon oncle sur ses jambes.

Mon oncle le regarda pendant quelques secondes, incertain s’il devait lui arracher son espingole, la tirer au visage du matamore, casser la tête du reste de la compagnie avec la crosse, saisir la jeune dame et disparaître au milieu de la fumée. En y réfléchissant, toutefois, il abandonna ce plan, comme d’une exécution un peu mélodramatique, et il se contenta de suivre les deux hommes mystérieux dans une vieille maison devant laquelle la voiture s’était arrêtée. Conduisant entre eux la jeune dame, ils tournèrent dans le corridor, et mon oncle s’y enfonça à leur suite.

De tous les endroits ruinés et désolés que mon oncle avait rencontrés dans sa vie, celui-ci était le plus désolé et le plus ruiné. On voyait que ç'avait été autrefois un vaste hôtel, mais le toit était ouvert dans plusieurs endroits, et les escaliers étaient raboteux et défoncés. Dans la chambre où les voyageurs entrèrent, il y avait une vaste cheminée, toute noire de fumée, quoiqu’elle ne fût égayée par aucun feu. La cendre blanchâtre du bois brûlé était encore répandue sur l’âtre, mais le foyer était froid, et tout paraissait sombre et triste.

« Voilà du joli, dit mon oncle en regardant autour de lui ; une malle qui fait six milles et demi à l’heure, et qui s’arrête indéfiniment dans un trou comme celui-ci ! C'est un peu fort ! mais ça sera connu ; j’en écrirai aux journaux. »

Mon oncle dit cela d’une voix assez élevée et d’une manière ouverte et sans réserve, pour tâcher d’engager la conversation avec les deux étrangers ; mais ils se contentèrent de chuchoter entre eux, en lui lançant des regards farouches. La dame était à l’autre bout de la chambre, et elle s’aventura, une fois, à agiter sa main, comme pour demander l’assistance de mon oncle.

À la fin les deux étrangers s’avancèrent un peu, et la conversation commença.

« Mon brave homme, dit le gentilhomme en habit bleu, vous ne savez pas, je suppose, que ceci est une chambre particulière.

– Non, mon brave homme ; je n’en sais rien, rétorqua mon oncle. Seulement si ceci est une chambre particulière, préparée exprès, j’imagine que la salle publique doit être joliment confortable ! »

En disant cela, mon oncle s’établit dans un grand fauteuil et mesura de l’œil les deux gentlemen, si exactement, que Tiggin et Welps auraient pu leur fournir l’étoffe d’un habit, sans y mettre un pouce de plus ni de moins.

« Quittez cette chambre ! dirent les deux hommes ensemble, en saisissant leurs épées.

– Hein ? fit mon oncle, sans avoir l’air de comprendre ce qu’ils voulaient dire.

– Quittez cette chambre, ou vous êtes mort ! dit l’homme de mauvaise mine, en mettant sa grande flamberge au vent, et en la faisant voltiger au-dessus de sa tête.

– Tue ! tue ! s’écria l’homme à l’habit bleu, en dégainant aussi son épée et en reculant deux ou trois pas. Tue ! tue ! »

La dame jeta un grand cri. Mon oncle, gentlemen, était remarquable pour sa hardiesse et pour sa présence d’esprit. Pendant tout le temps qu’il avait paru si indifférent à ce qui se passait, il était occupé à chercher, sans en faire semblant, quelques projectiles ou quelque arme défensive ; et au moment même où les épées furent tirées, il aperçut, dans le coin de la cheminée, une vieille rapière à coquille, avec un fourreau rouillé. D'un seul bond, mon oncle l’atteignit, la tira, la fit tourner rapidement au-dessus de sa tête, cria à la jeune dame de se retirer dans un coin, lança le fourreau à l’homme de mauvaise mine, jeta une chaise au gentilhomme en habit bleu, et prenant avantage de leur confusion, tomba sur tous les deux, pêle-mêle.

Il y a une vieille histoire, qui n’en est pas moins bonne pour être vieille, concernant un jeune gentleman irlandais, à qui l’on demandait s’il jouait du violon : « Je n’en sais rien, répondit-il ; car je n’ai jamais essayé. » Ceci pourrait fort bien s’appliquer à mon oncle et à son escrime. Il n’avait jamais tenu une épée dans sa main, si ce n’est une fois, en jouant Richard III sur un théâtre d’amateurs ; et encore, dans cette occasion, il avait été convenu que Richmond le tuerait par derrière, sans faire le simulacre du combat ; mais ici, voilà qu’il faisait assaut avec deux habiles tireurs, poussant de tierce et de quarte, parant, se fendant, et combattant enfin de la manière la plus courageuse et la plus adroite, quoique jusqu’à ce moment il ne se fût pas douté qu’il eût la plus légère notion de la science de l’escrime. Cela montra la vérité de ce vieux proverbe, qu’un homme ne sait pas ce qu’il peut faire tant qu’il ne l’a pas essayé.

Le bruit du combat était terrible. Les trois champions juraient comme des troupiers, et leurs épées faisaient un cliquetis plus bruyant que ne pourraient faire tous les couteaux et toutes les mécaniques à affiler du marché de Newport, s’entrechoquant en mesure. Au moment le plus animé, la jeune dame, sans doute pour encourager mon oncle, retira entièrement son chaperon, et lui fit voir une si éblouissante beauté qu’il aurait combattu contre cinquante démons pour obtenir d’elle un sourire, et mourir au même instant. Il avait fait des merveilles jusque-là, mais il commença alors à se détacher comme un géant enragé.

Le gentilhomme en habit bleu aperçut en se retournant que la jeune dame avait découvert son visage ; il poussa une exclamation de rage et de jalousie, et, tournant son épée vers elle, il lui lança un coup de pointe, qui fit pousser à mon oncle un rugissement d’appréhension. Mais la jeune dame sauta légèrement de côté, et saisissant l’épée du jeune homme avant qu’il se fût redressé, la lui arracha, le poussa vers le mur, et lui passant l’épée en travers du corps, jusqu’à la garde, le cloua solidement dans la boiserie. C'était d’un magnifique exemple. Mon oncle, avec un cri de triomphe et une vigueur irrésistible, fit reculer son adversaire dans la même direction, et plongeant la vieille rapière juste au centre d’une des fleurs de son gilet, le cloua à côté de son ami. Ils étaient là tous les deux gentlemen, gigotant des bras et des jambes dans leur agonie, comme les pantins de carton que les enfants font mouvoir avec un fil. Mon oncle répétait souvent, dans la suite, que c’était là la manière la plus sûre de se débarrasser d’un ennemi, et qu’elle ne présentait qu’un seul inconvénient, c’était la dépense qu’elle entraînait, puisqu’il fallait perdre une épée pour chaque homme mis hors de combat.

« La malle ! la malle ! cria la jeune dame, en se précipitant vers mon oncle, et en lui jetant ses beaux bras autour du cou ; nous pouvons encore nous sauver !

– Vraiment, ma chère, dit mon oncle, cela ne me paraît guère douteux. Il me semble qu’il n’y a plus personne à tuer. »

Mon oncle était un peu désappointé, gentlemen ; car il pensait qu’un petit intermède d’amour eût été fort agréable après ce massacre, quand ce n’eût été qu’à cause du contraste.

« Nous n’avons pas un instant à perdre ici, reprit la jeune lady. Celui-ci (montrant le gentilhomme en habit bleu) est le fils du puissant marquis de Filleteville.

– Eh bien ! ma chère, j’ai peur qu’il n’en porte jamais le titre, répondit mon oncle, en regardant froidement le jeune homme, qui était piqué contre le mur comme un papillon. Vous avez éteint le majorat, mon amour.

– J'ai été enlevée à ma famille, à mes amis, par ce scélérat, s’écria la jeune dame, dont le regard brillait d’indignation. Ce misérable m’aurait épousée de force avant une heure.

– L'impudent coquin ! dit mon oncle en jetant un coup d’œil méprisant à l’héritier moribond des Filleteville.

– Comme vous pouvez en juger par ce que vous avez vu, leurs complices sont prêts à m’assassiner, si vous invoquez l’assistance de quelqu’un. S'ils nous trouvent ici, nous sommes perdus ! Dans deux minutes il sera peut-être trop tard pour fuir. La malle ! la malle ! »

En prononçant ces mots, la jeune dame, épuisée par son émotion et par l’effort qu’elle avait fait en embrochant le marquis de Filleteville, se laissa tomber dans les bras de mon oncle, qui l’emporta aussitôt devant la porte de la maison. La malle était là, attelée de quatre chevaux noirs à tout crin, mais sans cocher, sans conducteur, et même sans palefrenier à la tête des chevaux.

Gentlemen, j’espère que je ne fais pas tort à la mémoire de mon oncle en disant que, quoique garçon, il avait tenu, avant ce moment-là, quelques dames dans ses bras. Je crois même qu’il avait l’habitude d’embrasser les filles d’auberge, et je sais que deux ou trois fois il a été vu par des témoins dignes de foi déposant un baiser sur le cou d’une maîtresse d’hôtel d’une manière très perceptible. Je mentionne ces circonstances afin que vous jugiez combien la beauté de cette jeune lady devait être incomparable pour affecter mon oncle comme elle le fit : il disait souvent qu’en voyant ses longs cheveux noirs flotter sur son bras et ses beaux yeux noirs se tourner vers lui, lorsqu’elle revint à elle, il s’était senti si agité, si drôle, que ses jambes en tremblaient sous lui. Mais qui peut regarder une paire de jolis yeux noirs sans se sentir tout drôle ? Pour moi, je ne le puis, gentlemen, et je connais certains yeux que je n’oserais pas regarder, parole d’honneur !

« Vous ne me quitterez jamais, murmura la jeune dame.

– Jamais ! répondit mon oncle. Et il le pensait comme il le disait.

– Mon brave libérateur, mon excellent, mon cher libérateur !

– Ne me dites donc pas de ces choses-là !

– Pourquoi pas ?

– Parce que votre bouche est si séduisante quand vous parlez que j’ai peur d’être assez impertinent pour la baiser. »

La jeune femme leva sa main comme pour avertir mon oncle de n’en rien faire et dit… non, elle ne dit rien, elle sourit. Quand vous regardez une paire de lèvres les plus délicieuses du monde, et quand elles s’épanouissent doucement en un sourire fripon, si vous êtes assez près d’elles et sans témoin, vous ne pouvez mieux témoigner votre admiration de leur forme et de leur couleur charmante qu’en les baisant : c’est ce que fit mon oncle, et je l’honore pour cela.

« Écoutez, s’écria la jeune dame en tressaillant, entendez-vous le bruit des roues et des chevaux ?

– C'est vrai, » dit mon oncle en se baissant.

Il avait l’oreille fine et était habitué à reconnaître le roulement des voitures ; mais celles qui s’approchaient vers eux paraissaient si nombreuses et faisaient tant de fracas qu’il lui fut impossible d’en deviner le nombre. Il semblait qu’il y eût cinquante carrosses emportés chacun par six chevaux.

« Nous sommes poursuivis ! s’écria la jeune dame en tordant ses mains. Nous sommes poursuivis ! Je n’ai plus d’espoir qu’en vous seul ! »

Il y avait une telle expression de terreur sur son charmant visage que mon oncle se décida tout d’un coup. Il la porta dans la voiture, lui dit de ne pas s’effrayer, pressa encore une fois ses lèvres sur les siennes, et l’ayant engagée à lever les glaces pour sa préserver du froid, monta sur le siège.

« Attendez, mon sauveur, dit la jeune lady.

– Qu'est-ce qu’il y a ? demanda mon oncle de son siège.

– Je voudrais vous parler. Un mot, un seul mot, mon chéri !

– Faut-il que je descende ? » demanda mon oncle.

La jeune dame ne fit pas de réponse, mais elle sourit encore, et d’un si joli sourire, gentlemen, qu’il enfonçait l’autre complètement. Mon oncle fut par terre en un clin d’œil.

« Qu'est-ce qu’il y a ma chère ? » dit-il en mettant la tête à la portière.

La dame s’y penchait en même temps par hasard, et elle lui parut plus belle que jamais. Il était fort près d’elle dans ce moment-là ; ainsi il ne pouvait pas se tromper.

« Qu'est-ce qu’il y a, ma chère ? demanda mon oncle.

– Vous n’aimerez jamais d’autre femme que moi ? Vous n’en épouserez jamais d’autre ? »

Mon oncle jura ses grands dieux qu’il n’épouserait jamais une autre femme, et la jeune lady retira sa tête et releva la glace. Mon oncle s’élança de nouveau sur le siège, équarrit ses coudes, ajusta les rênes, prit le fouet sur l’impériale, le fit claquer savamment, et en route ! Les quatre chevaux noirs à tout crin s’élancèrent avec la vieille malle derrière eux, dévorant quinze bons milles en une heure. Brrr ! brrrr ! comme ils galopaient !

Pourtant le bruit des voitures devenait plus fort par derrière. Le vieux carrosse avait beau aller vite, ceux qui le poursuivaient allaient plus vite encore. Les hommes, les chevaux, les chiens, semblaient ligués pour l’atteindre ; le fracas était épouvantable, mais par-dessus tout s’élevait la voix de la jeune dame, excitant mon oncle, et lui criant : « Plus vite ! plus vite ! plus vite ! »

Ils volaient comme l’éclair. Les arbres sombres, les meules de foin, les maisons, les églises, tous les objets fuyaient à droite et à gauche, comme des brins de paille emportés par un ouragan. Leurs roues retentissaient comme un torrent qui déchire ses digues, et pourtant le bruit de la poursuite devenait plus fort, et mon oncle entendait encore la jeune lady crier d’une voix déchirante : « Plus vite ! plus vite ! plus vite ! »

Mon oncle employait le fouet et les rênes, et les chevaux détalaient avec tant de rapidité, qu’ils étaient tout blancs d’écume, et cependant la jeune dame criait encore : « Plus vite ! plus vite ! » Dans l’excitation du moment, mon oncle donna un violent coup sur le marchepied avec le talon de sa botte… et il s’aperçut que l’aube blanchissait, et qu’il était assis sur le siège d’une vieille malle d’Édimbourg, dans l’enclos du carrossier, grelottant de froid et d’humidité, et frappant ses pieds pour les réchauffer. Il descendit avec empressement, et chercha la charmante jeune lady dans l’intérieur… Hélas ! il n’y avait ni portière, ni coussin à la voiture, c’était une simple carcasse.

Mon oncle vit bien qu’il y avait là-dessous quelque mystère, et que tout s’était passé exactement comme il avait coutume de le raconter. Il resta fidèle au serment qu’il avait fait à la jeune dame, refusa, pour l’amour d’elle, plusieurs maîtresses d’auberge, fort désirables, et mourut garçon à la fin. Il faisait souvent remarquer quelle drôle de chose c’était qu’il eût découvert, en montant tout bonnement par-dessus cette palissade, que les ombres des malles, des chevaux, des gardes, des cochers et des voyageurs, eussent l’habitude de faire des voyages régulièrement chaque nuit. Il ajoutait qu’il croyait être le seul individu vivant qu’on eût jamais pris comme passager dans une de ces excursions. Je crois effectivement qu’il avait raison, gentlemen, ou du moins je n’ai jamais entendu parler d’aucun autre.

« Je ne comprends pas ce que ces ombres de malles-postes peuvent porter dans leurs sacs ?… dit l’hôte, qui avait écouté l’histoire avec une profonde attention.

– Parbleu, les lettres mortes.62

– Oh ! ah ! c’est juste. Je n’y avais pas pensé. »

Chapitre XXI. Comment M. Pickwick exécuta sa mission et comment il fut renforcé, dès le début, par un auxiliaire tout à fait imprévu. §

Les chevaux furent ponctuellement amenés le lendemain matin à neuf heures moins un quart, et M. Pickwick ayant occupa sa place, ainsi que Sam, l’un à l’intérieur, l’autre à l’extérieur, le postillon reçut ordre de se rendre à la maison de M. Sawyer, afin d’y prendre M. Benjamin Allen.

La voiture arriva bientôt devant la boutique où se lisait cette inscription : Sawyer, successeur de Nockemorf ; et M. Pickwick, en mettant la tête à la portière, vit, avec une surprise extrême, le jeune garçon en livrée grise, activement occupé à fermer les volets. À cette heure de la matinée c’était une occupation hors du train ordinaire des affaires, et cela fit penser d’abord à notre philosophe que quelque ami ou patient de M. Sawyer était mort, ou bien peut-être que M. Bob Sawyer lui-même avait fait banqueroute.

« Qu'est-il donc arrivé ? demanda-t-il au garçon.

– Rien du tout, monsieur, répondit celui-ci en fendant sa bouche jusqu’à ses oreilles.

– Tout va bien, tout va bien ! cria Bob en paraissant soudainement sur le pas de sa porte, avec un petit havresac de cuir, vieux et malpropre, dans une main, et dans l’autre une grosse redingote et un châle. Je m’embarque, vieux.

– Vous ?

– Oui, et nous allons faire une véritable expédition. Hé ! Sam, à vous ! Ayant ainsi brièvement éveillé l’attention de Sam Welter, dont la physionomie exprimait beaucoup d’admiration pour ce procédé expéditif, Bob lui lança son havresac, qui fut immédiatement logé dans le siège. Cela fait, ledit Bob, avec l’assistance du gamin, s’introduisit de force dans la redingote, beaucoup trop petite pour lui, et, s’approchant de la portière du carrosse, y fourra sa tête, et se prit à rire bruyamment.

« Quelle bonne farce ! dit-il en essuyant avec son parement les larmes qui tombaient de ses yeux.

– Mon cher monsieur, répliqua M. Pickwick, avec quelque embarras, je n’avais pas la moindre idée que vous nous accompagneriez.

– Justement ; voilà le bon de la chose.

– Ah ! voilà le bon de la chose ? répéta M. Pickwick, dubitativement.

– Sans doute : outre le plaisir de laisser la pharmacie se tirer d’affaire toute seule, puisqu’elle parait bien décidée à ne pas se tirer d’affaire avec moi. »

Ayant ainsi expliqué le phénomène des volets, M. Sawyer retomba dans une extase de joie.

« Quoi ! vous seriez assez fou pour laisser vos malades sans médecin ? dit M. Pickwick d’un ton sérieux.

– Pourquoi pas ? répliqua Bob. J'y gagnerai encore ; il n’y en a pas un qui me paye. Et puis, ajoute-t-il en baissant la voix jusqu’à un chuchotement confidentiel, ils y gagneront, aussi ; car, n’ayant presque plus de médicaments, et ne pouvant pas les remplacer dans ce moment-ci, j’aurais été obligé de leur donner à tous du calomel ; ce qui aurait pu mal réussir à quelques-uns. Ainsi, tout est pour le mieux. »

Il y avait dans cette réponse une force de raisonnement et de philosophie à laquelle M. Pickwick ne s’attendait point. Il réfléchit pendant quelques instants, et dit ensuite, d’une manière moins ferme toutefois :

« Mais cette chaise, mon jeune ami, cette chaise ne peut contenir que deux personnes, et je l’ai promise à M. Allen.

– Ne vous occupez pas de moi un seul instant, j’ai arrangé tout cela, Sam me fera de la place sur le siège de derrière, à côté de lui. Regardez ceci ; ce petit écriteau va être collé sur la porte : Sawyer, successeur de Nockemorf. S'adresser en face, chez Mme Cripps. Mme Cripps est la mère de mon groom. M. Sawyer est très fâché, dira Mme Cripps, il n’a pas pu faire autrement. On est venu le chercher ce matin pour une consultation, avec les premiers chirurgiens du pays. On ne pouvait pas se passer de lui ; on voulait l’avoir à tout prix. Une opération terrible. Le fait est, ajouta Bob, pour conclure, que cela me fera, j’espère, plus de bien que de mal. Si on pouvait annoncer mon déport dans la journal de la localité, ma fortune est faite. Mais voilà Ben… Allons, montez ! »

Tout en proférant ces paroles précipitées, Bob poussait de côté le postillon, jetait son ami dans la voiture, fermait la portière, relevait le marchepied, collait l’écriteau sur sa porte, la fermait, mettait la clef dans sa poche, s’élançait à côté de Sam, ordonnait au postillon de partir, et tout cela avec une rapidité si extraordinaire, que la voiture roulait déjà, et que M. Bob Sawyer était complètement établi comme partie intégrante de l’équipage, avant que M. Pickwick eût eu le temps de peser en lui-même s’il devait l’emmener ou non.

Tant que la voiture se trouva dans les rues de Bristol, le facétieux Bob conserva ses lunettes vertes, et se comporta avec une gravité convenable, se contentant de chuchoter diverses plaisanteries pour l’amusement spécial de Samuel Weller ; mais, une fois arrivé sur la grand’route, il se dépouilla à la fois de ses lunettes et de sa gravité professionnelle, et se régala de diverses charges qui pouvaient jusqu’à un certain point attirer l’attention des passants sur la voiture, et rendre ceux qu’elle contenait l’objet d’une curiosité plus qu’ordinaire. Le moins remarquable de ces exploits était l’imitation bruyante d’un cornet à piston et le déploiement ambitieux d’un mouchoir de soie rouge attaché au bout d’une canne, en guise de pavillon, et agité de temps en temps d’un air de suprématie et de provocation.

« Je ne comprends pas, dit M. Pickwick en s’arrêtant au milieu d’une grave conversation avec M. Ben Allen, sur les bonnes qualités de M. Winkle et de sa jeune épouse, je ne comprends pas ce que tous les passants trouvent en nous de si extraordinaire pour nous examiner ainsi.

– La bonne tournure de la voiture, répondit Ben avec un léger sentiment d’orgueil. Je parierais qu’ils n’en voient pas tous les jours de semblables.

– Cela n’est pas impossible… cela ne peut… cela doit être » reprit M. Pickwick, qui se savait sans doute persuadé que cela était si, regardant en ce moment par la portière, il n’avait pas remarqué que la contenance des passants n’indiquait aucunement un étonnement respectueux, et que diverses communications télégraphiques paraissaient s’échanger entre eux et les habitants extérieurs de la voiture. M. Pickwick, comprenant instinctivement que cela pouvait avoir quelques rapports éloignés avec l’humeur plaisante de M. Bob Sawyer : « J'espère, dit-il, que notre facétieux ami ne commet pas d’absurdités là derrière.

– Oh que non ! répliqua Ben Allen ; excepté quand il est un peu lancé, Bob est la plus paisible créature de la terre. »

Ici l’on entendit l’imitation prolongée d’un cornet à piston, immédiatement suivie par des cris, par des hourras, qui sortaient évidemment du gosier et des poumons de la plus paisible créature du monde, ou, en termes plus clairs, de M. Bob Sawyer lui-même.

M. Pickwick et M. Ben Allen échangèrent un regard expressif, et le premier de ces gentlemen, ôtant son chapeau et se penchant par la portière, de façon que presque tout son gilet était en dehors, parvint enfin à apercevoir le jovial pharmacien.

M. Bob Sawyer était assis, non pas sur le siège de derrière, mais sur le haut de la voiture, les jambes aussi écartées que possible ; il portait sur le coin de l’oreille le chapeau de Sam, et tenait d’une main une énorme sandwich, tandis que, de l’autre, il soulevait un immense flacon. D'un air de suave jouissance, il caressait tour à tour l’un et l’autre, variant toutefois la monotonie de cette occupation en poussant de temps en temps quelques cris, ou en échangeant avec les passants quelques spirituels badinages. Le pavillon sanguinaire était soigneusement attaché au siège de la voiture, dans une position verticale, et M. Samuel Weller, décoré du chapeau de Bob, était en train d’expédier une double sandwich avec une contenance animée et satisfaite, qui annonçait son entière approbation de tous ces procédés.

Cela était bien suffisant pour irriter un gentleman ayant, autant que M. Pickwick, le sentiment des convenances ; mais ce n’était pas encore là tout le mal, car la chaise de poste croisait, en ce moment-là même, une voiture publique, chargée à l’extérieur comme à l’intérieur de voyageurs, dont l’étonnement était exprimé d’une manière fort significative. Les congratulations d’une famille irlandaise qui courait à côté de la chaise en demandant l’aumône, étaient aussi passablement bruyantes, surtout celles du chef de la famille, car il paraissait croire que cet étalage faisait partie de quelque démonstration politique et triomphale.

« Monsieur Sawyer ! cria M. Pickwick dans un état de grande excitation. Monsieur Sawyer, monsieur !

– Ohé ! répondit l’aimable jeune homme en se penchant sur un côté de la voiture avec toute la tranquillité imaginable.

– Êtes-vous fou, monsieur ?

– Pas le moins du monde ! Je ne suis que gai.

– Gai ! Ôtez-moi ce scandaleux mouchoir rouge, monsieur ! J'exige que vous l’abattiez, monsieur ! Sam, ôtez-le sur-le-champ ! »

Avant que Sam eût pu intervenir, M. Bob Sawyer amena gracieusement son pavillon, le plaça dans sa poche, fit un signe de tête poli à M. Pickwick, essuya le goulot de la bouteille et l’appliqua à sa bouche, lui faisant comprendre par là, sans perte de paroles, qu’il lui souhaitait toutes sortes de bonheur et de prospérité. Ayant exécuté cette pantomime, Bob replaça soigneusement le bouchon, et, regardant M. Pickwick d’un air bénin, mordit une bonne bouchée dans sa sandwich, et sourit.

« Allons ! dit M. Pickwick, dont la colère momentanée n’était pas à l’épreuve de l’aimable aplomb de Bob ; allons, monsieur, ne faites plus de semblables absurdités, s’il vous plaît.

– Non, non, répliqua le disciple d’Esculape en changeant de chapeau avec Sam. Je ne l’ai pas fait exprès ; le grand air m’avait si fort animé que je n’ai pas pu m’en empêcher.

– Pensez à l’effet que cela produit, reprit M Pickwick d’une voix persuasive. Ayez quelques égards pour les convenances.

– Oh ! certainement, répliqua Bob. Cela n’était pas du tout convenable. C'est fini, gouverneur. »

Satisfait de cette assurance, M. Pickwick rentra la tête dans la voiture ; mais à peine avait-il repris la conversation interrompue, qu’il fut étonné par l’apparition d’un petit corps opaque qui vint donner plusieurs tapes sur la glace, comme pour témoigner son impatience d’être admis dans l’intérieur.

« Qu'est-ce que cela ? s’écria M. Pickwick.

– Ça ressemble à un flacon, répondit Ben Allen en regardant l’objet en question à travers ses lunettes et avec beaucoup d’intérêt. Je pense qu’il appartient à Bob. »

Cette opinion était parfaitement exacte. M. Bob Sawyer ayant attaché le flacon au bout de sa canne, le faisait battre contre la fenêtre, pour engager ses amis de l’intérieur à en partager le contenu, en bonne harmonie et en bonne intelligence.

« Que faut-il faire ? demanda M. Pickwick en regardant le flacon. Cette idée-là est encore plus absurde que l’autre.

– Je pense qu’il vaudrait mieux le prendre et le garder, opina Ben Allen. Il le mérite bien.

– Certainement. Le prendrai-je ?

– Je crois que c’est ce que nous pouvons faire de mieux. »

Cet avis coïncidant complètement avec l’opinion de M. Pickwick, il abaissa doucement la glace et détacha la bouteille du bâton. Celui-ci fut alors retiré, et l’on entendit M. Bob Sawyer rire de tout son cœur.

« Quel joyeux gaillard ! dit M. Pickwick, le flacon à la main.

– C'est vrai, répondit Ben.

– On ne saurait rester fâché contre lui.

– Tout à fait impossible. »

Pendant cette courte communication de sentiments, M. Pickwick avait machinalement débouché la bouteille. « Qu'est-ce que c’est ? demanda nonchalamment M. Allen.

– Je n’en sais rien, répliqua M. Pickwick avec une égale nonchalance. Cela sent, je crois, le punch.

– Vraiment ? dit Benjamin.

– Je le suppose du moins, reprit M. Pickwick, qui n’aurait pas voulu s’exposer à dire une fausseté. Je le suppose, car il me serait impossible d’en parler avec certitude sans y goûter.

– Vous ne feriez pas mal d’essayer. Autant vaut savoir ce que c’est.

– Est-ce votre avis ? Eh bien ! ci cela vous fait plaisir, je ne veux pas m’y refuser. »

Toujours disposé à sacrifier ses propres sentiments aux désirs de ses amis, M. Pickwick s’occupa assez longuement à déguster le contenu de la bouteille.

« Qu'est-ce que c’est ? demanda M. Allen, en l’interrompant avec quelque impatience.

– C'est extraordinaire ! répondit le philosophe en léchant ses lèvres ; je n’en suis pas bien sûr. Oh ! oui, ajouta-t-il, après avoir goûté une seconde fois, c’est du punch. »

M. Ben Allen regarda M. Pickwick, et M. Pickwick regarda M. Ben Allen. M. Ben Allen sourit, mais M. Pickwick garda son sérieux.

« Il mériterait, dit ce dernier avec sévérité, il mériterait que nous buvions tout, jusqu’à la dernière goutte.

– C'est précisément ce que je pensais.

– En vérité ! Eh bien alors, à sa santé ! »

Ayant ainsi parlé, notre excellent ami donna un tendre et long baiser à la bouteille, et la passa à Benjamin. Celui-ci ne se fit pas prier pour suivre son exemple : les sourires devinrent réciproques, et le punch disparut graduellement et joyeusement.

« Après tout, dit M. Pickwick en savourant la dernière goutte, ses idées sont réellement très-plaisantes, très-amusantes en vérité !

– Sans aucun doute, » répliqua Ben. Et, pour prouver que M. Bob était un des plus joyeux compères existants, il raconta lentement et en détail, comment son ami avait tant bu une fois, qu’il y avait gagné une fièvre chaude, et qu’on avait été obligé de le raser. La relation de cet agréable incident durait encore, lorsque la chaise arrêta devant l’hôtel de la Cloche, à Berkeby-Heath, pour changer de chevaux.

« Nous allons dîner ici, n’est-ce pas ? dit Bob en fourrant sa tête à la portière.

– Dîner ! s’écria M. Pickwick. Nous n’avons encore fait que dix-neuf milles, et nous en avons quatre-vingt-sept et demi à faire.

– C'est précisément pour cela qu’il faut prendre quelque chose qui nous aide à supporter la fatigue, répliqua Bob.

– Oh ! reprit M. Pickwick en regardant sa montre, il est tout à fait impossible de dîner à onze heures et demie du matin.

– C'est juste, c’est un déjeuner qu’il nous faut. – Ohé ! monsieur ! un déjeuner pour trois, sur-le-champ, et n’attelez les chevaux que dans un quart d’heure. Faites mettre sur la table tout ce que vous avez de froid, avec quelques bouteilles d’ale, et votre meilleur madère. » Ayant donné ces ordres avec un empressement et une importance prodigieuse, M. Bob Sawyer entra immédiatement dans la maison pour en surveiller l’exécution. Il revint, en moins de cinq minutes, déclarer que tout était prêt et excellent.

La qualité du déjeuner justifia complètement les assertions du pharmacien, et ses compagnons de voyage y firent autant d’honneur que lui. Grâce à leurs efforts réunis, les bouteilles d’ale et le vin de Madère disparurent promptement. Le flacon fut ensuite rempli du meilleur équivalent possible pour le punch, et quand nos amis eurent repris leurs places dans la voiture, le cornet sonna et le pavillon rouge flotta, sans la plus légère opposition de la part de M. Pickwick.

À Tewkesbury, on arrêta pour dîner, et on y expédia encore de l’ale, une bouteille de madère et du porto par-dessus le marché ; enfin le flacon y fut rempli, pour la quatrième fois. Sous l’influence combinée de ces liquides, M. Pickwick et M. Allen restèrent endormis pendant trente milles, tandis que Bob et Sam Weller chantaient des duos sur leur siège.

Il faisait tout à fait sombre, quand M. Pickwick se secoua et s’éveilla suffisamment pour regarder par la portière. Des chaumières éparses sur le bord de la route, la teinte enfumée de tous les objets visibles, l’atmosphère nébuleuse, les chemins couverts de cendre et de poussière de brique, la lueur ardente des fournaises embrasées, à droite et à gauche, les nuages de fumée qui sortaient pesamment des hautes cheminées pyramidales et qui noircissaient tous les environs, l’éclat des lumières lointaines, les pesants chariots qui rampaient sur la route, chargés de barres de fer retentissantes ou d’autres lourdes marchandises, tout enfin indiquait qu’on approchait de la grande cité industrielle de Birmingham.

Le mouvement et le tapage d’un travail sérieux devenaient de plus en plus sensibles, à mesure que la voiture avançait dans les étroites rues qui conduisent au centre des affaires, une foule active circulait partout ; des lumières brillaient, jusque sous les toits, aux longues files de fenêtres ; le bourdonnement du travail sortait de chaque maison ; le mouvement des roues et des balanciers faisait trembler les murailles. Les feux dont les reflets rougeâtres étaient visibles depuis plusieurs milles, flambaient furieusement dans les grands ateliers. Le bruit des outils, les coups mesurés des marteaux, le sifflement de la vapeur, le lourd cliquetis des machines, retentissaient de tous les côtés, comme une rude harmonie.

La voiture était arrivée dans les larges rues et devant les boutiques brillantes qui entourent le vieil hôtel Royal, avant que M. Pickwick eût commencé à considérer la nature délicate et difficile de la commission qui l’avait amené là.

La délicatesse de la commission et la difficulté de l’exécuter convenablement n’étaient nullement amoindries par la présence volontaire de M. Bob Sawyer. Pour dire la vérité, M. Pickwick n’était nullement enchanté de l’avantage qu’il avait de jouir de sa société, quelque agréable et quelque honorable qu’elle fût d’ailleurs. Il aurait même donné joyeusement une somme raisonnable, pour pouvoir le faire transporter, temporairement, à cinquante milles de distance.

M. Pickwick n’avait jamais eu de communications personnelles avec M. Winkle père, quoiqu’il eût deux ou trois fois correspondu par lettre avec lui, et lui eût fait des réponses satisfaisantes concernant la conduite et le caractère de M. Winkle junior. Il sentait donc, avec un frémissement nerveux, que ce n’était pas un moyen fort ingénieux de le prédisposer en sa faveur, que de lui faire sa première visite, accompagné de Ben Allen et de Bob Sawyer, tous deux légèrement gris.

« Quoi qu’il en soit, pensait M. Pickwick en cherchant à se rassurer lui-même, il faut que je fasse de mon mieux. Je suis obligé de le voir ce soir, car je l’ai positivement promis à son fils ; et si les deux jeunes gens persistent à vouloir m’accompagner, il faudra que je rende l’entrevue aussi courte que possible, me contentant d’espérer que, pour leur propre honneur, ils ne feront pas d’extravagances. »

Comme M. Pickwick se consolait par ces réflexions, la chaise s’arrêta à la porte du vieil hôtel Royal. Ben Allen, à moitié réveillé, en fut tiré par Sam, et M. Pickwick put descendre à son tour. Ayant été introduit, avec ses compagnons, dans un appartement confortable, il interrogea immédiatement le garçon concernant la résidence de M. Winkle.

« Tout près d’ici, monsieur, répondit le garçon. M. Winkle a un entrepôt sur le quai, mais sa maison n’est pas à cinq cents pas d’ici, monsieur. »

Ici le garçon éteignit une chandelle et la ralluma le plus lentement possible, afin de laisser à M. Pickwick le temps de lui adresser d’autres questions, s’il y était disposé.

« Désirez-vous quelque chose, monsieur ? dit-il, en désespoir de cause. Un dîner, monsieur ? du thé ou du café ?

– Rien, pour le moment.

– Très-bien, monsieur. Vous ne voulez pas commander votre souper, monsieur ?

– Non, pas à présent.

– Très-bien, monsieur. »

Le garçon marcha doucement vers la porte, et s’arrêtant court, se retourna et dit avec une grande suavité :

« Vous enverrai-je la fille de chambre, messieurs ?

– Oui, s’il vous plaît, répondit M. Pickwick.

– Et puis vous apporterez une bouteille de soda-water, ajouta Bob.

– Soda-water ? Oui, monsieur. » Avec ces mots, le garçon, dont l’esprit paraissait soulagé d’un poids accablant en ayant à la fin obtenu l’ordre de servir quelque chose, s’évanouit imperceptiblement. En effet, les garçons d’hôtel ne marchent ni ne courent ; ils ont une manière mystérieuse de glisser, qui n’est pas donnée aux autres hommes.

Quelques légers symptômes de vitalité ayant été éveillés chez M. Ben Allen par un verre de soda-water, il consentit enfin à laver son visage et ses mains, et à se laisser brosser par Sam. M. Pickwick et Bob Sawyer ayant également réparé les désordres que le voyage avait produits dans leur costume, les trois amis partirent, bras dessus, bras dessous, pour se rendre chez M. Winkle. Le long du chemin, Bob imprégnait l’atmosphère d’une violente odeur de tabac.

À un quart de mille environ, dans une rue tranquille et propre, s’élevait une vieille maison de briques rouges. La porte, à laquelle on montait par trois marches, portait sur une plaque de cuivre ces mots : M. WINKLE. Les marches étaient fort blanches, les briques très-rouges, et la maison très-propre.

L'horloge sonnait dix heures quand MM. Pickwick, Ben Allen et Bob Sawyer frappèrent à la porte. Une servante proprette vint l’ouvrir, et tressaillit en voyant trois étrangers.

« M. Winkle est-il chez lui, ma chère ? demanda M. Pickwick.

– Il va souper, monsieur, répondit la jeune fille.

– Donnez-lui cette carte, s’il vous plaît, et dites-lui que je suis fâché de le déranger si tard, mais que je viens d’arriver, et que je dois absolument le voir ce soir. »

La jeune fille regarda timidement M. Sawyer, qui exprimait par une étonnante variété de grimaces l’admiration que lui inspiraient ses charmes ; ensuite, jetant un coup d’œil aux chapeaux et aux redingotes accrochés dans le corridor, elle appela une autre servante, pour garder la porte pendant qu’elle montait. La sentinelle fut rapidement relevée, car la jeune fille revint immédiatement, demanda pardon aux trois amis de les avoir laissés dans la rue, et les introduisit dans un arrière-parloir, moitié bureau, moitié cabinet de toilette, dont les principaux meubles étaient un bureau, un lavabo, un miroir à barbe, un tire-botte et des crochets, un tabouret, quatre chaises, une table et une vieille horloge.

Sur le manteau de la cheminée se trouvait un coffre-fort en fer fixé dans le mur ; enfin un almanach et une couple de tablettes chargées de livres et de papiers poudreux décoraient les murs.

« Je suis bien fâché de vous avoir fait attendre à la porte, monsieur, dit la jeune fille en allumant une lampe et en s’adressant à M. Pickwick avec un gracieux sourire ; mais je ne vous connaissais pas du tout, et il y a tant d’aventuriers qui viennent pour voir s’ils peuvent mettre la main sur quelque chose que réellement…

– Il n’y a pas le moindre besoin d’apologie, ma chère enfant, répliqua M. Pickwick avec bonne humeur.

– Pas le plus léger, mon amour, » ajouta Bob en étendant plaisamment les bras, et sautant d’un côté de la chambre à l’autre, comme pour empêcher la jeune fille de s’éloigner immédiatement. Mais elle ne fut nullement attendrie par ces gracieusetés, car elle exprima tout haut son opinion que M. Bob Sawyer était un polisson, et lorsqu’il voulut l’amadouer par des moyens encore plus pressants, elle lui imprima ses jolis doigts sur le visage, et bondit hors de la chambre, avec force expressions d’aversion et de mépris.

Privé de la société de la jeune bonne, M. Bob Sawyer chercha à se divertir en regardant dans le bureau, en ouvrant les tiroirs de la table, en feignant de crocheter la serrure du coffre-fort, en retournant l’almanach, en essayant, par-dessus ses bottes, celles de M. Winkle senior, et en faisant sur les meubles et ornements diverses autres expériences amusantes, qui causaient à M. Pickwick une horreur et une agonie inexprimables, mais qui donnaient à M. Bob Sawyer un délice proportionnel.

À la fin, la porte s’ouvrit, et un petit vieillard, en habit couleur de tabac, dont le visage et le crâne étaient exactement la contre-partie du crâne et du visage appartenant à M. Winkle junior (si ce n’est que le petit vieillard était un peu chauve), entra, en trottant, dans la chambre, tenant d’une main la carte de M Pickwick, de l’autre un chandelier d’argent.

« Monsieur Pickwick, comment vous portez-vous, monsieur ? dit le petit vieillard en posant son chandelier et tendant sa main. J'espère que vous allez bien, monsieur ? Charmé de vous voir, asseyez-vous, monsieur Pickwick, je vous en prie. Ce gentleman est ?…

– Mon ami monsieur Sawyer, répondit M. Pickwick, un ami de votre fils.

– Oh ! fit M. Winkle en regardant Bob d’un air un peu refrogné. J'espère que vous allez bien, monsieur ?

– Comme un charme, répliqua Bob.

– Cet autre gentleman, dit M. Pickwick, cet autre gentleman, comme vous le verrez quand vous aurez lu la lettre dont je suis chargé, est un parent très-proche… ou plutôt devrais-je dire, un intime ami de votre fils. Son nom est Allen.

– Ce gentleman ? » demanda M. Winkle, en montrant avec la carte M. Benjamin Allen, qui s’était endormi dans une attitude telle qu’on n’apercevait de lui que son épine dorsale, et le collet de son habit.

M. Pickwick était sur le point de répondre à cette question, et de réciter tout au long les noms et honorables qualités de M. Benjamin Allen, quand le spirituel Bob, afin de faire comprendre à son ami la situation où il se trouvait, lui fit dans la partie charnue du bras un violent pinçon. Ben se dressa sur ses pieds, avec un grand cri ; mais s’apercevant aussitôt qu’il était en présence d’un étranger, il s’avança vers M. Winkle et lui secouant tendrement les deux mains pendant environ cinq minutes, murmura quelques mots sans suite, à moitié intelligibles, sur le plaisir qu’il éprouvait à le voir ; lui demandant, d’une manière très-hospitalière, s’il était disposé à prendre quelque chose après sa promenade, ou s’il préférait attendre jusqu’au dîner ; après quoi il s’assit, et se mit à regarder autour de lui, d’un air hébété, comme s’il n’avait pas eu la moindre idée du lieu où il se trouvait ; ce qui était vrai, effectivement.

Tout ceci était fort embarrassant pour M. Pickwick, et d’autant plus que M. Winkle senior témoignait un étonnement palpable à la conduite excentrique, pour ne pas dire plus, de ses deux compagnons. Afin de mettre un terme à cette situation, il tira une lettre de sa poche, et la présentant à M. Winkle, lui dit :

« Cette lettre, monsieur, est de votre fils. Vous verrez par ce qu’elle contient que son bien-être et son bonheur futur dépendent de la manière bienveillante et paternelle dont vous l’accueillerez. Vous m’obligerez beaucoup en la lisant avec calme, et en en discutant ensuite le sujet avec moi, d’une manière grave et convenable. Vous pouvez juger de quelle importance votre décision est pour votre fils, et quelle est son extrême anxiété, à ce sujet, puisqu’elle m’a engagé à me présenter chez vous, à une heure si avancée, et, ajouta M. Pickwick en regardant légèrement ses deux compagnons, et dans des circonstances si défavorables. »

Après ce prélude, M. Pickwick plaça entre les mains du vieillard étonné, quatre pages serrées de repentir superfin ; puis, s’étant assis, il examina sa figure et son maintien, avec inquiétude il est vrai, mais avec l’air ouvert et assuré d’un homme qui a accepté un rôle dont il n’a pas à rougir ni à se défendre.

Le vieux négociant tourna et retourna la lettre avant de l’ouvrir ; examina l’adresse, le dos, les côtés ; fit des observations microscopiques sur le petit garçon grassouillet imprimé sur la cire ; leva ses yeux sur le visage de M. Pickwick ; et enfin, s’asseyant sur le tabouret de son bureau et rapprochant la lampe, brisa le cachet, ouvrit l’épître, et, l’élevant près de la lumière, se prépara à lire.

Juste dans ce moment, M. Bob Sawyer, dont l’esprit était demeuré inactif depuis quelques minutes, plaça ses mains sur ses genoux et se composa un visage de clown, d’après les portraits de feu M. Grimaldi. Malheureusement il arriva que M. Winkle, au lieu d’être profondément occupé à lire sa lettre, comme Bob l’imaginait, s’avisa de regarder par-dessus, et, conjecturant avec raison que le visage en question était fabriqué en dérision de sa propre personne, fixa ses yeux sur le coupable avec tant de sévérité, que les traits de feu M. Grimaldi se résolurent, graduellement, en une contenance fort humble et fort confuse.

« Vous m’avez parlé, monsieur ? demanda M. Winkle après un silence menaçant.

– Non, monsieur, répliqua Bob qui n’avait plus rien d’un clown, excepté l’extrême rougeur de ses joues.

– En êtes-vous bien sûr, monsieur ?

– Oh ! certainement ; oui, monsieur, tout à fait.

– Je l’avais cru, monsieur, rétorqua le vieux gentleman avec une emphase pleine d’indignation. Peut-être que vous m’avez regardé, monsieur ?

– Oh ! non, monsieur, pas du tout, répliqua Bob de la manière la plus civile.

– Je suis charmé de l’apprendre, monsieur, reprit le vieillard en fronçant ses sourcils d’un air majestueux ; puis il rapprocha la lettre de la lumière et commença à lire sérieusement.

M. Pickwick le considérait avec attention, tandis qu’il tournait de la dernière ligne de la première page à la première ligne de la seconde ; et de la dernière ligne de la seconde page à la première ligne de la troisième ; et de la dernière ligne de la troisième page à la première ligne de la quatrième ; mais quoique le mariage de son fils lui fût annoncé dans les douze premières lignes, comme le savait très bien M. Pickwick, aucune altération de sa physionomie n’indiqua avec quels sentiments il prenait une si importante nouvelle.

M. Winkle lut la lettre jusqu’au dernier mot, la replia avec la précision d’un homme d’affaires, et juste au moment où M. Pickwick attendait quelque grande expansion de sensibilité, il trempa une plume dans l’encrier, et dit aussi tranquillement que s’il avait parlé de l’affaire commerciale la plus ordinaire : Quelle est l’adresse de Nathaniel, monsieur Pickwick ?

« À l’hôtel George et Vautour, pour le présent.

– George et Vautour, où est cela ?

– George Yard, Lombard street.

– Dans la cité ?

– Oui. »

Le vieux gentleman écrivit méthodiquement l’adresse sur le dos de la lettre, et l’ayant placée dans son bureau, qu’il ferma, dit en rangeant le tabouret et en mettant la clef dans sa poche : « Je suppose que nous n’avons plus rien à nous dire, monsieur Pickwick ? »

– Rien à nous dire, mon cher monsieur ? s’écria l’excellent homme avec une chaleur pleine d’indignation. Rien à nous dire ! N'avez-vous pas d’opinion à exprimer sur un événement si considérable dans la vie de mon jeune ami ? Pas d’assurance à lui faire transmettre par moi, de la continuation de votre affection et de votre protection ? Rien à dire qui puisse le rassurer, rien qui puisse consoler la jeune femme inquiète, dont le bonheur dépend de lui ? Mon cher monsieur, réfléchissez.

– Précisément, je réfléchirai. Je ne puis rien dire maintenant. Je suis un homme méthodique, monsieur Pickwick, je ne m’embarque jamais précipitamment dans aucune affaire et d’après ce que je vois de celle-ci, je n’en aime nullement les apparences. Mille livres sterling ne sont pas grand chose, monsieur Pickwick.

– Vous avez bien raison, monsieur, dit Ben Allen, justement assez éveillé pour savoir qu’il avait dépensé ses mille livres sans la plus petite difficulté. Vous êtes un homme intelligent. Bob, c’est un gaillard intelligent.

– Je suis enchanté que vous me rendiez cette justice, dit M. Winkle, en jetant un regard méprisant à M. Ben Allen, qui hochait la tête d’un air profond. Le fait est, monsieur Pickwick, qu’en permettant à mon fils de voyager sous vos auspices pendant un an ou deux, pour apprendre à connaître les hommes et les choses, et afin qu’il n’entrât pas dans la vie comme un écolier, qui se laisse attraper par le premier venu, je n’avais nullement compté sur ceci. Il le sait très bien, et si je cessais de le soutenir, il n’aurait pas lieu d’être surpris. Au reste il apprendra ma décision, monsieur Pickwick. En attendant, je vous souhaite le bonsoir. Margaret, ouvrez la porte. »

Pendant tout ce temps M. Bob Sawyer avait fait des signes à son ami pour l’engager à dire quelque chose qui fût frappé au bon coin ; aussi Ben improvisa-t-il, sans aucun avertissement préalable, une petite oraison brève, mais pleine de chaleur. « Monsieur, dit-il en regardant le vieux gentleman avec des yeux ternes et fixes et en balançant furieusement son bras de bas en haut : Vous… vous devriez rougir de votre conduite.

– En effet, répliqua M. Winkle ; comme frère de la jeune personne, vous êtes un excellent juge de la question. Allons ! en voilà assez. Je vous en prie, monsieur Pickwick, n’ajoutez plus rien. Bonne nuit, messieurs. »

Ayant dit ces mots, le vieux négociant prit le chandelier et ouvrit la porte de la chambre, en montrant poliment le corridor.

« Vous regretterez votre conduite, monsieur, dit M. Pickwick en serrant étroitement ses dents, pour contenir sa colère, car il sentait combien cela était important pour son jeune ami.

– Je suis pour le moment d’une opinion différente, répondit M. Winkle avec calme. Allons, messieurs, je vous souhaite encore un bonne nuit. »

M. Pickwick regagna la rue d’un pas irrité ; Bob Sawyer, complètement maté par les manières décidées du vieux gentleman, prit le même parti ; le chapeau de M. Ben Allen roula après eux sur les marches, et la personne de M. Ben Allen le suivit immédiatement ; puis les trois compagnons allèrent se coucher en silence, et sans songer. Mais avant de s’endormir, M. Pickwick pense que s’il avait su quel homme méthodique était M. Winkle senior, il ne serait assurément pas chargé d’une telle commission pour lui.

Chapitre XXII. Dans lequel M. Pickwick rencontre une vieille connaissance, circonstance fortuite à laquelle la lenteur est principalement redevable des détails brûlants d’intérêt ci-dessous consignés, concernant deux hommes politiques. §

Lorsque M. Pickwick se réveilla à huit heures du matin, l’état de l’atmosphère n’était nullement propre à égayer son esprit, ni à diminuer l’abattement que lui avait inspiré le résultat inattendu de son ambassade. Le ciel était triste et sombre, l’air humide et froid, les rues mouillées et fangeuses. La fumée restait paresseusement suspendue au sommet des cheminées, comme si elle avait manqué d’énergie pour s’élever, et la brume descendait lentement, comme si elle n’avait pas eu même le cœur à tomber. Un coq de combat, privé de toute son animation habituelle, se balançait tristement sur une patte, dans la cour, tandis qu’une bourrique, sous un étroit appentis, tenait sa tête baissée, et, s’il fallait en croire sa contenance misérable, devait méditer un suicide. Dans les rues, on ne voyait que des parapluies, et l’on n’entendait que le cliquetis des casques et le clapotement de l’eau, qui dégouttait des toits.

Pendant le déjeuner, la conversation demeura singulièrement traînante. M. Bob Sawyer lui-même ressentait l’influence du temps, et la réaction de l’excitation du jour précédent. Suivant son propre et expressif langage, il était aplati. M. Ben Allen l’était aussi ; et pareillement M. Pickwick.

Dans l’attente prolongée d’une éclaircie, le dernier journal de Londres fut lu et relu, avec une intensité d’intérêt qui ne s’observe jamais que dans des cas d’extrême misère. Les trois compagnons d’infortune ne mirent pas moins de persévérances à arpenter chaque fleur du tapis ; ils regardèrent par la fenêtre assez souvent pour justifier l’imposition d’une double taxe ; ils entamèrent, sans résultat, toutes sortes de sujets de conversation, et à la fin, lorsque midi fut arrivé sans amener aucun changement favorable, M. Pickwick tira résolument la sonnette et demanda sa voiture.

La route était boueuse, il bruinait plus fort que jamais, et la boue était lancée dans la chaise ouverte en si grande quantité, qu’elle incommodait les habitants de l’intérieur presque autant que ceux de l’extérieur. Pourtant, dans le mouvement même, dans le sentiment d’un changement, d’une action, il y avait quelque chose de bien préférable à l’ennui de rester enfermé dans une chambre sombre, et de voir pour toute distraction la pluie tomber tristement dans une triste rue. Aussi nos voyageurs s’étonnèrent-ils d’abord d’avoir été si longtemps à prendre leur parti.

Quand ils arrêtèrent à Coventry pour relayer, la vapeur qui sortait des chevaux formait un nuage si épais, qu’elle éclipsait complètement le palefrenier ; seulement on l’entendit s’écrier au milieu du brouillard, qu’il espérait bien obtenir la première médaille d’or de la société d’humanité, pour avoir ôté le chapeau du postillon, attendu que celui-ci aurait été infailliblement noyé par l’eau qui découlait des bords, si l’invisible gentleman n’avait pas eu la présence d’esprit de l’enlever vivement, et d’essuyer avec un bouchon de paille le visage du naufragé.

« Ceci est agréable, dit Bob en arrangeant le collet de son habit, et en tirant son châle sur sa bouche pour concentrer la fumée d’un verre d’eau-de-vie qu’il venait d’avaler.

– Tout à fait, répondit Sam d’un air tranquille.

– Vous n’avez pas l’air d’y faire attention.

– Dame ! monsieur, je ne vois pas trop quel bien ça me ferait.

– Voilà une excellente réponse, ma foi !

– Certainement, monsieur. Tout ce qui arrive est bien, comme remarqua doucement le jeune seigneur quand il reçut une pension, parce que le grand-père de la femme de l’oncle de sa mère avait une fois allumé la pipe du roi avec son briquet phosphorique.

– Ce n’est pas une mauvaise idée cela, répliqua Bob d’un air approbatif.

– Juste ce que le jeune courtisan disait ensuite tous les jours d’échéance pendant le reste de sa vie. »

Après un court silence, Sam jeta un coup d’œil au postillon, et baissant la voix de manière à ne produire qu’un chuchotement mystérieux : « Avez-vous jamais été appelé, quand vous étiez apprenti carabin, pour visiter un postillon ?…

– Non, je ne le crois pas.

– Vous n’avez jamais vu un postillon dans un hôpital n’est-ce pas ?

– Non, je ne pense pas en avoir vu.

– Vous n’avez jamais connu un cimetière où y avait un postillon d’enterré ? vous n’avez jamais vu un postillon mort, n’est-ce pas ? demanda Sam, en poursuivant son catéchisme.

– Non, répliqua Bob.

– Ah ! reprit Sam d’un air triomphant, et vous n’en verrez jamais, et il y a une autre chose qu’on ne verra jamais, c’est un âne mort. Personne n’a jamais vu un âne mort, excepté le gentleman63 en culotte de soie noire, qui connaissait la jeune femme qui gardait une chèvre, et encore c’était un âne français ; ainsi il n’était pas de pur sang, après tout.

– Eh bien ! quel rapport tout cela a-t-il avec le postillon ? demanda Bob.

– Voilà. Je ne veux pas assurer, comme quelques personnes très-sensées, que les postillons et les ânes sont un être immortel, tous les deux ; mais voilà ce que je dis : C'est que, quand ils se sentent trop roides pour travailler, ils s’en vont, l’un portant l’autre : un postillon pour deux ânes, c’est la règle. Ce qu’ils deviennent ensuite, personne n’en sait rien ; mais il est très-probable qu’ils vont pour s’amuser dans un monde meilleur, car il n’y a pas un homme vivant qui ait jamais vu un postillon ni un âne s’amuser dans ce monde ici. »

Développant compendieusement cette remarquable théorie, et citant à l’appui divers faits statistiques, Sam Weller égaya le trajet jusqu’à Dunchurch. Là on obtint un postillon sec et des chevaux frais. Daventry était le relais suivant, Towcester celui d’après, et à la fin de chaque relais, il pleuvait plus fort qu’au commencement.

« Savez-vous, dit Bob d’un ton de remontrance en mettant le nez à la portière de la chaise, lorsqu’elle arrêta devant la tête du sarrasin, à Towcester, savez-vous que ça ne peut pas aller comme ça ?

– Ah ça ! dit M. Pickwick, qui venait de sommeiller un peu : J'ai peur que vous n’attrapiez de l’humidité.

– Oh vraiment ! en effet, je crois que je suis légèrement humide ! dit Bob, et personne ne pouvait le nier, car la pluie coulait de son cou, de ses coudes, de ses parements, de ses casques et de ses genoux. Tout son costume était si luisant d’eau, qu’on aurait pu croire qu’il était imprégné d’huile.

– Je crois que je suis légèrement humide, répéta Bob, en se secouant et en jetant autour de lui une petite pluie fine, comme font les chiens de Terre-Neuve, en sortant de l’eau.

– Je pense vraiment qu’il n’est pas possible d’aller plus loin ce soir, fit observer Ben Allen.

– Tout à fait hors de question, monsieur, ajouta Sam en s’approchant pour assister à la conférence. C'est de la cruauté envers les animaux que de les faire sortir d’un temps pareil. Il y a des lits ici, monsieur. Tout est propre et confortable. Un très-bon petit dîner, qui peut être prêt en une demi-heure ; des poulets et des côtelettes, du veau, des haricots verts, une tarte et de la propreté. Vous ferez bien de rester ici, monsieur, si j’ose donner mon avis gratis. Consultez les gens de l’art, comme disait le docteur. »

L'hôte de la Tête de Sarrasin arriva fort à propos, en ce moment, pour confirmer les éloges de Sam, relativement aux mérites de son établissement et pour appuyer ses supplications par une quantité de conjonctures effrayantes concernant l’état des routes, l’improbabilité d’avoir des chevaux frais au relais suivant, la certitude infaillible qu’il pleuvrait toute la nuit, et la certitude, également infaillible, que le temps s’éclaircirait le matin ; avec divers autres raisonnements séducteurs familiers à tous les aubergistes.

« C'est bien ! dit M. Pickwick ; mais alors il faut que j’envoie une lettre à Londres, de manière à ce que qu’elle soit remise demain, dès le matin. Autrement je serais obligé de continuer ma route, à tout hasard. »

L'hôte fit une grimace de plaisir. Rien n’était plus facile que d’envoyer une lettre empaquetée dans une feuille de papier gris, soit par la malle, soit par la voiture de nuit de Birmingham. Si le gentleman tenait particulièrement à ce que qu’elle fût remise de suite, il pouvait écrire sur l’enveloppe très-pressée, moyennant quoi il serait certain qu’elle serait portée immédiatement, ou bien une demi-couronne au porteur si ce paquet est remis de suite, ce qui serait encore plus sûr.

« Très-bien ! dit M. Pickwick. Alors nous allons rester ici.

– John, cria l’aubergiste ; des lumières dans le soleil ; faites vite du feu, les gentlemen sont mouillés. Par ici, messieurs. Ne vous tourmentez pas du postillon, monsieur, je vous l’enverrai quand vous le sonnerez. Maintenant, John, les chandelles. »

Les chandelles furent apportées, le feu fut attisé et une nouvelle bûche y fut jetée. En dix minutes de temps un garçon mettait la nappe pour le dîner, les rideaux étaient tirés, le feu flambait, et, comme il arrive toujours dans une auberge anglaise un peu décente, on aurait cru, à voir l’arrangement de toutes choses, que les voyageurs étaient attendus depuis huit jours au moins.

M. Pickwick s’assit à une petite table et écrivit rapidement, pour M. Winkle, un billet dans lequel il l’informait simplement qu’il était arrêté par le mauvais temps, mais qu’il arriverait certainement à Londres, le jour suivant ; remettant d’ailleurs, à cette époque, le détail de ses opérations. Ce billet, arrangé de manière à avoir l’air d’un paquet, fut immédiatement porté à l’aubergiste, par Sam.

Après s’être séché au feu de la cuisine, Sam revenait pour ôter les bottes de son maître, quand, en regardant par une porte entr'ouverte, il aperçut un grand homme, dont les cheveux étaient roux. Devant lui, sur une table, était étalé un paquet de journaux, et il lisait l’article politique de l’un d’eux, avec un air de sarcasme continuel, qui donnait à ses narines et à tous ses traits une expression de mépris superbe et majestueux.

« Hé ! dit Sam, il me semble que je connais cette boule-là, et le lorgnon d’or, et la tuile à grands rebords. J'ai vu tout cela à Eatanswill, ou bien je suis un crétin ! »

À l’instant même, afin d’attirer l’attention du gentleman, Sam fut saisi d’une toux fort incommode. Celui-ci tressaillit, en entendant du bruit, leva sa tête et son lorgnon, et laissa apercevoir les traits profonds et pensifs de M. Pott, l’éditeur de la Gazette d’Eatanswill.

« Pardon, monsieur, dit Sam en s’approchant avec un salut. Mon maître est ici, monsieur Pott.

– Chut ! chut ! cria Pott, en entraînant Sam, dans la chambre et en fermant la porte, avec une expression de physionomie pleine de mystère et d’appréhension.

– Qu'est-ce qu’il y a ? monsieur, dit Sam en regardant avec étonnement autour de lui.

– Gardez-vous bien de murmurer mon nom. Nous sommes dans un pays jaune : si la population irritable savait que je suis ici, elle me déchirerait en lambeaux.

– En vérité, monsieur ?

– Oui ; je serais la victime de leur furie. Mais maintenant jeune homme, qu’est-ce que vous disiez de votre maître ?

– Qu'il passe la nuit dans cette auberge, avec un couple d’amis.

– M. Winkle en est-il ? demanda M. Pott en fronçant légèrement le sourcil.

– Non, monsieur, il reste chez lui maintenant. Il est marié.

– Marié ! s’écria Pott avec une véhémence effrayante. Il s’arrêta, sourit d’un air sombre, et ajouta à voix basse et d’un ton vindicatif : C'est bien fait, il n’a que ce qu’il mérite. »

Ayant ainsi exhalé, avec un sauvage triomphe, sa mortelle malice envers un ennemi abattu, M. Pott demanda si les amis de M. Pickwick étaient bleus, et l’intelligent valet, qui en savait à peu près autant que l’éditeur lui-même, ayant fait une réponse très-satisfaisante, M. Pott consentit à l’accompagner dans la chambre de M. Pickwick. Il y fut reçu avec beaucoup de cordialité, et l’on convint de dîner en commun.

Lorsque M. Pott eut pris son siège près du feu, et lorsque nos trois voyageurs eurent ôté leurs bottes mouillées et mis des pantoufles : « Comment vont les affaires à Eatanswill ? demanda M. Pickwick. L'Indépendant existe-t-il toujours ?

L'Indépendant, monsieur, répliqua Pott, traîne encore sa misérable et languissante carrière, abhorré et méprisé par le petit nombre de ceux qui connaissent sa honteuse et méprisable existence ; suffoqué lui-même par les ordures qu’il répand en si grande profusion, assourdi et aveuglé par les exhalaisons de sa propre fange, l’obscène journal, sans avoir la conscience de son état dégradé, s’enfonce rapidement sous la vase trompeuse qui semble lui offrir un point d’appui solide auprès des classes les plus basses de la société, mais qui, s’élevant par degré au-dessus de sa tête détestée, l’engloutira bientôt pour toujours. »

Ayant débité avec véhémence ce manifeste, tiré de son dernier article politique, l’éditeur s’arrêta pour prendre haleine, puis regardant majestueusement Bob : « Vous êtes jeune, monsieur, » lui dit-il.

M. Sawyer inclina la tête.

« Et vous aussi, monsieur, » ajouta Pott en s’adressant à M. Ben Allen.

Celui-ci reconnut l’agréable imputation.

– Et vous êtes tous les deux profondément imbus de ces principes bleus, que j’ai promis aux peuples de ce royaume de défendre et de maintenir tant que je vivrai ?

– Hé ! hé ! quant à cela, je n’en sais trop rien, répliqua Bob, je suis…

– Pas un jaune, n’est-ce pas ? monsieur Pickwick, interrompit l’éditeur en reculant sa chaise. Votre ami n’est pas un jaune, monsieur.

– Non, non, répliqua Bob. Je suis une espèce de tartan écossais, à présent ; un composé de toutes les couleurs.

– Un vacillateur, dit Pott d’une voix solennelle ; un vacillateur ! Ah ! monsieur, si vous pouviez lire une série de huit articles, qui ont paru dans la Gazette d’Eatanswill, j’ose dire que vous ne seriez pas longtemps sans asseoir vos opinions sur une base ferme et solide.

– Et moi, j’ose dire que je deviendrais tout bleu, avant d’être arrivé à la fin, » rétorqua Bob.

M. Pott le regarda d’un air soupçonneux, pendant quelques minutes, puis se tournant vers M. Pickwick : « Vous avez lu, sans doute, les articles littéraires qui ont paru par intervalles, depuis trois mois, dans la Gazette d’Eatanswill, et qui ont excité une attention si générale et… et je puis le dire, une admiration si universelle.

– Eh ! mais, répliqua M. Pickwick, légèrement embarrassé par cette question, le fait est que j’ai été tellement occupé, d’une autre manière, que je n’ai réellement pas eu la possibilité de les parcourir.

– Il faut les lire, monsieur, dit l’éditeur d’un air sévère.

– Oui, certainement.

– Ils ont paru sous la forme d’une critique très-détaillée d’un ouvrage sur la métaphysique chinoise.

– Ah ! très-bien… Ces articles sont de vous ? j’espère.

– Ils sont de mon critique, monsieur, répliqua Pott avec grande dignité.

– Un sujet bien abstrait, à ce qu’il semble ?

– Tout à fait, répondit Pott, avec l’air profond d’un sage. Il a fait, sous ma direction, des études préparatoires. D'après mon avis, il s’est aidé, pour cela, de l’Encyclopédie britannique.

– En vérité ? Je ne savais pas que cet excellent ouvrage contînt quelque chose sur la métaphysique chinoise.

– Monsieur, continua Pott, en posant sa main sur le genou de M. Pickwick et en regardant autour de lui avec un sourire de supériorité intellectuelle, il a lu, pour la métaphysique, à la lettre M ; et pour la Chine, à la lettre C ; et il a amalgamé les fruits de cette double lecture, monsieur ! »

Les traits de M. Pott rayonnèrent de tant de grandeur additionnelle, au souvenir de la puissance de génie et des trésors de science déployés dans le docte travail en question, qu’il s’écoula quelques minutes avant que M. Pickwick eût la hardiesse de recommencer la conversation. Pourtant la contenance de l’éditeur étant retombée graduellement dans son expression ordinaire de suprématie morale, notre philosophe se hasarda à lui dire : « Me sera-t-il permis de demander quel grand objet vous a amené si loin de votre maison ?

– L'objet qui me guide et qui m’anime toujours, dans mes gigantesques travaux, répliqua Pott avec un sourire ; le bien de mon pays.

– Je supposais, effectivement, que c’était quelque mission politique.

– Oui, monsieur, vous aviez raison, répondit Pott. Puis, se courbant vers M. Pickwick, il lui murmura à l’oreille d’une voix creuse et lente : Il doit y avoir demain soir un bal jaune à Birmingham.

– En vérité ! s’écria M. Pickwick.

– Oui, monsieur ; et un souper jaune !

– Est-il possible ? »

Pott affirma le fait par un signe majestueux.

Quoique M. Pickwick fit semblant d’être atterré par cette communication, il était si peu versé dans la politique locale, qu’il ne pouvait pas comprendre suffisamment l’importance de l’affreuse conspiration dont il était question. M. Pott s’en aperçut, et tirant le dernier numéro de la Gazette d’Eatanswill, lui lut avec solennité le paragraphe suivant :

RÉUNION CLANDESTINE DES JAUNES.

« Un reptile contemporain a récemment vomi son noir venin dans le vain espoir de souiller la pure renommée de notre illustre représentant, l’honorable Samuel Slumkey ; ce Slumkey dont nous avons prédit, longtemps avant qu’il eût atteint sa position actuelle, si noble et si chérie, qu’il serait un jour l’honneur et le triomphe de sa patrie, et le hardi défenseur de nos droits. Un reptile contemporain, disons-nous, a fait d’ignobles plaisanteries au sujet d’un panier à charbon, en plaqué, superbement ciselé, offert à cet admirable citoyen par ses mandataires enchantés. Ce misérable et obscur écrivain insinue que l’honorable Samuel Slumkey a, lui-même, contribué, par le moyen d’un ami intime de son sommelier, pour plus des trois quarts de la somme totale de la souscription. Eh ! quoi ? cette créature rampante ne voit-elle pas que, si ce fait était vrai, il ne servirait qu’à placer l’honorable M. Slumkey dans une auréole encore plus brillante, s’il est possible. Sa cervelle obtuse ne comprend-elle pas que cet aimable et touchant désir d’exaucer les vœux des électeurs doit le rendre cher à jamais à ceux de ses compatriotes qui ne sont pas pires que des pourceaux, ou, en d’autres termes, qui ne sont pas tombés aussi bas que notre contemporain ? Mais telles sont les misérables équivoques des jaunes jésuitiques. Et ce ne sont pas là leurs seuls artifices ! La trahison couve sous la cendre. Nous déclarons hardiment, maintenant que nous sommes provoqué à tout dire, et nous nous plaçons en conséquence sous la sauvegarde de notre pays et de ses constables, nous déclarons hardiment qu’on fait, en ce moment même, des préparatifs pour un bal jaune, qui sera donné dans une ville jaune, au centre même d’une population jaune, qui sera dirigé par un maître des cérémonies jaune, où assisteront quatre membres du parlement ultra-jaunes, et où l’on ne sera admis qu’avec des billets jaunes ! Notre infernal contemporain frissonne-t-il ? Qu'il se torde vainement dans son impuissante malice, en lisant ces mots : Nous serons là. »

Après avoir débité cette tirade, le journaliste, tout à fait épuisé, referma la gazette, en disant : « Voilà monsieur, voilà l’état de la question. »

L'aubergiste et le garçon entrant en ce moment avec le dîner, M. Pott posa son doigt sur ses lèvres, pour indiquer qu’il comptait sur la discrétion de M. Pickwick, et qu’il le regardait comme maître de sa vie. M. Bob Sawyer et Benjamin Allen, qui s’étaient irrévéremment endormis pendant la lecture de la Gazette, furent réveillés par la prononciation à voix basse de ce mot cabalistique : dîner, et se mirent à table, avec bon appétit.

Pendant le repas et la séance qui lui succéda, M. Pott, descendant pour quelques instants à des sujets domestiques, informa M. Pickwick que l’air d’Eatanswill ne convenant pas à son épouse, elle était allée visiter différents établissements fashionables d’eaux thermales, afin de recouvrer sa bonne humeur, et sa santé accoutumée. C'était là une manière délicate de voiler le fait, que Mme Pott, exécutant sa menace de séparation souvent répétée, et en vertu d’un arrangement arraché à M. Pott par son frère le lieutenant, s’était retirée pour vivre, avec son fidèle garde du corps, de la moitié des profits annuels provenant de la vente de la gazette d’Eatanswill.

Tandis que l’illustre journaliste, quels que fussent les différents sujets qu’il traitât, embellissait la conversation par des passages extraits de ses propres élucubrations, un majestueux étranger, mettant la tête à la portière d’une diligence qui se rendait à Birmingham, et qui s’était arrêtée devant l’auberge pour y laisser quelques paquets, demanda s’il pouvait trouver dans l’hôtel un bon lit.

« Certainement, monsieur, répliqua l’hôte.

– En êtes-vous sûr ? puis-je y compter ? reprit l’étranger, dont les regards et les manières avaient quelque chose de soupçonneux.

– Sans aucun doute, monsieur.

– Bien. Cocher, je reste ici. Conducteur, mon sac de nuit. »

Puis ayant dit bonsoir aux autres passagers, d’un air d’assez mauvaise humeur, l’étranger descendit. C'était un petit gentleman, dont les cheveux noirs et roides étaient taillés en hérisson, ou si l’on aime mieux en brosse, et se tenaient tout droits sur sa tête. Son aspect était pompeux et menaçant ; ses manières péremptoires, ses yeux perçants et inquiets ; toute sa tournure, enfin, annonçait le sentiment d’une grande confiance en soi-même, et la conscience d’une incommensurable supériorité sur tout le reste du monde.

Ce gentleman fut introduit dans la chambre, originairement assignée au patriote M. Pott, et le garçon remarqua, avec un muet étonnement, que la chandelle était à peine allumée quand l’étranger, plongeant la main dans son chapeau, en tira un journal, et commença à le lire avec la morne expression d’indignation et de mépris, qui avait jailli une heure auparavant du regard majestueux de M. Pott. Il se rappela aussi que l’indignation de M. Pott avait été allumée par un journal nommé l’Indépendant d’Eatanswill, tandis que le profond mépris du nouveau gentleman était excité par une feuille intitulée : La gazette d’Eatanswill.

« Envoyez-moi le maître de l’hôtel, dit l’étranger.

– Oui, monsieur. »

L'hôte arriva bientôt après.

« Êtes-vous le maître de l’hôtel ? demanda l’étranger.

– Oui, monsieur.

– Me connaissez-vous ?

– Je n’ai pas ce plaisir-là, monsieur.

– Mon nom est Slurk. »

L'hôte inclina légèrement la tête.

« Slurk, monsieur ! répéta le gentleman d’un air hautain. Me connaissez-vous, maintenant, aubergiste ? »

L'hôte se gratta la tête, regarda le plafond, puis l’étranger, et sourit faiblement.

« Me connaissez-vous ? »

L'hôte parut faire un grand effort, et répondit à la fin :

« Non monsieur, je ne vous connais pas.

– Grand Dieu ! s’écria l’étranger en frappant la table de son poing ; voilà donc ce que c’est que la popularité ! »

L'hôte recula d’un pas ou deux vers la porte, et l’étranger poursuivit, en le suivant des yeux :

« Voilà donc la reconnaissance que l’on accorde à des années d’étude et de travail, sacrifiées en faveur des masses ! Je descends de voiture, mouillé, fatigué, et les habitants ne s’empressent point pour féliciter leur champion ; leurs cloches sont silencieuses ; mon nom même ne réveille aucune gratitude dans leur esprit plein de torpeur. N'est-ce pas assez, continua M. Slurk en se promenant avec agitation, n’est-ce pas assez pour faire bouillonner l’encre d’un homme dans sa plume, et pour le décider à abandonner leur cause à jamais !

– Monsieur demande un grog à l’eau-de-vie ? dit l’hôte en hasardant une insinuation.

– Au rhum ! répondit Slurk en se tournant vers lui d’un air farouche. Avez-vous du feu quelque part ?

– Nous pouvons en allumer sur-le-champ, monsieur.

– Oui ! et qu’il donne de la chaleur à l’instant de me coucher. Y a-t-il quelqu’un dans la cuisine ?

– Pas une âme, monsieur. Il y a un feu superbe ; tout le monde s’est retiré et la porte est fermée pour la nuit.

– C'est bien ! je boirai mon grog près du feu de la cuisine. »

Et là-dessus, reprenant majestueusement son chapeau et son journal, l’étranger marcha d’un pas solennel derrière l’hôte. Arrivé dans la cuisine, il se jeta sur un siège, au coin du feu, reprit sa physionomie méprisante, et commença à lire et à boire, avec une dignité silencieuse.

Or, un démon de discorde, volant en ce moment au-dessus de la tête du Sarrazin, et jetant les yeux en bas, par pure curiosité, aperçut Slurk, confortablement établi au coin du feu de la cuisine et, dans une autre chambre, Pott, légèrement exalté par le vin. Aussitôt le malicieux démon, s’abattant dans ladite chambre avec une inconcevable rapidité, et s’introduisant du même temps dans la tête de Bob Sawyer, lui souffla le discours suivant.

« Dites donc, nous avons laissé éteindre le feu ; cette pluie a joliment refroidi l’air.

– C'est vrai, répondit M. Pickwick en frissonnant.

– Ça ne serait pas une mauvaise idée de fumer un cigare au feu de la cuisine, hein ! qu’en dites-vous ? reprit Bob, toujours excité par le démon susdit.

– Je crois que cela serait tout à fait confortable, répliqua M. Pickwick ; qu’en pensez-vous, monsieur Pott ? »

M. Pott donna facilement son assentiment à la mesure proposée, et les quatre voyageurs se rendirent immédiatement à la cuisine, chacun d’eux tenant son verre à la main, et Sam Weller marchant à la tête de la procession, afin de montrer le chemin.

L'étranger lisait encore. Il leva les yeux et tressaillit. M. Pott recula d’un pas.

« Qu'est-ce qu’il y a ? chuchota M. Pickwick.

– Ce reptile ! répliqua Pott.

– Quel reptile ? s’écria M. Pickwick en regardant autour de lui, de peur de marcher sur une limace gigantesque ou sur une araignée hydropique.

– Ce reptile ! murmura Pott en prenant M. Pickwick par le bras, et lui montrant l’étranger ; ce reptile, Slurk, de l’Indépendant.

– Nous ferions peut-être mieux de nous retirer ? demanda M. Pickwick.

– Jamais, monsieur, jamais ! » répliqua Pott ; et prenant position à l’autre coin de la cheminée, il choisit un journal dans son paquet et commença à lire en face de son ennemi.

M. Pott naturellement lisait l’Indépendant, et M. Slurk lisait la Gazette, et chaque gentleman exprimait son mépris pour les compositions de l’autre par des ricanements amers et par des reniflements sarcastiques. Ensuite ils passèrent à des manifestations plus ouvertes, telles que : Absurde ! misérable ! atrocité ! blague ! coquinerie ! boue ! fange ! ordure ! et autres remarques critiques d’une nature semblable.

MM. Bob Sawyer et Ben Allen avaient tous les deux observé ces symptômes de rivalité avec un plaisir intime, qui ajoutait beaucoup de goût au cigare, dont ils tiraient de vigoureuses bouffées. Lorsque le feu roulant d’observations commença à s’apaiser, le malicieux Bob, s’adressant à Slurk avec une grande politesse, lui dit : « Voudriez-vous me permettre de jeter les yeux sur ce journal, quand vous l’aurez fini, monsieur ?

– Vous trouverez peu de chose qui mérite d’être lu dans ces méprisables gasconnades, répondit Slurk en lançant à son rival un regard satanique.

– Je vais vous donner celui-ci sur-le-champ, dit Pott en levant sa figure, pâle de rage, et avec une voix que la même cause rendait tremblante : vous serez amusé par l’ignorance de cet écrivassier. »

Une terrible emphase fut mise sur ces mots : méprisables et écrivassier, et le visage des deux éditeurs commença à prendre une expression provocatrice.

« La galimatias et l’infamie de ce misérable sont par trop dégoûtants, » poursuivit Pott en affectant de s’adresser à M. Bob Sawyer, tout en jetant un regard menaçant à M. Slurk.

M. Slurk se mit à rire de tout son cœur, et, repliant le papier de manière à passer à la lecture d’une nouvelle colonne, déclara que, malgré tout, il ne pouvait s’empêcher de rire des absurdités de cet imbécile.

« Quelle ignorance crasse ! s’écria Pott en passant du rouge au cramoisi.

– Avez-vous jamais lu les sottises de cet homme ? demanda Slurk à Bob Sawyer.

– Jamais. C'est donc bien mauvais ?

– Détestable !

– Réellement ! s’écria Pott, feignant d’être absorbé dans sa lecture ; ceci est par trop infâme ! »

Slurk tendit son journal à Bob Sawyer en lui disant : « Si vous avez le courage de parcourir cet amas de méchancetés, de bassesses, de faussetés, de parjures, de trahisons, d’hypocrisies, vous aurez peut-être quelque plaisir à rire du style peu grammatical de ce cuistre ignorant.

– Qu'est-ce que vous dites, monsieur ? s’écria Pott en relevant sa tête, toute tremblante de fureur.

– Cela ne vous regarde pas, monsieur.

– Ne disiez-vous pas, style peu grammatical, cuistre ignorant, monsieur ?

– Oui, monsieur, répliqua Slurk ; je dirai même style de haut embêtement, si cela peut vous faire plaisir. »

M. Pott ne répliqua rien, mais ayant soigneusement replié son indépendant, il le jeta par terre, l’écrasa sous sa botte, cracha dessus, en grande cérémonie, et le lança dans le feu.

« Voilà, dit-il en reculant sa chaise, voilà comme je traiterais le serpent qui a vomi ce venin, si je n’étais pas retenu, heureusement pour lui, par les lois de ma patrie. Oui, sans cette considération, je le traiterais de même.

– Traitez-le donc de même, monsieur ! cria Slurk en se levant. Il n’en appellera jamais aux lois dans un cas semblable. Traitez-le donc de même, monsieur !

– Écoutez, écoutez ! dit Bob Sawyer.

– Rien ne saurait être plus loyal, fit observer Ben Allen.

– Traitez-le donc de même, monsieur, répéta Slurk d’un ton élevé. »

M. Pott lui darda un regard de mépris qui aurait glacé une fournaise.

« Traitez-le donc de même ! continua l’autre, d’une voix encore plus stridente.

– Je ne le veux pas, monsieur, répondit Pott.

– Oh ! vous ne le voulez pas ? Vraiment vous ne le voulez pas ? reprit Slurk d’un air provoquant. Vous entendez cela, messieurs, il ne le veut pas ! Ce n’est pas qu’il ait peur, au moins ; oh ! non, il ne le veut pas, ah ! ah ! ah !

– Monsieur, rétorqua Pott ému par ce sarcasme ; je vous regarde comme une vipère. Je vous considère comme un homme qui s’est mis en dehors de la société, par sa conduite impudente, dégoûtante, abominable. Vous n’êtes plus pour moi, personnellement ou politiquement, qu’une vipère, une pure et simple vipère ! »

L'Indépendant indigné n’attendit pas la fin de cette déclaration, mais saisissant son sac de nuit, qui était raisonnablement garni de biens meubles, il le fit tourner en l’air pendant que Pott s’éloignait, et le laissant retomber avec un grand fracas, sur la tête du gazetier, l’étendit tout de son long sur le carreau.

« Messieurs ! s’écria M. Pickwick, pendant que Pott se relevait et saisissait la pelle ; messieurs, réfléchissez, au nom du ciel ! Du secours ! Sam ! ici. Je vous en supplie, messieurs… Aidez-moi donc à les séparer ! »

Tout en prononçant ces exclamations incohérentes, M. Pickwick s’était précipité entre les deux combattants, juste à temps pour recevoir, sur ses épaules, le sac de nuit d’un côté et la pelle de l’autre. Soit que les organes de l’opinion publique d’Eatanswill fussent aveuglés par leur animosité, soit qu’étant tous deux de subtils raisonneurs, ils eussent vu l’avantage d’avoir entre eux un tiers parti pour recevoir les coups, il est certain qu’ils ne firent pas la plus légère attention au philosophe, mais que, se défiant mutuellement avec audace, ils continuèrent à employer la pelle et le sac de nuit. M. Pickwick aurait sans doute cruellement souffert de son trop d’humanité, si Sam, attiré par les cris de son maître, n’était pas accouru en cet instant, et, saisissant un sac à farine, n’avait pas efficacement arrêté le conflit en l’enfonçant sur la tête et sur les épaules du puissant Pott, et en le serrant au-dessous des coudes.

« Ôtez le sac de nuit à l’autre enragé ! cria-t-il en même temps, à MM. Ben Allen et Bob Sawyer qui jusqu’alors s’étaient contentés de voltiger autour des combattants, une lancette à la main, prêts à saigner le premier individu étourdi. Lâchez votre sac, misérable petite créature, ou je vous étouffe là-dedans ! »

Intimidé par cette menace, et d’ailleurs tout à fait hors d’haleine, l’Indépendant consentit à se laisser désarmer. Sam ôta alors l’éteignoir qu’il tenait sur Pott, et le laissa libre en lui disant : « Allez vous coucher tranquillement, ou bien je vous mettrai tous les deux dans le sac, je le fermerai, et je vous laisserai battre dedans à votre aise. Et quand vous seriez douze, je vous en ferais autant, pour vous apprendre à vous conduire de la sorte !

– Vous, monsieur, continua-t-il en s’adressant à son maître, ayez la bonté de venir par ici, s’il vous plaît. »

En parlant ainsi il prit M. Pickwick par le bras et l’emmena, tandis que les éditeurs rivaux étaient conduits vers leurs lits par l’aubergiste, sous l’inspection de MM. Ben Allen et Bob Sawyer. Chemin faisant, les deux combattants exhalaient encore leur courroux en menaces sanguinaires, et se donnaient de vagues et féroces rendez-vous pour le lendemain. Toutefois, quand ils y eurent mieux pensé, ils trouvèrent que la presse était l’arme la plus redoutable : ils recommencèrent donc sans délai leurs sanglantes hostilités, et tout Eatanswill fut effrayé de leur valeur… sur le papier.

Le jour suivant nos amis apprirent que les éditeurs étaient partis, dès le matin, par des voitures différentes, et comme le temps s’était éclairci, ils se mirent en route pour Londres.

Chapitre XXIII. Annonçant un changement sérieux dans la famille Weller, et la chute prématurée de l’homme au nez rouge. §

Croyant que la délicatesse ne lui permettait point de présenter, sans préparation, MM. Bob Sawyer et Ben Allen au nouveau ménage, et désirant ménager, autant que possible, la sensibilité d’Arabelle, M. Pickwick proposa à ses compagnons de descendre, pour le moment, quelque part et de le laisser aller seul, avec Sam, à l’hôtel de George et Vautour. Ils y consentirent facilement et prirent, en conséquence, leurs quartiers dans une taverne située sur les confins du Borough. Ils s’y trouvaient en pays de connaissance, car, en d’autre temps, leurs noms y avaient souvent brillé en tête de certains calculs longs et complexes enregistrés à la craie derrière la porte.

« Tiens, c’est vous ? Bonjour, monsieur Weller, dit la jolie femme de chambre, lorsqu’elle rencontra Sam à la porte.

– C'est toujours un bon jour quand je vous vois, ma chère, répondit Sam en restant en arrière, de manière à n’être pas entendu de son maître. Quelle jolie créature vous faites, Mary !

– Allons ! monsieur Weller, quelles folies vous dites ! Oh ! finissez donc, monsieur Weller.

– Finissez quoi, ma chère ?

– Eh ! mais ce que vous faites… Laissez-moi donc monsieur Weller, dit la jolie bonne en souriant et en poussant Sam contre le mur. Vous avez chiffonné mon bonnet, défrisé mes cheveux, et vous m’empêchez de vous dire qu’il y a ici une lettre qui vous attend depuis trois jours. Vous ne faisiez que de partir quand elle est arrivée, et il y a pressée dessus.

– Où est-elle, mon amour ?

– J'en ai pris soin à cause de vous ; autrement je suis bien sûre qu’elle aurait été perdue depuis longtemps. En vérité, c’est plus que vous ne méritez. »

Tout en parlant ainsi et en exprimant avec une petite coquetterie charmante des doutes, des craintes, de l’espoir, sur la conservation de la lettre, Mary la tira de la plus jolie petite guimpe qu’on puisse imaginer, et la tendit à Sam, qui la baisa aussitôt avec beaucoup de galanterie et de dévotion.

« Tiens, tiens, dit Mary en ajustant sa collerette avec une feinte ignorance ; vous avez l’air d’être devenu bien amoureux de cette écriture-là tout d’un coup ? »

Sam ne répondit que par une œillade, dont l’expression brûlante ne pourrait être rendue par aucune description ; puis s’asseyant auprès de Mary, sur l’appui de la fenêtre, il ouvrit la lettre et en examina le contenu.

« Ohé ! s’écria-t-il, qu’est-ce que ça veut dire ?

– Pas de malheur, j’espère ? dit Mary en regardant par-dessus son épaule.

– Que Dieu bénisse vos jolis yeux ! s’écria Sam en se retournant.

– Ne vous occupez pas de mes yeux et pensez à votre lettre, » rétorqua la charmant bonne.

Mais en parlant ainsi, elle lui décochait un regard où brillait tant de malice et de vivacité qu’il était absolument irrésistible.

Sam se rafraîchit donc d’un baiser, et lut ensuite ce qui suit :

« Markis Gran by Dorken, mekerdi.

« Mon cher Saumule,

« Je suis très fâché davoir le plésir de vous anonser des môvèses nouvelles. Votre Belmaire a atrappé un rumhe en conséquance quelle a u limprudanse de rester trop lontems assise sur le gason humid a la pluie pour antendre un berger qui navet pas pu tenir son bec que tré tar dent la nui parce qui sétait si bien monté avec du grogue qui na pas pu sarrêter aveng deitre un peu dégrisé ce ka pris plusieurres heurres le docteur dit que si elle avait pris du grogue chaux aprais au lieur de le prandre avent elle naurait pas été endommajait. Ses roues a été immédiatement graisé et on a fai tout ce quel on a pu pour la faire rouler Votre père espérait quel pourait marché comme à lordinairre mais juste comme elle tournais le coin mon garson elle a pris le mauves chemin et elle a dégring aulet la montagne avec une vellocité comme on nen na jamès veu et malgré que le médecin a voulu lenrayer ça na servi de rien du tout car elle a fait son dernier relai ière souarre à si zeurre moins vin minnutes ayant fait le voilliage en baucoup moins de temsp qu’à lordinaire peut hêtre parce quelle avait pris trô peu de bagaje en route. Votre père dit que si vous voulez venir me voir samy il en sera bien satisfèz car je suis for sollitaire sammivel. N.B. il veut que ça soit hortografhié comme cela que je dis qui naît pas bien et comme il y a beaucoup de chose à arrranger il hait sûr que votre gouvernur ne si refusera pas bien sûr qu’il ne si refuserra pas samy car je le connais bien ainsil vous envoie ses devoirs auquels je me joint et suis pour la vie infernalement dévoué,

Votre père TONY VELLER »

« Quelle drôle de lettre, dit Sam. Y a-t-il moyen de comprendre ce qu’il veut dire avec ses il et ses je. Ce n’est pas l’écriture de mon père, excepté cette signature ici en lettres moulées. Ça c’est sa griphe64.

– Peut-être qu’il l’a fait écrire par quelqu’un et qu’il a signé ensuite, dit la jolie femme de chambre.

– Attendez un peu, reprit Sam en parcourant la lettre de nouveau et en s’arrêtant ça et là pour réfléchir. Vous avez raison. Le gentleman qui l’a écrite racontait le malheur qui est arrivé d’une manière convenable, et alors v'là le père qui vient regarder par-dessus son épaule et qui complique l’histoire en y fourrant son nez. C'est précisément comme ça qu’il fait toujours. Vous avez raison, Mary, ma chère. »

S'étant mis l’esprit en repos sur ce point, Sam relut encore la lettre, et paraissant, pour la première fois, se faire une idée nette de son contenu, il la referma d’un air pensif en disant :

« Ainsi la pauvre créature est morte. J'en suis fâché : elle n’aurait pas eu un mauvais caractère, si ces bergers l’avaient laissée tranquille. J'en suis très-fâché. »

Sam murmura ces paroles d’un air si sérieux que la jolie bonne baissa les yeux et prit une physionomie grave.

« Quoi qu’il en soit, poursuivit Sam en mettant la lettre dans sa poche avec léger soupir, ça devait arriver comme ça, et il n’y a plus de remède maintenant, comme dit la vieille lady, après avoir épousé son domestique. C'est-il pas vrai, Mary ? »

Mary secoua la tête et soupira aussi.

« Il faut que je demande un congé à l’empereur, maintenant. »

Mary soupira encore ; la lettre était si touchante.

« Adieu, dit Sam.

– Adieu, répondit la jolie bonne en détournant la tête.

– Une poignée de mains. Est-ce que vous ne voulez pas ? »

La jolie bonne tendit une main qui était fort petite, quoique ce fût la main d’une bonne. Puis elle se leva pour s’en aller.

« Je ne serai pas bien longtemps, dit Sam.

– Vous êtes toujours absent, répliqua Mary en donnant à sa tête la plus légère secousse possible. Vous n’êtes pas plus tôt revenu que vous voilà reparti, monsieur Weller. »

Sam attira plus près de lui la beauté domestique et commença à lui parler à voix basse. Bientôt elle retourna son visage et consentit à le regarder de nouveau, de sorte que, quand ils se séparèrent, elle fut obligée d’aller dans sa chambre pour rarranger son bonnet et ses cheveux, avant de se rendre auprès de sa maîtresse. Tout en montant légèrement les escaliers, elle faisait encore à Sam, par-dessus la rampe, un grand nombre de signes et de sourires.

« Je ne serai pas plus d’un jour ou deux, monsieur, dit Sam à M. Pickwick.

– Aussi longtemps qu’il sera nécessaire, Sam ; vous avez toute permission de rester. »

Sam salua.

« Vous direz à votre père que si je puis lui être de quelque utilité, je suis prêt à faire pour lui tout ce qui sera en mon pouvoir.

– Je vous remercie bien, monsieur ; je le lui dirai. »

Ayant échangé ces expressions de bonne volonté et d’intérêt mutuel, le maître et le valet se séparèrent.

Il était sept heures du soir quand Samuel Weller descendit du siège d’une voiture publique, qui passait par Dorking, à quelques cents pas du marquis de Granby. La soirée était triste et froide, la petite rue, noire et déserte, et le visage d’acajou du noble marquis, poussé à droite et à gauche par le vent qui le faisait craquer d’une manière lugubre, semblait plus mélancolique qu’à l’ordinaire ; les jalousies étaient baissées, les volets fermés en partie ; il n’y avait pas un seul flâneur devant la porte ; la scène était silencieuse et désolée.

Voyant qu’il ne se trouvait là personne pour répondre à des questions préliminaires, Sam entra doucement et aperçut bientôt le respectable auteur de ses jours.

Le veuf était assis près d’une petite table dans le cabinet situé derrière le comptoir. Il fumait sa pipe et ses yeux étaient attentivement fixés sur le feu. Les funérailles avaient évidemment eu lieu le jour même, car une grande bande de crêpe noir d’environ une aune et demie était encore attachée à son chapeau qu’il avait gardé sur sa tête, et, passant par-dessus le dossier de sa chaise, descendait négligemment jusqu’à terre. M. Weller était dans une disposition si contemplative que Sam l’appela vainement plusieurs fois par son nom ; il continua de fumer avec la même physionomie calme et immobile jusqu’au moment où son fils le réveilla définitivement en posant la main sur son épaule.

« Sammy, dit M. Weller, tu es le bienvenu.

– Je vous ai appelé une demi-douzaine de fois, répondit Sam en accrochant son chapeau à une patère ; mais vous ne m’entendiez pas.

– C'est vrai, répliqua M. Weller en regardant encore le feu d’une manière pensive ; j’étais dans une réverri, Sammy.

– Qu'est-ce que ça ? demanda Sam, en tirant une chaise près du foyer.

– Je pensais à elle. » En disant ces mots, le veuf inclina sa tête du côté du cimetière de Dorking, pour indiquer que ses paroles se rapportaient à la défunte Mme Weller. « Je pensais, poursuivit-il en regardant fixement son fils par-dessus sa pipe, comme pour l’assurer que la déclaration qu’il allait entendre, tout extraordinaire, tout incroyable qu’elle fût, était proférée avec calme et réflexion, je pensais qu’après tout, je suis très-fâché qu’elle est partie.

– Eh bien ! vous devez l’être. »

M. Weller fit un signe d’assentiment, et fixant de nouveau ses yeux sur le feu, s’enveloppa dans un nuage de fumée et de réflexions.

Après un long silence, il reprit, en chassant la fumée avec sa main :

« C'est des observations très-raisonnables qu’elle m’a fait, Sammy.

– Quelles observations ?

– Celles qu’elle m’a faites quand elle a été malade.

– Qu'est-ce que c’était ?

– Quelque chose comme ceci : « Weller, qu’elle dit, j’ai peur que je n’ai pas z'été avec vous comme j’aurais dû être. Vous étiez un brave homme, avec un bon cœur, et j’aurais pu vous rendre votre maison plus confortable. Maintenant qu’il est trop tard, dit-elle, je m’aperçois que si une femme mariée veut s’montrer dévote, il faut qu’elle commence par remplir ses devoirs dans sa maison, et qu’elle rende ceux qui sont autour d’elle confortables et heureux. Pourvu qu’elle aille à l’église ou à la chapelle en temps convenable, il ne faut pas qu’elle se serve de ces sortes de choses pour excuser sa paresse ou sa gourmandise, ou bien pire. J'ai fait tout ça, dit-elle, et j’ai dépensé mon temps et mon argent pour des gens qui employaient leur temps encore plus mal que moi. Mais quand je serai partie, Weller, j’espère que vous vous rappellerez de moi, telle que j’étais réellement par mon naturel avant d’avoir connu ces gens-là. » – Suzanne, que je lui ai dit – j’avais été pris un peu court par cette remarque-là, Samivel, je ne veux pas le nier, mon garçon –. « Suzanne, que je lui ai dit, vous avez été une très-bonne femme pour moi au total ; ainsi ne parlons plus de cela. Reprenez bon courage, ma chère, et vous vivrez encore assez longtemps pour me voir ramollir la tête de ce Stiggins. » Ça l’a fait sourire, Samivel, dit le vieux gentleman en étouffant un soupir avec sa pipe. Mais elle est morte tout de même ! »

Au bout de trois ou quatre minutes consumées par l’honnête cocher à balancer lentement sa tête d’une épaule à l’autre, en fumant solennellement, Sam crut devoir se hasarder à lui offrir quelques lieux communs de consolation :

« Allons, gouverneur, dit-il, faut bien que nous en passions tous par là un jour ou l’autre.

– C'est vrai, Sammy.

– Il y a une providence dans tout ça.

– Certainement, répondit le père avec un signe d’approbation réfléchie ; sans cela, que deviendraient les entrepreneurs des pompes funèbres ? »

Perdu dans le champ immense de conjectures ouvert par cette réflexion, M. Weller posa sa pipe sur la table et attisa le feu d’un air pensif.

Tandis qu’il était ainsi occupé, une cuisinière grassouillette, vêtue de deuil, et qui, depuis quelques instants, avait l’air de ranger le comptoir, se glissa dans la chambre, et, accordant à Sam plusieurs sourires de reconnaissance, se plaça silencieusement derrière la chaise de M. Weller, auquel elle annonça sa présence par une légère toux, répétée bientôt après sur un ton beaucoup plus élevé.

« Ohé ! dit M. Weller en reculant précipitamment sa chaise et en se retournant si vite qu’il laissa tomber le fourgon, qu’est-ce qu’il y a maintenant ?

– Prenez une petite tasse de thé, mon bon monsieur Weller dit d’une voix câline la cuisinière grassouillette.

– Je n’en veux pas, répliqua brusquement le cocher. Allez vous-en à tous… Allez vous promener, dit-il en sa reprenant et d’un ton plus bas.

– Voyez donc comme le malheur change le monde ! s’écria la dame en levant les yeux au ciel.

– Ça ne me fera pas changer d’état au moins, murmura M. Weller.

– Réellement, je n’ai jamais vu un homme de si mauvaise humeur !

– Ne vous inquiétez pas ; c’est pour mon bien, comme disait l’écolier pour se consoler quand on lui donnait le fouet. »

La dame potelée hocha la tête d’un air plein de sympathie, et s’adressant à Sam, lui demanda s’il ne pensait pas que son père devrait faire un effort pour se remonter et ne pas céder à son abattement.

« Voyez-vous, monsieur Samuel, poursuivit-elle, c’est ce que je lui disais avant z'hier. I'sentira qu’il est bien seul. Ça ne se peut pas autrement, monsieur ; mais il devrait tâcher de prendre courage, car je suis sûre que nous le plaignons bien et que nous sommes prêtes à faire ce que nous pourrons pour le consoler. Il n’y a point dans la vie de situation si malheureuse qu’on ne puisse l’amender, et c’est ce qu’une personne très-digne me disait quand mon mari est mort. »

Ici l’orateur potelé, mettant sa main devant sa bouche, toussa encore et regarda affectueusement M. Weller.

« Comme je n’ai pas besoin de vot’conversation dans ce moment, ma'm, voulez-vous avoir l’obligeance de vous retirer, lui dit le cocher d’une voix grave et ferme.

– Bien, bien, monsieur Weller ! Je ne vous ai parlé que par bonté d’âme pour sûr.

– C'est très-probable, ma'm. Samivel, reconduisez madame, et fermez la porte après elle. »

Cette insinuation ne fut pas perdue pour la cuisinière grassouillette, car elle quitta la chambre sans délai, et jeta violemment la porte derrière elle.

Alors M. Weller retombant sur sa chaise, dans une violente transpiration :

« Sammy, dit-il, si je restais ici tout seul une semaine, rien qu’une semaine, mon garçon, je suis sûr que cette femme-là m’épouserait de force.

– Elle vous aime donc furieusement ?

– Je le crois bon qu’elle m’aime ; je ne puis pas la faire tenir. Si j’étais enfermé dans un coffre-fort de fer, avec une serrure brevetée, elle trouverait moyen d’arriver jusqu’à moi.

– C'est terrible d’être recherché comme cela ! fit observer Sam en souriant.

– Je n’en tire pas d’orgueil, Sammy, répliqua M. Weller en attisant le feu avec véhémence. C'est une horrible situation ! Je suis positivement chassé de ma maison à cause de cela. À peine si les yeux de vot’ pauvre belle-mère étaient fermés, que v'là une vieille qui m’envoie un pot de confitures ; une autre, un bocal de cornichons ; une autre qui m’apporte elle-même une grande cruche de tisane de camomille. » M. Weller s’arrêta avec un air de profond dégoût, et, regardant autour de lui, ajouta à voix basse : « C'étaient toutes des veuves, Sammy ; toutes, excepté celle à la camomille, qu’était une jeune demoiselle de cinquante-trois ans. »

Sam répondit à son père par un regard comique, et le vieux gentleman se mit à briser un gros morceau de charbon de terre, avec une physionomie aussi vindicative et aussi féroce que si ç'avait été la tête de l’une des veuves ci-mentionnées.

« Enfin, Sam, poursuivit-il, je ne me sens pas en sûreté ailleurs que sur mon siège.

– Comment y êtes-vous plus en sûreté qu’ailleurs ? interrompit Sam.

– Parce qu’un cocher est un être privilégié, répliqua M. Weller en regardant son fils fixement. Parce qu’un cocher peut faire, sans être soupçonné, ce qu’un autre homme ne peut pas faire ; parce qu’un cocher peut être sur le pied le plus amicable avec quatre-vingt mille voyageuses du beau sexe, sans que personne pense jamais qu’il ait envie d’en épouser une seule. Y a-t-il un autre mortel qui puisse en dire autant, Sammy ?

– Vraiment, y a quelque chose là-dedans, répondit Sam d’un air méditatif.

– Si ton gouverneur avait été un cocher, crois-tu que les jurys l’auraient condamné ? En supposant que les choses en seraient venues à ces extrémités-là, ils n’auraient pas osé, mon garçon.

– Pourquoi pas ? demanda Sam dubitativement.

– Pourquoi pas ? Parce que ça aurait été contre leur conscience. Un véritable cocher est une sorte de trait d’union entre le célibat et le mariage ; tous les hommes pratiques savent cela.

– Vous voulez dire qu’ils sont les favoris de tout le monde, et que personne ne veut abuser de leur innocence. »

Le père Weller fit un signe de tête affirmatif, puis il ajouta :

« Comment ça en est venu là, je ne peux pas le dire. Pourquoi le cocher de diligence possède tant d’insinuation et est toujours lorgné, recherché, adoré par toutes les jeunes femmes dans chaque ville où il travaille, je n’en sais rien ; je sais seulement que c’est comme ça. C'est une règle de la nature, un dispensaire de la providence, comme votre pauvre belle-mère avait l’habitude de dire.

– Une dispensation, fit observer Sam, en corrigeant le vieux gentleman.

– Très-bien, Samivel, une dispensation si ça te plaît ; moi je l’appelle un dispensaire, et c’est toujours écrit comme ça dans les endroits où on vous donne des médecines pour rien, pourvu que vous apportiez une fiole : voilà tout. »

En prononçant ces mots, M. Weller bourra et ralluma sa pipe ; puis, reprenant encore une expression de physionomie réfléchie, il continua ainsi qu’il suit :

« C'est pourquoi, mon garçon, comme je ne vois pas l’utilité de rester ici pour être marié de force, et comme je ne veux pas me séparer des plus aimables membres de la sociliété, j’ai résolu de conduire encore l’inversable, et de me remiser à la Belle-Sauvage, ce qu’est mon élément naturel, Sammy.

– Et qu’est-ce que la boutique deviendra ?

– La boutique, mon garçon, fonds, clientèle et ameublement, sera vendue par un bon contrat, et comme ta belle-mère m’en a montré le désir avant de mourir, sur le prix de la vente on relèvera deux cents livres sterling, qui seront placées en ton nom dans les… Comment appelles-tu ces machines-là ?

– Quelles machines ?

– Ces histoires qui sont toujours à monter et à descendre dans la cité.

– Les omnibus ?

– Non, ces histoires qui sont toujours en fluctuation, et qui s’entremêlent continuellement, d’une manière ou d’une autre, avec la dette nationale, les bons du trésor et tout ça ?

– Ah ! les fonds publics.

– Oui, les fontes publiques. Deux cents livres sterling, qui seront placées pour toi dans les fontes, quatre et demi pour cent, Sammy.

– C'est très-aimable de la part de la vieille lady, d’avoir pensé à moi, et je lui en suis fort obligé.

– Le reste sera placé en mon nom, et quand je recevrai ma feuille de route, ça te reviendra. Ainsi prends garde de ne pas tout dépenser d’un coup, mon garçon, et fais attention qu’il n’y ait pas quelque veuve qui se doute de ta fortune, ou bien te voilà enfoncé ! »

Ayant proféré cet avertissement paternel, M. Weller reprit sa pipe avec une contenance plus sereine, son esprit étant en apparence considérablement soulagé par la révélation qu’il venait de faire à son fils.

« On frappe, dit Sam au bout d’un moment.

– Laisse-les frapper, » répondit son père avec dignité.

Sam demeurant donc immobile, un autre coup se fit entendre, puis un autre, puis une longue succession de coups, et Sam demandant pourquoi la personne qui tapait n’était pas admise :

« Chut ! murmura M. Weller avec un air d’appréhension ; n’y fais pas attention, Sammy, c’est une veuve peut-être. »

Au bout de quelque temps l’invisible tapeur, remarquant qu’on ne s’occupait pas de lui, s’aventura à entr'ouvrir la porte pour jeter un coup d’œil dans la chambre, et l’on aperçut alors par l’ouverture, non pas une tête féminine, mais les longs cheveux noirs et la face rougeaude de M. Stiggins.

La pipe du vieux cocher lui tomba des mains.

Le révérend gentleman entre-bâilla la porte par un mouvement presque imperceptible, jusqu’à ce que l’ouverture fût assez large pour permettre le passage de son corps décharné, puis il se glissa dans la chambre et referma la porte avec soin et sans faire de bruit. Se tournant alors vers Sam il leva ses yeux et ses mains vers le plafond, en témoignage du chagrin inexprimable que lui avait causé la calamité tombée sur la famille ; puis il porta le grand fauteuil dans un coin, auprès du feu, et s’asseyant sur le bord du siège, tira de sa poche un mouchoir brun, et l’appliqua à ses yeux.

Tandis que ceci se passait, M. Weller était demeuré sur sa chaise, les yeux démesurément ouverts, les mains plantées sur ses genoux, et toute sa contenance exprimant la stupéfaction la plus accablante. Sam placé vis-à-vis de lui attendait en silence et avec une inquiète curiosité, la fin de cette scène.

M. Stiggins tint, pendant quelques minutes, le mouchoir brun devant ses yeux, tout en gémissant d’une manière décente. Ensuite, ayant surmonté sa tristesse par un violent effort, il remit son mouchoir dans sa poche et l’y boutonna ; après quoi il attisa le feu, frotta ses mains, et regarda Sam.

« Oh ! mon jeune ami, dit-il en rompant le silence, mais d’une voix très-basse ; voilà une terrible affliction pour moi. »

Sam baissa légèrement la tête.

« Et pour l’impie également ! Cela fait saigner le cœur. »

Sam crut entendre son père murmurer quelque chose sur un nez qui pourrait bien aussi saigner ; mais M. Stiggins ne l’entendit point.

Le révérend rapprocha sa chaise de Sam.

« Savez-vous, jeune homme, lui dit-il, si elle a légué quelque chose à Emmanuel ?

– Qui c’est-il ? demanda Sam.

– La chapelle…, notre chapelle…, notre troupeau, monsieur Samuel.

– Elle n’a rien laissé pour le troupeau, rien pour le berger, rien pour les animaux, ni pour les chiens non plus, » répondit Sam d’un ton décisif.

M. Stiggins regarda Sam finement, jeta un coup d’œil au vieux gentleman qui avait fermé les yeux, comme s’il s’était endormi, et rapprochant encore sa chaise de Sam, lui dit :

« Rien pour moi, monsieur Samuel ? »

Sam secoua la tête.

« Il me semble qu’il doit y avoir quelque chose, dit Stiggins en devenant aussi pâle que cela lui était possible. Rappelez-vous bien, monsieur Samuel, pas un petit souvenir ?

– Pas seulement la valeur de votre vieux parapluie.

– Peut-être, reprit avec hésitation M. Stiggins, après quelques minutes de réflexion profonde ; peut-être qu’elle m’a recommandé aux soins de l’impie ?

– C'est fort probable, d’après ce qu’il m’a dit. Il me parlait de vous tout à l’heure.

– Vraiment ! s’écria M. Stiggins en se rassérénant. Ah ! il est changé, je l’espère ? Nous pourrons vivre très-confortablement ensemble maintenant, monsieur Samuel. Je pourrai prendre soin de son bien, quand vous serez partis ; bien du soin, croyez-moi. »

Tirant du fond de sa poitrine un long soupir, M. Stiggins s’arrêta pour attendre une réponse ; Sam baissa la tête, et M. Weller laissa exhaler un son extraordinaire qui n’était ni un gémissement, ni un grognement, ni un râlement, mais qui paraissait participer, en quelque degré, du caractère de tous les trois.

M. Stiggins, encouragé par ce son, qu’il expliqua comme un signe de repentir, regarda autour de lui, frotta ses mains, pleura, sourit, pleura sur nouveaux frais ; et ensuite, traversant doucement la chambre, prit un verre sur une tablette bien connue, et y mit gravement quatre morceaux de sucre. Ce premier acte accompli, il regarda de nouveau autour de lui, et soupira lugubrement, puis il entra à pas de loup dans le comptoir, et revenant avec son verre à moitié plein de rhum, il s’approcha de la bouilloire qui chantait gaiement sur le foyer, mélangea son grog, le remua, le goûta, s’assit, but une longue gorgée, et s’arrêta pour reprendre haleine.

M. Weller, qui avait continué à faire d’effrayants efforts pour paraître endormi, ne hasarda pas la plus légère remarque pendant ces opérations, mais quand M. Stiggins s’arrêta pour reprendre haleine, il se précipita sur lui, arracha le verre de ses mains, lui jeta au visage le restant du grog, lança le verre dans la cheminée, et saisissant par le collet le révérend gentleman, lui détacha soudainement des coups de pied par derrière, en accompagnant chaque application de sa botte de violents et incohérents anathèmes, sur toute la personne du berger étourdi.

« Sammy, dit-il en s’arrêtant un moment, enfonce-moi solidement mon chapeau. »

En fils soumis, Sam enfonça le chapeau paternel orné de la longue bande de crêpe, et le brave cocher, reprenant ses occupations plus activement que jamais, roula avec M. Stiggins à travers le comptoir, à travers le passage, à travers la porte de la rue, et arriva dans la rue même, les coups de pied continuant tout le long du chemin, et leur violence, loin de diminuer, paraissant s’augmenter encore, chaque fois que la botte se levait.

C'était un superbe et réjouissant spectacle, de voir l’homme au nez rouge, dont le corps tremblait d’angoisse, se tordre dans les serres de M. Weller tandis que les coups de pied se succédaient furieusement. Mais l’intérêt redoubla, lorsque le puissant cocher, après une lutte gigantesque, plongea la tête de M. Stiggins dans une auge pleine d’eau, et l’y tint enfoncée jusqu’à ce qu’il fût presque suffoqué.

« Voilà ! dit-il enfin en permettant au révérend de retirer sa tête de l’auge, et en mettant toute son énergie dans un dernier coup de pied. Envoyez-moi ici quelques-uns de vos paresseux de bergers, et je les réduirai en gelée, puis je les délayerai ensuite. Sammy, donne-moi le bras, et verse-moi un verre d’eau-de-vie, je suis tout hors d’haleine, mon garçon. »

Chapitre XXIV. Comprenant la sortie finale de MM. Jingle et Job Trotter, avec une grande matinée d’affaires dans Gray's Inn square, terminée par un double coup frappé à la porte de M. Perker. §

Lorsque M. Pickwick, après de prudentes préparations et de nombreuses assurances qu’il n’y avait pas la plus petite raison d’être découragé, eut appris à Arabelle le résultat peu satisfaisant de sa visite à Birmingham, elle fondit en larmes et se plaignit en termes touchants, d’être un malheureux sujet de discorde entre le père et le fils.

« Ma chère enfant, dit M. Pickwick avec bonté, ce n’est pas du tout votre faute. Il était impossible de prévoir que le vieux Winkle serait si fortement prévenu contre le mariage de son fils. Je suis sûr, ajouta-t-il en regardant son joli visage, qu’il ne se doute pas de tout le plaisir qu’il se refuse.

– Oh ! mon cher monsieur Pickwick, reprit Arabelle, que ferons-nous s’il continue à être en colère contre nous ?

– Nous attendrons patiemment qu’il se ravise, ma chère enfant, répliqua l’excellent homme d’un air conciliant.

– Mais, mon cher monsieur Pickwick, qu’est-ce que Nathaniel deviendra si son père lui retire son assistance.

– En ce cas-là, ma chère petite, je parierais bien qu’il trouvera quelque autre ami pour l’aider à faire son chemin dans le monde. »

La signification de cette réponse n’était pas assez voilée pour qu’Arabelle ne la comprît point : aussi jetant ses bras autour du cou de M. Pickwick, elle l’embrassa tendrement, et sanglota encore plus fort.

« Allons, allons ! dit-il en prenant ses mains nous attendrons encore quelques jours, et nous verrons s’il écrit ou s’il fait quelque autre réponse à la communication de votre mari. Si nous ne recevons pas de nouvelles, j’ai dans la tête une douzaine de plans, dont un seul suffirait pour vous rendre heureux sur-le-champ. Voilà, ma chère, voilà. »

En disant ces mots, M. Pickwick pressa doucement la main d’Arabelle, et l’invita à sécher ses larmes, pour ne point tourmenter son mari. Aussitôt, la jeune femme, qui était la meilleure petite créature du monde, mit son mouchoir dans son sac, et lorsque M. Winkle arriva, il trouva sur sa physionomie le même gracieux sourire et les mêmes regards étincelants qui l’avaient originairement captivé.

« Voilà une situation affligeante pour ces deux jeunes gens, pensa M. Pickwick, en s’habillant le lendemain matin. Je vais aller jusque chez Perker, et le consulter là-dessus. » Comme il était en outre invité à se rendre chez le bon petit avoué par un vif désir de régler son compte avec lui, il déjeuna à la hâte, et exécuta ses intentions si rapidement, qu’il s’en fallait encore de dix minutes que l’horloge eût sonné dix heures quand il atteignit Gray's Inn.

Lorsqu’il se trouva sur le carré où s’ouvrait l’étude de Perker, les clercs n’étaient pas arrivés et il se mit à la fenêtre pour passer le temps.

Le soleil, tant célébré, d’une belle matinée d’octobre, semblait égayer un peu les vieilles maisons elles-mêmes, et quelques-unes des fenêtres vermoulues paraissaient presque joyeuses, grâce à l’influence de ses rayons. Les clercs, arrivant par les diverses portes, se précipitaient l’un après l’autre dans le square, et regardant la grande horloge, diminuaient ou augmentaient leur vitesse, suivant l’heure à laquelle leur bureau devait s’ouvrir ; les gens de neuf heures et demie, devenant tout à coup fort empressés, et les gentlemen de dix heures retombant dans une lenteur aristocratique. L'horloge sonna dix heures, et le flot des clercs se répandit plus vite que jamais, chacun d’eux arrivant en plus grande transpiration que son prédécesseur. Le bruit des portes ouvertes et fermées retentissait de tous les côtés ; des têtes apparaissaient, comme par enchantement, à chaque fenêtre ; les commissionnaires prenaient leur place pour la journée ; les femmes de ménage, en savates, se retiraient précipitamment ; le facteur courait de maison en maison, et toute la ruche légale se montrait pleine d’agitation.

« Vous voilà de bien bonne heure, monsieur Pickwick, dit une voix derrière notre savant ami.

– Ah ! ah ! monsieur Lowten ! répliqua M. Pickwick en se retournant.

– Il fait joliment chaud à marcher, reprit Lowten en tirant de sa poche une clef Bramah, garnie d’un petit fausset, pour empêcher l’entrée de la poussière.

– Il paraît que vous vous en êtes aperçu, dit M. Pickwick au clerc qui était rouge comme une écrevisse.

– Je suis venu un peu vite. Il était neuf heures et demie quand j’ai traversé le Polygone ; mais comme je suis arrivé avant lui, ça m’est égal ! »

Consolé par cette réflexion, M. Lowten ôta la cheville de sa clef, ouvrit la porte, rechevilla et rempocha son bramah, recueillit les lettres que le facteur avait mises dans la boîte, et introduisit M. Pickwick dans son cabinet. Là, en un clin d’œil, il se dépouilla de son habit, tira d’un pupitre et endossa un vêtement râpé jusqu’à la corde, accrocha son chapeau, tira quelques feuilles de papier-cartouche, disposées par lits alternatifs avec des feuillets de papier buvard, et posant sa plume sur son oreille, frotta ses mains avec un air de grande satisfaction.

« Vous voyez, monsieur Pickwick, me voilà au grand complet ! J'ai mis mon habit de bureau, ma boutique est ouverte ; il peut venir maintenant aussi vite qu’il voudra. Est-ce que vous n’avez pas une prise de tabac à me donner ?

– Je n’en ai pas, malheureusement.

– Tant pis ! mais c’est égal, je vais courir chercher une bouteille de soda-water. N'ai-je pas quelque chose de drôle dans les yeux, monsieur Pickwick ? »

Le philosophe consulté examina d’une certaine distance les yeux de M. Lowten, et exprima son opinion qu’ils n’avaient rien de plus drôle qu’à l’ordinaire.

« J'en suis bien aise, reprit leur possesseur. Nous ne nous en sommes pas mal donné, la nuit passée, à la Souche, et je me sens tout farce, ce matin. – À propos, Perker s’occupe de votre affaire.

– Quelle affaire ? Les frais pour mistress Bardell ?

– Non, l’affaire du débiteur pour qui nous avons racheté les dettes, par votre ordre, à un rabais de cinquante pour cent. Perker va le tirer de prison et l’envoyer à Demerary.

– Ha ! M. Jingle, dit vivement M. Pickwick. Eh bien !

– Eh bien ! tout est arrangé, répondit Lowten, en surcoupant sa plume. L'agent de Liverpool a dit qu’il avait été obligé par vous bien des fois, quand vous étiez dans les affaires, et qu’il le prendrait avec plaisir, sur votre recommandation.

– C'est très-bien, répondit M. Pickwick ; j’en suis charmé.

– Mais, reprit Lowten en grattant une autre plume avec le dos de son canif avant de la tailler ; l’autre est-il bonasse !

– Quel autre ?

– Eh ! mais, le domestique, ou l’ami, … vous savez bien, … Trotter.

– Bah ! fit M. Pickwick, avec un sourire, j’ai toujours pensé de lui tout le contraire.

– Eh bien ! moi aussi, d’après le peu que j’en avais vu. Cela montre seulement comment on est trompé. Qu'est-ce que vous diriez s’il s’en allait à Demerary aussi ?

– Quoi ? il renoncerait à ce qu’on lui offre ici ?

– Il a reçu comme rien l’offre que lui faisait Perker de dix-huit shillings par semaine, avec de l’avancement s’il se comportait bien. Il dit qu’il ne peut pas quitter l’autre. Il a persuadé à Perker d’écrire sur nouveaux frais, et on lui a trouvé quelque chose sur la même propriété… d’un peu moins avantageux que ce qu’obtiendrait un convict dans la Nouvelle-Galles au sud, s’il paraissait devant le tribunal avec des habits neufs.

– Quelle folie ! s’écria M. Pickwick avec des yeux brillants, quelle folie !

– Oh ! c’est pire que de la folie, c’est de la véritable bassesse, comme vous voyez, répliqua Lowten en coupant sa plume d’un air méprisant. Il dit que c’est le seul ami qu’il ait jamais eu, et qu’il lui est attaché, et tout ça. L'amitié est certainement une très-bonne chose, dans son genre. Par exemple, après notre grog, nous sommes tous très-bons amis, à la Souche, où chacun paye son écot. Mais le diable emporte celui qui se sacrifierait pour un autre, n’est-ce pas ? Un homme ne doit avoir que deux attachements : l’un pour le premier des pronoms personnels, l’autre pour les dames en général ; voilà mon système, ha ! ha ! ha ! »

M. Lowten termina cette profession du foi par un bruyant éclat de rire, moitié joyeux, moitié dérisoire, mais qui fut coupé court par le bruit des pas de Perker sur l’escalier. En l’entendant approcher, le clerc s’élança sur son tabouret avec une agilité remarquable, et se mit à écrire furieusement.

Les salutations entre M. Pickwick et son conseiller légal furent cordiales et chaudes, mais le client était à peine étendu dans le fauteuil de l’avoué, quand un coup se fit entendre à la porte, et une voix demanda si M. Perker était là.

« Écoutez, dit le petit homme, c’est un de nos vagabonds ; Jingle lui-même, mon cher monsieur. Voulez-vous le voir ?…

– Qu'en pensez-vous ? demanda M. Pickwick en hésitant.

– Je pense que vous ferez bien. Allons, monsieur… chose… entrez. »

Obéissant à cette invitation familière, Jingle et Job entrèrent dans la chambre ; mais, apercevant M. Pickwick, ils s’arrêtèrent avec confusion.

« Eh bien, dit Perker, reconnaissez-vous ce gentleman ?

– Bonnes raisons pour cela, répliqua Jingle en s’avançant. Monsieur Pickwick, les plus grandes obligations, sauvé la vie, remis à flot. Vous ne vous en repentirez jamais, monsieur.

– Je suis charmé de vous l’entendre dire, répondit M. Pickwick. Vous avez bien meilleure mine.

– Grâce à vous, monsieur. Grand changement. La prison de Sa Majesté, malsaine, très-malsaine, » dit Jingle en hochant la tête.

Il était proprement et décemment vêtu, ainsi que Job, qui se tenait debout derrière lui, regardant fixement M. Pickwick avec un visage d’airain.

« Quand partent-ils pour Liverpool ? demanda M. Pickwick à son avoué.

– Ce soir, monsieur, à sept heures, dit Job en avançant d’un pas ; par la grande diligence de la cité, monsieur.

– Les places sont retenues ?

– Oui, monsieur.

– Et vous êtes tout à fait décidé à partir ?

– Tout à fait, monsieur.

– Quant à l’équipement de Jingle, dit Perker en s’adressant tout haut à M. Pickwick, j’ai pris sur moi de faire un arrangement pour déduire, tous les trois mois, de son salaire, une petite somme, et pour nous rembourser ainsi de l’argent qu’il a fallu avancer. Je désapprouve entièrement que vous fassiez pour lui quelque chose qu’il ne reconnaîtrait pas par ses propres efforts et par sa bonne conduite.

– Certainement, interrompit Jingle avec fermeté. Esprit juste, homme du monde, il a raison, parfaitement raison.

– En désintéressant ses créanciers, en retirant ses habits mis en gage, en le nourrissant dans la prison, en payant le prix de son passage, continua Perker sans s’occuper de l’observation de Jingle, vous avez déjà perdu plus de cinquante livres sterling…

– Pas perdus ! s’écria Jingle précipitamment, tout sera remboursé. Je travaillerai comme un cheval jusqu’au dernier liard. La fièvre jaune, peut-être… ça ne peut pas s’empêcher… sinon… »

Jingle s’arrêta, et, frappant le fond de son chapeau avec violence, passa sa main sur ses yeux et s’assit.

« Il veut dire, ajouta Job en s’avançant de quelques pas, il veut dire que s’il n’est pas emporté par la fièvre jaune, il remboursera tout l’argent. S'il vit, il le fera, monsieur Pickwick ; j’y tiendrai la main. Je suis sûr qu’il le fera, monsieur, répéta Job avec beaucoup d’énergie ; j’en ferais volontiers serment.

– Bien, bien, » dit M. Pickwick, qui, pour arrêter l’énumération de ses bienfaits, avait fait au petit avoué une douzaine de signes que celui-ci s’était obstiné à ne point remarquer. « Je vous engage seulement à jouer plus modérément à la crosse, monsieur Jingle, et à ne point renouer connaissance avec sir Thomas Blazo. Moyennant cela, je ne doute pas que vous ne conserviez votre santé. »

M. Jingle sourit à cette saillie, mais en même temps il avait l’air embarrassé, aussi M. Pickwick changea-t-il de sujet en disant : « Savez-vous ce qu’est devenu un de vos amis, un pauvre diable, que j’ai vu à Rochester ?

– Jemmy le lugubre ? demanda Jingle.

– Oui.

– Gaillard malin, reprit Jingle en branlant la tête, drôle de corps, génie mystificateur, frère de Job.

– Frère de Job ! s’écria M. Pickwick. Eh bien, maintenant que j’y regarde de plus près, je trouve de la ressemblance.

– On en a toujours trouvé entre nous, dit Job avec un grain de malice dans le coin de ses yeux ; seulement, j’étais réellement d’une nature sérieuse, et lui tout le contraire. Il a émigré en Amérique, monsieur, parce qu’on s’occupait trop de lui dans ce pays-ci. Nous n’en avons plus entendu parler depuis.

– Cela m’explique pourquoi je n’ai pas reçu la page du roman de la vie réelle qu’il m’avait promise un matin sur le pont de Rochester, où il paraissait méditer un suicide. Je puis apparemment me dispenser de demander si sa conduite lugubre était naturelle ou affectée ? continua M. Pickwick en souriant.

– Il savait jouer tous les rôles, monsieur, et vous devez vous regarder comme très-heureux de lui avoir échappé si aisément. Ç'aurait été pour vous une connaissance encore plus dangereuse que… »

Job regarda Jingle, hésita et ajouta finalement :

« Que…, que moi-même.

– Savez-vous que votre famille donnait beaucoup d’espérances, monsieur Trotter ? dit le petit avoué en cachetant une lettre qu’il venait d’écrire.

– C'est vrai, monsieur, beaucoup.

– J'espère que vous allez la déshonorer, reprit Perker en riant. Donnez cette lettre à l’agent, quand vous arriverez à Liverpool, et permettez-moi de vous engager, gentlemen, à ne pas être trop habiles en Amérique. Si vous manquiez cette occasion de vous réhabiliter, vous mériteriez richement d’être pendus tous les deux, comme j’espère dévotement que vous le seriez. Maintenant, vous pouvez me laisser seul avec M. Pickwick, car nous avons des affaires à terminer, et le temps est précieux. »

En disant cela, Perker regarda la porte, avec le désir évident de rendre les adieux aussi brefs que possible.

Ils furent assez brefs, en effet, de la part de Jingle. Il remercia par quelques paroles précipitées le petit avoué de la bonté et de la promptitude qu’il avait déployées pour le secourir ; puis, se tournant vers son bienfaiteur, il resta immobile pendant quelques secondes, comme incertain de ce qu’il devait faire ou dire. Job Trotter termina sa perplexité, car, ayant fait à M. Pickwick un salut humble et reconnaissant, il prit doucement son ami par le bras, et l’emmena hors de la chambre.

« Un digne couple ! dit Perker lorsque la porte se fut refermée derrière eux.

– J'espère qu’ils le deviendront, répliqua M. Pickwick. Qu'en pensez-vous ? Y a-t-il quelques chances pour qu’ils s’amendent ? »

Perker haussa les épaules, mais observant l’air désappointé de M. Pickwick, il répondit :

« Nécessairement il y a une chance ; j’espère qu’elle sera bonne. Ils sont évidemment repentants, maintenant ; mais, comme vous le savez, ils ont encore le souvenir tout frais de leurs souffrances récentes. Ce qu’ils feront quand ce souvenir se sera effacé, c’est un problème que ni vous ni moi ne pouvons résoudre. Cependant, mon cher monsieur, ajouta-t-il en posant sa main sur l’épaule de M. Pickwick, votre action est également honorable, quel qu’en soit le résultat. Je laisse à des têtes plus habiles que la mienne le soin de décider si cette espèce de bienveillance, si clairvoyante, qu’elle s’exerce rarement, de peur de s’exercer mal à propos, est une charité réelle ou bien une contrefaçon mondaine de la charité. Mais, quand ces deux gaillards-ci commettraient un vol qualifié dès demain, mon opinion sur votre conduite n’en serait pas moins toujours la même. »

Ayant débité ce discours d’une manière plus animée que ce n’est l’habitude des gens d’affaires, il approcha sa chaise de son bureau et écouta le récit que lui fit M. Pickwick de l’obstination du vieux M. Winkle.

« Donnez-lui une semaine, dit-il en hochant la tête d’une manière prophétique.

– Pensez-vous qu’il se rendra ?

– Mais, oui ; autrement, il faudrait essayer les moyens de persuasion de la jeune dame, et c’est même par où tout autre que vous aurait commencé. »

M. Perker prenait une prise de tabac avec diverses contractions grotesques de sa physionomie, en honneur du pouvoir persuasif des jeunes ladies, lorsqu’on entendit dans le premier bureau un murmure de demandes et de réponses ; après quoi, Lowten frappa à la porte du cabinet.

« Entrez ! » cria le petit homme.

Le clerc entra et ferma la porte après lui d’un air mystérieux.

« Qu'est-ce qu’il y a ? lui dit Perker.

– On vous demande, monsieur.

– Qui donc ? »

Lowten regarda M. Pickwick et fit entendre une légère toux.

« Qui est-ce qui me demande ? Est-ce que vous ne pouvez pas parler, monsieur Lowten ?

– Eh ! mais, monsieur, MM. Dodson et Fogg.

– Parbleu ! s’écria le petit homme en regardant à sa montre, je leur ai donné rendez-vous ce matin à onze heures et demie pour terminer votre affaire, Pickwick. C'est fort embarrassant ; que ferez-vous, mon cher monsieur ? Voudriez-vous passer dans la chambre à côté ? »

La chambre à côté étant précisément celle dans laquelle se trouvaient Dodson et Fogg, M. Pickwick répliqua avec une contenance animée et beaucoup de marques d’indignation qu’il voulait rester où il était, attendu que MM. Dodson et Fogg devaient être honteux de paraître devant lui, mais que lui pouvait les regarder en face sans rougir, circonstance qu’il priait instamment M. Perker de noter.

« Très-bien, mon cher monsieur, répliqua M. Perker. Je vous dirai seulement que, si vous vous attendez à ce que Dodson ou Fogg montrent quelques symptômes de honte ou de confusion en vous regardant ou en regardant qui que ce soit en face, vous êtes l’homme le plus jeune que j’aie jamais rencontré. Faites-les entrer, monsieur Lowten. »

M. Lowten disparut en riant tout bas ; et, revenant bientôt après, introduisit formellement les associés, Dodson d’abord, et Fogg ensuite.

« Vous avez déjà vu M. Pickwick, je pense, dit Perker en inclinant sa plume dans la direction où le philosophe était assis.

– Comment vous portez-vous, monsieur Pickwick ? cria Dodson d’une voix bruyante.

– Eh ! eh ! comment vous portez-vous, monsieur Pickwick ? reprit Fogg en approchant sa chaise et en regardant autour de lui avec un sourire. J'espère que vous n’allez pas mal ce soir ? Je savais bien que je connaissais votre figure. »

M. Pickwick inclina fort légèrement la tête en réponse à ces salutations, puis, voyant que Fogg tirait un paquet de sa poche, il se leva et se retira dans l’embrasure de la croisée.

« Il n’y a pas besoin que M. Pickwick se dérange, monsieur Perker, dit Fogg en détachant le cordon rouge qui entourait le petit paquet et en souriant encore plus agréablement. M. Pickwick connaît déjà cette affaire-là. Il n’y a point de secret entre nous, j’espère. Hé ! hé ! hé !

– Non ; il n’y en a guère, ajouta Dodson ; ha ! ha ! ha ! » et les deux partenaires se mirent à rire joyeusement, comme on fait d’ordinaire quand on va recevoir de l’argent.

– M. Pickwick a bien acheté le droit de tout voir, reprit Fogg d’un air notablement spirituel. Le montant des sommes taxées est de cent trente-trois livres sterling six shillings et quatre pence, monsieur Perker. »

Perker et Fogg s’occupèrent alors attentivement à comparer des papiers, à tourner des feuillets, et, pendant ce temps, Dodson dit à M. Pickwick d’une manière affable :

« Vous ne m’avez pas l’air tout à fait aussi solide que la dernière fois où j’ai eu le plaisir de vous voir, monsieur Pickwick.

– C'est possible, monsieur, répliqua notre héros, qui avait lancé sur les deux habiles praticiens mille regards d’indignation, sans produire sur eux le plus léger effet. C'est très-probable, monsieur. J'ai été dernièrement tourmenté et persécuté par des fripons, monsieur. »

Perker toussa violemment et demanda à M. Pickwick s’il ne voulait pas jeter un coup d’œil sur le journal ; mais celui-ci répondit par la négative la plus décidée.

« Effectivement, reprit Dodson, je parierais que vous avez été tourmenté dans la prison. Il y a là de drôles de gens. Où était votre appartement, monsieur Pickwick ?

– Mon unique chambre était à l’étage du café.

– Oh ! en vérité ! C'est, je pense, la partie la plus agréable de l’établissement.

– Très-agréable, » répliqua sèchement M. Pickwick.

Le sang-froid de ce misérable était bien fait pour exaspérer une personne d’un tempérament irritable. M. Pickwick restreignit sa colère par des efforts gigantesques ; mais quand Perker eut écrit un mandat pour le montant de la somme, et lorsque Fogg le déposa dans son portefeuille avec un sourire triomphant, qui se communiqua également à la contenance de Dodson, il sentit que son sang montait dans ses joues en bouillonnant d’indignation.

« Allons, monsieur Dodson, dit Fogg en empochant son portefeuille et en mettant ses gants, je suis à vos ordres.

– Très-bien, répondit Dodson en se levant ; je suis aux vôtres.

– Je me trouve très-heureux, reprit Fogg, adouci par le mandat qu’il avait empoché, je me trouve très-heureux d’avoir eu le plaisir de faire la connaissance de monsieur Pickwick. J'espère, monsieur, que vous n’avez plus aussi mauvaise opinion de nous, que la première fois où nous avons eu le plaisir de vous rencontrer.

– J'espère que non, ajoute Dodson avec le ton d’élévation d’une vertu calomniée. Vous nous connaissez mieux maintenant monsieur Pickwick ; mais quelle que puisse être votre opinion des gentlemen de notre profession, je vous prie de croire, monsieur, que je ne conserve pas de rancune contre vous, pour les sentiments qu’il vous a plu d’exprimer dans notre bureau de Freeman’s Court Cornhill, lors de la circonstance à laquelle mon associé vient de faire allusion.

– Oh ! non, nous dit Fogg avec une charité toute chrétienne.

– Notre conduite, monsieur, poursuivit l’autre associé, parlera pour elle-même et se justifiera d’elle-même, en toutes occasions. Nous avons été dans la profession pas mal d’années, monsieur Pickwick, et nous avons mérité la confiance de beaucoup d’honorables clients. Je vous souhaite le bonjour, monsieur.

– Bonjour, monsieur Pickwick, dit Fogg ; en parlant ainsi, il mit son parapluie sous son bras, ôta son gant droit, et tendit une main conciliatrice au philosophe indigné. Celui-ci fourra aussitôt ses poignets sous les pans de son habit, et lança à l’avoué des regards pleins d’une surprise méprisante.

– Lowten ! s’écria au même instant M. Perker, ouvrez la porte !

– Attendez un instant, dit M. Pickwick. Je veux parler, Perker.

– Mon cher monsieur, interrompit le petit avoué, qui, pendant toute cette entrevue, avait été dans un état d’appréhension nerveuse, mon cher monsieur, en voilà assez sur ce sujet. Restons-en là, je vous supplie, monsieur Pickwick.

– Monsieur, reprit M. Pickwick avec vivacité, je ne veux pas qu’on me fasse taire ! – Monsieur Dodson, vous m’avez adressé quelques observations… »

Dodson se retourna, pencha doucement la tête et sourit.

« Vous m’avez adressé quelques observations, répéta M. Pickwick, presque hors d’haleine, et votre associé m’a tendu la main, et tous les deux vous avez pris avec moi un ton de générosité et de magnanimité ! C'est là un excès d’impudence auquel je ne m’attendais pas, même de votre part.

– Quoi, monsieur ? s’écria Dodson.

– Quoi, monsieur ? répéta Fogg.

– Savez-vous bien que j’ai été victime de vos perfides complots ? Savez-vous que je suis l’homme que vous avez emprisonné et volé ? Savez-vous que vous êtes les avoués de la plaignante, dans Bardell et Pickwick.

– Oui, monsieur, nous savons cela, repartit Dodson.

– Nécessairement, nous le savons, ajouta Fogg en frappant sur sa poche, peut-être par hasard.

– Je vois que vous vous en souvenez avec satisfaction, reprit M. Pickwick en essayant, pour la première fois de sa vie, de produire un rire amer, et en l’essayant tout à fait en vain. Quoique j’aie longtemps désiré de vous dire, en termes clairs et nets, quelle est mon opinion de votre conduite, j’aurais laissé passer cette occasion, par déférence pour les désirs de mon ami Perker, sans le ton inexcusable que vous avez pris et sans votre insolente familiarité. Je dis insolente familiarité, monsieur ! répéta M. Pickwick en se retournant vers Fogg, avec une vivacité qui fit battre l’autre en retraite jusqu’à la porte.

– Prenez garde, monsieur ! s’écria Dodson, qui, quoique le plus grand et le plus gros des deux, s’était prudemment retranché derrière Fogg, et qui parlait par-dessus la tête de son associé avec un visage très-pâle. Laissez-vous maltraiter, monsieur Fogg ; ne lui rendez point ses coups sous aucun prétexte.

– Non, non, je ne les lui rendrai pas, dit Fogg en se reculant un peu plus, au soulagement évident de son associé, qui se trouvait ainsi arrivé au bureau extérieur.

– Vous êtes, continua M. Pickwick en reprenant le fil de son discours, vous êtes une paire bien assortie de vils chicaneurs, de fripons, de voleurs…

– Allons, interrompit Perker, est-ce là tout ?

– Tout se résume là dedans, reprit M. Pickwick. Ce sont de vils chicaneurs, des fripons, des voleurs !

– Bien, bien, reprit Perker d’un ton conciliant. Mes chers messieurs, il a dit tout ce qu’il avait à dire. Maintenant, je vous en prie, allez-vous-en. Lowten, la porte est-elle ouverte ? »

M. Lowten qui riait dans le lointain, répondit affirmativement.

– Allons, allons ; adieu, adieu ; allons, mes chers messieurs ; monsieur Lowten, la porte, cria le petit homme en poussant Dodson et Fogg hors de son bureau. Par ici, mes chers messieurs. Terminons cela, je vous en prie. Que diable, monsieur Lowten, la porte ! Pourquoi ne reconduisez-vous pas, monsieur ?

– S'il y a quelque justice en Angleterre, dit Dodson en mettant son chapeau et en regardant M. Pickwick, vous nous payerez cela, monsieur !

– Vous êtes une paire de voleurs !

– Souvenez-vous que vous nous le payerez bien ! cria Fogg en agitant son poing.

– Chicaneurs ! fripons ! voleurs ! continua M. Pickwick sans s’embarrasser des menaces qui lui étaient adressées.

– Voleurs ! cria-t-il en courant sur le carré pendant que les deux avoués descendaient.

– Voleurs ! » vociféra-t-il en s’échappant des mains de Lowten et de Perker et en mettant sa tête à la fenêtre de l’escalier.

Quand M. Pickwick retira sa tête de la fenêtre, sa physionomie était radieuse, souriante et tranquille, et en rentrant dans le bureau, il déclara que son esprit était soulagé d’un grand poids, et qu’il se trouvait maintenant tout à fait heureux.

Perker ne dit rien du tout jusqu’à ce qu’il eut vidé sa tabatière et renvoyé Lowten pour la remplir ; mais alors il fut saisi d’un accès de fou rire, qui dura cinq minutes, à l’expiration desquelles il fit observer qu’il devrait se mettre en colère, mais qu’il ne pouvait pas encore penser sérieusement à cette affaire, et qu’il se fâcherait dès qu’il le pourrait.

« Maintenant, dit M. Pickwick, je voudrais bien régler mon compte avec vous.

– Est-ce de la même manière que vous avez réglé l’autre ? demanda Perker en recommençant à rire.

– Non, pas exactement, répondit le philosophe, en tirant son portefeuille, et en secouant cordialement la main du petit avoué. Je veux parler seulement de notre compte pécuniaire. Vous m’avez donné plusieurs preuves d’amitié dont je ne pourrai jamais m’acquitter, ce que d’ailleurs je ne désire pas, car je préfère continuer à rester votre obligé. »

Après cette préface, les deux amis s’enfoncèrent dans des comptes fort compliqués, qui furent régulièrement exposés par Perker, et immédiatement soldés par M. Pickwick, avec beaucoup d’expressions d’affection et d’estime.

À peine cette opération était-elle terminée, qu’on entendit frapper à la porte du carré, de la manière la plus violente et la plus épouvantable. Ce n’était pas un double coup ordinaire, mais une succession constante et non interrompue de coups formidables, comme si le marteau avait été doué du mouvement perpétuel, ou comme si la personne qui l’agitait avait oublié de s’arrêter.

« Ah çà ! qu’est-ce que cela ? s’écria Perker en tressaillant.

– Je pense qu’on frappe à la porte, répondit M. Pickwick, comme s’il y avait pu avoir le moindre doute à cet égard. »

Le marteau fit une réponse plus énergique que n’auraient pu faire des paroles, car il continua à battre, sans un moment de relâche, et avec une force et un tapage surprenants.

« Si cela continue, dit Perker en faisant retentir sa sonnette, nous allons ameuter tout le quartier ! Monsieur Lowten, n’entendez-vous pas qu’on frappe ?

– J'y vais à l’instant, monsieur, répliqua le clerc. »

La marteau parut entendre la réponse, et pour assurer qu’il lui était impossible d’attendre plus longtemps, il fit un effroyable vacarme.

« C'est épouvantable ! dit Perker en se bouchant les oreilles. »

M. Lowten, qui était en train de se laver les mains dans le cabinet noir, se précipita vers la porte, et tournant le bouton se trouva en présence d’une apparition, qui va être décrite dans le chapitre suivant.

Chapitre XXV. Contenant quelques détails relatifs aux coups de marteau, ainsi que diverses autres particularités, parmi lesquelles figurent, notablement, certaines découvertes concernant M. Snodgrass et une jeune lady. §

L'objet qui se présenta aux yeux du clerc, était un jeune garçon prodigieusement gras, revêtu d’une livrée de domestique, et se tenant debout sur le paillasson, mais avec les yeux fermés comme pour dormir. Lowten n’avait jamais vu un jeune garçon aussi gras, et sa corpulence extraordinaire, jointe au repos complet de sa physionomie, si différente de celle qu’on aurait dû raisonnablement attendre d’un si intrépide frappeur, le remplirent d’étonnement.

« Que voulez-vous ? demanda le clerc. »

L'enfant extraordinaire ne répondit point un seul mot, mais il baissa la tête, et Lowten s’imagina l’entendre ronfler faiblement.

« D'où venez-vous ? » reprit le clerc. Le gros garçon respira profondément, mais il ne bougea point.

Le clerc répéta trois fois ses questions, et ne recevant aucune réponse, il se préparait à fermer la porte, quand tout à coup le jeune garçon ouvrit les yeux, les cligna plusieurs fois, éternua et étendit la main, comme pour recommencer à frapper. S'apercevant que la porte était ouverte, il regarda autour de lui avec stupéfaction, et, à la fin, fixa ses gros yeux ronds sur le visage de Lowten.

« Pourquoi diable frappez-vous comme cela ? lui demanda le clerc avec colère.

– Comme quoi ? répondit le gros garçon d’une voix endormie.

– Comme quarante cochers de place.

– Parce que mon maître m’a dit de ne pas arrêter de frapper jusqu’à ce qu’on ouvre la porte, de peur que je m’endorme.

– Eh bien ! quel message apportez-vous ?

– Il est en bas.

– Qui ?

– Mon maître ; il veut savoir si vous êtes à la maison. »

En ce moment, M. Lowten imagina de mettre la tête à la fenêtre. Voyant dans son carrosse ouvert un vieux gentleman qui regardait en l’air avec anxiété, il lui fit signe, et le vieux gentleman descendit immédiatement.

– C'est votre maître qui est dans la voiture, je suppose, dit Lowten. »

Le gros garçon baissa la tête d’une manière affirmative.

Toute autre question fut rendue inutile par l’apparition du vieux Wardle, qui, ayant monté lestement l’escalier et reconnu Lowten, passa immédiatement dans la chambre de Perker.

« Pickwick ! s’écria-t-il, votre main, mon garçon. C'est d’hier seulement que j’ai appris que vous vous étiez laissé mettre en cage. Comment avez-vous souffert cela, Perker ?

– Je n’ai pas pu l’empêcher, mon cher monsieur, répliqua le petit avoué avec un sourire et une prise de tabac. Vous savez comme il est obstiné.

– Certainement, je le sais, mais je suis enchanté de le voir malgré cela. Ce n’est pas de sitôt que je le perdrai de vue. »

Ayant ainsi parlé, Wardle serra de nouveau la main de M. Pickwick, puis celle de Perker, et se jeta dans un fauteuil, son joyeux visage brillant plus que jamais de bonne humeur et de santé.

« Eh bien ! dit-il, voilà de jolies histoires ! Une prise de tabac, Perker mon garçon. Avez-vous jamais rien vu de pareil, hein ?

– Que voulez-vous dire ? demanda M. Pickwick.

– Ma foi ! je pense que toutes les filles ont perdu la tête. Vous direz peut-être que cela n’est pas bien nouveau, mais c’est vrai néanmoins.

– Eh ! mon cher monsieur, dit Perker, est-ce que vous êtes venu à Londres tout exprès pour nous apprendre cela ?

– Non, non, pas tout à fait ; quoique ce soit la principale cause de mon voyage. Comment va Arabelle ?

– Très-bien, répondit M. Pickwick ; et elle sera charmée de vous voir, j’en suis sûr.

– La petite coquette aux yeux noirs ! J'avais grandement idée de l’épouser moi-même un de ces beaux jours, mais néanmoins je suis charmé de cela, véritablement.

– Comment l’avez-vous appris ? demanda M. Pickwick.

– Oh ! par mes filles naturellement. Arabelle leur a écrit avant-hier qu’elle s’était mariée sans le consentement du père de son mari, et que vous étiez allé pour le lui demander, quand son refus ne pourrait plus empêcher le mariage, et tout cela. J'ai pensé que c’était un bon moment pour donner une petite leçon à mes filles, pour leur faire remarquer quelle chose terrible c’était quand les enfants se mariaient sans le consentement de leurs parents, et le reste. Mais baste ! je n’ai pas pu faire la plus légère impression sur elles. Elles trouvaient mille fois plus terrible qu’il y eût eu un mariage sans demoiselles d’honneur, et j’aurais aussi bien fait de prêcher Joe lui-même. »

Ici le vieux gentleman s’arrêta pour rire, et quand il s’en fut donné tout son content, il reprit en ces termes :

« Mais ce n’est pas tout, à ce qu’il paraît. Ce n’est là que la moitié des complots et des amourettes qui se sont machinés. Depuis six mois nous marchons sur des mines, et elles ont éclaté à la fin.

– Qu'est-ce que vous voulez dire, s’écria M. Pickwick, en pâlissant. Pas d’autre mariage secret, j’espère.

– Non ! non ! pas tout à fait aussi mauvais que cela ; non.

– Quoi donc alors ! suis-je intéressé dans l’affaire ?

– Dois-je répondre à cette question, Perker ?

– Si vous ne vous compromettez pas, en y répondant, mon cher monsieur.

– Eh bien ! alors, dit M. Wardle en se tournant vers M. Pickwick ; eh bien alors, oui, vous y êtes intéressé.

– Comment cela, demanda celui-ci avec anxiété. En quelle manière ?

– Réellement, vous êtes un jeune gaillard si emporté, que j’ai presque peur de vous le dire. Néanmoins, si Perker veut s’asseoir entre nous, pour prévenir un malheur, je m’y hasarderai. »

Ayant fermé la porte de la chambre, et s’étant fortifié par une autre descente dans la tabatière de Perker, le vieux gentleman commença sa grande révélation en ces termes :

« Le fait est que ma fille Bella… Bella qui a épousé le jeune Trundle, vous savez ?

– Oui, oui, nous savons, dit M. Pickwick avec impatience.

– Ne m’intimidez pas dès le commencement. Ma fille Bella, l’autre soir, s’assit à côté de moi lorsque Emily fut allée se coucher, avec un mal de tête, après m’avoir lu la lettre d’Arabelle ; et commença à me parler de ce mariage. « Eh bien ! papa, dit-elle, qu’est-ce que vous en pensez. – Ma foi, ma chère, répondis-je, j’aime à croire que tout ira bien. » Il faut vous dire que j’étais assis devant un bon feu, buvant mon grog paisiblement, et que je comptais bien, en jetant de temps en temps un mot indécis, l’engager à continuer son charmant petit babil. Mes deux filles sont tout le portrait de leur pauvre chère mère et plus je deviens vieux, plus j’ai de plaisir à rester assis en tête à tête avec elles. Dans ces moments-là, leur voix, leur physionomie, me reportent au temps le plus agréable de ma vie, me rendent encore aussi jeune que je l’étais alors, quoique pas tout à fait aussi heureux. « C'est un véritable mariage d’inclination, dit Bella après un moment de silence. – Oui, ma chère, répondis-je ; mais ce ne sont pas toujours ceux qui réussissent le mieux… »

– Je soutiens le contraire ! interrompit M. Pickwick avec chaleur.

– Très-bien ; soutenez ce que vous voudrez, quand ce sera votre tour à parler, mais ne m’interrompez pas.

– Je vous demande pardon.

– Accordé. « Papa, dit Bella en rougissant un peu, je suis fâchée de vous entendre parler contre les mariages d’inclination. – J'ai eu tort, ma chère, répondis-je en tapant ses joues aussi doucement que peut le faire un vieux gaillard comme moi. J'ai eu tort de parler ainsi, car votre mère a fait un mariage d’inclination, et vous aussi. – Ce n’est pas là ce que je voulais dire, papa, reprit Bella ; le fait est que je voulais vous parler d’Emily. »

M. Pickwick tressaillit.

« Qu'est-ce qu’il y a maintenant ? lui demanda M. Wardle en s’arrêtant dans sa narration.

– Rien, répondit le philosophe ; continuez, je vous en prie.

– Ma foi ! Je n’ai jamais su filer une histoire, reprit le vieux gentleman brusquement. Il faut que cela vienne tôt ou tard, et ça nous épargnera beaucoup de temps, si ça vient tout de suite. Le fait est qu’à la fin Bella se décida à me dire qu’Emily était fort malheureuse ; que depuis les dernières fêtes de Noël elle avait été en correspondance constante avec notre jeune ami Snodgrass ; qu’elle s’était fort sagement décidée à s’enfuir avec lui, pour imiter la louable conduite de son amie ; mais qu’ayant senti quelques retours de componction, à ce sujet, attendu que j’avais toujours été passablement bien disposé pour tous les deux, elle avait pensé qu’il valait mieux commencer par me faire l’honneur de me demander si je m’opposerais à ce qu’ils fussent mariés de la manière ordinaire et vulgaire. Voilà la chose ; et maintenant, Pickwick, si vous voulez bien réduire vos yeux à leur grandeur habituelle, et me conseiller, je vous serai fort obligé. »

Cette dernière phrase, proférée d’une manière bourrue par l’honnête vieillard, n’était pas tout à fait sans motifs, car les traits de M. Pickwick avaient pris une expression de surprise et de perplexité tout à fait curieuse à voir.

« Snodgrass !… Depuis Noël… » murmura-t-il enfin, tout confondu.

– Depuis Noël, répliqua Wardle. Cela est clair, et il faut que nous ayons eu de bien mauvaises bésicles, pour ne pas le découvrir plus tôt.

– Je n’y comprends rien, reprit M. Pickwick en ruminant. Je n’y comprends rien.

– C'est pourtant assez facile à comprendre, rétorqua le colérique vieillard. Si vous aviez été plus jeune, vous auriez été dans le secret depuis longtemps. Et de plus, ajouta-t-il après un peu d’hésitation, je dois dire que ne sachant rien de cela, j’avais un peu pressé Emily, depuis quatre ou cinq mois, afin qu’elle reçût favorablement un jeune gentleman du voisinage ; si elle le pouvait, toutefois, car je n’ai jamais voulu forcer son inclination. Je suis bien convaincu qu’en véritable jeune fille, pour rehausser sa valeur et pour augmenter l’ardeur de M. Snodgrass, elle lui aura représenté cela avec des couleurs très-sombres, et qu’ils auront tous deux fini par conclure qu’ils sont un couple bien persécuté, et qu’ils n’ont pas d’autre ressource qu’un mariage clandestin, ou un fourneau de charbon. Maintenant voilà la question : Qu'est-ce qu’il faut faire ?

– Qu'est-ce que vous avez fait, demanda M. Pickwick ?

– Moi ?

– Je veux dire qu’est-ce que vous avez fait, quand vous avez appris cela de votre fille aînée ?

– Oh ! J'ai fait des sottises, naturellement.

– C'est juste, interrompit Perker, qui avait écouté ce dialogue en tortillant sa chaîne, en grattant son nez et en donnant divers autres signes d’impatience. Cela est très-naturel. Mais quelle espèce de sottises ?

– Je me suis mis dans une grande colère, et j’ai si bien effrayé ma mère qu’elle s’en est trouvée mal.

– C'était judicieux, fit remarquer Perker. Et quoi encore, mon cher monsieur ?

– J'ai grondé et crié toute la journée suivante ; mais à la fin, lassé de rendre tout le monde, et moi-même, misérable, j’ai loué une voiture à Muggleton, et je suis venu ici sous prétexte d’amener Emily pour voir Arabelle.

– Miss Wardle est avec vous, alors ? dit M. Pickwick.

– Certainement, elle est en ce moment à l’hôtel d’Osborne à moins que votre entreprenant ami ne l’ait enlevée depuis que je suis sorti.

– Vous êtes donc réconciliés ? demanda Perker.

– Pas du tout ; elle n’a fait que languir et pleurer depuis ce temps-là, excepté hier soir ; entre le thé et le souper ; car alors elle a fait grande parade d’écrire une lettre, ce dont j’ai fait semblant de ne point m’apercevoir.

– Vous voulez avoir mon avis dans cette affaire, à ce que je suppose ? dit Perker en regardant successivement la physionomie réfléchie de M. Pickwick, et la contenance inquiète de Wardle, et en prenant plusieurs prises consécutives de son stimulant favori.

– Je le suppose, répondit Wardle, en regardant M. Pickwick.

– Certainement, répliqua celui-ci.

– Eh bien ! alors, dit Perker en se levant et en repoussant sa chaise, mon avis est que vous vous en alliez tous les deux vous promener, à pied ou en voiture, comme vous voudrez ; car vous m’ennuyez ; vous causerez de cette affaire-là ensemble. Et si vous n’avez pas tout arrangé la première fois que je vous verrai, je vous dirai ce que vous avez à faire.

– Voilà quelque chose de satisfaisant, dit Wardle, qui ne savait pas trop s’il devait rire ou s’offenser.

– Bah ! bah ! mon cher monsieur, je vous connais tous les deux, beaucoup mieux que vous ne vous connaissez vous-mêmes. Vous avez déjà arrangé tout cela dans votre esprit. »

En parlant ainsi, le petit avoué bourra sa tabatière dans la poitrine de M. Pickwick et dans le gilet de M. Wardle ; puis tous les trois se mirent à rire ensemble, mais surtout les deux derniers gentlemen, qui se prirent et se secouèrent la main sans aucune raison apparente.

« Vous dînez avec moi aujourd’hui ? dit M. Wardle à Perker, pendant que celui-ci le reconduisait.

– Je ne peux pas vous le promettre, mon cher monsieur ; je ne peux pas vous le promettre. En tout cas, je passerai chez vous ce soir.

– Je vous attendrai à cinq heures.

– Allons, Joe ! » Et Joe ayant été éveillé, à grand’peine, les deux amis partirent dans le carrosse de M. Wardle. Joe monta derrière et s’établit sur le siège que son maître y avait fait placer par humanité ; car s’il avait dû rester debout, il aurait roulé en bas et se serait tué, dès son premier somme.

Nos amis se firent conduire d’abord au George et Vautour. Là ils apprirent qu’Arabelle était partie avec sa femme de chambre, dans une voiture de place, pour aller voir Emily ; dont elle avait reçu un petit billet. Alors, comme Wardle avait quelques affaires à arranger dans la cité, il renvoya la voiture et le gros bouffi à l’hôtel, afin de prévenir qu’il reviendrait à cinq heures avec M. Pickwick pour dîner.

Chargé de ce message, le gros bouffi s’en retourna, dormant sur son siège aussi paisiblement que s’il avait été sur un lit soutenu par des ressorts de montre. Par une espèce de miracle, il se réveilla de lui-même lorsque la voiture s’arrêta, et se secouant vigoureusement, pour aiguiser ses facultés, il monta l’escalier, afin d’exécuter sa commission.

Mais, soit que les secousses que s’était données le gros joufflu eussent embrouillé ses facultés, au lieu de les remettre sur un bon pied ; soit qu’elles eussent éveillé en lui une quantité d’idées nouvelles, suffisantes pour lui faire oublier les cérémonies et les formalités ordinaires ; soit (ce qui est encore possible) qu’elles n’eussent pas été suffisantes pour l’empêcher de se rendormir en montant l’escalier, le fait est qu’il entra dans le salon, sans avoir préalablement frappé à la porte, et aperçut ainsi un gentleman, assis amoureusement sur le sofa, auprès de miss Emily, en tenant un bras passé autour de sa taille, tandis qu’Arabelle et la jolie femme de chambre feignaient de regarder attentivement par une fenêtre, à l’autre bout de la chambre. À cette vue le gros joufflu laissa échapper une exclamation, les femmes jetèrent un cri, et le gentleman lâcha un juron, presque simultanément.

« Qui venez-vous chercher ici, petit misérable ? » s’écria le gentleman, qui n’était autre que M. Snodgrass.

Le gros joufflu, prodigieusement épouvanté, répondit brièvement : « Maîtresse. »

« Que me voulez-vous, stupide créature ? lui demanda Emily, en détournant la tête.

– Mon maître et M. Pickwick viennent dîner ici à cinq heures.

– Quittez cette chambre ! reprit M. Snodgrass, dont les yeux lançaient des flammes sur le jeune homme stupéfié.

– Non ! non ! non ! s’écria précipitamment Emily. Arabelle, ma chère, conseillez-moi. »

Emily et M. Snodgrass, Arabelle et Mary tinrent conseil dans un coin, et se mirent à parler vivement, à voix basse, pendant quelques minutes, durant lesquelles le gros joufflu sommeilla.

« Joe, dit à la fin Arabelle, en se retournant avec le plus séduisant sourire ; comment vous portez-vous, Joe ?

– Joe, reprit Emily, vous êtes un bon garçon. Je ne vous oublierai pas, Joe.

–Joe, poursuivit M. Snodgrass, en s’avançant vers l’enfant étonné, et en lui prenant la main, je ne vous avais pas reconnu. Voilà cinq shillings pour vous, Joe.

– Je vous en devrai cinq aussi, ajouta Arabelle, parce que nous sommes de vieilles connaissances, vous savez, » et elle accorda un second sourire, encore plus enchanteur, au corpulent intrus.

Les perceptions du gros bouffi étant peu rapides, il parut d’abord singulièrement intrigué par cette soudaine révolution qui s’opérait en sa faveur, et regarda même autour de lui, d’un air très-alarmé. À la fin, cependant, son large visage commença à montrer quelques symptômes d’un sourire proportionnellement large, puis, fourrant une demi-couronne dans chacun de ses goussets, et, ses mains et ses poignets par-dessus, il laissa échapper un éclat de rire enroué. C'est la première et ce fut la seule fois de sa vie qu’on l’entendit rire.

« Je vois qu’il nous comprend, dit Arabelle.

– Il faudrait lui faire manger quelque chose sur-le-champ, » fit observer Emily.

Il s’en fallut de peu que le gros bouffi ne rit encore en entendant cette proposition. Après quelques autres chuchotements, Mary sortit lestement du groupe et dit :

« Je vais dîner avec vous aujourd’hui, monsieur, si vous voulez bien ?

– Par ici, répondit le jeune garçon avec empressement. Il y a un fameux pâté de viande en bas ! »

À ces mots, le gros joufflu descendit l’escalier pour conduire Mary à l’office, et le long du chemin sa jolie compagne captivait l’attention de tous les garçons, et mettait de mauvaise humeur toutes les femmes de chambre.

Le pâté, dont le gros joufflu avait parlé avec tant de tendresse, se trouvait effectivement, encore dans l’office ; on y ajouta un bifteck, un plat de pommes de terre, et un pot de porter.

« Asseyez-vous, dit Joe. Quelle chance ! Le bon dîner ! Comme j’ai faim ! »

Ayant répété cinq ou six fois ces exclamations avec une sorte de ravissement, le jeune garçon s’assit au haut bout de la petite table, et Mary se plaça au bas bout.

« Voulez-vous un peu de cela ? dit le gros joufflu, en plongeant dans le pâté son couteau et sa fourchette jusqu’au manche.

– Un peu, s’il vous plaît. »

Joe ayant servi à Mary un peu du pâté, et s’en étant servi beaucoup à lui-même, allait commencer à manger, quand, tout à coup il se pencha en avant sur sa chaise, en laissant ses mains, avec le couteau et la fourchette, tomber sur ses genoux, et dit très-lentement.

« Vous êtes gentille à croquer, savez-vous ? »

Ceci était dit d’un air d’admiration très-flatteur, mais cependant il y avait encore, dans les yeux du jeune gentleman, quelque chose qui sentait le cannibale plus que l’amour passionné.

– Eh ! mais, Joseph, s’écria Mary, en affectant de rougir, qu’est-ce que vous voulez dire ? »

Le gros joufflu, reprenant graduellement sa première position, répliqua seulement par un profond soupir, resta pensif pendant quelques minutes, et but une longue gorgée de porter. Après quoi, il soupira encore, et s’appliqua très-solidement au pâté.

« Quelle aimable personne que miss Emily ! dit Mary, après un long silence.

– J'en connais une plus aimable.

– En vérité ?

– Oui, en vérité, répliqua le gros joufflu, avec une vivacité inaccoutumée.

– Comment s’appelle-t-elle ?

– Comment vous appelez-vous ? »

– Mary.

– C'est son nom. C'est vous. »

Le gros garçon, pour rendre ce compliment plus incisif, y joignit une grimace, et donna à ses deux prunelles une combinaison de loucherie, croyant ainsi, selon toute apparence, lancer une œillade meurtrière.

« Il ne faut pas me parler comme cela, dit Mary. Vous ne me parlez pas sérieusement.

– Bah ! que si, je dis.

– Eh bien ?

– Allez-vous venir ici régulièrement ?

– Non, je m’en vais demain soir.

– Oh ! reprit le gros joufflu, d’un ton prodigieusement sentimental, comme nous aurions eu du plaisir à manger ensemble, si vous étiez restée !

– Je pourrais peut-être venir quelquefois, ici, pour vous voir, si vous vouliez me rendre un service, » répondit Mary, en roulant la nappe pour jouer l’embarras.

Le gros joufflu regarda alternativement le pâté et la grillade, comme s’il avait pensé qu’un service devait être lié en quelque sorte avec des comestibles ; puis, tirant de sa poche une de ses demi-couronnes, il la considéra avec inquiétude.

« Vous ne me comprenez pas ? » poursuivit Mary, en regardant finement son large visage.

Il considéra sur nouveaux frais la demi-couronne, et répondit faiblement : non.

« Les ladies voudraient bien que vous ne parliez pas au vieux gentleman du jeune gentleman qui était là-haut ; et moi je le voudrais bien aussi.

– C'est-il là tout ? répondit le gros garçon, évidemment soulagé d’un grand poids, et rempochant sa demi-couronne. Je n’en dirai rien, bien sûr.

– Voyez-vous, M. Snodgrass aime beaucoup miss Emily ; et miss Emily aime beaucoup M. Snodgrass ; et si vous racontiez cela, le vieux gentleman vous emmènerait bien loin à la campagne, où vous ne pourriez plus voir personne.

– Non, non, je n’en dirai rien, répéta le gros joufflu, résolument.

– Vous serez bien gentil. Mais, à présent, il faut que je monte en haut, et que j’habille ma maîtresse pour le dîner.

– Ne vous en allez pas encore.

– Il le faut bien. Adieu, pour à présent. »

Le gros joufflu, avec la galanterie d’un jeune éléphant, étendit ses bras pour ravir un baiser ; mais comme il ne fallait pas grande agilité pour lui échapper, son aimable vainqueur disparut, avant qu’il les eût refermés. Ainsi désappointé, l’apathique jeune homme mangea une livre ou deux de bifteck, avec une contenance sentimentale, et s’endormit profondément.

On avait tant de choses à se dire dans le salon, tant de plans à concerter pour le cas où la cruauté de M. Wardle rendrait nécessaires un enlèvement et un mariage secret, qu’il était quatre heures et demie quand M. Snodgrass fit ses derniers adieux. Les dames coururent pour s’habiller dans la chambre d’Emily, et le gentleman, ayant pris son chapeau, sortit du salon ; mais à peine était-il sur le carré, qu’il entendit la voix de M. Wardle. Il regarda par-dessus la rampe et le vit monter, suivi de plusieurs autres personnes. Dans sa confusion, et ne connaissant point les êtres de l’hôtel, M. Snodgrass rentra précipitamment dans la chambre qu’il venait de quitter, puis passant de là dans une autre pièce, qui était la chambre à coucher de M. Wardle, il en ferma la porte doucement, juste comme les personnes qu’il avait aperçues entraient dans le salon. Il reconnut facilement leurs voix : c’étaient M. Wardle et M. Pickwick, M. Nathaniel Winkle et M. Benjamin Allen.

« C'est très-heureux que j’aie eu la présence d’esprit de les éviter, pensa M. Snodgrass avec un sourire, en marchant, sur la pointe du pied, vers une autre porte, située auprès du lit. Cette porte-ci ouvre sur le même corridor, et je puis m’en aller par là tranquillement et commodément. »

Il n’y avait qu’un seul obstacle à ce qu’il s’en allât tranquillement et commodément, c’est que la porte était fermée à double tour et la clef absente.

« Garçon ! dit le vieux Wardle, en se frottant les mains ; donnez-nous de votre meilleur vin, aujourd’hui.

– Oui, monsieur.

– Faites savoir à ces dames que nous sommes rentrés.

– Oui, monsieur. »

M. Snodgrass aussi désirait bien ardemment faire savoir à ces dames qu’il était rentré. Une fois même il se hasarda à chuchoter à travers le trou de la serrure : « Garçon ! » Mais pensant qu’il pourrait évoquer quelque autre personne, et se rappelant avoir lu le matin, dans son journal, sous la rubrique Cours et Tribunaux, les infortunes d’un gentleman, arrêté dans un hôtel voisin, pour s’être trouvé dans une situation semblable à la sienne, il s’assit sur un porte-manteau, en tremblant violemment.

« Nous n’attendrons pas Perker une seule minute, dit Wardle en regardant sa montre. Il est toujours exact, il sera ici à l’heure juste s’il a l’intention de venir ; sinon il est inutile de nous en occuper. Ah ! Arabelle.

– Ma sœur ! s’écria Benjamin Allen, en l’enveloppant de ses bras d’une manière fort dramatique.

– Oh ! Ben, mon cher, comme tu sens le tabac ! s’écria Arabelle, apparemment suffoquée par cette marque d’affection.

– Tu trouves ? C'est possible… (C'était possible en effet, car il venait de quitter une charmante réunion de dix ou douze étudiants en médecine, entassés dans un arrière-parloir devant un énorme feu.) Combien je suis charmé de te voir ! Dieu te bénisse, Arabelle.

– Là, dit Arabelle, en se penchant en avant et en tendant son visage à son frère ; mais, mon cher Ben, ne me prends pas comme cela, tu me chiffonnes. »

En cet endroit de la réconciliation, M. Ben Allen se laissant vaincre par sa sensibilité, par les cigares et le porter, promena ses yeux sur tous les assistants à travers des lunettes humides.

« Est-ce qu’on ne me dira rien à moi ? demanda M. Wardle en ouvrant ses bras.

– Au contraire, dit tout bas Arabelle, en recevant l’accolade et les cordiales félicitations du vieux gentlemen ; vous êtes un méchant, un cruel, un monstre !

– Vous êtes une petite rebelle, répliqua Wardle du même ton ; et je me verrai obligé de vous interdire ma maison. Les personnes comme vous, qui se sont mariées en dépit de tout le monde, devraient être séquestrées de la société. Mais, allons ! ajouta-t-il tout haut, voici le dîner ; vous vous mettrez à côté de moi. – Joe, damné garçon, comme il est éveillé ! »

Au grand désespoir de son maître, le gros joufflu était effectivement dans un état de vigilance remarquable. Ses yeux se tenaient tout grands ouverts et ne paraissaient point avoir envie de se fermer. Il y avait aussi dans ses manières une vivacité également inexplicable ! Chaque fois que ses regards rencontraient ceux d’Emily ou d’Arabelle, il souriait en grimaçant ; et une fois Wardle aurait pu jurer qu’il l’avait vu cligner de l’œil.

Cette altération dans les manières du gros joufflu naissait du sentiment de sa nouvelle importance, et de la dignité qu’il avait acquise en se trouvant le confident des jeunes ladies. Ces sourires et ces clins d’œil étaient autant d’assurances condescendantes qu’elles pouvaient compter sur sa fidélité. Cependant comme ces signes étaient plus propres à inspirer les soupçons qu’à les apaiser, et comme ils étaient, en outre, légèrement embarrassants, Arabelle y répondait de temps en temps par un froncement de sourcils, par un geste de réprimande ; mais le gros garçon ne voyant là qu’une invitation à se tenir sur ses gardes, recommençait à cligner de l’œil et à sourire avec encore plus d’assiduité, afin de prouver qu’il comprenait parfaitement.

« Joe, dit M. Wardle, après une recherche infructueuse dans toutes ses poches, ma tabatière est-elle sur le sofa ?

– Non, monsieur.

– Oh ! je m’en souviens ; je l’ai laissée sur la toilette ce matin. Allez la chercher dans ma chambre. »

Le gros garçon alla dans la chambre voisine, et après quelques minutes d’absence revint avec la tabatière, mais aussi avec la figure la plus pâle qu’ait jamais portée un gros garçon.

« Qu'est-ce qui lui est donc arrivé ? s’écria M. Wardle.

– Il ne m’est rien arrivé, répondit Joe avec inquiétude.

– Est-ce que vous avez vu des esprits ? demanda le vieux gentleman.

– Ou bien est-ce que vous en avez bu ? suggéra Ben Allen.

– Je pense que vous avez raison, chuchota Wardle à travers la table ; il s’est grisé, j’en suis sûr. »

Ben Allen répondit qu’il le croyait ; et comme il avait observé beaucoup de cas semblables, Wardle fut confirmé dans la pensée qui cherchait à s’insinuer dans son cerveau depuis une demi-heure, et arriva à la conclusion que le gros joufflu était tout à fait gris.

« Ayez l’œil sur lui pendant quelques minutes, murmura-t-il ; nous verrons bientôt s’il a réellement bu. »

Le fait est que l’infortuné jeune homme avait seulement échangé une douzaine de paroles avec M. Snodgrass ; que celui-ci l’avait supplié de s’adresser à quelque ami pour le faire mettre en liberté, puis l’avait poussé dehors avec la tabatière de peur qu’une absence trop prolongée n’éveillât des soupçons. Rentré dans la salle à manger, Joe était resté quelques instants à ruminer, avec une physionomie renversée, puis il avait quitté la chambre pour aller chercher Mary.

Mais Mary était retournée au Georges et Vautour, après avoir habillé sa maîtresse, et le gros joufflu était revenu, plus démonté qu’auparavant.

M. Wardle et Ben Allen échangèrent plusieurs coups d’œil.

« Joe, dit M. Wardle.

– Oui, monsieur.

– Pourquoi êtes-vous sorti ? »

Le gros joufflu regarda d’un air troublé chacun des convives, et bégaya qu’il n’en savait rien.

« Oh ! dit Wardle, vous n’en savez rien. Portez ce fromage à M. Pickwick. »

Or, M. Pickwick, se trouvant en parfaite santé et en parfaite humeur, s’était rendu universellement délicieux pendant tout le temps du dîner, et paraissait en ce moment, engagé dans une intéressante conversation avec Emily et M. Winkle. Courbant gracieusement sa tête du côté de ses auditeurs, et tout rayonnant de paisibles sourires, il agitait doucement sa main droite, pour donner plus de force à ses observations. Il prit un morceau de fromage sur l’assiette et allait se retourner pour continuer sa conversation, quand le gros garçon se baissant de manière à amener sa tête au même niveau que celle de M. Pickwick, dirigea son pouce par-dessus son épaule comme pour lui montrer quelque chose, et fit en même temps la grimace la plus hideuse qu’on ait jamais vue.

« Eh mais ! s’écria M. Pickwick en tressaillant, voilà qui est… Eh… ? » il s’arrêta court, car Joe venait de se redresser, et était ou prétendait être profondément endormi.

« Qu'est-ce qu’il y a ? demanda M. Wardle.

– Votre jeune homme est si singulier, continua M. Pickwick en regardant Joe d’un air inquiet. Cela vous étonnera peut-être, mais sur ma parole, j’ai peur qu’il n’ait quelquefois l’esprit un peu dérangé.

– Oh ! monsieur Pickwick ne dites point cela, s’écrièrent ensemble Emily et Arabelle.

– Je n’en répondrais pas, bien entendu, reprit le philosophe, au milieu d’un profond silence et d’une épouvante générale ; mais ses manières avec moi, en ce moment, étaient vraiment alarmantes ! Oh là là ! cria M. Pickwick en sautant sur sa chaise. Je vous demande pardon, mesdames ; mais il vient de m’enfoncer quelque chose de pointu dans la jambe… Réellement, il est très-dangereux.

– Il est soûl ! vociféra le vieux Wardle avec colère. Tirez la sonnette, appelez les garçons ! il est soûl !…

– Je ne suis pas soûl ! s’écria le gros bouffi en tombant à genoux, pendant que son maître le saisissait par le collet, je ne suis pas soûl !

– Alors vous êtes fou, ce qui est encore pis ; appelez les garçons !

– Je ne suis pas fou, je suis très-raisonnable, répliqua Joe en commençant à pleurer.

– Alors pourquoi diable piquez-vous la jambe de M. Pickwick ?

– Il ne voulait pas me regarder, j’avais quelque chose à lui dire.

– Que vouliez-vous lui dire ? » demandèrent une demi-douzaine de voix à la fois.

Joe soupira, regarda la porte de la chambre à coucher, soupira encore, et essuya ses larmes avec les jointures de ses deux index.

« Qu'est-ce que vous vouliez lui dire ? demanda M. Wardle en le secouant.

– Arrêtez ! dit M. Pickwick, laissez-moi lui parler. Qu'est-ce que vous désiriez me communiquer, mon pauvre garçon ?

– Je voulais vous parler tout bas.

– Vous vouliez lui mordre l’oreille, je suppose, interrompit M. Wardle ; ne l’approchez pas, Pickwick, il est enragé. Tirez la sonnette pour qu’on l’emmène en bas. »

À l’instant où M. Winkle prenait le cordon de la sonnette, il fut arrêté par d’universelles exclamations de surprise. L'amant captif, avec un visage pourpre de confusion, était soudainement sorti de la chambre à coucher, et faisait un salut général à toute le compagnie.

« Oh ! ah ! s’écria M. Wardle en lâchant le collet du gros joufflu et en reculant d’un pas, qu’est-ce que cela signifie ?

– Monsieur, répliqua M. Snodgrass, je suis caché dans la chambre voisine depuis votre retour.

– Emily, ma fille, dit M. Wardle d’un ton de reproche, vous savez pourtant bien que je déteste les cachoteries et les mensonges. Ceci est tout à fait indélicat et inexcusable. Je ne méritais pas cela de votre part, Emily, en vérité.

– Cher papa, dit Emily, j’ignorais qu’il était là. Arabelle peut vous le dire, et Joe aussi, et tout le monde. Auguste, au nom du ciel, expliquez-vous ! »

M. Snodgrass, qui avait attendu seulement qu’on voulût bien l’entendre, raconta immédiatement comment il avait été placé dans cette position embarrassante ; comment la crainte d’exciter des dissensions domestiques l’avait seule engagé à éviter la rencontre de M. Wardle ; comment il voulait simplement s’en aller par une autre porte, et comment, la trouvant fermée, il avait été forcé de rester, contre sa volonté. Il termina en disant qu’il se trouvait placé dans une situation pénible ; mais qu’il le regrettait moins maintenant, puisque c’était une occasion de déclarer devant leurs amis communs qu’il aimait profondément et sincèrement la fille de M. Wardle ; qu’il était orgueilleux d’avouer que leur penchant était mutuel, et que, quand même il serait séparé d’elle par des milliers de lieues, quand même l’Océan roulerait entre eux ses ondes infinies, il n’oublierait jamais un seul instant cet heureux jour où, pour la première fois, etc., etc., etc.

Ayant péroré de cette manière, M. Snodgrass salua encore, regarda dans son chapeau, et se dirigea vers la porte.

« Arrêtez ! s’écria M. Wardle. Pourquoi, au nom de tout ce qui est…

– Inflammable, suggéra doucement M. Pickwick, pensant qu’il allait venir quelque chose de pis.

– Eh bien ! au nom de tout ce qui est inflammable, dit M. Wardle en adoptant cette variante, pourquoi ne m’avez-vous pas dit cela, à moi, en premier lieu ?

– Ou pourquoi ne vous êtes-vous pas confié à moi ? ajouta M. Pickwick.

– Voyons, dit Arabelle, en se chargeant de la défense, à quoi sert de faire tant de questions ; maintenant surtout, quand vous savez que vous aviez choisi, dans des vues intéressées, un beau-fils beaucoup plus riche, et que vous êtes si méchant et si emporté, que tout le monde a peur de vous, excepté moi ? Donnez-lui une poignée de mains, et faites-lui servir quelque chose à manger, pour l’amour du ciel ! Vous voyez bien son air affamé ! et, je vous en prie, faites apporter votre vin tout de suite, car vous ne serez pas supportable jusqu’à ce que vous ayez bu vos deux bouteilles, au moins. »

Le digne vieillard tira Arabelle par l’oreille, l’embrassa sans le plus léger scrupule, embrassa également sa fille avec une grande affection, et secoua cordialement la main de M. Snodgrass.

« Elle a raison sur un point, tout au moins, dit-il joyeusement ; sonnez pour le vin. »

Le vin arriva, et Perker entra en même temps. M. Snodgrass fut servi sur une petite table, et quand il eut dépêché son dîner, il tira sa chaise auprès d’Emily, sans la plus légère opposition de la part du vieux gentleman.

La soirée fut charmante. Le petit Perker était tout à fait en train. Il raconta plusieurs histoires comiques, et chanta une chanson sérieuse qui parut presque aussi comique que ses anecdotes. Arabelle fut ravissante, M. Wardle jovial, M. Pickwick harmonieux, M. Ben Allen bruyant, les amants silencieux, M. Winkle bavard, et toute la société fort heureuse.

Chapitre XXVI. M. Salomon Pell, assisté par un comité choisi de cochers, arrange les affaires de M. Weller senior. §

« Samivel, dit M. Weller en accostant son fils, le lendemain des funérailles, je l’ai trouvé ; je pensais bien qu’il était ici.

– Qu'est-ce que vous avez trouvé ?

– Le testament de ta belle-mère, Sammy, qui fait ces arrangements dont je t’ai parlé, pour les fontes.

« Quoi ! elle ne vous avait pas dit où il était ?

– Pas un brin, Sammy. Nous étions en train d’ajuster nos petits différents, et je la remontais, et je l’engageais à se remettre sur pieds, si bien que j’ai oublié de lui parler de cela. Ensuite, je ne sais pas trop si j’en aurais parlé, quand même je m’en serais souvenu, car c’est une drôle de chose, Sammy, de tourmenter quelqu’un pour sa propriété, quand vous l’assistez dans une maladie. C'est comme si vous mettiez la main dans la poche d’un voyageur de l’impériale, qui a été jeté par terre, pendant que vous l’aidez à se relever, et que vous lui demandez, avec un soupir, comment il se porte. »

Après avoir donné cette illustration figurée de sa pensée, M. Weller ouvrit son portefeuille, et en tira une feuille de papier à lettre, passablement malpropre, et sur laquelle étaient inscrits divers caractères, amoncelés dans une remarquable confusion.

« Voilà ici le document, Sammy ; je l’ai trouvé dans la petite théière noire, sur la planche de l’armoire du comptoir. C'est là qu’elle mettait ses bank-notes avant d’être mariée, Sammy ; j’y en ai vu prendre bien des fois. Pauvre créature ! elle aurait pu remplir de testaments toutes les théières de la maison, sans se gêner beaucoup, car elle ne prenait guère de cette boisson-là dans les derniers temps, excepté dans les soirées de tempérance, ous-ce qu’elle mettait une fondation de thé pour poser les esprits par-dessus.

– Qu'est-ce qu’il dit ? demanda Sam.

– Juste ce que je t’ai raconté, mon garçon : deux cents livres sterling dans les fontes, à mon beau-fils Samivel, et tout le reste de mes propriétés de toute sorte à mon mari, M. Tony Veller, que je nomme mon seul équateur.

– Est-ce tout ?

– C'est tout. Et comme c’est clair et satisfaisant pour vous et pour moi, qui sont les seules parties intéressées, je suppose que nous pourrons aussi bien mettre ce morceau de papier ici dans le feu.

– Qu'est-ce que vous allez faire, lunatique ? s’écria Sam en saisissant le testament, tandis que son père attisait innocemment le feu avant de l’y jeter. Vous êtes un joli exécuteur, véritablement.

– Pourquoi pas ? demanda M. Weller en se retournant d’un air sévère, avec le fourgon dans sa main.

– Pourquoi pas ! Parce qu’il faut qu’il soit égalisé, et falsifié, et juré, et toutes sortes de manières de formalités.

– C'est-y sérieux tout ça ? demanda M. Weller en déposant le fourgon. »

Sam boutonna soigneusement le testament dans sa poche, en intimant, par un geste, qu’il parlait fort sérieusement.

« Alors je vas te dire la chose, reprit M. Weller après une courte méditation ; voilà une affaire qui regarde l’ami intime du chancelier. I faut que Pell mette son nez là-dedans. C'est un fameux gaillard dans une question de loi difficile. Nous allons faire produire ça sur-le-champ devant la Cour des insolvables, Sammy.

– Je n’ai jamais vu une vieille créature aussi écervelée ! s’écria Sam colériquement. Old Baileys, et la Cour des insolvables, et les alébis, et toute sorte de fariboles qui se brouillent dans sa cervelle. Vous feriez mieux de mettre votre habit du dimanche et de venir avec moi à la ville, pour arranger cette affaire ici, que de rester là à prêcher sur ce que vous n’entendez pas.

– Très-bien, Sammy, je suis tout à fait concordant à ce qui pourra expédier les affaires. Mais fais attention à ceci, mon garçon, il n’y a que Pell, il n’y a que Pell, dans une affaire législative.

– Je n’en demande pas un autre ; mais êtes-vous prêt à venir ?

– Attends une minute, Sammy, répliqua M. Weller en attachant son châle à l’aide d’une petite glace accrochée à la fenêtre ; attends une minute, Sammy, poursuivit-il en s’efforçant d’entrer dans son habit au moyen des plus étonnantes contorsions ; quand tu seras devenu aussi vieux que ton père, tu n’entreras pas dans ta veste aussi aisément qu’à présent, mon garçon.

– Si je ne pouvais pas y entrer plus aisément que cela, je veux être pendu si j’en mettais jamais une.

– Tu penses comme ça, maintenant, répliqua M. Weller avec la gravité de l’âge ; mais tu t’apercevras que tu deviendras plus sage quand tu deviendras plus gros. La grosseur et la sagesse vont toujours ensemble, Sammy. »

Ayant débité cette infaillible maxime, résultat de beaucoup d’années et d’observations personnelles, M. Weller parvint, par une habile inflexion de son corps, à boutonner le premier bouton de sa lourde redingote. Ensuite, s’étant reposé quelques secondes pour reprendre haleine, il brossa son chapeau avec son coude, et déclara qu’il était prêt.

« Comme quatre têtes valent mieux que deux, Sammy, dit M. Weller en conduisant sa carriole sur la route de Londres, et comme cette propriété ici est une tentation pour un gentleman de la justice, nous prendrons deux de mes amis avec nous qui seront bientôt sur ses talons, s’il veut faire qué'que chose d’inconvenant : deux de ceux que tu as vus à la prison l’autre jour. C'est les meilleurs connaisseurs en chevaux que tu aies jamais rencontrés.

– Et en hommes d’affaires aussi ?

– L'homme qui sait former un jugement judiciaire d’un cheval peut former un jugement judiciaire de n’importe quoi, » répondit M. Weller si dogmatiquement, que Sam n’osa point contester cet aphorisme.

En conséquence de cette notable résolution, M. Weller mit en réquisition les services du gentleman au teint marbré et ceux de deux autres très-gros cochers, choisis apparemment à cause de leur ampleur et de leur sagesse proportionnelle. Le quintette se rendit alors à la taverne du Portugal-Street, d’où un messager fut dépêché à la Cour des insolvables, pour requérir la présence immédiate de M. Salomon Pell.

Le messager le trouva dans la salle, occupé à prendre une petite collation froide, composée d’un biscuit et d’un cervelas. Les affaires étaient un peu languissantes en ce moment ; aussi à peine le message lui eut-il été soufflé dans l’oreille qu’il fourra les restes de son déjeuner dans sa poche parmi plusieurs autres documents professionnels, et se dirigea vers ses clients avec tant de vivacité qu’il avait atteint le parloir de la taverne avant que le messager se fût dégagé de la salle d’audience.

« Gentlemen, dit M. Pell en touchant son chapeau, je vous offre mes services. Je ne dis pas cela pour vous flatter, gentlemen, mais il n’y a pas dans le monde cinq autres personnes pour qui je fusse sorti de la cour aujourd’hui.

– Fort occupé ? dit Sam.

– Occupé par-dessus les épaules, comme mon ami le défunt lord chancelier me disait souvent, quand il venait d’entendre des appels dans la chambre des Lords. Il n’était pas bien robuste, et il se ressentait beaucoup de ces appels. J'ai pensé bien des fois qu’il ne pourrait pas y résister, en vérité. »

En achevant ces paroles, M. Pell branla la tête et s’arrêta. Aussitôt M. Weller, poussant du coude son voisin pour lui faire remarquer les connaissances distinguées de l’homme d’affaires, demanda à celui-ci si les fatigues en question avaient produit quelques mauvais effets permanents sur la constitution de son noble ami.

« Je ne pense pas qu’il s’en soit jamais remis, répliqua Pell. En fait, je suis sûr que non. « Pell, me disait-il souvent, comment diable pouvez-vous soutenir tout le travail que vous faites ? C'est un mystère pour moi. – Ma foi, répondais-je, sur ma vie, je ne le sais pas moi-même. – Pell, ajoutait-il en soupirant et en me regardant avec un peu d’envie… une envie amicale, comme vous voyez, gentlemen, pure envie amicale… je n’y faisais pas attention ; Pell, disait-il, vous êtes étonnant, vraiment étonnant. » Ah ! vous l’auriez beaucoup, aimé si vous l’aviez connu, gentlemen. Apportez-moi pour trois pence de rhum, ma chère. »

Ayant adressé cette dernière phrase à la servante d’un ton de douleur comprimée, M. Pell soupira, regarda ses souliers, puis le plafond, but son rhum et tirant sa chaise plus près de la table : « Quoi qu’il en soit, un homme de ma profession n’a pas le droit de penser à ses amitiés privées, quand son assistance légale est requise. Par parenthèse, gentlemen, depuis la dernière fois que je vous ai vus, nous avons eu à pleurer sur une mélancolique circonstance. (M. Pell tira son mouchoir en prononçant le mot pleurer, mais il n’en fit pas d’autre usage que d’essuyer une légère goutte de rhum qui teignait sa lèvre supérieure.) J'ai vu cela dans l’Advertiser, monsieur Weller, poursuivit-il. Et dire qu’elle n’avait pas plus de cinquante-deux ans ! »

Ces exclamations d’un esprit pensif étaient adressées à l’homme au teint marbré, dont M. Pell avait fortuitement rencontré le regard. Malheureusement, la conception de celui-ci était, en général, d’une nature fort nuageuse. Il s’agita d’un air inquiet sur sa chaise en déclarant qu’en vérité… quant à cela… il n’y avait pas moyen de dire comment les choses en étaient venues là : proposition subtile, difficile à détruire par des arguments, et qui, en conséquence, ne fut controversée par personne.

« J'ai entendu dire que c’était une bien belle femme, monsieur Weller, ajouta-t-il d’un air de sympathie.

– Oui, monsieur, c’est vrai, répliqua le cocher, quoiqu’il n’aimât pas trop cette manière d’entamer le sujet ; mais il pensait que l’homme d’affaires, vu sa longue intimité avec le défunt lord chancelier, devait se connaître mieux que lui en politesse et en bonnes manières. Elle était fort belle femme quand je l’ai connue, monsieur ; elle était veuve alors.

– Voilà qui est curieux, dit Pell, en regardant les assistants avec un douloureux sourire ; Mme Pell, aussi, était une veuve.

– C'est un fait fort extraordinaire, fit observer l’homme au teint marbré.

– Oui, c’est une singulière coïncidence, reprit Pell.

– Pas du tout reprit M. Weller d’un ton bourru, il a y plus de veuves que de filles qui se marient.

– Très-bien, très-bien, répondit Pell, vous avez tout à fait raison, monsieur Weller. Mme Pell était une femme élégante et accomplie ; ses manières faisaient l’admiration générale du voisinage. J'étais orgueilleux quand je la voyais danser. Il y avait quelque chose de si ferme, de si noble, et cependant de si naturel dans son maintien ! Sa tournure, gentlemen, était la simplicité même… Ah ! hélas ! – Permettez-moi cette question, monsieur Samuel, poursuivit l’avoué d’une voix plus basse, votre belle-mère était-elle grande ?

– Pas trop.

– Mme Pell était grande ; c’était une femme superbe, d’une magnifique figure, et dont le nez, gentlemen, avait été fait pour commander. Elle m’était fort attachée, fort ! Elle avait de plus une famille distinguée : le frère de sa mère, gentlemen, avait fait une faillite de huit cents livres sterling comme Law stationer65.

– Maintenant, interrompit M. Weller, qui s’était montré inquiet et agité pendant cette discussion, maintenant, pour parler d’affaires… »

Ces paroles furent une délicieuse musique aux oreilles de M. Pell. Il cherchait depuis longtemps à deviner s’il y avait quelque affaire à traiter, ou s’il avait été simplement invité pour prendre sa part d’un bol de punch ou de grog ; et le doute se trouvait résolu sans qu’il eût témoigné aucun empressement capable de le compromettre. Il posa son chapeau sur la table et ses yeux brillaient en disant :

« Quelle est l’affaire sur laquelle… hum ? – Y a-t-il un de ces gentlemen qui désire passer devant la cour ? Nous avons besoin d’une arrestation : une arrestation amicale fera l’affaire. Nous sommes tous amis ici, je suppose ?

– Donne-moi le document Sammy, dit M. Weller à son fils, qui paraissait jouir étonnamment de cette scène. Ce que nous désirons, mossieu, c’est vétrification de ceci.

– Une vérification, mon cher monsieur ; vérification, fit observer Pell.

– C'est bien, mossieu, reprit M. Weller aigrement ; vérification, ou vétrification, c’est toujours la même chose. Si vous ne me comprenez pas, j’espère que je trouverai quelqu’un qui me comprendra.

– Il n’y a pas d’offense, monsieur Weller, répondit Pell d’un ton doux. Vous êtes l’exécuteur à ce que je vois, ajouta-t-il en jetant les yeux sur le papier.

– Oui, mossieu.

– Ces autres gentlemen sont légataires, à ce que je présume ? demanda Pell avec un sourire congratulatoire.

– Sammy est locataire, répliqua M. Weller. Ces autres gentlemen sont de mes amis, venus avec moi pour voir que tout se passe comme il faut, des espèces d’arbitres.

– Oh ! très-bien ; je n’ai aucune raison pour m’opposer à cela, assurément. Je vous demanderai la légère somme de cinq livres sterling66 avant de commencer, ha ! ha ! ha ! »

Le comité ayant décidé que les cinq livres sterling pouvaient être avancées, M. Weller produisit cette somme. Ensuite on tint, à propos de rien, une longue consultation, dans laquelle M. Pell démontra, à la parfaite satisfaction des arbitres, que si le soin de cette affaire avait été confié à tout autre qu’à lui, elle aurait tourné de travers pour des raisons qu’il n’expliquait pas clairement, mais qui étaient, sans aucun doute, satisfaisantes. Ce point important dépêché, l’homme de loi prit pour se restaurer trois côtelettes, arrosées de bière et d’eau-de-vie, puis ensuite toute la troupe se dirigea vers Doctor's Commons.

Le lendemain, on fit une autre visite à Doctors’ Commons, mais les attestations nécessaires furent un peu enrayées par un palefrenier ivre, qui se refusait obstinément à jurer autre chose que des jurons profanes, au grand scandale d’un procureur et d’un délégué du lord chancelier. La semaine suivante, il fallut faire encore d’autres visites à Doctor's Commons, puis au bureau des droits d’héritage ; puis il fallut rédiger au contrat pour la vente de l’auberge, ratifier ledit contrat, dresser des inventaires, accumuler des masses de papier, expédier des déjeuners, avaler des dîners, et faire enfin une foule d’autres choses également nécessaires et profitables. Aussi M. Salomon Pell, et son garçon, et son sac bleu par-dessus le marché, se remplumèrent-ils si bien qu’on aurait eu infiniment de peine à les reconnaître pour le même homme, le même garçon et le même sac, qui flânaient à vide, quelques jours auparavant, dans Portugal-Street.

À la fin, toutes ces importantes affaires ayant été arrangées, un jour fut fixé pour la vente et le transfert en rentes qui devait être fait par les soins de Wilkins Flasher, esquire, agent de change67, demeurant aux environs de la Banque, lequel avait été recommandé par M. Salomon Pell.

C'était une sorte de jour de fête, et nos amis n’avaient pas manqué de se costumer en conséquence. Les bottes de M. Weller étaient fraîchement cirées et ses vêtements arrangés avec un soin particulier. Le gentleman au teint marbré portait à la boutonnière de son habit un énorme dahlia garni de quelques feuilles, et les habits de ses deux amis étaient ornés de bouquets de laurier et d’autres arbres verts. Tous les trois avaient mis leur costume de fête, c’est-à-dire qu’ils étaient enveloppés jusqu’au menton, et portaient la plus grande quantité possible de vêtements ; ce qui a toujours été le nec-plus-ultra de la toilette pour les cochers de voitures publiques, depuis que les voitures publiques ont été inventées.

M. Pell les attendait à l’heure désignée, dans le lieu de réunion ordinaire. Lui aussi avait mis une paire de gants et une chemise blanche, malheureusement éraillée au col et aux poignets par de trop fréquents lavages.

« Deux heures moins un quart, dit-il en regardant l’horloge de la salle. Le meilleur moment pour aller chez M. Flasher c’est deux heures un quart.

– Que pensez-vous d’une goutte de bière, gentlemen ? suggéra l’homme au teint marbré.

– Et d’un petit morceau de bœuf froid ? dit le second cocher.

– Écoutez ! écoutez ! cria Pell.

– Ou bien d’une huître ? ajouta le troisième cocher, qui était un gentleman enroué, supporté par des piliers énormes.

– Afin de féliciter monsieur Weller sur sa nouvelle propriété, continua l’habile homme d’affaires. Eh ! ha ! hi ! hi ! hi !

– J'y suis tout à fait consentant, gentlemen, répondit M. Weller. Sammy, tirez la sonnette. »

Sam obéit, et le porter, le bœuf froid et les huîtres ayant été promptement apportés, furent aussi promptement dépêchés. Dans une opération où chacun prit une part si active, il serait peut-être inconvenant de signaler quelque distinction ; pourtant, si un individu montra plus de capacités qu’un autre, ce fut le cocher à la voix enrouée, car il prit une pinte de vinaigre avec ses huîtres sans trahir la moindre émotion.

Lorsque les coquilles d’huîtres eurent été emportées, un verre d’eau et d’eau-de-vie fut placé devant chacun des gentlemen.

« Monsieur Pell, dit M. Weller en remuant son grog, c’était mon intention de proposer un toast en l’honneur des fontes dans cette occasion ; mais Samivel m’a soufflé tout bas (ici M. Samuel Weller qui, jusqu’alors avait mangé ses huîtres avec de tranquilles sourires, cria tout à coup d’une voix sonore : Écoutez !) m’a soufflé tout bas qu’il vaudrait mieux dévouer la liqueur à vous souhaiter toutes sortes de succès et de prospérité, et à vous remercier de la manière dont vous avez conduit mon affaire. À vot’santé, mossieu.

– Arrêtez un instant, s’écria le gentleman au teint marbré avec une énergie soudaine ; regardez-moi, gentlemen ! »

En parlant ainsi, le gentleman au teint marbré se leva, et ses compagnons en firent autant. Il promena ses regards sur toute la compagnie, puis il leva lentement sa main, et en même temps chaque gentleman présent prit une longue haleine et porta son verre à sa bouche. Au bout d’un instant, le coryphée abaissa la main, et chaque verre fut déposé sur la table complètement vide. Il est impossible de décrire l’effet électrique de cette imposante cérémonie. À la fois simple, frappante et pleine de dignité, elle combinait tous les éléments de grandeur.

« Eh bien ! gentlemen, fit alors M. Pell, tout ce que je puis dire, c’est que de telles marques de confiance sont bien honorables pour un homme d’affaires. Je ne voudrais point avoir l’air d’un égoïste, gentlemen ; mais je suis charmé, dans votre propre intérêt, que vous vous soyez adressés à moi : voilà tout. Si vous étiez tombés entre les griffes de quelques membres infimes de la profession, vous vous seriez trouvés depuis longtemps dans la rue des enfoncés. Plût à Dieu que mon noble ami eût été vivant pour voir comment j’ai conduit cette affaire ! Je ne dis pas cela par amour-propre, mais je pense… mais non, gentlemen, je ne vous fatiguerai pas de mon opinion à cet égard. On me trouve généralement ici, gentlemen ; mais si je ne suis pas ici, au bien de l’autre côté de la rue, voilà mon adresse. Vous trouverez mes prix fort modérés et fort raisonnables. Il n’y a pas d’homme qui s’occupe plus que moi de ses clients, et je me flatte, en outre, de connaître suffisamment ma profession. Si vous pouvez me recommander à vos amis, gentlemen, je vous en serai très-obligé, et ils vous seront obligés aussi quand ils me connaîtront. À votre santé, gentlemen. »

Ayant ainsi exprimé ses sentiments, M. Salomon Pell plaça trois petites cartes devant les amis de M. Weller, et regardant de nouveau l’horloge, manifesta la crainte qu’il ne fût temps de partir. Comprenant cette insinuation, M. Weller paya les frais ; puis l’exécuteur, le légataire, l’homme d’affaires et les arbitres, dirigèrent leurs pas vers la cité.

Le bureau de Wilkins Flasher, esquire, agent de change, était au premier étage, dans une cour, derrière la Banque d’Angleterre ; la maison de Wilkins Flasher, esquire, était à Brixton, Surrey ; le cheval et le stanhope de Wilkins Flasher, esquire, étaient dans une écurie et une remise adjacente ; le groom de Wilkins Flasher, esquire, était en route vers le West-End pour y porter du gibier ; le clerc de Wilkins Flasher, esquire, était allé dîner ; et ainsi ce fut Wilkins Flasher lui-même qui cria : Entrez ! lorsque M. Pell et ses compagnons frappèrent à la porte de son bureau.

« Bonjour, monsieur, dit Pell en saluant obséquieusement. Nous désirerions faire un petit transfert, s’il vous plaît.

– Bien, bien, entrez, répondit M. Flasher. Asseyez-vous une minute, je suis à vous sur-le-champ.

– Merci, monsieur, reprit Pell ; il n’y a pas de presse. – Prenez une chaise, monsieur Weller. »

M. Weller prit une chaise, et Sam prit une boîte, et les arbitres prirent ce qu’ils purent trouver, et se mirent à contempler un almanach et deux ou trois papiers, collés sur le mur, avec d’aussi grands yeux et autant de révérence que si ç'avaient été les plus belles productions des anciens maîtres.

« Eh bien ! voulez-vous parier une demi-douzaine de vin de Bordeaux, » dit Wilkins Flasher, esquire, en reprenant la conversation que l’entrée de M. Pell et de ses compagnons, avait interrompue un instant.

Ceci s’adressait à un jeune gentleman fort élégant, qui portait son chapeau sur son favori droit, et qui, nonchalamment appuyé sur un bureau, s’occupait à tuer des mouches avec une règle. Wilkins Flasher, esquire, se balançait sur deux des pieds d’un tabouret fort élevé, frappant avec grande dextérité, de la pointe d’un canif, le contre d’un petit pain à cacheter rouge, collé sur une boîte de carton. Les deux gentlemen avaient des gilets très-ouverts et des collets très-rabattus, de très-petites bottes et de très-gros anneaux, de très-petites montres et de très-grosses chaînes, des pantalons très-symétriques et des mouchoirs parfumés.

« Je ne parie jamais une demi-douzaine. Une douzaine, si vous voulez ?

– Tenu. Simmery, tenu !

– Première qualité.

– Naturellement, répliqua Wilkins Flasher, esquire ; et il inscrivit le pari sur un petit carnet, avec un porte crayon d’or. L'autre gentleman l’inscrivit également, sur un autre petit carnet, avec un autre porte crayon d’or.

– J'ai lu ce matin un avis concernant Boffer, dit ensuite M. Simmery. Pauvre diable ! il est exécuté.

– Je vous parie dix guinées contre cinq, qu’il se coupe la gorge.

– Tenu.

– Attendez ! Je me ravise, reprit Wilkins Flasher d’un air pensif. Il se pendra peut-être.

– Très-bien ! répliqua M. Simmery, en tirant le porte crayon d’or. Je consens à cela. Disons qu’il se détruira.

– Qu'il se suicidera.

– Précisément. Flasher, dix guinées contre cinq ; Boffer se suicidera. Dans quel espace de temps dirons-nous ?

– Une quinzaine.

– Non pas ! répliqua M. Simmery, en s’arrêtant un instant pour tuer une mouche. Disons une semaine.

– Partageons la différence ; mettons dix jours.

– Bien dix jours. »

Ainsi il fut enregistré sur le petit carnet, que Boffer devait se suicider dans l’espace de dix jours ; sans quoi Wilkins Flasher, esquire, payerait à Frank Simmery, esquire, la somme de dix guinées ; mais que si Boffer se suicidait dans cet intervalle, Frank Simmery, esquire, payerait cinq guinées à Wilkins Flasher, esquire.

« Je suis très-fâché qu’il ait sauté, reprit Wilkins Flasher, esquire. Quels fameux dîners il donnait.

– Quel bon porter il avait ! J'envoie demain notre maître d’hôtel à la vente, pour acheter quelques bouteilles de son soixante-quatre.

– Diantre ! mon homme doit y aller aussi. Cinq guinées que mon homme couvre l’enchère du votre.

– Tenu. »

Une autre inscription fut faite sur les petits carnets, et M. Simmery, ayant tués toutes les mouches et tenu tous les paris, se dandina jusqu’à la Bourse, pour voir ce qui s’y passait.

Wilkins Flasher, esquire, condescendit alors à recevoir les instructions de M. Salomon Pell, et, ayant rempli quelques imprimés, engagea la société à le suivre à la Banque. Durant le chemin, M. Weller et ses amis ouvraient de grands yeux, pleins d’étonnement, à tout ce qu’ils voyaient, tandis que Sam examinait toutes choses avec un sang froid que rien ne pouvait troubler.

Ayant traversé une cour remplie de mouvement et de bruit, et passé près de deux portiers qui paraissaient habillés pour rivaliser avec la pompe à incendie peinte en rouge et reléguée dans un coin, nos personnages arrivèrent dans le bureau où leur affaire devait être expédiée, et où Pell et Flasher les laissèrent quelques instants, pour monter au bureau des testaments.

« Qu'est-ce que c’est donc que cet endroit-ci ? murmura l’homme au teint marbré à l’oreille de M. Weller senior.

– Le bureau des consolidés, répliqua tout bas l’exécuteur testamentaire.

– Qu'est-ce que c’est que ces gentlemen qui s’tiennent derrière les comptoirs ? demanda le cocher enroué.

– Des consolidés réduits, je suppose, répondit M. Weller. C'est-t’il pas des consolidés réduits, Samivel ?

– Comment ? vous ne supposez pas que les consolidés sont vivants ? dit Sam avec quelque dédain.

– Est-ce que je sais, moi, reprit M. Weller. Qu'est-ce que c’est alors ?

– Des employés, répondit Sam.

– Pourquoi donc qu’ils mangent tous des sandwiches au jambon ?

– Parce que c’est dans leur devoir, je suppose. C'est une partie du système. Ils ne font que ça toute la journée. »

M. Weller et ses amis eurent à peine un moment pour réfléchir sur cette singulière particularité du système financier de l’Angleterre, car ils furent rejoints aussitôt par Pell et par Wilkins Flasher, esquire, qui les conduisirent vers la partie du comptoir au-dessus de laquelle un gros W était inscrit sur son écriteau noir.

« Pourquoi c’est-il, cela ? demanda M. Weller à M. Pell, en dirigeant son attention vers l’écriteau en question.

– La première lettre du nom de la défunte, répliqua l’homme d’affaires.

– Ça ne peut pas marcher comme ça, dit M. Weller en se tournant vers les arbitres. Il y a quelque chose qui ne va pas bien. V est notre lettre. Ça ne peut pas aller comme ça. »

Les arbitres, interpellés, donnèrent immédiatement leur opinion que l’affaire ne pouvait pas être légalement terminée sous la lettre W ; et, suivant toutes les probabilités, elle aurait été retardée d’un jour, au moins, si Sam n’avait pas pris sur-le-champ un parti peu respectueux, en apparence, mais décisif. Saisissant son père par le collet de son habit, il le tira vers le comptoir et l’y tint cloué jusqu’à ce qu’il eût apposé sa signature sur une couple d’instruments ; ce qui n’était pas une petite affaire, vu l’habitude qu’avait M. Weller de n’écrire qu’en lettres moulées. Aussi, pendant cette opération, l’employé eut-il le temps de couper et de peler trois pommes de reinette.

Comme M. Weller insistait pour vendre sa portion, sur-le-champ, toute la bande se rendit de la Banque à la porte de la Bourse.

Après une courte absence, Wilkins Flasher, esquire, revint vers nos amis, apportant, sur Smith Payne et Smith, un mandat de cinq cent trente livres sterling, lesquelles cinq cent trente livres sterling représentaient, au cours du jour, la portion des rentes de la seconde madame Weller, afférente à M. Weller senior.

Les deux cents livres sterling de Sam restèrent inscrites en son nom, et Wilkins Flasher, esquire, ayant reçu sa commission, la laissa tomber nonchalamment dans sa poche et se dandina vers son bureau.

M. Weller était d’abord obstinément décidé à ne toucher son mandat qu’en souverains ; mais les arbitres lui ayant représenté qu’il serait obligé de faire la dépense d’un sac, pour les emporter, il consentit à recevoir la somme en billets de cinq livres sterling.

« Mon fils et moi, dit-il en sortant de chez le banquier, mon fils et moi nous avons un engagement très-particulier pour cette après-dîner, et je voudrais bien enfoncer cette affaire ici complètement. Ainsi, allons-nous-en tout droit quelque part pour finir nos comptes. »

Une salle tranquille ayant été trouvée dans le voisinage, les comptes furent produits et examinés. Le mémoire de M. Pell fut taxé par Sam, et quelques-uns des articles ne furent pas alloués par les arbitres ; mais quoique M. Pell leur eût déclaré, avec de solennelles assurances, qu’ils étaient trop durs pour lui, ce fut certainement l’opération la plus profitable qu’il eût jamais faite, et elle servit à défrayer pendant plus de six mois son logement, sa nourriture et son blanchissage.

Les arbitres ayant pris la goutte, donnèrent des poignées de main et partirent, car ils devaient conduire le soir même. M. Salomon voyant qu’il n’y avait plus rien à boire ni à manger, prit congé de la manière la plus amicale, et Sam fut laissé seul avec son père.

« Mon garçon, dit M. Weller, en mettant son portefeuille dans sa poche de côté, il y a là onze cent quatre-vingts livres sterling, y compris les billets pour la cession du bail et le reste. Maintenant Samivel, tournez la tête du cheval du côté du George et Vautour. »

Chapitre XXVII. M. Weller assiste à une importante conférence entre M. Pickwick et Samuel. Un vieux gentleman, en habit couleur de tabac, arrive inopinément. §

M. Pickwick était seul, rêvant à beaucoup de choses, et pensant principalement à ce qu’il y avait de mieux à faire pour le jeune couple, dont la condition incertaine était pour lui un sujet constant de regrets et d’anxiété, lorsque Mary entra légèrement dans la chambre, et, s’avançant vers la table, lui dit d’une manière un peu précipitée :

« Oh ! monsieur, s’il vous plaît, Samuel est en bas, et il demande si son père peut vous voir !

– Certainement.

– Merci, monsieur, dit Mary, en retournant vers la porte.

– Est-ce qu’il y a longtemps que Sam est ici ?

– Oh ! non, monsieur. Il ne fait que de revenir, et il ne vous demandera plus de congé, à ce qu’il dit. »

Mary s’aperçut sans doute, qu’elle avait communiqué cette dernière nouvelle avec plus de chaleur qu’il n’était absolument nécessaire ; ou peut-être remarqua-t-elle le sourire de bonne humeur avec lequel M. Pickwick la regarda, quand elle eut fini de parler. Le fait est qu’elle baissa la tête et examina le coin de son joli petit tablier, avec une attention qui ne paraissait pas indispensable.

« Dites-leur qu’ils viennent sur-le-champ. »

Mary, apparemment fort soulagée, s’en alla rapidement avec son message.

M. Pickwick fit deux ou trois tours dans la chambre, et frottant son menton avec sa main gauche, parut plongé dans de profondes réflexions.

« Allons, allons ! dit-il à la fin, d’un ton doux, mais mélancolique, c’est la meilleure manière dont je puisse récompenser sa fidélité. Il faut que cela soit ainsi. C'est le destin d’un vieux garçon de voir ceux qui l’entourent former de nouveaux attachements et l’abandonner. Je n’ai pas le droit d’attendre qu’il en soit autrement pour moi. Non, non, ajouta-t-il plus gaiement, ce serait de l’égoïsme et de l’ingratitude. Je dois m’estimer heureux d’avoir une si bonne occasion de l’établir. J'en suis heureux, nécessairement j’en suis heureux. »

M. Pickwick était si absorbé dans ces réflexions, qu’on avait frappé trois ou quatre fois à la porte avant qu’il l’entendit. S'asseyant rapidement et reprenant l’air aimable qui lui était ordinaire, il cria :

« Entrez ! » Et Sam Weller parut, suivi par son père.

« Je suis charmé de vous voir revenu, Sam. Comment vous portez-vous, monsieur Weller ?

– Très-bien, mossieu, grand merci, répliqua le veuf. J'espère que vous allez bien, mossieu ?

– Tout à fait, je vous remercie.

– Je désirerais avoir un petit brin de conversation avec vous, mossieu, si vous pouvez m’accorder cinq minutes.

– Certainement. Sam, donnez une chaise à votre père.

– Merci, Samivel, j’en ai attrapé une ici. Un bon joli temps mossieu, dit M. Weller en s’asseyant et en posant son chapeau par terre.

– Fort beau pour la saison, répliqua M. Pickwick, fort beau.

– Le plus joli temps que j’aie jamais vu, » reprit M. Weller. Mais, arrivé là, il fut saisi d’un violent accès de toux, et sa toux terminée, il se mit à faire des signes de tête, des clins d’œil, des gestes suppliants et menaçants à son fils, qui s’obstinait méchamment à n’en rien voir.

M. Pickwick s’apercevant que le vieux gentleman était embarrassé, feignit de s’occuper à couper les feuillets d’un livre, et attendit ainsi que M. Weller expliquât l’objet de sa visite.

« Je n’ai jamais vu un garçon aussi contrariant que toi, Samivel, dit à la fin le vieux cocher, en regardant son fils d’un air indigné. Jamais, de ma vie ni de mes jours.

– Qu'a-t-il donc fait, M. Weller ? demanda M. Pickwick.

– Il ne veut pas commencer, mossieu ; il sait que je ne suis pas capable de m’exprimer moi-même, quand il y a quelque chose de particulier à dire, et il reste là, comme une ferme, plutôt que de m’aider d’une syllabe. Il me laisse embourber dans l’chemin pour que je vous fasse perdre votre temps, et que je me donne moi-même en spectacle. Ce n’est pas une conduite filiale, Samivel, poursuivit M. Weller en essuyant son front ; bien loin de là !

– Vous disiez que vous vouliez parler, répliqua Sam ; comment pouvais-je savoir que vous étiez embourbé dès le commencement ?

– Tu as bien vu que je n’étais pas capable de démarrer, que j’étais sur le mauvais côté de la route, et que je reculais dans les palissades, et toutes sortes d’autres désagréments. Et malgré ça, tu ne veux pas me donner un coup de main. Je suis honteux de toi, Samivel.

– Le fait est, monsieur, reprit Sam avec un léger salut ; le fait est que le gouverneur vient de retirer son argent des fontes…

– Très-bien, Samivel, très-bien, interrompit M. Weller, en remuant la tête d’un air satisfait. Je n’avais pas l’intention d’être dur envers toi, Sammy. Très-bien, voilà comme il faut commencer ; arrivons au fait tout de suite. Très-bien, Samivel, en vérité. »

Dans l’excès de son contentement M. Weller fit une quantité extraordinaires de signes de tête, et attendit d’un air attentif que Sam continuât son discours.

– Sam, dit M. Pickwick, en s’apercevant que l’entrevue promettait d’être plus longue qu’il ne l’avait imaginé, vous pouvez vous asseoir. »

Sam salua encore, puis il s’assit ; et son père lui ayant lancé un coup d’œil expressif, il continua.

« Le gouverneur a touché cinq cent trente livres sterling…

– Toutes consolidées, interpella M. Weller, à demi-voix.

– Ça ne fait pas grand choses, que ce soit des fontes consolidées ou non, reprit Sam. N'est-ce pas cinq cent trente livres sterling ?

– Justement, Samivel.

– À quoi il a ajouté pour la vente de l’auberge…

– Pour le bail, les meubles et la clientèle, expliqua M. Weller.

– De quoi faire en tout onze cent quatre-vingts livres sterling.

– En vérité, fit M. Pickwick, je vous félicite, monsieur Weller, d’avoir fait de si bonnes affaires.

– Attendez une minute, mossieu dit le sage cocher, en levant la main d’une manière suppliante. Marche toujours, Samivel.

– Il désire beaucoup, reprit Sam, avec un peu d’hésitation, et je désire beaucoup aussi voir mettre cette monnaie-là dans un endroit où elle sera en sûreté ; car, s’il la garde, il va la prêter au premier venu, ou la dépenser en chevaux, ou laisser tomber son portefeuille de sa poche sur la route, ou faire une momie égyptienne de son corps, d’une manière où d’une autre.

– Très-bien, Samivel, interrompit M. Weller, d’un air aussi complaisant que si son fils avait fait le plus grand éloge de sa prudence et de sa prévoyance.

– C'est pourquoi, continua Sam, en tortillant avec inquiétude le bord de son chapeau ; c’est pourquoi il l’a ramassée aujourd’hui, et est venu ici avec moi, pour dire… c’est-à-dire pour offrir… ou en d’autres termes pour…

– Pour dire ceci, continua M. Weller avec impatience, c’est que la monnaie ne me servira de rien, à moi, vu que je vas conduire une voiture régulièrement ; et comme je n’ai pas d’endroit pour la mettre, à moins que je ne paye le conducteur pour en prendre soin, ou que je la mette dans une des poches de la voiture, ce qui serait une tentation pour les voyageurs du coupé ; de sorte que si vous voulez en prendre soin pour moi, mossieu, je vous serai bien obligé. Peut-être, ajouta M. Weller, en se levant et en venant parler à l’oreille de M. Pickwick, peut-être qu’elle pourra servir à payer une partie de cette condamnation… Tout ce que j’ai à dire, c’est que vous la gardiez, jusqu’à ce que je vous la redemande. »

En disant ces mots, M. Weller posa son portefeuille sur les genoux de M. Pickwick, saisit son chapeau, et se sauva hors de la chambre, avec une célérité qu’on aurait eu bien de la peine à attendre d’un sujet aussi corpulent.

« Sam, arrêtez-le ! s’écria M. Pickwick d’un ton sérieux. Rattrapez-le ! ramenez-le moi sur-le-champ, Monsieur Weller, arrêtez, arrêtez ! »

Sam vit qu’il ne fallait pas badiner avec les injonctions de son maître. Il saisit son père par le bras, comme il descendait l’escalier, et le ramena de vive force.

« Mon ami, dit M. Pickwick en le prenant par la main, votre honnête confiance me confond.

– Il n’y a pas de quoi, monsieur, repartit le cocher, d’un ton obstiné.

– Je vous assure, mon ami, que j’ai plus d’argent qu’il ne m’en faut ; bien plus qu’un homme de mon âge ne pourra jamais en dépenser.

– On ne sait pas ce qu’on peut dépenser tant qu’on n’a pas essayé.

– C'est possible ; mais comme je ne veux pas faire cette expérience-là, il n’est guère probable que je tombe dans le besoin. Je dois donc vous prier de reprendre ceci, monsieur Weller.

– Très-bien, répliqua le vieux cocher d’un ton mécontent. Faites attention à ceci, Samivel ; je ferai un acte de désespéré avec cette propriété ; un acte de désespéré !

– Je ne vous y engage pas, » répondit Sam.

M. Weller réfléchit pendant quelque temps, puis, boutonnant son habit d’un air déterminé, il dit : je tiendrai un turnpike68.

« Quoi ? s’écria Sam.

– Un turnpike rétorqua M. Weller entre ses dents serrées. Dites adieu à votre père, Samivel ; je dévoue le reste de ma carrière à tenir un turnpike ! »

Cette menace était si terrible, M. Weller semblait si déterminé à l’exécuter, et si profondément mortifié par le refus de M. Pickwick, que l’excellent homme, après quelques instants de réflexion, lui dit :

« Allons, allons, monsieur Weller, je garderai votre argent. Il est possible effectivement que je puisse faire plus de bien que vous avec cette somme.

– Parbleu, répondit M. Weller en se rassérénant, certainement, que vous pourrez en faire plus que moi, mossieu.

– Ne parlons plus de cela, dit M. Pickwick, en enfermant le portefeuille dans son bureau. Je vous suis sincèrement obligé, mon ami. Et maintenant rasseyez-vous, j’ai un avis à vous demander. »

Le rire comprimé de triomphe qui avait bouleversé, non seulement le visage de M. Weller, mais ses bras, ses jambes et tout son corps, pendant que le portefeuille était enfermé, fut remplacé par la gravité la plus majestueuse, aussitôt qu’il eut entendu ces paroles.

« Laissez-nous un instant, Sam, » dit M. Pickwick.

Sam se retira immédiatement.

Le corpulent cocher avait l’air singulièrement profond, mais prodigieusement étonné, lorsque M. Pickwick ouvrit le discours en disant :

« Vous n’êtes pas, je pense, un avocat du mariage, monsieur Weller ? »

Le père de Sam secoua la tête, mais il n’eut point la force de parler ; il était pétrifié par la pensée que quelque méchante veuve avait réussi à enchevêtrer M. Pickwick.

« Tout à l’heure, en montant l’escalier avec votre fils, avez-vous, par hasard, remarqué une jeune fille ?

– J'ai vu une jeunesse, répliqua M. Weller brièvement.

– Comment l’avez-vous trouvée, monsieur Weller ? Dites-moi candidement comment vous l’avez trouvée ? »

– J'ai trouvé qu’elle était dodue, et les membres bien attachés, répondit le cocher d’un air de connaisseur.

« C'est vrai, vous avez raison. Mais qu’avez-vous pensé de ses manières ?

– Eh ! eh ! très-agréables, mossieu, et très-conformables. »

Rien ne déterminait le sens précis que M. Weller attachait à ce dernier adjectif ; mais comme le ton dont il l’avait prononcé indiquait évidemment que c’était une expression favorable, M. Pickwick en fut aussi satisfait que s’il l’avait compris distinctement.

« Elle m’inspire beaucoup d’intérêt, monsieur Weller, » reprit M. Pickwick.

Le cocher toussa.

« Je veux dire que je prends intérêt à son bien-être, à ce qu’elle soit heureuse et confortable, vous me comprenez ?

– Très-clairement, répliqua M. Weller, qui ne comprenait rien du tout.

– Cette jeune personne est attachée à votre fils.

– À Samivel Weller ! s’écria le père.

– Précisément.

– C'est naturel, dit M. Weller, après quelques instants de réflexion ; c’est naturel, mais c’est un peu alarmant ; il faut que Samivel prenne bien garde.

– Qu'entendez-vous par là ?

– Prenne bien garde de ne rien lui dire dans un moment d’innocence, qui puisse servir à une conviction pour violation de promesse de mariage. Faut pas jouer avec ces choses-là, monsieur Pickwick. Quand une fois elles ont des desseins sur vous, on ne sait comment s’en dépêtrer, et pendant qu’on y réfléchit, elles vous empoignent. J'ai été marié comme ça moi-même la première fois, mossieu ; et Samivel est la conséquence de la manœuvre.

– Vous ne me donnez pas grand encouragement pour conclure ce que j’avais à vous dire ; mais je crois, pourtant, qu’il vaut mieux en finir tout d’un coup. Non-seulement, cette jeune personne est attachée à votre fils, mais votre fils lui est attaché, monsieur Weller.

– Eh ben ! voilà de jolies choses pour revenir aux oreilles d’un père ! Voilà de jolies choses !

– Je les ai observés dans diverses occasions, poursuivit M. Pickwick, sans faire de commentaires sur l’exclamation du gros cocher ; et je n’en doute aucunement. Supposez que je désirasse les établir, comme mari et femme, dans une situation où ils puissent vivre confortablement ; qu’en penseriez-vous, monsieur Weller ? »

D'abord, M. Weller reçut avec de violentes grimaces une proposition impliquant mariage, pour une personne à laquelle il prenait intérêt : mais comme M. Pickwick, en raisonnant avec lui, insistait fortement sur ce que Mary n’était point une veuve, il devint graduellement plus traitable. M. Pickwick avait beaucoup d’influence sur son esprit, le cocher d’ailleurs avait été singulièrement frappé par les charmes de la jeune fille, à qui il avait déjà lancé plusieurs œillades très-peu paternelles. À la fin, il déclara que ce n’était pas à lui de s’opposer aux désirs de M. Pickwick, et qu’il suivrait toujours ses avis avec grand plaisir. Notre excellent ami le prit au mot avec empressement, et sans lui donner le temps de la réflexion, fit comparaître son domestique.

« Sam, dit M. Pickwick en toussant un peu, car il avait quelque chose dans la gorge, votre père et moi, avons eu une conversation à votre sujet.

– À ton sujet, Samivel, répéta M. Weller, d’un ton protecteur et calculé pour faire de l’effet.

– Je ne suis pas assez aveugle, Sam, pour ne pas m’être aperçu, depuis longtemps, que vous avez pour la femme de chambre de madame Winkle, plus que de l’amitié.

– Tu entends, Samivel, ajouta M. Weller du même air magistral.

– J'espère, monsieur, dit Sam en s’adressant à son maître ; j’espère qu’il n’y a pas de mal à ce qu’un jeune homme remarque une jeune femme qui est certainement agréable, et d’une bonne conduite.

– Aucun, dit M. Pickwick.

– Pas le moins du monde, ajouta M. Weller, d’une voix affable mais magistrale.

– Loin de penser qu’il y ait du mal dans une chose si naturelle, reprit M. Pickwick, je suis tout disposé à favoriser vos désirs. C'est pour cela que j’ai eu une petite conversation avec votre père ; et comme il est de mon opinion…

– La personne n’étant pas une veuve, fit remarquer M. Weller.

– La personne n’étant pas une veuve, répéta M. Pickwick en souriant, je désire vous délivrer de la contrainte que vous impose votre présente condition auprès de moi, et vous témoigner ma reconnaissance pour votre fidélité, en vous mettant à même d’épouser cette jeune fille, sur-le-champ, et de soutenir, d’une manière indépendante, votre famille et vous-même. Je serai fier, poursuivit M. Pickwick, dont la voix jusque-là tremblante, avait repris son élasticité ordinaire, je serai fier et heureux de prendre soin moi-même de votre bien-être à venir. »

Il y eut pendant quelques instants un profond silence, après lequel, Sam dit d’une voix basse et entrecoupée, mais ferme néanmoins :

« Je vous suis très-obligé pour votre bonté, monsieur, qui est tout à fait digne de vous, mais ça ne peut pas se faire.

– Cela ne peut pas se faire ! s’écria M. Pickwick, avec étonnement.

– Samivel ! dit M. Weller avec dignité.

– Je dis que ça ne peut pas se faire, répéta Sam d’un ton plus élevé. Qu'est-ce que vous deviendriez, monsieur ?

– Mon cher garçon, répondit Pickwick, les derniers événements qui ont eu lieu parmi mes amis changeront complètement ma manière de vivre à l’avenir. En outre, je deviens vieux, j’ai besoin de repos et de tranquillité ; mes promenades sont finies, Sam.

– Comment puis-je savoir ça, monsieur ? Vous le croyez comme ça, maintenant ; mais supposez que vous veniez à changer d’avis, ça n’est pas impossible, car vous avez encore le feu d’un jeune homme de vingt-cinq ans ; qu’est-ce que vous deviendriez sans moi ? Ça ne peut pas se faire, monsieur, ça ne peut pas se faire.

– Très-bien, Samivel. Il y a beaucoup de raison là-dedans, fit observer M. Weller, d’une voix encourageante.

– Je parle après de longues réflexions, Sam, reprit M. Pickwick en secouant la tête. Les scènes nouvelles ne me conviennent plus ; mes voyages sont finis.

– Très-bien, monsieur. Alors raison de plus pour que vous ayez toujours avec vous quelqu’un qui vous connaisse, pour vous rendre confortable. Si vous voulez avoir un gaillard plus élégant, c’est bel et bon, prenez-le ; mais avec ou sans gages, avec congé ou sans congé, nourri ou non nourri, logé ou non logé, Sam Weller, que vous avez pris dans la vieille auberge du Borough, s’attache à vous, arrive qui plante ; et tout le monde aura beau faire et beau dire, rien ne l’en empêchera ! »

À la fin de cette déclaration, que Sam fit avec grande émotion, son père se leva de sa chaise, et oubliant toute considération de lieu et de convenance, agita son chapeau au-dessus de sa tête, en poussant trois véhémentes acclamations.

« Mon garçon, dit M. Pickwick, lorsque M. Weller se fut rassis, un peu honteux de son propre enthousiasme, mon garçon, vous devez considérer aussi la jeune fille.

– Je considère la jeune fille, monsieur ; j’ai considéré la jeune fille, je lui ai dit ma position, et elle consent à attendre, jusqu’à ce que je sois prêt. Je crois qu’elle tiendra sa promesse, monsieur : si elle ne la tenait pas, elle ne serait pas la jeune fille pour qui je l’ai prise, et j’y renonce volontiers. Vous me connaissez bien, monsieur ; mon parti est arrêté, et rien ne pourra m’en faire changer. »

Qui aurait eu le cœur de combattre cette résolution ? Ce n’était pas M. Pickwick. L'attachement désintéressé de ses humbles amis lui inspirait, en ce moment, plus d’orgueil et de jouissances de sentiments que n’auraient pu lui en causer dix mille protestations des plus grands personnages de la terre.

Tandis que cette conversation avait lieu dans la chambre de M. Pickwick, un petit vieillard en habit couleur de tabac, suivi d’un porteur et d’une valise, se présentait à la porte de l’hôtel. Après s’être assuré d’une chambre pour la nuit, il demanda au garçon s’il n’y avait pas dans la maison une certaine Mme Winkle ; et sur sa réponse affirmative :

« Est-elle seule ? demanda le petit vieillard.

– Je crois que oui, monsieur. Je puis appeler sa femme de chambre, si vous…

– Non, je n’en ai pas besoin ; interrompit vivement le petit homme. Conduisez-moi à sa chambre sans m’annoncer.

– Mais, monsieur ! fit le garçon.

– Êtes-vous sourd ?

– Non, monsieur.

– Alors écoutez-moi, s’il vous plaît. Pouvez-vous m’entendre maintenant ?

– Oui, monsieur.

– C'est bien. Conduisez-moi à la chambre de mistress Winkle sans m’annoncer. »

En proférant cet ordre, le petit vieillard glissa cinq shillings dans la main du garçon et le regarda fixement.

« Réellement, monsieur, je ne sais pas si…

– Eh ! vous finirez par le faire, je le vois bien ; ainsi autant vaut le faire tout de suite ; cela nous épargnera du temps. »

Il y avait quelque chose de si tranquille et de si décidé dans les manières du petit vieillard, que le garçon mit les cinq shillings dans sa poche et le conduisit sans ajouter un seul mot.

« C'est là ? dit l’étranger. Bien, vous pouvez vous retirer. »

La garçon obéit, tout en se demandant qui le gentleman pouvait être et ce qu’il voulait. Celui-ci attendit qu’il fut disparu et frappa à la porte.

« Entrez, fit Arabelle.

– Hum ! une jolie voix toujours ; mais cela n’est rien. »

En disant ceci, il ouvrit la porte et entra dans la chambre. Arabelle, qui était en train de travailler, se leva en voyant un étranger, un peu confuse, mais d’une confusion pleine de grâce.

« Ne vous dérangez pas, madame, je vous prie, dit l’inconnu en fermant la porte derrière lui. Mme Winkle, je présume ? »

Arabelle inclina la tête.

« Mme Nathaniel Winkle, qui a épousé le fils du vieux marchand de Birmingham ? » poursuivit l’étranger en examinant Arabelle avec une curiosité visible.

Arabelle inclina encore la tête et regarda autour d’elle avec une sorte d’inquiétude, comme si elle avait songé à appeler quelqu’un.

« Ma visite vous surprend, à ce que je vois, madame ? dit le vieux gentleman.

– Un peu, je le confesse, répondit Arabelle en s’étonnant de plus en plus.

– Je prendrai une chaise, si vous me le permettez, madame, dit l’étranger en s’asseyant et en tirant tranquillement de sa poche une paire de lunettes qu’il ajusta sur son nez. Vous ne me connaissez pas, madame ? dit-il en regardant Arabelle si attentivement qu’elle commença à s’alarmer.

– Non, monsieur, répliqua-t-elle timidement.

– Non, répéta l’étranger en balançant sa jambe droite ; je ne vois pas comment vous me connaîtriez. Vous savez mon nom cependant, madame.

– Vous croyez ? dit Arabelle toute tremblante, sans trop savoir pourquoi. Puis-je vous prier de me le rappeler ?

– Tout à l’heure, madame, tout à l’heure, répondit l’inconnu qui n’avait pas encore détourné les yeux de son visage. Vous êtes mariée depuis peu, madame ?

– Oui, monsieur, répliqua Arabelle d’une voix à peine perceptible et en mettant de côté son ouvrage ; car une pensée, qui l’avait déjà frappée auparavant, l’agitait de plus en plus.

– Sans avoir représenté à votre mari la convenance de consulter d’abord son père, dont il dépend entièrement, à ce que je crois ? »

Arabelle mit son mouchoir sur ses yeux.

« Sans même vous efforcer d’apprendre par quelque moyen indirect quels étaient les sentiments du vieillard sur un point qui l’intéressait autant que celui-là.

– Je ne puis le nier, monsieur, balbutia Arabelle.

– Et sans avoir assez de bien, de votre côté, pour assurer à votre époux un dédommagement des avantages auxquels il renonçait en ne se mariant pas selon les désirs de son père ? C'est là ce que les jeunes gens appellent une affection désintéressée, jusqu’à ce qu’ils aient des enfants à leur tour et qu’ils viennent alors à penser différemment. »

Les larmes d’Arabelle coulaient abondamment, tandis qu’elle s’excusait en disant qu’elle était jeune et inexpérimentée, que son attachement seul l’avait entraînée, et qu’elle avait été privée des soins et des conseils de ses parents presque depuis son enfance.

« C'était mal, dit le vieux gentleman d’un ton plus doux, c’était fort mal. C'était romanesque, mal calculé, absurde.

– C'est ma faute, monsieur, ma faute à moi seule, réplique la pauvre Arabelle en pleurant.

– Bah ! Ce n’est pas votre faute, je suppose, s’il est devenu amoureux de vous… Mais si pourtant, ajouta l’inconnu en regardant Arabelle d’un air malin, si, c’est bien votre faute ; il ne pouvait pas s’en empêcher. »

Ce petit compliment, ou l’étrange façon dont le vieux gentleman l’avait fait, ou le changement de ses manières qui étaient devenues beaucoup plus douces, ou ces trois causes réunies, arrachèrent à Arabelle un sourire au milieu de ses larmes.

« Où est votre mari ? demanda brusquement l’inconnu pour dissimuler un sourire qui avait éclairci son propre visage.

– Je l’attends à chaque instant, monsieur. Je lui ai persuadé de se promener un peu ce matin ; il est très malheureux, très-abattu, de n’avoir pas reçu de nouvelles de son père.

– Ah ! ah ! c’est bien fait, il le mérite.

– Il en souffre pour moi, monsieur ; et, en vérité, je souffre beaucoup pour lui, car c’est moi qui suis la cause de son chagrin.

– Ne vous tourmentez pas à cause de lui, ma chère ; il le mérite bien. J'en suis charmé, tout à fait charmé, pour ce qui est de lui.

Ces mots étaient à peine sortis de la bouche du vieux gentleman, lorsque des pas se firent entendre sur l’escalier. Arabelle et l’étranger parurent les reconnaître au même instant. Le petit vieillard devint pâle, et, faisant un violent effort pour paraître tranquille, il se leva comme M. Winkle entrait dans la chambre.

« Mon père ! s’écria celui-ci en reculant d’étonnement.

– Oui, monsieur, répondit le petit vieillard. Eh bien ! monsieur, qu’est-ce que vous avez à me dire ? »

M. Winkle garda le silence.

« Vous rougissez de votre conduite, j’espère ? »

M. Winkle ne dit rien encore.

« Rougissez-vous de votre conduite, monsieur, oui ou non ?

– Non, monsieur, répliqua M. Winkle, en passant le bras d’Arabelle sous le sien ; je ne rougis ni de ma conduite ni de ma femme.

– Vraiment ? dit le petit gentleman ironiquement.

– Je suis bien fâché d’avoir fait quelque chose qui ait diminué votre affection pour moi, monsieur ; mais je dois dire en même temps que je n’ai aucune raison de rougir de mon choix, pas plus que vous ne devez rougir de l’avoir pour belle-fille.

– Donne-moi la main, Nathaniel, dit le vieillard d’une voix émue. Embrassez-moi, mon ange ; vous êtes une charmante belle-fille, après tout. »

Au bout de quelques minutes, M. Winkle alla chercher M. Pickwick et le présenta à son père qui échangea avec lui des poignées de main pendant cinq minutes consécutives.

« Monsieur Pickwick, dit le petit vieillard d’un ton ouvert et sans façon, je vous remercie sincèrement de toutes vos bontés pour mon fils. Je suis un peu vif, et la dernière fois que je vous ai vu j’étais surpris et vexé. J'ai jugé par moi-même maintenant, et je suis plus que satisfait. Dois-je vous faire d’autres excuses ?

– Pas l’ombre d’une, répondit M. Pickwick… Vous avez fait la seule chose qui manquait pour compléter mon bonheur. »

Là-dessus il y eut un autre échange de poignées de mains, pendant cinq autres minutes, avec accompagnement de compliments qui avaient le mérite très-grand et très-nouveau d’être sincères.

Sam avait respectueusement reconduit son père à la Belle Sauvage, quand, à son retour, il rencontra dans la cour le gros joufflu qui venait d’apporter un billet d’Emily Wardle.

« Dites donc, lui cria le jeune phénomène, qui paraissait singulièrement en train de parler, dites donc, Mary est-elle assez gentille, hein ? Je l’aime joliment, allez ! »

Sam ne fit point de réponse verbale, mais, complètement pétrifié par la présomption du gros garçon, il le regarda fixement pendant une minute, le conduisit par le collet jusqu’au coin de la rue et le renvoya avec un coup de pied innocent mais cérémonieux, après quoi il rentra à l’hôtel en sifflant.

Chapitre XXVIII. Dans lequel le club des pickwickiens est définitivement dissous, et toutes choses terminées, à la satisfaction de tout le monde. §

Durant une semaine, après l’arrivée de M. Winkle de Birmingham, M. Pickwick et Sam Weller s’absentèrent de l’hôtel toute la journée, rentrant seulement à l’heure du dîner et ayant l’un et l’autre un air de mystère et d’importance tout à fait étranger à leur caractère. Il était évident qu’il se préparait quelque événement notable, mais on se perdait en conjectures sur ce que ce pouvait être. Quelques-uns (parmi lesquels se trouvait M. Tupman) étaient disposés à penser que M. Pickwick projetait une alliance matrimoniale, mais les dames repoussaient fortement cette idée. D'autres inclinaient à croire qu’il avait projeté quelque expédition lointaine, dont il faisait les arrangements préliminaires. Mais cela avait été vigoureusement nié par Sam lui-même qui, pressé de questions par Mary, avait solennellement assuré qu’il ne s’agissait point de nouveaux voyages. À la fin, lorsque les cerveaux de toute la société se furent mis inutilement à la torture, pendant six jours entiers, il fut unanimement décidé que M. Pickwick serait invité à expliquer sa conduite, et à déclarer nettement pourquoi il privait ainsi de sa société ses amis, remplis d’admiration pour sa personne.

Dans ce but, M. Wardle invita tout le monde à dîner à l’Adelphi-Hôtel, et, lorsque le vin de Bordeaux eut fait deux fois le tour de la table, il entama l’affaire en ces termes :

« Mon cher Pickwick, nous sommes inquiets de savoir en quoi nous avons pu vous offenser, pour que vous nous abandonniez ainsi, consacrant tout votre temps à ces promenades solitaires.

– Chose singulière ! répondit M. Pickwick, j’avais justement l’intention de vous donner aujourd’hui même une explication complète. Ainsi, si vous voulez me verser encore un verre de vin, je vais satisfaire votre curiosité. »

La bouteille passa de main en main avec une vivacité inaccoutumée, et M. Pickwick, regardant avec un joyeux sourire ses nombreux amis :

« Tous les changements qui sont arrivés parmi nous, dit-il, je veux dire le mariage qui s’est fait et le mariage qui doit se faire, avec les conséquences qu’ils entraînent, rendaient nécessaire pour moi de penser sérieusement et d’avance à mes plans pour l’avenir. Je me suis déterminé à me retirer aux environs de Londres, dans quelque endroit joli et tranquille. J'ai vu une maison qui me convenait, je l’ai achetée et meublée. Elle est tout à fait prête à me recevoir et je compte m’y établir sur-le-champ. J'espère que je pourrai encore passer bien des années heureuses dans cette paisible retraite, réjoui, pendant le reste de mes jours, par la société de mes amis, et suivi, après ma mort, de leurs regrets affectueux. »

Ici M. Pickwick s’arrêta et l’on entendit autour de la table un murmure doux et triste.

« La maison que j’ai choisie, poursuivit-il, est à Dulwich, dans une des situations les plus agréables qu’on puisse trouver auprès de Londres. Il y a un grand jardin, et l’habitation est arrangée de manière à ce qu’on n’y manque d’aucun confort. Peut-être même n’est-elle pas dépourvue d’une certaine élégance. Vous en jugerez vous-même. Sam m’y accompagnera. J'ai engagé, sur les représentations de Perker, une femme de charge, une très-vieille femme de charge, et les autres domestiques qu’il a jugés nécessaires. Je me propose de consacrer cette petite retraite en y faisant accomplir une cérémonie à laquelle je prends beaucoup d’intérêt. Je désire, si mon ami Wardle ne s’y oppose point, que les noces de sa fille soient célébrées dans cette nouvelle demeure, le jour où j’en prendrai possession. Le bonheur des jeunes gens, poursuivit M. Pickwick un peu ému, a toujours été le plus grand plaisir de ma vie ; mon cœur se rajeunira lorsque je verrai, sous mon propre toit, s’accomplir le bonheur des amis qui me sont les plus chers. »

M. Pickwick s’arrêta encore ; Arabelle et Emily sanglotaient.

« J'ai communiqué, personnellement et par écrit, avec le club, reprit le philosophe. Je lui ai appris mon intention. Durant notre longue absence, il avait été divisé par des dissensions intestines. Ma retraite, jointe à diverses autres circonstances, a décidé sa dissolution. Pickwick-Club n’existe plus. Toutes frivoles que mes recherches aient pu paraître à certaines gens, continua M. Pickwick d’une voix plus grave, je ne regretterai jamais d’avoir dévoué près de deux années à étudier les différentes variétés de caractère de l’espèce humaine. Presque toute ma vie ayant été consacrée à des affaires positives, et à la poursuite de la fortune, j’ai vu s’ouvrir devant moi de nombreux points de vue dont je n’avais aucune idée, et qui, je l’espère, ont élargi mon intelligence et perfectionné mon esprit. Si je n’ai fait que peu de bien, je me flatte d’avoir fait encore moins de mal. Aussi, j’espère qu’au déclin de ma vie chacune de mes aventures ne m’apportera que des souvenirs consolants et agréables. Et maintenant, mes chers amis, que Dieu vous bénisse tous ! »

À ces mots, M. Pickwick remplit son verre et le porta à ses lèvres d’une main tremblante. Ses yeux se mouillèrent de larmes lorsque ses amis se levèrent simultanément pour lui faire raison, du fond du cœur.

Il y avait peu d’arrangements à faire pour le mariage de M. Snodgrass. Comme il n’avait ni père ni mère, et qu’il avait été, dans sa minorité, pupille de M. Pickwick, celui-ci connaissait parfaitement l’état de sa fortune. Le compte qu’il en rendit à M. Wardle le satisfit complètement, comme, en vérité, l’aurait satisfait tout autre compte ; car le bon vieillard avait le cœur plein de tendresse et de contentement. Il donna à Emily une belle dot, et le mariage étant fixé pour la quatrième jour, le peu de temps accordé pour les préparatifs faillit faire perdre la tête à trois couturières et à un tailleur.

Le lendemain, ayant fait mettre des chevaux de poste à sa voiture, M. Wardle partit pour aller chercher sa mère à Dingley-Dell. La vieille lady à qui il communiqua cette nouvelle avec son impétuosité ordinaire, s’évanouit à l’instant ; mais, ayant été promptement ranimée, elle ordonna d’empaqueter sur-le-champ sa robe de brocard, et se mit à raconter quelques circonstances analogues, qui avaient eu lieu au mariage de la fille aînée de feu lady Tollimglower. Ce récit dura trois heures, et, au bout de ce temps, il n’était encore qu’à moitié.

Il était nécessaire d’informer Mme Trundle des prodigieux préparatifs qui se faisaient à Londres ; et, comme sa situation était alors très-intéressante, cette nouvelle lui fut communiquée par M. Trundle, de peur qu’elle n’en fût bouleversée. Mais elle ne fut pas bouleversée le moins du monde, car elle écrivit sur-le-champ à Muggleton pour se faire faire un nouveau bonnet et une robe de satin noire, et elle déclara, de plus, sa détermination d’être présente à la cérémonie. M. Trundle, à ces mots, envoya immédiatement chercher le docteur. Le docteur décida que Mme Trundle devait savoir, mieux que personne, comment elle se sentait ; à quoi Mme Trundle répondit qu’elle se sentit assez forte pour aller à Londres et qu’elle y irait. Or, le docteur était un docteur habile et prudent. Il savait ce qui était bon pour lui-même aussi bien que pour ses malades ; son avis fut donc que si Mme Trundle restait chez elle, elle se tourmenterait peut-être de manière à se faire plus de mal que ne lui en ferait le voyage, et que, par conséquent, il valait mieux la laisser partir. Elle partit en effet, et le docteur eut l’attention de lui envoyer une douzaine de potions, pour boire le long de la route.

En addition à tous ses embarras, M. Wardle avait été chargé de deux petites lettres, pour deux petites demoiselles, qui devaient officier comme demoiselles d’honneur. En apprenant cette importante nouvelle, les deux demoiselles faillirent se désespérer de n’avoir rien à mettre dans une occasion aussi importante, et pas même le temps de rien faire faire, circonstance qui ne parut pas affecter aussi tristement les dignes papas desdites demoiselles. Cependant, de vieilles robes furent rajustées, on fabriqua à la hâte des chapeaux neufs, et les deux demoiselles furent aussi belles qu’il était possible de l’espérer. D'ailleurs, comme elles pleurèrent aux endroits convenables, le jour de la cérémonie, et comme elles tremblèrent à propos, tous les assistants convinrent qu’elles s’étaient admirablement acquittées de leurs fonctions.

Comment les deux parents pauvres atteignirent Londres ; s’ils y allèrent à pied, ou montèrent derrière des voitures, ou grimpèrent dans des charrettes, ou se portèrent mutuellement, c’est ce que nous ne saurions dire ; mais ils y étaient arrivés avant M. Wardle, et ce furent eux qui, les premiers, frappèrent à la porte de M. Pickwick, le jour du mariage. Leur visage n’était que sourires et cols de chemise.

Ils furent reçus cordialement, car la pauvreté ou la richesse n’avaient aucune influence sur le philosophe. Les nouveaux domestiques étaient tout empressement, toute vivacité ; Sam, dans un état sans pareil de bonne humeur et d’exaltation ; Mary, éblouissante de beauté et de jolis rubans.

Le marié qui demeurait dans la maison de M. Pickwick depuis deux ou trois jours, en sortit galamment pour rejoindre la mariée à l’église de Dulwich. Il était accompagné de MM. Pickwick, Ben Allen, Sawyer et Tupman. Sam était à l’extérieur de la voiture, vêtu d’une brillante livrée, inventée expressément pour cette occasion ; il portait à sa boutonnière une faveur blanche, gage d’amour de la dame de ses pensées. Cette troupe joyeuse rejoignait les Wardle et les Winkle, et la mariée, et les demoiselles d’honneur, et les Trundle ; et lorsque la cérémonie fut terminée, tous les carrosses roulèrent vers la maison de M. Pickwick. Le déjeuner et le petit Perker les y attendaient.

Là s’effacèrent les légers nuages de mélancolie engendrés par la solennité de la cérémonie. Tous les visages brillaient de la joie la plus pure, et l’on n’entendait que des compliments et des congratulations. Le gazon sur le devant de la maison, le jardin par derrière, la serre mignonne, la salle à manger, le salon, les chambres à coucher, le fumoir, et, par-dessus tout, le cabinet d’étude avec ses tableaux, ses gouaches, ses bahuts gothiques, ses tables étranges, ses livres sans nombre, ses grandes fenêtres, ouvrant sur une jolie pelouse et sur une belle perspective ; puis, enfin, les rideaux et les tapis, et les chaises, et les sofas ; tout était si beau, si solide, si propre et d’un goût si exquis, à ce que disait chacun, qu’il n’y avait réellement pas moyen de décider ce qu’on devait admirer le plus.

Au milieu de toutes ces belles choses, M. Pickwick se tenait debout, et sa physionomie était radieuse de sourires auxquels n’aurait pu résister aucun cœur d’homme, ni de femme, ni d’enfant. Il semblait le plus heureux de tous les assistants ; il serrait, de minute en minute, les mains des mêmes personnes, et quand ses mains n’étaient pas ainsi occupées, il les frottait avec un indicible plaisir. Il se retournait de tous côtés à chaque expression nouvelle de curiosité ou d’admiration, et charmait tout le monde par son air de contentement et de bonhomie.

Le déjeuner est annoncé. M. Pickwick conduit au sommet d’une longue table la vieille lady, fort éloquente, comme d’ordinaire, sur le chapitre de Tollimglower ; Wardle se met au fin bout ; les amis s’arrangent comme ils l’entendent, des deux côtés, et Sam prend sa place derrière la chaise de son maître. Les rires et les causeries cessant pour une minute, M. Pickwick ayant dit le bénédicité, s’arrête un moment et regarde autour de lui ; des larmes de joie coulent de ses yeux en contemplant cette heureuse réunion.

Nous allons prendre congé de notre ami dans un de ces moments de bonheur sans mélange qui viennent de temps en temps embellir notre passagère existence. Il y a de sombres nuits sur la terre, mais l’aurore joyeuse n’en semble que plus brillante par le contraste. Certaines personnes, pareilles aux hiboux et aux chauves-souris, ont de meilleurs yeux pour les ténèbres que pour la lumière ; nous, qui ne leur ressemblons point, nous éprouvons plus de plaisir à jeter un dernier regard aux compagnons imaginaires de bien des heures de solitude, dans un moment où le rapide éclat du bonheur les illumine de ses passagères clartés.

C'est le destin de la plupart des hommes, même de ceux qui n’arrivent qu’à l’été de la vie, d’acquérir dans le monde quelques amis sincères et de les perdre, suivant le cours de la nature. C'est le destin de tous les romanciers, de se créer des amis fantastiques et de les perdre, suivant le cours de l’art. Mais ce n’est pas là toute leur infortune ; ils sont encore obligés d’en rendre compte.

Pour nous soumettre à cette coutume, évidemment détestable, nous ajouterons ici une courte notice biographique sur la société réunie chez M. Pickwick.

M. et Mme Winkle, complètement rentrés en grâce auprès de M. Winkle senior, furent, bientôt après, installés dans une maison nouvellement bâtie, à moins d’un mille de celle de M. Pickwick. M. Winkle étant engagé comme correspondant de son père dans la Cité, changea son ancien costume contre l’habit ordinaire des Anglais, et conserva toujours dans la suite l’extérieur d’un chrétien civilisé.

M. et Mme Snodgrass s’établirent à Dingley-Dell, où ils achetèrent et cultivèrent une petite ferme, pour s’occuper plutôt que pour en tirer profit. M. Snodgrass se montrant encore quelquefois distrait et mélancolique, est, jusqu’à ce jour, réputé grand poëte parmi ses amis et connaissances, quoique nous ne sachions pas qu’il ait jamais rien écrit pour encourager cette croyance. Nous connaissons beaucoup de personnages célèbres dans la littérature, la philosophie et les autres facultés, dont la haute réputation n’est pas basée sur de meilleurs fondements.

Lorsque M. Pickwick fut établi à poste fixe et ses amis mariés, M. Tupman prit un logement à Richmond, où il a toujours résidé depuis. Pendant les jours d’été, il se promène constamment sur la rive d’un air juvénile et coquet, grâce auquel il fait l’admiration des nombreuses ladies d’un certain âge qui habitent ces parages dans une vertueuse solitude. Cependant il n’a jamais risqué de nouvelles propositions.

MM. Bob Sawyer et Ben Allen, après avoir fait banqueroute, passèrent ensemble au Bengale comme chirurgiens de la compagnie des Indes. Ils ont eu, tous les deux, la fièvre jaune jusqu’à quatorze fois, et se sont résolus enfin à essayer d’un peu d’abstinence. Depuis cette époque, ils se portent bien.

Mme Bardell continua à louer ses logements à plusieurs gentlemen, garçons et agréables. Elle en tira de bons profits, mais elle n’attaqua plus personne pour violation de promesse de mariage. Ses alliés, MM. Dodson et Fogg, sont encore dans les affaires ; ils se font toujours un riche revenu, et sont considérés comme les plus habiles entre les habiles.

Sam Weller tint sa parole et resta deux ans sans se marier. Mais, au bout de ce temps, la vieille femme de charge de M. Pickwick étant morte, M. Pickwick éleva Mary à cette dignité, sous la condition d’épouser Sam sur-le-champ, ce qu’elle fit sans murmurer. Nous avons lieu de supposer que cette union ne fut pas stérile, car on a vu plusieurs fois deux petits garçons bouffis à la grille du jardin.

M. Weller senior conduisit sa voiture pendant un an ; mais, étant attaqué de la goutte, il fut obligé de prendre sa retraite. Fort heureusement, le contenu de son portefeuille avait été si bien placé par M. Pickwick, qu’il peut vivre à son aise dans une excellente auberge, près de Shooter's Hill. Il y est révéré comme un oracle, se vante de son intimité avec M. Pickwick, et a conservé pour les veuves une aversion insurmontable.

M. Pickwick lui-même continua de résider dans sa nouvelle maison, employant ses heures de loisir, soit à mettre en ordre les souvenirs dont il fit présent ensuite au ci-devant secrétaire du célèbre club ; soit à se faire faire la lecture par Sam, dont les remarques ne manquent jamais de lui procurer beaucoup d’amusement. Il fut d’abord fréquemment dérangé par les nombreuses prières que lui firent M. Snodgrass, M. Winkle et M. Trundle, de servir de parrain à leurs enfants ; mais il y est habitué maintenant et remplit ces fonctions comme une chose toute simple. Il n’a jamais eu de raison de regretter ses bontés pour Jingle et pour Job Trotter ; car ces deux personnages sont devenus, avec le temps, de respectables membres de la société. Cependant, ils ont toujours refusé de revenir sur le théâtre de leurs anciennes tentations et de leurs premières chutes. M. Pickwick est un peu infirme maintenant ; mais son esprit est toujours aussi jeune. On peut le voir souvent occupé à contempler les tableaux de la galerie de Dulwich, ou, dans les beaux jours, à faire une agréable promenade dans le voisinage. Il est connu de tous les pauvres gens d’alentour, qui ne manquent jamais d’ôter leur chapeau avec respect lorsqu’il passe. Les enfants l’idolâtrent, et, pour bien dire, tous les voisins en font autant. Chaque année, il se rend à une grande réunion de famille, chez M. Wardle, et, dans cette occasion, comme dans toutes les autres, il est invariablement accompagné de son fidèle Sam ; car il existe entre le maître et le serviteur un attachement réciproque et solide que la mort seule pourra briser.

 

FIN DU DEUXIÈME ET DERNIER VOLUME.