Notice preliminaire §

Le voyage de Diderot en Russie ne devait pas être seulement un témoignage de reconnaissance envers l’impératrice, le philosophe en revint chargé de travaux. Il devait d’abord publier le compte rendu de ce qui avait été déjà fait par ordre de Catherine II au point de vue de Renseignement, et il s’acquitta de cette tâche avant de rentrer à Paris en surveillant en Hollande l’édition des Plans et Statuts1 du maréchal Betzki. Il devait ensuite envoyer un projet d’Université dont la rédaction l’occupa pendant plusieurs années.

Ce Plan d’une Université n’a jamais été connu en France dans toute son étendue, et nous ne croyons pas qu’il ait été appliqué en Russie. Naigeon en a donné un résumé, mais n’en a cité que d’insignifiants fragments (4 ou 5 pages). En 1813, le manuscrit original fut communiqué par Suard à M. Guizot, alors rédacteur des Annales de l’Éducation. Celui-ci en donna un extrait dans ce journal, numéros VIII-XI, 15 novembre, 15 décembre 1813 et 15 janvier 1814. Ce manuscrit, de cent soixante-dix pages, était entièrement écrit de la main de Diderot, avec des ratures, des corrections, et même quelques négligences de style qui pouvaient donner lieu de le regarder comme un premier brouillon. A la mort de Suard, il fut remis à sa veuve. On présume, dit M. Brière, en tête de sa réimpression de la partie publiée par M. Guizot, qu’il a été détruit. Heureusement, la copie définitive avait été envoyée à sa destination et c’est sur cette copie que M. Léon Godard a pu rétablir l’ensemble que nous donnons aujourd’hui pour la première fois.

Nous n’insisterons pas sur l’importance de ce travail ; nous engagerons seulement le lecteur à le méditer, sans nous flatter, d’ailleurs, de l’espoir que le plan de Diderot soit jamais mis à exécution.

[p. 412]

Il ne serait cependant pas, il faut bien le dire, trop en dehors du mouvement de la société moderne. Ce qui est remarquable, en outre, c’est qu’on y découvre déjà les reproches contre la méthode d’enseignement des langues anciennes et deux des aspirations que nous croyons propres à notre temps : l’éducation professionnelle et l’instruction gratuite et obligatoire.

Si l’auteur ne se prononce pas pour l’instruction laïque, c’est pour ne pas choquer les convenances que lui avait prescrites son illustre correspondante. Mais il ne se fait pas faute de lui dire incidemment quelles seraient ses préférences sur ce point. Quant à ce qui est de la gratuité, il va même plus loin que nous n’allons encore : il veut que les enfants soient nourris à l’école pour enlever leur dernier prétexte aux parents récalcitrants.

Nous ne savons pas exactement à quelle époque le Plan fut achevé. Les dernières années du philosophe furent très-laborieuses ; c’est alors qu’il écrivit ses trois grands ouvrages : la Réfutation de L’HOMME ; l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron, le Plan d’une Université, et beaucoup d’autres d’un genre différent, comme Jacques le Fataliste, des Dialogues, etc. Le Plan, quoique certaines dates citées fassent supposer qu’il était terminé en 1776, étant un résumé des réflexions de toute la vie de Diderot sur l’éducation, nous a paru pouvoir sans inconvénient être placé chronologiquement ici.

M. Guizot, dans sa publication, s’est borné à la première partie, celle qui concerne la Faculté des arts. C’est, en effet, celle qui devait avoir alors et qui aura encore, sans doute, aujourd’hui, le plus d’intérêt pour le lecteur. Cependant il est impossible, quand on ne connaît que ce fragment, de se rendre compte de la portée de l’œuvre. Ce n’est qu’en la lisant en entier qu’on y reconnaît cette tête à laquelle on doit le Prospectus de l’Encyclopédie. C’est une grande vue d’ensemble où, sans appareil systématique, se déroulent simplement et logiquement des idées généralement justes et dont quelques-unes ne sont inapplicables que parce que la routine et les abus s’y opposent toujours, comme au temps de Diderot. Naigeon (Mémoires) avait raison quand il disait : « Remarquons que cet ouvrage de Diderot, un des plus graves et des plus importants par son objet dont il se soit jamais occupé, suffirait pour prouver combien ses idées et ses connaissances étaient bien liées, bien ordonnées dans sa tête. Strictement renfermé dans les limites de son sujet, il ne s’est permis aucun écart, aucune digression, aucune de ces excursions philosophiques qu’on trouve dans plusieurs de ses écrits, mais que la nature de celui-ci ne comportait pas ; car il en est du bien qu’on dit comme de celui qu’on fait ; ils ont tous deux leur moment qu’il faut savoir prendre et d’où dépend tout l’effet qu’ils doivent produire. »

[p. 413]

Nous n’avons pas cru devoir indiquer par des signes particuliers les passages restitués dans notre édition. M. Guizot avait supprimé tantôt de simples membres de phrase qui lui paraissaient trop vifs, tantôt des pages entières qui lui semblaient arriérées, inutiles ou compromettantes. En ne tenant compte que du point de vue historique, nous n’aurions pas pu nous résoudre à supprimer même les titres d’ouvrages classiques indiqués par l’auteur, si démodés et si oubliés qu’ils soient maintenant. Nous espérons qu’à la lecture on partagera le sentiment qui nous les a fait conserver.

Comme les précédents éditeurs, nous avons fait. précéder le Plan d’une Université d’un Essai sur les Études en Russie2, parce qu’il est à présumer que Diderot, consulté par Catherine sur l’éducation publique, écrivit d’abord cet Essai, et qu’ensuite, sur une nouvelle demande, il envoya à l’impératrice le plan d’un système complet d’éducation.

En outre, nous pensons bien faire en plaçant ici les quelques lignes suivantes qui accompagnaient l’édition que Diderot s’était chargé de diriger à Amsterdam du compte rendu des premiers établissements d’utilité publique dus à la collaboration de l’Impératrice et de son ministre Betzky. Elles sont placées à la fin du second volume (et dernier) de cette publication et portent en tête :

ADDITION DE L’ÉDITEUR M. D***.

Tels sont les plans et les statuts des différents établissements ordonnés par Sa Majesté Impériale.

Lorsque le temps et la constance de cette grande souveraine les auront conduits au point de perfection dont ils sont tous susceptibles et que plusieurs ont atteint, on visitera la Russie pour les connaître comme on visitait autrefois l’Egypte, Lacédémone et la Crète ; mais avec une curiosité qui sera, j’ose le dire, et mieux fondée et mieux récompensée. J’en appelle au témoignage de plusieurs étrangers qui récemment arrivés à Pétersbourg et incrédules dans les premiers instants, enchérissaient ensuite sur mes éloges.

Si l’on veut savoir à présent jusqu’où la nation est convaincue de l’importance de ces institutions, et jusqu’où elle en est reconnaissante, on en jugera par les honneurs qu’elle a décernés au patriote Betzky, pour avoir dignement secondé les vues de sa souveraine.

414 NOTICE PRÉLIMINAIRE.

Le Sénat lui a fait frapper une médaille d’or où l’on voit, d’un côté, le buste de M. Betzky, avec la légende : Jean, fils de Jean, Betzky. Le revers représente la reconnaissance avec ses attributs ordinaires ; elle est assise sur une pierre carrée ; à sa gauche est une pyramide qu’elle a fait ériger : des enfants y attachent un médaillon avec les chiffres I. B. Ces enfants sont les symboles des quatre établissements fondés par Catherine II. Le premier est la Maison d’éducation de Moscou : le second est l’ Académie des beaux-arts : le troisième est la Communauté des demoiselles et des bourgeoises et le quatrième est le Corps des cadets de terre. Le fond est décoré du vaste et beau bâtiment de ces établissements patriotiques. La légende est : Pour l’amour de la patrie : et on lit dans l’exergue : Par le Sénat, le 20 novembre 1771. Cette date marque l’époque de la signature de trois nouveaux établissements, savoir : d’une Caisse de veuves ; d’une autre Caisse de dépôt ; et d’un Lombard3 : ils sont d’une si grande utilité pour toutes les classes de la société, qu’on doit les regarder comme le complément des privilèges accordés par Sa Majesté Impériale à la Maison d’éducation de Moscou.

Cette médaille fut présentée à M. Betzky en plein Sénat, avec l’agrément de Sa Majesté, par M. le procureur général Wiazemsky, portant la parole au nom de la nation.

Nous avons trouvé aussi dans l’Introduction que le traducteur Clerc a mise à cet ouvrage une appréciation des exercices des cadets russes que l’on trouvera à la fin de ce volume.

Plan d’une université
pour
le gouvernement de Russie
ou
d’une éducation publique dans toutes les sciences

(Écrit de 1775 à 1776. — Publié partiellement en 1813-1814. — Complété d’après le manuscrit de l’Ermitage.) §

Essai
sur
les études en Russie §

I. §

Lorsqu’on jette les yeux sur les progrès de l’esprit humain depuis l’invention de l’imprimerie, après cette longue suite de siècles où il est resté enseveli dans les plus profondes ténèbres, on remarque d’abord, qu’après la renaissance des lettres en Italie, la bonne culture, les meilleures écoles se sont établies dans les pays protestants, de préférence aux pays qui ont conservé la religion romaine, et qu’elles y ont fait jusqu’à ce jour les progrès les plus sensibles. Sans m’attacher à prouver cette assertion, il me suffira d’observer que l’esprit du clergé catholique, qui s’est emparé de tout temps de l’instruction publique, est entièrement opposé aux progrès des lumières et de là raison que tout favorise dans les pays protestants, et qu’il ne s’agit pas dans cette question d’examiner s’il n’a pas existé dans les pays catholiques de très-grands hommes depuis la renaissance des lettres ; mais si le grand nombre, si le corps de la nation est devenu plus éclairé et plus sensé : car le privilège du petit nombre de grandes têtes consiste à ne pas ressembler à leur siècle, et rien de leur part ne peut faire loi. Or on voit que, depuis l’époque de la réformation, tous les pays protestants ont fait des pas rapides vers une meilleure police, que les absurdités et les préjugés contraires au bon sens y ont diminué sensiblement, et qu’il n’en existe pas un seul qui, respectivement, ne soit plus florissant que tel pays catholique qu’on voudra lui comparer ; proportion gardée de leurs avantages et de ce que [p. 416] chacun devrait être. On peut même ajouter que les pays catholiques ont profité du reflet des lumières que les pays protestants leur ont renvoyé ; qu’un tel préjugé, enseveli par la raison dans des contrées où un clergé ambitieux n’avait plus l’intérêt ni le crédit de le soutenir, a entraîné la honte et enfin la ruine du même préjugé dans la contrée voisine, au grand déplaisir des prêtres. Il est clair, pour tous ceux qui ont des yeux, que sans les Anglais, la raison et la philosophie seraient encore dans l’enfance la plus méprisable en France, et que leurs vrais fondateurs parmi nous, Montesquieu et Voltaire, ont été les écoliers et les sectateurs des philosophes et des grands hommes d’Angleterre. C’est donc dans les pays protestants qu’il faut chercher les meilleures et les plus sages institutions pour l’instruction de la jeunesse 4.

II. §

On a raison de dire qu’il faut trois sortes d’écoles dans un pays bien policé.

III. §

Les premières écoles sont les basses, les écoles à lire, à écrire et à compter. En Allemagne on les appelle Lese-Schreib und Rechen-Schulen5. Ces écoles y sont même séparées. On [p. 417] envoie d’abord les enfants à l’école à lire. Les unes de ces écoles sont pour les garçons, les autres pour les filles. Quand un enfant sait parfaitement lire, on l’envoie à l’école à écrire et à compter. On n’y apprend que les règles de l’arithmétique ; mais suffisamment pour qu’un enfant, au sortir de ces écoles, sache tous les calculs nécessaires dans le. courant de la vie, et soit même en état d’apprendre les calculs plus compliqués des marchands et négociants. Ces basses écoles sont pour le peuple en général, parce que, depuis le premier ministre jusqu’au dernier paysan, il est bon que chacun sache lire, écrire et compter. Aussi, dans les pays protestants, il n’y a point de village, quelque chétif qu’il soit, qui n’ait son maître d’école ; et point de villageois, de quelque classe qu’il soit, qui ne sache lire, écrire et un peu compter. J’ai quelquefois ouï dire en Allemagne que cela avait ses inconvénients. La noblesse dit que cela rend le paysan chicaneur et processif. Les lettrés disent que cela est cause que tout cultivateur un peu à son aise, au lieu de laisser à son fils sa charrue, veut en faire un savant, un théologien, ou tout au moins un maître d’école. Je ne m’arrête pas beaucoup au grief de la noblesse ; peut-être se réduit-il à dire qu’un paysan qui sait lire et écrire est plus malaisé à opprimer qu’un autre. Quant au second grief, c’est au législateur à faire en sorte que la profession de cultivateur soit assez tranquille et estimée pour n’être pas abandonnée. Les hommes sont en général des animaux d’habitude, qui ne changent d’allure que lorsqu’ils sont vexés dans celle qu’ils avaient coutume de tenir. Or, dans un pays bien gouverné, aucune profession ne doit être exposée à des vexations. Du reste, chaque ordre de choses a ses inconvénients ; et c’est l’étude de l’homme d’État de retrancher les inconvénients en conservant les avantages. [p. 418] Mais ici les avantages me paraissent l’emporter infiniment. L’assujettissement à l’opération de lire, d’écrire, de calculer, donne une première façon à l’esprit grossier des peuples ; dont les suites, pour la police et la stabilité des gouvernements, ne sont pas, peut-être, calculables.

On apprend aussi dans ces écoles son catéchisme, c’est-àdire les premiers principes de sa religion, et l’on fait d’une pierre deux coups en se servant de ces livres pour y apprendre à lire. Il serait à désirer qu’on eût aussi des catéchismes de morale et de politique, c’est-à-dire des livrets où les premières notions des lois du pays, des devoirs des citoyens, fussent consignées pour l’instruction et l’usage du peuple ; et une espèce de catéchisme usuel, qui donnât une idée courte et claire des choses les plus communes de la vie civile, comme des poids et mesures, des différents états et professions, des usages que le dernier d’entre le peuple a intérêt de connaître, etc. Il n’est pas nécessaire d’ajouter que dans un pays où ces écoles ne seraient pas encore multipliées, il faudrait les introduire d’abord dans les villes, et de là, de proche en proche, dans les villages. Dans ces derniers, le maître d’école est de droit l’aide de camp du curé ; et comme l’institution des écoles est justement comptée parmi les œuvres pies, leur entretien est justement assis sur les revenus du clergé. En Allemagne, il y a, matin et soir, des heures fixes pour l’instruction publique, où tous les enfants assistent gratuitement-, mais, après ces heures publiques, le maître d’école en tient encore une privée pour les enfants des citoyens plus aisés, qui lui payent pour ces soins particuliers une modique rétribution.

IV. §

La seconde sorte d’écoles sont ce qu’on appelle en Allemagne, dans les pays protestants, gymnasia, ou écoles illustres, écoles supérieures. Dans les pays catholiques, ces écoles appartiennent déjà aux universités. Dans les pays protestants, ce n’est qu’après avoir parcouru toutes les classes du gymnasium de sa ville, qu’on part pour l’université.

[p. 419]

V. §

Ces gymnasia sont partagés en six ou sept classes. Dans les uns c’est la plus basse qui s’appelle la première, dans les autres c’est la plus haute. Chaque classe a son préfet à demeure et qui ne monte qu’à titre de talent et de capacité à un poste plus haut. Les écoliers parcourent ces classes successivement, et ne sont admis dans une classe supérieure que lorsqu’ils savent tout ce qu’on apprend dans la classe précédente. On reste dans ces classes un an, six mois ; dans les plus basses, moins longtemps que dans les hautes. Ces écoles sont pour les enfants de la noblesse et des citoyens aisés du tiers état ; le peuple n’y envoie pas ses enfants, parce que, dès qu’ils savent lire et écrire, il en tire déjà parti, chacun dans sa profession et dans son ménage. On reste dans ces écoles illustres jusqu’à douze années en Allemagne, après quoi on va passer quatre années dans quelque université, et puis on est savant. Le terme de douze années m’a toujours paru un peu long, et je crois qu’il pourrait être abrégé considérablement. Ceux d’entre les écoliers qui ne se destinent pas aux études, c’est-à-dire qui ne veulent devenir ni théologiens, ni jurisconsultes, ni médecins, se contentent de passer cinq ou six années dans ces écoles, à fréquenter les trois ou quatre premières basses classes, après quoi ils quittent le gymnasium pour prendre le parti du commerce ou d’autres professions honorables. Ces gymnasia sont aussi fondés par le gouvernement, et l’instruction y est publique et gratuite. Mais après les heures publiques les préfets sont en usage de donner encore des leçons particulières pour une rétribution qui n’est pas forte ; et cet usage est bon à conserver, parce qu’il ménage au préfet le moyen d’améliorer son sort par son travail, et qu’il est juste que les enfants qui jouissent d’un peu de fortune en usent pour rendre leur instruction plus complète. Ces leçons particulières sont aussi une espèce de baromètre pour déterminer le mérite du préfet d’une classe : car lorsque ce préfet est sot ou paresseux, les parents ne sont pas assez dupes pour envoyer leurs enfants à ses leçons privées, et mon pédant reste sans pratique.

On monte dans ces gymnasia de classe en classe avec beau- [p. 420] coup de solennité. Ordinairement les écoles sont sous l’inspection immédiate du magistrat de la ville où elles sont fondées, et ce sont les principaux de la magistrature, avec monsieur le surintendant ou le chef du clergé, qui se chargent de ce soin. On les appelle scolarches. Ils doivent présider à la visite des écoles, et veiller au maintien de l’ordre et de l’instruction publique. Tous les six mois il y a des exercices publics de classe en classe, auxquels les scolarches et les plus notables personnages ainsi que les parents assistent. Après ces exercices on distribue en grande solennité des prix aux écoliers de toutes les classes qui se sont distingués, et ceux qui ont bien rempli leurs devoirs clans une classe la quittent, et sont introduits par les scolarches dans la classe supérieure. Cela s’appelle la promotion, à laquelle, comme à tous les actes publics, on donne dans ces écoles un grand air d’importance et de publicité, ce qui est excellent pour entretenir l’émulation et enflammer la jeunesse, qui s’accoutume dès lors à se regarder comme la portion la plus intéressante et la plus précieuse de la nation, puisque c’est sur elle que repose la durée de sa gloire6.

VI. §

Mais qu’apprend-on proprement dans ces écoles illustres ? Pas autre chose que le latin et un peu de grec. Dans les basses classes on enseigne le rudiment ou les premiers principes de la grammaire. A mesure qu’on monte, on lit les meilleurs auteurs, on compose, on apprend les éléments de la versification latine, on fait de la prose et des vers dans cette langue, tant bien que mal ; on étudie le grec. Ceux qui se vouent à la théologie, prennent dans les classes supérieures une teinture d’hébreu. On étudie aussi un peu sa langue maternelle ; et enfin, dans les hautes classes, après avoir exercé la rhétorique et tous ses tours [p. 421] de passe-passe, on prend une teinture de philosophie, avec laquelle on se met en chemin pour l’université.

C’est une grande question que de savoir si la seule étude des langues anciennes vaut le temps qu’on lui consacre, et si cette époque précieuse de la jeunesse ne pourrait pas être employée à des occupations plus importantes. Soit raison, soit préjugé, je croirai difficilement qu’on puisse se passer de la connaissance des Anciens. Cette littérature a une consistance, un attrait, une énergie, qui feront toujours le charme des grandes têtes. Mais je pense que l’étude des langues anciennes pourrait être abrégée considérablement, et mêlée de beaucoup de connaissances utiles. En général, dans l’établissement des écoles, on a donné trop d’importance et d’espace à l’étude des mots, il faut lui substituer aujourd’hui l’étude des choses7. Je pense qu’on devrait donner dans les écoles une idée de toutes les connaissances nécessaires à un citoyen, depuis la législation jusqu’aux arts mécaniques, qui ont tant contribué aux avantages et aux agréments de la société ; et dans ces arts mécaniques, je comprends les professions de la dernière classe des citoyens. Le spectacle de l’industrie humaine est en lui-même grand et satisfaisant : il est bon de connaître les différents rapports par lesquels chacun contribue aux avantages de la société. Ces connaissances ont un attrait naturel pour les enfants dont la curiosité est la première qualité. D’ailleurs il y a dans les arts mécaniques les plus communs un raisonnement si juste, si compliqué, et cependant si lumineux, qu’on ne peut assez admirer la profondeur de la raison et du génie de l’homme, lorsque tant de sciences plus élevées ne servent qu’à nous démontrer l’absurdité de l’esprit humain.

J’oubliais de dire que dans ces écoles on cultive aussi la musique, et qu’elle est particulièrement enseignée à un certain nombre de pauvres écoliers qui, par une fondation particulière, sont nourris, logés et quelquefois vêtus sous l’inspection spéciale d’un préfet, et suivent d’ailleurs toutes les études avec les autres écoliers. Ces sortes de fondations peuvent avoir leurs avantages, en ce que l’enfant d’un artisan, d’un pauvre homme dépourvu de toute espèce de moyens, peut apporter en naissant [p. 422] des dispositions si heureuses, qu’il n’y ait rien de mieux que de venir à son secours, et de lui donner les moyens de développer les dons de la nature. Plus d’un grand homme a été redevable de sa première éducation à ces sortes de fondations. En France, cela s’appelle des bourses.

Il en est d’autres encore qu’on appelle stipendia ; car, en tout, on a cherché à décorer l’éducation publique et littéraire de termes militaires : ce sont des pensions plus ou moins fortes qu’on paye aux étudiants pendant les années de l’université, afin de les aider à subvenir aux frais de leur séjour et de leurs études.

J’oubliais encore de dire que dans ces écoles on étudie aussi les éléments de l’histoire, de la géographie ; on prend une teinture du blason, des généalogies des maisons souveraines, enfin de tout ce qui est nécessaire à un homme qui veut servir sa patrie avec quelque distinction 8.

VII. §

Lorsqu’on a parcouru toutes les classes d’un gymnasium, on en prend congé et l’on part pour l’université. Quatre facultés constituent l’essence d’une université, qui ne s’appelle ainsi que parce que toutes les études y sont rassemblées. Ces facultés sont celles de théologie, de jurisprudence, de médecine et de philosophie, qui comprend aussi les belles-lettres. L’étudiant qui arrive choisit d’abord une des trois premières facultés suivant l’état auquel il se destine, mais ses premières études regardent pourtant principalement la philosophie. Il apprend donc la logique, la métaphysique. On perd trop de temps avec ces fadaises, et c’est souvent avoir appris à déraisonner méthodiquement. [p. 423] Au lieu de donner six mois et plus à l’étude de la logique et de la métaphysique, et au bel art de l’argumentation, je crois qu’on ferait beaucoup mieux de s’appliquer tout de suite aux mathématiques, dont c’est le propre de rendre le raisonnement plus exact et l’esprit plus juste. Dans la faculté de philosophie on enseigne encore la morale, les humanités ou belles-lettres, l’éloquence, les antiquités, tout ce qui dépend de la belle littérature. Pour chacune de ces parties il y a des chaires et un professeur particulier, et c’est la réunion de ces chaires qui s’appelle faculté, comme la réunion des facultés s’appelle université. Les professeurs des universités ont une manière d’enseigner différente de celle des préfets des écoles ou collèges. Dans les écoles, l’écolier travaille sous l’inspection immédiate du préfet, qui donne à chacun sa tâche, qui examine, reprend, corrige l’un après l’autre. Dans les universités, chaque étudiant choisit l’objet et le nombre des cours qu’il veut suivre, et que les professeurs ont soin d’annoncer publiquement avec l’heure et le lieu. A l’heure indiquée le professeur monte en chaire, débite sa science, que les auditeurs recueillent, chacun comme il peut, les uns en écoutant, les autres en se faisant des notes pour aider leur mémoire. Ordinairement chaque professeur a un livre élémentaire imprimé qui sert de fondement à ses leçons, qu’il explique à ses auditeurs, et aux principes duquel il ramène toutes les digressions dont il se sert pour rendre les éléments de chaque science plus frappants et plus sensibles. On conçoit qu’un certain nombre de livres élémentaires, faits avec clarté et avec précision, est une des choses les plus désirables pour l’avancement des sciences et des lettres.

[p. 424]

VIII. §

Dans les facultés supérieures, il y a aussi plusieurs chaires ; dans la faculté théologique, il y en a pour l’explication des livres sacrés, pour l’étude des langues sacrées, pour la polémique ou controverse, pour l’histoire ecclésiastique etc., etc., etc. Dans la faculté de droit, il y a pareillement des chaires pour l’étude du droit romain, du droit canon, du droit commun. En Allemagne l’étude du droit de la nature et des gens est fort cultivée. Elle est excellente pour le développement des bons esprits. L’étude du droit public du saint Empire et des lois qui ont fait subsister ce corps, tant bien que mal, jusqu’à ce jour, fait aussi une grande partie de l’occupation de la jeunesse ; et c’est cette chaire, suivant qu’elle est bien ou mal remplie, qui décide en partie de la réputation de l’université. Dans la faculté de médecine, les différentes chaires ont pour objet la théorie et la pratique de cette science problématique, l’anatomie, la pharmacie, la chimie, et l’histoire naturelle, qui appartient en partie à la faculté de médecine, en partie à celle de philosophie9.

IX. §

Les universités jouissent en Allemagne, et surtout dans les pays protestants, de grands privilèges et de grandes immunités. L’empereur seul a le droit de les accorder. Le souverain du pays a le soin de les fonder. Elles ont ordinairement une juridiction fort étendue sur leurs citoyens. L’université de Leipsick ne ressort que du souverain, exerce sur les siens le droit de vie et de mort. Un étudiant n’est justiciable que de l’université où il s’est fait inscrire, et le magistrat de la ville où l’université est établie n’a aucune juridiction sur lui. C’est cette importance qu’on a donnée ou laissée dans les pays protestants aux universités qui les a rendues si florissantes. Il est donc bon de les établir dans des villes qui ne soient ni capitales, ni résidences, ni port, parce [p. 425] que la présence du souverain absorbe tout, parce que le trop grand mouvement et le bruit ne causent que des distractions, parce qu’il est bon que l’université soit tout dans les endroits où elle est établie, et que l’habitant regarde l’étudiant avec quelque considération, ce qui arrivera toutes les fois que la ville tirera un profit sensible du séjour de la jeunesse.

X. §

Le chef suprême de l’université s’appelle recteur magnifique. Il est choisi parmi les professeurs par voie de scrutin, et clans les unes il exerce cette charge un an, dans d’autres six mois. Il a conservé dans les pays protestants le rang de prélat, séance et voix parmi les États du pays. En Saxe, le recteur de l’université de Leipsick est la cinquième personne après l’électeur. Dans plusieurs pays protestants, c’est l’héritier présomptif de la couronne ou de la souveraineté qui prend le titre d’honneur de recteur de l’université, et alors le recteur véritable s’appelle prorecteur. Son conseil est composé de tous les professeurs ordinaires et publics, qui se partagent l’administration des biens de l’université, et jugent avec lui tout ce qui est du ressort de sa juridiction. Cette juridiction est ordinairement très-bien exercée, puisque c’est dans le sein des universités et particulièrement des facultés de droit que se forment les juges de tous les tribunaux supérieurs et inférieurs du pays.

XI. §

Chaque faculté a des titres d’honneur qu’elle accorde avec solennité à ceux qui ont suivi ses différentes leçons pendant trois ou quatre années, et qui, au bout de ce terme, sont en état de soutenir les examens qu’on fait subir à ceux qui se présentent pour obtenir ces honneurs académiques. Cela s’appelle la promotion, qui se fait tous les ans dans les universités avec beaucoup de cérémonies. Indépendamment des examens, le candidat est obligé de soutenir publiquement des thèses, sous la ’ présidence d’un professeur, contre les attaques des autres, et ce n’est qu’après avoir subi toutes ces épreuves qu’il reçoit le bon- [p. 426] net de docteur en théologie, ou en droit, ou en médecine, ou de maître ès arts en philosophie. Il y a des pays où l’on ne peut entrer dans aucune charge quand on n’a pas pris ses degrés dans l’université. Dans d’autres on ne l’exige que de ceux qui veulent exercer la médecine et jouir du droit de tuer méthodiquement. Tout homme qui a pris ses degrés dans une université est en droit d’y donner des cours particuliers aux étudiants qui voudront le payer, quoiqu’il n’y ait que les professeurs publics de gagés et d’obligés à des leçons gratuites.

XII. §

Ordinairement les cours publics sont peu suivis, et, pour dire la vérité, peu soignés par les professeurs. Ceux-ci aiment mieux réserver tous leurs soins à leurs leçons privées, parce que celles-ci sont payées à part par les étudiants, et que les gages donnés par le gouvernement courent toujours, sans qu’on s’informe si un professeur a été exact ou non à ses leçons publiques. Cet abus, énorme en apparence, a peu d’inconvénients. La rétribution qu’un professeur exige de chaque auditeur, pour un cours de six mois ou d’un an, est bornée, dans les universités d’Allemagne, à quatre ou six écus au plus ; cela n’est pas ruineux pour les étudiants, et lorsqu’un professeur a de la réputation, il a aisément un auditoire de deux cents personnes. Il peut enseigner quatre ou six heures par jour, ce qui lui fait un sort assez considérable, sans qu’il en coûte beaucoup à chaque étudiant en particulier, et toujours relativement à ses talents et à sa capacité, parce qu’un professeur sans talents est un professeur sans auditeurs. Il faut dire aussi que s’ils négligent les leçons publiques et gratuites, ils sont, d’un autre côté, très-faciles à accorder aux pauvres étudiants sans fortune l’entrée de leurs leçons gratis.

XIII. §

En fondant la faculté de médecine d’une université, il ne faut pas oublier d’y comprendre l’établissement des chaires de chirurgie. Cette science si utile, et qui a été portée en France

[p. 427]

à un si haut degré de perfection, n’a pas encore, dans les universités des autres pays, la considération qu’elle mérite.

XIV. §

Les professeurs des différentes facultés, indépendamment de leur devoir d’enseigner, forment encore un corps particulier, qui a son travail et ses séances, et auquel ceux qui, sans être professeurs publics, ont pris leurs degrés, peuvent être agrégés. Ce travail consiste à faire des réponses aux différents mémoires qui sont adressés aux facultés, à celle de médecine par les malades et souvent par le gouvernement dans les cas d’épidémie, ou pour la police des hôpitaux et autres objets de la salubrité publique. La faculté de théologie a aussi ses pratiques. Celle de droit est la plus employée.

XV. §

C’est un très-bel usage en Allemagne que celui d’envoyer les pièces des procès les plus compliqués, les plus délicats, à quelque faculté de droit d’une université, en supprimant le nom des parties, et faisant ainsi juger le procès sous des noms supposés par la faculté ; c’est-à-dire par une assemblée de jurisconsultes, qui, ne connaissant aucun des intéressés, sont nécessairement exempts de tout soupçon de partialité, de tout parti, de toute passion quelconque qui se glisse quelquefois dans les jugements des hommes les plus intègres d’une manière imperceptible, et à eux-mêmes inconnue. Le tribunal, qui consulte ainsi la faculté (ou même les facultés de plusieurs universités sur le même procès), n’est pas obligé de suivre leur décision, il reste le maître de prononcer suivant ses principes et ses lumières ; mais dans les villes impériales, par exemple, où le magistrat est intéressé à convaincre ses sujets de la plus grande intégrité et impartialité dans l’administration de la justice, il s’en tient volontiers, et surtout dans les cas criminels, à la décision d’une faculté. Ce travail est payé, et fait un revenu assez honnête pour une faculté qui a la réputation d’être bien composée. On sent aussi que la vie des membres d’une telle [p. 428] faculté doit être laborieuse, puisqu’indépendamment des soins qu’ils donnent à l’instructin de la jeunesse, ils sont encore les oracles des tribunaux intérieurs et étrangers, et que toutes leurs décisions, devant être motivées, demandent un travail raisonné.

Plan
d’une université
pour
le gouvernement de Russie §

De l’ instruction. §

Instruire une nation, c’est la civiliser ; y éteindre les connaissances, c’est la ramener à l’état primitif de barbarie. La Grèce fut barbare ; elle s’instruisit et devint florissante. Qu’estelle aujourd’hui ? Ignorante et barbare. L’Italie fut barbare ; elle s’instruisit et devint florissante : lorsque les arts et les sciences s’en éloignèrent, que devint-elle ? Barbare. Tel fut aussi le sort de l’Afrique et de l’Egypte, et telle sera la destinée des empires dans toutes les contrées de la terre et dans tous les siècles à venir.

L’ignorance est le partage de l’esclave et du sauvage. L’instruction donne à l’homme de la dignité, et l’esclave ne tarde pas à sentir qu’il n’est pas né pour la servitude. Le sauvage perd cette férocité des forêts qui ne reconnaît point de maître, et prend à sa place une docilité réfléchie qui le soumet et l’attache à des lois faites pour son bonheur. Sous un bon souverain c’est le meilleur des sujets ; c’est le plus patient sous un souverain insensé.

Après les besoins du corps qui ont rassemblé les hommes pour lutter contre la nature, leur mère commune et leur infatigable ennemie, rien ne les rapproche davantage et ne les serre plus étroitement que les besoins de l’âme. L’instruction adoucit les caractères, éclaire sur les devoirs, subtilise les vices, les étouffe ou les voile, inspire l’amour de l’ordre, de la justice et des vertus, et accélère la naissance du bon goût dans toutes les [p. 430] choses de la vie. Les sauvages font des voyages immenses sans se parler, parce que les sauvages sont ignorants. Les hommes instruits se cherchent ; ils aiment à se voir et à s’entretenir. La science éveille le désir de la considération. On veut être désigné du doigt, et faire dire de soi : Le voilà, c’est lui10. De ce désir naissent des idées d’honneur et de gloire, et ces deux sentiments qui élèvent l’âme et qui l’agrandissent, répandent en même temps une teinte de délicatesse sur les mœurs, les procédés et les discours. J’oserais assurer que la pureté de la morale a suivi les progrès des vêtements depuis la peau de la bête jusqu’à l’étoffe de soie.

Combien de vertus délicates que l’esclave et le sauvage ignorent ! Si l’on croyait que ces vertus, fruits du temps et des lumières, sont de convention, l’on se tromperait ; elles tiennent à la science des mœurs comme la feuille tient à l’arbre qu’elle embellit.

Convaincue de ces vérités, Sa Majesté demande le plan d’une université ou d’une école publique de toutes les sciences. L’objet est de la plus grande importance, la tâche d’une étendue peut-être au-dessus de mes forces ; mais le zèle, qui quelquefois supplée au talent, a toujours excusé les défauts de l’ouvrage. J’obéis donc.

Je serai bref. Peu de lignes, mais claires ; peu d’idées, mais fécondes, s’il se peut ; poser les principes généraux ou tirer les grandes conséquences et négliger les exceptions ; surtout rien de systématique. Le meilleur des plans, en toute circonstance, mais spécialement dans celle-ci, est celui qui réunit le plus d’avantages avec le moins d’inconvénients. Une objection ne signifie rien, car à quoi n’objecte-t-on pas ? Plusieurs objections pourraient ne pas signifier davantage, puisqu’il ne serait pas impossible que le plan qui en fournirait le plus ne fût encore le meilleur.

Des auteurs qui ont écrit de l’instruction publique. §

Pour satisfaire aux ordres de Sa Majesté et répondre aussi bien que je le pouvais à la confiance dont elle m’honore, j’ai [p. 431] commencé par m’instruire de ce que les hommes les plus éclairés de ma nation ont, autrefois ou récemment, publié sur cette matière. Tous ont assez bien connu les vices de notre éducation publique, aucun d’eux qui nous ait indiqué les vrais moyens de la rectifier ; nulle distinction entre ce qu’il importe à tous de savoir et ce qu’il n’importe d’enseigner qu’à quelques-uns ; nul égard ni à l’utilité plus ou moins générale des connaissances, ni à l’ordre des études qui devrait en être le corollaire. Partout la liaison essentielle des sciences ou ignorée ou négligée. Pas le moindre soupçon que quelques-unes, nécessaires dans toutes les conditions de la société, et ne tenant à d’autres que par un fil trop long et trop délié, semblent exiger et exigent un cours séparé qui marche parallèlement au premier. Rollin, le célèbre Rollin, n’a d’autre but que de faire des prêtres ou des moines, des poètes ou des orateurs ; c’est bien là ce dont il s’agit !…

  • — Et de quoi s’agit-il donc ?
  • — Aigle de l’université de Paris, je vais vous le dire : il s’agit de donner au souverain des sujets zélés et fidèles, à l’empire des citoyens utiles ; à la société des particuliers instruits, honnêtes et même aimables ; à la famille de bons époux et de bons pères ; à la république des lettres quelques hommes de grand goût, et à la religion des ministres édifiants, éclairés et paisibles. Ce n’est point un petit objet.

L’enseignement ou l’ordre des devoirs et des études n’est point arbitraire, et la durée n’en est pas l’affaire d’un jour. Ce n’est pas une tâche facile ni pour les maîtres ni pour les élèves. On peut l’alléger sans doute, mais en faire un amusement, je n’en crois rien. Il faudrait se moquer de la simplicité de ces bonnes gens qui ont prétendu former d’honnêtes et habiles citoyens, des hommes utiles, de grands hommes, en se promenant, en causant, en plaisantant ; accoutumer la jeunesse à la pratique éclairée des vertus et l’initier aux sciences par manière de passe-temps ; oui, certes, il faudrait s’en moquer si l’on ne respectait la bonté de leur âme et leur tendre compassion poulies années innocentes de notre vie.

Ne tourmentons pas l’homme inutilement, mais ne cherchons pas à arracher toutes les épines du chemin qui conduit à la science, à la vertu et à la gloire ; nous n’y réussirions pas.

[p. 432]

Le temple de la Gloire est situé au sommet d’un roc escarpé, à côté de celui de la Science. Le chemin qui aboutit à la vertu et au bonheur est étroit et pénible. Le travail l’abrège et l’adoucit par la bonne méthode ; cherchons-la. Ne nous dissimulons point à nous-mêmes, ni aux élèves, que leurs progrès ne peuvent être que le fruit de l’opiniâtreté. Que les maîtres se consolent par l’importance du service qu’ils rendent à la patrie, et que les élèves soient encouragés par l’espoir de la récompense qui les attend : la considération publique.

On ne trompe guère impunément ni les hommes ni les enfants ; et peut-être vaudrait-il mieux exagérer à ceux-ci la difficulté de leur tâche que la leur dérober. On ne peut leur en imposer longtemps, et, désabusés une fois, ils se dégoûtent ou se découragent.

Objection et réponse. §

Mais, dira-t-on, telle est la diversité des caractères qu’il faut, à ceux-ci montrer la difficulté plus grande, à ceux-là, moindre qu’elle ne l’est. Cela se peut ; mais, pour le grand nombre, l’exacte vérité, qui est presque toujours sans fâcheuse conséquence, est à préférer à la dissimulation. Qu’ils voient donc tout l’espace qu’ils ont à parcourir, mais qu’en même temps ils soient bien persuadés et du désir et des moyens qu’on a de les secourir. Et puis leur demander à tout moment : Voulez-vous être un ignorant, un sot ?… Vous répondez que non ?… Eh bien ! soyez donc diligents et dociles.

Tous ces beaux livres d’éducation publique bien fermés, la première réflexion qui s’est offerte à ma pensée, c’est qu’autant d’hommes éclairés à qui le problème de Sa Majesté Impériale aurait été proposé, autant de solutions différentes. Le théologien aurait rapporté tout à Dieu ; le médecin, tout à la santé ; le jurisconsulte, tout à la législation ; le militaire tout à la guerre ; le géomètre, tout aux mathématiques ; le bel esprit, tout aux lettres ; et chacun eût été le pendant de Marcel11, qui croyait qu’un empire ne pouvait être que mal gouverné lorsqu’on n’y dansait pas supérieurement le menuet.

[p. 433]

Assez versé dans toutes les sciences pour en connaître le prix, pas assez profond dans aucune pour me livrer à une préférence de métier, je les ordonnerai toutes sans partialité.

Qu’est-ce qu’une Université ? §

Une université est une école dont la porte est ouverte indistinctement à tous les enfants d’une nation et où des maîtres stipendiés par l’État les initient à la connaissance élémentaire de toutes les sciences.

Je dis indistinctement, parce qu’il serait aussi cruel qu’absurde de condamner à l’ignorance les conditions subalternes de la société. Dans toutes, il est des connaissances dont on ne saurait être privé sans conséquence. Le nombre des chaumières et des autres édifices particuliers étant à celui des palais dans le rapport de dix mille à un, il y. a dix mille à parier contre un que le génie, les talents et la vertu sortiront plutôt d’une chaumière que d’un palais.

  • — La vertu !
  • — Oui, la vertu, parce qu’il faut plus de raison, plus de lumières et de force qu’on ne le suppose communément pour être vraiment homme de bien. Est-on homme de bien sans justice, et a-t-on de la justice sans lumières ?…

Moins il y a d’opulence autour du berceau de l’enfant qui naît, mieux les parents conçoivent la nécessité de l’éducation, plus sérieusement et plus tôt l’enfant est appliqué. Accoutumé au spectacle d’une vie laborieuse, la fatigue de l’étude lui en paraît moins ingrate. Les parents d’un enfant né dans la pauvreté obtiennent d’une réprimande peu ménagée ce que les caresses d’un père opulent, les larmes d’une mère ne pourraient obtenir d’un enfant corrompu par l’assurance d’une grande fortune.

Les efforts du premier se soutiennent par la sévérité dont on châtie sa négligence ou sa paresse. Sans cesse averti du sort qui l’attend s’il ne profite pas du temps et des maîtres, une menace réitérée l’aiguillonne. Lui-même ne tarde pas à pressentir d’instinct qu’il n’a rien de mieux à faire pour son bonheur que d’exceller dans la carrière qu’il suit, et qu’il a tout à espérer de ses progrès, rien de la protection ; leçon qui ne lui est que [p. 434] trop fréquemment et trop fortement inculquée par la vile et funeste prédilection des maîtres pour les enfants des riches et par leur utile sévérité pour les enfants des pauvres.

A proprement parler, une école publique n’est instituée que pour les enfants des pères dont la modique fortune ne suffirait pas à la dépense d’une éducation domestique et que leurs fonctions journalières détourneraient du soin de la surveiller ; c’est le gros d’une nation.

De l’Enseignement public. §

Mais des lois propres à la généralité des esprits ne peuvent être des lois particulières ; utiles au grand nombre, il faut nécessairement que quelques individus en soient lésés.

La capacité ou l’incapacité d’un sujet rare par son intelligence ou par sa stupidité décide la sorte d’instruction forte ou faible qui lui convient. La portée commune de l’esprit humain est la règle d’une éducation publique.

La manière d’élever cent étudiants dans une école est précisément l’inverse de la manière d’en enseigner un seul à côté de soi.

Mais si l’objet de l’enseignement et l’étendue des leçons doivent se proportionner à la pluralité, il s’ensuit que le génie qui marche à grands pas sera quelquefois sacrifié à la tourbe qui chemine ou se traîne après lui.

Mais est-ce qu’on élève le génie ? Il suffit qu’une éducation publique ne l’étouffé pas.

Qu’est-ce que notre Université ? §

Qu’était la France sous Charlemagne , l’Angleterre sous Alfred ? Celui-ci fonda les écoles d’Oxford et de Cambridge, qui se sont successivement perfectionnées, mais qui sont encore loin de ce qu’elles pourraient être.

La sottise ou l’intérêt du grand Constantin, qui résigna presque toutes les fonctions importantes de l’État aux prêtres chrétiens, a laissé des traces si profondes qu’elles ne s’effaceront peut-être jamais.

Charlemagne, né dans un temps où lire, écrire et balbutier de mauvais latin n’était pas un mérite commun, fonda notre pauvre [p. 435] université ; il la fonda gothique, elle est restée gothique telle qu’il l’a fondée ; et malgré ses vices monstrueux, contre lesquels les hommes instruits de ces deux derniers siècles n’ont cessé de réclamer et qui subsistent toujours, on lui doit la naissance de tout ce qui s’est fait de bon depuis son origine jusqu’à présent.

Un savant du XIIe et du XIIIe siècle n’était qu’un misérable ergoteur, un impertinent très-insupportable dans toute la valeur du terme ; mais cet impertinent était considéré. L’admiration, générale qu’il obtint sans la mériter soutint le désir de savoir ; le goût des futilités scolastiques passa, celui de la vraie science parut, et tous les grands hommes des siècles suivants sortirent d’autour de ces chaires qu’avaient autrefois occupées Thomas d’Aquin, Albert le Grand, Abeilard, Jean Scot, et qu’occupent aujourd’hui des maîtres à peu près leurs contemporains d’études.

De notre Faculté des arts. §

C’est dans les mêmes écoles qu’on étudie encore aujourd’hui, sous le nom de belles-lettres, deux langues mortes qui ne sont utiles qu’à un très-petit nombre de citoyens ; c’est là qu’on les étudie pendant six à sept ans sans les apprendre ; que, sous le nom de rhétorique, on enseigne l’art de parler avant l’art de penser, et celui de bien dire avant que d’avoir des idées ; que, sous le nom de logique, on se remplit la tête des subtilités d’Aristote et de sa très-sublime et très-inutile théorie du syllogisme, et qu’on délaye en cent pages obscures ce qu’on pourrait exposer clairement en quatre ; que, sous le nom de morale, je ne sais ce qu’on dit, mais je sais qu’on ne dit pas un mot ni des qualités de l’esprit, ni de celles du cœur, ni des passions, ni des vices, ni des vertus, ni des devoirs, ni des lois, ni des contrats, et que si l’on demandait à l’élève, au sortir de sa classe, qu’est-ce que la vertu ? il ne saurait que répondre à cette question, qui embarrasserait peut-être le maître ; que, sous le nom de métaphysique, on agite sur la durée, l’espace, l’être en général, la possibilité, l’essence, l’existence, la distinction des deux substances, des thèses aussi frivoles qu’épineuses, les premiers éléments du scepticisme et du fanatisme, le germe de la malheureuse facilité de répondre à tout, et de [p. 436] la confiance plus malheureuse encore qu’on a répondu à des difficultés formidables avec quelques mots indéfinis et indéfinissables sans les trouver vides de sens ; que, sous le nom de physique, on s’épuise en disputes sur les éléments de la matière et les systèmes du monde ; pas un mot d’histoire naturelle, pas un mot de bonne chimie, très-peu de choses sur le mouvement et la chute des corps ; très-peu d’expériences, moins encore d’anatomie, rien de géographie. A l’exception des premiers principes de l’arithmétique, de l’algèbre et de la géométrie, dont l’enseignement est dû à un de mes anciens maîtres12, presque rien qui vaille la peine d’être retenu et qu’on n’apprît beaucoup mieux en quatre fois moins de temps. -

Le seul avantage qu’on n’avait point en vue et qu’on remporte de nos écoles, c’est l’habitude de s’appliquer, et de s’appliquer constamment à des choses frivoles mais difficiles, habitude qui donne une merveilleuse facilité pour des objets plus importants dans toutes les fonctions de la société ; habitude qui distingue singulièrement un homme d’un autre, surtout si l’usage du inonde guérit le premier de l’ergoterie, ce qui n’arrive pas toujours.

Voilà donc le fruit de sept à huit années d’un pénible travail et d’une prison continue.

Je ne crois pas que les universités d’Allemagne soient beaucoup mieux ordonnées que les nôtres. La méthode barbare de Wolf y a perdu le bon goût.

L’école de Leyde, autrefois si vantée pour ses Vitriarius et ses Bœrhaave, n’est plus rien. Le Philopœmen de cette université, l’anatomiste Albinus vient de mourir, et le célèbre Camper, trop envié, n’a pu le remplacer.

Je reviens à notre université. A l’extrémité de cette longue et stérile avenue qu’on appelle la Faculté des arts, sur laquelle on s’est ennuyé et fatigué sans fruit pendant sept à huit ans, s’ouvrent trois vestibules par lesquels on entre ou dans la Faculté de théologie, ou dans la Faculté de droit, ou dans la Faculté de médecine.

Jusque-là, on n’avait été qu’écolier ; c’est ici qu’on prend le titre de docteur. Pour celui de docte, c’est autre chose.

[p. 437]

Questions et réponses. §

Mais tous ceux qui ont suivi l’avenue des arts jusqu’au bout entrent-ils dans une de ces trois facultés ?

  • — Non.
  • — Que deviennent-ils donc ?
  • — Paresseux, ignorants, trop âgés pouR commencer à s’instruire de quelque art mécanique, ils se font comédiens, soldats, filous, joueurs, fripons, escrocs et vagabonds.

 ;— Et ceux qui la quittent dans son trajet ?

  • — Ils ont perdu moins de temps, ils ne savent rien, mais rien du tout qui puisse leur servir ; cependant ils ne sont pas incapables de quelques professions utiles, et c’est leur ressource.

L’intention de Sa Majesté Impériale n’est pas sans doute que son université soit calquée sur ce modèle, et elle me permettra d’ajouter ni la mienne.

De notre Faculté de droit. §

Notre Faculté de droit est misérable. On n’y lit pas un mot du droit français ; pas plus du droit des gens que s’il n’y en avait point ; rien de notre code ni civil ni criminel ; rien de notre procédure, rien de nos lois, rien de nos coutumes, rien des constitutions de l’État ; rien du droit des souverains, rien de celui des sujets ; rien de la liberté, rien de la propriété, pas davantage des offices et des contrats.

  • — De quoi s’occupe-t-on donc ?
  • — On s’occupe du droit romain dans toutes ses branches, droit qui n’a presque aucun rapport avec le nôtre ; en sorte que celui qui vient d’être décoré du bonnet de docteur en droit est aussi empêché, si quelqu’un lui corrompt sa fille, lui enlève sa femme ou lui conteste son champ, que le dernier des citoyens. Toutes ses belles connaissances lui seraient infiniment utiles s’il s’appelait Mœvius ou Sempronius et que nous rétrogradions aux temps d’Honorius ou d’Arcadius ; c’est là qu’il plaiderait, supérieurement sa cause. Sous Louis XVI, il est aussi sot que l’habitant de Chaillot et bien plus sot que le paysan de Basse-Normandie. La faculté de droit n’habite plus un vieux bâtiment [p. 438] gothique, mais elle parle goth sous les superbes arcades de l’édifice moderne qu’on lui a élevé13.

De notre Faculté de théologie. §

La Faculté de théologie a réglé les études sur les circonstances présentes ; elles sont tournées vers la controverse avec les protestants, les luthériens, les sociniens, les déistes et la nuée des incrédules modernes. Elle est, elle-même, une excellente école d’incrédulité ; il y a peu de sorbonistes qui ne recèlent sous leur fourrure ou le déisme ou l’athéisme. Ils n’en sont que plus intolérants et plus brouillons ; ils le sont ou par caractère, ou par ambition, ou par intérêt, ou par hypocrisie. Ce sont les sujets de l’État les plus inutiles, les plus intraitables et les plus dangereux. Eux et leurs adhérents, prêtres ou moines, ont souvent abusé du droit de haranguer le peuple assemblé. Si j’étais souverain et que je pensasse que tous les jours de fêtes et de dimanches, entre onze heures et midi, cent cinquante mille de mes sujets disent à tous les autres et leur font croire, au nom de Dieu, tout ce qui convient au démon du fanatisme et de l’orgueil qui les possède, j’en frémirais de terreur.

Sa Majesté Impériale ne veut certainement point de ces genslà, et s’il lui faut des prêtres, elle les demande sans doute édifiants, éclairés et tranquilles.

De notre Faculté de médecine. §

Notre Faculté de médecine est la meilleure des quatre ; il y a peu de chose à rectifier. On y enseigne l’anatomie, la chirurgie, le traitement des maladies dans toutes ses branches, les éléments d’histoire naturelle, la botanique,.la chimie et la pharmacie ; il s’agirait seulement de fixer l’ordre et la durée de ces études. D’ailleurs point de pratique, et c’est un grand défaut ; combien de choses qui tiennent à l’art de guérir qu’on ne peut apprendre ni dans des livres ni dans des leçons ! Est-ce d’après * le discours d’un professeur que vous discernerez un pouls fort [p. 439] ou faible, lent ou vite, large ou serré, régulier ou sautillant, élevé ou concentré ? Quelle description assez vigoureuse peut donner la notion précise d’une sanie mûre ou crue, de bonne ou de mauvaise qualité, vieille ou nouvelle, alcalescente ou acrimonieuse ? Un jeune médecin fait donc ses premiers essais sur nous, et ne devient un homme habile qu’à force d’assassinats14. Nous avons écorché le centaure jusqu’aux genoux, mais le vieil animal marche en traînant sa peau.

Institution d’une nouvelle Université. §

Ce qui concerne l’éducation publique n’a rien de variable, rien qui dépende essentiellement des circonstances. Le but en sera le même dans tous les siècles : faire des hommes vertueux et éclairés.

L’ordre des devoirs et des instructions est aussi inaltérable que le lien des connaissances entre elles. Procéder de la chose facile à la chose difficile ; aller depuis le premier pas jusqu’au dernier, de ce qui est le plus utile à ce qui l’est moins, de ce qui est nécessaire à tous à ce qui ne l’est qu’à quelques-uns ; épargner le temps et la fatigue, ou proportionner l’enseignement à l’âge et les leçons à la capacité moyenne des esprits.

Précaution importante. §

Si le plan général est au-dessus des ressources du moment, attendre d’un avenir plus favorable son entière et parfaite exécution, mais ne rien abandonner au caprice de l’avenir ; en user avec une maison d’éducation publique comme en use un architecte intelligent avec un propriétaire borné dans ses moyens ; si celui-ci n’a point de quoi fournir subitement aux frais de tout l’édifice, l’autre creuse des fondements, pose les premières pierres, élève une aile, et cette aile est celle qu’il fallait d’abord élever ; et lorsqu’il est forcé de suspendre son travail, il laissé à la partie construite des pierres d’attente qui se [p. 440] remarquent, et entre les mains du propriétaire un plan général auquel, à la reprise du bâtiment, on se conformera sous peine de ne retirer de la dépense qu’on a faite et de celle qu’on fera qu’un amas confus de pièces belles ou laides, mais contradictoires entre elles et ne formant qu’un mauvais ensemble.

Phénomène singulier. §

N’est-ce pas un phénomène bien étonnant que des écoles d’éducation publique barbares et gothiques, se soutenant avec tous leurs défauts, au centre d’une nation éclairée, à côté de trois célèbres Académies, après l’expulsion des mauvais maîtres connus sous le nom de jésuites, malgré la réclamation constante de tous les ordres de l’État, au détriment de la nation, à sa honte, au préjudice des premières années de toute la jeunesse d’un royaume et au mépris d’une multitude d’ouvrages excellents, du moins quant à la partie où l’on s’est attaché à démontrer les vices de cette éducation.

Raison de ce phénomène. §

C’est que rien ne lutte avec tant d’opiniâtreté contre l’intérêt public que l’intérêt particulier ; c’est que rien ne résiste plus fortement à la raison que les abus invétérés ; c’est que la porte des compagnies ou communautés est fermée à la lumière générale qui fait longtemps d’inutiles efforts contre une barrière élevée pendant des siècles ; c’est que l’esprit des corps reste le même tandis que tout change autour d’eux ; c’est que de mauvais écoliers se changeant en mauvais maîtres, qui ne préparent dans leurs écoliers que des maîtres qui leur ressemblent, il s’établit une perpétuité d’ignorance traditionnelle et consacrée par de vieilles institutions ; tandis que les connaissances brillent de toutes parts, les ombres épaisses de l’ignorance continuent de couvrir ces asiles de la dispute bruyante et de l’inutilité.

Le temps des serfs n’est plus et la jurisprudence féodale est restée. La scolastique se maintient fièrement au centre de la Sorbonne. C’est la jurisprudence romaine qu’on professe clans nos écoles de droit. Tant il est important d’instituer les choses non pour le moment, mais pour toute la durée d’un empire.

[p. 441]

Des temps de Charlemagne et d’Alfred. §

Charlemagne en France, Alfred en Angleterre, ont fait à peu près ce qu’ils pouvaient faire de mieux. L’Europe entière était barbare. Il n’y avait ni sciences ni arts. Tout ce qui en avait existé autrefois était recelé dans des ouvrages anciens qu’on n’entendait pas. Dans ces circonstances, quel parti prendre ? Celui de s’occuper de la science des mots ou de l’étude des langues, clef de ces vieux sanctuaires fermés pendant tant de siècles. Mais depuis qu’on en a tiré ce qu’ils contenaient de richesses ; depuis que les arts et les sciences ont fait des progrès immenses ; que la science s’est mise à parler vulgairement, et que les idiomes anciens ne sont plus utiles qu’à quelques conditions particulières de la société, l’ordre et la nature de l’enseignement doivent être tout à fait différents ; et il serait bien singulier, pour ne rien dire de plus, qu’une école publique, une école où l’on recevrait indistinctement tous les sujets d’un empire, s’ouvrît par une étude, par une science qui ne conviendrait qu’à la moindre partie d’entre eux. A ces raisons j’en ajouterai beaucoup d’autres non moins péremptoires pour renvoyer la connaissance du grec et du latin presque à la fin du cours des études d’une université.

Position avantageuse de Sa Majesté Impériale. §

Je me contenterai d’observer ici que le moment où Sa Majesté Impériale forme le projet d’une université est très-favorable. L’esprit humain semble avoir jeté sa gourme ; la futilité des études scolastiques est reconnue ; la fureur systématique est tombée ; il n’est plus question d’aristotélisme, ni de cartésianisme, ni de malebranchisme, ni de leibnitzianisme ; le goût de la vraie science règne de toutes parts ; les connaissances en tout genre ont été portées à un très-haut degré de perfection. Point de vieilles institutions qui s’opposent à ses vues ; elle a devant elle un champ vaste, un espace libre de tout obstacle sur lequel elle peut édifier à son gré. Je ne la flatte point, je parle avec sincérité, lorsque j’assure que, sous ce point de vue, sa position est plus avantageuse que la nôtre.

[p. 442]

De l’ordre des études. §

Après cette observation, je reviens à la comparaison que j’ai faite d’un cours de la science universelle à une grande avenue à l’entrée de laquelle il se présente une foule de sujets qui crient tous à la fois : « Instruction, instruction ! Nous ne savons rien ; qu’on nous apprenne. »

La première chose que je me dis à moi-même, c’est que tous ne sont ni capables ni destinés à suivre cette longue avenue jusqu’au bout.

Les uns iront jusqu’ici ; d’autres jusque-là ; quelques-uns un peu plus loin ; mais à mesure qu’ils avanceront, le nombre diminuera.

Quelle sera donc la première leçon que je leur donnerai ? la réponse n’est pas difficile. Celle qui leur convient à tous, quelle que soit la condition de la société qu’ils embrassent.

Quelle sera la seconde ? Celle qui, d’une utilité un peu moins générale, conviendra au nombre de ceux qui me resteront.

Et la troisième, celle qui, moins utile encore que la précédente, conviendra au nombre moins grand de ceux qui m’auront suivi jusqu’ici.

Et ainsi de suite jusqu’au bout de la carrière, l’utilité de l’enseignement diminuant à mesure que le nombre de mes auditeurs diminue.

Je classerai les sciences et les études, comme notre historien naturaliste, M. de Buffon, a classé les animaux, comme il eût classé les minéraux et les végétaux. Il a parlé d’abord du bœuf, l’animal qu’il nous importe le plus de bien connaître ; ensuite du cheval ; puis de l’âne, du mulet, du chien ; le loup, l’hyène, le tigre, la panthère, occupent d’après sa méthode un rang d’autant plus éloigné dans la science, qu’ils sont plus loin de nous dans la nature, et que nous en avons eu moins d’avantages à tirer ou moins de dommages à craindre.

Qu’en arrivera-t-il ? C’est que celui qui n’aura pas eu la force ou le courage de suivre la carrière de l’université jusqu’à la fin, plus tôt il l’abandonnera, et moins les connaissances qu’il laissera en arrière, plus celles qu’il emportera, lui étaient nécessaires.

[p. 443]

J’insiste sur ce principe, il sera la pierre angulaire de l’édifice. Cette pierre mal assise, l’édifice s’écroule ; bien posée, l’édifice demeure inébranlable à jamais.

Connaissances essentielles et connaissances de convenance. §

Il y a deux sortes de connaissances : les unes que j’appellerai essentielles ou primitives, les autres que j’appellerai secondaires ou de convenance. Les primitives sont de tous les états ; si on ne les acquiert pas dans la jeunesse, il faudra les acquérir dans un âge plus avancé, sous peine de se tromper ou d’appeler à tout moment un secours étranger.

Les secondaires ne sont propres qu’à l’état qu’on a choisi.

Il y a cela d’avantageux que les connaissances primitives ne doivent être qu’élémentaires, et que les connaissances secondaires veulent être approfondies.

Les connaissances primitives approfondies donnent des connaissances d’état.

Tous les états n’exigent pas la même portion des connaissances primitives ou élémentaires qui forment la longue chaîne du cours complet des études d’une université. Il en faut moins à l’homme de peine ou journalier qu’au manufacturier, moins au manufacturier qu’au commerçant, moins au commerçant qu’au militaire, moins au militaire qu’au magistrat ou à l’ecclésiastique, moins à ceux-ci qu’à l’homme public.

Il importe donc qu’un élève ait plus ou moins suivi ce cours d’études, selon la profession à laquelle il se destinera. Par exemple, si un magistrat avait acquis toutes les connaissances primitives ou accessoires à son état, en suivant le cours de l’éducation publique jusqu’à sa fin, il renverrait moins fréquemment les affaires par devant des experts et jugerait plus sainement de la bonne ou mauvaise foi de ceux-ci.

Prenons un autre exemple moins important : le poëte. Quel est l’objet dans l’art ou dans la nature qui ne soit pas de son ressort ? Peut-on être un grand poëte et ignorer les langues anciennes et quelques-unes des langues modernes ? Peut-on être un grand poëte sans une forte teinture d’histoire, de physique et de géographie ? Peut-on être un grand poëte sans la [p. 444] connaissance des devoirs de l’homme et du citoyen, de tout ce qui tient aux lois des sociétés entre elles, aux religions, aux différents gouvernements, aux mœurs et aux usages des nations, à la société dont on est membre, aux passions, aux vices, aux vertus, aux caractères et à toute la morale ? Quelle érudition ne remarque-t-on pas dans Homère et Virgile ! Que n’avaient-ils pas étudié avant que d’écrire ? Nos poètes Corneille et Racine, moins instruits, n’auraient pas été ce qu’ils furent. Qu’est-ce ■qui distingue particulièrement Voltaire de tous nos jeunes littérateurs ? l’instruction. Voltaire sait beaucoup et nos jeunes poètes sont ignorants. L’ouvrage de Voltaire est plein de choses ; leurs ouvrages sont vides. Ils veulent chanter, ils ont du gosier ; mais, faute de connaissances, ils ne chantent que des fadaises mélodieuses.

La profession de poëte exige donc de longues études. La variété des connaissanees primitives qui lui sont nécessaires, suppose donc qu’il s’est avancé fort loin dans la carrière des écoles publiques. Le nombre des élèves s’éclaircissant à mesure que cette carrière se prolonge, il se trouve donc dans la classe la plus voisine de la fin et la plus diminuée, et tant mieux. J’en dis autant des orateurs, des érudits et des autres professions qui ne souffrent pas de médiocrité, et à qui l’instruction ne sert de rien sans le génie ; d’ailleurs peu nécessaires dans une société, même quand on y excelle.

Lorsqu’on place à la tête d’un cours d’études publiques la connaissance des langues anciennes, on annonce précisément le projet de peupler une nation de rhéteurs, de prêtres, de moines, de philosophes, de jurisconsultes et de médecins…

Plus de philosophes que de médecins, plus de médecins que d’hommes de loi, plus d’hommes de loi que d’orateurs, presque point de poëtes.

Objet d’une école publique. §

L’objet d’une école publique n’est point de faire un homme profond en quelque genre que ce soit, mais de l’initier à un grand nombre de connaissances dont l’ignorance lui serait nuisible clans tous les états de la vie, et plus ou moins honteuse dans quelques-uns. L’ignorance des lois serait pernicieuse dans [p. 445] un magistrat. Il serait honteux qu’il se connût mal en véritable éloquence.

On entre ignorant à l’école, on en sort écolier ; on se fait maître soi-même en portant toute sa capacité naturelle et toute son application sur un objet particulier.

Que doit-on remporter d’une école publique ? De bons éléments.

Objection et réponse. §

Quoi ! le cours des études d’une université n’est qu’un enseignement progressif de connaissances élémentaires ?

  • — Assurément.
  • — Mais c’est le moyen de peupler une société d’hommes superficiels !
  • — Nullement. C’est les disposer tous à devenir avec le temps des hommes profonds : à moins qu’on ne soit mal né et doué de cette prétention impertinente qui brise le propos de l’homme, instruit ; qui se jette à tort et à travers sur toute sorte de matière ; qui dit : Vous parlez géométrie ? C’est que je suis géomètre. Vous parlez de chimie ? C’est que je suis chimiste. Vous parlez de métaphysique ? Et qui est-ce qui est métaphysicien comme moi ? Vice incurable : ne craignez point que celui qui possède les principes fondamentaux se rende ridicule. Il ne parlera point à contre-temps sans s’entendre lui-même et sans être entendu, si les connaissances élémentaires sont bien ordonnées dans sa tête. On n’est ni vain de ses petites lumières, ni décidé dans ses jugements, ni dogmatique, ni sceptique à l’aventure, quand on se doute de tout ce qui resterait à savoir pour affirmer ou nier, pour approuver ou contredire. On sait de l’arithmétique sans se piquer d’être arithméticien, de la géométrie sans s’arroger le titre de géomètre, de la chimie sans interrompre Rouelle ni Darcet15.

Division commune à toute science et à tout art. §

Dans toute science ainsi que dans tout art il y a trois parties très-distinctes : l’érudition ou l’exposé de ses progrès, son [p. 446] histoire ; les principes spéculatifs avec la longue chaîne des conséquences qu’on en a déduites, sa théorie ; l’application de la science à l’usage, sa pratique.

L’érudition ou l’historique plus ou moins étendu appartient à tous. La science ou la somme des connaissances qui la constituent, et la pratique sont réservées aux gens du métier.

Différence de l’ordre des études dans un ouvrage ou dans une école. §

La distribution de l’ordre des études dans une école n’est point du tout celle qui conviendrait dans un ouvrage scientifique.

L’écrivain se laissera conduire par le fil naturel qui enchaîne toutes les vérités, qui les lie dans son esprit et les amène sous sa plume ; mais sa méthode ne peut convenir à un enseignement public.

Ou il rapportera toute la connaissance humaine aux principales facultés de notre entendement, comme nous l’avons pratiqué clans l’Encyclopédie, rangeant tous les faits sous la mémoire ; toutes les sciences sous la raison ; tous les arts d’imitation sous l’imagination ; tous les arts mécaniques sous nos besoins ou sous nos plaisirs ; mais cette vue qui est vaste et grande, excellente clans une exposition générale de nos travaux, serait insensée si on l’appliquait aux leçons d’une école, où tout se réduirait à quatre professeurs et à quatre classes : un maître d’histoire, un maître de raison, une classe d’imitation, une autre de besoin. Ici l’on ne formerait que des historiens ou des philosophes  ; là que des orateurs, ou des poëtes ou des ouvriers.

Il est encore deux points de vue sous lesquels on peut embrasser la science universelle, points de vue très-généraux, l’homme et la nature, l’homme seul et l’homme en société. Mais de l’une de ces divisions je vois éclore pêle-mêle des physiciens, des naturalistes, des médecins, des astronomes et des géomètres ; de l’autre, des historiens, des moralistes en vers et en prose, des jurisconsultes, des politiques ; la science de la robe, de l’épée et de l’église ; mais combien d’études préliminaires essentielles et communes à tous ces états !

Que conclure de là ? Que, comme je l’ai insinué plus haut, [p. 447] la chose qui va bien dans la spéculation, va mal dans la pratique, et que l’ordre de l’enseignement prescrit par l’âge, par l’utilité plus ou moins générale des élèves, le seul qui soit praticable dans une éducation publique, est aussi le seul qui s’accorde avec l’intérêt général et particulier.

Objection et réponse. §

Ce plan n’offre qu’une seule difficulté, c’est que la liaison d’une science avec celle qui la précède, son enchaînement naturel avec celle qui la suit et dont elle faciliterait l’enseignement, lui désigne une place, et que la raison d’utilité plus ou moins générale lui en fixe une autre.

Mais heureusement cette contradiction ne se présente qu’une fois ; encore la science que l’enseignement des connaissances amène dans un endroit d’où le motif d’utilité la transpose n’estelle pas d’une longue étude et ses éléments servent-ils de base à plusieurs conditions importantes. C’est le seul cas où nous nous soyons permis de nous écarter de notre principe général, la raison d’utilité.

Après ces observations théoriques sur lesquelles je ne me suis peut-être que trop étendu, je passe à l’exécution.

Plan de ce petit écrit. §

J’exposerai l’ordre selon lequel j’estime que les sciences devraient être enseignées dans une école publique. J’en donnerai le plan aussi vaste qu’il peut l’être ; je circonscrirai ce plan dans les limites ordinaires et d’usage ; je présenterai le tableau de l’un et de l’autre. Je reprendrai le plan réduit, classe par classe. J’appliquerai à chaque partie d’enseignement le principe d’utilité, et je finirai par quelques observations sur les écoles en général, la police, les maîtres, les élèves, les livres classiques, les exercices et les bâtiments.

Supposition. §

Je suppose que celui qui se présente à la porte d’une université sait lire, écrire et orthographier couramment sa langue ; je suppose qu’il sait former les caractères de l’arithmétique, ce [p. 448] qu’il doit avoir appris ou dans la maison de ses parents ou dans les petites écoles.

Je suppose que son esprit n’est pas assez avancé, et que la porte de l’université ne lui sera pas encore ouverte, s’il n’est pas en état de saisir les premiers principes de l’arithmétique, de toutes les sciences la plus utile et la plus aisée.

Je suppose que ce n’est pas sur le nombre des années, mais sur les progrès de l’entendement qu’il faut admettre ou éloigner un enfant d’une école publique des sciences.

Les enfants ne sont pas tous en état de marcher au même âge.

Plan général de l’enseignement d’une Université. §

  • Première faculté ou faculté des arts

    • Premier cours d’études

      • 1er classe.

        • L’arithmétique.
        • L’algèbre.
        • Les combinaisons ou les premiers principes du calcul des probabilités.
        • La géométrie.
      • 2e classe.

        • Les lois du mouvement et de la chut des corps.
        • Les forces centrifuges et autre.
        • La mécanique.
        • L’hydraulique.
      • 3e classe.

        • La sphère et les globes.
        • Le système du monde
        • L’astronomie avec ses dépendances comme la gnomonique, etc.
      • 4e classe.

        • L’histoire naturelle.
        • La physique expérimentale.
      • 5e classe.

        • La chimie.
        • L’anatomie.
      • 6e classe.

        • La logique.
        • La critique.
        • La grammaire générale raisonnée.
      • 7e classe.

        • La langue russe et cette langue par principes.
        • La langue esclavone.
      • 8e classe.

        • Le grec et le latin.
        • L’éloquence et la poésie.
    • Second cours d’études

      Parallèle au premier et continué pendant la même durée.

      • 1re classe

        • Premiers principes de la métaphysique ; de la distinction des deux substances ; de l’existence de Dieu ; les corollaires de cette vérité.
        • La morale
        • La religion.
      • 2e classe

        • L’histoire.
        • La géographie.
        • La chronologie et les premiers principes de la science économique, ou de l’emploi le plus avantageux de son temps et de ses talents. L’art de conduire sa maison et de conserver sa fortune.
    • 3e cours d’études

      Parallèle aux deux précédents et continué pendant leur durée.

      • 1re classe

        • Le dessin (Cette classe est commune à tous les élèves.)
    • 4e cours d’exercices.

      Parallèle aux trois premiers et continué pendant toute leur durée.

      • 1re classe.

        • La musique.
        • la danse.
      • 2e classe.

        • L’escrime.
        • Le manège ou l’équitation.
        • La nage.
  • 2e Faculté La médecine.
  • 3e Faculté La jurisprudence.
  • 4e Faculté De théologie.
  • École politique ou des affaires publiques.

  • École de génie ou art militaire.

  • École de marine.

  • École d’agriculture et de commerce.

  • École de perspective.

    • de dessin.
    • de peinture.
    • de sculpture et d’architecture.
[p. 450]

Réduction de ce plan général. §

De ce plan général je supprime le quatrième cours des exercices, parce qu’il n’est pas d’usage dans les universités d’y enseigner la musique, la danse, l’escrime, le manège ou l’équitation non plus que l’art de nager. Si ces talents qui distinguent le galant homme, l’homme du monde, du pédant et du moine, ont si peu d’importance à nos yeux qu’on ne les ait jamais fait entrer clans aucune institution publique, c’est sans doute une des suites du défaut invétéré de notre éducation monacale. Il y a près de neuf cents ans que nous ne voyons aux étudiants que la soutane et le froc.

Je supprime l’école de politique ou des affaires étrangères, quoiqu’elle ait bien ses connaissances préliminaires, parce qu’on doit les supposer aux secrétaires et conseillers d’ambassade qu’on envoie dans les cours étrangères où ils achèvent leur apprentissage.

Je supprime l’école de génie ou de l’art militaire, parce que S. M. Impériale a une école de cadets où je présume que la jeunesse destinée aux armes reçoit les instructions et pratique les exercices propres à cet état en attendant qu’elle aille se perfectionner dans les camps.

Je supprime l’école de marine, parce que de même qu’elle a ses cadets de terre elle a ses cadets de mer.

Je cède bien ridiculement à l’usage, et il faut que je sois étrangement subjugué par la routine pour supprimer l’école de l’agriculture et du commerce, les deux objets les plus importants de la société, l’art qui donne le pain, le vin, les aliments, qui fournit la matière première à toute industrie, à la consommation, aux échanges de citoyen à citoyen et aux échanges de société à société.

Toutes ces écoles supprimées sont plus ou moins nécessaires. Qu’elles fassent ou ne fassent point corps avec celles de l’université, un jour elles ne s’en établiront pas moins dans les villes de l’empire, mais isolées, mais sans être assujetties à aucune méthode raisonnée d’enseignement, ce qui n’en sera pas mieux.

Plan réduit de l’enseignement d’une Université. §

  • Faculté des arts

    • 1er cours d’études

      • 1er classe.

        • L’arithmétique.
        • L’algèbre.
        • Le calcul des probabilités.
        • La géométrie.
      • 2e classe.

        • Les lois du mouvement et de la chut des corps.
        • Les forces centrifuges.
        • La mécanique et l’hydraulique.
      • 3e classe.

        • La sphère et les globes.
        • L’astronomie avec ses dépendances comme la gnomonique, etc.
      • 4e classe.

        • L’histoire naturelle.
        • La physique expérimentale.
      • 5e classe.

        • La chimie.
        • L’anatomie.
      • 6e classe.

        • La logique, la critique.
        • Grammaire générale raisonnée.
      • 7e classe.

        • La langue russe et la langue esclavone par principes.
      • 8e classe.

        • Le grec et le latin.
        • L’éloquence et la poésie.
    • 2e cours d’études

      Parallèle au premier et continué pendant la même durée.

      • 1re classe

        • Premiers principes de la métaphysique, de la distinction des deux substances, de l’existence de Dieu, etc.
        • La morale
        • La religion naturelle.
        • La religion révélée.
      • 2e classe

        • L’histoire et la mythologie.
        • La géographie.
        • La chronologie.
        • Les premiers principes de la science économique ou de l’emploi de son temps et de ses talents, ou l’art de conduire sa maison ou de conserver et d’accroître sa fortune.
      • 3e cours d’études

        Parallèle aux deux précédents et continué pendant leur durée.

        • 1re classe

          • De perspective.
          • De dessin et premiers principes d’architecture ou plutôt de l’art de bâtir.
  • 2e Faculté De médecine.
  • 3e Faculté De jurisprudence.
  • 4e Faculté De théologie.
[p. 452]

Facultés. §

Je viens de donner le plan d’une université telle que je la voudrais  ; mais ensuite, réduisant ce plan pour le rendre praticable, je partage cette université en quatre facultés : 1° la faculté des arts ; 2° la faculté de médecine ; 3° la faculté de jurisprudence ; 4° la faculté de théologie. Ces trois dernières facultés ayant pour objet des sciences et des professions particulières, c’est dans la première, la faculté des arts, que se trouve compris l’ensemble des études applicables à la généralité de ceux qui étudient.

Cette faculté se divise en trois cours d’études à suivre parallèlement. Le premier cours, divisé en huit classes, comprend les sciences mathématiques, les sciences naturelles, les sciences logiques, les langues et la rhétorique.

Le second cours, divisé en deux classes, comprend les premiers principes de la métaphysique, la morale, la religion naturelle et révélée, l’histoire, la géographie, les premiers principes de la science économique.

Le troisième cours ne se compose que d’une classe où l’on enseigne le dessin et les principes de l’architecture.

I. Faculté des arts.
Premier cours d’études. §

Première classe. §

L’arithmétique, l’algèbre, le calcul des probabilités, la géométrie. §

Je commence l’enseignement par l’arithmétique, l’algèbre et la géométrie, parce que, clans toutes les conditions de la vie, depuis la plus relevée jusqu’au dernier des arts mécaniques, on a besoin de ces connaissances. Tout se compte, tout se mesure. L’exercice de notre raison se réduit souvent à une règle de trois. Point d’objets plus généraux que le nombre et l’espace.

Savoir de la géométrie ou être géomètre sont deux choses très-diverses. Il est donné à peu d’hommes d’être géomètres ; il est donné à tous d’apprendre de l’arithmétique et de la géo- [p. 453] métrie. Il ne faut qu’un sens ordinaire ; et l’enfant de treize ans qui n’est pas capable de cette étude, n’est bon à rien ; il faut le renvoyer.

Je crois qu’il est plus aisé d’apprendre l’arithmétique et la géométrie élémentaire qu’à lire ; les lettres de l’alphabet ont fait verser aux enfants plus de larmes comme caractères de l’écriture, qu’elles ne leur en feront verser comme signes algébriques. .

Les enfants apprennent des jeux qui demandent plus de mémoire, de combinaison et de finesse que la géométrie.

L’usage journalier de la vie les a tous disposés, depuis le premier instant de leur naissance jusqu’au moment de leur entrée dans l’école, à l’arithmétique et à la géométrie. Ils n’ont cessé d’ajouter, de soustraire, de mesurer.

L’algèbre, dont le nom n’effraye plus, n’est qu’une arithmétique plus générale que celle des nombres, aussi claire et plus facile ; ce ne sont que les mêmes opérations, mais plus simples.

Les exemples d’enfants initiés à l’âge de quinze ou seize ans aux éléments de la géométrie transcendante et du calcul infinitésimal, ne sont point rares.

Je sors à l’instant de l’exercice d’un jeune homme appelé Guéneau de Montbéliard16, qui a soutenu au collège d’Harcourt une thèse sur les calculs intégral et différentiel ; ce jeune homme n’a pas encore seize ans, et il a été assujetti à tous les autres exercices du collège. Ce n’est que le fruit de son étude particulière.

M. D’Alembert assurera à Votre Majesté Impériale en avoir entendu, il y a quelque temps, un autre du même âge répondre publiquement et pertinemment à tout ce qu’il est possible de savoir aujourd’hui dans la science mathématique.

On lui en a présenté un troisième qui n’avait pas plus de dix ans, qui s’était accoutumé de lui-même à exécuter de tête les calculs arithmétiques les’ plus effrayants. D’Alembert lui demanda combien il y avait de secondes clans une année ; tandis que l’enfant rêvait à la question, D’Alembert la résolvait la plume à la main. L’enfant eut aussitôt fait que lui, avec cette [p. 454] différence que le grand géomètre ne compta que l’année commune, et que l’enfant avait calculé cette année et l’année bissextile 17. Je crois qu’il s’est chargé de l’éducation de cet enfant qui ne s’est montré dans le reste qu’un sujet ordinaire.

Pascal avait trouvé un certain nombre de propositions d’Euclide à l’âge où l’on appelle un cercle un rond, une ligne une barre  ; et pourquoi un autre enfant n’entendrait-il pas ce que Pascal inventa ?

Un enfant ne peut guère entrer trop jeune dans les petites écoles. Il n’en est pas ainsi des écoles de l’université où il restera plus ou moins de temps, selon sa capacité naturelle et ses progrès.

On ne peut commencer trop tôt à rectifier l’esprit de l’homme, en le meublant de modèles de raisonnement de la première évidence et de la vérité la plus rigoureuse. C’est à ces modèles que l’enfant comparera dans la suite tous ceux qu’on lui fera, et dont il aura à apprécier la force ou la faiblesse, en quelque matière que ce soit.

C’est surtout en mathématiques que toutes les vérités sont identiques ; toute la science du calcul n’est que la répétition de cet axiome, un et un font deux ; et toute la géométrie n’est que la répétition de celui-ci, le tout est plus grand que sa partie.

La géométrie est la meilleure et la plus simple de toutes les logiques, la plus propre à donner de l’inflexibilité au jugement et à la raison.

C’est la lime sourde de tous les préjugés populaires, de quelque espèce qu’ils soient. Si le profond géomètre Euler est resté une bonne vieille femme, c’est un cas aussi extraordinaire que celui de Pascal.

Un peuple, est-il ignorant et superstitieux ? apprenez aux enfants de la géométrie et vous verrez avec le temps l’effet de cette science.

Le premier chez les Anciens qui démontra par quelques règles de trigonométrie que la lune ou Diane était plus grande que le Péloponèse, fit grincer les dents aux prêtres du paganisme.

[p. 455]

Newton disait que le socinianisme ou la doctrine des unitaires lui semblait plus géométrique.

Si l’on croit que l’étude des mathématiques dessèche le cœur et l’esprit, cela ne peut être vrai que d’une étude habituelle  ; encore cela est-il vrai ?

Si l’on croit que la méthode des géomètres n’est pas applicable à tout, on se trompe ; si l’on prétend qu’il ne faut pas l’appliquer à tout, on a raison. Chaque sujet a sa manière d’être traité ; la méthode géométrique serait trop sèche pour les matières d’agrément, et nos langues sont trop imparfaites pour s’y prêter, les acceptions des mots trop vagues, trop indéterminées pour comporter cette rigueur. Mais si l’on doit souvent se dispenser de l’employer, il ne faut jamais la perdre de vue ; c’est la boussole d’un bon esprit, c’est le frein de l’imagination18.

En quelque matière que ce soit, si l’on a porté la conviction jusqu’à un certain point, on s’écrie : Cela est démontré géométriquement. Il ne s’agit pourtant pas de géométrie.

L’étude de la géométrie conduit imperceptiblement à l’esprit d’invention.

Si nos dictionnaires étaient bien faits ou, ce qui revient au même, si les mots usuels étaient aussi bien définis que les mots angles et carrés, il resterait peu d’erreurs et de disputes entre les hommes. C’est à ce point de perfection que tout travail sur la langue doit tendre.

Rien de ce qui est obscur ne peut satisfaire une tête géométrique  ; le désordre des idées lui déplaît et l’inconséquence la blesse.

Si l’on a souvent reproché au géomètre d’avoir l’esprit faux, c’est que, tout entier à son étude, les choses de la vie lui sont inconnues19.

[p. 456]

Tous les raisonnements du géomètre finissent par ces mots : ce qu’il fallait démontrer. Tous les raisonnements qu’on fait soit en discourant, soit en écrivant, devraient finir par la même formule ; mais, tout étant égal d’ailleurs, celui qui ne l’a jamais employée à faux sera le vrai juge du droit qu’on a de s’en servir.

J’ai ajouté à l’arithmétique, à l’algèbre et à la géométrie la science, des combinaisons ou le calcul des probabilités, parce que tout se combine et que, hors des mathématiques, le reste n’est que probabilité ; que cette partie de l’enseignement estd’un usage immense dans les affaires de la vie ; qu’elle embrasse et les choses les plus graves et les choses les plus frivoles ; qu’elle s’étend à nos vues d’ambition, à nos projets de fortune et de gloire, et à nos amusements, et que les éléments n’en sont pas plus difficiles que ceux de l’arithmétique.

Il y a un petit traité d’Huygens20 qu’on pourrait rendre encore plus clair et plus simple. Il ne faudrait pas manquer d’en faire l’application aux jeux de hasard. Par une sorte de vanité qui n’est pas la moins insensée, l’homme met souvent à ses jeux, à la Plus dangereuse et la plus frivole de ses occupations, plus d’importance qu’à ses affaires d’intérêt. Cet essai d’analyse piquerait singulièrement la curiosité des enfants.

La science des probabilités a lieu jusque clans les matières de législation. On peut demander, par exemple, quelle est la durée de l’absence après laquelle un citoyen peut être censé mort civilement.

C’est elle qui règle tout ce qui appartient aux assurances, aux tontines, aux loteries, aux rentes constituées sur une ou plusieurs tètes, à la plupart des objets de finance et de commerce.

C’est elle qui indique le parti le plus sûr ou le moins incertain, et qui console lorsque l’événement ne répond pas à une attente bien fondée.

Toute notre vie n’est qu’un jeu de hasard ; tâchons d’avoir la chance pour nous.

[p. 457]

Des livres classiques de cette première classe. §

(L’arithmétique.) Il y a tant d’éléments d’arithmétique, qu’on n’aura que l’embarras du choix.

Rivard21 en a composé à l’usage de nos collèges.

( L’algèbre. ) Le même auteur a publié aussi des Eléments d’algèbre qu’on enseigne dans nos écoles.

Ceux de Clairaut22 sont peut-être un peu trop forts.

(La géométrie.) Pour les Eléments de géométrie23où cet habile mathématicien s’est laissé conduire clans l’enchaînement des propositions par les usages de la vie, ils sont excellents.

(Le calcul des probabilités.) J’ai déjà cité l’Art de conjecturer 24 d’Huygens.

L’Analyse des chances25 , par Moivre, est trop profonde et trop étendue.

Que le maître lise, mais que l’élève ignore jusqu’au nom de l’Analyse des jeux de hasard, par Montmaur.

Deuxième classe. §

Les lois du mouvement, la chute des graves libres ou
sur des plans inclinés, les forces centrifuges et
d’attraction, la mécanique et l’hydraulique. §

Les lois du mouvement et de la chute des corps, perpendiculaire ou oblique, sont des connaissances préliminaires de la mécanique, science de première utilité. Il n’y a pas un seul art qui n’en sente la nécessité. Nous ne faisons pas un pas dans la société, dans les rues, à la ville, à la campagne, sans y rencontrer des machines.

Le traité de l’équilibre et du mouvement des fluides a des applications immenses.

[p. 458]

On n’entreprend rien de grand et de petit sans les connaissances de l’hydraulique qui dirigent les canaux, les pompes, les aqueducs, les moulins, etc.

L’art d’employer l’air, l’eau, la terre ou la pesanteur et le feu, est l’art d’épargner le temps et les bras de l’homme qui en fait ses domestiques. Ce sont quatre esclaves du Hollandais.

Ici la liaison des sciences et leur utilité concourent à fixer le rang que j’ai donné à la mécanique et à l’hydraulique, après l’arithmétique, l’algèbre et la géométrie.

Livres classiques de la deuxième classe. §

(Les lois du mouvement, de la chute des corps et les forces.) Je ne connais aucun traité élémentaire sur ces objets particuliers, mais il n’y a guère d’auteur de mécanique qui n’en ait fait les préliminaires de son ouvrage.

Ce sont les premières propositions de l’Introduction à la vraie physique de Keill26.

(La mécanique.) Il y a les Principes de mécanique de Varignon 27.

Un Théorème général de Newton qui réduit toutes les machines au levier.

Pour les maîtres, la savante Dynamique de D’Alembert28. Pour les élèves les Éléments de mécanique de Trabaud29 ; ouvrage à l’usage de nos écoles.

(L’hydraulique.) Les Éléments d’hydraulique, du même auteur30, sont enseignés par quelques-uns de nos professeurs.

Qui est-ce qui ne connaît pas le petit Traité de l’équilibre des liqueurs de Pascal, et la profonde Hydrodynamique31 de D’Alembert ?

De mon temps on vantait beaucoup l’Hydraulique de

[p. 459]

Mariotte32 ; mais peut-être que tous ces ouvrages ont vieilli et qu’on en a publié de meilleurs qui ne me sont pas connus. La bibliographie33 est une partie de la science du professeur.

Troisième classe. §

La sphère et les globes, le système du monde, le calcul
des éclipses, le mouvement des corps célestes ou
l’astronomie, la gnomonique. §

L’homme de mer ne peut se passer des connaissances qui précèdent, et moins encore de celles-ci. Elles sont essentielles aux géographes par état. Le voyageur en doit être plus ou moins instruit.

Il serait honteux pour un homme élevé de ne rien savoir ni du globe sur lequel il marche, ni de la voûte sous laquelle il se promène.

Si le Créateur n’a marqué plus fortement nulle part la grandeur de sa puissance que dans l’ordonnance des cieux, l’homme n’a marqué nulle part plus fortement l’étendue de son esprit que dans les progrès de l’astronomie.

Rien de plus simple et de plus ingénieux que l’art de construire des cadrans, de tracer une méridienne, d’élever un gnomon, de construire des globes et des sphères ; des planisphères qui indiquent à chaque instant l’état du ciel, l’œuvre principale du Créateur, imité et réduit par la créature dans un espace de quelques pieds.

J’avouerai toutefois que je pourrais bien avoir oublié ici la raison de l’utilité plus ou moins générale, pour céder à la liaison des connaissances.

Les études de cette classe sont purement géométriques. Les élèves ont appris tout ce qu’il faut pour s’y appliquer. Le temps qu’ils y emploieront ne sera pas long, c’est l’affaire de quelques mois.

[p. 460]

D’ailleurs, il y a deux remèdes ; l’un de faire passer tout de suite un certain nombre d’élèves de la seconde classe à la quatrième ; l’autre de détacher ces études du premier cours, et de les renvoyer au second, qui se fait en même temps, marcher sur la même ligne, et où elles se lieront très-bien à la géographie et à la chronologie. Cependant j’incline à les laisser où je les ai placées.

Livres classiques de la troisième classe. §

(La sphère.) Il y a un petit Traité de la sphère et du calendrier 34 par Rivard, qui l’a composé à l’usage de nos écoles.

(Les globes.) Un bon Traité des globes par Bion35.

(L’astronomie.) Une Introduction à la véritable astronomie36 par Keill.

Les Institutions astronomiques de Gregory37, que les maîtres liront.

Pour les élèves, cent bons abrégés de la Philosophie de Newton.

L’Astronomie de Keill, traduite, commentée, et pas toujours entendue par Le Monnier, ouvrage qui, malgré ce défaut, n’est pas sans mérite.

L’Astronomie de Deslancles38.

(La gnomonique. ) Une fort bonne Gnomonique39 de Deparcieux (dont on a aussi un Traité des probabilités de la vie humaine) où la formule générale et les tables sont de moi, comme l’auteur a eu l’honnêteté d’en convenir. Mon manuscrit s’est égaré à sa mort.

On n’oriente ni les édifices publics ni les édifices particuliers, on ne trace ni méridienne ni cadrans sans éléments d’astronomie ; il est cependant plus important de connaître les lois et les mœurs de son pays que la théorie de la lune ou des

[p. 461]

comètes, mais les sciences sont si faciles de nos jours, et les enfants ont tant de temps devant eux !

Quatrième classe. §

L’histoire naturelle, la physique expérimentale. §

Rien de plus utile et de plus intéressant que l’histoire naturelle, point de science plus faite pour les enfants ; c’est un exercice continu des yeux, de l’odorat, du goût et de la mémoire.

Entre les conditions subalternes de la société, il n’y en a point à laquelle l’histoire naturelle ne fût plus ou moins utile ; tout ce qu’on voit, tout ce qu’on touche, tout ce qu’on emploie, tout ce qu’on vend, tout ce qu’on achète, est tiré des animaux, des minéraux ou des végétaux.

C’est le catalogue des richesses que la nature a destinées à nos besoins et à nos fantaisies. Les animaux nous servent ou nous nuisent, et ils sont bons à connaître et pour les avantages que nous en retirons, et pour les dommages que nous en avons à craindre. Les minéraux et les métaux sont employés dans tous nos ateliers ; ils nous défendent sous la forme d’armes, ils abrègent nos travaux comme instruments, ils nous sont commodes comme ustensiles. Les végétaux nous alimentent ou nous récréent.

C’est en étudiant l’histoire naturelle que les élèves apprendront à se servir de leurs sens, art sans lequel ils ignoreront beaucoup de choses, et ce qui est pis, ils en sauront mal beaucoup d’autres : art de bien employer les seuls moyens que nous ayons de connaître ; art dont on pourrait faire d’excellents éléments, préliminaires de toute espèce d’enseignement.

La physique expérimentale est une imitation en petit des grands phénomènes de la nature, un essai de ses principaux agents, l’air, l’eau, la terre, le feu, la lumière, les solides, les fluides, le mouvement. Point de mécanique sans géométrie, point de physique expérimentale sans quelque teinture de mécanique.

La physique expérimentale s’introduit encore dans presque tous les ateliers des artistes. L’étude en est utile, agréable et facile. Point de machines sans calcul de la solidité et de la fra- [p. 462] gilité, de la pesanteur et de la légèreté, de la mollesse et de la dureté, de la raideur et de la flexibilité, de l’humidité et de la sécheresse, du frottement et de l’élasticité. Les élèves verront les phénomènes, mais ils en ignoreront la raison sans les connaissances préliminaires des deux premières classes.

Livres classiques de la quatrième classe. §

(L’histoire naturelle.) Les institutions d’histoire naturelle sont à faire ; il faudrait en donner la tâche à M. D’Aubenton, garde du cabinet d’histoire naturelle du roi.

Les Dictionnaires de Bomare40 sont peu de chose. Rien n’est plus contraire à l’ordre d’enseignement que l’ordre alphabétique ; rien ne s’y assujettit moins que l’histoire naturelle, qui a toujours été l’asile des méthodes. On n’étudie pas dans un diction- . naire, on le consulte. Jusqu’à ce qu’on ait mieux, les livres de Bomare ne sont pas à dédaigner.

Il y a un petit traité de l’art de transporter au loin et de conserver dans le cabinet des pièces d’histoire naturelle, par M. Turgot, le frère du contrôleur général actuel41.

L’Abrégé de l’ Histoire naturelle fait par l’auteur même, M. de Buffon, est encore trop long pour les écoles.

Les deux Dictionnaires de Lemery42 retouchés par un habile homme seraient à préférer à celui de Bomare. Le Système de la Nature par Linnœus.

Les Institutions de botanique, par Tournefort.

Une foule de minéralogistes qui ont écrit en allemand ou qui ont été traduits43 de cette langue en français.

La Minéralogie de Vallerius44, etc.

(La physique expérimentale.) Le Cours de l’abbé Nollet45, l’ouvrage de Muschenbrœck46, les Traités de Haies, l’Optique

[p. 463]

de Newton. L’optique, la dioptrique, la catoptrique ne sont que trois problèmes généraux à résoudre. Combien l’algèbre abrège de discours et de temps !

J’ébauche, j’indique les sources où mes maîtres ont puisé, où j’ai puisé après eux. Beaucoup d’autres plus limpides et plus abondantes peuvent m’être inconnues.

Cinquième classe. §

La chimie, l’anatomie. §

L’histoire naturelle introduit à la chimie, de même que la physique expérimentale, la mécanique et l’hydraulique, à l’étude du corps humain, la plus belle des machines, ainsi que la plus essentielle à connaître pour nous, dont elle est une bonne portion.

Le chimiste Becker a dit que les physiciens n’étaient que des animaux stupides qui léchaient la surface des corps, et ce dédain n’est pas tout à fait mal fondé. Rien n’est simple dans la nature, la chimie analyse, compose, décompose ; c’est la rivale du grand ouvrier. L’athanor47 du laboratoire est une image fidèle de l’athanor universel. C’est dans le laboratoire que sont contrefaits l’éclair, le tonnerre, la cristallisation des pierres précieuses et des pierres communes, la formation des métaux, et tous les phénomènes qui se passent autour de nous, sous nos pieds, au-dessus de nos têtes.

Quel est l’art mécanique où la science du chimiste n’entre pas ?

L’agriculteur, le métallurgiste, le pharmacien, le médecin, l’orfèvre, le monnayeur, etc., peuvent-ils s’en passer ?

S’il n’y avait que trois sciences à apprendre, et que le choix s’en fît pour nos besoins, ils préféreraient la mécanique, l’histoire naturelle et la chimie.

Les arts mécaniques sont stationnaires par l’ignorance des ouvriers ; ils dégénèrent par leur intérêt mal entendu.

Livres classiques de la cinquième classe. §

(La chimie.) Il y a des éléments de chimie sans nombre ; il y en a en français, il y en a en allemand.

[p. 464]

Mais ce qu’il y aurait de mieux à faire, ce serait de se procurer les cahiers de Rouelle revus, corrigés et augmentés par son frère et le docteur Darcet, et de leur enjoindre de faire l’application des principes aux phénomènes de la nature et à la pratique des ateliers, moyens de perfectionner la physique et d’éclairer les arts mécaniques.

(L’anatomie.) Il y a une petite Analomie fort courte par Kulm. Il y a mieux, c’est l’Anatomie d’IIeister, traduite, commentée et amplifiée par Senac48.

Pour les maîtres la grande Physiologie de Haller : pour les élèves ses premiers Linéaments de physiologie49.

Ici on est trop riche et trop pauvre ; trop riche en traités, trop pauvre en bons abrégés ; les traités sont trop étendus, les abrégés sont mal faits.

Le professeur en anatomie et physiologie serait obligé de finir son cours par quelques leçons sur l’art de fortifier le corps et de conserver sa santé, et de ne pas oublier la longue liste de souffrances que l’homme intempérant se prépare.

Et puisque l’idée qui suit se présente à ma pensée, il vaut encore mieux que je l’indique que de l’omettre.

Je désirerais que le professeur, en quelque genre que ce fût, terminât son cours par un abrégé historique de la science, depuis son origine jusqu’à l’endroit où il aura laissé les élèves. Poussé plus loin, ils ne l’entendraient pas.

Sixième classe. §

La logique et la critique, la grammaire générale et raisonnée. §

La logique est l’art de penser juste, ou de faire un usage légitime de ses sens et de sa raison, de s’assurer de la vérité des connaissances qu’on a reçues, de bien conduire son esprit dans la recherche de la vérité, et de démêler les erreurs de l’ignorance ou les sophismes de l’intérêt et des passions : art sans lequel toutes les connaissances sont peut-être plus nuisibles qu’utiles à l’homme, qui en devient ridicule, sot ou méchant.

[p. 465]

C’est assurément par la logique qu’il faudrait commencer, c’est-à-dire par la perfection de l’instrument dont on doit se servir, si cet enseignement abstrait était à la portée des enfants ; mais ; parvenus jusqu’ici, ils y auront été préparés par un suffisant exercice de leur raison.

La critique-est l’art d’apprécier les différentes autorités, assez souvent contradictoires, sur lesquelles nos connaissances sont appuyées. .

Il y a l’autorité des sens et celle de la raison.

L’autorité de l’expérience et celle de l’observation.

Le danger de l’analogie.

L’examen des témoins ; le témoin oculaire, l’historien contemporain, l’historien moderne de faits anciens , les écrivains en tout genre, les philosophes, les orateurs, les poètes, les nations, la tradition.

L’examen des faits naturels ou prodigieux.

Le traité de la probabilité, de l’existence, de l’évidence, de la vraisemblance, de la certitude, de la persuasion, de la conviction, du doute.

L’examen des opinions et des systèmes… En un mot le traité des lieux philosophiques (Loci philosophici) comme le théologien Melchior Canus a fait le traité des Lieux théologiques. Ouvrage de la plus grande importance dont il n’y a pas encore la première page d’écrite.

Les éléments de la logique et de la critique conduisent à l’étude de l’histoire et des belles-lettres ; et la grammaire générale raisonnée est l’introduction à l’étude de toutes les langues particulières.

Quelque variété apparente qu’il y ait entre les langues, si l’on examine leur objet d’être la contre-épreuve de tout ce qui se passe clans l’entendement humain, on s’apercevra bientôt que c’est une même machine soumise à des règles générales, à quelques différences près, de pure convention, dont une langue par gestes trouverait les équivalents.

Le traité de ces règles générales s’appelle grammaire générale raisonnée ; celui qui la possède a la clef des autres, et il est prêt à étudier avec intelligence, et à apprendre avec rapidité, quelque langue particulière que ce soit.

J’ai placé cette étude après la logique, qui s’occupe des [p. 466] mots, de leurs acceptions, de leur ordre dans la proposition, et de l’ordre de la proposition clans le raisonnement, parce que la grammaire générale raisonnée n’est qu’une application trèssubtile de la logique, ou de l’art de penser, à la grammaire ou à l’art de parler. »

Livres classiques de la sixième classe. §

(La logique.) Il y a la Logique de Port-Royal.

L’abrégé du livre de l’Entendement humain de Locke.

La Recherche de la Vérité, par Malebranche.

La Méthode de Descartes.

L’ouvrage de Crouzas50.

Mais surtout le petit livre de l’Entendement ou de la Nature humaine, par Hobbes51, ouvrage court et profond, antérieur à tous les auteurs que j’ai cités, et qui ont délayé ses lignes substantielles en une multitude de pages exsangues. C’est un chef-d’œuvre de logique et de raison.

(La critique.) Il y a l’ouvrage de Le Clerc52, je n’en connais point d’autres.

(La grammaire générale raisonnée.) C’est un ouvrage à faire. Elle suppose une érudition profonde, une dialectique peu commune, un maître versé dans presque toutes les langues connues, un Gebelin53 ou quelque autre.

Celle de Port-Royal n’est qu’un essai superficiel, elle peut toutefois servir de modèle’ et de guide, la bonne édition est celle de feu M. Duclos54 , secrétaire de l’Académie française.

Les Tropes de Dumarsais, quoique restreints à notre langue, sont remplis d’excellentes observations communes à toutes.

L’ouvrage de M. le président de Brosses sur l’Origine et la formation des Langues55 est d’un excellent esprit.

[p. 467]

J’en dirais autant de la Grammaire française de Beauzée si l’auteur avait eu plus de clarté dans le discours et plus de goût dans le choix des exemples.

Il y a la Grammaire de l’abbé Girard56, parsemée alternativement de pages d’un précieux qui fait rire et de pages d’une fermeté de style et de raison qui surprend ; on croirait que l’ouvrage est de deux mains.

Ses Synonymes57 sont un petit chef-d’œuvre original de finesse, de bon goût et de morale.

Si l’on jugeait à propos de reléguer la grammaire générale raisonnée après l’étude des grammaires et des langues particulières, ou du moins jusqu’au moment où les élèves posséderaient une langue étrangère ancienne ou moderne, avec laquelle ils pourraient comparer la syntaxe de la leur, je ne m’y opposerais pas ; la méthode qui remonte des faits particuliers aux premiers principes, est peut-être à préférer ici à la méthode qui descend des premiers principes aux cas particuliers.

Mais lorsque je considère qu’il ne s’agit point d’un objet entièrement nouveau, que nous possédons tous une langue maternelle, que le long exercice de la parole nous dispose dès notre enfance à l’étude de ces principes, ou à leur application à l’idiome qui nous est familier, et dont nous avons appris les éléments de nos parents, lorsqu’ils environnaient notre berceau, ou qu’ils nous portaient dans leurs bras ; lorsque je vois la liaison étroite de cette science avec la logique, je la laisse où je l’ai placée.

Septième classe.

La langue russe et la langue slavonne par principes. §

A l’étude de la grammaire générale raisonnée je fais succéder celle de la langue de son pays, car s’il faut écrire et parler correctement une langue c’est la sienne. Je ne dirai rien sur ces deux langues qui me sont inconnues, pas davantage sur les livres classiques, les grammaires et les dictionnaires.

Je remarquerai seulement que chez toutes les nations, la [p. 468] langue a dû ses progrès aux premiers génies ; c’était le résultat des efforts qu’ils faisaient pour rendre fortement et clairement leurs pensées. C’est Rabelais, Marot, Malherbe, Pascal et Racine qui ont conduit celle que nous parlons au point où elle est.

Si la précision et la clarté sont les deux qualités principales d’une langue, toutes doivent prendre pour modèle la langue française ; si c’est l’énergie, c’est autre chose.

Presque point de milieu dans un ouvrage français, il est bien, très-bien ou très-mal écrit. Souvent la beauté ou la nouveauté des idées couvre les vices du style.

Personne n’est plus en état de remplir ce paragraphe que Sa Majesté Impériale ; elle s’inscrira quand il lui plaira parmi les protecteurs de la langue russe.

Huitième classe.

Le grec et le latin, l’éloquence et la poésie
ou l’étude des belles-lettres. §

La gloire littéraire est le fondement de toutes les autres : les grandes actions tombent dans l’oubli ou dégénèrent en fables extravagantes, sans un historien fidèle qui les raconte, un grand orateur qui les préconise, un poète sacré qui les chante, ou des arts plastiques qui les représentent à nos yeux. Personne n’est donc plus intéressé à la naissance, aux progrès et à la durée des beaux-arts, que les bons souverains.

Ce sont les lettres et les monuments qui marquent les intervalles des siècles qui se projetteraient les uns sur les autres, et ne formeraient qu’une nuit épaisse à travers laquelle l’avenir n’apercevrait plus que des fantômes exagérés, sans les écrits des savants qui distinguent les années par le récit des actions qui s’y sont faites. Le passé n’existe que par eux ; leur silence replonge l’univers dans le néant ; la mémoire des aïeux n’est pas ; leurs vertus restent sans honneur et sans fruit pour les neveux, le moment où ces cygnes paraissent est comme l’époque de la création.

Cependant il y a bien de la différence entre celui qui agit et celui qui parle, entre le héros et celui qui le chante : si le premier n’avait pas été, l’autre n’aurait rien à dire. Certes la [p. 469] belle page est plus difficile à écrire que la belle action à faire58 ; mais celle-ci est d’une bien autre importance.

Les beaux-arts ne font pas les bonnes mœurs ; ils n’en sont que le vernis.

Il faut qu’il y ait des orateurs, des poètes, des philosophes, de grands artistes ; mais, enfants du génie bien plus que de l’enseignement, le nombre n’en doit et n’en peut être que fort petit. Il importe surtout qu’ils soient excellents moralistes, condition sans laquelle ils deviendront des corrupteurs dangereux. Ils préconiseront le vice éclatant, et laisseront le mérite obscur dans son oubli. Adulateurs des grands, ils altéreront, par leurs éloges mal placés, toute idée de vertu : plus ils seront séduisants, plus on les lira, plus ils feront de mal.

Voilà une des raisons pour lesquelles je relègue l’étude des belles-lettres dans un rang fort éloigné. J’en vais exposer beaucoup d’autres : je m’élève contre un ordre d’enseignement consacré par l’usage de tous les siècles et de toutes les nations, et j’espère qu’on me permettra d’être un peu moins superficiel sur ce sujet.

Objections. §

Voici les raisons de ceux qui s’obstinent à placer l’étude du grec et du latin à la tête de toute éducation publique ou particulière.

1° Il faut, disent-ils, appliquer à la science des mots l’âge où l’on a beaucoup de mémoire et peu de jugement.

2° Si l’étude des langues exige beaucoup de mémoire, elle l’étend encore en l’exerçant.

3° Les enfants ne sont guère capables d’une autre occupation.

Réponse. §

À cela je réponds qu’on peut exercer et étendre la mémoire des enfants aussi facilement et plus utilement avec d’autres connaissances que des mots grecs et latins ; qu’il faut autant de [p. 470] mémoire pour apprendre exactement la chronologie, la géographie et l’histoire, que le dictionnaire et la syntaxe ; que les exemples d’hommes qui n’ont jamais su ni grec ni latin, et dont la mémoire n’en est ni moins fidèle, ni moins étendue, ne sont pas rares ; qu’il est faux qu’on ne puisse tirer parti que de la mémoire des enfants ; qu’ils ont plus de raison que n’en exigent des éléments d’arithmétique, de géométrie et d’histoire ; qu’il est d’expérience qu’ils retiennent tout indistinctement ; que quand ils n’auraient pas cette dose de raison qui convient aux sciences que je viens de nommer, ce n’est point à l’étude des langues qu’il faudrait accorder la préférence, à moins qu’on ne se proposât de les enseigner comme on apprend la langue maternelle, par usage, par un exercice journalier, méthode très avantageuse sans cloute, mais impraticable dans un enseignement public, dans une école mêlée de commensaux et d’externes ; que l’enseignement des langues se fait par des rudiments et d’autres livres ; c’est-à-dire qu’elle y est montrée par principes raisonnes, et que je ne connais pas de science plus épineuse ; que c’est l’application continuelle d’une logique très-fine, d’une métaphysique subtile, que je ne crois pas seulement supérieure à la capacité de l’enfance, mais encore à l’intelligence de la généralité des hommes faits, et la preuve en est consignée dans l’Encyclopédie, à l’article CONSTRUCTION, du célèbre Dumarsais, et à tous les articles de grammaire ; que si les langues sont des connaissances instrumentales, ce n’est pas pour les élèves, mais pour les maîtres ; que c’est mettre à la main d’un apprenti forgeron un marteau dont il ne peut ni empoigner le manche, ni vaincre le poids ; que si ce sont des clefs, ces clefs sont trèsdifficiles à saisir, très-dures à tourner ; qu’elles ne sont à l’usage que d’un très-petit nombre de conditions ; qu’à consulter l’expérience et à interroger les meilleurs étudiants de nos classes, on trouvera que l’étude s’en fait mal dans la jeunesse ; qu’elle excède de fatigue et d’ennui ; qu’elle occupe cinq ou six années, au bout desquelles on n’en entend pas seulement les mots techniques ; que les définitions rigoureuses des termes génitif, ablatif, verbes personnels, impersonnels sont peut-être encore à faire ; que la théorie précise des temps des verbes ne le cède guère en difficulté aux propositions de la philosophie de Newton, et je demande qu’on en fasse l’essai clans l’Encyclopédie, [p. 471] où ce sujet est supérieurement traité à l’article TEMPS ; que les jeunes étudiants ne savent ni le grec ni le latin qu’on leur a si longtemps enseigné, ni les sciences auxquelles on les aurait initiés ; que les plus habiles sont forcés à les réétudier au sortir de l’école, sous peine de les ignorer toute leur vie, et que la peine qu’ils ont endurée en expliquant Virgile, les pleurs dont ils ont trempé les satires plaisantes d’Horace, les ont à tel point dégoûtés de ces auteurs qu’ils ne les regardent plus qu’en frémissant : d’où je puis conclure, ce me semble, que ces langues savantes propres à si peu, si difficiles pour tous, doivent être renvoyées à un temps où l’esprit soit mûr, et placées dans un ordre d’enseignement postérieur à celui d’un grand nombre de connaissances plus généralement utiles et plus aisées, et avec d’autant plus de raison qu’à dix-huit ans on y fait des progrès plus sûrs et plus rapides, et qu’on en sait plus et mieux dans un an et demi, qu’un enfant n’en peut apprendre en six ou sept ans. Mais accordons qu’au sortir des écoles, les enfants possèdent les langues anciennes qu’on leur a montrées : que deviennent ces enfants ? Ils se répandent dans les différentes professions de la société : les uns se font commerçants ou militaires, d’autres suivent la cour ou le barreau ; c’està-dire que les dix-neuf vingtièmes passent leur vie sans lire un auteur latin, et oublient ce qu’ils ont si péniblement appris.

Mais ce n’est pas tout : si les principes de la grammaire ne sont aucunement à la portée des enfants, ils ne sont guère plus en état de saisir le fond des choses contenues dans les ouvrages sur lesquels on lès exerce.

Je renvoie sur ce point à l’endroit où j’esquisserai le caractère des auteurs grecs et latins.

Je sais qu’on a recours à la glose interlinéaire, à la construction directe, et à d’autres petits moyens de soulager l’imbécillité des élèves ; mais j’ignore encore le fruit de ces méthodes tant prônées par les inventeurs ; et le préservatif des mœurs, à l’aide des éditions mutilées, me paraît insuffisant, si à chaque ligne le maître ne fait pas sentir le vice d’un caractère, le danger d’une maxime, l’atrocité ou la malhonnêteté d’une action, peine qu’il ne se donnera jamais. Si l’étude des anciens auteurs était réservée pour un temps où la tête fût mûre, et les élèves avancés clans la connaissance de l’histoire, [p. 472] il me semble qu’ils y rencontreraient moins de difficultés, et qu’ils y prendraient plus cle goût, les faits et les personnages dont Thucydide, Xénophon, Tite-Live, Tacite, Virgile les entretiendraient, leur étant déjà connus.

L’enseignement d’une science, quelle qu’elle soit, pouvant être fait dans la langue de la nation, je conçois bien l’inconvénient, mais je suis encore à sentir l’avantage d’ajouter à la difficulté des choses celle d’un idiome étranger, dans lequel il est souvent difficile, quelquefois impossible, de s’expliquer sans employer des tours et des expressions barbares. Si le maître parle un latin pur et correct, il ne gâtera pas le goût des élèves, mais ils fatigueront à l’entendre ; s’il parle un latin barbare, comme il est d’usage et de nécessité clans une langue morte à laquelle il manque une infinité de termes correspondants à nos mœurs, à nos lois, à nos usages, à nos fonctions, à nos ouvrages, à nos inventions, à nos arts, à nos sciences, à nos idées ; il sera entendu, mais ce ne sera pas sans danger pour le goût.

Et puis je demanderai : à qui ces langues anciennes sontelles d’une utilité absolue ? J’oserais presque répondre : à personne, si ce n’est aux poètes, aux orateurs, aux érudits et aux autres classes des littérateurs de profession, c’est-à-dire aux états de la société les moins nécessaires.

Prétendra-t-on qu’on ne puisse être un grand jurisconsulte sans la moindre teinture de grec et avec une très-petite provision de latin, tandis que tous les nôtres en sont là ? J’en dis autant de nos théologiens et de nos médecins : ces derniers se piquent de bien savoir et de bien écrire le latin, mais ils ignorent le grec ; et la langue de Galien et d’Hippocrate n’est pas plus familière à nos iâtres59 que l’hébreu, idiome dans lequel les livres saints sont écrits, ne l’est à nos hiérophantes. Mais tant pis, dira-t-on.

Et pourquoi tant pis ? en possèdent-ils moins bien l’anatomie, la physiologie, l’histoire naturelle, la chimie et les autres connaissances essentielles à leur profession ? leurs anciens auteurs n’ont-ils pas été traduits et retraduits cent fois ? Mais quand je conviendrais de l’avantage de ces langues pour certains [p. 473] états, la question n’en resterait pas moins indécise, car il ne s’agit point ici de leur utilité, mais bien du temps où il convient de les apprendre : est-ce lorsqu’on est enfant et écolier, ou lorsque, soustrait à la férule, on se propose d’être maître ? Entre les connaissances, est-ce dans le rang des essentielles ou des surérogatoires qu’il faut les placer ? essentielles ou surérogatoires, en faut-il occuper l’âge de l’imbécillité, l’âge où leur difficulté est au-dessus de la portion de jugement que la nature nous accorde ? Quand on les posséderait de bonne heure, sans la multitude des connaissances antérieures au rang d’enseignement que nous leur avons assigné, en entendrait-on mieux les auteurs ? On étudierait donc à cinq ou six ans ce qu’on ne saurait bien apprendre, et ce qui ne. pourrait servir qu’à vingt-cinq ou trente, et peut-être plus tard, car à quel âge un médecin est-il en état de sentir la vérité ou la fausseté d’un aphorisme d’Hippocrats ? Mais ce que je dis du moment où la connaissance du grec et du latin est utile au médecin, et de l’âge où il convient de se livrer à cette étude, je puis le dire du littérateur même, avec cette différence que sans grec, et, à plus forte raison, sans latin, on n’est point un homme de lettres : il faut absolument à celui-ci une liaison intime avec Homère et Virgile, Démosthène et Cicéron, s’il veut exceller ; encore suis-je bien sûr que Voltaire, qui n’est pas un littérateur médiocre, sait bien peu de grec, et qu’il n’est pas le vingtième, le centième de nos latinistes.

De la manière d’étudier les langues anciennes ou modernes. §

Si je ne suis pas d’accord avec l’usage sur le temps de l’enseignement des langues anciennes, je ne le suis pas davantage avec les philosophes, tels que Dumarsais et d’autres qui ont porté l’esprit de la logique dans la grammaire, sur la manière de les étudier toutes.

Demandez à Dumarsais comment on apprend le grec et le latin ; il vous répondra, traduire les bons auteurs.

  • — Et quoi encore ?
  • — Traduire, toujours traduire.
  • — D’accord, il faut traduire. Et composer ?
[p. 474]
  • — Gardez-vous-en bien.
  • — Et pourquoi ?
  • — C’est que vous doubleriez votre peine, et qu’à la perte du temps, vous ajouteriez celle du goût, en vous accoutumant à des tours vicieux et barbares.
  • — Et quel inconvénient ce vice et cette barbarie de langage et de style ont-ils pour l’avenir ?
  • — Je ne veux pas qu’on compose, absolument je ne le veux pas ; nos premiers littérateurs, nos anciens auteurs de grammaires et de dictionnaires n’ont pas composé, et personne aujourd’hui ne possède, peut-être, les langues grecque et latine comme ils les ont possédées.

De la version et du thème. §

Cependant, quel est le travail de l’esprit en traduisant ? C’est, de chercher clans la langue qu’on possède, les expressions correspondantes à celles de la langue étrangère dont on traduit et qu’on étudie.

Et quel est le travail de l’esprit en composant ? C’est de chercher, clans la langue étrangère qu’on apprend, des expressions correspondantes à celles de la langue qu’on parle, et qu’on sait.

Or il est évident que, dans cette dernière opération, ce n’est pas la langue qu’on sait, que l’on apprend ; c’est donc celle qu’on ignore.

Il ne l’est donc pas moins que dans la première qui est exactement son inverse, on fait vraiment le contraire60.

Mais si ces deux sortes de versions concourent au progrès [p. 475] de l’étudiant ; si la seconde y coopère plus fortement et plus évidemment que la première, pourquoi les séparer ?

Quand on compose on feuilleté à la vérité le dictionnaire de sa propre langue, mais c’est pour y chercher l’expression correspondante dans la langue étrangère ; c’est cette expression qu’on lit, c’est cette expression qu’on écrit, c’est à la syntaxe de cette langue étrangère qu’on l’assujettit, ce sont ses règles qu’on observe, c’est à ses tours qu’on tâche de se conformer, opérations qui toutes tendent à fixer dans la mémoire et la grammaire et le dictionnaire.

Que nous apprend l’expérience journalière là-dessus ? Elle nous apprend que le latin que les élèves ont étudié dans les écoles par le thème et la version leur est très-familier, et que le grec qu’ils n’ont étudié que par la version leur est toujours difficile.

  • — Mais c’est que le grec est plus étendu.
  • — J’en conviens.
  • — C’est qu’on s’en occupe moins.
  • — J’en conviens encore.
  • — Et voilà les raisons pour lesquelles nos littérateurs écrivent et parlent couramment le latin, que peu écrivent le grec et qu’aucun ne le parle.
  • — Mais ces raisons ne sont pas toutes les raisons de ce phénomène. Connaissez-vous M. Le Beau61 ?
  • — Qui est-ce qui ne le connaît pas ?
  • — A-t-il beaucoup étudié le latin ?
  • [p. 476]
  • — Comme nous.
  • — Et le grec ?
  • — Il y a soixante ans qu’il s’en occupe.
  • — Si vous lui présentez un auteur, un manuscrit latin…
  • — Il l’ouvrira et l’interprétera sur-le-champ.
  • — Et l’auteur et le manuscrit grec ?
  • — Il hésitera, il vous renverra au lendemain.
  • — Et d’où vient cette différence entre deux langues qui l’ont occupé l’une si peu et l’autre si longtemps ?
  • — Je ne sais.
  • — Vous ne savez ?
  • — C’est qu’il a fait conjointement le thème et la version dans l’une, et qu’il n’a jamais fait que la version clans l’autre.
  • — Vous croyez ?
  • — Je crois, et je parie qu’en moins de trois ans je possède mieux le grec que Le Beau qui l’a étudié toute sa vie.
  • — Et comment cela ?
  • — Par la méthode qui suit :

1° Traduire les bons auteurs, ou faire la version ;

2° Composer ou faire le thème d’après les bons auteurs.

Je m’explique : prendre une page traduite d’un bon auteur, ou dans sa langue, ou dans quelque autre langue qu’on sache.

Rendre cette page traduite dans la langue de l’auteur, et comparer sa traduction avec le texte original.

C’est ainsi qu’on apprend les mots, la syntaxe, et qu’on saisit l’esprit d’une langue qui s’établit dans la mémoire par la lecture, et par l’écriture ;

3° Composer et traduire sur toutes sortes de matières et d’après tous les auteurs, sans quoi la connaissance de la langue restera toujours imparfaite. Rien de plus commun que d’entendre, sans hésiter, Homère et Virgile, et que d’être arrêté à chaque phrase dans Thucydide ou Tacite. Rien de plus commun que de trouver tous les mots propres à la guerre, à l’histoire et à la morale, et d’ignorer le nom d’une fleur, d’une plante potagère ou d’un ustensile domestique ; on sait le mot latin d’un bouclier, on ne sait pas le mot latin d’un éteignoir, mot qui n’exista peutêtre pas ou qui ne nous est pas parvenu, la perte des auteurs ayant consommé avec le progrès de nos connaissances l’appauvrissement des langues anciennes.

[p. 477]

Qu’on m’amène un littérateur et sur-le-champ je devinerai s’il a appris le latin par la version seule ou par le thème et la version.

Auteurs classiques de la langue grecque et de la langue latine. §

Il y a en latin et en grec une multitude de grammaires et de dictionnaires à choix.

En latin, pour les élèves, le Dictionnaire de Boudot62. Pour les maîtres, le Grand Dictionnaire latin d’Estienne.

En grec, pour les élèves, la Grammaire de Clénart63 rédigée par Vossius, et les Racines grecques de Port-Royal. Pour les maîtres, celle de Port-Royal et d’Antisignanus64.

Pour les élèves, le Dictionnaire de Scapula65 ou quelque autre. Pour les maîtres, le Grand Dictionnaire grec d’Estienne.

En latin, pour les élèves, un de nos Rudiments. Pour les maîtres, la Minerve de Sanctius66. Et puis la nuée de ceux qui ont écrit des dialectes de la langue grecque, de ses idiotismes, de ses prépositions, de ses temps, de la valeur du verbe moyen et des particules de l’oraison latine, de la prosodie, etc.

Il faudrait faire traduire tous ces ouvrages. Il serait important de se procurer les meilleures éditions des auteurs anciens et de les réimprimer dans l’empire ; une société de savants consacrés à ce travail serait bien moins dispendieuse et beaucoup plus nécessaire qu’une Académie, car c’est ainsi que peu à peu on ferait naître l’art de, l’imprimerie et le commerce de la librairie.

Avantage de l’étude des langues grecque et latine. §

Les Grecs ont été les précepteurs des Romains : les Grecs et les Romains ont été les nôtres, je l’ai dit, et je le répète : on ne peut guère prétendre au titre de littérateur, sans la connaissance [p. 478] de leurs langues. La langue grecque ayant beaucoup influé sur le latin, et la grammaire en étant un peu plus difficile, on pense communément que c’est par cette étude qu’il faut commencer ; mais l’étudiant n’étant plus un enfant, ayant le jugement fait et la tête meublée d’une assez bonne provision de connaissances élémentaires en tout genre, il est temps qu’il médite et qu’il réfléchisse. J’estime donc que l’étude des deux langues doit marcher de front ; celui qui sait le grec, rarement ignore le latin ; et il n’est que trop commun de savoir le latin et d’ignorer le grec. Celui qui a appris le latin, ne l’oublie guère67, et celui qui a su le grec qu’il n’a appris que par la version, l’a bientôt oublié s’il ne le cultive sans relâche. Ces deux langues renferment de si grands modèles en tous genres, qu’il est difficile d’atteindre à l’excellence du goût sans les connaître. Voyager à Rome pour les peintres, voyager à Rome et à Athènes pour les littérateurs ; celui qui a un peu de tact, discernera bientôt l’écrivain moderne qui s’est familiarisé avec les Anciens, de l’écrivain qui n’a point eu de commerce avec eux. Soit dit sans blesser le dernier traducteur français de Lucrèce68, les meilleures traductions qu’on en a faites ne sont que des copies sans couleur, sans force et sans vie ; en parler sur ces ébauches, c’est juger Raphaël ou le Titien d’après une description.

Plusieurs années de suite j’ai été aussi religieux à lire un chant d’Homère avant de me coucher que l’est un bon prêtre à réciter son bréviaire. J’ai sucé de bonne heure le lait d’Homère, de Virgile, d’Horace, de Térence, d’Anacréon, de Platon, d’Euripide, coupé avec celui de Moïse et des prophètes.

Les langues grecque et latine ont aussi de particulier, que telle est leur flexibilité, et conséquemment la variété de style de ceux qui les ont écrites, que celui qui possède parfaitement son Homère, n’entend presque rien de Sophocle, et moins encore de Pindare, et que celui qui lit couramment Ovide et Virgile, est arrêté à chaque ligne de Pline le naturaliste, ou de l’historien Tacite. C’est d’après l’esquisse légère que je vais donner du style des auteurs grecs et latins, et des sujets qu’ils ont traités, qu’on

[p. 479]

achèvera de se convaincre combien leur connaissance précoce convient peu à la jeunesse69.

Caractère des auteurs grecs. §

Hérodote a écrit neuf livres de l’Histoire des Perses et de l’Egypte ; chaque livre porte le nom d’une Muse. Il est pur et clair et sa dialecte70 est l’ionique. On l’accuse de n’être ni exact ni véridique.

Thucydide, historien des vingt-huit années de la Guerre de Péloponèse, est serré, avare de mots, plein de sentences, vif et subtil. Sa dialecte est l’attique. La lecture en est pénible, même pour ceux qui possèdent le mieux sa langue71.

L’orateur Isocrate est élégant et disert ; ce serait vraiment l’auteur des commençants, s’il fallait commencer par là.

Xénophon, le doux Xénophon qu’on appela la Muse attique, a pris l’histoire de son pays où Thucydide l’avait laissée. Historien, philosophe, homme de lettres et général d’armée, il nous a laissé la Retraite des dix mille qu’il avait commandés, l’Education de Cyrus et quelques autres ouvrages moraux. C’est le manuel d’un militaire et d’un homme public.

Le janséniste Epictète est aussi dur dans ses maximes que Plutarque dans son style. Qu’on l’apprenne par cœur, j’y consens, mais à l’âge de Marc-Aurèle.

Ce dernier, je veux dire Plutarque, a écrit de la morale, des antiquités, des grands hommes qu’il a comparés. Ce fut le précepteur de Montaigne qui n’était pas un enfant.

J’oubliais Démosthène que l’ordre des temps place après Xénophon. Ce fut le modèle de Cicéron. Qu’il soit donc sans cesse sous les yeux de nos orateurs qui n’auront jamais ni sa [p. 480] logique ni sa véhémence. Mais entend-on Démosthène, ses Philippiques, ses autres discours, sans être instruit des lois, des usages et de l’état de la République, lorsqu’il parut ?

Polybe a écrit l’Histoire romaine depuis la seconde guerre Punique jusqu’à la destruction de Corinthe. Le chevalier Folard a passé sa vie à le commenter, et c’est fort bien fait au chevalier Folard72.

Diodore cle Sicile a écrit des Egyptiens, des Assyriens, des Grecs et des Romains.

Denys d’Halicarnasse, l’ Histoire romaine et quelques ouvrages de grand goût et de peu de lecteurs.

Philon et Josèphe l’Histoire des Juifs. Appien d’Alexandrie a redit des Romains, d’un style pauvre et petit, ce que d’autres en avaient dignement écrit ; et les morceaux d’Appien de Nicomédie sur la Bithynie et autres sujets historiques particuliers, ne valent pas mieux ni pour le fonds ni pour le style.

Il y a de Diogène de Laërce, les Vies des Philosophes  ; de Polyen, les Stratagèmes de guerre ; de Pausanias, les Antiquités des villes de la Grèce ; des deux Philostrate, la Vie d’Apollonius et les Vies des Sophistes ; de Dion Cassius, l’ Histoire romaine jusqu’il Alexandre, fils de Mammée ; d’Hérodien, la même Histoire depuis la mort d’Antonius jusqu’à celle de Balbin et de Maximin ; de Zozime, la même Histoire depuis Auguste jusqu’au second siège de Rome par Alaric ; de Procope, les Guerres contre les Goths, les Alains et les Vandales  ; les Faits et Gestes de Justinien, par Agathias ; d’Elien, de Jules Capitolin et de Vopiscus73, les vies de quelques-uns des Césars. Je me lasse ; je laisse là les deux Aurelius, Eutrope, Ammien-Marcellin et Jules Solin74. L’idiome de tous ces auteurs est très-difficile, et je demande si les choses qu’ils ont traitées sont fort à la portée cle la jeunesse.

Lucien, l’élégant, l’ingénieux et le plaisant Lucien, lui conviendrait davantage ; mais il est impie, mais il est sale, et il y a du choix à faire entre ses dialogues.

[p. 481]

Et les ouvrages de Platon, abrégés de la science universelle, sont trop profonds, même pour les maîtres, et je les crois au moins aussi propres à gâter l’esprit qu’à perfectionner le style.

Passons aux poètes. Homère, toujours Homère élèvera le génie, familiarisera avec tous les dialectes, offrira des modèles d’éloquence dans tous les genres. Son vers ressemble au polype, vivant dans son tout et dans chacune de ses parties. Les autres poètes font des vers et même de fort beaux, mais on y sent le travail et la composition. La langue de la poésie semble être la langue naturelle d’Homère. Qu’on me pardonne le petit grain d’encens que je brûle devant la statue d’un maître à qui je dois ce que je vaux, si je vaux quelque chose. Mais à quel âge l’aije senti, en ai-je profité ? Entre vingt et vingt-quatre ans.

J’en dis autant d’Hésiode, qui a pris pour sujets les travaux de la campagne et la Théogonie ou le catéchisme païen ; moins sublime qu’Homère, mais le premier dans le genre moyen.

Comment est-il arrivé que ces deux poètes, les plus anciens auteurs de la Grèce, en soient les écrivains les plus purs ?

Il y a de petites chansons d’Anacréon d’une délicatesse et d’un naturel charmant, mais souvent très-dissolues.

Pindare, le chantre des Jeux olympiques, plein de hauteur et de verve, est hérissé de difficultés. Son désordre n’est qu’apparent, j’en suis sûr. S’il célèbre la puissance de l’harmonie, il s’élève dans les cieux où elle apaisera le courroux des dieux ; il descend sur la terre où elle tempérera les passions des hommes ; il se précipite aux enfers où elle accroîtra le supplice des méchants. Mais où est l’élève, où est le maître capable de démêler cet artifice, et sans cela ce n’est que le bavardage décousu d’un homme en délire.

Sophocle, Euripide et Eschyle sont les trois poètes tragiques de la Grèce. Sophocle est simple et grand, mais qui est-ce qui déchiffrera ses chœurs ? Le moraliste Euripide est facile et clair, mais encore faut-il être en état de suivre la marche d’un ouvrage dramatique pour en profiter. Eschyle est épique et gigantesque lorsqu’il fait retentir le rocher sur lequel les Cyclopes attachent Prométhée et que les coups de leurs marteaux en font sortir les nymphes effrayées ; il est sublime lorsqu’il exorcise Oreste, qu’il réveille les Euménides qu’il avait endormies, qu’il les fait errer sur la scène et crier : Je sens la vapeur du sang, je sens la trace [p. 482] du parricide, je la sens, je la sens… et qu’il les rassemble autour du malheureux prince qui tient dans ses mains les pieds de la statue d’Apollon. Mais de combien d’années d’études a-t-on payé la jouissance de ces beautés !

Aristophane est tout ce qu’il veut être, il a tous les tons et toutes sortes d’esprit, mais son élévation et son obscénité le qualifiaient alternativement le poëte des hommes de goût et de la canaille. Cependant on ne possède pas la langue grecque sans l’avoir lu et relu.

Rien de si voisin de la nature champêtre, pour le ton, le dialogue et les images, que Théocrite dont je préfère les rustiques Idylles aux belles Églogues de Virgile, comme je préfère le paysage de Téniers aux caravanes de Boucher. Mais il est plein de peintures licencieuses, et pour en rendre l’usage innocent il faudrait l’estropier partout.

Bion et Moschus touchent de près au ton et au caractère de Théocrite.

Celui qui ne sent ni la simplicité ni l’élégance des Hymnes de Callimaque ne sent rien.

Caractère des auteurs latins. §

Après cette ébauche succincte des auteurs grecs, j’achève plus rapidement encore celle des auteurs latins, et je rentre dans mon sujet par l’exposition de l’ordre suivant lequel les uns et les autres doivent être étudiés.

Cicéron, orateur, politique ou homme d’État et philosophe, qu’il suffit de nommer. Son style est toujours nombreux, sa langue pure, élégante et claire, par conséquent facile à entendre, autant que les langues à inversions ou transpositions de mots, presque arbitraires, peuvent l’être.

Une observation qui se présente ici à mon esprit et qui n’est pas une des moindres raisons de différer l’étude des langues anciennes, c’est l’inversion ; où est l’enfant qui ait assez d’idées et d’étendue de tête pour embrasser toute la suite d’une période de cinq à six lignes où l’ordre des mots suspend le sens jusqu’à la fin ? Je ne sais même comment le peuple romain l’entendait.

Le héros de Sa Majesté Impériale, César, a écrit sept livres

[p. 483]

de la conquête des Gaules qu’il avait faite, et trois livres de la guerre civile. C’était le bréviaire de Montecuculli.

Salluste s’est occupé de la révolte de Catilina et de la guerre de Jugurtha. Voici comment il fait parler Marius : « Je n’ai point appris les belles-lettres, je me suis peu soucié de les apprendre ; mais aux choses plus attenantes à la république, j’y suis maître passé. Je sais frapper l’ennemi, susciter des secours, souffrir le froid et le chaud, coucher sur la dure, supporter à la fois la fatigue et la faim et faire ce qu’ont fait nos ancêtres pour illustrer le nom romain. » Un jeune militaire russe parlerait ainsi. Salluste affecte des mots surannés ; il est rapide et serré, grand peintre ; ses exordes sont des selles à tous chevaux.

Cornélius Népos a écrit les vies des grands capitaines romains et étrangers ; il est digne du siècle d’Auguste, s’il n’en est pas ; le superstitieux, abondant, large et majestueux Tite-Live, l’histoire ecclésiastique et civile de l’Empire ; Velleius Paterculus, des morceaux d’histoires diverses et d’histoire romaine d’un style ingénieux, élégant, mais quelquefois obscur et raboteux ; Valère Maxime,, auteur de mauvais goût, barbare et pointu, des dits et faits mémorables ; le philosophe Sénèque, grand moraliste, mais d’une lecture tardive ; Pomponius Mêla, de la chorographie, et Columelle de l’économie rustique, tous deux purs et corrects ; Quinte-Curce, courant après les qualités d’un bon écrivain, des guerres d’Alexandre ; Pline le naturaliste, subtil, ingénieux, sublime quelquefois, toujours serré, souvent obscur, de tout, de trop de choses pour ne pas fourmiller d’erreurs ; Tacite, le hardi, éloquent, très-éloquent, le sublime peintre Tacite, mais un peu détracteur de la nature humaine, toujours obscur par sa brièveté et son sens profond, des annales de l’Empire et des vies des premiers empereurs ; quand il loue, ne rabattez rien de son éloge ; c’est là qu’un souverain se perfectionnera dans l’art que Tacite appelle les forfaits de la domination75 et que nous appelons la raison d’Etal. Quintilien, grand écrivain, homme d’un jugement sain, critique d’un goût exquis, juge sévère, mais impartial, des institutions oratoires ; Frontin et Végèce, de la science militaire ; Pline le Jeune, des lettres remplies [p. 484] de sentiment, de délicatesse et de mœurs ; Florus, d’un style tortueux et recherché, de l’histoire romaine ; Suétone, laconique et pur, des anecdotes cle la vie scandaleuse et privée des Césars ; Justin, l’abréviateur de Trogue Pompée, que je ne daigne pas nommer, quoiqu’il soit bref et correct.

Et puis un mot sur les poètes et je finis. Qui est-ce qui ne connaît pas Virgile, dont le buste est placé dans le temple du Goût, les yeux attachés sur celui d’Homère, et sur le piédestal duquel on voit un génie qui s’efforce d’arracher un clou à la massue d’Hercule ? Qui est-ce qui ne connaît pas Horace, le précepteur de tous les hommes dans la morale, de tous les littérateurs dans l’art d’écrire, mais le plus adroit corrupteur des grands ; le libertin et malheureux Ovide, ses Tristes, ses Fastes, ses Amours, ses Métamorphoses, son esprit, sa facilité, sa volupté ; les naïves saletés de Catulle, la douce mélancolie de Tibulle, la chaleur de Properce, la noble et vertueuse audace de Juvénal, la finesse, la bonne plaisanterie et les élégantes obscénités de Martial ? Je ne parlerai pas de cet arbitre Pétrone du bon goût de la cour de Néron, son nom seul fait rougir.

Presque tous ces écrivains sont peut-être sans conséquence entre les mains d’un homme fait ; mais je demande si l’on parle de bonne foi lorsqu’on assure que la langue de ces auteurs, difficiles pour le style, profonds pour les choses et souvent dangereux pour les mœurs, peut être la première étude de la jeunesse ; si l’on souffrira sous des yeux innocents et purs les leçons de Plaute, dont je n’ai point parlé ; celles de Térence que je me rappelle en ce moment, Térence, dont l’élégance et la vérité sont au-dessus de tout éloge, mais dont les peintures n’en sont que plus séduisantes ; les leçons d’athéisme de Lucrèce : j’aimerais encore mieux qu’on exposât les élèves à se corrompre le goût dans le dur, sec et boursouflé Sénèque le tragique, à qui je devais cette petite égratignure pour l’ennui qu’il m’a causé, et à qui j’en demande pardon pour quelques belles scènes qu’il a inspirées à notre Racine.

Je demande si cette étude ne suppose pas des têtes plus mûres et des connaissances préliminaires ?

Je demande s’il est indifférent d’en aplanir la difficulté par des notions générales sur les mœurs, les usages, les faits ; en un mot, par l’histoire des temps ?

[p. 485]

Que signifient ces lettres de Cicéron à Atticus, à Brutus, à César, à Caton, où les replis tortueux de la politique romaine sont développés sous les yeux d’un enfant ?

Je demande si ces personnages fameux, connus d’avance, on n’en rencontrera pas les noms avec plus d’intérêt dans les ouvrages qui en parleront ; si l’on n’en interprétera pas plus aisément ces ouvrages, si l’on n’en sentira pas mieux le charme, et si les épines de la grammaire n’en seront pas émoussées ?

Ordre des études grecques et latines. §

Cet ordre est presque celui de nos classes, avec cette différence qu’on débute dans celles-ci par ces études en y entrant, et qu’on en sort au bout de cinq à six ans, bien fatigué, bien ennuyé, bien châtié et bien ignorant, sans parler du dégoût qu’on a pris pour ces auteurs sublimes, et dont on revient rarement.

Les étudiants ont acquis des connaissances, il s’agit d’en faire usage ; ils ont des idées, il s’agit de les rendre ; ils ont étudié les grands modèles, il s’agit de les imiter ; ils entendent la langue des historiens, des poètes et des orateurs, il s’agit de leur exposer les principes de la composition, de donner l’essor à leur génie, s’ils en ont, et d’en faire des orateurs et des poëtes.

L’éloquence et la poésie. §

Les beaux-arts ne sont tous que des imitations de la belle nature. Mais qu’est-ce que la belle nature ? C’est celle qui convient à la circonstance.

Ici, la même nature est belle ; là, elle est laide. L’arbre qui est beau dans l’avenue d’un château, n’est pas beau à l’entrée d’une chaumière, et réciproquement. Entre les arbres à placer dans l’avenue du château et à la porte de la chaumière, il y a encore du choix.

Ce que je dis de l’arbre s’étend à tous les objets de la nature, à tous les modèles de l’art, depuis l’astre immense et brûlant qui éclaire l’univers, jusqu’au ruban de la coiffure d’une coquette, jusqu’au moindre pli de sa robe.

Le goût n’est rien, ou il embrasse tout ; s’il y avait de l’arbitraire dans l’imitation la plus frivole, il y aurait de l’arbitraire dans l’imitation la plus importante.

[p. 486]

L’art imite les actions de l’homme, ses discours et les phénomènes de la nature.

L’histoire se conforme rigoureusement à la vérité.

L’éloquence l’embellit et la colore.

La poésie, plus soucieuse de la vraisemblance que de la vérité, l’agrandit en l’exagérant.

Il importe donc que les préceptes de l’art oratoire et de la poésie aient été précédés :

1° D’un traité du vrai, du vraisemblable et de la fiction, du vrai absolu et du vrai de convenance ;

2° D’un traité de l’imitation de la nature ;

3° D’une exposition de ce que c’est que la belle nature et de son choix, d’après la convenance ;

Surtout appuyer ces principes de beaucoup d’exemples.

D’un traité du bon et du beau, qui n’est jamais que l’éclat du bon ; du sublime, qui n’est que l’éclat du bien ou du mal, accompagné d’un frisson qui naît, ou de la grandeur, ou du péril, ou de l’intérêt.

Livres classiques sur ces préliminaires de l’éloquence et de la poésie. §

Il y a l’ouvrage de l’abbé Batteux, intitulé les Beaux-Arts réduits à un même principe, commentaire d’une ligne du chancelier Bacon, livre acéphale mais utile où il n’y a qu’un chapitre à suppléer, le premier : ce que c’est que la belle nature76.

Le Traité du sublime, de Longin.

Les Réflexions sur la poésie et sur la peinture, de l’abbé Dubos.

Mais surtout Du choix et de la place des mots, par Denys d’Halicarnasse77, ouvrage profond.

On s’occupera ensuite de l’harmonie.

De l’harmonie en général et relative à l’organe.

De l’harmonie imitative ou relative aux passions de l’homme et aux phénomènes de la nature, harmonie qui contredit quelquefois l’harmonie de l’oreille et qui la blesse avec succès.

Le mot propre se supplée, l’harmonie ne se supplée jamais. L’harmonie qui flatte l’organe s’apprend ; celle qui naît de la [p. 487] sensibilité ne s’apprend point : le génie la trouve et s’y assujettit sans s’en douter ; celui qui la chercherait, ou d’imitation, ou d’industrie, se fatiguerait beaucoup pour n’être que maniéré et maussade.

On sait alors tout ce qu’il faut savoir pour passer aux leçons propres à l’éloquence et à la poésie et devenir grand orateur et grand poëte, si l’on y est destiné.

On joindra à la lecture des Institutions de Quintilien, quelques chapitres choisis du Traité des études, de Rollin ;

Le Cours de belles-lettres78, de l’abbé Batteux ;

L’Orateur, de Cicéron ;

La Poétique, d’Aristote ;

La Poétique, d’Horace.

On reviendra à la lecture des orateurs et des poètes distingués tant anciens que modernes. Le professeur en marquera les beautés et les défauts.

Il traitera de l’invention, de l’élocution ou du style, du style historique, du style oratoire, du style didactique, du style épistolaire ; des différentes parties de l’oraison, l’exorde, l’exposition, la démonstration, la réfutation, la péroraison ; du récit, du pathétique, de l’action, ou des différentes parties de la déclamation, le geste et la voix ; de la poésie dramatique, du dialogue, de la tragédie, de la comédie, du poème lyrique et du poëme pastoral, de l’élégie, de l’ode, de l’idylle, de l’épître, de la satire, de la fable, du madrigal, de la chanson ou vaudeville et de l’épigramme.

Les meilleurs ouvrages dans tous ces genres sont les auteurs mêmes avec un professeur intelligent qui sache les commenter avec goût.

Exemple. §

Il fera remarquer le génie, la chaleur, la gaieté, l’invention, les bonnes et les mauvaises plaisanteries de Plaute.

Le naturel, la vérité, la pureté et l’élégance de Térence, qui, semblables à ces chefs-d’œuvre de la sculpture antique, ont peu de mouvement, mais tant de charmes, des grâces si imperceptibles [p. 488] qu’on n’en remporte après les avoir vues qu’une admiration vague et qu’on y découvre, en les revoyant, toujours quelque chose de nouveau.

La verve et le style dur et cahoté de Lucrèce.

L’harmonie, la sagesse et la beauté de Virgile en tout genre.

L’élévation d’Horace dans ses odes, sa raison dans ses épîtres, sa finesse dans sa satire, son goût exquis dans tous ses ouvrages.

La douceur de Tibulle, la naïveté de Catulle, la chaleur de Properce, la facilité et la fécondité d’Ovide, la sévérité de Phèdre, l’emphase de Lucain, la boursouflure du tragique Sénèque, l’obscurité de Perse, les vains efforts de Silius Italicus pour atteindre Virgile, le fracas de Stace, l’esprit de Martial, la violence de Juvénal, l’hydropisie de Claudien.

Je ne veux ni un sec et triste détracteur des Anciens, ni un sot admirateur de leurs défauts.

Ce que je viens de prescrire sur les poètes latins, il faut l’entendre des orateurs, des historiens, de tous les auteurs en tout genre et en quelque langue que ce soit, ancienne ou moderne, nationale ou étrangère.

Et nous voilà parvenus à la fin du premier cours des études d’une université ou à la sortie de la faculté qu’on appelle des arts.

Il y a nombre d’auteurs grecs et latins dont je n’ai rien dit, mais la connaissance n’en est pas fort utile au professeur, et la lecture n’en serait d’aucun avantage aux élèves.

J’ai traité la matière des belles-lettres avec un peu plus d’étendue que les autres parce que c’est la mienne et que je la connais mieux. Assez équitable pour ne lui assigner entre les connaissances que le rang qu’elle mérite, j’ai cédé à une tentation bien naturelle, celle d’en parler un peu plus longtemps peut-être que son importance ne le permettait.

Deuxième cours des études d’une Université §

(suite de la faculté des arts.)

Qui commencera avec le premier cours, et sera commun à tous les élèves qui le
suivront jusqu’à leur sortie de la faculté des arts dont il est la suite.

L’objet du premier cours est de préparer des savants ; l’objet de celui-ci est de faire des gens de bien : deux tâches qu’il ne faut point séparer.

[p. 489]

Les élèves reçoivent dans l’une des leçons dont l’utilité devient de moins en moins générale ; les leçons qu’ils reçoivent dans l’autre sont d’une nature qui reste la même.

Inepte ou capable, il serait à propos qu’un sujet s’y arrêtât pendant un certain intervalle de temps. Homme, il faut qu’il sache ce qu’il doit à l’homme ; citoyen, il faut qu’il apprenne ce qu’il doit à la société ; prêtre, négociant, soldat, géomètre ou commerçant, célibataire ou marié, époux, fils, frère ou ami, il a des devoirs qu’il ne peut trop connaître.

Le cours précédent rassemblera les élèves pendant une partie de la matinée ; celui-ci les rassemblera pendant une partie de la soirée.

Ils ne finiront l’un et l’autre qu’au sortir de la faculté des arts, ou qu’à l’entrée des facultés de médecine, de jurisprudence et de théologie.

Les classes en seront moins nombreuses et les leçons moins variées. Le premier cours se distribuera en huit classes, celuici ne se distribue qu’en trois ; mais l’enseignement reçu dans ces trois classes, toujours le même pour le fond des matières, s’étendra de plus en plus, deviendra successivement plus détaillé et plus fort ; on n’en saurait trop approfondir les objets, les élèves n’en peuvent trop écouter les préceptes.

Le premier cours est élémentaire, celui-ci ne l’est pas ; on sort des classes de l’un, écolier ; des classes de l’autre, il serait à souhaiter qu’on en sortît maître.

Les leçons sur les sciences suffisent lorsqu’elles ont indiqué au talent naturel l’objet particulier qui deviendra l’étude et l’exercice particulier du reste de la vie. Les leçons sur la morale, les devoirs et la vertu, les hommes, la bonne foi, la jurisprudence usuelle sont d’une tout autre nature.

Il y a un milieu entre l’ignorance absolue et la science parfaite, il n’y en a point entre le bien et le mal, entre la bonté et la méchanceté. Celui qui est ballotté dans ses actions de l’une à l’autre est méchant.

Sans l’histoire, il est difficile d’entendre les auteurs anciens ; sans la morale universelle, il est impossible de fixer les règles du goût : et, sous ces deux points de vue, l’enseignement de ce second cours reflète encore sur l’enseignement du premier.

[p. 490]

Première classe. §

1° Les premiers principes de la métaphysique ou de la distinction des deux substances : de l’existence de Dieu, de l’immortalité de l’ame et des peines a venir, s’il y en a ; 2° la morale universelle ; 3° la religion naturelle ; 4° la religion révélée. §

Sa Majesté Impériale n’est pas de l’avis de Bayle, qui prétend qu’une société d’athées peut être aussi ordonnée qu’une société de déistes, mieux qu’une société de superstitieux79 ; elle ne pense pas, comme Plutarque, que la superstition est plus dangereuse dans ses effets et plus injurieuse à Dieu que l’incrédulité 80 ; elle ne définit pas avec Hobbes la religion une superstition autorisée par la loi, et la superstition une religion que la loi proscrit. Elle pense que la crainte des peines à venir a beaucoup d’influence sur les actions des hommes, et que la méchanceté que la vue du gibet n’arrête pas, peut être retenue par la crainte d’un châtiment éloigné. Malgré les maux infinis que les opinions religieuses ont faits à l’humanité, malgré les inconvénients d’un système qui met la confiance des peuples entre les mains du prêtre, toujours rival dangereux du souverain, qui donne un supérieur au chef de la société et qui institue des lois plus respectables et plus saintes que les siennes ; elle est persuadée que la somme des petits biens journaliers que la croyance produit dans tous les États compense la somme des maux occasionnés entre les citoyens par les sectes et entre les nations par l’intolérance, espèce de fureur maniaque à laquelle il n’y a point de remède81.

Il est donc à propos que l’enseignement de ses sujets se conforme à sa façon de penser et qu’on leur démontre la distinction des deux substances, l’existence de Dieu, l’immortalité de l’âme et la certitude d’une vie à venir, comme les préliminaires de la morale ou de la science qui fait découler de l’idée du vrai bonheur, et des rapports actuels de l’homme avec ses semblables, [p. 491] ses devoirs et toutes les lois justes ; car on ne peut, sans atrocité, m’ordonner ce qui est contraire à mon vrai bonheur, et on me l’ordonnerait inutilement.

La religion n’est que la sanction de la volonté de Dieu, révélée et apposée à la morale naturelle.

On’ pourrait terminer ces leçons par une démonstration rigoureuse, qu’à tout prendre, il n’y a rien de mieux à faire pour son bonheur en ce monde, que d’être un homme de bien, ou par un parallèle des inconvénients du vice, ou même de ses avantages avec ceux de la vertu.

Si peu d’hommes savent tirer parti de leurs talents, soit pour conserver leur bien, soit pour l’accroître, la misère est une si puissante ennemie de la probité, le renversement des fortunes est si fréquent et a de si funestes effets sur l’éducation des enfants, que j’ajouterais ici les éléments de la science économique, ou de l’art de conduire sa maison ; art dont les Grecs et les Romains faisaient si grand cas.

Il serait difficile de parler de la richesse sans parler, du moins sommairement, de l’agriculture, source de toute richesse.

Que Sa Majesté Impériale ne s’effarouche pas du mot économique ; il ne s’agit point ici des visions politiques de cette classe d’honnêtes gens qui s’est élevée parmi nous, et qui nous fera beaucoup de bien ou beaucoup de mal.

Livres classiques de la première classe du second cours d’études §

(La métaphysique.) Il y a l’ouvrage de Clarke. Son traité de l’Existence de Dieu passe pour le meilleur. Il faudrait un peu le paraphraser et l’adoucir. Fénelon a traité le même sujet.

(La morale universelle.) Je ne connais guère sur la connaissance de l’homme qu’elle suppose que le petit traité d’Hobbes intitulé : De la Nature humaine, que j’ai déjà recommandé. On imprime à présent à Amsterdam sous ce titre un ouvrage où je suis sûr qu’il y aura d’excellentes choses82. Il faudrait resserrer et analyser le système social et la politique naturelle.

(La religion ou la morale universelle révélée.) Il faut un

[p. 492]

Abrégé de l’Ancien Testament, un Abrégé du Nouveau. Ces deux ouvrages sont faits.

Le Petit Catéchisme historique de Claude Fleury.

Le Grand Catéchisme du même, en changeant dans l’un et l’autre ce qu’il y aurait à changer.

On trouvera dans Abbadie autant et plus qu’il n’en faut savoir sur l’authenticité des livres saints, la certitude de la révélation et la divinité de Jésus-Christ.

(La morale particulière, ou le droit naturel et celui des gens.) Il y a l’Abrégé de Puffendorf83, le Traité de Burlamaqui84, les Devoirs de l’Homme et du Citoyen, par Hobbes, et beaucoup d’autres.

(La morale civile, ou le droit national.)

C’est vraisemblablement un ouvrage à faire en Russie.

Et puis feuilleter la nuée des moralistes tels que Montaigne, Nicole et d’autres qui ont ressassé nos devoirs particuliers, pour en tirer ce qu’ils ont dit de plus sensé.

Je me rappelle une petite morale écrite en latin par l’Anglais Hutcheson85 ; elle m’a paru vraiment classique. L’auteur y établit les principes généraux de la science des mœurs, et finit par les contrats, les actes de mariage, les promesses verbales, les promesses écrites, le serment et le reste de ces engagements que nous prenons si légèrement et qui ont des suites si longues et si fâcheuses.

(L’économique.) La science économique est ébauchée dans Xénophon. C’est d’ailleurs, ainsi que l’agriculture, le sujet de deux discours faciles à faire.

Deuxième classe. §

L’histoire, la mythologie, la géographie
et la chronologie. §

Je crois qu’il faudrait commencer l’étude de l’histoire par celle de sa nation, et celle-ci ainsi que toutes les autres, par les [p. 493] temps les plus voisins en remontant jusqu’aux siècles de la fable, ou la mythologie. C’est le sentiment de Grotius. « En général, dit-il, ne pas commencer par des faits surannés qui nous sont indifférents, mais par des choses plus certaines, et qui nous touchent de plus près, et s’avancer de là peu à peu vers l’origine des temps86. » Voilà ce qui nous semble plus conforme à un véritable enseignement, c’est l’étude des faits soumis à notre principe général : et pourquoi en serait-elle une exception ?

Sans la mythologie, on n’entend rien aux auteurs anciens, aux monuments, ni à la peinture, ni à la sculpture, même modernes, qui se sont épuisées à remettre sous nos yeux les vices des dieux du paganisme, au lieu de nous représenter les grands hommes.

Quelques-uns penseront peut-être que la connaissance de l’histoire devrait précéder celle de la morale. Je ne puis être de leur avis : il me semble qu’il est utile et convenable de posséder la notion du juste et de l’injuste, avant la connaissance des actions, des personnages et de l’historien même, auxquels on doit l’appliquer.

Lorsqu’on a dit de la géographie et de la chronologie qu’elles étaient les deux yeux de l’histoire, on a tout dit.

Je désirerais qu’on diminuât la sécheresse de l’étude du globe par quelques détails sur les religions, les lois, les mœurs, les usages bizarres, les productions naturelles et les ouvrages des arts.

L’Anglais Martin87 a ébauché cette tâche.

Il y a la géographie ancienne et la géographie moderne : il n’en faut point faire des études séparées : il en coûterait si peu pour joindre au nom d’une ville ou d’une rivière celui qu’elle portait autrefois.

[p. 494]

Livres classiques de la deuxième classe. §

(L’histoire.) Il y a l’Introduction à l’Histoire, par l’abbé Lenglet du Fresnoy.

L’Histoire ancienne par l’abbé Millot.

L’Abrégé de l’Histoire de France par le même. Si cet abbé Millot était encouragé à fournir le reste de sa carrière, tous les livres classiques sur l’histoire seraient faits. Il écrit bien, il est sage et hardi.

Il y a un Abrégé de l’Histoire universelle dans le Cours d’Education de l’abbé de Condillac, aussi bon instituteur que son élève88 est mauvais.

(La mythologie.) Outre les ouvrages89 de l’abbé Banier et l’Histoire du Ciel de Pluche, il y en a cent autres sur cette matière.

(La géographie.) Il faut un globe, des sphères et le meilleur atlas qu’on pourra former.

On consultera, sur la géographie ancienne, Strabon, Ptolémée, Pomponius Mêla et surtout les ouvrages modernes de Cluvier, de Cellarius et de notre d’Anville.

(La chronologie.) Celle du jésuite Petau, Rationarium Temporum90 , est peut-être le meilleur livre sur la connaissance des temps.

(L’économique.) J’ai cité Xénophon ; il ne sera question que de l’étendre et de l’approprier à nos temps.

(L’agriculture.) Le discours sur l’économique serait trop court, si les premiers principes de l’agriculture et du commerce ne s’y trouvaient pas.

M. l’abbé de Condillac vient de publier les Éléments du Commerce considéré relativement au Gouvernement  ; c’est un ouvrage simple, clair et précis.

Et nous voilà sortis du second cours de la faculté des arts. Je n’ai qu’un mot à dire sur le troisième.

[p. 495]

Troisième cours d’études

Une classe de perspective et de dessin. §

Parallèle aux deux autres, et commun à tous les élèves pendant toute la durée de leur éducation.

(suite de la Faculté des arts.)

Une classe de perspective et de dessin. §

Le dessin est d’une utilité si générale, il provoque si naturellement la naissance de la peinture et de la sculpture, et il est si nécessaire pour juger avec goût des productions de ces deux arts, que je ne suis point étonné que le gouvernement en ait fait une partie de l’éducation publique ; mais point de dessin sans perspective.

Il me vient une idée que peut-être Sa Majesté Impériale ne dédaignera pas : la plupart de ceux qui entrent dans les écoles publiques écrivent si mal, ceux dont le caractère d’écriture était passable, l’ont si bien perdu quand ils en sortent, et il y a si peu d’hommes, même parmi les plus éclairés, qui sachent bien lire, talent toujours si agréable, souvent si nécessaire, que j’estime qu’un maître de lecture et d’écriture ne s’associeraient pas inutilement au professeur de dessin.

La prononciation vicieuse et la mauvaise écriture sont deux défauts très-analogues, c’est bégayer pour les yeux et pour les oreilles.

Nous avons d’excellents principes de dessin gravés, mais il faut donner la préférence aux morceaux de gravure au crayon, de Demarteau ; ils imitent le dessin à la main, à tromper les connaisseurs.

On dessine d’après l’exemple, d’après la bosse et d’après la nature ou le modèle.

Le modèle ne me paraît nécessaire qu’à ceux des élèves qui se feront peintres ou sculpteurs par état ; mais, je le répète, point de dessin sans perspective. Il y a la Grande perspective et l’Abrégé de perspective de Brook Taylor, deux excellents ouvrages.

Mais qui est-ce qui n’habite pas une maison ? qui est-ce qui n’est pas exposé à bâtir et à être volé par un maçon ou par un architecte ? Il n’y a donc pas un citoyen à qui les éléments, je [p. 496] ne dis pas de l’architecture, mais de l’art de bâtir, ne fussent de quelque utilité.

Pour ceux d’architecture, aucun homme puissant ne peut les ignorer, sans consommer un jour des sommes immenses à n’entasser que des masses informes de pierres.

Plus les édifices publics sont durables, plus longtemps ils attestent le bon ou le mauvais goût d’une nation, plus il convient que ceux qui président à cette partie de l’administration aient le goût sûr et grand.

Dans trois mille ans d’ici on verra encore que nous avons été Goths.

Les éléments de l’art de bâtir sont à faire.

Le meilleur ouvrage pour l’enseignement de l’architecture militaire ou civile, ce serait, à mon avis, un grand plan qui représenterait le terrain ou d’une maison, ou d’un hôtel, ou d’un palais ou d’une église. On le creuserait, on poserait les fondements, on élèverait l’édifice assise par assise, jusqu’au faîte ; de là on passerait aux détails de la distribution et de la décoration intérieure, et les élèves s’instruiraient par les yeux, profondément et sans fatigue. C’est ainsi qu’un militaire appelé de Terville donnait des leçons publiques de fortifications et rassemblait autour de lui des hommes de tous les états.

Ces trois cours d’études achevés, le petit nombre des élèves qui les auront suivis jusqu’à la fin, se trouveront sur le seuil des trois grandes facultés, la faculté de médecine, la faculté de droit, la faculté de théologie, et ils s’y trouveront pourvus des connaissances que j’ai appelées primitives, ou propres à toutes les conditions de la société, à l’homme bien élevé, au sujet fidèle, au bon citoyen, toutes préliminaires, et quelques-unes d’entre elles communes aux études des trois facultés dans lesquelles ils voudront entrer91.

Chacune de ces facultés demandant un ordre d’enseignement particulier, je vais m’en occuper.

[p. 497]

Seconde faculté d’une Université.
Faculté de médecine. §

Si l’on veut que des étudiants reçoivent dans une faculté de médecine toute l’instruction qui leur est nécessaire pour exercer l’art de guérir d’une manière utile à leurs concitoyens, il faut se rappeler que la santé publique est peut-être le plus important de tous les objets. Si les hommes sont pauvres, le souverain ne protège que des malheureux ; s’ils sont valétudinaires, il ne garde que des malades.

Les connaissances relatives à la médecine sont très-étendues. Un demi-médecin est pire qu’un demi-savant. Celui-ci importune quelquefois, l’autre tue. Cette profession doit-elle, ne doit-elle pas être nombreuse ? C’est une question décidée par le docteur Gatti92, qui partagea l’hôpital qu’il dirigeait en deux classes, l’une de malades qu’il abandonnait à la nature, l’autre autour de laquelle il rassembla tous les secours de l’art ; il périt, ainsi qu’il s’y était attendu, beaucoup plus des soignés -que des abandonnés.

Ce serait un problème assez intéressant à résoudre que de déterminer le rapport du corps des médecins et des chirurgiens d’une ville au reste des habitants. Je crois que la solution doit varier selon les contrées, les mœurs, les usages, le régime, le climat. Les animaux ont peu de maladies. Les maladies des habitants de la campagne sont moins nombreuses et plus simples que les nôtres ; plus nous sommes éloignés de la vie champêtre des premiers âges du monde, plus la vie moyenne s’est abrégée. Qu’il en soit de la classe des médecins ainsi que des autres classes de citoyens entre lesquelles les besoins établis

[p. 498]

sent le niveau, je ne le pense pas. L’on ne prend et l’on ne quitte pas à discrétion l’art de guérir. Je considère un mauvais médecin comme une petite épidémie qui dure tant qu’il vit ; deux mauvais médecins doublent cette maladie populaire ; un corps de mauvais médecins serait une grande plaie pour toute une nation. Il n’en est pas du médecin comme du manufacturier  ; le manufacturier médiocre est encore utile à un grand nombre de citoyens qui ne peuvent payer ni l’excellente qualité ni la façon recherchée de l’ouvrage. Au contraire, il faut au dernier de la dernière classe de la société un excellent médecin  ; il ne peut être trompé qu’une fois et il paie son erreur de sa vie. Il y a sans doute quelque différence entre la conservation d’un grand ministre et d’un petit mercier, d’un célibataire et d’un père de famille, d’un bon général d’armée et d’un mauvais poëte ; mais ni le souverain qui nous regarde comme ses enfants, ni le sentiment de l’humanité qui nous rapproche de nos semblables ne s’arrêtent à ce calcul. Juste ou cruel, il peut arriver et il arrive tous les jours que le bon médecin est adressé au célibataire et le mauvais au chef d’une nombreuse famille. Il importe d’autant plus que le médecin et le chirurgien excellent dans leurs professions, que la variété et la multiplicité des circonstances qui les appellent à côté de nous, ne leur permettent guère d’exercer leurs fonctions à notre avantage et à leur satisfaction. Ils sont obligés de partager les soins de leur journée entre un très-grand nombre de malades, parmi lesquels un seul exigerait quelquefois leur observation et leur présence assidues. Un mauvais médecin arrive toujours trop tôt et reste toujours trop longtemps ; un bon médecin peut arriver trop tard et ne pas rester assez. Une maladie est communément un problème si compliqué, l’effet de tant de causes, un phénomène si variable d’un malade à un autre, que je ne conçois pas comment le médecin qui visite cinquante à soixante malades par jour, en soigne bien un seul. Quelque profonde connaissance qu’on ait de la théorie et de la pratique de l’art, suffit-il de lâter le pouls, d’examiner la langue, de s’assurer de l’état du ventre et de la peau, d’observer les urines, de questionner lestement le malade ou sa garde et d’écrire une formule ? Les médecins ne croiraient-ils point à leur art, ou feraient-ils plus de cas de l’argent que de notre vie ?

[p. 499]

Un inconvénient des grandes facultés de médecine dans les capitales, et surtout pour les principaux personnages de la société, c’est l’assujettissement du médecin à une certaine pratique ou routine de faculté, sous peine de risquer sa réputation et sa fortune ; s’il s’en écarte et que le succès ne réponde pas à son attente, il est perdu ; s’il réussit, que lui en revientil ? rien, si ce n’est l’épithète de téméraire. Son génie n’est en liberté qu’à notre chevet, parce que sa tentative heureuse ou malheureuse est sans conséquence pour lui. Nous pouvons disparaître d’entre les vivants sans qu’on s’en aperçoive.

J’ai quelquefois pensé que les charlatans qui habitent les faubourgs des grandes villes n’étaient pas si pernicieux qu’on le supposait. C’est l’empirisme qui a donné naissance à la médecine et elle n’a de vrais progrès à attendre que de l’empirisme.

Un malade incurable au centre d’une famille, est comme un arbre mort au centre d’un jardin, dont les racines pourries sont funestes à tous les arbustes qui l’entourent ; les soins que la tendresse ou la commisération ne peut refuser à un vieillard infirme, à un enfant maladif, dérangent l’ordre des devoirs et répandent l’amertume sur la journée de ceux qu’ils occupent. Le hardi empirique auquel le malade s’adresse lorsqu’il est abandonné du facultaliste, le tue ou lui rend la santé et la jouissance de leur existence à ceux qui les soignaient.

Ce raisonnement est-il d’un homme ? non, il est d’un ministre. Le ministre dédaigne le vieillard qui n’est plus bon à rien et ne prise l’enfant que par le fruit qu’il en attend ; il n’y a’qu’une vie précieuse pour lui, celle de l’homme fait, parce qu’elle seule est utile ; sa tête est comme une ruche où, à l’exemple des abeilles, il extermine toutes celles qui cessent de donner du miel.

Il y aurait un beau discours à faire sur l’exercice de la médecine, mais il s’agit de son enseignement et j’y viens. Il faut :

1° Créer un nombre suffisant de professeurs et les stipendier de manière qu’ils puissent se livrer tout entiers à l’enseignement ;

2° Établir à côté des écoles un hôpital où les élèves soient initiés à la pratique ;

3° Obliger les maîtres à suivre un ordre fixe et déterminé dans le cours des études.

[p. 500]

Des professeurs. §

(Il y aura sept chaires de professeurs.)

PREMIÈRE CHAIRE
D’ANATOMIE ET DES ACCOUCHEURS.

Les femmes accoucheuses ne pourront être admises, je ne dis pas à l’exercice de leur profession, mais même à l’examen des commissaires de la faculté, sans avoir assisté plusieurs années et aux leçons de l’anatomie qui leur est propre et aux leçons de pratique de leur art.

J’observerai ici qu’il n’y a aucune contrée de l’Europe plus favorable à l’étude et aux progrès de l’anatomie que la Russie, où la rigueur du froid conservera un cadavre assez longtemps pour que l’anatomiste puisse, sans interruption de son travail, suivre ses dissections quinze à vingt jours sur un même sujet.

SECONDE ET TROISIÈME CHAIRES
DES INSTITUTIONS DE MÉDECINE.

QUATRIEME CHAIRE
DE CHIRURGIE.

CINQUIEME CHAIRE
DE MATIÈRE MÉDICALE ET DE PHARMACIE.

SIXIEME ET SEPTIEME CHAIRES
DE L’HISTOIRE DES MALADIES ET DE LEUR TRAITEMENT.

Du professeur d’anatomie. §

Le professeur d’anatomie démontrera pendant toute la saison de l’hiver (et il en aura bien le temps), les différentes [p. 501] branches de cette science sur le cadavre. Il traitera des parties du corps humain, de leur structure, de leur connexion, de leurs fonctions, de leurs mouvements et du mécanisme par lequel ils s’exécutent.

Des deux professeurs d’institutions de médecine. §

Chacun de ces deux professeurs fera, dans l’espace de deux ans, un cours complet des institutions de médecine, c’est-à-dire que la première année il enseignera la physiologie et l’hygiène ; la seconde année la pathologie, la phylactique93 et la thérapeutique générale.

Ces deux professeurs s’arrangeront entre eux de manière que chaque année l’un fasse son cours de physiologie, l’autre son cours de pathologie.

Du professeur de matière médicale. §

Ce professeur remplira ses leçons de l’histoire naturelle de chaque drogue ; il décrira les caractères particuliers qui la constituent dans son état le plus parfait, dans son état de médiocrité et dans son état défectueux. Il conviendrait même qu’il eût à sa disposition un droguier qui contînt des échantillons de chaque drogue sous ces états différents.

Il exposera la nature de chacune et les principes caractéristiques que l’analyse chimique y découvre.

Il indiquera les différentes préparations, manipulations qu’on lui fait subir avant de l’employer aux usages médicinaux ; les effets sensibles qu’elle a coutume de produire ; les cas particuliers où elle produit les effets les plus salutaires ; enfin les différentes préparations pharmaceutiques, officinales dans lesquelles on la fait entrer.

On appelle préparations officinales celles qui se préparent dans les boutiques. De ces préparations, le pharmacien abandonne les unes à la négligence de ses garçons, et celles-ci, mal faites, ne produisent plus l’effet qu’on en attend et tombent en désuétude. Il se charge lui-même, ou un premier garçon habile, [p. 502] de la préparation des autres, telles sont celles sur les minéraux, les métaux, et elles conservent leur efficacité, et voilà une des raisons de la préférence qu’on leur donne clans la pratique.

A la fin de chaque année, le même professeur donnera un cours de pharmacie, pendant lequel il exécutera ou fera exécuter par un adjudant, toutes les espèces de préparations que les médicaments subissent avant que d’être employés.

Du professeur de chirurgie. §

Le professeur de chirurgie traitera de toutes les maladies purement chirurgicales, comme les plaies, les tumeurs, les ulcères, les luxations et les fractions ; il décrira la nature et la manière curative. Il fera tous les ans un cours des opérations et des instruments ; il exécutera et fera exécuter par un adjudant les opérations sur le cadavre. Il passera de là à l’application des différents bandages propres, soit à l’assujettissement des parties, soit à l’assujettissement des médicaments.

Si le physique, dont l’effet ne cesse jamais, doit, avec le temps, donner aune contrée la supériorité sur une autre, j’oserais prédire qu’un jour viendra où la Russie fournira les autres contrées de l’Europe de grands anatomistes, de célèbres chirurgiens et peut-être même de profonds chimistes.

Des professeurs de médecine pratique. §

Pour initier les étudiants à la pratique de la médecine, on établira dans un hôpital adjacent à l’école, deux salles chacune de vingt-cinq lits, l’une de ces salles destinée aux maladies aiguës, l’autre aux maladies chroniques.

A cet effet, ils partageront leur cours de médecine pratique en deux années : la première, ils traiteront des maladies aiguës ; la seconde des maladies chroniques.

Ensuite, ils expliqueront la nature et le traitement des maladies particulières aux femmes et aux enfants.

Us se partageront la besogne de manière que chaque année l’un des deux professeurs traite des maladies aiguës, l’autre des maladies chroniques.

[p. 503]

Chacun de ces deux professeurs fera sa visite dans la salle dont il sera chargé, ses étudiants l’y accompagneront. Là il leur. fera observer les symptômes de chacune des maladies qu’il aura à traiter, leur indiquera les moyens d’en découvrir les causes, leur fera remarquer la marche que la nature suit le plus ordinairement, les indications qui se présentent à remplir, et leur rendra raison de la méthode curative qu’il croira devoir adopter.

Si le malade meurt, il sera tenu, sans qu’aucune raison ou prétexte puisse l’en empêcher, d’en faire ouvrir le cadavre en présence des étudiants.

Il serait à souhaiter qu’il eût le courage d’avouer son erreur lorsqu’il se sera trompé ; mais cette ingénuité qu’ont eue Bœrhaave, Sydenham et Hippocrate est presque au-dessus des forces de l’homme, et il ne faut pas trop s’y attendre.

Comme il serait difficile que pendant la durée d’un cours d’une ou de deux années il se présentât à l’art des exemples de maladies de toutes les espèces, indépendamment de ces leçons, chacun des deux professeurs en donnera dans l’école sur toutes celles dont les hommes peuvent être attaqués.

Mais tout cet enseignement doit être précédé de deux autres, préliminaires à l’étude et à la pratique de la médecine.

En suivant le cours des beaux-arts, les élèves ont pris une teinture élémentaire d’histoire naturelle et de chimie. Cette petite provision, suffisante pour l’homme bien élevé, serait trop légère pour le médecin, dont la profession suppose une connaissance approfondie des substances de la nature et de leurs analyses, ses deux arsenaux. Le médecin en doit savoir beaucoup moins que le naturaliste de profession, mais infiniment davantage que l’homme du monde. L’histoire naturelle et la chimie exigent deux nouvelles chaires.

Enseignements préliminaires à l’étude de la médecine.
L’histoire naturelle et la chimie. §

Les professeurs d’histoire naturelle et de chimie donneront leurs leçons conjointement, l’un le matin, l’autre l’aprèsmidi.

[p. 504]

Le premier parcourra les trois règnes, se renfermant clans l’étendue qui convient à l’art de guérir.

Le second s’étendra autant qu’il le jugera à propos, n’écartant de ses leçons que les objets de pure curiosité.

Du cours des études de la médecine. §

Le cours des études sera donc de sept années.

Les deux premières, les étudiants suivront les leçons des professeurs d’histoire naturelle et de chimie, celles du professeur d’anatomie, et ne se livreront point à d’autres études.

La troisième, en continuant de suivre les mêmes leçons, ils y pourront joindre celles du professeur de physiologie.

La quatrième, ils resteront encore sous le professeur d’anatomie et commenceront le cours de pathologie.

La cinquième, ils s’appliqueront à la chirurgie et à la matière médicale.

La sixième, à ces différents cours ils joindront les leçons du professeur de pratique qui traitera des maladies aiguës, écoutant ce professeur à l’école et le suivant à l’hôpital.

La septième, ils la donneront au professeur qui traitera des maladies chroniques, avec liberté de revenir sous le professeur de chirurgie et de matière médicale.

Le cours se fermera toujours par un discours, prononcé alternativement par un des professeurs, sur l’importance de l’art, ses progrès et son histoire, le caractère et les devoirs du vrai médecin, l’incertitude et la certitude des signes de la mort, et la médecine légale considérée par ses rapports avec les lois, tels que les signes de la mort violente ou le suicide, les naissances tardives, etc., etc.

Livres classiques de médecine. §

Les auteurs de médecine anciens sont trop substantiels ou trop forts pour des étudiants ; chaque ligne est un résultat d’une longue pratique ; peu de spéculations, beaucoup de préceptes et de faits.

Les auteurs modernes, au contraire, spéculent et discourent beaucoup.

[p. 505]

C’est à un professeur habile à tempérer ces deux excès, pour en former l’aliment convenable à des étudiants.

Les auteurs qui ont écrit de la médecine sont par milliers. Le catalogue forme des ouvrages plus étendus que celui des plantes.

N’étant point du métier, lorsque j’ai nommé Hippocrate et Galien parmi les anciens, Sydenham et Bœrhaave parmi les modernes, j’ai dit tout ce que je savais.

Dans le cours des beaux-arts, j’écrivais autant pour les élèves que pour les maîtres ; j’avais à ordonner l’éducation première des enfants. Ici, ces enfants sont élevés ; il ne s’agit plus de connaissances primitives, mais d’études de convenance. C’est aux professeurs, chacun dans sa partie, à prescrire les lectures. Il en sera de même de la jurisprudence et de la théologie.

Troisième faculté d’une Université.
Faculté de droit. §

Elle sera composée de huit professeurs :

1° Un professeur de droit naturel ;

2° Un professeur en histoire de législation ;

3° Un professeur d’institutions du droit des gens ;

4° Un professeur des Institutes de Justinien ;

5° et 6° Deux professeurs du droit civil national ;

7° Un professeur du droit ecclésiastique en général et du même droit national ;

8° Un professeur de procédure civile et criminelle.

Le cours des études sera de quatre années, et chaque année les étudiants prendront les leçons de deux professeurs.

Première année d’études. §

Ils suivront le professeur de droit naturel et celui de l’histoire de la législation.

Le professeur de droit naturel ne s’en tiendra pas à des éléments ; il portera l’enseignement beaucoup plus loin que les

[p. 506]

élèves ne l’ont reçu dans le cours de morale qui a précédé celui de leur entrée dans cette école.

Il prendra pour guides :

L’ouvrage de Puffendorff intitulé des Devoirs de l’homme et du citoyen, de Officio hominis et civis ; ou revenir sur

Le Droit naturel de Burlamaqui.

Le professeur en législation s’occupera de l’historique de la législation des nations les plus célèbres de l’antiquité et surtout des Grecs et des Romains. Sur cette matière, il sera dirigé dans son travail et dans ses leçons par ceux qui en ont le mieux traité, entre lesquels on peut citer :

Antoine Thysius, des Républiques les plus célèbres, de Celebrioribus Rebuspublicis94.

Ubbon Emmius95, Velus Gracia illustrata, etc., l’ancienne Grèce éclairée.

Il feuilletera sur la législation romaine, soit Heineccius, soit Hoffman.

Heineccius a écrit l’histoire du droit romain, Historia juris romani 96 .

L’ouvrage d’Hoffman a le même titre97 et le même objet.

Deuxième année d’études. §

Les étudiants prendront les leçons du professeur d’institutions du droit des gens et celles du professeur des Institutes de Justinien.

Ce dernier aura l’attention d’être court sur tout ce qui est tellement propre aux Romains qu’il n’a nulle application aux modernes ; mais il ne pourra trop s’étendre sur tout ce qui concerne les contrats. Le droit romain est la source des vrais principes sur toutes les espèces de contrats qui sont du droit des gens ; c’est la raison et l’équité qui les a dictés, il n’y a point de nation policée qui ne doive les adopter.

[p. 507]

Troisième année d’etudes. §

Les étudiants écouteront le professeur de droit civil national ancien et moderne et le professeur du droit civil ecclésiastique, s’il en est besoin.

Ces deux professeurs auront l’attention que toutes les matières qui entrent clans leur enseignement forment un cours de deux années, en sorte que l’un commençant la première année de son cours, l’autre fasse la seconde année du sien. De cette manière, il y aura toujours un cours du droit civil ouvert.

Quatrième année d’études. §

Les étudiants reviendront sur leurs leçons de droit civil, auxquelles on ajoutera celles de procédure civile et criminelle.

Celles-ci partageront l’année en deux semestres : le premier de procédure civile, le second de procédure criminelle.

Je vais anticiper ici sur la police des écoles, dont je me suis proposé de parler séparément.

A la fin d’une première, d’une seconde, d’une troisième année d’études, les élèves ne seront point admis à l’année suivante sans en être jugés dignes par des épreuves publiques. Les professeurs ne prononceront point ; leurs fonctions se réduiront à interroger. Ils feront serment qu’il n’y a dans les questions et les réponses aucune connivence entre eux et leurs élèves ; l’épreuve s’ouvrira par cette cérémonie. Sa Majesté Impériale assistera à ces exercices ou y nommera des députés qui seront les hommes du sénat les plus capables de la représenter.

Lorsque les mêmes hommes sont chargés de l’enseignement et donnent l’attestation d’habileté à posséder des charges et à remplir les places de la magistrature, maîtres d’accorder le signe de la science, les lettres, les diplômes et autres pancartes, ils négligent d’instruire de la chose ; les étudiants, leurs protecteurs ou leurs parents amollissent leur sévérité ou les corrompent par les sollicitations, par l’intérêt ou par la crainte.

Ces exercices publics soutiendront l’émulation entre les maîtres et les élèves, ils constateront le talent des uns pour apprendre, et le talent des autres pour enseigner.

[p. 508]

Indépendamment de ces examens publics, lorsqu’il s’agit de passer d’une classe dans une autre, il serait encore à propos que celui qui a rempli son cours de droit et qui sollicite une place dans un tribunal subît de nouveaux examens devant les membres du corps auquel il désire d’être agrégé.

Il faut que les citoyens de tous les états puissent assister à ces réceptions et que Sa Majesté Impériale veille par ses représentants à ce que l’incapacité et le vice ne l’emportent pas sur la science et les bonnes mœurs.

Je crois avoir dit dans [quelques-uns de ces papiers que Sa Majesté Impériale n’a pas dédaigné de renfermer clans un de ses tiroirs lorsque j’avais l’honneur d’entrer dans son cabinet, que les places de notre faculté de droit, abandonnées au concours, étaient le plus clignement occupées.

Chaque professeur restera constamment attaché au même objet d’enseignement, c’est-à-dire que celui qui montrera le droit civil ne passera point de sa chaire à celle de droit ecclésiastique ; c’est le seul moyen de perfectionner chaque maître dans sa partie.

Les professeurs seront stipendiés par Sa Blajesté Impériale ; nul émolument à recevoir des étudiants ; l’indulgence sur ce point produirait nombre d’abus. Peut-être pourrait-on encourager les maîtres par des prérogatives honorifiques, des gratifications et autres récompenses qu’on accorderait au mérite, sans aucun égard à l’ancienneté.

Tout professeur qui aurait persisté quinze années consécutives dans sa chaire, sans aucun reproche, devrait être assuré d’une retraite honorable sous le titre d’émérite, qui a lieu parmi nous et qui soutient nos professeurs clans le cours de leur ennuyeuse et pénible tâche.

Surtout qu’il soit défendu, sous des peines rigoureuses, à un vieux professeur qui se retire, de mettre à contribution celui qui lui succède, comme il arrive parmi nous ; la raison en est évidente.

Un des privilèges honorifiques de l’émérité en droit, ce serait, par exemple, d’entrer et de siéger clans les différents tribunaux de la magistrature, distinction flatteuse pour le professeur, avantageuse pour le tribunal, qui, par cette police, continuerait de se recruter sans cesse d’hommes qui auraient

[p. 509]

fait leurs preuves de probité et de lumières dans la science des lois.

Quel homme plus propre à servir dans le département des affaires étrangères que l’émérite dans le droit naturel et le droit des gens ?

Que peut-on faire de mieux que d’introduire dans le conseil des affaires ecclésiastiques le professeur consommé en droit canonique ?

Qui s’assoira plus utilement à côté du souverain que l’ancien professeur de législation ?

J’abandonne toutes ces vues au jugement de Sa Majesté Impériale, dont la bienfaisance et l’équité seront les meilleurs avocats que le mérite puisse avoir.

Je lui remontrerai seulement qu’il en est, en ce point, de l’éducation publique ainsi que de l’éducation domestique. Un père, une mère qui méprise l’instituteur de son fils l’avilit, et l’enfant est mal élevé ; un souverain qui n’honore pas les maîtres de ses sujets les avilit, les réduit à la condition de pédants, et la nation est mal élevée. Il est rare que l’âme conserve de la dignité et de l’élévation dans un état subalterne qui ne mène à rien d’important.

Mais ce qu’il ne faut point perdre de vue, c’est que les parties d’éducation publique qui paraîtront superflues dans ce moment pourront devenir nécessaires avec le temps ; à mesure que le grand ouvrage de la civilisation s’avancera, les intérêts divers, les relations entre les sujets se multiplieront, et c’est cet avenir que Sa Majesté Impériale doit prévénir par sa sagesse, si elle redoute d’abandonner la suite de ses projets à l’ignorance ou aux caprices de la folie. S’il faut une fermeté, un courage inouïs pour rectifier ce qui a été une fois mal institué, il faut tout son génie pour empêcher que ce qui a été une fois bien institué ne soit détruit ou gâté.

Quand on a son âme grande et son étonnante pénétration, on étend sa sagesse au delà de son existence et l’on règne longtemps après qu’on n’est plus.

S’il y a un souverain en Europe qui puisse former de grands projets et tirer de son fonds la solution à toutes les difficultés qui en empêcheraient ou qui en retarderaient l’exécution, c’est elle. Cependant, comme elle m’a fait l’honneur de me le dire, [p. 510] le courant des affaires journalières l’emporte ; quel remède à cet inconvénient ? de suppléer à son génie ? non, mais bien au temps qui lui manque par les observations et les conseils de tous les habiles gens répandus dans les différentes contrées de l’Europe. Je n’en connais pas un dans la mienne qui ne soit honoré de sa correspondance.

Ses ministres lui seraient encore très-utiles clans l’exécution de ses projets ; qui pourrait mieux qu’eux approprier à la Russie les lumières et la sagesse des contrées qu’ils habitent et qu’ils étudient par devoir ?

Cette dernière observation peut être ajoutée à un feuillet que j’ai laissé à Sa Majesté Impériale sur les moyens de rendre les ambassadeurs bons à quelque chose98.

Quatrième faculté d’une Université
Faculté de théologie99 §

Le prêtre, bon ou mauvais, est toujours un sujet équivoque, un être suspendu entre le ciel et la terre, semblable à cette figure100 que le physicien fait monter ou descendre à discrétion, selon que la bulle d’air qu’elle contient est plus ou moins dilatée. Ligué tantôt avec le peuple contre le souverain, tantôt avec le souverain contre le peuple, il ne s’en tient guère à prier les dieux que quand il se soucie peu de la chose. Le peuple n’approuve guère que ce qui est bien ; le prêtre, au contraire, n’approuve guère que ce qui est mal. L’auguste de ses fonctions lui inspire un tel orgueil, qu’ici le vicaire de Saint-Roch est plus grand à ses propres yeux que le souverain : celui-ci ne fait que des nobles, des ducs, des ministres, des généraux ; qu’est-ce que cela pour celui qui fait des dieux ? A l’autel, le souverain fléchit le genou, et sa tête s’incline sous la main du [p. 511] prêtre, comme celle du moindre des esclaves ; tous sont égaux clans l’enceinte où il préside, l’église. Dans notre religion et la religion de Sa Majesté Impériale, le chef de la société vient se confesser et rougir des fautes qu’il a commises, et le prêtre l’absout ou le lie. Grandes, petites circonstances, affaires publiques, affaires domestiques, en tout il dispose ouvertement ou clandestinement des esprits, selon sa pusillanimité ou son audace. Son état l’incline à la dureté, à la profondeur et au secret. Si on lui demandait qu’est-ce qu’un roi ? et qu’il osât répondre franchement, il dirait : C’est mon ennemi on c’est mon licteur101 . Plus il est saint, plus il est redoutable. Le prêtre avili ne peut rien ; son avidité, son ambition, ses intrigues, ses mauvaises mœurs ont été plus nuisibles à la religion que tous les efforts de l’incrédulité. C’est la contradiction de sa conduite, de ses principes qui a enhardi à l’examen et au mépris de ceux-ci. S’il eût été le pacificateur des troubles populaires, le conciliateur des pères avec les enfants, des époux et des parents entre eux, le consolateur de l’affligé, le défenseur de l’opprimé, l’avocat du pauvre, quelque absurdes qu’aient été les dogmes d’une classe de citoyens aussi utiles, qui d’entre nous aurait osé les attaquer ? Le prêtre est intolérant et cruel ; la hache qui mit en pièces Agag102 n’est jamais tombée de ses mains. Sa justice ou celle de Dieu, ou des livres inspirés, est celle des circonstances. Il n’y a point de vertus qu’il ne puisse flétrir, et point de forfaits qu’il ne puisse sanctifier ; il a des autorités pour et contre.

Je ne hais point le prêtre. S’il est bon, je le respecte ; s’il est mauvais, je le méprise ou je le plains. Et si je le peins ici avec des couleurs effrayantes, c’est qu’il faut négliger les exceptions et le connaître tel qu’il est par état, pour l’instituer tel qu’il doit être ; je veux dire saint ou hypocrite. L’hypocrisie est une vertu sacerdotale ; car le plus pernicieux des scandales est celui que le prêtre donne.

[p. 512]

En Espagne, où le mérite conduit à l’épiscopat et la protection de l’évêque aux fonctions subalternes, le haut clergé est savant et respectable et le bas clergé ignorant et vil. En France, où c’est l’usage contraire, où le mérite obtient les dignités subalternes, et la naissance et la protection disposent des grandes places de l’Église, c’est le bas clergé qui est instruit et respecté.

On peut considérer l’institution d’un prêtre sous trois points de vue généraux : les mœurs, les connaissances et les fonctions ; et les fonctions sous deux autres aspects : les fonctions publiques et les fonctions privées ou ce qui tient à sa vie domestique.

Séparer le séminaire des écoles, c’est séparer la théorie de la pratique, c’est donner la préférence à la science sur les mœurs ; cependant il est évident qu’un prêtre, sinon ignorant, du moins très-médiocrement instruit, peut être un très-bon prêtre, et cela aussi facilement qu’un savant ecclésiastique peut être un très-mauvais ecclésiastique.

Rien n’est moins important et si dangereux qu’un nombreux clergé. Je ne le veux ni pauvre ni riche.

Le soulagement de l’indigent est le devoir commun des citoyens. L’administration des aumônes corrompit les chefs de la primitive Église.

La partie la plus sérieuse de l’institution d’un prêtre est celle qui concerne les mœurs et le caractère qui lui conviennent.

Chaque état a sa pantomime ; le maintien du prêtre doit être grave, son air réservé, sa figure imposante, ses mœurs austères. Celui qui se familiarise hors du temple n’est pas assez respecté dans le temple.

J’entends par ses fonctions publiques, tout ce qui appartient à l’administration des sacrements, à la célébration des saints offices, aux cérémonies de l’Église, à la prédication et au chant.

Par ses exercices privés, la prière, la méditation et les lectures.

Ces occupations doivent marcher conjointement avec l’éducation scientifique et la suivre sans interruption.

Si l’apprenti prêtre a fait son cours entier des arts, il saura le latin et le grec.

La connaissance de la langue latine lui est indispensable ; celle de la langue grecque lui est encore moins nécessaire qu’au médecin.

[p. 513]

Pour l’hébreu ou la langue des livres saints, c’est un instrument du métier. Il faut donc instituer deux chaires d’hébreu, une pour l’enseignement de la langue, une autre pour l’explication littérale du texte original.

L’enseignement de la théologie peut se renfermer dans la division qui suit : la science de l’Écriture sainte, la théologie dogmatique, la théologie morale et l’histoire ecclésiastique.

De l’Écriture sainte. §

Deux professeurs en Écriture sainte traiteront, en langue vulgaire ou latine, de l’authenticité et de l’inspiration des livres saints et du canon des Écritures.

Comme notre doctrine et notre culte ne diffèrent qu’en quelques points assez peu essentiels du culte schismatique-grec, nos bons auteurs peuvent être à l’usage de ses écoles.

Il y a sur la matière de l’Écriture sainte les ouvrages de Wallon, de Bonfierius, de Serrarius et de Dupin. Il faudra puiser dans ces sources ce qu’il y a de plus intéressant pour en former ce que nous appelons de bons prolégomènes sur toute l’Écriture sainte.

A ces auteurs je joindrais un petit ouvrage qui vient d’être nouvellement publié par un de nos professeurs de Sorbonne appelé Duvoisin103 , De l’autorité des livres du Nouveau Testament contre les incrédides. Je l’ai lu sans partialité, et quoique je ne puisse être de son avis, je le crois très-propre à fortifier celui qui croit et à raffermir celui qui chancelle.

On pourrait dicter aux étudiants des explications des passages de l’Écriture les plus difficiles. Mais comme la méthode de dicter consume en pure perte un temps précieux, que je la bannis de toutes les écoles et que l’étendue des matières la rend souvent impraticable, il faut y suppléer par clés ouvrages imprimés.

Nous avons en français, les Bibles de Calmet et de l’abbé de Vence, 2e édition, 17 vol. in-4° ; de Chais, ministre de Genève ; en latin, Cornélius a Lapide, Estius, Menochius, Grocius et la Synopse des critiques104.

[p. 514]

Le second professeur en hébreu prendrait ses étudiants après quelques mois de leçons de grammaire hébraïque, alors ils en sauraient assez pour entendre son explication littérale de la Bible.

Le professeur de grammaire hébraïque pourra se servir de celle que l’abbé Ladvocat105, bibliothécaire et professeur de Sorbonne, a composée à l’usage de nos écoles.

Je crois toutefois qu’il ne faudrait admettre aux leçons de ces deux professeurs que le petit nombre des étudiants qui montreraient des dispositions singulières. La médiocrité de talents est ici moins à redouter que le vice du caractère. Il faut pardonner toutes les fautes, excepté celles contre la pantomime et les mœurs. Le meilleur des prêtres est un saint prêtre ; un bon prêtre est un prêtre décent.

Il faut, autant qu’il est possible, simplifier l’enseignement théologique, c’est de là que sortent toutes les hérésies, les disputes et les troubles les plus funestes de la société.

Ne rien souffrir qui tende à rapprocher l’Église grecque de la communion romaine ; la science y gagnerait peut-être, mais il y aurait du danger pour la paix de l’État. Il serait imprudent de permettre qu’une portion aussi puissante des sujets que le clergé reconnût, de quelque manière que ce fût, un chef étranger ; ce serait la source d’une division perpétuelle entre l’Église et le sénat. Point d’appels ailleurs qu’au souverain, point de concile ailleurs que dans l’Empire, point de chef du concile que le chef de l’État.

De la Théologie dogmatique. §

Il suffit de savoir ce que l’Écriture sainte, les conciles et les Pères ont prononcé sur chaque dogme en particulier ; s’interdire les recherches curieuses, les systèmes qui ne produisent que des erreurs et des partis.

La théologie scolastique, qui n’aurait quelque utilité que clans les contrées où l’on serait souvent aux prises avec les hérétiques, n’en doit point avoir en Russie, où il est libre d’être hérétique et damné à quiconque en a la fantaisie.

Il faut deux chaires de théologie dogmatique : la première [p. 515] destinée à la défense de la religion contre les athées, les déistes, les juifs et les mahométans.

On ne manque pas d’excellents ouvrages sur cette matière ; l’Angleterre et la France en ont produit sans nombre d’après lesquels il serait aisé de composer un bon livre classique.

Le traité latin du professeur Hoocke106 pourrait servir de base et de modèle.

Le second professeur de théologie dogmatique s’attacherait à exposer clairement et succinctement les dogmes de la religion et leurs preuves.

Les seuls points sur lesquels il importerait peut-être d’insister un peu davantage seraient la divinité de Jésus-Christ avec sa présence réelle dans l’Eucharistie ; l’un est la base de la croyance et du culte chrétien, l’autre le sujet principal du grand schisme. Il serait honteux que le prêtre restât muet devant le socinien qu’il rencontrera à chaque pas, et devant le luthérien et le calviniste dont il est environné.

Dans une contrée où le culte oblige à la confession, qui est assez bonne quand elle est faite par un pénitent sincère et entendue par un honnête homme, et où l’on va demander au premier venu l’absolution qui est toujours mauvaise, il faut deux professeurs de la science des conseils, du jugement des actions et de la nature des réparations et expiations.

Ce qui regarde Tordre politique n’appartient point à la théologie. Le premier de ces maîtres établirait et développerait les principes de la loi naturelle, mais relativement à la conscience. Il traiterait de la nature des lois, de leur origine, de l’obligation qu’elles produisent, des causes qui la suspendent ou la font cesser ; du serment, des contrats, etc.

Le second entrerait dans le détail des devoirs communs à tous les hommes, et ses leçons ne seraient scrupuleusement qu’un commentaire raisonné du Décalogue et des commandements de l’Église, de même que celles de son collègue ne seraient scrupuleusement qu’un commentaire raisonné du symbole.

Il traiterait ensuite des préceptes de l’Église et des peines ecclésiastiques, évitant toutes les ridicules et dangereuses sub1.

[p. 516]

tilités des casuistes du dernier siècle, pour s’attacher à la méthode de Sainte-Beuve107, des Conférences d’Angers, de Paris, etc.

De l’Histoire ecclésiastique. §

Enfin le professeur d’histoire ecclésiastique se proposerait de montrer l’origine et les progrès successifs de la hiérarchie ecclésiastique, je ne dirai pas l’origine et les progrès successifs, mais au moins le développement de ses dogmes, tâche difficile, mais consommée dans le profond ouvrage de Bingham108, ministre anglican.

Je préférerais à l’original anglais la traduction avec les notes de Mosheim publiée sous le titre d’Antiquités ecclésiastiques, Antiquilates ecclesiasticœ109.

Ce professeur passerait ensuite à l’éclaircissement des faits les plus importants de l’Église, s’occupant particulièrement de celle des premiers siècles, et faisant remarquer à ses auditeurs la perpétuité de la foi, la chaîne de la tradition et du ministère, la forme ancienne du gouvernement ecclésiastique, ses vicissitudes , sa forme actuelle, la naissance des hérésies, l’origine des abus, le relâchement de la discipline, etc.

C’est ainsi qu’on formerait un bon et savant ecclésiastique en Italie, en France, en Angleterre, en Espagne, en Portugal. Y a-t-il beaucoup à changer dans cette institution, soit scientifique, soit morale, pour une autre contrée, pour la Russie ? Je l’ignore.

Il y a une logique propre à l’ecclésiastique, connue sous le nom de Lieux théologiques ; c’est un parallèle des autorités entre elles : de l’autorité de la raison, de l’autorité de l’Écriture, des conciles généraux et particuliers, des Pères considérés séparément et entre eux sur telle matière ou sur telle autre, des docteurs de l’Église, des grands hommes, de la tradition et des monuments ; logique de théologien à théologien, fort différente [p. 517] de celle d’un homme à un homme et d’un théologien à un philosophe.

Il faudrait commencer ou finir l’éducation scientifique du prêtre par ce traité, comme on voudra, et lui faire succéder de bonnes leçons sur la tolérance.

Un jacobin appelé Melchior Canus110, a laissé des Lieux théologiques, ou de cette singulière logique, un traité qui a conservé de la réputation jusqu’à ce jour.

C’est à l’archevêque Platon à revoir toute cette partie de l’éducation publique, c’est à lui à en concilier la forme et l’objet avec les usages, les lois, les mœurs et les besoins de l’empire de Russie, et c’est à Sa Majesté Impériale à rectifier ce qu’un zèle de profession, qui domine secrètement les hommes les plus instruits et les mieux intentionnés, pourrait suggérer de dangereux ou d’irrégulier à l’archevêque Platon.

Au demeurant, je supplie Sa Majesté Impériale de considérer qu’il ne faut point de prêtres, ou qu’il faut de bons prêtres, c’est-à-dire instruits, édifiants et paisibles ; que s’il est difficile de se passer de prêtres partout où il y a une religion, il est aisé de les avoir paisibles s’ils sont stipendiés par l’État, et menacés, à la moindre faute, d’être chassés de leurs postes, privés de leurs fonctions et de leurs honoraires et jetés clans l’indigence.

Le gros d’une nation restera toujours ignorant, peureux et conséquemment superstitieux. L’athéisme peut être la doctrine d’une petite école, mais jamais celle d’un grand nombre de citoyens, encore moins celle d’une nation un peu civilisée. La croyance à l’existence de Dieu, ou la vieille souche, restera donc toujours. Or qui sait ce que cette souche abandonnée à sa libre végétation peut produire de monstrueux ? Je ne conserverais donc pas des prêtres comme des dépositaires de vérités, mais comme des obstacles à des erreurs possibles et plus monstrueuses encore ; non comme les précepteurs des gens sensés, mais comme les gardiens des fous ; et leurs églises, je les laisserais subsister comme l’asile ou les petites-maisons d’une certaine espèce d’imbéciles qui pourraient devenir furieux si on les négligeait entièrement.

[p. 518]

Je ne pourrais donc approuver la politique qui regarderait le clergé avec la même indifférence que les autres corporations, et qui permettrait à chacun d’être prêtre, bon ou mauvais prêtre, comme il est permis, dans les contrées assez bien policées, pour que chaque citoyen puisse sans obstacle tirer parti de son talent, d’être bon ou mauvais tailleur, bon ou mauvais cordonnier.

Cette faculté de théologie ne peut donc être totalement supprimée.

J’aurais achevé ma tâche, si je m’en tenais à Tordre des études d’une université ; en voilà le plan et la justification de ce plan, mais son exécution suppose des supérieurs, des inférieurs, des maîtres, des élèves, des livres classiques, des instruments, des bâtiments, une police, autant d’objets que je vais traiter sommairement.

De l’état de savant. §

Si une nation n’est pas instruite, peut-être sera-t-elle nombreuse et puissante, mais elle sera barbare, et l’on ne me persuadera jamais que la barbarie soit l’état le plus heureux d’une nation, ni qu’un peuple s’achemine vers le malheur à mesure qu’il s’éclaire ou se civilise ou que les droits de la propriété lui sont plus sacrés.

La propriété des biens et celle de la personne, ou la liberté civile, supposent de bonnes lois et avec le temps amènent la culture des terres, la population, les industries de toute espèce, des arts, des sciences, le beau siècle d’une nation.

Entre les sciences, les unes sont filles de la nécessité ou du besoin, telles sont la médecine, la jurisprudence, les premiers éléments de la physique et des mathématiques ; les autres naissent de Tàisance et peut-être de la paresse, telles sont la poésie, l’éloquence et toutes les branches de la philosophie spéculative.

Un père s’est enrichi par le commerce ; il a un grand nombre d’enfants ; parmi ces enfants il en est un qui ne veut rien faire, ses bras faibles et délicats lui ont donné de l’aversion pour la navette, la scie ou le marteau ; il se lève tard ; il reste assis la tête penchée sur la poitrine, il réfléchit, il médite ; il se fait poëte, orateur, prêtre ou philosophe.

[p. 519]

Il faut qu’une nation soit bien nombreuse et bien riche pour qu’il y ait, sans conséquence fâcheuse, beaucoup de ces individus qui pensent tandis que les autres travaillent.

Il faut que cette classe de paresseux soit bien nombreuse et que les sciences aient déjà fait de grands progrès chez une nation pour y donner naissance aux académies.

Qu’est-ce qu’une académie ? Un corps de savants qui se forme de lui-même, ainsi que la société des hommes s’est formée, celle-ci pour lutter avec plus d’avantage contre la nature, celui-là par le même instinct ou le même besoin : la supériorité avouée des efforts réunis contre l’ignorance.

A son origine, l’une et l’autre association n’a ni code ni lois. Celle des savants subsiste sous une espèce d’anarchie jusqu’à ce qu’un souverain qui en a pressenti l’utilité, la protège, la stipendie et s’en fasse législateur.

Appeler des étrangers pour former une académie de savants, c’est négliger la culture de sa terre et acheter des grains chez ses voisins. Cultivez vos champs et vous aurez des grains.

Une académie ou un corps de savants ne doit être que lé produit des lumières poussées jusqu’à un certain degré de perfection et très-généralement répandues ; sans cela, stipendiée par l’État, elle lui coûte beaucoup, ne subsiste que par des recrues et ne rend aucun fruit. Elle publie de beaux recueils que personne n’achète et ne lit, parce que personne ne les entend ; de ces recueils il en passe au loin quelques exemplaires qui ne compensent pas les dépenses, et la nation reste au même point d’ignorance ou d’instruction.

Il n’en est pas ainsi de l’instruction publique ; embrassant toutes les conditions d’un empire, répandant la lumière de toute part, son dernier effet est la formation des académies qui durent, renouvelées sans cesse par le fonds national.

Fonder une académie avant que d’avoir pourvu à l’éducation publique, c’est vraiment avoir commencé son édifice par le faîte.

Tout bien considéré, l’état de savant est doux ; on s’y portera naturellement partout où la science sera un peu récompensée et fort honorée.

Les maisons d’éducation publique doivent faire les progrès de la population ; la multitude de ces établissements serait une espèce de calamité. Peu de collèges, mais bons.

[p. 520]

A peine l’Université fut-elle établie parmi nous que le nombre de ses collèges s’accrut sans mesure ; les grands seigneurs suivirent l’exemple du souverain et ils en fondèrent que nous détruisons aujourd’hui.

Je ne pense pas qu’il soit encore temps, pour la Russie, de susciter cette espèce d’émulation parmi les grands ; s’il arrivait qu’elle les gagnât, peut-être faudrait-il l’arrêter.

Il y a deux sortes d’écoles publiques : les petites écoles ouvertes à tous les enfants du peuple au moment où ils peuvent parler et marcher ; là ils doivent trouver des maîtres, des livres et du pain, des maîtres qui leur montrent à lire, à écrire et les premiers principes de la religion et de l’arithmétique ; des livres dont ils ne seraient peut-être pas en état de se pourvoir ; du pain111 qui autorise le législateur à forcer les parents les plus pauvres d’y envoyer leurs enfants.

Au sortir de ces petites écoles, ces jeunes enfants ou se renfermeront dans la maison paternelle pour y apprendre quelque métier, ou se présenteront aux collèges de l’Université dont j’ai tracé le plan et dont je vais esquisser la police.

Police générale d’une Université et police
particulière d’un collège. §

Une université doit avoir un chef ou un inspecteur général des mœurs et des études.

Cette fonction doit être remplie par un homme d’État, distingué, expérimenté et sage. C’est à son tribunal que seront portées toutes les affaires contentieuses, pour être décidées en dernier ressort par Sa Majesté Impériale ou par son conseil.

Le premier pas de la sagesse de nos jours a été de rapporter tout à la culture de la terre ; le second pas qui lui reste à faire, c’est de sentir l’importance de l’éducation publique ou de la culture de l’homme.

Qu’il ne se fasse aucune innovation ni dans Tordre des études ni dans les règlements, sans la sanction expresse de la souveraine.

Que ces règlements soient examinés et confirmés tous les [p. 521] cinq ans, non pour changer l’ordre de l’enseignement qui doit être éternel, s’il est bon, mais pour en perfectionner l’exécution.

Dans chaque collège, s’il y en a plusieurs, il faut un principal dont la fonction soit de surveiller les maîtres et d’ordonner de toute l’administration de la maison.

Sous le principal, un préfet ou un surveillant des écoliers, un économe et un chapelain.

Le préfet ne surveille les étudiants que hors des écoles, c’est une espèce de lieutenant de police.

Je ne m’étendrai point sur les devoirs de ces supérieurs, ils seront détaillés dans les règlements, et il n’y a rien qui distingue leurs devoirs de ceux que Sa Majesté Impériale a prescrits aux maîtres qui dirigent ses autres établissements sous des noms différents.

Chaque classe d’étudiants aura son enceinte particulière et séparée et pendant le temps des études sous les professeurs et au sortir des études.

Au sortir des études, les élèves passeront sous un nouvel ordre de maîtres que nous appelons ici maîtres de quartier ou répétiteurs.

Chaque classe a son répétiteur ou maître de quartier comme elle a son professeur.

La fonction de maître de quartier participe de celle du professeur et de celle du préfet : il fait la police comme le préfet lorsque le mauvais temps renferme les élèves dans l’intérieur de la maison et que les récréations ne se font pas en plein air.

Il préside aux études que les élèves font hors des classes dans l’intérieur. Il leur fait répéter la leçon de la classe. C’est lui qui répond, aux professeurs, de la diligence et des progrès des étudiants ; au principal, de la conservation de leurs mœurs : c’est à lui à prévenir la licence du jour et de la nuit.

Pour bien entendre les fonctions de maître de quartier, il faut se faire une idée nette de la journée de l’étudiant.

Dans la classe, l’étudiant est sous le professeur. Hors de la classe, en récréation générale, en plein air, il est sous le préfet.

Hors de la classe, en étude, il est sous le maître de quartier. En récréation particulière et intérieure, il est encore sous le maître de quartier.

[p. 522]

Hors de la classe, en étude, ou il se prépare seul, en silence, à la répétition des leçons qu’il a reçues dans la classe, ou il est en répétition ; c’est à ce moment que le maître de quartier fait exactement dans l’intérieur la fonction d’un professeur.

Jusqu’à l’âge de quinze ans, les élèves sont rassemblés pour l’étude intérieure dans de grandes classes communes. Chaque classe a sa salle. Passé quinze ans, chaque étudiant a sa petite cellule particulière.

Le maître de quartier doit être presque aussi instruit que le professeur, car un de ses devoirs est de le remplacer lorsqu’il est indisposé ; de même que le devoir du préfet est de suppléer en pareil cas le professeur et le maître de quartier.

L’attente du maître de quartier ou répétiteur est de devenir professeur à la vacance d’une chaire, et lorsqu’on n’aura rien de grave à lui reprocher ; il est important que son attente ne soit pas trompée. C’est un professeur en survivance, mais seulement à la classe qu’il aura répétée.

J’ai suivi jusqu’ici Tordre et la discipline de nos collèges, parce que j’en ai connu par mon expérience l’utilité pour les bonnes mœurs et pour les progrès dans la science.

La journée du collège. §

Un philosophe ancien disait : Je commande à toute la Grèce, car je commande à Aspasie, qui commande à Périclès, qui commande à toute la Grèce.

Il y a clans toute maison commune un subalterne qui commande à une Aspasie qui commande despotiquement à tous, et cette Aspasie, c’est la cloche. La cloche commande aux supérieurs, aux maîtres, aux préfets, aux répétiteurs, aux étudiants. aux domestiques, à tous.

La cloche sonne, et des domestiques ad hoc répètent, le matin, son ordre suprême à toutes les portes, frappant jusqu’à ce qu’on leur ait répondu.

Les heures du lever et du coucher sont fixées pour l’hiver et pour l’été. Dans nos collèges, les étudiants se lèvent à cinq heures et demie. On peut accorder un peu plus de sommeil aux basses classes.

[p. 523]

Les étudiants seront éveillés à cinq heures et demie, et la prière sera faite dans chaque salle à six heures.

A six heures, ils s’habillent et ils étudieront en particulier jusqu’à six heures trois quarts.

A six heures trois quarts, ils seront en répétition sous les maîtres de quartier jusqu’à sept heures trois quarts.

A sept heures trois quarts, ils déjeuneront et se récréeront, chaque classe dans sa salle, intérieurement jusqu’à huit heures et demie.

’A huit heures et demie, ils entreront dans les classes du premier cours d’études, chacun dans sa classe séparée et sous son professeur, et ils y resteront jusqu’à dix heures et demie.

A dix heures et demie, ils se retireront dans l’intérieur, où ils se récréeront un moment, et s’appliqueront ensuite à leurs études particulières jusqu’à onze heures trois quarts.

A onze heures trois quarts, ils dîneront jusqu’à midi trois quarts.

A midi trois quarts, récréation générale de tous les étudiants ensemble, en plein air, s’il fait beau, ou récréation intérieure de chaque classe dans sa salle, s’il fait mauvais temps, jusqu’à une heure et demie.

A une heure et demie, ils rentreront, s’ils sont en plein air, ou ils se placeront en silence dans leur salle pour y travailler séparément jusqu’à deux heures et demie.

A deux heures et demie, ils se rendront tous clans les classes du second cours d’études, où ils resteront jusqu’à quatre heures et demie.

A quatre heures et demie, ils passeront tous au troisième cours d’études, à la classe de dessin, où ils resteront jusqu’à cinq heures et un quart.

A cinq heures et un quart, goûter et récréation générale ou particulière jusqu’à six heures.

A six heures, retraite et étude particulière jusqu’à six heures trois quarts.

A six heures trois quarts, répétition chez les maîtres des leçons des deux premiers cours d’études, jusqu’à sept heures trois quarts.

A sept heures trois quarts, récréation jusqu’à huit heures.

A huit heures, souper jusqu’à huit heures trois quarts. .

[p. 52]

A neuf heures, la prière sera faite ; les étudiants seront tous couchés à neuf heures un quart et la journée studieuse sera finie.

Jours de vacances des classes et cessation d’études
pour les maitres et pour les étudiants. §

Les classes seront fermées et il y aura suspension de travail pour les maîtres et pour les élèves le mercredi et le samedi, seulement l’après-midi et jusqu’à six heures.

A six heures, retraite et étude particulière jusqu’à six heures trois quarts.

A six heures trois quarts, répétition chez les maîtres de quartier jusqu’à sept heures trois quarts.

Ces deux demi-journées seront employées à toutes sortes de jeux. Le repos est nécessaire aux maîtres et l’exercice aux élèves. Entre les élèves, les enfants de la campagne sont plus robustes que les enfants des villes ; entre les enfants des villes, ceux du peuple et des artisans sont plus vigoureux que ceux des riches bourgeois ; les plus faibles et les moins sains sont les enfants des grands. Tout se compense.

La vie sédentaire de l’homme d’étude ; la méditation, exercice le plus contraire à la nature, sont en même temps des sources de maladies particulières ; la stagnation des humeurs en amène l’altération, et le corps se corrompt tandis que l’âme s’épure ; cela est triste.

Objection et réponse. §

Voilà, dira-t-on, une journée bien laborieuse.

  • — Cela se peut, mais qu’importe ? Est-ce qu’il est si nécessaire qu’il y ait un grand nombre de savants ? Est-ce que la journée du manufacturier, du commerçant, du magistrat, du laboureur est moins pénible ? Est-ce que la science s’acquiert sur un oreiller ?

Cependant les occupations sont coupées par des relâches  ; les études sont variées, et c’est l’application assidue à une seule chose qui ennuie, fatigue et dégoûte l’homme et l’enfant.

Quintilien, auteur d’un grand sens, assure qu’un enfant

[p. 525]

sera moins lassé de quatre leçons différentes112 par jour que d’une seule qui remplirait la durée de quatre.

Des élèves. §

Il n’y aura point d’âge fixe pour être reçu dans les écoles. L’éducation de nos ancêtres ne précédait guère l’âge de quinze ans ; avant que de s’occuper de la culture de l’esprit ils songeaient à la force du corps.

On exigera seulement que l’enfant qui se présente soit instruit de ce qu’on doit avoir appris ou dans la maison paternelle ou dans les petites écoles.

On examinera s’il sait bien lire, si son caractère d’écriture est bon, s’il sait orthographier passablement, s’il connaît les chiffres de l’arithmétique et s’il n’ignore pas les premiers principes de sa religion.

Il y aura trois sortes d’élèves : des pensionnaires, des boursiers et des externes.

Les pensionnaires habitent le collége, y sont logés, instruits et nourris aux frais des parents.

Les externes n’y sont qu’instruits. Ils sortent de la maison de leurs parents pour venir aux écoles, et au sortir des écoles ils retourneront chez leurs parents.

Les boursiers, commensaux du collége, ne différent des pensionnaires qu’en ce qu’ils sont logés, vêtus, nourris, instruits, défrayés de toutes dépenses par la bienfaisance de quelque homme riche qui a fondé les places qu’ils occupent.

On ne peut trop encourager les grands seigneurs à un aussi digne emploi de leur superflu. Sa Majesté impériale ne manquera certainement pas de leur en donner l’exemple.

Mais il ne faut pas absolument que ces places ou bourses soient à la nomination des fondateurs ; on rejettera leurs offres, ou ils renonceront à un privilége qui remplirait une école d’ineptes protégés.

Ces bourses seront mises au concours public ou accordées à un mérite constaté par un examen rigoureux. Il ne faut pas perdre du temps et des soins à cultiver l’esprit bouché d’un [p. 526] enfant à qui la nature n’a donné que des bras qu’on enlèverait à des travaux utiles.

Il est à propos que les commensaux de la maison, pensionnaires ou boursiers, soient distingués dés externes par un vêtement particulier, de crainte que, dans le tumulte de la sortie des écoles, les premiers, confondus avec ceux-ci, ne trompent la vigilance des portiers et ne s’échappent.

Le préfet doit être présent à l’entrée et à la sortie des classes.

Un point important sur lequel j’insisterai, c’est que des députés du sénat se transportent quatre fois par an dans chacune des classes, qu’ils fassent prêter serment aux professeurs et aux maîtres de quartier de dire vérité, et que ceux-ci leur indiquent les sujets ineptes qu’il faut chasser de l’école et renvoyer à leurs parents.

J’entends par un sujet inepte celui qui n’a ni bonne volonté ni talent. Il vaut mieux risquer d’égarer le génie que d’enlever aux professions subalternes une multitude d’enfants pour les livrer à tous les vices qui suivent l’ignorance et la paresse.

Ce règlement de police diminuera successivement le nombre des élèves, depuis la première classe jusqu’à la dernière, la classe des langues anciennes où se fabriquent les poètes et les orateurs ; et tant mieux.

Il faut considérer toutes les classes comme une seule grande qui a ses différentes divisions, et le séjour des élèves dans chacune des divisions ne doit se régler que sur leurs progrès. Il y a des élèves d’une conception précoce et facile, d’autres dont l’esprit est tardif et d’une marche lente ; il y en a d’appliqués et de dissipés, et qu’il faut par conséquent ou arrêter dans la même division ou transporter dans la division qui suit.

Ne pas laisser un étudiant avancer un pas clans la carrière qu’il ne sache ce qui précède aussi bien qu’il est capable de l’apprendre.

Au bout de l’année chaque classe se trouvera composée de nouveaux et de vétérans. Point de vétérans de trois années.

C’est assez l’usage ici de faire doubler la troisième classe de l’étude des langues et la classe de rhétorique.

Il vaut mieux savoir peu et bien, même ignorer, que de savoir mal ; la fausse science fait les entêtés et les confiants ;

[p. 527]

l’ignorance absolue dicte la circonspection et inspire la docilité.

Que les étudiants soient bien convaincus que la durée de leurs études dépend absolument de leur application, et que l’exécution rigoureuse de ce règlement tempère l’ambition des parents jaloux de tirer leurs enfants de la condition subalterne qu’ils exercent et de leur procurer l’éducation du sacerdoce, de la médecine ou de la magistrature.

Rien n’est plus funeste à la société que ce dédain des pères pour leur profession et que ces émigrations insensées d’un état dans un autre.

Rien d’arbitraire ni pour la matière des leçons ni pour leur durée.

Rien d’arbitraire ni pour les châtiments ni pour les récompenses.

Point de châtiments corporels ; récompenser les bons, c’est commencer la punition des méchants.

Un petit code pénal des fautes contre la discipline, les mœurs et les études obvierait à la partialité et à la sévérité déplacées et épargnerait aux maîtres la haine des coupables punis par la loi. Ce code instruirait aussi les élèves de leurs devoirs et des peines qu’ils encourront s’ils y manquent.

Que les fautes contre la discipline soient plus sévèrement punies que les fautes contre les mœurs et celles-ci plus sévèrement encore que celles contre les études.

J’inclinerais à ce que les fautes des élèves fussent déférées par les maîtres au chapelain.

La fonction de ce chapelain, les jours de fêtes et les dimanches, après la célébration de l’office divin, serait d’encourager les étudiants à la science et aux vertus.

Exhortateur et censeur, il ferait publiquement l’éloge des élèves qui se seraient distingués pendant la semaine, il les nommerait ; il nommerait aussi les ignorants, les paresseux, les vicieux qu’il apostropherait sans ménagement. Il serait à souhaiter que ce chapelain eût un peu de chaleur et d’éloquence.

Son exhortation et sa censure finiraient par la lecture des articles du code contre lesquels les élèves auraient failli. C’est lui qui prononcerait la peine, c’est lui qui distribuerait les prix de science et de vertus.

Son texte du jour serait de l’utilité des articles enfreints et

[p. 528]

de la justice du châtiment. S’il y avait quelque acte de vertu à récompenser, il en ferait aussi l’éloge.

Les autres jours il pérorerait sur les devoirs des supérieurs, des maîtres, des élèves et même des domestiques.

Dans toutes les classes, la matinée du samedi, il y aura répétition de l’enseignement de toute la semaine, et les rangs d’honneur ou d’ignominie seront dispensés entre les élèves en conséquence de cette répétition.

Il faut instituer des marques distinctives de la diligence, il faut décerner des prix, et il importe un peu plus, ce me semble, de récompenser une action honnête qu’une leçon bien apprise. Dans la législation des peuples et clans celle des écoles, on dirait que la vertu n’est rien.

Il faut surtout créer des espérances pour l’avenir, en désignant à des places publiques, au sortir du cours, ceux des élèves qui se seront distingués. Un des vices de notre éducation, c’est de ne mener à rien, à aucun des grades de la société.

Quatre fois l’an il y aura examen des élèves en présence des sénateurs ou magistrats ; cet examen précédera la prestation de serment des maîtres et l’expulsion des ineptes.

Deux fois l’an, il y aura exercices publics de chaque classe. Des programmes imprimés en exposeront la nature et inviteront tous les citoyens à y assister ; et ce qu’il importe bien davantage d’ordonner, c’est que tous les élèves de la classe, ignorants ou instruits, soient indistinctement exposés à répondre aux questions des assistants : moyen excellent d’honorer la diligence, de punir la paresse des élèves et de soutenir l’émulation des maîtres.

Les exercices publics se feront sur les trois cours parallèles de l’éducation publique.

Autre avantage d’un enseignement varié :

Les étudiants n’ont pas une égale aptitude à tout. L’un, doué d’une mémoire prodigieuse, fera des progrès rapides en histoire et en géographie. Un autre, plus réfléchi, combinera avec facilité des nombres et des espaces, et s’instruira, presque sans travail, de l’arithmétique et de la géométrie. Si l’enseignement n’a pendant toute sa durée qu’un seul et unique objet, l’étudiant à qui la nature n’aura donné que peu ou point d’aptitude à cette étude, sera constamment humilié et découragé ; [p. 529] mais si l’enseignement embrasse plusieurs objets à la fois, après son moment de honte viendra son moment de triomphe et de gloire, et ses parents s’en retourneront de l’exercice public avec quelque consolation.

Dans nos écoles où l’on n’enseigne pendant cinq ou six ans de suite que les langues anciennes, trois ou quatre élèves supérieurs éteignent toute émulation dans les autres.

Dans le cours de la journée studieuse, chacun des élèves déployant son aptitude naturelle, il n’y en aura aucun qui garde constamment la supériorité, et ils auront tous un motif de s’estimer réciproquement.

Des maîtres. §

Un moyen sûr de juger d’une école, c’est de voir si les élèves qu’on y fait promettent un jour de bons maîtres. Si elle conduit à ce terme, elle est bonne, si elle n’y conduit pas, elle est mauvaise.

Quelles sont les qualités à désirer dans un bon maître ? la science approfondie de la matière qu’il doit enseigner, une âme honnête et sensible.

Si la place d’un maître est importante par son honoraire et par son rang distingué entre les conditions de la société, si cet honoraire est toute sa ressource, s’il se déshonore et se ruine en perdant son état, il en aura ou en simulera les vertus. Tirons de l’intérêt et de l’amour-propre ce que nous aimerions mieux tenir d’une bonne nature.

Entre les maîtres point de prêtres, si ce n’est dans les écoles de la faculté de théologie. Ils sont rivaux par état de la puissance séculière, et la morale de ces rigoristes est étroite et triste.

Les embarras du mariage n’empêchent point un ouvrier de travailler, un avocat de suivre le Palais, un magistrat ou un sénateur de vaquer aux affaires publiques ; ils ne seront pas plus gênants pour un maître de quartier ou pour un professeur. Le professeur et le maître de quartier pourront donc être ou célibataires ou mariés. S’ils ont des enfants, tant mieux, pères de famille, ils n’en seront que plus doux et plus compatissants pour les élèves.

III. 34

[p. 530]

Le célibataire logera ou ne logera pas clans l’intérieur de la maison, à sa volonté.

L’homme marié aura son logement au dehors ; point de femmes dans un collége ; le mélange des deux sexes ne tarde point à y introduire les mauvaises mœurs et la division. Mais parce qu’un maître est chargé d’une famille nombreuse il ne faut pas que ses avantages soient moindres que ceux du célibataire ; on lui payera son logement. Ce que je dis ici des maîtres doit s’étendre à tous les autres commensaux de la maison.

Je ne demande à un maître que de bonnes mœurs qu’on exige de tout citoyen, que les lumières que l’enseignement de son école suppose, et qu’un peu de patience qu’il aura, s’il veut bien se rappeler qu’il fut autrefois ignorant.

Les élèves passeront d’une classe à une autre, mais chaque maître restera dans la sienne.

Point d’autre inspecteur absolu de l’éducation publique que l’État ; c’est à l’État à nommer, continuer ou changer le recteur et les principaux, à déposer les professeurs, à chasser les répétiteurs ou maîtres de quartier, et à exclure des écoles les enfants ineptes ou vicieux.

Si l’Université était composée de plusieurs colléges, je ne serais pas éloigné d’assujettir les élèves ou leurs parents à une légère rétribution payable par trimestre. Le gratis de l’enseignement public a abâtardi nos professeurs ; que leur importe en effet d’avoir peu ou beaucoup d’écoliers, de faire bien ou mal leur devoir ? ils ont moins de peine et ils sont également salariés.

Un autre avantage de cette petite dépense, ce serait de diminuer le nombre des étudiants qui ne sera jamais que trop grand, quelles que soient à l’avenir les circonstances de la nation. La facilité d’entrer dans les écoles publiques, l’ambition des parents, leur avarice qui leur fait préférer à tout apprentissage celui qui ne coûte rien, tire une multitude d’enfants de la profession de leurs pères, de grandes maisons de commerce s’éteignent, d’importantes manufactures tombent ou dégénèrent, des corps de métiers s’appauvrissent, et pourquoi cela ? pour faire un docteur.

La faute d’un maître ne doit jamais être traitée légèrement ; [p. 531] point de rémission pour un maître vicieux. Pères, l’indulgence déplacée pour l’instituteur de vos enfants retombera sur eux et sur vous ; souverains, l’indulgence deplacée pour de mauvais instituteurs retombera sur l’espoir de votre nation et sur vous.

Je ne dirai qu’un mot sur la manière d’enseigner, c’est que si les élèves connaissaient mieux la fatigue des maîtres, ils supporteraient plus aisément la leur. Au lieu d’affecter une supériorité de savoir, il vaudrait mieux avoir l’air d’étudier et, de travailler avec eux ; c’est ainsi qu’en apprenant on les familiariserait avec l’art de montrer.

Exemple. Qu’un maître qui résout à son élève un problème d’arithmétique ou de géométrie fasse une fausse supposition, qu’il la reconnaisse, qu’il revienne sur ses pas, qu’il avance et qu’il découvre enfin la vérité qu’il cherchait, je pense qu’il instruira mieux son élève qu’en y arrivant par une marche rapide, sûre et non tâtonnée.

Il y a bien de la différence entre une erreur d’ignorance ou d’inadvertance et une erreur faite d’industrie ; celle-ci tient en garde l’élève : s’il l’aperçoit, sa petite vanité est satisfaite, elle l’habitue à se méfier, elle le forme insensiblement à la recherche de la vérité, elle lui inspire l’esprit d’invention ; l’autre perd le temps et ne rend que du mépris. L’erreur d’industrie pallierait quelquefois l’erreur involontaire et dispenserait le maître de rougir.

Cette méthode d’enseignement en apparence perplexe, douteuse, vacillante, est tout à fait socratique.

Il ne suffit pas que les maîtres soient honnêtement stipendiés, il serait encore à propos de pourvoir au temps de la vieillesse et des infirmités. L’assurance d’une pension viagère après un certain nombre d’années de bons services, les rendrait attentifs à leurs devoirs, les attacherait à leur place et les soutiendrait contre le dégoût de leurs fonctions.

Je n’ose rien prononcer sur la permission ou la défense de recevoir des présents ou autres gratifications des parents ; la permission autorise l’abus, la défense ne l’empêche pas, et c’est une mauvaise loi qu’une loi prohibitive qui n’a point d’exécution.

Et des maîtres, comment s’en pourvoit-on ? Pour le moment on en appelle de toutes les contrées ; bons, médiocres, mauvais, qu’ils aient des mœurs, cela suffit. On les stipendie largement,

[p. 532]

On envoie des élèves à Leyde, à Leipsick, à Londres, à Paris, on les soumet à un honnête homme qui les renferme dans une même maison et qui veille à la conservation de leurs mœurs et à leurs progrès dans les sciences.

On encourage par des prix les habitants des contrées instruites à l’étude de la langue russe.

On propose tant, à celui qui se rendra à Moscou ou à Pétersbourg avec une connaissance suffisante de la langue russe pour montrer la géométrie ; tant, à celui qui, pourvu de la même langue, sera en état de professer ou la médecine, ou la jurisprudence , ou les beaux-arts ; et tenez pour certain que si ces invitations sont constamment réitérées et ces promesses fidèlement tenues, elles produiront leur effet.

Arrêter le plan de l’édifice pour le temps où l’on est et, pour l’avenir, en jeter les fondements, élever quelques pans de mur et abandonner à ses successeurs le reste de l’exécution.

Des livres classiques. §

Les livres classiques sont presque tous à faire ; faute de ce secours, partout on étudie beaucoup et avec peine, l’on sait peu et l’on sait mal. Il en faut pour tous les âges et pour toutes les sciences ; cependant on a d’excellents traités en tout genre, et un bon livre classique n’est qu’un abrégé bien fait de ces grands traités.

Pourquoi ces abrégés sont-ils si rares ? C’est que ce ne peut être l’ouvrage que d’hommes méthodiques et profonds ; il n’est pas donné à un demi-savant, pas même à un savant, d’ordonner les vérités, de définir les termes, de discerner ce qui est élémentaire et essentiel de ce qui ne l’est pas ; d’être clair et précis.

Ceux qui auraient pu nous rendre ce service ont préféré leur gloire particulière à l’intérêt public et mieux aimé avancer la science d’un pas que de tracer les pas qu’elle a faits.

Un bon livre classique suppose que l’art ou la science touche à sa perfection. Nous sommes au moment de ce travail. Un souverain qui veut, vient à bout de tout, et j’oserais assurer qu’en trois ou quatre ans les livres classiques en tout genre seraient exécutés, si Sa Majesté Impériale se le proposait.

[p. 533]

C’est une tâche à distribuer à tous les savants de l’Europe. Que Sa Majesté Impériale dise à M. D’Alembert : Monsieur D’Alembert, faites-moi tous les livres classiques de la science des mathématiques… et M. D’Alembert les fera et les fera bien.

Bâtiment. §

Chaque faculté doit avoir son corps de bâtiment séparé, à l’instar de celui de la faculté des arts qui servira de modèle pour les autres.

Le logement du principal.

Celui de l’économe.

Celui du préfet.

Celui du chapelain.

Une chapelle.

Des logements séparés pour les professeurs.

Des chambres séparées pour les maîtres de quartier ou répétiteurs.

Des salles communes d’études pour les basses classes.

Des dortoirs communs pour ces mêmes basses classes.

Des salles communes d’études et de répétitions pour les hautes classes.

Des chambres particulières et séparées pour les élèves avancés en âge et en instruction.

Des classes ; autant de classes séparées qu’il y a de professeurs différents ou de divisions dans la totalité du cours.

Des salles pour les recréations intérieures.

Un lieu vaste, en plein air, ombré et sablé pour les récréations générales.

Une bibliothèque en tout genre d’études, avec le logement du bibliothécaire.

Une collection d’instruments de mathématiques, d’astronomie et de physique expérimentale.

Un cabinet d’histoire naturelle.

Un amphithéâtre d’anatomie.

Des collections de pièces anatomiques préparées.

Un laboratoire de chimie.

Un droguier ordonné comme nous l’avons prescrit.

[p. 534]

Un hôpital adjacent aux écoles de médecine.

Un séminaire adjacent aux écoles de théologie.

Voilà tout ce que je sais de mieux sur l’institution d’une université.

C’est à Sa Majesté Impériale d’ajouter à ce plan ce que je puis avoir omis de nécessaire et d’en retrancher ce qu’elle y remarquera d’inutile. Je la supplie seulement de considérer que beaucoup de choses pourront lui paraître superflues pour le moment qui deviendront nécessaires avec le temps, avant même la fin de son règne, s’il dure autant qu’elle me l’a promis. Je serai satisfait de mon travail, si elle y reconnaît le témoignage de mon entier dévouement à ses ordres et de la durée de ma reconnaissance pour ses bienfaits. Des idées bonnes ou mauvaises qui forment ce plan d’écoles publiques, je n’en dois aucune à personne, c’est le vice de mon éducation qui me les a toutes suggérées. Il m’aurait été facile d’être plus court, mais plus facile encore d’être plus long.

S’il est plus aisé
de faire une belle action
qu’une belle page.

(fragment inédit.) §

Page 468, ci-dessus, Diderot a ajouté en note à sou manuscrit : « Voyez les dernières pages de cet ouvrage où j’expose les raisons d’une opinion qui peut être contredite. » Voici ces dernières pages, qui nous paraissent n’être autre chose qu’un fragment d’une lettre adressée probablement à la princesse Daschkoff :

… M. le prince Orloff est mon voisin. Je ne l’ai vu qu’une fois et je me suis bien promis de ne le pas voir davantage, à moins que je ne fusse assez heureux pour le servir. J’aime mieux me renfermer dans la bibliothèque de Sa Majesté Impériale et m’occuper de la tâche qu’elle m’a prescrite que de m’exposer aux éclaboussures d’une chaudière qui bout toujours et où il ne cuit rien. Que faire d’un homme qui vous assure l’existence de Dieu et qui vous nie, le moment suivant, la certitude des sens et de la raison ? Qu’il oublie tant qu’il lui plaira qu’il parle à des hommes sensés, il n’y a pas grand mal à cela, mais qu’il ne se souvienne jamais qu’il parle à des hommes libres, c’est une inadvertance qui blesse partout et qui est très-dangereuse dans ce pays-ci. Il part incessamment, et je m’en réjouis pour lui. S’il n’avait le ton dur qu’avec ceux à qui il peut adresser l’injure impunément, ce serait une lâcheté dont je le crois incapable ; s’il le gardait indistinctement avec tout le monde, il ne tarderait pas à en éprouver des suites fâcheuses. Il a vu Rome en cinq jours, il aura vu Paris en quinze, et il en parlera comme [p. 536] s’il y avait passé toute sa vie. Il y a des hommes bien heureusement nés.

*
* *

Et puis permettez, madame, que je défende un endroit de cet écrit que mon ami M. Grimm a attaqué, c’est celui où j’avance qu’il est plus aisé de faire une belle action qu’ une belle page. J’y ai pensé, et voici mes raisons.

Il y a des âmes fortes et courageuses parmi les barbares peut-être plus que parmi les peuples policés ; on y fait de belles actions, et il s’écoulera des siècles avant qu’on y sache écrire une belle page. Vixere fortes ante Agamemnona multi, sed omnes urgentur illacrymabiles ignotique longa nocte, eurent quia vate sacro 113… Multi, longa nocte, entendez-vous ? On n’écrit point une belle page sans goût et sans un goût pur et grand, et le goût est chez toutes les nations le produit d’un long intervalle de temps. Oui, malgré tout ce qu’on a fait pour corrompre l’homme, je pense que la bonté et la vertu sont moins rares encore que le génie, et je le prouve. J’aurais bientôt fait la liste des hommes de génie dans les lettres depuis la création du monde, et je n’aurais pas si tôt fait celle, je ne dis pas des actions héroïques, mais des héros clans tous les genres ; cependant quelle multitude d’actions étonnantes que l’histoire n’a point célébrées ! Il est vrai que je ne donne pas facilement à un littérateur le titre d’homme de génie ; Tite-Live, à mon avis, n’est qu’un bel et majestueux écrivain ; Tacite est un homme de génie. Au moment où j’écris, je ne doute point qu’il ne se fasse cent actions fortes sur la surface de la terre ; il s’en fait même dans le fond des forêts habitées par l’homme sauvage ; en aucun lieu du monde, il ne s’écrit peut-être pas une page sublime, sans en excepter nos capitales, le centre des beaux-arts. La première scène de l’Andrienne est faite, mais elle ne se refera plus ; quelle est la belle action dont on en puisse dire autant ? Quand le moule d’un homme de génie est cassé, il l’est pour jamais ; je ne crois pas qu’on en puisse dire autant de l’homme vertueux, [p. 537] en prenant cette expression clans son sens le plus rigoureux et le plus raide : je parle de la vertu de Caton ou de celle de Régulus. Il y a plus d’originalité entre les grands écrivains qu’entre les grands hommes ; une grande action diffère moins d’une grande action qu’une page sublime d’une autre page sublime. Qu’on me nomme une grande action, et vingt fois pour une l’histoire m’en fournira le pendant ; il est presque impossible qu’il en soit de même d’une belle page. La fermeté, la constance, le mépris des honneurs, de la richesse, de la vie sont les mêmes dans toutes les âmes fermes. Le patriotisme qui bouillonnait au fond de l’âme d’un Grec et d’un Romain bouillonne de la même manière au fond de toute âme patriotique ; l’éloquence de Démosthène lui appartenait à lui seul. Outre l’originalité naturelle, combien il faut de grands modèles antérieurs au faiseur de la belle page ! Il n’en faut point à celui qui fait la grande action. L’éducation, la circonstance, le moment, un tour de tête passager précipitent l’homme au fond du gouffre et l’entraînent à une action qui tient l’univers étonné dans le silence de l’admiration ; il n’en est pas ainsi de cent beaux vers. Quelle est la passion qui n’ait pas son héros ? La passion qui fait quelquefois si bien parler, fait plus souvent encore balbutier, même l’homme de génie. Celui qui agit, agit à la face d’un peuple ; souvent il est entre l’ignominie et la gloire : s’il ne s’illustre pas, il s’avilit. Jamais l’homme de lettres ne se trouve dans cette position urgente, il est seul quand il écrit ; l’homme de génie n’a d’autre motif que son génie auquel il obéit. Quelle foule d’intérêts, de motifs puissants de toutes les espèces exhortent, soutiennent, sollicitent, déterminent l’homme vertueux ! On ne reproche point à l’homme d’avoir manqué de génie ; on reproche à tous d’avoir manqué de force et de vertu. On peut citer des femmes et en citer un grand nombre qui ont fait de grandes actions ; où est celle qui ait écrit un bel ouvrage, une belle comédie, une belle tragédie, un beau poëme, une belle harangue ? On fait souvent une belle action comme un sot dit un bon mot, comme Chapelain fait un vers heureux ; mais Virgile, Horace, Cicéron ont existé entre des siècles qui les attendaient et des siècles qui les ont suivis et qui les suivront sans les reproduire. Aucune grande révolution, chez aucun peuple, ne s’est élevée sans faire éclore une foule d’actions héroïques. Que demain la ville de Paris soit [p. 538] en flammes ou par un accident ou par une hostilité, et mille âmes fortes se décèleront : pour sauver leurs enfants, des pères mourront, des mères marcheront à travers des charbons ardents ; toute l’énergie de la bonté naturelle se dévoilera en cent manières effrayantes. Le péril passé, où est le poëte qui pleurera dignement sur les cendres de la capitale ? Le tremblement de Lisbonne, qui n’a duré que quelques minutes, a produit plus d’actions fortes que toute la durée des siècles n’a produit de belles pages ; voilà Lisbonne renversée, et la nation entière est restée stupide et muette sur ses décombres. Toutes les belles pages sont connues ; combien de grandes actions sont ignorées, et celles qu’on ignore n’en sont que plus grandes. Si toutes les grandes actions avaient été célébrées par de belles pages, il y aurait autant de belles pages que de grandes actions. Que le genre humain serait à plaindre, s’il n’était pas mille fois plus facile de bien faire que de bien dire ! La nature semble avoir fait l’homme le plus fort pour un moment faible, et l’homme le plus faible pour un moment fort. Celui qui manque de génie n’a point de moment.

Je viens de proposer la question à ma femme, et voici sa réponse : « Je ne suis qu’une bête, je ne sais point écrire, je parle assez mal, et je sens en moi tout ce qu’il faut pour faire une grande action. Je conçois mille circonstances où la vie et la fortune ne me seraient pas d’un fétu, et j’ai assez vécu pour savoir que je ne m’en impose pas… » Tous les hommes et toutes les femmes vous en diront autant, et si vous y réfléchissez, vous trouverez qu’un sauvage, un paysan, un homme, une femme du peuple, une bête est plus voisine d’une action héroïque qu’un D’Alembert, un Buffon ou quelque autre membre illustre d’une académie. Tous ces gens-ci calculent trop, et la grande action demande presque toujours qu’on ne calcule point.

Mais Mme de Meaux m’attend pour aller au Grand-Val114 ; si j’avais du génie, j’oublierais que je dois être chez elle à neuf heures, mais, hélas ! je m’en souviens et je laisse là le plus beau texte pour elle ; ce n’est pas la première fois que j’éprouve qu’il est plus aisé d’être grand en action qu’en parole. Bonjour. Si vous étiez bien aimable, ou vous nous précéderiez ou vous [p. 539] nous suivriez au Grand-Val ; mais vous aimerez mieux écrire un billet doux ou même une belle page que de faire une bonne œuvre. Nous avons peut-être pris l’un et l’autre en nous-mêmes la diversité de nos opinions. Il m’en coûte beaucoup pour être éloquent, il ne m’en coûte presque rien pour être bon ; je suis bon quand on veut et tant qu’on veut ; pour éloquent, c’est autre chose. Je n’ai mémoire de l’avoir été qu’une fois, mais dans ce moment je n’aurais pas été fâché d’être entendu de Démosthène ou de Cicéron, ce fut le jour que je visitai le Théologal de Notre-Dame115 : je fis alors une belle page comme tous les hommes peuvent faire une belle action.

Mais l’être rare par excellence, c’est celui qui réunit la force qui fait agir et le génie qui fait dire grandement, celui à qui j’obéissais en remplissant cette tâche. Je vous supplie, mon amie, de la lui faire passer promptement et telle que la voilà.

Lettre
à Madame la comtesse de Forbach
sur l’Éducation des enfants. §

Cette lettre, sans date, publiée pour la première fois dans l’édition de Naigeon, nous semble le complément naturel de ce qui précède. Diderot s’est expliqué encore d’autres fois sur l’éducation, entre autres en tête du Fils naturel. Nous y renvoyons le lecteur.

Madame, avant que de jeter les yeux sur votre plan d’éducation, j’ai voulu savoir quel serait le mien. Je me suis demandé : Si j’avais un enfant à élever, de quoi m’occuperaisje d’abord ? serait-ce de le rendre honnête homme ou grand homme ? et je me suis répondu : De le rendre honnête homme. Qu’il soit bon, premièrement ; il sera grand après, s’il peut l’être. Je l’aime mieux pour lui, pour moi, pour tous ceux qui l’environneront, avec une belle âme, qu’avec un beau génie.

« Je l’élèverai donc pour l’instant de son existence et de la mienne. Je préférerai donc mon bonheur et le sien à celui de la nation. Qu’importe cependant qu’il soit mauvais père, mauvais époux, ami suspect, dangereux ennemi, méchant homme ? Qu’il souffre, qu’il fasse souffrir les autres, pourvu qu’il exécute de grandes choses ? Bientôt il ne sera plus. Ceux qui auront pâti de sa méchanceté ne seront plus ; mais les grandes choses qu’il aurait exécutées resteraient à jamais. Le méchant ne durera, qu’un moment ; le grand homme ne finira point. »

Voilà ce que je me suis dit, et voici ce que je me suis répondu : « Je cloute qu’un méchant puisse être véritablement grand. Je veux donc que mon enfant soit bon. Quand un méchant pourrait être véritablement grand, comme il serait du moins incertain s’il ferait le malheur ou le bonheur de sa nation, je voudrais encore qu’il fût bon. »

[p. 541]

Je me suis demandé comment je le rendrais bon ; et je me suis répondu : En lui inspirant certaines qualités de l’âme qui constituent spécialement la bonté.

Et quelles sont ces qualités ? La justice et la fermeté : la justice, qui n’est rien sans la fermeté ; la fermeté, qui peut être un grand mal sans la justice ; la justice, qui prévient le murmure et qui règle la bienfaisance ; la fermeté, qui donnera de la teneur à sa conduite, qui le résignera à sa destinée, et qui l’élèvera au-dessus des revers.

Voilà ce que je me suis répondu. J’ai relu ma réponse ; et j’ai vu avec satisfaction que les mêmes vertus qui servaient de base à la bonté, servaient également de base à la véritable grandeur ; j’ai vu qu’en travaillant à rendre mon enfant bon, je travaillerais à le rendre grand ; et je m’en suis réjoui.

Je me suis demandé comment on inspirait la fermeté à une âme naturellement pusillanime ; et je me suis répondu : En corrigeant une peur par une peur ; la peur de la mort, par celle de la honte. On affaiblit l’une en portant l’autre à l’excès. Plus on craint de se déshonorer, moins on craint de mourir.

Tout bien considéré, la vie étant l’objet le plus précieux, le sacrifice le plus difficile, je l’ai prise pour la mesure la plus forte de l’intérêt de l’homme ; et je me suis dit : Si le fantôme exagéré de l’ignominie, si la valeur outrée de la considération publique ne donnent pas le courage de l’organisation, ils le remplacent par le courage du devoir, de l’honneur, de la raison. On ne fera jamais un chêne d’un roseau ; mais on entête le roseau, et on le résout à se laisser briser. Heureux celui qui a les deux courages.

Si fractus illabatur orbis,
Impavidum ferient ruinæ.
(HORAT. Lyric. lib. III, od. III, v. 7 et 8.)

Il verra le monde s’ébranler sans frémir.

Avec une âme juste et ferme, j’ai désiré que mon enfant eût un esprit droit, éclairé, étendu. Je me suis demandé comment on rectifiait, on éclairait, on étendait l’esprit de l’homme, et je me suis répondu :

[p. 542]

On le rectifie par l’étude des sciences rigoureuses. L’habitude de la démonstration prépare ce tact du vrai, qui se perfectionne par l’usage du monde et l’expérience des choses. Quand on a dans sa tête des modèles parfaits de dialectique, on y rapporte, sans presque s’en clouter, les autres manières de raisonner. Avec l’instinct de la précision, on sent, dans les cas même de probabilité, les écarts plus ou moins grands de la ligne du vrai. On apprécie les incertitudes ; on calcule les chances ; on fait sa part et celle du sort ; et c’est en ce sens que les mathématiques deviennent une science usuelle, une règle de la vie, une balance universelle ; et qu’Euclide, qui m’apprend à comparer les avantages et les désavantages d’une action, est encore un maître de morale. L’esprit géométrique et l’esprit juste, c’est le même esprit. Mais, dira-t-on, rien n’est moins rare qu’un géomètre qui a l’esprit faux. D’accord ; c’est alors un vice de la nature, que la science n’a pu corriger. Si l’on ne s’attendait pas à de la justesse dans un géomètre, on ne s’étonnerait pas de n’y en point trouver116.

On éclaire l’esprit par l’usage des sens le plus étendu, et par les connaissances acquises, entre lesquelles il faut donner la préférence à celles de l’état auquel on est destiné. On peut, sans conséquence et sans honte, ignorer beaucoup de choses hors de son état. Qu’importe que Thémistocle sache ou ne sache pas jouer de la lyre ? Mais les connaissances de son état, il faut les avoir toutes et les avoir bien.

Étendre l’esprit est, à mon sens, un des points les plus importants, les plus faciles et les moins pratiqués. Cet art se réduit presque en tout à voir d’abord nettement un certain nombre d’individus, nombre qu’on réduit ensuite à l’unité. C’est ainsi qu’on parvient à saisir aussi distinctement un million d’objets qu’une dizaine d’objets. Le nombre, le mouvement, l’espace et la durée sont les premiers éléments sur lesquels il faut exercer l’esprit ; et je ne connais pas encore la limite de ce que l’imagination bien cultivée peut embrasser. Le monde est trop étroit pour elle ; elle voit au delà des yeux et des télescopes. Conduite de la considération des individus à celle des masses, l’âme s’habitue à s’occuper de grandes choses, à s’en [p. 543] occuper sans effort et sans négliger les petites. La vraie étendue de l’esprit dérive originairement de l’esprit d’ordre. Les bons maîtres sont rares, parce qu’ils traînent leurs élèves pied à pied ; et qu’on fait avec eux une route immense, sans qu’ils s’avisent d’arrêter leurs élèves sur les sommités, et de promener leurs regards autour de l’horizon.

Je prise infiniment moins les connaissances acquises, que les vertus ; et infiniment plus l’étendue de l’esprit, que les connaissances acquises. Celles-ci s’effacent ; l’étendue de l’esprit reste. Il y a, entre l’esprit étendu et l’esprit cultivé, la différence de l’homme et de son coffre-fort.

On est honnête homme ; on a l’esprit étendu ; mais on manque de goût : et je ne veux pas qu’Alexandre fasse rire ceux qui broient les couleurs dans l’atelier d’Apelle. Comment donnerai-je du goût à mon enfant ? me suis-je dit ; et je me suis répondu : Le goût est le sentiment du vrai, du beau, du grand, du sublime, du décent, de l’honnête dans les mœurs, dans les ouvrages d’esprit, dans l’imitation ou l’emploi des productions de la nature. Il tient en partie à la perfection des organes, et se forme par les exemples, la réflexion et les modèles. Voyons de belles choses ; lisons de bons ouvrages ; vivons avec des hommes ; rendons-nous toujours compte de notre admiration ; et le moment viendra où nous prononcerons aussi sûrement, aussi promptement de la beauté des objets que de leurs dimensions.

On a de la vertu, de la probité, des connaissances, du génie, même du goût, et l’on ne plaît pas. Cependant il faut plaire. L’art de plaire tient à des qualités qui ne s’acquièrent point. Prenez de temps en temps votre enfant par la main, et menez-le sacrifier aux Grâces. Mais où est leur autel ? Il est à côté de vous, sous vos pieds, sur vos genoux.

Les enfants des maîtres du monde n’eurent d’autres écoles que la maison et la table de leurs pères. Agir devant ses enfants, et agir noblement, sans se proposer pour modèle ; les apercevoir sans cesse, sans les regarder ; parler bien, et rarement interroger ; penser juste et penser tout haut ; s’affliger des fautes graves, moyen sûr de corriger un enfant sensible : les ridicules ne valent que les petits frais de la plaisanterie, n’en pas faire d’autres ; prendre ces marmousets-là pour des personnages, [p. 544] puisqu’ils en ont la manie ; être leur ami, et par conséquent obtenir leur confiance sans l’exiger ; s’ils déraisonnent, comme il est de leur âge, les mener imperceptiblement jusqu’à quelque conséquence bien absurde, et leur demander en riant : Est-ce là ce que vous vouliez dire ? en un mot, leur dérober sans cesse leurs lisières, afin de conserver en eux le sentiment de la dignité, de la franchise, de la liberté, et de les accoutumer à ne reconnaître de despotisme que celui de la vertu et de la vérité. Si votre fils rougit en secret, ignorez sa honte ; accroissez-la en l’embrassant ; accablez-le d’un éloge, d’une caresse qu’il sait ne pas mériter. Si par hasard une larme s’échappe de ses yeux, arrachez-vous de ses bras ; allez pleurer de joie dans un endroit écarté ; vous êtes la plus heureuse des mères.

Surtout gardez-vous de lui prêcher toutes les vertus, et de lui vouloir trop de talents. Lui prêcher toutes les vertus, serait une tâche trop forte pour vous et pour lui. Tenez-vous-en à la véracité ; rendez-le vrai, mais vrai sans réserve ; et comptez que cette seule vertu amènera avec elle le goût de toutes les autres. Cultiver en lui tous les talents, c’est le moyen sûr qu’il n’en ait aucun. N’exigez de lui qu’une chose, c’est de s’exprimer toujours purement et clairement ; d’où résultera l’habitude d’avoir bien vu dans sa tête avant que de parler, et de cette habitude, la justesse de l’esprit.

Je ne sais ce que c’est que l’éducation libérale, ou la voilà. Mais à quoi serviront tant de soins, sans la santé ? la santé, sans laquelle on n’est ni bon, ni méchant ; on n’est rien. On obtient la santé par l’exercice et la sobriété.

Ensuite un ordre invariable dans les devoirs de la journée : cela est essentiel.

Voilà, madame, ce que je vous écrivais avant que de vous avoir lue : ensuite je me suis aperçu qu’entre plusieurs idées qui nous étaient communes, il n’y en avait aucune qui se contrariât. Je m’en suis félicité ; et j’ai pensé que je pourrais bien avoir de la raison et du goût, puisque de moi-même j’avais tiré les vraies conséquences des principes que mon aimable et belle comtesse avait posés. Il n’y a guère d’autre différence entre sa lettre et la mienne, que celle des sexes.

Sur les exercices
des
Cadets russes. §

Page 15 de l’ Introduction de Clerc à sa traduction de l’ouvrage du général Betzki (Voyez Notice préliminaire du Plan d’une université) , se trouve le passage suivant concernant les Exercices des cadets russes.

«  Voici les réflexions qu’a faites à ce sujet un homme de bien, justement célèbre, que la reconnaissance a amené de huit cents lieues au 60e degré à l’âge de soixante ans, au pied du trône de sa bienfaitrice : »

« Jugez, disait-il, combien cela doit plaire à un homme dont la première éducation a été aussi dissipée, aussi violente et peut-être plus périlleuse, et qui a le front cicatrisé de plusieurs coups de fronde reçus de la main de ses camarades. Telle était de mon temps l’éducation provinciale. Deux cents enfants se partageaient en deux armées. Il n’était pas rare qu’on en rapportât chez leurs parents de grièvement blessés. On dit que cette éducation vigoureuse et lacédémonienne s’est abâtardie ; j’en suis fâché.

« L’intention des chefs est qu’alors la gaieté des enfants soit sans entraves, et je n’ai pas de peine à croire que dans ces moments la discipline soit oubliée, qu’il se fasse mille espiègleries, qu’il y ait quelque dégât, que les gouverneurs soient inquiétés et tourmentés, qu’à la première issue qui se présente les élèves ne s’échappent de leurs yeux et ne se livrent à toutes leurs fantaisies. Je ne doute pas davantage qu’entre les gouverneurs il n’y en ait qui se plaignent alors de la polissonnerie des élèves et du défaut de la subordination ; mais je suis bien sûr que le chef se moque d’eux parce qu’à cet égard son institution est excellente, et je suis tout aussi sûr que je m’en [p. 546] moquerais à sa place. Je me souviens qu’à l’âge de ces enfants, mes camarades et moi, nous pensâmes démolir un des bastions de ma ville, et passer les vacances de la semaine sainte en prison. Cependant on avouait que, de mémoire de parents, on n’avait pas vu une plus heureuse couvée d’enfants. Je regrette qu’à cette éducation qui préparait des corps robustes, des âmes fortes, courageuses et libres, il en ait succédé une efféminée, pédantesque et roide.

« Vos élèves acquièrent par ces exercices de la force, surtout de l’intrépidité, et une santé à l’épreuve de toutes les intempéries du climat. Ce ne seront pas de malheureux petits hygromètres. Ils sauront opposer un tempérament robuste dans le cours de leur vie aux conjonctures difficiles qui les attendent. Dans la lutte contre la nature, c’est beaucoup de s’être affranchi de l’inclémence des saisons.

« Ce que j’aime encore, c’est que sur un corps robuste ils ne porteront pas une tête rétrécie par le préjugé ; ils n’en avaient point lorsqu’ils sont entrés dans le Corps et ils n’y en recevront point. Sans cesse mêlés, conduits, éduqués par des instituteurs de différentes nations, ils apprendront, sans s’en apercevoir, à distinguer les hommes, non par leur croyance, mais par leurs vertus ; et comme dans les courtes instructions que le pope grec et le pasteur luthérien leur donnent, il n’est question ni de diable ni d’enfer, vos enfants n’auront pas le torticolis des nôtres. »

FIN DU TOME TROISIÈME.