Alexandre Dumas

1867

Les Blancs et les Bleus

Ont participé à cette édition électronique : Stella Louis (Édition TEI).

Les prussiens sur le Rhin §

Chapitre premier. De l’Hôtel de la Poste à l’Hôtel de la Lanterne §

Le 21 frimaire an II (11 décembre 1793), la diligence de Besançon à Strasbourg s’arrêtait à neuf heures du soir dans l’intérieur de la cour de l’Hôtel de la Poste, situé derrière la cathédrale.

Cinq voyageurs en descendaient ; un seul, le plus jeune des cinq, doit fixer notre attention.

C’était un enfant de treize à quatorze ans, mince et pâle, que l’on eût pu prendre pour une jeune fille habillée en garçon, tant était grande l’expression de douceur et de mélancolie répandue sur son visage ; ses cheveux qu’il portait coupés à la Titus, coiffure que les zélés républicains avaient adoptée, en imitation de Talma, étaient châtain foncé ; des sourcils de la même couleur ombrageaient des yeux d’un bleu clair, s’arrêtant comme deux points d’interrogation, avec une intelligence remarquable, sur les hommes et sur les choses. Il avait les lèvres minces, de belles dents, un charmant sourire, et était vêtu à la mode de l’époque, sinon élégamment, du moins si proprement, qu’il était facile de voir que la main soigneuse d’une femme avait passé par là.

Le conducteur, qui paraissait avoir pour cet enfant des soins tout particuliers, lui remit un paquet, pareil à un sac de soldat, et, grâce à une paire de bretelles, se pouvant porter sur le dos.

Puis, regardant tout autour de lui :

– Holà ! cria-t-il, n’y a-t-il pas quelqu’un ici de l’Hôtel de la Lanterne, attendant un jeune voyageur de Besançon ?

– Il y a moi, répondit une voix rude et grossière.

Et une espèce de garçon d’écurie, perdu dans les ténèbres malgré le falot qu’il portait à la main et qui n’éclairait que le pavé, s’approcha de l’énorme machine en tournant du côté où la portière était ouverte.

– Ah ! c’est toi l’Endormi, fit le conducteur.

– Je ne m’appelle pas l’Endormi, je m’appelle Coclès, répondit le valet d’écurie d’un ton rogue, et je viens chercher le citoyen Charles…

– De la part de la citoyenne Teutch, n’est-ce pas ? demanda la douce voix de l’enfant, formant un charmant contraste avec la voix rude du garçon d’écurie.

– De la citoyenne Teutch, c’est cela. Eh bien ! es-tu prêt, citoyen ?

– Conducteur, reprit l’enfant, vous direz chez nous…

– Que vous êtes arrivé en bonne santé, et que l’on vous attendait, soyez tranquille, monsieur Charles.

– Oh ! oh ! fit le garçon d’écurie d’un ton presque menaçant en s’approchant du conducteur et du jeune homme ; oh ! oh !

– Eh bien ! que veux-tu avec tes « oh ! oh ! »

– Je veux te dire que la langue que tu parles là est peut-être celle de la Franche-Comté, mais n’est pas celle de l’Alsace.

– Vraiment ! répliqua le conducteur d’un ton goguenard, voilà ce que tu veux me dire ?

– Et te donner le conseil, ajouta le citoyen Coclès, de laisser dans ta diligence les vous et les monsieur, attendu qu’ils ne sont pas de mise à Strasbourg, surtout depuis que nous avons le bonheur de posséder dans nos murs les citoyens représentants Saint-Just et Lebas.

– Laisse-moi tranquille avec tes citoyens représentants, et conduis ce jeune homme à l’auberge de la Lanterne.

Et, sans s’inquiéter des conseils du citoyen Coclès, le conducteur entra dans l’Hôtel de la Poste.

L’homme au falot suivit des yeux le conducteur, tout en murmurant ; puis se tournant vers le jeune homme :

– Allons, viens, citoyen Charles, lui dit-il.

Et, marchant le premier, il lui indiqua le chemin.

Strasbourg, dans aucun temps, n’est une ville gaie, surtout quand la retraite est battue depuis deux heures ; mais elle était moins gaie que jamais à l’époque où s’ouvre ce récit, c’est-à-dire dans la première partie du mois de décembre 1793 ; l’armée austro-prussienne était littéralement aux portes de la ville ; Pichegru, général en chef de l’armée du Rhin, après avoir réuni tous les débris de corps qu’il avait pu trouver, avait, à force de volonté et d’exemples donnés, rétabli la discipline et repris l’offensive le 18 frimaire, c’est-à-dire trois jours auparavant, organisant, dans son impuissance à livrer une grande bataille, une guerre d’escarmouches et de tirailleurs.

Il succédait à Houchard et à Custine, guillotinés déjà pour cause de revers, et à Alexandre de Beauharnais, qui allait à son tour être guillotiné.

Au reste, Saint-Just et Lebas étaient là, non seulement ordonnant à Pichegru de vaincre, mais décrétant la victoire, et les premiers au feu.

La guillotine les suivait, chargée d’exécuter à l’instant même les décrets rendus par eux.

Et trois décrets avaient été rendus le jour même.

Par le premier, il était ordonné de fermer les portes de Strasbourg à trois heures de l’après-midi ; il y avait peine de mort pour quiconque retarderait leur clôture, fût-ce de cinq minutes.

Par le second, il était défendu de fuir devant l’ennemi. Il y avait peine de mort pour quiconque, tournant le dos au champ de bataille pendant le combat, cavalier, ferait prendre le galop à son cheval, fantassin, marcherait plus vite que le pas.

Par le troisième, il était ordonné, à cause des surprises que ne ménageait pas l’ennemi, de se coucher tout habillé. Il y avait peine de mort contre tout soldat, officier ou chef supérieur qui serait surpris déshabillé.

Ces trois décrets, l’enfant qui entrait dans la ville à cette heure devait, en moins de six jours, en voir l’application.

Nous l’avons dit, toutes ces circonstances, ajoutées aux nouvelles arrivant de Paris, rendaient Strasbourg, ville naturellement triste, plus triste encore.

Ces nouvelles arrivant de Paris étaient la mort de la reine, la mort du duc d’Orléans, la mort de Mme Roland, la mort de Bailly.

On parlait bien de la prochaine reprise de Toulon sur les Anglais ; mais cette nouvelle n’était encore qu’à l’état de bruit non confirmé.

L’heure non plus n’était pas faite pour égayer Strasbourg aux yeux du nouvel arrivé.

Passé neuf heures du soir, les rues sombres et étroites de la ville étaient abandonnées aux patrouilles de la garde civique et de la compagnie de la Propagande, qui veillaient à l’ordre public.

Rien n’était plus lugubre, en effet, pour un voyageur arrivant d’une ville qui n’était ni ville de guerre, ni ville frontière, que ces bruits de la marche nocturne d’un corps régulier, s’arrêtant tout d’un coup, avec un ordre prononcé d’une voix sourde et un bruit de fer, chaque fois qu’il en rencontrait un autre, et échangeant avec lui le « qui vive ? » et le mot de passe.

Deux ou trois de ces patrouilles avaient déjà croisé notre jeune arrivant et son conducteur, sans se préoccuper d’eux, lorsqu’une nouvelle patrouille survenant, le mot « qui vive ? » retentit.

Il y avait à Strasbourg trois manières de répondre au « qui vive ? » nocturne, qui toutes trois indiquaient d’une façon assez caractéristique les nuances d’opinion.

Les indifférents répondaient : « Amis. »

Les modérés répondaient : « Citoyens. »

Les fanatiques répondaient : « Sans-culottes. »

– Sans-culotte ! répondit énergiquement Coclès au « qui vive ? » qui lui était adressé.

– Avance à l’ordre ! cria une voix impérative.

– Ah bon ! dit Coclès, je reconnais la voix, c’est celle du citoyen Tétrell ; laissez-moi faire.

– Qu’est-ce que le citoyen Tétrell ? demanda le jeune homme.

Puis s’avançant du pas d’un homme qui n’a rien à craindre :

– C’est moi, citoyen Tétrell, c’est moi ! dit-il.

– Ah ! tu me connais, dit le chef de la patrouille, espèce de géant de cinq pieds dix pouces et qui pouvait atteindre à la taille de sept pieds avec son chapeau et le panache dont il était surmonté.

– Bon ! fit Coclès, qui est-ce qui ne connaît pas à Strasbourg le citoyen Tétrell ?

Puis, comme il avait abordé le colosse :

– Bonsoir, citoyen Tétrell, ajouta-t-il.

– Tu me connais, c’est bien, répliqua le géant ; mais je ne te connais pas, moi.

– Oh ! que si fait ! tu me connais ; je suis le citoyen Coclès, qu’on appelait l’Endormi, sous le tyran ; c’était même toi qui m’avais baptisé de ce nom-là quand tes chevaux et tes chiens étaient à l’Hôtel de la Lanterne. L’Endormi ! comment, tu ne te rappelles pas l’Endormi ?

– Si fait ! et je t’avais baptisé ainsi parce que tu étais le plus paresseux coquin que j’aie jamais connu. Et ce jeune homme, quel est-il ?

– Ça ? dit Coclès en soulevant son falot à la hauteur du visage de l’enfant, ça c’est un morveux que son père envoie à M. Euloge Schneider pour qu’il lui apprenne le grec.

– Et que fait ton père, mon petit ami ? demanda Tétrell.

– Il est président du Tribunal de Besançon, citoyen.

– Mais, pour apprendre le grec, il faut savoir le latin.

L’enfant se redressa.

– Je le sais, dit-il.

– Comment, tu le sais ?

– Oui ! quand j’étais à Besançon, nous ne parlions jamais que le latin, mon père et moi.

– Diable ! tu me fais l’effet d’un gaillard avancé pour ton âge. Quel âge as-tu donc ? Onze à douze ans ?

– Je vais en avoir quatorze.

– Et quelle idée a donc eue ton père de t’envoyer au citoyen Euloge Schneider pour apprendre le grec ?

– Parce que mon père n’est pas aussi fort en grec qu’en latin. Il m’a appris ce qu’il en savait ; puis il m’a envoyé au citoyen Schneider, qui le parle couramment, ayant tenu la chaire de grec à Bonn. Tenez, voici la lettre que mon père m’a donnée pour lui. Et, en outre, il lui a écrit, il y a huit jours, pour le prévenir de mon arrivée, ce soir, et c’est lui qui m’a fait préparer une chambre à l’Hôtel de la Lanterne et qui m’envoie chercher par le citoyen Coclès !

Et, en parlant ainsi, le jeune homme avait remis une lettre au citoyen Tétrell, afin de lui prouver qu’il n’avançait rien qui ne fût vrai.

– Allons, l’Endormi, approche ton falot, dit Tétrell.

– Coclès ! Coclès ! insista le valet d’écurie, obéissant néanmoins à l’ordre qui lui était donné sous son ancien nom.

– Mon jeune ami, dit Tétrell, je te ferai observer que cette lettre n’est point pour le citoyen Schneider, mais pour le citoyen Pichegru.

– Ah ! pardon, je me serai trompé, repartit le jeune homme ; mon père m’avait remis deux lettres, et je vous aurai donné l’une pour l’autre.

Et, reprenant la première lettre, il lui en remit une seconde.

– Ah ! cette fois-ci, dit Tétrell, nous sommes en mesure : « Au citoyen Euloge Schneider, accusateur public. »

– Eloge Schneider, répéta Coclès, corrigeant à sa façon le prénom de l’accusateur public, qu’il croyait estropié par Tétrell.

– Donne donc une leçon de grec à ton guide, dit en riant le chef de la patrouille, et apprends-lui qu’Euloge est un prénom qui signifie… Voyons, jeune homme, que signifie Euloge ?

– Beau parleur, répondit l’enfant.

– Bien répondu, ma foi ; entends-tu, l’Endormi ?

– Coclès ! répéta obstinément le valet d’écurie, plus difficile à convaincre sur son nom que sur le prénom de l’accusateur public.

Pendant ce temps, Tétrell tirait à part l’enfant, et, courbant sa grande taille de façon à lui parler à l’oreille :

– Tu vas à l’Hôtel de la Lanterne ? lui dit-il tout bas.

– Oui, citoyen, répondit l’enfant.

– Tu y trouveras deux de tes compatriotes de Besançon, venus pour défendre et réclamer l’adjudant général Charles Perrin, accusé de trahison.

– Oui, les citoyens Dumont et Ballu.

– C’est cela. Eh bien ! dis-leur que non seulement ils n’ont rien de bon à espérer pour leur protégé en restant ici, mais rien de bon à attendre pour eux-mêmes. Il s’agit tout simplement de leur tête, tu comprends.

– Non, je ne comprends pas, répondit le jeune homme.

– Comment ! tu ne comprends pas que Saint-Just leur fera couper le cou comme à deux poulets, s’ils restent ? Donne-leur donc le conseil de filer, et le plus tôt sera le meilleur.

– De la part ?

– Garde-t’en bien ! pour qu’on me fasse payer les pots cassés, ou plutôt non cassés !

Puis, se redressant :

– C’est bien, dit-il, vous êtes de bons citoyens, continuez votre route ; allons, marche ! vous autres.

Et le citoyen Tétrell s’éloigna à la tête de sa patrouille, laissant le citoyen Coclès tout fier d’avoir parlé pendant dix minutes avec un homme de son importance, et le citoyen Charles tout troublé de la confidence qui venait de lui être faite.

Tous se remirent silencieusement en chemin.

Le temps était sombre et triste comme il est en décembre dans le nord et dans l’est de la France ; et, quoique la lune fût à peu près dans son plein, de gros nuages noirs, courant pressés comme des vagues d’équinoxe, la couvraient à tout moment.

Pour arriver à l’Hôtel de la Lanterne, situé dans la ci-devant rue de l’Archevêché, alors rue de la Déesse-Raison, il fallait traverser la place du Marché, à l’extrémité de laquelle s’élevait un échafaudage où, dans sa distraction, le jeune homme fut sur le point de se heurter.

– Prends donc garde, citoyen Charles, lui dit le garçon d’écurie en riant, tu vas démolir la guillotine.

Le jeune homme poussa un cri et recula avec terreur.

En ce moment, la lune se montra brillante pour quelques secondes. Pendant un instant, l’horrible instrument fut visible, et un pâle et triste rayon se refléta sur le couperet.

– Mon Dieu ! est-ce que l’on s’en sert ? demanda naïvement le jeune homme en se pressant contre Coclès.

– Comment, est-ce que l’on s’en sert ? s’exclama joyeusement celui-ci. Je le crois bien, et tous les jours même. Aujourd’hui, ç’a été le tour de la mère Raisin. Malgré ses quatre-vingts ans, elle y a passé. Elle avait beau crier au bourreau : « Ça n’est pas la peine de me tuer, va, mon fils ; attends un peu, et je mourrai bien toute seule », elle a basculé comme si elle n’avait eu que vingt ans.

– Et qu’avait fait la pauvre femme ?

– Elle avait donné un morceau de pain à un Autrichien affamé. Elle a eu beau dire que, comme il le lui avait demandé en allemand, elle l’avait pris pour un compatriote, on lui a répondu que, depuis je ne sais quel tyran, les Alsaciens n’étaient plus compatriotes des Autrichiens.

Le pauvre enfant, qui pour la première fois quittait la maison paternelle, et qui n’avait jamais eu tant d’émotions diverses dans une seule soirée, se sentait pris de froid. Était-ce la faute du temps ? était-ce la faute du récit de Coclès ? Tant il y a que, jetant un dernier regard sur l’instrument de mort, qui, la lune voilée, s’effaçait de nouveau dans la nuit comme un fantôme :

– Sommes-nous encore loin de l’Auberge de la Lanterne ? demanda-t-il en grelottant.

– Ah ! ma foi, non, car la voilà, répondit Coclès en lui montrant une énorme lanterne suspendue au-dessus d’une porte cochère et éclairant la rue à vingt pas alentour.

– Il était temps ! murmura le jeune homme, dont les dents claquaient.

Et, courant pour achever le reste du chemin, c’est-à-dire les dix ou douze pas qu’il avait encore à faire, il ouvrit la porte de l’hôtel donnant sur la rue et s’élança dans la cuisine, à la cheminée immense de laquelle brûlait un grand feu, en poussant un cri de satisfaction ; à ce cri répondit, par un cri pareil, Mme Teutch, laquelle, sans l’avoir jamais vu, venait de le reconnaître pour le jeune homme qui lui était recommandé, à l’aspect de Coclès apparaissant à son tour sur le seuil de la porte avec son falot.

Chapitre II. La citoyenne Teutch §

La citoyenne Teutch, grosse fraîche Alsacienne, âgée de trente à trente-cinq ans, avait une affection toute maternelle pour les voyageurs que la Providence lui envoyait, affection qui se doublait quand les voyageurs étaient de jeunes et jolis enfants de l’âge de celui qui venait de prendre place au feu de sa cuisine, où du reste il était seul.

Aussi accourut-elle près de lui, et, comme il continuait d’étendre, en grelottant toujours, ses pieds et ses mains vers la flamme :

– Ah ! le cher petit, dit-elle, pourquoi grelotte-t-il ainsi, et comment est-il si pâle ?

– Dame citoyenne, dit Coclès en riant de son gros rire, je ne saurais vous dire cela pertinemment ; mais je crois qu’il grelotte parce qu’il a froid, et qu’il est pâle parce qu’il s’est emberlificoté dans la guillotine. Il paraît qu’il ne connaissait pas l’instrument, ça lui a fait de l’effet ; c’est-il bête, les enfants !

– Allons, tais-toi, imbécile !

– Merci, bourgeoise ; c’est mon pourboire, n’est-ce pas ?

– Non, mon ami, dit Charles en tirant un petit écu de sa poche, votre pourboire, le voilà !

– Merci, citoyen, dit Coclès levant son chapeau d’une main et avançant l’autre. Peste ! de la monnaie blanche ; il y en a donc encore en France ? Je croyais que tout était parti ; je vois bien maintenant, comme disait Tétrell, que c’est un bruit que les aristocrates font courir.

– Allons, va-t’en à tes chevaux, cria la citoyenne Teutch, et laisse-nous tranquilles.

Coclès sortit tout en grommelant.

Mme Teutch s’assit, et, malgré une légère opposition de Charles, elle le prit sur ses genoux.

Nous avons dit qu’il avait près de quatorze ans, mais qu’il en paraissait à peine onze ou douze.

– Voyez-vous, mon petit ami, lui dit-elle, ce que je vais vous dire, c’est pour le bien que je vous veux ; si vous avez de l’argent, il ne faut pas le montrer, mais en changer une partie contre des assignats ; les assignats ayant cours forcé et le louis d’or valant cinq cents francs, vous y aurez un avantage et ne vous ferez pas soupçonner d’aristocratie.

Puis, passant à un autre ordre d’idées :

– Voyez donc comme ses mains sont froides, à ce pauvre petit !

Et elle lui prit les mains qu’elle étendit vers le feu comme on fait aux enfants.

– Et maintenant, voilà ce que nous allons faire, dit-elle : d’abord un petit souper.

– Oh ! quant à cela, madame, non, et bien merci ; nous avons dîné à Erstein, et je n’ai pas la moindre faim ; j’aimerais mieux me coucher, je sens que je ne me réchaufferai complètement que dans mon lit.

– Eh bien ! alors, on va vous le bassiner, votre lit, et avec du sucre encore ; puis, une fois dans votre lit, on vous donnera une bonne tasse… de quoi ? de lait ou de bouillon ?

– De lait, si vous voulez bien.

– De lait, soit ! En effet, pauvre petit, hier, ça tétait encore, et, aujourd’hui, tenez, cela court les grands chemins tout seul, comme un homme. Ah ! nous vivons dans un triste temps !

Et, comme elle eût pris un enfant, elle prit Charles entre ses deux bras et le posa sur une chaise pour aller voir, à la tablette des clés, de quelle chambre elle pouvait disposer.

– Voyons, voyons, dit-elle ; le 5, c’est cela… Non, la chambre est trop grande, et la fenêtre ferme mal ; il aurait froid, pauvre enfant. Le 9… Non, c’est une chambre à deux lits. Ah ! le 14 ! c’est cela qui lui convient : un grand cabinet avec une bonne couchette, garnie de rideaux pour le garantir des vents coulis, et une jolie petite cheminée qui ne fume pas, avec un Enfant Jésus dessus ; cela lui portera bonheur. – Gretchen ! Gretchen !

Une belle Alsacienne, d’une vingtaine d’années, vêtue de ce gracieux costume qui a quelque analogie avec celui des femmes d’Arles, accourut à cette appellation.

– Qu’y a-t-il, notre maîtresse ? demanda-t-elle en allemand.

– Il y a qu’il faut préparer le 14 pour ce chérubin-là, lui choisir des draps bien fins et bien secs, pendant que je vais lui faire, moi, un lait de poule.

Gretchen alluma un bougeoir et s’apprêta à obéir.

La citoyenne Teutch revint alors près de Charles.

– Comprenez-vous l’allemand ? lui demanda-t-elle.

– Non, madame ; mais, si je reste longtemps à Strasbourg, comme c’est probable, j’espère l’apprendre.

– Savez-vous pourquoi je vous ai donné le N° 14 ?

– Oui, j’ai entendu que vous disiez dans votre monologue…

– Jésus Dieu ! mon monologue, qu’est-ce que c’est que ça ?

– Madame, c’est un mot français qui vient de deux mots grecs : monos qui veut dire seul, et logos qui signifie parler.

– Vous savez le grec à votre âge, cher enfant ! dit Mme Teutch en joignant les mains.

– Oh ! très peu, madame, et c’est pour l’apprendre beaucoup mieux que je viens à Strasbourg.

– Vous venez à Strasbourg pour apprendre le grec ?

– Oui, avec M. Euloge Schneider.

Mme Teutch secoua la tête.

– Oh ! madame, il sait le grec comme Démosthène, dit Charles, croyant que Mme Teutch niait la science de son futur professeur.

– Je ne dis pas non ; je dis que, si bien qu’il le sache, il n’aura pas le temps de vous l’apprendre.

– Et que fait-il donc ?

– Vous me le demandez ?

– Certainement, je vous le demande.

Mme Teutch baissa la voix.

– Il coupe des têtes, dit-elle.

Charles tressaillit.

– Il coupe… des… têtes ? répéta-t-il.

– Ne savez-vous pas qu’il est accusateur public ? Ah ! mon pauvre enfant, votre père vous a choisi là un singulier professeur de grec.

L’enfant resta un instant pensif.

– Est-ce que c’est lui, demanda-t-il, qui a fait couper aujourd’hui la tête de la mère Raisin ?

– Non, c’est la Propagande.

– Qu’est-ce que la Propagande ?

– C’est la société pour la propagation des idées révolutionnaires ; chacun taille de son côté. Le citoyen Schneider comme accusateur public, le citoyen Saint-Just comme représentant du peuple, et le citoyen Tétrell comme chef de la Propagande.

– C’est bien peu d’une guillotine pour tout ce monde-là, dit le jeune homme avec un sourire qui n’était pas de son âge.

– Aussi chacun a la sienne !

– À coup sûr, murmura l’enfant, mon père ne savait pas tout cela quand il m’a envoyé ici.

Il réfléchit un instant ; puis, avec une fermeté qui indiquait un courage précoce :

– Mais, puisque j’y suis, ajouta-t-il, je resterai.

Passant alors à une autre idée :

– Vous disiez donc, madame Teutch, reprit l’enfant, que vous m’aviez donné la chambre N° 14 parce qu’elle était petite, que le lit avait des rideaux, et qu’elle ne fumait pas ?

– Et puis encore pour un autre motif, mon gentil garçon.

– Pour lequel ?

– Parce qu’au 15, vous aurez un bon jeune camarade un peu plus âgé que vous ; mais ça ne fait rien, vous le distrairez.

– Il est donc triste ?

– Oh ! très triste ; il a quinze ans à peine, et c’est déjà un petit homme. Il est ici, en effet, pour une fâcheuse besogne ; son père, qui était général en chef de l’armée du Rhin avant le citoyen Pichegru, est accusé de trahison. Imaginez-vous donc qu’il logeait ici, pauvre cher homme ! Et que je gagerais bien tout ce que l’on voudrait qu’il n’est pas plus coupable que vous ou moi ; mais c’était un ci-devant, et vous savez qu’on n’y a pas confiance. Je disais donc que le jeune homme était ici pour copier des pièces qui doivent prouver l’innocence de son père ; c’est un saint enfant, voyez-vous, et qui travaille à cette besogne du matin jusqu’au soir.

– Eh bien ! je l’aiderai, dit Charles ; j’ai une bonne écriture.

– À la bonne heure, voilà qui est d’un bon camarade.

Et, dans son enthousiasme, Mme Teutch embrassa son hôte.

– Comment s’appelle-t-il ? demanda Charles.

– Il s’appelle le citoyen Eugène.

– Eugène n’est que son prénom.

– Oui, en effet, il a un nom et un drôle de nom ; attendez ! son père était marquis… attendez donc…

– J’attends, madame Teutch, j’attends, dit le jeune homme en riant.

– C’est une manière de parler, vous savez bien que cela se dit… Un nom comme on en met sur le dos des chevaux… des harnais… Beauharnais ; c’est cela, Eugène de Beauharnais ; mais je crois que c’est à cause de son de qu’on ne l’appelle qu’Eugène tout court.

La conversation remit en mémoire au jeune homme la recommandation de Tétrell.

– À propos, madame Teutch, dit-il, vous devez avoir chez vous deux commissaires de la commune de Besançon ?

– Oui, qui viennent réclamer votre compatriote, M. l’adjudant général Perrin.

– Le leur rendra-t-on ?

– Bon ! il a fait mieux que d’attendre la décision de Saint-Just.

– Qu’a-t-il fait ?

– Il s’est sauvé dans la nuit d’hier à aujourd’hui.

– Et on ne l’a pas rattrapé ?

– Non jusqu’à présent.

– J’en suis bien aise ; c’était un ami de mon père, et je l’aimais bien aussi, moi.

– Ne vous vantez pas de cela ici.

– Et mes deux compatriotes ?

– MM. Dumont et Ballu ?

– Oui ; pourquoi sont-ils restés, puisque celui qu’ils venaient réclamer est hors de prison ?

– On va le juger par contumace, et ils comptent le défendre absent comme ils l’eussent défendu présent.

– Bon ! murmura l’enfant, je comprends le conseil du citoyen Tétrell maintenant.

Puis, tout haut :

– Puis-je les voir ce soir ? demanda-t-il.

– Qui ?

– Les citoyens Dumont et Ballu.

– Certainement que vous pouvez les voir, si vous voulez les attendre ; mais, comme ils vont au Club des Droits-de-l’Homme, ils ne rentrent jamais avant deux heures du matin.

– Je ne puis les attendre, étant trop fatigué, dit l’enfant ; mais vous pouvez leur remettre un mot de moi quand ils rentreront, n’est-ce pas ?

– Parfaitement.

– À eux seuls, en main propre ?

– À eux seuls, en main propre.

– Où puis-je écrire ?

– Dans le bureau, si vous êtes réchauffé.

– Je le suis.

Mme Teutch prit la lampe sur la table et l’alla porter sur un bureau placé dans un petit cabinet fermé par un grillage, pareil à celui que l’on met aux volières.

Le jeune homme la suivit.

Là, sur un papier portant le timbre de l’Hôtel de la Lanterne, il écrivit :

Un compatriote qui sait de bonne part que vous devez être arrêtés incessamment, vous invite à repartir au plus tôt pour Besançon.

Et pliant et cachetant le papier, il le remit à Mme Teutch.

– Tiens, vous ne signez pas ? demanda l’hôtesse.

– C’est inutile ; vous pouvez bien dire vous-même que le papier vient de moi.

– Je n’y manquerai pas.

– S’ils sont encore ici demain matin, faites qu’ils ne partent pas avant que je ne leur aie parlé.

– Soyez tranquille.

– Là ! c’est fini, dit Gretchen en rentrant et en faisant claquer ses sabots.

– Le lit est fait ? demanda Mme Teutch.

– Oui, patronne, répondit Gretchen.

– Le feu allumé ?

– Oui.

– Alors chauffez la bassinoire et conduisez le citoyen Charles à sa chambre. Moi, je vais lui faire son lait de poule.

Le citoyen Charles était si fatigué, qu’il suivit sans difficulté aucune Mlle Gretchen et sa bassinoire.

Dix minutes après que le jeune homme était couché, Mme Teutch entrait dans la chambre, son lait de poule à la main, le faisait prendre à Charles à moitié endormi, lui donnait une petite tape sur chaque joue, bordait maternellement son lit, lui souhaitait un bon sommeil et sortait, emportant la lumière.

Mais les souhaits de la bonne Mme Teutch ne furent exaucés qu’à moitié, car, à six heures du matin, tous les hôtes de l’Auberge de la Lanterne étaient réveillés par un bruit de voix et d’armes ; des soldats faisaient résonner la crosse de leurs fusils en la posant violemment à terre, tandis que des pas précipités couraient par les corridors, et que les portes s’ouvraient les unes après les autres avec fracas.

Charles, réveillé, se souleva sur son lit.

Au moment même, sa chambre s’emplit tout à la fois de lumière et de bruit. Des hommes de la police, accompagnés de gendarmes, s’élancèrent dans la chambre, tirèrent brutalement l’enfant hors du lit, lui demandèrent son nom, ses prénoms, ce qu’il venait faire à Strasbourg, depuis quand il était arrivé, regardèrent sous le lit, fouillèrent la cheminée, ouvrirent les armoires, et sortirent comme ils étaient entrés, laissant l’enfant en chemise et tout étourdi au milieu de la chambre.

Il était évident que l’on opérait, chez la citoyenne Teutch, une de ces visites domiciliaires si fréquentes à cette époque, mais que le nouvel arrivé n’en était pas l’objet.

Celui-ci jugea donc que ce qu’il avait de mieux à faire était de se remettre dans son lit, après avoir refermé la porte du corridor, et de se rendormir s’il pouvait.

Cette résolution prise et accomplie, il venait à peine de tirer ses draps sur son nez, que, le bruit ayant cessé dans la maison, la porte de sa chambre se rouvrit et donna passage à Mme Teutch, coquettement vêtue d’un peignoir blanc et tenant un bougeoir allumé à la main.

Elle marchait doucement, avait ouvert la porte sans bruit et faisait signe à Charles – qui, soulevé sur son coude, la regardait d’un air étonné – de ne pas souffler mot.

Lui, déjà fait à cette vie accidentée qui cependant n’avait commencé que la veille, suivit en restant muet la recommandation qui lui était faite.

La citoyenne Teutch ferma derrière elle avec soin la porte du corridor ; puis, posant son bougeoir sur la cheminée, elle prit une chaise et, avec les mêmes précautions, vint s’asseoir au chevet du lit du jeune homme.

– Eh bien ! mon petit ami, lui dit-elle, vous avez eu grand-peur, n’est-ce pas ?

– Pas trop, madame, répliqua Charles, car je savais bien que ce n’était point à moi que tous ces gens-là en voulaient.

– N’importe, il était temps que vous les prévinssiez, vos compatriotes !

– Ah ! c’étaient eux que l’on cherchait ?

– Eux-mêmes ; par bonheur, ils sont rentrés à deux heures, je leur ai remis votre billet ; ils l’ont lu deux fois ; ils m’ont demandé qui me l’avait donné, et je leur ai dit que c’était vous et qui vous étiez ; alors ils se sont consultés un instant, puis ils ont dit : « Allons ! allons ! il faut partir ! » Et, à l’instant même, ils se sont mis à faire leurs malles, en envoyant l’Endormi voir s’il y avait des places à la diligence de Besançon qui partait à cinq heures du matin ; par bonheur, il y en avait deux. L’Endormi les retint, et, pour être sûr qu’on ne les leur prendrait pas, ils sont partis d’ici à quatre heures ; aussi étaient-ils déjà sur la route de Besançon depuis une heure lorsqu’on est venu frapper à la porte au nom de la loi ; seulement, imaginez-vous qu’ils ont eu la maladresse d’oublier ou de perdre le billet que vous leur aviez écrit ; de sorte que les gens de la police l’ont trouvé.

– Oh ! peu m’importe, il n’était pas signé de moi et personne à Strasbourg ne connaît mon écriture.

– Oui ; mais comme il était écrit sur du papier au timbre de l’Hôtel de la Lanterne, ils se sont retournés sur moi et ont voulu savoir qui avait écrit le billet sur mon papier.

– Ah ! diable !

– Vous comprenez bien que je me serais plutôt fait arracher le cœur que de le leur dire ; pauvre cher mignon ! ils vous auraient emmené. Je leur ai répondu que quand les voyageurs demandaient du papier à lettres, on montait dans leur chambre le papier de l’hôtel ; qu’il y avait à peu près soixante voyageurs dans la maison, qu’il m’était, par conséquent, impossible de savoir lequel s’était servi de mon papier pour écrire un billet : ils ont parlé alors de m’arrêter ; j’ai répondu que j’étais prête à les suivre, mais que cela ne leur servirait à rien, attendu que ce n’était pas moi que le citoyen Saint-Just les avait chargés de conduire en prison ; ils ont reconnu la vérité de l’argument et se sont retirés en disant : « C’est bon, c’est bon ; un jour ou l’autre !… » Je leur ai répondu : « Cherchez ! » et ils cherchent ! Seulement je suis venue vous prévenir de ne pas souffler le mot, et, si vous êtes accusé, de nier comme un beau diable que le billet soit de vous.

– Quand nous en serons là je verrai ce que j’ai à faire ; en attendant, grand merci, madame Teutch.

– Ah ! une dernière recommandation, mon cher petit homme ; quand nous sommes entre nous, appelez-moi Mme Teutch, c’est bien ; mais, devant le monde, donnez-moi de la citoyenne Teutch gros comme le bras ; je ne dis pas que l’Endormi soit capable de faire une mauvaise action, mais c’est un zélé, et, quand les imbéciles sont zélés, je ne m’y fie pas.

Et, sur cet axiome, qui indiquait à la fois sa prudence et sa perspicacité, Mme Teutch se leva, éteignit le bougeoir qui brûlait sur la cheminée, attendu que, depuis qu’elle était là, le jour était venu, et sortit.

Chapitre III. Euloge Schneider §

Charles, avant de partir de Besançon, s’était fait mettre par son père au courant des habitudes de son futur précepteur, Euloge Schneider. Il savait que, tous les jours à six heures, il était levé, qu’il travaillait jusqu’à huit heures, qu’à huit heures il déjeunait, fumait sa pipe et se remettait au travail jusqu’à l’heure de sa sortie, qui était d’une heure à deux heures.

Il ne jugea donc point à propos de se rendormir ; le jour arrive tard à Strasbourg au mois de décembre, et, dans ces rues étroites, met longtemps à descendre au rez-de-chaussée. Il devait être à peu près sept heures et demie du matin ; en supposant qu’il lui fallût une demi-heure pour se vêtir et faire le chemin de l’Hôtel de la Lanterne chez le commissaire du gouvernement, Charles arriverait juste à l’heure de son déjeuner.

Il achevait de s’habiller le plus élégamment qu’il avait pu, lorsque Mme Teutch rentra.

– Ah ! Jésus ! dit-elle, est-ce que vous allez à la noce ?

– Non, répondit le jeune homme, je vais chez M. Schneider.

– Y pensez-vous, cher enfant ? vous avez l’air d’un aristocrate. Si vous aviez dix-huit ans au lieu de treize, rien que sur cette enseigne, on vous couperait le cou. À bas cette belle toilette ! et en avant les habits de voyage, les habits d’hier ; c’est assez bon pour le capucin de Cologne.

Et la citoyenne Teutch, en un tour de main, eut déshabillé et rhabillé son jeune locataire, qui se laissa faire, tout émerveillé de l’habileté de son hôtesse et rougissant un peu au contact d’une main potelée dont la blancheur accusait la coquetterie.

– Là ! maintenant, dit-elle, allez voir votre homme, mais gardez-vous de ne pas le tutoyer et de ne pas l’appeler citoyen ou, sans cela, tout recommandé que vous êtes, il pourrait bien vous arriver malheur.

Le jeune homme la remercia de ses bons conseils et lui demanda si elle n’avait pas encore quelque autre recommandation à lui faire.

– Non, dit-elle en secouant la tête, non, si ce n’est de revenir le plus tôt possible, attendu que je vais préparer, pour vous et pour votre voisin du N° 16, un petit déjeuner dont, tout ci-devant qu’il est, il n’aura pas encore mangé le pareil. Là ! et maintenant, allez !

Avec cet adorable sentiment de la maternité que la nature a mis dans le cœur de toutes les femmes, Mme Teutch s’était prise de tendresse pour son nouvel hôte et s’était adjugé la direction de sa conduite ; lui, de son côté, jeune encore et sentant le besoin d’être appuyé à cette douce affection de femme qui rend la vie plus facile, était tout disposé à obéir à ses recommandations comme aux ordres d’une mère.

Il se laissa donc embrasser sur les deux joues, et, après s’être renseigné sur la demeure du citoyen Euloge Schneider, il sortit de l’Hôtel de la Lanterne pour faire, dans le vaste monde, comme disent les Allemands, ce premier pas duquel dépend parfois toute la vie.

Il passa devant la cathédrale, où, faute de regarder autour de lui, il faillit être tué ; une tête de saint tomba à ses pieds et fut presque immédiatement suivie du buste de la Vierge embrassant son fils.

Il se tourna du côté d’où venait le double projectile et aperçut sous le portail du magnifique édifice, à cheval sur les épaules d’un apôtre colossal, un homme qui, un marteau à la main, faisait au milieu des saints le dégât dont il venait d’envoyer deux échantillons à ses pieds.

Une douzaine d’hommes riaient de cette profanation et y applaudissaient.

L’enfant traversa le Breuil, s’arrêta devant une maison de modeste apparence, monta trois degrés et frappa à une petite porte.

Une vieille servante rechignée la lui ouvrit, lui fit subir un interrogatoire, et, lorsqu’il eut répondu à toutes ses questions, elle l’introduisit en grommelant dans la salle à manger, en lui disant :

– Attends là ; le citoyen Schneider va venir déjeuner, tu lui parleras, puisque tu prétends avoir quelque chose à lui dire.

Resté seul, Charles jeta un regard rapide sur la salle à manger ; elle était très simple, lambrissée de planches et ayant pour tout ornement deux sabres en croix.

Et, en effet, derrière la vieille entrait le terrible rapporteur de la Commission révolutionnaire du Bas-Rhin.

Il passa près du jeune homme sans le voir, ou, du moins, sans indiquer d’une façon quelconque qu’il l’eût vu, et alla s’asseoir à table, où il se mit à attaquer bravement une pyramide d’huîtres flanquée d’un plat d’anchois et d’une jatte d’olives.

Profitons de ce temps d’arrêt pour faire en quelques lignes le portrait physique et moral de l’homme étrange près duquel Charles venait d’être introduit.

Jean-Georges Schneider, qui s’était donné à lui-même ou qui avait pris, comme on aimera mieux, le surnom d’Euloge, était un homme de trente-sept à trente-huit ans, laid, gros, court, commun, aux membres ronds, aux épaules rondes, à la tête ronde. Ce qui frappait tout d’abord dans son étrange physionomie, c’est qu’il portait les cheveux coupés en brosse tout en laissant d’énormes sourcils atteindre la longueur et l’épaisseur qui leur plaisaient. Ces sourcils en broussaille, noirs et touffus, ombrageaient des yeux fauves, bordés de cils roux.

Il avait débuté par être moine ; de là son surnom de capucin de Cologne, que n’avait pu faire oublier son prénom d’Euloge. Né en Franconie, de pauvres cultivateurs, il avait dû aux heureuses dispositions qu’il montra dès l’enfance la protection du chapelain de son village, qui lui enseigna les premiers éléments de la langue latine ; de rapides progrès permirent de l’envoyer à Wurtzbourg suivre les cours du gymnase dirigé par les jésuites, et de se faire admettre, au bout de trois ans, à l’Académie. Chassé pour inconduite de l’illustre compagnie, il tomba dans la plus profonde misère, et entra au couvent des franciscains de Bamberg.

Ses études terminées, il fut jugé en état de professer l’hébreu et envoyé à Augsbourg. Appelé, en 1786, comme prédicateur à la cour du duc Charles de Wurtemberg, il prêcha avec succès, et consacra les trois quarts des appointements que lui rapportait sa place au soutien de sa famille. Là, disait-on, il s’était fait affilier à la secte des illuminés, organisée par le fameux Weishaupt, ce qui explique l’ardeur avec laquelle il adopta les principes de la Révolution française ; à cette époque, plein d’ambition, impatient du joug, dévoré de passions ardentes, il publia un catéchisme tellement libéral, qu’il fut forcé de passer le Rhin et de s’établir à Strasbourg, où, le 27 juin 1791, il avait été nommé vicaire épiscopal et doyen de la Faculté de théologie ; alors, loin de refuser le serment civique, non seulement il le prêta, mais encore il prêcha à la cathédrale, mêlant, avec une fougue singulière, les incidents politiques aux enseignements religieux.

Avant le 10 août, tout en se défendant d’être républicain, il demandait la déchéance de Louis XVI. À partir de ce moment, il lutta avec un courage acharné contre le parti royaliste, qui avait à Strasbourg, et surtout dans les provinces environnantes, de puissantes attaches. Cette lutte lui valut d’être appelé, vers la fin de 1792, aux fonctions de maire à Haguenau. Enfin, nommé le 17 février 1793 accusateur public près du Tribunal du Bas-Rhin, il fut investi, le 5 mai suivant, du titre de commissaire près le Tribunal révolutionnaire de Strasbourg ; ce fut alors qu’éclata dans Schneider cette terrible luxure du sang à laquelle le poussait sa violence naturelle. Emporté par son activité fébrile, quand la besogne lui manquait à Strasbourg, comme accusateur public, il parcourait les environs avec sa terrible escorte, traînant derrière lui la guillotine et le bourreau.

Alors, sur la moindre dénonciation, il s’arrêtait dans les villes et dans les villages où l’on avait pu espérer ne voir jamais l’instrument fatal, instruisait le procès sur lieu, accusait, condamnait, faisait exécuter, ramenant au pair, au milieu de cette sanglante orgie, les assignats, qui perdaient quatre-vingt-cinq pour cent, fournissant à l’armée, qui manquait de tout, plus de grain à lui seul que tous les commissaires du district réunis ; enfin, du 5 novembre au 11 décembre, jour de l’arrivée de Charles à Strasbourg, il avait envoyé à la mort, tant à Strasbourg qu’à Mutzig, Barr, Obernai, Epfig et Schletstadt, trente et une personnes.

Quoique notre jeune ami ignorât la plupart de ces détails et surtout le dernier, ce ne fut pas sans un sentiment de terreur très réel qu’il se trouva en face du terrible proconsul.

Mais, réfléchissant que lui avait, au contraire des autres, un protecteur dans celui-là par qui les autres étaient menacés, il reprit bientôt tout son sang-froid, et, cherchant un instant par où entamer la conversation, il crut l’avoir trouvé dans les huîtres que mangeait Schneider.

– Rara concha in terris, dit en souriant et de sa petite voix flûtée le jeune homme.

Euloge se tourna de son côté.

– Voudrais-tu dire par hasard que je suis un aristocrate, bambin ?

– Je ne veux rien dire du tout, citoyen Schneider ; mais je sais que tu es savant, et j’ai voulu, pour que tu fisses attention à moi, pauvre petit que tu n’avais pas daigné remarquer, j’ai voulu te faire entendre quelques mots d’une langue qui t’est familière et en même temps une citation d’un auteur que tu aimes.

– C’est par ma foi bien dit, tout cela.

– Recommandé à Euloge bien plus qu’au citoyen Schneider, je dois me faire le plus beau parleur possible pour me montrer digne de la recommandation.

– Et par qui m’es-tu recommandé ? dit Euloge, faisant tourner sa chaise de manière à le regarder en face.

– Par mon père, et voici sa lettre.

Euloge prit la lettre, et, reconnaissant l’écriture :

– Ah ! ah ! dit-il, c’est d’un vieil ami.

Puis il la lut d’un bout à l’autre.

– Ton père, continua-t-il, est bien certainement un des hommes de notre époque qui écrivent le plus purement en latin.

Puis, tendant la main à l’enfant :

– Veux-tu déjeuner avec moi ? dit-il.

Charles jeta un regard sur la table, et sans doute sa physionomie trahit le peu de sympathie qu’il avait pour un repas tout à la fois si luxueux et si frugal.

– Non, je comprends, dit Schneider en riant, à un jeune estomac comme le tien, il faut quelque chose de plus solide que des anchois avec des olives. Viens dîner, je dîne aujourd’hui en petit comité avec trois amis ; si ton père était là, il ferait le quatrième, tu le remplaceras. Un verre de bière à la santé de ton père ?

– Oh ! cela avec bonheur, s’écria l’enfant en saisissant le verre et en le choquant à celui du savant.

Seulement, comme c’était une énorme chope, il ne put en boire que la moitié.

– Eh bien ? lui dit Schneider.

– Nous boirons le reste tout à l’heure au salut de la République, dit l’enfant ; mais pour que je le vide d’un seul coup, le verre est un peu grand pour ma taille.

Schneider le regarda avec une certaine tendresse.

– Il est, ma foi, gentil, dit-il.

Puis, comme, en ce moment, la vieille servante apportait les gazettes allemandes et françaises :

– Sais-tu l’allemand ? demanda Schneider.

– Je n’en sais pas un mot.

– C’est bien, on te l’apprendra.

– Avec le grec ?

– Avec le grec ; tu as donc l’ambition d’apprendre le grec ?

– C’est mon seul désir.

– On tâchera de le satisfaire. Tiens, voilà le Moniteur français ; lis-le, tandis que je vais lire la Gazette de Vienne.

Il se fit un instant de silence pendant lequel tous deux commencèrent de lire.

– Oh ! oh ! dit Euloge tout en lisant : « À cette heure, Strasbourg doit être prise, et nos troupes victorieuses sont probablement en marche sur Paris. » Ils comptent sans Pichegru, sans Saint-Just et sans moi, là-bas !

– « Nous sommes maîtres des ouvrages avancés de Toulon, dit Charles lisant à son tour, et trois ou quatre jours ne se passeront pas sans que nous soyons maîtres de la ville entière et que la République soit vengée. »

– De quelle date est ton Moniteur ? demanda Euloge.

– Du 8, répondit l’enfant.

– Dit-il encore autre chose ?

– « Robespierre, dans la séance du 6, a lu une réponse au manifeste des puissances coalisées. La Convention en a ordonné l’impression et la traduction dans toutes les langues. »

– Après ? demanda Schneider.

– « Le 7, Billaud-Varennes annonça que les rebelles de la Vendée, ayant voulu faire une tentative sur la ville d’Angers, avaient été battus et chassés par la garnison, à laquelle s’étaient réunis les habitants. »

– Vive la République ! dit Schneider.

– « Mme Dubarry, condamnée à mort le 7, a été exécutée le même jour, avec le banquier Van Deniver, son amant ; cette vieille prostituée avait complètement perdu la tête avant que l’exécuteur la lui tranchât. Elle pleurait, elle se débattait, elle appelait au secours ; mais le peuple n’a répondu à ses appels que par des huées et des malédictions. Il se rappelait les dilapidations dont elle et ses pareilles avaient été la cause, et que ce sont ses dilapidations qui ont amené la misère publique. »

– L’infâme !… dit Schneider. Après avoir déshonoré le trône, il ne lui manquait plus que de déshonorer l’échafaud.

En ce moment, deux soldats entrèrent, dont l’uniforme familier à Schneider fit, malgré lui, frissonner Charles.

Et, en effet, ils étaient vêtus de noir, portaient, au-dessous de la cocarde tricolore, deux os en croix sur leur shako ; leurs tresses blanches sur leur pelisse et leur dolman noir faisaient l’effet des côtes d’un squelette ; enfin leur sabretache portait un crâne nu surmontant deux os en sautoir.

Ils appartenaient au régiment des hussards de la Mort, où l’on ne s’engageait qu’après vœu de ne pas faire de prisonniers.

Une douzaine de soldats de ce régiment formaient la garde de Schneider et lui servaient de messagers.

En les voyant, Schneider se leva.

– Maintenant, dit-il à son jeune recommandé, reste ou va-t’en, tu es libre ; moi, je vais expédier mes courriers ; seulement, n’oublie pas qu’à deux heures nous dînons, et que tu dînes avec nous.

Et, saluant Charles d’un petit signe de tête, il entra dans son cabinet avec sa funèbre escorte.

L’offre de rester n’était pas tellement engageante que le jeune homme la saisît au bond. Il s’était levé au moment de la sortie de Schneider ; il attendit qu’il fût entré dans son cabinet, que ses deux sinistres gardes du corps y fussent entrés après lui et que la porte se fût refermée sur eux.

Puis, saisissant aussitôt l’espèce de toque qui lui servait de coiffure, il s’élança hors de la chambre, sauta pardessus les trois marches de la porte d’entrée, et, tout courant, il arriva dans la cuisine de la bonne Mme Teutch en criant :

– Je meurs de faim ! me voilà !

Chapitre IV. Eugène de Beauharnais §

À l’appel de son petit Charles, comme elle l’appelait, Mme Teutch sortit d’une espèce de petite salle à manger donnant sur la cour et apparut dans la cuisine.

– Ah ! dit-elle, vous voilà ! Dieu merci ! pauvre Petit Poucet, l’ogre ne vous a donc pas dévoré ?

– Il a été charmant, au contraire, et je ne lui crois pas de si longues dents que l’on dit.

– Dieu veuille que vous ne les sentiez jamais ! Mais, si j’ai bien entendu, ce sont les vôtres qui sont longues. Entrez ici, et je vais prévenir votre futur ami qui travaille selon son habitude, pauvre enfant.

Et la citoyenne Teutch se mit à escalader l’escalier avec cette juvénilité qui indiquait chez elle le besoin de dépenser une force exubérante.

Pendant ce temps, Charles examinait les apprêts d’un des déjeuners les plus appétissants qu’on lui eût encore servis.

Il fut tiré de son examen par le bruit de la porte qui s’ouvrait.

Elle donnait passage au jeune homme annoncé par la citoyenne Teutch.

C’était un adolescent de quinze ans, aux yeux noirs et aux cheveux noirs, bouclés et tombant sur ses épaules ; sa mise était élégante, son linge d’une blancheur extrême. Malgré les efforts que l’on avait faits pour le déguiser, tout en lui respirait l’aristocratie.

Il s’approcha souriant de Charles, et lui tendit la main.

– Notre bonne hôtesse m’assure, citoyen, dit-il, que je vais avoir le plaisir de passer quelques jours près de vous ; elle ajoute que vous lui avez promis de m’aimer un peu ; cela m’a fait grand plaisir, car je me sens disposé à vous aimer beaucoup.

– Et moi aussi ! s’écria Charles, et de grand cœur !

– Bravo ! bravo ! dit Mme Teutch, qui entrait à son tour ; et, maintenant que vous vous êtes salués comme deux messieurs, ce qui est assez dangereux dans ces temps-ci, embrassez-vous comme deux camarades.

– Je ne demande pas mieux, dit Eugène, dans les bras duquel Charles se jeta.

Les deux enfants s’embrassèrent avec la franchise et la cordialité de la jeunesse.

– Ah ! çà, reprit le plus grand des deux, je sais que vous vous appelez Charles ; moi, je m’appelle Eugène ; j’espère que, puisque nous savons nos noms, il n’y aura plus entre nous ni monsieur ni citoyen, et, comme la loi nous ordonne de nous tutoyer, que vous ne ferez pas trop de difficulté pour obéir à la loi ; s’il ne s’agit que de vous donner l’exemple, je ne me ferai pas prier. Veux-tu te mettre à table, mon cher Charles ? je meurs de faim, et j’ai entendu dire par Mme Teutch que, toi non plus, tu ne manquais pas d’appétit.

– Hein ! fit Mme Teutch, comme c’est bien dit, tout cela, mon petit Charles ! Ah ! les ci-devant, les ci-devant ! ils avaient du bon.

– Ne dis pas de ces choses-là, citoyenne Teutch, dit Eugène en riant ; une brave auberge comme la tienne ne doit loger que des sans-culottes.

– Il faudrait pour cela oublier que j’ai eu l’honneur d’héberger votre digne père, monsieur Eugène, et je ne l’oublie pas, Dieu le sait, lui, que je prie soir et matin pour lui.

– Vous pouvez le prier en même temps pour ma mère, ma bonne dame Teutch, dit le jeune homme en essuyant une larme ; car ma sœur Hortense m’écrit que notre bonne mère a été arrêtée et conduite à la prison des Carmes : j’ai reçu la lettre ce matin.

– Pauvre ami ! s’écria Charles.

– Et quel âge a votre sœur ? demanda Mme Teutch.

– Dix ans.

– Pauvre enfant ! faites-la vite venir avec vous, nous en aurons bien soin ; elle ne peut pas rester seule à Paris, à cet âge.

– Merci, madame Teutch, merci ; mais elle ne sera pas seule, heureusement ; elle est près de ma grand-mère, à notre château de La Ferté-Beauharnais ; mais voilà que j’ai attristé tout le monde : je m’étais cependant bien promis de garder ce nouveau chagrin pour moi seul.

– Monsieur Eugène, dit Charles, quand on a de ces projets-là, on ne demande pas l’amitié des gens. Eh bien ! pour vous punir, vous ne parlerez que de votre père, de votre mère et de votre sœur pendant tout le déjeuner.

Les deux enfants se mirent à table ; Mme Teutch resta pour les servir. La tâche imposée à Eugène lui fut facile : il raconta à son jeune camarade qu’il était le dernier descendant d’une noble famille de l’Orléanais ; qu’un de ses aïeux, Guillaume de Beauharnais, avait, en 1398, épousé Marguerite de Bourges ; qu’un autre, Jean de Beauharnais, avait témoigné au procès de la Pucelle ; en 1764, leur terre de La Fertain-Aurain avait été érigée en marquisat sous le nom de La Ferté-Beauharnais ; son oncle François, émigré en 1790, était devenu major à l’armée de Condé et s’était offert au président de la Convention pour défendre le roi. Quant à son père, qui, à cette heure, était arrêté comme prévenu de complot avec l’ennemi, il était né à la Martinique et y avait épousé Mlle Tascher de La Pagerie, avec laquelle il était venu en France, où il avait été bien accueilli à la Cour ; nommé aux états généraux par la noblesse de la sénéchaussée de Blois, il avait, dans la nuit du 4 août, été un des premiers à appuyer la suppression des titres et privilèges.

Élu secrétaire de l’Assemblée nationale et membre du Comité militaire, on l’avait vu, lors des préparatifs de la Fédération, travailler avec ardeur au nivellement du Champ-de-Mars, attelé à la même charrette que l’abbé Sieyès. Enfin il avait été détaché à l’armée du Nord, en qualité d’adjudant général ; il avait commandé le camp de Soissons, refusé le Ministère de la guerre et accepté ce fatal commandement de l’armée du Rhin ; on sait le reste.

Mais ce fut surtout lorsqu’il fut question de la bonté, de la grâce et de la beauté de sa mère, que le jeune homme fut intarissable et laissa échapper de son cœur des flots d’amour filial ; aussi avec combien plus d’ardeur allait-il travailler, maintenant qu’en travaillant pour le marquis de Beauharnais, il allait travailler en même temps pour sa bonne mère Joséphine.

Charles, qui, de son côté, avait pour ses parents la plus tendre affection, trouvait un charme infini à écouter son jeune compagnon, et ne se lassait pas de le questionner sur sa mère et sur sa sœur, quand tout à coup une détonation sourde, qui ébranla toutes les vitres de l’Hôtel de la Lanterne, se fit entendre, suivie de plusieurs autres détonations.

– C’est le canon ! c’est le canon ! s’écria Eugène, plus habitué que son jeune camarade à tous les bruits de la guerre.

Et, bondissant de sa chaise :

– Alerte ! alerte ! cria-t-il, on attaque la ville.

Et, en effet, on entendait, de trois ou quatre côtés différents, battre la générale.

Les deux jeunes gens coururent à la porte, où Mme Teutch les avait précédés ; un grand trouble se manifestait déjà dans la ville, des cavaliers, vêtus de différents uniformes, se croisaient en tous sens, allant, selon toute probabilité, porter des ordres, tandis que des gens du peuple, armés de piques, de sabres et de pistolets, se dirigeaient tous vers la Porte de Haguenau, en criant :

– Patriotes, aux armes ! c’est l’ennemi.

De minute en minute, la voix sourde du canon grondait et, bien mieux encore que les voix humaines, signalait le danger de la ville et appelait les citoyens à sa défense.

– Viens sur le rempart, Charles, dit Eugène en s’élançant dans la rue, et, si nous ne pouvons nous battre nous-mêmes, nous verrons du moins le combat.

Charles prit son élan à son tour et suivit son compagnon, qui, plus familier que lui avec la topographie de la ville, le conduisait par le plus court chemin à la Porte de Haguenau.

En passant devant la boutique d’un armurier, Eugène s’arrêta court.

– Attends, dit-il, une idée !

Il entra dans la boutique et demanda au maître :

– Avez-vous une bonne carabine ?

– Oui, répondit celui-ci, mais c’est cher !

– Combien ?

– Deux cents livres.

Le jeune homme tira de sa poche une poignée d’assignats et la jeta sur le comptoir.

– Vous avez des balles de calibre et de la poudre ?

– Oui.

– Donnez.

L’armurier lui choisit une vingtaine de balles qui entraient forcées à l’aide de la baguette seulement et lui pesa une livre de poudre qu’il mit dans une poudrière, tandis qu’Eugène lui comptait deux cents livres en assignats, plus six livres pour la poudre et les balles.

– Sais-tu te servir d’un fusil ? demanda Eugène à Charles.

– Hélas ! non, répondit celui-ci, honteux de son ignorance.

– N’importe, répliqua en riant Eugène, je me battrai pour nous deux.

Et il reprit sa course vers l’endroit menacé, tout en chargeant son fusil.

Au reste, il était curieux de voir, quelle que fût son opinion, comme chacun bondissait pour ainsi dire à l’ennemi ; de chaque porte s’élançait un homme armé ; le cri magique : « L’ennemi ! l’ennemi ! » semblait évoquer des défenseurs.

Aux environs de la porte, la foule était tellement compacte, qu’Eugène comprit que, pour gagner le rempart, il lui fallait faire un détour ; il se jeta à droite et se trouva bientôt avec son jeune ami sur la partie du rempart qui fait face à Schiltigheim.

Un grand nombre de patriotes étaient réunis sur ce point et faisaient le coup de feu.

Eugène eut quelque peine à se glisser au premier rang ; mais enfin il y arriva, et Charles l’y suivit.

Le chemin et la plaine offraient l’image d’un champ de bataille dans sa plus effroyable confusion. Français et Autrichiens y combattaient pêle-mêle et avec une furie dont rien ne peut donner une idée. L’ennemi, à la poursuite d’un corps français qui semblait avoir été pris d’une de ces paniques que l’Antiquité attribuait à la fureur d’un dieu, avait failli entrer dans la ville avec les fuyards ; les portes, refermées à temps, avaient laissé une partie des nôtres dehors, et c’étaient ceux-là qui, acculés aux fossés, se retournaient avec fureur contre les assaillants, tandis que, du haut des remparts, tonnait le canon et pétillait la fusillade.

– Ah ! fit Eugène en agitant joyeusement sa carabine, je savais bien que ce devait être beau, une bataille !

Au moment où il disait cela, une balle, passant entre lui et Charles, coupa une boucle de ses cheveux, troua son chapeau et alla tuer roide un patriote qui se trouvait derrière lui.

Le vent de la balle avait soufflé sur les deux visages.

– Oh ! je sais lequel, je l’ai vu, je l’ai vu ! cria Charles.

– Lequel ? Lequel ? demanda Eugène.

– Tiens, celui-là, celui qui déchire la cartouche pour recharger sa carabine.

– Attends ! attends ! Tu en es sûr, n’est-ce pas ?

– Pardieu !

– Eh bien ! regarde !

Le jeune homme lâcha le coup ; le dragon fit un soubresaut, et le cheval un écart ; sans doute, d’un mouvement involontaire, avait-il piqué son cheval de l’éperon.

– Touché ! touché ! cria Eugène.

En effet, le dragon essayait de rattacher son fusil au porte-mousqueton, mais inutilement ; bientôt l’arme lui échappa ; il appuya une main sur son côté, et, essayant de guider son cheval de l’autre, tenta de sortir de la mêlée ; mais, au bout de quelques pas, son long corps se balança d’avant en arrière, et, glissant le long des fontes, il tomba la tête la première. Un de ses pieds resta accroché à l’étrier ; le cheval, effrayé, prit le galop et l’entraîna. Les jeunes gens le suivirent un instant des yeux ; mais bientôt cheval et cavalier se perdirent dans la fumée.

En ce moment, les portes s’ouvrirent, et la garnison sortit, battant la charge et marchant à la baïonnette.

Ce fut le dernier effort que les patriotes eurent à faire ; l’ennemi ne l’attendit pas. Les clairons sonnèrent la retraite, et toute cette cavalerie éparse dans la plaine se massa sur la grande route et reprit au galop le chemin de Kilstett et de Gambelheim.

Le canon fouilla encore quelques instants cette masse ; mais la rapidité de la course la mit bientôt hors de portée.

Les deux enfants rentrèrent en ville tout glorieux, Charles d’avoir vu un combat, Eugène d’y avoir pris part ; Charles fit bien promettre à Eugène de lui apprendre à se servir de cette carabine qu’il maniait si bien.

Alors seulement on sut quelle était la cause de cette alerte.

Le général Eisemberg, soudard allemand de l’école du vieux Luckner, qui avait fait la guerre de partisans avec un certain succès, avait été chargé par Pichegru de la défense du poste avancé de Bischwiller ; soit insouciance, soit opposition aux arrêtés de Saint-Just, au lieu de se garder avec les soins recommandés par les représentants du peuple, il avait laissé surprendre ses troupes dans les quartiers et s’était laissé surprendre à son tour dans le sien ; si bien que c’était à peine si, en fuyant, ainsi que son état-major, à grande course de chevaux, il était parvenu à se sauver lui-même.

Au pied des murailles, se sentant soutenu, il s’était retourné, mais trop tard ; l’alerte avait été donnée dans toute la ville ; il était évident aux yeux de chacun que le pauvre diable eût aussi bien fait de se laisser prendre ou de se faire tuer que de venir demander son salut à la ville où commandait Saint-Just.

Et, en effet, à peine passé de l’autre côté des murailles, par ordre du représentant du peuple il avait été arrêté, lui et tout son état-major.

En rentrant à l’Hôtel de la Lanterne, les deux jeunes amis trouvèrent la pauvre Mme Teutch dans la plus grande inquiétude ; Eugène commençait à être connu dans la ville, depuis un mois qu’il l’habitait, et on lui avait rapporté qu’on l’avait vu courir du côté de la Porte de Haguenau avec un fusil à la main. Elle n’en avait rien voulu croire d’abord ; mais, en le voyant rentrer encore tout armé, elle avait été prise d’une terreur rétrospective, que devaient encore doubler le récit de Charles, enthousiaste comme un conscrit qui vient de voir un combat pour la première fois, et la vue du chapeau troué par la balle.

Mais tout cet enthousiasme ne devait pas faire oublier à Charles qu’il dînait à deux heures chez le citoyen Euloge Schneider.

À deux heures moins cinq minutes, après avoir monté les trois marches moins rapidement qu’il ne les avait descendues le matin, il frappait à la petite porte à laquelle elles conduisaient.

Chapitre V. Mlle de Brumpt §

Au premier coup de canon qui avait retenti, la société de la Propagande s’était réunie et s’était déclarée en permanence tant que Strasbourg serait en danger.

Si exagéré jacobin que fût Euloge Schneider, qui était à Marat ce que Marat était à Robespierre, il était dépassé comme patriotisme par la société de la Propagande.

Il en résulte que, tout accusateur public, tout commissaire extraordinaire de la République qu’il était, il avait à compter avec deux puissances entre lesquelles force lui était de se maintenir.

Avec Saint-Just, qui, chose étrange pour des lecteurs de nos jours, et cependant chose incontestable, représentait le parti républicain modéré, et la Propagande, qui représentait le parti ultrajacobin.

Saint-Just avait le pouvoir matériel ; mais le citoyen Tétrell, chef de la Propagande, avait le pouvoir moral.

Euloge Schneider n’avait donc pas cru pouvoir se dispenser d’assister à l’assemblée de la Propagande, qui discutait les moyens de sauver la patrie, tandis que Saint-Just et Lebas, sortis les premiers de Strasbourg, à cheval, au milieu du feu, dénoncés par leur habit de représentants du peuple et leur panache tricolore, avaient fait fermer les portes derrière eux et se tenaient au premier rang des républicains.

L’ennemi mis en fuite, ils étaient aussitôt rentrés dans Strasbourg et s’étaient rendus à l’Hôtel de Ville, qu’ils habitaient, tandis que les membres de la Propagande continuaient de discuter, quoique le péril eût cessé.

Cette circonstance était cause qu’Euloge Schneider, qui savait si bien recommander aux autres d’être exacts à l’heure du dîner, était en retard d’une demi-heure.

Charles avait profité de ce retard pour faire connaissance avec les trois autres convives qui devaient s’asseoir à la même table que lui.

Eux, de leur côté, prévenus par Schneider, avaient accueilli avec bienveillance l’enfant qu’on leur envoyait pour en faire un savant, et auquel chacun d’eux avait déjà décidé de donner une éducation selon sa science ou ses principes.

Ces hommes, nous l’avons dit, étaient au nombre de trois.

Ils se nommaient Edelmann, Young et Monnet.

Edelmann était un musicien remarquable, l’égal de Gossec pour les chants d’église. Il avait, en outre, composé pour le théâtre une partition sur le poème d’Ariane dans l’Île de Naxos, partition qui fut jouée en France, autant que je puis me le rappeler, vers 1818 ou 1820. Il était petit, avait la physionomie lugubre, ne quittait jamais ses lunettes, qui semblaient être incrustées sur son nez, portait un habit marron constamment fermé du haut jusqu’en bas par des boutons de cuivre. Il s’était jeté dans le parti révolutionnaire avec toutes les exagérations et toutes les violences d’un homme d’imagination. Lorsque son ami Dietrich, maire de Strasbourg, accusé de modérantisme par Schneider, succomba dans la lutte, il déposa contre lui en disant :

– Je te pleurerai, parce que tu es mon ami ; mais tu dois mourir, parce que tu es un traître !

Quant au second, c’est-à-dire Young, c’était un pauvre cordonnier, dans l’enveloppe grossière duquel la nature, comme cela lui arrive quelquefois par erreur ou par caprice, avait caché une âme de poète. Il savait le latin et le grec, mais ne composait ses odes et ses satires qu’en allemand ; son républicanisme bien connu avait rendu sa poésie populaire. Bien souvent, les hommes du peuple l’arrêtaient dans la rue, et lui criaient : « Des vers, Young ! des vers ! » Alors il s’arrêtait, montait sur une borne, sur la margelle d’un puits, sur le premier balcon venu s’il s’en trouvait un dans le voisinage, et, comme des fusées sifflantes et enflammées, lançait au ciel ses vers et ses odes. C’était un de ces hommes rares et honnêtes, un de ces révolutionnaires de bonne foi qui, dévoués aveuglément à la majesté du principe populaire, n’attendant de la Révolution que l’émancipation de l’espèce humaine, mouraient comme les anciens martyrs, sans plaintes et sans regrets, convaincus du triomphe futur de leur religion.

Monnet, le troisième, n’était point un étranger pour Charles, qui poussa un cri de joie en le revoyant ; c’était un ancien soldat, grenadier dans sa première jeunesse, qui, en sortant du service militaire, s’était fait prêtre et était devenu préfet du collège de Besançon, où Charles l’avait connu. À l’âge des passions, c’est-à-dire à vingt-huit ans, lorsqu’il regrettait les vœux qu’il avait prématurément prononcés, la Révolution était venue les briser. Il était grand, un peu voûté, plein d’aménité, de politesse et d’une grâce mélancolique qui, à première vue, attachait à lui ; son sourire était triste, parfois amer ; on eût cru qu’il cachait au fond de son cœur quelque mystère douloureux et qu’il demandait aux hommes ou plutôt à l’humanité tout entière un abri contre le danger de son innocence, le plus grand de tous les dangers dans une pareille époque ; aussi s’était-il jeté ou plutôt laissé tomber dans le parti extrême, auquel appartenait Schneider ; maintenant, tremblant de sa solidarité avec la fureur, de sa complicité avec le crime, il allait, les yeux fermés, sans savoir où.

Ces trois hommes, c’étaient les trois amis, les trois inséparables de Schneider. Ils commençaient à s’inquiéter de son retard, car chacun d’eux sentait que Schneider était son pilier d’airain ; Schneider ébranlé, ils tombaient ; Schneider tombé, ils étaient morts.

Monnet, le plus nerveux et, par conséquent, le plus impatient de tous, se levait déjà pour aller aux nouvelles, lorsqu’on entendit tout à coup le grincement d’une clé dans la serrure et le fracas d’une porte repoussée avec violence.

En même temps, Schneider entra.

La séance avait dû être orageuse ; sur le teint couleur de cendre du citoyen accusateur, les taches de sang étaient devenues plus visibles ; quoiqu’on fût à moitié de décembre, la sueur ruisselait sur son front, et sa cravate relâchée laissait voir le gonflement colérique de son cou de taureau.

En entrant, il jeta à l’autre bout de la chambre son chapeau qu’il tenait à la main.

En l’apercevant, les trois hommes s’étaient levés comme mus par un ressort, et avaient fait un pas au-devant de lui ; Charles, au contraire, s’était retranché derrière sa chaise comme derrière une barricade.

– Citoyens, dit Schneider en grinçant des dents, citoyens, je vous annonce une bonne nouvelle, une nouvelle qui va, sinon vous réjouir, vous étonner du moins. Dans huit jours, je me marie.

– Toi ? s’écrièrent ensemble les trois hommes.

– Oui. N’est-ce pas, ce sera un grand étonnement pour Strasbourg quand cette nouvelle ira de bouche en bouche : « Vous ne savez pas ? » – « Non ! » – « Le capucin de Cologne se marie ! » – « Oui ? » – « C’est comme cela ! » Young, tu feras l’épithalame. Edelmann le mettra en musique, et Monnet, qui est gai comme un catafalque, le chantera. Il faudra par le prochain courrier annoncer cela à ton père, Charles !

– Et avec qui donc te maries-tu ?

– Je n’en sais, ma foi, encore rien, et cela m’est bien égal ; j’ai envie d’épouser ma vieille cuisinière : ce serait d’un bon exemple pour la fusion des classes.

– Mais qu’est-il donc arrivé ? Voyons.

– Oh ! presque rien, si ce n’est que j’ai été interpellé, attaqué, accusé, oui, accusé !

– Où cela ?

– À la Propagande.

– Oh ! s’écria Monnet, une société que tu as créée !

– N’as-tu pas entendu dire qu’il y a des enfants qui tuent leur père ?

– Mais par qui as-tu été attaqué ?

– Par Tétrell. Comprenez-vous ce démocrate, qui a inventé le luxe du sans-culottisme, qui a des fusils de Versailles, des pistolets avec des fleurs de lis dessus, des meutes comme un ci-devant, des haras comme un prince, qui est, on ne sait pourquoi, l’idole de la populace strasbourgeoise ? Peut-être parce qu’il est doré comme un tambour-major, dont il a la taille. Il me semblait cependant que j’avais donné des garanties, moi ; eh bien ! non, l’uniforme du commissaire rapporteur n’a pu faire oublier ni le froc du capucin, ni la soutane du chanoine ; il m’a jeté au visage cette tache infamante du sacerdoce, qui me rend, dit-il, irrémissiblement suspect aux vrais amis de la liberté. Qui lui a donc immolé plus de victimes que moi, à la liberté sainte ? Ne viens-je pas, en moins d’un mois, de faire tomber vingt-six têtes ? Combien en veulent-ils donc, si ce n’est point assez ?

– Calme-toi, Schneider, calme-toi !

– C’est qu’en vérité, continua Schneider s’animant de plus en plus, c’est à devenir fou entre la Propagande, qui me dit : « Pas assez ! » et Saint-Just, qui me dit : « Trop ! » Hier, j’ai encore fait arrêter six de ces chiens d’aristocrates ; aujourd’hui, quatre. On ne voit dans Strasbourg et les environs que mes hussards de la Mort ; je dois, dès cette nuit, tenir un émigré qui a eu l’audace de passer le Rhin dans une barque de contrebandier et de venir à Plobsheim conspirer avec sa famille. Celui-là, par exemple, il est sûr de son affaire. Ah ! je comprends maintenant une chose, continua-t-il en étendant le bras en signe de menace, c’est que les événements sont bien plus forts que les volontés, et que, s’il est des hommes qui, pareils aux chariots de guerre de l’Écriture, brisent les peuples sur leur passage, c’est qu’ils sont poussés par cette même puissance irrésistible et fatale qui déchire les volcans et précipite les cataractes.

Puis, après cette sortie qui ne manquait pas d’une certaine éloquence, éclatant tout à coup d’un rire nerveux :

– Bah ! dit-il, rien avant la vie, rien après la mort ; un cauchemar éveillé, voilà tout ; est-ce la peine qu’on s’en occupe tant qu’il dure, et, quand il s’en va, qu’on le regrette ? Ma foi non ; allons dîner ; valeat res ludicra, n’est-ce pas, Charles ?

Et, marchant le premier, il ouvrit à ses amis la porte de la salle à manger, dans laquelle était servi un splendide dîner.

– Mais enfin, dit Young en s’asseyant comme les autres à la table, en quoi tout cela te force-t-il à te marier dans huit jours ?

– Ah ! c’est vrai, j’oubliais le plus beau ! Est-ce que, tout en m’appelant capucin de Cologne, où je n’ai jamais été capucin, et chanoine d’Augsbourg, où je n’ai jamais été chanoine, est-ce qu’ils ne me reprochent pas mes orgies et mes débauches ! Mes orgies ! parlons-en ; pendant trente-quatre ans de ma vie, je n’ai bu que de l’eau et mangé que des carottes ; c’est bien le moins qu’à mon tour je mange du pain blanc et morde dans de la viande. Mes débauches ! s’ils croient que c’est pour vivre comme saint Antoine que j’ai jeté le froc aux orties, ils se trompent. Eh bien ! il y a un terme moyen à tout cela, c’est de me marier. Je serai aussi bien qu’un autre fidèle époux et bon père de famille, que diable ! si toutefois le citoyen Saint-Just m’en laisse le temps.

– Et as-tu au moins fait choix, demanda Edelmann, de l’heureuse fiancée que tu admets à l’honneur de partager ta couche ?

– Bon ! dit Schneider, du moment que c’est une femme, le diable y pourvoira.

– À la santé de la future épouse de Schneider, dit Young, et, puisqu’il a pris le diable pour procureur, que le diable la lui envoie au moins riche, jeune et belle !

– Hourra pour la femme de Schneider ! dit tristement Monnet.

En ce moment, la porte s’ouvrit, et la vieille cuisinière parut sur le seuil de la salle à manger.

– Il y a là, dit-elle, une citoyenne qui demande à parler au citoyen Euloge pour affaire pressée.

– Bon ! dit Euloge, je ne connais pas d’affaire plus pressée pour le moment que d’achever le dîner commencé ; qu’elle revienne demain.

La vieille disparut ; mais presque aussitôt la porte se rouvrit.

– Elle dit que, demain, ce sera trop tard.

– Pourquoi n’est-elle pas venue plus tôt, alors ?

– Parce que cela m’était impossible, citoyen, dit une voix douce et suppliante qui venait de l’antichambre ; laisse-moi te voir, laisse-moi te parler, je t’en supplie !

Euloge, avec un mouvement d’impatience, fit signe à la vieille de tirer la porte et de venir à lui.

Mais aussitôt, réfléchissant à la fraîcheur et à la juvénilité de la voix, avec un sourire de satyre :

– Est-elle jeune ? demanda-t-il à la vieille.

– Ça peut avoir dix-huit ans, répondit celle-ci.

– Est-elle jolie ?

– La beauté du diable !

Les trois hommes se mirent à rire.

– Tu entends, Schneider, la beauté du diable !

– Eh bien ! dit Young, il ne s’agit plus que de s’assurer qu’elle est riche, et voilà ta fiancée toute trouvée ; ouvre, la vieille, et sans faire attendre ; la belle enfant doit être de ta connaissance, elle vient de la part du diable.

– Pourquoi pas de la part de Dieu ? dit Charles d’une voix si douce que les trois hommes en tressaillirent.

– Parce que notre ami Schneider est brouillé avec Dieu, et très bien, au contraire, avec le diable ; je n’en sais pas d’autre raison.

– Et puis, dit Young, parce qu’il n’y a que le diable qui exauce si vite les prières qu’on lui adresse.

– Eh bien ! dit Schneider, qu’elle entre donc !

La vieille démasqua la porte, et aussitôt, dans l’encadrement, on vit apparaître la forme élégante d’une jeune fille vêtue d’un costume de voyage et enveloppée d’un mantelet de satin noir doublé de taffetas rose.

Elle fit un pas dans la salle à manger ; puis s’arrêtant en face de la lumière des bougies et des quatre convives, qui, par un léger murmure, exprimaient leur admiration :

– Citoyens, dit-elle, lequel de vous est le citoyen commissaire de la République ?

– Moi, citoyenne, répondit Schneider sans se lever.

– Citoyen, dit-elle, j’ai à te demander une grâce d’où ma vie dépend.

Et son regard passa avec inquiétude de l’un à l’autre des convives.

– Il ne faut pas que la présence de mes amis t’inquiète, dit Schneider ; ce sont des amis, par goût, et je dirai, presque par état, des admirateurs de la beauté ; voilà mon ami Edelmann, qui est musicien.

La jeune fille fit un mouvement de tête qui voulait dire : « Je connais sa musique. »

– Voici mon ami Young, qui est poète, continua Schneider.

Et le même mouvement de tête se produisit, voulant dire : « Je connais ses vers. »

– Enfin, voilà mon ami Monnet, qui n’est ni poète ni musicien, mais qui a des yeux et un cœur, et qui est tout disposé, je le vois dans son regard, à plaider d’office votre cause. Quant à mon jeune ami, ce n’est encore, vous le voyez, qu’un écolier, mais déjà assez savant pour conjuguer le verbe aimer dans trois langues ; vous pouvez donc vous expliquer devant eux, à moins que ce que vous avez à me dire ne soit assez intime pour nécessiter le tête-à-tête.

Et il se souleva, tendant la main à la jeune fille et lui montrant une porte entrouverte par laquelle le regard pénétrait dans un salon solitaire.

Mais la jeune fille :

– Non, dit-elle vivement, non, monsieur.

Schneider fronça le sourcil.

– Pardon, citoyen… Non, citoyen, ce que j’ai à te dire ne redoute ni la lumière ni la publicité.

Schneider se rassit en faisant signe à la jeune fille de prendre un siège.

Mais elle secoua la tête.

– Il convient aux suppliantes d’être debout, dit-elle.

– Alors, reprit Schneider, procédons régulièrement. Je t’ai dit qui nous étions ; dis-nous qui tu es.

– Je m’appelle Clotilde Brumpt.

– De Brumpt, tu veux dire ?

– Il serait inutile de me reprocher un crime qui précédait de trois ou quatre cents ans ma naissance et dans lequel je ne suis pour rien.

– Tu n’as pas besoin d’en dire davantage, je connais ton histoire, et je sais ce que tu viens faire ici.

La jeune fille fléchit le genou, et, dans le mouvement de supplication qu’elle fit pour porter en avant sa tête et ses mains jointes, le capuchon de son mantelet tomba sur ses épaules et mit en pleine lumière une figure d’une suprême beauté ; des cheveux du blond le plus charmant se séparaient au haut de la tête, et, retombant en longues boucles de chaque côté de ses joues, encadraient un visage d’un ovale parfait. Son front, d’un blanc mat, était rendu plus éclatant encore par des yeux, des cils et des sourcils noirs ; le nez, droit et cependant mobile, participait au léger tremblement de ses joues, qui gardaient la trace des nombreuses larmes qu’elle avait versées ; ses lèvres, entrouvertes et prêtes à la prière, semblaient sculptées dans du corail rose et laissaient derrière elles apercevoir, dans la demi-teinte, des dents blanches comme des perles ; enfin un cou blanc à l’égal de la neige, velouté comme le satin, se perdait dans une robe noire montant jusqu’au cou, mais à travers les plis de laquelle on devinait la gracieuse ondulation du corps qu’elle recouvrait.

Elle était splendide à voir ainsi.

– Oui, oui, dit Schneider, oui, tu es belle, et tu as surtout la beauté des races maudites, la grâce et la séduction ; mais nous ne sommes point des Asiatiques pour nous laisser séduire par des Hélènes ou des Roxelanes ; ton père conspire, ton père est coupable, ton père mourra.

La jeune fille jeta un cri, comme si ces paroles eussent été un poignard pénétrant jusqu’à son cœur.

– Oh ! non, non, mon père n’est pas un conspirateur, s’écria-t-elle.

– S’il ne conspirait pas, pourquoi a-t-il émigré ?

– Il a émigré parce que, appartenant au prince de Condé, il a cru devoir suivre son prince dans l’exil ; mais, fils pieux comme il avait été serviteur fidèle, il n’a pas voulu combattre la France, et, depuis deux ans qu’il est proscrit, son épée n’est pas sortie du fourreau.

– Que venait-il faire en France, et pourquoi a-t-il traversé le Rhin ?

– Hélas ! mon deuil te le dit, citoyen commissaire. Ma mère était mourante de l’autre côté du fleuve, à quatre lieues à peine ; l’homme dans les bras duquel elle avait passé vingt années heureuses de sa vie attendait avec anxiété un mot qui lui rendît l’espoir. Chaque message lui disait : « Plus mal ! plus mal ! plus mal encore ! » Avant-hier, il n’y put tenir, il se déguisa en paysan et traversa le fleuve avec le batelier ; sans doute la récompense promise tenta le malheureux, Dieu lui pardonne ! il dénonça mon père, et, cette nuit, mon père fut arrêté. Demande à tes agents à quel moment ? Au moment où ma mère venait de mourir. Interroge-les sur ce qu’il faisait ? Il pleurait en lui fermant les yeux. Ah ! si jamais rupture d’exil fut pardonnable, c’est celle que commet un mari pour dire un dernier adieu à la mère de ses enfants. Eh ! mon Dieu ! tu me diras que la loi est positive, et que tout émigré qui rentre sur le sol de la France mérite la peine de mort ; oui, s’il y rentre la ruse dans le cœur et les armes à la main pour conspirer, pour combattre ; mais non pas lorsqu’il y rentre les mains jointes pour plier les genoux devant un lit d’agonie.

– Citoyenne Brumpt, dit Schneider en secouant la tête, la loi n’est pas entrée dans toutes ces subtilités sentimentales, elle a dit : « Dans tel cas, dans telle circonstance, pour telle cause, il y aura peine de mort » ; l’homme qui se met dans le cas prévu par la loi, connaissant la loi, est coupable ; or, s’il est coupable, il doit mourir.

– Non, non, s’il est jugé par des hommes, et si ces hommes ont un cœur.

– Un cœur ! s’écria Schneider ; est-ce que tu crois que l’on est toujours maître d’avoir un cœur ? On voit bien que tu n’as pas entendu ce dont on m’accusait aujourd’hui à la Propagande ; justement d’avoir un cœur trop faible aux sollicitations humaines. Est-ce que tu crois que mon rôle ne serait pas plus facile et plus agréable, voyant une belle créature comme toi à mes pieds, de la relever et de sécher ses larmes, que de lui dire brutalement : « Tout est inutile, et vous perdez votre temps. » Non, par malheur, la loi est là, et les organes de la loi doivent être inflexibles comme elle. La loi n’est point une femme ; la loi, c’est une statue de bronze tenant une épée d’une main et une balance de l’autre ; rien ne doit peser dans les plateaux de cette balance, que l’accusation d’un côté et la vérité de l’autre ; rien ne doit détourner la lame de cette épée de la ligne terrible qui lui est tracée. Sur cette ligne, elle a rencontré la tête d’un roi, la tête d’une reine, la tête d’un prince et ces trois têtes sont tombées comme celle d’un mendiant sans aveu, arrêté au coin d’un bois après un assassinat ou un incendie. Demain je partirai pour Plobsheim ; l’échafaud et l’exécuteur me suivront ; si ton père n’était pas émigré, s’il n’a point furtivement traversé le Rhin, si l’accusation est injuste enfin, ton père sera mis en liberté ; mais si l’accusation que ta bouche confirme est vraie, après-demain sa tête tombera sur la place publique de Plobsheim.

La jeune fille releva la tête, et faisant un effort sur elle-même :

– Ainsi, dit-elle, tu ne me laisses aucun espoir ?

– Aucun.

– Alors, un dernier mot, dit-elle en se relevant tout à fait.

– Dis.

– Non, à toi seul.

– Alors, viens.

La jeune fille marcha la première et d’un pas ferme vers le salon, où elle entra sans hésiter.

Schneider entra à son tour et ferma la porte derrière lui.

À peine seuls, il voulut étendre les bras pour envelopper sa taille ; mais simplement, dignement, de la main elle repoussa son bras.

– Pour que tu me pardonnes la dernière tentative que je vais faire près de toi, citoyen Schneider, dit-elle, il faut que tu te dises que j’ai attaqué ton cœur par tous les moyens honnêtes et que tu les as repoussés ; il faut que tu te dises que je suis au désespoir, et que, voulant sauver la vie de mon père, n’ayant point réussi à te fléchir, il est de mon devoir de te dire : « Les larmes et les prières ont été impuissantes… l’argent… »

Schneider fit un mouvement dédaigneux des épaules et des lèvres, mais la jeune fille ne se laissa point interrompre.

– Je suis riche, continua-t-elle ; ma mère morte, j’hérite d’une fortune immense, qui est à moi, à moi seule, citoyen Schneider : je puis disposer de deux millions ; j’en aurais quatre que je te les offrirais ; je n’en ai que deux, les veux-tu ? Prends-les et sauve mon père !

Schneider lui posa la main sur l’épaule ; son œil était devenu pensif, et les sourcils touffus le dérobaient presque à l’ardente investigation de la jeune fille.

– Demain, lui dit-il, j’irai comme je te l’ai annoncé, à Plobsheim ; tu viens de me faire une proposition ; là, je t’en ferai une autre.

– Tu dis ? s’écria la jeune fille.

– Je dis que, si tu veux, tout pourra s’arranger.

– Si cette proposition tache en un point quelconque mon honneur, il est inutile de la faire.

– Non, en rien.

– Alors, tu seras le bienvenu à Plobsheim.

Et, saluant sans espérance encore, mais déjà sans larmes, elle rouvrit la porte, traversa la salle à manger, s’inclina légèrement et disparut.

Au reste, ni les trois hommes, ni l’enfant, ne purent voir le visage de Clotilde, caché qu’il était entièrement par la coiffe de son mantelet.

Le commissaire de la République la suivait ; il regarda la porte de la salle à manger jusqu’à ce qu’elle se fût refermée derrière elle, il écouta jusqu’à ce qu’il eût entendu le roulement de la voiture qui l’emportait.

Puis, alors, se rapprochant de la table et versant, dans les verres de ses convives et dans le sien, une bouteille tout entière de Liebfrauenmilch :

– Avec ce vin généreux, dit-il, buvons à la citoyenne Clotilde Brumpt, fiancée de Jean-Georges-Euloge Schneider.

Il leva son verre ; et, jugeant inutile de lui demander une explication, que probablement il ne donnerait pas, ses quatre convives lui firent raison.

Chapitre VI. Maître Nicolas §

L’impression de cette scène fut profonde, et chacun ressentit cette impression selon son caractère ; mais celui qui en fut le plus ému fut notre écolier ; certes, il avait déjà vu des femmes, mais c’était la première fois que la femme se révélait à lui. Mlle de Brumpt, nous l’avons dit, était d’une merveilleuse beauté, et cette beauté était apparue au jeune homme dans toutes les conditions qui pouvaient la faire valoir.

Aussi éprouva-t-il une étrange commotion, quelque chose comme une morsure douloureuse au cœur, lorsque, la jeune fille sortie, Schneider, élevant son verre, annonça que Mlle de Brumpt était sa fiancée, et serait bientôt sa femme.

Que s’était-il donc passé dans le salon ? par quelles paroles persuasives Schneider avait-il pu déterminer chez elle un si rapide consentement ? Car le jeune homme ne doutait point, d’après le ton d’assurance de son hôte, qu’il n’y eût consentement de la part de la jeune fille.

C’était donc pour s’offrir à lui qu’elle avait demandé ce tête-à-tête d’un instant ?

Oh ! alors, il fallait le dévouement suprême de l’amour filial pour avoir déterminé ce lis pur, cette rose parfumée, à s’allier à ce houx épineux, à ce chardon grossier, et il lui semblait, à lui, Charles, que, s’il était le père de cette céleste enfant, il aimerait mieux mourir cent fois que de racheter sa vie au prix du bonheur éternel de sa fille.

De même que c’était la première fois qu’il appréciait la beauté dans la femme, c’était la première fois aussi qu’il mesurait l’abîme que la laideur peut mettre entre deux personnes de sexe différent.

Et quelle laideur que celle d’Euloge, dont pour la première fois Charles s’apercevait ! la plus laide de toutes : celle que rien ne saurait effacer, parce qu’elle se complique de la laideur morale, la laideur fétide de ces faces monacales, qui, jeunes, ont subi la pression du cachet de l’hypocrisie.

Charles, plongé dans ses réflexions et tourné du côté où la jeune fille avait disparu, par la même attraction qui incline l’héliotrope du côté où le soleil s’est couché, semblait, la bouche ouverte, les narines mouvantes, recueillir les atomes parfumés qu’elle avait répandus sur son passage. Les nerveuses titillations de la jeunesse venaient de s’éveiller en lui, et, comme en avril la poitrine se dilate à respirer les premières bouffées du printemps, à lui aussi, son cœur se dilatait en respirant les premières brises de l’amour.

Ce n’était pas encore le jour, c’était l’aube ; ce n’était pas encore l’amour, c’était le héraut qui l’annonçait.

Il allait se lever, il allait suivre le courant magnétique, aller sans savoir où, comme vont les jeunes cœurs troublés, lorsque Schneider sonna.

Le timbre le fit tressaillir et le fit redescendre des hauteurs qu’il était en train d’escalader.

La vieille parut.

– Ai-je des hussards de planton ? demanda-t-il.

– Deux, répondit la vieille.

– Que l’un des deux monte à cheval et aille me chercher maître Nicolas, dit Schneider.

La vieille femme referma la porte sans répondre, preuve qu’elle savait de qui il était question.

Charles ne le savait pas, mais il était évident que le toast s’enchaînait à la sortie de Mlle de Brumpt, le coup de sonnette au toast, et l’ordre que venait de donner Schneider au coup de sonnette ; il allait encore apprendre quelque chose de nouveau.

Il était évident aussi que les trois autres convives savaient ce que c’était que Nicolas, puisque eux, si libres avec Schneider, n’avaient pas fait la moindre question.

Charles l’eût bien demandé à son voisin Monnet ; mais il n’osa le faire, de peur que ce ne fût Euloge qui entendît la question et qui y répondît.

Il se fit un instant de silence pendant lequel un certain malaise sembla peser sur les convives d’Euloge ; l’attente du café, cette liqueur joyeuse du dessert, sa venue même n’eut pas la puissance de déchirer un coin du voile de crêpe que cet ordre d’Euloge, si simple en somme, avait secoué dans l’air.

Dix minutes s’écoulèrent ainsi.

Au bout de dix minutes, trois coups mesurés d’une certaine façon se firent entendre.

Les convives tressaillirent ; Edelmann reboutonna son habit un instant entrouvert, Young toussa, Monnet devint aussi pâle que le col de sa chemise.

– C’est lui ! dit Euloge en fronçant le sourcil et d’une voix que la préoccupation de Charles lui fit paraître altérée.

La porte se rouvrit et la vieille annonça :

– Le citoyen Nicolas !

Puis elle se rangea pour laisser passer celui qu’elle venait d’annoncer, prenant grand soin qu’il ne la touchât point en passant.

Un petit homme maigre, pâle et sérieux entra.

Il était vêtu comme tout le monde, et cependant, sans que l’on pût dire quoi, il y avait dans sa mise, dans sa tournure, dans l’ensemble de sa personne, quelque chose d’étrange et qui faisait rêver.

Edelmann, Young et Monnet reculèrent leur chaise ; Euloge seul avança la sienne.

Le petit homme fit deux pas dans l’intérieur de la salle, salua Euloge sans s’inquiéter des autres, et resta les yeux fixés sur lui.

– Demain, à neuf heures, lui dit Euloge, nous partons.

– Pour quel pays ?

– Pour Plobsheim.

– Nous nous y arrêtons ?

– Deux jours.

– Combien d’aides ?

– Deux. Ta mécanique est en état ?

Le petit homme sourit et fit un mouvement d’épaules qui signifiait : « Belle question ! »

Puis, tout haut :

– Attendrai-je à la Porte de Kehl, ou viendrai-je te prendre ici ?

– Tu viendras me prendre ici.

– À neuf heures précises, je t’attendrai.

Le petit homme fit un mouvement pour sortir.

– Attends, dit Schneider, tu ne sortiras pas sans que nous buvions ensemble au salut de la République.

Le petit homme accepta en s’inclinant.

Schneider sonna, la vieille parut.

– Un verre pour le citoyen Nicolas, dit Schneider.

Schneider prit la première bouteille venue et la pencha doucement sur le verre pour n’en pas troubler la liqueur ; quelques gouttes de vin rouge tombèrent dans le verre.

– Je ne bois pas de vin rouge, dit le petit homme.

– C’est vrai ! dit Schneider.

Puis, en riant :

– Tu es donc toujours nerveux, citoyen Nicolas ?

– Toujours.

Schneider prit une seconde bouteille de vin : celle-là était de Champagne.

– Tiens, dit-il en la lui présentant, guillotine-moi cette citoyenne-là.

Et il se mit à rire.

Edelmann, Young et Monnet essayèrent, mais inutilement, de l’imiter.

Le petit homme resta sérieux.

Il prit la bouteille, tira de sa ceinture un couteau droit, large et pointu, le passa plusieurs fois sur le verre de la bouteille, au-dessus du rebord de son orifice ; puis, d’un coup sec de ce même couteau, il fit sauter le col, le bouchon et les fils de fer de la bouteille.

La mousse s’en élança, comme s’élance le sang du cou tranché, mais Schneider, qui tenait son verre prêt, la reçut dans son verre.

Le petit homme versa à tout le monde, mais il se trouva qu’il n’y eut que cinq verres pleins, au lieu de six.

Le verre de Charles resta vide, et Charles se garda bien de réclamer.

Edelmann, Schneider, Monnet et Young choquèrent leur verre contre celui du petit homme.

Soit choc trop rude, soit présage, celui de Schneider se brisa dans le choc.

Tous cinq crièrent :

– Vive la République !

Mais quatre seulement purent boire à sa santé : il ne restait rien dans le verre de Schneider.

Quelques gouttes de vin restaient dans la bouteille ; Schneider la saisit d’une main fiévreuse et en porta vivement le goulot à sa bouche.

Mais plus vivement encore il le retira : les aspérités du verre brisé venaient de lui percer les lèvres jusqu’aux dents.

Un blasphème sortit de sa bouche sanglante, et il brisa la bouteille à ses pieds.

– C’est toujours pour demain à la même heure ? demanda tranquillement maître Nicolas.

– Oui, et va-t’en au diable ! dit Schneider en portant son mouchoir à sa bouche.

Maître Nicolas salua et sortit.

Schneider, devenu très pâle et près de s’évanouir à la vue de son sang qui coulait en abondance, s’était laissé tomber sur sa chaise.

Edelmann et Young allèrent à lui, pour lui porter secours ; Charles tira Monnet par le pan de son habit.

– Qu’est-ce donc que maître Nicolas ? lui demanda-t-il tout frémissant d’émotion à l’étrange scène qui venait de se passer devant lui.

– Tu ne le connais pas ? demanda Monnet.

– Comment veux-tu que je le connaisse ? Je suis à Strasbourg depuis hier seulement.

Monnet ne répondit point, mais passa la main à la hauteur de son cou.

– Je ne comprends pas, dit Charles.

Monnet baissa la voix.

– Tu ne comprends pas que c’est le bourreau ?

Charles tressaillit.

– Mais, alors, la mécanique, c’est donc…

– Pardieu !

– Mais que va-t-il faire avec la guillotine, à Plobsheim ?

– Il te l’a dit, il va se marier !

Charles serra la main froide et humide de Monnet, et s’élança hors de la salle à manger.

Comme à travers une vapeur de sang, il venait d’entrevoir la vérité !

Chapitre VII. « L’amour filial ou la jambe de bois » §

Charles revint tout courant chez Mme Teutch ; comme le lièvre à son gîte, comme le renard à son terrier, c’était son lieu d’asile à lui ; arrivé là, il se croyait sauvé ; une fois qu’il touchait le seuil de l’Auberge de la Lanterne, il lui semblait qu’il n’avait plus rien à craindre.

Il demanda où était son jeune camarade ; son jeune camarade était dans sa chambre, où il faisait des armes avec un sergent-major d’un régiment en garnison à Strasbourg.

Ce sergent-major avait servi sous son père, le marquis de Beauharnais, qui avait eu deux ou trois fois l’occasion de le remarquer à cause de son excessive bravoure.

Au moment où il avait su que son fils partait pour Strasbourg, afin d’y faire la recherche des papiers qui pouvaient lui être utiles, le prisonnier avait recommandé à son fils de ne point interrompre les exercices qui font partie de l’éducation d’un jeune homme de bonne famille et lui avait dit de s’informer si le sergent Pierre Augereau était toujours à Strasbourg ; en ce cas, il l’invitait à faire de temps en temps des armes avec lui.

Eugène s’était informé, avait retrouvé le sergent Pierre Augereau ; seulement il l’avait retrouvé sergent-major et ne faisant plus d’escrime que pour son plaisir ; mais, aussitôt qu’il avait su que celui qui venait lui demander des leçons était le fils de son ancien général, Pierre Augereau avait déclaré que son plaisir était de faire assaut avec Eugène à l’Hôtel de la Lanterne.

Ce qui était cause surtout de l’assiduité du sergent-major, c’est qu’il avait trouvé dans son jeune élève non pas un écolier, mais presque un maître, qui se défendait à merveille contre le jeu rude et incohérent du vieux praticien, et puis aussi, chose qui valait bien la peine d’être mise en ligne de compte, chaque fois que le sergent-major faisait assaut avec son élève, l’élève invitait le maître à dîner, et le dîner de la citoyenne Teutch valait mieux que celui de la caserne.

Pierre Augereau faisait partie du régiment qui était sorti de la ville pour donner le matin la chasse aux Autrichiens, et il avait vu sur le rempart son élève le fusil à la main. Il lui avait fait toutes sortes de politesses avec son sabre ; mais celui-ci était si occupé à envoyer de son côté des balles à la poursuite des Autrichiens, qu’il ne vit point les signes télégraphiques que lui adressait le brave sergent-major.

Par la citoyenne Teutch, il avait su qu’Eugène avait manqué d’être tué ; elle lui avait montré le feutre troué par la balle et elle lui avait raconté comment le jeune homme avait rendu coup pour coup ; riposte fatale au dragon autrichien.

De sorte qu’Augereau était entré en faisant force compliments à son élève, lequel avait, selon son habitude, invité Augereau à ce repas qui, en Allemagne, tient le milieu entre le grand déjeuner de midi, qui est un véritable dîner, et le souper, qui a lieu d’habitude à dix heures du soir.

Lorsque Charles arriva, l’élève et le maître se faisaient le salut des armes ; l’assaut était terminé ; Eugène avait été plein de vigueur, d’adresse et de légèreté ; de sorte qu’Augereau en était doublement fier.

La table était mise dans le même petit cabinet où les jeunes gens avaient déjeuné le matin.

Eugène présenta son nouvel ami au sergent-major, qui, le voyant si pâle et si chétif, conçut une assez pauvre idée de lui, et pria Mme Teutch de mettre un couvert de plus. Mais Charles n’avait pas faim, il sortait de table ; il déclara donc qu’il se contenterait de boire à l’avancement du sergent-major, mais que, quant à manger, il n’y songeait guère.

Et pour expliquer, non pas son manque d’appétit, qui était expliqué en deux mots : « J’ai dîné », mais sa préoccupation, il raconta la scène dont il venait d’être le témoin.

Pierre Augereau, de son côté, raconta sa vie ; comment il était né au faubourg Saint-Marceau, d’un ouvrier maçon et d’une fruitière ; dès son enfance, il avait un goût décidé pour l’escrime, qu’il avait apprise comme le gamin de Paris apprend tout ; sa vie aventureuse l’avait conduit à Naples, où il avait pris du service dans les carabiniers du roi Ferdinand ; puis il s’était fait maître d’armes, en ayant soin – ce qui rendait son jeu extrêmement dangereux – de combiner l’art napolitain avec l’art français ; mais, en 1792, l’ordre ayant été donné à tous nos compatriotes de quitter la ville, il revint en France, où il arriva quelques jours après le 2 septembre, encore assez à temps pour prendre place parmi les volontaires que Danton poussait du Champ-de-Mars aux armées, et qui eurent une si brillante part à la bataille de Jemmapes. Augereau y avait reçu son premier grade ; puis il était passé à l’armée du Rhin, où le marquis de Beauharnais l’avait fait sergent, et où il venait de passer sergent-major. Il avait trente-six ans, et sa grande ambition était d’arriver au grade de capitaine.

Eugène n’avait rien à raconter, mais il proposa une chose qui fut accueillie avec enthousiasme : c’était d’aller au spectacle pour distraire Charles de sa mélancolie.

La troupe du citoyen Bergère jouait justement ce jour-là, à là salle du Breuil, Brutus, de Voltaire, et L’Amour filial ou la jambe de Bois, du citoyen Demoustiers.

On abrégea le dîner, et, à six heures, les trois convives, protégés par le sergent-major, qui avait la tête de plus qu’eux, et deux vigoureux poignets, non seulement à son service, mais encore à celui de ses amis, entraient dans la salle, déjà encombrée de spectateurs, et trouvaient à grand-peine trois places au septième ou huitième banc de l’orchestre.

À cette époque, les fauteuils étaient encore inconnus.

L’heureuse issue du combat de la matinée avait presque fait de la journée un jour de fête, et la tragédie de Brutus, que l’on jouait par hasard ce jour-là, semblait un hommage rendu à la courageuse conduite de la population. On montrait dans la salle quelques-uns des héros de la journée, et l’on savait que le jeune acteur qui jouait le rôle de Titus avait combattu aux premiers rangs et avait été blessé.

Au milieu de ce bruit qui précède toujours la représentation, quand les spectateurs dépassent le nombre de places que contient la salle, le régisseur frappa les trois coups, et, à l’instant même, comme par enchantement, le silence se fit.

Il est vrai que, secondant les trois coups du régisseur, le silence fut commandé par la voix toute-puissante de Tétrell, tout fier de l’espèce de triomphe qu’il avait remporté à la Propagande sur Schneider.

Charles reconnut son protecteur nocturne et le montra à Eugène, sans lui parler, bien entendu, de sa rencontre avec lui et du conseil qu’il lui avait donné.

Eugène le connaissait pour l’avoir vu dans les rues de Strasbourg ; il avait entendu dire que c’était un des dénonciateurs de son père, ce qui le lui faisait regarder d’assez mauvais œil.

Quant à Pierre Augereau, il le voyait pour la première fois, et, gouailleur comme un véritable enfant du faubourg, ce qui l’avait d’abord frappé, c’était le nez gigantesque de Tétrell, dont les narines s’écartaient d’une façon exorbitante sur les deux joues, et qui semblait un de ces immenses éteignoirs que les sacristains portent au bout d’un bâton pour étouffer la flamme des grands cierges auxquels ils ne peuvent atteindre avec le souffle.

Le petit Charles était placé presque au-dessous de Tétrell ; Augereau, qui en était éloigné de toute l’épaisseur d’Eugène, lui proposa de changer de place avec lui.

– Pourquoi ? lui demanda Charles.

– Parce que tu es juste dans la colonne d’air du citoyen Tétrell, lui répondit-il, et j’ai peur qu’en respirant il ne te renifle.

Tétrell était plus craint qu’il n’était aimé ; le mot, quoique d’assez mauvais goût, fit rire.

– Silence ! cria Tétrell.

– Plaît-il ? demanda Augereau, de ce ton narquois particulier à l’enfant de Paris.

Et, comme il se levait tout debout pour regarder en face celui qui l’avait apostrophé, on reconnut sur son dos l’uniforme du régiment qui avait fait une sortie le matin ; et les applaudissements éclatèrent accompagnés de cris.

– Bravo, le sergent-major ! Vive le sergent-major !

Augereau fit le salut militaire, se rassit, et, comme en ce moment la toile se levait, l’attention de la salle tout entière se porta sur le théâtre, et l’on ne pensa plus, ni au nez de Tétrell, ni à l’interruption du sergent-major.

La toile se lève, on se le rappelle, sur une séance du Sénat romain, dans laquelle Junius Brutus, premier consul de Rome avec Publicola, annonce que Tarquin, qui assiège Rome, envoie un ambassadeur.

Dès le commencement, on put voir de quel esprit les spectateurs étaient animés, lorsque, après les trente-huit premiers vers, Brutus prononça ceux-ci :

Rome sait à quel point sa liberté m’est chère ;

Mais, plein du même esprit, mon sentiment diffère.

Je vois cette ambassade, au nom des souverains,

Comme un premier hommage aux citoyens romains.

Accoutumons des rois la fierté despotique

À traiter en égale avec la République,

Attendant que du ciel, remplissant les décrets,

Quelque jour avec elle ils traitent en sujets !

Un tonnerre d’applaudissements éclata ; on eût dit que la France, comme Rome, avait le présage de sa haute destinée ; Brutus, interrompu au milieu de sa tirade, fut près de dix minutes sans pouvoir continuer.

Il fut interrompu une seconde fois, et avec plus de chaleur encore, lorsqu’il arriva à ces vers :

Sous un sceptre de fer tout ce peuple abattu,

À force de malheurs, a repris sa vertu,

Tarquin nous a remis dans nos droits légitimes ;

Le bien public est né de l’excès de ses crimes,

Et nous donnons l’exemple à ces mêmes Toscans

S’ils pouvaient à leur tour être las des tyrans.

Ici, les acteurs faisaient une pause ; les consuls se rendant à l’autel avec le Sénat, toute leur marche fut accompagnée de cris et de bravos ; puis on fit silence pour écouter l’invocation.

L’acteur qui jouait le rôle de Brutus la prononça à voix haute :

Ô Mars ! dieu des héros, de Rome et des batailles,

Qui combats avec nous, qui défends ces murailles,

Sur ton autel sacré, Mars, reçois nos serments,

Pour ce Sénat, pour moi, pour tes dignes enfants.

Si dans le sein de Rome il se trouvait un traître

Qui regrettât les rois et qui voulût un maître,

Que le perfide meure au milieu des tourments :

Que sa cendre coupable, abandonnée aux vents,

Ne laisse ici qu’un nom plus odieux encore

Que le nom des tyrans que Rome entière abhorre !

Dans les époques d’effervescence politique, on ne s’inquiète point, pour les applaudir, de la valeur des vers, mais seulement de leur correspondance à nos sentiments. Rarement plus plates tirades étaient sorties de la bouche d’un acteur, et jamais les plus splendides vers de Corneille ou de Racine ne furent accueillis par un pareil enthousiasme.

Mais cet enthousiasme, qui paraissait ne pouvoir s’augmenter, ne connut plus de bornes lorsque, la toile se levant pour le second acte, on vit le jeune artiste chargé du rôle de Titus, et qui était le frère de Mlle Fleury, du Théâtre-Français, entrer avec le bras en écharpe. Une balle autrichienne lui avait traversé le biceps.

On crut que la pièce s’arrêterait là !

Les quelques vers qui faisaient allusion aux victoires de Titus et à son patriotisme furent bissés, et lorsque, repoussant les offres de Porsenna, Titus dit :

Né parmi les Romains, je périrai pour eux !

J’aime encor mieux, seigneur, ce Sénat rigoureux,

Tout injuste pour moi, tout jaloux qu’il peut être,

Que l’éclat d’une cour et le sceptre d’un maître.

Je suis fils de Brutus, et je porte en mon cœur

La liberté gravée et les rois en horreur ;

enfin, quand dans la scène suivante il s’écrie, renonçant à son amour :

Bannissons un espoir si frivole ;

Rome entière m’appelle aux murs du Capitole.

Le peuple rassemblé sous ses arcs triomphaux,

Tout chargés de ma gloire et pleins de mes travaux,

M’attend pour commencer les serments redoutables,

De notre liberté garants inviolables !

les jeunes gens les plus enthousiastes s’élancèrent sur la scène, afin de l’embrasser et de lui serrer la main, tandis que les dames agitaient leurs mouchoirs et lui jetaient des bouquets.

Rien ne manqua au triomphe de Voltaire et de Brutus, et surtout à celui de Fleury, qui eut les honneurs de la soirée.

Nous avons dit que la seconde pièce était de notre compatriote Demoustiers, et qu’elle avait pour titre L’Amour filial ou la Jambe de Bois. C’était une de ces idylles comme en fournissait la muse de la République ; car il y a cela de remarquable, que jamais la littérature dramatique ne fut plus à l’eau de rose que celle des années 92,93 et 94 ; c’est de là que datent La Mort d’Abel, Le Conciliateur, Les Femmes, La Belle Fermière ; on eût dit qu’après les émotions sanglantes de la rue, on avait besoin de toutes ces fadeurs pour rétablir l’équilibre.

Néron se couronnait de fleurs, après avoir vu brûler Rome.

Mais un événement, qui se rapportait encore au combat du matin, devait mettre un obstacle à la représentation de cette berquinade. Mme Fromont, qui jouait le rôle de Louise, c’est-à-dire de la seule femme qu’il y eût dans la pièce, avait eu son père et son mari tués dans l’échauffourée du matin. Il était donc à peu près impossible qu’elle jouât, dans une semblable situation, un rôle d’amoureuse, et même un rôle quel qu’il fût.

La toile se leva entre les deux pièces, et Titus-Fleury reparut.

On commença par l’applaudir, puis on fit silence, car on comprit qu’il avait quelque communication à faire au public.

Et, en effet, il venait, les larmes aux yeux, demander, au nom de Mme Fromont, que le public voulût bien permettre à l’administration de remplacer l’opéra de L’Amour filial par celui de Rose et Colas, Mme Fromont pleurant son père et son mari tués pour la République.

Des cris de « oui ! oui ! » mêlés à des bravos unanimes retentirent de toutes les parties de la salle, et Fleury faisait déjà son salut de retraite, lorsque Tétrell, se levant, fit signe qu’il voulait parler.

Aussitôt plusieurs voix crièrent :

– C’est Tétrell, l’ami du peuple ! c’est Tétrell, la terreur des aristocrates ! Qu’il parle ! Vive Tétrell !

Chapitre VIII. La provocation §

Tétrell était, ce soir-là, plus élégant que jamais ; il avait un habit bleu à grands revers et à boutons d’or, un gilet de piqué blanc dont les revers couvraient presque ceux de l’habit ; une ceinture tricolore, bordée d’une frange d’or, lui serrait la taille, et dans cette ceinture étaient passés des pistolets au bois incrusté d’ivoire et au canon damasquiné d’or ; son sabre à fourreau de maroquin rouge, jeté insolemment en dehors du balcon, pendait sur le parterre comme une autre épée de Damoclès.

Tétrell commença par frapper sur la galerie du balcon, et, faisant jaillir la poussière du velours :

– Que se passe-t-il donc ici, citoyens ? dit-il avec l’accent de la colère. Je croyais être à Lacédémone : il paraît que je me trompais et que nous sommes à Corinthe ou à Sybaris. Est-ce devant des républicains qu’une républicaine ose se couvrir d’une pareille excuse ? Nous nous confondons avec ces misérables esclaves de l’autre rive, avec ces chiens d’aristocrates qui, lorsque nous les avons fouettés, s’époumonent à hurler des libera ! Deux hommes sont morts pour la patrie, gloire immortelle à leur mémoire ! Les femmes de Sparte, en présentant les boucliers à leurs fils et à leurs époux, leur disaient ces trois mots : « Avec ou dessus. » Et, lorsqu’ils revenaient dessus, c’est-à-dire morts, elles se paraient de leurs plus beaux habits. La citoyenne Fromont est jolie. Les amants ne lui manqueront pas ! Tous les beaux garçons n’ont pas été tués à la Porte de Haguenau ; quant à son père, il n’y a pas un vieux patriote qui ne réclame l’honneur de lui en tenir lieu ; n’espère donc pas, citoyen Fleury, nous attendrir sur le prétendu malheur d’une citoyenne favorisée par le destin des combats, qui vient d’acquérir, d’un seul coup de canon, une couronne pour son douaire et un grand peuple pour sa famille. Va donc lui dire de paraître, va donc lui dire de chanter ; dis-lui surtout de nous épargner ses larmes ; c’est aujourd’hui fête populaire, les larmes sont aristocrates !

Tout le monde se tut. Tétrell, nous l’avons dit, était la troisième puissance de Strasbourg, plus à craindre peut-être que les deux autres. Le citoyen Fleury se retira à reculons, et, cinq minutes après, la toile se levait sur la première scène de L’Amour filial ; ce qui prouvait qu’on avait obéi à Tétrell.

Il faut qu’il y ait nécessité absolue, pour l’intelligence complète de la scène qui va suivre, de donner l’analyse de cette pitoyable pastorale, pour que nous ayons pris l’ennui de la relire, et que nous prenions la peine de la mettre en quelques lignes sous les yeux du lecteur.

La pièce s’ouvre par ces vers et cette musique si connus :

Jeunes amants, cueillez des fleurs

Pour le front de votre bergère ;

L’amour par de tendres faveurs

Vous en promet le doux salaire.

Un vieux soldat est retiré dans une chaumière au pied des Alpes, sur le champ de bataille de Nefeld, où il a été blessé et où la vie lui a été sauvée par un autre soldat qu’il n’a jamais revu depuis.

Il vit avec son fils, qui, après avoir chanté les quatre premiers vers, chante les quatre suivants, qui complètent l’idée :

Plein d’un espoir encor plus doux,

Dès que le soleil nous éclaire,

Je cueille des fleurs comme vous

Pour parer le front de mon père !

occupation d’autant plus niaise pour un grand garçon de vingt-cinq ans, que le vieux soldat se réveille avant que la couronne soit finie et qu’on ne voit pas comment lui vont les nymphéas et les myosotis dont le bouquet est formé ; mais, en échange, on jouit d’un duo dans lequel le fils repousse toutes les idées d’amour et de mariage que son père essaie de faire naître dans son esprit, en lui disant :

Je crois que l’amour le plus doux

Est celui que je sens pour vous.

Mais il va bientôt changer d’avis ; tandis qu’après avoir cueilli des fleurs pour le front de son père, il va cueillir des fruits pour son déjeuner, une jeune fille se précipite en scène en chantant :

Ah ! bon vieillard,

Ah ! prenez part

À ma douleur…

Avez-vous vu passer un voyageur ?

Ce voyageur, après lequel court la jeune fille, c’est son père. Le vieillard ne l’a pas vu ; et, comme elle est très inquiète, elle déjeune d’abord, s’endort ensuite ; puis tout le monde se met à la recherche du père égaré, qu’Armand, le jeune homme qui cueille des fleurs pour le front paternel, retrouve d’autant plus facilement que celui qu’on cherche a soixante ans et une jambe de bois.

On comprend le bonheur qu’éprouve Louise à la vue de ce père retrouvé ; bonheur d’autant plus grand, qu’après une courte explication, le père d’Armand reconnaît dans le père de Louise ce même soldat qui lui a sauvé la vie à la bataille de Nefeld, et qui a perdu, en lui rendant ce service, une jambe, que la munificence royale a remplacée par une jambe de bois, péripétie inattendue qui justifie le double titre si pittoresque de l’ouvrage : L’Amour filial ou la Jambe de Bois.

Tant que la pauvre Mme Fromont eut à demander son père aux échos des Alpes et à se désoler de l’avoir perdu, ses larmes et sa douleur la servirent à merveille ; mais, alors qu’elle le retrouve, le contraste de sa situation théâtrale avec la sienne, à elle qui avait perdu son père pour toujours, lui apparut dans toute sa désespérante vérité. L’effroyable réalité l’emporta sur le fard joyeux du mensonge. L’actrice cessa d’être actrice et redevint véritablement fille, véritablement femme. Elle jeta un cri douloureux, repoussa son père de théâtre et tomba renversée et évanouie dans les bras du jeune premier, qui l’emporta hors de la scène.

Le rideau tomba.

Alors un effroyable tumulte éclata dans la salle.

La majeure portion des spectateurs prit parti pour la pauvre Mme Fromont, l’applaudissant avec frénésie et criant : « Assez ! assez ! » l’autre criant : « La citoyenne Fromont ! la citoyenne Fromont ! » mais autant dans l’intention de la rappeler comme ovation que pour l’obliger de continuer son rôle. Quelques rares malveillants ou quelques Catons endurcis, et Tétrell était du nombre, crièrent :

– La pièce ! la pièce !

Au bout de cinq minutes de cet effroyable brouhaha, le rideau se leva de nouveau, le silence se rétablit, et, pâle, toute baignée de larmes, vêtue de deuil, la pauvre veuve, appuyée au bras de Fleury, dont la blessure semblait lui faire une protection, reparut, se traînant à peine et venant en même temps remercier les uns des marques d’intérêt qu’ils lui donnaient et demander grâce aux autres.

À sa vue, toute la salle éclata en bravos et en applaudissements, et l’on eût pu croire ces applaudissements et ces bravos unanimes, si un coup de sifflet, partant du balcon, n’eût protesté contre l’avis général.

Mais à peine le coup de sifflet fut-il lâché, qu’une voix lui répondit du parterre en criant :

– Misérable !

Tétrell fit un soubresaut, et, se penchant en dehors du balcon :

– Qui a dit misérable ? hurla-t-il.

– Moi ! dit la même voix.

– Et qui as-tu appelé misérable ?

– Toi !

– Tu te caches dans les rangs du parterre, mais ose te montrer.

Un jeune homme de quinze ans à peine monta sur un banc d’un seul bond, et, dépassant de tout le torse les autres spectateurs :

– Me voilà, dit-il ; je me montre, comme tu vois.

– Eugène Beauharnais ! le fils du général Beauharnais ! dirent quelques voix de spectateurs qui avaient connu le père pendant qu’il était à Strasbourg, et qui reconnaissaient l’enfant, qui y était déjà depuis un certain temps.

Le général Beauharnais était fort aimé ; un certain groupe se forma autour de l’enfant, qu’Augereau d’un côté, et Charles de l’autre, s’apprêtaient à soutenir.

– Louveteau d’aristocrate ! cria Tétrell en voyant à quel adversaire il avait affaire.

– Bâtard de loup ! répondit le jeune homme sans que le poing et le regard menaçant du chef de la Propagande pussent lui faire baisser les yeux.

– Si tu me fais descendre jusqu’à toi, cria Tétrell en grinçant des dents, prends garde, je te fouetterai.

– Si tu me fais monter jusqu’à toi, répondit Eugène, prends garde, je te souffletterai.

– Tiens, voilà pour toi, morveux, dit Tétrell en s’efforçant de rire et en lui envoyant une pichenette.

– Tiens, voilà pour toi, lâche ! répliqua le jeune homme en lui jetant à la face son gant, dans lequel il avait glissé deux ou trois balles de plomb.

Et le gant, lancé avec une adresse toute scolaire, alla frapper Tétrell en plein visage.

Tétrell poussa un cri de rage et porta la main à sa joue, qui se couvrit de sang.

C’eût été trop long pour Tétrell, dans la soif de vengeance qui le possédait, de faire le tour par les corridors. Il tira un pistolet de sa ceinture et ajusta l’enfant, autour duquel un grand vide se fit, chacun craignant d’être atteint par le projectile dont la main tremblante de Tétrell menaçait aussi bien les voisins que lui-même.

Mais, au même instant, un homme portant l’uniforme des volontaires de Paris, et sur cet uniforme les galons de sergent, se jeta entre Tétrell et l’enfant, couvrant ce dernier de son corps et se croisant les bras :

– Tout beau, citoyen ! dit-il, mais, quand on porte un sabre au côté, l’on n’assassine pas.

– Bravo, le volontaire ! bravo, le sergent ! cria-t-on de toutes les parties de la salle.

– Sais-tu, continua le volontaire, sais-tu ce que cet enfant, ce louveteau d’aristocrate, ce morveux, comme tu l’appelles, faisait, lui, tandis que tu faisais, toi, de beaux discours à la Propagande ? Eh bien ! il se battait pour empêcher l’ennemi d’entrer à Strasbourg ; tu demandais la tête de tes amis, lui frappait à mort les ennemis de la France. Maintenant, remets à ta ceinture ton pistolet, qui ne me fait pas peur, et écoute ce qui me reste à te dire.

Le silence le plus profond régnait dans la salle, et, sur le théâtre, dont le rideau était toujours levé, s’amassaient les artistes, les machinistes, les soldats de garde.

Ce fut au milieu de ce silence plein d’angoisses curieuses que le volontaire continua, sans forcer sa voix, ce qui n’empêcha pas qu’il fût entendu de tous les spectateurs :

– Ce qui me reste à te dire, reprit le sergent en démasquant le jeune homme et en appuyant la main sur son épaule, c’est que cet enfant, qui n’est ni un louveteau d’aristocrate, ni un morveux, mais un homme que la victoire a baptisé aujourd’hui républicain sur le champ de bataille, après t’avoir insulté, te défie, après t’avoir appelé misérable, t’appelle lâche, et qu’il t’attend avec ton second à quelque arme qu’il te plaira de te battre, à moins que, selon ton habitude, ton arme ne soit la guillotine et ton second le bourreau ; et c’est moi qui te dis cela, entends-tu, en son nom et au mien ; c’est moi qui te réponds de lui, moi, Pierre Augereau, sergent-major au premier régiment des volontaires de Paris ! Et maintenant, va te faire pendre où tu voudras ! Viens, citoyen Eugène.

Et, soulevant l’enfant entre ses bras, il le reposa à terre, mais en même temps il le leva assez haut pour que toute la salle pût voir et l’applaudir frénétiquement.

Et, au milieu des cris, des hourras, des bravos, il sortit de la salle avec les deux jeunes gens, que la moitié des spectateurs reconduisit à l’Hôtel de la Lanterne en criant :

– Vive la République ! vivent les volontaires de Paris ! à bas Tétrell !

Chapitre IX. Où Charles est arrêté §

En entendant un bruit qui allait croissant et qui s’approchait de l’Hôtel de la Lanterne, la bonne Mme Teutch apparut sur sa porte, et de loin elle reconnut, à la lueur des torches dont s’étaient munis quelques-uns des plus enthousiastes, ses deux hôtes et le sergent-major Pierre Augereau, qu’on lui ramenait en triomphe.

La crainte qu’avait semée Tétrell parmi toute la population portait ses fruits ; la moisson était mûre ; il récoltait la haine.

Une trentaine d’hommes de bonne volonté proposèrent à Pierre Augereau de veiller à la sûreté de son élève, regardant comme très possible que le citoyen Tétrell profitât des ténèbres pour se porter à quelque mauvais coup contre lui.

Mais le sergent-major les remercia en leur disant qu’il veillerait lui-même à la sûreté du jeune homme et qu’il répondait de lui.

Seulement, pour entretenir ces bonnes dispositions dont on pouvait avoir besoin plus tard, le sergent-major fut d’avis d’offrir aux chefs de l’escorte un verre de punch ou de vin chaud.

La proposition était à peine faite, que la cuisine de l’Auberge de la Lanterne était envahie et que l’on procédait, dans un immense chaudron, à la cuisson du vin, à la fonte du sucre et au mélange de l’alcool.

On ne se quitta qu’à minuit, aux cris de « Vive la République ! » et après avoir échangé force poignées de main et force serments d’alliance offensive et défensive.

Mais lorsque le dernier des buveurs de vin chaud fut parti, lorsque la porte se fut refermée derrière lui, et que les contrevents fermés avec soin eurent fait disparaître jusqu’à la dernière trace de lumière, Augereau redevint sérieux, et, s’adressant à Eugène :

– Maintenant, dit-il, mon jeune élève, il s’agit de songer à votre sûreté.

– Comment, à ma sûreté ? s’écria le jeune homme. N’avez-vous pas dit que je n’avais rien à craindre et que vous répondiez de moi ?

– Certainement que je réponds de vous, mais à la condition que vous ferez ce que je voudrai.

– Que tu feras ce que je voudrai, dit la bonne citoyenne Teutch en passant près du groupe du maître d’armes et des deux jeunes gens.

– C’est juste, dit le maître d’armes ; seulement, il me semble drôle de tutoyer le fils de mon général, qui est marquis gros comme le bras. N’importe, on s’y fera. Je disais donc que je répondais de toi, mais à la condition que tu feras tout ce que je voudrai.

– Et que veux-tu que je fasse, voyons ? Tu ne vas pas me conseiller quelque lâcheté, j’espère ?

– Eh ! monsieur le marquis, dit Augereau, pas de ces soupçons-là, ou, mille tonnerres de République, nous nous brouillons.

– Voyons, mon bon Pierre, ne te fâche pas ; que me proposes-tu ? Dis vite.

– Je ne me fie pas plus que de raison à un homme qui met un faux nez de cette taille-là pour se déguiser quand on n’est plus en carnaval. D’abord, il ne se battra pas.

– Et pourquoi ne se battra-t-il pas ?

– Parce qu’il a tout l’air d’un grand lâche !

– Oui, mais s’il se bat ?

– S’il se bat, il n’y a rien à dire, et on ne risque plus que de recevoir un coup d’épée ou une balle ; mais s’il ne se bat pas…

– Eh bien, s’il ne se bat pas ?

– C’est bien autre chose ! S’il ne se bat pas, le danger est plus grand ; s’il ne se bat pas, tu risques d’avoir le cou coupé, et c’est ce que je veux t’épargner.

– En quoi faisant ?

– En t’emmenant avec moi à la caserne des volontaires de Paris ; il ne viendra pas te chercher là, je t’en réponds.

– Me cacher ? Jamais !

– Chut ! mon jeune ami, dit le sergent-major en fronçant le sourcil, ne disons pas de ces choses-là devant Pierre Augereau, qui se connaît en courage ; non, tu ne te cacheras pas, tu attendras là : voilà tout.

– Qu’attendrai-je là ?

– Les témoins du citoyen Tétrell.

– Ses témoins ? Il les enverra ici, et je ne saurai pas qu’il les a envoyés, puisque je n’y serai pas.

– Eh bien ! et le petit Charles, qui ne risque rien, lui, est-ce qu’il n’a pas été créé et mis au monde pour rester ici et venir nous avertir de ce qui se passera ? Mille dieux ! quel mauvais caractère vous avez, et comme vous voyez des difficultés…

– Comme tu vois, dit la citoyenne Teutch en passant une seconde fois près du groupe.

– Tu vois ! tu vois ! elle a pourtant raison, la mère Teutch, dit le sergent en répétant les deux mots comme pour se les imposer à lui-même. Allons, c’est décidé, tu viens chez moi ?

– Et, au premier événement, si petit qu’il soit, tu accours à la caserne, n’est-ce pas, Charles ?

– Je t’en donne ma parole d’honneur.

– Et maintenant, dit Augereau, demi-tour à gauche.

– Où allons-nous ?

– À la caserne.

– Par la cour ?

– Par la cour.

– Et pourquoi pas par la porte ?

– Parce que, par la porte, un curieux peut nous voir sortir et nous suivre pour savoir, par pure fantaisie, où nous allons, tandis que, par la cour, je connais une certaine porte donnant sur une ruelle où il ne passe pas un chat toutes les vingt-quatre heures ; de ruelle en ruelle, nous arriverons à la caserne, et personne ne saura où les dindons perchent.

– Tu te souviens de ce que tu m’as promis, Charles ?

– Quoique j’aie deux ans de moins que toi, j’ai une parole comme toi, Eugène ; d’ailleurs, la journée d’aujourd’hui m’a vieilli et m’a fait de ton âge ; adieu, et dors tranquille ; Augereau veillera sur toi, et, moi, je veille sur ton honneur.

Les deux jeunes gens échangèrent une poignée de main ; le sergent-major pensa briser les doigts de Charles, en les lui serrant dans les siens, puis il entraîna Eugène dans la cour, tandis que Charles, avec une légère grimace de douleur, essayait de les décoller les uns des autres.

Cette opération terminée, le jeune homme prit, selon son habitude, sa clé et son bougeoir, gagna sa chambre et se coucha.

Mais à peine était-il dans son lit, qu’il vit sa porte s’ouvrir et Mme Teutch entrer sur la pointe du pied en lui faisant signe de la main qu’elle avait quelque chose d’important à lui dire.

Le jeune homme connaissait assez maintenant les mystérieuses allures de Mme Teutch pour ne pas s’inquiéter outre mesure de son apparition dans sa chambre, fût-ce à une heure indue.

Elle s’approcha de son lit en murmurant :

– Pauvre chérubin, va !

– Eh bien ! citoyenne Teutch, demanda en riant Charles, qu’y a-t-il encore, mon Dieu ?

– Il y a qu’il faut que je vous dise ce qui s’est passé, au risque de vous inquiéter.

– Quand cela ?

– Pendant que vous étiez au spectacle.

– Il s’est donc passé quelque chose ?

– Ah ! je le crois bien ! ils ont fait une visite ici.

– Qui donc ?

– Les gens qui étaient déjà venus pour les citoyens Dumont et Ballu.

– Eh bien ! ils les ont encore moins trouvés que la première fois, je présume.

– Ils ne venaient pas pour eux, mon bijou.

– Pour qui venaient-ils donc ?

– Ils venaient pour toi.

– Pour moi ? Ah ! Et que me vaut l’honneur de leur visite ?

– Il paraît que l’on cherche l’auteur du petit billet, vous savez ?

– Par lequel je les prévenais de déguerpir au plus vite ?

– Oui.

– Eh bien ?

– Eh bien ! ils ont visité votre chambre et fouillé tous vos papiers.

– Je suis tranquille sur ce point-là, ils n’ont rien trouvé contre la République.

– Non, mais ils ont retrouvé un acte de tragédie.

– Ah ! de ma tragédie de Théramène.

– Ils l’ont emporté.

– Les malheureux ! heureusement, je le sais par cœur.

– Mais savez-vous pourquoi ils l’ont emporté ?

– Parce qu’ils en auront trouvé les vers à leur goût, je présume.

– Non, mais parce qu’ils ont reconnu que l’écriture du manuscrit était la même que celle du billet.

– Ah ! voilà qui devient plus grave.

– Tu connais la loi, mon pauvre enfant ; pour quiconque donne asile à un suspect ou l’aide à s’évader…

– Oui, il y a peine de mort.

– Voyez donc comme il vous dit cela, ce petit diable, comme il vous dirait : « Oui, il y a une tartine de confiture. »

– Je dis cela ainsi, ma chère madame Teutch, parce que cela ne me regarde pas.

– Qu’est-ce qui ne vous regarde pas ?

– La peine de mort.

– Pourquoi cela ne vous regarde-t-il pas ?

– Parce qu’il faut être âgé de seize ans passés pour avoir les honneurs de la guillotine.

– Tu en es sûr, mon pauvre enfant ?

– Vous comprenez que je m’en suis informé ; au reste, j’ai lu hier sur les murailles un nouvel arrêté du citoyen Saint-Just qui défend qu’aucun mandat d’amener soit mis à exécution, sans que les pièces lui aient été communiquées, et sans qu’il ait interrogé le prévenu… Cependant…

– Quoi ? demanda Mme Teutch.

– Attendez ; oui, donnez-moi de l’encre, une plume et du papier.

Charles prit la plume et écrivit :

Citoyen Saint-Just, je viens d’être arrêté illégalement, et, croyant à ta justice, je demande à être conduit devant toi.

Et il signa.

– Voilà, dit-il à Mme Teutch. Dans le temps où nous vivons, il faut tout prévoir. Si je suis arrêté, vous ferez parvenir ce billet au citoyen Saint-Just.

– Jésus Dieu ! pauvre cher petit, si un pareil malheur arrivait, je te promets bien de le porter moi-même, et quand je devrais faire antichambre vingt-quatre heures, de ne le remettre qu’à lui.

– C’est tout ce qu’il faut, et, sur ce, citoyenne Teutch, embrassez-moi et dormez en paix ; je vais tâcher d’en faire autant.

Mme Teutch embrassa son hôte et s’éloigna en murmurant :

– En vérité Dieu, il n’y a plus d’enfants ; en voilà un qui provoque le citoyen Tétrell, et l’autre qui demande à être conduit devant le citoyen Saint-Just !

Mme Teutch referma la porte ; Charles souffla sa bougie et s’endormit.

Le lendemain matin, vers huit heures, il était occupé à mettre un peu d’ordre dans ses papiers, tant soit peu en désarroi, à la suite de la perquisition de la veille, lorsque la citoyenne Teutch s’élança dans sa chambre en criant :

– Les voilà ! les voilà !

– Qui ? demanda Charles.

– Les gens de la police qui viennent pour t’arrêter, pauvre cher enfant !

Charles fourra vivement dans sa poitrine, entre sa chair et sa chemise, la seconde lettre de son père, c’est-à-dire celle qui était adressée à Pichegru ; il craignait qu’elle ne lui fût prise et non rendue.

Les gens de la police entrèrent et signifièrent leur mandat au jeune homme, qui déclara être prêt à les suivre.

En passant près de la citoyenne Teutch, il lui jeta un coup d’œil qui voulait dire : « N’oubliez pas. »

La citoyenne Teutch répondit par un mouvement de tête qui signifiait : « Sois tranquille !… »

Les sbires emmenèrent Charles à pied.

Il fallait passer devant la maison d’Euloge Schneider pour aller à la prison. Il eut un instant l’intention de se faire conduire chez l’homme à qui il était recommandé et avec lequel il avait dîné la veille ; mais, voyant devant sa porte la guillotine, près de la guillotine une voiture vide, et sur le perron, maître Nicolas, il se souvint de la scène de la veille et secoua la tête avec dégoût en murmurant :

– Pauvre Mlle de Brumpt ! Dieu la garde !

L’enfant était encore de ceux qui croyaient en Dieu ; il est vrai que c’était un enfant.

Chapitre X. La promenade de Schneider §

À peine Charles et les hommes qui le conduisaient étaient-ils passés, que la porte d’Euloge Schneider s’ouvrit, et que le commissaire extraordinaire de la République parut sur le seuil, jeta un coup d’œil de tendresse sur l’instrument de mort, proprement démonté et couché dans sa charrette, fit un petit signe d’amitié à maître Nicolas, et monta dans la voiture vide.

Là, restant un instant debout :

– Et toi ? demanda-t-il à maître Nicolas.

Celui-ci lui montra une espèce de cabriolet qui se hâtait avec deux hommes.

Ces deux hommes étaient ses deux aides ; ce cabriolet, sa voiture à lui.

On était au complet : l’accusateur, la guillotine et le bourreau.

Le cortège se mit en marche à travers les rues qui conduisaient à la Porte de Kehl, à laquelle aboutit le chemin de Plobsheim.

Partout où il passait, on sentait passer en même temps la terreur aux ailes glacées. Les gens qui étaient sur leur porte rentraient chez eux ; ceux qui passaient se collaient contre les murailles en désirant de disparaître au travers. Quelques fanatiques seulement agitaient leurs chapeaux et criaient : « Vive la guillotine ! » c’est-à-dire « Vive la mort ! » mais, il faut le dire en l’honneur de l’humanité, ceux-là étaient rares.

À la porte attendait l’escorte habituelle de Schneider : huit hussards de la Mort.

Dans chaque village que Schneider trouvait sur sa route, il faisait une halte, et la terreur se répandait. Aussitôt que le lugubre cortège était arrêté sur la place, Schneider faisait annoncer qu’il était prêt à écouter les dénonciations qui lui seraient faites. Il écoutait ces dénonciations, interrogeait le maire et les conseillers municipaux tremblants, ordonnait les arrestations et laissait derrière lui le village triste et désolé, comme s’il venait d’être visité par la fièvre jaune ou la peste noire.

Le village d’Eschau était un peu en dehors et sur la droite du chemin.

Il espérait donc être sauvegardé du terrible passage. Il n’en fut rien.

Schneider s’engagea dans un chemin de traverse défoncé par les pluies, d’où se tirèrent facilement sa voiture et celle de maître Nicolas, grâce à leur légèreté ; mais la charrette qui portait la rouge machine y resta embourbée.

Schneider envoya quatre hussards de la Mort chercher des hommes et des chevaux.

Les chevaux et les hommes tardèrent un peu ; l’enthousiasme pour cette funèbre besogne n’était pas grand. Schneider était furieux ; il menaçait de rester en permanence à Eschau et de guillotiner tout le village.

Et il l’eût fait, si la chose lui eût convenu, tant était suprême l’omnipotence de ces terribles dictateurs.

Cela explique les massacres de Collot d’Herbois à Lyon, et de Carrier à Nantes ; le vertige du sang leur montait à la tête, comme, dix-huit cents ans auparavant, à celle des Néron, des Commode et des Domitien.

On finit, à force d’hommes et de chevaux, par tirer la charrette de son ornière, et l’on entra dans le village.

Le maire, l’adjoint et le Conseil municipal attendaient, pour haranguer Schneider, à l’extrémité de la rue.

Schneider les fit entourer par ses hussards de la Mort, sans vouloir écouter un mot de ce qu’ils avaient à lui dire.

C’était jour de marché. Il s’arrêta sur la grande place, fit dresser l’échafaud aux yeux terrifiés de la population.

Puis il donna l’ordre d’attacher le maire à l’un des poteaux de la guillotine et l’adjoint à l’autre, tandis que tout le Conseil municipal se tiendrait debout sur la plateforme.

Il avait inventé cette sorte de pilori pour tous ceux qui, à son avis, n’avaient pas mérité la mort.

Il était midi, l’heure du dîner. Il entra dans une auberge qui se trouvait en face de l’échafaud, fit mettre sa table sur le balcon et, gardé par quatre hussards de la Mort, il se fit servir son repas.

Au dessert, il se leva, haussa son verre au-dessus de sa tête, et cria :

– Vive la République et à mort les aristocrates !

Et, quand tous les spectateurs eurent répété son cri, même ceux qui le regardaient avec crainte du haut de l’échafaud, ne sachant pas ce qu’il allait ordonner d’eux :

– C’est bien, dit-il, je vous pardonne.

Et il fit détacher le maire et l’adjoint, et il permit au corps municipal de descendre, leur ordonna d’aider, pour donner un exemple d’égalité et de fraternité, le bourreau et ses aides à démonter la guillotine et à la charger sur la charrette, puis il se fit triomphalement reconduire par eux jusqu’à l’autre extrémité du village.

On arriva à Plobsheim vers trois heures de l’après-midi. À la première maison, Schneider demanda la demeure du comte de Brumpt.

On la lui enseigna.

Il demeurait dans la rue du Rhin, la plus belle et la plus large de la ville ; Schneider, en passant devant la maison, ordonna d’y dresser la guillotine, puis il laissa quatre hussards à la garde de l’échafaud et emmena les quatre autres avec lui.

Il s’arrêta à l’Hôtel du Bonnet-Phrygien, autrefois l’Hôtel de la Croix-Blanche.

De là, il écrivit :

Au citoyen Brumpt, à la prison de ville.

Sur ta parole d’honneur, par écrit, de ne pas chercher à fuir, tu es libre.

Seulement, tu m’inviteras à dîner demain à midi, attendu que j’ai à causer avec toi d’affaires importantes.

Euloge Schneider.

Et, par un des hussards, il envoya cette lettre au comte de Brumpt. Dix minutes après, le hussard rapportait cette réponse :

Je donne ma parole au citoyen Schneider de rentrer chez moi, et de ne point en sortir qu’il ne m’en ait donné l’autorisation.

J’aurai grand plaisir à le recevoir à dîner demain, à l’heure qu’il m’indique.

Brumpt.

Chapitre XI. La demande en mariage §

À la vue de l’horrible machine qui se dressait devant sa maison, Mlle de Brumpt avait aussitôt fait fermer les fenêtres de la façade donnant sur la rue.

Lorsque le comte de Brumpt, sortant de prison sans autre gardien de lui-même que son honneur engagé, arriva en vue de sa maison, il la vit fermée comme un sépulcre, avec l’échafaud devant elle.

Il se demanda ce que cela voulait dire et s’il devait aller plus avant.

Mais cette hésitation ne dura qu’un moment : ni échafaud ni tombe ne devaient le faire reculer ; il marcha droit à la porte et frappa selon son habitude trois coups, les deux premiers l’un sur l’autre, le troisième un peu plus éloigné.

Clotilde s’était retirée avec Mme Gérard, sa dame de compagnie, dans une chambre située tout au fond de l’appartement et donnant sur le jardin.

Elle était renversée sur les coussins d’un sofa et pleurait, tant lui paraissait claire la réponse de Schneider à sa prière. Lorsqu’elle entendit les deux premiers coups de marteau, elle jeta un cri ; au troisième, elle se dressa tout debout.

– Ah ! mon Dieu ! dit-elle.

Mme Gérard pâlit.

– Si le comte n’était point prisonnier, dit-elle, on jurerait que c’est lui qui rentre.

Clotilde se précipita vers l’escalier.

– C’est son pas, murmura-t-elle.

On entendit une voix qui demandait :

– Clotilde, où es-tu ?

– Mon père ! mon père ! s’écria la jeune fille en se jetant par les degrés.

Le comte l’attendait au bas de l’escalier ; il la reçut dans ses bras.

– Ma fille, mon enfant, balbutia le comte, que veut dire ceci ?

– Le sais-je moi-même ?

– Mais que veut dire cet échafaud dressé devant la porte ? Que veulent dire ces fenêtres fermées ?

– C’est Schneider qui a dressé l’échafaud, c’est moi qui ai fermé les fenêtres ; c’était pour ne pas vous voir mourir que je les ai fermées.

– Mais c’est Schneider qui vient d’ouvrir ma prison et qui m’en a laissé sortir sur parole, en s’invitant à dîner pour demain.

– Mon père, dit Clotilde, j’ai peut-être eu tort ; mais la faute en est à mon amour pour vous : lorsque je vous ai vu arrêté, j’ai couru à Strasbourg et j’ai demandé votre grâce.

– À Schneider ?

– À Schneider.

– Malheureuse ! Et à quel prix te l’a-t-il accordée ?

– Mon père, le prix est encore à faire entre nous, et sans doute demain nous apportera-t-il ses conditions.

– Attendons.

Clotilde prit son livre de prières, sortit et alla s’enfermer dans une petite église de village, si humble qu’on n’avait point pensé à en déposséder Dieu.

Elle y pria jusqu’au soir.

La machine passa la nuit toute dressée sur la place.

Le lendemain, à midi, Schneider se présenta chez le comte de Brumpt.

Malgré l’époque avancée de la saison, la maison était jonchée de fleurs ; on eût dit un jour de fête, si le deuil de Clotilde n’eût protesté contre ces apparences de joie, comme la neige de la rue protestait contre les apparences de printemps.

Schneider fut reçu par le comte et sa fille ; Schneider n’avait pas pris pour rien le surnom d’Euloge. Au bout de dix minutes, Clotilde se demanda si c’était bien le même homme qui l’avait si brutalement reçue à Strasbourg.

Le comte, rassuré, sortit pour donner quelques ordres.

Schneider offrit son bras à la jeune fille et la conduisit à une fenêtre qu’il ouvrit.

La guillotine était en face de la fenêtre, toute parée de fleurs et de rubans.

– À votre choix, dit-il, un échafaud ou un autel.

– Que voulez-vous dire ? demanda Clotilde toute frémissante.

– Demain, vous serez ma femme, ou, demain, le comte sera mort.

Clotilde devint pâle comme le mouchoir de batiste qu’elle tenait à la main.

– Mon père aimera mieux mourir, dit-elle.

– Aussi, répliqua Schneider, est-ce vous que je charge de lui transmettre mon désir.

– Vous avez raison, dit-elle, c’est le seul moyen.

Schneider referma la fenêtre et reconduisit Mlle de Brumpt à sa place.

Clotilde tira de sa poche un flacon de sels, qu’elle respira. Par un suprême effort de volonté, sa physionomie resta triste, mais reprit son calme, et les roses de son teint, que l’on eût crues disparues à jamais, s’étendirent de nouveau sur son visage.

Il était évident qu’elle avait pris sa résolution.

Le comte rentra. Un domestique le suivait, annonçant que le dîner était servi.

Clotilde se leva, prit le bras de Schneider, avant même que celui-ci le lui eût offert, et le conduisit à la salle à manger.

Un splendide repas était servi, des courriers avaient été envoyés pendant la nuit à Strasbourg et en avaient rapporté le plus rare gibier et les plus beaux poissons que l’on avait pu y trouver.

Le comte, à peu près rassuré, faisait, avec toute la délicatesse d’un grand seigneur, les honneurs de sa table au commissaire de la République ; on buvait tour à tour les meilleurs vins du Rhin, d’Allemagne et de Hongrie. La pâle fiancée seule mangeait à peine et trempait de temps en temps ses lèvres dans un verre d’eau.

Mais, à la fin du repas, elle tendit son verre au comte, qui, tout étonné, le lui remplit de vin de Tokay.

Alors elle se leva, et, haussant son verre :

– À Euloge Schneider, dit-elle, à l’homme généreux auquel je dois la vie de mon père ; heureuse et fière sera la femme qu’il choisira pour épouse.

– Belle Clotilde, s’écria Schneider, au comble de la joie, n’avez-vous pas deviné que c’était vous, et ai-je besoin de vous dire que je vous aime ?

Clotilde choqua lentement, doucement son verre à celui d’Euloge, et, allant s’agenouiller devant son père au comble de l’étonnement :

– Mon père, dit-elle, je vous supplie de m’accorder pour époux l’homme bienfaisant à qui je dois votre vie, attestant le Ciel que je ne me relèverai pas que vous ne m’ayez accordé cette faveur.

Le comte regardait alternativement Schneider, dont le visage rayonnait de joie, et Clotilde, sur le front de laquelle rayonnait la douce auréole des martyrs.

Il comprit qu’il se passait, à cette heure, quelque chose de si grand et de si sublime, qu’il n’avait pas le droit de s’y opposer.

– Ma fille, dit-il, tu es la maîtresse de ta main et de ta fortune ; fais à ton gré, ce que tu feras sera bien fait.

Clotilde se releva et tendit la main à Schneider.

Celui-ci se précipita sur la main qui lui était offerte, tandis que Clotilde, la tête renversée en arrière, semblait chercher Dieu et s’étonner que de pareilles infamies pussent s’accomplir sous son regard sacré.

Mais, lorsque Schneider releva la tête, la physionomie de la jeune fille reprit l’expression de sérénité qui s’en était exilée un instant, dans ce recours à Dieu qui n’avait point été entendu.

Puis, comme Schneider la pressait de fixer le jour de son bonheur, elle sourit, et, lui pressant les deux mains :

– Écoute, Schneider, lui dit-elle, j’exige de ta tendresse une de ces grâces qu’on ne refuse pas à sa fiancée ; il se mêle un peu d’orgueil à mon bonheur. Ce n’est point à Plobsheim, c’est-à-dire dans un pauvre village de l’Alsace, que le premier de nos citoyens doit accorder son nom à la femme qu’il aime et qu’il a choisie : je veux que le peuple me reconnaisse pour l’épouse de Schneider, et ne me prenne pas pour sa concubine. Il n’est point de ville où l’on ne t’ait vu paraître sans être suivi d’une maîtresse ; on pourrait aisément s’y tromper. Il n’y a que cinq lieues d’ici à Strasbourg. J’ai des mesures à prendre pour ma toilette de noces, car je veux qu’elle soit digne de l’époux. Demain, à telle heure que tu voudras, nous partirons seuls ou accompagnés, et je te donnerai la main devant les citoyens, les généraux et les représentants1.

– Je le veux bien, s’écria Schneider, je veux tout ce que tu voudras, mais à une condition.

– Laquelle ?

– C’est que ce n’est point demain que nous partirons, mais aujourd’hui.

– Impossible, dit en pâlissant Clotilde. Il est une heure et demie, et les portes de la ville ferment à trois.

– Elles fermeront à quatre alors.

Puis, appelant deux hussards, de peur, s’il envoyait un seul, qu’un accident quelconque ne lui arrivât :

– Ventre à terre, dit-il aux deux hussards, ventre à terre jusqu’à Strasbourg et que la Porte de Kehl ne se ferme pas avant quatre heures. Vous veillerez à cette porte à l’exécution de mes ordres.

– Il faut faire tout ce que vous voulez, dit Clotilde laissant tomber sa main dans celle de Schneider. Décidément, mon père, je crois que je serai une femme bien heureuse !

Chapitre XII. Saint-Just §

La nuit s’était passée, comme on l’a vu, sans qu’on reçût aucune nouvelle de Tétrell ; la journée se passa de même.

À cinq heures de l’après-midi, voyant que les nouvelles ne venaient pas, Eugène et Augereau résolurent d’en aller chercher. Ils revinrent à l’Hôtel de la Lanterne.

Et, en effet, là, ils en apprirent.

Mme Teutch, toute désespérée, leur raconta que son pauvre petit Charles avait été arrêté à huit heures du matin et conduit à la prison.

Toute la journée, elle avait attendu pour parler à Saint-Just ; mais elle n’avait pu le voir qu’à cinq heures du soir.

Elle lui avait remis le billet de Charles.

– C’est bien, avait dit Saint-Just. Si ce que vous me racontez est vrai, demain il sera en liberté.

Mme Teutch s’était retirée avec quelque espoir ; le citoyen Saint-Just ne lui avait point paru aussi féroce qu’on le lui avait dit.

Charles, quoique bien sûr de son innocence, n’ayant dans toute sa vie d’écolier aucun souvenir qui se rattachât à la politique, n’était pas sans une certaine impatience en voyant toute la journée s’écouler sans nouvelles ; cette impatience se changea en inquiétude lorsqu’il vit, le lendemain, la matinée se passer sans que le représentant du peuple le fît appeler.

Il n’y avait pas de la faute de Saint-Just, l’un des hommes les plus exacts à tenir la parole donnée. On avait décidé, pour le lendemain, au point du jour, une grande tournée dans les quartiers français qui entouraient la ville, afin de s’assurer que les ordres de surveillance émanés de Saint-Just étaient scrupuleusement exécutés.

Il ne fut de retour à l’Hôtel de Ville qu’à une heure de l’après-midi, et aussitôt, se rappelant la promesse qu’il avait faite à Mme Teutch, il fit donner à la prison l’ordre de lui amener le petit Charles.

Saint-Just avait, dans son excursion, été trempé de la tête aux pieds, et, quand le jeune homme entra dans son cabinet, il achevait sa toilette et en était à sa cravate.

La cravate, on le sait, était le point essentiel de la toilette de Saint-Just.

C’était tout un échafaudage de mousseline, de laquelle sortait une assez belle tête, et qui était surtout destiné à dissimuler cet immense développement de mâchoires qui se rencontre chez les animaux de proie et chez les conquérants. Ce qu’il y avait surtout de remarquable dans ce visage, c’étaient de grands yeux limpides, fixes, profonds, interrogateurs, ombragés par des sourcils dessinés, non pas en arc, mais en ligne droite, se touchant au-dessus du nez, chaque fois que, sous l’empire d’une impatience ou d’une préoccupation quelconque, ils se fronçaient.

Il avait le teint pâle et d’une teinte grisâtre, comme tous ces travailleurs laborieux de la Révolution, qui, ayant le sentiment d’une mort précoce, ajoutaient les nuits aux jours pour avoir le temps d’achever l’œuvre terrible dont le génie qui veille à la grandeur des nations, et que nous n’osons nommer la Providence, les avait chargés ; ses lèvres étaient molles et charnues, celles de l’homme sensuel qui avait débuté en littérature par un livre obscène, mais qui, par un effort de volonté prodigieux, en était arrivé à vaincre son tempérament et à s’imposer, à l’endroit des femmes, une vie de cénobite ; et, tout en ajustant les plis de sa cravate, tout en rejetant en arrière les bouts soyeux de sa magnifique chevelure, il dictait d’un seul jet à un secrétaire des ordres, des arrêtés, des lois, des jugements qui, sans appel ni cassation, s’en allaient, dans les deux langues, l’allemand et le français, couvrir les murs des places, des carrefours et des rues les plus fréquentées de Strasbourg.

Et, en effet, telle était la puissance souveraine, absolue, aristocratique des représentants du peuple en mission aux armées, qu’ils ne devaient pas plus compte des têtes qu’ils abattaient que les faucheurs des herbes qu’ils coupent ; mais ce qu’il y avait de remarquable surtout dans le style de ces arrêts ou de ces proscriptions dictés par Saint-Just, c’était leur concision, et la voix brève, sonore et vibrante avec laquelle ils étaient dictés ; la première fois qu’il parla à la Convention, ce fut pour demander la mise en accusation du roi, et, aux premiers mots de son discours froid, aigu, tranchant comme l’acier, il n’y eut pas un auditeur qui ne comprît, en frissonnant sous une sensation étrange, que le roi était perdu.

Tout à coup, sa cravate mise, il se retourna tout d’une pièce pour passer son habit, et aperçut le jeune homme qui attendait.

Son regard se fixa sur lui, appelant visiblement la mémoire à son aide ; puis tout à coup, allongeant la main vers la cheminée :

– Ah ! c’est toi, dit-il, que l’on a arrêté hier matin et qui m’as écrit par la maîtresse de l’auberge où tu loges ?

– Oui, citoyen, répondit Charles, c’est moi.

– Les gens qui t’ont arrêté ont donc permis que tu m’écrives ?

– Je t’avais écrit d’avance.

– Comment cela ?

– Je savais que je devais être arrêté.

– Et tu ne t’es point caché ?

– Pour quoi faire ?… J’étais innocent, et l’on dit que tu es juste.

Saint-Just regarda un instant l’enfant en silence ; lui-même paraissait très jeune ainsi, dans sa chemise de toile la plus blanche et la plus fine, aux larges manches, dans son gilet blanc à grands revers, dans sa cravate artistement nouée.

– Tes parents sont-ils émigrés ? demanda-t-il enfin.

– Non, citoyen, mes parents ne sont point des aristocrates.

– Que sont-ils ?

– Mon père préside le Tribunal de Besançon, mon oncle est chef de bataillon.

– Quel âge as-tu ?

– Un peu plus de treize ans.

– Approche.

Le jeune homme obéit.

– C’est ma foi vrai, dit Saint-Just ; il a l’air d’une petite fille. Mais enfin tu avais fait quelque chose pour que l’on t’arrêtât ?

– Deux de mes compatriotes, les citoyens Dumont et Ballu, étaient venus à Strasbourg pour réclamer l’élargissement de l’adjudant général Perrin. J’ai su qu’ils devaient être arrêtés dans la nuit ou le lendemain ; je les ai prévenus par un petit billet ; ce petit billet a été reconnu de mon écriture ; j’ai cru bien faire. J’en appelle à ton cœur, citoyen Saint-Just.

Saint-Just posa l’extrémité de sa main blanche et soignée comme une main de femme sur l’épaule du jeune homme.

– Tu es encore enfant, lui dit-il, je me contenterai donc de te dire ceci : Il y a un sentiment plus saint que le compatriotisme, c’est le patriotisme ; avant d’être citoyens de la même ville, on est enfants de la même patrie. Un jour viendra, et la raison aura fait un grand pas, où l’humanité passera avant la patrie, où tous les hommes seront frères, où toutes les nations seront sœurs, où il n’y aura d’ennemis que les tyrans. Tu as cédé à un sentiment honorable, l’amour de ton prochain que recommande l’Évangile ; mais, en y cédant, tu as oublié un sentiment plus élevé, plus sacré, plus sublime, le dévouement au pays, qui doit passer avant tout. Si ces hommes étaient des ennemis de leur pays, s’ils avaient transgressé la loi, il ne fallait pas te mettre entre eux et le glaive de la loi ; je ne suis pas de ceux qui ont le droit de prêcher l’exemple, étant un des plus humbles serviteurs de la liberté ; je la servirai dans la mesure de mes moyens, je la ferai triompher dans la mesure de ma force, ou je mourrai pour elle ; c’est toute mon ambition. Pourquoi suis-je aujourd’hui si calme et si fier de moi-même ? C’est que j’ai, au prix du sang de mon cœur, donné une grande preuve de mon respect pour la loi que j’ai moi-même rendue.

Il s’arrêta une seconde pour s’assurer que l’enfant écoutait attentivement ; l’enfant ne perdait pas un mot ; mais, au contraire, comme pour les transmettre à l’avenir, il recueillait une à une toutes les paroles qui tombaient de cette bouche puissante.

Saint-Just reprit :

– Depuis la honteuse panique d’Eisemberg, j’ai rendu un arrêté par lequel il est ordonné à tout soldat, officier inférieur ou officier supérieur, de se coucher tout habillé. Eh bien ! dans ma tournée de ce matin, je me faisais une fête de revoir un enfant de mon pays, comme moi du département de l’Aisne, comme moi de Blérancourt, comme moi élevé au collège de Soissons, dont le régiment est arrivé hier au village de Schiltigheim. Je dirigeai donc ma course vers ce village, et je m’informai dans quelle maison était logé Prosper Lenormand ; on m’indiqua la maison, j’y courus ; sa chambre était au premier, et, quelle que soit ma puissance sur moi-même, mon cœur, en montant l’escalier, battait du plaisir de revoir un ami après cinq ans de séparation. J’entre dans la première chambre et crie :

– Prosper ! Prosper ! où es-tu ? C’est moi, ton camarade, Saint-Just.

Je n’avais pas plus tôt fait cet appel, que la porte s’ouvre et qu’un jeune homme en chemise se précipite dans mes bras en criant de son côté :

– Saint-Just, mon cher Saint-Just !

Je le pressai sur mon cœur en pleurant, car ce cœur venait d’être frappé d’un coup terrible.

L’ami de mon enfance, celui que je revoyais après cinq ans de séparation, celui que j’étais venu chercher, tant j’avais hâte de le revoir, celui-là avait violé la loi que j’avais rendue trois jours auparavant, celui-là avait mérité la mort.

Alors mon cœur se plia sous la puissance de ma volonté, et, me tournant vers les témoins de cette scène :

– Le Ciel soit loué doublement, dis-je d’une voix calme, puisque je t’ai revu, mon cher Prosper, et que je puis donner dans un homme qui m’est si cher une leçon mémorable de discipline et un grand exemple de justice en t’immolant au salut public.

Me tournant alors vers ceux qui m’accompagnaient :

– Faites votre devoir, leur dis-je.

J’embrassai encore une dernière fois Prosper, et sur un signe de moi, ils l’entraînèrent hors de la chambre.

– Pourquoi faire ? demanda Charles.

– Pour le fusiller. N’était-il pas défendu sous peine de mort de se déshabiller en se couchant ?

– Mais tu lui as fait grâce ? demanda Charles, ému jusqu’aux larmes.

– Dix minutes après, il était mort.

Charles jeta un cri de terreur.

– Tu as encore le cœur faible, pauvre enfant ; mais lis Plutarque, et tu deviendras un homme. Ah ! çà, que fais-tu à Strasbourg ?

– J’étudie, citoyen, répondit l’enfant ; j’y suis arrivé il y a trois jours seulement.

– Et qu’étudies-tu à Strasbourg ?

– Le grec.

– Il me paraîtrait plus logique d’y étudier l’allemand ; d’ailleurs, à quoi bon le grec, puisque les Lacédémoniens n’ont point écrit ?

Puis, après un instant de silence pendant lequel il continuait de regarder l’enfant avec curiosité :

– Et quel est le savant qui se mêle de donner des leçons de grec à Strasbourg ?

– Euloge Schneider, répondit Charles.

– Comment ! Euloge Schneider sait le grec ? demanda Saint-Just.

– C’est un des premiers hellénistes de l’Allemagne, il a traduit Anacréon.

– Le capucin de Cologne ! s’écria Saint-Just ; Euloge Schneider anacréontique ! Eh bien ! soit ! va apprendre le grec d’Euloge Schneider… Si je croyais, continua-t-il d’une voix vibrante, que tu dusses en apprendre autre chose, je te ferais étouffer.

Tout étourdi de cette sortie, l’enfant resta immobile et muet, collé à la muraille comme une figure de tapisserie.

– Oh ! s’écria Saint-Just en s’excitant de plus en plus, ce sont des marchands de grec comme lui qui perdent la cause sainte de la Révolution ; ce sont eux qui lancent des mandats d’amener contre des enfants de treize ans, et cela, parce qu’ils logent dans la même auberge où la police a signalé deux voyageurs suspects ; et c’est ainsi que ces misérables se flattent de faire aimer la Montagne. Ah ! j’en jure par la République, je ferai bientôt justice de ces attentats qui mettent tous les jours nos plus précieuses libertés en danger… Une justice exemplaire et terrible est urgente ; je la ferai. Ils osent me reprocher de ne pas leur donner assez de cadavres à dévorer, je leur en donnerai. La Propagande veut du sang, elle en aura ! Et, pour commencer, je la baignerai dans celui de ses chefs. Qu’une occasion me fournisse un prétexte, que la justice soit de mon côté, et ils verront.

Saint-Just, sortant de sa froide tranquillité, devenait terrible de menace ; ses sourcils se touchaient, ses narines étaient gonflées comme celles d’un lion en chasse ; son teint était devenu couleur de cendre ; on eût dit qu’il cherchait autour de lui quelque chose, homme ou meuble, pour le briser.

En ce moment, un messager qui descendait de cheval, chose facile à voir aux éclaboussures dont il était souillé, entra précipitamment, et, s’approchant de Saint-Just, lui dit quelques mots tout bas.

À ces mots, le visage de Saint-Just laissa transparaître une expression de joie mêlée de doute ; on eût dit que la nouvelle que venait de lui annoncer le cavalier lui était si agréable, qu’il n’osait y croire tout à fait.

Chapitre XIII. Les noces d’Euloge Schneider §

Saint-Just regarda l’homme de la tête aux pieds, comme s’il eût craint d’avoir affaire à un fou.

– Et vous venez, dites-vous… demanda-t-il.

– De la part de votre collègue Lebas.

– Pour me dire…

L’homme baissa de nouveau la voix, de manière que Charles ne pût entendre ce qu’il disait ; quant au secrétaire, il était depuis longtemps sorti, emportant à l’imprimerie tous les arrêtés de Saint-Just.

– Impossible ! dit le proconsul, passant de l’espérance au doute, tant la chose lui paraissait incroyable.

– Cela est pourtant ainsi, répliqua le messager.

– Mais il n’oserait jamais, dit Saint-Just serrant les dents et faisant jaillir un éclair de haine de ses yeux.

– Ce sont les hussards de la Mort eux-mêmes qui se sont emparés de la porte, et qui ont empêché de la fermer.

– De la Porte de Kehl ?

– De la Porte de Kehl.

– Justement de celle-là qui est en face de l’ennemi ?

– Oui, justement de celle-là.

– Malgré mon ordre formel ?

– Malgré ton ordre formel.

– Et quel motif les hussards ont-ils donné pour empêcher cette porte d’être fermée à trois heures, quand il y a ordre formel de fermer toutes les portes de Strasbourg à cette heure, et peine de mort pour le contrevenant ?

– Ils ont dit que le commissaire de la République rentrait en ville par cette porte avec sa fiancée.

– La fiancée d’Euloge Schneider ! la fiancée du capucin de Cologne !

Saint-Just regarda autour de lui, cherchant évidemment Charles des yeux, au milieu des ténèbres qui commençaient à envahir la chambre.

– Si c’est moi que tu cherches, citoyen Saint-Just, me voilà, dit le jeune homme en se rapprochant de lui.

– Oui, approche ; as-tu entendu dire que ton maître de grec allait se marier ?

L’histoire de Mlle de Brumpt se présenta à l’instant même à l’esprit du jeune homme.

– Ce que je suppose serait trop long à te raconter.

– Non, raconte, dit en riant Saint-Just, nous avons le temps.

Charles raconta le dîner chez Euloge, avec l’épisode de la jeune fille et celui du bourreau.

En écoutant ce récit, la tête de Saint-Just restait immobile, mais le reste de son corps était en proie à la plus vive agitation.

Tout à coup, une grande rumeur s’éleva dans l’une des rues qui conduisent de la Porte de Kehl à l’Hôtel de Ville.

Sans doute devina-t-il quelle était la cause de cette rumeur, car, s’adressant à Charles :

– Si tu veux te retirer, mon enfant, lui dit-il, tu es libre, mais si tu veux assister à un grand acte de justice, reste.

La curiosité clouait Charles aux côtés de Saint-Just ; il resta.

Le messager alla à la fenêtre, écarta le rideau.

– Eh ! tenez, dit-il, la preuve que je ne m’étais pas trompé, c’est que le voilà !

– Ouvre la fenêtre, dit Saint-Just.

Le messager obéit ; la fenêtre donnait sur un balcon s’avançant au-dessus de la rue.

Saint-Just y monta, et, sur son invitation, Charles et le messager y montèrent après lui.

La pendule sonnait, Saint-Just se retourna : il était quatre heures.

Le cortège débouchait sur la place.

Quatre coureurs revêtus des couleurs nationales précédaient la calèche de Schneider, traînée par six chevaux et découverte malgré les menaces du temps ; lui et sa fiancée, richement vêtue, éblouissante de jeunesse et de beauté, étaient assis au fond ; son escorte habituelle, ses cavaliers noirs, ses hussards de la Mort, caracolaient autour de la voiture, le sabre nu et écartant à coups de plat de sabre, au nom de l’égalité et de la fraternité, les curieux qui s’approchaient trop près des fiancés ; derrière eux venait immédiatement une charrette basse à larges roues, peinte en rouge, traînée par deux chevaux tout enrubannés aux trois couleurs, portant des planches, des poteaux, des marches, peints en rouge comme tout le reste, et conduite par deux hommes à mine sinistre, en blouse noire, coiffés du bonnet rouge à large cocarde, échangeant avec les hussards de la Mort de lugubres lazzi. Enfin le cortège se terminait par une petite carriole dans laquelle était assis un homme maigre, pâle et sérieux, que l’on se montrait curieusement du doigt sans autre désignation que ces deux mots dits d’une voix basse et craintive : « Maître Nicolas ! »

Le tout était éclairé par une double haie d’hommes à pied portant des torches.

Schneider venait présenter sa fiancée à Saint-Just, qui, de son côté, comme on l’a vu, s’avançait sur le balcon pour le recevoir.

Saint-Just, calme, rigide et froid comme la statue de la Justice, n’était point populaire. Il était craint et respecté ; de sorte que, lorsqu’on le vit sur le balcon avec son costume de représentant du peuple, avec son chapeau à panache, sa ceinture tricolore, et à son côté le sabre qu’il savait tirer au besoin, quand il se trouvait en face de l’ennemi, il n’y eut ni cris ni bravos, mais un froid chuchotement et un mouvement de recul dans la foule qui laissait vide un grand cercle éclairé, dans lequel entraient la calèche portant les deux fiancés, la charrette portant la guillotine, et la carriole portant le bourreau.

Saint-Just fit, de la main, signe que l’on s’arrêtât, et la foule, comme nous l’avons dit, non seulement s’arrêta, mais encore recula.

Tout le monde croyait que Saint-Just allait parler le premier ; et, en effet, après ce geste impératif qu’il avait fait avec une suprême dignité, il allait parler, lorsque, au grand étonnement des spectateurs, ce fut la jeune fille qui, d’un mouvement rapide ouvrit la portière de la voiture, s’élança à terre, la referma, et, tombant à genoux sur le pavé, cria tout d’un coup au milieu de ce silence solennel :

– Justice, citoyen ! j’en appelle à Saint-Just et à la Convention !

– Contre qui ? demanda Saint-Just de sa voix vibrante et incisive.

– Contre cet homme, contre Euloge Schneider, contre le commissaire extraordinaire de la République.

– Parle ; qu’a-t-il fait ? répondit Saint-Just. La justice t’écoute.

Et, alors, d’une voix émue, mais forte, indignée, menaçante, la jeune fille raconta tout ce hideux drame, la mort de sa mère, son père arrêté, l’échafaud dressé devant sa maison, l’alternative offerte, et, à chaque terrible péripétie, que semblait avoir peine à croire celui qui l’écoutait, elle appelait en témoignage soit le bourreau, soit ses aides, soit les hussards de la Mort, soit enfin Schneider lui-même ! Chaque interpellé répondait :

– Oui, c’est vrai !

Excepté Schneider, qui, atterré, ramassé sur lui-même comme un jaguar qui va s’élancer, répondit oui, lui aussi, par son silence.

Saint-Just, mordant son poing, laissa tout dire ; puis, quand la jeune fille eut fini :

– Tu as demandé justice, citoyenne Clotilde Brumpt, et tu vas l’avoir ; mais qu’aurais-tu fait si tu ne m’eusses point trouvé disposé à te la rendre ?

Elle tira un poignard de sa poitrine :

– Ce soir, au lit, dit-elle, je l’eusse poignardé ; les Charlotte Corday nous ont appris comment on traite les Marat ! Et maintenant, ajouta-t-elle, maintenant que me voilà libre d’aller pleurer ma mère et consoler mon père, je te demande sa grâce.

À ce mot « sa grâce », Saint-Just tressaillit, comme mordu par un serpent.

– Sa grâce ? s’écria-t-il en frappant du poing la traverse du balcon ; la grâce de cet homme exécrable ? la grâce du capucin de Cologne ? Tu ris, jeune fille ; si je faisais cela, la Justice déploierait ses ailes et s’envolerait pour ne plus revenir. Sa grâce !

Et, avec une explosion terrible, d’une voix qui fut entendue à une incroyable distance :

– À la guillotine ! s’écria-t-il.

L’homme pâle, maigre et sérieux descendit de sa carriole, vint jusque sous le balcon, ôta son chapeau et s’inclina.

– Couperai-je la tête, citoyen Saint-Just ? demanda-t-il humblement.

– Par malheur, je n’en ai pas le droit, dit Saint-Just ; sans quoi, dans un quart d’heure, l’humanité serait vengée ; non, commissaire extraordinaire de la République, il relève du Tribunal révolutionnaire et non de moi. Non, appliquez-lui le supplice qu’il a inventé : qu’on l’attache à la guillotine ; la honte ici, la mort là-bas !

Et, avec un geste d’une suprême puissance, il étendit le bras dans la direction de Paris.

Puis, comme si tout ce qu’il avait à faire dans ce drame était fait, poussant devant lui le messager qui était venu lui apporter la nouvelle de la violation de ses ordres et le petit Charles, que, par un autre acte de justice, il venait de rendre à la liberté, il ferma la fenêtre, et, posant la main sur l’épaule de l’enfant :

– N’oublie jamais ce que tu viens de voir, lui dit-il, et, si jamais on dit devant toi que Saint-Just n’est pas l’homme de la Révolution, de la liberté et de la justice, dis hautement que cela n’est pas vrai. Et, maintenant, va où tu voudras, tu es libre !

Charles, dans un transport d’admiration juvénile, voulut prendre la main de Saint-Just et la lui baiser ; mais lui la retira vivement, et, approchant sa tête de ses lèvres en même temps qu’il se penchait vers lui, il l’embrassa au front.

Quarante ans après, Charles, devenu homme, me disait, en me racontant cette histoire et en m’excitant à en faire un livre, qu’il sentait encore sur son front, en souvenir, l’impression que lui avait faite le baiser de Saint-Just.

Ô cher Charles ! chaque fois que vous m’avez fait une recommandation pareille, je l’ai suivie, et votre génie qui planait sur moi m’a porté bonheur.

Chapitre XIV. Les souhaits §

Au moment où Charles descendait, il put, du haut du perron de l’Hôtel de Ville, embrasser d’un coup d’œil toute la scène.

Mlle de Brumpt, pressée de se mettre en sûreté et sans doute aussi de rassurer son père, avait disparu.

Les deux hommes à bonnet rouge et à blouse noire dressaient l’échafaud avec une promptitude qui indiquait l’habitude qu’ils avaient de cette besogne.

Maître Nicolas tenait par le bras Schneider, qui refusait de descendre de la voiture ; ce que voyant, les deux hussards de la Mort contournèrent la calèche, et, passant du côté opposé à la portière ouverte, se mirent à le piquer de la pointe de leur sabre.

Il tombait une pluie froide, un givre qui pénétrait à travers les habits comme des aiguilles, et cependant Schneider s’essuyait le front avec son mouchoir ; la sueur en découlait.

À moitié chemin de la voiture à la guillotine, on lui avait enlevé son chapeau d’abord, à cause de la cocarde nationale, ensuite son habit, parce que c’était un habit militaire ; le froid et la terreur, tout à la fois, s’étaient emparés du malheureux, qui grelottait en montant les marches de l’échafaud.

Alors un immense cri qui semblait poussé d’une seule voix se fit entendre par toute la place, poussé par dix mille voix :

– Sous le couteau ! sous le couteau !

– Mon Dieu, murmurait Charles, appuyé à la muraille, tout frissonnant d’angoisse et cependant retenu par une invincible curiosité, vont-ils le tuer ? vont-ils le tuer ?

– Non, sois tranquille, lui répondit une voix, cette fois, il en sera quitte pour la peur ; et cependant il n’y aurait pas grand mal à en finir tout de suite.

Cette voix était connue de Charles ; il tourna la tête du côté d’où elle venait et reconnut le sergent Augereau.

– Ah ! s’écria-t-il, joyeux comme s’il eût échappé personnellement à un danger ; ah ! c’est toi, mon brave ami ! Et Eugène ?

– Sain et sauf comme toi ; nous sommes revenus hier soir à l’hôtel, où nous avons appris ton arrestation. J’ai couru à la prison, tu y étais encore ; j’y suis retourné à une heure, tu y étais toujours. À trois heures, j’ai su que Saint-Just t’avait envoyé chercher ; alors j’ai résolu de rester sur la place jusqu’à ce que tu sortisses, j’étais bien sûr qu’il ne te mangerait pas, que diable ! Tout à coup je t’ai vu près de lui à la fenêtre ; vous paraissiez au mieux l’un avec l’autre, et j’ai été rassuré. Enfin te voilà libre !

– Comme l’air.

– Rien ne te retient plus ici ?

– Je voudrais n’y être pas venu.

– Je ne suis pas de ton avis. Il me paraît toujours bon d’être l’ami de Saint-Just, et cela me paraît meilleur même que d’être celui de Schneider, attendu que, pour le moment, il est incontestable que c’est Saint-Just qui est le plus fort. Quant à Schneider, tu n’avais pas eu le temps de prendre pour lui une amitié bien tendre ; il est donc probable que tu ne demeureras pas inconsolable de sa perte ; ce qui arrive ce soir sera une leçon pour Tétrell, qui, d’ailleurs, n’a pas bougé, mais auquel il ne faut pas laisser le temps de prendre sa revanche.

De grands cris, des hourras et des bravos retentissaient en ce moment.

– Oh ! mon Dieu, qu’est-ce encore ? demanda Charles en cachant sa tête dans la poitrine du maître d’armes.

– Rien, dit Augereau en se haussant sur la pointe des pieds ; rien, on l’attache au-dessous du couperet comme il a fait hier au maire et à l’adjoint d’Eschau ; chacun à son tour ! Trop heureux, mon bon ami, ceux qui descendent d’où tu es monté avec leur tête sur les épaules.

– Terrible ! terrible ! murmura Charles.

– Terrible, oui, mais c’est encore ce que nous voyons tous les jours, et pis encore ; dis donc tout bas adieu à ton digne professeur, que tu ne reverras probablement jamais, attendu qu’en descendant de son estrade il partira pour Paris, où je ne lui souhaite pas de faire ascension. Et allons souper, tudieu ! tu dois mourir de faim, pauvre garçon !

– Je n’y pensais pas, dit Charles ; mais, en effet, du moment que tu m’y fais penser, je dois avouer que mon déjeuner est loin.

– Raison de plus pour regagner vite l’Hôtel de la Lanterne.

– Allons donc.

Charles jeta un dernier regard sur la place.

– Adieu, pauvre ami de mon père, murmura-t-il ; lorsqu’il m’a adressé et recommandé à toi, il te croyait toujours le bon et savant moine qu’il avait connu autrefois. Il ignorait que tu fusses devenu le faune sanglant qui m’est apparu, et que l’esprit du Seigneur se fût retiré de toi. Quos vult perdere Jupiter dementat… Allons.

Et ce fut l’enfant, à son tour, qui tira Pierre Augereau du côté de l’Hôtel de la Lanterne.

Deux personnes attendaient Charles avec anxiété.

Mme Teutch et Eugène.

Mme Teutch, usant de son double droit de femme et d’hôtesse, commença par s’emparer de Charles, et ce ne fut qu’après l’avoir bien regardé en face pour s’assurer que c’était lui, bien embrassé et réembrassé pour s’assurer que ce n’était pas son ombre, qu’elle le rendit à Eugène.

Les amitiés des deux jeunes gens furent moins bruyantes, mais aussi tendres ; rien ne lie vite comme les dangers courus en communauté, et, Dieu merci, depuis que les deux amis avaient fait connaissance, les événements n’avaient pas manqué pour amener leur amitié au diapason des plus vives amitiés antiques. Cette amitié s’exaltait encore chez les deux jeunes gens à l’idée qu’ils allaient se quitter. Il était imprudent pour Eugène, qui, d’ailleurs, avait à peu près achevé toutes ses recherches, de rester plus longtemps à Strasbourg sous le poids de la vengeance de Tétrell, qui pouvait couver un certain temps l’insulte qu’il avait reçue, mais qui, à coup sûr, ne l’oublierait pas.

Quant à Charles, son séjour à Strasbourg était sans objet du moment qu’Euloge Schneider ne l’habitait plus, puisqu’il était spécialement venu pour étudier sous sa direction.

Eugène allait donc retourner à Paris, où sa mère et sa sœur poursuivaient la mise en liberté de son père, tandis que Charles, utilisant la seconde lettre qu’il avait reçue du sien, allait faire auprès de Pichegru son apprentissage de soldat, au lieu de faire, près d’Euloge Schneider, son apprentissage de savant.

Il fut convenu que les deux jeunes gens se mettraient le lendemain, au point du jour, en route chacun de son côté.

Cette résolution désespérait la bonne Mme Teutch, qui s’était improvisé une petite famille, et qui les aimait, disait-elle, comme ses enfants ; mais elle était trop raisonnable pour essayer, non pas d’empêcher, mais même de retarder un départ qu’elle regardait comme indispensable et surtout comme urgent.

Elle entra donc dans tous les projets des jeunes gens ; la seule condition qu’elle mit à son consentement fut que ce serait elle qui leur offrirait le dernier repas qu’ils prendraient chez elle.

Non seulement le repas fut accepté, mais la bonne Mme Teutch, que les deux jeunes gens regardaient, sinon comme une mère, du moins comme une amie, fut invitée à en faire les honneurs ; invitation qui lui fut si sensible, que non seulement elle donna immédiatement au chef les ordres les plus précis pour un excellent souper, mais encore qu’elle monta à sa chambre pour choisir dans sa garde-robe sa plus élégante toilette.

Or, comme les apprêts du souper et surtout l’exécution de la toilette de Mme Teutch nécessitaient un retard d’une demi-heure, il fut décidé que ce retard serait employé par les jeunes gens à faire tous leurs préparatifs de départ.

La diligence de Paris, où la place d’Eugène était retenue, partait au point du jour ; Charles comptait conduire son ami à la diligence, et, de là, se mettre en route pour Auenheim, où Pichegru avait son quartier général.

Auenheim était situé à huit lieues de Strasbourg.

C’était une des huit ou dix forteresses qui, pareilles à des sentinelles avancées, veillaient autour de Strasbourg à la sûreté de nos frontières.

Pour préparer Charles à une journée si fatigante, il lui fallait une bonne nuit.

Et c’était pour que cette nuit fût complète que les jeunes gens étaient invités par Mme Teutch à ranger leurs papiers et à faire leurs malles avant de se mettre à table.

Pendant ce temps, Augereau allait prévenir à son quartier que, soupant en ville, il ne savait point à quelle heure de la nuit il rentrerait, et même s’il rentrerait.

Augereau, comme maître d’armes, avait bien des avantages que n’avaient point les autres volontaires de Paris, qui, en cette qualité, avaient encore des immunités que n’avaient pas les autres soldats.

Les deux jeunes gens avaient laissé ouverte la porte par laquelle on communiquait d’une chambre à l’autre, de sorte que la conversation continuait d’aller son train, quoique chacun fût chez soi.

Chacun d’eux, au moment où il allait se séparer de l’autre, rêvait son avenir et le taillait à la façon dont il l’entendait.

– Moi, disait Eugène en classant tous ses papiers de guerre, ma route est tracée d’avance. Je ne serai jamais qu’un soldat ; je sais à peine le latin, pour lequel j’ai une sainte répugnance ; à plus forte raison le grec, dont je ne connais pas un traître mot ; en échange, qu’on me donne le premier cheval venu, je le monterai ; à vingt pas, je fais mouche à tout coup ; Augereau t’a dit qu’à l’épée et au sabre je ne craignais personne. Aussitôt que j’entends le tambour ou la trompette, le cœur me bat et le sang me monte au visage. Je serai à coup sûr soldat comme mon père. Qui sait, peut-être général comme lui. C’est beau, d’être général !

– Oui, répondit Charles ; mais tu vois où cela mène : regarde ton père, tu es sûr de son innocence, n’est-ce pas ?

– Certainement que j’en suis sûr.

– Eh bien ! il court danger d’exil et même de mort, m’as-tu dit ?

– Bah ! est-ce que Thémistocle, qui avait participé à la bataille de Marathon et qui avait gagné celle de Salamine, n’est point mort en exil ? L’exil, quand il n’est pas mérité, fait du général un héros ; la mort, quand elle frappe un innocent, fait du héros un demi-dieu. Est-ce que tu ne voudrais pas être Phocion, au risque de boire la ciguë comme lui ?

– Ciguë pour ciguë, dit Charles, j’aimerais mieux celle de Socrate ; c’est mon héros à moi.

– Ah ! je ne le repousse pas non plus ; il a commencé par être soldat ; à Potidée, il a sauvé la vie à Alcibiade, et, à Delium, à Xénophon. Sauver la vie à son semblable, Charles, c’est l’action pour laquelle les Romains votaient leur plus belle couronne, la couronne de chêne.

– Sauver la vie à deux hommes et en faire périr soixante mille peut-être, comme Phocion, dont tu parlais tout à l’heure, dans les quarante-cinq batailles qu’il a livrées, trouves-tu que ce soit une compensation suffisante ?

– Ma foi, oui, quand ces deux hommes doivent être Alcibiade et Xénophon.

– Moi, je n’ai pas tant d’ambition que toi, dit Charles en soupirant : tu veux être un Alexandre, un Scipion ou un César ; moi, je me contenterais, je ne dirai pas d’être Virgile – il n’y a et il n’y aura jamais qu’un Virgile – mais un Horace, un Longin et même un Apulée. Il te faut, à toi, un camp, une armée, des chevaux, des tentes, des uniformes éclatants, des tambours, des clairons, des trompettes, la musique militaire, le pétillement de la fusillade, le retentissement du canon ; à moi l’aurea medio-critas du poète suffit : une petite maison pleine d’amis, une grande bibliothèque pleine de livres, une vie de travail et de rêves ; la mort du juste au bout de tout, et Dieu aura fait pour moi plus que je ne lui demande. Ah ! si seulement je savais le grec !

– Mais, si tu vas auprès de Pichegru, c’est pour devenir un jour son aide de camp !

– Non, c’est pour être tout de suite son secrétaire ; là, voilà mon sac bouclé.

– Et moi, ma malle faite.

Eugène passa dans la chambre de Charles.

– Ah ! dit-il, tu es bien heureux, toi, de savoir borner tes désirs ; tu as au moins chance d’arriver à ton but, tandis que moi…

– Crois-tu donc que mon ambition ne soit pas aussi grande que la tienne, mon cher Eugène, et qu’il ne soit pas aussi difficile d’être Diderot que le maréchal de Saxe, ou Voltaire que M. de Turenne ? Il est vrai que je n’ai l’ambition d’être ni Diderot ni Voltaire.

– Ni moi le maréchal de Saxe.

– N’importe, souhaitons-nous-le.

En ce moment, on entendit la voix de Pierre Augereau qui criait du bas de l’escalier :

– Allons, les jeunes gens ! La table est servie !

– Venez, monsieur le savant, dit Eugène.

– Viens, citoyen général ! dit Charles.

Chose rare, chacun des deux avait désiré ce que Dieu lui destinait et s’était souhaité ce que lui réservait la Providence.

Un dernier mot pour en finir avec les terribles événements de cette journée ; après quoi nous reviendrons à nos jeunes amis.

À six heures, une chaise de poste tout attelée s’approcha de la guillotine aux poteaux de laquelle était attaché Euloge Schneider. Elle contenait deux gendarmes, qui descendirent, allèrent détacher Schneider, le firent monter dans la voiture, l’y firent asseoir et s’assirent à ses côtés.

Puis la chaise de poste prit au grand galop le chemin de Paris.

Le 12 germinal an II (1er avril 1794), Euloge Schneider, de Vipefeld, fut, aux termes du jugement du Tribunal révolutionnaire, décapité pour avoir, par des concussions et vexations immorales et cruelles, par l’abus le plus révoltant et le plus sanguinaire du nom et des pouvoirs d’une commission révolutionnaire, opprimé, volé, assassiné, ravi l’honneur, la fortune et la tranquillité à des familles paisibles.

Sur le même échafaud que lui moururent, quelques jours après, le poète cordonnier Young, le musicien Edelmann et l’ex-préfet du Collège de Besançon, Monnet.

Des cinq têtes qui, le jour du fameux dîner où Mlle de Brumpt était venue solliciter la grâce de son père, dépassaient la table d’Euloge Schneider, au bout de quatre mois, la tête de Charles était la seule qui n’eût point été séparée des épaules.

Chapitre XV. Le comte de Sainte-Hermine §

Le souper fut excellent, la nuit meilleure, et, soit pour ne pas déranger ses camarades de chambrée, soit pour être sûr de ne pas manquer le départ des deux amis, Augereau ne rentra point à la caserne.

Le lendemain matin, à six heures, une carriole stationnait à la porte de l’Auberge de la Lanterne.

Mme Teutch avait déclaré que son pauvre petit Charles n’était pas assez vigoureux pour faire huit lieues en un jour, et que, par conséquent, elle et le sergent-major Augereau iraient lui faire la conduite, jusqu’à Bischwiller, c’est-à-dire à plus des deux tiers du chemin.

À Bischwiller, on déjeunerait, et, comme de cette petite ville à Auenheim il n’y avait que deux lieues et demie, Charles ferait ces deux lieues et demie à pied.

Nous avons déjà dit que c’était à Auenheim qu’était le quartier général.

La carriole, en passant, devait déposer Eugène à la diligence de Paris, qui, à cette époque, mettait quatre jours et deux nuits pour aller de Strasbourg à la capitale.

Mme Teutch et Augereau montèrent au fond, Charles et Eugène sur le devant, l’Endormi sur la banquette, et toute la caravane se mit en chemin.

La carriole, comme il était convenu, s’arrêta au bureau de la diligence, qui était attelée et allait partir – Eugène descendit ; mais, comme Charles, Mme Teutch et le sergent-major ne voulaient le quitter qu’au dernier moment, ils descendirent avec lui ; cinq minutes après, le conducteur faisait l’appel ; Eugène embrassait et était embrassé tour à tour. Mme Teutch lui fourrait des gâteaux dans ses poches, Charles lui serrait la main en pleurant ; Augereau lui expliquait pour la centième fois une botte secrète qu’il tenait du meilleur maître d’armes de Naples ; enfin il fallut se quitter ; Eugène disparut dans les flancs de l’immense machine ; la portière se referma ; les chevaux, placés en face de la grande porte, partirent ; on vit la silhouette d’Eugène qui se dessinait en profil à la portière, on entendit sa voix qui criait : « Adieu ! » puis la diligence s’enfonça dans une rue où elle disparut ; on entendit quelques secondes encore le grondement des roues, le chevrotement des grelots, le claquement du fouet du postillon qui allait diminuant, puis tout fut dit.

Rien n’est triste comme un départ ; ceux qui restent n’ont pas l’air d’être restés volontairement, mais d’avoir été oubliés ; Mme Teutch, Augereau et Charles se regardèrent tristement.

– Le voilà parti, dit Charles en s’essuyant les yeux.

– Et, dans deux heures, ce sera ton tour, pauvre petit Charles, dit la citoyenne Teutch.

– Bah ! fit Augereau, qui représentait le courage, les montagnes ne se rencontrent pas, dit le proverbe, mais les hommes se rencontrent.

– Hélas ! fit Mme Teutch, le proverbe dit les hommes, il ne parle pas des femmes.

On remonta dans la carriole. Malgré la défense héroïque qu’il essaya, la citoyenne Teutch prit Charles sur ses genoux, l’embrassant à la fois pour lui et Eugène ; Augereau bourra sa pipe et l’alluma ; et on réveilla Coclès, qui, pour ne pas perdre complètement ses droits à son ancien surnom, s’était endormi.

La carriole partit ; seulement, à la porte, l’itinéraire fut changé ; le portier interrogé sur la question de savoir quelle était, pour aller à Auenheim, la route la plus courte et la meilleure, de celle de Bischwiller ou de celle d’Offendorf, répondit qu’il n’y avait même pas à hésiter ; que la route de Bischwiller était une route provinciale, tandis que celle d’Offendorf était une route royale.

On prit donc celle d’Offendorf.

La route d’Offendorf est charmante ; on côtoie le Rhin et l’on a constamment la vue des îles si variées de forme, du fleuve si majestueux de largeur ; à Offendorf, on le touche.

Les voyageurs s’y arrêtèrent un instant, pour faire souffler le cheval et s’informer d’un endroit où l’on pût convenablement déjeuner ; l’air vif du matin, la brise qui secouait la gelée blanche de ses ailes, avaient aiguisé l’appétit des trois voyageurs.

On leur enseigna Rohwiller.

Une heure après, on s’arrêtait à l’Auberge du Lion-d’Or et l’on s’informait de la distance qui séparait Rohwiller d’Auenheim.

Il y avait trois petites lieues, qu’un bon marcheur pouvait faire en deux heures un quart.

Charles déclara qu’il ne permettrait point qu’on allât plus loin, et qu’il serait déjà honteux de dire, en arrivant chez Pichegru, qu’il n’avait fait que trois lieues à pied.

Que serait-ce donc si l’on poussait jusqu’à Auenheim ! il en mourrait de honte.

Peut-être, si elle eût été seule, Mme Teutch eût-elle insisté ; mais le sergent-major, qui avait sans doute de bonnes raisons pour désirer se trouver en tête à tête avec Mme Teutch, se rangea à l’avis de Charles.

Il était dix heures et demie, on commanda le déjeuner, et il fut arrêté qu’à midi on se séparerait, le voyageur pour continuer sa route vers Auenheim, Pierre Augereau, la citoyenne Teutch et l’Endormi pour revenir à Strasbourg.

Le déjeuner fut triste d’abord ; mais l’esprit du sergent-major n’avait aucune tendance à la mélancolie, et peu à peu les vins du Rhin et de la Moselle égayèrent les convives.

On but à l’avancement d’Augereau, à la continuation de la bonne santé de Mme Teutch, à qui l’on ne pouvait en souhaiter une meilleure que celle qu’elle avait, au bon voyage d’Eugène, à l’heureuse issue du procès de son père, à l’avenir de Charles, et il résulta de ce toast que la tristesse disparut pour faire place à une confiance illimitée dans la Providence.

On ne croyait plus à l’ancien Dieu, qui avait été destitué, ni au nouveau, qui venait d’être proclamé ; le Père éternel était trop vieux, l’Être suprême était trop jeune.

La Providence, à qui les destructeurs d’autels n’avaient point songé, conciliait tout.

Midi sonna.

Le sergent-major se leva le premier.

– Les honnêtes gens n’ont qu’une parole, dit-il ; nous avons décidé qu’à midi nous nous dirions adieu, voilà midi ; d’ailleurs, quand nous resterions ensemble une heure encore, et même deux heures, il faudrait toujours finir par nous quitter ; quittons-nous donc tout de suite. Allons, Charlot, mon enfant, fais voir que tu es un homme.

Charles, sans répondre, chargea son petit sac sur ses épaules, prit son bâton de voyage d’une main, son chapeau de l’autre, embrassa le maître d’armes, puis Mme Teutch, voulut lui faire ses remerciements, mais la voix lui manqua.

Il ne put que lui crier : « Au revoir », glisser dans la main de Coclès un assignat de vingt francs et s’élancer sur la grande route.

Au bout de cinquante pas, il se retourna et vit que, comme la rue faisait un coude, la citoyenne Teutch et le sergent Augereau étaient montés dans une chambre au premier étage, dont la fenêtre, en retour, donnait sur la route d’Auenheim.

Se défiant de sa faiblesse, la bonne hôtesse de l’Hôtel de la Lanterne était appuyée au bras du sergent-major.

De la main qui restait libre, elle faisait des signes à Charles avec son mouchoir.

Charles tira son mouchoir de sa poche et répondit aux signes de Mme Teutch.

Un autre mouvement de la rue le mit hors de la vue de la fenêtre. Il revint sur ses pas pour faire un dernier signe à ses deux bons amis avec son mouchoir.

Mais la fenêtre était refermée et le rideau si exactement tiré, que l’on ne pouvait voir à travers la vitre s’ils étaient encore dans la chambre ou s’ils étaient déjà descendus.

Charles poussa un gros soupir, doubla le pas, et se trouva bientôt hors du village.

On était à la moitié de décembre ; l’hiver était rigoureux. Pendant trois jours, chose dont on ne s’aperçoit guère dans la ville, la neige était tombée, et avait fondu au fur et à mesure qu’elle tombait. Mais, dans la solitude de la campagne, où nul que quelques rares passants ne la foulaient aux pieds, elle s’était amassée et durcie sous un froid de dix degrés ; la route était resplendissante : on eût dit que la nuit avait étendu sous les pieds des voyageurs un tapis de velours blanc, semé de paillettes d’argent. Les arbres, avec leurs stalactites de glace pendantes, semblaient d’immenses lustres de verre. Les oiseaux voletaient le long de la route, cherchant avec quiétude cette nourriture accoutumée que Dieu leur donne et qui, depuis trois jours, était devenue si rare ; tout frileux dans leurs plumes hérissées, ils paraissaient du double de leur grosseur ordinaire, et, quand ils se posaient sur les branches flexibles, ou les quittaient pour s’envoler, ils en faisaient tomber, dans le balancement qu’ils leur imprimaient, une pluie de diamants.

Charles, qui plus tard devait être si accessible aux beautés de la nature, et les peindre avec une si grande supériorité, avait vu se fondre ses pensées tristes au milieu de cette nature pittoresque, et, tout fier de cette première liberté de corps et d’esprit avec laquelle il entrait dans le monde, marchait sans s’apercevoir du chemin ni de la fatigue.

Il avait déjà fait à peu près les trois quarts de la route, lorsque au-delà de Sessersheim il fut rejoint par une petite escouade de fantassins d’une vingtaine d’hommes à peu près commandés par un capitaine à cheval et fumant un cigare.

Ces vingt hommes marchaient sur deux files.

Au milieu de la route, comme Charles, marchait un cavalier démonté, ce qui était facile à voir à ses bottes armées d’éperons. Un grand manteau blanc le couvrait des pieds aux épaules et ne laissait voir qu’une tête jeune, intelligente, et dont l’expression habituelle paraissait être l’insouciance et la gaieté. Il était coiffé d’un bonnet de police d’une forme inusitée dans l’armée française.

Le capitaine, qui vit Charles marchant côte à côte avec le jeune homme au manteau blanc, le regarda un instant, puis s’apercevant de sa jeunesse, lui adressa bienveillamment la parole :

– Où vas-tu comme cela, mon jeune citoyen ? lui demanda-t-il.

– Capitaine, répondit l’enfant, croyant devoir donner l’explication plus étendue qu’on ne la lui demandait, je viens de Strasbourg et je vais au quartier général du citoyen Pichegru, à Auenheim ; en suis-je encore bien loin ?

– À deux cents pas, à peu près, lui répondit le jeune homme au manteau blanc ; tenez, au bout de cette avenue d’arbres dans laquelle nous venons d’entrer, ce sont les premières maisons d’Auenheim.

– Merci, répondit Charles s’apprêtant à doubler le pas.

– Par ma foi, mon jeune ami, continua le jeune homme au manteau blanc, si vous n’êtes pas trop pressé, vous devriez bien faire route avec nous : j’aurais le temps de vous demander des nouvelles du pays.

– De quel pays, citoyen ? lui demanda Charles, étonné et regardant pour la première fois sa belle et noble physionomie légèrement voilée de tristesse.

– Allons donc ! lui répondit-il, vous êtes de Besançon ou tout au moins Franc-Comtois ; est-ce que notre accent national se déguise ? Moi aussi, je suis Franc-Comtois, et je m’en fais gloire.

Charles réfléchit ; cette reconnaissance de la nationalité par l’accent éveillait en lui un souvenir de collège.

– Eh bien ! demanda le jeune homme, est-ce que vous teniez à rester inconnu ?

– Non pas, citoyen ; je me rappelais seulement que Théophraste, qui s’appelait primitivement Tyrtame, et que les Athéniens, comme l’indique son nom, avaient surnommé le beau parleur, fut, après cinquante ans de séjour à Athènes, reconnu à son accent pour Lesbien par une marchande d’herbe.

– Vous êtes lettré, monsieur, répondit le jeune homme en souriant, c’est du luxe par le temps qui court.

– Non pas, car je vais rejoindre le général Pichegru, qui est fort lettré lui-même ; j’ai l’ambition, grâce à une recommandation pressante, d’entrer chez lui comme secrétaire. Et toi, citoyen, tu fais partie de l’armée ?

– Non, pas tout à fait.

– Alors, dit Charles, tu es attaché à l’administration ?

– Attaché ! dit-il en riant, c’est le mot ! Seulement, je ne suis pas attaché à l’administration, je suis attaché à moi-même.

– Mais, continua Charles en baissant la voix, vous me dites « vous », et vous m’appelez « monsieur », tout haut ; ne craignez-vous pas que cela ne vous fasse perdre votre place ?

– Ah ! dites donc, capitaine, s’écria le jeune homme en riant, voilà un jeune citoyen qui craint qu’en lui disant « vous » et qu’en l’appelant « monsieur », je ne me fasse du tort et ne perde ma place ! Savez-vous quelqu’un qui en veuille, de ma place ? Je lui en fais l’hommage à l’instant même, à celui-là !

Le capitaine répondit par un sourire triste et en haussant les épaules ; et il parut à Charles qu’il murmurait : « Pauvre diable ! »

– Dites-moi, reprit le jeune homme au manteau blanc, puisque vous êtes de Besançon… il est convenu, n’est-ce pas, que vous en êtes ?

– Je ne m’en cache pas, répondit Charles.

– Vous devez y connaître une famille de Sainte-Hermine.

– Oui, une mère veuve, dont le mari a été guillotiné, il y a huit mois.

– C’est bien cela, répondit le jeune homme au manteau en levant les yeux au ciel.

– Et trois fils.

– Trois fils, oui… Ils sont encore trois ! murmura-t-il avec un soupir.

– L’aîné, le comte de Sainte-Hermine, qui est émigré, et deux frères plus jeunes que lui ; l’un âgé de vingt ans à peu près, l’autre de quatorze ou quinze.

– Merci ; combien y a-t-il que vous avez quitté Besançon ?

– Huit jours à peine.

– Alors, vous pouvez m’en donner des nouvelles fraîches, de toute cette bonne famille ?

– Oui, mais tristes.

– Dites toujours.

– La veille de mon départ, nous avons, mon père et moi, été à l’enterrement de la comtesse.

– Ah ! fit le jeune homme comme s’il recevait un coup inattendu ; alors, la comtesse est morte ?

– Oui.

– Ah ! tant mieux ! dit-il avec un soupir, en levant au ciel ses yeux, d’où coulèrent deux grosses larmes.

– Comment, tant mieux ? s’écria Charles.

– Oui, répliqua le jeune homme ; mieux vaut qu’elle soit morte de maladie que de douleur en apprenant que son fils a été fusillé !

– Comment, le comte de Sainte-Hermine a été fusillé ?

– Non, mais il va l’être.

– Quand cela ?

– Mais quand nous serons arrivés à la forteresse d’Auenheim ; c’est là que d’habitude se font les exécutions, je crois.

– Et le comte de Sainte-Hermine est donc à la forteresse d’Auenheim ?

– Non, mais on l’y conduit.

– Et on le fusillera ?

– Aussitôt que je serai arrivé.

– C’est donc vous qui êtes chargé de l’exécution ?

– Non ; mais on me permettra de commander le feu, je l’espère ; cette faveur ne se refuse pas à un brave soldat pris les armes à la main, fût-il émigré !

– Ô mon Dieu ! s’écria Charles, commençant à entrevoir la vérité ; est-ce que…

– Justement, mon jeune ami ; voilà pourquoi je riais quand vous me recommandiez la prudence, et voilà pourquoi j’offrais ma place à qui la voudrait prendre ; car je n’avais pas peur de la perdre : comme vous le disiez, je suis attaché !

Et, secouant son manteau, qu’il écarta d’un double mouvement d’épaules, il montra au jeune homme qu’il avait les deux mains liées par-devant et les deux bras attachés par-derrière.

– Alors, s’écria Charles avec un mouvement d’effroi, c’est vous qui êtes…

– Le comte de Sainte-Hermine, jeune homme. Vous voyez que j’avais raison en vous disant que ma pauvre mère avait bien fait de mourir.

– Oh ! fit Charles.

– Par bonheur, continua-t-il les dents serrées, mes frères vivent !

Chapitre XVI. Le bonnet de police §

Charles regarda l’émigré avec un étonnement qui allait jusqu’à la stupéfaction.

Comment ! cet officier si jeune, si beau, si calme, allait mourir !

Il y avait donc des hommes qui allaient à la mort en riant !

Il n’avait jamais vu qu’un homme se croyant près de mourir : c’était Schneider, lorsque Saint-Just l’avait fait attacher à la guillotine.

Il était hideux de terreur ; ses jambes pliaient sous lui, et il avait fallu le porter pour lui faire monter les marches de l’échafaud.

Le comte de Sainte-Hermine, au contraire, semblait, au moment de mourir, avoir, pour l’instant suprême, réuni toutes les puissances de la vie ; il marchait d’un pas léger, le rire aux lèvres.

Charles se rapprocha de lui.

– Est-ce qu’il n’y a aucun moyen de vous sauver ? lui demanda-t-il à voix basse.

– Je vous avouerai franchement que je n’en connais pas ; si j’en connaissais un, je l’emploierais.

– Mais, mon Dieu, excusez mon trouble ; j’étais si loin de m’attendre…

– À faire route en si mauvaise compagnie.

– Je voudrais vous demander…

Le jeune homme hésita.

– Me demander quoi ?

Charles baissa encore la voix d’un demi-ton :

– Si je puis vous être bon à quelque chose.

– Certainement que vous pouvez m’être bon à quelque chose ; depuis que je vous ai vu, je rumine une idée.

– Dites.

– Il y a peut-être un peu de danger, et j’ai peur que cela ne vous effraie.

– Je suis prêt à tout pour vous rendre service : depuis trois ou quatre jours que je suis à Strasbourg, j’ai vu tant de choses, que je ne m’effraie plus de rien.

– Je voudrais faire passer de mes nouvelles à mon frère.

– Je me charge de lui en donner.

– Mais c’est une lettre.

– Je la lui remettrai.

– Vous ne vous effrayez pas du danger ?

– Je vous ai déjà dit que je ne m’effrayais plus de rien.

– Je pourrais la donner, je le sais bien, au capitaine ; il est probable qu’il la ferait passer à destination.

– Avec le capitaine, ce n’est que probable ; avec moi, c’est sûr.

– Alors, écoutez-moi bien.

– Je vous écoute.

– La lettre est cousue dans mon bonnet de police.

– Bien.

– Vous allez demander au capitaine à assister à mon exécution.

– Moi ?

– N’en faites pas fi ; c’est une chose curieuse. Il y a beaucoup de gens qui vont voir les exécutions pour le plaisir seulement.

– Je n’aurai jamais ce courage.

– Bah ! c’est si vite fait !

– Oh ! jamais, jamais !

– N’en parlons plus, fit le prisonnier.

Et il se mit à siffler : Vive Henri IV.

Le cœur de Charles parut se retourner dans sa poitrine ; mais sa résolution était prise.

Il se rapprocha de l’émigré.

– Pardonnez-moi, dit-il, je ferai tout ce que vous voudrez.

– Allons, vous êtes un gentil garçon ; merci !

– Seulement…

– Quoi ?

– C’est vous qui demanderez au capitaine que j’assiste… Je ne me consolerais jamais de cette idée qu’on puisse croire que c’est par plaisir que…

– C’est bien, je le lui demanderai ; comme pays, cela ira tout seul. Oh ! et puis les soldats, ils ne font pas tant de simagrées que les bourgeois ; ce sont de braves gens qui accomplissent un devoir rigoureux et qui y mettent tous les adoucissements qu’ils peuvent. Où en étions-nous ?

– Vous disiez que j’assisterais à votre exécution.

– Oui, c’est cela, je demanderai à laisser à mon frère un objet m’ayant appartenu, mon bonnet de police par exemple, ça se fait tous les jours ; d’ailleurs, vous comprenez, un bonnet de police, cela n’est pas suspect.

– Non.

– Au moment de commander le feu, je le jetterai de côté ; n’ayez pas l’air trop pressé de le ramasser : on pourrait se douter de quelque chose ; seulement, quand je serai mort…

– Oh ! fit Charles frissonnant de tout son corps.

– Qui a une goutte d’eau-de-vie à donner à mon jeune compatriote ? demanda le prisonnier. Il a froid.

– Viens ici, mon gentil garçon, dit le capitaine.

Et il présenta une gourde à l’enfant.

Charles but une gorgée d’eau-de-vie ; non pas qu’il eût froid, mais ne voulant pas laisser voir ce qui se passait en lui.

– Merci, capitaine, dit-il.

– À ton service, garçon, à ton service. Une gorgée, citoyen Sainte-Hermine ?

– Mille grâces, capitaine, répondit le prisonnier, je n’en bois jamais.

Charles revint près du prisonnier.

– Seulement, continua celui-ci, quand je serai mort, ramassez-le sans avoir l’air d’attacher plus d’importance que n’en mérite un pareil objet ; mais, au fond, vous saurez, n’est-ce pas, que mon dernier vœu – le vœu d’un mourant est sacré ! – seulement, vous saurez que mon dernier vœu est que la lettre soit remise à mon frère. Si le bonnet vous embarrasse, tirez-en la lettre et jetez-le dans le premier fosse que vous rencontrerez ; mais la lettre, n’est-ce pas, la lettre, vous ne la laisserez pas perdre ?

– Non.

– Vous ne l’égarerez pas ?

– Non, non, soyez tranquille.

– Et si vous la remettez vous-même à mon frère…

– Oui, moi-même.

– Tâchez-y… Eh bien ! alors, vous lui raconterez comment je suis mort, et il dira : « J’avais un brave frère ; quand mon tour viendra, je mourrai comme lui » ; et, si son tour vient, il mourra comme moi !

On était arrivé à l’embranchement de deux chemins ; la grande route conduisait à Auenheim, le chemin de traverse montait à la citadelle.

– Citoyen, dit le capitaine, si tu vas, comme tu nous l’as dit, au quartier général du citoyen Pichegru, voici ta route ! Bon voyage, et tâche de devenir un bon soldat : tu seras, au reste, à bonne école.

Charles essaya de parler ; mais les mots ne purent sortir de sa bouche.

Il regarda le prisonnier d’un œil suppliant.

– Capitaine, dit le prisonnier, une faveur ?

– Si elle est en mon pouvoir.

– Elle ne dépend absolument que de vous.

– Laquelle ?

– Eh bien ! c’est une faiblesse peut-être, mais elle restera entre nous, n’est-ce pas ? Au moment de mourir, je voudrais embrasser un compatriote : nous sommes tous les deux des enfants du Jura, ce jeune garçon et moi : nos familles habitent Besançon et sont amies. Un jour, il retournera chez nous et racontera comment nous nous sommes rencontrés par hasard, comment il m’a accompagné jusqu’au dernier moment, comment je suis mort, enfin !

Le capitaine interrogea l’enfant du regard.

Il pleurait.

– Dame, dit-il, si cela peut vous faire plaisir à tous les deux…

– Je ne crois pas, dit en riant le prisonnier, que cela lui fasse grand plaisir, à lui ; mais cela me fera plaisir, à moi.

– Je n’y vois pas d’inconvénient ; alors, du moment que c’est vous-même, c’est-à-dire la personne la plus intéressée à la chose, qui la demande…

– Ainsi, accordé ? fit le condamné.

– Accordé, répondit le capitaine.

Le cortège, qui s’était arrêté un instant à l’embranchement de la route, se remit en marche par le chemin de la traverse.

Au haut de la colline, on voyait la citadelle d’Auenheim.

C’était là le but du funèbre voyage.

Charles se rapprocha du prisonnier.

– Vous le voyez, lui dit celui-ci, jusqu’à présent, cela va à merveille.

On monta la rampe assez rapide encore, quoiqu’elle contournât la colline. On se fit reconnaître, et l’on s’engouffra dans la porte à pont-levis.

L’escorte, le prisonnier et Charles furent laissés dans la cour de la forteresse, tandis que le capitaine rapporteur, commandant la petite escouade avec laquelle nous venons de faire route, allait rendre compte au colonel commandant la forteresse.

Pendant ce temps, le comte de Sainte-Hermine et Charles achevaient de faire connaissance, Charles donnant à son tour au comte des renseignements sur lui et sur sa famille.

Au bout de dix minutes, le capitaine rapporteur reparut sur le seuil de la porte.

– Es-tu prêt, citoyen ? demanda le capitaine au prisonnier.

– Quand vous voudrez, capitaine, répondit celui-ci.

– As-tu quelques observations à faire ?

– Non ; mais j’ai quelques faveurs à demander.

– Je t’ai déjà dit que tout ce qui dépendrait de moi te serait accordé.

– Merci, capitaine.

Le capitaine s’approcha du comte.

– On peut servir sous des drapeaux opposés, dit-il, mais on est toujours Français, et les braves se reconnaissent au premier coup d’œil. Parle donc, que désires-tu ?

– D’abord, que l’on m’ôte ces cordes qui me donnent l’air d’un galérien.

– C’est trop juste, dit le capitaine. Déliez le prisonnier.

Deux hommes s’avancèrent ; mais Charles s’était déjà élancé sur les mains du comte et leur avait rendu la liberté.

– Ah ! fit le comte en étendant les bras et en se secouant sous son manteau, cela fait du bien, d’être libre !

– Et maintenant ? demanda le capitaine.

– Je voudrais commander le feu.

– Tu le commanderas. Ensuite ?

– Je voudrais faire parvenir un souvenir de moi à ma famille.

– Tu sais qu’il nous est défendu de recevoir des lettres des condamnés politiques ; toute autre chose, oui.

– Je ne veux point vous donner ce souci ; voici mon jeune compatriote Charles qui va, comme vous le lui avez permis, m’accompagner au lieu de l’exécution, et qui se chargera de remettre à ma famille non pas une lettre, mais un objet quelconque m’ayant appartenu, mon bonnet de police, par exemple !

Le comte avait nommé son bonnet de police avec la même insouciance qu’il eût nommé toute autre pièce de son vêtement, de sorte que le capitaine ne fit pas plus de difficulté pour admettre cette demande que pour les autres.

– C’est tout ? demanda-t-il.

– Ma foi oui, répondit le comte. Il était temps ; je commence à avoir froid aux pieds, et le froid aux pieds est ce que je déteste le plus au monde. En route donc, capitaine, en route ; car vous venez avec nous, je présume.

– C’est mon devoir.

Le comte salua, serra en riant la main du petit Charles, et interrogea des yeux le capitaine pour savoir de quel côté il fallait se diriger.

Le capitaine prit la tête de colonne en disant :

– Par ici.

On le suivit.

On passa sous une poterne, puis on entra dans une seconde cour, sur les remparts de laquelle on voyait se promener des sentinelles.

Au fond se dressait un grand mur qui, à hauteur d’homme, semblait criblé de mitraille.

– Ah ! voilà ! dit le prisonnier.

Et il se dirigea de lui-même vers le mur.

À quatre pas du mur, il s’arrêta.

– Nous y sommes, dit le capitaine. Greffier, lisez au condamné son jugement.

Après la lecture, le comte fit un signe de tête comme pour en reconnaître la justice.

Puis :

– Pardon, capitaine, dit-il, j’ai deux mots à me dire à moi-même.

Les soldats et le capitaine lui-même s’éloignèrent de lui.

Il mit le coude de son bras droit dans sa main gauche, appuya son front dans sa main droite, ferma les yeux et resta immobile, remuant les lèvres, mais sans que l’on entendît aucune parole sortir de sa bouche.

Il priait.

Il y a autour de l’homme qui va mourir et qui prie une espèce d’émanation sainte que les plus incrédules respectent. Pas un mot, pas une plaisanterie, pas un rire ne troubla donc ce dernier entretien du comte avec Dieu.

Puis il redressa son front, son visage était souriant ; il embrassa son jeune compatriote, et, comme Charles Ier, sa dernière recommandation fut :

– Souviens-toi !

Charles inclina la tête en pleurant.

Alors, d’une voix ferme :

– Attention ! dit le condamné.

Les soldats prirent leur place sur deux rangs, à dix pas de lui, Charles et le capitaine se rangeant chacun d’un côté.

Le condamné, comme s’il n’eût point voulu commander le feu la tête couverte, prit son bonnet de police et le jeta comme au hasard.

Il tomba aux pieds de Charles.

– Vous y êtes ? demanda le comte.

– Oui, répondirent les soldats.

– Apprêtez armes !… En joue !… Feu !… Vive le r… !

Il n’eut pas le temps d’achever ; une détonation se fit entendre ; sept balles lui avaient traversé la poitrine.

Il tomba la face contre terre.

Charles ramassa le bonnet de police, le mit sur sa poitrine et boutonna sa veste par-dessus.

En le mettant sur sa poitrine, il s’était assuré que la lettre y était toujours.

Un quart d’heure après, le soldat de planton l’introduisait dans le cabinet du citoyen général Pichegru.

Chapitre XVII. Pichegru §

Pichegru va tenir une place si importante dans la première partie de l’histoire que nous racontons, que nous devons fixer les yeux de nos lecteurs sur lui avec plus d’attention que nous ne l’avons fait jusqu’ici sur les personnages secondaires que les besoins de notre exposition nous ont forcé de mettre en scène.

Charles Pichegru était né le 16 février 1761, au village des Planches, près d’Arbois.

Sa famille était pauvre et rustique ; connus depuis trois ou quatre cents ans pour d’honnêtes journaliers, ses aïeux tiraient leur nom du travail qu’ils accomplissaient. Ils tiraient le gru ou la graine avec le pic ou le hoyau ; de ces deux noms pic et gru, on en avait fait un seul, Pichegru.

Pichegru, chez lequel on avait reconnu les précoces dispositions qui font l’homme distingué, commença son éducation aux Minimes d’Arbois, qui, voyant ses progrès rapides en mathématiques surtout, l’envoyèrent avec le Père Patrault, l’un de leurs professeurs, au Collège de Brienne. Pichegru y fit de tels progrès, qu’au bout de deux ans il était nommé répétiteur. À cette époque, toute son ambition était d’être moine ; mais le Père Patrault, qui devina Napoléon, vit clair dans Pichegru ; il le força en quelque sorte de se tourner vers l’état militaire.

Cédant à son conseil, Pichegru s’engagea, en 1783, dans le premier régiment d’artillerie à pied, où, grâce à son incontestable mérite, il devint promptement adjudant, grade dans lequel il fit la première guerre d’Amérique.

De retour en France, il embrassa avec ardeur les principes de 1789, et il présidait la Société populaire de Besançon, lorsque passa par la ville un bataillon de volontaires du Gard, qui le choisit pour son commandant.

Deux mois après, Pichegru était général en chef de l’armée du Rhin.

M. de Narbonne, ministre de la Guerre en 1789, l’ayant vu disparaître tout à coup, demanda un jour en parlant de lui :

– Qu’est donc devenu ce jeune officier devant lequel les colonels étaient tentés de parler chapeau bas ?

Ce jeune officier était devenu commandant en chef de l’armée du Rhin, ce qui ne l’avait pas rendu plus fier.

Et, en effet, l’avancement rapide de Pichegru, sa haute éducation, le rang élevé qu’il occupait dans l’armée, n’avaient absolument rien changé à la simplicité de son cœur. Sous-officier, il avait eu une maîtresse et l’avait toujours gardée ; elle se nommait Rose, elle avait trente ans, elle était ouvrière en robes, peu jolie et boitait.

Elle habitait Besançon.

Une fois par semaine, elle écrivait au général, n’oubliant jamais sa condition inférieure, et, malgré la loi qui ordonnait aux bons citoyens de se tutoyer, si bonne citoyenne qu’elle fût, lui ayant toujours dit « vous ».

Ces lettres étaient pleines de bons conseils et de tendres avis ; elle conseillait au général en chef de ne pas se laisser éblouir par la fortune et de rester Charlot, comme il était à son village ; elle lui conseillait l’économie, non pas pour elle, Dieu merci, son état la nourrissait : elle avait fait six robes pour la femme d’un représentant, elle en coupait six autres pour celle d’un général, elle avait devant elle trois pièces d’or qui représentaient quinze ou seize cents francs en assignats ; mais pour ses parents à lui, qui étaient pauvres. Pichegru, à quelque affaire qu’il fût occupé, lisait toujours ses lettres en les recevant, les serrait soigneusement dans son portefeuille et disait, d’un air attendri :

– Pauvre et excellente fille, c’est cependant moi qui lui ai appris l’orthographe.

Que l’on nous permette de nous étendre sur ces détails ; nous allons avoir à mettre en scène et à faire agir des hommes qui ont fixé plus ou moins longtemps sur eux les yeux de l’Europe ; qui ont été loués ou calomniés selon le besoin que les partis avaient de les élever ou de les abaisser ; ces hommes, les historiens les ont jugés eux-mêmes avec une certaine légèreté, grâce à l’habitude qu’ils ont d’accepter des opinions toutes faites ; mais il n’en est pas de même pour le romancier, contraint de descendre aux moindres détails, parce que dans le moindre détail il trouve quelquefois le fil qui doit le guider dans le plus inextricable de tous les labyrinthes, celui du cœur humain ; nous oserons donc dire qu’en les faisant vivre à la fois de la vie privée que négligent complètement les historiens, et de la vie publique sur laquelle ceux-ci s’appesantissent trop, quoiqu’elle ne soit souvent que le masque de l’autre, nous ferons passer pour la première fois sous les yeux de nos lecteurs ces illustres morts que les passions politiques jettent aux mains de la Calomnie en la chargeant de les ensevelir.

Ainsi nous avons vu, dans les historiens, Pichegru trahir la France pour le gouvernement de l’Alsace, le cordon rouge, le château de Chambord, son parc et ses dépendances ; douze pièces de canon ; un million d’argent comptant ; deux cent mille francs de rente, réversibles par moitié sur la tête de sa femme, et cinq mille sur celle de chacun de ses enfants ; enfin, pour la terre d’Arbois, portant le nom de Pichegru, et qui serait exemptée d’impôts pendant dix ans.

La première réponse matérielle à cette accusation est d’abord que Pichegru, n’ayant jamais été marié, n’a eu, par conséquent, ni femme ni enfants de l’avenir desquels il ait eu à s’occuper ; la réponse morale est de montrer Pichegru dans sa vie privée, afin que l’on voie quels étaient ses besoins et son ambition.

Rose, on l’a vu, faisait à son amant deux recommandations : de faire des économies pour sa famille et de rester le bon et simple Charlot qu’il avait toujours été.

Pichegru recevait en campagne une somme quotidienne de cent cinquante francs en assignats ; les appointements du mois arrivaient tous les premiers du mois en grandes feuilles divisées par compartiments. On mettait le cahier d’assignats sur la table avec des ciseaux à côté ; chaque jour, on coupait pour les besoins du jour, et coupait qui voulait ; rarement le cahier durait autant que le mois ; quand il finissait le 24 ou le 25, ce qui arrivait souvent, chacun s’arrangeait comme il pouvait pour les derniers jours.

Un de ses secrétaires écrivait en parlant de lui : « Ce grand mathématicien de Brienne était incapable de régler en monnaie courante le compte d’une blanchisseuse. » Et il ajoutait : « Un empire aurait été trop petit pour son génie ; une métairie trop grande pour son indolence. »

Quant à rester le bon Charlot, comme le lui recommandait Rose, on va juger s’il avait besoin de cette recommandation.

Deux ou trois ans après l’époque que nous essayons de peindre, Pichegru, au comble de sa popularité, rentrant dans sa Franche-Comté bien-aimée pour revoir son village de Planches, fut arrêté à l’entrée d’Arbois, sous un arc de triomphe, par une députation qui venait le complimenter et l’inviter à un dîner d’apparat et à un grand bal.

Pichegru écouta l’orateur en souriant, et, quand il eut fini :

– Mon cher compatriote, dit-il au président de la députation, je n’ai qu’un très petit nombre d’heures à passer dans mon pays natal, et je les dois presque toutes à mes parents des villages voisins ; si l’amitié qui nous lie m’entraînait à trahir mes devoirs de famille, vous m’en blâmeriez les premiers, et vous auriez raison ; vous venez cependant me proposer un dîner et un bal ; quoique j’aie perdu depuis longtemps l’habitude de ces plaisirs, j’y participerais volontiers. Je serais heureux de vider en si bonne compagnie quelques verres de notre excellent vin nouveau et de voir danser les jeunes filles d’Arbois, qui doivent être bien jolies si elles ressemblent à leurs mères. Mais un soldat n’a que sa parole, et je vous jure sur l’honneur que je suis retenu ; j’ai promis il y a longtemps, à Barbier le vigneron, de faire avec lui mon premier repas quand je reviendrais au pays, et, en conscience, d’ici au coucher du soleil, je n’en puis faire deux.

– Mais, répondit le président, il me semble, mon général, qu’il y aurait un moyen de concilier les choses.

– Lequel ?

– Ce serait d’inviter Barbier à dîner avec vous.

– En faisant ainsi, et s’il y consent, je ne demande pas mieux, dit Pichegru, mais je doute qu’il y consente. À-t-il toujours cet air mélancolique et farouche qui lui avait fait donner le nom de Barbier le Désespéré ?

– Plus que jamais, mon général.

– Eh bien ! je vais le chercher moi-même, dit Pichegru, car je pense qu’il ne faudra pas moins que mon influence sur lui pour le déterminer à être des nôtres.

– Eh bien ! général, nous vous suivons, dirent les députés.

– Venez, dit Pichegru.

Et l’on se mit à la recherche de Barbier le Désespéré, pauvre vigneron qui, pour toute fortune, possédait une centaine de ceps de vigne, et qui arrosait de leurs produits une mauvaise croûte de pain noir.

On prit la promenade de la ville. Au bout de la promenade, le général s’arrêta devant un vieux tilleul.

– Citoyens, dit-il, conservez bien cet arbre et ne permettez jamais qu’on l’abatte. Là, un héros qui, avec cent cinquante hommes, avait défendu votre ville contre Biron et toute l’armée royale, a subi le martyre. Ce héros s’appelait Claude Morel. Là, cette bête brute, nommée Biron, qui finit par mordre la main qui l’avait nourri, le fit pendre. Quelques années après, c’était Biron, l’assassin de Claude Morel, qui, après avoir trahi la France, chicanait sa vie au bourreau, et dont le bourreau était obligé de faire, par un miracle de force et d’adresse, sauter la tête, en prenant, sans que le condamné le vît, son épée aux mains du valet.

Et, saluant l’arbre glorieux, il continuait son chemin aux battements de mains de la foule qui l’accompagnait.

Quelqu’un qui connaissait le gisement de la vigne de Barbier le Désespéré le découvrit au milieu des échalas et l’appela.

– Qui me demande ? cria-t-il.

– Charlot ! répondit l’interlocuteur.

– Quel Charlot ?

– Charlot Pichegru.

– Vous vous moquez de moi, dit le vigneron.

Et il se remit à sarcler sa vigne.

– On se moque si peu de toi, que le voilà en personne.

– Eh ! Barbier ! cria Pichegru à son tour.

À cette voix bien connue, Barbier le Désespéré se redressa, et, voyant un uniforme de général au milieu du groupe :

– Ouais ! dit-il, est-ce que ce serait vraiment lui ?

Et, courant à travers les échalas, il arriva au bord de la vigne, s’y arrêta pour s’assurer qu’il n’était pas le jouet d’une hallucination, et, ayant définitivement reconnu le général, accourut au-devant de lui et se jeta dans ses bras en criant :

– C’est donc toi, Charlot ! mon cher Charlot !

– C’est donc toi, mon cher camarade ! répondit Pichegru en le pressant sur son cœur.

Et tous deux, paysan et général, pleuraient à qui mieux mieux.

Tout le monde s’était écarté pour laisser ces deux vieux amis pleurer du bonheur de se revoir.

Les premières tendresses échangées, le président s’approcha et exposa à Barbier le Désespéré le motif de cette visite cérémonieusement faite au milieu des champs, c’est-à-dire dans la véritable maison du vendangeur.

Barbier regarda Pichegru pour savoir s’il devait accepter. Pichegru fit signe de la tête que oui.

Le vigneron voulut au moins rentrer chez lui pour mettre ses habits des dimanches ; mais le président, qui avait lu dans le poème de Berchoux l’opinion de ce fameux gastronome sur les dîners réchauffés, ne lui en voulut pas laisser le temps, et l’on conduisit Pichegru et Barbier le Désespéré à la mairie, où le dîner attendait.

Pichegru plaça le président à sa droite, mais Barbier le Désespéré à sa gauche, ne parla en particulier qu’à lui, et ne le quitta qu’à son départ.

Que l’on nous pardonne cette longue parenthèse, ouverte à l’endroit d’un des hommes les plus remarquables de la Révolution. Ce regard jeté sur sa vie privée nous aidera à comprendre et à juger plus impartialement qu’on ne l’a fait peut-être jusqu’aujourd’hui, l’homme politique qui va être un des personnages importants de cette première partie de notre livre.

Chapitre XVIII. La réception de Charles §

C’était à cet homme, destiné, si les divinités fatales ne s’en mêlaient pas, à un immense avenir, que le jeune Charles était recommandé.

C’était donc avec une émotion peut-être encore plus grande que celle qu’il avait éprouvée en entrant chez Schneider et chez Saint-Just qu’il entrait dans la maison vaste, mais de simple apparence, où Pichegru avait établi son quartier général.

– Le général est dans son cabinet, la troisième porte à droite, avait dit le soldat de service à la porte d’une espèce de corridor.

Charles entra dans le corridor d’un pas assez ferme, qui se ralentit, et dont le bruit diminua au fur et à mesure qu’il approchait de la porte à lui désignée.

Arrivé au seuil de cette porte entrouverte, il put voir le général, les deux mains appuyées sur une grande table et étudiant une carte d’Allemagne, bien sûr qu’il était qu’il ne tarderait pas à porter les hostilités de l’autre côté du Rhin.

« Pichegru paraissait plus vieux qu’il n’était, et sa conformation prêtait à cette erreur ; sa taille, au-dessus de la moyenne, était solidement plantée sur des hanches vigoureuses. Il n’avait d’autre élégance que celle qui sied à la force. Il était large et ouvert de poitrine, quoique ayant le dos un peu voûté. Ses vastes épaules, qui soutenaient un cou ample, court et nerveux, lui donnaient quelque chose d’un athlète comme Milon, ou d’un gladiateur comme Spartacus. Son visage participait à cette forme quadrangulaire qui est assez propre aux Francs-Comtois de bonne race. Ses os mandibulaires étaient énormes, son front immense et très épanoui vers les tempes dégarnies de cheveux. Son nez était bien proportionné, coupé de la base à l’extrémité par un plan uni, qui formait une longue arête. Rien n’égalait la douceur de son regard, quand il n’avait pas de raison de le rendre impérieux ou redoutable.

Si un grand artiste voulait exprimer sur un visage humain l’impassibilité d’un demi-dieu, il faudrait qu’il inventât la tête de Pichegru.

» Son mépris profond pour les hommes et pour les événements, sur lesquels il n’exprimait jamais son opinion qu’avec une ironie dédaigneuse, ajoutait encore à ce caractère. Pichegru servait loyalement l’ordre social qu’il avait trouvé établi, parce que c’était sa mission ; mais il ne l’aimait pas et ne pouvait pas l’aimer. Son cœur ne s’émouvait qu’à la pensée d’un village où il espérait passer sa vieillesse. « Remplir sa tâche et se reposer, disait-il souvent, c’est toute la destinée de l’homme. »2

Un mouvement que fit Charles dénonça sa présence ; Pichegru avait ce coup d’œil rapide et cette oreille inquiète de l’homme dont la vie dépend souvent de l’ouïe ou de la vue.

Il releva rapidement la tête et fixa ses grands yeux sur l’enfant, mais avec une expression de bienveillance qui l’enhardit.

Il entra, et, en s’inclinant, lui remit sa lettre.

– Pour le citoyen général Pichegru, lui dit-il.

– Tu m’as donc reconnu ? lui demanda le général.

– Tout de suite, général.

– Mais tu ne m’as jamais vu.

– Mon père m’avait fait votre portrait.

Pendant ce temps, Pichegru avait ouvert la lettre.

– Comment ! lui dit-il, tu es le fils de mon brave et cher ami…

L’enfant ne le laissa point achever.

– Oui, citoyen général, dit-il.

– Il me dit qu’il te donne à moi.

– Reste à savoir si vous acceptez ce cadeau.

– Que veux-tu que je fasse de toi ?

– Ce que vous voudrez.

– Je ne puis faire de toi un soldat, en conscience ; tu es trop jeune et trop faible.

– Général, je ne devais pas avoir le bonheur de vous voir si tôt. Mon père m’avait donné une lettre pour un autre de ses amis qui devait me tenir au moins un an à Strasbourg et m’y faire apprendre le grec.

– Ce ne serait pas Euloge Schneider ? dit en riant Pichegru.

– Si fait.

– Eh bien ?

– Eh bien ! il a été arrêté hier.

– Par quel ordre ?

– Par l’ordre de Saint-Just, et expédié au Tribunal révolutionnaire de Paris.

– Encore un, en ce cas, à qui tu peux faire tes adieux. Et comment la chose est-elle arrivée ?

Charles lui raconta toute l’histoire de Mlle de Brumpt. Pichegru écouta le jeune homme avec le plus grand intérêt.

– En vérité, dit-il, il y a des créatures qui déshonorent l’humanité : Saint-Just a bien fait. Et tu n’as eu aucune éclaboussure au milieu de tout cela ?

– Oh ! moi, dit Charles, tout fier d’être à son âge le héros d’une aventure, j’étais en prison quand cela est arrivé.

– Comment ! en prison ?

– Oui, j’avais été arrêté la veille.

– Ils en sont arrivés à arrêter des enfants !

– C’est justement ce qui a mis Saint-Just si fort en colère.

– Mais pourquoi as-tu été arrêté ?

– Pour avoir donné avis à deux députés de Besançon qu’ils couraient des risques en restant à Strasbourg.

– À Dumont et à Ballu ?

– Justement.

– Ils sont à mon état-major, tu les verras.

– Je les croyais retournés à Besançon ?

– En route, ils se sont ravisés. Ah ! c’est à toi qu’ils doivent l’avertissement qui leur a probablement sauvé la tête ?

– Il paraît que j’ai eu tort, dit l’enfant en baissant les yeux.

– Tort ! Et qui t’a dit que tu avais tort de faire une bonne action en sauvant la vie de ton semblable ?

– Saint-Just ! Mais il a ajouté qu’il me pardonnait, attendu que la pitié était une vertu d’enfant, et il m’a cité son exemple ; le matin même, il avait, m’a-t-il dit, fait fusiller son meilleur ami.

Le visage de Pichegru se rembrunit.

– C’est vrai, dit-il, le trait a été mis à l’ordre du jour de l’armée, et je dois même dire que, de quelque façon qu’on le juge, il a influé en bien sur le moral du soldat. Dieu me garde d’avoir à donner un pareil exemple ; car, je le dis hautement, je ne le donnerais pas. Eh ! que diable ! nous sommes des Français, et non des Lacédémoniens. On pourra nous mettre un temps un masque sur le visage ; mais, un jour ou l’autre, on lèvera le masque, et le visage sera le même ; il aura quelques rides de plus, voilà tout.

– Eh bien ! général, pour en revenir à la lettre de mon père…

– C’est convenu, tu restes avec nous ; je t’attache comme secrétaire à l’état-major. Sais-tu monter à cheval ?

– Général, je dois avouer que je ne suis pas un écuyer de première force.

– Tu apprendras. Tu es venu à pied ?

– Oui, de Bischwiller à ici.

– Et de Strasbourg à Bischwiller ?

– Je suis venu en carriole avec Mme Teutch.

– L’hôtesse de l’Auberge de la Lanterne ?

– Et le sergent-major Pierre Augereau.

– Et comment diable as-tu fait la connaissance de Pierre Augereau, de ce brutal ?

– Il était le maître d’armes d’Eugène Beauharnais.

– Du fils du général Beauharnais ?

– Oui.

– Encore un qui va expier ses victoires sur l’échafaud, dit Pichegru avec un soupir ; ils trouvent que la mitraille ne va pas assez vite. Mais alors, mon pauvre enfant, tu dois mourir de faim ?

– Oh ! quant à cela, dit Charles, je viens de voir un spectacle qui m’a ôté l’appétit.

– Qu’as-tu vu ?

– J’ai vu fusiller un pauvre émigré de notre pays, que vous devez connaître.

– Le comte de Sainte-Hermine ?

– Justement.

– Ils ont guillotiné son père il y a huit mois, ils ont fusillé le fils aujourd’hui ; il reste deux frères.

Pichegru haussa les épaules.

– Que ne les fusillent-ils tous tout de suite ? continua-t-il. La famille entière y aura passé. As-tu jamais vu guillotiner ?

– Non.

– Eh bien ! demain, si cela t’amuse, tu pourras t’en donner le plaisir : nous en avons une fournée de vingt-deux. Il y aura de tout, depuis les grosses épaulettes jusqu’aux palefreniers. Maintenant, occupons-nous de ton organisation : elle ne sera pas longue.

Il montra à l’enfant un matelas étendu à terre.

– Voici mon lit, dit-il.

Il lui en montra un autre.

– Voici, continua-t-il, celui du citoyen Reignac, secrétaire en chef de l’état-major.

Il sonna, le planton parut.

– Un matelas ! demanda le général.

Cinq minutes après, le planton rentrait, apportant un matelas.

Pichegru lui montra de la main où il devait l’étendre.

– Et voilà le tien, dit-il.

Puis, ouvrant une armoire :

– Cette armoire est à toi, personne n’y mettra rien ; ne mets rien dans celles des autres ; comme ton paquet n’est pas gros, elle te suffira, je l’espère. Si tu as quelque chose de précieux, porte-le sur toi, c’est le plus sûr : non pas que tu risques d’être volé, mais tu risques de l’oublier lorsque sonnera l’heure de quelque départ trop prompt, soit pour aller en avant, soit pour aller en arrière.

– Général, dit naïvement le jeune homme, je n’avais rien de précieux que la lettre de mon père pour vous, et je vous l’ai donnée.

– Alors, embrasse-moi, déballe toutes tes petites affaires ; moi, je retourne à ma carte.

Et comme, en effet, il se rapprochait de la table, il vit deux personnes qui causaient en face de la porte, dans le corridor.

– Eh ! dit-il, viens donc, citoyen Ballu ! viens donc, citoyen Dumont ! je veux vous faire faire connaissance avec un nouvel hôte qui m’arrive.

Et il leur désigna Charles ; mais, comme tous les deux le regardaient sans le reconnaître :

– Chers compatriotes, leur dit-il, remerciez cet enfant ; c’est lui qui vous a fait passer l’avis grâce auquel vous avez encore ce soir votre tête sur les épaules.

– Charles ! s’écrièrent-ils tous deux en même temps en l’embrassant et en le serrant sur leur cœur, nos femmes et nos enfants sauront ton nom pour l’aimer et le bénir.

Pendant que Charles répondait de son mieux à cette étreinte, un jeune homme de vingt à vingt-deux ans entrait, qui demandait en excellent latin à Pichegru s’il pouvait lui accorder un quart d’heure d’entretien.

Pichegru, étonné de cette façon de l’aborder, lui répondit dans la même langue qu’il était tout à sa disposition.

Ouvrant la porte d’une petite chambre donnant dans la grande, il lui fit signe d’y entrer, et, lorsqu’il y fut entré, l’y suivit ; devinant alors que cet homme avait une confidence importante à lui faire, il referma la porte derrière lui.

Chapitre XIX. L’espion §

Pichegru jeta un regard rapide et investigateur sur le nouveau venu ; mais, quelles que fussent l’acuité et la perspicacité de ce regard, il ne lui apprit pas même d’une façon positive à quelle nation il pouvait appartenir.

Sa mise était celle d’un voyageur pauvre qui a beaucoup marché et qui vient de faire une longue route. Il portait un bonnet de poil de renard, une espèce de peau de chèvre, passée au cou comme une blouse et serrée à la taille par une ceinture de cuir ; les manches d’une chemise de laine rayée passaient par les ouvertures pratiquées à l’extrémité supérieure de cette cuirasse, dont le poil était tourné en dedans, et de longues bottes, dont les semelles étaient en mauvais état, remontaient jusqu’au-dessus du genou.

Il n’y avait dans tout cela aucune indication de nationalité.

Cependant, à ses cheveux blonds, à son œil bleu clair ferme jusqu’à la férocité, à sa moustache couleur de lin, à son menton fortement accentué, à l’élargissement de ses mâchoires, Pichegru comprit qu’il devait se rattacher aux races du Nord.

Le jeune homme se laissait regarder en silence et semblait mettre au défi la perspicacité de Pichegru.

– Hongrois ou Russe ? demanda Pichegru en français.

– Polonais ! lui répondit laconiquement le jeune homme dans la même langue.

– Alors, exilé ? dit Pichegru.

– Pis que cela !

– Pauvre peuple ! si brave et si malheureux ! Et il tendit la main au banni.

– Attendez, dit le jeune homme ; avant de me faire cet honneur, il s’agit de savoir…

– Tout Polonais est brave ! dit Pichegru ; tout exilé a droit à la poignée de main d’un patriote.

Mais le Polonais semblait mettre un certain amour-propre à n’accepter cette courtoisie que lorsqu’il aurait prouvé qu’il en était digne.

Il tira un petit sachet de cuir qu’il portait sur sa poitrine, comme les Napolitains portent leurs amulettes, l’ouvrit et en fit sortir un papier plié en quatre.

– Connaissez-vous Kosciusko ? dit le jeune homme.

Et ses yeux lancèrent un double éclair.

– Qui ne connaît pas le héros du Dubienka ? fit Pichegru.

– Alors, lisez, fit le Polonais.

Et il lui remit le billet.

Pichegru le prit et lut :

Je recommande à tous les hommes luttant pour l’indépendance et la liberté de leur pays, ce brave, fils de brave, frère de brave.

Il était avec moi à Dubienka.

T. Kosciusko.

– Vous avez là un beau brevet de courage, monsieur, dit Pichegru ; voulez-vous me faire l’honneur d’être mon aide de camp ?

– Je ne vous rendrais pas assez de services et je me vengerais mal ; or, ce qu’il me faut, c’est la vengeance.

– Et quels sont ceux dont vous avez à vous plaindre ; sont-ce les Russes, les Autrichiens ou les Prussiens ?

– De tous trois, puisque tous trois oppriment et dévorent la malheureuse Pologne ; mais j’en veux plus particulièrement à la Prusse.

– D’où êtes-vous ?

– De Dantzig ; je suis du sang de cette vieille race polonaise qui, après l’avoir perdue en 1308, la reconquit en 1454 et la défendit contre Étienne Battori en 1575. Depuis ce jour, Dantzig renferma un parti polonais toujours prêt à se soulever, et qui se souleva au premier appel de Kosciusko ; mon frère, mon père et moi saisîmes un fusil et nous rangeâmes sous ses ordres.

» C’est ainsi que nous nous trouvâmes, mon frère, mon père et moi, faire partie des quatre mille hommes qui défendirent pendant cinq jours, contre seize mille Russes, le fort de Dubienka, que nous n’avions eu que vingt-quatre heures pour fortifier.

» Quelque temps après, Stanislas céda à la volonté de Catherine. Kosciusko, ne voulant pas se faire le complice de l’amant de la tsarine, donna sa démission, et mon frère, mon père et moi revînmes à Dantzig, où je repris mes études.

» Un matin, nous apprîmes que Dantzig était cédée à la Prusse.

» Nous étions deux ou trois mille patriotes qui protestâmes d’une main et qui reprîmes nos fusils de l’autre ; cet écartèlement de notre patrie, cette chère Pologne démembrée, nous paraissaient devoir appeler, après la protestation morale, la protestation matérielle, cette protestation du sang dont il faut de temps en temps arroser les nationalités pour que les nationalités ne meurent pas ; nous allâmes au-devant du corps prussien qui venait pour s’emparer de la ville ; il était de dix mille hommes, et nous étions dix-huit cents.

» Mille de nous restèrent sur le champ de bataille.

» Dans les trois jours qui suivirent, trois cents moururent de leurs blessures.

» Cinq cents restaient.

» Tous étaient aussi coupables les uns que les autres, mais c’étaient de généreux adversaires que nos ennemis.

» On nous divisa en trois catégories.

» La première avait le droit d’être fusillée.

» La deuxième était pendue.

» La troisième avait la vie sauve après avoir reçu cinquante coups de baguette.

» On nous avait divisés selon nos forces.

» Les plus blessés avaient droit à la fusillade.

» Ceux dont les blessures étaient plus légères devaient être pendus.

» Ceux qui étaient demeurés sains et saufs devaient recevoir cinquante coups de bâton, afin qu’ils conservassent toute leur vie le souvenir du châtiment qu’a mérité tout ingrat qui refuse de se jeter dans les bras que lui ouvre la Prusse.

» Mon père mourant fut fusillé.

» Mon frère, qui avait seulement une cuisse cassée, fut pendu.

» Moi, qui n’avais qu’une égratignure à l’épaule, je reçus cinquante coups de bâton.

» Au quarantième, j’étais évanoui ; mais mes bourreaux étaient gens de conscience ; quoique je ne sentisse plus les coups, ils en complétèrent le nombre et me laissèrent couché sur le lieu de l’exécution sans plus s’occuper de moi ; mon jugement portait que, les cinquante coups de bâton reçus, j’étais libre.

» L’exécution avait eu lieu dans une des cours de la citadelle ; quand je revins à moi, il était nuit ; je vis autour de moi beaucoup de corps inanimés qui ressemblaient à des cadavres, et qui, comme je l’étais un instant auparavant, n’étaient probablement qu’évanouis. Je retrouvai mes habits ; mais, à l’exception de ma chemise, je ne pus les remettre sur mes épaules sanglantes. Je les jetai sur mon bras et m’orientai. Une lumière brillait à cent pas de moi ; je pensai que c’était celle de l’officier gardien de la porte : je m’acheminai vers elle.

» L’officier gardien était sur le seuil de son guichet.

» – Votre nom ? me demanda-t-il.

» Je lui dis mon nom.

» Il consulta une liste.

» – Tenez, fit-il, voici votre feuille de route.

» Je jetai les yeux dessus.

» Elle portait : Bon pour la frontière.

» – Et je ne puis rentrer dans Dantzig ? lui demandai-je.

» – Sous peine de mort.

» Je pensai à ma mère, déjà deux fois veuve, veuve de son mari, veuve de son enfant ; je poussai un soupir, la recommandai à Dieu et me mis en chemin.

» Je n’avais pas d’argent ; mais par bonheur, dans une espèce de secret de mon portefeuille, j’avais sauvé le mot que Kosciusko m’avait donné en me quittant, et que je vous ai montré.

» Je pris ma route par Custrin, Francfort, Leipzig. Comme les marins voient l’étoile Polaire et se guident sur elle, moi, à l’horizon, je voyais la France, ce phare de la liberté, et je marchais à elle. Six semaines de faim, de fatigues, de misères, d’humiliations, tout a été oublié quand, avant-hier, j’ai touché la terre sainte de l’indépendance, tout, excepté la vengeance.

» Je me suis jeté à genoux, et j’ai béni Dieu de me sentir aussi fort que le crime dont j’ai été victime. Dans tous vos soldats, je voyais des frères, non pas en marchant à la conquête du monde, mais à la délivrance des peuples opprimés ; un drapeau passa ; je m’élançai, demandant à l’officier la permission d’embrasser ce haillon sacré, symbole de la fraternité universelle ; l’officier hésitait.

» – Ah ! lui dis-je, je suis Polonais, je suis proscrit, je viens de faire trois cents lieues pour me joindre à vous. Ce drapeau, c’est le mien aussi ; j’ai droit de le presser contre mon cœur, d’y appuyer mes lèvres.

» Et, presque de force, je le pris et le baisai en disant :

» – Sois toujours pur, resplendissant et glorieux, drapeau des vainqueurs de la Bastille, drapeau de Valmy, de Jemmapes et de Bercheim !

» Ô général, un instant je ne sentis plus la fatigue ; j’oubliai mes épaules meurtries sous l’ignoble bâton, mon frère suspendu au gibet infâme, mon père fusillé !… J’oubliai tout, même la vengeance.

» Aujourd’hui me voilà, je viens à vous, je suis instruit dans toutes les choses de science ; je parle cinq langues comme le français, je puis tour à tour me faire passer pour Allemand, Anglais, Russe ou Français. Je puis pénétrer sous tous les déguisements dans les villes, dans les forteresses, dans les quartiers généraux ; je puis vous rendre compte de tout, sachant lever un plan ; aucun obstacle matériel ne m’arrêtera : dix fois, étant enfant, j’ai traversé la Vistule à la nage ; en somme, je ne suis pas un homme, je suis une chose ; je ne m’appelle plus Stephan Moïnjski, je m’appelle la Vengeance !

– Et tu veux être espion ?

– Appelez-vous espion l’homme sans peur qui, par son intelligence, peut faire le plus de mal à l’ennemi ?

– Oui.

– Alors, je veux être espion.

– Tu risques, si tu es pris, d’être fusillé ; tu le sais ?

– Comme mon père.

– Ou pendu ?

– Comme mon frère.

– Le moins qui puisse t’arriver, c’est d’être bâtonné ; tu le sais encore ?

D’un mouvement rapide, Stephan ouvrit son justaucorps, en tira son bras, abaissa sa chemise et montra son dos couvert de sillons bleuâtres.

– Comme je l’ai été, dit-il en riant.

– Rappelle-toi que je t’offre une place dans l’armée comme lieutenant, ou près de moi comme officier interprète !

– Et vous, citoyen général, rappelez-vous que, me trouvant indigne, je la refuse. En me condamnant, ils m’ont mis au-dessous de l’homme. Eh bien ! c’est d’en bas que je les frapperai !

– Soit ! maintenant, que désires-tu ?

– De quoi acheter d’autres vêtements, et vos ordres.

Pichegru étendit la main et prit sur une chaise un cahier d’assignats et des ciseaux.

C’était la somme qu’il recevait tous les mois pour ses dépenses au pied de guerre.

On n’était pas encore à moitié du mois, et le cahier était largement entamé.

Il y coupa la dépense de trois jours, c’est-à-dire quatre cent cinquante francs, et les donna à l’espion.

– Achète-toi des habits avec cela, lui dit-il.

– C’est beaucoup trop, dit le Polonais ; les habits dont j’ai besoin sont des habits de paysan.

– Peut-être, du jour au lendemain, seras-tu obligé d’adopter un autre déguisement.

– C’est bien ! Vos ordres, maintenant ?

– Écoute bien ceci, dit Pichegru en lui posant la main sur l’épaule.

Le jeune homme écouta, l’œil fixé sur Pichegru ; on eût dit qu’il ne lui suffisait pas d’entendre ses paroles, et qu’il voulait aussi les voir.

– Je suis prévenu, continua Pichegru, que l’armée de la Moselle, commandée par Hoche, va faire sa jonction avec la mienne. Cette jonction faite, nous attaquerons Wœrth, Frœschwiller et Reichshoffen. Eh bien ! il me faut le chiffre des hommes et des canons qui défendent ces places, ainsi que les positions les meilleures pour les attaquer ; tu seras aidé par la haine que nos paysans et nos bourgeois alsaciens portent aux Prussiens.

– Vous rendrai-je ces renseignements ici ? Les attendrez-vous ? Ou vous mettrez-vous en campagne pour aller au-devant de l’armée de la Moselle ?

– Dans trois ou quatre jours, il est probable que tu entendras le canon du côté de Marschwiller, du côté de Dawendorf ou d’Uberack ; viens me rejoindre où je serai.

En ce moment, la porte de la grande chambre s’ouvrit, et un jeune homme de vingt-six à vingt-sept ans, portant l’uniforme de colonel, entra.

À ses cheveux blonds, à ses moustaches blondes, à son teint rose, il était facile de reconnaître un de ces Irlandais qui venaient prendre du service en France, et qui étaient d’autant plus nombreux que nous faisions ou que nous allions faire la guerre en Angleterre.

– Ah ! c’est vous, mon cher Macdonald, dit Pichegru en faisant un signe au jeune homme ; j’allais vous faire demander ; voici un de vos compatriotes, Anglais ou Écossais.

– Ni les Anglais ni les Écossais ne sont mes compatriotes, général, dit Macdonald : je suis Irlandais.

– Pardon, colonel, dit Pichegru en riant, je ne voulais pas vous blesser, je voulais dire qu’il ne parlait qu’anglais, et que, comme je le parle fort mal, je voudrais savoir ce qu’il désire.

– Rien de plus facile, dit Macdonald.

Et, s’adressant au jeune homme, il lui fit plusieurs questions auxquelles celui-ci répondit à l’instant même et sans hésitation aucune.

– Il vous a dit ce qu’il désirait ? demanda Pichegru.

– Oui, parfaitement, répondit Macdonald : il désire une place dans les charrois ou dans les vivres.

– Alors, dit Pichegru au Polonais, comme c’est tout ce que je désirais savoir, faites ce que vous avez à faire, et n’oubliez pas mes recommandations. – Voulez-vous lui traduire ces quelques mots que je viens de lui dire, mon cher Macdonald, vous me rendrez service.

Macdonald répéta en anglais, mot à mot, ce qu’avait dit le général ; le faux Irlandais salua et sortit.

– Eh bien ! continua Pichegru, comment trouvez-vous qu’il parle anglais ?

– Admirablement, répondit Macdonald ; il a bien un petit accent qui me fait croire qu’il n’est né ni à Londres ni à Dublin, mais en province. Seulement, il faut être Anglais ou Irlandais pour s’en apercevoir.

– C’est tout ce que je voulais savoir, dit Pichegru en riant.

Et il rentra dans la grande chambre, suivi de Macdonald.

Chapitre XX. La prophétie du mourant §

La plupart des officiers attachés au service de Pichegru étaient en mission ou en reconnaissance lors de l’arrivée de Charles au quartier général.

Le lendemain seulement, tous les ordres étant donnés pour un prochain départ, et chacun étant de retour de sa mission, la table du déjeuner se trouva complète.

À cette table, outre le colonel Macdonald que nous avons déjà vu paraître, étaient assis quatre généraux de brigade, les citoyens Lieber, Boursier, Michaux et Hermann ; deux officiers d’état-major, les citoyens Gaume et Chaumette, et deux aides de camp, les citoyens Doumerc et Abbatucci. Doumerc était capitaine de cavalerie. Il pouvait avoir de vingt-deux à vingt-trois ans ; il était né aux environs de Toulon ; c’était, sous le rapport physique, un des plus beaux hommes de l’armée.

Quant au courage, il était de cette époque où ce n’était pas même un mérite d’être brave.

C’était, en outre, un de ces esprits charmants qui égayaient la sérénité calme, mais froide, de Pichegru, lequel prenait rarement part à la conversation, et souriait pour ainsi dire, de l’âme seulement.

Quant à Abbatucci, il était Corse ; envoyé à quinze ans à l’École militaire de Metz il était devenu lieutenant d’artillerie en 1789 et capitaine en 1792. C’est avec ce grade qu’il était aide de camp de Pichegru.

C’était, lui aussi, un beau jeune homme de vingt-trois ans, d’une intrépidité à toute épreuve. Svelte, adroit et vigoureux, au teint couleur de bronze, qui donnait à sa beauté grecque un cachet numismatique, lequel contrastait d’une étrange façon avec sa gaieté ingénue, expansive, presque enfantine, mais de peu de verve et d’éclat.

Rien de plus gai que ces repas de jeunes gens, quoique la table ressemblât fort aux tables de Lacédémone : malheur à ceux qui, retenus par quelque escarmouche de guerre ou d’amour, arrivaient trop tard ; ceux-là trouvaient les plats nettoyés et les bouteilles vides, et mangeaient leur pain sec au milieu des rires et des plaisanteries de leurs camarades.

Seulement, il n’y avait pas de semaine où une place ne restât pas vide au banquet. Le général la marquait, en passant, d’un froncement de sourcils, et, d’un geste, faisait disparaître le couvert de l’absent.

L’absent était mort pour la patrie. On buvait à sa mémoire, et tout était dit.

Il y avait quelque chose d’une grandeur souveraine dans cette insouciance de la vie et jusque dans ce rapide oubli de la mort.

La question qui préoccupait depuis quelques jours tous Ces jeunes gens presque autant que celle dans laquelle ils étaient acteurs, c’était celle, infiniment grave, du siège de Toulon.

Toulon, on se le rappelle, avait été livrée aux Anglais par l’amiral Trogoff, dont nous regrettons de ne retrouver le nom dans aucun dictionnaire ; les noms des traîtres mériteraient pourtant d’être conservés.

M. Thiers, par patriotisme sans doute, en faisait un Russe.

Hélas ! il était Breton.

Les premières nouvelles n’étaient pas rassurantes, et les jeunes gens, surtout les officiers d’artillerie, avaient ri de bon cœur du plan du général Cartaux, qui consistait dans les trois lignes suivantes : « Le général d’artillerie foudroiera Toulon pendant trois jours, au bout desquels je l’attaquerai sur trois colonnes et l’enlèverai. »

Puis la nouvelle était arrivée que le général Dugommier avait remplacé Cartaux ; celui-là inspirait un peu plus de confiance ; mais, arrivé, il y a deux ans, de la Martinique, nommé général depuis dix-huit mois seulement, il était encore à peu près inconnu.

Puis enfin, la dernière nouvelle venue était que le siège avait commencé selon toutes les règles de la science ; que l’artillerie surtout, conduite par un officier de mérite, rendait de grands services ; il en résultait que l’on attendait tous les jours Le Moniteur avec impatience.

Il arriva vers la fin du déjeuner.

Le général le prit des mains du soldat de planton, et, le jetant par-dessus la table à Charles :

– Tiens, citoyen secrétaire, lui dit-il, ceci rentre dans tes attributions ; cherche s’il y a quelque chose à l’endroit de Toulon.

Charles rougit jusqu’aux yeux, feuilleta Le Moniteur et s’arrêta à ces mots : Lettre du général Dugommier, datée du quartier général d’Ollioules, 10 frimaire, an II.

« Citoyen ministre, cette journée a été chaude, mais heureuse ; depuis deux jours, une batterie essentielle faisait feu sur Malbousquet et inquiétait beaucoup ce poste et ses environs. Ce matin, à cinq heures, l’ennemi a fait une sortie vigoureuse qui l’a rendu maître d’abord de tous nos avant-postes de la gauche de cette batterie. À la première fusillade, nous nous sommes transportés avec célérité à l’aile gauche.

» Je trouvai presque toutes nos forces en déroute. Le général Garnier se plaignant de ce que ses troupes l’avaient abandonné, je lui ordonnai de les rallier et de se reporter à la reprise de notre batterie. Je me mis à la tête du troisième bataillon de l’Isère, pour me porter par un autre chemin à la même batterie. Nous avons eu le bonheur de réussir : bientôt ce poste fut repris ; les ennemis, vivement repoussés, se replient de tous côtés, en laissant sur le terrain un grand nombre de morts et de blessés. Cette sortie enlève à leur armée plus de douze cents hommes, tant tués que blessés et faits prisonniers ; parmi ces derniers, plusieurs officiers d’un grade supérieur, et enfin leur général en chef, O’Hara, blessé d’un coup de feu au bras droit.

» Les deux généraux devaient être touchés dans cette action, car j’ai reçu deux fortes contusions, dont une au bras droit et l’autre à l’épaule, mais sans danger. Après avoir renvoyé vivement l’ennemi d’où il venait, nos républicains, par un élan courageux mais désordonné, ont marché vers Malbousquet, sous le feu vraiment formidable de ce fort. Ils ont enlevé les tentes d’un camp qu’ils avaient fait évacuer par leur intrépidité. Cette action, qui est un véritable triomphe pour les armes de la République, est d’un excellent augure pour nos opérations ultérieures ; car que ne devons-nous pas attendre d’une attaque concertée et bien mesurée, lorsque nous faisons si bien à l’improviste ?

» Je ne saurais trop louer la bonne conduite de tous ceux de nos frères d’armes qui ont voulu se battre ; parmi ceux qui se sont le plus distingués et qui m’ont le plus aidé à rallier et pousser en avant, ce sont les citoyens Buona-Parte, commandant l’artillerie ; Aréna et Cervoni, adjudants généraux.

» Dugommier, général en chef. »

– Buona-Parte ! dit Pichegru, ce doit être un jeune Corse dont j’ai été le répétiteur, et qui annonçait de grandes dispositions pour les mathématiques.

– En effet, dit Abbatucci, il y a à Ajaccio une famille Buonaparte, dont le chef, Charles de Buonaparte, a été aide de camp de Paoli ; ils doivent même être nos cousins d’assez près, ces Buonaparte.

– Pardieu ! vous êtes tous cousins en Corse ! dit Doumerc.

– Si c’est mon Buonaparte à moi, reprit Pichegru, ce doit être un jeune homme de cinq pieds un ou deux pouces, tout au plus, aux cheveux plats collés aux tempes, qui ne savait pas un mot de français quand il est arrivé à Brienne, un peu misanthrope, solitaire, grand ennemi de la réunion de la Corse à la France, grand admirateur de Paoli, et qui en deux ou trois ans avait appris du Père Patrault… – tiens, Charles, le même qui fut le protecteur de ton ami Euloge Schneider !… – tout ce que le Père Patrault pouvait savoir et, par conséquent, apprendre.

– Seulement, continua Abbatucci, le nom ne s’écrit pas comme l’écrit Le Moniteur, qui le coupe par la moitié ; il s’écrit tout simplement Buonaparte.

On en était là de la conversation, lorsqu’une bruyante rumeur s’éleva, et que l’on vit courir tout le monde du côté de la rue de Strasbourg.

On était si près de l’ennemi, que l’on s’attendait à tout moment à une surprise. Chacun commença d’abord par sauter sur son sabre. Doumerc, plus rapproché que les autres de la fenêtre, sauta, non seulement sur son sabre, mais dans la rue, et courut jusqu’à une courbe, de laquelle il pouvait apercevoir ce qui se passait dans toute sa longueur ; mais, arrivé là, il fit de la tête et des épaules un signe de désappointement, et revint vers ses compagnons, à pas lents, la tête basse.

– Qu’y a-t-il ? demanda Pichegru.

– Rien, mon général, c’est ce malheureux Eisemberg et son état-major que l’on va guillotiner.

– Mais, dit Pichegru, ne vont-ils pas directement à la citadelle ? Jusqu’à présent, on nous avait épargné ce spectacle !

– C’est vrai, général ; mais on a résolu de frapper un coup qui retentisse jusqu’au cœur de l’armée. Le massacre d’un général et d’un état-major sont d’un si bon exemple pour un autre général et un autre état-major, qu’on a jugé à propos de vous faire, ainsi qu’à nous, les honneurs de ce spectacle instructif.

– Mais, hasarda timidement Charles, ce ne sont pas des cris que j’entends, ce sont des éclats de rire.

Un soldat passait, venant du côté du cortège ; le général le connaissait comme étant du village d’Arbois. C’était un chasseur au 8e régiment, nommé Falou.

Le général l’appela par son nom.

Le chasseur s’arrêta court, regardant qui l’appelait, pivota vers son général et porta la main à son colback.

– Viens ici, dit le général.

Le chasseur s’approcha.

– Qu’ont-ils donc à rire ? demanda Pichegru. Est-ce que la populace insulte les condamnés ?

– Bien au contraire, mon général, on les plaint.

– Mais, alors, que signifient ces éclats de rire ?

– C’est pas leur faute, mon général, il ferait rire une borne, quoi !

– Qui cela ?

– Le chirurgien Figeac qu’on va guillotiner ; il leur dit du haut de la charrette tant de farces que les condamnés eux-mêmes se tordent de rire.

Le général et les convives se regardèrent.

– Le moment me paraît cependant assez mal choisi pour être gai, dit Pichegru.

– Eh bien ! il paraît qu’il a trouvé un côté risible à la mort.

Et, en effet, en ce moment, on commençait à apercevoir l’avant-garde du funèbre cortège, qui s’en donnait à cœur joie de rire ; non pas d’un rire insultant et sauvage, mais naturel et même sympathique.

Presque aussitôt on aperçut l’immense charrette qui conduisait à la mort les vingt-deux condamnés attachés deux à deux. Pichegru fit un pas en arrière ; mais Eisemberg l’appela d’une voix forte et par son nom.

Pichegru resta cloué à sa place.

Figeac, voyant qu’Eisemberg voulait parler, se tut ; les rires qui l’escortaient s’éteignirent. Eisemberg se fit faire place, traînant avec lui celui auquel il était attaché, et, du haut de la charrette :

– Pichegru ! dit-il, reste et écoute-moi.

Ceux des jeunes gens qui avaient leur chapeau ou le bonnet de police sur la tête se découvraient ; Falou se colla contre la fenêtre, la main fixée à son colback.

– Pichegru ! dit le malheureux général, je vais à la mort et te laisse avec plaisir au faîte des honneurs où ton courage t’a porté ; je sais que ton cœur rend justice à ma loyauté trahie par le sort de la guerre, et que tu as secrètement pitié de mon malheur. Je voudrais pouvoir te prédire, en te quittant, une fin meilleure que la mienne ; mais garde-toi de cette espérance. Houchard, Custine sont morts, je vais mourir. Beauharnais va mourir, tu mourras comme nous. Le peuple auquel tu as dévoué ton bras n’est pas avare du sang de ses défenseurs, et si le fer de l’étranger t’épargne, sois tranquille, tu n’échapperas point à celui des bourreaux. Adieu, Pichegru ! le Ciel te préserve de la jalousie des tyrans et de la fausse justice des assassins ; adieu, ami ! Marchez, vous autres !

Pichegru le salua de la main, ferma la fenêtre, rentra dans sa chambre, les bras croisés, la tête inclinée, comme si les paroles d’Eisemberg eussent pesé sur son front.

Puis, tout à coup, redressant la tête et s’adressant au groupe de jeunes gens qui, silencieux et immobiles, le regardaient :

– Qui de vous sait le grec ? demanda-t-il. Je donne ma plus belle pipe de Cummer à celui qui me dit quel est l’auteur grec qui parle des prophéties des mourants.

– Je sais un peu le grec, général, dit Charles, mais je ne fume pas du tout.

– Eh bien ! alors, sois tranquille, je te donnerai autre chose qui te fera plus de plaisir qu’une pipe.

– Eh bien ! général, c’est Aristophane, répondit Charles, dans un passage qui, je crois, peut se traduire ainsi : « Les moribonds chenus ont l’esprit des sibylles. »

– Bravo ! dit Pichegru en lui caressant la joue de la main ; demain ou après, tu auras ce que je t’ai promis.

Puis, se retournant vers ses aides de camp et ses officiers d’ordonnance :

– Allons, enfants, dit-il, je suis las d’assister à toutes ces tueries ; nous quitterons Auenheim dans deux heures, nous tâcherons de porter nos avant-postes jusqu’à Drusenheim ; la mort est peu de chose partout, c’est un plaisir sur le champ de bataille. Battons-nous donc !

Au même moment, on remit à Pichegru une dépêche du gouvernement.

C’était l’ordre de faire sa jonction avec l’armée de la Moselle, et de regarder Hoche, qui commandait cette armée, comme son supérieur.

Les deux armées, aussitôt la jonction faite, devaient ne point laisser de relâche à l’ennemi qu’elles n’eussent repris les lignes de Wissembourg.

Il n’y avait rien à changer aux ordres donnés. Pichegru mit la dépêche dans sa poche, et, sachant que l’espion Stephan l’attendait dans son cabinet pour recevoir ses dernières instructions, il y passa, en disant :

– Citoyens, tenez-vous prêts à partir à la première fanfare de la trompette et au premier roulement de tambour.

Chapitre XXI. La veille du combat §

Ce que venait de proposer Pichegru, c’était de reconquérir le terrain perdu par son prédécesseur, au combat d’Haguenau, qui avait suivi l’évacuation des lignes de Wissembourg. C’était alors que le général Carles avait été obligé de reporter son quartier général derrière la rivière, de Souffel à Schiltigheim, c’est-à-dire aux portes de Strasbourg.

C’était là que Pichegru, choisi surtout à cause de sa naissance plébéienne, avait repris l’armée et avait, à la suite de quelques opérations heureuses, porté son quartier général jusqu’à Auenheim.

Par la même raison de naissance plébéienne, Hoche venait d’être nommé à l’armée de la Moselle, et il lui avait été recommandé de combiner ses mouvements avec ceux de Pichegru.

Le premier combat de quelque importance qu’il livra fut celui de Bercheim ; c’est là qu’avait été pris le comte de Sainte-Hermine, dans une charge où son cheval avait été tué sous lui. Le prince de Condé avait son quartier général à Bercheim, et Pichegru, voulant tâter les colonnes ennemies, tout en refusant un combat général, avait fait attaquer cette position.

Repoussé d’abord, le lendemain il avait renouvelé l’attaque en envoyant contre le prince de Condé un corps de tirailleurs divisé en petits pelotons. Ces tirailleurs, après avoir longtemps inquiété les émigrés, se réunirent tout à coup à un signal convenu, et, se formant en colonne, tombèrent sur le village de Bercheim et s’en emparèrent ; mais les combats entre Français ne finissent pas ainsi. Le prince de Condé se tenait en arrière du village, avec les bataillons nobles composant l’infanterie de son corps d’armée ; il s’élance aussitôt à leur tête, attaque les républicains dans Bercheim et se rend maître du village. Pichegru envoie alors sa cavalerie pour soutenir ses tirailleurs ; le prince ordonne à la sienne de charger, les deux corps s’abordent avec toute la violence de la haine ; mais l’avantage reste à la cavalerie émigrée, mieux montée que la nôtre ; les républicains se replient, abandonnant sept canons et neuf cents morts.

De leur côté, les émigrés ont perdu trois cents cavaliers et neuf cents fantassins. Le duc de Bourbon, fils du prince de Condé, est atteint d’une balle au moment où il attaquait Bercheim à la tête de sa cavalerie, et ses aides de camp sont presque tous tués ou dangereusement blessés ; mais Pichegru ne se tient point pour battu ; le surlendemain, il fait attaquer les troupes du général Kleneau, qui occupent des postes voisins de Bercheim. Les ennemis plient au premier choc ; mais le prince de Condé leur envoie un renfort d’émigrés, cavalerie et infanterie.

Le combat reprend plus acharné et se maintient quelque temps sans avantage ; enfin l’ennemi plie une seconde fois, les troupes républicaines l’emportent ; l’ennemi se retire derrière Haguenau, le corps des émigrés français reste à découvert ; le prince de Condé juge qu’il serait imprudent de continuer à tenir la position, il fait sa retraite en bon ordre, et derrière lui les républicains entrent dans Bercheim.

La nouvelle du succès arrive en même temps que celle de l’échec ; l’impression de l’une fait oublier celle de l’autre. Pichegru respire ; la ceinture de fer qui étouffait Strasbourg s’est encore relâchée d’un cran.

Cette fois, Pichegru l’a dit, c’est plutôt pour s’éloigner d’Auenheim que pour accomplir une manœuvre stratégique que Pichegru s’est mis en marche. Cependant, comme, un jour ou l’autre, il faudra reprendre Haguenau, qui est au pouvoir des Autrichiens, on attaquera en passant le village de Dawendorf.

Une espèce de forêt en fer à cheval s’étend d’Auenheim à Dawendorf ; à huit heures du soir, par une sombre mais belle nuit d’hiver, Pichegru donna l’ordre du départ ; Charles, sans être excellent cavalier, montait à cheval ; il le plaça paternellement au milieu de son état-major et le recommanda à tous ses officiers ; on partit sans bruit ; il s’agissait de surprendre l’ennemi.

Le bataillon de l’Indre formait l’avant-garde.

Dans la soirée, Pichegru avait fait explorer le bois, et il lui avait été répondu que le bois n’était pas gardé.

À deux heures du matin, on arriva dans le fond du fer à cheval creusé par la plaine. Une épaisseur de forêt d’une lieue à peu près séparait les républicains du village de Dawendorf.

Pichegru ordonna de faire halte et de bivaquer.

Il était impossible de laisser les hommes sans feu par une pareille nuit ; au risque d’être découvert, Pichegru autorisa les soldats à allumer des bûchers autour desquels on se groupa. Au reste, on n’avait que quatre heures à passer ainsi.

Pendant toute la route, il avait eu l’œil sur Charles, auquel on avait donné un cheval de trompette dont la selle au troussequin et aux fontes élevés, recouverte d’une schabraque de peau de mouton, offrait une base solide, même à un mauvais cavalier ; mais il avait vu avec plaisir que son jeune secrétaire s’était mis en selle sans hésiter et avait manœuvré son cheval avec une certaine aisance. Arrivé au campement, il lui apprit lui-même comment on dessellait son cheval, comment on le mettait au piquet, et comment de la selle on se faisait un oreiller.

Une bonne houppelande, que le général avait eu le soin de faire mettre dans le portemanteau, servit à la fois à l’enfant de matelas et de couverture.

Charles, resté religieux au milieu de cette époque d’irréligion, fit sa prière muette et s’endormit avec la même quiétude juvénile que lorsqu’il était dans sa chambre, à Besançon.

Des avant-postes placés dans le bois, des sentinelles placées sur les flancs, et qu’on relevait de demi-heure en demi-heure, veillaient à la sûreté de la petite armée.

Vers quatre heures, on fut réveillé par un coup de feu tiré par une des sentinelles ; en un instant, tout le monde fut debout.

Pichegru jeta un regard du côté de Charles ; Charles avait couru à son cheval, avait tiré les pistolets des fontes et se tenait bravement à la droite du général, debout et un pistolet à chaque main.

Le général envoya une vingtaine d’hommes du côté où le coup de fusil avait été tiré ; la sentinelle ne s’étant pas repliée, il était probable qu’elle était tuée.

Mais, en approchant au pas de course du poste où elle était placée, les vingt hommes entendirent les cris de la sentinelle qui les appelait à son aide ; ils doublèrent le pas et virent, à leur approche, non pas des hommes, mais des animaux qui s’enfuyaient.

La sentinelle avait été attaquée par une bande de cinq ou six loups affamés qui avaient commencé par l’inquiéter en tournant autour d’elle, et qui, voyant son immobilité, s’étaient enhardis de plus en plus. Pour ne point être surpris par-derrière, le factionnaire s’était appuyé à un arbre, et, là, s’était défendu quelque temps en silence en dardant des coups de baïonnette ; mais, un loup ayant saisi la baïonnette avec ses dents, le soldat avait lâché le coup et lui avait brisé la tête.

Les loups, effrayés par la détonation, s’étaient d’abord éloignés ; mais, pressés par la faim, ils étaient revenus autant peut-être pour manger leur camarade que pour attaquer la sentinelle. Leur mouvement de retour avait été si rapide, que le soldat n’avait pas eu le temps de recharger son fusil. Il se défendait donc comme il pouvait et avait déjà été atteint de deux ou trois morsures, lorsque ses camarades arrivèrent à son secours et firent fuir cet ennemi inattendu.

Le sous-lieutenant qui commandait les vingt hommes laissa un poste de quatre hommes à la place de la sentinelle et revint au camp, ramenant comme trophée deux loups, un tué par la balle, l’autre d’un coup de baïonnette. Leurs peaux, admirablement fourrées à cause du grand froid, étaient destinées à faire des tapis de pied au général.

On conduisit le soldat à Pichegru, qui le reçut avec un visage sévère, croyant que le coup de fusil était parti par maladresse ; mais son front se rembrunit bien davantage lorsqu’il apprit que c’était en se défendant contre des loups que le soldat avait fait feu.

– Sais-tu, lui dit-il, que je devrais te faire fusiller pour avoir fait feu sur autre chose que l’ennemi ?

– Que devais-je donc faire, général ? lui demanda le pauvre diable, si naïvement que le général ne put s’empêcher de sourire.

– Tu devais te laisser manger jusqu’au dernier morceau par les loups, plutôt que de tirer un coup de fusil qui pût donner l’éveil à l’ennemi, et qui, en tout cas, a donné l’alerte à l’armée.

– J’y ai bien pensé, mon général, et vous voyez qu’ils avaient commencé, les gredins ! (Il montra sa joue et son bras ensanglantés.) Mais je me suis dit : « Faraud (c’est mon nom, général), si l’on t’a placé là, c’est de peur que l’ennemi n’y passe, et qu’on a compté sur toi pour l’empêcher de passer. »

– Eh bien ? demanda Pichegru.

– Eh bien ! moi mangé, général, rien n’empêchait plus l’ennemi de passer ; c’est ce qui m’a déterminé à faire feu ; la question de sûreté personnelle n’est venue qu’après, parole d’honneur.

– Mais ce coup de feu, malheureux, il a pu être entendu des avant-postes ennemis !

– Ne vous inquiétez pas de cela, mon général : ils l’auront pris pour un coup de fusil de braconnier !

– Tu es Parisien ?

– Oui, mais je fais partie du premier bataillon de l’Indre ; je me suis engagé volontairement à son passage à Paris.

– Eh bien ! Faraud, si j’ai un conseil à te donner, c’est de ne te représenter à moi qu’avec les galons de caporal, pour me faire oublier la faute de discipline que tu viens de commettre.

– Et que faut-il faire pour cela, mon général ?

– Il faut amener demain, ou plutôt aujourd’hui, à ton capitaine deux prisonniers prussiens.

– Soldats ou officiers, mon général ?

– Mieux vaudrait des officiers ; mais on se contentera de deux soldats.

– On fera son possible, mon général.

– Qui a de l’eau-de-vie ? demanda Pichegru.

– Moi, dit Doumerc.

– Eh bien ! donne un coup à boire à ce poltron, qui nous promet deux prisonniers pour demain.

– Et si j’allais n’en faire qu’un, mon général ?

– Tu ne serais caporal qu’à moitié, et tu ne porterais qu’un galon.

– Non, ça me ferait loucher ! Demain soir, mon général, j’aurai les deux, ou vous pourrez dire : « Faraud est mort ! » À votre santé, mon général !

– Général, dit Charles à Pichegru, c’est avec ces mots-là que César a fait faire à ses Gaulois le tour du monde !

Chapitre XXII. Le combat §

L’armée était éveillée et demandait à marcher ; il était près de cinq heures du matin ; le général donna l’ordre du départ, en faisant dire aux soldats que l’on déjeunerait à Dawendorf et qu’on aurait double ration d’eau-de-vie.

Les éclaireurs furent jetés en avant et enlevèrent en passant les sentinelles ; puis on déboucha du bois sur trois colonnes, dont l’une s’empara en passant de Kaltenhausen, tandis que les deux autres, à droite et à gauche du village, traînant après elles leur artillerie légère, se répandirent dans la plaine et marchèrent droit sur Dawendorf.

L’ennemi avait été surpris dans Kaltenhausen, aussi son extrême avant-poste avait-il fait peu de résistance ; cependant, les quelques coups de fusil tirés avaient donné l’éveil à ceux de Dawendorf, que l’on vit de loin sortir et se ranger en bataille.

Une colline s’élevait à une demi-portée de canon du village ; le général mit son cheval au galop, et, suivi de son état-major, gagna le sommet du monticule, d’où il pouvait embrasser le combat dans tous ses détails.

En partant, il donna l’ordre au colonel Macdonald de prendre le commandement du premier bataillon de l’Indre, qui faisait tête de colonne, et de dégager l’ennemi de Dawendorf.

Il garda près de lui le 8e chasseurs pour se lancer au besoin sur l’ennemi, puis à ses pieds il fit établir une batterie de six pièces de huit.

Le bataillon de l’Indre, suivi du reste de l’armée, stratégiquement espacé, marcha droit à l’ennemi. Des retranchements avaient été élevés en avant du village. Lorsque les républicains n’en furent plus qu’à deux cents pas, Pichegru fit un signe, et ses artilleurs couvrirent les ouvrages avancés de l’ennemi d’une pluie de mitraille. Les Prussiens, de leur côté, répondirent par un feu bien nourri qui coucha par terre une cinquantaine d’hommes. Mais le brave bataillon qui formait la colonne d’attaque prit le pas de course et, précédé de tambours battant la charge, aborda l’ennemi à la baïonnette.

Déjà troublé par la mitraille que faisait pleuvoir sur lui le général, il abandonna les retranchements extérieurs, et l’on vit nos soldats entrer presque pêle-mêle avec les Prussiens dans le village. Mais en même temps, de chaque côté de ce même village, on vit paraître deux troupes considérables : c’était la cavalerie et l’infanterie des émigrés, commandées, la cavalerie par le prince de Condé, et l’infanterie par le duc de Bourbon. Ces deux troupes menaçaient de prendre en flanc le petit corps d’armée, rangé en bataille derrière le bataillon de l’Indre, et dont une partie s’élançait déjà pour le suivre.

Aussitôt Pichegru lança le capitaine Gaume, un de ses aides de camp, pour ordonner au général Michaud, qui commandait le centre, de se former en carré et de recevoir la charge du prince de Condé sur ses baïonnettes.

Puis d’un autre côté, appelant Abbatucci, il lui ordonna de se mettre à la tête du 2e régiment de chasseurs et de charger à fond l’infanterie des émigrés quand il jugerait que la mitraille de la batterie aurait mis un désordre suffisant dans ses lignes.

Du haut de la colline, où il se tenait ferme à côté du général, Charles voyait à ses pieds Pichegru et le prince de Condé, c’est-à-dire la République et la Contre-Révolution, jouer à ce terrible jeu d’échecs qu’on appelle la guerre.

Il vit le capitaine Gaume traverser au grand galop l’espace vide qui s’étendait à gauche de la colline occupée par Pichegru, pour aller porter l’ordre du général en chef à l’adjudant général Michaud, qui venait à l’instant même de s’apercevoir que sa gauche était menacée par le prince de Condé, et qui ouvrait la bouche pour donner de son propre chef l’ordre que lui transmettait le capitaine Gaume.

D’un autre côté, c’est-à-dire à droite, il vit le capitaine Abbatucci prendre le commandement du 8e de chasseurs et descendre au trot la pente inclinée, tandis que trois bordées d’artillerie lâchées l’une sur l’autre fouillant la masse d’infanterie qui s’apprêtait à nous attaquer.

Il y eut un mouvement d’hésitation dans l’infanterie émigrée ; Abbatucci en profita. Il ordonna de mettre les sabres hors du fourreau, et, à l’instant même, six cents lames étincelèrent aux premiers rayons du soleil levant.

Le duc de Bourbon ordonna à ses hommes de se former en carré ; mais le désordre était trop grand, ou l’ordre avait été donné trop tard. La charge arrivait comme une trombe, et l’on vit tout à coup cavaliers et fantassins, mêlés, combattre corps à corps, tandis qu’au contraire, du côté opposé, l’adjudant général Michaud commandait le feu quand la cavalerie émigrée n’était plus qu’à vingt-cinq pas.

Il est impossible de rendre l’effet que produisit cette décharge faite à bout portant ; plus de cent cavaliers et autant de chevaux s’abattirent ; quelques-uns, emportés par leur course, vinrent rouler jusqu’au premier rang du carré.

Le prince alla reformer sa cavalerie hors de la portée de la fusillade.

Au même instant, on vit reparaître, battant en retraite lentement, et cependant battant en retraite, le bataillon de l’Indre. Accueilli dans l’intérieur du village par une fusillade partie de toutes les fenêtres des maisons, et par le feu de deux pièces de canon en batterie sur la place, il avait été obligé de rétrograder.

Le général envoya son quatrième aide de camp Chaumette s’informer, au triple galop, de ce qui se passait, en ordonnant à Macdonald de s’arrêter et de tenir où il était.

Chaumette traversa le champ de bataille sous le double feu des républicains et de l’ennemi, et vint, à cent pas des retranchements, accomplir la mission dont l’avait chargé le général en chef.

Macdonald répondit que non seulement il ne bougerait pas d’où il était, mais qu’aussitôt que ses hommes allaient avoir repris haleine, il ferait une nouvelle tentative pour s’emparer de Dawendorf. Seulement, il eût désiré que, pour faciliter cette rude tâche, on opérât sur le village une diversion quelconque.

Chaumette revint près du général ; il était si près du champ de bataille, qu’il fallait à peine quelques minutes pour porter ses ordres et les rapporter.

– Prends vingt-cinq chasseurs et quatre trompettes à Abbatucci, lui dit Pichegru, tourne le village avec tes vingt-cinq hommes, entre dans la rue opposée par laquelle chargera Doumerc, fais sonner tes trompettes de toute leur force, pendant que Macdonald chargera ; ils se croiront pris entre deux feux et se rendront.

Chaumette redescendit la pente de la colline, pénétra jusqu’à Abbatucci, échangea deux mots avec lui, prit vingt-cinq hommes, en envoya un vingt-sixième donner l’ordre à Macdonald de charger, en le prévenant qu’il allait attaquer l’ennemi par-derrière. Au même instant, Macdonald leva son sabre, les tambours battirent la charge, et, au milieu d’une fusillade terrible, il rentra tête baissée dans la place.

Presque en même temps, on entendit les trompettes de Chaumette qui retentissaient à l’autre bout du village.

En ce moment la mêlée était générale ; le prince de Condé revenait sur Michaud et son bataillon carré ; l’infanterie émigrée battait en retraite devant le 8e de chasseurs et Abbatucci ; enfin Pichegru lançait la moitié de sa réserve, quatre ou cinq cents hommes à peu près, à la suite du bataillon de l’Indre, et, pour le soutenir, gardait les quatre ou cinq cents autres sous sa main en cas d’événement inattendu ; mais, en battant en retraite, l’infanterie des émigrés envoyait une dernière décharge non plus sur Abbatucci et ses chasseurs, mais sur le groupe de la colline, dans lequel il était facile de reconnaître le général à son panache et à ses épaulettes d’or.

Deux hommes tombèrent ; le cheval du général, frappé au poitrail, fit un bond. Charles poussa un soupir et se laissa aller sur la croupe de son cheval.

– Ah ! pauvre enfant, s’écria Pichegru. – Larrey ! Larrey !

Un jeune chirurgien de vingt-six à vingt-sept ans s’approcha. On soutint l’enfant sur son cheval, et, comme en tombant il avait porté la main à sa poitrine, on ouvrit la veste. L’étonnement du général fut grand quand, entre le gilet et la chemise, on trouva un bonnet de police.

On secoua le bonnet de police, une balle en tomba.

– Il est inutile de chercher plus loin, dit le chirurgien, la chemise est intacte, et il n’y a pas de sang. L’enfant est faible, la violence du coup a déterminé l’évanouissement. Voilà, par ma foi, un bonnet de police qui n’eût servi à rien s’il eût été à sa place, et qui sur la poitrine lui a sauvé la vie ; donnez-lui une goutte d’eau-de-vie, cela cessera.

– C’est étrange, dit Pichegru, c’est un bonnet de police de chasseur de l’armée de Condé.

En ce moment, Charles, à qui l’on avait appuyé une gourde sur la bouche, revenait à lui, et son premier mouvement en revenant à lui fut de chercher son bonnet de police. Il ouvrait la bouche pour le réclamer lorsqu’il l’aperçut aux mains du général.

– Ah ! général, dit-il, pardonnez-moi !

– Sapristi ! tu as raison, car tu nous as fait une belle peur.

– Oh ! pas de ceci, dit Charles en souriant et en montrant d’un mouvement de tête le bonnet de police qui était entre ses mains.

– En effet, dit Pichegru, vous m’expliquerez cela.

Charles s’approcha du général et, à voix basse :

– C’est celui de ce comte de Sainte-Hermine, lui dit-il, du jeune émigré que j’ai vu fusiller, et qui, au moment de mourir, me l’a donné pour le remettre à sa famille.

– Mais, dit Pichegru en le tâtant, il y a une lettre dans ce bonnet.

– Oui, général, pour son frère ; le pauvre garçon craignait qu’en la confiant à un étranger, elle n’arrivât pas à sa famille.

– Tandis qu’au contraire, en la confiant à un compatriote franc-comtois, il n’y avait rien à craindre, n’est-ce pas ?

– Ai-je eu tort, mon général ?

– On n’a jamais tort quand on remplit le vœu d’un mourant, et surtout quand ce vœu est honorable. Je dirai plus, c’est un devoir sacré qu’il faut accomplir le plus tôt possible.

– Mais comme cela, je ne retourne point à Besançon.

– En cherchant bien, peut-être trouverai-je un moyen de t’y envoyer.

– Ce n’est point parce que vous êtes mécontent de moi, n’est-ce pas, général, que vous m’enverrez à Besançon ? dit l’enfant les larmes aux yeux.

– Non, c’est une mission que je te donnerai et qui prouvera à nos compatriotes que le Jura a un enfant de plus au service de la République. Maintenant, embrasse-moi et voyons ce qui se passe là-bas.

Au bout de quelques instants, Charles, oubliant son propre accident, les yeux ramenés sur le champ de bataille et sur la ville, haletant sous l’intérêt d’un pareil spectacle, toucha le général du bras, en lui montrant avec une exclamation d’étonnement des hommes courant sur les toits, sautant par les fenêtres et enjambant les murs des jardins pour gagner la plaine.

– Bon ! dit Pichegru, nous sommes maîtres de la ville, et la journée est à nous.

Puis à Lieber, le seul qui restât près de lui de tous ses officiers :

– Mets-toi à la tête de la réserve, dit-il, et empêche ces gens-là de se rallier.

Lieber se mit à la tête des quatre ou cinq cents hommes d’infanterie qui restaient, et descendit vers le village au pas de course.

– Quant à nous, continua Pichegru, avec son calme ordinaire, allons voir dans la ville ce qui s’y passe.

Et, accompagné seulement des vingt-cinq ou trente hommes de cavalerie qui restaient de l’arrière-garde du 8e de chasseurs, du général Boursier et de Charles, il prit au grand trot le chemin de Dawendorf.

Charles jeta un dernier regard sur la plaine : l’ennemi fuyait de tous côtés.

C’était la première fois qu’il voyait un combat ; il lui restait à voir un champ de bataille.

Il avait vu le côté poétique, le mouvement, le feu, la fumée ; mais, d’où il était, la distance lui avait caché les détails.

Il allait voir le côté hideux, l’agonie, l’immobilité, la mort ; il allait entrer enfin dans la sanglante réalité.

Chapitre XXIII. Après le combat §

Pendant les cinq ou six cents pas que la petite troupe avait encore à faire, la plaine était complètement démasquée.

Seulement, dans ce même espace, restaient les blessés, les mourants et les morts.

À peine si le combat avait duré une heure et demie, et plus de quinze cents hommes, amis ou ennemis, jonchaient le champ de bataille.

Charles approchait de la ligne tracée par les morts, avec une certaine appréhension ; au premier cadavre que son cheval rencontra, il renâcla et fit un écart qui faillit désarçonner l’enfant ; le cheval de Pichegru, plus fermement mené, ou plus habitué peut-être à ce genre d’obstacle, sautait par-dessus ; mais il vint un moment où force fut au cheval de Charles d’imiter celui de Pichegru, et de passer par-dessus les morts.

Mais bientôt ce ne furent plus les cadavres qui impressionnèrent le plus vivement Charles ; ce furent les mourants, qui, avec un effort suprême, essayaient, les uns de s’écarter de la ligne suivie par les chevaux du général et de son escorte, tandis que d’autres, horriblement mutilés, murmuraient en râlant :

– Camarade, par pitié, achevez-moi, achevez-moi !

D’autres enfin, c’étaient les moins blessés, se soulevaient et, avec un reste de fierté, saluaient Pichegru et, agitant leur chapeau, criaient :

– Vive la République !

– Est-ce la première fois que tu vois un champ de bataille ? demanda Pichegru.

– Non, général, répondit l’enfant.

– Et où l’as-tu donc vu ?

– Dans Tacite : celui de Teutberg avec Germanicus et Cécina.

– Ah ! oui, dit Pichegru, je me rappelle : c’est avant d’arriver à la forêt que Germanicus retrouve l’aigle de la 19e légion perdue avec Varus.

– Et vous rappelez-vous encore, général, ce passage que je comprends parfaitement à cette heure ? « Toute l’armée fut saisie de pitié en songeant aux parents, aux amis, aux hasards de la guerre, à la destinée des hommes. »

– Oui, reprit Pichegru. « C’étaient, dit Tacite, au milieu de la clairière immense, des ossements blanchissants, épars là où l’on avait fui, amoncelés là où l’on avait combattu ! » Oh ! s’écria Pichegru, je voudrais me souvenir du texte latin qu’aucune traduction ne peut rendre ; attends ; Medio…

– Je me le rappelle, général, dit Charles : Medio campi albentia ossa ut fugerant, ut resisterant.

– Bravo ! Charles, dit Pichegru ; ton père m’a fait un véritable cadeau en t’envoyant à moi.

– Général, dit Charles, est-ce que vous n’allez pas donner des ordres pour que l’on porte du secours à ces malheureux blessés ?

– Et ne vois-tu pas les chirurgiens qui vont des uns aux autres avec ordre de ne faire aucune différence entre les Prussiens et les Français ? Au moins, nous avons gagné cela à dix-huit cents ans de civilisation, qu’on n’égorge plus, comme aux temps d’Arnin et de Marbod, les prisonniers sur les autels de Teutatès.

– Et, continua Charles, que les généraux vaincus ne sont point forcés, comme Varus, de se frapper eux-mêmes, infelice dextra.

– Trouves-tu, dit Pichegru en riant, que cela vaille beaucoup mieux pour eux d’être envoyés au Comité révolutionnaire comme le pauvre Eisemberg, dont j’ai toujours la tête devant les yeux et les paroles dans l’esprit ?

Tout en parlant ainsi, on était entré dans la ville.

Là, peut-être, le spectacle était plus terrible encore, étant resserré ; on avait combattu de maison en maison ; avant de fuir par les toits et par les fenêtres, les Prussiens et un bataillon d’émigrés surtout, restés dans la ville, avaient fait une défense désespérée ; quand les cartouches avaient manqué, on avait fait arme de tout, et l’on avait jeté, par les fenêtres du premier et du second étage, sur les assaillants, les armoires, les commodes, les canapés, chaises et jusqu’aux marbres des cheminées ; quelques-unes de ces maisons brûlaient, et, comme il n’y avait plus rien à brûler dedans, les propriétaires ruinés, jugeant inutile d’éteindre le feu, les regardaient brûler.

Pichegru donna des ordres pour que le feu fût éteint partout où il pouvait l’être ; puis il s’achemina vers la mairie, où d’habitude, en campagne, il prenait son logement.

Là, il reçut les rapports.

D’abord, en entrant dans la cour de la mairie, il aperçut un caisson soigneusement gardé ; ce caisson portait l’écusson bleu aux trois fleurs de lis de France, et il avait été pris au logement de M. le prince de Condé.

L’ayant jugé d’importance, on l’avait conduit à la mairie, où, comme nous l’avons dit, devait loger le général.

– C’est bien, dit Pichegru, le fourgon sera ouvert devant l’état-major.

Il descendit de cheval, monta l’escalier et s’établit dans la grande salle des délibérations.

Les officiers qui avaient pris part au combat arrivaient chacun à son tour.

Ce fut d’abord le capitaine Gaume ; désirant prendre part au combat, il était entré dans le carré formé par le général Michaud, et là, après trois charges aussi vigoureuses qu’inutiles, il avait vu le prince de Condé se retirer par un grand détour du côté de Haguenau, après avoir laissé deux cents hommes environ sur le champ de bataille.

Le général Michaud veillait à la rentrée et au casernement de ses soldats, et donnait des ordres pour que des rations de pain fussent confectionnées à Dawendorf et apportées des villages voisins.

Puis Chaumette ; il avait, selon l’ordre du général, pris les vingt-cinq chasseurs et les quatre trompettes, et était entré par l’autre extrémité du village, sonnant la charge, comme s’il eût été à la tête de six cents hommes. La ruse avait réussi. Les Prussiens et le petit corps d’émigrés qui défendaient la ville s’étaient crus attaqués en tête et en queue, et il en était résulté cette fuite par les toits et par les fenêtres qu’avait vue Charles, et qu’il avait fait remarquer au général.

Puis Abbatucci, blessé à la joue d’un coup de sabre et l’épaule démise. Le général avait pu voir avec quel merveilleux courage il avait chargé à la tête de ses chasseurs ; mais, arrivé au centre des Prussiens, là le combat s’était engagé corps à corps, et les détails s’étaient confondus.

Le cheval d’Abbatucci avait été tué d’une balle dans la tête et s’était abattu. Pris sous lui, Abbatucci avait eu l’épaule démise et avait été blessé d’un coup de sabre. Un instant, il s’était cru perdu, mais un gros de chasseurs l’avait dégagé. Seulement, démonté au milieu de cette effroyable mêlée, il courait les plus grands dangers, lorsque ce même chasseur Falou, que les jeunes gens avaient interrogé l’avant-veille, à propos d’Eisemberg, lui avait amené un cheval qu’il venait de prendre à un officier tué par lui. On n’a pas le temps de se faire de longs compliments en pareille circonstance ; d’une main Abbatucci s’était mis en selle et de l’autre avait offert sa bourse au chasseur. Celui-ci avait repoussé la main de son officier, et, entraîné par un flot de combattants, Abbatucci lui avait crié :

– Nous nous reverrons !

En conséquence, en entrant à la mairie, il donna l’ordre qu’on cherchât de tous côtés le chasseur Falou.

Le jeune aide de camp avait tué à peu près deux cents hommes à l’ennemi, et pris un drapeau.

Il avait eu huit ou dix hommes hors de combat.

Macdonald attendait qu’Abbatucci eût fait son rapport pour commencer le sien.

À la tête du bataillon de l’Indre, c’était lui qui avait supporté le grand effort de la journée ; accueilli d’abord par le feu des retranchements, il avait, les retranchements franchis, abordé la ville. Là, on sait comment il avait été reçu. Chaque maison s’était enflammée comme un volcan ; malgré la grêle de balles qui décimait ses hommes, il avait continué de marcher en avant ; mais, en débouchant sur la grande rue, deux pièces de canon en batterie les avaient couverts de mitraille à la distance de cinq cents pas.

C’est alors que le bataillon de l’Indre avait battu en retraite et avait reparu en dehors de la ville.

Selon la parole qu’il avait donnée, Macdonald, après avoir fait souffler ses hommes, était rentré au pas de charge, et, animé par les trompettes du 8e de chasseurs qui sonnaient à l’autre extrémité de la ville, il avait pénétré jusqu’à la grande place dans le dessein d’enclouer les pièces ; mais les chasseurs s’en étaient déjà emparés.

Dès lors, le village de Dawendorf fut à nous.

Outre les deux pièces de canon, un caisson aux fleurs de lis de France était, nous l’avons dit, tombé entre nos mains.

On sait que le général, dans la prévoyance qu’il contenait le trésor du prince de Condé, avait donné l’ordre qu’il ne fût ouvert que devant l’état-major.

Lieber arriva le dernier ; secondé des chasseurs d’Abbatucci, il avait poursuivi l’ennemi à plus d’une lieue et lui avait fait trois cents prisonniers.

La journée était bonne : on avait tué à l’ennemi mille hommes, et on lui avait fait cinq ou six cents prisonniers.

Larrey avait remis à Abbatucci son épaule démise.

L’état-major était au complet, on descendit dans la cour et l’on envoya chercher un serrurier.

Il y en avait un sur la place même de la mairie.

Il vint avec ses instruments.

En un instant, le couvercle du fourgon sauta : un de ses compartiments était plein de rouleaux qui simulaient de longues cartouches.

On en brisa une, ces cartouches étaient de l’or.

Chaque rouleau contenait cent guinées ; deux mille cinq cents francs, à l’effigie du roi George. Il y avait trois cent dix rouleaux, sept cent soixante-quinze mille francs.

– Ma foi, dit Pichegru, cela tombe à merveille, nous allons mettre la solde au courant. Vous êtes là, Estève ?

Estève était le payeur de l’armée du Rhin.

– Vous avez entendu ; combien est-il dû à nos hommes ?

– Cinq cent mille francs à peu près ; d’ailleurs, je vous rendrai mes comptes.

– Prends cinq cent mille francs, citoyen Estève, dit en riant Pichegru, car je m’aperçois que la vue seule de l’or me rend mauvais citoyen, et que je te dis « vous » au lieu de « tu », et fais la paie à l’instant même. Tu prendras pour tes bureaux le rez-de-chaussée ; moi, je prends le premier étage.

On compta les cinq cent mille francs au citoyen Estève.

– Maintenant, dit Pichegru, il y a vingt-cinq mille francs à répartir dans le bataillon de l’Indre, qui a le plus souffert.

– C’est à peu près trente-neuf francs par homme, dit le citoyen Estève.

– Tu garderas cinquante mille francs pour les besoins de l’armée.

– Et les deux cent mille francs restants ?…

– Abbatucci les portera à la Convention avec le drapeau que nous avons pris ; il est bon de montrer au monde que les républicains ne se battent point pour de l’or.

» Montons, citoyens, continua Pichegru, et laissons Estève faire sa besogne !

Chapitre XXIV. Le citoyen Fenouillot, commis voyageur en vins de Champagne §

Le valet de chambre de Pichegru, qui avait eu le bon esprit de ne pas changer son titre de valet de chambre contre celui d’officieux, et son nom de Leblanc contre celui de Lerouge, avait, pendant ce temps, dressé la table du déjeuner et l’avait couverte de provisions apportées avec lui, précautions qu’il n’était point inutile de prendre pour les cas assez fréquents où l’on passait, comme ce jour-là, du combat à la table.

Nos jeunes gens, fatigués, altérés, affamés, quelques-uns blessés même, n’étaient point insensibles à l’aspect de ce déjeuner dont ils avaient le plus grand besoin. Mais les hourras de satisfaction éclatèrent lorsqu’ils s’aperçurent qu’au nombre des bouteilles placées sur la table et dont la simplicité de costume dénonçait l’origine démocratique, se trouvaient six bouteilles au collet d’argent, indiquant qu’elles appartenaient aux meilleures maisons de Champagne.

Pichegru lui-même en fit la remarque, et, se tournant vers le valet de chambre :

– Ah ! çà, Leblanc, lui dit-il avec sa familiarité militaire, c’est donc aujourd’hui ma fête ou la tienne ? ou est-ce simplement pour fêter la victoire que nous venons de remporter, que je trouve un pareil luxe de vin sur ma table ? Sais-tu qu’il suffirait d’un rapport au Comité de salut public pour me faire couper le cou !

– Citoyen général, dit le valet de chambre, ce n’est rien de tout cela, quoique au bout du compte votre victoire vaille bien la peine d’être célébrée, et que, le jour où vous avez pris sept cent cinquante mille francs à l’ennemi, vous pourriez bien, sans faire tort au gouvernement, boire pour une vingtaine de francs de vin de Champagne ; non, mettez-vous la conscience en repos, citoyen général, le vin de Champagne que vous boirez aujourd’hui ne coûte rien à vous ni à la République.

– J’espère bien, drôle, dit en riant Pichegru, qu’il n’a pas été volé chez quelque marchand, ni pillé dans quelque cave ?

– Non, général, c’est un don patriotique.

– Un don patriotique ?

– Oui, du citoyen Fenouillot.

– Qu’est-ce que c’est que cela, le citoyen Fenouillot ? Ce n’est pas l’avocat de Besançon ; il y a un Fenouillot, avocat à Besançon, n’est-ce pas, Charles ?

– Oui, répondit le jeune homme, c’est même un grand ami de mon père.

– Il ne s’agit ni de Besançon, ni d’avocat, dit Leblanc, qui, lui aussi, avait son franc-parler avec le général, mais du citoyen Fenouillot, commis voyageur de la maison Fraissinet, de Châlons, lequel, en reconnaissance du service que vous lui avez rendu en le délivrant des mains de l’ennemi, vous envoie, ou plutôt vous offre par mes mains, ces six bouteilles de vin pour que vous les buviez à votre santé et au salut de la République.

– Il était donc ici en même temps que l’ennemi, ton citoyen Fenouillot ?

– Certainement, puisqu’il était prisonnier, lui et ses échantillons.

– Vous entendez, général ? dit Abbatucci.

– Peut-être pourrait-il nous donner des renseignements utiles, dit Doumerc.

– Et où loge-t-il, ton citoyen Fenouillot ? demanda Pichegru à Leblanc.

– Ici, à l’hôtel qui touche à la mairie.

– Mets un couvert de plus… là, bien en face de moi, et va dire au citoyen Fenouillot que je le prie de me faire l’honneur de venir déjeuner avec nous. Mettez-vous à vos places habituelles, messieurs, en l’attendant.

Les officiers se placèrent comme de coutume. Pichegru prit Charles à sa gauche.

Leblanc mit le couvert et sortit pour exécuter l’ordre du général.

Cinq minutes après, Leblanc rentrait ; il avait trouvé le citoyen Fenouillot, la serviette au cou et prêt à se mettre à table ; mais le citoyen Fenouillot avait accepté avec empressement l’invitation dont l’honorait le général.

En conséquence, il suivait le messager qui l’était venu quérir.

Et, en effet, un instant après le retour de Leblanc, on frappa à la manière des francs-maçons.

Leblanc courut à la porte et l’ouvrit.

On vit alors paraître sur le seuil un homme de trente à trente-cinq ans, portant le costume civil de l’époque, sans exagération d’aristocratie ou de sans-culottisme ; c’est-à-dire avec le chapeau pointu à larges bords, la cravate lâche, le gilet à grands revers, l’habit brun à longs pans, la culotte serrée, de couleur claire, et les bottes à retroussis. Il était blond, avait les cheveux bouclés naturellement, les sourcils et les favoris bruns, se perdant sous le col de la cravate, des yeux d’une grande hardiesse, le nez large et les lèvres minces.

Au moment d’entrer dans la salle à manger, le nouveau venu eut comme un moment d’hésitation.

– Mais viens donc, citoyen Fenouillot ! dit Pichegru, à qui ce mouvement, si faible qu’il fût, n’échappa point.

– Ma foi, général, dit celui-ci d’un air dégagé, la chose en vaut si peu la peine, que j’ai hésité à croire que c’était à moi que s’adressait votre gracieuse invitation.

– Comment, la peine ? Savez-vous qu’avec mes cent cinquante francs par jour de solde en assignats, je serais trois jours sans manger si je me passais la fantaisie de faire une pareille débauche ? Asseyez-vous donc là en face de moi, citoyen, c’est votre place.

Les deux officiers qui devaient être les voisins du commis voyageur firent un mouvement pour reculer leurs chaises et lui indiquer la sienne.

Le citoyen Fenouillot s’assit, le général jeta un coup d’œil rapide sur son linge très blanc et sur ses mains très soignées.

– Et vous dites donc que vous étiez prisonnier quand nous sommes entrés à Dawendorf ?

– Prisonnier ou à peu près, général ; je ne savais pas que la route de Haguenau fût au pouvoir de l’ennemi quand je fus arrêté par un parti de Prussiens qui s’apprêtait à vider mes échantillons sur la grande route ; par bonheur, un officier arriva qui me conduisit au général en chef ; je croyais n’avoir pas autre chose à craindre que la perte de mes cent cinquante bouteilles d’échantillons, et j’en étais d’avance consolé, lorsque le mot d’espion commença de circuler ; à ce mot-là, vous comprenez, général, que je commençai de mon côté à dresser l’oreille, et, ne me souciant pas le moins du monde d’être fusillé, je me réclamai du chef des émigrés.

– Du prince de Condé ?

– Je me serais réclamé du diable, vous comprenez bien ; on me conduisit au prince ; je lui montrai mes papiers, je répondis franchement à ses questions ; il goûta mon vin, il vit que ce n’était pas du vin de malhonnête homme et déclara à ses alliés, MM. les Prussiens, qu’en ma qualité de Français, il me retenait comme son prisonnier.

– Et votre prison fut dure ? demanda Abbatucci, tandis que Pichegru regardait son hôte avec une attention qui prouvait qu’il n’était pas loin de partager sur lui l’opinion du général en chef prussien.

– Pas le moins du monde, répondit le citoyen Fenouillot ; le prince et son fils avaient trouvé mon vin bon, et ces messieurs me traitèrent avec une bienveillance presque égale à la vôtre, quoique, je l’avoue, quand hier la nouvelle de la prise de Toulon est arrivée, n’ayant pu, comme bon Français, cacher ma joie, le prince, avec lequel j’avais l’honneur de causer en ce moment, me congédia de fort mauvaise humeur.

– Ah ! ah ! fit Pichegru, Toulon est donc définitivement repris aux Anglais ?

– Oui, général.

– Et quel jour Toulon a-t-il été pris ?

– Le 19.

– Nous sommes aujourd’hui le 21 ; impossible, que diable ! le prince de Condé n’a pas le télégraphe à sa disposition.

– Non, répondit le commis voyageur ; mais il a la poste aux pigeons, et les pigeons font seize lieues à l’heure ; en somme, la nouvelle est arrivée de Strasbourg, pays des pigeons, et j’ai vu aux mains du prince de Condé le petit billet attaché à l’aile de l’oiseau, et qui contenait la nouvelle. Le billet était petit, mais écrit très fin, de sorte qu’il pouvait renfermer quelques détails.

– Et ces détails, les connaissez-vous ?

– Le 19, la ville s’était rendue ; le même jour, une partie de l’armée assiégeante y était entrée ; le même soir par ordre d’un commissaire de la Convention, l’on avait fusillé deux cent treize personnes.

– C’est tout ? il n’est pas question d’un certain Buonaparte ?

– Si fait, on dit que c’est à lui que la prise de la ville est due.

– Toujours mon cousin ! dit Abbatucci en riant.

– Et mon élève, dit Pichegru. Ma foi, tant mieux ! la République a besoin d’hommes de génie pour faire le contrepoids de misérables comme ce Fouché.

– Fouché ?

– N’est-ce point Fouché qui est entré à Lyon à la suite des armées françaises et qui a fait fusiller deux cent treize personnes, le premier jour de son entrée en fonctions ?

– Ah ! oui, à Lyon ; mais, à Toulon, c’est le citoyen Barras.

– Et qu’est-ce que le citoyen Barras ?

– Mais un député du Var qui a pris dans l’Indre, où il a servi, des habitudes de nabab, et qui siège à la Convention avec les montagnards. En tout cas, il paraît que l’on va fusiller toute la population et raser la ville.

– Qu’ils rasent, qu’ils fusillent, dit Pichegru ; plus ils raseront, plus ils fusilleront, plus vite ils arriveront à la fin. Oh ! par ma foi, je préférerais encore notre ancien Bon Dieu à l’Être suprême qui laisse faire de pareilles horreurs !

– Et mon cousin Buonaparte, que dit-on de lui ?

– On dit, reprit le citoyen Fenouillot, que c’est un jeune officier d’artillerie, ami de Robespierre jeune.

– Allons, général, dit Abbatucci, s’il est si bien que cela en cour de jacobin, il fera son chemin et nous protégera.

– À propos de protection, demanda le citoyen Fenouillot, est-ce que c’est vrai, citoyen général, ce que me disait le duc de Bourbon en faisant un grand éloge de vous ?

– Il est bien aimable, M. le duc de Bourbon ! dit en riant Pichegru ; et que vous disait-il ?

– Il me disait que c’était son père, le prince de Condé, qui vous avait donné votre premier grade.

– C’est vrai ! dit Pichegru.

– Comment cela ? demandèrent ensemble trois ou quatre voix.

– Je servais comme simple soldat au corps royal d’artillerie, lorsqu’un jour le prince, qui était présent aux exercices du polygone de Besançon, s’approcha de la pièce qui lui semblait la mieux servie ; mais, dans le moment où le canonnier l’écouvillonnait, le coup partit et lui emporta un bras. Le prince m’attribua cet accident en m’accusant d’avoir mal fermé la lumière avec le pouce. Je le laissai dire ; puis, pour toute réponse, je lui montrai ma main ensanglantée. J’avais le pouce renversé, déchiré, presque détaché de la main. Tenez, continua Pichegru étendant la main, voici la cicatrice… Le prince, en effet, me fit sergent.

Le petit Charles, qui était près du général, lui prit la main comme s’il voulait regarder la blessure, et, d’un mouvement rapide, baisa la cicatrice.

– Eh bien ! que fais-tu donc ? lui demanda Pichegru en retirant vivement sa main.

– Moi ? Rien, dit Charles, je vous admire !

Chapitre XXV. Le chasseur Falou et le caporal Faraud §

En ce moment, la porte s’ouvrit et le chasseur Falou parut, conduit par deux de ses camarades.

– Pardon, mon capitaine, dit à Abbatucci un des deux soldats qui avaient amené Falou, mais vous avez dit que vous vouliez le voir, n’est-ce pas ?

– Sans doute, que j’ai dit que je voulais le voir !

– Là, est-ce vrai ? dit le soldat.

– Il faut bien que cela soit, puisque le capitaine le dit.

– Imaginez-vous qu’il ne voulait pas venir ; nous l’avons amené de force, quoi !

– Pourquoi ne voulais-tu pas venir ? demanda Abbatucci.

– Eh ! mon capitaine, parce que je me doutais que c’était encore pour me dire des bêtises !

– Comment, pour te dire des bêtises ?

– Tenez, dit le chasseur, je vous en fais juge, mon général.

– J’écoute, Falou.

– Tiens ! vous savez mon nom !

Puis, se tournant vers ses deux camarades :

– Eh ! le général qui sait mon nom !

– Je t’ai dit que j’écoutais ; voyons, reprit le général.

– Eh bien ! mon général, voilà ce que c’est : nous chargions, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Mon cheval fait un écart pour ne pas piétiner sur un blessé ; c’est intelligent comme tout, ces animaux-là, vous savez.

– Oui, je sais.

– Le mien surtout… Je me trouve en face d’un émigré ; ah ! un beau garçon, tout jeune, vingt-deux ans au plus ; il me porte un coup de tête, je pare prime…

– Certainement !

– Et je riposte par un coup de pointe ; pas autre chose à faire, n’est-ce pas ?

– Pas autre chose.

– Faut pas être prévôt pour le savoir ; il tombe, le ci-devant ; il avait avalé plus de six pouces de lame.

– En effet, c’était plus qu’il n’en fallait.

– Dame, mon général, dit Falou en riant d’avance de la plaisanterie qu’il allait faire, on n’est pas toujours le maître de donner la mesure juste.

– Je ne te fais pas de reproches, Falou.

– Il tombe donc ; je vois un cheval magnifique qui n’avait plus de maître ; je l’empoigne par la bride ; en même temps, je vois le capitaine qui n’a plus de cheval, je me dis : « Voilà bien l’affaire du capitaine. » Je pique sur lui, il se débattait comme un diable dans un bénitier au milieu de cinq ou six aristocrates ; j’en tue un, j’en blesse un autre. « Allons, capitaine, que je lui crie, le pied à l’étrier. » Une fois le pied à l’étrier, le derrière a été vite en selle, et tout a été dit, quoi !

– Non, tout n’a pas été dit ; car tu ne peux pas me faire cadeau d’un cheval.

– Pourquoi donc que je ne peux pas vous faire cadeau d’un cheval ? Vous êtes trop fier pour rien recevoir de moi ?

– Non, et la preuve, mon brave, c’est que, si tu veux me faire l’honneur de me donner une poignée de main…

– Tout l’honneur sera pour moi, mon capitaine, dit Falou en s’avançant vers Abbatucci.

L’officier et le soldat se serrèrent la main.

– Me voilà payé, dit Falou, et même je devrais vous rendre… mais pas de monnaie, mon capitaine.

– C’est égal, tu as exposé ta vie pour moi, et…

– Exposé ma vie pour vous ? s’écria Falou. Ah ben ! oui je l’ai défendue, voilà tout ; voulez-vous voir comment il y allait, ce ci-devant ? Tenez !

Falou tira son sabre et montra la lame ébréchée dans une profondeur de deux centimètres.

– Pas de main morte, je vous en réponds ; et puis, d’ailleurs, nous sommes gens de revue, vous me rendrez cela à la première occasion, mon capitaine ; mais vous vendre un cheval, moi, Falou ? Jamais !

Et Falou regagnait déjà la porte lorsque le général, à son tour, lui dit :

– Viens ici, mon brave !

Falou se retourna, tressaillit d’émotion et s’approcha du général, la main au colback.

– Tu es Franc-Comtois ? lui demanda Pichegru.

– Un peu, général.

– De quelle partie de la Franche-Comté ?

– De Boussière.

– Tu as encore tes parents ?

– Une vieille mère, ça peut-il s’appeler des parents ?

– Oui… Et que fait ta vieille mère ?

– Dame, pauvre chère femme, elle me file des chemises et me tricote des bas.

– Et de quoi vit-elle ?

– De ce que je lui envoie. Mais, comme la République est en débine, et que j’ai cinq mois de solde arriérés, elle doit mal vivre ; par bonheur, on dit que, grâce au fourgon du prince de Condé, nous allons être mis au courant ; brave prince ! c’est ma mère qui va le bénir !

– Comment ! ta mère va bénir un ennemi de la France ?

– Est-ce qu’elle s’y connaît ! Le Bon Dieu verra bien qu’elle radote.

– Alors tu vas lui envoyer ta solde ?

– Oh ! on gardera bien un petit écu pour boire la goutte.

– Garde tout.

– Et la vieille ?

– Je m’en charge.

– Mon général, dit Falou en secouant la tête, cela n’est pas clair.

– Voyons ton sabre.

Falou déboucla le ceinturon de son sabre et le présenta à Pichegru.

– Oh ! dit Falou, il est dans un triste état !

– C’est-à-dire, fit le général en le tirant du fourreau, qu’il est hors de service ; prends le mien.

Et Pichegru, débouclant son sabre, le lui donna.

– Mais, général, dit le chasseur, que voulez-vous que je fasse de votre sabre ?

– Tu pareras prime avec et tu riposteras par un coup de pointe.

– Je n’oserai jamais m’en servir, de votre sabre.

– Alors, tu te laisseras prendre.

– Moi ! avec ma vie, et encore !

Puis, portant la poignée du sabre à sa bouche, il la baisa.

– C’est bien, quand le sabre d’honneur que j’ai demandé pour toi sera arrivé, tu me rendras celui-là.

– Heu !… dit Falou, si ça vous était égal, mon général, j’aime autant garder le vôtre.

– Eh bien ! garde, animal, et ne fais pas toutes ces façons-là.

– Oh ! les amis ! s’écria Falou en s’élançant hors de la chambre, le général m’a appelé animal ! et m’a donné son sabre ! Vive la République !

– Eh bien ! eh bien ! dit une voix dans le corridor, ce n’est pas une raison pour bousculer les amis, ça : surtout quand ils sont délégués comme ambassadeurs près du général.

– Oh ! oh ! fit Pichegru, que veut dire cela ? Va voir, Charles, et reçois MM. les ambassadeurs.

Charles, enchanté d’avoir un rôle actif dans la pièce qui se jouait, s’élança vers la porte et, rentrant presque aussitôt :

– Général, dit-il, ce sont les délégués du régiment de l’Indre qui viennent au nom de leurs camarades, le caporal Faraud en tête.

– Qu’est-ce que c’est que cela, le caporal Faraud ?

– L’homme aux loups de la nuit dernière.

– Mais, la nuit dernière, il était simple soldat !

– Eh bien ! maintenant, général, il est caporal ; il est vrai qu’il n’a que des galons de papier !

– Des galons de papier ! fit le général en fronçant le sourcil.

– Dame, je ne sais pas, fit Charles.

– Faites entrer les citoyens délégués du bataillon de l’Indre.

Deux soldats entrèrent derrière Faraud, qui marchait le premier, avec des galons de papier aux manches.

– Qu’est-ce à dire ? demanda Pichegru.

– Mon général, dit Faraud portant la main à son shako, ce sont les délégués du bataillon de l’Indre.

– Ah ! oui, dit Pichegru, qui viennent me remercier, au nom du bataillon, de la gratification que je lui ai fait donner.

– Au contraire, général, ils viennent vous refuser !

– Me refuser ! et pourquoi ? demanda Pichegru.

– Dame, mon général ! dit Faraud avec un mouvement de cou qui n’appartenait qu’à lui, ils disent comme cela qu’ils se battent pour la gloire, pour la grandeur de la République, pour le maintien des droits de l’homme, et voilà tout ! Quant à ce qu’ils ont fait, ils disent qu’ils n’ont pas plus fait que leurs camarades, et que, par conséquent, ils ne doivent pas avoir plus qu’eux. Ils ont entendu dire comme cela, continua Faraud avec ce mouvement de cou à l’aide duquel il exprimait toutes les sensations gaies ou tristes qu’il éprouvait, ils ont entendu dire qu’ils n’avaient qu’à passer chez le citoyen Estève, et que leur solde, ce qu’ils ne peuvent pas croire du reste, va être alignée ; si cette nouvelle fabuleuse est vraie, général, elle leur suffit.

– Ainsi, dit Pichegru, ils refusent ?

– Oh ! carrément, dit Faraud.

– Et les morts ? dit Pichegru, refusent-ils aussi ?

– Qui cela ? demanda Faraud.

– Les morts.

– On ne les a pas consultés, mon général.

– Eh bien ! tu diras à ceux qui t’envoient que je ne reprends pas ce que j’ai donné ; la gratification que j’avais accordée aux vivants sera donnée aux pères et mères, frères et sœurs, fils et filles des morts ; avez-vous quelque chose à dire contre cela ?

– Pas la moindre chose, mon général.

– C’est bien heureux ! Et maintenant, viens ici.

– Moi, mon général ? demanda Faraud en se tordant le cou.

– Oui, toi.

– Me voici, mon général.

– Qu’est-ce que c’est que ces sardines-là ? demanda Pichegru.

– Ce sont mes galons de caporal, citoyen.

– Pourquoi en papier ?

– Parce que nous n’en avions pas de laine.

– Et qui t’a fait caporal ?

– Mon capitaine.

– Comment s’appelle-t-il, ton capitaine ?

– René Savary.

– Je le connais, un garçon de dix-neuf à vingt ans.

– Qui tape dur tout de même, allez, mon général.

– Et pourquoi t’a-t-il nommé caporal ?

– Vous le savez bien, dit Faraud avec son geste accoutumé.

– Mais non, je ne le sais pas.

– Vous m’avez dit de faire deux prisonniers.

– Eh bien ?

– Je les ai faits ; deux Prussiens.

– C’est vrai cela ?

– Lisez plutôt sur mon galon.

Et il leva le bras pour mettre en effet à la portée de l’œil de Pichegru son galon sur lequel on pouvait distinguer deux lignes d’écriture.

Il lut :

Le fusilier Faraud, de la deuxième compagnie du bataillon de l’Indre, a fait deux prisonniers prussiens ; en raison de quoi, sauf la ratification du général en chef, je l’ai nommé caporal.

René Savary.

– J’en ai même fait trois, des prisonniers, dit Faraud en se rapprochant du général.

– Eh bien ! où est le troisième ?

– Le troisième, c’était un beau jeune homme, un émigré, un ci-devant ; le général aurait été obligé de le fusiller, ce qui lui aurait fait de la peine, ou de l’épargner, ce qui l’aurait compromis.

– Ah ! et alors ?

– Alors, je l’ai laissé… Je l’ai laissé aller, quoi !

– C’est bien, dit Pichegru, une larme dans les yeux, je te fais sergent.

Chapitre XXVI. L’envoyé du prince §

Le chasseur Falou et le sergent Faraud ne vous ont pas fait oublier, je l’espère, le citoyen Fenouillot, commis voyageur en vins pour la maison Fraissinet, de Châlons, ni les six bouteilles de vin de Champagne que sa reconnaissance avait offertes à Pichegru.

Une de ces six bouteilles restait encore à vider lorsque le général reprit sa place à table.

Le citoyen Fenouillot la déboucha, ou plutôt essaya de la déboucher avec une inhabileté dont sourit le général, qui, la prenant des mains du commis voyageur, se contenta d’en couper les ficelles et, avec le pouce de la main gauche, c’est-à-dire avec celui qui avait conservé toute sa force, il en brisa les fils de fer.

– Allons, citoyen, dit-il, ce dernier verre à la prospérité des armes de la République.

Le commis voyageur leva son verre plus haut qu’aucun des convives.

– Et puisse, dit-il, le général achever glorieusement ce qu’il a si glorieusement commencé !

Tous les officiers se réunirent bruyamment au toast porté par le citoyen Fenouillot.

– Et maintenant, dit Pichegru, comme je suis de l’avis du citoyen qui vient de porter le toast auquel vous vous êtes empressés de vous joindre, nous n’avons pas un instant à perdre. Notre combat d’hier n’est que la préface de deux luttes plus sérieuses ; car il nous faut deux combats encore pour reconquérir les lignes de Wissembourg, perdues par mon prédécesseur ; après-demain, nous attaquerons Frœschwiller ; dans quatre jours, les lignes ; dans cinq, nous serons à Wissembourg, et, dans six, nous aurons débloqué Landau.

Puis s’adressant à Macdonald :

– Mon cher colonel, vous êtes, vous le savez, mon œil droit, lui dit-il ; c’est vous que je charge de visiter tous les postes et de désigner à chaque corps celui qu’il doit occuper. Vous commanderez l’aile gauche, Abbatucci l’aile droite, moi le centre ; veillez à ce que rien ne manque au soldat : pas de superflu, mais nous lui devons aujourd’hui un peu plus que le nécessaire.

Puis, s’adressant aux autres officiers :

– Vous connaissez tous, citoyens, les régiments avec lesquels vous avez l’habitude de combattre ; vous savez ceux sur lesquels vous pouvez compter. Rassemblez leurs officiers à l’ordre, et dites-leur que j’écris aujourd’hui au Comité de salut public qu’après-demain nous coucherons à Frœschwiller, et, dans huit jours, au plus tard, à Landau ; qu’ils songent à une chose, c’est que ma tête répond de ma parole.

Les officiers se levèrent, et chacun se prépara, en rebouclant son sabre et en prenant son chapeau, à aller exécuter les ordres donnés par le général en chef.

– Quant à toi, Charles, continua Pichegru, va dans la chambre qu’on nous a préparée, veille à ce que les trois matelas soient rangés comme d’habitude ; tu trouveras sur une chaise un petit paquet à ton adresse ; tu l’ouvriras, et, si ce qu’il contient te plaît, tu utiliseras son contenu à l’instant même, car le contenu est à toi ; si, à la suite de la contusion que tu as reçue, tu éprouves quelque douleur dans la poitrine, plains-toi à moi, et non au chirurgien-major.

– Merci, général, dit Charles ; mais je n’ai pas besoin d’y mettre d’autre compresse que celle qui a déjà amorti la balle ; quant à la balle elle-même, continua le jeune homme en la tirant de sa poche, je la garde pour la donner à mon père.

– Et tu la rouleras dans le certificat que je t’écrirai ; va, mon enfant, va.

Charles sortit ; Pichegru jeta les yeux sur le citoyen Fenouillot, qui était resté assis à sa place, alla fermer au verrou les deux portes qui donnaient accès dans la salle à manger, et revint s’asseoir en face de son convive, assez étonné des mouvements du général.

– Là ! dit celui-ci ; à nous deux maintenant, citoyen !

– À nous deux, général ! répéta le commis voyageur.

– Jouons cartes sur table.

– Je ne demande pas mieux.

– Vous ne vous nommez pas Fenouillot, vous n’êtes point parent de l’avocat de Besançon, vous n’étiez pas prisonnier du prince de Condé ; vous êtes son agent.

– C’est vrai, général.

– Et vous êtes resté, par son ordre, pour me faire des propositions royalistes, et cela, au risque d’être fusillé.

– C’est encore vrai.

– Mais vous vous êtes dit : « Le général Pichegru est un brave ; il comprendra qu’il y a un certain courage à faire ce que je fais ; il refusera mes propositions, ne me fera peut-être pas fusiller et me renverra au prince avec son refus. »

– C’est toujours vrai ; cependant, j’espère qu’après m’avoir entendu…

– Après vous avoir entendu, il y a un cas où je vous ferai fusiller, je vous en préviens d’avance.

– Lequel ?

– C’est celui où vous oseriez mettre un prix à ma trahison.

– Ou à votre dévouement.

– Ne discutons pas sur les mots, mais sur la chose. Êtes-vous disposé à me répondre sur tous les points ?

– Sur tous les points, oui, général, j’y suis disposé.

– C’est un interrogatoire, je vous en préviens, que je vais vous faire subir.

– Interrogez.

Pichegru tira ses pistolets de sa ceinture et les posa de chaque côté de son assiette.

– Général, dit en riant le faux commis voyageur, je vous préviens que ce ne sont point vos cartes que vous abattez.

– Ayez l’obligeance de poser mes pistolets sur la cheminée, dont vous êtes plus proche que moi, dit Pichegru ; ils me gênaient à ma ceinture.

Et il poussa ses pistolets à portée de la main de son interlocuteur, qui les prit, se leva, alla les porter sur la cheminée et revint s’asseoir.

Pichegru fit, de la tête, un salut que lui rendit l’inconnu.

– Maintenant, dit Pichegru, commençons.

– J’attends.

– Comment vous nommez-vous ?

– Fauche-Borel.

– D’où êtes-vous ?

– De Neuchâtel. Seulement, j’eusse pu m’appeler Fenouillot et être né à Besançon, attendu que ma famille est de la Franche-Comté et ne l’a quittée qu’à la révocation de l’Édit de Nantes.

– Dans ce cas, je vous eusse reconnu pour un compatriote à l’accent.

– Mais pardon, général, à quoi avez-vous vu que je n’étais pas commis voyageur en vins de Champagne ?

– À votre manière de déboucher les bouteilles ; citoyen, une autre fois, choisissez un autre état.

– Lequel ?

– Celui de libraire, par exemple.

– Vous me connaissez donc ?

– J’ai entendu parler de vous.

– Dans quel sens ?

– Comme ennemi acharné de la République et comme auteur de brochures royalistes… Excusez-moi si je crois devoir continuer à vous interroger.

– Continuez, général, je suis à vos ordres.

– Comment êtes-vous devenu agent du prince de Condé ?

– Mon nom avait frappé une première fois M. le régent3 au bas d’une brochure royaliste de M. d’Antraigues, intitulée Mémoires sur la régence de Louis-Stanislas-Xavier, fils de France, oncle du roi, et régent de France, il le frappa une seconde fois lorsque je fis signer l’acte d’union aux habitants de Neuchâtel.

– En effet, dit Pichegru, je sais qu’à partir de ce moment votre maison devint le rendez-vous des émigrés et le foyer de la Contre-Révolution.

– Le prince de Condé le sut comme vous et m’envoya un certain Montgaillard pour savoir si je voulais m’attacher à lui.

– Vous savez que ce Montgaillard est un intrigant ? dit Pichegru.

– J’en ai peur, répondit Fauche-Borel.

– Il agit pour le prince sous deux noms : sous ceux de Roques et de Pinaud.

– Vous êtes bien informé, général, mais M. de Montgaillard n’a rien à faire avec moi ; nous servons tous deux le même prince, voilà tout.

– Revenons donc à lui, alors. Vous en étiez au moment où il vous envoyait M. de Montgaillard pour savoir si vous vouliez vous attacher à lui.

– C’est cela, il m’annonçait que le prince avait son quartier général à Dawendorf et me recevrait avec plaisir ; je me mis en route à l’instant même ; je gagnai Wissembourg afin de dérouter vos espions et de leur faire croire que j’allais en Bavière. Je descendis alors vers Haguenau, et, de Haguenau, gagnai Dawendorf.

– Depuis combien de jours y êtes-vous ?

– Depuis deux jours.

– Et comment le prince a-t-il abordé la question avec vous ?

– De la façon la plus simple : je lui fus présenté par le chevalier de Contye.

» – M. Fauche-Borel, lui dit mon introducteur.

» Le prince se leva et vint à moi.

» Vous désirez, n’est-ce pas, général, que je vous répète exactement ses paroles ?

– Exactement.

– « Mon cher monsieur Fauche, me dit-il, je vous connais par tous mes compagnons d’armes, qui m’ont dit et redit vingt fois combien vous avez été hospitalier pour eux. J’ai donc désiré vous voir pour vous offrir une mission qui vous sera aussi honorable qu’avantageuse. Depuis longtemps, j’ai reconnu qu’il n’y avait pas à compter sur les étrangers. Remettre notre famille sur le trône de France n’est pas un but, c’est un prétexte ; les ennemis sont les ennemis, ils feront tout dans leurs intérêts, rien dans ceux de la France ; non, c’est par l’intérieur qu’il faut arriver à une restauration, et, continua-t-il, en m’appuyant la main sur le bras, j’ai jeté les yeux sur vous pour porter la parole du roi au général Pichegru. La Convention, en ordonnant la jonction de l’armée du Rhin à celle de la Moselle, le subordonne à Hoche. Il va être furieux : profitez de ce moment pour le déterminer à servir la cause de la monarchie, en lui faisant comprendre que la République n’est qu’une chimère. »

Pichegru avait écouté toute cette tirade avec le plus grand calme, et la fin avec un sourire. Fauche-Borel s’attendait à une réponse quelconque, et il avait ménagé pour la fin cette intervention de Hoche comme général en chef ; mais, on l’a vu, Pichegru n’avait répondu à cette partie du discours de l’ambassadeur que par son plus bienveillant sourire.

– Continuez, dit-il.

Fauche-Borel reprit :

– J’eus beau dire au prince combien je me croyais indigne d’un pareil honneur ; je lui affirmai que je n’avais d’autre ambition que de le servir dans la mesure de mes moyens, c’est-à-dire comme un homme actif et zélé ; le prince secoua la tête et me dit :

» – Monsieur Fauche, vous ou personne.

» Et, me mettant la main sur le cœur :

» – Vous avez là, continua-t-il, et pour ces sortes de missions, de quoi faire le premier diplomate du monde.

» Je n’eusse point été royaliste, j’eusse combattu et trouvé, selon toute probabilité, d’excellentes raisons à mon refus ; mais j’étais royaliste, mon ambition était de servir la cause royale d’une façon quelconque, je cédai.

» Je vous ai dit, citoyen général, comment j’étais venu à Wissembourg, de Wissembourg à Haguenau, et de Haguenau à Dawendorf ; il ne s’agissait pour moi que d’aller de Dawendorf à Auenheim, votre quartier général, lorsque ce matin on signala votre avant-garde.

» – Pichegru nous épargne le chemin, dit le prince, c’est de bon augure.

» Alors, il fut convenu que, si vous étiez battu, j’irais à vous, et vous savez le sort que réserve la Convention à ses généraux battus ; si vous étiez vainqueur, je vous attendais, et, à l’aide de la petite fable que je vous ai débitée, je m’introduisais auprès de vous.

» Vous avez été vainqueur, vous avez découvert la ruse ; je suis à votre merci, général, et n’évoquerai qu’une excuse en ma faveur : ma profonde conviction que j’agis pour le bonheur de la France, et mon immense désir d’épargner le sang.

» J’attends avec confiance ce que décidera de moi votre justice.

Fauche-Borel se leva, salua et se rassit aussi calme, en apparence du moins, que s’il venait de porter un toast au bonheur du pays dans un banquet patriotique.

Chapitre XXVII. La réponse de Pichegru §

– Monsieur, répondit Pichegru en se servant de l’ancienne locution abolie en France depuis un an, si vous étiez un espion, je vous ferais fusiller ; si vous étiez un embaucheur ordinaire qui met sa vie pour l’enjeu de sa fortune, je vous enverrais au Tribunal révolutionnaire, qui vous guillotinerait. Vous êtes un homme de confiance qui base son opinion plutôt, je le crois, sur des sympathies que sur des principes, je vous répondrai froidement, sérieusement et vous enverrai porter ma réponse au prince :

» Je suis du peuple ; mais ma naissance n’influe en rien sur mes opinions ; elles sont le résultat non pas de la caste où je suis né, mais des études historiques que j’ai faites.

» Les nations sont de grands corps organisés, soumis aux maladies humaines ; tantôt il y a émaciation, et il faut les traiter par les toniques ; tantôt il y a pléthore, et il faut les traiter par des saignées. Vous me dites que la République est une chimère, je suis de votre avis, pour ce moment-ci du moins ; mais là est votre erreur, monsieur. Nous ne sommes pas en république, nous sommes en révolution. Depuis cent cinquante ans, les rois nous ruinent ; depuis trois cents ans, les grands seigneurs nous oppriment ; depuis neuf siècles, les prêtres nous tiennent en esclavage ; le moment est venu où le fardeau a été plus lourd que n’étaient forts les reins qui devaient le porter, et 89 a proclamé les droits de l’homme, assimilé le clergé aux autres sujets du royaume, et aboli les privilèges quels qu’ils fussent.

» Restait le roi, aux droits duquel on n’avait pas encore touché.

» On lui a dit :

» – Acceptez-vous la France telle que nous venons de la refaire avec ses trois ordres, tiers, clergé, noblesse, se pondérant l’un l’autre ; acceptez-vous la Constitution avec les privilèges qu’elle vous laisse, la liste civile qu’elle vous accorde, les devoirs qu’elle vous impose ? Réfléchissez mûrement. Si vous refusez, dites non, et retirez-vous. Si vous acceptez, dites oui, et jurez.

» Le roi a dit oui et a juré.

» Le lendemain il a quitté Paris, et, dans la conviction où il était, tant ses précautions étaient bien prises, de dépasser la frontière, il a envoyé dire aux représentants de la nation, qui, la veille avaient reçu son serment :

» – J’ai juré contraint et forcé, mon serment a été fait des lèvres et non du cœur ; j’abdique mes devoirs, je reprends mes droits et mes privilèges, et je reviens avec l’ennemi pour vous punir de vous être révoltés.

– Vous oubliez, général, dit Fauche-Borel, que ce que vous appelez l’ennemi, c’est sa famille !

– Eh bien ! dit Pichegru, voilà justement le malheur, mon cher monsieur, c’est que la famille du roi de France soit l’ennemi de la France ; mais, que voulez-vous ! il en est ainsi ; Louis XVI, fils d’une princesse de Saxe et d’un fils de Louis XV, n’a pas même une moitié de sang français dans les veines : il épouse une archiduchesse, et voilà le blason de la royauté, qui est au premier et au troisième de Lorraine, au deuxième d’Autriche et au quatrième seulement de France. Il en résulte, comme vous dites, que, quand le roi Louis XVI se brouille avec son peuple, il en appelle à sa famille ; mais que, comme sa famille est l’ennemi, il en appelle à l’ennemi, et que, comme à sa voix l’ennemi entre en France, le roi commet un crime de lèse-nation, qui est juste l’égal du crime de lèse-royauté, si toutefois il n’est pas plus grand.

» Alors il arrive cette chose terrible, que, tandis que le roi prie pour le succès des armes de sa famille, c’est-à-dire pour la honte des armes de la France, que la reine, voyant les Prussiens à Verdun, compte dans combien de jours les Prussiens seront à Paris ; il arrive cette chose terrible que la France, affolée de haine et de patriotisme, se lève en masse, et, pour ne pas avoir l’ennemi devant elle, Autrichiens et Prussiens, l’ennemi au milieu d’elle, le roi et la reine, l’ennemi derrière elle, les nobles et les aristocrates ; il arrive que la France confond tous ses ennemis les uns avec les autres, canonne les Prussiens à Valmy, fusille les Autrichiens à Jemmapes, poignarde les aristocrates à Paris, et tranche le cou au roi et à la reine sur la place de la Révolution. Moyennant cette convulsion terrible, elle se croit guérie et respire.

» Elle se trompe ; la famille qui faisait la guerre sous prétexte de mettre Louis XVI sur le trône, continue à faire la guerre sous prétexte d’y mettre Louis XVII, mais en réalité pour entrer en France et morceler la France. L’Espagne veut reprendre le Roussillon ; l’Autriche, l’Alsace et la Franche-Comté ; la Prusse, les margraviats d’Anspach et de Bayreuth. Les nobles se séparent en trois classes : les uns combattent sur le Rhin et sur la Loire, les autres conspirent ; guerre extérieure ! guerre civile ! Lutte à l’intérieur, lutte à l’extérieur. De là des milliers d’hommes couchés sur les champs de bataille ; de là des milliers d’hommes massacrés dans les prisons ; de là des milliers d’hommes traînés à la guillotine. Pourquoi ? Parce que le roi, après avoir fait un serment, ne l’a pas tenu, et, au lieu de se jeter dans les bras de son peuple, c’est-à-dire de la France, s’est jeté dans les bras de sa famille, c’est-à-dire de l’ennemi.

– Mais, alors, vous approuvez les massacres de septembre ?

– Je les déplore. Mais que voulez-vous faire contre le peuple ?

– Vous approuvez la mort du roi ?

– Je la trouve terrible. Mais le roi n’avait qu’à tenir son serment.

– Vous approuvez les exécutions politiques ?

– Je les trouve abominables. Mais le roi n’avait qu’à ne point appeler l’ennemi.

– Oh ! vous avez beau dire, général, l’année 93 est une année fatale.

– Pour la royauté, oui ! Pour la France, non !

– Mais laissons de côté la guerre civile, la guerre étrangère, les massacres, les exécutions ; ces milliards d’assignats émis, c’est la banqueroute !

– Je le veux bien.

– Moi aussi, dans ce sens que la royauté aura la gloire d’avoir raffermi le crédit.

– Le crédit se raffermira par la division des propriétés.

– Comment cela ?

– N’avez-vous pas vu que la Convention a décrété « biens nationaux » tous les biens des émigrés et tous les biens des couvents ?

– Oui ; après ?

– N’avez-vous pas vu encore qu’un autre décret de la Convention autorise à acheter les biens nationaux avec des assignats, qui, pour ces sortes d’acquisitions, remontent au pair et ne subissent pas de dépréciation ?

– Sans doute.

– Eh bien ! mon cher monsieur, tout est là ! avec un assignat de mille francs, insuffisant pour acheter un pain de dix livres chez le boulanger, le pauvre achètera un arpent de terre qu’il labourera lui-même, et qui fournira du pain à lui et à sa famille.

– Qui osera acheter des biens volés ?

– Confisqués, ce n’est pas tout à fait la même chose.

– N’importe, nul ne voudra se faire le complice de la Révolution.

– Savez-vous pour combien on en a vendu cette année ?

– Non.

– Pour plus d’un milliard. L’année prochaine on en vendra le double.

– L’année prochaine ! Mais croyez-vous donc que la République puisse durer un an encore ?

– La Révolution…

– Soit ! la Révolution… Mais, Vergniaud l’a dit, la Révolution est comme Saturne, elle mangera tous ses enfants.

– Elle a beaucoup d’enfants, et quelques-uns sont de digestion difficile.

– Mais, enfin, voilà déjà les girondins dévorés !

– Restent les cordeliers.

– Un jour ou l’autre, les jacobins n’en feront qu’une bouchée.

– Alors, resteront les jacobins.

– Bon ! est-ce qu’ils ont des hommes comme Danton, comme Camille Desmoulins, pour être un parti sérieux ?

– Ils ont des hommes comme Robespierre et comme Saint-Just, et c’est le seul parti qui soit dans le vrai.

– Et plus loin qu’eux ?

– Plus loin qu’eux, je n’y vois plus clair, et j’ai bien peur qu’avec eux la Révolution ne soit finie.

– Mais, d’ici là, des flots de sang couleront !

– Les révolutions sont altérées !

– Mais ce sont des tigres, ces hommes-là !

– Ce que je crains, en révolution, ce ne sont pas les tigres, ce sont les renards.

– Et vous consentirez à les servir ?

– Oui, parce qu’eux encore seront les hommes de la France ; ce ne sont pas les Sylla et les Marius qui épuisent les nations, ce sont les Caligula et les Néron qui les énervent.

– Alors, chacun de ces partis que vous avez nommés, selon vous, s’élèvera et succombera tour à tour ?

– Si le génie de la France est logique, cela sera ainsi.

– Expliquez-vous.

– Chaque parti qui se succédera au pouvoir fera de grandes choses, dont la reconnaissance de nos enfants le récompensera, et commettra de grands crimes, dont ses contemporains le puniront, et il arrivera de chacun d’eux ce qui est arrivé des girondins : les girondins ont tué le roi – remarquez bien que je ne dis pas la royauté – et voilà qu’ils viennent d’être tués par les cordeliers ; les cordeliers ont tué les girondins, et, selon toute probabilité, ils seront tués par les jacobins ; enfin les jacobins, cette dernière expression de la Révolution, seront tués à leur tour, par qui ? je vous l’ai dit, je n’en sais rien. Quand ils seront tués, venez me chercher, monsieur Fauche-Borel, car alors nous n’en serons plus au sang.

– Et à quoi en serons-nous ?

– Nous en serons probablement à la honte ! Or je puis servir un gouvernement que je hais, je ne servirai jamais un gouvernement que je méprise ; ma devise est celle de Thraséas : Non sibi deesse (ne pas se manquer à soi-même).

– Et votre réponse ?

– La voici : le moment serait mal choisi pour entreprendre quelque chose contre la Révolution, qui prouve sa force en égorgeant tant à Nantes qu’à Toulon, à Lyon et à Paris, cinq cents personnes par jour. Il faut attendre qu’elle se fatigue.

– Et alors ?

– Alors, continua Pichegru grave et le sourcil froncé, comme il ne faut pas que, fatiguée de l’action, la France s’épuise dans la réaction ; comme je n’ai pas plus de confiance dans la clémence des Bourbons que dans la tempérance des peuples, le jour où je prêterai les mains à la rentrée de l’un ou l’autre membre de cette famille, ce jour-là j’aurai dans ma poche une charte dans le genre de celle de l’Angleterre ou une constitution dans le genre de celle de l’Amérique, charte ou constitution dans laquelle seront garantis les droits du peuple et consignés les devoirs du souverain ; ce sera une condition sine qua non !… Je veux bien être un Monk, mais un Monk du XVIIIe siècle, un Monk de 93 préparant la présidence de Washington, et non la royauté de Charles II.

– Monk avait fait ses conditions, général, dit Fauche-Borel.

– Je me contenterai de faire celles de la France.

– Eh bien ! général, Son Altesse a pris les devants, et, dans le cas où vous vous décideriez, voici un papier écrit de sa main et contenant des offres qui, j’en suis sûr, dépasseront de beaucoup les conditions que vous eussiez imposées.

Pichegru, qui, en sa qualité de Franc-Comtois, était fumeur, avait pendant la fin de sa conversation avec Fauche-Borel bourré sa pipe, et cette opération si importante était terminée lorsque Fauche-Borel lui présenta le papier dans lequel étaient enfermées les offres du prince de Condé.

– Mais, lui dit en riant Pichegru, je croyais vous avoir fait comprendre que, si je me décidais, ce serait dans deux ou trois ans seulement.

– Soit ! mais rien ne vous empêche de prendre toujours, en attendant, connaissance de ce papier, répliqua Fauche-Borel.

– Bon ! dit Pichegru, quand nous en serons là, il sera temps de nous en occuper.

Et, sans avoir jeté un regard dessus, sans l’avoir même déplié, approchant le papier de la flamme du poêle, qui s’y communiqua, il en alluma sa pipe et ne le lâcha que lorsque le feu l’eut entièrement dévoré.

Fauche-Borel, croyant à une distraction, fit d’abord un mouvement pour arrêter le bras de Pichegru.

Mais, ayant reconnu, au contraire, que c’était acte d’homme réfléchi, il le laissa faire en se découvrant malgré lui.

En ce moment, le bruit d’un cheval entrant au galop dans la cour fit tourner la tête aux deux hommes.

C’était Macdonald qui rentrait ; à son cheval couvert de sueur, on pouvait deviner qu’il était porteur d’une nouvelle importante.

Pichegru, qui avait poussé les verrous, alla vivement à la porte et les tira. Il ne voulait pas qu’on le trouvât enfermé avec le faux commis voyageur, dont on pouvait plus tard connaître la vraie mission et le nom réel.

Presque aussitôt, la porte s’ouvrit, et Macdonald parut.

Ses joues, naturellement colorées, étaient plus rouges encore que d’habitude, fouettées qu’elles avaient été par la bise et par une pluie fine.

– Général, dit-il, l’avant-garde de l’armée de la Moselle est à Pfaffenhoffen ; l’armée tout entière la suit, et je ne précède que de quelques secondes le général Hoche et tout son état-major.

– Ah ! dit Pichegru avec une expression de franche satisfaction, vous m’annoncez là une bonne nouvelle, Macdonald ; je disais que, dans huit jours, nous aurions repris les lignes de Wissembourg, je me trompais : avec un général comme Hoche, avec des hommes comme ceux de l’armée de la Moselle, nous les aurons reprises dans quatre.

Il achevait à peine, que tout ce jeune état-major qui accompagnait Hoche s’engouffra pour ainsi dire dans la cour, dont le pavé disparut sous les chevaux, les hommes, les plumets, les écharpes flottantes.

La vieille mairie en trembla jusque dans ses fondations ; on eût dit qu’une marée de vie, de jeunesse, de courage, de patriotisme et d’honneur venait de battre ses murailles.

En un instant tous les cavaliers eurent mis pied à terre et rejeté leurs manteaux.

– Général, dit Fauche-Borel, je crois qu’il est bon que je me retire.

– Non, restez, au contraire, dit Pichegru, vous pourrez dire au prince de Condé que la devise des généraux de la République est bien véritablement Fraternité !

Pichegru se plaça en face de la porte pour recevoir celui que le gouvernement lui envoyait comme général en chef. Un peu en arrière de lui se tenaient, à sa gauche Fauche-Borel, à sa droite le colonel Macdonald.

On entendait le flot des jeunes officiers monter l’escalier avec les rires joyeux de la bonne humeur et de l’insouciance ; mais, au moment où Hoche, qui était à leur tête, ouvrit la marche et où l’on aperçut Pichegru, le silence se fit. Hoche mit le chapeau à la main, et tous, tête nue, entrèrent après lui et se formèrent en cercle dans la chambre.

Puis, alors, s’approchant de Pichegru et le saluant profondément :

– Général, dit-il, la Convention a commis une erreur : elle m’a nommé, moi soldat de vingt-cinq ans, général en chef des deux armées du Rhin et de la Moselle, oubliant que c’était un des plus grands hommes de guerre de notre époque qui commandait celle du Rhin ; cette erreur, je viens la réparer, général, en me mettant sous vos ordres et en vous priant de m’apprendre le rude et difficile métier de la guerre. J’ai l’instinct, vous avez la science ; j’ai vingt-cinq ans, vous en avez trente-trois ; vous êtes Miltiade, je suis à peine Thémistocle ; les lauriers sur lesquels vous êtes couché m’empêchent de dormir, je vous demande une part de votre lit.

Puis, se tournant vers ses officiers, qui se tenaient inclinés et le chapeau à la main :

– Citoyens, leur dit-il, voilà notre général en chef ; au nom du salut de la République et de la gloire de la France, je vous prie et, au besoin, je vous ordonne de lui obéir comme je lui obéirai moi-même.

Pichegru écoutait en souriant, Hoche continua :

– Je ne viens pas vous enlever la gloire de reconquérir les lignes de Wissembourg, œuvre que vous avez si bien commencée hier ; votre plan doit être fait, je l’adopterai ; trop heureux, dans cette œuvre glorieuse, de vous servir d’aide de camp.

Puis, étendant la main vers Pichegru :

– Je jure, dit-il, obéissance, pour toutes les choses de la guerre, à mon aîné, à mon maître, à mon modèle, à l’illustre général Pichegru. À votre tour, citoyens !

Tout l’état-major de Hoche, d’un seul geste, étendit la main ; d’une seule voix, jura.

– Votre main, général ! dit Hoche.

– Dans mes bras, répondit Pichegru.

Hoche se jeta dans les bras de Pichegru, qui le pressa sur son cœur.

Puis, se tournant vers Fauche-Borel, tout en laissant son bras passé au cou de son jeune collègue :

– Dis au prince ce que tu as vu, citoyen, et annonce-lui que nous l’attaquerons demain à sept heures du matin ; on se doit de ces politesses-là entre compatriotes.

Fauche-Borel salua.

– Le dernier de vos compatriotes, citoyen, lui dit-il, est mort avec ce Thraséas dont vous citiez tout à l’heure la devise ; vous êtes des Romains de la vieille Rome.

Et il sortit.

Chapitre XXVIII. Le mariage au tambour §

Le même jour, vers quatre heures de l’après-midi, les deux généraux étaient courbés sur une grande carte militaire du département du Bas-Rhin.

À quelques pas d’eux, Charles écrivait, vêtu d’un charmant frac bleu national, à collet et à parements bleu de ciel, et coiffé de la toque rouge des secrétaires d’état-major ; c’était ce qu’il avait trouvé dans le paquet désigné par le général.

Les deux généraux venaient de décider que la journée du lendemain 21 décembre serait employée à décrire, en marchant, la courbe qui sépare Dawendorf des hauteurs de Reichshoffen, de Frœschwiller et de Wœrth, où les Prussiens étaient retranchés ; ces hauteurs prises, les communications avec Wissembourg étaient coupées, et Haguenau, isolé, était contraint de se rendre.

L’armée, au reste, marchera en trois colonnes ; deux seront destinées à attaquer de front ; la troisième filera à travers les bois et, se ralliant au canon, prendra les Prussiens en flanc.

Au fur et à mesure que ces décisions étaient prises, Charles les écrivait, et Pichegru les signait ; puis on appelait les chefs de corps qui se tenaient dans une chambre à côté, et le chef de corps partait pour rejoindre son régiment et se tenir prêt à exécuter l’ordre donné.

Sur ces entrefaites, on vint dire à Hoche que le bataillon d’arrière-garde, n’ayant plus trouvé de place dans le village, se refusait à bivaquer dans les champs et donnait des signes de mutinerie. Hoche s’informa du numéro du bataillon ; on lui répondit que c’était le troisième.

– C’est bien, dit Hoche ; allez dire de ma part au troisième bataillon qu’il n’aura pas l’honneur de combattre à la première rencontre.

Et il se remit tranquillement à donner des ordres.

Un quart d’heure après, quatre soldats du bataillon mutiné venaient, au nom de leurs camarades, solliciter le pardon du général et le supplier de permettre au bataillon rebelle, qui allait camper au lieu désigné, de marcher le premier à l’ennemi.

– Le premier, cela ne se peut pas, dit Pichegru ; j’avais une récompense à accorder au bataillon de l’Indre, il marchera en tête ; le troisième bataillon marchera le second.

Les derniers ordres venaient d’être expédiés lorsqu’on entendit sous la fenêtre du général un joueur d’orgue qui commençait sur son instrument l’air de l’hymne patriotique : Allons, enfants de la patrie !

Hoche ne donna aucune attention à la sérénade qui lui était offerte ; mais Pichegru, au contraire, aux premiers sons de l’instrument mélodieux, prêta l’oreille et alla à la fenêtre, qu’il ouvrit.

Un joueur d’orgue tournait, en effet, avec une prodigieuse persistance, la manivelle de l’espèce de caisse qu’il portait devant lui ; mais, comme la nuit était déjà venue, Pichegru ne put distinguer le visage du musicien.

D’un autre côté, comme la cour était pleine de gens qui allaient et venaient, Pichegru craignit sans doute d’échanger une parole avec lui.

Il se retira donc et referma la fenêtre malgré les points d’orgue réitérés du musicien.

Mais, se tournant vers le jeune secrétaire :

– Charles, dit-il, descends ; approche-toi du joueur d’orgue : dis-lui Spartacus, et, s’il te répond Kosciusko, fais-le monter. S’il ne te répond rien, c’est que je me trompe ; laisse-le où il est.

Charles, sans faire une question, se leva et sortit.

L’orgue continuait de jouer sans relâche la Marseillaise, courant d’un couplet à un autre sans laisser à son instrument le temps de respirer.

Pichegru écoutait avec attention.

Hoche regardait Pichegru en attendant que ce mystère lui fût expliqué.

Tout à coup, au milieu d’une mesure, l’orgue s’arrêta.

Pichegru fit, en souriant, un signe de tête à Hoche.

Un instant après, la porte se rouvrit, et Charles parut, suivi du joueur d’orgue.

Pichegru fut un instant à le regarder, sans lui adresser la parole ; il ne le reconnaissait pas.

Celui que venait d’introduire Charles était un homme d’une taille au-dessous de la moyenne, vêtu du costume de paysan alsacien. Il avait de longs cheveux noirs qui lui tombaient jusque sur les yeux, ombragés en outre par un chapeau à larges bords ; il paraissait avoir de quarante à quarante-cinq ans.

– Mon ami, dit Pichegru s’adressant au musicien, je crois que cet enfant s’est trompé, et ce n’est pas à toi que j’avais affaire.

– Général, il n’y a pas à se tromper à un mot d’ordre échangé, répondit le joueur d’orgue, et, si vous aviez affaire à Stephan Moïnjski, vous l’avez trouvé.

Et, en disant ces mots, il enleva son chapeau, rejeta ses cheveux en arrière et se redressa de toute sa taille ; et, moins les cheveux et la barbe noire, Pichegru reconnut le Polonais qui était venu le trouver à Auenheim.

– Eh bien ! Stephan ? lui demanda Pichegru.

– Eh bien ! général, lui répondit l’espion, je sais à peu près ce que vous désirez savoir.

– C’est bien, déposez votre orgue et venez ici. – Écoutez, Hoche ; ce sont des renseignements sur l’ennemi. – J’ai peur, continua-t-il en revenant à Stephan, que tu n’aies pas eu le temps de les prendre bien complets.

– Pas sur Wœrth, attendu qu’un habitant de la ville se chargera de vous les donner quand nous serons à Frœschwiller ; mais sur Frœschwiller, et Reichshoffen, je puis vous dire tout ce que vous désirez savoir.

– Parlez.

– L’ennemi a abandonné Reichshoffen pour se concentrer sur Frœschwiller et Wœrth ; il sait la jonction des deux armées et a réuni toutes ses forces sur deux points, qu’il compte défendre à toute extrémité ; ces deux points, qui sont très fortifiés par la nature, viennent d’être couverts de nouveaux ouvrages, retranchements, redoutes, bastions ; l’ennemi, tant au pont de Reichshoffen, qu’il compte défendre, que sur les hauteurs de Frœschwiller et de Wœrth, peut avoir vingt-deux mille hommes et une trentaine de canons, dont cinq ont été détachés pour défendre le pont. Maintenant, continua Stephan, comme c’est probablement par Frœschwiller que vous commencerez, voici le plan du terrain occupé par l’ennemi. Ce sont les soldats du prince de Condé qui tiennent la ville ; à ceux-là, je ne leur en veux pas, ce sont des Français. Au reste, une fois maître des hauteurs, général, vous dominez la ville, et la ville par conséquent est à vous. Quant à Wœrth, je ne vous affirme rien encore mais, je vous l’ai dit, j’espère vous la faire prendre sans combat.

Les deux généraux se passèrent le plan l’un à l’autre ; il était fait avec la précision d’un excellent ingénieur.

– Ma foi, mon cher général, dit Hoche, vous êtes heureux d’avoir des espions dont on pourrait faire des officiers du génie.

– Mon cher Hoche, dit Pichegru, le citoyen est Polonais ; il n’espionne pas, il se venge.

Puis, se tournant vers Stephan :

– Merci, lui dit Pichegru, tu m’as tenu parole, et largement ; mais ton œuvre n’est qu’à moitié accomplie. Te charges-tu de nous trouver deux guides qui connaissent les environs de manière à ne pas se tromper par la nuit la plus noire ? Tu marcheras près de l’un et tu lui casseras la tête à la première hésitation de sa part. Je marcherai près de l’autre ; et, comme tu n’as probablement pas de pistolets, en voici.

Et le général présenta à Stephan une paire de pistolets que celui-ci reçut avec une joie mêlée d’orgueil.

– Je trouverai des guides sûrs, dit Stephan avec son laconisme ordinaire ; combien de temps me donnez-vous ?

– Une demi-heure ; trois quarts d’heure au plus.

Le faux musicien rechargea son orgue et s’avança vers la porte ; mais, avant qu’il eût touché le bouton, le Parisien Faraud glissa sa tête gouailleuse par l’ouverture de cette porte.

– Oh ! pardon, mon général ! dit-il ; foi de sergent, je croyais que vous étiez seul ; mais je puis sortir si vous l’exigez et gratter doucement comme on faisait à la porte de l’ancien tyran.

– Non, répondit Pichegru, inutile ; puisque tu es là, tu es le bienvenu.

Puis, se tournant vers le général Hoche :

– Mon cher général, lui dit-il, je vous présente un de mes braves ; il a peur des loups, c’est vrai, mais il n’a pas peur des Prussiens ; il a fait ce matin deux prisonniers, et c’est pour cette prise que je lui ai cousu des galons de sergent sur la manche.

– Peste ! dit Faraud, plus que ça des généraux, ça fait que j’aurai deux témoins au lieu d’un.

– Je te ferai observer, Faraud, dit Pichegru avec ce ton bienveillant qu’il prenait avec le soldat dans ses jours de bonne humeur, que c’est la seconde fois aujourd’hui que j’ai le plaisir de te voir.

– Oui, mon général, dit Faraud, il y a comme cela des jours de bonheur, de même qu’il y en a d’autres de guignon, où l’on ne peut pas voir le feu sans attraper un atout.

– Je présume, dit Pichegru en riant, que tu n’es pas venu me voir pour me faire de la philosophie transcendante.

– Mon général, je viens vous voir pour vous prier d’être mon témoin.

– Ton témoin ! dit Pichegru ; est-ce que tu te bats ?

– Pis que cela, mon général, je me marie !

– Bon ! avec qui ?

– Avec la déesse Raison.

– Tu n’es pas malheureux, coquin ! dit Pichegru ; la plus belle et la plus honnête fille de l’armée. Comment cela s’est-il fait ? Voyons, raconte-nous cela.

– Oh ! c’est bien simple, mon général ; je n’ai pas besoin de vous dire que je suis Parisien, n’est-ce pas ?

– Non, je le sais.

– Eh bien ! la déesse Raison est Parisienne aussi ; nous sommes du même quartier ; je l’aimais, et elle ne m’était pas défavorable, quand voilà que la procession de la patrie en danger passe avec ses drapeaux noirs et ses roulements de tambours ; puis le citoyen Danton qui vient dans nos faubourgs en criant : « Aux armes ! l’ennemi est à quatre jours de marche de Paris. » J’étais garçon menuisier, tout cela me bouleverse ; l’ennemi est à quatre jours de la capitale ! la patrie est en danger ! « Il faut que tu sauves la patrie, Faraud, et que tu repousses l’ennemi ! » Je jette le rabot à tous les diables, j’empoigne le fusil, et je vais m’enrôler au drapeau de la Municipalité. Le même jour, je viens raconter à la déesse Raison que, ses doux yeux m’ayant poussé au désespoir, je me suis fait soldat pour en finir plus vite ; alors, Rose me dit – elle s’appelle Rose… Rose Charleroi – alors, Rose Charleroi, qui était blanchisseuse de fin, me dit :

» – Aussi vrai qu’il n’y a qu’un Dieu qu’on va détrôner aussi, à ce qu’il paraît, si ma pauvre mère n’était pas malade, je m’engagerais aussi.

» – Ah ! je lui dis, Rose, les femmes ne s’engagent pas.

» – Si fait, comme vivandière, me répondit-elle.

» – Rose, je lui dis, je t’écrirai tous les quinze jours, afin que tu saches où je suis ; et, si tu t’engages, engage-toi dans mon régiment.

» – Convenu, me répondit Rose.

» Nous nous donnâmes la main, nous nous embrassâmes, et en avant Faraud ! Après Jemmapes, où mon régiment fut écharpé, on nous réunit aux volontaires de l’Indre, et on nous achemina sur le Rhin. Qui est-ce que je vois arriver, il y a six semaines ou deux mois ?… Rose Charleroi ! Sa pauvre mère était morte, elle avait été choisie comme la plus belle et plus honnête fille du quartier pour faire, je ne sais plus dans quelle fête, la déesse Raison ; après quoi, ma foi, elle m’avait tenu parole et n’était descendue de son estrade que pour s’engager. J’apprends la nouvelle de son arrivée, je cours à elle, je veux l’embrasser.

» – Fainéant, me dit-elle, pas même caporal ?

» – Que veux-tu, déesse ! je ne suis pas ambitieux.

» – Eh bien ! je suis ambitieuse, moi, dit-elle ; ainsi donc ne viens pas me trouver que tu ne sois sergent, à moins que ce ne soit pour boire la goutte.

» – Mais enfin, le jour où je serai sergent, seras-tu ma femme ?

» – Sur le drapeau du régiment, je te le jure !

» Elle m’a tenu parole, mon général : dans dix minutes nous nous marions.

– Où cela ?

– Dans la cour, sous vos fenêtres, mon général.

– Et quel est le prêtre qui vous marie ?

– Le tambour du régiment.

– Ah ! vous vous mariez au tambour ?

– Oui, mon général ; Rose veut faire les choses régulièrement.

– À la bonne heure, dit Pichegru en riant, je reconnais là la déesse Raison ; annonce-lui que, puisqu’elle m’a choisi pour son témoin, je la dote.

– Vous la dotez, mon général ?

– Oui, d’un âne, avec deux barils pleins d’eau-de-vie.

– Ah ! mon général, vous êtes la cause que je n’ose plus rien vous demander.

– Dis toujours.

– Il est vrai que ce que j’avais à vous demander, ce n’est plus en mon nom, c’est au nom des camarades… Eh bien ! mon général, il faut, sauf votre permission, que la journée finisse comme elle a commencé, par un bal.

– Alors, dit Hoche, comme second témoin, c’est moi qui paierai le bal.

– Et la mairie fournira le local ! reprit Pichegru ; mais que tout le monde le sache : qu’à deux heures du matin le bal finisse, et qu’à deux heures et demie on se mette en route ; nous avons quatre lieues à faire avant le jour ; vous voilà prévenus ; que ceux qui voudront dormir dorment, que ceux qui voudront danser dansent. Nous assisterons au mariage du haut du balcon ; lorsque tout sera prêt, un roulement de tambour nous donnera le signal !

Riche de toutes ces promesses, Faraud se précipita par les escaliers, et l’on entendit bientôt dans la cour la rumeur qui était la suite de cette apparition.

Les deux généraux, restés seuls, arrêtèrent définitivement le plan de la bataille du lendemain.

Une colonne, qui partirait à l’instant sous les ordres du colonel René Savary, ferait marche forcée, de manière à se trouver vers midi au village de Neschwiller, en arrière de Frœschwiller ; au premier coup de canon qu’elle entendrait, elle marcherait sur Frœschwiller et attaquerait les Prussiens en flanc.

Une seconde colonne, sous les ordres de Macdonald, passera la Zeuzel à Niederbronn. Les deux généraux marcheront avec cette colonne.

La troisième fera une démonstration sur le pont de Reichshoffen et essaiera de le forcer. S’il tient, elle se contentera d’occuper l’ennemi, tandis que les deux autres colonnes le tourneront.

Cette troisième colonne sera commandée par Abbatucci.

À peine ces dispositions étaient-elles prises, qu’un roulement de tambour se fit entendre et annonça au général, ou plutôt aux généraux, que l’on n’attendait plus qu’eux pour la cérémonie nuptiale.

Ils ne se firent point attendre et parurent au balcon.

À leur vue, un immense vivat retentit ; Faraud salua à sa manière, la déesse Raison devint rouge comme une cerise. Tout l’état-major entourait les deux futurs conjoints ; c’était la première fois que cette singulière cérémonie, qui tant de fois se répéta pendant le cours de trois grandes années révolutionnaires, avait lieu à l’armée du Rhin.

– Allons, dit Faraud, à ton poste, Spartacus.

Le tambour, apostrophé par un sergent, monta sur une table devant laquelle vinrent se placer Faraud et sa future.

Spartacus fit entendre un roulement ; puis, d’une voix vigoureuse, de manière qu’aucun des assistants ne perdît un mot de ce qu’il allait dire :

– Écoutez la loi ! – Attendu qu’au bivac il ne se trouve pas toujours un municipal avec du papier timbré et une écharpe pour ouvrir les portes de l’hyménée, moi, Pierre-Antoine Bichonneau, dit Spartacus, tambour-maître du bataillon de l’Indre, je vais procéder à l’union légitime de Pierre-Claude Faraud et de Rose Charleroi, vivandière au 24e régiment.

Spartacus s’interrompit et fit entendre un roulement qu’imitèrent tous les tambours du bataillon de l’Indre et du 24e.

Puis, le roulement terminé :

– Approchez, les conjoints, dit Spartacus.

Les deux époux firent encore un pas vers la table.

– En présence des citoyens généraux Lazare Hoche et Charles Pichegru, assistés du bataillon de l’Indre, du 24e régiment et de tous ceux qui ont pu tenir dans la cour de la mairie, au nom de la République une et indivisible, je vous unis et je vous bénis !

Spartacus exécuta un nouveau roulement, pendant lequel deux sergents du bataillon de l’Indre étendirent au-dessus de la tête des deux époux un tablier de sapeur, destiné à remplacer le poêle ; après quoi, Spartacus reprit :

– Citoyen Pierre-Claude Faraud, tu promets à ta femme protection et amour, n’est-ce pas ?

– Parbleu ! répondit Faraud.

– Citoyenne Rose Charleroi, tu promets à ton mari constance, fidélité et petits verres à discrétion ?

– Oui, répondit Rose Charleroi.

– Au nom de la loi, vous êtes mariés. Le régiment adoptera vos nombreux enfants. Attendez donc, ne vous éloignez pas ! Un dernier roulement !

Un roulement de vingt-cinq tambours se fit entendre, et, à un geste de Spartacus, cessa tout à coup.

– Sans ça, vous n’étiez pas heureux, dit-il.

Les deux généraux applaudirent en riant. Et l’on n’entendit plus que les vivats et les hourras, suivis, au bout d’un instant, du bruit des verres.

Chapitre XXIX. À six cents francs, les canons prussiens §

À six heures du matin, c’est-à-dire au moment où le soleil disputait à d’épais brouillards le droit d’éclairer le monde, au moment où la première colonne, partie à neuf heures du soir de Dawendorf, arrivait, conduite par Savary, à Jægerthal, où elle prenait cinq ou six heures de repos ; au moment où commençait de gronder le canon du pont de Reichshoffen attaqué par la troisième colonne, conduite par Abbatucci, la seconde colonne, la plus forte des trois, ayant Hoche et Pichegru en tête, traversait le torrent qui passe à Niederbronn et s’emparait du village sans coup férir.

Cette première étape de quatre lieues faite, on donna un instant de repos aux soldats ; on déjeuna, on fit passer la déesse Raison, son âne et ses deux barils d’eau-de-vie dans les rangs ; une barrique y resta au cri de « Vive la République ! » et l’on se remit en marche vers huit heures, pour Frœschwiller, située à trois quarts de lieue à peine. On entendait tonner, sans relâche, le canon de Reichshoffen.

Au bout d’un quart d’heure, le bruit de l’artillerie s’éteignit tout à coup. Le passage était-il forcé, ou Abbatucci avait-il été contraint de reculer ?

Le général appela Doumerc.

– Avez-vous un bon cheval, capitaine ? lui demanda-t-il.

– Excellent.

– Vous pouvez avec lui sauter fossés et barrières ?

– Je puis tout sauter.

– Mettez-le au galop ; pointez dans la direction du pont de Reichshoffen, venez me donner des nouvelles, ou faites-vous tuer.

Doumerc partit ; dix minutes après, de la direction qu’il avait prise, on vit revenir deux cavaliers au galop.

C’étaient Doumerc et Falou.

Aux deux tiers du chemin, le capitaine avait rencontré le digne chasseur envoyé par Abbatucci pour annoncer qu’il avait forcé le pont et qu’il marchait sur Frœschwiller. Falou avait fait prisonnier un officier prussien, et Abbatucci l’avait nommé brigadier.

Abbatucci priait le général de confirmer sa nomination.

Falou repartit brigadier, reportant à Abbatucci l’ordre verbal de marcher sur Frœschwiller, et de menacer la ville, pendant que lui attaquerait les hauteurs, tout en se tenant prêt à lui apporter des secours, si l’on en avait besoin.

Tout cela s’était fait sans que la colonne ralentît sa marche ; on commençait à découvrir les hauteurs de Frœschwiller, et, comme on marchait à travers plaine sans route tracée, Pichegru, craignant que le petit bois ne cachât une embuscade, ordonna à vingt hommes et à un sergent de fouiller le bois.

– Bon ! dit Doumerc, ce n’est pas la peine, mon général, de déranger un peloton tout entier pour si peu.

Et, mettant son cheval au galop, il perça le bois d’outre en outre, le retraversa pour revenir à trois cents pas plus loin, et, s’adressant à Pichegru :

– Il n’y a personne, général, dit-il.

Le bois fut dépassé.

Mais tout à coup, en arrivant au bord d’un ravin, l’avant-garde fut saluée par une vigoureuse fusillade.

Trois ou quatre cents tirailleurs étaient éparpillés dans les sinuosités du ravin et dans des touffes de bois dont le terrain était semé.

Les deux généraux formèrent leur troupe en colonne d’attaque.

Le général ordonna à Charles de rester à l’arrière-garde ; mais celui-ci le pria si instamment de le laisser faire partie de l’état-major, que le général y consentit.

Frœschwiller était situé au pied d’une colline hérissée de redoutes et de canons ; on voyait sur la droite, à trois quarts de lieue à peu près, la colonne d’Abbatucci, qui s’avançait vers la ville, chassant devant elle les troupes qui avaient essayé de défendre le pont.

– Camarades, dit Pichegru, attendrons-nous, pour attaquer les redoutes, nos compagnons, qui ont déjà leur part de victoires et d’honneurs, puisqu’ils ont forcé le pont ? Ou garderons-nous, nous aussi, pour nous seuls, la gloire d’avoir enlevé les redoutes que nous avons devant nous ? Cela sera dur, je vous en préviens.

– En avant, en avant ! cria d’une seule voix le bataillon de l’Indre, qui formait tête de colonne.

– En avant ! crièrent les hommes de Hoche qui, la veille, s’étaient mutinés, et qui, après leur soumission, avaient obtenu l’honneur de marcher les seconds.

– En avant ! cria le général Dubois, qui faisait partie de l’armée de la Moselle, et qui, commandant l’arrière-garde, se trouvait, par le mouvement de conversion qui s’était fait, commander l’avant-garde.

Et, en même temps, tambours et clairons battirent et sonnèrent la charge ; les premiers rangs se mirent à entonner la Marseillaise ; le pas de charge, emboîté par trois ou quatre mille hommes, ébranla la terre, et la trombe humaine prit sa course tête basse et baïonnette en avant.

À peine avait-elle fait cent pas, que la colline s’enflamma comme un volcan ; alors, on vit sur cette masse épaisse s’ouvrir des sillons sanglants comme si une charrue invisible les eût creusés ; mais ces sillons étaient aussitôt refermés qu’ouverts.

La Marseillaise et les cris de « en avant ! » continuèrent, et la distance qui séparait les premières lignes françaises des retranchements commençait à disparaître, lorsqu’un second tonnerre d’artillerie éclata et que les boulets firent dans les rangs de nouvelles déchirures.

Les rangs se refermèrent comme la première fois ; mais, une rage sombre succédant à l’enthousiasme, les chants commencèrent de s’éteindre, la musique continua d’accompagner le peu de voix qui chantaient encore, et le pas de charge devint le pas de course.

Au moment où le premier rang allait atteindre les retranchements, une troisième canonnade éclata ; cette fois, l’artillerie, chargée à mitraille, envoya sur toute la colonne d’attaque un véritable ouragan de feu.

Toute la masse assaillante plia d’avant en arrière sous le vent des biscaïens. Cette fois, la mort ne faucha point par longues lignes ; elle frappa comme une grêle frappe parmi les blés ; les chants s’éteignirent, la musique cessa de jouer, la marée humaine qui montait, non seulement s’arrêta, mais encore fit un pas en arrière.

La musique reprit l’hymne victorieux ; le général Dubois, qui, comme nous l’avons dit, commandait l’attaque, avait eu son cheval tué sous lui, on l’avait cru mort ; il se dégagea de dessous son cheval, se releva, mit son chapeau au bout de son sabre et cria :

– Vive la République !

Ce cri de : « Vive la République ! » fut poussé à la fois par tous les survivants et par les blessés qui avaient encore la force de le faire entendre. Le moment d’hésitation qui s’était fait ressentir cessa, la charge battit de nouveau, les baïonnettes s’abaissèrent, et un hurlement de lions succéda aux chants et aux cris.

Les premiers rangs enveloppaient déjà la redoute, les grenadiers se cramponnaient déjà aux aspérités pour l’escalade, quand trente pièces de canon tonnèrent à la fois d’un seul coup et avec un bruit pareil à celui d’une poudrière qui eût sauté.

Cette fois, le général Dubois tomba pour ne plus se relever ; un boulet l’avait coupé en deux ; tous les premiers rangs disparurent dans un tourbillon de feu comme engloutis dans un abîme.

Cette fois, la colonne non seulement plia, mais recula, et, en un instant, entre la redoute et la première ligne, il se fit, sans que l’on sût comment, un intervalle d’une quarantaine de pas, couvert de morts et de blessés.

Alors on vit une chose héroïque : avant que Pichegru, qui expédiait deux de ses aides de camp à la colonne Abbatucci, pour lui dire de se hâter, eût pu deviner son dessein, Hoche, jetant son chapeau à terre pour être bien reconnu de tous, s’élança les cheveux au vent, le sabre à la main, faisant bondir son cheval par-dessus ces morts et ces mourants, et, se dressant debout sur ses étriers dans cet intervalle vide :

– Soldat ! cria-t-il, à six cents francs la pièce, les canons prussiens !

– Adjugés ! crièrent les soldats d’une seule voix.

La musique, éteinte une seconde fois, reprit avec une nouvelle ardeur, et, au milieu de la canonnade crachant les boulets et la mitraille, de la fusillade éparpillant dans les rangs pressés une grêle de balles dont chacune portait, on vit Hoche, suivi de toute cette foule affolée de haine et de vengeance, qui ne gardait plus ses rangs, aborder la première redoute, s’y accrocher, et s’aidant de son cheval comme d’un tremplin, s’élancer au milieu de l’ennemi.

Pichegru posa la main sur l’épaule de Charles, qui regardait ce terrible spectacle, les yeux fixes, la bouche haletante.

– Charles, lui dit-il, as-tu jamais vu un demi-dieu ?

– Non, mon général, dit l’enfant.

– Eh bien ! dit Pichegru, regarde Hoche ; jamais Achille, fils de Thétis, n’a été plus grand ni plus beau !

Et, en effet, entouré d’ennemis qu’il sabrait, ses longs cheveux flottant au vent de la mort, le front pâle, la lèvre dédaigneuse, Hoche, avec sa belle figure, sa haute taille, offrait l’image la plus complète du héros, tout à la fois donnant la mort et la méprisant.

Comment les soldats montèrent-ils derrière lui ? comment franchirent-ils ces parapets de huit ou dix pieds de haut ? à quelles aspérités s’accrochèrent-ils pour arriver au sommet ? C’est ce qu’il est impossible de raconter, de peindre, de décrire ; mais ce qui arriva, c’est que cinq minutes à peine après que Hoche l’avait abordée, la redoute se trouva pleine de soldats français foulant aux pieds les cadavres de cent cinquante Prussiens.

Alors Hoche bondit sur le parapet, et, comptant les canons de la redoute :

– Quatre canons adjugés pour deux mille quatre cents francs aux premiers rangs de la colonne d’attaque !

Il resta un instant debout, se montrant ainsi à toute l’armée comme un drapeau vivant de la Révolution, exposé à toutes les balles, auxquelles il servait de cible, et dont pas une ne l’atteignit.

Puis, d’une voix formidable :

– Aux autres ! cria-t-il. Vive la République !

Et, au milieu des cris, des chants guerriers, de la vibration des instruments de cuivre, du roulement des tambours, général, officiers, soldats, tous pêle-mêle se ruèrent sur les retranchements.

Au premier coup de canon, les émigrés, qui se tenaient prêts, avaient fait leur sortie ; mais ils avaient rencontré l’avant-garde d’Abbatucci, qui arrivait au pas de course et avec laquelle il fallait compter, de sorte qu’ils n’avaient pu porter secours aux Prussiens, ayant bien assez de se défendre eux-mêmes ; Abbatucci, selon l’ordre de Pichegru, avait même pu détacher quinze cents hommes, que Pichegru vit bientôt arriver à bride abattue, précédés de ses deux aides de camp.

Pichegru se mit à leur tête, et, voyant qu’Abbatucci pouvait parfaitement se défendre avec les quinze cents hommes qui lui restaient, accourut à l’aide du corps principal acharné à la redoute ; ces quinze cents hommes de troupes fraîches, animées par la victoire du matin, bondirent de leur premier élan jusqu’au-delà du second rang de la batterie.

Les canonniers furent tués sur leurs pièces, et les canons, qu’il était impossible de tourner sur les Prussiens, encloués.

Au milieu du feu, les deux généraux se retrouvèrent et tous deux en même temps arrivés à un point de la colline d’où l’on découvrait toute la plaine de Neschwiller, jetèrent un cri de triomphe : une masse noire, épaisse, aux fusils reluisants, aux panaches tricolores, aux drapeaux penchés comme des mâts dans une tempête, arrivait à marche forcée : c’étaient Macdonald et la première colonne, fidèles au rendez-vous qui arrivaient à temps, non pas pour décider la victoire, elle était décidée, mais pour y prendre part.

À cette vue, la déroute se mit parmi les Prussiens : chacun ne s’occupa plus que de fuir ; ils s’élancèrent pardessus les parapets des redoutes, sautèrent du haut en bas des retranchements et se laissèrent rouler plutôt qu’ils ne descendirent sur une pente si rapide, qu’on n’avait pas même songé à la fortifier.

Mais Macdonald, par une manœuvre prompte, avait enveloppé la montagne et reçut les fuyards sur la pointe de ses baïonnettes.

Les émigrés, qui tenaient seuls avec l’acharnement de Français combattant contre des Français, comprirent, en voyant les fuyards, que la journée était perdue.

L’infanterie se mit en retraite à petits pas, protégée par la cavalerie, dont les charges successives et pleines d’audace faisaient l’admiration de ceux qui combattaient contre eux.

Pichegru, sous le prétexte qu’ils devaient être las, envoya à leurs vainqueurs l’ordre de les laisser se retirer, tandis qu’au contraire il faisait poursuivre, par tout ce qu’il y avait de cavalerie, les Prussiens, qui ne se rallièrent qu’au-delà de Wœrth.

Puis, ayant hâte d’arriver au sommet de la colline, afin je de jeter un regard sur le champ de bataille, tous deux prirent leur course, et chacun d’eux l’atteignit par le côté qu’il avait attaqué.

Et là, se jetant dans les bras l’un de l’autre, l’un levant son sabre tout sanglant, l’autre son chapeau troué de deux balles, à travers les flots de fumée qui achevaient de monter au ciel comme d’un volcan refroidi, grandis aux yeux de l’armée par la glorieuse atmosphère qui les enveloppait, ils apparurent, ces deux victorieux, pareils aux statues de deux géants.

À cette vue, un immense cri de « Vive la République ! » retentit de tous les degrés de la montagne et alla, s’abaissant toujours, se perdre et s’éteindre dans la plaine, en se mêlant aux douloureux gémissements des blessés et aux derniers souffles des mourants.

Chapitre XXX. L’orgue §

Il était midi, et la victoire était entièrement à nous. Les Prussiens, battus, abandonnaient un champ de bataille couvert de morts et de blessés, vingt-quatre caissons et dix-huit canons.

Les canons furent traînés devant les deux généraux et payés à ceux qui s’en étaient emparés, au prix auquel ils avaient été mis au commencement de l’action, c’est-à-dire à six cents francs.

Le bataillon de l’Indre en avait pris deux.

Les soldats étaient horriblement fatigués, d’abord de leur marche de nuit, ensuite de trois grandes heures de combat.

Les deux généraux ordonnèrent, tandis qu’un bataillon irait prendre possession de la ville de Frœschwiller, de faire halte sur le champ de bataille et d’y déjeuner.

Les clairons sonnèrent, et les tambours battirent la halte ; les fusils furent mis en faisceaux.

Les Français, en un instant, eurent rallumé les feux des Prussiens, qui n’avaient pas eu le temps de s’éteindre : on leur avait distribué, en partant de Dawendorf, pour trois jours de vivres, et, comme ils avaient, la veille, touché leur solde arriérée, chacun avait jugé à propos de joindre à l’ordinaire du gouvernement, soit un saucisson, soit une langue fumée, soit un poulet rôti, soit une tranche de jambon.

Tous avaient leur bidon plein.

S’il en était par hasard de moins bien approvisionnés et qui n’eussent que leur pain sec, ceux-là ouvraient les sacs de leurs camarades morts et y trouvaient abondamment ce qui leur manquait.

Pendant ce temps-là, les chirurgiens et leurs aides parcouraient le champ de bataille, faisaient transporter à Frœschwiller les blessés qui pouvaient supporter le transport et attendre le pansement, tandis qu’ils opéraient les autres sur le lieu du combat.

Les deux généraux, à demi-hauteur de la montagne, s’étaient établis dans la redoute occupée, une heure auparavant, par le général Hodge. En sa qualité de première cantinière de l’armée du Rhin, n’ayant point de rivale dans l’armée de la Moselle, la déesse Raison, devenue la citoyenne Faraud, avait déclaré se charger du repas des deux généraux.

Dans une espèce de casemate, on avait trouvé une table, des chaises, des assiettes, des fourchettes, des couteaux en état parfait de service ; sur une planche à côté de la première, des verres et des serviettes. Quant au reste, on comptait le trouver dans le fourgon du général, mais un boulet égaré avait mis en morceaux le caisson et tout ce qu’il contenait : mauvaise nouvelle que Leblanc, qui n’exposait pas inutilement ses jours, vint annoncer à son maître, au moment où la citoyenne Faraud achevait de placer sur la table les douze assiettes, les douze verres, les douze serviettes, les douze couverts et autour de la table les douze chaises.

Mais toute espèce de nourriture brillait par son absence.

Pichegru s’apprêtait à demander à ses soldats une dîme volontaire de fumaison, quand une voix, qui semblait sortir des entrailles de la terre comme celle du père d’Hamlet, cria :

– Victoire ! victoire !

C’était celle de Faraud, qui venait de découvrir une trappe, de descendre un escalier et de trouver dans un caveau tout un garde-manger au complet.

Dix minutes après, les généraux étaient servis, et les principaux officiers de leur état-major étaient assis à la même table qu’eux.

Rien ne donnera une idée de ces agapes fraternelles, où soldats, officiers, généraux, brisaient ensemble le pain du bivac, véritable pain de l’égalité et de la fraternité. Tous ces hommes qui devaient faire le tour du monde, et qui étaient partis de la Bastille comme les soldats de César du mille d’or, commençaient à sentir en eux cette confiance suprême qui fait la supériorité morale et qui donne la victoire ! Ils ne savaient pas où ils devaient aller, mais ils étaient prêts à aller partout. Ils avaient le monde devant eux, la France derrière, la France, cette terre maternelle entre toutes, la seule qui palpite, qui vive, qui aime ses enfants, qui ait un cœur, et qui tressaille de plaisir sous leurs pieds lorsqu’ils sont triomphants, de tristesse quand ils sont vaincus, de reconnaissance lorsqu’ils meurent pour elle.

Oh ! celui-là qui sait la prendre, cette Cornélie des nations, celui-là qui sait caresser son orgueil, celui-là qui lui met sur la tête une couronne de laurier et à la main le glaive de Charlemagne, de Philippe Auguste, de François Ier ou de Napoléon, celui-là seul sait ce qu’on peut tirer de lait de son sein, de larmes de ses yeux, de sang de son cœur !

Il y avait, dans cette genèse du XIXe siècle, les pieds encore pris dans la boue du XVIIIe, et cependant élevant déjà sa tête dans les nues, il y avait dans ces premiers combats où un seul peuple, au nom de la liberté et du bonheur de tous les peuples, jetait le gant au reste du monde, il y avait quelque chose de grand, d’homérique, de sublime que je me sens impuissant à peindre, et cependant c’est pour le peindre que j’ai entrepris ce livre, et ce n’est pas une des moindres tristesses du poète que de sentir grand, et, haletant, essoufflé, mécontent de lui-même, de rester au-dessous de ce qu’il sent.

À part les cinq cents hommes envoyés pour prendre possession de Frœschwiller, le reste de l’armée, comme nous l’avons dit, était demeuré à bivaquer sur le champ de bataille, joyeux de la victoire, et ayant déjà oublié le prix qu’elle coûtait ; la cavalerie qu’on avait envoyée à la poursuite des Prussiens revenait avec douze cents prisonniers, six pièces d’artillerie, et voici ce qu’elle racontait :

Un peu en arrière de Wœrth, le 2e régiment de carabiniers, le 3e de hussards et le 30e de chasseurs avaient heurté un gros de Prussiens enveloppant un régiment français de la colonne d’Abbatucci, qui, s’étant perdu, avait été donner au milieu de l’ennemi ; attaqué de tous côtés par des forces décuplées, le régiment s’était mis en carré, et là, sur ses quatre faces, les soldats faisaient ce feu de mousqueterie qui avait attiré l’attention de leurs camarades.

Les trois régiments n’hésitèrent pas ; par une charge à fond, ils entamèrent le terrible cercle de fer qui enveloppait leurs compagnons ; ceux-ci, se sentant secourus, se formèrent en colonne et tombèrent la tête basse et la baïonnette en avant sur l’ennemi. Cavalerie et infanterie commencèrent alors leur retraite vers l’armée française ; mais un corps considérable sorti de Wœrth vint se mettre en travers et leur fermer la route, et le combat avait recommencé avec plus d’acharnement que jamais. Les Français se battaient un contre quatre et peut-être allaient-ils succomber quand un régiment de dragons fondit à son tour, le sabre haut, sur toute cette mêlée, s’ouvrit un passage jusqu’à l’infanterie, qu’il dégagea ; elle, à son tour, pouvant recommencer un feu régulier, put opérer un vide autour d’elle. La cavalerie s’élança dans ce vide et l’élargit encore. Tous alors, d’un élan unanime, cavaliers et fantassins, s’élancèrent à la fois, sabrant, pointant, chantant la Marseillaise, gagnant du terrain, se resserrant autour des canons qu’ils ramenaient au bivac, au milieu des cris de « Vive la République ! »

Les deux généraux montèrent à cheval et entrèrent dans la ville pour y régler toutes les conditions de défense nécessaires au cas où les Prussiens voudraient, par un retour offensif, essayer d’y rentrer et pour y visiter les hôpitaux.

Tous les paysans des environs et une centaine d’ouvriers de Frœschwiller avaient été mis en réquisition pour enterrer les morts ; sept ou huit cents travailleurs commencèrent de creuser au bas de la plaine d’immenses fossés de deux mètres de large, de trente mètres de long et de deux mètres de profondeur, où l’on rangea, l’un à côté de l’autre, Prussiens et Français, le matin encore vivants et ennemis, le soir réconciliés par la mort et couchés dans la même tombe.

Quand les deux généraux revinrent de leur visite à la ville, toutes les victimes de cette victorieuse journée dormaient non plus sur, mais sous le champ de bataille, sans y laisser d’autres traces que huit ou dix ondulations de terrain qui venaient, comme les dernières vagues mourantes du reflux, battre le pied de la colline.

La ville était trop petite pour loger toute l’armée ; mais, avec l’intelligence et la rapidité d’exécution des soldats français, un village de paille s’éleva comme par enchantement sur cette plaine que, le matin, sillonnaient les boulets et la mitraille, tandis que le reste de l’armée se logeait dans les retranchements abandonnés par les Prussiens. Dans la grande redoute s’étaient établis les deux généraux ; une même tente les abritait tous les deux.

Vers cinq heures du soir, comme la nuit venait de tomber, et comme ils achevaient de dîner, Pichegru, placé entre Charles, que le spectacle de cette terrible journée, où il avait vu en réalité la guerre de près pour la première fois, avait rendu rêveur, et Doumerc, que ce spectacle avait rendu au contraire plus loquace encore que d’habitude, Pichegru, ayant cru sans doute entendre quelque bruit lointain qui était un signal, posa vivement une de ses mains sur le bras de Doumerc pour le faire taire, et portant un doigt de l’autre main à sa bouche, il fit signe d’écouter.

Le silence s’établit.

Alors, on entendit dans le lointain les premiers sons d’un orgue qui jouait la Marseillaise.

Pichegru sourit et regarda Hoche.

– C’est bien, messieurs, dit-il. Je te rends la parole, Doumerc !

Doumerc reprit son récit.

Deux personnes seulement avaient compris l’interruption de Pichegru et remarqué les sons de l’orgue.

Cinq minutes après, les sons de l’instrument se rapprochant toujours, Pichegru se leva, gagna sans affectation la porte de la tente et s’arrêta sur la plate-forme, près de l’escalier couvert qui y donnait entrée.

Les sons de l’orgue se rapprochaient toujours ; il était évident que le musicien gravissait la colline ; au milieu des feux qui l’étoilaient, il l’aperçut bientôt lui-même se dirigeant droit sur la grande redoute, mais, lorsqu’il ne fut plus qu’à une vingtaine de pas de la porte, le « qui vive ? » de la sentinelle l’arrêta. Comme le musicien n’avait pas le mot d’ordre, il se contenta de reprendre la Marseillaise, un instant interrompue ; mais aux premières mesures, la voix du général cria du haut de l’épaulement :

– Laissez passer !

La sentinelle reconnut le général, qui se penchait en dehors du parapet, et s’effaça pour laisser passer le musicien comme l’ordre lui en était donné.

Cinq minutes après, Pichegru et l’espion se trouvaient en face l’un de l’autre.

Pichegru fit signe à Stephan de le suivre ; du moment que le musicien s’était vu reconnu, l’orgue avait cessé de jouer.

Par les soins de Leblanc, une table et deux chaises avaient été apportées, et sur cette table se trouvaient une lampe, de l’encre, du papier, des plumes.

Leblanc fut mis de garde à la porte, avec ordre de ne laisser entrer, et même approcher, que le général Hoche et le citoyen Charles.

Six heures du soir sonnaient successivement aux clochers de tous les villages des environs, quelquefois deux sonnaient ensemble, mais c’était rare.

Stephan écouta le bruit du timbre et compta les heures.

– Bien, dit-il, nous avons devant nous douze heures de nuit.

– Est-ce que nous ferons quelque chose cette nuit ? demanda vivement Pichegru.

– Mais, répondit Stephan, nous prendrons Wœrth, s’il plaît à Dieu.

– Stephan ! s’écria Pichegru, si tu me tiens parole, que te donnerai-je ?

– Votre main, dit Stephan.

– La voilà, dit Pichegru en lui saisissant la sienne et en la secouant fortement.

Puis, s’asseyant et lui faisant signe de s’asseoir :

– Et maintenant, dit-il, que te faut-il pour cela ?

Stephan déposa son orgue dans un coin, mais resta debout.

– Il me faudrait, dit-il, dix charrettes de paille et dix charrettes de foin avant deux heures.

– Rien de plus facile, répondit Pichegru.

– Soixante hommes résolus et prêts à tout risquer, dont la moitié au moins parlât allemand.

– J’ai un bataillon de volontaires alsaciens.

– Trente uniformes de soldats prussiens ?

– On les prendra aux prisonniers.

– Il faudrait que trois mille hommes, bien commandés, partissent d’ici à dix heures et passant par Enashausen, se trouvassent à minuit à cent pas de la Porte de Haguenau.

– Je les commanderai moi-même.

– Il faudrait que le premier corps se tînt immobile et silencieux jusqu’au moment où il entendra crier « Au feu ! » et verra une grande lueur, mais qu’à ce moment, au contraire, il se précipitât vers la ville, dont il trouvera la porte ouverte.

– C’est bien, dit Pichegru, je comprends ; mais comment feras-tu ouvrir à dix heures du soir les portes d’une ville de guerre à tes dix charrettes ?

Stephan tira un papier de sa poche.

– Voilà la réquisition, dit-il.

Et il mit sous les yeux de Pichegru l’ordre au citoyen Bauer, aubergiste du Lion-d’Or, de livrer dans les vingt-quatre heures dix voitures de paille et dix voitures de foin pour le service des chasseurs de Hohenlohe.

– Tu as réponse à tout, dit Pichegru en riant.

Puis, appelant Leblanc :

– Fais souper de ton mieux le citoyen Stephan, et dis à Hoche et à Charles de me venir trouver ici.

Chapitre XXXI. Où l’on commence à voir clair dans le plan du joueur d’orgue §

Le même jour, vers huit heures du soir, vingt voitures, dont dix chargées de paille et dix chargées de foin, sortaient de Frœschwiller par la rue d’Enashausen.

Chacune était conduite par un charretier qui, en vertu de cet axiome que le français est fait pour être parlé aux hommes, l’italien aux femmes, l’allemand aux chevaux, parlait aux siens une langue accentuée de ces merveilleux jurons que Schiller, douze ans auparavant, mettait dans la bouche de ses brigands.

Une fois sorties de Frœschwiller, les voitures suivirent silencieusement la chaussée conduisant au village d’Enashausen, situé à l’angle du chemin qui, par un retour subtil, remonte directement à Wœrth.

Elles ne s’arrêtèrent dans le village que pour permettre aux conducteurs de boire un coup d’eau-de-vie à la porte d’un cabaret, et elles continuèrent leur route sur Wœrth.

Arrivé à cent pas de la porte, le premier charretier arrêta sa voiture et s’avança seul vers la ville ; au bout de dix pas, il fut arrêté par un factionnaire, auquel il se contenta de répondre :

– Je conduis des voitures de réquisition et vais me faire reconnaître au poste.

Le premier factionnaire le laissa passer, ainsi le deuxième, ainsi le troisième.

Arrivé à la porte, il passa son papier par le guichet et attendit.

Le guichet se referma, et, un instant après, la petite porte pratiquée dans la grande s’ouvrit.

Le sergent de poste sortit.

– C’est toi, mon garçon ? dit-il ; où sont tes voitures ?

– À cent pas d’ici, mon sergent.

Inutile de dire que cette demande et cette réponse furent faites en allemand.

– C’est bien, continua le sergent, en allemand toujours ; je vais aller les reconnaître et les faire entrer.

Et, en effet, il sortit, recommandant au poste la surveillance la plus absolue.

Le charretier et le sergent dépassèrent les trois lignes de sentinelles et arrivèrent aux voitures qui attendaient sur la grande route. Le sergent jeta sur elles un regard superficiel et leur ordonna de continuer leur chemin.

Charretiers et charrettes se remirent en marche, dépassèrent, conduites par le sergent, les trois lignes de sentinelles, franchirent la porte, qui se referma derrière eux.

– Maintenant, dit le sergent, connais-tu la caserne des chasseurs de Hohenlohe, ou veux-tu que je te fasse accompagner ?

– Inutile, dit le maître charretier, nous allons conduire les charrettes au Lion-d’Or, et demain matin, pour ne pas faire de trouble pendant la nuit, on conduira les fourrages à la caserne.

– Ça va bien, dit le sergent en rentrant au corps de garde. Bonne nuit, camarades.

– Bonne nuit, répondit le charretier.

L’Hôtel du Lion-d’Or était à cent pas à peine de la porte de Haguenau, par laquelle on était entré. Le maître charretier frappa au carreau, et, comme il était dix heures à peine, le maître de l’hôtel sortit sur le seuil de sa porte.

– Ah ! ah ! c’est vous, Stephan ? dit-il en jetant un regard sur la longue file de charrettes dont la première touchait sa porte, et dont la dernière était à quelques pas à peine de la porte de la ville.

– Oui, monsieur Bauer, en personne, répondit le maître charretier.

– Et tout va bien ?

– À merveille.

– Pas de difficultés pour entrer ?

– Pas la moindre… Et ici ?

– Nous sommes prêts.

– La maison ?

– Une allumette suffira pour y mettre le feu.

– Alors, il faudrait faire entrer les charrettes dans la cour ; nos hommes doivent étouffer.

Par bonheur, la cour était immense, et les vingt charrettes parvinrent à s’y caser.

Puis on referma la grande porte, et l’on se retrouva chez soi.

Alors, à un signal donné, c’est-à-dire à trois coups frappés dans la main par chacun des charretiers, on vit se produire un singulier phénomène.

Les bottes de paille ou de foin de chaque charrette s’agitèrent ; puis, au milieu de chacune d’elles, c’est-à-dire de l’endroit le plus agité, on vit sortir d’abord deux têtes, puis deux torses, puis, enfin, deux hommes tout entiers, revêtus de l’uniforme prussien.

Puis, de chaque charrette, on tira un uniforme pareil aux autres, que l’on jeta aux conducteurs, qui, se dépouillant de leurs blouses et de leurs pantalons de charretier, revêtirent l’uniforme qu’ils venaient de recevoir.

Puis, enfin, pour couronner l’œuvre, chaque soldat, debout sur la charrette, s’arma de son fusil, tandis qu’un troisième fusil était passé au charretier devenu soldat ; de sorte qu’au moment où neuf heures sonnaient, Stephan, avec une capote à galons de sergent, avait sous ses ordres les soixante hommes résolus et parlant allemand qu’il avait demandés à Pichegru.

On les rangea dans une grande écurie que l’on ferma sur eux, en leur donnant l’ordre de charger les fusils que, par précaution, on avait tenus déchargés dans les voitures.

Puis Bauer et Stephan sortirent bras dessus, bras dessous, Bauer conduisant Stephan, qui ne connaissait pas la ville.

Bauer le conduisit d’abord à la maison dont Stephan lui avait dit un mot ; elle était bâtie sur le point le plus élevé de la ville, à l’extrémité opposée à la Porte de Haguenau, à cent pas à peine de la poudrière.

La maison, qui avait quelques rapports avec les chalets du grand-duché de Bade et de la Suisse, était toute de bois.

Bauer lui montra une chambre bourrée de matières combustibles et de bois résineux.

– À quelle heure faudra-t-il mettre le feu à la maison ? lui demanda Bauer, comme s’il se fût informé de la chose la plus simple.

– À onze heures et demie, répondit Stephan. Il était près de dix heures.

– Et tu es sûr qu’à onze heures et demie le général sera à son poste ?

– En personne.

– Tu comprends, continua Bauer, quand les Prussiens vont savoir que le feu est à la maison voisine de la poudrière, ils vont se précipiter du côté du feu pour l’empêcher de gagner le parc des caissons et la poudrière. Pendant ce temps-là, toute la rue de Haguenau sera libre ; ce sera le moment de s’emparer de la porte et d’entrer dans la ville. Le général pénétrera jusqu’à la grande place sans tirer un coup de fusil ; au premier coup tiré, cinq cents patriotes ouvriront leurs fenêtres et feront feu sur les Prussiens.

– Avez-vous des hommes pour sonner le tocsin ? demanda Stephan.

– J’en ai deux dans chaque église, répondit Bauer.

– Alors, tout va bien, dit Stephan ; jetons un coup d’œil à la poudrière et rentrons.

Tous deux revinrent alors sur les remparts ; la poudrière et le parc des caissons, comme l’avait dit Bauer, étaient à peine à cent cinquante pas de la maison de bois qui devait, en s’enflammant, servir de signal à l’intérieur et à l’extérieur.

À onze heures, ils rentraient à l’Hôtel du Lion-d’Or.

Les soixante hommes se tenaient prêts ; ils avaient eu chacun leur ration de pain, de viande et de vin, le tout préparé par les soins de Bauer. Ils étaient pleins d’enthousiasme et comprenaient qu’ils étaient chargés d’une grande entreprise. Ils en étaient à la fois heureux et fiers.

À onze heures un quart, Bauer serra la main de Stephan, s’assura qu’il avait son briquet dans la poche et que son briquet contenait une pierre à feu, de l’amadou, des allumettes, et s’achemina vers la maison de bois.

Stephan, resté avec ses soixante hommes, les réunit et leur expliqua son plan ; chacun comprit ce qu’il avait à faire, et tous jurèrent de faire de leur mieux.

On attendit.

Onze heures et demie sonnèrent.

Stephan, à la plus haute fenêtre de la maison, attendait les premières lueurs de l’incendie.

À peine la vibration de la demie s’était-elle éteinte dans l’air, qu’une lueur rougeâtre commença de colorer les toits des maisons de la haute ville.

Puis on entendit cette rumeur sourde se composant de ce murmure de voix qui, dans les villes, annonce un accident.

Puis un clocher jeta au-dessus de cette clameur la note lugubre du tocsin, qui fut à l’instant même répétée par tous les autres clochers de la ville.

Stephan descendit ; il était temps.

Les hommes se disposèrent en trois pelotons de vingt dans la cour. Stephan entrebâilla la porte de la rue ; tout le monde courait du côté de la ville haute.

Stephan ordonna à ses hommes de se mettre en marche de patrouille et de s’avancer au pas vers la porte.

Lui courut devant, criant en allemand :

– Au feu ! dans la haute ville, camarades ; au feu ! du côté de la poudrière ; au feu ! pour sauver les caissons ; au feu ! pour empêcher la poudrière de sauter.

Stephan accourut au corps de garde de vingt-quatre hommes qui gardait la porte ; la sentinelle, qui se promenait en long et en large devant le corps de garde, ne songea pas même à l’arrêter, le prenant pour le sergent du poste.

Il se précipita dans le corps de garde, en criant :

– Tout le monde dans la ville haute, sauvez les caissons et la poudrière ; au feu ! au feu !

Des vingt-quatre hommes qui gardaient le corps de garde, pas un ne resta.

Seule la sentinelle, enchaînée par la consigne, resta à son poste.

Mais sa curiosité, vivement excitée, la fit passer par dessus les convenances, et, adressant la parole au sergent, elle lui demanda ce qui se passait.

Le sergent, plein d’aménité pour ses inférieurs, lui raconta alors comment, par l’imprudence d’un domestique, le feu avait pris à la maison tout en bois de l’aubergiste du Lion-d’Or.

Pendant ce temps, la patrouille approchait par-derrière.

– Qu’est-ce que cela ? demanda la sentinelle.

– Rien, dit Stephan, une patrouille !

Et, en disant ces mots, il appuyait un mouchoir sur la bouche de la sentinelle et la poussait vers les deux premiers hommes de la patrouille, qui tenaient des cordes prêtes et l’eurent garrottée et bâillonnée en une seconde.

Puis on la porta dans le corps de garde ; on l’enferma dans le cabinet du chef de poste, dont on retira la clé.

Un des hommes de Stephan prit la faction.

Il s’agissait de savoir le mot d’ordre. Stephan s’en chargea.

Il prit la clé du cabinet du chef de poste, d’une main, de l’autre un poignard affilé qu’il tira de sa poitrine, et entra dans le cabinet.

De quel moyen usa Stephan, nous l’ignorons ; mais, malgré son bâillon, la sentinelle avait parlé.

Le mot d’ordre était Stettin et Strasbourg.

Il fut donné au factionnaire.

Puis on fit irruption dans la geôle du gardien de la porte ; lui aussi fut pris, garrotté, bâillonné, et enfermé dans un caveau.

Stephan s’empara des clés.

Puis il disposa cinquante-cinq de ses hommes dans le corps de garde, dans la geôle du portier, avec quatre cents coups de fusil à tirer, leur recommandant de se faire tuer jusqu’au dernier s’il le fallait, mais de garder la porte.

Enfin, il sortit avec ses cinq hommes afin d’aller relever les sentinelles extérieures.

Au bout de dix minutes, deux étaient mortes, et la troisième était prisonnière.

Trois de ses cinq hommes remplacèrent les deux Prussiens morts et le Prussien prisonnier.

Puis, avec les deux autres, il prit sa course du côté d’Enashausen.

Il n’avait pas fait cinq cents pas, qu’il se heurta dans l’ombre à une masse compacte et sombre.

C’étaient les trois mille hommes de Pichegru.

Il se trouva en face du général.

– Eh bien ? demanda celui-ci.

– Pas un instant à perdre, général, marchons.

– La Porte de Haguenau ?…

– Est à nous.

– Allons, enfants, dit Pichegru, qui comprenait que ce n’était pas le moment des longues explications, pas accéléré, marche !

Chapitre XXXII. Le toast §

On obéit avec cette joyeuseté et cet entrain que donne l’espérance.

On recueillit les unes après les autres les sentinelles placées extérieurement. Arrivés à la troisième, Pichegru et Stephan, qui marchaient en tête, entendirent une vive fusillade du côté de la porte où Stephan avait laissé ses hommes.

– Hâtons-nous, général, dit Stephan, nos hommes sont attaqués.

La colonne prit le pas de course. À son approche, la herse se leva et la porte s’ouvrit ; les républicains, quoique attaqués par une force triple de la leur, avaient tenu bon ; la porte était toujours à nous. La colonne s’y engouffra aux cris de « Vive la République ! » Les hommes de Stephan, que leur costume désignait aux coups de tous ceux qui n’étaient pas au courant de la ruse de guerre employée par Pichegru, se collèrent à la muraille, entrèrent dans le corps de garde, se réfugièrent chez l’officier de poste. Comme le sanglier, donnant le coup de boutoir et renversant tout ce qui se trouve devant lui, la colonne s’élança alors dans la rue et culbuta tout ce qu’elle trouva devant elle.

Comme elle marchait à la baïonnette, et que le petit corps prussien qui avait attaqué la porte fuyait devant elle sans même essayer de se défendre, pressé qu’il était de se rallier à un corps plus considérable, et surtout d’annoncer que les Français étaient maîtres de la Porte de Haguenau, on commença d’entendre la fusillade pétiller à deux ou trois endroits de la ville. C’étaient Bauer et ses hommes qui faisaient feu des fenêtres.

En arrivant sur la place principale de la ville, Pichegru put apprécier le degré de terreur où en étaient venus les Prussiens. Ils couraient éperdus çà et là, ne sachant où aller. Il fit aussitôt déployer la colonne en bataille et fit feu sur les fugitifs, tandis qu’une colonne d’un millier d’hommes à peu près s’élançait vers la ville haute, c’est-à-dire là où le rassemblement était le plus considérable.

En un instant, le combat fut engagé sur vingt points différents ; les Prussiens, surpris, n’essayaient pas de se rallier à un centre commun, tant l’attaque avait été rapide, tant l’incendie, le tocsin, les coups de fusil tirés des fenêtres avaient jeté le trouble parmi eux, et, quoiqu’ils fussent dans la ville seulement un nombre à peu près égal aux hommes de Pichegru et de Macdonald, le combat ne fut pas disputé comme il aurait pu l’être si tous les avantages n’eussent point été du côté des Français.

À minuit, les Prussiens avaient abandonné la ville, éclairée par les dernières flammes de la maison de l’aubergiste Bauer.

À dix heures du matin seulement, Pichegru s’en fut rendre compte par lui-même de la retraite complète de l’ennemi. Il laissa des postes partout, fit garder les portes avec la plus grande vigilance, et ordonna aux soldats de bivaquer dans les rues. Comme c’était une fête pour toute la ville, chacun, par tous les moyens possibles, voulut contribuer au bien-être des libérateurs.

En conséquence, chacun apporta son tribut : les uns de la paille, les autres du foin, celui-ci du pain, celui-là du vin ; toutes les maisons s’ouvrirent, et l’on vit s’allumer du feu et devant ce feu tourner la broche, dans ces immenses cheminées si fort à la mode à la fin du dernier siècle, et dont on rencontre encore de nos jours quelques rares spécimens.

Puis aussitôt une espèce de procession, comme les villes du Nord ont l’habitude d’en faire à l’approche du carnaval, s’organisa ; les uniformes prussiens qui avaient servi aux soldats de Pichegru pour surprendre la Porte de Haguenau furent livrés aux hommes du peuple pour en faire des mannequins. Alors la ville s’illumina spontanément ; du haut en bas, chaque maison eut ses lampions, ses lanternes ou ses chandelles. En outre, tous les marchands de vin et autres restaurateurs dressèrent des tables dans la rue, chaque bourgeois prit un soldat par le bras et l’invita au banquet fraternel.

Pichegru n’eut garde de s’opposer à cette démonstration patriotique. Homme du peuple, il appuyait tout ce qui pouvait faire du peuple et de l’armée un double corps, mais une seule âme. Il savait bien, lui, l’homme intelligent par excellence, que toute la force de la France était là.

Seulement, craignant que l’ennemi ne profitât à son tour de quelque imprudence, il ordonna de doubler les postes, et, pour que chacun pût avoir sa part de la fête, il réduisit les factions à une heure au lieu de deux.

Il y avait à Wœrth une vingtaine d’aristocrates qui avaient illuminé comme les autres et quelques-uns même plus splendidement que les autres, craignant sans doute qu’on ne les accusât de froideur envers le gouvernement, et que, le jour des représailles étant arrivé, ils n’eussent à souffrir dans leurs personnes ou dans leurs biens. Ceux-là craignaient sans raison : toute leur punition se borna à voir élever des autodafés devant leurs portes et, à ces autodafés, de voir brûler des hommes de paille dans des uniformes prussiens.

Ce fut même devant ces maisons que la joie fut plus complète, sinon plus sincère ; cette même crainte qui avait contraint leurs propriétaires et leurs habitants à une dépense d’illumination plus grande, leur fit faire une démonstration plus complète. Autour des autodafés, on dressa des tables, et, sur ces tables, les aristocrates, heureux d’en être quittes à si bon marché, firent servir de véritables festins.

Pichegru était resté sur la place le sabre à la main, au milieu d’un millier d’hommes à peu près, pour porter du secours où besoin serait ; mais, aucune résistance sérieuse n’ayant été faite, il demeura où il était, écoutant les rapports et donnant des instructions. Lorsqu’il vit que l’ordre donné par lui de bivaquer dans les rues servait de prétexte à une démonstration populaire, il y poussa, comme nous l’avons dit, et, laissant Macdonald commander à sa place, il prit, conduit par Stephan, le chemin de la haute ville, où l’on s’était plus particulièrement battu.

Au moment où Pichegru arrivait en face de la maison de Bauer, qui avait servi de signal en s’enflammant, le plancher supérieur s’abîmait et faisait jaillir jusqu’au ciel des millions d’étincelles ; puis, le plancher étant de bois comme tout le reste, en touchant le cratère du volcan, s’enflamma avec une telle ardeur et une telle clarté que, de la hauteur où l’on se trouvait, on voyait au loin les deux branches de la Soubach, et, sur l’amphithéâtre des hauteurs, l’armée prussienne en bataille assistant, honteuse et confuse, au spectacle de ces fêtes et de ces illuminations. Vers trois heures du matin, Pichegru rentra. Bauer avait demandé comme faveur que le général logeât chez lui, ce que le général avait accordé. Les plus beaux appartements de l’hôtel avaient été préparés, et, tandis que Pichegru parcourait la ville, l’escalier avait été orné de drapeaux, de couronnes et de devises ; les fenêtres de la salle à manger avaient été garnies d’arbres verts et de fleurs ; enfin une table de vingt-cinq couverts avait été dressée pour le général et son état-major.

Pichegru était, comme nous l’avons vu à propos du dîner qu’on lui avait offert à Arbois, fort indifférent à ces sortes de manifestations triomphales. Mais, cette fois c’était bien différent, il l’appréciait comme une agape républicaine.

Le général ramenait avec lui les autorités de la ville, qui avaient été les premières non seulement à se rendre à lui, mais encore à lancer les habitants dans cette voie de fraternité où ils étaient entrés.

À la porte, au moment où Stephan, après lui avoir servi de guide, se préparait à s’éloigner de lui sans qu’il s’en aperçût, le général l’arrêta par le bras.

– Stephan, lui dit-il, j’ai toujours pratiqué le proverbe qui dit que les bons comptes font les bons amis. Or, j’ai un double compte à régler avec vous.

– Oh ! ce sera bientôt fait, général, dit Stephan : vous acquiescerez à deux prières que je vous adresserai.

– Avec plaisir.

– Je vous demanderai une invitation à souper.

– Pour vous ?

– Oh ! général, vous savez bien que je ne suis qu’un espion, moi.

– Aux yeux de tout le monde, mais aux miens…

– Que je sois moi aux vôtres, cela me suffit, général : je resterai aux autres ce que je parais être. Mon ambition va plus loin que la considération, elle va jusqu’à la vengeance.

– C’est bien ; et la seconde prière ?

– C’est que vous portiez un toast.

– À qui ?

– Vous le verrez en le portant.

– Mais il faut encore que pour le formuler…

– Le voilà tout écrit. Pichegru voulut lire, Stephan l’arrêta.

– En le portant, dit-il, vous le lirez.

Pichegru mit le papier dans sa poche.

– Et qui faut-il que j’invite ?

– Un grand citoyen : Prosper Bauer.

– Le maître de cet hôtel ?

– Oui.

– Qu’a-t-il donc fait de si beau ?

– Vous le verrez en lisant le toast.

– Tu seras donc toujours mystérieux ?

– C’est dans le mystère qu’est ma force.

– Tu sais que, demain, nous attaquons l’ennemi ?

– Avez-vous besoin de quelques renseignements sur ses positions ?

– Tu dois être fatigué.

– Je ne le suis jamais.

– Fais ce que tu voudras ; ce que tu feras sera bien, excepté si tu te laisses prendre.

– À quelle heure puis-je vous faire mon rapport ?

– Toujours. Si tu n’es jamais fatigué, j’ai une autre qualité, moi, je ne dors jamais.

– Au revoir, général.

– Au revoir.

Puis se retournant vers le groupe qui s’était tenu à l’écart, tandis qu’il causait avec Stephan, et y cherchant vainement le maître de l’Hôtel du Lion-d’Or :

– Charles, dit-il, fais-moi le plaisir de chercher et de trouver notre hôte, le citoyen Prosper Bauer, et de le prier de ma part de me faire l’honneur de souper avec nous. Tu n’écouteras aucun refus ; tu n’admettras aucune excuse.

Charles s’inclina et se mit à la recherche du citoyen Prosper Bauer.

Pichegru monta l’escalier. Tous le suivirent.

Il prit à sa droite le maire, à sa gauche l’adjoint de Wolts, et laissa en face de lui une place libre.

Cette place était pour l’hôte du Lion-d’Or.

Il arriva timide et embarrassé, presque traîné par Charles.

– Général, dit-il en s’adressant à Pichegru, je me rends non pas à votre invitation, dont je ne me trouve pas digne, mais à votre ordre.

– C’est bien, citoyen, dit Pichegru en lui montrant la chaise vacante en face de lui ; mettez-vous là d’abord, et nous compterons ensuite à la fin du souper.

Le souper fut joyeux, la victoire et la délivrance trinquaient ensemble ; les haines sont profondes entre nos braves habitants de l’Alsace et les Prussiens. Or, depuis deux mois que les Prussiens avaient forcé les lignes de Wissembourg, les Alsaciens avaient eu force occasions de les haïr encore davantage.

Cette fois, ils espéraient en être débarrassés à tout jamais. Vingt-cinq ans après, ils devaient revoir cette insatiable aigle noire qui, après avoir dévoré un tiers de l’aigle blanche de Pologne et le lion de Hanovre, vient encore récemment d’arracher une des têtes de l’aigle bicéphale d’Autriche.

Le souper était splendide, et les meilleurs vins de France et d’Allemagne en faisaient les frais. Enfin on arriva au vin de Champagne, le vin pétillant des toasts. Alors le général se rappela sa parole donnée à Stephan.

Il se leva, prit son verre d’une main et déplia le papier de l’autre. Tout le monde se leva, comme le général, et, au milieu du plus profond silence, il lut :

– « À l’éminent patriote, au grand citoyen Prosper Bauer, qui seul a conçu le plan qui devait rendre à la France la ville de Wœrth ; qui a risqué sa vie en recevant et en abritant chez lui les soixante braves qui, sous l’habit prussien, se sont emparés de la Porte de Haguenau ; qui a le premier donné le signal de la fusillade, à cinq cents autres patriotes, en tirant d’une fenêtre sur l’ennemi, et qui, enfin, pour retenir les Prussiens dans la haute ville et faire une diversion à l’attaque de la Porte d’Haguenau, a mis lui-même le feu à sa maison ; c’est-à-dire à l’homme qui, en un jour, a risqué sa vie et donné sa fortune. »

En ce moment, Pichegru fut forcé de s’arrêter ; les applaudissements éclataient à triple reprise. Mais, comme il fit signe qu’il lui restait quelque chose à dire, le silence se rétablit, et il continua d’une voix vibrante :

– « Qu’à la lueur de ce phare allumé par le patriotisme le plus pur et le dévouement le plus filial, la France et l’étranger lisent sur nos drapeaux victorieux ; Haine aux tyrans ! – Nationalité des peuples ! – Liberté du monde ! Honneur à l’éminent patriote, au grand citoyen Prosper Bauer ! »

Et, au milieu des hourras, des bravos et des applaudissements, Pichegru alla à lui et l’embrassa au nom de la France.

Trois jours après, la prise de Wœrth était annoncée au Moniteur, et le toast de Pichegru y était rapporté en entier.

Ce fut la seule indemnité que le brave Bauer consentit à recevoir.

Chapitre XXXIII. L’ordre du jour §

Quelle que soit notre volonté de ne pas nous perdre dans des récits de sièges et de batailles, force nous est maintenant de suivre Hoche et Pichegru dans leur course triomphale ; un ou deux chapitres d’ailleurs suffiront à nous mener à la fin de cette première partie, que nous tenons à conduire jusqu’au moment où, sur ce point du moins, l’ennemi est rejeté hors des frontières de France.

Au reste, comme on va le voir, après les trois victoires de Dawendorf, de Frœschwiller et de Wœrth, l’ennemi lui-même en reprenait la route.

À quatre heures du matin, Stephan venait annoncer à Pichegru que les Prussiens, étourdis et émerveillés à la fois de la façon dont ils avaient été chassés de Wœrth, abandonnaient leurs positions et battaient en retraite, à travers les gorges des Vosges, en deux colonnes, se dirigeant l’une sur Drakenbrœnn et l’autre sur Lembach.

Aussitôt la ville tombée en notre pouvoir, un aide de camp avait été envoyé par Pichegru à Hoche, pour lui annoncer l’heureux résultat de la journée et le prévenir que, le lendemain, ou plutôt le jour même, à cinq heures du matin, il ferait une sortie sur trois colonnes et attaquerait l’ennemi de face, tandis qu’il invitait Hoche à sortir de ses retranchements et, en marchant sur Gœrsdorf à l’attaquer en flanc.

La retraite des Prussiens rendait cette manœuvre inutile ; Doumerc, réveillé, sauta à cheval et courut dire à Hoche de poursuivre vivement l’ennemi, tandis que Pichegru rabattrait sur Haguenau et reprendrait la ville.

Mais, au moment où Pichegru arrivait avec sa tête de colonne à la hauteur de Spachbach, il vit venir à lui un messager envoyé par le maire de Haguenau, qui lui faisait dire qu’en apprenant la triple victoire qu’il venait de remporter et qui la séparait complètement des corps d’armée de Hodge et de Wurmser, la garnison de Haguenau avait évacué la ville pendant la nuit, s’était rendue à travers le bois à Soufflenheim et avait passé le Rhin à la hauteur du fort Vauban.

Pichegru détacha mille hommes, dont il donna le commandement à Lieber, qu’il envoya occuper Haguenau ; puis, revenant sur ses pas, il traversa Wœrth, prit le chemin de Pruschdorf, et s’en alla coucher le même soir à Lobsam.

Stephan fut chargé de prévenir Hoche de ce retour inattendu et de l’inviter à faire plus grande diligence pour reprendre, conjointement avec lui, les lignes de Wissembourg.

La route présentait le spectacle d’une de ces émigrations pareilles à celles qui sillonnaient le monde au temps des Huns, des Vandales ou des Burgondes ; les Autrichiens, obligés de quitter la ligne de la Moder, s’étaient retirés sur la ligne même de Wissembourg en avant de la Lauter, où ils comptaient livrer bataille ; ils étaient conduits par le maréchal Wurmser.

Les Prussiens en avaient fait autant, en remontant la Sauerbach, conduits par Hodge ; ils avaient passé la rivière à Lembach et avaient fait leur jonction avec les Autrichiens à Wissembourg.

Mais ce qu’il y avait de curieux, c’est que cette retraite rapide des deux armées entraînait avec elle tous les émigrés, tous les nobles alsaciens venus à la suite des armées avec leurs familles et fuyant aujourd’hui avec elles. Les routes étaient couvertes de chariots, de voitures, de chevaux, formant d’inextricables embarras, au milieu desquels nos soldats s’ouvraient un passage sans avoir l’air de s’apercevoir qu’ils traversaient une population ennemie, laquelle, une fois dépassée par nous, avait l’air de suivre l’armée qu’elle fuyait.

Les deux généraux français firent à leur tour leur jonction à Roth ; en ce moment, ils entendirent de grands cris de « Vive la République ! », les rangs des soldats s’ouvrirent, et les deux représentants en mission, Saint-Just et Lebas, apparurent.

Ils avaient pensé que l’ennemi tiendrait énormément aux lignes, et que leur présence ne serait pas inutile pour encourager le soldat.

Les deux représentants du peuple et leur suite vinrent se mêler à l’état-major des deux généraux, auxquels ils firent force compliments sur les trois combats successifs qui avaient si complètement et si promptement nettoyé la route.

Charles, un des premiers, avait reconnu le député du département de l’Aisne et s’était écrié :

– Ah ! c’est le citoyen Saint-Just !

Pichegru se pencha à son oreille, et, en riant :

– Ne lui parle pas du bonnet de police, dit-il.

– Oh ! je n’ai garde ! fit Charles ; depuis qu’il m’a raconté qu’il avait fait fusiller son meilleur ami, j’ai défiance.

– Tu fais bien.

Saint-Just s’approcha de Pichegru et le félicita par quelques paroles brèves et incisives.

Puis, reconnaissant Charles :

– Ah ! dit-il, il paraît qu’entre la toge et les armes tu as décidément choisi les armes. – Ne le laisse pas tuer, citoyen Pichegru ; c’est un honnête enfant qui promet un honnête homme, c’est rare.

Puis, prenant Pichegru à part :

– Ma police m’a dit, et je n’en ai rien cru, fit-il, que tu t’étais abouché à Dawendorf avec un émissaire du ci-devant prince de Condé ; je n’en ai rien cru.

– C’est cependant la vérité, citoyen Saint-Just.

– Et que venait-il faire ?

– Des propositions de trahison.

– Quelles étaient ces propositions ?

– Je n’en sais rien ; ma pipe s’étant éteinte pendant notre conversation, je l’ai rallumée avec la lettre du prince de Condé, sans avoir pris la peine de la lire.

– Et tu as fait fusiller le messager ?

– Je m’en suis bien gardé.

– Pourquoi cela ?

– Une fois mort, il n’eût pas pu dire à son prince le cas que je faisais de ses propositions.

– Pichegru, tu ne cachais pas quelque arrière-pensée derrière cette clémence ?

– Si fait, celle de battre l’ennemi à Frœschwiller le lendemain ; de prendre Wœrth le surlendemain, et celle de forcer les lignes aujourd’hui.

– Alors, Hoche et toi, vous êtes prêts à marcher à l’ennemi ?

– Nous le sommes toujours, citoyen représentant, surtout quand tu nous honores de ta compagnie.

– Alors, en avant ! dit Saint-Just.

Et il envoya Lebas donner à Hoche l’ordre d’attaquer de son côté.

Les tambours et les fanfares retentirent sur tout le front de l’armée, qui se porta en avant.

Le hasard avait fait que, ce même jour, 26 décembre, les Autrichiens et les Prussiens avaient résolu de reprendre l’offensive ; si bien que tout à coup, en arrivant au haut d’une colline, l’armée française les aperçut rangés en bataille en avant de la hauteur, depuis Wissembourg jusqu’au Rhin.

La position était bonne pour l’offensive, mais non pour la défensive ; la Lauter était, dans ce dernier cas, un gouffre où l’on risquait fort d’être jeté.

Aussi, en marchant à eux, Pichegru et Hoche trouvèrent-ils leur avant-garde en marche.

Présumant que l’effort du combat se porterait au centre, les deux généraux y poussèrent une masse de trente-cinq mille hommes, tandis que trois divisions de l’armée de la Moselle menaçaient la droite des alliés par les gorges des Vosges, et que deux divisions commandées par un aide de camp du général Broglie, qui allait ce même jour faire ses premières armes à l’armée du Rhin, s’avançaient pour attaquer par Lauterbourg. Le jeune aide de camp, âgé de vingt-six à vingt-sept ans à peine, se nommait Antoine Desaix.

Tout à coup Saint-Just et Lebas, qui marchaient tous deux, l’un sur le front de bataille de Pichegru, l’autre sut le front de bataille de Hoche, firent entendre le mot « Halte ! »

On n’était qu’à une portée de canon de l’ennemi, et il était évident qu’avant une demi-heure les deux armées allaient en venir aux mains.

– Citoyen Pichegru, dit Saint-Just, tandis que Lebas en disait autant à Hoche, fais venir tous les officiers à l’ordre ; j’ai une communication à leur faire avant le combat.

– À l’ordre tous les officiers ! cria Pichegru.

Les généraux de brigade, les colonels, les aides de camp, les capitaines répétèrent le cri du général, qui fut porté comme un écho sur toute la ligne.

Aussitôt tous les officiers de tous les grades, jusqu’aux sous-lieutenants, sortirent des rangs et vinrent se presser en un immense cercle autour de Saint-Just et de Pichegru, sur le front de bataille du centre et de l’aile droite, et autour de Hoche et de Lebas, sur le front de bataille de l’aile gauche.

Ce mouvement prit une dizaine de minutes, pendant lesquelles les officiers seuls se mirent en mouvement ; les soldats restèrent immobiles.

Les Prussiens et les Autrichiens avançaient toujours et l’on commençait à entendre leurs tambours et leurs clairons battant et sonnant la charge.

Saint-Just tira une feuille imprimée de sa poche, c’était Le Moniteur.

– Citoyens, dit-il de cette voix stridente qui avait une si grande puissance, qu’à cinq cents pas de distance on pouvait l’entendre, j’ai voulu, avant que vous en vinssiez aux mains, vous apprendre une bonne nouvelle.

– Laquelle ? laquelle ? crièrent tous les officiers d’une seule voix.

Au même moment, une batterie ennemie gronda, et les projectiles vinrent choisir leurs victimes au milieu des rangs français.

Un officier, la tête emportée par un boulet, tomba aux pieds de Saint-Just, qui ne parut pas s’en apercevoir, et qui, de la même voix continua :

– Les Anglais sont chassés de Toulon, la ville infâme ! le drapeau tricolore flotte sur les remparts. Voici, continua-t-il, Le Moniteur qui contient non seulement la nouvelle officielle, mais les détails que je vous lirais si nous n’étions sous le feu de l’ennemi.

– Lis, dit Pichegru.

– Lis, citoyen représentant du peuple, lis ! crièrent tous les officiers.

Les soldats, dans les rangs desquels la première décharge avait creusé quelques sillons, regardaient avec impatience du côté du cercle des officiers.

Une seconde décharge se fit entendre, et aussitôt un second ouragan de fer passa en sifflant.

D’autres vides s’ouvrirent.

– Serrez les rangs, cria Pichegru aux soldats.

– Serrez les rangs ! répétèrent les officiers. Et les vides disparurent.

Au milieu du cercle, un cheval s’était affaissé, tué par un biscaïen, sous son cavalier.

Le cavalier se dégagea des étriers et s’approcha de Saint-Just pour mieux entendre.

Saint-Just lut :

28 frimaire, an II de la République

une et indivisible, onze heures du soir.

Le citoyen Dugommier à la Convention nationale.

Citoyens représentants,

Toulon est en notre pouvoir.

Hier, nous avons pris le fort Mulgrave et le petit Gibraltar.

Ce matin, les Anglais ont évacué les forts et incendié la flotte française et l’arsenal. Le magasin de la mâture est en feu ; vingt bâtiments de guerre sont brûlés, dont onze vaisseaux de ligne et six frégates ; quinze sont emmenés, trente-huit sont sauvés.

À dix heures du soir, le colonel Cervoni est entré dans la place.

Demain, je vous écrirai plus longuement,

Vive la République !

– Vive la République ! crièrent à leur tour les officiers.

– Vive la République ! répétèrent tout le centre et toute l’aile droite.

Une troisième canonnade se fit entendre et plus d’un cri de « Vive la République ! » commencé ne s’acheva point.

– Voici maintenant, continua Saint-Just, une lettre de notre collègue Barras, chargé de punir la ville de Toulon ; elle est adressée à la Convention nationale :

Citoyens représentants,

La majeure partie des infâmes Toulonnais s’est embarquée sur les vaisseaux de Hood et de Sidney Smith, et, par conséquent, la justice nationale ne sera pas assouvie comme elle devait l’être ; mais, par bonheur, les maisons n’ont pas pu s’arracher de leurs fondements ; la ville est restée, afin qu’elle puisse disparaître sous la vengeance de la République, comme ces villes maudites dont l’œil cherche en vain la place. On avait d’abord ouvert l’avis de détruire la ville par les mines ; mais on ne le pouvait sans risquer de brûler les magasins et l’arsenal. Il a été décidé alors que tous les maçons des six départements environnants seront requis d’accourir avec leurs outils pour démolition générale et prompte. Avec une armée de douze mille maçons, la besogne ira grand train, et Toulon doit être rasée en quinze jours.

Demain, les fusillades commenceront et dureront jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de traîtres !

Salut et fraternité !

Vive la République !

L’ennemi continuait d’avancer ; on entendait les roulements des tambours, les éclats des trompettes, et, de temps en temps, quand le vent portait, la voix harmonieuse de la musique militaire.

Tout se perdit dans le grondement du canon ; une grêle de mitraille s’abattit sur les rangs français et particulièrement dans le corps des officiers.

Pichegru se dressa sur les étriers, et, comme il voyait un certain désordre :

– À vos rangs ! cria-t-il.

– À vos rangs ! répétèrent les officiers.

Les lignes se redressèrent.

– Arme au pied ! cria Pichegru.

Et l’on entendit le bruit de dix mille crosses de fusil frappant la terre avec une régularité admirable.

– Maintenant, reprit Saint-Just, sans que la moindre altération se remarquât dans sa voix, voici une communication du Ministère de la guerre ; elle m’est adressée, mais pour être transmise aux généraux Hoche et Pichegru :

Citoyen représentant,

Je reçois cette lettre du citoyen Dutheil le cadet : « Toulon est au pouvoir de la République ; la lâcheté et la perfidie de ses ennemis sont à leur comble ; l’artillerie a été splendide ; c’est à elle que l’on doit la victoire ; il n’est aucun soldat qui n’ait été un héros ; les officiers leur en donnèrent l’exemple ; je manque d’expressions pour te peindre le mérite du colonel Bonaparte. Beaucoup de science, beaucoup d’intelligence, trop de bravoure, voilà une faible esquisse des vertus de ce rare officier ; c’est à toi, ministre, de le conserver à la gloire de la République… J’ai nommé le colonel Bonaparte général de brigade, et te prie d’inviter les généraux Hoche et Pichegru à mettre son nom à l’ordre du jour de l’armée du Rhin. Le même honneur sera fait au premier brave dont ils m’enverront le nom, et qui aura franchi le premier les lignes de Wissembourg. »

– Vous entendez, citoyens, dit Pichegru, le nom du colonel Bonaparte est à l’ordre du jour de l’armée ! Que chacun retourne à son poste et communique ce nom aux soldats. Maintenant que les Anglais sont battus, au tour des Prussiens et des Autrichiens !… En avant ! Vive la République !

Le nom de Bonaparte, qui venait de jaillir si glorieusement à la lumière, courut de rang en rang ; un immense cri de « Vive la République ! » poussé par quarante mille voix lui succéda, les tambours battirent la charge, les trompettes sonnèrent, les musiques jouèrent la Marseillaise, et toute l’armée, si longtemps contenue, se jeta d’un seul élan au-devant de l’ennemi.

Chapitre XXXIV. Qui n’en fait qu’un avec le chapitre suivant §

Le but de la campagne, qui était de reconquérir les lignes de Wissembourg, était accompli ; à dix jours de distance, au midi et au nord, à Toulon et à Landau, l’ennemi était rejeté hors de France ; on allait donc pouvoir donner aux soldats un repos dont ils avaient grand besoin ; en outre, on avait trouvé à Kaiserslautern, à Guermesheim et à Landau, des magasins de drap, des magasins de souliers, des approvisionnements de vivres et de fourrages ; dans un seul magasin de Kaiserslautern, on trouva mille couvertures de laine.

L’heure était venue pour Pichegru d’accomplir les promesses qu’il avait faites à chacun.

Les comptes d’Estève étaient faits, les vingt-cinq mille francs alloués au bataillon de l’Indre étaient déposés chez le général et avaient reçu pour complément les douze cents francs, prix des deux canons enlevés par le bataillon de l’Indre.

Cette somme de vingt-six mille deux cents francs était énorme, étant toute en or ; le louis d’or, à cette époque, où il y avait six milliards d’assignats en circulation, valait sept cent douze francs en assignats.

Le général donna l’ordre qu’on lui amenât Faraud et les deux soldats qui l’avaient accompagné chaque fois qu’il était venu porter la parole au nom de son bataillon.

Tous trois arrivèrent, Faraud avec ses galons de sergent-major, et l’un des deux soldats avec ceux de caporal, qu’il avait conquis depuis sa première entrevue avec le général.

– Me voilà, mon général, dit Faraud, et voilà les deux camarades, le caporal Groseiller et le fusilier Vincent.

– Vous êtes les bienvenus tous les trois.

– Vous êtes bien bon, mon général, répondit Faraud avec le mouvement de cou qui lui était particulier.

– Vous savez qu’il a été alloué une somme de vingt-cinq mille francs pour les veuves et les orphelins des morts du bataillon de l’Indre.

– Oui, mon général, répondit Faraud.

– À laquelle somme le bataillon en a ajouté une de douze cents francs.

– Oui, mon général, à telle enseigne que c’était un imbécile nommé Faraud qui la portait dans son mouchoir, qui l’a laissé tomber de satisfaction quand il a appris qu’il était nommé sergent-major.

– Tu me donnes ta parole pour lui qu’il n’en fera plus autant ?

– Foi de sergent-major, mon général, quand même vous le feriez colonel.

– Nous n’en sommes pas là.

– Tant pis, mon général.

– Je vais cependant te donner de l’avancement.

– À moi ?

– Oui.

– Encore ?

– Je te fais payeur.

– À la place du citoyen Estève ? dit Faraud avec son mouvement de tête. Merci, mon général, la place est bonne.

– Non, pas tout à fait, dit Pichegru, souriant à cette familiarité fraternelle qui fait la force des armées et que la Révolution a introduite dans la nôtre.

– Tant pis, tant pis, dit Faraud.

– Je te fais payeur dans le département de l’Indre, jusqu’à concurrence de la somme de vingt-six mille deux cents francs, c’est-à-dire que je te charge, toi et tes deux camarades, en récompense de la satisfaction que m’a donnée votre conduite, de répartir la somme entre toutes les familles dont voici les noms.

Et le général présenta à Faraud la liste dressée par les fourriers.

– Ah ! général, dit Faraud, en voilà une récompense ! Quel malheur qu’on ait destitué le Bon Dieu.

– Pourquoi cela ?

– Mais parce que les prières de tous ces braves gens nous eussent envoyés tout droit en paradis.

– Bon, dit Pichegru, il est probable qu’à l’époque où vous serez disposés à y entrer, il y aura eu restauration. Maintenant, comment allez-vous aller là-bas ?

– Où, général ?

– Dans l’Indre ; il n’y a pas mal de départements à traverser avant d’arriver à celui-là.

– À pied, général ? Nous y mettrons le temps, voilà tout.

– Je voulais vous le faire dire, braves cœurs que vous êtes ! Tenez, voilà une bourse pour les dépenses communes : il y a neuf cents francs dedans, trois cents francs par personne.

– Nous irions au bout du monde avec cela.

– Il ne faudrait pas vous arrêter à chaque lieue pour boire la goutte.

– Nous ne nous arrêterons pas.

– Jamais ?

– Jamais ! J’emmène la déesse Raison avec moi.

– Alors, il faut ajouter trois cents francs pour la déesse Raison ; tiens, voici un bon sur le citoyen Estève.

– Merci, mon général ; et quand faudra-t-il partir ?

– Le plus tôt possible.

– Aujourd’hui.

– Eh bien ! allez, mes braves ! et bon voyage ! Mais, au premier coup de canon…

– Solides au poste, mon général !

– C’est bien ! Allez et dites qu’on m’envoie le citoyen Falou.

– Il sera ici dans cinq minutes.

Les trois messagers saluèrent et sortirent.

Cinq minutes après, le citoyen Falou se présentait, portant à son côté le sabre du général, avec une merveilleuse majesté.

Depuis que le général l’avait vu, il s’était fait un petit changement dans sa physionomie.

Une balafre, qui commençait à l’oreille et finissait à la lèvre supérieure, lui fendait toute la joue droite ; la blessure était retenue par une bande de sparadrap.

– Ah ! ah ! dit Pichegru, il paraît que tu es arrivé trop tard à prime.

– Ce n’est pas ça, mon général, dit Falou ; mais ils étaient trois après moi, et, avant que j’aie eu le temps d’en tuer deux, le troisième m’a donné un coup de rasoir. Ce ne sera rien : s’il faisait du vent, ça serait déjà séché ; par malheur, le temps est humide.

– Eh bien ! parole d’honneur, je ne suis pas fâché que cela te soit arrivé.

– Merci, mon général ; une belle balafre comme celle-là, ça ne nuit pas au physique d’un chasseur.

– Ce n’est pas pour cela.

– Et pourquoi donc ?

– Ça va me faire une occasion de te donner un congé.

– Un congé, à moi ?

– Oui, à toi.

– Dites, mon général, pas de farces ; j’espère bien que ce n’est pas un congé définitif ?

– Non, un congé de quinze jours.

– Pour quoi faire ?

– Mais pour aller voir la mère Falou.

– Tiens, pauvre vieille, c’est vrai.

– N’as-tu pas ta paie arriérée à lui porter ?

– Ah ! mon général, vous n’avez pas idée de la quantité de compresses d’eau-de-vie qu’il faut mettre sur ces blessures-là ; ça correspond avec la bouche, et ça boit, ça boit, qu’on ne s’en fait pas une idée.

– C’est-à-dire que ta paie est entamée ?

– Pis que mon sabre ne l’était quand vous avez jugé à propos de m’en donner un autre.

– Aussi, je ferai pour ta paie comme pour ton sabre.

– Vous m’en donneriez une autre ?

– Tiens !… c’est le prince de Condé qui en fait les frais.

– De l’or ! oh ! quel malheur que la vieille n’y voie plus : ça lui aurait rappelé le temps où il y en avait, de l’or.

– Bon, elle y verra assez pour te coudre sur ta pelisse les galons de maréchal des logis que les Prussiens t’ont déjà cousus sur le visage.

– Maréchal des logis, mon général ! je suis maréchal des logis ?

– Tiens, c’est du moins le grade qu’ils ont mis sur ton congé.

– Ma foi, oui, dit Falou, ça y est en toutes lettres.

– Tiens-toi prêt à partir.

– Aujourd’hui ?

– Aujourd’hui.

– À pied ou à cheval ?

– En voiture.

– Comment, en voiture ? je vais monter en voiture ?

– Et en voiture de poste, encore.

– Comme les chiens du roi quand ils allaient à la chasse ! Et peut-on savoir ce qui me vaut cet honneur-là ?

– Mon secrétaire Charles, qui part pour Besançon, t’emmène avec lui et te ramènera.

– Mon général, dit Falou en rapprochant les talons et en mettant la main droite à son colback, il me reste à vous remercier.

Pichegru lui fit un signe de la main et de la tête ; Falou pirouetta sur ses talons et sortit.

– Charles ! Charles ! appela Pichegru.

Une porte s’ouvrit, et Charles, qui était dans une chambre voisine, accourut.

– Me voilà, mon général, dit-il.

– Sais-tu où est Abbatucci ?

– Avec nous, général. Il fait la notice que vous lui avez demandée.

– Sera-t-elle bientôt prête ?

– C’est fini, général, dit Abbatucci paraissant à son tour avec un papier à la main.

Charles voulait se retirer ; le général le retint par le poignet.

– Attends, lui dit-il ; toi aussi, j’ai à te parler.

Puis, à Abbatucci :

– Combien de drapeaux ? demanda-t-il.

– Cinq, général.

– De canons ?

– Vingt-huit !

– De prisonniers ?

– Trois mille !

– Combien d’hommes tués à l’ennemi ?

– Vous pouvez dire hardiment sept mille !

– Combien en avons-nous perdu ?

– Deux mille cinq cents à peine.

– Vous allez partir pour Paris avec le grade de colonel, que je demande pour vous au gouvernement ; vous présenterez, au nom du général Hoche et au mien, les cinq drapeaux à la Convention, et vous lui remettrez le rapport que le général Hoche doit être en train de rédiger. Estève vous donnera mille francs pour vos frais de voyage. Le choix que je fais de votre personne pour porter à la Convention les drapeaux pris à l’ennemi, ainsi que le grade que je demande pour vous au ministère, prouvent mon estime pour votre talent et votre courage. Si vous voyez votre parent Bonaparte, rappelez-lui que j’ai été son répétiteur à l’école de Brienne.

Abbatucci serra la main que lui présentait le général, salua et sortit.

– Et, maintenant, à nous deux, mon petit Charles, dit Pichegru.

Chapitre XXXV. Où Abbatucci remplit la mission qu’il a reçue de son général, et Charles celle qu’il a reçue de Dieu §

Pichegru jeta un regard autour de la salle pour voir s’ils étaient bien seuls ; puis, ramenant ses yeux sur Charles et lui prenant les mains dans la sienne :

– Charles, mon cher enfant, lui dit-il, tu as pris à la face du Ciel un engagement sacré qu’il faut accomplir. S’il y a au monde une promesse inviolable, c’est celle qui a été faite à un mourant. Je t’ai dit que je te donnerais les moyens de la remplir. J’acquitte vis-à-vis de toi ma parole. Tu as toujours le bonnet de police du comte ?

Charles ouvrit deux boutons de son frac et le montra au général.

– Bien. Je t’envoie avec Falou à Besançon, tu l’accompagneras au village de Boussière, tu remettras au bourgmestre la gratification destinée à sa mère, et, comme je ne veux pas que l’on croie que cet argent vient de quelque maraude ou de quelque pillage, ce que l’on ne manquerait pas de dire si son fils le lui donnait de la main à la main, ce sera le bourgmestre qui le lui remettra ; une lettre de moi restera en outre à la commune, comme une attestation de courage de notre maréchal des logis. Je vous donne, à Falou et à toi, huit jours de congé à partir du jour où tu seras arrivé à Besançon ; tu dois avoir envie d’y montrer ton uniforme neuf.

– Et vous ne me donnerez rien pour mon père ?

– Une lettre au moment de partir.

En ce moment, Leblanc annonça que le général était servi.

Le général, en entrant dans la salle à manger, jeta sur la table un regard inquiet ; elle était au complet et même plus qu’au complet, le général ayant invité Desaix à venir dîner avec lui, Desaix ayant amené un de ses amis qui servait dans l’armée de Pichegru, et dont il avait fait son aide de camp, René Savary, le même qui, sur les galons de caporal, avait écrit le certificat de Faraud.

Le dîner fut gai comme de coutume, personne n’y manquait, et les deux ou trois blessés en étaient quittes pour des égratignures.

Après dîner, l’on monta à cheval, et le général, avec tout son état-major, visita les avant-postes.

En rentrant dans la ville, le général mit pied à terre, dit à Charles d’en faire autant, et, confiant les deux chevaux au chasseur de service près de lui, il emmena Charles dans la rue marchande de Landau.

– Charles, mon enfant, lui dit-il, outre les missions officielles ou secrètes dont tu es chargé, je voudrais bien te charger, moi, d’une commission particulière ; veux-tu ?

– Avec bonheur, mon général, dit Charles se pendant au bras de Pichegru ; laquelle ?

– Je n’en sais encore rien ; j’ai à Besançon une bonne amie à moi, appelée Rose ; elle demeure rue du Colombier, N° 7.

– Ah ! dit Charles, je la connais : c’est la couturière de la maison, une bonne fille de trente ans, qui boite un peu.

– Justement, dit en souriant Pichegru : elle m’a envoyé l’autre jour six belles chemises de toile faites par elle. Je voudrais lui envoyer quelque chose à mon tour.

– Ah ! voilà une bonne idée, général.

– Mais que lui envoyer ? Je ne sais quelle chose pourrait lui faire plaisir.

– Tenez, général, suivez le conseil que le temps lui-même vous donne : achetez-lui un bon parapluie, nous en userons pour rentrer. Je lui dirai qu’il vous a servi, et il lui en sera plus précieux.

– Tu as raison, c’est ce qui lui sera le plus utile pour faire ses courses. Pauvre Rose, elle n’a pas de voiture, elle. Entrons.

On se trouvait justement en face d’un grand marchand de parapluies. Pichegru en ouvrit et en referma dix ou douze, et s’arrêta enfin à un magnifique parapluie bleu de ciel.

Il le paya trente-huit francs en assignats au pair. C’était le cadeau que le premier général de la République envoyait à sa meilleure amie.

On comprend que je n’eusse point raconté ce détail, s’il n’était strictement historique.

Le soir, on rentra, et Pichegru se mit à sa correspondance, invitant Charles, qui partait le lendemain au point du jour, à faire une bonne nuit.

L’enfant était à cet âge où le sommeil est véritablement ce fleuve du repos où l’on puise non seulement les forces du jour, mais encore l’oubli de la veille et l’insouciance du lendemain.

C’est ce soir-là justement qu’arriva l’anecdote curieuse que je vais raconter, et qui m’a été redite à moi par ce même petit Charles, devenu grand, arrivé à l’âge de quarante-cinq ans, et, selon ses souhaits accomplis, savant écrivain, passant sa vie au milieu d’une grande bibliothèque.

Charles, selon l’ordonnance de Saint-Just, s’était jeté tout habillé sur son lit. Il portait d’habitude, comme tous ceux qui revêtent l’uniforme, une cravate noire serrée au cou de très près ; c’était la coutume de Pichegru lui-même, et tout l’état-major avait adopté cette méthode, d’abord pour faire comme faisait le général, et ensuite pour protester contre la volumineuse cravate de Saint-Just ; Charles, en outre, pour ressembler en tout au général, faisait un petit nœud sur le côté droit, mode qu’il continua de suivre, et que je lui vis pratiquer jusqu’à sa mort.

Au bout d’une demi-heure à peu près, Pichegru, qui travaillait, entendit Charles se plaindre. Il n’y fit pas grande attention, attribuant ces plaintes à un cauchemar ; mais, ces plaintes étant devenues plus douloureuses et dégénérant en râle, Pichegru se leva, alla à l’enfant, et, lui voyant la face injectée, il glissa sa main sous son col, et, lui soulevant la tête, il lui relâcha le nœud qui l’étranglait.

Le jeune homme s’éveilla, et, reconnaissant Pichegru penché sur lui :

– C’est vous, général ? dit-il. Avez-vous besoin de moi ?

– Non, répondit le général en riant, c’est toi, au contraire, qui avais besoin de moi. Tu souffrais, tu te plaignais, je me suis approché et n’ai pas eu de peine à connaître le motif de ton indisposition. Quand on porte comme nous une cravate serrée, il faut avoir le soin de lui donner du jeu avant de dormir. Je t’expliquerai plus tard comment l’oubli de cette précaution peut être suivi d’apoplexie et de mort subite. C’est un moyen de suicide !

Et nous verrons, en effet, celui qu’employa plus tard Pichegru !

Le lendemain, Abbatucci partit pour Paris ; Faraud et ses deux compagnons partirent pour Châteauroux, et Charles et Falou pour Besançon. Quinze jours après, il vint des nouvelles de Faraud, qui annonçait au général que la répartition avait été faite dans tout le département de l’Indre.

Mais le général avait déjà reçu, au bout de dix jours, une lettre d’Abbatucci, qui lui racontait qu’au cri de « Vive la République ! » poussé à la fois par tous les membres de la Convention et par les spectateurs des tribunes, les cinq drapeaux avaient été remis au président, qui lui avait hautement confirmé son grade.

Et, le quatrième jour après le départ de Charles et avant d’avoir eu des nouvelles de personne, Pichegru avait, à la date du 14 nivôse (3 janvier), reçu cette petite lettre :

Mon cher général,

Le nouveau calendrier m’avait fait oublier une chose, c’est que, parvenu le 31 décembre à Besançon, j’y étais arrivé tout juste pour souhaiter la bonne année le lendemain à la famille.

Vous ne l’aviez pas oublié, vous, et le père a été bien sensible à cette attention de votre part, dont il vous remercie de grand cœur.

Le 1er janvier (vieux style), tous les vœux de bonne année faits, et toute la famille embrassée, nous sommes partis, Falou et moi, pour le village de Boussière. Là, nous avons, selon vos intentions, fait arrêter la voiture à la porte du bourgmestre, auquel votre lettre a été remise ; à l’instant, il a appelé le tambour du village, qui a l’habitude d’annoncer aux habitants de Boussière les grandes nouvelles. Il lui a fait lire trois fois votre lettre pour qu’il ne fît pas de faute en la lisant, et l’a envoyé battre son premier ban devant la porte de la vieille mère Falou, laquelle, au premier roulement de tambour, est arrivée sur le seuil de sa porte en s’appuyant sur son bâton.

Falou et moi, nous nous tenions à quelques pas d’elle.

Le roulement fini, la proclamation a commencé.

En entendant le nom de son fils, la pauvre vieille, qui n’avait pas bien compris, a poussé des cris en demandant :

– Est-ce qu’il est mort ? est-ce qu’il est mort ?

Un juron à fendre le ciel, qui lui affirmait que son fils était vivant, la fit retourner, et voyant vaguement un uniforme, elle cria : « Le voilà, le voilà ! » et finit par tomber dans les bras de son fils, lequel l’a embrassée comme du pain au milieu des applaudissements de tout le village !

Puis, comme la proclamation, interrompue par cette péripétie filiale, avait été mal entendue, le tambour la recommença.

Aux dernières paroles, le bourgmestre, qui avait voulu ménager son effet, parut, une couronne de laurier d’une main et la bourse de l’autre. Il a posé alors la couronne de laurier sur la tête de Falou et la bourse dans les mains de sa mère.

J’ai appris, ne pouvant rester jusqu’à la fin, qu’il y avait eu fête dans le village de Boussière, illuminations, bal, pétards et fusées, et qu’au milieu de ses concitoyens, Falou, jusqu’à deux heures du matin, s’était promené comme César avec sa couronne de laurier sur la tête.

Quant à moi, mon général, j’étais revenu à Besançon pour m’acquitter de la triste commission que vous savez, et sur laquelle je vous donnerai des nouvelles à mon retour à l’état-major.

Jusque-là, je n’avais pas eu le temps de m’occuper de votre commission ; je courus jusqu’à la rue du Colombier, je m’arrêtai au N° 7 et montai au troisième étage.

Rose me reconnut et me fit fête comme à un petit ami ; mais, quand elle sut que je venais de la part de son grand ami, oh ! alors, je dois vous le dire, général, la pauvre Rose n’y tint plus : elle me prit dans ses bras et m’embrassa en pleurant.

– Comment ! il a pensé à moi ?

– Oui, mademoiselle Rose.

– Comme cela, de lui-même ?

– Je vous en réponds.

– Et c’est lui qui m’a choisi ce beau parapluie ?

– C’est lui qui vous l’a choisi.

– Et il s’en est servi pour rentrer à l’hôtel ?

– C’est-à-dire nous nous en sommes servis ; mais c’est lui qui le tenait.

Et, sans rien dire, elle a regardé le manche, l’a baisé et s’est mise à pleurer. Vous comprenez, je n’ai pas essayé de la consoler, je pleurais avec elle ; d’ailleurs, c’étaient des larmes de joie, et cela lui aurait fait de la peine, si je lui eusse dit : « Assez ! » Alors je lui ai dit combien vous avez trouvé ses chemises belles, et que vous n’en portiez pas d’autres. Ça été bien pis ! Alors nous nous en sommes donné tous les deux à dire du mal de vous ; elle va vous écrire pour vous remercier, mais elle m’a chargé, en outre, de vous dire toutes sortes de bonnes choses.

J’en ai aussi à vous dire de la part de mon père, à qui il faut que vous ayez fait de bien gros mensonges sur M. son fils ; car, tout en lisant votre lettre, il me regardait de côté, et il a secoué une larme qui tremblait aux cils de sa paupière. Comme Mlle Rose, il vous écrira de son côté.

Je crois vous avoir plus occupé de moi que je ne vaux ; mais c’est vous qui avez fait de moi un personnage d’importance en me confiant trois messages ; aussi j’espère que vous pardonnerez son long bavardage à votre petit ami.

Charles Nodier.

Le 13 vendémiaire §

Chapitre premier. À vol d’oiseau §

Près de deux ans se sont écoulés depuis les événements que nous avons racontés.

Pour que nos lecteurs comprennent clairement ceux qui vont suivre, il faut que, rapidement, nous passions à vol d’oiseau sur ces deux terribles et cependant inévitables années 1794 et 1795.

Comme Vergniaud l’avait prophétisé, et comme Pichegru l’avait répété d’après lui, la Révolution avait dévoré ses enfants.

Voyons à l’œuvre cette terrible marâtre.

Le 5 avril 1795, les cordeliers ont été exécutés.

Danton, Camille Desmoulins, Bazire, Chabot, Lacroix, Héraut de Séchelles, et le pauvre poète martyr Fabre d’Églantine, l’auteur de la plus populaire de nos chansons populaires : Il pleut, il pleut bergère, sont morts ensemble, sur le même échafaud où les ont poussés Robespierre, Saint-Just, Merlin (de Douai), Couthon, Collot d’Herbois, Fouché (de Nantes) et Vadier.

Puis est arrivé le jour des jacobins.

Vadier, Tallien, Billaud, Fréron accusent Robespierre d’avoir usurpé la dictature, et Robespierre, la mâchoire brisée d’un coup de pistolet, Saint-Just, la tête haute, Couthon, les deux jambes broyées, Lebas, leurs amis, tous ensemble, au nombre de vingt-deux, sont exécutés le lendemain de cette tumultueuse journée qui dans l’histoire porte la date fatale du 9 thermidor.

Le 10 thermidor, la Révolution vivait toujours, parce que la Révolution était immortelle, et qu’il n’appartient pas à un parti qui s’élève ou qui tombe de la tuer ; la Révolution vivait toujours, mais la République était morte !

Avec Robespierre et Saint-Just, la République a été décapitée.

Le soir de l’exécution, les enfants criaient à la porte des spectacles :

– Une voiture ! Qui veut une voiture ? faut-il une voiture, notre bourgeois ?

Le lendemain et le surlendemain, quatre-vingt-deux jacobins suivirent Robespierre, Saint-Just et leurs amis sur la place de la Révolution.

Pichegru apprit cette sanglante réaction ; il commandait en chef l’armée du Nord. Il jugea que l’heure du sang était passée, qu’avec les Vadier, les Tallien, les Billaud et les Fréron, l’heure de la boue allait venir.

Il fit un signe à Mulheim, et Fauche-Borel, messager du prince, accourut.

Pichegru avait prévu juste, la période ascendante de la Révolution était passée. On en était à la période réactionnaire ou descendante : on continuait à verser le sang, mais c’était le sang des représailles.

Le 17 mai 1795, un décret fermait définitivement la salle des Jacobins, berceau de la Révolution, soutien de la République.

Fouquier-Tinville, l’accusateur public, le collègue de la hache du bourreau, qui n’était pas plus coupable qu’elle, puisqu’il n’avait fait qu’obéir aux ordres du Tribunal révolutionnaire, comme la hache lui avait obéi à lui-même, Fouquier-Tinville est guillotiné avec quinze juges ou jurés du Tribunal révolutionnaire.

Pour que la réaction soit complète, l’exécution a lieu en place de Grève.

L’ingénieuse invention de M. Guillotin a repris sa première place ; seulement, les gibets ont disparu : l’égalité de la mort est consacrée.

Le 1er prairial, Paris s’aperçoit que décidément il meurt de faim. La famine pousse les faubourgs sur la Convention. Hâves, déguenillés, affamés, ils envahissent la salle des séances ; le député Féraud est tué en voulant défendre le président Boissy d’Anglas.

Vu le trouble que cet événement a porté dans l’assemblée, Boissy d’Anglas s’est couvert.

On lui présente la tête de Féraud au bout d’une pique. Il se découvre pieusement, salue et remet son chapeau sur sa tête.

Seulement, pendant ce salut, de demi-révolutionnaire qu’il était, Boissy d’Anglas est devenu à moitié royaliste.

Le 16 du même mois, Louis-Charles de France, duc de Normandie, prétendant au trône sous le nom de Louis XVII, celui-là dont le duc d’Orléans a dit dans un souper : Le fils de Coigny ne sera pas mon roi ! meurt scrofuleux au Temple, à l’âge de dix ans, deux mois et douze jours.

Mais, même pour qu’en temps de république le vieil axiome de la monarchie française ne périclite pas – « Le roi est mort, vive le roi ! » – immédiatement, Louis, duc de Provence, se proclame, de son autorité privée, roi de France et de Navarre, sous le nom de Louis XVIII.

Puis vient la terrible journée de Quiberon, pendant laquelle, au dire de Pitt, le sang anglais ne coula point ; mais pendant laquelle, au dire de Sheridan, l’honneur anglais coula par tous les pores.

Pendant ce temps, les victoires de Hoche et de Pichegru ont porté leurs fruits ; à la suite de cette reprise des lignes de Wissembourg, à laquelle nos lecteurs ont assisté, à la vue du drapeau tricolore franchissant la frontière aux mains de Saint-Just et flottant victorieusement sur la terre de Bavière, Frédéric-Guillaume, qui, le premier envahit nos frontières, Frédéric-Guillaume reconnaît la République française et fait la paix avec elle.

Ne s’étant rien pris comme territoire, les deux puissances n’ont rien à se rendre.

Seulement, quatre-vingt mille Prussiens dorment dans les plaines de la Champagne et de l’Alsace, et cette grande querelle est commencée que ne termineront ni Iéna ni Leipzig.

Pendant ce temps encore, l’armée des Pyrénées-Orientales avait envahi la Biscaye, puis Vittoria et Bilbao. Déjà maîtres de la partie des frontières dont l’accès est le plus difficile, les Français, que leurs derniers succès avaient rapprochés de Pampelune, pouvaient s’emparer de cette capitale de la Navarre et ouvrir une route facile à l’invasion des deux Castilles et de l’Aragon.

Le roi d’Espagne proposa la paix.

C’était la seconde tête couronnée qui reconnaissait l’existence de la République française, et qui, en la reconnaissant, s’inclinait devant la condamnation de ses deux parents, Louis XVI et Marie-Antoinette.

La paix fut signée. Devant les nécessités de la guerre, la famille disparaît.

La France abandonna ses conquêtes d’au-delà des Pyrénées, et l’Espagne céda à la France la partie de l’île de Saint-Domingue qui était espagnole.

Mais, nous venons de le dire, la question de la paix vis-à-vis de l’Espagne ne devait point être appréciée au point de vue des avantages matériels.

Non, de ce côté, la question était toute morale.

Le lecteur l’a déjà compris. C’était un pas immense que cette défection de Charles IV à la cause des rois, défection bien autrement importante que celle de Frédéric-Guillaume.

Frédéric-Guillaume ne tenait par aucun lien aux Bourbons de France, tandis que Charles IV, signant le 4 août la paix avec la Convention, ratifie tout ce que la Convention a décrété.

Quant à l’armée du Nord, qui opère contre les Autrichiens, elle a pris Ypres et Charleroi, gagné la bataille de Fleurus, reconquis Landrecies, occupé Namur, Trêves, repris Valenciennes, enlevé le fort de Crève-Cœur, Ulrick, Gorcomm, Amsterdam, Dordrecht, Rotterdam, La Haye.

Enfin, chose inouïe, qui ne s’était point vue jusque-là, qui manquait aux annales pittoresques des guerres françaises, les vaisseaux de guerre hollandais, pris au milieu des glaces, avaient été enlevés par une charge de hussards à cheval.

Cet étrange fait d’armes, qui semblait un caprice de la Providence en notre faveur, avait amené la capitulation de la Zélande.

Chapitre II. Coup d’œil sur Paris – Les incroyables §

Tous ces succès de nos armées avaient leur retentissement à Paris ; Paris, ville à la courte vue, qui n’a jamais embrassé que des horizons bornés excepté quand quelque grand élan national la pousse en dehors de ses intérêts matériels ; Paris, fatigué de voir couler le sang, s’élançait avec ardeur vers les plaisirs, et ne demandait pas mieux que de détourner ses regards du théâtre de la guerre, si glorieux que fût pour la France le drame que l’on y jouait.

La plupart des artistes de la Comédie-Française et de Feydeau, emprisonnés comme royalistes, étaient, après la journée du 9 thermidor, sortis de prison.

Larive, Saint-Prix, Mole, Dazincourt, Mlle Contat, Mlle Devienne, Saint-Phar et Elleviou avaient été applaudis avec rage à la Comédie-Française et à Feydeau. On se ruait au spectacle, où l’on commençait à chanter la Marseillaise et à demander le Réveil du Peuple.

Enfin, la jeunesse dorée de Fréron commençait à paraître.

Nous prononçons tous les jours ces noms de Fréron et de jeunesse dorée, sans nous faire une idée bien exacte de ce que c’était que la jeunesse dorée et Fréron.

Disons-le.

Il y a eu deux Fréron en France.

L’un honnête homme, critique intègre et sévère, qui se trompait peut-être, mais qui, tout au moins, se trompait de bonne foi.

C’était Fréron père, Elie-Catherine Fréron.

L’autre, qui n’eut ni foi ni loi, dont la seule religion fut la haine, le seul mobile la vengeance, le seul dieu l’intérêt.

Ce fut Fréron fils, Louis-Stanislas Fréron.

Le père vit passer devant lui tout le XVIIIe siècle.

Adversaire de toutes les innovations en art, il attaqua toutes les innovations littéraires, au nom de Racine et de Boileau.

Adversaire de toutes les innovations politiques, il les attaqua au nom de la religion et de la royauté.

Il ne recula devant aucun des colosses du philosophisme moderne4. Il attaqua Diderot, arrivé de sa petite ville de Langres, en sabots et en veste, demi-abbé, demi-philosophe.

Il attaqua Jean-Jacques, arrivé de Genève, sans habits et sans argent.

Il attaqua d’Alembert, enfant trouvé sur les marches d’une église, et longtemps appelé Jean Lerond, du nom de l’église sur les marches de laquelle il avait été trouvé.

Il attaqua ces grands seigneurs appelés Montesquieu et M. de Buffon.

Enfin, survivant à la colère de Voltaire, qui avait essayé de le blesser dans ses épigrammes, de le tuer dans sa satire du Pauvre Diable, de l’écraser dans sa comédie de l’Écossaise, il se trouva debout pour lui crier au milieu de son triomphe : Souviens-toi que tu es mortel !

Il mourut avant ses deux antagonistes, Voltaire et Rousseau ; il mourut, en 1776, d’un accès de goutte remontée, qui lui fut occasionné par la suppression de son journal, L’Année littéraire.

C’était l’arme de cet homme de lutte, la massue de cet Hercule ; son arme brisée, il ne voulut plus vivre.

Le fils, qui avait pour parrain le roi Stanislas et pour condisciple Robespierre, but le reste de la lie versée par l’opinion publique dans la coupe paternelle.

Tant d’injures accumulées depuis trente années sur la tête du père retombèrent comme une avalanche de honte sur la tête du fils ; et comme ce cœur était sans croyance et sans fidélité, il ne put les supporter.

Ce qui avait fait son père invincible, c’était la croyance d’un devoir noblement rempli.

Lui, n’ayant point ce contrepoids au mépris qui l’accablait, devint féroce ; méprisé à tort, puisqu’il ne répondait pas des actes de son père, il voulut se faire haïr à bon droit. Les lauriers que Marat cueillait en rédigeant L’Ami du Peuple empêchaient Fréron de dormir. Il fonda L’Orateur du Peuple.

D’un caractère timide, Fréron ne savait pas s’arrêter dans sa cruauté, ne sachant point s’arrêter dans sa faiblesse. Envoyé à Marseille, il en fut l’épouvante. Carlier avait noyé à Nantes, Collot d’Herbois avait fusillé à Lyon ; à Marseille, Fréron fit mieux : il mitrailla.

Un jour qu’il supposait, après une décharge d’artillerie, que quelques-uns des condamnés s’étaient laissés tomber en même temps que ceux qui avaient été atteints, et contrefaisaient les morts, le temps lui manquant pour passer la revue des survivants, il cria :

– Que ceux qui ne sont pas morts se relèvent, la patrie leur pardonne.

Les malheureux qui étaient restés sains et saufs crurent à cette parole, et se relevèrent.

– Feu ! cria Fréron.

Et l’artillerie recommença ; seulement, cette fois, la besogne était bien faite, personne ne se releva plus.

Quand il revint à Paris, Paris avait fait un pas vers la clémence ; l’ami de Robespierre se fit son ennemi, le jacobin fit un pas en arrière et se trouva être cordelier. Il flairait le 9 thermidor.

Il se fit thermidorien avec Tallien et Barras, dénonça Fouquier-Tinville, sema, comme Cadmus, les dents de ce serpent que l’on appelait la Révolution, et l’on vit aussitôt pousser, au milieu du sang de l’ancien régime et de la boue du nouveau, la jeunesse dorée dont il se fit le chef et qui prit son nom.

Cette jeunesse dorée – en opposition avec les sans-culottes qui avaient porté les cheveux courts, la veste ronde, des pantalons et le bonnet rouge – portait soit de longues tresses de cheveux, mode renouvelée du temps de Louis XIII, et qu’on appelait cadenettes, du nom de son inventeur Cadenet, cadet de Luynes, soit des cheveux retombant de côté sur les épaules, qu’on appelait oreilles de chien.

Ils avaient repris la poudre, et la portaient abondante sur leurs cheveux, retroussés avec un peigne.

En costume du matin, ils portaient des redingotes très courtes, avec des culottes de velours noir ou vert.

En grande toilette, la redingote était remplacée par un habit de couleur claire, coupé carrément et se boutonnant au creux de l’estomac, tandis que les basques descendaient battre les mollets.

La cravate de mousseline était haute et empesée avec des pointes énormes.

Le gilet était de piqué ou de basin blanc, avec de grands revers et des franges ; deux chaînes de montre se balançaient sur une culotte de satin gris perle, ou vert pomme, descendant jusqu’à la moitié du mollet, où elle se boutonnait, avec trois boutons, à la suite desquels venait un flot de rubans.

Des bas de soie rayés en travers de jaune, de rouge ou de bleu, avec des escarpins d’autant plus élégants qu’ils étaient plus découverts et plus minces ; un chapeau à claque sous le bras et un énorme gourdin au poignet complétaient le costume d’un incroyable.

Maintenant, pourquoi les railleurs qui s’attaquent à toute nouveauté appelaient-ils les individus composant la jeunesse dorée des incroyables ?

Nous allons vous le dire.

Ce n’était point assez de changer le costume pour ne pas être confondu avec les révolutionnaires.

Il fallait aussi changer le langage.

Au patois grossier de 93 et au tu démocratique, il fallait substituer un idiome tout miel : en conséquence, au lieu de vibrer, comme les élèves du Conservatoire moderne, on supprima les r, qui, dans ce cataclysme philologique, faillirent être perdues à tout jamais, comme le datif des Grecs.

On désossa la langue pour lui enlever son énergie, et au lieu de se donner, comme autrefois en appuyant sur les consonnes, sa parrole d’honneur, on se contenta de donner sa paole d’honneu.

On avait, selon la circonstance, sa gande paole d’honneu, ou sa petite paole d’honneu ; et, quand l’une ou l’autre de ces paoles d’honneur était donnée, pour appuyer une chose difficile ou même impossible à croire, l’interlocuteur, trop poli pour démentir celui avec lequel il dialoguait, se contentait de dire : « C’est incoyable ! »

Et l’autre se contentait de répondre : « Ma paole d’honneu panachée. »

Et alors, il ne restait plus de doute.

De là, la désignation d’incroyables, et, par altération d’inc’oyables, donnée à MM. de la jeunesse dorée.

Chapitre III. Les merveilleuses §

L’incoyable, cet hybride de la réaction, avait sa femelle, née comme lui, et dans la même époque.

On l’appelait la meiveilleuse.

Celle-ci empruntait sa toilette, non pas à une mode nouvelle, comme les incroyables, mais aux costumes grecs et corinthiens des Aspasies et des Phrynés.

Tunique, manteau, péplum, tout était taillé sur le patron antique.

Plus une femme trouvait le moyen de montrer le nu, plus elle était élégante.

Les vraies meiveilleuses, ou merveilleuses, car on comprend que c’était là la racine du mot, portaient les bras nus, les jambes nues. Souvent la tunique, taillée sur celle de Diane chasseresse, était fendue sur le côté, sans autre attache qu’un camée réunissant les deux parties fendues un peu au-dessus du genou.

Ce n’était point assez.

Les dames profitèrent des chaleurs de l’été et se montrèrent au bal et dans les promenades publiques avec un nuage moins épais que celui qui enveloppait Vénus conduisant son fils chez Didon.

Aussi Énée ne reconnut-il sa mère que lorsqu’elle sortit du nuage. Incessu patuit dea, dit Virgile ; à son pas, on reconnut la déesse.

Ces dames n’avaient pas besoin de sortir de leur nuage pour être reconnues, on les voyait parfaitement au travers, et ceux qui les eussent prises pour des déesses y eussent mis de la bonne volonté.

Cet air tissu, dont parle Juvénal, devint tout à fait à la mode.

Outre les soirées particulières, il y avait des bals publics. On se réunissait au Lycé-Bal et à l’Hôtel Thélusson, pour mettre en commun, tout en dansant, ses deuils, ses larmes et ses projets de vengeance.

Ces bals s’appelaient les bals des victimes.

Et, en effet, pour y être admis, il fallait avoir eu un parent guillotiné par Robespierre, noyé par Carlier, fusillé par Collot d’Herbois ou mitraillé par Fréron.

Horace Vernet, forcé de faire des costumes pour vivre, a laissé un cahier de modes de cette époque, exécuté d’après nature avec ce charmant esprit qu’il avait reçu du Ciel.

Rien n’est plus amusant que cette collection de grotesques, et chacun doit se demander comment un incroyable et une merveilleuse pouvaient se rencontrer sans se rire au nez.

Disons tout de suite que quelques-uns des costumes adoptés par les muscadins fréquentant le bal des victimes étaient quelquefois d’un caractère assez terrible. Le vieux général Piré m’a vingt fois raconté qu’il avait rencontré, dans ces bals, des incroyables portant des gilets et des pantalons collants de peau humaine.

Ceux qui n’avaient à regretter la perte que de quelque parent éloigné, comme un oncle ou une tante, se contentaient de tremper leur petit doigt dans une liqueur couleur sang ; dans ce cas, ils coupaient le doigt de leur gant ; et, pour renouveler cette parure, on emportait au bal son pot de sang, comme les femmes emportaient leur pot de rouge.

Tout en dansant, on conspirait contre la République. C’était d’autant plus facile que la Convention, qui avait une police générale, n’avait point de police parisienne.

Chose étrange, le meurtre public avait tué le meurtre privé, et jamais peut-être il ne se commit en France moins de crimes que dans les années 93, 94 et 95.

Les passions avaient d’autres dérivatifs.

Le moment, au reste, approchait où la Convention, cette terrible Convention qui, le 21 septembre 1792, jour de son entrée en fonctions, abolit, au bruit du canon de Valmy, la royauté, et proclama la République, le moment approchait où la Convention allait déposer ses pouvoirs.

Elle avait été mère cruelle.

Elle avait dévoré les girondins, les cordeliers et les jacobins, c’est-à-dire les plus éloquents, les plus énergiques, les plus intelligents de ses enfants.

Mais elle a été fille dévouée.

Elle a combattu à la fois avec succès, les ennemis du dehors et les ennemis du dedans.

Elle a mis quatorze armées sur pied ; elle les a mal nourries, c’est vrai ; mal habillées, c’est vrai ; mal chaussées, c’est vrai ; plus mal payées encore. Qu’importe ! ces quatorze armées ont non seulement partout repoussé l’ennemi hors de la frontière, mais elles ont pris le comté de Nice, la Savoie, fait une pointe en Espagne et mis la main sur la Hollande.

Elle a créé le grand-livre de la dette nationale, l’Institut, l’École polytechnique, l’École normale, le Musée du Louvre et le Conservatoire des arts et métiers.

Elle a rendu huit mille trois cent soixante-dix décrets, la plupart révolutionnaires.

Elle a donné aux hommes et aux choses un caractère excessif. La grandeur était gigantesque, le courage téméraire, le stoïcisme impassible.

Jamais plus froid dédain n’a été professé pour le bourreau, jamais le sang n’a été répandu avec moins de remords.

Veut-on savoir, pendant ces deux ans, c’est-à-dire de 93 à 95, combien il y a eu de partis en France ?

Il y en a eu trente-trois.

Veut-on connaître les noms donnés à chacun d’eux ?

Ministériels. – Partisans de la vie civile. – Chevaliers du poignard. – Hommes du 10 août. – Septembriseurs. – Girondins. – Brissotins. – Fédéralistes. – Hommes d’État. – Hommes du 31 mai. – Modérés. – Suspects. – Hommes de la plaine. – Crapauds du marais. – Montagnards.

Voilà pour 1793 seulement.

Passons à 1794 et à 1795 :

Alarmistes. – Apitoyeurs. – Endormeurs. – Émissaires de Pitt et Cobourg. – Muscadins. – Hébertistes. – Sans-culottes. – Contre-révolutionnaires. – Habitants de la crête. – Terroristes. – Maratistes. – Égorgeurs. – Buveurs de sang. – Thermidoriens. – Patriotes de 1789. – Compagnons de Jéhu. – Chouans.

Ajoutons-y la jeunesse dorée de Fréron, et nous en serons au 22 août 1795 – jour où la nouvelle Constitution, dite de l’an III, après avoir été discutée article par article, vient d’être adoptée par la Convention.

Le louis d’or vaut douze cents francs en assignats.

C’est dans cette dernière période qu’est mort André Chénier, frère de Marie-Joseph Chénier. Il fut exécuté le 25 juillet 1794, c’est-à-dire le 7 thermidor, deux jours avant la mort de Robespierre, à huit heures du matin. Ses compagnons de charrette étaient MM. de Montalembert, de Créquy, de Montmorency, de Loiserolles, ce sublime vieillard qui avait répondu à l’appel du bourreau à la place de son fils, et qui allait mourir avec joie pour lui ; enfin, Roucher, l’auteur des Mois, qui ignorait qu’il allait mourir avec André Chénier et qui, en le reconnaissant sur la charrette fatale, poussa un cri de bonheur et s’assit près de lui, en disant ces beaux vers de Racine :

Oui, puisque je retrouve un ami si fidèle,

Ma fortune va prendre une face nouvelle,

Et déjà son courroux semble être adouci,

Depuis qu’elle a pris soin de nous rejoindre ici.

Un ami de Roucher et d’André Chénier qui eut le courage, au risque de sa vie, de suivre la charrette pour prolonger son dernier adieu, entendit, pendant toute la route, les deux poètes parler de poésie, d’amour, d’avenir.

André Chénier dit, pendant ce trajet, à Roucher, les derniers vers qu’il était en train de faire, lorsque le bourreau l’appela. Il en avait sur lui le manuscrit au crayon, et, après les avoir lus à Roucher, il les donna à ce troisième ami qui ne voulait le quitter qu’au pied de l’échafaud.

C’est ainsi qu’ils furent conservés, et que de Latouche, à qui nous devons la seule édition d’André Chénier qui existe, put les mettre dans le volume que chacun de nous sait par cœur.

Comme un dernier rayon, comme un dernier zéphyre

Animent la fin d’un beau jour,

Au pied de l’échafaud j’essaie encore ma lyre !

Peut-être est-ce bientôt mon tour !

Peut-être, avant que l’heure, en cercle promenée,

Ait posé, sur l’émail brillant,

Dans les soixante pas où sa route est bornée,

Son pied sonore et vigilant,

Le sommeil du tombeau pressera ma paupière ;

Avant que de ses deux moitiés,

Ce vers que je commence ait atteint la dernière,

Peut-être, en ces murs effrayés,

Le messager de mort, noir recruteur des ombres,

Escorté d’infâmes soldats

Remplira de mon nom, ces longs corridors sombres…

Au moment de monter sur l’échafaud, André se frappa le front et dit en soupirant :

– J’avais pourtant quelque chose là !

– Tu te trompes, lui cria celui qui ne devait pas mourir en lui montrant son cœur ; c’était là !

André Chénier, pour qui nous nous sommes écarté de notre sujet, et dont le souvenir nous a arraché ces lignes, a planté le premier le drapeau de la poétique nouvelle.

Nul n’avait fait avant lui des vers comme ceux-là. Et disons plus : nul probablement n’en fera après lui.

Chapitre IV. Les sections §

Le jour où la Convention proclama la Constitution dite de l’an III, chacun s’écria : « La Convention vient de signer son testament de mort. »

Et, en effet, on avait cru que, pareille à la Constituante, par une abnégation mal entendue, elle interdirait à ses membres sortants l’entrée de l’Assemblée qui lui succéderait.

Elle n’en fit rien.

La Convention comprenait très bien que le dernier souffle républicain était en elle. Chez un peuple aussi mobile que l’est le peuple français, qui, dans un moment d’enthousiasme, avait renversé une monarchie de huit siècles, la République ne pouvait pas, en trois ans de révolution, être tellement entrée dans les mœurs qu’on pût en abandonner l’établissement au cours naturel des choses.

La Révolution ne pouvait être bien défendue que par ceux qui l’avaient faite, et qui avaient intérêt à la perpétuer.

Or, quels étaient ceux-là ?

Les conventionnels qui avaient aboli la Constitution féodale le 14 juillet et le 4 août 1789 ; qui avaient renversé le trône le 10 août 1792 ; qui, le 21 janvier, avaient fait tomber la tête du roi ; et qui, du 21 janvier, jusqu’au jour où l’on était arrivé, avaient lutté contre l’Europe, avaient lassé la Prusse et l’Espagne, au point de leur faire demander la paix, et avaient repoussé l’Autriche au-delà de nos frontières.

Aussi, le 5 fructidor (22 août), la Convention décréta-t-elle que le nouveau corps législatif, composé de deux conseils, le Conseil des Cinq-Cents et le Conseil des Anciens, le premier, composé de cinq cents membres, ayant la proposition des lois, le second, de deux cent cinquante, ayant leur sanction, se composerait d’abord des deux tiers de la Convention, et qu’il ne serait élu qu’un nouveau tiers.

Restait à savoir qui serait chargé de ce choix.

La Convention nommerait-elle, elle-même, ceux de ses membres qui devaient faire partie du Conseil des Cinq-Cents et du Conseil des Anciens, ou seraient-ce les assemblées électorales qui seraient chargées de ce soin ?

Le 13 fructidor (30 août), après une séance des plus orageuses, il fut décidé que ce choix serait délégué aux assemblées électorales.

Ce fut là ce que l’on appela les décrets des 5 et 13 fructidor.

Nous nous étendons peut-être un peu plus qu’il n’est nécessaire sur cette partie purement historique ; mais nous marchons à grands pas vers la terrible journée du 13 vendémiaire – la première où les Parisiens entendirent gronder le canon dans les rues de Paris – et nous voudrions faire retomber le crime sur ceux qui en furent les principaux fauteurs.

Paris, dès cette époque, comme aujourd’hui, quoique la centralisation fût moins grande et ne datât que de quatre ou cinq années, Paris était déjà le cerveau de la France. Ce que Paris acceptait, la France le sanctionnait.

La chose avait été visible lorsque les girondins, sans y réussir, avaient tenté de fédéraliser la province.

Or, Paris était divisé en quarante-huit sections.

Ces sections n’étaient pas royalistes ; elles protestaient, au contraire, de leur attachement pour la République et, à part deux ou trois dont les opinions réactionnaires étaient connues, aucune ne serait tombée dans cette absurde contradiction, d’avoir versé tant de sang, d’avoir immolé tant de si grands citoyens à un principe, et de renier ce principe avant qu’il eût porté ses fruits.

Seulement, Paris, effrayé en se voyant du sang jusqu’aux genoux, s’était arrêté aux trois quarts du chemin, s’était animé à combattre les terroristes, qui voulaient que l’on continuât les exécutions, tandis qu’il voulait, lui, qu’elles cessassent. De sorte que, sans déserter le drapeau de la Révolution, il se montrait prêt à suivre ce drapeau, mais pas plus loin que les girondins et les cordeliers n’avaient voulu le porter.

Ce drapeau deviendrait donc le sien, du moment qu’il abriterait les restes des deux partis que nous venons de nommer ; il serait désormais celui de la République modérée, et porterait pour devise : Mort aux jacobins !

Eh bien ! les précautions que prenait la Convention avaient au contraire pour but de sauvegarder ces quelques jacobins échappés au 9 thermidor et entre les seules mains desquels la Convention voulait remettre l’arche sainte de la République.

Mais, sans s’en douter, les sections, toujours sous le coup de la crainte que leur inspirait le retour de la Terreur, servaient les royalistes mieux que n’eussent pu faire les complices les plus dévoués.

Jamais on n’avait vu tant d’étrangers à Paris.

Les hôtels garnis étaient remplis jusque dans les combles. Le faubourg Saint-Germain, désert il y avait six mois, s’encombrait d’émigrés, de chouans, de prêtres réfractaires, d’employés dans les charrois, et de femmes divorcées.

Le bruit courait que Tallien et Hoche étaient passés aux royalistes. Ce qu’il y avait de réel, c’est qu’ils avaient fait la conquête de Rovère et de Saladin, et qu’ils n’avaient pas eu besoin de faire celle de Lanjuinais, de Boissy d’Anglas, de Henry de Larivière et de Lesage, qui avaient toujours été royalistes et qui avaient porté un masque les jours où ils avaient paru républicains.

On disait que des offres merveilleuses avaient été faites à Pichegru ; que, repoussées d’abord, elles l’avaient trouvé depuis plus sensible, et que moyennant un million comptant, deux cent mille livres de rente, le château de Chambord, le duché de l’Artois et le gouvernement de l’Alsace, la chose s’arrangerait.

On s’étonnait de la quantité d’émigrés qui rentraient, les uns avec de faux passeports et avec des noms supposés, les autres avec leurs vrais noms et demandant leur radiation ; d’autres, avec de faux certificats de résidence, prouvaient qu’ils n’étaient pas sortis de France.

On eut beau décréter que tout émigré rentré devait retourner dans sa commune et y attendre la décision du Comité de sûreté générale, les émigrés trouvaient le moyen d’éluder le décret et de rester à Paris.

On sentait, non sans une certaine inquiétude, que ce n’était pas le hasard qui amenait tant de gens de la même opinion sur le même point.

On comprenait qu’il se tramait quelque chose de grave et qu’à un moment donné la terre s’ouvrirait sous les pieds d’un des nombreux partis qui sillonnaient les rues de Paris.

On voyait passer un grand nombre d’habits gris à collet noir et vert, et l’on se retournait à chaque habit qui passait.

C’était la couleur des chouans.

Presque toujours à la suite de ces jeunes gens portant publiquement la livrée royale s’élevaient des rixes qui, jusque-là, avaient conservé la couleur des rixes particulières.

Dussault et Marchenna, les deux plus fameux pamphlétaires du temps, tapissaient les murailles d’affiches appelant les Parisiens à l’insurrection.

Le vieux La Harpe, ce prétendu élève de Voltaire, qui commença par lui vouer un culte de latrie et finit par le renier, le vieux La Harpe, après avoir été un furieux démagogue, était, pendant une captivité de quelques mois devenu un réactionnaire enragé, et insultait la Convention qui l’avait honoré.

Un nommé Lemaistre tenait à Paris un atelier public de royalisme, auquel correspondaient plusieurs maisons de province ; il espérait, grâce à des ramifications habilement établies, faire de toute la France une Vendée.

Il y avait à Mantes une maison secondaire, recevant ses ordres de Paris. Or, Lemaistre, on le savait, avait donné aux électeurs de Mantes un dîner splendide, à la fin duquel l’amphitryon, renouvelant le souper des gardes de Versailles, avait fait servir un plat de cocardes blanches.

Chaque convive en avait pris une et l’avait mise à son chapeau.

Pas un jour sans que l’on signalât quelque assassinat, commis à coups de massue sur les patriotes. L’assassin était toujours, soit un incroyable, soit un jeune homme à l’habit gris.

C’était particulièrement dans les cafés, dans la rue de la Loi, ancienne rue de Richelieu, chez le restaurateur Garchi, au Théâtre Feydeau ou sur le boulevard des Italiens qu’avaient lieu ces attentats.

Il était visible que ce qui entretenait ces troubles, c’était l’opposition que les sections faisaient aux décrets des 5 et 13 fructidor, qui recomposaient d’avance le Conseil des Cinq-Cents avec les deux tiers des membres sortant de la Convention.

Il est vrai, comme nous l’avons déjà dit, que ces deux tiers étaient nommés, non point par la Convention elle-même, comme les sections l’avaient craint d’abord, mais par les assemblées primaires.

Les sections avaient espéré mieux que cela : elles avaient espéré un renouvellement complet, et, dans ce cas-là, une chambre toute réactionnaire.

On parla d’abord de nommer un président.

Mais la tendance monarchique était si visible, qu’au moment où l’on faisait cette proposition à la Convention, Louvet, l’un des échappés au massacre des girondins, s’écria :

– Bien trouvé ! pour qu’un jour on vous nomme un Bourbon !

Ce fut sur cette observation qu’une présidence pouvait être un acheminement à la royauté, que l’on proposa un directoire exécutif, composé de cinq membres délibérant à la majorité, se renouvelant par cinquièmes, et ayant des ministres responsables.

Tous ces pouvoirs étaient nommés de la manière suivante – car jamais, même aux jours les plus progressifs de la Révolution, l’élection ne fut assise sur une aussi large base qu’aujourd’hui.

Le vote avait lieu à deux degrés.

Tous les citoyens âgés de vingt et un ans se réunissaient de droit à l’assemblée primaire, tous les 1er prairial, et nommaient des assemblées électorales.

Ces assemblées électorales se rassemblaient le 20 prairial pour nommer les deux conseils.

Les deux conseils, à leur tour, nommaient le directoire.

Chapitre V. Le président de la section Le Peletier §

Comme on ne pouvait pas attendre le 1er prairial, attendu que le 1er prairial était passé, le 20 fructidor fut désigné pour le jour de l’élection.

On avait espéré que le premier acte des Français, réunis après de si terribles commotions, serait comme celui de la Fédération au Champ-de-Mars, un acte de fraternité, un hymne à l’oubli des injures.

Ce fut un sacrifice à la vengeance.

Tous les patriotes purs, désintéressés, énergiques furent chassés des sections, qui commencèrent de s’occuper à organiser l’insurrection.

Les patriotes chassés accoururent à la Convention, ils encombrèrent les tribunes, racontèrent ce qui se passait, mirent la Convention en garde contre les sections, demandèrent qu’on leur rendît leurs armes et déclarèrent qu’ils étaient prêts à les employer à la défense de la République.

Le lendemain et les jours suivants, on comprit tout le danger de la situation lorsque l’on vit que, sur quarante-huit sections qui formaient l’ensemble de la population parisienne, quarante-sept avaient accepté la Constitution et repoussé les décrets.

Seule la section des Quinze-Vingts avait tout adopté, décrets et Constitution.

Tout au contraire, nos armées, dont deux étaient réduites à l’inaction par la paix avec la Prusse et avec l’Espagne, votèrent sans restriction et avec des cris d’enthousiasme.

De son côté, l’armée de Sambre-et-Meuse, la seule qui restât en activité, avait vaincu à Wattignies, débloqué Maubeuge, triomphé à Fleurus, donné la Belgique à la France, passé le Rhin à Düsseldorf, bloqué Mayence, et venait, par les victoires de l’Ourthe et de la Roër, de nous assurer la ligne du Rhin.

Elle s’arrêta sur le champ de bataille même où elle venait de vaincre, et, sur les cadavres des Français morts pour la liberté, jura fidélité à la Constitution nouvelle, qui, tout en mettant fin à la Terreur, maintenait la République et continuait la Révolution.

Ce fut une grande joie pour la Convention et pour tout ce qui restait de vrais patriotes en France, que la nouvelle de ce vote enthousiaste de nos armées.

Le 1er vendémiaire de l’an IV (23 septembre 1795), le résultat général des votes fut proclamé.

La Constitution était acceptée partout.

Les décrets, de leur côté, l’étaient à une immense majorité. Dans quelques localités, on avait été même jusqu’à voter pour un roi, ce qui prouvait le degré de liberté auquel on était arrivé, deux mois après le 9 thermidor.

Cette nouvelle produisit à Paris la plus vive sensation, sensation double et opposée :

De joie, chez les patriotes conventionnels.

De fureur, chez les sectionnaires royalistes.

Alors, la section Le Peletier, connue, pendant tout le cours de la Révolution, sous le nom de section des Filles-Saint-Thomas, la plus réactionnaire de toutes les sections – celle dont les grenadiers, le 10 août, dans la cour du château, résistèrent aux Marseillais – mit en avant ce principe : « Les pouvoirs de tout corps constitué cessent devant le peuple assemblé. »

Ce principe, mis aux voix par la section, fut converti en arrêté, et cet arrêté envoyé aux quarante-sept autres sections, qui l’accueillirent avec faveur.

C’était tout simplement proclamer la dissolution de l’Assemblée.

La Convention ne se laissa point intimider : elle répondit par une déclaration et par un décret.

Elle déclarait que, si son pouvoir était menacé, elle se retirerait dans une ville de province, où elle continuerait à fonctionner.

Elle décrétait que tous les pays conquis en deçà du Rhin, ainsi que la Belgique, l’État de Liège et de Luxembourg, étaient réunis à la France.

C’était répondre à la menace de sa chute par la proclamation de sa grandeur.

La section Le Peletier, traitant alors de puissance à puissance avec la Convention, envoya son président à la tête d’une députation de six membres, pour signifier à l’Assemblée ce qu’elle appelait l’acte de garantie ; c’est-à-dire le décret rendu par elle, établissant qu’en face du peuple assemblé, les pouvoirs de tout corps constitué cessaient.

Le président était un jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, et, quoiqu’il fût vêtu sans prétention, une suprême élégance, qui était bien plus dans sa tournure que dans ses habits, émanait de toute sa personne.

Suivant la mode, mais sans exagération, il portait une redingote de velours grenat foncé, avec des boutons de jais, taillés à facettes, et des boutonnières brodées de soie noire.

Une cravate de foulard blanc, avec des bouts lâches et flottants, ondoyait autour de son cou.

Un gilet de piqué blanc, avec des fleurs d’un bleu très clair, un pantalon de tricot gris perle, des bas de soie blancs, des escarpins, et un feutre noir à larges bords et à forme basse et pointue, complétaient sa toilette.

Il avait le teint blanc et les cheveux blonds de l’homme du Nord ou de l’Est, des yeux vifs et profonds à la fois, enfin des dents blanches et fines sous des lèvres rouges et charnues. Une ceinture tricolore, pliée de manière qu’on n’en voyait presque que le blanc, serrait sa taille, admirablement prise ; à cette ceinture pendait un sabre et étaient passés deux pistolets.

Il s’avança seul vers la barre, laissant derrière lui ses compagnons, et, avec cet air de haute impertinence, qui n’était point encore descendu jusqu’à la bourgeoisie, ou que la bourgeoisie n’avait pas encore atteint :

– Citoyens représentants, dit-il d’une voix forte et s’adressant à Boissy d’Anglas, président de la Convention, je viens vous annoncer, au nom de la section mère dont j’ai l’honneur d’être le président, et au nom des quarante-sept autres sections, la section des Quinze-Vingts seule nous faisant défaut, je viens vous annoncer que vos pouvoirs vous sont retirés, et que votre règne est fini. Nous approuvons la Constitution, mais nous repoussons les décrets : vous n’avez pas le droit de vous nommer vous-mêmes. Méritez nos choix, ne les commandez pas.

– La Convention ne reconnaît le pouvoir ni de la section mère, ni des autres sections, répondit Boissy d’Anglas, et elle traitera en rebelle quiconque n’obéira point à ses décrets.

– Et nous, reprit le jeune homme, nous traiterons en oppresseur tout pouvoir qui voudra nous imposer une volonté illégale !

– Prends garde, citoyen ! répondit d’une voix pleine de menace, mais calme, Boissy d’Anglas. Nul n’a le droit d’élever ici la voix plus haut que le président de cette assemblée.

– Excepté moi, lui dit le jeune président, excepté moi, qui suis au-dessus de lui.

– Qui donc es-tu ?

– Je suis le peuple souverain.

– Et qui sommes-nous donc, nous, qu’il a élus ?

– Vous n’êtes plus rien, du moment qu’il s’assemble de nouveau et vous retire les pouvoirs qu’il vous avait confiés. Nommés depuis trois ans, vous êtes affaiblis, fatigués, usés par trois ans de lutte ; vous représentez les besoins d’une époque passée et déjà loin de nous. Pouvait-on, il y a trois ans, prévoir tous les événements qui sont arrivés ? Nommé depuis trois jours, moi, je représente la volonté d’hier, celle d’aujourd’hui, celle de demain. Vous vous êtes les élus du peuple, soit ! mais du peuple de 92, qui avait la royauté à détruire, les droits de l’homme à consolider, l’étranger à chasser de la France, les factions à comprimer, les échafauds à dresser, les têtes trop hautes à abattre, les propriétés à diviser ; mais votre œuvre est faite : bien ou mal, peu importe, elle est faite, et le 9 thermidor vous a donné à tous votre démission. Aujourd’hui, hommes des jours orageux, vous voulez perpétuer votre pouvoir, quand aucune des causes qui vous ont fait nommer n’existe plus, quand la royauté est morte, quand l’ennemi a repassé nos frontières, quand les factions sont comprimées, que les échafauds sont devenus inutiles, quand, enfin, les biens sont divisés ; vous voulez, pour vos intérêts privés, pour vos ambitions personnelles, vous perpétuer au pouvoir, nous commander nos choix, vous imposer au peuple ! Le peuple ne veut pas de vous. À une époque pure, il faut des mains pures ; il faut que la Chambre soit purgée de tous ces terroristes dont les noms sont inscrits dans l’histoire sous les titres de septembriseurs et de guillotineurs ; il le faut, parce que c’est la logique de la situation, parce que c’est l’expression de la conscience du peuple, parce que c’est enfin la volonté de quarante-sept sections de Paris, c’est-à-dire du peuple de Paris.

Ce discours, écouté au milieu du silence de l’étonnement, fut à peine interrompu par une pause volontaire de l’orateur, qu’un tumulte effroyable éclata dans l’assemblée et dans les tribunes.

Le jeune président de la section Le Peletier venait de dire tout haut ce que, depuis quinze jours, le Comité royaliste, les émigrés et les chouans disaient tout bas à chaque carrefour de la ville.

Pour la première fois, la question était nettement posée entre les monarchistes et les républicains.

Le président de l’Assemblée agita violemment sa sonnette, et, voyant que son tintement était inutile, il se couvrit. Pendant ce temps, l’orateur de la section Le Peletier, une main posée sur la crosse de ses pistolets, avait conservé le plus grand calme, attendant que le silence permît au président de la Convention de lui répondre.

Le silence fut longtemps à se faire, mais cependant il se fit.

Boissy d’Anglas fit signe qu’il allait parler.

C’était bien l’homme qu’il fallait pour répondre à un pareil orateur.

La hauteur menaçante de l’un allait se heurter à l’orgueil dédaigneux de l’autre. L’aristocrate monarchique avait parlé, l’aristocrate libéral allait lui répondre.

Quoique le sourcil fût froncé, l’œil sombre et presque sinistre, la voix était calme.

– À la patience de la Convention, dit-il, reconnaissez sa force, vous tous qui avez entendu l’orateur qui vient de parler. Si quelque chose de pareil à ce que vient de nous dire le citoyen président de la section Le Peletier avait été hasardé il y a quelques mois, dans cette enceinte, le discours rebelle n’eût point été écouté jusqu’à la fin. L’arrestation de l’orateur eût été décrétée séance tenante, et, le lendemain, sa tête fût tombée sur l’échafaud. C’est que, dans les jours sanglants, on doute de tout, même de son droit, et que, pour ne plus douter, on anéantit l’objet du doute. Aux jours de calme et de force, nous n’agirons point ainsi, certains que nous sommes de notre droit, attaqué par les sections, mais maintenu par la France entière et par nos invincibles armées. – Nous t’avons écouté sans impatience, et nous te répondons sans colère : Retourne vers ceux qui t’ont envoyé ; dis-leur que nous leur donnons trois jours pour revenir de leur égarement, et que si, dans trois jours, ils n’ont pas volontairement obéi aux décrets, nous les y contraindrons par la force.

– Et vous, dit le jeune homme avec la même fermeté, si, dans trois jours, vous n’avez pas déposé votre mandat ; si, dans trois jours, vous n’avez pas rapporté les décrets ; si, dans trois jours, vous n’avez pas proclamé la liberté des élections, nous vous déclarons que Paris tout entier marchera contre la Convention, et que la colère du peuple passera sur elle.

– C’est bien, dit Boissy d’Anglas, nous sommes aujourd’hui au 10 vendémiaire…

Le jeune homme ne le laissa point achever.

– Au 13 vendémiaire, alors ! répondit-il ; ce sera une date de plus, je vous en réponds, à ajouter aux dates sanglantes de votre histoire.

Et, rejoignant ses compagnons, il sortit au milieu d’eux, menaçant l’assemblée entière de son dernier geste, sans que personne sût son nom ; car depuis trois jours seulement, il avait été, sur la recommandation de Lemaistre, nommé président de la section Le Peletier.

Seulement, chacun se disait : « Ce n’est ni un homme du peuple ni un bourgeois, c’est un ci-devant. »

Chapitre VI. Trois chefs §

Le même soir, la section Le Peletier s’établit en son comité central, s’assura de la coopération des sections de la Butte-des-Moulins, du Contrat-Social, du Luxembourg, du Théâtre-Français, de la rue Poissonnière, de Brutus et du Temple.

Puis elle sillonna les rues de Paris de groupes de muscadins (muscadin est le synonyme d’incroyable, dans une expression plus étendue), groupes qui allaient criant :

– À bas les deux tiers !

De son côté, la Convention réunit tout ce qu’elle put de soldats au camp des Sablons, cinq ou six mille hommes à peu près, et les plaça sous le commandement du général Menou, qui, en 1792, avait été mis à la tête du second camp formé près de Paris, puis envoyé en Vendée, où il avait été battu.

Recommandé par cet antécédent, il avait, au 2 prairial, été nommé général de l’intérieur et avait sauvé la Convention.

Quelques groupes de jeunes gens criant : « À bas les deux tiers ! » rencontrèrent les patrouilles de Menou, et, au lieu de se disperser lorsque la sommation leur en fut faite, ils répondirent à cette sommation par des coups de pistolet ; les soldats répondirent aux coups de pistolet par des coups de fusil ; le sang coula.

Pendant ce temps, c’est-à-dire pendant cette même soirée du 10 vendémiaire, le jeune président de la section Le Peletier, qui siégeait au couvent des Filles-Saint-Thomas, lequel s’élevait à cette époque juste à l’endroit où est bâtie la Bourse, remit la présidence de l’assemblée à son vice-président, et, sautant dans une voiture qu’il rencontra au coin de la rue Notre-Dame-des-Victoires, il se fit conduire dans une grande maison de la rue des Postes, appartenant aux jésuites.

Toutes les fenêtres de la maison étaient fermées, et pas un rayon de lumière ne filtrait au-dehors.

Le jeune homme fit arrêter sa voiture devant la grande porte, paya le cocher ; puis, quand la voiture eut tourné le coin de la rue de Puits-qui-parle, et qu’il eut entendu le bruit décroissant des roues, il fit quelques pas encore, dépassa la façade de la maison, et, voyant la rue bien solitaire, il frappa d’une façon particulière à une petite porte de jardin, laquelle s’ouvrit assez vite pour faire comprendre qu’il y avait derrière elle une personne chargée de veiller à ce que les visiteurs n’attendissent point.

– Moïse ! dit l’affilié chargé d’ouvrir la porte.

– Manou ! répondit le nouvel arrivant.

Moyennant cette réponse du législateur des Indous au législateur des Hébreux, la porte se referma, et le passage fut livré au jeune président de la section Le Peletier. Celui-ci contourna la maison.

Les fenêtres étaient aussi exactement fermées sur le jardin que sur la rue ; seulement, la porte du perron était ouverte, mais gardée par un second affilié. À celui-là, ce fut le nouvel arrivant qui le premier dit :

– Moïse !

Et ce fut à lui qu’on riposta par le nom de Manou.

Le gardien de la porte s’effaça pour laisser passer le jeune président, qui, n’étant plus arrêté par aucun obstacle, alla droit à une troisième porte qu’il ouvrit et qui lui donna entrée dans la chambre où se tenaient ceux à qui il avait affaire.

C’étaient les présidents des sections de la Butte-des-Moulins, du Contrat-Social, du Luxembourg, de la rue Poissonnière, de Brutus et du Temple, qui venaient annoncer qu’ils étaient prêts à suivre la fortune de la section mère et à se mettre en rébellion avec elle.

À peine le nouvel arrivant eut-il ouvert la porte, qu’un homme de quarante-cinq ans à peu près, en costume de général, vint à lui et lui tendit la main.

C’était le citoyen Auguste Danican, qui venait d’être nommé général en chef des sections. Il avait servi dans la Vendée contre les Vendéens ; mais, soupçonné de connivence avec Georges Cadoudal, il avait été rappelé, avait échappé par miracle à la guillotine, grâce au 9 thermidor, et venait de prendre place dans les rangs de la Contre-Révolution.

Les sections avaient d’abord songé à nommer le jeune président de la section Le Peletier, fort recommandé par l’agence royaliste de Lemaistre, et que l’on avait fait venir trois ou quatre jours auparavant de Besançon. Mais celui-ci, ayant appris que des ouvertures avaient été faites à Danican, et qu’on se ferait un ennemi de cet homme puissant parmi les sections, si on lui enlevait le commandement promis, déclara qu’il se contentait de la seconde place, et même de la troisième, à la condition qu’on le mettrait à même de prendre une part aussi active que possible au combat, qui, un jour ou l’autre, ne pouvait manquer d’avoir lieu.

Danican, pour venir causer avec lui, avait quitté un homme de petite taille, à la figure basse, à la bouche tordue, à l’œil sinistre. C’était Fréron, Fréron, répudié par la Montagne qui l’avait abandonné aux acres morsures de Moïse Bayle, Fréron, républicain enragé d’abord, mais repoussé avec dégoût par les girondins, qui l’abandonnèrent aux imprécations foudroyantes d’Isnard, Fréron qui, dépouillé de son faux patriotisme, demeuré tout nu et tout couvert de la lèpre du crime, avait eu besoin de se retrancher derrière la bannière d’une faction, et qui alors s’était donné au parti royaliste, lequel, comme tous les partis perdus, était peu difficile sur le choix de ceux qu’il recrutait.

Nous avons vu beaucoup de révolutions, et pas un de nous n’est capable d’expliquer certaines antipathies qui, dans les temps de troubles, poursuivent tels ou tels hommes politiques, comme aussi certaines alliances tellement illogiques que l’on ne parvient pas à les comprendre.

Fréron n’était rien, ne s’était distingué en rien ; il n’avait ni esprit, ni caractère, ni considération politique ; comme journaliste, c’était un de ces journaliers littéraires qui travaillent pour le pain quotidien, vendant au premier venu les débris de l’honneur et de la réputation paternels.

Envoyé comme représentant du peuple en province, il était revenu de Marseille et de Toulon, couvert de sang royaliste.

Eh bien ! expliquez cela.

Fréron se trouva tout à coup à la tête d’un parti puissant de jeunesse, d’énergie, de vengeance, brûlant de ces passions du temps qui, au milieu du silence des lois, mènent à tout, excepté à ce que l’honnête homme vous donne la main.

Fréron venait de raconter avec beaucoup d’emphase ce que faisaient ces jeunes gens qui, à cette heure, comme nous l’avons dit, échangeaient des coups de feu avec les soldats de Menou.

Le jeune président, au contraire, raconta avec une extrême simplicité ce qui s’était passé à la Convention, et déclara qu’il n’y avait plus à reculer.

La guerre était ouverte entre les représentants et les sectionnaires.

La victoire resterait incontestablement, à cette heure, à ceux-là qui seraient le plus tôt prêts au combat.

Si pressante que fût la situation, Danican fit observer que l’on ne pouvait rien arrêter sans Lemaistre et la personne avec laquelle il était sorti.

À peine avait-il achevé, que le chef de l’agence royaliste rentra suivi d’un homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, à la figure ronde et franche, aux cheveux blonds et crépus, couvrant presque entièrement le front, aux yeux bleus à fleur de tête, au cou rentré dans les épaules, à la poitrine large, aux membres herculéens.

Il était vêtu du costume des riches paysans du Morbihan.

Seulement, un galon d’or, large d’un doigt, bordait le collet et les boutonnières de son habit, ainsi que les extrémités de son chapeau.

Le jeune président s’avança au-devant de lui.

Le chouan, de son côté, lui tendit la main.

Il était évident que les deux conspirateurs savaient devoir se rencontrer, et, sans se connaître, se devinaient.

Chapitre VII. Le général Tête-Ronde et le chef des compagnons de Jéhu §

Lemaistre les présenta l’un à l’autre.

– Le général Tête-Ronde, dit-il en désignant le chouan. Le citoyen Morgan, chef des compagnons de Jéhu, ajouta-t-il en s’inclinant devant le président de la section Le Peletier.

Les mains des deux jeunes gens se serrèrent.

– Bien que le hasard nous ait fait naître aux deux extrémités de la France, dit Morgan, une même opinion nous réunit. Seulement, quoique nous soyons du même âge, vous, général, vous êtes déjà célèbre, tandis que je suis encore ignoré, ou connu seulement par les malheurs de ma famille. C’est à ces malheurs et au désir de les venger que je dois la recommandation du Comité royaliste du Jura et la position que m’a faite la section Le Peletier, en me nommant son président, sur la présentation de M. Lemaistre.

– Monsieur le comte, répondit le général royaliste en s’inclinant, je n’ai pas l’honneur d’appartenir ainsi que vous à la noblesse de France. Non, je suis tout simplement un enfant du chaume et de la charrue ; quand on est appelé, comme nous, à risquer sa tête sur le même échafaud, il est bon de se connaître ; on n’aime point à mourir en compagnie de qui l’on n’eût pas voulu vivre.

– Tous les enfants du chaume et de la charrue ont-ils chez vous, général, cette élégante manière de s’exprimer ? En ce cas, vous n’avez pas de regrets à garder de n’être point né au sein de cette noblesse à laquelle le hasard me fait appartenir.

– Je dois dire, monsieur le comte, reprit le jeune général, que mon éducation n’a pas été tout à fait celle du paysan breton. Aîné de dix enfants, j’ai été envoyé de bonne heure au collège de Vannes, et j’y ai fait de solides études.

– Puis j’ai entendu dire, ajouta en souriant celui que le chouan avait désigné sous le titre de comte, que vous êtes un enfant prédestiné, et qu’une prédiction vous avait été faite, qui vous réservait à de grandes choses.

– Je ne sais si je dois me vanter de cette prédiction, accomplie déjà en partie. J’étais au sein de ma mère, qui, elle-même, était assise au seuil de notre maison lorsqu’un mendiant passa, s’appuya sur son bâton et se mit à nous regarder.

» Ma mère, selon son habitude, lui fit couper un morceau de pain et lui mit un sou dans la main.

» Le mendiant secoua la tête, et, touchant mon front de son doigt décharné :

» – Voilà un enfant, dit-il, qui apportera de grands changements dans sa famille et de grands troubles dans l’État !

» Puis, après m’avoir contemplé avec une certaine tristesse :

» – Il mourra jeune ! ajouta-t-il, mais ayant plus fait que tel vieillard centenaire !

» Et il continua son chemin.

» L’année dernière, la prédiction s’accomplit pour ma famille.

» J’ai pris part, vous le savez, à l’insurrection vendéenne de 93 et de 94.

– Et glorieusement ! interrompit Morgan.

– J’ai fait de mon mieux…

» L’an dernier, au moment où j’organisais le Morbihan, les gendarmes et les soldats entrèrent de nuit à Kerliano et enveloppèrent notre maison. Père, mère, oncle, enfants, nous fûmes tous pris, et conduits dans les prisons de Brest.

» C’est alors que la prédiction qui m’avait été faite, quand j’étais enfant, revint à la mémoire de ma mère. La pauvre femme, tout en pleurs, me reprocha d’être la cause du malheur de ma famille. J’essayai de la consoler et de la fortifier en lui disant qu’elle souffrait pour Dieu et pour son roi. Que voulez-vous ! les femmes ne savent pas toute la valeur de ces deux mots. Ma mère continua de pleurer et mourut dans les prisons de Brest en donnant le jour à un nouvel enfant.

» Mon oncle, un mois après, expira dans la même prison.

» À son lit de mort, il me dit le nom d’un de ses amis à qui il avait prêté une somme de neuf mille francs, avec promesse, de la part de celui-ci, de la lui rendre à sa première réquisition. Mon oncle mort, je n’eus plus qu’une idée : m’enfuir de la prison, venir réclamer la somme et l’appliquer à la cause de l’insurrection. J’y parvins.

» L’ami de mon oncle habitait Rennes. Je me présentai chez lui. Il était à Paris.

» Je pris son adresse et l’y suivis. Je viens de le voir, et, en fidèle loyal Breton qu’il est, il m’a rendu en or la somme qu’il avait empruntée en or. Je l’ai là dans ma ceinture, continua le jeune homme en frappant sur sa hanche. Neuf mille francs en or en valent deux cent mille aujourd’hui.

» Bouleversez Paris de votre côté ; dans quinze jours, tout le Morbihan sera en feu.

Les deux jeunes gens s’étaient éloignés insensiblement du groupe et se trouvaient isolés dans l’embrasure d’une fenêtre.

Le président de la section Le Peletier regarda autour de lui, et, se voyant assez éloigné des autres conspirateurs pour qu’on n’entendît point ce qu’il allait dire, il appuya la main sur le bras du général :

– Vous m’avez parlé de vous et de votre famille, général. Je vous dois les mêmes éclaircissements sur ma famille et sur moi-même.

» Morgan est mon nom de guerre. Je me nomme Édouard de Sainte-Hermine ; mon frère, le comte Prosper de Sainte-Hermine, a été guillotiné ; ma mère est morte de douleur ; mon frère, Léon de Sainte-Hermine, a été fusillé.

» De même que mon père avait légué sa vengeance à mon frère aîné, mon frère m’a légué celle de mon père et la sienne. Un enfant de notre pays, qui assistait à son exécution, m’a apporté son bonnet de police, seul et dernier legs fraternel qu’il ait pu me faire. C’était me dire : « À ton tour !… »

» Je me suis mis à l’œuvre. Ne pouvant faire révolter le Jura et l’Alsace, qui sont essentiellement patriotes, j’ai, avec mes amis, les jeunes nobles des environs de Lyon, organisé des bandes pour enlever l’argent du gouvernement et le faire passer à vous et à vos amis dans le Morbihan et la Vendée.

» Voilà pourquoi j’ai désiré vous voir. Nous sommes destinés à nous donner la main aux deux bouts de la France.

– Seulement, dit en riant le général, je vous tends la mienne vide et vous me donnez la vôtre pleine.

– C’est une petite compensation de la gloire que vous acquérez tous les jours, et qui nous manquera, à nous. Mais, que voulez-vous ! Il faut que chacun opère pour la cause de Dieu, sur le terrain où Dieu l’a placé. C’est pour cela que j’ai eu hâte de faire quelque chose qui en valût la peine pendant les jours qui vont s’écouler. Quel sera le résultat de ce qui va se passer ici ? Nul ne le peut savoir. S’ils n’ont pas d’autre homme à nous opposer que Menou, la Convention est perdue et, le lendemain du jour où elle est dissoute, la monarchie est proclamée et Louis XVIII monte sur le trône.

– Comment, Louis XVIII ? fit le chouan.

– Oui… Louis XVII, mort en prison, au compte de la royauté, n’a point cessé de régner. Vous connaissez le cri de la monarchie française : Le roi est mort : vive le roi ! Le roi Louis XVI est mort : vive le roi Louis XVII ! Le roi Louis XVII est mort : vive le roi Louis XVIII ! Le régent ne succède pas à son frère, il succède à son neveu.

– Singulier règne, dit le chouan en haussant les épaules, que celui de ce pauvre enfant. Règne pendant lequel on a guillotiné son père, sa mère et sa tante, règne pendant lequel il a été prisonnier au Temple et a eu pour professeur un savetier ! Je vous l’avouerai, mon cher comte, le parti auquel je me suis donné corps et âme a parfois des aberrations qui m’épouvantent. Ainsi, supposez – Dieu nous en garde ! – que Sa Majesté Louis XVIII ne monte sur le trône que dans douze ou quinze ans, il aura donc régné, ces douze ou quinze années-là, sur la France, quel que soit le coin du monde qu’il aura habité ?

– Parfaitement !

– C’est absurde ! Mais pardon, je suis un paysan. Je n’ai pas besoin de comprendre. La royauté est ma seconde religion, et, pour celle-là, comme pour la première, j’ai la foi.

– Vous êtes un brave cœur, général, dit Morgan, et, que nous nous revoyions ou que nous ne nous revoyions pas, je vous demande votre amitié. Si nous ne nous revoyons pas, c’est que j’aurai été tué, fusillé ou guillotiné. Dans ce cas-là, de même que mon frère aîné a hérité de la vengeance de mon père, de même que j’ai hérité de la vengeance de mon frère aîné, mon jeune frère héritera de ma vengeance, à moi… Si la royauté, grâce au sacrifice que nous lui aurons fait, est sauvée, nous serons des héros. Si, malgré ce sacrifice, elle est perdue, nous serons des martyrs. Vous voyez que, dans l’un ou l’autre cas, nous n’aurons rien à regretter.

Le chouan resta un instant muet.

Puis, plongeant profondément son regard dans les yeux du jeune noble :

– Monsieur le comte, lui dit-il, quand des hommes comme vous et moi se rencontrent et ont le bonheur de se trouver au service de la même cause, ils doivent se jurer, je ne dirai pas une amitié éternelle, car peut-être le gentilhomme hésiterait-il à descendre jusqu’au paysan, mais une inaltérable estime. Monsieur le comte, recevez l’assurance de la mienne.

– Général, dit Morgan, les larmes aux yeux, j’accepte l’estime, et je vous offre plus que l’amitié, je vous offre la fraternité.

Les deux jeunes gens se jetèrent dans les bras l’un de l’autre et se pressèrent mutuellement sur le cœur, comme ils eussent fait dans l’étreinte d’une vieille amitié.

Chapitre VIII. L’homme à l’habit vert §

Tous les assistants les avaient regardés et écoutés de loin, sans les interrompre, reconnaissant qu’ils avaient devant les yeux l’expression de deux puissantes personnalités.

Le chef de l’agence royaliste rompit le premier le silence :

– Messieurs, dit-il, il n’y a jamais rien de perdu à ce que deux chefs d’un même parti, dussent-ils se séparer pour aller combattre, l’un à l’ouest, l’autre à l’est de la France, dussent-ils ne se revoir jamais, échangent une de ces fraternités d’armes comme faisaient, au Moyen Âge, nos anciens chevaliers. Vous êtes tous témoins du serment que viennent de faire ces deux chefs d’une même cause, qui est la nôtre. Ce sont de ces hommes qui tiennent plus qu’ils ne promettent. Mais l’un a besoin de retourner dans le Morbihan, pour relier son mouvement à celui que nous allons faire ici. L’autre a besoin de préparer, de suivre et de diriger notre mouvement à nous. Prenons donc congé du général, qui a fini ses affaires à Paris, et mettons-nous aux nôtres qui sont si bien commencées.

– Messieurs, dit le chouan, je vous offrirais bien de rester ici, pour faire avec vous le coup de fusil, demain, après-demain, le jour où on le fera ; mais je vous l’avoue en toute humilité, je n’entends pas grand-chose à la guerre des rues ; ma guerre, à moi, c’est celle des ravins, des fossés, des buissons, des forêts épaisses. Ici, je serais un soldat de plus, mais je serais un chef de moins là-bas, et, depuis Quiberon, de funeste mémoire, nous ne sommes que deux : Mercier et moi.

– Allez, mon cher général, lui dit Morgan, vous êtes bien heureux de combattre au grand air et de ne pas avoir à craindre que la cheminée d’une maison vous tombe sur la tête. Dieu me conduise de votre côté, ou vous amène du mien !

L’officier chouan prit congé de tout le monde, et plus particulièrement, peut-être, de son nouvel ami que des anciens.

Puis, sans bruit, à pied, comme le dernier des officiers royalistes, il gagna la barrière d’Orléans, tandis que le général Danican, Lemaistre et le jeune président de la section Le Peletier arrêtaient le plan de la journée du lendemain, tout en murmurant :

– C’est un rude compagnon que ce Cadoudal !…

Vers la même heure où celui dont nous venons de trahir l’incognito prenait congé du citoyen Morgan, et s’acheminait du côté de la barrière d’Orléans, un de ces groupes de jeunes gens, dont nous avons déjà parlé dans un de nos chapitres précédents, passait de la rue de la Loi dans la rue Feydeau, en criant :

– À bas la Convention ! à bas les deux tiers ! Vivent les sections !

Au coin de cette dernière rue, il se trouva face à face avec une patrouille de soldats patriotes, à qui les derniers ordres reçus de la Convention commandaient la plus implacable sévérité pour ces tapageurs nocturnes.

Le groupe était au moins en nombre égal à la patrouille, de sorte que les trois sommations voulues par la loi furent reçues par des ricanements et des huées, et que la seule réponse qui fut faite à la troisième fut un coup de pistolet parti du groupe, et qui blessa un des soldats.

Ceux-ci ripostèrent par une décharge qui tua un des jeunes gens et en blessa deux autres.

Les fusils déchargés, les armes étaient à peu près égales ; grâce à leurs énormes gourdins qui, dans des mains habituées à les manier, devenaient des massues, les sectionnaires écartaient les baïonnettes comme ils eussent fait de la pointe d’une épée dans un duel, rendaient des coups droits qui, pour ne pas pénétrer dans la poitrine, n’en étaient pas moins dangereux, et des coups de tête qui, quand ils n’étaient point parés, assommaient un homme de même qu’un coup de masse assomme un bœuf.

Comme toujours, cette rixe, qui, d’ailleurs, à cause de la quantité de personnes qui s’y trouvaient engagées, prenait des proportions effrayantes, avait mis en émoi tout le quartier. La rumeur et le trouble étaient d’autant plus grands, qu’il y avait ce soir-là première représentation au Théâtre Feydeau, le théâtre aristocratique de l’époque.

On y jouait Toberne ou le Pêcheur suédois, paroles de Patras, musique de Bruni, et Le Bon Fils, paroles de Louis Hennequin, musique de Lebrun.

Or, la place Feydeau était encombrée de voitures, et le passage Feydeau de futurs spectateurs faisant la queue.

Aux cris de « À bas la Convention ! à bas les deux tiers ! », au bruit de la fusillade qui les suivit, aux vociférations qui suivirent la fusillade, les voitures partirent comme un trait, s’accrochant les unes les autres ; les spectateurs craignant d’être pris, étouffés dans les étroits couloirs, brisèrent les barrières ; enfin les fenêtres s’ouvrirent, et les imprécations commencèrent à pleuvoir sur les soldats de la part des hommes, tandis que des voix plus douces encourageaient la jeunesse sectionnaire, composée, comme nous l’avons dit, des plus beaux, des plus élégants et des plus riches jeunes gens de Paris.

Les lanternes suspendues sous les arcades éclairaient cette scène.

Tout à coup, une de ces voix cria distinctement avec l’accent de l’angoisse :

– Citoyen à l’habit vert, prends garde à toi !

Le citoyen à l’habit vert, qui faisait face à deux soldats, comprit qu’il était en outre menacé par-derrière : il fit un bond de côté, déchargea un coup de bâton au hasard, mais avec tant de bonheur qu’il brisa le bras du soldat qui, en effet, le menaçait de sa baïonnette, allongea dans le visage un coup de son gourdin ferré à celui qui brandissait déjà, pour l’assommer, la crosse de son fusil au-dessus de sa tête, leva les yeux vers la fenêtre d’où était venu l’avis, envoya un baiser à une blanche et gracieuse forme qui se penchait sur la barre du balcon, et arriva encore à temps à la parade pour écarter la baïonnette d’un fusil qui effleurait sa poitrine.

Mais, presque en même temps, un secours arrivait aux soldats de la Convention. C’était une douzaine d’hommes sortis du corps de garde qui accouraient en criant :

– Mort aux muscadins !

Le jeune homme à l’habit vert se trouva enveloppé ; mais, grâce à un vigoureux moulinet qu’il décrivait autour de lui, en manière d’auréole, il parvint à maintenir les assaillants à distance, tout en battant en retraite et en essayant de se rapprocher des arcades.

Cette retraite, non moins savante, mais à coup sûr plus difficile à exécuter que celle de Xénophon, avait pour but de gagner une porte à panneaux de fer, artistement travaillés, qu’il venait de voir tomber dans l’obscurité, le concierge ayant éteint la lanterne qui l’éclairait.

Mais, avant que la lanterne fût éteinte, le jeune homme, avec le coup d’œil rapide du partisan, avait remarqué que la porte n’était pas close, qu’elle était seulement poussée. S’il atteignait cette porte, il la franchissait rapidement, la refermait contre les assaillants et était sauvé ; à moins cependant que le portier ne fût assez patriote pour refuser un louis d’or qui, à cette époque, valait plus de douze cents francs d’assignats, patriotisme qui n’était pas probable.

Mais, comme si les adversaires eussent deviné son but, au fur et à mesure qu’il se rapprochait de la porte, l’attaque devenait plus vive ; puis, si adroit et si vigoureux que fût le jeune homme, le combat, qui durait depuis plus d’un quart d’heure, avait lassé son adresse et épuisé ses forces. Mais, comme il n’y avait plus que deux pas à faire pour atteindre ce port de salut, il fit un dernier appel à son énergie, renversa un de ses adversaires d’un coup de tête, écarta le second d’un coup de poing dans la poitrine, toucha enfin la porte… mais, au moment où il la poussait en arrière, il ne put empêcher la crosse d’un fusil de s’abattre, à plat heureusement, sur son front.

Le coup était violent ; des milliers d’étincelles jaillirent autour des yeux du jeune homme, tandis que son sang battait comme un torrent dans ses artères. Mais, tout aveuglé qu’il était, sa présence d’esprit ne lui échappa point : il bondit en arrière, s’arc-bouta à la porte qu’il referma violemment, jeta, comme il se l’était promis, un louis au portier, que le bruit avait attiré au seuil de sa loge, et, voyant un escalier éclairé par une lanterne, il s’élança rapidement, saisit la rampe, monta en trébuchant une dizaine de marches… Mais, arrivé là, il lui sembla que les murs de la maison vacillaient, que les marches tremblaient sous lui, que l’escalier s’abîmait, et qu’il roulait dans un précipice.

Par bonheur, il ne faisait que s’évanouir et, en s’évanouissant, se couchait tout doucement sur l’escalier.

Chapitre IX. Un incroyable et une merveilleuse §

Une sensation de fraîcheur le rappela à lui. Son regard, d’abord vague et indécis, se fixa sur l’endroit où il était.

L’endroit n’avait rien d’inquiétant.

C’était un boudoir, servant en même temps de cabinet de toilette, tout tendu de satin glacé couleur gris perle, avec des semis de bouquets de roses. Il était couché sur un sofa de la même étoffe que la tenture.

Une femme, debout derrière lui, soutenait sa tête avec un oreiller ; une autre, à genoux près de lui, lui lavait le front avec une éponge parfumée.

De là cette douce sensation de fraîcheur qui l’avait fait revenir à lui.

La femme, ou plutôt la jeune fille qui lavait le front du blessé était jolie et élégamment vêtue ; mais c’était l’élégance et la beauté d’une soubrette.

Les yeux du jeune homme ne s’arrêtèrent donc pas sur elle, mais se levèrent sur l’autre femme, qui ne pouvait être que la maîtresse de la première.

Le blessé poussa une exclamation de joie. Il venait de reconnaître en elle la même personne qui lui avait crié par la fenêtre de prendre garde à lui. Il fit un mouvement pour se soulever vers elle, mais deux mains blanches s’appuyèrent sur ses épaules et le maintinrent sur le sofa.

– Tout beau, citoyen Coster de Saint-Victor ! dit la jeune femme ; il s’agit d’abord de panser votre blessure ; puis nous verrons après jusqu’où il sera permis à votre reconnaissance d’aller.

– Ah ! tu me connais, citoyenne, dit le jeune homme avec un sourire qui découvrait des dents d’une blancheur éblouissante, et un regard dont peu de femmes pouvaient soutenir l’éclat.

– D’abord, je vous ferai observer, répondit la jeune femme, que, pour un homme qui suit la mode avec tant de soin, il commence à être de mauvais goût de dire tu, et surtout aux femmes.

– Hélas ! dit le jeune homme, c’est vis-à-vis d’elles surtout que l’ancienne mode avait quelque raison d’être. Le tu, brutal et ridicule adressé à un homme, est charmant adressé à une femme, et j’ai toujours plaint les Anglais de n’avoir pas de mot dans leur langue pour dire tu. Mais je vous suis trop reconnaissant pour ne pas vous obéir, madame ; permettez-moi seulement d’en revenir à ma question, tout en changeant la forme… Vous me connaissez donc, madame ?

– Qui ne connaît le beau Coster de Saint-Victor, qui serait le roi de l’élégance et de la mode, si le titre de roi n’était pas aboli ?

Coster de Saint-Victor fit un mouvement inattendu et se trouva en face de la jeune femme.

– Obtenez que ce titre de roi soit rétabli, madame, et j’en saluerai reine la belle Aurélie de Saint-Amour.

– Ah ! vous me connaissez, citoyen Coster ? dit à son tour, en riant, la jeune femme.

– Bon ! qui ne connaît l’Aspasie moderne ? C’est la première fois que j’ai l’honneur de vous voir de près, madame, et…

– Et… vous dites ?

– Je dis que Paris n’a rien à envier à Athènes, ni Barras à Périclès.

– Allons, allons, le coup que vous avez reçu sur la tête n’est pas si dangereux que je le croyais d’abord !

– Pourquoi cela ?

– Mais parce que je vois qu’il ne vous a nullement enlevé l’esprit.

– Non, dit Coster en prenant la main de la belle courtisane et en la lui baisant ; mais il pourrait bien m’enlever la raison.

En ce moment, la sonnette retentit d’une façon particulière. La main que tenait Coster tressaillit ; la camériste d’Aurélie se redressa, et, regardant sa maîtresse avec inquiétude :

– Madame, dit-elle, c’est le citoyen général !

– Oui, répliqua celle-ci, je l’ai reconnu à sa manière de sonner.

– Que va-t-il dire ? demanda la camériste.

– Rien.

– Comment, rien ?

– Non, je n’ouvrirai pas.

La courtisane secoua la tête d’un air mutin.

– Vous n’ouvrirez pas au citoyen général Barras ? s’écria la femme de chambre terrifiée.

– Comment ! s’écria Coster de Saint-Victor en éclatant de rire, c’est le citoyen Barras qui sonne ?

– Lui-même, et vous voyez, ajouta en riant Mlle de Saint-Amour, qu’il s’impatiente comme un simple mortel.

– Cependant, madame… insista la carriériste.

– Je suis maîtresse chez moi, dit la capricieuse courtisane : il me plaît de recevoir M. Coster de Saint-Victor, il ne me plaît pas de recevoir M. Barras. J’ouvre ma porte au premier, je la ferme, ou plutôt je ne l’ouvre pas au second, voilà tout.

– Pardon, pardon, ma généreuse hôtesse ! dit Coster de Saint-Victor, mais ma délicatesse s’oppose à ce que vous fassiez un pareil sacrifice ; souffrez, je vous prie, que votre femme de chambre ouvre au général ; pendant qu’il sera au salon, je sortirai.

– Et si je ne lui ouvre qu’à la condition que vous ne sortiez pas ?

– Oh ! je resterai, dit Coster, et bien volontiers même, je vous jure.

On sonna une troisième fois.

– Allez ouvrir, Suzette, dit Aurélie.

Suzette s’empressa de courir à la porte de l’appartement.

Aurélie poussa derrière sa femme de chambre le verrou de celle du boudoir, éteignit les deux bougies qui brûlaient à la psyché, chercha Coster de Saint-Victor dans l’ombre, le trouva et appuya ses lèvres sur son front, en disant :

– Attends-moi !

Puis elle entra dans le salon par la porte du boudoir, juste au même moment où le citoyen général Barras y entrait par la porte de la salle à manger.

– Eh ! que me dit-on, ma toute belle ! demanda Barras en allant au-devant d’Aurélie, que l’on vient de s’égorger sous vos fenêtres ?

– À ce point, mon cher général, que cette sotte de Suzette n’osait point aller vous ouvrir et que j’ai eu besoin de lui en renouveler l’ordre par trois fois, tant elle avait peur que ce ne fût un des combattants qui vînt nous demander asile. J’avais beau lui dire : « Mais c’est le coup de sonnette du général, ne l’entendez-vous pas ? » J’ai cru que je serais obligée d’aller vous ouvrir moi-même. Mais qui me procure le plaisir de vous voir ce soir ?

– Il y a une première représentation à Feydeau, et je vous enlève, si vous voulez venir avec moi.

– Non, merci ; tous ces coups de fusil, ces cris, ces vociférations m’ont émotionnée au possible : je suis souffrante, je resterai chez moi.

– Soit ; mais, aussitôt la pièce jouée, je viens vous demander à souper.

– Ah ! vous ne m’avez pas prévenue, de sorte que je n’ai absolument rien à vous offrir.

– Ne vous inquiétez pas, ma chère belle, je vais passer chez Garchi, qui vous enverra une bisque, une béchamelle, un faisan froid, quelques écrevisses, un fromage à la glace et des fruits… la moindre chose enfin.

– Mon cher ami, vous feriez bien mieux de me laisser coucher ; je vous jure que je serai abominablement maussade.

– Je ne vous empêche pas de vous coucher. Vous souperez dans votre lit, et vous serez maussade tout à votre aise.

– Vous le voulez absolument ?

– C’est-à-dire que je vous en supplie : vous savez, madame, qu’il n’y a ici de maîtresse que vous, que chacun y reçoit vos ordres, et que je ne suis que le premier de vos serviteurs.

– Comment voulez-vous qu’on refuse quelque chose à un homme qui parle comme cela ? Allez à Feydeau, monseigneur, et votre humble servante vous attendra.

– Ma chère Aurélie, vous êtes tout simplement adorable, et je ne sais à quoi tient que je ne fasse griller vos fenêtres comme celles de Rosine.

– À quoi bon ? Vous êtes le comte Almaviva.

– Il n’y a pas quelque Chérubin caché dans votre cabinet ?

– Je ne vous dirai pas : « Voici la clé » ; je vous dirai : « Elle est à la porte. »

– Eh bien ! voyez comme je suis magnanime : s’il y est, je vais lui laisser le temps de se sauver. Donc, au revoir ma belle déesse d’amour. Attendez-moi dans une heure.

– Allez ! À votre retour, vous me raconterez la pièce ; cela me fera plus de plaisir que de l’avoir vue jouer.

– Soit ; seulement, je ne me charge pas de vous la chanter.

– Quand je veux entendre chanter, mon bon ami, j’envoie chercher Garat.

– Et, soit dit en passant, ma chère Aurélie, il me semble que vous l’envoyez chercher bien souvent.

– Oh ! soyez tranquille, vous êtes sauvegardé par Mme Krüdner, qui ne le quitte pas plus que son ombre.

– Ils font un roman ensemble.

– Oui, en action.

– Seriez-vous méchante, par hasard ?

– Ma foi, non ; ça ne rapporte pas assez ; je laisse la chose aux femmes du monde qui sont laides et riches.

– Encore une fois, vous ne voulez pas venir avec moi à Feydeau ?

– Merci !

– Eh bien ! au revoir.

– Au revoir.

Aurélie conduisit le général jusqu’à la porte du salon, et Suzette le conduisit jusqu’à la porte de l’appartement, qu’elle referma sur lui à triple tour. Lorsque la belle courtisane se retourna, elle vit Coster de Saint-Victor sur le seuil de la porte du boudoir.

Elle poussa un soupir. Il était merveilleusement beau !

Chapitre X. Deux portraits §

Coster de Saint-Victor n’avait pas repris la mode de la poudre, il portait ses cheveux sans peigne ni cadenettes, mais tout simplement flottants et bouclés ; ils étaient du plus beau noir de jais, ainsi que ses sourcils et ses cils, qui encadraient de grands yeux bleu saphir, lesquels, selon l’expression qu’on leur voulait donner, étaient pleins de puissance ou de douceur. Le teint, un peu pâli par le sang perdu, était de la mate blancheur du lait ; le nez fin et droit était irréprochable ; les lèvres fortes et vermeilles couvraient des dents magnifiques, et le reste du corps, grâce au costume que l’on portait à cette époque et qui en faisait valoir les avantages, semblait moulé sur l’Antinoüs.

Les deux jeunes gens se regardèrent un instant en silence.

– Vous avez entendu ? dit Aurélie.

– Hélas ! oui, dit Coster.

– Il soupe avec moi, et c’est votre faute.

– Comment cela ?

– Vous m’avez forcée de lui ouvrir ma porte.

– Et cela vous contrarie, qu’il soupe avec vous ?

– Sans doute !

– Bien vrai ?

– Je vous le jure ! Je ne suis pas en train d’être aimable ce soir pour les gens que je n’aime pas.

– Mais pour celui que vous aimeriez ?

– Ah ! pour celui-là, je serais charmante, dit Aurélie.

– Voyons, dit Coster, si je trouve un moyen de l’empêcher de souper avec vous ?

– Après ?

– Qui soupera à sa place ?

– La belle demande ! Celui qui aura trouvé un moyen qu’il ne soupe pas.

– Et, avec celui-là, vous ne serez pas maussade ?

– Oh ! non !

– Un gage !

La belle fille d’amour lui tendit sa joue.

Il y appuya ses lèvres.

En ce moment, la sonnette retentit de nouveau.

– Ah ! je vous préviens, cette fois, dit Coster de Saint-Victor, que, si c’est lui à qui il a pris la stupide envie de revenir, je ne m’en vais pas.

Suzette parut.

– Dois-je ouvrir, madame ? dit-elle tout effarouchée.

– Eh ! mon Dieu, oui, mademoiselle, ouvrez !

Suzette ouvrit.

Et un homme portant un grand panier plat sur la tête entra en disant :

– Le souper du citoyen général Barras.

– Vous entendez ? dit Aurélie.

– Oui, répondit l’incroyable ; mais, foi de Coster de Saint-Victor, il ne le mangera pas.

– Faudra-t-il mettre la table tout de même ? demanda en riant Suzette.

– Oui, répondit le jeune homme en s’élançant de la chambre ; car, s’il ne le mange pas, un autre le mangera.

Aurélie le suivit des yeux jusqu’à la porte.

Puis, quand la porte se fut refermée, se tournant vers sa camériste :

– À ma toilette, Suzette ! dit-elle, et fais-moi plus belle que tu pourras.

– Et pour lequel des deux Madame veut-elle être belle ?

– Je n’en sais rien encore ; mais, en attendant, fais-moi belle… pour moi.

Suzette se mit à la besogne.

Nous avons dit quel était le costume des élégantes de l’époque, et Aurélie de Saint-Amour était une élégante.

Issue d’une bonne famille de Provence, ayant joué, à l’époque où nous l’introduisons en scène, le rôle que nous lui distribuons, nous avons cru devoir lui laisser le nom qu’elle portait et avec lequel elle nous apparaît dans les archives de la police de l’époque.

Son histoire était celle de presque toutes les femmes de cette classe dont la réaction thermidorienne fut le triomphe. Jeune fille sans fortune, séduite en 1790 par un jeune noble qui lui fit quitter sa famille, l’emmena à Paris, émigra, s’engagea dans l’armée de Condé et s’y fit tuer en 1793, elle resta seule sans autre bien que ses dix-neuf ans, sans autre appui que sa beauté. Recueillie par un fermier général, elle retrouva bientôt, sous le rapport du luxe, beaucoup plus qu’elle n’avait perdu.

Mais arriva le procès des fermiers généraux. Le protecteur de la belle Aurélie fut au nombre des vingt-sept personnes qui furent exécutées avec Lavoisier, le 8 mai 1794.

En mourant, il lui donna la propriété d’une somme assez considérable dont jusque-là elle n’avait eu que la rente. De sorte que, sans jouir d’une grande fortune, la belle Aurélie était au-dessus du besoin.

Barras entendit parler de sa beauté et de sa distinction, se présenta chez elle, et, après un surnumérariat convenable, fut accueilli.

Barras était alors un très bel homme de quarante ans à peu près, d’une famille noble de Provence, noblesse contestée quoique incontestable pour ceux qui savent que l’on disait : Vieux comme les rochers de Provence, noble comme les Barras.

Sous-lieutenant à dix-huit ans dans le régiment du Languedoc, il l’avait quitté pour aller rejoindre son oncle, gouverneur de l’île de France. Il faillit périr dans un naufrage sur la côte de Coromandel, s’empara par bonheur à temps de la manœuvre, et, grâce à son courage et à son sang-froid, il était parvenu à aborder dans une île habitée par les sauvages. Lui et ses compagnons y étaient restés un mois. Ayant enfin été secourus, ils furent transportés à Pondichéry. Il rentrait, en 1788, en France, où l’attendait une grande fortune.

Lors de la convocation des états généraux, à l’exemple de Mirabeau, Barras n’avait pas hésité : il s’était présenté comme candidat du tiers et avait été nommé. Le 14 juillet, il avait été remarqué au milieu des vainqueurs de la Bastille ; membre de la Convention, il avait voté la mort du roi, et, comme député, avait été envoyé à Toulon, lors de la reprise de cette ville sur les Anglais. On connaît le rapport fait par lui à ce sujet.

Il proposait tout simplement de démolir Toulon.

Rentré à la Convention, il avait pris une part active à toutes les grandes journées de la Révolution et particulièrement à la journée du 9 thermidor ; si bien que, dans la nouvelle Constitution proposée, il paraissait destiné à devenir infailliblement un des cinq directeurs.

Nous avons dit son âge et constaté sa beauté d’ensemble.

C’était un homme de cinq pieds six pouces, avec de beaux cheveux qu’il poudrait pour effacer leur précoce grisonnement, des yeux admirables, un nez droit, de grosses lèvres dessinant une bouche sympathique. Sans adopter les modes exagérées de la jeunesse dorée, il les suivait dans la mesure d’une élégance relative à son âge.

Quant à la belle Aurélie de Saint-Amour, elle venait d’avoir vingt et un ans, entrant en même temps dans sa majorité et dans la période de la beauté de la femme qui est, à notre avis, de vingt et un à trente-cinq ans.

C’était une nature extrêmement distinguée, extrêmement sensuelle, extrêmement impressionnable. Elle avait tout à la fois, en elle, de la fleur, du fruit, de la femme : parfum, saveur et plaisir.

Elle était grande, ce qui la faisait paraître au premier coup d’œil un peu mince ; mais, grâce au costume que l’on portait alors, il était facile de voir qu’elle était mince à la manière de la Diane de Jean Goujon ; elle était blonde, avec ces reflets d’un fauve foncé qui se retrouvent dans les cheveux de la Madeleine du Titien. Coiffée à la grecque, avec des bandelettes de velours bleu, elle était superbe ; mais lorsque, vers la fin du dîner, elle dénouait ses cheveux, les laissait tomber sur ses épaules, secouait la tête pour s’en faire une auréole, quand ses joues, qui avaient la fraîcheur du camélia et de la pêche, dessinaient leur ovale sur cette fauve chevelure qui faisait valoir des sourcils noirs, des yeux pervenche, des lèvres de carmin, des dents de perle, quand, à chacune de ses oreilles roses, pendait une gerbe de diamants, c’est-à-dire d’éclairs, elle était splendide.

Or, cette luxuriante beauté s’était développée depuis deux ans seulement. Ce qu’elle avait donné à son premier amant, c’est-à-dire au seul homme qu’elle eût aimé, c’était la jeune fille pleine d’hésitations et de retours sur elle-même, qui cède, mais ne se livre pas.

Puis, tout à coup, elle avait senti monter et abonder en elle la sève de la vie : ses yeux s’étaient ouverts, ses narines s’étaient dilatées ; elle avait respiré par tous les pores l’amour de cette seconde jeunesse qui succède à l’adolescence, qui abaisse son regard sur soi-même, qui sourit à sa beauté croissant chaque jour, et qui cherche en haletant à qui elle donnera les trésors de volupté amassés en elle.

C’était alors que la nécessité l’avait forcée, non plus à se donner, mais à se vendre, et elle l’avait fait avec l’arrière-pensée du bonheur qu’elle aurait un jour à rentrer, riche, dans cette liberté du cœur et de la personne qui est la dignité de la femme.

Deux ou trois fois, aux soirées de l’hôtel de Thélusson, à l’Opéra ou à la Comédie-Française, elle avait aperçu Coster de Saint-Victor faisant sa cour aux femmes, les plus belles et les plus distinguées de l’époque, et, chaque fois, son cœur semblait avoir fait un effort pour se détacher de sa poitrine et voler à lui. Elle sentait bien qu’un jour ou l’autre, dût-elle faire les avances, cet homme lui appartiendrait, ou plutôt elle appartiendrait à cet homme. Mais elle en était tellement convaincue, grâce à cette voix qui, parfois, nous dit un mot du grand secret de l’avenir, qu’elle attendait l’occasion sans trop d’impatience, certaine qu’un jour l’objet de ses rêves passerait assez près d’elle, ou elle assez près de lui, pour qu’ils se joignissent l’un à l’autre par cette loi irrésistible du fer et de l’aimant.

Ce soir-là enfin, ouvrant sa fenêtre pour assister au tumulte qui se faisait dans la rue, elle avait reconnu au milieu de la mêlée ce beau démon de ses nuits solitaires, et, malgré elle, elle s’était écriée :

– Citoyen à l’habit vert, prends garde à toi !

Chapitre XI. La toilette d’Aspasie §

Aurélie de Saint-Amour eût bien appelé Coster de Saint-Victor par son nom, puisqu’elle l’avait reconnu ; mais, à cet homme si beau, qui avait tant de rivaux, et par conséquent tant d’ennemis, jeter son nom, c’était peut-être jeter la mort.

Coster, de son côté, en revenant à lui, l’avait reconnue, car, déjà célèbre depuis quelque temps par sa beauté, elle commençait à l’être par son esprit, ce complément indispensable de toute beauté qui veut être reine.

Au reste, l’occasion avait passé à la portée d’Aurélie et, comme la belle courtisane se l’était promis, elle avait saisi l’occasion au passage.

Coster, d’autre part, la trouvait merveilleusement belle ; mais Coster ne pouvait lutter avec Barras de magnificence et de générosité. Son élégance, sa beauté remplaçaient la fortune ; souvent il réussissait avec de tendres paroles là où les puissants de l’époque réussissaient à grand-peine par des moyens plus matériels.

Mais Coster savait tous les mystères honteux de la vie parisienne, et il était incapable de sacrifier la position d’une femme à un moment d’égoïsme et à un éclair de plaisir.

Peut-être la belle Aspasie, maîtresse maintenant d’elle-même par une fortune suffisant à ses désirs, fortune qu’avec la célébrité qu’elle avait acquise elle était sûre, d’ailleurs, de voir aller se continuant et s’augmentant sans cesse, peut-être la belle courtisane eût-elle préféré dans le jeune homme un peu moins de délicatesse et un peu plus de passion.

Mais, en tout cas, elle voulait être belle, pour qu’à son retour il l’aimât plus, s’il demeurait, et la regrettât davantage, s’il était forcé de partir.

Quoi qu’il en fût, Suzette lui obéissait à la lettre, joignant tous les mystères de l’art à toutes les merveilles de la nature, et la faisant belle, pour nous servir de l’expression de sa maîtresse, dans ce même boudoir où nous avons introduit le lecteur au commencement d’un des chapitres précédents.

L’Aspasie moderne, sur le point de revêtir le costume de l’Aspasie antique, était couchée sur le même sofa où l’on avait déposé Coster de Saint-Victor. Seulement, on avait changé le meuble de place, et on l’avait tiré entre une petite cheminée chargée de figurines de vieux Sèvres et une psyché à cadre rond formant une immense couronne de roses en porcelaine de Saxe.

Enveloppée d’un nuage de mousseline transparente, Aurélie avait livré sa tête à Suzette, qui la coiffait à la grecque, c’est-à-dire à la mode amenée par les réminiscences politiques, et surtout par les tableaux de David, alors dans toute la force de son talent et dans toute la fleur de sa renommée.

Un ruban étroit de velours bleu, parsemé d’étoiles de diamants, prenant son point d’appui au-dessus du front, après s’être croisé sur le sommet du crâne, enveloppait la base du chignon, à l’extrémité duquel retombaient de petites boucles si légères, que le moindre souffle suffisait à les faire flotter.

Grâce à cette fleur de jeunesse épanouie sur son teint, grâce à ce velouté de la pêche qui couvrait sa peau transparente, la belle Aurélie pouvait se passer de toutes ces poudres et de tous ces badigeonnages dont les femmes, alors comme aujourd’hui, s’empâtaient le visage.

Elle y eût perdu, en effet, car la peau de son cou et de sa poitrine avait des reflets de nacre et d’argent, roses dont le moindre cosmétique eût terni la fraîcheur.

Ses bras, qui semblaient taillés dans l’albâtre et légèrement teintés par les rayons du jour naissant, s’harmonisaient à merveille avec le buste. Tout son corps, en le détaillant, semblait un défi porté aux plus beaux modèles de l’Antiquité et de la Renaissance.

Seulement, la nature, sculpteur merveilleux, paraissait avoir pris à tâche de fondre la sévérité de l’art antique avec la grâce et la morbidezza de l’art moderne.

Cette beauté était si réelle, que celle qui la possédait semblait elle-même n’y point être habituée encore, et que, chaque fois que Suzette lui enlevait une pièce de son vêtement, mettait une partie de son corps à nu, elle se souriait à elle-même avec complaisance, mais sans orgueil Elle restait parfois des heures entières dans cette chaude atmosphère de son boudoir, couchée sur son sofa, comme l’Hermaphrodite de Farnèse ou la Vénus du Titien.

Cette contemplation d’elle-même, partagée par Suzette, qui ne pouvait s’empêcher de regarder sa maîtresse avec les yeux ardents d’un jeune page, fut abrégée cette fois par le timbre vibrant de la pendule et par Suzette, qui s’approcha de sa maîtresse avec une chemise de cette étoffe transparente qui ne se tisse qu’en Orient.

– Allons, maîtresse, dit Suzette, je sais que vous êtes bien belle, et personne ne le sait mieux que moi. Mais voilà neuf heures et demie qui sonnent ; il est vrai que, quand Madame est coiffée, le reste est l’affaire d’un instant.

Aurélie secoua ses épaules, comme une statue qui rejette son voile, en murmurant ces deux questions, adressées à cette suprême puissance qu’on appelle l’amour.

– Que fait-il à cette heure ? – Réussira-t-il ?

Ce que faisait Coster de Saint-Victor – car on ne fera pas à la belle Aurélie l’injure de croire qu’elle pensait à Barras – ce que faisait Coster de Saint-Victor, nous allons vous l’apprendre.

On donnait, comme nous l’avons déjà dit, à Feydeau, la première représentation de Toberne ou le Pêcheur suédois, précédé du Bon Fils, c’est-à-dire d’un petit opéra en un acte.

Barras, en quittant Mlle de Saint-Amour, n’avait eu que la rue des Colonnes à traverser.

Il était arrivé vers la moitié de la petite pièce ; et, comme il était connu pour un des conventionnels qui avaient le plus énergiquement appuyé la Constitution et comme devant être un des futurs directeurs, son entrée fut saluée de quelques murmures, suivis des cris :

– À bas les décrets ! à bas les deux tiers ! Vivent les sections !

Le Théâtre Feydeau était le théâtre de Paris réactionnaire par excellence. Cependant, ceux qui étaient venus voir le spectacle l’emportèrent sur ceux qui voulaient le troubler.

Les cris « À bas les interrupteurs ! » prirent le dessus, et le calme se rétablit.

La petite pièce finit donc assez tranquillement ; mais à peine la toile était-elle tombée qu’un jeune homme monta sur un fauteuil d’orchestre, et, désignant le buste de Marat, qui faisait pendant au buste de Lepeletier de Saint-Fargeau, s’écria :

– Citoyens, souffrirons-nous plus longtemps que le buste de ce monstre à face humaine que l’on nomme Marat souille cette enceinte, quand à la place qu’il usurpe et qu’il salit nous pouvons voir celui du citoyen de Genève, de l’illustre auteur d’Émile, du Contrat social et de la Nouvelle Héloïse ?

À peine l’orateur avait-il achevé cette apostrophe, que, des balcons, des galeries, des loges, de l’orchestre, du parterre, mille voix s’élevèrent, criant :

– C’est lui, c’est lui, c’est Coster de Saint-Victor ! Bravo, Coster ! Bravo !

Et une trentaine de jeunes gens, débris de la troupe dispersée par la patrouille, se levèrent, agitant leurs chapeaux et brandissant leurs cannes.

Coster se grandit encore, et, posant un pied sur la traverse de l’orchestre, il continua :

– À bas les terroristes ! cria-t-il. À bas Marat, ce monstre sanguinaire qui demandait trois cent mille têtes ! Vive l’auteur d’Émile, du Contrat social, de la Nouvelle Héloïse !

Tout à coup, une voix cria :

– Voilà un buste de Jean-Jacques Rousseau.

Et deux mains élevèrent un buste au-dessus du parterre. Comment le buste de Rousseau se trouvait-il justement là au moment où on en avait besoin ?

Nul n’en savait rien, mais son apparition n’en fut pas moins accueillie avec des cris d’enthousiasme.

– À bas le buste de Marat ! Vive Charlotte Corday ! À bas le terroriste ! à bas l’assassin ! Vive Rousseau !

Chapitre XII. C’est la faute à Voltaire, c’est la faute à Rousseau §

C’était cette manifestation qu’attendait Coster de Saint-Victor ; il se cramponna aux moulures des cariatides qui soutenaient les avant-scènes, appuya son pied sur une corniche des baignoires, et parvint, poussé, aidé, soulevé par vingt personnes, à l’avant-scène de Barras.

Barras, qui ne savait pas ce que lui voulait Coster, et qui, tout en ignorant ce qui venait de se passer chez la belle Aurélie de Saint-Amour, ne tenait pas le jeune homme pour un de ses meilleurs amis, fit rouler son fauteuil d’un pas en arrière.

Coster vit le mouvement.

– Excusez-moi, citoyen général Barras, lui dit-il en riant, ce n’est point à vous que j’ai affaire ; mais, comme vous, je suis député, député pour jeter à bas de son socle le buste que voici.

Et, montant debout sur le balcon d’avant-scène, il souffleta de son bâton le buste de Marat, qui vacilla sur sa base, tomba sur le théâtre et se brisa en mille morceaux au milieu des applaudissements presque unanimes de la salle.

En même temps, même exécution se faisait sur le buste plus innocent de Lepeletier de Saint-Fargeau, tué le 20 janvier par le garde du corps Pâris.

Les mêmes acclamations accueillirent sa chute et son anéantissement.

Puis deux mains élevèrent un buste au-dessus de l’orchestre en disant :

– Voilà un buste de Voltaire !

Cette offre était à peine faite, que le buste volait de main en main, et, par une espèce d’échelle de Jacob, montait à la hauteur du socle vide.

Le buste de Rousseau suivait de l’autre côté un trajet pareil et les deux bustes s’installaient sur leur socle au milieu des applaudissements, des hourras et des bravos de toute la salle.

Cependant Coster de Saint-Victor, debout sur le balcon de l’avant-scène de Barras, retenu d’une main au cou d’un griffon qui faisait saillie, attendait que le silence fût rétabli.

Il eût attendu longtemps, s’il n’eût fait signe qu’il voulait parler.

Les cris « Vive l’auteur d’Émile, du Contrat social, de la Nouvelle Héloïse », et ceux de : « Vive l’auteur de Zaïre, de Mahomet et de la Henriade » s’éteignirent enfin, et, comme tout le monde criait : « Coster veut parler ! Parle, Coster ! nous écoutons ! Chut ! chut ! silence ! » Coster fit un second signe, et, jugeant que sa voix pouvait être entendue, il dit :

– Citoyens, remerciez le citoyen Barras, ici présent dans cette loge.

Tous les yeux se tournèrent vers Barras.

– L’illustre général a la bonté de me rappeler que le même sacrilège dont nous venons de faire justice ici existe dans la salle des séances de la Convention. En effet, les tableaux expiatoires, représentant la mort de Marat et celle de Lepeletier de Saint-Fargeau, dus au pinceau du terroriste David, sont pendus aux murailles.

Un cri sortit de toutes les bouches :

– À la Convention, amis ! à la Convention !

– Le citoyen, l’excellent citoyen Barras se chargera de nous en faire ouvrir les portes. – Vive le citoyen Barras !

Et toute la salle, qui avait hué Barras à son arrivée, cria :

– Vive Barras !

Quant à celui-ci, tout étourdi du rôle que Coster de Saint-Victor lui faisait jouer dans ses comédies, rôle dans lequel il n’était pour rien, bien entendu, il se leva, saisit son pardessus, sa canne et son chapeau, et, s’élançant hors de sa loge, se précipita dans les escaliers pour gagner sa voiture.

Mais, quelque rapidité qu’il mît à sortir du théâtre, Coster, qui avait sauté du balcon sur la scène, qui avait disparu par le manteau d’Arlequin en criant : « À la Convention, mes amis ! » Coster, qui était descendu par l’escalier des artistes, sonnait à la porte d’Aurélie avant que Barras eût fait appeler sa voiture.

Suzette accourut, quoiqu’elle n’eût pas reconnu la manière de sonner du général, et peut-être même parce qu’elle ne l’avait pas reconnue.

Coster se glissa rapidement par la porte entrouverte.

– Cache-moi dans le boudoir, Suzette, dit-il. Le citoyen Barras va venir dire lui-même à ta maîtresse que c’est moi qui mange son souper.

À peine avait-il prononcé ces mots, que l’on entendit le bruit d’une voiture qui s’arrêtait à la porte de la rue.

– Eh ! vite ! vite ! dit Suzette ouvrant celle du boudoir. Coster de Saint-Victor s’y précipita.

Un pas pressé retentit dans l’escalier.

– Eh ! venez donc, citoyen général ! dit Suzette. J’avais deviné que c’était vous, et, vous le voyez, je vous tenais la porte ouverte. Ma maîtresse vous attend avec impatience.

– À la Convention ! à la Convention ! criait une troupe de jeunes gens qui passaient dans la rue, en frappant les colonnes avec leurs bâtons.

– Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce encore ? demanda Aurélie en apparaissant à son tour, belle d’impatience et d’inquiétude.

– Vous le voyez, chère amie, répondit Barras, une émeute qui me prive du bonheur de souper avec vous. Je viens vous le dire moi-même, afin que vous ne doutiez pas de mes regrets.

– Ah ! quel malheur ! s’écria Aurélie. Un si beau souper !…

– Et un si doux tête-à-tête ! ajouta Barras en essayant de pousser un soupir mélancolique. Mais mon devoir d’homme d’État avant tout.

– À la Convention ! hurlait l’émeute.

– Au revoir, ma belle amie, dit Barras en baisant respectueusement la main d’Aurélie. Je n’ai pas un instant à perdre si je veux arriver avant eux.

Et, fidèle à son devoir, comme il le disait, le futur directeur ne prit que le temps de récompenser la fidélité de Suzette, en lui fourrant une poignée d’assignats dans la main.

Après quoi il descendit rapidement l’escalier.

Suzette referma la porte derrière lui, et, comme elle donnait un double tour de clé et poussait les verrous :

– Eh bien ! dit sa maîtresse, que fais-tu ?

– Vous le voyez, madame, je ferme la porte.

– Et Coster, malheureuse ?

– Tournez-vous donc, madame, dit Suzette.

Aurélie poussa un cri de surprise et de joie.

Coster, sorti du boudoir sur la pointe du pied, se tenait derrière elle, à demi incliné, et le coude arrondi.

– Citoyenne, lui dit-il, me ferez-vous l’honneur d’accepter mon bras pour passer dans la salle à manger ?

– Mais comment avez-vous fait ? Comment vous y êtes-vous pris ? Qu’avez-vous inventé ?

– On vous racontera cela, dit Coster de Saint-Victor, en mangeant le souper du citoyen Barras.

Chapitre XIII. Le 11 vendémiaire §

Une des résolutions prises à l’agence royaliste de la rue des Postes, après le départ de Cadoudal, c’est-à-dire à la fin de la séance que nous avons racontée, avait été de se réunir le lendemain au Théâtre-Français.

Dans la soirée, un flot de peuple, conduit par une cinquantaine de membres de la jeunesse dorée, s’était porté, comme nous l’avons vu, à la Convention ; mais leur chef Coster de Saint-Victor, ayant disparu comme s’il avait passé par une trappe, peuple et muscadins vinrent se briser aux portes de la Convention, prévenue au reste par le général Barras du mouvement que l’on tentait contre elle.

Au point de vue de l’art, il eût été à déplorer que les deux tableaux contre lesquels s’irritait la foule, fussent détruits.

L’un de ces tableaux surtout, La Mort de Marat, est un des chefs-d’œuvre de David.

Cependant la Convention, voyant de quels dangers elle était entourée, et comprenant qu’à toute heure un nouveau volcan pouvait s’ouvrir dans Paris, la Convention se déclara en permanence.

Les trois représentants Gillet, Aubry et Delmas, qui, depuis le 4 prairial, avaient reçu le commandement de la force armée, furent mis en demeure de prendre toutes les mesures nécessaires pour la sûreté de la Convention.

Ce fut surtout lorsque l’on apprit, par le rapport d’un de ceux qui avaient assisté aux préparatifs du lendemain, qu’une réunion de citoyens armés devait avoir lieu au Théâtre-Français, que l’inquiétude fut à son comble.

Le lendemain, 3 octobre, c’est-à-dire 11 vendémiaire, était consacré par la Convention à une fête funèbre qui devait avoir lieu dans la salle même de ses séances en l’honneur des girondins.

Plusieurs proposaient de la remettre à un autre jour ; mais Tallien prit la parole et déclara qu’il était indigne de l’Assemblée de ne point, même au milieu des périls, vaquer à ses travaux comme en pleine tranquillité.

Séance tenante, la Convention rendit un décret ordonnant à toute réunion illégale d’électeurs de se séparer.

La nuit se passa au milieu de rixes de toute nature dans les quartiers les plus retirés de Paris ; des coups de fusil furent tirés, des gens assommés. Partout où conventionnels et sectionnaires se rencontraient, des horions étaient échangés à l’instant même.

Les sections, de leur côté, en vertu du droit de souveraineté qu’elles s’étaient arrogé, rendaient des décrets.

C’était en vertu d’un décret de la section Le Peletier que la réunion avait été fixée pour le 11 au Théâtre de l’Odéon.

On apprenait à tout moment les nouvelles les plus désastreuses des villes environnant Paris, et dans lesquelles l’agence royaliste avait des comités. Il y avait eu des mouvements insurrectionnels à Orléans, à Dreux, à Verneuil et à Nonancourt.

À Chartres, le représentant Tellier avait voulu empêcher l’émeute, et, n’ayant pu y réussir, il s’était brûlé la cervelle.

Les chouans avaient coupé partout les arbres du 14 juillet, glorieux symboles du triomphe du peuple ; ils avaient traîné la statue de la Liberté dans la boue, et, en province comme à Paris, on assommait les patriotes dans la rue.

Pendant que la Convention délibérait contre les conjurés, les conjurés agissaient contre la Convention.

Dès onze heures du matin, les électeurs s’acheminaient vers le Théâtre de l’Odéon ; mais les plus aventureux seuls s’y étaient rendus.

Si les électeurs se fussent comptés, à peine fussent-ils arrivés au chiffre de mille.

Au milieu d’eux, quelques jeunes gens faisaient grand bruit et, lançant force bravades, allaient et venaient avec de grands sabres, dont ils raclaient le parquet et heurtaient les banquettes. Mais le nombre des chasseurs et des grenadiers envoyés par toutes les sections ne dépassait pas quatre cents.

Il est vrai que plus de dix mille personnes environnant le monument, lieu du rendez-vous, encombraient les issues de la salle et les rues environnantes.

Si dès ce jour-là la Convention, bien renseignée, eût voulu agir avec rigueur, elle se fût rendue maîtresse de l’insurrection ; mais, une fois encore, elle voulut user des moyens conciliants.

Elle ajouta, au décret qui déclarait la réunion illégale, un article portant que ceux qui rentreraient immédiatement dans le devoir seraient exemptés de poursuites.

Aussitôt ce décret rendu, des officiers de police, escortés de six dragons, partirent des Tuileries, siège de la Convention, pour aller faire les sommations.

Mais les rues étaient encombrées de curieux. Ces curieux voulurent savoir ce qu’allaient faire les officiers de police et les dragons ; ils les enveloppèrent et les obsédèrent de telle façon que, partis vers trois heures du palais, ce ne fut que vers sept heures qu’au milieu des cris, des huées et des provocations de toute espèce ils arrivèrent à la place de l’Odéon.

De loin, on les avait vus venir sur leurs chevaux, par la rue de l’Égalité, qui faisait face au monument ; ils semblaient des barques soulevées au-dessus de la foule, et naviguant sur un océan orageux.

Ils gagnèrent enfin la place. Les dragons se rangèrent devant les marches du théâtre ; les huissiers chargés de la proclamation montèrent sous les portiques, des porte-flambeaux les entourèrent et la proclamation commença.

Mais, aux premiers mots sortis de leur bouche, les portes du théâtre s’ouvrirent avec fracas, les souverains (c’était le nom qu’on donnait aux sectionnaires) sortirent brusquement, entourés des électorales ; ils précipitèrent les huissiers du haut en bas des degrés, tandis que les gardes électorales marchaient aux dragons, la baïonnette en avant.

Au milieu des huées de la populace, les huissiers disparurent, engloutis dans la foule, les dragons se dispersèrent, les torches s’éteignirent, et, du milieu de ce chaos immense, s’élevèrent de grands cris de « Vivent les sectionnaires ! mort à la Convention ! »

Ces cris, se prolongeant de rue en rue, eurent leur écho jusque dans la salle des séances. Et, tandis que les sectionnaires victorieux rentraient à l’Odéon, et, enthousiastes comme on l’est après un premier succès, faisaient serment de ne déposer les armes que sur les ruines de la salle des Tuileries, les patriotes, ceux mêmes qui avaient à se plaindre de la Convention, ne doutant plus du danger que courait la liberté dont l’Assemblée était le dernier tabernacle, accoururent en foule pour offrir leurs bras et demander des armes.

Les uns sortaient des cachots, les autres venaient d’être exclus des sections ; un grand nombre étaient des officiers rayés par le chef du Comité de la guerre ; Aubry se joignit à eux. La Convention hésitait à accepter leurs services. Mais Louvet, cet infatigable patriote, qui était resté debout au milieu des ruines de tous les partis, Louvet, qui, depuis longtemps, voulait réarmer les faubourgs et rouvrir le Club des Jacobins, insista tellement, qu’il emporta le vote.

Alors on ne perdit plus une minute, on réunit tous les officiers sans emploi, on leur donna le commandement de ces soldats sans chefs, et, officiers et soldats, on mit le tout sous les ordres du brave général Berruyer.

Cet armement se fit dans la soirée du 11, au moment où l’on apprenait la déroute des huissiers et des dragons, et où la Convention décidait que l’on ferait évacuer l’Odéon par la force armée.

En vertu de cet ordre, le général Menou fit avancer une colonne et deux pièces de canon du camp des Sablons. Mais, en arrivant, à douze heures du soir, sur la place de l’Odéon, elle la trouva vide, ainsi que le théâtre.

Toute la nuit se passa à armer les patriotes et à recevoir défi sur défi de la section Le Peletier, des sections de la Butte-des-Moulins, du Contrat-Social, de la Comédie-Française, du Luxembourg, de la rue Poissonnière, de Brutus et du Temple.

Chapitre XIV. Le 12 vendémiaire §

Le matin du 12 vendémiaire, les murs étaient couverts d’affiches qui enjoignaient à tous les gardes nationaux de se rendre chacun à leurs sections, menacées par les terroristes, c’est-à-dire par la Convention. À neuf heures, la section Le Peletier se constituait en permanence, et proclamait sa révolte en faisant battre le rappel dans tous les quartiers de Paris. La Convention, provoquée, en fit autant.

Des espèces de hérauts sillonnèrent toutes les rues pour rassurer les citoyens et affermir le patriotisme de ceux à qui on avait rendu les armes.

On sentait courir dans l’air ces étranges frissons qui accusent la fièvre des grandes villes, et qui sont les symptômes des graves événements. On comprenait que, de la part des sections, la mesure de la rébellion était dépassée, et qu’il ne s’agissait plus de convaincre et de ramener les sectionnaires, mais de les écraser.

Aucun des jours révolutionnaires ne s’était encore levé avec de si terribles avant-coureurs : ni le 14 juillet, ni le 10 août, ni même le 2 septembre.

Vers onze heures du matin, on sentit que le moment était arrivé, et qu’il s’agissait de prendre l’initiative.

La Convention, voyant que la section Le Peletier était le quartier général des rebelles, résolut son désarmement, et ordonna au général Menou de marcher contre elle avec un corps de troupes suffisant et des canons.

Le général vint des Sablons et traversa Paris.

Mais alors il vit ce dont il ne se doutait pas.

C’est-à-dire qu’il allait avoir affaire à la noblesse, à la bourgeoisie riche, à la classe enfin qui, d’habitude, fait l’opinion.

Ce n’était pas les faubourgs, comme il l’avait cru, qu’il s’agissait de mitrailler.

C’était la place Vendôme, la rue Saint-Honoré, les boulevards, le faubourg Saint-Germain.

L’homme du 1er prairial hésita le 13 vendémiaire.

Il marcha, toutefois, mais tard, mais lentement.

On fut obligé de lui envoyer le représentant Laporte pour le pousser en avant.

Cependant, tout Paris était dans l’attente du résultat de ce grand duel.

Par malheur, la section Le Peletier avait pour président l’homme que sa visite à la Convention et sa conférence avec le général chouan nous ont appris à connaître, et qui était aussi rapide dans ses décisions que Menou était faible et hésitant dans les siennes.

Il était donc déjà huit heures du soir quand le général Verdières reçut du général Menou le commandement de prendre soixante grenadiers de la Convention, cent hommes du bataillon de l’Oise et vingt hommes de cavalerie, pour former la colonne de gauche et marcher sur la section Le Peletier.

Il lui était enjoint de s’emparer du côté gauche de la rue des Filles-Saint-Thomas et d’y attendre des ordres.

À peine débouchait-il à l’entrée de la rue Vivienne, que Morgan, paraissant sur la porte du couvent des Filles-Saint-Thomas, où la section Le Peletier tenait ses séances, faisait sortir cent grenadiers sectionnaires, et leur ordonnait de charger les armes.

Les grenadiers de Morgan obéirent sans hésitation.

Verdières donna le même ordre à ses troupes ; mais des murmures se firent entendre.

– Amis, cria Morgan aux soldats de la Convention, nous ne tirerons pas les premiers ; mais le feu une fois engagé, il n’y aura plus de quartier à attendre de nous, et, puisque la Convention veut la guerre, elle l’aura.

Les grenadiers de Verdières veulent répondre. Verdières crie :

– Silence dans les rangs !

Le silence se fait.

Il ordonne aux cavaliers de tirer le sabre du fourreau, aux fantassins de mettre l’arme au pied.

On obéit.

Pendant ce temps, la colonne du centre arrivait par la rue Vivienne et celle de droite par la rue Notre-Dame-des-Victoires.

L’assemblée tout entière était convertie en force armée ; près de mille hommes sortirent du couvent et se rangèrent devant le portique.

Morgan, l’épée à la main, vint se placer à dix pas en avant.

– Citoyens, dit-il en s’adressant aux sectionnaires sous ses ordres, vous êtes pour la plupart des hommes mariés, pères de famille ; j’ai donc responsabilité d’existences, et, quelque envie que j’éprouve de rendre la mort pour la mort à ces tigres conventionnels qui ont guillotiné mon père, fusillé mon frère, je vous ordonne, au nom de vos femmes et de vos enfants, de ne pas commencer le feu ! Mais, s’il y a un seul coup de fusil tiré du côté de nos ennemis… vous le voyez, je suis à dix pas en avant de vous, le premier qui tirera dans leurs rangs périra de ma main.

Ces mots avaient été prononcés au milieu du plus profond silence ; car, avant de les prononcer, Morgan avait levé son épée en signe qu’il voulait parler. De sorte que ni les sectionnaires ni les patriotes n’en perdirent une syllabe.

Rien n’était plus facile que de répondre à ces paroles, qui alors n’eussent plus été qu’une vaine bravade, par une triple décharge, l’une du côté droit, l’autre du côté gauche, la troisième de la rue Vivienne.

Exposé aux coups comme une cible, Morgan tombait nécessairement.

L’étonnement fut donc grand quand, au lieu du mot feu ! que chacun s’attendait à entendre prononcer, suivi d’une fusillade, on vit le représentant Laporte, après s’être consulté avec le général Menou, s’avancer vers Morgan, tandis que le général criait à ses hommes qui avaient déjà apprêté leurs armes :

– Arme au pied !

Cet ordre fut exécuté aussi ponctuellement la seconde fois que la première.

Mais l’étonnement fut plus grand encore quand, après quelques paroles échangées avec le représentant Laporte, Morgan s’écria :

– Je ne suis ici que pour la guerre, et parce que j’ai cru que l’on se battrait. Du moment que les choses se passent en compliments et en concessions, cela regarde le vice-président : je me retire.

Et, remettant son épée au fourreau, il alla se confondre avec les sectionnaires.

Le vice-président s’avança à sa place.

Au bout d’une conférence de dix minutes entre les citoyens de Lalau, Laporte et Menou, on vit un mouvement s’effectuer.

Une partie des troupes sectionnaires se mit en marche, contournant le couvent des Filles-Saint-Thomas pour regagner la rue Montmartre.

Tandis que les troupes républicaines, de leur côté, se retiraient sur le Palais-Royal.

Mais à peine les troupes de la Convention avaient-elles disparu, que, ramenés par Morgan, les sectionnaires rentrèrent en scène, criant d’une seule voix :

– À bas les deux tiers ! à bas la Convention !

Ce cri, parti cette fois du couvent des Filles-Saint-Thomas, gagna à l’instant même tous les quartiers de Paris.

Deux ou trois églises qui avaient conservé leurs cloches se mirent à sonner le tocsin.

Ce bruit sinistre, qu’on n’avait plus entendu depuis trois ou quatre ans, produisit un effet plus terrible que celui du canon.

C’était la réaction religieuse et politique qui arrivait sur l’aile du vent.

Il était onze heures du soir, lorsque, à ce bruit inaccoutumé, la nouvelle de l’expédition du général Menou et du résultat qu’elle avait eu pénétra dans la salle de la Convention.

La séance, sans être suspendue, était inoccupée.

Tous les députés rentrèrent, s’interrogeant et ne voulant pas croire que cet ordre si positif d’entourer et de désarmer la section Le Peletier, se fut transformé en une conversation amicale, à la suite de laquelle chacun s’était retiré de son côté.

Mais, lorsqu’on sut qu’au lieu de rentrer chez eux, les sectionnaires étaient revenus sur leurs pas, et que, de leur couvent, comme d’une forteresse, ils défiaient et insultaient la Convention, Chénier s’élança à la tribune.

Aigri par la cruelle accusation, qui l’a poursuivi jusqu’à la mort, et même au-delà, d’avoir laissé mourir par jalousie son frère André, Marie-Joseph était toujours pour les mesures les plus âpres et les plus expéditives.

– Citoyens ! s’écria-t-il, je ne puis croire à ce qu’on nous rapporte ! La retraite devant l’ennemi est un malheur, la retraite devant les rebelles est une trahison. Je désire, avant de descendre de cette tribune, savoir si la majorité du peuple français est et sera respectée, ou s’il nous faut plier sous l’autorité des sectionnaires, nous qui sommes l’autorité nationale. Je demande que le gouvernement soit tenu de rendre compte à l’instant même à l’Assemblée de ce qui se passe dans Paris.

Des cris d’approbation répondent à cet appel énergique.

La motion de Chénier est adoptée à l’unanimité.

Chapitre XV. La nuit du 12 au 13 vendémiaire §

Delaunay (d’Angers), membre du gouvernement, monte à la tribune pour répondre en son nom.

– Citoyens, dit-il, on m’annonce à l’instant même que la section Le Peletier est cernée de toutes parts.

Les applaudissements retentissent.

Mais, au milieu des applaudissements, une voix, qui les domine, crie.

– Cela n’est pas vrai !

– Et moi, continue Delaunay, j’affirme que la section est investie.

– Cela n’est pas vrai ! répète la même voix avec plus de force ; j’arrive de la section : nos troupes se sont retirées, et les sectionnaires sont maîtres de Paris !

En ce moment, on entend un grand bruit dans les corridors, des pas, des cris, des vociférations. Un flot de peuple s’engouffre dans la salle, terrible et bruyant comme une marée qui monte. Les tribunes sont envahies. Le flux arrive jusqu’au pied de la tribune. Les cent voix de cette foule crient :

– Des armes ! des armes ! Nous sommes trahis ! À la barre, le général Menou !

– Je demande, dit Chénier de sa place et en montant sur son banc, je demande qu’on arrête le général Menou, qu’on le juge séance tenante, et, s’il est reconnu coupable, qu’on le fusille dans la cour du château.

Les cris : « Le général Menou à la barre ! » redoublent.

Chénier continue :

– Je demande que des armes et des cartouches soient distribuées de nouveau aux patriotes qui en réclameront. Je demande qu’il soit formé un bataillon de patriotes, qui prendra le titre de bataillon sacré de 89, et qui jurera de se faire tuer sur les marches de la salle des séances.

Alors, comme s’ils n’eussent attendu que cette motion, trois ou quatre cents patriotes envahissent la salle en demandant des armes. Ce sont les vétérans de la Révolution, l’histoire vivante des six années qui viennent de s’écouler ; ce sont les hommes qui se sont battus sous les murs de la Bastille, qui ont foudroyé, au 10 août, ce même château qu’ils demandent à défendre aujourd’hui, ce sont des officiers généraux couverts de cicatrices ; ce sont les héros de Jemappes et de Valmy, proscrits parce que les actions éclatantes appartenaient à des noms obscurs, parce qu’ils avaient vaincu les Prussiens sans méthode, et battu les Autrichiens sans savoir les mathématiques et l’orthographe.

Tous accusent la faction aristocratique de leur renvoi de l’armée. C’est le réacteur Aubry qui leur a arraché leur épée des mains et leurs épaulettes des épaules.

Ils baisent les fusils et les sabres qu’on leur distribue, et ils les pressent sur leur cœur en criant :

– Nous sommes donc libres, puisque nous allons mourir pour la patrie !

En ce moment, un huissier entra, annonçant une députation de la section Le Peletier.

– Voyez-vous, cria Delaunay (d’Angers), je savais bien ce que je disais ; ils viennent accepter les conditions imposées par Menou et Laporte.

L’huissier sortit et rentra cinq minutes après.

– Le chef de la députation demande, dit-il, s’il y a sûreté pour lui et pour ceux qui l’accompagnent, quelque chose qu’il ait à dire à la Convention.

Boissy d’Anglas étendit la main :

– Sur l’honneur de la nation, dit-il, ceux qui entreront ici en sortiront sains et saufs, comme ils y seront entrés.

L’huissier alors retourna vers ceux qui l’avaient envoyé. Il se fit un grand silence dans l’assemblée.

On espérait encore, grâce à cette nouvelle démarche, sortir du dédale où l’on se trouvait, par les voies de la conciliation.

Au milieu de ce silence, on entendit des pas qui s’approchaient ; tous les yeux se tournèrent vers la porte.

Un frémissement courut par toute l’assemblée.

Le chef de la députation était ce même jeune homme qui, la veille, avait parlé à la Convention avec tant de hauteur.

On pouvait juger à sa mine qu’il ne venait pas faire amende honorable.

– Citoyen président, dit Boissy d’Anglas, vous avez demandé à être entendu, nous vous écoutons ; vous avez demandé garantie de la vie et de la liberté, nous vous l’accordons. Parlez !

– Citoyens, articula le jeune homme, mon désir est que vous refusiez les dernières offres que la section Le Peletier vous adresse, car mon désir est que nous combattions. L’heure la plus heureuse de ma vie sera celle où j’entrerai dans cette enceinte les pieds dans le sang, le fer et le feu à la main.

Un murmure menaçant partit des bancs des conventionnels, une espèce de frisson d’étonnement sortit des tribunes et des groupes de patriotes amoncelés dans les angles de la salle.

– Continuez, dit Boissy d’Anglas ; enflez vos menaces jusqu’à l’insolence ; vous savez que vous n’avez rien à craindre, et que nous vous avons garanti la vie et la liberté.

– C’est pour cela, reprit le jeune homme, que je serai simple et vous dirai simplement ce qui m’amène. Ce qui m’amène, c’est le sacrifice de ma vengeance personnelle au bien général et même au vôtre. Je ne me suis pas cru le droit de vous laisser faire par un autre cette dernière sommation que je vous apporte. Si demain, au point du jour, les murs de Paris ne sont pas couverts d’affiches dans lesquelles vous annoncerez que la Convention en masse donne sa démission, que Paris et le reste de la France sont libres de choisir leurs représentants, sans condition aucune, nous regarderons la guerre comme déclarée et nous marcherons contre vous. Vous avez cinq mille hommes, nous en avons soixante mille, et le bon droit en plus pour nous.

Il tira de son gousset une montre enrichie de brillants.

– Il est minuit moins un quart, poursuivit-il. Demain à midi, c’est-à-dire dans douze heures, si Paris en se réveillant n’a pas eu satisfaction, la salle qui vous abrite dans ce moment-ci sera démolie pierre à pierre, et le feu sera mis aux quatre coins des Tuileries pour purifier la demeure royale du séjour que vous y avez fait. J’ai dit.

Un cri de vengeance et de menace s’élança de toutes les poitrines ; les patriotes, à qui on venait de rendre leurs armes, voulaient se jeter sur cet insolent orateur ; mais Boissy d’Anglas étendit la main :

– J’ai engagé votre parole en même temps que la mienne, citoyens, dit-il. Le président du club Le Peletier peut se retirer comme il est entré, sain et sauf. Voilà comment nous tenons notre parole ; nous verrons comment il tiendra la sienne.

– Alors, c’est la guerre ! s’écria Morgan avec un cri de joie.

– Oui, citoyen, et la guerre civile, c’est-à-dire la pire de toutes, répondit Boissy d’Anglas. Allez, et ne vous représentez plus devant nous, car, cette fois, je ne pourrais pas répondre de votre sûreté.

Morgan se retira le sourire sur les lèvres.

Il avait ce qu’il était venu chercher, c’est-à-dire la certitude d’un combat auquel rien ne pourrait plus s’opposer le lendemain.

Mais à peine fut-il sorti, qu’un tumulte effroyable retentit à la fois sur les bancs des députés, dans les tribunes et dans les groupes des patriotes.

Minuit sonna.

On entrait dans la journée du 13 vendémiaire.

Laissons la Convention aux prises avec les sections, puisque nous avons six ou huit heures avant que la lutte éclate, et entrons dans un de ces salons mixtes où les hommes des deux partis étaient reçus, et où, par conséquent, les nouvelles arrivaient plus certaines qu’à la Convention ou chez les sectionnaires.

Chapitre XVI. Le salon de Mme la baronne de Staël, ambassadrice de Suède §

Aux deux tiers à peu près de la rue du Bac, entre la rue de Grenelle et la rue de la Planche, s’élève un bâtiment massif, que l’on peut aujourd’hui encore reconnaître aux quatre colonnes d’ordre ionique accouplées deux par deux qui soutiennent un lourd balcon de pierre.

C’était l’hôtel de l’ambassade de Suède habité par la célèbre Mme de Staël, fille de M. Necker, femme du baron de Saint-Holstein.

Mme de Staël est si connue, qu’il serait presque inutile de faire son portrait physique, intellectuel et moral. Nous en dirons cependant quelques mots.

Née en 1766, Mme de Staël était en ce moment dans tout l’éclat de son talent, nous ne dirons pas de sa beauté, elle ne fut jamais belle. Admiratrice passionnée de son père, homme médiocre, quoi qu’on en ait pu dire, elle avait suivi sa fortune et avait émigré avec lui, bien que la position de son mari comme ambassadeur, en même temps que la liberté de ses opérations, assurât leur impunité.

Mais bientôt elle revint à Paris, rédigea un plan d’évasion pour Louis XVI, et, en 1793, elle adressa au gouvernement révolutionnaire une défense de la reine au moment où la reine fut mise en jugement.

La déclaration de guerre de Gustave IV à la Russie et à la France fut suivie du rappel à Stockholm de son ambassadeur, lequel demeura absent de Paris depuis le jour de la mort de la reine jusqu’au jour de la mort de Robespierre.

Après le 9 thermidor, M. de Staël rentra en France, toujours à titre d’ambassadeur de Suède ; et Mme de Staël, qui ne pouvait se passer de la vue de son ruisseau de la rue du Bac, qu’elle préférait à celle du Lac Léman, y rentra avec lui.

À peine rentrée, elle avait ouvert son salon et y recevait naturellement tout ce qu’il y avait d’hommes de distinction soit en France, soit à l’étranger. Mais quoique ralliée une des premières aux idées de 1789, soit que la marche des événements, soit que la voix de son cœur eût modifié ses idées, elle poussait de toutes ses forces au retour des émigrés, et demandait si ostensiblement leur radiation, particulièrement celle de M. de Narbonne, que le fameux boucher Legendre l’avait dénoncée à la tribune.

Son salon et celui de Mme Tallien se partageaient Paris. Seulement, celui de Mme de Staël était monarchique constitutionnel, c’est-à-dire dans une nuance intermédiaire entre les cordeliers et les girondins.

Ce soir-là, c’est-à-dire pendant la nuit du 12 au 13 vendémiaire, le salon de Mme de Staël entre onze heures et minuit, au moment où le plus grand trouble régnait à la Convention, le salon de Mme de Staël regorgeait de monde.

La soirée était on ne peut plus brillante, et, à voir les toilettes des femmes et la désinvolture des hommes, on eût été loin de se douter qu’on était sur le point de s’égorger dans les rues de Paris.

Et cependant, au milieu de toute cette gaieté et de tout cet esprit qui n’est jamais si vif et si excité, en France, qu’aux heures du danger, on voyait, comme dans les jours orageux de l’été, passer tout à coup un de ces nuages qui jettent leur ombre sur les prés et sur les moissons.

Chaque personne qui entrait était accueillie par des cris de curiosité et des questions pressantes, qui indiquaient l’intérêt que chacun prenait à la situation.

Pour un instant alors les deux ou trois femmes qui, dans le salon de Mme de Staël, se partageaient les honneurs avec elle, soit par leur beauté, soit par leur esprit, étaient abandonnées.

On se précipitait sur le nouveau venu, on en tirait tout ce qu’il savait et l’on revenait à son cercle, où l’on discutait ce que l’on venait d’apprendre.

Par une espèce de convention tacite, chaque femme qui avait droit par sa beauté ou par son esprit à cette distinction dont nous venons de parler, tenait, dans le vaste appartement du rez-de-chaussée de l’hôtel de Suède, une cour à part ; de sorte que, outre le salon de Mme de Staël, il y avait ce soir-là, chez Mme de Staël, le salon de Mme de Krüdner et le salon de Mme Récamier.

Mme de Krüdner était plus jeune de trois ans que Mme de Staël ; elle était Courlandaise, née à Riga. Fille du baron de Wiftinghof, riche propriétaire, à quatorze ans elle avait épousé le baron de Krüdner, qu’elle avait suivi à Copenhague et à Venise, où il avait rempli les fonctions de ministre russe. Séparée de son mari en 1791, elle était rentrée dans sa liberté, un instant aliénée au profit du mariage. C’était une très charmante et très spirituelle personne, parlant et écrivant le français à merveille.

La seule chose que l’on pût lui reprocher à cette époque peu sentimentale, c’était une grande tendance à la solitude et à la rêverie.

Sa mélancolie, toute septentrionale, et qui lui donnait l’aspect d’une de ces héroïnes des antiques chants Scandinaves, lui faisait, au milieu de ce monde insouciant et joyeux, un caractère tout particulier qui tendait au mysticisme.

On était tenté de lui en vouloir de ces espèces d’extases qui la prenaient tout à coup au milieu d’une soirée. Mais quand on pouvait s’approcher d’elle dans ces moments de surexcitation et contempler ses beaux yeux levés au ciel, on oubliait sainte Thérèse pour Mme de Krüdner, et la femme du monde pour l’inspirée.

Au reste, on assurait que ces beaux yeux, si souvent levés au ciel, daignaient s’abaisser immédiatement sur la terre aussitôt que le beau chanteur Garat entrait dans le salon où elle se trouvait.

Un roman qu’elle était en train d’écrire et qui portait le titre de Valérie ou Lettres de Gustave de Linard à Ernest de G., n’était rien autre chose que l’histoire de leurs amours.

C’était une femme de vingt-cinq ans ou vingt-six ans, avec des cheveux de ce blond particulier aux femmes des froides latitudes. Dans ses moments d’extase, sa figure présentait un aspect de rigidité marmoréenne à laquelle sa peau, blanche comme du satin, donnait un grand caractère de vérité.

Ses amis – et elle en avait beaucoup, en attendant qu’elle eût des disciples – disaient que, dans ces instants où son âme communiquait avec les esprits supérieurs, elle laissait échapper des paroles sans suite, qui cependant, comme celles des pythonisses antiques, avaient un sens.

En somme, Mme de Krüdner était un précurseur du spiritisme moderne. De nos jours, on eût dit qu’elle était médium. Le mot n’étant point inventé encore, on se contentait de dire qu’elle était inspirée.

Mme Récamier, la plus jeune de toutes les femmes à la mode de l’époque, était née à Lyon en 1777 et se nommait Jeanne-Françoise-Julie-Adélaïde Bernard. Elle avait épousé, en 1793, Jacques-Rose Récamier, qui avait vingt-six ans de plus qu’elle. Sa fortune provenait de l’exploitation d’une immense maison de chapellerie, fondée à Lyon par son père.

Tout jeune, il s’était fait voyageur de cette maison, après avoir reçu une éducation classique qui lui permettait de citer au besoin Horace et Virgile. Il parlait espagnol, son commerce l’ayant particulièrement conduit en Espagne. Il était beau, grand, blond, vigoureusement constitué, facile à émouvoir, généreux et léger à la fois, peu attaché à ses amis, quoiqu’il ne leur eût jamais refusé un service d’argent.

Un de ses meilleurs amis, qu’il avait obligé maintes fois, mourut ; il se contenta de dire en soupirant :

– Encore un tiroir fermé !

Marié en pleine Terreur, le 24 avril 1793, il alla, le jour de son mariage, assister aux exécutions, ainsi qu’il avait fait la veille, ainsi qu’il devait faire le lendemain.

Il avait vu mourir le roi, il avait vu mourir la reine, il avait vu mourir Lavoisier et les vingt-sept fermiers généraux, Laborde, son ami intime, enfin presque tous ceux avec lesquels il était en relations d’affaires ou de société, et, quand on lui demandait d’où lui venait une pareille assiduité à un si triste spectacle :

– C’est pour me familiariser avec l’échafaud, répondait-il.

En effet, ce fut presque un miracle que M. Récamier échappât à la guillotine ; mais enfin il y échappa, et l’espèce de surnumérariat qu’il avait fait de la mort lui fut inutile.

Est-ce cette contemplation journalière du néant qui lui fit oublier la beauté de sa femme, à ce point de ne l’avoir jamais aimée que d’une affection paternelle ? est-ce une de ces imperfections, dont la capricieuse nature se plaît parfois à stériliser ses plus beaux ouvrages ? Tant il y a que cette immaculation de l’épouse demeurera un mystère, sans demeurer un secret.

Et cependant, à seize ans, c’est-à-dire à l’époque où Mlle Bernard devint sa femme, elle venait, dit son biographe, de passer de l’enfance à la splendeur de la jeunesse.

Une taille souple et élégante, des épaules dignes de la déesse Hébé, un cou de la plus admirable forme et de la plus parfaite proportion, une bouche petite et vermeille, des dents de perle, des bras charmants, quoiqu’un peu minces, des cheveux châtains, naturellement bouclés, le nez délicat et régulier, mais bien français, un éclat de teint incomparable, une physionomie pleine de candeur et parfois de malice, que l’expression de la bonté rendait irrésistiblement attrayante, quelque chose d’indolent et de fier à la fois, la tête la mieux attachée qu’il y eût au monde, c’était bien d’elle qu’on avait le droit de dire ce que le duc de Saint-Simon disait de Mme la duchesse de Bourgogne : que sa démarche était celle d’une déesse sur les nuées !

Les salons semblaient aussi indépendants l’un de l’autre que s’ils eussent été dans des hôtels séparés ; seulement, le salon principal, celui par lequel on pénétrait dans les autres, était tenu par la maîtresse de la maison.

La maîtresse de la maison, qui venait d’atteindre sa vingt-neuvième année, était, nous l’avons dit, la célèbre Mme de Staël, déjà connue en politique par l’influence qu’elle avait prise sur la nomination de M. de Narbonne au Ministère de la guerre, et en littérature par ses lettres enthousiastes sur Jean-Jacques Rousseau.

Elle n’était pas belle, et cependant il était impossible que l’on passât près d’elle sans la remarquer et sans comprendre que l’on coudoyait une de ces puissantes organisations qui sèment la parole dans le champ de la pensée comme un laboureur prodigue ses menus grains dans le sillon.

Elle était vêtue, ce soir-là, d’une robe de velours rouge, tombant, ouverte par les côtés, sur une robe de satin paille ; elle portait un turban de satin jaune, couronné d’un oiseau de paradis, et, entre deux grosses lèvres montrant de belles dents, elle mordait une tige de bruyère en fleur ; le nez était un peu fort, les joues étaient un peu bistrées, mais les yeux, le sourcil et le front étaient merveilleusement beaux.

Matière ou divinité, il y avait là une puissance.

Adossée à la cheminée, sur laquelle elle appuyait une main, tandis qu’elle gesticulait de l’autre à la manière d’un homme, tout en tenant sa bruyère, d’où elle arrachait de temps en temps une fleur avec ses dents, elle disait, s’adressant à un beau jeune homme blond, son ardent adorateur, dont les cheveux bouclés encadraient le visage et tombaient presque sur les épaules :

– Non, vous vous trompez, je vous jure, mon cher Constant, non, je ne suis pas contre la République ; tout au contraire, ceux qui me connaissent savent avec quelle ardeur j’adoptai les principes de 89. Mais j’ai horreur du sans-culottisme et des amours vulgaires. Du moment qu’il a été reconnu que la liberté, au lieu d’être la plus belle, la plus chaste des femmes, était une courtisane passant des bras de Marat dans ceux de Danton, et des bras de Danton dans ceux de Robespierre, j’ai tiré ma révérence à votre liberté. Qu’il n’y ait plus de princes, plus de ducs, plus de comtes, plus de marquis, je l’admets encore. C’est un beau titre que celui de citoyen quand il s’adresse à Caton : c’est une noble appellation que celle de citoyenne quand elle s’adresse à Cornélie. Mais les tu, mais les toi avec ma blanchisseuse, mais le brouet lacédémonien dans la même gamelle que mon cocher ?… Non, je n’admettrai jamais cela. L’égalité, c’est une belle chose, mais il faudrait s’entendre sur ce que signifie le mot égalité. Si cela signifie que toutes les éducations seront égales, aux frais de la patrie… bien ! que tous les hommes seront égaux devant la loi… très bien ! Mais si cela signifie que tous les citoyens français seront de la même taille au physique et au moral, c’est la loi de Procuste et non pas la proclamation des droits de l’homme. Ayant à choisir entre la Constitution de Lycurgue et celle de Solon, entre Sparte et Athènes, je choisis Athènes, et encore, l’Athènes de Périclès, et non celle de Pisistrate.

– Eh bien ! reprit avec son fin sourire le beau jeune homme blond auquel elle venait d’adresser cette boutade sociale et qui n’était autre que celui qui fut depuis Benjamin Constant, vous avez tort, ma chère baronne, vous prenez Athènes à son déclin au lieu de la prendre à son commencement.

– À son déclin ! à Périclès ! il me semble que je la prends dans toute sa splendeur, au contraire.

– Oui ; mais aucune chose, madame, ne commence par la splendeur. La splendeur, c’est le fruit, et, avant le fruit, les bourgeons, les feuilles, la fleur.

– Vous ne voulez pas de Pisistrate ? Vous avez tort. C’est lui qui, en se mettant à la tête des classes pauvres, a préparé les futures destinées d’Athènes. Quant à ses deux fils, Hipparque et Hippias, je vous les abandonne. – Mais Aclystène, qui porte le nombre des sénateurs à cinq cents, comme la Convention vient de le faire, c’est lui qui ouvre la grande période des guerres contre les Perses. Miltiade bat les Perses à Marathon : Pichegru vient de battre les Prussiens et les Autrichiens. Thémistocle anéantit leur flotte à Salamine : Moreau vient d’enlever celle des Hollandais par une décharge de cavalerie. C’est une originalité de plus. – La liberté de la Grèce sortit de cette lutte qui semblait devoir la détruire, comme la nôtre est sortie de notre lutte avec les royautés étrangères. C’est alors que les droits furent étendus ; c’est alors que les archontes et les magistrats furent choisis dans toutes les classes. Puis vous oubliez que c’est dans cette période féconde que vient Eschyle ; illuminé par la divination insouciante du génie, il crée Prométhée, c’est-à-dire la révolte de l’homme contre la tyrannie ; Eschyle, ce frère cadet d’Homère, et qui a l’air d’être son aîné !

– Bravo ! bravo ! dit une voix. Vous faites de la littérature fort belle, par ma foi. Pendant ce temps-là, on s’égorge dans le quartier Feydeau et à la section Le Peletier. – Tenez, entendez-vous les cloches ? Elles sont revenues de Rome.

– Ah ! c’est vous, Barbé-Marbois, dit Mme de Staël s’adressant à un homme d’une quarantaine d’années, fort beau, mais de cette beauté majestueuse et vide, comme on en rencontre au palais et dans la diplomatie, fort honnête homme, du reste, gendre de William Moore, président et gouverneur de la Pennsylvanie. D’où venez-vous comme cela ?

– De la Convention en ligne droite.

– Qu’y fait-on ?

– On s’y dispute. On met les sectionnaires hors la loi, arme les patriotes. Quant aux sectionnaires, vous les entendez, ils ont déjà retrouvé les cloches, preuve que ce sont des monarchistes déguisés. Demain, ils auront retrouvé leurs fusils, et nous aurons un joli tapage, je crois.

– Que voulez-vous ! dit un homme aux cheveux plats, aux tempes creuses, au teint livide, à la bouche de travers, laid de la double laideur humaine et animale, je leur dis tous les jours à la Convention : « Tant que vous n’aurez pas un Ministère de la police bien organisé et un ministre de la Police exerçant, non point parce que c’est son état, mais parce que c’est sa vocation, les choses iront à la diable. » Enfin, moi qui ai une douzaine de gaillards pour mon plaisir, moi qui fais de la police en amateur, parce que ça m’amuse de faire de la police… eh bien ! je suis mieux renseigné que le gouvernement.

– Et que savez-vous, monsieur Fouché ? demanda Mme de Staël.

– Ah ! ma foi, madame la baronne, je sais que les chouans ont été convoqués de toutes les parties du royaume, et qu’avant-hier, chez Lemaistre… Vous connaissez Lemaistre, baronne ?

– N’est-ce pas l’agent des princes ?

– Lui-même. Eh bien ! le Jura et le Morbihan s’y donnaient la main.

– Ce qui veut dire ?… demanda Barbé-Marbois.

– Ce qui veut dire que Cadoudal y renouvelait son serment de fidélité, et le comte de Sainte-Hermine son serment de vengeance.

Les autres salons avaient afflué dans le premier et se pressaient autour de trois ou quatre derniers venus, porteurs des nouvelles que nous avons dites.

– Nous savons bien ce que c’est que Cadoudal, répondit Mme de Staël ; c’est un chouan qui, après avoir combattu dans la Vendée, a repassé la Loire ; mais qu’est-ce que le comte de Sainte-Hermine ?

– Le comte de Sainte-Hermine est un jeune homme noble d’une des meilleures familles du Jura. C’était le second de trois fils. Son père a été guillotiné, sa mère est morte de douleur, son frère a été fusillé à Auenheim, et il a juré de venger son frère et son père. Le mystérieux président de la section Le Peletier, le fameux Morgan qui est venu insulter la Convention jusque dans la salle des séances, savez-vous qui c’est ?

– Non.

– Eh bien ! c’est lui !

– En vérité, monsieur Fouché, dit Benjamin Constant, vous avez manqué votre vocation. Vous ne devriez être ni marin, ni prêtre, ni professeur, ni député, ni représentant en mission. Vous devriez être ministre de la Police.

– Et si je l’étais, dit Fouché, Paris serait plus tranquille qu’il ne l’est à cette heure. Je vous demande si ce n’est pas profondément absurde de reculer devant les sections. Menou devrait être fusillé.

– Citoyen, dit Mme de Krüdner, qui affectait les formes républicaines, voici le citoyen Garat qui nous arrive ; il sait peut-être quelque chose. – Garat, que savez-vous ?

Et elle poussa dans le cercle un homme de trente à trente et un ans, mis avec une élégance parfaite.

– Il sait qu’une blanche vaut deux noires, dit la voix railleuse de Benjamin Constant.

Garat se haussa sur la pointe des pieds, pour chercher l’auteur de la mauvaise plaisanterie qu’il venait d’entendre.

Il était fort sur la blanche, Garat ; c’était le chanteur le plus étonnant qui eût jamais existé, et, de plus, un des incroyables les plus complets que nous ait conservés le spirituel pinceau d’Horace Vernet. Il était neveu du conventionnel Garat, qui lut en pleurant à Louis XVI sa sentence de mort.

Fils d’un avocat distingué, qui voulait faire de lui un avocat, la nature et l’éducation en firent un chanteur.

La nature lui avait octroyé une merveilleuse voix de ténor.

Un Italien, nommé Lamberti, lui donna, conjointement avec François Beck, directeur du Théâtre de Bordeaux, des leçons qui lui inspirèrent un tel entraînement pour la musique, que, venu à Paris pour y faire son cours de droit, il y fit un cours de chant. Ce que voyant, son père lui supprima sa pension.

Le comte d’Artois le nomma alors son secrétaire particulier, et le fit entendre à la reine Marie-Antoinette, qui l’admit immédiatement à ses concerts particuliers.

Garat était donc complètement brouillé avec son père, car rien ne brouille les pères avec les enfants comme la suppression d’une pension. Le comte d’Artois partait pour Bordeaux ; il proposa à Garat de l’emmener. Celui-ci hésita un instant, mais le désir de se faire voir à son père dans cette position nouvelle l’emporta.

À Bordeaux, il rencontra son ancien maître Beck dans la misère, il eut l’idée d’organiser un concert à son bénéfice.

La curiosité d’entendre un de leurs compatriotes, qui s’était déjà fait une certaine réputation comme chanteur, poussa les Bordelais au spectacle.

La recette fut énorme, et le succès de Garat tel, que son père, qui assistait à la représentation, quittant sa place, alla se jeter dans ses bras.

Moyennant cette amende honorable coram populo, Garat lui pardonna.

Jusqu’à la Révolution, Garat resta amateur ; mais la perte de sa fortune en fit un artiste. En 1793, il voulut passer en Angleterre ; son navire, emporté par le vent, alla aborder à Hambourg. Sept ou huit concerts donnés avec le plus grand succès lui permirent de revenir en France avec un millier de louis dont chacun valait sept ou huit mille francs en assignats. Ce fut à son retour qu’il rencontra Mme de Krüdner, et se lia avec elle.

La réaction thermidorienne adopta Garat, et, à l’époque où nous sommes arrivés, il n’y avait pas un grand concert, une grande représentation, un salon élégant, où Garat ne figurât en tête des artistes, des chanteurs ou des invités.

Cette haute fortune rendait Garat, comme nous l’avons dit, très susceptible. Aussi n’y avait-il rien d’étonnant qu’il se haussât sur la pointe des pieds pour savoir quel était celui qui avait borné sa science à ce principe musical, incontestable, qu’une blanche vaut deux noires.

On se rappelle que c’était Benjamin Constant, autre incroyable, non moins susceptible sur le point d’honneur que Garat.

– Ne cherche point, citoyen, lui dit-il en lui tendant la main, c’est moi qui ai avancé cette opinion hasardée. Si tu sais autre chose, dis-nous-le.

Garat serra franchement la main qui lui était offerte.

– Ma foi, non, répondit-il. Je sors de la Salle Cléry ; ma voiture n’a pas pu passer au Pont-Neuf, qui est gardé ; j’ai été obligé de longer les quais, où les tambours font un bruit de tous les diables ; j’ai pris le pont de l’Égalité. – Il pleuvait à verse. – Mme Todi et Mara ont chanté à merveille deux ou trois morceaux de Gluck et de Cimarosa.

– Quand je vous le disais ! reprit Benjamin Constant.

– Ce n’est pas le bruit des tambours que l’on entend ? fit une voix.

– Si fait, reprit Garat ; mais ils sont détendus par la pluie, et rien n’est plus lugubre que le son d’un tambour mouillé.

– Ah ! voici Boissy d’Anglas ! s’écria Mme de Staël ; il vient probablement de la Convention, à moins qu’il n’ait donné sa démission de président.

– Oui, baronne, dit Boissy d’Anglas avec son sourire mélancolique, j’arrive de la Convention ; mais je voudrais vous apporter de meilleures nouvelles.

– Bon ! fit Barbé-Marbois ; un autre prairial ?

– Si ce n’était que cela ! reprit Boissy d’Anglas.

– Qu’est-ce donc ?

– Ou je me trompe fort, ou, demain, Paris tout entier sera en feu. Cette fois, c’est de la vraie guerre civile. Aux dernières sommations, la section Le Peletier a répondu : « La Convention a cinq mille hommes, les sections en ont soixante mille ; nous donnons jusqu’au point du jour aux conventionnels pour vider la salle des séances. Sinon nous nous chargeons de les en chasser. »

– Et que comptez-vous faire, messieurs ? demanda Mme Récamier de sa douce et charmante voix.

– Mais, madame, dit Boissy d’Anglas, nous comptons faire ce que firent les sénateurs romains, quand les Gaulois s’emparèrent du Capitole : mourir sur nos sièges.

– Comment pourrait-on voir cela ? demanda M. Récamier avec le plus grand sang-froid. J’ai vu le massacre de la Convention en détail, je serais curieux de le voir en masse.

– Venez demain, de midi à une heure, répliqua Boissy d’Anglas, avec le même sang-froid ; il est probable que c’est le moment où la chose commencera.

– Eh bien ! pas du tout, dit un nouvel arrivant, vous n’aurez pas la gloire du martyre, et vous êtes tous sauvés.

– Voyons ! pas de plaisanterie, Saint-Victor, dit Mme de Staël.

– Madame, je ne plaisante jamais, repartit Coster en s’inclinant, et en saluant d’une même inclination de tête la baronne de Staël, la baronne de Krüdner, Mme Récamier et les autres femmes qui se trouvaient là.

– Mais, enfin, qu’y a-t-il de nouveau, qui vous fait croire à ce sauvetage général ? demanda Benjamin Constant.

– Il y a, messieurs et mesdames – je me trompe, citoyens et citoyennes – il y a que, sur la proposition du citoyen Merlin (de Douai), la Convention nationale vient de décréter que le général de brigade Barras est nommé commandant de la force armée, et cela, en souvenir de thermidor. Il a une grande taille, il a une voix forte, il ne peut pas faire de longs discours, c’est vrai, mais il excelle à improviser quelques phrases énergiques et véhémentes. Vous voyez bien que, du moment que c’est le général Barras qui défend la Convention, la Convention est sauvée. Et maintenant que j’ai rempli mon devoir, madame la baronne, en vous rassurant, vous et ces dames, je rentre chez moi et je vais me préparer.

– À quoi ? demanda Mme de Staël.

– À me battre contre lui demain, madame la baronne, et de tout cœur, je vous en réponds.

– Ah ! çà, vous êtes donc royaliste, Coster ?

– Mais oui, répondit le jeune homme, je trouve que c’est le parti dans lequel il y a le plus de jolies femmes. Et puis… et puis… j’ai encore d’autres raisons qui ne sont connues que de moi seul.

Et, saluant une seconde fois avec son élégance accoutumée, il sortit, laissant tout le monde commenter la nouvelle qu’il apportait, et qui, il faut le dire, ne rassurait pas tout le monde, quoi qu’en dît Coster de Saint-Victor.

Mais comme le tocsin redoublait, comme les tambours ne cessaient pas de battre, comme la pluie ne cessait pas de tomber, comme il n’y avait point de chance, après cette communication, d’en recevoir de nouvelles, comme enfin quatre heures sonnaient à la pendule de bronze représentant un Marius sur les ruines de Carthage, chacun appela sa voiture, et se retira en cachant une inquiétude réelle sous une fausse sécurité.

Chapitre XVII. L’Hôtel des Droits-de-l’Homme §

Comme l’avait annoncé Coster de Saint-Victor, Barras, vers une heure du matin, avait été nommé commandant de la force armée de Paris et de l’intérieur.

Les autorités civiles et militaires étaient tenues de lui obéir.

Ce choix ne méritait pas le ton dérisoire avec lequel l’avait annoncé Coster de Saint-Victor : Barras était brave, plein de sang-froid, tout dévoué à la cause de la liberté, et il avait donné à Toulon des preuves irrécusables de son courage et de son patriotisme.

Il ne se dissimula point tout le danger de sa situation et la terrible responsabilité qui pesait sur sa tête.

Cependant il resta parfaitement calme. Lorsqu’il avait poussé lui-même à sa nomination, il se savait un auxiliaire, inconnu à tous, mais sur lequel il comptait.

Il quitta donc le palais des Tuileries aussitôt après sa nomination, s’enveloppa d’une grande redingote couleur de muraille, hésita un instant pour voir s’il prendrait une voiture ; mais, pensant que sa voiture fixerait l’attention et pourrait être arrêtée, il se contenta de tirer de sa poche une paire de pistolets qu’il passa à sa ceinture de député, et qui disparurent sous sa redingote.

Puis il sortit par le guichet de l’Échelle, prit la rue Traversière, longea le Palais-Royal, suivit un instant la rue Neuve-des-Petits-Champs, et se trouva en face de la rue des Fossés-Montmartre.

Il pleuvait à verse.

Tout était dans un désordre effrayant, et ce désordre, Barras le connaissait. Il savait que l’artillerie de position était encore au camp des Sablons et n’était gardée que par cent cinquante hommes.

Il savait qu’il n’y avait que quatre-vingt mille cartouches en magasin, point de vivres, point d’eau-de-vie.

Il savait que la communication avec l’état-major, établi boulevard des Capucines, était interrompue par les sectionnaires du Club Le Peletier, qui poussaient leurs sentinelles, par la rue des Filles-Saint-Thomas, jusqu’à la place Vendôme et à la rue Saint-Pierre-Montmartre.

Il connaissait l’orgueilleuse exaspération des sectionnaires, qui, ainsi qu’on l’a vu, avaient publiquement levé l’étendard de la révolte, l’expédition de la veille, si mal dirigée par Menou, si vigoureusement reçue par Morgan, ayant doublé leur force réelle et décuplé leur force morale.

En effet, de tous côtés on répétait que cette section, cernée par trente mille conventionnels, leur avait imposé par son courage et les avait, par les plus savantes dispositions, forcés à une retraite honteuse. On ne parlait que de l’audace avec laquelle Morgan avait été se placer entre les deux troupes, de son grand air, de la hauteur avec laquelle il avait apostrophé le général Menou et le représentant Laporte.

On disait tout bas que c’était un grand, mais très grand personnage, arrivé depuis quatre jours seulement de l’émigration, et accrédité près du Comité royaliste de Paris par le Comité royaliste de Londres.

La Convention n’inspirait déjà plus de haine, mais seulement du mépris.

Et, en effet, que craindre d’elle ? – Toutes les sections, épargnées par sa faiblesse, s’étaient fédérées pendant la nuit du 11, et, pendant la nuit du 12, avaient envoyé des détachements pour soutenir la section mère.

On regardait donc la Convention nationale comme anéantie, et c’était à qui chanterait le De profundis sur le cadavre de la pauvre défunte.

Aussi, dans sa route, Barras rencontrait-il à chaque pas quelqu’un de ces détachements venus au secours de la section Le Peletier, qui lui criaient : « Qui vive ? » et auxquels il répondait : « Sectionnaire ! »

Aussi, à chaque pas, était-il croisé par un de ces tambours battant lamentablement le rappel ou la générale, sur la peau détendue de leur instrument, dont les sons lugubres et sinistres semblaient accompagner un convoi funèbre.

En outre, des hommes se glissaient dans les rues comme des ombres, frappaient aux portes, appelaient les citoyens par leur nom, les conjuraient de s’armer et de se réunir à la section pour protéger leurs femmes et leurs enfants, que les terroristes avaient juré d’égorger.

Peut-être, en plein jour, ces manœuvres eussent-elles eu moins d’influence ; mais le côté mystérieux des actions qui s’accomplissent dans la nuit, mais ces supplications prononcées à voix basse, comme si l’on craignait que les assassins ne les entendissent, cette lugubre et incessante plainte des tambours, ces élans de cloche, éclatant tout à coup dans les airs, tout cela jetait un trouble immense dans la ville, et annonçait que planait au-dessus d’elle un danger encore indéfini, mais terrible.

Barras voyait et entendait tout cela. Ce n’était plus un simple rapport qui lui rendait compte de la situation de Paris, c’était lui qui la touchait du doigt. Aussi, à partir de la rue Neuve-des-Petits-Champs, avait-il doublé le pas, traversé presque en courant la place des Victoires ; puis s’élançant rue des Fossés-Montmartre, et se glissant le long des maisons, il était arrivé enfin à la porte du petit Hôtel des Droits-de-l’Homme.

Là il s’arrêta, fit quelques pas en arrière pour lire, à la lueur douteuse d’un réverbère, l’enseigne qu’il cherchait, et, se rapprochant de la porte, il frappa vigoureusement avec le marteau.

Un garçon de service veillait, et, comme il mesurait probablement l’importance de celui qui frappait à sa manière de frapper, il ne le fit pas attendre.

La porte s’ouvrit avec précaution.

Barras se glissa par l’entrebâillement et referma l’huis derrière lui.

Puis sans attendre que le garçon s’informât des causes de cette précaution, que motivait d’ailleurs la situation de la ville :

– Le citoyen Bonaparte, demanda-t-il, il loge ici, n’est-ce pas ?

– Oui, citoyen.

– Il est chez lui ?

– Il est rentré, il y a une heure à peu près.

– Où est sa chambre ?

– Au quatrième, au bout du corridor, N° 47.

– À droite ou à gauche ?

– À gauche.

– Merci.

Barras s’élança rapidement dans l’escalier, franchit les quatre étages, prit le corridor à gauche, et s’arrêta devant la porte du N° 47.

Une fois là, il frappa trois coups.

– Entrez ! dit une voix brève et qui semblait faite pour le commandement.

Barras tourna la clé et entra.

Il se trouva alors dans une chambre meublée d’un lit sans rideaux, de deux tables, l’une grande, l’autre petite, de quatre chaises et d’un globe terrestre.

Un sabre et une paire de pistolets étaient suspendus à la muraille.

À la petite table, un jeune homme, complètement vêtu, à l’exception de son habit d’uniforme, jeté sur une chaise, étudiait, à la lueur d’une lampe, un plan de Paris.

Au bruit qu’avait fait Barras en heurtant à la porte, il s’était à demi retourné sur sa chaise pour voir quelle visite inattendue lui arrivait à une pareille heure.

Placé comme il l’était, sa lampe éclairait les trois quarts de son visage, laissant le reste dans l’ombre.

C’était un jeune homme de vingt-cinq à vingt-six ans à peine, au teint olivâtre, s’éclaircissant légèrement aux tempes et au front, aux cheveux noirs, plats, séparés par une raie tracée au milieu du crâne, et descendant jusqu’au-dessous des oreilles.

Ses yeux d’aigle, son nez droit, son menton vigoureusement dessiné, sa mâchoire inférieure, s’élargissant en se rapprochant des oreilles, ne laissaient aucun doute sur ses aptitudes. C’était un homme de guerre appartenant à la race conquérante.

Vu ainsi, éclairé de cette façon, son visage avait quelque chose d’une médaille de bronze ; sa maigreur en rendait toute l’ossature visible.

Chapitre XVIII. Le citoyen Bonaparte §

Barras referma la porte et entra dans le cercle de lumière projeté par la lampe. Seulement alors le jeune homme le reconnut.

– Ah ! c’est vous, citoyen Barras ? lui dit-il sans se lever.

Barras se secoua, car il était tout trempé, et jeta son chapeau tout ruisselant sur une chaise.

Le jeune homme le regarda bien.

– Oui, c’est moi, dit-il, citoyen Bonaparte.

– Quel vent vous amène à cette heure dans la cellule d’un pauvre soldat mis en disponibilité ? sirocco ou mistral ?

– Mistral, mon cher Bonaparte, mistral, et des plus violents même !

Le jeune homme se mit à rire d’un rire sec, mais strident, qui montra de petites dents fines, aiguës et blanches.

– J’en sais quelque chose, dit-il, j’ai fait le tour de Paris, ce soir.

– Et votre avis ?…

– Est, comme la section Le Peletier en a menacé la Convention, que la tempête sera pour demain.

– Que faisiez-vous là, en attendant ?

Le jeune homme se leva seulement alors, et, appuyant le bout de l’index sur la table :

– Vous le voyez, dit-il montrant à Barras un plan de Paris, je m’amusais à calculer, si j’étais général de l’intérieur à la place de cet imbécile de Menou, de quelle façon je m’y prendrais pour en finir avec tous ces bavards.

– Et comment vous y prendriez-vous ? demanda en riant Barras.

– Je tâcherais de me procurer une douzaine de canons qui parleraient plus haut qu’eux.

– Eh ! en effet, ne me disiez-vous pas un jour, à Toulon, que, de la terrasse du bord de l’eau, vous aviez été témoin de l’émeute du 20 juin ?

Le jeune homme haussa les épaules avec mépris.

– Oui, dit-il, j’ai vu votre pauvre roi Louis XVI se coiffer du bonnet rouge, ce qui n’a pas empêché sa tête de tomber, mais ce qui l’a fait tomber avilie. Et je disais même à Bourrienne, qui était ce jour-là avec moi : « Comment a-t-on pu laisser entrer toute cette canaille au château ? Il fallait en balayer quatre ou cinq cents avec du canon, le reste courrait encore. »

– Par malheur, reprit Barras, ce n’est pas quatre ou cinq cents qu’il faudrait balayer aujourd’hui, c’est quatre ou cinq mille.

Le jeune homme fit avec ses lèvres un mouvement insoucieux.

– Différence dans le chiffre, voilà tout, répliqua-t-il ; mais qu’importe, pourvu que le résultat soit le même ? Le reste est du détail.

– Si bien que vous étiez en train de battre les insurgés, quand je suis venu vous déranger ?

– J’y tâchais.

– Et vous avez fait votre plan ?

– Oui.

– Et quel serait-il ?

– C’est selon : de combien de soldats pouvez-vous disposer ?

– De cinq ou six mille, en y comprenant le bataillon sacré des patriotes.

– Avec cela, il ne faut pas compter faire la guerre des rues contre quarante-cinq ou cinquante mille hommes, je vous en préviens.

– Évacueriez-vous Paris ?

– Non, mais je ferais de la Convention un camp retranché. J’attendrais l’attaque des sections, et je les foudroierais dans la rue Saint-Honoré, sur la place du Palais-Royal, sur les ponts et sur les quais.

– Eh bien ! j’adopte votre plan, dit Barras. Vous chargerez-vous de l’exécuter ?

– Moi ?

– Oui, vous !

– Et en quelle qualité ?

– En qualité de général en second de l’intérieur.

– Et quel est le général en premier ?

– Le général en premier ?

– Oui.

– C’est le citoyen Barras.

– J’accepte, dit le jeune homme en lui tendant la main, mais à une condition.

– Ah ! ah ! vous faites des conditions, vous ?

– Pourquoi pas ?

– Dites.

– Si nous réussissons, si demain soir tout est rentré dans l’ordre, si l’on se décide à faire sérieusement la guerre à l’Autriche, je pourrai compter sur vous, n’est-ce pas ?

– Si nous réussissons demain, d’abord, je vous laisse toute la gloire de la journée, et je demande pour vous le commandement en chef de l’armée du Rhin ou de l’armée de la Moselle.

Bonaparte secoua la tête.

– Je ne vais, dit-il, ni en Hollande ni en Allemagne.

– Pourquoi cela ?

– Parce qu’il n’y a rien à y faire.

– Où voulez-vous donc aller ?

– En Italie… Il n’y a qu’en Italie, sur les champs de bataille d’Annibal, de Marius et de César, qu’il y ait quelque chose à faire.

– Si l’on fait la guerre en Italie, c’est vous qui conduirez cette guerre, je vous en donne ma parole d’honneur.

– Merci. Occupons-nous d’abord de demain ; il n’y a pas de temps à perdre.

Barras tira sa montre.

– Je crois bien, dit-il, il est trois heures du matin.

– Combien avez-vous de pièces de canon aux Tuileries ?

– Six pièces de quatre, mais sans canonniers.

– On en trouvera. La chair est moins rare que le bronze. Combien de coups de fusil à tirer ?

– Eh !… quatre-vingt mille tout au plus.

– Quatre-vingt mille ? Il y a juste de quoi tuer quatre-vingts hommes, en supposant encore qu’un coup porte sur mille. Par bonheur, il nous reste trois heures de nuit. Il faut envoyer prendre au camp des Sablons tout ce qu’il y a de pièces, d’abord pour que l’ennemi ne s’en empare pas, ensuite pour les avoir. Il faut tirer de la gendarmerie et du bataillon de 89 des canonniers pour servir ces pièces. Il faut faire venir des cartouches de Meudon et de Marly, et en commander un million. Puis enfin il faut trouver des chefs sur lesquels nous puissions compter.

– Nous avons, dans le bataillon sacré, tous ceux qui, comme nous, ont été destitués par Aubry.

– À merveille ! Ce ne sont pas des hommes de tête, ce sont des hommes d’exécution ; mais c’est tout ce qu’il nous faut.

Et le jeune officier se leva, boucla son sabre, boutonna son habit, éteignit sa lampe en murmurant :

– Ô fortune ! fortune ! est-ce que je te tiendrais ?

Tous deux descendirent et se dirigèrent vers la Convention.

Barras remarqua que le jeune officier n’emportait pas la clé de sa chambre, ce qui prouvait qu’il n’y avait pas grand-chose à voler chez lui.

Cinq heures après, c’est-à-dire à huit heures du matin, voici où l’on en était : on était arrivé à temps au camp des Sablons pour faire filer l’artillerie sur Paris ; on avait établi une fabrique de cartouches à Meudon ; des pièces avaient été placées à toutes les issues, et des feux masqués étaient établis pour le cas où quelques-uns des débouchés seraient forcés.

Deux pièces de huit et deux obusiers avaient été mis en batterie sur la place du Carrousel, tant pour suivre les colonnes que pour foudroyer les fenêtres des maisons d’où l’on voudrait tirer sur la place.

Le général Verdier commandait au palais National ; en cas de blocus, la subsistance de la Convention et de ses cinq mille hommes était assurée pour quelques jours.

L’artillerie et les troupes étaient donc distribuées tout autour de la Convention, dans le cul-de-sac du Dauphin, dans les rues de Rohan et Saint-Nicaise, au palais Égalité, au pont de la Révolution, sur la place de la Révolution et sur la place Vendôme.

Un petit corps de cavalerie et deux mille hommes d’infanterie furent mis en réserve au Carrousel et dans le jardin des Tuileries.

Ainsi, cette grande Convention nationale de France, qui avait renversé une monarchie de huit siècles, qui avait fait chanceler tous les trônes, qui avait fait trembler l’Europe, qui avait chassé les Anglais de la Hollande, les Prussiens et les Autrichiens de la Champagne et de l’Alsace, repoussé l’Espagne à soixante lieues au-delà des Pyrénées, écrasé deux Vendées, cette grande Convention nationale de France qui venait de réunir à la France, Nice, la Savoie, la Belgique et le Luxembourg, dont les armées, débordant sur l’Europe, avaient franchi le Rhin comme un ruisseau et menaçaient de poursuivre jusqu’à Vienne l’aigle de la maison de Habsbourg, la Convention ne possédait plus à Paris que le cours de la Seine, de la rue Dauphine à la rue du Bac, et, de l’autre côté de la rivière, que le terrain compris entre la place de la Révolution et la place des Victoires, n’ayant pour la défendre contre tout Paris que cinq mille hommes et un général à peu près inconnu.

Chapitre XIX. Le citoyen Garat §

Sur quelques points et particulièrement au Pont-Neuf, les sentinelles des sections et celles de la Convention étaient si rapprochées, qu’elles pouvaient causer les unes avec les autres.

Quelques escarmouches sans importance eurent lieu dans la matinée.

La section Poissonnière arrêta l’artillerie et les hommes dirigés vers la section des Quinze-Vingts.

Celle du Mont-Blanc enleva un convoi de subsistances envoyé pour les Tuileries.

Un détachement de la section Le Peletier s’empara de la banque.

Enfin, Morgan, avec un corps de cinq cents hommes, presque tous émigrés ou chouans, tous portant le collet de l’habit et le pompon verts, s’avança vers le Pont-Neuf, tandis que la section de la Comédie-Française descendait par la rue Dauphine.

Vers quatre heures de l’après-midi, cinquante mille hommes à peu près entouraient la Convention.

On sentait dans l’air comme des bouffées de chaudes haleines et des menaces furieuses.

Pendant la journée, les conventionnels avaient eu plusieurs pourparlers avec les sectionnaires. Des deux parts, on s’était tâté.

Ainsi, vers midi, le représentant du peuple Garat avait été chargé de porter un arrêté du gouvernement à la section de l’Indivisibilité.

Il prit une escorte de trente cavaliers, moitié dragons, moitié chasseurs. Les bataillons du Muséum et des gardes-françaises qui s’étaient réunis à la Convention, et qui stationnaient sur les terrains du Louvre, lui portèrent les armes.

Quant au Pont-Neuf, il était gardé par les républicains, commandés par ce même général Carteaux qui avait eu Bonaparte sous ses ordres à Toulon, et qui était bien étonné de se trouver à son tour sous les siens.

Au Pont-au-Change, Garat trouva un bataillon de sectionnaires qui l’arrêta. Mais Garat était un homme d’exécution ; il prit un pistolet dans ses fontes et commanda à ses trente cavaliers de tirer le sabre hors du fourreau.

À la vue du pistolet et au cliquetis du fer, les sectionnaires le laissèrent passer.

Garat était chargé d’entraîner la section de l’Indivisibilité au parti de la Convention. Mais malgré ses instances, elle déclara être décidée à garder la neutralité.

Il devait, de là, s’informer auprès des bataillons de Montreuil et de Popincourt si leur intention était de soutenir les sectionnaires ou la Convention.

En conséquence, il s’achemina vers le faubourg. À l’entrée de la grande rue, il trouva le bataillon de Montreuil sous les armes.

D’une seule voix, à la vue du représentant du peuple, le bataillon cria :

– Vive la Convention !

Garat voulut l’emmener avec lui.

Mais il attendait le bataillon de Popincourt, qui, lui aussi, s’était déclaré pour la Convention. Seulement, on lui annonça que deux cents hommes du bataillon des Quinze-Vingts restés en arrière demandaient à marcher au secours du château.

Garat s’informe de leur position, va à eux, et les interroge.

– Marche à notre tête, lui disent-ils, et nous te suivons.

Garat met à leur tête ses quinze dragons, à leur queue ses quinze chasseurs, marche en avant de la petite troupe, le pistolet au poing, et les deux cents hommes, dont cinquante seulement sont armés, prennent le chemin de la Convention.

On passa devant le bataillon de Montreuil ; Popincourt n’était pas encore arrivé. Montreuil voulait marcher seul, mais son commandement exigeait un ordre de Barras.

De retour aux Tuileries, Garat le lui envoya par un aide de camp.

Le bataillon se mit aussitôt en marche et arriva d’assez bonne heure pour prendre part à l’action.

Pendant ce temps, Carteaux venait prendre le commandement du détachement avec lequel il devait garder le Pont-Neuf. Il n’avait que trois cent cinquante hommes et deux pièces de canon.

Il fit dire à Bonaparte qu’il ne pouvait tenir avec ce peu de forces.

Il reçut pour toute réponse cette ligne écrite en caractères presque illisibles :

Vous tiendrez cependant jusqu’à la dernière extrémité.

Bonaparte.

Ce fut le premier ordre écrit donné par le jeune général : on peut y reconnaître son style et sa netteté.

Mais, vers deux heures de l’après-midi, une colonne de mille à douze cents hommes bien armés, composée des sections de l’Unité et de la Fontaine-de-Grenelle, s’avança sur la partie du Pont-Neuf qui touche à la rue Dauphine. Là, elle fut arrêtée par les avant-postes de cavalerie.

Alors, un citoyen sectionnaire, porteur d’un magnifique bouquet noué avec un ruban tricolore, sortit des rangs.

Carteaux envoya son aide de camp pour défendre à la colonne d’avancer, à moins que son commandant ne fût porteur d’un ordre du Comité de salut public ou du général en chef Barras.

L’aide de camp revint accompagné du chef de brigade de l’Unité, lequel déclara, au nom des deux sections, qu’il apportait la branche d’olivier et voulait fraterniser avec le général et les troupes qu’il avait sous ses ordres.

– Allez dire à votre président, répondit Carteaux, que ce n’est point à moi, que c’est à la Convention nationale qu’il faut offrir la branche d’olivier ; qu’une députation de quatre citoyens sans armes se détache, et je la ferai conduire à la Convention, qui seule peut recevoir ce symbole de paix et de fraternité.

Ce n’était point là la réponse qu’attendait le chef de brigade ; aussi fit-il répondre de son côté qu’on allait délibérer, et qu’après la délibération on se reverrait de plus près et plus fraternellement.

Le chef de brigade se retira et les deux sections se rangèrent en bataille le long du quai Conti et du quai Malaquais.

Cette disposition annonçait des projets hostiles, qui furent bientôt confirmés.

Vers trois heures, Carteaux vit s’avancer par la rue de la Monnaie une colonne si forte, que le front en remplissait toute la rue, et que, quoique placé sur le point culminant du Pont-Neuf, le général ne put en voir la fin.

Une troisième colonne arrivait en même temps par le quai de la Ferraille, tandis qu’une quatrième filait par les derrières pour couper le poste du Pont-Neuf par le quai de l’École.

Malgré l’ordre reçu de tenir jusqu’à la dernière extrémité, le général Carteaux comprit qu’il n’y avait pas une minute à perdre pour battre en retraite, et cela sans laisser voir sa faiblesse à l’ennemi.

L’ordre fut donné immédiatement aux canonniers de mettre les avant-trains à leurs pièces.

Deux pelotons ouvrirent immédiatement le chemin jusqu’au jardin de l’Infante ; les deux pièces marchaient ensuite.

Le reste de la troupe était divisé en quatre pelotons : un qui faisait face aux sectionnaires venant par la rue de la Monnaie ; un autre qui menaçait la colonne du quai de la Ferraille ; les derniers autres enfin qui protégeaient la retraite de l’artillerie.

La cavalerie resta formée au milieu du Pont-Neuf pour arrêter la colonne de l’Unité et masquer la manœuvre.

À peine le général eut-il pris position au jardin de l’Infante, qu’il rappela à lui les deux pelotons faisant face à la rue de la Monnaie et au quai de la Ferraille, ainsi que la cavalerie.

Le mouvement se fit dans le plus grand ordre, mais le poste abandonné fut aussitôt occupé par les troupes sectionnaires.

Pendant ce temps, Garat revenait avec ses quinze dragons, ses quinze chasseurs et ses deux cents hommes de la section des Quinze-Vingts, dont cinquante seulement étaient armés.

Le Pont-Neuf était hérissé de baïonnettes. Il crut que c’étaient celles des républicains qu’il y avait laissés. Mais, lorsque sa colonne fut engagée, il reconnut, aux collets et aux pompons verts, qu’il se trouvait, non seulement au milieu d’un corps de sectionnaires, mais d’un corps de chouans.

Au même instant, le commandant de la troupe, qui n’était autre que Morgan, s’avança vers lui, en le reconnaissant pour l’avoir vu à la Convention.

– Pardon, monsieur Garat, lui dit-il en mettant le chapeau à la main et en lui faisant un salut, il me semble que vous êtes dans l’embarras, je voudrais vous être bon à quelque chose ; que désirez-vous ?

Garat le reconnut de son côté, et comprit la plaisanterie.

Mais, désirant le prendre sur un autre ton ;

– Je désire, monsieur le président, dit-il, en armant un pistolet, que vous me livriez passage, à moi et à mes hommes.

Mais Morgan continua de prendre la chose en plaisantant.

– Rien de plus juste, dit-il, et nous vous le devons bien, quand ce ne serait que pour répondre à l’honnêteté du général Carteaux, qui vient de nous livrer, sans coup férir, le poste que nous occupons. Seulement, désarmez votre pistolet. Un malheur est si vite arrivé. Supposez que le coup parte par accident, on croirait que vous avez tiré sur moi, et mes hommes vous mettraient en morceaux, vous et votre petite troupe, qui est à moitié désarmée, comme vous voyez ; ce qui me serait très désagréable, attendu que l’on dirait que nous avons abusé de la supériorité du nombre.

Garat désarma son pistolet.

– Mais enfin, demanda-t-il, dans quel but êtes-vous ici ?

– Vous le voyez bien, dit en riant Morgan, nous venons au secours de la Convention.

– Commandant, dit Garat, plaisantant à son tour, il faut convenir que vous avez une singulière façon de secourir les gens.

– Allons, je vois bien que vous ne me croyez pas, dit Morgan, et je m’aperçois qu’il faut vous dire toute la vérité. Eh bien ! nous sommes cent mille à Paris, et un million en France, n’est-ce pas, Coster ?

Le jeune muscadin auquel il s’adressait, et qui était armé jusqu’aux dents, se contenta de faire un signe goguenard de la tête, et de laisser échapper d’une voix flûtée le mot :

– Plus !

– Vous voyez, continua Morgan, voilà mon ami Saint-Victor, qui est un homme d’honneur, et qui affirme ce que je viens de dire. Eh bien ! nous sommes plus de cent mille à Paris, et plus d’un million en France, qui avons juré l’extermination des conventionnels, et l’anéantissement du monument où le jugement contre le roi a été rendu, et d’où sont parties, comme des vols d’oiseaux funèbres, tant de condamnations à mort. Il faut non seulement que les hommes soient punis, mais encore que l’expiation s’étende jusqu’aux pierres. Demain, pas un conventionnel ne sera vivant ; demain, le palais où siège la Convention sera rasé. Nous sèmerons du sel à la place où il s’élevait, et le terrain sur lequel il était bâti sera voué à l’exécration de la postérité.

– Si vous êtes si sûr du résultat de la journée, commandant, dit Garat reprenant le ton de la plaisanterie que Morgan avait quitté, il doit vous être indifférent d’avoir à combattre deux cents hommes de plus ou de moins.

– Complètement indifférent, répondit Morgan.

– En ce cas, pour la seconde fois, laissez-moi passer ; je désire mourir avec mes collègues et avoir pour tombeau cette Convention que vous devez renverser sur eux.

– Alors descendez de cheval, donnez-moi le bras et marchons en tête. – Messieurs, dit Morgan avec cette inflexion de voix qui, sans désigner l’incroyable, dénonçait l’aristocrate, soyons beaux joueurs. Le citoyen Garat demande à aller défendre avec ses deux cents hommes, dont cinquante seulement sont armés, la Convention nationale. Sa demande me paraît si juste, et la pauvre Convention me semble si malade, que je ne crois pas que nous devions nous opposer à ce bon sentiment.

Des éclats de rire ironiques accueillirent cette motion, qui n’eut pas même besoin, pour être adoptée, d’être mise aux voix. Chacun s’écarta, et, Morgan et Garat en tête, la colonne passa.

– Bon voyage ! leur cria Saint-Victor.

Chapitre XX. Les avant-postes §

Morgan fit semblant de ne pas s’apercevoir qu’il dépassait les avant-postes des sectionnaires. Seul des siens, tout en causant, donnant toujours le bras à Garat, il s’avança jusqu’à la colonnade.

Morgan était un de ces hommes de loyauté sincère qui ont confiance même dans leurs ennemis, et qui sont convaincus qu’en France surtout, ce qu’il y a de plus prudent, c’est le courage.

Arrivé à la colonnade du Louvre, Morgan se trouvait à vingt pas du front des conventionnels et à dix pas du général Carteaux, qui, magnifiquement vêtu et coiffé d’un chapeau orné d’un panache tricolore, dont les plumes en retombant venaient lui tourmenter l’œil, se tenait debout, appuyé sur son sabre.

– Vous avez là un bien beau tambour-major, dit Morgan à Garat, et je vous en fais mon compliment.

Garat sourit.

Ce n’était pas la première fois que, volontairement ou involontairement, la méprise était faite.

– Ce n’est point notre tambour-major, reprit-il, c’est notre commandant, le général Carteaux.

– Ah ! diable ! c’est lui qui aurait pu prendre Toulon, et qui a préféré le laisser prendre à un petit officier d’artillerie, nommé… comment l’appelez-vous donc ?… nommé Buonaparte, je crois… Ah ! présentez-moi donc à cet honnête citoyen ; j’adore les beaux hommes et surtout les beaux uniformes.

– Volontiers, dit Garat.

Et tous deux s’avancèrent vers Carteaux.

– Général, dit Garat au colosse en uniforme, j’ai l’honneur de te présenter le citoyen président de la section Le Peletier, qui non seulement vient de me livrer galamment passage au milieu de ses hommes, mais qui, encore, de peur qu’il ne m’arrivât malheur, a voulu m’accompagner jusqu’ici.

– Citoyen, dit Carteaux en se redressant pour ne pas perdre un pouce de sa taille, je me joins au citoyen conventionnel Garat pour te faire mes remerciements.

– Il n’y a pas de quoi, général, répondit Morgan avec sa courtoisie accoutumée. Je vous voyais de loin ; j’éprouvais le besoin de faire votre connaissance ; puis je voulais vous demander s’il ne vous plairait pas de nous céder sans effusion de sang le poste que voici, comme vous nous avez cédé l’autre.

– Est-ce une raillerie ou une proposition ? demanda Carteaux en grossissant encore sa grosse voix.

– C’est une proposition, répondit Morgan, et même une des plus sérieuses.

– Vous me paraissez trop homme de guerre, citoyen, reprit Carteaux, pour ne pas comprendre la différence qu’il y a entre cette position et l’autre.

» L’autre était attaquable de quatre côtés, et celle-ci n’est abordable que de deux seulement. Or, vous voyez, citoyen, deux pièces de canon prêtes à recevoir ceux qui viendront par le quai, et deux autres pièces en mesure d’accueillir ceux qui viendront par la rue Saint-Honoré.

– Mais pourquoi ne commencez-vous pas le feu, général ? demanda insoucieusement le jeune président. Il y a une belle portée de canon des jardins de l’Infante au Pont-Neuf, une centaine de pas à peine.

– Le général, qui veut laisser toute la responsabilité du sang versé aux sectionnaires, nous a positivement défendu de tirer les premiers.

– Quel général ? Barras ?

– Non. Le général Bonaparte.

– Tiens ! tiens ! tiens ! votre petit officier de Toulon ? Il a donc fait son chemin, et le voilà général comme vous ?

– Plus général que moi, dit Carteaux, puisque je suis sous ses ordres.

– Ah ! comme ça doit vous être désagréable, citoyen, et quelle injustice ! vous qui avez près de six pieds, obéir à un jeune homme de vingt-quatre ans, et qui n’a, à ce qu’on dit, que cinq pieds un pouce !

– Vous ne le connaissez pas ? demanda Carteaux.

– Non, je n’ai pas cet honneur.

– Eh bien ! commencez le feu, et, ce soir…

– Ce soir ?

– Ce soir vous aurez fait connaissance avec lui, je ne vous dis que cela.

En ce moment, on entendit battre aux champs, et, par la porte du Louvre, on vit sortir un élégant état-major, au milieu duquel Barras se distinguait par une élégance plus grande et Bonaparte par une extrême simplicité.

Il était maigre, petit comme nous l’avons dit, et, comme de l’endroit d’où le voyait Morgan on ne pouvait distinguer les admirables lignes de son visage, il paraissait sans importance, marchant, d’ailleurs, le second après Barras.

– Ah ! ah ! fit Morgan, voilà du nouveau !

– Oui, dit Garat. Tenez ! c’est justement le général Barras et le général Bonaparte qui vont visiter les avant-postes.

– Et lequel des deux est le général Bonaparte ? demanda Morgan.

– Celui qui monte le cheval noir.

– Mais c’est un enfant qui n’a pas eu encore le temps de grandir, dit Morgan avec un haussement d’épaules.

– Sois tranquille, dit Carteaux en lui posant la main sur l’épaule, il grandira.

Barras, Bonaparte et le reste de l’état-major s’avancèrent alors vers le général Carteaux.

– Je reste, dit Morgan à Garat, je veux voir ce Buonaparte de plus près.

– Alors, cachez-vous derrière moi, répliqua Garat, ou derrière Carteaux, il y a plus de place.

Morgan s’effaça et la cavalcade s’approcha du général.

Barras s’arrêta à la hauteur du général Carteaux, mais Bonaparte fit faire trois pas de plus à son cheval et se trouva seul au milieu du quai.

Il était à demi-portée de mousquet.

Quelques fusils s’abaissèrent vers lui dans les rangs des sectionnaires.

Morgan se jeta aussitôt en avant et d’un bond se trouva en avant du cheval sur lequel Bonaparte était monté. Puis, d’un geste de son chapeau, il fit relever les mousquets.

Bonaparte se haussa sur ses étriers sans paraître avoir remarqué ce qui venait de se passer devant lui.

Le Pont-Neuf, la rue de la Monnaie, le quai de la Vallée, la rue de Thionville et le quai Conti jusqu’à l’Institut regorgeaient d’hommes armés ; aussi loin que la vue pouvait s’étendre, sur le quai de l’École, le quai de la Mégisserie, le quai des Morfondus, on ne voyait que fusils reluisant au soleil, pressés comme des épis dans un champ de blé.

– Combien estimez-vous que vous avez d’hommes devant vous, citoyen Carteaux ? demanda Bonaparte.

– Je ne saurais trop dire, général, répondit Carteaux. En rase campagne, je ne me tromperais pas de mille hommes ; mais, au milieu de ces rues, de ces quais, de ces carrefours, je ne saurais apprécier sûrement.

– Général, si tu veux avoir un chiffre juste, dit en riant Garat, demande au citoyen qui vient d’empêcher qu’on ne tire sur toi. Il pourra te répondre pertinemment.

Bonaparte abaissa les yeux sur le jeune homme, et, comme s’il l’apercevait pour la première fois :

– Citoyen, dit-il en faisant un léger salut de tête, te plaît-il de me donner le renseignement que je désire ?

– Je crois que vous avez demandé, monsieur, dit Morgan affectant de donner cette qualité au général républicain, je crois que vous avez demandé le chiffre des hommes qui vous sont opposés ?

– Oui, dit Bonaparte en fixant un œil incisif sur son interlocuteur.

– Devant vous, monsieur, reprit Morgan, vous pouvez voir, visibles ou invisibles, de trente-deux à trente-quatre mille hommes ; du côté de la rue Saint-Roch, dix mille hommes ; de la place des Filles-Saint-Thomas jusqu’à la barrière des Sergents, dix autres mille hommes : cinquante-six mille hommes environ.

– C’est tout ? demanda Bonaparte.

– Trouvez-vous que ce ne soit point assez pour faire face à vos cinq mille combattants ?

– Et tu dis que tu es sûr du chiffre ? répondit Bonaparte sans répondre à la question.

– Parfaitement sûr. Je suis un de leurs principaux chefs.

Un éclair jaillit de l’œil du jeune général, qui regarda fixement Carteaux.

– Comment le citoyen sectionnaire est-il ici ? demanda-t-il. Est-il ton prisonnier ?

– Non, citoyen général, répondit Carreaux.

– Est-il venu en parlementaire ?

– Pas davantage.

Bonaparte fronça le sourcil.

– Mais il est dans vos rangs pour une cause quelconque cependant ? poursuivit-il.

– Citoyen général, dit Garat s’avançant, je suis tombé avec cent cinquante hommes sans armes, que j’étais allé recruter au faubourg Saint-Antoine, au milieu de la troupe du citoyen Morgan. Pour qu’il ne m’arrivât malheur, ni à moi ni à mes cent cinquante hommes, il m’a accompagné jusqu’ici, avec une loyauté et une générosité qui méritent nos remerciements. Citoyen Morgan, je te remercie donc du service que tu m’as rendu, et je déclare que non seulement sous aucun prétexte nous n’avons le droit de te retenir, mais encore qu’en te retenant nous ferions une action contraire à la loyauté et au droit des gens. Citoyen général Bonaparte, je te demande donc pour le citoyen la permission de se retirer.

Et Garat, s’avançant vers Morgan, lui donna une poignée de main, tandis que le général Bonaparte, étendant le bras vers les avant-postes sectionnaires, faisait signe à Morgan de regagner les siens.

Ce que celui-ci, après avoir salué courtoisement Bonaparte, fit en marchant à petits pas et en sifflant l’air de la Belle Gabrielle.

Chapitre XXI. Les marches de Saint-Roch §

Lorsque Morgan eut rejoint les sectionnaires et fait face au général, qui le salua cette fois en tirant son épée du fourreau, Bonaparte se retourna vers Carteaux et lui dit :

– Tu as bien fait, général, malgré l’ordre que j’avais donné, d’abandonner le Pont-Neuf. Tu ne pouvais pas, avec trois cents hommes, tenir contre trente-quatre mille ; mais, ici, tu as plus de mille hommes ; ici, ce sont les Thermopyles de la Convention, et il s’agit de t’y faire tuer, toi et tes mille hommes, plutôt que de reculer d’un pas. – Venez, Barras.

Barras salua le général Carteaux et suivit Bonaparte, comme s’il était déjà accoutumé à recevoir des ordres de lui.

Suivant alors le quai, le jeune général ordonna de mettre, un peu au-dessous du balcon de Charles IX, deux pièces de canon en batterie pour fouetter le flanc du quai Conti. Puis, continuant de suivre le quai, il rentra dans la cour du Carrousel.

Il était sorti par le pont tournant, situé à l’extrémité des Tuileries, avait traversé la place de la Révolution où se trouvait une forte réserve d’hommes et d’artillerie, avait suivi la ligne des Feuillants, de la place Vendôme, du cul-de-sac du Dauphin, de la rue Saint-Honoré, puis il était ressorti par le Louvre et était rentré par le Carrousel.

Au moment où Bonaparte et Barras disparaissaient dans le Carrousel par la porte du quai, on leur amenait, avec tout le cérémonial des villes de guerre, un parlementaire par la porte opposée, c’est-à-dire par le guichet de l’Échelle.

Le parlementaire marchait précédé d’un trompette.

Interrogé sur sa mission, il déclara être porteur des propositions du citoyen Danican, général en chef des sectionnaires.

Le parlementaire fut conduit par les deux généraux à la salle de la Convention.

On lui enleva le bandeau qui lui couvrait les yeux, et alors, d’une voix pleine de menaces, il offrit la paix, mais à condition qu’on désarmerait le bataillon des patriotes, et que les décrets de fructidor seraient rapportés.

À ce moment, on vit s’opérer à la Convention une de ces défaillances comme en éprouvent parfois, à leur honte, les grandes assemblées.

Et la chose étrange fut que la faiblesse éclata justement chez ceux où l’on croyait trouver la force.

Boissy d’Anglas, si grand, si ferme, si antique au 1er prairial, monta à la tribune et proposa d’accorder à Danican non pas ce qu’il demandait, mais une conférence où l’on pourrait s’entendre.

Un autre proposa de désarmer tous les patriotes de 89 dont la conduite, dans le cours de la Révolution, aurait été répréhensible.

Enfin, un troisième proposa, ce qui était bien pis, de se livrer à la loyauté des sections.

Lanjuinais, l’homme qui avait si résolument lutté contre les jacobins, Lanjuinais, qui avait osé s’élever contre les massacres de septembre, Lanjuinais eut peur et fut d’avis d’accueillir les réclamations des bons citoyens.

Les bons citoyens, c’étaient les sectionnaires.

Un conventionnel alla plus loin encore, il s’écria :

– On m’a dit que, dans le bataillon des patriotes de 89, il s’était glissé des assassins. Je demande qu’on les décime.

Mais alors Chénier s’élance à la tribune.

Le poète, au milieu de toutes ces têtes, lève son front, inspiré, cette fois, non plus par la muse du théâtre, mais par le génie de la patrie.

– En vérité, dit-il, je suis émerveillé qu’on ose vous entretenir de ce que demandent les sections en révolte. Il n’y a point de milieu pour la Convention. La victoire ou la mort ! Quand elle aura vaincu, elle saura séparer les gens égarés des coupables. On parle d’assassins, s’écrie Chénier, les assassins sont parmi les révoltés.

Lanjuinais monta à la tribune en disant :

– Je vois la guerre civile.

Vingt voix répondent en même temps :

– La guerre civile, c’est toi qui la fais !

Lanjuinais veut répliquer.

Les cris « À bas ! à bas ! » partent de tous les coins de la salle.

Il est vrai qu’on vient de voir apporter au général Bonaparte des faisceaux de fusils.

– Pour qui ces armes ? crie une voix.

– Pour la Convention, si elle en est digne, répond Bonaparte.

Le souffle du jeune général passe dans tous les cœurs.

– Des armes ! donnez-nous des armes ! crient les conventionnels ! Nous mourrons en combattant.

La Convention, un instant abaissée, se relève.

La vie n’est pas sauve encore, mais l’honneur est sauf. Bonaparte profite de cet éclair d’enthousiasme qu’il a allumé. Chaque député reçoit un fusil et un paquet de cartouches.

Barras s’écrie :

– Nous allons mourir dans la rue pour défendre la Convention ; c’est à vous, au besoin, de mourir ici pour la liberté.

Chénier, qui a été le héros de la séance, monte à la tribune, et, avec cette emphase qui n’est pas exempte d’une certaine grandeur, les bras levés au ciel :

– Ô toi ! dit-il, qui depuis six ans, au milieu des plus affreuses tempêtes, as conduit le vaisseau de la République à travers les écueils de tous les partis !… toi, par qui nous avons vaincu l’Europe avec un gouvernement sans gouvernants, des armées sans généraux, des soldats sans paie, génie de la Liberté, veille sur nous, tes derniers défenseurs !

En cet instant, comme si les vœux de Chénier étaient exaucés, les premiers coups de feu se font entendre.

Chaque député saisit son fusil, et, debout à sa place, déchire la cartouche et le charge.

Ce fut un moment solennel que celui où l’on n’entendit plus que le froissement de la baguette de fer dans le canon du mousquet.

Depuis le matin, les républicains, provoqués par les injures les plus grossières, et de temps en temps même par quelques coups de fusil isolés, obéissaient avec une héroïque patience à l’ordre qui défendait de faire feu.

Mais, attaqués cette fois par des coups de feu qui étaient partis d’une cour dont les sectionnaires s’étaient emparés, voyant un républicain tomber mort dans leurs rangs, voyant plusieurs blessés chanceler en demandant vengeance, ils avaient répondu par une décharge de peloton.

Bonaparte, aux premiers coups de fusil, s’était élancé dans la cour des Tuileries.

– Qui a commencé le feu ? s’écria-t-il.

– Les sectionnaires ! lui répondit-on de tous côtés.

– Alors, tout va bien ! dit-il. Et ce ne sera pas ma faute si nos uniformes sont rougis de sang français.

Il écoute.

Il lui semble alors que c’est vers Saint-Roch que le feu est le plus vif.

Il met son cheval au galop, trouve aux Feuillants deux pièces, qu’il a ordonné d’y mettre en batterie, et arrive avec elles au haut de la rue du Dauphin.

La rue du Dauphin est une fournaise.

Les républicains tiennent la rue et s’y défendent.

Mais les sectionnaires, maîtres de toutes les fenêtres, groupés en amphithéâtre sur les marches de l’église Saint-Roch, les sectionnaires les couvrent d’une grêle de balles.

C’est alors que Bonaparte arrive, précédé de ses deux pièces et suivi du bataillon de 89.

Il donne l’ordre aux deux commandants de déboucher dans la rue Saint-Honoré, sous la fusillade et malgré la fusillade, par un demi-tour, l’un à droite, l’autre à gauche.

Ceux-ci enlèvent leurs hommes, opèrent la manœuvre commandée, font feu dans la direction, un du Palais-Royal, l’autre de la place Vendôme, et au même instant entendent passer derrière eux un ouragan de fer.

Ce sont les deux pièces du général Bonaparte qui tonnent à la fois et qui couvrent de mitraille les marches de l’église Saint-Roch encombrées de cadavres, inondées de sang !

Chapitre XXII. La déroute §

Quand la fumée des canons fut dissipée, ce qui était resté debout des sectionnaires sur les marches de l’église Saint-Roch put voir, à cinquante pas d’eux, Bonaparte à cheval au milieu des canonniers qui rechargeaient.

Ils répondirent à la mitraille par une fusillade ardente. Sept ou huit canonniers tombèrent ; le cheval noir de Bonaparte s’affaissa, tué roide d’une balle au front.

– Feu ! cria Bonaparte en tombant.

Les canons tonnèrent une seconde fois.

Bonaparte avait eu le temps de se relever.

Il avait embusqué le bataillon 89 dans le cul-de-sac du Dauphin, où celui-ci avait pénétré par les écuries.

– À moi les volontaires ! cria-t-il en tirant son épée.

Et le bataillon des volontaires arriva la baïonnette en avant.

C’étaient des hommes éprouvés, qui avaient vu toutes les premières batailles de la Révolution.

Bonaparte avise un vieux tambour qui se tenait dans un coin.

– Arrive ici, lui dit-il, et bats la charge.

– La charge, mon fiston ! dit le vieux tambour qui voit qu’il a affaire à un jeune homme de vingt-cinq ans, tu veux la charge ? Tu vas l’avoir, mais ça sera chaud.

Et il se met à la tête du régiment de 89 et bat la charge. Le régiment marche droit aux degrés de Saint-Roch et cloue de ses baïonnettes contre les portes de l’église tout ce qui reste de sectionnaires encore debout.

– Au galop, et à la rue Saint-Honoré ! crie Bonaparte.

Les pièces obéissent comme si elles comprenaient le commandement.

Pendant que le bataillon des volontaires marchait sur Saint-Roch, elles ont rechargé.

– Tourne à droite ! crie Bonaparte à l’une de ses pièces. – Tourne à gauche ! crie-t-il à l’autre.

Et à toutes deux en même temps :

– Feu !

Et dans toute sa longueur il balaie, avec deux coups de canon à mitraille, la rue Saint-Honoré.

Les sectionnaires, foudroyés avant de pouvoir se rendre compte de quel côté leur vient la foudre, se réfugient dans l’église Saint-Roch, dans le Théâtre de la République, aujourd’hui le Théâtre-Français, et dans le palais Égalité.

Il les a mis en fuite, dispersés, brisés. Aux autres à les débusquer de leurs derniers retranchements.

Il monte sur un cheval qu’on lui amène et crie au régiment des patriotes de 89 :

– Patriotes de 89, l’honneur de la journée est à vous ! Achevez ce que vous avez si bien commencé.

Ces hommes, qui ne le connaissent pas, s’étonnent d’être commandés par un enfant. Mais ils viennent de le voir à l’œuvre, et ils sont éblouis de son calme au milieu du feu.

À peine savent-ils comment on l’appelle ; à coup sûr, ils ne savent pas qui il est. Ils mettent leurs chapeaux au bout de leurs fusils et crient :

– Vive la Convention !

Les blessés couchés le long des maisons se soulèvent sur les marches des portes, se soutiennent aux grilles des fenêtres, en criant :

– Vive la République !

Les rues sont jonchées de morts. Le sang coule dans les rues comme d’un abattoir, mais l’enthousiasme plane au-dessus des cadavres.

– Je n’ai plus rien à faire ici, dit le jeune général.

Il enfonce les éperons dans le ventre de son cheval, et, par la place Vendôme devenue libre, presque au milieu des fuyards qu’il a l’air de poursuivre, il arrive à la rue Saint-Florentin et, de là, à la place de la Révolution.

Là, il donne au général Montchoisy, qui commande la réserve, l’ordre de former une colonne, de prendre deux pièces de 12, de se porter par le boulevard à la Porte Saint-Honoré pour tourner la place Vendôme, d’opérer sa jonction avec le piquet qui est à l’état-major, rue des Capucines, et, avec ce piquet, de redescendre la place Vendôme et d’en chasser tout ce qu’il y trouvera de sectionnaires.

En même temps, le général Brune, selon l’ordre qu’il en a reçu de Bonaparte, débouche par les rues Saint-Nicaise et Saint-Honoré.

Tout ce qu’il y a de sectionnaires, de la barrière des Sergents à la place Vendôme, attaqué par trois endroits différents, est tué ou fait prisonnier.

Ceux qui se sauvèrent, par la rue de la Loi, ancienne rue de Richelieu, élevèrent une barricade à la hauteur de la rue Saint-Marc.

C’était le général Danican qui avait fait cet effort avec une dizaine de mille hommes qu’il avait réunis sur le point le plus proche de la Convention, espérant qu’il n’aurait que le guichet de l’Échelle à forcer pour arriver jusqu’à l’Assemblée.

Voulant se réserver tout l’honneur de la journée, il avait défendu à Morgan, qui commandait au Pont-Neuf, et à Coster de Saint-Victor, qui commandait au quai Conti, de faire un seul pas.

Tout à coup, Morgan le vit redescendre, avec les débris de ses dix mille hommes, par les Halles et par la place du Châtelet.

L’impulsion qu’il donne s’étend à la fois au quai du Louvre et au quai Conti.

C’est ce mouvement qu’a prévu Bonaparte, lorsqu’il a quitté Saint-Roch.

De la place de la Révolution, où il se trouve, il les voit s’avancer en colonnes serrées, d’un côté, vers les jardins de l’Infante, de l’autre, vers le quai Malaquais.

Il envoie deux batteries prendre position sur le quai des Tuileries, et leur ordonne de commencer leur feu en écharpe à l’instant même en traversant diagonalement la rivière.

Quant à lui, il remonte au galop jusqu’à la rue du Bac, fait tourner trois pièces de canon toutes chargées vers le quai Voltaire, et crie : « Feu ! » au moment où la colonne débouche par l’Institut.

Obligés de se masser pour passer entre le monument et le parapet du quai, les sectionnaires présentent une masse étroite mais profonde ; c’est alors que l’artillerie éclate, que la mitraille fouille les rangs, et littéralement coupe les bataillons comme une faux.

La batterie est de six canons, dont trois seulement font feu, pendant que les trois autres sont rechargés et tonnent à leur tour.

C’est un double tiroir qu’on ramène à soi et que l’on repousse, de sorte que le feu est incessant.

Les sections hésitent et reculent.

Coster de Saint-Victor se met à leur tête, les rallie, et, le premier, franchit l’étroit passage.

Ses hommes le suivent.

Le canon retentit en flanc et en face.

Tout tombe autour de Coster, qui reste debout à dix pas en avant de la colonne mutilée, dont le tronçon se retire en arrière.

Le jeune chef monte sur le parapet du pont, et, de là, exposé à tous les coups, appelle à lui ses hommes, les encourage, les insulte.

Sensibles à ses sarcasmes, les sectionnaires tentent encore une fois le passage.

Coster descend du parapet et se remet à leur tête.

L’artillerie fait rage, la mitraille plonge dans les rangs, chaque biscaïen tue ou blesse trois ou quatre hommes ; le chapeau de Coster, qu’il tient à la main, est emporté. Mais l’ouragan de fer passe autour de lui sans le toucher.

Coster regarde autour de lui, se voit seul, reconnaît l’impossibilité de rendre le courage à ses hommes, jette les yeux sur le quai du Louvre, voit que Morgan y livre un combat acharné à Carteaux, s’élance par la rue Mazarine, joint en courant la rue Guénégaud, par la rue Guénégaud, se retrouve au sommet du quai Conti, tout jonché de morts, exposé qu’il est aux pièces en batterie sur le quai des Tuileries, rallie sur sa route un millier d’hommes, traverse avec eux le Pont-Neuf et débouche, à leur tête, par le quai de l’École.

Chapitre XXIII. La victoire §

Et, en effet, de ce côté aussi le combat était terrible.

À peine Morgan, qui bouillait d’impatience, eut-il entendu la voix de Danican, qui, bien loin derrière lui encore, criait : « En avant ! » qu’il se précipita avec la rapidité d’une avalanche sur les troupes de Carteaux.

Le mouvement fut si rapide, que celles-ci n’eurent point le temps de porter l’arme à l’épaule et de faire feu. Elles lâchèrent leurs coups de fusil au hasard, et reçurent Morgan et ses hommes sur leurs baïonnettes.

La batterie du balcon de Charles IX faillit être prise, tant le mouvement fut inattendu.

Les sectionnaires n’étaient pas à dix pas de l’embouchure des pièces, lorsque les canonniers abaissèrent les mèches et firent feu instinctivement.

Il est impossible de peindre la trouée horrible et sanglante que firent, au milieu de ces hommes pressés les uns par les autres, les trois pièces d’artillerie éclatant à la fois.

Ce fut comme une brèche dans la muraille.

L’élan des sectionnaires était si rapide, que, malgré cette brèche, ils ne se fussent pas arrêtés. Mais, au même instant, la colonnade du Louvre se couvrit de tirailleurs, dont le feu plongea dans les rangs des sectionnaires.

Une lutte corps à corps avait lieu pendant ce temps-là sur toute la place du Louvre.

Les sectionnaires, en effet, étaient pris entre deux feux : toutes les maisons de la rue des Poulies, de la rue des Fossés-Saint-Germain-l’Auxerrois et de la rue des Prêtres, donnant sur les jardins de l’Infante, vomissaient la mort.

Morgan s’était promis à lui-même de faire Carteaux prisonnier ; il était arrivé jusqu’à lui, mais Carteaux s’était mis à l’abri derrière les baïonnettes de ses soldats.

Pendant un instant, ce fut comme un duel à mort sur toute la ligne.

Les sectionnaires, repoussés par les baïonnettes, reculaient d’un pas, rechargeaient leurs fusils, faisaient feu à bout portant, prenaient leur arme par le canon, et frappaient à coups de crosse pour ouvrir cette ceinture de fer tendue vers eux.

Rien ne put la rompre.

Tout à coup Morgan sentit que quelque chose faiblissait derrière lui.

L’artillerie, qui continuait de tonner, avait coupé en deux sa colonne, qui était obligée d’incliner à droite pour le soutenir place du Louvre.

Il s’était fait un grand jour entre la rue de la Monnaie et le Pont-Neuf, les sectionnaires n’osant plus se hasarder à aborder le quai du Louvre, et s’abritant derrière les maisons dans la rue de la Monnaie, derrière le parapet sur le Pont-Neuf.

Force fut à Morgan de reculer.

Mais, au moment où il arrivait lui-même à la hauteur du Pont-Neuf, Coster de Saint-Victor, à la tête de ses mille hommes, accourait au pas accéléré par la rue Guénégaud.

Les deux jeunes gens se reconnurent, poussèrent un cri de joie, et, entraînant leurs soldats par l’exemple, redescendirent avec une nouvelle furie ce quai du Louvre qu’ils avaient été obligés d’abandonner.

Mais alors se renouvelle la même boucherie.

Les mesures ont été si admirablement prises par Bonaparte, que le Louvre est inabordable.

L’artillerie, la fusillade, les grenades font pleuvoir la mort de tous côtés.

La folie seule pourrait désormais s’acharner à une pareille lutte.

De son côté, Carteaux, qui voit l’hésitation se mettre parmi les sectionnaires, lesquels ne sont, en réalité, soutenus que par le courage de deux hommes, ordonne à ses soldats de faire feu une dernière fois, de se former en colonne et de marcher au pas de charge sur les assaillants.

Les sectionnaires sont anéantis !

Plus de la moitié est couchée sur le pavé, et, au dernier rang, Morgan, n’ayant plus à la main qu’un tronçon de son épée brisée, Coster de Saint-Victor, bandant avec son mouchoir la blessure que vient de lui faire une balle en traversant les chairs de la cuisse, se retirent, comme deux lions forcés de reculer devant les chasseurs.

À six heures et demie, tout était fini !

Toutes les colonnes étaient rompues, brisées, dispersées. Deux heures avaient suffi pour consommer cette immense défaite.

Des cinquante mille sectionnaires qui avaient pris part à l’action, mille à peine, disséminés dans l’église Saint-Roch, dans le palais Égalité, derrière la barricade de la rue de la Loi, aux fenêtres des maisons, tiennent encore, et, comme la nuit venue ne permet point de brusquer le dénouement, Bonaparte ordonne, pour ne pas frapper l’innocent à la place du coupable, de poursuivre les sectionnaires jusqu’au Pont-au-Change et jusqu’aux boulevards, mais avec des canons chargés à poudre seulement.

La terreur est si grande, que le bruit suffira à les faire fuir.

À sept heures, Barras et Bonaparte rentrent à la Convention, au milieu des députés qui déposent leurs armes et leurs fusils pour battre des mains.

– Pères conscrits, dit Barras, vos ennemis ne sont plus ! vous êtes libres et la patrie est sauvée !

Les cris de « Vive Barras ! » éclatent de tous côtés.

Mais lui, secouant la tête et commandant le silence :

– Ce n’est point à moi, citoyens représentants, dit-il, que la victoire est due : c’est aux dispositions promptes et savantes de mon collègue Bonaparte.

Et, comme toute la salle éclatait en hourras de reconnaissance, d’autant plus vive que la terreur avait été plus grande, un rayon de soleil couchant, glissant à travers la voûte de la Chambre, vint, autour de la tête bronzée et impassible du jeune victorieux, faire une auréole de pourpre et d’or.

– Vois-tu ? dit Chénier à Tallien en lui serrant le bras, et en attribuant cette lumière à un présage. Si Brutus était là !

Le même soir, Morgan, sain et sauf par miracle, passait la barrière sans être arrêté et prenait la route de Besançon, tandis que Coster de Saint-Victor, pensant que nulle part il ne pourrait être mieux caché que chez la maîtresse de Barras, allait demander un asile à la belle Aurélie de Saint-Amour.

Chapitre XXIV. L’épée du vicomte de Beauharnais §

À la suite d’événements semblables à ceux que nous venons de raconter, quand le canon a tonné dans les carrefours, quand le sang a coulé dans les rues d’une capitale, il se fait toujours dans les sociétés un grand trouble, dont elles sont quelque temps à se remettre.

Quoique la journée du 14 vendémiaire eût suffi à enlever les cadavres et à faire disparaître les traces les plus visibles du combat, on continua, pendant quelques jours encore, à s’entretenir des détails de cette foudroyante journée, qui avait suffi pour rendre à la Convention menacée, c’est-à-dire à la Révolution et à ses auteurs, l’autorité dont ils avaient besoin pour l’établissement de ces institutions nouvelles dont la crainte avait produit l’événement que nous avons raconté.

La Convention comprit si bien, dès le 14 au matin, qu’elle était rentrée dans la plénitude de son pouvoir, qu’elle s’inquiéta à peine de ce qu’étaient devenus les sectionnaires, qui, au reste, avaient disparu sans laisser d’autre trace de leur passage que ce sang, qu’un jour avait suffi pour effacer, sinon dans la mémoire des citoyens, du moins sur les pavés des rues.

On se contenta de destituer l’état-major de la garde nationale, de dissoudre les grenadiers et les chasseurs, qui étaient presque tous des jeunes gens à cadenettes, de mettre la garde nationale sous les ordres de Barras, ou plutôt de son collègue Bonaparte, auquel il avait abandonné toute la partie active de la besogne, d’ordonner le désarmement de la section Le Peletier et de la section du Théâtre-Français, et de former enfin trois commissions pour juger les chefs des sectionnaires, qui avaient presque tous disparu.

On se raconta pendant quelque temps les anecdotes relatives à cette journée, qui devait laisser dans l’esprit des Parisiens un si long et si sanglant souvenir. Ces mots splendides qui sortent de la bouche des blessés ou plutôt de la bouche des blessures, dans cette grande journée patriotique, étaient répétés et exaltés. On disait comment les blessés, transportés à la Convention, dans la salle dite des Victoires, transformée en ambulance, y avaient été soignés par les douces mains des femmes et des filles des conventionnels transformées en sœurs de charité.

On faisait la part de Barras, qui avait si bien su choisir du premier coup d’œil son second, et la part de ce second, qui, inconnu la veille, avait éclaté tout à coup comme une majesté au milieu du tonnerre et des éclairs.

Descendu de ce piédestal enflammé, Bonaparte était resté général de l’intérieur, et, pour être à portée de l’état-major, situé boulevard des Capucines, où était l’ancien Ministère des affaires étrangères, il avait pris deux chambres rue Neuve-des-Capucines, Hôtel de la Concorde.

Ce fut dans celle de ces chambres qui lui servait de cabinet qu’un matin on lui annonça la visite d’un jeune homme se présentant sous le nom d’Eugène Beauharnais.

Quoique déjà assiégé de solliciteurs, Bonaparte n’en était point encore à faire un choix sévère entre ceux qu’il recevait.

D’ailleurs, ce nom d’Eugène Beauharnais ne rappelait que des souvenirs sympathiques.

Il ordonna donc de laisser entrer le jeune homme.

Pour ceux de nos lecteurs qui l’ont déjà vu apparaître, il y a trois ans, à Strasbourg, il n’est pas besoin de dire que c’était un beau et élégant jeune homme de seize à dix-sept ans.

Il avait de grands yeux, de grands cheveux noirs, des lèvres rouges et charnues, des dents blanches, des mains et des pieds aristocratiques, distinction que remarqua immédiatement le jeune général, et, au milieu de l’embarras inséparable d’une première entrevue, cette timidité sympathique qui sied si bien à la jeunesse, surtout lorsqu’elle sollicite.

Depuis son entrée, Bonaparte l’avait suivi des yeux avec la plus grande attention, ce qui n’avait pas peu contribué à intimider Eugène.

Mais tout à coup, comme s’il eût secoué cette timidité indigne de lui, il releva la tête, et, se redressant :

– Au bout du compte, dit-il, je ne vois pas pourquoi j’hésiterais à vous faire une demande qui est à la fois loyale et pieuse.

– J’écoute, dit Bonaparte.

– Je suis le fils du vicomte de Beauharnais.

– Du citoyen général, reprit doucement Bonaparte.

– Du citoyen général, si vous voulez, ou si tu veux, reprit le jeune homme, dans le cas où vous tiendriez absolument à la forme de langage adoptée par le gouvernement de la République…

– Je ne tiens à rien, répondit Bonaparte, qu’à ce qui est clair et précis.

– Eh bien ! répliqua le jeune homme, je viens vous demander, citoyen général, l’épée de mon père, Alexandre de Beauharnais, général comme vous. J’ai seize ans, mon éducation de soldat est à peu près faite. C’est à mon tour de servir la patrie. J’espère un jour porter à mon côté cette épée que portait mon père. Voilà pourquoi je viens vous la demander.

Bonaparte, qui désirait des réponses claires et précises, s’était laissé prendre à ce langage ferme et intelligent.

– Si je vous demandais, citoyen, quelques détails plus complets sur vous et sur votre famille, dit-il au jeune homme, attribueriez-vous cette demande à la curiosité ou à l’intérêt que vous m’inspirez ?

– J’aimerais mieux, répondit Eugène, croire que le bruit de nos malheurs est arrivé jusqu’à vous, et que c’est à l’intérêt que je dois la bienveillance avec laquelle vous m’accueillez.

– Votre mère n’a-t-elle pas été prisonnière aussi ? demanda Bonaparte.

– Oui, et c’est par miracle qu’elle a été sauvée. Nous devons sa vie à la citoyenne Tallien et au citoyen Barras.

Bonaparte réfléchit un instant.

– Et comment l’épée de votre père se trouve-t-elle entre mes mains ? demanda-t-il.

– Je ne dis pas précisément qu’elle soit entre vos mains, général, mais je dis que vous pouvez me la faire rendre. La Convention a ordonné le désarmement de la section Le Peletier. Nous habitons notre ancien hôtel de la rue Neuve-des-Mathurins, que le général Barras nous a fait rendre. Des hommes se sont présentés chez ma mère, pour qu’on leur remît toutes les armes que pouvait renfermer l’hôtel. Ma mère ordonna qu’on leur remît un fusil de chasse à deux coups, à moi, une carabine à un coup, que j’avais achetée à Strasbourg et avec laquelle j’avais combattu contre les Prussiens, et enfin l’épée de mon père. Je n’ai regretté ni le fusil à deux coups ni la carabine, quoiqu’il s’y rattachât pour moi un souvenir d’orgueil : mais j’ai regretté et je regrette, je l’avoue, cette épée qui a combattu glorieusement en Amérique et en France.

– Si on vous mettait en face des objets qui vous ont appartenu, demanda Bonaparte, vous les reconnaîtriez probablement ?

– Sans aucun doute, répondit Eugène.

Bonaparte sonna.

Un sous-officier entra pour prendre ses ordres.

– Accompagnez le citoyen Beauharnais, dit Bonaparte, dans les chambres où ont été déposées les armes des sections. Vous lui laisserez prendre celles qu’il désignera comme lui appartenant.

Et il tendit au jeune homme cette main qui devait le conduire si haut. Dans son ignorance de l’avenir, Eugène s’élança vers elle, et la serra avec reconnaissance.

– Ah ! citoyen ! dit-il, ma mère et ma sœur sauront combien vous avez été bon pour moi, et, croyez-le bien, elles vous en auront la même reconnaissance que je vous en ai.

En ce moment, la porte s’ouvrit, et Barras parut sans être annoncé.

– Tiens ! dit-il, me voilà doublement en pays de connaissance.

– J’ai déjà dit au général Bonaparte ce que je vous devais, répliqua Eugène, et je suis heureux de répéter devant vous que, sans votre protection, la veuve et les enfants de Beauharnais seraient probablement morts de faim.

– Morts de faim ! répondit Bonaparte en riant. Il n’y a que les chefs de bataillon mis à la retraite par le citoyen Aubry qui soient exposés à ce genre de mort.

– J’ai tort, en effet, dit Eugène ; car tandis que notre mère était en prison, j’étais chez un menuisier où je gagnais ma nourriture, et ma sœur était chez une lingère, où, par pitié, on lui en accordait autant.

– Bon ! dit Barras, les jours mauvais sont partis, les bons sont revenus. Qui t’amène donc ici, mon jeune ami ?

Eugène raconta à Barras le motif de sa visite.

– Et pourquoi ne t’es-tu pas adressé à moi, demanda Barras, au lieu de venir déranger mon collègue ?

– Parce que je voulais connaître le citoyen général Bonaparte, répondit Eugène. L’épée de mon père, à moi rendue par lui, m’a paru un augure favorable.

Et, saluant les deux généraux, il sortit avec le fourrier, beaucoup moins embarrassé de sa sortie qu’il ne l’avait été de son entrée.

Chapitre XXV. La carte de Marengo §

Les deux généraux restèrent seuls. Tous deux, avec un intérêt différent, avaient suivi des yeux le jeune homme, jusqu’à ce que la porte se fût refermée derrière lui.

– C’est un cœur d’or que celui de cet enfant, dit Barras. Imaginez-vous qu’à treize ans et demi – je ne le connaissais pas encore à cette époque – il est parti seul pour Strasbourg dans l’espoir d’y trouver des pièces qui justifiassent son père devant le Tribunal révolutionnaire. Mais le Tribunal révolutionnaire était pressé. En attendant les pièces que recueillait le fils, il fit tomber la tête du père. Il était temps, au reste, qu’Eugène revînt, car, sans Saint-Just qu’il rencontra là-bas, je ne sais trop ce qui serait arrivé de lui. Il était allé s’attaquer en plein spectacle à l’un des meneurs de Strasbourg, un président de club nommé Tétrell, qui avait le buste de plus que lui. Si le peuple, qui l’avait vu dans la journée faire le coup de feu avec les Prussiens, n’avait pas pris hautement son parti, le pauvre enfant était flambé.

– Je présume, dit Bonaparte, toujours précis, que vous n’avez pas pris la peine de vous déranger, citoyen Barras, pour me parler de ce jeune homme, puisque vous ignoriez que j’eusse reçu sa visite ?

– Non, répondit Barras, je venais vous faire un cadeau.

– À moi ?

– Oui, à vous, dit Barras.

Et, allant à la porte de l’antichambre, il l’ouvrit et fit un signe. Deux hommes entrèrent. Ils portaient chacun sur une épaule, comme deux charpentiers portent une poutre, une immense toile roulée et ficelée.

– Bon Dieu ! qu’est-ce que cela ? demanda Bonaparte.

– Vous m’avez parlé de votre désir de faire la guerre en Italie, général ?

– Vous voulez dire, interrompit Bonaparte, de la nécessité où sera la France, un jour ou l’autre, d’y trancher la question autrichienne.

– Eh bien ! depuis longtemps, Carnot, qui est du même avis que vous, s’occupe de faire relever la carte d’Italie la plus complète qui existe au monde. Je l’ai demandée au Ministère de la guerre, où l’on avait bonne envie de me la refuser, mais enfin ils me l’ont donnée, et, moi, je vous la donne.

Bonaparte saisit la main de Barras.

– C’est un vrai cadeau, cela ! dit-il, surtout si cette carte m’est donnée comme à celui qui doit s’en servir. Ouvrez-la, dit Bonaparte s’adressant aux hommes qui la portaient.

Ceux-ci s’agenouillèrent, dénouèrent les cordons, essayèrent d’étendre la carte, mais il s’en fallait de moitié que la chambre fût assez grande pour la contenir déployée.

– Bon ! reprit Bonaparte, vous allez me forcer de faire bâtir une maison pour mettre cette carte.

– Oh ! répliqua Barras, lorsque le temps de vous en servir sera venu, peut-être habiterez-vous une maison assez grande pour la faire clouer entre deux fenêtres. Voyez, en attendant, ce qu’il y a de déployé ; pas un ruisseau, pas un torrent, pas une colline n’y manque.

Les porteurs, autant qu’il était en leur pouvoir, entrouvrirent la carte. La portion qu’ils mirent à découvert s’étendait en avant du golfe de Gênes, d’Ajaccio à Savone.

– À propos ! demanda Bonaparte, c’est là que doivent être Schérer, Masséna, Kellermann, à Cervoni ?

– Oui, dit Barras ; justement, nous avons reçu cette nuit de leurs nouvelles ; comment oubliais-je de vous dire cela ? Augereau a été complètement battu à Loano ; Masséna et Joubert, que Kellermann a conservés à l’armée malgré la destitution du Comité de salut public, y ont été splendides de courage.

– Ce n’est pas là, ce n’est pas là, murmura Bonaparte. Qu’est-ce que les coups portés dans les membres ? Rien. C’est au cœur qu’il faut frapper. C’est à Milan, c’est à Mantoue, c’est à Vérone. Ah ! si jamais…

– Quoi ? demanda Barras.

– Rien ! dit Bonaparte.

Puis, se retournant brusquement vers Barras :

– Êtes-vous sûr d’être nommé un des cinq directeurs ? lui demanda-t-il.

– Hier, répondit Barras en baissant la voix, les conventionnels se sont réunis pour se concerter sur le choix des membres du Directoire. On a discuté quelque temps ; enfin les noms sortis de cette première épreuve sont : le mien, puis celui de Rewbell, Sieyès en troisième, enfin Larevellière-Lépeaux et Letourneur ; mais, à coup sûr, un des cinq n’acceptera pas.

– Quel est cet ambitieux ? demanda Bonaparte.

– Sieyès.

– Parle-t-on de celui qui le remplacera ?

– Selon toute probabilité, ce sera Carnot.

– Vous n’y perdrez rien. Mais pourquoi n’avoir pas introduit, parmi ces noms, tous civils, un de ces noms qui représentait l’armée, comme Kléber, Pichegru, Hoche ou Moreau ?

– On a craint de donner trop d’influence aux militaires.

Bonaparte se mit à rire.

– Bon ! dit-il, quand César s’empara de Rome, il n’était ni tribun ni consul ; il revenait des Gaules, où il avait gagné quatre-vingts batailles et soumis trois cents peuples. C’est comme cela que se font les dictateurs. Seulement, aucun des hommes que nous venons de nommer n’est de taille à jouer le rôle de César. Si les cinq hommes que vous dites sont nommés, les choses pourront marcher. Vous avez de la popularité, de l’initiative et de l’action ; vous serez naturellement le chef du Directoire. Rewbell et Letourneur sont des travailleurs qui feront la besogne, tandis que vous représenterez. Larevellière-Lépeaux est sage et honnête, et vous moralisera tous. Quant à Carnot, je ne sais pas trop de quelle besogne vous le chargerez.

– Il continuera de faire des plans et d’organiser la victoire, dit Barras.

– Qu’il en fasse tant qu’il voudra, des plans. Si je deviens quelque chose, ne vous donnez jamais la peine de m’en envoyer un seul.

– Pourquoi cela ?

– Parce que ce n’est pas avec une carte, un compas et des épingles à tête de cire rouge, bleue ou verte que l’on gagne des batailles. C’est avec l’instinct, le coup d’œil, le génie. Je voudrais bien savoir si l’on envoyait de Carthage à Annibal les plans des batailles de la Trébia, du lac de Trasimène et de Cannes. Vous me faites hausser les épaules avec vos plans ! Savez-vous ce que vous devriez faire ? Vous devriez me donner les détails que vous avez reçus sur la bataille de Loano, et, puisque la carte est découverte à cet endroit-là, ça m’intéresserait de suivre les mouvements de nos troupes et des troupes autrichiennes.

Barras tira de sa poche une note écrite avec le laconisme d’une dépêche télégraphique et la tendit à Bonaparte.

– Patience, lui dit-il, vous avez déjà la carte ; le commandement viendra peut-être.

Bonaparte lut avidement la dépêche.

– Bien ! dit-il. Loano c’est la clé de Gênes, et Gênes est le magasin de l’Italie.

Puis, continuant de lire la dépêche :

– Masséna, Kellermann, Joubert, quels hommes ! et que ne peut-on faire avec eux ?… Celui qui pourrait les réunir et les tordre entre eux serait le véritable Jupiter olympien tenant la foudre.

Puis il murmura les noms de Hoche, de Kléber et de Moreau, et, un compas à la main, se coucha sur cette grande carte dont un coin seulement était découvert.

Là, il se mit à étudier les marches et les contremarches qui avaient amené cette fameuse bataille de Loano.

Quand Barras prit congé de lui, à peine fit-il attention à son départ, tant il était plongé dans ses combinaisons stratégiques.

– Ce ne doit pas être Schérer, dit-il, qui a combiné et exécuté ce plan. Ce ne peut être Carnot non plus… il y a trop d’imprévu dans l’attaque. Ce doit être un homme de première force… Masséna sans doute.

Il était, depuis une demi-heure à peu près, couché sur cette carte qui ne devait plus le quitter, lorsque la porte s’ouvrit et qu’on lui annonça :

– La citoyenne Beauharnais !

Dans sa préoccupation, Bonaparte entendit : « Le citoyen Beauharnais », et crut que c’était le jeune homme qu’il avait déjà vu, qui venait le remercier de la faveur qu’il lui avait accordée.

– Qu’il entre, dit-il, qu’il entre !

À l’instant même parut à la porte, non pas le jeune homme qu’il avait déjà vu, mais une femme charmante, de vingt-sept à vingt-huit ans. Étonné, il se releva à moitié, et ce fut un genou en terre que Bonaparte vit pour la première fois apparaître à ses yeux Marie-Rose-Joséphine Tascher de La Pagerie, veuve Beauharnais.

Chapitre XXVI. Marie-Rose-Joséphine Tascher de La Pagerie, vicomtesse de Beauharnais §

Bonaparte resta frappé d’admiration.

Mme de Beauharnais était, nous venons de le dire, à l’heure où nous sommes arrivés, une femme de vingt-huit ans, d’une beauté incontestable et d’une grâce charmante dans les manières, exhalant de toute sa personne ce quelque chose de suave qui ressemble au parfum que Vénus donnait à ses élues pour commander l’amour.

Elle avait les cheveux et les yeux noirs, le nez droit, la bouche souriante, l’ovale du visage irréprochable, le cou gracieusement attaché, quelque chose de flexible et d’ondoyant dans la taille, un bras parfait, une main admirable.

Rien de plus aimable que son accent créole dont il ne restait de traces que juste assez pour constater sa naissance tropicale.

Comme on l’a vu par son nom de jeune fille, Mme de Beauharnais était de famille noble. Née à la Martinique, son éducation avait été celle de toutes les créoles, c’est-à-dire abandonnée à elle-même ; mais de merveilleuses dispositions d’esprit et de cœur avaient fait de Mme Tascher de La Pagerie une des femmes les plus distinguées qui se pussent voir. Son cœur excellent lui avait appris de bonne heure que, quoiqu’ils eussent de la laine au lieu d’avoir des cheveux, les nègres étaient des hommes plus à plaindre que les autres puisque la force et la cupidité des Blancs les avaient arrachés à leur patrie pour les transporter sur un sol qui toujours les tourmente, et quelquefois les égorge.

Le premier spectacle qui avait frappé ses yeux était celui de ces malheureux, désunis comme famille, mais groupés comme travailleurs, offrant à un soleil presque vertical un corps toujours courbé sous le rotin du commandeur et fouillant une terre que leur sueur et leur sang ne fertilisent pas pour eux-mêmes.

Elle s’était demandé, dans sa jeune intelligence, pourquoi ces hommes étaient retranchés de la loi commune du genre humain ; pourquoi ils végétaient nus, sans asile, sans propriété, sans honneur, sans liberté ; et elle s’était répondu que c’était pour enrichir des maîtres avides, qu’ils étaient, dès l’enfance et pour la vie, condamnés sans espoir à un supplice éternel. Aussi la pitié de la jeune Joséphine avait-elle fait de l’habitation de ses parents un paradis pour les esclaves.

C’étaient encore des Noirs et des Blancs ; mais, à leur liberté près, les Noirs partageaient tous les avantages des sociétés et quelques-uns des plaisirs de la vie, et, lorsque nulle part dans l’île un nègre n’était sûr d’épouser la négresse qu’il aimait, plus certainement que dans la société, des mariages d’amour récompensaient le travail et la tendresse des esclaves de leur jeune maîtresse Joséphine.

Elle avait treize ou quatorze ans lorsqu’elle vit arriver à la Martinique et qu’elle rencontra chez sa tante Renaudin un jeune officier noble et plein de mérite.

C’était le vicomte Alexandre de Beauharnais.

L’un avait dans sa personne tout ce qu’il faut pour plaire.

L’autre dans son cœur tout ce qu’il faut pour aimer.

Ils s’aimèrent donc avec l’abandon de deux jeunes gens qui ont le bonheur de réaliser ce rêve d’une âme sœur de leur âme.

– Je vous ai choisie, disait Alexandre en lui serrant tendrement la main.

– Et moi, je vous ai trouvé ! répondait Joséphine en lui donnant son front à baiser.

La tante Renaudin prétendait que c’eût été désobéir aux décrets de la Providence que de s’opposer à l’amour des jeunes gens. Les parents des deux enfants se trouvaient en France. Il s’agissait donc d’obtenir leur consentement à ce mariage, auquel la tante Renaudin ne voyait aucun obstacle. Les obstacles vinrent, en effet, de MM. de Beauharnais, père et oncle du fiancé. Dans un élan d’amitié fraternelle, ils s’étaient juré autrefois d’unir leurs enfants entre eux. Celui que la jeune fille regardait déjà comme son époux était destiné à épouser sa cousine.

Le père d’Alexandre céda le premier. En voyant les jeunes gens se désespérer de son refus, il s’adoucit peu à peu et finit par se charger d’aller annoncer lui-même à son frère le changement survenu dans leurs projets. Mais celui-ci, de moins bonne composition que lui, réclama la promesse engagée et dit à son frère que s’il consentait à manquer à sa parole, chose indigne d’un gentilhomme, il ne manquerait pas, lui, à la sienne.

Le père du vicomte rentra, désespéré d’être brouillé avec son frère ; mais, préférant, à tout prendre, la haine de son frère au malheur de son fils, il renouvela à celui-ci non seulement la promesse de son consentement, mais son consentement même.

C’est alors que la jeune Joséphine, qui devait plus tard donner au monde l’exemple d’un si grand sacrifice et d’un si complet dévouement, préluda, pour ainsi dire, à ce grand acte du divorce, en insistant près de son amant afin qu’il sacrifiât sa tendresse pour elle à la paix et à la tranquillité de sa famille.

Elle déclara au vicomte qu’elle voulait avoir un entretien avec son oncle, l’emmena avec elle, et, sous prétexte d’une entrevue avec M. de Beauharnais, le conduisit à son hôtel. Elle le fit entrer dans un cabinet voisin du salon dans lequel, étonné de cette visite, M. de Beauharnais faisait dire qu’il était cependant prêt à la recevoir. M. de Beauharnais s’était levé, car il était gentilhomme et c’était une femme qu’il recevait.

– Monsieur, lui dit-elle, vous ne m’aimez pas, et vous ne pouvez m’aimer ; cependant, pour me haïr, d’où me connaissez-vous ? La haine que vous m’avez vouée, où l’avez-vous prise, et qui la justifie ? Ce n’est certainement pas mon attachement pour le vicomte de Beauharnais : il est pur, légitime, payé de retour. Nous ignorions, quand nous nous dîmes pour la première fois que nous nous aimions, que des convenances sociales, que des intérêts, qui me sont étrangers, pussent jamais rendre criminel ce premier aveu de notre amour. Eh bien ! monsieur, puisque tous nos torts, le mien surtout, viennent de ce mariage, projeté par ma tante et consenti par M. de Beauharnais, si Alexandre et moi, plus dociles à vos volontés que sensibles à notre propre bonheur, si nous avions l’affreux courage de vous l’immoler, si lui et moi renoncions à ce mariage qui détruit celui que vous aviez conclu, jugeriez-vous toujours votre neveu indigne de votre amitié, et me jugeriez-vous toujours, moi, digne de vos mépris ?

Le marquis de Beauharnais, étonné des paroles qu’il venait d’entendre, regarda quelque temps Mlle Tascher de La Pagerie sans lui répondre ; mais, ne pouvant croire à la sincérité des sentiments qui lui étaient exprimés :

– Mademoiselle, dit-il en couvrant d’un vernis de politesse ce que sa réponse avait d’injurieux pour elle, mademoiselle, j’avais entendu parler avec de grands éloges de la beauté, de l’esprit et surtout des nobles sentiments de Mlle de La Pagerie ; mais cette réunion que je craignais, qui justifie si bien mon neveu, ou du moins qui l’excuse, cette réunion, je la trouvais d’autant plus coupable qu’elle est plus invincible, qu’une rivale, loin d’en détruire l’influence, ne peut que l’augmenter, et qu’il est bien difficile de prévoir qu’à elle seule il était réservé d’en arrêter l’effet. C’est, mademoiselle, le spectacle que vous donnez aujourd’hui ; spectacle si singulier, permettez-moi de vous le dire, que, pour ne pas le soupçonner de l’égoïsme le plus adroit ou de la dissimulation la mieux combinée, il faut avoir recours à une troisième supposition, que vous croirez peut-être injurieuse, précisément parce qu’elle est naturelle.

– Quelle est cette supposition, monsieur ? demanda Mlle de La Pagerie.

– Que vous avez cessé d’aimer mon neveu ou d’être aimée de lui.

Le vicomte, qui écoutait, plein d’étonnement et de douleur, ouvrit la porte et bondit dans le cabinet.

– Vous vous trompez, monsieur, dit-il à son oncle. Elle m’aime toujours et je l’aime plus que jamais. Seulement, comme c’est un ange, elle se sacrifiait et me sacrifiait en même temps à nos deux familles. Mais vous venez de nous prouver, monsieur, en ne la comprenant pas et en la calomniant, que vous êtes indigne du sacrifice qu’elle vous faisait. Venez, Joséphine, venez ; tout ce que je peux faire, et ce sera ma dernière concession, c’est de prendre mon père pour juge. Ce que mon père décidera, nous le ferons.

Et, en effet, ils rentrèrent à l’hôtel, et Mlle de La Pagerie raconta à M. de Beauharnais ce qui venait de se passer, lui demandant son dernier avis et s’engageant pour elle et pour son fils à le suivre.

Mais le comte, les larmes aux yeux, prit les mains des deux jeunes gens :

– Jamais, dit-il, vous ne fûtes plus dignes l’un de l’autre que depuis que vous avez renoncé à vous posséder. Vous demandez mon dernier avis : mon dernier avis est que vous soyez unis, mon espoir est que vous serez heureux !

Huit jours après, Mlle de La Pagerie était vicomtesse de Beauharnais.

Et, en effet, rien n’avait troublé le bonheur des deux époux lorsque arriva la Révolution. Le vicomte de Beauharnais prit rang parmi ceux qui l’aidèrent, mais il crut à tort qu’on pouvait diriger l’avalanche qui se précipitait, renversant tout devant elle. Il fut entraîné sur l’échafaud.

Chapitre XXVII. Où un ange met le pied, un miracle se fait §

La veille du jour où le vicomte de Beauharnais devait monter à l’échafaud, il écrivait à sa femme la lettre suivante. Ce fut son dernier adieu :

Nuit du 6 au 7 thermidor, à la Conciergerie.

Encore quelques minutes à la tendresse, aux larmes et aux regrets, puis tout entier à la gloire de mon sort, aux grandes pensées de l’immortalité. Quand tu recevras cette lettre, ô ma Joséphine ! il y aura bien longtemps que ton époux, dans le langage d’ici-bas ne sera plus ; mais il y aura déjà quelques instants qu’il goûtera dans le sein de Dieu la véritable existence. Tu vois donc bien qu’il ne faut plus le pleurer ; c’est sur les méchants, les insensés qui lui survivent qu’il faut répandre des larmes ; car ils font le mal et ne pourront le réparer.

Mais ne noircissons pas de leur coupable image ces suprêmes instants. Je veux les embellir, au contraire, en songeant que, chéri d’une femme adorable, j’ai vu s’écouler, sans le plus léger nuage, le jour de notre hymen. Oui, notre union n’a duré qu’un jour, et cette pensée m’arrache un soupir. Mais qu’il fut serein et pur, ce jour si rapidement écoulé, et que de grâces je dois à la Providence qui te bénit ! Aujourd’hui, elle dispose de moi avant le temps, et c’est encore un de ses bienfaits. L’homme de bien peut-il vivre sans douleur et presque sans remords, quand il voit l’univers en proie aux méchants ? je me féliciterais donc de leur être enlevé si je ne sentais que je leur abandonne des êtres si précieux et si chéris. Si pourtant les pensées des mourants sont des pressentiments, j’en éprouve un dans mon cœur qui m’assure que ces boucheries vont être suspendues, et qu’aux victimes vont enfin succéder les bourreaux…

Je reprends ces lignes incorrectes et presque illisibles, que mes gardiens avaient suspendues. Je viens de subir une formalité cruelle, et que dans toute autre circonstance on ne m’aurait fait supporter qu’en m’arrachant la vie. Mais pourquoi chicaner contre la nécessité ? La raison veut qu’on en tire le meilleur parti.

Mes cheveux coupés, j’ai songé à en acheter une portion, afin de laisser à ma chère femme, à mes enfants, des témoignages non équivoques, des gages de mes derniers souvenirs… Je sens qu’à cette pensée mon cœur se brise et que des larmes mouillent ce papier.

Adieu, ô tout ce que j’aime ! Aimez-vous, parlez de moi, et n’oubliez jamais que la gloire de mourir victime des tyrans et martyr de la liberté illustre l’échafaud.

Arrêtée à son tour, comme nous l’avons dit, Mme la vicomtesse de Beauharnais écrivait au moment de mourir à ses enfants, comme son mari lui avait écrit.

Elle terminait par ces mots une longue lettre que nous avons sous les yeux :

Pour moi, mes enfants, qui vais mourir, comme votre père, victime des fureurs qu’il a toujours combattues et qui l’ont dévoré, je quitte la vie sans haine contre ses bourreaux et les miens, que je méprise.

Honorez ma mémoire en partageant mes sentiments ; je vous laisse pour héritage la gloire de votre père et le nom de votre mère, que quelques malheureux bénissent, notre amour, nos regrets et notre bénédiction.

Mme de Beauharnais achevait cette lettre, lorsqu’elle entendit, dans la cour de la prison, les cris : « Mort à Robespierre ! vive la liberté ! » C’était dans la matinée du 10 thermidor.

Trois jours après, Mme la vicomtesse de Beauharnais, grâce à l’amitié de Mme Tallien, était libre, et, un mois plus tard, grâce à l’influence de Barras, ceux de ses biens qui n’avaient pas été vendus lui étaient restitués.

Au nombre de ces biens était l’hôtel de la rue Neuve-des-Mathurins, N° 11.

En voyant son fils – qui ne lui avait rien dit de la démarche qu’il allait faire – rentrer l’épée de son père à la main, et en apprenant comment cette épée venait de lui être rendue, dans un premier mouvement d’enthousiasme, elle s’était élancée hors de chez elle, et, n’ayant que le boulevard à traverser, avait couru remercier le jeune général, auquel son apparition venait de causer une si grande surprise.

Bonaparte tendit aussitôt la main à la belle veuve, plus belle encore sous les vêtements noirs qu’elle avait gardés depuis la mort de son mari, lui faisant signe d’enjamber par-dessus la carte et de venir s’asseoir dans une partie du salon où elle n’était pas étendue.

Joséphine lui fit observer qu’elle était venue à pied, et qu’elle n’osait, de crainte de la salir, toucher la carte de son étroit et élégant brodequin.

Bonaparte insista. Aidée de la main du jeune général, elle s’élança par-dessus le golfe de Gênes, et le bout de son pied tomba sur la petite ville de Voltri, où il laissa une empreinte.

Un fauteuil attendait, Joséphine s’y assit ; et, près d’elle, Bonaparte, restant debout, moitié par respect, moitié par admiration, posa son genou sur une chaise, au dossier de laquelle il se soutint.

Bonaparte fut d’abord assez embarrassé. Il avait peu l’habitude du monde, avait rarement parlé aux femmes, mais il savait qu’il y a trois choses sur lesquelles leur cœur est intarissable : la patrie, la jeunesse, l’amour.

Il parla donc à Mme de Beauharnais de la Martinique, de ses parents, de son mari.

Une heure s’écoula, qu’il eut à peine calculé, si bon mathématicien qu’il fût, la valeur de quelques minutes.

On parla peu de la position présente, et cependant le jeune général put remarquer que Mme de Beauharnais était liée ou se trouvait en relations avec tous les noms au pouvoir ou ayant chance d’y parvenir, son mari représentant à peu près la moyenne de l’opinion réactionnaire en faveur à cette époque.

De son côté, Mme de Beauharnais était une femme trop distinguée pour ne pas remarquer du premier coup, à travers son originalité native, toute la valeur de l’intelligence du vainqueur du 13 vendémiaire.

Cette victoire si rapide et si complète faisait de Bonaparte le héros du jour : on en avait beaucoup parlé autour de Mme de Beauharnais ; la curiosité et l’enthousiasme, comme nous l’avons dit, l’avaient entraînée à lui faire cette visite. Elle avait trouvé le protégé de Barras bien au-dessus, intellectuellement, de tout ce que Barras avait pu lui en dire, de sorte que, lorsque son domestique vint lui annoncer que Mme Tallien l’attendait chez elle pour aller « où elle savait, ainsi qu’il était convenu », elle s’écria :

– Mais nous avions rendez-vous à cinq heures et demie seulement !

– Il en est six, madame, dit le laquais en s’inclinant.

– Oh ! mon Dieu ! dit-elle, que vais-je lui dire ?

– Vous lui direz, madame, répondit Bonaparte, que votre conversation a eu pour moi tant de charme, qu’à force de prières, j’ai obtenu de vous un quart d’heure de plus.

– Mauvais conseil, dit Joséphine ; car je serais obligée de mentir pour m’excuser.

– Voyons, dit Bonaparte en homme qui meurt d’envie d’insister pour faire durer la visite encore quelques instants. Était-ce un autre 9 thermidor que Mme Tallien avait à faire ? Je croyais le temps des Robespierre complètement passé.

– Si je n’étais honteuse de mon aveu, je vous dirais ce que nous allons faire.

– Dites, madame. Je serai heureux d’être pour quelque chose dans un de vos secrets, et surtout dans un secret que vous n’osez avouer.

– Êtes-vous superstitieux ? demanda Mme de Beauharnais.

– Je suis Corse, madame.

– Alors, vous ne vous moquerez pas de moi.

» Nous étions hier chez Mme Gohier, lorsque celle-ci nous raconta qu’en passant à Lyon, il y a une dizaine d’années, elle s’était fait dire la bonne aventure par une demoiselle Lenormand. Entre autres prédictions qui s’étaient réalisées, la sorcière lui avait annoncé qu’elle aimerait un homme qu’elle n’épouserait pas, mais qu’elle en épouserait un autre qu’elle n’aimerait point, et qu’à la suite du mariage, la tendresse la plus vive lui viendrait pour cet homme.

» C’était son histoire d’un bout à l’autre.

» Or, elle avait appris que cette sibylle, qu’on appelle Lenormand, habitait maintenant à Paris, rue de Tournon, N° 7.

» La curiosité nous est venue, à moi et à Mme Tallien, d’y aller à notre tour ; elle a pris rendez-vous chez moi, où nous devons nous déguiser toutes deux en grisettes. Le rendez-vous était, je vous l’ai dit, pour cinq heures et demie ; il est six heures un quart.

» Je vais faire mes excuses à Mme Tallien, changer de costume, et, si la chose lui convient toujours, aller avec elle chez Mlle Lenormand.

» Je vous avoue, que nous nous faisons une joie, grâce à l’exactitude de nos costumes, de faire tomber la sibylle dans l’erreur la plus complète.

– Vous n’avez pas besoin d’un compagnon serrurier, forgeron, armurier ? demanda Bonaparte.

– Non, citoyen, dit Mme de Beauharnais, à mon grand regret. J’ai déjà commis une indiscrétion en vous disant ce que nous allons faire. L’indiscrétion serait plus grande encore en vous mettant en tiers dans notre partie.

– Qu’il soit fait selon votre volonté, madame… ici-bas comme au ciel ! répondit Bonaparte.

Et, lui donnant la main pour la conduire vers la porte, il évita, cette fois, de la faire marcher sur la belle carte où son pas, si léger qu’il fût, avait laissé une trace.

Chapitre XXVIII. La sibylle §

Comme elle l’avait dit au jeune général, Mme de Beauharnais trouva chez elle, en rentrant, Mme Tallien.

Mme Tallien (Thérèse Cabarus) était, comme tout le monde le sait, la fille d’un banquier espagnol. Mariée à M. Davis de Fontenay, conseiller au parlement de Bordeaux, elle s’était bientôt séparée de lui par le divorce. C’était au commencement de 94, la Terreur était à son comble.

Thérèse Cabarus voulut rejoindre son père en Espagne, afin d’échapper à des malheurs dont la proscription était le moindre. Arrêtée aux portes de la ville, elle fut ramenée devant Tallien, qui, à sa première vue, devint passionnément amoureux d’elle. Elle se servit de cette passion pour sauver une foule de victimes.

À cette époque, ce fut surtout l’amour qui combattit la mort, sa plus cruelle ennemie.

Tallien fut rappelé. Thérèse Cabarus le suivit à Paris, où elle fut arrêtée ; du fond de sa prison, elle conduisit le 9 thermidor, et, Robespierre renversé, elle se trouva libre.

On se rappelle que son premier soin avait été de s’occuper de Joséphine, sa compagne de prison.

Depuis ce temps, Joséphine Beauharnais et Thérèse Tallien étaient devenues inséparables. Une seule femme leur disputait, à Paris, la palme de la beauté. C’était, nous l’avons dit, Mme Récamier.

Ce soir-là, on le sait, elles avaient résolu d’aller sous un déguisement de femme de chambre et avec de faux noms, consulter la sibylle à la mode, Mlle Lenormand.

En un instant, les deux grandes dames furent transformées en deux charmantes grisettes.

Les bonnets à dentelles retombaient sur leurs yeux, le capuchon d’une petite mante de soie leur enveloppait la tête ; court vêtues d’une robe d’indienne claire, bravement chaussées d’un soulier découvert à boucles de strass, d’un bas à coins roses ou verts, elles sautèrent dans le fiacre qu’elles avaient fait entrer sous la grande porte de la maison N° 11 de la rue Neuve-des-Mathurins, et, d’une voix légèrement tremblante, comme l’est celle de toute femme faisant un acte en dehors de sa vie habituelle, Mme de Beauharnais dit au cocher :

– Rue de Tournon, N° 7 !

Le fiacre s’arrêta à l’endroit indiqué, le cocher descendit de son siège, ouvrit la portière, reçut le prix de sa course et frappa à la porte de la maison. La porte s’ouvrit.

Les deux femmes hésitèrent un instant. On eût dit qu’au moment d’entrer, le cœur leur manquait. Mais Mme Tallien poussa son amie. Joséphine, légère comme un oiseau, sauta sur le pavé sans toucher le marchepied ; Mme Tallien la suivit. Elles enjambèrent le seuil redouté, et la porte se referma sur elles.

Elles se trouvèrent alors sous une porte cochère dont la voûte se prolongeait jusque dans la cour. Au fond, on lisait, éclairés par une espèce de réverbère, ces mots : « Mlle Lenormand, libraire », écrits sur un contrevent.

Elles avancèrent vers la lumière. En même temps que le contrevent, cette lumière éclairait un petit perron de quatre marches.

Elles escaladèrent les quatre marches et se trouvèrent en face de la loge du concierge.

– La citoyenne Lenormand ? demanda Mme Tallien, qui, quoique la plus jeune des deux, paraissait avoir pris, ce jour-là, le privilège de l’initiative.

– Au rez-de-chaussée, la porte à gauche, répondit le portier.

Mme Tallien s’engagea la première sur le perron, retroussant sa robe déjà fort courte, montrant une jambe qui, après avoir lutté de forme avec les plus belles statues grecques, avait eu l’humilité ce soir-là de descendre jusqu’à la jarretière nouée au-dessous du genou de la grisette.

Mme de Beauharnais suivait, admirant l’air dégagé de son amie, mais incapable d’atteindre à une pareille désinvolture. Elle était encore au milieu du perron que Mme Tallien, arrivée près de la porte, avait déjà sonné. Un vieux domestique ouvrit.

Les nouvelles venues, qui se recommandaient par la figure, mais ne se recommandaient pas par la toilette, furent examinées avec la plus scrupuleuse attention par le valet de chambre, qui leur fit tout simplement signe de s’asseoir dans un coin de la première pièce. La seconde, qui était un premier salon et par laquelle devait passer le valet pour retourner près de sa maîtresse, était occupée par deux ou trois dames qu’il eût été difficile de qualifier quant au rang, tous les rangs à cette époque étant à peu près confondus dans celui de la bourgeoisie. Mais, à leur grand étonnement, au bout de quelques secondes, la porte du salon s’ouvrit de nouveau et Mlle Lenormand en personne vint leur adresser ces paroles :

– Mesdames, faites-moi donc le plaisir d’entrer au salon.

Les deux fausses grisettes se regardèrent avec étonnement.

Mlle Lenormand passait pour faire ses prédictions en état de somnambulisme éveillé. Était-ce vrai, et sa double vue lui avait-elle permis de reconnaître, sans les voir même, deux femmes du monde dans l’annonce que le valet de chambre lui avait faite des deux soi-disant grisettes ?

Il est vrai qu’en même temps, Mlle Lenormand faisait signe à l’une des deux dames attendant au salon de passer dans le cabinet de divination.

Mme Tallien et Mme de Beauharnais se mirent alors à examiner la pièce dans laquelle elles venaient d’être introduites.

Le principal ornement en était fait de deux portraits, représentant, l’un, Louis XVI, l’autre Marie-Antoinette. Ces deux portraits, malgré les jours terribles qui venaient de se passer, et quoique les deux têtes qu’ils représentaient fussent tombées sur l’échafaud, ces deux portraits n’avaient pas quitté un instant leur place, et n’avaient pas cessé d’être l’objet du respect dont Mlle Lenormand entourait les originaux.

Après ces peintures, l’objet le plus remarquable du salon était une table longue, couverte d’un tapis sur lequel brillaient des colliers, des bracelets, des bagues et différentes pièces d’argenterie, ciselées avec élégance ; la plupart de ces dernières étaient du XVIIIe siècle. Tous ces objets provenaient de cadeaux faits à la sibylle par des personnes à qui elle avait fait d’agréables prédictions, lesquelles, sans doute, s’étaient réalisées.

Au bout d’un instant, la porte du cabinet s’ouvrit, et la dernière personne qui occupait le salon avant l’arrivée des deux dames fut appelée à son tour. Les deux amies restèrent seules.

Un quart d’heure s’écoula, pendant lequel les deux visiteuses causèrent à voix basse, puis la porte se rouvrit et Mlle Lenormand reparut.

– Laquelle de vous deux, mesdames, demanda-t-elle, désire passer la première ?

– Ne pouvons-nous donc entrer ensemble ? demanda vivement Mme de Beauharnais.

– Impossible, madame, répondit la sibylle. Je me suis imposé à moi-même l’obligation de ne jamais faire les cartes à une personne devant une autre personne.

– Peut-on savoir pourquoi ? demanda Mme Tallien avec sa vivacité, et nous dirions presque son indiscrétion habituelle.

– Mais parce que dans un portrait que j’ai eu le malheur de faire trop ressemblant, une des deux personnes que je recevais a reconnu son mari.

– Entre, entre, Thérèse, dit Mme de Beauharnais en poussant Mme Tallien.

– Ce sera donc toujours à moi de me sacrifier, répondit celle-ci.

Et, envoyant un dernier sourire à son amie :

– Eh bien ! soit ! je me hasarde, dit-elle.

Et elle entra.

Mlle Lenormand était à cette époque une femme de vingt-quatre à vingt-neuf ans, courte et grosse de taille, dissimulant avec peine une épaule plus forte que l’autre ; elle était coiffée d’un turban, orné d’un oiseau de paradis.

Ses cheveux tombaient en longues boucles roulées autour de son visage. Elle était vêtue de deux jupes superposées, l’une courte, tombant au-dessus du genou, couleur gris perle ; l’autre, plus longue et formant un peu la queue derrière elle, d’une couleur cerise.

Elle avait près d’elle, sur un tabouret, sa levrette favorite, nommée Aza.

La table sur laquelle elle faisait ses expériences était tout simplement une table ronde recouverte d’un tapis vert, avec des tiroirs devant elle, où la sibylle mettait ses différents jeux. Ce cabinet avait la même longueur que le salon, mais il était plus étroit. Aux deux côtés de la porte, deux bibliothèques en chêne contenaient de nombreux volumes. En face de la devineresse était un fauteuil où s’asseyait le consultant ou la consultante.

Entre elle et le sujet, une baguette de fer, qu’on appelait la baguette divinatoire. À l’extrémité tournée vers le consultant s’enroulait un petit serpent de fer. L’extrémité opposée était façonnée comme une poignée de fouet ou de cravache.

Voilà ce qu’entrevit Mme de Beauharnais pendant le court espace de temps que la porte resta entrouverte pour donner passage à son amie.

Joséphine prit un livre, s’approcha d’une lampe et essaya de lire ; mais l’attention qu’elle donnait à sa lecture fut bientôt troublée par le bruit de la sonnette et par un nouveau personnage qu’on introduisit dans le salon.

C’était un jeune homme vêtu à la dernière mode des incroyables. Entre ses cheveux, coupés au ras de ses sourcils, ses oreilles de chien tombant sur ses épaules, et sa cravate montant jusqu’aux pommettes de ses joues, à peine si l’on pouvait distinguer un nez droit, une bouche fine et résolue, et des yeux brillants comme des diamants noirs.

Il salua sans prononcer une parole, fit tourner deux ou trois fois son bâton noueux autour de sa tête, fit entendre trois notes fausses, comme s’il achevait ou commençait l’air d’une chanson, et s’assit dans un coin.

Mais, si peu que fût visible cet œil de griffon, comme aurait dit Dante, Mme de Beauharnais commençait à se sentir mal à l’aise dans ce tête-à-tête, quoique l’incroyable fût assis dans un coin du salon, et elle à l’extrémité opposée, lorsque Mme Tallien sortit.

– Ah ! ma chère, dit-elle en allant droit à son amie et sans remarquer l’incroyable perdu dans la pénombre, ah ! ma chère, entrez vite ! c’est une femme charmante que Mlle Lenormand. Devinez un peu ce qu’elle vient de me prédire ?

– Mais, chère amie, répondit Mme de Beauharnais, que vous serez aimée, que vous resterez belle jusqu’à cinquante ans, que vous ferez des passions toute votre vie…

Et, comme Mme Tallien faisait un mouvement qui voulait dire : « Ce n’est pas cela ! »

– Et encore, continua Joséphine, que vous aurez de grands laquais, un bel hôtel, de belles voitures, avec des chevaux blancs ou isabelle.

– J’aurai tout cela, ma chère, et, de plus, si j’en crois notre sibylle, je serai princesse.

– Je vous en fais mon compliment bien sincère, ma belle princesse, répondit Joséphine ; mais je ne vois plus maintenant ce que j’ai à demander, et, comme je n’arriverai jamais à être princesse probablement, que mon orgueil souffre déjà de n’être pas aussi belle que vous, je ne veux pas lui donner cet autre sujet de dépit qui serait capable de nous brouiller…

– Est-ce sérieusement que vous parlez, chère Joséphine ?

– Non… Mais je ne veux pas m’exposer à cette infériorité qui me menace sur tous les points. Je vous laisse votre principauté : sauvons-nous !

Elle fit un mouvement pour sortir et entraîner Mme Tallien ; mais, au même instant, elle sentit une main qui se posait doucement sur son bras, et entendit une voix qui disait :

– Restez, madame, et peut-être, quand vous m’aurez entendue, n’aurez-vous rien à envier à votre amie.

Joséphine avait grande envie elle-même de savoir ce qu’on pouvait être pour n’avoir rien à envier à une princesse ; elle céda donc, et entra à son tour dans le cabinet de Mlle Lenormand.

Chapitre XXIX. Le grand jeu §

Mlle Lenormand fit signe à Joséphine de s’asseoir dans le fauteuil que venait de quitter Mme Tallien, et tira un nouveau jeu de cartes de son tiroir, afin, sans doute, que les destinées de l’une n’influassent point sur celles de l’autre.

Puis elle regarda fixement Mme de Beauharnais.

– Vous avez essayé de me tromper, mesdames, lui dit-elle, en prenant des habits communs pour me consulter. Je suis une somnambule éveillée, et je vous ai vues partir d’un hôtel du centre de Paris. J’ai vu votre hésitation pour entrer chez moi ; je vous ai vues, enfin, dans l’antichambre, quand votre place était dans le salon, et j’ai été vous chercher. N’essayez point de me tromper, répondez franchement à mes questions, et, puisque vous venez chercher la vérité, dites la vérité.

Mme de Beauharnais s’inclina :

– Si vous voulez m’interroger, je suis prête à répondre.

– Quel est l’animal que vous aimez le mieux ?

– Le chien.

– Quelle est la fleur que vous préférez ?

– La rose.

– Quelle est l’odeur qui vous plaît le mieux ?

– Celle de la violette.

La sibylle plaça devant Mme de Beauharnais un jeu de cartes doubles à peu près des cartes ordinaires, qui venait d’être inventé depuis quelques mois seulement, et qui s’appelait le grand oracle.

– Cherchons d’abord où vous êtes placée, dit la sibylle.

Et, renversant le jeu, elle écarta les cartes avec le médium et trouva la consultante, c’est-à-dire une femme brune avec une robe blanche à grands volants brodés, et un pardessus de velours rouge formant manteau à queue, dans un grand et riche plan. Elle était placée entre le huit de cœur et le dix de trèfle.

– Le hasard vous a bien placée, madame, vous le voyez : le huit de cœur, sur trois rangs différents, présente trois sujets. Le premier, qui est le huit de cœur lui-même, représente les étoiles sous la conjonction desquelles vous êtes née. Le second, un aigle enlevant un crapaud d’un étang au-dessus duquel il plane. Le troisième, une femme près d’une tombe. Voilà ce que je vois, madame, dans cette première carte. Vous êtes née sous l’influence de Vénus et de la Lune. Vous venez d’éprouver un grand contentement, presque égal à un triomphe. Enfin, cette femme vêtue de noir s’approchant d’une tombe indique que vous êtes veuve. D’un autre côté, le dix de trèfle promet la réussite dans une entreprise hasardée, mais dont vous avez à peine conscience. Impossible de trouver un jeu qui se présente sous de meilleurs auspices.

Puis, reprenant le jeu, en laissant la consultante dehors, Mlle Lenormand le battit, pria Mme de Beauharnais de le couper de la main gauche, et d’en tirer elle-même quatorze cartes, qu’elle placerait à son gré, à la suite de la consultante, en allant de droite à gauche, comme font les peuples orientaux dans leurs écritures.

Mme de Beauharnais obéit, coupa et rangea les quatorze cartes à la droite de la consultante.

Mlle Lenormand suivait des yeux avec une attention plus grande que ne le faisait Mme de Beauharnais elle-même, les cartes, au fur et à mesure que celle-ci les retournait.

– En vérité, madame, lui dit-elle, vous êtes privilégiée, et je crois que vous avez bien fait de ne pas vous laisser effrayer par la prédiction que j’ai faite à votre amie, si brillante qu’elle soit. Votre première carte est le cinq de carreau ; à côté du cinq de carreau, cette belle constellation de la Croix du Sud, qui est invisible pour nous en Europe. Le grand sujet de cette carte, qui représente un voyageur grec ou mahométan, indique que vous êtes née soit en Orient soit aux colonies. Le perroquet ou l’oranger qui forment le troisième sujet me font pencher pour les colonies. La fleur, qui est un veratrum très commun à la Martinique, m’autorise presque à dire que c’est dans cette île que vous êtes née.

– Vous ne vous trompez pas, madame.

– Votre troisième carte, le neuf de carreau, qui indique les voyages lointains, me fait croire que vous avez quitté, jeune, cette île. Le convolvulus qui est dessiné au bas de cette carte, et qui représente la femme cherchant un appui, ferait supposer que vous avez quitté la Martinique pour vous marier.

– C’est encore vrai, madame, reprit Joséphine.

– Votre quatrième carte, qui est le dix de pique, indique la perte de vos espérances ; et cependant, les fruits et les fleurs de saxifrage qui se trouvent sur cette même carte m’autorisent à penser que ces chagrins n’ont été que momentanés, et qu’une heureuse réussite – un mariage probablement – a succédé à ces craintes, qui ont été jusqu’à la perte de l’espoir.

– Vous auriez lu dans le livre de ma propre vie, madame, que vous n’y auriez pas vu plus clair.

– Cela m’encourage, reprit la sibylle, car je vois de si étranges choses dans votre jeu, madame, que je m’arrêterais tout court, si, à mes doutes, se joignaient vos dénégations. Voici le huit de pique. Achille traîne Hector, enchaîné à son char, autour des murs de Troie ; plus bas, une femme est agenouillée devant un tombeau. Votre mari, comme le héros troyen, a dû mourir de mort violente sur l’échafaud probablement. Mais voilà une chose singulière, c’est que, sur la même carte, en face de la femme qui pleure, les os de Pélops sont placés en croix au-dessus du talisman de la Lune. Ce qui veut dire : « Heureuse fatalité. » À une grande infortune succédera une fortune plus grande. Joséphine sourit.

– Ceci est de l’avenir ; je ne saurais donc vous répondre.

– Vous avez deux enfants ? demanda la sibylle.

– Oui, madame.

– Un fils et une fille.

– Oui.

– Tenez, voici votre fils qui, sur la même carte, où est le dix de carreau, prend, sans vous consulter, une résolution de la plus haute importance, non pas en elle-même, mais par les résultats qu’elle doit avoir. Au bas de la carte, ce chêne que vous voyez est un de ces chênes de la forêt de Dodone. Jason couché sous son ombre écoute. Qu’écoute-t-il ? La voix de l’avenir, qu’a écoutée votre fils, lorsqu’il s’est décidé à la démarche qu’il a faite. La carte qui suit, c’est-à-dire le valet de carreau, vous montre Achille déguisé en femme à la cour de Lycomène. L’éclat d’une épée en fera un homme. Y a-t-il une histoire d’épée en ce moment entre votre fils et quelqu’un ?

– Oui, madame.

– Eh bien ! voici, au-dessus de la carte, Junon dans un nuage qui lui crie : « Courage, jeune homme ! » Les secours ne manqueront pas. Je ne sais, mais dans cette carte, qui n’est autre que le roi de carreau, il me semble que je vois votre fils s’adresser à un soldat puissant et obtenir de lui ce qu’il lui demande. Le quatre de carreau vous représente vous-même, madame, au moment où votre fils vous raconte l’heureux résultat de son projet. Les fleurs qui poussent au bas de cette carte vous ordonnent de ne point vous laisser abattre par les difficultés, et vous annoncent que vous arriverez au but de vos désirs. Enfin, madame, voici le huit de trèfle, qui indique très positivement un mariage ; placé comme il l’est près du huit de cœur, c’est-à-dire près de l’aigle s’élevant vers le ciel avec un crapaud dans ses serres, le huit de cœur indique que ce mariage vous élèvera au-dessus des sphères les plus puissantes de la société. Puis, si nous pouvions douter encore, voici le six de cœur qui, par malheur, va si rarement avec le huit ; voici le six de cœur où l’alchimiste regarde la pierre devenue de l’or, c’est-à-dire la vie commune changée en une vie de noblesse, d’honneurs, d’emplois élevés. Voyez, parmi ces fleurs, ce même convolvulus, qui enveloppe un lis défleuri : cela veut dire, madame, que vous succéderez, vous qui cherchez un simple appui, que vous succéderez, comment puis-je vous dire cela ? à ce qu’il y a de plus grand, de plus puissant en France, au lis défleuri ; que vous y succéderez en passant, comme l’indique le dix de trèfle, à travers les champs de bataille, où, comme vous le voyez, Ulysse et Diomède enlèvent les chevaux blancs de Rhésus, placés sous la garde du talisman de Mars. Là, madame, vous aurez le respect, la tendresse de tout le monde. Vous serez la femme de cet Hercule étouffant le lion de la forêt de Némée, c’est-à-dire de l’homme utile et courageux s’exposant à tous les dangers pour le bonheur de son pays. Les fleurs dont on vous couronnera seront le lilas, l’arum, l’immortelle, car vous serez, tout à la fois, le vrai mérite et la parfaite bonté.

Enfin se levant avec un mouvement d’enthousiasme, saisissant la main de Mme de Beauharnais et tombant à ses pieds :

– Madame, dit-elle, je ne sais pas votre nom, je ne connais pas votre rang, mais je lis dans votre avenir… Madame, souvenez-vous de moi, quand vous serez… impératrice !…

– Impératrice ?… moi ?… Vous êtes folle, ma chère !

– Eh !… madame, ne voyez-vous pas que votre dernière carte, celle à laquelle conduisent les quatorze autres, est le roi de cœur, c’est-à-dire le grand Charlemagne qui tient d’une main l’épée, de l’autre le globe ?… Ne voyez-vous pas, toujours sur la même carte, l’homme de génie qui, un livre à la main, une sphère à ses pieds, médite sur les destinées du monde ?… Enfin ne voyez-vous pas, sur deux pupitres posés en face l’un de l’autre, les livres de la Sagesse et les lois de Solon ?… preuve que votre époux sera non seulement conquérant, mais encore législateur.

Tout invraisemblable qu’était cette prédiction, un vertige monta à la tête de Joséphine. Ses yeux s’éblouirent, son front se couvrit de sueur, un frissonnement courut par tout son corps.

– Impossible ! impossible ! impossible ! murmura-t-elle.

Et elle retomba sur le fauteuil.

Puis, tout à coup, se rappelant que sa consultation avait duré près d’une heure, et que Mme Tallien l’attendait, elle se leva, jeta à Mlle Lenormand sa bourse sans compter ce qu’elle contenait, s’élança dans le salon, prit Mme Tallien par la taille et l’entraîna hors de l’appartement, répondant à peine au salut que faisait aux deux dames l’incroyable, qui s’était levé au moment où elles passaient devant lui.

– Eh bien ? demanda Mme Tallien arrêtant Joséphine sur le perron, par lequel on descendait dans la cour.

– Eh bien ! reprit Mme de Beauharnais, cette femme est folle !

– Que vous a-t-elle donc prédit ?

– Mais à vous d’abord ?

– Je vous préviens, ma chère, que je suis déjà habituée à la prédiction, répondit Mme Tallien : elle m’a prédit que je serais princesse.

– Eh bien ! moi reprit Joséphine, je ne suis pas encore habituée à la mienne : elle m’a prédit que je serais… impératrice !

Et les deux fausses grisettes remontèrent dans leur fiacre.

Chapitre XXX. Le faux incroyable §

À peine, nous l’avons dit, les deux jeunes femmes, tout affolées de leur prédiction, avaient-elles fait attention au jeune élégant qui attendait son tour.

Pendant la longue séance qu’avait faite Mme de Beauharnais chez la sibylle, Mme Tallien avait essayé plusieurs fois de reconnaître à quelle classe d’incroyable elle avait affaire dans la personne du jeune homme qui attendait en même temps qu’elle. Mais lui, peu curieux, paraissait-il, de nouer la conversation avec celle qui lui faisait des avances, avait tiré ses cheveux sur ses sourcils, sa cravate sur son menton, ses oreilles de chien sur ses joues, et, avec une espèce de grognement sourd, s’était établi dans son fauteuil comme un homme qui ne serait pas fâché de diminuer l’heure de l’attente par quelques moments de sommeil.

La longue séance de Mme de Beauharnais s’était passée ainsi, Mme Tallien faisant semblant de lire et l’incroyable faisant semblant de sommeiller.

Mais à peine furent-elles sorties et les eut-il suivies des yeux aussi longtemps que la chose lui fut possible, qu’il se présenta à son tour à la porte du cabinet de Mlle Lenormand.

La mise du nouveau consultant avait quelque chose de grotesque qui amena le sourire sur les lèvres de la sibylle.

– Mademoiselle, dit-il, en affectant le parler ridicule des jeunes élégants de l’époque, auriez-vous la bonté de me dire ce que le sort réserve de vicissitudes heureuses ou fâcheuses à la personne de votre serviteur ? Il ne vous cachera pas que cette personne lui est assez chère pour que tout ce que vous lui prédirez d’agréable soit admirablement reçu par lui. Il doit ajouter cependant que, grâce à une grande puissance sur lui-même, il écoutera sans aucun trouble les événements et les catastrophes dont il vous plaira de le menacer.

Mlle Lenormand le regarda un instant, avec inquiétude. Son laisser-aller allait-il jusqu’à la folie, ou avait-elle affaire à quelqu’un de ces jeunes gens qui, à cette époque, se faisant un plaisir de railler jusqu’aux choses saintes, n’aurait pas eu grand scrupule de s’attaquer à la sibylle de la rue de Tournon, si bien ancrée qu’elle fût déjà dans l’esprit des nobles habitants du faubourg Saint-Germain ?

– C’est votre horoscope que vous désirez ? demanda-t-elle.

– Oui, mon horoscope ; un horoscope tel que celui qui fut tiré à la naissance d’Alexandre, fils de Philippe, roi de Macédoine. Sans avoir la prétention d’atteindre à la renommée du vainqueur de Porus et du fondateur d’Alexandrie, je compte faire un jour un certain bruit dans le monde. Ayez donc la bonté de préparer ce qui vous est nécessaire et de faire pour moi tout ce qu’il y a de plus grand jeu.

– Citoyen, reprit Mlle Lenormand, je procède par plusieurs moyens différents les uns les autres.

– Voyons les moyens, dit l’incroyable, poussant son estomac en avant, glissant ses deux pouces dans l’échancrure de son gilet, et laissant pendre par le cordon qui la soutenait sa canne à son poignet.

– Par exemple, je prophétise par les blancs d’œufs, par l’analyse du marc de café, par les tarots ou cartes algébriques, par l’alectryomancie.

– L’alectryomancie me plairait assez, dit le jeune homme, mais il nous faudrait pour cela un coq vivant et un plein verre de froment ; les avez-vous ?

– Je les ai, répondit Mlle Lenormand. Je procède aussi par la captromancie.

– Je cherche, dit le jeune homme, la glace de Venise ; car, autant que je puis me rappeler, c’est à l’aide d’une glace de Venise et d’une goutte d’eau jetée dessus que la captromancie s’opère.

– Justement, citoyen, et vous me paraissez fort au courant de mon art.

– Peuh ! fit le jeune homme. Oui, oui, on s’est occupé de sciences occultes.

– Nous avons aussi la chiromancie, dit Mlle Lenormand.

– Ah ! voilà qui me va ! Toutes les autres pratiques sont plus ou moins diaboliques, tandis que la chiromancie n’a jamais été frappée par les censures de l’Église catholique, attendu que c’est une science fondée sur des principes tirés de l’Écriture sainte et de la philosophie transcendantale. Il n’en est point ainsi, ne l’oubliez pas, citoyenne, de l’hydromancie, qui opère par le moyen d’un anneau jeté dans l’eau ; de la pyromancie, qui consiste à placer sa victime au milieu du feu ; de la géomancie, qui agit par des signes cabalistiques tracés sur la terre ; de la capnomancie, par laquelle on sème des grains de pavot sur des charbons ardents ; de la cossinomancie, dans laquelle on emploie la hache, la tenaille et le crible ; enfin de l’anthropomancie, dans laquelle on sacrifie des victimes humaines.

Mlle Lenormand regarda son interlocuteur avec une certaine inquiétude. Parlait-il sérieusement ? se moquait-il d’elle ? ou cachait-il sous une fausse désinvolture le désir de ne pas être reconnu ?

– Ainsi donc, dit-elle, vous préférez la chiromancie ?

– Oui, répondit l’incroyable ; car, avec la chiromancie, fussiez-vous le diable en personne ou son épouse Proserpine (et il s’inclina galamment devant Mlle Lenormand), je ne crains rien pour le salut de mon âme, attendu que le patriarche Job a dit, chapitre 37, verset 7 : « Dieu a tracé dans la main de tous les hommes des signes, afin que chacun d’eux pût connaître sa destinée. » Salomon, le roi sage par excellence, ajoutait : « La longueur de la vie est marquée dans la main droite, et les lignes de la main gauche annoncent les richesses et la gloire. » Enfin, nous lisons dans le prophète Isaïe : « Votre main dénote que vous vivrez longtemps. » Voici la mienne. Que dit-elle ?

En même temps, l’incroyable tira son gant et mit à nu une main fine, élégante, quoique maigre et hâlée par le soleil. Les proportions en étaient parfaites, les doigts étaient allongés et nullement noueux, aucune bague n’ornait cette main. Mlle Lenormand la prit, la regarda avec attention, et ses yeux se reportèrent de la main au visage du jeune homme.

– Monsieur, lui dit-elle, il a dû en coûter à votre dignité naturelle de vous habiller ainsi, et vous avez dû céder, en le faisant, à une grande curiosité ou aux premières atteintes d’un sentiment invincible. C’est un déguisement que vous portez et non votre costume habituel. Votre main est celle d’un homme de guerre habitué à manier l’épée et non à faire tourner le gourdin de l’incroyable ou siffler la badine du muscadin. Votre langage, non plus, n’est pas celui que vous affectez en ce moment. Cessez donc de dissimuler ; devant moi, tout déguisement vous serait inutile. Vous savez tout ce que vous avez dit, mais vous n’avez appris ces sciences qu’en en étudiant d’autres que vous jugiez plus importantes. Vous avez une tendance pour les recherches occultes, c’est vrai ; mais votre avenir n’est ni celui des Nicolas Flamel, ni celui des Cagliostro. Vous avez demandé en riant un horoscope comme celui qu’on a tiré à la naissance d’Alexandre, fils de Philippe. Il est trop tard pour vous tirer un horoscope de naissance ; mais je puis vous dire ce qui vous est arrivé depuis votre naissance, et ce qui vous arrivera jusqu’à votre mort.

– Par ma foi, vous avez raison, dit le jeune homme de sa voix naturelle, et j’avoue que je suis mal à l’aise sous ce travestissement ; cette langue non plus, vous l’avez dit, n’est pas celle que j’ai l’habitude de parler. Si vous vous étiez laissé prendre à mon patois et à mon costume, je ne vous eusse rien dit, et je vous eusse quittée en haussant les épaules. La découverte que vous avez faite, malgré mes efforts pour vous tromper, m’indique qu’il y a du vrai dans votre art. C’est tenter Dieu, je le sais bien, continua-t-il d’une voix sombre, que de vouloir lui dérober le secret de l’avenir ; mais quel est l’homme, sentant en lui une certaine puissance de volonté, qui ne désire aider, par la connaissance plus ou moins complète de l’avenir, aux événements que la fortune lui prépare ? Vous m’avez dit que vous me raconteriez ma vie passée. Je ne vous en demande que quelques mots seulement, étant plus pressé de connaître l’avenir. Je vous le répète, voici ma main.

Mlle Lenormand arrêta un instant ses yeux à l’intérieur de cette main ; puis, relevant la tête :

– Vous êtes né dans une île, dit-elle, d’une famille noble sans être riche ni illustre. Vous avez quitté votre pays pour venir faire votre éducation en France ; vous êtes entré au service dans une arme spéciale : l’artillerie. Vous avez remporté une grande victoire fort utile à votre pays, qui vous en a mal récompensé. Un instant, vous avez pensé à quitter la France. Par bonheur, les obstacles se sont multipliés devant vous et vous ont lassé. Vous venez de rentrer en lumière par un coup d’éclat qui vous assure la protection du futur Directoire. La journée d’aujourd’hui – retenez-en bien la date – quoique n’ayant été marquée que par des événements ordinaires, deviendra une des étapes les plus importantes de votre vie. Croyez-vous à mon art, maintenant, et voulez-vous que je continue ?

– Sans doute, dit le faux incroyable, et, pour vous donner toute facilité, je commencerai par vous apparaître avec mon visage ordinaire.

À ces mots, le jeune homme enleva son chapeau de dessus sa tête, jeta de côté sa perruque, dénoua sa cravate et laissa voir cette tête de bronze, qui semblait avoir été moulée sur une médaille antique. Son sourcil se fronça légèrement, ses cheveux s’aplatirent aux tempes sous sa main, son œil devint fixe, hautain, presque dur, et sa voix, non plus avec le grasseyement de l’incroyable, non plus même avec la courtoisie de l’homme qui s’adresse à une femme, mais avec la fermeté d’un ordre donné, dit en présentant pour la troisième fois sa main à la sibylle :

– Voyez !

Chapitre XXXI. Macbeth, tu seras roi !… §

Mlle Lenormand prit, avec un sentiment presque respectueux, la main qui lui était tendue.

– Voulez-vous savoir la vérité tout entière ? demanda-t-elle, ou, comme à une femmelette dont vous avez parfois les irritations nerveuses, faut-il ne vous dire que le bon, en vous cachant le mauvais ?…

– Dites tout !… fit le jeune homme d’un ton bref.

– Faites bien attention, ajouta Mlle Lenormand, à l’ordre que vous me donnez. (Et elle appuya sur le mot « ordre ».) Votre main, la plus complète de toutes celles que j’aie jamais vues, m’offre un composé de tous les sentiments vertueux et de toutes faiblesses humaines ; elle m’offre le caractère le plus héroïque et le plus indécis. La plupart des signes qui ornent son intérieur peuvent éblouir par leur lumière, d’autres indiquent la nuit la plus sombre et la plus douloureuse. C’est une énigme bien autrement difficile que celle du sphinx thébain que je vais vous révéler ; car de même que vous serez plus grand qu’Œdipe, vous serez plus malheureux que lui !… Voulez-vous que je continue… ou dois-je m’arrêter ?

– Continuez !… dit-il.

– Je vous obéis. (Et elle appuya sur le verbe « obéir ».) Nous allons commencer par la plus puissante de sept planètes : toutes les sept sont imprimées dans votre main et sont placées selon leurs dispositions convenantes. Jupiter est assis à l’extrémité de l’index. Commençons par Jupiter. Il résultera peut-être une certaine confusion de cette manière de procéder ; mais, du chaos, nous tirerons la lumière. Jupiter est donc assis chez vous à l’extrémité de l’index, ce qui veut dire que vous serez l’ami et l’ennemi des grands du monde et des heureux du siècle. Sur la troisième jointure de ce doigt, remarquez ce signe en forme d’éventail : il annonce que vous prélèverez forcément des tributs sur les peuples et sur les rois. Voyez, sur la seconde jointure, cette espèce de grillage rompu à sa septième branche : c’est le présage que vous occuperez six dignités successives, et que vous ne vous arrêterez qu’à la septième.

– Savez-vous quelles sont ces dignités ? demanda le consultant.

– Non. Ce que je puis vous dire seulement, c’est que la dernière est le titre d’empereur d’Occident, qui est aujourd’hui dans la maison d’Autriche. Au-dessous de la grille, voyez cette étoile : elle annonce qu’un bon génie ne cessera de veiller sur vous qu’à votre huitième lustre, c’est-à-dire à quarante ans. À ce moment, vous semblerez oublier que la Providence vous avait choisi une compagne, car cette compagne sera délaissée par vous, à la suite d’un faux calcul des prospérités humaines. Les deux signes qui sont placés immédiatement au-dessous de cette étoile et qui ressemblent, l’un à un fer à cheval, et l’autre à un damier, indiquent qu’à la suite de longues et constantes prospérités, vous tomberez infailliblement et du plus haut sommet où jamais homme sera parvenu. Vous tomberez plus encore par l’influence des femmes que par la force des hommes. Quatre lustres seront le terme de vos triomphes et de votre pouvoir. Cet autre signe à la base de Jupiter, accompagné de ces trois étoiles, signifie que, pendant les trois dernières années de votre puissance, vos ennemis s’occuperont sourdement à la miner, que trois mois suffiront pour vous en précipiter, que le bruit de votre chute retentira de l’orient à l’occident… Dois-je poursuivre ?

– Poursuivez, dit le jeune homme.

– Ces deux étoiles sur l’extrémité du médius, c’est-à-dire du doigt de Saturne, indiquent positivement que vous serez couronné dans la même métropole où auront été couronnés les rois de France, vos prédécesseurs. Seulement, le signe de Saturne, placé justement au-dessous de ces deux étoiles et les gouvernant, pour ainsi dire, est pour vous un signe du plus funeste augure. Sur la seconde jointure de ce médius, on remarque deux signes étranges en ce qu’ils semblent se contredire. Le triangle dénote un homme curieux, soupçonneux, peu prodigue de ses biens, si ce n’est aux gens de guerre, et qui, dans sa vie, doit recevoir trois blessures : la première à la cuisse, l’autre au talon, et la troisième au petit doigt. Le second de ces signes est une étoile qui démontre le souverain magnanime, amateur du beau, formant des projets gigantesques, non seulement irréalisables, mais même inconcevables pour d’autres que lui. Cette ligne, qui ressemble à un S allongé serpentant sur la racine de la seconde jointure, présage, outre divers périls, plusieurs tentatives d’assassinat, parmi lesquelles une explosion préméditée. La ligne droite, la lettre C et l’X qui descendent presque à la racine du doigt de Saturne, promettent une seconde alliance plus illustre que la première.

– Mais, dit le jeune homme interrompant avec impatience la sibylle, voilà deux ou trois fois que vous me parlez de cette première alliance qui doit protéger les huit premiers lustres de ma vie. À quoi reconnaîtrai-je cette femme quand elle viendra à moi ?

– C’est une femme brune, dit la sibylle, veuve d’un homme blond, qui portait l’épée et qui a péri par le fer. Elle a deux enfants que vous adopterez comme vôtres. En examinant sa physionomie, vous la reconnaîtrez à deux choses : c’est qu’elle a un signe apparent à l’un de ses sourcils, et que, dans la conversation familière, elle élève habituellement le poignet droit, ayant l’habitude de tenir un mouchoir à sa main, et de le porter à sa bouche chaque fois qu’elle sourit.

– C’est bien, dit le consultant. Revenons à mon horoscope.

– Voyez à la base du doigt de Saturne ces deux signes dont l’un ressemble à un gril sans manche, et l’autre au six de carreau.

» Ils présagent votre bonheur détruit par votre seconde femme, qui, au contraire de la première, doit être blonde et née du sang des rois.

» La figure représentant l’image du Soleil à l’extrémité de la troisième jointure de l’annulaire, c’est-à-dire du doigt d’Apollon, prouve que vous deviendrez un personnage extraordinaire, vous élevant par votre mérite, mais spécialement favorisé par Jupiter et par Mars.

» Ces quatre lignes droites placées comme des palissades au-dessus de cette image du Soleil disent que vous lutterez en vain pour subjuguer une puissance qui, seule, vous arrêtera dans votre course.

» Au-dessous de ces quatre lignes droites, nous retrouvons cette ligne serpentante, ayant la forme d’un S, qui déjà deux fois, au doigt de Saturne, vous présage malheur ; si l’étoile qui est au-dessous de cette ligne était au-dessus, l’étoile indiquerait que vous seriez maintenu pendant sept lustres au zénith de votre puissance.

» Le quatrième doigt de la main gauche porte le signe de Mercure à l’extrémité de sa troisième jointure. Ce signe veut dire que peu d’hommes posséderont votre érudition, votre sagacité, votre finesse, votre justesse de raisonnement, votre subtilité d’esprit. Aussi soumettrez-vous plusieurs nations à vos vastes desseins ; aussi entreprendrez-vous des expéditions admirées, traverserez-vous des rivières profondes, gravirez-vous des montagnes escarpées, franchirez-vous des déserts immenses. Mais ce signe de Mercure démontre aussi que vous aurez une humeur brusque et fantasque ; que cette humeur vous suscitera de puissants ennemis ; que, véritable cosmopolite, tourmenté par la fièvre des conquêtes, vous ne serez bien qu’où vous ne serez pas, et que, parfois même, vous vous sentirez trop à l’étroit en Europe.

» Quant à cette espèce d’échelle tracée entre la première et la troisième phalange du doigt de Mercure, elle signifie que, aux jours de votre puissance, vous accomplirez d’immenses travaux, pour l’embellissement de votre capitale et des autres villes de votre royaume. Et maintenant, passons au pouce, c’est-à-dire au doigt de Vénus.

» Vous le voyez, voilà son signe tout-puissant sur la seconde phalange. Il annonce que vous adopterez des enfants qui ne seront pas les vôtres et que votre première union sera stérile, quoique vous ayez eu et deviez avoir encore des enfants naturels. Mais, comme compensation, voyez ces trois étoiles, qu’il domine : c’est le présage que, malgré les efforts de l’ennemi, entouré des grands hommes qui secondent votre génie, vous serez couronné entre votre sixième et votre septième lustre, et que le pape lui-même, pour vous rendre favorable à l’Église romaine, viendra de Rome poser sur votre tête et celle de votre épouse la couronne de Louis XIV et de Saint Louis.

» Au-dessous des trois étoiles, voyez-vous le signe de Vénus et celui de Jupiter ? À côté d’eux et sur la même ligne, remarquez-vous ces nombres si heureux en cabale : 9, 19, 99 ? Ils sont la preuve que l’Orient et l’Occident se donneront la main et que les Césars de Habsbourg consentiront à ce que leur nom s’allie au vôtre.

» Au-dessous de ces chiffres, nous trouvons le même Soleil que nous avons déjà vu au sommet du doigt d’Apollon, et qui indique qu’au contraire de la lumière céleste, qui va de l’orient à l’occident, la vôtre ira de l’occident à l’orient.

» Maintenant, montons au-dessus de la première phalange du pouce et arrêtons-nous à cet O que traverse diagonalement une barre. Eh bien ! ce signe veut dire : vue trouble, aveuglement politique. Quant aux trois étoiles de la première phalange, et au signe qui les surmonte, ils ne sont que l’affirmation de l’influence que les femmes auront sur votre vie, et ils indiquent que le bonheur vous étant venu par une femme, c’est par une femme qu’il s’en ira.

» Pour les quatre signes dispersés dans la paume de la main sous la forme d’un râteau de fer, l’un, dans le champ de Mars, l’autre adhérant à la ligne de vie, les deux autres s’adossant au bas du mont de la Lune, ils indiquent un général prodigue du sang de ses soldats, mais seulement sur le champ de bataille.

» Le haut de cette ligne fourchue, divisée vers le mont de Jupiter, numéro 8, dénote de grands voyages en Europe, en Asie, en Afrique. Quelques-uns de ces voyages seront forcés, ainsi que le dénote l’X qui est en haut de la ligne vitale, et qui domine le mont de Vénus ; enfin, se croisant sous Mars, c’est la marque certaine d’une haute illustration par des faits d’armes immenses. On épuisera, en vous parlant, toutes les formules de l’humilité et de la louange ; vous serez l’homme glorieux, l’homme prodigieux, l’homme miraculeux. Vous serez Alexandre, vous serez César ; vous serez plus que tout cela, vous serez Atlas portant le monde. Après avoir vu votre gloire éclairer l’univers entier, vous verrez, le jour de votre mort, l’univers entier rentrer dans la nuit ; et chacun, s’apercevant qu’il vient de manquer quelque chose à l’équilibre universel, se demandera non pas si c’est un homme qui vient de mourir, mais si c’est le soleil qui vient de s’éteindre !

Le jeune homme avait écouté cette prédiction d’un air plus sombre que joyeux, il avait semblé suivre la sibylle sur toutes les hauteurs où, fatiguée, elle avait repris haleine ; puis, avec elle, il avait semblé descendre dans le gouffre où elle lui avait prédit que devait se perdre sa fortune.

Après qu’elle eut cessé de parler, il demeura muet un instant.

– C’est la fortune de César que tu m’as prédite là, lui dit-il.

– C’est plus que la fortune de César, répondit-elle ; car César n’a pas atteint son but, et vous, vous atteindrez le vôtre ; car César n’a fait que mettre un pied sur le premier degré du trône, tandis que vous, vous vous assiérez dessus. Seulement, n’oubliez pas la femme brune, qui a un signe au-dessus du sourcil droit, et qui porte son mouchoir à sa bouche lorsqu’elle sourit.

– Et cette femme, où la rencontrerai-je ? demanda le jeune homme.

– Vous l’avez rencontrée aujourd’hui, répondit la sibylle. Et elle a marqué de son pied le point où commencera la série de vos victoires.

Il était tellement impossible que la sibylle eût préparé d’avance cet assemblage de vérités irrécusables, puisqu’elles étaient déjà le passé, et cette suite de faits incroyables et perdus encore dans l’avenir, que, pour la première fois peut-être, le jeune officier accorda une confiance entière à ce que la sibylle lui avait dit. Il mit la main à son gousset et en tira une bourse contenant quelques pièces d’or ; mais la sibylle lui mit la main sur le bras.

– Si je vous ai prophétisé des mensonges, dit-elle, si peu que vous me donniez, ce sera trop. Si je vous ai dit la vérité, au contraire, ce n’est qu’aux Tuileries que nous pouvons régler nos comptes. Aux Tuileries donc, quand vous serez empereur des Français !

– Soit ! aux Tuileries, répondit le jeune homme. Et si tu m’as dit la vérité, tu n’auras rien perdu pour attendre5.

Chapitre XXXII. L’homme de l’avenir §

Le 26 octobre 1795, à deux heures et demie de l’après-midi, le président de la Convention prononça ces paroles : « La Convention nationale déclare que sa mission est remplie et que sa session est terminée. » Ces paroles furent suivies des cris mille fois répétés de « Vive la République ! »

Aujourd’hui, après soixante-douze ans écoulés, après trois générations éteintes, celui qui écrit ces lignes ne peut s’empêcher de s’incliner devant cette date solennelle.

La longue et orageuse carrière de la Convention s’était terminée par un acte de clémence.

Elle avait décrété que la peine de mort serait abolie dans toute l’étendue de la République française.

Elle avait changé le nom de la place de la Révolution en celui de place de la Concorde.

Enfin elle avait prononcé une amnistie pour tous les faits relatifs à la Révolution.

Elle ne laissait pas dans les prisons un seul prévenu ou condamné politique.

Elle était bien forte et bien sûre d’elle-même, l’Assemblée qui résignait ainsi son pouvoir.

Convention terrible, sévère ensevelisseuse, toi qui déposas le XVIIIe siècle dans son suaire taché de sang, tu trouvas en naissant, le 21 septembre 1792, l’Europe conjurée contre la France, un roi détrôné, une constitution annulée, une administration détruite, un papier-monnaie discrédité, des cadres de régiments sans soldats.

Tu te recueillis un instant, et tu vis que ce n’était pas, comme les deux Assemblées qui t’avaient précédée, la liberté que tu avais à proclamer en face d’une monarchie décrépite, mais la liberté que tu avais à défendre contre tous les trônes de l’Europe.

Le jour de ta naissance, tu proclamas la République en face de deux armées ennemies, dont l’une n’était plus qu’à cinquante et l’autre qu’à soixante-cinq lieues de Paris. Puis, pour te fermer toute retraite, tu menas à fin le procès de roi.

Quelques voix, s’élevant de ton sein même, te crièrent : « Humanité ! » Tu répondis : « Énergie ! »

Tu t’érigeas en dictature. Des Alpes à la mer de Bretagne, de l’Océan à la Méditerranée, tu t’emparas de tout en disant : « Je réponds de tout. »

Pareille à ce ministre de Louis XIII – pour qui il n’y avait ni amis ni famille, mais des ennemis de la France, qui frappait les Chalais comme les Marillac, les Montmorency comme les Saint-Preuil – tu te décimas toi-même. Enfin, après trois ans de convulsions comme jamais peuple n’en a éprouvées, après des journées qui s’appellent le 21 janvier, le 31 octobre, le 5 avril, le 9 thermidor, le 13 vendémiaire, sanglantes et mutilées tu te démis, et cette France compromise que tu avais reçue de la Constituante tu la remis, sauvée, au Directoire.

Que ceux qui t’accusent osent dire ce qui serait arrivé si tu avais faibli dans ta course, si Condé fût rentré à Paris, si Louis XVIII fût remonté sur le trône, si, au lieu des vingt ans du Directoire, du Consulat et de l’Empire, nous avions eu vingt ans de Restauration, vingt ans d’Espagne au lieu de vingt ans de France, vingt ans de honte au lieu de vingt ans de gloire !

Maintenant le Directoire était-il digne du legs qui lui était fait par sa sanglante mère ? Là n’est point la question.

Le Directoire répondra de ses œuvres devant la postérité comme la Convention a répondu des siennes.

Ce Directoire fut nommé.

Les cinq membres étaient Barras, Rewbell, Larevellière-Lépeaux, Letourneur et Carnot.

Il fut décidé que leur résidence serait le Luxembourg. Ils s’y rendirent pour ouvrir leurs séances.

Ils n’y trouvèrent pas un seul meuble.

« Le concierge, dit M. Thiers, leur prêta une table boiteuse, une feuille de papier à lettre, une écritoire pour écrire le premier message qui annonçait aux deux Conseils que le Directoire était constitué. »

On envoya à la trésorerie.

Il n’y avait pas un sou de numéraire.

Barras eut le personnel ; Carnot, le mouvement des armées ; Rewbell, les relations étrangères ; Letourneur et Larevellière-Lépeaux, l’administration intérieure ; Buonaparte eut le commandement de l’armée de Paris. Quinze jours après, il signait Bonaparte.

Le 9 mars suivant, vers onze heures du matin, deux voitures s’arrêtaient à la porte de la mairie du deuxième arrondissement de Paris.

De la première descendait un jeune homme de vingt-six ans, portant l’uniforme d’officier général.

Il était suivi de ses deux témoins.

De la seconde descendait une jeune femme, âgée de vingt-huit à trente ans.

Elle était suivie également de ses deux témoins.

Tous six se présentèrent devant le citoyen Charles-Théodore François, officier public de l’état civil du deuxième arrondissement, qui leur fit les questions qu’il est d’usage de faire aux futurs époux, lesquels, de leur côté, répondirent selon l’usage. Puis il leur fut fait lecture de l’acte suivant, qu’ils signèrent :

« Le dix-neuvième jour de ventôse de l’an IV de la République.

» Acte de mariage de Napolione Bonaparte, général en chef de l’armée de l’intérieur, âgé de vingt-huit ans, né à Ajaccio, département de la Corse, domicilié à Paris, rue d’Antin, fils de Charles Bonaparte, rentier, et de Laetitia Ramolino ;

» Et de Marie-Josèphe-Rose de Tascher, âgée de vingt-huit ans, née à l’île Martinique, dans les îles du Vent, domiciliée à Paris, rue Chantereine, fille de Joseph-Gaspard de Tascher, capitaine de dragons, et de Rose-Claire Desvergers de Sanois, son épouse.

» Moi, Charles-Théodore François, officier public de l’état civil du deuxième arrondissement du canton de Paris, après avoir fait lecture en présence des parties et témoins :

» 1° De l’acte de naissance de Napolione Bonaparte, qui constate qu’il est né le 5 février 1768, du légitime mariage de Charles Bonaparte et de Laetitia Ramolino ;

» 2° De l’acte de naissance de Marie-Josèphe-Rose de Tascher, qui constate qu’elle est née le 23 juin 1767, du légitime mariage de Joseph-Gaspard de Tascher et de Rose-Claire Desvergers de Sanois ;

» Vu l’extrait de décès d’Alexandre-François-Marie Beauharnais, qui constate qu’il est décédé le 5 thermidor an II, marié à Marie-Josèphe-Rose de Tascher ;

» Vu l’extrait des publications dudit mariage, dûment affiché le temps prescrit par la loi, sans opposition ;

» Et aussi après que Napolione Bonaparte et Marie-Josèphe-Rose de Tascher ont eu déclaré à haute voix se prendre mutuellement pour époux, j’ai prononcé à haute voix que Napolione Bonaparte et Marie-Josèphe-Rose de Tascher sont unis en mariage.

» Et ce, en présence des témoins majeurs ci-après nommés : savoir : Paul Barras, membre du Directoire exécutif, domicilié au palais du Luxembourg ; Jean Lemarrois, aide de camp, capitaine, domicilié rue des Capucines ; Jean-Lambert Tallien, membre du Corps législatif, domicilié à Chaillot ; et Étienne-Jacques-Jérôme Calmelets, homme de loi, domicilié rue de la Place-Vendôme, N° 207, qui tous ont signé avec les parties, et moi, après lecture. »

Et, en effet, on peut voir les six signatures de M. J.-R. de Tascher, de Napolione Bonaparte, de Tallien, de P. Barras, de J. Lemarrois le jeune, de E. Calmelets et de Leclerc au bas de l’acte que nous venons de citer.

Mais ce qu’il y a de remarquable dans cet acte, c’est qu’il renferme deux énonciations fausses. Bonaparte s’y fait plus vieux de un an et demi, et Joséphine plus jeune de quatre, Joséphine était née le 23 juin 1763, et Bonaparte le 15 août 1769.

Le lendemain de son mariage, Bonaparte fut nommé général en chef de l’armée d’Italie.

C’était le cadeau de noces de Barras.

Le 26 mars, Bonaparte arrivait à Nice, avec deux mille louis dans la caisse de sa voiture, et un million en traites.

On avait donné à Jourdan et à Moreau une magnifique armée composée de soixante-dix mille hommes.

On n’osait confier à Bonaparte que trente mille soldats affamés, manquant de tout, réduits à la dernière misère, sans habits, sans souliers, sans paie, la plupart du temps sans vivres, mais qui supportaient, il faut le dire, toutes ces privations, même la faim, avec un admirable courage.

Ses officiers étaient : Masséna, jeune Niçard, opiniâtre, entêté, plein d’éclairs subits ; Augereau, que nous connaissons de Strasbourg pour l’avoir vu manier le fleuret contre Eugène et le fusil contre les Autrichiens ; La Harpe, Suisse expatrié ; Serrurier, homme de la vieille guerre, c’est-à-dire méthodique et brave ; et enfin Berthier, son chef d’état-major, dont il avait deviné les qualités, qualités qui ne firent que s’accroître.

Avec ses trente mille combattants, il avait affaire à soixante mille hommes : vingt mille Piémontais, sous les ordres du général Collé ; quarante mille Autrichiens sous les ordres du général Beaulieu.

Ces généraux virent venir avec dédain ce jeune homme, plus jeune qu’eux, qui passait pour devoir son grade à la protection de Barras ; petit, maigre, fier, avec un teint d’Arabe, un œil fixe, des traits romains.

Quant aux soldats, ils tressaillirent aux premiers mots qu’il leur adressa ; c’était là le langage qu’il fallait leur parler.

Il leur dit :

– Soldats, vous êtes mal nourris et presque nus ; le gouvernement vous doit beaucoup, mais ne peut rien. Votre patience et votre courage vous honorent, mais, si vous restez ici, ne vous procurent ni avantages ni gloire.

» Moi, je vais vous conduire dans les plus fertiles plaines du monde ; vous y trouverez de grandes villes, de belles provinces ! Vous y trouverez honneur, gloire et richesses.

» Suivez-moi !

Le même jour, il distribua quatre louis en or aux généraux, qui n’avaient pas vu l’or depuis quatre ou cinq ans, et transporta son quartier général à Albenga.

Il avait hâte d’être à Voltri, à cet endroit de sa carte où Joséphine, le premier jour où elle l’était venue voir, avait laissé la marque de son pied.

Le 11 avril, il était à Arenzano.

Rencontrera-t-il l’ennemi ? Ce gage de sa fortune future lui sera-t-il donné ?

En gravissant la montée d’Arenzano, à la tête de la division La Harpe, qui forme l’avant-garde, il pousse un cri de joie : il vient d’apercevoir une colonne qui sort de Voltri.

C’est Beaulieu et les Autrichiens.

Pendant cinq jours on se bat ; au bout de cinq jours, Bonaparte est maître de la vallée de la Bormida ; les Autrichiens, battus à Montenotte et à Dego, fuient vers Acqui, et les Piémontais, après avoir perdu les gorges de Millesimo, se retirent sur Ceva et Mondovi.

Maître de toutes les routes, traînant à sa suite neuf mille prisonniers qui vont aller apprendre à la France ses premières victoires, des hauteurs de Monte-Remoto qu’il faut franchir pour arriver à Ceva, il montre à ses soldats ces belles plaines d’Italie qu’il leur a promises ; il leur montre tous ces fleuves qui vont se jeter dans la Méditerranée et dans l’Adriatique, il leur montre une gigantesque montagne couverte de neige et s’écrie :

– Annibal avait franchi les Alpes, nous les avons tournées.

Ainsi, comme point de comparaison, Annibal se présente naturellement à lui.

Plus tard, ce sera César.

Plus tard, ce sera Charlemagne.

Nous avons vu naître sa fortune. Laissons le conquérant à sa première étape à travers le monde.

Le voilà sur la route de Milan, du Caire, de Vienne, de Berlin, de Madrid, hélas !… et de Moscou.

Le 18 fructidor §

Chapitre premier. Coup d’œil sur la province §

Dans la soirée du 28 au 29 mai 1797, c’est-à-dire au moment où sa glorieuse campagne d’Italie terminée, Bonaparte trône avec Joséphine à Montebello, entouré des ministres des puissances étrangères ; où les chevaux de Corinthe descendant du Dôme et le lion de Saint-Marc tombant de sa colonne, partent pour Paris ; où Pichegru, mis en disponibilité sur de vagues soupçons, vient d’être nommé président des Cinq-Cents, et Barbé-Marbois président des Anciens, un cavalier qui voyageait, comme dit Virgile, sous le silence amical de la lune, per amica silentia lunae, et qui suivait, au trot d’un vigoureux cheval, la route de Mâcon à Bourg, quitta cette route un peu au-dessus du village de Pollias, sauta ou plutôt fit sauter à son cheval le fossé qui le séparait des terres en culture, et suivit pendant cinq cents mètres environ les bords de la rivière de Veyle, où il n’était exposé à rencontrer ni village ni voyageur. Là, ne craignant plus sans doute d’être reconnu ou remarqué, il laissa glisser son manteau, qui, de ses épaules, tomba sur la croupe de son cheval, et, dans ce mouvement, mit à découvert une ceinture garnie de deux pistolets et d’un couteau de chasse. Puis il souleva son chapeau, et essuya son front ruisselant de sueur. On put voir alors que ce voyageur était un jeune homme de vingt-huit à vingt-neuf ans, beau, élégant et de haute mine, et tout prêt à repousser la force par la force, si l’on avait l’imprudence de l’attaquer.

Et sous ce rapport, la précaution qui lui avait fait passer à sa ceinture une paire de pistolets, dont on eût pu voir la pareille dans ses fontes, n’était point inutile. La réaction thermidorienne, écrasée à Paris le 13 vendémiaire, s’était réfugiée en province, et là, avait pris des proportions gigantesques. Lyon était devenu sa capitale ; d’un côté, par Nîmes, elle étendait la main jusqu’à Marseille, et, de l’autre, par Bourg-en-Bresse jusqu’à Besançon. Pour voir où en était cette réaction, nous renverrions bien le lecteur à notre roman des « Compagnons de Jéhu », ou aux « Souvenirs de la Révolution et de l’Empire », de Charles Nodier ; mais le lecteur n’aurait probablement ni l’un ni l’autre de ces deux ouvrages sous la main, et il nous paraît plus court de les reproduire ici.

Il ne faut pas s’étonner que la réaction thermidorienne, écrasée dans la première capitale de la France, ait élu domicile dans la seconde et ait eu ses ramifications à Marseille et à Besançon. On sait ce qu’avait souffert Lyon, après sa révolte : la guillotine eût été trop lente. Collet d’Herbois et Fouché mitraillèrent. Il y eut à cette époque bien peu de familles du haut commerce ou de la noblesse qui n’eussent pas perdu quelqu’un des leurs. Eh bien ! ce père, ce frère, ce fils perdu, l’heure était venue de le venger et on le vengeait, ostensiblement, publiquement au grand jour. « C’est toi qui as causé la mort de mon fils, de mon frère et de mon père ! » disait-on au dénonciateur, et on le frappait.

« La théorie du meurtre, dit Nodier, était montée dans les hautes classes. Il y avait dans les salons des secrets de mort qui épouvanteraient les bagnes. On faisait Charlemagne à la bouillotte pour une partie d’extermination, et l’on ne prenait pas la peine de parler bas pour dire qu’on allait tuer quelqu’un. Les femmes, douces médiatrices de toutes les passions de l’homme, avaient pris une part offensive dans ces horribles débats. Depuis que d’exécrables mégères ne portaient plus de guillotines en boucles d’oreilles, d’adorables furies, comme eût dit Corneille, portaient un poignard en épingle. Quand vous opposiez quelques objections de sentiment à ces épouvantables excès, on vous menait aux Brotteaux, on vous faisait marcher malgré vous sur cette terre élastique et rebondissante, et l’on vous disait : « C’est là que sont nos parents. » Quel tableau que celui de ces jours d’exception dont le caractère indéfinissable et sans nom ne peut s’exprimer que par les faits eux-mêmes, tant la parole est impuissante pour rendre cette confusion inouïe des idées les plus antipathiques, cette alliance des formes les plus élégantes et des plus implacables fureurs, cette transaction effrénée des doctrines de l’humanité et des actes des anthropophages ! Comment faire comprendre ce temps impossible où les cachots ne protégeaient pas le prisonnier, où le bourreau qui venait chercher sa victime s’étonnait d’avoir été devancé par l’assassin, ce long 2 septembre renouvelé tous les jours par d’admirables jeunes gens qui sortaient d’un bal et se faisaient attendre dans un boudoir ?

» Ce que c’était, il faut le dire, c’était une monomanie endémique, un besoin de furie et d’égorgement éclos sous les ailes des harpies révolutionnaires ; un appétit de larcin aiguisé par les confiscations, une soif de sang enflammée par la vue du sang. C’était la frénésie d’une génération nourrie, comme Achille, de la moelle des bêtes féroces ; qui n’avait plus de types et d’idéalité devant elle que les brigands de Schiller et les francs juges du Moyen Âge. C’était l’âpre et irrésistible nécessité de recommencer la société par le crime comme elle avait fini. C’était ce qu’envoie toujours, dans les temps marqués, l’esprit des compensations éternelles, les titans après le chaos, Python après le déluge, une nuée de vautours après le carnage ; cet infaillible talion de fléaux inexplicables qui acquitte la mort par la mort, qui demande le cadavre pour le cadavre, qui se paie avec usure et que l’Écriture elle-même a compté parmi les trésors de la Providence.

» La composition inopinée de ces bandes, dont on ignora d’abord le but, offrait bien un peu de ce mélange inévitable d’états, de conditions, de personnes, qu’on remarque dans tous les partis, dans toutes les bandes qui se ruent au travers d’une société en désordre ; mais il y en avait moins là qu’il n’en fut jamais ailleurs. La partie des classes inférieures qui y prenait part, ne manquait pas de ce vernis de manières que donnent les vices dispendieux ; populace aristocrate qui courait de débauches en débauches et d’excès en excès, après l’aristocratie de nom et de fortune, comme pour prouver qu’il n’y a rien de plus facile à outrepasser que le mauvais exemple. Le reste couvrait sous des formes plus élégantes une dépravation plus odieuse, parce qu’elle avait eu à briser le frein des bienséances et de l’éducation. On n’avait jamais vu tant d’assassins en bas de soie ; et l’on se tromperait fort si l’on s’imaginait que le luxe des mœurs fût là en raison opposée de la férocité des caractères. La rage n’avait pas moins d’accès impitoyables dans l’homme du monde que dans l’homme du peuple, et l’on n’aurait point trouvé la mort moins cruelle en raffinements sous le poignard des petits-maîtres que sous le couteau du boucher.

» La classe proscrite s’était d’abord jetée avec empressement dans les prisons, pour y chercher un asile. Quand cette triste sauvegarde de l’infortune eut été violée, comme tout ce qu’il y avait de sacré chez les hommes, comme les temples, comme les tombeaux, l’administration essaya de pourvoir à la sûreté des victimes en les dépaysant. Pour les soustraire au moins à l’action des vengeances particulières, on les envoyait à vingt, à trente lieues de leurs femmes et de leurs enfants, parmi des populations dont elles n’étaient connues ni par leurs noms ni par leurs actes. La caravane fatale ne faisait que changer de sépulture. Ces associés de la mort se livraient leur proie par échange d’un département à l’autre avec la régularité du commerce. Jamais la régularité des affaires ne fut portée aussi loin que dans cette horrible comptabilité. Jamais une de ces traites barbares qui se payaient en têtes d’hommes ne fut protestée à l’échéance. Aussitôt que la lettre de voiture était arrivée, on balançait froidement le doit et l’avoir ; on portait les créances en avances et le mandat de sang était soldé à vue.

» C’était un spectacle dont la seule idée révolte l’âme, et qui se renouvelait souvent. Qu’on se représente une de ces longues charrettes à ridelles sur lesquelles on entasse les veaux pour la boucherie, et, là, pressés confusément, les pieds et les mains fortement noués de cordes, la tête pendante et battue par les cahots, la poitrine haletante de fatigue, de désespoir et de terreur, des hommes dont le plus grand crime était presque toujours une folle exaltation dissipée en paroles menaçantes. Oh ! ne pensez pas qu’on leur eût ménagé, à leur entrée, ni le repas libre des martyrs, ni les honneurs expiatoires du sacrifice, ni même la vaine expiation d’opposer un moment une résistance impossible à une attaque sans péril, comme aux arènes de Constance et de Gallus ! Le massacre les surprenait immobiles ; on les égorgeait dans leurs liens, et l’assommoir, rouge de sang, retentissait encore longtemps sur des corps qui ne sentaient plus. »

Nodier avait vu et m’a nommé un vieillard septuagénaire, connu par la douceur de ses habitudes et par cette politesse maniérée qui passe avant toutes les autres qualités dans les salons de provinces ; un de ces hommes de bon ton, dont l’espèce commence à se perdre, et qui étaient allés une fois à Paris pour faire leur cour aux ministres et pour assister au jeu et à la chasse du roi, mais qui devaient à ce souvenir privilégié l’avantage de dîner de temps en temps chez l’intendant, et de donner leur avis dans les cérémonies importantes sur une question d’étiquette. Nodier l’avait vu, tandis que des femmes regardaient, paisibles, portant entre les bras leurs enfants qui battaient des mains, Nodier l’avait vu, et je rapporte les propres termes dont il s’est servi, « fatiguer son bras débile à frapper d’un petit jonc à pomme d’or un cadavre où les assassins avaient oublié d’éteindre le dernier souffle de la vie, et qui venait de trahir son agonie tardive par une dernière convulsion ».

Et maintenant que nous avons essayé de faire comprendre l’état du pays que le voyageur traversait, on ne s’étonnera plus des précautions qu’il avait prises pour le traverser, ni de l’attention qu’il donnait à chaque accident d’une contrée qui, au reste, paraissait lui être complètement inconnue. En effet, à peine suivait-il depuis une demi-lieue les bords de la Veyle, qu’il arrêta son cheval, se dressa sur ses étriers, et, se penchant sur sa selle, essaya de percer l’obscurité devenue plus grande par le passage d’un nuage sur la lune. Il commençait à désespérer de trouver son chemin sans recouvrir à prendre un guide, soit à Montech, soit à Saint-Denis, quand une voix qui semblait sortir de la rivière le fit tressaillir, tant elle était inattendue. Cette voix disait du ton le plus cordial :

– Peut-on vous être bon à quelque chose, citoyen ?

– Ah ! par ma foi, oui, répondit le voyageur, et, comme je ne puis aller vous trouver, ne sachant pas où vous êtes, vous seriez bien aimable de venir me trouver, puisque vous savez où je suis.

Et tout en prononçant ces paroles, il recouvrit de son manteau et la crosse de ses pistolets, et la main qui caressait une de ces crosses.

Chapitre II. Le voyageur §

Le voyageur ne s’était pas trompé ; la voix venait bien de la rivière. Une ombre, en effet, gravit lestement la berge et en un instant se trouva à la tête du cheval, la main appuyée sur son cou. Le cavalier, qu’une si grande familiarité paraissait inquiéter, fit faire à sa monture un pas en arrière.

– Oh ! pardon, excuse, citoyen, fit le nouveau venu ; je ne savais pas qu’il fût défendu de toucher à votre cheval.

– Cela n’est point défendu, mon ami, dit le voyageur, mais vous savez que, la nuit, dans les temps où nous sommes, il est convenable de se parler à une certaine distance.

– Ah ! dame ! je ne sais pas distinguer ce qui est convenable de ce qui ne l’est pas, moi. Vous m’avez paru embarrassé sur votre chemin ; j’ai vu ça ; je suis bon garçon, moi. Je me suis dit : « Voilà un chrétien qui me paraît mal sûr de sa route ; je vais la lui indiquer. » Vous m’avez crié de venir ; me voilà. Vous n’aviez pas besoin de moi ; adieu.

– Pardon, mon ami, dit le voyageur en retenant du geste son interlocuteur, le mouvement que j’ai fait faire à mon cheval est involontaire ; j’avais, en effet, besoin de vous et vous pouvez me rendre un service.

– Lequel ? Parlez… Oh ! moi, je n’ai pas de rancune.

– Vous êtes du pays ?

– Je suis de Saint-Rémy, ici près. Tenez, on voit le clocher d’ici.

– Alors, vous connaissez les environs ?

– Ah ! je crois bien. Je suis pêcheur de mon état. Il n’y a pas un cours d’eau à dix lieues à la ronde où je n’aie tendu des lignes de fond.

– Alors, vous devez connaître l’abbaye de Seillon ?

– Tiens ! si je connais l’abbaye de Seillon, je crois bien ! Par exemple, je n’en dirai pas autant des moines.

– Et pourquoi n’en diriez-vous pas autant des moines ?

– Mais parce que, depuis 1791, ils ont été chassés, donc !

– Alors, à qui donc appartient la chartreuse ?

– À personne.

– Comment ! il y a en France une ferme, un couvent, une forêt de dix mille arpents, et trois mille arpents de terre qui n’appartiennent à personne ?

– Ils appartiennent à la République, c’est tout comme.

– La République ne fait donc pas cultiver les biens qu’elle confisque ?

– Bon ! est-ce qu’elle a le temps ? Elle a bien autre chose à faire, la République.

– Qu’a-t-elle à faire, donc ?

– Elle a à faire peau neuve.

– En effet, elle renouvelle son tiers. Vous vous occupez donc de cela ?

– Oh ! un peu, dans les temps perdus. Nos voisins du Jura, ils lui ont envoyé le général Pichegru, tout de même.

– Oui.

– Dites donc, ça n’a pas dû les faire rire là-bas. Mais je bavarde, moi ! je bavarde, et je vous fais perdre votre temps. Il est vrai que, si vous allez à Seillon, vous n’avez pas besoin de vous presser.

– Pourquoi cela ?

– Dame, parce qu’il n’y a personne à Seillon.

– Personne ?

– Excepté les fantômes des anciens moines ; mais, comme ils ne reviennent qu’à minuit, vous pouvez attendre.

– Vous êtes sûr, mon ami, insista le voyageur, qu’il n’y a personne à l’abbaye de Seillon ?

Et il appuya sur le mot « personne ».

– J’y suis encore passé hier en portant mon poisson au château des Noires-Fontaines, chez Mme de Montrevel : il n’y avait pas un chat.

Puis, appuyant sur les mots suivants :

– C’étaient tous des prêtres de Baal, ajouta-t-il ; le mal n’est pas grand.

Le voyageur tressaillit plus visiblement encore que la première fois.

– Des prêtres de Baal ? répéta-t-il en regardant fixement le pêcheur.

– Oui, et, à moins que vous ne veniez de la part d’un roi d’Israël, dont j’ai oublié le nom.

– De la part du roi Jéhu, n’est-ce pas ?

– Je ne suis pas bien sûr : c’est un roi sacré par un prophète nommé… nommé… Comment donc nomme-t-on le prophète qui a sacré le roi Jéhu ?

– Élisée, fit sans hésitation le voyageur.

– C’est bien cela, mais il l’avait sacré à une condition. Laquelle ? Aidez-moi donc.

– Celle de punir les crimes de la maison d’Achab et de Jézabel.

– Eh ! sacrebleu ! dites-moi cela tout de suite.

Et il tendit la main au voyageur.

Le voyageur et le pêcheur se firent, en se tendant la main, un dernier signe de reconnaissance, qui ne laissa plus ni à l’un ni à l’autre le doute qu’ils n’appartinssent à la même association ; pourtant ils ne se firent pas la moindre question sur leur personnalité ni sur l’œuvre qu’ils accomplissaient, l’un en se rendant à l’abbaye de Seillon, l’autre en relevant ses liens de fond et ses verveux. Seulement :

– Je suis désespéré d’être retenu ici par ordre supérieur, dit le jeune homme aux lignes de fond ; sans quoi, je me fusse fait un plaisir de vous servir de guide, mais je ne dois rentrer à la chartreuse que lorsqu’un signal m’y aura rappelé ; au reste, il n’y a plus à vous tromper maintenant. Vous voyez ces deux masses noires dont l’une est plus forte que l’autre ? La plus forte, c’est la ville de Bourg ; la plus faible, c’est le village de Saint-Denis. Passez entre les deux, à égale distance de l’un et de l’autre, et continuez votre chemin jusqu’à ce qu’il vous soit barré par le lit de la Reyssouse. Vous le traverserez, à peine si votre cheval aura de l’eau jusqu’aux genoux ; alors, vous verrez un grand rideau noir devant vous, c’est la forêt.

– Merci ! dit le voyageur ; une fois à la lisière de la forêt, je sais ce qui me reste à faire.

– Même quand on ne répondrait pas de la forêt à votre signal ?

– Oui.

– Eh bien ! allez donc, et bon voyage.

Les deux jeunes gens se serrèrent une dernière fois la main, et, avec la même rapidité que le pêcheur avait escaladé la berge, il la descendit.

Le voyageur allongea machinalement le cou pour voir ce qu’il était devenu. Il était invisible. Alors, il lâcha la bride de son cheval, et, comme la lune avait reparu, comme il lui restait à franchir une prairie sans obstacle, il mit son cheval au grand trot et se trouva bientôt entre Bourg et Saint-Denis.

Là, en même temps, l’heure sonna dans les deux localités. Le voyageur compta onze heures.

Après avoir traversé la route de Lyon à Bourg, le voyageur se vit, comme lui avait dit son guide, sur le bord de la petite rivière ; en deux enjambées, son cheval se trouva de l’autre côté, et, arrivé là, il ne vit plus devant lui qu’une plaine de deux kilomètres à peu près bordée par cette ligne noire qu’on lui avait dit être la forêt, il piqua droit sur elle.

Au bout de dix minutes, il était sur le chemin vicinal qui la bordait dans toute sa longueur. Là, il s’arrêta un instant et regarda tout autour de lui. Il n’hésitait point à faire le signal qu’on lui avait indiqué, mais il voulait s’assurer qu’il était bien seul. La nuit a parfois des silences si profonds, que l’homme le plus téméraire les respecte, s’il n’est pas forcé de les rompre. Un instant, comme nous l’avons dit, notre voyageur regarda et écouta, mais il ne vit rien et n’entendit rien. Il porta la main à sa bouche et tira du manche de son fouet trois coups de sifflet, dont le premier et le dernier fermes et assurés, et celui du milieu tremblotant comme celui d’un contremaître de bâtiment. Le bruit se perdit dans les profondeurs de la forêt, mais aucun autre bruit analogue ou différent ne lui répondit.

Pendant que notre voyageur écoutait, minuit sonna à Bourg et fut répété par l’horloge de tous les clochers voisins. Le voyageur répéta le signal une seconde fois, et une seconde fois le silence seul lui répondit.

Alors, il parut se décider, suivit le chemin vicinal jusqu’à ce qu’un autre chemin vînt le rejoindre comme la ligne verticale d’un T joint la ligne horizontale, prit ce chemin, s’y enfonça résolument ; au bout de dix minutes, le voyant coupé transversalement par un autre, il suivit cet autre en appuyant à gauche, et, cinq minutes après, se trouva hors de la forêt.

Devant lui, à deux cents pas, s’élevait une masse sombre qui était à n’en point douter le but de son voyage. D’ailleurs, en s’approchant, il devait, à certains détails, s’assurer que c’était bien la vieille chartreuse qu’il avait sous les yeux.

Enfin le cavalier s’arrêta devant une grande porte, surmontée et accompagnée de trois statues : celle de la Vierge, celle de Notre-Seigneur Jésus-Christ et celle de saint Jean-Baptiste. La statue de la Vierge, placée immédiatement au-dessus de la porte, formait le point le plus élevé du triangle. Les deux autres descendaient jusqu’à la traverse formant la branche de la croix de pierre dans laquelle s’emboîtait une double porte massive de chêne, qui, plus heureuse que certaines parties de la façade, et surtout que les contrevents du premier étage, paraissait avoir bravé les efforts du temps.

– C’est ici, dit le cavalier. Voyons maintenant laquelle des trois statues est celle de saint Jean.

Chapitre III. La chartreuse de Seillon §

Le voyageur reconnut que la statue qu’il cherchait était celle qui était placée dans une niche à droite de la grande porte. Il força son cheval de s’approcher du mur, et, se haussant sur les étriers, il atteignit le piédestal de la statue. Un intervalle existait entre la base et les parois de la niche ; il y glissa la main, sentit un anneau, tira à lui et devina, plutôt qu’il n’entendit, la trépidation d’une sonnette. Trois fois il recommença le même exercice. À la troisième fois, il écouta, il lui sembla alors entendre s’approcher de la porte un pas inquiet.

– Qui sonne ? demanda une voix.

– Celui qui vient de la part du prophète, répondit le voyageur.

– De quel prophète ?

– De celui qui a laissé son manteau à son disciple.

– Comment s’appelait-il ?

– Élisée.

– Quel est le roi auquel les fils d’Israël doivent obéir ?

– Jéhu !

– Quelle est la maison qu’ils doivent exterminer ?

– Celle d’Achab.

– Êtes-vous prophète ou disciple ?

– Je suis disciple, mais je viens pour être reçu prophète.

– Alors, soyez le bienvenu dans la maison du Seigneur !

À peine ces paroles avaient-elles été dites, que les barres de fer qui maintenaient la porte basculèrent sans bruit, que les verrous muets sortirent sans grincer de leurs tenons, et que la porte s’ouvrit silencieusement et comme par magie.

Le cavalier et le cheval disparurent sous la voûte. La porte se referma derrière eux. L’homme qui venait d’ouvrir si lentement et de la refermer si vite, s’approcha du nouveau venu qui mettait pied à terre. Celui-ci jeta sur lui un regard de curiosité. Il était vêtu de la longue robe blanche des chartreux, et avait la tête entièrement voilée par son capuchon. Il prit le cheval à la bride, mais évidemment plutôt pour rendre service que par servilité. Et, en effet, pendant ce temps, le voyageur détachait sa valise et tirait de ses fontes les pistolets qu’il passait à sa ceinture, près de ceux qui y étaient déjà.

Le cavalier jeta un coup d’œil autour de lui, et, ne voyant aucune lumière, n’entendant aucun bruit :

– Les compagnons seraient-ils absents ? demanda-t-il.

– Ils sont en expédition, répondit le frère.

– Les attendez-vous cette nuit ?

– Je les espère cette nuit, mais je ne les attends guère que la nuit prochaine.

Le voyageur réfléchit un instant. Cette absence paraissait le contrarier.

– Je ne puis loger à la ville, dit-il ; je craindrais d’être remarqué, sinon d’être reconnu. Puis-je attendre les compagnons ici ?

– Oui, sur votre parole d’honneur de ne pas essayer d’en sortir.

– Vous l’avez.

Pendant ce temps, la robe d’un second moine s’était dessinée dans l’ombre, blanchissant au fur et à mesure qu’elle approchait du premier groupe. Celui-ci était sans doute un compagnon secondaire, car le premier moine lui jeta aux mains la bride du cheval, l’invitant, avec la forme d’un ordre, plutôt que celle d’une prière, à le conduire à l’écurie. Puis, tendant la main au voyageur :

– Vous comprenez, lui dit-il, pourquoi nous n’allumons point la lumière… Cette chartreuse est censée inhabitée ou peuplée simplement par des fantômes ; une lumière nous dénoncerait. Prenez ma main et suivez-moi.

Le voyageur ôta son gant et prit la main du moine. C’était une main douce et, on le sentait, inhabile à tous les travaux qui enlèvent à cet organe son aristocratie primitive. Dans les circonstances où se trouvait le voyageur, tout est indice. Il fut aise de savoir qu’il avait affaire à un homme comme il faut, et le suivit dès lors avec une entière confiance. Après quelques détours faits dans des corridors complètement obscurs, on entra dans une rotonde prenant sa lumière par en haut. C’était évidemment la salle à manger des compagnons. Elle était éclairée de quelques bougies appliquées au mur par des candélabres. Un feu était allumé et brûlait dans une grande cheminée, entretenu par du bois sec, faisant peu ou point de fumée.

Le moine présenta un siège au voyageur, et lui dit :

– Si notre frère est fatigué, qu’il se repose ; si notre frère a faim, on va lui servir à souper ; si notre frère a envie de dormir, on va le conduire à son lit.

– J’accepte tout cela, dit le voyageur en détirant ses membres élégants et vigoureux à la fois. Le siège parce que je suis fatigué, le souper parce que j’ai faim, le lit parce que j’ai envie de dormir. Mais, avec votre permission, mon très cher frère, chaque chose viendra à son tour.

Il jeta sur la table son chapeau à larges bords, et, passant sa main dans ses cheveux flottants, il mit à découvert un large front, de beaux yeux, et un visage plein de sérénité. Le moine qui avait conduit le cheval à l’écurie rentra, et, interrogé par son confrère, répondit que l’animal avait sa litière fraîche et son râtelier garni.

Puis, sur l’ordre qui lui fut donné, il étendit sur l’extrémité de la table une serviette, posa sur cette serviette une bouteille de vin, un verre, un poulet froid, un pâté et un couvert, avec couteau et fourchette.

– Quand vous voudrez, mon frère, dit le moine au voyageur et lui montrant de la main la table prête.

– Tout de suite, répondit celui-ci.

Et, sans se séparer de sa chaise, il s’approcha de la table et s’assit devant elle. Le voyageur attaqua bravement le poulet, dont il transporta la cuisse d’abord, puis l’aile sur son assiette. Puis, après le poulet, vint le pâté, dont il mangea une tranche en buvant à petits coups le reste de la bouteille et en cassant son vin, comme disent les gourmands. Pendant tout ce temps, le moine était demeuré debout et immobile à quelques pas de lui. Le moine n’était pas curieux, le voyageur avait faim ; ni l’un ni l’autre n’avaient laissé échapper une parole. Le repas fini, le voyageur tira sa montre de sa poche.

– Deux heures, dit-il ; nous avons encore deux heures à attendre le jour.

Puis, s’adressant au moine :

– Si nos compagnons ne sont pas rentrés cette nuit, dit-il, nous ne devons pas les attendre, n’est-ce pas, que la nuit prochaine ?

– C’est probable, répondit le moine ; à moins de nécessité absolue, nos frères ne voyagent pas le jour.

– Eh bien ! dit l’étranger, sur ces deux heures, je vais en attendre une. Si, à trois heures, nos frères ne sont pas arrivés, vous me conduirez à ma chambre. D’ici là, si vous avez affaire, ne vous gênez pas pour moi. Vous appartenez à un ordre silencieux ; moi, je ne suis bavard qu’avec les femmes. Vous n’en avez pas ici, n’est-ce pas ?

– Non, répondit le chartreux.

– Eh bien ! allez à vos affaires, si vous en avez, et laissez-moi à mes pensées.

Le chartreux s’inclina et sortit, laissant le voyageur seul, mais ayant la précaution, avant de sortir, de déposer devant lui une seconde bouteille de vin. Le convive remercia par un salut le moine de son attention, et, machinalement, continua de boire son vin à petits coups et de manger la croûte de son pâté à petits morceaux.

– Si c’est là l’ordinaire de nos chartreux, murmura-t-il, je ne les plains pas. Du pommard à leur ordinaire, une poularde (il est vrai que nous sommes dans le pays des poulardes) et un pâté de bécassines… C’est égal, le dessert manque.

Ce désir était à peine exprimé, que le moine qui avait pris soin du cheval et du cavalier entra, portant sur un plat une tranche de ce beau fromage de Sassenage pointillé de vert, et dont l’invention remonte, dit-on, à la fée Mélusine. Sans faire profession de gourmandise, le voyageur paraissait, comme on l’a vu, sensible à l’ordonnance d’un souper. Il n’avait pas dit comme Brillat-Savarin : « Un repas sans fromage est une femme à laquelle il manque un œil », mais sans doute il le pensait.

Une heure se passa à vider sa bouteille de pommard et à piquer les miettes de son fromage à la pointe du couteau. Le petit moine l’avait laissé seul, et libre par conséquent de se livrer à sa guise à cette double occupation. Le voyageur tira sa montre, il était trois heures.

Il chercha s’il y avait une sonnette, il n’en trouva pas. Il fut sur le point de frapper du couteau sur son verre ; mais il trouva que c’était prendre une bien grande liberté à l’endroit des dignes moines qui le recevaient si confortablement.

En conséquence, voulant se tenir la parole qu’il s’était donnée à lui-même, et gagner son lit, il déposa, pour ne pas même être soupçonné de vouloir manquer à sa parole, ses armes sur la table, et, nu-tête, son couteau de chasse au côté seulement, il s’engagea dans le corridor par lequel il était entré. À moitié du corridor, il rencontra le moine qui l’avait reçu.

– Frère, dit celui-ci au voyageur. Deux signaux viennent de nous annoncer que les compagnons approchent ; dans cinq minutes, ils seront ici ; j’allais vous avertir.

– Eh bien ! dit le voyageur, allons au-devant d’eux.

Le moine ne fit aucune objection ; il retourna sur ses pas et rentra dans la cour, suivi de l’étranger. Le second moine ouvrait la porte à deux battants, comme il avait fait pour le voyageur. La porte ouverte, il fut facile d’entendre le galop de plusieurs chevaux qui allait se rapprochant avec rapidité.

– Place ! place ! dit vivement le moine en écartant le voyageur de la main et en l’appuyant contre le mur.

Et, en effet, en même temps, un tourbillon d’hommes et de chevaux s’engouffra sous la voûte avec le bruit du tonnerre.

Le voyageur crut un instant que les compagnons étaient poursuivis. Il se trompait.

Chapitre IV. Le traître §

La porte se referma derrière eux. Le jour n’était point encore venu. Cependant, la nuit était déjà moins obscure. Le voyageur vit avec un certain étonnement que les compagnons amenaient un prisonnier. Ce prisonnier, les mains liées derrière le dos, était attaché sur un cheval dont deux compagnons tenaient la bride. Les trois cavaliers étaient entrés de face sous la porte cochère. Le galop de leurs chevaux les emporta jusqu’au fond de la cour. Deux par deux, les autres étaient entrés ensuite, et les avaient entourés. Tous avaient mis pied à terre.

Un instant le prisonnier était resté à cheval, mais on l’avait descendu à son tour.

– Faites-moi parler au capitaine Morgan, dit le voyageur au moine qui, jusque-là, s’était occupé de lui. Il faut avant tout qu’il sache que je suis arrivé.

Le moine alla dire quelques mots à l’oreille du chef, qui s’approcha vivement du voyageur.

– De la part de qui venez-vous ? lui demanda-t-il.

– Faut-il répondre par la formule ordinaire, demanda celui-ci, ou dire tout simplement de la part de qui je viens, en effet ?

– Puisque vous êtes ici, c’est que vous avez satisfait aux exigences. Dites-moi de la part de qui vous venez.

– Je viens de la part du général Tête-Ronde.

– Vous avez une lettre de lui ?

– La voici.

Et le voyageur porta la main à sa poche ; mais Morgan l’arrêta.

– Plus tard, dit-il. Nous avons d’abord à nous occuper de juger et de punir un traître. Conduisez le prisonnier dans la salle du conseil, ajouta Morgan.

En ce moment, on entendit le galop d’une seconde troupe de cavaliers.

Morgan écouta.

– Ce sont nos frères, dit-il. Ouvrez la porte !

La porte s’ouvrit.

– Rangez-vous ! cria Morgan.

Et une seconde troupe de quatre hommes entra presque aussi rapidement que l’avait fait la première.

– Avez-vous le prisonnier ? cria celui qui la commandait.

– Oui, répondirent en chœur les compagnons de Jéhu.

– Et vous, demanda Morgan, avez-vous le procès-verbal ?

– Oui, répondirent d’une seule voix les quatre arrivants.

– Alors, tout va bien, dit Morgan, et justice va être faite.

Voici ce qui était arrivé.

Comme nous l’avons dit, plusieurs bandes, connues sous le nom de compagnons de Jéhu ou sous celui de Vengeurs, et même sous tous les deux, battaient le pays depuis Marseille jusqu’à Besançon. L’une se tenait aux environs d’Avignon, l’autre dans le Jura ; la troisième, enfin, où nous l’avons vue, c’est-à-dire dans la chartreuse de Seillon.

Comme tous les jeunes gens qui composaient ces bandes appartenaient à des familles du pays, aussitôt le coup prémédité accompli, qu’il eût réussi ou qu’il eût manqué, on se séparait et chacun rentrait chez soi. Un quart d’heure après, notre détrousseur de diligences, le chapeau sur le coin de l’oreille, le lorgnon à l’œil, la badine à la main, se promenait par la ville, demandant des nouvelles des événements et s’étonnant de l’incroyable insolence de ces hommes pour lesquels rien n’était sacré, pas même l’argent du Directoire. Or, comment soupçonner des jeunes gens dont les uns étaient riches, dont les autres étaient de grande naissance, qui étaient apparentés aux premières autorités des villes, de faire le métier de voleurs de grand chemin ? Puis, disons-le, on ne les soupçonnait pas ; mais, les eût-on soupçonnés, nul n’eût pris sur lui de les dénoncer.

Cependant, le gouvernement voyait avec grande peine son argent, détourné de sa destination, prendre la route de la Bretagne au lieu de celle de Paris, et aboutir à la caisse des chouans au lieu d’aboutir à celle des directeurs. Aussi voulut-il lutter de ruse avec ses ennemis.

Dans une des diligences qui conduisaient l’argent, il fit monter, habillés en bourgeois, sept ou huit gendarmes qui avaient fait porter d’avance à la voiture leurs carabines et leurs pistolets, et qui reçurent l’ordre exprès de prendre vivant un de ces dévaliseurs. La chose fut exécutée assez habilement pour que les compagnons de Jéhu n’entendissent parler de rien. Le véhicule, avec l’honnête allure d’une diligence ordinaire, c’est-à-dire bourrée de bourgeois, s’aventura dans les gorges de Cavaillon et fut arrêtée par huit hommes masqués ; une vive fusillade, qui partit de l’intérieur de la voiture, dénonça la ruse aux compagnons de Jéhu qui, peu curieux d’entamer une lutte inutile, mirent au galop leurs montures, et, grâce à l’excellence de leurs chevaux, eurent bientôt disparu. Mais le cheval de l’un d’eux avait eu la cuisse cassée par une balle et s’était abattu sur son cavalier. Le cavalier, pris par son cheval, n’avait pu fuir et avait été ramassé par les gendarmes, qui avaient ainsi atteint le double mandat qui leur avait été confié, celui de défendre l’argent du gouvernement et de mettre la main sur un de ceux qui voulaient le prendre.

Comme les anciens francs-juges, comme les illuminés du XVIIIe siècle, comme les francs-maçons modernes, les affiliés, pour être reçus compagnons passaient par de cruelles épreuves et faisaient de terribles serments. Un de ces serments était de ne jamais dénoncer un compagnon, quelles que fussent les tortures que l’on endurât. Si la faiblesse l’emportait, si le nom d’un complice s’échappait de la bouche du prisonnier, se substituant à la justice qui faisait grâce ou qui adoucissait la peine en récompense de la délation, le premier venu des compagnons avait le droit de lui enfoncer un poignard dans le cœur.

Or, le prisonnier fait sur la route de Marseille à Avignon, dont le nom de guerre était Hector, et le véritable nom de Fargas, après avoir longtemps résisté tant aux promesses qu’aux menaces, las enfin de la prison, tourmenté par le défaut de sommeil, la pire de toutes les tortures, connu sous son véritable nom, avait fini par faire des aveux et par nommer ses complices.

Mais, aussitôt que la chose avait été divulguée, les juges avaient reçu un tel déluge de menaces, soit par lettres, soit de vive voix, qu’on avait résolu d’envoyer l’instruction se faire à l’autre bout de la France, et qu’on avait choisi, pour y suivre le procès, la petite ville de Nantua, située à l’extrémité du département de l’Ain.

Mais, en même temps que le prisonnier, toutes précautions prises pour sa sûreté, était expédié à Nantua, les compagnons de Jéhu de la chartreuse de Seillon avaient reçu avis de la trahison et de la translation du traître.

C’est à vous, leur disait-on, qui êtes les frères les plus dévoués de l’ordre, c’est à Morgan, votre chef, le plus téméraire et le plus aventureux de nous tous, de sauver ses compagnons en détruisant le procès-verbal qui les accuse, et en faisant un exemple terrible sur la personne de celui qui a trahi. Qu’il soit jugé, condamné, poignardé, disait la lettre, et exposé aux regards de tous avec le poignard vengeur dans la poitrine.

C’était cette terrible mission que Morgan venait d’accomplir.

Il s’était rendu avec dix de ses compagnons à Nantua. Six d’entre eux, après avoir bâillonné la sentinelle, avaient frappé à la porte de la prison, et, le pistolet sur la gorge, avaient forcé le concierge d’ouvrir. Une fois dans la prison, ils s’étaient fait indiquer le cachot de Fargas, s’y étaient fait conduire par le concierge et le geôlier, les avaient enfermés tous deux dans le cachot du prisonnier, avaient lié celui-ci sur un cheval de main qu’ils avaient amené avec eux, et ils étaient repartis au grand galop.

Les quatre autres, pendant ce temps, s’étaient emparés du greffier, l’avaient forcé de les conduire au greffe dont il avait la clé et où, dans les moments de presse, il travaillait parfois toute la nuit. Là, ils s’étaient fait donner la procédure entière, les interrogatoires, contenant les dénonciations signées de l’accusé. Puis, pour sauvegarder le greffier qui les suppliait de ne pas le perdre, et qui, peut-être, n’avait pas fait toute la résistance qu’il eût pu faire, ils vidèrent une vingtaine de cartons, y mirent le feu, refermèrent la porte du greffe, rendirent la clé au greffier qui fut libre de rentrer chez lui, et partirent au galop à leur tour, emportant les pièces du procès et laissant le greffe brûler tranquillement.

Inutile de dire que, pour faire cette expédition, tous étaient masqués.

Voilà pourquoi la seconde troupe, en entrant dans la cour de l’abbaye, avait crié : « Avez-vous le prisonnier ? » et pourquoi la première, après avoir répondu : « Oui », avait demandé : « Et vous, avez-vous le procès-verbal ? » Et voilà toujours pourquoi, sur la réponse affirmative, Morgan avait dit, de cette voix qui ne trouvait jamais de contradicteurs : « Alors, tout va bien, et justice va être faite. »

Chapitre V. Le jugement §

Le prisonnier était un jeune homme de vingt-deux à vingt-trois ans, ayant plutôt l’air d’une femme que d’un homme, tant il était blanc et mince. Il était nu-tête et en chemise, avec son pantalon et ses bottes seulement. Les compagnons l’avaient pris dans son cachot, tel qu’il était, et enlevé sans lui donner un instant de réflexion.

Son premier sentiment avait été de croire à sa délivrance. Ces hommes qui descendaient dans son cachot, il n’y avait pas de doute, étaient des compagnons de Jéhu, c’est-à-dire des hommes appartenant à la même opinion et aux mêmes bandes que lui. Mais, quand il avait vu ceux-ci lui lier les mains, quand il avait vu, à travers les masques, les éclairs que lançaient leurs yeux, il avait compris qu’il était tombé dans des mains bien autrement terribles que celles des juges, entre les mains de ceux qu’il avait dénoncés, et qu’il n’avait rien à espérer de complices qu’il avait voulu perdre.

Pendant toute la route, il n’avait pas fait une question, et nul ne lui avait adressé la parole. Les premiers mots qu’il avait entendus sortir de la bouche de ses juges étaient ceux qu’ils venaient de prononcer. Il était très pâle, mais ne donnait pas d’autre signe d’émotion que cette pâleur.

Sur l’ordre de Morgan, les faux moines traversèrent le cloître. Le prisonnier marchait le premier entre deux compagnons, tenant chacun un pistolet à la main.

Le cloître traversé, on entra dans le jardin. Cette procession de douze moines, marchant silencieusement dans les ténèbres, avait quelque chose d’effrayant. Elle s’avança vers la porte de la citerne. Un de ceux qui marchaient près du prisonnier dérangea une pierre ; sous la pierre, il y avait un anneau ; à l’aide de cet anneau, il souleva la dalle qui fermait l’entrée d’un escalier.

Le prisonnier eut un instant d’hésitation, tant l’entrée de ce souterrain ressemblait à celle d’un tombeau. Les deux moines qui marchaient à ses côtés descendirent les premiers ; puis, dans une rainure de la pierre, ils prirent deux torches qui étaient là, pour guider de leur lumière ceux qui voulaient s’engager sous ces sombres voûtes. Ils battirent le briquet, allumèrent les torches et ne dirent que ce seul mot :

– Descendez !

Le prisonnier obéit.

Les moines disparurent jusqu’au dernier sous la voûte. On marcha ainsi trois ou quatre minutes, puis on rencontra une grille ; un des deux moines tira une clé de sa poche et ouvrit.

On se trouva dans le caveau des tombes.

Au fond du caveau s’ouvrait la porte d’une ancienne chapelle souterraine, dont les compagnons de Jéhu avaient fait leur salle de conseil. Une table couverte d’un drap noir s’élevait au milieu, douze stalles sculptées, où les chartreux s’asseyaient pour chanter l’office des morts, attenaient à la muraille de chaque côté de la chapelle. La table était chargée d’un encrier, de plusieurs plumes, d’un cahier de papier ; deux tenons de fer sortaient de la muraille, comme des mains prêtes à recevoir les torches. On les y enfonça.

Les douze moines se placèrent chacun dans une stalle. On fit asseoir le prisonnier sur un escabeau au bout d’une table ; de l’autre côté de la table se tenait debout le voyageur, le seul qui ne portât pas une robe de moine, le seul qui ne fût pas masqué.

Morgan prit la parole :

– Monsieur Lucien de Fargas, dit-il, c’est bien par votre propre volonté, et sans y être contraint ni forcé par personne que vous avez demandé à nos frères du Midi de faire partie de notre association et que vous êtes entré, après les épreuves ordinaires, dans cette association sous le nom d’Hector ?

Le jeune homme inclina la tête en signe d’adhésion.

– C’est de ma pleine et entière volonté, sans y être forcé, dit-il.

– Vous avez prêté les serments d’usage, et vous saviez, par conséquent, à quelle punition terrible s’exposaient ceux-là qui y manquaient ?

– Je le savais, répondit le prisonnier.

– Vous saviez que tout compagnon révélant, même au milieu des tortures, les noms de ses complices, encourait la peine de mort, et que cette peine était appliquée sans sursis ni retard, du moment que la preuve de son crime lui était fournie ?

– Je le savais.

– Qui a pu vous entraîner à manquer à vos serments ?

– L’impossibilité de résister à cette torture qu’on appelle le manque de sommeil. J’ai résisté cinq nuits ; la sixième, je demandais la mort, c’était dormir. On ne voulut pas me la donner. Je cherchai tous les moyens de m’ôter la vie ; les précautions étaient si bien prises par mes geôliers, que je n’en trouvai aucun. La septième nuit, je succombai !… Je promis de faire des révélations le lendemain ; j’espérais qu’on me laisserait dormir ; mais ces révélations, on exigea que je les fisse à l’instant même. Ce fut alors que désespéré, fou d’insomnie, soutenu par deux hommes qui m’empêchaient de dormir tout debout, je balbutiai les quatre noms de M. de Valensolles, de M. de Barjols, de M. de Jayat et de M. de Ribier.

Un des moines tira de sa poche le dossier du procès qu’il avait pris au greffe, il chercha la page de la déclaration et la mit sous les yeux du prisonnier.

– C’est bien cela, dit celui-ci.

– Et votre signature, dit le moine, la reconnaissez-vous ?

– Je la reconnais, répondit le jeune homme.

– Vous n’avez pas d’excuse à faire valoir ? demanda le moine.

– Aucune, répliqua le prisonnier. Je savais, en mettant mon nom au bas de cette page, que je signais mon arrêt de mort ; mais je voulais dormir.

– Avez-vous quelque grâce à me demander avant de mourir ?

– Une seule.

– Parlez.

– J’ai une sœur que j’aime et qui m’adore. Orphelins tous deux, nous avons été élevés ensemble, nous avons grandi l’un auprès de l’autre, nous ne nous sommes jamais quittés. Je voudrais écrire à ma sœur.

– Vous êtes libre de le faire ; seulement, vous écrirez au bas de votre lettre le post-scriptum que nous vous dicterons.

– Merci, dit le jeune homme.

Il se leva et salua.

– Voulez-vous me délier les mains, dit-il, afin que je puisse écrire ?

Ce désir fut exaucé. Morgan, qui lui avait constamment adressé la parole, poussa devant lui le papier, la plume et l’encre. Le jeune homme écrivit, d’une main assez ferme, à peu près la valeur d’une page.

– J’ai fini, messieurs, dit-il. Voulez-vous me dicter le post-scriptum ?

Morgan s’approcha, posa un doigt sur le papier, tandis que le prisonnier écrivait.

– Y êtes-vous ? demanda-t-il.

– Oui, répondit le jeune homme.

Je meurs pour avoir manqué à un serment sacré. Par conséquent, je reconnais avoir mérité la mort. Si tu veux donner la sépulture à mon corps, mon corps sera déposé, cette nuit, sur la place de la Préfecture de Bourg. Le poignard que l’on trouvera planté dans ma poitrine, indiquera que je ne meurs pas victime d’un lâche assassinat, mais d’une juste vengeance.

Morgan tira alors de dessous sa robe un poignard forgé, lame et poignée, d’un seul morceau de fer. Il avait la forme d’une croix, pour que le condamné, à ses derniers moments, pût la baiser en l’absence d’un crucifix.

– Si vous le désirez, monsieur, lui dit-il, nous vous accorderons cette faveur de vous laisser vous frapper vous-même. Voici le poignard. Vous sentez-vous la main assez sûre ?

Le jeune homme réfléchit un instant.

– Non, dit-il, je craindrais de me manquer.

– C’est bien, dit Morgan. Mettez l’adresse à la lettre de votre sœur.

Le jeune homme plia la lettre et écrivit :

À Mademoiselle Diana de Fargas, à Nîmes.

– Maintenant, monsieur, lui dit Morgan, vous avez dix minutes pour faire votre prière.

L’ancien autel de la chapelle était encore debout, quoique mutilé. Le condamné alla s’y agenouiller. Pendant ce temps, on déchira une feuille de papier en douze morceaux, et, sur l’un de ces morceaux, on dessina un poignard. Les douze morceaux furent mis dans le chapeau du messager qui était arrivé tout juste pour assister à cet acte de vengeance. Puis, avant que le condamné eût achevé de prier, chacun des moines avait tiré un fragment de papier du chapeau. Celui auquel était échu l’office de bourreau ne prononça pas une parole ; il se contenta de prendre le poignard déposé sur la table et d’en essayer la pointe à son doigt. Les dix minutes écoulées, le jeune homme se leva.

– Je suis prêt, dit-il.

Alors, sans hésitation, sans retard, muet et rigide, le moine à qui était échu l’office suprême marcha droit à lui et lui enfonça le poignard dans le côté gauche de la poitrine. On entendit un cri de douleur, puis la chute d’un corps sur les dalles de la chapelle, mais tout était fini. Le condamné était mort. La lame du poignard lui avait traversé le cœur.

– Ainsi périsse, dit Morgan, tout compagnon de notre association sainte qui manquera à ses serments !

– Ainsi soit-il ! répondirent en chœur tous les moines qui avaient assisté à l’exécution.

Chapitre VI. Diana de Fargas §

Vers la même heure où le malheureux Lucien de Fargas rendait le dernier soupir dans la chapelle souterraine de la chartreuse de Seillon, une voiture de poste s’arrêtait devant l’Auberge du Dauphin, à Nantua.

Cette Auberge du Dauphin avait une certaine réputation à Nantua et dans les environs, réputation qu’elle tenait des opinions bien connues de maître René Servet, son propriétaire.

Sans savoir pourquoi, maître René Servet était royaliste. Grâce à l’éloignement de Nantua de tout grand centre populeux, grâce surtout à la douce humeur de ses habitants, maître René Servet avait pu traverser la Révolution sans être autrement inquiété pour ses opinions, si publiques qu’elles fussent.

Il faut dire cependant que le digne homme avait bien fait tout ce qu’il avait pu pour être persécuté. Non seulement il avait conservé à son auberge le titre d’Auberge du Dauphin, mais encore, dans la queue du poisson fantastique, queue qui sortait insolemment de la mer, il avait fait dessiner le profil du pauvre petit prince qui était resté enfermé quatre ans à la prison du Temple et qui venait d’y mourir après la réaction thermidorienne.

Aussi, tous ceux qui, à vingt lieues à la ronde – et le nombre de ceux-là était grand – partageaient, dans le département ou hors du département de l’Ain, les opinions de René Servet, ne manquaient pas de venir loger chez lui, et pour rien au monde n’eussent consenti à aller loger ailleurs.

Il ne faut donc pas s’étonner qu’une chaise de poste, ayant à s’arrêter à Nantua, déposât, en opposition avec l’auberge démocratique de la Boule-d’Or, son contenu à l’hôtel aristocratique du Dauphin.

Au bruit de la chaise, quoiqu’il fût à peine cinq heures du matin, maître René Servet sauta à bas de son lit, passa un caleçon et des bas blancs, mit ses pantoufles de lisière, et vêtu seulement, par-dessus, d’une grande robe de chambre de basin, tenant à la main son bonnet de coton, se trouva sur le seuil de sa porte en même temps que descendait de la voiture une jeune et belle personne de dix-huit à vingt ans.

Elle était vêtue de noir, et, malgré sa grande jeunesse et sa grande beauté, voyageait seule.

Elle répondit par une courte révérence au salut obséquieux que lui fit maître René Servet, et, sans attendre ses offres de service, elle lui demanda s’il avait dans son hôtel une bonne chambre et un cabinet de toilette.

Maître René indiqua le N° 7 au premier étage ; ce qu’il avait de mieux.

La jeune femme, impatiente, alla elle-même à la plaque de bois sur laquelle les clés étaient pendues à des clous, et qui indiquait le numéro de la chambre qu’ouvrait chacune de ces clés.

– Monsieur, dit-elle, seriez-vous assez bon pour m’accompagner jusque chez moi ? J’ai quelques questions à vous faire. Vous m’enverrez la femme de chambre en vous en allant.

René Servet s’inclina jusqu’à terre et s’empressa d’obéir. Il marcha devant, la jeune femme le suivit. Lorsqu’ils furent arrivés dans la chambre, la voyageuse ferma la porte derrière elle, s’assit sur une chaise, et, s’adressant à l’aubergiste resté debout :

– Maître Servet, lui dit-elle avec fermeté, je vous connais de nom et de réputation. Vous êtes resté, au milieu des années sanglantes que nous venons de traverser, sinon défenseur, du moins partisan de la bonne cause. Aussi suis-je descendue directement chez vous.

– Vous me faites honneur, madame, répondit l’aubergiste en s’inclinant.

Elle reprit :

– Je négligerai donc tous les détours et tous les préambules que j’emploierais près d’un homme dont l’opinion serait inconnue ou douteuse. Je suis royaliste : c’est un titre à votre intérêt. Vous êtes royaliste : c’est un titre à ma confiance. Je ne connais personne ici, pas même le président du tribunal, pour lequel j’ai une lettre de son beau-frère d’Avignon ; il est donc tout simple que je m’adresse à vous.

– J’attends, madame, répondit René Servet, que vous me fassiez l’honneur de me dire en quoi je puis vous être agréable.

– Avez-vous entendu dire, monsieur, que l’on ait amené, il y a deux ou trois jours, dans les prisons de Nantua un jeune homme nommé M. Lucien de Fargas ?

– Hélas ! oui, madame ; il paraît même que c’est ici, ou plutôt à Bourg, que l’on va lui faire son procès. Il fait partie, nous a-t-on assuré, de cette association intitulée les Compagnons de Jéhu.

– Vous savez le but de cette association, monsieur ? demanda la jeune femme.

– C’est, à ce que je crois, d’enlever l’argent du gouvernement et de le faire passer à nos amis de la Vendée et de la Bretagne.

– Justement, monsieur, et le gouvernement voudrait traiter ces hommes-là comme des voleurs ordinaires !

– Je crois, madame, répondit René Servet d’une voix pleine de confiance, que nos juges seront assez intelligents pour reconnaître une différence entre eux et des malfaiteurs.

– Maintenant, arrivons au but de mon voyage. On a cru que l’accusé, c’est-à-dire mon frère, courait quelque danger dans les prisons d’Avignon et on l’a transporté à l’autre bout de la France. Je voudrais le voir. À qui faut-il que je m’adresse pour obtenir cette faveur ?

– Mais justement, madame, au président pour lequel vous avez une lettre.

– Quelle espèce d’homme est-ce ?

– Prudent, mais, je l’espère, pensant bien. Je vous ferai conduire chez lui dès que vous le désirerez.

Mlle de Fargas tira sa montre ; il était à peine cinq heures et demie du matin.

– Je ne puis cependant me présenter chez lui à une pareille heure, murmura-t-elle. Me coucher ? Je n’ai aucune envie de dormir.

Puis, après un moment de réflexion :

– Monsieur, demanda-t-elle, de quel côté de la ville sont les prisons ?

– Si madame voulait faire un tour de ce côté, dit maître Servet, je réclamerais l’honneur de l’accompagner.

– Eh bien ! monsieur, faites-moi servir une tasse de lait, de café, de thé, tout ce que vous voudrez, et achevez de vous habiller… En attendant que j’y puisse entrer, je veux voir les murs où est enfermé mon frère.

L’hôtelier ne fit aucune observation. Le désir, en effet, était tout naturel ; il descendit, fit monter à la jeune voyageuse une tasse de lait et de café. Au bout de dix minutes, celle-ci descendait et retrouvait maître René Servet, avec son costume des dimanches, prêt à guider dans les rues de la petite ville fondée par le bénédictin saint Amand, et dans l’église de laquelle Charles le Chauve dort d’un sommeil plus tranquille probablement que ne le fut pour lui celui de la vie.

La ville de Nantua n’est pas grande. Au bout de cinq minutes de marche, on était arrivé à la prison, devant laquelle se trouvait une grande foule et se faisait une grande rumeur.

Tout est pressentiment pour ceux qui ont des amis dans le danger. Mlle de Fargas avait, sous le coup de l’accusation mortelle, plus qu’un ami, un frère qu’elle adorait. Il lui sembla tout à coup que son frère n’était point étranger à ce bruit et à la présence de cette foule, et, pâlissant et saisissant le bras de son guide, elle s’écria :

– Oh ! Mon Dieu ! qu’est-il donc arrivé ?

– C’est ce que nous allons savoir, mademoiselle, répondit René Servet, beaucoup moins facile à émouvoir que sa belle compagne.

Ce qui était arrivé, personne ne le savait encore bien positivement. Lorsqu’on était venu, à deux heures du matin, pour relever la sentinelle, on l’avait trouvée bâillonnée, les bras et les jambes liés, dans sa guérite. Tout ce qu’elle avait pu dire, c’est que, surprise par quatre hommes, elle avait opposé une résistance désespérée, qui n’avait eu pour résultat que de la faire mettre dans l’état où on la trouvait. Ce qui s’était passé, une fois qu’elle avait été attachée dans la guérite, elle ne pouvait en rien dire. Elle croyait seulement que c’était à la prison que les malfaiteurs avaient affaire. On avait alors prévenu le maire, le commissaire de police et le sergent des pompiers de ce qui venait d’arriver. Les trois autorités s’étaient réunies en conseil extraordinaire et avaient fait comparaître devant elles la sentinelle qui avait renouvelé son récit.

Après une demi-heure de délibération et de suppositions plus invraisemblables et plus absurdes les unes que les autres, il avait été résolu de finir par où on eût dû commencer, c’est-à-dire d’aller frapper à la prison.

Malgré les heurts de plus en plus retentissants, personne n’était venu ouvrir ; mais les coups de marteau avaient réveillé les habitants des maisons situées dans le voisinage. Ceux-ci s’étaient mis à la fenêtre de leurs maisons, et des interpellations avaient commencé dont le résultat était qu’il fallait envoyer chercher le serrurier.

Pendant ce temps, le jour était venu, les chiens avaient aboyé, les rares passants s’étaient groupés curieusement autour du maire et du commissaire de police ; et, quand le sergent des pompiers était revenu avec le serrurier, c’est-à-dire vers quatre heures du matin, il avait déjà trouvé à la porte de la prison un rassemblement raisonnable. Le serrurier fit observer que, si les portes étaient fermées en dedans et au verrou, tous ses rossignols seraient inutiles. Mais le maire, homme d’un grand sens, lui ordonna d’essayer d’abord, et que l’on verrait après. Or, comme les compagnons de Jéhu n’avaient pu à la fois sortir en dehors et tirer les verrous en dedans, comme ils s’étaient contentés de tirer les portes après eux, à la grande satisfaction de la foule qui allait croissant, la porte s’ouvrit.

Tout le monde alors essaya de se précipiter dans la prison ; mais le maire plaça le sergent de pompiers en sentinelle à la porte, et lui défendit de laisser passer qui que ce fût au monde. Force fut d’obéir à la loi. La foule augmenta, mais la consigne donnée par le maire fut observée.

Les cachots ne sont point nombreux dans la prison de Nantua. Ils se composent de trois chambres souterraines de l’une desquelles on entendit sortir des gémissements. Ces gémissements attirèrent l’attention du maire, qui interrogea à travers la porte ceux qui les poussaient, et qui eut bientôt reconnu que les auteurs de ces gémissements n’étaient autres que le concierge et le geôlier lui-même.

On en était là de l’investigation municipale, lorsque Diana de Fargas et le propriétaire de l’Hôtel du Dauphin étaient arrivés sur la place de la prison.

Chapitre VII. Ce qui fut l’objet, pendant plus de trois mois, des conversations de la petite ville de Nantua §

À la première question de maître René Servet :

– Que se passe-t-il donc, s’il vous plaît, compère Bidoux, à la prison ?

Celui auquel il s’adressait répondit :

– Des choses extraordinaires, monsieur Servet, et qui ne se sont jamais vues ! On a trouvé ce matin, en la relevant, la sentinelle dans sa guérite, bâillonnée et ficelée comme un saucisson ; et, dans ce moment-ci, il paraît qu’on vient de trouver le père Rossignol et son geôlier enfermés dans un cachot. Dans quel temps vivons-nous, mon Dieu ? dans quel temps vivons-nous ?

Sous la forme grotesque dont l’enveloppait l’interlocuteur de maître René Servet, Diana avait reconnu la vérité. Il était clair, pour tout esprit intelligent, que, du moment que le concierge et le geôlier étaient dans les cachots, les prisonniers devaient être dehors.

Diana quitta le bras de maître René, s’élança vers la prison, perça la foule et pénétra jusqu’à la porte.

Là, elle entendit dire :

– Le prisonnier s’est évadé !

En même temps apparaissaient dans la geôle le père Rossignol et le guichetier, tirés de leur cachot par le serrurier d’abord, qui leur en avait ouvert la porte, puis ensuite par le maire et le commissaire de police.

– On ne passe pas ! dit le sergent de pompiers à Diana.

– Cette consigne, donnée pour tout le monde, n’est pas donnée pour moi, répondit Diana. Je suis la sœur du prisonnier qui s’est évadé.

Cette raison n’était peut-être pas bien concluante en matière de justice, mais elle portait avec elle cette logique du cœur à laquelle l’homme résiste si difficilement.

– En ce cas, c’est autre chose, dit le sergent de pompiers en levant son sabre. Passez, mademoiselle.

Et Diana passa, au grand ébahissement de la foule, qui voyait commencer une nouvelle péripétie du drame, et qui murmurait tout bas :

– C’est la sœur du prisonnier.

Or, tout le monde savait à Nantua ce que c’était que le prisonnier, et pour quelle cause il était détenu.

Le père Rossignol et son guichetier étaient d’abord dans un tel état de prostration et de terreur, que ni le maire ni le commissaire de police n’en pouvaient tirer une parole. Par bonheur, ce dernier eut l’idée de leur faire boire à chacun un verre de vin, ce qui donna au père Rossignol la force de raconter que six hommes masqués s’étaient introduits de force dans sa prison, l’avaient forcé de descendre au cachot, lui et son geôlier Rigobert, et qu’après s’être emparés du prisonnier qu’on avait amené deux jours auparavant, ils les avaient enfermés tous les deux à sa place. Depuis ce temps-là ils ignoraient ce qui s’était passé.

C’était tout ce que voulait savoir momentanément Diana, qui, convaincue que son frère avait été enlevé par les compagnons de Jéhu, d’après cette désignation d’hommes masqués qu’avait donnée le père Rossignol sur les envahisseurs de la prison, s’élança hors de la geôle. Mais, là, elle fut entourée par toute la population, qui, ayant entendu dire qu’elle était la sœur du prisonnier, voulait apprendre d’elle quelques détails sur sa fuite.

Diana dit en deux mots tout ce qu’elle en savait elle-même, rejoignit à grand-peine maître René Servet, et elle allait lui donner l’ordre de demander des chevaux de poste pour repartir à l’instant même, lorsqu’elle entendit un homme annoncer tout haut que le feu avait été mis au greffe, nouvelle qui eut le privilège de partager avec l’évasion du prisonnier l’attention de la foule.

En effet, sur la place de la prison, on venait d’apprendre à peu près tout ce que l’on pouvait savoir, tandis qu’à coup sûr cet épisode inattendu ouvrait une voie nouvelle aux conjectures. Il était à peu près certain qu’il y avait collusion entre l’incendie du greffe et l’enlèvement du frère de Diana. C’est ce que pensa aussi la jeune fille. L’ordre de mettre les chevaux à la voiture s’arrêta sur ses lèvres, et elle comprit que l’incendie du greffe allait lui fournir de nouveaux détails qui ne seraient peut-être pas sans utilité.

Le temps s’était passé. Il était huit heures du matin. C’était l’heure de se présenter chez le magistrat pour lequel elle avait une lettre. D’ailleurs, les événements extraordinaires dont la petite ville de Nantua venait d’être le théâtre expliquaient, de la part d’une sœur surtout, cette visite un peu matinale. Diana pria donc son hôte de la conduire chez M. Pérignon : c’était le nom du président du tribunal.

M. Pérignon avait été éveillé un des premiers par la double nouvelle qui tenait en émoi toute la ville de Nantua. Seulement, il s’était porté sur le point qui, comme juge, l’intéressait avant tout, c’est-à-dire au greffe.

Il venait justement de rentrer, au moment où on lui annonça :

– Mlle Diana de Fargas !

En arrivant au greffe, il avait trouvé l’incendie éteint ; mais le feu avait déjà consumé une portion des dossiers qu’on lui avait donnés en pâture. Il avait interrogé le concierge, qui lui avait raconté que le greffier était entré dans son bureau vers onze heures et demie du soir avec deux messieurs ; que lui, concierge, n’avait pas cru devoir s’inquiéter de ce qu’ils faisaient, le greffier venant quelquefois, pendant la soirée, chercher des jugements qu’il grossoyait chez lui.

Mais à peine le greffier était-il parti, qu’il avait vu une grande lueur, il s’était levé et avait trouvé un grand foyer allumé, de manière à communiquer avec les casiers de bois placés le long de la muraille et contenant les cartons.

Alors, il n’avait point perdu la tête, avait séparé les papiers brûlants de ceux qui n’étaient point encore atteints par la flamme, et, puisant avec un pot dans un bac plein d’eau qu’il y avait dans la cave, il avait fini par éteindre l’incendie.

Le brave homme de concierge n’avait pas été plus loin dans ses soupçons que de penser à un accident ; mais, comme la flamme avait causé différents dommages, qu’il avait, par sa présence d’esprit, empêché probablement un grand malheur, il avait, en se réveillant, raconté l’événement à tout le monde, et, comme son intérêt était plutôt de l’exagérer que de l’atténuer, à sept heures du matin on disait par toute la ville que, sans le concierge qui avait manqué périr dans l’incendie et dont les habits avaient été complètement brûlés, non seulement le greffe, mais probablement tout le tribunal, eût été la proie des flammes.

M. Pérignon, après avoir reconnu de ses yeux l’état dans lequel était le bureau du greffier, pensa judicieusement que c’était à celui-ci qu’il fallait s’adresser pour avoir des renseignements exacts. En conséquence, il se rendit à son domicile, et demanda à le voir. Il lui fut répondu que le greffier avait été atteint pendant la nuit d’une fièvre cérébrale et qu’il ne voyait qu’hommes masqués, dossiers brûlés et procès-verbaux enlevés.

En apercevant M. Pérignon, la terreur du greffier avait été à son comble ; mais, pensant qu’il valait mieux tout dire que de s’engager dans une fable qui n’aurait d’autre résultat que de le faire accuser de complicité avec les incendiaires, il se jeta aux pieds de M. Pérignon et lui avoua la vérité. Cette coïncidence entre les événements ne laissa pas de doutes au magistrat qu’ils ne fussent liés l’un à l’autre et accomplis dans le double but d’enlever à la fois le coupable et la preuve de sa culpabilité.

La présence chez lui de la sœur du prisonnier, le récit qu’elle lui fit de ce qui s’était passé à la prison, ne lui laissèrent plus aucun doute, quand même il en aurait eu.

Ces hommes masqués étaient venus à Nantua dans l’intention bien positive d’enlever Lucien de Fargas et l’instruction commencée contre lui. Maintenant, dans quel but le prisonnier avait-il été enlevé ?

Dans la sincérité de son cœur, Diana ne doutait point que, mus d’un sentiment généreux, les compagnons de son frère ne se fussent réunis et n’eussent risqué leur tête, pour sauver celle de leur jeune ami.

Mais M. Pérignon, esprit froid et positif, n’était point de cet avis. Il connaissait les véritables causes du transport du prisonnier ; il savait qu’ayant dénoncé quelques-uns de ses complices, il était en butte à la vengeance des compagnons de Jéhu. Aussi son avis à lui était-il que, loin de le faire évader pour lui rendre la liberté, ils ne l’avaient tiré de prison que pour le punir plus cruellement que ne l’eût fait la justice. Le tout était donc de savoir si les ravisseurs avaient pris la route de Genève ou étaient rentrés dans l’intérieur du département.

S’ils avaient pris la route de Genève et, par conséquent, gagné l’étranger, c’est qu’ils avaient l’intention de sauver Lucien de Fargas, et de mettre leur vie en sûreté en même temps que la sienne. Si, au contraire, ils étaient rentrés dans l’intérieur du département, c’est qu’ils se sentaient assez forts pour braver deux fois la justice, non seulement comme détrousseurs de grands chemins, mais aussi comme meurtriers.

À ce soupçon qui lui venait pour la première fois, Diana pâlit, et saisissant la main de M. Pérignon :

– Monsieur ! monsieur ! s’écria-t-elle, est-ce que vous croyez qu’ils oseraient commettre un pareil crime ?

– Les compagnons de Jéhu osent tout, mademoiselle, répondit le juge, et surtout ce que l’on croit qu’ils n’oseront point oser.

– Mais, fit Diana, tremblante de terreur, par quel moyen savoir s’ils ont gagné la frontière ou s’ils sont rentrés dans l’intérieur de la France ?

– Oh ! quant à cela, rien de plus facile, mademoiselle, répondit le juge. C’est aujourd’hui jour de marché ; depuis minuit, tous les chemins qui arrivent à Nantua sont couverts de paysans qui, avec des charrettes et des ânes, apportent leurs denrées à la ville. Dix hommes à cheval, emmenant un prisonnier avec eux, ne passent pas inaperçus. Il s’agit de trouver des gens venant de Saint-Germain et de Chérizy et de s’informer d’eux s’ils ont vu des cavaliers allant du côté du Pays de Gex, et d’en trouver d’autres venant de Volongnat et de Peyriat et de s’informer d’eux si au contraire, ils ont vu des cavaliers allant du côté de Bourg.

Diana insista si fort près de M. Pérignon, elle fit sonner si haut la lettre de recommandation de son beau-frère, sa situation, au reste, comme sœur de celui dont la vie était en jeu présentait un si grand intérêt, que M. Pérignon consentit à descendre avec elle sur la place.

Informations prises, les cavaliers avaient été vus allant du côté de Bourg.

Diana remercia M. Pérignon, rentra à l’Hôtel du Dauphin, demanda des chevaux et repartit à l’instant même pour Bourg.

Elle descendit place de la Préfecture, à l’Hôtel des Grottes-de-Ceyzeriat, qui lui avait été indiqué par maître René Servet.

Chapitre VIII. Où un nouveau compagnon est reçu dans la société de Jéhu, sous le nom d’Alcibiade §

Au moment où Lucien de Fargas subissait la peine à laquelle lui-même s’était condamné d’avance, lorsqu’en entrant dans la Compagnie de Jéhu il avait juré sur sa vie de ne jamais trahir ses complices, le jour était déjà venu. Il était donc impossible que, ce jour-là du moins, le corps du supplicié subît l’exposition publique à laquelle il était destiné. Son transport sur la place de la Préfecture de Bourg fut donc remis à la nuit suivante.

Avant de quitter le caveau, Morgan s’était retourné vers le messager.

– Monsieur, lui dit-il, vous venez de voir ce qui s’est passé, vous savez avec qui vous êtes, et nous vous avons traité en frère. Vous plaît-il, tout fatigués que nous sommes, que nous prolongions cette séance, et, dans le cas où vous seriez pressé de prendre congé de nous, que nous vous rendions votre liberté prompte et entière. Si vous ne comptiez nous quitter que la nuit prochaine, et que l’affaire qui vous amène soit de quelque importance, accordez-nous quelques heures de repos. Prenez-les vous-même, car vous ne paraissez pas avoir dormi beaucoup plus que nous. À midi, si vous ne partez point, le conseil vous entendra, et, si ma mémoire ne m’abuse, nous étant quittés la dernière fois que nous nous vîmes compagnons d’armes, nous nous quitterons cette fois amis.

– Messieurs, répondit le messager, j’étais des vôtres par le cœur avant d’avoir mis le pied sur vos domaines. Le serment que je vous prêterai n’ajouterait rien, je l’espère, à la confiance que vous m’avez fait l’honneur de m’accorder. À midi, si vous le voulez bien, je vous présenterai mes lettres de créance.

Morgan échangea une poignée de main avec le messager. Puis, reprenant le chemin qu’ils avaient suivi, les faux moines repassèrent par la citerne, qui fut scellée et dont l’anneau fut caché avec le même soin. Ils traversèrent le jardin, longèrent le cloître, rentrèrent dans la chartreuse, où chacun disparut silencieusement par des portes différentes.

Le plus jeune des deux moines qui avaient reçu le voyageur resta seul avec lui et le conduisit à sa chambre, puis il s’inclina et sortit. L’hôte des compagnons de Jéhu vit avec plaisir que le jeune moine s’éloignait sans fermer sa porte à la clé. Il alla à la fenêtre, la fenêtre s’ouvrait en dedans, n’avait point de barreaux et donnait presque de plain-pied sur le jardin. Donc, les compagnons se fiaient à sa parole et ne prenaient aucune précaution contre lui. Il tira les rideaux de la fenêtre, se jeta sur son lit tout habillé et s’endormit. À midi, il entendit, au milieu de son sommeil, sa porte s’ouvrir, le jeune moine entra.

– Il est midi, frère. Mais, si vous êtes fatigué et si vous désirez dormir encore, le conseil attendra.

Le messager sauta à bas de son lit, ouvrit ses rideaux, tira de sa valise une brosse et un peigne, brossa ses cheveux, peigna ses moustaches, passa en revue le reste de sa toilette et fit signe au moine qu’il était prêt à le suivre.

Celui-ci le conduisit dans la salle où il avait soupé.

Quatre jeunes gens l’attendaient ; tous étaient démasqués. Il était facile de voir, à la simple inspection de leurs habits, au soin qu’ils avaient donné à leur toilette, à l’élégance du salut avec lequel ils reçurent l’étranger, qu’ils appartenaient tous les quatre à l’aristocratie de naissance ou de fortune.

Le messager n’eût pas fait cette remarque, qu’il ne fût pas resté longtemps dans le doute.

– Monsieur, lui dit Morgan, j’ai l’honneur de vous présenter les quatre chefs de l’association. M. de Valensolles, M. de Jayat, M. de Ribier et moi, le comte de Sainte-Hermine. Monsieur de Ribier, monsieur de Jayat, monsieur de Valensolles, j’ai l’honneur de vous présenter M. Coster de Saint-Victor, messager du général Georges Cadoudal.

Les cinq jeunes gens se saluèrent et échangèrent les politesses d’usage.

– Messieurs, dit Coster de Saint-Victor, il n’est point étonnant que M. Morgan me connaisse, et qu’il n’ait pas hésité à me dire vos noms ; nous avons combattu le 13 vendémiaire dans les mêmes rangs. Aussi vous disais-je que nous étions déjà compagnons avant d’être amis. Comme vous l’a dit M. le comte de Sainte-Hermine, je viens de la part du général Cadoudal, avec lequel je sers en Bretagne. Voici la lettre qui m’accrédite près de vous.

À ces mots, Coster tira de sa poche une lettre portant un cachet fleurdelisé, et la présenta au comte de Sainte-Hermine. Celui-ci la décacheta et lut tout haut :

Mon cher Morgan,

Vous vous rappelez qu’à la réunion de la rue des Postes vous m’offrîtes le premier, dans le cas où je poursuivrais la guerre seul et sans secours de l’intérieur ou de l’étranger, d’être mon caissier. Tous nos défenseurs sont morts les armes à la main ou ont été fusillés. Stoflet et Charette ont été fusillés. D’Autichamp s’est soumis à la République. Seul je reste debout, inébranlable dans ma croyance, inattaquable dans mon Morbihan.

Une armée de deux ou trois mille hommes me suffit pour tenir la campagne ; mais à cette armée, qui ne réclame rien comme solde, il faut fournir des vivres, des armes, des munitions. Depuis Quiberon, les Anglais n’ont rien envoyé.

Fournissez l’argent, nous fournirons le sang ! Non pas que je veuille dire, Dieu m’en garde ! que le moment venu vous ménagerez le vôtre ! Non, votre dévouement est le plus grand de tous, et fait pâlir notre dévouement. Si nous sommes pris, nous autres, nous ne sommes que fusillés ; si vous êtes pris, vous mourez sur l’échafaud. Vous m’écrivez que vous avez à ma disposition des sommes considérables. Que je sois sûr de recevoir tous les mois de trente-cinq à quarante mille francs, cela me suffira.

Je vous envoie notre ami commun, Coster de Saint-Victor ; son nom seul vous dit que vous pouvez avoir toute confiance en lui. Je lui donne à étudier le petit catéchisme à l’aide duquel il parviendra jusqu’à vous. Donnez-lui les quarante premiers mille francs, si vous les avez, et gardez-moi le reste de l’argent, qui est beaucoup mieux entre vos mains qu’entre les miennes. Si vous êtes par trop persécuté là-bas et que vous ne puissiez y rester, traversez la France et venez me rejoindre.

De loin ou de près, je vous aime, et je vous remercie.

Georges Cadoudal,

Général en chef de l’armée de Bretagne.

P.-S. Vous avez, m’assure-t-on, mon cher Morgan, un jeune frère de dix-neuf à vingt ans ; si vous ne me jugez pas indigne de lui faire ses premières armes, envoyez-le-moi, il sera mon aide de camp.

Morgan cessa la lecture et regarda interrogativement ses compagnons. Chacun fit, de la tête, un signe affirmatif.

– Me chargez-vous de la réponse, messieurs, demanda Morgan.

La question fut accueillie par un oui unanime. Morgan prit la plume, et, tandis que Coster de Saint-Victor, M. de Valensolles, M. de Jayat et M. de Ribier causaient dans l’embrasure d’une fenêtre, il écrivit. Cinq minutes après, il rappelait Coster et ses trois compagnons, et leur lisait la lettre suivante :

Mon cher général,

Nous avons reçu votre brave et bonne lettre par votre brave et bon messager. Nous avons à peu près cent cinquante mille francs en caisse, nous sommes donc en mesure de faire ce que vous désirez. Notre nouvel associé, à qui, de mon autorité privée, j’impose le surnom d’Alcibiade, partira ce soir, emportant les quarante premiers mille francs.

Tous les mois, vous pouvez faire toucher, à la même maison de banque, les quarante mille francs dont vous aurez besoin. Dans le cas de mort ou de dispersion, l’argent sera enterré en autant d’endroits différents que nous aurons de fois quarante mille francs. Ci-jointe la liste des noms de tous ceux qui sauront où les sommes sont et seront déposées.

Le frère Alcibiade est venu tout juste pour assister à une exécution ; il a vu comment nous punissons les traîtres.

Je vous remercie, mon cher général, de l’offre gracieuse que vous me faites pour mon jeune frère ; mais mon intention est de le sauvegarder de tout danger jusqu’à ce qu’il soit appelé à me remplacer. Mon frère aîné est mort fusillé, me léguant sa vengeance. Je mourrai léguant ma vengeance à mon frère. À son tour, il entrera dans la route que nous avons suivie, et il contribuera, comme nous y avons contribué, au triomphe de la bonne cause, ou il mourra comme nous serons morts.

Il faut un motif aussi puissant que celui-là pour que je prenne sur moi, tout en vous demandant votre amitié pour lui, de le priver de votre patronage.

Renvoyez-nous, autant que la chose sera possible, notre bien-aimé frère Alcibiade, nous aurons un double bonheur à vous envoyer le message par un tel messager.

Morgan.

La lettre fut approuvée unanimement, pliée, cachetée et remise à Coster de Saint-Victor.

À minuit, la porte de la chartreuse s’ouvrait pour deux cavaliers ; l’un, porteur de la lettre de Morgan et de la somme demandée, prenait le chemin de Mâcon et allait rejoindre Georges Cadoudal ; l’autre, porteur du cadavre de Lucien de Fargas, allait déposer ce cadavre sur la place de la Préfecture de Bourg.

Ce cadavre avait dans la poitrine le couteau avec lequel il avait été tué, et au manche du couteau pendait par un fil la lettre que le condamné avait écrite avant de mourir.

Chapitre IX. Le comte de Fargas §

Il faut pourtant que nos lecteurs sachent ce que c’était que le malheureux jeune homme dont on venait de déposer le cadavre sur la place de la Préfecture, ce que c’était que la jeune femme qui était descendue sur cette même place à l’Hôtel des Grottes-de-Ceyzeriat, et d’où tous deux venaient.

C’étaient les deux derniers rejetons d’une vieille famille de Provence. Leur père, ancien mestre de camp, ancien chevalier de Saint Louis, était né dans la même ville que Barras, avec lequel il avait été lié dans sa jeunesse, c’est-à-dire à Fos-Emphoux. Un oncle qui était mort à Avignon, qui l’avait fait son héritier, lui avait laissé une maison ; il vint, vers 1787, habiter cette maison avec ses deux enfants, Lucien et Diana. Lucien, à cette époque, avait douze ans, Diana en avait huit. On était alors dans toute l’ardeur des premières espérances et des premières craintes révolutionnaires, selon que l’on était patriote ou royaliste.

Pour ceux qui connaissent Avignon, il y avait alors, et il y a encore aujourd’hui, il y a toujours eu deux villes dans la ville : la ville romaine, la ville française.

La ville romaine, avec son magnifique Palais des Papes, ses cent églises plus somptueuses les unes que les autres, ses cloches innombrables, toujours prêtes à sonner le tocsin de l’incendie ou le glas du meurtre.

La ville française, avec son Rhône, ses ouvriers en soieries, et son transit croisé qui va du nord au sud, de l’ouest à l’est, de Lyon à Marseille, de Nîmes à Turin ; la ville française était la ville damnée, la ville envieuse d’avoir un roi, jalouse d’obtenir des libertés, et qui frémissait de se sentir terre esclave, terre ayant le clergé pour seigneur.

Le clergé, non pas le clergé tel qu’il a été de tout temps dans l’Église gallicane, et tel que nous le connaissons aujourd’hui, pieux, tolérant, austère aux devoirs, prompt à la charité, vivant dans le monde pour le consoler et l’édifier sans se mêler à ses joies ni à ses passions ; mais le clergé, tel que l’avaient fait l’intrigue, l’ambition et la cupidité, c’est-à-dire ces abbés de cour rivaux des abbés romains, oisifs, élégants, hardis, rois de la mode, autocrates des salons et coureurs de ruelles. Voulez-vous un type de ces abbés-là ? Prenez l’abbé Maury, orgueilleux comme un duc, insolent comme un laquais, fils d’un cordonnier, et plus aristocrate qu’un fils de grand seigneur.

Nous avons dit : Avignon, ville romaine ; ajoutons : Avignon, ville de haines. Le cœur de l’enfant pur partout ailleurs de mauvaises passions, naissait là plein de haines héréditaires, léguées de père en fils depuis huit cents ans, et, après une vie haineuse, léguait à son tour l’héritage diabolique à ses enfants. Dans une pareille ville, il fallait prendre un parti, et selon l’importance de sa position, jouer un rôle dans ce parti.

Le comte de Fargas était royaliste avant d’habiter Avignon ; en arrivant à Avignon, pour se mettre au niveau, il dut devenir fanatique. Dès lors, on le compta comme un des chefs royalistes et comme un des étendards religieux.

C’était, nous le répétons, en 87, c’est-à-dire à l’aurore de notre indépendance. Aussi, au premier cri de liberté que poussa la France, la ville française se leva-t-elle, pleine de joie et d’espérance. Le moment était enfin venu pour elle de contester tout haut la concession faite par une jeune reine mineure, pour racheter ses crimes, d’une ville, d’une province, et, avec elle, d’un demi-million d’âmes. De quel droit ces âmes avaient-elles été vendues pour toujours à un maître étranger ?

La France allait se réunir au Champ-de-Mars dans l’embrassement fraternel de la Fédération. Paris tout entier avait travaillé à préparer cette immense terrasse où, soixante-sept ans après ce baiser fraternel donné, il vient de convoquer l’Europe entière à l’Exposition universelle, c’est-à-dire au triomphe de la paix et de l’industrie sur la guerre. Avignon seule était exceptée de cette grande agape ; Avignon seule ne devait point avoir part à la communion universelle ; Avignon, elle aussi, n’était-elle donc pas la France ?

On nomma des députés ; ces députés se rendirent chez le légat et lui donnèrent vingt-quatre heures pour quitter la ville. Pendant la nuit, le parti romain, pour se venger, ayant le comte de Fargas à sa tête, s’amusa à pendre à une potence un mannequin portant la cocarde tricolore.

On dirige le Rhône, on canalise la Durance, on met des digues aux âpres torrents qui, au moment de la fonte des neiges, se précipitent en avalanches liquides des sommets du Mont-Ventoux. Mais ce flot terrible, ce flot vivant, ce torrent humain qui bondit sur la pente rapide des rues d’Avignon, une fois lâché, une fois bondissant, le ciel lui-même n’a point encore essayé de l’arrêter.

À la vue de ce mannequin aux couleurs nationales se balançant au bout d’une corde, la ville française se souleva de ses fondements en poussant des cris de rage. Le comte de Fargas, qui connaissait ses Avignonnais, s’était retiré, la nuit même de la belle expédition dont il avait été le chef, chez un de ses amis, habitant la vallée de Vaucluse. Quatre des siens, soupçonnés à juste titre d’avoir fait partie de la bande qui avait arboré le mannequin, furent arrachés de leurs maisons et pendus à sa place. On prit de force, pour cette exécution, des cordes chez un brave homme nommé Lescuyer, qui, dans le parti royaliste, fut à tort accusé de les avoir offertes. Cela se passait le 11 juin 1790.

La ville française, tout entière, écrivit à l’Assemblée nationale qu’elle se donnait à la France, et avec elle son Rhône, son commerce, le Midi, la moitié de la Provence. L’Assemblée nationale était dans un de ses jours de réaction ; elle ne voulait pas se brouiller avec Rome, elle ménageait le roi ; elle ajourna l’affaire.

Dès lors, le mouvement patriote d’Avignon était une révolte, et le pape était en droit de punir et de réprimer. Le pape Pie VI ordonna d’annuler tout ce qui s’était fait dans le Comtat Venaissin, de rétablir le privilège des nobles et du clergé et de relever l’inquisition dans toute sa rigueur. Le comte de Fargas rentra triomphant à Avignon, et non seulement ne cacha plus que c’était lui qui avait arboré le mannequin à la cocarde tricolore, mais encore il s’en vanta. Personne n’osa rien dire. Les décrets pontificaux furent affichés.

Un homme, un seul, en plein jour, à la face de tous, alla droit à la muraille où était affiché le décret et l’en arracha. Il se nommait Lescuyer. C’était le même qui avait déjà été accusé d’avoir fourni des cordes pour pendre les royalistes. On se rappelle qu’il avait été accusé à tort. Ce n’était point un jeune homme, il n’était donc point emporté par la fougue de l’âge. Non, c’était presque un vieillard qui n’était pas même du pays. Il était Français, Picard, ardent et réfléchi à la fois. C’était un ancien notaire établi depuis longtemps à Avignon. Ce fut un crime dont l’Avignon romaine tressaillit, un crime si grand, que la statue de la Vierge en pleura.

Vous le voyez, Avignon, c’est déjà l’Italie ; il lui faut à tout prix des miracles, et, si le ciel n’en fait pas, il se trouve quelqu’un pour en inventer. Ce fut dans l’église des Cordeliers que le miracle se fit. La foule y accourut.

Un bruit se répandit en même temps, qui mit le comble à l’émotion. Un grand coffre bien fermé avait été transporté par la ville. Ce coffre avait excité la curiosité des Avignonnais. Que pouvait-il contenir ? Deux heures après, ce n’était plus un coffre dont il était question, c’était dix-huit malles se rendant au Rhône. Quant aux objets que contenaient ces malles, un portefaix l’avait révélé ; c’étaient les effets du mont-de-piété, que le parti français emportait avec lui en s’exilant d’Avignon. Les effets du mont-de-piété ! C’est-à-dire la dépouille des pauvres ! Plus une ville est misérable, plus le mont-de-piété est riche. Peu de monts-de-piété pourraient se vanter d’être aussi riches que l’était celui d’Avignon. Ce n’était plus une affaire d’opinion, c’était un vol, un vol infâme. Blancs et bleus, c’est-à-dire patriotes et royalistes, coururent à l’église des Cordeliers, non pas pour voir le miracle, mais criant qu’il fallait que la municipalité leur rendît compte.

M. de Fargas était naturellement à la tête de ceux qui criaient le plus fort.

Chapitre X. La Tour Trouillasse §

Or, Lescuyer, l’homme aux cordes, le patriote qui avait arraché les décrets du Saint-Père, l’ancien notaire picard, était le secrétaire de la municipalité ; son nom fut jeté à la foule comme ayant, non seulement commis les méfaits ci-dessus, mais encore comme ayant signé l’ordre au gardien du mont-de-piété de laisser enlever les effets.

On envoya quatre hommes pour prendre Lescuyer et l’amener à l’église.

On le trouva dans la rue, se rendant tranquillement à la municipalité.

Les quatre hommes se ruèrent sur lui et le traînèrent avec des cris féroces dans l’église.

Arrivé là, Lescuyer comprit, aux yeux flamboyants qui se fixaient sur lui, aux poings tendus qui le menaçaient, aux cris qui demandaient sa mort, Lescuyer comprit qu’il était dans un de ces cercles de l’enfer oubliés par Dante. La seule idée qui lui vint fut que cette haine soulevée contre lui avait pour cause les cordes prises de force dans sa boutique et la lacération des affiches pontificales.

Il monta à la chaire, comptant s’en faire une tribune, et, de la voix d’un homme qui non seulement croit n’avoir aucun reproche à se faire, mais qui, encore, est prêt à recommencer :

– Citoyens, dit-il, j’ai cru la révolution nécessaire, je me suis comporté en conséquence.

Les blancs comprirent que si Lescuyer, à qui ils voulaient mal de mort, s’expliquait, Lescuyer était sauvé. Ce n’était point cela qu’il leur fallait. Obéissant à un signe du comte de Fargas, ils se jetèrent sur lui, l’arrachèrent de la tribune, le poussèrent au milieu de la meute aboyante qui l’entraîna vers l’autel, en proférant cette espèce de cri terrible qui tient du sifflement du serpent et du rugissement du tigre, ce meurtrier « Zou ! zou ! zou ! » particulier à la populace avignonnaise.

Lescuyer connaissait ce cri sinistre ! Il essaya de se réfugier au pied de l’autel. Il y tomba.

Un ouvrier matelassier, armé d’un gourdin, venait de lui assener un si rude coup sur la tête, que le bâton s’était brisé en deux morceaux.

Alors, on se précipita sur ce pauvre corps, et, avec ce mélange de férocité et de gaieté particulier aux gens du Midi, les hommes, en chantant, se mirent à lui danser sur le ventre, tandis que les femmes, afin qu’il expiât les blasphèmes qu’il avait prononcés, lui découpaient ou plutôt lui festonnaient les lèvres avec leurs ciseaux. De tout ce groupe effroyable sortait un cri, ou plutôt un râle. Ce râle disait :

– Au nom du ciel ! au nom de la Vierge, au nom de l’humanité ! tuez-moi tout de suite !

Ce râle fut entendu. D’un commun accord, les assistants s’éloignèrent. On laissa le malheureux, défiguré, sanglant, savourer son agonie. Elle dura cinq heures, pendant lesquelles, au milieu des éclats de rire, des insultes et des railleries de la foule, ce pauvre corps palpita sur les marches de l’autel. Voilà comme on tue à Avignon.

Attendez, et tout à l’heure vous verrez qu’il y a une autre façon encore.

En ce moment, et comme Lescuyer agonisait, un homme du parti français eut l’idée d’aller au mont-de-piété – chose par où il eût fallu commencer – afin de s’informer si le vol était réel. Tout y était en bon état, il n’en était pas sorti une balle d’effets.

Dès lors, ce n’était plus comme complice d’un vol que Lescuyer venait d’être si cruellement assassiné, c’était comme patriote.

Il y avait en ce moment à Avignon un homme qui disposait de ce dernier parti qui dans les révolutions n’est ni blanc ni bleu, mais couleur de sang. Tous ces terribles meneurs du Midi ont conquis une si fatale célébrité, qu’il suffit de les nommer pour que chacun, même parmi les moins lettrés, les connaissent. C’était le fameux Jourdan. Vantard et menteur, il avait fait croire aux gens du peuple que c’était lui qui avait coupé le cou du gouverneur de la Bastille ; aussi l’appelait-on Jourdan Coupe-Tête. Ce n’était pas son nom. Il s’appelait Mathieu Jouve ; il n’était pas Provençal, il était du Puy-en-Velay. Il avait d’abord été muletier sur ces âpres hauteurs qui entourent sa ville natale, puis soldat sans guerre – la guerre l’eût peut-être rendu plus humain – puis cabaretier à Paris. À Avignon, il était marchand de garance.

Il réunit trois cents hommes, s’empara des portes de la ville, y laissa la moitié de sa troupe, et avec le reste marcha sur l’église des Cordeliers, précédé de deux pièces d’artillerie. Il mit les canons en batterie devant l’église, et tira à tout hasard. Les assassins se dispersèrent comme une volée d’oiseaux effarouchés, se sauvant les uns par la fenêtre, les autres par la sacristie, et laissant quelques morts sur les degrés de l’église. Jourdan et ses hommes enjambèrent par-dessus les cadavres et entrèrent dans le saint lieu.

Il ne restait plus que la statue de la Vierge et le malheureux Lescuyer. Il respirait encore, et, comme on lui demanda quel était son assassin, il nomma, non pas ceux qui l’avaient frappé, mais celui qui avait donné l’ordre de le frapper.

Celui qui en avait donné l’ordre, c’était, on se le rappelle, le comte de Fargas.

Jourdan et ses hommes se gardèrent bien d’achever le moribond, son agonie était un suprême moyen d’excitation. Ils prirent ce reste de vivant, ces trois quarts de cadavre, et l’emportèrent saignant, pantelant, râlant. Ils criaient :

– Fargas ! Fargas ! il nous faut Fargas !

Chacun fuyait à cette vue, fermant portes et fenêtres. Au bout d’une heure, Jourdan et ses trois cents hommes étaient maîtres de la ville.

Lescuyer mourut sans que l’on s’aperçût même qu’il rendait le dernier soupir. Peu importait : on n’avait plus besoin de son agonie.

Jourdan profita de la terreur qu’il inspirait, et, pour assurer la victoire à son parti, il arrêta ou fit arrêter quatre-vingts personnes à peu près, assassins ou prétendus assassins de Lescuyer ; par conséquent, complices de Fargas.

Quant à celui-ci, il n’était point encore arrêté ; mais on était sûr qu’il le serait, toutes les portes de la ville étant scrupuleusement gardées, et le comte de Fargas étant connu de toute cette populace qui les gardait.

Sur les quatre-vingts personnes arrêtées, trente peut-être n’avaient pas mis les pieds dans l’église ; mais, quand on trouve une bonne occasion de se défaire de ses ennemis, il est sage d’en profiter : les bonnes occasions sont rares. Ces quatre-vingts personnes furent entassées dans la Tour Trouillasse.

C’était dans cette tour que l’Inquisition donnait la torture à ses prisonniers. Aujourd’hui encore on y voit, le long des murailles, la grasse suie qui montait avec la flamme du bûcher où se consumaient les chairs humaines. Aujourd’hui encore, on vous montre le mobilier de la torture précieusement conservé : la chaudière, le four, les chevalets, les chaînes, les oubliettes, et jusqu’aux vieux ossements, rien n’y manque.

Ce fut dans cette tour, bâtie par Clément IV, que l’on enferma les quatre-vingts prisonniers. Ces quatre-vingts prisonniers enfermés dans la Tour Trouillasse, on en était bien embarrassé.

Par qui les faire juger ? Il n’y avait de tribunaux légalement organisés que les tribunaux du pape.

Faire tuer ces malheureux comme ils avaient tué Lescuyer ? Nous avons dit qu’il y en avait un tiers, ou moitié peut-être, qui non seulement n’avaient point pris part à l’assassinat, mais qui même n’avaient pas mis le pied dans l’église. Les faire tuer, c’était le seul moyen : la tuerie passerait sur le compte des représailles.

Mais, pour tuer ces quatre-vingts personnes il fallait un certain nombre de bourreaux. Une espèce de tribunal improvisé par Jourdan siégeait dans une des salles du palais. Il y avait un greffier, nommé Raphel ; un président, moitié Italien, moitié Français, orateur en patois populaire, nommé Barbe-Savournin de la Roua ; puis trois ou quatre pauvres diables, un boulanger, un charcutier ; les noms se perdent dans l’infimité des conditions. C’étaient ceux-là qui criaient :

– Il faut les tuer tous ; s’il s’en sauvait un seul, il servirait de témoin !

Les tueurs manquaient. À peine avait-on sous la main une vingtaine d’hommes dans la cour, tous appartenant au petit peuple d’Avignon. Un perruquier, un cordonnier pour femmes, un savetier, un maçon, un menuisier, tous armés à peine, au hasard, l’un d’un sabre, l’autre d’une baïonnette, celui-ci d’une barre de fer, celui-là d’un morceau de bois durci au feu. Tous refroidis par une fine pluie d’octobre ; il était difficile de faire de ces gens-là des assassins !

Bon ! rien est-il difficile au diable ? Il y a, en ces sortes d’événements, une heure où il semble que la Providence abandonne la partie. Alors, c’est le tour de Satan.

Satan entra en personne dans cette cour froide et boueuse, il avait revêtu l’apparence, la forme, la figure d’un apothicaire du pays, nommé Mende ; il dressa une table éclairée par deux lanternes ; sur cette table, il déposa des verres, des cruches, des brocs, des bouteilles. Quel était l’infernal breuvage renfermé dans ces mystérieux récipients ? On l’ignore, mais l’effet en est bien connu. Tous ceux qui burent de la liqueur diabolique se sentirent pris soudain d’une rage fiévreuse, d’un besoin de meurtre et de sang. Dès lors, on n’eut plus qu’à leur montrer la porte, ils se ruèrent dans les cachots.

Le massacre dura toute la nuit ; toute la nuit, des cris, des plaintes, des râles de mort furent entendus dans les ténèbres. On tua tout, on égorgea tout, hommes et femmes ; ce fut long : les tueurs, nous l’avons dit, étaient ivres et mal armés ; cependant ils y arrivèrent. À mesure qu’on tuait, on jetait morts, blessés, cadavres et mourants dans la cour Trouillasse ; ils tombaient de soixante pieds de haut ; les hommes furent jetés d’abord, les femmes ensuite. À neuf heures du matin, après douze heures de massacre, une voix criait encore du fond de ce sépulcre :

– Par grâce, venez m’achever, je ne puis mourir !

Un homme, l’armurier Bouffier, se pencha dans le trou, les autres n’osèrent.

– Qui donc crie ? demandèrent-ils.

– C’est Lami, répondit Bouffier en se rejetant en arrière.

– Eh bien ! demandèrent les assassins, qu’as-tu vu au fond ?

– Une drôle de marmelade, dit-il ; tout pêle-mêle des hommes et des femmes, des prêtres et des jolies filles, c’est à crever de rire.

En ce moment, on entendit à la fois des cris de triomphe et de douleur, le nom de Fargas était répété par cent bouches. C’était, en effet, le comte que l’on amenait à Jourdan Coupe-Tête. On venait de le découvrir caché dans un tombeau de l’Hôtel du Palais-Royal. Il était à moitié nu et déjà tellement couvert de sang, qu’on ne savait pas, si au moment où on le lâcherait, il n’allait pas tomber mort.

Chapitre XI. Le frère et la sœur §

Les bourreaux, que l’on eût crus lassés, n’étaient qu’ivres. De même que la vue du vin semble rendre des forces à l’ivrogne, l’odeur du sang semble rendre des forces à l’assassin.

Tous ces égorgeurs, qui étaient couchés dans la cour, à moitié endormis, ouvrirent les yeux et se soulevèrent au nom de Fargas.

Celui-ci, loin d’être mort, n’était atteint que de quelques légères blessures ; mais à peine se trouvait-il au milieu de ces cannibales, qu’il jugea sa mort inévitable, et, n’ayant plus qu’une idée, celle de la rendre la plus prompte et la moins douloureuse possible, il se jeta sur celui qui se trouvait le plus proche de lui, tenant un couteau nu à la main, et le mordit si cruellement à la joue, que celui-ci ne pensa qu’à une chose, à se débarrasser d’une cruelle douleur. Instinctivement, il étendit donc le bras devant lui, le couteau rencontra la poitrine du comte et s’y enfonça jusqu’au manche. Le comte tomba sans pousser un cri ; il était mort.

Alors, ce que l’on n’avait pu faire sur le vivant, on le fit sur le cadavre ; chacun se jeta sur lui, voulant avoir un lambeau de sa chair.

Quand les hommes en sont là, il y a bien peu de différence entre eux et ces naturels de la Nouvelle-Calédonie qui vivent de chair humaine.

On alluma un bûcher, et l’on y jeta le corps de Fargas, et, comme si aucun nouveau dieu, ni aucune nouvelle déesse ne pouvait être glorifié sans un sacrifice humain, la Liberté de la ville pontificale eut à la fois, le même jour, son martyr patriote dans Lescuyer, et son martyr royaliste dans Fargas.

Pendant que ces événements s’accomplissaient à Avignon, les deux enfants, ignorant de ce qui se passait, habitaient une petite maison que l’on appelait, à cause des trois arbres qui l’ombrageaient, la maison des trois cyprès. Leur père était parti le matin, comme il le faisait souvent, pour venir à Avignon, et c’était en voulant les rejoindre qu’il avait été arrêté à l’une des portes.

La première nuit se passa pour eux sans trop d’inquiétude. Comme ils avaient maison à la campagne et maison à la ville, il arrivait souvent que soit pour ses affaires, soit pour son plaisir, le comte de Fargas restait un jour ou deux à Avignon.

Lucien se plaisait à habiter cette campagne qu’il aimait beaucoup. Il y était seul, à part la cuisinière et un valet de chambre, avec sa sœur plus jeune que lui de trois ans, et qu’il adorait. Elle, de son côté, lui rendait cet amour fraternel avec cette passion des âmes méridionales qui ne savent rien haïr ou aimer à moitié.

Élevés ensemble, les jeunes gens ne s’étaient jamais quittés ; ils avaient eu, quoique de sexe différent, les mêmes maîtres et avaient fait les mêmes études ; il en résultait que Diana, à dix ans, était quelque peu garçon et que Lucien, à treize ans, était quelque peu jeune fille.

Comme la campagne n’était éloignée d’Avignon que de trois quarts de lieue à peine, on sut, dès le lendemain matin, par les fournisseurs, les meurtres qui s’y étaient commis. Les deux enfants tremblèrent pour leur père. Lucien ordonna de seller son cheval ; mais Diana ne voulut pas le laisser aller seul, elle avait un cheval pareil à celui de son frère, elle était aussi bonne, peut-être meilleure écuyère que lui, elle sella son cheval elle-même et tous deux partirent au galop pour la ville.

À peine furent-ils arrivés, et eurent-ils pris les premières informations qu’on leur annonça que leur père venait d’être arrêté et avait été entraîné du côté du Château des Papes, où se tenait un tribunal qui jugeait les royalistes. Le renseignement venait d’être donné, que Diana partait au galop et escaladait la rampe rapide qui conduit à la vieille forteresse. Lucien la suivait à dix pas. Ils arrivèrent presque ensemble dans la cour, où fumaient encore les derniers débris du bûcher qui venait de dévorer le corps de leur père. Plusieurs des assassins les reconnurent et crièrent :

– À mort les louveteaux !

En même temps, ils s’apprêtaient à sauter à la bride des chevaux pour faire mettre pied à terre aux orphelins. L’un des hommes qui toucha le mors du cheval de Diana eut la figure coupée d’un coup de cravache. Cet acte, qui cependant n’était que de la défense légitime, exaspéra les bourreaux, qui redoublèrent de cris et de menaces. Mais alors Jourdan Coupe-Tête s’avança ; soit lassitude, soit suprême sentiment de justice, un rayon d’humanité venait de traverser son cœur.

– Hier, dit-il, dans la chaleur de l’action et de la vengeance, nous avons bien pu confondre les innocents avec les coupables ; mais aujourd’hui, une pareille erreur ne nous est pas permise. Le comte de Fargas était coupable d’insulte envers la France, de meurtre envers l’humanité, il avait pendu les couleurs nationales à l’infâme potence, il avait fait égorger Lescuyer ; le comte de Fargas méritait la mort, vous la lui avez donnée, tout est bien ; la France et l’humanité sont vengées ! Mais ses enfants n’ont jamais été mêlés à un acte de barbarie ni d’injustice, ils sont donc innocents ! Qu’ils se retirent et qu’ils ne puissent dire de nous ce que, nous autres, nous pouvons dire des royalistes : que les patriotes sont des assassins.

Diana ne voulait pas fuir, car, pour elle, c’était fuir que de se retirer sans vengeance ; mais, seule avec son frère, elle ne pouvait se venger. Lucien prit la bride de son cheval et l’emmena.

Rentrés chez eux, les deux orphelins se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, et fondirent en larmes ; ils n’avaient plus personne à aimer au monde qu’eux-mêmes.

Ils s’aimèrent saintement, fraternellement.

Tous deux grandirent, et atteignirent, Diana dix-huit ans, Lucien vingt et un.

Ce fut à cette époque que s’organisa la réaction thermidorienne. Leur nom était une garantie de leurs opinions politiques : ils n’allaient à personne, on vint à eux. Lucien écouta froidement les propositions qui lui furent faites, et demanda du temps pour réfléchir. Diana les saisit avec avidité et fit signe qu’elle se chargeait de décider son frère. Et, en effet, à peine fut-elle seule avec lui, qu’elle attaqua cette grande question : noblesse oblige !

Lucien était nourri dans des sentiments royalistes et religieux, il avait son père à venger, sa sœur exerçait sur lui une immense influence : il donna sa parole. À partir de ce moment, c’est-à-dire de la fin de 1796, il fut affilié à la Compagnie de Jéhu, dite du Midi. On sait le reste.

On peindrait difficilement la violence des sentiments à travers lesquels passa Diana, depuis le moment où son frère fut arrêté jusqu’à celui où elle apprit qu’on venait de le transporter dans le département de l’Ain. Elle prit à l’instant même tout l’argent dont elle pouvait disposer, monta dans une chaise de poste et partit.

Nous savons qu’elle arriva trop tard, qu’elle apprit à Nantua l’enlèvement du prisonnier, l’incendie du greffe et que grâce à l’acuité du regard du juge, elle put voir dans quel but avait été fait cet enlèvement et accompli cet incendie.

Le même jour, vers midi, elle arrivait à l’Hôtel des Grottes-de-Ceyzeriat, et, à peine arrivée, se présentait à la Préfecture où elle racontait les événements de Nantua, encore inconnus à Bourg.

Ce n’était pas la première fois que les prouesses des compagnons de Jéhu arrivaient à l’oreille du préfet. La ville de Bourg était une ville royaliste. La plupart des habitants sympathisaient avec ces jeunes outlaws, comme on dit en Angleterre. Souvent lorsqu’il avait donné des ordres de surveillance ou d’arrestation, il avait senti comme un réseau tendu autour de lui, et, s’il n’avait pu voir clairement, il avait du moins deviné cette résistance occulte qui paralyse les ordres du pouvoir. Cette fois, la dénonciation qui lui était faite était claire et précise ; des hommes avaient, à main armée, forcé le greffier de leur remettre un dossier où se trouvaient compromis les noms de quatre de leurs complices du Midi. Ces hommes enfin avaient été vus, revenant à Bourg après la perpétration de leur double crime à Nantua.

Il fit venir devant lui et devant Diana le commandant de la gendarmerie, le président du tribunal et le commissaire de police ; il fit répéter à Diana sa longue accusation contre ces formidables inconnus ; il déclara qu’il voulait avant trois jours savoir quelque chose de positif, et invita Diana à demeurer pendant ces trois jours à Bourg. Diana avait deviné tout l’intérêt que le préfet lui-même avait à poursuivre ceux qu’elle poursuivait ; elle rentra à la nuit tombante à l’hôtel, brisée de fatigue, mourant de faim, car à peine avait-elle pris un repas complet depuis son départ d’Avignon.

Elle mangea, se coucha, et s’endormit de ce profond sommeil que la jeunesse oppose, comme un victorieux repos, à la douleur.

Le lendemain, elle fut éveillée par un grand bruit qui se faisait sous ses fenêtres. Elle se leva, regarda à travers les persiennes, mais ne vit qu’une grande foule de peuple s’agitant en tous sens. Quelque chose cependant lui disait, comme un pressentiment douloureux, qu’une nouvelle épreuve l’attendait.

Elle passa une robe de chambre, et, sans rattacher ses cheveux qu’avait dénoués le sommeil, elle ouvrit la fenêtre et s’inclina sur le balcon.

Mais à peine eut-elle jeté un regard dans la rue, qu’elle poussa un grand cri, se rejeta en arrière, se précipita par les escaliers, et, folle, échevelée, pâle jusqu’à la lividité, vint se jeter sur le corps qui faisait le centre du rassemblement en criant :

– Mon frère ! mon frère !

Chapitre XII. Où le lecteur va retrouver d’anciennes connaissances §

Il faut maintenant que nos lecteurs nous suivent à Milan où, comme nous l’avons dit, Bonaparte, qui ne s’appelle plus Buonaparte, a son quartier général.

Le jour même, et à l’heure même où Diana de Fargas retrouvait son frère d’une façon si tragique et si douloureuse, trois hommes sortaient des casernes de l’armée d’Italie, tandis que trois autres sortaient d’une caserne voisine affectée à l’armée du Rhin. Le général Bonaparte ayant demandé à la suite de ses premières victoires un renfort, deux mille hommes avaient été détachés de l’armée de Moreau et envoyés, sous la conduite de Bernadotte, à l’armée d’Italie.

Ces hommes s’acheminaient en deux groupes marchant à quelque distance l’un de l’autre, vers la porte Orientale. Cette porte, la plus proche des casernes, était celle derrière laquelle se passaient en général les duels nombreux que la rivalité de bravoure et la différence d’opinion faisaient naître entre les soldats venus du Nord et ceux qui avaient constamment combattu dans le Midi.

Une armée est toujours faite à l’image de son général ; le génie de celui-ci se répand sur ses officiers, et, de ses officiers, se communique aux soldats. Cette division de l’armée du Rhin, commandée par Moreau, qui était venue rejoindre l’armée d’Italie, était modelée sur Moreau.

C’était sur lui et sur Pichegru que la faction royaliste avait jeté les yeux. Pichegru avait été tout près de céder. Seulement, las des hésitations du prince de Condé, ne voulant pas introduire l’ennemi en France, sans avoir fixé par des conditions préalables les droits du prince qu’il amènerait et ceux du peuple qui le recevrait, tout s’était borné entre lui et le prince de Condé à des correspondances sans résultat, et il avait résolu de faire sa révolution, à l’aide non plus de son influence militaire mais de la haute position que ses concitoyens venaient de lui créer en le nommant président des Cinq-Cents.

Moreau était resté inébranlable dans son républicanisme. Insouciant, modéré, froid, n’ayant pour la politique qu’un goût égal à sa capacité, il se tenait sur la réserve, suffisamment flatté par les éloges que ses amis et les royalistes donnaient à sa belle retraite du Danube, qu’ils comparaient à celle de Xénophon.

Son armée était donc froide comme lui, pleine de sobriété comme lui, soumise à la discipline par lui.

L’armée d’Italie, au contraire, était composée de nos révolutionnaires du Midi, cœurs aussi impétueux dans leurs opinions que dans leur courage.

En vue depuis plus d’un an et demi, et à l’endroit le plus éclatant de notre gloire française, les yeux de l’Europe tout entière étaient fixés sur elle. Eux n’avaient pas à s’enorgueillir de leur retraite, mais de leurs victoires. Au lieu d’être oubliés du gouvernement comme les armées du Rhin et de Sambre-et-Meuse, généraux, officiers, soldats, étaient comblés d’honneurs, gorgés d’argent, repus de plaisirs. Servant sous le général Bonaparte d’abord, c’est-à-dire sous l’astre duquel s’échappait depuis un an et demi toute la glorieuse lumière qui éblouissait le monde ; puis sous les généraux Masséna, Joubert et Augereau, qui donnaient l’exemple du républicanisme le plus ardent, ils étaient initiés, par l’ordre de Bonaparte, qui leur faisait distribuer tous les journaux qu’il animait de son esprit, aux événements qui se passaient à Paris, c’est-à-dire à une réaction qui ne menaçait pas d’être moindre que celle de vendémiaire. Pour ces hommes qui ne discutaient pas leurs opinions, mais qui les recevaient toutes faites, le Directoire, succédant à la Convention et héritant d’elle, était toujours le gouvernement révolutionnaire auquel ils s’étaient dévoués en 1792. Ils ne demandaient qu’une chose, maintenant qu’ils avaient vaincu les Autrichiens et qu’ils croyaient n’avoir plus rien à faire en Italie, c’était de repasser les Alpes et d’aller sabrer les aristocrates à Paris.

Un échantillon de chacune de ces armées était représenté par les deux groupes que nous avons vus s’acheminant vers la porte Orientale.

L’un, que l’on reconnaissait à son uniforme pour appartenir à ces infatigables fantassins partis du pied de la Bastille pour faire le tour du monde, se composait du sergent-major Faraud, qui avait épousé la déesse Raison, et de ses deux inséparables compagnons, Groseiller et Vincent, arrivés tous deux au grade éminent de sergent.

L’autre groupe, qui appartenait à la cavalerie, se composait du chasseur Falou, nommé, on se le rappelle, maréchal des logis-chef, par Pichegru, et de deux de ses compagnons, l’un maréchal des logis et l’autre brigadier.

Falou, faisant partie de l’armée du Rhin, n’avait pas fait un pas depuis le jour où Pichegru lui avait conféré son grade.

Faraud, étant à l’armée d’Italie, en était resté, il est vrai, à ce même grade qu’il avait reçu aux lignes de Wissembourg, et où s’arrêtent les pauvres diables que leur éducation ne met point à même de passer officier ; mais il avait été mis deux fois à l’ordre du jour dans son régiment ; mais Bonaparte se l’était fait présenter et lui avait dit :

– Faraud, tu es un brave !

Il en résultait que Faraud était aussi satisfait de ces deux ordres du jour, et des paroles de Bonaparte, qu’il l’eût été de sa promotion au grade de sous-lieutenant.

Or, le maréchal des logis-chef Falou et le sergent-major Faraud s’étaient pris, la veille, de paroles qui avaient paru aux camarades mériter l’honneur d’une promenade à la porte Orientale. Ce qui veut dire que les deux amis, pour nous servir des termes usités en pareille circonstance, allaient se rafraîchir d’un coup de sabre.

Et, en effet, à peine furent-ils sortis de la porte Orientale, que les témoins des deux côtés se mirent en quête d’un endroit convenable où chacun aurait une part égale de terrain et de soleil. Le terrain trouvé, on fit part de la découverte aux deux combattants, qui suivirent leurs témoins, parurent satisfaits du choix fait par eux et se mirent immédiatement en devoir de l’utiliser en jetant à terre leur bonnet de police, leur habit et leur gilet. Puis tous deux retroussèrent la manche droite de leur chemise jusqu’au-dessus du coude.

Faraud portait, gravé sur ce bras, un cœur enflammé, avec ces mots pour légende : « Tout pour la déesse Raison ! »

Falou, moins absolu dans ses affections, portait cette devise épicurienne : « Vive le vin ! vive l’amour ! »

Le combat devait avoir lieu avec des sabres d’infanterie appelés briquets, probablement parce qu’ils font feu en frappant l’un contre l’autre. Chacun d’eux reçut son sabre des mains d’un de ses témoins et s’élança vers son adversaire.

– Que diable peut-on faire avec un pareil couteau de cuisine ? demanda le chasseur Falou habitué à son grand sabre de cavalerie, et maniant le briquet comme il eût fait d’une plume. C’est bon à couper des choux et à gratter des carottes.

– Ça sert aussi, répondit Faraud avec ce mouvement de cou qui lui était habituel et que nous avons signalé chez lui, ça sert aussi à couper les moustaches à leurs adversaires, aux gens qui n’ont pas peur de regarder de près.

Et, faisant feinte de porter un coup de cuisse, le sergent-major porta un coup de tête à son adversaire, lequel arriva à temps à la parade.

– Oh ! oh ! dit Falou ; tout beau, sergent ! Les moustaches sont dans l’ordonnance ; il est défendu dans le régiment de les couper et surtout de se les laisser couper ; et, en général, ceux qui se permettent une pareille inconvenance en sont punis… en sont punis !… répéta le chasseur Falou en cherchant sa belle ; en sont punis par un coup de manchette !

Et, avec une rapidité telle que Faraud ne put arriver à la parade, son adversaire lui lança le coup qui porte avec lui-même la désignation de l’endroit auquel il est adressé.

Le bras de Faraud laissa échapper à l’instant même un jet de sang.

Cependant, furieux d’être blessé, il s’écria :

– Ce n’est rien ! ce n’est rien ! continuons !

Et il se remit en garde.

Mais les deux témoins se jetèrent entre les combattants et déclarèrent que l’honneur était satisfait.

Sur cette déclaration, Faraud jeta son sabre et tendit le bras. Un des témoins tira de sa poche un mouchoir, et, avec une dextérité qui prouvait l’habitude qu’il avait de ces sortes d’affaires, il se mit à bander la blessure. Il en était au milieu de l’opération quand tout à coup, à vingt pas des combattants, apparut sortant de derrière un massif d’arbres, une cavalcade de sept ou huit hommes.

– Ouf ! le général en chef ! dit Falou.

Les soldats cherchèrent s’il y avait un moyen de se dissimuler aux regards de leur chef ; mais son œil était déjà fixé sur eux, et, de la main et des jambes, il avait dirigé son cheval de leur côté. Les soldats restèrent immobiles, la main droite au salut militaire, la gauche à la couture du pantalon. Le sang coulait du bras de Faraud.

Chapitre XIII. Citoyens et messieurs §

Bonaparte s’arrêta à quatre pas d’eux, faisant signe à son état-major de rester où il était. Immobile sur son cheval immobile comme lui, légèrement affaissé sur lui-même, à cause de la chaleur et de la maladie dont il était atteint, l’œil fixe, à moitié recouvert par la paupière supérieure, et laissant filtrer, à travers ses cils, un rayon de lumière, il semblait une statue de bronze.

– Il paraît, dit-il de sa voix sèche, que l’on se bat en duel ici ? On sait pourtant que je n’aime pas les duels. Le sang des Français appartient à la France, et c’est pour la France seule qu’il doit couler.

Puis, portant son regard sur l’un et l’autre des adversaires, et finissant par l’arrêter sur le sergent-major :

– Comment se fait-il, continua le général, qu’un brave comme toi, Faraud… ?

Bonaparte avait, dès cette époque, pour principe ou plutôt pour calcul, de retenir dans sa mémoire le visage des hommes qui se distinguaient, afin de pouvoir, l’occasion venue, les appeler par leur nom. C’était une distinction qui ne manquait jamais son effet.

Faraud tressaillit de joie en s’entendant nommer par le général en chef et se haussa sur la pointe des pieds.

Bonaparte vit ce mouvement, en sourit en lui-même et continua :

– Comment se fait-il qu’un brave homme comme toi, qui as été mis deux fois à l’ordre du jour de ton régiment, une fois à Lodi, l’autre à Rivoli, contrevienne à mes ordres ? Quant à ton adversaire, que je ne connais pas…

Le général en chef appuyait exprès sur ces mots.

Falou fronça le sourcil, ils étaient entrés dans ses flancs comme un aiguillon.

– Pardon, excuse, mon général ! interrompit-il. Si vous ne me connaissez pas, c’est que vous êtes encore trop jeune pour m’avoir connu ; c’est que vous n’étiez pas à l’armée du Rhin, au combat de Dawendorf, à la bataille de Frœschwiller et à la reprise des lignes de Wissembourg. Si vous y aviez été…

– J’étais à Toulon, interrompit sèchement Bonaparte. Et si, à Wissembourg, vous chassiez les Prussiens de la France, moi à Toulon, j’en chassais les Anglais ; ce qui était bien aussi important.

– C’est vrai, dit Falou. Nous avons même mis votre nom à l’ordre du jour, mon général. J’ai donc eu tort de vous dire que vous étiez trop jeune, je le reconnais et je vous en fais mes excuses. Mais j’ai eu raison de dire que vous n’y étiez pas, puisque vous avouez vous-même que vous étiez à Toulon.

– Continue, dit Bonaparte. As-tu encore quelque chose à dire ?

– Oui, mon général, répondit Falou.

– Eh bien ! dis, continua Bonaparte. Mais, comme nous sommes dès républicains, fais-moi le plaisir de m’appeler citoyen général et de me dire « tu ».

– Bravo ! citoyen général ! s’écria Faraud.

Les citoyens Vincent et Groseiller, témoins de Faraud, approuvèrent de la tête.

Les témoins de Falou restèrent immobiles, sans donner aucun signe d’approbation ni d’improbation.

– Eh bien ! citoyen général, reprit Falou avec cette liberté de parole que le principe d’égalité avait introduit dans les rangs de l’armée, si tu avais été à Dawendorf, par exemple, tu aurais vu que, dans une charge de cavalerie, je sauvai la vie au général Abbatucci qui en vaut bien un autre.

– Ah ! ah ! dit Bonaparte, je te remercie ; je crois qu’Abbatucci est tant soit peu mon cousin.

Falou ramassa son sabre de cavalier, et, le présentant à Bonaparte, étonné de voir à un simple maréchal des logis un sabre de général.

– C’est à cette occasion, continua-t-il, que le général Pichegru, qui en vaut bien un autre (et il appuya sur cette appréciation du général Pichegru), voyant l’état où j’avais mis mon pauvre sabre, m’a fait cadeau du sien, qui n’est pas tout à fait d’ordonnance, comme vous voyez.

– Encore ! fit Bonaparte en fronçant le sourcil.

– Pardon, citoyen général ! Comme « tu » vois, je me trompe toujours ; mais, que veux-tu ! le citoyen général Moreau ne nous avait pas habitués au « tu ».

– Comment ! dit Bonaparte, le républicain Fabius n’est pas plus sévère que cela sur le vocabulaire républicain ? Continue, car je vois que tu as encore quelque chose à me dire.

– J’ai à te dire, citoyen général, que, si tu avais été à Frœschwiller, le jour où le général Hoche, qui, lui aussi, en vaut bien un autre, a mis à six cents francs les canons prussiens, tu aurais vu que j’ai pris un de ces canons et que c’est à cette occasion que j’ai été fait maréchal des logis.

– Et tu as touché les six cents francs ?

Falou secoua la tête.

– Nous en avons fait l’abandon aux veuves des braves morts dans la journée de Dawendorf, et je n’ai rien touché que ma paie, qui était dans un caisson du prince de Condé.

– Brave et désintéressé ! Continue, dit le général ; j’aime à voir les hommes comme toi, qui n’ont pas de journalistes pour faire leur éloge, mais qui n’en ont pas non plus pour les calomnier, faire leur panégyrique eux-mêmes.

– Enfin, si tu avais été, poursuivit Falou, à la reprise des lignes de Wissembourg, tu aurais su que, attaqué par trois Prussiens j’en ai tué deux ; il est vrai qu’avec le troisième je suis arrivé trop tard à la parade de prime, de là, la balafre que vous voyez… que tu vois, je veux dire, et à laquelle j’ai répondu par un coup de pointe qui a envoyé mon adversaire rejoindre ses deux camarades. J’en ai été nommé maréchal des logis-chef.

– Et c’est vrai, tout cela ? dit Bonaparte.

– Oh ! quant à cela, citoyen général, s’il était besoin d’un témoin, dit Faraud en s’approchant et en portant sa main, ornée d’un bandage à son sourcil droit, je suis témoin que le maréchal des logis n’a dit que la vérité et qu’il est plutôt resté au-dessous que d’aller au-delà. Il était connu à l’armée du Rhin.

– C’est bien, dit Bonaparte regardant avec un œil tout paternel ces deux hommes qui venaient d’échanger des coups de sabre, et dont l’un faisait l’éloge de l’autre. Enchanté de faire ta connaissance, citoyen Falou. J’espère que tu ne feras pas moins bien à l’armée d’Italie que tu n’as fait à l’armée du Rhin. Mais d’où vient que deux braves comme vous sont ennemis ?

– Nous ? citoyen général, dit Falou. Nous ne sommes pas ennemis.

– Pourquoi diable vous êtes-vous battus alors, si vous n’êtes pas ennemis ?

– Ah ! ceci, dit Faraud avec le mouvement de cou qui lui était habituel, nous nous sommes battus pour nous battre.

– Et si je vous disais que je veux savoir pourquoi vous vous êtes battus ?

Faraud regarda Falou, comme pour lui demander permission.

– Puisque le citoyen général veut le savoir, dit celui-ci, je ne vois pas pourquoi on le lui cacherait.

– Eh bien ! nous nous sommes battus… Nous nous sommes battus… parce qu’il m’a appelé monsieur.

– Et tu veux qu’on t’appelle ?…

– Citoyen, mordieu ! dit Faraud ; c’est un titre qui nous coûte assez cher pour que nous y tenions. Je ne suis pas aristocrate comme ces messieurs de l’armée du Rhin, moi.

– Tu l’entends, citoyen général, dit Falou en frappant du pied d’impatience et en mettant la main à la poignée de son sabre, il nous appelle aristocrates.

– Il a tort, et toi, tu as tort de l’appeler monsieur, répondit le général en chef. Nous sommes tous des enfants de la même famille, des fils de la même mère, des citoyens de la même patrie ; nous combattons pour la République, et ce n’est pas au moment où tous les rois la reconnaissent que des braves comme vous doivent la renier. À quelle division appartiens-tu ? continua-t-il en s’adressant au maréchal des logis Falou.

– À la division Bernadotte, répondit Falou.

– Bernadotte ? répéta Bonaparte. Bernadotte, un engagé volontaire, qui n’était encore que sergent-major en 89, un brave proclamé, par Kléber, général de brigade sur le champ de bataille, nommé général de division après les victoires de Fleurus et de Juliers, qui a fait capituler Maestricht et pris Altdorf ; Bernadotte encourageant les aristocrates, dans son armée ! Je le croyais jacobin, moi. Et toi, Faraud, à quel corps appartiens-tu ?

– À celui du citoyen général Augereau. On ne l’accusera pas d’être aristocrate, celui-là ! Il est comme vous, c’est-à-dire comme toi, citoyen général, il veut qu’on le tutoie. Si bien qu’en voyant ceux qui arrivent de Sambre-et-Meuse nous traiter de monsieur, nous nous sommes dit entre nous : « À chaque monsieur, un coup de sabre. Est-ce convenu ? »

– « Convenu. » Et, depuis ce temps-là, voilà peut-être douze fois que nous nous alignons, la division Augereau avec la division Bernadotte. Aujourd’hui, c’est moi qui paie les pots cassés. Demain, ce sera un monsieur.

– Demain ce ne sera personne, dit impérativement Bonaparte. Je ne veux pas de duels dans l’armée, je l’ai déjà dit, et je le répète.

– Mais cependant… murmura Faraud.

– C’est bien, je causerai de cette affaire avec Bernadotte. En attendant, il vous plaira de conserver intactes les traditions républicaines, et, Sambre-et-Meuse ou Italie, vous vous tutoierez et vous vous appellerez citoyens. Vous ferez chacun vingt-quatre heures de salle de police pour l’exemple. Et, maintenant, qu’on se donne la main, et qu’on s’en aille, bras dessus, bras dessous, en bons camarades.

Les deux soldats s’approchèrent l’un de l’autre, se donnèrent une franche et loyale poignée de main ; puis Faraud jeta sa veste sur son épaule gauche, passa sa main sous le bras de Falou ; les témoins en firent autant, et tous six rentrèrent dans l’enceinte des murs par la porte Orientale et s’acheminèrent tranquillement vers la caserne.

Le général Bonaparte les regarda s’éloigner avec un sourire et en murmurant :

– Braves gens ! C’est avec des hommes comme vous que César a passé le Rubicon ; mais il n’est pas encore temps de faire comme César.

– Murat ! cria-t-il.

Un jeune homme de vingt-quatre ans, à la moustache et aux cheveux noirs, à l’œil vif et intelligent, fit faire un bond à son cheval et se trouva en un instant près du général en chef.

– Murat, lui dit celui-ci, tu vas partir à l’instant même pour Vicence, où se trouve Augereau ; tu me l’amèneras au Palais Serbelloni. Tu lui diras que le rez-de-chaussée du palais est vide et qu’il peut y descendre.

– Diable ! murmurèrent ceux qui avaient vu seulement mais qui n’avaient pas entendu. On dirait que le général Bonaparte est de mauvaise humeur.

Chapitre XIV. Ce qui causait la mauvaise humeur du citoyen général Bonaparte §

Bonaparte rentra au Palais Serbelloni.

Il était, en effet, de mauvaise humeur.

À peine au commencement de sa carrière, à peine à l’aurore de son immense renommée, la calomnie s’acharnait déjà après lui pour lui ôter le mérite de victoires inouïes, que l’on ne pouvait comparer qu’à celles d’Alexandre, d’Annibal ou de César. On disait que c’était Carnot qui faisait ses plans de bataille, et que son prétendu génie militaire suivait pied à pied les instructions écrites du Directoire. On disait que, quant à l’administration, à laquelle il n’entendait rien, c’était Berthier, son chef d’état-major, qui faisait tout.

Il voyait la lutte qui s’engageait, à Paris, contre les partisans de la royauté, représentés, aujourd’hui par le club de Clichy, comme il avait été représenté deux ans auparavant par la section Le Peletier.

La correspondance particulière de Bonaparte avec ses deux frères le pressait de prendre un parti entre les directeurs, qui symbolisaient encore une république – bien détournée de son point de départ et de son but, c’est vrai, mais le seul drapeau cependant autour duquel pussent se rallier les républicains – et les royalistes, c’est-à-dire la Contre-Révolution.

Il y avait dans la majorité des deux conseils une malveillance évidente contre lui. Les meneurs du parti blessaient sans cesse son amour-propre par leurs discours et leurs écrits. Ils dénigraient sa gloire, ils dépréciaient les mérites de cette admirable armée avec laquelle il avait battu cinq armées.

Il avait essayé d’entrer dans les affaires civiles, il avait ambitionné d’être un des cinq directeurs et d’entrer à la place de celui qui sortait.

S’il eût réussi dans cette entreprise, il était convaincu qu’il serait bientôt seul, mais on lui avait objecté ses vingt-huit ans, et pour être directeur, il eût fallu au moins qu’il en eût trente. Il se retira, n’osant demander une dispense d’âge et violer cette Constitution pour le soutien de laquelle il avait fait le 13 vendémiaire.

Les directeurs, d’ailleurs, étaient bien loin de désirer de l’avoir pour collègue. Les membres de ce corps ne dissimulaient pas la jalousie que leur inspirait le génie de Bonaparte, et ils témoignaient hautement qu’ils étaient blessés de la hauteur du ton et de l’affectation d’indépendance du général.

Lui était attristé de ce qu’on le représentât comme un démagogue fougueux et de ce qu’on le désignât sous le nom de l’homme du 13 vendémiaire, tandis que, le 13 vendémiaire, il n’avait été que l’homme de la Révolution, c’est-à-dire des intérêts populaires.

Enfin, il était fatigué de la qualification de savante, donnée à la manière dont Moreau faisait la guerre.

Son instinct, au surplus, le portait, sinon vers la Révolution, du moins contre les royalistes. Il voyait donc avec plaisir l’esprit républicain de l’armée et l’encourageait. Ses premiers succès devant Toulon, il les avait remportés sur les royalistes ; c’était sur des royalistes qu’il avait remporté la victoire de vendémiaire. Qu’est-ce que c’était que ces cinq armées qu’il venait de battre ? Des armées soutenant la cause des Bourbons, c’est-à-dire des armées royalistes.

Mais surtout, à cette heure où il pouvait flotter entre le rôle plein de sécurité de Monk ou le rôle hasardeux de César, ce qui lui faisait porter haut le drapeau républicain, ce qui l’empêchait d’écouter toute proposition qui pût lui être faite, c’était le pressentiment intime de sa grandeur à venir : C’était surtout cet orgueil, qu’il partageait avec César, d’être plutôt le premier dans un village que le second à Rome.

En effet, si haut qu’un roi l’élevât, fût-ce au rang de connétable, qui lui était offert, ce roi restait toujours au-dessus de lui, et faisait ombre à son front ; montant à l’aide d’un roi, il n’était jamais qu’un parvenu ; montant seul et de ses propres forces, il ne parvenait pas, il arrivait.

Sous la République, au contraire, sa tête dépassait déjà toutes les têtes, et il ne pouvait que grandir encore et toujours. Peut-être son regard, si perçant qu’il fût, n’atteignait-il point encore les horizons que lui révéla l’Empire ; mais il prévoyait dans une république, une audace d’action, une immensité d’entreprises qui convenait à l’audace de son génie et à l’immensité de son ambition.

Comme il arrive chez les hommes prédestinés et qui parfois font des choses impossibles, non point parce qu’ils étaient élus pour les faire, mais parce qu’on leur a prophétisé qu’ils les feraient, et que, dès lors, ils se regardent comme les privilégiés de la Providence, le moindre fait, présenté sous un certain jour, déterminait parfois une grande résolution chez Bonaparte. Le duel auquel il venait d’assister, cette querelle de soldats à propos du mot monsieur et du mot citoyen, lui avait remis sous les yeux toute la question qui à cette heure agitait la France. Faraud, en lui nommant son général Augereau et en le montrant – chose que Bonaparte savait déjà de longue main – en le montrant comme un partisan inflexible de la démocratie, lui avait désigné l’agent qu’il cherchait pour le seconder dans ses plans secrets.

Plus d’une fois, cette extrémité s’était présentée aux yeux de Bonaparte, d’une révolution parisienne qui renverserait le Directoire ou qui l’opprimerait, comme jadis avait été opprimée la Convention, et qui amènerait la Contre-Révolution, c’est-à-dire la victoire des royalistes et l’avènement de quelque prince de la famille de Bourbon. Alors, Bonaparte était parfaitement décidé à repasser les Alpes avec vingt-cinq mille hommes et à marcher par Lyon sur Paris. Carnot avait sans doute de ses larges narines éventé ses desseins, car il lui écrivait : « On vous prête mille projets plus absurdes les uns que les autres. On ne peut croire qu’un homme qui a fait de si grandes choses puisse vivre en simple citoyen. »

De son côté, le Directoire écrivait à Bonaparte :

Nous avons vu, citoyen général, avec une extrême satisfaction les témoignages d’attachement que vous ne cessez de donner à la cause de la liberté et à la Constitution de l’an III. Vous pouvez compter sur la plus entière réciprocité de notre part. Nous acceptons avec plaisir toutes les offres que vous nous avez faites de venir au premier appel au secours de la République. Elles sont une seconde preuve de votre sincère amour pour la patrie. Vous ne devez pas douter que nous n’en ferons usage que pour sa tranquillité, son bonheur et sa gloire.

Cette lettre était de l’écriture de Larevellière-Lépeaux et signée : « Barras, Rewbell et Larevellière. » Les deux autres, Carnot et Barthélemy, ou n’en avaient point eu connaissance, ou avaient refusé de la signer.

Mais le hasard faisait que Bonaparte était mieux renseigné sur la situation des directeurs que les directeurs eux-mêmes. Le hasard avait fait qu’un certain comte Delaunay d’Entraigues, agent royaliste, bien connu dans la révolution française, se trouvait à Venise lorsque cette ville fut bloquée par les Français. On le regardait alors comme l’âme et l’agent tout à la fois des machinations qui se tramaient contre la France et surtout contre l’armée d’Italie. C’était un homme d’un coup d’œil certain ; il jugea le péril de la République de Venise et voulut s’évader. Mais les troupes françaises occupaient la terre ferme, il fut pris avec tous ses papiers. Amené comme émigré à Bonaparte, Bonaparte le traita avec son indulgence habituelle pour les émigrés. Il lui fit rendre ses papiers, moins trois pièces, et sur sa parole, lui donna la ville de Milan pour prison.

Un beau matin, on apprit que le comte Delaunay d’Entraigues, abusant de la confiance que lui avait montrée le général en chef, avait quitté Milan et s’était enfui en Suisse.

Mais une des trois pièces qu’il avait laissées entre les mains de Bonaparte avait, dans les circonstances actuelles, la plus haute importance. C’était un récit parfaitement exact de ce qui s’était passé entre Fauche-Borel et Pichegru, à la suite de cette première entrevue que nous avons racontée, et qui avait eu lieu à Dawendorf, lorsque Fauche-Borel s’était présenté à Pichegru sous le nom et sous la qualité du citoyen Fenouillot, commis voyageur en vins de Champagne.

C’était le fameux comte de Montgaillard, dont nous avons, je crois, déjà dit quelques mots, qui avait été chargé de continuer les tentatives du prince de Condé sur Pichegru ; et cette note, retenue par Bonaparte, écrite par M. d’Entraigues, sous la dictée du comte de Montgaillard lui-même, contenait la série des offres qui avaient été faites par le prince de Condé au général en chef de l’armée du Rhin.

M. le prince de Condé, muni de tous les pouvoirs de Louis XVIII, excepté de celui d’accorder des cordons bleus, avait offert à Pichegru, s’il voulait livrer la ville de Huningue et rentrer en France à la tête des Autrichiens et des émigrés, de le créer maréchal de France et gouverneur de l’Alsace. Il lui donnait :

1° le cordon rouge ;

2° le château de Chambord avec son parc et douze pièces de canon, enlevées aux Autrichiens ;

3° un million en argent comptant ;

4° deux cent mille livres de rente, dont cent mille, au cas où il se marierait, réversibles sur la tête de sa femme, et cinquante mille sur celle de ses enfants, jusqu’à l’extinction de sa race ;

5° un hôtel à Paris ;

6° enfin, la ville d’Arbois, patrie du général Pichegru, porterait le nom de Pichegru et serait exempte de tout impôt pendant vingt-cinq ans.

Pichegru avait refusé net de livrer Huningue.

– Je ne serai jamais d’un complot, avait-il dit. Je ne veux pas être le troisième volume de La Fayette et de Dumouriez. Mes moyens sont aussi sûrs que vastes ; ils ont leurs racines, non seulement dans mon armée, mais à Paris, mais dans les départements et dans les généraux, mes collègues, qui pensent comme moi. Je ne demande rien pour moi. Quand j’aurai réussi, on me fera ma part, je ne suis pas ambitieux. On peut, sur ce point, être tranquille d’avance. Mais, pour que mes soldats crient : « Vive le roi ! » il leur faut à chacun un verre plein dans la main droite et un écu de six livres dans la main gauche. Je passerai le Rhin, je rentrerai en France avec le drapeau blanc, je marcherai sur Paris et je renverserai, au profit de Sa Majesté Louis XVIII, le gouvernement, quel qu’il soit, à l’époque où je rentrerai à Paris. Mais il faut que mes soldats reçoivent leur paie tous les jours, jusqu’à ma cinquième marche au moins sur le territoire français. Ils me feront crédit du reste.

La négociation avait manqué par l’entêtement de Condé, qui voulut que Pichegru proclamât le roi de l’autre côté du Rhin et lui remît la ville de Huningue.

Quoique possesseur de ce précieux document, Bonaparte avait refusé de s’en servir ; il lui en coûtait d’accuser de trahison un général de la renommée de Pichegru, dont il estimait le talent militaire et qui avait été son professeur à l’école de Brienne.

Mais il n’en calculait pas moins ce que pouvait faire Pichegru, membre du Conseil des Anciens, quand, le matin même, au moment de faire une reconnaissance militaire aux environs de Milan, une lettre lui était arrivée de son frère Joseph, lui annonçant que Pichegru avait été non seulement nommé membre du Conseil des Cinq-Cents, mais encore élu son président presque à l’unanimité.

Il avait donc une arme double : sa nouvelle influence civile et son ancienne popularité parmi ses soldats.

De là venait la rapide décision que Bonaparte avait prise d’envoyer un messager à Augereau, en lui faisant dire qu’il l’attendait.

Le duel dont il avait été témoin et la cause qui l’avait amené avaient aussi pesé de tout leur poids dans la balance de sa volonté. Seulement, les deux adversaires étaient loin de se douter qu’ils venaient de contribuer puissamment à faire d’Augereau un maréchal de France, de Murat un roi, et de Bonaparte un empereur.

Et, en effet, rien de tout cela n’arrivait si le 18 fructidor n’avait, comme le 13 vendémiaire, anéanti les projets des royalistes.

Chapitre XV. Augereau §

Le lendemain, au moment où Bonaparte dictait sa correspondance à Bourrienne, Marmont, un de ses aides de camp favoris, qui, par discrétion s’était mis à regarder par la fenêtre, annonça tout à coup qu’il voyait à l’extrémité de la rue le panache flottant de Murat et l’encolure tant soit peu massive d’Augereau.

Murat était alors, comme nous l’avons dit, un beau jeune homme de vingt-trois à vingt-quatre ans. Fils d’un aubergiste de Labastide, près Cahors, comme son père était en même temps maître de poste, Murat, tout enfant, s’était familiarisé avec les chevaux et il était devenu un excellent cavalier. Puis, je ne sais par quel caprice de son père, qui désirait probablement avoir un prélat dans sa famille, il avait été envoyé au séminaire, où, s’il faut en croire des lettres de lui que nous avons sous les yeux, ses études n’avaient point été jusqu’à une connaissance parfaite de l’orthographe.

Heureusement ou malheureusement pour lui, la Révolution ouvrit les séminaires ; le jeune Jacobin prit son vol, s’engagea dans la garde constitutionnelle de Louis XVI, s’y fit remarquer par ses opinions exaltées, ses duels et son courage.

Destitué, ainsi que Bonaparte, par ce même Aubry, qui, aux Cinq-Cents, continuait de faire une si rude guerre aux patriotes, il se rencontra avec Bonaparte, se lia avec lui, accourut se mettre sous ses ordres au 13 vendémiaire, et l’avait suivi en Italie en qualité d’aide de camp.

Augereau, qu’on se rappelle avoir vu donner à Strasbourg, en conséquence de son ancien métier de maître d’armes, des leçons d’escrime à notre jeune ami Eugène de Beauharnais, était plus âgé que Murat de dix-sept ans et atteignait déjà, au moment où nous le retrouvons, sa quarantième année. Après avoir langui quinze ans dans les grades inférieurs, il était passé de l’armée du Rhin à l’armée des Pyrénées, commandée par Dugommier.

Ce fut dans cette armée qu’il conquit successivement les grades de lieutenent-colonel, de colonel, de général de brigade, grade avec lequel il battit les Espagnols sur les bords de la Fluvia d’une manière si brillante que sa victoire le fit immédiatement nommer général de division.

Nous avons parlé de la paix avec l’Espagne, et nous avons apprécié cette paix, qui nous faisait, sinon un allié, du moins un souverain neutre, du plus proche parent de Louis XVI, à qui la Convention venait de trancher la tête.

Augereau, cette paix signée, passa sous Schérer, à l’armée d’Italie, et contribua puissamment au gain de la bataille de Loano.

Enfin, Bonaparte parut et son immortelle campagne de 96 s’ouvrit.

Comme tous les vieux généraux, Augereau vit avec regret et presque avec mépris un jeune homme de vingt-cinq ans prendre le commandement de la plus importante armée de la France ; mais à peine eut-il marché sous les ordres du jeune général ; à peine eut-il contribué pour sa part à la prise des gorges de Millésimo ; à peine, à la suite d’une manœuvre indiquée par son jeune collègue, eut-il battu les Autrichiens à Dego, pris, sans savoir dans quel but, les redoutes de Montellesimo, qu’il comprit la puissance du génie qui avait ordonné cette belle manœuvre, laquelle, en séparant les Sardes des impériaux, assurait le succès de la campagne.

Dès lors, il vint droit à Bonaparte, lui avoua franchement ses premières répugnances, en fit amende honorable, et, ambitieux qu’il était, tout en jugeant combien son défaut d’éducation lui était nuisible, il pria Bonaparte de lui faire une part dans les récompenses qu’il distribuerait à ses lieutenants.

La chose avait été d’autant plus facile au jeune général en chef, qu’Augereau, un des plus braves soldats de l’armée d’Italie, en même temps qu’il était un de ses généraux les plus actifs, dès le lendemain du jour où il avait serré la main de Bonaparte emportait le camp retranché de Ceva, et pénétrait dans Alba et Casale. Enfin, rencontrant l’ennemi à la tête de pont de Lodi, hérissé de canons et défendu par un feu terrible, il se précipitait sur le pont à la tête de ses grenadiers, faisait des milliers de prisonniers, battait toutes les troupes qu’il rencontrait, dégageait Masséna d’une position difficile, et s’emparait de Castiglione, qui devait un jour être érigé pour lui en duché. Arriva enfin la fameuse journée d’Arcole, qui devait couronner de la manière la plus glorieuse pour lui une campagne qu’il avait illustrée par tant d’actes de courage. Là, comme à Lodi, il s’agissait de franchir un pont. Trois fois il entraîna ses soldats jusqu’au milieu de ce pont, et trois fois ses soldats furent repoussés par la mitraille. Enfin, voyant son porte-drapeau parmi les morts, il saisit le drapeau, et, tête baissée, sans s’inquiéter s’il était suivi ou non, il franchit le pont et se trouva au milieu des canons et des baïonnettes ennemies. Mais, cette fois, ses soldats, dont il était adoré, l’avaient suivi ; les canons furent pris et tournés contre l’ennemi.

La journée, une des plus glorieuses de la campagne, fut si bien reconnue l’œuvre de son courage, que le gouvernement lui donna le drapeau dont il s’était servi pour entraîner ses soldats.

Lui aussi avait réfléchi, comme Bonaparte, qu’il devait tout à la République et que la République seule pouvait lui donner l’avenir d’ambition qu’il espérait encore. Sous un roi, il le savait, il n’eût point dépassé le grade de sergent. Fils d’un ouvrier maçon et d’une fruitière, simple soldat et maître d’armes au commencement de sa carrière, il était devenu général de division, et, à la première occasion, il pouvait, grâce à son courage, devenir général en chef comme Bonaparte dont il n’avait pas le génie, comme Hoche, dont il n’avait pas l’honnêteté, ou comme Moreau, dont il n’avait pas la science.

Il venait de donner une preuve de sa cupidité, qui lui avait fait un certain tort parmi ces républicains purs, qui envoyaient leurs épaulettes d’or à la République, pour qu’elle les fît fondre, et qui portaient, en attendant que l’argent parût, des épaulettes de laine.

Il avait accordé à ses soldats trois heures de pillage sur la ville de Lago, qui s’était soulevée ; il n’avait pas pillé lui-même, c’est vrai, mais il avait racheté à vil prix aux soldats des objets précieux dont ils s’étaient emparés. Il traînait avec lui un fourgon qui renfermait, disait-on, la valeur d’un million, et le fourgon d’Augereau était connu de toute l’armée.

Prévenu par Marmont, Bonaparte l’attendait.

Murat entra le premier et annonça Augereau.

Bonaparte remercia Murat d’un geste et lui fit signe, à lui et à Marmont, de le laisser seul.

Bourrienne aussi voulut se lever ; mais, en étendant la main, Bonaparte le fit asseoir. Il n’avait pas de secrets pour son secrétaire.

Augereau entra. Bonaparte lui tendit la main et lui fit signe de prendre un siège.

Augereau s’assit, mit son sabre entre ses jambes, posa son chapeau sur la poignée, ses bras sur son chapeau, et demanda :

– Eh bien ! général, qu’y a-t-il ?

– Il y a, répondit Bonaparte, que j’ai à te féliciter du bon esprit de ton corps d’armée. Je suis arrivé hier au milieu d’un duel où un de tes hommes se battait parce qu’un soldat de l’armée de Moreau l’avait appelé monsieur.

– Ah ! ah ! fit Augereau, le fait est que j’ai des gaillards qui n’entendent pas raison là-dessus ; ce n’est pas le premier duel qui a lieu pour pareille cause. Aussi, en quittant ce matin Vicence, j’ai publié un ordre du jour qui porte que « tout individu de ma division qui se servira verbalement ou par écrit du mot de monsieur, sera destitué de son grade, ou, s’il est soldat, déclaré incapable de servir dans les armées de la République ».

– De sorte que, cette précaution prise, dit Bonaparte en regardant fixement Augereau, tu ne doutes pas que tu ne puisses sans inconvénient, n’est-ce pas, quitter ta division pendant un mois ou deux ?

– Ah ! ah ! dit Augereau. Et pourquoi quitterais-je ma division ?

– Parce que tu m’as demandé la permission d’aller à Paris pour tes affaires personnelles.

– Et un peu aussi pour les tiennes, n’est-ce pas ? dit Augereau.

– Je croyais, dit Bonaparte d’un ton un peu sec, que tu ne séparais pas nos deux fortunes.

– Non, non, reprit vivement Augereau, et ce qui doit te plaire même, c’est que j’aurai la modestie de me contenter toujours de la seconde place.

– Ne l’as-tu pas à l’armée d’Italie ? demanda Bonaparte.

– Si fait ; mais je me la suis un peu faite, et il se peut que l’occasion ne soit pas toujours à ce point favorable.

– Aussi tu vois, répliqua Bonaparte, que lorsque tu cesses d’être utile en Italie, c’est-à-dire quand les occasions vont manquer, je te trouve, moi, une occasion d’être utile en France.

– Ah ! çà, dis donc, c’est au secours de la République que tu m’envoies, n’est-ce pas ?

– Oui ; par malheur, la République est mal représentée ; mais, telle qu’elle est représentée, elle vit.

– Ainsi le Directoire ?… demanda Augereau.

– Est divisé, répondit Bonaparte. Carnot et Barthélemy penchent du côté de la royauté, et ils ont pour eux, il faut le dire, la majorité des Conseils. Mais Barras, mais Rewbell, mais Larevellière-Lépeaux tiennent ferme pour la République et la Constitution de l’an III, et ils nous ont derrière eux.

– Je croyais, dit Augereau, qu’ils s’étaient jetés dans les bras de Hoche.

– Oui ; mais il ne faut pas les y laisser, il ne doit pas y avoir dans l’armée de bras plus long que les nôtres, et il faut que nos bras passent par-dessus les Alpes et aillent faire un autre 13 vendémiaire à Paris.

– Et pourquoi n’y vas-tu pas toi-même ? demanda Augereau.

– Parce que, si j’y allais moi-même, ce serait pour renverser le Directoire, et non pour le soutenir, et que je n’ai pas encore assez fait pour jouer le rôle de César.

– Et tu m’envoies jouer celui de ton lieutenant. Soit, je m’en contenterai. Qu’y a-t-il à faire ?

– Il y a à achever les ennemis de la France, mal tués au 13 vendémiaire. Tant que Barras marchera dans un but républicain, seconde-le de toute ta force et de tout ton courage ; s’il hésite, résiste ; s’il trahit, mets-lui la main au collet comme au dernier des citoyens. Si tu succombes, il me faut huit jours pour être à Paris avec vingt-cinq mille hommes.

– C’est bien, dit Augereau, on tâchera de ne pas succomber. Quand partirai-je ?

– Aussitôt écrite la lettre que tu porteras à Barras.

Puis, se tournant vers Bourrienne :

– Écris, lui dit-il.

Bourrienne tenait sa plume et son papier prêts ; Bonaparte dicta :

Citoyen directeur,

Je t’envoie Augereau, mon bras droit. Pour tout le monde, il est à Paris en congé, ayant des affaires particulières à mener à fin. Pour toi, il est le directeur qui marche dans notre voie. Il t’apporte son épée et est chargé par moi de te dire qu’en cas de besoin, tu peux tirer sur la caisse de l’Italie pour un, deux ou même trois millions.

C’est surtout dans la guerre civile que l’argent est le nerf de la guerre.

J’espère dans huit jours apprendre que les Conseils sont épurés et que le Club de la rue de Clichy n’existe plus.

Salut et fraternité

Bonaparte.

P.-S. Qu’est-ce que c’est que ces histoires de vols de diligences, et que ces chouans qui courent les grandes routes du Midi, sous le nom de compagnons de Jéhu ?… Mettez la main sur quatre ou cinq de ces drôles, et faites un exemple.

B.

Bonaparte, selon son habitude, relut la lettre et la signa avec une plume neuve, ce qui ne rendait pas son écriture plus lisible ; puis Bourrienne la cacheta et la remit au messager.

– Faites donner à Augereau vingt-cinq mille francs sur ma caisse, Bourrienne, dit-il.

Et à Augereau :

– Quand tu n’auras plus d’argent, citoyen général, tu m’en demanderas.

Chapitre XVI. Les citoyens directeurs §

Il était temps que le citoyen général Bonaparte tournât les yeux vers les citoyens directeurs ; il y avait eu rupture ouverte, comme nous l’avons dit, entre les cinq élus du Luxembourg.

Carnot et Barthélemy s’étaient complètement séparés de Barras, de Rewbell et de Larevellière-Lépeaux.

Il en était résulté une chose, c’est que le ministère, tel qu’il était, ne pouvait rester ; quelques-uns des ministres étant des créatures de Barras, de Larevellière-Lépeaux et de Rewbell, tandis que les autres étaient celles de Barthélemy et de Carnot.

Il y avait sept ministres : le ministre de la Police, Cochon ; le ministre de l’Intérieur, Bénézech ; le ministre de la Marine, Truguet ; le ministre des Affaires étrangères, Charles Delacroix ; le ministre des Finances, Rame ; le ministre de la Justice, Merlin, et le ministre de la Guerre, Pétiet.

Cochon, Pétiet, Bénézech, étaient entachés de royalisme. Truguet était hautain, violent, et ne voulait faire qu’à sa guise. Delacroix n’était pas à la hauteur de sa mission. Ramel et Merlin seuls devaient, dans l’esprit de la majorité des directeurs, c’est-à-dire de Barras, de Rewbell et de Larevellière-Lépeaux, être conservés.

L’opposition, de son côté, demandait le changement de quatre ministres : Merlin, Ramel, Truguet et Delacroix.

Barras abandonna Truguet et Delacroix ; mais il en élagua trois autres, qui étaient les hommes des Cinq-Cents, et dont l’éloignement devait causer un grand trouble aux deux Chambres. C’étaient, nous l’avons dit, Cochon, Pétiet et Bénézech.

On n’a pas perdu de vue, nous l’espérons, le salon de Mme de Staël ; c’était là, on se le rappelle, que le futur auteur de « Corinne » faisait une politique presque aussi influente que celle du Luxembourg et de la rue de Clichy.

Or, Mme de Staël, qui avait fait un ministre sous la monarchie, était poursuivie du désir d’en faire un sous le Directoire.

La vie de celui qu’elle présentait était pleine d’agitations et curieuse de péripéties. C’était un homme de quarante-trois ans, d’une des plus grandes familles de France, né boiteux, comme Méphistophélès, avec lequel il avait quelques rapports de figure et d’esprit, ressemblance qui devint plus grande encore lorsqu’il eut trouvé son Faust. Destiné à l’Église à cause de son infirmité, quoique l’aîné de sa famille, il avait été fait évêque d’Autun, dès l’âge de vingt-cinq ans. Sur ces entrefaites, la Révolution se déclara. Notre évêque en adopta tous les principes, fut élu membre de l’Assemblée constituante, y provoqua l’abolition des dîmes ecclésiastiques, célébra la messe au Champ-de-Mars, le jour de la nouvelle Fédération, bénit les drapeaux, admit la nouvelle constitution du clergé et sacra les évêques assermentés, ce qui le fit excommunier par le pape Pie VI.

Envoyé à Londres par Louis XVI pour assister notre ambassadeur, M. de Chauvelin, il reçut, en 1794, du cabinet de Saint-James l’ordre de s’éloigner en même temps qu’il recevait, de Paris, la nouvelle qu’il était décrété d’accusation par Robespierre.

Cette double proscription fut un bonheur pour lui : il était ruiné ; il partit pour l’Amérique, et refit sa fortune dans le commerce. Il était revenu en France depuis trois mois seulement.

Son nom était Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord.

Mme de Staël, femme d’un grand esprit, avait été séduite par cet esprit charmant ; elle avait remarqué tout ce qu’il y avait de profond sous la prétendue frivolité de son nouvel ami. Elle l’avait fait connaître à Benjamin Constant, qui était alors son sigisbée, et Benjamin Constant l’avait mis en rapport avec Barras.

Barras fut enchanté de notre prélat. Après s’être fait présenter par Mme de Staël à Benjamin Constant, et par Benjamin Constant à Barras, celui-ci se fit présenter par Barras à Larevellière et à Rewbell. Il gagna ceux-ci comme il gagnait tout le monde, et il fut convenu qu’on en ferait un ministre des Affaires extérieures à la place de Bénézech.

Il y eut conseil entre les cinq directeurs pour élire en scrutin secret les membres du nouveau ministère, appelés à remplacer ceux de l’ancien qui devaient sortir. Carnot et Barthélemy ignoraient l’accord fait entre leurs trois collègues et croyaient pouvoir lutter contre eux. Mais ils furent désabusés quand ils virent les trois voix unies pour le renvoi de ceux qui devaient sortir, pour le maintien de ceux qui devaient rester, et pour la nomination de ceux qui devaient entrer.

Cochon, Pétiet et Bénézech furent renvoyés, Merlin et Ramel maintenus ; M. de Talleyrand fut nommé aux Affaires étrangères, Pléville-Lepeley à la Marine, François de Neufchâteau à l’Intérieur, et Lenoir-Laroche à la Police.

On nomma aussi Hoche au Ministère de la guerre ; mais Hoche n’avait que vingt-huit ans, il en fallait trente.

C’était cette nomination qui avait été inquiéter Bonaparte à son quartier général de Milan.

Le conseil secret se termina par une altercation violente entre Barras et Carnot.

Carnot reprocha à Barras son luxe et ses mœurs dissolues.

Barras reprocha à Carnot sa défection en faveur des royalistes.

Des injures, l’un et l’autre arrivèrent aux provocations les plus grossières.

– Tu n’es qu’un vil scélérat, dit Barras à Carnot ; tu as vendu la République et tu veux égorger ceux qui la défendent, infâme, brigand, continua-t-il en se levant et en le menaçant du poing ; il n’y a pas un citoyen qui ne soit en droit de te cracher au visage.

– C’est bien, dit Carnot, d’ici à demain, je répondrai à vos provocations.

Le lendemain se passa sans que Barras reçût la visite des témoins de Carnot.

L’affaire n’eut pas d’autres suites.

La nomination de ce ministère, pour lequel les deux Conseils n’avaient point été consultés, fit une profonde sensation parmi les représentants. Ils résolurent à l’instant même de s’organiser pour la lutte.

Un des grands avantages des contre-révolutions est de fournir aux historiens des documents que ceux-ci n’obtiendraient pas sans elles.

Et, en effet, lorsque les Bourbons rentrèrent en 1814, ce fut à qui prouverait qu’il avait conspiré contre la République ou contre l’Empire, c’est-à-dire trahi le pays.

Il s’agissait de réclamer la récompense des trahisons, et ce fut ainsi que nous vîmes se dérouler et se confirmer toutes les conspirations qui avaient précipité Louis XVI du trône, et dont on n’avait, sous la République et sous l’Empire, qu’une vague connaissance, les preuves ayant toujours manqué.

Mais en 1814, les preuves ne manquèrent plus.

Chacun présenta de la main droite le témoignage de sa trahison, et de la main gauche en demanda la récompense.

C’est donc à cette époque de mépris du sens moral et de délation de soi-même, qu’il faut recourir pour raconter officiellement ces luttes dans lesquelles les coupables furent parfois regardés comme des victimes, et les justiciers comme des oppresseurs.

Du reste, on doit le remarquer dans l’œuvre que nous mettons sous les yeux de nos lecteurs, nous sommes plutôt historien romanesque que romancier historique. Nous croyons avoir fait assez souvent preuve d’imagination pour qu’on nous laisse faire preuve d’exactitude, en conservant toutefois à notre récit le côté de fantaisie poétique qui en rend la lecture plus facile et plus attachante que celle de l’histoire dépouillée de tout ornement.

C’est donc à l’une de ces révélations contre-révolutionnaires que nous recourrons pour voir jusqu’à quel point le Directoire était menacé et quelle était l’urgence du coup d’État qui fut résolu.

Nous avons vu que les trois directeurs s’étaient tournés vers Hoche, laissant de côté Bonaparte, et que cette initiative à l’endroit du pacificateur de la Vendée avait inquiété le général en chef de l’armée d’Italie. C’était Barras qui s’était adressé à Hoche.

Hoche préparait une expédition en Irlande, et il avait résolu de détacher vingt-cinq mille hommes de l’armée de Sambre-et-Meuse pour les diriger sur Brest. Dans leur marche à travers la France, ces vingt-cinq mille hommes pouvaient s’arrêter à la hauteur de Paris, et, en un jour de marche, être à la disposition du Directoire.

L’approche de cette armée poussa les clichiens à la dernière extrémité. Le principe de la garde nationale avait été posé par la Constitution. Les clichiens, sachant que cette garde nationale serait composée des mêmes éléments que les sections, résolurent de hâter son organisation.

Pichegru fut nommé président et rapporteur du projet.

Il présenta son rapport avec l’habileté dont son génie et sa haine combinés le rendaient capable.

Pichegru était à la fois ulcéré contre les émigrés, qui n’avaient pas su profiter de son dévouement à la cause royale, et les républicains, qui l’avaient puni de ce dévouement inutile. Il en était arrivé à rêver une révolution faite par lui seul et à son propre compte. À cette époque, sa réputation, avec juste raison, balançait encore celle de ses trois illustres rivaux, Bonaparte, Moreau et Hoche.

Les directeurs renversés, Pichegru se fût fait dictateur, et, une fois dictateur, il eût tout préparé pour le retour des Bourbons, auxquels il n’eût rien demandé peut-être, qu’une pension pour son père et pour son frère, et une maison avec une vaste bibliothèque pour Rose et pour lui.

On se rappelle ce que c’était que Rose. C’était cette amie à laquelle il envoyait, sur ses économies de l’armée du Rhin, un parapluie que lui portait le petit Charles.

Lequel petit Charles, qui l’a bien connu, a dit depuis de lui : « Un empire aurait été trop petit pour son génie, et une métairie aurait été trop grande pour son indolence. »

Il serait trop long de rendre compte du projet de Pichegru sur la garde nationale ; mais, si cette garde nationale eût été organisée, elle était tout entière entre ses mains, et, conduite par lui, elle pouvait faire un autre 13 vendémiaire qui, Bonaparte absent, pouvait aboutir à la chute et à la perte des directeurs.

Un livre publié par le chevalier Delarue, en 1821, nous fait entrer avec lui dans le Club de la rue de Clichy.

La maison où ce club se réunissait appartenait à Gilbert des Molières.

C’était de cette maison que partaient tous les projets contre-révolutionnaires qui prouvent que le 18 fructidor ne fut point, de la part du Directoire, un simple abus de pouvoir et un caprice de cruauté.

Les clichiens se trouvaient pris au dépourvu par ce passage de troupes et par cette alliance de Hoche avec Barras.

Ils se réunirent immédiatement au lieu ordinaire de leurs séances. On se groupa autour de Pichegru, on lui demanda ses moyens de résistance.

Surpris comme Pompée, il n’avait sous la main aucun moyen réel. Sa seule ressource était dans les passions des partis.

On parla des projets du Directoire ; on conclut, du changement du ministère et de la marche des troupes, que les directeurs préparaient un coup d’État contre le Corps législatif.

On proposa les résolutions les plus violentes : on voulait suspendre le Directoire ; on voulait le mettre en accusation ; on alla jusqu’à proposer de le mettre hors la loi.

Mais, pour arriver à ce résultat la force manquait ; on n’avait que les douze cents grenadiers qui formaient la garde du Corps législatif, une partie du 21e régiment de dragons commandé par le colonel Malo ; enfin, les désespérés proposaient d’envoyer dans chaque arrondissement de la capitale des pelotons de grenadiers, pour rallier autour d’eux les citoyens qui s’étaient armés en vendémiaire.

C’était, cette fois, le Corps législatif qui, au contraire de la Convention, soulevait Paris contre le gouvernement.

On parla beaucoup sans parvenir à s’entendre, comme il arrive toujours chez les faibles.

Pichegru, consulté, déclara qu’il lui était impossible de soutenir aucune lutte avec le peu de moyens qu’il avait sous la main.

Le tumulte était à son comble, lorsque arriva un message du Directoire donnant des indications sur la marche des troupes.

Ce message disait que les troupes de Hoche, devant se rendre de Namur à Brest, afin de s’y embarquer pour l’Irlande, avaient dû passer à proximité de Paris.

De grands cris se firent entendre alors, disant que la Constitution de l’an III défendait aux troupes de s’approcher de Paris dans un rayon de douze lieues.

Le messager du Directoire fit signe qu’il avait réponse à cette objection : « Le commissaire des guerres, disait le messager ou plutôt le message, ignorait cet article de la Constitution. Son erreur était la seule cause de cette infraction aux lois ; les troupes, au reste, affirmait le Directoire, avaient reçu l’ordre de rétrograder sur-le-champ. »

Il fallut se contenter de cette explication à défaut d’autre, mais elle ne satisfit personne, et l’émotion qui avait soulevé le Club de Clichy et les deux Conseils se répandit des deux Conseils et du Club de Clichy dans Paris, où chacun se prépara dès lors à des événements non moins graves que ceux qui étaient arrivés le 13 vendémiaire.

Chapitre XVII. La migraine de Mlle de Saint-Amour §

Chacun des directeurs s’était logé au Luxembourg selon ses mœurs et son goût plutôt que selon ses besoins.

Barras, l’homme de l’initiative et du faste, le grand seigneur, le nabab indien, avait pris toute l’aile qui forme aujourd’hui la galerie de tableaux et ses dépendances.

Rewbell et Larevellière-Lépeaux s’étaient partagé l’autre aile.

Carnot avait pris pour lui et son frère une partie du rez-de-chaussée, dans laquelle il s’était taillé un immense cabinet pour lui et ses cartes.

Barthélémy, arrivé le dernier, mal reçu de ses confrères parce qu’il représentait la Contre-Révolution, avait pris ce qu’il avait trouvé.

Le soir même où avait eu lieu cette orageuse séance du Club de Clichy, Barras rentrait chez lui d’assez médiocre humeur. Il n’avait convoqué personne, comptant passer sa soirée chez Mlle Aurélie de Saint-Amour, qui, à son message daté de deux heures, avait répondu une lettre charmante, lui disant que, comme toujours, elle serait heureuse de le voir.

Mais voilà que, lorsque à neuf heures, il s’était présenté chez elle, Mlle Suzette était venue lui ouvrir sur la pointe du pied, lui recommandant de la main et de la voix le silence, et lui annonçant que sa maîtresse était prise d’une de ces migraines à laquelle la Faculté, si puissante soit-elle, n’a pas encore trouvé de remède, attendu qu’elle est, non pas dans la constitution, mais dans la volonté du malade.

Le directeur avait suivi Suzette, marchant avec les mêmes précautions que s’il eût eu un bandeau sur les yeux, et qu’il eût joué à colin-maillard. Barras avait, en passant, jeté un regard de défiance sur le cabinet de toilette strictement fermé et avait été introduit dans la chambre à coucher que nous connaissons, et qui n’était éclairée que par une lampe d’albâtre suspendue au plafond et dans laquelle brûlait une huile parfumée.

Il n’y avait rien à dire, Mlle Aurélie de Saint-Amour était couchée dans son lit de bois de rose aux incrustations de porcelaine de Sèvres. Elle avait sa coiffe de dentelle des grands jours de maladie et la voix plaintive de la femme qui fait un effort pour parler.

– Ah ! mon cher général, dit-elle, comme vous êtes bon d’être venu, et comme j’avais besoin de vous voir !

– N’était-ce point une chose convenue, répondit Barras, que je viendrais passer la soirée avec vous ?

– Oui ; aussi, quoique en proie à cette odieuse migraine, ne vous ai-je rien fait dire, tant j’avais le désir de vous voir. C’est lorsqu’on souffre surtout que l’on apprécie la présence des gens qu’on aime.

Elle sortit languissamment une main tiède et humide de ses draps, et la tendit à Barras, qui la baisa galamment et s’assit sur le pied du lit.

La douleur arracha une plainte à la malade.

– Ah çà ! dit Barras, mais c’est donc sérieux, cette migraine ?

– Oui et non, répondit Aurélie ; avec un peu de repos, cela se passera… Ah ! si je pouvais dormir !

Ces mots furent accompagnés d’un soupir que le dieu du sommeil lui-même eût envié à la belle courtisane.

Il est probable que, huit jours après sa sortie du paradis terrestre, Ève joua pour Adam cette comédie de la migraine qui dure depuis six mille ans et qui a toujours le même succès. Les hommes s’en moquent, les femmes en rient, et cependant, l’occasion s’offrant, la migraine vient au secours de qui l’appelle et réussit toujours à éloigner qui vient mal à propos.

Barras resta dix minutes assis près de la belle malade, juste ce qu’il fallut convenablement à celle-ci pour fermer un œil, moitié triste et moitié souriant, et pour laisser échapper de sa poitrine ce souffle doux et régulier qui indique que l’âme veille peut-être encore, mais que le corps vient de s’embarquer sur le calme océan du sommeil.

Barras déposa doucement sur le couvre-pieds de dentelles la main qu’il avait conservée dans les siennes, posa sur le front blanc de la dormeuse un baiser paternel et chargea Suzette de prévenir sa maîtresse que ses grandes occupations l’empêcheraient peut-être de venir de trois ou quatre jours.

Puis il sortit de la chambre sur la pointe du pied, comme il y était entré, repassa près du cabinet, dont il eut bien l’envie d’enfoncer un carreau avec le coude, car quelque chose lui disait que là était la cause de la migraine de la belle Aurélie de Saint-Amour.

Suzette l’avait minutieusement suivi jusqu’au seuil de la porte, et avait prudemment derrière lui refermé la porte à double tour.

À sa rentrée au Luxembourg, son valet de chambre lui annonça qu’une dame l’attendait.

Barras fit sa question habituelle.

– Jeune ou vieille ?

– Elle doit être jeune, monsieur, répondit le valet de chambre ; mais je n’ai pas pu voir son visage à cause de son voile.

– Quelle mise ?

– La mise d’une femme comme il faut, toute de satin noir, et l’air d’une veuve.

– Vous l’avez fait entrer ?

– Dans le boudoir rose. Si monseigneur n’eût pas voulu la recevoir, rien n’était plus facile que de la faire sortir sans qu’elle traversât le cabinet. Monseigneur veut-il la recevoir ou passera-t-il au boudoir rose ?

– C’est bien, dit Barras. J’y vais.

Puis, se rappelant aussitôt qu’il pouvait avoir affaire à une femme du monde, et qu’il fallait respecter les convenances, même au Luxembourg :

– Annoncez-moi, dit-il au valet de chambre.

Le valet de chambre marcha le premier, ouvrit la porte du boudoir et annonça :

– Le citoyen directeur général Barras.

Il se retira aussitôt pour faire place à celui qu’il avait annoncé.

Barras entra avec ce grand air qu’il tenait du monde aristocratique auquel il avait appartenu, et auquel, malgré trois années de révolution et deux années de Directoire, il appartenait encore.

Dans un des angles du boudoir occupé par un canapé, dont la forme s’emboîtait dans celle de la chambre, se tenait debout, toute vêtue de noir, comme l’avait dit le valet de chambre, une femme qu’à son attitude, Barras comprit, à la première vue, n’être point une chercheuse de bonnes fortunes.

Aussi, posant son chapeau sur une table, il s’avança vers elle en lui disant :

– Vous avez désiré me voir, madame, me voilà.

La jeune femme, avec un geste superbe, leva son voile et découvrit un visage d’une remarquable beauté.

La beauté est la plus puissante de toutes les fées, et la plus savante de toutes les introductrices.

Barras s’arrêta un instant, debout et comme ébloui.

– Ah ! madame, dit-il, que je suis heureux, lorsque je devais rester dehors une partie de la nuit, qu’une circonstance fortuite me ramène au Palais du Luxembourg, où m’attendait une pareille fortune. Donnez-vous donc la peine de vous asseoir, madame, et dites-moi à quelles circonstances je dois le bonheur de votre visite.

Et il fit un mouvement pour lui prendre la main et la ramener sur le canapé, duquel elle s’était levée en l’entendant annoncer.

Mais elle, gardant ses mains ensevelies sous les plis de son long voile :

– Pardon, monsieur ! dit-elle ; je resterai debout, comme il convient à une suppliante.

– Suppliante !… vous, madame !… Une femme, comme vous ne supplie pas, elle ordonne… ou, tout au moins, elle réclame.

– Eh bien ! monsieur, c’est cela. Au nom de la ville qui nous a donné naissance à tous les deux ; au nom de mon père, ami du vôtre ; au nom de l’humanité outragée, au nom de la justice méconnue, je viens réclamer vengeance !

– Le mot est bien dur, répondit Barras, pour sortir d’une si jeune et si belle bouche.

– Monsieur, je suis fille du comte de Fargas, qui a été assassiné à Avignon par les républicains, et sœur du vicomte de Fargas, qui vient d’être assassiné à Bourg-en-Bresse par les compagnons de Jéhu.

– Encore eux ! murmura Barras. Êtes-vous sûre, mademoiselle ?

La jeune fille étendit la main et présenta à Barras un poignard et un papier.

– Qu’est-ce que cela ? demanda Barras.

– Cela, c’est la preuve de ce que je viens de vous dire, monsieur ; le corps de mon frère a été trouvé, il y a trois jours, sur la place de la Préfecture à Bourg, avec ce poignard dans le cœur et ce papier au manche du poignard.

Barras commença par examiner curieusement l’arme.

Elle était forgée d’un seul morceau de fer ayant la forme d’une croix, telle qu’on décrit les anciens poignards de la Sainte-Vehme. La seule chose qui l’en distinguât est que celui-ci portait gravés sur sa lame ces trois mots : « Compagnons de Jéhu. »

– Mais, dit Barras, ce poignard seul ne serait qu’une présomption. Il peut avoir été dérobé ou forgé exprès pour dérouter les recherches de la justice.

– Oui, dit la jeune femme ; mais voici ce qui doit remettre la justice sur le bon chemin. Lisez ce post-scriptum, écrit de la main de mon frère, signé de mon frère.

Barras lut :

Je meurs pour avoir manqué à un serment sacré. Par conséquent, je reconnais avoir mérité la mort. Si tu veux donner la sépulture à mon corps, mon corps sera déposé, cette nuit, sur la place de la Préfecture de Bourg. Le poignard que l’on trouvera planté dans ma poitrine indiquera que je ne meurs pas victime d’un lâche assassinat, mais d’une juste vengeance.

Vicomte de Fargas.

– Et c’est à vous que ce post-scriptum est adressé, mademoiselle ? demanda Barras.

– Oui, monsieur.

– Est-il bien de la main de monsieur votre frère ?

– Il est de sa main.

– Que veut-il dire en écrivant « qu’il ne meurt pas victime d’un lâche assassinat, mais d’une juste vengeance », alors ?

– Compagnon de Jéhu, lui-même, mon frère, arrêté, a manqué à son serment en nommant ses complices. C’est moi, ajouta la jeune fille avec un rire étrange, c’est moi qui eusse dû entrer dans l’association à sa place.

– Attendez donc, dit Barras, je dois avoir dans mes papiers un rapport qui a trait à cela.

Chapitre XVIII. La mission de Mlle de Fargas §

Barras, laissant un instant Mlle de Fargas seule, se dirigea vers son cabinet, et, dans un carton réservé à sa correspondance particulière, il chercha et prit une lettre du procureur de la République d’Avignon, qui, en effet, lui rendait compte de toute cette affaire jusqu’au moment du départ du vicomte de Fargas pour Nantua.

Il le donna à lire à Mlle de Fargas.

Celle-ci en prit connaissance d’un bout à l’autre, et elle y vit ce qu’elle savait elle-même du procès avant de quitter Avignon.

– Alors, demanda-t-elle à Barras, vous n’avez rien reçu de nouveau depuis deux jours ?

– Non, répondit celui-ci.

– Cela ne prouve pas en faveur de votre police. Mais, par bonheur, dans cette circonstance, je vais la remplacer.

Et elle raconta à Barras comment elle avait suivi son frère à Nantua, comment elle était arrivée à temps pour apprendre qu’il venait d’être enlevé de prison, comment le greffe avait été brûlé, le commencement du procès soustrait, et comment enfin, le lendemain en s’éveillant, elle avait trouvé le corps de son frère nu et percé du poignard des compagnons de Jéhu, sur la place de la Préfecture de Bourg.

Tout ce qui venait du midi et de l’est avait ce caractère de mystère que les agents les plus habiles de la police directoriale avaient inutilement essayé de pénétrer.

Barras espéra un instant que la belle dénonciatrice pourrait lui donner des renseignements inédits ; mais son séjour à Nantua et à Bourg, en la rapprochant du lieu des événements et lui en mettant le résultat sous les yeux, ne lui avait rien appris de nouveau.

Tout ce que Barras savait de son côté et pouvait lui dire, c’est que ces événements étaient en corrélation avec ceux de la Bretagne et de la Vendée.

Le Directoire savait parfaitement que ces terribles détrousseurs de diligences n’exerçaient pas ce métier pour leur compte, mais faisaient passer l’argent du gouvernement à Charette, à Stofflet, à l’abbé Bernier, et à Georges Cadoudal.

Mais Charette et Stofflet avaient été pris et fusillés ; l’abbé Bernier avait fait sa soumission. Seulement, manquant à la parole qu’il avait donnée, au lieu de se retirer en Angleterre il était resté caché dans le pays, de sorte qu’après un an, dix-huit mois de tranquillité qui avaient donné au Directoire une sécurité assez grande pour tirer Hoche de la Vendée et l’envoyer à l’armée de Sambre-et-Meuse, le bruit d’une nouvelle prise d’armes s’était répandu, et, coup sur coup, les directeurs avaient été avertis que quatre nouveaux chefs avaient paru dans la contrée, Prestier, d’Autichamp, Suzannette et Grignon ; quant à Cadoudal, il n’avait jamais traité ni mis bas les armes ; il avait toujours empêché la Bretagne de reconnaître le gouvernement républicain.

Depuis un instant, Barras paraissait s’être arrêté à une idée ; mais, comme toutes les idées hasardées qui commencent par paraître impossibles, celle-ci semblait avoir besoin d’un certain temps matériel pour sortir de l’esprit qui l’avait conçue. De temps en temps, il reportait les yeux de la fière jeune fille au poignard qu’il tenait toujours à la main, et du poignard à la lettre d’adieu du vicomte de Fargas, qu’il avait posée sur la table.

Diana se lassa de ce silence.

– Je vous ai demandé vengeance, lui dit-elle, et vous ne m’avez pas encore répondu.

– Qu’est-ce que vous entendez par vengeance ? demanda Barras.

– J’entends la mort de ceux qui ont tué mon frère.

– Dites-nous leurs noms, reprit Barras. Nous avons autant d’intérêt que vous à ce qu’ils expient leurs crimes ; une fois pris, leur supplice ne se fera pas attendre.

– Si je savais leurs noms, répondit Diana, je ne serais pas venue à vous : je les eusse poignardés.

Barras jeta les yeux sur elle.

Le calme avec lequel elle avait dit ces paroles lui fut une preuve que son ignorance était la seule cause pour laquelle elle ne s’était pas fait justice elle-même.

– Eh bien ! dit Barras, cherchez de votre côté, nous chercherons du nôtre.

– Que je cherche, moi ? reprit Diana. Est-ce que cela me regarde ? Est-ce que je suis le gouvernement ? Est-ce que je suis la police ? Est-ce que j’ai la charge de veiller sur la sûreté des citoyens ? On arrête mon frère, on le met en prison ; la prison, qui est la maison du gouvernement, doit me répondre de mon frère. La prison s’ouvre et trahit son prisonnier ; c’est au gouvernement à m’en rendre compte. Donc, puisque vous êtes le chef du gouvernement, je viens à vous et je vous dis : « Mon frère ! mon frère ! mon frère ! »

– Mademoiselle, répondit Barras, nous sommes dans ces temps de troubles où l’œil le plus habile a peine à voir, où le cœur le plus ferme ne faiblit pas, mais doute, où le bras le plus robuste plie ou tremble. Nous avons à l’est et au midi les compagnons de Jéhu qui assassinent, nous avons à l’ouest les Vendéens et les Bretons qui combattent. Nous avons ici les trois quarts de Paris qui conspirent, les deux tiers de nos Chambres qui sont contre nous, et deux de nos collègues qui nous trahissent, et vous voulez que, dans ce trouble général, la grande machine qui, en veillant sur elle-même, veille au salut des principes sauveurs qui transformeront l’Europe, ferme à la fois tous ses yeux pour les rouvrir sur un seul point, cette place de la Préfecture où vous avez relevé le corps inanimé de votre frère ? C’est trop exiger de nous, mademoiselle ; nous sommes de simples mortels, ne nous demandez pas l’œuvre des dieux. Vous aimiez votre frère ?

– Je l’adorais !

– Vous avez le désir de le venger ?

– Je donnerais ma vie pour celle de son meurtrier.

– Et si l’on vous offrait un moyen de connaître ce meurtrier, quel qu’il fût, vous l’adopteriez ?

Diana hésita un instant.

Puis, avec violence :

– Quel qu’il fût, dit-elle, je l’adopterais.

– Eh bien ! écoutez-moi, reprit Barras ; aidez-nous, nous vous aiderons.

– Que dois-je faire ?

– Vous êtes jeune, vous êtes belle, très belle même…

– Il ne s’agit point de cela, dit Diana sans baisser les yeux.

– Tout au contraire, dit Barras, il s’agit surtout de cela. Dans ce grand combat qu’on appelle la vie, la beauté a été donnée à la femme, non pas comme un simple présent du Ciel, destiné à réjouir les yeux d’un amant ou d’un époux, mais comme un moyen d’attaque et de défense. Les compagnons de Jéhu n’ont pas de secret pour Cadoudal : il est leur chef réel, puisque c’est pour lui qu’ils travaillent ; il sait leurs noms depuis le premier jusqu’au dernier.

– Eh bien ! demanda Diana, après ?

– Après, reprit Barras, c’est bien simple. Partez pour la Vendée ou pour la Bretagne, rejoignez Cadoudal ; quelque part qu’il soit, présentez-vous, ce qui est vrai, comme une victime de votre dévouement à la cause royale. Arrivez à gagner sa confiance, la chose vous sera facile. Cadoudal ne vous verra pas sans devenir amoureux de vous. Avec son amour, il vous donnera sa confiance. Résolue comme vous l’êtes, et le souvenir de votre frère dans le cœur, vous n’accorderez que ce qu’il vous plaira d’accorder. Vous saurez alors les noms de ces hommes que nous cherchons vainement. Faites-nous savoir ces noms, c’est tout ce que nous demandons de vous, et votre vengeance sera satisfaite. Maintenant, si votre influence allait jusqu’à déterminer ce sectaire entêté à faire soumission comme les autres, je n’ai pas besoin de vous dire que le gouvernement ne mettrait pas de bornes à…

Diana étendit la main.

– Prenez garde, monsieur ! dit-elle. Un mot de plus, et vous m’insulteriez. Je vous demande vingt-quatre heures pour réfléchir.

– Prenez le temps que vous voudrez, mademoiselle, dit Barras, vous me trouverez toujours à vos ordres.

– Demain, ici, à neuf heures du soir, répondit Diana.

Et Mlle de Fargas, prenant son poignard de la main de Barras et la lettre de son frère sur la table, remit lettre et poignard dans son corsage, salua Barras et se retira.

Le lendemain, à la même heure, on annonçait au directeur Mlle Diana de Fargas.

Barras se hâta de passer dans le boudoir rose et trouva la jeune fille qui l’attendait.

– Eh bien ! ma belle Némésis ? demanda-t-il.

– Je suis décidée, monsieur, répondit-elle. Seulement, j’ai besoin, vous le comprendrez, d’un sauf-conduit qui me fasse reconnaître des autorités républicaines. Dans la vie que je vais mener, il est possible que je sois prise les armes à la main et faisant la guerre à la République. Vous fusillez les femmes et les enfants, c’est une guerre d’extermination, cela regarde Dieu et vous. Je puis être prise, mais je ne voudrais pas être fusillée avant de m’être vengée.

– J’avais prévu votre demande, mademoiselle, et voici non seulement un passeport qui assure votre libre circulation, mais un sauf-conduit qui, dans un cas extrême, forcera vos ennemis à se transformer en défenseurs. Je vous conseille seulement de cacher ces deux pièces, et surtout la seconde, avec soin aux regards des chouans et des Vendéens. Il y a huit jours, lassé de voir cette hydre de la guerre civile reprendre sans cesse de nouvelles têtes, nous avons envoyé l’ordre au général Hédouville de ne faire aucun quartier. En conséquence, comme aux beaux jours de la République, où la Convention décrétait la victoire, nous avons envoyé un de nos vieux noyeurs de la Loire qui connaît le pays, nommé François Goulin, avec une guillotine toute neuve. La guillotine sera également pour les chouans, s’ils se laissent prendre, et pour nos généraux, s’ils se laissent battre. Le citoyen Goulin conduit au général Hédouville un renfort de six mille hommes. Les Vendéens et les Bretons n’ont pas peur de la fusillade, ils y marchent en criant : « Vive le roi ! vive la religion ! » et en chantant des cantiques. Nous verrons comment ils marcheront à la guillotine. Vous rencontrerez, ou plutôt vous rejoindrez ces six mille hommes et le citoyen Goulin sur la route d’Angers à Rennes. Si vous craignez quelque chose, mettez-vous sous leur protection jusqu’au moment où, arrivée en Vendée, vous pourrez avoir des nouvelles certaines des localités qu’occupe Cadoudal, et l’y rejoindre.

– C’est bien, monsieur, dit Diana. Je vous remercie.

– Quand partez-vous ? demanda Barras.

– Ma voiture et mes chevaux de poste attendent à la porte du Luxembourg.

– Permettez-moi de vous faire une question délicate, mais qu’il est de mon devoir de vous adresser.

– Faites, monsieur.

– Avez-vous besoin d’argent ?

– J’ai six mille francs en or dans cette cassette, qui valent plus de vingt mille francs en assignats. Vous voyez que je puis faire la guerre pour mon compte.

Barras tendit la main à Mlle de Fargas, qui parut ne pas s’apercevoir de cette courtoisie.

Elle fit une révérence irréprochable et sortit.

– Voilà une charmante vipère ! fit Barras, je ne voudrais pas être celui qui la réchauffera !

Chapitre XIX. Les voyageurs §

Comme Mlle de Fargas l’avait dit au directeur Barras, une voiture l’attendait à la porte du Luxembourg ; elle y monta et dit au postillon :

– Route d’Orléans !

Le postillon enleva ses chevaux. Les sonnettes retentirent, et la voiture prit la route de la barrière de Fontainebleau.

Comme Paris était menacé de prochains troubles, les barrières étaient gardées avec soin et la gendarmerie avait reçu l’ordre d’examiner soigneusement tous ceux qui entraient dans Paris et tous ceux qui en sortaient.

Quiconque n’avait point sur son passeport, soit la signature du nouveau ministre de la Police, Sothin ; soit la recommandation d’un des trois directeurs, Barras, Rewbell ou Larevellière, devait justifier des motifs de sa sortie ou de son entrée à Paris.

Mlle de Fargas fut arrêtée à la barrière comme les autres ; on la fit descendre de sa voiture et entrer dans le cabinet du commissaire de police, qui, sans faire attention qu’elle était jeune et jolie, lui demanda son passeport avec la même rigidité que si elle eût été vieille et laide.

Mlle de Fargas tira de son portefeuille le papier demandé, et le présenta au commissaire.

Celui-ci lut tout haut :

La citoyenne Marie Rotrou, maîtresse de la poste aux lettres, à Vitré (Ille-et-Vilaine).

Signé : Barras.

Le passeport était en règle ; le commissaire le lui rendit avec un salut qui s’adressait plutôt à la signature de Barras qu’à l’humble directrice des Postes, laquelle, de son côté, fit une légère inclination de tête et se retira, sans même remarquer qu’un beau jeune homme de vingt-six à vingt-huit ans, qui allait présenter son passeport lorsqu’elle était entrée, avait, avec une courtoisie qui indiquait un homme de naissance, retiré son bras déjà étendu et laissé la belle voyageuse passer la première.

Mais il était venu immédiatement après elle. Le magistrat avait pris le passeport avec l’attention toute particulière qu’il donnait à ses graves fonctions, et il avait lu :

Le citoyen Sébastien Argentan, receveur des contributions, à Dinan (Côtes-du-Nord).

Le passeport était signé non seulement de Barras, mais de ses deux collègues. Il y avait donc moins à redire qu’à celui de Mlle Rotrou, qui était signé de Barras tout seul.

Rentré dans la possession de son passeport avec un salut gracieux du magistrat, M. Sébastien Argentan remonta sur un bidet de poste marchant l’amble et le mit au trot, tandis que le postillon, chargé de le précéder et de lui faire préparer son cheval, mettait le sien au galop.

Pendant toute la nuit, le receveur des contributions côtoya une chaise de poste fermée, dans laquelle il était loin de se douter que se trouvait la jolie personne à laquelle il avait cédé son tour chez le commissaire de police.

Le jour vint, une des vitres de la voiture s’ouvrit pour donner passage à l’air du matin ; une jolie tête, qui n’était pas encore parvenue à secouer l’empreinte du sommeil, interrogea le temps, et, à son grand étonnement, il put reconnaître la directrice du bureau des lettres de Vitré, voyageant en poste dans une charmante calèche.

Mais il se rappelait que le passeport de la voyageuse était signé Barras. Cette signature, en fait de luxe, expliquait bien des choses, surtout lorsqu’il s’agissait d’une femme.

Le receveur des contributions salua poliment la directrice des postes, qui, se rappelant avoir entrevu la veille ce visage, lui rendit, de son côté, gracieusement, son salut.

Quoique la jeune femme lui parût charmante, le jeune voyageur était de trop bonne compagnie pour se rapprocher de la calèche ou lui adresser la parole. Il pressa le galop de son cheval et, comme si ce salut échangé eût suffi à son ambition, il disparut derrière la première montée du chemin.

Mais le voyageur avait prévu que sa compagne de route, dont il connaissait la destination, ayant entendu lire son passeport, s’arrêterait pour déjeuner à Étampes. Il s’y arrêta donc lui-même, arrivé qu’il était une demi-heure avant elle.

Il se fit servir dans la salle commune le déjeuner ordinaire des auberges, c’est-à-dire deux côtelettes, un demi-poulet froid, quelques tranches de jambon, des fruits et une tasse de café.

Il avait à peine attaqué ses côtelettes, que la voiture de Mlle Rotrou s’arrêta devant l’auberge, qui était en même temps le relais de poste.

La voyageuse demanda une chambre, traversa la salle commune, salua en passant son compagnon de route, qui s’était levé en l’apercevant, et monta chez elle.

La question pour M. d’Argentan, qui avait déjà résolu de se rendre la route aussi agréable que possible, fut de savoir si Mlle Rotrou mangerait dans sa chambre ou descendrait déjeuner dans la chambre commune.

Au bout d’un instant, il fut fixé. La camériste, qui avait accompagné la voyageuse, descendit, posa une serviette blanche sur une table et dressa un couvert.

Des œufs, des fruits et une tasse de chocolat formèrent le repas frugal de la voyageuse, qui descendit au moment où M. d’Argentan achevait son déjeuner.

Le jeune homme vit avec plaisir que, quoique la toilette fût modeste, elle était assez soignée pour indiquer que tout sentiment de coquetterie n’était point éteint dans le cœur de la jolie directrice.

Sans doute jugea-t-il qu’il la rejoindrait toujours en pressant son cheval, car ce fut lui à son tour qui déclara avoir besoin de repos, et demanda une chambre.

Il se jeta sur le lit et dormit deux heures.

Pendant ce temps, Mlle Rotrou, qui avait eu toute la nuit pour prendre du repos, remontait en voiture et continuait sa route.

Vers cinq heures, elle aperçut devant elle le clocher d’Orléans et elle entendit derrière elle le galop des chevaux qui, mêlé aux grelots, lui annonçait qu’elle était rejointe par le voyageur.

Les deux jeunes gens étaient maintenant deux connaissances.

Ils se saluèrent gracieusement, et M. d’Argentan se crut le droit de s’approcher de la portière et de s’informer à la belle jeune femme de sa santé.

Il était facile de voir, malgré la pâleur de son teint, qu’elle n’avait pas trop souffert de la fatigue.

Il l’en félicita galamment, et, quant à lui, il avoua que cette manière de voyager, si agréable que fût le cheval, ne lui permettrait probablement pas de faire sa course d’une seule traite.

Il ajouta que, s’il trouvait occasion d’acheter une voiture, il continuerait sa route d’une façon moins fatigante.

C’était une manière détournée de demander à Mlle Rotrou s’il lui serait agréable de partager avec lui et sa chaise et ses frais de poste.

Mlle Rotrou ne répondit point à l’avance qui lui était faite, parla du temps, qui était beau, de l’obligation où elle serait probablement elle-même de s’arrêter un jour à Tours ou à Angers ; ce à quoi le voyageur à cheval ne répondit absolument rien, se promettant à lui-même de s’arrêter où elle s’arrêterait.

Après cette ouverture, après ce refus, côtoyer plus longtemps la voiture eût été une indiscrétion. M. d’Argentan mit son cheval au galop, en annonçant à Mlle Rotrou qu’il allait lui commander ses relais à Orléans.

Toute autre que la fière Diana de Fargas, toute autre que ce cœur revêtu d’un triple acier, eût remarqué l’élégance, la courtoisie, la beauté du voyageur. Mais, soit qu’elle fût destinée à rester insensible, soit que son cœur, pour aimer, eût besoin de plus violentes commotions, rien de tout ce qui eût attiré les regards d’une autre femme ne fixa les siens.

Tout entière à sa haine, ne pouvant écarter de sa pensée le but de son voyage alors même qu’elle souriait, elle pressait, comme si un remords était à l’envers de son sourire, elle pressait, disons-nous, le manche de ce poignard de fer qui avait ouvert une route à l’âme de son frère pour la précéder au ciel.

Jetant un regard sur la route pour voir si elle était bien seule, et la voyant solitaire aussi loin que son regard pouvait s’étendre, elle tira de sa poche le dernier billet que son frère lui avait écrit, le lut et le relut, comme on mâche avec impatience, et cependant avec entêtement, une racine amère.

Puis elle tomba dans un demi-sommeil dont elle ne sortit que lorsque sa voiture s’arrêta pour le relais. Elle regarda autour d’elle ; les chevaux étaient prêts, comme le lui avait promis M. d’Argentan ; mais, lorsqu’elle s’informa de lui, on lui répondit qu’il avait pris les devants.

On relaya cinq minutes.

On prit la route de Blois.

À la première montée, la voyageuse aperçut son élégant courrier qui marchait au pas comme pour l’attendre ; mais cette indiscrétion, si c’en était une, était si excusable, qu’elle fut excusée.

Mlle Rotrou eut bientôt rejoint le cavalier.

Ce fut elle, cette fois, qui lui adressa la première la parole pour le remercier de l’attention qu’il avait eue.

– Je remercie, dit le jeune homme, ma bonne étoile qui, en m’amenant en même temps que vous chez le commissaire de police et en me permettant de vous céder mon tour, a permis aussi que j’apprisse par votre passeport où vous allez. Et, en effet, le hasard veut que je fasse même route que vous, et que, tandis que vous allez à Vitré, j’aille, moi, à six ou sept lieues de là, c’est-à-dire à Dinan. Si vous ne devez pas rester dans ce pays, j’aurai du moins eu le plaisir de faire la connaissance d’une charmante personne, et d’avoir eu l’honneur de l’accompagner pendant les neuf dixièmes de sa route. Si vous restez, au contraire, comme je ne serai qu’à quelques lieues de vous, et que mes occupations me forceront de voyager dans les trois départements de la Manche, du Nord et d’Ille-et-Vilaine, je vous demanderai la permission, lorsque le hasard me conduira à Vitré, de me rappeler à votre souvenir, si toutefois ce souvenir n’a rien pour vous de désagréable.

– Je ne sais trop moi-même le temps que je resterai à Vitré, répondit la jeune femme, mais plutôt gracieusement que sèchement. En récompense de services rendus par mon père, je suis nommée, comme vous l’avez vu sur mon passeport, directrice des postes à Vitré. Seulement, je ne crois pas que je tienne moi-même cette direction. Ruinée par la Révolution, je serai obligée de tirer un parti quelconque de cette faveur que me fait le gouvernement. Ce parti, ce sera de vendre ou de louer ma direction et d’en tirer une rente, sans être forcée d’exercer moi-même.

D’Argentan s’inclina sur son cheval, comme si cette confidence lui suffisait, et qu’il en fût reconnaissant à une personne qui, au bout du compte, ne la lui devait pas.

C’était une entrée en matière qui permettait à la conversation de s’engager sur tous ces terrains neutres qui touchent aux terres réservées du cœur, mais sans en faire partie.

De quoi pouvaient-ils parler allant, l’une à Vitré et l’autre à Dinan, si ce n’était de la chouannerie qui désolait les trois ou quatre départements qui composent une partie de l’ancienne Bretagne ?

Mlle Rotrou exprima une grande crainte de tomber aux mains de ceux qu’on appelait les brigands.

Mais, au lieu de partager cette crainte ou de l’accroître, d’Argentan s’écria qu’il serait l’homme le plus heureux du monde si un pareil malheur pouvait arriver à sa compagne de route, attendu qu’ayant fait autrefois ses études à Rennes avec Cadoudal, ce lui serait une occasion de savoir si le fameux chef des chouans était aussi ferme dans ses amitiés qu’on le disait.

Mlle Rotrou devint rêveuse, laissa tomber la conversation ; seulement, au bout d’un instant, elle poussa un soupir de lassitude en disant :

– Décidément, je suis plus fatiguée que je ne le croyais et je pense que je m’arrêterai à Angers, ne fût-ce que pour une nuit.

Chapitre XX. Il n’est si bonne compagnie qu’il ne faille quitter §

M. d’Argentan parut doublement satisfait en apprenant que Mlle Rotrou ferait une pause à Angers. Il fallait une grande habitude du cheval et être aussi excellent écuyer que l’était M. d’Argentan, pour faire une suite d’étapes comme celles qu’il venait de faire de Paris à Angers, en supposant même qu’il ne vînt pas de plus loin que Paris sans se reposer. Il résolut donc de s’arrêter en même temps que sa compagne de voyage, pour deux raisons : la première, pour prendre du repos, et la seconde, pour pousser la connaissance un peu plus loin avec elle.

M. d’Argentan, malgré son passeport qui indiquait une résidence provinciale, était le type d’une élégance de manières et de langage si complet, qu’il révélait le Parisien, non seulement de Paris, mais des quartiers aristocratiques de Paris.

Son étonnement, quoiqu’il n’en eût rien laissé paraître, avait donc été grand lorsque, après les belles paroles échangées avec une grande et belle personne voyageant seule, comme le fait Mlle Rotrou, sous la protection, circonstance aggravante, d’un passeport signé Barras, il n’avait pas vu la conversation se lier plus intime, ni la connaissance aller plus loin.

En quittant le cabinet du commissaire de police, en prenant les devants et en sachant qu’il faisait même route que la voyageuse dont il avait entendu lire le passeport, sans savoir encore de quelle façon elle ferait cette route, il s’était bien promis de la faire avec elle. Mais, lorsque au matin, rejoint par une excellente calèche, il s’était aperçu qu’elle servait de nid au charmant oiseau voyageur qu’il avait laissé en arrière, il s’était refait cette promesse avec double désir de la tenir.

Mais, nous l’avons vu, Mlle de Fargas, tout en répondant dans une juste mesure aux avances de son compagnon de voyage, n’avait pas été jusqu’à lui permettre de poser le bout de sa botte sur le marchepied de la voiture où il avait eu un instant l’espérance de s’introduire tout entier.

Angers et son repos d’une nuit venaient donc à merveille pour le remettre un peu de sa fatigue et lui permettre, si la chose était possible, de faire, vers la fin du voyage, un pas de plus dans l’intimité de l’inabordable directrice des postes.

On arriva à Angers vers cinq heures du soir.

Une lieue avant la ville, le cavalier s’était approché de la voiture, et, s’inclinant sur ses arçons :

– Serait-il indiscret, demanda-t-il à la voyageuse, de s’informer si vous avez faim ?

Diana, qui vit où son compagnon de voyage en voulait venir, fit un mouvement de lèvres qui ressemblait à un sourire.

– Oui, monsieur, ce serait indiscret, répondit-elle.

– Ah ! par exemple ! et pourquoi cela ?

– Je vais vous le dire. Parce que à peine vous aurais-je répondu que j’ai faim, vous me demanderiez la permission d’aller commander mon dîner ; à peine vous aurais-je donné la permission d’aller commander mon repas, vous me demanderiez celle de le faire servir sur la même table que le vôtre ; c’est-à-dire que vous m’inviteriez à dîner avec vous, ce qui, vous le voyez, serait une indiscrétion.

– En vérité, mademoiselle, dit M. d’Argentan, vous êtes d’une logique terrible, et qui, je dois le dire, a peu d’imitatrices à l’époque où nous vivons.

– C’est que, répondit Diana en fronçant le sourcil, c’est que peu de femmes se trouvent dans une situation pareille à la mienne. Vous le voyez, monsieur, je suis toute vêtue de noir.

– Seriez-vous en deuil d’un mari, madame ? Votre passeport vous indiquait comme jeune fille et non comme veuve.

– Je suis jeune fille, monsieur, si toutefois l’on reste jeune après cinq ans de solitude et de malheurs. Mon dernier parent, mon seul ami, celui qui était tout pour moi, vient de mourir. Rassurez-vous donc, monsieur, ce n’est pas vous qui, en quittant Paris, avez perdu vos moyens de séduction ; c’est moi qui ai le cœur pris d’une telle tristesse, que je ne puis convenablement reconnaître les mérites de ceux qui veulent bien s’adresser à moi et s’apercevoir que je suis jeune malgré ma douleur, et passable malgré mon deuil. Et maintenant, j’ai aussi faim que l’on peut avoir quand on boit ses larmes et quand on vit de souvenirs au lieu de vivre d’espérance. Je dînerai comme d’habitude, monsieur, sans affectation, dans la même salle que vous, en vous affirmant qu’en toute autre circonstance ne fût-ce que pour vous remercier des attentions que vous avez eues à mon égard, tout le long du voyage et sans importance aucune, j’eusse dîné à la même table que vous.

Le jeune homme s’approcha autant que son cheval pouvait le faire d’une voiture allant au trot.

– Madame, dit-il, après un aveu pareil, il ne me reste qu’une chose à vous dire, c’est que, si, dans votre isolement, vous éprouviez le besoin de vous appuyer à un ami, cet ami est tout trouvé, et, quoique ce soit un ami de grande route, je vous réponds qu’il en vaudra bien un autre.

Et, mettant son cheval au galop, il alla, ainsi qu’il l’avait offert à la belle voyageuse, commander le double dîner. Seulement, comme l’heure de l’arrivée de Mlle Rotrou coïncidait avec l’heure de la table d’hôte, au risque de ne pas revoir sa compagne de voyage, M. d’Argentan eut la délicatesse de dire à l’hôtel qu’elle dînerait dans sa chambre.

Il n’était question, à la table d’hôte, que des six mille hommes envoyés par le Directoire pour mettre à la raison Cadoudal.

Depuis quinze jours, en effet, Cadoudal, avec les cinq ou six cents hommes qu’il avait réunis, avait tenté des coups plus hardis que les généraux les plus aventureux ne l’avaient fait dans la Vendée et dans la Bretagne aux époques les plus acharnées de cette double guerre.

Le receveur de Dinan, M. d’Argentan, s’informa avec beaucoup d’insistance de la route qu’avait prise le petit corps d’armée.

On lui répondit qu’on était sur ce sujet dans la plus complète indécision, attendu que l’homme qui paraissait, sans être revêtu d’aucun grade militaire, donner des ordres à la colonne, avait dit à l’hôtel même que la route qu’il suivrait dépendrait des renseignements qu’il prendrait au village de Châteaubriant, et que, selon la localité qu’occuperait celui qu’il allait combattre, il s’enfoncerait dans le Morbihan ou longerait les collines du Maine.

Le dîner fini, M. d’Argentan fit demander à Mlle Rotrou si elle voudrait bien lui faire l’honneur de le recevoir pour une communication qu’il croyait de quelque importance.

Celle-ci répondit que ce serait avec grand plaisir.

Cinq minutes après, M. d’Argentan entrait dans la chambre de Mlle Rotrou, qui le recevait assise près de sa fenêtre ouverte.

Mlle Rotrou lui montra un fauteuil et lui fit signe de prendre place.

M. d’Argentan remercia de la tête et se contenta de s’appuyer sur le fauteuil.

– Comme vous pourriez croire, mademoiselle, dit-il, que le regret de cesser de vous voir bientôt me fait chercher un prétexte de vous revoir plus vite, je vous dirai, sans abuser de vos moments, ce qui m’amène près de vous. Je ne sais si vous avez ou si vous n’avez pas de raison de rencontrer à cent lieues de Paris de ces agents extraordinaires du gouvernement qui deviennent d’autant plus tyranniques qu’ils s’éloignent du centre du pouvoir. Ce que je sais, c’est que nous allons avoir à traverser toute une colonne de troupes républicaines, conduite par un de ces misérables dont l’état est de chercher des têtes au gouvernement. Il paraît que l’on trouve la fusillade trop noble pour les chouans et qu’on veut naturaliser la guillotine sur le sol de la Bretagne. À Châteaubriant, c’est-à-dire à cinq ou six lieues d’ici, la colonne a dû choisir sa route et marcher droit vers la mer ou s’enfoncer entre les Côtes-du-Nord et le Morbihan. Avez-vous une raison quelconque de craindre ? En ce cas-là, quelle que soit la route que vous preniez, et dussiez-vous passer en vue de la colonne républicaine depuis le premier jusqu’au dernier rang, je resterai avec vous. Si, au contraire, vous n’avez rien à craindre, et j’espère que vous ne vous trompez pas au sentiment qui me dicte cette question, et n’ayant qu’une médiocre sympathie – vous voyez que je suis franc – pour les cocardes tricolores, les envoyés extraordinaires et les guillotines, j’éviterai la colonne, et je prendrai, pour me rendre à Dinan, la route qu’elle aura prise.

– Je commence par vous remercier de tout mon cœur, monsieur, répondit Mlle Rotrou, et par vous assurer de ma reconnaissance ; mais je ne vais pas à Dinan comme vous, je vais à Vitré. Si la colonne a pris la route de Rennes, qui est celle de Dinan, je n’aurai pas la crainte de la rencontrer ; si, au contraire, elle a pris la route de Vitré, cela ne m’empêchera point de prendre cette route qui est la mienne. Je n’ai pas beaucoup plus de sympathie que vous pour les cocardes tricolores, pour les envoyés extraordinaires et pour les guillotines, mais je n’ai aucune raison de les craindre. Je dirai plus : j’étais instruite de la marche de cette troupe et de ce qu’elle conduit avec elle, et, comme elle traverse une prairie de la Bretagne qui était occupée par Cadoudal, je suis autorisée, le cas échéant, à me mettre sous sa protection. Tout dépendra donc de ce que décidera le chef de cette colonne à Châteaubriant.

» S’il continue sa route sur Vitré, j’aurai le regret de prendre congé de vous à l’embranchement des deux routes ; si, au contraire, il a pris la route de Rennes, et que votre répugnance aille jusqu’à ne pas vouloir le rencontrer, je devrai à cette répugnance le plaisir de continuer ma route avec vous jusqu’à ma destination.

La manière dont M. d’Argentan s’était fait annoncer ne lui permettait pas, cette explication donnée, de rester plus longtemps.

Il salua et sortit pendant le mouvement que faisait Mlle Rotrou pour se soulever de sa chaise.

Le lendemain, à six heures du matin, tous deux partaient après les compliments d’usage. À la seconde poste, c’est-à-dire à Châteaubriant, les informations convenues furent prises. La colonne était partie, il y avait une heure, et avait pris le chemin de Vitré.

Les deux voyageurs devaient donc se séparer. M. d’Argentan s’approcha une dernière fois de Mlle Rotrou, lui renouvelant ses offres de services, et d’une voix émue, il lui adressa ses adieux.

Mlle Rotrou leva les yeux sur cet élégant jeune homme et, trop femme du monde elle-même pour ne pas être reconnaissante de la façon respectueuse dont il s’était conduit, elle lui donna sa main à baiser.

M. d’Argentan remonta à cheval, dit à son postillon, qui partit devant : « Route de Rennes ! » tandis que la voiture de Mlle Rotrou, obéissant à l’indication donnée d’une voix aussi calme que d’habitude, prenait le chemin de Vitré.

Chapitre XXI. Le citoyen François Goulin §

Mlle Rotrou, ou plutôt Diana de Fargas, était, en sortant de Châteaubriant, tombée dans une profonde rêverie. Dans l’état où était son cœur, il était ou elle croyait qu’il devait être insensible à tout sentiment tendre et surtout à l’amour. Mais la beauté, l’élégance, la courtoisie auront toujours sur une femme comme il faut une influence suffisante à la faire rêver, sinon à la faire aimer.

Mlle de Fargas rêvait à son compagnon de voyage et, atteinte pour la première fois d’un faible soupçon, elle se demandait comment un homme si bien protégé par la triple signature de Barras, de Rewbell et de Larevellière-Lépeaux, pouvait éprouver d’aussi invincibles répugnances devant les agents d’un gouvernement qui l’honorait d’une confiance si particulière.

Elle oubliait qu’elle-même, dont les sympathies étaient loin d’être vives pour le gouvernement révolutionnaire, marchait sous sa protection directe, et, en supposant M. d’Argentan un ci-devant, comme quelques paroles de son dernier entretien lui avaient donné à le croire, il était possible que des circonstances pareilles à la sienne lui eussent valu une protection qu’il avait honte à réclamer.

Puis Diana avait remarqué que M. d’Argentan, en descendant de cheval, emportait toujours avec lui une valise dont le poids était loin d’être proportionné à sa grosseur.

Quoique le jeune homme fût vigoureux, et que, pour écarter tout soupçon, il prît souvent cette valise d’une seule main, il était facile de voir que cette valise avec laquelle il faisait semblant de jouer, comme si elle ne renfermait que quelques habits de voyage, pesait à sa main plus qu’il ne voulait le laisser voir.

Était-ce de l’argent qu’il portait ? En ce cas, c’était un singulier receveur que celui qui portait de l’argent de Paris à Vitré, au lieu d’en envoyer de Vitré à Paris.

Puis, quoique dans ces heures de bouleversements il ne fût pas rare de voir des hérésies sociales, Mlle de Fargas avait trop étudié les différents échelons de la société pour ne pas reconnaître qu’il n’était pas dans les habitudes d’un petit receveur de chef-lieu de canton perdu à l’extrémité de la France, de monter à cheval comme un gentleman anglais et de s’exprimer, surtout au sortir d’une époque où chacun s’était fait grossier pour se rapprocher de la puissance du jour, de s’exprimer avec une courtoisie qui avait conservé un indélébile parfum de gentilhommerie.

Elle se demandait, sans que cependant son cœur fût pour rien dans cette demande, quel pouvait être cet inconnu, et quel motif pouvait le forcer à voyager avec un passeport qui, à coup sûr, n’était pas le sien.

Ce qu’il y avait de curieux, c’est que M. d’Argentan, en quittant Diana de Fargas, se faisait à lui les mêmes questions que celle-ci se faisait à elle-même.

Tout à coup, en arrivant sur la hauteur qui précède le relais de La Guerche et du sommet de laquelle on voit la route se dérouler pendant plusieurs lieues, Diana tressaillit, éblouie par la vue des canons de fusil qui reflétaient la lumière du soleil. La route semblait une immense rivière roulant de l’acier fondu.

C’était la colonne républicaine qui était en marche et dont la tête faisait déjà halte à La Guerche, quand, une demi-lieue en arrière le reste de cette colonne marchait encore.

Tout était événement dans ces époques de troubles, et comme Diana payait bien ses guides, le postillon lui demanda s’il devait prendre la queue de la colonne ou si, faisant marcher la voiture sur le revers de la route, il devait, sans ralentir sa course, piquer jusqu’à La Guerche.

Mlle de Fargas donna l’ordre d’abaisser le dessus de sa calèche pour ne point devenir un objet de curiosité, et invita le postillon à ne pas ralentir sa course.

Le postillon exécuta les ordres de Diana, remonta à cheval, et reprit ce joli petit train avec lequel les quadrupèdes de la régie postale parvenaient à faire deux lieues à l’heure.

Il en résulta que Mlle de Fargas arriva aux portes de La Guerche, et, quand nous disons aux portes, cela signifie à l’entrée de la rue qui donne sur la route de Châteaubriant.

Il y avait encombrement à cette porte.

Une immense machine, traînée par douze chevaux et placée sur un truc trop large pour passer entre deux bornes, obstruait l’entrée de la rue.

Mlle de Fargas, voyant la voiture arrêtée et ne connaissant pas la cause de ce retard, passa la tête par l’ouverture de la vitre et demanda :

– Qu’y a-t-il donc, postillon ?

– Il y a, citoyenne dit-il, que nos rues ne sont pas assez larges pour les instruments qu’on veut y faire passer et qu’on est obligé de déraciner une borne pour que la machine de M. Guillotin puisse faire son entrée à La Guerche.

Et, en effet, comme le sieur François Goulin, commissaire extraordinaire du gouvernement, avait décidé de voyager pour l’édification des villes et des villages, il arrivait, comme l’avait dit le postillon, que la rue était trop étroite, non pas pour la machine elle-même, mais pour l’espèce de plate-forme roulante sur laquelle elle était dressée.

Diana jeta les yeux sur la chose hideuse qui obstruait le chemin, et, reconnaissant que ce devait être l’échafaud qu’elle n’avait jamais vu, elle rentra vivement la tête en s’écriant :

– Oh ! quelle horreur !

– Quelle horreur ! quelle horreur ! répéta une voix dans la foule. Je voudrais bien savoir quelle est l’aristocrate qui parle avec si peu de respect de l’instrument qui a le plus fait pour la civilisation humaine depuis l’invention de la charrue.

– C’est moi, monsieur, dit Mlle de Fargas et je vous serais obligée, si vous y pouviez quelque chose, de faire entrer à La Guerche ma calèche le plus vite possible ; je suis pressée.

– Ah ! tu es pressée ! dit en pâlissant de colère un petit homme sec, maigre, vêtu de cette ignoble carmagnole que déjà, depuis un an ou deux, on ne portait plus. Ah ! tu es pressée ! Eh bien ! tu vas descendre d’abord de ta calèche, aristocrate, et tu passeras à pied, si nous te laissons passer, toutefois.

– Postillon, dit Diana, abattez la couverture de la calèche.

Le postillon obéit. La jeune fille écarta ses voiles et laissa apparaître son merveilleux visage.

– Est-ce que, par hasard, demanda-t-elle d’un ton railleur, j’aurais affaire au citoyen François Goulin ?

– Je crois que tu railles, s’écria le petit homme en s’élançant vers la calèche et en arrachant son bonnet rouge, coiffure que, depuis longtemps aussi, on ne portait plus, mais que le citoyen François Goulin s’était promis de remettre à la mode en province. Eh bien ! oui, c’est moi ; qu’as-tu à lui dire, au citoyen Goulin ?

Et il étendit la main vers elle, comme pour lui mettre la main au collet.

Diana, d’un mouvement, se rejeta de l’autre côté de la calèche.

– D’abord, citoyen Goulin, si vous voulez me toucher, ce que je regarde comme parfaitement inutile, mettez des gants ; je déteste les mains sales.

Le citoyen Goulin appela quatre hommes, sans doute pour leur donner l’ordre de s’emparer de la belle voyageuse ; mais, pendant ce temps, d’une poche secrète de son portefeuille, Diana avait tiré le sauf-conduit particulier de Barras.

– Pardon, citoyen, dit-elle, toujours railleuse ; savez-vous lire ?

Goulin jeta un cri de colère.

– Oui, reprit-elle. Eh bien ! en ce cas-là, lisez ; mais prenez garde de ne pas trop froisser le papier qui pourra m’être utile, si je suis exposée à rencontrer de temps en temps des malotrus tels que vous.

Et elle tendit le papier au citoyen François Goulin.

Il ne contenait que ces trois lignes :

Au nom du Directoire, il est ordonné aux autorités civiles et militaires de protéger Mlle Rotrou dans sa mission et de lui prêter main-forte, si elle la réclame, sous peine de destitution.

Barras.

Paris, ce …

Le citoyen François Goulin lut et relut le sauf-conduit de Mlle Diana de Fargas.

Puis, comme un ours que son maître, le bâton à la main, force de faire une révérence :

– Singulière époque, dit-il, que celle où les femmes, et les femmes en robe de satin et en calèche, sont chargées de donner des ordres aux citoyens portant les signes du républicanisme et de l’égalité. Puisque nous n’avons fait que changer de roi et que vous avez un laissez-passer du roi Barras, passez, citoyenne ; mais je n’oublierai pas votre nom, soyez tranquille, et, si jamais vous me tombez sous la main…

– Voyez donc, postillon, si la route est libre, dit Mlle de Fargas du ton qui lui était habituel ; je n’ai plus rien à faire avec Monsieur.

La route n’était pas encore dégagée ; mais, en prenant un détour, la calèche put cependant passer.

Mlle de Fargas arriva à grand-peine jusqu’à la poste, les rues étaient encombrées de républicains.

Là, force lui fut de s’arrêter. Elle n’avait rien pris depuis Châteaubriant, et, voulant aller coucher à Vitré, il lui fallait absolument prendre un repas à La Guerche.

Elle se fit donner une chambre et servir chez elle.

Elle commençait à peine à déjeuner lorsqu’on lui dit que le colonel, qui commandait la colonne, demandait la permission de lui présenter ses devoirs.

Elle répondit qu’elle n’avait pas l’honneur de connaître le colonel, et qu’à moins qu’il n’eût des choses d’une certaine importance à lui dire, elle le priait de l’excuser si elle ne le recevait pas.

Le colonel insista, disant qu’il croyait être de son devoir de la prévenir d’une chose que lui seul savait et qui pouvait avoir une certaine importance pour elle.

Mlle de Fargas fit signe qu’elle était prête à recevoir le visiteur, et l’on annonça le colonel Hulot.

Chapitre XXII. Le colonel Hulot §

Le colonel Hulot était un homme de trente-huit ou quarante ans. Dix ans soldat sous la royauté, sans avoir pu même passer caporal, il avait, du moment que la République avait été proclamée, conquis ses grades en véritable brave qu’il était, à la pointe de son épée.

Il avait appris l’altercation qui avait eu lieu, à la porte de la ville, entre le citoyen François Goulin et la fausse Mlle Rotrou.

– Citoyenne, dit-il en entrant, j’ai appris ce qui s’est passé entre vous et notre commissaire du Directoire ; je n’ai pas besoin de vous dire que, nous autres vieux soldats, nous ne portons pas dans notre cœur tous ces dresseurs de guillotine qui vont à la suite des armées pour couper les têtes, comme si la poudre et le plomb, le fer et le feu ne fournissaient pas une suffisante pâture à la mort. Sachant que vous étiez arrêtée à l’auberge de la poste, je suis venu dans la seule intention de vous féliciter sur la façon dont vous avez traité le citoyen Goulin. Quand les hommes tremblent devant de pareils coquins, c’est aux femmes de leur faire comprendre qu’ils sont le rebut de la création humaine, et qu’ils ne sont pas dignes de s’entendre appeler canaille par une belle bouche comme la vôtre. Maintenant, citoyenne, avez-vous besoin du colonel Hulot ? Il est à votre service.

– Merci, colonel, répondit Diana. Si j’avais quelque chose à craindre ou quelque chose à demander, j’accepterais votre ouverture avec la même franchise qu’elle m’est faite. Je me rends à Vitré, qui est ma destination, et, comme il ne me reste plus qu’une poste à faire, je crois qu’il ne m’arrivera pas plus malheur pendant ce dernier relais que pendant les autres.

– Hum ! hum ! fit le colonel Hulot, il n’y a que cinq lieues, je le sais, d’ici à Vitré, mais ce que je sais aussi, c’est que la route est une gorge étroite, bordée des deux côtés de taillis, de genêts et d’ajoncs, toutes productions qui semblent faites exprès pour servir de couvert à messieurs les chouans. Ma conviction est que, malgré notre nombre plus que respectable, nous n’irons pas jusqu’à Vitré sans être attaqués. Si vous êtes aussi vivement recommandée par le citoyen Barras qu’on me l’a dit, c’est que vous êtes une personne d’importance. Or, une protégée de Barras a tout à craindre en tombant entre les mains de maître Cadoudal, qui n’a pas pour le Directoire toute la déférence qu’il mérite. En outre, j’ai été personnellement prévenu par une lettre officielle, et comme chef de la colonne au milieu de laquelle vous vous trouvez en ce moment, qu’une citoyenne, du nom de Mlle Rotrou, réclamerait peut-être la faveur de voyager à l’ombre de nos baïonnettes ; quand je dis : réclamerait la faveur de voyager à l’ombre de nos baïonnettes, je me sers des termes de la lettre qui m’est adressée, car il est bien entendu que, dans ce cas-là, toute la faveur serait pour moi.

– Je suis, en effet, Mlle Rotrou, monsieur ; et je suis reconnaissante à M. Barras de ce bon souvenir, mais, je vous le répète, mes précautions sont prises, et quelques recommandations que je pourrais invoquer près du chef même des chouans me font croire que je ne cours aucun danger. Maintenant, colonel, ma reconnaissance n’en est pas moins vive vis-à-vis de vous, et je suis heureuse surtout que vous partagiez l’antipathie que m’inspire le misérable que l’on vous a donné pour compagnon de voyage.

– Oh ! quant à nous, dit le colonel Hulot, nous sommes bien tranquilles à son égard. La République n’en est plus au temps des Saint-Just et des Lebon, ce que je regrette, je l’avoue de tout mon cœur. Ces hommes-là étaient des braves qui s’exposaient aux mêmes dangers que nous, qui combattaient avec nous, et qui, restant immobiles sur le champ de bataille au risque d’être pris ou tués, avaient le droit de faire le procès à ceux qui l’abandonnaient. Les soldats ne les aimaient pas, mais ils les respectaient, et, quand ces gens-là étendaient la main sur une tête, ils comprenaient que nul n’avait le droit de soustraire cette tête à la vengeance de la République. Mais, en ce qui concerne notre François Goulin, qui se sauvera avec sa guillotine au premier coup de fusil qu’il entendra, il n’y a pas un des six mille hommes que je commande qui lui laissât toucher du doigt la tête d’un de nos officiers.

On vint annoncer à la voyageuse que les chevaux étaient à sa voiture.

– Citoyenne, dit le colonel, il est de mon devoir d’éclairer la route où la colonne va s’engager. J’ai avec moi un petit corps de cavalerie composé de trois cents hussards et de deux cents chasseurs, je vais les envoyer, non pas pour vous, mais pour moi, sur le chemin que vous allez suivre. Si vous aviez besoin de recourir à l’officier qui les commande, il aura l’ordre d’accueillir votre demande, et même, si vous le désirez, de vous escorter jusqu’à Vitré.

– Je vous remercie, monsieur, répondit Mlle de Fargas en tendant sa main au vieux soldat, mais je me reprocherais de compromettre l’existence précieuse des défenseurs de la République pour sauvegarder une vie aussi humble et aussi peu importante que la mienne.

À ces mots, Diana descendit, suivie du colonel, qui lui donna galamment la main pour monter en voiture.

Le postillon attendait à cheval.

– Route de Vitré ! dit Diana.

Le postillon partit.

Les soldats s’écartèrent devant la voiture et, comme il n’y en avait pas un qui ne sût déjà de quelle façon elle avait traité François Goulin, les compliments, adressés dans une langue un peu grossière, c’est vrai, mais sincères, ne lui furent point épargnés.

En partant, elle avait entendu le colonel crier :

– À cheval, les chasseurs et les hussards !

Et, de trois ou quatre points différents, elle avait entendu sonner le boute-selle.

En arrivant de l’autre côté de La Guerche et à cinquante pas de la ville à peu près, le postillon arrêta la voiture, fit semblant d’avoir quelque chose à raccommoder à ses traits, et, s’approchant de la portière :

– Ce n’est pas à eux que la citoyenne a affaire ? demanda-t-il.

– À eux ? répéta Diana étonnée.

Le postillon cligna de l’œil.

– Eh ! oui, à eux !

– À qui voulez-vous dire ?

– Aux amis, donc ! ils sont là, à droite et à gauche du chemin.

Et il fit entendre le cri de la chouette.

– Non, répondit Diana ; continuez votre route ; seulement au bas de la descente, arrêtez-moi.

– Bon ! dit le postillon en remontant à cheval et en se parlant à lui-même. Vous vous arrêterez bien toute seule, la petite mère !

On était, en effet, au sommet d’une descente qui, en pente douce, s’étendait à plus d’une demi-lieue. Aux deux côtés de la route s’élevaient des talus rapides tout plantés d’ajoncs, de genêts et de chênes nains. En quelques endroits, ces arbustes étaient assez touffus pour cacher un ou deux hommes.

Le postillon remit ses chevaux à l’allure ordinaire et descendit la montagne en chantant une vieille chanson bretonne dans le dialecte de Karnack.

De temps en temps, il élevait la voix, comme si sa chanson contenait des recommandations, et comme si ces recommandations s’adressaient à des gens assez voisins de lui pour les entendre.

Diana, qui avait compris qu’elle était entourée de chouans, regardait de tous ses yeux et ne soufflait pas mot. Ce postillon pouvait être un espion placé près d’elle par Goulin, et elle n’oubliait pas la menace que celui-ci lui avait faite, si elle donnait prise sur elle et tombait entre ses mains.

Au moment où elle arrivait au bas de la descente, et où un petit sentier coupait transversalement le chemin, un homme à cheval bondit du bois pour arrêter la voiture ; mais, voyant qu’elle était occupée par une femme seule, il mit le chapeau à la main.

Le postillon, à l’aspect du cavalier, s’était renversé en arrière sur son cheval, pour se rapprocher de la voyageuse et lui dire à mi-voix :

– N’ayez pas peur, c’est le général Tête-Ronde.

– Madame, lui dit le cavalier avec la plus grande politesse, je crois que vous venez de La Guerche et probablement de Châteaubriant.

– Oui, monsieur, répondit la jeune femme en s’accoudant curieusement sur le rebord de la voiture, sans manifester aucune crainte, quoiqu’elle vît embusqués dans le chemin de traverse une cinquantaine de cavaliers.

– Entre-t-il dans vos opinions politiques ou dans votre conscience sociale de me donner quelques détails sur la force de la colonne républicaine que vous avez laissée derrière vous ?

– Cela entre à la fois dans ma conscience sociale et dans mes opinions politiques, répondit la belle voyageuse en souriant. La colonne est de six mille hommes qui reviennent des prisons d’Angleterre et de Hollande. Elle est commandée par un brave homme nommé le colonel Hulot. Mais elle traîne à sa suite un bien infect misérable que l’on appelle François Goulin, et une bien vilaine machine qu’on appelle la guillotine. J’ai eu, en entrant dans la ville, une altercation avec le susdit François Goulin, qui m’a promis de me faire faire connaissance avec son instrument, si jamais je retombais sous sa main, ce qui m’a tellement popularisée parmi les soldats républicains qui méprisent leur compagnon de route, ni plus ni moins que vous et moi, que le colonel Hulot a voulu absolument faire ma connaissance et me donner une escorte pour arriver jusqu’à Vitré, de peur que, sur la route, je ne tombasse aux mains des chouans. Or, comme je suis partie de Paris dans la seule intention de tomber aux mains des chouans, j’ai refusé l’escorte, j’ai dit au postillon d’aller en avant, et me voici, enchantée de vous avoir rencontré, général Cadoudal, et de vous dire toute l’admiration que j’ai pour votre courage et toute l’estime que je fais de votre caractère. Quant à l’escorte qui devait m’accompagner, la voilà qui apparaît à la sortie de la ville. Elle se compose de trois cents chasseurs et de deux cents hussards. Tuez le moins de ces braves gens que vous pourrez, et vous me ferez plaisir.

– Je ne vous cacherai pas, madame, répondit Cadoudal, qu’il va y avoir une rencontre entre mes hommes et ce détachement. Voulez-vous continuer votre route jusqu’à Vitré, où je me rendrai après le combat, désireux d’apprendre d’une façon plus complète les motifs d’un voyage duquel vous ne m’avez donné qu’une cause improbable ?

– C’est cependant la seule réelle, répondit Diana, et la preuve, c’est que, si vous le voulez bien, au lieu de continuer ma route, j’assisterai au combat ; venant pour m’engager dans votre armée, ce sera une manière de faire mon apprentissage.

Cadoudal jeta les yeux sur la petite colonne, vit qu’elle grossissait en s’avançant et, s’adressant au postillon :

– Place Madame de manière qu’elle ne coure aucun danger, lui dit-il. Et si, par hasard, nous étions vaincus, explique aux bleus que c’est moi qui, à son grand désespoir, l’ai empêchée de continuer sa route.

Puis, saluant Diana :

– Madame, dit-il, priez Dieu pour la bonne cause ; moi, je vais combattre pour elle.

Et, s’élançant dans le sentier, il alla y rejoindre ses compagnons embusqués.

Chapitre XXIII. Le combat §

Cadoudal échangea quelques paroles avec ses compagnons, et quatre de ceux-ci qui n’avaient pas de chevaux, faisant partie des officiers qui devaient porter ses ordres dans la bruyère et dans le maquis, se glissèrent aussitôt et gagnèrent, à travers les genêts, le pied de deux chênes énormes dont les branches vigoureuses et le puissant feuillage faisaient un rempart contre le soleil.

Ces deux chênes étaient placés à l’extrémité de l’espèce d’avenue que formait, en venant de la ville au sentier, le chemin encaissé entre les deux talus.

Arrivés là, ils se tinrent prêts à exécuter une manœuvre quelconque dont eussent cherché inutilement à se rendre compte ceux qui n’étaient pas dans le secret du plan de bataille du général.

La voiture de Diana avait été tirée du milieu de la route jusque dans le sentier, et, elle-même, à trente pas de la voiture, était montée sur une éminence couronnée de petits arbres au milieu desquels, inaperçue, elle pouvait tout voir sans être vue.

Les chasseurs et les hussards avançaient toujours au pas avec précaution. Ils avaient, les précédant de trente pas, une avant-garde de dix hommes qui marchait comme le reste du corps avec de grandes précautions.

Lorsque les derniers furent sortis de la ville, un coup de fusil retentit et un des hommes de l’arrière-garde tomba.

Ce fut un signal. Aussitôt les deux crêtes du ravin qui formaient la route s’enflammèrent. Les bleus cherchaient en vain l’ennemi qui les frappait. Ils voyaient le feu, la fumée, ils sentaient le coup, mais ne pouvaient distinguer ni l’arme ni l’homme qui la portait. Une espèce de désordre ne tarda point à se mettre parmi eux lorsqu’ils se virent condamnés à ce danger invisible. Chacun essaya, non pas de se soustraire à la mort, mais de rendre la mort. Les uns revinrent sur leurs pas, les autres forcèrent leurs chevaux d’escalader le talus ; mais, au moment où leur buste dépassait la crête de ce talus, frappés à bout portant en pleine poitrine, ils tombaient en arrière, renversant leurs chevaux avec eux, comme ces amazones de Rubens à la bataille du Thermodon.

D’autres enfin, et c’étaient les plus nombreux, poussèrent en avant, espérant dépasser l’embuscade et échapper ainsi au piège où ils étaient tombés. Mais Cadoudal, qui semblait avoir prévu ce moment et l’attendre, en les voyant mettre leurs chevaux au galop, enleva son cheval, et, suivi de ses quarante hommes, s’élança à leur rencontre.

On se battit alors sur toute la longueur d’un kilomètre.

Ceux qui avaient voulu retourner en arrière avaient trouvé le chemin fermé par les chouans, qui, presque à bout portant, déchargèrent leurs fusils sur eux et les forcèrent à reculer.

Ceux qui voulaient continuer d’escalader les talus trouvaient la mort à leur faîte, et en retombaient avec leurs chevaux coupant ou embarrassant le chemin.

Ceux enfin qui s’étaient élancés en avant avaient rencontré Cadoudal et ses hommes.

Il est vrai qu’après une lutte de quelques instants, ceux-ci avaient paru céder et avaient tourné bride.

Le gros de la cavalerie des bleus s’était mis alors à leur poursuite ; mais à peine le dernier chouan avait-il dépassé les deux chênes gardés par les quatre hommes, que ceux-ci se mirent à peser dessus de toutes leurs forces et que les deux géants, d’avance presque séparés de leur base par la hache, s’inclinèrent, venant au-devant l’un de l’autre, et, froissant leurs branches, tombèrent à grand bruit sur la route, qu’ils fermèrent comme une barricade infranchissable. Les républicains suivaient les blancs de si près, que deux des leurs furent écrasés avec leurs chevaux par la chute des deux arbres.

Même manœuvre s’accomplissait à l’autre extrémité de la gorge. Deux arbres, en tombant et en croisant leurs branchages, formaient une barrière pareille à celle qui venait de clore l’autre extrémité de la route.

Dès lors, hommes et chevaux se trouvaient pris comme dans un immense cirque ; dès lors, chaque chouan put choisir son homme, l’ajuster à son aise, et l’abattre sûrement.

Cadoudal et ses quarante cavaliers étaient descendus de leurs chevaux devenus inutiles, et, le fusil à la main, s’apprêtaient à prendre part au combat, lorsque Mlle de Fargas, qui suivait ce drame sanglant, avec toute l’ardeur dont sa nature léonine était capable, entendit tout à coup le galop d’un cheval sur la route de Vitré à La Guerche. Elle se retourna vivement et reconnut le cavalier avec lequel elle avait fait route.

En voyant Georges et ses compagnons près de se jeter parmi les combattants, il avait attiré leur attention par les cris de : « Arrêtez ! attendez-moi ! »

Et, en effet, à peine les eut-il rejoints au milieu des cris qui accueillaient sa bienvenue, il sauta à bas de son cheval qu’il donna à garder à un chouan, se jeta au cou de Cadoudal, prit un fusil, emplit ses poches de cartouches, et, suivi de vingt hommes, Cadoudal s’étant réservé les vingt autres, s’élança dans le maquis qui s’étendait sur le côté gauche de la route, tandis que le général et ses compagnons disparaissaient au côté droit.

Un redoublement de fusillade annonça le secours qui venait d’arriver aux blancs.

Mlle de Fargas était trop occupée de ce qui se passait devant elle pour se rendre un compte bien exact de la conduite de M. d’Argentan. Elle comprenait seulement que le prétendu receveur de Dinan était tout simplement un royaliste déguisé ; ce qui expliquait comment il apportait l’argent de Paris en Bretagne au lieu d’en envoyer de Bretagne à Paris.

Ce qui se fit alors d’efforts héroïques parmi cette petite troupe de cinq cents hommes suffirait à tout un poème de chevalerie.

Le courage était d’autant plus grand que chacun luttait, comme nous l’avons dit, contre un danger invisible, appelait ce danger, le défiait, hurlant de rage de ne pas le voir se dresser devant lui. Rien ne pouvait faire changer aux chouans leur homicide tactique. La mort volait en sifflant et l’on ne voyait rien autre chose que la fumée, et l’on n’entendait rien autre chose que la détonation. Seulement, un homme ouvrait les bras, tombait à la renverse à bas de son cheval et l’animal éperdu courait sans cavalier, franchissait le talus, et galopait jusqu’à ce qu’une main invisible l’arrêtât et liât sa bride à quelque souche d’arbre.

De place en place, dans la plaine, on voyait un de ces chevaux se roidissant sur ses pieds, tirant sur sa bride et essayant de s’éloigner du maître inconnu qui venait de le faire prisonnier.

La boucherie dura une heure !

Au bout d’une heure, on entendit battre la charge.

C’était l’infanterie républicaine qui venait au secours de sa cavalerie.

Le vieux colonel Hulot la commandait en personne.

Son premier soin fut, avec le coup d’œil infaillible du vétéran, de prendre connaissance des localités, et d’ouvrir une issue aux malheureux qui se trouvaient enfermés dans l’espèce de tunnel qui fermait la route.

Il fit dételer les chevaux des canons, l’artillerie lui devenant inutile pour l’espèce de combat qu’il allait livrer ; il ordonna d’attacher leurs traits à la cime des arbres, qu’il força de perdre leur position transversale, et qui, en s’alignant de chaque côté de la route, ouvrirent une voie de retraite à la cavalerie. Alors, il lança cinq cents hommes de chaque côté de la route, la baïonnette en avant, comme si l’ennemi était en vue. Puis il ordonna aux plus habiles tireurs de faire feu sur feu, c’est-à-dire aussitôt qu’apparaissait un nuage de fumée de tirer immédiatement sur ce nuage qui dénonçait un homme embusqué. C’était le seul moyen de répondre à la fusillade des blancs, qui, presque toujours tirant à l’abri, ne se livraient qu’au moment où ils mettaient en joue. L’habitude et surtout la nécessité de la défense avaient rendu beaucoup de soldats républicains d’une habileté extraordinaire à cette riposte subite.

Parfois l’homme à qui on ripostait ainsi était tué raide ; parfois aussi, tiré pour ainsi dire au juger, il n’était que blessé. Alors, il ne bougeait point, d’autres coups de fusil faisaient oublier le sien, et souvent l’on passait près de lui sans le voir. Les chouans étaient connus pour leur merveilleux courage à étouffer les plaintes qu’à tout autre soldat eût arrachées une irrésistible douleur.

Le combat dura jusqu’à ce que descendissent du ciel les premières ombres de la nuit. Diana, qui ne perdait aucun épisode de la lutte, frémissait d’impatience de n’y pouvoir prendre part. Elle eût voulu être vêtue d’un habit d’homme, être armée d’un fusil, et se ruer, elle aussi, sur ces républicains qu’elle exécrait. Mais elle était enchaînée par son costume et par l’absence d’armes.

Vers sept heures, le colonel Hulot fit battre la retraite. Le jour était dangereux dans ces sortes de combats, mais la nuit était plus que dangereuse : elle était mortelle !

Le son des trompettes et des tambours qui annonçaient la retraite redoubla l’ardeur des chouans. Évacuer le champ de bataille, rentrer dans la ville, c’était s’avouer vaincus.

Les républicains furent reconduits à coups de fusil jusqu’aux portes de La Guerche, ignorant les pertes que les chouans avaient pu faire, et ne ramenant pas un seul prisonnier, au grand désespoir de François Goulin, qui était arrivé à faire entrer sa machine dans la ville et à la conduire à l’extrémité opposée, afin de la rapprocher du champ de bataille.

Tant d’efforts avaient été inutiles, et François Goulin, désespéré, avait pris son logement dans une maison d’où il pût ne pas perdre de vue son précieux instrument.

Depuis le départ de Paris, aucun officier ni aucun soldat n’avait voulu loger dans la même maison que le commissaire extraordinaire. On lui accordait une garde de douze soldats, voilà tout. Quatre hommes gardaient la guillotine.

Chapitre XXIV. Porcia §

La journée n’avait pas eu pour Cadoudal et les siens un résultat matériel d’une grande importance, mais le résultat moral était immense.

Tous les grands chefs vendéens avaient disparu : Stofflet était mort, Charette était mort. L’abbé Bernier lui-même avait fait sa soumission, comme nous l’avons déjà dit. Enfin, par le génie et le courage du général Hoche, la Vendée était pacifiée, et nous avons vu que ce dernier, offrant des hommes et de l’argent au Directoire, avait été jusqu’au centre de l’Italie inquiéter Bonaparte.

De la Vendée et de la chouannerie, la chouannerie seule restait. Seul de tous les chefs, Cadoudal n’avait pas voulu faire sa soumission.

Il avait publié son manifeste, il avait annoncé sa reprise d’armes ; outre les troupes restées dans la Vendée et dans la Bretagne, on envoyait contre lui six mille hommes de renfort.

Cadoudal, avec un millier d’hommes, non seulement avait tenu tête à six mille vieux soldats aguerris par cinq ans de bataille, mais il les avait repoussés dans la ville d’où ils avaient voulu sortir, il leur avait tué enfin trois ou quatre cents hommes.

La nouvelle insurrection, l’insurrection bretonne, débutait par une victoire.

Une fois les bleus rentrés dans la ville et leurs sentinelles posées, Cadoudal, qui méditait une nouvelle expédition pour la nuit, avait à son tour ordonné la retraite.

On voyait à travers les genêts et les ajoncs de la plaine où, des deux côtés de la route, ils marchaient maintenant à découvert et qu’ils dépassaient de toute la tête, revenir joyeusement les chouans vainqueurs, s’appelant les uns les autres, et se pressant derrière un des leurs qui jouait de la musette, comme les soldats se pressent derrière les clairons du régiment.

Cette musette, c’était leur clairon à eux.

À l’extrémité de la descente, à l’endroit où les arbres renversés avaient formé une barricade que n’avait pu franchir la cavalerie républicaine, à la place enfin où Cadoudal et d’Argentan s’étaient séparés pour aller au combat, ils se rejoignirent au retour.

Ce fut pour eux une nouvelle joie de se revoir, car à peine s’étaient-ils entrevus en allant au feu.

D’Argentan, qui ne s’était pas battu depuis longtemps, y avait été de si bon cœur qu’il s’était fait donner un coup de baïonnette à travers le bras. Il avait, en conséquence, jeté son habit sur son épaule et portait son bras en écharpe dans son mouchoir ensanglanté.

De son côté, Diana était descendue de la colline, et marchait de son pas ferme, de son pas masculin, au devant des deux amis.

– Comment ! dit Cadoudal en l’apercevant, vous êtes restée là, ma brave amazone ?

D’Argentan jeta un cri de surprise, il venait de reconnaître Mlle Rotrou, directrice de la poste aux lettres de Vitré.

– Permettez, continua Cadoudal s’adressant toujours à Diana et lui indiquant de la main son compagnon ; permettez que je vous présente un de mes meilleurs amis.

– M. d’Argentan ? dit en souriant Diana. J’ai l’honneur de le connaître, et c’est même une vieille connaissance de trois jours. Nous avons fait la route ensemble, depuis Paris jusqu’ici.

– Alors, ce serait à lui de me présenter à vous, mademoiselle, si je ne m’étais pas présenté tout seul.

Puis, s’adressant particulièrement à Diana :

– Vous alliez à Vitré, mademoiselle ? demanda-t-il.

– Monsieur d’Argentan, dit Diana sans répondre à Cadoudal, vous m’aviez offert pendant la route, si j’avais quelque grâce à demander au général Cadoudal, d’être mon intermédiaire près de lui.

– Je supposais alors, madame, le cas où vous ne connaîtriez pas le général, répondit d’Argentan. Mais, quand une fois on vous a vue, vous n’avez plus besoin d’intermédiaire, et je me fais garant que tout ce que vous demanderez à mon ami, il vous l’accordera.

– Ceci, monsieur, c’est de la galanterie et une façon d’échapper aux engagements que vous avez pris vis-à-vis de moi. Je vous somme positivement de tenir votre parole.

– Parlez, madame ; je suis prêt à appuyer votre demande de tout mon pouvoir, répondit d’Argentan.

– Je désire faire partie de la troupe du général, répondit tranquillement Diana.

– À quel titre ? demanda d’Argentan.

– À titre de volontaire, reprit froidement Diana.

Les deux amis se regardèrent.

– Tu entends, Cadoudal ? dit d’Argentan.

Le front de Cadoudal se rembrunit et tout son visage prit une expression sévère.

Puis, après un moment de silence :

– Madame, dit-il, la proposition est grave et vaut la peine que l’on y réfléchisse. Je vais vous dire une chose bizarre. Ayant d’abord été destiné à l’état ecclésiastique, j’ai fait de cœur tous les vœux que l’on fait en entrant dans les ordres et je n’ai jamais manqué à aucun d’eux. J’aurais en vous, je n’en doute pas, un charmant aide de camp, d’une bravoure à toute épreuve. Je crois les femmes tout aussi braves que les hommes ; mais il existe dans nos pays religieux, dans notre vieille Bretagne surtout, des préjugés qui souvent forcent de combattre certains dévouements. Plusieurs de mes confrères ont eu dans leur camp des sœurs ou des filles de royalistes assassinés. À celle-là, on leur devait l’asile et la protection qu’elles venaient demander.

– Et qui vous dit, monsieur, s’écria Diana, que je ne sois pas, moi aussi, fille ou sœur de royalistes assassinés, l’une et l’autre peut-être, et que je n’aie pas doublement, pour être reçue près de vous, les droits dont vous parliez tout à l’heure ?

– Dans ce cas, demanda d’Argentan avec un sourire railleur et se mêlant à la conversation, dans ce cas, comment se fait-il que vous soyez porteur d’un passeport signé Barras, et titulaire d’une place du gouvernement à Vitré ?

– Seriez-vous assez bon pour me faire voir le vôtre, monsieur d’Argentan ? demanda Diana.

D’Argentan le prit en riant dans la poche de la veste suspendue à son épaule et le tendit à Diana.

Diana le déplia et lut :

Laissez circuler librement sur le territoire de la République le citoyen Sébastien Argentan, receveur des contributions à Dinan.

Signé : Barras, Rewbell,

Larevellière-Lépeaux.

– Et vous, monsieur, voulez-vous me dire, continua Diana, comment, étant l’ami du général Cadoudal, comment, combattant contre la République, vous avez le droit de circuler librement sur le territoire de la République en votre qualité de receveur des contributions à Dinan ? Ne soulevons pas notre masque, monsieur, ôtons-le tout à fait.

– Ah ! par ma foi ! bien répondu, s’écria Cadoudal, que ce sang-froid et cette insistance de Diana intéressaient au plus haut degré. Parle, voyons ! Comment as-tu obtenu ce passeport ? Explique cela à Mademoiselle ; elle daignera peut-être nous expliquer alors comment elle a eu le sien.

– Ah ! ceci, dit d’Argentan en riant, c’est un secret que je n’ose pas révéler devant notre pudique ami Cadoudal ; cependant, si vous l’exigez, mademoiselle, au risque de le faire rougir, je vous dirai qu’il existe rue des Colonnes, à Paris, près du Théâtre Feydeau, une certaine demoiselle Aurélie de Saint-Amour à qui le citoyen Barras n’a rien à refuser, et qui n’a rien à me refuser, à moi.

– Puis, dit Cadoudal, le nom de d’Argentan, porté sur le passeport, cache un nom qui se sert à lui-même de laissez-passer à travers toutes les bandes de chouans, de Vendéens et de royalistes portant la cocarde blanche en France et à l’étranger. Votre compagnon de voyage, mademoiselle, qui n’a plus rien à cacher maintenant, n’ayant plus rien à craindre, et que, par conséquent, je vous présente sous son véritable nom, ne s’appelle pas d’Argentan, mais bien Coster de Saint-Victor, et, n’eût-il pas donné de gages jusqu’ici, la blessure qu’il vient de recevoir en combattant pour notre sainte cause…

– S’il ne s’agit, monsieur, dit froidement Diana, que d’une blessure pour prouver son dévouement, c’est chose facile.

– Comment cela ? demanda Cadoudal.

– Voyez ! fit Diana.

Et, tirant de sa ceinture le poignard aigu qui avait donné la mort à son frère, elle s’en frappa le bras avec tant de violence à l’endroit même où Coster avait reçu sa blessure, que la lame, entrée d’un côté du bras, sortit de l’autre.

– Et, quant au nom, continua-t-elle en s’adressant aux deux jeunes gens stupéfaits, si je ne m’appelle pas Coster de Saint-Victor, je me nomme Diana de Fargas ! Mon père a été assassiné il y a quatre ans, et mon frère il y a huit jours.

Coster de Saint-Victor tressaillit, jeta les yeux sur le poignard de fer qui était resté enfoncé dans le bras de la jeune fille, et, reconnaissant celui avec lequel on avait donné en sa présence la mort à Lucien :

– Je suis témoin, dit-il solennellement, et j’atteste que cette jeune fille a dit la vérité lorsqu’elle a affirmé qu’elle méritait autant qu’aucune orpheline, fille ou sœur de royalistes assassinés, d’être reçue au milieu de nous et de faire partie de notre sainte armée.

Cadoudal lui tendit la main.

– À partir de ce moment, mademoiselle, lui dit-il, si vous n’avez plus de père, je suis votre père ; si vous n’avez plus de frère, soyez ma sœur. Je savais bien qu’il y avait eu autrefois une Romaine qui, pour rassurer son mari, craignant sa faiblesse, s’était percé le bras droit avec la lame d’un couteau. Puisque nous vivons dans un temps où chacun est obligé de cacher son nom sous un autre nom, au lieu de vous appeler Diana de Fargas comme par le passé, vous vous appellerez Porcia ; et comme vous faites partie des nôtres, mademoiselle, et que, du premier coup, vous avez gagné votre rang de chef, quand notre chirurgien aura pansé votre blessure, vous assisterez au conseil que je vais tenir.

– Merci, général, répondit Diana. Quant au chirurgien, il n’en est pas plus besoin pour moi qu’il n’en a été besoin pour M. Coster de Saint-Victor ; ma blessure n’est pas plus grave que la sienne.

Et, tirant de sa plaie le poignard qui y était resté jusque-là, elle en fendit sa manche dans toute sa longueur de manière à mettre son beau bras à découvert.

Puis, s’adressant à Coster de Saint-Victor :

– Camarade, lui dit-elle en riant, soyez assez bon pour me prêter votre cravate.

Chapitre XXV. La pensée de Cadoudal §

Une demi-heure après, les chouans étaient campés en demi-cercle tout autour de la ville de La Guerche. Ils bivaquaient par groupes de dix, quinze ou vingt, avaient un feu par groupe et faisaient aussi tranquillement la cuisine à ce feu que si jamais un coup de fusil n’eût été tiré de Redon à Cancale.

La cavalerie formant un seul corps, chevaux sellés, mais non bridés, pour que les animaux, comme les hommes, pussent prendre leur repas, bivaquait à part sur les bords d’un petit ruisseau qui forme une des sources de la Seiche.

Au milieu du campement, sous un immense chêne, se tenaient Cadoudal, Coster de Saint-Victor, Mlle de Fargas et cinq ou six des principaux chouans qui, sous les pseudonymes de Cœur-de-Roi, Tiffauges, Brise-Bleu, Bénédicité, Branche-d’Or, Monte-à-l’Assaut et Chante-en-Hiver, ont mérité de voir leurs noms d’adoption consignés dans l’histoire à côté de celui de leur chef.

Mlle de Fargas et Coster de Saint-Victor mangeaient de bon appétit avec la main qui leur restait valide.

Mlle de Fargas avait voulu verser ses six mille francs dans la caisse commune, mais Cadoudal avait refusé et n’avait reçu son argent qu’à titre de dépôt.

Les six ou sept chefs de chouans que nous avons nommés mangeaient de leur côté comme s’ils n’eussent pas été sûrs de manger le lendemain. Au reste, les blancs n’éprouvaient pas toutes les privations des républicains, quoique ceux-ci eussent pour eux les réquisitions forcées.

Les blancs, sympathiques aux gens du pays, payant, au reste, tout ce qu’ils prenaient, vivaient dans une abondance relative.

Quant à Cadoudal, préoccupé d’une pensée qui semblait l’étreindre corps à corps, il allait et venait silencieux, sans avoir pris autre chose qu’un verre d’eau, sa boisson ordinaire.

Il s’était fait donner par Mlle de Fargas tous les renseignements qu’elle avait pu lui transmettre sur François Goulin et sa guillotine.

Tout à coup il s’arrêta, et, se tournant vers le groupe de chefs bretons :

– Un homme de bonne volonté, dit-il, pour aller à La Guerche et y prendre les renseignements que j’indiquerai.

Tous se levèrent spontanément.

– Mon général, dit Chante-en-Hiver, je crois, sans faire de tort à mes camarades, être mieux à même que personne de remplir la commission. J’ai mon frère qui habite La Guerche. J’attends que la nuit soit venue, je vais chez lui ; si on m’arrête, je me réclame de lui, il répond de moi, et tout est dit. Il connaît la ville comme sa poche ; ce qu’il y a à faire, nous le faisons et je vous rapporte vos renseignements avant une heure.

– Soit ! dit Cadoudal. Voici ce que j’ai décidé. Vous savez tous que les bleus, pour faire de la terreur et pour nous intimider, traînent après eux une guillotine, et que c’est l’infâme Goulin qui est chargé de la faire fonctionner. François Goulin, vous vous le rappelez, est l’ancien noyeur de Nantes. Lui et Perdraux étaient les exécuteurs de Carrier. À eux deux, ils se sont vantés d’avoir noyé plus de huit cents prêtres. Eh bien ! cet homme qui avait quitté le pays, qui était allé demander à Paris non seulement l’impunité, mais la récompense de ses crimes, la Providence nous le renvoie pour qu’il vienne les expier là où il les a commis. Il a amené l’infâme guillotine parmi nous, qu’il périsse par l’instrument immonde qu’il protège ; il n’est pas digne de la balle d’un soldat. Maintenant, il faut enlever l’instrument, il faut transporter l’un et l’autre à un endroit où nous soyons maîtres, afin que l’exécution ne subisse point de dérangement. Chante-en-Hiver va partir pour La Guerche. Il reviendra nous donner tous les renseignements sur la maison où loge François Goulin, sur l’emplacement qu’occupe la guillotine, sur la quantité d’hommes qui la gardent. Ces renseignements acquis, j’ai mon plan, dont je vous ferai part ; si vous l’agréez, nous le mettrons à exécution cette nuit même.

Les chefs éclatèrent en applaudissements.

– Pardieu ! dit Coster de Saint-Victor, je n’ai jamais vu guillotiner et j’avais juré que je n’aurais de relations avec cette abominable machine que lorsque j’y monterais pour mon compte. Mais, le jour où nous raccourcirons maître François Goulin, je promets d’être au premier rang des spectateurs.

– Tu as entendu, Chante-en-Hiver ? dit Cadoudal.

Chante-en-Hiver ne se le fit pas dire deux fois ; il déposa toutes ses armes, à l’exception de son couteau, qui ne le quittait jamais ; puis, invitant Coster de Saint-Victor à regarder à sa montre, et voyant qu’il était huit heures et demie, il renouvela sa promesse d’être de retour à dix heures du soir.

Cinq minutes après, il avait disparu.

– Maintenant, demanda Cadoudal s’adressant aux chefs restants, combien de chevaux recueillis sur le champ de bataille, avec leurs selles, housses, etc. ?

– Vingt et un, général, répondit Cœur-de-Roi. C’est moi qui les ai comptés.

– Pourra-t-on trouver vingt habillements de hussards ou de chasseurs complets ?

– Général, il y a à peu près cent cinquante cavaliers morts sur le champ de bataille, répondit Branche-d’Or ; on n’aura qu’à choisir.

– Il nous faut vingt uniformes de hussards, dont un de maréchal des logis-chef ou de sous-lieutenant.

Branche-d’Or se leva, donna un coup de sifflet, réunit une douzaine d’hommes et partit avec eux.

– Il me vient une idée, dit Coster de Saint-Victor. Y a-t-il une imprimerie à Vitré ?

– Oui, répondit Cadoudal ; j’y ai fait imprimer mon manifeste avant-hier. Le chef de l’imprimerie est un brave homme tout à nous, nommé Borel.

– J’ai envie, reprit Coster, puisque je n’ai rien à faire, j’ai envie de monter dans la voiture de Mlle de Fargas, et d’aller à Vitré commander des affiches pour inviter les gens de La Guerche, les six mille bleus compris, à venir assister à l’exécution, par son bourreau et par sa propre guillotine, de François Goulin, commissaire du gouvernement. Ce sera un bon tour, et qui fera rire les nôtres dans les salons de Paris.

– Faites, Coster, dit gravement Cadoudal ; on ne peut pas mettre trop de publicité et de solennité quand c’est Dieu qui rend la justice.

– En avant, d’Argentan, mon ami, dit Coster ; seulement, il faut que quelqu’un me prête une veste.

Cadoudal fit un signe, et chacun des chefs dépouilla la sienne pour l’offrir à Coster.

– Si l’exécution se fait, demanda-t-il, où se fera-t-elle ?

– Ma foi, répondit Cadoudal, à trois cents pas d’ici, au point culminant de la route, au sommet de cette colline que nous avons devant nous.

– Cela suffit, dit Coster de Saint-Victor.

Et, appelant le postillon :

– Mon ami, lui dit-il, comme il pourrait te prendre l’idée de me faire des observations sur ce que je vais te commander, je commencerai par te prévenir que toute objection serait inutile. Tes chevaux sont reposés, ils ont mangé. Tu es reposé, tu as mangé ; tu vas mettre les chevaux à la voiture, et, comme tu ne peux pas retourner à La Guerche, vu que la route est barrée, tu vas me conduire à Vitré, chez M. Borel, imprimeur. Si tu y viens, tu auras deux écus de six livres ; pas des assignats, des écus. Si tu n’y viens pas, un de ces gaillards-là prendra ta place et recevra naturellement les deux écus qui t’étaient destinés.

Le postillon ne se donna même pas la peine de réfléchir.

– J’irai, dit-il.

– Eh bien ! dit Coster, comme tu as montré de la bonne volonté, voici un écu d’avance.

Cinq minutes après, la voiture était attelée et Coster partait pour Vitré.

– Maintenant, dit Mlle de Fargas, comme je n’ai rien à faire dans tout ce qui se prépare, je vous demande la permission de prendre un peu de repos. Il y a cinq jours et cinq nuits que je n’ai dormi.

Cadoudal étendit son manteau sur la terre et sur ce manteau sept ou huit peaux de mouton ; un portemanteau servit d’oreiller, et Mlle de Fargas commença sa première nuit de bivac et son apprentissage des guerres civiles.

À dix heures sonnant au clocher de La Guerche, Cadoudal entendit à son oreille une voix qui disait :

– Me voilà !

C’était Chante-en-Hiver qui, selon sa promesse, était de retour. Il avait eu tous les renseignements nécessaires, c’est-à-dire qu’il venait apprendre à Cadoudal ce que nous savons déjà.

Goulin occupait la dernière maison de la ville de La Guerche.

Douze hommes, couchés dans une chambre du rez-de-chaussée, formaient sa garde particulière.

Quatre hommes se relayaient pour placer une sentinelle de deux heures en deux heures au pied de la guillotine. Les trois autres couchaient dans l’antichambre du rez-de-chaussée de la maison occupée par François Goulin. Les chevaux qui traînaient la machine étaient dans l’écurie de la même maison.

À dix heures et demie, Branche-d’Or arriva à son tour : il avait dépouillé vingt hussards morts et il apportait leur fourniment complet.

– Choisis-moi, dit Cadoudal, vingt hommes qui puissent endosser ces habits et qui n’aient pas trop l’air de masques en les endossant. Tu prendras le commandement de ces vingt hommes ; je présume que tu as eu soin, comme je te l’avais dit, de rapporter un uniforme de maréchal des logis ou de sous-lieutenant.

– Oui, mon général.

– Tu vas le revêtir et prendre le commandement de ces vingt hommes. Tu suivras la route de Château-Giron, de sorte que tu entreras à La Guerche de l’autre côté de la ville, par la route opposée à celle-ci. Au qui-vive de la sentinelle, tu avanceras à l’ordre et tu diras que tu viens de Rennes, de la part du général Hédouville. Tu demanderas l’habitation du colonel Hulot, on te l’indiquera. Tu te garderas bien d’y aller. Chante-en-Hiver, qui sera ton second, te fera traverser la ville d’un bout à l’autre, si tu ne la connais pas.

– Je la connais, mon général, répondit Branche-d’Or ; mais n’importe, un bon gars comme Chante-en-Hiver n’est jamais de trop.

– Vous irez droit à la maison de Goulin. Grâce à votre uniforme, on ne vous fera aucune difficulté. Pendant que deux hommes s’approcheront de la sentinelle et causeront avec elle, les dix-huit autres s’empareront des quinze bleus qui sont dans la maison. Le sabre sur la poitrine, vous leur ferez jurer de ne s’opposer à rien. Du moment qu’ils auront juré, ne vous inquiétez plus d’eux : ils tiendront le serment qu’ils auront fait. Maîtres du bas, vous monterez à la chambre de François Goulin. Comme j’ai la conviction qu’il ne se défendra pas, je ne vous dis pas ce qu’il faudra faire en cas de résistance. Quant à la sentinelle, vous comprenez qu’il est important qu’elle ne crie pas : « Aux armes ! » Elle se rendra ou on la tuera. Pendant ce temps, Chante-en-Hiver tirera les chevaux de l’écurie, les attellera à la machine, et, comme elle est placée sur la route, il n’y aura qu’à la faire marcher droit devant elle pour venir nous rejoindre. Une fois que les bleus vous auront donné leur parole, vous pouvez leur confier le but de votre mission ; je suis parfaitement convaincu qu’il n’y en aura pas un qui se fera tuer pour François Goulin, et qu’au contraire, il y en aura plus d’un qui vous donnera de bons conseils. Ainsi, par exemple, Chante-en-Hiver a oublié de s’informer où demeurait le bourreau, probablement parce que j’avais oublié moi-même de le lui dire. Je présume que pas un de vous ne voudrait remplir son office ; par conséquent, il nous est indispensable. Je laisse le reste à votre intelligence. Le coup sera tenté vers trois heures du matin. À deux heures, nous serons aux mêmes postes qu’hier. Une fusée d’artifice nous apprendra que vous avez réussi.

Branche-d’Or et Chante-en-Hiver échangèrent tout bas quelques paroles. C’étaient des observations que l’un faisait et que l’autre combattait ; enfin tous deux tombèrent d’accord, et, se retournant vers Cadoudal :

– Cela suffit, mon général, dirent-ils, tout sera fait à votre satisfaction.

Chapitre XXVI. Le chemin de l’échafaud §

Vers deux heures du matin, on entendit le bruit d’une voiture.

C’était Coster de Saint-Victor qui revenait avec ses affiches.

Comme s’il eût été certain de la réussite de l’affaire, il avait chargé l’imprimeur d’en faire poser cent dans la ville de Vitré.

Elles étaient conçues en ces termes :

Vous êtes invités à assister à l’exécution de François Goulin, commissaire extraordinaire du Directoire ; il sera exécuté demain, de huit à neuf heures du matin, sur la grande route de Vitré à La Guerche, au lieu-dit Moutiers, avec sa propre guillotine.

Le général Cadoudal, par l’ordre de qui se fait l’exécution, offre la trêve de Dieu à quiconque voudra assister à cette justice.

De son camp de La Guerche.

Georges Cadoudal.

En passant à Étrelles, à Saint-Germain-du-Pinel et à Moutiers, Coster en avait laissé à des habitants qu’il avait éveillés tout exprès et qu’il avait chargés de faire part à leurs compatriotes de la bonne fortune qui les attendait le lendemain.

Pas un, en effet, ne s’était plaint d’être éveillé. On n’exécutait pas tous les jours un commissaire de la République.

Comme on avait fait à l’autre extrémité de la route, on attacha des chevaux aux arbres abattus pour rendre la route praticable.

À deux heures, comme il était convenu, Cadoudal donna le signal au camp, qui alla reprendre ses postes dans les ajoncs et dans les genêts où l’on avait combattu la veille.

Une demi-heure auparavant, Branche-d’Or, Chante-en-Hiver et leurs vingt hommes habillés en hussards, étaient partis pour rejoindre la route de Château-Giron.

Une heure se passa dans le silence le plus profond.

D’où ils étaient, les chouans pouvaient entendre les cris des sentinelles qui s’excitaient à veiller.

Vers trois heures moins un quart, la troupe de chouans déguisés se présentait à l’extrémité de la grande rue, et, après un colloque d’un instant avec la sentinelle, était dirigée par celle-ci vers l’Hôtel de Ville, où logeait le commandant Hulot ; mais Chante-en-Hiver et Branche-d’Or n’étaient pas si simples que de suivre les grandes artères de la ville ; ils se jetèrent dans les ruelles, où ils eurent l’air d’une patrouille veillant au salut de la cité. Ils parvinrent ainsi jusqu’à la maison occupée par François Goulin.

Là encore, tout se passa comme l’avait prévu Cadoudal. La sentinelle de la guillotine, voyant venir la petite troupe de l’intérieur de la ville, ne s’en inquiéta point, et eut le pistolet sur la gorge avant même de soupçonner que c’était à elle qu’on en voulait.

Les républicains, surpris à l’improviste dans la maison et au milieu de leur sommeil, ne firent aucune résistance. François Goulin fut pris dans son lit roulé et ficelé dans son drap avant d’avoir eu le temps de pousser un seul cri d’alarme.

Quant au bourreau et à son aide, ils logeaient dans un petit pavillon du jardin, et, comme l’avait prévu Cadoudal, ce furent les républicains eux-mêmes qui, mis au courant du motif de l’expédition, indiquèrent aux blancs le bouge où dormaient les deux immondes créatures.

Les bleus se chargèrent, en outre, de coller et distribuer les affiches, promettant de demander au commandant Hulot la permission d’assister à l’exécution.

À trois heures du matin, une fusée s’élança du haut de la route et annonça à Cadoudal et à ses gars que l’entreprise avait réussi.

Et, en effet, au même instant, on entendit le bruit de la lourde voiture sur laquelle était placé un des plus beaux spécimens de l’invention de M. Guillotin.

Voyant que ses hommes n’étaient aucunement poursuivis, Cadoudal se rallia à eux, faisant écarter les cadavres de la route, pour que la voiture pût rouler sans interruption. C’est à moitié de la descente seulement qu’ils entendirent retentir les premières trompettes et battre les premiers tambours.

En effet, on ne s’était aucunement hâté d’aller prévenir le commandant Hulot. Celui qui avait été chargé de ce soin n’avait point oublié d’emporter avec lui un certain nombre d’affiches, et, au lieu de commencer par lui annoncer l’acte audacieux que venaient d’accomplir Cadoudal et ses hommes, il avait débuté par lui mettre sous les yeux les affiches qui, ne lui apprenant rien, l’avaient forcé à une suite de questions qui ne lui avaient livré la vérité que lambeau à lambeau. Il avait fini cependant par tout savoir et s’était mis dans une effroyable colère, ordonnant de poursuivre les blancs à outrance et de leur reprendre coûte que coûte le commissaire du gouvernement.

C’était alors qu’on avait battu le tambour et sonné la trompette.

Mais les officiers avaient si bien fait, avaient tant caressé leur vieux colonel, qu’ils avaient fini par le désarmer et obtenir de lui, à leurs risques et périls, la permission tacite d’aller voir l’exécution à laquelle il mourait d’envie d’assister lui-même.

Mais il comprit que c’était chose impossible, et qu’il eût compromis gravement sa tête ; il se contenta donc de dire à son secrétaire, qui n’osait pas lui demander la permission d’aller avec les autres officiers, de lui faire un rapport exact.

Le jeune homme bondit de joie en apprenant qu’il était forcé de voir couper la tête au citoyen François Goulin.

Il fallait que cet homme inspirât un bien profond dégoût, puisque blancs et bleus, soldats et citoyens, approuvaient d’un même accord un acte fort discutable au point de vue du droit.

Quant au citoyen François Goulin, à moitié de la descente, et jusqu’au moment où il vit les chouans joindre son cortège et fraterniser avec lui, il n’avait pas trop su ce qu’on voulait de lui. Pris par des hommes portant le costume républicain, lié dans son drap sans qu’on répondît à ses questions, jeté dans une voiture avec le bourreau, son ami, attaché à la suite de sa chère guillotine, il était impossible, on en conviendra, que le jour se fît lui-même dans son esprit.

Mais, quand il vit les faux hussards échanger des plaisanteries avec les chouans qui marchaient au sommet de la route ; lorsque, ayant demandé avec insistance ce que l’on comptait faire de lui, pourquoi cette violation de domicile et cet enlèvement de sa personne à main armée, on lui eût remis en manière de réponse l’affiche qui annonçait son exécution et qui invitait les populations à y assister, il comprit alors seulement tout le danger qu’il courait et le peu de chance qu’il avait d’y échapper, soit qu’il fût secouru par les républicains, soit que les blancs se laissassent attendrir ; deux circonstances si problématiques, qu’il n’y fallait pas compter.

Sa première idée fut de s’adresser au bourreau, de lui faire comprendre qu’il n’avait d’ordres à recevoir que de lui, puisqu’il était parti de Paris avec injonction de lui obéir en tous points. Mais cet homme était tellement abattu lui-même, il regardait de tous côtés d’un œil si hagard, il avait une telle conviction qu’il était condamné en même temps que celui qui d’habitude condamnait, que le malheureux François Goulin vit bien qu’il n’y avait rien à attendre de ce côté.

Il eut alors la pensée de pousser des cris, d’appeler à son secours, de prier ; mais, sur tous les visages, il vit une telle couche d’insensibilité, qu’il secoua la tête et se répondit à lui-même :

– Non, non, non, c’est inutile !

On arriva ainsi au bas de la côte.

Là, on fit une halte. Les chouans avaient à dépouiller leur costume d’emprunt pour reprendre leur uniforme à eux, c’est-à-dire la veste, les bragues et les guêtres du paysan breton. Là s’était déjà amassé un grand nombre de curieux. Les affiches avaient fait merveille ; de deux et même quatre lieues à la ronde, on accourait. Tout le monde savait que c’était là ce François Goulin, que l’on n’appelait à Nantes et dans la Vendée que Goulin le Noyeur.

La curiosité allait de lui à la guillotine. L’instrument était complètement inconnu à cette extrémité de la France qui touche le Finistère (Finis terrae, fin de la terre) ; femmes et hommes s’interrogeaient sur la manière dont on le faisait marcher, dont on plaçait le condamné, dont le couperet glissait. Des gens, qui ne savaient pas qu’il était le héros de la fête, s’adressaient à lui, et lui demandaient des renseignements. L’un d’eux lui dit :

– Est-ce que vous croyez qu’on meurt aussitôt qu’on a le cou coupé ? Je ne crois pas, moi. Quand je coupe le cou à une oie ou à un canard, il vit encore plus d’un quart d’heure après.

Et Goulin, qui, lui non plus, n’avait pas la certitude que la mort fût instantanée, se tordait dans ses cordes et se roulait sur le bourreau en lui disant :

– Est-ce que tu ne m’as pas raconté un jour que les têtes des guillotinés rongeaient le fond de ton panier ?

Mais le bourreau, abruti par la peur, ne répondait pas ou répondait par ces exclamations vagues qui indiquent la mortelle préoccupation de celui qui les laisse échapper.

Après un repos d’un quart d’heure, qui donna le temps aux chouans de reprendre leurs premiers habits, on se remit en route ; mais alors on aperçut, sortant de la gauche, toute une population qui se précipitait pour avoir sa part du supplice.

Il était curieux pour ces hommes qui, la veille, étaient menacés par l’instrument fatal et qui regardaient avec terreur celui qui le faisait jouer, il était curieux de voir cet instrument, comme les chevaux de Diomède nourris de chair humaine, se jeter sur son maître et le dévorer à son tour.

Au milieu de cette multitude, une masse noire se mouvait précédée d’un bâton au bout duquel flottait un mouchoir blanc.

C’étaient ceux des républicains qui profitaient de la trêve de Dieu, offerte par Cadoudal, et qui venaient, précédés du signe de la paix, joindre le silence de leur mépris aux éclats de colère de la populace, qui, n’ayant rien à ménager, ne respectait rien.

Cadoudal ordonna d’attendre, et, après avoir courtoisement salué ces bleus, auxquels, la veille, il donnait la mort et desquels il la recevait :

– Venez, messieurs, dit-il. Le spectacle est grand et digne d’être vu par les hommes de tous les partis. Des égorgeurs, des noyeurs, des assassins n’ont pas de drapeau, ou, s’ils ont un drapeau, c’est l’étendard de la mort, le drapeau noir. Venez, nous ne marchons ni les uns ni les autres sous ce drapeau-là.

Et il se remit en route, confondu avec les républicains, ayant confiance en eux, comme ils avaient eu confiance en lui.

Chapitre XXVII. L’exécution §

Celui qui, du village de Moutiers, c’est-à-dire de la partie qui donne sur la gauche, eût vu venir à lui l’étrange cortège qui, lentement, gravissait la montée, eût eu peine à s’expliquer ce que c’était que ce cortège mêlé d’hommes à pied, d’hommes à cheval, de blancs avec le costume consacré par Charette, Cathelineau et Cadoudal, de bleus avec l’uniforme républicain, accompagnés de femmes, d’enfants et de paysans, roulant au milieu de ses flots, agités comme les vagues de l’Océan, une machine inconnue, s’il n’eût été mis au courant par les affiches de Coster de Saint-Victor.

Mais longtemps ces affiches avaient été prises pour une de ces gasconnades étranges comme s’en permettaient les partis à cette époque, et beaucoup peut-être étaient accourus, non pas pour voir l’exécution promise – ils n’osaient l’espérer – mais pour avoir l’explication de cette promesse qui leur était faite. Le rendez-vous était à Moutiers, et tous les paysans des environs attendaient, dès huit heures du matin, sur la place publique du bourg.

Tout à coup on vint leur annoncer qu’un cortège, qui allait grossissant à chaque pas, s’avançait vers la ville. Aussitôt chacun se mit à courir vers le point désigné, et, en effet, aux deux tiers de la montée, on aperçut les chefs vendéens formant l’avant-garde et tenant tous en main une branche verte, comme aux jours des expiations antiques.

La foule réunie à Moutiers déborda alors sur la grande route, et, comme deux marées qui viendraient au-devant l’une de l’autre, les deux fleuves d’hommes se heurtèrent et mêlèrent leurs vagues.

Il y eut un instant de trouble et de lutte ; chacun s’efforçait d’arriver jusqu’à la charrette qui traînait l’échafaud et jusqu’à la voiture qui renfermait Goulin, le bourreau et son aide.

Mais, comme chacun était animé d’un même esprit, que l’enthousiasme était peut-être encore plus grand que la curiosité, ceux qui avaient vu trouvèrent trop juste que les autres vissent à leur tour et s’effacèrent pour céder une part du terrain.

Au fur et à mesure qu’on avançait, Goulin devenait plus pâle, car il comprenait qu’on marchait à un but que l’on finirait par atteindre ; d’ailleurs, il avait vu, sur l’affiche qu’on lui avait mise entre les mains, qu’à Moutiers devait avoir lieu son exécution, et il n’ignorait pas que cette ville qu’il voyait devant lui, et dont chaque pas le rapprochait, était Moutiers. Il roulait sur toute cette foule des yeux hagards, ne pouvant comprendre ce mélange de républicains et de chouans, qui, la veille encore, se battaient avec tant d’acharnement et qui, le matin, se pressaient de si bon accord pour lui servir d’escorte. De temps en temps, il fermait les yeux pour se faire croire sans doute à lui-même que c’était un songe ; mais alors il devait lui sembler, aux balancements de cette voiture, aux mugissements de cette foule qu’il était sur une barque secouée par quelque terrible tempête océanique. Alors, il levait ses bras qu’il avait fini par dégager de l’espèce de linceul dont il était enveloppé, en battait l’air comme un insensé, se mettait debout, voulait crier, et peut-être même criait-il ; mais sa voix était étouffée par le tumulte et il retombait assis entre ses deux sombres compagnons.

Enfin l’on arriva sur le plateau de Moutiers, et le cri de « Halte ! » se fit entendre.

C’était là.

Plus de dix mille personnes couronnaient ce plateau, les premières maisons de la ville étaient couvertes de curieux, les arbres de la route étaient surchargés de spectateurs. Quelques hommes à cheval, et au milieu d’eux une femme portant son bras en écharpe, dominaient la foule de toute la tête.

Ces hommes, c’étaient : Cadoudal d’abord, puis Coster de Saint-Victor, puis les autres chefs des chouans.

La femme, c’était Mlle de Fargas, qui, pour se familiariser avec ses futures émotions des champs de bataille, venait chercher la plus émouvante de toutes, celle que communique aux spectateurs la mort sur l’échafaud.

Lorsque tout le cortège fut bien immobile, que chacun eut pris la place où il comptait rester pendant l’exécution, Cadoudal leva la main et fit signe qu’il voulait parler.

Chacun se tut, les respirations semblèrent s’éteindre dans les poitrines, un morne silence se fit, et les yeux de Goulin se fixèrent sur Cadoudal, dont il ignorait le nom et l’importance, qu’il n’avait pas encore distingué des autres, et qui, cependant, était celui qu’il venait chercher de si loin et qui, dès la première rencontre, changeant de rôle avec lui, s’était fait le juge et avait fait du bourreau la victime, si toutefois un assassin peut, quelle que soit la mort qui lui est réservée, être désigné sous le nom de victime.

Cadoudal avait donc fait signe qu’il voulait parler.

– Citoyens, dit-il, en s’adressant aux républicains, vous le voyez, je vous donne le titre que vous vous donnez vous-mêmes ; mes frères, poursuivit-il en s’adressant aux chouans, et je vous donne le titre sous lequel Dieu vous reçoit en son sein, votre réunion aujourd’hui à Moutiers, le but dans lequel vous êtes réunis prouvent que chacun de vous est convaincu que cet homme a mérité la peine qu’il va subir, et cependant, républicains, qui un jour, je l’espère, serez nos frères, vous ne connaissez pas cet homme comme nous le connaissons.

» Un jour, c’était au commencement de 1793, mon père et moi, nous revenions de porter de la farine dans un faubourg de Nantes ; il y avait famine dans la ville.

» À peine faisait-il jour. Carrier, l’infâme Carrier, n’était point encore arrivé à Nantes ; donc, il faut rendre à César ce qui appartient à César, à Goulin ce qui appartient à Goulin.

» Ce fut Goulin qui inventa les noyades.

» Nous longions, mon père et moi, le quai de la Loire ; nous vîmes un bateau sur lequel on entassait des prêtres ; un homme les y faisait descendre deux par deux et les comptait à mesure qu’ils descendaient.

» Il en compta quatre-vingt-seize ! Ces prêtres étaient liés l’un à l’autre par couples.

» À mesure qu’ils descendaient dans le bâtiment, ils disparaissaient, car on les conduisait à la cale.

» Le bâtiment quitta le bord, s’avança au milieu de la Loire. Cet homme se tenait à l’avant avec un aviron.

» Mon père arrêta son cheval et me dit :

» – Attends et regardons ; il va se passer ici quelque chose d’infâme.

» En effet, le bateau avait une soupape ; quand il fut au milieu de la Loire, la soupape s’ouvrit et les malheureux que contenait la cale furent précipités dans le fleuve.

» À mesure que leurs têtes reparaissaient à la surface de l’eau, ces hommes et quelques misérables de leurs compagnons frappaient sur ces têtes qui portaient déjà la couronne du martyre, et les brisaient à coup d’aviron.

» Cet homme que voilà les excitait à la cruelle besogne. Deux condamnés, cependant, parurent trop éloignés de lui pour être atteints ; ils se dirigèrent vers le rivage, car ils avaient trouvé un banc de sable où ils avaient pied.

» – Alerte ! me dit mon père, sauvons ces deux-là.

» Nous sautâmes à bas de nos chevaux, nous nous laissâmes glisser le long du talus de la Loire, nous courûmes à eux le couteau à la main ; ils crurent que, nous aussi, nous étions des meurtriers et voulurent nous fuir ; mais nous leur criâmes :

» – Venez à nous, hommes de Dieu ! ces couteaux sont pour couper vos liens et non pour vous frapper !

» Ils vinrent à nous ; en un instant, leurs mains étaient libres, nous étions à cheval, eux en croupe, et nous les emportions au galop.

» C’étaient les dignes abbés Briançon et Lacombe.

» Tous deux se réfugièrent avec nous dans nos forêts du Morbihan. L’un est mort de fatigue, de faim et de soif, comme beaucoup de nous sont morts. C’était l’abbé Briançon.

» L’autre (et il montra du doigt un prêtre qui essayait de se cacher dans la foule), l’autre a résisté, l’autre sert le Seigneur notre Dieu par ses prières, comme nous le servons par nos armes. L’autre, c’est l’abbé Lacombe ! Le voici.

» Depuis ce temps, dit-il en désignant Goulin, cet homme, toujours le même, a présidé aux noyades ; il a été, dans tous les supplices qui ont eu lieu à Nantes, le bras droit de Carrier.

» Lorsque Carrier fut mis en jugement et condamné, François Goulin fut mis en jugement en même temps que lui ; mais il se présenta au tribunal comme un instrument qui n’avait pu se refuser d’obéir aux ordres qui lui étaient donnés.

» J’étais possesseur de cette lettre écrite tout entière de sa main…

Cadoudal tira un papier de sa poche.

– Je voulais l’envoyer au tribunal pour éclairer sa conscience. Cette lettre écrite à son digne collègue Perdraux, et qui lui indiquait la manière dont il procédait, était sa condamnation.

» Écoutez, vous hommes des champs de bataille, et dites-moi si jamais bulletin de combat vous a fait frissonner à l’égal de ces lignes.

Cadoudal lut à haute voix, au milieu d’un morne silence, la lettre suivante.

Citoyen,

Exalté par ton patriotisme, tu me demandes comment je m’y prends pour mes mariages républicains.

Lorsque je fais des baignades, je dépouille les hommes et les femmes, je fouille leurs vêtements pour voir s’ils ont de l’argent ou des bijoux ; je mets ces vêtements dans un grand mannequin, puis j’attache un homme et une femme par les poignets, face à face ; je les fais venir sur le bord de la Loire ; ils montent deux à deux dans mon bateau, deux hommes les poussent par-derrière et les précipitent la tête première dans l’eau ; puis, lorsqu’ils tentent de se sauver, nous avons de grands bâtons avec lesquels nous les assommons.

C’est ce que nous appelons le mariage civique.

François Goulin.

– Savez-vous, continua Cadoudal, ce qui m’a empêché d’envoyer ce billet ? C’est la miséricorde du digne abbé Lacombe.

» – Si Dieu, m’a-t-il dit, donne à ce malheureux le moyen de se sauver, c’est qu’il l’appelle à son saint repentir.

» Or, comment s’est-il repenti ? Vous le voyez. Après avoir noyé quinze cents personnes peut-être il saisit le moment où la terreur recommence et sollicite la faveur de revenir dans ce même pays dont il a été le bourreau pour y faire de nouvelles exécutions.

» S’il s’était repenti, moi aussi je lui pardonnerais ; mais, puisque, comme le chien de la Bible, il revient à son vomissement, puisque Dieu a permis qu’il tombe dans mes mains après avoir échappé à celles du tribunal révolutionnaire, c’est que Dieu veut qu’il meure.

Un moment de silence suivit ces dernières paroles de Cadoudal ; puis on vit le condamné se soulever dans la voiture et d’une voix étouffée crier :

– Grâce ! grâce !

– Eh bien ! soit, dit Cadoudal, puisque te voilà debout, regarde autour de toi ; nous sommes bien dix mille qui sommes venus pour te voir mourir ; si parmi ces dix mille voix une seule voix crie : « Grâce ! » grâce te sera faite.

– Grâce ! cria Lacombe en étendant les deux bras. Cadoudal se dressa debout sur ses étriers :

– Vous seul ici parmi nous tous, mon père, n’avez pas le droit de demander grâce pour cet homme. Cette grâce, vous la lui avez faite le jour où vous m’empêchâtes d’envoyer sa lettre au tribunal révolutionnaire. Aidez-le à mourir, c’est tout ce que je puis vous accorder.

Puis, d’une voix qui fut entendue par tous les spectateurs :

– Y a-t-il quelqu’un parmi vous tous, fit-il pour la seconde fois, qui demande la grâce de cet homme ?

Pas une voix ne répondit.

– Tu as cinq minutes pour te réconcilier avec le Ciel, dit Cadoudal à François Goulin. Et, à moins d’un miracle de Dieu lui-même, rien ne peut te sauver. Mon père, ajouta-t-il en s’adressant à l’abbé Lacombe, vous pouvez donner le bras à cet homme et l’accompagner sur l’échafaud.

Puis, à l’exécuteur :

– Bourreau, fais ton devoir.

Le bourreau, qui vit qu’il n’était aucunement question de lui dans l’exécution, si ce n’est pour remplir son office ordinaire, se leva et posa sa main sur l’épaule de François Goulin en signe qu’il lui appartenait.

L’abbé Lacombe s’approcha du condamné.

Mais celui-ci le repoussa.

Alors commença une lutte effroyable entre cet homme, qui ne voulait ni prier ni mourir, et les deux exécuteurs.

Malgré ses cris, malgré ses morsures, malgré ses blasphèmes le bourreau le prit entre ses bras comme il eût fait d’un enfant, et, tandis que son aide préparait le couperet, il le transporta de la voiture sur la plate-forme de la guillotine.

L’abbé Lacombe y était monté le premier, il y attendait le condamné dans un dernier espoir ; mais ses efforts furent vains, il ne put même lui approcher le crucifix de la bouche.

Alors, il se passa sur l’affreux théâtre une scène inénarrable.

Le bourreau et son aide parvinrent à courber le condamné sur la planche fatale ; elle bascula, puis on vit passer comme un éclair, c’était le couteau qui descendait ; on entendit un bruit sourd, c’était la tête qui tombait.

Un silence profond lui succéda, et, au milieu de ce silence, on entendit la voix de Cadoudal qui disait :

– La justice de Dieu est faite !

Chapitre XXVIII. Le 7 fructidor §

Laissons Cadoudal continuer sa lutte désespérée contre les républicains, et, tantôt victorieux, tantôt vaincu, rester, avec Pichegru, le seul espoir que les Bourbons conservassent en France, jetons un regard sur Paris et arrêtons-nous au monument de Marie de Médicis, où continuent d’habiter dans les appartements que nous avons dit, les citoyens directeurs.

Barras avait reçu le message de Bonaparte que lui avait apporté Augereau.

La veille du départ de celui-ci, le jeune général en chef, choisissant l’anniversaire du 14 Juillet, qui répondait au 26 messidor, avait donné une fête à l’armée et fait rédiger des adresses dans lesquelles les soldats d’Italie protestaient de leur attachement pour la République et de leur dévouement à mourir, s’il le fallait, pour elle.

On avait, sur la grande place de Milan, élevé une pyramide au milieu de trophées conquis sur l’ennemi, drapeaux et canons.

Cette pyramide portait les noms de tous les soldats et officiers morts pendant la campagne d’Italie.

Tout ce qu’il y avait de Français à Milan fut convoqué à cette fête, et plus de vingt mille hommes présentèrent les armes à ces glorieux trophées et à cette pyramide couverte de noms immortels, le nom des morts.

Pendant que vingt mille hommes formaient le carré et présentaient à la fois les armes à leurs frères étendus sur les champs de bataille d’Arcole, de Castiglione et de Rivoli, Bonaparte, la tête découverte, et montrant de la main la pyramide, disait :

– Soldats ! c’est aujourd’hui l’anniversaire du 14 Juillet ; vous voyez devant vous les noms de vos compagnons d’armes morts au champ d’honneur pour la liberté et pour la patrie ; ils vous ont donné l’exemple. Vous vous devez tout entiers à la République, vous vous devez tout entiers au bonheur de trente millions de Français, vous vous devez tout entiers à la gloire de ce nom qui a reçu un nouvel éclat par vos victoires.

» Soldats ! je sais que vous êtes profondément affectés des malheurs qui menacent la patrie ; mais la patrie ne peut courir de dangers réels. Les mêmes hommes qui l’ont fait triompher de l’Europe coalisée sont là. Des montagnes nous séparent de la France ; vous les franchiriez avec la rapidité de l’aigle, s’il le fallait pour maintenir la Constitution, défendre la liberté, et protéger les républicains.

» Soldats, le gouvernement veille sur le dépôt qui lui est confié ; les royalistes, dès l’instant qu’ils se montreront, auront vécu. Soyez sans inquiétude et jurons par les mânes des héros qui sont morts près de nous pour la liberté, jurons sur nos drapeaux guerre implacable aux ennemis de la République et de la Constitution de l’an III.

Puis il y eut un banquet, des toasts furent portés.

Bonaparte porta le premier.

– Aux braves Steingel, La Harpe et Dubois, morts au champ d’honneur ! Puissent leurs mânes, dit-il, veiller autour de nous, et nous garantir des embûches de nos ennemis !

Masséna porta un toast à la réémigration des émigrés.

Augereau, qui devait partir le lendemain, chargé des pleins pouvoirs de Bonaparte, s’écria en levant son verre :

– À l’union des républicains français ! À la destruction du Club de Clichy ! Que les conspirateurs tremblent ! De l’Adige et du Rhin à la Seine, il n’y a qu’un pas. Qu’ils tremblent ! leurs iniquités sont comptées, et le prix est au bout de nos baïonnettes.

Au dernier mot de ce toast, trompettes et tambours firent entendre le pas de charge. Chaque soldat courut à son fusil, comme si l’on eût dû partir en effet à l’instant même, et l’on eut toutes les peines du monde à faire reprendre à chacun sa place au festin.

Le Directoire avait vu arriver le messager de Bonaparte avec des sentiments bien divers.

Augereau convenait fort à Barras. Barras, toujours prêt à monter à cheval, toujours prêt à appeler à son aide les jacobins et le peuple des faubourgs, Barras accueillit Augereau comme l’homme de la situation.

Mais Rewbell, mais Larevellière, caractères calmes, têtes sages, eussent voulu un général sage et calme comme eux. Quant à Barthélémy et à Carnot, il va sans dire qu’Augereau ne pouvait leur convenir sous aucun rapport.

Et, en effet, Augereau, tel que nous le connaissons déjà, était un auxiliaire dangereux. Brave homme, excellent soldat, cœur intrépide, mais tête vantarde et langue gasconne, Augereau laissait trop voir dans quel but il avait été envoyé. Mais Larevellière et Rewbell parvinrent à s’emparer de lui et à lui faire comprendre qu’il fallait sauver la République par un acte énergique et sans répandre le sang.

On lui donna, pour lui faire prendre patience, le commandement de la dix-septième division militaire que comprenait Paris.

On était arrivé au 16 fructidor.

La position des différents partis était tellement tendue, que l’on s’attendait, d’un moment à l’autre, à un coup d’État, soit de la part des Conseils, soit de la part des directeurs.

Pichegru était le chef naturel du mouvement royaliste. Si c’était lui qui prenait l’initiative, les royalistes se rangeaient autour de lui.

Le livre que nous écrivons est loin d’être un roman, peut-être même n’est-il point assez un roman pour certains lecteurs ; nous avons déjà dit qu’il était écrit pour côtoyer pas à pas l’histoire. De même que nous avons des premiers mis dans une lumière des plus complètes les événements du 13 vendémiaire et le rôle que Bonaparte y joua, nous devons, à l’époque où nous sommes arrivés, montrer sous son véritable jour Pichegru trop calomnié.

Pichegru, après son refus au prince de Condé, refus dont nous avons détaillé les causes, était entré en correspondance directe avec le comte de Provence, qui, depuis la mort du petit dauphin, prenait le titre de roi Louis XVIII. Or, en même temps qu’il envoyait à Cadoudal son brevet de lieutenant du roi et le cordon rouge, ayant apprécié le désintéressement de Pichegru, qui avait déclaré refuser honneurs et argent, et ne tenter de faire la Restauration que pour la gloire d’être un Monk sans duché d’Albemarle, Louis XVIII écrivait à Pichegru :

Il me tardait beaucoup, monsieur, de pouvoir vous exprimer les sentiments que vous m’inspirez depuis longtemps et l’estime que j’avais pour votre personne. Je cède à ce besoin de mon cœur, et c’en est un pour moi de vous dire que j’avais jugé, il y a dix-huit mois, que l’honneur de rétablir la monarchie française vous serait réservé.

Je ne vous parlerai pas de l’admiration que j’ai pour vos talents et pour les grandes choses que vous avez exécutées. L’Histoire vous a déjà placé au rang des grands généraux et la postérité confirmera le jugement que l’Europe entière a porté sur vos victoires et sur vos vertus.

Les capitaines les plus célèbres ne durent, pour la plupart, leurs succès qu’à une longue expérience de leur art, et vous avez été, dès le premier jour, ce que vous n’avez cessé d’être pendant tout le cours de vos campagnes. Vous avez su allier la bravoure du maréchal de Saxe au désintéressement de M. de Turenne et à la modestie de M. de Catinat. Aussi puis-je vous dire que vous n’avez pas été séparé dans mon esprit de ces noms si glorieux dans nos fastes.

Je confirme, monsieur, les pleins pouvoirs qui vous ont été transmis par M. le prince de Condé. Je n’y mets aucune borne et vous laisse entièrement le maître de faire et d’arrêter tout ce que vous jugerez nécessaire à mon service, compatible avec la dignité de ma couronne et convenable aux intérêts de l’État.

Vous connaissez, monsieur, mes sentiments pour vous, ils ne changeront jamais.

Louis.

Cette seconde lettre suivit la première. Toutes deux donnent une mesure exacte des sentiments de Louis XVIII à l’égard de Pichegru, et doivent influer, non seulement sur ceux des contemporains, mais sur ceux de la postérité :

Vous connaissez, monsieur, les malheureux événements qui ont eu lieu en Italie ; la nécessité d’envoyer trente mille hommes dans cette partie a fait suspendre définitivement le projet de passer le Rhin. Votre attachement à ma personne vous fera juger à quel point je suis affecté de ce contretemps, dans le moment surtout où je voyais les portes de mon royaume s’ouvrir devant moi. D’un autre côté, les désastres ajouteraient, s’il était possible, à la confiance que vous m’avez inspirée. J’ai celle que vous rétablirez la monarchie française, et soit que la guerre continue, soit que la paix ait lieu cet été, c’est sur vous que je compte pour le succès de ce grand ouvrage. Je dépose entre vos mains, monsieur, toute la plénitude de ma puissance et de mes droits. Faites-en l’usage que vous croirez nécessaire à mon service.

Si les intelligences précieuses que vous avez à Paris et dans les provinces, si vos talents, et votre caractère surtout, pouvaient me permettre de craindre un événement qui vous obligeât à sortir du royaume, c’est entre M. le prince de Condé et moi que vous trouveriez votre place. En vous parlant ainsi, j’ai à cœur de vous témoigner mon estime et mon attachement.

Louis.

Donc, d’un côté, Augereau pressait avec les lettres de Bonaparte, et, de l’autre, Pichegru était pressé par les lettres de Louis XVIII.

La nouvelle qu’Augereau avait été mis à la tête de la dix-septième division militaire, c’est-à-dire commandait les forces de Paris, avait appris aux royalistes qu’il n’y avait pas de temps à perdre.

Aussi Pichegru, Villot, Barbé-Marbois, Dumas, Murinais, Delarue, Rovère, Aubry, Lafon-Ladébat, tout le parti royaliste enfin, s’était rassemblé pour prendre une délibération chez l’adjudant général Ramel, commandant la garde du Corps législatif.

Ce Ramel était un brave soldat, adjudant général à l’armée du Rhin, sous les ordres du général Desaix, lorsque, le 1er janvier 1797, il reçut du Directoire l’ordre de se rendre à Paris pour prendre le commandement du Corps législatif.

Ce corps se composait d’un bataillon de six cents hommes, dont la plupart venaient de grenadiers de la Convention, que nous avons vus si bravement marcher au feu, le 13 vendémiaire, sous le commandement de Bonaparte. Là, la situation fut clairement exposée par Pichegru. Ramel était tout entier aux deux Conseils, prêt à obéir aux ordres qui lui seraient donnés par les présidents.

Pichegru proposa de se mettre, le soir même, à la tête de deux cents hommes, et d’arrêter Barras, Rewbell et Larevellière-Lépeaux, qu’on mettrait en accusation le lendemain. Par malheur, il avait été convenu que tout se ferait à la majorité. Les temporiseurs s’opposèrent à la proposition de Pichegru.

– La Convention suffira pour nous défendre, cria Lacuée.

– La Constitution ne peut rien contre les canons, et c’est avec les canons qu’ils répondront à vos décrets, répliqua Villot.

– Les soldats ne seront pas pour eux, insista Lacuée.

– Les soldats sont à celui qui les commande, dit Pichegru. Vous ne voulez pas vous décider, vous êtes perdus. Quant à moi, ajouta-t-il mélancoliquement, il y a longtemps que j’ai fait le sacrifice de ma vie ; je suis las de tous ces débats qui ne mènent à rien. Quand vous aurez besoin de moi, vous viendrez me chercher.

Et, sur ces paroles, il se retira.

Au moment même où Pichegru découragé sortait de chez Ramel, une voiture de poste s’arrêtait à la porte du Luxembourg et l’on annonçait, chez Barras, le citoyen général Moreau.

Chapitre XXIX. Jean-Victor Moreau §

Moreau était à cette époque un homme de trente-sept ans, le seul qui, avec Hoche, contrebalançât, sinon la fortune, du moins la renommée de Bonaparte.

Dès cette époque, il était entré dans une association qui devint plus tard un complot, et qui, établie en 1797, ne fut étouffée qu’à Wagram, en 1809, par la mort du colonel Oudet, chef de cette société dite des philadelphes.

Dans cette société, son nom de guerre était Fabius, en souvenir du fameux consul romain qui remporta la victoire sur Annibal en temporisant.

Aussi nommait-on Moreau le Temporisateur.

Par malheur, cette temporisation n’était point chez lui le résultat d’un calcul, mais l’effet du caractère. Moreau manquait complètement de fermeté dans les aperçus politiques, et de détermination dans la volonté.

Doué d’une vigueur plus instinctive, il eût pu influer sur les événements de la France et se faire une vie en rivalité avec les plus belles existences modernes et antiques.

Moreau était né à Morlaix en Bretagne ; son père était un avocat distingué ; sa famille était considérée et plutôt riche que pauvre. À dix-huit ans, entraîné vers l’état militaire, il s’engagea. Son père, qui voulait faire du jeune Moreau un avocat comme lui, racheta le congé de son fils et l’envoya à Rennes pour y faire son droit.

Il prit bientôt une certaine influence sur ses camarades ; cette influence était due à une incontestable supériorité morale.

Inférieur en intelligence à Bonaparte, inférieur en spontanéité à Hoche, il pouvait rester encore supérieur à beaucoup.

Quand les troubles précurseurs de la Révolution éclatèrent en Bretagne, Moreau adopta le parti du Parlement contre la Cour, et entraîna avec lui toute la corporation des étudiants.

Il s’ensuivit, entre Moreau, que l’on surnomma dès lors le général du Parlement, et le commandant de Rennes, une lutte dans laquelle le vieux soldat n’eut pas toujours l’avantage.

Le commandant de Rennes donna l’ordre alors d’arrêter Moreau.

Moreau, dans le génie duquel était la prudence, ou plutôt dont la prudence était le génie, trouva le moyen de se dérober à toutes les recherches, en se montrant tous les jours, tantôt sur un point, tantôt sur un autre, afin que l’on fût bien convaincu que l’âme de l’opposition parlementaire n’avait point abandonné la vieille capitale de l’Armorique.

Mais, plus tard, voyant que ce Parlement qu’il défendait s’opposait à la convocation des états généraux, et jugeant que cette convocation était nécessaire au futur bonheur de la France, il changea de parti, tout en conservant son opinion, soutint la convocation des états généraux et parut à la tête de tous les attroupements qui s’organisèrent dès lors en Bretagne.

Il était président de la jeunesse bretonne réunie à Pontivy, lorsque le procureur général du département, cherchant à utiliser cette capacité qui se révélait en quelque sorte d’elle-même, le nomma commandant du 1er bataillon de volontaires d’Ille-et-Vilaine.

Voici, au reste, ce que Moreau dit lui-même :

« J’étais voué à l’étude des lois au commencement de cette Révolution qui devait fonder la liberté du peuple français. Elle changea la destination de ma vie ; je la vouai aux armes. Je n’allai pas me placer parmi les soldats de la liberté par ambition, j’embrassai l’état militaire par respect pour les droits de la nation : je devins guerrier parce que j’étais citoyen. »

Moreau devait à ce caractère calme, et même un peu lymphatique, un coup d’œil sûr au milieu du danger et un sang-froid étonnant dans un jeune homme. À cette époque, les hommes manquaient encore, mais allaient se présenter en foule ; ses qualités, quoiqu’un peu négatives, valurent à Moreau le grade de général en chef.

Pichegru, homme de génie, apprécia Moreau, homme de talent, et lui conféra, en 1794, le grade de général de division.

À partir de ce moment, il eut sous ses ordres un corps de vingt-cinq mille hommes et fut particulièrement chargé de la conduite des sièges.

Dans la brillante campagne de 1794, qui soumit la Hollande à la France, Moreau commanda l’aile droite de l’armée.

La conquête de la Hollande était jugée impossible par tous les stratégistes, la Hollande étant, on le sait, une terre plus basse que la mer, conquise sur la mer et que l’on peut inonder à volonté.

Les Hollandais risquèrent ce demi-suicide ; ils percèrent les digues qui retenaient les eaux de la mer, et crurent échapper à l’invasion en inondant leurs provinces.

Mais tout à coup un froid inconnu dans cette contrée, un froid qui s’éleva jusqu’à quinze degrés, un froid tel qu’on ne l’avait vu qu’une fois dans tout le cours d’un siècle, vient glacer les canaux et les fleuves.

Alors, avec une audace qui n’appartient qu’à eux, les Français s’aventurent sur l’abîme. C’est d’abord l’infanterie qui risque le passage, puis vient la cavalerie à son tour, puis l’artillerie légère ; et, comme on voit que les glaces supportent ce poids insolite, on fait descendre et rouler sur cette mer improvisée jusqu’à la grosse artillerie de siège. On se bat à la surface de l’eau, comme on se battait autrefois sur la terre ferme ; les Anglais sont attaqués et chassés à la baïonnette, les batteries autrichiennes sont emportées ; ce qui devait sauver la Hollande, la perd. Le froid, qui deviendra plus tard l’ennemi mortel de l’Empire, s’est fait l’allié fidèle de la République.

Alors, rien ne peut plus s’opposer à l’envahissement des Provinces-Unies. Les remparts ne défendent plus les villes, les glaces sont au niveau des remparts. Arnheim, Amsterdam, Rotterdam, La Haye sont prises. La conquête d’Overyssel, de Groningue et de Frise achève de livrer toute la Hollande.

Restait la flotte du stathouder, surprise par les glaces dans le détroit du Texel et dont les pièces sont restées à fleur d’eau.

Moreau fait traîner ses canons pour répondre à l’artillerie de la flotte ; il combat des vaisseaux comme il eût combattu des forteresses, lance un régiment de hussards à l’abordage ; et une flotte, chose inouïe dans l’histoire des peuples et dans les annales de la marine, est prise par un régiment de cavalerie légère.

C’étaient toutes ces choses qui avaient grandi Pichegru et Moreau, en laissant cependant chacun à sa place, Moreau n’étant toujours que l’habile lieutenant d’un homme de génie.

Sur ces entrefaites, Pichegru fut appelé au commandement de l’armée de Rhin-et-Moselle, et Moreau eut le commandement de l’armée du Nord.

Bientôt, comme nous l’avons dit, Pichegru soupçonné fut rappelé à Paris, et Moreau appelé à le remplacer au commandement en chef de l’armée de Rhin-et-Moselle.

Dès l’ouverture de la campagne, les troupes légères avaient pris un fourgon faisant partie des équipages du général autrichien de Klinglin. Dans une cassette qui avait été remise à Moreau se trouvait toute la correspondance de Fauche-Borel avec le prince de Condé. Cette correspondance rendait compte des relations qu’avait eues Fauche-Borel, sous le nom du citoyen Fenouillot, commis voyageur en vins de Champagne, avec Pichegru.

C’est ici que chacun a le droit de juger à sa guise et selon sa conscience la conduite de Moreau.

Moreau, l’ami de Pichegru, l’obligé de Pichegru, le lieutenant de Pichegru, devait-il prendre connaissance purement et simplement du contenu de cette cassette et la renvoyer à son ancien général en disant : « Gardez-vous ! » ou bien devait-il, faisant passer la patrie avant le cœur, le stoïcien avant l’ami, devait-il faire ce qu’il fit ? à savoir employer six mois à déchiffrer et à faire déchiffrer toutes ces lettres écrites en chiffres, et devait-il, les soupçons justifiés, mais la culpabilité non prouvée, devait-il profiter des préliminaires de la Paix de Leoben, et, quand la tempête déjà s’amassait sur la tête de Pichegru, venir frapper à la porte de Barras et dire :

– Me voilà, je suis la foudre !

Or, c’était cela que venait dire Moreau à Barras ; c’étaient ces preuves, non pas de trahison, mais de négociation, qui manquaient au Directoire pour accuser Pichegru, que Moreau apportait au Directoire.

Barras passa deux heures en tête à tête avec Moreau, s’assurant qu’il tenait contre son ennemi des armes d’autant plus mortelles qu’elles étaient empoisonnées.

Puis, quand il fut bien convaincu qu’il y avait matière, sinon à condamnation, du moins à procès, il sonna.

Un huissier entra.

– Allez, dit Barras, me chercher le ministre de la Police et mes deux collègues, Rewbell et Larevellière-Lépeaux.

Puis, tirant sa montre :

– Dix heures du soir, dit-il ; nous avons six heures devant nous.

Et, tendant la main à Moreau :

– Citoyen général, ajouta-t-il, tu arrives à temps. Puis, avec son fin sourire :

– Nous te revaudrons cela.

Moreau demanda la permission de se retirer. Cette permission lui fut accordée ; il eût autant gêné Barras que Barras l’eût gêné.

Les trois directeurs restèrent en séance jusqu’à deux heures du matin. Le ministre de la Police s’empressa de se rendre près d’eux et l’on envoya chercher successivement Merlin (de Douai) et Augereau.

Puis l’on expédia, vers une heure du matin, chez l’imprimeur du gouvernement une adresse conçue en ces termes :

Le Directoire, attaqué vers deux heures du matin par les troupes des deux Conseils sous le commandement de l’adjudant général Ramel, a été obligé de repousser la force par la force.

Après un combat d’une heure, les troupes des deux Conseils ont été battues, et force est demeurée au gouvernement.

Plus de cent prisonniers sont restés aux mains des directeurs ; demain, on donnera la liste de leurs noms et des détails plus amples sur cette conspiration qui a failli renverser le pouvoir établi.

18 fructidor, quatre heures du matin.

Cette pièce curieuse était signée Barras, Rewbell et Larevellière-Lépeaux ; c’était Sothin, ministre de la Police, qui l’avait proposée et en avait fait la rédaction.

– On ne croira pas à votre affiche, avait dit Barras en haussant les épaules.

– On y croira pendant la journée de demain, répondit Sothin, et c’est tout ce qu’il nous faut. Peu nous importe qu’on n’y croie pas après-demain, le tour sera fait.

Les directeurs se séparèrent en donnant l’ordre d’arrêter, avant tout, leurs deux collègues Carnot et Barthélemy.

Chapitre XXX. Le 18 fructidor §

Tandis que le ministre de la Police Sothin rédigeait ses affiches et proposait de faire fusiller Carnot et quarante-deux députés, tandis qu’on annulait la nomination de Barthélemy, le cinquième directeur, et qu’on promettait à Augereau sa place si, le lendemain au soir, on était content de lui, deux hommes jouaient tranquillement au trictrac dans un coin du Luxembourg.

L’un de ces deux hommes, le plus jeune de trois ans seulement, avait commencé par être officier du génie, et avait publié des essais de mathématiques qui l’avaient fait admettre dans plusieurs sociétés savantes. En outre, il avait composé un éloge de Vauban qui avait été couronné par l’Académie de Dijon.

Capitaine dans l’arme du génie au commencement de la Révolution, il avait été nommé chevalier de Saint Louis. En 1791, il avait été élu député à l’Assemblée législative par le département du Pas-de-Calais. Là, son premier discours avait été dirigé contre les princes émigrés à Coblence, contre le marquis de Mirabeau, contre le cardinal de Rohan et contre M. de Calonne, qui intriguait près des rois étrangers pour les décider à déclarer la guerre à la France. Il proposa de remplacer les officiers nobles, émigrés de l’armée, par les sous-officiers et les sergents. En 1792, il demanda la démolition de toutes les bastilles dans l’intérieur de la France, et présenta des mesures pour faire disparaître l’obéissance passive exigée des soldats et des officiers.

Dans les jours où la Révolution était menacée par l’étranger, il avait demandé la fabrication de trois cent mille piques, pour armer le peuple de Paris. Nommé député à la Convention nationale, il avait voté la mort du roi sans sourciller. Il avait fait réunir à la France la Principauté de Monaco et une partie de la Belgique.

Envoyé à l’armée du Nord en mars 1793, il avait, sur le champ de bataille de Wattignies, destitué le général Gratien, qui avait reculé devant l’ennemi, et, s’étant placé lui-même à la tête de la colonne française, il avait reconquis le terrain que nous avions perdu.

Nommé, au mois d’août de la même année, membre du Comité de salut public, il déploya un talent immense, devenu proverbial aujourd’hui, pour organiser quatorze armées et former des plans de campagne, non seulement pour chaque armée en particulier, mais encore pour l’ensemble de leurs opérations. C’était alors qu’il avait fait obtenir à nos armées les étonnantes victoires qui se succédèrent depuis la reprise de Toulon jusqu’à la reddition des quatre places fortes du Nord.

Cet homme, c’était Lazare-Nicolas-Marguerite Carnot, le quatrième directeur, lequel, n’ayant pas pu s’entendre avec Barras, Rewbell et Larevellière-Lépeaux, venait d’être condamné à mort par ses collègues, qui le jugeaient trop dangereux pour le laisser vivre.

Son partenaire, celui qui secouait les dés avec autant de nonchalance que Carnot y mettait d’énergie, était le marquis François Barthélemy, le dernier nommé des directeurs, qui n’avait d’autre mérite que d’être neveu de l’abbé Barthélemy, auteur du « Voyage du Jeune Anacharsis ».

Ministre de France en Suisse pendant la Révolution, il avait conclu à Bâle, deux ans auparavant, les traités de paix avec la Prusse et l’Espagne qui avaient mis un terme à la première coalition.

Il avait été nommé à cause de son modérantisme bien connu, et c’est ce modérantisme qui le faisait justement exclure par ses collègues et qui venait de faire décider son incarcération.

Il était une heure du matin lorsque Carnot, sur un coup d’éclat, termina sa sixième partie de trictrac.

Les deux amis se quittèrent en se serrant la main.

– Au revoir, dit Carnot à Barthélemy.

– Au revoir ? répliqua Barthélemy ; en êtes-vous bien sûr, cher collègue ? Par le temps qui court, je ne me couche jamais certain de revoir le lendemain l’ami que je quitte.

– Que diable craignez-vous ? demanda Carnot.

– Heu ! heu ! fit Barthélemy, un coup de poignard est bientôt donné.

– Bon ! dit Carnot, vous pouvez être tranquille, allez ; ce n’est pas vous qu’ils feront assassiner, c’est moi. Vous êtes trop bonhomme pour qu’ils songent à vous redouter, ils vous traiteront en roi fainéant : vous serez rasé et renfermé dans un cloître.

– Mais alors, si vous craignez cela, reprit Barthélemy, pourquoi préférez-vous être vaincu à vaincre ? Car enfin, d’après les propositions que l’on nous a faites, il ne tenait qu’à nous de renverser nos trois confrères.

– Mon cher, dit Carnot, vous n’y voyez pas plus loin que votre nez, qui, malheureusement, n’est pas si long que celui de votre oncle. Quels sont les hommes qui nous font ces propositions ? Des royalistes. Or, croyez-vous que jamais les royalistes puissent me pardonner ce que j’ai fait contre eux ? Je n’ai que le choix de la mort : avec les royalistes, pendu comme régicide ; avec les directeurs, assassiné comme royaliste. J’aime mieux être assassiné.

– Et, avec ces idées-là, lui demanda Barthélemy, vous allez coucher chez vous ?

– Où voulez-vous que je couche ?

– Mais à un endroit quelconque, quelque part où vous puissiez vous mettre en sûreté.

– Je suis fataliste ! si le poignard doit me trouver, il me trouvera… Bonsoir, Barthélemy ! J’ai ma conscience pour moi : j’ai voté la mort du roi, mais j’ai sauvé la France. C’est à la France de veiller sur moi.

Et Carnot rentra chez lui et se coucha aussi tranquillement qu’il avait l’habitude de le faire.

Carnot ne se trompait pas ; l’ordre avait été donné à un Allemand de l’arrêter, et, à la moindre résistance qu’il ferait, de l’assassiner.

À trois heures du matin, l’Allemand et les sbires se présentèrent à la porte de Carnot, qui logeait avec son frère cadet.

Le domestique de Carnot, en voyant les sbires, en écoutant leur chef demander, en mauvais français, où était le citoyen Carnot, les conduisit au lit du plus jeune des deux frères Carnot, qui, n’ayant rien à craindre pour lui, laissa un instant les soldats dans l’erreur.

Puis le valet courut prévenir son maître qu’on venait pour l’arrêter.

Carnot, presque nu, se sauva par une des portes du jardin du Luxembourg dont il avait la clé.

Le domestique revint alors. En le revoyant, le prisonnier comprit que son frère était sauvé et se fit reconnaître.

Les soldats, furieux, parcoururent tout l’appartement de Carnot, mais ils ne trouvèrent que son lit vide et tiède encore.

Une fois dans les jardins du Luxembourg, le fugitif s’arrêta un instant ; il ne savait plus où aller. Il se présenta dans un hôtel garni de la rue d’Enfer, mais on lui répondit qu’il n’y avait pas le plus petit cabinet vacant.

Il se remit en route, cherchant au hasard, quand tout à coup le canon d’alarme se fit entendre.

À ce bruit, quelques portes et quelques fenêtres s’ouvrirent. Qu’allait-il devenir à moitié nu ? Il ne pouvait manquer d’être arrêté par la première patrouille, et de tous côtés des troupes se dirigeaient vers le Luxembourg.

Au coin de la rue de la Vieille-Comédie une patrouille commençait à apparaître.

Un portier entrouvrait sa porte, Carnot se précipita chez lui.

Le hasard voulut que ce fût un brave homme, qui le tint caché jusqu’à ce qu’il eût le temps de se préparer une autre retraite.

Quant à Barthélemy, quoique Barras lui eût fait pressentir par deux fois dans la journée le sort qui l’attendait, il ne prit aucune précaution.

Une heure après avoir quitté Carnot, il fut arrêté dans son lit, ne demanda pas même à voir l’ordre de son arrestation, et ces mots : « Ô ma patrie ! » furent les seuls qu’il prononça.

Son domestique, Letellier, qui, depuis vingt ans, ne l’avait jamais quitté, demanda à être arrêté avec son maître.

Cette singulière faveur lui fut refusée : nous verrons comment il l’obtint plus tard.

Les deux Conseils avaient nommé une commission qui devait rester en permanence.

Cette commission avait pour président Siméon. Il n’était point encore arrivé lorsque le canon d’alarme retentit.

Pichegru avait passé la nuit à cette commission avec ceux des conjurés qui étaient décidés à opposer la force à la force ; mais aucun ne croyait que le moment fût si proche où le Directoire oserait faire son coup d’État.

Plusieurs membres de la commission étaient armés et entre autres Rovère et Villot, qui, apprenant tout à coup que la commission était cernée, voulaient se faire jour, le pistolet à la main.

Mais Pichegru s’y opposa.

– Nos autres collègues ici réunis ne sont point armés, dit-il ; ils seraient massacrés par ces misérables qui ne demandent qu’un prétexte : ne les abandonnons pas.

Au même instant, la porte de la commission s’ouvrit, et un membre des Conseils, nommé Delarue, s’élança dans la chambre.

– Ah ! mon cher Delarue, lui cria Pichegru, que diable venez-vous faire ici ? Nous allons tous être arrêtés.

– Eh bien ! nous le serons ensemble, dit tranquillement Delarue.

Et, en effet, Delarue, pour ne pas séparer son sort de celui de ses collègues, avait eu le courage de forcer trois fois la garde pour arriver à la commission. On était venu le prévenir chez lui du danger qu’il courait ; mais il refusa de fuir, ce qui lui eût été facile. Et, après avoir embrassé, sans les réveiller, sa femme et ses enfants, il était venu, comme nous l’avons vu, rejoindre ses collègues.

Nous avons dit, dans le chapitre précédent, comment, malgré ses instances, Pichegru, qui offrait d’amener les trois directeurs enchaînés à la barre du Corps législatif, si on voulait lui donner deux cents hommes, n’avait pu obtenir ce qu’il demandait.

Cette fois, on voulait se défendre ; il était trop tard.

À peine Delarue avait-il échangé les quelques paroles que nous avons dites avec Pichegru, que la porte de la commission fut enfoncée et qu’un flot de soldats conduits par Augereau fit irruption dans la salle.

Augereau se trouvait près de Pichegru. Il étendit la main pour le saisir au collet.

Delarue tira un pistolet de sa poche et voulut faire feu sur Augereau ; mais dans le mouvement qu’il fit, une baïonnette lui traversa le bras.

– Je t’arrête ! dit Augereau en saisissant Pichegru.

– Misérable ! s’écria celui-ci. Il ne te manquait que de te faire sbire du citoyen Barras !

– Soldats ! cria un membre de la commission, serez-vous assez hardis pour porter la main sur Pichegru, votre général ?

Sans répondre, Augereau se jeta sur lui, et, aidé de quatre soldats, il finit, après une lutte violente, par lui tordre les bras et les lui lier derrière le dos.

Pichegru arrêté, la conspiration n’ayant plus de tête, personne n’essaya de faire résistance.

Le général Mathieu Dumas, le même qui fut ministre de la Guerre à Naples sous Joseph Napoléon, et qui a laissé des mémoires si curieux, se trouvait à la commission au moment où l’on vint la cerner ; il portait l’uniforme d’officier général. Il sortit par la porte qui avait donné entrée à Augereau et descendit les escaliers.

Sous le vestibule, une sentinelle croise la baïonnette devant lui.

– Personne ne peut sortir, dit-elle.

– Je le sais bien, répond le général, puisque c’est moi qui viens d’en donner l’ordre.

– Pardon, mon général, dit le factionnaire en levant son fusil.

Et Mathieu Dumas passa sans plus de résistance.

Il fallait, pour plus de sûreté, sortir de Paris.

Mathieu Dumas prend ses deux aides de camp, les fait monter à cheval, s’avance au galop vers la barrière, donne ses ordres au poste, passe derrière les murs pour aller rejoindre, dit-il, un autre poste et disparaît.

Chapitre XXXI. Le Temple §

Voici comment les choses s’étaient passées :

Lorsqu’un grand événement s’accomplit, comme le 13 vendémiaire, comme le 18 fructidor, cet événement creuse sur le livre de l’Histoire une date indélébile. Tout le monde connaît cette date, et, lorsqu’on prononce ces mots : « 13 vendémiaire » ou « 18 fructidor », chacun sait les suites qu’eut le grand événement consacré par une de ces dates, mais bien peu savent les ressorts secrets qui ont tout préparé pour que cet événement s’accomplît.

Il en résulte que nous nous sommes surtout imposé pour tâche, dans nos romans historiques, ou dans nos histoires romantisées, de dire ce que personne n’avait dit avant nous, et de raconter les choses que nous savons, mais que bien peu de personnes savent avec nous.

Puisqu’une indiscrétion tout amicale a fait connaître la façon dont nous nous sommes procuré les livres précieux et les sources originales et rares où nous avons puisé, c’est ici le moment de dire ce que nous devons à l’obligeante communication de ces pièces curieuses qu’il est si difficile de faire descendre de leurs rayons. Elles ont été pour nous le flambeau qui nous a conduit à travers les arcanes du 13 vendémiaire et nous n’avons eu qu’à le rallumer pour pénétrer dans ceux du 18 fructidor.

C’est donc avec la certitude de dire la vérité, rien que la vérité, toute la vérité, que nous pouvons répéter cette phrase, la première de ce chapitre :

Voici comment les choses s’étaient passées :

Le 17 au soir, l’adjudant général Ramel, après avoir visité ses postes, était allé prendre les ordres des membres de la commission qui devaient rester en permanence durant toute la nuit. Il assista à la scène où, comme nous l’avons dit, Pichegru, empêché par ses collègues de prendre les devants, leur prédit ce qui arriverait, et, avec son insouciance habituelle, pouvant fuir et se dérober à la persécution prévue, se laissa aller au courant de sa destinée.

Lorsque Pichegru fut sorti, les autres députés s’affermirent dans la conviction que le Directoire n’oserait rien tenter contre eux, ou que, du moins, si cette tentative avait lieu, elle n’était point instante encore et de quelques jours n’était point à craindre ; il entendit même, avant son départ, quelques-uns des députés, et, entre autres, Émery, Mathieu Dumas, Vaublanc, Tronçon du Coudray et Thibaudeau, s’indigner de cette supposition et de l’espèce de terreur qu’elle jetait dans le public.

L’adjudant général Ramel fut donc congédié sans aucun ordre nouveau ; il lui fut seulement enjoint de faire ce jour-là ce qu’il avait fait la veille et ce qu’il devait faire le lendemain.

En conséquence, il retourna à son quartier et se contenta de s’assurer qu’en cas d’alerte ses grenadiers seraient prêts à prendre les armes.

Deux heures après, c’est-à-dire à une heure du matin, il reçut du ministre de la Guerre l’ordre de se rendre chez lui.

Il courut à la salle des commissions, où il ne restait qu’un des inspecteurs, nommé Rovère, qu’il trouva couché. Il lui rendit compte de l’ordre qu’il venait de recevoir, le priant d’en mesurer l’importance à l’heure avancée de la nuit.

Ramel ajouta qu’on l’avait fait prévenir que plusieurs colonnes de troupes entraient dans Paris. Mais toutes ces probabilités menaçantes ne purent rien sur Rovère, qui déclara être fort tranquille et avoir d’excellentes raisons de demeurer dans cette tranquillité.

Ramel, en sortant de la salle de la commission, rencontra le commandant du poste de cavalerie, chargé, comme lui, de la garde des Conseils. Ce dernier annonça qu’il avait retiré ses vedettes et fait passer sa troupe au-delà des ponts, ainsi que les deux pièces de canon qui étaient dans la grande cour des Tuileries.

– Comment avez-vous pu faire une pareille chose, lui demanda Ramel, quand je vous avais ordonné tout le contraire ?

– Mon général, ce n’est pas ma faute, lui répondit-il ; c’est le commandant en chef Augereau qui a donné cet ordre, et l’officier de cavalerie a refusé positivement de suivre les vôtres.

Ramel rentra, alla de nouveau solliciter Rovère de prévenir ses collègues, lui annonçant ce qui venait de se passer depuis qu’il l’avait vu.

Mais Rovère s’entêta dans sa confiance et lui répondit que tous ces mouvements de troupes ne signifiaient absolument rien, qu’il en avait été prévenu et que plusieurs corps devaient défiler de bonne heure sur les ponts, pour aller manœuvrer.

Ramel pouvait donc être parfaitement tranquille, les rapports de Rovère étaient fidèles, il pouvait compter sur eux et Ramel pouvait, sans aucun inconvénient, se rendre à l’ordre du ministre de la Guerre.

La crainte d’être séparé de sa troupe empêcha Ramel d’obéir. Il se retira chez lui, mais ne se coucha point et resta tout habillé et tout armé.

À trois heures du matin, un ancien garde du corps avec lequel il avait été très lié à l’armée des Pyrénées, nommé Poinçot, se fit annoncer de la part du général Lemoine et remit à Ramel un billet conçu en ces termes :

Le général Lemoine somme, au nom du Directoire, le commandant des grenadiers du Corps législatif de donner passage par le pont tournant à une colonne de mille cinq cents hommes, chargés d’exécuter les ordres du gouvernement.

– Je suis étonné, dit Ramel, qu’un ancien camarade, qui doit me connaître, se soit chargé de m’intimer un ordre que je ne peux suivre sans me déshonorer.

– Fais comme tu voudras, répondit Poinçot, mais je te préviens que toute résistance sera inutile ; huit cents de tes grenadiers sont déjà enveloppés par quarante pièces de canon.

– Je n’ai d’ordre à recevoir que du Corps législatif, s’écria Ramel.

Et, s’élançant hors de chez lui, il se mit à courir vers les Tuileries.

Un coup de canon d’alarme partit si près de lui, qu’il le prit pour un signal d’attaque.

Sur la route, il rencontra deux de ses chefs de bataillon, Ponsard et Fléchard, tous deux excellents officiers, dans lesquels il avait toute confiance.

Il rentra aussitôt dans la chambre de la commission, où il trouva les généraux Pichegru et Villot. Il envoya sans tarder des ordonnances chez le général Mathieu Dumas et chez les présidents des deux Conseils, Lafon-Ladébat, président du Conseil des Anciens, et Siméon, président du Conseil des Cinq-Cents. Il fit aussi prévenir les députés dont les logements lui étaient connus pour être voisins des Tuileries.

Ce fut en ce moment que, la grille du pont tournant étant forcée, les divisions d’Augereau et de Lemoine se réunirent ; le jardin fut rempli des soldats des deux armées ; on braqua une batterie sur la salle du Conseil des Anciens, toutes les avenues furent fermées, tous les postes furent doublés et masqués par des forces supérieures.

Nous avons dit comment la porte s’ouvrit, comment un flot de soldats entra dans la salle des commissions, ayant Augereau à sa tête, et comment, personne n’osant porter la main sur Pichegru, Augereau commit ce sacrilège, terrassant et faisant lier celui qui avait été son général ; enfin, nous avons dit comment, Pichegru pris, aucune résistance n’avait été opposée, de sorte que l’ordre fut donné de conduire tous les prisonniers au Temple.

Les trois directeurs veillaient, assistés du ministre de la Police, qui, après avoir fait coller ses affiches, était venu les retrouver.

Le ministre de la Police était d’avis de faire fusiller à l’instant même les prisonniers dans le jardin du Luxembourg, sous le prétexte qu’ils avaient été pris les armes à la main.

Rewbell se rangea de son avis ; le doux Larevellière-Lépeaux, cet homme de paix qui toujours avait été pour les mesures de miséricorde, fut prêt à donner l’ordre fatal, quitte à dire comme Cicéron, de Lentulus et de Cethégus : « Ils ont vécu. »

Barras seul, et c’est une justice à lui rendre, s’opposa de toutes ses forces à cette mesure, disant qu’à moins qu’on ne le tînt en prison pendant cette exécution, il se jetterait entre les victimes et les balles.

Enfin, un député nommé Guillemardet, qui s’était fait l’ami des directeurs en adoptant leur parti, proposa, pour en finir, la déportation à Cayenne.

Cet amendement fut voté et adopté d’enthousiasme.

Le ministre de la Police crut devoir à Barthélemy cet égard de le conduire lui-même au Temple.

Nous avons dit que son domestique Letellier avait demandé à le suivre. On s’y était opposé d’abord, puis on lui avait accordé sa demande.

– Quel est cet homme ? demanda Augereau, qui ne le reconnaissait pas pour un déporté.

– C’est mon ami, répondit Barthélemy. Il a demandé à me suivre, et…

– Bon ! dit Augereau en l’interrompant, quand il saura où tu vas, il ne sera pas si pressé.

– Je te demande pardon, citoyen général, répondit Letellier, partout où ira mon maître, j’irai avec lui.

– Même à l’échafaud ? demanda Augereau.

– À l’échafaud surtout, répondit celui-ci.

À force d’instances et de prières, les portes de la prison furent ouvertes aux femmes des déportés.

Chaque pas qu’elles faisaient dans ces cours où avait tant souffert une reine de France, devenait un nouveau supplice pour elles. Des soldats ivres les insultaient à chaque pas.

– Vous venez pour ces gueux-là ? disaient-ils en montrant les prisonniers. Pressez-vous de leur dire adieu aujourd’hui, car ils seront fusillés demain.

Pichegru, nous l’avons déjà dit, n’était point marié. En venant à Paris, il n’avait pas voulu déplacer la pauvre Rose, à laquelle nous l’avons vu envoyer, sur ses économies, un parapluie qui fut si joyeusement reçu. En voyant venir les femmes de ses collègues, il s’avança vers elles et prit entre ses bras le petit Delarue qui pleurait.

– Pourquoi pleures-tu, mon enfant ? lui dit Pichegru les larmes aux yeux et en l’embrassant.

– Parce que, répondit l’enfant, de méchants soldats ont arrêté mon petit père.

– Tu as bien raison, pauvre petit, repartit Pichegru en jetant sur ceux qui le regardaient un regard de mépris ; ce sont de méchants soldats ! de bons soldats ne se seraient pas faits bourreaux.

Le même jour, Augereau écrivait au général Bonaparte :

Enfin, mon général, ma mission est accomplie et les promesses de l’armée d’Italie ont été acquittées cette nuit.

Le Directoire s’est déterminé à un coup de vigueur ; le moment était encore incertain, les préparatifs encore incomplets, la crainte d’être prévenu a précipité les mesures. À minuit, j’ai envoyé l’ordre à toutes les troupes de se mettre en marche vers des points désignés. Avant le jour, tous les points et toutes les principales places étaient occupés avec du canon ; à la pointe du jour, les salles des Conseils étaient cernées, les gardes du Directoire fraternisaient avec nos troupes, et les membres dont je vous envoie la liste ont été arrêtés et conduits au Temple.

On est à la poursuite d’un plus grand nombre.

Carnot a disparu.

Paris est calme, émerveillé d’une crise qui s’annonçait terrible et qui s’est passée comme une fête.

Le patriote robuste des faubourgs proclame le salut de la République et les collets noirs sont sous terre.

Maintenant, c’est à la sage énergie du Directoire et des patriotes des deux Conseils à faire le reste.

Le local des séances est changé, et les premières opérations promettent le bien. Cet événement est un grand pas vers la paix ; c’est à vous de franchir l’espace qui nous en tient encore éloignés.

N’oubliez pas la lettre de change de vingt-cinq mille francs, c’est urgent.

Augereau.

Suivait la liste, contenant soixante-quatorze noms.

Chapitre XXXII. Les déportés §

Le Temple avait, pour la plupart de ceux que l’on venait d’y conduire, des souvenirs qui n’étaient pas précisément sans remords politiques.

Quelques-uns d’entre eux, après avoir envoyé Louis XVI au Temple, c’est-à-dire après avoir fermé sur lui les portes de cette prison, les avaient rouvertes pour l’envoyer à la mort.

Ce qui signifie que plusieurs des déportés étaient des régicides.

Libres dans l’intérieur, ils s’étaient ralliés autour de Pichegru, comme autour de la personnalité la plus éminente. Pichegru, qui n’avait rien à se reprocher à l’égard du roi Louis XVI, mais qui, tout au contraire, était puni pour la pitié que lui avaient inspirée les Bourbons, Pichegru, archéologue, historien, homme de lettres, se mit à la tête du groupe qui demandait à visiter les appartements de la tour.

Lavilleheurnois, ancien maître des requêtes sous Louis XVI, agent secret des Bourbons pendant la Révolution, complice, avec Brotier-Deprèle, d’une conspiration contre le gouvernement républicain, leur servait de guide.

– Voici la chambre de l’infortuné Louis XVI, dit-il en ouvrant la porte de l’appartement où l’auguste prisonnier avait été enfermé.

Rovère, le même à qui s’était adressé Ramel, et qui lui avait expliqué qu’il n’y avait rien à craindre du mouvement des troupes, Rovère, ancien lieutenant de Jourdan Coupe-Tête, qui avait fait à l’Assemblée législative l’apologie du massacre de la Glacière, ne put supporter la vue de cette chambre, et, se frappant le front de ses deux mains, il se retira.

Pichegru, redevenu aussi calme que s’il eût été encore à la tête de l’armée du Rhin, déchiffrait les inscriptions écrites au crayon sur les boiseries et au diamant sur les vitres.

Il lut celle-ci :

« Ô mon Dieu, pardonne à ceux qui ont fait mourir mes parents !

» Ô mon frère, veille sur moi du haut du ciel !

» Puissent les Français être heureux ! »

Il n’y avait pas de doute sur la main qui avait tracé ces lignes ; cependant, Pichegru voulut s’assurer de la vérité.

Lavilleheurnois disait bien qu’il reconnaissait l’écriture de Madame Royale ; mais Pichegru fit monter le concierge, qui affirma que c’était, en effet, l’auguste fille du roi Louis XVI qui avait, d’un cœur chrétien, émis ces différents souhaits. Puis il ajouta :

– Messieurs, je vous en prie, n’effacez point ces lignes tant que je serai ici. J’ai fait vœu que personne n’y toucherait.

– Bien, mon ami, vous êtes un brave homme, dit Pichegru, tandis que Delarue au-dessous de ces mots : « Puissent les Français être heureux ! » écrivait ceux-ci : « Le Ciel exaucera les vœux de l’innocence ! »

Cependant, tout séparés du monde qu’ils étaient, les déportés eurent la satisfaction de voir à plusieurs reprises qu’ils n’en étaient pas complètement oubliés.

Le soir même du 18 fructidor, comme elle sortait du Temple, où permission lui avait été donnée de voir son mari, la femme d’un des prisonniers fut accostée par un homme qu’elle ne connaissait point.

– Madame, lui dit-il, vous appartenez sans doute à l’un des malheureux qui ont été arrêtés ce matin ?

– Hélas ! oui, monsieur, répondit-elle.

– Eh bien ! permettez, quel qu’il soit, que je lui fasse cette légère avance, qu’il me rendra quand les temps seront meilleurs.

Et, disant cela, il lui remit trois rouleaux de louis dans la main.

Un vieillard, que Mme Lafon-Ladébat ne connaissait point, se présenta chez elle, le 19 fructidor au matin.

– Madame, dit-il, j’ai voué à votre mari toute l’estime et toute l’amitié qu’il mérite, veuillez lui remettre cinquante louis ; je suis au désespoir de n’avoir en ce moment que cette faible somme à lui offrir.

Mais lui, voyant son hésitation et en devinant la cause :

– Madame, votre délicatesse ne doit point souffrir ; je ne fais que prêter cet argent à votre mari, il me le rendra à son retour.

Presque tous les condamnés à la déportation avaient longtemps occupé les premiers emplois de la République, soit comme généraux, soit comme ministres. Au 18 fructidor, chose remarquable, au moment du départ pour l’exil, ils étaient tous dans l’indigence.

Pichegru, le plus pauvre de tous, le jour de son arrestation, en apprenant qu’il ne serait point fusillé comme il l’avait cru d’abord, mais simplement déporté, s’inquiétait du sort de sa sœur et de son frère, dont il soutenait seul l’existence.

Quant à la pauvre Rose, on sait que, grâce à son aiguille, elle gagnait sa vie et était la plus riche de tous. Si elle eût su le coup qui frappait son ami, c’eût été elle certainement qui fût accourue de Besançon, et qui lui eût ouvert sa bourse.

Ce qui inquiétait surtout cet homme qui avait sauvé la France sur le Rhin, qui avait conquis la Hollande, la province la plus riche de toutes, qui avait manié des millions, et refusé des millions pour se vendre, tandis qu’on l’accusait d’avoir reçu neuf cents louis en or, de s’être fait donner la principauté d’Arbois, avec deux cent mille livres de rente, réversibles par moitié sur sa femme et ses enfants, le Château de Chambord avec douze pièces de canon prises par lui sur l’ennemi – ce qui l’inquiétait, cet homme qui n’était pas marié, qui n’avait, par conséquent, ni femme ni enfants, cet homme qui s’était donné pour rien lorsqu’il pouvait se vendre cher, c’était une dette de six cents francs qui n’était pas acquittée !

Il fit venir son frère et sa sœur, et, s’adressant à cette dernière :

– Tu trouveras, lui dit-il, dans le logement que j’occupais, l’habit, le chapeau et l’épée avec lesquels j’ai conquis la Hollande ; mets-les en vente avec cette inscription : « Habit, chapeau et épée de Pichegru, déporté à Cayenne. »

La sœur de Pichegru obéit, et, le lendemain, elle revenait le rassurer, lui disant qu’une main pieuse lui avait fait passer les six cents francs, en échange des trois objets mis en vente et que sa dette était acquittée.

Barthélemy, un des hommes considérables de l’époque, politiquement parlant, puisqu’il avait fait avec l’Espagne et la Prusse les premiers traités de paix qu’eût signés la République, Barthélemy, qui pouvait se faire donner un million de chacune de ces deux puissances, n’avait pour tout bien qu’une ferme rapportant huit cents livres de rente.

Villot, au moment de sa proscription, ne possédait en tout que mille francs. Huit jours auparavant, il les avait prêtés à un homme qui se disait son ami, et qui, au moment de son départ, trouva moyen de ne pas les lui rendre.

Lafon-Ladébat, qui, depuis la proclamation de la République, oubliait ses intérêts pour ceux du pays, après avoir possédé une immense fortune, eut peine à réunir cinq cents francs lorsqu’il apprit sa condamnation. Ses enfants, chargés de liquider sa fortune, payèrent tous les créanciers et se trouvèrent dans la misère.

Delarue soutenait son vieux père et toute sa famille. Riche avant la Révolution, mais entièrement ruiné par elle, il ne dut qu’à l’amitié les secours qu’il reçut en partant. Son père, vieillard de soixante-neuf ans, était inconsolable, et cependant la douleur ne put le tuer.

Il vivait dans l’espoir de revoir un jour son fils.

Trois mois après le 18 fructidor, on lui apprend qu’un officier de marine arrivé à Paris a rencontré Delarue dans les déserts de la Guyane.

Il veut aussitôt le voir et l’entendre ; le récit de l’officier doit intéresser toute la famille, la famille est réunie. Le marin entre. Le père de Delarue se lève pour aller à sa rencontre ; mais, au moment où il va lui jeter les bras au cou, la joie le tue et il tombe foudroyé aux pieds de celui qui venait lui dire : « J’ai vu votre fils ! »

Quant à Tronçon du Coudray, qui ne vivait que de ses appointements, il était dépourvu de tout lors de son arrestation et partit avec deux louis pour toute fortune.

Peut-être ai-je tort ; mais il me semble qu’il est bon, puisque l’historien néglige ce soin, que le romancier marche à la suite des révolutions et des coups d’État, et apprenne à l’avenir que ce n’est pas toujours ceux à qui l’on élève des statues qui sont dignes de son admiration et de son respect.

C’était Augereau qui, après avoir été chargé de l’arrestation, était préposé à la garde des prisonniers. Il leur avait donné pour gardien immédiat un homme qui sortait, à ce qu’on prétendait, depuis un mois, des galères de Toulon, où il avait été mis, en exécution du jugement d’un conseil de guerre, pour crimes de vol, assassinat et incendie, commis dans la Vendée.

Les prisonniers restèrent au Temple depuis le 18 fructidor au matin jusqu’au 21 fructidor au soir.

À minuit, le geôlier les réveilla en leur annonçant que vraisemblablement ils allaient partir, et qu’ils avaient un quart d’heure pour se préparer.

Pichegru, qui avait conservé l’habitude de dormir tout habillé, fut prêt le premier, et il alla de chambre en chambre pour faire hâter ses compagnons.

Il descendit le premier et trouva au bas de la tour le directeur Barthélemy, entre le général Augereau et le ministre de la Police Sothin, qui l’avait amené au Temple dans sa propre voiture.

Et, comme Sothin avait été convenable envers lui, et que Barthélemy le remerciait, le ministre lui répondit :

– On sait ce que c’est qu’une révolution ! aujourd’hui votre tour, le nôtre peut-être demain.

Et, comme Barthélemy, inquiet du pays avant de s’inquiéter de lui-même, demandait s’il n’était arrivé aucun malheur et si la tranquillité publique n’avait point été troublée :

– Non, répondit le ministre ; le peuple a avalé la pilule, et, comme la dose était bonne, elle a bien pris.

Puis, voyant tous les déportés au pied de la tour :

– Messieurs, dit-il, je vous souhaite un bon voyage.

Et, remontant dans sa voiture, il partit.

Alors, Augereau fit l’appel des condamnés. À mesure qu’on les nommait, une garde conduisait aux voitures, le long d’une haie de soldats qui l’insultaient, celui qui venait d’être nommé.

Quelques-uns de ces hommes, de ces bâtards du ruisseau, qui sont toujours prêts à injurier ce qui tombe, essayaient, à travers les soldats, de frapper les déportés au visage, de leur arracher leurs vêtements ou de leur jeter de la boue.

– Pourquoi les laisse-t-on aller ? criaient-ils. On nous avait promis de les fusiller !

– Mon cher général, dit Pichegru en passant devant Augereau (et il appuya sur le mot général), si vous aviez promis cela à ces braves gens, c’est mal à vous de ne pas leur tenir parole.

Chapitre XXXIII. Le voyage §

Quatre voitures, ou plutôt quatre fourgons, montés sur quatre roues formant des espèces de cages fermées de tous les côtés par des barreaux de fer, qui, au moindre cahot, meurtrissaient les prisonniers, reçurent les seize déportés.

Ils furent placés quatre par quatre, sans que l’on s’inquiétât ni de leur faiblesse, ni de l’état de leurs blessures. Quelques-uns avaient reçu des coups de sabre ; d’autres avaient été meurtris, soit par les soldats qui les arrêtaient, soit par la populace, dont l’avis sera toujours que les vaincus ne souffrent point assez.

Par chaque voiture et par chaque groupe de quatre hommes, il y avait un gardien chargé de la clé du cadenas fermant la grille qui servait de portière.

Le général Dutertre commandait l’escorte, forte de quatre cents hommes d’infanterie, de deux cents hommes de cavalerie et de deux pièces de canon.

Chaque fois que les déportés montaient dans leur cage ou en descendaient, les deux pièces de canon étaient braquées diagonalement chacune sur deux voitures, et les canonniers, mèche allumée, se tenaient prêts à tirer sur ceux qui eussent essayé de fuir, comme sur ceux qui n’eussent point essayé.

Le 22 fructidor (8 septembre), à une heure du matin, les condamnés se mirent en marche par un temps affreux.

Ils avaient à traverser tout Paris, partant du Temple pour sortir par la barrière d’Enfer et prendre la route d’Orléans.

Mais, au lieu de suivre la rue Saint-Jacques, l’escorte, après le pont, tourna à droite et conduisit le convoi au Luxembourg.

Il y avait bal chez les trois directeurs, ou plutôt chez Barras, dans lequel ils se résumaient tous trois.

Barras, prévenu, accourut au balcon, suivi de ses invités, et leur montra Pichegru, trois jours auparavant le rival de Moreau, de Hoche et de Bonaparte ; Barthélemy, son collègue ; Villot, Delarue, Ramel et tous ceux enfin qu’un écart de fortune ou qu’un oubli de la Providence venait de mettre à sa disposition. Au milieu des éclats de rire d’une joie bruyante, les déportés entendirent Barras recommander à Dutertre, l’homme d’Augereau, d’avoir bien soin de ces messieurs.

Ce à quoi Dutertre répondit :

– Soyez tranquille, général.

On verra bientôt ce qu’entendait Barras par ces mots : « Ayez bien soin de ces messieurs. »

Pendant ce temps, la populace qui sortait du club de l’Odéon avait entouré les voitures, et, comme on lui refusait ce qu’elle demandait avec insistance, la permission de mettre les déportés en morceaux, on les enveloppa, pour la consoler, de pots à feu qui lui permirent de les voir tout à son aise.

Enfin, au milieu des cris de mort, des hurlements de rage, les voitures défilèrent par la rue d’Enfer et sortirent de Paris.

À deux heures de l’après-midi, on avait fait huit lieues seulement, on arrivait à Arpajon. Barthélémy et Barbé-Marbois, les plus faibles entre les déportés, étaient couchés la face contre terre et semblaient épuisés.

En apprenant que l’étape du jour était finie, les prisonniers eurent l’espoir d’être conduits dans une prison convenable où ils pussent prendre quelques instants de repos. Mais le commandant de l’escorte les conduisit à la prison des voleurs, examinant la contenance de chacun et se faisant une joie de la répulsion que les condamnés manifestaient à cette vue.

Par malheur, la première voiture ouverte était celle de Pichegru, sur la figure duquel il était impossible de lire la moindre impression. Il se contenta de dire en approchant d’une espèce de trou :

– Si c’est un escalier, éclairez-moi ; si c’est un puits, prévenez-moi tout de suite.

C’était un escalier dont plusieurs marches étaient dégradées.

Cette tranquillité exaspéra Dutertre.

– Ah ! scélérat, dit-il, vous avez l’air de me braver ; mais nous verrons si, un jour ou l’autre, je ne viens pas à bout de votre insolence.

Pichegru, arrivé le premier, annonça à ses compagnons qu’on avait eu l’attention d’étendre de la paille pour eux et remercia Dutertre de cette attention. Seulement, la paille trempait dans l’eau et le cachot était infect.

Barthélemy descendit le second, doux, calme, mais épuisé et sentant qu’il n’avait pas un instant de repos à attendre ; à moitié couché dans cette eau glacée, il leva les mains au ciel en murmurant :

– Mon Dieu ! mon Dieu !

On amena alors Barbé-Marbois ; on le soutenait sous les deux bras ; à l’odeur méphitique qui s’exhalait du cachot, il recula en disant :

– Faites-moi donc fusiller tout de suite, et épargnez-moi l’horreur d’une pareille agonie.

Mais la femme du geôlier qui suivait par-derrière :

– Tu fais bien le difficile, dit-elle ; tant d’autres qui valaient mieux que toi n’ont pas fait tant de cérémonies pour y descendre.

Et, le poussant par le bras, elle le précipita, la tête la première, du haut en bas de l’escalier.

Villot, qui venait derrière, entendit le cri que jetait Barbé-Marbois en tombant et celui que poussaient les deux déportés qui le voyaient tomber et qui s’élançaient pour le recevoir, et, saisissant la femme par le cou :

– Par ma foi, dit-il, j’ai bien envie de l’étrangler. Qu’en dites-vous, vous autres ?

– Lâchez-la, Villot, dit Pichegru, et descendez avec nous.

On avait relevé Barbé-Marbois ; il avait le visage meurtri et l’os de la mâchoire fracassé.

Les trois déportés sains et saufs se mirent à crier :

– Un chirurgien ! un chirurgien !

On ne leur répondit pas.

Ils demandèrent alors de l’eau, pour laver les blessures de leur compagnon, mais la porte était refermée et ne se rouvrit que deux heures après, pour laisser passer un pain de munition et une cruche d’eau, leur dîner.

Tous avaient très soif, mais Pichegru, habitué à toutes les privations, offrit immédiatement sa part d’eau pour laver les blessures de Barbé-Marbois ; les autres prisonniers ne permirent pas ce sacrifice ; l’eau nécessaire au pansement fut prélevée sur la part de tous, et, comme Barbé-Marbois ne pouvait pas manger, sa ration fut portée à l’unanimité au double de celle des autres.

Le lendemain, 23 fructidor (9 septembre), on se remit en marche à sept heures du matin, sans s’inquiéter de la façon dont avaient passé la nuit les déportés et sans qu’on eût permis à un chirurgien de visiter le blessé.

À midi, on arriva à Étampes, Dutertre fit faire halte au milieu de la place et livra ses prisonniers aux insultes de la populace, à qui l’on permit d’entourer les voitures, et qui profita de la permission pour huer, maudire et couvrir de boue ceux dont elle ne connaissait pas le crime, et qui étaient criminels à ses yeux, par cela seul qu’ils étaient prisonniers.

Les déportés demandèrent qu’on avançât ou qu’on leur permît de descendre. Les deux choses furent refusées. L’un des déportés, Tronçon du Coudray, se trouvait à Étampes dans le département de Seine-et-Oise, dont il était le député, et précisément dans le canton où tous les habitants l’avaient porté à l’élection avec le plus d’ardeur.

Il ressentit d’autant plus vivement l’ingratitude et l’abandon de ses concitoyens. Alors, se levant tout à coup comme s’il eût été à la tribune et répondant à ceux qui le désignaient sous son nom :

– Eh bien ! oui, c’est moi, dit-il ; c’est moi-même, votre représentant ! le reconnaissez-vous dans cette cage de fer ? C’est moi que vous aviez chargé de soutenir vos droits, et c’est dans ma personne qu’ils ont été violés. Je suis traîné au supplice sans avoir été jugé, et sans même avoir été accusé. Mon crime, c’est d’avoir protégé votre liberté, vos propriétés, vos personnes ; d’avoir voulu donner la paix à la France, et, par conséquent, d’avoir voulu vous rendre vos enfants, que décime la baïonnette ennemie ; mon crime, c’est d’avoir été fidèle à la Constitution que nous avions jurée, et voilà qu’aujourd’hui, pour prix de mon zèle à vous servir et à vous défendre, voilà que vous vous joignez à nos bourreaux ! Vous êtes des misérables et des lâches, indignes d’être représentés par un homme de cœur.

Et il rentra dans son immobilité.

La foule resta un instant stupéfaite, écrasée par cette véhémente sortie ; mais bientôt elle recommença ses outrages qui augmentèrent lorsqu’on apporta aux seize condamnés leur dîner, consistant en quatre pains de munition et en quatre bouteilles de vin.

Cette exposition dura trois heures.

Le même soir, on alla coucher à Angerville, où Dutertre voulut, comme il avait fait la veille, entasser les prisonniers dans un cachot.

Mais son adjudant général (bizarre ressemblance !) qui se nommait Augereau, comme celui qui les avait arrêtés, prit sur lui de les loger dans une auberge, où ils passèrent une assez bonne nuit, et où Barbé-Marbois put obtenir un chirurgien.

Le 24 fructidor (10 septembre), on arriva de bonne heure à Orléans, et on passa tout le reste de la journée et la nuit suivante dans une maison de réclusion, autrefois le couvent des Ursulines.

Cette fois, les déportés ne furent point gardés par leur escorte, mais par la gendarmerie, qui tout en observant sa consigne, se montra pour eux d’une grande humanité.

Puis ils ne tardèrent pas à reconnaître sous les habits de deux servantes, qui leur avaient été données comme des femmes du peuple, deux femmes du monde, qui avaient revêtu des habits grossiers pour être à même de leur offrir des secours et de l’argent.

Elles proposèrent même à Villot et à Delarue de les aider à fuir ; elles pouvaient faciliter l’évasion de deux prisonniers, mais pas plus.

Villot et Delarue refusèrent, craignant, par leur fuite, d’aggraver le sort de leurs collègues.

Les noms de ces deux anges de charité sont restés inconnus. Les nommer à cette époque, c’eût été les dénoncer.

L’Histoire a, de temps en temps, un de ces regrets qui lui arrache un soupir.

Le lendemain, on arriva à Blois.

En avant de la ville, un rassemblement considérable de bateliers attendait les voitures dans l’espoir de les briser et d’assassiner ceux qu’elles renfermaient.

Mais le capitaine de cavalerie qui commandait le détachement, et qui se nommait Gauthier, – l’Histoire a conservé le nom de celui-là, comme elle a conservé le nom de Dutertre – fit signe aux déportés qu’ils n’avaient rien à craindre.

Il prit quarante hommes et bouscula toute cette canaille.

Mais, à défaut des cris, les injures furent prodiguées. Les noms de scélérats, de régicides, d’accapareurs, leur furent jetés aveuglément par cette populace furieuse, au milieu de laquelle on passa pour aller loger les prisonniers dans une petite église très humide, sur le pavé de laquelle on avait répandu un peu de paille.

En entrant dans l’église, une bousculade permit à la populace d’approcher les condamnés d’assez près pour que Pichegru sentît qu’on lui glissait un billet dans la main.

Aussitôt que les déportés furent seuls, Pichegru lut le billet ; il contenait ces mots :

Général, sortir de la prison où vous êtes, monter à cheval, vous sauver sous un autre nom à la faveur d’un passeport, tout cela ne dépend que de vous. Si vous y consentez, aussitôt après avoir lu ce billet, approchez-vous de la garde qui vous surveille et ayez soin d’avoir votre chapeau sur la tête ; ce sera la preuve de votre consentement. Alors, soyez, de minuit à deux heures, habillé, et veillez.

Pichegru s’approcha de la garde, la tête nue.

Celui qui voulait le sauver jeta sur lui un regard d’admiration et s’éloigna.

Chapitre XXXIV. L’embarquement §

Les apprêts du départ de Blois furent si longs que les prisonniers craignaient qu’on ne les y fît séjourner et que, pendant ce séjour, on n’arrivât à leur faire un mauvais parti. Ils en furent d’autant plus convaincus que l’adjudant général commandant leur escorte sous Dutertre, qui se nommait Collin et qui était connu dans le pays pour avoir fait les massacres du 2 septembre, et un de ses compagnons, nommé Guillet, qui n’avait pas meilleure réputation que lui, entrèrent dans la prison vers six heures du matin.

Ils paraissaient fort émus, grondaient, comme pour s’exciter eux-mêmes, et regardaient les déportés avec de mauvais sourires.

L’officier municipal qui accompagnait les prisonniers depuis Paris eut comme une illumination.

Il alla droit à eux, et fermement devant eux :

– Pourquoi tardez-vous à partir ? leur dit-il. Tout est prêt depuis longtemps ; la foule augmente, votre conduite est plus que suspecte : je vous ai vus et entendus l’un et l’autre ameuter le peuple et le pousser à commettre des violences sur les personnes des déportés. Je vous déclare que, s’il arrive quelque accident à leur sortie, je ferai consigner ma déposition sur le registre de la municipalité, et c’est vous qu’elle accusera.

Les deux coquins balbutièrent quelques excuses ; on amena les voitures, les prisonniers furent accompagnés par les mêmes clameurs, les mêmes imprécations et les mêmes menaces qui les avaient accueillis la veille ; mais aucun ne fut atteint ni blessé par les coups qu’on essaya de leur porter ni les pierres qu’on leur jeta.

À Amboise, on coucha dans une chambre si étroite, que les condamnés n’avaient pas assez d’espace pour s’étendre sur la paille ; ils durent rester debout ou assis. Ce n’est qu’à Tours qu’ils espérèrent prendre quelque repos, mais ils se trompaient cruellement.

Les autorités de la ville venaient de subir une épuration ; elles étaient encore sous le coup de la terreur.

On mit les prisonniers à la Conciergerie, c’est-à-dire à la prison occupée par les galériens. Confondus avec eux, quelques déportés demandèrent un local particulier.

– Voilà votre appartement, dit le geôlier en désignant un petit cachot humide et infect.

Alors, les galériens montrèrent plus de pudeur que les nouveaux magistrats de Tours, et l’un d’eux, s’approchant des déportés, leur dit humblement :

– Messieurs, nous sommes bien fâchés de vous voir ici ; nous ne sommes pas dignes de vous approcher ; mais, si, dans le malheureux état où nous sommes réduits, il y a quelques services que nous puissions vous rendre, soyez assez bons pour les accepter. Le cachot que l’on vous a préparé est le plus froid et le plus humide de tous ; nous vous prions de prendre le nôtre, il est plus grand et moins humide.

Pichegru, au nom de ses compagnons, remercia ces malheureux, et, en secouant la main de celui qui avait porté la parole :

– C’est donc parmi vous, dit-il, qu’il faut maintenant chercher des cœurs d’hommes ?

Il y avait plus de trente heures que les déportés n’avaient mangé, lorsqu’on leur distribua à chacun une livre de pain et une bouteille de vin.

Ce fut pour eux un jour de gala.

Le lendemain, on s’arrêta à Sainte-Maure. Le lieutenant général Dutertre ayant trouvé dans cette petite ville une colonne mobile de la garde nationale, composée de paysans, en profita pour donner quelque repos à sa troupe, dont les hommes ne pouvaient plus mettre un pied devant l’autre. Il chargea, en conséquence, cette colonne de garder les déportés sous la responsabilité du corps municipal qui, heureusement, n’était pas épuré.

Ces braves paysans eurent pitié des malheureux prisonniers ; ils leur procurèrent du pain et du vin, de sorte qu’une fois ils purent manger à leur faim, boire à leur soif. En outre, ils étaient moins étroitement gardés, et telle était la négligence de ces braves gens, dont la plupart n’étaient armés que de piques, que les prisonniers pouvaient aller jusqu’à la chaussée, et, de cette chaussée, voyaient une forêt qui semblait se trouver là tout exprès pour leur offrir un refuge.

Ramel hasarda la proposition d’essayer de fuir ; mais les uns s’y opposèrent, parce que fuir, selon eux, était confesser leur culpabilité ; les autres s’y refusèrent, parce que leur fuite eût cruellement compromis leurs gardiens et eût fait punir ceux que, les premiers, ils avaient trouvés sensibles à leur détresse.

Le jour parut sans qu’on eût beaucoup dormi, car la nuit tout entière s’était écoulée dans cette discussion, et il fallut rentrer dans les cages de fer et redevenir la chose de Dutertre.

On traversa cette forêt profonde que, la veille, on avait regardée avec tant d’avidité ; les chemins étaient affreux. Quelques-uns obtinrent la permission de marcher entre quatre cavaliers ; Barbé-Marbois, Barthélemy et du Coudray, blessés, presque mourants, ne purent profiter de la permission. Couchés sur le plancher, à chaque cahot ils étaient jetés contre les barres de fer qui les meurtrissaient et, malgré leur stoïcisme, leur arrachaient des cris de douleur : Barthélemy fut le seul qui, pas une seule fois, ne fit entendre une plainte.

À Châtellerault, on les enferma dans un cachot tellement infect, que trois d’entre eux tombèrent asphyxiés en y entrant. Pichegru repoussa la porte que l’on allait fermer, et, tirant à lui un soldat, il le jeta au fond du cachot où cet homme faillit s’évanouir. Celui-ci rendit compte de l’impossibilité de demeurer dans une pareille atmosphère ; on laissa la porte ouverte et l’on y mit des sentinelles.

Barbé-Marbois était fort mal ; du Coudray, qui le soignait, était assis sur la paille auprès de lui. Un malheureux qui, depuis trois ans, subissait la peine des fers dans un cachot voisin, obtint de visiter les prisonniers, leur apporta de l’eau fraîche et offrit son lit à Marbois qui se trouva un peu mieux après y avoir pris deux heures de repos.

– Ayez patience, leur disait cet homme ; on finit par s’accoutumer à tout, et j’en suis un exemple, puisque depuis trois ans j’habite un cachot pareil au vôtre.

À Lusignan, la prison se trouva trop petite pour contenir les seize déportés ; il pleuvait à verse, un vent froid soufflait du nord ; Dutertre, que rien n’embarrassait, ordonna de bien fermer les cages, fit dételer les chevaux, et cages et prisonniers restèrent sur la place publique. Ils étaient là depuis une heure à peu près, lorsque le maire et le commandant de la garde nationale vinrent demander, sous leur responsabilité, de les faire loger dans une auberge. Ils l’obtinrent, non sans difficulté ; à peine les prisonniers étaient-ils établis dans trois chambres avec renfort de sentinelles aux portes et sous les fenêtres, qu’ils virent arriver un courrier qui s’arrêta dans cette même auberge où on les avait conduits ; quelques-uns, plus faciles à l’espérance que les autres, crurent que ce courrier était porteur d’heureuses nouvelles. Tous furent d’avis qu’il annonçait un événement d’importance.

Et, en effet, il apportait l’ordre d’arrêter le général Dutertre, à cause des concussions et des friponneries qu’il avait commises depuis le départ des déportés, et de le ramener à Paris.

On trouva sur lui les huit cents louis d’or qu’il avait reçus pour la dépense du convoi, dépense qu’il supprimait et à laquelle il subvenait par des réquisitions frappées sur les municipalités.

Les déportés apprirent cette nouvelle avec joie ; ils virent approcher la voiture qui lui était destinée, et Ramel, poussant la curiosité jusqu’à vouloir examiner sa contenance, ouvrit la fenêtre.

Mais aussitôt la sentinelle de la rue fit feu et sa balle brisa la traverse de la fenêtre.

Dutertre arrêté, la conduite du convoi incombait donc à son second, Guillet.

Mais Guillet, nous l’avons dit, ne valait guère mieux que Dutertre. Le lendemain, le maire de Saint-Maixent, où l’on avait fait halte, s’étant approché des déportés et ayant eu le malheur de leur dire : « Messieurs, je prends beaucoup de part à votre situation et tous les bons citoyens partagent mon sentiment », il mit lui-même la main sur le maire, le jeta entre deux soldats et ordonna à ceux-ci de le conduire en prison.

Mais cet acte de brutalité révolta tellement les habitants de la ville, dont le brave homme paraissait fort aimé, qu’ils se soulevèrent et forcèrent Guillet de leur rendre leur syndic.

Ce qui tourmentait le plus les déportés, c’est qu’ils ignoraient complètement le lieu de leur destination. Ils avaient entendu parler de Rochefort, mais d’une manière vague. Privés de toute relation avec leurs familles, ils ne pouvaient obtenir aucune lumière sur le sort qui les attendait.

À Surgères, ce sort leur fut révélé. Le maire avait insisté pour que les prisonniers fussent logés à l’auberge et l’avait obtenu.

Pichegru, Aubry et Delarue étaient couchés sur des matelas étendus à terre dans une chambre du premier étage, séparée de la pièce de dessous par un plancher si mal joint, que l’on pouvait voir tout ce qui s’y passait.

Les chefs de l’escorte, sans se douter qu’ils étaient vus et entendus, s’y firent servir à souper. Un officier de marine vint les y joindre. Chaque mot que disaient ces hommes était important pour les malheureux condamnés ; ils écoutèrent.

Le souper, long et copieux, fut fort gai. Les souffrances dont on accablait les déportés firent les frais de cette gaieté. Mais, à minuit et demi, le souper terminé, l’officier de marine fit remarquer qu’il était temps de s’occuper de l’opération.

Ce mot opération attira, comme on le comprend bien, toute l’attention des trois déportés.

Un homme qui leur était inconnu, et qui servait de secrétaire à Guillet, apporta des plumes, de l’encre et du papier, et se mit à écrire sous la dictée du commandant.

Cette dictée était un procès-verbal constatant que, conformément aux derniers ordres du Directoire, les déportés n’étaient sortis de leurs cages que pour entrer dans le Brillant, brigantin préparé à Rochefort pour les recevoir.

Pichegru, Aubry et Delarue, quoique atterrés par l’audition de ce procès-verbal fait d’avance, prenant les devants d’un jour et ne laissant aucun doute sur la déportation, gardèrent le secret vis-à-vis de leurs camarades.

Ils pensèrent qu’il serait assez tôt pour eux d’apprendre cette triste nouvelle à Rochefort.

On y arriva le 21 septembre, entre trois et quatre heures du soir. Le convoi quitta la chaussée de la ville, défila sous les glacis, où une foule immense de curieux attendait, tourna la place et se dirigea vers les bords de la Charente.

Il n’y avait plus de doute, non seulement pour ceux qui avaient surpris le secret fatal, mais encore pour les treize autres qui ignoraient tout. Ils allaient être embarqués, lancés sur l’océan, dénués des choses les plus nécessaires à la vie et soumis à tous les risques d’une navigation dont ils ne pouvaient deviner le terme.

Enfin, les voitures s’arrêtèrent. Quelques centaines de matelots et de soldats, déshonorant l’uniforme de la marine, se placèrent en haie au moment où l’on tira les déportés de leur cage, qu’ils en étaient réduits à regretter. Des cris féroces les accueillent :

– À bas les tyrans ! à l’eau ! à l’eau les traîtres !…

Un de ces hommes s’était avancé, sans doute dans le but de mettre sa menace à exécution ; les autres le suivaient de près. Le général Villot marcha droit à lui, et, croisant les bras :

– Misérable ! lui dit-il, tu es trop lâche pour me rendre ce service !…

Un canot s’approcha, un commissaire fit l’appel, et, les uns après les autres, aussitôt nommés, les déportés descendirent dans l’embarcation.

Le dernier, Barbé-Marbois, était dans un état si désespéré que le commissaire déclara que, si on l’embarquait faible et mourant comme il était, il ne supporterait pas deux jours de navigation.

– Que t’importe, imbécile ? lui dit le commandant Guillet. Tu ne dois compte que de ses os.

Un quart d’heure après, les déportés étaient à bord d’un bâtiment à deux mâts, mouillé vers le milieu de la rivière. C’était le Brillant, petit corsaire pris sur les Anglais. Ils y furent reçus par une douzaine de soldats qui semblaient avoir été choisis exprès pour faire sur eux l’office de bourreaux. On les entassa à l’entrepont dans un réduit si étroit, que la moitié d’entre eux à peine pouvait s’asseoir ; si bas, que les autres ne pouvaient se tenir debout, et qu’ils étaient obligés de se relayer dans cette position, dont l’une ne valait guère mieux que l’autre.

Une heure après leur installation, on voulut bien se rappeler qu’ils devaient avoir besoin de nourriture.

On descendit alors deux baquets, l’un vide et que l’on plaça dans un coin, l’autre contenant des fèves à demi cuites, nageant dans une eau rousse plus dégoûtante encore que le vase qui la renfermait. Un pain de munition et une ration d’eau, seules choses dont les prisonniers firent usage, complétaient cet immonde repas, servi à des hommes que leurs concitoyens avaient choisis comme les plus dignes d’entre eux pour les représenter.

Les déportés ne touchèrent point aux fèves du baquet, quoiqu’ils n’eussent pas mangé depuis trente-six heures, soit à cause du dégoût qu’elles leur causaient, soit parce qu’on avait jugé à propos de ne leur donner ni cuiller ni fourchette.

Et, comme, pour introduire un peu d’air dans leur réduit, ils étaient obligés de laisser la porte ouverte, ils étaient l’objet des railleries des soldats, qui arrivèrent à un degré de grossièreté telle que Pichegru, oubliant qu’il n’avait plus le droit de commander, leur ordonna de se taire.

– C’est toi qui feras bien de te taire, lui répondit l’un d’eux. Prends garde, tu n’es pas encore sorti de nos mains.

– Quel âge as-tu ? lui demanda Pichegru voyant sa jeunesse.

– Seize ans, répondit le soldat.

– Messieurs, dit Pichegru, si jamais nous revenons en France, voilà un enfant qu’il ne faut pas oublier ; il promet.

Chapitre XXXV. Adieu, France ! §

Cinq heures s’écoulèrent avant que le bâtiment mît à la voile ; il appareilla enfin, et, après une heure de marche, mouilla dans la grande rade.

Il était à peu près minuit.

Un grand mouvement se fit alors entendre sur le pont ; au milieu des menaces multipliées qui avaient accueilli les déportés en arrivant à Rochefort, les cris « À l’eau ! » et « Boire à la grande tasse », arrivaient distinctement jusqu’à eux. Aucun ne s’était communiqué sa pensée secrète, mais tous s’attendaient à trouver la fin de leurs tortures dans le lit de la Charente. Sans doute que le bâtiment qui les contenait, ou celui à bord duquel ils allaient être transportés, était un de ces bâtiments à soupape, ingénieuse invention de Néron pour se débarrasser de sa mère, et de Carrier pour noyer les royalistes.

Le commandement de mettre deux chaloupes à la mer est fait ; un officier ordonne à haute voix que chacun se tienne à son poste ; puis, après un moment de silence, les noms de Pichegru et d’Aubry sont prononcés.

Ils prennent congé de leurs compagnons en les embrassant, et montent sur le pont.

Un quart d’heure se passe.

Tout à coup les noms de Barthélemy et de Delarue retentissent.

Sans doute, on en a fini avec les deux premiers et le tour des deux autres arrive. Ils embrassent leurs compagnons comme ont fait Aubry et Pichegru, et montent sur le pont, d’où ils passent dans un petit canot où on les fait asseoir côte à côte sur un banc. Un matelot se place sur un autre banc vis-à-vis ; la voile est déployée, ils partent comme un trait.

À chaque instant, les deux déportés sondent du pied le canot, croyant voir la soupape, par où sont probablement passés leurs compagnons, s’ouvrir et les engloutir à leur tour.

Mais, cette fois, leurs craintes étaient vaines : on les transportait du brigantin Le Brillant sur la corvette La Vaillante, où leurs deux compagnons les avaient précédés et où les douze autres devaient les suivre.

Ils y furent reçus par le capitaine Julien, sur la figure duquel ils essayèrent d’abord de lire le sort qui les attendait.

La figure affectait d’être sévère ; mais, lorsque le capitaine se vit seul avec eux :

– Messieurs, leur dit-il, on voit que vous avez beaucoup souffert ; mais prenez patience : tout en exécutant les ordres du Directoire, je ne négligerai rien de ce qui pourra adoucir votre sort.

Par malheur pour eux, Guillet les avait suivis ; il entendit ces derniers mots. Une heure après, le capitaine Julien était remplacé par le capitaine Laporte.

Chose bizarre ! La Vaillante, corvette de vingt-deux pièces de canon, que montaient les déportés, venait d’être construite tout récemment à Bayonne, et Villot, qui était commandant général de la contrée, avait été choisi pour être son parrain. C’était lui qui l’avait nommée La Vaillante. On fit descendre les déportés dans l’entrepont, et comme on ne songeait pas à leur donner à manger :

– Veut-on décidément nous laisser mourir de faim ? demanda Dessonville, celui d’entre les déportés qui souffrait le plus cruellement du manque de nourriture.

– Non, non, messieurs, dit en riant un officier de la corvette nommé Des Poyes ; soyez tranquilles, on va vous servir à souper.

– Donnez-nous seulement quelques fruits, dit Barbé-Marbois mourant, quelque chose qui rafraîchisse la bouche.

Un nouvel éclat de rire accueillit cette demande, et, de dessus le pont, on jeta aux malheureux affamés deux pains de munition.

« Souper exquis ! s’écria Ramel, pour de pauvres diables qui n’avaient pas mangé depuis quarante heures, souper que nous avons bien souvent regretté, car ce fut la dernière fois qu’on nous donna du pain. »

Dix minutes après, on distribuait des hamacs à douze des condamnés ; mais Pichegru, mais Villot, mais Ramel, mais Dessonville, n’en recevaient point.

– Et nous, demanda Pichegru, sur quoi allons-nous coucher ?

– Venez, répondit la voix du nouveau capitaine, on va vous le dire.

Pichegru et les trois déportés qui n’avaient pas reçu de hamac se rendirent à l’ordre qui leur était donné.

– Faites descendre ces messieurs dans la Fosse-aux-Lions, dit le capitaine Laporte, c’est le logement qui leur est destiné.

Chacun sait ce que c’est que la Fosse-aux-Lions, c’est le cachot où l’on met le matelot condamné au dernier supplice.

Aussi, les déportés de l’entrepont, en entendant cet ordre, poussèrent-ils des cris de colère.

– Point de séparation ! s’écrièrent-ils ; mettez-nous avec ces messieurs dans cet horrible cachot, ou laissez-les avec nous.

Barthélemy et son fidèle Letellier, ce brave domestique qui, quelque observation qui lui eût été faite, n’avait pas voulu quitter son maître, Barthélemy et Letellier s’élancèrent sur le pont, et, voyant leurs quatre compagnons entraînés par des soldats vers l’écoutille qui conduit à la Fosse-aux-Lions, ils se laissèrent glisser par l’échelle plutôt qu’ils ne la descendirent, et se trouvèrent à fond de cale avant eux.

– Ici ! cria le capitaine du haut de l’écoutille, ou je vous fais remonter à coups de baïonnette.

Mais eux se couchèrent.

– Il n’y a ni premier ni dernier entre nous, dirent-ils ; nous sommes tous coupables, ou tous innocents.

» Que l’on nous traite donc tous de la même manière.

Les soldats s’avancèrent sur eux, la baïonnette en avant ; mais eux ne bougèrent point, et il fallut les instances de Pichegru et de ses trois amis pour les faire remonter sur le pont.

Ils restèrent donc tous quatre dans les plus épaisses ténèbres, dans cet horrible cachot infecté par les exhalaisons de la cale et par celles des câbles, n’ayant ni hamac ni couverture, ne pouvant demeurer debout, le plafond du cachot étant trop bas.

Les douze autres, resserrés dans l’entrepont, n’étaient guère mieux, car on ferma sur eux les écoutilles, et, comme leurs camarades de la Fosse-aux-Lions, ils furent privés d’air et de mouvement.

Vers quatre heures du matin, le capitaine donna l’ordre de mettre à la voile, et, au milieu des cris de l’équipage, du grincement des agrès, du mugissement des vagues se brisant contre l’avant de la corvette, on entendit, comme un sanglot déchirant sortir des flancs du vaisseau, ce dernier cri :

– Adieu, France !

Et, comme un écho des entrailles de la cale, ce même cri répété, mais à peine intelligible à cause des profondeurs du bâtiment :

– France, adieu !

Peut-être s’étonnera-t-on que nous ayons si fort appuyé sur ce douloureux récit, qui deviendrait bien autrement douloureux encore, si nous suivions les malheureux déportés pendant leur traversée de quarante-cinq jours. Mais le lecteur n’aurait probablement pas le courage que nous a inspiré ce besoin, non pas de réhabiliter, mais d’attirer la pitié des générations qui suivent sur les hommes qui se sont sacrifiés pour elles.

Il nous a paru que ce mot païen de l’antiquité : « Malheur aux vaincus ! » était une cruauté dans tous les temps et une impiété dans les Temps modernes ; aussi, je ne sais par quel entraînement de mon cœur c’est toujours vers les vaincus que je me tourne, et toujours à eux que je vais.

Ceux qui m’ont lu savent que c’est avec une sympathie égale et avec une impartialité pareille que j’ai raconté la passion de Jeanne d’Arc à Rouen, la légende de Marie Stuart à Fotheringay, que j’ai suivi Charles Ier sur la place de Whitehall et Marie-Antoinette sur la place de la Révolution.

Mais ce que j’ai remarqué avec regret chez les historiens, c’est qu’ils se sont étonnés, comme M. de Chateaubriand, de la quantité de larmes que contenait l’œil des rois, sans étudier aussi religieusement la somme de douleurs que pouvait supporter sans mourir cette pauvre machine humaine quand elle est soutenue par la conviction de son innocence et de son droit, appartînt-elle aux classes moyennes et même inférieures de la société.

Tels étaient ces hommes, dont nous venons d’essayer de peindre l’agonie, pour lesquels nous ne trouvons pas un regret chez les historiens, et qui, par l’habile combinaison qu’ont eue leurs persécuteurs de mêler avec eux des hommes comme Collot-d’Herbois et comme Billaud-Varennes, après avoir été dépouillés de la sympathie de leurs contemporains, ont été déshérités de la pitié de l’avenir.

La huitième croisade §

Chapitre premier. Saint-Jean-d’Acre §

Le 7 avril 1799, le promontoire sur lequel est bâti Saint-Jean-d’Acre, l’ancienne Ptolémaïs, apparaissait enveloppé d’autant d’éclairs et de tonnerres que l’était le Mont-Sinaï le jour où le Seigneur, dans le buisson ardent, donna la loi à Moïse.

D’où venaient ces détonations qui ébranlaient la côte de Syrie comme un tremblement de terre ?

D’où sortait cette fumée qui couvrait le golfe du Carmel d’un nuage aussi épais que si la montagne d’Élie était changée en volcan ?

Le rêve d’un de ces hommes qui, avec quelques paroles, changent la destinée des empires, s’accomplissait.

Nous nous trompons, c’est s’évanouissait que nous voulons dire.

Mais peut-être aussi ne s’évanouissait-il que pour faire place à une réalité, que cet homme, si ambitieux qu’il fût, n’eût point osé rêver.

Le 10 septembre 1797, en apprenant, à Passeriano, la journée du 18 fructidor, la promulgation de la loi qui condamnait à la déportation deux directeurs, cinquante-quatre députés et cent quarante-huit individus, le vainqueur de l’Italie était tombé dans une sombre rêverie.

Il mesurait sans doute dans son imagination toute l’influence que lui donnait ce coup d’État dans lequel sa main avait tout fait, quoique la main d’Augereau eût seule été visible.

Il se promenait avec son secrétaire Bourrienne dans le beau parc du palais.

Tout à coup, il releva la tête et lui dit, sans que rien eût précédé cette espèce d’apostrophe :

– Décidément, l’Europe est une taupinière ; il n’y a jamais eu de grand empire et de grande révolution qu’en Orient, où vivent six cents millions d’hommes.

Puis, comme Bourrienne, nullement préparé à cette sortie, le regardait avec étonnement, il était retombé ou avait fait semblant de retomber dans sa rêverie.

Le 1er janvier 1798, Bonaparte, reconnu au fond de la loge où il essayait de se cacher, à la première représentation d’ » Horatius Coclès », salué par une triple ovation et par les cris de « Vive Bonaparte ! » qui trois fois avaient ébranlé la salle, rentrait dans sa maison de la rue Chantereine, nouvellement nommée, en son honneur, rue de la Victoire, et, tombant dans une profonde mélancolie, disait à Bourrienne, le confident de ses pensées noires :

– Croyez-moi, Bourrienne, on ne conserve à Paris le souvenir de rien. Si je reste six mois sans rien faire, je suis perdu ; une renommée, dans cette Babylone, en remplace une autre ; on ne m’aura pas vu trois fois au spectacle, qu’on ne me regardera même plus.

Enfin, le 29 du même mois, il disait toujours à Bourrienne, revenant sans cesse au rêve de sa pensée :

– Bourrienne, je ne veux pas rester ici. Il n’y a rien à faire ; si je reste, je suis coulé ; tout s’use en France. J’ai déjà absorbé ma gloire. Cette pauvre petite Europe n’en fournit point assez : il faut aller en Orient.

Enfin, comme, quinze jours avant son départ, le 18 avril 1798, il descendait la rue Sainte-Anne côte à côte avec Bourrienne, auquel, depuis la rue Chantereine, il n’avait pas dit un seul mot, celui-ci, pour rompre ce silence qui l’embarrassait, lui avait dit :

– Vous êtes donc bien décidé à quitter la France, général ?

– Oui, avait-il répondu. Je leur ai demandé à être des leurs ; ils m’ont refusé. Il faudrait, si je restais ici, les renverser et me faire roi. Les nobles n’y consentiraient jamais ; j’ai sondé le terrain : le temps n’est pas venu, je serai seul, il me faut encore éblouir ces gens-là. Nous irons en Égypte, Bourrienne.

Ainsi, ce n’était pas pour communiquer avec Tirpoo-Sahib à travers l’Asie et pour frapper l’Angleterre dans l’Inde que Bonaparte voulait quitter l’Europe.

Il lui fallait éblouir ces gens-là ! Voilà la véritable cause de son expédition d’Égypte.

Et, en effet, le 3 mai 1798 il donnait l’ordre à tous les généraux d’embarquer leurs troupes.

Le 4, il quittait Paris.

Le 8, il arrivait à Toulon.

Le 19, il montait sur le vaisseau amiral L’Orient.

Le 15, il passait en vue de Livourne et de l’île d’Elbe.

Le 13 juin, il prenait Malte.

Le 19, il se remettait en route.

Le 1er juillet, il débarquait près du Marabout.

Le 3, il enlevait Alexandrie d’assaut.

Le 13, il gagnait la bataille de Chébreïss.

Le 21, il écrasait les mamelouks aux Pyramides.

Le 25, il entrait au Caire.

Le 14 août, il apprenait le désastre d’Aboukir.

Le 24 décembre il partait pour visiter, avec l’Institut, les restes du canal de Suez.

Le 28, il buvait aux fontaines de Moïse, et, comme le pharaon, il manquait d’être noyé dans la mer Rouge.

Le 1er janvier 1799, il projetait la campagne de Syrie.

Six mois auparavant, l’idée lui en était venue déjà.

C’est alors qu’il avait écrit à Kléber :

Si les Anglais continuent à inonder la Méditerranée, ils nous obligeront peut-être à faire de plus grandes choses que nous n’en voulions faire.

Il était vaguement question d’une expédition que le sultan de Damas tenterait contre nous, et dans laquelle le pacha Djezzar, surnommé le Boucher à cause de sa cruauté, conduirait l’avant-garde.

Ces nouvelles avaient pris une certaine consistance.

Djezzar s’était avancé par Gaza jusqu’à El-Arich, et avait massacré les quelques soldats que nous avions dans cette forteresse.

Bonaparte, au nombre de ses jeunes officiers d’ordonnance, avait les deux frères Mailly de Château-Renaud.

Il envoya le plus jeune en parlementaire à Djezzar, qui, contre le droit des gens, le fit prisonnier.

C’était une déclaration de guerre.

Bonaparte, avec sa rapidité d’exécution, résolut de détruire cette avant-garde de la Porte ottomane.

En cas de succès, lui-même dira plus tard quelles étaient ses espérances. En cas d’échec, il renversait les remparts de Gaza, de Jaffa et d’Acre, ravageait le pays, en détruisait toutes les ressources, enfin rendait impossible le passage d’une armée, même indigène, à travers le désert.

Le 11 février 1799, Bonaparte entrait en Syrie à la tête de douze mille hommes.

Il avait avec lui cette pléiade de braves qui gravite tout autour de lui pendant la première, la plus brillante période de sa vie. Il avait Kléber, le plus beau et le plus brave cavalier de l’armée.

Il avait Murat, qui lui disputait ce double titre.

Il avait Junot, l’habile tireur au pistolet, qui coupait douze balles de suite sur la lame d’un couteau.

Il avait Lannes, qui avait déjà gagné son titre de duc de Montebello, mais qui ne le portait pas encore.

Il avait Reynier, à qui était réservé l’honneur de décider la victoire à Héliopolis.

Il avait Caffarelli, qui devait rester dans cette tranchée qu’il faisait creuser.

Enfin il avait, dans des positions secondaires, pour aide de camp Eugène de Beauharnais, notre jeune ami de Strasbourg, qui avait fait le mariage de Joséphine avec Bonaparte en venant réclamer à celui-ci l’épée de son père.

Il avait Croisier, triste et taciturne depuis que, dans une rencontre avec les Arabes, il avait faibli et que le mot lâche était sorti de la bouche de Bonaparte.

Il avait l’aîné des deux Mailly, qui allait délivrer ou venger son frère.

Il avait le jeune cheik d’Aher, chef des Druses, dont le nom, sinon la puissance, s’étendait de la mer Morte à la mer Méditerranée.

Il avait enfin une ancienne connaissance à nous, Roland de Montrevel, dont la bravoure habituelle s’était, depuis le jour où il avait été blessé et fait prisonnier au Caire, doublée de cet étrange désir de mort auquel nous l’avons vu en proie pendant toute la durée de notre récit des « Compagnons de Jéhu ».

L’armée arriva le 17 février devant El-Arich.

Les soldats avaient beaucoup souffert de la soif pendant la traversée. À la fin d’une étape seulement, ils avaient trouvé tout ensemble un amusement et une jouissance.

C’était à Messoudiah, c’est-à-dire au « lieu fortuné », au bord de la Méditerranée, sur un terrain composé de petites dunes d’un sable très fin. Le hasard avait fait qu’un soldat avait renouvelé le miracle de Moïse : en enfonçant un bâton dans le sable, l’eau en était sortie comme d’un puits artésien, le soldat avait goûté cette eau et l’avait trouvée excellente ; il avait appelé ses camarades et leur avait fait part de sa découverte.

Chacun alors avait fait son trou et avait eu son puits.

Il n’en fallut pas davantage pour rendre aux soldats toute leur gaieté.

El-Arich se rendit à la première sommation.

Enfin, le 28 février, on commença d’apercevoir les vertes et fertiles campagnes de la Syrie ; en même temps, à travers une légère pluie, chose si rare en Orient, on entrevoyait des vallées et des montagnes qui rappelaient nos montagnes et nos vallées d’Europe.

Le 1er mars, on campa à Ramleh, l’ancienne Rama, là où Rachel entra dans ce grand désespoir dont la Bible donne une idée par cette phrase splendide de poésie : « Et l’on entendit de longs sanglots dans Rama. C’était Rachel qui pleurait ses enfants, et qui ne voulait pas être consolée, parce qu’ils n’étaient plus ! »

C’était à Rama que passèrent Jésus, la vierge Marie et saint Joseph pour aller en Égypte. L’église qui fut concédée par les religieux à Bonaparte, pour en faire un hôpital, est bâtie sur l’endroit même où la sainte famille se reposa.

Le puits dont l’eau fraîche et pure désaltérait toute l’armée fut le même que celui où, mille sept cent quatre-vingt-dix-neuf ans auparavant, s’étaient désaltérés les saints fugitifs. Il était aussi de Rama, le disciple Joseph, dont la main pieuse ensevelit le corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

Peut-être, dans cette immense multitude, pas un homme ne connaissait cette tradition sacrée ; mais ce que l’on savait, c’est qu’on n’était plus qu’à six lieues de Jérusalem.

En se promenant sous les plus beaux oliviers qu’il y ait peut-être en Orient, et que nos soldats abattaient sans respect pour en faire le feu de leurs bivacs, Bourrienne demanda à Bonaparte :

– Général, n’irez-vous point à Jérusalem ?

– Oh ! pour cela, non, répondit insoucieusement celui-ci. Jérusalem n’est point dans ma ligne d’opérations. Je ne veux pas avoir affaire à des montagnards dans des chemins difficiles, et puis, de l’autre côté du mont, je serais assailli par une nombreuse cavalerie. Je n’ambitionne pas le sort de Crassus.

Crassus, on le sait, fut massacré par les Parthes.

Il y a cela d’étrange dans la vie de Bonaparte, c’est qu’étant passé à six lieues de Jérusalem, berceau du Christ, et à six lieues de Rome, capitale de la papauté, il n’ait eu le désir de voir ni Rome ni Jérusalem.

Chapitre II. Les prisonniers §

Deux jours auparavant, à un quart de lieue de Gaza – dont le nom veut à la fois dire, en arabe, trésor, et en hébreu, la forte ; de Gaza, dont les portes furent emportées par Samson, qui mourut avec trois mille Philistins sous les ruines du temple qu’il renversa – on avait rencontré Abdallah, pacha de Damas.

Il était à la tête de sa cavalerie. Cela regardait Murat.

Murat prit cent hommes sur les mille qu’il commandait, et, sa cravache à la main – en face de cette cavalerie musulmane, arabe et maugrabine, il était rare qu’il daignât tirer son sabre – il le chargea vigoureusement.

Abdallah tourna bride, traversa la ville, l’armée la traversa après lui et s’établit au-delà.

C’était le lendemain de cette escarmouche qu’elle était arrivée à Ramleh.

De Ramleh, on marcha sur Jaffa ; à la grande satisfaction des soldats, pour la seconde fois, les nuages s’amoncelèrent au-dessus de leurs têtes, et donnèrent de l’eau.

On envoya une députation à Bonaparte, au nom de l’armée qui demandait à prendre un bain.

Bonaparte accorda la permission et fit faire halte. Alors, chaque soldat se dépouilla de ses habits, et reçut avec délices sur son corps brûlé cette pluie d’orage.

Puis l’armée se remit en route, rafraîchie et joyeuse, chantant tout d’une voix la Marseillaise.

Les mamelouks et la cavalerie d’Abdallah n’osèrent pas plus nous attendre qu’ils n’avaient fait à Gaza ; ils rentrèrent dans la ville, subissant cette croyance que tout musulman à l’abri d’un rempart est invincible.

C’était, au reste, un singulier composé que ce ramas d’individus qui formaient la garnison de Jaffa et qui, enivrés de fanatisme, allaient tenir tête aux premiers soldats du monde.

Il y en avait de tout l’Orient, depuis l’extrémité de l’Afrique jusqu’à la pointe la plus avancée de l’Asie. Il y avait des Maugrabins avec leurs manteaux blancs et noirs ; il y avait des Albanais avec leurs longs fusils montés en argent et incrustés de corail ; il y avait des Kurdes avec leurs longues lances ornées d’un bouquet de plumes d’autruche ; des Aleppins, qui, tous, portaient, sur une joue ou sur l’autre, la trace du fameux bouton d’Alep. Il y avait des Damasquins aux sabres recourbés et à la trempe tellement fine, qu’ils coupaient un mouchoir de soie flottant. Il y avait enfin des Natoliens, des Karamaniens et des nègres. On était arrivé le 3 sous les murs de Jaffa ; le 4, la ville fut investie ; le même jour, Murat fit une reconnaissance autour des remparts pour savoir de quel côté elle devait être attaquée.

Le 7, tout était prêt pour battre la ville en brèche.

Bonaparte voulut, avant de commencer le feu, essayer la voie des conciliations ; il comprenait ce qu’allait être une lutte, même victorieuse, contre une pareille population.

Bonaparte dicta la sommation suivante :

Dieu est clément et miséricordieux.

Le général en chef Bonaparte, que les Arabes ont surnommé le Sultan du feu, me charge de vous faire connaître que le pacha Djezzar a commencé les hostilités en Égypte en s’emparant du fort d’El-Arich ; que Dieu, qui seconde la justice, a donné la victoire à l’armée française, qui a repris le fort d’El-Arich ; que le général Bonaparte est entré dans la Palestine, d’où il veut chasser les troupes de Djezzar le pacha, qui n’auraient jamais dû y entrer ; que la place de Jaffa est cernée de tous côtés ; que les batteries de plein fouet à bombes et à brèches vont, dans deux heures, en renverser la muraille et en ruiner les défenses, que son cœur est touché des maux qu’éprouverait la ville entière en se laissant prendre d’assaut ; qu’il offre sauvegarde à sa garnison, protection aux habitants de la ville et retarde, en conséquence, le commencement du feu jusqu’à sept heures du matin.

La sommation était adressée à Abou-Sahib, gouverneur de Jaffa.

Roland étendit la main pour la prendre :

– Que faites-vous ? demanda Bonaparte.

– Ne vous faut-il pas un commissionnaire ? répondit en riant le jeune homme. Autant que ce soit moi qu’un autre.

– Non, dit Bonaparte ; mieux vaut, au contraire, que ce soit un autre que vous, et un musulman qu’un chrétien.

– Pourquoi cela, général ?

– Mais parce qu’à un musulman, Abou-Sahib fera peut-être couper la tête, mais qu’à un chrétien, il la fera couper sûrement.

– Raison de plus, dit Roland en haussant les épaules.

– Assez ! dit Bonaparte ; je ne veux pas.

Roland se retira dans un coin, comme un enfant boudeur.

Alors, Bonaparte, s’adressant à son drogman :

– Demande, dit-il, s’il y a un Turc, un Arabe, un musulman quelconque enfin, qui veuille se charger de cette dépêche.

Le drogman répéta tout haut la demande du général en chef.

Un mamelouk du corps des dromadaires s’avança.

– Moi, dit-il.

Le drogman regarda Bonaparte.

– Dis-lui ce qu’il risque, fit le général en chef.

– Le Sultan du feu veut que tu saches qu’en te chargeant de ce message, tu cours risque de la vie.

– Ce qui est écrit est écrit ! répondit le musulman.

Et il tendit la main.

On lui donna un drapeau blanc et un trompette.

Tous deux s’approchèrent à cheval de la ville, dont la porte s’ouvrit pour les recevoir.

Dix minutes après, un grand mouvement se fit sur le rempart en face duquel était campé le général en chef.

Le trompette parut, traîné violemment par deux Albanais : on lui ordonna de sonner pour attirer l’attention du camp français.

Il sonna la diane.

Au même instant, et comme tous les regards étaient fixés sur ce point des murailles, un homme s’approcha, tenant dans sa main droite une tête tranchée coiffée d’un turban ; il étendit le bras au-dessus du rempart, le turban se déroula et la tête tomba au pied des murailles.

C’était celle du musulman qui avait porté la sommation.

Dix minutes après, le trompette sortait par la même porte qui lui avait donné entrée, mais seul.

Le lendemain, à sept heures du matin, comme l’avait dit Bonaparte, six pièces de douze commencèrent à foudroyer une tour ; à quatre heures, la tranchée était praticable et Bonaparte ordonnait l’assaut.

Il chercha autour de lui Roland pour lui donner le commandement d’un des régiments de brèche.

Roland n’y était pas.

Les carabiniers de la 22e demi-brigade légère, les chasseurs de la même 22e demi-brigade, soutenus par les ouvriers d’artillerie et du génie, s’élancent à l’assaut ; le général Rambeau, l’adjudant général Nethervood et l’officier Vernois les guident.

Tous montent à la brèche, et, malgré la fusillade qui les attend de face, malgré la mitraille de quelques pièces dont on n’a pu éteindre le feu, et qui les prennent à revers, un combat terrible s’engage sur les débris de la tour écroulée.

La lutte durait depuis un quart d’heure sans que les assiégeants pussent franchir la brèche, sans que les assiégés pussent les faire reculer.

Tout l’effort de la bataille semblait concentré là et l’était en effet, lorsque tout à coup, sur les murailles dégarnies, on vit paraître Roland, tenant un étendard turc, suivi d’une cinquantaine d’hommes et secouant son étendard en criant : « Ville gagnée ! »

Voici ce qui s’était passé :

Le matin, vers six heures – on sait qu’en Orient c’est l’heure à laquelle le jour paraît – Roland, descendant à la mer pour se baigner, avait découvert une espèce de brèche à l’angle d’un mur et d’une tour ; il s’était assuré que cette brèche donnait dans la ville, avait pris son bain et était revenu au camp au moment où le feu commençait.

Là, comme on le connaissait pour un des privilégiés de Bonaparte et en même temps pour un des plus braves, ou plutôt un des plus téméraires de l’armée, les cris « Capitaine Roland ! capitaine Roland ! » s’étaient fait entendre.

Roland savait ce que cela voulait dire.

Cela voulait dire : « N’avez-vous pas quelque chose d’impossible à faire ? Nous voilà ! »

– Cinquante hommes de bonne volonté, avait-il dit.

Cent s’étaient présentés.

– Cinquante, avait-il répété.

Et il en avait désigné cinquante en sautant, chaque fois, par-dessus un homme pour ne blesser personne.

Puis il avait pris deux tambours et deux trompettes.

Et, le premier, il s’était glissé par le trou dans l’intérieur de la ville.

Ses cinquante hommes l’avaient suivi.

Ils avaient rencontré un corps d’une centaine d’hommes avec un drapeau ; ils étaient tombés dessus, l’avaient lardé à coups de baïonnette. Roland s’était emparé du drapeau, et c’était ce qu’il secouait au haut de la muraille.

Les acclamations de toute l’armée le saluèrent. Mais ce fut alors que Roland pensa le moment venu d’utiliser ses tambours et ses trompettes.

Toute la garnison était à la brèche, ne pensant pas être attaquée ailleurs, quand tout à coup elle entendit sur ses flancs des tambours et derrière elle les trompettes françaises.

En même temps, deux décharges se firent entendre, et une grêle de balles tomba sur les assiégés. Ils se retournèrent, ne virent partout que fusils réfléchissant les rayons du soleil, que panaches tricolores flottant au vent ; la fumée, poussée par la brise de mer, dissimulait le petit nombre des Français ; les musulmans se crurent trahis, une effroyable panique s’empara d’eux, ils abandonnèrent la brèche. Mais Roland avait envoyé dix de ses hommes ouvrir une des portes ; la division du général Lannes s’engouffra par cette porte, les assiégés rencontrèrent les baïonnettes françaises là où ils croyaient trouver une libre voie à leur fuite, et, par cette réaction naturelle aux peuples féroces qui, ne faisant pas de quartier, n’en espèrent pas, ils ressaisirent leurs armes avec une rage nouvelle, et le combat recommença en prenant l’aspect d’un massacre.

Bonaparte, ignorant ce qui se passait dans la ville, voyant la fumée s’élever au-dessus des murailles, entendant le bruit continu de la fusillade, ne voyant revenir personne, pas même des blessés, envoya Eugène de Beauharnais et Croisier voir ce qui se passait, en leur ordonnant de revenir aussitôt lui faire leur rapport.

Tous deux portaient au bras l’écharpe d’aide de camp, signe de leur grade ; ils attendaient depuis longtemps une parole qui leur ordonnât de prendre part au combat ; ils entrèrent en courant dans la ville, et pénétrèrent au cœur même du carnage.

On reconnut des envoyés du général en chef, on comprit qu’ils étaient chargés d’une mission ; la fusillade cessa un instant.

Quelques Albanais parlaient français ; l’un d’eux cria :

– Si l’on nous accorde la vie sauve, nous nous rendrons ; sinon, nous nous ferons tuer jusqu’au dernier.

Les deux aides de camp ne pouvaient pénétrer dans les secrets de Bonaparte ; ils étaient jeunes, l’humanité parla dans leur cœur : sans y être autorisés, ils promirent la vie sauve à ces malheureux. Le feu cessa, ils les amenèrent au camp.

Ils étaient quatre mille.

Quant aux soldats, ils connaissaient leurs droits. La ville était prise d’assaut : après le massacre, le pillage.

Chapitre III. Le carnage §

Bonaparte se promenait devant sa tente avec Bourrienne, attendant impatiemment des nouvelles, n’ayant plus personne de ses familiers autour de lui, lorsqu’il vit sortir de la ville, par deux portes différentes, des troupes d’hommes désarmés.

Une de ces troupes était conduite par Croisier, l’autre par Eugène Beauharnais.

Leurs jeunes visages rayonnaient de joie.

Croisier, qui n’avait pas souri depuis qu’il avait eu le malheur de déplaire au général en chef, souriait, espérant que cette belle prise allait le réconcilier avec lui.

Bonaparte comprit tout ; il devint très pâle, et, avec un profond sentiment de douleur :

– Que veulent-ils que je fasse de ces hommes ? s’écria-t-il, ai-je des vivres pour les nourrir ? Ai-je des vaisseaux pour les envoyer en France ou en Égypte, les malheureux ?

Les deux jeunes gens s’arrêtèrent à dix pas de lui.

Ils virent, à la rigidité de son visage, qu’ils venaient de faire une faute.

– Que m’amenez-vous là ? demanda-t-il.

Croisier n’eût point osé répondre, ce fut Eugène qui prit la parole :

– Mais, vous le voyez bien, général : des prisonniers.

– Vous ai-je dit d’en faire ?

– Vous nous avez dit d’apaiser le carnage, dit timidement Eugène.

– Oui, sans doute, répliqua le général en chef ; pour les femmes, pour les enfants, peur les vieillards, mais non pour des soldats armés. Savez-vous que vous allez me faire commettre un crime !

Les deux jeunes gens comprirent tout ; ils se retirèrent confus. Croisier pleurait ; Eugène voulut le consoler, mais il secoua la tête en disant :

– C’est fini ; à la première occasion, je me ferai tuer. Avant de décider du sort de ces malheureux, Bonaparte voulait assembler le conseil des généraux.

Mais soldats et généraux bivaquaient dans l’intérieur de la place. Les soldats ne s’étaient arrêtés que lorsqu’ils avaient été las de tuer. Outre ces quatre mille prisonniers, il y avait près de cinq mille morts.

Le pillage de maisons fut continué toute la nuit.

De temps en temps, on entendait des coups de feu ; des cris sourds et lamentables retentissaient dans toutes les rues, dans toutes les maisons, dans toutes les mosquées.

Ces cris étaient poussés par des soldats que l’on retrouvait cachés et que l’on égorgeait ; par des habitants qui essayaient de défendre leurs trésors ; par des pères et par des maris qui essayaient de soustraire leurs femmes ou leurs filles à la brutalité des soldats.

La vengeance du Ciel était cachée derrière ces cruautés.

La peste était à Jaffa, l’armée en emporta les germes avec elle.

On avait commencé par faire asseoir les prisonniers pêle-mêle en avant des tentes ; une corde leur attachait les mains derrière le dos ; leurs visages étaient sombres, plus encore par les pressentiments que par la colère.

Ils avaient vu les traits de Bonaparte se décomposer à leur aspect, ils avaient entendu, sans la comprendre, la réprimande faite aux jeunes gens ; mais ce qu’ils n’avaient point compris, ils l’avaient deviné.

Quelques-uns se hasardèrent à dire : « J’ai faim ! » d’autres : « J’ai soif ! »

On leur apporta de l’eau à tous, on leur apporta à tous un morceau de pain prélevé sur les rations de l’armée.

Cette distribution les rassura un peu.

Au fur et à mesure que les généraux rentraient, ils recevaient l’ordre de se rendre sous la tente du général en chef.

On délibéra longtemps sans rien arrêter.

Le jour suivant, arrivèrent les rapports journaliers des généraux de division ; tous se plaignaient de l’insuffisance des rations. Les seuls qui eussent bu et mangé à leur soif et à leur faim étaient ceux qui, étant entrés dans la ville au moment du combat, avaient eu le droit de la piller.

Mais c’était le quart de l’armée à peine. Tout le reste murmurait de voir donner son pain à des ennemis soustraits à une vengeance légitime, puisque, selon les lois de la guerre, Jaffa étant prise d’assaut, tous les soldats qui s’y trouvaient devaient être passés au fil de l’épée.

Le conseil se rassembla de nouveau.

Cinq questions y furent posées.

Fallait-il les renvoyer en Égypte ?

Mais, pour les renvoyer en Égypte, force était de leur donner une nombreuse escorte, et l’armée n’était déjà que trop faible pour un pays si mortellement hostile.

Comment, d’ailleurs, les nourrir, eux et leur escorte, jusqu’au Caire, sur une route ennemie, que l’armée venait de dessécher en passant, n’ayant pas de vivres à leur donner au moment de leur départ ?

Fallait-il les embarquer ?

Où étaient les navires ? Où en trouver ? La mer était déserte, ou du moins, pas une voile hospitalière ne s’y montrait.

Leur rendrait-on une entière liberté ?

Mais ces hommes, à l’instant même, iront à Saint-Jean-d’Acre renforcer le pacha, ou bien se jetteront dans les montagnes de Naplouse ; et alors, à chaque ravin, ce sera une fusillade à subir de la part de tirailleurs invisibles.

Fallait-il les incorporer désarmés parmi les soldats républicains ?

Mais les vivres, qui manquaient déjà pour dix mille hommes, manqueraient bien plus encore pour quatorze mille. Puis venait le danger de pareils camarades sur une route ennemie ; à toute occasion, ils nous donneront la mort en échange de la vie que nous leur aurons laissée. Qu’est-ce qu’un chien de chrétien pour un Turc ? Tuer un infidèle. N’est-ce pas un acte religieux et méritoire aux yeux du prophète ?

La cinquième question, Bonaparte se leva comme on allait la poser.

– Attendons jusqu’à demain, dit-il.

Ce qu’il attendait, il ne le savait pas lui-même.

C’était un de ces coups de hasard qui empêchent un grand crime et qu’on appelle alors un bienfait de la Providence.

Il attendit vainement.

Le quatrième jour, il fallut bien résoudre cette question qu’on n’avait point osé poser la veille.

Fallait-il les fusiller ?

Les murmures augmentaient, le mal allait croissant ; les soldats, d’un moment à l’autre pouvaient se jeter sur ces malheureux et donner l’apparence d’une révolte et d’un assassinat à ce qui était une exigence de la nécessité.

La sentence fut unanime, moins une voix : un des assistants n’avait pas voté.

Les malheureux devaient être fusillés.

Bonaparte s’élança hors de sa tente, dévora la mer de son regard ; une tempête d’humanité s’élevait dans son cœur.

Il n’avait point encore acquis, à cette époque, le stoïcisme des champs de bataille ; l’homme qui vit depuis Austerlitz, Eylau, la Moscova sans sourciller, n’était point encore assez familiarisé avec la mort pour lui jeter d’un seul coup sans remords une si large proie. À bord du vaisseau qui l’avait conduit en Égypte, sa pitié, comme celle de César, avait étonné tout le monde. Il était impossible que, dans une longue traversée, il n’arrivât point quelques accidents et que quelques hommes ne tombassent point à la mer.

Cet accident arriva plusieurs fois à bord de l’Orient.

C’est alors seulement que l’on pouvait comprendre tout ce qu’il y avait d’humanité dans l’âme de Bonaparte.

Dès qu’il entendait ce cri : « Un homme à la mer ! », il s’élançait sur le pont, s’il n’y était point déjà, et ordonnait de mettre le bâtiment en panne. Dès lors, il n’avait point de repos que l’homme ne fût repris, ne fût sauvé. Bourrienne recevait l’ordre de récompenser largement les marins qui s’étaient dévoués à l’œuvre de salut, et, s’il y avait parmi eux un matelot qui eût encouru quelque punition pour faute de service, il l’en relevait et lui faisait encore donner de l’argent.

Pendant une nuit obscure, on entendit le bruit que fait la chute d’un corps pesant tombant à la mer ; Bonaparte, selon sa coutume, se précipita hors de sa chambre, monta sur le pont et fit mettre le bâtiment en panne. Les marins, qui savaient qu’il y avait non seulement une bonne action à faire, mais encore une récompense au bout de la bonne action, s’élancèrent dans la chaloupe avec leur activité et leur courage accoutumés. Au bout de cinq minutes, à cette question sans cesse répétée de Bonaparte : « Est-il sauvé, est-il sauvé ? » des éclats de rire répondirent.

L’homme tombé à la mer était un quartier de bœuf détaché du magasin aux provisions.

– Donnez le double, Bourrienne, dit Bonaparte ; ce pouvait être un homme, et, la prochaine fois, ils pourraient croire que ce n’est qu’un quartier de bœuf.

L’ordre d’exécution devait venir de lui. Il ne le donnait pas et le temps passait. Enfin, il se fit amener son cheval, sauta en selle, prit une escorte d’une vingtaine de guides, et s’éloigna en criant :

– Faites !

Il n’osa pas dire : « Tirez ! »

Une scène semblable à celle qui se passa alors ne se décrit point. Ces grands égorgements que l’on trouve dans les peuples de l’Antiquité n’ont point de place dans l’histoire moderne. Sur quatre mille, quelques-uns se sauvèrent, parce que, s’étant jetés à la nage, ils gagnèrent des récifs hors de la portée du fusil.

Jusqu’à ce qu’on fût arrivé à Saint-Jean-d’Acre et que le devoir les forçât de prendre les ordres du général en chef, ni Eugène Beauharnais ni Croisier n’osèrent se représenter devant Bonaparte.

Le 18, on était devant Saint-Jean-d’Acre. Malgré les frégates anglaises embossées dans le port, quelques jeunes gens desquels étaient le cheik d’Aher, Roland, et le comte de Mailly de Château-Renaud, demandèrent la permission d’aller se baigner dans la rade.

Cette permission leur fut accordée.

En plongeant, Mailly rencontra un sac de cuir qui flottait entre deux eaux ; la curiosité le prit, et, tout en nageant, les baigneurs tirèrent ce sac sur le rivage.

Il était attaché avec une corde et paraissait renfermer une créature humaine.

La corde fut déliée, le sac vidé sur le sable, et Mailly reconnut le corps et la tête de son frère, envoyé en parlementaire un mois auparavant, et que Djezzar venait de faire décapiter en apercevant la poussière que soulevait sous ses pieds l’avant-garde française.

Chapitre IV. De l’Antiquité jusqu’à nous §

Puisque nous avons le bonheur de trouver des lecteurs assez intelligents pour nous encourager à écrire un livre dans lequel le côté romanesque est rejeté au second plan on nous permettra, sans aucun doute, de faire non seulement l’histoire présente des localités que visitent nos héros, mais encore leur histoire passée. Il y a un charme immense pour le philosophe, pour le poète, et même pour le rêveur, à fouler un sol composé de la cendre des générations écoulées, et nulle part plus qu’aux lieux que nous visitons nous ne trouvons la trace de ces grandes catastrophes historiques, qui, toujours diminuant de solidité et s’effaçant de contours, finissent par aller se perdre comme des ruines et comme des spectres de ruines, dans les ténèbres de plus en plus épaisses du passé.

Ainsi en est-il de la ville que nous venons de laisser pleine de cris, de carnage et de sang, avec ses murailles éventrées et ses maisons en flammes. La rapidité de notre récit nous a, en effet, empêché, voulant entrer avec le jeune vainqueur dans la Jaffa moderne, de vous dire en quelques mots ce qu’était l’antique Jaffa.

Jaffo en hébreu signifie beauté. Joppé, en phénicien, signifie hauteur.

Jaffa est au golfe oriental de la Méditerranée ce que Djeddah est au centre de la mer Rouge.

La ville des pèlerins.

Tout pèlerin chrétien, qui va à Jérusalem pour visiter le tombeau du Christ, passe par Jaffa.

Tout hadji musulman, qui va à La Mecque visiter le tombeau de Mahomet, passe par Djeddah.

Quand nous lisons aujourd’hui les travaux du grand ouvrage sur l’Égypte, ouvrage auquel ont concouru les hommes les plus savants de l’époque, nous sommes étonnés d’y voir si peu de ces points lumineux, qui, disposés dans la nuit du passé, éclairent et attirent le voyageur comme des phares.

Nous allons essayer de faire ce qu’ils n’ont point fait. L’auteur qui assigne à Jaffa, c’est-à-dire à la phénicienne Joppé, sa place la plus reculée dans l’histoire est Pomponius Mela, qui prétend qu’elle fut bâtie avant le déluge.

Est Joppe ante diluvium condita.

Et il fallait bien que Joppé fût fondée avant le déluge, puisque l’historien Josèphe, dans ses « Antiquités », dit avec Berose et Nicolas de Damas, non pas précisément que c’est à Joppé que l’arche fut construite, car alors ils se fussent trouvés en contradiction avec la Bible, mais à Joppé qu’elle s’arrêta. De leur temps, assurent-ils, on montrait encore ses fragments aux voyageurs incrédules, et l’on employait, comme remède efficace en toute chose, comme dictame universel, la poussière du goudron dont elle avait été enduite.

C’est à Joppé, s’il faut en croire Pline, qu’Andromède fut enchaînée aux rochers pour être dévorée par le monstre marin, et qu’elle fut délivrée par Persée, monté sur la Chimère et armé du stupéfiant bouclier de Méduse.

Pline affirme qu’on voyait encore, sous le régime d’Adrien, les trous des chaînes d’Andromède, et saint Jérôme, témoin qu’on n’accusera pas de partialité, déclare les avoir vus.

Le squelette du monstre marin, long de quarante pieds, était considéré par les Joppéens comme celui de leur divinité Céto.

L’eau de la fontaine, dans laquelle Persée se lava après avoir égorgé le monstre, demeura teinte de son sang. Pausanias le dit, et, de ses yeux, il a vu cette eau rose.

Cette déesse Céto, dont parle Pline, colitur fabulosa Ceto, et dont les historiens ont fait Derceto, était le nom que la tradition donnait à la mère inconnue de Sémiramis.

Diodore de Sicile raconte la charmante fable de cette mère inconnue avec ce charme antique qui poétise la fable sans lui enlever sa sensualité.

« Il y a, dit-il, dans la Syrie, une ville nommée Ascalon, dominant un lac grand et profond dans lequel les poissons abondent et près duquel est un temple dédié à une célèbre déesse que les Syriens appellent Derceto.

» Elle a la tête et le visage d’une femme ; tout le reste est d’un poisson. Les savants de la nation disent que Vénus, ayant été offensée par Derceto, lui inspira pour un jeune sacrificateur une de ces passions comme elle en inspirait à Phèdre et à Sapho. Derceto eut de lui une fille ; elle conçut de sa faute une si grande honte, qu’elle fit disparaître le jeune homme, exposa l’enfant dans un lieu désert et plein de rochers, et se jeta elle-même dans le lac, où son corps fut métamorphosé en sirène. De là vient que les Syriens révèrent les poissons comme des dieux et s’abstiennent d’en manger.

» Cependant, la petite fille fut sauvée et nourrie par des colombes, qui venaient en grand nombre faire leurs nids dans les rochers où elle avait été déposée.

» Un berger la recueillit et l’éleva avec autant d’amour que si elle eût été son enfant, et la nomma Sémiramis, c’est-à-dire la fille des colombes. »

Si l’on en croit Diodore, ce serait à cette fille des colombes, à cette fière Sémiramis, à cette épouse et à cette meurtrière de Ninus qui fortifia Babylone et qui suspendit à son faîte ces magnifiques jardins qui faisaient l’admiration du monde antique, que les Orientaux doivent le splendide costume qu’ils portent encore aujourd’hui. Arrivée au comble de la puissance, ayant soumis l’Arabie d’Égypte, une partie de l’Éthiopie, de la Libye et toute l’Asie jusqu’à l’Indus, il lui avait fallu inventer, pour ses voyages, un costume à la fois commode et élégant, avec lequel on pût, non seulement accomplir les actes ordinaires de la vie, mais encore monter à cheval et combattre. Ce costume fut adopté par tous les peuples qu’elle conquit.

« Elle était si belle, dit Valère Maxime, qu’un jour une sédition ayant éclaté dans sa capitale, au moment où elle était à sa toilette, elle n’eut qu’à se montrer, demi-nue et les cheveux épars, pour que tout aussitôt rentrât dans l’ordre. »

Ce qui avait donné naissance à la haine de Vénus pour Derceto, peut-être le trouverions-nous dans Higin.

« La déesse de Syrie qu’on adorait à Hiérapolis, dit-il, était Vénus. Un œuf tomba du ciel dans l’Euphrate ; les poissons le conduisirent au rivage, où il fut couvé par une colombe. Vénus en sortit, devint la déesse des Syriens, et Jupiter, à sa prière, plaça les poissons au ciel, tandis qu’elle, par reconnaissance pour ses nourrices, attelait les colombes à son char. »

Le fameux temple de Dagon, où l’on trouva la statue du dieu renversée devant l’arche avec ses deux mains brisées, était situé dans la ville d’Azoth entre Joppé et Ascalon.

Lisez la Bible, ce grand livre d’histoire et de poésie, vous y verrez que c’est aux portes de Joppé qu’arrivèrent les cèdres du Liban pour la construction du temple de Salomon. Vous verrez que c’est aux portes de Joppé que le prophète Jonas vint s’embarquer pour Tharsis, afin de fuir la face du Seigneur. Puis, passant de la Bible à Josèphe, que l’on pourrait appeler son continuateur, vous verrez que Judas Macchabée, pour venger la mort de deux cents de ses frères, que les habitants de Joppé avaient égorgés par trahison, vint, l’épée d’une main, la torche de l’autre, mettre le feu aux navires ancrés dans le port, et fit périr par le fer ceux qui avaient échappé au feu.

« Il y avait, disent les « Actes des Apôtres », à Joppé, une femme nommée Tabithe, Dorcas en grec ; sa vie était pleine d’œuvres pieuses, elle faisait beaucoup d’aumônes.

» Or, il arriva qu’étant tombée malade, elle mourut, et, après qu’on l’eut lavée, on la mit dans une chambre haute.

» Comme Lydda était à peu de distance de Joppé, les disciples, apprenant que Pierre était là, vinrent le trouver et le conduisirent dans la chambre haute où était le corps, et, autour de lui, toutes les veuves assemblées et pleurant en lui montrant les tuniques et les vêtements que la bonne Dorcas leur faisait. Pierre ayant fait sortir tout le monde, se mit à genoux et pria. Puis, se tournant vers le corps, il dit :

» – Tabithe, levez-vous !

» Alors, elle ouvrit les yeux et, ayant vu Pierre, elle s’assit sur son lit. Pierre lui donna la main, l’aida à se lever, et ayant appelé les fidèles et les veuves, il la leur rendit vivante.

» Ce miracle fut connu de toute la ville de Joppé, si bien que beaucoup crurent au Seigneur.

» Pierre demeura plusieurs jours à Joppé chez un corroyeur nommé Simon.

» Ce fut là que le trouvèrent les serviteurs du centurion Corneille, lorsque ceux-ci vinrent le prier de se rendre à Césarée. Ce fut chez Simon qu’il eut cette vision qui lui ordonnait de porter l’Évangile aux gentils. »

Lors des soulèvements juifs contre Rome, Sextius assiégea Joppé, la prit d’assaut, la brûla.

Huit mille habitants périrent ; cependant, elle fut bientôt rebâtie. Comme de la ville nouvelle sortaient à chaque instant des pirates qui infestaient les côtes de la Syrie, et qui faisaient des courses jusqu’en Grèce et jusqu’en Égypte, l’empereur Vespasien la reprit, la rasa au niveau de la terre depuis sa première jusqu’à sa dernière maison, il y fit bâtir une forteresse.

Mais, dans son livre des guerres, Josèphe raconte qu’une nouvelle ville ne tarda pas à se bâtir au pied de la forteresse vespasienne, qui fut le siège d’un évêché, ou plutôt d’un évêque, depuis le règne de Constantin (330) jusqu’à l’invasion des Arabes (636).

Cet évêché fut établi dès la première croisade et soumis au siège métropolitain de Césarée. Enfin, elle fut érigée en comté, embellie et fortifiée par Baudouin Ier, empereur de Constantinople.

Saint Louis, à son tour, vint à Jaffa, et c’est dans Joinville, son naïf historien, qu’il faut lire le séjour qu’il fit chez le comte de Japhe, comme l’appelle le bon chevalier en francisant son nom.

Ce comte de Japhe était Gautier de Brienne, qui fit de son mieux pour nettoyer et badigeonner sa ville, laquelle était en si piteux état que Saint Louis en eut honte, et se chargea d’en relever les murs et d’en embellir les églises.

Saint Louis y reçut, pendant son séjour, la nouvelle de la mort de sa mère.

« Quand le saint roi, dit Joinville, vit que l’archevêque de Tyr et son confesseur entraient chez lui avec une grande tristesse sur le visage, il les fit passer dans sa chapelle, qui était son arsenal contre toutes les traverses du monde.

» Puis, lorsqu’il eut appris la fatale nouvelle, il se jeta à genoux, et, les mains jointes, il s’écria en pleurant :

» – Je vous remercie, ô mon Dieu ! de ce que vous m’avez prêté madame ma mère tant qu’il a plu à votre volonté, et de ce que maintenant, selon votre bon plaisir, vous l’avez retirée à vous. Il est vrai que je l’aimais au-dessus de toutes les créatures, et elle le méritait ; mais, puisque vous me l’avez ôtée, que votre nom soit béni éternellement ! »

Les travaux de Saint Louis furent détruits en 1268 par le pacha d’Égypte, Bibas, qui rasa la citadelle et qui envoya au Caire, pour en bâtir sa mosquée, les bois et les marbres précieux que l’on y trouva. Enfin, au temps où Monconys visita la Palestine, il ne trouva à Jaffa qu’un château et trois cavernes creusées dans le roc.

Nous avons dit dans quel état la trouva Bonaparte et dans quel état il la laissa. Nous passerons encore une fois par cette ville, qui, pour Bonaparte, ne fut ni Jaffa la Belle, ni Joppé la Haute, mais Jaffa la Fatale.

Chapitre V. Sidney Smith §

Le 18, à la pointe du jour, Bonaparte, accompagné seulement de Roland de Montrevel, du cheik d’Aher et du comte de Mailly, qu’il n’avait pu, malgré ses bonnes paroles, consoler de la mort de son frère, gravissait, tandis que l’armée traversait la petite rivière de Kerdaneah sur un pont jeté dans la nuit, Bonaparte gravissait, disons-nous, une colline située à mille toises environ de la ville qu’il venait assiéger.

Du haut de cette colline, il embrassa tout le paysage et put voir, non seulement les deux vaisseaux anglais Le Tigre et Le Théséus se balançant sur la mer, mais encore les troupes du pacha occupant tous les jardins qui entouraient la ville.

– Que l’on débusque, dit-il, toute cette canaille embusquée dans les jardins et qu’on la force à rentrer dans sa place.

Comme il ne s’était adressé à personne pour donner cet ordre, les trois jeunes gens s’élancèrent à la fois, comme trois éperviers que l’on pousserait sur une même proie.

Mais de sa voix stridente, il cria :

– Roland ! cheik d’Aher !

Les deux jeunes gens, en entendant leurs noms, arrêtèrent leurs chevaux, qui plièrent sur leurs jarrets, et ils vinrent reprendre leur place près du général en chef. Quant au comte de Mailly, il continua son chemin avec une centaine de tirailleurs, autant de grenadiers, autant de voltigeurs, et, mettant son cheval au galop, il chargea à leur tête.

Bonaparte avait grande confiance dans les augures guerriers. Voilà pourquoi, au premier engagement avec les Bédouins, il avait été si fort blessé de l’hésitation de Croisier et la lui avait si amèrement reprochée.

D’où il était, il pouvait suivre avec sa lunette, qui était excellente, le mouvement des troupes. Il vit Eugène Beauharnais et Croisier, qui n’avaient point osé lui parler depuis l’affaire de Jaffa, prendre, le premier, le commandement des grenadiers, le second, celui des tirailleurs, tandis que Mailly, plein de déférence pour ses compagnons, se mettait à la tête des voltigeurs.

Si le général en chef désirait que l’augure ne se fît point attendre, il dut être content. Tandis que Roland mangeait d’impatience la pomme d’argent de son fouet, que le cheik d’Aher, tout au contraire, assistait au combat avec le calme et la patience d’un Arabe, il put voir les trois détachements traverser les ruines d’un village, un cimetière turc et un petit bois indiquant par sa fraîcheur qu’il abritait un réservoir, et se ruer sur eux, malgré la fusillade des Arnautes et des Albanais, qu’il reconnut à leurs magnifiques costumes brodés d’or et à leurs longs fusils montés en argent, et les culbuter du premier choc.

La fusillade, de la part des nôtres, s’engagea vigoureusement, et se continua au pas de course, tandis qu’on entendait éclater avec plus de bruit les grenades que nos soldats jetaient à la main et dont ils harcelaient les fugitifs.

Ils arrivèrent presque en même temps qu’eux au pied des murailles ; mais les poternes s’étant refermées sur les musulmans, et les remparts s’étant enveloppés d’une ceinture de feu, force fut à nos trois cents hommes de battre en retraite, après en avoir tué cent cinquante à peu près à l’ennemi.

Les trois jeunes gens avaient été merveilleux de courage ; à l’envi l’un de l’autre, ils avaient fait des prouesses !

Eugène, dans un combat corps à corps, avait tué un Arnaute qui avait la tête de plus que lui ; Mailly, arrivé à dix pas d’un groupe qui résistait, avait lâché ses deux coups de pistolet au milieu du groupe et d’un bond s’était trouvé sur lui. Croisier, enfin, avait sabré deux Arabes qui l’avaient attaqué à la fois, et, fendant la tête au premier d’un coup de sabre, il avait brisé sa lame dans la poitrine du second, et revenait avec le tronçon ensanglanté pendu à son poignet par la dragonne.

Bonaparte se tourna vers le cheik d’Aher :

– Donnez-moi votre sabre en échange du mien, lui dit-il.

Et il détacha son sabre de sa ceinture et le présenta au cheik.

Celui-ci baisa la poignée du sabre et s’empressa de donner le sien en échange.

– Roland, dit Bonaparte, va faire mes compliments à Mailly et à Eugène ; quant à Croisier, tu lui donneras ce sabre, sans lui dire autre chose que ceci : « Voici un sabre que le général en chef vous envoie ; il vous a vu. »

Roland partit au galop. Les jeunes gens félicités par Bonaparte bondirent de joie sur leurs selles, et s’élancèrent dans les bras l’un de l’autre.

Croisier, comme le cheik d’Aher, baisa le sabre qui lui était envoyé, jeta loin de lui le fourreau et la poignée du sabre brisé, serra à sa ceinture celui que venait de lui envoyer Bonaparte et répondit :

– Remerciez le général en chef de ma part, et dites-lui qu’il sera content de moi au premier assaut.

L’armée tout entière était venue s’échelonner sur la colline où Bonaparte se tenait debout comme une statue équestre. Les soldats avaient jeté de grands cris de joie à la vue de leurs compagnons chassant devant eux tous ces Maugrabins, ainsi que le vent chasse les sables de la mer. Comme Bonaparte, l’armée ne voyait pas une grande différence entre les fortifications de Saint-Jean-d’Acre et celles de Jaffa, et, comme Bonaparte, elle ne doutait point que la ville ne fût prise au deuxième ou au troisième assaut.

Les Français ignoraient encore que Saint-Jean-d’Acre renfermât deux hommes qui valaient mieux à eux deux que toute une armée musulmane :

L’Anglais Sidney Smith, qui commandait le Tigre et le Théséus, que l’on voyait se balancer gracieusement dans le golfe du Carmel ; et le colonel Phélippeaux qui dirigeait les travaux de défense de la forteresse de Djezzar le Boucher.

Phélippeaux, l’ami, le compagnon d’études de Bonaparte à Brienne, son émule dans ses compositions de collège, son rival dans ses succès en mathématiques que la fortune, le hasard, un accident jetait parmi ses ennemis.

Sidney Smith, que les déportés du 18 fructidor ont connu au Temple et qui, par une étrange coïncidence du sort, au moment même où Bonaparte partait pour Toulon, s’évadait de sa prison et arrivait à Londres pour réclamer sa place dans la marine anglaise.

C’était Phélippeaux qui s’était chargé de l’évasion de Sidney Smith, et qui avait réussi dans sa hasardeuse entreprise.

On avait fait fabriquer de faux ordres, sous le prétexte de transporter le captif dans une autre prison ; on avait acheté à prix d’or la griffe du ministre de la Police. À qui ? Peut-être à lui-même. Qui sait ?

Sous le nom de Loger, sous l’habit d’adjudant général, l’ami de Sidney Smith s’était présenté à la prison et avait mis son ordre sous les yeux du greffier.

Le greffier l’avait examiné minutieusement, et avait été forcé de reconnaître qu’il était parfaitement en règle.

Seulement, il avait dit :

– Pour un prisonnier de cette importance, il faut au moins six hommes de garde ?

Mais le faux adjudant avait répondu :

– Pour un homme de cette importance, il ne me faut que sa parole.

Puis, se tournant vers le prisonnier :

– Commodore, avait-il ajouté, vous êtes militaire, je le suis aussi ; votre parole de ne pas chercher à fuir me suffira ; si vous me la donnez, je n’aurai pas besoin d’escorte.

Et Sidney Smith, qui, en loyal Anglais, ne voulait pas mentir même pour s’évader, avait répondu :

– Monsieur, si cela vous suffit, je jure de vous suivre partout où vous me conduirez.

Et l’adjudant général Loger avait conduit sir Sidney Smith en Angleterre.

Ces deux hommes furent lâchés sur Bonaparte.

Phélippeaux se chargea de défendre la forteresse, comme nous l’avons dit ; Sidney Smith, de l’approvisionner d’armes et de soldats.

Là où Bonaparte croyait trouver un stupide commandant turc, comme à Gaza et à Jaffa, il trouvait toute la science d’un compatriote et toute la haine d’un Anglais.

Le même soir, Bonaparte chargeait le chef de brigade du génie Sanson de reconnaître la contrescarpe.

Celui-ci attendit que la nuit fût épaisse. C’était une nuit sans lune et comme il convient à ces sortes d’opérations.

Il partit seul, traversa le village ruiné, le cimetière, les jardins, d’où avaient été débusqués le matin les Arabes repoussés dans la ville. Voyant l’ombre rendue plus épaisse par la masse qui se dressait devant lui, et qui n’était autre que la forteresse, il se mit à quatre pattes pour sonder le terrain plus rapide, qui lui fit croire que le fossé était sans revêtement ; il fut entrevu par une sentinelle dont les yeux s’étaient probablement habitués aux ténèbres, ou qui avait cette faculté qu’ont certains hommes, comme certains animaux, de voir clair pendant la nuit.

Le cri de « Qui vive ? » retentit une première fois.

Sanson ne répondit pas. Le même cri retentit une seconde, puis une troisième fois ; un coup de fusil le suivit ; la balle avait brisé la main étendue du chef de brigade du génie.

Malgré l’atroce douleur qu’il ressentit, l’officier ne poussa pas un cri ; il se retira en arrière en rampant, croyant avoir étudié suffisamment le fossé, et il vint faire son rapport à Bonaparte.

Le lendemain, la tranchée fut commencée. On profita des jardins, des fossés de l’ancienne Ptolémaïs, dont nous raconterons l’histoire, comme nous avons raconté celle de Jaffa ; on profita d’un aqueduc qui traversait le glacis, et, dans l’ignorance où l’on était de l’aide fatale apportée par notre mauvaise fortune à Djezzar pacha, on donna à cette tranchée trois pieds à peine de profondeur.

En voyant cette tranchée, le géant Kléber haussait les épaules et disait à Bonaparte :

– Voilà une belle tranchée, général ! elle ne m’ira pas jusqu’aux genoux.

Le 23 mars, Sidney Smith s’empara des deux bâtiments qui apportaient à Bonaparte sa grosse artillerie et à l’armée ses munitions. On vit, sans pouvoir s’y opposer, la prise des deux bâtiments, et nous nous trouvâmes dans l’étrange position d’assiégeants qu’on foudroie avec leurs propres armes.

Le 25, on battit en brèche et l’on se présenta à l’assaut ; mais on fut arrêté par une contrescarpe et par un fossé.

Le 26 mars, les assiégés, conduits par Djezzar en personne, tentèrent une sortie pour détruire les ouvrages commencés ; mais, chargés à la baïonnette, ils furent aussitôt repoussés et contraints de rentrer dans la place.

Quoique les batteries françaises ne fussent armées que de quatre pièces de 12, de huit pièces de 8 et de quatre obusiers, le 28 cette faible artillerie fut démasquée et battit en brèche la tour contre laquelle se dirigea la principale attaque.

Quoique d’un calibre plus fort que ceux des Français, les canons de Djezzar furent démontés par les nôtres, et, à trois heures du soir, la tour présentait une brèche satisfaisante.

Quand on vit s’écrouler la muraille et le jour se faire de l’autre côté, un cri de joie éclata dans l’armée française ; les grenadiers, qui étaient entrés les premiers, à Jaffa, excités par ce souvenir, se persuadant qu’il ne serait pas plus difficile de prendre Acre que de prendre Jaffa, demandèrent tout d’une voix qu’on leur permît de monter à la brèche.

Depuis le matin, Bonaparte, avec son état-major, était dans la tranchée ; cependant, il hésitait à donner l’ordre de l’assaut. Mais, pressé par le capitaine Mailly, qui vint lui dire qu’il ne pouvait plus retenir ses grenadiers, Bonaparte se décida presque malgré lui, et laissa échapper ces mots :

– Eh bien, allez donc !

Aussitôt les grenadiers de la 69e demi-brigade, conduits par Mailly, s’élancent vers la brèche ; mais, à leur grand étonnement, là où ils croyaient trouver le talus du fossé, ils rencontrent un escarpement de douze pieds. Alors, le cri « Des échelles ! des échelles ! » se fait entendre.

Les échelles sont jetées dans le fossé, les grenadiers s’élancent de la hauteur de la contrescarpe, Mailly saisit la première échelle et va l’appliquer à la brèche : vingt autres sont appliquées à côté.

Mais la brèche se remplit d’Arnautes et d’Albanais, qui tirent à bout portant, et font rouler sur les assaillants les pierres mêmes de la muraille. La moitié des échelles est brisée et entraîne, en se brisant, ceux qui les montaient ; Mailly, blessé, tombe du haut en bas de la sienne ; le feu des assiégés redouble ; les grenadiers sont contraints de reculer et de se servir, pour remonter la contrescarpe, des échelles qu’ils avaient apportées pour escalader la brèche.

Mailly, qui, blessé au pied, ne peut marcher, supplie ses grenadiers de l’emporter avec eux. L’un d’eux le charge sur ses épaules, fait dix pas, et tombe la tête brisée d’une balle ; un second reprend le blessé et l’emporte au pied de l’échelle, où il tombe la cuisse cassée. Pressés de se mettre en sûreté, les soldats l’abandonnent, et l’on entend sa voix qui crie sans que personne s’arrête pour y répondre :

– Une balle du moins qui m’achève, si vous ne pouvez pas me sauver !

Le pauvre Mailly n’eut pas longtemps à souffrir. Les fossés à peine évacués par les grenadiers français, les Turcs y descendirent et coupèrent la tête à tous ceux qui y étaient restés.

Djezzar pacha crut faire un cadeau précieux à Sidney Smith : il fit mettre toutes ces têtes dans un sac et les fit porter au commodore anglais.

Sidney Smith regarda ce sombre trophée avec tristesse et se contenta de dire :

– Voilà ce que c’est que de se faire l’allié d’un barbare.

Chapitre VI. Ptolémaïs §

Quelque indifférence qu’eût manifestée Bonaparte pour Jérusalem, à sept lieues de laquelle il passait sans s’arrêter, il n’en était pas moins curieux de l’histoire du sol qu’il foulait aux pieds. N’ayant pu, ou n’ayant pas voulu faire ce qu’avait fait Alexandre, qui, lors de sa conquête de l’Inde s’était dérangé de sa route pour venir visiter le grand prêtre à Jérusalem, il regardait comme un dédommagement de fouler le sol de l’ancienne Ptolémaïs et de dresser sa tente là où Richard Cœur de Lion et Philippe-Auguste avaient dressé la leur.

Loin d’être insensible à ces rapprochements historiques, son orgueil s’en réjouissait, et il avait choisi pour son quartier général cette petite colline d’où, le premier jour, il avait regardé le combat, bien sûr que ce devait être sur le même emplacement que les héros qui l’avaient précédé avaient posé leurs têtes.

Mais lui, le premier des chefs d’une croisade politique, suivant la bannière de sa propre fortune et laissant derrière lui toutes les idées religieuses qui avaient amené des millions d’hommes là où il était, depuis Godefroy de Bouillon jusqu’à Saint Louis, lui, au contraire, il traînait derrière lui la science du XVIIIe siècle, Volney et Dupuis, c’est-à-dire le scepticisme.

Peu soucieux de la tradition chrétienne, il était, au contraire, fort curieux de la légende historique.

Le soir même de cet assaut manqué, où périt le pauvre Mailly de la même mort dont avait péri son frère, il réunit sous sa tente ses généraux et ses officiers, et ordonna à Bourrienne de tirer de leurs caisses le peu de livres dont se composait sa bibliothèque.

Par malheur, elle n’était pas considérable en fait de livres d’histoire parlant de la Syrie. Il n’avait que Plutarque : vies de Cicéron, de Pompée, d’Alexandre, d’Antoine ; et, en fait de livres de politique, il n’avait que le Vieux, le Nouveau Testament et la Mythologie.

Il remit chacun des livres que nous venons de nommer aux plus lettrés de ses généraux ou de ses jeunes amis, et en appela aux souvenirs historiques des autres, qui, réunis aux siens, devaient lui fournir les seuls renseignements qu’il pût obtenir dans ce désert.

Aussi, ces renseignements furent-ils bien incomplets. Nous qui, plus heureux que lui, avons sous les yeux la bibliothèque des croisades, nous allons lever, pour nos lecteurs, le voile des siècles, et leur dire l’histoire de ce petit coin de terre, depuis le premier jour où il tomba en partage à la tribu d’Aser dans la distribution de la Terre promise, jusqu’au jour où un autre Cœur de Lion venait essayer de la reprendre pour la troisième fois aux Sarrasins.

Son ancien nom était Acco, ce qui signifie sable brûlant. Aujourd’hui, les Arabes l’appellent encore Acca.

Soumise à l’Égypte par les rois de la dynastie grecque de Ptolémée, qui avaient hérité d’Alexandrie à la mort du vainqueur de l’Inde, elle prit, cent six ans à peu près avant Jésus-Christ, le nom de Ptolémaïs.

Vespasien, préparant son expédition contre la Judée, resta trois mois à Ptolémaïs, et y tint une cour de rois et de princes des contrées environnantes.

Ce fut là que Titus vit Bérénice, fille d’Agrippa Ier, et en devint amoureux.

Mais Bonaparte n’avait, sur cette période, que la tragédie de Racine, dont tant de fois il avait fait déclamer des fragments à Talma.

Les « Actes des Apôtres » disent : « De Tyr, nous vînmes à Ptolémaïs, où finit notre navigation, et, ayant salué les frères, nous demeurâmes un jour avec eux. » Vous le savez, c’est saint Paul qui dit cela, et c’est lui qui vint de Tyr à Ptolémaïs.

Le premier siège de Ptolémaïs par les croisés commença en 1189. Boan-Eddin, historien arabe, dit, en parlant des chrétiens, qu’ils étaient si nombreux, que Dieu seul pouvait en savoir le nombre. Mais, en revanche, un auteur chrétien, Gauthier Vinisauf, chroniqueur de Richard Cœur de Lion, assure que l’armée de Sala-Eddin était plus nombreuse que celle de Darius.

Après la bataille de Tibériade, dont nous aurons occasion de parler lors de la bataille du mont Thabor, Guy de Lusignan, sorti de captivité, vint assiéger Jérusalem ; les fortifications de cette ville venaient d’être rebâties ; de fortes tours la défendaient du côté de la mer.

L’une s’appelait la tour des Mouches, parce que c’était là que les païens faisaient leurs sacrifices et que les mouches y étaient attirées par la chair des victimes ; et l’autre, la tour Maudite, parce que, dit Gauthier Vinisauf dans son « Itinéraire du Roi Richard », ce fut dans cette tour que furent frappées les pièces d’argent contre lesquelles Judas vendit Notre-Seigneur. Aussi fut-ce par cette même tour, véritablement la tour Maudite, que, l’an 1291, les Sarrasins pénétrèrent dans la ville et s’en emparèrent.

Quoique ignorant ce détail, ce fut cette même tour qu’avait attaquée Bonaparte, et contre laquelle il venait d’échouer. Walter Scott, dans un de ses meilleurs romans : « Richard en Palestine », nous a raconté un épisode de ce fameux siège, qui dura deux ans.

Les relations arabes, beaucoup moins connues que les relations françaises, contiennent quelques détails curieux sur ce siège.

Ibn-Alatir, médecin de Sala-Eddin, nous a, entre autres, laissé une description curieuse du camp musulman.

« Au milieu du camp – c’est Ibn-Alatir qui parle – était une vaste place contenant les loges des maréchaux-ferrants. Il y en avait cent quarante. »

On peut juger du reste à proportion.

« Dans une seule cuisine étaient vingt-neuf marmites, pouvant contenir chacune un mouton entier. Je fis moi-même l’énumération des boutiques enregistrées chez l’inspecteur des marchés. J’en comptai jusqu’à sept mille. Notez que ce n’étaient pas des boutiques comme nos boutiques de ville. Une des boutiques du camp en eût fait cent des nôtres. Toutes étaient bien approvisionnées. J’ai ouï dire que, quand Sala-Eddin changea de camp pour se retirer à Karouba, bien que la distance fût assez courte, il en coûta à un seul marchand de beurre soixante et dix pièces d’or pour le transport de son magasin. Quant aux marchés de vieux habits et d’habits neufs, c’est une chose qui dépasse l’imagination. On comptait dans le camp plus de mille bains. Ils étaient tenus par des hommes d’Afrique ; il en coûtait une pièce d’argent pour se baigner. Quant au camp des chrétiens, c’était une véritable ville forte. Tous les métiers et tous les arts mécaniques d’Europe y avaient leurs représentants. »

Les marchés étaient fournis de viande, de poisson et de fruits aussi complètement que l’eût été la capitale d’un grand royaume. Il y avait jusqu’à des églises avec leurs clochers. Aussi était-ce ordinairement à l’heure de la messe que les Sarrasins attaquaient le camp.

« Un pauvre prêtre d’Angleterre, dit Michaud, fit construire à ses frais, dans la plaine de Ptolémaïs, une chapelle consacrée aux trépassés. Il avait fait bénir autour de la chapelle un vaste cimetière dans lequel, chantant lui-même l’office des morts, il suivit les funérailles de plus de cent mille pèlerins. Quarante seigneurs de Brème et de Lubeck firent des tentes avec les voiles de leurs vaisseaux pour y recevoir les pauvres soldats de leur nation et les soigner dans leur maladie. Ce fut là l’origine d’un ordre célèbre qui existe encore aujourd’hui sous le nom d’Ordre teutonique. »

Quiconque a voyagé en Orient, en Égypte ou à Constantinople, a fait connaissance avec le fameux Polichinelle turc, nommé Caragous ; les exploits de notre Polichinelle, à nous, ne sont rien en comparaison des siens, et il rougirait, lui, le cynique par excellence, des plus innocentes plaisanteries de son collègue à turban.

C’est pendant ce siège, où jouèrent un si grand rôle Richard Cœur de Lion, Philippe-Auguste et Sala-Eddin, que l’on trouve l’aïeul du Caragous moderne.

Il était émir.

Une autre date historique, non moins importante à vérifier, est celle des billets à ordre. Emad-Eddin parle d’un ambassadeur du calife de Bagdad qui était porteur de deux charges de naphte et de roseaux, et il amenait cinq personnes habiles à distiller le naphte et à le lancer. On sait que le naphte et le feu grégeois sont une seule et même chose.

De plus, cet ambassadeur était porteur d’une cédule de vingt mille pièces d’or sur les marchands de Bagdad. Donc, la lettre de change et le billet à ordre ne sont point une invention du commerce moderne, puisqu’ils avaient cours en Orient, l’an 1191.

Ce fut pendant ces deux ans de siège que les assiégés inventèrent le zenbourech, dont les papes défendirent plus tard aux chrétiens de se servir entre eux. C’était une espèce de flèche de la longueur de trente centimètres et de l’épaisseur de douze. Elle avait quatre faces, une pointe de fer et la tête garnie de plumes.

Vinisauf raconte que cette terrible flèche, lancée par l’instrument qui lui donnait son impulsion, traversait parfois du même coup deux hommes armés de leur cuirasse, et, après les avoir traversés, allait encore s’enfoncer dans la muraille.

Ce fut vers la fin de ce siège que s’éleva la grande querelle, qui sépara Richard d’Angleterre et Léopold duc d’Autriche. Cœur de Lion, qui revenait quelquefois de l’assaut tellement criblé de flèches qu’ils semblait, dit son historien, une pelote couverte d’épingles, était fier, à juste titre, de son courage et de sa force.

Léopold, très brave lui-même, avait fait arborer son drapeau sur l’une des tours de la ville, où il était entré avec Richard. Richard eût pu y mettre le sien à côté de celui du duc Léopold, mais il préféra enlever le drapeau autrichien et le faire jeter dans les fossés de la ville. Tous les Allemands se soulevèrent et voulurent attaquer le roi dans ses quartiers ; mais Léopold s’y opposa.

Un an après, Richard, ne voulant pas revenir par la France, à cause de ses différends avec Philippe-Auguste, traversa l’Autriche déguisé ; mais, reconnu malgré son déguisement, il fut fait prisonnier et conduit au Château de Durenstein. Pendant deux ans, on ignora ce qu’il était devenu ; ce foudre de guerre s’était éteint comme un météore. De Richard Cœur de Lion, plus de traces.

Un gentilhomme d’Arras, nommé Blondel, se mit à sa recherche, et, un jour que, sans se savoir si près du roi d’Angleterre, il était assis au pied d’un vieux château, il chanta par hasard la première strophe d’une ballade qu’il avait faite avec Richard. Richard était poète dans ses moments perdus.

Richard, qui entendit le premier couplet de la chanson composée par lui avec Blondel, se douta de la présence de celui-ci et répondit par le second couplet.

On sait le reste de l’histoire, qui a fourni à Grétry l’occasion de faire un chef-d’œuvre.

Ptolémaïs se rendit aux chrétiens, comme nous l’avons dit, après un siège de deux ans. La garnison eut la vie sauve, contre la promesse de restituer la vraie croix, qui avait été prise à la bataille de Tibériade.

Il va sans dire qu’une fois en liberté, les Sarrasins oublièrent leur promesse.

Cent ans après, Ptolémaïs fut prise sur les chrétiens pour ne plus leur être jamais rendue.

Ce siège aussi eut ses chroniqueurs, ses péripéties, qui émurent l’Europe et l’Asie, son dévouement que signala plus d’un trait de courage et d’abnégation.

Saint Antonin raconte, à cette occasion, une curieuse légende.

« Il y avait, dit-il, à Saint-Jean-d’Acre un célèbre monastère de religieuses appartenant à l’ordre de sainte Claire. Au moment où les Sarrasins pénétraient dans la ville, l’abbesse fit sonner la cloche du couvent et rassembla toute la communauté.

» S’adressant alors aux religieuses : « Mes très chères filles et très excellentes sœurs, leur dit-elle, vous avez promis à Notre-Seigneur Jésus-Christ d’être ses épouses sans tache ; nous courons en ce moment un double danger, danger de la vie, danger de la pudeur. Ils sont près de nous, les ennemis de notre corps, non pas tant de notre corps que de notre âme, qui, après avoir flétri celles qu’ils rencontrent les percent de leur épée. S’il ne nous est plus possible de leur échapper par la fuite, nous le pouvons par une résolution pénible mais sûre. C’est la beauté des femmes qui séduit le plus souvent les hommes : dépouillons-nous de cet attrait, servons-nous de notre visage pour sauver notre beauté, pour conserver notre chasteté intacte. Je vais vous donner l’exemple ; que celles qui veulent aller sans tache au-devant de l’époux immaculé imitent leur maîtresse. »

» Ayant dit cela, elle se détache le nez avec un rasoir, les autres suivent son exemple et se défigurent avec courage pour paraître plus belle devant Jésus-Christ.

» Par ce moyen, elles conservèrent leur pureté, car les musulmans, continue saint Antonin, en voyant leurs visages ensanglantés, ne conçurent que de l’horreur pour elles et se contentèrent de leur ôter la vie.

Chapitre VII. Les Éclaireurs §

Pendant cette nuit où Bonaparte avait réuni son état-major, non pas pour un conseil de guerre, non pas pour un plan de bataille, mais en comité littéraire et historique, plusieurs messagers arrivèrent au cheik d’Aher, qui lui apprirent qu’une armée, sous les ordres du pacha de Damas, s’apprêtait à passer le Jourdain, pour venir faire lever à Bonaparte le siège de Saint-Jean-d’Acre.

Cette armée, forte de vingt-cinq mille hommes à peu près, disaient les rapports toujours exagérés des Arabes, traînait avec elle un bagage immense, et devait passer le Jourdain au pont de Jacob.

D’un autre côté, les agents de Djezzar avaient parcouru tout le littoral de Saïd, et ses contingents s’étaient joints à ceux d’Alep et de Damas avec d’autant plus de sécurité, que les envoyés du pacha avaient fait courir partout le bruit que les Français n’étaient plus qu’une poignée d’hommes, qu’ils n’avaient point d’artillerie, et qu’il suffirait au pacha de Damas de se montrer et de se réunir à lui pour exterminer Bonaparte et son armée.

Bonaparte, à ces nouvelles, jeta loin de lui un volume de Plutarque qu’il tenait, appela Vial, Junot et Murat ; envoya Vial au nord, pour prendre possession de Sour, l’ancienne Tyr ; envoya Murat au nord-est, pour s’assurer du fort de Zaphet, et Junot vers le sud, avec ordre de s’emparer de Nazareth, et, de ce village situé sur une hauteur, d’observer tout le pays environnant.

Vial traversa les montagnes du cap blanc et arriva le 3 avril en vue de la ville de Sour.

Du haut d’une colline, le général français put voir ses habitants effrayés quitter la ville en courant et en donnant des marques de la plus grande terreur. Il entra dans la ville sans combattre, promit aux habitants qui y étaient restés paix et protection, les rassura, les détermina à aller dans le voisinage chercher ceux qui s’étaient enfuis, et, au bout de deux ou trois jours, il avait eu la joie de les voir rentrer tous dans leurs foyers.

Vial était de retour sous Saint-Jean-d’Acre le 6 avril, après avoir laissé à Sour une garnison de deux cents hommes.

Murat avait été aussi heureux que Vial dans son expédition. Il était parvenu jusqu’au fort de Zaphet, d’où quelques coups de canon étaient parvenus à chasser la moitié de la garnison. L’autre moitié, qui était composée de Maugrabins, avait offert à Murat de se mettre sous ses ordres ; il avait, de là, gagné le Jourdain, avait reconnu toute sa rive droite, jeté un regard sur le lac de Tibériade, et, laissant une garnison française dans le fort largement approvisionné, il était de retour au camp le 6 avril, avec ses Maugrabins.

Junot s’était emparé de Nazareth, patrie de Notre-Seigneur, et là, il avait campé, moitié dans le village, moitié dehors, attendant de nouveaux ordres de Bonaparte, qui lui avait dit de ne point revenir qu’il ne le rappelât.

Mais Murat avait eu beau essayer de rassurer le général en chef, ses pressentiments et surtout les instances du cheik d’Aher, ne lui laissaient point de repos à l’endroit de cette armée invisible qu’on disait marcher contre lui. Aussi accepta-t-il la proposition que lui fit le cheik de l’envoyer en éclaireur du côté du lac de Tibériade.

Seulement, Roland, qui s’ennuyait au camp, où, sous les yeux de Bonaparte, il ne pouvait pas risquer sa vie comme il l’entendait, demanda d’accompagner le cheik d’Aher dans son exploration.

Le soir même ils partirent, profitant de la fraîcheur et de l’ombre de la nuit pour gagner les plaines d’Esdrelon, qui leur offraient un double refuge, à droite dans les montagnes de Naplouse, à gauche dans celles de Nazareth.

« Le 7 avril 1799, le promontoire sur lequel est bâtie Saint-Jean-d’Acre, l’ancienne Ptolémaïs, apparaissait enveloppé d’autant d’éclairs et de tonnerres que l’était le Mont-Sinaï le jour où le Seigneur dans le buisson ardent donna la loi à Moïse.

» D’où venaient ces détonations qui ébranlaient la côte de Syrie comme un tremblement de terre ? D’où sortait cette fumée qui couvrait le golfe du Carmel d’un nuage aussi épais que si la montagne d’Élie était changée en volcan ? »

Ainsi avons-nous commencé le premier chapitre de ce nouveau récit. Les autres n’ont servi qu’à expliquer ce qui avait précédé cette campagne de Syrie, huitième et probablement dernière croisade.

Bonaparte, en effet, donnait son second assaut ; et il avait profité du retour de Murat et de Vial pour tenter cette fois encore la fortune.

Il était dans la tranchée à cent pas à peine des remparts ; il avait près de lui le général Caffarelli, avec lequel il causait.

Le général Caffarelli avait le poing sur la hanche, pour faire équilibre à la gêne que lui causait sa jambe de bois. L’angle seul de son coude dépassait la tranchée.

La corne du chapeau de Bonaparte était en vue, une balle le lui enleva de dessus la tête.

Il se baissa pour ramasser son chapeau ; en se baissant, il vit la position du général, et s’approchant de lui :

– Général, lui dit-il, nous avons affaire à des Arnautes et à des Albanais, excellents tireurs, comme mon chapeau en est une preuve. Prenez garde qu’il n’en arrive autant à votre bras qu’à mon chapeau.

Caffarelli fit un mouvement de dédain.

Le brave général avait laissé une de ses jambes au bord du Rhin, et paraissait s’inquiéter peu de laisser quelque partie de son corps que ce fût au bord de la Kerdaneah.

Il ne bougea point.

Une minute après, Bonaparte le vit tressaillir ; il se retourna, son bras inerte pendait à côté de lui. Une balle l’avait atteint au coude et lui avait brisé l’articulation. En même temps, il leva les yeux et vit, à dix pas de là, Croisier debout sur la tranchée. C’était une bravade inutile. Aussi Bonaparte cria-t-il :

– Descendez, Croisier ! vous n’avez rien à faire là, descendez, je le veux !

– Est-ce que vous n’avez pas dit tout haut, un jour, que j’étais un lâche ? lui cria le jeune homme.

– J’ai eu tort, Croisier, répondit le général en chef ; mais vous m’avez prouvé depuis que je me trompais ; descendez.

Croisier fit un mouvement pour obéir, mais il ne descendit point, il tomba.

Une balle vint lui briser la cuisse.

– Larrey ! Larrey ! s’écria Bonaparte avec impatience et en frappant du pied. Tenez ! venez ici, il y a de la besogne pour vous.

Larrey s’approcha. On coucha Croisier sur des fusils ; quant à Caffarelli, il s’éloigna appuyé au bras du chirurgien en chef.

Laissons l’assaut, commençant sous d’aussi tristes auspices, suivre son cours, et jetons les yeux vers la belle plaine d’Esdrelon, toute couverte de fleurs et vers la rivière de Kison, dont une longue ligne de lauriers-roses marque le cours.

Sur le bord de cette rivière, deux cavaliers cheminent insoucieusement.

L’un, revêtu de l’uniforme vert des chasseurs à cheval, le sabre au côté, le chapeau à trois cornes sur la tête, se faisait de l’air avec un mouchoir parfumé comme il eût pu faire avec un éventail.

La cocarde tricolore qu’il portait à son chapeau indiquait qu’il appartenait à l’armée française.

L’autre portait une calotte rouge serrée autour de sa tête avec une corde de poil de chameau. Une coiffure aux éclatantes couleurs descendait de sa tête sur ses épaules. Il était complètement enveloppé d’un burnous de cachemire blanc, qui, en s’ouvrant, laissait voir un riche cafetan oriental de velours vert brodé d’or. Il avait une ceinture de soie nuancée de mille couleurs, s’harmonisant entre elles avec ce goût merveilleux qu’on ne retrouve que dans les étoffes d’Orient. Dans cette ceinture étaient passés du même côté deux pistolets à crosse de vermeil, travaillées comme la plus fine dentelle. Le sabre seul était de fabrique française. Il avait de larges pantalons de satin rouge perdus dans des bottes vertes brodées comme son cafetan et en velours comme lui. En outre, il portait à la main une longue et fine lance, légère comme un roseau, solide comme une tige de fer, ornée à son extrémité d’un bouquet de plumes d’autruche.

Les deux jeunes gens s’arrêtèrent dans un des coudes de la rivière, à l’ombre d’un petit bois de palmiers, et, là, tout en riant comme il convient à deux bons compagnons qui font route ensemble, ils se mirent à préparer leur déjeuner, qui consistait en quelques morceaux de biscuit que le jeune Français tira de ses fontes, et fit tremper un instant dans la rivière. Quant à l’Arabe, il se mit à regarder autour et au-dessus de lui ; puis, sans rien dire, il attaqua à coups de sabre un des palmiers dont le bois tendre et poreux céda rapidement sous le tranchant de l’acier.

– Voilà, en vérité, un bon sabre dont le général en chef m’a fait cadeau, il y a quelques jours, et dont j’espère faire l’essai sur autre chose que des palmiers.

– Je crois bien, répondit le Français, en écrasant le biscuit entre ses dents, c’est un cadeau de la manufacture de Versailles. Mais est-ce seulement pour l’essayer que tu martyrises ce pauvre arbre ?

– Regarde, lui dit l’Arabe en levant le doigt en l’air.

– Ah ! par ma foi, dit le Français, c’est un dattier et notre déjeuner sera meilleur que je ne le croyais.

Et, en effet, en ce moment même, l’arbre tombait avec bruit, mettant à la portée des deux jeunes gens deux ou trois magnifiques régimes de dattes, arrivées à leur maturité.

Ils se mirent à attaquer avec des appétits de vingt-cinq ans la manne que le Seigneur leur envoyait.

Ils étaient au milieu de leur déjeuner lorsque le cheval de l’Arabe se mit à hennir d’une certaine façon.

L’Arabe poussa une exclamation, s’élança hors du bois de palmiers, et, la main sur les yeux, sonda les profondeurs de la plaine d’Esdrelon, au milieu de laquelle ils se trouvaient.

– Qu’est-ce ? demanda nonchalamment le Français.

– Un des nôtres, monté sur une jument, et par lequel nous allons savoir probablement les nouvelles que nous allions chercher.

Et il revint s’asseoir près de son compagnon, sans s’inquiéter de son cheval, qui, prenant le galop, allait au-devant de la jument dont il avait senti les effluves.

Dix minutes après on entendit le galop de deux chevaux.

Et un Druse, qui avait reconnu le cheval de son chef, s’arrêtait près du bouquet de palmiers, où un second cheval entravé lui indiquait, sinon un campement, du moins une halte.

– Azib ! cria le chef arabe.

Le Druse s’arrêta, sauta à bas de son cheval, auquel il jeta la bride sur le cou, et s’avança vers le cheik en croisant ses deux mains sur sa poitrine et en saluant profondément.

Celui-ci lui adressa quelques paroles en arabe.

– Je ne m’étais pas trompé, dit le cheik d’Aher en se retournant vers son compagnon, l’avant-garde du pacha de Damas vint de passer le pont d’Iacoub.

– C’est ce que nous allons voir, répondit Roland, que nos lecteurs ont sans doute déjà reconnu à son insouciance du danger.

– Inutile, reprit le cheik d’Aher, Azib a vu !

– Soit, reprit Roland ; mais Azib peut avoir mal vu. Je serai bien plus sûr de la chose quand j’aurai vu moi-même. Cette grande montagne, qui a l’air d’un pâté, doit être le Mont-Tabor. Le Jourdain, par conséquent, est derrière. Nous en sommes à un quart de lieue ; montons, jusqu’à ce que nous sachions nous-mêmes à quoi nous en tenir.

Et, sans s’inquiéter si le cheik et Azib le suivaient, Roland sauta sur son cheval rafraîchi par la halte qu’il venait de faire, et le lança au grand galop dans la direction du Mont-Tabor.

Une minute après, il entendait ses deux compagnons qui galopaient derrière lui.

Chapitre VIII. Les belles filles de Nazareth §

Il traversa pendant une lieue à peu près cette splendide plaine d’Esdrelon, la plus vaste et la plus célèbre de la Palestine après celle du Jourdain. Autrefois, elle s’appelait le paradis et le grenier de la Syrie, la plaine de Jesraël, la campagne d’Esdrela, la plaine de Majeddo ; sous tous ces noms, elle est célèbre dans la Bible. Elle a vu la défaite des Madianites et des Amalécites par Gédéon. Elle a vu Saül, campant près de la fontaine de Jesraël pour combattre les Philistins, rassemblés à Aphec. Elle a vu Saül, vaincu, se jeter sur son épée et ses trois fils périr avec lui. C’est dans cette plaine que le pauvre Naboth avait sa vigne près du palais d’Achab, et que l’impie Jézabel le fit lapider comme blasphémateur, afin de s’emparer de son héritage. C’est là que Joram eut le cœur percé d’une flèche lancée par Jéhu. C’est enfin à peu près à la place où les deux jeunes gens avaient déjeuné que Jézabel fut, par ordre de Jéhu, précipitée d’une fenêtre, et que son corps fut dévoré par les chiens.

Au Moyen Âge, cette plaine, qui vit tant de choses, était la plaine de Sabas. Aujourd’hui, elle s’appelle Merdj ibn Amer, c’est-à-dire « pâturage du fils d’Amer ». Elle s’étend sur une largeur d’environ cinq lieues entre les montagnes de Gelboë et celles de Nazareth. À son extrémité s’élève le Mont-Tabor, vers lequel galopaient les trois cavaliers, sans songer un instant à la célébrité des lieux qu’ils foulaient aux pieds de leurs chevaux.

Le Mont-Tabor est accessible de tous côtés, et surtout du côté de Fouli, où ils l’abordèrent.

Ils furent obligés de gravir jusqu’au sommet – tâche facile, du reste, pour les chevaux arabes – avant que leur vue pût s’étendre au-dessus des deux collines qui, à une hauteur moyenne, leur masquaient la vue du Jourdain et du lac de Tibériade.

Mais, au fur et à mesure qu’ils montaient, l’horizon s’élargissait autour d’eux. Bientôt ils découvrirent, comme une immense nappe d’azur, encadrée dans du sable d’or, d’un côté, et dans des collines d’une verdure fauve, de l’autre, le lac de Tibériade, relié à la mer Morte par le Jourdain, qui s’étend à travers la plaine nue comme un ruban jaune éclatant au soleil. Leurs yeux furent bientôt fixés de ce côté par la vue de toute l’armée du pacha de Damas, qui suivait la rive orientale du lac, et qui traversait le Jourdain au pont d’Iacoub. Toute l’avant-garde avait déjà disparu entre le lac et la montagne de Tibériade. Il était évident qu’elle se dirigeait vers le village.

Il était impossible aux trois jeunes gens de supputer, même approximativement, cette multitude. Les cavaliers, à eux seuls, marchant avec cette fantaisie des Orientaux, couvraient des lieues de terrain. Quoique à la distance de quatre lieues on voyait resplendir les armes, et il sortait comme des éclairs d’or de la poussière que les cavaliers soulevaient sous les pieds de leurs chevaux.

Il était à peu près trois heures de l’après-midi.

Il n’y avait pas de temps à perdre ; le cheik d’Aher et Azib, en faisant faire une halte d’une heure ou deux à leurs chevaux près du fleuve Kison, pouvaient arriver, vers la fin de la nuit ou au point du jour, au camp de Bonaparte et le prévenir.

Quant à Roland, il se chargeait d’aller à Nazareth et de mettre sur ses gardes Junot, près duquel il comptait combattre pour avoir plus de liberté d’action.

Les trois jeunes gens redescendirent rapidement le Tabor ; puis, au pied de la montagne, ils se séparèrent : les deux Arabes reprenant la plaine d’Esdrelon dans toute sa longueur, Roland piquant droit sur Nazareth, dont il avait vu, du haut du Tabor, les maisons blanches couchées comme un nid de colombes au milieu de la sombre verdure de la montagne.

Quiconque a visité Nazareth sait par quels abominables chemins on y arrive ; tantôt à droite, tantôt à gauche, la route est bordée de précipices, et des fleurs charmantes qui poussent partout où un peu de terre permet à leurs racines de germer, embellissent le sentier, mais ne le rendent pas moins dangereux : ce sont des lis blancs, des narcisses jaunes, des crocus bleus et roses d’une fraîcheur et d’une suavité dont on ne peut se faire une idée. Nezer, d’ailleurs, qui est l’étymologie de Nazareth, ne veut-il pas dire fleur en hébreu ?

Roland vit et revit, grâce aux détours du chemin, trois ou quatre fois Nazareth avant d’y arriver. À dix minutes de chemin des premières maisons, il rencontra un poste de grenadiers de la 12e demi-brigade. Il se fit reconnaître et s’informa si le général était à Nazareth ou dans les environs.

Le général était à Nazareth, et il n’y avait pas un quart d’heure qu’il était venu visiter les avant-postes.

Force fut à Roland de mettre son cheval au pas. La noble bête venait de faire dix-huit à vingt lieues sans autre repos que celui qui lui avait été donné à l’heure du déjeuner ; mais, comme il était sûr de trouver maintenant le général, il n’avait nullement besoin de forcer son cheval.

Aux premières maisons de Nazareth, Roland trouva un poste de dragons commandé par un de ses amis, le chef de brigade Desnoyers. Il confia son cheval à un soldat, et demanda où était logé le général Junot.

Il pouvait être cinq heures et demie du soir.

Le chef de brigade Desnoyers consulta le soleil près de disparaître derrière les montagnes de Naplouse, et répondit en riant :

– C’est l’heure où les femmes de Nazareth vont puiser de l’eau ; le général Junot doit être sur le chemin de la fontaine.

Roland haussa les épaules ; sans doute pensa-t-il que la place d’un général était partout ailleurs et qu’il avait d’autres revues à passer que celle des belles filles de Nazareth. Il n’en suivit pas moins les indications données et arriva à l’autre bout du village.

La fontaine est située à dix minutes à peu près de la dernière maison ; l’avenue qui y conduit est bordée de chaque côté d’immenses cactus, qui forment comme une muraille. À cent pas de la fontaine et suivant, en effet, des yeux les femmes qui y allaient ou qui en venaient, Roland aperçut le général et ses deux aides de camp.

Junot le reconnut pour l’officier d’ordonnance de Bonaparte. On savait l’amitié que le général en chef lui portait, et c’eût été une raison pour que tout le monde lui voulût du bien ; mais sa courtoise familiarité et son courage proverbial dans l’armée lui eussent fait des amis, lors même qu’il n’eût eu qu’une part moindre à la bienveillance du commandant. Junot vint à lui, la main ouverte.

Roland, rigide observateur des convenances, le salua en inférieur, car il ne craignait rien tant que de laisser croire qu’il attribuât à son mérite les bontés que le général en chef avait pour lui.

– Nous apportez-vous de bonnes nouvelles, mon cher Roland ? lui demanda Junot.

– Oui, général, répondit Roland, puisque je viens vous annoncer l’ennemi.

– Ma foi, dit Junot, après la vue de ces belles filles, qui portent toutes leurs cruches comme de véritables princesses Nausicaa, je ne connais rien de plus agréable que la vue de l’ennemi. Regardez donc, mon cher Roland, comme ces drôlesses ont l’air superbe, et si on ne dirait pas autant de déesses antiques !… Et pour quand l’ennemi ?

– Pour quand vous voudrez, général, attendu qu’il n’est guère qu’à cinq ou six lieues d’ici.

– Savez-vous ce qu’elles vous répondent, quand on leur dit qu’elles sont belles ? « C’est la vierge Marie qui le veut ainsi. » Et, en effet, c’est la première fois, depuis que nous sommes entrés en Syrie, que nous apercevons de jolies femmes… Ainsi vous l’avez vu, l’ennemi ?

– De mes yeux vu, général.

– D’où vient-il ? Où va-t-il ? Que nous veut-il ?

– Il vient de Damas, il voudrait nous battre, à ce que je pense ; il va à Saint-Jean-d’Acre, si je ne me trompe, pour en faire lever le siège.

– Rien que cela ? Oh ! nous nous mettrons en travers. Restez-vous avec nous ou retournez-vous près de Bonaparte ?

– Je reste avec vous, général ; j’ai une envie énorme de me couper la gorge avec tous ces gaillards-là. Nous nous ennuyons à mourir au siège. À part deux ou trois sorties que Djezzar pacha a eu la bêtise de faire, pas la moindre distraction.

– Eh bien ! dit Junot, je vous en promets pour demain, de la distraction. À propos, j’ai oublié de vous demander combien ils étaient.

– Ah ! mon cher général, je vous répondrai comme vous répondrait un Arabe : « Autant vaudrait compter les sables de la mer ! » Ils doivent être au moins dans les vingt-cinq ou trente mille.

Junot se gratta le front.

– Diable ! dit-il, il n’y a pas grand-chose à faire avec ce que j’ai d’hommes sous mes ordres.

– Et combien en avez-vous ? demanda Roland.

– Juste cent hommes de plus que les trois cents Spartiates. Mais, au fait, on peut faire ce qu’ils ont fait, et ce ne serait déjà pas si mal. Au reste, il sera temps de songer à tout cela demain matin. Voulez-vous voir les curiosités de la ville, ou voulez-vous souper ?

– En effet, dit Roland, nous sommes ici à Nazareth, et les légendes ne doivent pas manquer. Mais pour le moment, je ne vous cacherai pas, général, que j’ai l’estomac plus impatient que les yeux. J’ai déjeuné ce matin près de Kison avec un biscuit de matelot et une douzaine de dattes, je vous avoue que j’ai faim et soif.

– Si vous voulez me faire le plaisir de souper avec moi, nous tâcherons de calmer votre appétit. Quant à votre soif, vous ne trouverez jamais plus belle occasion de l’étancher.

Puis, s’adressant à une jeune fille qui passait devant lui :

– De l’eau ! lui demanda-t-il en arabe. Ton frère a soif.

Et il indiquait Roland à la jeune fille.

Elle s’approcha, grande et sévère, avec sa tunique aux longues manches tombantes, qui laissaient les bras nus, et, courbant la cruche qu’elle portait sur son épaule droite jusqu’à la hauteur de son poignet gauche, elle offrit, par un geste plein de grâce, l’eau qu’elle portait à Roland.

Roland but longuement, non point parce que la porteuse était belle, mais parce que l’eau était fraîche.

– Mon frère a-t-il bu suffisamment ? demanda la jeune fille.

– Oui, dit Roland, dans la même langue, et ton frère te remercie.

La jeune fille salua de la tête, redressa sa cruche sur son épaule, et reprit son chemin vers le village.

– Savez-vous que vous parlez l’arabe tout couramment ? dit en riant Junot au jeune homme.

– Est-ce que je n’ai pas été un mois blessé et prisonnier de ces brigands-là, dit Roland, lors de l’insurrection du Caire ? Il m’a bien fallu apprendre un peu d’arabe malgré moi. Et, depuis que le général en chef s’est aperçu que je baragouine la langue du prophète, il a la rage en toute occasion de me prendre pour interprète.

– Parole d’honneur ! dit Junot, si je croyais au même prix et au bout d’un mois savoir l’arabe comme vous le savez, je me ferais blesser et prendre demain.

– Eh bien ! général, répondit Roland, en riant d’un rire strident et nerveux qui lui était particulier, si j’ai un conseil à vous donner, c’est d’apprendre une autre langue et surtout d’une autre façon ! Allons souper, général.

Et Roland reprit le chemin du village, sans même jeter un dernier coup d’œil sur ces belles Nazaréennes que le général Junot et ses aides de camp s’arrêtaient à tout moment pour regarder.

Chapitre IX. La bataille de Nazareth §

Le lendemain au point du jour, c’est-à-dire à six heures du matin, tambours et trompettes battaient et sonnaient la diane.

Comme Roland avait dit à Junot que l’avant-garde des Damasquins s’était dirigée vers Tibériade, Junot, ne voulant pas leur donner le temps de l’assiéger sur sa montagne, franchit la gorge des monts qui dominent Nazareth et descendit par la vallée jusqu’au village de Cana.

Il ne l’aperçut qu’à la distance d’un quart de lieue, une rampe de la montagne le couvrant complètement.

L’ennemi devait être ou dans la vallée de Batouf, ou dans la plaine qui s’étend au pied du Mont-Tabor. En tout cas, comme on descendait des lieux hauts, ainsi qu’il est dit dans l’Écriture, il n’y avait pas de danger d’être surpris par lui, et au contraire, on le verrait de loin.

Les soldats étaient plus instruits du miracle que Jésus-Christ fit à Cana que de ses autres miracles, et, de tous les lieux sanctifiés par sa présence, Cana était celui qui tenait la plus grande place dans leur mémoire.

En effet, ce fut aux noces de Cana que Jésus changea l’eau en vin. Et, quoique nos soldats fussent bien heureux, les jours où ils avaient de l’eau, il est évident qu’ils eussent été encore plus heureux les jours où ils eussent eu du vin.

C’est à Cana que Jésus fit encore un autre miracle rapporté par saint Jean :

« Il y avait un grand de la cour dont le fils était malade à Capharnaüm ; ayant appris que Jésus était venu en Galilée, il alla vers lui et le pria de descendre et de guérir son fils, qui était près de mourir.

» Jésus lui dit : « Allez, votre fils se porte bien. »

» Cet homme crut à la parole que Jésus lui avait dite, et il s’en alla.

» Et, comme il descendait, ses serviteurs vinrent au-devant de lui, et lui annoncèrent que son fils se portait bien. »

Aux premières maisons du village de Cana, Junot trouva le cheik El-Beled qui venait au-devant de lui pour l’inviter à ne pas aller plus loin, attendu, disait-il, que l’ennemi se trouvait dans la plaine au nombre de deux ou trois mille chevaux.

Junot avait cent cinquante grenadiers de la 19e de ligne, cent cinquante carabiniers de la 2e légère, et à peu près cent chevaux commandés par le chef de brigade Duvivier appartenant au 14e de dragons. Cela lui faisait juste quatre cents hommes, comme il l’avait dit la veille.

Il remercia le cheik El-Beled, et, à la grande admiration de celui-ci, il continua son chemin. Arrivé sur une des branches d’une petite rivière qui prend sa source à Cana même, il côtoya cette branche en la remontant. Parvenu au défilé qui sépare Loubi des montagnes de Cana, il vit, en effet, deux ou trois mille cavaliers divisés en plusieurs corps, qui caracolaient entre le Mont-Tabor et Loubi.

Pour mieux juger leurs positions, il mit son cheval au galop et arriva jusqu’aux ruines d’un village qui couronnent la colline et que les gens du pays appellent Meschenah.

Mais, en ce moment, il s’aperçut qu’un second corps marchait sur le village de Loubi. Il était composé de mamelouks, de Turcomans et de Maugrabins.

Cette troupe était à peu près aussi forte que l’autre, c’est-à-dire que, ayant quatre cents hommes sous ses ordres, Junot en avait contre lui cinq mille.

En outre, cette troupe marchait en masse contre la coutume des Orientaux, au petit pas et en bon ordre. On apercevait dans ses rangs une grande quantité d’étendards, de bannières, de queues de chevaux.

Ces queues de chevaux, qui servaient d’enseigne aux pachas, avaient été pour les Français un objet de risée, jusqu’à ce qu’ils connussent l’origine de ce singulier étendard. On leur avait alors raconté qu’à la bataille de Nicopolis, Bajazet, ayant vu son étendard enlevé par les croisés, avait d’un coup de sabre coupé la queue à son cheval, avait mis cette queue au bout d’une pique, et non seulement avait rallié les siens autour de ce nouvel étendard, mais avait gagné cette fameuse bataille, l’une des plus désastreuse pour la chrétienté.

Junot jugea avec raison qu’il n’avait à craindre que de la troupe qui marchait en bon ordre. Il envoya une cinquantaine de grenadiers pour contenir les cavaliers qu’il avait aperçus d’abord, et qu’il reconnut pour des Bédouins qui se contenteraient de harceler la troupe pendant le combat.

Mais, à la troupe régulière, il opposa les cent grenadiers de la 19e et les cent cinquante carabiniers de la 2e légère, gardant sous sa main les cent dragons, afin de les lancer où besoin serait.

Les Turcs, en voyant cette poignée d’hommes s’arrêter et les attendre, supposèrent qu’ils étaient immobiles de terreur. Ils approchèrent jusqu’à portée de pistolet ; mais, alors, carabiniers et grenadiers, choisissant chacun son homme, firent feu, et tout le premier rang des Turcs fut abattu, tandis que des balles, pénétrant dans les profondeurs, allaient atteindre des hommes et des chevaux au troisième et au quatrième rang.

Cette décharge jeta un grand trouble parmi les musulmans et donna le temps aux grenadiers et aux carabiniers de recharger leurs fusils. Mais, cette fois-ci, ils ne firent plus feu que du premier rang, ceux du second passant les fusils chargés à ceux du premier, et ceux du premier leur repassant leurs fusils déchargés.

Cette fusillade continue avait jeté l’hésitation parmi les Turcs ; mais ceux-ci, voyant leur nombre, et combien petit était celui de leurs ennemis, chargèrent avec de grands cris.

C’était le moment qu’attendait Roland ; tandis que Junot ordonnait à ses deux cent cinquante hommes de former le bataillon carré, Roland, à la tête des cent dragons, s’élançait sur cette troupe chargeant en désordre, et la prenait en flanc.

Les Turcs n’étaient point habitués à ces sabres droits, qui les perçaient comme des lances à une distance à laquelle leurs sabres recourbés ne pouvaient atteindre. L’effet de la charge fut donc terrible ; les dragons traversèrent la masse musulmane de part en part, reparurent de l’autre côté, donnèrent le temps au carré de faire sa décharge, pénétrèrent dans le trou que les balles venaient de pratiquer, et, là, se mettant à pointer chacun devant soi, ils élargirent la trouée de telle façon que la masse sembla éclater, et que les cavaliers turcs, au lieu de continuer à marcher serrés, commencèrent à s’éparpiller dans la plaine.

Roland s’était attaché à un porte-étendard des principaux chefs ennemis ; n’ayant point le sabre droit et pointu des dragons, mais le sabre recourbé des chasseurs, il se trouvait combattre à arme égale avec son ennemi. Deux ou trois fois, laissant flotter la bride sur le cou de son cheval et le manœuvrant des jambes, il porta la main gauche à ses fontes pour en tirer un pistolet, mais il pensa qu’il était indigne de lui de se servir de ce moyen ; il poussa son cheval sur celui de son adversaire, prit l’homme à bras-le-corps et la lutte continua, tandis que les chevaux, se reconnaissant pour ennemis, se mordaient et se déchiraient de leur mieux. Un instant ceux qui entouraient les deux combattants s’arrêtèrent ; Français et musulmans, on voulait voir la fin de la lutte. Mais Roland, lâchant ses arçons, éperonna son cheval, qui glissa, pour ainsi dire, entre ses jambes et entraîna par son poids le cavalier turc, lequel tomba la tête en bas, pendu à ses étriers. En une seconde, Roland se releva, son sabre ensanglanté d’une main et l’étendard turc de l’autre. Quant au musulman, il était mort, et son cheval, piqué par Roland d’un coup de sabre, l’entraîna dans les rangs de ses compagnons, où il alla porter le désordre.

Cependant les Arabes de la plaine, du Mont-Tabor, étaient accourus à la fusillade.

Deux chefs, supérieurement montés, précédaient leurs cavaliers de cinq cents pas.

Junot s’élança seul au-devant d’eux, ordonnant à ses soldats de les lui laisser pour son compte.

À cent pas en avant des cinquante hommes qu’il avait opposés comme une dérision aux Arabes de la plaine, il s’arrêta, et, voyant qu’il y avait une distance d’une dizaine de pas entre les deux cavaliers qu’il chargeait, il laissa pendre son sabre à sa dragonne, prit dans ses fontes un pistolet, et entre les deux oreilles du cheval d’un de ses ennemis qui venait sur lui ventre à terre, apercevant deux yeux flamboyants, il lui mit (nous avons dit quelle était son adresse à cette arme) la balle juste au milieu du front.

Le cavalier tomba ; le cheval, emporté par sa course, alla se faire prendre par un des cinquante grenadiers, tandis que, remettant son pistolet dans la fonte où il l’avait pris, et saisissant la poignée de son sabre, il fendit, d’un coup de taille, la tête de son second adversaire.

Alors, chaque officier, électrisé par l’exemple de son général, sortit des rangs. Dix ou douze combats singuliers, dans le genre de celui que nous venons de décrire, s’engagèrent aux yeux des deux armées, qui battaient des mains. Dans tous, les Turcs furent vaincus.

Le combat dura de neuf heures et demie du matin jusqu’à trois heures de l’après-midi, au moment où Junot ordonna d’effectuer la retraite pas à pas et toujours dans les montagnes de Cana. En descendant le matin, il avait vu un large plateau qui lui avait paru favorable à ses desseins, car il savait bien qu’avec ses quatre cents hommes, il ne pouvait que livrer un brillant combat, mais non pas vaincre. Le combat était livré ; quatre cents Français avaient tenu pendant cinq heures contre cinq mille Turcs ; ils avaient couché huit cents morts et trois cents blessés sur le champ de bataille.

Eux avaient eu cinq hommes tués et un blessé.

Junot ordonna que le blessé fût emporté, et, comme il avait la cuisse cassée, on le coucha sur une civière que portèrent, en se relayant, quatre de ses camarades.

Roland était remonté à cheval ; il avait échangé son sabre courbe contre un sabre droit ; il avait dans ses fontes ses pistolets, avec lesquels il abattait à vingt pas une fleur de grenade. Il se mit, avec les deux aides de camp de Junot, à la tête des cent dragons qui formaient la cavalerie du général, et, les trois jeunes gens rivalisant entre eux, faisant de cette œuvre de mort une partie de plaisir, soit qu’ils combattissent corps à corps à l’arme blanche avec les Turcs, soit qu’ils se contentassent, encouragés par le général, de tirer sur eux comme sur des cibles, ils semèrent cette journée de scènes pittoresques qui défrayèrent longtemps d’anecdotes héroïques et de récits joyeux les bivacs de l’armée d’Orient.

À quatre heures, Junot, établi sur son plateau, ayant à ses pieds une des sources du petit fleuve qui va se jeter dans la mer près du Carmel, en communication avec les moines grecs et catholiques de Cana et de Nazareth, était à l’abri d’une attaque par sa position et assuré de ses vivres.

Il pouvait donc attendre tranquillement les renforts que, prévenu qu’il était par le cheik d’Aher, Bonaparte ne pouvait manquer de lui envoyer.

Chapitre X. Le Mont-Tabor §

Comme l’avait pensé Roland, le cheik d’Aher était arrivé au point du jour au camp. En raison de son axiome : « Réveillez-moi toujours pour les mauvaises nouvelles, mais jamais pour les bonnes », on avait éveillé Bonaparte.

Le cheik, introduit près de lui, lui avait dit ce qu’il avait vu, comment vingt-cinq à trente mille hommes avaient passé le Jourdain, et venaient d’entrer sur le territoire de Tibériade.

Sur la question de Bonaparte qui lui demandait ce qu’était devenu Roland, il lui dit que le jeune aide de camp s’était chargé de prévenir Junot, qui était à Nazareth, et faisait dire à Bonaparte qu’il y avait au pied du Tabor, entre cette montagne et celles de Naplouse, une grande plaine dans laquelle, sans être gênés, vingt-cinq mille Turcs pouvaient dormir couchés les uns près des autres.

Bonaparte avait fait éveiller Bourrienne, avait demandé sa carte, et mandé Kléber.

Devant celui-ci, par le jeune Druse auquel il avait donné un crayon, il s’était fait indiquer le passage précis des musulmans, la route qu’ils avaient prise et celle que lui, cheik d’Aher, avait suivie pour revenir au camp.

– Vous allez prendre votre division, dit Bonaparte à Kléber ; elle doit se composer de deux mille hommes à peu près. Le cheik d’Aher vous servira de guide, pour que vous ne passiez pas justement par la même route qu’il a prise avec Roland. Vous suivrez le chemin le plus court pour aller à Safarié ; demain, dès le matin, vous pourrez être à Nazareth. Que vos hommes prennent chacun de l’eau pour la journée. Quoique je voie un fleuve tracé sur la carte, j’ai peur qu’à l’époque de l’année où nous sommes, il ne soit desséché. Engagez, si vous pouvez, la bataille dans la plaine qui est en avant ou en arrière du Mont-Tabor, à Loubi ou à Fouli. Nous avons une revanche à prendre de la bataille de Tibériade, gagnée par Saladin sur Guy de Lusignan en 1187. Tâchons que les Turcs n’aient rien perdu pour attendre. Ne vous inquiétez pas de moi ; j’arriverai à temps.

Kléber réunit sa division, bivaqua le soir près de Safarié, ville que la tradition veut avoir été habitée par saint Joachim et par sainte Anne.

Le même soir, il se mit en communication avec Junot, qui avait laissé une avant-garde à Cana et était remonté à Nazareth, pour laquelle il avait un faible.

Il apprit de lui que l’ennemi n’avait point quitté sa position de Loubi, et que, par conséquent, il le trouverait sur un des deux points que lui avait indiqués Bonaparte, c’est-à-dire en avant du Mont-Tabor.

À un quart de lieue de Loubi était un village nommé Seïd-Jarra, occupé par une portion de l’armée turque, c’est-à-dire par sept ou huit mille hommes. Il le fit attaquer par Junot avec une partie de sa division, tandis qu’avec le reste de ses hommes, formés en carré, il chargeait la cavalerie.

Au bout de deux heures, l’infanterie des pachas était chassée de Seïd-Jarra, et la cavalerie, de Loubi.

Les Turcs, culbutés, se retirèrent en désordre jusqu’au Jourdain. Junot, dans ce combat, eut deux chevaux tués sous lui ; ne trouvant sous sa main qu’un dromadaire, il le monta, et, emporté par lui, se trouva bientôt au milieu des cavaliers turcs, parmi lesquels il semblait un géant.

Les jarrets coupés, son dromadaire s’abattit, ou plutôt s’écroula sous lui. Heureusement, Roland ne l’avait pas perdu de vue ; il arriva avec son aide de camp Teinturier, le même qui regardait avec lui passer les belles filles de Nazareth.

Tous deux tombèrent comme la foudre sur la masse qui l’enveloppait, s’ouvrirent un passage et arrivèrent jusqu’à Junot. Ils le remontèrent sur le cheval d’un mamelouk tué, et tous trois, le pistolet au poing, perçant une muraille vivante, reparurent au milieu des soldats qui les croyaient perdus, et qui se hâtaient, sans autre espérance que celle de retrouver leurs cadavres.

Kléber était venu tellement vite, qu’il n’avait pu se faire suivre par ses fourgons ; il en résulta que, faute de munitions, il ne put poursuivre l’ennemi.

Il se retira sur Nazareth et se fortifia dans la position de Safarié.

Le 13, Kléber fit reconnaître l’ennemi. Les mamelouks d’Ibrahim bey, les janissaires de Damas, les Arabes d’Alep et des différentes tribus de Syrie, avaient opéré leur jonction avec les Naplousins, et toute cette nuée d’hommes campait dans la plaine de Fouli, c’est-à-dire d’Esdrelon.

Kléber informa aussitôt le général en chef de ces détails. Il lui dit qu’il avait reconnu l’armée ennemie, qu’elle pouvait monter à une trentaine de mille hommes, dont vingt mille de cavalerie, et lui annonça que, le lendemain, avec ses deux mille cinq cents hommes, il allait attaquer toute cette multitude. Il terminait sa lettre par ces mots :

L’ennemi est justement où vous le vouliez ; tâchez d’être de la fête.

Le cheik d’Aher fut chargé de porter cette dépêche ; mais, comme la plaine était inondée de coureurs ennemis, elle fut envoyée en triple expédition et par trois messagers différents.

Sur les trois dépêches, Bonaparte en reçut deux : l’une à onze heures du soir, l’autre à une heure du matin. On n’entendit jamais parler du troisième messager.

Bonaparte n’avait garde de manquer d’être de la fête. Il était urgent d’en venir à une action générale et de livrer une bataille décisive pour éloigner cette masse formidable qui pouvait venir l’écraser contre les murailles de Saint-Jean-d’Acre.

Murat fut envoyé, à deux heures du matin, en avant avec mille hommes d’infanterie, une pièce d’artillerie légère et un détachement de dragons. Il avait l’ordre de marcher jusqu’à ce qu’il rencontrât le Jourdain, où il s’emparerait du pont d’Iacoub, pour empêcher la retraite de l’armée turque. Il avait plus de dix lieues à faire.

Bonaparte partit à trois heures du matin ; il emmenait avec lui tout ce qui n’était pas strictement nécessaire pour maintenir les assiégés dans leurs murailles. Au point du jour, il bivaquait sur les hauteurs de Safarié, faisait faire à ses hommes une distribution de pain, d’eau et d’eau-de-vie ; il avait été obligé de prendre la route la plus longue, parce que son artillerie et ses fourgons n’eussent pu le suivre sur les rives du Kison.

À neuf heures, il se remit en marche, et, à dix heures du matin, il était au pied du Mont-Tabor.

Là, dans la vaste plaine d’Esdrelon, à trois lieues de distance environ, il aperçut la division Kléber, forte de deux mille cinq cents hommes à peine, comme nous l’avons dit, aux prises avec la masse entière de l’armée ennemie qui l’enveloppait de tous côtés, et au milieu de laquelle elle faisait un point noir entouré de feu.

Plus de vingt mille cavaliers l’assaillaient, tantôt tournant autour d’elle comme un tourbillon, tantôt fondant sur elle comme une avalanche ; jamais ces hommes, qui avaient vu tant de choses cependant, n’avaient vu tant de cavaliers se mouvoir, charger, caracoler autour d’eux ; et cependant, chaque soldat, pressant du pied le pied de son voisin, conservait ce sang-froid terrible qui pouvait seul faire son salut, recevait les Turcs au bout de son fusil, ne faisant feu que lorsqu’il était sûr d’atteindre son homme ; frappant les chevaux de sa baïonnette quand les chevaux s’approchaient de trop près, mais gardant les balles pour les cavaliers.

Chaque homme avait reçu cinquante cartouches ; mais à onze heures du matin, on fut obligé de faire une seconde distribution de cinquante autres. Ils avaient fait autour d’eux un rempart d’hommes et de chevaux tués, et ils étaient abrités par cet horrible abatis, par cette sanglante muraille, comme par un rempart.

Voilà ce que voyaient Bonaparte et son armée lorsqu’ils débouchèrent du Mont-Tabor.

Aussi, à cette vue, un cri d’enthousiasme s’échappa-t-il de toutes les poitrines :

– À l’ennemi ! à l’ennemi !

Mais Bonaparte cria : « Halte ! » Il les força de prendre un quart d’heure de repos. Il savait que Kléber tiendrait, s’il le fallait, des heures encore, et il voulait que la journée fût complète.

Puis il forma ses six mille hommes en deux carrés de trois mille hommes chacun, et les divisa de manière à prendre toutes ces hordes sauvages, cavalerie et infanterie, dans un triangle de fer et de feu.

Les combattants étaient si acharnés que, pareils aux Romains et aux Carthaginois qui, pendant la bataille de Trasimène, ne sentirent pas un tremblement de terre qui renversa vingt-deux villes, ni Turcs ni Français ne virent s’approcher ces deux masses armées qui roulaient dans leurs flancs des tonnerres muets encore, mais dont les armes brillantes envoyaient des milliers d’éclairs, précurseurs de l’orage qui allait gronder.

Tout à coup, on entendit un coup de canon isolé.

C’était le signal par lequel Bonaparte était convenu de prévenir Kléber.

Les trois carrés n’étaient plus qu’à une lieue les uns des autres, et leurs triples feux allaient porter sur une masse de vingt-cinq mille hommes.

Le feu éclata des trois côtés à la fois.

Les mamelouks, les janissaires, tous les cavaliers enfin tourbillonnèrent sur eux-mêmes, ne sachant comment sortir de la fournaise, tandis que les dix mille hommes d’infanterie, ignorants de toute science et de toute théorie militaire, se débandèrent et allèrent se heurter à ces triples feux.

Tout ce qui eut le bonheur de donner dans les intervalles parvint à peu près à s’échapper. Au bout d’une heure, les fugitifs avaient disparu comme une poussière balayée par le vent, laissant la plaine couverte de morts, abandonnant leur camp, leurs étendards, quatre cents chameaux, un butin immense.

Les fuyards se croyaient sauvés ; ceux qui gagnèrent les montagnes de Naplouse y trouvèrent, en effet, un refuge ; mais ceux qui voulurent rejoindre le Jourdain, par lequel ils étaient venus, rencontrèrent Murat et ses mille hommes qui gardaient le passage du fleuve.

Les Français ne s’arrêtèrent que lorsqu’ils furent las de tuer.

Bonaparte et Kléber se joignirent sur le champ de bataille, et, au milieu des acclamations des trois carrés, se jetèrent dans les bras l’un de l’autre.

Ce fut là que, suivant la tradition militaire, le colosse Kléber, posant la main sur l’épaule de Bonaparte, qui atteignait à peine à sa poitrine, lui dit ces paroles tant contestées depuis :

– Général, vous êtes grand comme le monde !

Bonaparte devait être content.

C’était bien sur le même point où Guy de Lusignan avait été vaincu qu’il venait de vaincre ; c’était là que, le 5 juillet 1187, les Français, ayant épuisé jusqu’à l’eau de leurs larmes, dit l’auteur arabe, en vinrent à une action désespérée avec les musulmans, commandés par Sala-Eddin.

« Au commencement, dit ce même auteur, ils se battaient comme des lions ; mais à la fin ils n’étaient plus que des brebis dispersées. Entourés de toutes parts, ils furent repoussés jusqu’au pied de la montagne des Béatitudes, où le Seigneur, instruisant le peuple, dit : « Bienheureux les pauvres d’esprit, bienheureux ceux qui pleurent, bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice » et où il leur dit : « Vous prierez ainsi : « Notre Père, qui êtes aux cieux ! »

Toute l’action se porta donc vers cette montagne, que les infidèles appellent la montagne d’Hittin.

Guy de Lusignan se réfugia sur la colline et défendit tant qu’il put la vraie croix, dont il ne put empêcher les musulmans de s’emparer, après qu’ils eurent blessé mortellement l’évêque de Saint-Jean-d’Acre, qui la portait.

Raymond s’ouvrit un passage avec les siens et s’enfuit à Tripoli, où il mourut de douleur.

Tant qu’un groupe de chevaliers resta, ce groupe revint à la charge, mais il fondait bientôt au milieu des Sarrasins, comme la cire dans un brasier.

Enfin, le pavillon du roi tomba pour ne plus se relever ; Guy de Lusignan fut fait prisonnier, et Saladin, en prenant des mains de celui qui lui apportait l’épée du roi de Jérusalem, descendit de cheval et rendit grâce à Mahomet de sa victoire.

Jamais les chrétiens, ni en Palestine, ni ailleurs, n’avaient subi une pareille défaite. « En voyant le nombre des morts, dit un témoin oculaire, on ne croyait pas qu’il y eût des prisonniers ; en voyant les prisonniers, on ne pouvait croire qu’il y eût des morts. »

Le roi, après avoir juré la renonciation de son royaume, fut envoyé à Damas. Tous les chevaliers du Temple et les hospitaliers eurent la tête tranchée. Sala-Eddin, qui craignait que ses soldats ne ressentissent une pitié qu’il n’éprouvait pas, et qui appréhendait qu’ils n’épargnassent quelques-uns de ces moines-soldats, paya cinquante pièces d’or pour chacun de ceux qu’on lui livra.

De toute l’armée chrétienne, à peine resta-t-il mille hommes debout. « On vendit, disent les auteurs arabes, un prisonnier pour une paire de sandales, et l’on exposa dans les rues de Damas des têtes de chrétiens en guise de melons. »

Monseigneur Mislin dit, dans son beau livre des « Saints Lieux », qu’un an après cet horrible carnage, en traversant les champs d’Hittin, il trouva encore des monceaux d’ossements, et que les montagnes et les vallées d’alentour étaient couvertes des restes qu’y avaient traînés les bêtes sauvages.

Après la bataille du Mont-Tabor, les chacals de la plaine d’Esdrelon n’eurent rien à envier aux hyènes de la montagne de Tibériade.

Chapitre XI. Le marchand de boulets §

Depuis que Bonaparte était revenu du Mont-Tabor, c’est-à-dire depuis, près d’un mois, pas un jour les batteries n’avaient cessé de tonner, pas un jour il n’y avait eu trêve entre les assiégeants et les assiégés.

C’était la première résistance que la fortune opposait à Bonaparte.

Le siège de Saint-Jean-d’Acre durait depuis soixante jours ; il y avait eu sept assauts et douze sorties. Caffarelli était mort des suites de l’amputation de son bras, Croisier était toujours sur son lit de douleur.

Mille hommes avaient été tués, ou étaient morts de la peste. On avait encore de la poudre, mais on manquait de boulets.

Le bruit s’en répandit dans l’armée ; on ne peut point cacher ces choses-là aux soldats. Un matin que Bonaparte visitait la tranchée avec Roland, un sergent-major s’approcha de Roland.

– Est-ce vrai, mon commandant, lui demanda-t-il, que le général en chef manque de boulets ?

– Oui, répondit Roland ; pourquoi cette question ?

– Oh ! répondit le sergent-major avec un mouvement de cou qui lui était particulier et qui semblait remonter aux premiers jours où il avait mis une cravate, et où il avait été gêné dedans, c’est que, s’il en manque, je lui en procurerai.

– Toi ?

– Oui, moi et pas cher : à cinq sous.

– À cinq sous ! et ils en coûtent quarante au gouvernement !

– Vous voyez bien que c’est une bonne affaire.

– Tu ne plaisantes pas ?

– Allons donc, est-ce que l’on plaisante avec ses chefs ?

Roland s’approcha de Bonaparte, et lui fit part de la proposition du sergent-major.

– Ces drôles-là ont parfois de bonnes idées, dit-il ; appelle-le.

Roland fit signe au sergent de s’avancer.

Il arriva au pas militaire, et se planta à deux mètres de Bonaparte, la main à la visière du shako.

– C’est toi qui es marchand de boulets ? lui demanda Bonaparte.

– C’est-à-dire que j’en vends, mais je n’en fabrique pas.

– Et tu peux les donner à cinq sous ?

– Oui, mon général.

– Comment fais-tu ?

– Ah ! cela, c’est mon secret ; si je le dis, tout le monde en vendra.

– Et combien peux-tu en fournir ?

– Ce que tu en voudras, citoyen général, dit le sergent-major en appuyant sur le tu.

– Que faut-il te donner pour cela ? demanda Bonaparte.

– La permission de me baigner avec ma compagnie.

Bonaparte éclata de rire, il avait compris.

– C’est bien, dit-il, tu l’as.

Le sergent-major salua et s’en alla tout courant.

– Voilà, dit Roland, un drôle qui est bien attaché au vocabulaire républicain. Avez-vous remarqué, général, l’accent avec lequel il a dit : « Ce que tu en voudras » ?

Bonaparte sourit, mais sans répondre.

Presque aussitôt le général en chef et son aide de camp virent passer la compagnie qui avait permission de se baigner, sergent-major en tête.

– Viens voir quelque chose de curieux, dit Bonaparte à son aide de camp.

Et, prenant le bras de Roland, il gagna un petit mamelon du haut duquel on découvrait tout le golfe.

Alors, il vit le sergent-major, donnant l’exemple de courir à l’eau, comme il eût certainement donné celui de courir au feu, se déshabiller le premier avec une partie de ses hommes et se mettre à la mer, tandis que l’autre s’éparpillait sur le rivage.

Jusque-là, Roland n’avait pas compris.

Mais à peine la manœuvre commandée par le sergent-major fut-elle exécutée, que, des deux frégates anglaises et du haut des remparts de Saint-Jean-d’Acre, commença de tomber une pluie de boulets ; mais, comme les soldats, tant ceux qui se baignaient que ceux qui étaient éparpillés sur le sable, avaient soin de se tenir éloignés les uns des autres, les boulets portaient dans les intervalles, où ils étaient aussitôt recueillis, sans qu’un seul fût perdu, pas même ceux qui tombaient dans l’eau. La plage allant en pente douce, les soldats n’avaient qu’à se baisser et à les ramasser au fond de la mer.

Ce jeu étrange dura deux heures.

Au bout de deux heures, il y avait trois hommes tués, et l’inventeur du système avait recueilli mille à douze cents boulets, ce qui faisait trois cents francs pour la compagnie.

Cent francs par homme perdu. La compagnie trouvait le marché des plus avantageux.

Comme les batteries des frégates et de la place étaient du même calibre que celles de l’armée, c’est-à-dire du calibre 16 et du 12, il ne devait pas y avoir un boulet perdu.

Le lendemain, la compagnie retourna au bain, et, en entendant la canonnade que frégates et remparts dirigeaient sur eux, Bonaparte ne put s’empêcher de retourner voir le même spectacle, auquel cette fois assistait une partie des chefs de l’armée.

Roland ne put y tenir. C’était un de ces hommes que le bruit du canon exalte, que l’odeur de la poudre enivre.

En deux bonds, il fut sur la plage, et, jetant ses habits sur le sable, ne conservant que son caleçon, il s’élança à la mer.

Deux fois Bonaparte l’avait rappelé, mais il avait fait semblant de ne point entendre.

– Qu’a-t-il donc, ce fou-là, murmura-t-il, pour ne pas manquer une occasion de se faire tuer ?

Roland n’était plus là pour répondre à son général, et probablement ne lui eût-il pas répondu.

Bonaparte le suivait des yeux.

Bientôt il dépassa le cercle des baigneurs et s’avança, en nageant, presque à portée du mousquet du Tigre.

On fit feu sur lui, et l’on vit les balles faire jaillir l’eau tout autour du nageur.

Lui, ne s’en inquiéta aucunement, mais son action semblait tellement une bravade, qu’un officier du Tigre ordonna de mettre une chaloupe à la mer.

Roland voulait bien être tué, mais il ne voulait pas être pris. Il nagea avec énergie pour gagner les écueils semés au pied de Saint-Jean-d’Acre.

Il était impossible à la barque de s’engager parmi ces écueils.

Roland disparut un instant à tous les yeux. Bonaparte commençait à craindre qu’il ne lui fût arrivé quelque accident, lorsqu’il le vit reparaître au pied des murailles de la ville, et sous le feu de la mousqueterie.

Les Turcs, voyant un chrétien à portée de leurs fusils, ne se firent pas faute de tirer sur lui ; mais Roland semblait avoir fait un pacte avec les balles. Il suivait le bord de la mer, au pas. Le sable d’un côté, l’eau de l’autre, jaillissaient presque sous ses pieds. Il regagna l’endroit où il avait déposé ses habits, les revêtit et s’achemina vers Bonaparte.

Une vivandière, qui s’était cette fois mise de la partie et qui distribuait le contenu de son baril aux ramasseurs de boulets, vint lui offrir un petit verre.

– Ah ! c’est toi, déesse Raison ! dit Roland ; tu sais bien que je ne bois jamais d’eau-de-vie.

– Non, dit celle-ci ; une fois n’est pas coutume, et ce que tu viens de faire vaut bien la goutte, citoyen commandant.

Et, lui présentant un petit verre d’argent plein de liqueur :

– À la santé du général en chef, et à la prise de Saint-Jean-d’Acre ! dit-elle.

Roland but en levant son verre du côté de Bonaparte ; puis il offrit à la cantinière un talaro.

– Bon ! dit-elle, je vends mon eau-de-vie à ceux qui ont besoin d’acheter du courage, mais pas à toi. D’ailleurs, mon mari fait de bonnes affaires.

– Que fait-il donc, ton mari ?

– Il est marchand de boulets.

– En effet, à la façon dont marche la canonnade, il peut faire fortune en peu de temps… Et où est-il, ton mari ?

– Le voilà, dit-elle.

Et elle montra à Roland le sergent-major qui était venu faire à Bonaparte la proposition de lui vendre des boulets cinq sous.

Au moment où la déesse Raison faisait cette démonstration, un obus vint s’enterrer dans le sable, à quatre pas du spéculateur.

Le sergent-major, qui paraissait familier avec tous les projectiles, se jeta la face contre terre et attendit.

Au bout de trois secondes, l’obus éclata en faisant voler un nuage de sable.

– Ah ! par ma foi, déesse Raison, dit Roland, j’ai peur pour le coup que tu ne sois veuve.

Mais, au milieu du sable et de la poussière soulevée autour de lui, le sergent-major se releva.

Il semblait sortir du cratère d’un volcan.

– Vive la République ! cria-t-il en se secouant.

Et, à l’instant même, dans l’eau et sur la plage, fut répété par tous les spectateurs ce cri sacré, qui faisait immortels les morts eux-mêmes.

Chapitre XII. Comment le citoyen Pierre-Claude Faraud fut nommé sous-lieutenant §

Cette récolte de boulets dura quatre jours. Les Anglais et les Turcs avaient deviné le but de la spéculation, qu’ils avaient prise d’abord pour une bravade. Le compte fait des boulets, il y en avait trois mille quatre cents.

Bonaparte les avait fait payer très exactement au sergent-major par le payeur de l’armée Estève.

– Ah ! dit Estève en reconnaissant le sergent, décidément tu spécules sur l’artillerie. Je t’ai payé un canon à Frœschwiller, et je te paie trois mille quatre cents boulets à Saint-Jean-d’Acre.

– Bon ! dit le sergent-major, je ne suis pas plus riche pour cela ; les six cents francs des canons de Frœschwiller ont servi, avec le trésor du prince de Condé, à faire des pensions aux veuves et aux orphelins de Dawendorf.

– Et cet argent-ci, qu’en vas-tu faire ?

– Il a sa destination.

– Peut-on la connaître ?

– D’autant mieux que c’est toi, citoyen payeur, qui vas te charger de la commission. Cet argent est destiné à la vieille mère de notre brave capitaine Guillet, qui a été tué au dernier assaut. Il est mort en la léguant à sa compagnie. La République n’est pas assez riche, elle pourrait oublier de lui faire une pension. Eh bien ! à défaut de pension, la compagnie lui fera un capital. C’est malheureux seulement que ces démons d’Anglais et ces imbéciles de Turcs se soient aperçus de la farce et n’aient pas voulu rendre plus longtemps ; on lui aurait complété la somme de mille francs, à la pauvre femme ; mais, que veux-tu, citoyen payeur, la plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a, et la troisième compagnie de la 32e demi-brigade, quoiqu’elle soit la plus belle fille de l’armée, n’a que huit cent cinquante francs à lui offrir.

– Et où demeure-t-elle, la mère du capitaine Guillet ?

– À Châteauroux, capitale de l’Indre… Ah ! l’on est fidèle à son vieux régiment, et il en était, le brave capitaine Guillet !

– C’est bien, on lui fera passer la somme, au nom de la troisième compagnie de la 32e demi-brigade et de…

– Pierre-Claude Faraud, exécuteur testamentaire.

– Merci. Maintenant, Pierre-Claude Faraud, je suis chargé par le général en chef de te dire qu’il veut te parler.

– Quand il voudra, fit le sergent-major, avec le mouvement de cou qui lui était particulier. Pierre-Claude Faraud n’est pas embarrassé sur la parole.

– Il te le fera dire.

– J’attends !

Et le sergent-major pivota sur ses talons, et alla attendre à la 32e demi-brigade l’avis qui lui était annoncé. Bonaparte était à dîner sous sa tente, lorsqu’on le prévint que le sergent-major qu’il avait envoyé chercher attendait son bon plaisir.

– Qu’il entre ! fit Bonaparte.

Le sergent-major entre.

– Ah ! c’est toi ?

– Oui, citoyen général, dit Faraud ; ne m’as-tu pas fait demander ?

– À quelle brigade appartiens-tu ?

– À la 32e.

– À quelle compagnie ?

– À la troisième.

– Capitaine ?

– Capitaine Guillet, défunt.

– Non remplacé ?

– Non remplacé.

– Quel est le plus brave des deux lieutenants ?

– Il n’y a pas de plus brave dans la 32e, ils sont tous aussi braves l’un que l’autre.

– Le plus ancien, alors ?

– Le lieutenant Valats, resté à son poste avec un coup de feu dans la poitrine.

– Le second lieutenant n’a point été blessé, lui ?

– Ce n’est pas sa faute.

– C’est bien. Valats passera capitaine, le second lieutenant passera lieutenant en premier. N’y a-t-il pas un sous-lieutenant qui se soit distingué ?

– Tout le monde s’est distingué.

– Mais je ne puis pas faire tout le monde lieutenant, animal !

– C’est juste ; alors, il y a Taberly.

– Taberly ? qu’est-ce que Taberly ?

– Un brave.

– Sa nomination sera-t-elle bien vue ?

– Acclamée.

– En ce cas, il va manquer une sous-lieutenance ; quel est le plus vieux sergent-major ?

Celui auquel s’adressait la question fit un mouvement de cou, à croire qu’il s’étranglait dans sa cravate.

– C’est un nommé Pierre-Claude Faraud, dit-il.

– Qu’as-tu à dire sur lui ?

– Pas grand-chose.

– Tu ne le connais pas, peut-être ?

– C’est justement parce que je le connais.

– Eh bien, moi aussi, je le connais.

– Tu le connais, général ?

– Oui, c’est un aristocrate de l’armée du Rhin.

– Oh !

– Un querelleur.

– Général !

– Que j’ai surpris se battant en duel à Milan avec un brave républicain.

– C’est un ami, général ; on peut bien se battre entre amis.

– Et que j’ai envoyé à la salle de police pour quarante-huit heures.

– Pour vingt-quatre, général.

– Alors, je lui ai fait tort des vingt-quatre autres.

– On est prêt à les faire, général.

– Quand on est sous-lieutenant, on ne va plus à la salle de police, on va aux arrêts.

– Mon général, Pierre-Claude Faraud n’est pas sous-lieutenant. Il n’est que sergent-major.

– Si fait, il est sous-lieutenant.

– Oh ! en voilà une bonne, par exemple ! et depuis quand ?

– Depuis ce matin ; voilà ce que c’est que d’avoir des protecteurs.

– Moi, des protecteurs ? s’écria Faraud.

– Ah ! c’est donc toi ? dit Bonaparte.

– Oui, c’est moi, et je voudrais bien savoir qui me protège.

– Moi, dit Estève, qui t’ai vu deux fois donner généreusement l’argent que tu avais gagné.

– Et moi, dit Roland, qui ai besoin d’un brave qui me seconde dans une expédition dont pas beaucoup ne reviendront.

– Prends-le, dit Bonaparte ; mais je ne te conseille pas de le mettre en sentinelle perdue dans un pays où il y aura des loups.

– Comment, général, tu sais cette histoire-là ?

– Je sais tout, monsieur.

– Général, dit Faraud, c’est toi qui feras mes vingt-quatre heures de salle de police.

– Comment cela ?

– Tu viens de dire monsieur !

– Allons, allons, tu es un garçon d’esprit, dit en riant Bonaparte, et je me souviendrai de toi ; en attendant, tu vas boire un verre de vin à la santé de la République.

– Général, reprit en riant Roland, le citoyen Faraud ne boit à la République qu’avec de l’eau-de-vie.

– Bon ! et moi qui n’en ai pas, fit Bonaparte.

– J’ai prévu le cas, dit Roland.

Puis, allant à la porte de la tente :

– Entre, citoyenne Raison, dit-il.

La citoyenne Raison entra.

Elle était toujours belle, quoique le soleil d’Égypte eût hâlé son teint.

– Rose ici ! s’écria Faraud.

– Tu connais la citoyenne ? demanda en riant Roland.

– Je crois bien ! répliqua Faraud, c’est ma femme.

– Citoyenne, dit Bonaparte, je t’ai vu opérer au milieu des boulets ; Roland a voulu te payer le petit verre que tu lui as donné au moment où il sortait de l’eau, tu as refusé ; comme je n’ai pas d’eau-de-vie dans ma cantine et que mes convives en désiraient chacun un petit verre, Roland a dit : « Faites venir la citoyenne Raison, nous lui paierons le tout ensemble. » On t’a fait venir, verse donc.

La citoyenne Raison tourna son petit tonneau, et versa à chacun son petit verre.

Elle oubliait Faraud.

– Quand on boit au salut de la République, dit Roland, tout le monde boit.

– Seulement, on est libre de boire de l’eau, dit Bonaparte. Et, levant son verre :

– Au salut de la République ! prononça-t-il.

Le toast fut répété en chœur.

Alors, Roland tirant un parchemin de sa poche :

– Tiens, dit-il, voilà une lettre de change sur la postérité ; seulement elle est au nom de ton mari ; tu peux l’endosser, mais lui seul la touchera.

La déesse Raison, les mains tremblantes, ouvrit le parchemin que Faraud suivait d’un œil étincelant.

– Tiens, Pierre, dit-elle en le lui tendant, lis ! ton brevet de sous-lieutenant en remplacement de Taberly.

– Est-ce vrai ? demanda Faraud.

– Regarde plutôt.

Faraud regarda.

– Cré mille tonnerres ! Faraud, sous-lieutenant ! s’écria-t-il. Vive le général Bonaparte !

– Vingt-quatre heures d’arrêts forcés pour avoir crié : « Vive le général Bonaparte ! » au lieu de crier : « Vive la République ! » dit Bonaparte.

– Décidément, je ne pouvais pas y échapper, répliqua Faraud ; mais, ces vingt-quatre heures-là, on les fera avec plaisir.

Chapitre XIII. Dernier assaut §

Pendant la nuit qui suivit la nomination de Faraud au grade de sous-lieutenant, Bonaparte reçut huit pièces de grosse artillerie et des munitions en abondance.

Les trois mille quatre cents boulets de Faraud avaient servi à repousser les sorties de la place.

La tour Maudite était détruite presque en entier. Bonaparte résolut de faire un dernier effort.

D’ailleurs, les circonstances le commandaient.

Le 8 mai, on aperçut au loin une flotte turque de trente voiles, escortée par des bâtiments de guerre anglais.

Il faisait à peine jour lorsque Bonaparte en fut prévenu ; il monta sur une colline d’où l’on découvrait toute la mer.

Son appréciation fut que cette escadre venait de l’île de Rhodes, et qu’elle apportait aux assiégés un renfort de troupes, de munitions et de vivres.

Il s’agissait d’emporter Saint-Jean-d’Acre avant que le convoi y entrât et que les forces de la garnison fussent doublées.

Lorsque Roland vit l’attaque bien décidée, il demanda au général en chef la disposition de deux cents hommes, avec carte blanche pour faire d’eux et avec eux tout ce qu’il voudrait.

Bonaparte exigea une explication.

Il avait une grande confiance dans le courage de Roland, courage qui allait jusqu’à la témérité ; mais, à cause de cette témérité même, il hésitait à lui confier la vie des deux cents hommes.

Alors, Roland lui expliqua que, le jour où il s’était baigné, il avait aperçu du côté de la mer une brèche que l’on ne pouvait voir du côté de la terre et dont les assiégés ne s’étaient point inquiétés, défendue qu’elle était par une batterie intérieure et par le feu des vaisseaux anglais.

Par cette brèche, il entrerait dans la ville et ferait diversion avec ses deux cents hommes.

Bonaparte autorisa Roland.

Roland choisit deux cents hommes de la 32e demi-brigade, au nombre desquels était le nouveau sous-lieutenant Faraud.

Bonaparte ordonna une attaque générale : Murat, Rampon, Vial, Kléber, Junot, généraux de division, généraux de brigade, chefs de corps, tous s’élancèrent à la fois.

À dix heures du matin, tous les ouvrages extérieurs repris par l’ennemi étaient enterrés de nouveau : cinq drapeaux étaient conquis, trois canons enlevés et quatre encloués. Cependant, les assiégés ne reculaient pas d’une semelle ; on les abattait et l’on prenait la place de ceux qui étaient abattus. Jamais pareille audace, jamais valeur semblable, jamais plus impétueuse ardeur, jamais courage plus obstiné, n’avaient lutté pour la possession et la défense d’une ville. Jamais, depuis l’époque où l’enthousiasme religieux avait mis l’épée aux mains des croisés, et le fanatisme mahométan, le cimeterre au bras des Turcs, jamais lutte si mortelle, si meurtrière, si sanglante n’avait effrayé une population, dont un tiers faisait des vœux pour les chrétiens, et les deux autres tiers pour Djezzar. Du haut des remparts qu’ils occupaient déjà en partie et où retentissaient déjà les cris de victoire, nos soldats pouvaient voir les femmes parcourant les rues et poussant leurs cris qui ressemblent à la fois aux houhoulements des hiboux et aux glapissements de l’hyène, ces cris qu’aucun de ceux qui les a entendus n’oubliera jamais, et jetant de la poussière en l’air, avec des invocations et des malédictions !

Généraux, officiers, soldats, combattaient pêle-mêle dans la tranchée ; Kléber, armé d’un fusil albanais qu’il avait arraché à son maître, s’en était fait une massue, et, le levant au-dessus de sa tête comme un batteur en grange fait d’un fléau, à chaque coup, il abattait un homme. Murat, la tête découverte, ses longs cheveux flottants, faisait tournoyer son sabre, dont la fine trempe abattait tout ce qu’il rencontrait. Junot, tantôt le fusil, tantôt le pistolet à la main, tuait un homme à chaque fois qu’il faisait feu.

Le chef de la 18e demi-brigade, Boyer, était tombé dans la mêlée avec dix-sept officiers, et plus de cent cinquante soldats de son corps ; mais, sur leurs cadavres qui avaient servi d’épaulement, Lannes, Bon et Vial avaient passé.

Bonaparte, non pas dans la tranchée, mais sur la tranchée, dirigeant lui-même l’artillerie, immobile et offert comme une cible à tous les coups, faisait battre en brèche, avec les canons mêmes de la tour, la courtine qui était à sa droite ; au bout d’une heure, l’ouverture était praticable. On manquait de fascines pour combler le fossé ; là, comme on avait déjà fait sur un autre point un rempart, on jeta les cadavres : musulmans et chrétiens, Français et Turcs, précipités par les fenêtres de la tour qu’ils encombraient, élevèrent un pont à la hauteur des remparts.

Les cris de « Vive la République ! » se firent entendre, mêlés aux cris « À l’assaut ! à l’assaut ! » La musique joua la Marseillaise, et le reste de l’armée prit part au combat.

Bonaparte envoya un de ses officiers d’ordonnance, nommé Raimbaud, dire à Roland que le moment était venu de faire son mouvement ; seulement, lorsqu’il sut de quoi il s’agissait, Raimbaud, au lieu de revenir près de Bonaparte, demanda à Roland de rester avec lui.

Les deux jeunes gens étaient liés, et, un jour de bataille, on ne se refuse pas ces choses-là entre amis.

Faraud était parvenu à se procurer l’habit et les épaulettes d’un sous-lieutenant tué, et il étincelait à la tête de sa compagnie.

La déesse Raison, plus fière de son grade que son mari, marchait sur le même rang que lui, une paire de pistolets à la ceinture.

À peine l’ordre reçu, Roland prend la tête de ses deux cents hommes, se jette à la mer avec eux, tourne le bastion avec de l’eau jusqu’à la ceinture, et se présente à la brèche, clairons en tête.

Cette attaque était si inattendue, depuis deux mois que durait le siège, que les artilleurs n’étaient pas même à leurs pièces. Roland s’en empare et, n’ayant pas d’artilleurs pour les servir, les encloue.

Puis, au milieu des cris de « Victoire ! victoire ! » il s’élance dans les rues tortueuses de la ville.

Ces cris sont entendus des remparts et redoublent l’ardeur des assiégeants. Pour la seconde fois, Bonaparte croit être maître de Saint-Jean-d’Acre, et s’élance lui-même dans la tour Maudite, que l’on a eu tant de mal à emporter.

Mais, arrivé là, il reconnaît avec désespoir une seconde enceinte, par laquelle sont arrêtés nos soldats.

C’est celle que le colonel Phélippeaux, son ancien condisciple de Brienne, a fait construire derrière la première.

À moitié penché hors de la fenêtre, il crie, il encourage ses soldats. Les grenadiers, furieux de se trouver en face de ce nouvel obstacle, essaient, à défaut d’échelles, de monter sur les épaules les uns des autres ; mais tout à coup, en même temps que les assaillants sont attaqués en face par ceux qui garnissent la seconde enceinte, ils sont foudroyés par une batterie destinée à les prendre en flanc. Une fusillade immense éclate de tous les côtés, des maisons, des rues, des barricades, du sérail même, de Djezzar. Une fumée épaisse monte de l’intérieur de la ville : c’est Roland, Raimbaud et Faraud qui mettent le feu à un bazar. Au milieu de la fumée ils apparaissent sur les terrasses des maisons, pour se mettre en communication avec ceux des remparts ; à travers la brume de l’incendie et de la fusillade, on voit briller les plumets tricolores, et, de la ville et des remparts, le cri « Victoire ! » s’élance pour la troisième fois de la journée ; ce sera la dernière !

Les soldats destinés à faire, par le rempart, leur jonction avec les deux cents hommes de Roland, et dont une partie vient de se laisser rouler dans la ville, tandis que l’autre combat sur la muraille et se débat dans les fossés, écrasés par une quadruple fusillade, hésitent, au sifflement des balles et au grondement des boulets qui tombent comme une grêle et passent comme un ouragan. Lannes, blessé à la tête d’un coup de feu, tombe sur le genou et est emporté par ses grenadiers… Kléber, comme un géant invulnérable, tient encore au milieu du feu. Bon et Vial sont repoussés dans le fossé.

Bonaparte cherche par qui il peut faire soutenir Kléber. Tout son monde est engagé. Lui-même alors ordonne la retraite en pleurant de rage ; car, il n’en doute point, tout ce qui est entré dans la ville avec Roland, tout ce qui s’est glissé à bas du rempart pour aller le rejoindre, deux cent cinquante ou trois cents hommes, tout cela est perdu. Et le lendemain, il y aura une moisson de têtes à faire dans le fossé de la ville !

Il se retire le dernier et s’enferme dans sa tente avec ordre de ne laisser pénétrer personne jusqu’à lui.

C’est, depuis trois ans, la première fois qu’il doute de sa fortune.

Quelle sublime page écrirait l’historien qui pourrait dire ce qui se passa dans cet esprit et dans cette âme pendant cette heure douloureuse !

Chapitre XIV. Le dernier bulletin §

Pendant ce temps, Roland et les cinquante hommes qui étaient descendus dans la ville, et qui avaient fait leur jonction avec lui, après avoir eu l’espoir d’être soutenus, commençaient à craindre d’être abandonnés.

En effet, les cris de victoire qui avaient répondu aux leurs s’éteignaient peu à peu ; puis la fusillade et la canonnade allaient diminuant, et enfin, au bout d’une heure, avaient entièrement cessé.

À travers les autres bruits dont il était environné, Roland avait même cru entendre les clairons sonnant et les tambours battant la retraite.

Puis, comme nous l’avons dit, tous les bruits s’étaient éteints.

Alors, pareils à une marée qui de tous côtés monte à la fois, de tous côtés sur la petite troupe s’était rués Anglais, Turcs, mamelouks, Arnautes, Albanais, la garnison entière, huit mille hommes.

Alors, Roland avait fait former le carré à sa petite troupe, avait appuyé une de ses faces à la porte d’une mosquée, avait fait entrer cinquante de ses hommes dans la mosquée, convertie par lui en forteresse, et là, après avoir fait jurer à ses hommes de se défendre jusqu’à la mort contre des ennemis dont il n’y avait pas de quartier à espérer, ils attendirent, la baïonnette en avant.

Comme toujours, les Turcs, pleins de confiance dans leur cavalerie, la lancèrent sur le carré avec une telle furie, que, quoique le feu des Français eût abattu dans sa double fusillade une soixantaine d’hommes et de chevaux, ceux qui venaient ensuite montèrent par-dessus les cadavres d’hommes et de chevaux, comme ils eussent fait par-dessus une montagne, et vinrent se heurter aux baïonnettes encore fumantes.

Mais, là, force leur fut de s’arrêter.

Le second rang eut le temps de recharger et de faire, feu à bout portant.

Il fallut reculer ; mais comme ils ne pouvaient pas repasser la montagne de morts et de blessés à reculons, ils s’échappèrent par la droite et par la gauche.

Deux effroyables fusillades les accompagnèrent dans leur fuite et les décimèrent.

Mais ils n’en revinrent que plus acharnés.

Alors, une lutte effroyable commença, véritable combat corps à corps, où les cavaliers turcs, affrontant la fusillade à bout portant, venaient, jusque sur les baïonnettes de nos soldats, décharger leurs pistolets.

D’autres, voyant que le reflet du soleil sur les canons des fusils effrayait leurs chevaux, les faisaient marcher à reculons, et, les forçant de se cabrer, se renversaient avec eux sur les baïonnettes.

Les blessés se traînaient à terre, et, comme des serpents se glissant sous le canon des fusils, coupaient les jarrets de nos soldats.

Roland, armé d’un fusil double, selon son habitude dans ces sortes de combats, abattait un chef à chaque coup qu’il tirait.

Faraud, dans la mosquée, dirigeait le feu, et plus d’un bras qui levait déjà le sabre pour frapper, retomba inerte, atteint d’une balle venant d’une fenêtre de la galerie du minaret.

Roland, voyant que le nombre de ses hommes diminuait, et que, malgré le triple rang de cadavres qui faisait un rempart à sa petite troupe, il ne pouvait soutenir longtemps encore une pareille lutte, fit ouvrir la porte de la mosquée, et, avec le plus grand calme et continuant de faire un feu meurtrier, y fit rentrer ses hommes et y rentra lui-même le dernier.

Alors, le feu commença par toutes les ouvertures de la mosquée ; mais les Turcs firent avancer une pièce de canon et la pointèrent vers la porte.

Roland, lui, se tenait près d’une fenêtre, et l’on vit tomber les uns après les autres les trois premiers artilleurs qui approchèrent la mèche de la lumière.

Alors, un cavalier passa à toute bride près du canon, et, avant que l’on s’aperçût de son intention, il lâcha son pistolet sur la lumière.

La pièce éclata, le cheval et le cavalier roulèrent à dix pas, mais la porte était brisée.

Seulement, par cette porte brisée, sortit une telle fusillade, que trois fois les Turcs se présentèrent pour entrer dans la mosquée et trois fois ils furent repoussés.

Furieux, ils se rallient et reviennent une quatrième fois ; mais, cette fois, quelques coups de fusil à peine répondent à leurs cris de mort.

Les munitions de la petite troupe sont épuisées.

Les grenadiers attendent l’ennemi la baïonnette en avant.

– Amis, crie Roland, rappelez-vous que vous avez juré de mourir plutôt que d’être les prisonniers de Djezzar le Boucher, qui a fait couper les têtes de nos compagnons.

– Nous le jurons ! crient d’une seule voix les deux cents hommes de Roland.

– Vive la République ! dit Roland.

– Vive la République ! répétèrent-ils tous après lui.

Et chacun s’apprête à mourir, mais à tuer en mourant.

En ce moment, un groupe d’officiers paraît à la porte ; à leur tête marche Sidney Smith. Tous ont l’épée au fourreau.

Smith lève son chapeau et fait signe qu’il veut parler.

On fait silence.

– Messieurs, dit-il en excellent français, vous êtes des braves, et il ne sera pas dit que, devant moi, on massacre des hommes qui se sont conduits en héros. Rendez-vous : je vous assure la vie sauve.

– C’est trop ou pas assez, répondit Roland.

– Que voulez-vous donc ?

– Tuez-nous tous jusqu’au dernier ou renvoyez-nous tous.

– Vous êtes exigeants, messieurs, dit le commodore, mais on ne peut rien refuser à des hommes comme vous. Seulement, vous me permettrez de vous donner une escorte anglaise jusqu’à la porte de la ville ; sans quoi, pas un de vous n’y arriverait vivant. Est-ce convenu ?

– Oui, milord, dit Roland, et nous ne pouvons que vous remercier de votre courtoisie.

Sidney Smith laissa deux officiers anglais pour garder la porte, et, entrant dans la mosquée, vint tendre la main à Roland.

Dix minutes après, l’escorte anglaise était arrivée.

Les soldats français, la baïonnette au bout du fusil, les officiers le sabre à la main, traversèrent, au milieu des imprécations des musulmans, des hurlements des femmes et des cris des enfants, la rue qui conduisait au camp français.

Dix ou douze blessés, au nombre desquels était Faraud, étaient portés sur des civières improvisées avec des fusils. La déesse Raison marchait près du brancard du sous-lieutenant, un pistolet à la main.

Jusqu’à ce qu’ils fussent hors de la portée des balles turques, Smith et les soldats anglais accompagnèrent les grenadiers, qui défilèrent devant le double rang de soldats rouges leur présentant les armes.

Bonaparte, nous l’avons dit, s’était retiré dans sa tente. Il avait demandé Plutarque et lisait la biographie d’Auguste ; et, pensant à Roland et à ses braves, qu’à cette heure on égorgeait sans doute, il murmurait, comme Auguste après la bataille de Teutberg : « Varus, rends-moi mes légions ! »

Cette fois, il n’avait à redemander ses légions à personne, il était son propre Varus.

Tout à coup, une grande rumeur se fit entendre et le chant de la Marseillaise arriva jusqu’à lui.

Qu’avaient-ils à se réjouir et à chanter, ces soldats, quand leur général pleurait de rage et de douleur ?

Il bondit jusqu’à la porte de sa tente.

La première personne qu’il vit fut Roland, son aide de camp Raimbaud et le sous-lieutenant Faraud, sur une jambe comme un héron ; l’autre avait été traversée d’une balle.

Le blessé s’appuyait sur l’épaule de la déesse Raison.

Derrière eux étaient les deux cents hommes que Bonaparte croyait perdus.

– Ah ! par exemple, mon bon ami, dit-il en serrant les mains de Roland, j’avais déjà fait mon deuil de toi, car je te croyais flambé… Comment, diable, vous êtes vous tirés de là ?

– Raimbaud vous racontera cela, dit Roland, de mauvaise humeur de devoir la vie à un Anglais. Moi, j’ai trop soif pour parler, je vais boire.

Et, prenant une gargoulette pleine d’eau qui se trouvait sur la table, il la vida d’un seul trait, tandis que Bonaparte allait au-devant du groupe des soldats, qu’il voyait avec d’autant plus de plaisir qu’il avait cru ne plus les revoir.

Chapitre XV. Rêves évanouis §

Napoléon a dit à Saint-Hélène, en parlant de Saint-Jean-d’Acre :

« Le sort de l’Orient était dans cette bicoque. Si Saint-Jean-d’Acre fût tombé, je changeais la face du monde ! »

Ce regret, exprimé vingt ans après, donne la mesure de ce que dut souffrir Bonaparte lorsque, devant l’impossibilité de prendre Saint-Jean-d’Acre, il publia cet ordre du jour dans toutes les divisions de l’armée.

Ce fut, comme toujours, Bourrienne qui l’écrivit sous sa dictée :

Soldats !

Vous avez traversé le désert qui sépare l’Afrique de l’Asie avec plus de rapidité qu’une armée d’Arabes.

L’armée qui était en marche pour envahir l’Égypte est détruite. Vous avez pris son général, son équipage de campagne, ses bagages, ses outres, ses chameaux.

Vous vous êtes emparés de toutes les places fortes qui défendent les puits du désert.

Vous avez dispersé, aux champs du Mont-Tabor, cette nuée d’hommes accourus de toutes les parties de l’Asie, dans l’espoir de piller l’Égypte.

Enfin, après avoir, avec une poignée d’hommes, nourri la guerre pendant trois mois dans le cœur de la Syrie, pris quarante pièces de campagne, cinquante drapeaux, fait six mille prisonniers, rasé les fortifications de Gaza, de Jaffa, de Kaïffa et d’Acre, nous allons rentrer en Égypte ; la saison des débarquements m’y rappelle.

Encore quelques jours, et vous aurez l’espoir de prendre le pacha même au milieu de son palais ; mais, dans cette saison, le prix du château d’Acre ne vaut pas la perte de quelques jours, et les braves que je devrais y perdre me sont aujourd’hui trop nécessaires pour des opérations essentielles.

Soldats, nous avons une carrière de fatigues et de dangers à parcourir. Après avoir mis l’Orient hors d’état de rien faire contre nous pendant cette campagne, il nous faudra peut-être repousser les efforts d’une partie de l’Occident.

Vous y trouverez de nouvelles occasions de gloire, et si, au milieu de tant de combats, chaque four est marqué par la mort d’un brave, il faut que de nouveaux braves se forment et prennent place à leur tour parmi ce petit nombre qui donne l’élan dans le danger et qui maîtrise la victoire.

En achevant de dicter ce bulletin à Bourrienne, Bonaparte se leva et sortit de sa tente comme pour respirer.

Bourrienne le suivit, inquiet. Les événements n’avaient pas l’habitude de faire sur ce cœur de bronze une si profonde empreinte. Bonaparte gravit la petite colline qui dominait le camp, s’assit sur une pierre, et resta longtemps le regard fixé sur la forteresse à moitié détruite, et sur l’océan qui lui faisait un immense horizon.

Enfin, au bout d’un instant de silence :

– Les gens qui écriront ma vie, dit-il, ne comprendront pas pourquoi je me suis acharné si longtemps à cette misérable bicoque. Ah ! si je l’avais prise, comme je l’espérais !

Il laissa tomber sa tête dans sa main.

– Si vous l’aviez prise ? demanda Bourrienne.

– Si je l’avais prise, s’écria Bonaparte en lui saisissant la main, je trouvais dans la ville les trésors du pacha et des armes pour trois cent mille hommes ; je soulevais et j’armais toute la Syrie ; je marchais sur Damas et sur Alep ; je grossissais mon armée de tous les mécontents ; j’annonçais aux peuples l’abolition de la servitude et du gouvernement tyrannique des pachas ; j’arrivais à Constantinople avec des masses armées ; je renversais l’empire turc, je fondais en Orient un nouvel et grand empire qui fixait ma place dans la postérité, et peut-être retournais-je à Paris par Andrinople et par Vienne, après avoir anéanti la maison d’Autriche.

C’était, comme on le voit, tout simplement le projet de César au moment où il tomba sous le poignard des assassins ; c’était sa guerre commencée chez les Parthes et qui ne devait s’achever qu’en Germanie.

Autant il y avait loin de l’homme du 13 vendémiaire au vainqueur de l’Italie, autant il y avait loin aujourd’hui du vainqueur de l’Italie au conquérant des Pyramides.

Proclamé en Europe le plus grand des généraux contemporains, il cherche, sur les rivages où ont combattu Alexandre, Annibal et César, à égaler sinon à surpasser les noms des capitaines antiques et il les surpassera, puisque, ce qu’ils ont rêvé, il veut le faire.

« Que serait-il arrivé de l’Europe, dit Pascal à propos de Cromwell mort de la gravelle, si ce grain de sable ne se fût trouvé dans ses entrailles ? »

Que serait-il arrivé de la fortune de Bonaparte, si cette bicoque de Saint-Jean-d’Acre ne se fût trouvée sur son chemin ?

Il rêvait à ce grand mystère de l’inconnu, quand son regard fut attiré par un point noir qui allait grandissant entre deux montagnes de la chaîne du Carmel.

Au fur et à mesure qu’il approchait, on pouvait reconnaître un soldat de ce corps des dromadaires créé par Bonaparte, « avec lequel, après la bataille, il donnait la chasse aux fugitifs ». Cet homme venait au pas le plus allongé de sa monture.

Bonaparte tira sa lunette de sa poche, et, après avoir regardé un instant :

– Bon ! dit-il, voici des nouvelles d’Égypte qui nous arrivent.

Et il se tint debout.

Le messager le reconnut, de son côté ; il dirigea aussitôt vers la colline son dromadaire, qui obliquait du côté du camp. Bonaparte descendit alors, s’assit sur une pierre et attendit.

Le soldat, qui paraissait excellent cavalier, mit son dromadaire au galop. Il portait les insignes de maréchal des logis-chef.

– D’où viens-tu ? lui cria Bonaparte, impatient du moment où il crut que celui-ci pouvait l’entendre.

– De la Haute-Égypte, lui cria le maréchal des logis.

– Quelles nouvelles ?

– Mauvaises, mon général.

Bonaparte frappa du pied.

– Viens ici, dit-il.

En quelques secondes, l’homme au dromadaire était près de Bonaparte ; sa monture plia les genoux, et il se laissa glisser à terre.

– Tiens, citoyen général, lui dit-il.

Et il lui remit une dépêche.

Bonaparte la passa à Bourrienne :

– Lisez, dit-il.

Bourrienne lut :

Au général en chef Bonaparte.

Je ne sais si cette dépêche te parviendra, citoyen général, et, en supposant qu’elle te parvienne, si tu seras en état de remédier au désastre dont je suis menacé.

Pendant que le général Desaix poursuit les mamelouks du côté de Syout, la flottille, composée de la djerme L’Italie et de plusieurs autres bateaux armés, qui portent presque tous les munitions de la division, beaucoup d’objets d’artillerie, des blessés et des malades, a été retenue à la hauteur de Beyrouth par le vent.

La flottille va être attaquée dans un quart d’heure par le chérif Hassan et trois ou quatre mille hommes. Nous ne sommes pas en mesure de résister ; nous résisterons.

Seulement, à moins d’un miracle, nous ne pouvons échapper à la mort.

Je prépare cette dépêche, à laquelle j’ajouterai les détails du combat au fur et à mesure qu’avancera la bataille.

Le chérif nous attaque par une vive fusillade ; je commande le feu, il est deux heures de l’après-midi.

Trois heures. Après un carnage horrible fait par notre artillerie, les Arabes reviennent pour la troisième fois à la charge. J’ai perdu le tiers de mes hommes.

Quatre heures. Les Arabes se jettent dans le fleuve et s’emparent des petits bateaux. Je n’ai plus que douze hommes, tous les autres sont blessés ou morts. J’attendrai que les Arabes encombrent l’Italie et je me ferai sauter avec eux.

Je remets cette dépêche à un homme brave et adroit qui me promet, s’il n’est pas tué, d’arriver partout où vous serez.

Dans dix minutes, tout sera fini.

Le capitaine Morandi.

– Après ? demanda Bonaparte.

– Voilà tout, dit Bourrienne.

– Mais Morandi ?

– S’est fait sauter, général, dit le messager.

– Et toi ?

– Moi, je n’ai pas attendu qu’il sautât ; j’ai sauté d’avance après avoir eu le soin de mettre ma dépêche dans ma blague à tabac, et j’ai nagé entre deux eaux jusqu’à un endroit où je me suis caché dans de grandes herbes. La nuit venue, je suis sorti de l’eau, et, me traînant à quatre pattes jusqu’au camp, je parvins près d’un Arabe endormi ; je le poignardai, et m’emparant de son dromadaire, je m’éloignai au grand galop.

– Et tu arrives de Beyrouth ?

– Oui, citoyen général.

– Sans accident ?

– Si tu appelles des accidents quelques coups de fusil tirés sur moi ou par moi, j’ai eu pas mal d’accidents, au contraire, et mon chameau aussi. Nous avons reçu à nous deux quatre balles, lui trois, dans les cuisses, moi une dans l’épaule ; nous avons eu soif, nous avons eu faim ; lui n’a rien mangé du tout ; moi, j’ai mangé du cheval. Enfin, nous voilà. Tu te portes bien, citoyen général ! c’est tout ce qu’il faut.

– Mais Morandi ? demanda Bonaparte.

– Dame ! comme il a mis le feu à la poudre, je crois qu’il serait difficile d’en retrouver un morceau gros comme une noix.

– Et l’Italie ?

– Oh ! l’Italie, il n’en reste pas de quoi faire une boîte d’allumettes.

– Tu avais raison, mon ami, ce sont là de mauvaises nouvelles ! Bourrienne, tu diras que je suis superstitieux ; as-tu entendu le nom de la djerme qui a sauté ?

– L’Italie.

– Eh bien ! écoute ici, Bourrienne. L’Italie est perdue pour la France ; c’en est fait : mes pressentiments ne me trompent jamais.

Bourrienne haussa les épaules.

– Quel rapport voulez-vous qu’il y ait entre une barque qui saute à huit cent lieues de la France, et sur le Nil, avec l’Italie ?

– J’ai dit, reprit Bonaparte avec un accent prophétique ; tu verras !

Puis après un instant de silence :

– Emmène ce garçon, Bourrienne, dit-il en montrant le messager ; donne-lui trente talari et fais-toi dicter par lui la relation du combat de Beyrouth.

– Si, au lieu de trente talari, citoyen, dit le maréchal des logis, tu voulais me faire donner un verre d’eau, je te serais bien reconnaissant.

– Tu auras tes trente talari, tu auras une gargoulette d’eau tout entière, et tu aurais un sabre d’honneur, si tu n’avais déjà celui du général Pichegru.

– Il m’a reconnu ! s’écria le maréchal des logis.

– On n’oublie pas les braves comme toi, Falou ; seulement, ne te bats pas en duel, ou gare à la salle de police !

Chapitre XVI. La retraite §

Dès le soir, pour dissimuler le mouvement à l’ennemi et pour éviter la chaleur du jour, l’armée se mit en retraite.

Ordre était donné de suivre la Méditerranée, pour profiter de la fraîcheur de la mer.

Avant le départ, Bonaparte avait appelé Bourrienne près de lui, et lui avait dicté un ordre pour que tout le monde allât à pied, et que les chevaux, les mules et les chameaux fussent réservés pour les malades et les blessés.

Une anecdote donne parfois une idée plus complète de la situation de l’esprit d’un homme que toutes les descriptions impossibles.

Bonaparte venait de dicter l’ordre à Bourrienne, lorsque son écuyer, Vigogne père, entra sous sa tente et, portant la main à son chapeau, lui demanda :

– Général, quel cheval vous réservez-vous ?

Bonaparte commença par le regarder de travers et, lui appliquant un coup de cravache sur la figure :

– N’avez-vous pas entendu l’ordre, imbécile ? Tout le monde va à pied, moi comme les autres. Sortez !

Vigogne sortit.

Il y avait trois pestiférés au Mont-Carmel ; ils étaient trop malades pour qu’on essayât de les transporter. On les confia à la générosité des Turcs et à la garde des pères carmélites.

Sidney Smith, par malheur, n’était plus là pour les sauver. Les Turcs les égorgèrent. À deux lieues de là, la nouvelle fut apportée à Bonaparte.

Alors, Bonaparte entra dans une fureur dont le coup de cravache de Vigogne père n’avait été que la préface. Il fit arrêter des caissons d’artillerie et distribuer des torches à l’armée.

Ordre fut donné d’allumer ces torches et d’incendier les petites villes, les bourgades, les hameaux, les maisons.

Les orges étaient en pleine maturité.

Le feu y fut mis.

C’était un spectacle terrible et magnifique tout à la fois. La côte était tout en flammes sur une longueur de dix lieues, et la mer, miroir gigantesque, reflétait l’immense incendie.

Il semblait qu’on marchât entre deux murailles de flammes tant la mer reproduisait fidèlement l’image de la côte. La plage, couverte de sable, et seule préservée du feu, semblait un pont jeté sur le Cocyte.

Cette plage présentait un spectacle déplorable.

Quelques blessés, ceux qui l’étaient le plus grièvement, étaient portés sur des brancards, les autres sur des mulets, des chevaux et des chameaux. Le hasard avait fait donner à Faraud, le blessé de la veille, le cheval que montait habituellement Bonaparte. Celui-ci reconnut l’homme et sa monture.

– Ah ! voilà comme tu fais tes vingt-quatre heures d’arrêts, lui cria-t-il.

– Je les ferai au Caire, répondit Faraud.

– Tu n’as rien à boire, déesse Raison ? demanda Bonaparte.

– Un verre d’eau-de-vie, citoyen général.

Il secoua la tête.

– Allons, dit-elle, je sais ce qu’il vous faut.

Et, fouillant au fond de sa petite charrette :

– Tenez, dit-elle.

Et elle lui donna une pastèque des jardins du Carmel. C’était un présent royal.

Bonaparte s’arrêta, envoya chercher Kléber, Bon, Vial, pour partager sa bonne fortune. Lannes, blessé à la tête, passa sur une mule. Bonaparte le fit arrêter, et les cinq généraux achevèrent leur déjeuner en vidant une gargoulette et en buvant à la santé de la déesse Raison.

En reprenant la tête de la colonne, Bonaparte fut épouvanté.

Une soif dévorante, le manque total d’eau, une chaleur excessive, une marche fatigante dans des dunes enflammées, avaient démoralisé les hommes et fait succéder à tous les sentiments généreux le plus cruel égoïsme, la plus affligeante indifférence.

Et cela, sans transition, du jour au lendemain.

On commença par se débarrasser des pestiférés, sous le prétexte que leur transport était dangereux.

Puis vint le tour des blessés.

Les malheureux criaient :

– Je ne suis pas pestiféré, je ne suis que blessé !

Et ils découvraient leurs anciennes blessures ou s’en faisaient de nouvelles.

Les soldats ne se détournaient même pas.

– Ton affaire est faite, disaient-ils.

Et ils passaient.

Bonaparte vit cela et frissonna de terreur.

Il barra la route. Il força tous les hommes valides qui étaient montés sur des chevaux, des dromadaires ou des mulets, d’abandonner leur monture aux malades.

On arriva à Tentoura le 20 mai, par une chaleur étouffante. On cherchait inutilement un peu de verdure et d’ombre pour fuir un ciel embrasé. On se couchait sur le sable, le sable brûlait. À chaque instant, un homme tombait pour ne plus se relever. Un blessé porté sur une civière demandait de l’eau. Bonaparte s’en approcha.

– Qui portez-vous là ? demanda-t-il aux soldats.

– Nous ne savons pas, citoyen général, dirent-ils ; c’est une double épaulette ; voilà tout.

La voix cessa de se plaindre et de demander de l’eau.

– Qui êtes-vous ? demanda Bonaparte.

Le blessé garda le silence.

Bonaparte leva un des côtés de la toile qui abritait la civière et reconnut Croisier.

– Ah ! mon pauvre enfant ! s’écria-t-il.

Croisier se mit à sangloter.

– Allons, lui dit Bonaparte, un peu de courage.

– Ah ! dit Croisier en se soulevant dans sa litière, croyez-vous que je pleure parce que je vais mourir ? Je pleure parce que vous m’avez appelé lâche ; et c’est parce que vous m’avez appelé lâche que j’ai voulu me faire tuer.

– Mais, dit Bonaparte, depuis, je t’ai envoyé un sabre. Roland ne te l’a-t-il pas donné ?

– Le voilà, dit Croisier en saisissant son arme, qui était couchée près de lui et en la portant à ses lèvres. Ceux qui me portent savent que je veux qu’il soit enterré avec moi. Donnez-en-leur l’ordre, général.

Et le blessé, suppliant, joignit les deux mains.

Bonaparte laissa retomber le coin de toile qui couvrait la civière, donna l’ordre et s’éloigna.

En sortant de Tentoura, le lendemain, on rencontra toute une mer de sable mouvant. Il n’y avait pas d’autre route ; l’artillerie fut forcée de s’y engager, et les canons s’y enfoncèrent. Un instant, l’on déposa les malades et les blessés sur la grève, et l’on attela tous les chevaux aux affûts et aux fourgons. Tout fut inutile : caissons et canons avaient du sable jusqu’aux moyeux. Les soldats valides demandèrent qu’on leur laissât faire un dernier effort. Ils essayèrent ; comme les chevaux, ils s’y épuisèrent sans résultat.

Ils abandonnèrent en pleurant ce bronze si souvent béni, et le témoin de leurs triomphes, et dont le retentissement avait fait trembler l’Europe.

On coucha le 22 mai à Césarée.

Tant de malades et de blessés étaient morts, que les chevaux étaient moins rares. Bonaparte, mal portant lui-même, avait, la veille, failli mourir de fatigue. On le supplia tant, qu’il consentit à remonter à cheval. À peine était-il à trois cents pas de Césarée, que, vers le point du jour, un homme caché dans un buisson tira un coup de fusil sur lui, presque à bout portant, et le manqua.

Les soldats qui entouraient le général en chef s’élancèrent dans le bois, le fouillèrent et le Naplousien fut pris et condamné à être fusillé sur place.

Les quatre guides, avec le bout de leurs carabines, le poussèrent vers la mer ; là, ils lâchèrent la détente, mais aucune des carabines ne partit.

La nuit avait été très humide, la poudre était mouillée.

Le Syrien, étonné de se voir encore debout, retrouva à l’instant même toute sa présence d’esprit, se jeta à la mer et très rapidement gagna un récif assez éloigné.

Dans le premier moment de stupéfaction, les soldats le regardèrent s’éloigner sans songer à tirer sur lui. Mais Bonaparte, qui pensait au mauvais effet que ferait sur ces populations superstitieuses une pareille tentative restée impunie, ordonna à un peloton de faire feu sur lui.

Le peloton obéit, mais l’homme était hors de portée ; les balles écorchèrent la mer sans arriver jusqu’au rocher.

Le Naplousien tira de sa poitrine un kandjiar et fit avec cette arme un geste menaçant.

Bonaparte ordonna de mettre une charge et demie dans les fusils et de recommencer le feu.

– Inutile, dit Roland, j’y vais.

Et déjà le jeune homme avait jeté bas ses habits, à l’exception de son caleçon.

– Reste ici, Roland, dit Bonaparte. Je ne veux pas que tu risques ta vie contre celle d’un assassin.

Mais, soit qu’il n’entendît pas, soit qu’il ne voulût pas entendre, Roland avait déjà pris le kandjiar du cheik d’Aher, qui battait en retraite avec l’armée, et, ce kandjiar aux dents, s’était jeté à la mer.

Les soldats, qui connaissaient tous le jeune capitaine pour l’officier le plus aventureux de l’armée, firent cercle et crièrent bravo.

Il fallut bien que Bonaparte se décidât à assister au duel qui allait avoir lieu.

Le Syrien, en voyant venir à lui un seul homme, n’essaya point de fuir plus loin. Il attendit.

Il était vraiment beau à voir sur son rocher ; un poing crispé, le poignard dans l’autre ; il semblait la statue de Spartacus sur son piédestal.

Roland avançait sur lui, suivant une ligne directe, comme celle d’une flèche.

Le Naplousien n’essaya point de l’attaquer avant qu’il eût pris pied, et, dans une certaine chevalerie, il recula autant que le lui permettait l’étendue de son rocher.

Roland sortit de l’eau, jeune, beau et ruisselant comme un dieu marin.

Tous deux se trouvèrent en face l’un de l’autre. Le terrain sur lequel ils allaient combattre et qui sortait de l’eau semblait l’écaillé d’une immense tortue.

Les spectateurs s’attendaient à un combat où chacun, prenant ses précautions contre son adversaire, donnerait le spectacle d’une lutte savante et prolongée.

Il n’en fut point ainsi.

À peine Roland se fut-il affermi sur ses jambes et eut-il secoué l’eau qui l’aveuglait en ruisselant de ses cheveux, que, sans songer à se garantir du poignard de son adversaire, il s’élança sur lui, non pas comme un homme s’élance sur un autre homme, mais comme un jaguar sur le chasseur.

On vit étinceler les lames des kandjiars ; puis, comme déracinés de leur piédestal, les deux hommes tombèrent à la mer.

Il se fit un grand bouillonnement.

Après quoi, on vit reparaître une tête, la tête blonde de Roland.

Il s’accrocha d’une main aux aspérités du rocher, puis, du genou, puis il se dressa tout entier, tenant de la main gauche, par sa longue mèche de cheveux, la tête du Naplousien.

On eût dit Persée venant de couper la tête à la Gorgone.

Un immense hourra s’élança de la poitrine des spectateurs et parvint jusqu’à Roland, sur les lèvres duquel se dessina un sourire d’orgueil.

Puis, prenant son poignard entre ses dents, il s’élança à la mer et nagea du côté du rivage.

L’armée avait fait halte. Les hommes sains et saufs ne pensaient plus à la chaleur et à la soif.

Les blessés oubliaient leurs blessures.

Les mourants eux-mêmes avaient trouvé un peu de force pour se soulever sur leur coude.

Roland aborda à dix pas de Bonaparte.

– Tiens, lui dit-il en jetant à ses pieds son sanglant trophée, voici la tête de ton assassin.

Bonaparte recula malgré lui ; mais quant à Roland, calme comme s’il sortait d’un bain ordinaire, il alla droit à ses vêtements et se rhabilla avec des soins de pudeur que lui eût enviés une femme.

Chapitre XVII. Où l’on voit que les pressentiments de Bonaparte ne l’avaient pas trompé §

Le 24, on arriva à Jaffa.

On y séjourna les 25, 26, 27 et 28.

Jaffa était véritablement pour Bonaparte une ville de malheur !

On se rappelle les quatre mille prisonniers d’Eugène et de Croisier, que l’on ne pouvait nourrir, que l’on ne pouvait garder, que l’on ne pouvait envoyer au Caire, mais que l’on pouvait fusiller et qu’on fusilla.

Une plus grave et plus douloureuse nécessité peut-être attendait Bonaparte à son retour.

Il existait à Jaffa un hôpital de pestiférés.

Nous avons au musée un magnifique tableau de Gros représentant Bonaparte touchant les pestiférés de Jaffa.

Pour représenter un fait inexact, le tableau n’en deviendra pas moins beau.

Voici ce que dit M. Thiers. Nous sommes fâché, nous, chétif romancier, de nous trouver cette fois encore en opposition avec le géant de l’Histoire.

C’est l’auteur de la « Révolution », du « Consulat » et de l’ » Empire », qui parle :

« Arrivé à Jaffa, Bonaparte en fit sauter les fortifications. Il y avait là une ambulance pour nos pestiférés. Les emporter était impossible ; en ne les emportant pas, on les laissait exposés à une mort inévitable, soit par la maladie, soit par la faim, soit par la cruauté de l’ennemi. Aussi Bonaparte dit-il au médecin Desgenettes qu’il y aurait bien plus d’humanité à leur administrer de l’opium qu’à leur laisser la vie ; à quoi ce médecin fit cette réponse fort vantée : « Mon métier est de les guérir, non de les tuer. » On ne leur administra point d’opium, et ce fait servit à propager une calomnie indigne et aujourd’hui détruite. »

J’en demande humblement pardon à M. Thiers, mais cette réponse de Desgenettes, que j’ai beaucoup connu, comme Larrey, comme tous les Égyptiens, enfin, compagnons de mon père dans cette grande expédition, la réponse de Desgenettes est aussi apocryphe que celle de Cambronne.

Dieu me garde de calomnier, c’est le terme dont se sert M. Thiers, l’homme qui a illuminé la première moitié du XIXe siècle du flambeau de sa gloire, et, quand nous en serons à Pichegru et au duc d’Enghien, on verra si je me fais l’écho de bruits infâmes ; mais la vérité est une, et il est du devoir de quiconque parle à la foule de la dire hautement.

Nous avons dit que le tableau de Gros représentait un fait inexact, prouvons-le. Voici le rapport de Davout, écrit sous les yeux et par ordre du général en chef dans sa relation officielle.

L’armée arriva à Jaffa le 5 prairial (24 mai). On y séjourna les 6, 7 et 8 (25, 26 et 21 mai). Ce temps est employé à punir les villages qui se sont mal conduits. On fait sauter les fortifications de Jaffa. On jette à la mer toute l’artillerie en fer de la place. Les blessés sont évacués par mer et par terre. Il n’y avait qu’un petit nombre de bâtiments, et, pour donner le temps d’achever l’évacuation par terre, on fut forcé de différer jusqu’au 9 (28 mai) le départ de l’armée.

La division Kléber forme l’arrière-garde et ne quitte Jaffa que le 10 (29 mai).

Vous le voyez, pas un mot des pestiférés, pas un mot de la visite à l’hôpital et surtout de l’attouchement des pestiférés.

Pas un mot dans aucun rapport officiel.

De la part de Bonaparte, dont les yeux, depuis qu’ils ont quitté l’Orient, sont tournés vers la France, c’eût été une modestie bien mal appliquée que de garder le silence sur un fait si remarquable et qui eût fait honneur, non pas à sa raison peut-être, mais à sa témérité.

Au reste, voici comment Bourrienne, témoin oculaire et acteur fort impressionné, raconte le fait :

« Bonaparte se rendit à l’hôpital. Il y avait là des amputés, des blessés, beaucoup de soldats affligés d’ophtalmie, qui poussaient de lamentables cris, et des pestiférés. Les lits des pestiférés étaient à droite en entrant dans la première salle. Je marchais à côté du général. J’affirme ne l’avoir pas vu toucher un pestiféré. Et pourquoi en aurait-il touché ? Ils étaient à la dernière période de la maladie ; aucun ne disait mot. Bonaparte savait bien qu’il n’était point à l’abri de la contagion. Fera-t-on intervenir la fortune ? Elle l’avait, en vérité, trop peu secondé dans les derniers mois pour qu’il se confiât à ses faveurs.

» Je le demande. Se serait-il exposé à une mort certaine, pour laisser son armée au milieu d’un désert que nous venions de créer par nos ravages, dans une bicoque démolie, sans secours, sans espérance d’en recevoir ; lui, si nécessaire, si indispensable, on ne peut le nier, à son armée ; lui sur la tête duquel reposait en ce moment, sans aucun doute, la vie de tous ceux qui avaient survécu au dernier désastre et qui venaient de lui prouver par leur dévouement, leurs souffrances et leurs privations, leur inébranlable courage, qui faisaient tout ce qu’il pouvait humainement exiger d’eux, et qui n’avaient confiance qu’en lui ? »

Voilà déjà qui est logique ; mais voici qui est convaincant.

Bonaparte traversa rapidement les salles, frappant légèrement le revers jaune de sa botte avec la cravache qu’il tenait à la main. Il répétait, en marchant à grands pas, ces paroles :

« – Les fortifications sont détruites ; la fortune m’a été contraire à Saint-Jean-d’Acre. Il faut que je retourne en Égypte pour la préserver des ennemis qui vont arriver. Dans peu d’heures, les Turcs seront ici ; que tous ceux qui se sentent la force de se lever viennent avec nous, ils seront transportés sur les brancards et les chevaux. »

Il y avait à peine une soixantaine de pestiférés, tout ce que l’on a dit au-delà de ce nombre est exagéré : leur silence absolu, leur complet abattement, une atonie générale annonçaient leur fin prochaine ; les emmener dans l’état où ils étaient, c’était évidemment inoculer la peste dans le reste de l’armée. On veut sans cesse des conquêtes, de la gloire, des faits brillants, que l’on fasse donc aussi la part des malheurs. Lorsque l’on croit pouvoir reprocher une action à un chef qui est précipité par les revers et par de désastreuses circonstances à de funestes extrémités, il faut, avant de prononcer, se bien identifier avec la position donnée et connue, et se demander, la main sur la conscience, si l’on n’aurait pas agi de même. Il faut alors plaindre celui qui est forcé de commettre ce qui paraît toujours cruel, mais il faut l’absoudre, car la victoire, il faut le dire franchement, ne peut s’acquérir que par ces horreurs ou d’autres qui leur ressemblent.

D’ailleurs, voici celui qui a tout intérêt à dire la vérité qui prend la parole.

Écoutez :

« Il ordonna d’examiner ce qu’il y aurait de mieux à faire. Le rapport fut que sept ou huit hommes étaient si dangereusement malades, qu’ils ne pouvaient vivre au-delà de vingt-quatre heures ; qu’en outre, atteints de la peste comme ils l’étaient, ils répandraient cette maladie parmi tous les soldats qui communiqueraient avec eux. Plusieurs demandèrent instamment la mort. On pensa que ce serait un acte de charité de devancer leur mort de quelques heures. »

Doutez-vous encore ? Napoléon va s’exprimer à la première personne :

« Quel est l’homme qui n’aurait pas préféré une mort prompte à l’horreur de vivre exposé aux tortures de ces barbares ! Si mon fils – et cependant, je crois l’aimer autant qu’on peut aimer ses enfants – était dans une situation pareille à celle de ces malheureux, mon avis serait qu’on en agît de même, et si je m’y trouvais moi-même, j’exigerais qu’on en agît ainsi envers moi. »

Rien n’est plus clair, il me semble, que ces quelques lignes. Comment M. Thiers ne les a-t-il pas lues, et, s’il les a lues, comment a-t-il démenti un fait avoué par celui qui avait le plus d’intérêt à le nier ? Aussi, quand nous rétablissons la vérité, n’est-ce point pour accuser Bonaparte qui ne pouvait agir autrement que de faire ce qu’il a fait, mais pour montrer aux partisans de l’histoire pure qu’elle n’est pas toujours de l’histoire vraie.

La petite armée suivit, pour rentrer au Caire, la même route qu’elle avait suivie pour en sortir. Seulement, la chaleur alla chaque jour augmentant. En sortant de Gaza, elle était de trente-cinq degrés, et, si l’on faisait toucher le sable au mercure, elle montait à quarante-cinq degrés.

Un peu avant d’arriver à El-Arich, au milieu du désert, Bonaparte vit deux hommes qui recouvraient une fosse.

Il crut les reconnaître pour leur avoir parlé une quinzaine de jours auparavant.

En effet, ces hommes, interrogés, répondirent que c’étaient eux qui portaient le brancard de Croisier.

Le pauvre garçon venait de mourir du tétanos.

– Avez-vous enterré son sabre avec lui ? demanda Bonaparte.

– Oui, répondirent-ils tous deux en même temps.

– Bien sûr ? insista Bonaparte.

Un des hommes descendit dans la fosse, fouilla le sable mouvant avec son bras et amena la poignée de l’arme jusqu’à la surface du sable.

– C’est bien, dit Bonaparte ; achevez.

Il demeura jusqu’à ce que la fosse fût comblée ; puis, craignant quelque spoliation :

– Un homme de bonne volonté qui reste en sentinelle ici jusqu’à ce que l’armée soit passée, dit-il.

– Voilà, dit une voix qui semblait venir du ciel.

Bonaparte se retourna et aperçut, perché sur son dromadaire, le maréchal des logis-chef Falou.

– Ah ! c’est toi, fit-il.

– Oui, citoyen général.

– Et comment se fait-il que tu sois à dromadaire quand les autres sont à pied ?

– Parce que deux pestiférés sont morts sur le dos de mon dromadaire et que personne ne veut plus le monter.

– Et tu n’as pas peur de la peste, toi, à ce qu’il paraît ?

– Je n’ai peur de rien, citoyen général.

– C’est bien, dit Bonaparte, on s’en souviendra ; cherche ton ami Faraud, et venez me voir tous les deux au Caire.

– On ira, citoyen général.

Bonaparte abaissa une dernière fois son regard vers la fosse de Croisier.

– Dors en paix, pauvre Croisier ! dit-il, ta modeste tombe ne sera pas souvent troublée.

Chapitre XVIII. Aboukir §

Le 14 juin 1799, après une retraite presque aussi désastreuse à travers les sables brûlants de la Syrie que celle de Moscou à travers les neiges de la Bérésina, Bonaparte rentra au Caire au milieu d’un peuple immense.

Le cheik qui l’attendait lui fit présent tout ensemble d’un magnifique cheval et du mamelouk Roustan.

Bonaparte avait dit, dans son bulletin daté de Saint-Jean-d’Acre, qu’il revenait pour s’opposer au débarquement d’une armée turque, formée dans l’île de Rhodes.

Sur ce point, il avait été bien renseigné, et, le 11 juillet, les vigies d’Alexandrie signalèrent en pleine mer soixante-seize bâtiments, dont douze de guerre avec le pavillon ottoman.

Le général Marmont, qui commandait Alexandrie, expédia courrier sur courrier au Caire et à Rosette, ordonna au commandant de Ramanieh de lui envoyer toutes les troupes disponibles, et fit passer deux cents hommes au fort d’Aboukir pour renforcer ce poste.

Le même jour, le commandant d’Aboukir, le chef de bataillon Godard, écrivit de son côté à Marmont :

La flotte turque est mouillée dans la rade ; mes hommes et moi, nous nous ferons tuer jusqu’au dernier plutôt que de nous rendre.

Les journées du 12 et du 13 furent employées par l’ennemi à hâter l’arrivée des bataillons en retard.

Le 13 au soir, on comptait dans la rade cent treize bâtiments, dont treize vaisseaux de soixante-quatorze, neuf frégates, dix-sept chaloupes canonnières. Le reste était composé de bâtiments de transport.

Le lendemain soir, Godard avait tenu parole ; lui et ses hommes étaient morts, mais la redoute était prise.

Restaient trente-cinq hommes enfermés dans le fort. Ils étaient commandés par le colonel Vinache.

Il tint deux jours contre toute l’armée turque.

Bonaparte reçut toutes ces nouvelles tandis qu’il était aux Pyramides.

Il partit pour Ramanieh, où il arriva le 19 juillet.

Les Turcs, maîtres de la redoute et du fort, avaient débarqué toute leur artillerie ; Marmont, dans Alexandrie, n’ayant à opposer aux Turcs que dix-huit cents hommes de troupes de ligne et deux cents marins composant la légion nautique, envoyait courrier sur courrier à Bonaparte.

Par bonheur, au lieu de marcher sur Alexandrie, comme le craignait Marmont, ou sur Rosette, comme le craignait Bonaparte, les Turcs, avec leur indolence ordinaire, se contentèrent d’occuper la presqu’île et de tracer à gauche de la redoute une grande ligne de retranchements s’appuyant au lac Madieh.

En avant de la redoute, à neuf cents toises à peu près, ils avaient fortifié deux mamelons, avaient mis dans l’un mille hommes et dans l’autre deux mille.

Ils avaient dix-huit mille hommes en tout.

Seulement, ces dix-huit mille hommes ne semblaient être venus d’Égypte que pour se faire assiéger.

Bonaparte attendait Mustapha pacha ; mais, voyant qu’il ne faisait aucun mouvement pour marcher à lui, il prit la résolution de l’attaquer.

Le 23 juillet, il ordonna à l’armée française, qui n’était plus séparée de l’armée turque que par deux heures de marche, de se mettre en mouvement.

L’avant-garde, composée de la cavalerie de Murat et de trois bataillons du général Destaing, avec deux pièces de canon, formait le centre.

La division du général Rampon, ayant sous ses ordres les généraux Fugière et Lanusse, marchait à gauche.

Par la droite s’avançait, le long du lac Madieh, la division du général Lannes.

Placé entre Alexandrie et l’armée avec deux escadrons de cavalerie et cent dromadaires, Davout était chargé de faire face soit à Mourad bey, soit à tout autre qui eût pu venir au secours des Turcs, et de maintenir les communications entre Alexandrie et l’armée.

Kléber, que l’on attendait, était chargé de faire la réserve.

Enfin Menou, qui s’était dirigé sur Rosette, se trouvait, au soleil levant, à l’extrémité de la barre du Nil, près du passage du lac Madieh.

L’armée française arriva en vue des retranchements avant, pour ainsi dire, que les Turcs fussent prévenus de son voisinage. Bonaparte fit former les colonnes d’attaque. Le général Destaing, qui les commandait, marcha droit au mamelon retranché, tandis que deux cents hommes de cavalerie de Murat, placés entre les deux mamelons, se détachaient et, décrivant une courbe, coupaient la retraite aux Turcs attaqués par le général Destaing.

Pendant ce temps, Lannes marchait sur le mamelon de gauche, défendu par deux mille Turcs, et Murat faisait filer deux cents autres cavaliers derrière ce mamelon.

Destaing et Lannes attaquèrent à peu près en même temps et avec un succès pareil ; les deux mamelons sont emportés à la baïonnette ; les Turcs fugitifs rencontrent notre cavalerie et, à droite et à gauche de la presqu’île, se jettent à la mer.

Destaing, Lannes et Murat se portent alors sur le village qui fait le centre de la presqu’île, et l’attaquent de front.

Une colonne se détache du camp d’Aboukir et vient pour soutenir le village.

Murat tire son sabre, ce qu’il ne faisait jamais qu’au dernier moment, enlève sa cavalerie, charge la colonne et la rejette dans Aboukir.

Pendant ce temps Lannes et Destaing emportent le village ; les Turcs fuient de tous côtés et rencontrent la cavalerie de Murat qui revient sur eux.

Quatre ou cinq mille cadavres jonchent déjà le champ de bataille.

Les Français ont un seul homme blessé : c’est un mulâtre compatriote de mon père, le chef d’escadron des guides Hercule.

Les Français se trouvaient en face de la grande redoute défendant le front des Turcs.

Bonaparte pouvait resserrer les Turcs dans Aboukir, et, en attendant l’arrivée des divisions Kléber et Régnier, les écraser de bombes et d’obus, mais il préféra donner un coup de collier et achever leur défaite.

Il ordonna de marcher droit sur la seconde ligne.

C’est toujours Lannes et Destaing, appuyés de Lanusse, qui feront les frais de la bataille et auront les honneurs de la journée.

La redoute qui couvre Aboukir est l’œuvre des Anglais et, par conséquent, est exécutée dans toutes les règles de la science.

Elle est défendue par neuf à dix mille Turcs ; un boyau la joint à la mer. Les Turcs n’ont pas eu le temps de creuser l’autre dans toute sa longueur, de sorte qu’il ne joint pas le lac de Madieh.

Un espace de trois cents pas à peu près reste ouvert, mais il est à la fois occupé par l’ennemi et balayé par des canonnières.

Bonaparte ordonne d’attaquer de front et à droite. Murat, embusqué dans un bois de palmiers, attaquera par la gauche et traversera l’espace où le boyau manque, sous le feu des canonnières et en chassant l’ennemi devant lui.

Les Turcs, en voyant ces dispositions, font sortir quatre corps de deux mille hommes à peu près chacun, et viennent à notre rencontre.

Le combat allait devenir terrible, car les Turcs comprenaient qu’ils étaient enfermés dans la presqu’île, ayant derrière eux la mer et devant eux la muraille de fer de nos baïonnettes.

Une forte canonnade, dirigée sur la redoute et les retranchements de droite, indique une nouvelle attaque ; le général Bonaparte fait alors avancer le général Fugière. Il suivra le rivage pour enlever, au pas de course, la droite des Turcs ; la 32e, qui occupe la gauche du hameau qu’on vient d’emporter, tiendra l’ennemi en échec et soutiendra la 18e.

C’est alors que les Turcs sortent de leurs retranchements et viennent au-devant de nous.

Nos soldats poussèrent un cri de joie ; c’était cela qu’ils demandaient. Ils se ruèrent sur l’ennemi, la baïonnette en avant.

Les Turcs déchargèrent alors leurs fusils, puis leurs deux pistolets, et enfin tirèrent leurs sabres.

Nos soldats, que cette triple décharge n’avait point arrêtés, les joignirent à la baïonnette.

Ce fut alors seulement que les Turcs virent à quels hommes et à quelles armes ils avaient affaire.

Leurs fusils derrière le dos, leurs sabres pendus à leurs dragonnes, ils commencèrent une lutte corps à corps, essayant d’arracher aux fusils cette terrible baïonnette qui leur traversait la poitrine, au moment où ils étendaient les mains pour la saisir.

Mais rien n’arrêta la 18e : elle continua de marcher du même pas, poussant les Turcs devant elle, jusqu’au pied des retranchements, qu’elle essaya d’emporter de vive force ; mais, là, les soldats furent repoussés par un feu plongeant qui les prenait en écharpe. Le général Fugière, qui conduisait l’attaque, reçut d’abord une balle à la tête ; la blessure étant légère, il continua de marcher et d’encourager ses soldats ; mais, un boulet lui ayant enlevé le bras, force lui fut de s’arrêter !

L’adjudant général Lelong, qui venait d’arriver avec le bataillon de la 75e, fit des efforts inouïs pour faire braver aux soldats cet ouragan de fer. Deux fois il les y conduit, et deux fois il est repoussé ; à la troisième, il s’élance, et, au moment où il vient de franchir les retranchements, il tombe mort.

Depuis longtemps Roland, qui se tenait près de Bonaparte, lui demandait un commandement quelconque, que celui-ci hésitait à lui donner, lorsque le général en chef sent qu’on en est arrivé à ce moment où il faut faire un suprême effort.

Il se tourne vers lui.

– Allons, va ! dit-il.

– À moi la 32e brigade ! crie Roland.

Et les braves de Saint-Jean-d’Acre accourent, conduits par leur chef de brigade d’Armagnac.

Au premier rang est le sous-lieutenant Faraud, guéri de sa blessure.

Pendant ce temps, une autre tentative avait été faite par le chef de brigade Morange ; mais lui aussi fut repoussé, blessé, laissant une trentaine d’hommes sur les glacis et dans les fossés.

Les Turcs se croyaient vainqueurs. Emportés par leur habitude de couper les têtes des morts, qu’on leur payait cinquante paras la pièce, ils sortent en désordre de la redoute et se mettent à la sanglante besogne.

Roland les montre à ses soldats indignés.

– Tous nos hommes ne sont pas morts, s’écrièrent-ils, il y a des blessés parmi eux. Sauvons-les.

En même temps, à travers la fumée, Murat voit ce qui se passe. Il s’élance sous le feu des canonniers, le franchit, sépare avec sa cavalerie la redoute du village, tombe sur les trancheurs de têtes qui accomplissent leur horrible opération de l’autre côté de la redoute, tandis que Roland l’attaque de front, se jette au milieu des Turcs avec sa témérité accoutumée et fauche les sanglants moissonneurs.

Bonaparte voit les Turcs qui se troublent sous cette double attaque, il fait avancer Lannes à la tête de deux bataillons. Lannes, avec son impétuosité ordinaire, aborde la redoute par la face gauche et par la gorge.

Pressés ainsi de tous côtés, les Turcs veulent gagner le village d’Aboukir ; mais, entre le village et la redoute, ils trouvent Murat et sa cavalerie ; derrière eux, Roland et la 32e demi-brigade ; à leur droite, Lannes et ses deux bataillons.

Pour tout refuge, la mer !

Ils s’y jettent, tout affolés de terreur ; car ne faisant pas grâce à leurs prisonniers, ils aiment encore mieux la mer, qui leur laisse la chance d’arriver jusqu’à leurs vaisseaux, que la mort reçue de la main de ces chrétiens qu’ils méprisent tant.

Arrivé à ce point de la bataille, on est maître des deux mamelons par lesquels on a commencé l’attaque ;

Du hameau où les débris des défenseurs des deux mamelons se sont réfugiés ;

De la redoute qui vient de coûter la vie à tant de braves ;

Et l’on se trouve en face du camp et de la réserve turcs.

On tomba sur eux.

Rien ne pouvait plus arrêter nos soldats enivrés du carnage qu’ils venaient de faire. Ils se jetèrent au milieu des tentes, se ruèrent sur cette réserve.

Murat et sa cavalerie, comme un tourbillon, comme l’ouragan, comme le simoun, vint heurter la garde du pacha.

Ignorant du sort de la bataille, à ce bruit, à ces cris, à ce tumulte, Mustapha monte à cheval, se met à la tête de ses icoglans, se précipite au-devant des nôtres, rencontre Murat, tire sur lui à bout portant et lui fait une légère blessure. D’un premier coup de sabre, Murat lui coupe deux doigts ; d’un second, il va lui fendre la tête : un Arabe se jette entre lui et le pacha, reçoit le coup, tombe mort. Mustapha tend son cimeterre. Murat l’envoie prisonnier à Bonaparte.

Voir le magnifique tableau de Gros !

Le reste de l’armée se retire dans le fort d’Aboukir, les autres sont tués ou noyés.

Jamais, depuis que deux armées ont pour la première fois marché l’une contre l’autre, on ne vit destruction si complète. À part deux cents janissaires et les cent hommes renfermés dans le fort, il ne restait rien des dix-huit mille Turcs qui avaient débarqué.

À la fin de la bataille, Kébler arriva. Il se fit renseigner sur le résultat de la journée et demanda où était Bonaparte.

Bonaparte, rêveur, était sur la pointe la plus avancée d’Aboukir. Il regardait le golfe où s’était engloutie notre flotte, c’est-à-dire son seul espoir de retour en France.

Kléber alla à lui, le prit à bras-le-corps, et, tandis que l’œil de Bonaparte restait vague et voilé :

– Général, lui dit-il, vous êtes grand comme le monde !

Chapitre XIX. Départ §

Pendant un an qu’avait duré cette huitième croisade, la neuvième si l’on compte pour deux la double tentative de Saint Louis, Bonaparte avait fait tout ce qu’il était humainement possible de faire.

Il s’était emparé d’Alexandrie, avait vaincu les mamelouks à Chebreïs et aux Pyramides, avait pris Le Caire, avait achevé la conquête du Delta, complétait par les marais du Delta celle de la Haute-Égypte, avait pris Gaza, Jaffa, détruit l’armée turque de Djezzar au Mont-Tabor ; enfin, il venait d’anéantir une seconde armée turque à Aboukir.

Les trois couleurs avaient flotté triomphantes sur le Nil et sur le Jourdain.

Seulement, il ignorait ce qui se passait en France, et voilà pourquoi, le soir de la bataille d’Aboukir, il regardait rêveur cette mer où s’étaient engloutis ses vaisseaux.

Il avait fait venir près de lui le maréchal des logis Falou, devenu sous-lieutenant, et l’avait une seconde fois interrogé sur le combat de Beyrouth, le désastre de la flottille et la perte de la cange L’Italie, et plus que jamais les pressentiments l’avaient poursuivi.

Dans l’espérance d’avoir des nouvelles, il appela Roland.

– Mon cher Roland, lui dit-il, j’ai bien envie de t’ouvrir une nouvelle carrière.

– Laquelle ? demande Roland.

– Celle de la diplomatie.

– Oh ! quelle triste idée vous avez là, général !

– Il faut cependant que tu t’y conformes.

– Comment ! vous ne me permettez pas de refuser ?

– Non !

– Parlez, alors.

– Je vais t’envoyer en parlementaire à Sidney Smith.

– Mes instructions ?

– Tu viseras à savoir ce qui se passe en France, et tu tâcheras, dans ce que te dira le commodore, de distinguer le faux du vrai, ce qui ne sera pas chose facile.

– Je ferai de mon mieux. Quel sera le prétexte de mon ambassade ?

– Un échange de prisonniers ; les Anglais ont vingt-cinq hommes à nous ; nous avons deux cent cinquante Turcs ; nous lui rendrons les deux cent cinquante Turcs, il nous rendra nos vingt-cinq Français.

– Et quand partirai-je ?

– Aujourd’hui.

On était au 26 juillet.

Roland partit, et, le même soir, il revint avec une liasse de journaux.

Sidney l’avait reconnu pour son héros de Saint-Jean-d’Acre et n’avait fait aucune difficulté de lui dire ce qui s’était passé en Europe.

Puis, comme il avait lu l’incrédulité dans les yeux de Roland, il lui avait donné tous les journaux français, anglais et allemands qu’il avait à bord du Tigre.

Les nouvelles que contenaient ces journaux étaient désastreuses.

La République, battue à Sockah et à Magnano, avait perdu, à Sockah, l’Allemagne, et à Magnano, l’Italie.

Masséna, retranché en Suisse, s’était rendu inattaquable sur l’Albis.

L’Apennin était envahi et le Var menacé.

Le lendemain, en revoyant Roland :

– Eh bien ? fit Bonaparte.

– Eh bien ? demanda le jeune homme.

– Je le savais bien, moi, que l’Italie était perdue.

– Il faut la reprendre, dit Roland.

– Nous tâcherons, répliqua Bonaparte. Appelle Bourrienne.

On appela Bourrienne.

– Sachez de Berthier où est Gantheaume, lui dit Bonaparte.

– Il est à Ramanieh, où il surveille la construction de la flottille qui doit partir pour la Haute-Égypte.

– Vous en êtes certain ?

– Hier, j’ai reçu une lettre de lui.

– J’ai besoin d’un messager sûr et brave, dit Bonaparte à Roland ; fais-moi chercher Falou et son dromadaire.

Roland sortit.

– Écrivez ces quelques mots à Alexandrie, Bourrienne, continua Bonaparte :

Aussitôt la présente reçue, l’amiral Gantheaume se rendra près du général Bonaparte.

Bourrienne.

26 juillet 1799.

Dix minutes après, Roland revenait avec Falou et son dromadaire.

Bonaparte jeta un regard de satisfaction sur son futur messager.

– La monture, lui demanda-t-il, est-elle en aussi bon état que toi ?

– Mon dromadaire et moi, général, nous sommes en état de faire vingt-cinq lieues par jour.

– Je ne vous en demande que vingt.

– Bagatelle !

– Il faut porter cette lettre.

– Où ?

– À Ramanieh.

– Ce soir, elle sera remise à son adresse.

– Lis la suscription.

– « À l’amiral Gantheaume. »

– Maintenant, si tu la perdais ?…

– Je ne la perdrai pas.

– Il faut tout supposer. Écoute ce qu’elle contient.

– Ce n’est pas bien long ?

– Une seule phrase.

– Tout va bien, alors : voyons la phrase.

– « L’amiral Gantheaume est prié de se rendre immédiatement auprès du général Bonaparte. »

– Ce n’est pas difficile à retenir.

– Pars, alors.

Falou fit plier les genoux à son dromadaire, grimpa sur sa bosse, et le lança au trot.

– Je suis parti ! cria-t-il.

Et, en effet, il était déjà loin.

Le lendemain au soir, Falou reparut.

– L’amiral me suit, dit-il.

L’amiral, en effet, arriva dans la nuit. Bonaparte ne s’était pas couché. Gantheaume le trouva écrivant.

– Vous préparerez, lui dit Bonaparte, deux frégates, la Muiron et la Carrière, et deux petits bâtiments, la Revanche et la Fortune, avec des vivres pour quarante ou cinquante hommes et pour deux mois. Pas un mot sur cet armement… Vous venez avec moi.

Gantheaume se retira en promettant de ne pas perdre une minute.

Bonaparte fit venir Murat.

– L’Italie est perdue, dit-il. Les misérables ! Ils ont gaspillé le fruit de nos victoires. Il faut que nous partions. Choisissez-moi cinq cents hommes sûrs.

Puis, se tournant vers Roland :

– Vous veillerez à ce que Falou et Faraud fassent partie de ce détachement.

Roland fit de la tête un signe d’adhésion.

Le général Kléber, auquel Bonaparte destinait le commandement de l’armée, fut invité à venir de Rosette, pour conférer avec le général en chef sur des affaires extrêmement importantes.

Bonaparte lui donnait un rendez-vous auquel il savait bien qu’il ne viendrait pas ; mais il voulait éviter les reproches et la dure franchise de Kléber.

Il lui écrivit tout ce qu’il aurait dû lui dire, lui donna pour motif de ne pas se trouver au rendez-vous, la crainte où il était de voir la croisière anglaise reparaître d’un moment à l’autre.

Le vaisseau destiné à Bonaparte allait de nouveau porter César et sa fortune ; mais ce n’était plus César s’avançant vers l’Orient pour ajouter l’Égypte aux conquêtes de Rome. C’était César roulant dans son esprit les vastes desseins qui firent franchir le Rubicon au vainqueur des Gaules : il revenait, ne reculant point devant l’idée de renverser le gouvernement pour lequel il avait combattu le 13 vendémiaire, et qu’il avait soutenu le 18 fructidor.

Un rêve gigantesque s’était évanoui devant Saint-Jean-d’Acre ; un rêve peut-être plus grand encore s’échauffait dans sa pensée en quittant Alexandrie.

Le 23 août, par une nuit sombre, une barque se détachait de la terre d’Égypte et conduisait Bonaparte à bord de la Muiron.