Chapitre I – La lettre §

Vers le milieu du mois de mai de l’année 1660, à neuf heures du matin, lorsque le soleil déjà chaud séchait la rosée sur les ravenelles du château de Blois, une petite cavalcade, composée de trois hommes et de deux pages, rentra par le pont de la ville sans produire d’autre effet sur les promeneurs du quai qu’un premier mouvement de la main à la tête pour saluer, et un second mouvement de la langue pour exprimer cette idée dans le plus pur français qui se parle en France :

– Voici Monsieur qui revient de la chasse.

Et ce fut tout.

Cependant, tandis que les chevaux gravissaient la pente raide qui de la rivière conduit au château, plusieurs courtauds de boutique s’approchèrent du dernier cheval, qui portait, pendus à l’arçon de la selle, divers oiseaux attachés par le bec.

À cette vue, les curieux manifestèrent avec une franchise toute rustique leur dédain pour une aussi maigre capture, et après une dissertation qu’ils firent entre eux sur le désavantage de la chasse au vol, ils revinrent à leurs occupations. Seulement un des curieux, gros garçon joufflu et de joyeuse humeur, ayant demandé pourquoi Monsieur, qui pouvait tant s’amuser, grâce à ses gros revenus, se contentait d’un si piteux divertissement :

– Ne sais-tu pas, lui fut-il répondu, que le principal divertissement de Monsieur est de s’ennuyer ?

Le joyeux garçon haussa les épaules avec un geste qui signifiait clair comme le jour : « En ce cas, j’aime mieux être Gros-Jean que d’être prince. » Et chacun reprit ses travaux.

Cependant Monsieur continuait sa route avec un air si mélancolique et si majestueux à la fois qu’il eût certainement fait l’admiration des spectateurs s’il eût eu des spectateurs ; mais les bourgeois de Blois ne pardonnaient pas à Monsieur d’avoir choisi cette ville si gaie pour s’y ennuyer à son aise ; et toutes les fois qu’ils apercevaient l’auguste ennuyé, ils s’esquivaient en bâillant ou rentraient la tête dans l’intérieur de leurs chambres, pour se soustraire à l’influence soporifique de ce long visage blême, de ces yeux noyés et de cette tournure languissante. En sorte que le digne prince était à peu près sûr de trouver les rues désertes chaque fois qu’il s’y hasardait.

Or, c’était de la part des habitants de Blois une irrévérence bien coupable, car Monsieur était, après le roi, et même avant le roi peut-être, le plus grand seigneur du royaume En effet, Dieu, qui avait accordé à Louis XIV, alors régnant, le bonheur d’être le fils de Louis XIII, avait accordé à Monsieur l’honneur d’être le fils de Henri IV. Ce n’était donc pas, ou du moins ce n’eût pas dû être un mince sujet d’orgueil pour la ville de Blois, que cette préférence à elle donnée par Gaston d’Orléans, qui tenait sa cour dans l’ancien château des États.

Mais il était dans la destinée de ce grand prince d’exciter médiocrement partout où il se rencontrait l’attention du public et son admiration. Monsieur en avait pris son parti avec l’habitude. C'est peut-être ce qui lui donnait cet air de tranquille ennui. Monsieur avait été fort occupé dans sa vie.

On ne laisse pas couper la tête à une douzaine de ses meilleurs amis sans que cela cause quelque tracas. Or, comme depuis l’avènement de M. Mazarin on n’avait coupé la tête à personne, Monsieur n’avait plus eu d’occupation, et son moral s’en ressentait. La vie du pauvre prince était donc fort triste. Après sa petite chasse du matin sur les bords du Beuvron ou dans les bois de Cheverny, Monsieur passait la Loire, allait déjeuner à Chambord avec ou sans appétit, et la ville de Blois n’entendait plus parler, jusqu’à la prochaine chasse, de son souverain et maître. Voilà pour l’ennui extra-muros ; quant à l’ennui à l’intérieur, nous en donnerons une idée au lecteur s’il veut suivre avec nous la cavalcade et monter jusqu’au porche majestueux du château des États. Monsieur montait un petit cheval d’allure, équipé d’une large selle de velours rouge de Flandre, avec des étriers en forme de brodequins ; le cheval était de couleur fauve ; le pourpoint de Monsieur, fait de velours cramoisi, se confondait avec le manteau de même nuance, avec l’équipement du cheval, et c’est seulement à cet ensemble rougeâtre qu’on pouvait reconnaître le prince entre ses deux compagnons vêtus l’un de violet, l’autre de vert. Celui de gauche, vêtu de violet, était l’écuyer ; celui de droite, vêtu de vert, était le grand veneur. L'un des pages portait deux gerfauts sur un perchoir, l’autre un cornet de chasse, dans lequel il soufflait nonchalamment à vingt pas du château.

Tout ce qui entourait ce prince nonchalant faisait tout ce qu’il avait à faire avec nonchalance.

À ce signal, huit gardes qui se promenaient au soleil dans la cour carrée accoururent prendre leurs hallebardes, et Monsieur fit son entrée solennelle dans le château. Lorsqu’il eut disparu sous les profondeurs du porche, trois ou quatre vauriens, montés du mail au château derrière la cavalcade, en se montrant l’un à l’autre les oiseaux accrochés, se dispersèrent, en faisant à leur tour leurs commentaires sur ce qu’ils venaient de voir ; puis, lorsqu’ils furent partis, la rue, la place et la cour demeurèrent désertes. Monsieur descendit de cheval sans dire un mot, passa dans son appartement, où son valet de chambre le changea d’habits ; et comme Madame n’avait pas encore envoyé prendre les ordres pour le déjeuner, Monsieur s’étendit sur une chaise longue et s’endormit d’aussi bon cœur que s’il eût été onze heures du soir.

Les huit gardes, qui comprenaient que leur service était fini pour le reste de la journée, se couchèrent sur des bancs de pierre, au soleil ; les palefreniers disparurent avec leurs chevaux dans les écuries, et, à part quelques joyeux oiseaux s’effarouchant les uns les autres, avec des pépiements aigus, dans les touffes des giroflées, on eût dit qu’au château tout dormait comme Monseigneur.

Tout à coup, au milieu de ce silence si doux, retentit un éclat de rire nerveux, éclatant, qui fit ouvrir un œil à quelques-uns des hallebardiers enfoncés dans leur sieste. Cet éclat de rire partait d’une croisée du château, visitée en ce moment par le soleil, qui l’englobait dans un de ces grands angles que dessinent avant midi, sur les cours, les profils des cheminées. Le petit balcon de fer ciselé qui s’avançait au-delà de cette fenêtre était meublé d’un pot de giroflées rouges, d’un autre pot de primevères, et d’un rosier hâtif, dont le feuillage, d’un vert magnifique, était diapré de plusieurs paillettes rouges annonçant des roses. Dans la chambre qu’éclairait cette fenêtre, on voyait une table carrée vêtue d’une vieille tapisserie à larges fleurs de Harlem ; au milieu de cette table, une fiole de grès à long col, dans laquelle plongeaient des iris et du muguet ; à chacune des extrémités de cette table, une jeune fille. L'attitude de ces deux enfants était singulière : on les eût prises pour deux pensionnaires échappées du couvent. L'une, les deux coudes appuyés sur la table, une plume à la main, traçait des caractères sur une feuille de beau papier de Hollande ; l’autre, à genoux sur une chaise, ce qui lui permettait de s’avancer de la tête et du buste par-dessus le dossier et jusqu’en pleine table, regardait sa compagne écrire. De là mille cris, mille railleries, mille rires, dont l’un, plus éclatant que les autres, avait effrayé les oiseaux des ravenelles et troublé le sommeil des gardes de Monsieur. Nous en sommes aux portraits, on nous passera donc, nous l’espérons, les deux derniers de ce chapitre.

Celle qui était appuyée sur la chaise, c’est-à-dire la bruyante, la rieuse, était une belle fille de dix-neuf à vingt ans, brune de peau, brune de cheveux, resplendissante, par ses yeux, qui s’allumaient sous des sourcils vigoureusement tracés, et surtout par ses dents, qui éclataient comme des perles sous ses lèvres d’un corail sanglant. Chacun de ses mouvements semblait le résultat du jeu d’une mime ; elle ne vivait pas, elle bondissait.

L'autre, celle qui écrivait, regardait sa turbulente compagne avec un œil bleu, limpide et pur comme était le ciel ce jour-là. Ses cheveux, d’un blond cendré, roulés avec un goût exquis, tombaient en grappes soyeuses sur ses joues nacrées ; elle promenait sur le papier une main fine, mais dont la maigreur accusait son extrême jeunesse. À chaque éclat de rire de son amie, elle soulevait, comme dépitée, ses blanches épaules d’une forme poétique et suave, mais auxquelles manquait ce luxe de vigueur et de modelé qu’on eût désiré voir à ses bras et à ses mains.

– Montalais ! Montalais ! dit-elle enfin d’une voix douce et caressante comme un chant, vous riez trop fort, vous riez comme un homme ; non seulement vous vous ferez remarquer de MM. les gardes, mais vous n’entendrez pas la cloche de Madame, lorsque Madame appellera.

La jeune fille qu’on appelait Montalais, ne cessant ni de rire ni de gesticuler à cette admonestation, répondit :

– Louise, vous ne dites pas votre façon de penser, ma chère ; vous savez que MM. les gardes, comme vous les appelez, commencent leur somme, et que le canon ne les réveillerait pas ; vous savez que la cloche de Madame s’entend du pont de Blois, et que par conséquent je l’entendrai quand mon service m’appellera chez Madame. Ce qui vous ennuie, c’est que je ris quand vous écrivez ; ce que vous craignez, c’est que Mme de Saint-Remy, votre mère, ne monte ici, comme elle fait quelquefois quand nous rions trop ; qu’elle ne nous surprenne, et qu’elle ne voie cette énorme feuille de papier sur laquelle, depuis un quart d’heure, vous n’avez encore tracé que ces mots : Monsieur Raoul. Or vous avez raison, ma chère Louise, parce que, après ces mots, Monsieur Raoul, on peut en mettre tant d’autres, si significatifs et si incendiaires, que Mme de Saint-Remy, votre chère mère, aurait droit de jeter feu et flammes. Hein ! n’est-ce pas cela, dites ?

Et Montalais redoublait ses rires et ses provocations turbulentes. La blonde jeune fille se courrouça tout à fait ; elle déchira le feuillet sur lequel, en effet, ces mots, Monsieur Raoul, étaient écrits d’une belle écriture, et, froissant le papier dans ses doigts tremblants, elle le jeta par la fenêtre.

– Là ! là ! dit Mlle de Montalais, voilà notre petit mouton, notre Enfant Jésus, notre colombe qui se fâche !… N'ayez donc pas peur, Louise ; Mme de Saint-Remy ne viendra pas, et si elle venait, vous savez que j’ai l’oreille fine.

D'ailleurs, quoi de plus permis que d’écrire à un vieil ami qui date de douze ans, surtout quand on commence la lettre par ces mots : Monsieur Raoul ?

– C'est bien, je ne lui écrirai pas, dit la jeune fille.

– Ah ! en vérité, voilà Montalais bien punie ! s’écria toujours en riant la brune railleuse. Allons, allons, une autre feuille de papier, et terminons vite notre courrier. Bon ! voici la cloche qui sonne, à présent ! Ah ! ma foi, tant pis ! Madame attendra, ou se passera pour ce matin de sa première fille d’honneur !

Une cloche sonnait, en effet ; elle annonçait que Madame avait terminé sa toilette et attendait Monsieur, lequel lui donnait la main au salon pour passer au réfectoire. Cette formalité accomplie en grande cérémonie, les deux époux déjeunaient et se séparaient jusqu’au dîner, invariablement fixé à deux heures.

Le son de la cloche fit ouvrir dans les offices, situées à gauche de la cour, une porte par laquelle défilèrent deux maîtres d’hôtel, suivis de huit marmitons qui portaient une civière chargée de mets couverts de cloches d’argent.

L'un de ces maîtres d’hôtel, celui qui paraissait le premier en titre, toucha silencieusement de sa baguette un des gardes qui ronflait sur un banc ; il poussa même la bonté jusqu’à mettre dans les mains de cet homme, ivre de sommeil, sa hallebarde dressée le long du mur, près de lui ; après quoi, le soldat, sans demander compte de rien, escorta jusqu’au réfectoire la viande de Monsieur, précédée par un page et les deux maîtres d’hôtel.

Partout où la viande passait, les sentinelles portaient les armes.

Mlle de Montalais et sa compagne avaient suivi de leur fenêtre le détail de ce cérémonial, auquel pourtant elles devaient être accoutumées. Elles ne regardaient au reste avec tant de curiosité que pour être sûres de n’être pas dérangées. Aussi marmitons, gardes, pages et maîtres d’hôtel une fois passés, elles se remirent à leur table, et le soleil, qui, dans l’encadrement de la fenêtre, avait éclairé un instant ces deux charmants visages, n’éclaira plus que les giroflées, les primevères et le rosier.

– Bah ! dit Montalais en reprenant sa place, Madame déjeunera bien sans moi.

– Oh ! Montalais, vous serez punie, répondit l’autre jeune fille en s’asseyant tout doucement à la sienne.

– Punie ! ah ! oui, c’est-à-dire privée de promenade ; c’est tout ce que je demande, que d’être punie ! Sortir dans ce grand coche, perchée sur une portière ; tourner à gauche, virer à droite par des chemins pleins d’ornières où l’on avance d’une lieue en deux heures ; puis revenir droit sur l’aile du château où se trouve la fenêtre de Marie de Médicis, en sorte que Madame ne manque jamais de dire : « Croirait-on que c’est par là que la reine Marie s’est sauvée… Quarante-sept pieds de hauteur !… La mère de deux princes et de trois princesses ! » Si c’est là un divertissement, Louise, je demande à être punie tous les jours, surtout quand ma punition est de rester avec vous et d’écrire des lettres aussi intéressantes que celles que nous écrivons.

– Montalais ! Montalais ! on a des devoirs à remplir.

– Vous en parlez bien à votre aise, mon cœur, vous qu’on laisse libre au milieu de cette cour. Vous êtes la seule qui en récoltiez les avantages sans en avoir les charges, vous plus fille d’honneur de Madame que moi-même, parce que Madame fait ricocher ses affections de votre beau-père à vous ; en sorte que vous entrez dans cette triste maison comme les oiseaux dans cette tour, humant l’air, becquetant les fleurs, picotant les graines, sans avoir le moindre service à faire, ni le moindre ennui à supporter. C'est vous qui me parlez de devoirs à remplir ! En vérité, ma belle paresseuse, quels sont vos devoirs à vous, sinon d’écrire à ce beau Raoul ? Encore voyons-nous que vous ne lui écrivez pas, de sorte que vous aussi, ce me semble, vous négligez un peu vos devoirs.

Louise prit son air sérieux, appuya son menton sur sa main, et d’un ton plein de candeur :

– Reprochez-moi donc mon bien-être, dit-elle. En aurez-vous le cœur ? Vous avez un avenir, vous ; vous êtes de la cour ; le roi, s’il se marie, appellera Monsieur près de lui ; vous verrez des fêtes splendides, vous verrez le roi, qu’on dit si beau, si charmant.

– Et de plus je verrai Raoul, qui est près de M. le prince, ajouta malignement Montalais.

– Pauvre Raoul ! soupira Louise.

– Voilà le moment de lui écrire, chère belle ; allons, recommençons ce fameux Monsieur Raoul, qui brillait en tête de la feuille déchirée.

Alors elle lui tendit la plume, et, avec un sourire charmant, encouragea sa main, qui traça vite les mots désignés.

– Maintenant ? demanda la plus jeune des deux jeunes filles.

– Maintenant, écrivez ce que vous pensez, Louise, répondit Montalais.

– Êtes-vous bien sûre que je pense quelque chose ?

– Vous pensez à quelqu’un, ce qui revient au même, ou plutôt ce qui est bien pis.

– Vous croyez, Montalais ?

– Louise, Louise, vos yeux bleus sont profonds comme la mer que j’ai vue à Boulogne l’an passé. Non, je me trompe, la mer est perfide, vos yeux sont profonds comme l’azur que voici là-haut, tenez, sur nos têtes.

– Eh bien ! puisque vous lisez si bien dans mes yeux, dites-moi ce que je pense, Montalais.

– D'abord, vous ne pensez pas Monsieur Raoul ; vous pensez Mon cher Raoul.

– Oh ! – Ne rougissez pas pour si peu. Mon cher Raoul, disons-nous, vous me suppliez de vous écrire à Paris, où vous retient le service de M. le prince. Comme il faut que vous vous ennuyiez là-bas pour chercher des distractions dans le souvenir d’une provinciale…

Louise se leva tout à coup.

– Non, Montalais, dit-elle en souriant, non, je ne pense pas un mot de cela. Tenez, voici ce que je pense.

Et elle prit hardiment la plume et traça d’une main ferme les mots suivants :

« J'eusse été bien malheureuse si vos instances pour obtenir de moi un souvenir eussent été moins vives. Tout ici me parle de nos premières années, si vite écoulées, si doucement enfuies, que jamais d’autres n’en remplaceront le charme dans le cœur. »

Montalais, qui regardait courir la plume, et qui lisait au rebours à mesure que son amie écrivait, l’interrompit par un battement de mains.

– À la bonne heure ! dit-elle, voilà de la franchise, voilà du cœur, voilà du style ! Montrez à ces Parisiens, ma chère, que Blois est la ville du beau langage.

– Il sait que pour moi, répondit la jeune fille, Blois a été le paradis.

– C'est ce que je voulais dire, et vous parlez comme un ange.

– Je termine, Montalais.

Et la jeune fille continua en effet :

« Vous pensez à moi, dites-vous, monsieur Raoul ; je vous en remercie ; mais cela ne peut me surprendre, moi qui sais combien de fois nos cœurs ont battu l’un près de l’autre. »

– Oh ! oh ! dit Montalais, prenez garde, mon agneau, voilà que vous semez votre laine, et il y a des loups là-bas.

Louise allait répondre, quand le galop d’un cheval retentit sous le porche du château.

– Qu'est-ce que cela ? dit Montalais en s’approchant de la fenêtre. Un beau cavalier, ma foi !

– Oh ! Raoul ! s’écria Louise, qui avait fait le même mouvement que son amie, et qui, devenant toute pâle, tomba palpitante auprès de sa lettre inachevée.

– Voilà un adroit amant, sur ma parole, s’écria Montalais, et qui arrive bien à propos !

– Retirez-vous, retirez-vous, je vous en supplie ! murmura Louise.

– Bah ! il ne me connaît pas ; laissez-moi donc voir ce qu’il vient faire ici.

Chapitre II – Le messager §

Mlle de Montalais avait raison, le jeune cavalier était bon à voir.

C'était un jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, grand, élancé, portant avec grâce sur ses épaules le charmant costume militaire de l’époque. Ses grandes bottes à entonnoir enfermaient un pied que Mlle de Montalais n’eût pas désavoué si elle se fût travestie en homme. D'une de ses mains fines et nerveuses il arrêta son cheval au milieu de la cour, et de l’autre souleva le chapeau à longues plumes qui ombrageait sa physionomie grave et naïve à la fois.

Les gardes, au bruit du cheval, se réveillèrent et furent promptement debout.

Le jeune homme laissa l’un d’eux s’approcher de ses arçons, et s’inclinant vers lui, d’une voix claire et précise, qui fut parfaitement entendue de la fenêtre où se cachaient les deux jeunes filles :

– Un messager pour Son Altesse Royale, dit-il.

– Ah ! ah ! s’écria le garde ; officier, un messager !

Mais ce brave soldat savait bien qu’il ne paraîtrait aucun officier, attendu que le seul qui eût pu paraître demeurait au fond du château, dans un petit appartement sur les jardins.

Aussi se hâta-t-il d’ajouter :

– Mon gentilhomme, l’officier est en ronde, mais en son absence on va prévenir M. de Saint-Remy, le maître d’hôtel.

– M. de Saint-Remy ! répéta le cavalier en rougissant.

– Vous le connaissez ?

– Mais oui… Avertissez-le, je vous prie, pour que ma visite soit annoncée le plus tôt possible à Son Altesse.

– Il paraît que c’est pressé, dit le garde, comme s’il se parlait à lui-même, mais dans l’espérance d’obtenir une réponse.

Le messager fit un signe de tête affirmatif.

– En ce cas, reprit le garde, je vais moi-même trouver le maître d’hôtel.

Le jeune homme cependant mit pied à terre, et tandis que les autres soldats observaient avec curiosité chaque mouvement du beau cheval qui avait amené ce jeune homme, le soldat revint sur ses pas en disant :

– Pardon, mon gentilhomme, mais votre nom, s’il vous plaît ?

– Le vicomte de Bragelonne, de la part de Son Altesse M. le prince de Condé.

Le soldat fit un profond salut, et, comme si ce nom du vainqueur de Rocroi et de Lens lui eût donné des ailes, il gravit légèrement le perron pour gagner les antichambres.

M. de Bragelonne n’avait pas eu le temps d’attacher son cheval aux barreaux de fer de ce perron, que M. de Saint-Remy accourut hors d’haleine, soutenant son gros ventre avec l’une de ses mains, pendant que de l’autre il fendait l’air comme un pêcheur fend les flots avec une rame.

– Ah ! monsieur le vicomte, vous à Blois ! s’écria-t-il ; mais c’est une merveille ! Bonjour, monsieur Raoul, bonjour !

– Mille respects, monsieur de Saint-Remy.

– Que Mme de La Vall… je veux dire que Mme de Saint-Remy va être heureuse de vous voir ! Mais venez. Son Altesse Royale déjeune, faut-il l’interrompre ? la chose est-elle grave ?

– Oui et non, monsieur de Saint-Remy. Toutefois, un moment de retard pourrait causer quelques désagréments à Son Altesse Royale.

– S'il en est ainsi, forçons la consigne, monsieur le vicomte. Venez. D'ailleurs, Monsieur est d’une humeur charmante aujourd’hui. Et puis, vous nous apportez des nouvelles, n’est-ce pas ?

– De grandes, monsieur de Saint-Remy.

– Et de bonnes, je présume ?

– D'excellentes.

– Venez vite, bien vite, alors ! s’écria le bonhomme, qui se rajusta tout en cheminant.

Raoul le suivit son chapeau à la main, et un peu effrayé du bruit solennel que faisaient ses éperons sur les parquets de ces immenses salles.

Aussitôt qu’il eut disparu dans l’intérieur du palais, la fenêtre de la cour se repeupla, et un chuchotement animé trahit l’émotion des deux jeunes filles ; bientôt elles eurent pris une résolution, car l’une des deux figures disparut de la fenêtre : c’était la tête brune ; l’autre demeura derrière le balcon, cachée sous les fleurs, regardant attentivement, par les échancrures des branches, le perron sur lequel M. de Bragelonne avait fait son entrée au palais.

Cependant l’objet de tant de curiosité continuait sa route en suivant les traces du maître d’hôtel. Un bruit de pas empressés, un fumet de vin et de viandes, un cliquetis de cristaux et de vaisselle l’avertirent qu’il touchait au terme de sa course.

Les pages, les valets et les officiers, réunis dans l’office qui précédait le réfectoire, accueillirent le nouveau venu avec une politesse proverbiale en ce pays ; quelques-uns connaissaient Raoul, presque tous savaient qu’il venait de Paris, On pourrait dire que son arrivée suspendit un moment le service. Le fait est qu’un page qui versait à boire à Son Altesse, entendant les éperons dans la chambre voisine, se retourna comme un enfant, sans s’apercevoir qu’il continuait de verser, non plus dans le verre du prince, mais sur la nappe.

Madame, qui n’était pas préoccupée comme son glorieux époux, remarqua cette distraction du page.

– Eh bien ! dit-elle.

M. de Saint-Remy, qui introduisait sa tête par la porte, profita du moment.

– Pourquoi me dérangerait-on ? dit Gaston en attirant à lui une tranche épaisse d’un des plus gros saumons qui aient jamais remonté la Loire pour se faire prendre entre Paimbœuf et Saint-Nazaire.

– C'est qu’il arrive un messager de Paris. Oh ! mais, après le déjeuner de Monseigneur, nous avons le temps.

– De Paris ! s’écria le prince en laissant tomber sa fourchette ; un messager de Paris, dites-vous ? Et de quelle part vient ce messager ?

– De la part de M. le prince, se hâta de dire le maître d’hôtel.

On sait que c’est ainsi qu’on appelait M. de Condé.

– Un messager de M. le prince ? fit Gaston avec une inquiétude qui n’échappa à aucun des assistants, et qui par conséquent redoubla la curiosité générale.

Monsieur se crut peut-être ramené au temps de ces bienheureuses conspirations où le bruit des portes lui donnait des émotions, où toute lettre pouvait renfermer un secret d’État, où tout message servait une intrigue bien sombre et bien compliquée. Peut-être aussi ce grand nom de M. le prince se déploya-t-il sous les voûtes de Blois avec les proportions d’un fantôme.

Monsieur repoussa son assiette.

– Je vais faire attendre l’envoyé ? demanda M. de Saint-Remy.

Un coup d’œil de Madame enhardit Gaston, qui répliqua :

– Non pas, faites-le entrer sur-le-champ, au contraire. À propos, qui est-ce ?

– Un gentilhomme de ce pays, M. le vicomte de Bragelonne.

– Ah ! oui, fort bien !… Introduisez, Saint-Remy, introduisez.

Et lorsqu’il eut laissé tomber ces mots avec sa gravité accoutumée, Monsieur regarda d’une certaine façon les gens de son service, qui tous pages, officiers et écuyers, quittèrent la serviette, le couteau, le gobelet, et firent vers la seconde chambre une retraite aussi rapide que désordonnée. Cette petite armée s’écarta en deux files lorsque Raoul de Bragelonne, précédé de M. de Saint-Remy, entra dans le réfectoire. Ce court moment de solitude dans lequel cette retraite l’avait laissé avait permis à Monseigneur de prendre une figure diplomatique. Il ne se retourna pas, et attendit que le maître d’hôtel eût amené en face de lui le messager.

Raoul s’arrêta à la hauteur du bas-bout de la table, de façon à se trouver entre Monsieur et Madame. Il fit de cette place un salut très profond pour Monsieur, un autre très humble pour Madame, puis se redressa et attendit que Monsieur lui adressât la parole.

Le prince, de son côté, attendait que les portes fussent hermétiquement fermées, il ne voulait pas se retourner pour s’en assurer, ce qui n’eût pas été digne ; mais il écoutait de toutes ses oreilles le bruit de la serrure, qui lui promettait au moins une apparence de secret. La porte fermée, Monsieur leva les yeux sur le vicomte de Bragelonne et lui dit :

– Il paraît que vous arrivez de Paris, monsieur ?

– À l’instant, monseigneur.

– Comment se porte le roi ?

– Sa Majesté est en parfaite santé, monseigneur.

– Et ma belle-sœur ?

– Sa Majesté la reine mère souffre toujours de la poitrine. Toutefois, depuis un mois, il y a du mieux.

– Que me disait-on, que vous veniez de la part de M. le prince ? On se trompait assurément.

– Non, monseigneur. M. le prince m’a chargé de remettre à Votre Altesse Royale une lettre que voici, et j’en attends la réponse.

Raoul avait été un peu ému de ce froid et méticuleux accueil ; sa voix était tombée insensiblement au diapason de la voix basse. Le prince oublia qu’il était cause de ce mystère, et la peur le reprit.

Il reçut avec un coup d’œil hagard la lettre du prince de Condé, la décacheta comme il eût décacheté un paquet suspect, et, pour la lire sans que personne pût en remarquer l’effet produit sur sa physionomie, il se retourna.

Madame suivait avec une anxiété presque égale à celle du prince chacune des manœuvres de son auguste époux. Raoul, impassible, et un peu dégagé par l’attention de ses hôtes, regardait de sa place et par la fenêtre ouverte devant lui les jardins et les statues qui les peuplaient.

– Ah ! mais, s’écria tout à coup Monsieur avec un sourire rayonnant, voilà une agréable surprise et une charmante lettre de M. le prince ! Tenez, madame.

La table était trop large pour que le bras du prince joignît la main de la princesse ; Raoul s’empressa d’être leur intermédiaire ; il le fit avec une bonne grâce qui charma la princesse et valut un remerciement flatteur au vicomte.

– Vous savez le contenu de cette lettre, sans doute ? dit Gaston à Raoul.

– Oui, monseigneur : M. le prince m’avait donné d’abord le message verbalement, puis Son Altesse a réfléchi et pris la plume.

– C'est d’une belle écriture, dit Madame, mais je ne puis lire.

– Voulez-vous lire à Madame, monsieur de Bragelonne, dit le duc.

– Oui, lisez, je vous prie, monsieur.

Raoul commença la lecture à laquelle Monsieur donna de nouveau toute son attention.

La lettre était conçue en ces termes :

« Monseigneur, Le roi part pour la frontière ; vous aurez appris que le mariage de Sa Majesté va se conclure ; le roi m’a fait l’honneur de me nommer maréchal des logis pour ce voyage, et comme je sais toute la joie que Sa Majesté aurait de passer une journée à Blois, j’ose demander à Votre Altesse Royale la permission de marquer de ma craie le château qu’elle habite.

Si cependant l’imprévu de cette demande pouvait causer à Votre Altesse Royale quelque embarras, je la supplierai de me le mander par le messager que j’envoie, et qui est un gentilhomme à moi, M. le vicomte de Bragelonne. Mon itinéraire dépendra de la résolution de Votre Altesse Royale, et au lieu de prendre par Blois, j’indiquerai Vendôme ou Romorantin. J'ose espérer que Votre Altesse Royale prendra ma demande en bonne part, comme étant l’expression de mon dévouement sans bornes et de mon désir de lui être agréable. »

– Il n’est rien de plus gracieux pour nous, dit Madame, qui s’était consultée plus d’une fois pendant cette lecture dans les regards de son époux. Le roi ici ! s’écria-t-elle un peu plus haut peut-être qu’il n’eût fallu pour que le secret fût gardé.

– Monsieur, dit à son tour Son Altesse, prenant la parole, vous remercierez M. le prince de Condé, et vous lui exprimerez toute ma reconnaissance pour le plaisir qu’il me fait.

Raoul s’inclina.

– Quel jour arrive Sa Majesté ? continua le prince.

– Le roi, monseigneur, arrivera ce soir, selon toute probabilité.

– Mais comment alors aurait-on su ma réponse, au cas où elle eût été négative ?

– J'avais mission, monseigneur, de retourner en toute hâte à Beaugency pour donner contrordre au courrier, qui fût lui-même retourné en arrière donner contrordre à M. le prince.

– Sa Majesté est donc à Orléans ?

– Plus près, monseigneur : Sa Majesté doit être arrivée à Meung en ce moment.

– La cour l’accompagne ?

– Oui, monseigneur.

– À propos, j’oubliais de vous demander des nouvelles de M. le cardinal.

– Son Éminence paraît jouir d’une bonne santé, monseigneur.

– Ses nièces l’accompagnent sans doute ?

– Non, monseigneur ; Son Éminence a ordonné à Mlles de Mancini de partir pour Brouage. Elles suivent la rive gauche de la Loire pendant que la cour vient par la rive droite.

– Quoi ! Mlle Marie de Mancini quitte aussi la cour ? demanda Monsieur, dont la réserve commençait à s’affaiblir.

– Mlle Marie de Mancini surtout, répondit discrètement Raoul.

Un sourire fugitif, vestige imperceptible de son ancien esprit d’intrigues brouillonnes, éclaira les joues pâles du prince.

– Merci, monsieur de Bragelonne, dit alors Monsieur ; vous ne voudrez peut-être pas rendre à M. le prince la commission dont je voudrais vous charger, à savoir que son messager m’a été fort agréable ; mais je le lui dirai moi-même. Raoul s’inclina pour remercier Monsieur de l’honneur qu’il lui faisait.

Monseigneur fit un signe à Madame, qui frappa sur un timbre placé à sa droite.

Aussitôt M. de Saint-Remy entra, et la chambre se remplit de monde.

– Messieurs, dit le prince, Sa Majesté me fait l’honneur devenir passer un jour à Blois ; je compte que le roi, mon neveu, n’aura pas à se repentir de la faveur qu’il fait à ma maison.

– Vive le roi ! s’écrièrent avec un enthousiasme frénétique les officiers de service, et M. de Saint-Remy avant tous.

Gaston baissa la tête avec une sombre tristesse ; toute sa vie, il avait dû entendre ou plutôt subir ce cri de : « Vive le roi ! » qui passait au-dessus de lui. Depuis longtemps, ne l’entendant plus, il avait reposé son oreille, et voilà qu’une royauté plus jeune, plus vivace, plus brillante, surgissait devant lui comme une nouvelle, comme une plus douloureuse provocation.

Madame comprit les souffrances de ce cœur timide et ombrageux ; elle se leva de table, Monsieur l’imita machinalement, et tous les serviteurs, avec un bourdonnement semblable à celui des ruches, entourèrent Raoul pour le questionner.

Madame vit ce mouvement et appela M. de Saint-Remy.

– Ce n’est pas le moment de jaser, mais de travailler, dit-elle avec l’accent d’une ménagère qui se fâche.

M. de Saint-Remy s’empressa de rompre le cercle formé par les officiers autour de Raoul, en sorte que celui-ci put gagner l’antichambre.

– On aura soin de ce gentilhomme, j’espère, ajouta Madame en s’adressant à M. de Saint-Remy.

Le bonhomme courut aussitôt derrière Raoul.

– Madame nous charge de vous faire rafraîchir ici, dit-il ; il y a en outre un logement au château pour vous.

– Merci, monsieur de Saint-Remy, répondit Bragelonne. Vous savez combien il me tarde d’aller présenter mes devoirs à M. le comte mon père.

– C'est vrai, c’est vrai, monsieur Raoul, présentez-lui en même temps mes bien humbles respects, je vous prie.

Raoul se débarrassa encore du vieux gentilhomme et continua son chemin.

Comme il passait sous le porche tenant son cheval par la bride, une petite voix l’appela du fond d’une allée obscure.

– Monsieur Raoul ! dit la voix.

Le jeune homme se retourna surpris, et vit une jeune fille brune qui appuyait un doigt sur ses lèvres et qui lui tendait la main. Cette jeune fille lui était inconnue.

Chapitre III – L'entrevue §

Raoul fit un pas vers la jeune fille qui l’appelait ainsi.

– Mais mon cheval, madame, dit-il.

– Vous voilà bien embarrassé ! Sortez ; il y a un hangar dans la première cour, attachez là votre cheval et venez vite.

– J'obéis, madame.

Raoul ne fut pas quatre minutes à faire ce qu’on lui avait recommandé ; il revint à la petite porte, où, dans l’obscurité, il revit sa conductrice mystérieuse qui l’attendait sur les premiers degrés d’un escalier tournant.

– Êtes-vous assez brave pour me suivre, monsieur le chevalier errant ? demanda la jeune fille en riant du moment d’hésitation qu’avait manifesté Raoul.

Celui-ci répondit en s’élançant derrière elle dans l’escalier sombre. Ils gravirent ainsi trois étages, lui derrière elle, effleurant de ses mains, lorsqu’il cherchait la rampe, une robe de soie qui frôlait aux deux parois de l’escalier. À chaque faux pas de Raoul, sa conductrice lui criait un chut ! sévère et lui tendait une main douce et parfumée.

– On monterait ainsi jusqu’au donjon du château sans s’apercevoir de la fatigue, dit Raoul.

– Ce qui signifie, monsieur, que vous êtes fort intrigué, fort las et fort inquiet ; mais rassurez-vous, nous voici arrivés.

La jeune fille poussa une porte qui, sur-le-champ, sans transition aucune, emplit d’un flot de lumière le palier de l’escalier au haut duquel Raoul apparaissait, tenant la rampe. La jeune fille marchait toujours, il la suivit ; elle entra dans une chambre, Raoul entra comme elle. Aussitôt qu’il fut dans le piège, il entendit pousser un grand cri, se retourna, et vit à deux pas de lui, les mains jointes, les yeux fermés, cette belle jeune fille blonde, aux prunelles bleues, aux blanches épaules, qui, le reconnaissant, l’avait appelé Raoul.

Il la vit et devina tant d’amour, tant de bonheur dans l’expression de ses yeux, qu’il se laissa tomber à genoux tout au milieu de la chambre, en murmurant de son côté le nom de Louise.

– Ah ! Montalais ! Montalais ! soupira celle-ci, c’est un grand péché que de tromper ainsi.

– Moi ! Je vous ai trompée ?

– Oui, vous me dites que vous allez savoir en bas des nouvelles, et vous faites monter ici Monsieur.

– Il le fallait bien. Comment eût-il reçu sans cela la lettre que vous lui écriviez ?

Et elle désignait du doigt cette lettre qui était encore sur la table. Raoul fit un pas pour la prendre ; Louise, plus rapide, bien qu’elle se fût élancée avec une hésitation classique assez remarquable, allongea la main pour l’arrêter. Raoul rencontra donc cette main toute tiède et toute tremblante ; il la prit dans les siennes et l’approcha si respectueusement de ses lèvres, qu’il y déposa un souffle plutôt qu’un baiser.

Pendant ce temps, Mlle de Montalais avait pris la lettre, l’avait pliée soigneusement, comme font les femmes, en trois plis, et l’avait glissée dans sa poitrine.

– N'ayez pas peur, Louise, dit-elle ; Monsieur n’ira pas plus la prendre ici, que le défunt roi Louis XIII ne prenait les billets dans le corsage de Mlle de Hautefort.

Raoul rougit en voyant le sourire des deux jeunes filles, et il ne remarqua pas que la main de Louise était restée entre les siennes.

– Là ! dit Montalais, vous m’avez pardonné, Louise, de vous avoir amené Monsieur ; vous, monsieur, ne m’en voulez plus de m’avoir suivie pour voir Mademoiselle. Donc, maintenant que la paix est faite, causons comme de vieux amis. Présentez-moi, Louise, à M. de Bragelonne.

– Monsieur le vicomte, dit Louise avec sa grâce sérieuse et son candide sourire, j’ai l’honneur de vous présenter Mlle Aure de Montalais, jeune fille d’honneur de Son Altesse Royale Madame, et de plus mon amie, mon excellente amie.

Raoul salua cérémonieusement.

– Et moi ! Louise, dit-il, ne me présentez-vous pas aussi à Mademoiselle ?

– Oh ! elle vous connaît ! elle connaît tout !

Ce mot naïf fit rire Montalais et soupirer de bonheur Raoul, qui l’avait interprété ainsi : Elle connaît tout notre amour.

– Les politesses sont faites, monsieur le vicomte, dit Montalais ; voici un fauteuil, et dites-nous bien vite la nouvelle que vous nous apportez ainsi courant.

– Mademoiselle, ce n’est plus un secret. Le roi, se rendant à Poitiers, s’arrête à Blois pour visiter Son Altesse Royale.

– Le roi ici ! s’écria Montalais en frappant ses mains l’une contre l’autre ; nous allons voir la cour ! Concevez-vous cela, Louise ? la vraie cour de Paris ! Oh ! mon Dieu ! Mais quand cela, monsieur ?

– Peut-être ce soir, mademoiselle ; assurément demain.

Montalais fit un geste de dépit.

– Pas le temps de s’ajuster ! pas le temps de préparer une robe ! Nous sommes ici en retard comme des Polonaises ! Nous allons ressembler à des portraits du temps de Henri IV !… Ah ! monsieur, la méchante nouvelle que vous nous apportez là !

– Mesdemoiselles, vous serez toujours belles.

– C'est fade !… nous serons toujours belles, oui, parce que la nature nous a faites passables ; mais nous serons ridicules, parce que la mode nous aura oubliées… Hélas ! ridicules ! on me verra ridicule, moi ?

– Qui cela ? dit naïvement Louise.

– Qui cela ? vous êtes étrange, ma chère !… Est-ce une question à m’adresser ? On, veut dire tout le monde ; on, veut dire les courtisans, les seigneurs ; on, veut dire le roi.

– Pardon, ma bonne amie, mais comme ici tout le monde a l’habitude de nous voir telles que nous sommes…

– D'accord ; mais cela va changer, et nous serons ridicules, même pour Blois ; car près de nous on va voir les modes de Paris, et l’on comprendra que nous sommes à la mode de Blois ! C'est désespérant !

– Consolez-vous, mademoiselle.

– Ah bast ! au fait, tant pis pour ceux qui ne me trouveront pas à leur goût ! dit philosophiquement Montalais.

– Ceux-là seraient bien difficiles, répliqua Raoul fidèle à son système de galanterie régulière.

– Merci, monsieur le vicomte. Nous disions donc que le roi vient à Blois ?

– Avec toute la cour.

– Mlles de Mancini y seront-elles ?

– Non pas, justement.

– Mais puisque le roi, dit-on, ne peut se passer de Mlle Marie ?

– Mademoiselle, il faudra bien que le roi s’en passe. M. le cardinal le veut. Il exile ses nièces à Brouage.

– Lui ! l’hypocrite !

– Chut ! dit Louise en collant son doigt sur ses lèvres roses.

– Bah ! personne ne peut m’entendre. Je dis que le vieux Mazarino Mazarini est un hypocrite qui grille de faire sa nièce reine de France.

– Mais non, mademoiselle, puisque M. le cardinal, au contraire, fait épouser à Sa Majesté l’infante Marie-Thérèse.

Montalais regarda en face Raoul et lui dit :

– Vous croyez à ces contes, vous autres Parisiens ? Allons, nous sommes plus forts que vous à Blois.

– Mademoiselle, si le roi dépasse Poitiers et part pour l’Espagne, si les articles du contrat de mariage sont arrêtés entre don Luis de Haro et Son Éminence, vous entendez bien que ce ne sont plus des jeux d’enfant.

– Ah çà ! mais, le roi est le roi, je suppose ?

– Sans doute, mademoiselle, mais le cardinal est le cardinal.

– Ce n’est donc pas un homme, que le roi ? Il n’aime donc pas Marie de Mancini ?

– Il l’adore.

– Eh bien ! il l’épousera ; nous aurons la guerre avec l’Espagne ; M. Mazarin dépensera quelques-uns des millions qu’il a de côté ; nos gentilshommes feront des prouesses à l’encontre des fiers Castillans, et beaucoup nous reviendront couronnés de lauriers, et que nous couronnerons de myrte. Voilà comme j’entends la politique.

– Montalais, vous êtes une folle, dit Louise, et chaque exagération vous attire, comme le feu attire les papillons.

– Louise, vous êtes tellement raisonnable que vous n’aimerez jamais.

– Oh ! fit Louise avec un tendre reproche, comprenez donc, Montalais ! La reine mère désire marier son fils avec l’infante ; voulez vous que le roi désobéisse à sa mère ? Est-il d’un cœur royal comme le sien de donner le mauvais exemple ? Quand les parents défendent l’amour, chassons l’amour !

Et Louise soupira ; Raoul baissa les yeux d’un air contraint. Montalais se mit à rire.

– Moi, je n’ai pas de parents, dit-elle.

– Vous savez sans doute des nouvelles de la santé de M. le comte de La Fère, dit Louise à la suite de ce soupir, qui avait tant révélé de douleurs dans son éloquente expansion.

– Non, mademoiselle, répliqua Raoul, je n’ai pas encore rendu visite à mon père ; mais j’allais à sa maison, quand Mlle de Montalais a bien voulu m’arrêter ; j’espère que M. le comte se porte bien. Vous n’avez rien ouï dire de fâcheux, n’est-ce pas ?

– Rien, monsieur Raoul, rien, Dieu merci !

Ici s’établit un silence pendant lequel deux âmes qui suivaient la même idée s’entendirent parfaitement, même sans l’assistance d’un seul regard.

– Ah ! mon Dieu ! s’écria tout à coup Montalais, on monte ! …

– Qui cela peut-il être ? dit Louise en se levant tout inquiète.

– Mesdemoiselles, je vous gêne beaucoup ; j’ai été bien indiscret sans doute, balbutia Raoul, fort mal à son aise.

– C'est un pas lourd, dit Louise.

– Ah ! si ce n’est que M. Malicorne, répliqua Montalais, ne nous dérangeons pas.

Louise et Raoul se regardèrent pour se demander ce que c’était que M. Malicorne.

– Ne vous inquiétez pas, poursuivit Montalais, il n’est pas jaloux.

– Mais, mademoiselle… dit Raoul.

– Je comprends… Eh bien ! il est aussi discret que moi.

– Mon Dieu ! s’écria Louise, qui avait appuyé son oreille sur la porte entrebâillée, je reconnais les pas de ma mère !

– Mme de Saint-Remy ! Où me cacher ? dit Raoul, en sollicitant vivement la robe de Montalais, qui semblait un peu avoir perdu la tête.

– Oui, dit celle-ci, oui, je reconnais aussi les patins qui claquent. C'est notre excellente mère !… Monsieur le vicomte, c’est bien dommage que la fenêtre donne sur un pavé et cela à cinquante pieds de haut. Raoul regarda le balcon d’un air égaré, Louise saisit son bras et le retint.

– Ah çà ! suis-je folle ? dit Montalais, n’ai-je pas l’armoire aux robes de cérémonie ? Elle a vraiment l’air d’être faite pour cela.

Il était temps, Mme de Saint-Remy montait plus vite qu’à l’ordinaire ; elle arriva sur le palier au moment où Montalais, comme dans les scènes de surprises, fermait l’armoire en appuyant son corps sur la porte.

– Ah ! s’écria Mme de Saint-Remy, vous êtes ici, Louise ?

– Oui ! madame, répondit-elle, plus pâle que si elle eût été convaincue d’un grand crime.

– Bon ! bon !

– Asseyez-vous, madame, dit Montalais en offrant un fauteuil à Mme de Saint-Remy, et en le plaçant de façon qu’elle tournât le dos à l’armoire.

– Merci, mademoiselle Aure, merci ; venez vite, ma fille, allons.

– Où voulez-vous donc que j’aille, madame ?

– Mais, au logis ; ne faut-il pas préparer votre toilette ?

– Plaît-il ? fit Montalais, se hâtant de jouer la surprise, tant elle craignait de voir Louise faire quelque sottise.

– Vous ne savez donc pas la nouvelle ? dit Mme de Saint-Remy.

– Quelle nouvelle, madame, voulez-vous que deux filles apprennent en ce colombier ?

– Quoi !… vous n’avez vu personne ?…

– Madame, vous parlez par énigmes et vous nous faites mourir à petit feu ! s’écria Montalais, qui, effrayée de voir Louise de plus en plus pâle, ne savait à quel saint se vouer.

Enfin elle surprit de sa compagne un regard parlant, un de ces regards qui donneraient de l’intelligence à un mur.

Louise indiquait à son amie le chapeau, le malencontreux chapeau de Raoul qui se pavanait sur la table.

Montalais se jeta au-devant, et, le saisissant de sa main gauche, le passa derrière elle dans la droite, et le cacha ainsi tout en parlant.

– Eh bien ! dit Mme de Saint-Remy, un courrier nous arrive qui annonce la prochaine arrivée du roi. Ça, mesdemoiselles, il s’agit d’être belles !

– Vite ! vite ! s’écria Montalais, suivez Mme votre mère, Louise, et me laissez ajuster ma robe de cérémonie.

Louise se leva, sa mère la prit par la main et l’entraîna sur le palier.

– Venez, dit-elle.

Et tout bas :

– Quand je vous défends de venir chez Montalais, pourquoi y venez-vous ?

– Madame, c’est mon amie. D'ailleurs, j’arrivais.

– On n’a fait cacher personne devant vous ?

– Madame !

– J'ai vu un chapeau d’homme, vous dis-je : celui de ce drôle, de ce vaurien !

– Madame ! s’écria Louise.

– De ce fainéant de Malicorne ! Une fille d’honneur fréquenter ainsi… fi !

Et les voix se perdirent dans les profondeurs du petit escalier.

Montalais n’avait pas perdu un mot de ces propos que l’écho lui renvoyait comme par un entonnoir.

Elle haussa les épaules, et, voyant Raoul qui, sorti de sa cachette, avait écouté aussi :

– Pauvre Montalais ! dit-elle, victime de l’amitié !… Pauvre Malicorne !… victime de l’amour !

Elle s’arrêta sur la mine tragi-comique de Raoul, qui s’en voulut d’avoir en un jour surpris tant de secrets.

– Oh ! mademoiselle, dit-il, comment reconnaître vos bontés ?

– Nous ferons quelque jour nos comptes, répliqua-t-elle ; pour le moment, gagnez au pied, monsieur de Bragelonne, car Mme de Saint-Remy n’est pas indulgente, et quelque indiscrétion de sa part pourrait amener ici une visite domiciliaire fâcheuse pour nous tous. Adieu !

– Mais Louise… comment savoir ?…

– Allez ! allez ! le roi Louis XI savait bien ce qu’il faisait lorsqu’il inventa la poste.

– Hélas ! dit Raoul.

– Et ne suis-je pas là, moi, qui vaux toutes les postes du royaume ? Vite à votre cheval ! et que si Mme de Saint-Remy remonte pour me faire de la morale, elle ne vous trouve plus ici.

– Elle le dirait à mon père, n’est-ce pas ? murmura Raoul.

– Et vous seriez grondé ! Ah ! vicomte, on voit bien que vous venez de la cour : vous êtes peureux comme le roi. Peste ! à Blois, nous nous passons mieux que cela du consentement de papa ! Demandez à Malicorne.

Et, sur ces mots, la folle jeune fille mit Raoul à la porte par les épaules ; celui-ci se glissa le long du porche, retrouva son cheval, sauta dessus et partit comme s’il eût les huit gardes de Monsieur à ses trousses.

Chapitre IV – Le père et le fils §

Raoul suivit la route bien connue, bien chère à sa mémoire, qui conduisait de Blois à la maison du comte de La Fère. Le lecteur nous dispensera d’une description nouvelle de cette habitation. Il y a pénétré avec nous en d’autres temps ; il la connaît. Seulement, depuis le dernier voyage que nous y avons fait, les murs avaient pris une teinte plus grise, et la brique des tons de cuivre plus harmonieux ; les arbres avaient grandi, et tel autrefois allongeait ses bras grêles par-dessus les haies, qui maintenant, arrondi, touffu, luxuriant, jetait au loin, sous ses rameaux gonflés de sève, l’ombre épaisse des fleurs ou des fruits pour le passant.

Raoul aperçut au loin le toit aigu, les deux petites tourelles, le colombier dans les ormes, et les volées de pigeons qui tournoyaient incessamment, sans pouvoir le quitter jamais, autour du cône de briques, pareils aux doux souvenirs qui voltigent autour d’une âme sereine. Lorsqu’il s’approcha, il entendit le bruit des poulies qui grinçaient sous le poids des seaux massifs ; il lui sembla aussi entendre le mélancolique gémissement de l’eau qui retombe dans le puits, bruit triste, funèbre, solennel, qui frappe l’oreille de l’enfant et du poète rêveurs, que les Anglais appellent splass, les poètes arabes gasgachau, et que nous autres Français, qui voudrions bien être poètes, nous ne pouvons traduire que par une périphrase : le bruit de l’eau tombant dans l’eau. Il y avait plus d’un an que Raoul n’était venu voir son père. Il avait passé tout ce temps chez M. le prince.

En effet, après toutes ces émotions de la Fronde dont nous avons autrefois essayé de reproduire la première période, Louis de Condé avait fait avec la cour une réconciliation publique, solennelle et franche. Pendant tout le temps qu’avait duré la rupture de M. le prince avec le roi, M. le prince, qui s’était depuis longtemps affectionné à Bragelonne, lui avait vainement offert tous les avantages qui peuvent éblouir un jeune homme. Le comte de La Fère, toujours fidèle à ses principes de loyauté et de royauté, développés un jour devant son fils dans les caveaux de Saint-Denis, le comte de La Fère, au nom de son fils, avait toujours refusé. Il y avait plus : au lieu de suivre M. de Condé dans sa rébellion, le vicomte avait suivi M. de Turenne, combattant pour le roi. Puis, lorsque M. de Turenne, à son tour, avait paru abandonner la cause royale, il avait quitté M. de Turenne, comme il avait fait de M. de Condé. Il résultait de cette ligne invariable de conduite que, comme jamais Turenne et Condé n’avaient été vainqueurs l’un de l’autre que sous les drapeaux du roi, Raoul avait, si jeune qu’il fût encore, dix victoires inscrites sur l’état de ses services, et pas une défaite dont sa bravoure et sa conscience eussent à souffrir. Donc Raoul avait, selon le vœu de son père, servi opiniâtrement et passivement la fortune du roi Louis XIV, malgré toutes les tergiversations, qui étaient endémiques et, on peut dire, inévitables à cette époque.

M. de Condé, rentré en grâce, avait usé de tout, d’abord de son privilège d’amnistie pour redemander beaucoup de choses qui lui avaient été accordées et, entre autres choses, Raoul. Aussitôt M. le comte de La Fère, dans son bon sens inébranlable, avait renvoyé Raoul au prince de Condé.

Un an donc s’était écoulé depuis la dernière séparation du père et du fils ; quelques lettres avaient adouci, mais non guéri, les douleurs de son absence. On a vu que Raoul laissait à Blois un autre amour que l’amour filial.

Mais rendons-lui cette justice que, sans le hasard et Mlle de Montalais, deux démons tentateurs, Raoul, après le message accompli, se fût mis à galoper vers la demeure de son père en retournant la tête sans doute, mais sans s’arrêter un seul instant, eût-il vu Louise lui tendre les bras.

Aussi, la première partie du trajet fut-elle donnée par Raoul au regret du passé qu’il venait de quitter si vite, c’est-à-dire à l’amante ; l’autre moitié à l’ami qu’il allait retrouver, trop lentement au gré de ses désirs. Raoul trouva la porte du jardin ouverte et lança son cheval sous l’allée, sans prendre garde aux grands bras que faisait, en signe de colère, un vieillard vêtu d’un tricot de laine violette et coiffé d’un large bonnet de velours râpé. Ce vieillard, qui sarclait de ses doigts une plate-bande de rosiers nains et de marguerites, s’indignait de voir un cheval courir ainsi dans ses allées sablées et ratissées.

Il hasarda même un vigoureux hum ! qui fit retourner le cavalier. Ce fut alors un changement de scène ; car aussitôt qu’il eut vu le visage de Raoul, ce vieillard se redressa et se mit à courir dans la direction de la maison avec des grognements interrompus qui semblaient être chez lui le paroxysme d’une joie folle. Raoul arriva aux écuries, remit son cheval à un petit laquais, et enjamba le perron avec une ardeur qui eût bien réjoui le cœur de son père.

Il traversa l’antichambre, la salle à manger et le salon sans trouver personne ; enfin, arrivé à la porte de M. le comte de La Fère, il heurta impatiemment et entra presque sans attendre le mot : Entrez ! que lui jeta une voix grave et douce tout à la fois. Le comte était assis devant une table couverte de papiers et de livres : c’était bien toujours le noble et le beau gentilhomme d’autrefois, mais le temps avait donné à sa noblesse, à sa beauté, un caractère plus solennel et plus distinct. Un front blanc et sans rides sous ses longs cheveux plus blancs que noirs, un œil perçant et doux sous des cils de jeune homme, la moustache fine et à peine grisonnante, encadrant des lèvres d’un modèle pur et délicat, comme si jamais elles n’eussent été crispées par les passions mortelles ; une taille droite et souple, une main irréprochable mais amaigrie, voilà quel était encore l’illustre gentilhomme dont tant de bouches illustres avaient fait l’éloge sous le nom d’Athos. Il s’occupait alors de corriger les pages d’un cahier manuscrit, tout entier rempli de sa main. Raoul saisit son père par les épaules, par le cou, comme il put, et l’embrassa si tendrement, si rapidement, que le comte n’eut pas la force ni le temps de se dégager, ni de surmonter son émotion paternelle.

– Vous ici, vous voici, Raoul ! dit-il, est-ce bien possible ?

– Oh ! monsieur, monsieur, quelle joie de vous revoir !

– Vous ne me répondez pas, vicomte. Avez-vous un congé pour être à Blois, ou bien est-il arrivé quelque malheur à Paris ?

– Dieu merci ! monsieur, répliqua Raoul en se calmant peu à peu, il n’est rien arrivé que d’heureux ; le roi se marie, comme j’ai eu l’honneur de vous le mander dans ma dernière lettre, et il part pour l’Espagne. Sa Majesté passera par Blois.

– Pour rendre visite à Monsieur ?

– Oui, monsieur le comte. Aussi, craignant de le prendre à l’improviste, ou désirant lui être particulièrement agréable, M. le prince m’a-t-il envoyé pour préparer les logements.

– Vous avez vu Monsieur ? demanda le comte vivement.

– J'ai eu cet honneur.

– Au château ?

– Oui, monsieur, répondit Raoul en baissant les yeux, parce que, sans doute, il avait senti dans l’interrogation du comte plus que de la curiosité.

– Ah ! vraiment, vicomte ?… Je vous fais mon compliment. Raoul s’inclina.

– Mais vous avez encore vu quelqu’un à Blois ?

– Monsieur, j’ai vu Son Altesse Royale, Madame.

– Très bien. Ce n’est pas de Madame que je parle.

Raoul rougit extrêmement et ne répondit point.

– Vous ne m’entendez pas, à ce qu’il paraît, monsieur le vicomte ? insista M. de La Fère sans accentuer plus nerveusement sa question, mais en forçant l’expression un peu plus sévère de son regard.

– Je vous entends parfaitement, monsieur, répliqua Raoul, et si je prépare ma réponse, ce n’est pas que je cherche un mensonge, vous le savez, monsieur.

– Je sais que vous ne mentez jamais. Aussi, je dois m’étonner que vous preniez un si long temps pour me dire : oui ou non.

– Je ne puis vous répondre qu’en vous comprenant bien, et si je vous ai bien compris, vous allez recevoir en mauvaise part mes premières paroles. Il vous déplaît sans doute, monsieur le comte, que j’aie vu…

– Mlle de La Vallière, n’est-ce pas ?

– C'est d’elle que vous voulez parler, je le sais bien, monsieur le comte, dit Raoul avec une inexprimable douceur.

– Et je vous demande si vous l’avez vue.

– Monsieur, j’ignorais absolument, lorsque j’entrai au château, que Mlle de La Vallière pût s’y trouver ; c’est seulement en m’en retournant, après ma mission achevée, que le hasard nous a mis en présence. J'ai eu l’honneur de lui présenter mes respects.

– Comment s’appelle le hasard qui vous a réuni à Mlle de La Vallière ?

– Mlle de Montalais, monsieur.

– Qu'est-ce que Mlle de Montalais ?

– Une jeune personne que je ne connaissais pas, que je n’avais jamais vue. Elle est fille d’honneur de Madame.

– Monsieur le vicomte, je ne pousserai pas plus loin mon interrogatoire, que je me reproche déjà d’avoir fait durer. Je vous avais recommandé d’éviter Mlle de La Vallière, et de ne la voir qu’avec mon autorisation. Oh ! je sais que vous m’avez dit vrai, et que vous n’avez pas fait une démarche pour vous rapprocher d’elle. Le hasard m’a fait du tort ; je n’ai pas à vous accuser. Je me contenterai donc de ce que je vous ai déjà dit concernant cette demoiselle. Je ne lui reproche rien, Dieu m’en est témoin ; seulement il n’entre pas dans mes desseins que vous fréquentiez sa maison. Je vous prie encore une fois, mon cher Raoul, de l’avoir pour entendu. On eût dit que l’œil si limpide et si pur de Raoul se troublait à cette parole.

– Maintenant, mon ami, continua le comte avec son doux sourire et sa voix habituelle, parlons d’autre chose. Vous retournez peut-être à votre service ?

– Non, monsieur, je n’ai plus qu’à demeurer auprès de vous tout aujourd’hui. M. le prince ne m’a heureusement fixé d’autre devoir que celui-là, qui était si bien d’accord avec mes désirs.

– Le roi se porte bien ?

– À merveille.

– Et M. le Prince aussi ?

– Comme toujours, monsieur.

Le comte oubliait Mazarin : c’était une vieille habitude.

– Eh bien ! Raoul, puisque vous n’êtes plus qu’à moi, je vous donnerai, de mon côté, toute ma journée. Embrassez-moi… encore… encore… Vous êtes chez vous, vicomte… Ah ! voici notre vieux Grimaud !… Venez, Grimaud, M. le vicomte veut vous embrasser aussi.

Le grand vieillard ne se le fit pas répéter ; il accourait les bras ouverts. Raoul lui épargna la moitié du chemin.

– Maintenant, voulez-vous que nous passions au jardin, Raoul ? Je vous montrerai le nouveau logement que j’ai fait préparer pour vous à vos congés, et, tout en regardant les plantations de cet hiver et deux chevaux de main que j’ai changés, vous me donnerez des nouvelles de nos amis de Paris.

Le comte ferma son manuscrit, prit le bras du jeune homme et passa au jardin avec lui.

Grimaud regarda mélancoliquement partir Raoul, dont la tête effleurait presque la traverse de la porte, et, tout en caressant sa royale blanche, il laissa échapper ce mot profond :

– Grandi !

Chapitre V – Où il sera parlé de Cropoli, de Cropole et d’un grand peintre inconnu §

Tandis que le comte de La Fère visite avec Raoul les nouveaux bâtiments qu’il a fait bâtir, et les chevaux neufs qu’il a fait acheter, nos lecteurs nous permettront de les ramener à la ville de Blois et de les faire assister au mouvement inaccoutumé qui agitait la ville. C'était surtout dans les hôtels que s’était fait sentir le contrecoup de la nouvelle apportée par Raoul.

En effet, le roi et la cour à Blois, c’est-à-dire cent cavaliers, dix carrosses, deux cents chevaux, autant de valets que de maîtres, où se caserait tout ce monde, où se logeraient tous ces gentilshommes des environs qui allaient arriver dans deux ou trois heures peut-être, aussitôt que la nouvelle aurait élargi le centre de son retentissement, comme ces circonférences croissantes que produit la chute d’une pierre dans l’eau d’un lac tranquille ?

Blois, aussi paisible le matin, nous l’avons vu, que le lac le plus calme du monde, à l’annonce de l’arrivée royale, s’emplit soudain de tumulte et de bourdonnement. Tous les valets du château, sous l’inspection des officiers, allaient en ville quérir les provisions, et dix courriers à cheval galopaient vers les réserves de Chambord pour chercher le gibier, aux pêcheries du Beuvron pour le poisson, aux serres de Cheverny pour les fleurs et pour les fruits. On tirait du garde-meuble les tapisseries précieuses, les lustres à grands chaînons dorés ; une armée de pauvres balayaient les cours et lavaient les devantures de pierre, tandis que leurs femmes foulaient les prés au-delà de la Loire pour récolter des jonchées de verdure et de fleurs des champs. Toute la ville, pour ne pas demeurer au-dessous de ce luxe de propreté, faisait sa toilette à grand renfort de brosses, de balais et d’eau.

Les ruisseaux de la ville supérieure, gonflés par ces lotions continues, devenaient fleuves au bas de la ville, et le petit pavé, parfois très boueux, il faut le dire, se nettoyait, se diamantait aux rayons amis du soleil.

Enfin, les musiques se préparaient, les tiroirs se vidaient ; on accaparait chez les marchands cires, rubans et nœuds d’épées ; les ménagères faisaient provision de pain, de viandes et d’épices. Déjà même bon nombre de bourgeois, dont la maison était garnie comme pour soutenir un siège, n’ayant plus à s’occuper de rien, endossaient des habits de fête et se dirigeaient vers la porte de la ville pour être les premiers à signaler ou à voir le cortège. Ils savaient bien que le roi n’arriverait qu’à la nuit, peut-être même au matin suivant. Mais qu’est-ce que l’attente, sinon une sorte de folie, et qu’est-ce que la folie, sinon un excès d’espoir ? Dans la ville basse, à cent pas à peine du château des États, entre le mail et le château, dans une rue assez belle qui s’appelait alors rue Vieille, et qui devait en effet être bien vieille, s’élevait un vénérable édifice, à pignon aigu, à forme trapue et large ornée de trois fenêtres sur la rue au premier étage, de deux au second, et d’un petit œil-de-bœuf au troisième.

Sur les côtés de ce triangle on avait récemment construit un parallélogramme assez vaste qui empiétait sans façon sur la rue, selon les us tout familiers de l’édilité d’alors. La rue s’en voyait bien rétrécie d’un quart, mais la maison s’en trouvait élargie de près de moitié ; n’est-ce pas là une compensation suffisante ?

Une tradition voulait que cette maison à pignon aigu fût habitée, du temps de Henri III, par un conseiller des États que la reine Catherine était venue, les uns disent visiter, les autres étrangler. Quoi qu’il en soit, la bonne dame avait dû poser un pied circonspect sur le seuil de ce bâtiment.

Après le conseiller mort par strangulation ou mort naturellement, il n’importe, la maison avait été vendue, puis abandonnée, enfin isolée des autres maisons de la rue. Vers le milieu du règne de Louis XIII seulement, un Italien nommé Cropoli, échappé des cuisines du maréchal d’Ancre, était venu s’établir en cette maison. Il y avait fondé une petite hôtellerie où se fabriquait un macaroni tellement raffiné, qu’on en venait quérir ou manger là de plusieurs lieues à la ronde.

L'illustration de la maison était venue de ce que la reine Marie de Médicis, prisonnière, comme on sait, au château des États, en avait envoyé chercher une fois.

C'était précisément le jour où elle s’était évadée par la fameuse fenêtre. Le plat de macaroni était resté sur la table, effleuré seulement par la bouche royale.

De cette double faveur faite à la maison triangulaire, d’une strangulation et d’un macaroni, l’idée était venue au pauvre Cropoli de nommer son hôtellerie d’un titre pompeux. Mais sa qualité d’Italien n’était pas une recommandation en ce temps-là, et son peu de fortune soigneusement cachée l’empêchait de se mettre trop en évidence. Quand il se vit près de mourir, ce qui arriva en 1643, après la mort du roi Louis XIII, il fit venir son fils, jeune marmiton de la plus belle espérance, et, les larmes aux yeux, il lui recommanda de bien garder le secret du macaroni, de franciser son nom, d’épouser une Française, et enfin, lorsque l’horizon politique serait débarrassé des nuages qui le couvraient – on pratiquait déjà à cette époque cette figure, fort en usage de nos jours dans les premiers Paris et à la Chambre, – de faire tailler par le forgeron voisin une belle enseigne, sur laquelle un fameux peintre qu’il désigna tracerait deux portraits de la reine avec ces mots en légende : Aux Médicis. Le bonhomme Cropoli, après ces recommandations, n’eut que la force d’indiquer à son jeune successeur une cheminée sous la dalle de laquelle il avait enfoui mille louis de dix francs, et il expira. Cropoli fils, en homme de cœur, supporta la perte avec résignation et le gain sans insolence.

Il commença par accoutumer le public à faire sonner si peu l’i final de son nom, que, la complaisance générale aidant, on ne l’appela plus que M. Cropole, ce qui est un nom tout français.

Ensuite il se maria, ayant justement sous la main une petite Française dont il était amoureux, et aux parents de laquelle il arracha une dot raisonnable en montrant le dessous de la dalle de la cheminée. Ces deux premiers points accomplis, il se mit à la recherche du peintre qui devait faire l’enseigne.

Le peintre fut bientôt trouvé.

C'était un vieil Italien émule des Raphaël et des Carrache, mais émule malheureux. Il se disait de l’école vénitienne, sans doute parce qu’il aimait fort la couleur. Ses ouvrages, dont jamais il n’avait vendu un seul, tiraient l’œil à cent pas et déplaisaient formidablement aux bourgeois, si bien qu’il avait fini par ne plus rien faire.

Il se vantait toujours d’avoir peint une salle de bains pour Mme la maréchale d’Ancre, et se plaignait que cette salle eût été brûlée lors du désastre du maréchal.

Cropoli, en sa qualité de compatriote, était indulgent pour Pittrino. C'était le nom de l’artiste. Peut-être avait-il vu les fameuses peintures de la salle de bains. Toujours est-il qu’il avait dans une telle estime, voire dans une telle amitié, le fameux Pittrino, qu’il le retira chez lui. Pittrino, reconnaissant et nourri de macaroni, apprit à propager la réputation de ce mets national, et, du temps de son fondateur, il avait rendu par sa langue infatigable des services signalés à la maison Cropoli.

En vieillissant, il s’attacha au fils comme au père, et peu à peu devint l’espèce de surveillant d’une maison où sa probité intègre, sa sobriété reconnue, sa chasteté proverbiale, et mille autres vertus que nous jugeons inutile d’énumérer ici, lui donnèrent place éternelle au foyer, avec droit d’inspection sur les domestiques. En outre, c’était lui qui goûtait le macaroni, pour maintenir le goût pur de l’antique tradition ; il faut dire qu’il ne pardonnait pas un grain de poivre de plus, ou un atome de parmesan en moins. Sa joie fut bien grande le jour où, appelé à partager le secret de Cropole fils, il fut chargé de peindre la fameuse enseigne.

On le vit fouiller avec ardeur dans une vieille boîte, où il retrouva des pinceaux un peu mangés par les rats, mais encore passables, des couleurs dans des vessies à peu près desséchées, de l’huile de lin dans une bouteille, et une palette qui avait appartenu autrefois au Bronzino, ce diou de la pittoure, comme disait, dans son enthousiasme toujours juvénile, l’artiste ultramontain.

Pittrino était grandi de toute la joie d’une réhabilitation. Il fit comme avait fait Raphaël, il changea de manière et peignit à la façon d’Albane deux déesses plutôt que deux reines. Ces dames illustres étaient tellement gracieuses sur l’enseigne, elles offraient aux regards étonnés un tel assemblage de lis et de roses, résultat enchanteur du changement de manière de Pittrino ; elles affectaient des poses de sirènes tellement anacréontiques, que le principal échevin, lorsqu’il fut admis à voir ce morceau capital dans la salle de Cropole, déclara tout de suite que ces dames étaient trop belles et d’un charme trop animé pour figurer comme enseigne à la vue des passants.

– Son Altesse Royale Monsieur, fut-il dit à Pittrino, qui vient souvent dans notre ville, ne s’arrangerait pas de voir Mme son illustre mère aussi peu vêtue, et il vous enverrait aux oubliettes des États, car il n’a pas toujours le cœur tendre, ce glorieux prince. Effacez donc les deux sirènes ou la légende, sans quoi je vous interdis l’exhibition de l’enseigne. Cela est dans votre intérêt, maître Cropole, et dans le vôtre, seigneur Pittrino.

Que répondre à cela ? Il fallut remercier l’échevin de sa gracieuseté ; c’est ce que fit Cropole.

Mais Pittrino demeura sombre et déçu.

Il sentait bien ce qui allait arriver. L'édile ne fut pas plutôt parti que Cropole, se croisant les bras :

– Eh bien ! maître, dit-il, qu’allons-nous faire ?

– Nous allons ôter la légende, dit tristement Pittrino. J'ai là du noir d’ivoire excellent, ce sera fait en un tour de main, et nous remplacerons les Médicis par les Nymphes ou les Sirènes, comme il vous plaira.

– Non pas, dit Cropole, la volonté de mon père ne serait pas remplie. Mon père tenait…

– Il tenait aux figures, dit Pittrino.

– Il tenait à la légende, dit Cropole.

– La preuve qu’il tenait aux figures, c’est qu’il les avait commandées ressemblantes, et elles le sont, répliqua Pittrino.

– Oui, mais si elles ne l’eussent pas été, qui les eût reconnues sans la légende ? Aujourd’hui même que la mémoire des Blésois s’oblitère un peu à l’endroit de ces personnes célèbres, qui reconnaîtrait Catherine et Marie sans ces mots : Aux Médicis ?

– Mais enfin, mes figures ? dit Pittrino désespéré, car il sentait que le petit Cropole avait raison. Je ne veux pas perdre le fruit de mon travail.

– Je ne veux pas que vous alliez en prison et moi dans les oubliettes.

– Effaçons Médicis, dit Pittrino suppliant.

– Non, répliqua fermement Cropole. Il me vient une idée, une idée sublime… votre peinture paraîtra, et ma légende aussi… Médici ne veut-il pas dire médecin en italien ?

– Oui, au pluriel.

– Vous m’allez donc commander une autre plaque d’enseigne chez le forgeron ; vous y peindrez six médecins, et vous écrirez dessous : Aux Médicis… ce qui fait un jeu de mots agréable.

– Six médecins ! Impossible ! Et la composition ? s’écria Pittrino.

– Cela vous regarde, mais il en sera ainsi, je le veux, il le faut. Mon macaroni brûle.

Cette raison était péremptoire ; Pittrino obéit. Il composa l’enseigne des six médecins avec la légende ; l’échevin applaudit et autorisa. L'enseigne eut par la ville un succès fou. Ce qui prouve bien que la poésie a toujours eu tort devant les bourgeois, comme dit Pittrino. Cropole, pour dédommager son peintre ordinaire, accrocha dans sa chambre à coucher les nymphes de la précédente enseigne, ce qui faisait rougir Mme Cropole chaque fois qu’elle les regardait en se déshabillant le soir.

Voilà comment la maison au pignon eut une enseigne, voilà comment, faisant fortune, l’hôtellerie des Médicis fut forcée de s’agrandir du quadrilatère que nous avons dépeint.

Voilà comment il y avait à Blois une hôtellerie de ce nom ayant pour propriétaire maître Cropole et pour peintre ordinaire maître Pittrino.

Chapitre VI – L'inconnu §

Ainsi fondée et recommandée par son enseigne, l’hôtellerie de maître Cropole marchait vers une solide prospérité. Ce n’était pas une fortune immense que Cropole avait en perspective, mais il pouvait espérer de doubler les mille louis d’or légués par son père, de faire mille autre louis de la vente de la maison et du fonds, et libre enfin, de vivre heureux comme un bourgeois de la ville. Cropole était âpre au gain, il accueillit en homme fou de joie la nouvelle de l’arrivée du roi Louis XIV.

Lui, sa femme, Pittrino et deux marmitons firent aussitôt main basse sur tous les habitants du colombier, de la basse-cour et des clapiers, en sorte qu’on entendit dans les cours de l’Hôtellerie des Médicis autant de lamentations et de cris que jadis on en avait entendu dans Rama.

Cropole n’avait pour le moment qu’un seul voyageur.

C'était un homme de trente ans à peine, beau, grand, austère, ou plutôt mélancolique dans chacun de ses gestes et de ses regards. Il était vêtu d’un habit de velours noir avec des garnitures de jais ; un col blanc, simple comme celui des puritains les plus sévères, faisait ressortir la teinte mate et fine de son cou plein de jeunesse ; une légère moustache blonde couvrait à peine sa lèvre frémissante et dédaigneuse. Il parlait aux gens en les regardant en face, sans affectation, il est vrai, mais sans scrupule ; de sorte que l’éclat de ses yeux bleus devenait tellement insupportable que plus d’un regard se baissait devant le sien, comme fait l’épée la plus faible dans un combat singulier. En ce temps où les hommes, tous créés égaux par Dieu, se divisaient, grâce aux préjugés, en deux castes distinctes, le gentilhomme et le roturier, comme ils se divisent réellement en deux races, la noire et la blanche, en ce temps, disons-nous, celui dont nous venons d’esquisser le portrait ne pouvait manquer d’être pris pour un gentilhomme, et de la meilleure race. Il ne fallait pour cela que consulter ses mains, longues, effilées et blanches, dont chaque muscle, chaque veine transparaissaient sous la peau au moindre mouvement, dont les phalanges rougissaient à la moindre crispation.

Ce gentilhomme était donc arrivé seul chez Cropole. Il avait pris sans hésiter, sans réfléchir même, l’appartement le plus important, que l’hôtelier lui avait indiqué dans un but de rapacité fort condamnable, diront les uns, fort louable, diront les autres, s’ils admettent que Cropole fût physionomiste et jugeât les gens à première vue. Cet appartement était celui qui composait toute la devanture de la vieille maison triangulaire : un grand salon éclairé par deux fenêtres au premier étage, une petite chambre à côté, une autre au-dessus. Or, depuis qu’il était arrivé, ce gentilhomme avait à peine touché au repas qu’on lui avait servi dans sa chambre. Il n’avait dit que deux mots à l’hôte pour le prévenir qu’il viendrait un voyageur du nom de Parry, et recommander qu’on laissât monter ce voyageur. Ensuite, il avait gardé un silence tellement profond, que Cropole en avait été presque offensé, lui qui aimait les gens de bonne compagnie. Enfin, ce gentilhomme s’était levé de bonne heure le matin du jour où commence cette histoire, et s’était mis à la fenêtre de son salon, assis sur le rebord et appuyé sur la rampe du balcon, regardant tristement et opiniâtrement aux deux côtés de la rue pour guetter sans doute la venue de ce voyageur qu’il avait signalé à l’hôte. Il avait vu, de cette façon, passer le petit cortège de Monsieur revenant de la chasse, puis avait savouré de nouveau la profonde tranquillité de la ville, absorbé qu’il était dans son attente.

Tout à coup, le remue-ménage des pauvres allant aux prairies, des courriers partant, des laveurs de pavé, des pourvoyeurs de la maison royale, des courtauds de boutiques effarouchés et bavards, des chariots en branle, des coiffeurs en course et des pages en corvée ; ce tumulte et ce vacarme l’avaient surpris, mais sans qu’il perdît rien de cette majesté impassible et suprême qui donne à l’aigle et au lion ce coup d’œil serein et méprisant au milieu des hourras et des trépignements des chasseurs ou des curieux.

Bientôt les cris des victimes égorgées dans la basse-cour, les pas pressés de Mme Cropole dans le petit escalier de bois si étroit et si sonore, les allures bondissantes de Pittrino, qui, le matin encore, fumait sur la porte avec le flegme d’un Hollandais, tout cela donna au voyageur un commencement de surprise et d’agitation.

Comme il se levait pour s’informer, la porte de la chambre s’ouvrit.

L'inconnu pensa que sans doute on lui amenait le voyageur si impatiemment attendu.

Il fit donc, avec une sorte de précipitation, trois pas vers cette porte qui s’ouvrait.

Mais au lieu de la figure qu’il espérait voir, ce fut maître Cropole qui apparut, et derrière lui, dans la pénombre de l’escalier, le visage assez gracieux, mais rendu trivial par la curiosité, de Mme Cropole, qui donna un coup d’œil furtif au beau gentilhomme et disparut. Cropole s’avança l’air souriant, le bonnet à la main, plutôt courbé qu’incliné.

Un geste de l’inconnu l’interrogea sans qu’aucune parole fût prononcée.

– Monsieur, dit Cropole, je venais demander comment dois-je dire : Votre Seigneurie, ou Monsieur le comte, ou Monsieur le marquis ?…

– Dites « Monsieur », et dites vite, répondit l’inconnu avec cet accent hautain qui n’admet ni discussion ni réplique.

– Je venais donc m’informer comment Monsieur avait passé la nuit, et si Monsieur était dans l’intention de garder cet appartement.

– Oui.

– Monsieur, c’est qu’il arrive un incident sur lequel nous n’avions pas compté.

– Lequel ?

– Sa Majesté Louis XIV entre aujourd’hui dans notre ville et s’y repose un jour, deux jours peut-être.

Un vif étonnement se peignit sur le visage de l’inconnu.

– Le roi de France vient à Blois ?

– Il est en route, monsieur.

– Alors, raison de plus pour que je reste, dit l’inconnu.

– Fort bien, monsieur ; mais Monsieur garde-t-il tout l’appartement ?

– Je ne vous comprends pas. Pourquoi aurais-je aujourd’hui moins que je n’ai eu hier ?

– Parce que, monsieur, Votre Seigneurie me permettra de le lui dire, hier je n’ai pas dû, lorsque vous avez choisi votre logis, fixer un prix quelconque qui eût fait croire à Votre Seigneurie que je préjugeais ses ressources… tandis qu’aujourd’hui…

L'inconnu rougit. L'idée lui vint sur-le-champ qu’on le soupçonnait pauvre et qu’on l’insultait.

– Tandis qu’aujourd’hui, reprit-il froidement, vous préjugez ?

– Monsieur, je suis un galant homme, Dieu merci ! et, tout hôtelier que je paraisse être, il y a en moi du sang de gentilhomme ; mon père était serviteur et officier de feu M. le maréchal d’Ancre. Dieu veuille avoir son âme !…

– Je ne vous conteste pas ce point, monsieur ; seulement, je désire savoir, et savoir vite, à quoi tendent vos questions.

– Vous êtes, monsieur, trop raisonnable pour ne pas comprendre que notre ville est petite, que la cour va l’envahir, que les maisons regorgeront d’habitants, et que, par conséquent, les loyers vont acquérir une valeur considérable.

L'inconnu rougit encore.

– Faites vos conditions, monsieur, dit-il.

– Je les fais avec scrupule, monsieur, parce que je cherche un gain honnête et que je veux faire une affaire sans être incivil ou grossier dans mes désirs… Or, l’appartement que vous occupez est considérable, et vous êtes seul… :

– Cela me regarde.

– Oh ! bien certainement ; aussi je ne congédie pas Monsieur.

Le sang afflua aux tempes de l’inconnu ; il lança sur le pauvre Cropole, descendant d’un officier de M. le maréchal d’Ancre, un regard qui l’eût fait rentrer sous cette fameuse dalle de la cheminée, si Cropole n’eût pas été vissé à sa place par la question de ses intérêts.

– Voulez-vous que je parte ? expliquez-vous, mais promptement.

– Monsieur, monsieur, vous ne m’avez pas compris. C'est fort délicat, ce que je fais ; mais je m’exprime mal, ou peut-être, comme Monsieur est étranger, ce que je reconnais à l’accent…

En effet, l’inconnu parlait avec le léger grasseyement qui est le caractère principal de l’accentuation anglaise, même chez les hommes de cette nation qui parlent le plus purement le français.

– Comme Monsieur est étranger, dis-je, c’est peut-être lui qui ne saisit pas les nuances de mon discours. Je prétends que Monsieur pourrait abandonner une ou deux des trois pièces qu’il occupe, ce qui diminuerait son loyer de beaucoup et soulagerait ma conscience ; en effet, il est dur d’augmenter déraisonnablement le prix des chambres, lorsqu’on a l’honneur de les évaluer à un prix raisonnable.

– Combien le loyer depuis hier ?

– Monsieur, un louis, avec la nourriture et le soin du cheval.

– Bien. Et celui d’aujourd’hui ?

– Ah ! voilà la difficulté. Aujourd’hui c’est le jour d’arrivée du roi ; si la cour vient pour la couchée, le jour de loyer compte. Il en résulte que trois chambres à deux louis la pièce font six louis. Deux louis, monsieur, ce n’est rien, mais six louis sont beaucoup.

L'inconnu, de rouge qu’on l’avait vu, était devenu très pâle.

Il tira de sa poche, avec une bravoure héroïque, une bourse brodée d’armes, qu’il cacha soigneusement dans le creux de sa main. Cette bourse était d’une maigreur, d’un flasque, d’un creux qui n’échappèrent pas à l’œil de Cropole.

L'inconnu vida cette bourse dans sa main. Elle contenait trois louis doubles, qui faisaient une valeur de six louis, comme l’hôtelier le demandait.

Toutefois, c’était sept que Cropole avait exigés. Il regarda donc l’inconnu comme pour lui dire : Après ?

– Il reste un louis, n’est-ce pas, maître hôtelier ?

– Oui, monsieur, mais…

L'inconnu fouilla dans la poche de son haut-de-chausses et la vida ; elle renfermait un petit portefeuille, une clef d’or et quelque monnaie blanche.

De cette monnaie il composa le total d’un louis.

– Merci, monsieur, dit Cropole. Maintenant, il me reste à savoir si Monsieur compte habiter demain encore son appartement, auquel cas je l’y maintiendrais ; tandis que si Monsieur n’y comptait pas, je le promettrais aux gens de Sa Majesté qui vont venir.

– C'est juste, fit l’inconnu après un assez long silence, mais comme je n’ai plus d’argent, ainsi que vous l’avez pu voir, comme cependant je garde cet appartement, il faut que vous vendiez ce diamant dans la ville ou que vous le gardiez en gage.

Cropole regarda si longtemps le diamant, que l’inconnu se hâta de dire :

– Je préfère que vous le vendiez, monsieur, car il vaut trois cents pistoles. Un juif, y a-t-il un juif dans Blois ? vous en donnera deux cents, cent cinquante même, prenez ce qu’il vous en donnera, ne dût-il vous en offrir que le prix de votre logement. Allez !

– Oh ! monsieur, s’écria Cropole, honteux de l’infériorité subite que lui rétorquait l’inconnu par cet abandon si noble et si désintéressé, comme aussi par cette inaltérable patience envers tant de chicanes et de soupçons ; oh ! monsieur, j’espère bien qu’on ne vole pas à Blois comme vous le paraissez croire, et le diamant s’élevant à ce que vous dites…

L'inconnu foudroya encore une fois Cropole de son regard azuré.

– Je ne m’y connais pas, monsieur, croyez-le bien, s’écria celui-ci.

– Mais les joailliers s’y connaissent, interrogez-les, dit l’inconnu Maintenant, je crois que nos comptes sont terminés, n’est-il pas vrai, monsieur l’hôte ?

– Oui, monsieur, et à mon regret profond, car j’ai peur d’avoir offensé Monsieur.

– Nullement, répliqua l’inconnu avec la majesté de la toute puissance.

– Ou d’avoir paru écorcher un noble voyageur… Faites la part, monsieur, de la nécessité.

– N'en parlons plus, vous dis-je, et veuillez me laisser chez moi.

Cropole s’inclina profondément et partit avec un air égaré qui accusait chez lui un cœur excellent et du remords véritable. L'inconnu alla fermer lui-même la porte, regarda, quand il fut seul, le fond de sa bourse, où il avait pris un petit sac de soie renfermant le diamant, sa ressource unique.

Il interrogea aussi le vide de ses poches, regarda les papiers de son portefeuille et se convainquit de l’absolu dénuement où il allait se trouver.

Alors il leva les yeux au ciel avec un sublime mouvement de calme et de désespoir, essuya de sa main tremblante quelques gouttes de sueur qui sillonnaient son noble front, et reporta sur la terre un regard naguère empreint d’une majesté divine.

L'orage venait de passer loin de lui, peut-être avait-il prié du fond de l’âme.

Il se rapprocha de la fenêtre, reprit sa place au balcon, et demeura là immobile, atone, mort, jusqu’au moment où, le ciel commençant à s’obscurcir, les premiers flambeaux traversèrent la rue embaumée, et donnèrent le signal de l’illumination à toutes les fenêtres de la ville.

Chapitre VII – Parry §

Comme l’inconnu regardait avec intérêt ces lumières et prêtait l’oreille à tous ces bruits, maître Cropole entrait dans sa chambre avec deux valets qui dressèrent la table.

L'étranger ne fit pas la moindre attention à eux. Alors Cropole, s’approchant de son hôte, lui glissa dans l’oreille avec un profond respect :

– Monsieur, le diamant a été estimé.

– Ah ! fit le voyageur. Eh bien ?

– Eh bien ! monsieur, le joaillier de Son Altesse Royale en donne deux cent quatre-vingts pistoles.

– Vous les avez ?

– J'ai cru devoir les prendre, monsieur ; toutefois, j’ai mis dans les conditions du marché que si Monsieur voulait garder son diamant jusqu’à une rentrée de fonds… Le diamant serait rendu.

– Pas du tout ; je vous ai dit de le vendre.

– Alors j’ai obéi ou à peu près, puisque, sans l’avoir définitivement vendu, j’en ai touché l’argent.

– Payez-vous, ajouta l’inconnu.

– Monsieur, je le ferai, puisque vous l’exigez absolument.

Un sourire triste effleura les lèvres du gentilhomme.

– Mettez l’argent sur ce bahut, dit-il en se détournant en même temps qu’il indiquait le meuble du geste.

Cropole déposa un sac assez gros, sur le contenu duquel il préleva le prix du loyer.

– Maintenant, dit-il, Monsieur ne me fera pas la douleur de ne pas souper… Déjà le dîner a été refusé ; c’est outrageant pour la maison des Médicis. Voyez, monsieur, le repas est servi, et j’oserai même ajouter qu’il a bon air.

L'inconnu demanda un verre de vin, cassa un morceau de pain et ne quitta pas la fenêtre pour manger et boire.

Bientôt l’on entendit un grand bruit de fanfares et de trompettes ; des cris s’élevèrent au loin, un bourdonnement confus emplit la partie basse de la ville, et le premier bruit distinct qui frappa l’oreille de l’étranger fut le pas des chevaux qui s’avançaient.

– Le roi ! le roi ! répétait une foule bruyante et pressée.

– Le roi ! répéta Cropole, qui abandonna son hôte et ses idées de délicatesse pour satisfaire sa curiosité.

Avec Cropole se heurtèrent et se confondirent dans l’escalier Mme Cropole, Pittrino, les aides et les marmitons. Le cortège s’avançait lentement, éclairé par des milliers de flambeaux, soit de la rue, soit des fenêtres.

Après une compagnie de mousquetaires et un corps tout serré de gentilshommes, venait la litière de M. le cardinal Mazarin. Elle était traînée comme un carrosse par quatre chevaux noirs. Les pages et les gens du cardinal marchaient derrière. Ensuite venait le carrosse de la reine mère, ses filles d’honneur aux portières, ses gentilshommes à cheval des deux côtés. Le roi paraissait ensuite, monté sur un beau cheval de race saxonne à large crinière. Le jeune prince montrait, en saluant à quelques fenêtres d’où partaient les plus vives acclamations, son noble et gracieux visage, éclairé par les flambeaux de ses pages.

Aux côtés du roi, mais deux pas en arrière, le prince de Condé, M. Dangeau et vingt autres courtisans, suivis de leurs gens et de leurs bagages, fermaient la marche véritablement triomphale.

Cette pompe était d’une ordonnance militaire.

Quelques-uns des courtisans seulement, et parmi les vieux, portaient l’habit de voyage ; presque tous étaient vêtus de l’habit de guerre. On en voyait beaucoup ayant le hausse-col et le buffle comme au temps de Henri IV et de Louis XIII.

Quand le roi passa devant lui, l’inconnu, qui s’était penché sur le balcon pour mieux voir, et qui avait caché son visage en l’appuyant sur son bras, sentit son cœur se gonfler et déborder d’une amère jalousie.

Le bruit des trompettes l’enivrait, les acclamations populaires l’assourdissaient ; il laissa tomber un moment sa raison dans ce flot de lumières, de tumulte et de brillantes images.

– Il est roi, lui ! murmura-t-il avec un accent de désespoir et d’angoisse qui dut monter jusqu’au pied du trône de Dieu.

Puis, avant qu’il fût revenu de sa sombre rêverie, tout ce bruit, toute cette splendeur s’évanouirent. À l’angle de la rue il ne resta plus au-dessous de l’étranger que des voix discordantes et enrouées qui criaient encore par intervalles : « Vive le roi ! » Il resta aussi les six chandelles que tenaient les habitants de l’Hôtellerie des Médicis, savoir : deux chandelles pour Cropole, une pour Pittrino, une pour chaque marmiton.

Cropole ne cessait de répéter :

– Qu'il est bien, le roi, et qu’il ressemble à feu son illustre père !

– En beau, disait Pittrino.

– Et qu’il a une fière mine ! ajoutait Mme Cropole, déjà en promiscuité de commentaires avec les voisins et les voisines.

Cropole alimentait ces propos de ses observations personnelles, sans remarquer qu’un vieillard à pied, mais traînant un petit cheval irlandais par la bride, essayait de fendre le groupe de femmes et d’hommes qui stationnait devant les Médicis.

Mais en ce moment la voix de l’étranger se fit entendre à la fenêtre.

– Faites donc en sorte, monsieur l’hôtelier, qu’on puisse arriver jusqu’à votre maison.

Cropole se retourna, vit alors seulement le vieillard, et lui fit faire passage.

La fenêtre se ferma.

Pittrino indiqua le chemin au nouveau venu, qui entra sans proférer une parole.

L'étranger l’attendait sur le palier, il ouvrit ses bras au vieillard et le conduisit à un siège, mais celui-ci résista.

– Oh ! non pas, non pas, milord, dit-il. M'asseoir devant vous ! jamais !

– Parry, s’écria le gentilhomme, je vous en supplie… vous qui venez d’Angleterre… de si loin ! Ah ! ce n’est pas à votre âge qu’on devrait subir des fatigues pareilles à celles de mon service. Reposez-vous …

– J'ai ma réponse à vous donner avant tout, milord.

– Parry… je t’en conjure, ne me dis rien… car si la nouvelle eût été bonne, tu ne commencerais pas ainsi ta phrase. Tu prends un détour c’est que la nouvelle est mauvaise.

– Milord, dit le vieillard, ne vous hâtez pas de vous alarmer. Tout n’est pas perdu, je l’espère. C'est de la volonté, de la persévérance qu’il faut, c’est surtout de la résignation.

– Parry, répondit le jeune homme, je suis venu ici seul, à travers mille pièges et mille périls : crois-tu à ma volonté ? J'ai médité ce voyage dix ans, malgré tous les conseils et tous les obstacles : crois-tu à ma persévérance ? J'ai vendu ce soir le dernier diamant de mon père, car je n’avais plus de quoi payer mon gîte, et l’hôte m’allait chasser.

Parry fit un geste d’indignation auquel le jeune homme répondit par une pression de main et un sourire.

– J'ai encore deux cent soixante-quatorze pistoles, et je me trouve riche ; je ne désespère pas, Parry : crois-tu à ma résignation ?

Le vieillard leva au ciel ses mains tremblantes.

– Voyons, dit l’étranger, ne me déguise rien : qu’est-il arrivé ?

– Mon récit sera court, milord ; mais au nom du Ciel ne tremblez pas ainsi !

– C'est d’impatience, Parry. Voyons, que t’a dit le général ?

– D'abord, le général n’a pas voulu me recevoir.

– Il te prenait pour quelque espion.

– Oui, milord, mais je lui ai écrit une lettre.

– Eh bien ?

– Il l’a reçue, il l’a lue milord.

– Cette lettre expliquait bien ma position, mes vœux ?

– Oh ! oui, dit Parry avec un triste sourire… elle peignait fidèlement votre pensée.

– Alors, Parry ?…

– Alors le général m’a renvoyé la lettre par un aide de camp, en me faisant annoncer que le lendemain, si je me trouvais encore dans la circonscription de son commandement, il me ferait arrêter.

– Arrêter ! murmura le jeune homme ; arrêter ! toi, mon plus fidèle serviteur !

– Oui, milord.

– Et tu avais signé Parry, cependant !

– En toutes lettres, milord ; et l’aide de camp m’a connu à Saint-James, et, ajouta le vieillard avec un soupir, à White Hall !

Le jeune homme s’inclina, rêveur et sombre.

– Voilà ce qu’il a fait devant ses gens, dit-il en essayant de se donner le change… mais sous main… de lui à toi… qu’a-t-il fait ? Réponds.

– Hélas ! milord, il m’a envoyé quatre cavaliers qui m’ont donné le cheval sur lequel vous m’avez vu revenir. Ces cavaliers m’ont conduit toujours courant jusqu’au petit port de Tenby, m’ont jeté plutôt qu’embarqué sur un bateau de pêche qui faisait voile vers la Bretagne et me voici.

– Oh ! soupira le jeune homme en serrant convulsivement de sa main nerveuse sa gorge, où montait un sanglot… Parry, c’est tout, c’est bien tout ?

– Oui, milord, c’est tout !

Il y eut après cette brève réponse de Parry un long intervalle de silence ; on n’entendait que le bruit du talon de ce jeune homme tourmentant le parquet avec furie.

Le vieillard voulut tenter de changer la conversation.

– Milord, dit-il, quel est donc tout ce bruit qui me précédait ? Quels sont ces gens qui crient : « Vive le roi ! »… De quel roi est-il question, et pourquoi toutes ces lumières ?

– Ah ! Parry, tu ne sais pas, dit ironiquement le jeune homme, c’est le roi de France qui visite sa bonne ville de Blois ; toutes ces trompettes sont à lui, toutes ces housses dorées sont à lui, tous ces gentilshommes ont des épées qui sont à lui. Sa mère le précède dans un carrosse magnifiquement incrusté d’argent et d’or ! Heureuse mère ! Son ministre lui amasse des millions et le conduit à une riche fiancée. Alors tout ce peuple est joyeux, il aime son roi, il le caresse de ses acclamations, et il crie : « Vive le roi ! vive le roi ! »

– Bien ! bien ! milord, dit Parry, plus inquiet de la tournure de cette nouvelle conversation que de l’autre.

– Tu sais, reprit l’inconnu, que ma mère à moi, que ma sœur, tandis que tout cela se passe en l’honneur du roi Louis XIV, n’ont plus d’argent, plus de pain ; tu sais que, moi, je serai misérable et honni dans quinze jours, quand toute l’Europe apprendra ce que tu viens de me raconter !… Parry… Y a-t-il des exemples qu’un homme de ma condition se soit…

– Milord, au nom du Ciel !

– Tu as raison, Parry, je suis un lâche, et si je ne fais rien pour moi, que fera Dieu ? Non, non, j’ai deux bras, Parry, j’ai une épée…

Et il frappa violemment son bras avec sa main et détacha son épée accrochée au mur.

– Qu'allez-vous faire, milord ?

– Parry, ce que je vais faire ? ce que tout le monde fait dans ma famille : ma mère vit de la charité publique, ma sœur mendie pour ma mère, j’ai quelque part des frères qui mendient également pour eux ; moi, l’aîné, je vais faire comme eux tous, je m’en vais demander l’aumône !

Et sur ces mots, qu’il coupa brusquement par un rire nerveux et terrible, le jeune homme ceignit son épée, prit son chapeau sur le bahut, se fit attacher à l’épaule un manteau noir qu’il avait porté pendant toute la route, et serrant les deux mains du vieillard qui le regardait avec anxiété :

– Mon bon Parry, dit-il, fais-toi faire du feu, bois, mange, dors, sois heureux ; soyons bien heureux, mon fidèle ami, mon unique ami : nous sommes riches comme des rois !

Il donna un coup de poing au sac de pistoles, qui tomba lourdement par terre, se remit à rire de cette lugubre façon qui avait tant effrayé Parry, et tandis que toute la maison criait, chantait et se préparait à recevoir et à installer les voyageurs devancés par leurs laquais ; il se glissa par la grande salle dans la rue, où le vieillard, qui s’était mis à la fenêtre, le perdit de vue après une minute.

Chapitre VIII – Ce qu’était Sa Majesté Louis XIV à l’âge de vingt-deux ans §

On l’a vu par le récit que nous avons essayé d’en faire, l’entrée du roi Louis XIV dans la ville de Blois avait été bruyante et brillante, aussi la jeune majesté en avait-elle paru satisfaite. En arrivant sous le porche du château des États, le roi y trouva, environné de ses gardes et de ses gentilshommes, Son Altesse Royale le duc Gaston d’Orléans, dont la physionomie, naturellement assez majestueuse, avait emprunté à la circonstance solennelle dans laquelle on se trouvait un nouveau lustre et une nouvelle dignité. De son côté, Madame, parée de ses grands habits de cérémonie, attendait sur un balcon intérieur l’entrée de son neveu. Toutes les fenêtres du vieux château, si désert et si morne dans les jours ordinaires, resplendissaient de dames et de flambeaux.

Ce fut donc au bruit des tambours, des trompettes et des vivats, que le jeune roi franchit le seuil de ce château, dans lequel Henri III, soixante-douze ans auparavant, avait appelé à son aide l’assassinat et la trahison pour maintenir sur sa tête et dans sa maison une couronne qui déjà glissait de son front pour tomber dans une autre famille. Tous les yeux, après avoir admiré le jeune roi, si beau, si charmant, si noble, cherchaient cet autre roi de France, bien autrement roi que le premier, et si vieux, si pâle, si courbé, que l’on appelait le cardinal Mazarin.

Louis était alors comblé de tous ces dons naturels qui font le parfait gentilhomme : il avait l’œil brillant et doux, d’un bleu pur et azuré ; mais les plus habiles physionomistes, ces plongeurs de l’âme, en y fixant leurs regards, s’il eût été donné à un sujet de soutenir le regard du roi, les plus habiles physionomistes, disons-nous, n’eussent jamais pu trouver le fond de cet abîme de douceur. C'est qu’il en était des yeux du roi comme de l’immense profondeur des azurs célestes, ou de ceux plus effrayants et presque aussi sublimes que la Méditerranée ouvre sous la carène de ses navires par un beau jour d’été, miroir gigantesque où le ciel aime à réfléchir tantôt ses étoiles et tantôt ses orages. Le roi était petit de taille, à peine avait-il cinq pieds deux pouces ; mais sa jeunesse faisait encore excuser ce défaut, racheté d’ailleurs par une grande noblesse de tous ses mouvements et par une certaine adresse dans tous les exercices du corps.

Certes, c’était déjà bien le roi, et c’était beaucoup que d’être le roi à cette époque de respect et de dévouement traditionnels ; mais, comme jusque-là on l’avait assez peu et toujours assez pauvrement montré au peuple, comme ceux auxquels on le montrait voyaient auprès de lui sa mère, femme d’une haute taille, et M. le cardinal, homme d’une belle prestance, beaucoup le trouvaient assez peu roi pour dire : Le roi est moins grand que M. le cardinal.

Quoi qu’il en soit de ces observations physiques qui se faisaient, surtout dans la capitale, le jeune prince fut accueilli comme un dieu par les habitants de Blois, et presque comme un roi par son oncle et sa tante, Monsieur et Madame, les habitants du château. Cependant, il faut le dire, lorsqu’il vit dans la salle de réception des fauteuils égaux de taille pour lui, sa mère, le cardinal, sa tante et son oncle, disposition habilement cachée par la forme demi-circulaire de l’assemblée, Louis XIV rougit de colère, et regarda autour de lui pour s’assurer par la physionomie des assistants si cette humiliation lui avait été préparée ; mais comme il ne vit rien sur le visage impassible du cardinal, rien sur celui de sa mère, rien sur celui des assistants, il se résigna et s’assit, ayant soin de s’asseoir avant tout le monde.

Les gentilshommes et les dames furent présentés à Leurs Majestés et à M. le cardinal. Le roi remarqua que sa mère et lui connaissaient rarement le nom de ceux qu’on leur présentait, tandis que le cardinal, au contraire, ne manquait jamais, avec une mémoire et une présence d’esprit admirables, de parler à chacun de ses terres, de ses aïeux ou de ses enfants, dont il leur nommait quelques-uns, ce qui enchantait ces dignes hobereaux et les confirmait dans cette idée que celui-là est seulement et véritablement roi qui connaît ses sujets, par cette même raison que le soleil n’a pas de rival, parce que seul le soleil échauffe et éclaire.

L'étude du jeune roi, commencée depuis longtemps sans que l’on s’en doutât, continuait donc, et il regardait attentivement, pour tâcher de démêler quelque chose dans leur physionomie, les figures qui lui avaient d’abord paru les plus insignifiantes et les plus triviales. On servit une collation. Le roi, sans oser la réclamer de l’hospitalité de son oncle, l’attendait avec impatience. Aussi cette fois eut-il tous les honneurs dus, sinon à son rang, du moins à son appétit, quant au cardinal, il se contenta d’effleurer de ses lèvres flétries un bouillon servi dans une tasse d’or. Le ministre tout-puissant qui avait pris à la reine mère sa régence, au roi sa royauté, n’avait pu prendre à la nature un bon estomac. Anne d’Autriche, souffrant déjà du cancer dont six ou huit ans plus tard elle devait mourir, ne mangeait guère plus que le cardinal. Quant à Monsieur, encore tout ébouriffé du grand événement qui s’accomplissait dans sa vie provinciale, il ne mangeait pas du tout.

Madame seule, en véritable Lorraine, tenait tête à Sa Majesté ; de sorte que Louis XIV, qui, sans partenaire, eût mangé à peu près seul, sut grand gré à sa tante d’abord, puis ensuite à M. de Saint-Remy, son maître d’hôtel, qui s’était réellement distingué.

La collation finie, sur un signe d’approbation de M. de Mazarin, le roi se leva, et sur l’invitation de sa tante, il se mit à parcourir les rangs de l’assemblée.

Les dames observèrent alors, il y a certaines choses pour lesquelles les femmes sont aussi bonnes observatrices à Blois qu’à Paris, les dames observèrent alors que Louis XIV avait le regard prompt et hardi, ce qui promettait aux attraits de bon aloi un appréciateur distingué. Les hommes, de leur côté, observèrent que le prince était fier et hautain, qu’il aimait à faire baisser les yeux qui le regardaient trop longtemps ou trop fixement, ce qui semblait présager un maître. Louis XIV avait accompli le tiers de sa revue à peu près, quand ses oreilles furent frappées d’un mot que prononça Son Éminence, laquelle s’entretenait avec Monsieur.

Ce mot était un nom de femme.

À peine Louis XIV eut-il entendu ce mot, qu’il n’entendit ou plutôt qu’il n’écouta plus rien autre chose, et que, négligeant l’arc du cercle qui attendait sa visite, il ne s’occupa plus que d’expédier promptement l’extrémité de la courbe.

Monsieur, en bon courtisan, s’informait près de Son Éminence de la santé de ses nièces. En effet, cinq ou six ans auparavant, trois nièces étaient arrivées d’Italie au cardinal : c’étaient Mlles Hortense, Olympe et Marie de Mancini.

Monsieur s’informait donc de la santé des nièces du cardinal ; il regrettait, disait-il, de n’avoir pas le bonheur de les recevoir en même temps que leur oncle ; elles avaient certainement grandi en beauté et en grâce, comme elles promettaient de le faire la première fois que Monsieur les avait vues.

Ce qui avait d’abord frappé le roi, c’était un certain contraste dans la voix des deux interlocuteurs. La voix de Monsieur était calme et naturelle lorsqu’il parlait ainsi, tandis que celle de M. de Mazarin sauta d’un ton et demi pour lui répondre au-dessus du diapason de sa voix ordinaire.

On eût dit qu’il désirait que cette voix allât frapper au bout de la salle une oreille qui s’éloignait trop.

– Monseigneur, répliqua-t-il, Mlles de Mazarin ont encore toute une éducation à terminer, des devoirs à remplir, une position à apprendre. Le séjour d’une cour jeune et brillante les dissipe un peu.

Louis, à cette dernière épithète, sourit tristement. La cour était jeune, c’est vrai, mais l’avarice du cardinal avait mis bon ordre à ce qu’elle ne fût point brillante.

– Vous n’avez cependant point l’intention, répondait Monsieur, de les cloîtrer ou de les faire bourgeoises ?

– Pas du tout, reprit le cardinal en forçant sa prononciation italienne de manière que, de douce et veloutée qu’elle était, elle devint aiguë et vibrante ; pas du tout. J'ai bel et bien l’intention de les marier, et du mieux qu’il me sera possible.

– Les partis ne manqueront pas, monsieur le cardinal, répondait Monsieur avec une bonhomie de marchand qui félicite son confrère.

– Je l’espère, monseigneur, d’autant plus que Dieu leur a donné à la fois la grâce, la sagesse et la beauté.

Pendant cette conversation, Louis XIV, conduit par Madame, accomplissait, comme nous l’avons dit, le cercle des présentations.

– Mlle Arnoux, disait la princesse en présentant à Sa Majesté une grosse blonde de vingt-deux ans, qu’à la fête d’un village on eût prise pour une paysanne endimanchée, Mlle Arnoux, fille de ma maîtresse de musique.

Le roi sourit. Madame n’avait jamais pu tirer quatre notes justes de la viole ou du clavecin.

– Mlle Aure de Montalais, continua Madame, fille de qualité et bonne servante.

Cette fois ce n’était plus le roi qui riait, c’était la jeune fille présentée, parce que, pour la première fois de sa vie, elle s’entendait donner par Madame, qui d’ordinaire ne la gâtait point, une si honorable qualification.

Aussi Montalais, notre ancienne connaissance, fit-elle à Sa Majesté une révérence profonde, et cela autant par respect que par nécessité, car il s’agissait de cacher certaines contractions de ses lèvres rieuses que le roi eût bien pu ne pas attribuer à leur motif réel. Ce fut juste en ce moment que le roi entendit le mot qui le fit tressaillir.

– Et la troisième s’appelle ? demandait Monsieur.

– Marie, monseigneur, répondait le cardinal.

Il y avait sans doute dans ce mot quelque puissance magique, car, nous l’avons dit, à ce mot le roi tressaillit, et, entraînant Madame vers le milieu du cercle, comme s’il eût voulu confidentiellement lui faire quelque question, mais en réalité pour se rapprocher du cardinal :

– Madame ma tante, dit-il en riant et à demi-voix, mon maître de géographie ne m’avait point appris que Blois fût à une si prodigieuse distance de Paris.

– Comment cela, mon neveu ? demanda Madame.

– C'est qu’en vérité il paraît qu’il faut plusieurs années aux modes pour franchir cette distance. Voyez ces demoiselles.

– Eh bien ! je les connais.

– Quelques-unes sont jolies.

– Ne dites pas cela trop haut, monsieur mon neveu, vous les rendriez folles.

– Attendez, attendez, ma chère tante, dit le roi en souriant, car la seconde partie de ma phrase doit servir de correctif à la première. Eh bien ! ma chère tante, quelques-unes paraissent vieilles et quelques autres laides, grâce à leurs modes de dix ans.

– Mais, Sire, Blois n’est cependant qu’à cinq journées de Paris.

– Eh ! dit le roi, c’est cela, deux ans de retard par journée.

– Ah ! vraiment, vous trouvez ? C'est étrange, je ne m’aperçois point de cela, moi.

– Tenez, ma tante, dit Louis XIV en se rapprochant toujours de Mazarin sous prétexte de choisir son point de vue, voyez, à côté de ces affiquets vieillis et de ces coiffures prétentieuses, regardez cette simple robe blanche. C'est une des filles d’honneur de ma mère, probablement, quoique je ne la connaisse pas. Voyez quelle tournure simple, quel maintien gracieux ! À la bonne heure ! c’est une femme, cela, tandis que toutes les autres ne sont que des habits.

– Mon cher neveu, répliqua Madame en riant, permettez-moi de vous dire que, cette fois, votre science divinatoire est en défaut. La personne que vous louez ainsi n’est point une Parisienne, mais une Blésoise.

– Ah ! ma tante ! reprit le roi avec l’air du doute.

– Approchez, Louise, dit Madame.

Et la jeune fille qui déjà nous est apparue sous ce nom s’approcha, timide, rougissante et presque courbée sous le regard royal.

– Mlle Louise-Françoise de La Baume Le Blanc, fille du marquis de La Vallière, dit cérémonieusement Madame au roi.

La jeune fille s’inclina avec tant de grâce au milieu de cette timidité profonde que lui inspirait la présence du roi, que celui-ci perdit en la regardant quelques mots de la conversation du cardinal et de Monsieur.

– Belle-fille, continua Madame, de M. de Saint-Remy, mon maître d’hôtel, qui a présidé à la confection de cette excellente daube truffée que Votre Majesté a si fort appréciée.

Il n’y avait point de grâce, de beauté ni de jeunesse qui pût résister à une pareille présentation. Le roi sourit. Que les paroles de Madame fussent une plaisanterie ou une naïveté, c’était, en tout cas, l’immolation impitoyable de tout ce que Louis venait de trouver charmant et poétique dans la jeune fille.

Mlle de La Vallière, pour Madame, et par contrecoup pour le roi, n’était plus momentanément que la belle-fille d’un homme qui avait un talent supérieur sur les dindes truffées.

Mais les princes sont ainsi faits. Les dieux aussi étaient comme cela dans l’Olympe. Diane et Vénus devaient bien maltraiter la belle Alcmène et la pauvre Io, quand on descendait par distraction à parler, entre le nectar et l’ambroisie, de beautés mortelles à la table de Jupiter.

Heureusement que Louise était courbée si bas qu’elle n’entendit point les paroles de Madame, qu’elle ne vit point le sourire du roi. En effet, si la pauvre enfant, qui avait tant de bon goût que seule elle avait imaginé de se vêtir de blanc entre toutes ses compagnes ; si ce cœur de colombe, si facilement accessible à toutes les douleurs, eût été touché par les cruelles paroles de Madame, par l’égoïste et froid sourire du roi, elle fût morte sur le coup.

Et Montalais elle-même, la fille aux ingénieuses idées, n’eût pas tenté d’essayer de la rappeler à la vie, car le ridicule tue tout, même la beauté.

Mais par bonheur, comme nous l’avons dit, Louise, dont les oreilles étaient bourdonnantes et les yeux voilés, Louise ne vit rien, n’entendit rien, et le roi, qui avait toujours l’attention braquée aux entretiens du cardinal et de son onde, se hâta de retourner près d’eux. Il arriva juste au moment où Mazarin terminait en disant :

– Marie, comme ses sœurs, part en ce moment pour Brouage. Je leur fais suivre la rive opposée de la Loire à celle que nous avons suivie, et si je calcule bien leur marche, d’après les ordres que j’ai donnés, elles seront demain à la hauteur de Blois.

Ces paroles furent prononcées avec ce tact, cette mesure, cette sûreté de ton, d’intention et de portée, qui faisaient de signor Giulio Mazarini le premier comédien du monde.

Il en résulta qu’elles portèrent droit au cœur de Louis XIV, et que le cardinal, en se retournant sur le simple bruit des pas de Sa Majesté, qui s’approchait, en vit l’effet immédiat sur le visage de son élève, effet qu’une simple rougeur trahit aux yeux de Son Éminence. Mais aussi, qu’était un tel secret à éventer pour celui dont l’astuce avait joué depuis vingt ans tous les diplomates européens ?

Il sembla dès lors, une fois ces dernières paroles entendues, que le jeune roi eût reçu dans le cœur un trait empoisonné.

Il ne tint plus en place, il promena un regard incertain, atone, mort, sur toute cette assemblée. Il interrogea plus de vingt fois du regard la reine mère, qui, livrée au plaisir d’entretenir sa belle-sœur, et retenue d’ailleurs par le coup d’œil de Mazarin, ne parut pas comprendre toutes les supplications contenues dans les regards de son fils. À partir de ce moment, musique, fleurs, lumières, beauté, tout devint odieux et insipide à Louis XIV. Après qu’il eut cent fois mordu ses lèvres, détiré ses bras et ses jambes, comme l’enfant bien élevé qui, sans oser bâiller, épuise toutes les façons de témoigner son ennui, après avoir inutilement imploré de nouveau mère et ministre, il tourna un œil désespéré vers la porte, c’est-à-dire vers la liberté.

À cette porte, encadrée par l’embrasure à laquelle elle était adossée, il vit surtout, se détachant en vigueur, une figure fière et brune, au nez aquilin, à l’œil dur mais étincelant, aux cheveux gris et longs, à la moustache noire, véritable type de beauté militaire, dont le hausse-col, plus étincelant qu’un miroir, brisait tous les reflets lumineux qui venaient s’y concentrer et les renvoyait en éclairs. Cet officier avait le chapeau gris à plume rouge sur la tête, preuve qu’il était appelé là par son service et non par son plaisir. S'il y eût été appelé par son plaisir, s’il eût été courtisan au lieu d’être soldat, comme il faut toujours payer le plaisir un prix quelconque, il eût tenu son chapeau à la main.

Ce qui prouvait bien mieux encore que cet officier était de service et accomplissait une tâche à laquelle il était accoutumé, c’est qu’il surveillait, les bras croisés, avec une indifférence remarquable et avec une apathie suprême, les joies et les ennuis de cette fête. Il semblait surtout, comme un philosophe, et tous les vieux soldats sont philosophes, il semblait surtout comprendre infiniment mieux les ennuis que les joies ; mais des uns il prenait son parti, sachant bien se passer des autres. Or, il était là adossé, comme nous l’avons dit, au chambranle sculpté de la porte, lorsque les yeux tristes et fatigués du roi rencontrèrent par hasard les siens.

Ce n’était pas la première fois, à ce qu’il paraît, que les yeux de l’officier rencontraient ces yeux-là, et il en savait à fond le style et la pensée, car aussitôt qu’il eut arrêté son regard sur la physionomie de Louis XIV, et que, par la physionomie, il eut lu ce qui se passait dans son cœur, c’est-à-dire tout l’ennui qui l’oppressait, toute la résolution timide de partir qui s’agitait au fond de ce cœur, il comprit qu’il fallait rendre service au roi sans qu’il le demandât, lui rendre service presque malgré lui, enfin, et hardi, comme s’il eût commandé la cavalerie un jour de bataille :

– Le service du roi ! cria-t-il d’une voix retentissante.

À ces mots, qui firent l’effet d’un roulement de tonnerre prenant le dessus sur l’orchestre, les chants, les bourdonnements et les promenades, le cardinal et la reine mère regardèrent avec surprise Sa Majesté. Louis XIV, pâle mais résolu, soutenu qu’il était par cette intuition de sa propre pensée qu’il avait retrouvée dans l’esprit de l’officier de mousquetaires, et qui venait de se manifester par l’ordre donné, se leva de son fauteuil et fit un pas vers la porte.

– Vous partez, mon fils ? dit la reine, tandis que Mazarin se contentait d’interroger avec son regard, qui eût pu paraître doux s’il n’eût été si perçant.

– Oui, madame, répondit le roi, je me sens fatigué et voudrais d’ailleurs écrire ce soir.

Un sourire erra sur les lèvres du ministre, qui parut, d’un signe de tête, donner congé au roi.

Monsieur et Madame se hâtèrent alors pour donner des ordres aux officiers qui se présentèrent.

Le roi salua, traversa la salle et atteignit la porte. À la porte, une haie de vingt mousquetaires attendait Sa Majesté.

À l’extrémité de cette haie se tenait l’officier impassible et son épée nue à la main.

Le roi passa, et toute la foule se haussa sur la pointe des pieds pour le voir encore. Dix mousquetaires, ouvrant la foule des antichambres et des degrés, faisaient faire place au roi.

Les dix autres enfermaient le roi et Monsieur, qui avait voulu accompagner Sa Majesté.

Les gens du service marchaient derrière. Ce petit cortège escorta le roi jusqu’à l’appartement qui lui était destiné.

Cet appartement était le même qu’avait occupé le roi Henri III lors de son séjour aux États.

Monsieur avait donné ses ordres. Les mousquetaires, conduits par leur officier, s’engagèrent dans le petit passage qui communique parallèlement d’une aile du château à l’autre.

Ce passage se composait d’abord d’une petite antichambre carrée et sombre, même dans les beaux jours.

Monsieur arrêta Louis XIV.

– Vous passez, Sire, lui dit-il, à l’endroit même où le duc de Guise reçut le premier coup de poignard.

Le roi, fort ignorant des choses d’histoire, connaissait le fait, mais sans en savoir ni les localités ni les détails.

– Ah ! fit-il tout frissonnant. Et il s’arrêta.

Tout le monde s’arrêta devant et derrière lui.

– Le duc, Sire, continua Gaston, était à peu près où je suis ; il marchait dans le sens où marche Votre Majesté ; M. de Loignac était à l’endroit où se trouve en ce moment votre lieutenant des mousquetaires ; M. de Sainte-Maline et les ordinaires de Sa Majesté étaient derrière lui et autour de lui. C'est là qu’il fut frappé.

Le roi se tourna du côté de son officier, et vit comme un nuage passer sur sa physionomie martiale et audacieuse.

– Oui, par-derrière, murmura le lieutenant avec un geste de suprême dédain.

Et il essaya de se remettre en marche, comme s’il eût été mal à l’aise entre ces murs visités autrefois par la trahison.

Mais le roi, qui paraissait ne pas mieux demander que d’apprendre, parut disposé à donner encore un regard à ce funèbre lieu. Gaston comprit le désir de son neveu.

– Voyez, Sire, dit-il en prenant un flambeau des mains de M. de Saint-Remy, voici où il est allé tomber. Il y avait là un lit dont il déchira les rideaux en s’y retenant.

– Pourquoi le parquet semble-t-il creusé à cet endroit ? demanda Louis.

– Parce que c’est à cet endroit que coula le sang, répondit Gaston, que le sang pénétra profondément dans le chêne, et que ce n’est qu’à force de le creuser qu’on est parvenu à le faire disparaître, et encore, ajouta Gaston en approchant son flambeau de l’endroit désigné, et encore cette teinte rougeâtre a-t-elle résisté à toutes les tentatives qu’on a faites pour la détruire.

Louis XIV releva le front. Peut-être pensait-il à cette trace sanglante qu’on lui avait un jour montrée au Louvre, et qui, comme pendant à celle de Blois, y avait été faite un jour par le roi son père avec le sang de Concini.

– Allons ! dit-il.

On se remit aussitôt en marche, car l’émotion sans doute avait donné à la voix du jeune prince un ton de commandement auquel de sa part on n’était point accoutumé.

Arrivé à l’appartement réservé au roi, et auquel on communiquait, non seulement par le petit passage que nous venons de suivre, mais encore par un grand escalier donnant sur la cour :

– Que Votre Majesté, dit Gaston, veuille bien accepter cet appartement, tout indigne qu’il est de la recevoir.

– Mon oncle, répondit le jeune prince, je vous rends grâce de votre cordiale hospitalité.

Gaston salua son neveu, qui l’embrassa, puis il sortit. Des vingt mousquetaires qui avaient accompagné le roi, dix reconduisirent Monsieur jusqu’aux salles de réception, qui n’avaient point désempli malgré le départ de Sa Majesté.

Les dix autres furent postés par l’officier, qui explora lui-même en cinq minutes toutes les localités avec ce coup d’œil froid et dur que ne donne pas toujours l’habitude, attendu que ce coup d’œil appartenait au génie.

Puis, quand tout son monde fut placé, il choisit pour son quartier général l’antichambre dans laquelle il trouva un grand fauteuil, une lampe, du vin, de l’eau et du pain sec.

Il raviva la lampe, but un demi-verre de vin, tordit ses lèvres sous un sourire plein d’expression, s’installa dans le grand fauteuil et prit toutes ses dispositions pour dormir.

Chapitre IX – Où l’inconnu de l’hôtellerie des Médicis perd son incognito §

Cet officier qui dormait ou qui s’apprêtait à dormir était cependant, malgré son air insouciant, chargé d’une grave responsabilité. Lieutenant des mousquetaires du roi, il commandait toute la compagnie qui était venue de Paris, et cette compagnie était de cent vingt hommes ; mais, excepté les vingt dont nous avons parlé, les cent autres étaient occupés de la garde de la reine mère et surtout de M. le cardinal. M. Giulio Mazarini économisait sur les frais de voyage de ses gardes, il usait en conséquence de ceux du roi, et largement, puisqu’il en prenait cinquante pour lui, particularité qui n’eût pas manqué de paraître bien inconvenante à tout homme étranger aux usages de cette cour. Ce qui n’eût pas manqué non plus de paraître, sinon inconvenant, du moins extraordinaire à cet étranger, c’est que le côté du château destiné à M. le cardinal était brillant, éclairé, mouvementé. Les mousquetaires y montaient des factions devant chaque porte et ne laissaient entrer personne, sinon les courriers qui, même en voyage, suivaient le cardinal pour ses correspondances.

Vingt hommes étaient de service chez la reine mère ; trente se reposaient pour relayer leurs compagnons le lendemain. Du côté du roi, au contraire, obscurité, silence et solitude. Une fois les portes fermées, plus d’apparence de royauté. Tous les gens du service s’étaient retirés peu à peu.

M. le prince avait envoyé savoir si Sa Majesté requérait ses bons offices et sur le non banal du lieutenant des mousquetaires, qui avait l’habitude de la question et de la réponse, tout commençait à s’endormir, ainsi que chez un bon bourgeois. Et cependant il était aisé d’entendre, du corps de logis habité par le jeune roi, les musiques de la fête et de voir les fenêtres richement illuminées de la grande salle.

Dix minutes après son installation chez lui, Louis XIV avait pu reconnaître, à un certain mouvement plus marqué que celui de sa sortie, la sortie du cardinal, lequel, à son tour, gagnait son lit avec grande escorte des gentilshommes et des dames.

D'ailleurs, il n’eut, pour apercevoir tout ce mouvement, qu’à regarder par la fenêtre, dont les volets n’avaient pas été fermés. Son Éminence traversa la cour, reconduite par Monsieur lui-même, qui lui tenait un flambeau ; ensuite passa la reine mère, à qui Madame donnait familièrement le bras, et toutes deux s’en allaient chuchotant comme deux vieilles amies. Derrière ces deux couples tout défila, grandes dames, pages, officiers ; les flambeaux embrasèrent toute la cour comme d’un incendie aux reflets mouvants ; puis le bruit des pas et des voix se perdit dans les étages supérieurs.

Alors personne ne songeait plus au roi, accoudé à sa fenêtre et qui avait tristement regardé s’écouler toute cette lumière, qui avait écouté s’éloigner tout ce bruit ; personne, si ce n’est toutefois cet inconnu de l’hôtellerie des Médicis, que nous avons vu sortir enveloppé dans son manteau noir.

Il était monté droit au château et était venu rôder, avec sa figure mélancolique, aux environs du palais, que le peuple entourait encore, et voyant que nul ne gardait la grande porte ni le porche, attendu que les soldats de Monsieur fraternisaient avec les soldats royaux, c’est-à-dire sablaient le Beaugency à discrétions, ou plutôt à indiscrétion, l’inconnu traversa la foule, puis franchit la cour, puis vint jusqu’au palier de l’escalier qui conduisait chez le cardinal.

Ce qui, selon toute probabilité, l’engageait à se diriger de ce côté, c’était l’éclat des flambeaux et l’air affairé des pages et des hommes de service.

Mais il fut arrêté net par une évolution de mousquet et par le cri de la sentinelle.

– Où allez-vous, l’ami ? lui demanda le factionnaire.

– Je vais chez le roi, répondit tranquillement et fièrement l’inconnu.

Le soldat appela un des officiers de Son Éminence, qui, du ton avec lequel un garçon de bureau dirige dans ses recherches un solliciteur du ministère, laissa tomber ces mots :

– L'autre escalier en face.

Et l’officier, sans plus s’inquiéter de l’inconnu, reprit la conversation interrompue.

L'étranger, sans rien répondre, se dirigea vers l’escalier indiqué.

De ce côté, plus de bruit, plus de flambeaux. L'obscurité, au milieu de laquelle on voyait errer une sentinelle pareille à une ombre.

Le silence, qui permettait d’entendre le bruit de ses pas accompagnés du retentissement des éperons sur les dalles.

Ce factionnaire était un des vingt mousquetaires affectés au service du roi, et qui montait la garde avec la raideur et la conscience d’une statue.

– Qui vive ? dit ce garde.

– Ami, répondit l’inconnu.

– Que voulez-vous ?

– Parler au roi.

– Oh ! oh ! mon cher monsieur, cela ne se peut guère.

– Et pourquoi ?

– Parce que le roi est couché.

– Couché déjà ?

– Oui.

– N'importe, il faut que je lui parle.

– Et moi je vous dis que c’est impossible.

– Cependant…

– Au large !

– C'est donc la consigne ?

– Je n’ai pas de compte à vous rendre. Au large !

Et cette fois le factionnaire accompagna la parole d’un geste menaçant ; mais l’inconnu ne bougea pas plus que si ses pieds eussent pris racine.

– Monsieur le mousquetaire, dit-il, vous êtes gentilhomme ?

– J'ai cet honneur.

– Eh bien ! moi aussi je le suis, et entre gentilshommes on se doit quelques égards.

Le factionnaire abaissa son arme, vaincu par la dignité avec laquelle avaient été prononcées ces paroles.

– Parlez, monsieur, dit-il, et si vous me demandez une chose qui soit en mon pouvoir…

– Merci. Vous avez un officier, n’est-ce pas ?

– Notre lieutenant, oui, monsieur.

– Eh bien ! je désire parler à votre lieutenant.

– Ah ! pour cela, c’est différent. Montez, monsieur.

L'inconnu salua le factionnaire d’une haute façon, et monta l’escalier, tandis que le cri : « Lieutenant, une visite ! » transmis de sentinelle en sentinelle, précédait l’inconnu et allait troubler le premier somme de l’officier.

Traînant sa botte, se frottant les yeux et agrafant son manteau, le lieutenant fit trois pas au-devant de l’étranger.

– Qu'y a-t-il pour votre service, monsieur ? demanda-t-il.

– Vous êtes l’officier de service, lieutenant des mousquetaires ?

– J'ai cet honneur, répondit l’officier.

– Monsieur, il faut absolument que je parle au roi.

Le lieutenant regarda attentivement l’inconnu, et dans ce regard, si rapide qu’il fût, il vit tout ce qu’il voulait voir, c’est-à-dire une profonde distinction sous un habit ordinaire.

– Je ne suppose pas que vous soyez un fou, répliqua-t-il, et cependant vous me semblez de condition à savoir, monsieur, qu’on n’entre pas ainsi chez un roi sans qu’il y consente.

– Il y consentira, monsieur.

– Monsieur, permettez-moi d’en douter ; le roi rentre il y a un quart d’heure, il doit être en ce moment en train de se dévêtir. D’ailleurs, la consigne est donnée.

– Quand il saura qui je suis, répondit l’inconnu en redressant la tête, il lèvera la consigne.

L'officier était de plus en plus surpris, de plus en plus subjugué.

– Si je consentais à vous annoncer, puis-je au moins savoir qui j’annoncerais, monsieur ?

– Vous annonceriez Sa Majesté Charles II, roi d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande.

L'officier poussa un cri d’étonnement, recula, et l’on put voir sur son visage pâle une des plus poignantes émotions que jamais homme d’énergie ait essayé de refouler au fond de son cœur.

– Oh ! oui, Sire : en effet, j’aurais dû vous reconnaître.

– Vous avez vu mon portrait ?

– Non, Sire.

– Ou vous m’avez vu moi-même autrefois à la cour, avant qu’on me chassât de France ?

– Non Sire, ce n’est point encore cela.

– Comment m’eussiez-vous reconnu alors, si vous ne connaissiez ni mon portrait ni ma personne ?

– Sire, j’ai vu Sa Majesté le roi votre père dans un moment terrible.

– Le jour…

– Oui.

Un sombre nuage passa sur le front du prince ; puis, l’écartant de la main :

– Voyez-vous encore quelque difficulté à m’annoncer ? dit-il.

– Sire, pardonnez-moi, répondit l’officier, mais je ne pouvais deviner un roi sous cet extérieur si simple ; et pourtant, j’avais l’honneur de le dire tout à l’heure à Votre Majesté, j’ai vu le roi Charles Ier… Mais, pardon, je cours prévenir le roi.

Puis, revenant sur ses pas :

– Votre Majesté désire sans doute le secret pour cette entrevue ? demanda-t-il.

– Je ne l’exige pas, mais si c’est possible de le garder…

– C'est possible, Sire, car je puis me dispenser de prévenir le premier gentilhomme de service ; mais il faut pour cela que Votre Majesté consente à me remettre son épée.

– C'est vrai. J'oubliais que nul ne pénètre armé chez le roi de France.

– Votre Majesté fera exception si elle le veut, mais alors je mettrai ma responsabilité à couvert en prévenant le service du roi.

– Voici mon épée, monsieur. Vous plaît-il maintenant de m’annoncer à Sa Majesté ?

– À l’instant, Sire.

Et l’officier courut aussitôt heurter à la porte de communication, que le valet de chambre lui ouvrit.

– Sa Majesté le roi d’Angleterre ! dit l’officier.

– Sa Majesté le roi d’Angleterre ! répéta le valet de chambre.

À ces mots, un gentilhomme ouvrit à deux battants la porte du roi, et l’on vit Louis XIV sans chapeau et sans épée, avec son pourpoint ouvert, s’avancer en donnant les signes de la plus grande surprise.

– Vous, mon frère ! vous à Blois ! s’écria Louis XIV en congédiant d’un geste le gentilhomme et le valet de chambre qui passèrent dans une pièce voisine.

– Sire, répondit Charles II, je m’en allais à Paris dans l’espoir de voir Votre Majesté, lorsque la renommée m’a appris votre prochaine arrivée en cette ville. J'ai alors prolongé mon séjour, ayant quelque chose de très particulier à vous communiquer.

– Ce cabinet vous convient-il, mon frère ?

– Parfaitement, Sire, car je crois qu’on ne peut nous entendre.

– J'ai congédié mon gentilhomme et mon veilleur : ils sont dans la chambre voisine. Là, derrière cette cloison, est un cabinet solitaire donnant sur l’antichambre, et dans l’antichambre vous n’avez vu qu’un officier, n’est-ce pas ?

– Oui, Sire.

– Eh bien ! parlez donc, mon frère, je vous écoute.

– Sire, je commence, et veuille Votre Majesté prendre en pitié les malheurs de notre maison.

Le roi de France rougit et rapprocha son fauteuil de celui du roi d’Angleterre.

– Sire, dit Charles II, je n’ai pas besoin de demander à Votre Majesté si elle connaît les détails de ma déplorable histoire.

Louis XIV rougit plus fort encore que la première fois, puis étendant sa main sur celle du roi d’Angleterre :

– Mon frère, dit-il, c’est honteux à dire, mais rarement le cardinal parle politique devant moi. Il y a plus : autrefois je me faisais faire des lectures historiques par La Porte, mon valet de chambre, mais il a fait cesser ces lectures et m’a ôté La Porte, de sorte que je prie mon frère Charles de me dire toutes ces choses comme à un homme qui ne saurait rien.

– Eh bien ! Sire, j’aurai, en reprenant les choses de plus haut, une chance de plus de toucher le cœur de Votre Majesté.

– Dites, mon frère, dites.

– Vous savez, Sire, qu’appelé en 1650 à Édimbourg, pendant l’expédition de Cromwell en Irlande, je fus couronné à Scone. Un an après, blessé dans une des provinces qu’il avait usurpées, Cromwell revint sur nous. Le rencontrer était mon but, sortir de l’Écosse était mon désir.

– Cependant, reprit le jeune roi, l’Écosse est presque votre pays natal, mon frère.

– Oui ; mais les Écossais étaient pour moi de cruels compatriotes ! Sire, ils m’avaient forcé à renier la religion de mes pères ; ils avaient pendu lord Montrose, mon serviteur le plus dévoué, parce qu’il n’était pas covenantaire, et comme le pauvre martyr, à qui l’on avait offert une faveur en mourant, avait demandé que son corps fût mis en autant de morceaux qu’il y avait de villes en Écosse, afin qu’on rencontrât partout des témoins de sa fidélité, je ne pouvais sortir d’une ville ou entrer dans une autre sans passer sur quelque lambeau de ce corps qui avait agi, combattu, respiré pour moi.

« Je traversai donc, par une marche hardie, l’armée de Cromwell, et j’entrai en Angleterre. Le Protecteur se mit à la poursuite de cette fuite étrange, qui avait une couronne pour but. Si j’avais pu arriver à Londres avant lui, sans doute le prix de la course était à moi, mais il me rejoignit à Worcester.

« Le génie de l’Angleterre n’était plus en nous, mais en lui. Sire, le 3 septembre 1651, jour anniversaire de cette autre bataille de Dunbar, déjà si fatale aux Écossais, je fus vaincu. Deux mille hommes tombèrent autour de moi avant que je songeasse à faire un pas en arrière. Enfin il fallut fuir.

« Dès lors mon histoire devint un roman. Poursuivi avec acharnement, je me coupai les cheveux, je me déguisai en bûcheron. Une journée passée dans les branches d’un chêne donna à cet arbre le nom de chêne royal, qu’il porte encore.

« Mes aventures du comté de Strafford, d’où je sortis menant en croupe la fille de mon hôte, font encore le récit de toutes les veillées et fourniront le sujet d’une ballade. Un jour j’écrirai tout cela, Sire, pour l’instruction des rois mes frères.

« Je dirai comment, en arrivant chez M. Norton, je rencontrai un chapelain de la cour qui regardait jouer aux quilles, et un vieux serviteur qui me nomma en fondant en larmes, et qui manqua presque aussi sûrement de me tuer avec sa fidélité qu’un autre eût fait avec sa trahison. Enfin, je dirai mes terreurs ; oui, Sire, mes terreurs, lorsque, chez le colonel Windham, un maréchal qui visitait nos chevaux déclara qu’ils avaient été ferrés dans le nord.

– C'est étrange, murmura Louis XIV, j’ignorais tout cela. Je savais seulement votre embarquement à Brighelmsted et votre débarquement en Normandie.

– Oh ! fit Charles, si vous permettez, mon Dieu ! que les rois ignorent ainsi l’histoire les uns des autres, comment voulez-vous qu’ils se secourent entre eux !

– Mais dites-moi, mon frère, continua Louis XIV, comment, ayant été si rudement reçu en Angleterre, espérez-vous encore quelque chose de ce malheureux pays et de ce peuple rebelle ?

– Oh Sire ! c’est que, depuis la bataille de Worcester, toutes choses sont bien changées là-bas ! Cromwell est mort après avoir signé avec la France un traité dans lequel il a écrit son nom au-dessus du vôtre. Il est mort le 3 septembre 1658, nouvel anniversaire des batailles de Worcester et de Dunbar.

– Son fils lui a succédé…

– Mais certains hommes, Sire, ont une famille et pas d’héritier. L'héritage d’Olivier était trop lourd pour Richard.

« Richard, qui n’était ni républicain ni royaliste ; Richard, qui laissait ses gardes manger son dîner et ses généraux gouverner la république ; Richard a abdiqué le protectorat le 22 avril 1659. Il y a un peu plus d’un an, Sire.

« Depuis ce temps, l’Angleterre n’est plus qu’un tripot où chacun joue aux dés la couronne de mon père. Les deux joueurs les plus acharnés sont Lambert et Monck. Eh bien ! Sire, à mon tour, je voudrais me mêler à cette partie, où l’enjeu est jeté sur mon manteau royal. Sire, un million pour corrompre un de ces joueurs, pour m’en faire un allié, ou deux cents de vos gentilshommes pour les chasser de mon palais de White Hall, comme Jésus chassa les vendeurs du temple.

– Ainsi, reprit Louis XIV, vous venez me demander…

– Votre aide ; c’est-à-dire ce que non seulement les rois se doivent entre eux, mais ce que les simples chrétiens se doivent les uns aux autres ; votre aide, Sire, soit en argent soit en hommes ; votre aide, Sire, et dans un mois, soit que j’oppose Lambert à Monck, ou Monck à Lambert, j’aurai reconquis l’héritage paternel sans avoir coûté une guinée à mon pays, une goutte de sang à mes sujets, car ils sont ivres maintenant de révolution, de protectorat et de république, et ne demandent pas mieux que d’aller tout chancelants tomber et s’endormir dans la royauté ; votre aide, Sire, et je devrai plus à Votre Majesté qu’à mon père. Pauvre père ! qui a payé si chèrement la ruine de notre maison ! Vous voyez, Sire, si je suis malheureux, si je suis désespéré, car voilà que j’accuse mon père.

Et le sang monta au visage pâle de Charles II, qui resta un instant la tête entre ses deux mains et comme aveuglé par ce sang qui semblait se révolter du blasphème filial.

Le jeune roi n’était pas moins malheureux que son frère aîné ; il s’agitait dans son fauteuil et ne trouvait pas un mot à répondre. Enfin, Charles II, à qui dix ans de plus donnaient une force supérieure pour maîtriser ses émotions, retrouva le premier la parole.

– Sire, dit-il, votre réponse ? je l’attends comme un condamné son arrêt. Faut-il que je meure ?

– Mon frère, répondit le prince français à Charles II, vous me demandez un million, à moi ! mais je n’ai jamais possédé le quart de cette somme ! mais je ne possède rien ! Je ne suis pas plus roi de France que vous n’êtes roi d’Angleterre. Je suis un nom, un chiffre habillé de velours fleurdelisé, voilà tout. Je suis un trône visible, voilà mon seul avantage sur Votre Majesté. Je n’ai rien, je ne puis rien.

– Est-il vrai ! s’écria Charles II.

– Mon frère, dit Louis en baissant la voix, j’ai supporté des misères que n’ont pas supportées mes plus pauvres gentilshommes. Si mon pauvre La Porte était près de moi, il vous dirait que j’ai dormi dans des draps déchirés à travers lesquels mes jambes passaient ; il vous dirait que, plus tard, quand je demandais mes carrosses, on m’amenait des voitures à moitié mangées par les rats de mes remises ; il vous dirait que, lorsque je demandais mon dîner, on allait s’informer aux cuisines du cardinal s’il y avait à manger pour le roi. Et tenez, aujourd’hui encore aujourd’hui que j’ai vingt-deux ans, aujourd’hui que j’ai atteint l’âge des grandes majorités royales, aujourd’hui que je devrais avoir la clef du trésor, la direction de la politique, la suprématie de la paix et de la guerre, jetez les yeux autour de moi, voyez ce qu’on me laisse : regardez cet abandon, ce dédain, ce silence, tandis que là-bas, tenez, voyez là-bas, regardez cet empressement, ces lumières, ces hommages ! Là ! là ! voyez-vous, là est le véritable roi de France, mon frère.

– Chez le cardinal ?

– Chez le cardinal, oui.

– Alors, je suis condamné, Sire.

Louis XIV ne répondit rien.

– Condamné est le mot, car je ne solliciterai jamais celui qui eût laissé mourir de froid et de faim ma mère et ma sœur, c’est-à-dire la fille et la petite-fille de Henri IV, si M. de Retz et le Parlement ne leur eussent envoyé du bois et du pain.

– Mourir ! murmura Louis XIV.

– Eh bien ! continua le roi d’Angleterre, le pauvre Charles II, ce petit-fils de Henri IV comme vous, Sire, n’ayant ni Parlement ni cardinal de Retz, mourra de faim comme ont manqué de mourir sa sœur et sa mère.

Louis fronça le sourcil et tordit violemment les dentelles de ses manchettes.

Cette atonie, cette immobilité, servant de masque à une émotion si visible, frappèrent le roi Charles, qui prit la main du jeune homme.

– Merci, dit-il, mon frère ; vous m’avez plaint, c’est tout ce que je pouvais exiger de vous dans la position où vous êtes.

– Sire, dit tout à coup Louis XIV en relevant la tête, c’est un million qu’il vous faut, ou deux cents gentilshommes, m’avez-vous dit ?

– Sire, un million me suffira.

– C'est bien peu.

– Offert à un seul homme, c’est beaucoup. On a souvent payé moins cher des convictions ; moi, je n’aurai affaire qu’à des vénalités.

– Deux cents gentilshommes, songez-y, c’est un peu plus qu’une compagnie, voilà tout.

– Sire, il y a dans notre famille une tradition, c’est que quatre hommes, quatre gentilshommes français dévoués à mon père, ont failli sauver mon père, jugé par un Parlement, gardé par une armée, entouré par une nation.

– Donc, si je peux vous avoir un million ou deux cents gentilshommes, vous serez satisfait, et vous me tiendrez pour votre bon frère ?

– Je vous tiendrai pour mon sauveur, et si je remonte sur le trône de mon père, l’Angleterre sera, tant que je régnerai, du moins, une sœur à la France, comme vous aurez été un frère pour moi.

– Eh bien ! mon frère, dit Louis en se levant, ce que vous hésitez à me demander, je le demanderai, moi ! ce que je n’ai jamais voulu faire pour mon propre compte, je le ferai pour le vôtre. J'irai trouver le roi de France, l’autre, le riche, le puissant, et je solliciterai, moi, ce million ou ces deux cents gentilshommes et nous verrons !

– Oh ! s’écria Charles, vous êtes un noble ami, Sire, un cœur créé par Dieu ! Vous me sauvez, mon frère, et quand vous aurez besoin de la vie que vous me rendez, demandez-la-moi !

– Silence ! mon frère, silence ! dit tout bas Louis. Gardez qu’on ne vous entende ! Nous ne sommes pas au bout. Demander de l’argent à Mazarin ! c’est plus que traverser la forêt enchantée dont chaque arbre enferme un démon ; c’est plus que d’aller conquérir un monde !

– Mais cependant, Sire, quand vous demandez…

– Je vous ai déjà dit que je ne demandais jamais, répondit Louis avec une fierté qui fit pâlir le roi d’Angleterre.

Et comme celui-ci, pareil à un homme blessé, faisait un mouvement de retraite :

– Pardon, mon frère, reprit-il : je n’ai pas une mère, une sœur qui souffrent ; mon trône est dur et nu, mais je suis bien assis sur mon trône. Pardon, mon frère, ne me reprochez pas cette parole : elle est d’un égoïste ; aussi la rachèterai je par un sacrifice. Je vais trouver M. le cardinal. Attendez-moi, je vous prie. Je reviens.

Chapitre X – L'arithmétique de M. de Mazarin §

Tandis que le roi se dirigeait rapidement vers l’aile du château occupée par le cardinal, n’emmenant avec lui que son valet de chambre, l’officier de mousquetaires sortait, en respirant comme un homme qui a été forcé de retenir longuement son souffle, du petit cabinet dont nous avons déjà parlé et que le roi croyait solitaire. Ce petit cabinet avait autrefois fait partie de la chambre ; il n’en était séparé que par une mince cloison. Il en résultait que cette séparation, qui n’en était une que pour les yeux, permettait à l’oreille la moins indiscrète d’entendre tout ce qui se passait dans cette chambre.

Il n’y avait donc pas de doute que ce lieutenant des mousquetaires n’eût entendu tout ce qui s’était passé chez Sa Majesté. Prévenu par les dernières paroles du jeune roi, il en sortit donc à temps pour le saluer à son passage et pour l’accompagner du regard jusqu’à ce qu’il eût disparu dans le corridor.

Puis, lorsqu’il eut disparu, il secoua la tête d’une façon qui n’appartenait qu’à lui, et d’une voix à laquelle quarante ans passés hors de la Gascogne n’avaient pu faire perdre son accent gascon :

– Triste service ! dit-il ; triste maître !

Puis, ces mots prononcés, le lieutenant reprit sa place dans son fauteuil, étendit les jambes et ferma les yeux en homme qui dort ou qui médite. Pendant ce court monologue et la mise en scène qui l’avait suivi, tandis que le roi, à travers les longs corridors du vieux château, s’acheminait chez M. de Mazarin, une scène d’un autre genre se passait chez le cardinal.

Mazarin s’était mis au lit un peu tourmenté de la goutte, mais comme c’était un homme d’ordre qui utilisait jusqu’à la douleur, il forçait sa veille à être la très humble servante de son travail. En conséquence, il s’était fait apporter par Bernouin, son valet de chambre, un petit pupitre de voyage, afin de pouvoir écrire sur son lit. Mais la goutte n’est pas un adversaire qui se laisse vaincre si facilement, et comme, à chaque mouvement qu’il faisait, de sourde la douleur devenait aiguë :

– Brienne n’est pas là ? demanda-t-il à Bernouin.

– Non, monseigneur, répondit le valet de chambre. M. de Brienne, sur votre congé, s’est allé coucher ; mais si c’est le désir de Votre Éminence, on peut parfaitement le réveiller.

– Non, ce n’est point la peine. Voyons cependant. Maudits chiffres !

Et le cardinal se mit à rêver tout en comptant sur ses doigts.

– Oh ! des chiffres ! dit Bernouin. Bon ! si Votre Éminence se jette dans ses calculs, je lui promets pour demain la plus belle migraine ! et avec cela que M. Guénaud n’est pas ici.

– Tu as raison, Bernouin. Eh bien ! tu vas remplacer Brienne, mon ami. En vérité, j’aurais dû emmener avec moi M. de Colbert. Ce jeune homme va bien, Bernouin, très bien. Un garçon d’ordre !

– Je ne sais pas, dit le valet de chambre, mais je n’aime pas sa figure, moi, à votre jeune homme qui va bien.

– C'est bon, c’est bon, Bernouin ! On n’a pas besoin de votre avis. Mettez-vous là, prenez la plume, et écrivez.

– M'y voici ; monseigneur. Que faut-il que j’écrive ?

– Là, c’est bien, à la suite de deux lignes déjà tracées.

– M'y voici.

– Écris. Sept cent soixante mille livres.

– C'est écrit.

– Sur Lyon…

Le cardinal paraissait hésiter.

– Sur Lyon, répéta Bernouin.

– Trois millions neuf cent mille livres.

– Bien, monseigneur.

– Sur Bordeaux, sept millions.

– Sept, répéta Bernouin.

– Eh ! oui, dit le cardinal avec humeur, sept.

Puis, se reprenant :

– Eh ! monseigneur, que ce soit à dépenser ou à encaisser, peu m’importe, puisque tous ces millions ne sont pas à moi.

– Ces millions sont au roi ; c’est l’argent du roi que je compte. Voyons, nous disions ?… Tu m’interromps toujours !

– Sept millions, sur Bordeaux.

– Ah ! oui, c’est vrai. Sur Madrid, quatre. Je t’explique bien à qui est cet argent, Bernouin, attendu que tout le monde a la sottise de me croire riche à millions. Moi, je repousse la sottise. Un ministre n’a rien à soi, d’ailleurs. Voyons, continue. Rentrées générales, sept millions. Propriétés, neuf millions. As-tu écrit, Bernouin ?

– Oui, monseigneur.

– Bourse, six cent mille livres ; valeurs diverses, deux millions. Ah ! j’oubliais : mobilier des différents châteaux…

– Faut-il mettre de la couronne ? demanda Bernouin.

– Non, non, inutile ; c’est sous-entendu. As-tu écrit, Bernouin ?

– Oui, monseigneur.

– Et les chiffres ?

– Sont alignés au-dessous les uns des autres.

– Additionne, Bernouin.

– Trente-neuf millions deux cent soixante mille livres, monseigneur.

– Ah ! fit le cardinal avec une expression de dépit, il n’y a pas encore quarante millions !

Bernouin recommença l’addition.

– Non, monseigneur, il s’en manque sept cent quarante mille livres.

Mazarin demanda le compte et le revit attentivement.

– C'est égale dit Bernouin, trente-neuf millions deux cent soixante mille livres, cela fait un joli denier.

– Ah ! Bernouin, voilà ce que je voudrais voir au roi.

– Son Éminence me disait que cet argent était celui de Sa Majesté.

– Sans doute, mais bien clair, bien liquide. Ces trente-neuf millions sont engagés, et bien au-delà.

Bernouin sourit à sa façon, c’est-à-dire en homme qui ne croit que ce qu’il veut croire, tout en préparant la boisson de nuit du cardinal et en lui redressant l’oreiller.

– Oh ! dit Mazarin lorsque le valet de chambre fut sorti, pas encore quarante millions ! Il faut pourtant que j’arrive à ce chiffre de quarante-cinq millions que je me suis fixé.

« Mais qui sait si j’aurai le temps ! Je baisse, je m’en vais, je n’arriverai pas. Pourtant, qui sait si je ne trouverai pas deux ou trois millions dans les poches de nos bons amis les Espagnols ? Ils ont découvert le Pérou, ces gens-là, et, que diable ! il doit leur en rester quelque chose.

Comme il parlait ainsi, tout occupé de ses chiffres et ne pensant plus à sa goutte, repoussée par une préoccupation qui, chez le cardinal, était la plus puissante de toutes les préoccupations, Bernouin se précipita dans sa chambre tout effaré.

– Eh bien ! demanda le cardinal, qu’y a-t-il donc ?

– Le roi ! Monseigneur, le roi !

– Comment, le roi ! fit Mazarin en cachant rapidement son papier. Le roi ici ! le roi à cette heure ! Je le croyais couché depuis longtemps. Qu'y a-t-il donc ?

Louis XIV put entendre ces derniers mots et voir le geste effaré du cardinal se redressant sur son lit, car il entrait en ce moment dans la chambre.

– Il n’y a rien, monsieur le cardinal, ou du moins rien qui puisse vous alarmer ; c’est une communication importante que j’avais besoin de faire ce soir-même à Votre Éminence, voilà tout.

Mazarin pensa aussitôt à cette attention si marquée que le roi avait donnée à ses paroles touchant Mlle de Mancini, et la communication lui parut devoir venir de cette source. Il se rasséréna donc à l’instant même et prit son air le plus charmant, changement de physionomie dont le jeune roi sentit une joie extrême, et quand Louis se fut assis :

– Sire, dit le cardinal, je devrais certainement écouter Votre Majesté debout, mais la violence de mon mal…

– Pas d’étiquette entre nous, cher monsieur le cardinal, dit Louis affectueusement ; je suis votre élève et non le roi, vous le savez bien, et ce soir surtout, puisque je viens à vous comme un requérant, comme un solliciteur, et même comme un solliciteur très humble et très désireux d’être bien accueilli.

Mazarin, voyant la rougeur du roi, fut confirmé dans sa première idée, c’est-à-dire qu’il y avait une pensée d’amour sous toutes ces belles paroles. Cette fois, le rusé politique, tout fin qu’il était, se trompait : cette rougeur n’était point causée par les pudibonds élans d’une passion juvénile, mais seulement par la douloureuse contraction de l’orgueil royal.

En bon oncle, Mazarin se disposa à faciliter la confidence.

– Parlez, dit-il, Sire, et puisque Votre Majesté veut bien un instant oublier que je suis son sujet pour m’appeler son maître et son instituteur, je proteste à Votre Majesté de tous mes sentiments dévoués et tendres.

– Merci, monsieur le cardinal, répondit le roi. Ce que j’ai à mander à Votre Éminence est d’ailleurs peu de chose pour elle.

– Tant pis, répondit le cardinal tant pis, Sire. Je voudrais que Votre Majesté me demandât une chose importante et même un sacrifice… mais, quoi que ce soit que vous me demandiez, je suis prêt à soulager votre cœur en vous l’accordant, mon cher Sire.

– Eh bien ! voici de quoi il s’agit, dit le roi avec un battement de cœur qui n’avait d’égal en précipitation que le battement de cœur du ministre : je viens de recevoir la visite de mon frère le roi d’Angleterre.

Mazarin bondit dans son lit comme s’il eût été mis en rapport avec la bouteille de Leyde ou la pile de Volta, en même temps qu’une surprise ou plutôt qu’un désappointement manifeste éclairait sa figure d’une telle lueur de colère que Louis XIV, si peu diplomate qu’il fut, vit bien que le ministre avait espéré entendre toute autre chose.

– Charles II ! s’écria Mazarin avec une voix rauque et un dédaigneux mouvement des lèvres. Vous avez reçu la visite de Charles II !

– Du roi Charles II, reprit Louis XIV, accordant avec affectation au petit-fils de Henri IV le titre que Mazarin oubliait de lui donner. Oui, monsieur le cardinal, ce malheureux prince m’a touché le cœur en me racontant ses infortunes. Sa détresse est grande, monsieur le cardinal, et il m’a paru pénible à moi, qui me suis vu disputer mon trône, qui ai été forcé, dans des jours d’émotion, de quitter ma capitale ; à moi, enfin, qui connais le malheur, de laisser sans appui un frère dépossédé et fugitif.

– Eh ! dit avec dépit le cardinal, que n’a-t-il comme vous, Sire, un Jules Mazarin près de lui ! sa couronne lui eût été gardée intacte.

– Je sais tout ce que ma maison doit à votre Éminence, repartit fièrement le roi, et croyez bien que pour ma part, monsieur, je ne l’oublierai jamais. C'est justement parce que mon frère le roi d’Angleterre n’a pas près de lui le génie puissant qui m’a sauvé, c’est pour cela, dis-je, que je voudrais lui concilier l’aide de ce même génie, et prier votre bras de s’étendre sur sa tête, bien assuré, monsieur le cardinal, que votre main, en le touchant seulement, saurait lui remettre au front sa couronne, tombée au pied de l’échafaud de son père.

– Sire, répliqua Mazarin, je vous remercie de votre bonne opinion à mon égard, mais nous n’avons rien à faire là-bas : ce sont des enragés qui renient dieu et qui coupent la tête à leurs rois. Ils sont dangereux, voyez-vous, Sire, et sales à toucher depuis qu’ils se sont vautrés dans le sang royal et dans la boue covenantaire. Cette politique-là ne m’a jamais convenu, et je la repousse.

– Aussi pouvez-vous nous aider à lui en substituer une autre.

– Laquelle ?

– La restauration de Charles II, par exemple.

– Eh ! mon Dieu ! répliqua Mazarin, est-ce que par hasard le pauvre Sire se flatterait de cette chimère ?

– Mais oui, répliqua le jeune roi, effrayé des difficultés que semblait entrevoir dans ce projet l’œil si sûr de son ministre ; il ne demande même pour cela qu’un million.

– Voilà tout. Un petit million, s’il vous plaît ? fit ironiquement le cardinal en forçant son accent italien. Un petit million, s’il vous plaît, mon frère ? Famille de mendiants, va !

– Cardinal, dit Louis XIV en relevant la tête, cette famille de mendiants est une branche de ma famille.

– Êtes-vous assez riche pour donner des millions aux autres, Sire ? avez-vous des millions ?

– Oh ! répliqua Louis XIV avec une suprême douleur qu’il força cependant, à force de volonté, de ne point éclater sur son visage ; oh ! oui, monsieur le cardinal, je sais que je suis pauvre, mais enfin la couronne de France vaut bien un million, et pour faire une bonne action, j’engagerai, s’il le faut, ma couronne. Je trouverai des juifs qui me prêteront bien un million ?

– Ainsi, Sire, vous dites que vous avez besoin d’un million ? demanda Mazarin.

– Oui, monsieur, je le dis.

– Vous vous trompez beaucoup, Sire, et vous avez besoin de bien plus que cela. Bernouin !… Vous allez voir, Sire, de combien vous avez besoin en réalité… Bernouin !

– Eh quoi ! cardinal, dit le roi, vous allez consulter un laquais sur mes affaires ?

– Bernouin ! cria encore le cardinal sans paraître remarquer l’humiliation du jeune prince. Avance ici, et dis-moi le chiffre que je te demandais tout à l’heure, mon ami.

– Cardinal, cardinal, ne m’avez-vous pas entendu ? dit Louis pâlissant d’indignation.

– Sire, ne vous fâchez pas ; je traite à découvert les affaires de Votre Majesté, moi. Tout le monde en France le sait, mes livres sont à jour. Que te disais-je de me faire tout à l’heure, Bernouin ?

– Votre Éminence me disait de lui faire une addition.

– Tu l’as faite, n’est-ce pas ?

– Oui, monseigneur.

– Pour constater la somme dont Sa Majesté avait besoin en ce moment ? Ne te disais-je pas cela ? Sois franc, mon ami.

– Votre Éminence me le disait.

– Eh bien ! quelle somme désirais-je ?

– Quarante-cinq millions, je crois.

– Et quelle somme trouverions-nous en réunissant toutes nos ressources ?

– Trente-neuf millions deux cent soixante mille francs.

– C'est bien, Bernouin, voilà tout ce que je voulais savoir ; laisse-nous maintenant, dit le cardinal en attachant son brillant regard sur le jeune roi, muet de stupéfaction.

– Mais cependant… balbutia le roi.

– Ah ! vous doutez encore ! Sire, dit le cardinal. Eh bien ! voici la preuve de ce que je vous disais. Et Mazarin tira de dessous son traversin le papier couvert de chiffres, qu’il présenta au roi, lequel détourna la vue, tant sa douleur était profonde.

– Ainsi, comme c’est un million que vous désirez, Sire, que ce million n’est point porté là, c’est donc de quarante-six millions qu’a besoin Votre Majesté. Eh bien ! il n’y a pas de juifs au monde qui prêtent une pareille somme, même sur la couronne de France. Le roi, crispant ses poings sous ses manchettes, repoussa son fauteuil.

– C'est bien, dit-il, mon frère le roi d’Angleterre mourra donc de faim.

– Sire, répondit sur le même ton Mazarin, rappelez-vous ce proverbe que je vous donne ici comme l’expression de la plus saine politique : « Réjouis-toi d’être pauvre quand ton voisin est pauvre aussi. »

Louis médita quelques moments, tout en jetant un curieux regard sur le papier dont un bout passait sous le traversin.

– Alors, dit-il, il y a impossibilité à faire droit à ma demande d’argent, monsieur le cardinal ?

– Absolue, Sire.

– Songez que cela me fera un ennemi plus tard s’il remonte sans moi sur le trône.

– Si Votre Majesté ne craint que cela, qu’elle se tranquillise, dit vivement le cardinal.

– C'est bien, je n’insiste plus, dit Louis XIV.

– Vous ai-je convaincu, au moins, Sire ? dit le cardinal en posant sa main sur celle du roi.

– Parfaitement.

– Toute autre chose, demandez-la, Sire, et je serai heureux de vous l’accorder, vous ayant refusé celle-ci.

– Toute autre chose, monsieur ?

– Eh ! oui, ne suis-je pas corps et âme au service de Votre Majesté ? Holà ! Bernouin, des flambeaux, des gardes pour Sa Majesté ! Sa Majesté rentre dans ses appartements.

– Pas encore, monsieur, et puisque vous mettez votre bonne volonté à ma disposition, je vais en user.

– Pour vous, Sire ? demanda le cardinal, espérant qu’il allait enfin être question de sa nièce.

– Non, monsieur, pas pour moi, répondit Louis, mais pour mon frère Charles toujours.

La figure de Mazarin se rembrunit, et il grommela quelques paroles que le roi ne put entendre.

Chapitre XI – La politique de M. de Mazarin §

Au lieu de l’hésitation avec laquelle il avait un quart d’heure auparavant abordé le cardinal, on pouvait lire alors dans les yeux du jeune roi cette volonté contre laquelle on peut lutter, qu’on brisera peut-être par sa propre impuissance, mais qui au moins gardera, comme une plaie au fond du cœur, le souvenir de sa défaite.

– Cette fois, monsieur le cardinal, il s’agit d’une chose plus facile à trouver qu’un million.

– Vous croyez cela, Sire ? dit Mazarin en regardant le roi de cet œil rusé qui lisait au plus profond des cœurs.

– Oui, je le crois, et lorsque vous connaîtrez l’objet de ma demande…

– Et croyez-vous donc que je ne le connaisse pas, Sire ?

– Vous savez ce qui me reste à vous dire ?

– Écoutez, Sire, voilà les propres paroles du roi Charles…

– Oh ! par exemple !

– Écoutez. Et si cet avare, ce pleutre d’Italien, a-t-il dit…

– Monsieur le cardinal !…

– Voilà le sens, sinon les paroles. Eh ! mon Dieu ! je ne lui en veux pas pour cela, Sire ; chacun voit avec ses passions.

« Il a donc dit : Et si ce pleutre d’Italien vous refuse le million que nous lui demandons, Sire ; si nous sommes forcés, faute d’argent, de renoncer à la diplomatie, eh bien ! nous lui demanderons cinq cents gentilshommes…

Le roi tressaillit, car le cardinal ne s’était trompé que sur le chiffre.

– N'est-ce pas, Sire, que c’est cela ? s’écria le ministre avec un accent triomphateur ; puis il a ajouté de belles paroles, il a dit : J'ai des amis de l’autre côté du détroit ; à ces amis il manque seulement un chef et une bannière.

« Quand ils me verront, quand ils verront la bannière de France, ils se rallieront à moi, car ils comprendront que j’ai votre appui. Les couleurs de l’uniforme français vaudront près de moi le million que M. de Mazarin nous aura refusé.

« (Car il savait bien que je le refuserais, ce million.) Je vaincrai avec ces cinq cents gentilshommes, Sire, et tout l’honneur en sera pour vous. Voilà ce qu’il a dit, ou à peu près, n’est-ce pas ? en entourant ces paroles de métaphores brillantes, d’images pompeuses, car ils sont bavards dans la famille ! Le père a parlé jusque sur l’échafaud.

La sueur de la honte coulait au front de Louis. Il sentait qu’il n’était pas de sa dignité d’entendre ainsi insulter son frère, mais il ne savait pas encore comment on voulait, surtout en face de celui devant qui il avait vu tout plier, même sa mère. Enfin il fit un effort.

– Mais, dit-il, monsieur le cardinal, ce n’est pas cinq cents hommes, c’est deux cents.

– Vous voyez bien que j’avais deviné ce qu’il demandait.

– Je n’ai jamais nié, monsieur, que vous n’eussiez un œil profond, et c’est pour cela que j’ai pensé que vous ne refuseriez pas à mon frère Charles une chose aussi simple et aussi facile à accorder que celle que je vous demande en son nom, monsieur le cardinal, ou plutôt au mien.

– Sire, dit Mazarin, voilà trente ans que je fais de la politique. J'en ai fait d’abord avec M. le cardinal de Richelieu, puis tout seul.

« Cette politique n’a pas toujours été très honnête, il faut l’avouer ; mais elle n’a jamais été maladroite. Or, celle que l’on propose en ce moment à Votre Majesté est malhonnête et maladroite à la fois.

– Malhonnête, monsieur !

– Sire, vous avez fait un traité avec M. Cromwell.

– Oui ; et dans ce traité même M. Cromwell a signé au-dessus de moi.

– Pourquoi avez-vous signé si bas, Sire ? M. Cromwell a trouvé une bonne place, il l’a prise ; c’était assez son habitude. J'en reviens donc à M. Cromwell. Vous avez fait un traité avec lui, c’est-à-dire avec l’Angleterre, puisque quand vous avez signé ce traité M. Cromwell était l’Angleterre.

– M. Cromwell est mort.

– Vous croyez cela, Sire ?

– Mais sans doute, puisque son fils Richard lui a succédé et a abdiqué même.

– Eh bien ! voilà justement ! Richard a hérité à la mort de Cromwell, et l’Angleterre à l’abdication de Richard. Le traité faisait partie de l’héritage, qu’il fût entre les mains de M. Richard ou entre les mains de l’Angleterre. Le traité est donc bon toujours, valable autant que jamais. Pourquoi l’éluderiez-vous, Sire ? Qu'y a-t-il de changé ? Charles II veut aujourd’hui ce que nous n’avons pas voulu il y a dix ans ; mais c’est un cas prévu. Vous êtes l’allié de l’Angleterre, Sire, et non celui de Charles II. C'est malhonnête sans doute, au point de vue de la famille, d’avoir signé un traité avec un homme qui a fait couper la tête au beau-frère du roi votre père, et d’avoir contracté une alliance avec un Parlement qu’on appelle là-bas un Parlement Croupion ; c’est malhonnête, j’en conviens, mais ce n’était pas maladroit au point de vue de la politique, puisque, grâce à ce traité, j’ai sauvé à Votre Majesté, mineure encore, les tracas d’une guerre extérieure, que la Fronde… vous vous rappelez la Fronde, Sire (le jeune roi baissa la tête), que la Fronde eût fatalement compliqués. Et voilà comme quoi je prouve à Votre Majesté que changer de route maintenant sans prévenir nos alliés serait à la fois maladroit et malhonnête. Nous ferions la guerre en mettant les torts de notre côté ; nous la ferions, méritant qu’on nous la fît, et nous aurions l’air de la craindre, tout en la provoquant ; car une permission à cinq cents hommes, à deux cents hommes, à cinquante hommes, à dix hommes, c’est toujours une permission. Un Français, c’est la nation ; un uniforme, c’est l’armée. Supposez, par exemple, Sire, que vous avez la guerre avec la Hollande, ce qui tôt ou tard arrivera certainement, ou avec l’Espagne, ce qui arrivera peut-être si votre mariage manque (Mazarin regarda profondément le roi), et il y a mille causes qui peuvent faire manquer votre mariage ; eh bien ! approuveriez-vous l’Angleterre d’envoyer aux Provinces-Unies ou à l’infante un régiment, une compagnie, une escouade même de gentilshommes anglais ? Trouveriez-vous qu’elle se renferme honnêtement dans les limites de son traité d’alliance ?

Louis écoutait ; il lui semblait étrange que Mazarin invoquât la bonne foi, lui l’auteur de tant de supercheries politiques qu’on appelait des mazarinades.

– Mais enfin, dit le roi, sans autorisation manifeste, je ne puis empêcher des gentilshommes de mon État de passer en Angleterre si tel est leur bon plaisir.

– Vous devez les contraindre à revenir, Sire, ou tout au moins protester contre leur présence en ennemis dans un pays allié.

– Mais enfin, voyons, vous, monsieur le cardinal, vous un génie si profond, cherchons un moyen d’aider ce pauvre roi sans nous compromettre.

– Et voilà justement ce que je ne veux pas, mon cher Sire, dit Mazarin. L'Angleterre agirait d’après mes désirs qu’elle n’agirait pas mieux ; je dirigerais d’ici la politique d’Angleterre que je ne la dirigerais pas autrement.

« Gouvernée ainsi qu’on la gouverne, l’Angleterre est pour l’Europe un nid éternel à procès. La Hollande protège Charles II : laissez faire la Hollande ; ils se fâcheront, ils se battront ; ce sont les deux seules puissances maritimes ; laissez-les détruire leurs marines l’une par l’autre ; nous construirons la nôtre avec les débris de leurs vaisseaux, et encore quand nous aurons de l’argent pour acheter des clous.

– Oh ! que tout ce que vous me dites là est pauvre et mesquin, monsieur le cardinal !

– Oui, mais comme c’est vrai, Sire, avouez-le. Il y a plus : j’admets un moment la possibilité de manquer à votre parole et d’éluder le traité ; cela se voit souvent, qu’on manque à sa parole et qu’on élude un traité, mais c’est quand on a quelque grand intérêt à le faire ou quand on se trouve par trop gêné par le contrat ; eh bien ! vous autoriseriez l’engagement qu’on vous demande ; la France, sa bannière, ce qui est la même chose, passera le détroit et combattra ; la France sera vaincue.

– Pourquoi cela ?

– Voilà ma foi un habile général, que Sa Majesté Charles II, et Worcester nous donne de belles garanties !

– Il n’aura plus affaire à Cromwell, monsieur.

– Oui, mais il aura affaire à Monck, qui est bien autrement dangereux.

« Ce brave marchand de bière dont nous parlons était un illuminé, il avait des moments d’exaltation, d’épanouissement, de gonflement, pendant lesquels il se fendait comme un tonneau trop plein ; par les fentes alors s’échappaient toujours quelques gouttes de sa pensée, et à l’échantillon on connaissait la pensée tout entière. Cromwell nous a ainsi, plus de dix fois, laissé pénétrer dans son âme, quand on croyait cette âme enveloppée d’un triple airain, comme dit Horace. Mais Monck ! Ah ! Sire, Dieu vous garde de faire jamais de la politique avec M. Monck ! C'est lui qui m’a fait depuis un an tous les cheveux gris que j’ai !

« Monck n’est pas un illuminé, lui, malheureusement, c’est un politique ; il ne se fend pas, il se resserre. Depuis dix ans il a les yeux fixés sur un but, et nul n’a pu encore deviner lequel.

« Tous les matins, comme le conseillait Louis XI, il brûle son bonnet de la nuit. Aussi, le jour où ce plan lentement et solitairement mûri éclatera, il éclatera avec toutes les conditions de succès qui accompagnent toujours l’imprévu.

« Voilà Monck, Sire, dont vous n’aviez peut-être jamais entendu parler, dont vous ne connaissiez peut-être pas même le nom, avant que votre frère Charles II, qui sait ce qu’il est, lui, le prononçât devant vous, c’est-à-dire une merveille de profondeur et de ténacité, les deux seules choses contre lesquelles l’esprit et l’ardeur s’émoussent. Sire, j’ai eu de l’ardeur quand j’étais jeune, j’ai eu de l’esprit toujours. Je puis m’en vanter, puisqu’on me le reproche. J'ai fait un beau chemin avec ces deux qualités, puisque de fils d’un pêcheur de Piscina, je suis devenu Premier ministre du roi de France, et que dans cette qualité, Votre Majesté veut bien le reconnaître, j’ai rendu quelques services au trône de Votre Majesté. Eh bien ! Sire, si j’eusse rencontré Monck sur ma route, au lieu d’y trouver M. de Beaufort, M. de Retz, ou M. le prince, eh bien, nous étions perdus. Engagez-vous à la légère, Sire, et vous tomberez dans les griffes de ce soldat politique. Le casque de Monck, Sire, est un coffre de fer au fond duquel il enferme ses pensées, et dont personne n’a la clef. Aussi, près de lui, ou plutôt devant lui, je m’incline, Sire, moi qui n’ai qu’une barrette de velours.

– Que pensez-vous donc que veuille Monck, alors ?

– Eh ! si je le savais, Sire, je ne vous dirais pas de vous défier de lui, car je serais plus fort que lui ; mais avec lui j’ai peur de deviner ; de deviner ! vous comprenez mon mot ? car si je crois avoir deviné, je m’arrêterai à une idée, et, malgré moi, je poursuivrai cette idée. Depuis que cet homme est au pouvoir là-bas, je suis comme ces damnés de Dante à qui Satan a tordu le cou, qui marchent en avant et qui regardent en arrière : je vais du côté de Madrid, mais je ne perds pas de vue Londres. Deviner, avec ce diable d’homme, c’est se tromper, et se tromper, c’est se perdre. Dieu me garde de jamais chercher à deviner ce qu’il désire ; je me borne, et c’est bien assez, à espionner ce qu’il fait ; or, je crois – vous comprenez la portée du mot je crois ? je crois, relativement à Monck, n’engage à rien –, je crois qu’il a tout bonnement envie de succéder à Cromwell. Votre Charles II lui a déjà fait faire des propositions par dix personnes ; il s’est contenté de chasser les dix entremetteurs sans rien leur dire autre chose que : « Allez-vous-en, ou je vous fais pendre ! » C'est un sépulcre que cet homme ! Dans ce moment-ci, Monck fait du dévouement au Parlement Croupion ; de ce dévouement, par exemple, je ne suis pas dupe : Monck ne veut pas être assassiné. Un assassinat l’arrêterait au milieu de son œuvre, et il faut que son œuvre s’accomplisse ; aussi je crois, mais ne croyez pas ce que je crois, je dis je crois par habitude ; je crois que Monck ménage le Parlement jusqu’au moment où il le brisera. On vous demande des épées, mais c’est pour se battre contre Monck. Dieu nous garde de nous battre contre Monck, Sire, car Monck nous battra, et battu par Monck, je ne m’en consolerais de ma vie ! Cette victoire, je me dirais que Monck la prévoyait depuis dix ans. Pour Dieu ! Sire, par amitié pour vous, si ce n’est par considération pour lui, que Charles II se tienne tranquille ; Votre Majesté lui fera ici un petit revenu ; elle lui donnera un de ses châteaux. Eh ! eh ! attendez donc ! mais je me rappelle le traité, ce fameux traité dont nous parlions tout à l’heure ! Votre Majesté n’en a pas même le droit, de lui donner un château !

– Comment cela ?

– Oui, oui, Sa Majesté s’est engagée à ne pas donner l’hospitalité au roi Charles, à le faire sortir de France même. C'est pour cela que vous ferez comprendre à votre frère qu’il ne peut rester chez nous, que c’est impossible, qu’il nous compromet, ou moi-même…

– Assez, monsieur ! dit Louis XIV en se levant. Que vous me refusiez un million, vous en avez le droit : vos millions sont à vous ; que vous me refusiez deux cents gentilshommes, vous en avez le droit encore, car vous êtes Premier ministre, et vous avez, aux yeux de la France, la responsabilité de la paix et de la guerre ; mais que vous prétendiez m’empêcher, moi le roi, de donner l’hospitalité au petit-fils de Henri IV, à mon cousin germain, au compagnon de mon enfance ! là s’arrête votre pouvoir, là commence ma volonté.

– Sire, dit Mazarin, enchanté d’en être quitte à si bon marché, et qui n’avait d’ailleurs si chaudement combattu que pour en arriver là ; Sire, je me courberai toujours devant la volonté de mon roi ; que mon roi garde donc près de lui ou dans un de ses châteaux le roi d’Angleterre, que Mazarin le sache, mais que le ministre ne le sache pas.

– Bonne nuit, monsieur, dit Louis XIV, je m’en vais désespéré.

– Mais convaincu, c’est tout ce qu’il me faut, Sire, répliqua Mazarin.

Le roi ne répondit pas, et se retira tout pensif, convaincu, non pas de tout ce que lui avait dit Mazarin, mais d’une chose au contraire qu’il s’était bien gardé de lui dire, c’était de la nécessité d’étudier sérieusement ses affaires et celles de l’Europe, car il les voyait difficiles et obscures.

Louis retrouva le roi d’Angleterre assis à la même place où il l’avait laissé.

En l’apercevant, le prince anglais se leva ; mais du premier coup d’œil il vit le découragement écrit en lettres sombres sur le front de son cousin.

Alors, prenant la parole le premier, comme pour faciliter à Louis l’aveu pénible qu’il avait à lui faire :

– Quoi qu’il en soit, dit-il, je n’oublierai jamais toute la bonté, toute l’amitié dont vous avez fait preuve à mon égard.

– Hélas ! répliqua sourdement Louis XIV, bonne volonté stérile, mon frère !

Charles II devint extrêmement pâle, passa une main froide sur son front, et lutta quelques instants contre un éblouissement qui le fit chanceler.

– Je comprends, dit-il enfin, plus d’espoir !

Louis saisit la main de Charles II.

– Attendez, mon frère, dit-il, ne précipitez rien, tout peut changer ; ce sont les résolutions extrêmes qui ruinent les causes ; ajoutez, je vous en supplie, une année d’épreuve encore aux années que vous avez déjà subies. Il n’y a, pour vous décider à agir en ce moment plutôt qu’en un autre, ni occasion ni opportunité ; venez avec moi, mon frère, je vous donnerai une de mes résidences, celle qu’il vous plaira d’habiter ; j’aurai l’œil avec vous sur les événements, nous les préparerons ensemble ; allons, mon frère, du courage !

Charles II dégagea sa main de celle du roi, et se reculant pour le saluer avec plus de cérémonie :

– De tout mon cœur, merci, répliqua-t-il, Sire, mais j’ai prié sans résultat le plus grand roi de la terre, maintenant je vais demander un miracle à Dieu.

Et il sortit sans vouloir en entendre davantage, le front haut, la main frémissante, avec une contraction douloureuse de son noble visage, et cette sombre profondeur du regard qui, ne trouvant plus d’espoir dans le monde des hommes, semble aller au-delà en demander à des mondes inconnus.

L'officier des mousquetaires, en le voyant ainsi passer livide, s’inclina presque à genoux pour le saluer.

Il prit ensuite un flambeau, appela deux mousquetaires et descendit avec le malheureux roi l’escalier désert, tenant à la main gauche son chapeau, dont la plume balayait les degrés.

Arrivé à la porte, l’officier demanda au roi de quel côté il se dirigeait, afin d’y envoyer les mousquetaires.

– Monsieur, répondit Charles II à demi-voix, vous qui avez connu mon père, dites-vous, peut-être avez-vous prié pour lui ? Si cela est ainsi, ne m’oubliez pas non plus dans vos prières. Maintenant je m’en vais seul, et vous prie de ne point m’accompagner ni de me faire accompagner plus loin.

L'officier s’inclina et renvoya ses mousquetaires dans l’intérieur du palais.

Mais lui demeura un instant sous le porche pour voir Charles II s’éloigner et se perdre dans l’ombre de la rue tournante.

– À celui-là, comme autrefois à son père, murmura-t-il, Athos, s’il était là, dirait avec raison : « Salut à la Majesté tombée ! »

Puis, montant les escaliers :

– Ah ! le vilain service que je fais ! dit-il à chaque marche. Ah ! le piteux maître ! La vie ainsi faite n’est plus tolérable, et il est temps enfin que je prenne mon parti !… Plus de générosité, plus d’énergie ! continua-t-il.

« Allons, le maître a réussi, l’élève est atrophié pour toujours. Mordioux ! je n’y résisterai pas. Allons, vous autres, continua-t-il en entrant dans l’antichambre, que faites-vous là à me regarder ainsi ? Éteignez ces flambeaux et rentrez à vos postes ! Ah ! vous me gardiez ? Oui, vous veillez sur moi, n’est-ce pas, bonnes gens ? Braves niais ! je ne suis pas le duc de Guise, allez, et l’on ne m’assassinera pas dans le petit couloir. D'ailleurs, ajouta-t-il tout bas, ce serait une résolution, et l’on ne prend plus de résolutions depuis que M. le cardinal de Richelieu est mort. Ah ! à la bonne heure, c’était un homme, celui-là ! C'est décidé, dès demain je jette la casaque aux orties !

Puis, se ravisant :

– Non, dit-il, pas encore ! J'ai une superbe épreuve à faire, et je la ferai ; mais celle-là, je le jure, ce sera la dernière, mordioux !

Il n’avait pas achevé, qu’une voix partit de la chambre du roi.

– Monsieur le lieutenant ! dit cette voix.

– Me voici, répondit-il.

– Le roi demande à vous parler.

– Allons, dit le lieutenant, peut-être est-ce pour ce que je pense. Et il entra chez le roi.

Chapitre XII – Le roi et le lieutenant §

Lorsque le roi vit l’officier près de lui, il congédia son valet de chambre et son gentilhomme.

– Qui est de service demain, monsieur ? demanda-t-il alors. Le lieutenant inclina la tête avec une politesse de soldat et répondit :

– Moi, Sire.

– Comment, encore vous ?

– Moi toujours.

– Comment cela se fait-il, monsieur ?

– Sire, les mousquetaires, en voyage, fournissent tous les postes de la maison de Votre Majesté, c’est-à-dire le vôtre, celui de la reine mère et celui de M. le cardinal, qui emprunte au roi la meilleure partie ou plutôt la plus nombreuse partie de sa garde royale.

– Mais les intérims ?

– Il n’y a d’intérim, Sire, que pour vingt ou trente hommes qui se reposent sur cent vingt. Au Louvre, c’est différent, et si j’étais au Louvre, je me reposerais sur mon brigadier ; mais en route, Sire, on ne sait ce qui peut arriver et j’aime assez faire ma besogne moi-même.

– Ainsi, vous êtes de garde tous les jours ?

– Et toutes les nuits, oui, Sire.

– Monsieur, je ne puis souffrir cela, et je veux que vous vous reposiez.

– C'est fort bien, Sire, mais moi, je ne le veux pas.

– Plaît-il ? fit le roi, qui ne comprit pas tout d’abord le sens de cette réponse.

– Je dis, Sire, que je ne veux pas m’exposer à une faute. Si le diable avait un mauvais tour à me jouer, vous comprenez, Sire, comme il connaît l’homme auquel il a affaire, il choisirait le moment où je ne serais point là. Mon service avant tout et la paix de ma conscience.

– Mais à ce métier-là, monsieur, vous vous tuerez.

– Eh ! Sire, il y a trente-cinq ans que je le fais, ce métier-là, et je suis l’homme de France et de Navarre qui se porte le mieux. Au surplus, Sire, ne vous inquiétez pas de moi, je vous prie ; cela me semblerait trop étrange, attendu que je n’en ai pas l’habitude.

Le roi coupa court à la conversation par une question nouvelle.

– Vous serez donc là demain matin ? demanda-t-il.

– Comme à présent, oui, Sire.

Le roi fit alors quelques tours dans sa chambre ; il était facile de voir qu’il brûlait du désir de parler, mais qu’une crainte quelconque le retenait. Le lieutenant, debout, immobile, le feutre à la main, le poing sur la hanche, le regardait faire ses évolutions, et tout en le regardant, il grommelait en mordant sa moustache :

« Il n’a pas de résolution pour une demi-pistole, ma parole d’honneur ! Gageons qu’il ne parlera point. »

Le roi continuait de marcher, tout en jetant de temps en temps un regard de côté sur le lieutenant.

« C'est son père tout craché, poursuivait celui-ci dans son monologue secret ; il est à la fois orgueilleux, avare et timide. Peste soit du maître, va ! »

Louis s’arrêta.

– Lieutenant ? dit-il.

– Me voilà, Sire.

– Pourquoi donc, ce soir, avez-vous crié là-bas, dans la salle : « Le service du roi, les mousquetaires de Sa Majesté » ?

– Parce que vous m’en avez donné l’ordre, Sire.

– Moi ?

– Vous-même.

– En vérité, je n’ai pas dit un seul mot de cela, monsieur.

– Sire, on donne un ordre par un signe, par un geste, par un clin d’œil, aussi franchement, aussi clairement qu’avec la parole. Un serviteur qui n’aurait que des oreilles ne serait que la moitié d’un bon serviteur.

– Vos yeux sont bien perçants alors, monsieur.

– Pourquoi cela, Sire ?

– Parce qu’ils voient ce qui n’est point.

– Mes yeux sont bons, en effet, Sire, quoiqu’ils aient beaucoup servi et depuis longtemps leur maître ; aussi, toutes les fois qu’ils ont quelque chose à voir, ils n’en manquent pas l’occasion. Or, ce soir ils ont vu que Votre Majesté rougissait à force d’avoir envie de bâiller ; que Votre Majesté regardait avec des supplications éloquentes, d’abord Son Éminence, ensuite Sa Majesté la reine mère, enfin la porte par laquelle on sort ; et ils ont si bien remarqué tout ce que je viens de dire, qu’ils ont vu les lèvres de Votre Majesté articuler ces paroles : « Qui donc me sortira de là ? »

– Monsieur !

– Ou tout au moins ceci, Sire : « Mes mousquetaires ! » Alors je n’ai pas hésité. Ce regard était pour moi, la parole était pour moi ; j’ai crié aussitôt : « Les mousquetaires de Sa Majesté ! » Et d’ailleurs, cela est si vrai, Sire, que Votre Majesté, non seulement ne m’a pas donné tort, mais encore m’a donné raison en partant sur-le-champ.

Le roi se détourna pour sourire ; puis, après quelques secondes, il ramena son œil limpide sur cette physionomie si intelligente, si hardie et si ferme, qu’on eût dit le profil énergique et fier de l’aigle en face du soleil.

– C'est bien, dit-il après un court silence, pendant lequel il essaya, mais en vain, de faire baisser les yeux à son officier.

Mais voyant que le roi ne disait plus rien, celui-ci pirouetta sur ses talons et fit trois pas pour s’en aller en murmurant : « Il ne parlera pas, mordioux ! il ne parlera pas ! »

– Merci, monsieur, dit alors le roi.

« En vérité, poursuivit le lieutenant, il n’eût plus manqué que cela, être blâmé pour avoir été moins sot qu’un autre. »

Et il gagna la porte en faisant sonner militairement ses éperons.

Mais arrivé sur le seuil, et sentant que le désir du roi l’attirait en arrière, il se retourna.

– Votre Majesté m’a tout dit ? demanda-t-il d’un ton que rien ne saurait rendre et qui, sans paraître provoquer la confiance royale, contenait tant de persuasive franchise, que le roi répliqua sur-le-champ :

– Si fait, monsieur, approchez.

« Allons donc ! murmura l’officier, il y vient enfin ! »

– Écoutez-moi.

– Je ne perds pas une parole, Sire.

– Vous monterez à cheval, monsieur, demain, vers quatre heures du matin, et vous me ferez seller un cheval pour moi.

– Des écuries de Votre Majesté ?

– Non, d’un de vos mousquetaires.

– Très bien, Sire. Est-ce tout ?

– Et vous m’accompagnerez.

– Seul ?

– Seul.

– Viendrai-je quérir Votre Majesté, ou l’attendrai-je ?

– Vous m’attendrez.

– Où cela, Sire ?

– À la petite porte du parc.

Le lieutenant s’inclina, comprenant que le roi lui avait dit tout ce qu’il avait à lui dire.

En effet, le roi le congédia par un geste tout aimable de sa main. L'officier sortit de la chambre du roi et revint se placer philosophiquement sur sa chaise, où, bien loin de s’endormir, comme on aurait pu le croire, vu l’heure avancée de la nuit, il se mit à réfléchir plus profondément qu’il n’avait jamais fait.

Le résultat de ces réflexions ne fut point aussi triste que l’avaient été les réflexions précédentes.

« Allons, il a commencé, dit-il ; l’amour le pousse, il marche, il marche ! Le roi est nul chez lui, mais l’homme vaudra peut-être quelque chose. D'ailleurs, nous verrons bien demain matin… Oh ! oh ! s’écria-t-il tout à coup en se redressant, voilà une idée gigantesque, mordioux ! et peut-être ma fortune est-elle dans cette idée-là ! »

Après cette exclamation, l’officier se leva et arpenta, les mains dans les poches de son justaucorps, l’immense antichambre qui lui servait d’appartement.

La bougie flambait avec fureur sous l’effort d’une brise fraîche qui, s’introduisant par les gerçures de la porte et par les fentes de la fenêtre, coupait diagonalement la salle. Elle projetait une lueur rougeâtre, inégale, tantôt radieuse, tantôt ternie, et l’on voyait marcher sur la muraille la grande ombre du lieutenant, découpée en silhouette comme une figure de Callot, avec l’épée en broche et le feutre empanaché.

« Certes, murmurait-il, ou je me trompe fort, ou le Mazarin tend là un piège au jeune amoureux ; le Mazarin a donné ce soir un rendez-vous et une adresse aussi complaisamment que l’eût pu faire M. Dangeau lui-même. J'ai entendu et je sais la valeur des paroles. « Demain matin, a-t-il dit, elles passeront à la hauteur du pont de Blois. » Mordioux ! c’est clair, cela ! et surtout pour un amant ! C'est pourquoi cet embarras, c’est pourquoi cette hésitation, c’est pourquoi cet ordre : « Monsieur le lieutenant de mes mousquetaires, à cheval demain, à quatre heures du matin. » Ce qui est aussi clair que s’il m’eût dit : « Monsieur le lieutenant de mes mousquetaires, demain, à quatre heures du matin, au pont de Blois, entendez-vous ? » Il y a donc là un secret d’État que moi, chétif, je tiens à l’heure qu’il est. Et pourquoi est-ce que je le tiens ? Parce que j’ai de bons yeux, comme je le disais tout à l’heure à Sa Majesté. C'est qu’on dit qu’il l’aime à la fureur, cette petite poupée d’Italienne ! C'est qu’on dit qu’il s’est jeté aux genoux de sa mère pour lui demander de l’épouser ! C'est qu’on dit que la reine a été jusqu’à consulter la cour de Rome pour savoir si un pareil mariage, fait contre sa volonté, serait valable ! Oh ! si j’avais encore vingt-cinq ans ! si j’avais là, à mes côtés, ceux que je n’ai plus ! si je ne méprisais pas profondément tout le monde, je brouillerais M. de Mazarin avec la reine mère, la France avec l’Espagne, et je ferais une reine de ma façon ; mais, bah ! »

Et le lieutenant fit claquer ses doigts en signe de dédain.

« Ce misérable Italien, ce pleutre, ce ladre vert, qui vient de refuser un million au roi d’Angleterre, ne me donnerait peut-être pas mille pistoles pour la nouvelle que je lui porterais. Oh ! mordioux ! voilà que je tombe en enfance ! voilà que je m’abrutis ! Le Mazarin donner quelque chose, ha ! ha ! ha ! »

Et l’officier se mit à rire formidablement tout seul.

« Dormons, dit-il, dormons, et tout de suite. J'ai l’esprit fatigué de ma soirée, demain il verra plus clair qu’aujourd’hui. »

Et sur cette recommandation faite à lui-même, il s’enveloppa de son manteau, narguant son royal voisin.

Cinq minutes après, il dormait les poings fermés, les lèvres entrouvertes, laissant échapper, non pas son secret, mais un ronflement sonore qui se développait à l’aise sous la voûte majestueuse de l’antichambre.

Chapitre XIII – Marie de Mancini §

Le soleil éclairait à peine de ses premiers rayons les grands bois du parc et les hautes girouettes du château, quand le jeune roi, réveillé déjà depuis plus de deux heures, et tout entier à l’insomnie de l’amour, ouvrit son volet lui-même et jeta un regard curieux sur les cours du palais endormi.

Il vit qu’il était l’heure convenue : la grande horloge de la cour marquait même quatre heures un quart.

Il ne réveilla point son valet de chambre, qui dormait profondément à quelque distance ; il s’habilla seul, et ce valet, tout effaré, arrivait, croyant avoir manqué à son service, lorsque Louis le renvoya dans sa chambre en lui recommandant le silence le plus absolu. Alors il descendit le petit escalier, sortit par une porte latérale, et aperçut le long du mur du parc un cavalier qui tenait un cheval de main.

Ce cavalier était méconnaissable dans son manteau et sous son chapeau.

Quant au cheval, sellé comme celui d’un bourgeois riche, il n’offrait rien de remarquable à l’œil le plus exercé.

Louis vint prendre la bride de ce cheval ; l’officier lui tint l’étrier, sans quitter lui-même la selle, et demanda d’une voix discrète les ordres de Sa Majesté.

– Suivez-moi, répondit Louis XIV.

L'officier mit son cheval au trot derrière celui de son maître, et ils descendirent ainsi vers le pont.

Lorsqu’ils furent de l’autre côté de la Loire :

– Monsieur, dit le roi, vous allez me faire le plaisir de piquer devant vous jusqu’à ce que vous aperceviez un carrosse ; alors vous reviendrez m’avertir ; je me tiens ici.

– Votre Majesté daignera-t-elle me donner quelques détails sur le carrosse que je suis chargé de découvrir ?

– Un carrosse dans lequel vous verrez deux dames et probablement aussi leurs suivantes.

– Sire, je ne veux point faire d’erreur ; y a-t-il encore un autre signe auquel je puisse reconnaître ce carrosse ?

– Il sera, selon toute probabilité, aux armes de M. le cardinal.

– C'est bien, Sire, répondit l’officier, entièrement fixé sur l’objet de sa reconnaissance.

Il mit alors son cheval au grand trot et piqua du côté indiqué par le roi. Mais il n’eut pas fait cinq cents pas qu’il vit quatre mules, puis un carrosse poindre derrière un monticule.

Derrière ce carrosse en venait un autre. Il n’eut besoin que d’un coup d’œil pour s’assurer que c’étaient bien là les équipages qu’il était venu chercher.

Il tourna bride sur-le-champ, et se rapprochant du roi :

– Sire, dit-il, voici les carrosses. Le premier, en effet, contient deux dames avec leurs femmes de chambre ; le second renferme des valets de pied, des provisions, des hardes.

– Bien, bien, répondit le roi d’une voix tout émue. Eh bien ! allez, je vous prie, dire à ces dames qu’un cavalier de la cour désire présenter ses hommages à elles seules.

L'officier partit au galop.

– Mordioux ! disait-il tout en courant, voilà un emploi nouveau et honorable, j’espère ! Je me plaignais de n’être rien, je suis confident du roi. Un mousquetaire, c’est à en crever d’orgueil !

Il s’approcha du carrosse et fit sa commission en messager galant et spirituel.

Deux dames étaient en effet dans le carrosse : l’une d’une grande beauté, quoique un peu maigre ; l’autre moins favorisée de la nature, mais vive, gracieuse, et réunissant dans les légers plis de son front tous les signes de la volonté. Ses yeux vifs et perçants, surtout, parlaient plus éloquemment que toutes les phrases amoureuses de mise en ces temps de galanterie. Ce fut à celle-là que d’Artagnan s’adressa sans se tromper, quoique, ainsi que nous l’avons dit, l’autre fût plus jolie peut-être.

– Mesdames, dit-il, je suis le lieutenant des mousquetaires, et il y a sur la route un cavalier qui vous attend et qui désire vous présenter ses hommages.

À ces mots, dont il suivait curieusement l’effet, la dame aux yeux noirs poussa un cri de joie, se pencha hors de la portière, et, voyant accourir le cavalier, tendit les bras en s’écriant :

– Ah ! mon cher Sire !

Et les larmes jaillirent aussitôt de ses yeux. Le cocher arrêta ses chevaux, les femmes de chambre se levèrent avec confusion au fond du carrosse, et la seconde dame ébaucha une révérence terminée par le plus ironique sourire que la jalousie ait jamais dessiné sur des lèvres de femme.

– Marie ! chère Marie ! s’écria le roi en prenant dans ses deux mains la main de la dame aux yeux noirs.

Et, ouvrant lui-même la lourde portière, il l’attira hors du carrosse avec tant d’ardeur qu’elle fut dans ses bras avant de toucher la terre. Le lieutenant, posté de l’autre côté du carrosse, voyait et entendait sans être remarqué.

Le roi offrit son bras à Mlle de Mancini, et fit signe aux cochers et aux laquais de poursuivre leur chemin.

Il était six heures à peu près ; la route était fraîche et charmante ; de grands arbres aux feuillages encore noués dans leur bourre dorée laissaient filtrer la rosée du matin suspendue comme des diamants liquides à leurs branches frémissantes ; l’herbe s’épanouissait au pied des haies ; les hirondelles, revenues depuis quelques jours, décrivaient leurs courbes gracieuses entre le ciel et l’eau ; une brise parfumée par les bois dans leur floraison courait le long de cette route et ridait la nappe d’eau du fleuve ; toutes ces beautés du jour, tous ces parfums des plantes, toutes ces aspirations de la terre vers le ciel, enivraient les deux amants, marchant côte à côte, appuyés l’un à l’autre, les yeux sur les yeux, la main dans la main, et qui, s’attardant par un commun désir, n’osaient parler, tant ils avaient de choses à se dire.

L'officier vit que le cheval abandonné errait çà et là et inquiétait Mlle de Mancini. Il profita du prétexte pour se rapprocher en arrêtant le cheval, et, à pied aussi entre les deux montures qu’il maintenait, il ne perdit pas un mot ni un geste des deux amants. Ce fut Mlle de Mancini qui commença.

– Ah ! mon cher Sire, dit elle, vous ne m’abandonnez donc pas, vous ?

– Non, répondit le roi : vous le voyez bien, Marie.

– On me l’avait tant dit, cependant : qu’à peine serions-nous séparés, vous ne penseriez plus à moi !

– Chère Marie, est-ce donc d’aujourd’hui que vous vous apercevez que nous sommes entourés de gens intéressés à nous tromper ?

– Mais enfin, Sire, ce voyage, cette alliance avec l’Espagne ? On vous marie !

Louis baissa la tête.

En même temps l’officier put voir luire au soleil les regards de Marie de Mancini, brillants comme une dague qui jaillit du fourreau.

– Et vous n’avez rien fait pour notre amour ? demanda la jeune fille après un instant de silence.

– Ah ! mademoiselle, comment pouvez-vous croire cela ! Je me suis jeté aux genoux de ma mère ; j’ai prié, j’ai supplié ; j’ai dit que tout mon bonheur était en vous ; j’ai menacé…

– Eh bien ? demanda vivement Marie.

– Eh bien ! la reine mère a écrit en cour de Rome, et on lui a répondu qu’un mariage entre nous n’aurait aucune valeur et serait cassé par le Saint-Père. Enfin, voyant qu’il n’y avait pas d’espoir pour nous, j’ai demandé qu’on retardât au moins mon mariage avec l’infante.

– Ce qui n’empêche point que vous ne soyez en route pour aller au-devant d’elle.

– Que voulez-vous ! à mes prières, à mes supplications, à mes larmes, on a répondu par la raison d’État.

– Eh bien ?

– Eh bien ! que voulez-vous faire, mademoiselle, lorsque tant de volontés se liguent contre moi ?

Ce fut au tour de Marie de baisser la tête.

– Alors, il me faudra vous dire adieu pour toujours, dit-elle. Vous savez qu’on m’exile, qu’on m’ensevelit ; vous savez qu’on fait plus encore, vous savez qu’on me marie, aussi, moi !

Louis devint pâle et porta une main à son cœur.

– S'il ne se fût agi que de ma vie, moi aussi j’ai été si fort persécutée que j’eusse cédé, mais j’ai cru qu’il s’agissait de la vôtre, mon cher Sire, et j’ai combattu pour conserver votre bien.

– Oh ! oui, mon bien, mon trésor ! murmura le roi, plus galamment que passionnément peut-être.

– Le cardinal eût cédé, dit Marie, si vous vous fussiez adressé à lui, si vous eussiez insisté. Le cardinal appeler le roi de France son neveu ! comprenez-vous, Sire ! Il eût tout fait pour cela, même la guerre ; le cardinal, assuré de gouverner seul, sous le double prétexte qu’il avait élevé le roi et qu’il lui avait donné sa nièce, le cardinal eût combattu toutes les volontés, renversé tous les obstacles. Oh ! Sire, Sire, je vous en réponds. Moi, je suis une femme et je vois clair dans tout ce qui est amour.

Ces paroles produisirent sur le roi une impression singulière. On eût dit qu’au lieu d’exalter sa passion, elles la refroidissaient. Il ralentit le pas et dit avec précipitation :

– Que voulez-vous, mademoiselle ! tout a échoué.

– Excepté votre volonté, n’est-ce pas, mon cher Sire ?

– Hélas ! dit le roi rougissant, est-ce que j’ai une volonté, moi !

– Oh ! laissa échapper douloureusement Mlle de Mancini, blessée de ce mot.

– Le roi n’a de volonté que celle que lui dicte la politique, que celle que lui impose la raison d’État.

– Oh ! c’est que vous n’avez pas d’amour ! s’écria Marie ; si vous m’aimiez, Sire, vous auriez une volonté.

En prononçant ces mots, Marie leva les yeux sur son amant, qu’elle vit plus pâle et plus défait qu’un exilé qui va quitter à jamais sa terre natale.

– Accusez-moi, murmura le roi, mais ne me dites point que je ne vous aime pas.

Un long silence suivit ces mots, que le jeune roi avait prononcés avec un sentiment bien vrai et bien profond.

– Je ne puis penser, Sire, continua Marie, tentant un dernier effort, que demain, après-demain, je ne vous verrai plus ; je ne puis penser que j’irai finir mes tristes jours loin de Paris, que les lèvres d’un vieillard, d’un inconnu, toucheraient cette main que vous tenez dans les vôtres ; non, en vérité, je ne puis penser à tout cela, mon cher Sire, sans que mon pauvre cœur éclate de désespoir.

Et, en effet, Marie de Mancini fondit en larmes. De son côté, le roi, attendri, porta son mouchoir à ses lèvres et étouffa un sanglot.

– Voyez, dit-elle, les voitures se sont arrêtées ; ma sœur m’attend, l’heure est suprême : ce que vous allez décider sera décidé pour toute la vie ! Oh ! Sire, vous voulez donc que je vous perde ? Vous voulez donc, Louis, que celle à qui vous avez dit : « Je vous aime » appartienne à un autre qu’à son roi, à son maître, à son amant ? Oh ! du courage, Louis ! un mot, un seul mot ! dites : « Je veux ! » et toute ma vie est enchaînée à la vôtre, et tout mon cœur est à vous à jamais.

Le roi ne répondit rien.

Marie alors le regarda comme Didon regarda Énée aux Champs élyséens, farouche et dédaigneuse.

– Adieu, donc, dit-elle, adieu la vie, adieu l’amour, adieu le Ciel !

Et elle fit un pas pour s’éloigner ; le roi la retint, lui saisit la main, qu’il colla sur ses lèvres, et, le désespoir l’emportant sur la résolution qu’il paraissait avoir prise intérieurement, il laissa tomber sur cette belle main une larme brûlante de regret qui fit tressaillir Marie comme si effectivement cette larme l’eût brûlée.

Elle vit les yeux humides du roi, son front pâle, ses lèvres convulsives, et s’écria avec un accent que rien ne pourrait rendre :

– Oh ! Sire, vous êtes roi, vous pleurez, et je pars !

Le roi, pour toute réponse, cacha son visage dans son mouchoir.

L'officier poussa comme un rugissement qui effraya les deux chevaux. Mlle de Mancini, indignée, quitta le roi et remonta précipitamment dans son carrosse en criant au cocher :

– Partez, partez vite !

Le cocher obéit, fouetta ses chevaux, et le lourd carrosse s’ébranla sur ses essieux criards, tandis que le roi de France, seul, abattu, anéanti, n’osait plus regarder ni devant ni derrière lui.

Chapitre XIV – Où le roi et le lieutenant font chacun preuve de mémoire §

Quand le roi, comme tous les amoureux du monde, eut longtemps et attentivement regardé à l’horizon disparaître le carrosse qui emportait sa maîtresse ; lorsqu’il se fut tourné et retourné cent fois du même côté, et qu’il eut enfin réussi à calmer quelque peu l’agitation de son cœur et de sa pensée, il se souvint enfin qu’il n’était pas seul. L'officier tenait toujours le cheval par la bride, et n’avait pas perdu tout espoir de voir le roi revenir sur sa résolution. « Il a encore la ressource de remonter à cheval et de courir après le carrosse : on n’aura rien perdu pour attendre. » Mais l’imagination du lieutenant des mousquetaires était trop brillante et trop riche ; elle laissa en arrière celle du roi, qui se garda bien de se porter à un pareil excès de luxe.

Il se contenta de se rapprocher de l’officier, et d’une voix dolente :

– Allons, dit-il, nous avons fini… À cheval.

L'officier imita ce maintien, cette lenteur, cette tristesse et enfourcha lentement et tristement sa monture. Le roi piqua, le lieutenant le suivit.

Au pont, Louis se retourna une dernière fois. L'officier, patient comme un dieu qui a l’éternité devant et derrière lui, espéra encore un retour d’énergie. Mais ce fut inutilement, rien ne parut. Louis gagna la rue qui conduisait au château et rentra comme sept heures sonnaient. Une fois que le roi fut bien rentré et que le mousquetaire eut bien vu, lui qui voyait tout, un coin de tapisserie se soulever à la fenêtre du cardinal, il poussa un grand soupir comme un homme qu’on délie des plus étroites entraves, et il dit à demi-voix :

– Pour le coup, mon officier, j’espère que c’est fini !

Le roi appela son gentilhomme.

– Je ne recevrai personne avant deux heures, dit-il, entendez-vous, monsieur ?

– Sire, répliqua le gentilhomme, il y a cependant quelqu’un qui demandait à entrer.

– Qui donc ?

– Votre lieutenant de mousquetaires.

– Celui qui m’a accompagné ?

– Oui, Sire.

– Ah ! fit le roi. Voyons, qu’il entre. L'officier entra.

Le roi fit signe, le gentilhomme et le valet de chambre sortirent. Louis les suivit des yeux jusqu’à ce qu’ils eussent refermé la porte, et lorsque les tapisseries furent retombées derrière eux :

– Vous me rappelez par votre présence, monsieur, dit le roi, ce que j’avais oublié de vous recommander, c’est-à-dire la discrétion la plus absolue.

– Oh ! Sire, pourquoi Votre Majesté se donne-t-elle la peine de me faire une pareille recommandation ? on voit bien qu’elle ne me connaît pas.

– Oui, monsieur, c’est la vérité ; je sais que vous êtes discret ; mais comme je n’avais rien prescrit…

L'officier s’inclina.

– Votre Majesté n’a plus rien à me dire ? demanda-t-il.

– Non, monsieur, et vous pouvez vous retirer.

– Obtiendrai-je la permission de ne pas le faire avant d’avoir parlé au roi, Sire ?

– Qu'avez-vous à me dire ? Expliquez-vous, monsieur.

– Sire, une chose sans importance pour vous, mais qui m’intéresse énormément, moi. Pardonnez-moi donc de vous en entretenir. Sans l’urgence, sans la nécessité, je ne l’eusse jamais fait, et je fusse disparu, muet, et petit, comme j’ai toujours été.

– Comment, disparu ! Je ne vous comprends pas.

– Sire, en un mot, dit l’officier, je viens demander mon congé à Votre Majesté.

Le roi fit un mouvement de surprise, mais l’officier ne bougea pas plus qu’une statue.

– Votre congé, à vous, monsieur ? et pour combien de temps, je vous prie ?

– Mais pour toujours, Sire.

– Comment, vous quitteriez mon service, monsieur ? dit Louis avec un mouvement qui décelait plus que de la surprise.

– Sire, j’ai ce regret.

– Impossible.

– Si fait, Sire : je me fais vieux ; voilà trente-quatre ou trente-cinq ans que je porte le harnais ; mes pauvres épaules sont fatiguées ; je sens qu’il faut laisser la place aux jeunes.

« Je ne suis pas du nouveau siècle, moi ! j’ai encore un pied pris dans l’ancien ; il en résulte que tout étant étrange à mes yeux, tout m’étonne et tout m’étourdit. Bref ! j’ai l’honneur de demander mon congé à Votre Majesté.

– Monsieur, dit le roi en regardant l’officier, qui portait sa casaque avec une aisance que lui eût enviée un jeune homme, vous êtes plus fort et plus vigoureux que moi.

– Oh ! répondit l’officier avec un sourire de fausse modestie. Votre Majesté me dit cela parce que j’ai encore l’œil assez bon et le pied assez sûr, parce que je ne suis pas mal à cheval et que ma moustache est encore noire ; mais, Sire, vanité des vanités que tout cela ; illusions que tout cela, apparence, fumée, Sire ! J'ai l’air jeune encore, c’est vrai, mais je suis vieux au fond, et avant six mois, j’en suis sûr, je serai cassé, podagre, impotent. Ainsi donc, Sire…

– Monsieur, interrompit le roi, rappelez-vous vos paroles, d’hier, vous me disiez à cette même place où vous êtes que vous étiez doué de la meilleure santé de France, que la fatigue vous était inconnue, que vous n’aviez aucun souci de passer nuits et jours à votre poste. M'avez-vous dit cela, oui ou non ? Rappelez vos souvenirs, monsieur.

L'officier poussa un soupir.

– Sire, dit-il, la vieillesse est vaniteuse, et il faut bien pardonner aux vieillards de faire leur éloge que personne ne fait plus. Je disais cela, c’est possible ; mais le fait est, Sire, que je suis très fatigué et que je demande ma retraite.

– Monsieur, dit le roi en avançant sur l’officier avec un geste plein de finesse et de majesté, vous ne me donnez pas la véritable raison ; vous voulez quitter mon service, c’est vrai, mais vous me déguisez le motif de cette retraite.

– Sire, croyez bien…

– Je crois ce que je vois, monsieur ; je vois un homme énergique, vigoureux, plein de présence d’esprit, le meilleur soldat de France, peut-être, et ce personnage-là ne me persuade pas le moins du monde que vous ayez besoin de repos.

– Ah ! Sire, dit le lieutenant avec amertume, que d’éloges ! Votre Majesté me confond, en vérité ! Énergique, vigoureux, spirituel, brave, le meilleur soldat de l’armée ! mais, Sire, Votre Majesté exagère mon peu de mérite, à ce point que si bonne opinion que j’aie de moi, je ne me reconnais plus en vérité. Si j’étais assez vain pour croire à moitié seulement aux paroles de Votre Majesté, je me regarderais comme un homme précieux, indispensable ; je dirais qu’un serviteur, lorsqu’il réunit tant et de si brillantes qualités, est un trésor sans prix. Or, Sire, j’ai été toute ma vie, je dois le dire, excepté aujourd’hui, apprécié, à mon avis, fort au-dessous de ce que je valais. Je le répète, Votre Majesté exagère donc.

Le roi fronça le sourcil, car il voyait une raillerie sourire amèrement au fond des paroles de l’officier.

– Voyons, monsieur, dit-il, abordons franchement la question. Est-ce que mon service ne vous plaît pas, dites ? Allons, point de détours, répondez hardiment, franchement, je le veux.

L'officier, qui roulait depuis quelques instants d’un air assez embarrassé son feutre entre ses mains, releva la tête à ces mots.

– Oh ! Sire, dit-il, voilà qui me met un peu plus à l’aise. À une question posée aussi franchement, je répondrai moi-même franchement. Dire vrai est une bonne chose, tant à cause du plaisir qu’on éprouve à se soulager le cœur, qu’à cause de la rareté du fait. Je dirai donc la vérité à mon roi, tout en le suppliant d’excuser la franchise d’un vieux soldat.

Louis regarda son officier avec une vive inquiétude qui se manifesta par l’agitation de son geste.

– Eh bien ! donc, parlez, dit-il ; car je suis impatient d’entendre les vérités que vous avez à me dire.

L'officier jeta son chapeau sur une table, et sa figure, déjà si intelligente et si martiale, prit tout à coup un étrange caractère de grandeur et de solennité.

– Sire, dit-il, je quitte le service du roi parce que je suis mécontent. Le valet, en ce temps-ci, peut s’approcher respectueusement de son maître comme je le fais, lui donner l’emploi de son travail, lui rapporter les outils, lui rendre compte des fonds qui lui ont été confiés, et dire : « Maître, ma journée est faite, payez-moi, je vous prie, et séparons-nous. »

– Monsieur, monsieur ! s’écria le roi, pourpre de colère.

– Ah ! Sire, répondit l’officier en fléchissant un moment le genou, jamais serviteur ne fut plus respectueux que je ne le suis devant Votre Majesté ; seulement, vous m’avez ordonné de dire la vérité. Or, maintenant que j’ai commencé de la dire, il faut qu’elle éclate, même si vous me commandiez de la taire.

Il y avait une telle résolution exprimée dans les muscles froncés du visage de l’officier, que Louis XIV n’eut pas besoin de lui dire de continuer ; il continua donc, tandis que le roi le regardait avec une curiosité mêlée d’admiration.

– Sire, voici bientôt trente-cinq ans, comme je le disais, que je sers la maison de France ; peu de gens ont usé autant d’épées que moi à ce service, et les épées dont je parle étaient de bonnes épées, Sire. J'étais enfant, j’étais ignorant de toutes choses excepté du courage, quand le roi votre père devina en moi un homme. J'étais un homme, Sire, lorsque le cardinal de Richelieu, qui s’y connaissait, devina en moi un ennemi. Sire, l’histoire de cette inimitié de la fourmi et du lion, vous l’eussiez pu lire depuis la première jusqu’à la dernière ligne dans les archives secrètes de votre famille. Si jamais l’envie vous en prend, Sire, faites-le ; cette histoire en vaut la peine, c’est moi qui vous le dis. Vous y lirez que le lion, fatigué, lassé, haletant, demanda enfin grâce, et, il faut lui rendre cette justice, qu’il fit grâce aussi. Oh ! ce fut un beau temps, Sire, semé de batailles, comme une épopée du Tasse ou de l’Arioste ! Les merveilles de ce temps-là, auxquelles le nôtre refuserait de croire, furent pour nous tous des banalités. Pendant cinq ans, je fus un héros tous les jours, à ce que m’ont dit du moins quelques personnages de mérite ; et c’est long, croyez-moi, Sire, un héroïsme de cinq ans ! Cependant je crois à ce que m’ont dit ces gens-là, car c’étaient de bons appréciateurs : on les appelait M. de Richelieu, M. de Buckingham, M. de Beaufort, M. de Retz, un rude génie aussi, celui-là, dans la guerre des rues ! enfin, le roi Louis XIII, et même la reine, votre auguste mère, qui voulut bien me dire un jour : Merci ! Je ne sais plus quel service j’avais eu l’honneur de lui rendre. Pardonnez-moi, Sire, de parler si hardiment ; mais ce que je vous raconte là, j’ai déjà eu l’honneur de le dire à Votre Majesté, c’est de l’histoire.

Le roi se mordit les lèvres et s’assit violemment dans un fauteuil.

– J'obsède Votre Majesté, dit le lieutenant. Eh ! Sire, voilà ce que c’est que la vérité ! C'est une dure compagne, elle est hérissée de fer ; elle blesse qui elle atteint, et parfois aussi qui la dit.

– Non, monsieur, répondit le roi ; je vous ai invité à parler, parlez donc.

– Après le service du roi et du cardinal, vint le service de la régence, Sire ; je me suis bien battu aussi dans la Fronde, moins bien cependant que la première fois. Les hommes commençaient à diminuer de taille. Je n’en ai pas moins conduit les mousquetaires de Votre Majesté en quelques occasions périlleuses qui sont restées à l’ordre du jour de la compagnie. C'était un beau sort alors que le mien ! J'étais le favori de M. de Mazarin : Lieutenant par-ci ! lieutenant par-là ! lieutenant à droite ! lieutenant à gauche ! Il ne se distribuait pas un horion en France que votre très humble serviteur ne fût chargé de la distribution ; mais bientôt il ne se contenta point de la France, M. le cardinal ! il m’envoya en Angleterre pour le compte de M. Cromwell. Encore un monsieur qui n’était pas tendre, je vous en réponds, Sire. J'ai eu l’honneur de le connaître, et j’ai pu l’apprécier. On m’avait beaucoup promis à l’endroit de cette mission ; aussi, comme j’y fis tout autre chose que ce que l’on m’avait recommandé de faire, je fus généreusement payé, car on me nomma enfin capitaine de mousquetaires, c’est-à-dire à la charge la plus enviée de la cour, à celle qui donne le pas sur les maréchaux de France ; et c’est justice, car qui dit capitaine de mousquetaires dit la fleur du soldat et le roi des braves !

– Capitaine, monsieur, répliqua le roi, vous faites erreur, c’est lieutenant que vous voulez dire.

– Non pas, Sire, je ne fais jamais d’erreur ; que Votre Majesté s’en rapporte à moi sur ce point : M. de Mazarin m’en donna le brevet.

– Eh bien ?

– Mais M. de Mazarin, vous le savez mieux que personne, ne donne pas souvent ; et même parfois reprend ce qu’il donne : il me le reprit quand la paix fut faite et qu’il n’eut plus besoin de moi. Certes, je n’étais pas digne de remplacer M. de Tréville, d’illustre mémoire ; mais enfin, on m’avait promis, on m’avait donné, il fallait en demeurer là.

– Voilà ce qui vous mécontente, monsieur ? Eh bien ! je prendrai des informations. J'aime la justice, moi, et votre réclamation, bien que faite militairement, ne me déplaît pas.

– Oh ! Sire, dit l’officier, Votre Majesté m’a mal compris, je ne réclame plus rien maintenant.

– Excès de délicatesse, monsieur ; mais je veux veiller à vos affaires et plus tard…

– Oh ! Sire, quel mot ! Plus tard ! Voilà trente ans que je vis sur ce mot plein de bonté, qui a été prononcé par tant de grands personnages, et que vient à son tour de prononcer votre bouche. Plus tard ! voilà comment j’ai reçu vingt blessures, et comment j’ai atteint cinquante-quatre ans sans jamais avoir un louis dans ma bourse et sans jamais avoir trouvé un protecteur sur ma route, moi qui ai protégé tant de gens ! Aussi, je change de formule, Sire, et quand on me dit : Plus tard, maintenant, je réponds : Tout de suite. C'est le repos que je sollicite, Sire. On peut bien me l’accorder : cela ne coûtera rien à personne.

– Je ne m’attendais pas à ce langage, monsieur, surtout de la part d’un homme qui a toujours vécu près des grands. Vous oubliez que vous parlez au roi, à un gentilhomme qui est d’aussi bonne maison que vous, je suppose, et quand je dis plus tard, moi, c’est une certitude.

– Je n’en doute pas, Sire ; mais voici la fin de cette terrible vérité que j’avais à vous dire : Quand je verrais sur cette table le bâton de maréchal, l’épée de connétable, la couronne de Pologne, au lieu de plus tard, je vous jure, Sire, que je dirais encore tout de suite. Oh ! excusez-moi, Sire, je suis du pays de votre aïeul Henri IV : je ne dis pas souvent, mais je dis tout quand je dis.

– L'avenir de mon règne vous tente peu, à ce qu’il paraît, monsieur ? dit Louis avec hauteur.

– Oubli, oubli partout ! s’écria l’officier avec noblesse ; le maître a oublié le serviteur, et voilà que le serviteur en est réduit à oublier son maître. Je vis dans un temps malheureux, Sire ! Je vois la jeunesse pleine de découragement et de crainte, je la vois timide et dépouillée, quand elle devrait être riche et puissante. J'ouvre hier soir, par exemple, la porte du roi de France à un roi d’Angleterre dont moi, chétif, j’ai failli sauver le père, si Dieu ne s’était pas mis contre moi, Dieu, qui inspirait son élu Cromwell !

« J'ouvre, dis-je, cette porte, c’est-à-dire le palais d’un frère à un frère, et je vois, tenez, Sire, cela me serre le cœur ! et je vois le ministre de ce roi chasser le proscrit et humilier son maître en condamnant à la misère un autre roi, son égal ; enfin je vois mon prince, qui est jeune beau, brave, qui a le courage dans le cœur et l’éclair dans les yeux, je le vois trembler devant un prêtre qui rit de lui derrière les rideaux de son alcôve, où il digère dans son lit tout l’or de la France, qu’il engloutit ensuite dans des coffres inconnus. Oui, je comprends votre regard, Sire. Je me fais hardi jusqu’à la démence ; mais que voulez-vous ! je suis un vieux, et je vous dis là, à vous, mon roi, des choses que je ferais rentrer dans la gorge de celui qui les prononcerait devant moi.

« Enfin, vous m’avez commandé de vider devant vous le fond de mon cœur, Sire, et je répands aux pieds de Votre Majesté la bile que j’ai amassée depuis trente ans, comme je répandrais tout mon sang si Votre Majesté me l’ordonnait.

Le roi essuya sans mot dire les flots d’une sueur froide et abondante qui ruisselait de ses tempes.

La minute de silence qui suivit cette véhémente sortie représenta pour celui qui avait parlé et pour celui qui avait entendu des siècles de souffrance.

– Monsieur, dit enfin le roi, vous avez prononcé le mot oubli, je n’ai entendu que ce mot ; je répondrai donc à lui seul. D'autres ont pu être oublieux, mais je ne le suis pas, moi, et la preuve, c’est que je me souviens qu’un jour d’émeute, qu’un jour ou le peuple furieux, furieux et mugissant comme la mer, envahissait le Palais-Royal ; qu’un jour enfin où je feignais de dormir dans mon lit, un seul homme, l’épée nue, caché derrière mon chevet, veillait sur ma vie, prêt à risquer la sienne pour moi, comme il l’avait déjà vingt fois risquée pour ceux de ma famille. Est-ce que ce gentilhomme, à qui je demandai alors son nom, ne s’appelait pas M. d’Artagnan, dites, monsieur ?

– Votre Majesté a bonne mémoire ; répondit froidement l’officier.

– Voyez alors, monsieur, continua le roi, si j’ai de pareils souvenirs d’enfance, ce que je puis en amasser dans l’âge de raison.

– Votre Majesté a été richement douée par Dieu, dit l’officier avec le même ton.

– Voyons, monsieur d’Artagnan, continua Louis avec une agitation fébrile, est-ce que vous ne serez pas aussi patient que moi ? est-ce que vous ne ferez pas ce que je fais ? voyons.

– Et que faites-vous, Sire ?

– J'attends.

– Votre Majesté le peut, parce qu’elle est jeune ; mais moi, Sire, je n’ai pas le temps d’attendre : la vieillesse est à ma porte, et la mort la suit, regardant jusqu’au fond de ma maison. Votre Majesté commence la vie ; elle est pleine d’espérance et de fortune à venir ; mais moi, Sire, moi, je suis à l’autre bout de l’horizon, et nous nous trouvons si loin l’un de l’autre, que je n’aurais jamais le temps d’attendre que Votre Majesté vînt jusqu’à moi.

Louis fit un tour dans la chambre, toujours essuyant cette sueur qui eût bien effrayé les médecins, si les médecins eussent pu voir le roi dans un pareil état.

– C'est bien, monsieur, dit alors Louis XIV d’une voix brève ; vous désirez votre retraite ? vous l’aurez. Vous m’offrez votre démission du grade de lieutenant de mousquetaires ?

– Je la dépose bien humblement aux pieds de Votre Majesté, Sire.

– Il suffit. Je ferai ordonnancer votre pension.

– J'en aurai mille obligations à Votre Majesté.

– Monsieur, dit encore le roi en faisant un évident effort sur lui-même, je crois que vous perdez un bon maître.

– Et moi, j’en suis sûr, Sire.

– En retrouverez-vous jamais un pareil ?

– Oh ! Sire je sais bien que Votre Majesté est unique dans le monde ; aussi ne prendrai-je désormais plus de service chez aucun roi de la terre, et n’aurai plus d’autre maître que moi.

– Vous le dites ?

– Je le jure à Votre Majesté.

– Je retiens cette parole, monsieur.

D'Artagnan s’inclina.

– Et vous savez que j’ai bonne mémoire, continua le roi.

– Oui, Sire, et cependant je désire que cette mémoire fasse défaut à cette heure à Votre Majesté, afin qu’elle oublie les misères que j’ai été forcé d’étaler à ses yeux. Sa Majesté est tellement au-dessus des pauvres et des petits, que j’espère…

– Ma Majesté, monsieur, fera comme le soleil, qui voit tout, grands et petits, riches et misérables, donnant le lustre aux uns, la chaleur aux autres, à tous la vie. Adieu, monsieur d’Artagnan, adieu, vous êtes libre.

Et le roi, avec un rauque sanglot qui se perdit dans sa gorge, passa rapidement dans la chambre voisine.

D'Artagnan reprit son chapeau sur la table où il l’avait jeté, et sortit.

Chapitre XV – Le proscrit §

D'Artagnan n’était pas au bas de l’escalier que le roi appela son gentilhomme.

– J'ai une commission à vous donner, monsieur, dit-il.

– Je suis aux ordres de Votre Majesté.

– Attendez alors.

Et le jeune roi se mit à écrire la lettre suivante, qui lui coûta plus d’un soupir, quoique en même temps quelque chose comme le sentiment du triomphe brillât dans ses yeux.

« Monsieur le cardinal, Grâce à vos bons conseils, et surtout grâce à votre fermeté, j’ai su vaincre et dompter une faiblesse indigne d’un roi. Vous avez trop habilement arrangé ma destinée pour que la reconnaissance ne m’arrête pas au moment de détruire votre ouvrage. J'ai compris que j’avais tort de vouloir faire dévier ma vie de la route que vous lui aviez tracée. Certes, il eût été malheureux pour la France, et malheureux pour ma famille, que la mésintelligence éclatât entre moi et mon ministre.

C'est pourtant ce qui fût certainement arrivé si j’avais fait ma femme de votre nièce. Je le comprends parfaitement, et désormais n’opposerai rien à l’accomplissement de ma destinée. Je suis donc prêt à épouser l’infante Marie-Thérèse. Vous pouvez fixer dès cet instant l’ouverture des conférences.

Votre affectionné, Louis. »

Le roi relut la lettre, puis il la scella lui-même.

– Cette lettre à M. le cardinal, dit-il.

Le gentilhomme partit. À la porte de Mazarin, il rencontra Bernouin qui attendait avec anxiété.

– Eh bien ? demanda le valet de chambre du ministre.

– Monsieur, dit le gentilhomme, voici une lettre pour Son Éminence.

– Une lettre ! Ah ! nous nous y attendions, après le petit voyage de ce matin.

– Ah ! vous saviez que Sa Majesté…

– En qualité de Premier ministre, il est des devoirs de notre charge de tout savoir. Et Sa Majesté prie, supplie, je présume ?

– Je ne sais, mais il a soupiré bien des fois en l’écrivant.

– Oui, oui, oui, nous savons ce que cela veut dire. On soupire de bonheur comme de chagrin, monsieur.

– Cependant, le roi n’avait pas l’air fort heureux en revenant, monsieur.

– Vous n’aurez pas bien vu. D'ailleurs, vous n’avez vu Sa Majesté qu’au retour, puisqu’elle n’était accompagnée que de son seul lieutenant des gardes. Mais moi, j’avais le télescope de Son Éminence, et je regardais quand elle était fatiguée. Tous deux pleuraient, j’en suis sûr.

– Eh bien ! était-ce aussi de bonheur qu’ils pleuraient ?

– Non, mais d’amour, et ils se juraient mille tendresses que le roi ne demande pas mieux que de tenir. Or, cette lettre est un commencement d’exécution.

– Et que pense Son Éminence de cet amour, qui, d’ailleurs, n’est un secret pour personne ?

Bernouin prit le bras du messager de Louis, et tout en montant l’escalier :

– Confidentiellement, répliqua-t-il à demi-voix, Son Éminence s’attend au succès de l’affaire. Je sais bien que nous aurons la guerre avec l’Espagne ; mais bah ! la guerre satisfera la noblesse. M. le cardinal d’ailleurs dotera royalement, et même plus que royalement, sa nièce. Il y aura de l’argent, des fêtes et des coups ; tout le monde sera content.

– Eh bien ! à moi, répondit le gentilhomme en hochant la tête, il me semble que voici une lettre bien légère pour contenir tout cela.

– Ami, répondit Bernouin, je suis sûr de ce que je dis ; M. d’Artagnan m’a tout conté.

– Bon ! et qu’a-t-il dit ? voyons !

– Je l’ai abordé pour lui demander des nouvelles de la part du cardinal, sans découvrir nos desseins, bien entendu, car M. d’Artagnan est un fin limier.

« – Mon cher monsieur Bernouin, a-t-il répondu, le roi est amoureux fou de Mlle de Mancini. Voilà tout ce que je puis vous dire.

« – Eh ! lui ai-je demandé, est-ce donc à ce point que vous le croyez capable de passer outre aux desseins de Son Éminence ?

« – Ah ! ne m’interrogez pas ; je crois le roi capable de tout. Il a une tête de fer, et ce qu’il veut, il le veut bien. S'il s’est chaussé dans la cervelle d’épouser Mlle de Mancini, il l’épousera.

« Et là-dessus il m’a quitté et est allé aux écuries, a pris un cheval, l’a sellé lui-même, a sauté dessus, et est parti comme si le diable l’emportait.

– De sorte que vous croyez… ?

– Je crois que M. le lieutenant des gardes en savait plus qu’il n’en voulait dire.

– Si bien qu’à votre avis, M. d’Artagnan…

– Court, selon toutes les probabilités, après les exilées pour faire toutes démarches utiles au succès de l’amour du roi.

En causant ainsi, les deux confidents étaient arrivés à la porte du cabinet de Son Éminence. Son Éminence n’avait plus la goutte, elle se promenait avec anxiété dans sa chambre, écoutant aux portes et regardant aux fenêtres.

Bernouin entra, suivi du gentilhomme qui avait ordre du roi de remettre la lettre aux mains mêmes de Son Éminence.

Mazarin prit la lettre ; mais avant de l’ouvrir il se composa un sourire de circonstance, maintien commode pour voiler les émotions de quelque genre qu’elles fussent. De cette façon, quelle que fût l’impression qu’il reçût de la lettre, aucun reflet de cette impression ne transpira sur son visage.

– Eh bien ! dit-il lorsqu’il eut lu et relu la lettre, à merveille, monsieur. Annoncez au roi que je le remercie de son obéissance aux désirs de la reine mère, et que je vais tout faire pour accomplir sa volonté.

Le gentilhomme sortit. À peine la porte avait-elle été refermée, que le cardinal, qui n’avait pas de masque pour Bernouin, ôta celui dont il venait momentanément de couvrir sa physionomie, et avec sa plus sombre expression :

– Appelez M. de Brienne, dit-il.

Le secrétaire entra cinq minutes après.

– Monsieur, lui dit Mazarin, je viens de rendre un grand service à la monarchie, le plus grand que je lui aie jamais rendu. Vous porterez cette lettre, qui en fait foi, chez Sa Majesté la reine mère, et lorsqu’elle vous l’aura rendue, vous la logerez dans le carton B, qui est plein de documents et de pièces relatives à mon service.

Brienne partit, et comme cette lettre si intéressante était décachetée, il ne manqua pas de la lire en chemin. Il va sans dire que Bernouin, qui était bien avec tout le monde, s’approcha assez près du secrétaire pour pouvoir lire par-dessus son épaule. La nouvelle se répandit dans le château avec tant de rapidité, que Mazarin craignit un instant qu’elle ne parvînt aux oreilles de la reine avant que M. de Brienne lui remît la lettre de Louis XIV. Un moment après, tous les ordres étaient donnés pour le départ, et M. de Condé, ayant été saluer le roi à son lever prétendu, inscrivait sur ses tablettes la ville de Poitiers comme lieu de séjour et de repos pour Leurs Majestés. Ainsi se dénouait en quelques instants une intrigue qui avait occupé sourdement toutes les diplomaties de l’Europe. Elle n’avait eu cependant pour résultat bien clair et bien net que de faire perdre à un pauvre lieutenant de mousquetaires sa charge et sa fortune. Il est vrai qu’en échange il gagnait sa liberté.

Nous saurons bientôt comment M. d’Artagnan profita de la sienne. Pour le moment, si le lecteur le permet, nous devons revenir à l’Hôtellerie des Médicis, dont une fenêtre venait de s’ouvrir au moment même où les ordres se donnaient au château pour le départ du roi. Cette fenêtre qui s’ouvrait était celle d’une des chambres de Charles. Le malheureux prince avait passé la nuit à rêver, la tête dans ses deux mains et les coudes sur une table, tandis que Parry, informe et vieux, s’était endormi dans un coin, fatigué de corps et d’esprit.

Singulière destinée que celle de ce serviteur fidèle, qui voyait recommencer pour la deuxième génération l’effrayante série de malheurs qui avaient pesé sur la première. Quand Charles II eut bien pensé à la nouvelle défaite qu’il venait d’éprouver, quand il eut bien compris l’isolement complet dans lequel il venait de tomber en voyant fuir derrière lui sa nouvelle espérance, il fut saisi comme d’un vertige et tomba renversé dans le large fauteuil au bord duquel il était assis. Alors Dieu prit en pitié le malheureux prince et lui envoya le sommeil, frère innocent de la mort. Il ne s’éveilla donc qu’à six heures et demie, c’est-à-dire quand le soleil resplendissait déjà dans sa chambre et que Parry, immobile dans la crainte de le réveiller, considérait avec une profonde douleur les yeux de ce jeune homme déjà rougis par la veille, ses joues déjà pâlies par la souffrance et les privations. Enfin le bruit de quelques chariots pesants qui descendaient vers la Loire réveilla Charles. Il se leva, regarda autour de lui comme un homme qui a tout oublié, aperçut Parry, lui serra la main, et lui commanda de régler la dépense avec maître Cropole.

Maître Cropole, forcé de régler ses comptes avec Parry, s’en acquitta, il faut le dire, en homme honnête ; il fit seulement sa remarque habituelle, c’est-à-dire que les deux voyageurs n’avaient pas mangé, ce qui avait le double désavantage d’être humiliant pour sa cuisine et de le forcer de demander le prix d’un repas non employé, mais néanmoins perdu.

Parry ne trouva rien à redire et paya.

– J'espère, dit le roi, qu’il n’en aura pas été de même des chevaux. Je ne vois pas qu’ils aient mangé à votre compte, et ce serait malheureux pour des voyageurs qui, comme nous, ont une longue route à faire de trouver des chevaux affaiblis.

Mais Cropole, à ce doute, prit son air de majesté, et répondit que la crèche des Médicis n’était pas moins hospitalière que son réfectoire.

Le roi monta donc à cheval, son vieux serviteur en fit autant, et tous deux prirent la route de Paris sans avoir presque rencontré personne sur leur chemin, dans les rues et dans les faubourgs de la ville. Pour le prince, le coup était d’autant plus cruel que c’était un nouvel exil. Les malheureux s’attachent aux moindres espérances, comme les heureux aux plus grands bonheurs, et lorsqu’il faut quitter le lieu où cette espérance leur a caressé le cœur, ils éprouvent le mortel regret que ressent le banni lorsqu’il met le pied sur le vaisseau qui doit l’emporter pour l’emmener en exil C'est apparemment que le cœur déjà blessé tant de fois souffre de la moindre piqûre ; c’est qu’il regarde comme un bien l’absence momentanée du mal, qui n’est seulement que l’absence de la douleur ; c’est qu’enfin, dans les plus terribles infortunes, Dieu a jeté l’espérance comme cette goutte d’eau que le mauvais riche en enfer demandait à Lazare. Un instant même l’espérance de Charles II avait été plus qu’une fugitive joie. C'était lorsqu’il s’était vu bien accueilli par son frère Louis. Alors elle avait pris un corps et s’était faite réalité ; puis tout à coup le refus de Mazarin avait fait descendre la réalité factice à l’état de rêve. Cette promesse de Louis XIV sitôt reprise n’avait été qu’une dérision. Dérision comme sa couronne, comme son sceptre, comme ses amis, comme tout ce qui avait entouré son enfance royale et qui avait abandonné sa jeunesse proscrite. Dérision ! tout était dérision pour Charles II, hormis ce repos froid et noir que lui promettait la mort.

Telles étaient les idées du malheureux prince alors que, couché sur son cheval dont il abandonnait les rênes, il marchait sous le soleil chaud et doux du mois de mai, dans lequel la sombre misanthropie de l’exilé voyait une dernière insulte à sa douleur.

Chapitre XVI – Remember ! §

Un cavalier qui passait rapidement sur la route remontant vers Blois, qu’il venait de quitter depuis une demi-heure à peu près, croisa les deux voyageurs, et, tout pressé qu’il était, leva son chapeau en passant près d’eux. Le roi fit à peine attention à ce jeune homme, car ce cavalier qui les croisait était un jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, lequel, se retournant parfois, faisait des signes d’amitié à un homme debout devant la grille d’une belle maison blanche et rouge, c’est-à-dire de briques et de pierres, à toit d’ardoises, située à gauche de la route que suivait le prince.

Cet homme, vieillard grand et maigre, à cheveux blancs, nous parlons de celui qui se tenait près de la grille, cet homme répondait aux signaux que lui faisait le jeune homme par des signes d’adieu aussi tendres que les eût faits un père. Le jeune homme finit par disparaître au premier tournant de la route bordée de beaux arbres, et le vieillard s’apprêtait à rentrer dans la maison, lorsque les deux voyageurs, arrivés en face de cette grille, attirèrent son attention.

Le roi, nous l’avons dit, cheminait la tête baissée, les bras inertes, se laissant aller au pas et presque au caprice de son cheval ; tandis que Parry, derrière lui, pour se mieux laisser pénétrer de la tiède influence du soleil, avait ôté son chapeau et promenait ses regards à droite et à gauche du chemin. Ses yeux se rencontrèrent avec ceux du vieillard adossé à la grille, et qui, comme s’il eût été frappé de quelque spectacle étrange, poussa une exclamation et fit un pas vers les deux voyageurs. De Parry, ses yeux se portèrent immédiatement au roi, sur lequel ils s’arrêtèrent un instant.

Cet examen, si rapide qu’il fût, se refléta à l’instant même d’une façon visible sur les traits du grand vieillard ; car à peine eut-il reconnu le plus jeune des voyageurs, et nous disons reconnu, car il n’y avait qu’une reconnaissance positive qui pouvait expliquer un pareil acte ; à peine, disons-nous, eut-il reconnu le plus jeune des deux voyageurs, qu’il joignit d’abord les mains avec une respectueuse surprise, et, levant son chapeau de sa tête, salua si profondément qu’on eût dit qu’il s’agenouillait.

Cette démonstration, si distrait ou plutôt si plongé que fût le roi dans ses réflexions, attira son attention à l’instant même. Charles, arrêtant donc son cheval et se retournant vers Parry :

– Mon Dieu ! Parry, dit-il, quel est donc cet homme qui me salue ainsi ? Me connaîtrait-il, par hasard ?

Parry, tout agité, tout pâle, avait déjà poussé son cheval du côté de la grille.

– Ah ! Sire, dit-il en s’arrêtant tout à coup à cinq ou six pas du vieillard toujours agenouillé, Sire, vous me voyez saisi d’étonnement, car il me semble que je reconnais ce brave homme. Eh ! oui, c’est bien lui-même. Votre Majesté permet que je lui parle ?

– Sans doute.

– Est-ce donc vous, monsieur Grimaud ? demanda Parry.

– Oui, moi, dit le grand vieillard en se redressant, mais sans rien perdre de son attitude respectueuse.

– Sire, dit alors Parry, je ne m’étais pas trompé, cet homme est le serviteur du comte de La Fère, et le comte de La Fère, si vous vous en souvenez, est ce digne gentilhomme dont j’ai si souvent parlé à Votre Majesté, que le souvenir doit en être resté, non seulement dans son esprit, mais encore dans son cœur.

– Celui qui assista le roi mon père à ses derniers moments ? demanda Charles.

Et Charles tressaillit visiblement à ce souvenir.

– Justement, Sire.

– Hélas ! dit Charles.

Puis, s’adressant à Grimaud, dont les yeux vifs et intelligents semblaient chercher à deviner sa pensée :

– Mon ami, demanda-t-il, votre maître, M. le comte de La Fère, habiterait-il dans les environs ?

– Là, répondit Grimaud en désignant de son bras étendu en arrière la grille de la maison blanche et rouge.

– Et M. le comte de La Fère est chez lui en ce moment ?

– Au fond, sous les marronniers.

– Parry, dit le roi, je ne veux pas manquer cette occasion si précieuse pour moi de remercier le gentilhomme auquel notre maison doit un si bel exemple de dévouement et de générosité. Tenez mon cheval, mon ami, je vous prie.

Et jetant la bride aux mains de Grimaud, le roi entra tout seul chez Athos, comme un égal chez son égal. Charles avait été renseigné par l’explication si concise de Grimaud, au fond, sous les marronniers ; il laissa donc la maison à gauche et marcha droit vers l’allée désignée. La chose était facile ; la cime de ces grands arbres, déjà couverts de feuilles et de fleurs, dépassait celle de tous les autres. En arrivant sous les losanges lumineux et sombres tour à tour qui diapraient le sol de cette allée, selon le caprice de leurs voûtes plus ou moins feuillées, le jeune prince aperçut un gentilhomme qui se promenait les bras derrière le dos et paraissant plongé dans une sereine rêverie. Sans doute, il s’était fait souvent redire comment était ce gentilhomme, car sans hésitation Charles II marcha droit à lui. Au bruit de ses pas, le comte de La Fère releva la tête, et voyant un inconnu à la tournure élégante et noble qui se dirigeait de son côté, il leva son chapeau de dessus sa tête et attendit. À quelques pas de lui, Charles II, de son côté, mit le chapeau à la main ; puis, comme pour répondre à l’interrogation muette du comte :

– Monsieur le comte, dit-il, je viens accomplir près de vous un devoir. J'ai depuis longtemps l’expression d’une reconnaissance profonde à vous apporter. Je suis Charles II, fils de Charles Stuart, qui régna sur l’Angleterre et mourut sur l’échafaud.

À ce nom illustre, Athos sentit comme un frisson dans ses veines ; mais à la vue de ce jeune prince debout, découvert devant lui et lui tendant la main deux larmes vinrent un instant troubler le limpide azur de ses beaux yeux.

Il se courba respectueusement ; mais le prince lui prit la main :

– Voyez comme je suis malheureux, monsieur le comte, dit Charles ; il a fallu que ce fût le hasard qui me rapprochât de vous. Hélas ! ne devrais-je pas avoir près de moi les gens que j’aime et que j’honore, tandis que j’en suis réduit à conserver leurs services dans mon cœur et leurs noms dans ma mémoire, si bien que sans votre serviteur, qui a reconnu le mien, je passais devant votre porte comme devant celle d’un étranger.

– C'est vrai, dit Athos, répondant avec la voix à la première partie de la phrase du prince, et avec un salut à la seconde ; c’est vrai, Votre Majesté a vu de biens mauvais jours.

– Et les plus mauvais, hélas ! répondit Charles, sont peut-être encore à venir.

– Sire, espérons !

– Comte, comte ! continua Charles en secouant la tête, j’ai espéré jusqu’à hier soir, et c’était d’un bon chrétien, je vous le jure. Athos regarda le roi comme pour l’interroger.

– Oh ! l’histoire est facile à raconter, dit Charles II : proscrit, dépouillé, dédaigné, je me suis résolu, malgré toutes mes répugnances, à tenter une dernière fois la fortune. N'est-il pas écrit là-haut que, pour notre famille, tout bonheur et tout malheur viennent éternellement de la France ! Vous en savez quelque chose, vous, monsieur, qui êtes un des Français que mon malheureux père trouva au pied de son échafaud le jour de sa mort, après les avoir trouvés à sa droite les jours de bataille.

– Sire, dit modestement Athos, je n’étais pas seul, et mes compagnons et moi avons fait, dans cette circonstance, notre devoir de gentilshommes, et voilà tout. Mais Votre Majesté allait me faire l’honneur de me raconter…

– C'est vrai. J'avais la protection, pardon de mon hésitation, comte, mais pour un Stuart, vous comprendrez cela, vous qui comprenez toutes choses, le mot est dur à prononcer, j’avais, dis-je, la protection de mon cousin le stathouder de Hollande ; mais, sans l’intervention, ou tout au moins sans l’autorisation de la France, le stathouder ne veut pas prendre d’initiative. Je suis donc venu demander cette autorisation au roi de France, qui m’a refusé.

– Le roi vous a refusé, Sire !

– Oh ! pas lui : toute justice doit être rendue à mon jeune frère Louis ; mais M. de Mazarin.

Athos se mordit les lèvres.

– Vous trouvez peut-être que j’eusse dû m’attendre à ce refus, dit le roi, qui avait remarqué le mouvement.

– C'était en effet ma pensée, Sire, répliqua respectueusement le comte, je connais cet Italien de longue main.

– Alors j’ai résolu de pousser la chose à bout et de savoir tout de suite le dernier mot de ma destinée ; j’ai dit à mon frère Louis que, pour ne compromettre ni la France, ni la Hollande, je tenterais la fortune moi-même en personne, comme j’ai déjà fait, avec deux cents gentilshommes, s’il voulait me les donner, et un million, s’il voulait me le prêter.

– Eh bien ! Sire ?

– Eh bien ! monsieur, j’éprouve en ce moment quelque chose d’étrange, c’est la satisfaction du désespoir. Il y a dans certaines âmes, et je viens de m’apercevoir que la mienne est de ce nombre, une satisfaction réelle dans cette assurance que tout est perdu et que l’heure est enfin venue de succomber.

– Oh ! j’espère, dit Athos, que Votre Majesté n’en est point encore arrivée à cette extrémité.

– Pour me dire cela, monsieur le comte, pour essayer de raviver l’espoir dans mon cœur, il faut que vous n’ayez pas bien compris ce que je viens de vous dire. Je suis venu à Blois, comte, pour demander à mon frère Louis l’aumône d’un million avec lequel j’avais l’espérance de rétablir mes affaires, et mon frère Louis m’a refusé. Vous voyez donc bien que tout est perdu.

– Votre Majesté me permettra-t-elle de lui répondre par un avis contraire ?

– Comment, comte, vous me prenez pour un esprit vulgaire, à ce point que je ne sache pas envisager ma position ?

– Sire, j’ai toujours vu que c’était dans les positions désespérées qu’éclatent tout à coup les grands revirements de fortune.

– Merci, comte, il est beau de retrouver des cœurs comme le vôtre, c’est-à-dire assez confiants en Dieu et dans la monarchie pour ne jamais désespérer d’une fortune royale, si bas qu’elle soit tombée.

« Malheureusement, vos paroles, cher comte, sont comme ces remèdes que l’on dit souverains et qui cependant, ne pouvant guérir que les plaies guérissables, échouent contre la mort ; Merci de votre persévérance à me consoler, comte ; merci de votre souvenir dévoué, mais je sais à quoi m’en tenir.

« Rien ne me sauvera maintenant. Et tenez, mon ami, j’étais si bien convaincu, que je prenais la route de l’exil avec mon vieux Parry ; je retournais savourer mes poignantes douleurs dans ce petit ermitage que m’offre la Hollande. Là, croyez-moi, comte, tout sera bientôt fini, et la mort viendra vite ; elle est appelée si souvent par ce corps que ronge l’âme et par cette âme qui aspire aux cieux !

– Votre Majesté a une mère, une sœur, des frères ; Votre Majesté est le chef de la famille, elle doit donc demander à Dieu une longue vie au lieu de lui demander une prompte mort. Votre Majesté est proscrite, fugitive, mais elle a son droit pour elle ; elle doit donc aspirer aux combats, aux dangers, aux affaires, et non pas au repos des cieux.

– Comte, dit Charles II avec un sourire d’indéfinissable tristesse, avez-vous entendu dire jamais qu’un roi ait reconquis son royaume avec un serviteur de l’âge de Parry et avec trois cents écus que ce serviteur porte dans sa bourse !

– Non, Sire ; mais j’ai entendu dire, et même plus d’une fois, qu’un roi détrôné reprit son royaume avec une volonté ferme, de la persévérance, des amis et un million de francs habilement employés.

– Mais vous ne m’avez donc pas compris ? Ce million, je l’ai demandé à mon frère Louis ; qui me l’a refusé.

– Sire, dit Athos, Votre Majesté veut-elle m’accorder quelques minutes encore à écouter attentivement ce qui me reste à lui dire ?

Charles II regarda fixement Athos.

– Volontiers, monsieur, dit-il.

– Alors je vais montrer le chemin à Votre Majesté, reprit le comte en se dirigeant vers la maison.

Et il conduisit le roi vers son cabinet et le fit asseoir.

– Sire, dit-il, Votre Majesté m’a dit tout à l’heure qu’avec l’état des choses en Angleterre un million lui suffirait pour reconquérir son royaume ?

– Pour le tenter du moins, et pour mourir en roi si je ne réussissais pas.

– Eh bien ! Sire, que Votre Majesté, selon la promesse qu’elle m’a faite, veuille bien écouter ce qui me reste à lui dire.

Charles fit de la tête un signe d’assentiment Athos marcha droit à la porte, dont il ferma le verrou après avoir regardé si personne n’écoutait aux environs, et revint.

– Sire, dit-il, Votre Majesté a bien voulu se souvenir que j’avais prêté assistance au très noble et très malheureux Charles Ier, lorsque ses bourreaux le conduisirent de Saint-James à White Hall.

– Oui, certes, je me suis souvenu et me souviendrai toujours.

– Sire, c’est une lugubre histoire à entendre pour un fils, qui sans doute se l’est déjà fait raconter bien des fois ; mais cependant je dois la redire à Votre Majesté sans en omettre un détail.

– Parlez, monsieur.

– Lorsque le roi votre père monta sur l’échafaud, ou plutôt passa de sa chambre à l’échafaud dressé hors de sa fenêtre, tout avait été pratiqué pour sa fuite. Le bourreau avait été écarté, un trou préparé sous le plancher de son appartement, enfin moi-même j’étais sous la voûte funèbre que j’entendis tout à coup craquer sous ses pas.

– Parry m’a raconté ces terribles détails, monsieur. Athos s’inclina et reprit :

– Voici ce qu’il n’a pu vous raconter, Sire, car ce qui suit, s’est passé entre Dieu, votre père et moi, et jamais la révélation n’en a été faite, même à mes plus chers amis :

« – Éloigne-toi, dit l’auguste patient au bourreau masqué, ce n’est que pour un instant, et je sais que je t’appartiens ; mais souviens-toi de ne frapper qu’à mon signal. Je veux faire librement ma prière.

– Pardon, dit Charles II en pâlissant ; mais vous, comte, qui savez tant de détails sur ce funeste événement, de détails qui, comme vous le disiez tout à l’heure, n’ont été révélés à personne, savez-vous le nom de ce bourreau infernal, de ce lâche, qui cacha son visage pour assassiner impunément un roi ?

Athos pâlit légèrement.

– Son nom ? dit-il ; oui, je le sais, mais je ne puis le dire.

– Et ce qu’il est devenu ?… car personne en Angleterre n’a connu sa destinée.

– Il est mort.

– Mais pas mort dans son lit, pas mort d’une mort calme et douce, pas de la mort des honnêtes gens ?

– Il est mort de mort violente, dans une nuit terrible, entre la colère des hommes et la tempête de Dieu. Son corps percé d’un coup de poignard a roulé dans les profondeurs de l’océan. Dieu pardonne à son meurtrier !

– Alors, passons, dit le roi Charles II, qui vit que le comte n’en voulait pas dire davantage.

– Le roi d’Angleterre, après avoir, ainsi que j’ai dit, parlé au bourreau voilé, ajouta : « Tu ne me frapperas, entends-tu bien ? que lorsque je tendrai les bras en disant : Remember ! »

– En effet, dit Charles d’une voix sourde, je sais que c’est le dernier mot prononcé par mon malheureux père. Mais dans quel but, pour qui ?

– Pour le gentilhomme français placé sous son échafaud.

– Pour lors à vous, monsieur ?

– Oui, Sire, et chacune des paroles qu’il a dites, à travers les planches de l’échafaud recouvertes d’un drap noir, retentissent encore à mon oreille. Le roi mit donc un genou en terre.

« – Comte de La Fère, dit-il, êtes-vous là ?

« – Oui, Sire, répondis-je.

« Alors le roi se pencha.

Charles II, lui aussi, tout palpitant d’intérêt, tout brûlant de douleur, se penchait vers Athos pour recueillir une à une les premières paroles que laisserait échapper le comte. Sa tête effleurait celle d’Athos.

– Alors, continua le comte, le roi se pencha.

« – Comte de La Fère, dit-il, je n’ai pu être sauvé par toi. Je ne devais pas l’être. Maintenant, dussé-je commettre un sacrilège, je te dirai : « Oui, j’ai parlé aux hommes ; oui, j’ai parlé à Dieu, et je te parle à toi le dernier. Pour soutenir une cause que j’ai crue sacrée, j’ai perdu le trône de mes pères et diverti l’héritage de mes enfants. »

Charles II cacha son visage entre ses mains, et une larme dévorante glissa entre ses doigts blancs et amaigris.

« – Un million en or me reste, continua le roi. Je l’ai enterré dans les caves du château de Newcastle au moment où j’ai quitté cette ville.

Charles releva sa tête avec une expression de joie douloureuse qui eût arraché des sanglots à quiconque connaissait cette immense infortune.

– Un million ! murmura-t-il, oh ! comte !

« – Cet argent, toi seul sais qu’il existe, fais-en usage quand tu croiras qu’il en est temps pour le plus grand bien de mon fils aîné. Et maintenant, comte de La Fère, dites-moi adieu !

« – Adieu, adieu Sire ! m’écriai-je.

Charles II se leva et alla appuyer son front brûlant à la fenêtre.

– Ce fut alors, continua Athos, que le roi prononça le mot « Remember ! » adressé à moi. Vous voyez, Sire, que je me suis souvenu.

Le roi ne put résister à son émotion. Athos vit le mouvement de ses deux épaules qui ondulaient convulsivement. Il entendit les sanglots qui brisaient sa poitrine au passage. Il se tut, suffoqué lui-même par le flot de souvenirs amers qu’il venait de soulever sur cette tête royale. Charles II, avec un violent effort, quitta la fenêtre, dévora ses larmes et revint s’asseoir auprès d’Athos.

– Sire, dit celui-ci, jusqu’aujourd’hui j’avais cru que l’heure n’était pas encore venue d’employer cette dernière ressource, mais les yeux fixés sur l’Angleterre, je sentais qu’elle approchait. Demain j’allais m’informer en quel lieu du monde était Votre Majesté, et j’allais aller à elle. Elle vient à moi, c’est une indication que Dieu est pour nous.

– Monsieur, dit Charles d’une voix encore étranglée par l’émotion, vous êtes pour moi ce que serait un ange envoyé par Dieu ; vous êtes mon sauveur suscité de la tombe par mon père lui-même ; mais croyez-moi, depuis dix années les guerres civiles ont passé sur mon pays, bouleversant les hommes, creusant le sol ; il n’est probablement pas plus resté d’or dans les entrailles de ma terre que d’amour dans les cœurs de mes sujets.

– Sire, l’endroit où Sa Majesté a enfoui le million est bien connu de moi, et nul, j’en suis bien certain, n’a pu le découvrir. D'ailleurs le château de Newcastle est-il donc entièrement écroulé ; l’a-t-on démoli pierre à pierre et déraciné du sol jusqu’à sa dernière fibre ?

– Non, il est encore debout, mais en ce moment le général Monck l’occupe et y campe. Le seul endroit où m’attend un secours, où je possède une ressource, vous le voyez, est envahi par mes ennemis.

– Le général Monck, Sire, ne peut avoir découvert le trésor dont je vous parle.

– Oui, mais dois-je aller me livrer à Monck pour le recouvrer, ce trésor ? Ah ! vous le voyez donc bien, comte, il faut en finir avec la destinée, puisqu’elle me terrasse à chaque fois que je me relève. Que faire avec Parry pour tout serviteur, avec Parry, que Monck a déjà chassé une fois ?

– Non, non, comte, acceptons ce dernier coup.

– Ce que Votre Majesté ne peut faire, ce que Parry ne peut plus tenter, croyez-vous que moi je puisse y réussir ?

– Vous, vous comte, vous iriez !

– Si cela plaît à Votre Majesté, dit Athos en saluant le roi, oui, j’irai, Sire.

– Vous si heureux ici, comte !

– Je ne suis jamais heureux, Sire, tant qu’il me reste un devoir à accomplir, et c’est un devoir suprême que m’a légué le roi votre père de veiller sur votre fortune et de faire un emploi royal de son argent. Ainsi, que Votre Majesté me fasse un signe, et je pars avec elle.

– Ah ! monsieur, dit le roi, oubliant toute étiquette royale et se jetant au cou d’Athos, vous me prouvez qu’il y a un Dieu au ciel, et que ce Dieu envoie parfois des messagers aux malheureux qui gémissent sur cette terre.

Athos, tout ému de cet élan du jeune homme, le remercia avec un profond respect, et s’approchant de la fenêtre :

– Grimaud, dit-il, mes chevaux.

– Comment ! ainsi, tout de suite ? dit le roi. Ah ! monsieur, vous êtes, en vérité, un homme merveilleux.

– Sire ! dit Athos, je ne connais rien de plus pressé que le service de Votre Majesté. D'ailleurs, ajouta-t-il en souriant, c’est une habitude contractée depuis longtemps au service de la reine votre tante et au service du roi votre père. Comment la perdrais-je précisément à l’heure où il s’agit du service de Votre Majesté ?

– Quel homme ! murmura le roi.

Puis, après un instant de réflexion :

– Mais non, comte, je ne puis vous exposer à de pareilles privations. Je n’ai rien pour récompenser de pareils services.

– Bah ! dit en riant Athos, Votre Majesté me raille, elle a un million. Ah ! que ne suis je riche seulement de la moitié de cette somme, j’aurais déjà levé un régiment. Mais, Dieu merci ! il me reste encore quelques rouleaux d’or et quelques diamants de famille. Votre Majesté, je l’espère, daignera partager avec un serviteur dévoué.

– Avec un ami. Oui, comte, mais à condition qu’à son tour cet ami partagera avec moi plus tard.

– Sire, dit Athos en ouvrant une cassette, de laquelle il tira de l’or et des bijoux, voilà maintenant que nous sommes trop riches. Heureusement que nous nous trouverons quatre contre les voleurs.

La joie fit affluer le sang aux joues pâles de Charles II. Il vit s’avancer jusqu’au péristyle deux chevaux d’Athos, conduits par Grimaud, qui s’était déjà botté pour la route.

– Blaisois, cette lettre au vicomte de Bragelonne. Pour tout le monde, je suis allé à Paris. Je vous confie la maison, Blaisois.

Blaisois s’inclina, embrassa Grimaud et ferma la grille.

Chapitre XVII – Où l’on cherche Aramis, et où l’on ne retrouve que Bazin §

Deux heures ne s’étaient pas écoulées depuis le départ du maître de la maison, lequel à la vue de Blaisois, avait pris le chemin de Paris, lorsqu’un cavalier monté sur un bon cheval pie s’arrêta devant la grille, et, d’un holà ! sonore, appela les palefreniers, qui faisaient encore cercle avec les jardiniers autour de Blaisois, historien ordinaire de la valetaille du château. Ce holà ! connu sans doute de maître Blaisois lui fit tourner la tête et il s’écria :

– Monsieur d’Artagnan !… Courez vite, vous autres, lui ouvrir la porte !

Un essaim de huit ardélions courut à la grille, qui fut ouverte comme si elle eût été de plumes. Et chacun de se confondre en politesses, car on savait l’accueil que le maître avait l’habitude de faire à cet ami, et toujours, pour ces sortes de remarques, il faut consulter le coup d’œil du valet.

– Ah ! dit avec un sourire tout agréable M. d’Artagnan qui se balançait sur l’étrier pour sauter à terre, où est ce cher comte ?

– Eh ! voyez, monsieur, quel est votre malheur, dit Blaisois, quel sera aussi celui de M. le comte notre maître, lorsqu’il apprendra votre arrivée ! M. le comte, par un coup du sort, vient de partir il n’y a pas deux heures.

D'Artagnan ne se tourmenta pas pour si peu.

– Bon, dit-il, je vois que tu parles toujours le plus pur français du monde ; tu vas me donner une leçon de grammaire et de beau langage, tandis que j’attendrai le retour de ton maître.

– Voilà que c’est impossible, monsieur, dit Blaisois ; vous attendriez trop longtemps.

– Il ne reviendra pas aujourd’hui ?

– Ni demain, monsieur, ni après-demain. M. le comte est parti pour un voyage.

– Un voyage ! dit d’Artagnan, c’est une fable que tu me contes.

– Monsieur, c’est la plus exacte vérité. Monsieur m’a fait l’honneur de me recommander la maison, et il a ajouté de sa voix si pleine d’autorité et de douceur… c’est tout un pour moi : « Tu diras que je pars pour Paris. »

– Eh bien ! alors, s’écria d’Artagnan, puisqu’il marche sur Paris, c’est tout ce que je voulais savoir, il fallait commencer par là, nigaud… Il a donc deux heures d’avance ?

– Oui, monsieur.

– Je l’aurai bientôt rattrapé. Est-il seul ?

– Non, monsieur.

– Qui donc est avec lui ?

– Un gentilhomme que je ne connais pas, un vieillard, et M. Grimaud.

– Tout cela ne courra pas si vite que moi… Je pars…

– Monsieur veut-il m’écouter un instant, dit Blaisois, en appuyant doucement sur les rênes du cheval.

– Oui, si tu ne me fais pas de phrases ou que tu les fasses vite ;

– Eh bien ! monsieur, ce mot de Paris me paraît être un leurre.

– Oh ! oh ! dit d’Artagnan sérieux, un leurre ?

– Oui, monsieur, et M. le comte ne va pas à Paris, j’en jurerais.

– Qui te fait croire ?

– Ceci : M. Grimaud sait toujours où va notre maître, et il m’avait promis, la première fois qu’on irait à Paris, de prendre un peu d’argent que je fais passer à ma femme.

– Ah ! tu as une femme ?

– J'en avais une, elle était de ce pays, mais Monsieur la trouvait bavarde, je l’ai envoyée à Paris : c’est incommode parfois, mais bien agréable en d’autres moments.

– Je comprends, mais achève : tu ne crois pas que le comte aille à Paris ?

– Non, monsieur, car alors Grimaud eût manqué à sa parole, il se fût parjuré, ce qui est impossible.

– Ce qui est impossible, répéta d’Artagnan tout à fait rêveur, parce qu’il était tout à fait convaincu. Allons, mon brave Blaisois, merci.

Blaisois s’inclina.

– Voyons, tu sais que je ne suis pas curieux… J'ai absolument affaire à ton maître… ne peux-tu… par un petit bout de mot… toi qui parles si bien, me faire comprendre… Une syllabe, seulement… je devinerai le reste.

– Sur ma parole, monsieur, je ne le pourrais… J'ignore absolument le but du voyage de Monsieur… Quant à écouter aux portes, cela m’est antipathique, et d’ailleurs, c’est défendu ici.

– Mon cher, dit d’Artagnan, voilà un mauvais commencement pour moi. N'importe, tu sais l’époque du retour du comte au moins ?

– Aussi peu, monsieur, que sa destination.

– Allons, Blaisois, allons, cherche.

– Monsieur doute de ma sincérité ! Ah ! Monsieur me chagrine bien sensiblement !

– Que le diable emporte sa langue dorée ! grommela d’Artagnan. Qu'un rustaud vaut mieux avec une parole !… Adieu !

– Monsieur, j’ai l’honneur de vous présenter mes respects.

« Cuistre ! se dit d’Artagnan. Le drôle est insupportable. »

Il donna un dernier coup d’œil à la maison, fit tourner son cheval, et partit comme un homme qui n’a rien dans l’esprit de fâcheux ou d’embarrassé.

Quand il fut au bout du mur et hors de toute vue :

– Voyons, dit-il en respirant brusquement, Athos était-il chez lui ?… Non. Tous ces fainéants qui se croisaient les bras dans la cour eussent été en nage si le maître avait pu les voir. Athos en voyage ?… c’est incompréhensible.

« Ah bah ! celui-là est mystérieux en diable… Et puis, non, ce n’est pas l’homme qu’il me fallait. J'ai besoin d’un esprit rusé, patient. Mon affaire est à Melun, dans certain presbytère de ma connaissance. Quarante-cinq lieues ! quatre jours et demi ! Allons, il fait beau et je suis libre. Avalons la distance.

Et il mit son cheval au trot, s’orientant vers Paris. Le quatrième jour, il descendait à Melun, selon son désir.

D'Artagnan avait pour habitude de ne jamais demander à personne le chemin ou un renseignement banal. Pour ces sortes de détails, à moins d’erreur très grave, il s’en fiait à sa perspicacité jamais en défaut, à une expérience de trente ans, et à une grande habitude de lire sur les physionomies des maisons comme sur celles des hommes. À Melun, d’Artagnan trouva tout de suite le presbytère, charmante maison aux enduits de plâtre sur de la brique rouge, avec des vignes vierges qui grimpaient le long des gouttières, et une croix de pierre sculptée qui surmontait le pignon du toit. De la salle basse de cette maison un bruit, ou plutôt un fouillis de voix, s’échappait comme un gazouillement d’oisillons quand la nichée vient d’éclore sous le duvet. Une de ces voix épelait distinctement les lettres de l’alphabet. Une voix grasse et flûtée tout à la fois sermonnait les bavards et corrigeait les fautes du lecteur. D'Artagnan reconnut cette voix, et comme la fenêtre de la salle basse était ouverte, il se pencha tout à cheval sous les pampres et les filets rouges de la vigne, et cria :

– Bazin, mon cher Bazin, bonjour !

Un homme court, gros, à la figure plate, au crâne orné d’une couronne de cheveux gris coupés court simulant la tonsure, et recouvert d’une vieille calotte de velours noir, se leva lorsqu’il entendit d’Artagnan. Ce n’est pas se leva qu’il aurait fallu dire, c’est bondit. Bazin bondit en effet et entraîna sa petite chaise basse, que des enfants voulurent relever avec des batailles plus mouvementées que celles des Grecs voulant retirer aux Troyens le corps de Patrocle. Bazin fit plus que bondir, il laissa tomber l’alphabet qu’il tenait et sa férule.

– Vous ! dit-il, vous, monsieur d’Artagnan !

– Oui, moi. Où est Aramis… non pas, M. le chevalier d’Herblay… non, je me trompe encore, M. Le vicaire général ?

– Ah ! monsieur, dit Bazin avec dignité, Monseigneur est en son diocèse.

– Plaît-il ? fit d’Artagnan.

Bazin répéta sa phrase.

– Ah çà ! mais, Aramis a un diocèse ?

– Oui, monsieur. Pourquoi pas ?

– Il est donc évêque ?

– Mais d’où sortez-vous donc, dit Bazin assez irrévérencieusement, que vous ignoriez cela ?

– Mon cher Bazin, nous autres païens, nous autres gens d’épée, nous savons bien qu’un homme est colonel, ou mestre de camp, ou maréchal de France ; mais qu’il soit évêque, archevêque ou pape… diable m’emporte ! si la nouvelle nous en arrive avant que les trois quarts de la terre en aient fait leur profit.

– Chut ! chut ! dit Bazin avec de gros yeux, n’allez pas me gâter ces enfants, à qui je tâche d’inculquer de si bons principes.

Les enfants avaient en effet tourné autour de d’Artagnan, dont ils admiraient le cheval, la grande épée, les éperons et l’air martial. Ils admiraient surtout sa grosse voix ; en sorte que, lorsqu’il accentua son juron, toute l’école s’écria : « Diable m’emporte ! » avec un bruit effroyable de rires, de joies et de trépignements qui combla d’aise le mousquetaire et fit perdre la tête au vieux pédagogue.

– Là ! dit-il, taisez-vous donc, marmailles !… Là… vous voilà arrivé, monsieur d’Artagnan, et tous mes bons principes s’envolent… Enfin, avec vous, comme d’habitude, le désordre ici… Babel est retrouvée !… Ah ! bon Dieu ! ah ! les enragés !

Et le digne Bazin appliquait à droite et à gauche des horions qui redoublaient les cris de ses écoliers en les faisant changer de nature.

– Au moins, dit-il, vous ne débaucherez plus personne ici.

– Tu crois ? dit d’Artagnan avec un sourire qui fit passer un frisson sur les épaules de Bazin.

– Il en est capable, murmura-t-il.

– Où est le diocèse de ton maître ?

– Mgr René est évêque de Vannes.

– Qui donc l’a fait nommer ?

– Mais M. le surintendant, notre voisin.

– Quoi ! M. Fouquet ?

– Sans doute.

– Aramis est donc bien avec lui ?

– Monseigneur prêchait tous les dimanches chez M. le surintendant, à Vaux ; puis ils chassaient ensemble.

– Ah !

– Et Monseigneur travaillait souvent ses homélies… non, je veux dire ses sermons, avec M. le surintendant.

– Bah ! il prêche donc en vers, ce digne évêque ?

– Monsieur, ne plaisantez pas des choses religieuses, pour l’amour de Dieu !

– Là, Bazin, là ! en sorte qu’Aramis est à Vannes ?

– À Vannes, en Bretagne.

– Tu es un sournois, Bazin, ce n’est pas vrai.

– Monsieur, voyez, les appartements du presbytère sont vides.

« Il a raison », se dit d’Artagnan en considérant la maison dont l’aspect annonçait la solitude.

– Mais Monseigneur a dû vous écrire sa promotion.

– De quand date-t-elle ?

– D'un mois.

– Oh ! alors, il n’y a pas de temps perdu. Aramis ne peut avoir eu encore besoin de moi. Mais voyons, Bazin, pourquoi ne suis-tu pas ton pasteur ?

– Monsieur, je ne puis, j’ai des occupations.

– Ton alphabet ?

– Et mes pénitents.

– Quoi ! tu confesses ? tu es donc prêtre ?

– C'est tout comme. J'ai tant de vocation !

– Mais les ordres ?

– Oh ! dit Bazin avec aplomb, maintenant que Monseigneur est évêque, j’aurai promptement mes ordres ou tout au moins mes dispenses.

Et il se frotta les mains.

« Décidément, se dit d’Artagnan, il n’y a pas à déraciner ces gens-là. »

– Fais-moi servir, Bazin.

– Avec empressement, monsieur.

– Un poulet, un bouillon et une bouteille de vin.

– C'est aujourd’hui samedi, jour maigre, dit Bazin.

– J'ai une dispense, dit d’Artagnan.

Bazin le regarda d’un air soupçonneux.

– Ah çà ! maître cafard, pour qui me prends-tu ? dit le mousquetaire ; si toi, qui es le valet, tu espères des dispenses pour commettre des crimes, je n’aurai pas, moi, l’ami de ton évêque, une dispense pour faire gras selon le vœu de mon estomac ? Bazin, sois aimable avec moi, ou, de par Dieu ! je me plains au roi, et tu ne confesseras jamais. Or, tu sais que la nomination des évêques est au roi, je suis le plus fort.

Bazin sourit hypocritement.

– Oh ! nous avons M. le surintendant, nous autres, dit-il.

– Et tu te moques du roi, alors ?

Bazin ne répliqua rien, son sourire était assez éloquent.

– Mon souper, dit d’Artagnan, voilà qu’il s’en va vers sept heures.

Bazin se retourna et commanda au plus âgé de ses écoliers d’avertir la cuisinière. Cependant d’Artagnan regardait le presbytère.

– Peuh ! dit-il dédaigneusement, Monseigneur logeait assez mal Sa Grandeur ici.

– Nous avons le château de Vaux, dit Bazin.

– Qui vaut peut-être le Louvre ? répliqua d’Artagnan en goguenardant.

– Qui vaut mieux, répliqua Bazin du plus grand sang-froid du monde.

– Ah ! fit d’Artagnan.

Peut-être allait-il prolonger la discussion et soutenir la suprématie du Louvre ; mais le lieutenant s’était aperçu que son cheval était demeuré attaché aux barreaux d’une porte.

– Diable ! dit-il, fais donc soigner mon cheval. Ton maître l’évêque n’en a pas comme celui-là dans ses écuries.

Bazin donna un coup d’œil oblique au cheval et répondit :

– M. le surintendant en a donné quatre de ses écuries, et un seul de ces quatre en vaut quatre comme le vôtre.

Le sang monta au visage de d’Artagnan. La main lui démangeait, et il contemplait sur la tête de Bazin la place où son poing allait tomber. Mais cet éclair passa. La réflexion vint, et d’Artagnan se contenta de dire :

– Diable ! diable ! j’ai bien fait de quitter le service du roi. Dites-moi, digne Bazin, ajouta-t-il, combien M. le surintendant a-t-il de mousquetaires ?

– Il aura tous ceux du royaume avec son argent, répliqua Bazin en fermant son livre et en congédiant les enfants à grands coups de férule.

– Diable ! diable ! dit une dernière fois d’Artagnan.

Et comme on lui annonçait qu’il était servi, il suivit la cuisinière qui l’introduisit dans la salle à manger, où le souper l’attendait.

D'Artagnan se mit à table et attaqua bravement le poulet.

– Il me paraît, dit d’Artagnan en mordant à belles dents dans la volaille qu’on lui avait servie et qu’on avait visiblement oublié d’engraisser, il me paraît que j’ai eu tort de ne pas aller chercher tout de suite du service chez ce maître-là.

« C'est un puissant seigneur, à ce qu’il paraît, que ce surintendant. En vérité, nous ne savons rien, nous autres à la cour, et les rayons du soleil nous empêchent de voir les grosses étoiles, qui sont aussi des soleils, un peu plus éloignés de notre terre, voilà tout.

Comme d’Artagnan aimait beaucoup, par plaisir et par système, à faire causer les gens sur les choses qui l’intéressaient, il s’escrima de son mieux sur maître Bazin ; mais ce fut en pure perte : hormis l’éloge fatigant et hyperbolique de M. le surintendant des finances, Bazin, qui, de son côté, se tenait sur ses gardes, ne livra absolument rien que des platitudes à la curiosité de d’Artagnan, ce qui fit que d’Artagnan, d’assez mauvaise humeur, demanda à aller se coucher aussitôt que son repas fut fini.

D'Artagnan fut introduit par Bazin dans une chambre assez médiocre, où il trouva un assez mauvais lit ; mais d’Artagnan n’était pas difficile. On lui avait dit qu’Aramis avait emporté les clefs de son appartement particulier, et comme il savait qu’Aramis était un homme d’ordre et avait généralement beaucoup de choses à cacher dans son appartement, cela ne l’avait nullement étonné. Il avait donc, quoiqu’il eût paru comparativement plus dur, attaqué le lit aussi bravement qu’il avait attaqué le poulet, et comme il avait aussi bon sommeil que bon appétit, il n’avait guère mis plus de temps à s’endormir qu’il n’en avait mis à sucer le dernier os de son rôti.

Depuis qu’il n’était plus au service de personne, d’Artagnan s’était promis d’avoir le sommeil aussi dur qu’il l’avait léger autrefois ; mais de si bonne foi que d’Artagnan se fût fait cette promesse, et quelque désir qu’il eût de se la tenir religieusement, il fut réveillé au milieu de la nuit par un grand bruit de carrosses et de laquais à cheval. Une illumination soudaine embrasa les murs de sa chambre ; il sauta hors de son lit tout en chemise et courut à la fenêtre.

« Est-ce que le roi revient, par hasard ? pensa-t-il en se frottant les yeux, car en vérité voilà une suite qui ne peut appartenir qu’à une personne royale. »

– Vive M. le surintendant ! cria ou plutôt vociféra à une fenêtre du rez-de-chaussée une voix qu’il reconnut pour celle de Bazin, lequel, tout en criant, agitait un mouchoir d’une main et tenait une grosse chandelle de l’autre.

D'Artagnan vit alors quelque chose comme une brillante forme humaine qui se penchait à la portière du principal carrosse ; en même temps de longs éclats de rire, suscités sans doute par l’étrange figure de Bazin, et qui sortaient du même carrosse, laissaient comme une traînée de joie sur le passage du rapide cortège.

– J'aurais bien dû voir, dit d’Artagnan, que ce n’était pas le roi ; on ne rit pas de si bon cœur quand le roi passe. Hé ! Bazin ! cria-t-il à son voisin qui se penchait aux trois quarts hors de la fenêtre pour suivre plus longtemps le carrosse des yeux, hé ! qu’est-ce que cela ?

– C'est M. Fouquet, dit Bazin d’un air de protection.

– Et tous ces gens ?

– C'est la cour de M. Fouquet.

– Oh ! oh ! dit d’Artagnan, que dirait M. de Mazarin s’il entendait cela ? Et il se recoucha tout rêveur en se demandant comment il se faisait qu’Aramis fût toujours protégé par le plus puissant du royaume.

« Serait-ce qu’il a plus de chance que moi ou que je serais plus sot que lui ? Bah ! »

C'était le mot concluant à l’aide duquel d’Artagnan devenu sage terminait maintenant chaque pensée et chaque période de son style. Autrefois, il disait « Mordioux ! » ce qui était un coup d’éperon. Mais maintenant il avait vieilli, et il murmurait ce bah ! philosophique qui sert de bride à toutes les passions.

Chapitre XVIII – Où d’Artagnan cherche Porthos et ne trouve que Mousqueton §

Lorsque d’Artagnan se fut bien convaincu que l’absence de M. le vicaire général d’Herblay était réelle, et que son ami n’était point trouvable à Melun ni dans les environs, il quitta Bazin sans regret, donna un coup d’œil sournois au magnifique château de Vaux, qui commençait à briller de cette splendeur qui fit sa ruine, et pinçant ses lèvres comme un homme plein de défiance et de soupçons, il piqua son cheval pie en disant :

– Allons, allons, c’est encore à Pierrefonds que je trouverai le meilleur homme et le meilleur coffre. Or, je n’ai besoin que de cela, puisque moi j’ai l’idée.

Nous ferons grâce à nos lecteurs des incidents prosaïques du voyage de d’Artagnan, qui toucha barre à Pierrefonds dans la matinée du troisième jour. D'Artagnan arrivait par Nanteuil-le-Haudouin et Crépy. De loin, il aperçut le château de Louis d’Orléans, lequel, devenu domaine de la Couronne, était gardé par un vieux concierge. C'était un de ces manoirs merveilleux du Moyen Age, aux murailles épaisses de vingt pieds, aux tours hautes de cent.

D'Artagnan longea ses murailles, mesura ses tours des yeux et descendit dans la vallée. De loin il dominait le château de Porthos, situé sur les rives d’un vaste étang et attenant à une magnifique forêt. C'est le même que nous avons déjà eu l’honneur de décrire à nos lecteurs ; nous nous contenterons donc de l’indiquer. La première chose qu’aperçut d’Artagnan après les beaux arbres, après le soleil de mai dorant les coteaux verts, après les longues futaies de bois empanachées qui s’étendent vers Compiègne, ce fut une grande boîte roulante, poussée par deux laquais et traînée par deux autres. Dans cette boîte il y avait une énorme chose vert et or qui arpentait, traînée et poussée, les allées riantes du parc. Cette chose, de loin, était indétaillable et ne signifiait absolument rien ; de plus près, c’était un tonneau affublé de drap vert galonné ; de plus près encore, c’était un homme ou plutôt un poussah dont l’extrémité inférieure, se répandant dans la boîte, en remplissait le contenu ; de plus près encore, cet homme, c’était Mousqueton, Mousqueton blanc de cheveux et rouge de visage comme Polichinelle.

– Eh pardieu ! s’écria d’Artagnan, c’est ce cher M. Mousqueton !

– Ah !… cria le gros homme, ah ! quel bonheur ! quelle joie ! c’est M. d’Artagnan !… Arrêtez, coquins !

Ces derniers mots s’adressaient aux laquais qui le poussaient et qui le tiraient. La boîte s’arrêta, et les quatre laquais, avec une précision toute militaire, ôtèrent à la fois leurs chapeaux galonnés et se rangèrent derrière la boîte.

– Oh ! monsieur d’Artagnan, dit Mousqueton, que ne puis-je vous embrasser les genoux ! Mais je suis devenu impotent, comme vous le voyez.

– Dame ! mon cher Mousqueton, c’est l’âge.

– Non, monsieur, ce n’est pas l’âge : ce sont les infirmités, les chagrins.

– Des chagrins, vous, Mousqueton ? dit d’Artagnan en faisant le tour de la boîte ; êtes-vous fou, mon cher ami ? Dieu merci ! vous vous portez comme un chêne de trois cents ans.

– Ah ! les jambes, monsieur, les jambes ! dit le fidèle serviteur.

– Comment, les jambes ?

– Oui, elles ne veulent plus me porter.

– Les ingrates ! Cependant, vous les nourrissez bien, Mousqueton, à ce qu’il me paraît.

– Hélas ! oui, elles n’ont rien à me reprocher sous ce rapport-là, dit Mousqueton avec un soupir ; j’ai toujours fait tout ce que j’ai pu pour mon corps ; je ne suis pas égoïste.

Et Mousqueton soupira de nouveau.

« Est-ce que Mousqueton veut aussi être baron, qu’il soupire de la sorte ? » pensa d’Artagnan.

– Mon Dieu ! monsieur, dit Mousqueton, s’arrachant à une rêverie pénible, mon Dieu ! que Monseigneur sera heureux que vous ayez pensé à lui.

– Bon Porthos, s’écria d’Artagnan ; je brûle de l’embrasser !

– Oh ! dit Mousqueton attendri, je le lui écrirai bien certainement, monsieur.

– Comment, s’écria d’Artagnan, tu le lui écriras ?

– Aujourd’hui même, sans retard.

– Il n’est donc pas ici ?

– Mais, non, monsieur.

– Mais est-il près ? est-il loin ?

– Eh ! le sais-je, monsieur, le sais-je ? fit Mousqueton.

– Mordioux ! s’écria le mousquetaire en frappant du pied, je joue de malheur ! Porthos si casanier !

– Monsieur, il n’y a pas d’homme plus sédentaire que Monseigneur. Mais…

– Mais quoi ?

– Quand un ami vous presse…

– Un ami ?

– Eh ! sans doute ; ce digne M. d’Herblay.

– C'est Aramis qui a pressé Porthos ?

– Voici comment la chose s’est passée, monsieur d’Artagnan. M. d’Herblay a écrit à Monseigneur…

– Vraiment ?

– Une lettre, monsieur, une lettre si pressante qu’elle a mis ici tout à feu et à sang !

– Conte-moi cela, cher ami, dit d’Artagnan, mais renvoie un peu ces messieurs, d’abord.

Mousqueton poussa un « Au large, faquins ! » avec des poumons si puissants, qu’il eût suffi du souffle sans les paroles pour faire évaporer les quatre laquais. D'Artagnan s’assit sur le brancard de la boîte et ouvrit ses oreilles.

– Monsieur, dit Mousqueton, Monseigneur a donc reçu une lettre de M. le vicaire général d’Herblay, voici huit ou neuf jours ; c’était le jour des plaisirs… champêtres ; oui, mercredi par conséquent.

– Comment cela ! dit d’Artagnan ; le jour des plaisirs champêtres ?

– Oui, monsieur ; nous avons tant de plaisirs à prendre dans ce délicieux pays que nous en étions encombrés ; si bien que force a été pour nous d’en régler la distribution.

– Comme je reconnais bien l’ordre de Porthos ! Ce n’est pas à moi que cette idée serait venue. Il est vrai que je ne suis pas encombré de plaisirs, moi.

– Nous l’étions, nous, dit Mousqueton.

– Et comment avez-vous réglé cela, voyons ? demanda d’Artagnan.

– C'est un peu long, monsieur.

– N'importe, nous avons le temps, et puis vous parlez si bien, mon cher Mousqueton, que c’est vraiment plaisir de vous entendre.

– Il est vrai, dit Mousqueton avec un signe de satisfaction qui provenait évidemment de la justice qui lui était rendue, il est vrai que j’ai fait de grands progrès dans la compagnie de Monseigneur.

– J'attends la distribution des plaisirs, Mousqueton, et avec impatience ; je veux savoir si je suis arrivé dans un bon jour.

– Oh ! monsieur d’Artagnan, dit mélancoliquement Mousqueton, depuis que Monseigneur est parti, tous les plaisirs sont envolés !

– Eh bien ! mon cher Mousqueton, rappelez vos souvenirs.

– Par quel jour voulez-vous que nous commencions ?

– Eh pardieu ! commencez par le dimanche, c’est le jour du Seigneur.

– Le dimanche, monsieur ?

– Oui.

– Dimanche, plaisirs religieux : Monseigneur va à la messe, rend le pain bénit, se fait faire des discours et des instructions par son aumônier ordinaire. Ce n’est pas fort amusant, mais nous attendons un carme de Paris qui desservira notre aumônerie et qui parle fort bien, à ce que l’on assure ; cela nous éveillera, car l’aumônier actuel nous endort toujours. Donc le dimanche, plaisirs religieux. Le lundi, plaisirs mondains.

– Ah ! ah ! dit d’Artagnan, comment comprends-tu cela, Mousqueton ? Voyons un peu les plaisirs mondains, voyons.

– Monsieur, le lundi, nous allons dans le monde ; nous recevons, nous rendons des visites ; on joue du luth, on danse, on fait des bouts rimés, enfin on brûle un peu d’encens en l’honneur des dames.

– Peste ! c’est du suprême galant, dit le mousquetaire, qui eut besoin d’appeler à son aide toute la vigueur de ses muscles mastoïdes pour comprimer une énorme envie de rire.

– Mardi, plaisirs savants.

– Ah ! bon ! dit d’Artagnan, lesquels ? Détaille-nous un peu cela, mon cher Mousqueton.

– Monseigneur a acheté une sphère que je vous montrerai, elle remplit tout le périmètre de la grosse tour, moins une galerie qu’il a fait faire au-dessus de la sphère ; il y a des petites ficelles et des fils de laiton après lesquels sont accrochés le soleil et la lune. Cela tourne ; c’est fort beau. Monseigneur me montre les mers et terres lointaines ; nous nous promettons de ne jamais y aller. C'est plein d’intérêt.

– Plein d’intérêt, c’est le mot, répéta d’Artagnan. Et le mercredi ?

– Plaisirs champêtres, j’ai déjà eu l’honneur de vous le dire, monsieur le chevalier : nous regardons les moutons et les chèvres de Monseigneur ; nous faisons danser les bergères avec des chalumeaux et des musettes, ainsi qu’il est écrit dans un livre que Monseigneur possède en sa bibliothèque et qu’on appelle Bergeries. L'auteur est mort, voilà un mois à peine.

– M. Racan, peut-être ? fit d’Artagnan.

– C'est cela, M. Racan. Mais ce n’est pas le tout. Nous pêchons à la ligne dans le petit canal, après quoi nous dînons couronnés de fleurs. Voilà pour le mercredi.

– Peste ! dit d’Artagnan, il n’est pas mal partagé, le mercredi. Et le jeudi ? que peut-il rester à ce pauvre jeudi ?

– Il n’est pas malheureux, monsieur, dit Mousqueton souriant. Jeudi, plaisirs olympiques. Ah ! monsieur, c’est superbe ! Nous faisons venir tous les jeunes vassaux de Monseigneur et nous les faisons jeter le disque, lutter, courir. Monseigneur jette le disque comme personne. Et lorsqu’il applique un coup de poing, oh ! quel malheur !

– Comment, quel malheur !

– Oui, monsieur, on a été obligé de renoncer au ceste. Il cassait les têtes, brisait les mâchoires, enfonçait les poitrines. C'est un jeu charmant, mais personne ne voulait plus le jouer avec lui.

– Ainsi, le poignet…

– Oh ! monsieur, plus solide que jamais. Monseigneur baisse un peu quant aux jambes, il l’avoue lui-même ; mais cela s’est réfugié dans les bras, de sorte que…

– De sorte qu’il assomme les bœufs comme autrefois.

– Monsieur, mieux que cela, il enfonce les murs. Dernièrement, après avoir soupé chez un de ses fermiers, vous savez combien Monseigneur est populaire et bon, après souper il fait cette plaisanterie de donner un coup de poing dans le mur, le mur s’écroule, le toit glisse, et il y a trois hommes d’étouffés et une vieille femme.

– Bon Dieu ! Mousqueton, et ton maître ?

– Oh ! Monseigneur ! il a eu la tête un peu écorchée. Nous lui avons bassiné les chairs avec une eau que les religieuses nous donnent. Mais rien au poing.

– Rien ?

– Rien, monsieur.

– Foin des plaisirs olympiques ! ils doivent coûter trop cher, car enfin les veuves et les orphelins…

– On leur fait des pensions, monsieur, un dixième du revenu de Monseigneur est affecté à cela.

– Passons au vendredi, dit d’Artagnan.

– Le vendredi, plaisirs nobles et guerriers. Nous chassons, nous faisons des armes, nous dressons des faucons, nous domptons des chevaux. Enfin, le samedi est le jour des plaisirs spirituels : nous meublons notre esprit, nous regardons les tableaux et les statues de Monseigneur, nous écrivons même et nous traçons des plans ; enfin, nous tirons les canons de Monseigneur.

– Vous tracez des plans, vous tirez les canons…

– Oui, monsieur.

– Mon ami, dit d’Artagnan, M. du Vallon possède en vérité l’esprit le plus subtil et le plus aimable que je connaisse ; mais il y a une sorte de plaisirs que vous avez oubliés, ce me semble.

– Lesquels, monsieur ? demanda Mousqueton avec anxiété.

– Les plaisirs matériels.

Mousqueton rougit.

– Qu'entendez-vous par là, monsieur ? dit-il en baissant les yeux.

– J'entends la table, le bon vin, la soirée occupée aux évolutions de la bouteille.

– Ah ! monsieur, ces plaisirs-là ne comptent point, nous les pratiquons tous les jours.

– Mon brave Mousqueton, reprit d’Artagnan, pardonne-moi, mais j’ai été tellement absorbé par ton récit plein de charmes, que j’ai oublié le principal point de notre conversation, c’est à savoir ce que M. le vicaire général d’Herblay a pu écrire à ton maître.

– C'est vrai, monsieur, dit Mousqueton, les plaisirs nous ont distraits. Eh bien ! monsieur, voici la chose tout entière.

– J'écoute, mon cher Mousqueton.

– Mercredi…

– Jour des plaisirs champêtres ?

– Oui. Une lettre arrive ; il la reçoit de mes mains. J'avais reconnu l’écriture.

– Eh bien ?

– Monseigneur la lit et s’écrie : « Vite, mes chevaux ! mes armes ! »

– Ah ! mon Dieu ! dit d’Artagnan, c’était encore quelque duel !

– Non pas, monsieur, il y avait ces mots seulement : « Cher Porthos, en route si vous voulez arriver avant l’équinoxe. Je vous attends. »

– Mordioux ! fit d’Artagnan rêveur, c’était pressé à ce qu’il paraît.

– Je le crois bien. En sorte, continua Mousqueton, que Monseigneur est parti le jour même avec son secrétaire pour tâcher d’arriver à temps.

– Et sera-t-il arrivé à temps ?

– Je l’espère. Monseigneur qui est haut à la main, comme vous le savez, monsieur, répétait sans cesse : « Tonne Dieu ! qu’est-ce encore que cela, l’équinoxe ? N'importe, il faudra que le drôle soit bien monté, s’il arrivait avant moi. »

– Et tu crois que Porthos sera arrivé le premier ? demanda d’Artagnan.

– J'en suis sûr. Cet équinoxe, si riche qu’il soit, n’a certes pas des chevaux comme Monseigneur !

D'Artagnan contint son envie de rire, parce que la brièveté de la lettre d’Aramis lui donnait fort à penser. Il suivit Mousqueton, ou plutôt le chariot de Mousqueton, jusqu’au château ; il s’assit à une table somptueuse, dont on lui fit les honneurs comme à un roi, mais il ne put rien tirer de Mousqueton : le fidèle serviteur pleurait à volonté, c’était tout. D'Artagnan, après une nuit passée sur un excellent lit, rêva beaucoup au sens de la lettre d’Aramis, s’inquiéta des rapports de l’équinoxe avec les affaires de Porthos, puis n’y comprenant rien, sinon qu’il s’agissait de quelque amourette de l’évêque pour laquelle il était nécessaire que les jours fussent égaux aux nuits, d’Artagnan quitta Pierrefonds comme il avait quitté Melun, comme il avait quitté le château du comte de La Fère. Ce ne fut cependant pas sans une mélancolie qui pouvait à bon droit passer pour une des plus sombres humeurs de d’Artagnan. La tête baissée, l’œil fixe, il laissait pendre ses jambes sur chaque flanc de son cheval et se disait, dans cette vague rêverie qui monte parfois à la plus sublime éloquence ; « Plus d’amis, plus d’avenir, plus rien ! mes forces sont brisées, comme le faisceau de notre amitié passée. Oh ! la vieillesse arrive, froide, inexorable ; elle enveloppe dans son crêpe funèbre tout ce qui reluisait, tout ce qui embaumait dans ma jeunesse, puis elle jette ce doux fardeau sur son épaule et le porte avec le reste dans ce gouffre sans fond de la mort. » Un frisson serra le cœur du Gascon, si brave et si fort contre tous les malheurs de la vie, et pendant quelques moments les nuages lui parurent noirs, la terre glissante et glaiseuse comme celle des cimetières.

– Où vais-je… se dit-il ; que veux-je faire ?… seul… tout seul, sans famille, sans amis… Bah ! s’écria-t-il tout à coup.

Et il piqua des deux sa monture, qui, n’ayant rien trouvé de mélancolique dans la lourde avoine de Pierrefonds, profita de la permission pour montrer sa gaieté par un temps de galop qui absorba deux lieues.

« À Paris ! » se dit d’Artagnan.

Et le lendemain il descendit à Paris.

Il avait mis dix jours à faire ce voyage.

Chapitre XIX – Ce que d’Artagnan venait faire à Paris §

Le lieutenant mit pied à terre devant une boutique de la rue des Lombards, à l’enseigne du Pilon-d’Or. Un homme de bonne mine, portant un tablier blanc et caressant sa moustache grise avec une bonne grosse main, poussa un cri de joie en apercevant le cheval pie.

– Monsieur le chevalier, dit-il ; ah ! c’est vous !

– Bonjour, Planchet ! répondit d’Artagnan en faisant le gros dos pour entrer dans la boutique.

– Vite, quelqu’un, cria Planchet, pour le cheval de M. d’Artagnan, quelqu’un pour sa chambre, quelqu’un pour son souper !

– Merci, Planchet ! bonjour, mes enfants, dit d’Artagnan aux garçons empressés.

– Vous permettez que j’expédie ce café, cette mélasse et ces raisins cuits ? dit Planchet, ils sont destinés à l’office de M. le surintendant.

– Expédie, expédie.

– C'est l’affaire d’un moment, puis nous souperons.

– Fais que nous soupions seuls, dit d’Artagnan, j’ai à te parler.

Planchet regarda son ancien maître d’une façon significative.

– Oh ! tranquillise-toi, ce n’est rien que d’agréable, dit d’Artagnan.

– Tant mieux ! tant mieux !…

Et Planchet respira, tandis que d’Artagnan s’asseyait fort simplement dans la boutique sur une balle de bouchons, et prenait connaissance des localités. La boutique était bien garnie ; on respirait là un parfum de gingembre, de cannelle et de poivre pilé qui fit éternuer d’Artagnan. Les garçons, heureux d’être aux côtés d’un homme de guerre aussi renommé qu’un lieutenant de mousquetaires qui approchait la personne du roi, se mirent à travailler avec un enthousiasme qui tenait du délire, et à servir les pratiques avec une précipitation dédaigneuse que plus d’un remarqua.

Planchet encaissait l’argent et faisait ses comptes entrecoupés de politesses à l’adresse de son ancien maître.

Planchet avait avec ses clients la parole brève et la familiarité hautaine du marchand riche, qui sert tout le monde et n’attend personne. D'Artagnan observa cette nuance avec un plaisir que nous analyserons plus tard. Il vit peu à peu la nuit venir ; et enfin, Planchet le conduisit dans une chambre du premier étage, où, parmi les ballots et les caisses, une table fort proprement servie attendait deux convives.

D'Artagnan profita d’un moment de répit pour considérer la figure de Planchet, qu’il n’avait pas vu depuis un an.

L'intelligent Planchet avait pris du ventre, mais son visage n’était pas boursouflé. Son regard brillant jouait encore avec facilité dans ses orbites profondes, et la graisse, qui nivelle toutes les saillies caractéristiques du visage humain, n’avait encore touché ni à ses pommettes saillantes, indice de ruse et de cupidité, ni à son menton aigu, indice de finesse et de persévérance. Planchet trônait avec autant de majesté dans sa salle à manger que dans sa boutique. Il offrit à son maître un repas frugal, mais tout parisien : le rôti cuit au four du boulanger, avec les légumes, la salade, et le dessert emprunté à la boutique même. D'Artagnan trouva bon que l’épicier eût tiré de derrière les fagots une bouteille de ce vin d’Anjou qui, durant toute la vie de d’Artagnan, avait été son vin de prédilection.

– Autrefois, monsieur, dit Planchet avec un sourire plein de bonhomie, c’était moi qui vous buvais votre vin ; maintenant, j’ai le bonheur que vous buviez le mien.

– Et Dieu merci ! ami Planchet, je le boirai encore longtemps, j’espère, car à présent me voilà libre.

– Libre ! Vous avez congé, monsieur ?

– Illimité !

– Vous quittez le service ? dit Planchet stupéfait.

– Oui, je me repose.

– Et le roi ? s’écria Planchet, qui ne pouvait supposer que le roi pût se passer des services d’un homme tel que d’Artagnan.

– Et le roi cherchera fortune ailleurs… Mais nous avons bien soupé, tu es en veine de saillies, tu m’excites à te faire des confidences, ouvre donc tes oreilles.

– J'ouvre.

Et Planchet, avec un rire plus franc que malin, décoiffa une bouteille de vin blanc.

– Laisse-moi ma raison seulement.

– Oh ! quand vous perdrez la tête, vous, monsieur…

– Maintenant, ma tête est à moi, et je prétends la ménager plus que jamais. D'abord causons finances… Comment se porte notre argent ?

– À merveille, monsieur. Les vingt mille livres que j’ai reçues de vous sont placées toujours dans mon commerce, où elles rapportent neuf pour cent ; je vous en donne sept, je gagne donc sur vous.

– Et tu es toujours content ?

– Enchanté. Vous m’en apportez d’autres ?

– Mieux que cela… Mais en as-tu besoin ?

– Oh ! que non pas. Chacun m’en veut confier à présent. J'étends mes affaires.

– C'était ton projet.

– Je fais un jeu de banque… J'achète les marchandises de mes confrères nécessiteux, je prête de l’argent à ceux qui sont gênés pour les remboursements.

– Sans usure ?…

– Oh ! monsieur, la semaine passée j’ai eu deux rendez-vous au boulevard pour ce mot que vous venez de prononcer.

– Comment !

– Vous allez comprendre : il s’agissait d’un prêt… L'emprunteur me donne en caution des cassonades avec condition que je vendrais si le remboursement n’avait pas lieu à une époque fixe. Je prête mille livres. Il ne me paie pas, je vends les cassonades treize cents livres. Il l’apprend et réclame cent écus. Ma foi, j’ai refusé… prétendant que je pouvais ne les vendre que neuf cents livres. Il m’a dit que je faisais de l’usure. Je l’ai prié de me répéter cela derrière le boulevard. C'est un ancien garde, il est venu ; je lui ai passé votre épée au travers de la cuisse gauche.

– Tudieu ! quelle banque tu fais ! dit d’Artagnan.

– Au-dessus de treize pour cent je me bats, répliqua Planchet ; voilà mon caractère.

– Ne prends que douze, dit d’Artagnan, et appelle le reste prime et courtage.

– Vous avez raison, monsieur. Mais votre affaire ?

– Ah ! Planchet, c’est bien long et bien difficile à dire.

– Dites toujours.

D'Artagnan se gratta la moustache comme un homme embarrassé de sa confidence et défiant du confident.

– C'est un placement ? demanda Planchet.

– Mais, oui.

– D'un beau produit ?

– D'un joli produit : quatre cents pour cent, Planchet.

Planchet donna un coup de poing sur la table avec tant de raideur que les bouteilles en bondirent comme si elles avaient peur.

– Est-ce Dieu possible !

– Je crois qu’il y aura plus, dit froidement d’Artagnan, mais enfin j’aime mieux dire moins.

– Ah diable ! fit Planchet se rapprochant… Mais, monsieur, c’est magnifique !… Peut-on mettre beaucoup d’argent ?

– Vingt mille livres chacun, Planchet.

– C'est tout votre avoir, monsieur. Pour combien de temps ?

– Pour un mois.

– Et cela nous donnera ?

– Cinquante mille livres chacun ; compte.

– C'est monstrueux !… Il faudra se bien battre pour un jeu comme celui-là ?

– Je crois en effet qu’il se faudra battre pas mal, dit d’Artagnan avec la même tranquillité ; mais cette fois, Planchet, nous sommes deux, et je prends les coups pour moi seul.

– Monsieur, je ne souffrirai pas…

– Planchet, tu ne peux en être, il te faudrait quitter ton commerce.

– L'affaire ne se fait pas à Paris ?

– Non.

– Ah ! à l’étranger ?

– En Angleterre.

– Pays de spéculation, c’est vrai, dit Planchet… pays que je connais beaucoup… Quelle sorte d’affaire, monsieur, sans trop de curiosité ?

– Planchet, c’est une restauration.

– De monuments ?

– Oui, de monuments, nous restaurerons White Hall.

– C'est important… Et en un mois vous croyez ?…

– Je m’en charge.

– Cela vous regarde, monsieur, et une fois que vous vous en mêlez…

– Oui, cela me regarde… je suis fort au courant… cependant je te consulterai volontiers.

– C'est beaucoup d’honneur… mais je m’entends mal à l’architecture.

– Planchet… tu as tort, tu es un excellent architecte, aussi bon que moi pour ce dont il s’agit.

– Merci…

– J'avais, je te l’avoue, été tenté d’offrir la chose à ces Messieurs, mais ils sont absents de leurs maisons… C'est fâcheux, je n’en connais pas de plus hardis ni de plus adroits.

– Ah çà ! il paraît qu’il y aura concurrence et que l’entreprise sera disputée ?

– Oh ! oui, Planchet, oui…

– Je brûle d’avoir des détails, monsieur.

– En voici, Planchet, ferme bien toutes les portes.

– Oui, monsieur.

Et Planchet s’enferma d’un triple tour.

– Bien, maintenant, approche-toi de moi.

Planchet obéit.

– Et ouvre la fenêtre, parce que le bruit des passants et des chariots rendra sourds tous ceux qui pourraient nous entendre.

Planchet ouvrit la fenêtre comme on le lui avait prescrit, et la bouffée de tumulte qui s’engouffra dans la chambre, cris, roues, aboiements et pas, assourdit d’Artagnan lui-même, selon qu’il l’avait désiré. Ce fut alors qu’il but un verre de vin blanc et qu’il commença en ces termes :

– Planchet, j’ai une idée.

– Ah ! monsieur, je vous reconnais bien là, répondit l’épicier, pantelant d’émotion.

Chapitre XX – De la société qui se forme rue des Lombards à l’enseigne du Pilon-d’Or, pour exploiter l’idée de M. d’Artagnan §

Après un instant de silence, pendant lequel d’Artagnan parut recueillir non pas une idée, mais toutes ses idées :

– Il n’est point, mon cher Planchet, dit-il, que tu n’aies entendu parler de Sa Majesté Charles Ier, roi d’Angleterre ?

– Hélas ! oui, monsieur, puisque vous avez quitté la France pour lui porter secours ; que malgré ce secours il est tombé et a failli vous entraîner dans sa chute.

– Précisément ; je vois que tu as bonne mémoire, Planchet.

– Peste ! monsieur, l’étonnant serait que je l’eusse perdue, cette mémoire, si mauvaise qu’elle fût. Quand on a entendu Grimaud qui, vous le savez, ne raconte guère, raconter comment est tombée la tête du roi Charles, comment vous avez voyagé la moitié d’une nuit dans un bâtiment miné, et vu revenir sur l’eau ce bon M. Mordaunt avec certain poignard à manche doré dans la poitrine, on n’oublie pas ces choses-là.

– Il y a pourtant des gens qui les oublient, Planchet.

– Oui, ceux qui ne les ont pas vues ou qui n’ont pas entendu Grimaud les raconter.

– Eh bien ! tant mieux, puisque tu te rappelles tout cela, je n’aurai besoin de te rappeler qu’une chose, c’est que le roi Charles Ier avait un fils.

– Il en avait même deux, monsieur, sans vous démentir, dit Planchet ; car j’ai vu le second à Paris, M. le duc d’York, un jour qu’il se rendait au Palais-Royal, et l’on m’a assuré que ce n’était que le second fils du roi Charles Ier. Quant à l’aîné, j’ai l’honneur de le connaître de nom, mais pas de vue.

– Voilà justement, Planchet, où nous en devons venir : c’est à ce fils aîné qui s’appelait autrefois le prince de Galles, et qui s’appelle aujourd’hui Charles II, roi d’Angleterre.

– Roi sans royaume, monsieur, répondit sentencieusement Planchet.

– Oui, Planchet, et tu peux ajouter malheureux prince, plus malheureux qu’un homme du peuple perdu dans le plus misérable quartier de Paris.

Planchet fit un geste plein de cette compassion banale que l’on accorde aux étrangers avec lesquels on ne pense pas qu’on puisse jamais se trouver en contact. D'ailleurs, il ne voyait, dans cette opération politico-sentimentale, poindre aucunement l’idée commerciale de M. d’Artagnan, et c’était à cette idée qu’il en avait principalement. D'Artagnan, qui avait l’habitude de bien comprendre les choses et les hommes, comprit Planchet.

– J'arrive, dit-il. Ce jeune prince de Galles, roi sans royaume, comme tu dis fort bien, Planchet, m’a intéressé, moi, d’Artagnan. Je l’ai vu mendier l’assistance de Mazarin, qui est un cuistre, et le secours du roi Louis, qui est un enfant, et il m’a semblé, à moi qui m’y connais, que dans cet œil intelligent du roi déchu, dans cette noblesse de toute sa personne, noblesse qui a surnagé au-dessus de toutes les misères, il y avait l’étoffe d’un homme de cœur et d’un roi.

Planchet approuva tacitement : tout cela, à ses yeux du moins, n’éclairait pas encore l’idée de d’Artagnan. Celui-ci continua :

– Voici donc le raisonnement que je me suis fait. Écoute bien, Planchet, car nous approchons de la conclusion.

– J'écoute.

– Les rois ne sont pas semés tellement dru sur la terre que les peuples en trouvent là où ils en ont besoin. Or ce roi sans royaume est à mon avis une graine réservée qui doit fleurir en une saison quelconque, pourvu qu’une main adroite, discrète et vigoureuse, la sème bel et bien, en choisissant sol, ciel et temps.

Planchet approuvait toujours de la tête, ce qui prouvait qu’il ne comprenait toujours pas.

– Pauvre petite graine de roi ! me suis-je dit, et réellement j’étais attendri, Planchet, ce qui me fait penser que j’entame une bêtise. Voilà pourquoi j’ai voulu te consulter, mon ami.

Planchet rougit de plaisir et d’orgueil.

– Pauvre petite graine de roi ! je te ramasse, moi, et je vais te jeter dans une bonne terre.

– Ah ! mon Dieu ! dit Planchet en regardant fixement son ancien maître, comme s’il eût douté de tout l’éclat de sa raison.

– Eh bien ! quoi ? demanda d’Artagnan, qui te blesse ?

– Moi, rien, monsieur.

– Tu as dit : « Ah ! mon Dieu ! »

– Vous croyez ?

– J'en suis sûr. Est-ce que tu comprendrais déjà ?

– J'avoue, monsieur d’Artagnan, que j’ai peur…

– De comprendre ?

– Oui.

– De comprendre que je veux faire remonter sur le trône le roi Charles II, qui n’a plus de trône ? Est-ce cela ?

Planchet fit un bond prodigieux sur sa chaise.

– Ah ! Ah ! dit-il tout effaré ; voilà donc ce que vous appelez une restauration, vous !

– Oui, Planchet, n’est-ce pas ainsi que la chose se nomme ?

– Sans doute, sans doute. Mais avez-vous bien réfléchi ?

– À quoi ?

– À ce qu’il y a là-bas ?

– Où ?

– En Angleterre.

– Et qu’y a-t-il, voyons, Planchet ?

– D'abord, monsieur, je vous demande pardon si je me mêle de ces choses-là, qui ne sont point de mon commerce ; mais puisque c’est une affaire que vous me proposez… car vous me proposez une affaire, n’est-ce pas ?

– Superbe, Planchet.

– Mais puisque vous me proposez une affaire, j’ai le droit de la discuter.

– Discute, Planchet ; de la discussion naît la lumière.

– Eh bien ! puisque j’ai la permission de Monsieur, je lui dirai qu’il y a là-bas les parlements d’abord.

– Eh bien ! après ?

– Et puis l’armée.

– Bon. Vois-tu encore quelque chose ?

– Et puis la nation.

– Est-ce tout ?

– La nation, qui a consenti la chute et la mort du feu roi, père de celui-là, et qui ne se voudra point démentir.

– Planchet, mon ami, dit d’Artagnan, tu raisonnes comme un fromage. La nation… la nation est lasse de ces messieurs qui s’appellent de noms barbares et qui lui chantent des psaumes. Chanter pour chanter, mon cher Planchet, j’ai remarqué que les nations aimaient mieux chanter la gaudriole que le plain-chant. Rappelle-toi la Fronde ; a-t-on chanté dans ces temps-là ! Eh bien ! c’était le bon temps.

– Pas trop, pas trop ; j’ai manqué y être pendu.

– Oui, mais tu ne l’as pas été ?

– Non.

– Et tu as commencé ta fortune au milieu de toutes ces chansons-là ?

– C'est vrai.

– Tu n’as donc rien à dire ?

– Si fait ! j’en reviens à l’armée et aux parlements.

– J'ai dit que j’empruntais vingt mille livres à M. Planchet, et que je mettais vingt mille livres de mon côté ; avec ces quarante mille livres je lève une armée.

Planchet joignit les mains ; il voyait d’Artagnan sérieux, il crut de bonne foi que son maître avait perdu le sens.

– Une armée !… Ah ! monsieur, fit-il avec son plus charmant sourire, de peur d’irriter ce fou et d’en faire un furieux. Une armée… nombreuse ?

– De quarante hommes, dit d’Artagnan.

– Quarante contre quarante mille, ce n’est point assez. Vous valez bien mille hommes à vous tout seul, monsieur d’Artagnan, je le sais bien ; mais où trouverez-vous trente-neuf hommes qui vaillent autant que vous ? ou, les trouvant, qui vous fournira l’argent pour les payer ?

– Pas mal, Planchet… Ah ! diable ! tu te fais courtisan.

– Non, monsieur, je dis ce que je pense, et voilà justement pourquoi je dis qu’à la première bataille rangée que vous livrerez avec vos quarante hommes, j’ai bien peur…

– Aussi ne livrerai-je pas de bataille rangée, mon cher Planchet, dit en riant le Gascon. Nous avons, dans l’Antiquité, des exemples très beaux de retraites et de marches savantes qui consistaient à éviter l’ennemi au lieu de l’aborder. Tu dois savoir cela, Planchet, toi qui as commandé les Parisiens le jour où ils eussent dû se battre contre les mousquetaires, et qui as si bien calculé les marches et les contremarches, que tu n’as point quitté la place Royale.

Planchet se mit à rire.

– Il est de fait, répondit-il, que si vos quarante hommes se cachent toujours et qu’ils ne soient pas maladroits, ils peuvent espérer de n’être pas battus ; mais enfin, vous vous proposez un résultat quelconque ?

– Sans aucun doute. Voici donc, à mon avis, le procédé à employer pour replacer promptement Sa Majesté Charles II sur le trône.

– Bon ! s’écria Planchet en redoublant d’attention, voyons ce procédé. Mais auparavant il me semble que nous oublions quelque chose.

– Quoi ?

– Nous avons mis de côté la nation, qui aime mieux chanter des gaudrioles que des psaumes, et l’armée, que nous ne combattons pas ; mais restent les parlements, qui ne chantent guère.

– Et qui ne se battent pas davantage. Comment, toi, Planchet, un homme intelligent, tu t’inquiètes d’un tas de braillards qui s’appellent les croupions et les décharnés ! Les parlements ne m’inquiètent pas, Planchet.

– Du moment où ils n’inquiètent pas Monsieur, passons outre.

– Oui, et arrivons au résultat. Te rappelles-tu Cromwell, Planchet ?

– J'en ai beaucoup ouï parler, monsieur.

– C'était un rude guerrier.

– Et un terrible mangeur, surtout.

– Comment cela ?

– Oui, d’un seul coup il a avalé l’Angleterre.

– Eh bien ! Planchet, le lendemain du jour où il avala l’Angleterre, si quelqu’un eût avalé M. Cromwell ?…

– Oh ! monsieur, c’est un des premiers axiomes de mathématiques que le contenant doit être plus grand que le contenu.

– Très bien !… Voilà notre affaire, Planchet.

– Mais M. Cromwell est mort, et son contenant maintenant, c’est la tombe.

– Mon cher Planchet, je vois avec plaisir que non seulement tu es devenu mathématicien, mais encore philosophe.

– Monsieur, dans mon commerce d’épicerie, j’utilise beaucoup de papier imprimé ; cela m’instruit.

– Bravo ! Tu sais donc, en ce cas-là… car tu n’as pas appris les mathématiques et la philosophie sans un peu d’histoire… qu’après ce Cromwell si grand, il en est venu un tout petit.

– Oui ; celui-là s’appelait Richard, et il a fait comme vous, monsieur d’Artagnan, il a donné sa démission.

– Bien, très bien ! Après le grand, qui est mort ; après le petit, qui a donné sa démission, est venu un troisième. Celui-là s’appelle M. Monck ; c’est un général fort habile, en ce qu’il ne s’est jamais battu ; c’est un diplomate très fort, en ce qu’il ne parle jamais, et qu’avant de dire bonjour à un homme, il médite douze heures, et finit par dire bonsoir ; ce qui fait crier au miracle, attendu que cela tombe juste.

– C'est très fort, en effet, dit Planchet ; mais je connais, moi, un autre homme politique qui ressemble beaucoup à celui-là.

– M. de Mazarin, n’est-ce pas ?

– Lui-même.

– Tu as raison, Planchet ; seulement, M. de Mazarin n’aspire pas au trône de France ; cela change tout, vois-tu. Eh bien ! ce M. Monck, qui a déjà l’Angleterre toute rôtie sur son assiette et qui ouvre déjà la bouche pour l’avaler, ce M. Monck, qui dit aux gens de Charles II et à Charles II lui-même : « Nescio vos… »

– Je ne sais pas l’anglais, dit Planchet.

– Oui, mais moi, je le sais, dit d’Artagnan. Nescio vos signifie : « Je ne vous connais pas. » Ce M. Monck, l’homme important de l’Angleterre elle-même, quand il l’aura engloutie…

– Eh bien ? demanda Planchet.

– Eh bien ! mon ami, je vais là-bas, et avec mes quarante hommes je l’enlève, je l’emballe, et je l’apporte en France, où deux partis se présentent à mes yeux éblouis.

– Et aux miens ! s’écria Planchet, transporté d’enthousiasme. Nous le mettons dans une cage et nous le montrons pour de l’argent.

– Eh bien ! Planchet, c’est un troisième parti auquel je n’avais pas songé et que tu viens de trouver, toi.

– Le croyez-vous bon ?

– Oui, certainement ; mais je crois les miens meilleurs.

– Voyons les vôtres, alors.

– 1° je le mets à rançon.

– De combien ?

– Peste ! un gaillard comme cela vaut bien cent mille écus.

– Oh ! oui.

– Tu vois : 1° je le mets à rançon de cent mille écus.

– Ou bien ?…

– Ou bien, ce qui est mieux encore, je le livre au roi Charles, qui, n’ayant plus ni général d’armée à craindre, ni diplomate à jouer, se restaurera lui-même, et, une fois restauré, me comptera les cent mille écus en question. Voilà l’idée que j’ai eue ; qu’en dis-tu, Planchet ?

– Magnifique, monsieur ! s’écria Planchet tremblant d’émotion. Et comment cette idée-là vous est-elle venue ?

– Elle m’est venue un matin au bord de la Loire, tandis que le roi Louis XIV, notre bien-aimé roi, pleurnichait sur la main de Mlle de Mancini.

– Monsieur, je vous garantis que l’idée est sublime. Mais…

– Ah ! il y a un mais.

– Permettez ! Mais elle est un peu comme la peau de ce bel ours, vous savez, qu’on devait vendre, mais qu’il fallait prendre sur l’ours vivant. Or, pour prendre M. Monck, il y aura bagarre.

– Sans doute, mais puisque je lève une armée.

– Oui, oui, je comprends, parbleu ! un coup de main. Oh ! alors, monsieur, vous triompherez, car nul ne vous égale en ces sortes de rencontres.

– J'y ai du bonheur, c’est vrai, dit d’Artagnan, avec une orgueilleuse simplicité ; tu comprends que si pour cela j’avais mon cher Athos, mon brave Porthos et mon rusé Aramis, l’affaire était faite ; mais ils sont perdus, à ce qu’il paraît, et nul ne sait où les retrouver. Je ferai donc le coup tout seul. Maintenant, trouves-tu l’affaire bonne et le placement avantageux ?

– Trop ! trop !

– Comment cela ?

– Parce que les belles choses n’arrivent jamais à point.

– Celle-là est infaillible, Planchet, et la preuve, c’est que je m’y emploie. Ce sera pour toi un assez joli lucre et pour moi un coup assez intéressant. On dira : « Voilà quelle fut la vieillesse de M. d’Artagnan » ; et j’aurai une place dans les histoires et même dans l’histoire, Planchet.

– Monsieur ! s’écria Planchet, quand je pense que c’est ici, chez moi, au milieu de ma cassonade, de mes pruneaux et de ma cannelle que ce gigantesque projet se mûrit, il me semble que ma boutique est un palais.

– Prends garde, prends garde, Planchet ; si le moindre bruit transpire, il y a Bastille pour nous deux ; prends garde, mon ami, car c’est un complot que nous faisons là : M. Monck est l’allié de M. de Mazarin ; prends garde.

– Monsieur, quand on a eu l’honneur de vous appartenir, on n’a pas peur, et quand on a l’avantage d’être lié d’intérêt avec vous, on se tait.

– Fort bien, c’est ton affaire encore plus que la mienne, attendu que dans huit jours, moi, je serai en Angleterre.

– Partez, monsieur, partez ; le plus tôt sera le mieux.

– Alors, l’argent est prêt ?

– Demain il le sera, demain vous le recevrez de ma main. Voulez-vous de l’or ou de l’argent ?

– De l’or, c’est plus commode. Mais comment allons-nous arranger cela ? Voyons.

– Oh ! mon Dieu, de la façon la plus simple : vous me donnez un reçu, voilà tout.

– Non pas, non pas, dit vivement d’Artagnan, il faut de l’ordre en toutes choses.

– C'est aussi mon opinion… mais avec vous, monsieur d’Artagnan…

– Et si je meurs là-bas, si je suis tué d’une balle de mousquet, si je crève pour avoir bu de la bière ?

– Monsieur, je vous prie de croire qu’en ce cas je serais tellement affligé de votre mort, que je ne penserais point à l’argent.

– Merci, Planchet, mais cela n’empêche. Nous allons, comme deux clercs de procureur, rédiger ensemble une convention, une espèce d’acte qu’on pourrait appeler un acte de société.

– Volontiers, monsieur.

– Je sais bien que c’est difficile à rédiger, mais nous essaierons.

Planchet alla chercher une plume, de l’encre et du papier.

D'Artagnan prit la plume, la trempa dans l’encre et écrivit :

« Entre messire d’Artagnan, ex-lieutenant des mousquetaires du roi, actuellement demeurant rue Tiquetonne, Hôtel de la Chevrette,

Et le sieur Planchet, épicier, demeurant rue des Lombards, à l’enseigne du Pilon-d’Or,

A été convenu ce qui suit :

Une société au capital de quarante mille livres est formée à l’effet d’exploiter une idée apportée par M. d’Artagnan. Le sieur Planchet, qui connaît cette idée et qui l’approuve en tous points, versera vingt mille livres entre les mains de M. d’Artagnan. Il n’en exigera ni remboursement ni intérêt avant le retour d’un voyage que M. d’Artagnan va faire en Angleterre.

De son côté, M. d’Artagnan s’engage à verser vingt mille livres qu’il joindra aux vingt mille déjà versées par le sieur Planchet. Il usera de ladite somme de quarante mille livres comme bon lui semblera, s’engageant toutefois à une chose qui va être énoncée ci-dessous.

Le jour où M. d’Artagnan aura rétabli par un moyen quelconque Sa Majesté le roi Charles II sur le trône d’Angleterre, il versera entre les mains de M. Planchet la somme de… »

– La somme de cent cinquante mille livres, dit naïvement Planchet voyant que d’Artagnan s’arrêtait.

– Ah ! diable ! non, dit d’Artagnan, le partage ne peut passe faire par moitié, ce ne serait pas juste.

– Cependant, monsieur, nous mettons moitié chacun, objecta timidement Planchet.

– Oui, mais écoute la clause, mon cher Planchet, et si tu ne la trouves pas équitable en tout point quand elle sera écrite, eh bien ! nous la rayerons.

Et d’Artagnan écrivit :

« Toutefois, comme M. d’Artagnan apporte à l’association, outre le capital de vingt mille livres, son temps, son idée, son industrie et sa peau, choses qu’il apprécie fort, surtout cette dernière, M. d’Artagnan gardera, sur les trois cent mille livres, deux cent mille livres pour lui, ce qui portera sa part aux deux tiers. »

– Très bien, dit Planchet.

– Est-ce juste ? demanda d’Artagnan.

– Parfaitement juste, monsieur.

– Et tu seras content moyennant cent mille livres ?

– Peste ! je crois bien. Cent mille livres pour vingt mille livres !

– Et à un mois, comprends bien.

– Comment, à un mois ?

– Oui, je ne te demande qu’un mois.

– Monsieur, dit généreusement Planchet, je vous donne six semaines.

– Merci, répondit fort civilement le mousquetaire.

Après quoi, les deux associés relurent l’acte.

– C'est parfait, monsieur, dit Planchet, et feu M. Coquenard, le premier époux de Mme la baronne du Vallon, n’aurait pas fait mieux.

– Tu trouves ? Eh bien ! alors, signons.

Et tous deux apposèrent leur parafe.

– De cette façon, dit d’Artagnan, je n’aurai obligation à personne.

– Mais moi, j’aurai obligation à vous, dit Planchet.

– Non, car si tendrement que j’y tienne, Planchet, je puis laisser ma peau là-bas, et tu perdras tout. À propos, peste ! cela me fait penser au principal, une clause indispensable, je l’écris : « Dans le cas où M. d’Artagnan succomberait à l’œuvre ; la liquidation se trouvera faite et le sieur Planchet donne dès à présent quittance à l’ombre de messire d’Artagnan des vingt mille livres par lui versées dans la caisse de ladite association. »

Cette dernière clause fit froncer le sourcil à Planchet ; mais lorsqu’il vit l’œil si brillant, la main si musculeuse, l’échine si souple et si robuste de son associé, il reprit courage, et sans regret, haut la main, il ajouta un trait à son parafe. D'Artagnan en fit autant. Ainsi fut rédigé le premier acte de société connu ; peut-être a-t-on un peu abusé depuis de la forme et du fond.

– Maintenant, dit Planchet en versant un dernier verre de vin d’Anjou à d’Artagnan, maintenant, allez dormir, mon cher maître.

– Non pas, répliqua d’Artagnan, car le plus difficile maintenant reste à faire, et je vais rêver à ce plus difficile.

– Bah ! dit Planchet, j’ai si grande confiance en vous, monsieur d’Artagnan, que je ne donnerais pas mes cent mille livres pour quatre-vingt-dix mille.

– Et le diable m’emporte ! dit d’Artagnan, je crois que tu aurais raison.

Sur quoi d’Artagnan prit une chandelle, monta à sa chambre et se coucha.

Chapitre XXI – Où d’Artagnan se prépare à voyager pour la maison Planchet et Compagnie §

D'Artagnan rêva si bien toute la nuit, que son plan fut arrêté dès le lendemain matin.

– Voilà ! dit-il en se mettant sur son séant dans son lit et en appuyant son coude sur son genou et son menton dans sa main, voilà ! Je chercherai quarante hommes bien sûrs et bien solides, recrutés parmi des gens un peu compromis, mais ayant des habitudes de discipline. Je leur promettrai cinq cents livres pour un mois, s’ils reviennent ; rien, s’ils ne reviennent pas, ou moitié pour leurs collatéraux. Quant à la nourriture et au logement, cela regarde les Anglais, qui ont des bœufs au pâturage, du lard au saloir, des poules au poulailler et du grain en grange. Je me présenterai au général Monck avec ce corps de troupe. Il m’agréera. J'aurai sa confiance, et j’en abuserai le plus vite possible.

Mais, sans aller plus loin, d’Artagnan secoua la tête et s’interrompit.

– Non, dit-il, je n’oserais raconter cela à Athos ; le moyen est donc peu honorable. Il faut user de violence, continua-t-il, il le faut bien certainement, sans avoir en rien engagé ma loyauté. Avec quarante hommes je courrai la campagne comme partisan. Oui, mais si je rencontre, non pas quarante mille Anglais, comme disait Planchet, mais purement et simplement quatre cents ? Je serai battu, attendu que, sur mes quarante guerriers, il s’en trouvera dix au moins de véreux, dix qui se feront tuer tout de suite par bêtise.

« Non, en effet, impossible d’avoir quarante hommes sûrs ; cela n’existe pas. Il faut savoir se contenter de trente. Avec dix hommes de moins j’aurai le droit d’éviter la rencontre à main armée, à cause du petit nombre de mes gens, et si la rencontre a lieu, mon choix est bien plus certain sur trente hommes que sur quarante. En outre, j’économise cinq mille francs, c’est-à-dire le huitième de mon capital, cela en vaut la peine. C'est dit, j’aurai donc trente hommes. Je les diviserai en trois bandes, nous nous éparpillerons dans le pays avec injonction de nous réunir à un moment donné ; de cette façon, dix par dix, nous ne donnons pas le moindre soupçon, nous passons inaperçus. Oui, oui, trente, c’est un merveilleux nombre. Il y a trois dizaines ; trois, ce nombre divin. Et puis, vraiment, une compagnie de trente hommes, lorsqu’elle sera réunie, cela aura encore quelque chose d’imposant. Ah ! malheureux que je suis, continua d’Artagnan, il faut trente chevaux ; c’est ruineux. Où diable avais-je la tête en oubliant les chevaux ? On ne peut songer cependant à faire un coup pareil sans chevaux. Eh bien ! soit ! ce sacrifice, nous le ferons, quitte à prendre les chevaux dans le pays ; ils n’y sont pas mauvais, d’ailleurs.

« Mais j’oubliais, peste ! trois bandes, cela nécessite trois commandants, voilà la difficulté : sur les trois commandants, j’en ai déjà un, c’est moi ; oui, mais les deux autres coûteront à eux seuls presque autant d’argent que tout le reste de la troupe. Non, décidément, il ne faudrait qu’un seul lieutenant.

« En ce cas, alors, je réduirai ma troupe à vingt hommes. Je sais bien que c’est peu, vingt hommes ; mais puisque avec trente j’étais décidé à ne pas chercher les coups, je le serai bien plus encore avec vingt. Vingt, c’est un compte rond ; cela d’ailleurs réduit de dix le nombre des chevaux, ce qui est une considération ; et alors, avec un bon lieutenant…

« Mordieu ! ce que c’est pourtant que patience et calcul ! N'allais-je pas m’embarquer avec quarante hommes, et voilà maintenant que je me réduis à vingt pour un égal succès. Dix mille livres d’épargnées d’un seul coup et plus de sûreté, c’est bien cela. Voyons à cette heure : il ne s’agit plus que de trouver ce lieutenant ; trouvons-le donc, et après… Ce n’est pas facile, il me le faut brave et bon, un second moi-même.

« Oui, mais un lieutenant aura mon secret, et comme ce secret vaut un million et que je ne paierai à mon homme que mille livres, quinze cents livres au plus, mon homme vendra le secret à Monck. Pas de lieutenant, mordioux ! D'ailleurs, cet homme fût-il muet comme un disciple de Pythagore, cet homme aura bien dans la troupe un soldat favori dont il fera son sergent ; le sergent pénétrera le secret du lieutenant, au cas où celui-ci sera honnête et ne voudra pas le vendre.

« Alors le sergent, moins probe et moins ambitieux, donnera le tout pour cinquante mille livres. Allons, allons ! c’est impossible ! Décidément le lieutenant est impossible. Mais alors plus de fractions, je ne puis diviser ma troupe en deux et agir sur deux points à la fois sans un autre moi-même qui…Mais à quoi bon agir sur deux points, puisque nous n’avons qu’un homme à prendre ? À quoi bon affaiblir un corps en mettant la droite ici, la gauche là ? Un seul corps, mordioux ! un seul, et commandé par d’Artagnan ; très bien ! Mais vingt hommes marchant d’une bande sont suspects à tout le monde ; il ne faut pas qu’on voie vingt cavaliers marcher ensemble, autrement on leur détache une compagnie qui demande le mot d’ordre, et qui, sur l’embarras qu’on éprouve à le donner, fusille M. d’Artagnan et ses hommes comme des lapins. Je me réduis donc à dix hommes ; de cette façon ; j’agis simplement et avec unité ; je serai forcé à la prudence, ce qui est la moitié de la réussite dans une affaire du genre de celle que j’entreprends : le grand nombre m’eût entraîné à quelque folie peut-être Dix chevaux ne sont plus rien à acheter ou à prendre, Oh ! excellente idée et quelle tranquillité parfaite elle fait passer dans mes veines ! Plus de soupçons, plus de mots d’ordre, plus de danger. Dix hommes, ce sont des valets ou des commis. Dix hommes conduisant dix chevaux chargés de marchandises quelconques sont tolérés, bien reçus partout.

« Dix hommes voyagent pour le compte de la maison Planchet et Cie, de France. Il n’y a rien à dire. Ces dix hommes, vêtus comme des manœuvriers, ont un bon couteau de chasse, un bon mousqueton à la croupe du cheval, un bon pistolet dans la fonte. Ils ne se laissent jamais inquiéter, parce qu’ils n’ont pas de mauvais desseins. Ils sont peut-être au fond un peu contrebandiers, mais qu’est-ce que cela fait ? la contrebande n’est pas comme la polygamie, un cas pendable. Le pis qui puisse nous arriver, c’est qu’on confisque nos marchandises.

« Les marchandises confisquées, la belle affaire ! Allons, allons, c’est un plan superbe. Dix hommes seulement, dix hommes que j’engagerai pour mon service, dix hommes qui seront résolus comme quarante, qui me coûteront comme quatre, et à qui, pour plus grande sûreté, je n’ouvrirai pas la bouche de mon dessein, et à qui je dirai seulement : « Mes amis, il y a un coup à faire. » De cette façon, Satan sera bien malin s’il me joue un de ses tours. Quinze mille livres d’économisées ! c’est superbe sur vingt.

Ainsi réconforté par son industrieux calcul, d’Artagnan s’arrêta à ce plan et résolut de n’y plus rien changer. Il avait déjà, sur une liste fournie par son intarissable mémoire, dix hommes illustres parmi les chercheurs d’aventures, maltraités par la fortune ou inquiétés par la justice. Sur ce, d’Artagnan se leva et se mit en quête à l’instant même, en invitant Planchet à ne pas l’attendre à déjeuner, et même peut-être à dîner. Un jour et demi passé à courir certains bouges de Paris lui suffit pour sa récolte, et sans faire communiquer les uns avec les autres ses aventuriers, il avait colligé, collectionné, réuni en moins de trente heures une charmante collection de mauvais visages parlant un français moins pur que l’anglais dont ils allaient se servir. C'étaient pour la plupart des gardes dont d’Artagnan avait pu apprécier le mérite en différentes rencontres, et que l’ivrognerie, des coups d’épée malheureux, des gains inespérés au jeu ou les réformes économiques de M. de Mazarin avaient forcés de chercher l’ombre et la solitude, ces deux grands consolateurs des âmes incomprises et froissées. Ils portaient sur leur physionomie et dans leurs vêtements les traces des peines de cœur qu’ils avaient éprouvées. Quelques-uns avaient le visage déchiré ; tous avaient des habits en lambeaux.

D'Artagnan soulagea le plus pressé de ces misères fraternelles avec une sage distribution des écus de la société ; puis ayant veillé à ce que ces écus fussent employés à l’embellissement physique de la troupe, il assigna rendez-vous à ses recrues dans le nord de la France, entre Berghes et Saint-Omer. Six jours avaient été donnés pour tout terme, et d’Artagnan connaissait assez la bonne volonté, la belle humeur et la probité relative de ces illustres engagés, pour être certain que pas un d’eux ne manquerait à l’appel. Ces ordres donnés, ce rendez-vous pris, il alla faire ses adieux à Planchet, qui lui demanda des nouvelles de son armée. D'Artagnan ne jugea point à propos de lui faire part de la réduction qu’il avait faite dans son personnel ; il craignait d’entamer par cet aveu la confiance de son associé. Planchet se réjouit fort d’apprendre que l’armée était toute levée, et que lui, Planchet, se trouvait une espèce de roi de compte à demi qui, de son trône-comptoir, soudoyait un corps de troupes destiné à guerroyer contre la perfide Albion, cette ennemie de tous les cœurs vraiment français. Planchet compta donc en beaux louis doubles vingt mille livres à d’Artagnan, pour sa part à lui, Planchet, et vingt autres mille livres, toujours en beaux louis doubles, pour la part de d’Artagnan. D'Artagnan mit chacun des vingt mille francs dans un sac et pesant chaque sac de chaque main :

– C'est bien embarrassant, cet argent, mon cher Planchet, dit-il ; sais-tu que cela pèse plus de trente livres ?

– Bah ! votre cheval portera cela comme une plume.

D'Artagnan secoua la tête.

– Ne me dis pas de ces choses-là, Planchet ; un cheval surchargé de trente livres, après le portemanteau et le cavalier, ne passe plus si facilement une rivière, ne franchit plus si légèrement un mur ou un fossé, et plus de cheval, plus de cavalier. Il est vrai que tu ne sais pas cela, toi, Planchet, qui as servi toute ta vie dans l’infanterie.

– Alors, monsieur, comment faire ? dit Planchet vraiment embarrassé.

– Écoute, dit d’Artagnan, je paierai mon armée à son retour dans ses foyers. Garde-moi ma moitié de vingt mille livres, que tu feras valoir pendant ce temps-là.

– Et ma moitié à moi ? dit Planchet.

– Je l’emporte.

– Votre confiance m’honore, dit Planchet ; mais si vous ne revenez pas ?

– C'est possible, quoique la chose soit peu vraisemblable, Alors, Planchet, pour le cas où je ne reviendrais pas, donne-moi une plume pour que je fasse mon testament.

D'Artagnan prit une plume, du papier et écrivit sur une simple feuille :

« Moi, d’Artagnan, je possède vingt mille livres économisées sou à sou depuis trente-trois ans que je suis au service de Sa Majesté le roi de France. J'en donne cinq mille à Athos, cinq mille à Porthos, cinq mille à Aramis, pour qu’ils les donnent, en mon nom et aux leurs, à mon petit ami Raoul, vicomte de Bragelonne. Je donne les cinq mille dernières à Planchet, pour qu’il distribue avec moins de regret les quinze mille autres à mes amis.

« En fin de quoi j’ai signé les présentes.

« D'Artagnan.

Planchet paraissait fort curieux de savoir ce qu’avait écrit d’Artagnan.

– Tiens, dit le mousquetaire à Planchet, lis.

Aux dernières lignes, les larmes vinrent aux yeux de Planchet.

– Vous croyez que je n’eusse pas donné l’argent sans cela ? Alors, je ne veux pas de vos cinq mille livres.

D'Artagnan sourit.

– Accepte, Planchet, accepte, et de cette façon tu ne perdras que quinze mille francs au lieu de vingt, et tu ne seras pas tenté de faire affront à la signature de ton maître et ami, en cherchant à ne rien perdre du tout.

Comme il connaissait le cœur des hommes et des épiciers, ce cher M. d’Artagnan ! Ceux qui ont appelé fou Don Quichotte, parce qu’il marchait à la conquête d’un empire avec le seul Sancho, son écuyer, et ceux qui ont appelé fou Sancho, parce qu’il marchait avec son maître à la conquête du susdit empire, ceux-là certainement n’eussent point porté un autre jugement sur d’Artagnan et Planchet.

Cependant le premier passait pour un esprit subtil parmi les plus fins esprits de la cour de France. Quant au second, il s’était acquis à bon droit la réputation d’une des plus fortes cervelles parmi les marchands épiciers de la rue des Lombards, par conséquent de Paris, par conséquent de France.

Or, à n’envisager ces deux hommes qu’au point de vue de tous les hommes, et les moyens à l’aide desquels ils comptaient remettre un roi sur son trône que comparativement aux autres moyens, le plus mince cerveau du pays où les cerveaux sont les plus minces se fût révolté contre l’outrecuidance du lieutenant et la stupidité de son associé. Heureusement d’Artagnan n’était pas homme à écouter les sornettes qui se débitaient autour de lui, ni les commentaires que l’on faisait sur lui. Il avait adopté la devise : « Faisons bien et laissons dire. » Planchet, de son côté, avait adopté celle-ci : « Laissons faire et ne disons rien. » Il en résultait que, selon l’habitude de tous les génies supérieurs, ces deux hommes se flattaient intra pectus d’avoir raison contre tous ceux qui leur donnaient tort.

Pour commencer, d’Artagnan se mit en route par le plus beau temps du monde, sans nuages au ciel, sans nuages à l’esprit, joyeux et fort, calme et décidé, gros de sa résolution, et par conséquent portant avec lui une dose décuple de ce fluide puissant que les secousses de l’âme font jaillir des nerfs et qui procurent à la machine humaine une force et une influence dont les siècles futurs se rendront, selon toute probabilité, plus arithmétiquement compte que nous ne pouvons le faire aujourd’hui. Il remonta, comme aux temps passés, cette route féconde en aventures qui l’avait conduit à Boulogne et qu’il faisait pour la quatrième fois. Il put presque, chemin faisant, reconnaître la trace de son pas sur le pavé et celle de son poing sur les portes des hôtelleries ; sa mémoire, toujours active et présente, ressuscitait alors cette jeunesse que n’eût, trente ans après, démentie ni son grand cœur ni son poignet d’acier. Quelle riche nature que celle de cet homme ! Il avait toutes les passions, tous les défauts, toutes les faiblesses, et l’esprit de contrariété familier à son intelligence changeait toutes ces imperfections en des qualités correspondantes. D'Artagnan, grâce à son imagination sans cesse errante, avait peur d’une ombre, et honteux d’avoir eu peur, il marchait à cette ombre, et devenait alors extravagant de bravoure si le danger était réel ; aussi, tout en lui était émotions et partant jouissance. Il aimait fort la société d’autrui, mais jamais ne s’ennuyait dans la sienne, et plus d’une fois, si on eût pu l’étudier quand il était seul, on l’eût vu rire des quolibets qu’il se racontait à lui-même ou des bouffonnes imaginations qu’il se créait justement cinq minutes avant le moment où devait venir l’ennui.

D'Artagnan ne fut pas peut-être aussi gai cette fois qu’il l’eût été avec la perspective de trouver quelques bons amis à Calais au lieu de celle qu’il avait d’y rencontrer les dix sacripants ; mais cependant la mélancolie ne le visita point plus d’une fois par jour, et ce fut cinq visites à peu près qu’il reçut de cette sombre déité avant d’apercevoir la mer à Boulogne, encore les visites furent-elles courtes.

Mais, une fois là, d’Artagnan se sentit près de l’action, et tout autre sentiment que celui de la confiance disparut, pour ne plus jamais revenir. De Boulogne, il suivit la côte jusqu’à Calais. Calais était le rendez-vous général, et dans Calais il avait désigné à chacun de ses enrôlés l’hôtellerie du Grand-Monarque, où la vie n’était point chère, où les matelots faisaient la chaudière, où les hommes d’épée, à fourreau de cuir, bien entendu, trouvaient gîte, table, nourriture, et toutes les douceurs de la vie enfin, à trente sous par jour. D'Artagnan se proposait de les surprendre en flagrant délit de vie errante, et de juger par la première apparence s’il fallait compter sur eux comme sur de bons compagnons.

Il arriva le soir, à quatre heures et demie, à Calais.

Chapitre XXII – D'Artagnan voyage pour la maison Planchet et Compagnie §

L'hôtellerie du Grand-Monarque était située dans une petite rue parallèle au port, sans donner sur le port même ; quelques ruelles coupaient, comme des échelons coupent les deux parallèles de l’échelle, les deux grandes lignes droites du port et de la rue. Par les ruelles on débouchait inopinément du port dans la rue et de la rue dans le port.

D'Artagnan arriva sur le port, prit une de ces rues, et tomba inopinément devant l’hôtellerie du Grand-Monarque. Le moment était bien choisi et put rappeler à d’Artagnan son début à l’hôtellerie du Franc-Meunier, à Meung. Des matelots qui venaient de jouer aux dés s’étaient pris de querelle et se menaçaient avec fureur. L'hôte, l’hôtesse et deux garçons surveillaient avec anxiété le cercle de ces mauvais joueurs, du milieu desquels la guerre semblait prête à s’élancer toute hérissée de couteaux et de haches.

Le jeu, cependant, continuait.

Un banc de pierre était occupé par deux hommes qui semblaient ainsi veiller à la porte ; quatre tables placées au fond de la chambre commune étaient occupées par huit autres individus. M. les hommes du banc ni les hommes des tables ne prenaient part ni à la querelle ni au jeu. D'Artagnan reconnut ses dix hommes dans ces spectateurs si froids et si indifférents. La querelle allait croissant. Toute passion a, comme la mer, sa marée qui monte et qui descend. Arrivé au paroxysme de sa passion, un matelot renversa la table et l’argent qui était dessus. La table tomba, l’argent roula. À l’instant même tout le personnel de l’hôtellerie se jeta sur les enjeux, et bon nombre de pièces blanches furent ramassées par des gens qui s’esquivèrent, tandis que les matelots se déchiraient entre eux.

Seuls, les deux hommes du banc et les huit hommes de l’intérieur, quoiqu’ils eussent l’air parfaitement étrangers les uns aux autres, seuls, disons-nous, ces dix hommes semblaient s’être donné le mot pour demeurer impassibles au milieu de ces cris de fureur et de ce bruit d’argent. Deux seulement se contentèrent de repousser avec le pied les combattants qui venaient jusque sous leur table.

Deux autres, enfin, plutôt que de prendre part à tout ce vacarme, sortirent leurs mains de leurs poches ; deux autres, enfin, montèrent sur la table qu’ils occupaient, comme font, pour éviter d’être submergés, des gens surpris par une crue d’eau.

« Allons, allons, se dit d’Artagnan, qui n’avait perdu aucun de ces détails que nous venons de raconter, voilà une jolie collection : circonspects, calmes, habitués au bruit, faits aux coups ; peste ! j’ai eu la main heureuse. »

Tout à coup son attention fut appelée sur un point de la chambre.

Les deux hommes qui avaient repoussé du pied les lutteurs furent assaillis d’injures par les matelots qui venaient de se réconcilier. L'un deux, à moitié ivre de colère et tout à fait de bière, vint d’un ton menaçant demander au plus petit de ces deux sages de quel droit il avait touché de son pied des créatures du bon Dieu qui n’étaient pas des chiens. Et en faisant cette interpellation, il mit, pour la rendre plus directe, son gros poing sous le nez de la recrue de M. d’Artagnan.

Cet homme pâlit sans qu’on pût apprécier s’il pâlissait de crainte ou bien de colère ; ce que voyant, le matelot conclut que c’était de peur, et leva son poing avec l’intention bien manifeste de le laisser retomber sur la tête de l’étranger.

Mais sans qu’on eût vu remuer l’homme menacé, il détacha au matelot une si rude bourrade dans l’estomac, que celui-ci roula jusqu’au bout de la chambre avec des cris épouvantables. Au même instant, ralliés par l’esprit de corps, tous les camarades du vaincu tombèrent sur le vainqueur.

Ce dernier, avec le même sang-froid dont il avait déjà fait preuve, sans commettre l’imprudence de toucher à ses armes, empoigna un pot de bière à couvercle d’étain, et assomma deux ou trois assaillants ; puis, comme il allait succomber sous le nombre, les sept autres silencieux de l’intérieur, qui n’avaient pas bougé, comprirent que c’était leur cause qui était en jeu et se ruèrent à son secours.

En même temps les deux indifférents de la porte se retournèrent avec un froncement de sourcils qui indiquait leur intention bien prononcée de prendre l’ennemi à revers si l’ennemi ne cessait pas son agression.

L'hôte, ses garçons et deux gardes de nuit qui passaient et qui, par curiosité, pénétrèrent trop avant dans la chambre furent enveloppés dans la bagarre et roués de coups.

Les Parisiens frappaient comme des Cyclopes, avec un ensemble et une tactique qui faisaient plaisir à voir ; enfin, obligés de battre en retraite devant le nombre, ils prirent leur retranchement de l’autre côté de la grande table, qu’ils soulevèrent d’un commun accord à quatre, tandis que les deux autres s’armaient chacun d’un tréteau, de telle sorte qu’en s’en servant comme d’un gigantesque abattoir, ils renversèrent d’un coup huit matelots sur la tête desquels ils avaient fait jouer leur monstrueuse catapulte.

Le sol était donc jonché de blessés et la salle pleine de cris et de poussière, lorsque d’Artagnan, satisfait de l’épreuve, s’avança l’épée à la main, et, frappant du pommeau tout ce qu’il rencontra de têtes dressées, il poussa un vigoureux holà ! qui mit à l’instant même fin à la lutte. Il se fit un grand refoulement du centre à la circonférence, de sorte que d’Artagnan se trouva isolé et dominateur.

– Qu'est-ce que c’est ? demanda-t-il ensuite à l’assemblée, avec le ton majestueux de Neptune prononçant le Cos ego…

À l’instant même et au premier accent de cette voix, pour continuer la métaphore virgilienne, les recrues de M. d’Artagnan, reconnaissant chacun isolément son souverain seigneur, rengainèrent à la fois et leurs colères, et leurs battements de planche, et leurs coups de tréteau. De leur côté, les matelots, voyant cette longue épée nue, cet air martial et ce bras agile qui venaient au secours de leurs ennemis dans la personne d’un homme qui paraissait habitué au commandement, de leur côté, les matelots ramassèrent leurs blessés et leurs cruchons. Les Parisiens s’essuyèrent le front et tirèrent leur révérence au chef.

D'Artagnan fut comblé de félicitations par l’hôte du Grand-Monarque.

Il les reçut en homme qui sait qu’on ne lui offre rien de trop, puis il déclara qu’en attendant de souper il allait se promener sur le port. Aussitôt chacun des enrôlés, qui comprit l’appel, prit son chapeau, épousseta son habit et suivit d’Artagnan. Mais d’Artagnan, tout en flânant, tout en examinant chaque chose, se garda bien de s’arrêter ; il se dirigea vers la dune, et les dix hommes, effarés de se trouver ainsi à la piste les uns des autres, inquiets de voir à leur droite, à leur gauche et derrière eux des compagnons sur lesquels ils ne comptaient pas, le suivirent en se jetant les uns les autres des regards furibonds.

Ce ne fut qu’au plus creux de la plus profonde dune que d’Artagnan, souriant de les voir distancés, se retourna vers eux, et leur faisant de la main un signe pacifique :

– Eh ! là, là ! messieurs, dit-il, ne nous dévorons pas ; vous êtes faits pour vivre ensemble, pour vous entendre en tous points, et non pour vous dévorer les uns les autres.

Alors toute hésitation cessa ; les hommes respirèrent comme s’ils eussent été tirés d’un cercueil, et s’examinèrent complaisamment les uns les autres. Après cet examen, ils portèrent les yeux sur leur chef, qui, connaissant dès longtemps le grand art de parler à des hommes de cette trempe, leur improvisa le petit discours suivant, accentué avec une énergie toute gasconne.

– Messieurs, vous savez tous qui je suis. Je vous ai engagés, vous connaissant des braves et voulant vous associer à une expédition glorieuse. Figurez-vous qu’en travaillant avec moi vous travaillez pour le roi. Je vous préviens seulement que si vous laissez paraître quelque chose de cette supposition, je me verrai forcé de vous casser immédiatement la tête de la façon qui me sera la plus commode. Vous n’ignorez pas, messieurs, que les secrets d’État sont comme un poison mortel ; tant que ce poison est dans sa boîte et que la boîte est fermée, il ne nuit pas ; hors de la boîte, il tue. Maintenant, approchez-vous de moi, et vous allez savoir de ce secret ce que je puis vous en dire.

Tous s’approchèrent avec un mouvement de curiosité.

– Approchez-vous, continua d’Artagnan, et que l’oiseau qui passe au-dessus de nos têtes, que le lapin qui joue dans les dunes, que le poisson qui bondit hors de l’eau ne puissent nous entendre. Il s’agit de savoir et de rapporter à M. le surintendant des finances combien la contrebande anglaise fait de tort aux marchands français. J'entrerai partout et je verrai tout. Nous sommes de pauvres pêcheurs picards jetés sur la côte par une bourrasque. Il va sans dire que nous vendrons du poisson ni plus ni moins que de vrais pêcheurs.

« Seulement, on pourrait deviner qui nous sommes et nous inquiéter ; il est donc urgent que nous soyons en état de nous défendre. Voilà pourquoi je vous ai choisis comme des gens d’esprit et de courage. Nous mènerons bonne vie et nous ne courrons pas grand danger, attendu que nous avons derrière nous un protecteur puissant, grâce auquel il n’y a pas d’embarras possible. Une seule chose me contrarie, mais j’espère qu’après une courte explication vous allez me tirer d’embarras. Cette chose qui me contrarie, c’est d’emmener avec moi un équipage de pêcheurs stupides, lequel équipage nous gênera énormément, tandis que si, par hasard, il y avait parmi vous des gens qui eussent vu la mer…

– Oh ! qu’à cela ne tienne ! dit une des recrues de d’Artagnan ; moi, j’ai été prisonnier des pirates de Tunis pendant trois ans, et je connais la manœuvre comme un amiral.

– Voyez-vous, dit d’Artagnan, l’admirable chose que le hasard !

D'Artagnan prononça ces paroles avec un indéfinissable accent de feinte bonhomie ; car d’Artagnan savait à merveille que cette victime des pirates était un ancien corsaire, et il l’avait engagé en connaissance de cause. Mais d’Artagnan n’en disait jamais plus qu’il n’avait besoin d’en dire, pour laisser les gens dans le doute. Il se paya donc de l’explication, et accueillit l’effet sans paraître se préoccuper de la cause.

– Et moi, dit un second, j’ai, par chance, un oncle qui dirige les travaux du port de La Rochelle. Tout enfant, j’ai joué sur les embarcations ; je sais donc manier l’aviron et la voile à défier le premier matelot ponantais venu.

Celui-là ne mentait guère plus que l’autre, il avait ramé six ans sur les galères de Sa Majesté, à La Ciotat.

Deux autres furent plus francs ; ils avouèrent tout simplement qu’ils avaient servi sur un vaisseau comme soldats de pénitence ; ils n’en rougissaient pas. D'Artagnan se trouva donc le chef de dix hommes de guerre et de quatre matelots, ayant à la fois armée de terre et de mer, ce qui eût porté l’orgueil de Planchet au comble, si Planchet eût connu ce détail. Il ne s’agissait plus que de l’ordre général, et d’Artagnan le donna précis. Il enjoignit à ses hommes de se tenir prêts à partir pour La Haye, en suivant, les uns le littoral qui mène jusqu’à Breskens, les autres la route qui mène à Anvers.

Le rendez-vous fut donné, en calculant chaque jour de marche, à quinze jours de là, sur la place principale de La Haye. D'Artagnan recommanda à ses hommes de s’accoupler comme ils l’entendraient, par sympathie, deux par deux. Lui-même choisit parmi les figures les moins patibulaires deux gardes qu’il avait connus autrefois, et dont les seuls défauts étaient d’être joueurs et ivrognes. Ces hommes n’avaient point perdu toute idée de civilisation, et, sous des habits propres, leurs cœurs eussent recommencé à battre. D'Artagnan, pour ne pas donner de jalousie aux autres, fit passer les autres devant. Il garda ses deux préférés, les habilla de ses propres nippes et partit avec eux.

C'est à ceux-là, qu’il semblait honorer d’une confiance absolue, que d’Artagnan fit une fausse confidence destinée à garantir le succès de l’expédition. Il leur avoua qu’il s’agissait, non pas de voir combien la contrebande anglaise pouvait faire de tort au commerce français, mais au contraire combien la contrebande française pouvait faire tort au commerce anglais. Ces hommes parurent convaincus ; ils l’étaient effectivement.

D'Artagnan était bien sûr qu’à la première débauche, alors qu’ils seraient morts-ivres, l’un des deux divulguerait ce secret capital à toute la bande. Son jeu lui parut infaillible.

Quinze jours après ce que nous venons de voir se passer à Calais, toute la troupe se trouvait réunie à La Haye.

Alors, d’Artagnan s’aperçut que tous ses hommes, avec une intelligence remarquable, s’étaient déjà travestis en matelots plus ou moins maltraités par la mer. D'Artagnan les laissa dormir en un bouge de Newkerkestreet, et se logea, lui, proprement, sur le grand canal.

Il apprit que le roi d’Angleterre était revenu près de son allié Guillaume II de Nassau, stathouder de Hollande. Il apprit encore que le refus du roi Louis XIV avait un peu refroidi la protection qui lui avait été accordée jusque-là, et qu’en conséquence il avait été se confiner dans une petite maison du village de Scheveningen, situé dans les dunes, au bord de la mer, à une petite lieue de La Haye.

Là, disait-on, le malheureux banni se consolait de son exil en regardant, avec cette mélancolie particulière aux princes de sa race, cette mer immense du Nord, qui le séparait de son Angleterre, comme elle avait séparé autrefois Marie Stuart de la France. Là, derrière quelques arbres du beau bois de Scheveningen, sur le sable fin où croissent les bruyères dorées de la dune, Charles II végétait comme elles, plus malheureux qu’elles, car il vivait de la vie de la pensée, et il espérait et désespérait tour à tour. D'Artagnan poussa une fois jusqu’à Scheveningen, afin d’être bien sûr de ce que l’on rapportait sur le prince. Il vit en effet Charles II pensif et seul sortir par une petite porte donnant sur le bois, et se promenant sur le rivage, au soleil couchant, sans même attirer l’attention des pêcheurs qui, en revenant le soir, tiraient, comme les anciens marins de l’Archipel, leurs barques sur le sable de la grève.

D'Artagnan reconnut le roi. Il le vit fixer son regard sombre sur l’immense étendue des eaux, et absorber sur son pâle visage les rouges rayons du soleil déjà échancré par la ligne noire de l’horizon. Puis Charles II rentra dans la maison isolée, toujours seul, toujours lent et triste, s’amusant à faire crier sous ses pas le sable friable et mouvant. Dès le soir même, d’Artagnan loua pour mille livres une barque de pêcheur qui en valait quatre mille. Il donna ces mille livres comptant, et déposa les trois mille autres chez le bourgmestre. Après quoi il embarqua, sans qu’on les vît et durant la nuit obscure, les six hommes qui formaient son armée de terre ; et, à la marée montante, à trois heures du matin, il gagna le large manœuvrant ostensiblement avec les quatre autres et se reposant sur la science de son galérien, comme il l’eût fait sur celle du premier pilote du port.

Chapitre XXIII – Où l’auteur est forcé, bien malgré lui, de faire un peu d’histoire §

Tandis que les rois et les hommes s’occupaient ainsi de l’Angleterre, qui se gouvernait toute seule, et qui, il faut le dire à sa louange, n’avait jamais été si mal gouvernée, un homme sur qui Dieu avait arrêté son regard et posé son doigt, un homme prédestiné à écrire son nom en lettres éclatantes dans le livre de l’histoire, poursuivait à la face du monde une œuvre pleine de mystère et d’audace. Il allait, et nul ne savait où il voulait aller, quoique non seulement l’Angleterre, mais la France, mais l’Europe, le regardassent marcher d’un pas ferme et la tête haute. Tout ce qu’on savait sur cet homme, nous allons le dire.

Monck venait de se déclarer pour la liberté du Rump Parliament, ou, si on l’aime mieux, le Parlement Croupion, comme on l’appelait, Parlement que le général Lambert, imitant Cromwell, dont il avait été le lieutenant, venait de bloquer si étroitement, pour lui faire faire sa volonté, qu’aucun membre, pendant tout le blocus, n’avait pu en sortir, et qu’un seul, Pierre Wentwort, avait pu y entrer.

Lambert et Monck, tout se résumait dans ces deux hommes, le premier représentant le despotisme militaire, le second représentant le républicanisme pur. Ces deux hommes, c’étaient les deux seuls représentants politiques de cette révolution dans laquelle Charles Ier avait d’abord perdu sa couronne et ensuite sa tête. Lambert, au reste, ne dissimulait pas ses vues ; il cherchait à établir un gouvernement tout militaire et à se faire le chef de ce gouvernement.

Monck, républicain rigide, disaient les uns, voulait maintenir le Rump Parliament, cette représentation visible, quoique dégénérée, de la république. Monck, adroit ambitieux, disaient les autres, voulait tout simplement se faire de ce Parlement, qu’il semblait protéger, un degré solide pour monter jusqu’au trône que Cromwell avait fait vide, mais sur lequel il n’avait pas osé s’asseoir.

Ainsi, Lambert en persécutant le Parlement, Monck en se déclarant pour lui, s’étaient mutuellement déclarés ennemis l’un de l’autre. Aussi Monck et Lambert avaient-ils songé tout d’abord à se faire chacun une armée : Monck en Écosse, où étaient les presbytériens et les royalistes, c’est-à-dire les mécontents ; Lambert à Londres, où se trouvait comme toujours la plus forte opposition contre le pouvoir qu’elle avait sous les yeux.

Monck avait pacifié l’Écosse, il s’y était formé une armée et s’en était fait un asile : l’une gardait l’autre ; Monck savait que le jour n’était pas encore venu, jour marqué par le Seigneur, pour un grand changement ; aussi son épée paraissait-elle collée au fourreau. Inexpugnable dans sa farouche et montagneuse Écosse, général absolu, roi d’une armée de onze mille vieux soldats, qu’il avait plus d’une fois conduits à la victoire ; aussi bien et mieux instruit des affaires de Londres que Lambert, qui tenait garnison dans la Cité, voilà quelle était la position de Monck lorsque à cent lieues de Londres il se déclara pour le Parlement. Lambert, au contraire, comme nous l’avons dit, habitait la capitale. Il y avait le centre de toutes ses opérations, et il y réunissait autour de lui et tous ses amis et tout le bas peuple, éternellement enclin à chérir les ennemis du pouvoir constitué. Ce fut donc à Londres que Lambert apprit l’appui que des frontières d’Écosse Monck prêtait au Parlement. Il jugea qu’il n’y avait pas de temps à perdre, et que la Tweed n’était pas si éloignée de la Tamise qu’une armée n’enjambât d’une rivière à l’autre surtout lorsqu’elle était bien commandée. Il savait en outre, qu’au fur et à mesure qu’ils pénétreraient en Angleterre, les soldats de Monck formeraient sur la route cette boule de neige, emblème du globe de la fortune, qui n’est pour l’ambitieux qu’un degré sans cesse grandissant pour le conduire à son but. Il ramassa donc son armée, formidable à la fois par sa composition ainsi que par le nombre, et courut au-devant de Monck, qui, lui, pareil à un navigateur prudent voguant au milieu des écueils, s’avançait à toutes petites journées et le nez au vent, écoutant le bruit et flairant l’air qui venait de Londres. Les deux armées s’aperçurent à la hauteur de Newcastle ; Lambert, arrivé le premier, campa dans la ville même.

Monck, toujours circonspect, s’arrêta où il était et plaça son quartier général à Coldstream, sur la Tweed.

La vue de Lambert répandit la joie dans l’armée de Monck, tandis qu’au contraire la vue de Monck jeta le désarroi dans l’armée de Lambert. On eût cru que ces intrépides batailleurs, qui avaient fait tant de bruit dans les rues de Londres, s’étaient mis en route dans l’espoir de ne rencontrer personne, et que maintenant, voyant qu’ils avaient rencontré une armée et que cette armée arborait devant eux, non seulement un étendard, mais encore une cause et un principe, on eût cru, disons-nous, que ces intrépides batailleurs s’étaient mis à réfléchir qu’ils étaient moins bons républicains que les soldats de Monck, puisque ceux-ci soutenaient le Parlement, tandis que Lambert ne soutenait rien, pas même lui. Quant à Monck, s’il eut à réfléchir ou s’il réfléchit, ce dut être fort tristement, car l’histoire raconte, et cette pudique dame, on le sait, ne ment jamais, car l’histoire raconte que le jour de son arrivée à Coldstream on chercha inutilement un mouton par toute la ville. Si Monck eût commandé une armée anglaise, il y eût eu de quoi faire déserter toute l’armée. Mais il n’en est point des Écossais comme des Anglais, à qui cette chair coulante qu’on appelle le sang est de toute nécessité ; les Écossais, race pauvre et sobre, vivent d’un peu d’orge écrasée entre deux pierres, délayée avec de l’eau de la fontaine et cuite sur un grès rougi.

Les Écossais, leur distribution d’orge faite, ne s’inquiétèrent donc point s’il y avait ou s’il n’y avait pas de viande à Coldstream. Monck, peu familiarisé avec les gâteaux d’orge, avait faim, et son état-major, aussi affamé pour le moins que lui, regardait avec anxiété à droite et à gauche pour savoir ce qu’on préparait à souper. Monck se fit renseigner ; ses éclaireurs avaient en arrivant trouvé la ville déserte et les buffets vides ; de bouchers et de boulangers, il n’y fallait pas compter à Coldstream. On ne trouva donc pas le moindre morceau de pain pour la table du général.

Au fur et à mesure que les récits se succédaient, aussi peu rassurants les uns que les autres, Monck, voyant l’effroi et le découragement sur tous les visages, affirma qu’il n’avait pas faim ; d’ailleurs on mangerait le lendemain, puisque Lambert était là probablement dans l’intention de livrer bataille, et par conséquent pour livrer ses provisions s’il était forcé dans Newcastle, ou pour délivrer à jamais les soldats de Monck de la faim s’il était vainqueur.

Cette consolation ne fut efficace que sur le petit nombre ; mais peu importait à Monck, car Monck était fort absolu sous les apparences de la plus parfaite douceur.

Force fut donc à chacun d’être satisfait, ou tout au moins de le paraître. Monck, tout aussi affamé que ses gens, mais affectant la plus parfaite indifférence pour ce mouton absent, coupa un fragment de tabac, long d’un demi-pouce, à la carotte d’un sergent qui faisait partie de sa suite, et commença à mastiquer le susdit fragment en assurant à ses lieutenants que la faim était une chimère, et que d’ailleurs on n’avait jamais faim tant qu’on avait quelque chose à mettre sous sa dent. Cette plaisanterie satisfit quelques-uns de ceux qui avaient résisté à la première déduction que Monck avait tirée du voisinage de Lambert ; le nombre des récalcitrants diminua donc d’autant ; la garde s’installa, les patrouilles commencèrent, et le général continua son frugal repas sous sa tente ouverte.

Entre son camp et celui de l’ennemi s’élevait une vieille abbaye dont il reste à peine quelques ruines aujourd’hui, mais qui alors était debout et qu’on appelait l’abbaye de Newcastle. Elle était bâtie sur un vaste terrain indépendant à la fois de la plaine et de la rivière, parce qu’il était presque un marais alimenté par des sources et entretenu par les pluies. Cependant, au milieu des ces flaques d’eau couvertes de grandes herbes, de joncs et de roseaux, on voyait s’avancer des terrains solides consacrés autrefois au potager, au parc, au jardin d’agrément et autres dépendances de l’abbaye, pareille à une de ces grandes araignées de mer dont le corps est rond, tandis que les pattes vont en divergeant à partir de cette circonférence.

Le potager, l’une des pattes les plus allongées de l’abbaye, s’étendait jusqu’au camp de Monck. Malheureusement on en était, comme nous l’avons dit, aux premiers jours de juin, et le potager, abandonné d’ailleurs, offrait peu de ressources.

Monck avait fait garder ce lieu comme le plus propre aux surprises. On voyait bien au-delà de l’abbaye les feux du général ennemi ; mais entre ces feux et l’abbaye s’étendait la Tweed, déroulant ses écailles lumineuses sous l’ombre épaisse de quelques grands chênes verts. Monck connaissait parfaitement cette position, Newcastle et ses environs lui ayant déjà plus d’une fois servi de quartier général. Il savait que le jour son ennemi pourrait sans doute jeter des éclaireurs dans ces ruines et y venir chercher une escarmouche, mais que la nuit il se garderait bien de s’y hasarder. Il se trouverait donc en sûreté. Aussi ses soldats purent-ils le voir, après ce qu’il appelait fastueusement son souper, c’est-à-dire après l’exercice de mastication rapporté par nous au commencement de ce chapitre, comme depuis Napoléon à la veille d’Austerlitz, dormir tout assis sur sa chaise de jonc, moitié sous la lueur de sa lampe, moitié sous le reflet de la lune qui commençait à monter aux cieux.

Ce qui signifie qu’il était à peu près neuf heures et demie du soir.

Tout à coup Monck fut tiré de ce demi-sommeil, factice peut-être, par une troupe de soldats qui, accourant avec des cris joyeux, venaient frapper du pied les bâtons de la tente de Monck, tout en bourdonnant pour le réveiller.

Il n’était pas besoin d’un si grand bruit. Le général ouvrit les yeux.

– Eh bien ! mes enfants, que se passe-t-il donc ? demanda le général.

– Général, répondirent plusieurs voix, général, vous souperez.

– J'ai soupé, messieurs, répondit tranquillement celui-ci, et je digérais tranquillement, comme vous voyez ; mais entrez, et dites-moi ce qui vous amène.

– Général, une bonne nouvelle.

– Bah ! Lambert nous fait-il dire qu’il se battra demain ?

– Non, mais nous venons de capturer une barque de pêcheurs qui portait du poisson au camp de Newcastle.

– Et vous avez eu tort, mes amis. Ces messieurs de Londres sont délicats, ils tiennent à leur premier service ; vous allez les mettre de très mauvaise humeur ; ce soir et demain ils seront impitoyables. Il serait de bon goût, croyez-moi, de renvoyer à M. Lambert ses poissons et ses pêcheurs, à moins que…

Le général réfléchit un instant.

– Dites-moi, continua-t-il, quels sont ces pêcheurs, s’il vous plaît ?

– Des marins picards qui pêchaient sur les côtes de France ou de Hollande, et qui ont été jetés sur les nôtres par un grand vent.

– Quelques-uns d’entre eux parlent-ils notre langue ?

– Le chef nous a dit quelques mots d’anglais.

La défiance du général s’était éveillée au fur et à mesure que les renseignements lui venaient.

– C'est bien, dit-il. Je désire voir ces hommes, amenez-les-moi.

Un officier se détacha aussitôt pour aller les chercher.

– Combien sont-ils ? continua Monck, et quel bateau montent-ils ?

– Ils sont dix ou douze, mon général, et ils montent une espèce de chasse-marée, comme ils appellent cela, de construction hollandaise, à ce qu’il nous a semblé.

– Et vous dites qu’ils portaient du poisson au camp de M. Lambert ?

– Oui, général. Il paraît même qu’ils ont fait une assez bonne pêche.

– Bien, nous allons voir cela, dit Monck. En effet, au moment même l’officier revenait, amenant le chef de ces pêcheurs, homme de cinquante à cinquante-cinq ans à peu près, mais de bonne mine. Il était de moyenne taille et portait un justaucorps de grosse laine, un bonnet enfoncé jusqu’aux yeux ; un coutelas était passé à sa ceinture, et il marchait avec cette hésitation toute particulière aux marins, qui, ne sachant jamais, grâce au mouvement du bateau, si leur pied posera sur la planche ou dans le vide, donnent à chacun de leurs pas une assiette aussi sûre que s’il s’agissait de poser un pilotis. Monck, avec un regard fin et pénétrant, considéra longtemps le pêcheur, qui lui souriait de ce sourire moitié narquois, moitié niais, particulier à nos paysans.

– Tu parles anglais ? lui demanda Monck en excellent français.

– Ah ! bien mal, milord, répondit le pêcheur.

Cette réponse fut faite bien plutôt avec l’accentuation vive et saccadée des gens d’outre-Loire qu’avec l’accent un peu traînard des contrées de l’ouest et du nord de la France.

– Mais enfin tu le parles, insista Monck, pour étudier encore une fois cet accent.

– Eh ! nous autres gens de mer, répondit le pêcheur, nous parlons un peu toutes les langues.

– Alors, tu es matelot pêcheur ?

– Pour aujourd’hui, milord, pêcheur, et fameux pêcheur même. J'ai pris un bar qui pèse au moins trente livres, et plus de cinquante mulets ; j’ai aussi de petits merlans qui seront parfaits dans la friture.

– Tu me fais l’effet d’avoir plus pêché dans le golfe de Gascogne que dans la Manche, dit Monck en souriant.

– En effet, je suis du Midi ; cela empêche-t-il d’être bon pêcheur, milord ?

– Non pas, et je t’achète ta pêche ; maintenant parle avec franchise : à qui la destinais-tu ?

– Milord, je ne vous cacherai point que j’allais à Newcastle, tout en suivant la côte, lorsqu’un gros de cavaliers qui remontaient le rivage en sens inverse ont fait signe à ma barque de rebrousser chemin jusqu’au camp de Votre Honneur, sous peine d’une décharge de mousqueterie. Comme je n’étais pas armé en guerre, ajouta le pêcheur en souriant, j’ai dû obéir.

– Et pourquoi allais-tu chez Lambert et non chez moi ?

– Milord, je serai franc ; Votre Seigneurie le permet-elle ?

– Oui, et même au besoin je te l’ordonne.

– Eh bien ! milord, j’allais chez M. Lambert, parce que ces messieurs de la ville paient bien, tandis que vous autres Écossais, puritains, presbytériens, covenantaires, comme vous voudrez vous appeler, vous mangez peu, mais ne payez pas du tout.

Monck haussa les épaules sans cependant pouvoir s’empêcher de sourire en même temps.

– Et pourquoi, étant du Midi, viens-tu pêcher sur nos côtes ?

– Parce que j’ai eu la bêtise de me marier en Picardie.

– Oui ; mais enfin la Picardie n’est pas l’Angleterre.

– Milord, l’homme pousse le bateau à la mer, mais Dieu et le vent font le reste et poussent le bateau où il leur plaît.

– Tu n’avais donc pas l’intention d’aborder chez nous ?

– Jamais.

– Et quelle route faisais-tu ?

– Nous revenions d’Ostende, où l’on avait déjà vu des maquereaux, lorsqu’un grand vent du midi nous a fait dériver ; alors, voyant qu’il était inutile de lutter avec lui, nous avons filé devant lui. Il a donc fallu, pour ne pas perdre la pêche, qui était bonne, l’aller vendre au plus prochain port d’Angleterre ; or, ce plus prochain port, c’était Newcastle ; l’occasion était bonne, nous a-t-on dit, il y avait surcroît de population dans le camp ; surcroît de population dans la ville ; l’un et l’autre étaient pleins de gentilshommes très riches et très affamés, nous disait-on encore ; alors je me suis dirigé vers Newcastle.

– Et tes compagnons, où sont-ils ?

– Oh ! mes compagnons, ils sont restés à bord ; ce sont des matelots sans instruction aucune.

– Tandis que toi… ? fit Monck.

– Oh ! moi, dit le patron en riant, j’ai beaucoup couru avec mon père, et je sais comment on dit un sou, un écu, une pistole, un louis et un double louis dans toutes les langues de l’Europe ; aussi mon équipage m’écoute-t-il comme un oracle et m’obéit-il comme à un amiral.

– Alors c’est toi qui avais choisi M. Lambert comme la meilleure pratique ?

– Oui, certes. Et soyez franc, milord, m’étais-je trompé ?

– C'est ce que tu verras plus tard.

– En tout cas, milord, s’il y a faute, la faute est à moi, et il ne faut pas en vouloir pour cela à mes camarades.

« Voilà décidément un drôle spirituel », pensa Monck.

Puis, après quelques minutes de silence employées à détailler le pêcheur :

– Tu viens d’Ostende, m’as-tu dit ? demanda le général.

– Oui, milord, en droite ligne.

– Tu as entendu parler des affaires du jour alors, car je ne doute point qu’on ne s’en occupe en France et en Hollande. Que fait celui qui se dit le roi d’Angleterre ?

– Oh ! milord, s’écria le pêcheur avec une franchise bruyante et expansive, voilà une heureuse question, et vous ne pouviez mieux vous adresser qu’à moi, car en vérité j’y peux faire une fameuse réponse. Figurez-vous, milord, qu’en relâchant à Ostende pour y vendre le peu de maquereaux que nous y avions pêchés, j’ai vu l’ex-roi qui se promenait sur les dunes, en attendant ses chevaux, qui devaient le conduire à La Haye : c’est un grand pâle avec des cheveux noirs, et la mine un peu dure. Il a l’air de se mal porter, au reste, et je crois que l’air de la Hollande ne lui est pas bon.

Monck suivait avec une grande attention la conversation rapide, colorée et diffuse du pêcheur, dans une langue qui n’était pas la sienne ; heureusement, avons-nous dit, qu’il la parlait avec une grande facilité. Le pêcheur, de son côté, employait tantôt un mot français, tantôt un mot anglais, tantôt un mot qui paraissait n’appartenir à aucune langue et qui était un mot gascon. Heureusement ses yeux parlaient pour lui, et si éloquemment, qu’on pouvait bien perdre un mot de sa bouche, mais pas une seule intention de ses yeux.

Le général paraissait de plus en plus satisfait de son examen.

– Tu as dû entendre dire que cet ex-roi, comme tu l’appelles, se dirigeait vers La Haye dans un but quelconque.

– Oh ! oui, bien certainement, dit le pêcheur, j’ai entendu dire cela.

– Et dans quel but ?

– Mais toujours le même, fit le pêcheur ; n’a-t-il pas cette idée fixe de revenir en Angleterre ?

– C'est vrai, dit Monck pensif.

– Sans compter, ajouta le pêcheur, que le stathouder… vous savez, milord, Guillaume II…

– Eh bien ?

– Il l’y aidera de tout son pouvoir.

– Ah ! tu as entendu dire cela ?

– Non, mais je le crois.

– Tu es fort en politique, à ce qu’il paraît ? demanda Monck.

– Oh ! nous autres marins, milord, qui avons l’habitude d’étudier l’eau et l’air, c’est-à-dire les deux choses les plus mobiles du monde, il est rare que nous nous trompions sur le reste.

– Voyons, dit Monck, changeant de conversation, on prétend que tu vas nous bien nourrir.

– Je ferai de mon mieux, milord.

– Combien nous vends-tu ta pêche, d’abord ?

– Pas si sot que de faire un prix, milord.

– Pourquoi cela ?

– Parce que mon poisson est bien à vous.

– De quel droit ?

– Du droit du plus fort.

– Mais mon intention est de te le payer.

– C'est bien généreux à vous, milord.

– Et ce qu’il vaut, même.

– Je ne demande pas tant.

– Et que demandes-tu donc, alors ?

– Mais je demande à m’en aller.

– Où cela ? Chez le général Lambert ?

– Moi ! s’écria le pêcheur ; et pour quoi faire irais-je à Newcastle, puisque je n’ai plus de poisson ?

– Dans tous les cas, écoute-moi.

– J'écoute.

– Un conseil.

– Comment ! Milord veut me payer et encore me donner un bon conseil ! mais milord me comble.

Monck regarda plus fixement que jamais le pêcheur, sur lequel il paraissait toujours conserver quelque soupçon.

– Oui, je veux te payer et te donner un conseil, car les deux choses se tiennent. Donc, si tu t’en retournes chez le général Lambert …

Le pêcheur fit un mouvement de la tête et des épaules qui signifiait : « S'il y tient, ne le contrarions pas. »

– Ne traverse pas le marais, continua Monck ; tu seras porteur d’argent, et il y a dans le marais quelques embuscades d’Écossais que j’ai placées là. Ce sont gens peu traitables, qui comprennent mal la langue que tu parles, quoiqu’elle me paraisse se composer de trois langues, et qui pourraient te reprendre ce que je t’aurais donné, et de retour dans ton pays, tu ne manquerais pas de dire que le général Monck a deux mains, l’une écossaise, l’autre anglaise, et qu’il reprend avec la main écossaise ce qu’il a donné avec la main anglaise.

– Oh ! général, j’irai où vous voudrez, soyez tranquille, dit le pêcheur avec une crainte trop expressive pour n’être pas exagérée, Je ne demande qu’à rester ici, moi, si vous voulez que je reste.

– Je te crois bien, dit Monck, avec un imperceptible sourire ; mais je ne puis cependant te garder sous ma tente.

– Je n’ai pas cette prétention, milord, et désire seulement que Votre Seigneurie m’indique où elle veut que je me poste. Qu'elle ne se gêne pas, pour nous une nuit est bientôt passée.

– Alors je vais te faire conduire à ta barque.

– Comme il plaira à Votre Seigneurie. Seulement, si Votre Seigneurie voulait me faire reconduire par un charpentier, je lui en serais on ne peut plus reconnaissant.

– Pourquoi cela ?

– Parce que ces messieurs de votre armée, en faisant remonter la rivière à ma barque, avec le câble que tiraient leurs chevaux, l’ont quelque peu déchirée aux roches de la rive, en sorte que j’ai au moins deux pieds d’eau dans ma cale, milord.

– Raison de plus pour que tu veilles sur ton bateau, ce me semble.

– Milord, je suis bien à vos ordres, dit le pêcheur. Je vais décharger mes paniers où vous voudrez, puis vous me paierez si cela vous plaît ; vous me renverrez si la chose vous convient. Vous voyez que je suis facile à vivre, moi.

– Allons, allons, tu es un bon diable, dit Monck, dont le regard scrutateur n’avait pu trouver une seule ombre dans la limpidité de l’œil du pêcheur. Holà ! Digby !

Un aide de camp parut.

– Vous conduirez ce digne garçon et ses compagnons aux petites tentes des cantines, en avant des marais ; de cette façon ils seront à portée de joindre leur barque, et cependant ils ne coucheront pas dans l’eau cette nuit. Qu'y a-t-il, Spithead ?

Spithead était le sergent auquel Monck, pour souper, avait emprunté un morceau de tabac.

Spithead, en entrant dans la tente du général sans être appelé, motivait cette question de Monck.

– Milord, dit-il, un gentilhomme français vient de se présenter aux avant-postes et demande à parler à Votre Honneur. Tout cela était dit, bien entendu, en anglais.

Quoique la conversation eût lieu en cette langue, le pêcheur fit un léger mouvement que Monck, occupé de son sergent, ne remarqua point.

– Et quel est ce gentilhomme ? demanda Monck.

– Milord, répondit Spithead, il me l’a dit ; mais ces diables de noms français sont si difficiles à prononcer pour un gosier écossais, que je n’ai pu le retenir. Au surplus, ce gentilhomme, à ce que m’ont dit les gardes, est le même qui s’est présenté hier à l’étape, et que Votre Honneur n’a pas voulu recevoir.

– C'est vrai, j’avais conseil d’officiers.

– Milord décide-t-il quelque chose à l’égard de ce gentilhomme ?

– Oui, qu’il soit amené ici.

– Faut-il prendre des précautions ?

– Lesquelles ?

– Lui bander les yeux, par exemple.

– À quoi bon ? Il ne verra que ce que je désire qu’on voie, c’est-à-dire que j’ai autour de moi onze mille braves qui ne demandent pas mieux que de se couper la gorge en l’honneur du Parlement de l’Écosse et de l’Angleterre.

– Et cet homme, milord ? dit Spithead en montrant le pêcheur, qui pendant cette conversation était resté debout et immobile, en homme qui voit mais ne comprend pas.

– Ah ! c’est vrai, dit Monck.

Puis, se retournant vers le marchand de poisson :

– Au revoir, mon brave homme, dit-il ; je t’ai choisi un gîte. Digby, emmenez-le. Ne crains rien, on t’enverra ton argent tout à l’heure.

– Merci, milord, dit le pêcheur.

Et, après avoir salué, il partit accompagné de Digby. À cent pas de la tente, il retrouva ses compagnons, lesquels chuchotaient avec une volubilité qui ne paraissait pas exempte d’inquiétude, mais il leur fit un signe qui parut les rassurer.

– Holà ! vous autres, dit le patron, venez par ici ; Sa Seigneurie le général Monck a la générosité de nous payer notre poisson et la bonté de nous donner l’hospitalité pour cette nuit.

Les pêcheurs se réunirent à leur chef, et, conduite par Digby, la petite troupe s’achemina vers les cantines, poste qui, on se le rappelle, lui avait été assigné.

Tout en cheminant, les pêcheurs passèrent dans l’ombre près de la garde qui conduisait le gentilhomme français au général Monck. Ce gentilhomme était à cheval et enveloppé d’un grand manteau, ce qui fit que le patron ne put le voir, quelle que parût être sa curiosité. Quant au gentilhomme, ignorant qu’il coudoyait des compatriotes, il ne fit pas même attention à cette petite troupe. L'aide de camp installa ses hôtes dans une tente assez propre d’où fut délogée une cantinière irlandaise qui s’en alla coucher où elle put avec ses six enfants. Un grand feu brûlait en avant de cette tente et projetait sa lumière pourprée sur les flaques herbeuses du marais que ridait une brise assez fraîche. Puis l’installation faite, l’aide de camp souhaita le bonsoir aux matelots en leur faisant observer que l’on voyait du seuil de la tente les mâts de la barque qui se balançait sur la Tweed, preuve qu’elle n’avait pas encore coulé à fond. Cette vue parut réjouir infiniment le chef des pêcheurs.

Chapitre XXIV – Le trésor §

Le gentilhomme français que Spithead avait annoncé à Monck, et qui avait passé si bien enveloppé de son manteau près du pêcheur qui sortait de la tente du général cinq minutes avant qu’il y entrât, le gentilhomme français traversa les différents postes sans même jeter les yeux autour de lui, de peur de paraître indiscret. Comme l’ordre en avait été donné, on le conduisit à la tente du général. Le gentilhomme fut laissé seul dans l’antichambre qui précédait la tente, et il attendit Monck, qui ne tarda à paraître que le temps qu’il mit à entendre le rapport de ses gens et à étudier par la cloison de toile le visage de celui qui sollicitait un entretien. Sans doute le rapport de ceux qui avaient accompagné le gentilhomme français établissait la discrétion avec laquelle il s’était conduit, car la première impression que l’étranger reçut de l’accueil fait à lui par le général fut plus favorable qu’il n’avait à s’y attendre en un pareil moment, et de la part d’un homme si soupçonneux.

Néanmoins, selon son habitude, lorsque Monck se trouva en face de l’étranger, il attacha sur lui ses regards perçants, que, de son côté, l’étranger soutint sans être embarrassé ni soucieux. Au bout de quelques secondes, le général fit un geste de la main et de la tête en signe qu’il attendait.

– Milord, dit le gentilhomme en excellent anglais, j’ai fait demander une entrevue à Votre Honneur pour affaire de conséquence.

– Monsieur, répondit Monck en français, vous parlez purement notre langue pour un fils du continent. Je vous demande bien pardon, car sans doute la question est indiscrète, parlez-vous le français avec la même pureté ?

– Il n’y a rien d’étonnant, milord, à ce que je parle anglais assez familièrement ; j’ai, dans ma jeunesse, habité l’Angleterre, et depuis j’y ai fait deux voyages.

Ces mots furent dits en français et avec une pureté de langue qui décelait non seulement un Français, mais encore un Français des environs de Tours.

– Et quelle partie de l’Angleterre avez-vous habitée, monsieur ?

– Dans ma jeunesse, Londres, milord ; ensuite, vers 1635, j’ai fait un voyage de plaisir en Écosse ; enfin, en 1648, j’ai habité quelque temps Newcastle, et particulièrement le couvent dont les jardins sont occupés par votre armée.

– Excusez-moi, monsieur, mais de ma part, vous comprenez ces questions, n’est-ce pas ?

– Je m’étonnerais, milord, qu’elles ne fussent point faites.

– Maintenant, monsieur, que puis-je pour votre service, et que désirez-vous de moi ?

– Voici, milord ; mais, auparavant, sommes-nous seuls ?

– Parfaitement seuls, monsieur, sauf toutefois le poste qui nous garde.

En disant ces mots, Monck écarta la tente de la main, et montra au gentilhomme que le factionnaire était placé à dix pas au plus, et qu’au premier appel on pouvait avoir main-forte en une seconde.

– En ce cas, milord, dit le gentilhomme d’un ton aussi calme que si depuis longtemps il eût été lié d’amitié avec son interlocuteur, je suis très décidé à parler à Votre Honneur, parce que je vous sais honnête homme. Au reste, la communication que je vais vous faire vous prouvera l’estime dans laquelle je vous tiens.

Monck, étonné de ce langage qui établissait entre lui et le gentilhomme français l’égalité au moins, releva son œil perçant sur l’étranger, et avec une ironie sensible par la seule inflexion de sa voix, car pas un muscle de sa physionomie ne bougea :

– Je vous remercie, monsieur, dit-il ; mais, d’abord, qui êtes-vous, je vous prie ?

– J'ai déjà dit mon nom à votre sergent, milord.

– Excusez-le, monsieur ; il est écossais, il a éprouvé de la difficulté à le retenir.

– Je m’appelle le comte de La Fère, monsieur, dit Athos en s’inclinant.

– Le comte de La Fère ? dit Monck, cherchant à se souvenir. Pardon, monsieur, mais il me semble que c’est la première fois que j’entends ce nom. Remplissez-vous quelque poste à la cour de France ?

– Aucun. Je suis simple gentilhomme.

– Quelle dignité ?

– Le roi Charles Ier m’a fait chevalier de la Jarretière, et la reine Anne d’Autriche m’a donné le cordon du Saint-Esprit. Voilà mes seules dignités, monsieur.

– La Jarretière ! le Saint-Esprit ! vous êtes chevalier de ces deux ordres, monsieur ?

– Oui.

– Et à quelle occasion une pareille faveur vous a-t-elle été accordée ?

– Pour services rendus à Leurs Majestés.

Monck regarda avec étonnement cet homme, qui lui paraissait si simple et si grand en même temps ; puis, comme s’il eût renoncé à pénétrer ce mystère de simplicité et de grandeur, sur lequel l’étranger ne paraissait pas disposé à lui donner d’autres renseignements que ceux qu’il avait déjà reçus :

– C'est bien vous, dit-il, qui hier vous êtes présenté aux avant-postes ?

– Et qu’on a renvoyé ; oui, milord.

– Beaucoup d’officiers, monsieur, ne laissent entrer personne dans le camp, surtout à la veille d’une bataille probable ; mais moi, je diffère de mes collègues et aime à ne rien laisser derrière moi. Tout avis m’est bon ; tout danger m’est envoyé par Dieu, et je le pèse dans ma main avec l’énergie qu’il m’a donnée. Aussi n’avez-vous été congédié hier qu’à cause du conseil que je tenais. Aujourd’hui, je suis libre, parlez.

– Milord, vous avez d’autant mieux fait de me recevoir, qu’il ne s’agit en rien ni de la bataille que vous allez livrer au général Lambert, ni de votre camp, et la preuve, c’est que j’ai détourné la tête pour ne pas voir vos hommes, et fermé les yeux pour ne pas compter vos tentes. Non, je viens vous parler, milord, pour moi.

– Parlez donc, monsieur, dit Monck.

– Tout à l’heure, continua Athos, j’avais l’honneur de dire à Votre Seigneurie que j’ai longtemps habité Newcastle : c’était au temps du roi Charles Ier et lorsque le feu roi fut livré à M. Cromwell par les Écossais.

– Je sais, dit froidement Monck.

– J'avais en ce moment une forte somme en or, et à la veille de la bataille, par pressentiment peut-être de la façon dont les choses se devaient passer le lendemain, je la cachai dans la principale cave du couvent de Newcastle, dans la tour dont vous voyez d’ici le sommet argenté par la lune.

« Mon trésor a donc été enterré là, et je venais prier Votre Honneur de permettre que je le retire avant que, peut-être, la bataille portant de ce côté, une mine ou quelque autre jeu de guerre détruise le bâtiment et éparpille mon or, ou le rende apparent de telle façon que les soldats s’en emparent.

Monck se connaissait en hommes ; il voyait sur la physionomie de celui-ci toute l’énergie, toute la raison, toute la circonspection possibles ; il ne pouvait donc attribuer qu’à une magnanime confiance la révélation du gentilhomme français, et il s’en montra profondément touché.

– Monsieur, dit-il, vous avez en effet bien auguré de moi. Mais la somme vaut-elle la peine que vous vous exposiez ? Croyez-vous même qu’elle soit encore à l’endroit où vous l’avez laissée ?

– Elle y est, monsieur, n’en doutez pas.

– Voilà pour une question ; mais pour l’autre ?… Je vous ai demandé si la somme était tellement forte que vous dussiez vous exposer ainsi.

– Elle est forte réellement, oui, milord, car c’est un million que j’ai renfermé dans deux barils.

– Un million ! s’écria Monck, que cette fois à son tour Athos regardait fixement et longuement Monck s’en aperçut ; alors sa défiance revint.

« Voilà, se dit-il, un homme qui me tend un piège… »

– Ainsi, monsieur, reprit-il, vous voudriez retirer cette somme, à ce que je comprends ?

– S'il vous plaît, milord.

– Aujourd’hui ?

– Ce soir même, et à cause des circonstances que je vous ai expliquées.

– Mais, monsieur, objecta Monck, le général Lambert est aussi près de l’abbaye où vous avez affaire que moi-même, pourquoi donc ne vous êtes-vous pas adressé à lui ?

– Parce que, milord, quand on agit dans les circonstances importantes, il faut consulter son instinct avant toutes choses. Eh bien ! le général Lambert ne m’inspire pas la confiance que vous m’inspirez.

– Soit, monsieur. Je vous ferai retrouver votre argent, si toutefois il y est encore, car, enfin, il peut n’y être plus. Depuis 1648, douze ans sont révolus, et bien des événements se sont passés.

Monck insistait sur ce point pour voir si le gentilhomme français saisirait l’échappatoire qui lui était ouverte ; mais Athos ne sourcilla point.

– Je vous assure, milord, dit-il fermement, que ma conviction à l’endroit des deux barils est qu’ils n’ont changé ni de place ni de maître.

Cette réponse avait enlevé à Monck un soupçon, mais elle lui en avait suggéré un autre.

Sans doute ce Français était quelque émissaire envoyé pour induire en faute le protecteur du Parlement ; l’or n’était qu’un leurre ; sans doute encore, à l’aide de ce leurre, on voulait exciter la cupidité du général. Cet or ne devait pas exister. Il s’agissait, pour Monck, de prendre en flagrant délit de mensonge et de ruse le gentilhomme français, et de se tirer du mauvais pas même où ses ennemis voulaient l’engager, un triomphe pour sa renommée.

Monck, une fois fixé sur ce qu’il avait à faire :

– Monsieur, dit-il à Athos, sans doute vous me ferez l’honneur de partager mon souper ce soir !

– Oui, milord, répondit Athos en s’inclinant, car vous me faites un honneur dont je me sens digne par le penchant qui m’entraîne vers vous.

– C'est d’autant plus gracieux à vous d’accepter avec cette franchise, que mes cuisiniers sont peu nombreux et peu exercés, et que mes approvisionneurs sont rentrés ce soir les mains vides ; si bien que, sans un pêcheur de votre nation qui s’est fourvoyé dans mon camp, le général Monck se couchait sans souper aujourd’hui. J'ai donc du poisson frais, à ce que m’a dit le vendeur.

– Milord, c’est principalement pour avoir l’honneur de passer quelques instants de plus avec vous.

Après cet échange de civilités, pendant lequel Monck n’avait rien perdu de sa circonspection, le souper, ou ce qui devait en tenir lieu, avait été servi sur une table de bois de sapin. Monck fit signe au comte de La Fère de s’asseoir à cette table et prit place en face de lui. Un seul plat, couvert de poisson bouilli, offert aux deux illustres convives, promettait plus aux estomacs affamés qu’aux palais difficiles.

Tout en soupant, c’est-à-dire en mangeant ce poisson arrosé de mauvaise ale, Monck se fit raconter les derniers événements de la Fronde, la réconciliation de M. de Condé avec le roi, le mariage probable de Sa Majesté avec l’infante Marie-Thérèse ; mais il évita, comme Athos l’évitait lui-même, toute allusion aux intérêts politiques qui unissaient ou plutôt qui désunissaient en ce moment l’Angleterre, la France et la Hollande. Monck, dans cette conversation, se convainquit d’une chose, qu’il avait déjà remarquée aux premiers mots échangés, c’est qu’il avait affaire à un homme de haute distinction.

Celui-là ne pouvait être un assassin, et il répugnait à Monck de le croire un espion ; mais il y avait assez de finesse et de fermeté à la fois dans Athos pour que Monck crût reconnaître en lui un conspirateur. Lorsqu’ils eurent quitté la table :

– Vous croyez donc à votre trésor, monsieur ? demanda Monck.

– Oui, milord.

– Sérieusement ?

– Très sérieusement.

– Et vous croyez retrouver la place à laquelle il a été enterré ?

– À la première inspection.

– Eh bien ! monsieur, dit Monck, par curiosité, je vous accompagnerai. Et il faut d’autant plus que je vous accompagne, que vous éprouveriez les plus grandes difficultés à circuler dans le camp sans moi ou l’un de mes lieutenants.

– Général, je ne souffrirais pas que vous vous dérangeassiez si je n’avais, en effet, besoin de votre compagnie ; mais comme je reconnais que cette compagnie m’est non seulement honorable, mais nécessaire, j’accepte.

– Désirez-vous que nous emmenions du monde ? demanda Monck à Athos.

– Général, c’est inutile, je crois, si vous-même n’en voyez pas la nécessité. Deux hommes et un cheval suffiront pour transporter les deux barils sur la felouque qui m’a amené.

– Mais il faudra piocher, creuser, remuer la terre, fendre des pierres, et vous ne comptez pas faire cette besogne vous-même, n’est-ce pas ?

– Général, il ne faut ni creuser, ni piocher. Le trésor est enfoui dans le caveau des sépultures du couvent ; sous une pierre, dans laquelle est scellé un gros anneau de fer, s’ouvre un petit degré de quatre marches. Les deux barils sont là, bout à bout, recouverts d’un enduit de plâtre ayant la forme d’une bière. Il y a en outre une inscription qui doit me servir à reconnaître la pierre ; et comme je ne veux pas, dans une affaire de délicatesse et de confiance, garder de secrets pour Votre Honneur, voici cette inscription :

Hic jacet venerabilis Petrus Guillelmus Scott, Canon.

Honorab. Conventus Novi Castelli. Obiit quarta et decima die. Feb. ann. Dom., MCCVIII. Requiescat in pace.

Monck ne perdait pas une parole. Il s’étonnait, soit de la duplicité merveilleuse de cet homme et de la façon supérieure dont il jouait son rôle, soit de la bonne foi loyale avec laquelle il présentait sa requête, dans une situation où il s’agissait d’un million aventuré contre un coup de poignard, au milieu d’une armée qui eût regardé le vol comme une restitution.

– C'est bien, dit-il, je vous accompagne, et l’aventure me paraît si merveilleuse, que je veux porter moi-même le flambeau. Et en disant ces mots, il ceignit une courte épée, plaça un pistolet à sa ceinture, découvrant, dans ce mouvement, qui fit entrouvrir son pourpoint, les fins anneaux d’une cotte de mailles destinée à le mettre à l’abri du premier coup de poignard d’un assassin. Après quoi, il passa un dirk écossais dans sa main gauche ; puis, se tournant vers Athos :

– Êtes-vous prêt, monsieur ? dit-il. Je le suis.

Athos, au contraire de ce que venait de faire Monck, détacha son poignard, qu’il posa sur la table, dégrafa le ceinturon de son épée, qu’il coucha près de son poignard, et sans affectation, ouvrant les agrafes de son pourpoint comme pour y chercher son mouchoir, montra sous sa fine chemise de batiste sa poitrine nue et sans armes offensives ni défensives.

« Voilà, en vérité, un singulier homme, se dit Monck, il est sans arme aucune ; il a donc une embuscade placée là-bas ? »

– Général, dit Athos, comme s’il eût deviné la pensée de Monck, vous voulez que nous soyons seuls, c’est fort bien ; mais un grand capitaine ne doit jamais s’exposer avec témérité : il fait nuit, le passage du marais peut offrir des dangers, faites-vous accompagner.

– Vous avez raison, dit Monck.

Et appelant :

– Digby !

L'aide de camp parut.

– Cinquante hommes avec l’épée et le mousquet, dit-il.

Et il regardait Athos.

– C'est bien peu, dit Athos, s’il y a du danger ; c’est trop, s’il n’y en a pas.

– J'irai seul, dit Monck. Digby, je n’ai besoin de personne. Venez, monsieur.

Chapitre XXV – Le marais §

Athos et Monck traversèrent, allant du camp vers la Tweed, cette partie de terrain que Digby avait fait traverser aux pêcheurs venant de la Tweed au camp. L'aspect de ce lieu, l’aspect des changements qu’y avaient apportés les hommes, était de nature à produire le plus grand effet sur une imagination délicate et vive comme celle d’Athos. Athos ne regardait que ces lieux désolés ; Monck ne regardait qu’Athos, Athos qui, les yeux tantôt vers le ciel, tantôt vers la terre, cherchait, pensait, soupirait.

Digby, que le dernier ordre du général, et surtout l’accent avec lequel il avait été donné, avait un peu ému d’abord, Digby suivit les nocturnes promeneurs pendant une vingtaine de pas ; mais le général s’étant retourné, comme s’il s’étonnait que l’on n’exécutât point ses ordres, l’aide de camp comprit qu’il était indiscret et rentra dans sa tente. Il supposait que le général voulait faire incognito dans son camp une de ces revues de vigilance que tout capitaine expérimenté ne manque jamais de faire à la veille d’un engagement décisif, il s’expliquait en ce cas la présence d’Athos, comme un inférieur s’explique tout ce qui est mystérieux de la part du chef, Athos pouvait être, et même aux yeux de Digby devait être un espion dont les renseignements allaient éclairer le général. Au bout de dix minutes de marche à peu près parmi les tentes et les postes, plus serrés aux environs du quartier général, Monck s’engagea sur une petite chaussée qui divergeait en trois branches. Celle de gauche conduisait à la rivière, celle du milieu à l’abbaye de Newcastle sur le marais, celle de droite traversait les premières lignes du camp de Monck, c’est-à-dire les lignes les plus rapprochées de l’armée de Lambert.

Au-delà de la rivière était un poste avancé appartenant à l’armée de Monck et qui surveillait l’ennemi ; il était composé de cent cinquante Écossais. Ils avaient passé la Tweed à la nage en donnant l’alarme ; mais comme il n’y avait pas de pont en cet endroit, et que les soldats de Lambert n’étaient pas aussi prompts à se mettre à l’eau que les soldats de Monck, celui-ci ne paraissait pas avoir de grandes inquiétudes de ce côté.

En deçà de la rivière, à cinq cents pas à peu près de la vieille abbaye, les pêcheurs avaient leur domicile au milieu d’une fourmilière de petites tentes élevées par les soldats des clans voisins, qui avaient avec eux leurs femmes et leurs enfants.

Tout ce pêle-mêle aux rayons de la lune offrait un coup d’œil saisissant ; la pénombre ennoblissait chaque détail, et la lumière, cette flatteuse qui ne s’attache qu’au côté poli des choses, sollicitait sur chaque mousquet rouillé le point encore intact, sur tout haillon de toile, la partie la plus blanche et la moins souillée.

Monck arriva donc avec Athos, traversant ce paysage sombre éclairé d’une double lueur, la lueur argentée de la lune, la lueur rougeâtre des feux mourants au carrefour des trois chaussées. Là il s’arrêta, et s’adressant à son compagnon :

– Monsieur, lui dit-il, reconnaîtrez-vous votre chemin ?

– Général, si je ne me trompe, la chaussée du milieu conduit droit à l’abbaye.

– C'est cela même ; mais nous aurions besoin de lumière pour nous guider dans le souterrain.

Monck se retourna.

– Ah ! Digby nous a suivis, à ce qu’il paraît, dit-il ; tant mieux, il va nous procurer ce qu’il nous faut.

– Oui, général, il y a effectivement là-bas un homme qui depuis quelque temps marche derrière nous.

– Digby ! cria Monck, Digby ! venez, je vous prie.

Mais, au lieu d’obéir, l’ombre fit un mouvement de surprise, et, reculant au lieu d’avancer, elle se courba et disparut le long de la jetée de gauche, se dirigeant vers le logement qui avait été donné aux pêcheurs.

– Il paraît que ce n’était pas Digby, dit Monck.

Tous deux avaient suivi l’ombre qui s’était évanouie ; mais ce n’est pas chose assez rare qu’un homme rôdant à onze heures du soir dans un camp où sont couchés dix à douze mille hommes pour qu’Athos et Monck s’inquiétassent de cette disparition.

– En attendant, comme il nous faut un falot, une lanterne, une torche quelconque pour voir où mettre nos pieds, cherchons ce falot, dit Monck.

– Général, le premier soldat venu nous éclairera.

– Non, dit Monck, pour voir s’il n’y aurait pas quelque connivence entre le comte de La Fère et les pêcheurs ; non, j’aimerais mieux quelqu’un de ces matelots français qui sont venus ce soir me vendre du poisson. Ils partent demain, et le secret sera mieux gardé par eux. Tandis que si le bruit se répand dans l’armée écossaise que l’on trouve des trésors dans l’abbaye de Newcastle, mes highlanders croiront qu’il y a un million sous chaque dalle, et ils ne laisseront pas pierre sur pierre dans le bâtiment.

– Faites comme vous voudrez, général, répondit Athos d’un ton de voix si naturel, qu’il était évident que, soldat ou pêcheur, tout lui était égal et qu’il n’éprouvait aucune préférence.

Monck s’approcha de la chaussée, derrière laquelle avait disparu celui que le général avait pris pour Digby, et rencontra une patrouille qui, faisant le tour des tentes, se dirigeait vers le quartier général ; il fut arrêté avec son compagnon, donna le mot de passe et poursuivit son chemin. Un soldat, réveillé par le bruit, se souleva dans son plaid pour voir ce qui se passait.

– Demandez-lui, dit Monck à Athos, où sont les pêcheurs ; si je lui faisais cette question, il me reconnaîtrait.

Athos s’approcha du soldat, lequel lui indiqua la tente ; aussitôt Monck et Athos se dirigèrent de ce côté.

Il sembla au général qu’au moment où il s’approchait une ombre, pareille à celle qu’il avait déjà vue, se glissait dans cette tente ; mais en s’approchant, il reconnut qu’il devait s’être trompé, car tout le monde dormait pêle-mêle, et l’on ne voyait que jambes et que bras entrelacés. Athos, craignant qu’on ne le soupçonnât de connivence avec quelqu’un de ses compatriotes, resta en dehors de la tente.

– Holà ! dit Monck en français, qu’on s’éveille ici.

Deux ou trois dormeurs se soulevèrent.

– J'ai besoin d’un homme pour m’éclairer, continua Monck. Tout le monde fit un mouvement, les uns se soulevant, les autres se levant tout à fait. Le chef s’était levé le premier.

– Votre Honneur peut compter sur nous, dit-il d’une voix qui fit tressaillir Athos. Où s’agit-il d’aller ?

– Vous le verrez. Un falot ! Allons, vite !

– Oui, Votre Honneur. Plaît-il à Votre Honneur que ce soit moi qui l’accompagne ?

– Toi ou un autre, peu m’importe, pourvu que quelqu’un m’éclaire.

« C'est étrange, pensa Athos, quelle voix singulière a ce pêcheur ! »

– Du feu, vous autres ! cria le pêcheur ; allons dépêchons !

Puis tout bas, s’adressant à celui de ses compagnons qui était le plus près de lui :

– Éclaire, toi, Menneville, dit-il, et tiens-toi prêt à tout.

Un des pêcheurs fit jaillir du feu d’une pierre, embrasa un morceau d’amadou, et à l’aide d’une allumette éclaira une lanterne. La lumière envahit aussitôt la tente.

– Êtes-vous prêt, monsieur ? dit Monck à Athos, qui se détournait pour ne pas exposer son visage à la clarté.

– Oui, général, répliqua-t-il.

– Ah ! le gentilhomme français ! fit tout bas le chef des pêcheurs. Peste ! j’ai eu bonne idée de te charger de la commission, Menneville, il n’aurait qu’à me reconnaître, moi. Éclaire, éclaire !

Ce dialogue fut prononcé au fond de la tente, et si bas que Monck n’en put entendre une syllabe ; il causait d’ailleurs avec Athos. Menneville s’apprêtait pendant ce temps-là, ou plutôt recevait les ordres de son chef.

– Eh bien ? dit Monck.

– Me voici, mon général, dit le pêcheur.

Monck, Athos et le pêcheur quittèrent la tente.

« C'était impossible, pensa Athos. Quelle rêverie avais-je donc été me mettre dans la cervelle ! »

– Va devant, suis la chaussée du milieu et allonge les jambes, dit Monck au pêcheur.

Ils n’étaient pas à vingt pas, que la même ombre qui avait paru rentrer dans la tente sortait, rampait jusqu’aux pilotis, et, protégée par cette espèce de parapet posé aux alentours de la chaussée, observait curieusement la marche du général.

Tous trois disparurent dans la brume. Ils marchaient vers Newcastle, dont on apercevait déjà les pierres blanches comme des sépulcres. Après une station de quelques secondes sous le porche, ils pénétrèrent dans l’intérieur. La porte était brisée à coups de hache. Un poste de quatre hommes dormait en sûreté dans un enfoncement, tant on avait la certitude que l’attaque ne pouvait avoir lieu de ce côté.

– Ces hommes ne vous gêneront point ? dit Monck à Athos.

– Au contraire, monsieur, ils aideront à rouler les barils, si Votre Honneur le permet.

– Vous avez raison.

Le poste, tout endormi qu’il était, se réveilla cependant aux premiers pas des deux visiteurs au milieu des ronces et des herbes qui envahissaient le porche. Monck donna le mot de passe et pénétra dans l’intérieur du couvent, précédé toujours de son falot. Il marchait le dernier, surveillant jusqu’au moindre mouvement d’Athos, son dirk tout nu dans sa manche, et prêt à le plonger dans les reins du gentilhomme au premier geste suspect qu’il verrait faire à celui-ci. Mais Athos d’un pas ferme et sûr traversa les salles et les cours.

Plus une porte, plus une fenêtre dans ce bâtiment. Les portes avaient été brûlées, quelques-unes sur place, et les charbons en étaient dentelés encore par l’action du feu, qui s’était éteint tout seul, impuissant sans doute à mordre jusqu’au bout ces massives jointures de chêne assemblées par des clous de fer. Quant aux fenêtres, toutes les vitres ayant été brisées, on voyait s’enfuir par les trous des oiseaux de ténèbres que la lueur du falot effarouchait. En même temps des chauves-souris gigantesques se mirent à tracer autour des deux importuns leurs vastes cercles silencieux, tandis qu’à la lumière projetée sur les hautes parois de pierre on voyait trembloter leur ombre. Ce spectacle était rassurant pour des raisonneurs. Monck conclut qu’il n’y avait aucun homme dans le couvent, puisque les farouches bêtes y étaient encore et s’envolaient à son approche. Après avoir franchi les décombres et arraché plus d’un lierre qui s’était posé comme gardien de la solitude, Athos arriva aux caveaux situés sous la grande salle, mais dont l’entrée donnait dans la chapelle. Là il s’arrêta.

– Nous y voilà, général, dit-il.

– Voici donc la dalle ?

– Oui.

– En effet, je reconnais l’anneau ; mais l’anneau est scellé à plat.

– Il nous faudrait un levier.

– C'est chose facile à se procurer.

En regardant autour d’eux, Athos et Monck aperçurent un petit frêne de trois pouces de diamètre qui avait poussé dans un angle du mur, montant jusqu’à une fenêtre que ses branches avaient aveuglée.

– As-tu un couteau ? dit Monck au pêcheur.

– Oui, monsieur.

– Coupe cet arbre, alors.

Le pêcheur obéit, mais non sans que son coutelas en fût ébréché. Lorsque le frêne fut arraché, façonné en forme de levier, les trois hommes pénétrèrent dans le souterrain.

– Arrête-toi là, dit Monck au pêcheur en lui désignant un coin du caveau ; nous avons de la poudre à déterrer, et ton falot serait dangereux.

L'homme se recula avec une sorte de terreur et garda fidèlement le poste qu’on lui avait assigné, tandis que Monck et Athos tournaient derrière une colonne au pied de laquelle, par un soupirail, pénétrait un rayon de lune reflété précisément par la pierre que le comte de La Fère venait chercher de si loin.

– Nous y voici, dit Athos en montrant au général l’inscription latine.

– Oui, dit Monck.

Puis, comme il voulait encore laisser au Français un moyen évasif :

– Ne remarquez-vous pas, continua-t-il, que l’on a déjà pénétré dans ce caveau, et que plusieurs statues ont été brisées ?

– Milord, vous avez sans doute entendu dire que le respect religieux de vos Écossais aime à donner en garde aux statues des morts les objets précieux qu’ils ont pu posséder pendant leur vie. Ainsi les soldats ont dû penser que sous le piédestal des statues qui ornaient la plupart de ces tombes un trésor était enfoui ; ils ont donc brisé piédestal et statue. Mais la tombe du vénérable chanoine à qui nous avons affaire ne se distingue par aucun monument ; elle est simple, puis elle a été protégée par la crainte superstitieuse que vos puritains ont toujours eue du sacrilège ; pas un morceau de cette tombe n’a été écaillé.

– C'est vrai, dit Monck.

Athos saisit le levier.

– Voulez-vous que je vous aide ? dit Monck.

– Merci, milord, je ne veux pas que Votre Honneur mette la main à une œuvre dont peut-être elle ne voudrait pas prendre la responsabilité si elle en connaissait les conséquences probables. Monck leva la tête.

– Que voulez-vous dire, monsieur ? demanda-t-il.

– Je veux dire… Mais cet homme…

– Attendez, dit Monck, je comprends ce que vous craignez et vais faire une épreuve.

Monck se retourna vers le pêcheur, dont on apercevait la silhouette éclairée par le falot.

Come here, friend, dit-il avec le ton du commandement.

Le pêcheur ne bougea pas.

– C'est bien, continua-t-il, il ne sait pas l’anglais. Parlez-moi donc anglais, s’il vous plaît, monsieur.

– Milord, répondit Athos, j’ai souvent vu des hommes, dans certaines circonstances, avoir sur eux-mêmes cette puissance de ne point répondre à une question faite dans une langue qu’ils comprennent. Le pêcheur est peut-être plus savant que nous le croyons. Veuillez le congédier, milord, je vous prie.

« Décidément, pensa Monck, il désire me tenir seul dans ce caveau. N'importe, allons jusqu’au bout, un homme vaut un homme, et nous sommes seuls… »

– Mon ami, dit Monck au pêcheur, remonte cet escalier que nous venons de descendre, et veille à ce que personne ne nous vienne troubler.

Le pêcheur fit un mouvement pour obéir.

– Laisse ton falot, dit Monck, il trahirait ta présence et pourrait te valoir quelque coup de mousquet effarouché.

Le pêcheur parut apprécier le conseil, déposa le falot à terre et disparut sous la voûte de l’escalier.

Monck alla prendre le falot, qu’il apporta au pied de la colonne.

– Ah çà ! dit-il, c’est bien de l’argent qui est caché dans cette tombe ?

– Oui, milord, et dans cinq minutes vous n’en douterez plus.

En même temps, Athos frappait un coup violent sur le plâtre, qui se fendait en présentant une gerçure au bec du levier. Athos introduisit la pince dans cette gerçure, et bientôt des morceaux tout entiers de plâtre cédèrent, se soulevant comme des dalles arrondies. Alors le comte de La Fère saisit les pierres et les écarta avec des ébranlements dont on n’aurait pas cru capables des mains aussi délicates que les siennes.

– Milord, dit Athos, voici bien la maçonnerie dont j’ai parlé à Votre Honneur.

– Oui, mais je ne vois pas encore les barils, dit Monck.

– Si j’avais un poignard, dit Athos en regardant autour de lui, vous les verriez bientôt, monsieur. Malheureusement, j’ai oublié le mien dans la tente de Votre Honneur.

– Je vous offrirais bien le mien, dit Monck, mais la lame me semble trop frêle pour la besogne à laquelle vous la destinez.

Athos parut chercher autour de lui un objet quelconque qui pût remplacer l’arme qu’il désirait. Monck ne perdait pas un des mouvements de ses mains, une des expressions de ses yeux.

– Que ne demandez-vous le coutelas du pêcheur ? dit Monck. Il avait un coutelas.

– Ah ! c’est juste, dit Athos, puisqu’il s’en est servi pour couper cet arbre.

Et il s’avança vers l’escalier.

– Mon ami, dit-il au pêcheur, jetez-moi votre coutelas, je vous prie, j’en ai besoin.

Le bruit de l’arme retentit sur les marches.

– Prenez, dit Monck, c’est un instrument solide, à ce que j’ai vu, et dont une main ferme peut tirer bon parti.

Athos ne parut accorder aux paroles de Monck que le sens naturel et simple sous lequel elles devaient être entendues et comprises. Il ne remarqua pas non plus, ou du moins il ne parut pas remarquer, que, lorsqu’il revint à Monck, Monck s’écarta en portant la main gauche à la crosse de son pistolet ; de la droite il tenait déjà son dirk. Il se mit donc à l’œuvre, tournant le dos à Monck et lui livrant sa vie sans défense possible. Alors il frappa pendant quelques secondes si adroitement et si nettement sur le plâtre intermédiaire, qu’il le sépara en deux parties, et que Monck alors put voir deux barils placés bout à bout et que leur poids maintenait immobiles dans leur enveloppe crayeuse.

– Milord, dit Athos, vous voyez que mes pressentiments ne m’avaient point trompé.

– Oui, monsieur, dit Monck, et j’ai tout lieu de croire que vous êtes satisfait, n’est-ce pas ?

– Sans doute ; la perte de cet argent m’eût été on ne peut plus sensible ; mais j’étais certain que Dieu, qui protège la bonne cause, n’aurait pas permis que l’on détournât cet or qui doit la faire triompher.

– Vous êtes, sur mon honneur, aussi mystérieux en paroles qu’en actions, monsieur, dit Monck. Tout à l’heure, je vous ai peu compris, quand vous m’avez dit que vous ne vouliez pas déverser sur moi la responsabilité de l’œuvre que nous accomplissons.

– J'avais raison de dire cela, milord.

– Et voilà maintenant que vous me parlez de la bonne cause. Qu'entendez-vous par ces mots, la bonne cause ? Nous défendons en ce moment en Angleterre cinq ou six causes, ce qui n’empêche pas chacun de regarder la sienne non seulement comme la bonne, mais encore comme la meilleure. Quelle est la vôtre, monsieur ? Parlez hardiment, que nous voyions si sur ce point, auquel vous paraissez attacher une grande importance, nous sommes du même avis.

Athos fixa sur Monck un de ces regards profonds qui semblent porter à celui qu’on regarde ainsi le défi de cacher une seule de ses pensées ; puis, levant son chapeau, il commença d’une voix solennelle, tandis que son interlocuteur, une main sur le visage, laissait cette main longue et nerveuse enserrer sa moustache et sa barbe, en même temps que son œil vague et mélancolique errait dans les profondeurs du souterrain.

Chapitre XXVI – Le cœur et l’esprit §

– Milord, dit le comte de La Fère, vous êtes un noble Anglais, vous êtes un homme loyal, vous parlez à un noble Français, à un homme de cœur. Cet or, contenu dans les deux barils que voici, je vous ai dit qu’il était à moi, j’ai eu tort ; c’est le premier mensonge que j’aie fait de ma vie, mensonge momentané, il est vrai : cet or, c’est le bien du roi Charles II, exilé de sa patrie, chassé de son palais, orphelin à la fois de son père et de son trône, et privé de tout, même du triste bonheur de baiser à genoux la pierre sur laquelle la main de ses meurtriers a écrit cette simple épitaphe qui criera éternellement vengeance contre eux : « Ci-gît le roi Charles Ier. »

Monck pâlit légèrement, et un imperceptible frisson rida sa peau et hérissa sa moustache grise.

– Moi, continua Athos, moi, le comte de La Fère, le seul, le dernier fidèle qui reste au pauvre prince abandonné, je lui ai offert de venir trouver l’homme duquel dépend aujourd’hui le sort de la royauté en Angleterre, et je suis venu, et je me suis placé sous le regard de cet homme, et je me suis mis nu et désarmé dans ses mains en lui disant : « Milord, ici est la dernière ressource d’un prince que Dieu fit votre maître, que sa naissance fit votre roi ; de vous, de vous seul dépendent sa vie et son avenir. Voulez-vous employer cet argent à consoler l’Angleterre des maux qu’elle a dû souffrir pendant l’anarchie, c’est-à-dire voulez-vous aider, ou, sinon aider, du moins laisser faire le roi Charles II ? »

« Vous êtes le maître, vous êtes le roi, maître et roi tout-puissant, car le hasard défait parfois l’œuvre du temps et de Dieu. Je suis avec vous seul, milord ; si le succès vous effraie étant partagé, si ma complicité vous pèse, vous êtes armé, milord, et voici une tombe toute creusée ; si, au contraire, l’enthousiasme de votre cause vous enivre, si vous êtes ce que vous paraissez être, si votre main, dans ce qu’elle entreprend, obéit à votre esprit, et votre esprit à votre cœur, voici le moyen de perdre à jamais la cause de votre ennemi Charles Stuart ; tuez encore l’homme que vous avez devant les yeux, car cet homme ne retournera pas vers celui qui l’a envoyé sans lui rapporter le dépôt que lui confia Charles Ier, son père, et gardez l’or qui pourrait servir à entretenir la guerre civile. Hélas ! milord, c’est la condition fatale de ce malheureux prince. Il faut qu’il corrompe ou qu’il tue ; car tout lui résiste, tout le repousse, tout lui est hostile, et cependant il est marqué du sceau divin, et il faut, pour ne pas mentir à son sang, qu’il remonte sur le trône ou qu’il meure sur le sol sacré de la patrie.

« Milord, vous m’avez entendu. À tout autre qu’à l’homme illustre qui m’écoute, j’eusse dit : « Milord, vous êtes pauvre ; milord, le roi vous offre ce million comme arrhes d’un immense marché ; prenez-le et servez Charles II comme j’ai servi Charles Ier, et je suis sûr que Dieu, qui nous écoute, qui nous voit, qui lit seul dans votre cœur fermé à tous les regards humains ; je suis sûr que Dieu vous donnera une heureuse vie éternelle après une heureuse mort. » Mais au général Monck, à l’homme illustre dont je crois avoir mesuré la hauteur, je dis : « Milord, il y a pour vous dans l’histoire des peuples et des rois une place brillante, une gloire immortelle, impérissable, si seul, sans autre intérêt que le bien de votre pays et l’intérêt de la justice, vous devenez le soutien de votre roi. Beaucoup d’autres ont été des conquérants et des usurpateurs glorieux. Vous, milord, vous vous serez contenté d’être le plus vertueux, le plus probe et le plus intègre des hommes ; vous aurez tenu une couronne dans votre main, et, au lieu de l’ajuster à votre front, vous l’aurez déposée sur la tête de celui pour lequel elle avait été faite. Oh ! milord, agissez ainsi, et vous léguerez à la postérité le plus envié des noms qu’aucune créature humaine puisse s’enorgueillir de porter »

Athos s’arrêta. Pendant tout le temps que le noble gentilhomme avait parlé, Monck n’avait pas donné un signe d’approbation ni d’improbation ; à peine même si, durant cette véhémente allocution, ses yeux s’étaient animés de ce feu qui indique l’intelligence. Le comte de La Fère le regarda tristement et, voyant ce visage morne, sentit le découragement pénétrer jusqu’à son cœur.

Enfin Monck parut s’animer, et, rompant le silence :

– Monsieur, dit-il d’une voix douce et grave, je vais, pour vous répondre, me servir de vos propres paroles. À tout autre qu’à vous, je répondrais par l’expulsion, la prison ou pis encore. Car enfin, vous me tentez et vous me violentez à la fois. Mais vous êtes un de ces hommes, monsieur, à qui l’on ne peut refuser l’attention et les égards qu’ils méritent : vous êtes un brave gentilhomme, monsieur, je le dis et je m’y connais. Tout à l’heure, vous m’avez parlé d’un dépôt que le feu roi transmit pour son fils : n’êtes-vous donc pas un de ces Français qui, je l’ai ouï dire, ont voulu enlever Charles à White Hall ?

– Oui, milord, c’est moi qui me trouvais sous l’échafaud pendant l’exécution ; moi qui, n’ayant pu le racheter, reçus sur mon front le sang du roi martyr ; je reçus en même temps la dernière parole de Charles Ier, c’est à moi qu’il a dit « Remember ! » et en me disant « Souviens-toi ! » il faisait allusion à cet argent qui est à vos pieds, milord.

– J'ai beaucoup entendu parler de vous, monsieur, dit Monck, mais je suis heureux de vous avoir apprécié tout d’abord par ma propre inspiration et non par mes souvenirs. Je vous donnerai donc des explications que je n’ai données à personne, et vous apprécierez quelle distinction je fais entre vous et les personnes qui m’ont été envoyées jusqu’ici.

Athos s’inclina, s’apprêtant à absorber avidement les paroles qui tombaient une à une de la bouche de Monck, ces paroles rares et précieuses comme la rosée dans le désert.

– Vous me parliez, dit Monck, du roi Charles II ; mais je vous prie, monsieur, dites-moi, que m’importe à moi, ce fantôme de roi ? J'ai vieilli dans la guerre et dans la politique, qui sont aujourd’hui liées si étroitement ensemble, que tout homme d’épée doit combattre en vertu de son droit ou de son ambition, avec un intérêt personnel, et non aveuglément derrière un officier, comme dans les guerres ordinaires. Moi, je ne désire rien peut-être mais je crains beaucoup. Dans la guerre aujourd’hui réside la liberté de l’Angleterre, et peut-être celle de chaque Anglais. Pourquoi voulez-vous que, libre dans la position que je me suis faite, j’aille tendre la main aux fers d’un étranger ? Charles n’est que cela pour moi. Il a livré ici des combats qu’il a perdus, c’est donc un mauvais capitaine ; il n’a réussi dans aucune négociation, c’est donc un mauvais diplomate ; il a colporté sa misère dans toutes les cours de l’Europe, c’est donc un cœur faible et pusillanime. Rien de noble, rien de grand, rien de fort n’est sorti encore de ce génie qui aspire à gouverner un des plus grands royaumes de la terre. Donc, je ne connais ce Charles que sous de mauvais aspects, et vous voudriez que moi, homme de bon sens, j’allasse me faire gratuitement l’esclave d’une créature qui m’est inférieure en capacité militaire, en politique et en dignité ? Non, monsieur ; quand quelque grande et noble action m’aura appris à apprécier Charles, je reconnaîtrai peut-être ses droits à un trône dont nous avons renversé le père, parce qu’il manquait des vertus qui jusqu’ici manquent au fils ; mais jusqu’ici, en fait de droits, je ne reconnais que les miens : la révolution m’a fait général, mon épée me fera protecteur si je veux. Que Charles se montre, qu’il se présente, qu’il subisse le concours ouvert au génie, et surtout qu’il se souvienne qu’il est d’une race à laquelle on demandera plus qu’à toute autre. Ainsi, monsieur, n’en parlons plus, je ne refuse ni n’accepte : je me réserve, j’attends.

Athos savait Monck trop bien informé de tout ce qui avait rapport à Charles II pour pousser plus loin la discussion. Ce n’était ni l’heure ni le lieu.

– Milord, dit-il, je n’ai donc plus qu’à vous remercier.

– Et de quoi, monsieur ? de ce que vous m’avez bien jugé et de ce que j’ai agi d’après votre jugement ? Oh ! vraiment, est-ce la peine ? Cet or que vous allez porter au roi Charles va me servir d’épreuve pour lui : en voyant ce qu’il en saura faire, je prendrai sans doute une opinion que je n’ai pas.

– Cependant Votre Honneur ne craint-elle pas de se compromettre en laissant partir une somme destinée à servir les armes de son ennemi ?

– Mon ennemi, dites-vous ? Eh ! monsieur, je n’ai pas d’ennemis, moi. Je suis au service du Parlement, qui m’ordonne de combattre le général Lambert et le roi Charles, ses ennemis à lui et non les miens ; je combats donc. Si le Parlement, au contraire, m’ordonnait de faire pavoiser le port de Londres, de faire assembler les soldats sur le rivage, de recevoir le roi Charles II…

– Vous obéiriez ? s’écria Athos avec joie.

– Pardonnez-moi, dit Monck en souriant, j’allais, moi, une tête grise… en vérité, où avais-je l’esprit ? j’allais, moi, dire une folie de jeune homme.

– Alors, vous n’obéiriez pas ? dit Athos.

– Je ne dis pas cela non plus, monsieur. Avant tout, le salut de ma patrie. Dieu, qui a bien voulu me donner la force, a voulu sans doute que j’eusse cette force pour le bien de tous, et il m’a donné en même temps le discernement. Si le Parlement m’ordonnait une chose pareille, je réfléchirais.

Athos s’assombrit.

– Allons, dit-il, je le vois, décidément Votre Honneur n’est point disposée à favoriser le roi Charles II.

– Vous me questionnez toujours, monsieur le comte ; à mon tour, s’il vous plaît.

– Faites, monsieur, et puisse Dieu vous inspirer l’idée de me répondre aussi franchement que je vous répondrai !

– Quand vous aurez rapporté ce million à votre prince, quel conseil lui donnerez-vous ?

Athos fixa sur Monck un regard fier et résolu.

– Milord, dit-il, avec ce million que d’autres emploieraient à négocier peut-être, je veux conseiller au roi de lever deux régiments, d’entrer par l’Écosse que vous venez de pacifier ; de donner au peuple des franchises que la révolution lui avait promises et n’a pas tout à fait tenues. Je lui conseillerai de commander en personne cette petite armée, qui se grossirait, croyez-le bien, de se faire tuer le drapeau à la main et l’épée au fourreau, en disant : « Anglais ! voilà le troisième roi de ma race que vous tuez : prenez garde à la justice de Dieu ! »

Monck baissa la tête et rêva un instant.

– S'il réussissait, dit-il, ce qui est invraisemblable, mais non pas impossible, car tout est possible en ce monde, que lui conseilleriez-vous ?

– De penser que par la volonté de Dieu il a perdu sa couronne, mais que par la bonne volonté des hommes il l’a recouvrée.

Un sourire ironique passa sur les lèvres de Monck.

– Malheureusement, monsieur, dit-il, les rois ne savent pas suivre un bon conseil.

– Ah ! milord, Charles II n’est pas un roi, répliqua Athos en souriant à son tour, mais avec une tout autre expression que n’avait fait Monck.

– Voyons, abrégeons, monsieur le comte… C'est votre désir, n’est-il pas vrai ?

Athos s’inclina.

– Je vais donner l’ordre qu’on transporte où il vous plaira ces deux barils. Où demeurez-vous, monsieur ?

– Dans un petit bourg, à l’embouchure de la rivière, Votre Honneur.

– Oh ! je connais ce bourg, il se compose de cinq ou six maisons, n’est-ce pas ?

– C'est cela. Eh bien ! j’habite la première ; deux faiseurs de filets l’occupent avec moi ; c’est leur barque qui m’a mis à terre.

– Mais votre bâtiment à vous, monsieur ?

– Mon bâtiment est à l’ancre à un quart de mille en mer et m’attend.

– Vous ne comptez cependant point partir tout de suite ?

– Milord, j’essaierai encore une fois de convaincre Votre Honneur.

– Vous n’y parviendrez pas, répliqua Monck ; mais il importe que vous quittiez Newcastle sans y laisser de votre passage le moindre soupçon qui puisse nuire à vous ou à moi. Demain, mes officiers pensent que Lambert m’attaquera. Moi, je garantis, au contraire, qu’il ne bougera point ; c’est à mes yeux impossible. Lambert conduit une armée sans principes homogènes, et il n’y a pas d’armée possible avec de pareils éléments. Moi, j’ai instruit mes soldats à subordonner mon autorité à une autorité supérieure, ce qui fait qu’après moi, autour de moi, au-dessus de moi, ils tentent encore quelque chose. Il en résulte que, moi mort, ce qui peut arriver, mon armée ne se démoralisera pas tout de suite ; il en résulte que, s’il me plaisait de m’absenter, par exemple, comme cela me plaît quelquefois, il n’y aurait pas dans mon camp l’ombre d’une inquiétude ou d’un désordre. Je suis l’aimant, la force sympathique et naturelle des Anglais. Tous ces fers éparpillés qu’on enverra contre moi, je les attirerai à moi.

« Lambert commande en ce moment dix-huit mille déserteurs ; mais je n’ai point parlé de cela à mes officiers, vous le sentez bien. Rien n’est plus utile à une armée que le sentiment d’une bataille prochaine : tout le monde demeure éveillé, tout le monde se garde. Je vous dis cela à vous pour que vous viviez en toute sécurité. Ne vous hâtez donc pas de repasser la mer : d’ici à huit jours, il y aura quelque chose de nouveau, soit la bataille, soit l’accommodement. Alors, comme vous m’avez jugé honnête homme et confié votre secret, et que j’ai à vous remercier de cette confiance, j’irai vous faire visite ou vous manderai. Ne partez donc pas avant mon avis, je vous en réitère l’invitation.

– Je vous le promets, général, s’écria Athos, transporté d’une joie si grande que, malgré toute sa circonspection, il ne put s’empêcher de laisser jaillir une étincelle de ses yeux.

Monck surprit cette flamme et l’éteignit aussitôt par un de ces muets sourires qui rompaient toujours chez ses interlocuteurs le chemin qu’ils croyaient avoir fait dans son esprit.

– Ainsi, milord, dit Athos, c’est huit jours que vous me fixez pour délai ?

– Huit jours, oui, monsieur.

– Et pendant ces huit jours, que ferai-je ?

– S'il y a bataille, tenez-vous loin, je vous prie. Je sais les Français curieux de ces sortes de divertissements ; vous voudriez voir comment nous nous battons, et vous pourriez recueillir quelque balle égarée ; nos Écossais tirent fort mal, et je ne veux pas qu’un digne gentilhomme tel que vous regagne, blessé, la terre de France. Je ne veux pas enfin être obligé de renvoyer moi-même à votre prince son million laissé par vous ; car alors on dirait, et cela avec quelque raison, que je paie le prétendant pour qu’il guerroie contre le Parlement. Allez donc, monsieur, et qu’il soit fait entre nous comme il est convenu.

– Ah ! milord, dit Athos, quelle joie ce serait pour moi d’avoir pénétré le premier dans le noble cœur qui bat sous ce manteau.

– Vous croyez donc décidément que j’ai des secrets, dit Monck sans changer l’expression demi-enjouée de son visage Eh ! monsieur, quel secret voulez-vous donc qu’il y ait dans la tête creuse d’un soldat ? Mais il se fait tard, et voici notre falot qui s’éteint, rappelons notre homme Holà ! cria Monck en français ; et s’approchant de l’escalier : Holà ! pêcheur !

Le pêcheur, engourdi par la fraîcheur de la nuit, répondit d’une voix enrouée en demandant quelle chose on lui voulait.

– Va jusqu’au poste, dit Monck, et ordonne au sergent, de la part du général Monck, de venir ici sur-le-champ.

C'était une commission facile à remplir, car le sergent, intrigué de la présence du général en cette abbaye déserte, s’était approché peu à peu, et n’était qu’à quelques pas du pêcheur.

L'ordre du général parvint donc directement jusqu’à lui, et il accourut.

– Prends un cheval et deux hommes, dit Monck.

– Un cheval et deux hommes ? répéta le sergent.

– Oui, reprit Monck. As-tu un moyen de te procurer un cheval avec un bât ou des paniers ?

– Sans doute, à cent pas d’ici, au camp des Écossais.

– Bien.

– Que ferai-je du cheval, général ?

– Regarde.

Le sergent descendit les trois ou quatre marches qui le séparaient de Monck et apparut sous la voûte.

– Tu vois, lui dit Monck, là-bas où est ce gentilhomme ?

– Oui, mon général.

– Tu vois ces deux barils ?

– Parfaitement.

– Ce sont deux barils contenant, l’un de la poudre, l’autre des balles ; je voudrais faire transporter ces barils dans le petit bourg qui est au bord de la rivière, et que je compte faire occuper demain par deux cents mousquets. Tu comprends que la commission est secrète, car c’est un mouvement qui peut décider du gain de la bataille.

– Oh ! mon général, murmura le sergent.

– Bien ! Fais donc attacher ces deux barils sur le cheval, et qu’on les escorte, deux hommes et toi, jusqu’à la maison de ce gentilhomme, qui est mon ami ; mais tu comprends, que nul ne le sache.

– Je passerais par le marais si je connaissais un chemin, dit le sergent.

– J'en connais un, moi, dit Athos ; il n’est pas large, mais il est solide, ayant été fait sur pilotis, et, avec de la précaution, nous arriverons.

– Faites ce que ce cavalier vous ordonnera, dit Monck.

– Oh ! oh ! les barils sont lourds, dit le sergent, qui essaya d’en soulever un.

– Ils pèsent quatre cents livres chacun, s’ils contiennent ce qu’ils doivent contenir, n’est-ce pas, monsieur ?

– À peu près, dit Athos.

Le sergent alla chercher le chevalet les hommes. Monck, resté seul avec Athos, affecta de ne plus lui parler que de choses indifférentes, tout en examinant distraitement le caveau. Puis, entendant le pas du cheval :

– Je vous laisse avec vos hommes, monsieur, dit-il, et retourne au camp. Vous êtes en sûreté.

– Je vous reverrai donc, milord ? demanda Athos.

– C'est chose dite, monsieur, et avec grand plaisir.

Monck tendit la main à Athos.

– Ah ! milord, si vous vouliez ! murmura Athos.

– Chut ! monsieur, dit Monck, il est convenu que nous ne parlerons plus de cela.

Et, saluant Athos, il remonta, croisant au milieu de l’escalier ses hommes qui descendaient. Il n’avait pas fait vingt pas hors de l’abbaye, qu’un petit coup de sifflet lointain et prolongé se fit entendre. Monck dressa l’oreille ; mais ne voyant plus rien, il continua sa route. Alors, il se souvint du pêcheur et le chercha des yeux, mais le pêcheur avait disparu. S'il eût cependant regardé avec plus d’attention qu’il ne le fit, il eût vu cet homme courbé en deux, se glissant comme un serpent le long des pierres et se perdant au milieu de la brume, rasant la surface du marais ; il eût vu également, essayant de percer cette brume, un spectacle qui eût attiré son attention : c’était la mâture de la barque du pêcheur qui avait changé de place, et qui se trouvait alors au plus près du bord de la rivière. Mais Monck ne vit rien et, pensant n’avoir rien à craindre, il s’engagea sur la chaussée déserte qui conduisait à son camp. Ce fut alors que cette disparition du pêcheur lui parut étrange, et qu’un soupçon réel commença d’assiéger son esprit. Il venait de mettre aux ordres d’Athos le seul poste qui pût le protéger. Il avait un mille de chaussée à traverser pour regagner son camp.

Le brouillard montait avec une telle intensité, qu’à peine pouvait-on distinguer les objets à une distance de dix pas.

Monck crut alors entendre comme le bruit d’un aviron qui battait sourdement le marais à sa droite.

– Qui va là ? cria-t-il.

Mais personne ne répondit. Alors il arma son pistolet, mit l’épée à la main, et pressa le pas sans cependant vouloir appeler personne. Cet appel, dont l’urgence n’était pas absolue, lui paraissait indigne de lui.

Chapitre XXVII – Le lendemain §

Il était sept heures du matin : les premiers rayons du jour éclairaient les étangs, dans lesquels le soleil se reflétait comme un boulet rougi, lorsque Athos, se réveillant et ouvrant la fenêtre de sa chambre à coucher qui donnait sur les bords de la rivière, aperçut à quinze pas de distance à peu près le sergent et les hommes qui l’avaient accompagné la veille, et qui, après avoir déposé les barils chez lui, étaient retournés au camp par la chaussée de droite.

Pourquoi, après être retournés au camp, ces hommes étaient-ils revenus ? Voilà la question qui se présenta soudainement à l’esprit d’Athos.

Le sergent, la tête haute, paraissait guetter le moment où le gentilhomme paraîtrait pour l’interpeller. Athos, surpris de retrouver là ceux qu’il avait vus s’éloigner la veille, ne put s’empêcher de leur témoigner son étonnement.

– Cela n’a rien de surprenant, monsieur, dit le sergent, car hier le général m’a recommandé de veiller à votre sûreté, et j’ai dû obéir à cet ordre.

– Le général est au camp ? demanda Athos.

– Sans doute, monsieur, puisque vous l’avez quitté hier s’y rendant.

– Eh bien ! attendez-moi ; j’y vais aller pour rendre compte de la fidélité avec laquelle vous avez rempli votre mission et pour reprendre mon épée, que j’oubliai hier sur la table.

– Cela tombe à merveille, dit le sergent, car nous allions vous en prier.

Athos crut remarquer un certain air de bonhomie équivoque sur le visage de ce sergent ; mais l’aventure du souterrain pouvait avoir excité la curiosité de cet homme, et il n’était pas surprenant alors qu’il laissât voir sur son visage un peu des sentiments qui agitaient son esprit. Athos ferma donc soigneusement les portes, et il en confia les clefs à Grimaud, lequel avait élu son domicile sous l’appentis même qui conduisait au cellier où les barils avaient été enfermés.

Le sergent escorta le comte de La Fère jusqu’au camp. Là, une garde nouvelle attendait et relaya les quatre hommes qui avaient conduit Athos.

Cette garde nouvelle était commandée par l’aide de camp Digby, lequel, durant le trajet, attacha sur Athos des regards si peu encourageants, que le Français se demanda d’où venaient à son endroit cette vigilance et cette sévérité, quand la veille il avait été si parfaitement libre.

Il n’en continua pas moins son chemin vers le quartier général, renfermant en lui-même les observations que le forçaient de faire les hommes et les choses. Il trouva sous la tente du général où il avait été introduit la veille trois officiers supérieurs ; c’étaient le lieutenant de Monck et deux colonels. Athos reconnut son épée ; elle était encore sur la table du général, à la place où il l’avait laissée la veille.

Aucun des officiers n’avait vu Athos, aucun par conséquent ne le connaissait. Le lieutenant de Monck demanda alors, à l’aspect d’Athos, si c’était bien là le même gentilhomme avec lequel le général était sorti de la tente.

– Oui, Votre Honneur, dit le sergent, c’est lui-même.

– Mais, dit Athos avec hauteur, je ne le nie pas, ce me semble ; et maintenant, messieurs, à mon tour, permettez-moi de vous demander à quoi bon toutes ces questions, et surtout quelques explications sur le ton avec lequel vous les demandez.

– Monsieur, dit le lieutenant, si nous vous adressons ces questions, c’est que nous avons le droit de les faire, et si nous vous les faisons avec ce ton, c’est que ce ton convient, croyez-moi, à la situation.

– Messieurs, dit Athos, vous ne savez pas qui je suis, mais ce que je dois vous dire, c’est que je ne reconnais ici pour mon égal que le général Monck. Où est-il ? Qu'on me conduise devant lui, et s’il a, lui, quelque question à m’adresser, je lui répondrai, et à sa satisfaction, je l’espère. Je le répète, messieurs, où est le général ?

– Eh mordieu ! vous le savez mieux que nous, où il est, fit le lieutenant.

– Moi ?

– Certainement, vous.

– Monsieur, dit Athos, je ne vous comprends pas.

– Vous m’allez comprendre, et vous-même d’abord, parlez plus bas, monsieur. Que vous a dit le général, hier ?

Athos sourit dédaigneusement.

– Il ne s’agit pas de sourire, s’écria un des colonels avec emportement, il s’agit de répondre.

– Et moi, messieurs, je vous déclare que je ne vous répondrai point que je ne sois en présence du général.

– Mais, répéta le même colonel qui avait déjà parlé, vous savez bien que vous demandez une chose impossible.

– Voilà déjà deux fois que l’on fait cette étrange réponse au désir que j’exprime, reprit Athos Le général est-il absent ?

La question d’Athos fut faite de si bonne foi, et le gentilhomme avait l’air si naïvement surpris, que les trois officiers échangèrent un regard. Le lieutenant prit la parole par une espèce de convention tacite des deux autres officiers.

– Monsieur, dit-il, le général vous a quitté hier sur les limites du monastère ?

– Oui, monsieur.

– Et vous êtes allé… ?

– Ce n’est point à moi de vous répondre, c’est à ceux qui m’ont accompagné. Ce sont vos soldats, interrogez-les.

– Mais s’il nous plaît de vous interroger, vous ?

– Alors il me plaira de vous répondre, monsieur, que je ne relève de personne ici, que je ne connais ici que le général, et que ce n’est qu’à lui que je répondrai.

– Soit, monsieur, mais comme nous sommes les maîtres, nous nous érigeons en conseil de guerre, et quand vous serez devant des juges, il faudra bien que vous leur répondiez.

La figure d’Athos n’exprima que l’étonnement et le dédain, au lieu de la terreur qu’à cette menace les officiers comptaient y lire.

– Des juges écossais ou anglais, à moi, sujet du roi de France ; à moi, placé sous la sauvegarde de l’honneur britannique ! Vous êtes fous, messieurs ! dit Athos en haussant les épaules.

Les officiers se regardèrent.

– Alors, monsieur, dirent-ils, vous prétendez ne pas savoir où est le général ?

– À ceci, je vous ai déjà répondu, monsieur.

– Oui ; mais vous avez déjà répondu une chose incroyable.

– Elle est vraie cependant, messieurs. Les gens de ma condition ne mentent point d’ordinaire. Je suis gentilhomme, vous ai-je dit, et quand je porte à mon côté l’épée que, par un excès de délicatesse, j’ai laissée hier sur cette table où elle est encore aujourd’hui, nul, croyez-le bien, ne me dit des choses que je ne veux pas entendre. Aujourd’hui, je suis désarmé ; si vous vous prétendez mes juges, jugez-moi ; si vous n’êtes que mes bourreaux, tuez-moi.

– Mais, monsieur ?… demanda d’une voix plus courtoise le lieutenant, frappé de la grandeur et du sang-froid d’Athos.

– Monsieur, j’étais venu parler confidentiellement à votre général d’affaires d’importance. Ce n’est point un accueil ordinaire que celui qu’il m’a fait. Les rapports de vos soldats peuvent vous en convaincre. Donc, s’il m’accueillait ainsi, le général savait quels étaient mes titres à l’estime. Maintenant vous ne supposez pas, je présume, que je vous révélerai mes secrets, et encore moins les siens.

– Mais enfin, ces barils, que contenaient-ils ?

– N'avez-vous point adressé cette question à vos soldats ? Que vous ont-ils répondu ?

– Qu'ils contenaient de la poudre et du plomb.

– De qui tenaient-ils ces renseignements ? Ils ont dû vous le dire.

– Du général ; mais nous ne sommes point dupes.

– Prenez garde, monsieur, ce n’est plus à moi que vous donnez un démenti, c’est à votre chef.

Les officiers se regardèrent encore. Athos continua :

– Devant vos soldats, le général m’a dit d’attendre huit jours ; que dans huit jours il me donnerait la réponse qu’il avait à me faire. Me suis-je enfui ? Non, j’attends.

– Il vous a dit d’attendre huit jours ! s’écria le lieutenant.

– Il me l’a si bien dit, monsieur, que j’ai un sloop à l’ancre à l’embouchure de la rivière, et que je pouvais parfaitement le joindre hier et m’embarquer. Or, si je suis resté, c’est uniquement pour me conformer aux désirs du général, Son Honneur m’ayant recommandé de ne point partir sans une dernière audience que lui-même a fixée à huit jours. Je vous le répète donc, j’attends.

Le lieutenant se retourna vers les deux autres officiers, et à voix basse :

– Si ce gentilhomme dit vrai, il y aurait encore de l’espoir, dit-il. Le général aurait dû accomplir quelques négociations si secrètes qu’il aurait cru imprudent de prévenir, même nous. Alors, le temps limité pour son absence serait huit jours.

Puis, se retournant vers Athos :

– Monsieur, dit-il, votre déclaration est de la plus grave importance ; voulez-vous la répéter sous le sceau du serment ?

– Monsieur, répondit Athos, j’ai toujours vécu dans un monde où ma simple parole a été regardée comme le plus saint des serments.

– Cette fois cependant, monsieur, la circonstance est plus grave qu’aucune de celles dans lesquelles vous vous êtes trouvé. Il s’agit du salut de toute une armée. Songez-y bien, le général a disparu, nous sommes à sa recherche. La disparition est-elle naturelle ? Un crime a-t-il été commis ? Devons-nous pousser nos investigations jusqu’à l’extrémité ? Devons-nous attendre avec patience ? En ce moment, monsieur, tout dépend du mot que vous allez prononcer.

– Interrogé ainsi, monsieur, je n’hésite plus, dit Athos.

« Oui, j’étais venu causer confidentiellement avec le général Monck et lui demander une réponse sur certains intérêts ; oui, le général, ne pouvant sans doute se prononcer avant la bataille qu’on attend, m’a prié de demeurer huit jours encore dans cette maison que j’habite, me promettant que dans huit jours je le reverrais. Oui, tout cela est vrai, et je le jure sur Dieu, qui est le maître absolu de ma vie et de la vôtre.

Athos prononça ces paroles avec tant de grandeur et de solennité que les trois officiers furent presque convaincus.

Cependant un des colonels essaya une dernière tentative :

– Monsieur, dit-il, quoique nous soyons persuadés maintenant de la vérité de ce que vous dites, il y a pourtant dans tout ceci un étrange mystère. Le général est un homme trop prudent pour avoir ainsi abandonné son armée à la veille d’une bataille, sans avoir au moins donné à l’un de nous un avertissement. Quant à moi, je ne puis croire, je l’avoue, qu’un événement étrange ne soit pas la cause de cette disparition. Hier, des pêcheurs étrangers sont venus vendre ici leur poisson ; on les a logés là-bas aux Écossais, c’est-à-dire sur la route qu’a suivie le général pour aller à l’abbaye avec Monsieur et pour en revenir. C'est un de ces pêcheurs qui a accompagné le général avec un falot. Et ce matin, barque et pêcheurs avaient disparu, emportés cette nuit par la marée.

– Moi, fit le lieutenant, je ne vois rien là que de bien naturel ; car, enfin, ces gens n’étaient pas prisonniers.

– Non ; mais, je le répète, c’est un d’eux qui a éclairé le général et Monsieur dans le caveau de l’abbaye, et Digby nous a assuré que le général avait eu sur ces gens-là de mauvais soupçons. Or, qui nous dit que ces pêcheurs n’étaient pas d’intelligence avec Monsieur, et que, le coup fait, Monsieur, qui est brave assurément, n’est pas resté pour nous rassurer par sa présence et empêcher nos recherches dans la bonne voie ?

Ce discours fit impression sur les deux autres officiers.

– Monsieur, dit Athos, permettez-moi de vous dire que votre raisonnement, très spécieux en apparence, manque cependant de solidité quant à ce qui me concerne. Je suis resté, dites-vous, pour détourner les soupçons. Eh bien ! au contraire, les soupçons me viennent à moi comme à vous et je vous dis : Il est impossible, messieurs, que le général, la veille d’une bataille, soit parti sans rien dire à personne. Oui, il y a un événement étrange dans tout cela ; oui, au lieu de demeurer oisifs et d’attendre, il vous faut déployer toute la vigilance, toute l’activité possibles Je suis votre prisonnier, messieurs, sur parole ou autrement. Mon honneur est intéressé à ce que l’on sache ce qu’est devenu le général Monck, à ce point que si vous me disiez : « Partez ! » je dirais : « Non, je reste. » Et si vous me demandiez mon avis, j’ajouterais : « Oui, le général est victime de quelque conspiration, car s’il eût dû quitter le camp, il me l’aurait dit. Cherchez donc, fouillez donc, fouillez la terre, fouillez la mer ; le général n’est point parti, ou tout au moins n’est pas parti de sa propre volonté. »

Le lieutenant fit un signe aux autres officiers.

– Non, monsieur, dit-il, non ; à votre tour vous allez trop loin. Le général n’a rien à souffrir des événements, et sans doute, au contraire, il les a dirigés. Ce que fait Monck à cette heure, il l’a fait souvent. Nous avons donc tort de nous alarmer ; son absence sera de courte durée, sans doute ; aussi gardons-nous bien, par une pusillanimité dont le général nous ferait un crime, d’ébruiter son absence, qui pourrait démoraliser l’armée. Le général donne une preuve immense de sa confiance en nous, montrons-nous-en dignes Messieurs, que le plus profond silence couvre tout ceci d’un voile impénétrable ; nous allons garder Monsieur, non pas par défiance de lui relativement au crime, mais pour assurer plus efficacement le secret de l’absence du général en le concentrant parmi nous ; aussi, jusqu’à nouvel ordre, Monsieur habitera le quartier général.

– Messieurs, dit Athos, vous oubliez que cette nuit le général m’a confié un dépôt sur lequel je dois veiller. Donnez-moi telle garde qu’il vous plaira, enchaînez-moi, s’il vous plaît, mais laissez-moi la maison que j’habite pour prison, Le général, à son retour, vous reprocherait, je vous le jure, sur ma foi de gentilhomme, de lui avoir déplu en ceci.

Les officiers se consultèrent un moment ; puis après cette consultation :

– Soit, monsieur, dit le lieutenant ; retournez chez vous.

Puis ils donnèrent à Athos une garde de cinquante hommes qui l’enferma dans sa maison, sans le perdre de vue un seul instant. Le secret demeura gardé, mais les heures, mais les jours s’écoulèrent sans que le général revînt et sans que nul reçût de ses nouvelles.

Chapitre XXVIII – La marchandise de contrebande §

Deux jours après les événements que nous venons de raconter, et tandis qu’on attendait à chaque instant dans son camp le général Monck, qui n’y rentrait pas, une petite felouque hollandaise, montée par dix hommes, vint jeter l’ancre sur la côte de Scheveningen, à une portée de canon à peu près de la terre. Il était nuit serrée, l’obscurité était grande, la mer montait dans l’obscurité : c’était une heure excellente pour débarquer passagers et marchandises.

La rade de Scheveningen forme un vaste croissant ; elle est peu profonde, et surtout peu sûre, aussi n’y voit-on stationner que de grandes houques flamandes, ou de ces barques hollandaises que les pêcheurs tirent au sable sur des rouleaux, comme faisaient les Anciens, au dire de Virgile.

Lorsque le flot grandit, monte et pousse à la terre, il n’est pas très prudent de faire arriver l’embarcation trop près de la côte, car si le vent est frais, les proues s’ensablent, et le sable de cette côte est spongieux ; il prend facilement mais ne rend pas de même. C'est sans doute pour cette raison que la chaloupe se détacha du bâtiment aussitôt que le bâtiment eut jeté l’ancre, et vint avec huit de ses marins, au milieu desquels on distinguait un objet de forme oblongue, une sorte de grand panier ou de ballot. La rive était déserte : les quelques pêcheurs habitant la dune étaient couchés. La seule sentinelle qui gardât la côte (côte fort mal gardée, attendu qu’un débarquement de grand navire était impossible), sans avoir pu suivre tout à fait l’exemple des pêcheurs qui étaient allés se coucher, les avait imités en ce point qu’elle dormait au fond de sa guérite aussi profondément qu’eux dormaient dans leurs lits. Le seul bruit que l’on entendît était donc le sifflement de la brise nocturne courant dans les bruyères de la dune. Mais c’étaient des gens défiants sans doute que ceux qui s’approchaient, car ce silence réel et cette solitude apparente ne les rassurèrent point ; aussi leur chaloupe, à peine visible comme un point sombre sur l’océan, glissa-t-elle sans bruit, évitant de ramer de peur d’être entendue, et vint-elle toucher terre au plus près.

À peine avait-on senti le fond qu’un seul homme sauta hors de l’esquif après avoir donné un ordre bref avec cette voix qui indique l’habitude du commandement. En conséquence de cet ordre, plusieurs mousquets reluisirent immédiatement aux faibles clartés de la mer, ce miroir du ciel, et le ballot oblong dont nous avons déjà parlé, lequel renfermait sans doute quelque objet de contrebande, fut transporté à terre avec des précautions infinies. Aussitôt, l’homme qui avait débarqué le premier courut diagonalement vers le village de Scheveningen, se dirigeant vers la pointe la plus avancée du bois. Là il chercha cette maison qu’une fois déjà nous avons entrevue à travers les arbres, et que nous avons désignée comme la demeure provisoire, demeure bien modeste, de celui qu’on appelait par courtoisie le roi d’Angleterre.

Tout dormait là comme partout ; seulement, un gros chien, de la race de ceux que les pêcheurs de Scheveningen attellent à de petites charrettes pour porter leur poisson à La Haye, se mit à pousser des aboiements formidables aussitôt que l’étranger fit entendre son pas devant les fenêtres. Mais cette surveillance, au lieu d’effrayer le nouveau débarqué, sembla au contraire lui causer une grande joie, car sa voix peut-être eût été insuffisante pour réveiller les gens de la maison, tandis qu’avec un auxiliaire de cette importance, sa voix était devenue presque inutile. L'étranger attendit donc que les aboiements sonores et réitérés eussent, selon toute probabilité, produit leur effet, et alors il hasarda un appel. À sa voix le dogue se mit à rugir avec une telle violence, que bientôt à l’intérieur une autre voix se fit entendre, apaisant celle du chien. Puis, lorsque le chien se fut apaisé :

– Que voulez-vous ? demanda cette voix à la fois faible, cassée et polie.

– Je demande Sa Majesté le roi Charles II, fit l’étranger.

– Que lui voulez-vous ?

– Je veux lui parler.

– Qui êtes-vous ?

– Ah ! mordioux ! vous m’en demandez trop, je n’aime pas à dialoguer à travers les portes.

– Dites seulement votre nom.

– Je n’aime pas davantage à décliner mon nom en plein air ; d’ailleurs, soyez tranquille, je ne mangerai pas votre chien, et je prie Dieu qu’il soit aussi réservé à mon égard.

– Vous apportez des nouvelles peut-être, n’est-ce pas, monsieur ? reprit la voix, patiente et questionneuse comme celle d’un vieillard.

– Je vous en réponds, que j’en apporte des nouvelles, et auxquelles on ne s’attend pas, encore ! Ouvrez donc, s’il vous plaît, hein ?

– Monsieur, poursuivit le vieillard, sur votre âme et conscience, croyez-vous que vos nouvelles vaillent la peine de réveiller le roi ?

– Pour l’amour de Dieu ! mon cher monsieur, tirez vos verrous, vous ne serez pas fâché, je vous jure, de la peine que vous aurez prise. Je vaux mon pesant d’or, ma parole d’honneur !

– Monsieur, je ne puis pourtant pas ouvrir que vous ne me disiez votre nom.

– Il le faut donc ?

– C'est l’ordre de mon maître, monsieur.

– Eh bien ! mon nom, le voici… mais je vous en préviens, mon nom ne vous apprendra absolument rien.

– N'importe, dites toujours.

– Eh bien ! je suis le chevalier d’Artagnan.

La voix poussa un cri.

– Ah ! mon Dieu ! dit le vieillard de l’autre côté de la porte, monsieur d’Artagnan ! quel bonheur ! Je me disais bien à moi-même que je connaissais cette voix-là.

– Tiens ! dit d’Artagnan, on connaît ma voix ici ! C'est flatteur.

– Oh ! oui, on la connaît, dit le vieillard en tirant les verrous, et en voici la preuve.

Et à ces mots il introduisit d’Artagnan, qui, à la lueur de la lanterne qu’il portait à la main, reconnut son interlocuteur obstiné.

– Ah ! mordioux ! s’écria-t-il, c’est Parry ! j’aurais dû m’en douter.

– Parry, oui, mon cher monsieur d’Artagnan, c’est moi. Quelle joie de vous revoir !

– Vous avez bien dit : quelle joie ! fit d’Artagnan serrant les mains du vieillard. Çà ! vous allez prévenir le roi, n’est-ce pas ?

– Mais le roi dort, mon cher monsieur.

– Mordioux ! réveillez-le, et il ne vous grondera pas de l’avoir dérangé, c’est moi qui vous le dis.

– Vous venez de la part du comte, n’est-ce-pas ?

– De quel comte ?

– Du comte de La Fère.

– De la part d’Athos ? Ma foi, non ; je viens de ma part à moi. Allons, vite, Parry, le roi ! il me faut le roi !

Parry ne crut pas devoir résister plus longtemps ; il connaissait d’Artagnan de longue main ; il savait que, quoique gascon, ses paroles ne promettaient jamais plus qu’elles ne pouvaient tenir. Il traversa une cour et un petit jardin, apaisa le chien, qui voulait sérieusement goûter du mousquetaire, et alla heurter au volet d’une chambre faisant le rez-de-chaussée d’un petit pavillon. Aussitôt un petit chien habitant cette chambre répondit au grand chien habitant la cour.

« Pauvre roi ! se dit d’Artagnan, voilà ses gardes du corps ; il est vrai qu’il n’en est pas plus mal gardé pour cela. »

– Que veut-on ? demanda le roi du fond de la chambre.

– Sire, c’est M. le chevalier d’Artagnan qui apporte des nouvelles.

On entendit aussitôt du bruit dans cette chambre ; une porte s’ouvrit et une grande clarté inonda le corridor et le jardin. Le roi travaillait à la lueur d’une lampe. Des papiers étaient épars sur son bureau, et il avait commencé le brouillon d’une lettre qui accusait par ses nombreuses ratures la peine qu’il avait eue à l’écrire.

– Entrez, monsieur le chevalier, dit-il en se retournant.

Puis, apercevant le pêcheur :

– Que me disiez-vous donc, Parry, et où est M. le chevalier d’Artagnan ? demanda Charles.

– Il est devant vous, Sire, dit d’Artagnan.

– Sous ce costume ?

– Oui. Regardez-moi, Sire ; ne me reconnaissez-vous pas pour m’avoir vu à Blois dans les antichambres du roi Louis XIV ?

– Si fait, monsieur, et je me souviens même que j’eus fort à me louer de vous.

D'Artagnan s’inclina.

– C'était un devoir pour moi de me conduire comme je l’ai fait, dès que j’ai su que j’avais affaire à Votre Majesté.

– Vous m’apportez des nouvelles, dites-vous ?

– Oui, Sire.

– De la part du roi de France, sans doute ?

– Ma foi, non, Sire, répliqua d’Artagnan. Votre Majesté a dû voir là-bas que le roi de France ne s’occupait que de Sa Majesté à lui.

Charles leva les yeux au ciel.

– Non, continua d’Artagnan, non, Sire. J'apporte, moi, des nouvelles toutes composées de faits personnels. Cependant, j’ose espérer que Votre Majesté les écoutera, faits et nouvelles, avec quelque faveur.

– Parlez, monsieur.

– Si je ne me trompe, Sire, Votre Majesté aurait fort parlé à Blois de l’embarras où sont ses affaires en Angleterre.

Charles rougit.

– Monsieur, dit-il, c’est au roi de France seul que je racontais.

– Oh ! Votre Majesté se méprend, dit froidement le mousquetaire ; je sais parler aux rois dans le malheur ; ce n’est même que lorsqu’ils sont dans le malheur qu’ils me parlent ; une fois heureux, ils ne me regardent plus. J'ai donc pour Votre Majesté, non seulement le plus grand respect, mais encore le plus absolu dévouement, et cela, croyez-le bien, chez moi, Sire, cela signifie quelque chose. Or, entendant Votre Majesté se plaindre de la destinée, je trouvai que vous étiez noble, généreux et portant bien le malheur.

– En vérité, dit Charles étonné, je ne sais ce que je dois préférer, de vos libertés ou de vos respects.

– Vous choisirez tout à l’heure, Sire, dit d’Artagnan. Donc Votre Majesté se plaignait à son frère Louis XIV de la difficulté qu’elle éprouvait à rentrer en Angleterre et à remonter sur son trône sans hommes et sans argent.

Charles laissa échapper un mouvement d’impatience.

– Et le principal obstacle qu’elle rencontrait sur son chemin, continua d’Artagnan, était un certain général commandant les armées du Parlement, et qui jouait là-bas le rôle d’un autre Cromwell. Votre Majesté n’a-t-elle pas dit cela ?

– Oui ; mais je vous le répète, monsieur, ces paroles étaient pour les seules oreilles du roi.

– Et vous allez voir, Sire, qu’il est bien heureux qu’elles soient tombées dans celles de son lieutenant de mousquetaires. Cet homme si gênant pour Votre Majesté, c’était le général Monck, je crois ; ai-je bien entendu son nom, Sire ?

– Oui, monsieur ; mais, encore une fois, à quoi bon ces questions ?

– Oh ! je le sais bien, Sire, l’étiquette ne veut point que l’on interroge les rois. J'espère que tout à l’heure Votre Majesté me pardonnera ce manque d’étiquette. Votre Majesté ajoutait que si cependant elle pouvait le voir, conférer avec lui, le tenir face à face, elle triompherait, soit par la force, soit par la persuasion, de cet obstacle, le seul sérieux, le seul insurmontable, le seul réel qu’elle rencontrât sur son chemin.

– Tout cela est vrai, monsieur ; ma destinée, mon avenir, mon obscurité ou ma gloire dépendent de cet homme ; mais que voulez-vous induire de là ?

– Une seule chose : que si ce général Monck est gênant au point que vous dites, il serait expédient d’en débarrasser Votre Majesté ou de lui en faire un allié.

– Monsieur, un roi qui n’a ni armée ni argent, puisque vous avez écouté ma conversation avec mon frère, n’a rien à faire contre un homme comme Monck.

– Oui, Sire, c’était votre opinion, je le sais bien, mais, heureusement pour vous, ce n’était pas la mienne.

– Que voulez-vous dire ?

– Que sans armée et sans million j’ai fait, moi, ce que Votre Majesté ne croyait pouvoir faire qu’avec une armée et un million.

– Comment ! Que dites-vous ? Qu'avez-vous fait ?

– Ce que j’ai fait ? Eh bien ! Sire, je suis allé prendre là-bas cet homme si gênant pour Votre Majesté.

– En Angleterre ?

– Précisément, Sire.

– Vous êtes allé prendre Monck en Angleterre ?

– Aurais-je mal fait par hasard ?

– En vérité, vous êtes fou, monsieur !

– Pas le moins du monde, Sire.

– Vous avez pris Monck ?

– Oui, Sire.

– Où cela ?

– Au milieu de son camp.

Le roi tressaillit d’impatience et haussa les épaules.

– Et l’ayant pris sur la chaussée de Newcastle, dit simplement d’Artagnan, je l’apporte à Votre Majesté.

– Vous me l’apportez ! s’écria le roi presque indigné de ce qu’il regardait comme une mystification.

– Oui, Sire, répondit d’Artagnan du même ton, je vous l’apporte ; il est là-bas, dans une grande caisse percée de trous pour qu’il puisse respirer.

– Mon Dieu !

– Oh ! soyez tranquille, Sire, on a eu les plus grands soins pour lui. Il arrive donc en bon état et parfaitement conditionné. Plaît-il à Votre Majesté de le voir, de causer avec lui ou de le faire jeter à l’eau ?

– Oh ! mon Dieu ! répéta Charles, oh ! mon Dieu ! monsieur, dites-vous vrai ? Ne m’insultez-vous point par quelque indigne plaisanterie ? Vous auriez accompli ce trait inouï d’audace et de génie ! Impossible !

– Votre Majesté me permet-elle d’ouvrir la fenêtre ? dit d’Artagnan en l’ouvrant.

Le roi n’eut même pas le temps de dire oui. D'Artagnan donna un coup de sifflet aigu et prolongé qu’il répéta trois fois dans le silence de la nuit.

– Là ! dit-il, on va l’apporter à Votre Majesté.

Chapitre XXIX – Où d’Artagnan commence à craindre d’avoir placé son argent et celui de Planchet à fonds perdu §

Le roi ne pouvait revenir de sa surprise, et regardait tantôt le visage souriant du mousquetaire, tantôt cette sombre fenêtre qui s’ouvrait sur la nuit. Mais avant qu’il eût fixé ses idées, huit des hommes de d’Artagnan, car deux restèrent pour garder la barque, apportèrent à la maison, où Parry le reçut, cet objet de forme oblongue qui renfermait pour le moment les destinées de l’Angleterre.

Avant de partir de Calais, d’Artagnan avait fait confectionner dans cette ville une sorte de cercueil assez large et assez profond pour qu’un homme pût s’y retourner à l’aise. Le fond et les côtés, matelassés proprement, formaient un lit assez doux pour que le roulis ne pût transformer cette espèce de cage en assommoir. La petite grille dont d’Artagnan avait parlé au roi, pareille à la visière d’un casque, existait à la hauteur du visage de l’homme. Elle était taillée de façon qu’au moindre cri une pression subite pût étouffer ce cri, et au besoin celui qui eût crié. D'Artagnan connaissait si bien son équipage et si bien son prisonnier, que, pendant toute la route, il avait redouté deux choses : ou que le général ne préférât la mort à cet étrange esclavage et ne se fît étouffer à force de vouloir parler ; ou que ses gardiens ne se laissassent tenter par les offres du prisonnier et ne le missent, lui, d’Artagnan, dans la boîte, à la place de Monck.

Aussi d’Artagnan avait-il passé les deux jours et les deux nuits près du coffre, seul avec le général, lui offrant du vin et des aliments qu’il avait refusés, et essayant éternellement de le rassurer sur la destinée qui l’attendait à la suite de cette singulière captivité. Deux pistolets sur la table et son épée nue rassuraient d’Artagnan sur les indiscrétions du dehors.

Une fois à Scheveningen, il avait été complètement rassuré. Ses hommes redoutaient fort tout conflit avec les seigneurs de la terre. Il avait d’ailleurs intéressé à sa cause celui qui lui servait moralement de lieutenant, et que nous avons vu répondre au nom de Menneville. Celui-là, n’étant point un esprit vulgaire, avait plus à risquer que les autres, parce qu’il avait plus de conscience. Il croyait donc à un avenir au service de d’Artagnan, et, en conséquence, il se fût fait hacher plutôt que de violer la consigne donnée par le chef. Aussi était-ce à lui qu’une fois débarqué d’Artagnan avait confié la caisse et la respiration du général. C'était aussi à lui qu’il avait recommandé de faire apporter la caisse par les sept hommes aussitôt qu’il entendrait le triple coup de sifflet. On voit que ce lieutenant obéit. Le coffre une fois dans la maison du roi, d’Artagnan congédia ses hommes avec un gracieux sourire et leur dit :

– Messieurs, vous avez rendu un grand service à Sa Majesté le roi Charles II qui, avant six semaines, sera roi d’Angleterre. Votre gratification sera doublée ; retournez m’attendre au bateau.

Sur quoi tous partirent avec des transports de joie qui épouvantèrent le chien lui-même.

D'Artagnan avait fait apporter le coffre jusque dans l’antichambre du roi. Il ferma avec le plus grand soin les portes de cette antichambre ; après quoi, il ouvrit le coffre, et dit au général :

– Mon général, j’ai mille excuses à vous faire ; mes façons n’ont pas été dignes d’un homme tel que vous, je le sais bien ; mais j’avais besoin que vous me prissiez pour un patron de barque. Et puis l’Angleterre est un pays fort incommode pour les transports. J'espère donc que vous prendrez tout cela en considération. Mais ici, mon général, continua d’Artagnan, vous êtes libre de vous lever et de marcher.

Cela dit, il trancha les liens qui attachaient les bras et les mains du général. Celui-ci se leva et s’assit avec la contenance d’un homme qui attend la mort.

D'Artagnan ouvrit alors la porte du cabinet de Charles et lui dit :

– Sire, voici votre ennemi, M. Monck ; je m’étais promis de faire cela pour votre service. C'est fait, ordonnez présentement. Monsieur Monck, ajouta-t-il en se tournant vers le prisonnier, vous êtes devant Sa Majesté le roi Charles II, souverain seigneur de la Grande-Bretagne.

Monck leva sur le jeune prince son regard froidement stoïque, et répondit :

– Je ne connais aucun roi de la Grande-Bretagne ; je ne connais même ici personne qui soit digne de porter le nom de gentilhomme ; car c’est au nom du roi Charles II qu’un émissaire, que j’ai pris pour un honnête homme, m’est venu tendre un piège infâme. Je suis tombé dans ce piège, tant pis pour moi. Maintenant, vous, le tentateur, dit-il au roi ; vous l’exécuteur, dit-il à d’Artagnan, rappelez-vous de ce que je vais vous dire : vous avez mon corps, vous pouvez le tuer, je vous y engage, car vous n’aurez jamais mon âme ni ma volonté. Et maintenant ne me demandez pas une seule parole, car à partir de ce moment, je n’ouvrirai plus même la bouche pour crier. J'ai dit.

Et il prononça ces paroles avec la farouche et invincible résolution du puritain le plus gangrené. D'Artagnan regarda son prisonnier en homme qui sait la valeur de chaque mot et qui fixe cette valeur d’après l’accent avec lequel il a été prononcé.

– Le fait est, dit-il tout bas au roi, que le général est un homme décidé ; il n’a pas voulu prendre une bouchée de pain, ni avaler une goutte de vin depuis deux jours. Mais comme à partir de ce moment c’est Votre Majesté qui décide de son sort, je m’en lave les mains, comme dit Pilate.

Monck, debout, pâle et résigné, attendait l’œil fixe et les bras croisés.

D'Artagnan se retourna vers lui.

– Vous comprenez parfaitement, lui dit-il, que votre phrase, très belle du reste, ne peut accommoder personne, pas même vous. Sa Majesté voulait vous parler, vous vous refusiez à une entrevue ; pourquoi maintenant que vous voilà face à face, que vous y voilà par une force indépendante de votre volonté, pourquoi nous contraindriez-vous à des rigueurs que je regarde comme inutiles et absurdes ? Parlez, que diable ! ne fût-ce que pour dire non.

Monck ne desserra pas les lèvres, Monck ne détourna point les yeux, Monck se caressa la moustache avec un air soucieux qui annonçait que les choses allaient se gâter. Pendant ce temps, Charles II était tombé dans une réflexion profonde. Pour la première fois, il se trouvait en face de Monck, c’est-à-dire de cet homme qu’il avait tant désiré voir, et, avec ce coup d’œil particulier que Dieu a donné à l’aigle et aux rois, il avait sondé l’abîme de son cœur.

Il voyait donc Monck résolu bien positivement à mourir plutôt qu’à parler, ce qui n’était pas extraordinaire de la part d’un homme aussi considérable, et dont la blessure devait en ce moment être si cruelle. Charles II prit à l’instant même une de ces déterminations sur lesquelles un homme ordinaire joue sa vie, un général sa fortune, un roi son royaume.

– Monsieur, dit-il à Monck, vous avez parfaitement raison sur certains points. Je ne vous demande donc pas de me répondre, mais de m’écouter.

Il y eut un moment de silence, pendant lequel le roi regarda Monck, qui resta impassible.

– Vous m’avez fait tout à l’heure un douloureux reproche, monsieur, continua le roi. Vous avez dit qu’un de mes émissaires était allé à Newcastle vous dresser une embûche, et, cela, par parenthèse, n’aura pas été compris par M. d’Artagnan que voici, et auquel, avant toute chose, je dois des remerciements bien sincères pour son généreux, pour son héroïque dévouement.

D'Artagnan salua avec respect. Monck ne sourcilla point.

– Car M. d’Artagnan, et remarquez bien, monsieur Monck, que je ne vous dis pas ceci pour m’excuser, car M. d’Artagnan, continua le roi, est allé en Angleterre de son propre mouvement, sans intérêt, sans ordre, sans espoir, comme un vrai gentilhomme qu’il est, pour rendre service à un roi malheureux et pour ajouter un beau fait de plus aux illustres actions d’une existence si bien remplie.

D'Artagnan rougit un peu et toussa pour se donner une contenance. Monck ne bougea point.

– Vous ne croyez pas à ce que je vous dis, monsieur Monck ? reprit le roi. Je comprends cela : de pareilles preuves de dévouement sont si rares, que l’on pourrait mettre en doute leur réalité.

– Monsieur aurait bien tort de ne pas vous croire, Sire, s’écria d’Artagnan, car ce que Votre Majesté vient de dire est l’exacte vérité, et la vérité si exacte, qu’il paraît que j’ai fait, en allant trouver le général, quelque chose qui contrarie tout. En vérité, si cela est ainsi, j’en suis au désespoir.

– Monsieur d’Artagnan, s’écria le roi en prenant la main du mousquetaire, vous m’avez plus obligé, croyez-moi, que si vous eussiez fait réussir ma cause, car vous m’avez révélé un ami inconnu auquel je serai à jamais reconnaissant, et que j’aimerai toujours.

Et le roi lui serra cordialement la main.

– Et, continua-t-il en saluant Monck, un ennemi que j’estimerai désormais à sa valeur.

Les yeux du puritain lancèrent un éclair, mais un seul, et son visage, un instant illuminé par cet éclair, reprit sa sombre impassibilité.

– Donc, monsieur d’Artagnan, poursuivit Charles, voici ce qui allait arriver : M. le comte de La Fère, que vous connaissez, je crois, était parti pour Newcastle…

– Athos ? s’écria d’Artagnan.

– Oui, c’est son nom de guerre, je crois. Le comte de La Fère était donc parti pour Newcastle, et il allait peut-être amener le général à quelque conférence avec moi ou avec ceux de mon parti, quand vous êtes violemment, à ce qu’il paraît, intervenu dans la négociation.

– Mordioux ! répliqua d’Artagnan, c’était lui sans doute qui entrait dans le camp le soir même où j’y pénétrais avec mes pêcheurs…

Un imperceptible froncement de sourcils de Monck apprit à d’Artagnan qu’il avait deviné juste.

– Oui, oui, murmura-t-il, j’avais cru reconnaître sa taille, j’avais cru entendre sa voix. Maudit que je suis ! Oh ! Sire, pardonnez-moi ; je croyais cependant avoir bien mené ma barque.

– Il n’y a rien de mal, monsieur, dit le roi, sinon que le général m’accuse de lui avoir fait tendre un piège, ce qui n’est pas. Non, général, ce ne sont pas là les armes dont je comptais me servir avec vous ; vous l’allez voir bientôt. En attendant, quand je vous donne ma foi de gentilhomme, croyez-moi, monsieur, croyez-moi. Maintenant, monsieur d’Artagnan, un mot.

– J'écoute à genoux, Sire.

– Vous êtes bien à moi, n’est-ce pas ?

– Votre Majesté l’a vu. Trop !

– Bien. D'un homme comme vous, un mot suffit. D'ailleurs, à côté du mot, il y a les actions. Général, veuillez me suivre. Venez avec nous, monsieur d’Artagnan.

D'Artagnan, assez surpris, s’apprêta à obéir. Charles II sortit, Monck le suivit, d’Artagnan suivit Monck. Charles prit la route que d’Artagnan avait suivie pour venir à lui ; bientôt l’air frais de la mer vint frapper le visage des trois promeneurs nocturnes, et, à cinquante pas au-delà d’une petite porte que Charles ouvrit, ils se retrouvèrent sur la dune, en face de l’océan qui, ayant cessé de grandir, se reposait sur la rive comme un monstre fatigué. Charles II, pensif, marchait la tête baissée et la main sous son manteau.

Monck le suivait, les bras libres et le regard inquiet.

D'Artagnan venait ensuite, le poing sur le pommeau de son épée.

– Où est le bateau qui vous a amenés, messieurs ? dit Charles au mousquetaire.

– Là-bas, Sire ; j’ai sept hommes et un officier qui m’attendent dans cette petite barque qui est éclairée par un feu.

– Ah ! oui, la barque est tirée sur le sable, et je la vois ; mais vous n’êtes certainement pas venu de Newcastle sur cette barque ?

– Non pas, Sire, j’avais frété à mon compte une felouque qui a jeté l’ancre à portée de canon des dunes. C'est dans cette felouque que nous avons fait le voyage.

– Monsieur, dit le roi à Monck, vous êtes libre.

Monck, si ferme de volonté qu’il fût, ne put retenir une exclamation. Le roi fit de la tête un mouvement affirmatif et continua :

– Nous allons réveiller un pêcheur de ce village, qui mettra son bateau en mer cette nuit même et vous reconduira où vous lui commanderez d’aller. M. d’Artagnan, que voici, escortera Votre Honneur. Je mets M. d’Artagnan sous la sauvegarde de votre loyauté, monsieur Monck.

Monck laissa échapper un murmure de surprise, et d’Artagnan un profond soupir. Le roi, sans paraître rien remarquer, heurta au treillis de bois de sapin qui fermait la cabane du premier pêcheur habitant la dune.

– Holà ! Keyser ! cria-t-il, éveille-toi !

– Qui m’appelle ? demanda le pêcheur.

– Moi, Charles, roi.

– Ah ! milord, s’écria Keyser en se levant tout habillé de la voile dans laquelle il couchait comme on couche dans un hamac, qu’y a-t-il pour votre service ?

– Patron Keyser, dit Charles, tu vas appareiller sur-le-champ. Voici un voyageur qui frète ta barque et te paiera bien ; sers-le bien.

Et le roi fit quelques pas en arrière pour laisser Monck parler librement avec le pêcheur.

– Je veux passer en Angleterre, dit Monck, qui parlait hollandais tout autant qu’il fallait pour se faire comprendre.

– À l’instant, dit le patron ; à l’instant même, si vous voulez.

– Mais ce sera bien long ? dit Monck.

– Pas une demi-heure, Votre Honneur. Mon fils aîné fait en ce moment l’appareillage, attendu que nous devons partir pour la pêche à trois heures du matin.

– Eh bien ! est-ce fait ? demanda Charles en se rapprochant.

– Moins le prix, dit le pêcheur ; oui, Sire.

– Cela me regarde, dit Charles ; Monsieur est mon ami. Monck tressaillit et regarda Charles à ce mot.

– Bien, milord, répliqua Keyser.

Et en ce moment on entendit le fils aîné de Keyser qui sonnait, de la grève, dans une corne de bœuf.

– Et maintenant, messieurs, partez, dit le roi.

– Sire, dit d’Artagnan, plaise à Votre Majesté de m’accorder quelques minutes. J'avais engagé des hommes, je pars sans eux, il faut que je les prévienne.

– Sifflez-les, dit Charles en souriant.

D'Artagnan siffla effectivement, tandis que le patron Keyser répondait à son fils, et quatre hommes, conduits par Menneville, accoururent.

– Voici toujours un bon acompte, dit d’Artagnan, leur remettant une bourse qui contenait deux mille cinq cents livres en or. Allez m’attendre à Calais, où vous savez.

Et d’Artagnan, poussant un profond soupir, lâcha la bourse dans les mains de Menneville.

– Comment ! vous nous quittez ? s’écrièrent les hommes.

– Pour peu de temps, dit d’Artagnan, ou pour beaucoup, qui sait ? Mais avec ces deux mille cinq cents livres et les deux mille cinq cents que vous avez déjà reçues, vous êtes payés selon nos conventions. Quittons-nous donc, mes enfants.

– Mais le bateau ?

– Ne vous en inquiétez pas.

– Nos effets sont à bord de la felouque.

– Vous irez les chercher, et aussitôt vous vous mettrez en route.

– Oui, commandant.

D'Artagnan revint à Monck en lui disant :

– Monsieur, j’attends vos ordres, car nous allons partir ensemble, à moins que ma compagnie ne vous soit pas agréable.

– Au contraire, monsieur, dit Monck.

– Allons, messieurs, embarquons ! cria le fils de Keyser.

Charles salua noblement et dignement le général en lui disant :

– Vous me pardonnerez le contretemps et la violence que vous avez soufferts, quand vous serez convaincu que je ne les ai point causés.

Monck s’inclina profondément sans répondre. De son côté, Charles affecta de ne pas dire un mot en particulier à d’Artagnan ; mais tout haut :

– Merci encore, monsieur le chevalier, lui dit-il, merci de vos services. Ils vous seront payés par le Seigneur Dieu, qui réserve à moi tout seul, je l’espère, les épreuves et la douleur.

Monck suivit Keyser et son fils, et s’embarqua avec eux.

D'Artagnan les suivit en murmurant :

– Ah ! mon pauvre Planchet, j’ai bien peur que nous n’ayons fait une mauvaise spéculation !

Chapitre XXX – Les actions de la société Planchet et Compagnie remontent au pair §

Pendant la traversée, Monck ne parla à d’Artagnan que dans les cas d’urgente nécessité. Ainsi, lorsque le Français tardait à venir prendre son repas, pauvre repas composé de poisson salé, de biscuit et de genièvre, Monck l’appelait et lui disait :

– À table, monsieur !

C'était tout. D'Artagnan, justement parce qu’il était dans les grandes occasions extrêmement concis, ne tira pas de cette concision un augure favorable pour le résultat de sa mission. Or, comme il avait beaucoup de temps de reste, il se creusait la tête pendant ce temps à chercher comment Athos avait vu Charles II, comment il avait conspiré avec lui ce départ, comment enfin il était entré dans le camp de Monck ; et le pauvre lieutenant de mousquetaires s’arrachait un poil de sa moustache chaque fois qu’il songeait qu’Athos était sans doute le cavalier qui accompagnait Monck dans la fameuse nuit de l’enlèvement. Enfin, après deux nuits et deux jours de traversée, le patron Keyser toucha terre à l’endroit où Monck, qui avait donné tous les ordres pendant la traversée, avait commandé qu’on débarquât. C'était justement à l’embouchure de cette petite rivière près de laquelle Athos avait choisi son habitation. Le jour baissait ; un beau soleil, pareil à un bouclier d’acier rougi, plongeait l’extrémité inférieure de son disque sous la ligne bleue de la mer. La felouque cinglait toujours, en remontant le fleuve, assez large en cet endroit ; mais Monck, en son impatience, ordonna de prendre terre, et le canot de Keyser le débarqua, en compagnie de d’Artagnan, sur le bord vaseux de la rivière, au milieu des roseaux… D'Artagnan, résigné à l’obéissance, suivait Monck absolument comme l’ours enchaîné suit son maître ; mais sa position l’humiliait fort, à son tour, et il grommelait tout bas que le service des rois est amer, et que le meilleur de tous ne vaut rien.

Monck marchait à grands pas. On eût dit qu’il n’était pas encore bien sûr d’avoir reconquis la terre d’Angleterre, et déjà l’on apercevait distinctement les quelques maisons de marins et de pêcheurs éparses sur le petit quai de cet humble port.

Tout à coup d’Artagnan s’écria :

– Eh ! mais, Dieu me pardonne, voilà une maison qui brûle !

Monck leva les yeux C'était bien en effet le feu qui commençait à dévorer une maison. Il avait été mis à un petit hangar attenant à cette maison, dont il commençait à ronger la toiture. Le vent frais du soir venait en aide à l’incendie. Les deux voyageurs hâtèrent le pas, entendirent de grands cris et virent, en s’approchant, les soldats qui agitaient leurs armes et tendaient le poing vers la maison incendiée. C'était sans doute cette menaçante occupation qui leur avait fait négliger de signaler la felouque. Monck s’arrêta court un instant, et pour la première fois formula sa pensée avec des paroles.

– Eh ! dit-il, ce ne sont peut-être plus mes soldats, mais ceux de Lambert.

Ces mots renfermaient tout à la fois une douleur, une appréhension et un reproche que d’Artagnan comprit à merveille. En effet, pendant l’absence du général, Lambert pouvait avoir livré bataille, vaincu, dispersé les parlementaires et pris avec son armée la place de l’armée de Monck, privée de son plus ferme appui. À ce doute qui passa de l’esprit de Monck au sien, d’Artagnan fit ce raisonnement : « Il va arriver de deux choses l’une : ou Monck a dit juste, et il n’y a plus que des lambertistes dans le pays, c’est-à-dire des ennemis qui me recevront à merveille, puisque c’est à moi qu’ils devront leur victoire ; ou rien n’est changé, et Monck, transporté d’aise en retrouvant son camp à la même place, ne se montrera pas trop dur dans ses représailles. »

Tout en pensant de la sorte, les deux voyageurs avançaient, et ils commençaient à se trouver au milieu d’une petite troupe de marins qui regardaient avec douleur brûler la maison, mais qui n’osaient rien dire, effrayés par les menaces des soldats. Monck s’adressa à un de ces marins.

– Que se passe-t-il donc ? demanda-t-il.

– Monsieur, répondit cet homme, ne reconnaissant pas Monck pour un officier sous l’épais manteau qui l’enveloppait, il y a que cette maison était habitée par un étranger, et que cet étranger est devenu suspect aux soldats. Alors ils ont voulu pénétrer chez lui sous prétexte de le conduire au camp ; mais lui, sans s’épouvanter de leur nombre, a menacé de mort le premier qui essaierait de franchir le seuil de la porte ; et comme il s’en est trouvé un qui a risqué la chose, le Français l’a étendu à terre d’un coup de pistolet.

– Ah ! c’est un Français ? dit d’Artagnan en se frottant les mains. Bon !

– Comment, bon ? fit le pêcheur.

– Non, je voulais dire… après… la langue m’a fourché.

– Après, monsieur ? les autres sont devenus enragés comme des lions ; ils ont tiré plus de cent coups de mousquet sur la maison ; mais le Français était à l’abri derrière le mur, et chaque fois qu’on voulait entrer par la porte, on essuyait un coup de feu de son laquais, qui tire juste, allez ! Chaque fois qu’on menaçait la fenêtre, on rencontrait le pistolet du maître. Comptez, il y a sept hommes à terre.

– Ah ! mon brave compatriote ! s’écria d’Artagnan, attends, attends, je vais à toi, et nous aurons raison de toute cette canaille !

– Un instant, monsieur, dit Monck, attendez.

– Longtemps ?

– Non, le temps de faire une question.

Puis se retournant vers le marin :

– Mon ami, demanda-t-il avec une émotion, que malgré toute sa force sur lui-même il ne put cacher, à qui ces soldats, je vous prie ?

– Et à qui voulez-vous que ce soit si ce n’est à cet enragé de Monck ?

– Il n’y a donc pas eu de bataille livrée ?

– Ah ! bien oui ! À quoi bon ? L'armée de Lambert fond comme la neige en avril. Tout vient à Monck, officiers et soldats. Dans huit jours, Lambert n’aura plus cinquante hommes.

Le pêcheur fut interrompu par une nouvelle salve de coups de feu tirés sur la maison, et par un nouveau coup de pistolet qui répondit à cette salve et jeta bas le plus entreprenant des agresseurs. La colère des soldats fut au comble. Le feu montait toujours et un panache de flammes et de fumée tourbillonnait au faîte de la maison. D'Artagnan ne put se contenir plus longtemps.

– Mordioux ! dit-il à Monck en le regardant de travers, vous êtes général, et vous laissez vos soldats brûler les maisons et assassiner les gens ! et vous regardez cela tranquillement, en vous chauffant les mains au feu de l’incendie ! Mordioux ! vous n’êtes pas un homme !

– Patience, monsieur, patience, dit Monck en souriant.

– Patience ! patience ! jusqu’à ce que ce gentilhomme si brave soit rôti, n’est-ce pas ?

Et d’Artagnan s’élançait.

– Restez, monsieur, dit impérieusement Monck.

Et il s’avança vers la maison. Justement un officier venait de s’en approcher et disait à l’assiégé :

– La maison brûle, tu vas être grillé dans une heure ! Il est encore temps ; voyons, veux-tu nous dire ce que tu sais du général Monck, et nous te laisserons la vie sauve. Réponds, ou par saint Patrick… !

L'assiégé ne répondit pas ; sans doute il rechargeait son pistolet.

– On est allé chercher du renfort, continua l’officier ; dans un quart d’heure il y aura cent hommes autour de cette maison.

– Je veux pour répondre, dit le Français, que tout le monde soit éloigné ; je veux sortir libre, me rendre au camp seul, ou sinon je me ferai tuer ici !

– Mille tonnerres ! s’écria d’Artagnan, mais c’est la voix d’Athos ! Ah ! canailles !

Et l’épée de d’Artagnan flamboya hors du fourreau. Monck l’arrêta et s’arrêta lui-même ; puis d’une voix sonore :

– Holà ! que fait-on ici ? Digby, pourquoi ce feu ? pourquoi ces cris ?

– Le général ! cria Digby en laissant tomber son épée.

– Le général ! répétèrent les soldats.

– Eh bien ! qu’y a-t-il d’étonnant ? dit Monck d’une voix calme.

Puis le silence étant rétabli :

– Voyons, dit-il, qui a allumé ce feu ?

Les soldats baissèrent la tête.

– Quoi ! je demande et l’on ne me répond pas ! dit Monck. Quoi ! je reproche, et l’on ne répare pas ! Ce feu brûle encore, je crois ?

Aussitôt les vingt hommes s’élancèrent cherchant des seaux, des jarres, des tonnes, éteignant l’incendie enfin avec l’ardeur qu’ils mettaient un instant auparavant à le propager.

Mais déjà, avant toute chose et le premier, d’Artagnan avait appliqué une échelle à la maison en criant :

– Athos ! c’est moi, moi, d’Artagnan ! Ne me tuez pas, cher ami.

Et quelques minutes après il serrait le comte dans ses bras.

Pendant ce temps, Grimaud, conservant son air calme, démantelait la fortification du rez-de-chaussée, et, après avoir ouvert la porte, se croisait tranquillement les bras sur le seuil. Seulement, à la voix de d’Artagnan, il avait poussé une exclamation de surprise. Le feu éteint, les soldats se présentèrent confus, Digby en tête.

– Général, dit celui-ci, excusez-nous. Ce que nous avons fait, c’est par amour pour Votre Honneur, que l’on croyait perdu.

– Vous êtes fous, messieurs. Perdu ! Est-ce qu’un homme comme moi se perd ? Est-ce que par hasard il ne m’est pas permis de m’absenter à ma guise sans prévenir ? Est-ce que par hasard vous me prenez pour un bourgeois de la Cité ? Est-ce qu’un gentilhomme, mon ami, mon hôte, doit être assiégé, traqué, menacé de mort, parce qu’on le soupçonne ? Qu'est-ce que signifie ce mot-là, soupçonner ? Dieu me damne ! si je ne fais pas fusiller tout ce que ce brave gentilhomme a laissé de vivant ici !

– Général, dit piteusement Digby, nous étions vingt-huit, et en voilà huit à terre.

– J'autorise M. le comte de La Fère à envoyer les vingt autres rejoindre ces huit-là, dit Monck.

Et il tendit la main à Athos.

– Qu'on rejoigne le camp, dit Monck. Monsieur Digby, vous garderez les arrêts pendant un mois.

– Général…

– Cela vous apprendra, monsieur, à n’agir une autre fois que d’après mes ordres.

– J'avais ceux du lieutenant, général.

– Le lieutenant n’a pas d’ordres pareils à vous donner, et c’est lui qui prendra les arrêts à votre place, s’il vous a effectivement commandé de brûler ce gentilhomme.

– Il n’a pas commandé cela, général ; il a commandé de l’amener au camp ; mais M. le comte n’a pas voulu nous suivre.

– Je n’ai pas voulu qu’on entrât piller ma maison, dit Athos avec un regard significatif à Monck.

– Et vous avez bien fait. Au camp, vous dis-je !

Les soldats s’éloignèrent tête baissée.

– Maintenant que nous sommes seuls, dit Monck à Athos, veuillez me dire, monsieur, pourquoi vous vous obstiniez à rester ici, et puisque vous aviez votre felouque…

– Je vous attendais, général, dit Athos ; Votre Honneur ne m’avait-il pas donné rendez-vous dans huit jours ?

Un regard éloquent de d’Artagnan fit voir à Monck que ces deux hommes si braves et si loyaux n’étaient point d’intelligence pour son enlèvement. Il le savait déjà.

– Monsieur, dit-il à d’Artagnan, vous aviez parfaitement raison. Veuillez me laisser causer un moment avec M. le comte de La Fère.

D'Artagnan profita du congé pour aller dire bonjour à Grimaud.

Monck pria Athos de le conduire à la chambre qu’il habitait. Cette chambre était pleine encore de fumée et de débris. Plus de cinquante balles avaient passé par la fenêtre et avaient mutilé les murailles. On y trouva une table, un encrier et tout ce qu’il faut pour écrire. Monck prit une plume et écrivit une seule ligne, signa, plia le papier, cacheta la lettre avec le cachet de son anneau, et remit la missive à Athos, en lui disant :

– Monsieur, portez, s’il vous plaît, cette lettre au roi Charles II, et partez à l’instant même si rien ne vous arrête plus ici.

– Et les barils ? dit Athos.

– Les pêcheurs qui m’ont amené vont vous aider à les transporter à bord. Soyez parti s’il se peut dans une heure.

– Oui, général, dit Athos.

– Monsieur d’Artagnan ! cria Monck par la fenêtre.

D'Artagnan monta précipitamment.

– Embrassez votre ami et lui dites adieu, monsieur, car il retourne en Hollande.

– En Hollande ! s’écria d’Artagnan, et moi ?

– Vous êtes libre de le suivre, monsieur ; mais je vous supplie de rester, dit Monck. Me refusez-vous ?

– Oh ! non, général, je suis à vos ordres.

D'Artagnan embrassa Athos et n’eut que le temps de lui dire adieu.

Monck les observait tous deux. Puis il surveilla lui-même les apprêts du départ, le transport des barils à bord, l’embarquement d’Athos, et prenant par le bras d’Artagnan tout ébahi, tout ému, il l’emmena vers Newcastle. Tout en allant au bras de Monck, d’Artagnan murmurait tout bas :

– Allons, allons, voilà, ce me semble, les actions de la maison Planchet et Cie qui remontent.

Chapitre XXXI – Monck se dessine §

D'Artagnan, bien qu’il se flattât d’un meilleur succès, n’avait pourtant pas très bien compris la situation. C'était pour lui un grave sujet de méditation que ce voyage d’Athos en Angleterre ; cette ligue du roi avec Athos et cet étrange enlacement de son dessein avec celui du comte de La Fère.

Le meilleur était de se laisser aller. Une imprudence avait été commise, et, tout en ayant réussi comme il l’avait promis, d’Artagnan se trouvait n’avoir aucun des avantages de la réussite. Puisque tout était perdu, on ne risquait plus rien.

D'Artagnan suivit Monck au milieu de son camp. Le retour du général avait produit un merveilleux effet, car on le croyait perdu. Mais Monck, avec son visage austère et son glacial maintien, semblait demander à ses lieutenants empressés et à ses soldats ravis la cause de cette allégresse.

Aussi, au lieutenant qui était venu au-devant de lui et qui lui témoignait l’inquiétude qu’ils avaient ressentie de son départ :

– Pourquoi cela ? dit-il. Suis-je obligé de vous rendre des comptes ?

– Mais, Votre Honneur, les brebis sans le pasteur peuvent trembler.

– Trembler ! répondit Monck avec sa voix calme et puissante ; ah ! monsieur, quel mot !… Dieu me damne ! si mes brebis n’ont pas dents et ongles, je renonce à être leur pasteur. Ah ! vous trembliez, monsieur !

– Général, pour vous.

– Mêlez-vous de ce qui vous concerne, et si je n’ai pas l’esprit que Dieu envoyait à Olivier Cromwell, j’ai celui qu’il m’a envoyé ; je m’en contente, pour si petit qu’il soit.

L'officier ne répliqua pas, et Monck ayant ainsi imposé silence à ses gens, tous demeurèrent persuadés qu’il avait accompli une œuvre importante ou fait sur eux une épreuve.

C'était bien peu connaître ce génie scrupuleux et patient.

Monck, s’il avait la bonne foi des puritains, ses alliés, dut remercier avec bien de la ferveur le saint patron qui l’avait pris de la boîte de M. d’Artagnan.

Pendant que ces choses se passaient, notre mousquetaire ne cessait de répéter :

– Mon Dieu ! fais que M. Monck n’ait pas autant d’amour-propre que j’en ai moi-même ; car, je le déclare, si quelqu’un m’eût mis dans un coffre avec ce grillage sur la bouche et mené ainsi, voituré comme un veau par-delà la mer, je garderais un si mauvais souvenir de ma mine piteuse dans ce coffre et une si laide rancune à celui qui m’aurait enfermé ; je craindrais si fort de voir éclore sur le visage de ce malicieux un sourire sarcastique, ou dans son attitude une imitation grotesque de ma position dans la boîte, que, mordioux !… je lui enfoncerais un bon poignard dans la gorge en compensation du grillage, et le clouerais dans une véritable bière en souvenir du faux cercueil où j’aurais moisi deux jours.

Et d’Artagnan était de bonne foi en parlant ainsi, car c’était un épiderme sensible que celui de notre Gascon.

Monck avait d’autres idées, heureusement. Il n’ouvrit pas la bouche du passé à son timide vainqueur, mais il l’admit de fort près à ses travaux, l’emmena dans quelques reconnaissances, de façon à obtenir ce qu’il désirait sans doute vivement, une réhabilitation dans l’esprit de d’Artagnan. Celui-ci se conduisit en maître juré flatteur : il admira toute la tactique de Monck et l’ordonnance de son camp ; il plaisanta fort agréablement les circonvallations de Lambert, qui, disait-il, s’était bien inutilement donné la peine de clore un camp pour vingt mille hommes, tandis qu’un arpent de terrain lui eût suffi pour le caporal et les cinquante gardes qui peut-être lui demeureraient fidèles.

Monck, aussitôt à son arrivée, avait accepté la proposition d’entrevue faite la veille par Lambert et que les lieutenants de Monck avaient refusée, sous prétexte que le général était malade. Cette entrevue ne fut ni longue ni intéressante.

Lambert demanda une profession de foi à son rival. Celui-ci déclara qu’il n’avait d’autre opinion que celle de la majorité.

Lambert demanda s’il ne serait pas plus expédient de terminer la querelle par une alliance que par une bataille Monck, là-dessus, demanda huit jours pour réfléchir. Or, Lambert ne pouvait les lui refuser, et Lambert cependant était venu en disant qu’il dévorerait l’armée de Monck. Aussi quand, à la suite de l’entrevue, que ceux de Lambert attendaient avec impatience, rien ne se décida, ni traité ni bataille, l’armée rebelle commença, ainsi que l’avait prévu M. d’Artagnan, à préférer la bonne cause à la mauvaise, et le Parlement, tout Croupion qu’il était, au néant pompeux des desseins du général Lambert.

On se rappelait, en outre, les bons repas de Londres, la profusion d’ale et de sherry que le bourgeois de la Cité payait à ses amis, les soldats ; on regardait avec terreur le pain noir de la guerre, l’eau trouble de la Tweed, trop salée pour le verre, trop peu pour la marmite, et l’on se disait : « Ne serions-nous pas mieux de l’autre côté ? Les rôtis ne chauffent-ils pas à Londres pour Monck ? » Dès lors, l’on n’entendit plus parler que de désertion dans l’armée de Lambert. Les soldats se laissaient entraîner par la force des principes, qui sont, comme la discipline, le lien obligé de tout corps constitué dans un but quelconque. Monck défendait le Parlement, Lambert l’attaquait. Monck n’avait pas plus envie que Lambert de soutenir le Parlement, mais il l’avait écrit sur ses drapeaux, en sorte que tous ceux du parti contraire étaient réduits à écrire sur le leur : « Rébellion », ce qui sonnait mal aux oreilles puritaines. On vint donc de Lambert à Monck comme des pécheurs viennent de Baal à Dieu.

Monck fit son calcul : à mille désertions par jour, Lambert en avait pour vingt jours ; mais il y a dans les choses qui croulent un tel accroissement du poids et de la vitesse qui se combinent, que cent partirent le premier jour, cinq cents le second, mille le troisième. Monck pensa qu’il avait atteint sa moyenne. Mais de mille la désertion passa vite à deux mille, puis à quatre mille, et huit jours après, Lambert, sentant bien qu’il n’avait plus la possibilité d’accepter la bataille si on la lui offrait, prit le sage parti de décamper pendant la nuit pour retourner à Londres, et prévenir Monck en se reconstruisant une puissance avec les débris du parti militaire.

Mais Monck, libre et sans inquiétudes, marcha sur Londres en vainqueur, grossissant son armée de tous les partis flottants sur son passage. Il vint camper à Barnet, c’est-à-dire à quatre lieues, chéri du Parlement, qui croyait voir en lui un protecteur, et attendu par le peuple, qui voulait le voir se dessiner pour le juger. D'Artagnan lui-même n’avait rien pu juger de sa tactique. Il observait, il admirait.

Monck ne pouvait entrer à Londres avec un parti pris sans y rencontrer la guerre civile. Il temporisa quelque temps.

Soudain, sans que personne s’y attendît, Monck fit chasser de Londres le parti militaire, s’installa dans la Cité au milieu des bourgeois par ordre du Parlement, puis, au moment où les bourgeois criaient contre Monck, au moment où les soldats eux-mêmes accusaient leur chef, Monck, se voyant bien sûr de la majorité, déclara au Parlement Croupion qu’il fallait abdiquer, lever le siège, et céder sa place à un gouvernement qui ne fût pas une plaisanterie. Monck prononça cette déclaration, appuyé sur cinquante mille épées, auxquelles, le soir même, se joignirent, avec des hourras de joie délirante, cinq cent mille habitants de la bonne ville de Londres.

Enfin, au moment où le peuple, après son triomphe et ses repas orgiaques en pleine rue, cherchait des yeux le maître qu’il pourrait bien se donner, on apprit qu’un bâtiment venait de partir de La Haye, portant Charles II et sa fortune.

– Messieurs, dit Monck à ses officiers, je pars au-devant du roi légitime. Qui m’aime me suive !

Une immense acclamation accueillit ces paroles, que d’Artagnan n’entendit pas sans un frisson de plaisir.

– Mordioux ! dit-il à Monck, c’est hardi, monsieur.

– Vous m’accompagnez, n’est-ce pas ? dit Monck.

– Pardieu, général ! Mais, dites-moi, je vous prie, ce que vous aviez écrit avec Athos, c’est-à-dire avec M. le comte de La Fère… vous savez… le jour de notre arrivée ?

– Je n’ai pas de secrets pour vous, répliqua Monck : j’avais écrit ces mots : « Sire, j’attends Votre Majesté dans six semaines à Douvres. »

– Ah ! fit d’Artagnan, je ne dis plus que c’est hardi ; je dis que c’est bien joué. Voilà un beau coup.

– Vous vous y connaissez, répliqua Monck.

C'était la seule allusion que le général eût jamais faite à son voyage en Hollande.

Chapitre XXXII – Comment Athos et d’Artagnan se retrouvent encore une fois à l’hôtellerie de la Corne du Cerf §

Le roi d’Angleterre fit son entrée en grande pompe à Douvres, puis à Londres. Il avait mandé ses frères ; il avait amené sa mère et sa sœur. L'Angleterre était depuis si longtemps livrée à elle-même, c’est-à-dire à la tyrannie, à la médiocrité et à la déraison, que ce retour du roi Charles II, que les Anglais ne connaissaient cependant que comme le fils d’un homme auquel ils avaient coupé la tête, fut une fête pour les trois royaumes. Aussi, tous ces vœux, toutes ces acclamations qui accompagnaient son retour, frappèrent tellement le jeune roi, qu’il se pencha à l’oreille de Jack d’York, son jeune frère, pour lui dire :

– En vérité, Jack, il me semble que c’est bien notre faute si nous avons été si longtemps absents d’un pays où l’on nous aime tant.

Le cortège fut magnifique. Un admirable temps favorisait la solennité.

Charles avait repris toute sa jeunesse, toute sa belle humeur ; il semblait transfiguré ; les cœurs lui riaient comme le soleil. Dans cette foule bruyante de courtisans et d’adorateurs, qui ne semblaient pas se rappeler qu’ils avaient conduit à l’échafaud de White Hall le père du nouveau roi, un homme, en costume de lieutenant de mousquetaires, regardait, le sourire sur ses lèvres minces et spirituelles, tantôt le peuple qui vociférait ses bénédictions, tantôt le prince qui jouait l’émotion et qui saluait surtout les femmes dont les bouquets venaient tomber sous les pieds de son cheval.

– Quel beau métier que celui de roi ! disait cet homme, entraîné dans sa contemplation, et si bien absorbé qu’il s’arrêta au milieu du chemin, laissant défiler le cortège.

Voici en vérité un prince cousu d’or et de diamants comme un Salomon, émaillé de fleurs comme une prairie printanière ; il va puiser à pleines mains dans l’immense coffre où ses sujets très fidèles aujourd’hui, naguère très infidèles, lui ont amassé une ou deux charretées de lingots d’or. On lui jette des bouquets à l’enfouir dessous, et il y a deux mois, s’il se fût présenté, on lui eût envoyé autant de boulets et de balles qu’aujourd’hui on lui envoie de fleurs.

Décidément, c’est quelque chose que de naître d’une certaine façon, n’en déplaise aux vilains qui prétendent que peu leur importe de naître vilains.

Le cortège défilait toujours, et, avec le roi, les acclamations commençaient à s’éloigner dans la direction du palais, ce qui n’empêchait pas notre officier d’être fort bousculé.

– Mordioux ! continuait le raisonneur, voilà bien des gens qui me marchent sur les pieds et qui me regardent comme fort peu, ou plutôt comme rien du tout, attendu qu’ils sont anglais et que je suis français. Si l’on demandait à tous ces gens-là : « Qu'est-ce que M. d’Artagnan ? » ils répondraient : « Nescio vos. » Mais qu’on leur dise : « Voilà le roi qui passe, voilà M. Monck qui passe », ils vont hurler : « Vive le roi ! Vive M. Monck ! » jusqu’à ce que leurs poumons leur refusent le service. « Cependant, continua-t-il en regardant, de ce regard si fin et parfois si fier, s’écouler la foule, cependant, réfléchissez un peu, bonnes gens, à ce que votre roi Charles a fait, à ce que M. Monck a fait, puis songez à ce qu’a fait ce pauvre inconnu qu’on appelle M. d’Artagnan. Il est vrai que vous ne le savez pas puisqu’il est inconnu, ce qui vous empêche peut-être de réfléchir. Mais, bah ! qu’importe ! ce n’empêche pas Charles II d’être un grand roi, quoiqu’il ait été exilé douze ans, et M. Monck d’être un grand capitaine, quoiqu’il ait fait le voyage de France dans une boîte. Or donc, puisqu’il est reconnu que l’un est un grand roi et l’autre un grand capitaine : Hurrah for the king Charles II ! Hurrah for the captain Monck !

Et sa voix se mêla aux voix des milliers de spectateurs, qu’elle domina un moment ; et, pour mieux faire l’homme dévoué, il leva son feutre en l’air. Quelqu’un lui arrêta le bras au beau milieu de son expansif loyalisme. (On appelait ainsi en 1660 ce qu’on appelle aujourd’hui royalisme.)

– Athos ! s’écria d’Artagnan. Vous ici ?

Et les deux amis s’embrassèrent.

– Vous ici ! et étant ici, continua le mousquetaire, vous n’êtes pas au milieu de tous les courtisans, mon cher comte ? Quoi ! vous le héros de la fête, vous ne chevauchez pas au côté gauche de Sa Majesté restaurée, comme M. Monck chevauche à son côté droit ! En vérité, je ne comprends rien à votre caractère ni à celui du prince qui vous doit tant.

– Toujours railleur, mon cher d’Artagnan, dit Athos. Ne vous corrigerez-vous donc jamais de ce vilain défaut ?

– Mais enfin, vous ne faites point partie du cortège ?

– Je ne fais point partie du cortège, parce que je ne l’ai point voulu.

– Et pourquoi ne l’avez-vous point voulu ?

– Parce que je ne suis ni envoyé, ni ambassadeur, ni représentant du roi de France, et qu’il ne me convient pas de me montrer ainsi près d’un autre roi que Dieu ne m’a pas donné pour maître.

– Mordioux ! vous vous montriez bien près du roi son père.

– C'est autre chose, ami : celui-là allait mourir.

– Et cependant ce que vous avez fait pour celui-ci…

– Je l’ai fait parce que je devais le faire. Mais, vous le savez, je déplore toute ostentation. Que le roi Charles II, qui n’a plus besoin de moi, me laisse donc maintenant dans mon repos et dans mon ombre, c’est tout ce que je réclame de lui.

D'Artagnan soupira.

– Qu'avez-vous ? lui dit Athos, on dirait que cet heureux retour du roi à Londres vous attriste, mon ami, vous qui cependant avez fait au moins autant que moi pour Sa Majesté.

– N'est-ce pas, répondit d’Artagnan en riant de son rire gascon, que j’ai fait aussi beaucoup pour Sa Majesté, sans que l’on s’en doute ?

– Oh ! oui s’écria Athos ; et le roi le sait bien, mon ami.

– Il le sait, fit amèrement le mousquetaire ; par ma foi ! je ne m’en doutais pas, et je tâchais même en ce moment de l’oublier.

– Mais lui, mon ami, n’oubliera point, je vous en réponds.

– Vous me dites cela pour me consoler un peu, Athos.

– Et de quoi ?

– Mordioux ! de toutes les dépenses que j’ai faites. Je me suis ruiné, mon ami, ruiné pour la restauration de ce jeune prince qui vient de passer en cabriolant sur son cheval isabelle.

– Le roi ne sait pas que vous vous êtes ruiné, mon ami, mais il sait qu’il vous doit beaucoup.

– Cela m’avance-t-il en quelque chose, Athos ? dites ! car enfin, je vous rends justice, vous avez noblement travaillé. Mais, moi qui, en apparence, ai fait manquer votre combinaison, c’est moi qui en réalité l’ai fait réussir. Suivez bien mon calcul : vous n’eussiez peut-être pas, par la persuasion et la douceur, convaincu le général Monck, tandis que moi je l’ai si rudement mené, ce cher général, que j’ai fourni à votre prince l’occasion de se montrer généreux ; cette générosité lui a été inspirée par le fait de ma bienheureuse bévue, Charles se la voit payer par la restauration que Monck lui a faite.

– Tout cela, cher ami, est d’une vérité frappante, répondit Athos.

– Et bien ! toute frappante qu’est cette vérité, il n’en est pas moins vrai, cher ami, que je m’en retournerai, fort chéri de M. Monck, qui m’appelle my dear captain toute la journée, bien que je ne sois ni son cher, ni capitaine, et fort apprécié du roi, qui a déjà oublié mon nom ; il n’en est pas moins vrai, dis-je, que je m’en retournerai dans ma belle patrie, maudit par les soldats que j’avais levés dans l’espoir d’une grosse solde, maudit du brave Planchet, à qui j’ai emprunté une partie de sa fortune.

– Comment cela ? et que diable vient faire Planchet dans tout ceci ?

– Eh ! oui, mon cher : ce roi si pimpant, si souriant, si adoré, M. Monck se figure l’avoir rappelé, vous vous figurez l’avoir soutenu, je me figure l’avoir ramené, le peuple se figure l’avoir reconquis, lui-même se figure avoir négocié de façon à être restauré, et rien de tout cela n’est vrai, cependant : Charles II, roi d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande, a été remis sur son trône par un épicier de France qui demeure rue des Lombards et qu’on appelle Planchet. Ce que c’est que la grandeur ! « Vanité ! dit l’Écriture ; vanité ! tout est vanité ! »

Athos ne put s’empêcher de rire de la boutade de son ami.

– Cher d’Artagnan, dit-il en lui serrant affectueusement la main, ne seriez-vous plus philosophe ? N'est-ce plus pour vous une satisfaction que de m’avoir sauvé la vie comme vous le fîtes en arrivant si heureusement avec Monck, quand ces damnés parlementaires voulaient me brûler vif ?

– Voyons, voyons, dit d’Artagnan, vous l’aviez un peu méritée, cette brûlure, mon cher comte.

– Comment ! pour avoir sauvé le million du roi Charles ?

– Quel million ?

– Ah ! c’est vrai, vous n’avez jamais su cela, vous, mon ami ; mais il ne faut pas m’en vouloir, ce n’était pas mon secret. Ce mot Remember ! que le roi Charles a prononcé sur l’échafaud…

– Et qui veut dire Souviens-toi ?

– Parfaitement. Ce mot signifiait : Souviens-toi qu’il y a un million enterré dans les caves de Newcastle, et que ce million appartient à mon fils.

– Ah ! très bien, je comprends. Mais ce que je comprends aussi, et ce qu’il y a d’affreux, c’est que, chaque fois que Sa Majesté Charles II pensera à moi, il se dira : « Voilà un homme qui a cependant manqué me faire perdre ma couronne. Heureusement j’ai été généreux, grand, plein de présence d’esprit. » Voilà ce que dira de moi et de lui ce jeune gentilhomme au pourpoint noir très râpé, qui vint au château de Blois, son chapeau à la main, me demander si je voulais bien lui accorder entrée chez le roi de France.

– D'Artagnan ! d’Artagnan ! dit Athos en posant sa main sur l’épaule du mousquetaire, vous n’êtes pas juste.

– J'en ai le droit.

– Non, car vous ignorez l’avenir.

D'Artagnan regarda son ami entre les yeux et se mit à rire.

– En vérité, mon cher Athos, dit-il, vous avez des mots superbes que je n’ai connus qu’à vous et à M. le cardinal Mazarin.

Athos fit un mouvement.

– Pardon, continua d’Artagnan en riant, pardon si je vous offense. L'avenir ! hou ! les jolis mots que les mots qui promettent, et comme ils remplissent bien la bouche à défaut d’autre chose ! Mordioux ! après en avoir tant trouvé qui promettent, quand donc en trouverai-je un qui donne ? Mais laissons cela, continua d’Artagnan. Que faites-vous ici, mon cher Athos ? êtes-vous trésorier du roi ?

– Comment ! trésorier du roi ?

– Oui, puisque le roi possède un million, il lui faut un trésorier. Le roi de France, qui est sans un sou, a bien un surintendant des finances, M. Fouquet. Il est vrai qu’en échange M. Fouquet a bon nombre de millions, lui.

– Oh ! notre million est dépensé depuis longtemps, dit à son tour en riant Athos.

– Je comprends, il a passé en satin, en pierreries, en velours et en plumes de toute espèce et de toute couleur. Tous ces princes et toutes ces princesses avaient grand besoin de tailleurs et de lingères… Eh ! Athos, vous souvenez-vous de ce que nous dépensâmes pour nous équiper, nous autres, lors de la campagne de La Rochelle, et pour faire aussi notre entrée à cheval ? Deux ou trois mille livres, par ma foi ! mais un corsage de roi est plus ample, et il faut un million pour en acheter l’étoffe. Au moins, dites, Athos, si vous n’êtes pas trésorier, vous êtes bien en cour ?

– Foi de gentilhomme, je n’en sais rien, répondit simplement Athos.

– Allons donc ! vous n’en savez rien ?

– Non, je n’ai pas revu le roi depuis Douvres.

– Alors, c’est qu’il vous a oublié aussi, mordioux ! c’est régalant !

– Sa Majesté a eu tant d’affaires !

– Oh ! s’écria d’Artagnan avec une de ces spirituelles grimaces comme lui seul savait en faire, voilà, sur mon honneur, que je me reprends d’amour pour monsignor Giulio Mazarini. Comment ! mon cher Athos, le roi ne vous a pas revu ?

– Non.

– Et vous n’êtes pas furieux ?

– Moi ! pourquoi ? Est-ce que vous vous figurez, mon cher d’Artagnan, que c’est pour le roi que j’ai agi de la sorte ? Je ne le connais pas, ce jeune homme. J'ai défendu le père, qui représentait un principe sacré pour moi, et je me suis laissé aller vers le fils toujours par sympathie pour ce même principe. Au reste, c’était un digne chevalier, une noble créature mortelle, que ce père, vous vous le rappelez.

– C'est vrai, un brave et excellent homme, qui fit une triste vie, mais une bien belle mort.

– Eh bien ! mon cher d’Artagnan, comprenez ceci : à ce roi, à cet homme de cœur, à cet ami de ma pensée, si j’ose le dire, je jurai à l’heure suprême de conserver fidèlement le secret d’un dépôt qui devait être remis à son fils pour l’aider dans l’occasion ; ce jeune homme m’est venu trouver ; il m’a raconté sa misère, il ignorait que je fusse autre chose pour lui qu’un souvenir vivant de son père, j’ai accompli envers Charles II ce que j’avais promis à Charles Ier, voilà tout. Que m’importe donc qu’il soit ou non reconnaissant ! C'est à moi que j’ai rendu service en me délivrant de cette responsabilité, et non à lui.

– J'ai toujours dit, répondit d’Artagnan avec un soupir, que le désintéressement était la plus belle chose du monde.

– Eh bien ! quoi ! cher ami, reprit Athos, vous-même n’êtes-vous pas dans la même situation que moi ? Si j’ai bien compris vos paroles, vous vous êtes laissé toucher par le malheur de ce jeune homme ; c’est de votre part bien plus beau que de la mienne, car moi, j’avais un devoir à accomplir, tandis que vous, vous ne deviez absolument rien au fils du martyr. Vous n’aviez pas, vous, à lui payer le prix de cette précieuse goutte de sang qu’il laissa tomber sur mon front du plancher de son échafaud. Ce qui vous a fait agir, vous, c’est le cœur uniquement, le cœur noble et bon que vous avez sous votre apparent scepticisme, sous votre sarcastique ironie ; vous avez engagé la fortune d’un serviteur, la vôtre peut-être, je vous en soupçonne, bienfaisant avare ! et l’on méconnaît votre sacrifice.

« Qu'importe ! voulez-vous rendre à Planchet son argent ? Je comprends cela, mon ami, car il ne convient pas qu’un gentilhomme emprunte à son inférieur sans lui rendre capital et intérêts. Eh bien ! je vendrai La Fère s’il le faut, ou, s’il n’est besoin, quelque petite ferme. Vous paierez Planchet, et il restera, croyez-moi, encore assez de grain pour nous deux et pour Raoul dans mes greniers. De cette façon, mon ami, vous n’aurez d’obligation qu’à vous-même, et, si je vous connais bien, ce ne sera pas pour votre esprit une mince satisfaction que de vous dire : « J'ai fait un roi. » Ai-je raison ?

– Athos ! Athos ! murmura d’Artagnan rêveur, je vous l’ai dit une fois, le jour où vous prêcherez, j’irai au sermon ; le jour où vous me direz qu’il y a un enfer, mordioux ! j’aurai peur du gril et des fourches. Vous êtes meilleur que moi, ou plutôt meilleur que tout le monde, et je ne me reconnais qu’un mérite, celui de n’être pas jaloux. Hors ce défaut, Dieu me damne ! comme disent les Anglais, j’ai tous les autres.

– Je ne connais personne qui vaille d’Artagnan, répliqua Athos ; mais nous voici arrivés tout doucement à la maison que j’habite. Voulez-vous entrer chez moi, mon ami ?

– Eh ! mais c’est la taverne de la Corne-du-Cerf, ce me semble ? dit d’Artagnan.

– Je vous avoue, mon ami, que je l’ai un peu choisie pour cela. J'aime les anciennes connaissances, j’aime à m’asseoir à cette place où je me suis laissé tomber tout abattu de fatigue, tout abîmé de désespoir, lorsque vous revîntes le 30 janvier au soir.

– Après avoir découvert la demeure du bourreau masqué ? Oui, ce fut un terrible jour !

– Venez donc alors, dit Athos en l’interrompant.

Ils entrèrent dans la salle autrefois commune. La taverne en général, et cette salle commune en particulier, avaient subi de grandes transformations ; l’ancien hôte des mousquetaires, devenu assez riche pour un hôtelier, avait fermé boutique et fait de cette salle dont nous parlions un entrepôt de denrées coloniales. Quant au reste de la maison, il le louait tout meublé aux étrangers.

Ce fut avec une indicible émotion que d’Artagnan reconnut tous les meubles de cette chambre du premier étage : les boiseries, les tapisseries et jusqu’à cette carte géographique que Porthos étudiait si amoureusement dans ses loisirs.

– Il y a onze ans ! s’écria d’Artagnan. Mordioux ! il me semble qu’il y a un siècle.

– Et à moi qu’il y a un jour, dit Athos. Voyez-vous la joie que j’éprouve, mon ami, à penser que je vous tiens là, que je serre votre main, que je puis jeter bien loin l’épée et le poignard, toucher sans défiance à ce flacon de xérès. Oh ! cette joie, en vérité, je ne pourrais vous l’exprimer que si nos deux amis étaient là, aux deux angles de cette table, et Raoul, mon bien-aimé Raoul, sur le seuil, à nous regarder avec ses grands yeux si brillants et si doux !

– Oui, oui, dit d’Artagnan fort ému, c’est vrai. J'approuve surtout cette première partie de votre pensée : il est doux de sourire là où nous avons si légitimement frissonné, en pensant que d’un moment à l’autre M. Mordaunt pouvait apparaître sur le palier.

En ce moment la porte s’ouvrit, et d’Artagnan, tout brave qu’il était, ne put retenir un léger mouvement d’effroi.

Athos le comprit et souriant :

– C'est notre hôte, dit-il, qui m’apporte quelque lettre.

– Oui, milord, dit le bonhomme, j’apporte en effet une lettre à Votre Honneur.

– Merci, dit Athos prenant la lettre sans regarder. Dites-moi, mon cher hôte, vous ne reconnaissez pas Monsieur ?

Le vieillard leva la tête et regarda attentivement d’Artagnan.

– Non, dit-il.

– C'est, dit Athos, un de ces amis dont je vous ai parlé, et qui logeait ici avec moi il y a onze ans.

– Oh ! dit le vieillard, il a logé ici tant d’étrangers !

– Mais nous y logions, nous, le 30 janvier 1649 ajouta Athos, croyant stimuler par cet éclaircissement la mémoire paresseuse de l’hôte.

– C'est possible, répondit-il en souriant, mais il y a si longtemps !

Il salua et sortit.

– Merci, dit d’Artagnan, faites des exploits, accomplissez des révolutions, essayez de graver votre nom dans la pierre ou sur l’airain avec de fortes épées ; il y a quelque chose de plus rebelle, de plus dur, de plus oublieux que le fer, l’airain et la pierre, c’est le crâne vieilli du premier logeur enrichi dans son commerce ; il ne me reconnaît pas ! Eh bien ! moi, je l’eusse vraiment reconnu.

Athos, tout en souriant, décachetait la lettre.

– Ah ! dit-il, une lettre de Parry.

– Oh ! oh ! fit d’Artagnan, lisez mon ami, lisez, elle contient sans doute du nouveau.

Athos secoua la tête et lut :

« Monsieur le comte, Le roi a éprouvé bien du regret de ne pas vous voir aujourd’hui près de lui à son entrée ; Sa Majesté me charge de vous le mander et de la rappeler à votre souvenir. Sa Majesté attendra Votre Honneur ce soir même, au palais de Saint James, entre neuf et onze heures.

Je suis avec respect, monsieur le comte, de Votre Honneur, Le très humble et très obéissant serviteur, Parry. »

– Vous le voyez, mon cher d’Artagnan, dit Athos, il ne faut pas désespérer du cœur des rois.

– N'en désespérez pas, vous avez raison, repartit d’Artagnan.

– Oh ! cher, bien cher ami, reprit Athos, à qui l’imperceptible amertume de d’Artagnan n’avait pas échappé, pardon. Aurais-je blessé, sans le vouloir, mon meilleur camarade ?

– Vous êtes fou, Athos, et la preuve, c’est que je vais vous conduire jusqu’au château, jusqu’à la porte, s’entend ; cela me promènera.

– Vous entrerez avec moi, mon ami, je veux dire à Sa Majesté…

– Allons donc ! répliqua d’Artagnan avec une fierté vraie et pure de tout mélange, s’il est quelque chose de pire que de mendier soi-même, c’est de faire mendier par les autres.

– Çà ! partons, mon ami, la promenade sera charmante ; je veux, en passant, vous montrer la maison de M. Monck, qui m’a retiré chez lui : une belle maison, ma foi ! Être général en Angleterre rapporte plus que d’être maréchal en France, savez-vous ?

Athos se laissa emmener, tout triste de cette gaieté qu’affectait d’Artagnan.

Toute la ville était dans l’allégresse ; les deux amis se heurtaient à chaque moment contre des enthousiastes, qui leur demandaient dans leur ivresse de crier : « Vive le bon roi Charles ! ». D'Artagnan répondait par un grognement, et Athos par un sourire. Ils arrivèrent ainsi jusqu’à la maison de Monck, devant laquelle, comme nous l’avons dit, il fallait passer, en effet, pour se rendre au palais de Saint-James.

Athos et d’Artagnan parlèrent peu durant la route, par cela même qu’ils eussent eu sans doute trop de choses à se dire s’ils eussent parlé. Athos pensait que, parlant, il semblerait témoigner de la joie, et que cette joie pourrait blesser d’Artagnan. Celui-ci, de son côté, craignait, en parlant, de laisser percer une aigreur qui le rendrait gênant pour Athos.

C'était une singulière émulation de silence entre le contentement et la mauvaise humeur. D'Artagnan céda le premier à cette démangeaison qu’il éprouvait d’habitude à l’extrémité de la langue.

– Vous rappelez-vous, Athos, dit-il, le passage des Mémoires de d’Aubigné, dans lequel ce dévoué serviteur, gascon comme moi, pauvre comme moi, et j’allais presque dire brave comme moi, raconte les ladreries de Henri IV ? Mon père m’a toujours dit, je m’en souviens, que M. d’Aubigné était menteur. Mais pourtant, examinez comme tous les princes issus du grand Henri chassent de race !

– Allons, allons, d’Artagnan, dit Athos, les rois de France avares ? Vous êtes fou, mon ami.

– Oh ! vous ne convenez jamais des défauts d’autrui, vous qui êtes parfait. Mais, en réalité, Henri IV était avare, Louis XIII, son fils, l’était aussi ; nous en savons quelque chose, n’est-ce pas ? Gaston poussait ce vice à l’exagération, et s’est fait sous ce rapport détester de tout ce qui l’entourait. Henriette, pauvre femme ! a bien fait d’être avare, elle qui ne mangeait pas tous les jours et ne se chauffait pas tous les ans ; et c’est un exemple qu’elle a donné à son fils Charles deuxième, petit-fils du grand Henri IV, avare comme sa mère et comme son grand-père. Voyons, ai-je bien déduit la généalogie des avares ?

– D'Artagnan, mon ami, s’écria Athos, vous êtes bien rude pour cette race d’aigles qu’on appelle les Bourbons.

– Et j’oubliais le plus beau !… l’autre petit-fils du Béarnais, Louis quatorzième, mon ex-maître. Mais j’espère qu’il est avare, celui-là, qui n’a pas voulu prêter un million à son frère Charles ! Bon ! je vois que vous vous fâchez. Nous voilà, par bonheur, près de ma maison, ou plutôt près de celle de mon ami M. Monck.

– Cher d’Artagnan, vous ne me fâchez point, vous m’attristez ; il est cruel, en effet, de voir un homme de votre mérite à côté de la position que ses services lui eussent dû acquérir ; il me semble que votre nom, cher ami, est aussi radieux que les plus beaux noms de guerre et de diplomatie. Dites-moi si les Luynes, si les Bellegarde et les Bassompierre ont mérité comme nous la fortune et les honneurs ; vous avez raison, cent fois raison, mon ami.

D'Artagnan soupira, et précédant son ami sous le porche de la maison que Monck habitait au fond de la Cité :

– Permettez, dit-il, que je laisse chez moi ma bourse ; car si, dans la foule, ces adroits filous de Londres, qui nous sont fort vantés, même à Paris, me volaient le reste de mes pauvres écus, je ne pourrais plus retourner en France. Or, content je suis parti de France et fou de joie j’y retourne, attendu que toutes mes préventions d’autrefois contre l’Angleterre me sont revenues, accompagnées de beaucoup d’autres.

Athos ne répondit rien.

– Ainsi donc, cher ami, lui dit d’Artagnan, une seconde et je vous suis. Je sais bien que vous êtes pressé d’aller là-bas recevoir vos récompenses ; mais, croyez-le bien, je ne suis pas moins pressé de jouir de votre joie, quoique de loin… Attendez-moi.

Et d’Artagnan franchissait déjà le vestibule, lorsqu’un homme, moitié valet, moitié soldat, qui remplissait chez Monck les fonctions de portier et de garde, arrêta notre mousquetaire en lui disant en anglais :

– Pardon, milord d’Artagnan !

– Eh bien ! répliqua celui-ci, quoi ? Est-ce que le général aussi me congédie ?… Il ne me manque plus que d’être expulsé par lui !

Ces mots, dits en français, ne touchèrent nullement celui à qui on les adressait, et qui ne parlait qu’un anglais mêlé de l’écossais le plus rude. Mais Athos en fut navré, car d’Artagnan commençait à avoir l’air d’avoir raison.

L'Anglais montra une lettre à d’Artagnan.

From the general, dit-il.

– Bien, c’est cela ; mon congé, répliqua le Gascon. Faut-il lire, Athos ?

– Vous devez vous tromper, dit Athos, ou je ne connais plus d’honnêtes gens que vous et moi.

D'Artagnan haussa les épaules et décacheta la lettre, tandis que l’Anglais, impassible, approchait de lui une grosse lanterne dont la lumière devait l’aider à lire.

– Eh bien ! qu’avez-vous ? dit Athos voyant changer la physionomie du lecteur.

– Tenez, lisez vous-même, dit le mousquetaire.

Athos prit le papier et lut :

« Monsieur d’Artagnan, le roi a regretté bien vivement que vous ne fussiez pas venu à Saint-Paul avec son cortège. Sa Majesté dit que vous lui avez manqué comme vous me manquiez aussi à moi, cher capitaine. Il n’y a qu’un moyen de réparer tout cela. Sa Majesté m’attend à neuf heures au palais de Saint-James ; voulez-vous vous y trouver en même temps que moi ? Sa Très Gracieuse Majesté vous fixe cette heure pour l’audience qu’elle vous accorde. »

La lettre était de Monck.

Chapitre XXXIII – L'audience §

– Eh bien ? s’écria Athos avec un doux reproche, lorsque d’Artagnan eut lu la lettre qui lui était adressée par Monck.

– Eh bien ! dit d’Artagnan, rouge de plaisir et un peu de honte de s’être tant pressé d’accuser le roi et Monck, c’est une politesse… qui n’engage à rien, c’est vrai… mais enfin c’est une politesse.

– J'avais bien de la peine à croire le jeune prince ingrat, dit Athos.

– Le fait est que son présent est bien près encore de son passé, répliqua d’Artagnan ; mais enfin, jusqu’ici tout me donnait raison.

– J'en conviens, cher ami, j’en conviens. Ah ! voilà votre bon regard revenu. Vous ne sauriez croire combien je suis heureux.

– Ainsi, voyez, dit d’Artagnan, Charles II reçoit M. Monck à neuf heures, moi il me recevra à dix heures ; c’est une grande audience, de celles que nous appelons au Louvre distribution d’eau bénite de cour. Allons nous mettre sous la gouttière, mon cher ami, allons.

Athos ne lui répondit rien, et tous deux se dirigèrent, en pressant le pas, vers le palais de Saint-James que la foule envahissait encore, pour apercevoir aux vitres les ombres des courtisans et les reflets de la personne royale. Huit heures sonnaient quand les deux amis prirent place dans la galerie pleine de courtisans et de solliciteurs. Chacun donna un coup d’œil à ces habits simples et de forme étrangère, à ces deux têtes si nobles, si pleines de caractère et de signification. De leur côté, Athos et d’Artagnan, après avoir en deux regards mesuré toute cette assemblée, se remirent à causer ensemble. Un grand bruit se fit tout à coup aux extrémités de la galerie : c’était le général Monck qui entrait, suivi de plus de vingt officiers qui quêtaient un de ses sourires, car il était la veille encore maître de l’Angleterre, et on supposait un beau lendemain au restaurateur de la famille des Stuarts.

– Messieurs, dit Monck en se détournant, désormais, je vous prie, souvenez-vous que je ne suis plus rien. Naguère encore je commandais la principale armée de la république ; maintenant cette armée est au roi, entre les mains de qui je vais remettre, d’après son ordre, mon pouvoir d’hier.

Une grande surprise se peignit sur tous les visages, et le cercle d’adulateurs et de suppliants qui serrait Monck l’instant d’auparavant s’élargit peu à peu et finit par se perdre dans les grandes ondulations de la foule. Monck allait faire antichambre comme tout le monde. D'Artagnan ne put s’empêcher d’en faire la remarque au comte de La Fère, qui fronça le sourcil. Soudain la porte du cabinet de Charles s’ouvrit, et le jeune roi parut, précédé de deux officiers de sa maison.

– Bonsoir, messieurs, dit-il. Le général Monck est-il ici ?

– Me voici, Sire, répliqua le vieux général.

Charles courut à lui et lui prit les mains avec une fervente amitié.

– Général, dit tout haut le roi, je viens de signer votre brevet ; vous êtes duc d’Albermale, et mon intention est que nul ne vous égale en puissance et en fortune dans ce royaume, où, le noble Montrose excepté, nul ne vous a égalé en loyauté, en courage et en talent. Messieurs, le duc est commandant général de nos armées de terre et de mer, rendez-lui vos devoirs, s’il vous plaît, en cette qualité.

Tandis que chacun s’empressait auprès du général, qui recevait tous ces hommages sans perdre un instant son impassibilité ordinaire, d’Artagnan dit à Athos :

– Quand on pense que ce duché, ce commandement des armées de terre et de mer, toutes ces grandeurs, en un mot, ont tenu dans une boîte de six pieds de long sur trois pieds de large !

– Ami, répliqua Athos, de bien plus imposantes grandeurs tiennent dans des boîtes moins grandes encore ; elles renferment pour toujours…

Tout à coup Monck aperçut les deux gentilshommes qui se tenaient à l’écart, attendant que le flot se fût retiré. Il se fit passage et alla vers eux, en sorte qu’il les surprit au milieu de leurs philosophiques réflexions.

– Vous parliez de moi, dit-il avec un sourire.

– Milord, répondit Athos, nous parlions aussi de Dieu.

Monck réfléchit un moment et reprit gaiement :

– Messieurs, parlons aussi un peu du roi, s’il vous plaît ; car vous avez, je crois, audience de Sa Majesté.

– À neuf heures, dit Athos.

– À dix heures, dit d’Artagnan.

– Entrons tout de suite dans ce cabinet, répondit Monck faisant signe à ses deux compagnons de le précéder, ce à quoi ni l’un ni l’autre ne voulut consentir.

Le roi, pendant ce débat tout français, était revenu au centre de la galerie.

– Oh ! mes Français, dit-il de ce ton d’insouciante gaieté que, malgré tant de chagrins et de traverses, il n’avait pu perdre. Les Français, ma consolation !

Athos et d’Artagnan s’inclinèrent.

– Duc, conduisez ces messieurs dans ma salle d’étude. Je suis à vous, messieurs, ajouta-t-il en français.

Et il expédia promptement sa cour pour revenir à ses Français, comme il les appelait.

– Monsieur d’Artagnan, dit-il en entrant dans son cabinet, je suis aise de vous revoir.

– Sire, ma joie est au comble de saluer Votre Majesté dans son palais de Saint-James.

– Monsieur, vous m’avez voulu rendre un bien grand service, et je vous dois de la reconnaissance Si je ne craignais pas d’empiéter sur les droits de notre commandant général, je vous offrirais quelque poste digne de vous près de notre personne.

– Sire, répliqua d’Artagnan, j’ai quitté le service du roi de France en faisant à mon prince la promesse de ne servir aucun roi.

– Allons, dit Charles, voilà qui me rend très malheureux, j’eusse aimé à faire beaucoup pour vous, vous me plaisez.

– Sire…

– Voyons, dit Charles avec un sourire, ne puis-je vous faire manquer à votre parole ? Duc, aidez-moi. Si l’on vous offrait, c’est-à-dire si je vous offrais, moi, le commandement général de mes mousquetaires ?

D'Artagnan s’inclinant plus bas que la première fois :

– J'aurais le regret de refuser ce que Votre Gracieuse Majesté m’offrirait, dit-il ; un gentilhomme n’a que sa parole, et cette parole, j’ai eu l’honneur de le dire à Votre Majesté, est engagée au roi de France.

– N'en parlons donc plus, dit le roi en se tournant vers Athos.

Et il laissa d’Artagnan plongé dans les plus vives douleurs du désappointement.

– Ah ! je l’avais bien dit, murmura le mousquetaire : paroles ! eau bénite de cour ! Les rois ont toujours un merveilleux talent pour vous offrir ce qu’ils savent que nous n’accepterons pas, et se montrer généreux sans risque. Sot !… triple sot que j’étais d’avoir un moment espéré !

Pendant ce temps, Charles prenait la main d’Athos.

– Comte, lui dit-il, vous avez été pour moi un second père ; le service que vous m’avez rendu ne se peut payer. J'ai songé à vous récompenser cependant. Vous fûtes créé par mon père chevalier de la Jarretière ; c’est un ordre que tous les rois d’Europe ne peuvent porter ; par la reine régente, chevalier du Saint-Esprit, qui est un ordre non moins illustre ; j’y joins cette Toison d’or que m’a envoyée le roi de France, à qui le roi d’Espagne, son beau-père, en avait donné deux à l’occasion de son mariage ; mais, en revanche, j’ai un service à vous demander.

– Sire, dit Athos avec confusion, la Toison d’or à moi ! quand le roi de France est le seul de mon pays qui jouisse de cette distinction !

– Je veux que vous soyez en votre pays et partout l’égal de tous ceux que les souverains auront honorés de leur faveur, dit Charles en tirant la chaîne de son cou ; et j’en suis sûr, comte, mon père me sourit du fond de son tombeau.

« Il est cependant étrange, se dit d’Artagnan tandis que son ami recevait à genoux l’ordre éminent que lui conférait le roi, il est cependant incroyable que j’aie toujours vu tomber la pluie des prospérités sur tous ceux qui m’entourent, et que pas une goutte ne m’ait jamais atteint ! Ce serait à s’arracher les cheveux si l’on était jaloux, ma parole d’honneur ! »

Athos se releva, Charles l’embrassa tendrement.

– Général, dit-il à Monck.

Puis, s’arrêtant, avec un sourire :

– Pardon, c’est duc que je voulais dire. Voyez-vous, si je me trompe, c’est que le mot duc est encore trop court pour moi… Je cherche toujours un titre qui l’allonge… J'aimerais à vous voir si près de mon trône que je pusse vous dire, comme à Louis XIV : Mon frère. Oh ! j’y suis, et vous serez presque mon frère, car je vous fais vice-roi d’Irlande et d’Écosse, mon cher duc… De cette façon, désormais, je ne me tromperai plus.

Le duc saisit la main du roi, mais sans enthousiasme, sans joie, comme il faisait toute chose. Cependant son cœur avait été remué par cette dernière faveur. Charles, en ménageant habilement sa générosité, avait laissé au duc le temps de désirer… quoiqu’il n’eût pu désirer autant qu’on lui donnait.

– Mordioux ! grommela d’Artagnan, voilà l’averse qui recommence. Oh ! c’est à en perdre la cervelle.

Et il se tourna d’un air si contrit et si comiquement piteux, que le roi ne put retenir un sourire. Monck se préparait à quitter le cabinet pour prendre congé de Charles.

– Eh bien ! quoi ! mon féal, dit le roi au duc, vous partez ?

– S'il plaît à Votre Majesté ; car, en vérité, je suis bien las… L'émotion de la journée m’a exténué : j’ai besoin de repos.

– Mais, dit le roi, vous ne partez pas sans M. d’Artagnan, j’espère !

– Pourquoi, Sire ? dit le vieux guerrier.

– Mais, dit le roi, vous le savez bien, pourquoi.

Monck regarda Charles avec étonnement.

– J'en demande bien pardon à Votre Majesté, dit-il, je ne sais pas… ce qu’elle veut dire.

– Oh ! c’est possible ; mais si vous oubliez, vous, M. d’Artagnan n’oublie pas.

L'étonnement se peignit sur le visage du mousquetaire.

– Voyons, duc, dit le roi, n’êtes-vous pas logé avec M. d’Artagnan ?

– J'ai l’honneur d’offrir un logement à M. d’Artagnan, oui, Sire.

– Cette idée vous est venue de vous-même et à vous seul ?

– De moi-même et à moi seul, oui, Sire.

– Eh bien ! mais il n’en pouvait être différemment… Le prisonnier est toujours au logis de son vainqueur.

Monck rougit à son tour.

– Ah ! c’est vrai, je suis prisonnier de M. d’Artagnan.

– Sans doute, Monck, puisque vous ne vous êtes pas encore racheté ; mais ne vous inquiétez pas, c’est moi qui vous ai arraché à M. d’Artagnan, c’est moi qui paierai votre rançon.

Les yeux de d’Artagnan reprirent leur gaieté et leur brillant ; le Gascon commençait à comprendre. Charles s’avança vers lui.

– Le général, dit-il, n’est pas riche et ne pourrait vous payer ce qu’il vaut. Moi, je suis plus riche certainement ; mais à présent que le voilà duc, et si ce n’est roi, du moins presque roi, il vaut une somme que je ne pourrais peut-être pas payer. Voyons, monsieur d’Artagnan, ménagez-moi : combien vous dois-je ?

D'Artagnan, ravi de la tournure que prenait la chose, mais se possédant parfaitement, répondit :

– Sire, Votre Majesté a tort de s’alarmer. Lorsque j’eus le bonheur de prendre Sa Grâce, M. Monck n’était que général ; ce n’est donc qu’une rançon de général qui m’est due. Mais que le général veuille bien me rendre son épée, et je me tiens pour payé, car il n’y a au monde que l’épée du général qui vaille autant que lui.

Odds fish ! comme disait mon père, s’écria Charles II ; voilà un galant propos et un galant homme, n’est-ce pas, duc ?

– Sur mon honneur ! répondit le duc, oui, Sire.

Et il tira son épée.

– Monsieur, dit-il à d’Artagnan, voilà ce que vous demandez. Beaucoup ont tenu de meilleures lames ; mais, si modeste que soit la mienne, je ne l’ai jamais rendue à personne.

D'Artagnan prit avec orgueil cette épée qui venait de faire un roi.

– Oh ! oh ! s’écria Charles II : quoi ! une épée qui m’a rendu mon trône sortirait de mon royaume et ne figurerait pas un jour parmi les joyaux de ma couronne ? Non, sur mon âme ! cela ne sera pas ! Capitaine d’Artagnan, je donne deux cent mille livres de cette épée : si c’est trop peu, dites-le-moi.

– C'est trop peu, Sire, répliqua d’Artagnan avec un sérieux inimitable. Et d’abord je ne veux point la vendre ; mais Votre Majesté désire, et c’est là un ordre. J'obéis donc ; mais le respect que je dois à l’illustre guerrier qui m’entend me commande d’estimer à un tiers de plus le gage de ma victoire. Je demande donc trois cent mille livres de l’épée, ou je la donne pour rien à Votre Majesté.

Et, la prenant par la pointe, il la présenta au roi. Charles II se mit à rire aux éclats.

– Galant homme et joyeux compagnon ! Odds fish ! n’est-ce pas, duc ? n’est-ce pas, comte ? Il me plaît et je l’aime. Tenez, chevalier d’Artagnan, dit-il, prenez ceci.

Et, allant à une table, il prit une plume et écrivit un bon de trois cent mille livres sur son trésorier.

D'Artagnan le prit, et se tournant gravement vers Monck :

– J'ai encore demandé trop peu, je le sais, dit-il ; mais croyez-moi, monsieur le duc, j’eusse aimé mieux mourir que de me laisser guider par l’avarice.

Le roi se remit à rire comme le plus heureux cokney de son royaume.

– Vous reviendrez me voir avant de partir, chevalier, dit-il ; j’aurai besoin d’une provision de gaieté, maintenant que mes Français vont être partis.

– Ah ! Sire, il n’en sera pas de la gaieté comme de l’épée du duc, et je la donnerai gratis à Votre Majesté, répliqua d’Artagnan, dont les pieds ne touchaient plus la terre.

– Et vous, comte, ajouta Charles en se tournant vers Athos, revenez aussi, j’ai un important message à vous confier. Votre main, duc.

Monck serra la main du roi.

– Adieu, messieurs, dit Charles en tendant chacune de ses mains aux deux Français, qui y posèrent leurs lèvres.

– Eh bien ! dit Athos quand ils furent dehors, êtes-vous content ?

– Chut ! dit d’Artagnan tout ému de joie ; je ne suis pas encore revenu de chez le trésorier… la gouttière peut me tomber sur la tête.

Chapitre XXXIV – De l’embarras des richesses §

D'Artagnan ne perdit pas de temps, et sitôt que la chose fut convenable et opportune, il rendit visite au seigneur trésorier de Sa Majesté.

Il eut alors la satisfaction d’échanger un morceau de papier, couvert d’une fort laide écriture, contre une quantité prodigieuse d’écus frappés tout récemment à l’effigie de Sa Très Gracieuse Majesté Charles II.

D'Artagnan se rendait facilement maître de lui-même ; toutefois, en cette occasion, il ne put s’empêcher de témoigner une joie que le lecteur comprendra peut-être, s’il daigne avoir quelque indulgence pour un homme qui, depuis sa naissance, n’avait jamais vu tant de pièces et de rouleaux de pièces juxtaposés dans un ordre vraiment agréable à l’œil. Le trésorier renferma tous ces rouleaux dans des sacs, ferma chaque sac d’une estampille aux armes d’Angleterre, faveur que les trésoriers n’accordent pas à tout le monde.

Puis, impassible et tout juste aussi poli qu’il devait l’être envers un homme honoré de l’amitié du roi, il dit à d’Artagnan :

– Emportez votre argent, monsieur.

Votre argent ! Ce mot fit vibrer mille cordes que d’Artagnan n’avait jamais senties en son cœur. Il fit charger les sacs sur un petit chariot et revint chez lui méditant profondément. Un homme qui possède trois cent mille livres ne peut plus avoir le front uni : une ride par chaque centaine de mille livres, ce n’est pas trop.

D'Artagnan s’enferma, ne dîna point, refusa sa porte à tout le monde, et, la lampe allumée, le pistolet armé sur la table, il veilla toute la nuit, rêvant au moyen d’empêcher que ces beaux écus, qui du coffre royal avaient passé dans ses coffres à lui, ne passassent de ses coffres dans les poches d’un larron quelconque. Le meilleur moyen que trouva le Gascon, ce fut d’enfermer son trésor momentanément sous des serrures assez solides pour que nul poignet ne les brisât, assez compliquées pour que nulle clef banale ne les ouvrît.

D'Artagnan se souvint que les Anglais sont passés maîtres en mécanique et en industrie conservatrice ; il résolut d’aller dès le lendemain à la recherche d’un mécanicien qui lui vendît un coffre-fort. Il n’alla pas bien loin. Le sieur Will Jobson, domicilié dans Piccadilly, écouta ses propositions, comprit ses désastres, et lui promit de confectionner une serrure de sûreté qui le délivrât de toute crainte pour l’avenir.

– Je vous donnerai, dit-il, un mécanisme tout nouveau. À la première tentative un peu sérieuse faite sur votre serrure, une plaque invisible s’ouvrira, un petit canon également invisible vomira un joli boulet de cuivre du poids d’un marc, qui jettera bas le maladroit, non sans un bruit notable. Qu'en pensez-vous ?

– Je dis que c’est vraiment ingénieux, s’écria d’Artagnan ; le petit boulet de cuivre me plaît véritablement. Çà, monsieur le mécanicien, les conditions ?

– Quinze jours pour l’exécution, et quinze mille livres payables à la livraison, répondit l’artiste.

D'Artagnan fronça le sourcil. Quinze jours étaient un délai suffisant pour que tous les filous de Londres eussent fait disparaître chez lui la nécessité d’un coffre-fort. Quant aux quinze mille livres, c’était payer bien cher ce qu’un peu de vigilance lui procurerait pour rien.

– Je réfléchirai, fit-il ; merci, monsieur.

Et il retourna chez lui au pas de course ; personne n’avait encore approché du trésor.

Le jour même, Athos vint rendre visite à son ami et le trouva soucieux au point qu’il lui en manifesta sa surprise.

– Comment ! vous voilà riche, dit-il, et pas gai ! vous qui désiriez tant la richesse…

– Mon ami, les plaisirs auxquels on n’est pas habitué gênent plus que les chagrins dont on avait l’habitude. Un avis, s’il vous plaît. Je puis vous demander cela, à vous qui avez toujours eu de l’argent : quand on a de l’argent, qu’en fait-on ?

– Cela dépend.

– Qu'avez-vous fait du vôtre, pour qu’il ne fît de vous ni un avare ni un prodigue ? Car l’avarice dessèche le cœur, et la prodigalité le noie… n’est-ce pas ?

– Fabricius ne dirait pas plus juste. Mais, en vérité, mon argent ne m’a jamais gêné.

– Voyons, le placez-vous sur les rentes ?

– Non ; vous savez que j’ai une assez belle maison et que cette maison compose le meilleur de mon bien.

– Je le sais.

– En sorte que vous serez aussi riche que moi, plus riche même quand vous le voudrez, par le même moyen.

– Mais les revenus, les encaissez-vous ?

– Non.

– Que pensez-vous d’une cachette dans un mur plein ?

– Je n’en ai jamais fait usage.

– C'est qu’alors vous avez quelque confident, quelque homme d’affaires sûr, et qui vous paie l’intérêt à un taux honnête.

– Pas du tout.

– Mon Dieu ! que faites-vous alors ?

– Je dépense tout ce que j’ai, et je n’ai que ce que je dépense, mon cher d’Artagnan.

– Ah ! voilà. Mais vous êtes un peu prince, vous, et quinze à seize mille livres de revenu vous fondent dans les doigts ; et puis vous avez des charges, de la représentation.

– Mais je ne vois pas que vous soyez beaucoup moins grand seigneur que moi, mon ami, et votre argent vous suffira bien juste.

– Trois cent mille livres ! Il y a là deux tiers de superflu.

– Pardon, mais il me semblait que vous m’aviez dit… j’ai cru entendre, enfin… je me figurais que vous aviez un associé…

– Ah ! mordioux ! c’est vrai ! s’écria d’Artagnan en rougissant, il y a Planchet. J'oubliais Planchet, sur ma vie !… Eh bien ! voilà mes cent mille écus entamés… C'est dommage, le chiffre était rond, bien sonnant… C'est vrai, Athos, je ne suis plus riche du tout. Quelle mémoire vous avez !

– Assez bonne, oui, Dieu merci !

– Ce brave Planchet, grommela d’Artagnan, il n’a pas fait là un mauvais rêve. Quelle spéculation, peste ! Enfin, ce qui est dit, est dit.

– Combien lui donnez-vous ?

– Oh ! fit d’Artagnan, ce n’est pas un mauvais garçon, je m’arrangerai toujours bien avec lui ; j’ai eu du mal, voyez-vous, des frais, tout cela doit entrer en ligne de compte.

– Mon cher, je suis bien sûr de vous, dit tranquillement Athos, et je n’ai pas peur pour ce bon Planchet ; ses intérêts sont mieux dans vos mains que dans les siennes ; mais à présent que vous n’avez plus rien à faire ici, nous partirons si vous m’en croyez. Vous irez remercier Sa Majesté, lui demander ses ordres, et, dans six jours, nous pourrons apercevoir les tours de Notre-Dame.

– Mon ami, je brûle en effet de partir, et de ce pas je vais présenter mes respects au roi.

– Moi, dit Athos, je vais saluer quelques personnes par la ville, et ensuite je suis à vous.

– Voulez-vous me prêter Grimaud ?

– De tout mon cœur… Qu'en comptez-vous faire ?

– Quelque chose de fort simple et qui ne le fatiguera pas, je le prierai de me garder mes pistolets qui sont sur la table, à côté des coffres que voici.

– Très bien, répliqua imperturbablement Athos.

– Et il ne s’éloignera point, n’est-ce pas ?

– Pas plus que les pistolets eux-mêmes.

– Alors, je m’en vais chez Sa Majesté. Au revoir.

D'Artagnan arriva en effet au palais de Saint-James, où Charles II, qui écrivait sa correspondance, lui fit faire antichambre une bonne heure.

D'Artagnan, tout en se promenant dans la galerie, des portes aux fenêtres, et des fenêtres aux portes, crut bien voir un manteau pareil à celui d’Athos traverser les vestibules ; mais au moment où il allait vérifier le fait, l’huissier l’appela chez Sa Majesté.

Charles II se frottait les mains tout en recevant les remerciements de notre ami.

– Chevalier, dit-il, vous avez tort de m’être reconnaissant ; je n’ai pas payé le quart de ce qu’elle vaut l’histoire de la boîte où vous avez mis ce brave général… je veux dire cet excellent duc d’Albermale.

Et le roi rit aux éclats.

D'Artagnan crut ne pas devoir interrompre Sa Majesté et fit le gros dos avec modestie.

– À propos, continua Charles, vous a-t-il vraiment pardonné, mon cher Monck ?

– Pardonné ! mais j’espère que oui, Sire.

– Eh !… c’est que le tour était cruel… Odds fish ! encaquer comme un hareng le premier personnage de la révolution anglaise ! À votre place, je ne m’y fierais pas, chevalier.

– Mais, Sire…

– Je sais bien que Monck vous appelle son ami… Mais il a l’œil bien profond pour n’avoir pas de mémoire, et le sourcil bien haut pour n’être pas fort orgueilleux ; vous savez, grande supercilium.

« J'apprendrai le latin, bien sûr », se dit d’Artagnan.

– Tenez, s’écria le roi enchanté, il faut que j’arrange votre réconciliation ; je saurai m’y prendre de telle sorte…

D'Artagnan se mordit la moustache.

– Votre Majesté me permet de lui dire la vérité ?

– Dites, chevalier, dites.

– Eh bien ! Sire, vous me faites une peur affreuse… Si Votre Majesté arrange mon affaire, comme elle paraît en avoir envie, je suis un homme perdu, le duc me fera assassiner.

Le roi partit d’un nouvel éclat de rire, qui changea en épouvante la frayeur de d’Artagnan.

– Sire, de grâce, promettez-moi de me laisser traiter cette négociation ; et puis, si vous n’avez plus besoin de mes services…

– Non, chevalier. Vous voulez partir ? répondit Charles avec une hilarité de plus en plus inquiétante.

– Si Votre Majesté n’a plus rien à me demander.

Charles redevint à peu près sérieux.

– Une seule chose. Voyez ma sœur, lady Henriette. Vous connaît-elle ?

– Non, Sire ; mais… un vieux soldat comme moi n’est pas un spectacle agréable pour une jeune et joyeuse princesse.

– Je veux, vous dis-je, que ma sœur vous connaisse ; je veux qu’elle puisse au besoin compter sur vous.

– Sire, tout ce qui est cher à Votre Majesté sera sacré pour moi.

– Bien… Parry ! viens, mon bon Parry.

La porte latérale s’ouvrit, et Parry entra, le visage rayonnant dès qu’il eut aperçu le chevalier.

– Que fait Rochester ? dit le roi.

– Il est sur le canal avec les dames, répliqua Parry.

– Et Buckingham ?

– Aussi.

– Voilà qui est au mieux. Tu conduiras le chevalier près de Villiers… c’est le duc de Buckingham, chevalier… et tu prieras le duc de présenter M. d’Artagnan à lady Henriette.

Parry s’inclina et sourit à d’Artagnan.

– Chevalier, continua le roi, c’est votre audience de congé ; vous pourrez ensuite partir quand il vous plaira.

– Sire, merci !

– Mais faites bien votre paix avec Monck.

– Oh ! Sire…

– Vous savez qu’il y a un de mes vaisseaux à votre disposition ?

– Mais, Sire, vous me comblez, et je ne souffrirai jamais que des officiers de Votre Majesté se dérangent pour moi.

Le roi frappa sur l’épaule de d’Artagnan.

– Personne ne se dérange pour vous, chevalier, mais bien pour un ambassadeur que j’envoie en France et à qui vous servirez volontiers, je crois, de compagnon, car vous le connaissez.

D'Artagnan regarda étonné.

– C'est un certain comte de La Fère… celui que vous appelez Athos, ajouta le roi en terminant la conversation, comme il l’avait commencée, par un joyeux éclat de rire. Adieu, chevalier, adieu ! Aimez-moi comme je vous aime.

Et là-dessus, faisant un signe à Parry pour lui demander si quelqu’un n’attendait pas dans un cabinet voisin, le roi disparut dans ce cabinet, laissant la place au chevalier, tout étourdi de cette singulière audience.

Le vieillard lui prit le bras amicalement et l’emmena vers les jardins.

Chapitre XXXV – Sur le canal §

Sur le canal aux eaux d’un vert opaque, bordé de margelles de marbre où le temps avait déjà semé ses taches noires et des touffes d’herbes moussues, glissait majestueusement une longue barque plate, pavoisée aux armes d’Angleterre, surmontée d’un dais et tapissée de longues étoffes damassées qui traînaient leurs franges dans l’eau. Huit rameurs, pesant mollement sur les avirons, la faisaient mouvoir sur le canal avec la lenteur gracieuse des cygnes, qui, troublés dans leur antique possession par le sillage de la barque, regardaient de loin passer cette splendeur et ce bruit. Nous disons ce bruit, car la barque renfermait quatre joueurs de guitare et de luth, deux chanteurs et plusieurs courtisans, tout chamarrés d’or et de pierreries, lesquels montraient leurs dents blanches à l’envi pour plaire à lady Stuart, petite-fille de Henri IV, fille de Charles Ier, sœur de Charles II, qui occupait sous le dais de cette barque la place d’honneur. Nous connaissons cette jeune princesse, nous l’avons vue au Louvre avec sa mère, manquant de bois, manquant de pain, nourrie par le coadjuteur et les parlements. Elle avait donc, comme ses frères, passé une dure jeunesse ; puis tout à coup elle venait de se réveiller de ce long et horrible rêve, assise sur les degrés d’un trône, entourée de courtisans et de flatteurs.

Comme Marie Stuart au sortir de la prison, elle aspirait donc la vie et la liberté, et, de plus, la puissance et la richesse.

Lady Henriette en grandissant était devenue une beauté remarquable que la restauration qui venait d’avoir lieu avait rendue célèbre. Le malheur lui avait ôté l’éclat de l’orgueil, mais la prospérité venait de le lui rendre. Elle resplendissait dans sa joie et son bien-être, pareille à ces fleurs de serre qui, oubliées pendant une nuit aux premières gelées d’automne, ont penché la tête, mais qui le lendemain, réchauffées à l’atmosphère dans laquelle elles sont nées, se relèvent plus splendides que jamais. Lord Villiers de Buckingham, fils de celui qui joue un rôle si célèbre dans les premiers chapitres de cette histoire, lord Villiers de Buckingham, beau cavalier, mélancolique avec les femmes, rieur avec les hommes, et Vilmot de Rochester, rieur avec les deux sexes, se tenaient en ce moment debout devant lady Henriette, et se disputaient le privilège de la faire sourire.

Quant à cette jeune et belle princesse, adossée à un coussin de velours brodé d’or, les mains inertes et pendantes qui trempaient dans l’eau, elle écoutait nonchalamment les musiciens sans les entendre, et elle entendait les deux courtisans sans avoir l’air de les écouter. C'est que lady Henriette, cette créature pleine de charmes, cette femme qui joignait les grâces de la France à celles de l’Angleterre, n’ayant pas encore aimé, était cruelle dans sa coquetterie.

Aussi le sourire, cette naïve faveur des jeunes filles, n’éclairait pas même son visage, et si parfois elle levait les yeux, c’était pour les attacher avec tant de fixité sur l’un ou l’autre cavalier, que leur galanterie, si effrontée qu’elle fût d’habitude, s’en alarmait et en devenait timide.

Cependant le bateau marchait toujours, les musiciens faisaient rage, et les courtisans commençaient à s’essouffler comme eux. D'ailleurs, la promenade paraissait sans doute monotone à la princesse, car, secouant tout à coup la tête d’impatience :

– Allons, dit-elle, assez comme cela, messieurs, rentrons.

– Ah ! madame, dit Buckingham, nous sommes bien malheureux, nous n’avons pu réussir à faire trouver la promenade agréable à Votre Altesse.

– Ma mère m’attend, répondit lady Henriette ; puis, je vous l’avouerai franchement, messieurs, je m’ennuie.

Et tout en disant ce mot cruel, la princesse essayait de consoler par un regard chacun des deux jeunes gens, qui paraissaient consternés d’une pareille franchise. Le regard produisit son effet, les deux visages s’épanouirent ; mais aussitôt, comme si la royale coquette eût pensé qu’elle venait de faire trop pour de simples mortels, elle fit un mouvement, tourna le dos à ses deux orateurs et parut se plonger dans une rêverie à laquelle il était évident qu’ils n’avaient aucune part. Buckingham se mordit les lèvres avec colère, car il était véritablement amoureux de lady Henriette, et, en cette qualité, il prenait tout au sérieux. Rochester se les mordit aussi ; mais, comme son esprit dominait toujours son cœur, ce fut purement et simplement pour réprimer un malicieux éclat de rire. La princesse laissait donc errer sur la berge aux gazons fins et fleuris ses yeux, qu’elle détournait des deux jeunes gens. Elle aperçut au loin Parry et d’Artagnan.

– Qui vient là-bas ? demanda-t-elle.

Les deux jeunes gens firent volte-face avec la rapidité de l’éclair.

– Parry, répondit Buckingham, rien que Parry.

– Pardon, dit Rochester, mais je lui vois un compagnon, ce me semble.

– Oui d’abord, reprit la princesse avec langueur ; puis, que signifient ces mots : « Rien que Parry », dites, milord ?

– Parce que, madame, répliqua Buckingham piqué, parce que le fidèle Parry, l’errant Parry, l’éternel Parry, n’est pas, je crois, de grande importance.

– Vous vous trompez, monsieur le duc : Parry, l’errant Parry, comme vous dites, a erré toujours pour le service de ma famille, et voir ce vieillard est toujours pour moi un doux spectacle.

Lady Henriette suivait la progression ordinaire aux jolies femmes, et surtout aux femmes coquettes ; elle passait du caprice à la contrariété ; le galant avait subi le caprice, le courtisan devait plier sous l’humeur contrariante.

Buckingham s’inclina, mais ne répondit point.

– Il est vrai, madame, dit Rochester en s’inclinant à son tour, que Parry est le modèle des serviteurs ; mais, madame, il n’est plus jeune, et nous ne rions, nous, qu’en voyant les choses gaies. Est-ce bien gai, un vieillard ?

– Assez, milord, dit sèchement lady Henriette, ce sujet de conversation me blesse.

Puis, comme se parlant à elle-même :

– Il est vraiment inouï, continua-t-elle, combien les amis de mon frère ont peu d’égards pour ses serviteurs !

– Ah ! madame, s’écria Buckingham, Votre Grâce me perce le cœur avec un poignard forgé par ses propres mains.

– Que veut dire cette phrase tournée en manière de madrigal français, monsieur le duc ? Je ne la comprends pas.

– Elle signifie, madame, que vous-même, si bonne, si charmante, si sensible, vous avez ri quelquefois, pardon, je voulais dire souri, des radotages futiles de ce bon Parry, pour lequel Votre Altesse se fait aujourd’hui d’une si merveilleuse susceptibilité.

– Eh bien ! milord, dit lady Henriette, si je me suis oubliée à ce point, vous avez tort de me le rappeler.

Et elle fit un mouvement d’impatience.

– Ce bon Parry veut me parler, je crois. Monsieur de Rochester, faites donc aborder, je vous prie.

Rochester s’empressa de répéter le commandement de la princesse. Une minute après, la barque touchait le rivage.

– Débarquons, messieurs, dit lady Henriette en allant chercher le bras que lui offrait Rochester, bien que Buckingham fût plus près d’elle et eût présenté le sien.

Alors Rochester, avec un orgueil mal dissimulé qui perça d’outre en outre le cœur du malheureux Buckingham, fit traverser à la princesse le petit pont que les gens de l’équipage avaient jeté du bateau royal sur la berge.

– Où va Votre Grâce ? demanda Rochester.

– Vous le voyez, milord, vers ce bon Parry qui erre, comme disait milord Buckingham, et me cherche avec ses yeux affaiblis par les larmes qu’il a versées sur nos malheurs.

– Oh ! mon Dieu ! dit Rochester, que Votre Altesse est triste aujourd’hui, madame ! nous avons, en vérité, l’air de lui paraître des fous ridicules.

– Parlez pour vous, milord, interrompit Buckingham avec dépit ; moi, je déplais tellement à Son Altesse que je ne lui parais absolument rien.

Ni Rochester ni la princesse ne répondirent ; on vit seulement lady Henriette entraîner son cavalier d’une course plus rapide. Buckingham resta en arrière et profita de cet isolement pour se livrer, sur son mouchoir, à des morsures tellement furieuses que la batiste fut mise en lambeaux au troisième coup de dents.

– Parry, bon Parry, dit la princesse avec sa petite voix, viens par ici ; je vois que tu me cherches, et j’attends.

– Ah ! madame, dit Rochester venant charitablement au secours de son compagnon, demeuré, comme nous l’avons dit, en arrière, si Parry ne voit pas Votre Altesse, l’homme qui le suit est un guide suffisant, même pour un aveugle ; car, en vérité, il a des yeux de flamme ; c’est un fanal à double lampe que cet homme.

– Éclairant une fort belle et fort martiale figure, dit la princesse décidée à rompre en visière à tout propos.

Rochester s’inclina.

– Une de ces vigoureuses têtes de soldat comme on n’en voit qu’en France, ajouta la princesse avec la persévérance de la femme sûre de l’impunité.

Rochester et Buckingham se regardèrent comme pour se dire : « Mais qu’a-t-elle donc ? »

– Voyez, monsieur de Buckingham, ce que veut Parry, dit lady Henriette : allez.

Le jeune homme, qui regardait cet ordre comme une faveur, reprit courage et courut au-devant de Parry, qui, toujours suivi par d’Artagnan, s’avançait avec lenteur du côté de la noble compagnie. Parry marchait avec lenteur à cause de son âge. D'Artagnan marchait lentement et noblement, comme devait marcher d’Artagnan doublé d’un tiers de million, c’est-à-dire sans forfanterie, mais aussi sans timidité. Lorsque Buckingham, qui avait mis un grand empressement à suivre les intentions de la princesse, laquelle s’était arrêtée sur un banc de marbre, comme fatiguée des quelques pas qu’elle venait de faire, lorsque Buckingham, disons-nous, ne fut plus qu’à quelques pas de Parry, celui-ci le reconnut.

– Ah ! milord, dit-il tout essoufflé, Votre Grâce veut-elle obéir au roi ?

– En quoi, monsieur Parry ? demanda le jeune homme avec une sorte de froideur tempérée par le désir d’être agréable à la princesse.

– Eh bien ! Sa Majesté prie Votre Grâce de présenter Monsieur à lady Henriette Stuart.

– Monsieur qui, d’abord ? demanda le duc avec hauteur.

D'Artagnan, on le sait, était facile à effaroucher ; le ton de milord Buckingham lui déplut. Il regarda le courtisan à la hauteur des yeux, et deux éclairs brillèrent sous ses sourcils froncés. Puis, faisant un effort sur lui-même :

– Monsieur le chevalier d’Artagnan, milord, répondit-il tranquillement.

– Pardon, monsieur, mais ce nom m’apprend votre nom, voilà tout.

– C'est-à-dire ?

– C'est-à-dire que je ne vous connais pas.

– Je suis plus heureux que vous, monsieur, répondit d’Artagnan, car, moi, j’ai eu l’honneur de connaître beaucoup votre famille et particulièrement milord duc de Buckingham, votre illustre père.

– Mon père ? fit Buckingham. En effet, monsieur, il me semble maintenant me rappeler… M. le chevalier d’Artagnan, dites-vous ?

D'Artagnan s’inclina.

– En personne, dit-il.

– Pardon, n’êtes-vous point l’un de ces Français qui eurent avec mon père certains rapports secrets ?

– Précisément, monsieur le duc, je suis un de ces Français-là.

– Alors, monsieur, permettez-moi de vous dire qu’il est étrange que mon père, de son vivant, n’ait jamais entendu parler de vous.

– Non, monsieur, mais il en a entendu parler au moment de sa mort ; c’est moi qui lui ai fait passer, par le valet de chambre de la reine Anne d’Autriche, l’avis du danger qu’il courait ; malheureusement l’avis est arrivé trop tard.

– N'importe ! monsieur, dit Buckingham, je comprends maintenant qu’ayant eu l’intention de rendre un service au père, vous veniez réclamer la protection du fils.

– D'abord, milord, répondit flegmatiquement d’Artagnan, je ne réclame la protection de personne. Sa Majesté le roi Charles II, à qui j’ai eu l’honneur de rendre quelques services (il faut vous dire, monsieur, que ma vie s’est passée à cette occupation), le roi Charles II, donc, qui veut bien m’honorer de quelque bienveillance, a désiré que je fusse présenté à lady Henriette, sa sœur, à laquelle j’aurai peut-être aussi le bonheur d’être utile dans l’avenir. Or, le roi vous savait en ce moment auprès de Son Altesse, et m’a adressé à vous, par l’entremise de Parry. Il n’y a pas d’autre mystère. Je ne vous demande absolument rien, et si vous ne voulez pas me présenter à Son Altesse, j’aurai la douleur de me passer de vous et la hardiesse de me présenter moi-même.

– Au moins, monsieur, répliqua Buckingham, qui tenait à avoir le dernier mot, vous ne reculerez pas devant une explication provoquée par vous.

– Je ne recule jamais, monsieur, dit d’Artagnan.

– Vous devez savoir alors, puisque vous avez eu des rapports secrets avec mon père, quelque détail particulier ?

– Ces rapports sont déjà loin de nous, monsieur, car vous n’étiez pas encore né, et pour quelques malheureux ferrets de diamant que j’ai reçus de ses mains et rapportés en France, ce n’est vraiment pas la peine de réveiller tant de souvenirs.

– Ah ! monsieur, dit vivement Buckingham en s’approchant de d’Artagnan et en lui tendant la main, c’est donc vous ! vous que mon père a tant cherché et qui pouviez tant attendre de nous !

– Attendre, monsieur ! en vérité, c’est là mon fort, et toute ma vie j’ai attendu.

Pendant ce temps, la princesse, lasse de ne pas voir venir à elle l’étranger, s’était levée et s’était approchée.

– Au moins, monsieur, dit Buckingham, n’attendrez-vous point cette présentation que vous réclamez de moi.

Alors, se retournant et s’inclinant devant lady Henriette :

– Madame, dit le jeune homme, le roi votre frère désire que j’aie l’honneur de présenter à Votre Altesse M. le chevalier d’Artagnan.

– Pour que Votre Altesse ait au besoin un appui solide et un ami sûr, ajouta Parry.

D'Artagnan s’inclina.

– Vous avez encore quelque chose à dire, Parry ? répondit lady Henriette souriant à d’Artagnan, tout en adressant la parole au vieux serviteur.

– Oui, madame, le roi désire que Votre Altesse garde religieusement dans sa mémoire le nom et se souvienne du mérite de M. d’Artagnan, à qui Sa Majesté doit, dit-elle, d’avoir recouvré son royaume.

Buckingham, la princesse et Rochester se regardèrent étonnés.

– Cela, dit d’Artagnan, est un autre petit secret dont, selon toute probabilité, je ne me vanterai pas au fils de Sa Majesté le roi Charles II, comme j’ai fait à vous à l’endroit des ferrets de diamant.

– Madame, dit Buckingham, Monsieur vient, pour la seconde fois, de rappeler à ma mémoire un événements qui excite tellement ma curiosité, que j’oserai vous demander la permission de l’écarter un instant de vous, pour l’entretenir en particulier.

– Faites, milord, dit la princesse, mais rendez bien vite à la sœur cet ami si dévoué au frère.

Et elle reprit le bras de Rochester, pendant que Buckingham prenait celui de d’Artagnan.

– Oh ! racontez-moi donc, chevalier, dit Buckingham, toute cette affaire des diamants, que nul ne sait en Angleterre, pas même le fils de celui qui en fut le héros.

– Milord, une seule personne avait le droit de raconter toute cette affaire, comme vous dites, c’était votre père ; il a jugé à propos de se taire, je vous demanderai la permission de l’imiter.

Et d’Artagnan s’inclina en homme sur lequel il est évident qu’aucune instance n’aura de prise.

– Puisqu’il en est ainsi, monsieur, dit Buckingham, pardonnez-moi mon indiscrétion, je vous prie ; et si quelque jour, moi aussi, j’allais en France…

Et il se retourna pour donner un dernier regard à la princesse, qui ne s’inquiétait guère de lui, toute occupée qu’elle était ou paraissait être de la conversation de Rochester.

Buckingham soupira.

– Eh bien ? demanda d’Artagnan.

– Je disais donc que si quelque jour, moi aussi, j’allais en France…

– Vous irez, milord, dit en souriant d’Artagnan, c’est moi qui vous en réponds.

– Et pourquoi cela ?

– Oh ! j’ai d’étranges manières de prédiction, moi ; et une fois que je prédis, je me trompe rarement. Si donc vous venez en France ?

– Eh bien ! monsieur, vous à qui les rois demandent cette précieuse amitié qui leur rend des couronnes, j’oserai vous demander un peu de ce grand intérêt que vous avez voué à mon père.

– Milord, répondit d’Artagnan, croyez que je me tiendrai pour fort honoré, si, là-bas, vous voulez bien encore vous souvenir que vous m’avez vu ici. Et maintenant, permettez…

Se retournant alors vers lady Henriette :

– Madame, dit-il, Votre Altesse est fille de France, et, en cette qualité, j’espère la revoir à Paris. Un de mes jours heureux sera celui où Votre Altesse me donnera un ordre quelconque qui me rappelle, à moi, qu’elle n’a point oublié les recommandations de son auguste frère.

Et il s’inclina devant la jeune princesse, qui lui donna sa main à baiser avec une grâce toute royale.

– Ah ! madame, dit tout bas Buckingham, que faudrait-il faire pour obtenir de Votre Altesse une pareille faveur ?

– Dame ! milord, répondit lady Henriette, demandez à M. d’Artagnan, il vous le dira.

Chapitre XXXVI – Comment d’Artagnan tira, comme eût fait une fée, une maison de plaisance d’une boîte de sapin §

Les paroles du roi, touchant l’amour-propre de Monck, n’avaient pas inspiré à d’Artagnan une médiocre appréhension. Le lieutenant avait eu toute sa vie le grand art de choisir ses ennemis, et lorsqu’il les avait pris implacables et invincibles, c’est qu’il n’avait pu, sous aucun prétexte, faire autrement. Mais les points de vue changent beaucoup dans la vie. C'est une lanterne magique dont l’œil de l’homme modifie chaque année les aspects. Il en résulte que, du dernier jour d’une année où l’on voyait blanc, au premier jour de l’autre où l’on verra noir, il n’y a que l’espace d’une nuit. Or, d’Artagnan, lorsqu’il partit de Calais avec ses dix sacripants, se souciait aussi peu de prendre à partie Goliath, Nabuchodonosor ou Holopherne, que de croiser l’épée avec une recrue, ou que de discuter avec son hôtesse. Alors il ressemblait à l’épervier qui à jeun attaque un bélier. La faim aveugle. Mais d’Artagnan rassasié, d’Artagnan riche, d’Artagnan vainqueur, d’Artagnan fier d’un triomphe si difficile, d’Artagnan avait trop à perdre pour ne pas compter chiffre à chiffre avec la mauvaise fortune probable.

Il songeait donc, tout en revenant de sa présentation, à une seule chose, c’est-à-dire à ménager un homme aussi puissant que Monck, un homme que Charles ménageait aussi, tout roi qu’il était ; car, à peine établi, le protégé pouvait encore avoir besoin du protecteur, et ne lui refuserait point par conséquent, le cas échéant, la mince satisfaction de déporter M. d’Artagnan, ou de le renfermer dans quelque tour du Middlesex, ou de le faire un peu noyer dans le trajet maritime de Douvres à Boulogne. Ces sortes de satisfactions se rendent de rois à vice-rois, sans tirer autrement à conséquence.

Il n’était même pas besoin que le roi fût actif dans cette contrepartie de la pièce où Monck prendrait sa revanche. Le rôle du roi se bornerait tout simplement à pardonner au vice-roi d’Irlande tout ce qu’il aurait entrepris contre d’Artagnan. Il ne fallait rien autre chose pour mettre la conscience du duc d’Albermale en repos qu’un te absolvo dit en riant, ou le griffonnage du Charles, the king, tracé au bas d’un parchemin ; et avec ces deux mots prononcés, ou ces trois mots écrits, le pauvre d’Artagnan était à tout jamais enterré sous les ruines de son imagination. Et puis, chose assez inquiétante pour un homme aussi prévoyant que l’était notre mousquetaire, il se voyait seul, et l’amitié d’Athos ne suffisait point pour le rassurer. Certes, s’il se fût agi d’une bonne distribution de coups d’épée, le mousquetaire eût compté sur son compagnon ; mais dans des délicatesses avec un roi, lorsque le peut-être d’un hasard malencontreux viendrait aider à la justification de Monck ou de Charles II, d’Artagnan connaissait assez Athos pour être sûr qu’il ferait la plus belle part à la loyauté du survivant, et se contenterait de verser force larmes sur la tombe du mort, quitte, si le mort était son ami, à composer ensuite son épitaphe avec les superlatifs les plus pompeux.

« Décidément, pensait le Gascon, et cette pensée était le résultat des réflexions qu’il venait de faire tout bas, et que nous venons de faire tout haut, décidément il faut que je me réconcilie avec M. Monck, et que j’acquière la preuve de sa parfaite indifférence pour le passé. Si, ce qu’à Dieu ne plaise, il est encore maussade et réservé dans l’expression de ce sentiment, je donne mon argent à emporter à Athos, je demeure en Angleterre juste assez de temps pour le dévoiler ; puis, comme j’ai l’œil vif et le pied léger, je saisis le premier signe hostile, je décampe, je me cache chez milord de Buckingham, qui me paraît bon diable au fond, et auquel, en récompense de son hospitalité, je raconte alors toute cette histoire de diamants, qui ne peut plus compromettre qu’une vieille reine, laquelle peut bien passer, étant la femme d’un ladre vert comme M. de Mazarin, pour avoir été autrefois la maîtresse d’un beau seigneur comme Buckingham. Mordioux ! c’est dit, et ce Monck ne me surmontera pas. Eh ! d’ailleurs, une idée ! »

On sait que ce n’étaient pas, en général, les idées qui manquaient à d’Artagnan. C'est que, pendant son monologue, d’Artagnan venait de se boutonner jusqu’au menton, et rien n’excitait en lui l’imagination comme cette préparation à un combat quelconque, nommée accinction par les Romains. Il arriva tout échauffé au logis du duc d’Albermale. On l’introduisit chez le vice-roi avec une célérité qui prouvait qu’on le regardait comme étant de la maison. Monck était dans son cabinet de travail.

– Milord, lui dit d’Artagnan avec cette expression de franchise que le Gascon savait si bien étendre sur son visage rusé, milord, je viens demander un conseil à Votre Grâce.

Monck, aussi boutonné moralement que son antagoniste l’était physiquement, Monck répondit :

– Demandez, mon cher.

Et sa figure présentait une expression non moins ouverte que celle de d’Artagnan.

– Milord, avant toute chose, promettez-moi secret et indulgence.

– Je vous promets tout ce que vous voudrez. Qu'y a-t-il ? dites !

– Il y a, milord, que je ne suis pas tout à fait content du roi.

– Ah ! vraiment ! Et en quoi, s’il vous plaît, mon cher lieutenant ?

– En ce que Sa Majesté se livre parfois à des plaisanteries fort compromettantes pour ses serviteurs, et la plaisanterie, milord, est une arme qui blesse fort les gens d’épée comme nous.

Monck fit tous ses efforts pour ne pas trahir sa pensée ; mais d’Artagnan le guettait avec une attention trop soutenue pour ne pas apercevoir une imperceptible rougeur sur ses joues.

– Mais quant à moi, dit Monck de l’air le plus naturel du monde, je ne suis pas ennemi de la plaisanterie, mon cher monsieur d’Artagnan ; mes soldats vous diront même que bien des fois, au camp, j’entendais fort indifféremment, et avec un certain goût même, les chansons satiriques qui, de l’armée de Lambert, passaient dans la mienne, et qui, bien certainement, eussent écorché les oreilles d’un général plus susceptible que je ne le suis.

– Oh ! milord, fit d’Artagnan, je sais que vous êtes un homme complet, je sais que vous êtes placé depuis longtemps au-dessus des misères humaines, mais il y a plaisanteries et plaisanteries, et certaines, quant à moi, ont le privilège de m’irriter au-delà de toute expression.

– Peut-on savoir lesquelles, my dear ?

– Celles qui sont dirigées contre mes amis ou contre les gens que je respecte, milord.

Monck fit un imperceptible mouvement que d’Artagnan aperçut.

– Et en quoi, demanda Monck, en quoi le coup d’épingle qui égratigne autrui peut-il vous chatouiller la peau ? Contez-moi cela, voyons !

– Milord, je vais vous l’expliquer par une seule phrase ; il s’agissait de vous.

Monck fit un pas vers d’Artagnan.

– De moi ? dit-il.

– Oui, et voilà ce que je ne puis m’expliquer ; mais aussi peut-être est-ce faute de connaître son caractère. Comment le roi a-t-il le cœur de railler un homme qui lui a rendu tant et de si grands services ? Comment comprendre qu’il s’amuse à mettre aux prises un lion comme vous avec un moucheron comme moi ?

– Aussi je ne vois cela en aucune façon, dit Monck.

– Si fait ! Enfin, le roi, qui me devait une récompense, pouvait me récompenser comme un soldat, sans imaginer cette histoire de rançon qui vous touche, milord.

– Non, fit Monck en riant, elle ne me touche en aucune façon, je vous jure.

– Pas à mon endroit, je le comprends ; vous me connaissez, milord, je suis si discret que la tombe paraîtrait bavarde auprès de moi ; mais… comprenez-vous, milord ?

– Non, s’obstina à dire Monck.

– Si un autre savait le secret que je sais…

– Quel secret ?

– Eh ! milord, ce malheureux secret de Newcastle.

– Ah ! le million de M. le comte de La Fère ?

– Non, milord, non ; l’entreprise faite sur Votre Grâce.

– C'était bien joué, chevalier, voilà tout ; et il n’y avait rien à dire ; vous êtes un homme de guerre, brave et rusé à la fois, ce qui prouve que vous réunissez les qualités de Fabius et d’Annibal. Donc, vous avez usé de vos moyens, de la force et de la ruse ; il n’y a rien à dire à cela, et c’était à moi de me garantir.

– Eh ! je le sais, milord, et je n’attendais pas moins de votre impartialité, aussi, s’il n’y avait que l’enlèvement en lui-même, mordioux ! ce ne serait rien ; mais il y a…

– Quoi ?

– Les circonstances de cet enlèvement.

– Quelles circonstances ?

– Vous savez bien, milord, ce que je veux dire.

– Non, Dieu me damne !

– Il y a… c’est qu’en vérité c’est fort difficile à dire.

– Il y a ?

– Eh bien ! il y a cette diable de boîte.

Monck rougit visiblement.

– Cette indignité de boîte, continua d’Artagnan, de boîte en sapin, vous savez ?

– Bon ! je l’oubliais.

– En sapin, continua d’Artagnan, avec des trous pour le nez et la bouche. En vérité, milord, tout le reste était bien ; mais la boîte, la boîte ! décidément, c’était une mauvaise plaisanterie.

Monck se démenait dans tous les sens.

– Et cependant, que j’aie fait cela, reprit d’Artagnan, moi, un capitaine d’aventures, c’est tout simple, parce que, à côté de l’action un peu légère que j’ai commise, mais que la gravité de la situation peut faire excuser, j’ai la circonspection et la réserve.

– Oh ! dit Monck, croyez que je vous connais bien, monsieur d’Artagnan, et que je vous apprécie.

D'Artagnan ne perdait pas Monck de vue, étudiant tout ce qui se passait dans l’esprit du général au fur et à mesure qu’il parlait.

– Mais il ne s’agit pas de moi, reprit-il.

– Enfin, de qui s’agit-il donc ? demanda Monck, qui commençait à s’impatienter.

– Il s’agit du roi, qui jamais ne retiendra sa langue.

– Eh bien ! quand il parlerait, au bout du compte ? dit Monck en balbutiant.

– Milord, reprit d’Artagnan, ne dissimulez pas, je vous en supplie, avec un homme qui parle aussi franchement que je le fais. Vous avez le droit de hérisser votre susceptibilité, si bénigne qu’elle soit. Que diable ! ce n’est pas la place d’un homme sérieux comme vous, d’un homme qui joue avec des couronnes et des sceptres comme un bohémien avec des boules ; ce n’est pas la place d’un homme sérieux, disais-je, que d’être enfermé dans une boîte, ainsi qu’un objet curieux d’histoire naturelle ; car enfin, vous comprenez, ce serait pour faire crever de rire tous vos ennemis, et vous êtes si grand, si noble, si généreux, que vous devez en avoir beaucoup. Ce secret pourrait faire crever de rire la moitié du genre humain si l’on vous représentait dans cette boîte. Or, il n’est pas décent que l’on rie ainsi du second personnage de ce royaume.

Monck perdit tout à fait contenance à l’idée de se voir représenté dans sa boîte.

Le ridicule, comme l’avait judicieusement prévu d’Artagnan, faisait sur lui ce que ni les hasards de la guerre, ni les désirs de l’ambition, ni la crainte de la mort n’avaient pu faire.

« Bon ! pensa le Gascon, il a peur ; je suis sauvé. »

– Oh ! quant au roi, dit Monck, ne craignez rien, cher monsieur d’Artagnan, le roi ne plaisantera pas avec Monck, je vous jure !

L'éclair de ses yeux fut intercepté au passage par d’Artagnan. Monck se radoucit aussitôt.

– Le roi, continua-t-il, est d’un trop noble naturel, le roi a un cœur trop haut placé pour vouloir du mal à qui lui fait du bien.

– Oh ! certainement s’écria d’Artagnan. Je suis entièrement de votre opinion sur le cœur du roi, mais non sur sa tête ; il est bon, mais il est léger.

– Le roi ne sera pas léger avec Monck, soyez tranquille.

– Ainsi, vous êtes tranquille, vous, milord ?

– De ce côté du moins, oui, parfaitement.

– Oh ! je vous comprends, vous êtes tranquille du côté du roi.

– Je vous l’ai dit.

– Mais vous n’êtes pas aussi tranquille du mien ?

– Je croyais vous avoir affirmé que je croyais à votre loyauté et à votre discrétion.

– Sans doute, sans doute ; mais vous réfléchirez à une chose…

– À laquelle ?…

– C'est que je ne suis pas seul, c’est que j’ai des compagnons ; et quels compagnons !

– Oh ! oui, je les connais.

– Malheureusement, milord, et ils vous connaissent aussi.

– Eh bien ?

– Eh bien ! ils sont là-bas, à Boulogne, ils m’attendent.

– Et vous craignez… ?

– Oui, je crains qu’en mon absence… Parbleu ! Si j’étais près d’eux, je répondrais bien de leur silence.

– Avais-je raison de vous dire que le danger, s’il y avait danger, ne viendrait pas de Sa Majesté, quelque peu disposée qu’elle soit à la plaisanterie, mais de vos compagnons, comme vous dites… Être raillé par un roi, c’est tolérable encore, mais par des goujats d’armée… Goddam !

– Oui, je comprends, c’est insupportable ; et voilà pourquoi, milord, je venais vous dire : « Ne croyez-vous pas qu’il serait bon que je partisse pour la France le plus tôt possible ? »

– Certes, si vous croyez que votre présence…

– Impose à tous ces coquins ? De cela, oh ! j’en suis sûr, milord.

– Votre présence n’empêchera point le bruit de se répandre s’il a transpiré déjà.

– Oh ! il n’a point transpiré, milord, je vous le garantis. En tout cas, croyez que je suis bien déterminé à une grande chose.

– Laquelle ?

– À casser la tête au premier qui aura propagé ce bruit et au premier qui l’aura entendu. Après quoi, je reviens en Angleterre chercher un asile et peut-être de l’emploi auprès de Votre Grâce.

– Oh ! revenez, revenez !

– Malheureusement, milord, je ne connais que vous, ici, et je ne vous trouverai plus, ou vous m’aurez oublié dans vos grandeurs.

– Écoutez, monsieur d’Artagnan, répondit Monck, vous êtes un charmant gentilhomme, plein d’esprit et de courage ; vous méritez toutes les fortunes de ce monde ; venez avec moi en Écosse, et, je vous jure, je vous y ferai dans ma vice-royauté un sort que chacun enviera.

– Oh ! milord, c’est impossible à cette heure. À cette heure, j’ai un devoir sacré à remplir ; j’ai à veiller autour de votre gloire ; j’ai à empêcher qu’un mauvais plaisant ne ternisse aux yeux des contemporains, qui sait ? aux yeux de la postérité même, l’éclat de votre nom.

– De la postérité, monsieur d’Artagnan ?

– Eh ! sans doute ; il faut que, pour la postérité, tous les détails de cette histoire restent un mystère ; car enfin, admettez que cette malheureuse histoire du coffre de sapin se répande, et l’on dira, non pas que vous avez rétabli le roi loyalement, en vertu de votre libre arbitre, mais bien par suite d’un compromis fait entre vous deux à Scheveningen. J'aurai beau dire comment la chose s’est passée, moi qui le sais, on ne me croira pas, et l’on dira que j’ai reçu ma part du gâteau et que je la mange.

Monck fronça le sourcil.

– Gloire, honneur, probité, dit-il, vous n’êtes que de vains mots !

– Brouillard, répliqua d’Artagnan, brouillard à travers lequel personne ne voit jamais bien clair.

– Eh bien ! alors, allez en France, mon cher monsieur, dit Monck ; allez et, pour vous rendre l’Angleterre plus accessible et plus agréable, acceptez un souvenir de moi.

« Mais allons donc ! » pensa d’Artagnan.

– J'ai sur les bords de la Clyde, continua Monck, une petite maison sous des arbres, un cottage, comme on appelle cela ici. À cette maison sont attachés une centaine d’arpents de terre ; acceptez-la.

– Oh ! milord…

– Dame ! vous serez là chez vous, et ce sera le refuge dont vous me parliez tout à l’heure.

– Moi, je serais votre obligé à ce point, milord ! En vérité, j’en ai honte !

– Non pas, monsieur, reprit Monck avec un fin sourire, non pas, c’est moi qui serai le vôtre.

Et serrant la main du mousquetaire :

– Je vais faire dresser l’acte de donation, dit-il.

Et il sortit.

D'Artagnan le regarda s’éloigner et demeura pensif et même ému.

– Enfin, dit-il, voilà pourtant un brave homme. Il est triste de sentir seulement que c’est par peur de moi et non par affection qu’il agit ainsi. Eh ! bien ! je veux que l’affection lui vienne.

Puis, après un instant de réflexion plus profonde :

– Bah ! dit-il, à quoi bon ? C'est un Anglais !

Et il sortit, à son tour, un peu étourdi de ce combat.

– Ainsi, dit-il, me voilà propriétaire. Mais comment diable partager le cottage avec Planchet ? À moins que je ne lui donne les terres et que je ne prenne le château, ou bien que ce ne soit lui qui ne prenne le château, et moi… Fi donc ! M. Monck ne souffrirait point que je partageasse avec un épicier une maison qu’il a habitée ! Il est trop fier pour cela ! D'ailleurs, pourquoi en parler ? Ce n’est point avec l’argent de la société que j’ai acquis cet immeuble ; c’est avec ma seule intelligence ; il est donc bien à moi. Allons retrouver Athos.

Et il se dirigea vers la demeure du comte de La Fère.

Chapitre XXXVII – Comment d’Artagnan régla le passif de la société avant d’établir son actif §

« Décidément, se dit d’Artagnan, je suis en veine. Cette étoile qui luit une fois dans la vie de tout homme, qui a lui pour Job et pour Irus, le plus malheureux des Juifs et le plus pauvre des Grecs, vient enfin de luire pour moi. Je ne ferai pas de folie, je profiterai ; c’est assez tard pour que je sois raisonnable. »

Il soupa ce soir-là de fort bonne humeur avec son amis Athos, ne lui parla pas de la donation attendue, mais ne put s’empêcher, tout en mangeant, de questionner son ami sur les provenances, les semailles, les plantations.

Athos répondit complaisamment, comme il faisait toujours. Son idée était que d’Artagnan voulait devenir propriétaire ; seulement, il se prit plus d’une fois à regretter l’humeur si vive, les saillies si divertissantes du gai compagnon d’autrefois. D'Artagnan, en effet, profitait du reste de graisse figée sur l’assiette pour y tracer des chiffres et faire des additions d’une rotondité surprenante.

L'ordre ou plutôt la licence d’embarquement arriva chez eux le soir. Tandis qu’on remettait le papier au comte, un autre messager tendait à d’Artagnan une petite liasse de parchemins revêtus de tous les sceaux dont se pare la propriété foncière en Angleterre. Athos le surprit à feuilleter ces différents actes, qui établissaient la transmission de propriété. Le prudent Monck, d’autres eussent dit le généreux Monck, avait commué la donation en une vente, et reconnaissait avoir reçu la somme de quinze mille livres pour prix de la cession.

Déjà le messager s’était éclipsé. D'Artagnan lisait toujours, Athos le regardait en souriant. D'Artagnan, surprenant un de ces sourires par-dessus son épaule, renferma toute la liasse dans son étui.

– Pardon, dit Athos.

– Oh ! vous n’êtes pas indiscret, mon cher, répliqua le lieutenant ; je voudrais…

– Non, ne me dites rien, je vous prie : des ordres sont choses si sacrées, qu’à son frère, à son père, le chargé de ces ordres ne doit pas avouer un mot. Ainsi, moi qui vous parle et qui vous aime plus tendrement que frère, père et tout au monde…

– Hors votre Raoul ?

– J'aimerai plus encore Raoul lorsqu’il sera un homme et que je l’aurai vu se dessiner dans toutes les phases de son caractère et de ses actes… comme je vous ai vu, vous, mon ami.

– Vous disiez donc que vous aviez un ordre aussi, et que vous ne me le communiqueriez pas ?

– Oui, cher d’Artagnan.

Le Gascon soupira.

– Il fut un temps, dit-il, où cet ordre, vous l’eussiez mis là, tout ouvert sur la table, en disant : « D'Artagnan, lisez-nous ce grimoire, à Porthos, à Aramis et à moi. »

– C'est vrai… Oh ! c’était la jeunesse, la confiance, la généreuse saison où le sang commande lorsqu’il est échauffé par la passion !

– Eh bien ! Athos, voulez-vous que je vous dise ?

– Dites, ami.

– Cet adorable temps, cette généreuse saison, cette domination du sang échauffé, toutes choses fort belles sans doute, je ne les regrette pas du tout. C´est absolument comme le temps des études… J'ai toujours rencontré quelque part un sot pour me vanter ce temps des pensums, des férules, des croûtes de pain sec… C'est singulier, je n’ai jamais aimé cela, moi ; et si actif, si sobre que je fusse (vous savez si je l’étais, Athos), si simple que je parusse dans mes habits, je n’ai pas moins préféré les broderies de Porthos à ma petite casaque poreuse, qui laissait passer la bise en hiver, le soleil en été. Voyez-vous, mon ami, je me défierai toujours de celui qui prétendra préférer le mal au bien. Or, du temps passé, tout fut mal pour moi, du temps où chaque mois voyait un trou de plus à ma peau et à ma casaque, un écu d’or de moins dans ma pauvre bourse ; de cet exécrable temps de bascules et de balançoires, je ne regrette absolument rien, rien, rien, que notre amitié ; car chez moi il y a un cœur ; et, c’est miracle, ce cœur n’a pas été desséché par le vent de la misère qui passait aux trous de mon manteau, ou traversé par les épées de toute fabrique qui passaient aux trous de ma pauvre chair.

– Ne regrettez pas notre amitié, dit Athos ; elle ne mourra qu’avec nous. L'amitié se compose surtout de souvenirs et d’habitudes, et si vous avez fait tout à l’heure une petite satire de la mienne parce que j’hésite à vous révéler ma mission en France…

– Moi ?… Ô ciel ! si vous saviez, cher et bon ami, comme désormais toutes les missions du monde vont me devenir indifférentes !

Et il serra ses parchemins dans sa vaste poche. Athos se leva de table et appela l’hôte pour payer la dépense.

– Depuis que je suis votre ami, dit d’Artagnan, je n’ai jamais payé un écot. Porthos souvent, Aramis quelquefois, et vous, presque toujours, vous tirâtes votre bourse au dessert. Maintenant, je suis riche, et je vais essayer si cela est héroïque de payer.

– Faites, dit Athos en remettant sa bourse dans sa poche.

Les deux amis se dirigèrent ensuite vers le port, non sans que d’Artagnan eût regardé en arrière pour surveiller le transport de ses chers écus. La nuit venait d’étendre son voile épais sur l’eau jaune de la Tamise ; on entendait ces bruits de tonnes et de poulies, précurseurs de l’appareillage, qui tant de fois avaient fait battre le cœur des mousquetaires, alors que le danger de la mer était le moindre de ceux qu’ils allaient affronter. Cette fois, ils devaient s’embarquer sur un grand vaisseau qui les attendait à Gravesend, et Charles II, toujours délicat dans les petites choses, avait envoyé un de ses yachts avec douze hommes de sa garde écossaise, pour faire honneur à l’ambassadeur qu’il députait en France. À minuit le yacht avait déposé ses passagers à bord du vaisseau, et à huit heures du matin le vaisseau débarquait l’ambassadeur et son ami devant la jetée de Boulogne.

Tandis que le comte avec Grimaud s’occupait des chevaux pour aller droit à Paris, d’Artagnan courait à l’hôtellerie où, selon ses ordres, sa petite armée devait l’attendre. Ces messieurs déjeunaient d’huîtres, de poisson et d’eau-de-vie aromatisée, lorsque parut d’Artagnan, Ils étaient bien gais, mais aucun n’avait encore franchi les limites de la raison. Un hourra de joie accueillit le général.

– Me voici, dit d’Artagnan ; la campagne est terminée. Je viens apporter à chacun le supplément de solde qui était promis.

Les yeux brillèrent.

– Je gage qu’il n’y a déjà plus cent livres dans l’escarcelle du plus riche de vous ?

– C'est vrai ! s’écria-t-on en chœur.

– Messieurs, dit alors d’Artagnan, voici la dernière consigne. Le traité de commerce a été conclu, grâce à ce coup de main qui nous a rendus maîtres du plus habile financier de l’Angleterre ; car à présent, je dois vous l’avouer, l’homme qu’il s’agissait d’enlever, c’était le trésorier du général Monck.

Ce mot de trésorier produisit un certain effet dans son armée. D'Artagnan remarqua que les yeux du seul Menneville ne témoignaient pas d’une foi parfaite.

– Ce trésorier, continua d’Artagnan, je l’ai emmené sur un terrain neutre, la Hollande ; je lui ai fait signer le traité, je l’ai reconduit moi-même à Newcastle, et, comme il devait être satisfait de nos procédés à son égard, comme le coffre de sapin avait été porté toujours sans secousses et rembourré moelleusement, j’ai demandé pour vous une gratification. La voici.

Il jeta un sac assez respectable sur la nappe. Tous étendirent involontairement la main.

– Un moment, mes agneaux, dit d’Artagnan ; s’il y a les bénéfices, il y a aussi les charges.

– Oh ! oh ! murmura l’assemblée.

– Nous allons nous trouver, mes amis, dans une position qui ne serait pas tenable pour des gens sans cervelle ; je parle net : nous sommes entre la potence et la Bastille.

– Oh ! oh ! dit le chœur.

– C'est aisé à comprendre. Il a fallu expliquer au général Monck la disparition de son trésorier ; j’ai attendu pour cela le moment fort inespéré de la restauration du roi Charles II, qui est de mes amis…

L'armée échangea un regard de satisfaction contre le regard assez orgueilleux de d’Artagnan.

– Le roi restauré, j’ai rendu à M. Monck son homme d’affaires, un peu déplumé, c’est vrai, mais enfin je le lui ai rendu. Or, le général Monck, en me pardonnant, car il m’a pardonné, n’a pu s’empêcher de me dire ces mots que j’engage chacun de vous à se graver profondément là, entre les yeux, sous la voûte du crâne : « Monsieur, la plaisanterie est bonne, mais je n’aime pas naturellement les plaisanteries ; si jamais un mot de ce que vous avez fait (vous comprenez, monsieur Menneville) s’échappait de vos lèvres ou des lèvres de vos compagnons, j’ai dans mon gouvernement d’Écosse et d’Irlande sept cent quarante et une potences en bois de chêne, chevillées de fer et graissées à neuf toutes les semaines. Je ferais présent d’une de ces potences à chacun de vous, et, remarquez-le bien, cher monsieur d’Artagnan, ajouta-t-il (remarquez le aussi, cher monsieur Menneville), il m’en resterait encore sept cent trente pour mes menus plaisirs. De plus… »

– Ah ! ah ! firent les auxiliaires, il y a du plus ?

– Une misère de plus : « Monsieur d’Artagnan, j’expédie au roi de France le traité en question, avec prière de faire fourrer à la Bastille provisoirement, puis de m’envoyer là-bas tous ceux qui ont pris part à l’expédition ; et c’est une prière à laquelle le roi se rendra certainement. »

Un cri d’effroi partit de tous les coins de la table.

– Là ! là ! dit d’Artagnan ; ce brave M. Monck a oublié une chose, c’est qu’il ne sait le nom d’aucun d’entre vous ; moi seul je vous connais, et ce n’est pas moi, vous le croyez bien, qui vous trahirai. Pour quoi faire ? Quant à vous, je ne suppose pas que vous soyez jamais assez niais pour vous dénoncer vous-mêmes, car alors le roi, pour s’épargner des frais de nourriture et de logement, vous expédierait en Écosse, où sont les sept cent quarante et une potences. Voilà, messieurs. Et maintenant je n’ai plus un mot à ajouter à ce que je viens d’avoir l’honneur de vous dire. Je suis sûr que l’on m’a compris parfaitement, n’est-ce pas, monsieur de Menneville ?

– Parfaitement, répliqua celui-ci.

– Maintenant, les écus ! dit d’Artagnan. Fermez les portes.

Il dit et ouvrit un sac sur la table d’où tombèrent plusieurs beaux écus d’or. Chacun fit un mouvement vers le plancher.

– Tout beau ! s’écria d’Artagnan ; que personne ne se baisse et je retrouverai mon compte.

Il le retrouva en effet, donna cinquante de ces beaux écus à chacun, et reçut autant de bénédictions qu’il avait donné de pièces.

– Maintenant, dit-il, s’il vous était possible de vous ranger un peu, si vous deveniez de bons et honnêtes bourgeois…

– C'est bien difficile dit un des assistants.

– Mais pourquoi cela capitaine ? dit un autre.

– C'est parce que je vous aurais retrouvés, et, qui sait ? rafraîchis de temps en temps par quelque aubaine…

Il fit signe à Menneville, qui écoutait tout cela d’un air composé.

– Menneville, dit-il, venez avec moi. Adieu mes braves ; je ne vous recommande pas d’être discrets.

Menneville le suivit, tandis que les salutations des auxiliaires se mêlaient au doux bruit de l’or tintant dans leurs poches.

– Menneville, dit d’Artagnan une fois dans la rue, vous n’êtes pas dupe, prenez garde de le devenir ; vous ne me faites pas l’effet d’avoir peur des potences de Monck ni de la Bastille de Sa Majesté le roi Louis XIV, mais vous me ferez bien la grâce d’avoir peur de moi. Eh bien ! écoutez : Au moindre mot qui vous échapperait, je vous tuerais comme un poulet. J'ai déjà dans ma poche l’absolution de notre Saint-Père le pape.

– Je vous assure que je ne sais absolument rien, mon cher monsieur d’Artagnan, et que toutes vos paroles sont pour moi articles de foi.

– J'étais bien sûr que vous étiez un garçon d’esprit, dit le mousquetaire ; il y a vingt-cinq ans que je vous ai jugé. Ces cinquante écus d’or que je vous donne en plus vous prouveront le cas que je fais de vous. Prenez.

– Merci, monsieur d’Artagnan, dit Menneville.

– Avec cela vous pouvez réellement devenir honnête homme, répliqua d’Artagnan du ton le plus sérieux. Il serait honteux qu’un esprit comme le vôtre et un nom que vous n’osez plus porter se trouvassent effacés à jamais sous la rouille d’une mauvaise vie. Devenez galant homme, Menneville, et vivez un an avec ces cent écus d’or, c’est un beau denier : deux fois la solde d’un haut officier. Dans un an, venez me voir, et, mordioux ! je ferai de vous quelque chose.

Menneville jura, comme avaient fait ses camarades, qu’il serait muet comme la tombe. Et cependant, il faut bien que quelqu’un ait parlé, et comme à coup sûr ce n’est pas nos neuf compagnons, comme certainement ce n’est pas Menneville, il faut bien que ce soit d’Artagnan, qui, en sa qualité de Gascon, avait la langue bien près des lèvres. Car enfin, si ce n’est pas lui, qui serait-ce ? Et comment s’expliquerait le secret du coffre de sapin percé de trous parvenu à notre connaissance, et d’une façon si complète, que nous en avons, comme on a pu le voir, raconté l’histoire dans ses détails les plus intimes ? détails qui, au reste, éclairent d’un jour aussi nouveau qu’inattendu toute cette portion de l’histoire d’Angleterre, laissée jusqu’aujourd’hui dans l’ombre par les historiens nos confrères.

Chapitre XXXVIII – Où l’on voit que l’épicier français s’était déjà réhabilité au XVIIème siècle §

Une fois ses comptes réglés et ses recommandations faites, d’Artagnan ne songea plus qu’à regagner Paris le plus promptement possible. Athos, de son côté, avait hâte de regagner sa maison et de s’y reposer un peu. Si entiers que soient restés le caractère et l’homme, après les fatigues du voyage, le voyageur s’aperçoit avec plaisir, à la fin du jour, même quand le jour a été beau, que la nuit va venir apporter un peu de sommeil. Aussi, de Boulogne à Paris, chevauchant côte à côte, les deux amis, quelque peu absorbés dans leurs pensées individuelles, ne causèrent-ils pas de choses assez intéressantes pour que nous en instruisions le lecteur : chacun d’eux, livré à ses réflexions personnelles, et se construisant l’avenir à sa façon, s’occupa surtout d’abréger la distance par la vitesse. Athos et d’Artagnan arrivèrent le soir du quatrième jour, après leur départ de Boulogne, aux barrières de Paris.

– Ou allez-vous, mon cher ami ? demanda Athos. Moi, je me dirige droit vers mon hôtel.

– Et moi tout droit chez mon associé.

– Chez Planchet ?

– Mon Dieu, oui : au Pilon-d’Or.

– N'est-il pas bien entendu que nous nous reverrons ?

– Si vous restez à Paris, oui ; car j’y reste, moi.

– Non. Après avoir embrassé Raoul, à qui j’ai fait donner rendez-vous chez moi, dans l’hôtel, je pars immédiatement pour La Fère.

– Eh bien ! adieu, alors, cher et parfait ami.

– Au revoir plutôt, car enfin je ne sais pas pourquoi vous ne viendriez pas habiter avec moi à Blois. Vous voilà libre, vous voilà riche ; je vous achèterai, si vous voulez, un beau bien dans les environs de Cheverny ou dans ceux de Bracieux. D'un côté, vous aurez les plus beaux bois du monde, qui vont rejoindre ceux de Chambord ; de l’autre, des marais admirables. Vous qui aimez la chasse, et qui, bon gré mal gré, êtes poète, cher ami, vous trouverez des faisans, des râles et des sarcelles, sans compter des couchers de soleil et des promenades en bateau à faire rêver Nemrod et Apollon eux-mêmes. En attendant l’acquisition, vous habiterez La Fère, et nous irons voler la pie dans les vignes, comme faisait le roi Louis XIII. C'est un sage plaisir pour des vieux comme nous.

D'Artagnan prit les mains d’Athos.

– Cher comte, lui dit-il, je ne vous dis ni oui ni non. Laissez-moi passer à Paris le temps indispensable pour régler toutes mes affaires et m’accoutumer peu à peu à la très lourde et très reluisante idée qui bat dans mon cerveau et m’éblouit. Je suis riche, voyez-vous, et d’ici à ce que j’aie pris l’habitude de la richesse, je me connais, je serai un animal insupportable. Or, je ne suis pas encore assez bête pour manquer d’esprit devant un ami tel que vous, Athos. L'habit est beau, l’habit est richement doré, mais il est neuf, et me gêne aux entournures.

Athos sourit.

– Soit, dit-il. Mais à propos de cet habit, cher d’Artagnan, voulez-vous que je vous donne un conseil ?

– Oh ! très volontiers.

– Vous ne vous fâcherez point ?

– Allons donc !

– Quand la richesse arrive à quelqu’un, tard et tout à coup, ce quelqu’un, pour ne pas changer, doit se faire avare, c’est-à-dire ne pas dépenser beaucoup plus d’argent qu’il n’en avait auparavant, ou se faire prodigue, et avoir tant de dettes qu’il redevienne pauvre.

– Oh ! mais, ce que vous me dites là ressemble fort à un sophisme, mon cher philosophe.

– Je ne crois pas. Voulez-vous devenir avare ?

– Non, parbleu ! Je l’étais déjà, n’ayant rien. Changeons.

– Alors, soyez prodigue.

– Encore moins, mordioux ! les dettes m’épouvantent. Les créanciers me représentent par anticipation ces diables qui retournent les damnés sur le gril, et comme la patience n’est pas ma vertu dominante, je suis toujours tenté de rosser les diables.

– Vous êtes l’homme le plus sage que je connaisse, et vous n’avez de conseils à recevoir de personne. Bien fous ceux qui croiraient avoir quelque chose à vous apprendre ! Mais ne sommes-nous pas à la rue Saint-Honoré ?

– Oui, cher Athos.

– Tenez, là-bas, à gauche, cette petite maison longue et blanche, c’est l’hôtel où j’ai mon logement. Vous remarquerez qu’il n’a que deux étages. J'occupe le premier ; l’autre est loué à un officier que son service tient éloigné huit ou neuf mois de l’année, en sorte que je suis dans cette maison comme je serais chez moi, sans la dépense.

– Oh ! que vous vous arrangez bien, Athos ! Quel ordre et quelle largeur ! Voilà ce que je voudrais réunir. Mais que voulez-vous, c’est de naissance, et cela ne s’acquiert point.

– Flatteur ! Allons, adieu, cher ami. À propos, rappelez-moi au souvenir de monsieur Planchet ; c’est toujours un garçon d’esprit, n’est-ce pas ?

– Et de cœur, Athos. Adieu !

Ils se séparèrent. Pendant toute cette conversation, d’Artagnan n’avait pas une seconde perdu de vue certain cheval de charge dans les paniers duquel, sous du foin, s’épanouissaient les sacoches avec le portemanteau : Neuf heures du soir sonnaient à Saint-Merri ; les garçons de Planchet fermaient la boutique. D'Artagnan arrêta le postillon qui conduisait le cheval de charge au coin de la rue des Lombards, sous un auvent, et, appelant un garçon de Planchet, il lui donna à garder non seulement les deux chevaux, mais encore le postillon ; après quoi, il entra chez l’épicier dont le souper venait de finir, et qui, dans son entresol, consultait avec une certaine anxiété le calendrier sur lequel il rayait chaque soir le jour qui venait de finir. Au moment où, selon son habitude quotidienne, Planchet, du dos de sa plume, biffait en soupirant le jour écoulé, d’Artagnan heurta du pied le seuil de la porte, et le choc fit sonner son éperon de fer.

– Ah mon Dieu ! cria Planchet.

Le digne épicier n’en put dire davantage ; il venait d’apercevoir son associé. D'Artagnan entra le dos voûté, l’œil morne. Le Gascon avait son idée à l’endroit de Planchet.

« Bon Dieu ! pensa l’épicier en regardant le voyageur, il est triste ! »

Le mousquetaire s’assit.

– Cher monsieur d’Artagnan, dit Planchet avec un horrible battement de cœur, vous voilà ! et la santé ?

– Assez bonne, Planchet, assez bonne, dit d’Artagnan en poussant un soupir.

– Vous n’avez point été blessé, j’espère ?

– Peuh !

– Ah ! je vois, continua Planchet de plus en plus alarmé, l’expédition a été rude ?

– Oui, fit d’Artagnan.

Un frisson courut par tout le corps de Planchet.

– Je boirais bien, dit le mousquetaire en levant piteusement la tête.

Planchet courut lui-même à l’armoire et servit du vin à d’Artagnan dans un grand verre. D'Artagnan regarda la bouteille.

– Quel est ce vin ? demanda-t-il.

– Hélas ! celui que vous préférez, monsieur, dit Planchet ; c’est ce bon vieux vin d’Anjou qui a failli nous coûter un jour si cher à tous.

– Ah ! répliqua d’Artagnan avec un sourire mélancolique ; ah ! mon pauvre Planchet, dois-je boire encore du bon vin ?

– Voyons, mon cher maître, dit Planchet en faisant un effort surhumain, tandis que tous ses muscles contractés, sa pâleur et son tremblement décelaient la plus vive angoisse. Voyons, j’ai été soldat, par conséquent j’ai du courage ; ne me faites donc pas languir, cher monsieur d’Artagnan : notre argent est perdu, n’est-ce pas ?

D'Artagnan prit, avant de répondre, un temps qui parut un siècle au pauvre épicier.

Cependant il n’avait fait que de se retourner sur sa chaise.

– Et si cela était, dit-il avec lenteur et en balançant la tête du haut en bas, que dirais-tu, mon pauvre ami ?

Planchet, de pâle qu’il était, devint jaune. On eût dit qu’il allait avaler sa langue, tant son gosier s’enflait, tant ses yeux rougissaient.

– Vingt mille livres ! murmura-t-il, vingt mille livres, cependant !…

D'Artagnan, le cou détendu, les jambes allongées, les mains paresseuses, ressemblait à une statue du découragement ; Planchet arracha un douloureux soupir des cavités les plus profondes de sa poitrine.

– Allons, dit-il, je vois ce qu’il en est. Soyons hommes. C’est fini, n’est-ce pas ? Le principal, monsieur, est que vous ayez sauvé votre vie.

– Sans doute, sans doute, c’est quelque chose que la vie ; mais, en attendant, je suis ruiné, moi.

– Cordieu ! monsieur, dit Planchet, s’il en est ainsi, il ne faut point se désespérer pour cela ; vous vous mettrez épicier avec moi ; je vous associe à mon commerce ; nous partagerons les bénéfices, et quand il n’y aura plus de bénéfices, eh bien ! nous partagerons les amandes, les raisins secs et les pruneaux, et nous grignoterons ensemble le dernier quartier de fromage de Hollande.

D'Artagnan ne put y résister plus longtemps.

– Mordioux ! s’écria-t-il tout ému, tu es un brave garçon, sur l’honneur, Planchet ! Voyons, tu n’as pas joué la comédie ? Voyons, tu n’avais pas vu là-bas dans la rue, sous l’auvent, le cheval aux sacoches ?

– Quel cheval ? quelles sacoches ? dit Planchet, dont le cœur se serra à l’idée que d’Artagnan devenait fou.

– Eh ! les sacoches anglaises, mordioux ! dit d’Artagnan tout radieux, tout transfiguré.

– Ah ! mon Dieu ! articula Planchet en se reculant devant le feu éblouissant de ses regards.

– Imbécile ! s’écria d’Artagnan, tu me crois fou. Mordioux ! jamais, au contraire, je n’ai eu la tête plus saine et le cœur plus joyeux. Aux sacoches, Planchet, aux sacoches !

– Mais à quelles sacoches, mon Dieu ?

D'Artagnan poussa Planchet vers la fenêtre.

– Sous l’auvent, là-bas, lui dit-il, vois-tu un cheval ?

– Oui.

– Lui vois-tu le dos embarrassé ?

– Oui, oui.

– Vois-tu un de tes garçons qui cause avec le postillon ?

– Oui, oui, oui.

– Eh bien ! tu sais le nom de ce garçon, puisqu’il est à toi. Appelle-le.

– Abdon ! Abdon ! vociféra Planchet par la fenêtre.

– Amène le cheval, souffla d’Artagnan.

– Amène le cheval ! hurla Planchet.

– Maintenant, dix livres au postillon, dit d’Artagnan du ton qu’il eût mis à commander une manœuvre ; deux garçons pour monter les deux premières sacoches, deux autres pour les deux dernières, et du feu, mordioux ! de l’action !

Planchet se précipita par les degrés comme si le diable eût mordu ses chausses. Un moment après, les garçons montaient l’escalier, pliant sous leur fardeau. D'Artagnan les renvoyait à leur galetas, fermait soigneusement la porte et s’adressant à Planchet, qui à son tour devenait fou :

– Maintenant, à nous deux ! dit-il.

Et il étendit à terre une vaste couverture et vida dessus la première sacoche. Autant fit Planchet de la seconde ; puis d’Artagnan, tout frémissant, éventra la troisième à coups de couteau. Lorsque Planchet entendit le bruit agaçant de l’argent et de l’or, lorsqu’il vit bouillonner hors du sac les écus reluisants qui frétillaient comme des poissons hors de l’épervier, lorsqu’il se sentit trempant jusqu’au mollet dans cette marée toujours montante de pièces fauves ou argentées, le saisissement le prit, il tourna sur lui-même comme un homme foudroyé, et vint s’abattre lourdement sur l’énorme monceau que sa pesanteur fit crouler avec un fracas indescriptible. Planchet, suffoqué par la joie, avait perdu connaissance. D'Artagnan lui jeta un verre de vin blanc au visage, ce qui le rappela incontinent à la vie.

– Ah ! mon Dieu ! Ah ! mon Dieu ! Ah ! mon Dieu ! disait Planchet essuyant sa moustache et sa barbe.

En ce temps-là comme aujourd’hui, les épiciers portaient la moustache cavalière et la barbe de lansquenet ; seulement les bains d’argent, déjà très rares en ce temps-là, sont devenus à peu près inconnus aujourd’hui.

– Mordioux ! dit d’Artagnan, il y a là cent mille livres à vous, monsieur mon associé. Tirez votre épingle, s’il vous plaît ; moi, je vais tirer la mienne.

– Oh ! la belle somme, monsieur d’Artagnan, la belle somme !

– Je regrettais un peu la somme qui te revient, il y a une demi-heure, dit d’Artagnan ; mais à présent, je ne la regrette plus, et tu es un brave épicier, Planchet. Çà ! faisons de bons comptes, puisque les bons comptes, dit-on, font de bons amis.

– Oh ! racontez-moi d’abord toute l’histoire, dit Planchet : ce doit être encore plus beau que l’argent.

– Ma foi, répliqua d’Artagnan se caressant la moustache, je ne dis pas non, et si jamais l’historien pense à moi pour le renseigner, il pourra dire qu’il n’aura pas puisé à une mauvaise source. Écoute donc, Planchet, je vais conter.

– Et moi faire des piles, dit Planchet. Commencez, mon cher patron.

– Voici, dit d’Artagnan en prenant haleine.

– Voilà, dit Planchet en ramassant sa première poignée d’écus.

Chapitre XXXIX – Le jeu de M. de Mazarin §

Dans une grande chambre du Palais-Royal, tendue de velours sombre que rehaussaient les bordures dorées d’un grand nombre de magnifiques tableaux, on voyait, le soir même de l’arrivée de nos deux Français, toute la cour réunie devant l’alcôve de M. le cardinal Mazarin, qui donnait à jouer au roi et à la reine.

Un petit paravent séparait trois tables dressées dans la chambre. À l’une de ces tables, le roi et les deux reines étaient assis ; Louis XIV, placé en face de la jeune reine, sa femme, lui souriait avec une expression de bonheur très réel.

Anne d’Autriche tenait les cartes contre le cardinal, et sa bru l’aidait au jeu, lorsqu’elle ne souriait pas à son époux. Quant au cardinal, qui était couché avec une figure fort amaigrie, fort fatiguée, son jeu était tenu par la comtesse de Soissons, et il y plongeait un regard incessant plein d’intérêt et de cupidité.

Le cardinal s’était fait farder par Bernouin ; mais le rouge qui brillait aux pommettes seules faisait ressortir d’autant plus la pâleur maladive du reste de la figure et le jaune luisant du front. Seulement les yeux en prenaient un éclat plus vif, et sur ces yeux de malade s’attachaient de temps en temps les regards inquiets du roi, des reines et des courtisans. Le fait est que les deux yeux du signor Mazarin étaient les étoiles plus ou moins brillantes sur lesquelles la France du XVIIème siècle lisait sa destinée chaque soir et chaque matin.

Monseigneur ne gagnait ni ne perdait ; il n’était donc ni gai ni triste. C'était une stagnation dans laquelle n’eût pas voulu le laisser Anne d’Autriche, pleine de compassion pour lui ; mais, pour attirer l’attention du malade par quelque coup d’éclat, il eût fallu gagner ou perdre. Gagner, c’était dangereux, parce que Mazarin eût changé son indifférence en une laide grimace ; perdre, c’était dangereux aussi, parce qu’il eût fallu tricher, et que l’infante, veillant au jeu de sa belle-mère, se fût sans doute récriée sur sa bonne disposition pour M. de Mazarin.

Profitant de ce calme, les courtisans causaient. M. de Mazarin, lorsqu’il n’était pas de mauvaise humeur, était un prince débonnaire, et lui, qui n’empêchait personne de chanter, pourvu que l’on payât, n’était pas assez tyran pour empêcher que l’on parlât, pourvu qu’on se décidât à perdre.

Donc l’on causait. À la première table, le jeune frère du roi, Philippe, duc d’Anjou, mirait sa belle figure dans la glace d’une boîte. Son favori, le chevalier de Lorraine, appuyé sur le fauteuil du prince, écoutait avec une secrète envie le comte de Guiche, autre favori de Philippe, qui racontait, en des termes choisis, les différentes vicissitudes de fortune du roi aventurier Charles II. Il disait, comme des événements fabuleux, toute l’histoire de ses pérégrinations dans l’Écosse, et ses terreurs quand les partis ennemis le suivaient à la piste ; les nuits passées dans des arbres ; les jours passés dans la faim et le combat. Peu à peu, le sort de ce roi malheureux avait intéressé les auditeurs à tel point que le jeu languissait, même à la table royale, et que le jeune roi, pensif, l’œil perdu, suivait, sans paraître y donner d’attention, les moindres détails de cette odyssée, fort pittoresquement racontée par le comte de Guiche.

La comtesse de Soissons interrompit le narrateur :

– Avouez, comte, dit-elle, que vous brodez.

– Madame, je récite, comme un perroquet, toutes les histoires que différents Anglais m’ont racontées. Je dirai même, à ma honte, que je suis textuel comme une copie.

– Charles II serait mort s’il avait enduré tout cela.

Louis XIV souleva sa tête intelligente et fière.

– Madame, dit-il d’une voix posée qui sentait encore l’enfant timide, M. le cardinal vous dira que, dans ma minorité, les affaires de France ont été à l’aventure… et que si j’eusse été plus grand et obligé de mettre l’épée à la main, ç'aurait été quelquefois pour la soupe du soir.

– Dieu merci ! repartit le cardinal, qui parlait pour la première fois, Votre Majesté exagère, et son souper a toujours été cuit à point avec celui de ses serviteurs.

Le roi rougit.

– Oh ! s’écria Philippe étourdiment, de sa place et sans cesser de se mirer, je me rappelle qu’une fois, à Melun, ce souper n’était mis pour personne, et que le roi mangea les deux tiers d’un morceau de pain dont il m’abandonna l’autre tiers.

Toute l’assemblée, voyant sourire Mazarin, se mit à rire.

On flatte les rois avec le souvenir d’une détresse passée, comme avec l’espoir d’une fortune future.

– Toujours est-il que la couronne de France a toujours bien tenu sur la tête des rois, se hâta d’ajouter Anne d’Autriche, et qu’elle est tombée de celle du roi d’Angleterre ; et lorsque par hasard cette couronne oscillait un peu, car il y a parfois des tremblements de trône, comme il y a des tremblements de terre, chaque fois, dis-je, que la rébellion menaçait, une bonne victoire ramenait la tranquillité.

– Avec quelques fleurons de plus à la couronne, dit Mazarin.

Le comte de Guiche se tut ; le roi composa son visage, et Mazarin échangea un regard avec Anne d’Autriche comme pour la remercier de son intervention.

– Il n’importe, dit Philippe en lissant ses cheveux, mon cousin Charles n’est pas beau, mais il est très brave et s’est battu comme un reître, et s’il continue à se battre ainsi, nul doute qu’il ne finisse par gagner une bataille !… comme Rocroy…

– Il n’a pas de soldats, interrompit le chevalier de Lorraine.

– Le roi de Hollande, son allié, lui en donnera. Moi, je lui en eusse bien donné, si j’eusse été roi de France.

Louis XIV rougit excessivement.

Mazarin affecta de regarder son jeu avec plus d’attention que jamais.

– À l’heure qu’il est, reprit le comte de Guiche, la fortune de ce malheureux prince est accomplie. S'il a été trompé par Monck, il est perdu. La prison, la mort peut-être, finiront ce que l’exil, les batailles et les privations avaient commencé.

Mazarin fronça le sourcil.

– Est-il bien sûr, dit Louis XIV, que Sa Majesté Charles II ait quitté La Haye ?

– Très sûr, Votre Majesté, répliqua le jeune homme. Mon père a reçu une lettre qui lui donne des détails ; on sait même que le roi a débarqué à Douvres ; des pêcheurs l’ont vu entrer dans le port ; le reste est encore un mystère.

– Je voudrais bien savoir le reste, dit impétueusement Philippe. Vous savez, vous, mon frère ?

Louis XIV rougit encore. C'était la troisième fois depuis une heure.

– Demandez à M. le cardinal, répliqua-t-il d’un ton qui fit lever les yeux à Mazarin, à Anne d’Autriche, à tout le monde.

– Ce qui veut dire, mon fils, interrompit en riant Anne d’Autriche, que le roi n’aime pas qu’on cause des choses de l’État hors du conseil.

Philippe accepta de bonne volonté la mercuriale et fit un grand salut, tout en souriant à son frère d’abord, puis à sa mère. Mais Mazarin vit du coin de l’œil qu’un groupe allait se reformer dans un angle de la chambre, et que le duc d’Orléans avec le comte de Guiche et le chevalier de Lorraine, privés de s’expliquer tout haut, pourraient bien tout bas en dire plus qu’il n’était nécessaire. Il commençait donc à leur lancer des œillades pleines de défiance et d’inquiétude, invitant Anne d’Autriche à jeter quelque perturbation dans le conciliabule, quand tout à coup Bernouin, entrant sous la portière à la ruelle du lit, vint dire à l’oreille de son maître :

– Monseigneur, un envoyé de Sa Majesté le roi d’Angleterre.

Mazarin ne put cacher une légère émotion que le roi saisit au passage. Pour éviter d’être indiscret, moins encore que pour ne pas paraître inutile, Louis XIV se leva donc aussitôt, et, s’approchant de Son Éminence, il lui souhaita le bonsoir.

Toute l’assemblée s’était levée avec un grand bruit de chaises roulantes et de tables poussées.

– Laissez partir peu à peu tout le monde, dit Mazarin tout bas à Louis XIV, et veuillez m’accorder quelques minutes. J'expédie une affaire dont, ce soir même, je veux entretenir Votre Majesté.

– Et les reines ? demanda Louis XIV.

– Et M. le duc d’Anjou, dit Son Éminence.

En même temps, il se retourna dans sa ruelle, dont les rideaux, en retombant, cachèrent le lit. Le cardinal, cependant, n’avait pas perdu de vue ses conspirateurs.

– Monsieur le comte de Guiche ! dit-il d’une voix chevrotante, tout en revêtant, derrière le rideau, la robe de chambre que lui tendait Bernouin.

– Me voici, monseigneur, dit le jeune homme en s’approchant.

– Prenez mes cartes ; vous avez du bonheur, vous… Gagnez-moi un peu l’argent de ces messieurs.

– Oui, monseigneur.

Le jeune homme s’assit à table, d’où le roi s’éloigna pour causer avec les reines.

Une partie sérieuse commença entre le comte et plusieurs riches courtisans.

Cependant, Philippe causait parures avec le chevalier de Lorraine, et l’on avait cessé d’entendre derrière les rideaux de l’alcôve le frôlement de la robe de soie du cardinal.

Son Éminence avait suivi Bernouin dans le cabinet adjacent à la chambre à coucher.

Chapitre XL – Affaire d’État §

Le cardinal, en passant dans son cabinet, trouva le comte de La Fère qui attendait, fort occupé d’admirer un Raphaël très beau, placé au-dessus d’un dressoir garni d’orfèvrerie.

Son Éminence arriva doucement, léger et silencieux comme une ombre, et surprit la physionomie du comte, ainsi qu’il avait l’habitude de le faire, prétendant deviner à la simple inspection du visage d’un interlocuteur quel devait être le résultat de la conversation. Mais, cette fois, l’attente de Mazarin fut trompée ; il ne lut absolument rien sur le visage d’Athos, pas même le respect qu’il avait l’habitude de lire sur toutes les physionomies.

Athos était vêtu de noir avec une simple broderie d’argent.

Il portait le Saint-Esprit, la Jarretière et la Toison d’or, trois ordres d’une telle importance, qu’un roi seul ou un comédien pouvait les réunir.

Mazarin fouilla longtemps dans sa mémoire un peu troublée pour se rappeler le nom qu’il devait mettre sur cette figure glaciale et n’y réussit pas.

– J'ai su, dit-il enfin, qu’il m’arrivait un message d’Angleterre.

Et il s’assit, congédiant Bernouin et Brienne, qui se préparait, en sa qualité de secrétaire, à tenir la plume.

– De la part de Sa Majesté le roi d’Angleterre, oui, Votre Éminence.

– Vous parlez bien purement le français, monsieur, pour un Anglais, dit gracieusement Mazarin en regardant toujours à travers ses doigts le Saint-Esprit, la Jarretière, la Toison et surtout le visage du messager.

– Je ne suis pas anglais, je suis français, monsieur le cardinal, répondit Athos.

– Voilà qui est particulier, le roi d’Angleterre choisissant des Français pour ses ambassades ; c’est d’un excellent augure… Votre nom, monsieur, je vous prie ?

– Comte de La Fère, répliqua Athos en saluant plus légèrement que ne l’exigeaient le cérémonial et l’orgueil du ministre tout-puissant.

Mazarin plia les épaules comme pour dire : « Je ne connais pas ce nom-là. » Athos ne sourcilla point.

– Et vous venez, monsieur, continua Mazarin, pour me dire….

– Je venais de la part de Sa Majesté le roi de la Grande-Bretagne annoncer au roi de France…

Mazarin fronça le sourcil.

– Annoncer au roi de France, poursuivit imperturbablement Athos, l’heureuse restauration de Sa Majesté Charles II sur le trône de ses pères.

Cette nuance n’échappa point à la rusée Éminence. Mazarin avait trop l’habitude des hommes pour ne pas voir, dans la politesse froide et presque hautaine d’Athos, un indice d’hostilité qui n’était pas la température ordinaire de cette serre chaude qu’on appelle la cour.

– Vous avez ses pouvoirs, sans doute ? demanda Mazarin d’un ton bref et querelleur.

– Oui… monseigneur.

Ce mot : « Monseigneur » sortit péniblement des lèvres d’Athos ; on eût dit qu’il les écorchait.

– En ce cas, montrez-les.

Athos tira d’un sachet de velours brodé qu’il portait sous son pourpoint une dépêche. Le cardinal étendit la main.

– Pardon, monseigneur, dit Athos ; mais ma dépêche est pour le roi.

– Puisque vous êtes français, monsieur, vous devez savoir ce qu’un Premier ministre vaut à la cour de France.

– Il fut un temps, répondit Athos, où je m’occupais, en effet, de ce que valent les Premiers ministres ; mais j’ai formé, il y a déjà plusieurs années de cela, la résolution de ne plus traiter qu’avec le roi.

– Alors, monsieur, dit Mazarin, qui commençait à s’irriter, vous ne verrez ni le ministre ni le roi.

Et Mazarin se leva. Athos remit sa dépêche dans le sachet, salua gravement et fit quelques pas vers la porte. Ce sang-froid exaspéra Mazarin.

– Quels étranges procédés diplomatiques ! s’écria-t-il. Sommes-nous encore au temps où M. Cromwell nous envoyait des pourfendeurs en guise de chargés d’affaires ? Il ne vous manque, monsieur, que le pot en tête et la bible à la ceinture.

– Monsieur, répliqua sèchement Athos, je n’ai jamais eu comme vous l’avantage de traiter avec M. Cromwell, et je n’ai vu ses chargés d’affaires que l’épée à la main ; j’ignore donc comment il traitait avec les Premiers ministres. Quant au roi d’Angleterre, Charles II, je sais que, quand il écrit à Sa Majesté le roi Louis XIV, ce n’est pas à son Éminence le cardinal Mazarin ; dans cette distinction, je ne vois aucune diplomatie.

– Ah ! s’écria Mazarin en relevant sa tête amaigrie et en frappant de la main sur sa tête, je me souviens maintenant !

Athos le regarda étonné.

– Oui, c’est cela ! dit le cardinal en continuant de regarder son interlocuteur ; oui, c’est bien cela… Je vous reconnais, monsieur. Ah ! diavolo ! je ne m’étonne plus.

– En effet, je m’étonnais qu’avec l’excellente mémoire de Votre Éminence, répondit en souriant Athos, Votre Éminence ne m’eût pas encore reconnu.

– Toujours récalcitrant et grondeur… monsieur… monsieur… comment vous appelait-on ? Attendez donc… un nom de fleuve… Potamos… non… un nom d’île… Naxos… non, per Jove ! un nom de montagne… Athos ! m’y voilà ! Enchanté de vous revoir, et de n’être plus à Rueil, où vous me fîtes payer rançon avec vos damnés complices… Fronde ! toujours Fronde ! Fronde maudite ! oh ! quel levain ! Ah çà ! monsieur, pourquoi vos antipathies ont-elles survécu aux miennes ? Si quelqu’un avait à se plaindre, pourtant, je crois que ce n’était pas vous, qui vous êtes tiré de là, non seulement les braies nettes, mais encore avec le cordon du Saint-Esprit au cou.

– Monsieur le cardinal, répondit Athos, permettez-moi de ne pas entrer dans des considérations de cet ordre J'ai une mission à remplir… me faciliterez-vous les moyens de remplir cette mission ?

– Je m’étonne, dit Mazarin, tout joyeux d’avoir retrouvé la mémoire, et tout hérissé de pointes malicieuses ; je m’étonne, monsieur… Athos… qu’un frondeur tel que vous ait accepté une mission près du Mazarin, comme on disait dans le bon temps.

Et Mazarin se mit à rire, malgré une toux douloureuse qui coupait chacune de ses phrases et qui en faisait des sanglots.

– Je n’ai accepté de mission qu’auprès du roi de France, monsieur le cardinal, riposta le comte avec moins d’aigreur cependant, car il croyait avoir assez d’avantages pour se montrer modéré.

– Il faudra toujours, monsieur le frondeur, dit Mazarin gaiement, que, du roi, l’affaire dont vous vous êtes chargé…

– Dont on m’a chargé, monseigneur, je ne cours pas après les affaires.

– Soit ! il faudra, dis-je, que cette négociation passe un peu par mes mains… Ne perdons pas un temps précieux… dites-moi les conditions.

– J'ai eu l’honneur d’assurer à Votre Éminence que la lettre seule de Sa Majesté le roi Charles II contenait la révélation de son désir.

– Tenez ! vous êtes ridicule avec votre roideur, monsieur Athos. On voit que vous vous êtes frotté aux puritains de là-bas… Votre secret, je le sais mieux que vous, et vous avez eu tort, peut-être, de ne pas avoir quelques égards pour un homme très vieux et très souffrant, qui a beaucoup travaillé dans sa vie et tenu bravement la campagne pour ses idées, comme vous pour les vôtres… Vous ne voulez rien dire ? bien ; vous ne voulez pas me communiquer votre lettre ?… à merveille ; venez avec moi dans ma chambre, vous allez parler au roi… et devant le roi… Maintenant, un dernier mot : Qui donc vous a donné la Toison ? Je me rappelle que vous passiez pour avoir la Jarretière ; mais quant à la Toison, je ne savais pas…

– Récemment, monseigneur, l’Espagne, à l’occasion du mariage de Sa Majesté Louis XIV, a envoyé au roi Charles II un brevet de la Toison en blanc ; Charles II me l’a transmis aussitôt, en remplissant le blanc avec mon nom.

Mazarin se leva, et, s’appuyant sur le bras de Bernouin, il rentra dans sa ruelle, au moment où l’on annonçait dans la chambre : « Monsieur le prince ! »

Le prince de Condé, le premier prince du sang, le vainqueur de Rocroy, de Lens et de Nordlingen, entrait en effet chez Mgr de Mazarin, suivi de ses gentilshommes, et déjà il saluait le roi, quand le Premier ministre souleva son rideau.

Athos eut le temps d’apercevoir Raoul serrant la main du comte de Guiche, et d’échanger un sourire contre son respectueux salut. Il eut le temps de voir aussi la figure rayonnante du cardinal, lorsqu’il aperçut devant lui, sur la table, une masse énorme d’or que le comte de Guiche avait gagnée, par une heureuse veine, depuis que Son Éminence lui avait confié les cartes. Aussi, oubliant ambassadeur, ambassade et prince, sa première pensée fut-elle pour l’or.

– Quoi ! s’écria le vieillard, tout cela… de gain ?

– Quelque chose comme cinquante mille écus ; oui, monseigneur, répliqua le comte de Guiche en se levant. Faut-il que je rende la place à Votre Éminence ou que je continue ?

– Rendez, rendez ! Vous êtes un fou. Vous reperdriez tout ce que vous avez gagné, peste !

– Monseigneur, dit le prince de Condé en saluant.

– Bonsoir, monsieur le prince, dit le ministre d’un ton léger ; c’est bien aimable à vous de rendre visite à un ami malade.

– Un ami !… murmura le comte de La Fère en voyant avec stupeur cette alliance monstrueuse de mots ; ami ! lorsqu’il s’agit de Mazarin et de Condé.

Mazarin devina la pensée de ce frondeur, car il lui sourit avec triomphe, et tout aussitôt :

– Sire, dit-il au roi, j’ai l’honneur de présenter à Votre Majesté M. le comte de La Fère, ambassadeur de Sa Majesté britannique… Affaire d’État, messieurs ! ajouta-t-il en congédiant de la main tous ceux qui garnissaient la chambre, et qui, le prince de Condé en tête, s’éclipsèrent sur le geste seul de Mazarin.

Raoul, après un dernier regard jeté au comte de La Fère, suivit M. de Condé.

Philippe d’Anjou et la reine parurent alors se consulter comme pour partir.

– Affaire de famille, dit subitement Mazarin en les arrêtant sur leurs sièges. Monsieur, que voici, apporte au roi une lettre par laquelle Charles II, complètement restauré sur le trône, demande une alliance entre Monsieur, frère du roi, et Mademoiselle Henriette, petite-fille de Henri IV… voulez vous remettre au roi votre lettre de créance, monsieur le comte.

Athos resta un instant stupéfait. Comment le ministre pouvait-il savoir le contenu d’une lettre qui ne l’avait pas quitté un seul instant ? Cependant, toujours maître de lui, il tendit sa dépêche au jeune roi Louis XIV, qui la prit en rougissant. Un silence solennel régnait dans la chambre du cardinal. Il ne fut troublé que par le bruit de l’or que Mazarin, de sa main jaune et sèche, empilait dans un coffret pendant la lecture du roi.

Chapitre XLI – Le récit §

La malice du cardinal ne laissait pas beaucoup de choses à dire à l’ambassadeur ; cependant le mot de restauration avait frappé le roi, qui, s’adressant au comte, sur lequel il avait les yeux fixés depuis son entrée :

– Monsieur, dit-il, veuillez nous donner quelques détails sur la situation des affaires en Angleterre. Vous venez du pays, vous êtes français, et les ordres que je vois briller sur votre personne annoncent un homme de mérite en même temps qu’un homme de qualité.

– Monsieur, dit le cardinal en se tournant vers la reine mère, est un ancien serviteur de Votre Majesté, M. le comte de La Fère.

Anne d’Autriche était oublieuse comme une reine dont la vie a été mêlée d’orages et de beaux jours. Elle regarda Mazarin, dont le mauvais sourire lui promettait quelque noirceur ; puis elle sollicita d’Athos, par un autre regard, une explication.

– Monsieur, continua le cardinal, était un mousquetaire Tréville, au service du feu roi… Monsieur connaît parfaitement l’Angleterre, où il a fait plusieurs voyages à diverses époques ; c’est un sujet du plus haut mérite.

Ces mots faisaient allusion à tous les souvenirs qu’Anne d’Autriche tremblait toujours d’évoquer. L'Angleterre, c’était sa haine pour Richelieu et son amour pour Buckingham ; un mousquetaire Tréville, c’était toute l’odyssée des triomphes qui avaient fait battre le cœur de la jeune femme, et des dangers qui avaient à moitié déraciné le trône de la jeune reine.

Ces mots avaient bien de la puissance, car ils rendirent muettes et attentives toutes les personnes royales, qui, avec des sentiments bien divers, se mirent à recomposer en même temps les mystérieuses années que les jeunes n’avaient pas vues, que les vieux avaient crues à jamais effacées.

– Parlez, monsieur, dit Louis XIV, sorti le premier du trouble, des soupçons et des souvenirs.

– Oui, parlez, ajouta Mazarin, à qui la petite méchanceté faite à Anne d’Autriche venait de rendre son énergie et sa gaieté.

– Sire, dit le comte, une sorte de miracle a changé toute la destinée du roi Charles II. Ce que les hommes n’avaient pu faire jusque-là, Dieu s’est résolu à l’accomplir.

Mazarin toussa en se démenant dans son lit.

– Le roi Charles II, continua Athos, est sorti de La Haye, non plus en fugitif ou en conquérant, mais en roi absolu qui, après un voyage loin de son royaume, revient au milieu des bénédictions universelles.

– Grand miracle en effet, dit Mazarin, car si les nouvelles ont été vraies, le roi Charles II, qui vient de rentrer au milieu des bénédictions, était sorti au milieu des coups de mousquet.

Le roi demeura impassible.

Philippe, plus jeune et plus frivole, ne put réprimer un sourire qui flatta Mazarin comme un applaudissement de sa plaisanterie.

– En effet, dit le roi, il y a eu miracle ; mais Dieu, qui fait tant pour les rois, monsieur le comte, emploie cependant la main des hommes pour faire triompher ses desseins. À quels hommes principalement Charles II doit-il son rétablissement ?

– Mais, interrompit le cardinal sans aucun souci de l’amour-propre du roi, Votre Majesté ne sait-elle pas que c’est à M. Monck ?…

– Je dois le savoir, répliqua résolument Louis XIV ; cependant, je demande à M. l’ambassadeur les causes du changement de ce M. Monck.

– Et Votre Majesté touche précisément la question, répondit Athos ; car, sans le miracle dont j’ai eu l’honneur de parler, M. Monck demeurait probablement un ennemi invincible pour le roi Charles II. Dieu a voulu qu’une idée étrange, hardie et ingénieuse tombât dans l’esprit d’un certain homme, tandis qu’une idée dévouée, courageuse, tombait en l’esprit d’un certain autre. La combinaison de ces deux idées amena un tel changement dans la position de M. Monck, que, d’ennemi acharné, il devint un ami pour le roi déchu.

– Voilà précisément aussi le détail que je demandais, fit le roi… Quels sont ces deux hommes dont vous parlez ?

– Deux Français, Sire.

– En vérité, j’en suis heureux.

– Et les deux idées ? s’écria Mazarin. Je suis plus curieux des idées que des hommes, moi.

– Oui, murmura le roi.

– La deuxième, l’idée dévouée, raisonnable… La moins importante, Sire, c’était d’aller déterrer un million en or enfoui par le roi Charles Ier dans Newcastle, et d’acheter, avec cet or, le concours de Monck.

– Oh ! oh ! dit Mazarin ranimé à ce mot million… mais Newcastle était précisément occupé par ce même Monck ?

– Oui, monsieur le cardinal, voilà pourquoi j’ai osé appeler l’idée courageuse en même temps que dévouée. Il s’agissait donc, si M. Monck refusait les offres du négociateur, de réintégrer le roi Charles II dans la propriété de ce million que l’on devait arracher à la loyauté et non plus au loyalisme du général Monck… Cela se fit malgré quelques difficultés ; le général fut loyal et laissa emporter l’or.

– Il me semble, dit le roi timide et rêveur, que Charles II n’avait pas connaissance de ce million pendant son séjour à Paris.

– Il me semble, ajouta le cardinal malicieusement, que Sa Majesté le roi de la Grande-Bretagne savait parfaitement l’existence du million, mais qu’elle préférait deux millions à un seul.

– Sire, répondit Athos avec fermeté, Sa Majesté le roi Charles II s’est trouvé en France tellement pauvre, qu’il n’avait pas d’argent pour prendre la poste ; tellement dénué d’espérances, qu’il pensa plusieurs fois à mourir. Il ignorait si bien l’existence du million de Newcastle, que sans un gentilhomme, sujet de Votre Majesté, dépositaire moral du million et qui révéla le secret à Charles II, ce prince végéterait encore dans le plus cruel oubli.

– Passons à l’idée ingénieuse, étrange et hardie, interrompit Mazarin, dont la sagacité pressentait un échec. Quelle était cette idée ?

– La voici. M. Monck faisant seul obstacle au rétablissement de Sa Majesté le roi déchu, un Français imagina de supprimer cet obstacle.

– Oh ! oh ! mais c’est un scélérat que ce Français-là, dit Mazarin, et l’idée n’est pas tellement ingénieuse qu’elle ne fasse brancher ou rouer son auteur en place de Grève par arrêt du Parlement.

– Votre Éminence se trompe, dit sèchement Athos ; je n’ai pas dit que le Français en question eût résolu d’assassiner Monck, mais bien de le supprimer. Les mots de la langue française ont une valeur que des gentilshommes de France connaissent absolument. D'ailleurs, c’est affaire de guerre, et quand on sert les rois contre leurs ennemis, on n’a pas pour juge le Parlement, on a Dieu. Donc ce gentilhomme français imagina de s’emparer de la personne de M. Monck, et il exécuta son plan.

Le roi s’animait au récit des belles actions. Le jeune frère de Sa Majesté frappa du poing sur la table en s’écriant :

– Ah ! c’est beau !

– Il enleva Monck ? dit le roi, mais Monck était dans son camp…

– Et le gentilhomme était seul, Sire.

– C'est merveilleux ! dit Philippe.

– En effet, merveilleux ! s’écria le roi.

– Bon ! voilà les deux petits lions déchaînés, murmura le cardinal.

Et d’un air de dépit qu’il ne dissimulait pas :

– J'ignore ces détails, dit-il ; en garantissez-vous l’authenticité, monsieur ?

– D'autant plus aisément, monsieur le cardinal, que j’ai vu les événements.

– Vous ?

– Oui, monseigneur.

Le roi s’était involontairement rapproché du comte ; le duc d’Anjou avait fait volte-face, et pressait Athos de l’autre côté.

– Après, monsieur, après ? s’écrièrent-ils tous deux en même temps.

– Sire, M. Monck, étant pris par le Français, fut amené au roi Charles II à La Haye. Le roi rendit la liberté à M. Monck, et le général, reconnaissant, donna en retour à Charles II le trône de la Grande-Bretagne, pour lequel tant de vaillantes gens ont combattu sans résultat.

Philippe frappa dans ses mains avec enthousiasme. Louis XIV, plus réfléchi, se tourna vers le comte de La Fère :

– Cela est vrai, dit-il, dans tous ses détails ?

– Absolument vrai, Sire.

– Un de mes gentilshommes connaissait le secret du million et l’avait gardé ?

– Oui, Sire.

– Le nom de ce gentilhomme ?

– C'est votre serviteur, dit simplement Athos.

Un murmure d’admiration vint gonfler le cœur d’Athos. Il pouvait être fier à moins. Mazarin lui-même avait levé les bras au ciel.

– Monsieur, dit le roi, je chercherai, je tâcherai de trouver un moyen de vous récompenser.

Athos fit un mouvement.

– Oh ! non pas de votre probité ; être payé pour cela vous humilierait ; mais je vous dois une récompense pour avoir participé à la restauration de mon frère Charles II.

– Certainement, dit Mazarin.

– Triomphe d’une bonne cause qui comble de joie toute la maison de France, dit Anne d’Autriche.

– Je continue, dit Louis XIV. Est-il vrai aussi qu’un homme ait pénétré jusqu’à Monck, dans son camp, et l’ait enlevé ?

– Cet homme avait dix auxiliaires pris dans un rang inférieur.

– Rien que cela ?

– Rien que cela.

– Et vous le nommez ?

– M. d’Artagnan, autrefois lieutenant des mousquetaires de Votre Majesté.

Anne d’Autriche rougit, Mazarin devint honteux et jaune ; Louis XIV s’assombrit, et une goutte de sueur tomba de son front pâle.

– Quels hommes ! murmura-t-il.

Et, involontairement, il lança au ministre un coup d’œil qui l’eût épouvanté, si Mazarin n’eût pas en ce moment caché sa tête sous l’oreiller.

– Monsieur, s’écria le jeune duc d’Anjou en posant sa main blanche et fine comme celle d’une femme sur le bras d’Athos, dites à ce brave homme, je vous prie, que Monsieur, frère du roi, boira demain à sa santé devant cent des meilleurs gentilshommes de France.

Et en achevant ces mots, le jeune homme, s’apercevant que l’enthousiasme avait dérangé une de ses manchettes, s’occupa de la rétablir avec le plus grand soin.

– Causons d’affaires, Sire, interrompit Mazarin, qui ne s’enthousiasmait pas et qui n’avait pas de manchettes.

– Oui, monsieur, répliqua Louis XIV. Entamez votre communication, monsieur le comte, ajouta-t-il en se tournant vers Athos.

Athos commença en effet, et proposa solennellement la main de lady Henriette Stuart au jeune prince frère du roi. La conférence dura une heure ; après quoi, les portes de la chambre furent ouvertes aux courtisans, qui reprirent leurs places comme si rien n’avait été supprimé pour eux dans les occupations de cette soirée.

Athos se retrouva alors près de Raoul, et le père et le fils purent se serrer la main.

Chapitre XLII – Où M. de Mazarin se fait prodigue §

Pendant que Mazarin cherchait à se remettre de la chaude alarme qu’il venait d’avoir, Athos et Raoul échangeaient quelques mots dans un coin de la chambre.

– Vous voilà donc à Paris, Raoul ? dit le comte.

– Oui, monsieur, depuis que M. le prince est revenu.

– Je ne puis m’entretenir avec vous en ce lieu, où l’on nous observe, mais je vais tout à l’heure retourner chez moi, et je vous y attends aussitôt que votre service le permettra.

Raoul s’inclina. M. le prince venait droit à eux. Le prince avait ce regard clair et profond qui distingue les oiseaux de proie de l’espèce noble ; sa physionomie elle-même offrait plusieurs traits distinctifs de cette ressemblance. On sait que, chez le prince de Condé, le nez aquilin sortait aigu, incisif, d’un front légèrement fuyant et plus bas que haut ; ce qui, au dire des railleurs de la cour, gens impitoyables même pour le génie, constituait plutôt un bec d’aigle qu’un nez humain à l’héritier des illustres princes de la maison de Condé. Ce regard pénétrant, cette expression impérieuse de toute la physionomie, troublaient ordinairement ceux à qui le prince adressait la parole plus que ne l’eût fait la majesté ou la beauté régulière du vainqueur de Rocroy. D'ailleurs, la flamme montait si vite à ces yeux saillants, que chez M. le prince toute animation ressemblait à de la colère. Or, à cause de sa qualité, tout le monde à la cour respectait M. le prince, et beaucoup même, ne voyant que l’homme, poussaient le respect jusqu’à la terreur.

Donc, Louis de Condé s’avança vers le comte de La Fère et Raoul avec l’intention marquée d’être salué par l’un et d’adresser la parole à l’autre.

Nul ne saluait avec plus de grâce réservée que le comte de La Fère. Il dédaignait de mettre dans une révérence toutes les nuances qu’un courtisan n’emprunte d’ordinaire qu’à la même couleur : le désir de plaire. Athos connaissait sa valeur personnelle et saluait un prince comme un homme, corrigeant par quelque chose de sympathique et d’indéfinissable ce que pouvait avoir de blessant pour l’orgueil du rang suprême l’inflexibilité de son attitude.

Le prince allait parler à Raoul. Athos le prévint.

– Si M. le vicomte de Bragelonne, dit-il, n’était pas un des très humbles serviteurs de Votre Altesse, je le prierais de prononcer mon nom devant vous… mon prince.

– J'ai l’honneur de parler à M. le comte de La Fère, dit aussitôt M. de Condé.

– Mon protecteur, ajouta Raoul en rougissant.

– L'un des plus honnêtes hommes du royaume, continua le prince ; l’un des premiers gentilshommes de France, et dont j’ai ouï dire tant de bien, que souvent je désirais de le compter au nombre de mes amis.

– Honneur dont je ne serais digne, monseigneur, répliqua Athos, que par mon respect et mon admiration pour Votre Altesse.

– M. de Bragelonne, dit le prince, est un bon officier qui, on le voit, a été à bonne école. Ah ! monsieur le comte, de votre temps, les généraux avaient des soldats…

– C'est vrai, monseigneur ; mais aujourd’hui, les soldat sont des généraux.

Ce compliment, qui sentait si peu son flatteur, fit tressaillir de joie un homme que toute l’Europe regardait comme un héros et qui pouvait être blasé sur la louange.

– Il est fâcheux pour moi, repartit le prince, que vous vous soyez retiré du service, monsieur le comte ; car, incessamment, il faudra que le roi s’occupe d’une guerre avec la Hollande ou d’une guerre avec l’Angleterre, et les occasions ne manqueront point pour un homme comme vous qui connaît la Grande-Bretagne comme la France.

– Je crois pouvoir vous dire, monseigneur, que j’ai sagement fait de me retirer du service, dit Athos en souriant. La France et la Grande-Bretagne vont désormais vivre comme deux sœurs, si j’en crois mes pressentiments.

– Vos pressentiments ?

– Tenez, monseigneur, écoutez ce qui se dit là-bas à la table de M. le cardinal.

– Au jeu ?

– Au jeu… Oui, monseigneur.

Le cardinal venait en effet de se soulever sur un coude et de faire un signe au jeune frère du roi, qui s’approcha de lui.

– Monseigneur, dit le cardinal, faites ramasser, je vous prie, tous ces écus d’or.

Et il désignait l’énorme amas de pièces fauves et brillantes que le comte de Guiche avait élevé peu à peu devant lui, grâce à une veine des plus heureuses.

– À moi ? s’écria le duc d’Anjou.

– Ces cinquante mille écus, oui, monseigneur ; ils sont à vous.

– Vous me les donnez ?

– J'ai joué à votre intention, monseigneur, répliqua le cardinal en s’affaiblissant peu à peu, comme si cet effort de donner de l’argent eût épuisé chez lui toutes les facultés physiques ou morales.

– Oh ! mon Dieu, murmura Philippe presque étourdi de joie, la belle journée !

Et lui-même, faisant le râteau avec ses doigts, attira une partie de la somme dans ses poches, qu’il remplit…

Cependant plus d’un tiers restait encore sur la table.

– Chevalier, dit Philippe à son favori le chevalier de Lorraine, viens.

Le favori accourut.

– Empoche le reste, dit le jeune prince.

Cette scène singulière ne fut prise par aucun des assistants que comme une touchante fête de famille. Le cardinal se donnait des airs de père avec les fils de France, et les deux jeunes princes avaient grandi sous son aile. Nul n’imputa donc à orgueil ou même à impertinence, comme on le ferait de nos jours, cette libéralité du Premier ministre. Les courtisans se contentèrent d’envier… Le roi détourna la tête.

– Jamais je n’ai eu tant d’argent, dit joyeusement le jeune prince en traversant la chambre avec son favori pour aller gagner son carrosse. Non, jamais… Comme c’est lourd, cent cinquante mille livres !

– Mais pourquoi M. le cardinal donne-t-il tout cet argent d’un coup ? demanda tout bas M. le prince au comte de La Fère. Il est donc bien malade, ce cher cardinal ?

– Oui, monseigneur, bien malade sans doute ; il a d’ailleurs mauvaise mine, comme Votre Altesse peut le voir.

– Certes… Mais il en mourra !… Cent cinquante mille livres !… Oh ! c’est à ne pas croire. Voyons, comte, pourquoi ? Trouvez-nous une raison.

– Monseigneur, patientez, je vous prie ; voilà M. le duc d’Anjou qui vient de ce côté causant avec le chevalier de Lorraine ; je ne serais pas surpris qu’ils m’épargnassent la peine d’être indiscret. Écoutez-les.

En effet, le chevalier disait au prince à demi-voix :

– Monseigneur, ce n’est pas naturel que M. Mazarin vous donne tant d’argent… Prenez garde, vous allez laisser tomber des pièces, monseigneur… Que vous veut le cardinal pour être si généreux ?

– Quand je vous disais, murmura Athos à l’oreille de M. le prince ; voici peut-être la réponse à votre question.

– Dites donc, monseigneur ? réitéra impatiemment le chevalier, qui supputait, en pesant sa poche, la quotité de la somme qui lui était échue par ricochet.

– Mon cher chevalier, cadeau de noces.

– Comment, cadeau de noces !

– Eh ! oui, je me marie ! répliqua le duc d’Anjou, sans s’apercevoir qu’il passait à ce moment même devant M. le prince et devant Athos, qui tous deux le saluèrent profondément.

Le chevalier lança au jeune duc un regard si étrange, si haineux, que le comte de La Fère en tressaillit.

– Vous ! vous marier ! répéta-t-il. Oh ! c’est impossible. Vous feriez cette folie !

– Bah ! ce n’est pas moi qui la fais ; on me la fait faire, répliqua le duc d’Anjou. Mais viens vite ; allons dépenser notre argent.

Là-dessus, il disparut avec son compagnon riant et causant, tandis que les fronts se courbaient sur son passage.

Alors M. le prince dit tout bas à Athos :

– Voilà donc le secret ?

– Ce n’est pas moi qui vous l’ai dit, monseigneur.

– Il épouse la sœur de Charles II ?

– Je crois que oui.

Le prince réfléchit un moment et son œil lança un vif éclair.

– Allons, dit-il avec lenteur, comme s’il se parlait à lui-même, voilà encore une fois les épées au croc… pour longtemps !

Et il soupira.

Tout ce que renfermait ce soupir d’ambitions sourdement étouffées, d’illusions éteintes, d’espérances déçues, Athos seul le devina, car seul il avait entendu le soupir.

Aussitôt M. le prince prit congé, le roi partait. Athos, avec un signe qu’il fit à Bragelonne, lui renouvela l’invitation faite au commencement de cette scène.

Peu à peu la chambre devint déserte, et Mazarin resta seul en proie à des souffrances qu’il ne songeait plus à dissimuler.

– Bernouin ! Bernouin ! cria-t-il d’une voix brisée.

– Que veut Monseigneur ?

– Guénaud… qu’on appelle Guénaud, dit l’éminence ; il me semble que je vais mourir.

Bernouin, effaré, courut au cabinet donner un ordre, et le piqueur qui courut chercher le médecin croisa le carrosse du roi dans la rue Saint-Honoré.

Chapitre XLIII – Guénaud §

L'ordre du cardinal était pressant : Guénaud ne se fit pas attendre.

Il trouva son malade renversé sur le lit, les jambes enflées, livide, l’estomac comprimé. Mazarin venait de subir une rude attaque de goutte. Il souffrait cruellement et avec l’impatience d’un homme qui n’a pas l’habitude des résistances. À l’arrivée de Guénaud :

– Ah ! dit-il, me voilà sauvé !

Guénaud était un homme fort savant et fort circonspect, qui n’avait pas besoin des critiques de Boileau pour avoir de la réputation. Lorsqu’il était en face de la maladie, fût-elle personnifiée dans un roi, il traitait le malade de Turc à More. Il ne répliqua donc pas à Mazarin comme le ministre s’y attendait : « Voilà le médecin ; adieu la maladie ! » Tout au contraire, examinant le malade d’un air fort grave :

– Oh ! oh ! dit-il.

– Eh quoi ! Guénaud ?… Quel air vous avez !

– J'ai l’air qu’il faut pour voir votre mal, monseigneur, et un mal fort dangereux.

– La goutte… Oh ! oui, la goutte.

– Avec des complications, monseigneur.

Mazarin se souleva sur un coude, et interrogeant du regard, du geste :

– Que me dites-vous là ! Suis-je plus malade que je ne crois moi-même ?

– Monseigneur, dit Guénaud en s’asseyant près du lit, Votre Éminence a beaucoup travaillé dans sa vie, Votre Éminence a souffert beaucoup.

– Mais je ne suis pas si vieux, ce me semble… Feu M. de Richelieu n’avait que dix-sept mois de moins que moi lorsqu’il est mort, et mort de maladie mortelle. Je suis jeune, Guénaud, songez-y donc : j’ai cinquante deux ans à peine.

– Oh ! monseigneur, vous avez bien plus que cela… Combien la Fronde a t-elle duré ?

– À quel propos, Guénaud, me faites-vous cette question ?

– Pour un calcul médical, monseigneur.

– Mais quelque chose comme dix ans… forte ou faible.

– Très bien ; veuillez compter chaque année de Fronde pour trois ans… cela fait trente ; or, vingt et cinquante-deux font soixante-douze ans. Vous avez soixante-douze ans, monseigneur… et c’est un grand âge.

En disant cela, il tâtait le pouls du malade. Ce pouls était rempli de si fâcheux pronostics, que le médecin poursuivit aussitôt, malgré les interruptions du malade :

– Mettons les années de Fronde à quatre ans l’une, c’est quatre-vingt-deux ans que vous avez vécu.

Mazarin devint fort pâle, et d’une voix éteinte il dit :

– Vous parlez sérieusement, Guénaud ?

– Hélas ! oui, monseigneur.

– Vous prenez alors un détour pour m’annoncer que je suis bien malade ?

– Ma foi, oui, monseigneur, et avec un homme de l’esprit et du courage de Votre Éminence, on ne devrait pas prendre de détour.

Le cardinal respirait si difficilement, qu’il fit pitié même à l’impitoyable médecin.

– Il y a maladie et maladie, reprit Mazarin. De certaines on échappe.

– C'est vrai, monseigneur.

– N'est-ce pas ? s’écria Mazarin presque joyeux ; car enfin, à quoi serviraient la puissance, la force de volonté ? À quoi servirait le génie, votre génie à vous, Guénaud ? À quoi enfin servent la science et l’art, si le malade qui dispose de tout cela ne peut se sauver du péril ?

Guénaud allait ouvrir la bouche. Mazarin continua :

– Songez, dit-il, que je suis le plus confiant de vos clients, songez que je vous obéis en aveugle, et que par conséquent…

– Je sais tout cela, dit Guénaud.

– Je guérirai alors ?

– Monseigneur, il n’y a ni force de volonté, ni puissance, ni génie, ni science qui résistent au mal que Dieu envoie sans doute, ou qu’il jette sur la terre à la création, avec plein pouvoir de détruire et de tuer les hommes. Quand le mal est mortel, il tue, et rien n’y fait…

– Mon mal… est… mortel ? demanda Mazarin.

– Oui, monseigneur.

L'Éminence s’affaissa un moment, comme le malheureux qu’une chute de colonne vient d’écraser… Mais c’était une âme bien trempée ou plutôt un esprit bien solide, que l’esprit de M. de Mazarin.

– Guénaud, dit-il en se relevant, vous me permettrez bien d’en appeler de votre jugement. Je veux rassembler les plus savants hommes de l’Europe, je veux les consulter… je veux vivre enfin par la vertu de n’importe quel remède.

– Monseigneur ne suppose pas, dit Guénaud, que j’aie la prétention d’avoir prononcé tout seul sur une existence précieuse comme la sienne ; j’ai assemblé déjà tous les bons médecins et praticiens de France et d’Europe… ils étaient douze.

– Et ils ont dit… ?

– Ils ont dit que Votre Éminence était atteinte d’une maladie mortelle ; j’ai la consultation signée dans mon portefeuille. Si Votre Éminence veut en prendre connaissance, elle verra le nom de toutes les maladies incurables que nous avons découvertes. Il y a d’abord…

– Non ! non ! s’écria Mazarin en repoussant le papier. Non, Guénaud, je me rends, je me rends !

Et un profond silence, pendant lequel le cardinal reprenait ses esprits et réparait ses forces, succéda aux agitations de cette scène.

– Il y a autre chose, murmura Mazarin ; il y a les empiriques, les charlatans. Dans mon pays, ceux que les médecins abandonnent courent la chance d’un vendeur d’orviétan, qui dix fois les tue, mais qui cent fois les sauve.

– Depuis un mois, Votre Éminence ne s’aperçoit-elle pas que j’ai changé dix fois ses remèdes ?

– Oui… Eh bien ?

– Eh bien ! j’ai dépensé cinquante mille livres à acheter les secrets de tous ces drôles : la liste est épuisée ; ma bourse aussi. Vous n’êtes pas guéri, et sans mon art vous seriez mort.

– C'est fini, murmura le cardinal ; c’est fini.

Il jeta un regard sombre autour de lui sur ses richesses.

– Il faudra quitter tout cela ! soupira-t-il. Je suis mort, Guénaud ! je suis mort !

– Oh ! pas encore, monseigneur, dit le médecin.

Mazarin lui saisit la main.

– Dans combien de temps ? demanda-t-il en arrêtant deux grands yeux fixes sur le visage du médecin.

– Monseigneur, on ne dit jamais cela.

– Aux hommes ordinaires, soit ; mais à moi… à moi dont chaque minute vaut un trésor, dis-le-moi, Guénaud, dis-le-moi !

– Non, non, monseigneur.

– Je le veux, te dis-je. Oh ! donne-moi un mois, et pour chacun de ces trente jours, je te paierai cent mille livres.

– Monseigneur, répliqua Guénaud d’une voix ferme, c’est Dieu qui vous donne les jours de grâce et non pas moi. Dieu ne vous donne donc que quinze jours !

Le cardinal poussa un douloureux soupir et retomba sur son oreiller en murmurant :

– Merci, Guénaud, merci !

Le médecin allait s’éloigner ; le moribond se redressa :

– Silence, dit-il avec des yeux de flamme, silence !

– Monseigneur, il y a deux mois que je sais ce secret ; vous voyez que je l’ai bien gardé.

– Allez, Guénaud, j’aurai soin de votre fortune ; allez, et dites à Brienne de m’envoyer un commis ; qu’on appelle M. Colbert. Allez.

Chapitre XLIV – Colbert §

Colbert n’était pas loin.

Durant toute la soirée, il s’était tenu dans un corridor, causant avec Bernouin, avec Brienne, et commentant, avec l’habileté ordinaire des gens de cour, les nouvelles qui se dessinaient comme les bulles d’air sur l’eau à la surface de chaque événement. Il est temps, sans doute, de tracer, en quelques mots, un des portraits les plus intéressants de ce siècle, et de le tracer avec autant de vérité peut-être que les peintres contemporains l’ont pu faire. Colbert fut un homme sur lequel l’historien et le moraliste ont un droit égal.

Il avait treize ans de plus que Louis XIV, son maître futur.

D'une taille médiocre, plutôt maigre que gras, il avait l’œil enfoncé, la mine basse, les cheveux gros, noirs et rares, ce qui, disent les biographes de son temps, lui fit prendre de bonne heure la calotte. Un regard plein de sévérité, de dureté même ; une sorte de roideur qui, pour les inférieurs, était de la fierté, pour les supérieurs, une affectation de vertu digne ; la morgue sur toutes choses, même lorsqu’il était seul à se regarder dans une glace : voilà pour l’extérieur du personnage.

Au moral, on vantait la profondeur de son talent pour les comptes, son ingéniosité à faire produire la stérilité même. Colbert avait imaginé de forcer les gouverneurs des places frontières à nourrir les garnisons sans solde de ce qu’ils tiraient des contributions. Une si précieuse qualité donna l’idée à M. le cardinal Mazarin de remplacer Joubert, son intendant qui venait de mourir, par M. Colbert, qui rognait si bien les portions.

Colbert peu à peu se lançait à la cour, malgré la médiocrité de sa naissance, car il était fils d’un homme qui vendait du vin comme son père, qui ensuite avait vendu du drap, puis des étoffes de soie. Colbert, destiné d’abord au commerce, avait été commis chez un marchand de Lyon, qu’il avait quitté pour venir à Paris dans l’étude d’un procureur au Châtelet nommé Biterne. C'est ainsi qu’il avait appris l’art de dresser un compte et l’art plus précieux de l’embrouiller.

Cette roideur de Colbert lui avait fait le plus grand bien, tant il est vrai que la fortune, lorsqu’elle a un caprice, ressemble à ces femmes de l’Antiquité dont rien au physique et au moral des choses et des hommes ne rebute la fantaisie.

Colbert, placé chez Michel Letellier, secrétaire d’État en 1648, par son cousin Colbert, seigneur de Saint-Pouange, qui le favorisait, reçut un jour du ministre une commission pour le cardinal Mazarin. Son Éminence le cardinal jouissait alors d’une santé florissante, et les mauvaises années de la Fronde n’avaient pas encore compté triple et quadruple pour lui. Il était à Sedan, fort empêché d’une intrigue de cour dans laquelle Anne d’Autriche paraissait vouloir déserter sa cause.

Cette intrigue, Letellier en tenait les fils. Il venait de recevoir une lettre d’Anne d’Autriche, lettre fort précieuse pour lui et fort compromettante pour Mazarin ; mais comme il jouait déjà le rôle double qui lui servit si bien, et qu’il ménageait toujours deux ennemis pour tirer parti de l’un et de l’autre, soit en les brouillant plus qu’ils ne l’étaient, soit en les réconciliant, Michel Letellier voulut envoyer à Mazarin la lettre d’Anne d’Autriche, afin qu’il en prît connaissance, et par conséquent afin qu’il sût gré d’un service aussi galamment rendu. Envoyer la lettre, c’était facile ; la recouvrer après communication, c’était la difficulté.

Letellier jeta les yeux autour de lui, et voyant le commis noir et maigre qui griffonnait, le sourcil froncé, dans ses bureaux, il le préféra au meilleur gendarme pour l’exécution de ce dessein. Colbert dut partir pour Sedan avec l’ordre de communiquer la lettre à Mazarin et de la rapporter à Letellier. Il écouta sa consigne avec une attention scrupuleuse, s’en fit répéter la teneur deux fois, insista sur la question de savoir si rapporter était aussi nécessaire que communiquer, et Letellier lui dit : – Plus nécessaire.

Alors il partit, voyagea comme un courrier sans souci de son corps, et remit à Mazarin, d’abord une lettre de Letellier qui annonçait au cardinal l’envoi de la lettre précieuse, puis cette lettre elle-même. Mazarin rougit fort en voyant la lettre d’Anne d’Autriche, fit un gracieux sourire à Colbert et le congédia.

– À quand la réponse, monseigneur ? dit le courrier humblement.

– À demain.

– Demain matin ?

– Oui, monsieur.

Le commis tourna les talons et essaya sa plus noble révérence.

Le lendemain il était au poste dès sept heures. Mazarin le fit attendre jusqu’à dix. Colbert ne sourcilla point dans l’antichambre ; son tour venu, il entra.

Mazarin lui remit alors un paquet cacheté. Sur l’enveloppe de ce paquet étaient écrits ces mots : « À M. Michel Letellier, etc. »

Colbert regarda le paquet avec beaucoup d’attention ; le cardinal fit une charmante mine et le poussa vers la porte.

– Et la lettre de la reine mère, monseigneur ? demanda Colbert.

– Elle est avec le reste, dans le paquet, dit Mazarin.

– Ah ! fort bien, répliqua Colbert.

Et, plaçant son chapeau entre ses genoux, il se mit à décacheter le paquet.

Mazarin poussa un cri.

– Que faites-vous donc ! dit-il brutalement.

– Je décachette le paquet, monseigneur.

– Vous défiez-vous de moi, monsieur le cuistre ? A-t-on vu pareille impertinence !

– Oh ! monseigneur, ne vous fâchez pas contre moi ! Ce n’est certainement pas la parole de Votre Éminence que je mets en doute, à Dieu ne plaise.

– Quoi donc, alors ?

– C'est l’exactitude de votre chancellerie, monseigneur. Qu'est-ce qu’une lettre ? Un chiffon. Un chiffon ne peut-il être oublié ?… Et tenez, monseigneur, tenez, voyez si j’avais tort ! Vos commis ont oublié le chiffon : la lettre ne se trouve pas dans le paquet.

– Vous êtes un insolent et vous n’avez rien vu ! s’écria Mazarin irrité ; retirez-vous et attendez mon plaisir !

En disant ces mots, avec une subtilité tout italienne, il arracha le paquet des mains de Colbert et rentra dans ses appartements. Mais cette colère ne pouvait tant durer qu’elle ne fût remplacée un jour par le raisonnement.

Mazarin, chaque matin, en ouvrant la porte de son cabinet, trouvait la figure de Colbert en sentinelle derrière la banquette, et cette figure désagréable lui demandait humblement, mais avec ténacité, la lettre de la reine mère.

Mazarin n’y put tenir et dut la rendre. Il accompagna cette restitution d’une mercuriale des plus rudes, pendant laquelle Colbert se contenta d’examiner, de ressaisir, de flairer même le papier, les caractères et la signature, ni plus ni moins que s’il eût eu affaire au dernier faussaire du royaume. Mazarin le traita plus rudement encore, et Colbert, impassible, ayant acquis la certitude que la lettre était la vraie, partit comme s’il eût été sourd.

Cette conduite lui valut plus tard le poste de Joubert, car Mazarin, au lieu d’en garder rancune, l’admira et souhaita de s’attacher une pareille fidélité.

On voit par cette seule histoire ce qu’était l’esprit de Colbert. Les événements, se déroulant peu à peu, laisseront fonctionner librement tous les ressorts de cet esprit. Colbert ne fut pas long à s’insinuer dans les bonnes grâces du cardinal : il lui devint même indispensable. Tous ses comptes, le commis les connaissait, sans que le cardinal lui en eût jamais parlé. Ce secret entre eux, à deux, était un lien puissant, et voilà pourquoi, près de paraître devant le maître d’un autre monde, Mazarin voulait prendre un parti et un bon conseil pour disposer du bien qu’il était forcé de laisser en ce monde-ci.

Après la visite de Guénaud, il appela donc Colbert, le fit asseoir et lui dit :

– Causons, monsieur Colbert, et sérieusement, car je suis malade et il se pourrait que je vinsse à mourir.

– L'homme est mortel, répliqua Colbert.

– Je m’en suis toujours souvenu, monsieur Colbert, et j’ai travaillé dans cette prévision… Vous savez que j’ai amassé un peu de bien …

– Je le sais, monseigneur.

– À combien estimez-vous à peu près ce bien, monsieur Colbert ?

– À quarante millions cinq cent soixante mille deux cents livres neuf sous et huit deniers, répondit Colbert.

Le cardinal poussa un gros soupir et regarda Colbert avec admiration ; mais il se permit un sourire.

– Argent connu, ajouta Colbert en réponse à ce sourire.

Le cardinal fit un soubresaut dans son lit.

– Qu'entendez-vous par là ? dit-il.

– J'entends, dit Colbert, qu’outre ces quarante millions cinq cent soixante mille deux cents livres neuf sous huit deniers il y a treize autres millions que l’on ne connaît pas.

– Ouf ! soupira Mazarin, quel homme !

À ce moment la tête de Bernouin apparut dans l’embrasure de la porte.

– Qu'y a-t-il, demanda Mazarin, et pourquoi me trouble-t-on ?

– Le père théatin, directeur de Son Éminence, avait été mandé pour ce soir ; il ne pourrait revenir qu’après-demain chez Monseigneur.

Mazarin regarda Colbert, qui aussitôt prit son chapeau en disant : – Je reviendrai, monseigneur.

Mazarin hésita.

– Non, non, dit-il, j’ai autant affaire de vous que de lui. D'ailleurs, vous êtes mon autre confesseur, vous… et ce que je dis à l’un, l’autre peut l’entendre. Restez-là, Colbert.

– Mais, monseigneur, s’il n’y a pas secret de pénitence, le directeur consentira-t-il ?

– Ne vous inquiétez pas de cela, entrez dans la ruelle.

– Je puis attendre dehors, monseigneur.

– Non, non, mieux vaut que vous entendiez la confession d’un homme de bien.

Colbert s’inclina et passa dans la ruelle.

– Introduisez le père théatin, dit Mazarin en fermant les rideaux.

Chapitre XLV – Confession d’un homme de bien §

Le théatin entra délibérément, sans trop s’étonner du bruit et du mouvement que les inquiétudes sur la santé du cardinal avaient soulevés dans sa maison.

– Venez, mon révérend, dit Mazarin après un dernier regard à la ruelle ; venez et soulagez-moi.

– C'est mon devoir, monseigneur, répliqua le théatin.

– Commencez par vous asseoir commodément, car je vais débuter par une confession générale ; vous me donnerez tout de suite une bonne absolution, et je me croirai plus tranquille.

– Monseigneur, dit le révérend, vous n’êtes pas tellement malade qu’une confession générale soit urgente… Et ce sera bien fatigant, prenez garde !

– Vous supposez qu’il y en a long, mon révérend ?

– Comment croire qu’il en soit autrement, quand on a vécu aussi complètement que Votre Éminence ?

– Ah ! c’est vrai… Oui, le récit peut être long.

– La miséricorde de Dieu est grande, nasilla le théatin.

– Tenez, dit Mazarin, voilà que je commence à m’effrayer moi-même d’avoir tant laissé passer de choses que le Seigneur pouvait réprouver.

– N'est-ce pas ? dit naïvement le théatin en éloignant de la lampe sa figure fine et pointue comme celle d’une taupe. Les pécheurs sont comme cela : oublieux avant, puis scrupuleux quand il est trop tard.

– Les pécheurs ? répliqua Mazarin. Me dites-vous ce mot avec ironie et pour me reprocher toutes les généalogies que j’ai laissé faire sur mon compte… moi, fils de pêcheur, en effet ?

– Hum ! fit le théatin.

– C'est là un premier péché, mon révérend ; car enfin, j’ai souffert qu’on me fît descendre des vieux consuls de Rome, T. Geganius Macerinus Ier, Macerinus II et Proculus Macerinus III, dont parle la chronique de Haolander… De Macerinus à Mazarin, la proximité était tentante. Macerinus, diminutif, veut dire maigrelet. Oh ! mon révérend, Mazarini peut signifier aujourd’hui, à l’augmentatif, maigre comme un Lazare. Voyez !

Et il montra ses bras décharnés et ses jambes dévorées par la fièvre.

– Que vous soyez né d’une famille de pêcheurs, reprit le théatin, je n’y vois rien de fâcheux pour vous… car enfin, saint Pierre était un pêcheur, et si vous êtes prince de l’Église, monseigneur, il en a été le chef suprême. Passons, s’il vous plaît.

– D'autant plus que j’ai menacé de la Bastille un certain Bounet, prêtre d’Avignon, qui voulait publier une généalogie de Casa Mazarini beaucoup trop merveilleuse.

– Pour être vraisemblable ? répliqua le théatin.

– Oh ! alors, si j’eusse agi dans cette idée, mon révérend, c’était vice d’orgueil… autre péché.

– C'était excès d’esprit, et jamais on ne peut reprocher à personne ces sortes d’abus. Passons, passons.

– J'en étais à l’orgueil… Voyez-vous, mon révérend, je vais tâcher de diviser cela par péchés capitaux.

– J'aime les divisions bien faites.

– J'en suis aise. Il faut que vous sachiez qu’en 1630… hélas ! voilà trente et un ans !

– Vous aviez vingt-neuf ans, monseigneur.

– Âge bouillant. Je tranchais du soldat en me jetant à Casal dans les arquebusades, pour montrer que je montais à cheval aussi bien qu’un officier. Il est vrai que j’apportai la paix aux Espagnols et aux Français. Cela rachète un peu mon péché.

– Je ne vois pas le moindre péché à montrer qu’on monte à cheval, dit le théatin, c’est du goût parfait, et cela honore notre robe. En ma qualité de chrétien, j’approuve que vous ayez empêché l’effusion du sang ; en ma qualité de religieux, je suis fier de la bravoure qu’un collègue a témoignée.

Mazarin fit un humble salut de la tête.

– Oui, dit-il, mais les suites !

– Quelles suites ?

– Eh ! ce damné péché d’orgueil a des racines sans fin…Depuis que je m’étais jeté comme cela entre deux armées, que j’avais flairé la poudre et parcouru des lignes de soldats, je regardais un peu en pitié les généraux.

– Ah !

– Voilà le mal… En sorte que je n’en ai plus trouvé un seul supportable depuis ce temps-là.

– Le fait est, dit le théatin, que les généraux que nous avons eus n’étaient pas forts.

– Oh ! s’écria Mazarin, il y avait M. le prince… je l’ai bien tourmenté, celui-là !

– Il n’est pas à plaindre, il a acquis assez de gloire et assez de bien.

– Soit pour M. le prince ; mais M. de Beaufort, par exemple… que j’ai tant fait souffrir au donjon de Vincennes ?

– Ah ! mais c’était un rebelle, et la sûreté de l’État exigeait que vous fissiez le sacrifice… Passons.

– Je crois que j’ai épuisé l’orgueil. Il y a un autre péché que j’ai peur de qualifier…

– Je le qualifierai, moi… Dites toujours.

– Un bien grand péché, mon révérend.

– Nous verrons, monseigneur.

– Vous ne pouvez manquer d’avoir ouï parler de certaines relations que j’aurais eues… avec Sa Majesté la reine mère… Les malveillants…

– Les malveillants, monseigneur, sont des sots… Ne fallait-il pas, pour le bien de l’État et pour l’intérêt du jeune roi, que vous vécussiez en bonne intelligence avec la reine ? Passons, passons.

– Je vous assure, dit Mazarin, que vous m’enlevez de la poitrine un terrible poids.

– Vétilles que tout cela !… Cherchez les choses sérieuses.

– Il y a bien de l’ambition, mon révérend…

– C'est la marche des grandes choses, monseigneur.

– Même cette velléité de la tiare ?…

– Être pape, c’est être le premier des chrétiens… Pourquoi ne l’eussiez vous pas désiré ?

– On a imprimé que j’avais, pour arriver là, vendu Cambrai aux Espagnols.

– Vous avez fait peut-être vous-même des pamphlets sans trop persécuter les pamphlétaires ?

– Alors, mon révérend, j’ai vraiment le cœur bien net. Je ne sens plus que de légères peccadilles.

– Dites.

– Le jeu.

– C'est un peu mondain ; mais enfin, vous étiez obligé, par le devoir de la grandeur, à tenir maison.

– J'aimais à gagner…

– Il n’est pas de joueur qui joue pour perdre.

– Je trichais bien un peu…

– Vous preniez votre avantage. Passons.

– Eh bien ! mon révérend, je ne sens plus rien du tout sur ma conscience. Donnez-moi l’absolution, et mon âme pourra, lorsque Dieu l’appellera, monter sans obstacle jusqu’à son trône.

Le théatin ne remua ni les bras ni les lèvres.

– Qu'attendez-vous, mon révérend, dit Mazarin.

– J'attends la fin.

– La fin de quoi ?

– De la confession, monseigneur.

– Mais j’ai fini.

– Oh ! non ! Votre Éminence fait erreur.

– Pas que je sache.

– Cherchez bien.

– J'ai cherché aussi bien que possible.

– Alors je vais aider votre mémoire.

– Voyons.

Le théatin toussa plusieurs fois.

– Vous ne me parlez pas de l’avarice, autre péché capital, ni de ces millions, dit-il.

– Quels millions, mon révérend ?

– Mais ceux que vous possédez, monseigneur.

– Mon père, cet argent est à moi, pourquoi vous en parlerais-je ?

– C'est que, voyez-vous, nos deux opinions diffèrent. Vous dites que cet argent est à vous, et, moi, je crois qu’il est un peu à d’autres.

Mazarin porta une main froide à son front perlé de sueur.

– Comment cela ? balbutia-t-il.

– Voici. Votre Éminence a gagné beaucoup de biens au service du roi…

– Hum ! beaucoup… ce n’est pas trop.

– Quoi qu’il en soit, d’où venait ce bien ?

– De l’État.

– L'État, c’est le roi.

– Mais que concluez-vous, mon révérend ? dit Mazarin, qui commençait à trembler.

– Je ne puis conclure sans une liste des biens que vous avez. Comptons un peu, s’il vous plaît : vous avez l’évêché de Metz.

– Oui.

– Les abbayes de Saint-Clément, de Saint-Arnoud et de Saint-Vincent, toujours à Metz.

– Oui.

– Vous avez l’abbaye de Saint-Denis, en France, un beau bien.

– Oui, mon révérend.

– Vous avez l’abbaye de Cluny, qui est si riche.

– Je l’ai.

– Celle de Saint-Médard, à Soissons, cent mille livres de revenus.

– Je ne le nie pas.

– Celle de Saint-Victor, à Marseille, une des meilleures du Midi.

– Oui, mon père.

– Un bon million par an. Avec les émoluments du cardinalat et du ministère, c’est peut-être deux millions par an.

– Eh !

– Pendant dix ans, c’est vingt millions… et vingt millions placés à cinquante pour cent donnent, par progression, vingt autres millions en dix ans.

– Comme vous comptez, pour un théatin !

– Depuis que Votre Éminence a placé notre ordre dans le couvent que nous occupons près de Saint-Germain-des-Prés, en 1644, c’est moi qui fais les comptes de la société.

– Et les miens, à ce que je vois, mon révérend.

– Il faut savoir un peu de tout, monseigneur.

– Eh bien ! concluez à présent.

– Je conclus que le bagage est trop gros pour que vous passiez à la porte du paradis.

– Je serai damné ?

– Si vous ne restituez pas, oui.

Mazarin poussa un cri pitoyable.

– Restituer ! mais à qui, bon Dieu !

– Au maître de cet argent, au roi !

– Mais c’est le roi qui m’a tout donné !…

– Un moment ! le roi ne signe pas les ordonnances !

Mazarin passa des soupirs aux gémissements.

– L'absolution, dit-il.

– Impossible, monseigneur… Restituez, restituez, répliqua le théatin.

– Mais, enfin, vous m’absolvez de tous les péchés ; pourquoi pas de celui là ?

– Parce que, répondit le révérend, vous absoudre pour ce motif est un péché dont le roi ne m’absoudrait jamais, monseigneur.

Là-dessus, le confesseur quitta son pénitent avec une mine pleine de componction, puis il sortit du même pas qu’il était entré.

– Holà ! mon Dieu, gémit le cardinal… Venez ça, Colbert ; je suis bien malade, mon ami !

Chapitre XLVI – La donation §

Colbert reparut sous les rideaux.

– Avez-vous entendu ? dit Mazarin.

– Hélas ! oui, monseigneur.

– Est-ce qu’il a raison ? Est-ce que tout cet argent est du bien mal acquis ?

– Un théatin, monseigneur, est un mauvais juge en matière de finances, répondit froidement Colbert. Cependant il se pourrait que, d’après ses idées théologiques, Votre Éminence eût de certains torts. On en a toujours eu… quand on meurt.

– On a d’abord celui de mourir, Colbert.

– C'est vrai, monseigneur. Envers qui cependant le théatin vous aurait-il trouvé des torts ? Envers le roi.

Mazarin haussa les épaules.

– Comme si je n’avais pas sauvé son État et ses finances !

– Cela ne souffre pas de controverse, monseigneur.

– N'est-ce pas ? Donc, j’aurais gagné très légitimement un salaire, malgré mon confesseur ?

– C'est hors de doute.

– Et je pourrais garder pour ma famille, si besogneuse, une bonne partie… le tout même de ce que j’ai gagné !

– Je n’y vois aucun empêchement, monseigneur.

– J'étais bien sûr, en vous consultant, Colbert, d’avoir un avis sage, répliqua Mazarin tout joyeux.

Colbert fit sa grimace de pédant.

– Monseigneur, interrompit-il, il faudrait bien voir cependant si ce qu’a dit le théatin n’est pas un piège.

– Non, un piège… pourquoi ? Le théatin est honnête homme.

– Il a cru Votre Éminence aux portes du tombeau, puisque Votre Éminence le consultait… Ne l’ai-je pas entendu vous dire : « Distinguez ce que le roi vous a donné de ce que vous vous êtes donné à vous-même… » Cherchez bien, monseigneur, s’il ne vous a pas un peu dit cela, c’est assez une parole de théatin.

– Il serait possible.

– Auquel cas, monseigneur, je vous regarderais comme mis en demeure par le religieux…

– De restituer ? s’écria Mazarin tout échauffé.

– Eh ! je ne dis pas non.

– De restituer tout ! Vous n’y songez pas… Vous dites comme le confesseur.

– Restituer une partie, c’est-à-dire faire la part de Sa Majesté, et cela, monseigneur, peut avoir des dangers. Votre Éminence est un politique trop habile pour ignorer qu’à cette heure le roi ne possède pas cent cinquante mille livres nettes dans ses coffres.

– Ce n’est pas mon affaire, dit Mazarin triomphant, c’est celle de M. le surintendant Fouquet, dont je vous ai donné, ces derniers mois, tous les comptes à vérifier.

Colbert pinça les lèvres à ce seul nom de Fouquet.

– Sa Majesté, dit-il entre ses dents, n’a d’argent que celui qu’amasse M. Fouquet ; votre argent à vous, monseigneur, lui sera une friande pâture.

– Enfin, je ne suis pas le surintendant des finances du roi, moi ; j’ai ma bourse… Certes, je ferais bien, pour le bonheur de Sa Majesté… quelques legs… mais je ne puis frustrer ma famille…

– Un legs partiel vous déshonore et offense le roi. Une partie léguée à Sa Majesté, c’est l’aveu que cette partie vous a inspiré des doutes comme n’étant pas acquise légitimement.

– Monsieur Colbert !…

– J'ai cru que Votre Éminence me faisait l’honneur de me demander un conseil.

– Oui, mais vous ignorez les principaux détails de la question.

– Je n’ignore rien, monseigneur ; voilà dix ans que je passe en revue toutes les colonnes de chiffres qui se font en France, et si je les ai péniblement clouées en ma tête, elles y sont si bien rivées à présent, que depuis l’office de M. Letellier, qui est sobre, jusqu’aux petites largesses secrètes de M. Fouquet, qui est prodigue, je réciterais, chiffre par chiffre, tout l’argent qui se dépense de Marseille à Cherbourg.

– Alors, vous voudriez que je jetasse tout mon argent dans les coffres du roi ! s’écria ironiquement Mazarin, à qui la goutte arrachait en même temps plusieurs soupirs douloureux. Certes, le roi ne me reprocherait rien, mais il se moquerait de moi en mangeant mes millions, et il aurait bien raison.

– Votre Éminence ne m’a pas compris. Je n’ai pas prétendu le moins du monde que le roi dût dépenser votre argent.

– Vous le dites clairement, ce me semble, en me conseillant de le lui donner.

– Ah ! répliqua Colbert, c’est que Votre Éminence, absorbée qu’elle est par son mal, perd de vue complètement le caractère de Sa Majesté Louis XIV.

– Comment cela ?…

– Ce caractère, je crois, si j’ose m’exprimer ainsi, ressemble à celui que Monseigneur confessait tout à l’heure au théatin.

– Osez ; c’est… ?

– C'est l’orgueil. Pardon, monseigneur ; la fierté, voulais-je dire. Les rois n’ont pas d’orgueil : c’est une passion humaine.

– L'orgueil, oui, vous avez raison. Après ?…

– Eh bien ! monseigneur, si j’ai rencontré juste, Votre Éminence n’a qu’à donner tout son argent au roi, et tout de suite.

– Mais pourquoi ? dit Mazarin fort intrigué.

– Parce que le roi n’acceptera pas le tout.

– Oh ! un jeune homme qui n’a pas d’argent et qui est rongé d’ambition.

– Soit.

– Un jeune homme qui désire ma mort.

– Monseigneur…

– Pour hériter, oui, Colbert ; oui, il désire ma mort pour hériter. Triple sot que je suis ! je le préviendrais !

– Précisément. Si la donation est faite dans une certaine forme, il refusera.

– Allons donc !

– C'est positif. Un jeune homme qui n’a rien fait, qui brûle de devenir illustre, qui brûle de régner seul, ne prendra rien de bâti ; il voudra construire lui-même. Ce prince-là, monseigneur, ne se contentera pas du Palais-Royal que M. de Richelieu lui a légué, ni du palais Mazarin que vous avez si superbement fait construire, ni du Louvre que ses ancêtres ont habité, ni de Saint-Germain où il est né. Tout ce qui ne procédera pas de lui, il le dédaignera, je le prédis.

– Et vous garantissez que si je donne mes quarante millions au roi…

– En lui disant de certaines choses, je garantis qu’il refusera.

– Ces choses… sont ?

– Je les écrirai, si Monseigneur veut me les dicter.

– Mais enfin, quel avantage pour moi ?

– Un énorme. Personne ne peut plus accuser Votre Éminence de cette injuste avarice que les pamphlétaires ont reprochée au plus brillant esprit de ce siècle.

– Tu as raison, Colbert, tu as raison ; va trouver le roi de ma part et porte lui mon testament.

– Une donation, monseigneur.

– Mais s’il acceptait ! s’il allait accepter ?

– Alors, il resterait treize millions à votre famille, et c’est une jolie somme.

– Mais tu serais un traître ou un sot, alors.

– Et je ne suis ni l’un ni l’autre, monseigneur… Vous me paraissez craindre beaucoup que le roi n’accepte… Oh ! craignez plutôt qu’il n’accepte pas…

– S'il n’accepte pas, vois-tu, je lui veux garantir mes treize millions de réserve… Oui, je le ferai… Oui… Mais voici la douleur qui vient ; je vais tomber en faiblesse…. C'est que je suis malade, Colbert, que je suis près de ma fin.

Colbert tressaillit.

Le cardinal était bien mal en effet : il suait à grosses gouttes sur son lit de douleur, et cette pâleur effrayante d’un visage ruisselant d’eau était un spectacle que le plus endurci praticien n’eût pas supporté sans compassion. Colbert fut sans doute très ému, car il quitta la chambre en appelant Bernouin près du moribond et passa dans le corridor. Là, se promenant de long en large avec une expression méditative qui donnait presque de la noblesse à sa tête vulgaire, les épaules arrondies, le cou tendu, les lèvres entrouvertes pour laisser échapper des lambeaux décousus de pensées incohérentes, il s’enhardit à la démarche qu’il voulait tenter, tandis qu’à dix pas de lui, séparé seulement par un mur, son maître étouffait dans des angoisses qui lui arrachaient des cris lamentables, ne pensant plus ni aux trésors de la terre ni aux joies du paradis, mais bien à toutes les horreurs de l’enfer.

Tandis que les serviettes brûlantes, les topiques, les révulsifs et Guénaud, rappelé près du cardinal, fonctionnaient avec une activité toujours croissante, Colbert, tenant à deux mains sa grosse tête, pour y comprimer la fièvre des projets enfantés par le cerveau, méditait la teneur de la donation qu’il allait faire écrire à Mazarin dès la première heure de répit que lui donnerait le mal. Il semblait que tous ces cris du cardinal et toutes ces entreprises de la mort sur ce représentant du passé fussent des stimulants pour le génie de ce penseur aux sourcils épais qui se tournait déjà vers le lever du nouveau soleil d’une société régénérée.

Colbert revint près de Mazarin lorsque la raison fut revenue au malade, et lui persuada de dicter une donation ainsi conçue : « Près de paraître devant Dieu, maître des hommes, je prie le roi, qui fut mon maître sur la terre, de reprendre les biens que sa bonté m’avait donnés, et que ma famille sera heureuse de voir passer en de si illustres mains. Le détail de mes biens se trouvera, il est dressé, à la première réquisition de Sa Majesté, ou au dernier soupir de son plus dévoué serviteur. Jules, cardinal de Mazarin. » Le cardinal signa en soupirant ; Colbert cacheta le paquet et le porta immédiatement au Louvre, où le roi venait de rentrer. Puis il revint à son logis, se frottant les mains avec la confiance d’un ouvrier qui a bien employé sa journée.

Chapitre XLVII – Comment Anne d’Autriche donna un conseil à Louis XIV, et comment M. Fouquet lui en donna un autre §

La nouvelle de l’extrémité où se trouvait le cardinal s’était déjà répandue, et elle attirait au moins autant de gens au Louvre que la nouvelle du mariage de Monsieur, le frère du roi, laquelle avait déjà été annoncée à titre de fait officiel.

À peine Louis XIV rentrait-il chez lui, tout rêveur encore des choses qu’il avait vues ou entendu dire dans cette soirée, que l’huissier annonça que la même foule de courtisans qui, le matin, s’était empressée à son lever, se représentait de nouveau à son coucher, faveur insigne que depuis le règne du cardinal la cour, fort peu discrète dans ses préférences, avait accordée au ministre sans grand souci de déplaire au roi. Mais le ministre avait eu, comme nous l’avons dit, une grave attaque de goutte, et la marée de la flatterie montait vers le trône. Les courtisans ont ce merveilleux instinct de flairer d’avance tous les événements ; les courtisans ont la science suprême : ils sont diplomates pour éclairer les grands dénouements des circonstances difficiles, capitaines pour deviner l’issue des batailles, médecins pour guérir les maladies.

Louis XIV, à qui sa mère avait appris cet axiome, entre beaucoup d’autres, comprit que Son Éminence Monseigneur le cardinal Mazarin était bien malade. À peine Anne d’Autriche eut-elle conduit la jeune reine dans ses appartements et soulagé son front du poids de la coiffure de cérémonie, qu’elle revint trouver son fils dans le cabinet où, seul, morne et le cœur ulcéré, il passait sur lui-même, comme pour exercer sa volonté, une de ces colères sourdes et terribles, colères de roi, qui font des événements quand elles éclatent, et qui, chez Louis XIV, grâce à sa puissance merveilleuse sur lui-même, devinrent des orages si bénins, que sa plus fougueuse, son unique colère, celle que signale Saint-Simon, tout en s’en étonnant, fut cette fameuse colère qui éclata cinquante ans plus tard à propos d’une cachette de M. le duc du Maine, et qui eut pour résultat une grêle de coups de canne donnés sur le dos d’un pauvre laquais qui avait volé un biscuit.

Le jeune roi était donc, comme nous l’avons vu, en proie à une douloureuse surexcitation, et il se disait en se regardant dans une glace :

– Ô roi !… roi de nom, et non de fait… fantôme, vain fantôme que tu es !…. statue inerte qui n’as d’autre puissance que celle de provoquer un salut de la part des courtisans, quand pourras-tu donc lever ton bras de velours, serrer ta main de soie ? quand pourras-tu ouvrir pour autre chose que pour soupirer ou sourire tes lèvres condamnées à la stupide immobilité des marbres de ta galerie ?

Alors, passant la main sur son front et cherchant l’air, il s’approcha de la fenêtre et vit au bas quelques cavaliers qui causaient entre eux, quelques groupes timidement curieux. Ces cavaliers, c’était une fraction du guet ; ce groupe, c’étaient les empressés du peuple, ceux-là pour qui un roi est toujours une chose curieuse, comme un rhinocéros, un crocodile ou un serpent.

Il frappa son front du plat de sa main en s’écriant :

– Roi de France ! quel titre ! Peuple de France ! quelle masse de créatures ! Et voilà que je rentre dans mon Louvre ; mes chevaux, à peine dételés, fument encore, et j’ai tout juste soulevé assez d’intérêt pour que vingt personnes à peine me regardent passer… Vingt… que dis-je ! non, il n’y a pas même vingt curieux pour le roi de France, il n’y a pas même dix archers pour veiller sur ma maison : archers, peuple, gardes, tout est au Palais-Royal. Pourquoi mon Dieu ? Moi, le roi, n’ai-je pas le droit de vous demander cela ?

– Parce que, dit une voix répondant à la sienne et qui retentit de l’autre côté de la portière du cabinet, parce qu’au Palais-Royal il y a tout l’or, c’est-à-dire toute la puissance de celui qui veut régner.

Louis se retourna précipitamment.

La voix qui venait de prononcer ces paroles était celle d’Anne d’Autriche. Le roi tressaillit, et s’avançant vers sa mère :

– J'espère, dit-il, que Votre Majesté n’a pas fait attention aux vaines déclamations dont la solitude et le dégoût familiers aux rois donnent l’idée aux plus heureux caractères ?

– Je n’ai fait attention qu’à une chose, mon fils : c’est que vous vous plaigniez.

– Moi ? pas du tout, dit Louis XIV ; non, en vérité ; vous vous trompez, madame.

– Que faisiez-vous donc, Sire ?

– Il me semblait être sous la férule de mon professeur et développer un sujet d’amplification.

– Mon fils, reprit Anne d’Autriche en secouant la tête, vous avez tort de ne vous point fier à ma parole ; vous avez tort de ne me point accorder votre confiance. Un jour va venir, jour prochain peut-être, où vous aurez besoin de vous rappeler cet axiome : « L'or est la toute puissance, et ceux-là seuls sont véritablement rois qui sont tout-puissants. »

– Votre intention, poursuivit le roi, n’était point cependant de jeter un blâme sur les riches de ce siècle ?

– Non, dit vivement Anne d’Autriche, non, Sire ; ceux qui sont riches en ce siècle, sous votre règne, sont riches parce que vous l’avez bien voulu, et je n’ai contre eux ni rancune ni envie ; ils ont sans doute assez bien servi Votre Majesté pour que Votre Majesté leur ait permis de se récompenser eux-mêmes. Voilà ce que j’entends dire par la parole que vous semblez me reprocher.

– À Dieu ne plaise, madame, que je reproche jamais quelque chose à ma mère !

– D'ailleurs, continua Anne d’Autriche, le Seigneur ne donne jamais que pour un temps les biens de la terre ; le Seigneur, comme correctif aux honneurs et à la richesse, le Seigneur a mis la souffrance, la maladie, la mort, et nul, ajouta Anne d’Autriche avec un douloureux sourire qui prouvait qu’elle faisait à elle-même l’application du funèbre précepte, nul n’emporte son bien ou sa grandeur dans le tombeau. Il en résulte que les jeunes récoltent les fruits de la féconde moisson préparée par les vieux.

Louis écoutait avec une attention croissante ces paroles accentuées par Anne d’Autriche dans un but évidemment consolateur.

– Madame, dit Louis XIV regardant fixement sa mère, on dirait, en vérité, que vous avez quelque chose de plus à m’annoncer ?

– Je n’ai rien absolument, mon fils ; seulement, vous aurez remarqué ce soir que M. le cardinal est bien malade ?

Louis regarda sa mère, cherchant une émotion dans sa voix, une douleur dans sa physionomie. Le visage d’Anne d’Autriche semblait légèrement altéré ; mais cette souffrance avait un caractère tout personnel.

Peut-être cette altération était-elle causée par le cancer qui commençait à la mordre au sein.

– Oui, madame, dit le roi, oui, M. de Mazarin est bien malade.

– Et ce serait une grande perte pour le royaume si Son Éminence venait à être appelée par Dieu. N'est-ce point votre avis comme le mien, mon fils ? demanda Anne d’Autriche.

– Oui, madame, oui certainement, ce serait une grande perte pour le royaume, dit Louis en rougissant ; mais le péril n’est pas si grand, ce me semble, et d’ailleurs M. le cardinal est jeune encore. Le roi achevait à peine de parler, qu’un huissier souleva la tapisserie et se tint debout, un papier à la main, en attendant que le roi l’interrogeât.

– Qu'est-ce que cela ? demanda le roi.

– Un message de M. de Mazarin, répondit l’huissier.

– Donnez, dit le roi.

Et il prit le papier. Mais, au moment où il l’allait ouvrir, il se fit à la fois un grand bruit dans la galerie, dans les antichambres et dans la cour.

– Ah ! ah ! dit Louis XIV, qui sans doute reconnut ce triple bruit, que disais-je donc qu’il n’y avait qu’un roi en France ! je me trompais, il y en a deux.

En ce moment, la porte s’ouvrit, et le surintendant des finances Fouquet apparut à Louis XIV. C'était lui qui faisait ce bruit dans la galerie ; c’étaient ses laquais qui faisaient ce bruit dans les antichambres ; c’étaient ses chevaux qui faisaient ce bruit dans la cour. En outre, on entendait un long murmure sur son passage qui ne s’éteignait que longtemps après qu’il avait passé. C'était ce murmure que Louis XIV regrettait si fort de ne point entendre alors sous ses pas et mourir derrière lui.

– Celui-là n’est pas précisément un roi comme vous le croyez, dit Anne d’Autriche à son fils ; c’est un homme trop riche, voilà tout.

Et en disant ces mots, un sentiment amer donnait aux paroles de la reine leur expression la plus haineuse ; tandis que le front de Louis, au contraire, resté calme et maître de lui, était pur de la plus légère ride. Il salua donc librement Fouquet de la tête, tandis qu’il continuait de déplier le rouleau que venait de lui remettre l’huissier. Fouquet vit ce mouvement, et, avec une politesse à la fois aisée et respectueuse, il s’approcha d’Anne d’Autriche pour laisser toute liberté au roi. Louis avait ouvert le papier, et cependant il ne lisait pas. Il écoutait Fouquet faire à sa mère des compliments adorablement tournés sur sa main et sur ses bras.

La figure d’Anne d’Autriche se dérida et passa presque au sourire.

Fouquet s’aperçut que le roi, au lieu de lire, le regardait et l’écoutait ; il fit un demi-tour, et, tout en continuant pour ainsi dire d’appartenir à Anne d’Autriche, il se retourna en face du roi.

– Vous savez, monsieur Fouquet, dit Louis XIV, que Son Éminence est fort mal ?

– Oui, Sire, je sais cela, dit Fouquet ; et en effet elle est fort mal. J'étais à ma campagne de Vaux lorsque la nouvelle m’en est venue, si pressante que j’ai tout quitté.

– Vous avez quitté Vaux ce soir, monsieur ?

– Il y a une heure et demie, oui, Votre Majesté, dit Fouquet, consultant une montre toute garnie de diamants.

– Une heure et demie ! dit le roi, assez puissant pour maîtriser sa colère, mais non pour cacher son étonnement.

– Je comprends, Sire, Votre Majesté doute de ma parole, et elle a raison ; mais, si je suis venu ainsi, c’est vraiment par merveille. On m’avait envoyé d’Angleterre trois couples de chevaux fort vifs, m’assurait-on ; ils étaient disposés de quatre lieues en quatre lieues, et je les ai essayés ce soir. Ils sont venus en effet de Vaux au Louvre en une heure et demie, et Votre Majesté voit qu’on ne m’avait pas trompé.

La reine mère sourit avec une secrète envie. Fouquet alla au-devant de cette mauvaise pensée.

– Aussi, madame, se hâta-t-il d’ajouter, de pareils chevaux sont faits, non pour des sujets, mais pour des rois, car les rois ne doivent jamais le céder à qui que ce soit en quoi que ce soit.

Le roi leva la tête.

– Cependant, interrompit Anne d’Autriche, vous n’êtes point roi, que je sache, monsieur Fouquet ?

– Aussi, madame, les chevaux n’attendent-ils qu’un signe de Sa Majesté pour entrer dans les écuries du Louvre ; et si je me suis permis de les essayer, c’était dans la seule crainte d’offrir au roi quelque chose qui ne fût pas précisément une merveille.

Le roi était devenu fort rouge.

– Vous savez, monsieur Fouquet, dit la reine, que l’usage n’est point à la cour de France qu’un sujet offre quelque chose à son roi ?

Louis fit un mouvement.

– J'espérais, madame, dit Fouquet fort agité, que mon amour pour Sa Majesté, mon désir incessant de lui plaire, serviraient de contrepoids à cette raison d’étiquette. Ce n’était point d’ailleurs un présent que je me permettais d’offrir, c’était un tribut que je payais.

– Merci, monsieur Fouquet, dit poliment le roi, et je vous sais gré de l’intention, car j’aime en effet les bons chevaux ; mais vous savez que je suis bien peu riche ; vous le savez mieux que personne, vous, mon surintendant des finances. Je ne puis donc, lors même que je le voudrais, acheter un attelage si cher.

Fouquet lança un regard plein de fierté à la reine mère qui semblait triompher de la fausse position du ministre, et répondit :

– Le luxe est la vertu des rois, Sire ; c’est le luxe qui les fait ressembler à Dieu ; c’est par le luxe qu’ils sont plus que les autres hommes. Avec le luxe un roi nourrit ses sujets et les honore. Sous la douce chaleur de ce luxe des rois naît le luxe des particuliers, source de richesses pour le peuple. Sa Majesté, en acceptant le don de six chevaux incomparables, eût piqué d’amour-propre les éleveurs de notre pays, du Limousin, du Perche, de la Normandie ; cette émulation eût été profitable à tous… Mais le roi se tait, et par conséquent je suis condamné.

Pendant ce temps, Louis XIV, par contenance, pliait et dépliait le papier de Mazarin, sur lequel il n’avait pas encore jeté les yeux. Sa vue s’y arrêta enfin, et il poussa un petit cri dès la première ligne.

– Qu'y a-t-il donc, mon fils ? demanda Anne d’Autriche en se rapprochant vivement du roi.

– De la part du cardinal ? reprit le roi en continuant sa lecture. Oui, oui, c’est bien de sa part.

– Est-il donc plus mal ?

– Lisez, acheva le roi en passant le parchemin à sa mère, comme s’il eût pensé qu’il ne fallait pas moins que la lecture pour convaincre Anne d’Autriche d’une chose aussi étonnante que celle qui était renfermée dans ce papier.

Anne d’Autriche lut à son tour. À mesure qu’elle lisait, ses yeux pétillaient d’une joie plus vive qu’elle essayait inutilement de dissimuler et qui attira les regards de Fouquet.

– Oh ! une donation en règle, dit-elle.

– Une donation ? répéta Fouquet.

– Oui, fit le roi répondant particulièrement au surintendant des finances ; oui, sur le point de mourir, M. le cardinal me fait une donation de tous ses biens.

– Quarante millions ! s’écria la reine. Ah ! mon fils, voilà un beau trait de la part de M. le cardinal, et qui va contredire bien des malveillantes rumeurs ; quarante millions amassés lentement et qui reviennent d’un seul coup en masse au trésor royal, c’est d’un sujet fidèle et d’un vrai chrétien.

Et ayant jeté une fois encore les yeux sur l’acte, elle le rendit à Louis XIV, que l’énoncé de cette somme faisait tout palpitant. Fouquet avait fait quelques pas en arrière et se taisait. Le roi le regarda et lui tendit le rouleau à son tour. Le surintendant ne fit qu’y arrêter une seconde son regard hautain.

Puis, s’inclinant :

– Oui, Sire, dit-il, une donation, je le vois.

– Il faut répondre, mon fils, s’écria Anne d’Autriche ; il faut répondre sur-le-champ.

– Et comment cela, madame ?

– Par une visite au cardinal.

– Mais il y a une heure à peine que je quitte Son Éminence, dit le roi.

– Écrivez alors, Sire.

– Écrire ! fit le jeune roi avec répugnance.

– Enfin, reprit Anne d’Autriche, il me semble, mon fils, qu’un homme qui vient de faire un pareil présent est bien en droit d’attendre qu’on le remercie avec quelque hâte.

Puis, se retournant vers le surintendant :

– Est-ce que ce n’est point votre avis, monsieur Fouquet ?

– Le présent en vaut la peine, oui, madame, répliqua le surintendant avec une noblesse qui n’échappa point au roi.

– Acceptez donc et remerciez, insista Anne d’Autriche.

– Que dit M. Fouquet ? demanda Louis XIV.

– Sa Majesté veut savoir ma pensée ?

– Oui.

– Remerciez, Sire…

– Ah ! fit Anne d’Autriche.

– Mais n’acceptez pas, continua Fouquet.

– Et pourquoi cela ? demanda Anne d’Autriche.

– Mais vous l’avez dit vous-mêmes, madame, répliqua Fouquet, parce que les rois ne doivent et ne peuvent recevoir de présents de leurs sujets.

Le roi demeurait muet entre ces deux opinions si opposées.

– Mais quarante millions ! dit Anne d’Autriche du même ton dont la pauvre Marie-Antoinette dit plus tard : « Vous m’en direz tant ! »

– Je le sais, dit Fouquet en riant, quarante millions font une belle somme, et une pareille somme pourrait tenter même une conscience royale.

– Mais, monsieur, dit Anne d’Autriche, au lieu de détourner le roi de recevoir ce présent, faites donc observer à Sa Majesté, vous dont c’est la charge, que ces quarante millions lui font une fortune.

– C'est précisément, madame, parce que ces quarante millions font une fortune que je dirai au roi : « Sire, s’il n’est point décent qu’un roi accepte d’un sujet six chevaux de vingt mille livres, il est déshonorant qu’il doive sa fortune à un autre sujet plus ou moins scrupuleux dans le choix des matériaux qui contribuaient à l’édification de cette fortune. »

– Il ne vous sied guère, monsieur, dit Anne d’Autriche, de faire une leçon au roi ; procurez-lui plutôt quarante millions pour remplacer ceux que vous lui faites perdre.

– Le roi les aura quand il voudra, dit en s’inclinant le surintendant des finances.

– Oui, en pressurant les peuples, fit Anne d’Autriche.

– Eh ! ne l’ont-ils pas été, madame, répondit Fouquet, quand on leur a fait suer les quarante millions donnés par cet acte ? Au surplus, Sa Majesté m’a demandé mon avis, le voilà ; que Sa Majesté me demande mon concours, il en sera de même.

– Allons, allons, acceptez, mon fils, dit Anne d’Autriche ; vous êtes au dessus des bruits et des interprétations.

– Refusez, Sire, dit Fouquet. Tant qu’un roi vit, il n’a d’autre niveau que sa conscience, d’autre juge que son désir ; mais, mort, il a la postérité qui applaudit ou qui accuse.

– Merci, ma mère, répliqua Louis en saluant respectueusement la reine. Merci, monsieur Fouquet, dit-il en congédiant civilement le surintendant.

– Acceptez-vous ? demanda encore Anne d’Autriche.

– Je réfléchirai, répliqua le roi en regardant Fouquet.

Chapitre XLVIII – Agonie §

Le jour même où la donation avait été envoyée au roi, le cardinal s’était fait transporter à Vincennes. Le roi et la cour l’y avaient suivi. Les dernières lueurs de ce flambeau jetaient encore assez d’éclat pour absorber, dans leur rayonnement, toutes les autres lumières. Au reste, comme on le voit, satellite fidèle de son ministre, le jeune Louis XIV marchait jusqu’au dernier moment dans le sens de sa gravitation. Le mal, selon les pronostics de Guénaud, avait empiré ; ce n’était plus une attaque de goutte, c’était une attaque de mort. Puis il y avait une chose qui faisait cet agonisant plus agonisant encore : c’était l’anxiété que jetait dans son esprit cette donation envoyée au roi, et qu’au dire de Colbert le roi devait renvoyer non acceptée au cardinal.

Le cardinal avait grande foi, comme nous avons vu, dans les prédictions de son secrétaire ; mais la somme était forte, et quel que fût le génie de Colbert, de temps en temps le cardinal pensait, à part lui, que le théatin, lui aussi, avait bien pu se tromper, et qu’il y avait au-moins autant de chances pour qu’il ne fût pas damné, qu’il y en avait pour que Louis XIV lui renvoyât ses millions.

D'ailleurs, plus la donation tardait à revenir, plus Mazarin trouvait que quarante millions valent bien la peine que l’on risque quelque chose et surtout une chose aussi hypothétique que l’âme. Mazarin, en sa qualité de cardinal et de premier ministre, était à peu près athée et tout à fait matérialiste.

À chaque fois que la porte s’ouvrait, il se retournait donc vivement vers la porte, croyant voir entrer par là sa malheureuse donation ; puis, trompé dans son espérance, il se recouchait avec un soupir et retrouvait sa douleur d’autant plus vive qu’un instant il l’avait oubliée. Anne d’Autriche, elle aussi, avait suivi le cardinal ; son cœur, quoique l’âge l’eût faite égoïste, ne pouvait se refuser de témoigner à ce mourant une tristesse qu’elle lui devait en qualité de femme, disent les uns, en qualité de souveraine, disent les autres.

Elle avait, en quelque sorte, pris le deuil de la physionomie par avance, et toute la cour le portait comme elle.

Louis, pour ne pas montrer sur son visage ce qui se passait au fond de son âme, s’obstinait à rester confiné dans son appartement où sa nourrice toute seule lui faisait compagnie ; plus il croyait approcher du terme où toute contrainte cesserait pour lui, plus il se faisait humble et patient, se repliant sur lui-même comme tous les hommes forts qui ont quelque dessein, afin de se donner plus de ressort au moment décisif. L'extrême-onction avait été secrètement administrée au cardinal, qui, fidèle à ses habitudes de dissimulation, luttait contre les apparences, et même contre la réalité, recevant dans son lit comme s’il n’eût été atteint que d’un mal passager.

Guénaud, de son côté, gardait le secret le plus absolu : interrogé, fatigué de poursuites et de questions, il ne répondait rien, sinon : « Son Éminence est encore pleine de jeunesse et de force ; mais Dieu veut ce qu’il veut, et quand il a décidé qu’il doit abattre l’homme, il faut que l’homme soit abattu. »

Ces paroles, qu’il semait avec une sorte de discrétion, de réserve et de préférence, deux personnes les commentaient avec grand intérêt : le roi et le cardinal.

Mazarin, malgré la prophétie de Guénaud, se leurrait toujours, ou, pour mieux dire, il jouait si bien son rôle, que les plus fins, en disant qu’il se leurrait, prouvaient qu’ils étaient des dupes. Louis, éloigné du cardinal depuis deux jours ; Louis, l’œil fixé sur cette donation qui préoccupait si fort le cardinal ; Louis ne savait point au juste où en était Mazarin. Le fils de Louis XIII, suivant les traditions paternelles, avait été si peu roi jusque-là, que, tout en désirant ardemment la royauté, il la désirait avec cette terreur qui accompagne toujours l’inconnu. Aussi, ayant pris sa résolution, qu’il ne communiquait d’ailleurs à personne, se résolut-il à demander à Mazarin une entrevue. Ce fut Anne d’Autriche qui, toujours assidue près du cardinal, entendit la première cette proposition du roi et qui la transmit au mourant, qu’elle fit tressaillir. Dans quel but Louis XIV lui demandait-il une entrevue ? Était-ce pour rendre, comme l’avait dit Colbert ? Était-ce pour garder après remerciement, comme le pensait Mazarin ? Néanmoins, comme le mourant sentait cette incertitude augmenter encore son mal, il n’hésita pas un instant.

– Sa Majesté sera la bienvenue, oui, la très bienvenue, s’écria-t-il en faisant à Colbert, qui était assis au pied du lit, un signe que celui-ci comprit parfaitement. Madame, continua Mazarin, Votre Majesté serait-elle assez bonne pour assurer elle-même le roi de la vérité de ce que je viens de dire ?

Anne d’Autriche se leva ; elle avait hâte, elle aussi, d’être fixée à l’endroit des quarante millions qui étaient la sourde pensée de tout le monde.

Anne d’Autriche sortie, Mazarin fit un grand effort, et se soulevant vers Colbert :

– Eh bien ! Colbert, dit-il, voilà deux jours malheureux ! voilà deux mortels jours, et, tu le vois, rien n’est revenu de là-bas.

– Patience, monseigneur, dit Colbert.

– Es-tu fou, malheureux ! tu me conseilles la patience ! Oh ! en vérité, Colbert, tu te moques de moi : je meurs, et tu me cries d’attendre !

– Monseigneur, dit Colbert avec son sang-froid habituel, il est impossible que les choses n’arrivent pas comme je l’ai dit. Sa Majesté vient vous voir, c’est qu’elle vous rapporte elle-même la donation.

– Tu crois, toi ? Eh bien ! moi, au contraire, je suis sûr que Sa Majesté vient pour me remercier.

Anne d’Autriche rentra en ce moment ; en se rendant près de son fils, elle avait rencontré dans les antichambres un nouvel empirique. Il était question d’une poudre qui devait sauver le cardinal. Anne d’Autriche apportait un échantillon de cette poudre. Mais ce n’était point cela que Mazarin attendait, aussi ne voulait-il pas même jeter les yeux dessus, assurant que la vie ne valait point toutes les peines qu’on prenait pour la conserver. Mais, tout en proférant cet axiome philosophique, son secret, si longtemps contenu, lui échappa enfin.

– Là, madame, dit-il, là n’est point l’intéressant de la situation ; j’ai fait au roi, voici tantôt deux jours, une petite donation ; jusqu’ici, par délicatesse sans doute, Sa Majesté n’en a point voulu parler ; mais le moment arrive des explications et je supplie Votre Majesté de me dire si le roi a quelques idées sur cette matière.

Anne d’Autriche fit un mouvement pour répondre : Mazarin l’arrêta.

– La vérité, madame, dit-il ; au nom du Ciel, la vérité ! Ne flattez pas un mourant d’un espoir qui serait vain.

Là, il arrêta un regard de Colbert lui disant qu’il allait faire fausse route.

– Je sais, dit Anne d’Autriche, en prenant la main du cardinal ; je sais que vous avez fait généreusement, non pas une petite donation, comme vous dites avec tant de modestie, mais un don magnifique ; je sais combien il vous serait pénible que le roi…

Mazarin écoutait, tout mourant qu’il était, comme dix vivants n’eussent pu le faire.

– Que le roi ? reprit-il.

– Que le roi, continua Anne d’Autriche, n’acceptât point de bon cœur ce que vous offrez si noblement.

Mazarin se laissa retomber sur l’oreiller comme Pantalon, c’est-à-dire avec tout le désespoir de l’homme qui s’abandonne au naufrage, mais il conserva encore assez de force et de présence d’esprit pour jeter à Colbert un de ces regards qui valent bien dix sonnets, c’est-à-dire dix longs poèmes.

– N'est-ce pas, ajouta la reine, que vous eussiez considéré le refus du roi comme une sorte d’injure ?

Mazarin roula sa tête sur l’oreiller sans articuler une seule syllabe.

La reine se trompa, ou feignit de se tromper, à cette démonstration.

– Aussi, reprit-elle, je l’ai circonvenu par de bons conseils, et comme certains esprits, jaloux sans doute de la gloire que vous allez acquérir par cette générosité, s’efforçaient de prouver au roi qu’il devait refuser cette donation, j’ai lutté en votre faveur, et lutté si bien, que vous n’aurez pas, je l’espère, cette contrariété à subir.

– Oh ! murmura Mazarin avec des yeux languissants, ah ! que voilà un service que je n’oublierai pas une minute, pendant le peu d’heures qui me restent à vivre !

– Au reste, je dois le dire, continua Anne d’Autriche, ce n’est point sans peine que je l’ai rendu à Votre Éminence.

– Ah ! peste ! je le crois. Oh !

– Qu'avez-vous, mon Dieu ?

– Il y a que je brûle.

– Vous souffrez donc beaucoup ?

– Comme un damné !

Colbert eût voulu disparaître sous les parquets.

– En sorte, reprit Mazarin, que Votre Majesté pense que le roi… (il s’arrêta quelques secondes) que le roi, reprit-il après quelques secondes, vient ici pour me faire un petit bout de compliment ?

– Je le crois, dit la reine.

Mazarin foudroya Colbert de son dernier regard. En ce moment, les huissiers annoncèrent le roi dans les antichambres pleines de monde. Cette annonce produisit un remue-ménage dont Colbert profita pour s’esquiver par la porte de la ruelle. Anne d’Autriche se leva, et debout attendit son fils. Louis XIV parut au seuil de la chambre, les yeux fixés sur le moribond, qui ne prenait plus même la peine de se remuer pour cette Majesté de laquelle il pensait n’avoir plus rien à attendre.

Un huissier roula un fauteuil près du lit. Louis salua sa mère, puis le cardinal, et s’assit. La reine s’assit à son tour.

Puis, comme le roi avait regardé derrière lui, l’huissier comprit ce regard, fit un signe et ce qui restait de courtisans sous les portières s’éloigna aussitôt.

Le silence retomba dans la chambre avec les rideaux de velours. Le roi, encore très jeune et très timide devant celui qui avait été son maître depuis sa naissance, le respectait encore bien plus dans cette suprême majesté de la mort ; il n’osait donc entamer la conversation, sentant que chaque parole devait avoir une portée, non pas seulement sur les choses de ce monde, mais encore sur celles de l’autre. Quant au cardinal, il n’avait qu’une pensée en ce moment : sa donation. Ce n’était point la douleur qui lui donnait cet air abattu et ce regard morne ; c’était l’attente devant de ce remerciement qui allait sortir de la bouche du roi, et couper court à toute espérance de restitution. Ce fut Mazarin qui rompit le premier le silence.

– Votre Majesté, dit-il, est venue s’établir à Vincennes ?

Louis fit un signe de tête.

– C'est une gracieuse faveur, continua Mazarin, qu’elle accorde à un mourant, et qui lui rendra la mort plus douce.

– J'espère, répondit le roi, que je viens visiter, non pas un mourant, mais un malade susceptible de guérison.

Mazarin fit un mouvement de tête qui signifiait : « Votre Majesté est bien bonne, mais j’en sais plus qu’elle là-dessus. »

– La dernière visite, dit-il, Sire, la dernière.

– S'il en était ainsi, monsieur le cardinal, dit Louis XIV, je viendrais une dernière fois prendre les conseils d’un guide à qui je dois tout.

Anne d’Autriche était femme ; elle ne put retenir ses larmes. Louis se montra lui-même fort ému, et Mazarin plus encore que ses deux hôtes, mais pour d’autres motifs.

Ici le silence recommença ; la reine essuya ses joues et Louis reprit de la fermeté.

– Je disais, poursuivit le roi, que je devais beaucoup à Votre Éminence.

Les yeux du cardinal dévorèrent Louis XIV, car il sentait venir le moment suprême.

– Et, continua le roi, le principal objet de ma visite était un remerciement bien sincère pour le dernier témoignage d’amitié que vous avez bien voulu m’envoyer.

Les joues du cardinal se creusèrent ses lèvres s’entrouvrirent et le plus lamentable soupir qu’il eût jamais poussé se prépara à sortir de sa poitrine.

– Sire, dit-il, j’aurai dépouillé ma pauvre famille ; j’aurai ruiné tous les miens, ce qui peut m’être imputé à mal ; mais au moins on ne dira pas que j’ai refusé de tout sacrifier à mon roi.

Anne d’Autriche recommença ses pleurs.

– Cher monsieur Mazarin, dit le roi d’un ton plus grave qu’on n’eût dû l’attendre de sa jeunesse, vous m’avez mal compris, à ce que je vois.

Mazarin se souleva sur son coude.

– Il ne s’agit point ici de ruiner votre chère famille, ni de dépouiller vos serviteurs ; oh ! non, cela ne sera point.

« Allons, il va me rendre quelque bribe, pensa Mazarin ; tirons donc le morceau le plus large possible. »

« Le roi va s’attendrir et faire le généreux, pensa la reine ; ne le laissons pas s’appauvrir, pareille occasion de fortune ne se représentera jamais. »

– Sire, dit tout haut le cardinal, ma famille est bien nombreuse et mes nièces vont être bien privées, moi n’y étant plus.

– Oh ! s’empressa d’interrompre la reine, n’ayez aucune inquiétude à l’endroit de votre famille, cher monsieur Mazarin ; nous n’aurons pas d’amis plus précieux que vos amis ; vos nièces seront mes enfants, les sœurs de Sa Majesté, et, s’il se distribue une faveur en France, ce sera pour ceux que vous aimez.

« Fumée ! » pensa Mazarin, qui connaissait mieux que personne le fond que l’on peut faire sur les promesses des rois. Louis lut la pensée du moribond sur son visage.

– Rassurez-vous, cher monsieur de Mazarin, lui dit-il avec un demi sourire triste sous son ironie, Mlles de Mazarin perdront en vous perdant leur bien le plus précieux ; mais elles n’en resteront pas moins les plus riches héritières de France, et puisque vous avez bien voulu me donner leur dot…

Le cardinal était haletant.

– Je la leur rends, continua Louis, en tirant de sa poitrine et en allongeant vers le lit du cardinal le parchemin qui contenait la donation qui, depuis deux jours, avait soulevé tant d’orages dans l’esprit de Mazarin.

– Que vous avais-je dit, monseigneur ? murmura dans la ruelle une voix qui passa comme un souffle.

– Votre Majesté me rend ma donation ! s’écria Mazarin si troublé par la joie qu’il oublia son rôle de bienfaiteur.

– Votre Majesté rend les quarante millions ! s’écria Anne d’Autriche, si stupéfaite qu’elle oublia son rôle d’affligée.

– Oui, monsieur le cardinal, oui, madame, répondit Louis XIV, en déchirant le parchemin que Mazarin n’avait pas encore osé reprendre ; oui, j’anéantis cet acte qui spoliait toute une famille ; le bien acquis par Son Éminence à mon service est son bien et non le mien.

– Mais, Sire, s’écria Anne d’Autriche, Votre Majesté songe-t-elle qu’elle n’a pas dix mille écus dans ses coffres ?

– Madame, je viens de faire ma première action royale, et, je l’espère, elle inaugurera dignement mon règne.

– Ah ! Sire, vous avez raison ! s’écria Mazarin ; c’est véritablement grand, c’est véritablement généreux, ce que vous venez de faire là !

Et il regardait, l’un après l’autre, les morceaux de l’acte épars sur son lit, pour se bien assurer qu’on avait déchiré la minute et non pas une copie.

Enfin, ses yeux rencontrèrent celui où se trouvait sa signature, et, la reconnaissant, il se renversa tout pâmé sur son chevet. Anne d’Autriche, sans force pour cacher ses regrets, levait les mains et les yeux au ciel.

– Ah ! Sire, s’écria Mazarin, ah ! Sire, serez-vous béni ! Mon Dieu ! serez-vous aimé par toute ma famille !… Per bacco ! si jamais un mécontentement vous venait de la part des miens, Sire, froncez les sourcils et je sors de mon tombeau.

Cette pantalonnade ne produisit pas tout l’effet sur lequel avait compté Mazarin. Louis avait déjà passé à des considérations d’un ordre plus élevé ; et, quant à Anne d’Autriche, ne pouvant supporter, sans s’abandonner à la colère qu’elle sentait gronder en elle, et cette magnanimité de son fils et cette hypocrisie du cardinal, elle se leva et sortit de la chambre, peu soucieuse de trahir ainsi son dépit.

Mazarin devina tout, et, craignant que Louis XIV ne revînt sur sa première décision, il se mit, pour entraîner les esprits sur une autre voie, à crier comme plus tard devait le faire Scapin, dans cette sublime plaisanterie que le morose et grondeur Boileau osa reprocher à Molière. Cependant, peu à peu les cris se calmèrent, et quand Anne d’Autriche fut sortie de la chambre, ils s’éteignirent même tout à fait.

– Monsieur le cardinal, dit le roi, avez-vous maintenant quelque recommandation à me faire ?

– Sire, répondit Mazarin, vous êtes déjà la sagesse même, la prudence en personne ; quant à la générosité, je n’en parle pas : ce que vous venez de faire dépasse ce que les hommes les plus généreux de l’antiquité et des temps modernes ont jamais fait.

Le roi demeura froid à cet éloge.

– Ainsi, dit-il, vous vous bornez à un remerciement, monsieur, et votre expérience, bien plus connue encore que ma sagesse, que ma prudence et que ma générosité, ne vous fournit pas un avis amical qui me serve pour l’avenir ?

Mazarin réfléchit un moment.

– Vous venez, dit-il, de faire beaucoup pour moi, c’est-à-dire pour les miens, Sire.

– Ne parlons pas de cela, dit le roi.

– Eh bien ! continua Mazarin, je veux vous rendre quelque chose en échange de ces quarante millions que vous abandonnez si royalement.

Louis XIV fit un mouvement qui indiquait que toutes ces flatteries le faisaient souffrir.

– Je veux, reprit Mazarin, vous donner un avis ; oui, un avis, et un avis plus précieux que ces quarante millions.

– Monsieur le cardinal ! interrompit Louis XIV.

– Sire, écoutez cet avis.

– J'écoute.

– Approchez-vous, Sire, car je m’affaiblis… Plus près, Sire, plus près.

Le roi se courba sur le lit du mourant.

– Sire, dit Mazarin, si bas que le souffle de sa parole arriva seul comme une recommandation du tombeau aux oreilles attentives du jeune roi… Sire, ne prenez jamais de Premier ministre.

Louis se redressa, étonné.

L'avis était une confession.

C'était un trésor, en effet, que cette confession sincère de Mazarin. Le legs du cardinal au jeune roi se composait de sept paroles seulement ; mais ces sept paroles, Mazarin l’avait dit, elles valaient quarante millions.

Louis en resta un instant étourdi.

Quant à Mazarin, il semblait avoir dit une chose toute naturelle.

– Maintenant, à part votre famille, demanda le jeune roi, avez-vous quelqu’un à me recommander, monsieur de Mazarin ?

Un petit grattement se fit entendre le long des rideaux de la ruelle.

Mazarin comprit.

– Oui ! oui ! s’écria-t-il vivement ; oui, Sire ; je vous recommande un homme sage, un honnête homme, un habile homme.

– Dites son nom, monsieur le cardinal.

– Son nom vous est presque inconnu encore, Sire : c’est celui de M. Colbert, mon intendant. Oh ! essayez de lui, ajouta Mazarin d’une voix accentuée ; tout ce qu’il m’a prédit est arrivé ; il a du coup d’œil, et ne s’est jamais trompé, ni sur les choses, ni sur les hommes, ce qui est bien plus surprenant encore. Sire, je vous dois beaucoup ; mais je crois m’acquitter envers vous, en vous donnant M. Colbert.

– Soit, dit faiblement Louis XIV ; car, ainsi que le disait Mazarin, ce nom de Colbert lui était bien inconnu, et il prenait cet enthousiasme du cardinal pour le dire d’un mourant.

Le cardinal était retombé sur son oreiller.

– Pour cette fois, adieu, Sire… adieu, murmura Mazarin… je suis las et j’ai encore un rude chemin à faire avant de me présenter devant mon nouveau maître. Adieu, Sire.

Le jeune roi sentit des larmes dans ses yeux ; il se pencha sur le mourant, déjà à moitié cadavre… puis il s’éloigna précipitamment.

Chapitre XLIX – La première apparition de Colbert §

Toute la nuit se passa en angoisses communes, au mourant et au roi.

Le mourant attendait sa délivrance.

Le roi attendait sa liberté.

Louis ne se coucha point. Une heure après sa sortie de la chambre du cardinal, il sut que le mourant, reprenant un peu de forces, s’était fait habiller, farder, peigner, et qu’il avait voulu recevoir les ambassadeurs.

Pareil à Auguste, il considérait sans doute le monde comme un grand théâtre, et voulait jouer proprement le dernier acte de sa comédie.

Anne d’Autriche ne reparut plus chez le cardinal, elle n’avait plus rien à y faire. Les convenances furent un prétexte à son absence. Au reste, le cardinal ne s’enquit point d’elle : le conseil que la reine avait donné à son fils lui était resté sur le cœur. Vers minuit, encore tout fardé, Mazarin entra en agonie. Il avait revu son testament et comme ce testament était l’expression exacte de sa volonté, et qu’il craignait qu’une influence intéressée ne profitât de sa faiblesse pour faire changer quelque chose à ce testament, il avait donné le mot d’ordre à Colbert, lequel se promenait dans le corridor qui conduisait à la chambre à coucher du cardinal, comme la plus vigilante des sentinelles. Le roi, renfermé chez lui, dépêchait toutes les heures sa nourrice vers l’appartement de Mazarin, avec ordre de lui rapporter le bulletin exact de la santé du cardinal.

Après avoir appris que Mazarin s’était fait habiller, farder, peigner et avait reçu les ambassadeurs, Louis apprit que l’on commençait pour le cardinal les prières des agonisants.

À une heure du matin, Guénaud avait essayé le dernier remède, dit remède héroïque. C'était un reste des vieilles habitudes de ce temps d’escrime, qui allait disparaître pour faire place à un autre temps, que de croire que l’on pouvait garder contre la mort quelque bonne botte secrète. Mazarin, après avoir pris le remède, respira pendant près de dix minutes.

Aussitôt, il donna l’ordre que l’on répandît en tout lieu et tout de suite le bruit d’une crise heureuse.

Le roi, à cette nouvelle, sentit passer comme une sueur froide sur son front : il avait entrevu le jour de la liberté, l’esclavage lui paraissait plus sombre, et moins acceptable que jamais.

Mais le bulletin qui suivit changea entièrement la face des choses.

Mazarin ne respirait plus du tout, et suivait à peine les prières que le curé de Saint-Nicolas-des-Champs récitait auprès de lui. Le roi se remit à marcher avec agitation dans sa chambre, et à consulter, tout en marchant, plusieurs papiers tirés d’une cassette, dont seul il avait la clef.

Une troisième fois la nourrice retourna. M. de Mazarin venait de faire un jeu de mots et d’ordonner que l’on revernît sa Flore du Titien.

Enfin, vers deux heures et demie du matin, le roi ne put résister à l’accablement ; depuis vingt-quatre heures, il ne dormait pas.

Le sommeil, si puissant à son âge, s’empara donc de lui et le terrassa pendant une heure environ.

Mais il ne se coucha point pendant cette heure ; il dormit sur son fauteuil.

Vers quatre heures, la nourrice, en rentrant dans la chambre, le réveilla.

– Eh bien ? demanda le roi.

– Eh bien ! mon cher Sire, dit la nourrice en joignant les mains avec un air de commisération, eh bien ! il est mort.

Le roi se leva d’un seul coup et comme si un ressort d’acier l’eût mis sur ses jambes.

– Mort ! s’écria-t-il.

– Hélas ! oui.

– Est-ce donc bien sûr ?

– Oui.

– Officiel ?

– Oui.

– La nouvelle en est-elle donnée ?

– Pas encore.

– Mais qui t’a dit, à toi, que le cardinal était mort ?

– M. Colbert.

– M. Colbert ?

– Oui.

– Et lui-même était sûr de ce qu’il disait ?

– Il sortait de la chambre et avait tenu, pendant quelques minutes, une glace devant les lèvres du cardinal.

– Ah ! fit le roi ; et qu’est-il devenu, M. Colbert ?

– Il vient de quitter la chambre de Son Éminence.

– Pour aller où ?

– Pour me suivre.

– De sorte qu’il est… ?

– Là, mon cher Sire, attendant à votre porte que votre bon plaisir soit de le recevoir.

Louis courut à la porte, l’ouvrit lui-même et aperçut dans le couloir Colbert debout et attendant.

Le roi tressaillit à l’aspect de cette statue toute vêtue de noir.

Colbert, saluant avec un profond respect, fit deux pas vers Sa Majesté.

Louis rentra dans la chambre, en faisant à Colbert signe de le suivre.

Colbert entra. Louis congédia la nourrice qui ferma la porte en sortant.

Colbert se tint modestement debout près de cette porte.

– Que venez-vous m’annoncer, monsieur ? dit Louis, fort troublé d’être ainsi surpris dans sa pensée intime qu’il ne pouvait complètement cacher.

– Que M. le cardinal vient de trépasser, Sire, et que je vous apporte son dernier adieu.

Le roi demeura un instant pensif.

Pendant cet instant, il regardait attentivement Colbert ; il était évident que la dernière pensée du cardinal lui revenait à l’esprit.

– C'est vous qui êtes M. Colbert ? demanda-t-il.

– Oui, Sire.

– Fidèle serviteur de Son Éminence, à ce que Son Éminence m’a dit elle même ?

– Oui, Sire.

– Dépositaire d’une partie de ses secrets ?

– De tous.

– Les amis et les serviteurs de Son Éminence défunte me seront chers, monsieur, et j’aurai soin que vous soyez placé dans mes bureaux.

Colbert s’inclina.

– Vous êtes financier, monsieur, je crois.

– Oui, Sire.

– Et M. le cardinal vous employait à son économat ?

– J'ai eu cet honneur, Sire.

– Jamais vous ne fîtes personnellement rien pour ma maison, je crois.

– Pardon, Sire ; c’est moi qui eus le bonheur de donner à M. le cardinal l’idée d’une économie qui met trois cent mille francs par an dans les coffres de Sa Majesté.

– Quelle économie, monsieur ? demanda Louis XIV.

– Votre Majesté sait que les cent-suisses ont des dentelles d’argent de chaque côté de leurs rubans ?

– Sans doute.

– Eh bien ! Sire, c’est moi qui ai proposé que l’on mit à ces rubans des dentelles d’argent faux. Cela ne paraît point et cent mille écus font la nourriture d’un régiment pendant le semestre, ou le prix de dix mille bons mousquets, ou la valeur d’une flûte de dix canons prête à prendre la mer.

– C'est vrai, dit Louis XIV en considérant plus attentivement le personnage, et voilà, par ma foi, une économie bien placée ; d’ailleurs, il était ridicule que des soldats portassent la même dentelle que portent des seigneurs.

– Je suis heureux d’être approuvé par Sa Majesté, dit Colbert.

– Est-ce là le seul emploi que vous teniez près du cardinal ? demanda le roi.

– C'est moi que Son Éminence avait chargé d’examiner les comptes de la surintendance, Sire.

– Ah ! fit Louis XIV qui s’apprêtait à renvoyer Colbert et que ce mot arrêta ; ah ! c’est vous que Son Éminence avait chargé de contrôler M. Fouquet. Et le résultat du contrôle ?

– Est qu’il y a déficit, Sire ; mais si Votre Majesté daigne me permettre…

– Parlez, monsieur Colbert.

– Je dois donner à Votre Majesté quelques explications.

– Point du tout, monsieur ; c’est vous qui avez contrôlé ces comptes, donnez-m’en le relevé.

– Ce sera facile, Sire. Vide partout, argent nulle part.

– Prenez-y garde, monsieur ; vous attaquez rudement la gestion de M. Fouquet, lequel, à ce que j’ai entendu dire cependant, est un habile homme.

Colbert rougit, puis pâlit, car il sentit que, de ce moment, il entrait en lutte avec un homme dont la puissance balançait presque la puissance de celui qui venait de mourir.

– Oui, Sire, un très habile homme, répéta Colbert en s’inclinant.

– Mais si M. Fouquet est un habile homme et que, malgré cette habileté, l’argent manque, à qui la faute ?

– Je n’accuse pas, Sire, je constate.

– C'est bien ; faites vos comptes et présentez-les-moi. Il y a déficit, dites vous ? Un déficit peut être passager, le crédit revient, les fonds rentrent.

– Non, Sire.

– Sur cette année peut-être, je comprends cela ; mais sur l’an prochain ?

– L'an prochain, Sire, est mangé aussi ras que l’an qui court.

– Mais l’an d’après alors ?

– Comme l’an prochain.

– Que me dites-vous là, monsieur Colbert ?

– Je dis qu’il y a quatre années engagées d’avance.

– On fera un emprunt, alors.

– On en a fera trois, Sire.

– Je créerai des offices pour les faire résigner et l’on encaissera l’argent des charges.

– Impossible, Sire, car il y a déjà eu créations sur créations d’offices dont les provisions sont livrées en blanc, en sorte que les acquéreurs en jouissent sans les remplir. Voilà pourquoi Votre Majesté ne peut résigner. De plus ; sur chaque traité, M. le surintendant a donné un tiers de remise, en sorte que les peuples sont foulés sans que Votre Majesté en profite.

Le roi fit un mouvement.

– Expliquez-moi cela, monsieur Colbert.

– Que Votre Majesté formule clairement sa pensée, et me dise ce qu’elle désire que je lui explique.

– Vous avez raison. La clarté, n’est-ce pas ?

– Oui, Sire, la clarté. Dieu est Dieu surtout parce qu’il a fait la lumière.

– Eh bien, par exemple, reprit Louis XIV, si aujourd’hui que M. le cardinal est mort et que me voilà roi, si je voulais avoir de l’argent ?

– Votre Majesté n’en aurait pas.

– Oh ! voilà qui est étrange, monsieur ; comment, mon surintendant ne me trouverait point d’argent ?

Colbert secoua sa grosse tête.

– Qu'est-ce donc ? dit le roi ; les revenus de l’État sont-ils donc obérés à ce point qu’ils ne soient plus des revenus ?

– Oui, Sire, à ce point.

Le roi fronça le sourcil.

– Soit, dit-il ; j’assemblerai les ordonnances pour obtenir des porteurs un dégrèvement, une liquidation à bon marché.

– Impossible, car les ordonnances ont été converties en billets, lesquels billets, pour commodité de rapport et facilité de transaction, sont coupés en tant de parts que l’on ne peut plus reconnaître l’original.

Louis, fort agité, se promenait de long en large, le sourcil toujours froncé.

– Mais si cela était comme vous le dites, monsieur Colbert, fit-il en s’arrêtant tout d’un coup, je serais ruiné avant même de régner ?

– Vous l’êtes en effet, Sire, repartit l’impassible aligneur de chiffres.

– Mais cependant, monsieur, l’argent est quelque part ?

– Oui, Sire, et même pour commencer, j’apporte à Votre Majesté une note de fonds que M. le cardinal Mazarin n’a pas voulu relater dans son testament, ni dans aucun acte quelconque ; mais qu’il m’avait confiés, à moi.

– À vous ?

– Oui, Sire, avec injonction de les remettre à Votre Majesté.

– Comment ! outre les quarante millions du testament ?

– Oui, Sire.

– M. de Mazarin avait encore d’autres fonds ? Colbert s’inclina.

– Mais c’était donc un gouffre que cet homme ! murmura le roi. M. de Mazarin d’un côté, M. Fouquet de l’autre ; plus de cent millions peut-être pour eux deux ! Cela ne m’étonne point que mes coffres soient vides.

Colbert attendait sans bouger.

– Et la somme que vous m’apportez en vaut-elle la peine ? demanda le roi.

– Oui, Sire ; la somme est assez ronde.

– Elle s’élève ?

– À treize millions de livres, Sire.

– Treize millions ! s’écria Louis XIV en frissonnant de joie. Vous dites treize millions, monsieur Colbert.

– J'ai dit treize millions, oui, Votre Majesté.

– Que tout le monde ignore ?

– Que tout le monde ignore.

– Qui sont entre vos mains ?

– En mes mains, oui, Sire.

– Et que je puis avoir ?

– Dans deux heures.

– Mais où sont-ils donc ?

– Dans la cave d’une maison que M. le cardinal possédait en ville et qu’il veut bien me laisser par une clause particulière de son testament.

– Vous connaissez donc le testament du cardinal ?

– J'en ai un double signé de sa main.

– Un double ?

– Oui, Sire, et le voici.

Colbert tira simplement l’acte de sa poche et le montra au roi.

Le roi lut l’article relatif à la donation de cette maison.

– Mais, dit-il, il n’est question ici que de la maison et nulle part l’argent n’est mentionné.

– Pardon, Sire, il l’est dans ma conscience.

– Et M. de Mazarin s’en est rapporté à vous ?

– Pourquoi pas, Sire ?

– Lui, l’homme défiant par excellence ?

– Il ne l’était pas pour moi, Sire, comme Votre Majesté peut le voir.

Louis arrêta avec admiration son regard sur cette tête vulgaire, mais expressive.

– Vous êtes un honnête homme, monsieur Colbert, dit le roi.

– Ce n’est pas une vertu, Sire, c’est un devoir, répondit froidement Colbert.

– Mais, ajouta Louis XIV, cet argent n’est-il pas à la famille ?

– Si cet argent était à la famille, il serait porté au testament du cardinal comme le reste de sa fortune. Si cet argent était à la famille, moi qui ai rédigé l’acte de donation fait en faveur de Votre Majesté, j’eusse ajouté la somme de treize millions à celle de quarante millions qu’on vous offrait déjà.

– Comment ! s’écria Louis XIV, c’est vous qui avez rédigé la donation, monsieur Colbert ?

– Oui, Sire.

– Et le cardinal vous aimait ? ajouta naïvement le roi.

– J'avais répondu à Son Éminence que Votre Majesté n’accepterait point, dit Colbert de ce même ton tranquille que nous avons dit et qui, même dans les habitudes de la vie, avait quelque chose de solennel. Louis passa une main sur son front :

« Oh ! que je suis jeune, murmura-t-il tout bas, pour commander aux hommes ! »

Colbert attendait la fin de ce monologue intérieur. Il vit Louis relever la tête.

– À quelle heure enverrai-je l’argent à Votre Majesté ? demanda-t-il.

– Cette nuit, à onze heures. Je désire que personne ne sache que je possède cet argent.

Colbert ne répondit pas plus que si la chose n’avait point été dite pour lui.

– Cette somme est-elle en lingots ou en or monnayé ?

– En or monnayé, Sire.

– Bien.

– Où l’enverrai-je ?

– Au Louvre. Merci, monsieur Colbert.

Colbert s’inclina et sortit.

– Treize millions ! s’écria Louis XIV lorsqu’il fut seul ; mais c’est un rêve !

Puis il laissa tomber son front dans ses mains, comme s’il dormait effectivement.

Mais, au bout d’un instant, il releva le front, secoua sa belle chevelure, se leva, et, ouvrant violemment la fenêtre, il baigna son front brûlant dans l’air vif du matin qui lui apportait l’âcre senteur des arbres et le doux parfum des fleurs.

Une resplendissante aurore se levait à l’horizon et les premiers rayons du soleil inondèrent de flamme le front du jeune roi.

– Cette aurore est celle de mon règne, murmura Louis XIV, et est-ce un présage que vous m’envoyez, Dieu tout-puissant ?…

Chapitre L – Le premier jour de la royauté de Louis XIV §

Le matin, la mort du cardinal se répandit dans le château, et du château dans la ville.

Les ministres Fouquet, Lyonne et Letellier entrèrent dans la salle des séances pour tenir conseil.

Le roi les fit mander aussitôt.

– Messieurs, dit-il, M. le cardinal a vécu. Je l’ai laissé gouverner mes affaires ; mais à présent, j’entends les gouverner moi-même. Vous me donnerez vos avis quand je vous les demanderai. Allez !

Les ministres se regardèrent avec surprise. S'ils dissimulèrent un sourire, ce fut un grand effort, car ils savaient que le prince, élevé dans une ignorance absolue des affaires, se chargeait là, par amour-propre, d’un fardeau trop lourd pour ses forces.

Fouquet prit congé de ses collègues sur l’escalier en leur disant :

– Messieurs, voilà bien de la besogne de moins pour nous.

Et il monta tout joyeux dans son carrosse. Les autres, un peu inquiets de la tournure que prendraient les événements, s’en retournèrent ensemble à Paris.

Le roi, vers les dix heures, passa chez sa mère, avec laquelle il eut un entretien fort particulier ; puis, après le dîner, il monta en voiture fermée et se rendit tout droit au Louvre. Là, il reçut beaucoup de monde, et prit un certain plaisir à remarquer l’hésitation de tous et la curiosité de chacun.

Vers le soir, il commanda que les portes du Louvre fussent fermées, à l’exception d’une seule, de celle qui donnait sur le quai. Il mit en sentinelle à cet endroit deux Cent-Suisses qui ne parlaient pas un mot de français, avec consigne de laisser entrer tout ce qui serait ballot, mais rien autre chose, et de ne laisser rien sortir.

À onze heures précises, il entendit le roulement d’un pesant chariot sous la voûte, puis d’un autre, puis d’un troisième. Après quoi, la grille roula sourdement sur ses gonds pour se refermer. Bientôt quelqu’un gratta de l’ongle à la porte du cabinet. Le roi alla ouvrir lui-même, et il vit Colbert, dont le premier mot fut celui-ci :

– L'argent est dans la cave de Votre Majesté.

Louis descendit alors et alla visiter lui-même les barriques d’espèces, or et argent, que, par les soins de Colbert, quatre hommes à lui venaient de rouler dans un caveau dont le roi avait fait passer la clef à Colbert le matin même. Cette revue achevée, Louis rentra chez lui, suivi de Colbert, qui n’avait pas réchauffé son immobile froideur du moindre rayon de satisfaction personnelle.

– Monsieur, lui dit le roi, que voulez-vous que je vous donne en récompense de ce dévouement et de cette probité ?

– Rien absolument, Sire.

– Comment, rien ? pas même l’occasion de me servir ?

– Votre Majesté ne me fournirait pas cette occasion que je ne la servirais pas moins. Il m’est impossible de n’être pas le meilleur serviteur du roi.

– Vous serez intendant des finances, monsieur Colbert.

– Mais il y a un surintendant, Sire ?

– Justement.

– Sire, le surintendant est l’homme le plus puissant du royaume.

– Ah ! s’écria Louis en rougissant, vous croyez ?

– Il me broiera en huit jours, Sire ; car enfin, Votre Majesté me donne un contrôle pour lequel la force est indispensable. Intendant sous un surintendant, c’est l’infériorité.

– Vous voulez des appuis… vous ne faites pas fond sur moi ?

– J'ai eu l’honneur de dire à Votre Majesté que M. Fouquet, du vivant de M. Mazarin, était le second personnage du royaume ; mais voilà M. Mazarin mort, et M. Fouquet est devenu le premier.

– Monsieur, je consens à ce que vous me disiez toutes choses aujourd’hui encore ; mais demain, songez-y, je ne le souffrirai plus.

– Alors je serai inutile à Votre Majesté ?

– Vous l’êtes déjà, puisque vous craignez de vous compromettre en me servant.

– Je crains seulement d’être mis hors d’état de vous servir.

– Que voulez-vous alors ?

– Je veux que Votre Majesté me donne des aides dans le travail de l’intendance.

– La place perd de sa valeur ?

– Elle gagne de la sûreté.

– Choisissez vos collègues.

– MM. Breteuil, Marin, Hervard.

– Demain, l’ordonnance paraîtra.

– Sire, merci !

– C'est tout ce que vous demandez ?

– Non, Sire ; encore une chose…

– Laquelle ?

– Laissez-moi composer une Chambre de justice.

– Pourquoi faire, cette Chambre de justice ?

– Pour juger les traitants et les partisans qui, depuis dix ans, ont mal versé.

– Mais… que leur fera-t-on ?

– On en pendra trois, ce qui fera rendre gorge aux autres.

– Je ne puis cependant commencer mon règne par des exécutions, monsieur Colbert.

– Au contraire, Sire, afin de ne pas le finir par des supplices.

Le roi ne répondit pas.

– Votre Majesté consent-elle ? dit Colbert.

– Je réfléchirai, monsieur.

– Il sera trop tard quand la réflexion sera faite.

– Pourquoi ?

– Parce que nous avons affaire à des gens plus forts que nous, s’ils sont avertis.

– Composez cette Chambre de justice, monsieur.

– Je la composerai.

– Est-ce tout ?

– Non, Sire ; il y a encore une chose importante… Quels droits attache Votre Majesté à cette intendance ?

– Mais… je ne sais… il y a des usages…

– Sire, j’ai besoin qu’à cette intendance soit dévolu le droit de lire la correspondance avec l’Angleterre.

– Impossible, monsieur, car cette correspondance se dépouille au conseil ; M. le cardinal lui-même le faisait.

– Je croyais que Votre Majesté avait déclaré ce matin qu’elle n’aurait plus de conseil.

– Oui, je l’ai déclaré.

– Que Votre Majesté alors veuille bien lire elle-même et toute seule ses lettres, surtout celles d’Angleterre ; je tiens particulièrement à ce point.

– Monsieur, vous aurez cette correspondance et m’en rendrez compte.

– Maintenant, Sire, qu’aurai-je à faire des finances ?

– Tout ce que M. Fouquet ne fera pas.

– C'est là ce que je demandais à Votre Majesté. Merci, je pars tranquille.

Il partit en effet sur ces mots. Louis le regarda partir.

Colbert n’était pas encore à cent pas du Louvre que le roi reçut un courrier d’Angleterre. Après avoir regardé, sondé l’enveloppe, le roi la décacheta précipitamment, et trouva tout d’abord une lettre du roi Charles II.

Voici ce que le prince anglais écrivait à son royal frère :

« Votre Majesté doit être fort inquiète de la maladie de M. le cardinal Mazarin ; mais l’excès du danger ne peut que vous servir. Le cardinal est condamné par son médecin. Je vous remercie de la gracieuse réponse que vous avez faite à ma communication touchant lady Henriette Stuart, ma sœur, et dans huit jours la princesse partira pour Paris avec sa cour.

« Il est doux pour moi de reconnaître la paternelle amitié que vous m’avez témoignée, et de vous appeler plus justement encore mon frère. Il m’est doux, surtout, de prouver à Votre Majesté combien je m’occupe de ce qui peut lui plaire. Vous faites sourdement fortifier Belle-Île-en-Mer. C'est un tort. Jamais nous n’aurons la guerre ensemble. Cette mesure ne m’inquiète pas ; elle m’attriste…

« Vous dépensez là des millions inutiles, dites-le bien à vos ministres, et croyez que ma police est bien informée ; rendez-moi, mon frère, les mêmes services, le cas échéant. »

Le roi sonna violemment, et son valet de chambre parut.

– M. Colbert sort d’ici et ne peut être loin… Qu'on l’appelle ! s’écria-t-il.

Le valet de chambre allait exécuter l’ordre, le roi l’arrêta.

– Non, dit-il, non… Je vois toute la trame de cet homme. Belle-Île est à M. Fouquet ; Belle-Île fortifiée, c’est une conspiration de M. Fouquet… La découverte de cette conspiration, c’est la ruine du surintendant, et cette découverte résulte de la correspondance d’Angleterre ; voilà pourquoi Colbert voulait avoir cette correspondance. Oh ! je ne puis cependant mettre toute ma force sur cet homme ; il n’est que la tête, il me faut le bras.

Louis poussa tout à coup un cri joyeux.

– J'avais, dit-il au valet de chambre, un lieutenant de mousquetaires ?

– Oui, Sire ; M. d’Artagnan.

– Il a quitté momentanément mon service ?

– Oui, Sire.

– Qu'on me le trouve, et que demain il soit ici à mon lever.

Le valet de chambre s’inclina et sortit.

– Treize millions dans ma cave, dit alors le roi ; Colbert tenant ma bourse et d’Artagnan portant mon épée : je suis roi !

Chapitre LI – Une passion §

Le jour même de son arrivée, en revenant du Palais-Royal, Athos, comme nous l’avons vu, rentra en son hôtel de la rue Saint-Honoré. Il y trouva le vicomte de Bragelonne qui l’attendait dans sa chambre en faisant la conversation avec Grimaud.

Ce n’était pas une chose aisée que de causer avec le vieux serviteur ; deux hommes seulement possédaient ce secret : Athos et d’Artagnan. Le premier y réussissait, parce que Grimaud cherchait à le faire parler lui-même ; d’Artagnan, au contraire, parce qu’il savait faire causer Grimaud.

Raoul était occupé à se faire raconter le voyage d’Angleterre, et Grimaud l’avait conté dans tous ses détails avec un certain nombre de gestes et huit mots, ni plus ni moins.

Il avait d’abord indiqué, par un mouvement onduleux de la main, que son maître et lui avaient traversé la mer.

– Pour quelque expédition ? avait demandé Raoul.

Grimaud, baissant la tête, avait répondu : Oui.

– Où M. le comte courut des dangers ? interrogea Raoul.

Grimaud haussa légèrement les épaules comme pour dire : « Ni trop ni trop »

– Mais encore, quels dangers ! insista Raoul.

Grimaud montra l’épée, il montra le feu et un mousquet pendu au mur.

– M. le comte avait donc là-bas un ennemi ? s’écria Raoul.

– Monck, répliqua Grimaud.

– Il est étrange, continua Raoul, que M. le comte persiste à me regarder comme un novice et à ne pas me faire partager l’honneur ou le danger de ces rencontres.

Grimaud sourit.

C'est à ce moment que revint Athos.

L'hôte lui éclairait l’escalier, et Grimaud, reconnaissant le pas de son maître, courut à sa rencontre, ce qui coupa court à l’entretien.

Mais Raoul était lancé ; en voie d’interrogation, il ne s’arrêta pas, et, prenant les deux mains du comte avec une tendresse vive, mais respectueuse :

– Comment se fait-il, monsieur, dit-il, que vous partiez pour un voyage dangereux sans me dire adieu, sans me demander l’aide de mon épée, à moi qui dois être pour vous un soutien, depuis que j’ai de la force ; à moi, que vous avez élevé comme un homme ? Ah ! monsieur, voulez-vous donc m’exposer à cette cruelle épreuve de ne plus vous revoir jamais ?

– Qui vous a dit, Raoul, que mon voyage fut dangereux ? répliqua le comte en déposant son manteau et son chapeau dans les mains de Grimaud, qui venait de lui dégrafer l’épée.

– Moi, dit Grimaud.

– Et pourquoi cela ? fit sévèrement Athos.

Grimaud s’embarrassait ; Raoul le prévint en répondant pour lui.

– Il est naturel, monsieur, que ce bon Grimaud me dise la vérité sur ce qui vous concerne. Par qui serez-vous aimé, soutenu, si ce n’est par moi ?

Athos ne répliqua point. Il fit un geste amical qui éloigna Grimaud, puis s’assit dans un fauteuil, tandis que Raoul demeurait debout devant lui.

– Toujours est-il, continua Raoul, que votre voyage était une expédition… et que le fer, le feu vous ont menacé.

– Ne parlons plus de cela, vicomte, dit doucement Athos ; je suis parti vite, c’est vrai ; mais le service du roi Charles II exigeait ce prompt départ. Quant à votre inquiétude, je vous en remercie, et je sais que je puis compter sur vous… Vous n’avez manqué de rien, vicomte, en mon absence ?

– Non, monsieur, merci.

– J'avais ordonné à Blaisois de vous faire compter cent pistoles au premier besoin d’argent.

– Monsieur, je n’ai pas vu Blaisois.

– Vous vous êtes passé d’argent, alors !

– Monsieur, il me restait trente pistoles de la vente des chevaux que je pris lors de ma dernière campagne, et M. le prince avait eu la bonté de me faire gagner deux cents pistoles à son jeu, il y a trois mois.

– Vous jouez ?… Je n’aime pas cela, Raoul.

– Je ne joue jamais, monsieur ; c’est M. le prince qui m’a ordonné de tenir ses cartes à Chantilly… un soir qu’il était venu un courrier du roi. J'ai obéi ; le gain de la partie, M. le prince m’a commandé de le prendre.

– Est-ce que c’est une habitude de la maison, Raoul ? dit Athos en fronçant le sourcil.

– Oui, monsieur ; chaque semaine, M. le prince fait, sur une cause ou sur une autre, un avantage pareil à l’un de ses gentilshommes. Il y a cinquante gentilshommes chez Son Altesse ; mon tour s’est rencontré cette fois.

– Bien ! vous allâtes donc en Espagne ?

– Oui, monsieur, je fis un fort beau voyage, et fort intéressant.

– Voilà un mois que vous êtes revenu ?

– Oui, monsieur.

– Et depuis ce mois ?

– Depuis ce mois…

– Qu'avez-vous fait ?

– Mon service, monsieur.

– Vous n’avez point été chez moi, à La Fère ? Raoul rougit.

Athos le regarda de son œil fixe et tranquille.

– Vous auriez tort de ne pas me croire, dit Raoul, je rougis et je le sens bien ; c’est malgré moi. La question que vous me faites l’honneur de m’adresser est de nature à soulever en moi beaucoup d’émotions ; je rougis donc, parce que je suis ému, non parce que je mens.

– Je sais, Raoul, que vous ne mentez jamais.

– Non, monsieur.

– D'ailleurs, mon ami, vous auriez tort, ce que je voulais vous dire…

– Je le sais bien, monsieur ; vous voulez me demander si je n’ai pas été à Blois.

– Précisément.

– Je n’y suis pas allé ; je n’ai même pas aperçu la personne dont vous voulez me parler.

La voix de Raoul tremblait en prononçant ces paroles. Athos, souverain juge en toute délicatesse, ajouta aussitôt :

– Raoul, vous répondez avec un sentiment pénible ; vous souffrez.

– Beaucoup, monsieur ; vous m’avez défendu d’aller à Blois et de revoir Mlle de La Vallière.

Ici le jeune homme s’arrêta. Ce doux nom, si charmant à prononcer, déchirait son cœur en caressant ses lèvres.

– Et j’ai bien fait, Raoul, se hâta de dire Athos. Je ne suis pas un père barbare ni injuste ; je respecte l’amour vrai ; mais je pense pour vous à un avenir… à un immense avenir. Un règne nouveau va luire comme une aurore ; la guerre appelle le jeune roi plein d’esprit chevaleresque. Ce qu’il faut à cette ardeur héroïque, c’est un bataillon de lieutenants jeunes et libres, qui courent aux coups avec enthousiasme et tombent en criant : « Vive le roi ! » au lieu de crier : « Adieu, ma femme !… » Vous comprenez cela, Raoul. Tout brutal que paraisse être mon raisonnement, je vous adjure donc de me croire et de détourner vos regards de ces premiers jours de jeunesse où vous prîtes l’habitude d’aimer, jours de molle insouciance qui attendrissent le cœur et le rendent incapable de contenir ces fortes liqueurs amères qu’on appelle la gloire et l’adversité. Ainsi, Raoul, je vous le répète, voyez dans mon conseil le seul désir de vous être utile, la seule ambition de vous voir prospérer. Je vous crois capable de devenir un homme remarquable ; marchez seul, vous marcherez mieux et plus vite.

– Vous avez commandé, monsieur, répliqua Raoul, j’obéis.

– Commandé ! s’écria Athos. Est-ce ainsi que vous me répondez ! Je vous ai commandé ! Oh ! vous détournez mes paroles, comme vous méconnaissez mes intentions ! je n’ai pas commandé, j’ai prié.

– Non pas, monsieur, vous avez commandé, dit Raoul avec opiniâtreté… mais n’eussiez-vous fait qu’une prière, votre prière est encore plus efficace qu’un ordre. Je n’ai pas revu Mlle de La Vallière.

– Mais vous souffrez ! vous souffrez ! insista Athos.

Raoul ne répondit pas.

– Je vous trouve pâli, je vous trouve attristé… Ce sentiment est donc bien fort !

– C'est une passion, répliqua Raoul.

– Non… une habitude.

– Monsieur, vous savez que j’ai voyagé beaucoup, que j’ai passé deux ans loin d’elle… Toute habitude se peut rompre en deux années, je crois… Eh bien ! au retour, j’aimais, non pas davantage, c’est impossible, mais autant. Mlle de La Vallière est pour moi la compagne par excellence ; mais vous êtes pour moi Dieu sur la terre… À vous je sacrifierai tout.

– Vous auriez tort, dit Athos ; je n’ai plus aucun droit sur vous. L'âge vous a émancipé ; vous n’avez plus même besoin de mon consentement. D'ailleurs, le consentement, je ne le refuserai pas, après tout ce que vous venez de me dire. Épousez Mlle de La Vallière, si vous le voulez.

Raoul fit un mouvement, puis soudain :

– Vous êtes bon, monsieur, dit-il, et votre concession me pénètre de reconnaissance ; mais je n’accepterai pas.

– Voilà que vous refusez, à présent ?

– Oui, monsieur.

– Je ne vous en témoignerai rien, Raoul.

– Mais vous avez au fond du cœur une idée contre ce mariage. Vous ne me l’avez pas choisi.

– C'est vrai.

– Il suffit pour que je ne persiste pas : j’attendrai.

– Prenez-y garde, Raoul ! ce que vous dites est sérieux.

– Je le sais bien, monsieur ; j’attendrai, vous dis-je.

– Quoi ! que je meure ? fit Athos très ému.

– Oh ! monsieur ! s’écria Raoul avec des larmes dans la voix, est-il possible que vous me déchiriez le cœur ainsi, à moi qui ne vous ai pas donné un sujet de plainte ?

– Cher enfant, c’est vrai, murmura Athos en serrant violemment ses lèvres pour comprimer l’émotion dont il n’allait plus être maître. Non, je ne veux point vous affliger ; seulement, je ne comprends pas ce que vous attendrez… Attendrez-vous que vous n’aimiez plus ?

– Ah ! pour cela, non, monsieur ; j’attendrai que vous changiez d’avis.

– Je veux faire une épreuve, Raoul ; je veux voir si Mlle de La Vallière attendra comme vous.

– Je l’espère, monsieur.

– Mais, prenez garde, Raoul ! si elle n’attendait pas ! Ah ! vous êtes si jeune, si confiant, si loyal… les femmes sont changeantes.

– Vous ne m’avez jamais dit de mal des femmes, monsieur ; jamais vous n’avez eu à vous en plaindre ; pourquoi vous en plaindre à moi, à propos de Mlle de La Vallière ?

– C'est vrai, dit Athos en baissant les yeux… jamais je ne vous ai dit de mal des femmes ; jamais je n’ai eu à me plaindre d’elles ; jamais Mlle de La Vallière n’a motivé un soupçon ; mais quand on prévoit, il faut aller jusqu’aux exceptions, jusqu’aux improbabilités ! Si, dis-je, Mlle de La Vallière ne vous attendait pas ?

– Comment cela, monsieur ?

– Si elle tournait ses vues d’un autre côté ?

– Ses regards sur un autre homme, voulez-vous dire ? fit Raoul pâle d’angoisse.

– C'est cela.

– Eh bien ! monsieur, je tuerais cet homme, dit simplement Raoul, et tous les hommes que Mlle de La Vallière choisirait, jusqu’à ce qu’un d’entre eux m’eût tué ou jusqu’à ce que Mlle de La Vallière m’eût rendu son cœur.

Athos tressaillit.

– Je croyais, reprit-il d’une voix sourde, que vous m’appeliez tout à l’heure votre dieu, votre loi en ce monde ?

– Oh ! dit Raoul tremblant, vous me défendriez le duel ?

– Si je le défendais, Raoul ?

– Vous me défendriez d’espérer, monsieur, et, par conséquent, vous ne me défendriez pas de mourir.

Athos leva les yeux sur le vicomte. Il avait prononcé ces mots avec une sombre inflexion, qu’accompagnait le plus sombre regard.

– Assez, dit Athos après un long silence, assez sur ce triste sujet, où tous deux nous exagérons. Vivez au jour le jour, Raoul ; faites votre service, aimez Mlle de La Vallière, en un mot, agissez comme un homme, puisque vous avez l’âge d’homme ; seulement, n’oubliez pas que je vous aime tendrement et que vous prétendez m’aimer.

– Ah ! monsieur le comte ! s’écria Raoul en pressant la main d’Athos sur son cœur.

– Bien, cher enfant ; laissez-moi, j’ai besoin de repos. À propos, M. d’Artagnan est revenu d’Angleterre avec moi ; vous lui devez une visite.

– J'irai la lui rendre, monsieur, avec une bien grande joie ; j’aime tant M. d’Artagnan !

– Vous avez raison : c’est un honnête homme et un brave cavalier.

– Qui vous aime ! dit Raoul.

– J'en suis sûr… Savez-vous son adresse ?

– Mais au Louvre, au Palais-Royal, partout où est le roi. Ne commande-t-il pas les mousquetaires ?

– Non, pour le moment, M. d’Artagnan est en congé ; il se repose…

– Ne le cherchez donc pas aux postes de son service. Vous aurez de ses nouvelles chez un certain M. Planchet.

– Son ancien laquais ?

– Précisément, devenu épicier.

– Je sais ; rue des Lombards ?

– Quelque chose comme cela… Ou rue des Arcis.

– Je trouverai, monsieur, je trouverai.

– Vous lui direz mille choses tendres de ma part et l’amènerez dîner avec moi avant mon départ pour La Fère.

– Oui, monsieur.

– Bonsoir, Raoul !

– Monsieur, je vous vois un ordre que je ne vous connaissais pas ; recevez mes compliments.

– La Toison ?… c’est vrai… Hochet, mon fils… qui n’amuse même plus un vieil enfant comme moi… Bonsoir, Raoul !

Chapitre LII – La leçon de M. d’Artagnan §

Raoul ne trouva pas le lendemain M. d’Artagnan, comme il l’avait espéré. Il ne rencontra que Planchet, dont la joie fut vive en revoyant ce jeune homme, et qui sut lui faire deux ou trois compliments guerriers qui ne sentaient pas du tout l’épicerie. Mais comme Raoul revenait de Vincennes, le lendemain, ramenant cinquante dragons que lui avait confiés M. le prince, il aperçut, sur la place Baudoyer, un homme qui, le nez en l’air, regardait une maison comme on regarde un cheval qu’on a envie d’acheter. Cet homme, vêtu d’un costume bourgeois boutonné comme un pourpoint de militaire, coiffé d’un tout petit chapeau, et portant au côté une longue épée garnie de chagrin, tourna la tête aussitôt qu’il entendit le pas des chevaux, et cessa de regarder la maison pour voir les dragons. C'était tout simplement M. d’Artagnan ; M. d’Artagnan à pied ; d’Artagnan les mains derrière le dos, qui passait une petite revue des dragons après avoir passé une revue des édifices. Pas un homme, pas une aiguillette, pas un sabot de cheval n’échappa à son inspection. Raoul marchait sur les flancs de sa troupe ; d’Artagnan l’aperçut le dernier.

– Eh ! fit-il, eh ! mordioux !

– Je ne me trompe pas ? dit Raoul en poussant son cheval.

– Non, tu ne te trompes pas ; bonjour ! répliqua l’ancien mousquetaire.

Et Raoul vint serrer avec effusion la main de son vieil ami.

– Prends garde, Raoul, dit d’Artagnan, le deuxième cheval du cinquième rang sera déferré avant le pont Marie ; il n’a plus que deux clous au pied de devant hors montoir.

– Attendez-moi, dit Raoul, je reviens.

– Tu quittes ton détachement ?

– Le cornette est là pour me remplacer.

– Tu viens dîner avec moi ?

– Très volontiers monsieur d’Artagnan.

– Alors fais vite, quitte ton cheval ou fais-m’en donner un.

– J'aime mieux revenir à pied avec vous.

Raoul se hâta d’aller prévenir le cornette, qui prit rang à sa place ; puis il mit pied à terre, donna son cheval à l’un des dragons, et, tout joyeux, prit le bras de M. d’Artagnan, qui le considérait depuis toutes ces évolutions avec la satisfaction d’un connaisseur.

– Et tu viens de Vincennes ? dit-il d’abord.

– Oui, monsieur le chevalier.

– Le cardinal ?…

– Est bien malade ; on dit même qu’il est mort.

– Es-tu bien avec M. Fouquet ? demanda d’Artagnan, montrant, par un dédaigneux mouvement d’épaules, que cette mort de Mazarin ne l’affectait pas outre mesure.

– Avec M. Fouquet ? dit Raoul. Je ne le connais pas.

– Tant pis, tant pis, car un nouveau roi cherche toujours à se faire des créatures.

– Oh ! le roi ne me veut pas de mal, répondit le jeune homme.

– Je ne parle pas de la couronne, dit d’Artagnan, mais du roi… Le roi, c’est M. Fouquet, à présent que le cardinal est mort. Il s’agit d’être très bien avec M. Fouquet, si tu ne veux pas moisir toute ta vie comme j’ai moisi… Il est vrai que tu as d’autres protecteurs, fort heureusement.

– M. le prince, d’abord.

– Usé, usé, mon ami.

– M. le comte de La Fère.

– Athos ? oh ! c’est différent ; oui, Athos… et si tu veux faire un bon chemin en Angleterre, tu ne peux mieux t’adresser. Je te dirai même, sans trop de vanité, que moi-même j’ai quelque crédit à la cour de Charles II. Voilà un roi, à la bonne heure !

– Ah ! fit Raoul avec la curiosité naïve des jeunes gens bien nés qui entendent parler l’expérience et la valeur.

– Oui, un roi qui s’amuse, c’est vrai, mais qui a su mettre l’épée à la main et apprécier les hommes utiles. Athos est bien avec Charles II. Prends-moi du service par là, et laisse un peu les cuistres de traitants qui volent aussi bien avec des mains françaises qu’avec des doigts italiens ; laisse le petit pleurard de roi, qui va nous donner un règne de François II. Sais-tu l’histoire, Raoul ?

– Oui, monsieur le chevalier.

– Tu sais que François II avait toujours mal aux oreilles, alors ?

– Non, je ne le savais pas.

– Que Charles IX avait toujours mal à la tête ?

– Ah !

– Et Henri III toujours mal au ventre ?

Raoul se mit à rire.

– Eh bien ! mon cher ami, Louis XIV a toujours mal au cœur ; c’est déplorable à voir, qu’un roi soupire du soir au matin, et ne dise pas une fois dans la journée : « Ventre-saint-gris ! » ou « Corne de bœuf ! », quelque chose qui réveille, enfin.

– C'est pour cela, monsieur le chevalier, que vous avez quitté le service ? demanda Raoul.

– Oui.

– Mais vous-même, cher monsieur d’Artagnan, vous jetez le manche après la cognée ; vous ne ferez pas fortune.

– Oh ! moi, répliqua d’Artagnan d’un ton léger, je suis fixé. J'avais quelque bien de ma famille.

Raoul le regarda. La pauvreté de d’Artagnan était proverbiale. Gascon, il enchérissait, par le guignon, sur toutes les gasconnades de France et de Navarre ; Raoul, cent fois, avait entendu nommer Job et d’Artagnan, comme on nomme les jumeaux Romulus et Remus. D'Artagnan surprit ce regard d’étonnement.

– Et puis ton père t’aura dit que j’avais été en Angleterre ?

– Oui, monsieur le chevalier.

– Et que j’avais fait là une heureuse rencontre ?

– Non, monsieur, j’ignorais cela.

– Oui, un de mes bons amis, un très grand seigneur, le vice-roi d’Écosse et d’Irlande, m’a fait retrouver un héritage.

– Un héritage ?

– Assez rond.

– En sorte que vous êtes riche ?

– Peuh !…

– Recevez mes bien sincères compliments.

– Merci… Tiens, voici ma maison.

– Place de Grève ?

– Oui ; tu n’aimes pas ce quartier ?

– Au contraire : l’eau est belle à voir… Oh ! la jolie maison antique !

– L'Image-de-Notre-Dame, c’est un vieux cabaret que j’ai transformé en maison depuis deux jours.

– Mais le cabaret est toujours ouvert ?

– Pardieu !

– Et vous, où logez-vous ?

– Moi, je loge chez Planchet.

– Vous m’avez dit tout à l’heure : « Voici ma maison ! »

– Je l’ai dit parce que c’est ma maison en effet… j’ai acheté cette maison.

– Ah ! fit Raoul.

– Le denier dix, mon cher Raoul ; une affaire superbe !… J'ai acheté la maison trente mille livres : elle a un jardin sur la rue de la Mortellerie ; le cabaret se loue mille livres avec le premier étage ; le grenier, ou second étage, cinq cents livres.

– Allons donc !

– Sans doute.

– Un grenier cinq cents livres ? Mais ce n’est pas habitable.

– Aussi ne l’habite-t-on pas ; seulement, tu vois que ce grenier a deux fenêtres sur la place.

– Oui, monsieur.

– Eh bien ! chaque fois qu’on roue, qu’on pend, qu’on écartèle ou qu’on brûle, les deux fenêtres se louent jusqu’à vingt pistoles.

– Oh ! fit Raoul avec horreur.

– C'est dégoûtant, n’est-ce pas ? dit d’Artagnan.

– Oh ! répéta Raoul.

– C'est dégoûtant, mais c’est comme cela… Ces badauds de Parisiens sont parfois de véritables anthropophages. Je ne conçois pas que des hommes, des chrétiens, puissent faire de pareilles spéculations.

– C'est vrai.

– Quant à moi, continua d’Artagnan, si j’habitais cette maison, je fermerais, les jours d’exécution, jusqu’aux trous de serrures ; mais je ne l’habite pas.

– Et vous louez cinq cents livres ce grenier ?

– Au féroce cabaretier qui le sous-loue lui-même… Je disais donc quinze cents livres.

– L'intérêt naturel de l’argent, dit Raoul, au denier cinq.

– Juste. Il me reste le corps de logis du fond : magasins, logements et caves inondées chaque hiver, deux cents livres, et le jardin, qui est très beau, très bien planté, très enfoui sous les murs et sous l’ombre du portail de Saint Gervais et Saint-Protais, treize cents livres.

– Treize cents livres ! mais c’est royal.

– Voici l’histoire. Je soupçonne fort un chanoine quelconque de la paroisse (ces chanoines sont des Crésus), je le soupçonne donc d’avoir loué ce jardin pour y prendre ses ébats. Le locataire a donné pour nom M. Godard… C'est un faux nom ou un vrai nom ; s’il est vrai, c’est un chanoine ; s’il est faux, c’est quelque inconnu ; pourquoi le connaîtrais-je ? Il paie toujours d’avance. Aussi j’avais cette idée tout à l’heure, quand je t’ai rencontré, d’acheter, place Baudoyer, une maison dont les derrières se joindraient à mon jardin, et feraient une magnifique propriété. Tes dragons m’ont distrait de mon idée. Tiens, prenons la rue de la Vannerie : nous allons droit chez maître Planchet.

D'Artagnan pressa le pas et amena en effet Raoul chez Planchet, dans une chambre que l’épicier avait cédée à son ancien maître. Planchet était sorti, mais le dîner était servi. Il y avait chez cet épicier un reste de la régularité, de la ponctualité militaire.

D'Artagnan remit Raoul sur le chapitre de son avenir.

– Ton père te tient sévèrement ? dit-il.

– Justement, monsieur le chevalier.

– Oh ! je sais qu’Athos est juste, mais serré, peut-être ?

– Une main royale, monsieur d’Artagnan.

– Ne te gêne pas, garçon, si jamais tu as besoin de quelques pistoles, le vieux mousquetaire est là.

– Cher monsieur d’Artagnan…

– Tu joues bien un peu ?

– Jamais.

– Heureux en femmes, alors ?… Tu rougis… Oh ! petit Aramis, va ! Mon cher, cela coûte encore plus cher que le jeu. Il est vrai qu’on se bat quand on a perdu, c’est une compensation. Bah ! le petit pleurard de roi fait payer l’amende aux gens qui dégainent. Quel règne, mon pauvre Raoul, quel règne ! Quand on pense que de mon temps on assiégeait les mousquetaires dans les maisons, comme Hector et Priam dans la ville de Troie ; et alors les femmes pleuraient, et alors les murailles riaient, et alors cinq cents gredins battaient des mains et criaient : « Tue ! Tue ! » quand il ne s’agissait pas d’un mousquetaire ! Mordioux ! vous ne verrez pas cela vous autres.

– Vous tenez rigueur au roi, cher monsieur d’Artagnan, et vous le connaissez à peine.

– Moi ? Écoute, Raoul : jour par jour, heure par heure, prends bien note de mes paroles, je te prédis ce qu’il fera. Le cardinal mort, il pleurera ; bien : c’est ce qu’il fera de moins niais, surtout s’il n’en pense pas une larme.

– Ensuite ?

– Ensuite, il se fera faire une pension par M. Fouquet et s’en ira composer des vers à Fontainebleau pour des Mancini quelconques à qui la reine arrachera les yeux. Elle est espagnole, vois-tu, la reine, et elle a pour belle-mère Mme Anne d’Autriche. Je connais cela, moi, les Espagnoles de la maison d’Autriche.

– Ensuite ?

– Ensuite, après avoir fait arracher les galons d’argent de ses Suisses parce que la broderie coûte trop cher, il mettra les mousquetaires à pied, parce que l’avoine et le foin du cheval coûtent cinq sols par jour.

– Oh ! ne dites pas cela.

– Que m’importe ! je ne suis plus mousquetaire, n’est-ce pas ? Qu'on soit à cheval, à pied, qu’on porte une lardoire, une broche, une épée ou rien, que m’importe ?

– Cher monsieur d’Artagnan, je vous en supplie, ne me dites plus de mal du roi… Je suis presque à son service, et mon père m’en voudrait beaucoup d’avoir entendu, même de votre bouche, des paroles offensantes pour Sa Majesté.

– Ton père ?… Eh ! c’est un chevalier de toute cause véreuse. Pardieu ! oui, ton père est un brave, un César, c’est vrai ; mais un homme sans coup d’œil.

– Allons, bon ! chevalier, dit Raoul en riant, voilà que vous allez dire du mal de mon père, de celui que vous appeliez le grand Athos ; vous êtes en veine méchante aujourd’hui, et la richesse vous rend aigre, comme les autres la pauvreté.

– Tu as, pardieu, raison ; je suis un bélître, et je radote ; je suis un malheureux vieilli, une corde à fourrage effilée, une cuirasse percée, une botte sans semelle, un éperon sans molette ; mais fais-moi un plaisir, dis moi une seule chose.

– Quelle chose, cher monsieur d’Artagnan ?

– Dis-moi ceci : « Mazarin était un croquant. »

– Il est peut-être mort.

– Raison de plus ; je dis était ; si je n’espérais pas qu’il fût mort, je te prierais de dire : « Mazarin est un croquant. » Dis, voyons, dis, pour l’amour de moi.

– Allons, je le veux bien.

– Dis !

– Mazarin était un croquant, dit Raoul en souriant au mousquetaire, qui s’épanouissait comme en ses beaux jours.

– Un moment, fit celui-ci. Tu as dit la première proposition ; voici la conclusion. Répète, Raoul, répète : « Mais je regretterais Mazarin. »

– Chevalier !

– Tu ne veux pas le dire, je vais le dire deux fois pour toi… Mais tu regretterais Mazarin.

Ils riaient encore et discutaient cette rédaction d’une profession de principes, quand un des garçons épiciers entra.

– Une lettre, monsieur, dit-il, pour M. d’Artagnan.

– Merci… Tiens !… s’écria le mousquetaire.

– L'écriture de M. le comte, dit Raoul.

– Oui, oui.

Et d’Artagnan décacheta.

« Cher ami, disait Athos, on vient de me prier de la part du roi de vous faire chercher… »

– Moi ? dit d’Artagnan, laissant tomber le papier sous la table.

Raoul le ramassa et continua de lire tout haut : « Hâtez-vous… Sa Majesté a grand besoin de vous parler, et vous attend au Louvre. »

– Moi ? répéta encore le mousquetaire.

– Hé ! hé ! dit Raoul.

– Oh ! oh ! répondit d’Artagnan. Qu'est-ce que cela veut dire ?

Chapitre LIII – Le roi §

Le premier mouvement de surprise passé, d’Artagnan relut encore le billet d’Athos.

– C'est étrange, dit-il, que le roi me fasse appeler.

– Pourquoi, dit Raoul, ne croyez-vous pas, monsieur, que le roi doive regretter un serviteur tel que vous ?

– Oh ! oh ! s’écria l’officier en riant du bout des dents, vous me la donnez belle, maître Raoul. Si le roi m’eût regretté, il ne m’eût pas laissé partir. Non, non, je vois là quelque chose de mieux, ou de pis, si vous voulez.

– De pis ! Quoi donc, monsieur le chevalier ?

– Tu es jeune, tu es confiant, tu es admirable… Comme je voudrais être encore où tu en es ! Avoir vingt-quatre ans, le front uni ou le cerveau vide de tout, si ce n’est de femmes, d’amour ou de bonne intentions… Oh ! Raoul ! tant que tu n’auras pas reçu les sourires des rois et les confidences des reines ; tant que tu n’auras pas eu deux cardinaux tués sous toi, l’un tigre, l’autre renard ; tant que tu n’auras pas… Mais à quoi bon toutes ces niaiseries ? Il faut nous quitter, Raoul !

– Comme vous me dites cela ! Quel air grave !

– Eh ! mais la chose en vaut la peine… Écoute-moi : j’ai une belle recommandation à te faire.

– J'écoute, cher monsieur d’Artagnan.

– Tu vas prévenir ton père de mon départ.

– Vous partez ?

– Pardieu !… Tu lui diras que je suis passé en Angleterre et que j’habite ma petite maison de plaisance.

– En Angleterre, vous !… Et les ordres du roi ?

– Je te trouve de plus en plus naïf : tu te figures que je vais comme cela me rendre au Louvre et me remettre à la disposition de ce petit louveteau couronné ?

– Louveteau ! le roi ? Mais, monsieur le chevalier, vous êtes fou.

– Je ne fus jamais si sage, au contraire. Tu ne sais donc pas ce qu’il veut faire de moi, ce digne fils de Louis le Juste ?… Mais, mordioux ! c’est de la politique…Il veut me faire embastiller purement et simplement, vois-tu.

– À quel propos ? s’écria Raoul effaré de ce qu’il entendait.

– À propos de ce que je lui ai dit un certain jour à Blois… J'ai été vif ; il s’en souvient.

– Vous lui avez dit ?

– Qu'il était un ladre, un polisson, un niais.

– Ah ! mon Dieu !… dit Raoul ; est-il possible que de pareils mots soient sortis de votre bouche ?

– Peut-être que je ne te donne pas la lettre de mon discours, mais au moins je t’en donne le sens.

– Mais le roi vous eût fait arrêter tout de suite !

– Par qui ? C'était moi qui commandais les mousquetaires : il eût fallu me commander à moi-même de me conduire en prison ; je n’y eusse jamais consenti ; je me fusse résisté à moi-même… Et puis j’ai passé en Angleterre… plus de d’Artagnan… Aujourd’hui, le cardinal est mort ou à peu près : on me sait à Paris ; on met la main sur moi.

– Le cardinal était donc votre protecteur ?

– Le cardinal me connaissait ; il savait de moi certaines particularités ; j’en savais de lui certaines aussi : nous nous apprécions mutuellement… Et puis, en rendant son âme au diable, il aura conseillé à Anne d’Autriche de me faire habiter en lieu sûr. Va donc trouver ton père, conte-lui le fait, et adieu !

– Mon cher monsieur d’Artagnan, dit Raoul tout ému après avoir regardé par la fenêtre, vous ne pouvez pas même fuir.

– Pourquoi donc ?

– Parce qu’il y a en bas un officier des Suisses qui vous attend.

– Eh bien ?

– Eh bien ! il vous arrêtera.

D'Artagnan partit d’un éclat de rire homérique.

– Oh ! je sais bien que vous lui résisterez, que vous le combattrez même ; je sais bien que vous serez vainqueur ; mais c’est de la rébellion, cela, et vous êtes officier vous-même, sachant ce que c’est que la discipline.

– Diable d’enfant ! comme c’est élevé, comme c’est logique ! grommela d’Artagnan.

– Vous m’approuvez, n’est-ce pas ?

– Oui. Au lieu de passer par la rue où ce benêt m’attend, je vais m’esquiver simplement par les derrières. J'ai un cheval à l’écurie ; il est bon ; je le crèverai, mes moyens me le permettent, et, de cheval crevé en cheval crevé, j’arriverai à Boulogne en onze heures ; je sais le chemin… Ne dis plus qu’une chose à ton père.

– Laquelle ?

– C'est que… ce qu’il sait bien est placé chez Planchet, sauf un cinquième, et que…

– Mais, mon cher monsieur d’Artagnan, prenez bien garde ; si vous fuyez, on va dire deux choses.

– Lesquelles, cher ami ?

– D'abord, que vous avez eu peur.

– Oh ! qui donc dira cela ?

– Le roi tout le premier.

– Eh bien ! mais… il dira la vérité. J'ai peur.

– La seconde, c’est que vous vous sentiez coupable.

– Coupable de quoi ?

– Mais des crimes que l’on voudra bien vous imputer.

– C'est encore vrai… Et alors tu me conseilles d’aller me faire embastiller ?

– M. le comte de La Fère vous le conseillerait comme moi.

– Je le sais pardieu bien ! dit d’Artagnan rêveur ; tu as raison, je ne me sauverai pas. Mais si l’on me jette à la Bastille ?

– Nous vous en tirerons, dit Raoul d’un air tranquille et calme.

– Mordioux ! s’écria d’Artagnan en lui prenant la main, tu as dit cela d’une brave façon, Raoul ; c’est de l’Athos tout pur. Eh bien ! je pars. N'oublie pas mon dernier mot.

– Sauf un cinquième, dit Raoul.

– Oui, tu es un joli garçon, et je veux que tu ajoutes une chose à cette dernière.

– Parlez !

– C'est que, si vous ne me tirez pas de la Bastille et que j’y meure… Oh ! cela s’est vu… et je serais un détestable prisonnier, moi qui fus un homme passable… en ce cas, je donne trois cinquièmes à toi et le quatrième à ton père.

– Chevalier !

– Mordioux ! si vous voulez m’en faire dire, des messes, vous êtes libres.

Cela dit, d’Artagnan décrocha son baudrier, ceignit son épée, prit un chapeau dont la plume était fraîche, et tendit la main à Raoul, qui se jeta dans ses bras.

Une fois dans la boutique, il lança un coup d’œil sur les garçons, qui considéraient la scène avec un orgueil mêlé de quelque inquiétude ; puis plongeant la main dans une caisse de petits raisins secs de Corinthe, il poussa vers l’officier, qui attendait philosophiquement devant la porte de la boutique.

– Ces traits !… C'est vous, monsieur de Friedisch ! s’écria gaiement le mousquetaire. Eh ! eh ! nous arrêtons donc nos amis ?

– Arrêter ! firent entre eux les garçons.

– C'est moi, dit le Suisse. Ponchour, monsir d’Artagnan.

– Faut-il vous donner mon épée ? Je vous préviens qu’elle est longue et lourde. Laissez-la-moi jusqu’au Louvre ; je suis tout bête quand je n’ai pas d’épée par les rues, et vous seriez encore plus bête que moi d’en avoir deux.

– Le roi n’afre bas dit, répliqua le Suisse, cartez tonc votre épée.

– Eh bien ! c’est fort gentil de la part du roi. Partons vite.

M. de Friedisch n’était pas causeur, et d’Artagnan avait beaucoup trop à penser pour l’être. De la boutique de Planchet au Louvre, il n’y avait pas loin ; on arriva en dix minutes. Il faisait nuit alors. M. de Friedisch voulut entrer par le guichet.

– Non, dit d’Artagnan, vous perdrez du temps par là : prenez le petit escalier.

Le Suisse fit ce que lui recommandait d’Artagnan et le conduisit au vestibule du cabinet de Louis XIV. Arrivé là, il salua son prisonnier, et, sans rien dire, retourna à son poste.

D'Artagnan n’avait pas eu le temps de se demander pourquoi on ne lui ôtait pas son épée, que la porte du cabinet s’ouvrit et qu’un valet de chambre appela :

– Monsieur d’Artagnan !

Le mousquetaire prit sa tenue de parade et entra, l’œil grand ouvert, le front calme, la moustache roide.

Le roi était assis devant sa table et écrivait. Il ne se dérangea point quand le pas du mousquetaire retentit sur le parquet ; il ne tourna même pas la tête. D'Artagnan s’avança jusqu’au milieu de la salle, et voyant que le roi ne faisait pas attention à lui, comprenant d’ailleurs fort bien que c’était de l’affectation, sorte de préambule fâcheux pour l’explication qui se préparait, il tourna le dos au prince et se mit à regarder de tous ses yeux les fresques de la corniche et les lézardes du plafond. Cette manœuvre fut accompagnée de ce petit monologue tacite : « Ah ! tu veux m’humilier, toi que j’ai vu tout petit, toi que j’ai sauvé comme mon enfant, toi que j’ai servi comme mon Dieu, c’est-à-dire pour rien… Attends, attends ; tu vas voir ce que peut faire un homme qui a siffloté l’air du branle des Huguenots à la barbe de M. le cardinal, le vrai cardinal ! »

Louis XIV se retourna en ce moment.

– Vous êtes là, monsieur d’Artagnan ? dit-il.

D'Artagnan vit le mouvement et l’imita.

– Oui, Sire, dit-il.

– Bien, veuillez attendre que j’aie additionné.

D'Artagnan ne répondit rien ; seulement il s’inclina.

« C'est assez poli, pensa-t-il, et je n’ai rien à dire. »

Louis fit un trait de plume violent et jeta sa plume avec colère.

« Va, fâche-toi pour te mettre en train, pensa le mousquetaire, tu me mettras à mon aise : aussi bien, je n’ai pas l’autre jour, à Blois, vidé le fond du sac. »

Louis se leva, passa une main sur son front ; puis, s’arrêtant vis-à-vis de d’Artagnan, il le regarda d’un air impérieux et bienveillant tout à la fois.

« Que me veut-il ? Voyons, qu’il finisse », pensa le mousquetaire.

– Monsieur, dit le roi, vous savez sans doute que M. le cardinal est mort ?

– Je m’en doute, Sire.

– Vous savez par conséquent que je suis maître chez moi ?

– Ce n’est pas une chose qui date de la mort du cardinal, Sire ; on est toujours maître chez soi quand on veut.

– Oui ; mais vous vous rappelez tout ce que vous m’avez dit à Blois ?

« Nous y voici, pensa d’Artagnan ; je ne m’étais pas trompé. Allons, tant mieux ! c’est signe que j’ai le flair assez fin encore. »

– Vous ne me répondez pas ? dit Louis.

– Sire, je crois me souvenir…

– Vous croyez seulement ?

– Il y a longtemps.

– Si vous ne vous rappelez pas, je me souviens, moi. Voici ce que vous m’avez dit ; écoutez avec attention.

– Oh ! j’écoute de toutes mes oreilles, Sire ; car vraisemblablement la conversation tournera d’une façon intéressante pour moi.

Louis regarda encore une fois le mousquetaire. Celui-ci caressa la plume de son chapeau, puis sa moustache, et attendit intrépidement. Louis XIV continua :

– Vous avez quitté mon service, monsieur, après m’avoir dit toute la vérité ?

– Oui, Sire.

– C'est-à-dire après m’avoir déclaré tout ce que vous croyiez être vrai sur ma façon de penser et d’agir. C'est toujours un mérite. Vous commençâtes par me dire que vous serviez ma famille depuis trente-quatre ans, et que vous étiez fatigué.

– Je l’ai dit, oui, Sire.

– Et vous avez avoué ensuite que cette fatigue était un prétexte, que le mécontentement était la cause réelle.

– J'étais mécontent, en effet ; mais ce mécontentement ne s’est trahi nulle part, que je sache, et si comme un homme de cœur, j’ai parlé haut devant Votre Majesté, je n’ai pas même pensé en face de quelqu’un autre.

– Ne vous excusez pas, d’Artagnan, et continuez de m’écouter. En me faisant le reproche que vous étiez mécontent, vous reçûtes pour réponse une promesse ; je vous dis : « Attendez. » Est-ce vrai ?

– Oui, Sire, vrai comme ce que je vous disais.

– Vous me répondîtes : « Plus tard ? Non pas ; tout de suite, à la bonne heure !… » Ne vous excusez pas, vous dis-je… C'était naturel ; mais vous n’aviez pas de charité pour votre prince, monsieur d’Artagnan.

– Sire… de la charité !… pour un roi, de la part d’un pauvre soldat !

– Vous me comprenez bien ; vous savez bien que j’en avais besoin ; vous savez bien que je n’étais pas le maître ; vous savez bien que j’avais l’avenir en espérance. Or, vous me répondîtes, quand je parlai de cet avenir : « Mon congé… tout de suite ! »

D'Artagnan mordit sa moustache.

– C'est vrai, murmura-t-il.

– Vous ne m’avez pas flatté quand j’étais dans la détresse, ajouta Louis XIV.

– Mais, dit d’Artagnan relevant la tête avec noblesse, je n’ai pas flatté Votre Majesté pauvre, je ne l’ai point trahie non plus. J'ai versé mon sang pour rien ; j’ai veillé comme un chien à la porte, sachant bien qu’on ne me jetterait ni pain, ni os. Pauvre aussi, moi, je n’ai rien demandé que le congé dont Votre Majesté parle.

– Je sais que vous êtes un brave homme ; mais j’étais un jeune homme, vous deviez me ménager… Qu'aviez-vous à reprocher au roi ? qu’il laissait Charles II sans secours ?… disons plus… qu’il n’épousait point Mlle de Mancini ?

En disant ce mot, le roi fixa sur le mousquetaire un regard profond.

« Ah ! ah ! pensa ce dernier, il fait plus que se souvenir, il devine… Diable ! »

– Votre jugement, continua Louis XIV, tombait sur le roi et tombait sur l’homme… Mais, monsieur d’Artagnan… cette faiblesse, car vous regardiez cela comme une faiblesse…

D'Artagnan ne répondit pas.

– Vous me la reprochiez aussi à l’égard de M. le cardinal défunt ; car M. le cardinal ne m’a-t-il pas élevé, soutenu ?… en s’élevant, en se soutenant lui-même, je le sais bien ; mais enfin, le bienfait demeure acquis. Ingrat, égoïste, vous m’eussiez donc plus aimé, mieux servi ?

– Sire…

– Ne parlons plus de cela, monsieur : ce serait causer à vous trop de regrets, à moi trop de peine.

D'Artagnan n’était pas convaincu. Le jeune roi, en reprenant avec lui un ton de hauteur, n’avançait pas dans les affaires.

– Vous avez réfléchi depuis ? reprit Louis XIV.

– À quoi, Sire ? demanda poliment d’Artagnan.

– Mais à tout ce que je vous dis, monsieur.

– Oui, Sire, sans doute…

– Et vous n’avez attendu qu’une occasion de revenir sur vos paroles ?

– Sire…

– Vous hésitez, ce me semble…

– Je ne comprends pas bien ce que Votre Majesté me fait l’honneur de me dire.

Louis fronça le sourcil.

– Veuillez m’excuser, Sire ; j’ai l’esprit particulièrement épais… les choses n’y pénètrent qu’avec difficulté ; il est vrai qu’une fois entrées, elles y restent.

– Oui, vous me semblez avoir de la mémoire.

– Presque autant que Votre Majesté.

– Alors, donnez-moi vite une solution… Mon temps est cher. Que faites vous depuis votre congé ?

– Ma fortune, Sire.

– Le mot est dur, monsieur d’Artagnan.

– Votre Majesté le prend en mauvaise part, certainement. Je n’ai pour le roi qu’un profond respect, et, fussé-je impoli, ce qui peut s’excuser par ma longue habitude des camps et des casernes, Sa Majesté est trop au-dessus de moi pour s’offenser d’un mot échappé innocemment à un soldat.

– En effet, je sais que vous avez fait une action d’éclat en Angleterre, monsieur. Je regrette seulement que vous ayez manqué à votre promesse.

– Moi ? s’écria d’Artagnan.

– Sans doute… Vous m’aviez engagé votre foi de ne servir aucun prince en quittant mon service… Or, c’est pour le roi Charles II que vous avez travaillé à l’enlèvement merveilleux de M. Monck.

– Pardonnez-moi, Sire, c’est pour moi.

– Cela vous a réussi ?

– Comme aux capitaines du XVème siècle les coups demain et les aventures.

– Qu'appelez-vous réussite ? une fortune ?

– Cent mille écus, Sire, que je possède : c’est, en une semaine, le triple de tout ce que j’avais eu d’argent en cinquante années.

– La somme est belle… mais vous êtes ambitieux, je crois ?

– Moi, Sire ? Le quart me semblait un trésor, et je vous jure que je ne pense pas à l’augmenter.

– Ah ! vous comptez demeurer oisif ?

– Oui, Sire.

– Quitter l’épée ?

– C'est fait déjà.

– Impossible, monsieur d’Artagnan, dit Louis avec résolution.

– Mais, Sire…

– Eh bien ?

– Pourquoi ?

– Parce que je ne le veux pas ! dit le jeune prince d’une voix tellement grave et impérieuse, que d’Artagnan fit un mouvement de surprise, d’inquiétude même.

– Votre Majesté me permettra-t-elle un mot de réponse ? demanda-t-il.

– Dites.

– Cette résolution, je l’avais prise étant pauvre et dénué.

– Soit. Après ?

– Or, aujourd’hui que, par mon industrie, j’ai acquis un bien-être assuré, Votre Majesté me dépouillerait de ma liberté, Votre Majesté me condamnerait au moins lorsque j’ai bien gagné le plus.

– Qui vous a permis, monsieur, de sonder mes desseins et de compter avec moi ? reprit Louis d’une voix presque courroucée ; qui vous a dit ce que je ferai, ce que vous ferez vous-même ?

– Sire, dit tranquillement le mousquetaire, la franchise, à ce que je vois, n’est plus à l’ordre de la conversation, comme le jour où nous nous expliquâmes à Blois.

– Non, monsieur, tout est changé.

– J'en fais à Votre Majesté mes sincères compliments ; mais …

– Mais vous n’y croyez pas ?

– Je ne suis pas un grand homme d’État, cependant j’ai mon coup d’œil pour les affaires ; il ne manque pas de sûreté ; or, je ne vois pas tout à fait comme Votre Majesté, Sire. Le règne de Mazarin est fini, mais celui des financiers commence. Ils ont l’argent : Votre Majesté ne doit pas en voir souvent. Vivre sous la patte de ces loups affamés, c’est dur pour un homme qui comptait sur l’indépendance.

À ce moment quelqu’un gratta à la porte du cabinet ; le roi leva la tête orgueilleusement.

– Pardon, monsieur d’Artagnan, dit-il ; c’est M. Colbert qui vient me faire un rapport. Entrez, monsieur Colbert.

D'Artagnan s’effaça. Colbert entra, des papiers à la main, et vint au-devant du roi.

Il va sans dire que le Gascon ne perdit pas l’occasion d’appliquer son coup d’œil si fin et si vif sur la nouvelle figure qui se présentait.

– L'instruction est donc faite ? demanda le roi à Colbert.

– Oui, Sire.

– Et l’avis des instructeurs ?

– Est que les accusés ont mérité la confiscation et la mort.

– Ah ! ah ! fit le roi sans sourciller, en jetant un regard oblique à d’Artagnan… Et votre avis à vous, monsieur Colbert ? dit le roi.

Colbert regarda d’Artagnan à son tour. Cette figure gênante arrêtait la parole sur ses lèvres. Louis XIV comprit.

– Ne vous inquiétez pas, dit-il, c’est M. d’Artagnan ; ne reconnaissez-vous pas M. d’Artagnan ?

Ces deux hommes se regardèrent alors ; d’Artagnan, l’œil ouvert et flamboyant ; Colbert, l’œil à demi couvert et nuageux. La franche intrépidité de l’un déplut à l’autre ; la cauteleuse circonspection du financier déplut au soldat.

– Ah ! ah ! c’est Monsieur qui a fait ce beau coup en Angleterre, dit Colbert.

Et il salua légèrement d’Artagnan.

– Ah ! ah ! dit le Gascon, c’est Monsieur qui a rogné l’argent des galons des Suisses… Louable économie !

Et il salua profondément.

Le financier avait cru embarrasser le mousquetaire ; mais le mousquetaire perçait à jour le financier.

– Monsieur d’Artagnan, reprit le roi, qui n’avait pas remarqué toutes les nuances dont Mazarin n’eût pas laissé échapper une seule, il s’agit de traitants qui m’ont volé, que je fais prendre, et dont je vais signer l’arrêt de mort.

D'Artagnan tressaillit.

– Oh ! oh ! fit-il.

– Vous dites ?

– Rien, Sire ; ce ne sont pas mes affaires.

Le roi tenait déjà la plume et l’approchait du papier.

– Sire, dit à demi-voix Colbert, je préviens Votre Majesté que si un exemple est nécessaire, cet exemple peut soulever quelques difficultés dans l’exécution.

– Plaît-il ? dit Louis XIV.

– Ne vous dissimulez pas, continua tranquillement Colbert, que toucher aux traitants, c’est toucher à la surintendance. Les deux malheureux, les deux coupables dont il s’agit sont des amis particuliers d’un puissant personnage, et le jour du supplice, que d’ailleurs on peut étouffer dans le Châtelet, des troubles s’élèveront, à n’en pas douter.

Louis rougit et se retourna vers d’Artagnan, qui rongeait doucement sa moustache, non sans un sourire de pitié pour le financier, comme aussi pour le roi, qui l’écoutait si longtemps.

Alors Louis XIV saisit la plume et, d’un mouvement si rapide que la main lui trembla, apposa ses deux signatures au bas des pièces présentées par Colbert ; puis, regardant ce dernier en face :

– Monsieur Colbert, dit-il, quand vous me parlerez affaires, effacez souvent le mot difficulté de vos raisonnements et de vos avis ; quant au mot impossibilité, ne le prononcez jamais.

Colbert s’inclina, très humilié d’avoir subi cette leçon devant le mousquetaire ; puis il allait sortir ; mais, jaloux de réparer son échec :

– J'oubliais d’annoncer à Votre Majesté, dit-il, que les confiscations s’élèvent à la somme de cinq millions de livres.

« C'est gentil », pensa d’Artagnan.

– Ce qui fait en mes coffres ? dit le roi.

– Dix-huit millions de livres, Sire, répliqua Colbert en s’inclinant.

– Mordioux ! grommela d’Artagnan, c’est beau !

– Monsieur Colbert, ajouta le roi, vous traverserez, je vous prie, la galerie où M. de Lyonne attend, et vous lui direz d’apporter ce qu’il a rédigé… par mon ordre.

– À l’instant même, Sire. Votre Majesté n’a plus besoin de moi ce soir ?

– Non, monsieur ; adieu !

« Revenons à notre affaire, monsieur d’Artagnan, reprit Louis XIV, comme si rien ne s’était passé. Vous voyez que, quant à l’argent, il y a déjà un changement notable. »

– Comme de zéro à dix-huit, répliqua gaiement le mousquetaire. Ah ! voilà ce qu’il eût fallu à Votre Majesté, le jour où Sa Majesté Charles II vint à Blois. Les deux États ne seraient point en brouille aujourd’hui, car, il faut bien que je le dise, là aussi je vois une pierre d’achoppement.

– Et d’abord, riposta Louis, vous êtes injuste, monsieur ; car si la Providence m’eût permis de donner ce jour-là le million à mon frère, vous n’eussiez pas quitté mon service, et, par conséquent, vous n’eussiez pas fait votre fortune… comme vous disiez tout à l’heure… Mais, outre ce bonheur, j’en ai un autre, et ma brouille avec la Grande-Bretagne ne doit pas vous étonner.

Un valet de chambre interrompit le roi et annonça M. de Lyonne.

– Entrez, monsieur, dit le roi ; vous êtes exact, c’est d’un bon serviteur. Voyons votre lettre à mon frère Charles II.

D'Artagnan dressa l’oreille.

– Un moment, monsieur, dit négligemment Louis au Gascon ; il faut que j’expédie à Londres le consentement au mariage de mon frère, M. le duc d’Orléans, avec lady Henriette Stuart.

– Il me bat, ce me semble, murmura d’Artagnan, tandis que le roi signait cette lettre et congédiait M. de Lyonne ; mais, ma foi, je l’avoue, plus je serai battu, plus je serai content.

Le roi suivit des yeux M. de Lyonne jusqu’à ce que la porte fût bien refermée derrière lui ; il fit même trois pas, comme s’il eût voulu suivre son ministre. Mais, après ces trois pas, s’arrêtant, faisant une pause et revenant sur le mousquetaire ;

– Maintenant, monsieur, dit-il ; hâtons-nous de terminer. Vous me disiez l’autre jour à Blois que vous n’étiez pas riche ?

– Je le suis à présent, Sire.

– Oui, mais cela ne me regarde pas ; vous avez votre argent, non le mien ; ce n’est pas mon compte.

– Je n’entends pas très bien ce que dit Votre Majesté.

– Alors, au lieu de vous laisser tirer les paroles, parlez spontanément. Aurez-vous assez de vingt mille livres par an, argent fixe ?

– Mais, Sire… dit d’Artagnan ouvrant de grands yeux.

– Aurez-vous assez de quatre chevaux entretenus et fournis, et d’un supplément de fonds tel que vous le demanderez, selon les occasions et les nécessités ; ou bien préférez-vous un fixe qui serait, par exemple, de quarante mille livres ? Répondez.

– Sire, Votre Majesté…

– Oui, vous êtes surpris, c’est tout naturel, et je m’y attendais ; répondez, voyons, ou je croirai que vous n’avez plus cette rapidité de jugement que j’ai toujours appréciée en vous.

– Il est certain, Sire, que vingt mille livres par an sont une belle somme ; mais…

– Pas de mais. Oui ou non ; est-ce une indemnité honorable ?

– Oh ! certes…

– Vous vous en contenterez alors ! C'est très bien. Il vaut mieux, d’ailleurs, vous compter à part les faux frais ; vous vous arrangerez de cela avec Colbert ; maintenant, passons à quelque chose de plus important.

– Mais, Sire, j’avais dit à Votre Majesté…

– Que vous vouliez vous reposer, je le sais bien ; seulement, je vous ai répondu que je ne le voulais pas… Je suis le maître, je pense ?

– Oui, Sire.

– À la bonne heure ! Vous étiez en veine de devenir autrefois capitaine de mousquetaires ?

– Oui, Sire.

– Eh bien ! voici votre brevet signé. Je le mets dans le tiroir. Le jour où vous reviendrez de certaine expédition que j’ai à vous confier, ce jour là vous prendrez vous-même ce brevet dans le tiroir.

D'Artagnan hésitait encore et tenait la tête baissée.

– Allons, monsieur, dit le roi, on croirait à vous voir que vous ne savez pas qu’à la cour du roi très chrétien le capitaine général des mousquetaires a le pas sur les maréchaux de France ?

– Sire, je le sais.

– Alors, on dirait que vous ne vous fiez pas à ma parole ?

– Oh ! Sire, jamais… ne croyez pas de telles choses.

– J'ai voulu vous prouver que vous, si bon serviteur vous aviez perdu un bon maître : suis-je un peu le maître qu’il vous faut ?

– Je commence à penser que oui, Sire.

– Alors, monsieur, vous allez entrer en fonctions. Votre compagnie est toute désorganisée depuis votre départ, et les hommes s’en vont flânant et heurtant les cabarets où l’on se bat, malgré mes édits et ceux de mon père. Vous réorganiserez le service au plus vite.

– Oui, Sire.

– Vous ne quitterez plus ma personne.

– Bien.

– Et vous marcherez avec moi à l’armée, où vous camperez autour de ma tente.

– Alors, Sire, dit d’Artagnan, si c’est pour m’imposer un service comme celui-là, Votre Majesté n’a pas besoin de me donner vingt mille livres que je ne gagnerai pas.

– Je veux que vous ayez un état de maison ; je veux que vous teniez table ; je veux que mon capitaine de mousquetaires soit un personnage.

– Et moi, dit brusquement d’Artagnan, je n’aime pas l’argent trouvé ; je veux l’argent gagné ! Votre Majesté me donne un métier de paresseux, que le premier venu fera pour quatre mille livres.

– Vous êtes un fin Gascon, monsieur d’Artagnan ; vous me tirez mon secret du cœur.

– Bah ! Votre Majesté a donc un secret ?

– Oui, monsieur.

– Eh bien ! alors, j’accepte les vingt mille livres, car je garderai ce secret, et la discrétion, cela n’a pas de prix par le temps qui court. Votre Majesté veut-elle parler à présent ?

– Vous allez vous botter, monsieur d’Artagnan, et monter à cheval.

– Tout de suite ?

– Sous deux jours.

– À la bonne heure, Sire ; car j’ai mes affaires à régler avant le départ, surtout s’il y a des coups à recevoir.

– Cela peut se présenter.

– On le prendra. Mais, Sire, vous avez parlé à l’avarice, à l’ambition ; vous avez parlé au cœur de M. d’Artagnan ; vous avez oublié une chose.

– Laquelle ?

– Vous n’avez pas parlé à la vanité : quand serai-je chevalier des ordres du roi ?

– Cela vous occupe ?

– Mais, oui. J'ai mon ami Athos qui est tout chamarré, cela m’offusque.

– Vous serez chevalier de mes ordres un mois après avoir pris le brevet de capitaine.

– Ah ! ah ! dit l’officier rêveur, après l’expédition ?

– Précisément.

– Où m’envoie Votre Majesté, alors ?

– Connaissez-vous la Bretagne ?

– Non, Sire.

– Y avez-vous des amis ?

– En Bretagne ? Non, ma foi !

– Tant mieux. Vous connaissez-vous en fortifications ?

D'Artagnan sourit.

– Je crois que oui Sire.

– C'est-à-dire que vous pouvez bien distinguer une forteresse d’avec une simple fortification comme on en permet aux châtelains, nos vassaux ?

– Je distingue un fort d’avec un rempart, comme on distingue une cuirasse d’avec une croûte de pâté, Sire. Est-ce suffisant ?

– Oui, monsieur. Vous allez donc partir.

– Pour la Bretagne ?

– Oui.

– Seul ?

– Absolument seul. C'est-à-dire que vous ne pourrez même emmener un laquais.

– Puis-je demander à Votre Majesté pour quelle raison ?

– Parce que, monsieur, vous ferez bien de vous travestir vous-même quelquefois en valet de bonne maison. Votre visage est fort connu en France, monsieur d’Artagnan.

– Et puis, Sire ?

– Et puis vous vous promènerez par la Bretagne, et vous examinerez soigneusement les fortifications de ce pays.

– Les côtes ?

– Aussi les îles.

– Ah !

– Vous commencerez par Belle-Île-en-Mer.

– Qui est à M. Fouquet ? dit d’Artagnan d’un ton sérieux, en levant sur Louis XIV son œil intelligent.

– Je crois que vous avez raison, monsieur, et que Belle-Île est, en effet, à M. Fouquet.

– Alors Votre Majesté veut que je sache si Belle-Île est une bonne place ?

– Oui.

– Si les fortifications en sont neuves ou vieilles ?

– Précisément.

– Si par hasard les vassaux de M. le surintendant sont assez nombreux pour former garnison ?

– Voilà ce que je vous demande, monsieur ; vous avez mis le doigt sur la question.

– Et si l’on ne fortifie pas, Sire ?

– Vous vous promènerez dans la Bretagne, écoutant et jugeant.

D'Artagnan se chatouilla la moustache.

– Je suis espion du roi, dit-il tout net.

– Non, monsieur.

– Pardon, Sire, puisque j’épie pour le compte de Votre Majesté.

– Vous allez à la découverte, monsieur. Est-ce que si vous marchiez à la tête de mes mousquetaires, l’épée au poing, pour éclairer un lieu quelconque ou une position de l’ennemi…

À ce mot, d’Artagnan tressaillit invisiblement.

– … Est-ce que, continua le roi, vous vous croiriez un espion ?

– Non, non ! dit d’Artagnan pensif ; la chose change de face quand on éclaire l’ennemi ; on n’est qu’un soldat… Et si l’on fortifie Belle-Île ? ajouta-t-il aussitôt.

– Vous prendrez un plan exact de la fortification.

– On me laissera entrer ?

– Cela ne me regarde pas, ce sont vos affaires. Vous n’avez donc pas entendu que je vous réservais un supplément de vingt mille livres par an, si vous vouliez ?

– Si fait, Sire ; mais si l’on ne fortifie pas ?

– Vous reviendrez tranquillement, sans fatiguer votre cheval.

– Sire, je suis prêt.

– Vous débuterez demain par aller chez M. le surintendant toucher le premier quartier de la pension que je vous fais. Connaissez-vous M. Fouquet ?

– Fort peu, Sire ; mais je ferai observer à Votre Majesté qu’il n’est pas très urgent que je le connaisse.

– Je vous demande pardon, monsieur ; car il vous refusera l’argent que je veux vous faire toucher, et c’est ce refus que j’attends.

– Ah ! fit d’Artagnan. Après, Sire ?

– L'argent refusé, vous irez le chercher près de M. Colbert. À propos, avez-vous un bon cheval ?

– Un excellent, Sire.

– Combien le payâtes-vous ?

– Cent cinquante pistoles.

– Je vous l’achète. Voici un bon de deux cents pistoles.

– Mais il me faut un cheval pour voyager, Sire ?

– Eh bien ?

– Eh bien ! vous me prenez le mien.

– Pas du tout ; je vous le donne, au contraire. Seulement, comme il est à moi et non plus à vous, je suis sûr que vous ne le ménagerez pas.

– Votre Majesté est donc pressée ?

– Beaucoup.

– Alors qui me force d’attendre deux jours ?

– Deux raisons à moi connues.

– C'est différent. Le cheval peut rattraper ces deux jours sur les huit qu’il a à faire ; et puis il y a la poste.

– Non, non, la poste compromet assez, monsieur d’Artagnan. Allez et n’oubliez pas que vous êtes à moi.

– Sire, ce n’est pas moi qui l’ai jamais oublié ! À quelle heure prendrai-je congé de Votre Majesté après-demain ?

– Où logez-vous ?

– Je dois loger désormais au Louvre.

– Je ne le veux pas. Vous garderez votre logement en ville, je le paierai. Pour le départ, je le fixe à la nuit, attendu que vous devez partir sans être vu de personne, ou si vous êtes vu, sans qu’on sache que vous êtes à moi… Bouche close, monsieur.

– Votre Majesté gâte tout ce qu’elle a dit par ce seul mot.

– Je vous demandais où vous logez, car je ne puis vous envoyer chercher toujours chez M. le comte de La Fère.

– Je loge chez M. Planchet, épicier, rue des Lombards, à l’enseigne du Pilon-d’Or.

– Sortez peu, montrez-vous moins encore et attendez mes ordres.

– Il faut que j’aille toucher cependant, Sire.

– C'est vrai ; mais pour aller à la surintendance, où vont tant de gens, vous vous mêlerez à la foule.

– Il me manque les bons pour toucher, Sire.

– Les voici.

Le roi signa.

D'Artagnan regarda pour s’assurer de la régularité.

– C'est de l’argent, dit-il, et l’argent se lit ou se compte.

– Adieu, monsieur d’Artagnan, ajouta le roi ; je pense que vous m’avez bien compris ?

– Moi, j’ai compris que Votre Majesté m’envoie à Belle-Île-en-Mer, voilà tout.

– Pour savoir ?…

– Pour savoir comment vont les travaux de M. Fouquet ; voilà tout.

– Bien ; j’admets que vous soyez pris ?

– Moi, je ne l’admets pas, répliqua hardiment le Gascon.

– J'admets que vous soyez tué ? poursuivit le roi.

– Ce n’est pas probable, Sire.

– Dans le premier cas, vous ne parlez pas ; dans le second, aucun papier ne parle sur vous.

D'Artagnan haussa les épaules sans cérémonie, et prit congé du roi en se disant : « La pluie d’Angleterre continue ! restons sous la gouttière ».

Chapitre LIV – Les maisons de M. Fouquet §

Tandis que d’Artagnan revenait chez Planchet, la tête bourrelée et alourdie par tout ce qui venait de lui arriver, il se passait une scène d’un tout autre genre et qui cependant n’est pas étrangère à la conversation que notre mousquetaire venait d’avoir avec le roi. Seulement, cette scène avait lieu hors Paris, dans une maison que possédait le surintendant Fouquet dans le village de Saint-Mandé.

Le ministre venait d’arriver à cette maison de campagne, suivi de son premier commis, lequel portait un énorme portefeuille plein de papiers à examiner et d’autres attendant la signature. Comme il pouvait être cinq heures du soir, les maîtres avaient dîné, le souper se préparait pour vingt convives subalternes. Le surintendant ne s’arrêta point, en descendant de voiture. Il franchit du même bond le seuil de la porte, traversa les appartements et gagna son cabinet, où il déclara qu’il s’enfermait pour travailler, défendant qu’on le dérangeât pour quelque chose que ce fût, excepté pour ordre du roi.

En effet, aussitôt cet ordre donné, Fouquet s’enferma, et deux valets de pied furent placés en sentinelle à sa porte.

Alors Fouquet poussa un verrou, lequel déplaçait un panneau qui murait l’entrée, et qui empêchait que rien de ce qui se passait dans ce cabinet fût vu ou entendu. Mais contre toute probabilité, c’était bien pour s’enfermer que Fouquet s’enfermait ainsi ; car il alla droit à son bureau, s’y assit, ouvrit le portefeuille et se mit à faire un choix dans la masse énorme de papiers qu’il renfermait. Il n’y avait pas dix minutes qu’il était entré, et que toutes les précautions que nous avons dites avaient été prises, quand le bruit répété de plusieurs petits coups égaux frappa son oreille, et parut appeler toute son attention.

Fouquet redressa la tête, tendit l’oreille et écouta. Les petits coups continuèrent. Alors le travailleur se leva avec un léger mouvement d’impatience, et marcha droit à une glace derrière laquelle les coups étaient frappés par une main ou par un mécanisme invisible.

C'était une grande glace prise dans un panneau. Trois autres glaces absolument pareilles complétaient la symétrie de l’appartement.

Rien ne distinguait celle-là des autres. À n’en pas douter, ces petits coups réitérés étaient un signal ; car au moment où Fouquet approchait de la glace en écoutant, le même bruit se renouvela et dans la même mesure.

– Oh ! oh ! murmura le surintendant avec surprise ; qui donc est là-bas ? Je n’attendais personne aujourd’hui.

Et, sans doute pour répondre au signal qui avait été fait, le surintendant tira un clou doré dans cette même glace et l’agita trois fois. Puis, revenant à sa place et se rasseyant :

– Ma foi, qu’on attende, dit-il.

Et se replongeant dans l’océan de papier déroulé devant lui, il ne parut songer qu’au travail. En effet, avec une rapidité incroyable, une lucidité merveilleuse, Fouquet déchiffrait les papiers les plus longs, les écritures les plus compliquées, les corrigeant, les annotant d’une plume emportée comme par la fièvre, et l’ouvrage fondant entre ses doigts, les signatures, les chiffres, les renvois se multipliaient comme si dix commis, c’est-à-dire cent doigts et dix cerveaux, eussent fonctionné, au lieu de cinq doigts et du seul esprit de cet homme.

De temps en temps seulement, Fouquet, abîmé dans ce travail, levait la tête pour jeter un coup d’œil furtif sur une horloge placée en face de lui.

C'est que Fouquet se donnait sa tâche ; c’est que, cette tâche une fois donnée, en une heure de travail il faisait, lui, ce qu’un autre n’eût point accompli dans sa journée : toujours certain, par conséquent, pourvu qu’il ne fût point dérangé, d’arriver au but dans le délai que son activité dévorante avait fixé. Mais, au milieu de ce travail ardent, les coups secs du petit timbre placé derrière la glace retentirent encore une fois, plus pressés, et par conséquent plus instants.

– Allons, il paraît que la dame s’impatiente, dit Fouquet ; voyons, voyons, du calme, ce doit être la comtesse ; mais non, la comtesse est à Rambouillet pour trois jours. La présidente, alors. Oh ! la présidente ne prendrait point de ces grands airs ; elle sonnerait bien humblement, puis elle attendrait mon bon plaisir. Le plus clair de tout cela, c’est que je ne puis savoir qui cela peut être, mais que je sais bien qui cela n’est pas. Et puisque ce n’est pas vous, marquise, puisque ce ne peut être vous, foin de tout autre !

Et il poursuivit sa besogne, malgré les appels réitérés du timbre. Cependant, au bout d’un quart d’heure, l’impatience gagna Fouquet à son tour ; il brûla plutôt qu’il n’acheva le reste de son ouvrage, repoussa ses papiers dans le portefeuille, et donnant un coup d’œil à son miroir, tandis que les petits coups continuaient plus pressés que jamais :

– Oh ! oh ! dit-il, d’où vient cette fougue ? Qu'est-il arrivé, et quelle est l’Ariane qui m’attend avec une pareille impatience ? Voyons.

Alors il appuya le bout de son doigt sur le clou parallèle à celui qu’il avait tiré. Aussitôt la glace joua comme le battant d’une porte et découvrit un placard assez profond, dans lequel le surintendant disparut comme dans une vaste boîte. Là, il poussa un nouveau ressort, qui ouvrit, non pas une planche, mais un bloc de muraille, et sortit par cette tranchée, laissant la porte se refermer d’elle-même.

Alors Fouquet descendit une vingtaine de marches qui s’enfonçaient en tournoyant sous la terre, et trouva un long souterrain dallé et éclairé par des meurtrières imperceptibles. Les parois de ce souterrain étaient couvertes de dalles, et le sol de tapis. Ce souterrain passait sous la rue même qui séparait la maison de Fouquet du parc de Vincennes. Au bout du souterrain tournoyait un escalier parallèle à celui par lequel Fouquet était descendu. Il monta cet autre escalier, entra par le moyen d’un ressort posé dans un placard semblable à celui de son cabinet, et, de ce placard, il passa dans une chambre absolument vide, quoique meublée avec une suprême élégance.

Une fois entré, il examina soigneusement si la glace fermait sans laisser de trace, et, content sans doute de son observation, il alla ouvrir, à l’aide d’une petite clé de vermeil, les triples tours d’une porte située en face de lui.

Cette fois, la porte ouvrait sur un beau cabinet meublé somptueusement et dans lequel se tenait assise sur des coussins une femme d’une beauté suprême, qui, au bruit des verrous, se précipita vers Fouquet.

– Ah ! mon Dieu ! s’écria celui-ci reculant d’étonnement : madame la marquise de Bellière, vous, vous ici !

– Oui, murmura la marquise ; oui, moi, monsieur.

– Marquise, chère marquise, ajouta Fouquet prêt à se prosterner. Ah ! mon Dieu ! mais comment donc êtes-vous venue ? Et moi qui vous ai fait attendre !

– Bien longtemps, monsieur, oh ! oui, bien longtemps.

– Je suis assez heureux pour que cette attente vous ait duré, marquise ?

– Une éternité, monsieur ; oh ! j’ai sonné plus de vingt fois ; n’entendiez vous pas ?

– Marquise, vous êtes pâle, vous êtes tremblante.

– N'entendiez-vous donc pas qu’on vous appelait ?

– Oh ! si fait, j’entendais bien, madame ; mais je ne pouvais venir. Comment supposer que ce fût vous, après vos rigueurs, après vos refus ? Si j’avais pu soupçonner le bonheur qui m’attendait, croyez-le bien, marquise, j’eusse tout quitté pour venir tomber à vos genoux, comme je le fais en ce moment.

La marquise regarda autour d’elle.

– Sommes-nous bien seuls, monsieur ? demanda-t-elle.

– Oh ! oui, madame, je vous en réponds.

– En effet, dit la marquise tristement.

– Vous soupirez ?

– Que de mystères, que de précautions, dit la marquise avec une légère amertume et comme on voit que vous craignez de laisser soupçonner vos amours !

– Aimeriez-vous mieux que je les affichasse ?

– Oh ! non, et c’est d’un homme délicat, dit la marquise en souriant.

– Voyons, voyons, marquise, pas de reproches, je vous en supplie !

– Des reproches, ai-je le droit de vous en faire ?

– Non, malheureusement non ; mais, dites-moi, vous, que depuis un an j’aime sans retour et sans espoir…

– Vous vous trompez : sans espoir, c’est vrai ; mais sans retour, non.

– Oh ! pour moi, à l’amour, il n’y a qu’une preuve, et cette preuve, je l’attends encore.

– Je viens vous l’apporter, monsieur.

Fouquet voulut entourer la marquise de ses bras, mais elle se dégagea d’un geste.

– Vous tromperez-vous donc toujours, monsieur, et n’accepterez-vous pas de moi la seule chose que je veuille vous donner, le dévouement ?

– Ah ! vous ne m’aimez pas, alors ; le dévouement n’est qu’une vertu, l’amour est une passion.

– Écoutez-moi, monsieur, je vous en supplie ; je ne serais pas venue ici sans un motif grave, vous le comprenez bien.

– Peu m’importe le motif, puisque vous voilà, puisque je vous parle, puisque je vous vois.

– Oui, vous avez raison, le principal est que j’y sois, sans que personne m’ait vue, et que je puisse vous parler.

Fouquet se laissa tomber à deux genoux.

– Parlez, parlez, madame, dit-il, je vous écoute.

La marquise regardait Fouquet à ses genoux, et il y avait dans les regards de cette femme une étrange expression d’amour et de mélancolie.

– Oh ! murmura-t-elle enfin, que je voudrais être celle qui a le droit de vous voir à chaque minute, de vous parler à chaque instant ! Que je voudrais être celle qui veille sur vous, celle qui n’a pas besoin de mystérieux ressorts pour appeler, pour faire apparaître comme un sylphe l’homme qu’elle aime, pour le regarder une heure, et puis le voir disparaître dans les ténèbres, d’un mystère encore plus étrange à sa sortie qu’il n’était à son arrivée. Oh !… c’est une femme bien heureuse.

– Par hasard, marquise, dit Fouquet en souriant, parleriez-vous de ma femme ?

– Oui, certes, j’en parle.

– Eh bien ! n’enviez pas son sort, marquise ; de toutes les femmes avec lesquelles je suis en relations, Mme Fouquet est celle qui me voit le moins, qui me parle le moins et qui a le moins de confidences avec moi.

– Au moins, monsieur, n’en est-elle pas réduite à appuyer, comme je l’ai fait, la main sur un ornement de glace pour vous faire venir ; au moins ne lui répondez-vous pas par ce bruit mystérieux, effrayant, d’un timbre dont le ressort vient je ne sais d’où ; au moins ne lui avez-vous jamais défendu de chercher à percer le secret de ces communications, sous peine de voir se rompre à jamais votre liaison avec elle, comme vous le défendez à celles qui sont venues ici avant moi et qui y viendront après moi.

– Ah ! chère marquise, que vous êtes injuste et que vous savez peu ce que vous faites en récriminant contre le mystère ! c’est avec le mystère seulement que l’on peut aimer sans trouble, c’est avec l’amour sans trouble qu’on peut être heureux. Mais revenons à vous, à ce dévouement dont vous me parliez, ou plutôt trompez-moi, marquise, et me laissez croire que ce dévouement, c’est de l’amour.

– Tout à l’heure, reprit la marquise en passant sur ses yeux cette main modelée sur les plus suaves contours de l’antique, tout à l’heure j’étais prête à parler, mes idées étaient nettes, hardies ; maintenant, je suis tout interdite, toute troublée, toute tremblante ; je crains de venir vous apporter une mauvaise nouvelle.

– Si c’est à cette mauvaise nouvelle que je dois votre présence, marquise, que cette mauvaise nouvelle soit la bienvenue ; ou plutôt, marquise, puisque vous voilà, puisque vous m’avouez que je ne vous suis pas tout à fait indifférent, laissons de côté cette mauvaise nouvelle, et ne parlons que de vous.

– Non, non, au contraire, demandez-la-moi ; exigez que je vous la dise à l’instant, que je ne me laisse détourner par aucun sentiment ; Fouquet, mon ami, il y va d’un intérêt immense.

– Vous m’étonnez, marquise ; je dirai même plus, vous me faites presque peur, vous, si sérieuse, si réfléchie, vous qui connaissez si bien le monde où nous vivons. C'est donc grave.

– Oh ! très grave, écoutez !

– D'abord, comment êtes-vous venue ici ?

– Vous le saurez tout à l’heure ; mais, d’abord, au plus pressé.

– Dites, marquise, dites ! Je vous en supplie, prenez en pitié mon impatience.

– Vous savez que M. Colbert est nommé intendant des finances ?

– Bah ! Colbert, le petit Colbert ?

– Oui, Colbert, le petit Colbert.

– Le factotum de M. de Mazarin ?

– Justement.

– Eh bien ! que voyez-vous là d’effrayant, chère marquise ? Le petit Colbert intendant, c’est étonnant, j’en conviens, mais ce n’est pas terrible.

– Croyez-vous que le roi ait donné, sans motifs pressants, une pareille place à celui que vous appelez un petit cuistre ?

– D'abord, est-ce bien vrai que le roi la lui ait donnée.

– On le dit.

– Qui le dit ?

– Tout le monde.

– Tout le monde, ce n’est personne ; citez-moi quelqu’un qui puisse être bien informé et qui le dise.

– Mme Vanel.

– Ah ! vous commencez à m’effrayer, en effet, dit Fouquet en riant ; le fait est que si quelqu’un est bien renseigné, ou doit être bien renseigné, c’est la personne que vous nommez.

– Ne dites pas de mal de la pauvre Marguerite, monsieur Fouquet, car elle vous aime toujours.

– Bah ! vraiment ? C'est à ne pas croire. Je pensais que ce petit Colbert, comme vous disiez tout à l’heure, avait passé par-dessus cet amour-là et l’avait empreint d’une tache d’encre ou d’une couche de crasse.

– Fouquet, Fouquet, voilà donc comme vous êtes pour celles que vous abandonnez ?

– Allons, n’allez-vous pas prendre la défense de Mme Vanel, marquise ?

– Oui, je la prendrai ; car, je vous le répète, elle vous aime toujours, et la preuve, c’est qu’elle vous sauve.

– Par votre entremise, marquise ; c’est adroit à elle. Nul ange ne pourrait m’être plus agréable, et me mener plus sûrement au salut. Mais d’abord, comment connaissez-vous Marguerite ?

– C'est mon amie de couvent.

– Et vous dites donc qu’elle vous a annoncé que M. Colbert était nommé intendant ?

– Oui.

– Eh bien ! éclairez-moi, marquise ; voilà M. Colbert intendant, soit. En quoi un intendant, c’est-à-dire mon subordonné, mon commis, peut-il me porter ombrage ou préjudice, fût-ce M. Colbert ?

– Vous ne réfléchissez pas, monsieur, à ce qu’il paraît, répondit la marquise.

– À quoi ?

– À ceci : que M. Colbert vous hait.

– Moi ! s’écria Fouquet. Eh ! mon Dieu ! marquise, d’où sortez-vous donc ? Mais, tout le monde me hait, celui-là comme les autres.

– Celui-là plus que les autres.

– Plus que les autres, soit.

– Il est ambitieux.

– Qui ne l’est pas, marquise ?

– Oui ; mais à lui son ambition n’a pas de borne.

– Je le vois bien, puisqu’il a tendu à me succéder près de Mme Vanel.

– Et qu’il a réussi ; prenez-y garde.

– Voudriez-vous dire qu’il a la prétention de passer d’intendant surintendant ?

– N'en avez-vous pas eu déjà la crainte ?

– Oh ! oh ! fit Fouquet, me succéder près de Mme Vanel, soit ; mais près du roi, c’est autre chose. La France ne s’achète pas si facilement que la femme d’un maître des comptes.

– Eh ! monsieur, tout s’achète ; quand ce n’est point par l’or, c’est par l’intrigue.

– Vous savez bien le contraire, vous, madame, vous à qui j’ai offert des millions.

– Il fallait, au lieu de ces millions, Fouquet, m’offrir un amour vrai, unique, absolu ; j’eusse accepté. Vous voyez bien que tout s’achète, si ce n’est pas d’une façon, c’est de l’autre.

– Ainsi M. Colbert, à votre avis, est en train de marchander ma place de surintendant ? Allons, allons, marquise, tranquillisez-vous, il n’est pas encore assez riche pour l’acheter.

– Mais s’il vous la vole ?

– Ah ! ceci est autre chose. Malheureusement, avant que d’arriver à moi, c’est-à-dire au corps de la place, il faut détruire, il faut battre en brèche les ouvrages avancés, et je suis diablement bien fortifié, marquise.

– Et ce que vous appelez vos ouvrages avancés, ce sont vos créatures, n’est-ce pas, ce sont vos amis ?

– Justement.

– Et M. d’Emerys est-il de vos créatures ?

– Oui.

– M. Lyodot est-il de vos amis ?

– Certainement.

– M. de Vanin ?

– Oh ! M. de Vanin, qu’on en fasse ce que l’on voudra, mais …

– Mais ?…

– Mais qu’on ne touche pas aux autres.

– Eh bien ! si vous voulez qu’on ne touche point à MM. d’Emerys et Lyodot, il est temps de vous y prendre.

– Qui les menace ?

– Voulez-vous m’entendre maintenant ?

– Toujours, marquise.

– Sans m’interrompre ?

– Parlez.

– Eh bien ! ce matin, Marguerite m’a envoyé chercher.

– Ah !

– Oui.

– Et que vous voulait-elle ?

– « Je n’ose voir M. Fouquet moi-même », m’a-t-elle dit.

– Bah ! pourquoi ? pense-t-elle que je lui eusse fait des reproches ? Pauvre femme, elle se trompe bien, mon Dieu !

– « Voyez-le, vous, et dites-lui qu’il se garde de M. de Colbert. »

– Comment, elle me fait prévenir de me garder de son amant ?

– Je vous ai dit qu’elle vous aime toujours.

– Après, marquise ?

– « M. de Colbert, a-t-elle ajouté, est venu il y a deux heures m’annoncer qu’il était intendant. »

– Je vous ai déjà dit, marquise, que M. de Colbert n’en serait que mieux sous ma main.

– Oui, mais ce n’est pas le tout : Marguerite est liée, comme vous savez, avec Mme d’Emerys et Mme Lyodot.

– Oui.

– Eh bien ! M. de Colbert lui a fait de grandes questions sur la fortune de ces deux messieurs, sur le degré de dévouement qu’ils vous portent.

– Oh ! quant à ces deux-là, je réponds d’eux ; il faudra les tuer pour qu’ils ne soient plus à moi.

– Puis, comme Mme Vanel a été obligée, pour recevoir une visite, de quitter un instant M. Colbert, et que M. Colbert est un travailleur, à peine le nouvel intendant est-il resté seul, qu’il a tiré un crayon de sa poche, et, comme il y avait du papier sur une table, s’est mis à crayonner des notes.

– Des notes sur Emerys et Lyodot ?

– Justement.

– Je serais curieux de savoir ce que disaient ces notes.

– C'est justement ce que je viens vous apporter.

– Mme Vanel a pris les notes de Colbert et me les envoie ?

– Non, mais, par un hasard qui ressemble à un miracle, elle a un double de ces notes.

– Comment cela ?

– Écoutez. Je vous ai dit que Colbert avait trouvé du papier sur une table ?

– Oui.

– Qu'il avait tiré un crayon de sa poche ?

– Oui.

– Et avait écrit sur ce papier ?

– Oui.

– Eh bien ! ce crayon était de mine de plomb, dur par conséquent : il a marqué en noir sur la première feuille et, sur la seconde, a tracé son empreinte en blanc.

– Après ?

– Colbert, en déchirant la première feuille, n’a pas songé à la seconde.

– Eh bien ?

– Eh bien ! sur la seconde on pouvait lire ce qui avait été écrit sur la première ; Mme Vanel l’a lu et m’a envoyé chercher.

– Ah !

– Puis, après s’être assurée que j’étais pour vous une amie dévouée, elle m’a donné le papier et m’a dit le secret de cette maison.

– Et ce papier ? dit Fouquet en se troublant quelque peu.

– Le voilà, monsieur ; lisez, dit la marquise.

Fouquet lut : « Noms des traitants à faire condamner par la Chambre de justice : d’Emerys, ami de M. F. … ; Lyodot, ami de M. F. … ; de Vanin, indif. »

– D'Emerys ! Lyodot ! s’écria Fouquet en relisant.

– Amis de M. F., indiqua du doigt la marquise.

– Mais que veulent dire ces mots : « À faire condamner par la Chambre de justice » ?

– Dame ! fit la marquise, c’est clair, ce me semble. D'ailleurs, vous n’êtes pas au bout. Lisez, lisez.

Fouquet continua : « Les deux premiers, à mort, le troisième à renvoyer, avec MM. d’Hautemont et de La Valette, dont les biens seront seulement confisqués. »

– Grand Dieu ! s’écria Fouquet, à mort, à mort, Lyodot et d’Emerys ! Mais, quand même la Chambre de justice les condamnerait à mort, le roi ne ratifiera pas leur condamnation, et l’on n’exécute pas sans la signature du roi.

– Le roi a fait M. Colbert intendant.

– Oh ! s’écria Fouquet, comme s’il entrevoyait sous ses pieds un abîme aperçu, impossible ! impossible ! Mais qui a passé un crayon sur les traces de celui de M. Colbert.

– Moi. J'avais peur que le premier trait ne s’effaçât.

– Oh ! je saurai tout.

– Vous ne saurez rien, monsieur ; vous méprisez trop votre ennemi pour cela.

– Pardonnez-moi, chère marquise, excusez-moi ; oui, M. Colbert est mon ennemi, je le crois ; oui, M. Colbert est un homme à craindre, je l’avoue. Mais… mais, j’ai le temps, et puisque vous voilà, puisque vous m’avez assuré de votre dévouement, puisque vous m’avez laissé entrevoir votre amour, puisque nous sommes seuls…

– Je suis venue pour vous sauver, monsieur Fouquet, et non pour me perdre, dit la marquise en se relevant ; ainsi, gardez-vous…

– Marquise, en vérité, vous vous effrayez par trop, et à moins que cet effroi ne soit un prétexte…

– C'est un cœur profond que ce M. Colbert ! gardez-vous…

Fouquet se redressa à son tour.

– Et moi ? demanda-t-il.

– Oh ! vous, vous n’êtes qu’un noble cœur. Gardez-vous ! gardez-vous !

– Ainsi ?

– J'ai fait ce que je devais faire, mon ami, au risque de me perdre de réputation. Adieu !

– Non pas adieu, au revoir !

– Peut-être, dit la marquise.

Et, donnant sa main à baiser à Fouquet, elle s’avança si résolument vers la porte que Fouquet n’osa lui barrer le passage. Quant à Fouquet, il reprit, la tête inclinée et avec un nuage au front, la route de ce souterrain le long duquel couraient les fils de métal qui communiquaient d’une maison à l’autre, transmettant, au revers des deux glaces, les désirs et les appels des deux correspondants.

Chapitre LV – L'abbé Fouquet §

Fouquet se hâta de repasser chez lui par le souterrain et de faire jouer le ressort du miroir. À peine fut-il dans son cabinet, qu’il entendit heurter à la porte ; en même temps une voix bien connue criait :

– Ouvrez, monseigneur, je vous prie, ouvrez.

Fouquet, par un mouvement rapide, rendit un peu d’ordre à tout ce qui pouvait déceler son agitation et son absence ; il éparpilla les papiers sur le bureau, prit une plume dans sa main, et à travers la porte, pour gagner du temps :

– Qui êtes-vous ? demanda-t-il.

– Quoi ! Monseigneur ne me reconnaît pas ? répondit la voix.

« Si fait, dit en lui-même Fouquet, si fait, mon ami, je te reconnais à merveille ! »

Et tout haut :

– N'êtes-vous pas Gourville ?

– Mais oui, monseigneur.

Fouquet se leva jeta un dernier regard sur une de ses glaces, alla à la porte, poussa le verrou, et Gourville entra.

– Ah ! monseigneur, monseigneur, dit-il, quelle cruauté !

– Pourquoi ?

– Voilà un quart d’heure que je vous supplie d’ouvrir et que vous ne me répondez même pas.

– Une fois pour toutes, vous savez bien que je ne veux pas être dérangé lorsque je travaille. Or, bien que vous fassiez exception, Gourville, je veux, pour les autres, que ma consigne soit respectée.

– Monseigneur, en ce moment, consignes, portes, verrous et murailles, j’eusse tout brisé, renversé, enfoncé.

– Ah ! ah ! il s’agit donc d’un grand événement ? demanda Fouquet.

– Oh ! je vous en réponds, monseigneur ! dit Gourville.

– Et quel est cet événement ? reprit Fouquet un peu ému du trouble de son plus intime confident.

– Il y a une Chambre de justice secrète, monseigneur.

– Je le sais bien ; mais s’assemble-t-elle, Gourville ?

– Non seulement elle s’assemble, mais encore elle a rendu un arrêt… monseigneur.

– Un arrêt ! fit le surintendant avec un frissonnement et une pâleur qu’il ne put cacher. Un arrêt ! Et contre qui ?

– Contre deux de vos amis.

– Lyodot, d’Emerys, n’est-ce pas ?

– Oui, monseigneur.

– Mais arrêt de quoi ?

– Arrêt de mort.

– Rendu ! Oh ! vous vous trompez, Gourville, et c’est impossible.

– Voici la copie de cet arrêt que le roi doit signer aujourd’hui, si toutefois il ne l’a point signé déjà.

Fouquet saisit avidement le papier, le lut et le rendit à Gourville.

– Le roi ne signera pas, dit-il.

Gourville secoua la tête.

– Monseigneur, M. Colbert est un hardi conseiller ; ne vous y fiez pas.

– Encore M. Colbert ! s’écria Fouquet ; çà ! pourquoi ce nom vient-il à tout propos tourmenter depuis deux ou trois jours mes oreilles ? C'est par trop d’importance, Gourville, pour un sujet si mince. Que M. Colbert paraisse, je le regarderai ; qu’il lève la tête, je l’écraserai ; mais vous comprenez qu’il me faut au moins une aspérité pour que mon regard s’arrête, une surface pour que mon pied se pose.

– Patience, monseigneur ; car vous ne savez pas ce que vaut Colbert… Étudiez-le vite ; il en est de ce sombre financier comme des météores que l’œil ne voit jamais complètement avant leur invasion désastreuse ; quand on les sent, on est mort.

– Oh ! Gourville, c’est beaucoup, répliqua Fouquet en souriant ; permettez-moi, mon ami, de ne pas m’épouvanter avec cette facilité ; météore, M. Colbert ! Corbleu ! nous entendrons le météore… Voyons, des actes, et non des mots. Qu'a-t-il fait ?

– Il a commandé deux potences chez l’exécuteur de Paris, répondit simplement Gourville.

Fouquet leva la tête, et un éclair passa dans ses yeux.

– Vous êtes sûr de ce que vous dites ? s’écria-t-il.

– Voici la preuve, monseigneur.

Et Gourville tendit au surintendant une note communiquée par l’un des secrétaires de l’Hôtel de Ville, qui était à Fouquet.

– Oui, c’est vrai, murmura le ministre, l’échafaud se dresse… mais le roi n’a pas signé, Gourville, le roi ne signera pas.

– Je le saurai tantôt, dit Gourville.

– Comment cela ?

– Si le roi a signé, les potences seront expédiées ce soir à l’Hôtel de Ville, afin d’être tout à fait dressées demain matin.

– Mais non, non ! s’écria encore une fois Fouquet ; vous vous trompez tous, et me trompez à mon tour ; avant-hier matin, Lyodot me vint voir ; il y a trois jours je reçus un envoi de vin de Syracuse de ce pauvre d’Emerys.

– Qu'est-ce que cela prouve ? répliqua Gourville, sinon que la Chambre de justice s’est assemblée secrètement, a délibéré en l’absence des accusés, et que toute la procédure était faite quand on les a arrêtés.

– Mais ils sont donc arrêtés ?

– Sans doute.

– Mais où, quand, comment ont-ils été arrêtés ?

– Lyodot, hier au point du jour ; d’Emerys, avant-hier au soir, comme il revenait de chez sa maîtresse ; leur disparition n’avait inquiété personne ; mais tout à coup Colbert a levé le masque et fait publier la chose ; on le crie à son de trompe en ce moment dans les rues de Paris, et, en vérité, monseigneur, il n’y a plus guère que vous qui ne connaissiez pas l’événement.

Fouquet se mit à marcher dans la chambre avec une inquiétude de plus en plus douloureuse.

– Que décidez-vous, monseigneur ? dit Gourville.

– S'il en était ainsi, j’irais chez le roi, s’écria Fouquet. Mais, pour aller au Louvre, je veux passer auparavant à l’Hôtel de Ville. Si l’arrêt a été signé, nous verrons !

Gourville haussa les épaules.

– Incrédulité ! dit-il, tu es la peste de tous les grands esprits !

– Gourville !

– Oui, continua-t-il, et tu les perds, comme la contagion tue les santés les plus robustes, c’est-à-dire en un instant.

– Partons, s’écria Fouquet ; faites ouvrir, Gourville.

– Prenez garde, dit celui-ci, M. l’abbé Fouquet est là.

– Ah ! mon frère, répliqua Fouquet d’un ton chagrin, il est là ? il sait donc quelque mauvaise nouvelle qu’il est tout joyeux de m’apporter, comme à son habitude ? Diable ! si mon frère est là, mes affaires vont mal, Gourville ; que ne me disiez-vous cela plus tôt, je me fusse plus facilement laissé convaincre.

– Monseigneur le calomnie, dit Gourville en riant ; s’il vient, ce n’est pas dans une mauvaise intention.

– Allons, voilà que vous l’excusez, s’écria Fouquet ; un garçon sans cœur, sans suite d’idées, un mangeur de tous biens.

– Il vous sait riche.

– Et il veut ma ruine.

– Non ; il veut votre bourse. Voilà tout.

– Assez ! Assez ! Cent mille écus par mois pendant deux ans ! Corbleu ! c’est moi qui paie, Gourville, et je sais mes chiffres.

Gourville se mit à rire d’un air silencieux et fin.

– Oui, vous voulez dire que c’est le roi, fit le surintendant ; ah ! Gourville, voilà une vilaine plaisanterie ; ce n’est pas le lieu.

– Monseigneur, ne vous fâchez pas.

– Allons donc ! Qu'on renvoie l’abbé Fouquet, je n’ai pas le sou.

Gourville fit un pas vers la porte.

– Il est resté un mois sans me voir, continua Fouquet ; pourquoi ne resterait-il pas deux mois ?

– C'est qu’il se repent de vivre en mauvaise compagnie, dit Gourville, et qu’il vous préfère à tous ses bandits.

– Merci de la préférence. Vous faites un étrange avocat, Gourville, aujourd’hui… avocat de l’abbé Fouquet !

– Eh ! mais toute chose et tout homme ont leur bon côté, leur côté utile, monseigneur.

– Les bandits que l’abbé solde et grise ont leur côté utile ? Prouvez-le-moi donc.

– Vienne la circonstance, monseigneur, et vous serez bienheureux de trouver ces bandits sous votre main.

– Alors tu me conseilles de me réconcilier avec M. l’abbé ? dit ironiquement Fouquet.

– Je vous conseille, monseigneur, de ne pas vous brouiller avec cent ou cent vingt garnements qui, en mettant leurs rapières bout à bout, feraient un cordon d’acier capable d’enfermer trois mille hommes.

Fouquet lança un coup d’œil profond à Gourville, et passant devant lui :

– C'est bien ; qu’on introduise M. l’abbé Fouquet, dit-il aux valets de pied. Vous avez raison, Gourville.

Deux minutes après, l’abbé parut avec de grandes révérences sur le seuil de la porte.

C'était un homme de quarante à quarante-cinq ans, moitié homme d’Église, moitié homme de guerre, un spadassin greffé sur un abbé ; on voyait qu’il n’avait pas d’épée au côté, mais on sentait qu’il avait des pistolets. Fouquet le salua en frère aîné, moins qu’en ministre.

– Qu'y a-t-il pour votre service, dit-il, monsieur l’abbé ?

– Oh ! oh ! comme vous dites cela, mon frère !

– Je vous dis cela comme un homme pressé, monsieur.

L'abbé regarda malicieusement Gourville, anxieusement Fouquet, et dit :

– J'ai trois cents pistoles à payer à M. de Bregi ce soir… Dette de jeu, dette sacrée.

– Après ? dit Fouquet bravement, car il comprenait que l’abbé Fouquet ne l’eût point dérangé pour une pareille misère.

– Mille à mon boucher, qui ne veut plus fournir.

– Après ?

– Douze cents au tailleur d’habits… continua l’abbé : le drôle m’a fait reprendre sept habits de mes gens, ce qui fait que mes livrées sont compromises, et que ma maîtresse parle de me remplacer par un traitant, ce qui serait humiliant pour l’Église.

– Qu'y a-t-il encore ? dit Fouquet.

– Vous remarquerez, monsieur, dit humblement l’abbé, que je n’ai rien demandé pour moi.

– C'est délicat, monsieur, répliqua Fouquet ; aussi, comme vous voyez, j’attends.

– Et je ne demande rien ; oh ! non… Ce n’est pas faute pourtant de chômer… je vous en réponds.

Le ministre réfléchit un moment.

– Douze cents pistoles au tailleur d’habits, dit-il ; ce sont bien des habits, ce me semble ?

– J'entretiens cent hommes ! dit fièrement l’abbé ; c’est une charge, je crois.

– Pourquoi cent hommes ? dit Fouquet ; est-ce que vous êtes un Richelieu ou un Mazarin pour avoir cent hommes de garde ? À quoi vous servent ces cent hommes ? Parlez, dites !

– Vous me le demandez ? s’écria l’abbé Fouquet ; ah ! comment pouvez vous faire une question pareille, pourquoi j’entretiens cent hommes ? Ah !

– Mais oui, je vous fais cette question. Qu'avez-vous à faire de cent hommes ? Répondez !

– Ingrat ! continua l’abbé s’affectant de plus en plus.

– Expliquez-vous.

– Mais, monsieur le surintendant, je n’ai besoin que d’un valet de chambre, moi, et encore, si j’étais seul, me servirais-je moi-même ; mais vous, vous qui avez tant d’ennemis… cent hommes ne me suffisent pas pour vous défendre. Cent hommes !… il en faudrait dix mille. J'entretiens donc tout cela pour que dans les endroits publics, pour que dans les assemblées, nul n’élève la voix contre vous ; et sans cela, monsieur, vous seriez chargé d’imprécations, vous seriez déchiré à belles dents, vous ne dureriez pas huit jours, non, pas huit jours, entendez-vous ?

– Ah ! je ne savais pas que vous me fussiez un pareil champion, monsieur l’abbé.

– Vous en doutez ! s’écria l’abbé. Écoutez donc ce qui est arrivé. Pas plus tard qu’hier, rue de la Huchette, un homme marchandait un poulet.

– Eh bien ! en quoi cela me nuisait-il, l’abbé ?

– En ceci. Le poulet n’était pas gras. L'acheteur refusa d’en donner dix-huit sous, en disant qu’il ne pouvait payer dix-huit sous la peau d’un poulet dont M. Fouquet avait pris toute la graisse.

– Après ?

– Le propos fit rire, continua l’abbé, rire à vos dépens, mort de tous les diables ! et la canaille s’amassa. Le rieur ajouta ces mots : « Donnez-moi un poulet nourri par M. Colbert, à la bonne heure ! et je le paierai ce que vous voudrez. » Et aussitôt l’on battit des mains. Scandale affreux ! vous comprenez ; scandale qui force un frère à se voiler le visage.

Fouquet rougit.

– Et vous vous le voilâtes ? dit le surintendant.

– Non ; car justement, continua l’abbé, j’avais un de mes hommes dans la foule ; une nouvelle recrue qui vient de province, un M. de Menneville que j’affectionne. Il fendit la presse, en disant au rieur : « – Mille barbes ! monsieur le mauvais plaisant, tope un coup d’épée au Colbert ! – Tope et tingue au Fouquet ! répliqua le rieur. » Sur quoi ils dégainèrent devant la boutique du rôtisseur, avec une haie de curieux autour d’eux et cinq cents curieux aux fenêtres.

– Eh bien ? dit Fouquet.

– Eh bien ! monsieur, mon Menneville embrocha le rieur au grand ébahissement de l’assistance, et dit au rôtisseur : « – Prenez ce dindon, mon ami, il est plus gras que votre poulet. » Voilà, monsieur, acheva l’abbé triomphalement, à quoi je dépense mes revenus ; je soutiens l’honneur de la famille, monsieur.

Fouquet baissa la tête.

– Et j’en ai cent comme cela, poursuivit l’abbé.

– Bien, dit Fouquet ; donnez votre addition à Gourville et restez ici ce soir, chez moi.

– On soupe ?

– On soupe.

– Mais la caisse est fermée ?

– Gourville vous l’ouvrira. Allez, monsieur l’abbé, allez.

L'abbé fit une révérence.

– Alors nous voilà amis ? dit-il.

– Oui, amis. Venez, Gourville.

– Vous sortez ? Vous ne soupez donc pas ?

– Je serai ici dans une heure, soyez tranquille. Puis tout bas à Gourville : – Qu'on attelle mes chevaux anglais, dit-il, et qu’on touche à l’Hôtel de Ville de Paris.

Chapitre LVI – Le vin de M. de La Fontaine §

Les carrosses amenaient déjà les convives de Fouquet à Saint-Mandé ; déjà toute la maison s’échauffait des apprêts du souper, quand le surintendant lança sur la route de Paris ses chevaux rapides, et, prenant par les quais pour trouver moins de monde sur sa route, gagna l’Hôtel de Ville. Il était huit heures moins un quart. Fouquet descendit au coin de la rue du Long-Pont, se dirigea vers la place de Grève, à pied, avec Gourville. Au détour de la place, ils virent un homme vêtu de noir et de violet d’une bonne mine, qui s’apprêtait à monter dans un carrosse de louage et disait au cocher de toucher à Vincennes Il avait devant lui un grand panier plein de bouteilles qu’il venait d’acheter au cabaret de l’Image de-Notre-Dame.

– Eh ! mais c’est Vatel, mon maître d’hôtel ! dit Fouquet à Gourville.

– Oui, monseigneur, répliqua celui-ci.

– Que vient-il faire à l’Image-de-Notre-Dame ?

– Acheter du vin sans doute.

– Comment, on achète pour moi du vin au cabaret ? dit Fouquet. Ma cave est donc bien misérable !

Et il s’avança vers le maître d’hôtel, qui faisait ranger son vin dans le carrosse avec un soin minutieux.

– Holà ! Vatel ! dit-il d’une voix de maître.

– Prenez garde, monseigneur, dit Gourville, vous allez être reconnu.

– Bon !… que m’importe ? Vatel !

L'homme vêtu de noir et de violet se retourna. C'était une bonne et douce figure sans expression, une figure de mathématicien, moins l’orgueil. Un certain feu brillait dans les yeux de ce personnage, un sourire assez fin voltigeait sur ses lèvres ; mais l’observateur eût remarqué bien vite que ce feu, que ce sourire ne s’appliquaient à rien et n’éclairaient rien.

Vatel riait comme un distrait, ou s’occupait comme un enfant.

Au son de la voix qui l’interpellait, il se retourna.

– Oh ! fit-il, monseigneur ?

– Oui, moi. Que diable faites-vous là, Vatel ?… Du vin ! vous achetez du vin dans un cabaret de la place de Grève ! Passe encore pour la Pomme-de-Pin ou les Barreaux-Verts.

– Mais, monseigneur, dit Vatel tranquillement, après avoir lancé un regard hostile à Gourville, de quoi se mêle-t-on ici ?… Est-ce que ma cave est mal tenue ?

– Non, certes, Vatel, non ; mais…

– Quoi ! mais ?… répliqua Vatel.

Gourville toucha le coude du surintendant.

– Ne vous fâchez pas, Vatel ; je croyais ma cave, votre cave assez bien garnie pour que je pusse me dispenser de recourir à l’Image-de-Notre-Dame.

– Eh ! monsieur, dit Vatel, tombant du monseigneur au monsieur, avec un certain dédain, votre cave est si bien garnie que, lorsque certains de vos convives vont dîner chez vous, ils ne boivent pas.

Fouquet, surpris, regarda Gourville, puis Vatel.

– Que dites-vous là ?

– Je dis que votre sommelier n’avait pas de vins pour tous les goûts, monsieur, et que M. de La Fontaine, M. Pellisson et M. Conrart ne boivent pas quand ils viennent à la maison. Ces messieurs n’aiment pas le grand vin : que voulez-vous y faire ?

– Et alors ?

– Alors, j’ai ici un vin de Joigny qu’ils affectionnent. Je sais qu’ils le viennent boire à l’Image-de-Notre-Dame une fois par semaine. Voilà pourquoi je fais ma provision.

Fouquet n’avait plus rien à dire… Il était presque ému.

Vatel, lui, avait encore beaucoup à dire sans doute, et l’on vit bien qu’il s’échauffait.

– C'est comme si vous me reprochiez, monseigneur, d’aller rue Planche-Mibray chercher moi-même le cidre que boit M. Loret quand il vient dîner à la maison.

– Loret boit du cidre chez moi ? s’écria Fouquet en riant.

– Eh ! oui, monsieur, eh ! oui, voilà pourquoi il dîne chez vous avec plaisir.

– Vatel, s’écria Fouquet en serrant la main de son maître d’hôtel, vous êtes un homme ! Je vous remercie, Vatel, d’avoir compris que chez moi M. de La Fontaine, M. Conrart et M. Loret sont autant que des ducs et des pairs, autant que des princes, plus que moi. Vatel, vous êtes un bon serviteur, et je double vos honoraires.

Vatel ne remercia même pas ; il haussa légèrement les épaules en murmurant ce mot superbe :

– Être remercié pour avoir fait son devoir, c’est humiliant.

– Il a raison, dit Gourville en attirant l’attention de Fouquet sur un autre point par un seul geste.

Il lui montrait en effet un chariot de forme basse, traîné par deux chevaux, sur lequel s’agitaient deux potences toutes ferrées, liées l’une à l’autre et dos à dos par des chaînes ; tandis qu’un archer, assis sur l’épaisseur de la poutre, soutenait, tant bien que mal, la mine un peu basse, les commentaires d’une centaine de vagabonds qui flairaient la destination de ces potences et les escortaient jusqu’à l’Hôtel de Ville. Fouquet tressaillit.

– C'est décidé, voyez-vous, dit Gourville.

– Mais ce n’est pas fait, répliqua Fouquet.

– Oh ! ne vous abusez pas, monseigneur ; si l’on a ainsi endormi votre amitié, votre défiance, si les choses en sont là, vous ne déferez rien.

– Mais je n’ai pas ratifié, moi.

– M. de Lyonne aura ratifié pour vous.

– Je vais au Louvre.

– Vous n’irez pas.

– Vous me conseilleriez cette lâcheté ! s’écria Fouquet, vous me conseilleriez d’abandonner mes amis, vous me conseilleriez, pouvant combattre, de jeter à terre les armes que j’ai dans la main ?

– Je ne vous conseille rien de tout cela, monseigneur ; pouvez-vous quitter la surintendance en ce moment ?

– Non.

– Eh bien ! si le roi nous veut remplacer cependant ?

– Il me remplacera de loin comme de près.

– Oui, mais vous ne l’aurez jamais blessé.

– Oui, mais j’aurai été lâche ; or, je ne veux pas que mes amis meurent, et ils ne mourront pas.

– Pour cela, il est nécessaire que vous alliez au Louvre ?

– Gourville !

– Prenez garde… une fois au Louvre, ou vous serez forcé de défendre tout haut vos amis, c’est-à-dire de faire une profession de foi, ou vous serez forcé de les abandonner sans retour possible.

– Jamais !

– Pardonnez-moi… le roi vous proposera forcément l’alternative, ou bien vous la lui proposerez vous-même.

– C'est juste.

– Voilà pourquoi il ne faut pas de conflit… Retournons à Saint-Mandé, monseigneur.

– Gourville, je ne bougerai pas de cette place où doit s’accomplir le crime, où doit s’accomplir ma honte ; je ne bougerai pas, dis-je, que je n’aie trouvé un moyen de combattre mes ennemis.

– Monseigneur, répliqua Gourville, vous me feriez pitié si je ne savais que vous êtes un des bons esprits de ce monde. Vous possédez cent cinquante millions, vous êtes autant que le roi par la position, cent cinquante fois plus par l’argent.

« M. Colbert n’a pas eu même l’esprit de faire accepter le testament de Mazarin. Or, quand on est le plus riche d’un royaume et qu’on veut se donner la peine de dépenser de l’argent, si l’on ne fait pas ce qu’on veut, c’est qu’on est un pauvre homme. Retournons, vous dis-je, à Saint Mandé.

– Pour consulter Pellisson ? Oui.

– Non, monseigneur, pour compter votre argent.

– Allons ! dit Fouquet les yeux enflammés ; oui ! oui ! à Saint-Mandé !

Il remonta dans son carrosse, et Gourville avec lui. Sur la route, au bout du faubourg Saint-Antoine, ils rencontrèrent le petit équipage de Vatel, qui voiturait tranquillement son vin de Joigny. Les chevaux noirs, lancés à toute bride, épouvantèrent en passant le timide cheval du maître d’hôtel, qui, mettant la tête à la portière, cria, effaré :

– Gare à mes bouteilles !

Chapitre LVII – La galerie de Saint-Mandé §

Cinquante personnes attendaient le surintendant. Il ne prit même pas le temps de se confier un moment à son valet de chambre, et du perron passa dans le premier salon. Là ses amis étaient rassemblés et causaient.

L'intendant s’apprêtait à faire servir le souper ; mais, par-dessus tout, l’abbé Fouquet guettait le retour de son frère et s’étudiait à faire les honneurs de la maison en son absence.

Ce fut à l’arrivée du surintendant un murmure de joie et de tendresse : Fouquet, plein d’affabilité et de bonne humeur, de munificence, était aimé de ses poètes, de ses artistes et de ses gens d’affaires. Son front, sur lequel sa petite cour lisait, comme sur celui d’un dieu, tous les mouvements de son âme, pour en faire des règles de conduite, son front que les affaires ne ridaient jamais, était ce soir-là plus pâle que de coutume, et plus d’un œil ami remarqua cette pâleur.

Fouquet se mit au centre de la table et présida gaiement le souper. Il raconta l’expédition de Vatel à La Fontaine.

Il raconta l’histoire de Menneville et du poulet maigre à Pellisson, de telle façon que toute la table l’entendit.

Ce fut alors une tempête de rires et de railleries qui ne s’arrêta que sur un geste grave et triste de Pellisson. L'abbé Fouquet, ne sachant pas à quel propos son frère avait engagé la conversation sur ce sujet, écoutait de toutes ses oreilles et cherchait sur le visage de Gourville ou sur celui du surintendant une explication que rien ne lui donnait.

Pellisson prit la parole.

– On parle donc de M. Colbert ? dit-il.

– Pourquoi non, répliqua Fouquet, s’il est vrai, comme on le dit, que le roi l’ait fait son intendant ?

À peine Fouquet eut-il laissé échapper cette parole, prononcée avec une intention marquée, que l’explosion se fit entendre parmi les convives.

– Un avare ! dit l’un.

– Un croquant ! dit l’autre.

– Un hypocrite ! dit un troisième.

Pellisson échangea un regard profond avec Fouquet.

– Messieurs, dit-il, en vérité, nous maltraitons là un homme que nul ne connaît : ce n’est ni charitable, ni raisonnable, et voilà M. le surintendant qui, j’en suis sûr, est de cet avis.

– Entièrement, répliqua Fouquet. Laissons les poulets gras de M. Colbert, il ne s’agit aujourd’hui que des faisans truffés de M. Vatel.

Ces mots arrêtèrent le nuage sombre qui précipitait sa marche au-dessus des convives.

Gourville anima si bien les poètes avec le vin de Joigny ; l’abbé, intelligent comme un homme qui a besoin des écus d’autrui, anima si bien les financiers et les gens d’épée, que, dans les brouillards de cette joie et les rumeurs de la conversation, l’objet des inquiétudes disparut complètement.

Le testament du cardinal Mazarin fut le texte de la conversation au second service et au dessert ; puis Fouquet commanda qu’on portât les bassins de confiture et les fontaines de liqueurs dans le salon attenant à la galerie. Il s’y rendit, menant par la main une femme, reine, ce soir-là, par sa préférence.

Puis les violons soupèrent, et les promenades dans la galerie, dans le jardin commencèrent, par un ciel de printemps doux et parfumé. Pellisson vint alors auprès du surintendant et lui dit :

– Monseigneur a un chagrin ?

– Un grand, répondit le ministre ; faites-vous conter cela par Gourville.

Pellisson, en se retournant, trouva La Fontaine qui lui marchait sur les deux pieds. Il lui fallut écouter un vers latin que le poète avait composé sur Vatel.

La Fontaine, depuis une heure, scandait ce vers dans tous les coins et lui cherchait un placement avantageux. Il crut tenir Pellisson, mais celui-ci lui échappa. Il se retourna sur Loret, qui, lui, venait de composer un quatrain en l’honneur du souper et de l’amphitryon. La Fontaine voulut en vain placer son vers ; Loret voulait placer son quatrain.

Il fut obligé de rétrograder devant M. le comte de Chanost, à qui Fouquet venait de prendre le bras.

L'abbé Fouquet sentit que le poète, distrait comme toujours, allait suivre les deux causeurs : il intervint.

La Fontaine se cramponna aussitôt et récita son vers.

L'abbé, qui ne savait pas le latin, balançait la tête en cadence, à chaque mouvement de roulis que La Fontaine imprimait à son corps, selon les ondulations des dactyles ou des spondées. Pendant ce temps, derrière les bassins de confiture, Fouquet racontait l’événement à M. de Chanost, son gendre.

– Il faut envoyer les inutiles au feu d’artifice, dit Pellisson à Gourville, tandis que nous causerons ici.

– Soit, répliqua Gourville, qui dit quatre mots à Vatel.

Alors on vit ce dernier emmener vers les jardins la majeure partie des muguets, des dames et des babillards, tandis que les hommes se promenaient dans la galerie, éclairée de trois cents bougies de cire, au vu de tous les amateurs du feu d’artifice, occupés à courir le jardin.

Gourville s’approcha de Fouquet. Alors, il lui dit :

– Monsieur, nous sommes tous ici.

– Tous ? dit Fouquet.

– Oui, comptez.

Le surintendant se retourna et compta. Il y avait huit personnes.

Pellisson et Gourville marchaient en se tenant par le bras, comme s’ils causaient de sujets vagues et légers.

Loret et deux officiers les imitaient en sens inverse. L'abbé Fouquet se promenait seul.

Fouquet, avec M. de Chanost, marchait aussi comme s’il eût été absorbé par la conversation de son gendre.

– Messieurs, dit-il, que personne de vous ne lève la tête en marchant et ne paraisse faire attention à moi ; continuez de marcher, nous sommes seuls, écoutez-moi.

Un grand silence se fit, troublé seulement par les cris lointains des joyeux convives qui prenaient place dans les bosquets pour mieux voir les fusées.

C'était un bizarre spectacle que celui de ces hommes marchant comme par groupes, comme occupés chacun à quelque chose, et pourtant attentifs à la parole d’un seul d’entre eux, qui, lui-même, ne semblait parler qu’à son voisin.

– Messieurs, dit Fouquet, vous avez remarqué, sans doute, que deux de nos amis manquaient ce soir à la réunion du mercredi… Pour Dieu ! l’abbé, ne vous arrêtez pas, ce n’est pas nécessaire pour écouter ; marchez, de grâce, avec vos airs de tête les plus naturels, et comme vous avez la vue perçante, mettez-vous à la fenêtre ouverte, et si quelqu’un revient vers la galerie, prévenez-nous en toussant.

L'abbé obéit.

– Je n’ai pas remarqué les absents, dit Pellisson, qui, à ce moment, tournait absolument le dos à Fouquet et marchait en sens inverse.

– Moi, dit Loret, je ne vois pas M. Lyodot, qui me fait ma pension.

– Et moi, dit l’abbé, à la fenêtre, je ne vois pas mon cher d’Emerys, qui me doit onze cents livres de notre dernier brelan.

– Loret, continua Fouquet en marchant sombre et incliné, vous ne toucherez plus la pension de Lyodot ; et vous, l’abbé, vous ne toucherez jamais vos onze cents livres d’Emerys, car l’un et l’autre vont mourir.

– Mourir ? s’écria l’assemblée, arrêtée malgré elle dans son jeu de scène par le mot terrible.

– Remettez-vous, messieurs, dit Fouquet, car on nous épie peut-être… J'ai dit : mourir.

– Mourir ! répéta Pellisson, ces hommes que j’ai vus, il n’y a pas six jours, pleins de santé, de gaieté, d’avenir. Qu'est-ce donc que l’homme, bon Dieu ! pour qu’une maladie le jette en bas tout d’un coup ?

– Ce n’est pas la maladie, dit Fouquet.

– Alors, il y a du remède, dit Loret.

– Aucun remède. MM. de Lyodot et d’Emerys sont à la veille de leur dernier jour.

– De quoi ces messieurs meurent-ils, alors ? s’écria un officier.

– Demandez à celui qui les tue, répliqua Fouquet.

– Qui les tue ! On les tue ? s’écria le chœur épouvanté.

– On fait mieux encore. On les pend ! murmura Fouquet d’une voix sinistre qui retentit comme un glas funèbre dans cette riche galerie, tout étincelante de tableaux, de fleurs, de velours et d’or.

Involontairement chacun s’arrêta ; l’abbé quitta sa fenêtre ; les premières fusées du feu d’artifice commençaient à monter par-dessus la cime des arbres.

Un long cri, parti des jardins, appela le surintendant à jouir du coup d’œil.

Il s’approcha d’une fenêtre, et, derrière lui, se placèrent ses amis, attentifs à ses moindres désirs.

– Messieurs, dit-il, M. Colbert a fait arrêter, juger et fera exécuter à mort mes deux amis : que convient-il que je fasse ?

– Mordieu ! dit l’abbé le premier, il faut faire éventrer M. Colbert.

– Monseigneur, dit Pellisson, il faut parler à Sa Majesté.

– Le roi, mon cher Pellisson, a signé l’ordre d’exécution.

– Eh bien ! dit le comte de Chanost, il faut que l’exécution n’ait pas lieu, voilà tout.

– Impossible, dit Gourville, à moins que l’on ne corrompe les geôliers.

– Ou le gouverneur, dit Fouquet.

– Cette nuit, l’on peut faire évader les prisonniers.

– Qui de vous se charge de la transaction ?

– Moi, dit l’abbé, je porterai l’argent.

– Moi, dit Pellisson, je porterai la parole.

– La parole et l’argent, dit Fouquet, cinq cent mille livres au gouverneur de la Conciergerie, c’est assez ; cependant on mettra un million s’il le faut.

– Un million ! s’écria l’abbé ; mais pour la moitié moins je ferais mettre à sac la moitié de Paris.

– Pas de désordre, dit Pellisson ; le gouverneur étant gagné, les deux prisonniers s’évadent ; une fois hors de cause, ils ameutent les ennemis de Colbert et prouvent au roi que sa jeune justice n’est pas infaillible, comme toutes les exagérations.

– Allez donc à Paris, Pellisson, dit Fouquet, et ramenez les deux victimes ; demain, nous verrons. Gourville, donnez les cinq cent mille livres à Pellisson.

– Prenez garde que le vent ne vous emporte, dit l’abbé ; quelle responsabilité, peste ! Laissez-moi vous aider un peu.

– Silence ! dit Fouquet ; on s’approche. Ah ! le feu d’artifice est d’un effet magique !

À ce moment, une pluie d’étincelles tomba, ruisselante, dans les branchages du bois voisin.

Pellisson et Gourville sortirent ensemble par la porte de la galerie ; Fouquet descendit au jardin avec les cinq derniers conjurés.

Chapitre LVIII – Les épicuriens §

Comme Fouquet donnait ou paraissait donner toute son attention aux illuminations brillantes, à la musique langoureuse des violons et des hautbois, aux gerbes étincelantes des artifices qui, embrasant le ciel de fauves reflets, accentuaient, derrière les arbres, la sombre silhouette du donjon de Vincennes ; comme, disons-nous, le surintendant souriait aux dames et aux poètes, la fête ne fut pas moins gaie qu’à l’ordinaire, et Vatel, dont le regard inquiet, jaloux même, interrogeait avec insistance le regard de Fouquet, ne se montra pas mécontent de l’accueil fait à l’ordonnance de la soirée.

Le feu tiré, la société se dispersa dans les jardins et sous les portiques de marbre, avec cette molle liberté qui décèle, chez le maître de la maison, tant d’oubli de la grandeur, tant de courtoise hospitalité, tant de magnifique insouciance.

Les poètes s’égarèrent, bras dessus, bras dessous, dans les bosquets ; quelques-uns s’étendirent sur des lits de mousse, au grand désastre des habits de velours et des frisures, dans lesquelles s’introduisaient les petites feuilles sèches et les brins de verdure. Les dames, en petit nombre, écoutèrent les chants des artistes et les vers des poètes ; d’autre écoutèrent la prose que disaient, avec beaucoup d’art, des hommes qui n’étaient ni comédiens ni poètes, mais à qui la jeunesse et la solitude donnaient une éloquence inaccoutumée qui leur paraissait être la préférable de toutes.

– Pourquoi, dit La Fontaine, notre maître Épicure n’est-il pas descendu au jardin ? Jamais Épicure n’abandonnait ses disciples, le maître a tort.

– Monsieur, lui dit Conrart, vous avez bien tort de persister à vous décorer du nom d’épicurien ; en vérité, rien ici ne rappelle la doctrine du philosophe de Gargette.

– Bah ! répliqua La Fontaine, n’est-il pas écrit qu’Épicure acheta un grand jardin et y vécut tranquillement avec ses amis ?

– C'est vrai.

– Eh bien ! M. Fouquet n’a-t-il pas acheté un grand jardin à Saint-Mandé, et n’y vivons-nous pas, fort tranquillement, avec lui et nos amis ?

– Oui, sans doute ; malheureusement ce n’est ni le jardin ni les amis qui peuvent faire la ressemblance. Or, où est la ressemblance de la doctrine de M. Fouquet avec celle d’Épicure ?

– La voici : « Le plaisir donne le bonheur. »

– Après ?

– Eh bien ?

– Je ne crois pas que nous nous trouvions malheureux, moi, du moins. Un bon repas, du vin de Joigny qu’on a la délicatesse d’aller chercher pour moi à mon cabaret favori ; pas une ineptie dans tout un souper d’une heure, malgré dix millionnaires et vingt poètes.

– Je vous arrête là. Vous avez parlé de vin de Joigny et d’un bon repas ; persistez-vous ?

– Je persiste, antecho, comme on dit à Port-Royal.

– Alors, rappelez-vous que le grand Épicure vivait et faisait vivre ses disciples de pain, de légumes et d’eau claire.

– Cela n’est pas certain, dit La Fontaine, et vous pourriez bien confondre Épicure avec Pythagore, mon cher Conrart.

– Souvenez-vous aussi que le philosophe ancien était un assez mauvais ami des dieux et des magistrats.

– Oh ! voilà ce que je ne puis souffrir, répliqua LaFontaine, Épicure comme M. Fouquet.

– Ne le comparez pas à M. le surintendant, dit Conrart, d’une voix émue, sinon vous accréditeriez les bruits qui courent déjà sur lui et sur nous.

– Quels bruits ?

– Que nous sommes de mauvais Français, tièdes au monarque, sourds à la loi.

– J'en reviens donc à mon texte, alors, dit La Fontaine. Écoutez, Conrart, voici la morale d’Épicure… lequel, d’ailleurs, je considère, s’il faut que je vous le dise, comme un mythe. Tout ce qu’il y a d’un peu tranché dans l’Antiquité est mythe. Jupiter, si l’on veut bien y faire attention, c’est la vie, Alcide, c’est la force. Les mots sont là pour me donner raison : Zeus, c’est zèn, vivre ; Alcide, c’est alcé, vigueur. Eh bien ! Épicure, c’est la douce surveillance, c’est la protection ; or, qui surveille mieux l’État et qui protège mieux les individus que M. Fouquet ?

– Vous me parlez étymologie, mais non pas morale : je dis que, nous autres épicuriens modernes, nous sommes de fâcheux citoyens.

– Oh ! s’écria La Fontaine, si nous devenons de fâcheux citoyens, ce ne sera pas en suivant les maximes du maître. Écoutez un de ses principaux aphorismes.

– J'écoute.

– « Souhaitez de bons chefs. »

– Eh bien ?

– Eh bien ! que nous dit M. Fouquet tous les jours ? « Quand donc serons nous gouvernés ? » Le dit-il ? Voyons, Conrart, soyez franc !

– Il le dit, c’est vrai.

– Eh bien ! doctrine d’Épicure.

– Oui, mais c’est un peu séditieux, cela.

– Comment ! c’est séditieux de vouloir être gouverné par de bons chefs ?

– Certainement, quand ceux qui gouvernent sont mauvais.

– Patience ! j’ai réponse à tout.

– Même à ce que je viens de vous dire ?

– Écoutez : « Soumettez-vous à ceux qui gouvernent mal… » Oh ! c’est écrit : Cacos politeuousi… Vous m’accordez le texte ?

– Pardieu ! je le crois bien. Savez-vous que vous parlez grec comme Ésope, mon cher La Fontaine ?

– Est-ce une méchanceté, mon cher Conrart ?

– Dieu m’en garde !

– Alors, revenons à M. Fouquet. Que nous répétait-il toute la journée ? N'est-ce pas ceci : « Quel cuistre que ce Mazarin ! quel âne ! quelle sangsue ! Il faut pourtant obéir à ce drôle !… » Voyons, Conrart, le disait-il ou ne le disait-il pas ?

– J'avoue qu’il le disait, et même peut-être un peu trop.

– Comme Épicure, mon ami, toujours comme Épicure ; je le répète, nous sommes épicuriens, et c’est fort amusant.

– Oui, mais j’ai peur qu’il ne s’élève, à côté de nous, une secte comme celle d’Épictète ; vous savez bien, le philosophe d’Hiérapolis, celui qui appelait le pain du luxe, les légumes de la prodigalité et l’eau claire de l’ivrognerie ; celui qui, battu par son maître, lui disait en grognant un peu, c’est vrai, mais sans se fâcher autrement : « Gageons que vous m’avez cassé la jambe ? » et qui gagnait son pari.

– C'était un oison que cet Épictète.

– Soit ; mais il pourrait bien revenir à la mode en changeant seulement son nom en celui de Colbert.

– Bah ! répliqua La Fontaine, c’est impossible ; jamais vous ne trouverez Colbert dans Épictète.

– Vous avez raison, j’y trouverai… Coluber, tout au plus.

– Ah ! vous êtes battu, Conrart ; vous vous réfugiez dans le jeu de mots. M. Arnault prétend que je n’ai pas de logique… j’en ai plus que M. Nicolle.

– Oui, riposta Conrart, vous avez de la logique, mais vous êtes janséniste.

Cette péroraison fut accueillie par un immense éclat de rire. Peu à peu, les promeneurs avaient été attirés par les exclamations des deux ergoteurs autour du bosquet sous lequel ils péroraient. Toute la discussion avait été religieusement écoutée, et Fouquet lui-même, se contenant à peine, avait donné l’exemple de la modération.

Mais le dénouement de la scène le jeta hors de toute mesure ; il éclata. Tout le monde éclata comme lui, et les deux philosophes furent salués par des félicitations unanimes.

Cependant La Fontaine fut déclaré vainqueur, à cause de son érudition profonde et de son irréfragable logique.

Conrart obtint les dédommagements dus à un combattant malheureux ; on le loua sur la loyauté de ses intentions et la pureté de sa conscience.

Au moment où cette joie se manifestait par les plus vives démonstrations ; au moment où les dames reprochaient aux deux adversaires de n’avoir pas fait entrer les femmes dans le système du bonheur épicurien, on vit Gourville venir de l’autre bout du jardin, s’approcher de Fouquet, qui le couvait des yeux, et, par sa seule présence, le détacher du groupe.

Le surintendant conserva sur son visage le rire et tous les caractères de l’insouciance ; mais à peine hors de vue, il quitta le masque.

– Eh bien ! dit-il vivement, où est Pellisson ? que fait Pellisson ?

– Pellisson revient de Paris.

– A-t-il ramené les prisonniers ?

– Il n’a pas seulement pu voir le concierge de la prison.

– Quoi ! n’a-t-il pas dit qu’il venait de ma part ?

– Il l’a dit ; mais le concierge a fait répondre ceci : « Si l’on vient de la part de M. Fouquet, on doit avoir une lettre de M. Fouquet. »

– Oh ! s’écria celui-ci, s’il ne s’agit que de lui donner une lettre…

– Jamais, répliqua Pellisson, qui se montra au coin du petit bois, jamais, monseigneur… Allez vous-même et parlez en votre nom.

– Oui, vous avez raison ; je rentre chez moi comme pour travailler ; laissez les chevaux attelés, Pellisson. Retenez mes amis, Gourville.

– Un dernier avis, monseigneur, répondit celui-ci.

– Parlez, Gourville.

– N'allez chez le concierge qu’au dernier moment ; c’est brave, mais ce n’est pas adroit. Excusez-moi, monsieur Pellisson, si je suis d’un autre avis que vous ; mais croyez-moi, monseigneur, envoyez encore porter des paroles à ce concierge, c’est un galant homme ; mais ne les portez pas vous même.

– J'aviserai, dit Fouquet ; d’ailleurs, nous avons la nuit tout entière.

– Ne comptez pas trop sur le temps, ce temps fût-il double de celui que nous avons, répliqua Pellisson ; ce n’est jamais une faute d’arriver trop tôt.

– Adieu, dit le surintendant ; venez avec moi, Pellisson. Gourville, je vous recommande mes convives.

Et il partit.

Les épicuriens ne s’aperçurent pas que le chef de l’école avait disparu ; les violons allèrent toute la nuit.

Chapitre LIX – Un quart d’heure de retard §

Fouquet, hors de sa maison pour la deuxième fois dans cette journée, se sentit moins lourd et moins troublé qu’on n’eût pu le croire.

Il se tourna vers Pellisson, qui gravement méditait dans son coin de carrosse quelque bonne argumentation contre les emportements de Colbert.

– Mon cher Pellisson, dit alors Fouquet, c’est bien dommage que vous ne soyez pas une femme.

– Je crois que c’est bien heureux, au contraire, répliqua Pellisson ; car, enfin, monseigneur, je suis excessivement laid.

– Pellisson ! Pellisson ! dit le surintendant en riant, vous répétez trop que vous êtes laid pour ne pas laisser croire que cela vous fait beaucoup de peine.

– Beaucoup, en effet, monseigneur ; il n’y a pas d’homme plus malheureux que moi ; j’étais beau, la petite vérole m’a rendu hideux ; je suis privé d’un grand moyen de séduction ; or, je suis votre premier commis ou à peu près ; j’ai affaire de vos intérêts, et si, en ce moment, j’étais une jolie femme, je vous rendrais un important service.

– Lequel ?

– J'irais trouver le concierge du palais, je le séduirais, car c’est un galant homme et un galantin ; puis j’emmènerais nos deux prisonniers.

– J'espère bien encore le pouvoir moi-même, quoique je ne sois pas une jolie femme, répliqua Fouquet.

– D'accord, monseigneur ; mais vous vous compromettez beaucoup.

– Oh ! s’écria soudain Fouquet, avec un de ces transports secrets comme en possède dans le cœur le sang généreux de la jeunesse ou le souvenir de quelque douce émotion ; oh ! je connais une femme qui fera près du lieutenant gouverneur de la Conciergerie le personnage dont nous avons besoin.

– Moi, j’en connais cinquante, monseigneur, cinquante trompettes qui instruiront l’univers de votre générosité, de votre dévouement à vos amis, et par conséquent vous perdront tôt ou tard en se perdant.

– Je ne parle pas de ces femmes, Pellisson ; je parle d’une noble et belle créature qui joint à l’esprit de son sexe la valeur et le sang-froid du nôtre ; je parle d’une femme assez belle pour que les murs de la prison s’inclinent pour la saluer, d’une femme assez discrète pour que nul ne soupçonne par qui elle aura été envoyée.

– Un trésor, dit Pellisson ; vous feriez là un fameux cadeau à M. le gouverneur de la Conciergerie. Peste ! monseigneur, on lui couperait la tête, cela peut arriver, mais il aurait eu avant de mourir une bonne fortune, telle que jamais homme ne l’aurait rencontrée avant lui.

– Et j’ajoute, dit Fouquet, que le concierge du palais n’aurait pas la tête coupée, car il recevrait de moi mes chevaux pour se sauver, et cinq cent mille livres pour vivre honorablement en Angleterre ; j’ajoute que la femme, mon ami, ne lui donnerait que les chevaux et l’argent. Allons trouver cette femme, Pellisson.

Le surintendant étendit la main vers le cordon de soie et d’or placé à l’intérieur de son carrosse. Pellisson l’arrêta.

– Monseigneur, dit-il, vous allez perdre à chercher cette femme autant de temps que Colomb en mit à trouver le Nouveau Monde. Or, nous n’avons que deux heures à peine pour réussir ; le concierge une fois couché, comment pénétrer chez lui sans de grands éclats ? le jour une fois venu, comment cacher nos démarches ? Allez, allez, monseigneur, allez vous même, et ne cherchez ni ange ni femme pour cette nuit.

– Mais, cher Pellisson, nous voilà devant sa porte.

– Devant la porte de l’ange.

– Eh oui !

– C'est l’hôtel de Mme de Bellière, cela.

– Chut !

– Ah ! mon Dieu ! s’écria Pellisson.

– Qu'avez-vous à dire contre elle ? demanda Fouquet.

– Rien, hélas ! c’est ce qui me désespère. Rien, absolument rien… Que ne puis je vous dire, au contraire, assez de mal pour vous empêcher de monter chez elle !

Mais déjà Fouquet avait donné l’ordre d’arrêter ; le carrosse était immobile.

– M'empêcher ! dit Fouquet ; nulle puissance au monde ne m’empêcherait, vois-tu, de dire un compliment à Mme du Plessis-Bellière ; d’ailleurs, qui sait si nous n’aurons pas besoin d’elle ! Montez-vous avec moi ?

– Non, monseigneur, non.

– Mais je ne veux pas que vous m’attendiez, Pellisson, répliqua Fouquet avec une courtoisie sincère.

– Raison de plus, monseigneur ; sachant que vous me faites attendre, vous resterez moins longtemps là-haut… Prenez garde ! vous voyez un carrosse dans la cour ; elle a quelqu’un chez elle !

Fouquet se pencha vers le marchepied du carrosse.

– Encore un mot, s’écria Pellisson : n’allez chez cette dame qu’en revenant de la Conciergerie, par grâce !

– Eh ! cinq minutes, Pellisson, répliqua Fouquet en descendant au perron même de l’hôtel.

Pellisson demeura au fond du carrosse, le sourcil froncé.

Fouquet monta chez la marquise, dit son nom au valet, ce qui excita un empressement et des respects qui témoignaient de l’habitude que la maîtresse de la maison avait prise de faire respecter et aimer ce nom chez elle.

– Monsieur le surintendant ! s’écria la marquise en s’avançant fort pâle au devant de Fouquet. Quel honneur ! quel imprévu ! dit-elle. Puis tout bas :

– Prenez garde ! ajouta la marquise, Marguerite Vanel est chez moi.

– Madame, répondit Fouquet troublé, je venais pour affaires… Un seul mot pressant.

Et il entra dans le salon.

Mme Vanel s’était levée plus pâle, plus livide que l’Envie elle-même.

Fouquet lui adressa vainement un salut des plus charmants, des plus pacifiques ; elle n’y répondit que par un coup d’œil terrible, lancé sur la marquise et sur Fouquet. Ce regard acéré d’une femme jalouse est un stylet qui trouve le défaut de toutes les cuirasses ; Marguerite Vanel plongea du coup dans le cœur des deux confidents. Elle fit une révérence à son amie, une plus profonde à Fouquet, et prit congé, en prétextant un grand nombre de visites à faire avant que la marquise, interdite, ni Fouquet, saisi d’inquiétude, eussent songé à la retenir. À peine fut-elle partie, que Fouquet, resté seul avec la marquise, se mit à ses genoux sans dire un mot.

– Je vous attendais, répondit la marquise avec un doux sourire.

– Oh ! non, dit-il, car vous eussiez renvoyé cette femme.

– Elle arrive depuis un quart d’heure à peine, et je ne pouvais soupçonner qu’elle dût venir ce soir.

– Vous m’aimez donc un peu, marquise ?

– Ce n’est pas de cela qu’il s’agit, monsieur, c’est de vos dangers ; où en sont vos affaires ?

– Je vais ce soir arracher mes amis aux prisons du palais.

– Comment cela ?

– En achetant, en séduisant le gouverneur.

– Il est de mes amis ; puis-je vous aider sans vous nuire ?

– Oh ! marquise, ce serait un signalé service ; mais comment vous employer sans vous compromettre ? Or, jamais ni ma vie, ni ma puissance, ni ma liberté même, ne seront rachetées, s’il faut qu’une larme tombe de vos yeux, s’il faut qu’une douleur obscurcisse votre front.

– Monseigneur, ne me dites plus de ces mots qui m’enivrent ; je suis coupable d’avoir voulu vous servir, sans calculer la portée de ma démarche. Je vous aime, en effet, comme une tendre amie, et, comme amie, je vous suis reconnaissante de votre délicatesse mais, hélas !… hélas ! jamais vous ne trouverez en moi une maîtresse.

– Marquise !… s’écria Fouquet d’une voix désespérée, pourquoi ?

– Parce que vous êtes trop aimé, dit tout bas la jeune femme, parce que vous l’êtes de trop de gens… parce que l’éclat de la gloire et de la fortune blesse mes yeux, tandis que la sombre douleur les attire ; parce qu’enfin, moi qui vous ai repoussé dans vos fastueuses magnificences, moi qui vous ai à peine regardé lorsque vous resplendissiez, j’ai été, comme une femme égarée, me jeter, pour ainsi dire, dans vos bras lorsque je vis un malheur planer sur votre tête… Vous me comprenez maintenant, monseigneur… Redevenez heureux pour que je redevienne chaste de cœur et de pensée : votre infortune me perdrait.

– Oh ! madame, dit Fouquet avec une émotion qu’il n’avait jamais ressentie, dussé-je tomber au dernier degré de la misère humaine, j’entendrai de votre bouche ce mot que vous me refusez, et ce jour-là, madame, vous vous serez abusée dans votre noble égoïsme ; ce jour-là, vous croirez consoler le plus malheureux des hommes, et vous aurez dit : « Je t’aime ! » au plus illustre, au plus souriant, au plus triomphant des heureux de ce monde !

Il était encore à ses pieds, lui baisant la main, lorsque Pellisson entra précipitamment en s’écriant avec humeur :

– Monseigneur ! madame ! par grâce, madame ! veuillez m’excuser… Monseigneur, il y a une demi-heure que vous êtes ici… Oh ! ne me regardez pas ainsi tous deux d’un air de reproche… madame, je vous prie, qui est cette dame qui est sortie de chez vous à l’entrée de Monseigneur ?

– Mme Vanel, dit Fouquet.

– Là ! s’écria Pellisson, j’en étais sûr !

– Eh bien ! quoi ?

– Eh bien ! elle est montée, toute pâle, dans son carrosse.

– Que m’importe ! dit Fouquet.

– Oui, mais ce qui vous importe, c’est ce qu’elle a dit à son cocher.

– Quoi donc, mon Dieu ? s’écria la marquise.

– « Chez M. Colbert ! » dit Pellisson d’une voix rauque.

– Grand Dieu ! partez ! partez, monseigneur ! répondit la marquise en poussant Fouquet hors du salon, tandis que Pellisson l’entraînait par la main.

– En vérité, dit le surintendant, suis-je un enfant à qui l’on fasse peur d’une ombre ?

– Vous êtes un géant, dit la marquise, qu’une vipère cherche à mordre au talon.

Pellisson continua d’entraîner Fouquet jusqu’au carrosse.

– Au palais, ventre à terre ! cria Pellisson au cocher.

Les chevaux partirent comme l’éclair ; nul obstacle ne ralentit leur marche un seul instant. Seulement, à l’arcade Saint-Jean, lorsqu’ils allaient déboucher sur la place de Grève, une longue file de cavaliers, barrant le passage étroit, arrêta le carrosse du surintendant. Nul moyen de forcer cette barrière ; il fallut attendre que les archers du guet à cheval, car c’étaient eux, fussent passés, avec le chariot massif qu’ils escortaient et qui remontait rapidement vers la place Baudoyer.

Fouquet et Pellisson ne prirent garde à cet événement que pour déplorer la minute de retard qu’ils eurent à subir. Ils entrèrent chez le concierge du palais cinq minutes après.

Cet officier se promenait encore dans la première cour. Au nom de Fouquet, prononcé à son oreille par Pellisson, le gouverneur s’approcha du carrosse avec empressement, et, le chapeau à la main, multiplia les révérences.

– Quel honneur pour moi, monseigneur ! dit-il.

– Un mot, monsieur le gouverneur. Voulez-vous prendre la peine d’entrer dans mon carrosse ?

L'officier vint s’asseoir en face de Fouquet dans la lourde voiture.

– Monsieur, dit Fouquet, j’ai un service à vous demander.

– Parlez, monseigneur.

– Service compromettant pour vous, monsieur, mais qui vous assure à jamais ma protection et mon amitié.

– Fallût-il me jeter au feu pour vous, monseigneur, je le ferais.

– Bien, dit Fouquet ; ce que je vous demande est plus simple.

– Ceci fait, monseigneur, alors ; de quoi s’agit-il ?

– De me conduire aux chambres de MM. Lyodot et d’Emerys.

– Monseigneur veut-il m’expliquer pourquoi ?

– Je vous le dirai en leur présence, monsieur, en même temps que je vous donnerai tous les moyens de pallier cette évasion.

– Évasion ! Mais Monseigneur ne sait donc pas ?

– Quoi ?

– MM. Lyodot et d’Emerys ne sont plus ici.

– Depuis quand ? s’écria Fouquet tremblant.

– Depuis un quart d’heure.

– Où sont-ils donc ?

– À Vincennes, au donjon.

– Qui les a tirés d’ici ?

– Un ordre du roi.

– Malheur ! s’écria Fouquet en se frappant le front, malheur !

Et, sans dire un seul mot de plus au gouverneur, il regagna son carrosse, le désespoir dans l’âme, la mort sur le visage.

– Eh bien ? fit Pellisson avec anxiété.

– Eh bien ! nos amis sont perdus ! Colbert les emmène au donjon. Ce sont eux qui nous ont croisés sous l’arcade Saint-Jean.

Pellisson, frappé comme d’un coup de foudre, ne répliqua pas. D'un reproche, il eût tué son maître.

– Où va Monseigneur ? demanda le valet de pied.

– Chez moi, à Paris ; vous, Pellisson, retournez à Saint-Mandé, ramenez moi l’abbé Fouquet sous une heure. Allez !

Chapitre LX – Plan de bataille §

La nuit était déjà avancée quand l’abbé Fouquet arriva près de son frère.

Gourville l’avait accompagné. Ces trois hommes, pâles des événements futurs, ressemblaient moins à trois puissants du jour qu’à trois conspirateurs unis par une même pensée de violence.

Fouquet se promena longtemps, l’œil fixé sur le parquet, les mains froissées l’une contre l’autre.

Enfin, prenant son courage au milieu d’un grand soupir :

– L'abbé, dit-il, vous m’avez parlé aujourd’hui même de certaines gens que vous entretenez ?

– Oui, monsieur, répliqua l’abbé.

– Au juste, qui sont ces gens ?

L'abbé hésitait.

– Voyons ! pas de crainte, je ne menace pas ; pas de forfanterie, je ne plaisante pas.

– Puisque vous demandez la vérité, monsieur, la voici : j’ai cent vingt amis ou compagnons de plaisir qui sont voués à moi comme les larrons à la potence.

– Et vous pouvez compter sur eux ?

– En tout.

– Et vous ne serez pas compromis ?

– Je ne figurerai même pas.

– Et ce sont des gens de résolution ?

– Ils brûleront Paris si je leur promets qu’ils ne seront pas brûlés.

– La chose que je vous demande, l’abbé, dit Fouquet en essuyant la sueur qui tombait de son visage, c’est de lancer vos cent vingt hommes sur les gens que je vous désignerai, à un certain moment donné… Est-ce possible ?

– Ce n’est pas la première fois que pareille chose leur sera arrivée, monsieur.

– Bien ; mais ces bandits attaqueront-ils… la force armée ?

– C'est leur habitude.

– Alors, rassemblez vos cent vingt hommes, l’abbé.

– Bien ! Où cela ?

– Sur le chemin de Vincennes, demain, à deux heures précises.

– Pour enlever Lyodot et d’Emerys ?… Il y a des coups à gagner ?

– De nombreux. Avez-vous peur ?

– Pas pour moi, mais pour vous.

– Vos hommes sauront donc ce qu’ils font ?

– Ils sont trop intelligents pour ne pas le deviner. Or, un ministre qui fait émeute contre son roi… s’expose.

– Que vous importe, si je paie ?… D'ailleurs, si je tombe, vous tombez avec moi.

– Il serait alors plus prudent, monsieur, de ne pas remuer, de laisser le roi prendre cette petite satisfaction.

– Pensez bien à ceci, l’abbé, que Lyodot et d’Emerys à Vincennes sont un prélude de ruine pour ma maison. Je le répète, moi arrêté, vous serez emprisonné ; moi emprisonné, vous serez exilé.

– Monsieur, je suis à vos ordres. En avez-vous à me donner ?

– Ce que j’ai dit : je veux que demain les deux financiers que l’on cherche à rendre victimes, quand il y a tant de criminels impunis, soient arrachés à la fureur de mes ennemis. Prenez vos mesures en conséquence. Est-ce possible ?

– C'est possible.

– Indiquez-moi votre plan.

– Il est d’une riche simplicité. La garde ordinaire aux exécutions est de douze archers.

– Il y en aura cent demain.

– J'y compte ; je dis plus, il y en aura deux cents.

– Alors, vous n’avez pas assez de cent vingt hommes ?

– Pardonnez-moi. Dans toute foule composée de cent mille spectateurs, il y a dix mille bandits ou coupeurs de bourse ; seulement, ils n’osent pas prendre d’initiative.

– Eh bien ?

– Il y aura donc demain sur la place de Grève, que je choisis pour terrain, dix mille auxiliaires à mes cent vingt hommes. L'attaque commencée par ceux-ci, les autres l’achèveront.

– Bien ! mais que fera-t-on des prisonniers sur la place de Grève ?

– Voici : on les fera entrer dans une maison quelconque de la place ; là, il faudra un siège pour qu’on puisse les enlever… Et, tenez, autre idée, plus sublime encore : certaines maisons ont deux issues, l’une sur la place, l’autre sur la rue de la Mortellerie, ou de la Vannerie, ou de la Tixeranderie. Les prisonniers, entrés par l’une, sortiront par l’autre.

– Mais dites quelque chose de positif.

– Je cherche.

– Et moi, s’écria Fouquet, je trouve. Écoutez bien ce qui me vient en ce moment.

– J'écoute.

Fouquet fit un signe à Gourville qui parut comprendre.

– Un de mes amis me prête parfois les clefs d’une maison qu’il loue rue Baudoyer, et dont les jardins spacieux s’étendent derrière certaine maison de la place de Grève.

– Voilà notre affaire, dit l’abbé. Quelle maison ?

– Un cabaret assez achalandé, dont l’enseigne représente l’image de Notre Dame.

– Je le connais, dit l’abbé.

– Ce cabaret a des fenêtres sur la place, une sortie sur une cour, laquelle doit aboutir aux jardins de mon ami par une porte de communication.

– Bon !

– Entrez par le cabaret, faites entrer les prisonniers, défendez la porte pendant que vous les ferez fuir par le jardin de la place Baudoyer.

– C'est vrai, monsieur, vous feriez un général excellent, comme M. le prince.

– Avez-vous compris ?

– Parfaitement.

– Combien vous faut-il pour griser vos bandits avec du vin et les satisfaire avec de l’or ?

– Oh ! monsieur, quelle expression ! Oh ! monsieur, s’ils vous entendaient ! Quelques-uns parmi eux sont très susceptibles.

– Je veux dire qu’on doit les amener à ne plus reconnaître le ciel d’avec la terre, car je lutterai demain contre le roi, et quand je lutte, je veux vaincre, entendez-vous ?

– Ce sera fait, monsieur… Donnez-moi, monsieur, vos autres idées.

– Cela vous regarde.

– Alors donnez-moi votre bourse.

– Gourville, comptez cent mille livres à l’abbé.

– Bon… et ne ménageons rien, n’est-ce pas ?

– Rien.

– À la bonne heure !

– Monseigneur, objecta Gourville, si cela est su, nous y perdons la tête.

– Eh ! Gourville, répliqua Fouquet, pourpre de colère, vous me faites pitié ; parlez donc pour vous, mon cher. Mais ma tête à moi ne branle pas comme cela sur mes épaules. Voyons, l’abbé, est-ce dit ?

– C'est dit.

– À deux heures, demain ?

– À midi, parce qu’il faut maintenant préparer d’une manière secrète nos auxiliaires.

– C'est vrai : ne ménagez pas le vin du cabaretier.

– Je ne ménagerai ni son vin ni sa maison, repartit l’abbé en ricanant. J'ai mon plan, vous dis-je ; laissez-moi me mettre à l’œuvre, et vous verrez.

– Où vous tiendrez-vous ?

– Partout, et nulle part.

– Et comment serai-je informé ?

– Par un courrier dont le cheval se tiendra dans le jardin même de votre ami. À propos, le nom de cet ami ?

Fouquet regarda encore Gourville. Celui-ci vint au secours du maître en disant :

– Accompagnez M. l’abbé pour plusieurs raisons ; seulement, la maison est reconnaissable : l’image de Notre-Dame par-devant, un jardin, le seul du quartier, par-derrière.

– Bon, bon. Je vais prévenir mes soldats.

– Accompagnez-le, Gourville, dit Fouquet, et lui comptez l’argent. Un moment, l’abbé… un moment, Gourville… Quelle tournure donne-t-on à cet enlèvement ?

– Une bien naturelle, monsieur… L'émeute.

– L'émeute propos de quoi ? Car enfin, si jamais le peuple de Paris est disposé à faire sa cour au roi, c’est quand il fait pendre des financiers.

– J'arrangerai cela… dit l’abbé.

– Oui, mais vous l’arrangerez mal et l’on devinera.

– Non pas, non pas… j’ai encore une idée.

– Dites.

– Mes hommes crieront : « Colbert ! Vive Colbert ! » et se jetteront sur les prisonniers comme pour les mettre en pièces et les arracher à la potence, supplice trop doux.

– Ah ! voilà une idée, en effet, dit Gourville. Peste, monsieur l’abbé, quelle imagination !

– Monsieur, on est digne de la famille, riposta fièrement l’abbé.

– Drôle ! murmura Fouquet.

Puis il ajouta :

– C'est ingénieux ! Faites et ne versez pas de sang.

Gourville et l’abbé partirent ensemble fort affairés. Le surintendant se coucha sur des coussins, moitié veillant aux sinistres projets du lendemain, moitié rêvant d’amour.

Chapitre LXI – Le cabaret de l’Image-de-Notre-Dame §

À deux heures, le lendemain, cinquante mille spectateurs avaient pris position sur la place autour de deux potences que l’on avait élevées en Grève entre le quai de la Grève et le quai Pelletier, l’une auprès de l’autre, adossées au parapet de la rivière.

Le matin aussi, tous les crieurs jurés de la bonne ville de Paris avaient parcouru les quartiers de la cité, surtout les halles et les faubourgs, annonçant de leurs voix rauques et infatigables la grande justice faite par le roi sur deux prévaricateurs, deux larrons affameurs du peuple. Et ce peuple dont on prenait si chaudement les intérêts, pour ne pas manquer de respect à son roi, quittait boutique, étaux, ateliers, afin d’aller témoigner un peu de reconnaissance à Louis XIV, absolument comme feraient des invités qui craindraient de faire une impolitesse en ne se rendant pas chez celui qui les aurait conviés.

Selon la teneur de l’arrêt, que lisaient haut et mal les crieurs, deux traitants, accapareurs d’argent, dilapidateurs des deniers royaux, concussionnaires et faussaires, allaient subir la peine capitale en place de Grève, « leurs noms affichés sur leurs têtes », disait l’arrêt. Quant à ces noms, l’arrêt n’en faisait pas mention. La curiosité des Parisiens était à son comble, et, ainsi que nous l’avons dit, une foule immense attendait avec une impatience fébrile l’heure fixée pour l’exécution. La nouvelle s’était déjà répandue que les prisonniers, transférés au château de Vincennes, seraient conduits de cette prison à la place de Grève. Aussi le faubourg et la rue Saint-Antoine étaient-ils encombrés, car la population de Paris, dans ces jours de grande exécution, se divise en deux catégories : ceux qui veulent voir passer les condamnés, ceux-là sont les cœurs timides et doux, mais curieux de philosophie, et ceux qui veulent voir les condamnés mourir, ceux-là sont les cœurs avides d’émotions.

Ce jour-là, M. d’Artagnan, ayant reçu ses dernières instructions du roi et fait ses adieux à ses amis, et pour le moment le nombre en était réduit à Planchent, se traça le plan de sa journée comme doit le faire tout homme occupé et dont les instants sont comptés, parce qu’il apprécie leur importance.

– Le départ est, dit-il, fixé au point du jour, trois heures du matin ; j’ai donc quinze heures devant moi. Notons-en les six heures de sommeil qui me sont indispensables, six ; une heure de repas, sept ; une heure de visite à Athos, huit ; deux heures pour l’imprévu. Total : dix. « Restent donc cinq heures. » Une heure pour toucher, c’est-à-dire pour me faire refuser l’argent chez M. Fouquet ; une autre pour aller chercher cet argent chez M. Colbert et recevoir ses questions et ses grimaces ; une heure pour surveiller mes armes, mes habits et faire graisser mes bottes. Il me reste encore deux heures. Mordioux ! que je suis riche !

Et ce disant, d’Artagnan sentit une joie étrange, une joie de jeunesse, un parfum de ces belles et heureuses années d’autrefois monter à sa tête et l’enivrer.

– Pendant ces deux heures, j’irai, dit le mousquetaire, toucher mon quartier de loyer de l’Image-de-Notre-Dame. Ce sera réjouissant. Trois cent soixante-quinze livres ! Mordioux ! que c’est étonnant ! Si le pauvre qui n’a qu’une livre dans sa poche avait une livre et douze deniers, ce serait justice, ce serait excellent ; mais jamais pareille aubaine n’arrive au pauvre. Le riche, au contraire, se fait des revenus avec son argent, auquel il ne touche pas… Voilà trois cent soixante-quinze livres qui me tombent du ciel.

« J'irai donc à l’Image-de-Notre-Dame, et je boirai avec mon locataire un verre de vin d’Espagne qu’il ne manquera pas de m’offrir.

« Mais il faut de l’ordre, monsieur d’Artagnan, il faut de l’ordre.

« Organisons donc notre temps et répartissons-en l’emploi.

« Article premier. Athos.

« Art. 2. L'Image-de-Notre-Dame.

« Art. 3. M. Fouquet.

« Art. 4. M. Colbert.

« Art. 5. Souper.

« Art. 6. Habits, bottes, chevaux, portemanteau.

« Art. 7 et dernier. Le sommeil.

En conséquence de cette disposition, d’Artagnan s’en alla tout droit chez le comte de La Fère auquel modestement et naïvement il raconta une partie de ses bonnes aventures.

Athos n’était pas sans inquiétude depuis la veille au sujet de cette visite de d’Artagnan au roi ; mais quatre mots lui suffirent comme explications.

Athos devina que Louis avait chargé d’Artagnan de quelque mission importante et n’essaya pas même de lui faire avouer le secret. Il lui recommanda de se ménager, lui offrit discrètement de l’accompagner si la chose était possible.

– Mais, cher ami, dit d’Artagnan, je ne pars point.

– Comment ! vous venez me dire adieu et vous ne partez point ?

– Oh ! si fait, si fait, répliqua d’Artagnan en rougissant un peu, je pars pour faire une acquisition.

– C'est autre chose. Alors, je change ma formule. Au lieu de : « Ne vous faites pas tuer », je dirai : « Ne vous faites pas voler. »

– Mon ami, je vous ferai prévenir si j’arrête mon idée sur quelque propriété ; puis vous voudrez bien me rendre le service de me conseiller.

– Oui, oui, dit Athos, trop délicat pour se permettre la compensation d’un sourire.

Raoul imitait la réserve paternelle. D'Artagnan comprit qu’il était par trop mystérieux de quitter des amis sous un prétexte sans leur dire même la route qu’on prenait.

– J'ai choisi Le Mans, dit-il à Athos. Est-ce pas un bon pays ?

– Excellent, mon ami, répliqua le comte sans lui faire remarquer que Le Mans était dans la même direction que la Touraine, et qu’en attendant deux jours au plus il pourrait faire route avec un ami.

Mais d’Artagnan, plus embarrassé que le comte, creusait à chaque explication nouvelle le bourbier dans lequel il s’enfonçait peu à peu.

– Je partirai demain au point du jour, dit-il enfin. Jusque-là, Raoul, veux-tu venir avec moi ?

– Oui, monsieur le chevalier, dit le jeune homme, si M. le comte n’a pas affaire de moi.

– Non, Raoul ; j’ai audience aujourd’hui de Monsieur, frère du roi, voilà tout.

Raoul demanda son épée à Grimaud, qui la lui apporta sur-le-champ.

– Alors, ajouta d’Artagnan ouvrant ses deux bras à Athos, adieu, cher ami !

Athos l’embrassa longuement, et le mousquetaire, qui comprit bien sa discrétion, lui glissa à l’oreille :

– Affaire d’État !

Ce à quoi Athos ne répondit que par un serrement de main plus significatif encore.

Alors ils se séparèrent. Raoul prit le bras de son vieil ami, qui l’emmena par la rue Saint-Honoré.

– Je te conduis chez le dieu Plutus, dit d’Artagnan au jeune homme ; prépare-toi ; toute la journée tu verras empiler des écus. Suis-je changé, mon Dieu !

– Oh ! oh ! voilà bien du monde dans la rue, dit Raoul.

– Est-ce procession, aujourd’hui ? demanda d’Artagnan à un flâneur.

– Monsieur, c’est pendaison, répliqua le passant.

– Comment ! pendaison, fit d’Artagnan, en Grève ?

– Oui, monsieur.

– Diable soit du maraud qui se fait pendre le jour où j’ai besoin d’aller toucher mon terme de loyer ! s’écria d’Artagnan. Raoul, as-tu vu pendre ?

– Jamais, monsieur… Dieu merci !

– Voilà bien la jeunesse… Si tu étais de garde à la tranchée, comme je le fus, et qu’un espion… Mais, vois-tu, pardonne, Raoul, je radote… Tu as raison, c’est hideux de voir pendre… À quelle heure pendra-t-on, monsieur, s’il vous plaît ?

– Monsieur, reprit le flâneur avec déférence, charmé qu’il était de lier conversation avec deux hommes d’épée, ce doit être pour trois heures.

– Oh ! il n’est qu’une heure et demie, allongeons les jambes, nous arriverons à temps pour toucher mes trois cent soixante-quinze livres et repartir avant l’arrivée du patient.

– Des patients, monsieur, continua le bourgeois, car ils sont deux.

– Monsieur, je vous rends mille grâces, dit d’Artagnan, qui, en vieillissant, était devenu d’une politesse raffinée.

En entraînant Raoul, il se dirigea rapidement vers le quartier de la Grève.

Sans cette grande habitude que le mousquetaire avait de la foule et le poignet irrésistible auquel se joignait une souplesse peu commune des épaules, ni l’un ni l’autre des deux voyageurs ne fût arrivé à destination.

Ils suivaient le quai qu’ils avaient gagné en quittant la rue Saint-Honoré, dans laquelle ils s’étaient engagés après avoir pris congé d’Athos.

D'Artagnan marchait le premier : son coude, son poignet, son épaule, formaient trois coins qu’il savait enfoncer avec art dans les groupes pour les faire éclater et se disjoindre comme des morceaux de bois. Souvent il usait comme renfort de la poignée en fer de son épée. Il l’introduisait entre des côtes trop rebelles, et la faisant jouer, en guise de levier ou de pince, séparait à propos l’époux de l’épouse, l’oncle du neveu, le frère du frère. Tout cela si naturellement et avec de si gracieux sourires, qu’il eût fallu avoir des côtes de bronze pour ne pas crier merci quand la poignée faisait son jeu, ou des cœurs de diamant pour ne pas être enchanté quand le sourire s’épanouissait sur les lèvres du mousquetaire. Raoul, suivant son ami, ménageait les femmes, qui admiraient sa beauté, contenait les hommes, qui sentaient la rigidité de ses muscles, et tous deux fendaient, grâce à cette manœuvre, l’onde un peu compacte et un peu bourbeuse du populaire.

Ils arrivèrent en vue des deux potences, et Raoul détourna les yeux avec dégoût. Pour d’Artagnan, il ne les vit même pas ; sa maison au pignon dentelé, aux fenêtres pleines de curieux, attirait, absorbait même toute l’attention dont il était capable.

Il distingua dans la place et autour des maisons bon nombre de mousquetaires en congé, qui, les uns avec des femmes, les autres avec des amis, attendaient l’instant de la cérémonie. Ce qui le réjouit par-dessus tout, ce fut de voir que le cabaretier, son locataire, ne savait auquel entendre.

Trois garçons ne pouvaient suffire à servir les buveurs. Il y en avait dans la boutique, dans les chambres, dans la cour même. D'Artagnan fit observer cette affluence à Raoul et ajouta :

– Le drôle n’aura pas d’excuse pour ne pas payer son terme. Vois tous ces buveurs, Raoul, on dirait des gens de bonne compagnie. Mordioux ! mais on n’a pas de place ici.

Cependant d’Artagnan réussit à attraper le patron par le coin de son tablier et à se faire reconnaître de lui.

– Ah ! monsieur le chevalier, dit le cabaretier à moitié fou, une minute, de grâce ! J'ai ici cent enragés qui mettent ma cave sens dessus dessous.

– La cave, bon, mais non le coffre-fort.

– Oh ! monsieur, vos trente-sept pistoles et demie sont là-haut toutes comptées dans ma chambre ; mais il y a dans cette chambre trente compagnons qui sucent les douves d’un petit baril de porto que j’ai défoncé ce matin pour eux… Donnez-moi une minute, rien qu’une minute.

– Soit, soit.

– Je m’en vais, dit Raoul bas à d’Artagnan ; cette joie est ignoble.

– Monsieur, répliqua sévèrement d’Artagnan, vous allez me faire le plaisir de rester ici. Le soldat doit se familiariser avec tous les spectacles. Il y a dans l’œil, quand il est jeune, des fibres qu’il faut savoir endurcir, et l’on n’est vraiment généreux et bon que du moment où l’œil est devenu dur et le cœur resté tendre. D'ailleurs, mon petit Raoul, veux-tu me laisser seul ici ? Ce serait mal à toi. Tiens, il y a la cour là-bas, et un arbre dans cette cour ; viens à l’ombre, nous respirerons mieux que dans cette atmosphère chaude de vins répandus.

De l’endroit où s’étaient placés les deux nouveaux hôtes de l’Image-de-Notre-Dame, ils entendaient le murmure toujours grossissant des flots du peuple, et ne perdaient ni un cri ni un geste des buveurs attablés dans le cabaret ou disséminés dans les chambres. D'Artagnan eût voulu se placer en vedette pour une expédition, qu’il n’eût pas mieux réussi.

L'arbre sous lequel Raoul et lui étaient assis les couvrait d’un feuillage déjà épais. C'était un marronnier trapu, aux branches inclinées, qui versait son ombre sur une table tellement brisée, que les buveurs avaient dû renoncer à s’en servir.

Nous disons que de ce poste d’Artagnan voyait tout. Il observait, en effet, les allées et venues des garçons, l’arrivée des nouveaux buveurs, l’accueil tantôt amical, tantôt hostile, qui était fait à certains arrivants par certains installés Il observait pour passer le temps, car les trente-sept pistoles et demie tardaient beaucoup à arriver.

Raoul le lui fit remarquer.

– Monsieur, lui dit-il, vous ne pressez pas votre locataire, et tout à l’heure les patients vont arriver. Il y aura une telle presse en ce moment, que nous ne pourrons plus sortir.

– Tu as raison, dit le mousquetaire Holà ! oh ! quelqu’un, mordioux !

Mais il eut beau crier, frapper sur les débris de la table, qui tombèrent en poussière sous son poing, nul ne vint. D'Artagnan se préparait à aller trouver lui-même le cabaretier pour le forcer à une explication définitive, lorsque la porte de la cour dans laquelle il se trouvait avec Raoul, porte qui communiquait au jardin situé derrière, s’ouvrit en criant péniblement sur ses gonds rouillés, et un homme vêtu en cavalier sortit de ce jardin l’épée au fourreau, mais non à la ceinture, traversa la cour sans refermer la porte, et ayant jeté un regard oblique sur d’Artagnan et son compagnon, se dirigea vers le cabaret même en promenant partout ses yeux qui semblaient percer les murs et les consciences.

« Tiens, se dit d’Artagnan, mes locataires communiquent… Ah ! c’est sans doute encore quelque curieux de pendaison. »

Au même moment, les cris et le vacarme des buveurs cessèrent dans les chambres supérieures. Le silence, en pareille circonstance, surprend comme un redoublement de bruit. D'Artagnan voulut voir quelle était la cause de ce silence subit. Il vit alors que cet homme, en habit de cavalier, venait d’entrer dans la chambre principale et qu’il haranguait les buveurs, qui tous l’écoutaient avec une attention minutieuse. Son allocution, d’Artagnan l’eût entendue peut-être sans le bruit dominant des clameurs populaires qui faisait un formidable accompagnement à la harangue de l’orateur. Mais elle finit bientôt, et tous les gens que contenait le cabaret sortirent les uns après les autres par petits groupes ; de telle sorte, cependant, qu’il n’en demeura que six dans la chambre : l’un de ces six, l’homme à l’épée, prit à part le cabaretier, l’occupant par des discours plus ou moins sérieux, tandis que les autres allumaient un grand feu dans l’âtre : chose assez étrange par le beau temps et la chaleur.

– C'est singulier, dit d’Artagnan à Raoul ; mais je connais ces figures-là.

– Ne trouvez-vous pas, dit Raoul, que cela sent la fumée ici ?

– Je trouve plutôt que cela sent la conspiration, répliqua d’Artagnan.

Il n’avait pas achevé que quatre de ces hommes étaient descendus dans la cour, et, sans apparence de mauvais desseins, montaient la garde aux environs de la porte de communication, en lançant par intervalles à d’Artagnan des regards qui signifiaient beaucoup de choses.

– Mordioux ! dit tout bas d’Artagnan à Raoul, il y a quelque chose. Es-tu curieux, toi, Raoul ?

– C'est selon, monsieur le chevalier.

– Moi, je suis curieux comme une vieille femme. Viens un peu sur le devant, nous verrons le coup d’œil de la place. Il y a gros à parier que ce coup d’œil va être curieux.

– Mais vous savez, monsieur le chevalier, que je ne veux pas me faire le spectateur passif et indifférent de la mort de deux pauvres diables.

– Et moi donc, crois-tu que je sois un sauvage ? Nous rentrerons quand il sera temps de rentrer. Viens !

Ils s’acheminèrent donc vers le corps de logis et se placèrent près de la fenêtre, qui, chose plus étrange encore que le reste, était demeurée inoccupée.

Les deux derniers buveurs, au lieu de regarder par cette fenêtre, entretenaient le feu.

En voyant entrer d’Artagnan et son ami :

– Ah ! ah ! du renfort, murmurèrent-ils.

D'Artagnan poussa le coude à Raoul.

– Oui, mes braves, du renfort, dit-il ; cordieu ! voilà un fameux feu… Qui voulez-vous donc faire cuire ?

Les deux hommes poussèrent un éclat de rire jovial, et, au lieu de répondre, ajoutèrent du bois au feu. D'Artagnan ne pouvait se lasser de les regarder.

– Voyons, dit un des chauffeurs, on vous a envoyés pour nous dire le moment, n’est-ce pas ?

– Sans doute, dit d’Artagnan, qui voulait savoir à quoi s’en tenir. Pourquoi serais-je donc ici, si ce n’était pour cela ?

– Alors, mettez-vous à la fenêtre, s’il vous plaît.

D'Artagnan sourit dans sa moustache, fit signe à Raoul et se mit complaisamment à la fenêtre.

Chapitre LXII – Vive Colbert ! §

C'était un effrayant spectacle que celui que présentait la Grève en ce moment. Les têtes, nivelées par la perspective, s’étendaient au loin, drues et mouvantes comme les épis dans une grande plaine. De temps en temps, un bruit inconnu, une rumeur lointaine, faisait osciller les têtes et flamboyer des milliers d’yeux.

Parfois il y avait de grands refoulements. Tous ces épis se courbaient et devenaient des vagues plus mouvantes que celles de l’océan, qui roulaient des extrémités au centre, et allaient battre, comme des marées, la haie d’archers qui entouraient les potences. Alors les manches des hallebardes s’abaissaient sur la tête ou les épaules des téméraires envahisseurs ; parfois aussi c’était le fer au lieu du bois, et, dans ce cas, il se faisait un large cercle vide autour de la garde : espace conquis aux dépens des extrémités, qui subissaient à leur tour l’oppression de ce refoulement subit qui les repoussait contre les parapets de la Seine.

Du haut de sa fenêtre, qui dominait toute la place, d’Artagnan vit, avec une satisfaction intérieure, que ceux des mousquetaires et des gardes qui se trouvaient pris dans la foule savaient, à coups de poing et de pommeaux d’épée, se faire place. Il remarqua même qu’ils avaient réussi, par suite de cet esprit de corps qui double les forces du soldat, à se réunir en un groupe d’à peu près cinquante hommes ; et que, sauf une douzaine d’égarés qu’il voyait encore rouler çà et là, le noyau était complet et à la portée de la voix. Mais ce n’étaient pas seulement les mousquetaires et les gardes qui attiraient l’attention de d’Artagnan. Autour des potences, et surtout aux abords de l’arcade Saint-Jean, s’agitait un tourbillon bruyant, brouillon, affairé ; des figures hardies, des mines résolues se dessinaient çà et là au milieu des figures niaises et des mines indifférentes ; des signaux s’échangeaient, des mains se touchaient. D'Artagnan remarqua dans les groupes, et même dans les groupes les plus animés, la figure du cavalier qu’il avait vu entrer par la porte de communication de son jardin et qui était monté au premier pour haranguer les buveurs. Cet homme organisait des escouades et distribuait des ordres.

– Mordioux ! s’écria d’Artagnan, je ne me trompais pas, je connais cet homme, c’est Menneville. Que diable fait-il ici ?

Un murmure sourd et qui s’accentuait par degrés arrêta sa réflexion et attira ses regards d’un autre côté. Ce murmure était occasionné par l’arrivée des patients ; un fort piquet d’archers les précédait et parut à l’angle de l’arcade. La foule tout entière se mit à pousser des cris. Tous ces cris formèrent un hurlement immense. D'Artagnan vit Raoul pâlir ; il lui frappa rudement sur l’épaule.

Les chauffeurs, à ce grand cri, se retournèrent et demandèrent où l’on en était.

– Les condamnés arrivent, dit d’Artagnan.

– Bien, répondirent-ils en avivant la flamme de la cheminée.

D'Artagnan les regarda avec inquiétude ; il était évident que ces hommes qui faisaient un pareil feu, sans utilité aucune, avaient d’étranges intentions.

Les condamnés parurent sur la place. Ils marchaient à pied, le bourreau devant eux ; cinquante archers se tenaient en haie à leur droite et à leur gauche. Tous deux étaient vêtus de noir, pâles mais résolus. Ils regardaient impatiemment au-dessus des têtes en se haussant à chaque pas.

D'Artagnan remarqua ce mouvement.

– Mordioux ! dit-il, ils sont bien pressés de voir la potence.

Raoul se reculait sans avoir la force cependant de quitter tout à fait la fenêtre. La terreur, elle aussi, a son attraction.

– À mort ! à mort ! crièrent cinquante mille voix.

– Oui à mort ! hurlèrent une centaine de furieux, comme si la grande masse leur eût donné la réplique.

– À la hart ! à la hart ! cria le grand ensemble ; vive le roi !

– Tiens ! murmura d’Artagnan, c’est drôle, j’aurais cru que c’était M. de Colbert qui les faisait pendre, moi.

Il y eut en ce moment un refoulement qui arrêta un instant la marche des condamnés.

Les gens à mine hardie et résolue qu’avait remarqués d’Artagnan, à force de se presser, de se pousser, de se hausser, étaient parvenus à toucher presque la haie d’archers.

Le cortège se remit en marche.

Tout à coup, aux cris de : « Vive Colbert ! » ces hommes que d’Artagnan ne perdait pas de vue se jetèrent sur l’escorte, qui essaya vainement de lutter. Derrière ces hommes, il y avait la foule. Alors commença, au milieu d’un affreux vacarme, une affreuse confusion.

Cette fois, ce sont mieux que des cris d’attente ou des cris de joie, ce sont des cris de douleur.

En effet, les hallebardes frappent, les épées trouent, les mousquets commencent à tirer.

Il se fit alors un tourbillonnement étrange au milieu duquel d’Artagnan ne vit plus rien. Puis de ce chaos surgit tout à coup comme une intention visible, comme une volonté arrêtée.

Les condamnés avaient été arrachés des mains des gardes et on les entraînait vers la maison de l’Image-de-Notre-Dame. Ceux qui les entraînaient criaient :

– Vive Colbert !

Le peuple hésitait, ne sachant s’il devait tomber sur les archers ou sur les agresseurs.

Ce qui arrêtait le peuple, c’est que ceux qui criaient : « Vive Colbert ! » commençaient à crier en même temps : « Pas de hart ! à bas la potence ! au feu ! au feu ! brûlons les voleurs ! brûlons les affameurs ! » Ce cri poussé d’ensemble obtint un succès d’enthousiasme. La populace était venue pour voir un supplice, et voilà qu’on lui offrait l’occasion d’en faire un elle-même.

C'était ce qui pouvait être le plus agréable à la populace.

Aussi se rangea-t-elle immédiatement du parti des agresseurs contre les archers, en criant avec la minorité, devenue, grâce à elle, majorité des plus compactes :

– Oui, oui, au feu, les voleurs ! vive Colbert !

– Mordioux ! s’écria d’Artagnan, il me semble que cela devient sérieux.

Un des hommes qui se tenaient près de la cheminée s’approcha de la fenêtre, son brandon à la main.

– Ah ! ah ! dit-il, cela chauffe.

Puis, se retournant vers son compagnon :

– Voilà le signal ! dit-il.

Et soudain il appuya le tison brûlant à la boiserie. Ce n’était pas une maison tout à fait neuve que le cabaret de l’Image de Notre-Dame ; aussi ne se fit-elle pas prier pour prendre feu.

En une seconde, les ais craquent et la flamme monte en pétillant. Un hurlement du dehors répond aux cris que poussent les incendiaires.

D'Artagnan, qui n’a rien vu parce qu’il regarde sur la place, sent à la fois la fumée qui l’étouffe et la flamme qui le grille.

– Holà ! s’écrie-t-il en se retournant, le feu est-il ici ? êtes-vous fous ou enragés, mes maîtres ?

Les deux hommes le regardèrent d’un air étonné.

– Eh quoi ! demandèrent-ils à d’Artagnan, n’est-ce pas chose convenue ?

– Chose convenue que vous brûlerez ma maison ? vocifère d’Artagnan en arrachant le tison des mains de l’incendiaire et le lui portant au visage.

Le second veut porter secours à son camarade ; mais Raoul le saisit, l’enlève et le jette par la fenêtre, tandis que d’Artagnan pousse son compagnon par les degrés. Raoul, le premier libre, arrache les lambris qu’il jette tout fumants par la chambre.

D'un coup d’œil, d’Artagnan voit qu’il n’y a plus rien à craindre pour l’incendie et court à la fenêtre.

Le désordre est à son comble. On crie à la fois : – Au feu ! au meurtre ! à la hart ! au bûcher ! vive Colbert et vive le roi !

Le groupe qui arrache les patients aux mains des archers s’est rapproché de la maison, qui semble le but vers lequel on les entraîne. Menneville est à la tête du groupe criant plus haut que personne : – Au feu ! au feu ! vive Colbert !

D'Artagnan commence à comprendre. On veut brûler les condamnés, et sa maison est le bûcher qu’on leur prépare.

– Halte-là ! cria-t-il l’épée à la main et un pied sur la fenêtre. Menneville, que voulez-vous ?

– Monsieur d’Artagnan, s’écrie celui-ci, passage, passage !

– Au feu ! au feu, les voleurs ! vive Colbert ! crie la foule.

Ces cris exaspérèrent d’Artagnan.

– Mordioux ! dit-il, brûler ces pauvres diables qui ne sont condamnés qu’à être pendus, c’est infâme !

Cependant, devant la porte, la masse des curieux, refoulée contre les murailles, est plus épaisse et ferme la voie.

Menneville et ses hommes, qui traînent les patients, ne sont plus qu’à dix pas de la porte.

Menneville fait un dernier effort.

– Passage ! passage ! crie-t-il le pistolet au poing.

– Brûlons ! brûlons ! répète la foule. Le feu est à l’Image-de-Notre-Dame. Brûlons les voleurs ! brûlons-les tous deux dans l’Image-de-Notre-Dame.

Cette fois, il n’y a pas de doute, c’est bien à la maison de d’Artagnan qu’on en veut.

D'Artagnan se rappelle l’ancien cri, toujours si efficacement poussé par lui.

– À moi, mousquetaires !… dit-il d’une voix de géant, d’une de ces voix qui dominent le canon, la mer, la tempête ; à moi, mousquetaires !…

Et, se suspendant par le bras au balcon, il se laisse tomber au milieu de la foule, qui commence à s’écarter de cette maison d’où il pleut des hommes. Raoul est à terre aussitôt que lui. Tous deux ont l’épée à la main. Tout ce qu’il y a de mousquetaires sur la place a entendu ce cri d’appel ; tous se sont retournés à ce cri et ont reconnu d’Artagnan.

– Au capitaine ! au capitaine ! crient-ils tous à leur tour.

Et la foule s’ouvre devant eux comme devant la proue d’un vaisseau. En ce moment d’Artagnan et Menneville se trouvèrent face à face.

– Passage ! passage ! s’écrie Menneville en voyant qu’il n’a plus que le bras à étendre pour toucher la porte.

– On ne passe pas ! dit d’Artagnan.

– Tiens, dit Menneville en lâchant son coup de pistolet presque à bout portant.

Mais avant que le rouet ait tourné, d’Artagnan a relevé le bras de Menneville avec la poignée de son épée et lui a passé la lame au travers du corps.

– Je t’avais bien dit de te tenir tranquille, dit d’Artagnan à Menneville qui roula à ses pieds.

– Passage ! passage ! crient les compagnons de Menneville épouvantés d’abord, mais qui se rassurent bientôt en s’apercevant qu’ils n’ont affaire qu’à deux hommes.

Mais ces deux hommes sont deux géants à cent bras, l’épée voltige entre leurs mains comme le glaive flamboyant de l’archange. Elle troue avec la pointe, frappe de revers, frappe de taille. Chaque coup renverse son homme.

– Pour le roi ! crie d’Artagnan à chaque homme qu’il frappe, c’est-à-dire à chaque homme qui tombe.

Ce cri devient le mot d’ordre des mousquetaires, qui, guidés par lui, rejoignent d’Artagnan.

Pendant ce temps les archers se remettent de la panique qu’ils ont éprouvée, chargent les agresseurs en queue, et, réguliers comme des moulins, foulent et abattent tout ce qu’ils rencontrent. La foule, qui voit reluire les épées, voler en l’air les gouttes de sang, la foule fuit et s’écrase elle-même.

Enfin des cris de miséricorde et de désespoir retentissent ; c’est l’adieu des vaincus. Les deux condamnés sont retombés aux mains des archers.

D'Artagnan s’approche d’eux, et les voyant pâles et mourants :

– Consolez-vous, pauvres gens, dit-il, vous ne subirez pas le supplice affreux dont ces misérables vous menaçaient. Le roi vous a condamnés à être pendus. Vous ne serez que pendus. Çà ! qu’on les pende, et voilà tout.

Il n’y a plus rien à l’Image-de-Notre-Dame. Le feu a été éteint avec deux tonnes de vin à défaut d’eau. Les conjurés ont fui par le jardin. Les archers entraînent les patients aux potences.

L'affaire ne fut pas longue à partir de ce moment.

L'exécuteur, peu soucieux d’opérer selon les formes de l’art, se hâte et expédie les deux malheureux en une minute.

Cependant on s’empresse autour de d’Artagnan ; on le félicite, on le caresse. Il essuie son front ruisselant de sueur, son épée ruisselante de sang, hausse les épaules en voyant Menneville qui se tord à ses pieds dans les dernières convulsions de l’agonie. Et tandis que Raoul détourne les yeux avec compassion, il montre aux mousquetaires les potences chargées de leurs tristes fruits.

– Pauvres diables ! dit-il, j’espère qu’ils sont morts en me bénissant, car je leur en ai sauvé de belles.

Ces mots vont atteindre Menneville au moment où lui-même va rendre le dernier soupir. Un soupir sombre et ironique voltige sur ses lèvres. Il veut répondre, mais l’effort qu’il fait achève de briser sa vie. Il expire.

– Oh ! tout cela est affreux, murmura Raoul ; partons, monsieur le chevalier.

– Tu n’es pas blessé ? demande d’Artagnan.

– Non, merci.

– Eh bien ! tu es un brave, mordioux ! C'est la tête du père et le bras de Porthos. Ah ! s’il avait été ici, Porthos, il en aurait vu de belles.

Puis, par manière de se souvenir :

– Mais où diable peut-il être, ce brave Porthos ? murmura d’Artagnan.

– Venez, chevalier, venez, insista Raoul.

– Une dernière minute, mon ami, que je prenne mes trente-sept pistoles et demie, je suis à toi. La maison est d’un bon produit, ajouta d’Artagnan en rentrant à l’Image-de-Notre-Dame ; mais décidément, dût-elle être moins productive, je l’aimerais mieux dans un autre quartier.

Chapitre LXIII – Comment le diamant de M. d’Emerys passa entre les mains de d’Artagnan §

Tandis que cette scène bruyante et ensanglantée se passait sur la Grève, plusieurs hommes, barricadés derrière la porte de communication du jardin, remettaient leurs épées au fourreau, aidaient l’un d’eux à monter sur son cheval tout sellé qui attendait dans le jardin, et, comme une volée d’oiseaux effarés, s’enfuyaient dans toutes les directions, les uns escaladant les murs, les autres se précipitant par les portes avec toute l’ardeur de la panique.

Celui qui monta sur le cheval et qui lui fit sentir l’éperon avec une telle brutalité que l’animal faillit franchir la muraille, ce cavalier, disons-nous, traversa la place Baudoyer, passa comme l’éclair devant la foule des rues, écrasant, culbutant, renversant tout, et dix minutes après arriva aux portes de la surintendance, plus essoufflé encore que son cheval. L'abbé Fouquet, au bruit retentissant des fers sur le pavé, parut à une fenêtre de la cour, et avant même que le cavalier eût mis pied à terre :

– Eh bien ! Danicamp ? demanda-t-il, à moitié penché hors de la fenêtre.

– Eh bien ! c’est fini, répondit le cavalier.

– Fini ! cria l’abbé ; alors ils sont sauvés ?

– Non pas, monsieur, répliqua le cavalier. Ils sont pendus.

– Pendus ! répéta l’abbé pâlissant.

Une porte latérale s’ouvrit soudain, et Fouquet apparut dans la chambre, pâle, égaré, les lèvres entrouvertes par un cri de douleur et de colère.

Il s’arrêta sur le seuil, écoutant ce qui se disait de la cour à la fenêtre.

– Misérables ! dit l’abbé, vous ne vous êtes donc pas battus !

– Comme des lions.

– Dites comme des lâches.

– Monsieur !

– Cent hommes de guerre, l’épée à la main, valent dix mille archers dans une surprise. Où est Menneville, ce fanfaron, ce vantard qui ne devait revenir que mort ou vainqueur ?

– Eh bien ! monsieur, il a tenu parole. Il est mort.

– Mort ! qui l’a tué ?

– Un démon déguisé en homme, un géant armé de dix épées flamboyantes, un enragé qui a d’un seul coup éteint le feu, éteint l’émeute, et fait sortir cent mousquetaires du pavé de la place de Grève.

Fouquet souleva son front tout ruisselant de sueur.

– Oh ! Lyodot et d’Emerys ! murmura-t-il, morts ! morts ! morts ! et moi déshonoré.

L'abbé se retourna, et apercevant son frère écrasé, livide :

– Allons ! allons ! dit-il, c’est un coup du sort, monsieur, il ne faut pas nous lamenter ainsi. Puisque cela ne s’est point fait, c’est que Dieu…

– Taisez-vous, l’abbé ! taisez-vous ! cria Fouquet ; vos excuses sont des blasphèmes. Faites monter ici cet homme, et qu’il raconte les détails de l’horrible événement.

– Mais, mon frère…

– Obéissez, monsieur !

L'abbé fit un signe, et une demi-minute après on entendit les pas de l’homme dans l’escalier.

En même temps, Gourville apparut derrière Fouquet, pareil à l’ange gardien du surintendant, appuyant un doigt sur ses lèvres pour lui enjoindre de s’observer au milieu des élans mêmes de sa douleur. Le ministre reprit toute la sérénité que les forces humaines peuvent laisser à la disposition d’un cœur à demi brisé par la douleur. Danicamp parut.

– Faites votre rapport, dit Gourville.

– Monsieur, répondit le messager, nous avions reçu l’ordre d’enlever les prisonniers et de crier : « Vive Colbert ! » en les enlevant.

– Pour les brûler vifs, n’est-ce pas, l’abbé ? interrompit Gourville.

– Oui ! oui ! l’ordre avait été donné à Menneville. Menneville savait ce qu’il en fallait faire, et Menneville est mort.

Cette nouvelle parut rassurer Gourville au lieu de l’attrister.

– Pour les brûler vifs ? répéta le messager, comme s’il eût douté que cet ordre, le seul qui lui eût été donné au reste, fût bien réel.

– Mais certainement pour les brûler vifs, reprit brutalement l’abbé.

– D'accord, monsieur, d’accord, reprit l’homme en cherchant des yeux sur la physionomie des deux interlocuteurs ce qu’il y avait de triste ou d’avantageux pour lui à raconter selon la vérité.

– Maintenant, racontez, dit Gourville.

– Les prisonniers, continua Danicamp, devaient donc être amenés à la Grève, et le peuple en fureur voulait qu’ils fussent brûlés au lieu d’être pendus.

– Le peuple a ses raisons, dit l’abbé ; continuez.

– Mais, reprit l’homme, au moment où les archers venaient d’être enfoncés, au moment où le feu prenait dans une des maisons de la place destinée à servir de bûcher aux coupables, un furieux, ce démon, ce géant dont je vous parlais, et qu’on nous avait dit être le propriétaire de la maison en question, aidé d’un jeune homme qui l’accompagnait, jeta par la fenêtre ceux qui activaient le feu, appela au secours les mousquetaires qui se trouvaient dans la foule, sauta lui-même du premier étage dans la place, et joua si désespérément de l’épée, que la victoire fut rendue aux archers, les prisonniers repris et Menneville tué. Une fois repris, les condamnés furent exécutés en trois minutes.

Fouquet, malgré sa puissance sur lui-même, ne put s’empêcher de laisser échapper un sourd gémissement.

– Et cet homme, le propriétaire de la maison, reprit l’abbé, comment le nomme-t-on ?

– Je ne vous le dirai pas, n’ayant pas pu le voir ; mon poste m’avait été désigné dans le jardin, et je suis resté à mon poste ; seulement, on est venu me raconter l’affaire. J'avais ordre, la chose une fois finie, de venir vous annoncer en toute hâte de quelle façon elle était finie. Selon l’ordre, je suis parti au galop, et me voilà.

– Très bien, monsieur, nous n’avons pas autre chose à demander de vous, dit l’abbé, de plus en plus atterré à mesure qu’approchait le moment d’aborder son frère seul à seul.

– On vous a payé ? demanda Gourville.

– Un acompte, monsieur, répondit Danicamp.

– Voilà vingt pistoles. Allez, monsieur, et n’oubliez pas de toujours défendre, comme cette fois, les véritables intérêts du roi.

– Oui, monsieur, dit l’homme en s’inclinant et en serrant l’argent dans sa poche.

Après quoi il sortit.

À peine fut-il dehors que Fouquet, qui était resté immobile, s’avança d’un pas rapide et se trouva entre l’abbé et Gourville. Tous deux ouvrirent en même temps la bouche pour parler.

– Pas d’excuses ! dit-il, pas de récriminations contre qui que ce soit. Si je n’eusse pas été un faux ami, je n’eusse confié à personne le soin de délivrer Lyodot et d’Emerys. C'est moi seul qui suis coupable, à moi seul donc les reproches et les remords. Laissez-moi, l’abbé.

– Cependant, monsieur, vous n’empêcherez pas, répondit celui-ci, que je ne fasse rechercher le misérable qui s’est entremis pour le service de M. Colbert dans cette partie si bien préparée ; car, s’il est d’une bonne politique de bien aimer ses amis, je ne crois pas mauvaise celle qui consiste à poursuivre ses ennemis d’une façon acharnée.

– Trêve de politique, l’abbé ; sortez, je vous prie, et que je n’entende plus parler de vous jusqu’à nouvel ordre ; il me semble que nous avons besoin de beaucoup de silence et de circonspection. Vous avez un terrible exemple devant vous. Messieurs, pas de représailles, je vous le défends.

– Il n’y a pas d’ordres, grommela l’abbé, qui m’empêchent de venger sur un coupable l’affront fait à ma famille.

– Et moi, s’écria Fouquet de cette voix impérative à laquelle on sent qu’il n’y a rien à répondre, si vous avez une pensée, une seule, qui ne soit pas l’expression absolue de ma volonté, je vous ferai jeter à la Bastille deux heures après que cette pensée se sera manifestée. Réglez-vous là-dessus, l’abbé.

L'abbé s’inclina en rougissant.

Fouquet fit signe à Gourville de le suivre, et déjà se dirigeait vers son cabinet, lorsque l’huissier annonça d’une voix haute :

– M. le chevalier d’Artagnan.

– Qu'est-ce ? fit négligemment Fouquet à Gourville.

– Un ex-lieutenant des mousquetaires de Sa Majesté, répondit Gourville sur le même ton.

Fouquet ne prit pas même la peine de réfléchir et se remit à marcher.

– Pardon, monseigneur ! dit alors Gourville ; mais, je réfléchis, ce brave garçon a quitté le service du roi, et probablement vient-il toucher un quart de pension quelconque.

– Au diable ! dit Fouquet ; pourquoi prend-il si mal son temps ?

– Permettez, monseigneur, que je lui dise un mot de refus alors ; car il est de ma connaissance, et c’est un homme qu’il vaut mieux, dans les circonstances où nous nous trouvons, avoir pour ami que pour ennemi.

– Répondez tout ce que vous voudrez, dit Fouquet.

– Eh ! mon Dieu ! dit l’abbé plein de rancune, comme un homme d’Église, répondez qu’il n’y a pas d’argent, surtout pour les mousquetaires.

Mais l’abbé n’avait pas plutôt lâché ce mot imprudent, que la porte entrebâillée s’ouvrit tout à fait et que d’Artagnan parut.

– Eh ! monsieur Fouquet, dit-il, je le savais bien, qu’il n’y avait pas d’argent pour les mousquetaires. Aussi je ne venais point pour m’en faire donner, mais bien pour m’en faire refuser. C'est fait, merci. Je vous donne le bonjour et vais en chercher chez M. Colbert.

Et il sortit après un salut assez leste.

– Gourville, dit Fouquet, courez après cet homme et me le ramenez.

Gourville obéit et rejoignit d’Artagnan sur l’escalier. D'Artagnan, entendant des pas derrière lui, se retourna et aperçut Gourville.

– Mordioux ! mon cher monsieur, dit-il, ce sont de tristes façons que celles de messieurs vos gens de finances ; Je viens chez M. Fouquet pour toucher une somme ordonnancée par Sa Majesté, et l’on m’y reçoit comme un mendiant qui vient pour demander une aumône, ou comme un filou qui vient pour voler une pièce d’argenterie.

– Mais vous avez prononcé le nom de M. Colbert, cher monsieur d’Artagnan ; vous avez dit que vous alliez chez M. Colbert ?

– Certainement que j’y vais, ne fût-ce que pour lui demander satisfaction des gens qui veulent brûler les maisons en criant : « Vive Colbert ! »

Gourville dressa les oreilles.

– Oh ! oh ! dit-il, vous faites allusion à ce qui vient de se passer en Grève ?

– Oui, certainement.

– Et en quoi ce qui vient de se passer vous importe-t-il ?

– Comment ! vous me demandez en quoi il m’importe ou il ne m’importe pas que M. Colbert fasse de ma maison un bûcher ?

– Ainsi, votre maison… C'est votre maison qu’on voulait brûler ?

– Pardieu !

– Le cabaret de l’Image-de-Notre-Dame est à vous ?

– Depuis huit jours.

– Et vous êtes ce brave capitaine, vous êtes cette vaillante épée qui a dispersé ceux qui voulaient brûler les condamnés ?

– Mon cher monsieur Gourville, mettez-vous à ma place : je suis agent de la force publique et propriétaire. Comme capitaine, mon devoir est de faire accomplir les ordres du roi. Comme propriétaire, mon intérêt est qu’on ne me brûle pas ma maison. J'ai donc suivi à la fois les lois de l’intérêt et du devoir en remettant MM. Lyodot et d’Emerys entre les mains des archers.

– Ainsi c’est vous qui avez jeté un homme par la fenêtre ?

– C'est moi-même, répliqua modestement d’Artagnan.

– C'est vous qui avez tué Menneville ?

– J'ai eu ce malheur, dit d’Artagnan saluant comme un homme que l’on félicite.

– C'est vous enfin qui avez été cause que les deux condamnés ont été pendus ?

– Au lieu d’être brûlés, oui, monsieur, et je m’en fais gloire. J'ai arraché ces pauvres diables à d’effroyables tortures. Comprenez-vous, mon cher monsieur Gourville, qu’on voulait les brûler vifs ? cela passe toute imagination.

– Allez, mon cher monsieur d’Artagnan, allez, dit Gourville voulant épargner à Fouquet la vue d’un homme qui venait de lui causer une si profonde douleur.

– Non pas, dit Fouquet, qui avait entendu de la porte de l’antichambre ; non pas, monsieur d’Artagnan, venez, au contraire.

D'Artagnan essuya au pommeau de son épée une dernière trace sanglante qui avait échappé à son investigation et rentra. Alors il se retrouva en face de ces trois hommes, dont les visages portaient trois expressions bien différentes : chez l’abbé celle de la colère, chez Gourville celle de la stupeur, chez Fouquet celle de l’abattement.

– Pardon, monsieur le ministre, dit d’Artagnan, mais mon temps est compté, il faut que je passe à l’intendance pour m’expliquer avec M. Colbert et toucher mon quartier.

– Mais, monsieur, dit Fouquet, il y a de l’argent ici.

D'Artagnan, étonné, regarda le surintendant.

– Il vous a été répondu légèrement, monsieur, je le sais, je l’ai entendu, dit le ministre ; un homme de votre mérite devrait être connu de tout le monde.

D'Artagnan s’inclina.

– Vous avez une ordonnance ? ajouta Fouquet.

– Oui, monsieur.

– Donnez, je vais vous payer moi-même ; venez.

Il fit un signe à Gourville et à l’abbé, qui demeurèrent dans la chambre où ils étaient, et emmena d’Artagnan dans son cabinet. Une fois arrivé :

– Combien vous doit-on, monsieur ?

– Mais quelque chose comme cinq mille livres, monseigneur.

– Pour votre arriéré de solde ?

– Pour un quartier.

– Un quartier de cinq mille livres ! dit Fouquet attachant sur le mousquetaire un profond regard ; c’est donc vingt mille livres par an que le roi vous donne ?

– Oui, monseigneur, c’est vingt mille livres ; trouvez-vous que cela soit trop ?

– Moi ! s’écria Fouquet, et il sourit amèrement. Si je me connaissais en hommes, si j’étais, au lieu d’un esprit léger, inconséquent et vain, un esprit prudent et réfléchi ; si, en un mot, j’avais, comme certaines gens, su arranger ma vie, vous ne recevriez pas vingt mille livres par an, mais cent mille, et vous ne seriez pas au roi, mais à moi !

D'Artagnan rougit légèrement. Il y a dans la façon dont se donne l’éloge, dans la voix du louangeur, dans son accent affectueux, un poison si doux, que le plus fort en est parfois enivré.

Le surintendant termina cette allocution en ouvrant un tiroir, où il prit quatre rouleaux qu’il posa devant d’Artagnan.

Le Gascon en écorna un.

– De l’or ! dit-il.

– Cela vous chargera moins, monsieur.

– Mais alors, monsieur, cela fait vingt mille livres.

– Sans doute.

– Mais on ne m’en doit que cinq.

– Je veux vous épargner la peine de passer quatre fois à la surintendance.

– Vous me comblez, monsieur.

– Je fais ce que je dois, monsieur le chevalier, et j’espère que vous ne me garderez pas rancune pour l’accueil de mon frère. C'est un esprit plein d’aigreur et de caprice.

– Monsieur, dit d’Artagnan, croyez que rien ne me fâcherait plus qu’une excuse de vous.

– Aussi ne le ferai-je plus, et me contenterai-je de vous demander une grâce.

– Oh ! monsieur.

Fouquet tira de son doigt un diamant d’environ mille pistoles.

– Monsieur, dit-il, la pierre que voici me fut donnée par un ami d’enfance, par un homme à qui vous avez rendu un grand service.

La voix de Fouquet s’altéra sensiblement.

– Un service, moi ! fit le mousquetaire ; j’ai rendu un service à l’un de vos amis ?

– Vous ne pouvez l’avoir oublié, monsieur, car c’est aujourd’hui même.

– Et cet ami s’appelait ?…

– M. d’Emerys.

– L'un des condamnés ?

– Oui, l’une des victimes… Eh bien ! monsieur d’Artagnan, en faveur du service que vous lui avez rendu, je vous prie d’accepter ce diamant. Faîtes cela pour l’amour de moi.

– Monsieur…

– Acceptez, vous dis-je. Je suis aujourd’hui dans un jour de deuil, plus tard vous saurez cela peut-être ; aujourd’hui j’ai perdu un ami ; eh bien ! j’essaie d’en retrouver un autre.

– Mais, monsieur Fouquet…

– Adieu, monsieur d’Artagnan, adieu ! s’écria Fouquet le cœur gonflé, ou plutôt, au revoir !

Et le ministre sortit de son cabinet ; laissant aux mains du mousquetaire la bague et les vingt mille livres.

– Oh ! oh !dit d’Artagnan après un moment de réflexion sombre ; est-ce que je comprendrais ? Mordioux ! si je comprends, voilà un bien galant homme !… Je m’en vais me faire expliquer cela par M. Colbert.

Et il sortit.

Chapitre LXIV – De la différence notable que d’Artagnan trouva entre M. l’intendant et Mgr le surintendant §

M. Colbert demeurait rue Neuve-des-Petits-Champs, dans une maison qui avait appartenu à Beautru. Les jambes de d’Artagnan firent le trajet en un petit quart d’heure.

Lorsqu’il arriva chez le nouveau favori, la cour était pleine d’archers et de gens de police qui venaient, soit le féliciter, soit s’excuser, selon qu’il choisirait éloge ou blâme. Le sentiment de la flatterie est instinctif chez les gens de condition abjecte ; ils en ont le sens, comme l’animal sauvage a celui de l’ouïe ou de l’odorat. Ces gens, ou leur chef, avaient donc compris qu’il y avait un plaisir à faire à M. Colbert, en lui rendant compte de la façon dont son nom avait été prononcé pendant l’échauffourée.

D'Artagnan se produisit juste au moment où le chef du guet faisait son rapport. D'Artagnan se tint près de la porte, derrière les archers.

Cet officier prit Colbert à part, malgré sa résistance et le froncement de ses gros sourcils.

– Au cas, dit-il, où vous auriez réellement désiré, monsieur, que le peuple fît justice de deux traîtres, il eût été sage de nous en avertir ; car enfin, monsieur, malgré notre douleur de vous déplaire ou de contrarier vos vues, nous avions notre consigne à exécuter.

– Triple sot ! répliqua Colbert furieux en secouant ses cheveux tassés et noirs comme une crinière, que me racontez-vous là ? Quoi ! j’aurais eu, moi, l’idée d’une émeute ? Êtes-vous fou ou ivre ?

– Mais, monsieur, on a crié : « Vive Colbert ! » répliqua le chef du guet fort ému.

– Une poignée de conspirateurs…

– Non pas, non pas, une masse de peuple !

– Oh ! vraiment, dit Colbert en s’épanouissant, une masse du peuple criait : « Vive Colbert ! » Êtes-vous bien sûr de ce que vous dites, monsieur ?…

– Il n’y avait qu’à ouvrir les oreilles, ou plutôt à les fermer, tant les cris étaient terribles.

– Et c’était du peuple, du vrai peuple ?

– Certainement, monsieur ; seulement, ce vrai peuple nous a battus.

– Oh ! fort bien, continua Colbert tout à sa pensée. Alors vous supposez que c’est le peuple seul qui voulait faire brûler les condamnés ?

– Oh ! oui, monsieur.

– C'est autre chose… Vous avez donc bien résisté ?

– Nous avons eu trois hommes étouffés, monsieur.

– Vous n’avez tué personne, au moins ?

– Monsieur, il est resté sur le carreau quelques mutins, un, entre autres, qui n’était pas un homme ordinaire.

– Qui ?

– Un certain Menneville, sur qui, depuis longtemps, la police avait l’œil ouvert.

– Menneville ! s’écria Colbert ; celui qui tua, rue de la Huchette, un brave homme qui demandait un poulet gras ?

– Oui, monsieur, c’est le même.

– Et ce Menneville, criait-il aussi : « Vive Colbert ! » lui ?

– Plus fort que tous les autres ; comme un enragé.

Le front de Colbert devint nuageux et se rida. L'espèce d’auréole ambitieuse qui éclairait son visage s’éteignit comme le feu des vers luisants qu’on écrase sous l’herbe.

– Que disiez-vous donc, reprit alors l’intendant déçu, que l’initiative venait du peuple ? Menneville était mon ennemi ; je l’eusse fait pendre, et il le savait bien ; Menneville était à l’abbé Fouquet… toute l’affaire vient de Fouquet ; ne sait-on pas que les condamnés étaient ses amis d’enfance ?

« C'est vrai, pensa d’Artagnan, et voilà mes doutes éclaircis. Je le répète, M. Fouquet peut-être ce qu’on voudra, mais c’est un galant homme. »

– Et, poursuivit Colbert, pensez-vous être sûr que ce Menneville est mort ?

D'Artagnan jugea que le moment était venu de faire son entrée.

– Parfaitement, monsieur, répliqua-t-il en s’avançant tout à coup.

– Ah ! c’est vous ; monsieur ? dit Colbert.

– En personne, répliqua le mousquetaire avec son ton délibéré ; il paraît que vous aviez dans Menneville un joli petit ennemi ?

– Ce n’est pas moi, monsieur, qui avais un ennemi, répondit Colbert, c’est le roi.

« Double brute ! pensa d’Artagnan, tu fais de la morgue et de l’hypocrisie avec moi… »

– Eh bien ! poursuivit-il, je suis très heureux d’avoir rendu un si bon service au roi, voudrez-vous vous charger de le dire à Sa Majesté, monsieur l’intendant ?

– Quelle commission me donnez-vous, et que me chargez-vous de dire, monsieur ? Précisez, je vous prie, répondit Colbert d’une voix aigre et toute chargée d’avance d’hostilités.

– Je ne vous donne aucune commission, repartit d’Artagnan avec le calme qui n’abandonne jamais les railleurs. Je pensais qu’il vous serait facile d’annoncer à Sa Majesté que c’est moi qui, me trouvant là par hasard, ai fait justice de M. Menneville et remis les choses dans l’ordre.

Colbert ouvrit de grands yeux et interrogea du regard le chef du guet.

– Ah ! c’est bien vrai, dit celui-ci, que monsieur a été notre sauveur.

– Que ne me disiez-vous, monsieur, que vous veniez me raconter cela ? fit Colbert avec envie ; tout s’expliquait, et mieux pour vous que pour tout autre.

– Vous faites erreur, monsieur l’intendant, je ne venais pas du tout vous raconter cela.

– C'est un exploit pourtant, monsieur.

– Oh ! dit le mousquetaire avec insouciance, la grande habitude blase l’esprit.

– À quoi dois-je l’honneur de votre visite, alors ?

– Tout simplement à ceci : le roi m’a commandé de venir vous trouver.

– Ah ! dit Colbert en reprenant son aplomb, parce qu’il voyait d’Artagnan tirer un papier de sa poche, c’est pour me demander de l’argent ?

– Précisément, monsieur.

– Veuillez attendre, je vous prie, monsieur ; j’expédie le rapport du guet.

D'Artagnan tourna sur ses talons assez insolemment, et, se retrouvant en face de Colbert après ce premier tour, il le salua comme Arlequin eût pu le faire ; puis, opérant une seconde évolution, il se dirigea vers la porte d’un bon pas.

Colbert fut frappé de cette vigoureuse résistance à laquelle il n’était pas accoutumé. D'ordinaire, les gens d’épée, lorsqu’ils venaient chez lui, avaient un tel besoin d’argent, que, leurs pieds eussent-ils dû prendre racine dans le marbre, leur patience ne s’épuisait pas. D'Artagnan allait-il droit chez le roi ? allait-il se plaindre d’une réception mauvaise ou raconter son exploit ? C'était une grave matière à réflexion.

En tout cas, le moment était mal choisi pour renvoyer d’Artagnan, soit qu’il vînt de la part du roi, soit qu’il vînt de la sienne. Le mousquetaire venait de rendre un trop grand service, et depuis trop peu de temps, pour qu’il fût déjà oublié.

Aussi Colbert pensa-t-il que mieux valait secouer toute arrogance et rappeler d’Artagnan.

– Hé ! monsieur d’Artagnan, cria Colbert, quoi ! vous me quittez ainsi ?

D'Artagnan se retourna.

– Pourquoi non ? dit-il tranquillement ; nous n’avons plus rien à nous dire, n’est-ce pas ?

– Vous avez au moins de l’argent à toucher, puisque vous avez une ordonnance ?

– Moi ? pas le moins du monde, mon cher monsieur Colbert.

– Mais enfin, monsieur, vous avez un bon ! Et de même que, vous, vous donnez un coup d’épée pour le roi quand vous en êtes requis, je paie, moi, quand on me présente une ordonnance. Présentez.

– Inutile, mon cher monsieur Colbert, dit d’Artagnan, qui jouissait intérieurement du désarroi mis dans les idées de Colbert ; ce bon est payé.

– Payé ! par qui donc ?

– Mais par le surintendant.

Colbert pâlit.

– Expliquez-vous alors, dit-il d’une voix étranglée ; si vous êtes payé, pourquoi me montrer ce papier ?

– Suite de la consigne dont vous parliez si ingénieusement tout à l’heure, cher monsieur Colbert ; le roi m’avait dit de toucher un quartier de la pension qu’il veut bien me faire…

– Chez moi ?… dit Colbert.

– Pas précisément. Le roi m’adit : « Allez chez M. Fouquet : le surintendant n’aura peut-être pas d’argent, alors vous irez chez M. Colbert. »

Le visage de Colbert s’éclaircit un moment ; mais il en était de sa malheureuse physionomie comme du ciel d’orage, tantôt radieux, tantôt sombre comme la nuit, selon que brille l’éclair ou que passe le nuage.

– Et… il y avait de l’argent chez le surintendant ? demanda-t-il.

– Mais, oui, pas mal d’argent, répliqua d’Artagnan… Il faut le croire, puisque M. Fouquet, au lieu de me payer un quartier de cinq mille livres…

– Un quartier de cinq mille livres ! s’écria Colbert, saisi comme l’avait été Fouquet de l’ampleur d’une somme destinée à payer le service d’un soldat ; cela ferait donc vingt mille livres de pension ?

– Juste, monsieur Colbert. Peste ! vous comptez comme feu Pythagore ; oui, vingt mille livres.

– Dix fois les appointements d’un intendant des finances. Je vous en fais mon compliment, dit Colbert avec un venimeux sourire.

– Oh ! dit d’Artagnan, le roi s’est excusé de me donner si peu ; aussi m’a-t-il fait promesse de réparer plus tard, quand il serait riche … Mais j’achève étant fort pressé…

– Oui, et malgré l’attente du roi, le surintendant vous a payé ?

– Comme, malgré l’attente du roi, vous avez refusé de me payer, vous.

– Je n’ai pas refusé, monsieur, je vous ai prié d’attendre. Et vous dites que M. Fouquet vous a payé vos cinq mille livres ?

– Oui ; c’est ce que vous eussiez fait, vous ; et encore, encore… il a fait mieux que cela, cher monsieur Colbert.

– Et qu’a-t-il fait ?

– Il m’a poliment compté la totalité de la somme, en disant que pour le roi les caisses étaient toujours pleines.

– La totalité de la somme ! M. Fouquet vous a compté vingt mille livres au lieu de cinq mille.

– Oui, monsieur.

– Et pourquoi cela ?

– Afin de m’épargner trois visites à la caisse de la surintendance ; donc, j’ai les vingt mille livres là, dans ma poche, en fort bel or tout neuf. Vous voyez donc que je puis m’en aller, n’ayant aucunement besoin de vous et n’étant passé ici que pour la forme.

Et d’Artagnan frappa sur ses poches en riant, ce qui découvrit à Colbert trente-deux magnifiques dents aussi blanches que des dents de vingt-cinq ans, et qui semblaient dire dans leur langage : « Servez-nous trente-deux petits Colbert, et nous les mangerons volontiers. » Le serpent est aussi brave que le lion, l’épervier aussi courageux que l’aigle, cela ne se peut contester. Il n’est pas jusqu’aux animaux qu’on a nommés lâches qui ne soient braves quand il s’agit de la défense. Colbert n’eut pas peur des trente-deux dents de d’Artagnan ; il se roidit, et soudain :

– Monsieur, dit-il, ce que M. le surintendant a fait là, il n’avait pas le droit de le faire.

– Comment dites-vous ? répliqua d’Artagnan.

– Je dis que votre bordereau… Voulez-vous me le montrer, s’il vous plaît, votre bordereau ?

– Très volontiers ; le voici.

Colbert saisit le papier avec un empressement que le mousquetaire ne remarqua pas sans inquiétude et surtout sans un certain regret de l’avoir livré.

– Eh bien ! monsieur, dit Colbert, l’ordonnance royale porte ceci : À vue, j’entends qu’il soit payé à M. d’Artagnan la somme de cinq mille livres, formant un quartier de la pension que je lui ai faite.

– C'est écrit, en effet, dit d’Artagnan affectant le calme.

– Eh bien ! le roi ne vous devait que cinq mille livres, pourquoi vous en a t-on donné davantage ?

– Parce qu’on avait davantage, et qu’on voulait me donner davantage ; cela ne regarde personne.

– Il est naturel, dit Colbert avec une orgueilleuse aisance, que vous ignoriez les usages de la comptabilité ; mais, monsieur, quand vous avez mille livres à payer, que faites-vous ?

– Je n’ai jamais mille livres à payer, répliqua d’Artagnan.

– Encore… s’écria Colbert irrité, encore, si vous aviez un paiement à faire, ne paieriez-vous que ce que vous devez.

– Cela ne prouve qu’une chose, dit d’Artagnan : c’est que vous avez vos habitudes particulières en comptabilité, tandis que M. Fouquet a les siennes.

– Les miennes, monsieur, sont les bonnes.

– Je ne dis pas non.

– Et vous avez reçu ce qu’on ne vous devait pas.

L'œil de d’Artagnan jeta un éclair.

– Ce qu’on ne me devait pas encore, voulez-vous dire, monsieur Colbert ; car si j’avais reçu ce qu’on ne me devait pas du tout, j’aurais fait un vol.

Colbert ne répondit pas sur cette subtilité.

– C'est donc quinze mille livres que vous devez à la caisse, dit-il, emporté par sa jalouse ardeur.

– Alors vous me ferez crédit, répliqua d’Artagnan avec son imperceptible ironie.

– Pas du tout, monsieur.

– Bon ! comment cela ?… Vous me reprendrez mes trois rouleaux, vous ?

– Vous les restituerez à ma caisse.

– Moi ? Ah ! monsieur Colbert, n’y comptez pas…

– Le roi a besoin de son argent, monsieur.

– Et moi, monsieur, j’ai besoin de l’argent du roi.

– Soit ; mais vous restituerez.

– Pas le moins du monde. J'ai toujours entendu dire qu’en matière de comptabilité, comme vous dites, un bon caissier ne rend et ne reprend jamais.

– Alors, monsieur, nous verrons ce que dira le roi, à qui je montrerai ce bordereau, qui prouve que M. Fouquet non seulement paie ce qu’il ne doit pas, mais même ne garde pas quittance de ce qu’il paie.

– Ah ! je comprends, s’écria d’Artagnan, pourquoi vous m’avez pris ce papier, monsieur Colbert.

Colbert ne comprit pas tout ce qu’il y avait de menace dans son nom prononcé d’une certaine façon.

– Vous en verrez l’utilité plus tard, répliqua-t-il en élevant l’ordonnance dans ses doigts.

– Oh ! s’écria d’Artagnan en attrapant le papier par un geste rapide, je le comprends parfaitement, monsieur Colbert, et je n’ai pas besoin d’attendre pour cela.

Et il serra dans sa poche le papier qu’il venait de saisir au vol.

– Monsieur, monsieur ! s’écria Colbert… cette violence…

– Allons donc ! est-ce qu’il faut faire attention aux manières d’un soldat ? répondit le mousquetaire ; recevez mes baise-mains, cher monsieur Colbert !

Et il sortit en riant au nez du futur ministre.

– Cet homme-là va m’adorer, murmura-t-il ; c’est bien dommage qu’il me faille lui fausser compagnie.

Chapitre LXV – Philosophie du cœur et de l’esprit §

Pour un homme qui en avait vu de plus dangereuses, la position de d’Artagnan vis-à-vis de Colbert n’était que comique. D'Artagnan ne se refusa donc pas la satisfaction de rire aux dépens de M. l’intendant, depuis la rue Neuve-des-Petits-Champs jusqu’à la rue des Lombards.

Il y a loin. D'Artagnan rit donc longtemps. Il riait encore lorsque Planchet lui apparut, riant aussi, sur la porte de sa maison.

Car Planchet, depuis le retour de son patron, depuis la rentrée des guinées anglaises, passait la plus grande partie de sa vie à faire ce que d’Artagnan venait de faire seulement de la rue Neuve-des-Petits-Champs à la rue des Lombards.

– Vous arrivez donc, mon cher maître ? dit Planchet à d’Artagnan.

– Non, mon ami, répliqua le mousquetaire, je pars au plus vite, c’est-à-dire que je vais souper, me coucher, dormir cinq heures, et qu’au point du jour je sauterai en selle… A-t-on donné ration et demie à mon cheval ?

– Eh ! mon cher maître, répliqua Planchet, vous savez bien que votre cheval est le bijou de la maison, que mes garçons le baisent toute la journée et lui font manger mon sucre, mes noisettes et mes biscuits. Vous me demandez s’il a eu sa ration d’avoine ? demandez donc plutôt s’il n’en a pas eu de quoi crever dix fois.

– Bien, Planchet, bien. Alors, je passe à ce qui me concerne. Le souper ?

– Prêt : un rôti fumant, du vin blanc, des écrevisses, des cerises fraîches. C'est du nouveau, mon maître.

– Tu es un aimable homme, Planchet ; soupons donc, et que je me couche.

Pendant le souper, d’Artagnan observa que Planchet se frottait le front fréquemment comme pour faciliter la sortie d’une idée logée à l’étroit dans son cerveau. Il regarda d’un air affectueux ce digne compagnon de ses traverses d’autrefois, et heurtant le verre au verre :

– Voyons, dit-il, ami Planchet, voyons ce qui te gêne tant à m’annoncer ; mordioux ! parle franc, tu parleras vite.

– Voici, répondit Planchet, vous me faites l’effet d’aller à une expédition quelconque.

– Je ne dis pas non.

– Alors vous auriez eu quelque idée nouvelle.

– C'est possible, Planchet.

– Alors, il y aurait un nouveau capital à aventurer ? Je mets cinquante mille livres sur l’idée que vous allez exploiter.

Et, ce disant, Planchet frotta ses mains l’une contre l’autre avec la rapidité que donne une grande joie.

– Planchet, répliqua d’Artagnan, il n’y a qu’un malheur.

– Et lequel ?

– L'idée n’est pas à moi… Je ne puis rien placer dessus.

Ces mots arrachèrent un gros soupir du cœur de Planchet.

C'est une ardente conseillère, l’avarice ; elle enlève son homme comme Satan fit à Jésus sur la montagne, et lorsqu’une fois elle a montré à un malheureux tous les royaumes de la terre, elle peut se reposer, sachant bien qu’elle a laissé sa compagne, l’envie, pour mordre le cœur.

Planchet avait goûté la richesse facile, il ne devait plus s’arrêter dans ses désirs ; mais, comme c’était un bon cœur malgré son avidité, comme il adorait d’Artagnan, il ne put s’empêcher de lui faire mille recommandations plus affectueuses les unes que les autres. Il n’eût pas été fâché non plus d’attraper une petite bribe du secret que cachait si bien son maître : ruses, mines, conseils et traquenards furent inutiles ; d’Artagnan ne lâcha rien de confidentiel. La soirée se passa ainsi. Après souper, le portemanteau occupa d’Artagnan ; il fit un tour à l’écurie, caressa son cheval en lui visitant les fers et les jambes ; puis, ayant recompté son argent, il se mit au lit, où, dormant comme à vingt ans, parce qu’il n’avait ni inquiétude ni remords, il ferma la paupière cinq minutes après avoir soufflé la lampe. Beaucoup d’événements pouvaient pourtant le tenir éveillé. La pensée bouillonnait en son cerveau, les conjectures abondaient, et d’Artagnan était grand tireur d’horoscopes ; mais ; avec ce flegme imperturbable qui fait plus que le génie pour la fortune et le bonheur des gens d’action, il remit au lendemain la réflexion, de peur, se dit-il, de n’être pas frais en ce moment.

Le jour vint. La rue des Lombards eut sa part des caresses de l’aurore aux doigts de rose, et d’Artagnan se leva comme l’aurore. Il n’éveilla personne, mit son portemanteau sous son bras, descendit l’escalier sans faire crier une marche, sans troubler un seul des ronflements sonores étagés du grenier à la cave ; puis, ayant sellé son cheval, refermé l’écurie et la boutique, il partit au pas pour son expédition de Bretagne.

Il avait eu bien raison de ne pas penser la veille à toutes les affaires politiques et diplomatiques qui sollicitaient son esprit, car au matin, dans la fraîcheur et le doux crépuscule, il sentit ses idées se développer pures et fécondes. Et d’abord, il passa devant la maison de Fouquet, et jeta dans une large boîte béante à la porte du surintendant le bienheureux bordereau que, la veille, il avait eu tant de peine à soustraire aux doigts crochus de l’intendant.

Mis sous enveloppe à l’adresse de Fouquet, le bordereau n’avait pas même été deviné par Planchet, qui, en fait de divination, valait Calchas ou Apollon Pythien.

D'Artagnan renvoyait donc la quittance à Fouquet, sans se compromettre lui-même et sans avoir désormais de reproches à s’adresser. Lorsqu’il eut fait cette restitution commode :

– Maintenant, se dit-il, humons beaucoup d’air matinal, beaucoup d’insouciance et de santé, laissons respirer le cheval Zéphire, qui gonfle ses flancs comme s’il s’agissait d’aspirer un hémisphère, et soyons très ingénieux dans nos petites combinaisons.

« Il est temps, poursuivit d’Artagnan, de faire un plan de campagne, et, selon la méthode de M. de Turenne, qui a une fort grosse tête pleine de toutes sortes de bons avis, avant le plan de campagne, il convient de dresser un portrait ressemblant des généraux ennemis à qui nous avons affaire.

« Tout d’abord se présente M. Fouquet. Qu'est-ce que M. Fouquet ?

« M. Fouquet, se répondit à lui-même d’Artagnan, c’est un bel homme fort aimé des femmes ; un galant homme fort aimé des poètes ; un homme d’esprit très exécré des faquins.

« Je ne suis ni femme, ni poète, ni faquin ; je n’aime donc ni ne hais M. le surintendant, je me trouve donc absolument dans la position où se trouva M. de Turenne, lorsqu’il s’agit de gagner la bataille des Dunes : il ne haïssait pas les Espagnols, mais il les battit à plate couture.

« Non pas ; il y a meilleur exemple, mordioux : je suis dans la position où se trouva le même M. de Turenne lorsqu’il eut en tête le prince de Condé à Jargeau, à Gien et au faubourg Saint-Antoine. Il n’exécrait pas M. le prince, c’est vrai, mais il obéissait au roi. M. le prince est un homme charmant, mais le roi est le roi ; Turenne poussa un gros soupir, appela Condé « mon cousin », et lui rafla son armée.

« Maintenant, que veut le roi ? Cela ne me regarde pas.

« Maintenant, que veut M. Colbert ? oh ! c’est autre chose. M. Colbert veut tout ce que ne veut pas M. Fouquet.

« Que veut donc M. Fouquet ? oh ! oh ! ceci est grave. M. Fouquet veut précisément tout ce que veut le roi.

Ce monologue achevé, d’Artagnan se remit à rire en faisant siffler sa houssine. Il était déjà en pleine grande route, effarouchant les oiseaux sur les haies, écoutant les louis qui dansaient à chaque secousse dans sa poche de peau, et, avouons-le, chaque fois que d’Artagnan se rencontrait en de pareilles conditions, la tendresse n’était pas son vice dominant.

– Allons, dit-il, l’expédition n’est pas fort dangereuse, et il en sera de mon voyage comme de cette pièce que M. Monck me mena voir à Londres, et qui s’appelle, je crois : beaucoup de bruit pour rien.

Chapitre LXVI – Voyage §

C'était la cinquantième fois peut-être, depuis le jour où nous avons ouvert cette histoire, que cet homme au cœur de bronze et aux muscles d’acier avait quitté maison et amis, tout enfin, pour aller chercher la fortune et la mort. L'une, c’est-à-dire la mort, avait constamment reculé devant lui comme si elle en eût peur ; l’autre, c’est-à-dire la fortune, depuis un mois seulement avait fait réellement alliance avec lui. Quoique ce ne fût pas un grand philosophe, selon Épicure ou selon Socrate, c’était un puissant esprit, ayant la pratique de la vie et de la pensée. On n’est pas brave, on n’est pas aventureux, on n’est pas adroit comme l’était d’Artagnan, sans être en même temps un peu rêveur. Il avait donc retenu çà et là quelques bribes de M. de La Rochefoucauld, dignes d’être mises en latin par messieurs de Port-Royal, et il avait fait collection en passant, dans la société d’Athos et d’Aramis, de beaucoup de morceaux de Sénèque et de Cicéron, traduits par eux et appliqués à l’usage de la vie commune.

Ce mépris des richesses, que notre Gascon avait observé comme article de foi pendant les trente-cinq premières années de sa vie, avait été regardé longtemps par lui comme l’article premier du code de la bravoure.

– Article premier, disait-il :

« On est brave parce qu’on n’a rien ;

« On n’a rien parce qu’on méprise les richesses.

Aussi avec ces principes, qui, ainsi que nous l’avons dit, avaient régi les trente-cinq premières années de sa vie, d’Artagnan ne fut pas plutôt riche qu’il dut se demander si, malgré sa richesse, il était toujours brave.

À cela, pour tout autre que d’Artagnan, l’événement de la place de Grève eût pu servir de réponse. Bien des consciences s’en fussent contentées ; mais d’Artagnan était assez brave pour se demander sincèrement et consciencieusement s’il était brave.

Aussi à ceci :

– Mais il me semble que j’ai assez vivement dégainé et assez proprement estocadé sur la place de Grève pour être rassuré sur ma bravoure.

D'Artagnan s’était répondu à lui-même.

– Tout beau, capitaine ! ceci n’est point une réponse. J'ai été brave ce jour-là parce qu’on brûlait ma maison, et il y a cent et même mille à parier contre un que, si ces messieurs de l’émeute n’eussent pas eu cette malencontreuse idée, leur plan d’attaque eût réussi, ou du moins ce n’eût point été moi qui m’y fusse opposé.

« Maintenant, que va-t-on tenter contre moi ? Je n’ai pas de maison à brûler en Bretagne ; je n’ai pas de trésor qu’on puisse m’enlever.

« Non ! mais j’ai ma peau ; cette précieuse peau de M. d’Artagnan, qui vaut toutes les maisons et tous les trésors du monde ; cette peau à laquelle je tiens par-dessus tout parce qu’elle est, à tout prendre, la reliure d’un corps qui renferme un cœur très chaud et très satisfait de battre, et par conséquent de vivre.

« Donc, je désire vivre, et en réalité je vis bien mieux, bien plus complètement, depuis que je suis riche. Qui diable disait que l’argent gâtait la vie ? Il n’en est rien, sur mon âme ! il semble, au contraire, que maintenant j’absorbe double quantité d’air et de soleil. Mordioux ! que sera-ce donc si je double encore cette fortune, et si, au lieu de cette badine que je tiens en ma main, je porte jamais le bâton de maréchal ?

« Alors je ne sais plus s’il y aura, à partir de ce moment-là, assez d’air et de soleil pour moi.

« Au fait, ce n’est pas un rêve ; qui diable s’opposerait à ce que le roi me fît duc et maréchal, comme son père, le roi Louis XIII, a fait duc et connétable Albert de Luynes ? Ne suis-je pas aussi brave et bien autrement intelligent que cet imbécile de Vitry ?

« Ah ! voilà justement ce qui s’opposera à mon avancement ; j’ai trop d’esprit.

« Heureusement, s’il y a une justice en ce monde, la fortune en est avec moi aux compensations. Elle me doit, certes, une récompense pour tout ce que j’ai fait pour Anne d’Autriche et un dédommagement pour tout ce qu’elle n’a point fait pour moi.

« Donc, à l’heure qu’il est, me voilà bien avec un roi, et avec un roi qui a l’air de vouloir régner.

« Dieu le maintienne dans cette illustre voie ! Car s’il veut régner, il a besoin de moi, et s’il a besoin de moi, il faudra bien qu’il me donne ce qu’il m’a promis. Chaleur et lumière. Donc, je marche, comparativement, aujourd’hui, comme je marchais autrefois, de rien à tout.

« Seulement, le rien aujourd’hui, c’est le tout d’autrefois ; il n’y a que ce petit changement dans ma vie.

« Et maintenant, voyons ! faisons la part du cœur, puisque j’en ai parlé tout à l’heure.

« Mais, en vérité, je n’en ai parlé que pour mémoire.

Et le Gascon appuya la main sur sa poitrine, comme s’il y eût cherché effectivement la place du cœur.

– Ah ! malheureux ! murmura-t-il en souriant avec amertume. Ah ! pauvre espèce ! tu avais espéré un instant n’avoir pas de cœur, et voilà que tu en as un, courtisan manqué que tu es, et même un des plus séditieux.

« Tu as un cœur qui te parle en faveur de M. Fouquet.

« Qu'est-ce que M. Fouquet, cependant, lorsqu’il s’agit du roi ? Un conspirateur, un véritable conspirateur, qui ne s’est même pas donné la peine de te cacher qu’il conspirait ; aussi, quelle arme n’aurais-tu pas contre lui, si sa bonne grâce et son esprit n’eussent pas fait un fourreau à cette arme.

« La révolte à main armée !… car enfin, M. Fouquet a fait de la révolte à main armée.

« Ainsi, quand le roi soupçonne vaguement M. Fouquet de sourde rébellion, moi, je sais, moi, je puis prouver que M. Fouquet a fait verser le sang des sujets du roi.

« Voyons maintenant : sachant tout cela et le taisant, que veut de plus ce cœur si pitoyable pour un bon procédé de M. Fouquet, pour une avance de quinze mille livres, pour un diamant de mille pistoles, pour un sourire où il y avait bien autant d’amertume que de bienveillance ? Je lui sauve la vie.

« Maintenant j’espère, continua le mousquetaire, que cet imbécile de cœur va garder le silence et qu’il est bel et bien quitte avec M. Fouquet.

« Donc, maintenant le roi est mon soleil, et comme voilà mon cœur quitte avec M. Fouquet, gare à qui se remettra devant mon soleil ! En avant pour Sa Majesté Louis XIV, en avant !

Ces réflexions étaient les seuls empêchements qui pussent retarder l’allure de d’Artagnan. Or, ces réflexions une fois faites, il pressa le pas de sa monture.

Mais, si parfait que fût le cheval Zéphire, il ne pouvait aller toujours. Le lendemain du départ de Paris, il fut laissé à Chartres chez un vieil ami que d’Artagnan s’était fait d’un hôtelier de la ville. Puis, à partir de ce moment, le mousquetaire voyagea sur des chevaux de poste. Grâce à ce mode de locomotion, il traversa donc l’espace qui sépare Chartres de Châteaubriant. Dans cette dernière ville, encore assez éloignée des côtes pour que nul ne devinât que d’Artagnan allait gagner la mer, assez éloignée de Paris pour que nul ne soupçonnât qu’il en venait, le messager de Sa Majesté Louis XIV, que d’Artagnan avait appelé son soleil sans se douter que celui qui n’était encore qu’une assez pauvre étoile dans le ciel de la royauté ferait un jour de cet astre son emblème, le messager du roi Louis XIV, disons-nous, quitta la poste et acheta un bidet de la plus pauvre apparence, une de ces montures que jamais officier de cavalerie ne se permettrait de choisir, de peur d’être déshonoré. Sauf le pelage, cette nouvelle acquisition rappelait fort à d’Artagnan ce fameux cheval orange avec lequel ou plutôt sur lequel il avait fait son entrée dans le monde.

Il est vrai de dire que, du moment où il avait enfourché cette nouvelle monture, ce n’était plus d’Artagnan qui voyageait, c’était un bonhomme vêtu d’un justaucorps gris de fer, d’un haut-de-chausses marron, tenant le milieu entre le prêtre et le laïque ; ce qui, surtout, le rapprochait de l’homme d’Église, c’est que d’Artagnan avait mis sur son crâne une calotte de velours râpé, et par-dessus la calotte un grand chapeau noir ; plus d’épée : un bâton pendu par une corde à son avant-bras, mais auquel il se promettait, comme auxiliaire inattendu, de joindre à l’occasion une bonne dague de dix pouces cachée sous son manteau. Le bidet acheté à Châteaubriant complétait la différence. Il s’appelait, ou plutôt d’Artagnan l’avait appelé Furet.

– Si de Zéphire j’ai fait Furet, dit d’Artagnan, il faut faire de mon nom un diminutif quelconque.

« Donc, au lieu de d’Artagnan, je serai Agnan tout court ; c’est une concession que je dois naturellement à mon habit gris, à mon chapeau rond et à ma calotte râpée.

M. Agnan voyagea donc sans secousse exagérée sur Furet, qui trottait l’amble comme un véritable cheval déluré, et qui, tout en trottant l’amble, faisait gaillardement ses douze lieues par jour, grâce à quatre jambes sèches comme des fuseaux, dont l’art exercé de d’Artagnan avait apprécié l’aplomb et la sûreté sous l’épaisse fourrure qui les cachait.

Chemin faisant, le voyageur prenait des notes, étudiait le pays sévère et froid qu’il traversait, tout en cherchant le prétexte le plus plausible d’aller à Belle-Île-en-Mer et de tout voir sans éveiller le soupçon. De cette façon, il put se convaincre de l’importance que prenait l’événement à mesure qu’il s’en approchait.

Dans cette contrée reculée, dans cet ancien duché de Bretagne qui n’était pas français à cette époque, et qui ne l’est guère encore aujourd’hui, le peuple ne connaissait pas le roi de France. Non seulement il ne le connaissait pas, mais même ne voulait pas le connaître. Un fait, un seul, surnageait visible pour lui sur le courant de la politique. Ses anciens ducs ne gouvernaient plus, mais c’était un vide : rien de plus. À la place du duc souverain, les seigneurs de paroisse régnaient sans limite.

Et au-dessus de ces seigneurs, Dieu, qui n’a jamais été oublié en Bretagne.

Parmi ces suzerains de châteaux et de clochers, le plus puissant, le plus riche et surtout le plus populaire, c’était M. Fouquet, seigneur de Belle-Île.

Même dans le pays, même en vue de cette île mystérieuse, les légendes et les traditions consacraient ses merveilles.

Tout le monde n’y pénétrait pas ; l’île, d’une étendue de six lieues de long sur six de large, était une propriété seigneuriale que longtemps le peuple avait respectée, couverte qu’elle était du nom de Retz, si fort redouté dans la contrée.

Peu après l’érection de cette seigneurie en marquisat par Charles IX, Belle-Île était passée à M. Fouquet.

La célébrité de l’île ne datait pas d’hier : son nom, ou plutôt sa qualification, remontait à la plus haute Antiquité ; les anciens l’appelaient Kalonèse, de deux mots grecs qui signifient belle île. Ainsi, à dix huit cents ans de distance, elle avait, dans un autre idiome, porté le même nom qu’elle portait encore.

C'était donc quelque chose en soi que cette propriété de M. le surintendant, outre sa position à six lieues des côtes de France, position qui la fait souveraine dans sa solitude maritime, comme un majestueux navire qui dédaignerait les rades et qui jetterait fièrement ses ancres au beau milieu de l’océan.

D'Artagnan apprit tout cela sans paraître le moins du monde étonné : il apprit aussi que le meilleur moyen de prendre langue était de passer à La Roche-Bernard, ville assez importante sur l’embouchure de la Vilaine.

Peut-être là pourrait-il s’embarquer. Sinon, traversant les marais salins, il se rendrait à Guérande ou au Croisic pour attendre l’occasion de passer à Belle-Île. Il s’était aperçu, au reste, depuis son départ de Châteaubriant, que rien ne serait impossible à Furet sous l’impulsion de M. Agnan, et rien à M. Agnan sur l’initiative de Furet.

Il s’apprêta donc à souper d’une sarcelle et d’un tourteau dans un hôtel de La Roche-Bernard, et fit tirer de la cave, pour arroser ces deux mets bretons, un cidre qu’au seul toucher du bout des lèvres il reconnut pour être infiniment plus breton encore.

Chapitre LXVII – Comment d’Artagnan fit connaissance d’un poète qui s’était fait imprimeur pour que ses vers fussent imprimés §

Avant de se mettre à table, d’Artagnan prit, comme d’habitude, ses informations ; mais c’est un axiome de curiosité que tout homme qui veut bien et fructueusement questionner doit d’abord s’offrir lui-même aux questions.

D'Artagnan chercha donc avec son habileté ordinaire un utile questionneur dans l’hôtellerie de La Roche-Bernard.

Justement il y avait dans cette maison, au premier étage, deux voyageurs occupés aussi des préparatifs de leur souper ou de leur souper lui-même.

D'Artagnan avait vu à l’écurie leur monture, et dans la salle leur équipage.

L'un voyageait avec un laquais, comme une sorte de personnage ; deux juments du Perche, belles et rondes bêtes, leur servaient de monture.

L'autre, assez petit compagnon, voyageur de maigre apparence, portant surtout poudreux, linge usé, bottes plus fatiguées par le pavé que par l’étrier, l’autre était venu de Nantes avec un chariot traîné par un cheval tellement pareil à Furet pour la couleur que d’Artagnan eût fait cent lieues avant de trouver mieux pour apparier un attelage. Ce chariot renfermait divers gros paquets enfermés dans de vieilles étoffes.

« Ce voyageur-là, se dit d’Artagnan, est de ma farine. Il me va, il me convient. Je dois lui aller et lui convenir. M. Agnan, au justaucorps gris et à la calotte râpée, n’est pas indigne de souper avec le monsieur aux vieilles bottes et au vieux cheval. »

Cela dit, d’Artagnan appela l’hôte et lui commanda de monter sa sarcelle, son tourteau et son cidre dans la chambre du monsieur aux dehors modestes.

Lui-même, gravissant, une assiette à la main, un escalier de bois qui montait à la chambre, se mit à heurter à la porte.

– Entrez ! dit l’inconnu.

D'Artagnan entra la bouche en cœur, son assiette sous le bras, son chapeau d’une main, sa chandelle de l’autre.

– Monsieur, dit-il, excusez-moi, je suis comme vous un voyageur, je ne connais personne dans l’hôtel et j’ai la mauvaise habitude de m’ennuyer quand je mange seul, de sorte que mon repas me paraît mauvais et ne me profite point. Votre figure, que j’aperçus tout à l’heure quand vous descendîtes pour vous faire ouvrir des huîtres, votre figure me revient fort ; en outre, j’ai observé que vous aviez un cheval tout pareil au mien, et que l’hôte, à cause de cette ressemblance sans doute, les a placés côte à côte dans son écurie, où ils paraissent se trouver à merveille de cette compagnie. Je ne vois donc pas, monsieur, pourquoi les maîtres seraient séparés, quand les chevaux sont réunis. En conséquence, je viens vous demander le plaisir d’être admis à votre table. Je m’appelle Agnan, Agnan pour vous servir, monsieur, intendant indigne d’un riche seigneur qui veut acheter des salines dans le pays et m’envoie visiter ses futures acquisitions. En vérité, monsieur, je voudrais que ma figure vous agréât autant que la vôtre m’agrée, car je suis tout vôtre en honneur.

L'étranger, que d’Artagnan voyait pour la première fois, car d’abord il ne l’avait qu’entrevu, l’étranger avait des yeux noirs et brillants, le teint jaune, le front un peu plissé par le poids de cinquante années, de la bonhomie dans l’ensemble des traits, mais de la finesse dans le regard.

« On dirait, pensa d’Artagnan, que ce gaillard-là n’a jamais exercé que la partie supérieure de sa tête, l’œil et le cerveau et ce doit être un homme de science : la bouche, le nez, le menton ne signifient absolument rien. »

– Monsieur, répliqua celui dont on fouillait ainsi l’idée et la personne, vous me faites honneur, non pas que je m’ennuyasse ; j’ai, ajouta-t-il en souriant, une compagnie qui me distrait toujours ; mais n’importe, je suis très heureux de vous recevoir.

Mais, en disant ces mots, l’homme aux bottes usées jeta un regard inquiet sur sa table, dont les huîtres avaient disparu et sur laquelle il ne restait plus qu’un morceau de lard salé.

– Monsieur, se hâta de dire d’Artagnan, l’hôte me monte une jolie volaille rôtie et un superbe tourteau.

D'Artagnan avait lu dans le regard de son compagnon, si rapide qu’il eût été, la crainte d’une attaque par un parasite. Il avait deviné juste : à cette ouverture, les traits de l’homme aux dehors modestes se déridèrent.

En effet comme s’il eût guetté son entrée, l’hôte parut aussitôt, portant les mets annoncés.

Le tourteau et la sarcelle étant ajoutés au morceau de lard grillé, d’Artagnan et son convive se saluèrent, s’assirent face à face, et comme deux frères firent le partage du lard et des autres plats.

– Monsieur, dit d’Artagnan, avouez que c’est une merveilleuse chose que l’association.

– Pourquoi ? demanda l’étranger la bouche pleine.

– Eh bien ! je vais vous le dire, répondit d’Artagnan.

L'étranger donna trêve aux mouvements de ses mâchoires pour mieux écouter.

– D'abord, continua d’Artagnan, au lieu d’une chandelle que nous avions chacun, en voici deux.

– C'est vrai, dit l’étranger, frappé de l’extrême justesse de l’observation.

– Puis je vois que vous mangez mon tourteau par préférence, tandis que moi, par préférence, je mange votre lard.

– C'est encore vrai.

– Enfin, par-dessus le plaisir d’être mieux éclairé et de manger des choses de son goût, je mets le plaisir de la société.

– En vérité, monsieur, vous êtes jovial, dit agréablement l’inconnu.

– Mais oui, monsieur ; jovial comme tous ceux qui n’ont rien dans la tête. Oh ! il n’en est pas ainsi de vous, poursuivit d’Artagnan, et je vois dans vos yeux toute sorte de génie.

– Oh ! monsieur…

– Voyons, avouez-moi une chose.

– Laquelle ?

– C'est que vous êtes un savant.

– Ma foi, monsieur…

– Hein ?

– Presque.

– Allons donc !

– Je suis un auteur.

– Là ! s’écria d’Artagnan ravi en frappant dans ses deux mains, je ne m’étais pas trompé ! C'est du miracle…

– Monsieur…

– Eh quoi ! continua d’Artagnan, j’aurais le bonheur de passer cette nuit dans la société d’un auteur, d’un auteur célèbre peut-être ?

– Oh ! fit l’inconnu en rougissant, célèbre, monsieur, célèbre n’est pas le mot.

– Modeste ! s’écria d’Artagnan transporté ; il est modeste !

Puis, revenant à l’étranger avec le caractère d’une brusque bonhomie :

– Mais, dites-moi au moins le nom de vos œuvres, monsieur, car vous remarquerez que vous ne m’avez point dit le vôtre, et que j’ai été forcé de vous deviner.

– Je m’appelle Jupenet, monsieur, dit l’auteur.

– Beau nom ! fit d’Artagnan ; beau nom, sur ma parole, et je ne sais pourquoi, pardonnez-moi cette bévue, si c’en est une, je ne sais comment je me figure avoir entendu prononcer ce nom quelque part.

– Mais j’ai fait des vers, dit modestement le poète.

– Eh ! voilà ! on me les aura fait lire.

– Une tragédie.

– Je l’aurai vu jouer.

Le poète rougit encore.

– Je ne crois pas, car mes vers n’ont pas été imprimés.

– Eh bien ! je vous le dis, c’est la tragédie qui m’aura appris votre nom.

– Vous vous trompez encore, car messieurs les comédiens de l’hôtel de Bourgogne n’en ont pas voulu, dit le poète avec le sourire dont certains orgueils savent seuls le secret.

D'Artagnan se mordit les lèvres.

– Ainsi donc, monsieur, continua le poète, vous voyez que vous êtes dans l’erreur à mon endroit, et que, n’étant point connu du tout de vous, vous n’avez pu entendre parler de moi.

– Voilà qui me confond. Ce nom de Jupenet me semble cependant un beau nom et bien digne d’être connu, aussi bien que ceux de MM. Corneille, ou Rotrou, ou Garnier. J'espère, monsieur, que vous voudrez bien me dire un peu votre tragédie, plus tard, comme cela, au dessert. Ce sera la rôtie au sucre, mordioux ! Ah ! pardon, monsieur, c’est un juron, qui m’échappe parce qu’il est habituel à mon seigneur et maître. Je me permets donc quelquefois d’usurper ce juron qui me paraît de bon goût. Je me permets cela en son absence seulement, bien entendu, car vous comprenez qu’en sa présence… Mais en vérité, monsieur, ce cidre est abominable ; n’êtes-vous point de mon avis ? Et de plus le pot est de forme si peu régulière qu’il ne tient point sur la table.

– Si nous le calions ?

– Sans doute : mais avec quoi ?

– Avec ce couteau.

– Et la sarcelle, avec quoi la découperons-nous ? comptez-vous par hasard ne pas toucher à la sarcelle ?

– Si fait.

– Eh bien ! alors…

– Attendez.

Le poète fouilla dans sa poche et en tira un petit morceau de fonte oblong, quadrangulaire, épais d’une ligne à peu près, long d’un pouce et demi.

Mais à peine le petit morceau de fonte eut-il vu le jour que le poète parut avoir commis une imprudence et fit un mouvement pour le remettre dans sa poche.

D'Artagnan s’en aperçut. C'était un homme à qui rien n’échappait.

Il étendit la main vers le petit morceau de fonte.

– Tiens, c’est gentil, ce que vous tenez là, dit-il ; peut-on voir ?

– Certainement, dit le poète, qui parut avoir cédé trop vite à un premier mouvement, certainement qu’on peut voir ; mais vous avez beau regarder, ajouta-t-il d’un air satisfait, si je ne vous dis point à quoi cela sert, vous ne le saurez pas.

D'Artagnan avait saisi comme un aveu les hésitations du poète et son empressement à cacher le morceau de fonte qu’un premier mouvement l’avait porté à sortir de sa poche.

Aussi, son attention une fois éveillée sur ce point, il se renferma dans une circonspection qui lui donnait en toute occasion la supériorité. D'ailleurs, quoi qu’en eût dit M. Jupenet, à la simple inspection de l’objet, il l’avait parfaitement reconnu.

C'était un caractère d’imprimerie.

– Devinez-vous ce que c’est ? continua le poète.

– Non ! dit d’Artagnan ; non, ma foi !

– Eh bien ! monsieur, dit maître Jupenet, ce petit morceau de fonte est une lettre d’imprimerie.

– Bah !

– Une majuscule.

– Tiens ! tiens ! fit M. Agnan écarquillant des yeux bien naïfs.

– Oui, monsieur, un J majuscule, la première lettre de mon nom.

– Et c’est une lettre, cela ?

– Oui, monsieur.

– Eh bien ! je vais vous avouer une chose.

– Laquelle ?

– Non ! car c’est encore une bêtise que je vais vous dire.

– Eh ! non, fit maître Jupenet d’un air protecteur.

– Eh bien ! je ne comprends pas, si cela est une lettre, comment on peut faire un mot.

– Un mot ?

– Pour l’imprimer, oui.

– C'est bien facile.

– Voyons.

– Cela vous intéresse ?

– Énormément.

– Eh bien ! je vais vous expliquer la chose. Attendez !

– J'attends.

– M'y voici.

– Bon !

– Regardez bien.

– Je regarde.

D'Artagnan, en effet, paraissait absorbé dans sa contemplation. Jupenet tira de sa poche sept ou huit autres morceaux de fonte, mais plus petits.

– Ah ! ah ! fit d’Artagnan.

– Quoi ?

– Vous avez donc toute une imprimerie dans votre poche. Peste ! c’est curieux, en effet.

– N'est-ce pas ?

– Que de choses on apprend en voyageant, mon Dieu !

– À votre santé, dit Jupenet enchanté.

– À la vôtre, mordioux, à la vôtre ! Mais un instant, pas avec ce cidre. C'est une abominable boisson et indigne d’un homme qui s’abreuve à l’Hippocrène : n’est-ce pas ainsi que vous appelez votre fontaine, à vous autres poètes ?

– Oui, monsieur, notre fontaine s’appelle ainsi en effet. Cela vient de deux mots grecs, hippos, qui veut dire cheval… et…

– Monsieur, interrompit d’Artagnan, je vais vous faire boire une liqueur qui vient d’un seul mot français et qui n’en est pas plus mauvaise pour cela, du mot raisin ; ce cidre m’écœure et me gonfle à la fois. Permettez-moi de m’informer près de notre hôte s’il n’a pas quelque bonne bouteille de Beaugency ou de la coulée de Céran derrière les grosses bûches de son cellier.

En effet, l’hôte interpellé monta aussitôt.

– Monsieur, interrompit le poète, prenez garde, nous n’aurons pas le temps de boire le vin, à moins que nous ne nous pressions fort, car je dois profiter de la marée pour prendre le bateau.

– Quel bateau ? demanda d’Artagnan.

– Mais le bateau qui part pour Belle-Île.

– Ah ! pour Belle-Île ? dit le mousquetaire. Bon !

– Bah ! vous aurez tout le temps, monsieur, répliqua l’hôtelier en débouchant la bouteille ; le bateau ne part que dans une heure.

– Mais qui m’avertira ? fit le poète.

– Votre voisin, répliqua l’hôte.

– Mais je le connais à peine.

– Quand vous l’entendrez partir, il sera temps que vous partiez.

– Il va donc à Belle-Île aussi ?

– Oui.

– Ce monsieur qui a un laquais ? demanda d’Artagnan.

– Ce monsieur qui a un laquais.

– Quelque gentilhomme, sans doute ?

– Je l’ignore.

– Comment, vous l’ignorez ?

– Oui. Tout ce que je sais, c’est qu’il boit le même vin que vous.

– Peste ! voilà bien de l’honneur pour nous, dit d’Artagnan en versant à boire à son compagnon, tandis que l’hôte s’éloignait.

– Ainsi, reprit le poète, revenant à ses idées dominantes, vous n’avez jamais vu imprimer ?

– Jamais.

– Tenez, on prend ainsi les lettres qui composent le mot, voyez-vous ; AB ; ma foi, voici un R. deux EE, puis un G.

Et il assembla les lettres avec une vitesse et une habileté qui n’échappèrent point à l’œil de d’Artagnan.

– Abrégé, dit-il en terminant.

– Bon ! dit d’Artagnan ; voici bien les lettres assemblées ; mais comment tiennent-elles ?

Et il versa un second verre de vin à son hôte. M. Jupenet sourit en homme qui a réponse à tout ; puis il tira, de sa poche toujours, une petite règle de métal, composée de deux parties assemblées en équerre, sur laquelle il réunit et aligna les caractères en les maintenant sous son pouce gauche.

– Et comment appelle-t-on cette petite règle de fer ? dit d’Artagnan ; car enfin tout cela doit avoir un nom.

– Cela s’appelle un composteur, dit Jupenet. C'est à l’aide de cette règle que l’on forme les lignes.

– Allons, allons, je maintiens ce que j’ai dit ; vous avez une presse dans votre poche, dit d’Artagnan en riant d’un air de simplicité si lourde, que le poète fut complètement sa dupe.

– Non, répliqua-t-il, mais je suis paresseux pour écrire, et quand j’ai fait un vers dans ma tête, je le compose tout de suite pour l’imprimerie. C'est une besogne dédoublée.

« Mordioux ! pensa en lui-même d’Artagnan, il s’agit d’éclaircir cela. »

Et sous un prétexte qui n’embarrassa pas le mousquetaire, homme fertile en expédients, il quitta la table, descendit l’escalier, courut au hangar sous lequel était le petit chariot, fouilla avec la pointe de son poignard l’étoffe et les enveloppes d’un des paquets, qu’il trouva plein de caractères de fonte pareils à ceux que le poète imprimeur avait dans sa poche.

« Bien ! dit d’Artagnan, je ne sais point encore si M. Fouquet veut fortifier matériellement Belle-Île ; mais voilà, en tout cas, des munitions spirituelles pour le château. »

Puis, riche de cette découverte, il revint se mettre à table.

D'Artagnan savait ce qu’il voulait savoir. Il n’en resta pas moins en face de son partenaire jusqu’au moment où l’on entendit dans la chambre voisine le remue-ménage d’un homme qui s’apprête à partir. Aussitôt l’imprimeur fut sur pied ; il avait donné des ordres pour que son cheval fût attelé. La voiture l’attendait à la porte. Le second voyageur se mettait en selle dans la cour avec son laquais. D'Artagnan suivit Jupenet jusqu’au port ; il embarqua sa voiture et son cheval sur le bateau.

Quant au voyageur opulent, il en fit autant de ses deux chevaux et de son domestique. Mais quelque esprit que dépensât d’Artagnan pour savoir son nom, il ne put rien apprendre.

Seulement, il remarqua son visage, de façon que le visage se gravât pour toujours dans sa mémoire. D'Artagnan avait bonne envie de s’embarquer avec les deux passagers, mais un intérêt plus puissant que celui de la curiosité, celui du succès, le repoussa du rivage et le ramena dans l’hôtellerie.

Il y rentra en soupirant et se mit immédiatement au lit afin d’être prêt le lendemain de bonne heure avec de fraîches idées et le conseil de la nuit.

Chapitre LXVIII – D'Artagnan continue ses investigations §

Au point du jour, d’Artagnan sella lui-même Furet, qui avait fait bombance toute la nuit, et dévoré à lui seul les restes de provisions de ses deux compagnons.

Le mousquetaire prit tous ses renseignements de l’hôte, qu’il trouva fin, défiant, et dévoué corps et âme à M. Fouquet. Il en résulta que, pour ne donner aucun soupçon à cet homme, il continua sa fable d’un achat probable de quelques salines. S'embarquer pour Belle-Île à La Roche-Bernard, c’eût été s’exposer à des commentaires que peut-être on avait déjà faits et qu’on allait porter au château.

De plus, il était singulier que ce voyageur et son laquais fussent restés un secret pour d’Artagnan, malgré toutes les questions adressées par lui à l’hôte, qui semblait le connaître parfaitement. Le mousquetaire se fit donc renseigner sur les salines et prit le chemin des marais, laissant la mer à sa droite et pénétrant dans cette plaine vaste et désolée qui ressemble à une mer de boue, dont çà et là quelques crêtes de sel argentent les ondulations.

Furet marchait à merveille avec ses petits pieds nerveux, sur les chaussées larges d’un pied qui divisent les salines.

D'Artagnan, rassuré sur les conséquences d’une chute qui aboutirait à un bain froid, le laissait faire, se contentant, lui, de regarder à l’horizon les trois rochers aigus qui sortaient pareils à des fers de lance du sein de la plaine sans verdure.

Piriac, le bourg de Batz et Le Croisic, semblables les uns aux autres, attiraient et suspendaient son attention. Si le voyageur se retournait pour mieux s’orienter, il voyait de l’autre côté un horizon de trois autres clochers, Guérande, Le Pouliguen, Saint-Joachim, qui, dans leur circonférence, lui figuraient un jeu de quilles, dont Furet et lui n’étaient que la boule vagabonde. Piriac était le premier petit port sur sa droite. Il s’y rendit, le nom des principaux sauniers à la bouche. Au moment où il visita le petit port de Piriac, cinq gros chalands chargés de pierres s’en éloignaient.

Il parut étrange à d’Artagnan que des pierres partissent d’un pays où l’on n’en trouve pas. Il eut recours à toute l’aménité de M. Agnan pour demander aux gens du port la cause de cette singularité. Un vieux pêcheur répondit à M. Agnan que les pierres ne venaient pas de Piriac, ni des marais, bien entendu.

– D'où viennent-elles, alors ? demanda le mousquetaire.

– Monsieur, elles viennent de Nantes et de Paimbœuf.

– Où donc vont-elles ?

– Monsieur, à Belle-Île.

– Ah ! ah ! fit d’Artagnan, du même ton qu’il avait pris pour dire à l’imprimeur que ses caractères l’intéressaient… On travaille donc, à Belle-Île ?

– Mais oui-da ! monsieur. Tous les ans, M. Fouquet fait réparer les murs du château.

– Il est en ruine donc ?

– Il est vieux.

– Fort bien.

« Le fait est, se dit d’Artagnan, que rien n’est plus naturel, et que tout propriétaire a le droit de faire réparer sa propriété. C'est comme si l’on venait me dire, à moi, que je fortifie l’Image-de-Notre-Dame, lorsque je serai purement et simplement obligé d’y faire des réparations. En vérité, je crois qu’on a fait de faux rapports à Sa Majesté et qu’elle pourrait bien avoir tort… »

– Vous m’avouerez, continua-t-il alors tout haut en s’adressant au pêcheur, car son rôle d’homme défiant lui était imposé par le but même de la mission, vous m’avouerez, mon bon monsieur, que ces pierres voyagent d’une bien singulière façon.

– Comment ! dit le pêcheur.

– Elles viennent de Nantes ou de Paimbœuf par la Loire, n’est-ce pas ?

– Ça descend.

– C'est commode, je ne dis pas ; mais pourquoi ne vont-elles pas droit de Saint-Nazaire à Belle-Île ?

– Eh ! parce que les chalands sont de mauvais bateaux et tiennent mal la mer, répliqua le pêcheur.

– Ce n’est pas une raison.

– Pardonnez-moi, monsieur, on voit bien que vous n’avez jamais navigué, ajouta le pêcheur, non sans une sorte de dédain.

– Expliquez-moi cela, je vous prie, mon bonhomme. Il me semble à moi que venir de Paimbœuf à Piriac, pour aller de Piriac à Belle-Île, c’est comme si on allait de La Roche-Bernard à Nantes et de Nantes à Piriac.

– Par eau, ce serait plus court, répliqua imperturbablement le pêcheur.

– Mais il y a un coude ?

Le pêcheur secoua la tête.

– Le chemin le plus court d’un point à un autre, c’est la ligne droite, poursuivit d’Artagnan.

– Vous oubliez le flot, monsieur.

– Soit ! va pour le flot.

– Et le vent.

– Ah ! bon !

– Sans doute ; le courant de la Loire pousse presque les barques jusqu’au Croisic. Si elles ont besoin de se radouber un peu ou de rafraîchir l’équipage, elles viennent à Piriac en longeant la côte ; de Piriac, elles trouvent un autre courant inverse qui les mène à l’île Dumet, deux lieues et demie.

– D'accord.

– Là, le courant de la Vilaine les jette sur une autre île, l’île d’Hoëdic.

– Je le veux bien.

– Eh ! monsieur, de cette île à Belle-Île, le chemin est tout droit. La mer, brisée en amont et en aval, passe comme un canal, comme un miroir entre les deux îles ; les chalands glissent là-dessus semblables à des canards sur la Loire, voilà !

– N'importe, dit l’entêté M. Agnan, c’est bien du chemin.

– Ah !… M. Fouquet le veut ! répliqua pour conclusion le pêcheur en ôtant son bonnet de laine à l’énoncé de ce nom respectable.

Un regard de d’Artagnan, regard vif et perçant comme une lame d’épée, ne trouva dans le cœur du vieillard que la confiance naïve, sur ses traits que la satisfaction et l’indifférence Il disait : « M, Fouquet le veut », comme il eût dit : « Dieu l’a voulu ! » D'Artagnan s’était encore trop avancé à cet endroit ; d’ailleurs, les chalands partis, il ne restait à Piriac qu’une seule barque, celle du vieillard, et elle ne semblait pas disposée à reprendre la mer sans beaucoup de préparatifs.

Aussi, d’Artagnan caressa-t-il Furet, qui, pour nouvelle preuve de son charmant caractère, se remit en marche les pieds dans les salines et le nez au vent très sec qui courbe les ajoncs et les maigres bruyères de ce pays. Il arriva vers cinq heures au Croisic.

Si d’Artagnan eût été poète, c’était un beau spectacle que celui de ces immenses grèves, d’une lieue et plus, que couvre la mer aux marées, et qui, au reflux, apparaissent grisâtres, désolées, jonchées de polypes et d’algues mortes avec leurs galets épars et blancs, comme des ossements dans un vaste cimetière. Mais le soldat, le politique, l’ambitieux n’avait plus même cette douce consolation de regarder au ciel pour y lire un espoir ou un avertissement. Le ciel rouge signifie pour ces gens du vent et de la tourmente. Les nuages blancs et ouatés sur l’azur disent tout simplement que la mer sera égale et douce. D'Artagnan trouva le ciel bleu, la bise embaumée de parfums salins, et se dit : « Je m’embarquerai à la première marée, fût-ce sur une coquille de noix. » Au Croisic, comme à Piriac, il avait remarqué des tas énormes de pierres alignées sur-la grève. Ces murailles gigantesques, démolies à chaque marée par les transports qu’on opérait pour Belle-Île, furent aux yeux du mousquetaire la suite et la preuve de ce qu’il avait si bien deviné à Piriac. Était-ce un mur que M. Fouquet reconstruisait ? était-ce une fortification qu’il édifiait ? Pour le savoir, il fallait le voir. D'Artagnan mit Furet à l’écurie, soupa, se coucha, et le lendemain, au jour, il se promenait sur le port, ou mieux, sur les galets. Le Croisic a un port de cinquante pieds, il a une vigie qui ressemble à une énorme brioche élevée sur un plat.

Les grèves plates sont le plat. Cent brouettées de terre solidifiées avec des galets, et arrondies en cône avec des allées sinueuses sont la brioche et la vigie en même temps.

C'est ainsi aujourd’hui, c’était ainsi il y a cent quatre-vingts ans ; seulement, la brioche était moins grosse et l’on ne voyait probablement pas autour de la brioche les treillages de lattes qui en font l’ornement et que l’édilité de cette pauvre et pieuse bourgade a plantés comme garde-fous le long des allées en limaçon qui aboutissent à la petite terrasse. Sur les galets, trois ou quatre pêcheurs causaient sardines et chevrettes.

M. Agnan, l’œil animé d’une bonne grosse gaieté, le sourire aux lèvres, s’approcha des pêcheurs.

– Pêche-t-on aujourd’hui ? dit-il.

– Oui monsieur, dit l’un d’eux, et nous attendons la marée.

– Où pêchez-vous, mes amis ?

– Sur les côtes, monsieur.

– Quelles sont les bonnes côtes ?

– Ah ! c’est selon ; le tour des îles, par exemple.

– Mais c’est loin, les îles ?

– Pas trop ; quatre lieues.

– Quatre lieues ! C'est un voyage !

Le pêcheur se mit à rire au nez de M. Agnan.

– Écoutez donc, reprit celui-ci avec sa native bêtise, à quatre lieues on perd de vue la côte, n’est-ce pas ?

– Mais… pas toujours.

– Enfin… c’est loin… trop loin même ; sans quoi, je vous eusse demandé de me prendre à bord et de me montrer ce que je n’ai jamais vu.

– Quoi donc ?

– Un poisson de mer vivant.

– Monsieur est de province ? dit un des pêcheurs.

– Oui, je suis de Paris.

Le Breton haussa les épaules ; puis :

– Avez-vous vu M. Fouquet à Paris ? demanda-t-il.

– Souvent, répondit Agnan.

– Souvent ? firent les pêcheurs en resserrant leur cercle autour du Parisien. Vous le connaissez ?

– Un peu ; il est ami intime de mon maître.

– Ah ! firent les pêcheurs.

– Et, ajouta d’Artagnan, j’ai vu tous ses châteaux, de Saint-Mandé, de Vaux, et son hôtel de Paris.

– C'est beau ?

– Superbe.

– Ce n’est pas si beau que Belle-Île, dit un pêcheur.

– Bah ! répliqua M. Agnan en éclatant d’un rire assez dédaigneux, qui courrouça tous les assistants.

– On voit bien que vous n’avez pas vu Belle-Île, répliqua le pêcheur le plus curieux. Savez-vous que cela fait six lieues, et qu’il a des arbres que l’on n’en voit pas de pareils à Nantes sur le fossé ?

– Des arbres ! en mer ! s’écria d’Artagnan. Je voudrais bien voir cela !

– C'est facile, nous pêchons à l’île de Hoëdic ; venez avec nous. De cet endroit, vous verrez comme un paradis les arbres noirs de Belle-Île sur le ciel ; vous verrez la ligne blanche du château, qui coupe comme une lame l’horizon de la mer.

– Oh ! fit d’Artagnan, ce doit être beau. Mais il y a cent clochers au château de M. Fouquet, à Vaux, savez-vous ?

Le Breton leva la tête avec une admiration profonde, mais ne fut pas convaincu.

– Cent clochers ! dit-il ; c’est égal, Belle-Île est plus beau. Voulez-vous voir Belle-Île ?

– Est-ce que c’est possible ? demanda M. Agnan.

– Oui, avec la permission du gouverneur.

– Mais je ne le connais pas, moi, ce gouverneur.

– Puisque vous connaissez M. Fouquet, vous direz votre nom.

– Oh ! mes amis, je ne suis pas un gentilhomme, moi !

– Tout le monde entre à Belle-Île, continua le pêcheur dans sa langue forte et pure, pourvu qu’on ne veuille pas de mal à Belle-Île ni à son seigneur.

Un frisson léger parcourut le corps du mousquetaire.

« C'est vrai », pensa-t il.

Puis, se reprenant :

– Si j’étais sûr, dit-il, de ne pas souffrir du mal de mer…

– Là-dessus ? fit le pêcheur en montrant avec orgueil sa jolie barque au ventre rond.

– Allons ! vous me persuadez, s’écria M. Agnan ; j’irai voir Belle-Île ; mais on ne me laissera pas entrer.

– Nous entrons bien, nous.

– Vous ! pourquoi ?

– Mais dame !… pour vendre du poisson aux corsaires.

– Hé !… des corsaires, que dites-vous ?

– Je dis que M. Fouquet fait construire deux corsaires pour la chasse aux Hollandais ou aux Anglais, et que nous vendons du poisson aux équipages de ces petits navires.

– Tiens !… tiens !… fit d’Artagnan, de mieux en mieux ! une imprimerie, des bastions et des corsaires !… Allons, M. Fouquet n’est pas un médiocre ennemi, comme je l’avais présumé. Il vaut la peine qu’on se remue pour le voir de près.

– Nous partons à cinq heures et demie, ajouta gravement le pêcheur.

– Je suis tout à vous, je ne vous quitte pas.

En effet, d’Artagnan vit les pêcheurs haler avec un tourniquet leurs barques jusqu’au flot ; la mer monta, M. Agnan se laissa glisser jusqu’au bord, non sans jouer la frayeur et prêter à rire aux petits mousses qui le surveillaient de leurs grands yeux intelligents.

Il se coucha sur une voile pliée en quatre, laissa l’appareillage se faire, et la barque, avec sa grande voile carrée, prit le large en deux heures de temps.

Les pêcheurs, qui faisaient leur état tout en marchant, ne s’aperçurent pas que leur passager n’avait point pâli, point gémi, point souffert ; que malgré l’horrible tangage et le roulis brutal de la barque, à laquelle nulle main n’imprimait la direction, le passager novice avait conservé sa présence d’esprit et son appétit.

Ils pêchaient, et la pêche était assez heureuse. Aux lignes amorcées de crevettes venaient mordre, avec force soubresauts, les soles et les carrelets. Deux fils avaient déjà été brisés par des congres et des cabillauds d’un poids énorme ; trois anguilles de mer labouraient la cale de leurs replis vaseux et de leurs frétillements d’agonie.

D'Artagnan leur portait bonheur ; ils le lui dirent. Le soldat trouva la besogne si réjouissante, qu’il mit la main à l’œuvre, c’est-à-dire aux lignes, et poussa des rugissements de joie et des mordioux à étonner ses mousquetaires eux-mêmes, chaque fois qu’une secousse imprimée à la ligne, par une proie conquise, venait déchirer les muscles de son bras, et solliciter l’emploi de ses forces et de son adresse. La partie de plaisir lui avait fait oublier la mission diplomatique. Il en était à lutter contre un effroyable congre, à se cramponner au bordage d’une main pour attirer la hure béante de son antagoniste, lorsque le patron lui dit :

– Prenez garde qu’on ne vous voie de Belle-Île !

Ces mots firent l’effet à d’Artagnan du premier boulet qui siffle en un jour de bataille : il lâcha le fil et le congre, qui, l’un tirant l’autre, s’en retournèrent à l’eau.

D'Artagnan venait d’apercevoir à une demi-lieue au plus la silhouette bleuâtre et accentuée des rochers de Belle-Île, dominée par la ligne blanche et majestueuse du château. Au loin, la terre, avec des forêts et des plaines verdoyantes ; dans les herbages, des bestiaux.

Voilà ce qui tout d’abord attira l’attention du mousquetaire.

Le soleil, parvenu au quart du ciel, lançait des rayons d’or sur la mer et faisait voltiger une poussière resplendissante autour de cette île enchantée. On n’en voyait, grâce à cette lumière éblouissante, que les points aplanis ; toute ombre tranchait durement et zébrait d’une bande de ténèbres le drap lumineux de la prairie ou des murailles.

– Eh ! eh ! fit d’Artagnan à l’aspect de ces masses de roches noires, voilà, ce me semble, des fortifications qui n’ont besoin d’aucun ingénieur pour inquiéter un débarquement. Par où diable peut-on descendre sur cette terre que Dieu a défendue si complaisamment ?

– Par ici, répliqua le patron de la barque en changeant la voile et en imprimant au gouvernail une secousse qui mena l’esquif dans la direction d’un joli petit port tout coquet, tout rond et tout crénelé à neuf.

– Que diable vois-je là, dit d’Artagnan.

– Vous voyez Locmaria, répliqua le pêcheur.

– Mais là-bas ?

– C'est Bangos.

– Et plus loin ?

– Saujeu… Puis Le Palais.

– Mordioux ! c’est un monde. Ah ! voilà des soldats.

– Il y a dix-sept cents hommes à Belle-Île, monsieur, répliqua le pêcheur avec orgueil. Savez-vous que la moindre garnison est de vingt-deux compagnies d’infanterie ?

– Mordioux ! s’écria d’Artagnan en frappant du pied, Sa Majesté pourrait bien avoir raison.

Chapitre LXIX – Où le lecteur sera sans doute aussi étonné que le fut d’Artagnan de retrouver une ancienne connaissance §

Il y a toujours dans un débarquement, fût-ce celui du plus petit esquif de la mer, un trouble et une confusion qui ne laissent pas à l’esprit la liberté dont il aurait besoin pour étudier du premier coup d’œil l’endroit nouveau qui lui est offert.

Le pont mobile, le matelot agité, le bruit de l’eau sur le galet, les cris et les empressements de ceux qui attendent au rivage, sont les détails multiples de cette sensation, qui se résume en un seul résultat, l’hésitation.

Ce ne fut donc qu’après avoir débarqué et quelques minutes de station sur le rivage que d’Artagnan vit sur le port, et surtout dans l’intérieur de l’île, s’agiter un monde de travailleurs. À ses pieds, d’Artagnan reconnut les cinq chalands chargés de moellons qu’il avait vus partir du port de Piriac. Les pierres étaient transportées au rivage à l’aide d’une chaîne formée par vingt cinq ou trente paysans.

Les grosses pierres était chargées sur des charrettes qui les conduisaient dans la même direction que les moellons, c’est-à-dire vers des travaux dont d’Artagnan ne pouvait encore apprécier la valeur ni l’étendue.

Partout régnait une activité égale à celle que remarqua Télémaque en débarquant à Salente. D'Artagnan avait bonne envie de pénétrer plus avant ; mais il ne pouvait, sous peine de défiance, se laisser soupçonner de curiosité. Il n’avançait donc que petit à petit, dépassant à peine la ligne que les pêcheurs formaient sur la plage, observant tout, ne disant rien, et allant au-devant de toutes les suppositions que l’on eût pu faire avec une question niaise ou un salut poli.

Cependant, tandis que ses compagnons faisaient leur commerce, vendant ou vantant leurs poissons aux ouvriers ou aux habitants de la ville, d’Artagnan avait gagné peu à peu du terrain, et, rassuré par le peu d’attention qu’on lui accordait, il commença à jeter un regard intelligent et assuré sur les hommes et les choses qui apparaissaient à ses yeux.

Au reste, les premiers regards de d’Artagnan rencontrèrent des mouvements de terrain auxquels l’œil d’un soldat ne pouvait se tromper.

Aux deux extrémités du port, afin que les feux se croisassent sur le grand axe de l’ellipse formée par le bassin, on avait élevé d’abord deux batteries destinées évidemment à recevoir des pièces de côte, car d’Artagnan vit les ouvriers achever les plates-formes et disposer la demi-circonférence en bois sur laquelle la roue des pièces doit tourner pour prendre toutes les directions au-dessus de l’épaulement. À côté de chacune de ces batteries, d’autres travailleurs garnissaient de gabions remplis de terre le revêtement d’une autre batterie. Celle-ci avait des embrasures, et un conducteur de travaux appelait successivement les hommes qui, avec des harts, liaient des saucissons, et ceux qui découpaient les losanges et les rectangles de gazon destinés à retenir les joncs des embrasures.

À l’activité déployée à ces travaux déjà avancés, on pouvait les regarder comme terminés ; ils n’étaient point garnis de leurs canons, mais les plates-formes avaient leurs gîtes et leurs madriers tout dressés ; la terre, battue avec soin, les avait consolidés, et, en supposant l’artillerie dans l’île, en moins de deux ou trois jours le port pouvait être complètement armé.

Ce qui étonna d’Artagnan, lorsqu’il reporta ses regards des batteries de côte aux fortifications de la ville, fut de voir que Belle-Île était défendue par un système tout à fait nouveau, dont il avait entendu parler plus d’une fois au comte de La Fère comme d’un grand progrès, mais dont il n’avait point encore vu l’application.

Ces fortifications n’appartenaient plus ni à la méthode hollandaise de Marollois, ni à la méthode française du chevalier Antoine de Ville, mais au système de Manesson Mallet, habile ingénieur qui, depuis six ou huit ans à peu près, avait quitté le service du Portugal pour entrer au service de France.

Ces travaux avaient cela de remarquable qu’au lieu de s’élever hors de terre, comme faisaient les anciens remparts destinés à défendre la ville des échellades, ils s’y enfonçaient au contraire ; et ce qui faisait la hauteur des murailles, c’était la profondeur des fossés. Il ne fallut pas un long temps à d’Artagnan pour reconnaître toute la supériorité d’un pareil système, qui ne donne aucune prise au canon.

En outre, comme les fossés étaient au-dessous du niveau de la mer, ces fossés pouvaient être inondés par des écluses souterraines. Au reste, les travaux étaient presque achevés, et un groupe de travailleurs, recevant des ordres d’un homme qui paraissait être le conducteur des travaux, était occupé à poser les dernières pierres. Un pont de planches jeté sur le fossé, pour la plus grande commodité des manœuvres conduisant les brouettes, reliait l’intérieur à l’extérieur.

D'Artagnan demanda avec une curiosité naïve s’il lui était permis de traverser le pont, et il lui fut répondu qu’aucun ordre ne s’y opposait.

En conséquence, d’Artagnan traversa le pont et s’avança vers le groupe. Ce groupe était dominé par cet homme qu’avait déjà remarqué d’Artagnan, et qui paraissait être l’ingénieur en chef. Un plan était étendu sur une grosse pierre formant table, et à quelques pas de cet homme une grue fonctionnait.

Cet ingénieur, qui, en raison de son importance, devait tout d’abord attirer l’attention de d’Artagnan, portait un justaucorps qui, par sa somptuosité, n’était guère en harmonie avec la besogne qu’il faisait, laquelle eût plutôt nécessité le costume d’un maître maçon que celui d’un seigneur.

C'était, en outre, un homme d’une haute taille, aux épaules larges et carrées, et portant un chapeau tout couvert de panaches. Il gesticulait d’une façon on ne peut plus majestueuse, et paraissait, car on ne le voyait que de dos, gourmander les travailleurs sur leur inertie ou leur faiblesse.

D'Artagnan approchait toujours.

En ce moment, l’homme aux panaches avait cessé de gesticuler, et, les mains appuyées sur les genoux, il suivait, à demi courbé sur lui-même, les efforts de six ouvriers qui essayaient de soulever une pierre de taille à la hauteur d’une pièce de bois destinée à soutenir cette pierre, de façon qu’on pût passer sous elle la corde de la grue. Les six hommes, réunis sur une seule face de la pierre, rassemblaient tous leurs efforts pour la soulever à huit ou dix pouces de terre, suant et soufflant, tandis qu’un septième s’apprêtait, dès qu’il y aurait un jour suffisant, à glisser le rouleau qui devait la supporter. Mais déjà deux fois la pierre leur était échappée des mains avant d’arriver à une hauteur suffisante pour que le rouleau fût introduit.

Il va sans dire que chaque fois que la pierre leur était échappée, ils avaient fait un bond en arrière pour éviter qu’en retombant la pierre ne leur écrasât les pieds.

À chaque fois cette pierre abandonnée par eux s’était enfoncée de plus en plus dans la terre grasse, ce qui rendait de plus en plus difficile l’opération à laquelle les travailleurs se livraient en ce moment. Un troisième effort fait resta sans un succès meilleur, mais avec un découragement progressif.

Et cependant, lorsque les six hommes s’étaient courbés sur la pierre, l’homme aux panaches avait lui-même, d’une voix puissante, articulé le commandement de « Ferme ! » qui préside à toutes les manœuvres de forces.

Alors il se redressa.

– Oh ! oh ! dit-il, qu’est-ce que cela ? ai-je donc affaire à des hommes de paille ?… Corne de bœuf ! rangez-vous, et vous allez voir comment cela se pratique.

– Peste ! dit d’Artagnan, aurait-il la prétention de lever ce rocher ? Ce serait curieux, par exemple.

Les ouvriers, interpellés par l’ingénieur, se rangèrent l’oreille basse et secouant la tête, à l’exception de celui qui tenait le madrier et qui s’apprêtait à remplir son office.

L'homme aux panaches s’approcha de la pierre, se baissa, glissa ses mains sous la face qui posait à terre, roidit ses muscles herculéens, et, sans secousse, d’un mouvement lent comme celui d’une machine, il souleva le rocher à un pied de terre.

L'ouvrier qui tenait le madrier profita de ce jeu qui lui était donné et glissa le rouleau sous la pierre.

– Voilà ! dit le géant, non pas en laissant retomber le rocher, mais en le reposant sur son support.

– Mordioux ! s’écria d’Artagnan, je ne connais qu’un homme capable d’un tel tour de force.

– Hein ? fit le colosse en se retournant.

– Porthos ! murmura d’Artagnan saisi de stupeur, Porthos à Belle-Île !

De son côté, l’homme aux panaches arrêta ses yeux sur le faux intendant, et, malgré son déguisement, le reconnut.

– D'Artagnan ! s’écria-t-il.

Et le rouge lui monta au visage.

– Chut ! fit-il à d’Artagnan.

– Chut ! lui fit le mousquetaire.

En effet, si Porthos venait d’être découvert par d’Artagnan, d’Artagnan venait d’être découvert par Porthos.

L'intérêt de leur secret particulier les emporta chacun tout d’abord.

Néanmoins, le premier mouvement des deux hommes fut de se jeter dans les bras l’un de l’autre.

Ce qu’ils voulaient cacher aux assistants, ce n’était pas leur amitié, c’étaient leurs noms.

Mais après l’embrassade vint la réflexion.

« Pourquoi diantre Porthos est-il à Belle-Île et lève-t-il des pierres ? » se dit d’Artagnan.

Seulement d’Artagnan se fit cette question tout bas. Moins fort en diplomatie que son ami, Porthos pensa tout haut.

– Pourquoi diable êtes-vous à Belle-Île ? demanda-t-il à d’Artagnan ; et qu’y venez-vous faire ?

Il fallait répondre sans hésiter.

Hésiter à répondre à Porthos eût été un échec dont l’amour propre de d’Artagnan n’eût jamais pu se consoler.

– Pardieu ! mon ami, je suis à Belle-Île parce que vous y êtes.

– Ah bah ! fit Porthos, visiblement étourdi de l’argument et cherchant à s’en rendre compte avec cette lucidité de déduction que nous lui connaissons.

– Sans doute, continua d’Artagnan, qui ne voulait pas donner à son ami le temps de se reconnaître ; j’ai été pour vous voir à Pierrefonds.

– Vraiment ?

– Oui.

– Et vous ne m’y avez pas trouvé ?

– Non, mais j’ai trouvé Mouston.

– Il va bien ?

– Peste !

– Mais enfin, Mouston ne vous a pas dit que j’étais ici.

– Pourquoi ne me l’eût-il pas dit ? Ai-je par hasard démérité de la confiance de Mouston ?

– Non ; mais il ne le savait pas.

– Oh ! voilà une raison qui n’a rien d’offensant pour mon amour-propre au moins.

– Mais comment avez-vous fait pour me rejoindre ?

– Eh ! mon cher, un grand seigneur comme vous laisse toujours trace de son passage, et je m’estimerais bien peu si je ne savais pas suivre les traces de mes amis.

Cette explication, toute flatteuse qu’elle était, ne satisfit pas entièrement Porthos.

– Mais je n’ai pu laisser de traces, étant venu déguisé, dit Porthos.

– Ah ! vous êtes venu déguisé ? fit d’Artagnan.

– Oui.

– Et comment cela ?

– En meunier.

– Est-ce qu’un grand seigneur comme vous, Porthos, peut affecter des manières communes au point de tromper les gens ?

– Eh bien ! je vous jure, mon ami, que tout le monde y a été trompé, tant j’ai bien joué mon rôle.

– Enfin, pas si bien que je ne vous aie rejoint et découvert.

– Justement. Comment m’avez-vous rejoint et découvert ?

– Attendez donc. J'allais vous raconter la chose. Imaginez-vous que Mouston…

– Ah ! c’est ce drôle de Mouston, dit Porthos en plissant les deux arcs de triomphe qui lui servaient de sourcils.

– Mais attendez donc, attendez donc. Il n’y a pas de la faute de Mouston, puisqu’il ignorait lui-même où vous étiez.

– Sans doute. Voilà pourquoi j’ai si grande hâte de comprendre.

– Oh ! comme vous êtes impatient, Porthos !

– Quand je ne comprends pas, je suis terrible.

– Vous allez comprendre. Aramis vous a écrit à Pierrefonds, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Il vous a écrit d’arriver avant l’équinoxe ?

– C'est vrai.

– Eh bien ! voilà, dit d’Artagnan, espérant que cette raison suffirait à Porthos.

Porthos parut se livrer à un violent travail d’esprit.

– Oh ! oui, dit-il, je comprends. Comme Aramis me disait d’arriver avant l’équinoxe, vous avez compris que c’était pour le rejoindre. Vous vous êtes informé où était Aramis, vous disant : « où sera Aramis, sera Porthos. » Vous avez appris qu’Aramis était en Bretagne, et vous vous êtes dit : « Porthos est en Bretagne. »

– Eh ! justement. En vérité, Porthos, je ne sais comment vous ne vous êtes pas fait devin. Alors, vous comprenez : en arrivant à La Roche-Bernard, j’ai appris les beaux travaux de fortification que l’on faisait à Belle-Île. Le récit qu’on m’en a fait a piqué ma curiosité. Je me suis embarqué sur un bâtiment pêcheur, sans savoir le moins du monde que vous étiez ici. Je suis venu. J'ai vu un gaillard qui remuait une pierre qu’Ajax n’eût pas ébranlée. Je me suis écrié : « Il n’y a que le baron de Bracieux qui soit capable d’un pareil tour de force. » Vous m’avez entendu, vous vous êtes retourné, vous m’avez reconnu, nous nous sommes embrassés, et, ma foi, si vous le voulez bien, cher ami, nous nous embrasserons encore.

– Voilà comment tout s’explique, en effet, dit Porthos.

Et il embrassa d’Artagnan avec une si grande amitié, que le mousquetaire en perdit la respiration pendant cinq minutes.

– Allons, allons, plus fort que jamais, dit d’Artagnan, et toujours dans les bras, heureusement.

Porthos salua d’Artagnan avec un gracieux sourire.

Pendant les cinq minutes où d’Artagnan avait repris sa respiration, il avait réfléchi qu’il avait un rôle fort difficile à jouer. Il s’agissait de toujours questionner sans jamais répondre. Quand la respiration lui revint, son plan de campagne était fait.

Chapitre LXX – Où les idées de d’Artagnan, d’abord fort troublées, commencent à s’éclaircir un peu §

D'Artagnan prit aussitôt l’offensive.

– Maintenant que je vous ai tout dit, cher ami, ou plutôt que vous avez tout deviné, dites-moi ce que vous faites ici, couvert de poussière et de boue ?

Porthos essuya son front, et regardant autour de lui avec orgueil :

– Mais il me semble, dit-il, que vous pouvez le voir, ce que je fais ici !

– Sans doute, sans doute ; vous levez des pierres.

– Oh ! pour leur montrer ce que c’est qu’un homme, aux fainéants ! dit Porthos avec mépris. Mais vous comprenez…

– Oui, vous ne faites pas votre état de lever des pierres, quoiqu’il y en ait beaucoup qui en font leur état et qui ne les lèvent pas comme vous. Voilà donc ce qui me faisait vous demander tout à l’heure : « Que faites-vous ici, baron ? »

– J'étudie la topographie, chevalier.

– Vous étudiez la topographie ?

– Oui ; mais vous-même, que faites-vous sous cet habit bourgeois ?

D'Artagnan reconnut qu’il avait fait une faute en se laissant aller à son étonnement. Porthos en avait profité pour riposter avec une question.

Heureusement d’Artagnan s’attendait à cette question.

– Mais, dit-il, vous savez que je suis bourgeois, en effet ; l’habit n’a donc rien d’étonnant, puisqu’il est en rapport avec la condition.

– Allons donc, vous, un mousquetaire !

– Vous n’y êtes plus, mon bon ami ; j’ai donné ma démission.

– Bah !

– Ah ! mon Dieu, oui !

– Et vous avez abandonné le service ?

– Je l’ai quitté.

– Vous avez abandonné le roi ?

– Tout net.

Porthos leva les bras au ciel comme fait un homme qui apprend une nouvelle inouïe.

– Oh ! par exemple, voilà qui me confond, dit-il.

– C'est pourtant ainsi.

– Et qui a pu vous déterminer à cela ?

– Le roi m’a déplu ; Mazarin me dégoûtait depuis longtemps, comme vous savez ; j’ai jeté ma casaque aux orties.

– Mais Mazarin est mort.

– Je le sais parbleu bien ; seulement, à l’époque de sa mort, la démission était donnée et acceptée depuis deux mois. C'est alors que, me trouvant libre, j’ai couru à Pierrefonds pour voir mon cher Porthos. J'avais entendu parler de l’heureuse division que vous aviez faite de votre temps, et je voulais pendant une quinzaine de jours diviser le mien sur le vôtre.

– Mon ami, vous savez que ce n’est pas pour quinze jours que la maison vous est ouverte : c’est pour un an, c’est pour dix ans, c’est pour la vie.

– Merci, Porthos.

– Ah çà ! vous n’avez point besoin d’argent ? dit Porthos en faisant sonner une cinquantaine de louis que renfermait son gousset. Auquel cas, vous savez…

– Non, je n’ai besoin de rien ; j’ai placé mes économies chez Planchet, qui m’en sert la rente.

– Vos économies ?

– Sans doute, dit d’Artagnan ; pourquoi voulez-vous que je n’aie pas fait mes économies comme un autre, Porthos ?

– Moi ! je ne veux pas cela ; au contraire, je vous ai toujours soupçonné… c’est-à-dire Aramis vous a toujours soupçonné d’avoir des économies. Moi, voyez-vous, je ne me mêle pas des affaires de ménage ; seulement, ce que je présume, c’est que des économies de mousquetaire, c’est léger.

– Sans doute, relativement à vous, Porthos, qui êtes millionnaire ; mais enfin je vais vous en faire juge. J'avais d’une part vingt-cinq mille livres.

– C'est gentil, dit Porthos d’un air affable.

– Et, continua d’Artagnan, j’y ai ajouté, le 25 du mois dernier, deux cents autres mille livres.

Porthos ouvrit des yeux énormes, qui demandaient éloquemment au mousquetaire : « où diable avez-vous volé une pareille somme, cher ami ? »

– Deux cent mille livres ! s’écria-t-il enfin.

– Oui, qui, avec vingt-cinq que j’avais, et vingt mille que j’ai sur moi, me complètent une somme de deux cent quarante-cinq mille livres.

– Mais voyons, voyons ! d’où vous vient cette fortune ?

– Ah ! voilà. Je vous conterai la chose plus tard, cher ami ; mais comme vous avez d’abord beaucoup de choses à me dire vous-même, mettons mon récit à son rang.

– Bravo ! dit Porthos, nous voilà tous riches. Mais qu’avais-je donc à vous raconter ?

– Vous avez à me raconter comment Aramis a été nommé…

– Ah ! évêque de Vannes.

– C'est cela, dit d’Artagnan, évêque de Vannes. Ce cher Aramis ! savez vous qu’il fait son chemin ?

– Oui, oui, oui ! Sans compter qu’il n’en restera pas là.

– Comment ! vous croyez qu’il ne se contentera pas des bas violets, et qu’il lui faudra le chapeau rouge ?

– Chut ! cela lui est promis.

– Bah ! par le roi ?

– Par quelqu’un qui est plus puissant que le roi.

– Ah ! diable ! Porthos, que vous me dites là de choses incroyables, mon ami !

– Pourquoi, incroyables ? Est-ce qu’il n’y a pas toujours eu en France quelqu’un de plus puissant que le roi ?

– Oh ! si fait. Du temps du roi Louis XIII, c’était le duc de Richelieu ; du temps de la régence, c’était le cardinal Mazarin ; du temps de Louis XIV, c’est M…

– Allons donc !

– C'est M. Fouquet.

– Tope ! Vous l’avez nommé du premier coup.

– Ainsi c’est M. Fouquet qui a promis le chapeau à Aramis ?

Porthos prit un air réservé.

– Cher ami, dit-il, Dieu me préserve de m’occuper des affaires des autres et surtout de révéler des secrets qu’ils peuvent avoir intérêt à garder. Quand vous verrez Aramis, il vous dira ce qu’il croira devoir vous dire.

– Vous avez raison, Porthos, et vous êtes un cadenas pour la sûreté. Revenons donc à vous.

– Oui, dit Porthos.

– Vous m’avez donc dit que vous étiez ici pour étudier la topographie ?

– Justement.

– Tudieu ! mon ami, les belles choses que vous ferez !

– Comment cela ?

– Mais ces fortifications sont admirables.

– C'est votre opinion ?

– Sans doute. En vérité, à moins d’un siège tout à fait en règle, Belle-Île est imprenable.

Porthos se frotta les mains.

– C'est mon avis, dit-il.

– Mais qui diable a fortifié ainsi cette bicoque ?

Porthos se rengorgea.

– Je ne vous l’ai pas dit ?

– Non.

– Vous ne vous en doutez pas ?

– Non ; tout ce que je puis dire, c’est que c’est un homme qui a étudié tous les systèmes et qui me paraît s’être arrêté au meilleur.

– Chut ! dit Porthos ; ménagez ma modestie, mon cher d’Artagnan.

– Vraiment ! répondit le mousquetaire ; ce serait vous… qui… Oh !

– Par grâce, mon ami !

– Vous qui avez imaginé, tracé et combiné entre eux ces bastions, ces redans, ces courtines, ces demi-lunes, qui préparez ce chemin couvert ?

– Je vous en prie…

– Vous qui avez édifié cette lunette avec ses angles rentrants et ses angles saillants ?

– Mon ami…

– Vous qui avez donné aux jours de vos embrasures cette inclinaison à l’aide de laquelle vous protégez si efficacement les servants de vos pièces ?

– Eh ! mon Dieu, oui.

– Ah ! Porthos, Porthos, il faut s’incliner devant vous, il faut admirer ! Mais vous nous avez toujours caché ce beau génie ! J'espère, mon ami, que vous allez me montrer tout cela dans le détail.

– Rien de plus facile. Voici mon plan.

– Montrez.

Porthos conduisit d’Artagnan vers la pierre qui lui servait de table et sur laquelle le plan était étendu.

Au bas du plan était écrit, de cette formidable écriture de Porthos, écriture dont nous avons eu déjà l’occasion de parler : « Au lieu de vous servir du carré ou du rectangle, ainsi qu’on le faisait jusqu’aujourd’hui, vous supposerez votre place enfermée dans un hexagone régulier. Ce polygone ayant l’avantage d’offrir plus d’angles que le quadrilatère. Chaque côté de votre hexagone, dont vous déterminerez la longueur en raison des dimensions prises sur la place, sera divisé en deux parties, et sur le point milieu vous élèverez une perpendiculaire vers le centre du polygone, laquelle égalera en longueur la sixième partie du côté. Par les extrémités, de chaque côté du polygone, vous tracerez deux diagonales et qui iront couper la perpendiculaire. Ces deux droites formeront les lignes de défense. »

– Diable ! dit d’Artagnan s’arrêtant à ce point de la démonstration ; mais c’est un système complet, cela, Porthos ?

– Tout entier, fit Porthos. Voulez-vous continuer ?

– Non pas, j’en ai lu assez ; mais puisque c’est vous, mon cher Porthos, qui dirigez les travaux, qu’avez-vous besoin d’établir ainsi votre système par écrit ?

– Oh ! mon cher, la mort !

– Comment, la mort ?

– Eh oui ! nous sommes tous mortels.

– C'est vrai, dit d’Artagnan ; vous avez réponse à tout, mon ami.

Et il reposa le plan sur la pierre.

Mais si peu de temps qu’il eût eu ce plan entre les mains, d’Artagnan avait pu distinguer, sous l’énorme écriture de Porthos, une écriture beaucoup plus fine qui lui rappelait certaines lettres à Marie Michon dont il avait eu connaissance dans sa jeunesse. Seulement, la gomme avait passé et repassé sur cette écriture, qui eût échappé à un œil moins exercé que celui de notre mousquetaire.

– Bravo, mon ami, bravo ! dit d’Artagnan.

– Et maintenant, vous savez tout ce que vous vouliez savoir, n’est-ce pas ? dit Porthos en faisant la roue.

– Oh ! mon Dieu, oui ; seulement, faites-moi une dernière grâce, cher ami.

– Parlez ; je suis le maître ici.

– Faites-moi le plaisir de me nommer ce monsieur qui se promène là-bas.

– Où, là-bas ?

– Derrière les soldats.

– Suivi d’un laquais ?

– Précisément.

– En compagnie d’une espèce de maraud vêtu de noir ?

– À merveille !

– C'est M. Gétard.

– Qu'est-ce que M. Gétard, mon ami ?

– C'est l’architecte de la maison.

– De quelle maison ?

– De la maison de M. Fouquet.

– Ah ! ah ! s’écria d’Artagnan ; vous êtes donc de la maison de M. Fouquet, vous, Porthos ?

– Moi ! et pourquoi cela ? fit le topographe en rougissant jusqu’à l’extrémité supérieure des oreilles.

– Mais, vous dites la maison, en parlant de Belle-Île, comme si vous parliez du château de Pierrefonds.

Porthos se pinça les lèvres.

– Mon cher, dit-il, Belle-Île est à M. Fouquet, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Comme Pierrefonds est à moi ?

– Certainement.

– Vous êtes venu à Pierrefonds ?

– Je vous ai dit que j’y étais ne voilà pas deux mois.

– Y avez-vous vu un monsieur qui a l’habitude de s’y promener une règle à la main ?

– Non ; mais j’eusse pu l’y voir, s’il s’y promenait effectivement.

– Eh bien ! ce monsieur, c’est M. Boulingrin.

– Qu'est-ce que M. Boulingrin ?

– Voilà justement. Si quand ce monsieur se promène une règle à la main, quelqu’un me demande : « Qu'est-ce que M. Boulingrin ? » je réponds : « C'est l’architecte de la maison. » Eh bien ! M. Gétard est le Boulingrin de M. Fouquet. Mais il n’a rien à voir aux fortifications, qui me regardent seul, entendez-vous bien ? rien, absolument.

– Ah ! Porthos, s’écria d’Artagnan en laissant tomber ses bras comme un vaincu qui rend son épée ; ah ! mon ami, vous n’êtes pas seulement un topographe herculéen, vous êtes encore un dialecticien de première trempe.

– N'est-ce pas, répondit Porthos, que c’est puissamment raisonné ?

Et il souffla comme le congre que d’Artagnan avait laissé échapper le matin.

– Et maintenant, continua d’Artagnan, ce maraud qui accompagne M. Gétard est-il aussi de la maison de M. Fouquet ?

– Oh ! fit Porthos avec mépris, c’est un M. Jupenet ou Juponet, une espèce de poète.

– Qui vient s’établir ici ?

– Je crois que oui.

– Je pensais que M. Fouquet avait bien assez de poètes là-bas : Scudéry, Loret, Pellisson, La Fontaine. S'il faut que je vous dise la vérité, Porthos, ce poète-là vous déshonore.

– Eh ! mon ami, ce qui nous sauve, c’est qu’il n’est pas ici comme poète.

– Comment donc y est-il ?

– Comme imprimeur, et même vous me faites songer que j’ai un mot à lui dire, à ce cuistre.

– Dites.

Porthos fit un signe à Jupenet, lequel avait bien reconnu d’Artagnan et ne se souciait pas d’approcher ; ce qui amena tout naturellement un second signe de Porthos.

Ce signe était tellement impératif, qu’il fallait obéir cette fois.

Il s’approcha donc.

– Ça ! dit Porthos, vous voilà débarqué d’hier et vous faites déjà des vôtres.

– Comment cela, monsieur le baron ? demanda Jupenet tout tremblant.

– Votre presse a gémi toute la nuit, monsieur, dit Porthos, et vous m’avez empêché de dormir, corne de bœuf !

– Monsieur… objecta timidement Jupenet.

– Vous n’avez rien encore à imprimer ; donc vous ne devez pas encore faire aller la presse. Qu'avez-vous donc imprimé cette nuit ?

– Monsieur, une poésie légère de ma composition.

– Légère ! Allons donc, monsieur, la presse criait que c’était pitié. Que cela ne vous arrive plus, entendez-vous ?

– Non, monsieur.

– Vous me le promettez ?

– Je le promets.

– C'est bien ; pour cette fois, je vous pardonne. Allez !

Le poète se retira avec la même humilité dont il avait fait preuve en arrivant.

– Eh bien ! maintenant que nous avons lavé la tête à ce drôle, déjeunons, dit Porthos.

– Oui, dit d’Artagnan, déjeunons.

– Seulement, dit Porthos, je vous ferai observer, mon ami, que nous n’avons que deux heures pour notre repas.

– Que voulez-vous ! nous tâcherons d’en faire assez. Mais pourquoi n’avons-nous que deux heures ?

– Parce que la marée monte à une heure, et qu’avec la marée je pars pour Vannes. Mais, comme je reviens demain, cher ami, restez chez moi, vous y serez le maître. J'ai bon cuisinier, bonne cave.

– Mais non, interrompit d’Artagnan, mieux que cela.

– Quoi ?

– Vous allez à Vannes, dites-vous ?

– Sans doute.

– Pour voir Aramis ?

– Oui.

– Eh bien ! moi qui étais venu de Paris exprès pour voir Aramis…

– C'est vrai.

– Je partirai avec vous.

– Tiens ! c’est cela.

– Seulement, je devais commencer par voir Aramis, et vous après. Mais l’homme propose et Dieu dispose. J'aurai commencé par vous, je finirai par Aramis.

– Très bien !

– Et en combien d’heures allez-vous d’ici à Vannes ?

– Ah ! mon Dieu ! en six heures. Trois heures de mer d’ici à Sarzeau, trois heures de route de Sarzeau à Vannes.

– Comme c’est commode ! Et vous allez souvent à Vannes, étant si près de l’évêché ?

– Oui, une fois par semaine. Mais attendez que je prenne mon plan.

Porthos ramassa son plan, le plia avec soin et l’engouffra dans sa large poche.

– Bon ! dit à part d’Artagnan, je crois que je sais maintenant quel est le véritable ingénieur qui fortifie Belle-Île. Deux heures après, à la marée montante, Porthos et d’Artagnan partaient pour Sarzeau.

Chapitre LXXI – Une procession à Vannes §

La traversée de Belle-Île à Sarzeau se fit assez rapidement, grâce à l’un de ces petits corsaires dont on avait parlé à d’Artagnan pendant son voyage, et qui, taillés pour la course et destinés à la chasse, s’abritaient momentanément dans la rade de Locmaria, où l’un d’eux, avec le quart de son équipage de guerre, faisait le service entre Belle-Île et le continent.

D'Artagnan eut l’occasion de se convaincre cette fois encore que Porthos, bien qu’ingénieur et topographe, n’était pas profondément enfoncé dans les secrets d’État.

Sa parfaite ignorance, au reste, eût passé près de tout autre pour une savante dissimulation. Mais d’Artagnan connaissait trop bien tous les plis et replis de son Porthos pour ne pas y trouver un secret s’il y était, comme ces vieux garçons rangés et minutieux savent trouver, les yeux fermés, tel livre sur les rayons de la bibliothèque, telle pièce de linge dans un tiroir de leur commode.

Donc, s’il n’avait rien trouvé, ce rusé d’Artagnan, en roulant et en déroulant son Porthos, c’est qu’en vérité il n’y avait rien.

– Soit, dit d’Artagnan ; j’en saurai plus à Vannes en une demi-heure que Porthos n’en a su à Belle-Île en deux mois. Seulement, pour que je sache quelque chose, il importe que Porthos n’use pas du seul stratagème dont je lui laisse la disposition. Il faut qu’il ne prévienne point Aramis de mon arrivée.

Tous les soins du mousquetaire se bornèrent donc pour le moment à surveiller Porthos.

Et, hâtons-nous de le dire, Porthos ne méritait pas cet excès de défiance. Porthos ne songeait aucunement à mal.

Peut-être, à la première vue, d’Artagnan lui avait-il inspiré un peu de défiance ; mais presque aussitôt d’Artagnan avait reconquis dans ce bon et brave cœur la place qu’il y avait toujours occupée, et pas le moindre nuage n’obscurcissait le gros œil de Porthos se fixant de temps en temps avec tendresse sur son ami.

En débarquant, Porthos s’informa si ses chevaux l’attendaient Et, en effet, il les aperçut bientôt à la croix du chemin qui tourne autour de Sarzeau et qui, sans traverser cette petite ville, aboutit à Vannes. Ces chevaux étaient au nombre de deux : celui de M. de Vallon et celui de son écuyer.

Car Porthos avait un écuyer depuis que Mousqueton n’usait plus que du chariot comme moyen de locomotion.

D'Artagnan s’attendait à ce que Porthos proposât d’envoyer en avant son écuyer sur un cheval pour en ramener un autre, et il se promettait, lui, d’Artagnan, de combattre cette proposition. Mais rien de ce que présumait d’Artagnan n’arriva. Porthos ordonna tout simplement au serviteur de mettre pied à terre et d’attendre son retour à Sarzeau pendant que d’Artagnan monterait son cheval.

Ce qui fut fait.

– Eh ! mais vous êtes homme de précaution, mon cher Porthos, dit d’Artagnan à son ami lorsqu’il se trouva en selle sur le cheval de l’écuyer.

– Oui ; mais c’est une gracieuseté d’Aramis. Je n’ai pas mes équipages ici. Aramis a donc mis ses écuries à ma disposition.

– Bons chevaux, mordioux ! pour des chevaux d’évêque, dit d’Artagnan. Il est vrai qu’Aramis est un évêque tout particulier.

– C'est un saint homme, répondit Porthos d’un ton presque nasillard et en levant les yeux au ciel.

– Alors il est donc bien changé, dit d’Artagnan, car nous l’avons connu passablement profane.

– La grâce l’a touché, dit Porthos.

– Bravo ! dit d’Artagnan, cela redouble mon désir de le voir, ce cher Aramis.

Et il éperonna son cheval, qui l’emporta avec une nouvelle rapidité.

– Peste ! dit Porthos, si nous allons de ce train-là, nous ne mettrons qu’une heure au lieu de deux.

– Pour faire combien, dites-vous, Porthos ?

– Quatre lieues et demie.

– Ce sera aller bon pas.

– J'aurais pu, cher ami, vous faire embarquer sur le canal ; mais au diable les rameurs ou les chevaux de trait ! Les premiers vont comme des tortues, les seconds comme des limaces, et quand on peut se mettre un bon coursier entre les genoux, mieux vaut un bon cheval que des rameurs ou tout autre moyen.

– Vous avez raison, vous surtout, Porthos, qui êtes toujours magnifique à cheval.

– Un peu lourd, mon ami ; je me suis pesé dernièrement.

– Et combien pesez-vous ?

– Trois cents ! dit Porthos avec orgueil.

– Bravo !

– De sorte, vous comprenez, qu’on est forcé de me choisir des chevaux dont le rein soit droit et large, autrement je les crève en deux heures.

– Oui, des chevaux de géant, n’est-ce pas, Porthos ?

– Vous êtes bien bon, mon ami, répliqua l’ingénieur avec une affectueuse majesté.

– En effet, mon ami, répliqua d’Artagnan, il me semble que votre monture sue déjà.

– Dame ; il fait chaud. Ah ! ah ! voyez-vous Vannes maintenant ?

– Oui, très bien. C'est une fort belle ville, à ce qu’il paraît ?

– Charmante, selon Aramis, du moins ; moi, je la trouve noire ; mais il paraît que c’est beau, le noir, pour les artistes. J'en suis fâché.

– Pourquoi cela, Porthos ?

– Parce que j’ai précisément fait badigeonner en blanc mon château de Pierrefonds, qui était gris de vieillesse.

– Hum ! fit d’Artagnan ; en effet, le blanc est plus gai.

– Oui, mais c’est moins auguste, à ce que m’a dit Aramis. Heureusement qu’il y a des marchands de noir : je ferai rebadigeonner Pierrefonds en noir, voilà tout. Si le gris est beau, vous comprenez, mon ami, le noir doit être superbe.

– Dame ! fit d’Artagnan, cela me paraît logique.

– Est-ce que vous n’êtes jamais venu à Vannes, d’Artagnan ?

– Jamais.

– Alors vous ne connaissez pas la ville ?

– Non.

– Eh bien ! tenez, dit Porthos en se haussant sur ses étriers, mouvement qui fit fléchir l’avant-main de son cheval, voyez-vous dans le soleil, là-bas, cette flèche ?

– Certainement, que je la vois.

– C'est la cathédrale.

– Qui s’appelle ?

– Saint-Pierre. Maintenant, là, tenez, dans le faubourg à gauche, voyez vous une autre croix ?

– À merveille.

– C'est Saint-Paterne, la paroisse de prédilection d’Aramis.

– Ah !

– Sans doute. Voyez-vous, saint Paterne passe pour avoir été le premier évêque de Vannes. Il est vrai qu’Aramis prétend que non, lui. Il est vrai qu’il est si savant, que cela pourrait bien n’être qu’un paro… qu’un para…

– Qu'un paradoxe, dit d’Artagnan.

– Précisément. Merci, la langue me fourchait… il fait si chaud.

– Mon ami, fit d’Artagnan, continuez, je vous prie, votre intéressante démonstration. Qu'est-ce que ce grand bâtiment blanc percé de fenêtres ?

– Ah ! celui-là, c’est le collège des jésuites. Pardieu ! vous avez la main heureuse. Voyez-vous près du collège une grande maison à clochetons à tourelles, et d’un beau style gothique, comme dit cette brute de M. Gétard ?

– Oui, je la vois. Eh bien ?

– Eh bien ! c’est là que loge Aramis.

– Quoi ! il ne loge pas à l’évêché ?

– Non ; l’évêché est en ruines. L'évêché, d’ailleurs, est dans la ville, et Aramis préfère le faubourg. Voilà pourquoi, vous dis-je, il affectionne Saint-Paterne, parce que Saint-Paterne est dans le faubourg. Et puis il y a dans ce même faubourg un mail, un jeu de paume et une maison de dominicains. Tenez, celle-là qui élève jusqu’au ciel ce beau clocher.

– Très bien.

– Ensuite, voyez-vous, le faubourg est comme une ville à part ; il a ses murailles, ses tours, ses fossés ; le quai même y aboutit, et les bateaux abordent au quai. Si notre petit corsaire ne tirait pas huit pieds d’eau, nous serions arrivés à pleines voiles jusque sous les fenêtres d’Aramis.

– Porthos, Porthos, mon ami, s’écria d’Artagnan, vous êtes un puits de science, une source de réflexions ingénieuses et profondes. Porthos, vous ne me surprenez plus, vous me confondez.

– Nous voici arrivés, dit Porthos, détournant la conversation avec sa modestie ordinaire.

« Et il était temps, pensa d’Artagnan, car le cheval d’Aramis fond comme un cheval de glace. »

Ils entrèrent presque au même instant dans le faubourg, mais à peine eurent-ils fait cent pas, qu’ils furent surpris de voir les rues jonchées de feuillages et de fleurs.

Aux vieilles murailles de Vannes pendaient les plus vieilles et les plus étranges tapisseries de France.

Des balcons de fer tombaient de longs draps blancs tout parsemés de bouquets.

Les rues étaient désertes ; on sentait que toute la population était rassemblée sur un point.

Les jalousies étaient closes, et la fraîcheur pénétrait dans les maisons sous l’abri des tentures, qui faisaient de larges ombres noires entre leurs saillies et les murailles. Soudain, au détour d’une rue, des chants frappèrent les oreilles des nouveaux débarqués. Une foule endimanchée apparut à travers les vapeurs de l’encens qui montait au ciel en bleuâtres flocons, et les nuages de feuilles de roses voltigeant jusqu’aux premiers étages. Au-dessus de toutes les têtes, on distinguait les croix et les bannières, signes sacrés de la religion.

Puis, au-dessous de ces croix et de ces bannières, et comme protégées par elles, tout un monde de jeunes filles vêtues de blanc et couronnées de bleuets.

Aux deux côtés de la rue, enfermant le cortège, s’avançaient les soldats de la garnison, portant des bouquets dans les canons de leurs fusils et à la pointe de leurs lances.

C'était une procession.

Tandis que d’Artagnan et Porthos regardaient avec une ferveur de bon goût qui déguisait une extrême impatience de pousser en avant, un dais magnifique s’approchait, précédé de cent jésuites et de cent dominicains, et escorté par deux archidiacres, un trésorier, un pénitencier et douze chanoines. Un chantre à la voix foudroyante, un chantre trié certainement dans toutes les voix de la France, comme l’était le tambour-major de la garde impériale dans tous les géants de l’Empire, un chantre, escorté de quatre autres chantres qui semblaient n’être là que pour lui servir d’accompagnement, faisait retentir les airs et vibrer les vitres de toutes les maisons.

Sous le dais apparaissait une figure pâle et noble, aux yeux noirs, aux cheveux noirs mêlés de fils d’argent, à la bouche fine et circonspecte, au menton proéminent et anguleux.

Cette tête, pleine de gracieuse majesté, était coiffée de la mitre épiscopale, coiffure qui lui donnait, outre le caractère de la souveraineté, celui de l’ascétisme et de la méditation évangélique.

– Aramis ! s’écria involontairement le mousquetaire quand cette figure altière passa devant lui.

Le prélat tressaillit ; il parut avoir entendu cette voix comme un mort ressuscitant entend la voix du Sauveur. Il leva ses grands yeux noirs aux longs cils et les porta sans hésiter vers l’endroit d’où l’exclamation était partie. D'un seul coup d’œil, il avait vu Porthos et d’Artagnan près de lui. De son côté, d’Artagnan, grâce à l’acuité de son regard, avait tout vu, tout saisi. Le portrait en pied du prélat était entré dans sa mémoire pour n’en plus sortir.

Une chose surtout avait frappé d’Artagnan. En l’apercevant, Aramis avait rougi, puis il avait à l’instant même concentré sous sa paupière le feu du regard du maître et l’imperceptible affectuosité du regard de l’ami.

Il était évident qu’Aramis s’adressait tout bas cette question : « Pourquoi d’Artagnan est-il là avec Porthos, et que vient-il faire à Vannes ? » Aramis comprit tout ce qui se passait dans l’esprit de d’Artagnan en reportant son regard sur lui et en voyant qu’il n’avait pas baissé les yeux.

Il connaît la finesse de son ami et son intelligence ; il craint de laisser deviner le secret de sa rougeur et de son étonnement. C'est bien le même Aramis, ayant toujours un secret à dissimuler. Aussi, pour en finir avec ce regard d’inquisiteur qu’il faut faire baisser à tout prix, comme à tout prix un général éteint le feu d’une batterie qui le gêne, Aramis étend sa belle main blanche, à laquelle étincelle l’améthyste de l’anneau pastoral, il fend l’air avec le signe de la croix et foudroie ses deux amis avec sa bénédiction. Peut-être, rêveur et distrait, d’Artagnan, impie malgré lui, ne se fût point baissé sous cette bénédiction sainte ; mais Porthos a vu cette distraction, et, appuyant amicalement sa main sur le dos de son compagnon, il l’écrase vers la terre.

D'Artagnan fléchit : peu s’en faut même qu’il ne tombe à plat ventre.

Pendant ce temps, Aramis est passé.

D'Artagnan, comme Antée, n’a fait que toucher la terre, et il se retourne vers Porthos tout prêt à se fâcher.

Mais il n’y a pas à se tromper à l’intention du brave hercule : c’est un sentiment de bienséance religieuse qui le pousse. D'ailleurs, la parole, chez Porthos, au lieu de déguiser la pensée, la complète toujours.

– C'est fort gentil à lui, dit-il, de nous avoir donné comme cela une bénédiction, à nous tout seuls. Décidément, c’est un saint homme et un brave homme.

Moins convaincu que Porthos, d’Artagnan ne répondit pas.

– Voyez, cher ami, continua Porthos, il nous a vus, et au lieu de continuer à marcher au simple pas de procession, comme tout à l’heure, voilà qu’il se hâte. Voyez-vous comme le cortège double sa vitesse ? Il est pressé de nous voir et de nous embrasser, ce cher Aramis.

– C'est vrai, répondit d’Artagnan tout haut.

Puis tout bas :

– Toujours est-il qu’il m’a vu, le renard, et qu’il aura le temps de se préparer à me recevoir.

Mais la procession est passée ; le chemin est libre.

D'Artagnan et Porthos marchèrent droit au palais épiscopal, qu’une foule nombreuse entourait pour voir rentrer le prélat.

D'Artagnan remarqua que cette foule était surtout composée de bourgeois et de militaires.

Il reconnut dans la nature de ces partisans l’adresse de son ami.

En effet, Aramis n’était pas homme à rechercher une popularité inutile : peu lui importait d’être aimé de gens qui ne lui servaient à rien.

Des femmes, des enfants, des vieillards, c’est-à-dire le cortège ordinaire des pasteurs, ce n’était pas son cortège à lui. Dix minutes après que les deux amis avaient passé le seuil de l’évêché, Aramis rentra comme un triomphateur ; les soldats lui présentaient les armes comme à un supérieur ; les bourgeois le saluaient comme un ami, comme un patron plutôt que comme un chef religieux. Il y avait dans Aramis quelque chose de ces sénateurs romains qui avaient toujours leurs portes encombrées de clients. Au bas du perron, il eut une conférence d’une demi-minute avec un jésuite qui, pour lui parler plus discrètement, passa la tête sous le dais.

Puis il rentra chez lui ; les portes se refermèrent lentement, et la foule s’écoula, tandis que les chants et les prières retentissaient encore.

C'était une magnifique journée. Il y avait des parfums terrestres mêlés à des parfums d’air et de mer. La ville respirait le bonheur, la joie, la force.

D'Artagnan sentit comme la présence d’une main invisible qui avait, toute-puissante, créé cette force, cette joie, ce bonheur, et répandu partout ces parfums.

« Oh ! oh ! se dit-il, Porthos a engraissé ; mais Aramis a grandi. »

Fin du tome I

Chapitre LXXII – La grandeur de l’évêque de Vannes §

Porthos et d’Artagnan étaient entrés à l’évêché par une porte particulière, connue des seuls amis de la maison.

Il va sans dire que Porthos avait servi de guide à d’Artagnan. Le digne baron se comportait un peu partout comme chez lui. Cependant, soit reconnaissance tacite de cette sainteté du personnage d’Aramis et de son caractère, soit habitude de respecter ce qui lui imposait moralement, digne habitude qui avait toujours fait de Porthos un soldat modèle et un esprit excellent, par toutes ces raisons, disons-nous, Porthos conserva, chez Sa Grandeur l’évêque de Vannes, une sorte de réserve que d’Artagnan remarqua tout d’abord dans l’attitude qu’il prit avec les valets et les commensaux.

Cependant cette réserve n’allait pas jusqu’à se priver de questions, Porthos questionna.

On apprit alors que Sa Grandeur venait de rentrer dans ses appartements, et se préparait à paraître, dans l’intimité, moins majestueuse qu’elle n’avait paru avec ses ouailles.

En effet, après un petit quart d’heure que passèrent d’Artagnan et Porthos à se regarder mutuellement le blanc des yeux, à tourner leurs pouces dans les différentes évolutions qui vont du nord au midi, une porte de la salle s’ouvrit et l’on vit paraître Sa Grandeur vêtue du petit costume complet de prélat.

Aramis portait la tête haute, en homme qui a l’habitude du commandement, la robe de drap violet retroussée sur le côté, et le poing sur la hanche.

En outre, il avait conservé la fine moustache et la royale allongée du temps de Louis XIII.

Il exhala en entrant ce parfum délicat qui, chez les hommes élégants, chez les femmes du grand monde, ne change jamais, et semble s’être incorporé dans la personne dont il est devenu l’émanation naturelle. Cette fois seulement le parfum avait retenu quelque chose de la sublimité religieuse de l’encens. Il n’enivrait plus, il pénétrait ; il n’inspirait plus le désir, il inspirait le respect.

Aramis, en entrant dans la chambre, n’hésita pas un instant, et sans prononcer une parole qui, quelle qu’elle fût, eût été froide en pareille occasion, il vint droit au mousquetaire si bien déguisé sous le costume de M. Agnan, et le serra dans ses bras avec une tendresse que le plus défiant n’eût pas soupçonnée de froideur ou d’affectation.

D'Artagnan, de son côté, l’embrassa d’une égale ardeur. Porthos serra la main délicate d’Aramis dans ses grosses mains, et d’Artagnan remarqua que Sa Grandeur lui serrait la main gauche probablement par habitude, attendu que Porthos devait déjà dix fois lui avoir meurtri ses doigts ornés de bagues en broyant sa chair dans l’étau de son poignet. Aramis, averti par la douleur, se défiait donc et ne présentait que des chairs à froisser et non des doigts à écraser contre de l’or ou des facettes de diamant.

Entre deux accolades, Aramis regarda en face d’Artagnan, lui offrit une chaise et s’assit dans l’ombre, observant que le jour donnait sur le visage de son interlocuteur.

Cette manœuvre, familière aux diplomates et aux femmes, ressemble beaucoup à l’avantage de la garde que cherchent, selon leur habileté ou leur habitude, à prendre les combattants sur le terrain du duel. D'Artagnan ne fut pas dupe de la manœuvre ; mais il ne parut pas s’en apercevoir.

Il se sentait pris ; mais, justement parce qu’il était pris, il se sentait sur la voie de la découverte, et peu lui importait, vieux condottiere, de se faire battre en apparence, pourvu qu’il tirât de sa prétendue défaite les avantages de la victoire.

Ce fut Aramis qui commença la conversation.

– Ah ! cher ami ! mon bon d’Artagnan ! dit-il, quel excellent hasard !

– C'est un hasard, mon révérend compagnon, dit d’Artagnan, que j’appellerai de l’amitié. Je vous cherche, comme toujours je vous ai cherché, dès que j’ai eu quelque grande entreprise à vous offrir ou quelques heures de liberté à vous donner.

– Ah ! vraiment, dit Aramis sans explosion, vous me cherchez ?

– Eh ! oui, il vous cherche, mon cher Aramis, dit Porthos, et la preuve, c’est qu’il m’a relancé, moi, à Belle-Île. C'est aimable, n’est-ce pas ?

– Ah ! fit Aramis, certainement, à Belle-Île…

« Bon ! dit d’Artagnan, voilà mon butor de Porthos qui, sans y songer, a tiré du premier coup le canon d’attaque. »

– À Belle-Île, dit Aramis, dans ce trou, dans ce désert ! C’est aimable, en effet.

– Et c’est moi qui lui ai appris que vous étiez à Vannes, continua Porthos du même ton.

D'Artagnan arma sa bouche d’une finesse presque ironique.

– Si fait, je le savais, dit-il ; mais j’ai voulu voir.

– Voir quoi ?

– Si notre vieille amitié tenait toujours ; si, en nous voyant, notre cœur, tout racorni qu’il est par l’âge, laissait encore échapper ce bon cri de joie qui salue la venue d’un ami.

– Eh bien ! vous avez dû être satisfait ? demanda Aramis.

– Couci-couci.

– Comment cela ?

– Oui, Porthos m’a dit : « Chut ! » et vous…

– Eh bien ! et moi ?

– Et vous, vous m’avez donné votre bénédiction.

– Que voulez-vous ! mon ami, dit en souriant Aramis, c’est ce qu’un pauvre prélat comme moi a de plus précieux.

– Allons donc, mon cher ami.

– Sans doute.

– On dit cependant à Paris que l’évêché de Vannes est un des meilleurs de France.

– Ah ! vous voulez parler des biens temporels ? dit Aramis d’un air détaché.

– Mais certainement j’en veux parler. J'y tiens, moi.

– En ce cas, parlons-en, dit Aramis avec un sourire.

– Vous avouez être un des plus riches prélats de France ?

– Mon cher, puisque vous me demandez mes comptes, je vous dirai que l’évêché de Vannes vaut vingt mille livres de rente, ni plus ni moins. C'est un diocèse qui renferme cent soixante paroisses.

– C'est fort joli, dit d’Artagnan.

– C'est superbe, dit Porthos.

– Mais cependant, reprit d’Artagnan en couvrant Aramis du regard, vous ne vous êtes pas enterré ici à jamais ?

– Pardonnez-moi. Seulement je n’admets pas le mot enterré.

– Mais il me semble qu’à cette distance de Paris on est enterré, ou peu s’en faut.

– Mon ami, je me fais vieux, dit Aramis ; le bruit et le mouvement de la ville ne me vont plus.

« À cinquante-sept ans, on doit chercher le calme et la méditation. Je les ai trouvés ici. Quoi de plus beau et de plus sévère à la fois que cette vieille Armorique ? Je trouve ici, cher d’Artagnan, tout le contraire de ce que j’aimais autrefois, et c’est ce qu’il faut à la fin de la vie, qui est le contraire du commencement. Un peu de mon plaisir d’autrefois vient encore m’y saluer de temps en temps sans me distraire de mon salut. Je suis encore de ce monde, et cependant, à chaque pas que je fais, je me rapproche de Dieu.

– Éloquent, sage, discret, vous êtes un prélat accompli, Aramis, et je vous félicite.

– Mais, dit Aramis en souriant, vous n’êtes pas seulement venu, cher ami, pour me faire des compliments… Parlez, qui vous amène ? Serais-je assez heureux pour que, d’une façon quelconque, vous eussiez besoin de moi ?

– Dieu merci, non, mon cher ami, dit d’Artagnan, ce n’est rien de cela. Je suis riche et libre.

– Riche ?

– Oui, riche pour moi ; pas pour vous ni pour Porthos, bien entendu. J'ai une quinzaine de mille livres de rente.

Aramis le regarda soupçonneux. Il ne pouvait croire, surtout en voyant son ancien ami avec cet humble aspect, qu’il eût fait une si belle fortune.

Alors d’Artagnan, voyant que l’heure des explications était venue, raconta son histoire d’Angleterre.

Pendant le récit, il vit dix fois briller les yeux et tressaillir les doigts effilés du prélat. Quant à Porthos, ce n’était pas de l’admiration qu’il manifestait pour d’Artagnan, c’était de l’enthousiasme, c’était du délire. Lorsque d’Artagnan eut achevé son récit :

– Eh bien ? fit Aramis.

– Eh bien ! dit d’Artagnan, vous voyez que j’ai en Angleterre des amis et des propriétés, en France un trésor. Si le cœur vous en dit, je vous les offre. Voilà pourquoi je suis venu.

Si assuré que fût son regard, il ne put soutenir en ce moment le regard d’Aramis. Il laissa donc dévier son œil sur Porthos, comme fait l’épée qui cède à une pression toute-puissante et cherche un autre chemin.

– En tout cas, dit l’évêque, vous avez pris un singulier costume de voyage, cher ami.

– Affreux ! je le sais. Vous comprenez que je ne voulais voyager ni en cavalier ni en seigneur. Depuis que je suis riche, je suis avare.

– Et vous dites donc que vous êtes venu à Belle-Île ? fit Aramis sans transition.

– Oui, répliqua d’Artagnan, je savais y trouver Porthos et vous.

– Moi ! s’écria Aramis. Moi ! depuis un an que je suis ici je n’ai point une seule fois passé la mer.

– Oh ! fit d’Artagnan, je ne vous savais pas si casanier.

– Ah ! cher ami, c’est qu’il faut vous dire que je ne suis plus l’homme d’autrefois. Le cheval m’incommode, la mer me fatigue ; je suis un pauvre prêtre souffreteux, se plaignant toujours, grognant toujours, et enclin aux austérités, qui me paraissent des accommodements avec la vieillesse, des pourparlers avec la mort. Je réside, mon cher d’Artagnan, je réside.

– Eh bien ! tant mieux, mon ami, car nous allons probablement devenir voisins.

– Bah ! dit Aramis, non sans une certaine surprise qu’il ne chercha même pas à dissimuler, vous, mon voisin ?

– Eh ! mon Dieu, oui.

– Comment cela ?

– Je vais acheter des salines fort avantageuses qui sont situées entre Piriac et Le Croisic. Figurez-vous, mon cher, une exploitation de douze pour cent de revenu clair ; jamais de non-valeur, jamais de faux frais ; l’océan, fidèle et régulier, apporte toutes les six heures son contingent à ma caisse. Je suis le premier Parisien qui ait imaginé une pareille spéculation. N'éventez pas la mine, je vous en prie, et avant peu nous communiquerons, J'aurai trois lieues de pays pour trente mille livres.

Aramis lança un regard à Porthos comme pour lui demander si tout cela était bien vrai, si quelque piège ne se cachait point sous ces dehors d’indifférence. Mais bientôt, comme honteux d’avoir consulté ce pauvre auxiliaire, il rassembla toutes ses forces pour un nouvel assaut ou pour une nouvelle défense.

– On m’avait assuré, dit-il, que vous aviez eu quelque démêlé avec la cour, mais que vous en étiez sorti comme vous savez sortir de tout, mon cher d’Artagnan, avec les honneurs de la guerre.

– Moi ? s’écria le mousquetaire avec un grand éclat de rire insuffisant à cacher son embarras ; car, à ces mots d’Aramis, il pouvait le croire instruit de ses dernières relations avec le roi ; moi ? Ah ! racontez-moi donc cela, mon cher Aramis.

– Oui, l’on m’avait raconté, à moi, pauvre évêque perdu au milieu des landes, on m’avait dit que le roi vous avait pris pour confident de ses amours.

– Avec qui ?

– Avec Mlle de Mancini.

D'Artagnan respira.

– Ah ! je ne dis pas non, répliqua-t-il.

– Il paraît que le roi vous a emmené un matin au-delà du pont de Blois pour causer avec sa belle.

– C'est vrai, dit d’Artagnan. Ah ! vous savez cela ? Mais alors, vous devez savoir que, le jour même, j’ai donné ma démission.

– Sincère ?

– Ah ! mon ami, on ne peut plus sincère.

– C'est alors que vous allâtes chez le comte de La Fère ?

– Oui.

– Chez moi ?

– Oui.

– Et chez Porthos ?

– Oui.

– Était-ce pour nous faire une simple visite ?

– Non ; je ne vous savais point attachés, et je voulais vous emmener en Angleterre.

– Oui, je comprends, et alors vous avez exécuté seul, homme merveilleux, ce que vous vouliez nous proposer d’exécuter à nous quatre. Je me suis douté que vous étiez pour quelque chose dans cette belle restauration, quand j’appris qu’on vous avait vu aux réceptions du roi Charles, lequel vous parlait comme un ami, ou plutôt comme un obligé.

– Mais comment diable avez-vous su tout cela ? demanda d’Artagnan, qui craignait que les investigations d’Aramis ne s’étendissent plus loin qu’il ne le voulait.

– Cher d’Artagnan, dit le prélat, mon amitié ressemble un peu à la sollicitude de ce veilleur de nuit que nous avons dans la petite tour du môle, à l’extrémité du quai. Ce brave homme allume tous les soirs une lanterne pour éclairer les barques qui viennent de la mer. Il est caché dans sa guérite, et les pêcheurs ne le voient pas ; mais lui les suit avec intérêt ; il les devine, il les appelle, il les attire dans la voie du port. Je ressemble à ce veilleur ; de temps en temps quelques avis m’arrivent et me rappellent au souvenir de tout ce que j’aimais. Alors je suis les amis d’autrefois sur la mer orageuse du monde, moi, pauvre guetteur auquel Dieu a bien voulu donner l’abri d’une guérite.

– Et, dit d’Artagnan, après l’Angleterre, qu’ai-je fait ?

– Ah ! voilà ! fit Aramis, vous voulez forcer ma vue. Je ne sais plus rien depuis votre retour, d’Artagnan ; mes yeux se sont troublés. J'ai regretté que vous ne pensiez point à moi. J'ai pleuré votre oubli. J'avais tort. Je vous revois, et c’est une fête, une grande fête, je vous le jure… Comment se porte Athos ?

– Très bien, merci.

– Et notre jeune pupille ?

– Raoul ?

– Oui.

– Il paraît avoir hérité de l’adresse de son père Athos et de la force de son tuteur Porthos.

– Et à quelle occasion avez-vous pu juger de cela ?

– Eh ! mon Dieu ! la veille même de mon départ.

– Vraiment ?

– Oui, il y avait exécution en Grève, et, à la suite de cette exécution, émeute. Nous nous sommes trouvés dans l’émeute, et, à la suite de l’émeute, il a fallu jouer de l’épée ; il s’en est tiré à merveille.

– Bah ! et qu’a-t-il fait ? dit Porthos.

– D'abord il a jeté un homme par la fenêtre, comme il eût fait d’un ballot de coton.

– Oh ! très bien ! s’écria Porthos.

– Puis il a dégainé, pointé, estocadé, comme nous faisions dans notre beau temps, nous autres.

– Et à quel propos cette émeute ? demanda Porthos.

D'Artagnan remarqua sur la figure d’Aramis une complète indifférence à cette question de Porthos.

– Mais, dit-il en regardant Aramis, à propos de deux traitants à qui le roi faisait rendre gorge, deux amis de M. Fouquet que l’on pendait.

À peine un léger froncement de sourcils du prélat indiqua-t-il qu’il avait entendu.

– Oh ! oh ! fit Porthos, et comment les nommait-on, ces amis de M. Fouquet ?

– MM. d’Emerys et Lyodot, dit d’Artagnan. Connaissez-vous ces noms-là, Aramis ?

– Non, fit dédaigneusement le prélat ; cela m’a l’air de noms de financiers.

– Justement.

– Oh ! M. Fouquet a laissé pendre ses amis ? s’écria Porthos.

– Et pourquoi pas ? dit Aramis.

– C'est qu’il me semble…

– Si on a pendu ces malheureux, c’était par ordre du roi. Or, M. Fouquet, pour être surintendant des finances, n’a pas, je pense, droit de vie et de mort.

– C'est égal, grommela Porthos, à la place de M. Fouquet…

Aramis comprit que Porthos allait dire quelque sottise. Il brisa la conversation.

– Voyons, dit-il, mon cher d’Artagnan, c’est assez parler des autres ; parlons un peu de vous.

– Mais, de moi, vous en savez tout ce que je puis vous en dire. Parlons de vous, au contraire, cher Aramis.

– Je vous l’ai dit, mon ami, il n’y a plus d’Aramis en moi.

– Plus même de l’abbé d’Herblay ?

– Plus même. Vous voyez un homme que Dieu a pris par la main et qu’il a conduit à une position qu’il ne devait ni n’osait espérer.

– Dieu ? interrogea d’Artagnan.

– Oui.

– Tiens ! c’est étrange ; on m’avait dit, à moi, que c’était M. Fouquet.

– Qui vous a dit cela ? fit Aramis sans que toute la puissance de sa volonté pût empêcher une légère rougeur de colorer ses joues.

– Ma foi ! c’est Bazin.

– Le sot !

– Je ne dis pas qu’il soit homme de génie, c’est vrai ; mais il me l’a dit, et après lui, je vous le répète.

– Je n’ai jamais vu M. Fouquet, répondit Aramis avec un regard aussi calme et aussi pur que celui d’une jeune vierge qui n’a jamais menti.

– Mais, répliqua d’Artagnan, quand vous l’eussiez vu et même connu, il n’y aurait point de mal à cela ; c’est un fort brave homme que M. Fouquet.

– Ah !

– Un grand politique.

Aramis fit un geste d’indifférence.

– Un tout-puissant ministre.

– Je ne relève que du roi et du pape, dit Aramis.

– Dame ! écoutez donc, dit d’Artagnan du ton le plus naïf, je vous dis cela, moi, parce que tout le monde ici jure par M. Fouquet. La plaine est à M. Fouquet, les salines que j’ai achetées sont à M. Fouquet, l’île dans laquelle Porthos s’est fait topographe est à M. Fouquet, la garnison est à M. Fouquet, les galères sont à M. Fouquet. J'avoue donc que rien ne m’eût surpris dans votre inféodation, ou plutôt dans celle de votre diocèse, m. Fouquet. C'est un autre maître que le roi, voilà tout, mais aussi puissant qu’un roi.

– Dieu merci ! je ne suis inféodé à personne ; je n’appartiens à personne et suis tout à moi, répondit Aramis, qui, pendant cette conversation, suivait de l’œil chaque geste de d’Artagnan, chaque clin d’œil de Porthos.

Mais d’Artagnan était impassible et Porthos immobile ; les coups portés habilement étaient parés par un habile adversaire ; aucun ne toucha.

Néanmoins chacun sentait la fatigue d’une pareille lutte, et l’annonce du souper fut bien reçue par tout le monde. Le souper changea le cours de la conversation. D'ailleurs, ils avaient compris que, sur leurs gardes comme ils étaient chacun de son côté, ni l’un ni l’autre n’en saurait davantage.

Porthos n’avait rien compris du tout. Il s’était tenu immobile parce qu’Aramis lui avait fait signe de ne pas bouger. Le souper ne fut donc pour lui que le souper. Mais c’était bien assez pour Porthos. Le souper se passa donc à merveille.

D'Artagnan fut d’une gaieté éblouissante. Aramis se surpassa par sa douce affabilité. Porthos mangea comme feu Pélops. On causa guerre et finance, arts et amours. Aramis faisait l’étonné à chaque mot de politique que risquait d’Artagnan. Celle longue série de surprises augmenta la défiance de d’Artagnan, comme l’éternelle indifférence de d’Artagnan provoquait la défiance d’Aramis.

Enfin d’Artagnan laissa à dessein tomber le nom de Colbert. Il avait réservé ce coup pour le dernier.

– Qu'est-ce que Colbert ? demanda l’évêque.

« oh ! pour le coup, se dit d’Artagnan, c’est trop fort. Veillons, mordioux ! veillons. »

Et il donna sur Colbert tous les renseignements qu’Aramis pouvait désirer.

Le souper ou plutôt la conversation se prolongea jusqu’à une heure du matin entre d’Artagnan et Aramis.

À dix heures précises, Porthos s’était endormi sur sa chaise et ronflait comme un orgue.

À minuit, on le réveilla et on l’envoya coucher.

– Hum ! dit-il ; il me semble que je me suis assoupi ; c’était pourtant fort intéressant ce que vous disiez.

À une heure, Aramis conduisit d’Artagnan dans la chambre qui lui était destinée et qui était la meilleure du palais épiscopal. Deux serviteurs furent mis à ses ordres.

– Demain, à huit heures, dit-il en prenant congé de d’Artagnan, nous ferons, si vous le voulez, une promenade à cheval avec Porthos.

– À huit heures ! fit d’Artagnan, si tard ?

– Vous savez que j’ai besoin de sept heures de sommeil, dit Aramis.

– C'est juste.

– Bonsoir, cher ami !

Et il embrassa le mousquetaire avec cordialité. D'Artagnan le laissa partir.

– Bon ! dit-il quand sa porte fut fermée derrière Aramis, à cinq heures je serai sur pied.

Puis, cette disposition arrêtée, il se coucha et mit, comme on dit, les morceaux doubles.

Chapitre LXXIII – Où Porthos commence à être fâché d’être venu avec d’Artagnan §

À peine d’Artagnan avait-il éteint sa bougie, qu’Aramis, qui guettait à travers ses rideaux le dernier soupir de la lumière chez son ami, traversa le corridor sur la pointe du pied et passa chez Porthos. Le géant, couché depuis une heure et demie à peu près, se prélassait sur l’édredon. Il était dans ce calme heureux du premier sommeil qui, chez Porthos, résistait au bruit des cloches et du canon. Sa tête nageait dans ce doux balancement qui rappelle le mouvement moelleux d’un navire. Une minute de plus, Porthos allait rêver.

La porte de sa chambre s’ouvrit doucement sous la pression délicate de la main d’Aramis.

L'évêque s’approcha du dormeur. Un épais tapis assourdissait le bruit de ses pas ; d’ailleurs, Porthos ronflait de façon à éteindre tout autre bruit.

Il lui posa une main sur l’épaule.

– Allons, dit-il, allons, mon cher Porthos.

La voix d’Aramis était douce et affectueuse, mais elle renfermait plus qu’un avis, elle renfermait un ordre. Sa main était légère, mais elle indiquait un danger.

Porthos entendit la voix et sentit la main d’Aramis au fond de son sommeil.

Il tressaillit.

– Qui va là ? dit-il avec sa voix de géant.

– Chut ! c’est moi, dit Aramis.

– Vous, cher ami ! et pourquoi diable m’éveillez-vous ?

– Pour vous dire qu’il faut partir.

– Partir ?

– Oui.

– Pour où ?

– Pour Paris.

Porthos bondit dans son lit et retomba assis en fixant sur Aramis ses gros yeux effarés.

– Pour Paris ?

– Oui.

– Cent lieues ! fit-il.

– Cent quatre, répliqua l’évêque.

– Ah ! mon Dieu ! soupira Porthos en se recouchant, pareil à ces enfants qui luttent avec leur bonne pour gagner une heure ou deux de sommeil.

– Trente heures de cheval, ajouta résolument Aramis. Vous savez qu’il y a de bons relais.

Porthos bougea une jambe en laissant échapper un gémissement.

– Allons ! allons ! cher ami, insista le prélat avec une sorte d’impatience.

Porthos tira l’autre jambe du lit.

– Et c’est absolument nécessaire que je parte ? dit-il.

– De toute nécessité.

Porthos se dressa sur ses jambes et commença d’ébranler le plancher et les murs de son pas de statue.

– Chut ! pour l’amour de Dieu, mon cher Porthos ! dit Aramis ; vous allez réveiller quelqu’un.

– Ah ! c’est vrai, répondit Porthos d’une voix de tonnerre ; j’oubliais ; mais, soyez tranquille, je m’observerai. Et, en disant ces mots, il fit tomber une ceinture chargée de son épée, de ses pistolets et d’une bourse dont les écus s’échappèrent avec un bruit vibrant et prolongé.

Ce bruit fit bouillir le sang d’Aramis, tandis qu’il provoquait chez Porthos un formidable éclat de rire.

– Que c’est bizarre ! dit-il de sa même voix.

– Plus bas, Porthos, plus bas, donc !

– C'est vrai.

Et il baissa en effet la voix d’un demi-ton.

– Je disais donc, continua Porthos, que c’est bizarre qu’on ne soit jamais aussi lent que lorsqu’on veut se presser, aussi bruyant que lorsqu’on désire être muet.

– Oui, c’est vrai ; mais faisons mentir le proverbe, Porthos, hâtons-nous et taisons-nous.

– Vous voyez que je fais de mon mieux, dit Porthos en passant son haut-de-chausses.

– Très bien.

– Il paraît que c’est pressé ?

– C'est plus que pressé, c’est grave, Porthos.

– Oh ! oh !

– D'Artagnan vous a questionné, n’est-ce pas ?

– Moi ?

– Oui, à Belle-Île ?

– Pas le moins du monde.

– Vous en êtes bien sûr, Porthos ?

– Parbleu !

– C'est impossible. Souvenez-vous bien.

– Il m’a demandé ce que je faisais, je lui ai dit : « De la topographie. » J'aurais voulu dire un autre mot dont vous vous étiez servi un jour.

– De la castramétation ?

– C'est cela ; mais je n’ai jamais pu me le rappeler.

– Tant mieux ! Que vous a-t-il demandé encore ?

– Ce que c’était que M. Gétard.

– Et encore ?

– Ce que c’était que M. Jupenet.

– Il n’a pas vu notre plan de fortifications, par hasard ?

– Si fait.

– Ah ! diable !

– Mais soyez tranquille, j’avais effacé votre écriture avec de la gomme. Impossible de supposer que vous avez bien voulu me donner quelque avis dans ce travail.

– Il a de bien bons yeux, notre ami.

– Que craignez-vous ?

– Je crains que tout ne soit découvert, Porthos ; il s’agit donc de prévenir un grand malheur. J'ai donné l’ordre à mes gens de fermer toutes les portes. On ne laissera point sortir d’Artagnan avant le jour. Votre cheval est tout sellé ; vous gagnez le premier relais ; à cinq heures du matin, vous aurez fait quinze lieues. Venez.

On vit alors Aramis vêtir Porthos pièce par pièce avec autant de célérité qu’eût pu le faire le plus habile valet de chambre. Porthos, moitié confus, moitié étourdi, se laissait faire et se confondait en excuses.

Lorsqu’il fut prêt, Aramis le prit par la main et l’emmena, en lui faisant poser le pied avec précaution sur chaque marche de l’escalier, l’empêchant de se heurter aux embrasures des portes, le tournant et le retournant comme si lui, Aramis, eût été le géant et Porthos le nain. Cette âme incendiait et soulevait cette matière. Un cheval, en effet, attendait tout sellé dans la cour. Porthos se mit en selle.

Alors Aramis prit lui-même le cheval par la bride et le guida sur du fumier répandu dans la cour, dans l’intention évidente d’éteindre le bruit. Il lui pinçait en même temps les naseaux pour qu’il ne hennît pas…

– Puis, une fois arrivé à la porte extérieure, attirant à lui Porthos, qui allait partir sans même lui demander pourquoi :

– Maintenant, ami Porthos, maintenant, sans débrider jusqu’à Paris, dit-il à son oreille ; mangez à cheval, buvez à cheval, dormez à cheval, mais ne perdez pas une minute.

– C'est dit ; on ne s’arrêtera pas.

– Cette lettre à M. Fouquet, coûte que coûte ; il faut qu’il l’ait demain avant midi.

– Il l’aura.

– Et pensez à une chose, cher ami.

– À laquelle ?

– C'est que vous courez après votre brevet de duc et pair.

– Oh ! oh ! fit Porthos les yeux étincelants, j’irai en vingt-quatre heures en ce cas.

– Tâchez.

– Alors lâchez la bride, et en avant, Goliath !

Aramis lâcha effectivement, non pas la bride, mais les naseaux du cheval.

Porthos rendit la main, piqua des deux, et l’animal furieux partit au galop sur la terre.

Tant qu’il put voir Porthos dans la nuit, Aramis le suivit des yeux ; puis, lorsqu’il l’eut perdu de vue, il rentra dans la cour. Rien n’avait bougé chez d’Artagnan.

Le valet mis en faction auprès de sa porte n’avait vu aucune lumière, n’avait entendu aucun bruit.

Aramis referma la porte avec soin, envoya le laquais se coucher, et lui même se mit au lit.

D'Artagnan ne se doutait réellement de rien ; aussi crut-il avoir tout gagné, lorsque le matin il s’éveilla vers quatre heures et demie. Il courut tout en chemise regarder par la fenêtre : la fenêtre donnait sur la cour. Le jour se levait.

La cour était déserte, les poules elles-mêmes n’avaient pas encore quitté leurs perchoirs.

Pas un valet n’apparaissait.

Toutes les portes étaient fermées.

« Bon ! calme parfait, se dit d’Artagnan. N'importe, me voici réveillé le premier de toute la maison. Habillons-nous ; ce sera autant de fait. »

Et d’Artagnan s’habilla.

Mais cette fois il s’étudia à ne point donner au costume de M. Agnan cette rigidité bourgeoise et presque ecclésiastique qu’il affectait auparavant ; il sut même, en se serrant davantage, en se boutonnant d’une certaine façon, en posant son feutre plus obliquement, rendre à sa personne un peu de cette tournure militaire dont l’absence avait effarouché Aramis. Cela fait, il en usa ou plutôt feignit d’en user sans façon avec son hôte, et entra tout à l’improviste dans son appartement. Aramis dormait ou feignait de dormir.

Un grand livre était ouvert sur son pupitre de nuit ; la bougie brûlait encore au-dessus de son plateau d’argent.

C'était plus qu’il n’en fallait pour prouver à d’Artagnan l’innocence de la nuit du prélat et les bonnes intentions de son réveil.

Le mousquetaire fit précisément à l’évêque ce que l’évêque avait fait à Porthos.

Il lui frappa sur l’épaule.

Évidemment ; Aramis feignait de dormir, car, au lieu de s’éveiller soudain, lui qui avait le sommeil si léger, il se fit réitérer l’avertissement.

– Ah ! ah ! c’est vous, dit-il en allongeant les bras. Quelle bonne surprise ! Ma foi, le sommeil m’avait fait oublier que j’eusse le bonheur de vous posséder. Quelle heure est-il ?

– Je ne sais, dit d’Artagnan un peu embarrassé. De bonne heure, je crois. Mais, vous le savez, cette diable d’habitude militaire de m’éveiller avec le jour me tient encore.

– Est-ce que vous voulez déjà que nous sortions, par hasard ? demanda Aramis. Il est bien matin, ce me semble.

– Ce sera comme vous voudrez.

– Je croyais que nous étions convenus de ne monter à cheval qu’à huit heures.

– C'est possible ; mais, moi, j’avais si grande envie de vous voir, que je me suis dit : « Le plus tôt sera le meilleur. »

– Et mes sept heures de sommeil ? dit Aramis. Prenez garde, j’avais compté là-dessus, et ce qu’il m’en manquera, il faudra que je le rattrape.

– Mais il me semble qu’autrefois vous étiez moins dormeur que cela, cher ami ; vous aviez le sang alerte et l’on ne vous trouvait jamais au lit.

– Et c’est justement à cause de ce que vous me dites là que j’aime fort à y demeurer maintenant.

– Aussi, avouez que ce n’était pas pour dormir que vous m’avez demandé jusqu’à huit heures.

– J'ai toujours peur que vous ne vous moquiez de moi si je vous dis la vérité.

– Dites toujours.

– Eh bien ! de six à huit heures, j’ai l’habitude de faire mes dévotions.

– Vos dévotions ?

– Oui.

– Je ne croyais pas qu’un évêque eût des exercices si sévères.

– Un évêque, cher ami, a plus à donner aux apparences qu’un simple clerc.

– Mordioux ! Aramis, voici un mot qui me réconcilie avec Votre Grandeur. Aux apparences ! c’est un mot de mousquetaire, celui-là, à la bonne heure ! Vivent les apparences, Aramis !

– Au lieu de m’en féliciter, pardonnez-le-moi, d’Artagnan. C'est un mot bien mondain que j’ai laissé échapper là.

– Faut-il donc que je vous quitte ?

– J'ai besoin de recueillement, cher ami.

– Bon. Je vous laisse ; mais à cause de ce païen qu’on appelle d’Artagnan, abrégez-les, je vous prie ; j’ai soif de votre parole.

– Eh bien ! d’Artagnan, je vous promets que dans une heure et demie…

– Une heure et demie de dévotions ? Ah ! mon ami, passez-moi cela au plus juste. Faites-moi le meilleur marché possible.

Aramis se mit à rire.

– Toujours charmant, toujours jeune, toujours gai, dit-il. Voilà que vous êtes venu dans mon diocèse pour me brouiller avec la grâce.

– Bah !

– Et vous savez bien que je n’ai jamais résisté à vos entraînements ; vous me coûterez mon salut, d’Artagnan.

D'Artagnan se pinça les lèvres.

– Allons, dit-il, je prends le péché sur mon compte, débridez-moi un simple signe de croix de chrétien, débridez-moi un Pater et partons.

– Chut ! dit Aramis, nous ne sommes déjà plus seuls, et j’entends des étrangers qui montent.

– Eh bien ! congédiez-les.

– Impossible ; je leur avais donné rendez-vous hier : c’est le principal du collège des jésuites et le supérieur des dominicains.

– Votre état-major, soit.

– Qu'allez-vous faire ?

– Je vais aller réveiller Porthos et attendre dans sa compagnie que vous ayez fini vos conférences.

Aramis ne bougea point, ne sourcilla point, ne précipita ni son geste ni sa parole.

– Allez, dit-il.

D'Artagnan s’avança vers la porte.

– À propos, vous savez où loge Porthos ?

– Non ; mais je vais m’en informer.

– Prenez le corridor, et ouvrez la deuxième porte à gauche.

– Merci ! au revoir.

Et d’Artagnan s’éloigna dans la direction indiquée par Aramis.

Dix minutes ne s’étaient point écoulées qu’il revint. Il trouva Aramis assis entre le principal du collège des jésuites et le supérieur des dominicains et le principal du collège des jésuites, exactement dans la même situation où il l’avait retrouvé autrefois dans l’auberge de Crèvecœur.

Cette compagnie n’effraya pas le mousquetaire.

– Qu'est-ce ? dit tranquillement Aramis. Vous avez quelque chose à me dire, ce me semble, cher ami ?

– C'est, répondit d’Artagnan en regardant Aramis, c’est que Porthos n’est pas chez lui.

– Tiens ! fit Aramis avec calme ; vous êtes sûr ?

– Pardieu ! je viens de sa chambre.

– Où peut-il être alors ?

– Je vous le demande.

– Et vous ne vous en êtes pas informé ?

– Si fait.

– Et que vous a-t-on répondu ?

– Que Porthos sortant souvent le matin sans rien dire à personne, était probablement sorti.

– Qu'avez-vous fait alors ?

– J'ai été à l’écurie, répondit indifféremment d’Artagnan.

– Pour quoi faire ?

– Pour voir si Porthos est sorti à cheval.

– Et ?… interrogea l’évêque.

– Eh bien ! il manque un cheval au râtelier, le numéro 5, Goliath.

Tout ce dialogue, on le comprend, n’était pas exempt d’une certaine affectation de la part du mousquetaire et d’une parfaite complaisance de la part d’Aramis.

– Oh ! je vois ce que c’est, dit Aramis après avoir rêvé un moment : Porthos est sorti pour nous faire une surprise.

– Une surprise ?

– Oui. Le canal qui va de Vannes à la mer est très giboyeux en sarcelles et en bécassines ; c’est la chasse favorite de Porthos ; il nous en rapportera une douzaine pour notre déjeuner.

– Vous croyez ? fit d’Artagnan.

– J'en suis sûr. Où voulez-vous qu’il soit allé ? Je parie qu’il a emporté un fusil.

– C'est possible, dit d’Artagnan.

– Faites une chose, cher ami, montez à cheval et le rejoignez.

– Vous avez raison, dit d’Artagnan, j’y vais.

– Voulez-vous qu’on vous accompagne ?

– Non, merci, Porthos est reconnaissable. Je me renseignerai.

– Prenez-vous une arquebuse ?

– Merci.

– Faites-vous seller le cheval que vous voudrez.

– Celui que je montais hier en venant de Belle-Île.

– Soit ; usez de la maison comme de la vôtre.

Aramis sonna et donna l’ordre de seller le cheval que choisirait M. d’Artagnan.

D'Artagnan suivit le serviteur chargé de l’exécution de cet ordre.

Arrivé à la porte, le serviteur se rangea pour laisser passer d’Artagnan. Dans ce moment son œil rencontra l’œil de son maître. Un froncement de sourcils fit comprendre à l’intelligent espion que l’on donnait à d’Artagnan ce qu’il avait à faire.

D'Artagnan monta à cheval ; Aramis entendit le bruit des fers qui battaient le pavé.

Un instant après, le serviteur rentra.

– Eh bien ? demanda l’évêque.

– Monseigneur, il suit le canal et se dirige vers la mer, dit le serviteur.

– Bien ! dit Aramis.

En effet, d’Artagnan, chassant tout soupçon, courait vers l’océan, espérant toujours voir dans les landes ou sur la grève la colossale silhouette de son ami Porthos.

D'Artagnan s’obstinait à reconnaître des pas de cheval dans chaque flaque d’eau. Quelquefois il se figurait entendre la détonation d’une arme à feu. Cette illusion dura trois heures. Pendant deux heures, d’Artagnan chercha Porthos.

Pendant la troisième, il revint à la maison.

– Nous nous serons croisés, dit-il, et je vais trouver les deux convives attendant mon retour.

D'Artagnan se trompait. Il ne retrouva pas plus Porthos à l’évêché qu’il ne l’avait trouvé sur le bord du canal.

Aramis l’attendait au haut de l’escalier avec une mine désespérée.

– Ne vous a-t-on pas rejoint, mon cher d’Artagnan ? cria-t-il du plus loin qu’il aperçut le mousquetaire.

– Non. Auriez-vous fait courir après moi ?

– Désolé, mon cher ami, désolé de vous avoir fait courir inutilement ; mais, vers sept heures, l’aumônier de Saint-Paterne est venu ; il avait rencontré du Vallon qui s’en allait et qui, n’ayant voulu réveiller personne à l’évêché, l’avait chargé de me dire que, craignant que M. Gétard ne lui fît quelque mauvais tour en son absence, il allait profiter de la marée du matin pour faire un tour à Belle-Île.

– Mais, dites-moi, Goliath n’a pas traversé les quatre lieues de mer, ce me semble ?

– Il y en a bien six, dit Aramis.

– Encore moins, alors.

– Aussi, cher ami, dit le prélat avec un doux sourire, Goliath est à l’écurie, fort satisfait même, j’en réponds, de n’avoir plus Porthos sur le dos.

En effet, le cheval avait été ramené du relais par les soins du prélat, à qui aucun détail n’échappait.

D'Artagnan parut on ne peut plus satisfait de l’explication.

Il commençait un rôle de dissimulation qui convenait parfaitement aux soupçons qui s’accentuaient de plus en plus dans son esprit. Il déjeuna entre le jésuite et Aramis, ayant le dominicain en face de lui et souriant particulièrement au dominicain, dont la bonne grosse figure lui revenait assez.

Le repas fut long et somptueux ; d’excellent vin d’Espagne, de belles huîtres du Morbihan, les poissons exquis de l’embouchure de la Loire, les énormes chevrettes de Paimbœuf et le gibier délicat des bruyères en firent les frais.

D'Artagnan mangea beaucoup et but peu. Aramis ne but pas du tout, ou du moins ne but que de l’eau. Puis après le déjeuner :

– Vous m’avez offert une arquebuse ? dit d’Artagnan.

– Oui.

– Prêtez-la-moi.

– Vous voulez chasser ?

– En attendant Porthos, c’est ce que j’ai de mieux à faire, je crois.

– Prenez celle que vous voudrez au trophée.

– Venez-vous avec moi ?

– Hélas ! cher ami, ce serait avec grand plaisir, mais la chasse est défendue aux évêques.

– Ah ! dit d’Artagnan, je ne savais pas.

– D'ailleurs, continua Aramis, j’ai affaire jusqu’à midi.

– J'irai donc seul ? dit d’Artagnan.

– Hélas ! oui ! mais revenez dîner surtout.

– Pardieu ! on mange trop bien chez vous pour que je n’y revienne pas.

Et là-dessus d’Artagnan quitta son hôte, salua les convives, prit son arquebuse, mais, au lieu de chasser, courut tout droit au petit port de Vannes.

Il regarda en vain si on le suivait ; il ne vit rien ni personne.

Il fréta un petit bâtiment de pêche pour vingt-cinq livres et partit à onze heures et demie, convaincu qu’on ne l’avait pas suivi. On ne l’avait pas suivi, c’était vrai. Seulement, un frère jésuite, placé au haut du clocher de son église, n’avait pas, depuis le matin, à l’aide d’une excellente lunette, perdu un seul de ses pas. À onze heures trois quarts, Aramis était averti que d’Artagnan voguait vers Belle-Île.

Le voyage de d’Artagnan fut rapide : un bon vent nord-nord-est le poussait vers Belle-Île.

Au fur et à mesure qu’il approchait, ses yeux interrogeaient la côte. Il cherchait à voir, soit sur le rivage, soit au-dessus des fortifications, l’éclatant habit de Porthos et sa vaste stature se détachant sur un ciel légèrement nuageux.

D'Artagnan cherchait inutilement ; il débarqua sans avoir rien vu, et apprit du premier soldat interrogé par lui que M. du Vallon n’était point encore revenu de Vannes.

Alors, sans perdre un instant, d’Artagnan ordonna à sa petite barque de mettre le cap sur Sarzeau.

On sait que le vent tourne avec les différentes heures de la journée ; le vent était passé du nord-nord-est au sud-est ; le vent était donc presque aussi bon pour le retour à Sarzeau qu’il l’avait été pour le voyage de Belle-Île. En trois heures, d’Artagnan eut touché le continent ; deux autres heures lui suffirent pour gagner Vannes.

Malgré la rapidité de la course, ce que d’Artagnan dévora d’impatience et de dépit pendant cette traversée, le pont seul du bateau sur lequel il trépigna pendant trois heures pourrait le raconter à l’histoire. D'Artagnan ne fit qu’un bond du quai où il était débarqué au palais épiscopal.

Il comptait terrifier Aramis par la promptitude de son retour, et il voulait lui reprocher sa duplicité, avec réserve toutefois, mais avec assez d’esprit néanmoins pour lui en faire sentir toutes les conséquences et lui arracher une partie de son secret.

Il espérait enfin, grâce à cette verve d’expression qui est aux mystères ce que la charge à la baïonnette est aux redoutes, enlever le mystérieux Aramis jusqu’à une manifestation quelconque.

Mais il trouva dans le vestibule du palais le valet de chambre qui lui fermait le passage tout en lui souriant d’un air béat.

– Monseigneur ? cria d’Artagnan en essayant de l’écarter de la main.

Un instant ébranlé, le valet reprit son aplomb.

– Monseigneur ? fit-il.

– Eh ! oui, sans doute ; ne me reconnais-tu pas, imbécile ?

– Si fait ; vous êtes le chevalier d’Artagnan.

– Alors, laisse-moi passer.

– Inutile.

– Pourquoi inutile ?

– Parce que Sa Grandeur n’est point chez elle.

– Comment, Sa Grandeur n’est point chez elle ! Mais où est-elle donc ?

– Partie.

– Partie ?

– Oui.

– Pour où ?

– Je n’en sais rien ; mais peut-être le dit-elle à Monsieur le chevalier.

– Comment ? où cela ? de quelle façon ?

– Dans cette lettre qu’elle m’a remise pour Monsieur le chevalier.

Et le valet de chambre tira une lettre de sa poche.

– Eh ! donne donc, maroufle ! fit d’Artagnan en la lui arrachant des mains. Oh ! oui, continua d’Artagnan à la première ligne ; oui, je comprends.

Et il lut à demi-voix :

« Cher ami, Une affaire des plus urgentes m’appelle dans une des paroisses de mon diocèse.

J'espérais vous voir avant de partir ; mais je perds cet espoir en songeant que vous allez sans doute rester deux ou trois jours à Belle-Île avec notre cher Porthos.

Amusez-vous bien, mais n’essayez pas de lui tenir tête à table ; c’est un conseil que je n’eusse pas donné, même à Athos, dans son plus beau et son meilleur temps.

Adieu, cher ami ; croyez bien que j’en suis aux regrets de n’avoir pas mieux et plus longtemps profité de votre excellente compagnie. »

– Mordioux ! s’écria d’Artagnan, je suis joué. Ah ! pécore, brute, triple sot que je suis ! mais rira bien qui rira le dernier oh ! dupé, dupé comme un singe à qui on donne une noix vide !

Et, bourrant un coup de poing sur le museau toujours riant du valet de chambre, il s’élança hors du palais épiscopal.

Furet, si bon trotteur qu’il fût, n’était plus à la hauteur des circonstances. D'Artagnan gagna donc la poste, et il y choisit un cheval auquel il fit voir, avec de bons éperons et une main légère que les cerfs ne sont point les plus agiles coureurs de la création.

Chapitre LXXIV – Où d’Artagnan court, où Porthos ronfle, où Aramis conseille §

Trente à trente-cinq heures après les événements que nous venons de raconter, comme M. Fouquet, selon son habitude, ayant interdit sa porte, travaillait dans ce cabinet de sa maison de Saint-Mandé que nous connaissons déjà, un carrosse attelé de quatre chevaux ruisselant de sueur entra au galop dans la cour.

Ce carrosse était probablement attendu, car trois ou quatre laquais se précipitèrent vers la portière, qu’ils ouvrirent tandis que M. Fouquet se levait de son bureau et courait lui-même à la fenêtre. Un homme sortit péniblement du carrosse, descendant avec difficulté les trois degrés du marchepied et s’appuyant sur l’épaule des laquais.

À peine eut-il dit son nom, que celui sur l’épaule duquel il ne s’appuyait point s’élança vers le perron et disparut dans le vestibule. Cet homme courait prévenir son maître ; mais il n’eut pas besoin de frapper à la porte.

Fouquet était debout sur le seuil.

– Mgr l’évêque de Vannes ! dit le laquais.

– Bien ! dit Fouquet.

Puis, se penchant sur la rampe de l’escalier, dont Aramis commençait à monter les premiers degrés :

– Vous, cher ami, dit-il, vous si tôt !

– Oui, moi-même, monsieur ; mais moulu, brisé, comme vous voyez.

– Oh ! pauvre cher, dit Fouquet en lui présentant son bras sur lequel Aramis s’appuya, tandis que les serviteurs s’éloignèrent avec respect.

– Bah ! répondit Aramis, ce n’est rien, puisque me voilà ; le principal était que j’arrivasse, et me voilà arrivé.

– Parlez vite, dit Fouquet en refermant la porte du cabinet derrière Aramis et lui.

– Sommes-nous seuls ?

– Oui, parfaitement seuls.

– Nul ne peut nous écouter ? nul ne peut nous entendre ?

– Soyez donc tranquille.

– M. du Vallon est arrivé ?

– Oui.

– Et vous avez reçu ma lettre ?

– Oui, l’affaire est grave, à ce qu’il paraît, puisqu’elle nécessite votre présence à Paris, dans un moment où votre présence était si urgente là-bas.

– Vous avez raison, on ne peut plus grave.

– Merci, merci ! De quoi s’agit-il ? Mais, pour Dieu, et avant toute chose, respirez, cher ami ; vous êtes pâle à faire frémir !

– Je souffre, en effet ; mais, par grâce ! ne faites pas attention à moi. M. du Vallon ne vous a-t-il rien dit en vous remettant sa lettre ?

– Non : j’ai entendu un grand bruit, je me suis mis à la fenêtre ; j’ai vu, au pied du perron, une espèce de cavalier de marbre ; je suis descendu, il m’a tendu la lettre, et son cheval est tombé mort.

– Mais lui ?

– Lui est tombé avec le cheval ; on l’a enlevé pour le porter dans les appartements ; la lettre lue, j’ai voulu monter près de lui pour avoir de plus amples nouvelles : mais il était endormi de telle façon qu’il a été impossible de le réveiller. J'ai eu pitié de lui, et j’ai ordonné qu’on lui ôtât ses bottes et qu’on le laissât tranquille.

– Bien ; maintenant, voici ce dont il s’agit, monseigneur. Vous avez vu M. d’Artagnan à Paris, n’est-ce pas ?

– Certes, et c’est un homme d’esprit et même un homme de cœur, bien qu’il m’ait fait tuer nos chers amis Lyodot et d’Emerys.

– Hélas ! oui, je le sais ; j’ai rencontré à Tours le courrier qui m’apportait la lettre de Gourville et les dépêches de Pellisson. Avez-vous bien réfléchi à cet événement, monsieur ?

– Oui.

– Et vous avez compris que c’était une attaque directe à votre souveraineté ?

– Croyez-vous ?

– Oh ! oui, je le crois.

– Eh bien ! je vous l’avouerai, cette sombre idée m’est venue, à moi aussi.

– Ne vous aveuglez pas, monsieur, au nom du Ciel, écoutez bien… j’en reviens à d’Artagnan.

– J'écoute.

– Dans quelle circonstance l’avez-vous vu ?

– Il est venu chercher de l’argent.

– Avec quelle ordonnance ?

– Avec un bon du roi.

– Direct ?

– Signé de Sa Majesté.

– Voyez-vous ! Eh bien ! d’Artagnan est venu à Belle-Île ; il était déguisé, il passait pour un intendant quelconque chargé par son maître d’acheter des salines. Or, d’Artagnan n’a pas d’autre maître que le roi ; il venait donc comme envoyé du roi. Il a vu Porthos.

– Qu'est-ce que Porthos ?

– Pardon, je me trompe. Il a vu M. du Vallon à Belle-Île, et il sait, comme vous et moi, que Belle-Île est fortifiée.

– Et vous croyez que le roi l’aurait envoyé ? dit Fouquet tout pensif.

– Assurément.

– Et d’Artagnan aux mains du roi est un instrument dangereux ?

– Le plus dangereux de tous.

– Je l’ai donc bien jugé du premier coup d’œil.

– Comment cela ?

– J'ai voulu me l’attacher.

– Si vous avez jugé que ce fût l’homme de France le plus brave, le plus fin et le plus adroit, vous l’avez bien jugé.

– Il faut donc l’avoir à tout prix !

– D'Artagnan ?

– N'est-ce pas votre avis ?

– C'est mon avis ; mais vous ne l’aurez pas.

– Pourquoi ?

– Parce que nous avons laissé passer le temps. Il était en dissentiment avec la cour, il fallait profiter de ce dissentiment ; depuis il a passé en Angleterre, depuis il a puissamment contribué à la restauration, depuis il a gagné une fortune, depuis enfin il est rentré au service du roi. Eh bien ! s’il est rentré au service du roi, c’est qu’on lui a bien payé ce service.

– Nous le paierons davantage, voilà tout.

– Oh ! monsieur, permettez ; d’Artagnan a une parole, et, une fois engagée, cette parole demeure où elle est.

– Que concluez-vous de cela ? dit Fouquet avec inquiétude.

– Que pour le moment il s’agit de parer un coup terrible.

– Et comment le parez-vous ?

– Attendez… d’Artagnan va venir rendre compte au roi de sa mission.

– Oh ! nous avons le temps d’y penser.

– Comment cela ?

– Vous avez bonne avance sur lui, je présume ?

– Dix heures à peu près.

– Eh bien ! en dix heures…

Aramis secoua sa tête pâle.

– Voyez ces nuages qui courent au ciel, ces hirondelles qui fendent l’air : d’Artagnan va plus vite que le nuage et que l’oiseau ; d’Artagnan, c’est le vent qui les emporte.

– Allons donc !

– Je vous dis que c’est quelque chose de surhumain que cet homme, monsieur ; il est de mon âge, et je le connais depuis trente-cinq ans.

– Eh bien ?

– Eh bien ! écoutez mon calcul, monsieur : je vous ai expédié M. du Vallon à deux heures de la nuit ; M. du Vallon avait huit heures d’avance sur moi. Quand M. du Vallon est-il arrivé ?

– Voilà quatre heures, à peu près.

– Vous voyez bien, j’ai gagné quatre heures sur lui, et cependant c’est un rude cavalier que Porthos, et cependant il a tué sur la route huit chevaux dont j’ai retrouvé les cadavres. Moi, j’ai couru la poste cinquante lieues, mais j’ai la goutte, la gravelle, que sais-je ? de sorte que la fatigue me tue. J'ai dû descendre à Tours ; depuis, roulant en carrosse à moitié mort, à moitié versé, souvent traîné sur les flancs, parfois sur le dos de la voiture, toujours au galop de quatre chevaux furieux, je suis arrivé, arrivé gagnant quatre heures sur Porthos ; mais, voyez-vous, d’Artagnan ne pèse pas trois cents livres comme Porthos, d’Artagnan n’a pas la goutte et la gravelle comme moi : ce n’est pas un cavalier, c’est un centaure ; d’Artagnan, voyez-vous, parti pour Belle-Île quand je partais pour Paris, d’Artagnan, malgré dix heures d’avance que j’ai sur lui, d’Artagnan arrivera deux heures après moi.

– Mais enfin, les accidents ?

– Il n’y a pas d’accidents pour lui.

– Si les chevaux manquent ?

– Il courra plus vite que les chevaux.

– Quel homme, bon Dieu !

– Oui, c’est un homme que j’aime et que j’admire ; je l’aime, parce qu’il est bon, grand, loyal ; je l’admire, parce qu’il représente pour moi le point culminant de la puissance humaine ; mais, tout en l’aimant, tout en l’admirant, je le crains et je le prévois. Donc, je me résume, monsieur : dans deux heures, d’Artagnan sera ici ; prenez les devants, courez au Louvre, voyez le roi avant qu’il voie d’Artagnan.

– Que dirai-je au roi ?

– Rien ; donnez-lui Belle-Île.

– Oh ! monsieur d’Herblay, monsieur d’Herblay ! s’écria Fouquet, que de projets manqués tout à coup !

– Après un projet avorté, il y a toujours un autre projet que l’on peut mener à bien ! Ne désespérons jamais, et allez, monsieur, allez vite.

– Mais cette garnison si soigneusement triée, le roi la fera changer tout de suite.

– Cette garnison, monsieur, était au roi quand elle entra dans Belle-Île ; elle est à vous aujourd’hui : il en sera de même pour toutes les garnisons après quinze jours d’occupation. Laissez faire, monsieur. Voyez-vous inconvénient à avoir une armée à vous au bout d’un an au lieu d’un ou deux régiments ? Ne voyez-vous pas que votre garnison d’aujourd’hui vous fera des partisans à La Rochelle, à Nantes, à Bordeaux, à Toulouse, partout où on l’enverra ?

« Allez au roi, monsieur, allez, le temps s’écoule, et d’Artagnan, pendant que nous perdons notre temps, vole comme une flèche sur le grand chemin.

– Monsieur d’Herblay, vous savez que toute parole de vous est un germe qui fructifie dans ma pensée ; je vais au Louvre.

– À l’instant même, n’est-ce pas ?

– Je ne vous demande que le temps de changer d’habits.

– Rappelez-vous que d’Artagnan n’a pas besoin de passer par Saint-Mandé, lui, mais qu’il se rendra tout droit au Louvre ; c’est une heure à retrancher sur l’avance qui nous reste.

– D'Artagnan peut tout avoir, excepté mes chevaux anglais ; je serai au Louvre dans vingt-cinq minutes.

Et, sans perdre une seconde, Fouquet commanda le départ.

Aramis n’eut que le temps de lui dire :

– Revenez aussi vite que vous serez parti, car je vous attends avec impatience.

Cinq minutes après, le surintendant volait vers Paris.

Pendant ce temps, Aramis se faisait indiquer la chambre où reposait Porthos.

À la porte du cabinet de Fouquet, il fut serré dans les bras de Pellisson, qui venait d’apprendre son arrivée et quittait les bureaux pour le voir.

Aramis reçut, avec cette dignité amicale qu’il savait si bien prendre, ces caresses aussi respectueuses qu’empressées ; mais tout à coup, s’arrêtant sur le palier :

– Qu'entends-je là-haut ? demanda-t-il.

On entendait, en effet, un rauquement sourd pareil à celui d’un tigre affamé ou d’un lion impatient.

– Oh ! ce n’est rien, dit Pellisson en souriant.

– Mais enfin ?…

– C'est M. du Vallon qui ronfle.

– En effet, dit Aramis, il n’y avait que lui capable de faire un tel bruit. Vous permettez, Pellisson, que je m’informe s’il ne manque de rien ?

– Et vous, permettez-vous que je vous accompagne ?

– Comment donc !

Tous deux entrèrent dans la chambre.

Porthos était étendu sur un lit, la face violette plutôt que rouge, les yeux gonflés, la bouche béante. Ce rugissement qui s’échappait des profondes cavités de sa poitrine faisait vibrer les carreaux des fenêtres.

À ses muscles tendus et sculptés en saillie sur sa face, à ses cheveux collés de sueur, aux énergiques soulèvements de son menton et de ses épaules, on ne pouvait refuser une certaine admiration : la force poussée à ce point, c’est presque de la divinité.

Les jambes et les pieds herculéens de Porthos avaient, en se gonflant, fait craquer ses bottes de cuir ; toute la force de son énorme corps s’était convertie en une rigidité de pierre.

Porthos ne remuait pas plus que le géant de granit couché dans la plaine d’Agrigente. Sur l’ordre de Pellisson, un valet de chambre s’occupa de couper les bottes de Porthos, car nulle puissance au monde n’eût pu les lui arracher.

Quatre laquais y avaient essayé en vain, tirant à eux comme des cabestans.

Ils n’avaient pas même réussi à réveiller Porthos. On lui enleva ses bottes par lanières, et ses jambes retombèrent sur le lit ; on lui coupa le reste de ses habits, on le porta dans un bain, on l’y laissa une heure, puis on le revêtit de linge blanc et on l’introduisit dans un lit bassiné, le tout avec des efforts et des peines qui eussent incommodé un mort, mais qui ne firent pas même ouvrir l’œil à Porthos et n’interrompirent pas une seconde l’orgue formidable de ses ronflements.

Aramis voulait, de son côté, nature sèche et nerveuse, armée d’un courage exquis, braver aussi la fatigue et travailler avec Gourville et Pellisson ; mais il s’évanouit sur la chaise où il s’était obstiné à rester. On l’enleva pour le porter dans une chambre voisine, où le repos du lit ne tarda point à provoquer le calme de la tête.

Chapitre LXXV – Où M. Fouquet agit §

Cependant Fouquet courait vers le Louvre au grand galop de son attelage anglais.

Le roi travaillait avec Colbert. Tout à coup le roi demeura pensif. Ces deux arrêts de mort qu’il avait signés en montant sur le trône lui revenaient parfois en mémoire. C'étaient deux taches de deuil qu’il voyait les yeux ouverts ; deux taches de sang qu’il voyait les yeux fermés.

– Monsieur, dit-il tout à coup à l’intendant, il me semble parfois que ces deux hommes que vous avez fait condamner n’étaient pas de bien grands coupables.

– Sire, ils avaient été choisis dans le troupeau des traitants, qui avait besoin d’être décimé.

– Choisis par qui ?

– Par la nécessité, Sire, répondit froidement Colbert.

– La nécessité ! grand mot ! murmura le jeune roi.

– Grande déesse, Sire.

– C'étaient des amis fort dévoués au surintendant, n’est-ce pas ?

– Oui, Sire, des amis qui eussent donné leur vie pour M. Fouquet.

– Ils l’ont donnée, monsieur, dit le roi.

– C'est vrai, mais inutilement, par bonheur, ce qui n’était pas leur intention.

– Combien ces hommes avaient-ils dilapidé d’argent ?

– Dix millions peut-être, dont six ont été confisqués sur eux.

– Et cet argent est dans mes coffres ? demanda le roi avec un certain sentiment de répugnance.

– Il y est, Sire ; mais cette confiscation, tout en menaçant M. Fouquet, ne l’a point atteint.

– Vous concluez, monsieur Colbert ?…

– Que si M. Fouquet a soulevé contre Votre Majesté une troupe de factieux pour arracher ses amis au supplice, il soulèvera une armée quand il s’agira de se soustraire lui-même au châtiment.

Le roi fit jaillir sur son confident un de ces regards qui ressemblent au feu sombre d’un éclair d’orage ; un de ces regards qui vont illuminer les ténèbres des plus profondes consciences.

– Je m’étonne, dit-il, que, pensant sur M. Fouquet de pareilles choses, vous ne veniez pas me donner un avis.

– Quel avis, Sire ?

– Dites-moi d’abord, clairement et précisément, ce que vous pensez, monsieur Colbert.

– Sur quoi ?

– Sur la conduite de M. Fouquet.

– Je pense, Sire, que M. Fouquet, non content d’attirer à lui l’argent, comme faisait M. de Mazarin, et de priver par-là Votre Majesté d’une partie de sa puissance, veut encore attirer à lui tous les amis de la vie facile et des plaisirs, de ce qu’enfin les fainéants appellent la poésie, et les politiques la corruption ; je pense qu’en soudoyant les sujets de Votre Majesté il empiète sur la prérogative royale, et ne peut, si cela continue ainsi, tarder à reléguer Votre Majesté parmi les faibles et les obscurs.

– Comment qualifie-t-on tous ces projets, monsieur Colbert ?

– Les projets de M. Fouquet, Sire ?

– Oui.

– On les nomme crimes de lèse-majesté.

– Et que fait-on aux criminels de lèse-majesté ?

– On les arrête, on les juge, on les punit.

– Vous êtes bien sûr que M. Fouquet a conçu la pensée du crime que vous lui imputez ?

– Je dirai plus, Sire, il y a eu chez lui commencement d’exécution.

– Eh bien ! j’en reviens à ce que je disais, monsieur Colbert.

– Et vous disiez, Sire ?

– Donnez-moi un conseil.

– Pardon, Sire, mais auparavant j’ai encore quelque chose à ajouter.

– Dites.

– Une preuve évidente, palpable, matérielle de trahison.

– Laquelle ?

– Je viens d’apprendre que M. Fouquet fait fortifier Belle-Île-en-Mer.

– Ah ! vraiment !

– Oui, Sire.

– Vous en êtes sûr ?

– Parfaitement ; savez-vous, Sire, ce qu’il y a de soldats à Belle-Île ?

– Non, ma foi ; et vous ?

– Je l’ignore, Sire, je voulais donc proposer à Votre Majesté d’envoyer quelqu’un à Belle-Île.

– Qui cela ?

– Moi, par exemple.

– Qu'iriez-vous faire à Belle-Île ?

– M'informer s’il est vrai qu’à l’exemple des anciens seigneurs féodaux, M. Fouquet fait créneler ses murailles.

– Et dans quel but ferait-il cela ?

– Dans le but de se défendre un jour contre son roi.

– Mais s’il en est ainsi, monsieur Colbert, dit Louis, il faut faire tout de suite comme vous disiez : il faut arrêter M. Fouquet.

– Impossible !

– Je croyais vous avoir déjà dit, monsieur, que je supprimais ce mot dans mon service.

– Le service de Votre Majesté ne peut empêcher M. Fouquet d’être surintendant général.

– Eh bien ?

– Et que par conséquent, par cette charge, il n’ait pour lui tout le Parlement, comme il a toute l’armée par ses largesses, toute la littérature par ses grâces, toute la noblesse par ses présents.

– C'est-à-dire alors que je ne puis rien contre M. Fouquet ?

– Rien absolument, du moins à cette heure, Sire.

– Vous êtes un conseiller stérile, monsieur Colbert.

– Oh ! non pas, Sire, car je ne me bornerai plus à montrer le péril à Votre Majesté.

– Allons donc ! Par où peut-on saper le colosse ? Voyons !

Et le roi se mit à rire avec amertume.

– Il a grandi par l’argent, tuez-le par l’argent, Sire.

– Si je lui enlevais sa charge ?

– Mauvais moyen.

– Le bon, le bon alors ?

– Ruinez-le, Sire, je vous le dis.

– Comment cela ?

– Les occasions ne vous manqueront pas, profitez de toutes les occasions.

– Indiquez-les moi.

– En voici une d’abord. Son Altesse Royale Monsieur va se marier, ses noces doivent être magnifiques. C'est une belle occasion pour votre Majesté de demander un million à M. Fouquet ; M. Fouquet, qui paie vingt mille livres d’un coup, lorsqu’il n’en doit que cinq, trouvera facilement ce million quand le demandera Votre Majesté.

– C'est bien, je le lui demanderai, fit Louis XIV.

– Si Votre Majesté veut signer l’ordonnance, je ferai prendre l’argent moi-même.

Et Colbert poussa devant le roi un papier et lui présenta une plume.

En ce moment, l’huissier entrouvrit la porte et annonça M. le surintendant.

Louis pâlit.

Colbert laissa tomber la plume et s’écarta du roi sur lequel il étendait ses ailes noires de mauvais ange.

Le surintendant fit son entrée en homme de cour, à qui un seul coup d’œil suffit pour apprécier une situation.

Cette situation n’était pas rassurante pour Fouquet, quelle que fût la conscience de sa force. Le petit œil noir de Colbert, dilaté par l’envie, et l’œil limpide de Louis XIV, enflammé par la colère, signalaient un danger pressant.

Les courtisans sont, pour les bruits de cour, comme les vieux soldats qui distinguent, à travers les rumeurs du vent et des feuillages, le retentissement lointain des pas d’une troupe armée ; ils peuvent, après avoir écouté, dire à peu près combien d’hommes marchent, combien d’armes résonnent, combien de canons roulent. Fouquet n’eut donc qu’à interroger le silence qui s’était fait à son arrivée : il le trouva gros de menaçantes révélations. Le roi lui laissa tout le temps de s’avancer jusqu’au milieu de la chambre.

Sa pudeur adolescente lui commandait cette abstention du moment.

Fouquet saisit hardiment l’occasion.

– Sire, dit-il, j’étais impatient de voir Votre Majesté.

– Et pourquoi ? demanda Louis.

– Pour lui annoncer une bonne nouvelle.

Colbert, moins la grandeur de la personne, moins la largesse du cœur, ressemblait en beaucoup de points à Fouquet. Même pénétration, même habitude des hommes. De plus, cette grande force de contraction, qui donne aux hypocrites le temps de réfléchir et de se ramasser pour prendre du ressort.

Il devina que Fouquet marchait au-devant du coup qu’il allait lui porter.

Ses yeux brillèrent.

– Quelle nouvelle ? demanda le roi.

Fouquet déposa un rouleau de papier sur la table.

– Que Votre Majesté veuille bien jeter les yeux sur ce travail, dit-il.

Le roi déplia lentement le rouleau.

– Des plans ? dit-il.

– Oui, Sire.

– Et quels sont ces plans ?

– Une fortification nouvelle, Sire.

– Ah ! ah ! fit le roi, vous vous occupez donc de tactique et de stratégie, monsieur Fouquet.

– Je m’occupe de tout ce qui peut être utile au règne de Votre Majesté, répliqua Fouquet.

– Belles images ! dit le roi en regardant le dessin.

– Votre Majesté comprend sans doute, dit Fouquet en s’inclinant sur le papier : ici est la ceinture de murailles, là les forts, là les ouvrages avancés.

– Et que vois-je là, monsieur ?

– La mer.

– La mer tout autour ?

– Oui, Sire.

– Et quelle est donc cette place dont vous me montrez le plan ?

– Sire, c’est Belle-Île-en-Mer, répondit Fouquet avec simplicité.

À ce mot, à ce nom, Colbert fit un mouvement si marqué que le roi se retourna pour lui recommander la réserve. Fouquet ne parut pas s’être ému le moins du monde du mouvement de Colbert, ni du signe du roi.

– Monsieur, continua Louis, vous avez donc fait fortifier Belle-Île ?

– Oui, Sire, et j’en apporte les devis et les comptes à Votre Majesté, répliqua Fouquet ; j’ai dépensé seize cent mille livres à cette opération.

– Pour quoi faire ? répliqua froidement Louis qui avait puisé de l’initiative dans un regard haineux de l’intendant.

– Pour un but assez facile à saisir, répondit Fouquet, Votre Majesté était en froid avec la Grande-Bretagne.

– Oui ; mais depuis la restauration du roi Charles II, j’ai fait alliance avec elle.

– Depuis un mois, Sire, Votre Majesté l’a bien dit ; mais il y a près de six mois que les fortifications de Belle-Île sont commencées.

– Alors elles sont devenues inutiles.

– Sire, des fortifications ne sont jamais inutiles. J'avais fortifié Belle-Île contre MM. Monck et Lambert et tous ces bourgeois de Londres qui jouaient au soldat. Belle-Île se trouvera toute fortifiée contre les Hollandais à qui ou l’Angleterre ou Votre Majesté ne peut manquer de faire la guerre.

Le roi se tut encore une fois et regarda en dessous Colbert.

– Belle-Île, je crois, ajouta Louis, est à vous, monsieur Fouquet ?

– Non, Sire.

– À qui donc alors ?

– À Votre Majesté.

Colbert fut saisi d’effroi comme si un gouffre se fût ouvert sous ses pieds.

Louis tressaillit d’admiration, soit pour le génie, soit pour le dévouement de Fouquet.

– Expliquez-vous, monsieur, dit-il.

– Rien de plus facile, Sire ; Belle-Île est une terre à moi ; je l’ai fortifiée de mes deniers ; mais comme rien au monde ne peut s’opposer à ce qu’un sujet fasse un humble présent à son roi, j’offre à Votre Majesté la propriété de la terre dont elle me laissera l’usufruit. Belle-Île, place de guerre, doit être occupée par le roi ; Sa Majesté, désormais, pourra y tenir une sûre garnison.

Colbert se laissa presque entièrement aller sur le parquet glissant. Il eut besoin, pour ne pas tomber, de se tenir aux colonnes de la boiserie.

– C'est une grande habileté d’homme de guerre que vous avez témoignée là, monsieur, dit Louis XIV.

– Sire, l’initiative n’est pas venue de moi, répondit Fouquet ; beaucoup d’officiers me l’ont inspirée ; les plans eux-mêmes ont été faits par un ingénieur des plus distingués.

– Son nom ?

– M. du Vallon.

– M. du Vallon ? reprit Louis. Je ne le connais pas. Il est fâcheux, monsieur Colbert, continua-t-il, que je ne connaisse pas le nom des hommes de talent qui honorent mon règne.

Et en disant ces mots, il se retourna vers Colbert. Celui-ci se sentait écrasé, la sueur lui coulait du front, aucune parole ne se présentait à ses lèvres, il souffrait un martyre inexprimable.

– Vous retiendrez ce nom, ajouta Louis XIV.

Colbert s’inclina, plus pâle que ses manchettes de dentelles de Flandre.

Fouquet continua :

– Les maçonneries sont de mastic romain ; des architectes me l’ont composé d’après les relations de l’Antiquité.

– Et les canons ? demanda Louis.

– Oh ! Sire, ceci regarde Votre Majesté, il ne m’appartient pas de mettre des canons chez moi, sans que Votre Majesté m’ait dit qu’elle était chez elle.

Louis commençait à flotter indécis entre la haine que lui inspirait cet homme si puissant et la pitié que lui inspirait cet autre homme abattu, qui lui semblait la contrefaçon du premier.

Mais la conscience de son devoir de roi l’emporta sur les sentiments de l’homme.

Il allongea son doigt sur le papier.

– Ces plans ont dû vous coûter beaucoup d’argent à exécuter ? dit-il.

– Je croyais avoir eu l’honneur de dire le chiffre à Votre Majesté.

– Redites, je l’ai oublié.

– Seize cent mille livres.

– Seize cent mille livres ! Vous êtes énormément riche, monsieur Fouquet.

– C'est Votre Majesté qui est riche, dit le surintendant, puisque Belle-Île est à elle.

– Oui, merci ; mais si riche que je sois, monsieur Fouquet…

Le roi s’arrêta.

– Eh bien ! Sire ?… demanda le surintendant.

– Je prévois le moment où je manquerai d’argent.

– Vous, Sire ?

– Oui, moi.

– Et à quel moment donc ?

– Demain, par exemple.

– Que Votre Majesté me fasse l’honneur de s’expliquer.

– Mon frère épouse Madame d’Angleterre.

– Eh bien, Sire ?

– Eh bien ! je dois faire à la jeune princesse une réception digne de la petite-fille de Henri IV.

– C'est trop juste, Sire.

– J'ai donc besoin d’argent.

– Sans doute.

– Et il me faudrait…

Louis XIV hésita. La somme qu’il avait à demander était juste celle qu’il avait été obligé de refuser à Charles II. Il se tourna vers Colbert pour qu’il donnât le coup.

– Il me faudrait demain… répéta-t-il en regardant Colbert.

– Un million, dit brutalement celui-ci enchanté de reprendre sa revanche.

Fouquet tournait le dos à l’intendant pour écouter le roi. Il ne se retourna même point et attendit que le roi répétât ou plutôt murmurât :

– Un million.

– Oh ! Sire, répondit dédaigneusement Fouquet, un million ! que fera Votre Majesté avec un million ?

– Il me semble cependant… dit Louis XIV.

– C'est ce qu’on dépense aux noces du plus petit prince d’Allemagne.

– Monsieur…

– Il faut deux millions au moins à Votre Majesté. Les chevaux seuls emporteront cinq cent mille livres. J'aurai l’honneur d’envoyer ce soir seize cent mille livres à Votre Majesté.

– Comment, dit le roi, seize cent mille livres !

– Attendez, Sire, répondit Fouquet sans même se retourner vers Colbert, je sais qu’il manque quatre cent mille livres. Mais ce monsieur de l’intendance (et par-dessus son épaule il montrait du pouce Colbert, qui pâlissait derrière lui), mais ce monsieur de l’intendance… a dans sa caisse neuf cent mille livres à moi.

Le roi se retourna pour regarder Colbert.

– Mais… dit celui-ci.

– Monsieur, poursuivit Fouquet toujours parlant indirectement à Colbert, Monsieur a reçu il y a huit jours seize cent mille livres ; il a payé cent mille livres aux gardes, soixante-quinze mille aux hôpitaux, vingt-cinq mille aux Suisses, cent trente mille aux vivres, mille aux armes, dix mille aux menus frais ; je ne me trompe donc point en comptant sur neuf cent mille livres qui restent.

Alors, se tournant à demi vers Colbert, comme fait un chef dédaigneux vers son inférieur :

– Ayez soin, monsieur, dit-il, que ces neuf cent mille livres soient remises ce soir en or à Sa Majesté.

– Mais, dit le roi, cela fera deux millions cinq cent mille livres ?

– Sire, les cinq cent mille livres de plus seront la monnaie de poche de Son Altesse Royale. Vous entendez, monsieur Colbert, ce soir, avant huit heures.

Et sur ces mots, saluant le roi avec respect, le surintendant fit à reculons sa sortie sans honorer d’un seul regard l’envieux auquel il venait de raser à moitié la tête.

Colbert déchira de rage son point de Flandre et mordit ses lèvres jusqu’au sang. Fouquet n’était pas à la porte du cabinet que l’huissier, passant à coté de lui, cria :

– Un courrier de Bretagne pour Sa Majesté.

– M. d’Herblay avait raison, murmura Fouquet en tirant sa montre : une heure cinquante-cinq minutes. Il était temps !

Chapitre LXXVI – Où d’Artagnan finit par mettre enfin la main sur son brevet de capitaine §

Le lecteur sait d’avance qui l’huissier annonçait en annonçant le messager de Bretagne.

Ce messager, il était facile de le reconnaître. C'était d’Artagnan, l’habit poudreux, le visage enflammé, les cheveux dégouttants de sueur, les jambes roidies ; il levait péniblement les pieds à la hauteur de chaque marche sur laquelle résonnaient ses éperons ensanglantés.

Il aperçut sur le seuil, au moment où il le franchissait, le surintendant.

Fouquet salua avec un sourire celui qui, une heure plus tôt, lui amenait la ruine ou la mort.

D'Artagnan trouva dans sa bonté d’âme et dans son inépuisable vigueur corporelle assez de présence d’esprit pour se rappeler le bon accueil de cet homme ; il le salua donc aussi, bien plutôt par bienveillance et par compassion que par respect.

Il se sentit sur les lèvres ce mot qui tant de fois avait été répété au duc de Guise : « Fuyez ! » Mais prononcer ce mot, c’eût été trahir une cause ; dire ce mot dans le cabinet du roi et devant un huissier, c’eût été se perdre gratuitement sans sauver personne.

D'Artagnan se contenta donc de saluer Fouquet sans lui parler et entra. En ce moment même, le roi flottait entre la surprise où venaient de le jeter les dernières paroles de Fouquet et le plaisir du retour de d’Artagnan.

Sans être courtisan, d’Artagnan avait le regard aussi sûr et aussi rapide que s’il l’eût été.

Il lut en entrant l’humiliation dévorante imprimée au front de Colbert.

Il put même entendre ces mots que lui disait le roi :

– Ah ! monsieur Colbert, vous aviez donc neuf cent mille livres à la surintendance ?

Colbert, suffoqué, s’inclinait sans répondre. Toute cette scène entra donc dans l’esprit de d’Artagnan par les yeux et par les oreilles à la fois.

Le premier mot de Louis XIV à son mousquetaire, comme s’il eût voulu faire opposition à ce qu’il disait en ce moment, fut un bonjour affectueux.

Puis son second un congé à Colbert.

Ce dernier sortit du cabinet du roi, livide et chancelant, tandis que d’Artagnan retroussait les crocs de sa moustache.

– J'aime à voir dans ce désordre un de mes serviteurs, dit le roi, admirant la martiale souillure des habits de son envoyé.

– En effet, Sire, dit d’Artagnan, j’ai cru ma présence assez urgente au Louvre pour me présenter ainsi devant vous.

– Vous m’apportez donc de grandes nouvelles, monsieur ? demanda le roi en souriant.

– Sire, voici la chose en deux mots : Belle-Île est fortifiée, admirablement fortifiée ; Belle-Île a une double enceinte, une citadelle, deux forts détachés ; son port renferme trois corsaires, et ses batteries de côte n’attendent plus que du canon.

– Je sais tout cela, monsieur, répondit le roi.

– Ah ! Votre Majesté sait tout cela ? fit le mousquetaire stupéfait.

– J'ai le plan des fortifications de Belle-Île, dit le roi.

– Votre Majesté a le plan ?…

– Le voici.

– En effet, Sire, dit d’Artagnan, c’est bien cela, et là-bas j’ai vu le pareil.

Le front de d’Artagnan se rembrunit.

– Ah ! je comprends, Votre Majesté ne s’est pas fiée à moi seul, et elle a envoyé quelqu’un, dit-il d’un ton plein de reproche.

– Qu'importe, monsieur, de quelle façon j’ai appris ce que je sais, du moment que je le sais ?

– Soit, Sire, reprit le mousquetaire, sans chercher même à déguiser son mécontentement ; mais je me permettrai de dire à Votre Majesté que ce n’était point la peine de me faire tant courir, de risquer vingt fois de me rompre les os, pour me saluer en arrivant ici d’une pareille nouvelle. Sire, quand on se défie des gens, ou quand on les croit insuffisants, on ne les emploie pas.

Et d’Artagnan, par un mouvement tout militaire, frappa du pied et fit tomber sur le parquet une poussière sanglante. Le roi le regardait et jouissait intérieurement de son premier triomphe.

– Monsieur, dit-il au bout d’un instant, non seulement Belle-Île m’est connue, mais encore Belle-Île est à moi.

– C'est bon, c’est bon, Sire ; je ne vous en demande pas davantage, répondit d’Artagnan. Mon congé !

– Comment ! votre congé ?

– Sans doute. Je suis trop fier pour manger le pain du roi sans le gagner, ou plutôt pour le gagner mal. Mon congé, Sire !

– Oh ! oh !

– Mon congé, ou je le prends.

– Vous vous fâchez, monsieur ?

– Il y a de quoi, mordioux ! Je reste en selle trente-deux heures, je cours jour et nuit, je fais des prodiges de vitesse, j’arrive roide comme un pendu, et un autre est arrivé avant moi ! Allons ! je suis un niais. Mon congé, Sire !

– Monsieur d’Artagnan, dit Louis XIV en appuyant sa main blanche sur le bras poudreux du mousquetaire, ce que je viens de vous dire ne nuira en rien à ce que je vous ai promis. Parole donnée, parole tenue.

Et le jeune roi, allant droit à sa table, ouvrit un tiroir et y prit un papier plié en quatre.

– Voici votre brevet de capitaine des mousquetaires ; vous l’avez gagné, dit-il, monsieur d’Artagnan.

D'Artagnan ouvrit vivement le papier et le regarda à deux fois. Il ne pouvait en croire ses yeux.

– Et ce brevet, continua le roi, vous est donné, non seulement pour votre voyage à Belle-Île, mais encore pour votre brave intervention à la place de Grève. Là, en effet, vous m’avez servi bien vaillamment.

– Ah ! ah ! dit d’Artagnan, sans que sa puissance sur lui-même pût empêcher une certaine rougeur de lui monter aux yeux ; vous savez aussi cela, Sire ?

– Oui, je le sais.

Le roi avait le regard perçant et le jugement infaillible, quand il s’agissait de lire dans une conscience.

– Vous avez quelque chose, dit-il au mousquetaire, quelque chose à dire et que vous ne dites pas. Voyons, parlez franchement, monsieur : vous savez que je vous ai dit, une fois pour toutes, que vous aviez toute franchise avec moi.

– Eh bien ! Sire, ce que j’ai, c’est que j’aimerais mieux être nommé capitaine des mousquetaires pour avoir chargé à la tête de ma compagnie, fait taire une batterie ou pris une ville, que pour avoir fait pendre deux malheureux.

– Est-ce bien vrai, ce que vous me dites là ?

– Et pourquoi Votre Majesté me soupçonnerait-elle de dissimulation, je le lui demande ?

– Parce que, si je vous connais bien, monsieur, vous ne pouvez vous repentir d’avoir tiré l’épée pour moi.

– Eh bien ! c’est ce qui vous trompe, Sire, et grandement ; oui, je me repens d’avoir tiré l’épée à cause des résultats que cette action a amenés ; ces pauvres gens qui sont morts, Sire, n’étaient ni vos ennemis ni les miens, et ils ne se défendaient pas.

Le roi garda un moment le silence.

– Et votre compagnon, monsieur d’Artagnan, partage-t-il votre repentir ?

– Mon compagnon ?

– Oui, vous n’étiez pas seul, ce me semble.

– Seul ? où cela ?

– À la place de Grève.

– Non, Sire, non, dit d’Artagnan, rougissant au soupçon que le roi pouvait avoir l’idée que lui, d’Artagnan, avait voulu accaparer pour lui seul la gloire qui revenait à Raoul ; non, mordioux ! et, comme dit Votre Majesté ? j’avais un compagnon, et même un bon compagnon.

– Un jeune homme ?

– Oui, Sire, un jeune homme. Oh ! mais j’en fais compliment à Votre Majesté, elle est aussi bien informée du dehors que du dedans. C'est M. Colbert qui fait au roi tous ces beaux rapports ?

– M. Colbert ne m’a dit que du bien de vous, monsieur d’Artagnan, et il eût été malvenu à m’en dire autre chose.

– Ah ! c’est heureux !

– Mais il a dit aussi beaucoup de bien de ce jeune homme.

– Et c’est justice, dit le mousquetaire.

– Enfin, il paraît que ce jeune homme est un brave, dit Louis XIV, pour aiguiser ce sentiment qu’il prenait pour du dépit.

– Un brave, oui, Sire, répéta d’Artagnan, enchanté, de son côté, de pousser le roi sur le compte de Raoul.

– Savez-vous son nom ?

– Mais je pense…

– Vous le connaissez donc ?

– Depuis à peu près vingt-cinq ans, oui, Sire.

– Mais il a vingt-cinq ans à peine ! s’écria le roi.

– Eh bien ! Sire, je le connais depuis sa naissance, voilà tout.

– Vous m’affirmez cela ?

– Sire, dit d’Artagnan, Votre Majesté m’interroge avec une défiance dans laquelle je reconnais un tout autre caractère que le sien. M. Colbert, qui vous a si bien instruit, a-t-il donc oublié de vous dire que ce jeune homme était le fils de mon ami intime ?

– Le vicomte de Bragelonne ?

– Eh ! certainement, Sire : le vicomte de Bragelonne a pour père M. le comte de La Fère, qui a si puissamment aidé à la restauration du roi Charles II. Oh ! Bragelonne est d’une race de vaillants, Sire.

– Alors il est le fils de ce seigneur qui m’est venu trouver, ou plutôt qui est venu trouver M. de Mazarin, de la part du roi Charles II, pour nous offrir son alliance ?

– Justement.

– Et c’est un brave que ce comte de La Fère, dites-vous ?

– Sire, c’est un homme qui a plus de fois tiré l’épée pour le roi votre père qu’il n’y a encore de jours dans la vie bienheureuse de Votre Majesté.

Ce fut Louis XIV qui se mordit les lèvres à son tour.

– Bien, monsieur d’Artagnan, bien ! Et M. le comte de La Fère est votre ami ?

– Mais depuis tantôt quarante ans, oui ; Sire. Votre Majesté voit que je ne lui parle pas d’hier.

– Seriez-vous content de voir ce jeune homme, monsieur d’Artagnan ?

– Enchanté, Sire.

Le roi frappa sur son timbre. Un huissier parut.

– Appelez M. de Bragelonne, dit le roi.

– Ah ! ah ! il est ici ? dit d’Artagnan.

– Il est de garde aujourd’hui au Louvre avec la compagnie des gentilshommes de M. le Prince.

Le roi achevait à peine, quand Raoul se présenta, et, voyant d’Artagnan, lui sourit de ce charmant sourire qui ne se trouve que sur les lèvres de la jeunesse.

– Allons, allons, dit familièrement d’Artagnan à Raoul, le roi permet que tu m’embrasses ; seulement, dis à Sa Majesté que tu la remercies.

Raoul s’inclina si gracieusement, que Louis, à qui toutes les supériorités savaient plaire lorsqu’elles n’affectaient rien contre la sienne, admira cette beauté, cette vigueur et cette modestie.

– Monsieur, dit le roi s’adressant à Raoul, j’ai demandé à M. le prince qu’il veuille bien vous céder à moi ; j’ai reçu sa réponse ; vous m’appartenez donc dès ce matin. M. le prince était bon maître ; mais j’espère bien que vous ne perdrez pas au change.

– Oui, oui, Raoul, sois tranquille, le roi a du bon, dit d’Artagnan, qui avait deviné le caractère de Louis et qui jouait avec son amour-propre dans certaines limites, bien entendu, réservant toujours les convenances et flattant, lors même qu’il semblait railler.

– Sire, dit alors Bragelonne d’une voix douce et pleine de charmes, avec cette élocution naturelle et facile qu’il tenait de son père ; Sire, ce n’est point d’aujourd’hui que je suis à Votre Majesté.

– Oh ! je sais cela, dit le roi, et vous voulez parler de votre expédition de la place de Grève. Ce jour-là, en effet, vous fûtes bien à moi, monsieur.

– Sire, ce n’est point non plus de ce jour que je parle ; il ne me siérait point de rappeler un service si minime en présence d’un homme comme M. d’Artagnan ; je voulais parler d’une circonstance qui a fait époque dans ma vie et qui m’a consacré, dès l’âge de seize ans, au service dévoué de Votre Majesté.

– Ah ! ah ! dit le roi, et quelle est cette circonstance, dites, monsieur ?

– La voici… Lorsque je partis pour ma première campagne, c’est-à-dire pour rejoindre l’armée de M. le prince, M. le comte de La Fère me vint conduire jusqu’à Saint-Denis, où les restes du roi Louis XIII attendent, sur les derniers degrés de la basilique funèbre, un successeur que Dieu ne lui enverra point, je l’espère avant longues années. Alors il me fit jurer sur la cendre de nos maîtres de servir la royauté, représentée par vous, incarnée en vous, Sire, de la servir en pensées, en paroles et en action. Je jurai, Dieu et les morts ont reçu mon serment. Depuis dix ans, Sire, je n’ai point eu aussi souvent que je l’eusse désiré l’occasion de le tenir : je suis un soldat de Votre Majesté, pas autre chose, et en m’appelant près d’elle, elle ne me fait pas changer de maître, mais seulement de garnison.

Raoul se tut et s’inclina.

Il avait fini, que Louis XIV écoutait encore.

– Mordioux ! s’écria d’Artagnan, c’est bien dit, n’est-ce pas, Votre Majesté ? Bonne race, Sire, grande race !

– Oui, murmura le roi ému, sans oser cependant manifester son émotion, car elle n’avait d’autre cause que le contact d’une nature éminemment aristocratique. Oui, monsieur, vous dites vrai ; partout où vous étiez, vous étiez au roi. Mais en changeant de garnison, vous trouverez, croyez-moi, un avancement dont vous êtes digne.

Raoul vit que là s’arrêtait ce que le roi avait à lui dire. Et avec le tact parfait qui caractérisait cette nature exquise, il s’inclina et sortit.

– Vous reste-t-il encore quelque chose à m’apprendre, monsieur ? dit le roi lorsqu’il se retrouva seul avec d’Artagnan.

– Oui, Sire et j’avais gardé cette nouvelle pour la dernière, car elle est triste et va vêtir la royauté européenne de deuil.

– Que me dites-vous ?

– Sire, en passant à Blois, un mot, un triste mot, écho du palais, est venu frapper mon oreille.

– En vérité, vous m’effrayez, monsieur d’Artagnan.

– Sire, ce mot était prononcé par un piqueur qui portait un crêpe au bras.

– Mon oncle Gaston d’Orléans, peut-être ?

– Sire, il a rendu le dernier soupir.

– Et je ne suis pas prévenu ! s’écria le roi, dont la susceptibilité royale voyait une insulte dans l’absence de cette nouvelle.

– Oh ! ne vous fâchez point, Sire, dit d’Artagnan, les courriers de Paris et les courriers du monde entier ne vont point comme votre serviteur ; le courrier de Blois ne sera pas ici avant deux heures, et il court bien, je vous en réponds, attendu que je ne l’ai rejoint qu’au-delà d’Orléans.

– Mon oncle Gaston, murmura Louis en appuyant la main sur son front et en enfermant dans ces trois mots tout ce que sa mémoire lui rappelait à ce nom de sentiments opposés.

– Eh ! oui, Sire, c’est ainsi, dit philosophiquement d’Artagnan, répondant à la pensée royale ; le passé s’envole.

– C'est vrai, monsieur, c’est vrai ; mais il nous reste, Dieu merci, l’avenir, et nous tâcherons de ne pas le faire trop sombre.

– Je m’en rapporte pour cela à Votre Majesté, dit le mousquetaire en s’inclinant. Et maintenant…

– Oui, vous avez raison, monsieur, j’oublie les cent dix lieues que vous venez de faire. Allez, monsieur, prenez soin d’un de mes meilleurs soldats, et, quand vous serez reposé, venez vous mettre à mes ordres.

– Sire, absent ou présent, j’y suis toujours.

D'Artagnan s’inclina et sortit.

Puis, comme s’il fût arrivé de Fontainebleau seulement, il se mit à arpenter le Louvre pour rejoindre Bragelonne.

Chapitre LXXVII – Un amoureux et une maîtresse §

Tandis que les cires brûlaient dans le château de Blois autour du corps inanimé de Gaston d’Orléans, ce dernier représentant du passé ; tandis que les bourgeois de la ville faisaient son épitaphe, qui était loin d’être un panégyrique ; tandis que Madame douairière, ne se souvenant plus que pendant ses jeunes années elle avait aimé ce cadavre gisant, au point de fuir pour le suivre le palais paternel et faisait, à vingt pas de la salle funèbre, ses petits calculs d’intérêt et ses petits sacrifices d’orgueil, d’autres intérêts et d’autres orgueils s’agitaient dans toutes les parties du château où avait pu pénétrer une âme vivante.

Ni les sons lugubres des cloches, ni les voix des chantres, ni l’éclat des cierges à travers les vitres, ni les préparatifs de l’ensevelissement n’avaient le pouvoir de distraire deux personnes placées à une fenêtre de la cour intérieure, fenêtre que nous connaissons déjà et qui éclairait une chambre faisant partie de ce qu’on appelait les petits appartements.

Au reste, un rayon joyeux de soleil, car le soleil paraissait fort peu s’inquiéter de la perte que venait de faire la France, un rayon de soleil, disons-nous, descendait sur eux, tirant les parfums des fleurs voisines et animant les murailles elles-mêmes. Ces deux personnes si occupées, non par la mort du duc, mais de la conversation qui était la suite de cette mort, ces deux personnes étaient une jeune fille et un jeune homme.

Ce dernier personnage, garçon de vingt-cinq à vingt-six ans à peu près, à la mine tantôt éveillée, tantôt sournoise, faisait jouer à propos deux yeux immenses recouverts de longs cils, était petit et brun de peau ; il souriait avec une bouche énorme, mais bien meublée, et son menton pointu, qui semblait jouir d’une mobilité que la nature n’accorde pas d’ordinaire à cette portion de visage, s’allongeait parfois très amoureusement vers son interlocutrice, qui, disons-le, ne se reculait pas toujours aussi rapidement que les strictes bienséances avaient le droit de l’exiger. La jeune fille, nous la connaissons, car nous l’avons déjà vue à cette même fenêtre, à la lueur de ce même soleil ; la jeune fille offrait un singulier mélange de finesse et de réflexion : elle était charmante quand elle riait, belle quand elle devenait sérieuse ; mais, hâtons-nous de le dire, elle était plus souvent charmante que belle.

Les deux personnes paraissaient avoir atteint le point culminant d’une discussion moitié railleuse, moitié grave.

– Voyons, monsieur Malicorne, disait la jeune fille, vous plaît-il enfin que nous parlions raison ?

– Vous croyez que c’est facile, mademoiselle Aure, répliqua le jeune homme. Faire ce qu’on veut, quand on ne peut faire ce que l’on peut…

– Bon ! le voilà qui s’embrouille dans ses phrases.

– Moi ?

– Oui, vous ; voyons, quittez cette logique de procureur, mon cher.

– Encore une chose impossible. Clerc je suis, mademoiselle de Montalais.

– Demoiselle je suis, monsieur Malicorne.

– Hélas ! je le sais bien, et vous m’accablez par la distance ; aussi, je ne vous dirai rien.

– Mais non, je ne vous accable pas ; dites ce que vous avez à me dire, dites, je le veux !

– Eh bien ! je vous obéis.

– C'est bien heureux, vraiment !

– Monsieur est mort.

– Ah ! peste, voilà du nouveau ! Et d’où arrivez-vous pour nous dire cela ?

– J'arrive d’Orléans, mademoiselle.

– Et c’est la seule nouvelle que vous apportez ?

– Oh ! non pas… J'arrive aussi pour vous dire que Madame Henriette d’Angleterre arrive pour épouser le frère de Sa Majesté.

– En vérité, Malicorne, vous êtes insupportable avec vos nouvelles du siècle passé ; voyons, si vous prenez aussi cette mauvaise habitude de vous moquer, je vous ferai jeter dehors.

– Oh !

– Oui, car vraiment vous m’exaspérez.

– Là ! là ! patience, mademoiselle.

– Vous vous faites valoir ainsi. Je sais bien pourquoi, allez…

– Dites, et je vous répondrai franchement oui, si la chose est vraie.

– Vous savez que j’ai envie de cette commission de dame d’honneur que j’ai eu la sottise de vous demander, et vous ménagez votre crédit.

– Moi ?

Malicorne abaissa ses paupières, joignit les mains et prit son air sournois.

– Et quel crédit un pauvre clerc de procureur saurait-il avoir, je vous le demande ?

– Votre père n’a pas pour rien vingt mille livres de rente, monsieur Malicorne.

– Fortune de province, mademoiselle de Montalais.

– Votre père n’est pas pour rien dans les secrets de M. le prince.

– Avantage qui se borne à prêter de l’argent à Monseigneur.

– En un mot, vous n’êtes pas pour rien le plus rusé compère de la province.

– Vous me flattez.

– Moi ?

– Oui, vous.

– Comment cela ?

– Puisque c’est moi qui vous soutiens que je n’ai point de crédit, et vous qui me soutenez que j’en ai.

– Enfin, ma commission ?

– Eh bien ! votre commission ?

– L'aurai-je ou ne l’aurai-je pas ?

– Vous l’aurez.

– Mais quand ?

– Quand vous voudrez.

– Où est-elle, alors ?

– Dans ma poche.

– Comment ! dans votre poche ?

– Oui.

Et, en effet, avec son sourire narquois, Malicorne tira de sa poche une lettre dont la Montalais s’empara comme d’une proie et qu’elle lut avec avidité.

À mesure qu’elle lisait, son visage s’éclairait.

– Malicorne ! s’écria-t-elle après avoir lu, en vérité vous êtes un bon garçon.

– Pourquoi cela, mademoiselle ?

– Parce que vous auriez pu vous faire payer cette commission et que vous ne l’avez pas fait.

Et elle éclata de rire, croyant décontenancer le clerc. Mais Malicorne soutint bravement l’attaque.

– Je ne vous comprends pas, dit-il.

Ce fut Montalais qui fut décontenancée à son tour.

– Je vous ai déclaré mes sentiments, continua Malicorne ; vous m’avez dit trois fois en riant que vous ne m’aimiez pas ; vous m’avez embrassé une fois sans rire, c’est tout ce qu’il me faut.

– Tout ? dit la fière et coquette Montalais d’un ton où perçait l’orgueil blessé.

– Absolument tout, mademoiselle, répliqua Malicorne.

– Ah !

Ce monosyllabe indiquait autant de colère que le jeune homme eût pu attendre de reconnaissance. Il secoua tranquillement la tête.

– Écoutez, Montalais, dit-il sans s’inquiéter si cette familiarité plaisait ou non à sa maîtresse, ne discutons point là-dessus.

– Pourquoi cela ?

– Parce que, depuis un an que je vous connais, vous m’eussiez mis à la porte vingt fois si je ne vous plaisais pas.

– En vérité ! À quel propos vous eussé-je mis à la porte ?

– Parce que j’ai été assez impertinent pour cela.

– Oh ! cela, c’est vrai.

– Vous voyez bien que vous êtes forcée de l’avouer, fit Malicorne.

– Monsieur Malicorne !

– Ne nous fâchons pas ; donc, si vous m’avez conservé, ce n’est pas sans cause.

– Ce n’est pas au moins parce que je vous aime ! s’écria Montalais.

– D'accord. Je vous dirai même qu’en ce moment je suis certain que vous m’exécrez.

– Oh ! vous n’avez jamais dit si vrai.

– Bien ! Moi, je vous déteste.

– Ah ! je prends acte.

– Prenez. Vous me trouvez brutal et sot ; je vous trouve, moi, la voix dure et le visage décomposé par la colère. En ce moment, vous vous jetteriez par cette fenêtre plutôt que de me laisser baiser le bout de votre doigt ; moi, je me précipiterais du haut du clocheton plutôt que de toucher le bas de votre robe. Mais dans cinq minutes vous m’aimerez, et moi, je vous adorerai. Oh ! c’est comme cela.

– J'en doute.

– Et moi, j’en jure.

– Fat !

– Et puis ce n’est point la véritable raison ; vous avez besoin de moi, Aure, et moi, j’ai besoin de vous. Quand il vous plaît d’être gaie, je vous fais rire ; quand il me sied d’être amoureux, je vous regarde. Je vous ai donné une commission de dame d’honneur que vous désiriez ; vous m’allez donner tout à l’heure quelque chose que je désirerai.

– Moi ?

– Vous ! mais en ce moment, ma chère Aure, je vous déclare que je ne désire absolument rien ; ainsi, soyez tranquille.

– Vous êtes un homme odieux, Malicorne ; j’allais me réjouir de cette commission, et voilà que vous m’ôtez toute ma joie.

– Bon ! il n’y a point de temps perdu ; vous vous réjouirez quand je serai parti.

– Partez donc, alors…

– Soit ; mais, auparavant, un conseil…

– Lequel ?

– Reprenez votre belle humeur ; vous devenez laide quand vous boudez.

– Grossier !

– Allons, disons-nous nos vérités tandis que nous y sommes.

– Ô Malicorne ! ô mauvais cœur !

– Ô Montalais ! ô ingrate !

Et le jeune homme s’accouda sur l’appui de la fenêtre.

Montalais prit un livre et l’ouvrit.

Malicorne se redressa, brossa son feutre avec sa manche et défripa son pourpoint noir.

Montalais, tout en faisant semblant de lire, le regardait du coin de l’œil.

– Bon ! s’écria-t-elle furieuse, le voilà qui prend son air respectueux. Il va bouder pendant huit jours.

– Quinze, mademoiselle, dit Malicorne en s’inclinant.

Montalais leva sur lui son poing crispé.

– Monstre ! dit-elle. Oh ! si j’étais un homme !

– Que me feriez-vous ?

– Je t’étranglerais !

– Ah ! fort bien, dit Malicorne ; je crois que je commence à désirer quelque chose.

– Et que désirez-vous, monsieur le démon ! Que je perde mon âme par la colère ?

Malicorne roulait respectueusement son chapeau entre ses doigts ; mais tout à coup il laissa tomber son chapeau, saisit la jeune fille par les deux épaules, l’approcha de lui et appuya sur ses lèvres deux lèvres bien ardentes pour un homme ayant la prétention d’être si indifférent. Aure voulut pousser un cri, mais ce cri s’éteignit dans le baiser.

Nerveuse et irritée, la jeune fille repoussa Malicorne contre la muraille.

– Bon ! dit philosophiquement Malicorne, en voilà pour six semaines ; adieu, mademoiselle ! agréez mon très humble salut.

Et il fit trois pas pour se retirer.

– Eh bien ! non, vous ne sortirez pas ! s’écria Montalais en frappant du pied ; restez ! je vous l’ordonne !

– Vous l’ordonnez ?

– Oui ; ne suis-je pas la maîtresse ?

– De mon âme et de mon esprit, sans aucun doute.

– Belle propriété, ma foi ! L'âme est sotte et l’esprit sec.

– Prenez garde, Montalais, je vous connais, dit Malicorne ; vous allez vous prendre d’amour pour votre serviteur.

– Eh bien ! oui, dit-elle en se pendant à son cou avec une enfantine indolence bien plus qu’avec un voluptueux abandon ; eh bien ! oui, car il faut que je vous remercie, enfin.

– Et de quoi ?

– De cette commission ; n’est-ce pas tout mon avenir ?

– Et tout le mien.

Montalais le regarda.

– C'est affreux, dit-elle, de ne jamais pouvoir deviner si vous parlez sérieusement.

– On ne peut plus sérieusement ; j’allais à Paris, vous y allez, nous y allons.

– Alors, c’est par ce seul motif que vous m’avez servie, égoïste ?

– Que voulez-vous, Aure, je ne puis me passer de vous.

– Eh bien ! en vérité, c’est comme moi ; vous êtes cependant, il faut l’avouer, un bien méchant cœur !

– Aure, ma chère Aure, prenez garde ; si vous retombez dans les injures, vous savez l’effet qu’elles me produisent, et je vais vous adorer.

Et, tout en disant ces paroles, Malicorne approcha une seconde fois la jeune fille de lui.

Au même instant un pas retentit dans l’escalier. Les jeunes gens étaient si rapprochés qu’on les eût surpris dans les bras l’un de l’autre, si Montalais n’eût violemment repoussé Malicorne, lequel alla frapper du dos la porte, qui s’ouvrait en ce moment. Un grand cri, suivi d’injures, retentit aussitôt.

C'était Mme de Saint-Remy qui poussait ce cri et qui proférait ces injures : le malheureux Malicorne venait de l’écraser à moitié entre la muraille et la porte qu’elle entrouvrait.

– C'est encore ce vaurien ! s’écria la vieille dame ; toujours là !

– Ah ! madame, répondit Malicorne d’une voix respectueuse, il y a huit grands jours que je ne suis venu ici.

Chapitre LXXVIII – Où l’on voit enfin reparaître la véritable héroïne de cette histoire §

Derrière Mme de Saint-Remy montait Mlle de La Vallière. Elle entendit l’explosion de la colère maternelle, et comme elle en devinait la cause, elle entra toute tremblante dans la chambre et aperçut le malheureux Malicorne, dont la contenance désespérée eût attendri ou égayé quiconque l’eût observé de sang-froid. En effet, il s’était vivement retranché derrière une grande chaise, comme pour éviter les premiers assauts de Mme de Saint-Remy ; il n’espérait pas la fléchir par la parole, car elle parlait plus haut que lui et sans interruption, mais il comptait sur l’éloquence de ses gestes.

La vieille dame n’écoutait et ne voyait rien ; Malicorne, depuis longtemps, était une des ses antipathies. Mais sa colère était trop grande pour ne pas déborder de Malicorne sur sa complice. Montalais eut son tour.

– Et vous, mademoiselle, et vous, comptez-vous que je n’avertirai point Madame de ce qui se passe chez une de ses filles d’honneur ?

– Oh ! ma mère, s’écria Mlle de La Vallière, par grâce, épargnez…

– Taisez-vous, mademoiselle, et ne vous fatiguez pas inutilement à intercéder pour des sujets indignes ; qu’une fille honnête comme vous subisse le mauvais exemple, c’est déjà certes un assez grand malheur ; mais qu’elle l’autorise par son indulgence, c’est ce que je ne souffrirai pas.

– Mais, en vérité, dit Montalais se rebellant enfin, je ne sais pas sous quel prétexte vous me traitez ainsi ; je ne fais point de mal, je suppose ?

– Et ce grand fainéant, mademoiselle, reprit Mme de Saint-Remy montrant Malicorne, est-il ici pour faire le bien ? je vous le demande.

– Il n’est ici ni pour le bien ni pour le mal, madame ; il vient me voir, voilà tout.

– C'est bien, c’est bien, dit Mme de Saint-Remy ; Son Altesse Royale sera instruite, et elle jugera.

– En tout cas, je ne vois pas pourquoi, répondit Montalais, il serait défendu à M. Malicorne d’avoir dessein sur moi, si son dessein est honnête.

– Dessein honnête, avec une pareille figure ! s’écria Mme de Saint-Remy.

– Je vous remercie au nom de ma figure, madame, dit Malicorne.

– Venez, ma fille, venez, continua Mme de Saint-Remy ; allons prévenir Madame qu’au moment même où elle pleure un époux, au moment où nous pleurons un maître dans ce vieux château de Blois, séjour de la douleur, il y a des gens qui s’amusent et se réjouissent.

– Oh ! firent d’un seul mouvement les deux accusés.

– Une fille d’honneur ! une fille d’honneur ! s’écria la vieille dame en levant les mains au ciel.

– Eh bien ! c’est ce qui vous trompe, madame, dit Montalais exaspérée ; je ne suis plus fille d’honneur, de Madame du moins.

– Vous donnez votre démission, mademoiselle ? Très bien ! je ne puis qu’applaudir à une telle détermination et j’y applaudis.

– Je ne donne point ma démission, madame ; je prends un autre service, voilà tout.

– Dans la bourgeoisie ou dans la robe ? demanda Mme de Saint-Remy avec dédain.

– Apprenez, madame, dit Montalais, que je ne suis point fille à servir des bourgeoises ni des robines, et qu’au lieu de la cour misérable où vous végétez, je vais habiter une cour presque royale.

– Ah ! ah ! une cour royale, dit Mme de Saint-Remy en s’efforçant de rire ; une cour royale, qu’en pensez-vous, ma fille ?

Et elle se retournait vers Mlle de La Vallière, qu’elle voulait à toute force entraîner contre Montalais, et qui, au lieu d’obéir à l’impulsion de Mme de Saint-Remy, regardait tantôt sa mère, tantôt Montalais avec ses beaux yeux conciliateurs.

– Je n’ai point dit une cour royale, madame, répondit Montalais, parce que Madame Henriette d’Angleterre, qui va devenir la femme de Son Altesse Royale Monsieur, n’est point une reine. J'ai dit presque royale, et j’ai dit juste, puisqu’elle va être la belle-sœur du roi.

La foudre tombant sur le château de Blois n’eût point étourdi Mme de Saint Remy comme le fit cette dernière phrase de Montalais.

– Que parlez-vous de Son Altesse Royale Madame Henriette ? balbutia la vieille dame.

– Je dis que je vais entrer chez elle comme demoiselle d’honneur : voilà ce que je dis.

– Comme demoiselle d’honneur ! s’écrièrent à la fois Mme de Saint-Remy avec désespoir et Mlle de La Vallière avec joie.

– Oui, madame, comme demoiselle d’honneur.

La vieille dame baissa la tête comme si le coup eût été trop fort pour elle.

Cependant, presque aussitôt elle se redressa pour lancer un dernier projectile à son adversaire.

– Oh ! oh ! dit-elle, on parle beaucoup de ces sortes de promesses à l’avance, on se flatte souvent d’espérances folles, et au dernier moment, lorsqu’il s’agit de tenir ces promesses, de réaliser ces espérances, on est tout surpris de se voir réduire en vapeur le grand crédit sur lequel on comptait.

– Oh ! madame, le crédit de mon protecteur, à moi, est incontestable, et ses promesses valent des actes.

– Et ce protecteur si puissant, serait-ce indiscret de vous demander son nom ?

– Oh ! mon Dieu, non ; c’est Monsieur que voilà, dit Montalais en montrant Malicorne, qui, pendant toute cette scène, avait conservé le plus imperturbable sang-froid et la plus comique dignité.

– Monsieur ! s’écria Mme de Saint-Remy avec une explosion d’hilarité, Monsieur est votre protecteur ! Cet homme dont le crédit est si puissant, dont les promesses valent des actes, c’est M. Malicorne ?

Malicorne salua.

Quant à Montalais, pour toute réponse elle tira le brevet de sa poche, et le montrant à la vieille dame :

– Voici le brevet, dit-elle.

Pour le coup, tout fut fini. Dès qu’elle eut parcouru du regard le bienheureux parchemin, la bonne dame joignit les mains, une expression indicible d’envie et de désespoir contracta son visage, et elle fut obligée de s’asseoir pour ne point s’évanouir.

Montalais n’était point assez méchante pour se réjouir outre mesure de sa victoire et accabler l’ennemi vaincu, surtout lorsque cet ennemi c’était la mère de son amie ; elle usa donc, mais n’abusa point du triomphe.

Malicorne fut moins généreux ; il prit des poses nobles sur son fauteuil et s’étendit avec une familiarité qui, deux heures plus tôt, lui eût attiré la menace du bâton.

– Dame d’honneur de la jeune Madame ! répétait Mme de Saint-Remy, encore mal convaincue.

– Oui, madame, et par la protection de M. Malicorne, encore.

– C'est incroyable ! répétait la vieille dame ; n’est-ce pas, Louise, que c’est incroyable ?

Mais Louise ne répondit pas ; elle était inclinée, rêveuse, presque affligée ; une main sur son beau front, elle soupirait.

– Enfin, monsieur, dit tout à coup Mme de Saint-Remy, comment avez vous fait pour obtenir cette charge ?

– Je l’ai demandée madame.

– À qui ?

– À un de mes amis.

– Et vous avez des amis assez bien en cour pour vous donner de pareilles preuves de crédit ?

– Dame ! il paraît.

– Et peut-on savoir le nom de ces amis ?

– Je n’ai pas dit que j’eusse plusieurs amis madame, j’ai dit un ami.

– Et cet ami s’appelle ?

– Peste ! madame, comme vous y allez ! Quand on a un ami aussi puissant que le mien, on ne le produit pas comme cela au grand jour pour qu’on vous le vole.

– Vous avez raison, monsieur, de taire le nom de cet ami car je crois qu’il vous serait difficile de le dire.

– En tout cas, dit Montalais, si l’ami n’existe pas, le brevet existe, et voilà qui tranche la question.

– Alors je conçois, dit Mme de Saint-Remy avec le sourire gracieux du chat qui va griffer, quand j’ai trouvé Monsieur chez vous tout à l’heure…

– Eh bien ?

– Il vous apportait votre brevet.

– Justement, madame, vous avez deviné.

– Mais c’était on ne peut plus moral, alors.

– Je le crois, madame.

– Et j’ai eu tort, à ce qu’il paraît, de vous faire des reproches, mademoiselle.

– Très grand tort, madame ; mais je suis tellement habituée à vos reproches, que je vous les pardonne.

– En ce cas, allons-nous-en, Louise ; nous n’avons plus qu’à nous retirer. Eh bien ?

– Madame ! fit La Vallière en tressaillant, vous dites ?

– Tu n’écoutais pas, à ce qu’il paraît, mon enfant ?

– Non, madame, je pensais.

– Et à quoi ?

– À mille choses.

– Tu ne m’en veux pas au moins, Louise ? s’écria Montalais lui pressant la main.

– Et de quoi t’en voudrais-je, ma chère Aure ? répondit la jeune fille avec sa voix douce comme une musique.

– Dame ! reprit Mme de Saint-Remy, quand elle vous en voudrait un peu, pauvre enfant ! elle n’aurait pas tout à fait tort.

– Et pourquoi m’en voudrait-elle, bon Dieu ?

– Il me semble qu’elle est d’aussi bonne famille et aussi jolie que vous.

– Ma mère ! s’écria Louise.

– Plus jolie cent fois, madame ; de meilleure famille, non ; mais cela ne me dit point pourquoi Louise doit m’en vouloir.

– Croyez-vous donc que ce soit amusant pour elle de s’enterrer à Blois quand vous allez briller à Paris ?

– Mais, madame, ce n’est point moi qui empêche Louise de m’y suivre, à Paris ; au contraire, je serais certes bien heureuse qu’elle y vînt.

– Mais il me semble que M. Malicorne, qui est tout-puissant à la cour…

– Ah ! tant pis, madame, fit Malicorne, chacun pour soi en ce pauvre monde.

– Malicorne ! fit Montalais.

Puis, se baissant vers le jeune homme :

– Occupez Mme de Saint-Remy, soit en disputant, soit en vous raccommodant avec elle ; il faut que je cause avec Louise.

Et, en même temps, une douce pression de main récompensait Malicorne de sa future obéissance. Malicorne se rapprocha tout grognant de Mme de Saint-Remy, tandis que Montalais disait à son amie, en lui jetant un bras autour du cou :

– Qu'as-tu ? Voyons ! Est-il vrai que tu ne m’aimerais plus parce que je brillerais, comme dit ta mère ?

– Oh ! non, répondit la jeune fille retenant à peine ses larmes ; je suis bien heureuse de ton bonheur, au contraire.

– Heureuse ! et l’on dirait que tu es prête à pleurer.

– Ne pleure-t-on que d’envie ?

– Ah ! oui, je comprends, je vais à Paris, et ce mot « Paris » te rappelait certain cavalier.

– Aure !

– Certain cavalier qui, autrefois, habitait Blois, et qui aujourd’hui habite Paris.

– Je ne sais, en vérité, ce que j’ai, mais j’étouffe.

– Pleure alors, puisque tu ne peux pas me sourire.

Louise releva son visage si doux que des larmes, roulant l’une après l’autre, illuminaient comme des diamants.

– Voyons, avoue, dit Montalais.

– Que veux-tu que j’avoue ?

– Ce qui te fait pleurer ; on ne pleure pas sans cause. Je suis ton amie ; tout ce que tu voudras que je fasse, je le ferai. Malicorne est plus puissant qu’on ne croit, va ! Veux-tu venir à Paris ?

– Hélas ! fit Louise.

– Veux-tu venir à Paris ?

– Rester seule ici, dans ce vieux château, moi qui avais cette douce habitude d’entendre tes chansons, de te presser la main, de courir avec vous toutes dans ce parc ; oh ! comme je vais m’ennuyer, comme je vais mourir vite !

– Veux-tu venir à Paris ?

Louise poussa un soupir.

– Tu ne réponds pas.

– Que veux-tu que je te réponde ?

– Oui ou non ; ce n’est pas bien difficile, ce me semble.

– Oh ! tu es bien heureuse, Montalais !

– Allons, ce qui veut dire que tu voudrais être à ma place ?

Louise se tut.

– Petite obstinée ! dit Montalais ; a-t-on jamais vu avoir des secrets pour une amie ! Mais avoue donc que tu voudrais venir à Paris, avoue donc que tu meurs d’envie de revoir Raoul !

– Je ne puis avouer cela.

– Et tu as tort.

– Pourquoi ?

– Parce que… Vois-tu ce brevet ?

– Sans doute que je le vois.

– Eh bien ! je t’en eusse fait avoir un pareil.

– Par qui ?

– Par Malicorne.

– Aure, dis-tu vrai ? serait-ce possible ?

– Dame ! Malicorne est là ; et ce qu’il a fait pour moi, il faudra bien qu’il le fasse pour toi.

Malicorne venait d’entendre prononcer deux fois son nom, il était enchanté d’avoir une occasion d’en finir avec Mme de Saint-Remy, et il se retourna.

– Qu'y a-t-il, mademoiselle ?

– Venez ça, Malicorne, fit Montalais avec un geste impératif.

Malicorne obéit.

– Un brevet pareil, dit Montalais.

– Comment cela ?

– Un brevet pareil à celui-ci ; c’est clair.

– Mais…

– Il me le faut !

– Oh ! oh ! il vous le faut ?

– Oui.

– Il est impossible, n’est-ce pas, monsieur Malicorne ? dit Louise avec sa douce voix.

– Dame ! si c’est pour vous, mademoiselle…

– Pour moi. Oui, monsieur Malicorne, ce serait pour moi.

– Et si Mlle de Montalais le demande en même temps que vous …

– Mlle de Montalais ne le demande pas, elle l’exige.

– Eh bien ! on verra à vous obéir, mademoiselle.

– Et vous la ferez nommer ?

– On tâchera.

– Pas de réponse évasive. Louise de La Vallière sera demoiselle d’honneur de Madame Henriette avant huit jours.

– Comme vous y allez !

– Avant huit jours, ou bien…

– Ou bien ?

– Vous reprendrez votre brevet, monsieur Malicorne ; je ne quitte pas mon amie.

– Chère Montalais !

– C'est bien, gardez votre brevet ; Mlle de La Vallière sera dame d’honneur.

– Est-ce vrai ?

– C'est vrai.

– Je puis donc espérer d’aller à Paris ?

– Comptez-y.

– Oh ! monsieur Malicorne, quelle reconnaissance ! s’écria Louise en joignant les mains et en bondissant de joie.

– Petite dissimulée ! dit Montalais, essaie encore de me faire croire que tu n’es pas amoureuse de Raoul.

Louise rougit comme la rose de mai ; mais, au lieu de répondre, elle alla embrasser sa mère.

– Madame, lui dit-elle, savez-vous que M. Malicorne va me faire nommer demoiselle d’honneur ?

– M. Malicorne est un prince déguisé, répliqua la vieille dame ; il a tous les pouvoirs.

– Voulez-vous aussi être demoiselle d’honneur ? demanda Malicorne à Mme de Saint-Remy. Pendant que j’y suis, autant que je fasse nommer tout le monde.

Et, sur ce, il sortit laissant la pauvre dame toute déferrée comme dirait Tallemant des Réaux.

– Allons, murmura Malicorne en descendant les escaliers, allons, c’est encore un billet de mille livres que cela va me coûter ; mais il faut en prendre son parti ; mon ami Manicamp ne fait rien pour rien.

Chapitre LXXIX – Malicorne et Manicamp §

L'introduction de ces deux nouveaux personnages dans cette histoire, et cette affinité mystérieuse de noms et de sentiments méritent quelque attention de la part de l’historien et du lecteur. Nous allons donc entrer dans quelques détails sur M. Malicorne et sur M. de Manicamp.

Malicorne, on le sait, avait fait le voyage d’Orléans pour aller chercher ce brevet destiné à Mlle de Montalais, et dont l’arrivée venait de produire une si vive sensation au château de Blois. C'est qu’à Orléans se trouvait pour le moment M. de Manicamp. Singulier personnage s’il en fut que ce M. de Manicamp : garçon de beaucoup d’esprit, toujours à sec, toujours besogneux, bien qu’il puisât à volonté dans la bourse de M. le comte de Guiche, l’une des bourses les mieux garnies de l’époque.

C'est que M. le comte de Guiche avait eu pour compagnon d’enfance, de Manicamp, pauvre gentillâtre vassal né des Grammont. C'est que M. de Manicamp, avec son esprit, s’était créé un revenu dans l’opulente famille du maréchal.

Dès l’enfance, il avait, par un calcul fort au-dessus de son âge, prêté son nom et sa complaisance aux folies du comte de Guiche. Son noble compagnon avait-il dérobé un fruit destiné à Mme la maréchale, avait-il brisé une glace, éborgné un chien, de Manicamp se déclarait coupable du crime commis, et recevait la punition, qui n’en était pas plus douce pour tomber sur l’innocent.

Mais aussi, ce système d’abnégation lui était payé. Au lieu de porter des habits médiocres comme la fortune paternelle lui en faisait une loi, il pouvait paraître éclatant, superbe, comme un jeune seigneur de cinquante mille livres de revenu.

Ce n’est point qu’il fût vil de caractère ou humble d’esprit ; non, il était philosophe, ou plutôt il avait l’indifférence, l’apathie et la rêverie qui éloignent chez l’homme tout sentiment du monde hiérarchique. Sa seule ambition était de dépenser de l’argent. Mais, sous ce rapport, c’était un gouffre que ce bon M. de Manicamp.

Trois ou quatre fois régulièrement par année, il épuisait le comte de Guiche, et, quand le comte de Guiche était bien épuisé, qu’il avait retourné ses poches et sa bourse devant lui, et déclaré qu’il fallait au moins quinze jours à la munificence paternelle pour remplir bourse et poches, de Manicamp perdait toute son énergie, il se couchait, restait au lit, ne mangeait plus et vendait ses beaux habits sous prétexte que, restant couché, il n’en avait plus besoin.

Pendant cette prostration de force et d’esprit, la bourse du comte de Guiche se remplissait, et, une fois remplie, débordait dans celle de Manicamp, qui rachetait de nouveaux habits, se rhabillait et recommençait la même vie qu’auparavant.

Cette manie de vendre ses habits neufs le quart de ce qu’ils valaient avait rendu notre héros assez célèbre dans Orléans, ville où, en général, nous serions fort embarrassés de dire pourquoi il venait passer ses jours de pénitence.

Les débauchés de province, les petits-maîtres à six cents livres par an se partageaient les bribes de son opulence.

Parmi les admirateurs de ces splendides toilettes brillait notre ami Malicorne, fils d’un syndic de la ville, à qui M. le prince de Condé, toujours besogneux comme un Condé, empruntait souvent de l’argent à gros intérêt.

M. Malicorne tenait la caisse paternelle. C'est-à-dire qu’en ce temps de facile morale il se faisait de son côté, en suivant l’exemple de son père et en prêtant à la petite semaine, un revenu de dix-huit cents livres, sans compter six cents autres livres que fournissait la générosité du syndic, de sorte que Malicorne était le roi des raffinés d’Orléans, ayant deux mille quatre cents livres à dilapider, à gaspiller, à éparpiller en folies de tout genre.

Mais, tout au contraire de Manicamp, Malicorne était effroyablement ambitieux.

Il aimait par ambition, il dépensait par ambition, il se fût ruiné par ambition.

Malicorne avait résolu de parvenir à quelque prix que ce fût ; et pour cela, à quelque prix que ce fût, il s’était donné une maîtresse et un ami.

La maîtresse, Mlle de Montalais, lui était cruelle dans les dernières faveurs de l’amour ; mais c’était une fille noble, et cela suffisait à Malicorne.

L'ami n’avait pas d’amitié, mais c’était le favori du comte de Guiche, ami lui-même de Monsieur, frère du roi, et cela suffisait à Malicorne.

Seulement, au chapitre des charges, Mlle de Montalais coûtait par an : rubans, gants et sucreries, mille livres. De Manicamp coûtait, argent prêté jamais rendu, de douze à quinze cents livres par an.

Il ne restait donc rien à Malicorne.

Ah ! si fait, nous nous trompons, il lui restait la caisse paternelle. Il usa d’un procédé sur lequel il garda le plus profond secret, et qui consistait à s’avancer à lui-même, sur la caisse du syndic, une demi-douzaine d’années, c’est-à-dire une quinzaine de mille livres, se jurant bien entendu, à lui-même, de combler ce déficit aussitôt que l’occasion s’en présenterait.

L'occasion devait être la concession d’une belle charge dans la maison de Monsieur, quand on monterait cette maison à l’époque de son mariage.

Cette époque était venue, et l’on allait enfin monter la maison. Une bonne charge chez un prince du sang, lorsqu’elle est donnée par le crédit et sur la recommandation d’un ami tel que le comte de Guiche, c’est au moins douze mille livres par an, et, moyennant cette habitude qu’avait prise Malicorne de faire fructifier ses revenus, douze mille livres pouvaient s’élever à vingt.

Alors, une fois titulaire de cette charge, Malicorne épouserait Mlle de Montalais ; Mlle de Montalais, d’une famille où le ventre anoblissait, non seulement serait dotée, mais encore ennoblissait Malicorne. Mais, pour que Mlle de Montalais, qui n’avait pas grande fortune patrimoniale, quoiqu’elle fût fille unique, fût convenablement dotée, il fallait qu’elle appartînt à quelque grande princesse, aussi prodigue que Madame douairière était avare. Et afin que la femme ne fût point d’un côté pendant que le mari serait de l’autre, situation qui présente de graves inconvénients, surtout avec des caractères comme étaient ceux des futurs conjoints, Malicorne avait imaginé de mettre le point central de réunion dans la maison même de Monsieur, frère du roi.

Mlle de Montalais serait fille d’honneur de Madame. M. Malicorne serait officier de Monsieur. On voit que le plan venait d’une bonne tête, on voit aussi qu’il avait été bravement exécuté.

Malicorne avait demandé à Manicamp de demander au comte de Guiche un brevet de fille d’honneur.

Et le comte de Guiche avait demandé ce brevet à Monsieur, lequel l’avait signé sans hésitation.

Le plan moral de Malicorne, car on pense bien que les combinaisons d’un esprit aussi actif que le sien ne se bornaient point au présent et s’étendaient à l’avenir, le plan moral de Malicorne, disons-nous, était celui-ci :

Faire entrer chez Madame Henriette une femme dévouée à lui, spirituelle, jeune, jolie et intrigante ; savoir, par cette femme, tous les secrets féminins du jeune ménage, tandis que lui, Malicorne, et son ami Manicamp sauraient, à eux deux, tous les mystères masculins de la jeune communauté.

C'était par ces moyens qu’on arriverait à une fortune rapide et splendide à la fois.

Malicorne était un vilain nom ; celui qui le portait avait trop d’esprit pour se dissimuler cette vérité ; mais on achetait une terre, et Malicorne de quelque chose, ou même de Malicorne tout court, sonnait fort noblement à l’oreille.

Il n’était pas invraisemblable que l’on pût trouver à ce nom de Malicorne une origine des plus aristocratiques.

En effet, ne pouvait-il pas venir d’une terre où un taureau aux cornes mortelles aurait causé quelque grand malheur et baptisé le sol avec le sang qu’il aurait répandu ?

Certes, ce plan se présentait hérissé de difficultés ; mais la plus grande de toutes, c’était Mlle de Montalais elle-même. Capricieuse, variable, sournoise, étourdie, libertine, prude, vierge armée de griffes, Érigone barbouillée de raisins, elle renversait parfois, d’un seul coup de ses doigts blancs ou d’un seul souffle de ses lèvres riantes, l’édifice que la patience de Malicorne avait mis un mois à établir. Amour à part, Malicorne était heureux ; mais cet amour, qu’il ne pouvait s’empêcher de ressentir, il avait la force de le cacher avec soin, persuadé qu’au moindre relâchement de ces liens, dont il avait garrotté son Protée femelle, le démon le terrasserait et se moquerait de lui. Il humiliait sa maîtresse en la dédaignant. Brûlant de désirs quand elle s’avançait pour le tenter, il avait l’art de paraître de glace, persuadé que, s’il ouvrait ses bras, elle s’enfuirait en le raillant. De son côté, Montalais croyait ne pas aimer Malicorne, et, tout au contraire, elle l’aimait. Malicorne lui répétait si souvent ses protestations d’indifférence, qu’elle finissait de temps en temps par y croire, et alors elle croyait détester Malicorne. Voulait-elle le ramener par la coquetterie, Malicorne se faisait plus coquet qu’elle. Mais ce qui faisait que Montalais tenait à Malicorne d’une indissoluble façon, c’est que Malicorne était toujours bourré de nouvelles fraîches apportées de la cour et de la ville ; c’est que Malicorne apportait toujours à Blois une mode, un secret, un parfum ; c’est que Malicorne ne demandait jamais un rendez-vous, et, tout au contraire, se faisait supplier pour recevoir des faveurs qu’il brûlait d’obtenir. De son côté, Montalais n’était pas avare d’histoires. Par elle, Malicorne savait tout ce qui se passait chez Madame douairière, et il en faisait à Manicamp des contes à mourir de rire, que celui-ci, par paresse, portait tout faits à M. de Guiche, qui les portait à Monsieur. Voilà en deux mots quelle était la trame de petits intérêts et de petites conspirations qui unissait Blois à Orléans et Orléans à Paris, et qui allait amener dans cette dernière ville, où elle devait produire une si grande révolution, la pauvre petite La Vallière, qui était bien loin de se douter, en s’en retournant toute joyeuse au bras de sa mère, à quel étrange avenir elle était réservée.

Quant au bonhomme Malicorne, nous voulons parler du syndic d’Orléans, il ne voyait pas plus clair dans le présent que les autres dans l’avenir, et ne se doutait guère, en promenant tous les jours, de trois à cinq heures, après son dîner, sur la place Sainte-Catherine, son habit gris taillé sous Louis XIII et ses souliers de drap à grosses bouffettes, que c’était lui qui payait tous ces éclats de rire, tous ces baisers furtifs, tous ces chuchotements, toute cette rubanerie et tous ces projets soufflés qui faisaient une chaîne de quarante cinq lieues du palais de Blois au Palais-Royal.

Chapitre LXXX – Manicamp et Malicorne §

Donc, Malicorne partit, comme nous l’avons dit, et alla trouver son ami Manicamp, en retraite momentanée dans la ville d’Orléans. C'était juste au moment où ce jeune seigneur s’occupait de vendre le dernier habit un peu propre qui lui restât.

Il avait, quinze jours auparavant, tiré du comte de Guiche cent pistoles, les seules qui pussent l’aider à se mettre en campagne, pour aller au-devant de Madame, qui arrivait au Havre.

Il avait tiré de Malicorne, trois jours auparavant, cinquante pistoles, prix du brevet obtenu pour Montalais.

Il ne s’attendait donc plus à rien, ayant épuisé toutes les ressources, sinon à vendre un bel habit de drap et de satin, tout brodé et passementé d’or, qui avait fait l’admiration de la cour.

Mais, pour être en mesure de vendre cet habit, le dernier qui lui restât, comme nous avons été forcé de l’avouer au lecteur, Manicamp avait été obligé de prendre le lit.

Plus de feu, plus d’argent de poche, plus d’argent de promenade, plus rien que le sommeil pour remplacer les repas, les compagnies et les bals.

On a dit : « Qui dort dîne » ; mais on n’a pas dit : « Qui dort joue », ou « Qui dort danse ». Manicamp, réduit à cette extrémité de ne plus jouer ou de ne plus danser de huit jours au moins, était donc fort triste. Il attendait un usurier et vit entrer Malicorne.

Un cri de détresse lui échappa.

– Eh bien ! dit-il d’un ton que rien ne pourrait rendre, c’est encore vous, cher ami ?

– Bon ! vous êtes poli ! dit Malicorne.

– Ah ! voyez-vous, c’est que j’attendais de l’argent, et, au lieu d’argent, vous arrivez.

– Et si je vous en apportais, de l’argent ?

– Oh ! alors, c’est autre chose. Soyez le bienvenu, cher ami.

Et il tendit la main, non pas à la main de Malicorne, mais à sa bourse.

Malicorne fit semblant de s’y tromper et lui donna la main.

– Et l’argent ? fit Manicamp.

– Mon cher ami, si vous voulez l’avoir, gagnez-le.

– Que faut-il faire pour cela ?

– Le gagner, parbleu !

– Et de quelle façon ?

– Oh ! c’est rude, je vous en avertis !

– Diable !

– II faut quitter le lit et aller trouver sur-le-champ M. le comte de Guiche.

– Moi, me lever ? fit Manicamp en se détirant voluptueusement dans son lit. Oh ! non pas.

– Vous avez donc vendu tous vos habits ?

– Non, il m’en reste un, le plus beau même, mais j’attends acheteur.

– Et des chausses ?

– Il me semble que vous les voyez sur cette chaise.

– Eh bien ! puisqu’il vous reste des chausses et un pourpoint, chaussez les unes et endossez l’autre, faites seller un cheval et mettez-vous en chemin.

– Point du tout.

– Pourquoi cela ?

– Morbleu ! vous ne savez donc pas que M. de Guiche est à Étampes ?

– Non, je le croyais à Paris, moi ; vous n’aurez que quinze lieues à faire au lieu de trente.

– Vous êtes charmant ! Si je fais quinze lieues avec mon habit, il ne sera plus mettable, et, au lieu de le vendre trente pistoles, je serai obligé de le donner pour quinze.

– Donnez-le pour ce que vous voudrez, mais il me faut une seconde commission de fille d’honneur.

– Bon ! pour qui ? La Montalais est donc double ?

– Méchant homme ! c’est vous qui l’êtes. Vous engloutissez deux fortunes : la mienne et celle de M. le comte de Guiche.

– Vous pourriez bien dire celle de M. de Guiche et la vôtre.

– C'est juste, à tout seigneur tout honneur ; mais j’en reviens à mon brevet.

– Et vous avez tort.

– Prouvez-moi cela.

– Mon ami, il n’y aura que douze filles d’honneur pour Madame ; j’ai déjà obtenu pour vous ce que douze cents femmes se disputent, et pour cela, il m’a fallu déployer une diplomatie…

– Oui, je sais que vous avez été héroïque, cher ami.

– On sait les affaires, dit Manicamp.

– À qui le dites-vous ! Aussi, quand je serai roi, je vous promets une chose.

– Laquelle ? de vous appeler Malicorne Ier ?

– Non, de vous faire surintendant de mes finances ; mais ce n’est point de cela qu’il s’agit.

– Malheureusement.

– Il s’agit de me procurer une seconde charge de fille d’honneur.

– Mon ami, vous me promettriez le ciel que je ne me dérangerais pas dans ce moment-ci.

Malicorne fit sonner sa poche.

– Il y a là vingt pistoles, dit Malicorne.

– Et que voulez-vous faire de vingt pistoles, mon Dieu ?

– Eh ! dit Malicorne un peu fâché, quand ce ne serait que pour les ajouter aux cinq cents que vous me devez déjà !

– Vous avez raison, reprit Manicamp en tendant de nouveau la main, et sous ce point de vue je puis les accepter. Donnez-les moi.

– Un instant, que diable ! il ne s’agit pas seulement de tendre la main ; si je vous donne les vingt pistoles, aurai-je le brevet ?

– Sans doute.

– Bientôt ?

– Aujourd’hui.

– Oh ! prenez garde, monsieur de Manicamp ! vous vous engagez beaucoup, et je ne vous en demande pas si long. Trente lieues en un jour, c’est trop, et vous vous tueriez.

– Pour obliger un ami, je ne trouve rien d’impossible.

– Vous êtes héroïque.

– Où sont les vingt pistoles ?

– Les voici, fit Malicorne en les montrant.

– Bien.

– Mais, mon cher monsieur Manicamp, vous allez les dévorer rien qu’en chevaux de poste.

– Non pas ; soyez tranquille.

– Pardonnez-moi.

– Quinze lieues d’ici à Étampes…

– Quatorze.

– Soit ; quatorze lieues font sept postes ; à vingt sous la poste, sept livres ; sept livres de courrier, quatorze ; autant pour revenir, vingt-huit ; coucher et souper autant ; c’est une soixantaine de livres que vous coûtera cette complaisance.

Manicamp s’allongea comme un serpent dans son lit, et fixant ses deux grands yeux sur Malicorne :

– Vous avez raison, dit-il, je ne pourrais pas revenir avant demain.

Et il prit les vingt pistoles.

– Alors, partez.

– Puisque je ne pourrai revenir que demain, nous avons le temps.

– Le temps de quoi faire ?

– Le temps de jouer.

– Que voulez-vous jouer ?

– Vos vingt pistoles, pardieu !

– Non pas, vous gagnerez toujours.

– Je vous les gage, alors.

– Contre quoi !

– Contre vingt autres.

– Et quel sera l’objet du pari ?

– Voici. Nous avons dit quatorze lieues pour aller à Étampes.

– Oui.

– Quatorze lieues pour revenir.

– Oui.

– Par conséquent vingt-huit lieues.

– Sans doute.

– Pour ces vingt-huit lieues, vous m’accordez bien quatorze heures ?

– Je vous les accorde.

– Une heure pour trouver le comte de Guiche ?

– Soit.

– Et une heure pour lui faire écrire la lettre à Monsieur ?

– À merveille.

– Seize heures en tout.

– Vous comptez comme M. Colbert.

– Il est midi ?

– Et demi.

– Tiens ! vous avez une belle montre.

– Vous disiez ?… fit Malicorne en remettant sa montre dans son gousset.

– Ah ! c’est vrai ; je vous offrais de vous gagner vingt pistoles contre celles que vous m’avez prêtées, que vous aurez la lettre du comte de Guiche dans…

– Dans combien ?

– Dans huit heures.

– Avez-vous un cheval ailé ?

– Cela me regarde. Pariez-vous toujours ?

– J'aurai la lettre du comte dans huit heures ?

– Oui.

– Signée ?

– Oui.

– En main ?

– En main.

– Eh bien, soit ! je parie, dit Malicorne, curieux de savoir comment son vendeur d’habits se tirerait de là.

– Est-ce dit ?

– C'est dit.

– Passez-moi la plume, l’encre et le papier.

– Voici.

– Ah !

Manicamp se souleva avec un soupir, et s’accoudant sur son bras gauche, de sa plus belle écriture il traça les lignes suivantes : « Bon pour une charge de fille d’honneur de Madame que M. le comte de Guiche se chargera d’obtenir à première vue. De Manicamp. » Ce travail pénible accompli, Manicamp se recoucha tout de son long.

– Eh bien ? demanda Malicorne, qu’est-ce que cela veut dire ?

– Cela veut dire que si vous êtes pressé d’avoir la lettre du comte de Guiche pour Monsieur, j’ai gagné mon pari.

– Comment cela ?

– C'est limpide, ce me semble ; vous prenez ce papier.

– Oui.

– Vous partez à ma place.

– Ah !

– Vous lancez vos chevaux à fond de train.

– Bon !

– Dans six heures, vous êtes à Étampes ; dans sept heures, vous avez la lettre du comte, et j’ai gagné mon pari sans avoir bougé de mon lit, ce qui m’accommode tout à la fois et vous aussi, j’en suis bien sûr.

– Décidément, Manicamp, vous êtes un grand homme.

– Je le sais bien.

– Je pars donc pour Étampes.

– Vous partez.

– Je vais trouver le comte de Guiche avec ce bon.

– Il vous en donne un pareil pour Monsieur.

– Je pars pour Paris.

– Vous allez trouver Monsieur avec le bon du comte de Guiche.

– Monsieur approuve.

– À l’instant même.

– Et j’ai mon brevet.

– Vous l’avez.

– Ah !

– J'espère que je suis gentil, hein ?

– Adorable !

– Merci.

– Vous faites donc du comte de Guiche tout ce que vous voulez, mon cher Manicamp ?

– Tout, excepté de l’argent.

– Diable ! l’exception est fâcheuse ; mais enfin, si au lieu de lui demander de l’argent, vous lui demandiez…

– Quoi ?

– Quelque chose d’important.

– Qu'appelez-vous important ?

– Enfin, si un de vos amis vous demandait un service ?

– Je ne le lui rendrais pas.

– Égoïste !

– Ou du moins je lui demanderais quel service il me rendra en échange.

– À la bonne heure ! Eh bien ! cet ami vous parle.

– C'est vous, Malicorne ?

– C'est moi.

– Ah çà ! vous êtes donc bien riche ?

– J'ai encore cinquante pistoles.

– Juste la somme dont j’ai besoin. Où sont ces cinquante pistoles ?

– Là, dit Malicorne en frappant sur son gousset.

– Alors, parlez, mon cher ; que vous faut-il ?

Malicorne reprit l’encre, la plume et le papier, et présenta le tout à Manicamp.

– Écrivez, lui dit-il.

– Dictez.

– « Bon pour une charge dans la maison de Monsieur. »

– Oh ! fit Manicamp en levant la plume, une charge dans la maison de Monsieur pour cinquante pistoles ?

– Vous avez mal entendu, mon cher.

– Comment avez-vous dit ?

– J'ai dit cinq cents.

– Et les cinq cents ?

– Les voilà.

Manicamp dévora des yeux le rouleau ; mais, cette fois, Malicorne le tenait à distance.

– Ah ! qu’en dites-vous ? Cinq cents pistoles…

– Je dis que c’est pour rien, mon cher, dit Manicamp en reprenant la plume, et que vous userez mon crédit ; dictez.

Malicorne continua :

– « Que mon ami le comte de Guiche obtiendra de Monsieur pour mon ami Malicorne. »

– Voilà, dit Manicamp.

– Pardon, vous avez oublié de signer.

– Ah ! c’est vrai. Les cinq cents pistoles ?

– En voilà deux cent cinquante.

– Et les deux cent cinquante autres ?

– Quand je tiendrai ma charge.

Manicamp fit la grimace.

– En ce cas, rendez-moi la recommandation, dit-il.

– Pourquoi faire ?

– Pour que j’y ajoute un mot.

– Un mot ?

– Oui, un seul.

– Lequel ?

– « Pressé. »

Malicorne rendit la recommandation : Manicamp ajouta le mot.

– Bon ! fit Malicorne en reprenant le papier.

Manicamp se mit à compter les pistoles.

– Il en manque vingt, dit-il.

– Comment cela ?

– Les vingt que j’ai gagnées.

– Où ?

– En pariant que vous auriez la lettre du duc de Guiche dans huit heures.

– C'est juste.

Et il lui donna les vingt pistoles.

Manicamp se mit à prendre son or à pleines mains et le fit pleuvoir en cascades sur son lit.

– Voilà une seconde charge, murmurait Malicorne en faisant sécher son papier, qui, au premier abord, paraît me coûter plus que la première ; mais…

Il s’arrêta, prit à son tour la plume, et écrivit à Montalais :

« Mademoiselle, annoncez à votre amie que sa commission ne peut tarder à lui arriver ; je pars pour la faire signer : c’est quatre-vingt-six lieues que j’aurai faites pour l’amour de vous… »

Puis avec son sourire de démon, reprenant la phrase interrompue :

– Voilà, dit-il, une charge qui, au premier abord, paraît me coûter plus cher que la première ; mais… le bénéfice sera, je l’espère, dans la proportion de la dépense, et Mlle de La Vallière me rapportera plus que Mlle de Montalais, ou bien, ou bien, je ne m’appelle plus Malicorne. Adieu, Manicamp.

Et il sortit.

Chapitre LXXXI – La cour de l’hôtel Grammont §

Lorsque Malicorne arriva à Étampes, il apprit que le comte de Guiche venait de partir pour Paris. Malicorne prit deux heures de repos et s’apprêta à continuer son chemin.

Il arriva dans la nuit à Paris, descendit à un petit hôtel dont il avait l’habitude lors de ses voyages dans la capitale, et le lendemain, à huit heures, il se présenta à l’hôtel Grammont.

Il était temps que Malicorne arrivât.

Le comte de Guiche se préparait à faire ses adieux à Monsieur avant de partir pour Le Havre, où l’élite de la noblesse française allait chercher Madame à son arrivée d’Angleterre.

Malicorne prononça le nom de Manicamp, et fut introduit à l’instant même. Le comte de Guiche était dans la cour de l’hôtel Grammont, visitant ses équipages, que des piqueurs et des écuyers faisaient passer en revue devant lui.

Le comte louait ou blâmait devant ses fournisseurs et ses gens les habits, les chevaux et les harnais qu’on venait de lui apporter, lorsque au milieu de cette importante occupation On lui jeta le nom de Manicamp.

– Manicamp ? s’écria-t-il. Qu'il entre, parbleu ! qu’il entre !

Et il fit quatre pas vers la porte. Malicorne se glissa par cette porte demi-ouverte, et regardant le comte de Guiche surpris de voir un visage inconnu en place de celui qu’il attendait :

– Pardon, monsieur le comte, dit-il, mais je crois qu’on a fait erreur : on vous a annoncé Manicamp lui-même, et ce n’est que son envoyé.

– Ah ! ah ! fit de Guiche un peu refroidi, et vous m’apportez ?

– Une lettre, monsieur le comte.

Malicorne présenta le premier bon et observa le visage du comte.

Celui-ci lut et se mit à rire.

– Encore ! dit-il, encore une fille d’honneur ? Ah ça ! mais ce drôle de Manicamp protège donc toutes les filles d’honneur de France ?

Malicorne salua.

– Et pourquoi ne vient-il pas lui-même ? demanda-t-il.

– Il est au lit.

– Ah ! diable ! Il n’a donc pas d’argent ?

De Guiche haussa les épaules.

– Mais qu’en fait-il donc, de son argent ?

Malicorne fit un mouvement qui voulait dire que, sur cet article-là, il était aussi ignorant que le comte.

– Alors qu’il use de son crédit, continua de Guiche.

– Ah ! mais c’est que je crois une chose.

– Laquelle ?

– C'est que Manicamp n’a de crédit qu’auprès de vous, monsieur le comte.

– Mais alors il ne se trouvera donc pas au Havre ?

Autre mouvement de Malicorne.

– C'est impossible, et tout le monde y sera !

– J'espère, monsieur le comte, qu’il ne négligera point une si belle occasion.

– Il devrait déjà être à Paris.

– Il prendra la traverse pour regagner le temps perdu.

– Et où est-il ?

– À Orléans.

– Monsieur, dit de Guiche en saluant, vous me paraissez homme de bon goût.

Malicorne avait l’habit de Manicamp.

Il salua à son tour.

– Vous me faites grand honneur, monsieur, dit-il.

– À qui ai-je le plaisir de parler ?

– Je me nomme Malicorne, monsieur.

– Monsieur de Malicorne, comment trouvez-vous les fontes de ces pistolets ?

Malicorne était homme d’esprit ; il comprit la situation.

D'ailleurs, le de mis avant son nom venait de l’élever à la hauteur de celui qui lui parlait.

Il regarda les fontes en connaisseur, et, sans hésiter :

– Un peu lourdes, monsieur, dit-il.

– Vous voyez, fit de Guiche au sellier, Monsieur, qui est homme de goût, trouve vos fontes lourdes : que vous avais-je dit tout à l’heure ?

Le sellier s’excusa.

– Et ce cheval, qu’en dites-vous ? demanda de Guiche. C'est encore une emplette que je viens de faire.

– À la vue, il me paraît parfait, monsieur le comte ; mais il faudrait que je le montasse pour vous en dire mon avis.

– Eh bien ! montez-le, monsieur de Malicorne, et faites-lui faire deux ou trois fois le tour du manège.

La cour de l’hôtel était en effet disposée de manière à servir de manège en cas de besoin.

Malicorne, sans embarras, assembla la bride et le bridon, prit la crinière de la main gauche, plaça son pied à l’étrier, s’enleva et se mit en selle. La première fois il fit faire au cheval le tour de la cour au pas.

La seconde fois, au trot.

Et la troisième fois, au galop.

Puis il s’arrêta près du comte, mit pied à terre et jeta la bride aux mains d’un palefrenier.

– Eh bien ! dit le comte, qu’en pensez-vous, monsieur de Malicorne ?

– Monsieur le comte, fit Malicorne, ce cheval est de race mecklembourgeoise. En regardant si le mors reposait bien sur les branches, j’ai vu qu’il prenait sept ans. C'est l’âge auquel il faut préparer le cheval de guerre. L'avant-main est léger. Cheval à tête plate, dit-on, ne fatigue jamais la main du cavalier. Le garrot est un peu bas. L'avalement de la croupe me ferait douter de la pureté de la race allemande. Il doit avoir du sang anglais. L'animal est droit sur ses aplombs, mais il chasse au trot ; il doit se couper. Attention à la ferrure. Il est, au reste, maniable. Dans les voltes et les changements de pied je lui ai trouvé les aides fines.

– Bien jugé, monsieur de Malicorne, fit le comte. Vous êtes connaisseur.

Puis, se retournant vers le nouvel arrivé :

– Vous avez là un habit charmant, dit de Guiche à Malicorne. Il ne vient pas de province, je présume ; on ne taille pas dans ce goût-là à Tours ou à Orléans.

– Non, monsieur le comte, cet habit vient en effet de Paris.

– Oui, cela se voit… Mais retournons à notre affaire… Manicamp veut donc faire une seconde fille d’honneur ?

– Vous voyez ce qu’il vous écrit, monsieur le comte.

– Qui était la première déjà ?

Malicorne sentit le rouge lui monter au visage.

– Une charmante fille d’honneur, se hâta-t-il de répondre, Mlle de Montalais.

– Ah ! ah ! vous la connaissez, monsieur ?

– Oui, c’est ma fiancée, ou à peu près.

– C'est autre chose, alors… Mille compliments ! s’écria de Guiche, sur les lèvres duquel voltigeait déjà une plaisanterie de courtisan, et que ce titre de fiancée donné par Malicorne à Mlle de Montalais rappela au respect des femmes.

– Et le second brevet, pour qui est-ce ? demanda de Guiche. Est-ce pour la fiancée de Manicamp ?… En ce cas, je la plains. Pauvre fille ! elle aura pour mari un méchant sujet.

– Non, monsieur le comte… Le second brevet est pour Mlle La Baume Le Blanc de La Vallière.

– Inconnue, fit de Guiche.

– Inconnue ? oui, monsieur, fit Malicorne en souriant à son tour.

– Bon ! je vais en parler à Monsieur. À propos, elle est demoiselle ?

– De très bonne maison, fille d’honneur de Madame douairière.

– Très bien ! Voulez-vous m’accompagner chez Monsieur ?

– Volontiers, si vous me faites cet honneur.

– Avez-vous votre carrosse ?

– Non, je suis venu à cheval.

– Avec cet habit ?

– Non, monsieur ; j’arrive d’Orléans en poste, et j’ai changé mon habit de voyage contre celui-ci pour me présenter chez vous.

– Ah ! c’est vrai, vous m’avez dit que vous arriviez d’Orléans.

Et il fourra, en la froissant, la lettre de Manicamp dans sa poche.

– Monsieur, dit timidement Malicorne, je crois que vous n’avez pas tout lu.

– Comment, je n’ai pas tout lu ?

– Non, il y avait deux billets dans la même enveloppe.

– Ah ! ah ! vous êtes sûr ?

– Oh ! très sûr.

– Voyons donc.

Et le comte rouvrit le cachet.

– Ah ! fit-il, c’est, ma foi, vrai.

Et il déplia le papier qu’il n’avait pas encore lu.

– Je m’en doutais, dit-il, un autre bon pour une charge chez Monsieur ; oh ! mais c’est un gouffre que ce Manicamp. Oh ! le scélérat, il en fait donc commerce ?

– Non, monsieur le comte, il veut en faire don.

– À qui ?

– À moi, monsieur.

– Mais que ne disiez-vous cela tout de suite, mon cher monsieur de Mauvaise corne.

– Malicorne !

– Ah ! pardon ; c’est le latin qui me brouille, l’affreuse habitude des étymologies. Pourquoi diantre fait-on apprendre le latin aux jeunes gens de famille ? Mala : mauvaise. Vous comprenez, c’est tout un. Vous me pardonnez, n’est-ce pas, monsieur de Malicorne ?

– Votre bonté me touche, monsieur ; mais c’est une raison pour que je vous dise une chose tout de suite.

– Quelle chose, monsieur ?

– Je ne suis pas gentilhomme : j’ai bon cœur, un peu d’esprit, mais je m’appelle Malicorne tout court.

– Eh bien ! s’écria de Guiche en regardant la malicieuse figure de son interlocuteur, vous me faites l’effet, monsieur, d’un aimable homme. J'aime votre figure, monsieur Malicorne ; il faut que vous ayez de furieusement bonnes qualités pour avoir plu à cet égoïste de Manicamp. Soyez franc, vous êtes quelque saint descendu sur la terre.

– Pourquoi cela ?

– Morbleu ! pour qu’il vous donne quelque chose. N'avez-vous pas dit qu’il voulait vous faire don d’une charge chez le roi ?

– Pardon, monsieur le comte ; si j’obtiens cette charge, ce n’est point lui qui me l’aura donnée, c’est vous.

– Et puis il ne vous l’aura peut-être pas donnée pour rien tout à fait ?

– Monsieur le comte…

– Attendez donc : il y a un Malicorne à Orléans. Parbleu ! c’est cela ! qui prête de l’argent à M. le prince.

– Je crois que c’est mon père, monsieur.

– Ah ! voilà ! M. le prince a le père, et cet affreux dévorateur de Manicamp a le fils. Prenez garde, monsieur, je le connais ; il vous rongera, mordieu ! jusqu’aux os.

– Seulement, je prête sans intérêt, moi, monsieur, dit en souriant Malicorne.

– Je disais bien que vous étiez un saint ou quelque chose d’approchant, monsieur Malicorne. Vous aurez votre charge ou j’y perdrai mon nom.

– Oh ! monsieur le comte, quelle reconnaissance ! dit Malicorne transporté.

– Allons chez le prince, mon cher monsieur Malicorne, allons chez le prince.

Et de Guiche se dirigea vers la porte en faisant signe à Malicorne de le suivre.

Mais au moment où ils allaient en franchir le seuil, un jeune homme apparut de l’autre côté.

C'était un cavalier de vingt-quatre à vingt-cinq ans, au visage pâle, aux lèvres minces, aux yeux brillants, aux cheveux et aux sourcils bruns.

– Eh ! bonjour, dit-il tout à coup en repoussant pour ainsi dire Guiche dans l’intérieur de la cour.

– Ah ! ah ! vous ici, de Wardes. Vous, botté, éperonné, et le fouet à la main !

– C'est la tenue qui convient à un homme qui part pour Le Havre. Demain, il n’y aura plus personne à Paris.

Et le nouveau venu salua cérémonieusement Malicorne, à qui son bel habit donnait des airs de prince.

– M. Malicorne, dit de Guiche à son ami.

De Wardes salua.

– M. de Wardes, dit de Guiche à Malicorne.

Malicorne salua à son tour.

– Voyons, de Wardes, continua de Guiche, dites-nous cela, vous qui êtes à l’affût de ces sortes de choses : quelles charges y a-t-il encore à donner à la cour, ou plutôt dans la maison de Monsieur ?

– Dans la maison de Monsieur ? dit de Wardes en levant les yeux en l’air pour chercher. Attendez donc… celle de grand écuyer, je crois.

– Oh ! s’écria Malicorne, ne parlons point de pareils postes, monsieur ; mon ambition ne va pas au quart du chemin.

De Wardes avait le coup d’œil plus défiant que de Guiche, il devina tout de suite Malicorne.

– Le fait est, dit-il en le toisant, que, pour occuper cette charge, il faut être duc et pair.

– Tout ce que je demande, moi, dit Malicorne, c’est une charge très humble ; je suis peu et ne m’estime point au-dessus de ce que je suis.

– Monsieur Malicorne, que vous voyez, dit de Guiche à de Wardes, est un charmant garçon qui n’a d’autre malheur que de ne pas être gentilhomme. Mais, vous le savez, moi, je fais peu de cas de l’homme qui n’est que gentilhomme.

– D'accord, dit de Wardes ; mais seulement je vous ferai observer, mon cher comte, que, sans qualité, on ne peut raisonnablement espérer d’entrer chez Monsieur.

– C'est vrai, dit le comte, l’étiquette est formelle. Diable ! diable ! nous n’avions pas pensé à cela.

– Hélas ! voilà un grand malheur pour moi, dit Malicorne en pâlissant légèrement, un grand malheur, monsieur le comte.

– Mais qui n’est pas sans remède, j’espère, répondit de Guiche.

– Pardieu ! s’écria de Wardes, le remède est tout trouvé ; on vous fera gentilhomme, mon cher monsieur : Son Éminence le cardinal Mazarini ne faisait pas autre chose du matin au soir.

– Paix, paix, de Wardes ! dit le comte, pas de mauvaise plaisanterie ; ce n’est point entre nous qu’il convient de plaisanter de la sorte ; la noblesse peut s’acheter, c’est vrai, mais c’est un assez grand malheur pour que les nobles n’en rient pas.

– Ma foi ! tu es bien puritain, comme disent les Anglais.

– M. le vicomte de Bragelonne, annonça un valet dans la cour, comme il eût fait dans un salon.

– Ah ! cher Raoul, viens, viens donc. Tout botté aussi ! tout éperonné aussi ! Tu pars donc ?

Bragelonne s’approcha du groupe de jeunes gens, et salua de cet air grave et doux qui lui était particulier. Son salut s’adressa surtout à de Wardes, qu’il ne connaissait point, et dont les traits s’étaient armés d’une étrange froideur en voyant apparaître Raoul.

– Mon ami, dit-il à de Guiche, je viens te demander ta compagnie. Nous partons pour Le Havre, je présume ?

– Ah ! c’est au mieux ! c’est charmant ! Nous allons faire un merveilleux voyage. Monsieur Malicorne, M. de Bragelonne. Ah ! M. de Wardes, que je te présente.

Les jeunes gens échangèrent un salut compassé. Les deux natures semblaient dès l’abord disposées à se discuter l’une l’autre. De Wardes était souple, fin, dissimulé ; Raoul, sérieux, élevé, droit.

– Mets-nous d’accord, de Wardes et moi, Raoul.

– À quel propos ?

– À propos de noblesse.

– Qui s’y connaîtra, si ce n’est un Grammont ?

– Je ne te demande pas de compliments, je te demande ton avis.

– Encore faut-il que je connaisse l’objet de la discussion.

– De Wardes prétend que l’on fait abus de titres ; moi, je prétends que le titre est inutile à l’homme.

– Et tu as raison, dit tranquillement de Bragelonne.

– Mais, moi aussi, reprit de Wardes avec une espèce d’obstination, moi aussi, monsieur le vicomte, je prétends que j’ai raison.

– Que disiez-vous, monsieur ?

– Je disais, moi, que l’on fait tout ce qu’on peut en France pour humilier les gentilshommes.

– Et qui donc cela ? demanda Raoul.

– Le roi lui-même ; il s’entoure de gens qui ne feraient pas preuve de quatre quartiers.

– Allons donc ! fit de Guiche, je ne sais pas où diable vous avez vu cela, de Wardes.

– Un seul exemple.

Et de Wardes couvrit Bragelonne tout entier de son regard.

– Dis.

– Sais-tu qui vient d’être nommé capitaine général des mousquetaires, charge qui vaut plus que la pairie, charge qui donne le pas sur les maréchaux de France ?

Raoul commença de rougir, car il voyait où de Wardes en voulait venir.

– Non ; qui a-t-on nommé ? Il n’y a pas longtemps en tout cas ; car il y a huit jours la charge était encore vacante ; à telle enseigne que le roi l’a refusée à Monsieur, qui la demandait pour un de ses protégés.

– Eh bien ! mon cher, le roi l’a refusée au protégé de Monsieur pour la donner au chevalier d’Artagnan, à un cadet de Gascogne qui a traîné l’épée trente ans dans les antichambres.

– Pardon, monsieur, si je vous arrête, dit Raoul en lançant un regard plein de sévérité à de Wardes ; mais vous me faites l’effet de ne pas connaître celui dont vous parlez.

– Je ne connais pas M. d’Artagnan ! Eh ! mon Dieu ! qui donc ne le connaît pas ?

– Ceux qui le connaissent, monsieur, reprit Raoul avec plus de calme et de froideur, sont tenus de dire que, s’il n’est pas aussi bon gentilhomme que le roi, ce qui n’est point sa faute, il égale tous les rois du monde en courage et en loyauté. Voilà mon opinion à moi, monsieur, et Dieu merci ! je connais M. d’Artagnan depuis ma naissance.

De Wardes allait répliquer, mais de Guiche l’interrompit.

Chapitre LXXXII – Le portrait de Madame §

La discussion allait s’aigrir, de Guiche l’avait parfaitement compris.

En effet, il y avait dans le regard de Bragelonne quelque chose d’instinctivement hostile.

Il y avait dans celui de de Wardes quelque chose comme un calcul d’agression. Sans se rendre compte des divers sentiments qui agitaient ses deux amis, de Guiche songea à parer le coup qu’il sentait prêt à être porté par l’un ou l’autre et peut-être par tous les deux.

– Messieurs, dit-il, nous devons nous quitter, il faut que je passe chez Monsieur. Prenons nos rendez-vous : toi, de Wardes, viens avec moi au Louvre ; toi, Raoul, demeure le maître de la maison, et comme tu es le conseil de tout ce qui se fait ici, tu donneras le dernier coup d’œil à mes préparatifs de départ.

Raoul, en homme qui ne cherche ni ne craint une affaire, fit de la tête un signe d’assentiment, et s’assit sur un banc au soleil.

– C'est bien, dit de Guiche, reste là, Raoul, et fais-toi montrer les deux chevaux que je viens d’acheter ; tu me diras ton sentiment, car je ne les ai achetés qu’à la condition que tu ratifierais le marché. À propos, pardon ! j’oubliais de te demander des nouvelles de M. le comte de La Fère. Et tout en prononçant ces derniers mots, il observait de Wardes et essayait de saisir l’effet que produirait sur lui le nom du père de Raoul.

– Merci, répondit le jeune homme. M. le comte se porte bien.

Un éclair de haine passa dans les yeux de de Wardes. De Guiche ne parut pas remarquer cette lueur funèbre, et allant donner une poignée de main à Raoul :

– C'est convenu, n’est-ce pas, Bragelonne, dit-il, tu viens nous rejoindre dans la cour du Palais-Royal ?

Puis, faisant signe de le suivre à de Wardes, qui se balançait tantôt sur un pied, tantôt sur l’autre.

– Nous partons, dit-il ; venez, monsieur Malicorne.

Ce nom fit tressaillir Raoul.

Il lui sembla qu’il avait déjà entendu prononcer ce nom une fois ; mais il ne put se rappeler dans quelle occasion.

Tandis qu’il cherchait, moitié rêveur, moitié irrité de sa conversation avec de Wardes, les trois jeunes gens s’acheminaient vers le Palais-Royal, où logeait Monsieur.

Malicorne comprit deux choses.

La première, c’est que les jeunes gens avaient quelque chose à se dire.

La seconde, c’est qu’il ne devait pas marcher sur le même rang qu’eux. Il demeura en arrière.

– Êtes-vous fou ? dit de Guiche à son compagnon, lorsqu’ils eurent fait quelques pas hors de l’hôtel de Grammont ; vous attaquez M. d’Artagnan, et cela devant Raoul !

– Eh bien ! après ? fit de Wardes.

– Comment, après ?

– Sans doute : est-il défendu d’attaquer M. d’Artagnan ?

– Mais vous savez bien que M. d’Artagnan fait le quart de ce tout si glorieux et si redoutable qu’on appelait les Mousquetaires.

– Soit ; mais je ne vois pas pourquoi cela peut m’empêcher de haïr M. d’Artagnan.

– Que vous a-t-il fait ?

– Oh ! à moi, rien.

– Alors, pourquoi le haïr ?

– Demandez cela à l’ombre de mon père.

– En vérité, mon cher de Wardes, vous m’étonnez : M. d’Artagnan n’est point de ces hommes qui laissent derrière eux une inimitié sans apurer leur compte. Votre père, m’a-t-on dit, était de son côté haut la main. Or, il n’est si rudes inimitiés qui ne se lavent dans le sang d’un bon et loyal coup d’épée.

– Que voulez-vous, cher ami, cette haine existait entre mon père et M. d’Artagnan ; il m’a, tout enfant, entretenu de cette haine, et c’est un legs particulier qu’il m’a laissé au milieu de son héritage.

– Et cette haine avait pour objet M. d’Artagnan seul ?

– Oh ! M. d’Artagnan était trop bien incorporé dans ses trois amis pour que le trop-plein n’en rejaillît pas sur eux ; elle est de mesure, croyez-moi, à ce que les autres, le cas échéant, n’aient point à se plaindre de leur part.

De Guiche avait les yeux fixés sur de Wardes ; il frissonna en voyant le pâle sourire du jeune homme. Quelque chose comme un pressentiment fît tressaillir sa pensée ; il se dit que le temps était passé des grands coups d’épée entre gentilshommes, mais que la haine, en s’extravasant au fond du cœur, au lieu de se répandre au-dehors, n’en était pas moins de la haine ; que parfois le sourire était aussi sinistre que la menace et qu’en un mot, enfin, après les pères, qui s’étaient haïs avec le cœur et combattus avec le bras, viendraient les fils ; qu’eux aussi se haïraient avec le cœur, mais qu’ils ne se combattraient plus qu’avec l’intrigue ou la trahison. Or, comme ce n’était point Raoul qu’il soupçonnait de trahison ou d’intrigue, ce fut pour Raoul que de Guiche frissonna. Mais tandis que ces sombres pensées obscurcissaient le front de de Guiche, de Wardes était redevenu complètement maître de lui-même.

– Au reste, dit-il, ce n’est pas que j’en veuille personnellement à M. de Bragelonne, je ne le connais pas.

– En tout cas, de Wardes, dit de Guiche avec une certaine sévérité, n’oubliez pas une chose, c’est que Raoul est le meilleur de mes amis.

De Wardes s’inclina.

La conversation en demeura là, quoique de Guiche fît tout ce qu’il put pour lui tirer son secret du cœur ; mais de Wardes avait sans doute résolu de n’en pas dire davantage, et il demeura impénétrable. De Guiche se promit d’avoir plus de satisfaction avec Raoul. Sur ces entrefaites, on arriva au Palais-Royal, qui était entouré d’une foule de curieux.

La maison de Monsieur attendait ses ordres pour monter à cheval et faire escorte aux ambassadeurs chargés de ramener la jeune princesse. Ce luxe de chevaux, d’armes et de livrées compensait en ce temps-là, grâce au bon vouloir des peuples et aux traditions de respectueux attachement pour les rois, les énormes dépenses couvertes par l’impôt.

Mazarin avait dit : « Laissez-les chanter, pourvu qu’ils paient. » Louis XIV disait : « Laissez-les voir. » La vue avait remplacé la voix : on pouvait encore regarder, mais on ne pouvait plus chanter.

M. de Guiche laissa de Wardes et Malicorne au pied du grand escalier ; mais lui, qui partageait la faveur de Monsieur avec le chevalier de Lorraine, qui lui faisait les blanches dents, mais ne pouvait le souffrir, il monta droit chez Monsieur.

Il trouva le jeune prince qui se mirait en se posant du rouge.

Dans l’angle du cabinet, sur des coussins, M. le chevalier de Lorraine était étendu, venant de faire friser ses longs cheveux blonds, avec lesquels il jouait comme eût fait une femme.

Le prince se retourna au bruit, et, apercevant le comte :

– Ah ! c’est toi, Guiche, dit-il ; viens ça et dis-moi la vérité.

– Oui, monseigneur, vous savez que c’est mon défaut.

– Figure-toi, Guiche, que ce méchant chevalier me fait de la peine.

Le chevalier haussa les épaules.

– Et comment cela ? demanda de Guiche. Ce n’est pas l’habitude de M. le chevalier.

– Eh bien ! il prétend, continua le prince, il prétend que Mlle Henriette est mieux comme femme que je ne suis comme homme.

– Prenez garde, monseigneur, dit de Guiche en fronçant le sourcil, vous m’avez demandé la vérité.

– Oui, dit Monsieur presque en tremblant.

– Eh bien ! je vais vous la dire.

– Ne te hâte pas, Guiche, s’écria le prince, tu as le temps ; regarde-moi avec attention et rappelle-toi bien Madame ; d’ailleurs, voici son portrait ; tiens.

Et il lui tendit la miniature, du plus fin travail. De Guiche prit le portrait et le considéra longtemps.

– Sur ma foi, dit-il, voilà, monseigneur, une adorable figure.

– Mais regarde-moi à mon tour, regarde-moi donc, s’écria le prince essayant de ramener à lui l’attention du comte, absorbée tout entière par le portrait.

– En vérité, c’est merveilleux ! murmura de Guiche.

– Eh ! ne dirait-on pas, continua Monsieur, que tu n’as jamais vu cette petite fille.

– Je l’ai vue, monseigneur, c’est vrai, mais il y a cinq ans de cela, et il s’opère de grands changements entre une enfant de douze ans et une jeune fille de dix-sept.

– Enfin, ton opinion, dis-la ; parle, voyons !

– Mon opinion est que le portrait doit être flatté, monseigneur.

– Oh ! d’abord, oui, dit le prince triomphant, il l’est certainement ; mais enfin suppose qu’il ne soit point flatté, et dis-moi ton avis.

– Monseigneur, Votre Altesse est bien heureuse d’avoir une si charmante fiancée.

– Soit, c’est ton avis sur elle ; mais sur moi ?

– Mon avis, monseigneur, est que vous êtes beaucoup trop beau pour un homme.

Le chevalier de Lorraine se mit à rire aux éclats.

Monseigneur comprit tout ce qu’il y avait de sévère pour lui dans l’opinion du comte de Guiche.

Il fronça le sourcil.

– J'ai des amis peu bienveillants, dit-il.

De Guiche regarda encore le portrait ; mais après quelques secondes de contemplation, le rendant avec effort à Monsieur :

– Décidément, dit-il, monseigneur, j’aimerais mieux contempler dix fois Votre Altesse qu’une fois de plus Madame.

Sans doute le chevalier vit quelque chose de mystérieux dans ces paroles qui restèrent incomprises du prince, car il s’écria :

– Eh bien ! mariez-vous donc !

Monsieur continua à se mettre du rouge ; puis, quand il eut fini, il regarda encore le portrait, puis se mira dans la glace et sourit. Sans doute il était satisfait de la comparaison.

– Au reste, tu es bien gentil d’être venu, dit-il à de Guiche ; je craignais que tu ne partisses sans venir me dire adieu.

– Monseigneur me connaît trop pour croire que j’eusse commis une pareille inconvenance.

– Et puis tu as bien quelque chose à me demander avant de quitter Paris ?

– Eh bien ! Votre Altesse a deviné juste ; j’ai, en effet, une requête à lui présenter.

– Bon ! parle.

Le chevalier de Lorraine devint tout yeux et tout oreilles ; il lui semblait que chaque grâce obtenue par un autre était un vol qui lui était fait.

Et comme de Guiche hésitait :

– Est-ce de l’argent ? demanda le prince. Cela tomberait à merveille, je suis richissime ; M. le surintendant des finances m’a fait remettre cinquante mille pistoles.

– Merci à Votre Altesse ; mais il ne s’agit pas d’argent.

– Et de quoi s’agit-il ? Voyons.

– D'un brevet de fille d’honneur.

– Tudieu ! Guiche, quel protecteur tu fais, dit le prince avec dédain ; ne me parleras-tu donc jamais que de péronnelles ?

Le chevalier de Lorraine sourit ; il savait que c’était déplaire à Monseigneur que de protéger les dames.

– Monseigneur, dit le comte, ce n’est pas moi qui protège directement la personne dont je viens de vous parler ; c’est un de mes amis.

– Ah ! c’est différent ; et comment se nomme la protégée de ton ami ?

– Mlle de La Baume Le Blanc de La Vallière, déjà fille d’honneur de Madame douairière.

– Fi ! une boiteuse, dit le chevalier de Lorraine en s’allongeant sur son coussin.

– Une boiteuse ! répéta le prince. Madame aurait cela sous les yeux ? Ma foi, non, ce serait trop dangereux pour ses grossesses.

Le chevalier de Lorraine éclata de rire.

– Monsieur le chevalier, dit de Guiche, ce que vous faites là n’est point généreux ; je sollicite et vous me nuisez.

– Ah ! pardon, monsieur le comte, dit le chevalier de Lorraine inquiet du ton avec lequel le comte avait accentué ses paroles, telle n’était pas mon intention, et, au fait, je crois que je confonds cette demoiselle avec une autre.

– Assurément, et je vous affirme, moi, que vous confondez.

– Voyons, y tiens-tu beaucoup, Guiche ? demanda le prince.

– Beaucoup, monseigneur.

– Eh bien ! accordé ; mais ne demande plus de brevet, il n’y a plus de place.

– Ah ! s’écria le chevalier, midi déjà ; c’est l’heure fixée pour le départ.

– Vous me chassez, monsieur ? demanda de Guiche.

– Oh ! comte, comme vous me maltraitez aujourd’hui ! répondit affectueusement le chevalier.

– Pour Dieu ! comte ; pour Dieu ! chevalier, dit Monsieur, ne vous disputez donc pas ainsi : ne voyez-vous pas que cela me fait de la peine ?

– Ma signature ? demanda de Guiche.

– Prends un brevet dans ce tiroir, et donne-le-moi.

De Guiche prit le brevet indiqué d’une main, et de l’autre présenta à Monsieur une plume toute trempée dans l’encre.

Le prince signa.

– Tiens, dit-il en lui rendant le brevet ; mais c’est à une condition.

– Laquelle ?

– C'est que tu feras ta paix avec le chevalier.

– Volontiers, dit de Guiche.

Et il tendit la main au chevalier avec une indifférence qui ressemblait à du mépris.

– Allez, comte, dit le chevalier sans paraître aucunement remarquer le dédain du comte ; allez, et ramenez-nous une princesse qui ne jase pas trop avec son portrait.

– Oui, pars et fais diligence… À propos, qui emmènes-tu ?

– Bragelonne et de Wardes.

– Deux braves compagnons.

– Trop braves, dit le chevalier ; tâchez de les ramener tous deux, comte.

– Vilain cœur ! murmura de Guiche ; il flaire le mal partout et avant tout.

Puis, saluant Monsieur, il sortit.

En arrivant sous le vestibule, il éleva en l’air le brevet tout signé.

Malicorne se précipita et le reçut tout tremblant de joie. Mais, après l’avoir reçu, de Guiche s’aperçut qu’il attendait quelque chose encore.

– Patience, monsieur, patience, dit-il à son client ; mais M. le chevalier était là et j’ai craint d’échouer si je demandais trop à la fois. Attendez donc à mon retour. Adieu !

– Adieu, monsieur le comte ; mille grâces, dit Malicorne.

– Et envoyez-moi Manicamp. À propos, est-ce vrai, monsieur, que Mlle de La Vallière est boiteuse ?

Au moment où il prononçait ces mots, un cheval s’arrêtait derrière lui.

Il se retourna et vit pâlir Bragelonne, qui entrait au moment même dans la cour.

Le pauvre amant avait entendu. Il n’en était pas de même de Malicorne, qui était déjà hors de la portée de la voix.

« Pourquoi parle-t-on ici de Louise ? se demanda Raoul ; oh ! qu’il n’arrive jamais à ce de Wardes, qui sourit là-bas, de dire un mot d’elle devant moi ! »

– Allons, allons, messieurs ! cria le comte de Guiche, en route.

En ce moment, le prince, dont la toilette était terminée parut à la fenêtre.

Toute l’escorte le salua de ses acclamations, et dix minutes après, bannières, écharpes et plumes flottaient à l’ondulation du galop des coursiers.

Chapitre LXXXIII – Au Havre §

Toute cette cour, si brillante, si gaie, si animée de sentiments divers, arriva au Havre quatre jours après son départ de Paris. C'était vers les cinq heures du soir ; on n’avait encore aucune nouvelle de Madame. On chercha des logements ; mais dès lors commença une grande confusion parmi les maîtres, de grandes querelles parmi les laquais. Au milieu de tout ce conflit, le comte de Guiche crut reconnaître Manicamp. C'était en effet lui qui était venu ; mais comme Malicorne s’était accommodé de son plus bel habit, il n’avait pu trouver, lui, à racheter qu’un habit de velours violet brodé d’argent.

De Guiche le reconnut autant à son habit qu’à son visage.

Il avait vu très souvent à Manicamp cet habit violet, sa dernière ressource. Manicamp se présenta au comte sous une voûte de flambeaux qui incendiaient plutôt qu’ils n’illuminaient le porche par lequel on entrait au Havre, et qui était situé près de la tour de François Ier. Le comte, en voyant la figure attristée de Manicamp, ne put s’empêcher de rire.

– Eh ! mon pauvre Manicamp, dit-il, comme te voilà violet ; tu es donc en deuil ?

– Je suis en deuil, oui, répondit Manicamp.

– De qui ou de quoi ?

– De mon habit bleu et or, qui a disparu, et à la place duquel je n’ai plus trouvé que celui-ci ; et encore m’a-t-il fallu économiser à force pour le racheter.

– Vraiment ?

– Pardieu ! étonne-toi de cela ; tu me laisses sans argent.

– Enfin, te voilà, c’est le principal.

– Par des routes exécrables.

– Où es-tu logé ?

– Logé ?

– Oui.

– Mais je ne suis pas logé.

De Guiche se mit à rire.

– Alors, où logeras-tu ?

– Où tu logeras.

– Alors, je ne sais pas.

– Comment, tu ne sais pas ?

– Sans doute ; comment veux-tu que je sache où je logerai ?

– Tu n’as donc pas retenu un hôtel ?

– Moi ?

– Toi ou Monsieur ?

– Nous n’y avons pensé ni l’un ni l’autre. Le Havre est grand, je suppose, et pourvu qu’il y ait une écurie pour douze chevaux et une maison propre dans un bon quartier.

– Oh ! il y a des maisons très propres.

– Eh bien ! alors…

– Mais pas pour nous.

– Comment, pas pour nous ? Et pour qui ?

– Pour les Anglais, parbleu !

– Pour les Anglais ?

– Oui, elles sont toutes louées.

– Par qui ?

– Par M. de Buckingham.

– Plaît-il ? fit de Guiche, à qui ce mot fit dresser l’oreille.

– Eh ! oui, mon cher, par M. de Buckingham. Sa Grâce s’est fait précéder d’un courrier ; ce courrier est arrivé depuis trois jours, et il a retenu tous les logements logeables qui se trouvaient dans la ville.

– Voyons, voyons, Manicamp, entendons-nous.

– Dame ! ce que je te dis là est clair, ce me semble.

– Mais M. de Buckingham n’occupe pas tout Le Havre, que diable ?

– Il ne l’occupe pas, c’est vrai, puisqu’il n’est pas encore débarqué ; mais, une fois débarqué, il l’occupera.

– Oh ! oh !

– On voit bien que tu ne connais pas les Anglais, toi ; ils ont la rage d’accaparer.

– Bon ! un homme qui a toute une maison s’en contente et n’en prend pas deux.

– Oui, mais deux hommes ?

– Soit, deux maisons ; quatre, six, dix, si tu veux ; mais il y a cent maisons au Havre ?

– Eh bien ! alors, elles sont louées toutes les cent.

– Impossible !

– Mais, entêté que tu es, quand je te dis que M. de Buckingham a loué toutes les maisons qui entourent celle où doit descendre Sa Majesté la reine douairière d’Angleterre et la princesse sa fille.

– Ah ! par exemple, voilà qui est particulier, dit de Wardes en caressant le cou de son cheval.

– C'est ainsi, monsieur.

– Vous en êtes bien sûr, monsieur de Manicamp ?

Et, en faisant cette question, il regardait sournoisement de Guiche, comme pour l’interroger sur le degré de confiance qu’on pouvait avoir dans la raison de son ami.

Pendant ce temps, la nuit était venue, et les flambeaux, les pages, les laquais, les écuyers, les chevaux et les carrosses encombraient la porte et la place, les torches se reflétaient dans le chenal qu’emplissait la marée montante, tandis que, de l’autre côté de la jetée, on apercevait mille figures curieuses de matelots et de bourgeois qui cherchaient à ne rien perdre du spectacle.

Pendant toutes ces hésitations, Bragelonne, comme s’il y eût été étranger, se tenait à cheval un peu en arrière de de Guiche, et regardait les jeux de la lumière qui montaient dans l’eau, en même temps qu’il respirait avec délices le parfum salin de la vague qui roule bruyante sur les grèves, les galets et l’algue, et jette à l’air son écume, à l’espace son bruit.

– Mais, enfin, s’écria de Guiche, quelle raison M. de Buckingham a-t-il eue pour faire cette provision de logements ?

– Oui, demanda de Wardes, quelle raison ?

– Oh ! une excellente, répondit Manicamp.

– Mais enfin, la connais-tu ?

– Je crois la connaître.

– Parle donc.

– Penche-toi.

– Diable ! cela ne peut se dire que tout bas ?

– Tu en jugeras toi-même.

– Bon.

De Guiche se pencha.

– L'amour, dit Manicamp.

– Je ne comprends plus.

– Dis que tu ne comprends pas encore.

– Explique-toi.

– Eh bien ! il passe pour certain, monsieur le comte, que Son Altesse Royale Monsieur sera le plus infortuné des maris.

– Comment ! le duc de Buckingham ?…

– Ce nom porte malheur aux princes de la maison de France.

– Ainsi, le duc ?…

– Serait amoureux fou de la jeune Madame, à ce qu’on assure, et ne voudrait point que personne approchât d’elle, si ce n’est lui.

De Guiche rougit.

– Bien ! bien ! merci, dit-il en serrant la main de Manicamp. Puis, se relevant :

– Pour l’amour de Dieu ! dit-il à Manicamp, fais en sorte que ce projet du duc de Buckingham n’arrive pas à des oreilles françaises, ou sinon, Manicamp, il reluira au soleil de ce pays des épées qui n’ont pas peur de la trempe anglaise.

– Après tout, dit Manicamp, cet amour ne m’est point prouvé à moi, et n’est peut-être qu’un conte.

– Non, dit de Guiche, ce doit être la vérité.

Et malgré lui, les dents du jeune homme se serraient.

– Eh bien ! après tout, qu’est-ce que cela te fait à toi ? qu’est-ce que cela me fait, à moi, que Monsieur soit ce que le feu roi fût ? Buckingham père, pour la reine ; Buckingham fils, pour la jeune Madame ; rien, pour tout le monde.

– Manicamp ! Manicamp !

– Eh ! que diable ! c’est un fait ou tout au moins un dire.

– Silence ! dit le comte.

– Et pourquoi silence ? dit de Wardes : c’est un fait fort honorable pour la nation française. N'êtes-vous point de mon avis, monsieur de Bragelonne ?

– Quel fait ? demanda tristement Bragelonne.

– Que les Anglais rendent ainsi hommage à la beauté de vos reines et de vos princesses.

– Pardon, je ne suis pas à ce que l’on dit, et je vous demanderai une explication.

– Sans doute, il a fallu que M. de Buckingham père vînt à Paris pour que Sa Majesté le roi Louis XIII s’aperçût que sa femme était une des plus belles personnes de la cour de France ; il faut maintenant que M. de Buckingham fils consacre à son tour, par l’hommage qu’il lui rend, la beauté d’une princesse de sang français. Ce sera désormais un brevet de beauté que d’avoir inspiré un amour d’outre-mer.

– Monsieur, répondit Bragelonne, je n’aime pas à entendre plaisanter sur ces matières. Nous autres gentilshommes, nous sommes les gardiens de l’honneur des reines et des princesses. Si nous rions d’elles, que feront les laquais ?

– Oh ! oh ! monsieur, dit de Wardes, dont les oreilles rougirent, comment dois-je prendre cela ?

– Prenez-le comme il vous plaira, monsieur, répondit froidement Bragelonne.

– Bragelonne ! Bragelonne ! murmura de Guiche.

– Monsieur de Wardes ! s’écria Manicamp voyant le jeune homme pousser son cheval du côté de Raoul.

– Messieurs ! Messieurs ! dit de Guiche, ne donnez pas un pareil exemple en public, dans la rue. De Wardes, vous avez tort.

– Tort ! en quoi ? Je vous le demande.

– Tort en ce que vous dites toujours du mal de quelque chose ou de quelqu’un, répliqua Raoul avec son implacable sang-froid.

– De l’indulgence, Raoul, fit tout bas de Guiche.

– Et ne vous battez pas avant de vous être reposés ; vous ne feriez rien qui vaille, dit Manicamp.

– Allons ! allons ! dit de Guiche, en avant, messieurs, en avant !

Et là-dessus, écartant les chevaux et les pages, il se fit une route jusqu’à la place au milieu de la foule, attirant après lui tout le cortège des Français. Une grande porte donnant sur une cour était ouverte ; de Guiche entra dans cette cour ; Bragelonne, de Wardes, Manicamp et trois ou quatre autres gentilshommes l’y suivirent.

Là se tint une espèce de conseil de guerre ; on délibéra sur le moyen qu’il fallait employer pour sauver la dignité de l’ambassade. Bragelonne conclut pour que l’on respectât le droit de priorité.

De Wardes proposa de mettre la ville à sac. Cette proposition parut un peu vive à Manicamp. Il proposa de dormir d’abord : c’était le plus sage. Malheureusement, pour suivre son conseil, il ne manquait que deux choses : une maison et des lits.

De Guiche rêva quelque temps ; puis, à haute voix :

– Qui m’aime me suive, dit-il.

– Les gens aussi ? demanda un page qui s’était approché du groupe.

– Tout le monde ! s’écria le fougueux jeune homme. Allons Manicamp, conduis-nous à la maison que Son Altesse Madame doit occuper.

Sans rien deviner des projets du comte, ses amis le suivirent, escortés d’une foule de peuple dont les acclamations et la joie formaient un présage heureux pour le projet encore inconnu que poursuivait cette ardente jeunesse.

Le vent soufflait bruyamment du port et grondait par lourdes rafales.

Chapitre LXXXIV – En mer §

Le jour suivant se leva un peu plus calme, quoique le vent soufflât toujours.

Cependant le soleil s’était levé dans un de ces nuages rouges découpant ses rayons ensanglantés sur la crête des vagues noires. Du haut des vigies, on guettait impatiemment. Vers onze heures du matin, un bâtiment fut signalé : ce bâtiment arrivait à pleines voiles, deux autres le suivaient à la distance d’un demi-nœud.

Ils venaient comme des flèches lancées par un vigoureux archer, et cependant la mer était si grosse, que la rapidité de leur marche n’ôtait rien aux mouvements du roulis qui couchait les navires tantôt à droite, tantôt à gauche.

Bientôt la forme des vaisseaux et la couleur des flammes firent connaître la flotte anglaise. En tête marchait le bâtiment monté par la princesse, portant le pavillon de l’amirauté.

Aussitôt le bruit se répandit que la princesse arrivait.

Toute la noblesse française courut au port ; le peuple se porta sur les quais et sur les jetées.

Deux heures après, les vaisseaux avaient rallié le vaisseau amiral, et tous les trois, n’osant sans doute pas se hasarder à entrer dans l’étroit goulet du port, jetaient l’ancre entre Le Havre et la Hève. Aussitôt la manœuvre achevée, le vaisseau amiral salua la France de douze coups de canon, qui lui furent rendus coup pour coup par le fort François Ier.

Aussitôt cent embarcations prirent la mer ; elles étaient tapissées de riches étoffes ; elles étaient destinées à porter les gentilshommes français jusqu’aux vaisseaux mouillés.

Mais en les voyant, même dans le port, se balancer violemment, en voyant au-delà de la jetée les vagues s’élever en montagnes et venir se briser sur la grève avec un rugissement terrible, on comprenait bien qu’aucune de ces barques n’atteindrait le quart de la distance qu’il y avait à parcourir pour arriver aux vaisseaux sans avoir chaviré.

Cependant, un bateau pilote, malgré le vent et la mer, s’apprêtait à sortir du port pour aller se mettre à la disposition de l’amiral anglais. De Guiche avait cherché parmi toutes ces embarcations un bateau un peu plus fort que les autres, qui lui donnât chance d’arriver jusqu’aux bâtiments anglais, lorsqu’il aperçut le pilote côtier qui appareillait.

– Raoul, dit-il, ne trouves-tu point qu’il est honteux pour des créatures intelligentes et fortes comme nous de reculer devant cette force brutale du vent et de l’eau ?

– C'est la réflexion que justement je faisais tout bas, répondit Bragelonne.

– Eh bien ! veux-tu que nous montions ce bateau et que nous poussions en avant ? Veux-tu, de Wardes ?

– Prenez garde, vous allez vous faire noyer, dit Manicamp.

– Et pour rien, dit de Wardes, attendu qu’avec le vent debout, comme vous l’aurez, vous n’arriverez jamais aux vaisseaux.

– Ainsi, tu refuses ?

– Oui, ma foi ! Je perdrais volontiers la vie dans une lutte contre les hommes, dit-il en regardant obliquement Bragelonne ; mais me battre à coups d’aviron contre les flots d’eau salée, je n’y ai pas le moindre goût.

– Et moi, dit Manicamp, dussé-je arriver jusqu’aux bâtiments, je me soucierais peu de perdre le seul habit propre qui me reste ; l’eau salée rejaillit, et elle tache.

– Toi aussi, tu refuses ? s’écria de Guiche.

– Mais tout à fait : je te prie de le croire, et plutôt deux fois qu’une.

– Mais voyez donc, s’écria de Guiche ; vois donc, de Wardes, vois donc, Manicamp ; là-bas, sur la dunette du vaisseau amiral, les princesses nous regardent.

– Raison de plus, cher ami, pour ne pas prendre un bain ridicule devant elles.

– C'est ton dernier mot, Manicamp ?

– Oui.

– C'est ton dernier mot, de Wardes ?

– Oui.

– Alors j’irai tout seul.

– Non pas, dit Raoul, je vais avec toi : il me semble que c’est chose convenue.

Le fait est que Raoul, libre de toute passion, mesurant le danger avec sang-froid, voyait le danger imminent ; mais il se laissait entraîner volontiers à faire une chose devant laquelle reculait de Wardes. Le bateau se mettait en route ; de Guiche appela le pilote côtier.

– Holà de la barque ! dit-il, il nous faut deux places !

Et roulant cinq ou dix pistoles dans un morceau de papier, il les jeta du quai dans le bateau.

– Il paraît que vous n’avez pas peur de l’eau salée, mes jeunes maîtres ? dit le patron.

– Nous n’avons peur de rien, répondit de Guiche.

– Alors, venez, mes gentilshommes.

Le pilote s’approcha du bord, et l’un après l’autre, avec une légèreté pareille, les deux jeunes gens sautèrent dans le bateau.

– Allons, courage, enfants, dit de Guiche ; il y a encore vingt pistoles dans cette bourse, et si nous atteignons le vaisseau amiral, elles sont à vous.

Aussitôt les rameurs se courbèrent sur leurs rames, et la barque bondit sur la cime des flots.

Tout le monde avait pris intérêt à ce départ si hasardé ; la population du Havre se pressait sur les jetées : il n’y avait pas un regard qui ne fût pour la barque.

Parfois, la frêle embarcation demeurait un instant comme suspendue aux crêtes écumeuses, puis tout à coup elle glissait au fond d’un abîme mugissant, et semblait être précipitée. Néanmoins, après une heure de lutte, elle arriva dans les eaux du vaisseau amiral, dont se détachaient déjà deux embarcations destinées à venir à son aide.

Sur le gaillard d’arrière du vaisseau amiral, abritées par un dais de velours et d’hermine que soutenaient de puissantes attaches, Madame Henriette douairière et la jeune Madame, ayant auprès d’elles l’amiral comte de Norfolk, regardaient avec terreur cette barque tantôt enlevée au ciel, tantôt engloutie jusqu’aux enfers, contre la voile sombre de laquelle brillaient, comme deux lumineuses apparitions, les deux nobles figures des deux gentilshommes français.

L'équipage, appuyé sur les bastingages et grimpé dans les haubans, applaudissait à la bravoure de ces deux intrépides, à l’adresse du pilote et à la force des matelots.

Un hourra de triomphe accueillit leur arrivée à bord. Le comte de Norfolk, beau jeune homme de vingt-six à vingt-huit ans, s’avança au-devant d’eux.

De Guiche et Bragelonne montèrent lestement l’escalier de tribord, et conduits par le comte de Norfolk, qui reprit sa place auprès d’elles, ils vinrent saluer les princesses.

Le respect, et surtout une certaine crainte dont il ne se rendait pas compte, avaient empêché jusque-là le comte de Guiche de regarder attentivement la jeune Madame.

Celle-ci, au contraire, l’avait distingué tout d’abord et avait demandé à sa mère :

– N'est-ce point Monsieur que nous apercevons sur cette barque ?

Madame Henriette, qui connaissait Monsieur mieux que sa fille, avait souri à cette erreur de son amour-propre et avait répondu :

– Non, c’est M. de Guiche, son favori, voilà tout.

À cette réponse, la princesse avait été forcée de contenir l’instinctive bienveillance provoquée par l’audace du comte. Ce fut au moment où la princesse faisait cette question que de Guiche, osant enfin lever les yeux sur elle, put comparer l’original au portrait.

Lorsqu’il vit ce visage pâle, ces yeux animés, ces adorables cheveux châtains, cette bouche frémissante et ce geste si éminemment royal qui semblait remercier et encourager tout à la fois, il fut saisi d’une telle émotion, que, sans Raoul, qui lui prêta son bras, il eût chancelé.

Le regard étonné de son ami, le geste bienveillant de la reine, rappelèrent de Guiche à lui.

En peu de mots, il expliqua sa mission, dit comment il était l’envoyé de Monsieur, et salua, selon leur rang et les avances qu’ils lui firent, l’amiral et les différents seigneurs anglais qui se groupaient autour des princesses.

Raoul fut présenté à son tour et gracieusement accueilli ; tout le monde savait la part que le comte de La Fère avait prise à la restauration du roi Charles II ; en outre, c’était encore le comte qui avait été chargé de la négociation du mariage qui ramenait en France la petite-fille de Henri IV.

Raoul parlait parfaitement anglais ; il se constitua l’interprète de son ami près des jeunes seigneurs anglais auxquels notre langue n’était point familière.

En ce moment parut un jeune homme d’une beauté remarquable et d’une splendide richesse de costume et d’armes. Il s’approcha des princesses, qui causaient avec le comte de Norfolk, et d’une voix qui déguisait mal son impatience :

– Allons, mesdames, dit-il, il faut descendre à terre.

À cette invitation, la jeune Madame se leva et elle allait accepter la main que le jeune homme lui tendait avec une vivacité pleine d’expressions diverses, lorsque l’amiral s’avança entre la jeune Madame et le nouveau venu.

– Un moment, s’il vous plaît, milord de Buckingham, dit-il ; le débarquement n’est point possible à cette heure pour des femmes. La mer est trop grosse ; mais, vers quatre heures, il est probable que le vent tombera ; on ne débarquera donc que ce soir.

– Permettez, milord, dit Buckingham avec une irritation qu’il ne chercha point même à déguiser. Vous retenez ces dames et vous n’en avez pas le droit. De ces dames, l’une appartient, hélas ! à la France, et, vous le voyez, la France la réclame par la voix de ses ambassadeurs.

Et, de la main, il montra de Guiche et Raoul, qu’il saluait en même temps.

– Je ne suppose pas, répondit l’amiral, qu’il entre dans les intentions de ces messieurs d’exposer la vie des princesses ?

– Milord, ces messieurs sont bien venus malgré le vent ; permettez-moi de croire que le danger ne sera pas plus grand pour ces dames, qui s’en iront avec le vent.

– Ces messieurs sont fort braves, dit l’amiral. Vous avez vu que beaucoup étaient sur le port et n’ont point osé les suivre. En outre, le désir qu’ils avaient de présenter le plus tôt possible leurs hommages à Madame et à son illustre mère les a portés à affronter la mer, fort mauvaise aujourd’hui, même pour des marins. Mais ces messieurs, que je présenterai pour exemple à mon état-major, ne doivent pas en être un pour ces dames.

Un regard dérobé de Madame surprit la rougeur qui couvrait les joues du comte. Ce regard échappa à Buckingham. Il n’avait d’yeux que pour surveiller Norfolk. Il était évidemment jaloux de l’amiral, et semblait brûler du désir d’arracher les princesses à ce sol mouvant des vaisseaux sur lequel l’amiral était roi.

– Au reste, reprit Buckingham, j’en appelle à Madame elle-même.

– Et moi, milord, répondit l’amiral, j’en appelle à ma conscience et à ma responsabilité. J'ai promis de rendre saine et sauve Madame à la France, je tiendrai ma promesse.

– Mais, cependant, monsieur…

– Milord, permettez-moi de vous rappeler que je commande seul ici.

– Milord, savez-vous ce que vous dites ? répondit avec hauteur Buckingham.

– Parfaitement, et je le répète : Je commande seul ici, milord, et tout m’obéit : la mer, le vent, les navires et les hommes.

Cette parole était grande et noblement prononcée.

Raoul en observa l’effet sur Buckingham. Celui-ci frissonna par tout le corps et s’appuya à l’un des soutiens de la tente pour ne pas tomber ; ses yeux s’injectèrent de sang, et la main dont il ne se soutenait point se porta sur la garde de son épée.

– Milord, dit la reine, permettez-moi de vous dire que je suis en tout point de l’avis du comte de Norfolk ; puis le temps, au lieu de se couvrir de vapeur comme il le fait en ce moment, fût-il parfaitement pur et favorable, nous devons bien quelques heures à l’officier qui nous a conduites si heureusement et avec des soins si empressés jusqu’en vue des côtes de France, où il doit nous quitter.

Buckingham, au lieu de répondre, consulta le regard de Madame.

Madame, à demi cachée sous les courtines de velours et d’or qui l’abritaient, n’écoutait rien de ce débat, occupée qu’elle était à regarder le comte de Guiche qui s’entretenait avec Raoul.

Ce fut un nouveau coup pour Buckingham, qui crut découvrir dans le regard de Madame Henriette un sentiment plus profond que celui de la curiosité.

Il se retira tout chancelant et alla heurter le grand mât.

– M. de Buckingham n’a pas le pied marin, dit en français la reine mère ; voilà sans doute pourquoi il désire si fort toucher la terre ferme.

Le jeune homme entendit ces mots, pâlit, laissa tomber ses mains avec découragement à ses côtés, et se retira confondant dans un soupir ses anciennes amours et ses haines nouvelles. Cependant l’amiral, sans se préoccuper autrement de cette mauvaise humeur de Buckingham, fit passer les princesses dans sa chambre de poupe, où le dîner avait été servi avec une magnificence digne de tous les convives.

L'amiral prit place à droite de Madame et mit le comte de Guiche à sa gauche.

C'était la place qu’occupait d’ordinaire Buckingham.

Aussi, lorsqu’il entra dans la salle à manger, fut-ce une douleur pour lui que de se voir reléguer par l’étiquette, cette autre reine à qui il devait le respect, à un rang inférieur à celui qu’il avait tenu jusque-là. De son côté, de Guiche, plus pâle encore peut-être de son bonheur que son rival ne l’était de sa colère, s’assit en tressaillant près de la princesse, dont la robe de soie, en effleurant son corps, faisait passer dans tout son être des frissons d’une volupté jusqu’alors inconnue.

Après le repas, Buckingham s’élança pour donner la main à Madame. Mais ce fut au tour de de Guiche de faire la leçon au duc.

– Milord, dit-il, soyez assez bon, à partir de ce moment, pour ne plus vous interposer entre Son Altesse Royale Madame et moi. À partir de ce moment, en effet, Son Altesse Royale appartient à la France, et c’est la main de Monsieur, frère du roi, qui touche la main de la princesse quand Son Altesse Royale me fait l’honneur de me toucher la main.

Et, en prononçant ces paroles, il présenta lui-même sa main à la jeune Madame avec une timidité si visible et en même temps une noblesse si courageuse, que les Anglais firent entendre un murmure d’admiration, tandis que Buckingham laissait échapper un soupir de douleur.

Raoul aimait ; Raoul comprit tout.

Il attacha sur son ami un de ces regards profonds que l’ami seul ou la mère étendent comme protecteur ou comme surveillant sur l’enfant ou sur l’ami qui s’égare.

Vers deux heures, enfin, le soleil parut, le vent tomba, la mer devint unie comme une large nappe de cristal, la brume, qui couvrait les côtes, se déchira comme un voile qui s’envole en lambeaux. Alors les riants coteaux de la France apparurent avec leurs mille maisons blanches, se détachant, ou sur le vert des arbres, ou sur le bleu du ciel.

Chapitre LXXXV – Les tentes §

L'amiral, comme nous l’avons vu, avait pris le parti de ne plus faire attention aux yeux menaçants et aux emportements convulsifs de Buckingham. En effet, depuis le départ d’Angleterre, il devait s’y être tout doucement habitué. De Guiche n’avait point encore remarqué en aucune façon cette animosité que le jeune lord paraissait avoir contre lui ; mais il ne se sentait, d’instinct, aucune sympathie pour le favori de Charles II. La reine mère, avec une expérience plus grande et un sens plus froid, dominait toute la situation, et, comme elle en comprenait le danger, elle s’apprêtait à en trancher le nœud lorsque le moment en serait venu. Ce moment arriva. Le calme était rétabli partout, excepté dans le cœur de Buckingham, et celui-ci, dans son impatience, répétait à demi-voix à la jeune princesse :

– Madame, Madame, au nom du Ciel, rendons-nous à terre, je vous en supplie ! Ne voyez-vous pas que ce fat de comte de Norfolk me fait mourir avec ses soins et ses adorations pour vous ?

Henriette entendit ces paroles ; elle sourit et, sans se retourner, donnant seulement à sa voix cette inflexion de doux reproche et de langoureuse impertinence avec lesquels la coquetterie sait donner un acquiescement tout en ayant l’air de formuler une défense :

– Mon cher lord, murmura-t-elle, je vous ai déjà dit que vous étiez fou.

Aucun de ces détails, nous l’avons déjà dit, n’échappait à Raoul ; il avait entendu la prière de Buckingham, la réponse de la princesse ; il avait vu Buckingham faire un pas en arrière à cette réponse, pousser un soupir et passer la main sur son front ; et n’ayant de voile ni sur les yeux, ni autour du cœur, il comprenait tout et frémissait en appréciant l’état des choses et des esprits.

Enfin l’amiral, avec une lenteur étudiée, donna les derniers ordres pour le départ des canots.

Buckingham accueillit ces ordres avec de tels transports, qu’un étranger eût pu croire que le jeune homme avait le cerveau troublé. À la voix du comte de Norfolk, une grande barque, toute pavoisée, descendit lentement des flancs du vaisseau amiral : elle pouvait contenir vingt rameurs et quinze passagers.

Des tapis de velours, des housses brodées aux armes d’Angleterre, des guirlandes de fleurs, car en ce temps on cultivait assez volontiers la parabole au milieu des alliances politiques, formaient le principal ornement de cette barque vraiment royale.

À peine la barque était-elle à flot, à peine les rameurs avaient-ils dressé leurs avirons, attendant, comme des soldats au port d’arme, l’embarquement de la princesse, que Buckingham courut à l’escalier pour prendre sa place dans le canot.

Mais la reine l’arrêta.

– Milord, dit-elle, il ne convient pas que vous laissiez aller ma fille et moi à terre sans que les logements soient préparés d’une façon certaine. Je vous prie donc, milord, de nous devancer au Havre et de veiller à ce que tout soit en ordre à notre arrivée.

Ce fut un nouveau coup pour le duc, coup d’autant plus terrible qu’il était inattendu.

Il balbutia, rougit, mais ne put répondre. Il avait cru pouvoir se tenir près de Madame pendant le trajet, et savourer ainsi jusqu’au dernier des moments qui lui étaient donnés par la fortune. Mais l’ordre était exprès.

L'amiral, qui l’avait entendu, s’écria aussitôt :

– Le petit canot à la mer !

L'ordre fut exécuté avec cette rapidité particulière aux manœuvres des bâtiments de guerre.

Buckingham, désolé, adressa un regard de désespoir à la princesse, un regard de supplication à la reine, un regard de colère à l’amiral. La princesse fit semblant de ne pas le voir.

La reine détourna la tête.

L'amiral se mit à rire.

Buckingham, à ce rire, fut tout prêt à s’élancer sur Norfolk.

La reine mère se leva.

– Partez, monsieur, dit-elle avec autorité.

Le jeune duc s’arrêta. Mais regardant autour de lui et tentant un dernier effort :

– Et vous, messieurs, demanda-t-il tout suffoqué par tant d’émotions diverses, vous, monsieur de Guiche ; vous, monsieur de Bragelonne, ne m’accompagnez-vous point ?

De Guiche s’inclina.

– Je suis, ainsi que M. de Bragelonne, aux ordres de la reine, dit-il ; ce qu’elle nous commandera de faire, nous le ferons.

Et il regarda la jeune princesse, qui baissa les yeux.

– Pardon, monsieur de Buckingham, dit la reine, mais M. de Guiche représente ici Monsieur ; c’est lui qui doit nous faire les honneurs de la France, comme vous nous avez fait les honneurs de l’Angleterre ; il ne peut donc se dispenser de nous accompagner ; nous devons bien, d’ailleurs, cette légère faveur au courage qu’il a eu de nous venir trouver par ce mauvais temps.

Buckingham ouvrit la bouche comme pour répondre ; mais, soit qu’il ne trouvât point de pensée ou point de mots pour formuler cette pensée, aucun son ne tomba de ses lèvres, et, se retournant comme en délire, il sauta du bâtiment dans le canot.

Les rameurs n’eurent que le temps de le retenir et de se retenir eux-mêmes, car le poids et le contrecoup avaient failli faire chavirer la barque.

– Décidément, Milord est fou, dit tout haut l’amiral à Raoul.

– J'en ai peur pour Milord, répondit Bragelonne.

Pendant tout le temps que le canot mit à gagner la terre, le duc ne cessa de couvrir de ses regards le vaisseau amiral, comme ferait un avare qu’on arracherait à son coffre, une mère qu’on éloignerait de sa fille pour la conduire à la mort. Mais rien ne répondit à ses signaux, à ses manifestations, à ses lamentables attitudes.

Buckingham en fut tellement étourdi, qu’il se laissa tomber sur un banc, enfonça sa main dans ses cheveux, tandis que les matelots insoucieux faisaient voler le canot sur les vagues. En arrivant, il était dans une torpeur telle, que s’il n’eût pas rencontré sur le port le messager auquel il avait fait prendre les devants comme maréchal des logis, il n’eût pas su demander son chemin. Une fois arrivé à la maison qui lui était destinée, il s’y enferma comme Achille dans sa tente.

Cependant le canot qui portait les princesses quittait le bord du vaisseau amiral au moment même où Buckingham mettait pied à terre. Une barque suivait, remplie d’officiers, de courtisans et d’amis empressés.

Toute la population du Havre, embarquée à la hâte sur des bateaux de pêche et des barques plates ou sur de longues péniches normandes, accourut au devant du bateau royal.

Le canon des forts retentissait ; le vaisseau amiral et les deux autres échangeaient leurs salves, et des nuages de flammes s’envolaient des bouches béantes en flocons ouatés de fumée au-dessus des flots, puis s’évaporaient dans l’azur du ciel.

La princesse descendit aux degrés du quai. Une musique joyeuse l’attendait à terre et accompagnait chacun de ses pas.

Tandis que, s’avançant dans le centre de la ville, elle foulait de son pied délicat les riches tapisseries et les jonchées de fleurs, de Guiche et Raoul, se dérobant du milieu des Anglais, prenaient leur chemin par la ville et s’avançaient rapidement vers l’endroit désigné pour la résidence de Madame.

– Hâtons-nous, disait Raoul à de Guiche, car, du caractère que je lui connais, ce Buckingham nous fera quelque malheur en voyant le résultat de notre délibération d’hier.

– Oh ! dit le comte, nous avons là de Wardes, qui est la fermeté en personne, et Manicamp, qui est la douceur même.

De Guiche n’en fit pas moins diligence, et, cinq minutes après, ils étaient en vue de l’Hôtel de Ville.

Ce qui les frappa d’abord, c’était une grande quantité de gens assemblés sur la place.

– Bon ! dit de Guiche, il paraît que nos logements sont construits.

En effet, devant l’hôtel, sur la place même, s’élevaient huit tentes de la plus grande élégance, surmontées des pavillons de France et d’Angleterre unis.

L'Hôtel de Ville était entouré par des tentes comme d’une ceinture bigarrée ; dix pages et douze chevau-légers donnés pour escorte aux ambassadeurs montaient la garde devant ces tentes. Le spectacle était curieux, étrange ; il avait quelque chose de féerique. Ces habitations improvisées avaient été construites dans la nuit. Revêtues au-dedans et au-dehors des plus riches étoffes que de Guiche avait pu se procurer au Havre, elles encerclaient entièrement l’Hôtel de Ville, c’est-à-dire la demeure de la jeune princesse ; elles étaient réunies les unes aux autres par de simples câbles de soie, tendus et gardés par des sentinelles, de sorte que le plan de Buckingham se trouvait complètement renversé, si ce plan avait été réellement de garder pour lui et ses Anglais les abords de l’Hôtel de Ville.

Le seul passage qui donnât accès aux degrés de l’édifice, et qui ne fût point fermé par cette barricade soyeuse, était gardé par deux tentes pareilles à deux pavillons, et dont les portes s’ouvraient aux deux côtés de cette entrée.

Ces deux tentes étaient celles de de Guiche et de Raoul, et en leur absence devaient toujours être occupées : celle de de Guiche, par de Wardes ; celle de Raoul par Manicamp.

Tout autour de ces deux tentes et des six autres, une centaine d’officiers, de gentilshommes et de pages reluisaient de soie et d’or, bourdonnant comme des abeilles autour de leur ruche.

Tout cela, l’épée à la hanche, était prêt à obéir à un signe de de Guiche ou de Bragelonne, les deux chefs de l’ambassade. Au moment même où les deux jeunes gens apparaissaient à l’extrémité d’une rue aboutissant sur la place, ils aperçurent, traversant cette même place au galop de son cheval, un jeune gentilhomme d’une merveilleuse élégance. Il fendait la foule des curieux, et, à la vue de ces bâtisses improvisées, il poussa un cri de colère et de désespoir. C'était Buckingham, Buckingham sorti de sa stupeur pour revêtir un éblouissant costume et pour venir attendre Madame et la reine à l’Hôtel de Ville.

Mais à l’entrée des tentes on lui barra le passage, et force lui fut de s’arrêter.

Buckingham, exaspéré, leva son fouet ; deux officiers lui saisirent le bras.

Des deux gardiens, un seul était là. De Wardes, monté dans l’intérieur de l’Hôtel de Ville, transmettait quelques ordres donnés par de Guiche.

Au bruit que faisait Buckingham, Manicamp, couché paresseusement sur les coussins d’une des deux tentes d’entrée, se souleva avec sa nonchalance ordinaire, et s’apercevant que le bruit continuait, apparut sous les rideaux.

– Qu'est-ce, dit-il avec douceur, et qui donc mène tout ce grand bruit ?

Le hasard fit qu’au moment où il commençait à parler, le silence venait de renaître, et bien que son accent fût doux et modéré, tout le monde entendit sa question. Buckingham se retourna, regarda ce grand corps maigre et ce visage indolent.

Probablement la personne de notre gentilhomme, vêtu d’ailleurs assez simplement, comme nous l’avons dit, ne lui inspira pas grand respect, car il répondit dédaigneusement :

– Qui êtes-vous, monsieur ?

Manicamp s’appuya au bras d’un énorme chevau-léger, droit comme un pilier de cathédrale, et répondit du même ton tranquille :

– Et vous, monsieur ?

– Moi, je suis milord duc de Buckingham. J'ai loué toutes les maisons qui entourent l’Hôtel de Ville, où j’ai affaire ; or, puisque ces maisons sont louées, elles sont à moi, et puisque je les ai louées pour avoir le passage libre à l’Hôtel de Ville, vous n’avez pas le droit de me fermer ce passage.

– Mais, monsieur, qui vous empêche de passer ? demanda Manicamp.

– Mais vos sentinelles.

– Parce que vous voulez passer à cheval, monsieur, et que la consigne est de ne laisser passer que les piétons.

– Nul n’a le droit de donner de consigne ici, excepté moi, dit Buckingham.

– Comment cela, monsieur ? demanda Manicamp avec sa voix douce. Faites-moi la grâce de m’expliquer cette énigme.

– Parce que, comme je vous l’ai dit, j’ai loué toutes les maisons de la place.

– Nous le savons bien, puisqu’il ne nous est resté que la place elle-même.

– Vous vous trompez, monsieur, la place est à moi comme les maisons.

– Oh ! pardon, monsieur, vous faites erreur. On dit chez nous le pavé du roi ; donc, la place est au roi ; donc, puisque nous sommes les ambassadeurs du roi, la place est à nous.

– Monsieur, je vous ai déjà demandé qui vous étiez ! s’écria Buckingham exaspéré du sang-froid de son interlocuteur.

– On m’appelle Manicamp, répondit le jeune homme d’une voix éolienne, tant elle était harmonieuse et suave.

Buckingham haussa les épaules.

– Bref, dit-il, quand j’ai loué les maisons qui entourent l’Hôtel de Ville, la place était libre ; ces baraques obstruent ma vue, ôtez ces baraques !

Un sourd et menaçant murmure courut dans la foule des auditeurs. De Guiche arrivait en ce moment ; il écarta cette foule qui le séparait de Buckingham, et, suivi de Raoul, il arriva d’un côté, tandis que de Wardes arrivait de l’autre.

– Pardon, milord, dit-il ; mais si vous avez quelque réclamation à faire, ayez l’obligeance de la faire à moi, attendu que c’est moi qui ai donné les plans de cette construction.

– En outre, je vous ferai observer, monsieur, que le mot baraque se prend en mauvaise part, ajouta gracieusement Manicamp.

– Vous disiez donc, monsieur ? continua de Guiche.

– Je disais, monsieur le comte, reprit Buckingham avec un accent de colère encore sensible, quoiqu’il fût tempéré par la présence d’un égal, je disais qu’il est impossible que ces tentes demeurent où elles sont.

– Impossible, fit de Guiche, et pourquoi ?

– Parce qu’elles me gênent.

De Guiche laissa échapper un mouvement d’impatience, mais un coup d’œil froid de Raoul le retint.

– Elles doivent moins vous gêner, monsieur, que cet abus de la priorité que vous vous êtes permis.

– Un abus !

– Mais sans doute. Vous envoyez ici un messager qui loue, en votre nom, toute la ville du Havre, sans s’inquiéter des Français qui doivent venir au-devant de Madame. C'est peu fraternel, monsieur le duc, pour le représentant d’une nation amie.

– La terre est au premier occupant, dit Buckingham.

– Pas en France, monsieur.

– Et pourquoi pas en France ?

– Parce que c’est le pays de la politesse.

– Qu'est-ce à dire ? s’écria Buckingham d’une façon si emportée, que les assistants se reculèrent, s’attendant à une collision immédiate.

– C'est-à-dire, monsieur, répondit de Guiche en pâlissant, que j’ai fait construire ce logement pour moi et mes amis, comme l’asile des ambassadeurs de France, comme le seul abri que votre exigence nous ait laissé dans la ville, et que dans ce logement j’habiterai, moi et les miens, à moins qu’une volonté plus puissante et surtout plus souveraine que la vôtre ne me renvoie.

– C'est-à-dire ne nous déboute, comme on dit au palais, dit doucement Manicamp.

– J'en connais un, monsieur, qui sera tel, je l’espère, que vous le désirez, dit Buckingham en mettant la main à la garde de son épée.

En ce moment, et comme la déesse Discorde allait, enflammant les esprits, tourner toutes les épées contre des poitrines humaines, Raoul posa doucement sa main sur l’épaule de Buckingham.

– Un mot, milord, dit-il.

– Mon droit ! mon droit d’abord ! s’écria le fougueux jeune homme.

– C'est justement sur ce point que je vais avoir l’honneur de vous entretenir, dit Raoul.

– Soit, mais pas de longs discours, monsieur.

– Une seule question ; vous voyez qu’on ne peut pas être plus bref.

– Parlez, j’écoute.

– Est-ce vous ou M. le duc d’Orléans qui allez épouser la petite-fille du roi Henri IV ?

– Plaît-il ? demanda Buckingham en se reculant tout effaré.

– Répondez-moi, je vous prie, monsieur, insista tranquillement Raoul.

– Votre intention est-elle de me railler, monsieur ? demanda Buckingham.

– C'est toujours répondre, monsieur, et cela me suffit. Donc, vous l’avouez, ce n’est pas vous qui allez épouser la princesse d’Angleterre.

– Vous le savez bien, monsieur, ce me semble.

– Pardon, mais c’est que, d’après votre conduite, la chose n’était plus claire.

– Voyons, au fait, que prétendez-vous dire, monsieur ?

Raoul se rapprocha du duc.

– Vous avez, dit-il en baissant la voix, des fureurs qui ressemblent à des jalousies ; savez-vous cela, milord ? or, ces jalousies, à propos d’une femme, ne vont point à quiconque n’est ni son amant, ni son époux ; à bien plus forte raison, je suis sûr que vous comprendrez cela, milord, quand cette femme est une princesse.

– Monsieur, s’écria Buckingham, insultez-vous Madame Henriette ?

– C'est vous, répondit froidement Bragelonne, c’est vous qui l’insultez, milord, prenez-y garde. Tout à l’heure, sur le vaisseau amiral, vous avez poussé à bout la reine et lassé la patience de l’amiral. Je vous observais, milord, et vous ai cru fou d’abord ; mais depuis j’ai deviné le caractère réel de cette folie.

– Monsieur !

– Attendez, car j’ajouterai un mot. J'espère être le seul parmi les Français qui l’ait deviné.

– Mais, savez-vous, monsieur, dit Buckingham frissonnant de colère et d’inquiétude à la fois, savez-vous que vous tenez là un langage qui mérite répression ?

– Pesez vos paroles, milord, dit Raoul avec hauteur ; je ne suis pas d’un sang dont les vivacités se laissent réprimer ; tandis qu’au contraire, vous, vous êtes d’une race dont les passions sont suspectes aux bons Français ; je vous le répète donc pour la seconde fois, prenez garde, milord.

– À quoi, s’il vous plaît ? Me menaceriez-vous ?

– Je suis le fils du comte de La Fère, monsieur de Buckingham, et je ne menace jamais, parce que je frappe d’abord. Ainsi, entendons-nous bien, la menace que je vous fais, la voici…

Buckingham serra les poings ; mais Raoul continua comme s’il ne s’apercevait de rien.

– Au premier mot hors des bienséances que vous vous permettrez envers Son Altesse Royale. Oh ! soyez patient, monsieur de Buckingham ; je le suis bien moi.

– Vous ?

– Sans doute. Tant que Madame a été sur le sol anglais, je me suis tu ; mais, à présent qu’elle a touché au sol de la France, maintenant que nous l’avons reçue au nom du prince, à la première insulte que, dans votre étrange attachement, vous commettrez envers la maison royale de France, j’ai deux partis à prendre : ou je déclare devant tous la folie dont vous êtes affecté en ce moment, et je vous fais renvoyer honteusement en Angleterre ; ou, si vous le préférez, je vous donne du poignard dans la gorge en pleine assemblée. Au reste, ce second moyen me paraît le plus convenable, et je crois que je m’y tiendrai.

Buckingham était devenu plus pâle que le flot de dentelle d’Angleterre qui entourait son cou.

– Monsieur de Bragelonne, dit-il, est-ce bien un gentilhomme qui parle ?

– Oui ; seulement, ce gentilhomme parle à un fou. Guérissez, milord, et il vous tiendra un autre langage.

– Oh ! mais, monsieur de Bragelonne, murmura le duc d’une voix étranglée et en portant la main à son cou, vous voyez bien que je me meurs !

– Si la chose arrivait en ce moment, monsieur, dit Raoul avec son inaltérable sang-froid, je regarderais en vérité cela comme un grand bonheur, car cet événement préviendrait toutes sortes de mauvais propos sur votre compte et sur celui des personnes illustres que votre dévouement compromet si follement.

– Oh ! vous avez raison, vous avez raison, dit le jeune homme éperdu ; oui, oui, mourir ! oui, mieux vaut mourir que souffrir ce que je souffre en ce moment.

Et il porta la main sur un charmant poignard au manche tout garni de pierreries qu’il tira à moitié de sa poitrine.

Raoul lui repoussa la main.

– Prenez garde, monsieur, dit-il ; si vous ne vous tuez pas, vous faites un acte ridicule, si vous vous tuez, vous tachez de sang la robe nuptiale de la princesse d’Angleterre.

Buckingham demeura une minute haletant. Pendant cette minute, on vit ses lèvres trembler, ses joues frémir, ses yeux vaciller, comme dans le délire.

Puis, tout à coup :

– Monsieur de Bragelonne, dit-il, je ne connais pas un plus noble esprit que vous ; vous êtes le digne fils du plus parfait gentilhomme que l’on connaisse. Habitez vos tentes !

Et il jeta ses deux bras autour du cou de Raoul. Toute l’assistance émerveillée de ce mouvement auquel on ne pouvait guère attendre, vu les trépignements de l’un des adversaires et la rude insistance de l’autre, l’assemblée se mit à battre des mains, et mille vivats, mille applaudissements joyeux s’élancèrent vers le ciel. De Guiche embrassa à son tour Buckingham, un peu à contrecœur, mais enfin il l’embrassa.

Ce fut le signal : Anglais et Français, qui, jusque-là, s’étaient regardés avec inquiétude, fraternisèrent à l’instant même. Sur ces entrefaites arriva le cortège des princesses, qui, sans Bragelonne, eussent trouvé deux armées aux prises et du sang sur les fleurs.

Tout se remit à l’aspect des bannières.

Chapitre LXXXVI – La nuit §

La concorde était revenue s’asseoir au milieu des tentes.

Anglais et Français rivalisaient de galanterie auprès des illustres voyageuses et de politesse entre eux.

Les Anglais envoyèrent aux Français des fleurs dont ils avaient fait provision pour fêter l’arrivée de la jeune princesse ; les Français invitèrent les Anglais à un souper qu’ils devaient donner le lendemain. Madame recueillit donc sur son passage d’unanimes félicitations. Elle apparaissait comme une reine, à cause du respect de tous ; comme une idole, à cause de l’adoration de quelques-uns. La reine mère fit aux Français l’accueil le plus affectueux. La France était son pays, à elle, et elle avait été trop malheureuse en Angleterre pour que l’Angleterre lui pût faire oublier la France. Elle apprenait donc à sa fille, par son propre amour, l’amour du pays où toutes deux avaient trouvé l’hospitalité, et où elles allaient trouver la fortune d’un brillant avenir.

Lorsque l’entrée fut faite et les spectateurs un peu disséminés, lorsqu’on n’entendit plus que de loin les fanfares et le bruissement de la foule, lorsque la nuit tomba, enveloppant de ses voiles étoilés la mer, le port, la ville et la campagne encore émue de ce grand événement, de Guiche rentra dans sa tente, et s’assit sur un large escabeau, avec une telle expression de douleur, que Bragelonne le suivit du regard jusqu’à ce qu’il l’eût entendu soupirer ; alors il s’approcha. Le comte était renversé en arrière, l’épaule appuyée à la paroi de la tente, le front dans ses mains, la poitrine haletante et le genou inquiet.

– Tu souffres, ami ? lui demanda Raoul.

– Cruellement.

– Du corps, n’est-ce pas ?

– Du corps, oui.

– La journée a été fatigante, en effet, continua le jeune homme, les yeux fixés sur celui qu’il interrogeait.

– Oui, et le sommeil me rafraîchirait.

– Veux-tu que je te laisse ?

– Non, j’ai à te parler.

– Je ne te laisserai parler qu’après avoir interrogé, moi-même, de Guiche.

– Interroge.

– Mais sois franc.

– Comme toujours.

– Sais-tu pourquoi Buckingham était si furieux ?

– Je m’en doute.

– Il aime Madame, n’est-ce pas ?

– Du moins on en jurerait, à le voir.

– Eh bien ! il n’en est rien.

– Oh ! cette fois, tu te trompes, Raoul, et j’ai bien lu sa peine dans ses yeux, dans son geste, dans toute sa vie depuis ce matin.

– Tu es poète, mon cher comte, et partout tu vois de la poésie.

– Je vois surtout l’amour.

– Où il n’est pas.

– Où il est.

– Voyons, de Guiche, tu crois ne pas te tromper ?

– Oh ! j’en suis sûr ! s’écria vivement le comte.

– Dis-moi, comte, demanda Raoul avec un profond regard, qui te rend si clairvoyant ?

– Mais, répondit de Guiche en hésitant, l’amour-propre.

– L'amour-propre ! c’est un mot bien long, de Guiche.

– Que veux-tu dire ?

– Je veux dire, mon ami, que d’ordinaire tu es moins triste que ce soir.

– La fatigue.

– La fatigue ?

– Oui.

– Écoute, cher ami, nous avons fait campagne ensemble, nous nous sommes vus à cheval pendant dix-huit heures ; trois chevaux, écrasés de lassitude ou mourant de faim, tombaient sous nous, que nous riions encore. Ce n’est point la fatigue qui te rend triste, comte.

– Alors, c’est la contrariété.

– Quelle contrariété ?

– Celle de ce soir.

– La folie de lord Buckingham ?

– Eh ! sans doute ; n’est-il point fâcheux, pour nous Français représentant notre maître, de voir un Anglais courtiser notre future maîtresse, la seconde dame du royaume ?

– Oui, tu as raison ; mais je crois que lord Buckingham n’est pas dangereux.

– Non, mais il est importun. En arrivant ici, n’a-t-il pas failli tout troubler entre les Anglais et nous, et sans toi, sans ta prudence si admirable et ta fermeté si étrange, nous tirions l’épée en pleine ville.

– Il a changé, tu vois.

– Oui, certes ; mais de là même vient ma stupéfaction. Tu lui as parlé bas ; que lui as-tu dit ? Tu crois qu’il l’aime ; tu le dis, une passion ne cède pas avec cette facilité ; il n’est donc pas amoureux d’elle !

Et de Guiche prononça lui-même ces derniers mots avec une telle expression, que Raoul leva la tête.

Le noble visage du jeune homme exprimait un mécontentement facile à lire.

– Ce que je lui ai dit, comte, répondit Raoul, je vais le répéter à toi. Écoute bien, le voici : « Monsieur, vous regardez d’un air d’envie, d’un air de convoitise injurieuse, la sœur de votre prince, laquelle ne vous est pas fiancée, laquelle n’est pas, laquelle ne peut pas être votre maîtresse ; vous faites donc affront à ceux qui, comme nous, viennent chercher une jeune fille pour la conduire à son époux. »

– Tu lui as dit cela ? demanda de Guiche en rougissant.

– En propres termes ; j’ai même été plus loin.

De Guiche fit un mouvement.

– Je lui ai dit : « De quel œil nous regarderiez-vous, si vous aperceviez parmi nous un homme assez insensé, assez déloyal, pour concevoir d’autres sentiments que le plus pur respect à l’égard d’une princesse destinée à notre maître ? »

Ces paroles étaient tellement à l’adresse de de Guiche, que de Guiche pâlit, et, saisi d’un tremblement subit, ne put tendre que machinalement une main vers Raoul, tandis que de l’autre il se couvrait les yeux et le front.

– Mais, continua Raoul sans s’arrêter à cette démonstration de son ami, Dieu merci ! les Français, que l’on proclame légers, indiscrets, inconsidérés, savent appliquer un jugement sain et une saine morale à l’examen des questions de haute convenance. « Or, ai-je ajouté, sachez, monsieur de Buckingham, que nous autres, gentilshommes de France, nous servons nos rois en leur sacrifiant nos passions aussi bien que notre fortune et notre vie ; et quand, par hasard, le démon nous suggère une de ces mauvaises pensées qui incendient le cœur, nous éteignons cette flamme, fût-ce en l’arrosant de notre sang. De cette façon, nous sauvons trois honneurs à la fois : celui de notre pays, celui de notre maître et le nôtre. Voilà, monsieur de Buckingham, comme nous agissons ; voilà comment tout homme de cœur doit agir. » Et voilà, mon cher de Guiche, continua Raoul, comment j’ai parlé à M. de Buckingham ; aussi s’est-il rendu sans résistance à mes raisons.

De Guiche, courbé jusqu’alors sous la parole de Raoul, se redressa, les yeux fiers et la main fiévreuse, il saisit la main de Raoul ; les pommettes de ses joues, après avoir été froides comme la glace, étaient de flamme.

– Et tu as bien parlé, dit-il d’une voix étranglée ; et tu es un brave ami, Raoul, merci ; maintenant, je t’en supplie, laisse-moi seul.

– Tu le veux ?

– Oui, j’ai besoin de repos. Beaucoup de choses ont ébranlé aujourd’hui ma tête et mon cœur ; demain, quand tu reviendras, je ne serai plus le même homme.

– Et bien ! soit, je te laisse, dit Raoul en se retirant.

Le comte fit un pas vers son ami, et l’étreignit cordialement entre ses bras.

Mais, dans cette étreinte amicale, Raoul put distinguer le frissonnement d’une grande passion combattue.

La nuit était fraîche, étoilée, splendide ; après la tempête, la chaleur du soleil avait ramené partout la vie, la joie et la sécurité. Il s’était formé au ciel quelques nuages longs et effilés dont la blancheur azurée promettait une série de beaux jours tempérés par une brise de l’est. Sur la place de l’hôtel, de grandes ombres coupées de larges rayons lumineux formaient comme une gigantesque mosaïque aux dalles noires et blanches. Bientôt tout s’endormit dans la ville ; il resta une faible lumière dans l’appartement de Madame, qui donnait sur la place, et cette douce clarté de la lampe affaiblie semblait une image de ce calme sommeil d’une jeune fille, dont la vie à peine se manifeste, à peine est sensible, et dont la flamme se tempère aussi quand le corps est endormi. Bragelonne sortit de sa tente avec la démarche lente et mesurée de l’homme curieux de voir et jaloux de n’être point vu. Alors, abrité derrière les rideaux épais, embrassant toute la place d’un seul coup d’œil, il vit, au bout d’un instant, les rideaux de la tente de de Guiche s’entrouvrir et s’agiter.

Derrière les rideaux se dessinait l’ombre de de Guiche, dont les yeux brillaient dans l’obscurité, attachés ardemment sur le salon de Madame, illuminé doucement par la lumière intérieure de l’appartement.

Cette douce lueur qui colorait les vitres était l’étoile du comte. On voyait monter jusqu’à ses yeux l’aspiration de son âme tout entière. Raoul, perdu dans l’ombre, devinait toutes les pensées passionnées qui établissaient entre la tente du jeune ambassadeur et le balcon de la princesse un lien mystérieux et magique de sympathie ; lien formé par des pensées empreintes d’une telle volonté, d’une telle obsession, qu’elles sollicitaient certainement les rêves amoureux à descendre sur cette couche parfumée que le comte dévorait avec les yeux de l’âme.

Mais de Guiche et Raoul n’étaient pas les seuls qui veillassent. La fenêtre d’une des maisons de la place était ouverte ; c’était la fenêtre d’une maison habitée par Buckingham.

Sur la lumière qui jaillissait hors de cette dernière fenêtre se détachait en vigueur la silhouette du duc, qui, mollement appuyé sur la traverse sculptée et garnie de velours, envoyait au balcon de Madame ses vœux et les folles visions de son amour.

Bragelonne ne put s’empêcher de sourire.

– Voilà un pauvre cœur bien assiégé, dit-il en songeant à Madame.

Puis, faisant un retour compatissant vers Monsieur :

– Et voilà un pauvre mari bien menacé, ajouta-t-il ; bien lui est d’être un grand prince et d’avoir une armée pour garder son bien.

Bragelonne épia pendant quelque temps le manège des deux soupirants, écouta le ronflement sonore, incivil, de Manicamp, qui ronflait avec autant de fierté que s’il eût eu son habit bleu au lieu d’avoir son habit violet, se tourna vers la brise qui apportait à lui le chant lointain d’un rossignol ; puis, après avoir fait sa provision de mélancolie, autre maladie nocturne, il rentra se coucher en songeant, pour son propre compte, que peut-être quatre ou six yeux tout aussi ardents que ceux de de Guiche ou de Buckingham couvaient son idole à lui dans le château de Blois.

– Et ce n’est pas une bien solide garnison que Mlle de Montalais, dit-il tout bas en soupirant tout haut.

Chapitre LXXXVII – Du Havre à Paris §

Le lendemain, les fêtes eurent lieu avec toute la pompe et toute l’allégresse que les ressources de la ville et la disposition des esprits pouvaient donner.

Pendant les dernières heures passées au Havre, le départ avait été préparé.

Madame, après avoir fait ses adieux à la flotte anglaise et salué une dernière fois la patrie en saluant son pavillon, monta en carrosse au milieu d’une brillante escorte.

De Guiche espérait que le duc de Buckingham retournerait avec l’amiral en Angleterre ; mais Buckingham parvint à prouver à la reine que ce serait une inconvenance de laisser arriver Madame presque abandonnée à Paris.

Ce point une fois arrêté, que Buckingham accompagnerait Madame, le jeune duc se choisit une cour de gentilshommes et d’officiers destinés à lui faire cortège à lui-même ; en sorte que ce fut une armée qui s’achemina vers Paris, semant l’or et jetant les démonstrations brillantes au milieu des villes et des villages qu’elle traversait.

Le temps était beau. La France était belle à voir, surtout de cette route que traversait le cortège. Le printemps jetait ses fleurs et ses feuillages embaumés sur les pas de cette jeunesse. Toute la Normandie, aux végétations plantureuses, aux horizons bleus, aux fleuves argentés, se présentait comme un paradis pour la nouvelle sœur du roi. Ce n’était que fêtes et enivrements sur la route. De Guiche et Buckingham oubliaient tout : de Guiche pour réprimer les nouvelles tentatives de l’Anglais, Buckingham pour réveiller dans le cœur de la princesse un souvenir plus vif de la patrie à laquelle se rattachait la mémoire des jours heureux.

Mais, hélas ! le pauvre duc pouvait s’apercevoir que l’image de sa chère Angleterre s’effaçait de jour en jour dans l’esprit de Madame, à mesure que s’y imprimait plus profondément l’amour de la France. En effet, il pouvait s’apercevoir que tous ces petits soins n’éveillaient aucune reconnaissance, et il avait beau cheminer avec grâce sur l’un des plus fougueux coursiers du Yorkshire, ce n’était que par hasard et accidentellement que les yeux de la princesse tombaient sur lui.

En vain essayait-il, pour fixer sur lui un de ses regards égarés dans l’espace ou arrêtés ailleurs, de faire produire à la nature animale tout ce qu’elle peut réunir de force, de vigueur, de colère et d’adresse : en vain, surexcitant le cheval aux narines de feu, le lançait-il, au risque de se briser mille fois contre les arbres ou de rouler dans les fossés, pardessus les barrières et sur la déclivité des rapides collines, Madame, attirée par le bruit, tournait un moment la tête, puis, souriant légèrement, revenait à ses gardiens fidèles, Raoul et de Guiche, qui chevauchaient tranquillement aux portières de son carrosse.

Alors Buckingham se sentait en proie à toutes les tortures de la jalousie ; une douleur inconnue, inouïe, brûlante, se glissait dans ses veines et allait assiéger son cœur ; alors, pour prouver qu’il comprenait sa folie, et qu’il voulait racheter par la plus humble soumission ses torts d’étourderie, il domptait son cheval et le forçait, tout ruisselant de sueur, tout blanchi d’une écume épaisse, à ronger son frein près du carrosse, dans la foule des courtisans.

Quelquefois il obtenait pour récompense un mot de Madame, et encore ce mot lui semblait-il un reproche.

– Bien ! monsieur de Buckingham, disait-elle, vous voilà raisonnable.

Ou un mot de Raoul.

– Vous tuez votre cheval, monsieur de Buckingham.

Et Buckingham écoutait patiemment Raoul, car il sentait instinctivement, sans qu’aucune preuve lui en eût été donnée, que Raoul était le modérateur des sentiments de de Guiche, et que, sans Raoul, déjà quelque folle démarche, soit du comte, soit de lui, Buckingham, eût amené une rupture, un éclat, un exil peut-être. Depuis la fameuse conversation que les deux jeunes gens avaient eue dans les tentes du Havre, et dans laquelle Raoul avait fait sentir au duc l’inconvenance de ses manifestations, Buckingham était comme malgré lui attiré vers Raoul.

Souvent il engageait la conversation avec lui, et presque toujours c’était pour lui parler ou de son père, ou de d’Artagnan, leur ami commun, dont Buckingham était presque aussi enthousiaste que Raoul. Raoul affectait principalement de ramener l’entretien sur ce sujet devant de Wardes, qui pendant tout le voyage avait été blessé de la supériorité de Bragelonne, et surtout de son influence sur l’esprit de de Guiche. De Wardes avait cet œil fin et inquisiteur qui distingue toute mauvaise nature ; il avait remarqué sur-le-champ la tristesse de de Guiche et ses aspirations amoureuses vers la princesse.

Au lieu de traiter le sujet avec la réserve de Raoul, au lieu de ménager dignement comme ce dernier les convenances et les devoirs, de Wardes attaquait avec résolution chez le comte cette corde toujours sonore de l’audace juvénile et de l’orgueil égoïste. Or, il arriva qu’un soir, pendant une halte à Mantes, de Guiche et de Wardes causant ensemble appuyés à une barrière, Buckingham et Raoul causant de leur côté en se promenant, Manicamp faisant sa cour aux princesses, qui déjà le traitaient sans conséquence à cause de la souplesse de son esprit, de la bonhomie civile de ses manières et de son caractère conciliant :

– Avoue, dit de Wardes au comte, que te voilà bien malade et que ton pédagogue ne te guérit pas.

– Je ne te comprends pas, dit le comte.

– C'est facile cependant : tu dessèches d’amour.

– Folie, de Wardes, folie !

– Ce serait folie, oui, j’en conviens, si Madame était indifférente à ton martyr ; mais elle le remarque à un tel point qu’elle se compromet, et je tremble qu’en arrivant à Paris ton pédagogue, M. de Bragelonne, ne vous dénonce tous les deux.

– De Wardes ! de Wardes ! encore une attaque à Bragelonne !

– Allons, trêve d’enfantillage, reprit à demi-voix le mauvais génie du comte ; tu sais aussi bien que moi tout ce que je veux dire ; tu vois bien, d’ailleurs, que le regard de la princesse s’adoucit en te parlant ; tu comprends au son de sa voix qu’elle se plaît à entendre la tienne ; tu sens qu’elle entend les vers que tu lui récites, et tu ne nieras point que chaque matin elle ne te dise qu’elle a mal dormi ?

– C'est vrai, de Wardes, c’est vrai ; mais à quoi bon me dire tout cela ?

– N'est-il pas important de voir clairement les choses ?

– Non quand les choses qu’on voit peuvent vous rendre fou.

Et il se retourna avec inquiétude du côté de la princesse, comme si, tout en repoussant les insinuations de de Wardes, il eût voulu en chercher la confirmation dans ses yeux.

– Tiens ! tiens ! dit de Wardes, regarde, elle t’appelle, entends-tu ? Allons, profite de l’occasion, le pédagogue n’est pas là.

De Guiche n’y put tenir ; une attraction invincible l’attirait vers la princesse.

De Wardes le regarda en souriant.

– Vous vous trompez, monsieur, dit tout à coup Raoul en enjambant la barrière où, un instant auparavant, s’adossaient les deux causeurs ; le pédagogue est là et il vous écoute.

De Wardes, à la voix de Raoul qu’il reconnut sans avoir besoin de le regarder, tira son épée à demi.

– Rentrez votre épée, dit Raoul ; vous savez bien que, pendant le voyage que nous accomplissons, toute démonstration de ce genre serait inutile. Rentrez votre épée, mais aussi rentrez votre langue. Pourquoi mettez-vous dans le cœur de celui que vous nommez votre ami tout le fiel qui ronge le vôtre ? À moi, vous voulez faire haïr un honnête homme, ami de mon père et des miens ! Au comte, vous voulez faire aimer une femme destinée à votre maître ! En vérité, monsieur, vous seriez un traître et un lâche à mes yeux, si, bien plus justement, je ne vous regardais comme un fou.

– Monsieur, s’écria de Wardes exaspéré, je ne m’étais donc pas trompé en vous appelant un pédagogue ! Ce ton que vous affectez, cette forme dont vous faites la vôtre, est celle d’un jésuite fouetteur et non celle d’un gentilhomme Quittez donc, je vous prie, vis-à-vis de moi, cette forme et ce ton. Je hais M. d’Artagnan parce qu’il a commis une lâcheté envers mon père.

– Vous mentez, monsieur, dit froidement Raoul.

– Oh ! s’écria de Wardes, vous me donnez un démenti, monsieur ?

– Pourquoi pas, si ce que vous dites est faux ?

– Vous me donnez un démenti et vous ne mettez pas l’épée à la main ?

– Monsieur, je me suis promis à moi-même de ne vous tuer que lorsque nous aurons remis Madame à son époux.

– Me tuer ? oh ! votre poignée de verges ne tue point ainsi, monsieur le pédant.

– Non, répliqua froidement Raoul, mais l’épée de M. d’Artagnan tue ; et non seulement j’ai cette épée, monsieur, mais c’est lui qui m’a appris à m’en servir, et c’est avec cette épée, monsieur, que je vengerai, en temps utile, son nom outragé par vous.

– Monsieur, monsieur ! s’écria de Wardes, prenez garde ! Si vous ne me rendez pas raison sur-le-champ, tous les moyens me seront bons pour me venger !

– Oh ! Oh ! monsieur ! fit Buckingham en apparaissant tout à coup sur le théâtre de la scène, voilà une menace qui frise l’assassinat, et qui, par conséquent, est d’assez mauvais goût pour un gentilhomme.

– Vous dites, monsieur le duc ? dit de Wardes en se retournant.

– Je dis que vous venez de prononcer des paroles qui sonnent mal à mes oreilles anglaises.

– Eh bien ! monsieur, si ce que vous dites est vrai, s’écria de Wardes exaspéré, tant mieux ! je trouverai au moins en vous un homme qui ne me glissera pas entre les doigts. Prenez donc mes paroles comme vous l’entendez.

– Je les prends comme il faut, monsieur, répondit Buckingham avec ce ton hautain qui lui était particulier et qui donnait, même dans la conversation ordinaire, le ton de défi à ce qu’il disait ; M. de Bragelonne est mon ami, vous insultez M. de Bragelonne, vous me rendrez raison de cette insulte.

De Wardes jeta un regard sur Bragelonne, qui, fidèle à son rôle, demeurait calme et froid, même devant le défi du duc.

– Et d’abord, il paraît que je n’insulte pas M. de Bragelonne, puisque M. de Bragelonne, qui a une épée au côté, ne se regarde pas comme insulté.

– Mais, enfin, vous insultez quelqu’un ?

– Oui, j’insulte M. d’Artagnan, reprit de Wardes, qui avait remarqué que ce nom était le seul aiguillon avec lequel il pût éveiller la colère de Raoul.

– Alors, dit Buckingham, c’est autre chose.

– N'est-ce pas ? dit de Wardes. C'est donc aux amis de M. d’Artagnan de le défendre.

– Je suis tout à fait de votre avis, monsieur, répondit l’Anglais, qui avait retrouvé tout son flegme ; pour M. de Bragelonne offensé, je ne pouvais, raisonnablement, prendre le parti de M. de Bragelonne, puisqu’il est là ; mais dès qu’il est question de M. d’Artagnan…

– Vous me laissez la place, n’est-ce pas, monsieur ? dit de Wardes.

– Non pas, au contraire, je dégaine, dit Buckingham en tirant son épée du fourreau, car si M. d’Artagnan a offensé monsieur votre père, il a rendu ou, du moins, il a tenté de rendre un grand service au mien.

De Wardes fit un mouvement de stupeur.

– M. d’Artagnan, poursuivit Buckingham, est le plus galant gentilhomme que je connaisse. Je serai donc enchanté, lui ayant des obligations personnelles, de vous les payer, à vous, d’un coup d’épée.

Et, en même temps, Buckingham tira gracieusement son épée, salua Raoul et se mit en garde.

De Wardes fit un pas pour croiser le fer.

– Là ! là ! messieurs, dit Raoul en s’avançant et en posant à son tour son épée nue entre les combattants, tout cela ne vaut pas la peine qu’on s’égorge presque aux yeux de la princesse. M. de Wardes dit du mal de M. d’Artagnan, mais il ne connaît même pas M. d’Artagnan.

– Oh ! oh ! fit de Wardes en grinçant des dents et en abaissant la pointe de son épée sur le bout de sa botte ; vous dites que moi, je ne connais pas M. d’Artagnan ?

– Eh ! non, vous ne le connaissez pas, reprit froidement Raoul, et même vous ignorez où il est.

– Moi ! j’ignore où il est ?

– Sans doute, il faut bien que cela soit ainsi, puisque vous cherchez, à son propos, querelle à des étrangers, au lieu d’aller trouver M. d’Artagnan où il est.

De Wardes pâlit.

– Eh bien ! je vais vous le dire, moi, monsieur, où il est, continua Raoul ; M. d’Artagnan est à Paris ; il loge au Louvre quand il est de service, rue des Lombards quand il ne l’est pas ; M. d’Artagnan est parfaitement trouvable à l’un ou l’autre de ces deux domiciles ; donc, ayant tous les griefs que vous avez contre lui, vous n’êtes point un galant homme en ne l’allant point quérir, pour qu’il vous donne la satisfaction que vous semblez demander à tout le monde, excepté à lui.

De Wardes essuya son front ruisselant de sueur.

– Fi ! monsieur de Wardes, continua Raoul, il ne sied point d’être ainsi ferrailleur quand nous avons des édits contre les duels. Songez-y : le roi nous en voudrait de notre désobéissance, surtout dans un pareil moment, et le roi aurait raison.

– Excuses ! murmura de Wardes, prétextes !

– Allons donc, reprit Raoul, vous dites là des billevesées, mon cher monsieur de Wardes ; vous savez bien que M. le duc de Buckingham est un galant homme qui a tiré l’épée dix fois et qui se battra bien onze. Il porte un nom qui oblige, que diable ! Quant à moi, n’est-ce pas ? vous savez bien que je me bats aussi. Je me suis battu à Lens, à Bléneau, aux Dunes, en avant des canonniers, à cent pas en avant de la ligne, tandis que vous, par parenthèse, vous étiez à cent pas en arrière. Il est vrai que là-bas il y avait beaucoup trop de monde pour que l’on vît votre bravoure, c’est pourquoi vous la cachiez ; mais ici ce serait un spectacle, un scandale, vous voulez faire parler de vous, n’importe de quelle façon. Eh bien ! ne comptez pas sur moi, monsieur de Wardes, pour vous aider dans ce projet, je ne vous donnerai pas ce plaisir.

– Ceci est plein de raison, dit Buckingham en rengainant son épée, et je vous demande pardon, monsieur de Bragelonne, de m’être laissé entraîner à un premier mouvement.

Mais, au contraire, de Wardes furieux fit un bond en avant, et l’épée haute, menaçant Raoul, qui n’eut que le temps d’arriver à une parade de quarte.

– Eh ! monsieur, dit tranquillement Bragelonne, prenez donc garde, vous allez m’éborgner.

– Mais vous ne voulez pas vous battre ! s’écria M. de Wardes.

– Non, pas pour le moment ; mais voilà ce que je vous promets aussitôt notre arrivée à Paris : je vous mènerai à M. d’Artagnan, auquel vous conterez les griefs que vous pourrez avoir contre lui. M. d’Artagnan demandera au roi la permission de vous allonger un coup d’épée, le roi la lui accordera, et, le coup d’épée reçu, eh bien ! mon cher monsieur de Wardes, vous considérerez d’un œil plus calme les préceptes de l’Évangile qui commandent l’oubli des injures.

– Ah ! s’écria de Wardes furieux de ce sang-froid, on voit bien que vous êtes à moitié bâtard, monsieur de Bragelonne !

Raoul devint pâle comme le col de sa chemise ; son œil lança un éclair qui fit reculer de Wardes.

Buckingham lui-même en fut ébloui, et se jeta entre les deux adversaires, qu’il s’attendait à voir se précipiter l’un sur l’autre. De Wardes avait réservé cette injure pour la dernière ; il serrait convulsivement son épée et attendait le choc.

– Vous avez raison, monsieur, dit Raoul en faisant un violent effort sur lui-même, je ne connais que le nom de mon père ; mais je sais trop combien M. le comte de La Fère est homme de bien et d’honneur pour craindre un seul instant, comme vous semblez le dire, qu’il y ait une tache sur ma naissance. Cette ignorance où je suis du nom de ma mère est donc seulement pour moi un malheur et non un opprobre. Or, vous manquez de loyauté, monsieur ; vous manquez de courtoisie en me reprochant un malheur. N'importe, l’insulte existe, et, cette fois, je me tiens pour insulté ! Donc, c’est chose convenue : après avoir vidé votre querelle avec M. d’Artagnan, vous aurez affaire à moi, s’il vous plaît.

– Oh ! oh ! répondit de Wardes avec un sourire amer, j’admire votre prudence, monsieur ; tout à l’heure vous me promettiez un coup d’épée de M. d’Artagnan, et c’est après ce coup d’épée, déjà reçu par moi, que vous m’offrez le vôtre.

– Ne vous inquiétez point, répondit Raoul avec une sourde colère ; M. d’Artagnan est un habile homme en fait d’armes et je lui demanderai cette grâce qu’il fasse pour vous ce qu’il a fait pour monsieur votre père, c’est-à-dire qu’il ne vous tue pas tout à fait, afin qu’il me laisse le plaisir, quand vous serez guéri, de vous tuer sérieusement, car vous êtes un méchant cœur, monsieur de Wardes, et l’on ne saurait, en vérité, prendre trop de précautions contre vous.

– Monsieur, j’en prendrai contre vous-même, dit de Wardes, soyez tranquille.

– Monsieur, fit Buckingham, permettez-moi de traduire vos paroles par un conseil que je vais donner à M. de Bragelonne : monsieur de Bragelonne, portez une cuirasse.

De Wardes serra les poings.

– Ah ! je comprends, dit-il, ces messieurs attendent le moment où ils auront pris cette précaution pour se mesurer contre moi.

– Allons ! monsieur, dit Raoul, puisque vous le voulez absolument, finissons-en.

Et il fit un pas vers de Wardes en étendant son épée.

– Que faites-vous ? demanda Buckingham.

– Soyez tranquille, dit Raoul, ce ne sera pas long.

De Wardes tomba en garde : les fers se croisèrent. De Wardes s’élança avec une telle précipitation sur Raoul, qu’au premier froissement du fer, il fut évident pour Buckingham que Raoul ménageait son adversaire.

Buckingham recula d’un pas et regarda la lutte. Raoul était calme comme s’il eût joué avec un fleuret, au lieu de jouer avec une épée ; il dégagea son arme engagée jusqu’à la poignée en faisant un pas de retraite, para avec des contres les trois ou quatre coups que lui porta de Wardes ; puis, sur une menace en quarte basse que de Wardes para par le cercle, il lia l’épée et l’envoya à vingt pas de l’autre côté de la barrière.

Puis, comme de Wardes demeurait désarmé et étourdi, Raoul remit son épée au fourreau, le saisit au collet et à la ceinture et le jeta de l’autre côté de la barrière, frémissant et hurlant de rage.

– Au revoir ! au revoir ! murmura de Wardes en se relevant et en ramassant son épée.

– Eh ! pardieu ! dit Raoul, je ne vous répète pas autre chose depuis une heure.

Puis, se retournant vers Buckingham :

– Duc, dit-il, pas un mot de tout cela, je vous en supplie ; je suis honteux d’en être venu à cette extrémité, mais la colère m’a emporté. Je vous en demande pardon, oubliez.

– Ah ! cher vicomte, dit le duc en serrant cette main si rude et si loyale à la fois, vous me permettrez bien de me souvenir, au contraire, et de me souvenir de votre salut, cet homme est dangereux, il vous tuera.

– Mon père, répondit Raoul, a vécu vingt ans sous la menace d’un ennemi bien plus redoutable, et il n’est pas mort. Je suis d’un sang que Dieu favorise, monsieur le duc.

– Votre père avait de bons amis, vicomte.

– Oui, soupira Raoul, des amis comme il n’y en a plus.

– Oh ! ne dites point cela, je vous en supplie, au moment où je vous offre mon amitié.

Et Buckingham ouvrit ses bras à Bragelonne, qui reçut avec joie l’alliance offerte.

– Dans ma famille, ajouta Buckingham, on meurt pour ceux que l’on aime, vous savez cela, monsieur de Bragelonne.

– Oui, duc, je le sais, répondit Raoul.

Chapitre LXXXVIII – Ce que le Chevalier de Lorraine pensait de Madame §

Rien ne troubla plus la sécurité de la route. Sous un prétexte qui ne fit pas grand bruit, M. de Wardes s’échappa pour prendre les devants.

Il emmena Manicamp, dont l’humeur égale et rêveuse lui servait de balance.

Il est à remarquer que les esprits querelleurs et inquiets trouvent toujours une association à faire avec des caractères doux et timides, comme si les uns cherchaient dans le contraste un repos à leur humeur, les autres une défense pour leur propre faiblesse.

Buckingham et Bragelonne, initiant de Guiche à leur amitié, formaient tout le long de la route un concert de louanges en l’honneur de la princesse.

Seulement Bragelonne avait obtenu que ce concert fût donné par trios au lieu de procéder par solos comme de Guiche et son rival semblaient en avoir la dangereuse habitude.

Cette méthode d’harmonie plut beaucoup à Madame Henriette, la reine mère ; elle ne fut peut-être pas autant du goût de la jeune princesse, qui était coquette comme un démon, et qui, sans crainte pour sa voix, cherchait les occasions du péril. Elle avait, en effet, un de ces cœurs vaillants et téméraires qui se plaisent dans les extrêmes de la délicatesse et cherchent le fer avec un certain appétit de la blessure. Aussi ses regards, ses sourires, ses toilettes, projectiles inépuisables, pleuvaient-ils sur les trois jeunes gens, les criblaient-ils, et de cet arsenal sans fond sortaient encore des œillades, des baisemains et mille autres délices qui allaient férir à distance les gentilshommes de l’escorte, les bourgeois, les officiers des villes que l’on traversait, les pages, le peuple, les laquais : c’était un ravage général, une dévastation universelle.

Lorsque Madame arriva à Paris, elle avait fait en chemin cent mille amoureux, et ramenait à Paris une demi-douzaine de fous et deux aliénés.

Raoul seul, devinant toute la séduction de cette femme, et parce qu’il avait le cœur rempli, n’offrant aucun vide où pût se placer une flèche, Raoul arriva froid et défiant dans la capitale du royaume. Parfois, en route, il causait avec la reine d’Angleterre de ce charme enivrant que laissait Madame autour d’elle, et la mère, que tant de malheurs et de déceptions laissaient expérimentée, lui répondait :

– Henriette devait être une femme illustre, soit qu’elle fût née sur le trône, soit qu’elle fût née dans l’obscurité ; car elle est femme d’imagination, de caprice et de volonté.

De Wardes et Manicamp, éclaireurs et courriers, avaient annoncé l’arrivée de la princesse. Le cortège vit, à Nanterre, apparaître une brillante escorte de cavaliers et de carrosses.

C'était Monsieur qui, suivi du chevalier de Lorraine et de ses favoris, suivis eux-mêmes d’une partie de la maison militaire du roi, venait saluer sa royale fiancée.

Dès Saint-Germain, la princesse et sa mère avaient changé le coche de voyage, un peu lourd, un peu fatigué par la route, contre un élégant et riche coupé traîné par six chevaux, harnachés de blanc et d’or. Dans cette sorte de calèche apparaissait, comme sur un trône sous le parasol de soie brodée à longues franges de plumes, la jeune et belle princesse, dont le visage radieux recevait les reflets rosés si doux à sa peau de nacre.

Monsieur, en arrivant près du carrosse, fut frappé de cet éclat ; il témoigna son admiration en termes assez explicites pour que le chevalier de Lorraine haussât les épaules dans le groupe des courtisans, et pour que le comte de Guiche et Buckingham fussent frappés au cœur. Après les civilités faites et le cérémonial accompli, tout le cortège reprit plus lentement la route de Paris. Les présentations avaient eu lieu légèrement. M. de Buckingham avait été désigné à Monsieur avec les autres gentilshommes anglais. Monsieur n’avait donné à tous qu’une attention assez légère. Mais en chemin, comme il vit le duc s’empresser avec la même ardeur que d’habitude aux portières de la calèche :

– Quel est ce cavalier ? demanda-t-il au chevalier de Lorraine, son inséparable.

– On l’a présenté tout à l’heure à Votre Altesse, répliqua le chevalier de Lorraine ; c’est le beau duc de Buckingham.

– Ah ! c’est vrai.

– Le chevalier de Madame, ajouta le favori avec un tour et un ton que les seuls envieux peuvent donner aux phrases les plus simples.

– Comment ! que veux-tu dire ? répliqua le prince toujours chevauchant.

– J'ai dit le chevalier.

– Madame a-t-elle donc un chevalier attitré ?

– Dame ! il me semble que vous le voyez comme moi ; regardez-les seulement rire, et folâtrer, et faire du Cyrus tous les deux.

– Tous les trois.

– Comment, tous les trois ?

– Sans doute ; tu vois bien que de Guiche en est.

– Certes !… Oui, je le vois bien… Mais qu’est-ce que cela prouve ?… Que Madame a deux chevaliers au lieu d’un.

– Tu envenimes tout, vipère.

– Je n’envenime rien. Ah ! monseigneur, que vous avez l’esprit mal fait ! Voilà qu’on fait les honneurs du royaume de France à votre femme et vous n’êtes pas content.

Le duc d’Orléans redoutait la verve satirique du chevalier, lorsqu’il la sentait montée à un certain degré de vigueur. Il coupa court.

– La princesse est jolie, dit-il négligemment comme s’il s’agissait d’une étrangère.

– Oui, répliqua sur le même ton le chevalier.

– Tu dis ce oui comme un non. Elle a des yeux noirs fort beaux, ce me semble.

– Petits.

– C'est vrai, mais brillants. Elle est d’une taille avantageuse.

– La taille est un peu gâtée, monseigneur.

– Je ne dis pas non. L'air est noble.

– Mais le visage est maigre.

– Les dents m’ont paru admirables.

– On les voit. La bouche est assez grande. Dieu merci ! décidément, monseigneur, j’avais tort ; vous êtes plus beau que votre femme.

– Et trouves-tu aussi que je sois plus beau que Buckingham ? Dis.

– Oh ! oui, et il le sent bien, allez ; car, voyez-le, il redouble de soins près de Madame pour que vous ne l’effaciez pas.

Monsieur fit un mouvement d’impatience ; mais, comme il vit un sourire de triomphe passer sur les lèvres du chevalier, il remit son cheval au pas.

– Au fait, dit-il, pourquoi m’occuperais-je plus longtemps de ma cousine ? Est-ce que je ne la connais pas ? est-ce que je n’ai pas été élevé avec elle ? est-ce que je ne l’ai pas vue tout enfant au Louvre ?

– Ah ! pardon, mon prince, il y a un changement d’opéré en elle, fit le chevalier. À cette époque dont vous parlez, elle était un peu moins brillante, et surtout beaucoup moins fière ; ce soir surtout, vous en souvient-il, monseigneur, où le roi ne voulait pas danser avec elle, parce qu’il la trouvait laide et mal vêtue ?

Ces mots firent froncer le sourcil au duc d’Orléans. Il était, en effet, assez peu flatteur pour lui d’épouser une princesse dont le roi n’avait pas fait grand cas dans sa jeunesse.

Peut-être allait-il répondre, mais en ce moment de Guiche quittait le carrosse pour se rapprocher du prince. De loin, il avait vu le prince et le chevalier, et il semblait, l’oreille inquiète, chercher à deviner les paroles qui venaient d’être échangées entre Monsieur et son favori.

Ce dernier, soit perfidie, soit impudence, ne prit pas la peine de dissimuler.

– Comte, dit-il, vous êtes de bon goût.

– Merci du compliment, répondit de Guiche ; mais à quel propos me dites vous cela ?

– Dame ! j’en appelle à Son Altesse.

– Sans doute, dit Monsieur, et Guiche sait bien que je pense qu’il est parfait cavalier.

– Ceci posé, je reprends, comte ; vous êtes auprès de Madame depuis huit jours, n’est-ce pas ?

– Sans doute, répondit de Guiche rougissant malgré lui.

– Et bien ! dites-nous franchement ce que vous pensez de sa personne.

– De sa personne ? reprit de Guiche stupéfait.

– Oui, de sa personne, de son esprit, d’elle, enfin…

Étourdi de cette question, de Guiche hésita à répondre.

– Allons donc ! allons donc, de Guiche ! reprit le chevalier en riant, dis ce que tu penses, sois franc : Monsieur l’ordonne.

– Oui, oui, sois franc, dit le prince.

De Guiche balbutia quelques mots inintelligibles.

– Je sais bien que c’est délicat, reprit Monsieur ; mais, enfin, tu sais qu’on peut tout me dire, à moi. Comment la trouves-tu ?

Pour cacher ce qui se passait en lui, de Guiche eut recours à la seule défense qui soit au pouvoir de l’homme surpris : il mentit.

– Je ne trouve Madame, dit-il, ni bien ni mal, mais cependant mieux que mal.

– Eh ! cher comte, s’écria le chevalier, vous qui aviez fait tant d’extases et de cris à la vue de son portrait !

De Guiche rougit jusqu’aux oreilles. Heureusement son cheval un peu vif lui servit, par un écart, à dissimuler cette rougeur.

– Le portrait !… murmura-t-il en se rapprochant, quel portrait ?

Le chevalier ne l’avait pas quitté du regard.

– Oui, le portrait. La miniature n’était-elle donc pas ressemblante ?

– Je ne sais. J'ai oublié ce portrait ; il s’est effacé de mon esprit.

– Il avait fait pourtant sur vous une bien vive impression, dit le chevalier.

– C'est possible.

– A-t-elle de l’esprit, au moins ? demanda le duc.

– Je le crois, monseigneur.

– Et M. de Buckingham, en a-t-il ? dit le chevalier.

– Je ne sais.

– Moi, je suis d’avis qu’il en a, répliqua le chevalier, car il fait rire Madame, et elle paraît prendre beaucoup de plaisir en sa société, ce qui n’arrive jamais à une femme d’esprit quand elle se trouve dans la compagnie d’un sot.

– Alors c’est qu’il a de l’esprit, dit naïvement de Guiche, au secours duquel Raoul arriva soudain, le voyant aux prises avec ce dangereux interlocuteur, dont il s’empara et qu’il força ainsi de changer d’entretien.

L'entrée se fit brillante et joyeuse. Le roi, pour fêter son frère, avait ordonné que les choses fussent magnifiquement traitées. Madame et sa mère descendirent au Louvre, à ce Louvre où, pendant les temps d’exil, elles avaient supporté si douloureusement l’obscurité, la misère, les privations. Ce palais inhospitalier pour la malheureuse fille de Henri IV, ces murs nus, ces parquets effondrés, ces plafonds tapissés de toiles d’araignées, ces vastes cheminées aux marbres écornés, ces âtres froids que l’aumône du Parlement avait à peine réchauffés pour elles, tout avait changé de face.

Tentures splendides, tapis épais, dalles reluisantes, peintures fraîches aux larges bordures d’or ; partout des candélabres, des glaces, des meubles somptueux ; partout des gardes aux fières tournures, aux panaches flottants, un peuple de valets et de courtisans dans les antichambres et sur les escaliers.

Dans ces cours où naguère l’herbe poussait encore, comme si cet ingrat de Mazarin eût jugé bon de prouver aux Parisiens que la solitude et le désordre devaient être, avec la misère et le désespoir, le cortège des monarchies abattues ; dans ces cours immenses, muettes, désolées, paradaient des cavaliers dont les chevaux arrachaient aux pavés brillants des milliers d’étincelles.

Des carrosses étaient peuplés de femmes belles et jeunes, qui attendaient, pour la saluer au passage, la fille de cette fille de France qui, durant son veuvage et son exil, n’avait quelquefois pas trouvé un morceau de bois pour son foyer, et un morceau de pain pour sa table, et que dédaignaient les plus humbles serviteurs du château.

Aussi Madame Henriette rentra-t-elle au Louvre avec le cœur plus gonflé de douleur et d’amers souvenirs que sa fille, nature oublieuse et variable, n’y revint avec triomphe et joie.

Elle savait bien que l’accueil brillant s’adressait à l’heureuse mère d’un roi replacé sur le second trône de l’Europe, tandis que l’accueil mauvais s’adressait à elle, fille de Henri IV, punie d’avoir été malheureuse.

Après que les princesses eurent été installées, après qu’elles eurent pris quelque repos, les hommes, qui s’étaient aussi remis de leurs fatigues, reprirent leurs habitudes et leurs travaux. Bragelonne commença par aller voir son père.

Athos était reparti pour Blois.

Il voulut aller voir M. d’Artagnan.

Mais celui-ci, occupé de l’organisation d’une nouvelle maison militaire du roi, était devenu introuvable.

Bragelonne se rabattit sur de Guiche.

Mais le comte avait avec ses tailleurs et avec Manicamp des conférences qui absorbaient sa journée entière. C'était bien pis avec le duc de Buckingham. Celui-ci achetait chevaux sur chevaux, diamants sur diamants. Tout ce que Paris renferme de brodeuses, de lapidaires, de tailleurs, il l’accaparait.

C'était entre lui et de Guiche un assaut plus ou moins courtois pour le succès duquel le duc voulait dépenser un million, tandis que le maréchal de Grammont avait donné soixante mille livres seulement à de Guiche.

Buckingham riait et dépensait son million. De Guiche soupirait et se fût arraché les cheveux sans les conseils de de Wardes.

– Un million ! répétait tous les jours de Guiche ; j’y succomberai. Pourquoi M. le maréchal ne veut-il pas m’avancer ma part de succession ?

– Parce que tu la dévorerais, disait Raoul.

– Eh ! que lui importe ! Si j’en dois mourir, j’en mourrai. Alors je n’aurai plus besoin de rien.

– Mais quelle nécessité de mourir ? disait Raoul.

– Je ne veux pas être vaincu en élégance par un Anglais.

– Mon cher comte, dit alors Manicamp, l’élégance n’est pas une chose coûteuse, ce n’est qu’une chose difficile.

– Oui, mais les choses difficiles coûtent fort cher, et je n’ai que soixante mille livres.

– Pardieu ! dit de Wardes, tu es bien embarrassé ; dépense autant que Buckingham ; ce n’est que neuf cent quarante mille livres de différence.

– Où les trouver ?

– Fais des dettes.

– J'en ai déjà.

– Raison de plus.

Ces avis finirent par exciter tellement de Guiche, qu’il fit des folies quand Buckingham ne faisait que des dépenses.

Le bruit de ces prodigalités épanouissait la mine de tous les marchands de Paris, et de l’hôtel de Buckingham à l’hôtel de Grammont on rêvait des merveilles.

Pendant ce temps, Madame se reposait, et Bragelonne écrivait à Mlle de La Vallière.

Quatre lettres s’étaient déjà échappées de sa plume, et pas une réponse n’arrivait, lorsque le matin même de la cérémonie du mariage, qui devait avoir lieu au Palais-Royal, dans la chapelle, Raoul, à sa toilette, entendit annoncer par son valet :

– M. de Malicorne.

« Que me veut ce Malicorne ? » pensa Raoul.

– Faites attendre, dit-il au laquais.

– C'est un monsieur qui vient de Blois, dit le valet.

– Ah ! faites entrer ! s’écria Raoul vivement.

Malicorne entra, beau comme un astre et porteur d’une épée superbe.

Après avoir salué gracieusement :

– Monsieur de Bragelonne, fit-il, je vous apporte mille civilités de la part d’une dame.

Raoul rougit.

– D'une dame, dit-il, d’une dame de Blois ?

– Oui, monsieur, de Mlle de Montalais.

– Ah ! merci, monsieur, je vous reconnais maintenant, dit Raoul. Et que désire de moi Mlle de Montalais ?

Malicorne tira de sa poche quatre lettres qu’il offrit à Raoul.

– Mes lettres ! est-il possible ! dit celui-ci en pâlissant ; mes lettres encore cachetées !

– Monsieur, ces lettres n’ont plus trouvé à Blois les personnes à qui vous les destiniez ; on vous les retourne.

– Mademoiselle de La Vallière est partie de Blois ? s’écria Raoul.

– Il y a huit jours.

– Et où est-elle ?

– Elle doit être à Paris, monsieur.

– Mais comment sait-on que ces lettres venaient de moi ?

– Mlle de Montalais a reconnu votre écriture et votre cachet, dit Malicorne.

Raoul rougit et sourit.

– C'est fort aimable à Mlle Aure, dit-il ; elle est toujours bonne et charmante.

– Toujours, monsieur.

– Elle eût bien dû me donner un renseignement précis sur Mlle de La Vallière. Je ne chercherais pas dans cet immense Paris.

Malicorne tira de sa poche un autre paquet.

– Peut-être, dit-il, trouverez-vous dans cette lettre ce que vous souhaitez de savoir.

Raoul rompit précipitamment le cachet. L'écriture était de Mlle Aure, et voici ce que renfermait la lettre :

« Paris, Palais-Royal, jour de la bénédiction nuptiale. »

– Que signifie cela ? demanda Raoul à Malicorne ; vous le savez, vous, monsieur ?

– Oui, monsieur le vicomte.

– De grâce, dites-le-moi, alors.

– Impossible, monsieur.

– Pourquoi ?

– Parce que Mlle Aure m’a défendu de le dire.

Raoul regarda ce singulier personnage et resta muet.

– Au moins, reprit-il, est-ce heureux ou malheureux pour moi ?

– Vous verrez.

– Vous êtes sévère dans vos discrétions.

– Monsieur, une grâce.

– En échange de celle que vous ne me faites pas ?

– Précisément.

– Parlez !

– J'ai le plus vif désir de voir la cérémonie et je n’ai pas de billet d’admission, malgré toutes les démarches que j’ai faites pour m’en procurer. Pourriez-vous me faire entrer ?

– Certes.

– Faites cela pour moi, monsieur le vicomte, je vous en supplie.

– Je le ferai volontiers, monsieur ; accompagnez-moi.

– Monsieur, je suis votre humble serviteur.

– Je vous croyais ami de M. de Manicamp ?

– Oui, monsieur. Mais, ce matin, j’ai, en le regardant s’habiller, fait tomber une bouteille de vernis sur son habit neuf, et il m’a chargé l’épée à la main, si bien que j’ai dû m’enfuir. Voilà pourquoi je ne lui ai pas demandé de billet. Il m’eût tué.

– Cela se conçoit, dit Raoul. Je connais Manicamp capable de tuer l’homme assez malheureux pour commettre le crime que vous avez à vous reprocher à ses yeux, mais je réparerai le mal vis-à-vis de vous ; j’agrafe mon manteau, et je suis prêt à vous servir de guide et d’introducteur.

Chapitre LXXXIX – La surprise de mademoiselle de Montalais §

Madame fut mariée au Palais-Royal, dans la chapelle, devant un monde de courtisans sévèrement choisis.

Cependant, malgré la haute faveur qu’indiquait une invitation, Raoul, fidèle à sa promesse, fit entrer Malicorne, désireux de jouir de ce curieux coup d’œil.

Lorsqu’il eut acquitté cet engagement, Raoul se rapprocha de de Guiche, qui, pour contraste avec ses habits splendides, montrait un visage tellement bouleversé par la douleur, que le duc de Buckingham seul pouvait lui disputer l’excès de la pâleur et de l’abattement.

– Prends garde, comte, dit Raoul en s’approchant de son ami et en s’apprêtant à le soutenir au moment où l’archevêque bénissait les deux époux.

En effet, on voyait M. le prince de Condé regardant d’un œil curieux ces deux images de la désolation, debout comme des cariatides aux deux côtés de la nef. Le comte s’observa plus soigneusement. La cérémonie terminée, le roi et la reine passèrent dans le grand salon, où ils se firent présenter Madame et sa suite.

On observa que le roi, qui avait paru très émerveillé à la vue de sa belle sœur, lui fit les compliments les plus sincères. On observa que la reine mère, attachant sur Buckingham un regard long et rêveur, se pencha vers Mme de Motteville pour lui dire :

– Ne trouvez-vous pas qu’il ressemble à son père ?

On observa enfin que Monsieur observait tout le monde et paraissait assez mécontent.

Après la réception des princes et des ambassadeurs, Monsieur demanda au roi la permission de lui présenter, ainsi qu’à Madame, les personnes de sa maison nouvelle.

– Savez-vous, vicomte, demanda tout bas M. le prince à Raoul, si la maison a été formée par une personne de goût, et si nous aurons quelques visages assez propres ?

– Je l’ignore absolument, monseigneur, répondit Raoul.

– Oh ! vous jouez l’ignorance.

– Comment cela, monseigneur ?

– Vous êtes l’ami de de Guiche, qui est des amis du prince.

– C'est vrai, monseigneur : mais la chose ne m’intéressant point, je n’ai fait aucune question à de Guiche, et, de son côté, de Guiche, n’étant point interrogé, ne s’est point ouvert à moi.

– Mais Manicamp ?

– J'ai vu, il est vrai, M. de Manicamp au Havre et sur la route, mais j’ai eu soin d’être aussi peu questionneur vis-à-vis de lui que je l’avais été vis-à-vis de de Guiche. D'ailleurs, M. de Manicamp sait-il quelque chose de tout cela, lui qui n’est qu’un personnage secondaire ?

– Eh ! mon cher vicomte, d’où sortez-vous ? dit le prince ; mais ce sont les personnages secondaires qui, en pareille occasion, ont toute influence, et la preuve, c’est que presque tout s’est fait par la présentation de M. de Manicamp à de Guiche, et de Guiche à Monsieur.

– Eh bien ! monseigneur, j’ignorais cela complètement, dit Raoul, et c’est une nouvelle que Votre Altesse me fait l’honneur de m’apprendre.

– Je veux bien vous croire, quoique ce soit incroyable, et d’ailleurs nous n’aurons pas longtemps à attendre : voici l’escadron volant qui s’avance, comme disait la bonne reine Catherine. Tudieu ! les jolis visages !

Une troupe de jeunes filles s’avançait en effet dans la salle sous la conduite de Mme de Navailles, et nous devons le dire à l’honneur de Manicamp, si en effet il avait pris à cette élection la part que lui accordait le prince de Condé, c’était un coup d’œil fait pour enchanter ceux qui, comme M. le prince, étaient appréciateurs de tous les genres de beauté.

Une jeune femme blonde, qui pouvait avoir vingt à vingt et un ans, et dont les grands yeux bleus dégageaient en s’ouvrant des flammes éblouissantes, marchait la première et fut présentée la première.

– Mlle de Tonnay-Charente, dit à Monsieur la vieille Mme de Navailles.

Et Monsieur répéta en saluant Madame :

– Mlle de Tonnay-Charente.

– Ah ! ah ! celle-ci me paraît assez agréable, dit M. le prince en se retournant vers Raoul… Et d’une.

– En effet, dit Raoul, elle est jolie, quoiqu’elle ait l’air un peu hautain.

– Bah ! nous connaissons ces airs-là, vicomte ; dans trois mois elle sera apprivoisée ; mais regardez donc, voici encore une beauté.

– Tiens, dit Raoul, et une beauté de ma connaissance même.

– Mlle Aure de Montalais, dit Mme de Navailles.

Nom et prénom furent scrupuleusement répétés par Monsieur.

– Grand Dieu ! s’écria Raoul fixant des yeux effarés sur la porte d’entrée.

– Qu'y a-t-il ? demanda le prince, et serait-ce Mlle Aure de Montalais qui vous fait pousser un pareil grand Dieu ?

– Non, monseigneur, non, répondit Raoul tout pâle et tout tremblant.

– Alors si ce n’est Mlle Aure de Montalais, c’est cette charmante blonde qui la suit. De jolis yeux, ma foi ! un peu maigre, mais beaucoup de charme.

– Mlle de La Baume Le Blanc de La Vallière, dit Mme de Navailles.

À ce nom retentissant jusqu’au fond du cœur de Raoul, un nuage monta de sa poitrine à ses yeux.

De sorte qu’il ne vit plus rien et n’entendit plus rien ; de sorte que M. le prince, ne trouvant plus en lui qu’un écho muet à ses railleries, s’en alla voir de plus près les belles jeunes filles que son premier coup d’œil avait déjà détaillées.

– Louise ici ! Louise demoiselle d’honneur de Madame ! murmurait Raoul.

Et ses yeux, qui ne suffisaient pas à convaincre sa raison, erraient de Louise à Montalais.

Au reste, cette dernière s’était déjà défaite de sa timidité d’emprunt, timidité qui ne devait lui servir qu’au moment de la présentation et pour les révérences.

Mlle de Montalais, de son petit coin à elle, regardait avec assez d’assurance tous les assistants, et, ayant retrouvé Raoul, elle s’amusait de l’étonnement profond où sa présence et celle de son amie avaient jeté le pauvre amoureux.

Cet œil mutin, malicieux, railleur, que Raoul voulait éviter, et qu’il revenait interroger sans cesse, mettait Raoul au supplice. Quant à Louise, soit timidité naturelle, soit toute autre raison dont Raoul ne pouvait se rendre compte, elle tenait constamment les yeux baissés, et, intimidée ? éblouie, la respiration brève, elle se retirait le plus qu’elle pouvait à l’écart, impassible même aux coups de coude de Montalais.

Tout cela était pour Raoul une véritable énigme dont le pauvre vicomte eût donné bien des choses pour savoir le mot. Mais nul n’était là pour le lui donner, pas même Malicorne, qui, un peu inquiet de se trouver avec tant de gentilshommes, et assez effaré des regards railleurs de Montalais, avait décrit un cercle, et peu à peu s’était allé placer à quelques pas de M. le prince, derrière le groupe des filles d’honneur, presque à la portée de la voix de Mlle Aure, planète autour de laquelle, humble satellite, il semblait graviter forcément. En revenant à lui, Raoul crut reconnaître à sa gauche des voix connues.

C'était, en effet, de Wardes, de Guiche et le chevalier de Lorraine qui causaient ensemble.

Il est vrai qu’ils causaient si bas, qu’à peine si l’on entendait le souffle de leurs paroles dans la vaste salle.

Parler ainsi de sa place, du haut de sa taille, sans se pencher, sans regarder son interlocuteur, c’était un talent dont les nouveaux venus ne pouvaient atteindre du premier coup la sublimité. Aussi fallait-il une longue étude à ces causeries, qui, sans regards, sans ondulation de tête, semblaient la conversation d’un groupe de statues.

En effet, aux grands cercles du roi et des reines, tandis que Leurs Majestés parlaient et que tous paraissaient les écouter dans un religieux silence, il se tenait bon nombre de ces silencieux colloques dans lesquels l’adulation n’était point la note dominante.

Mais Raoul était un de ces habiles dans cette étude toute d’étiquette, et, au mouvement des lèvres, il eût pu souvent deviner le sens des paroles.

– Qu'est-ce que cette Montalais ? demandait de Wardes. Qu'est-ce que cette La Vallière ? Qu'est-ce que cette province qui nous arrive ?

– La Montalais, dit le chevalier de Lorraine, je la connais : c’est une bonne fille qui amusera la cour. La Vallière, c’est une charmante boiteuse.

– Peuh ! dit de Wardes.

– N'en faites pas fi, de Wardes ; il y a sur les boiteuses des axiomes latins très ingénieux et surtout fort caractéristiques.

– Messieurs, messieurs, dit de Guiche en regardant Raoul avec inquiétude, un peu de mesure, je vous prie.

Mais l’inquiétude du comte, en apparence du moins, était inopportune.

Raoul avait gardé la contenance la plus ferme et la plus indifférente, quoiqu’il n’eût pas perdu un mot de ce qui venait de se dire. Il semblait tenir registre des insolences et des libertés des deux provocateurs pour régler avec eux son compte à l’occasion.

De Wardes devina sans doute cette pensée et continua :

– Quels sont les amants de ces demoiselles ?

– De la Montalais ? fit le chevalier.

– Oui, de la Montalais d’abord.

– Eh bien ! vous ? moi, de Guiche, qui voudra, pardieu !

– Et de l’autre ?

– De Mlle de La Vallière ?

– Oui.

– Prenez garde, messieurs, s’écria de Guiche pour couper court à la réponse du chevalier ; prenez garde, Madame nous écoute.

Raoul enfonçait sa main jusqu’au poignet dans son justaucorps et ravageait sa poitrine et ses dentelles.

Mais justement cet acharnement qu’il voyait se dresser contre de pauvres femmes lui fit prendre une résolution sérieuse.

« Cette pauvre Louise, se dit-il à lui-même, n’est venue ici que dans un but honorable et sous une honorable protection ; mais il faut que je connaisse ce but ; il faut que je sache qui la protège. »

Et, imitant la manœuvre de Malicorne, il se dirigea vers le groupe des filles d’honneur.

Bientôt la présentation fut terminée. Le roi, qui n’avait cessé de regarder et d’admirer Madame, sortit alors de la salle de réception avec les deux reines.

Le chevalier de Lorraine reprit sa place à côté de Monsieur, et, tout en l’accompagnant, il lui glissa dans l’oreille quelques gouttes de ce poison qu’il avait amassé depuis une heure, en regardant de nouveaux visages et en soupçonnant quelques cœurs d’être heureux. Le roi, en sortant, avait entraîné derrière lui une partie des assistants ; mais ceux qui, parmi les courtisans, faisaient profession d’indépendance ou de galanterie, commencèrent à s’approcher des dames. M. le prince complimenta Mlle de Tonnay-Charente. Buckingham fit la cour à Mme de Chalais et à Mme de La Fayette, que déjà Madame avait distinguées et qu’elle aimait. Quant au comte de Guiche, abandonnant Monsieur depuis qu’il pouvait se rapprocher seul de Madame, il s’entretenait vivement avec Mme de Valentinois, sa sœur, et Mlles de Créquy et de Châtillon.

Au milieu de tous ces intérêts politiques ou amoureux, Malicorne voulait s’emparer de Montalais, mais celle-ci aimait bien mieux causer avec Raoul, ne fût-ce que pour jouir de toutes ses questions et de toutes ses surprises.

Raoul était allé droit à Mlle de La Vallière, et l’avait saluée avec le plus profond respect.

Ce que voyant, Louise rougit et balbutia ; mais Montalais s’empressa de venir à son secours.

– Eh bien ! dit-elle, nous voilà, monsieur le vicomte.

– Je vous vois bien, dit en souriant Raoul, et c’est justement sur votre présence que je viens vous demander une petite explication.

Malicorne s’approcha avec son plus charmant sourire.

– Éloignez-vous donc, monsieur Malicorne, dit Montalais. En vérité, vous êtes fort indiscret.

Malicorne se pinça les lèvres et fit deux pas en arrière sans dire un seul mot.

Seulement, son sourire changea d’expression, et, d’ouvert qu’il était, devint railleur.

– Vous voulez une explication, monsieur Raoul ? demanda Montalais.

– Certainement, la chose en vaut bien la peine, il me semble ; Mlle de la Vallière fille d’honneur de Madame !

– Pourquoi ne serait-elle pas fille d’honneur aussi bien que moi ? demanda Montalais.

– Recevez mes compliments, mesdemoiselles, dit Raoul, qui crut s’apercevoir qu’on ne voulait pas lui répondre directement.

– Vous dites cela d’un air fort complimenteur, monsieur le vicomte.

– Moi ?

– Dame ? j’en appelle à Louise.

– M. de Bragelonne pense peut-être que la place est au-dessus de ma condition, dit Louise en balbutiant.

– Oh ! non pas, mademoiselle, répliqua vivement Raoul ; vous savez très bien que tel n’est pas mon sentiment ; je ne m’étonnerais pas que vous occupassiez la place d’une reine, à plus forte raison celle-ci. La seule chose dont je m’étonne, c’est de l’avoir appris aujourd’hui seulement et par accident.

– Ah ! c’est vrai, répondit Montalais avec son étourderie ordinaire. Tu ne comprends rien à cela, et, en effet, tu n’y dois rien comprendre. M. de Bragelonne t’avait écrit quatre lettres, mais ta mère seule était restée à Blois ; il fallait éviter que ces lettres ne tombassent entre ses mains ; je les ai interceptées et renvoyées à M. Raoul, de sorte qu’il te croyait à Blois quand tu étais à Paris, et ne savait pas surtout que tu fusses montée en dignité.

– Eh quoi ! tu n’avais pas fait prévenir M. Raoul comme je t’en avais priée ? s’écria Louise.

– Bon ! pour qu’il fit de l’austérité, pour qu’il prononçât des maximes, pour qu’il défît ce que nous avions eu tant de peine à faire ? Ah ! non certes.

– Je suis donc bien sévère ? demanda Raoul.

– D'ailleurs, fit Montalais, cela me convenait ainsi. Je partais pour Paris, vous n’étiez pas là, Louise pleurait à chaudes larmes ; interprétez cela comme vous voudrez ; j’ai prié mon protecteur, celui qui m’avait fait obtenir mon brevet, d’en demander un pour Louise ; le brevet est venu. Louise est partie pour commander ses habits ; moi, je suis restée en arrière, attendu que j’avais les miens ; j’ai reçu vos lettres, je vous les ai renvoyées en y ajoutant un mot qui vous promettait une surprise. Votre surprise, mon cher monsieur, la voilà ; elle me paraît bonne, ne demandez pas autre chose.

« Allons, monsieur Malicorne, il est temps que nous laissions ces jeunes gens ensemble ; ils ont une foule de choses à se dire ; donnez-moi votre main : j’espère que voilà un grand honneur que l’on vous fait, monsieur Malicorne.

– Pardon, mademoiselle, dit Raoul en arrêtant la folle jeune fille et en donnant à ses paroles une intonation dont la gravité contrastait avec celles de Montalais ; pardon, mais pourrais-je savoir le nom de ce protecteur ? Car si l’on vous protège, vous, mademoiselle, et avec toutes sortes de raisons…

Raoul s’inclina :

– … je ne vois pas les mêmes raisons pour que Mlle de La Vallière soit protégée.

– Mon Dieu ! monsieur Raoul, dit naïvement Louise, la chose est bien simple, et je ne vois pas pourquoi je ne vous le dirais pas moi-même… Mon protecteur, c’est M. Malicorne.

Raoul resta un instant stupéfait, se demandant si l’on se jouait de lui ; puis il se retourna pour interpeller Malicorne.

Mais celui-ci était déjà loin, entraîné qu’il était par Montalais.

Mlle de La Vallière fit un mouvement pour suivre son amie ; mais Raoul la retint avec une douce autorité.

– Je vous en supplie, Louise, dit-il, un mot.

– Mais, monsieur Raoul, dit Louise toute rougissante, nous sommes seuls… Tout le monde est parti… On va s’inquiéter, nous chercher.

– Ne craignez rien, dit le jeune homme en souriant, nous ne sommes ni l’un ni l’autre des personnages assez importants pour que notre absence se remarque.

– Mais mon service, monsieur Raoul ?

– Tranquillisez-vous, mademoiselle, je connais les usages de la cour ; votre service ne doit commencer que demain ; il vous reste donc quelques minutes, pendant lesquelles vous pouvez me donner l’éclaircissement que je vais avoir l’honneur de vous demander.

– Comme vous êtes sérieux, monsieur Raoul ! dit Louise tout inquiète.

– C'est que la circonstance est sérieuse, mademoiselle. M'écoutez-vous ?

– Je vous écoute ; seulement, monsieur, je vous le répète, nous sommes bien seuls.

– Vous avez raison, dit Raoul.

Et, lui offrant la main, il conduisit la jeune fille dans la galerie voisine de la salle de réception, et dont les fenêtres donnaient sur la place.

Tout le monde se pressait à la fenêtre du milieu, qui avait un balcon extérieur d’où l’on pouvait voir dans tous leurs détails les lents préparatifs du départ.

Raoul ouvrit une des fenêtres latérales, et là, seul avec Mlle de La Vallière :

– Louise, dit-il, vous savez que, dès mon enfance, je vous ai chérie comme une sœur et que vous avez été la confidente de tous mes chagrins, la dépositaire de toutes mes espérances.

– Oui, répondit-elle bien bas, oui, monsieur Raoul, je sais cela.

– Vous aviez l’habitude, de votre côté, de me témoigner la même amitié, la même confiance ; pourquoi, en cette rencontre, n’avez-vous pas été mon amie ? pourquoi vous êtes-vous défiée de moi ? La Vallière ne répondit point.

– J'ai cru que vous m’aimiez, dit Raoul, dont la voix devenait de plus en plus tremblante ; j’ai cru que vous aviez consenti à tous les plans faits en commun pour notre bonheur, alors que tous deux nous nous promenions dans les grandes allées de Cour-Cheverny et sous les peupliers de l’avenue qui conduit à Blois. Vous ne répondez pas, Louise ?

Il s’interrompit.

– Serait-ce, demanda-t-il en respirant à peine, que vous ne m’aimeriez plus ?

– Je ne dis point cela, répliqua tout bas Louise.

– Oh ! dites-le-moi bien, je vous en prie ; j’ai mis tout l’espoir de ma vie en vous, je vous ai choisie pour vos habitudes douces et simples. Ne vous laissez pas éblouir, Louise, à présent que vous voilà au milieu de la cour, où tout ce qui est pur se corrompt, où tout ce qui est jeune vieillit vite. Louise, fermez vos oreilles pour ne pas entendre les paroles, fermez vos yeux pour ne pas voir les exemples, fermez vos lèvres pour ne point respirer les souffles corrupteurs. Sans mensonges, sans détours, Louise, faut-il que je croie ces mots de Mlle de Montalais ? Louise, êtes-vous venue à Paris parce que je n’étais plus à Blois ?

La Vallière rougit et cacha son visage dans ses mains.

– Oui, n’est-ce pas, s’écria Raoul exalté, oui, c’est pour cela que vous êtes venue ? oh ! je vous aime comme jamais je ne vous ai aimée ! Merci, Louise, de ce dévouement ; mais il faut que je prenne un parti pour vous mettre à couvert de toute insulte, pour vous garantir de toute tache. Louise, une fille d’honneur, à la cour d’une jeune princesse, en ce temps de mœurs faciles et d’inconstantes amours, une fille d’honneur est placée dans le centre des attaques sans aucune défense ; cette condition ne peut vous convenir : il faut que vous soyez mariée pour être respectée.

– Mariée ?

– Oui.

– Mon Dieu !

– Voici ma main, Louise, laissez-y tomber la vôtre.

– Mais votre père ?

– Mon père me laisse libre.

– Cependant…

– Je comprends ce scrupule, Louise ; je consulterai mon père.

– Oh ! monsieur Raoul, réfléchissez, attendez.

– Attendre, c’est impossible ; réfléchir, Louise, réfléchir, quand il s’agit de vous ! ce serait vous insulter ; votre main, chère Louise, je suis maître de moi ; mon père dira oui, je vous le promets ; votre main, ne me faites point attendre ainsi, répondez vite un mot, un seul, sinon je croirais que, pour vous changer à jamais, il a suffi d’un seul pas dans le palais, d’un seul souffle de la faveur, d’un seul sourire des reines, d’un seul regard du roi.

Raoul n’avait pas prononcé ce dernier mot que La Vallière était devenue pâle comme la mort, sans doute par la crainte qu’elle avait de voir s’exalter le jeune homme.

Aussi, par un mouvement rapide comme la pensée, jeta-t-elle ses deux mains dans celles de Raoul.

Puis elle s’enfuit sans ajouter une syllabe et disparut sans avoir regardé en arrière. Raoul sentit son corps frissonner au contact de cette main. Il reçut le serment, comme un serment solennel arraché par l’amour à la timidité virginale.

Chapitre XC – Le consentement d’Athos §

Raoul était sorti du Palais-Royal avec des idées qui n’admettaient point de délais dans leur exécution.

Il monta donc à cheval dans la cour même et prit la route de Blois, tandis que s’accomplissaient, avec une grande allégresse des courtisans et une grande désolation de Guiche et de Buckingham, les noces de Monsieur et de la princesse d’Angleterre.

Raoul fit diligence ; en dix-huit heures il arriva à Blois. Il avait préparé en route ses meilleurs arguments. La fièvre aussi est un argument sans réplique, et Raoul avait la fièvre.

Athos était dans son cabinet, ajoutant quelques pages à ses mémoires, lorsque Raoul entra conduit par Grimaud. Le clairvoyant gentilhomme n’eut besoin que d’un coup d’œil pour reconnaître quelque chose d’extraordinaire dans l’attitude de son fils.

– Vous me paraissez venir pour affaire de conséquence, dit-il en montrant un siège à Raoul après l’avoir embrassé.

– Oui, monsieur, répondit le jeune homme, et je vous supplie de me prêter cette bienveillante attention qui ne m’a jamais fait défaut.

– Parlez, Raoul.

– Monsieur, voici le fait dénué de tout préambule indigne d’un homme comme vous : Mlle de La Vallière est à Paris en qualité de fille d’honneur de Madame ; je me suis bien consulté, j’aime Mlle de La Vallière par-dessus tout, et il ne me convient pas de la laisser dans un poste où sa réputation, sa vertu peuvent être exposées ; je désire donc l’épouser, monsieur, et je viens vous demander votre consentement à ce mariage.

Athos avait gardé, pendant cette communication, un silence et une réserve absolus.

Raoul avait commencé son discours avec l’affectation du sang-froid, et il avait fini par laisser voir à chaque mot une émotion des plus manifestes.

Athos fixa sur Bragelonne un regard profond, voilé d’une certaine tristesse.

– Donc, vous avez bien réfléchi ? demanda-t-il.

– Oui, monsieur.

– Il me semblait vous avoir déjà dit mon sentiment à l’égard de cette alliance.

– Je le sais, monsieur, répondit Raoul bien bas ; mais vous avez répondu que si j’insistais…

– Et vous insistez ?

Bragelonne balbutia un oui presque inintelligible.

– Il faut, en effet, monsieur, continua tranquillement Athos, que votre passion soit bien forte, puisque, malgré ma répugnance pour cette union, vous persistez à la désirer.

Raoul passa sur son front une main tremblante, il essuyait ainsi la sueur qui l’inondait.

Athos le regarda, et la pitié descendit au fond de son cœur.

Il se leva.

– C'est bien, dit-il, mes sentiments personnels, à moi, ne signifient rien, puisqu’il s’agit des vôtres ; vous me requérez, je suis à vous. Au fait, voyons, que désirez-vous de moi ?

– Oh ! votre indulgence, monsieur, votre indulgence d’abord, dit Raoul en lui prenant les mains.

– Vous vous méprenez sur mes sentiments pour vous, Raoul ; il y a mieux que cela dans mon cœur, répliqua le comte.

Raoul baisa la main qu’il tenait, comme eût pu le faire l’amant le plus passionné.

– Allons, allons, reprit Athos ; dites, Raoul, me voilà prêt, que faut-il signer ?

– Oh ! rien, monsieur, rien ; seulement, il serait bon que vous prissiez la peine d’écrire au roi, et de demander pour moi à Sa Majesté, à laquelle j’appartiens, la permission d’épouser Mlle de La Vallière.

– Bien, vous avez là une bonne pensée, Raoul. En effet, après moi, ou plutôt avant moi, vous avez un maître ; ce maître, c’est le roi ; vous vous soumettez donc à une double épreuve, c’est loyal.

– Oh ! monsieur !

– Je vais sur-le-champ acquiescer à votre demande, Raoul. Le comte s’approcha de la fenêtre ; et se penchant légèrement en dehors :

– Grimaud ! cria-t-il.

Grimaud montra sa tête à travers une tonnelle de jasmin qu’il émondait.

– Mes chevaux ! continua le comte.

– Que signifie cet ordre, monsieur ?

– Que nous partons dans deux heures.

– Pour où ?

– Pour Paris.

– Comment, pour Paris ! Vous venez à Paris ?

– Le roi n’est-il pas à Paris ?

– Sans doute.

– Eh bien ! ne faut-il pas que nous y allions, et avez-vous perdu le sens ?

– Mais, monsieur, dit Raoul presque effrayé de cette condescendance paternelle, je ne vous demande point un pareil dérangement, et une simple lettre…

– Raoul, vous vous méprenez sur mon importance ; il n’est point convenable qu’un simple gentilhomme comme moi écrive à son roi. Je veux et je dois parler à Sa Majesté. Je le ferai. Nous partirons ensemble, Raoul.

– Oh ! que de bontés, monsieur !

– Comment croyez-vous Sa Majesté disposée ?

– Pour moi, monsieur ?

– Oui.

– Oh ! parfaitement.

– Elle vous l’a dit ?

– De sa propre bouche.

– À quelle occasion ?

– Mais sur une recommandation de M. d’Artagnan, je crois, et à propos d’une affaire en Grève où j’ai eu le bonheur de tirer l’épée pour Sa Majesté. J'ai donc lieu de me croire, sans amour-propre, assez avancé dans l’esprit de Sa Majesté.

– Tant mieux !

– Mais, je vous en conjure, continua Raoul, ne gardez point avec moi ce sérieux et cette discrétion, ne me faites pas regretter d’avoir écouté un sentiment plus fort que tout.

– C'est la seconde fois que vous me le dites, Raoul, cela n’était point nécessaire ; vous voulez une formalité de consentement, je vous le donne, c’est acquis, n’en parlons plus. Venez voir mes nouvelles plantations, Raoul.

Le jeune homme savait qu’après l’expression d’une volonté du comte, il n’y avait plus de place pour la controverse. Il baissa la tête et suivit son père au jardin. Athos lui montra lentement les greffes, les pousses et les quinconces.

Cette tranquillité déconcertait de plus en plus Raoul ; l’amour qui remplissait son cœur lui semblait assez grand pour que le monde pût le contenir à peine. Comment le cœur d’Athos restait-il vide et fermé à cette influence ?

Aussi Bragelonne, rassemblant toutes ses forces, s’écria-t-il tout à coup :

– Monsieur, il est impossible que vous n’ayez pas quelque raison de repousser Mlle de La Vallière, elle est si bonne, si douce, si pure, que votre esprit, plein d’une suprême sagesse, devrait l’apprécier à sa valeur. Au nom du Ciel ! existe-t-il entre vous et sa famille quelque secrète inimitié, quelque haine héréditaire ?

– Voyez, Raoul, la belle planche de muguet, dit Athos, voyez comme l’ombre et l’humidité lui vont bien, cette ombre surtout des feuilles de sycomore, par l’échancrure desquelles filtre la chaleur et non la flamme du soleil.

Raoul s’arrêta, se mordit les lèvres ; puis, sentant le sang affluer à ses tempes :

– Monsieur, dit-il bravement, une explication, je vous en supplie ; vous ne pouvez oublier que votre fils est un homme.

– Alors, répondit Athos en se redressant avec sévérité, alors prouvez-moi que vous êtes un homme, car vous ne prouvez point que vous êtes un fils. Je vous priais d’attendre le moment d’une illustre alliance, je vous eusse trouvé une femme dans les premiers rangs de la riche noblesse ; je voulais que vous pussiez briller de ce double éclat que donnent la gloire et la fortune : vous avez la noblesse de la race.

– Monsieur, s’écria Raoul emporté par un premier mouvement, l’on m’a reproché l’autre jour de ne pas connaître ma mère.

Athos pâlit ; puis, fronçant le sourcil comme le dieu suprême de l’Antiquité :

– Il me tarde de savoir ce que vous avez répondu, monsieur, demanda-t-il majestueusement.

– Oh ! pardon… pardon !… murmura le jeune homme tombant du haut de son exaltation.

– Qu'avez-vous répondu, monsieur ? demanda le comte en frappant du pied.

– Monsieur, j’avais l’épée à la main, celui qui m’insultait, était en garde, j’ai fait sauter son épée par-dessus une palissade, et je l’ai envoyé rejoindre son épée.

– Et pourquoi ne l’avez-vous pas tué ?

– Sa Majesté défend le duel, monsieur, et j’étais en ce moment ambassadeur de Sa Majesté.

– C'est bien, dit Athos, mais raison de plus pour que j’aille parler au roi.

– Qu'allez-vous lui demander, monsieur ?

– L'autorisation de tirer l’épée contre celui qui nous a fait cette offense.

– Monsieur, si je n’ai point agi comme je devais agir, pardonnez-moi, je vous en supplie.

– Qui vous a fait un reproche, Raoul ?

– Mais cette permission que vous voulez demander au roi.

– Raoul, je prierai Sa Majesté de signer à votre contrat de mariage.

– Monsieur…

– Mais à une condition…

– Avez-vous besoin de condition vis-à-vis de moi ? ordonnez, monsieur, et j’obéirai.

– À la condition, continua Athos, que vous me direz le nom de celui qui a ainsi parlé de votre mère.

– Mais, monsieur, qu’avez-vous besoin de savoir ce nom ?

– C'est à moi que l’offense a été faite, et une fois la permission obtenue de Sa Majesté, c’est moi que la vengeance regarde.

– Son nom, monsieur ?

– Je ne souffrirai pas que vous vous exposiez.

– Me prenez-vous pour un don Diegue ? Son nom ?

– Vous l’exigez ?

– Je le veux.

– Le vicomte de Wardes.

– Ah ! dit tranquillement Athos, c’est bien, je le connais. Mais nos chevaux sont prêts, monsieur ; au lieu de partir dans deux heures, nous partirons tout de suite. À cheval, monsieur, à cheval !

Chapitre XCI – Monsieur est jaloux du duc de Buckingham §

Tandis que M. le comte de La Fère s’acheminait vers Paris, accompagné de Raoul, le Palais-Royal était le théâtre d’une scène que Molière eût appelée une bonne comédie.

C'était quatre jours après son mariage ; Monsieur, après avoir déjeuné à la hâte, passa dans ses antichambres, les lèvres en moue, le sourcil froncé.

Le repas n’avait pas été gai. Madame s’était fait servir dans son appartement.

Monsieur avait donc déjeuné en petit comité. Le chevalier de Lorraine et Manicamp assistaient seuls à ce déjeuner, qui avait duré trois quarts d’heure sans qu’un seul mot eût été prononcé.

Manicamp, moins avancé dans l’intimité de Son Altesse Royale que le chevalier de Lorraine, essayait vainement de lire dans les yeux du prince ce qui lui donnait cette mine si maussade. Le chevalier de Lorraine, qui n’avait besoin de rien devenir, attendu qu’il savait tout, mangeait avec cet appétit extraordinaire que lui donnait le chagrin des autres, et jouissait à la fois du dépit de Monsieur et du trouble de Manicamp.

Il prenait plaisir à retenir à table, en continuant de manger, le prince impatient, qui brûlait du désir de lever le siège. Parfois Monsieur se repentait de cet ascendant qu’il avait laissé prendre sur lui au chevalier de Lorraine, et qui exemptait celui-ci de toute étiquette.

Monsieur était dans un de ces moments-là ; mais il craignait le chevalier presque autant qu’il l’aimait, et se contentait de rager intérieurement.

De temps en temps, Monsieur levait les yeux au ciel, puis les abaissait sur les tranches de pâté que le chevalier attaquait ; puis enfin, n’osant éclater, il se livrait à une pantomime dont Arlequin se fût montré jaloux.

Enfin Monsieur n’y put tenir, et au fruit, se levant tout courroucé, comme nous l’avons dit, il laissa le chevalier de Lorraine achever son déjeuner comme il l’entendrait.

En voyant Monsieur se lever, Manicamp se leva tout roide, sa serviette à la main.

Monsieur courut plutôt qu’il ne marcha vers l’antichambre, et, trouvant un huissier, il le chargea d’un ordre à voix basse.

Puis, rebroussant chemin, pour ne pas passer par la salle à manger, il traversa ses cabinets, dans l’intention d’aller trouver la reine mère dans son oratoire, où elle se tenait habituellement. Il pouvait être dix heures du matin.

Anne d’Autriche écrivait lorsque Monsieur entra. La reine mère aimait beaucoup ce fils, qui était beau de visage et doux de caractère.

Monsieur, en effet, était plus tendre et, si l’on veut, plus efféminé que le roi.

Il avait pris sa mère par les petites sensibleries de femme, qui plaisent toujours aux femmes ; Anne d’Autriche, qui eût fort aimé avoir une fille, trouvait presque en ce fils les attentions, les petits soins et les mignardises d’un enfant de douze ans.

Ainsi, Monsieur employait tout le temps qu’il passait chez sa mère à admirer ses beaux bras, à lui donner des conseils sur ses pâtes et des recettes sur ses essences, où elle se montrait fort recherchée ; puis il lui baisait les mains et les yeux avec un enfantillage charmant, avait toujours quelque sucrerie à lui offrir, quelque ajustement nouveau à lui recommander.

Anne d’Autriche aimait le roi, ou plutôt la royauté dans son fils aîné : Louis XIV lui représentait la légitimité divine.

Elle était reine mère avec le roi ; elle était mère seulement avec Philippe. Et ce dernier savait que, de tous les abris, le sein d’une mère est le plus doux et le plus sûr.

Aussi, tout enfant, allait-il se réfugier là quand des orages s’étaient élevés entre son frère et lui ; souvent après les gourmades qui constituaient de sa part des crimes de lèse-majesté, après les combats à coups de poings et d’ongles, que le roi et son sujet très insoumis se livraient en chemise sur un lit contesté, ayant le valet de chambre La Porte pour tout juge du camp, Philippe, vainqueur, mais épouvanté de sa victoire, était allé demander du renfort à sa mère, ou du moins l’assurance d’un pardon que Louis XIV n’accordait que difficilement et à distance. Anne avait réussi, par cette habitude d’intervention pacifique, à concilier tous les différends de ses fils et à participer par la même occasion à tous leurs secrets.

Le roi, un peu jaloux de cette sollicitude maternelle qui s’épandait surtout sur son frère, se sentait disposé envers Anne d’Autriche à plus de soumission et de prévenances qu’il n’était dans son caractère d’en avoir.

Anne d’Autriche avait surtout pratiqué ce système de politique envers la jeune reine.

Aussi régnait-elle presque despotiquement sur le ménage royal, et dressait-elle déjà toutes ses batteries pour régner avec le même absolutisme sur le ménage de son second fils. Anne d’Autriche était presque fière lorsqu’elle voyait entrer chez elle une mine allongée, des joues pâles et des yeux rouges, comprenant qu’il s’agissait d’un secours à donner au plus faible ou au plus mutin.

Elle écrivait, disons-nous, lorsque Monsieur entra dans son oratoire, non pas les yeux rouges, non pas les joues pâles, mais inquiet, dépité, agacé.

Il baisa distraitement les bras de sa mère, et s’assit avant qu’elle lui en eût donné l’autorisation.

Avec les habitudes d’étiquette établies à la cour d’Anne d’Autriche, cet oubli des convenances était un signe d’égarement, de la part surtout de Philippe, qui pratiquait si volontiers l’adulation du respect.

Mais, s’il manquait si notoirement à tous ces principes, c’est que la cause en devait être grave.

– Qu'avez-vous, Philippe ? demanda Anne d’Autriche en se tournant vers son fils.

– Ah ! madame, bien des choses, murmura le prince d’un air dolent.

– Vous ressemblez, en effet, à un homme fort affairé, dit la reine en posant la plume dans l’écritoire.

Philippe fronça le sourcil, mais ne répondit point.

– Dans toutes les choses qui remplissent votre esprit, dit Anne d’Autriche, il doit cependant s’en trouver quelqu’une qui vous occupe plus que les autres ?

– Une, en effet, m’occupe plus que les autres, oui, madame.

– Je vous écoute.

Philippe ouvrit la bouche pour donner passage à tous les griefs qui se passaient dans son esprit et semblaient n’attendre qu’une issue pour s’exhaler.

Mais tout à coup il se tut, et tout ce qu’il avait sur le cœur se résuma par un soupir.

– Voyons, Philippe, voyons, de la fermeté, dit la reine mère. Une chose dont on se plaint, c’est presque toujours une personne qui gêne, n’est-ce pas ?

– Je ne dis point cela, madame.

– De qui voulez-vous parler ? Allons, allons, résumez-vous.

– Mais c’est qu’en vérité, madame, ce que j’aurais à dire est fort discret.

– Ah ! mon Dieu !

– Sans doute ; car, enfin, une femme…

– Ah ! vous voulez parler de Madame ? demanda la reine mère avec un vif sentiment de curiosité.

– De Madame ?

– De votre femme, enfin.

– Oui, oui, j’entends.

– Eh bien ! si c’est de Madame que vous voulez me parler, mon fils, ne vous gênez pas. Je suis votre mère, et Madame n’est pour moi qu’une étrangère. Cependant, comme elle est ma bru, ne doutez point que je n’écoute avec intérêt, ne fût-ce que pour vous, tout ce que vous m’en direz.

– Voyons, à votre tour, madame, dit Philippe, avouez-moi si vous n’avez pas remarqué quelque chose ?

– Quelque chose, Philippe ?… Vous avez des mots d’un vague effrayant… Quelque chose, et de quelle sorte est-ce quelque chose ?

– Madame est jolie, enfin.

– Mais oui.

– Cependant ce n’est point une beauté.

– Non ; mais, en grandissant, elle peut singulièrement embellir encore. Vous avez bien vu les changements que quelques années déjà ont apportés sur son visage. Eh bien ! elle se développera de plus en plus, elle n’a que seize ans. À quinze ans, moi aussi, j’étais fort maigre ; mais enfin, telle qu’elle est, Madame est jolie.

– Par conséquent, on peut l’avoir remarquée.

– Sans doute, on remarque une femme ordinaire, à plus forte raison une princesse.

– Elle a été bien élevée, n’est-ce pas, madame ?

– Madame Henriette, sa mère, est une femme un peu froide, un peu prétentieuse, mais une femme pleine de beaux sentiments. L'éducation de la jeune princesse peut avoir été négligée, mais, quant aux principes, je les crois bons ; telle était du moins mon opinion sur elle lors de son séjour en France ; depuis, elle est retournée en Angleterre, et je ne sais ce qui s’est passé.

– Que voulez-vous dire ?

– Eh ! mon Dieu, je veux dire que certaines têtes, un peu légères, sont facilement tournées par la prospérité.

– Eh bien ! madame, vous avez dit le mot ; je crois à la princesse une tête un peu légère, en effet.

– Il ne faudrait pas exagérer, Philippe : elle a de l’esprit et une certaine dose de coquetterie très naturelle chez une jeune femme ; mais, mon fils, chez les personnes de haute qualité ce défaut tourne à l’avantage d’une cour. Une princesse un peu coquette se fait ordinairement une cour brillante ; un sourire d’elle fait éclore partout le luxe, l’esprit et le courage même ; la noblesse se bat mieux pour un prince dont la femme est belle.

– Grand merci, madame, dit Philippe avec humeur ; en vérité, vous me faites là des peintures fort alarmantes, ma mère.

– En quoi ? demanda la reine avec une feinte naïveté.

– Vous savez, madame, dit dolemment Philippe, vous savez si j’ai eu de la répugnance à me marier.

– Ah ! mais, cette fois, vous m’alarmez. Vous avez donc un grief sérieux contre Madame ?

– Sérieux, je ne dis point cela.

– Alors ; quittez cette physionomie renversée. Si vous vous montrez ainsi chez vous, prenez-y garde, on vous prendra pour un mari fort malheureux.

– Au fait, répondit Philippe, je ne suis pas un mari satisfait, et je suis aise qu’on le sache.

– Philippe ! Philippe !

– Ma foi ! madame, je vous dirai franchement, je n’ai point compris la vie comme on me la fait.

– Expliquez-vous.

– Ma femme n’est point à moi, en vérité ; elle m’échappe en toute circonstance. Le matin, ce sont les visites, les correspondances, les toilettes ; le soir, ce sont les bals et les concerts.

– Vous êtes jaloux, Philippe !

– Moi ? Dieu m’en préserve ! À d’autres qu’à moi ce sot rôle de mari jaloux ; mais je suis contrarié.

– Philippe, ce sont toutes choses innocentes que vous reprochez là à votre femme, et tant que vous n’aurez rien de plus considérable…

– Écoutez donc, sans être coupable, une femme peut inquiéter ; il est de certaines fréquentations, de certaines préférences que les jeunes femmes affichent et qui suffisent pour faire donner parfois au diable les maris les moins jaloux.

– Ah ! nous y voilà, enfin ; ce n’est point sans peine. Les fréquentations, les préférences, bon ! Depuis une heure que nous battons la campagne, vous venez enfin d’aborder la véritable question.

– Eh bien ! oui…

– Ceci est plus sérieux. Madame aurait-elle donc de ces sortes de torts envers vous ?

– Précisément.

– Quoi ! votre femme, après quatre jours de mariage, vous préférerait quelqu’un, fréquenterait quelqu’un ? Prenez-y garde, Philippe, vous exagérez ses torts ; à force de vouloir prouver, on ne prouve rien.

Le prince, effarouché du sérieux de sa mère, voulut répondre, mais il ne put que balbutier quelques paroles inintelligibles.

– Voilà que vous reculez, dit Anne d’Autriche, j’aime mieux cela ; c’est une reconnaissance de vos torts.

– Non ! s’écria Philippe, non, je ne recule pas, et je vais le prouver. J'ai dit préférences, n’est-ce pas ? j’ai dit fréquentations, n’est-ce pas ? Eh bien ! écoutez.

Anne d’Autriche s’apprêta complaisamment à écouter avec ce plaisir de commère que la meilleure femme, que la meilleure mère, fût-elle reine, trouve toujours dans son immixtion à de petites querelles de ménage.

– Eh bien ! reprit Philippe, dites-moi une chose.

– Laquelle ?

– Pourquoi ma femme a-t-elle conservé une cour anglaise ? Dites !

Et Philippe se croisa les bras en regardant sa mère, comme s’il eût été convaincu qu’elle ne trouverait rien à répondre à ce reproche.

– Mais, reprit Anne d’Autriche, c’est tout simple, parce que les Anglais sont ses compatriotes, parce qu’ils ont dépensé beaucoup d’argent pour l’accompagner en France, et qu’il serait peu poli, peu politique même, de congédier brusquement une noblesse qui n’a reculé devant aucun dévouement, devant aucun sacrifice.

– Eh ! ma mère, le beau sacrifice, en vérité, que de se déranger d’un vilain pays pour venir dans une belle contrée, où l’on fait avec un écu plus d’effet qu’autre part avec quatre ! Le beau dévouement, n’est-ce pas, que de faire cent lieues pour accompagner une femme dont on est amoureux ?

– Amoureux, Philippe ? Songez-vous à ce que vous dites ?

– Parbleu !

– Et qui donc est amoureux de Madame ?

– Le beau duc de Buckingham… N'allez-vous pas aussi me défendre celui là, ma mère ?

Anne d’Autriche rougit et sourit en même temps. Ce nom de duc de Buckingham lui rappelait à la fois de si doux et de si tristes souvenirs !

– Le duc de Buckingham ? murmura-t-elle.

– Oui, un de ces mignons de couchette, comme disait mon grand-père Henri IV.

– Les Buckingham sont loyaux et braves, dit courageusement Anne d’Autriche.

– Allons ! bien ; voilà ma mère qui défend contre moi le galant de ma femme ! s’écria Philippe tellement exaspéré que sa nature frêle en fut ébranlée jusqu’aux larmes.

– Mon fils ! mon fils ! s’écria Anne d’Autriche, l’expression n’est pas digne de vous. Votre femme n’a point de galant, et si elle en devait avoir un, ce ne serait pas M. de Buckingham : les gens de cette race, je vous le répète, sont loyaux et discrets ; l’hospitalité leur est sacrée.

– Eh ! madame ! s’écria Philippe, M. de Buckingham est un Anglais, et les Anglais respectent-ils si fort religieusement le bien des princes français ?

Anne rougit sous ses coiffes pour la seconde fois, et se retourna sous prétexte de tirer sa plume de l’écritoire ; mais, en réalité, pour cacher sa rougeur aux yeux de son fils.

– En vérité, Philippe, dit-elle, vous savez trouver des mots qui me confondent, et votre colère vous aveugle, comme elle m’épouvante ; réfléchissez, voyons !

– Madame, je n’ai pas besoin de réfléchir, je vois.

– Et que voyez-vous ?

– Je vois que M. de Buckingham ne quitte point ma femme. Il ose lui faire des présents, elle ose les accepter. Hier, elle parlait de sachets à la violette ; or, nos parfumeurs français, vous le savez bien, madame, vous qui en avez demandé tant de fois sans pouvoir en obtenir, or, nos parfumeurs français n’ont jamais pu trouver cette odeur. Eh bien ! le duc, lui aussi, avait sur lui un sachet à la violette. C'est donc de lui que venait celui de ma femme.

– En vérité, monsieur, dit Anne d’Autriche, vous bâtissez des pyramides sur des pointes d’aiguilles ; prenez garde. Quel mal, je vous le demande, y a-t-il à ce qu’un compatriote donne une recette d’essence nouvelle à sa compatriote ? Ces idées étranges, je vous le jure, me rappellent douloureusement votre père, qui m’a fait souvent souffrir avec injustice.

– Le père de M. de Buckingham était sans doute plus réservé, plus respectueux que son fils, dit étourdiment Philippe, sans voir qu’il touchait rudement au cœur de sa mère.

La reine pâlit et appuya une main crispée sur sa poitrine ; mais, se remettant promptement :

– Enfin, dit-elle, vous êtes venu ici dans une intention quelconque ?

– Sans doute.

– Alors, expliquez-vous.

– Je suis venu, madame, dans l’intention de me plaindre énergiquement, et pour vous prévenir que je n’endurerai rien de la part de M. de Buckingham.

– Vous n’endurerez rien ?

– Non.

– Que ferez-vous ?

– Je me plaindrai au roi.

– Et que voulez-vous que vous réponde le roi ?

– Eh bien ! dit Monsieur avec une expression de féroce fermeté qui faisait un étrange contraste avec la douceur habituelle de sa physionomie, eh bien ! je me ferai justice moi-même.

– Qu'appelez-vous vous faire justice vous-même ? demanda Anne d’Autriche avec un certain effroi.

– Je veux que M. de Buckingham quitte Madame ; je veux que M. de Buckingham quitte la France, et je lui ferai signifier ma volonté.

– Vous ne ferez rien signifier du tout, Philippe, dit la reine ; car si vous agissiez de la sorte, si vous violiez à ce point l’hospitalité, j’invoquerais contre vous la sévérité du roi.

– Vous me menacez, ma mère ! s’écria Philippe éploré ; vous me menacez quand je me plains !

– Non, je ne vous menace pas, je mets une digue à votre emportement. Je vous dis que prendre contre M. de Buckingham ou tout autre Anglais un moyen rigoureux, qu’employer même un procédé peu civil, c’est entraîner la France et l’Angleterre dans des divisions fort douloureuses. Quoi ! un prince, le frère du roi de France, ne saurait pas dissimuler une injure, même réelle, devant une nécessité politique !

Philippe fit un mouvement.

– D'ailleurs, continua la reine, l’injure n’est ni vraie ni possible, et il ne s’agit que d’une jalousie ridicule.

– Madame, je sais ce que je sais.

– Et moi, quelque chose que vous sachiez, je vous exhorte à la patience.

– Je ne suis point patient, madame.

La reine se leva pleine de roideur et de cérémonie glacée.

– Alors expliquez vos volontés, dit-elle.

– Je n’ai point de volonté, madame ; mais j’exprime des désirs. Si, de lui-même, M. de Buckingham ne s’écarte point de ma maison, je la lui interdirai.

– Ceci est une question dont nous référerons au roi, dit Anne d’Autriche le cœur gonflé, la voix émue.

– Mais, madame, s’écria Philippe en frappant ses mains l’une contre l’autre, soyez ma mère et non la reine, puisque je vous parle en fils ; entre M. de Buckingham et moi, c’est l’affaire d’un entretien de quatre minutes.

– C'est justement cet entretien que je vous interdis, monsieur, dit la reine reprenant son autorité ; ce n’est pas digne de vous.

– Eh bien ! soit ! je ne paraîtrai pas, mais j’intimerai mes volontés à Madame.

– Oh ! fit Anne d’Autriche avec la mélancolie du souvenir, ne tyrannisez jamais une femme, mon fils ; ne commandez jamais trop haut impérativement à la vôtre. Femme vaincue n’est pas toujours convaincue.

– Que faire alors ?… Je consulterai autour de moi.

– Oui, vos conseillers hypocrites, votre chevalier de Lorraine, votre de Wardes… Laissez-moi le soin de cette affaire, Philippe ; vous désirez que le duc de Buckingham s’éloigne, n’est-ce pas ?

– Au plus tôt, madame.

– Eh bien ! envoyez-moi le duc, mon fils ! Souriez-lui, ne témoignez rien à votre femme, au roi, à personne. Des conseils, n’en recevez que de moi. Hélas ! je sais ce que c’est qu’un ménage troublé par des conseillers.

– J'obéirai, ma mère.

– Et vous serez satisfait, Philippe. Trouvez-moi le duc.

– Oh ! ce ne sera point difficile.

– Où croyez-vous qu’il soit ?

– Pardieu ! à la porte de Madame, dont il attend le lever : c’est hors de doute.

– Bien ! fit Anne d’Autriche avec calme. Veuillez dire au duc que je le prie de me venir voir.

Philippe baisa la main de sa mère et partit à la recherche de M. de Buckingham.

Chapitre XCII – For ever ! §

Milord Buckingham, soumis à l’invitation de la reine mère, se présenta chez elle une demi-heure après le départ du duc d’Orléans. Lorsque son nom fut prononcé par l’huissier, la reine, qui s’était accoudée sur sa table, la tête dans ses mains, se releva et reçut avec un sourire le salut plein de grâce et de respect que le duc lui adressait. Anne d’Autriche était belle encore. On sait qu’à cet âge déjà avancé ses longs cheveux cendrés, ses belles mains, ses lèvres vermeilles faisaient encore l’admiration de tous ceux qui la voyaient. En ce moment, tout entière à un souvenir qui remuait le passé dans son cœur, elle était aussi belle qu’aux jours de la jeunesse, alors que son palais s’ouvrait pour recevoir, jeune et passionné, le père de ce Buckingham, cet infortuné qui avait vécu pour elle, qui était mort en prononçant son nom.

Anne d’Autriche attacha donc sur Buckingham un regard si tendre, que l’on y découvrait à la fois la complaisance d’une affection maternelle et quelque chose de doux comme une coquetterie d’amante.

– Votre Majesté, dit Buckingham avec respect, a désiré me parler ?

– Oui, duc, répliqua la reine en anglais. Veuillez vous asseoir.

Cette faveur que faisait Anne d’Autriche au jeune homme, cette caresse de la langue du pays dont le duc était sevré depuis son séjour en France, remuèrent profondément son âme. Il devina sur-le-champ que la reine avait quelque chose à lui demander.

Après avoir donné les premiers moments à l’oppression insurmontable qu’elle avait ressentie, la reine reprit son air riant.

– Monsieur, dit-elle en français, comment trouvez-vous la France ?

– Un beau pays, madame, répliqua le duc.

– L'aviez-vous déjà vue ?

– Déjà une fois, oui, madame.

– Mais, comme tout bon Anglais, vous préférez l’Angleterre ?

– J'aime mieux ma patrie que la patrie d’un Français, répondit le duc ; mais si Votre Majesté me demande lequel des deux séjours je préfère, Londres ou Paris, je répondrai Paris.

Anne d’Autriche remarqua le ton plein de chaleur avec lequel ces paroles avaient été prononcées.

– Vous avez, m’a-t-on dit, milord, de beaux biens chez vous ; vous habitez un palais riche et ancien ?

– Le palais de mon père, répliqua Buckingham en baissant les yeux.

– Ce sont là des avantages précieux et des souvenirs, répliqua la reine en touchant malgré elle des souvenirs dont on ne se sépare pas volontiers.

– En effet, dit le duc subissant l’influence mélancolique de ce préambule, les gens de cœur rêvent autant par le passé ou par l’avenir que par le présent.

– C'est vrai, dit la reine à voix basse. Il en résulte, ajouta-t-elle, que vous, milord, qui êtes un homme de cœur… vous quitterez bientôt la France… pour vous renfermer dans vos richesses, dans vos reliques.

Buckingham leva la tête.

– Je ne crois pas, dit-il, madame.

– Comment ?

– Je pense, au contraire, que je quitterai l’Angleterre pour venir habiter la France.

Ce fut au tour d’Anne d’Autriche à manifester son étonnement.

– Quoi ! dit-elle, vous ne vous trouvez donc pas dans la faveur du nouveau roi ?

– Au contraire, madame, Sa Majesté m’honore d’une bienveillance sans bornes.

– Il ne se peut, dit la reine, que votre fortune soit diminuée ; on la disait considérable.

– Ma fortune, madame, n’a jamais été plus florissante.

– Il faut alors que ce soit quelque cause secrète ?

– Non, madame, dit vivement Buckingham, il n’est rien dans la cause de ma détermination qui soit secret. J'aime le séjour de France, j’aime une cour pleine de goût et de politesse ; j’aime enfin, madame, ces plaisirs un peu sérieux qui ne sont pas les plaisirs de mon pays et qu’on trouve en France.

Anne d’Autriche sourit avec finesse.

– Les plaisirs sérieux ! dit-elle ; avez-vous bien réfléchi, monsieur de Buckingham, à ce sérieux-là ?

Le duc balbutia.

– Il n’est pas de plaisir si sérieux, continua la reine, qui doive empêcher un homme de votre rang…

– Madame, interrompit le duc, Votre Majesté insiste beaucoup sur ce point, ce me semble.

– Vous trouvez, duc ?

– C'est, n’en déplaise à Votre Majesté, la deuxième fois qu’elle vante les attraits de l’Angleterre aux dépens du charme qu’on éprouve à vivre en France.

Anne d’Autriche s’approcha du jeune homme, et, posant sa belle main sur son épaule qui tressaillit au contact :

– Monsieur, dit-elle, croyez-moi, rien ne vaut le séjour du pays natal. Il m’est arrivé, à moi, bien souvent, de regretter l’Espagne. J’ai vécu longtemps, milord, bien longtemps pour une femme, et je vous avoue qu’il ne s’est point passé d’année que je n’aie regretté l’Espagne.

– Pas une année, madame ! dit froidement le jeune duc ; pas une de ces années où vous étiez reine de beauté, comme vous l’êtes encore, du reste ?

– Oh ! pas de flatterie, duc ; je suis une femme qui serait votre mère !

Elle mit, sur ces derniers mots, un accent, une douceur qui pénétrèrent le cœur de Buckingham.

– Oui, dit-elle, je serais votre mère, et voilà pourquoi je vous donne un bon conseil.

– Le conseil de m’en retourner à Londres ? s’écria-t-il.

– Oui, milord, dit-elle.

Le duc joignit les mains d’un air effrayé, qui ne pouvait manquer son effet sur cette femme disposée à des sentiments tendres par de tendres souvenirs.

– Il le faut, ajouta la reine.

– Comment ! s’écria-t-il encore, l’on me dit sérieusement qu’il faut que je parte, qu’il faut que je m’exile, qu’il faut que je me sauve !

– Que vous vous exiliez, avez-vous dit ? Ah ! milord, on croirait que la France est votre patrie.

– Madame, le pays des gens qui aiment, c’est le pays de ceux qu’ils aiment.

– Pas un mot de plus, milord, dit la reine, vous oubliez à qui vous parlez !

Buckingham se mit à deux genoux.

– Madame, madame, vous êtes une source d’esprit, de bonté, de clémence ; madame, vous n’êtes pas seulement la première de ce royaume par le rang, vous êtes la première du monde par les qualités qui vous font divine ; je n’ai rien dit, madame. Ai-je dit quelque chose à quoi vous puissiez me répondre une aussi cruelle parole ? Est-ce que je me suis trahi, madame ?

– Vous vous êtes trahi, dit la reine à voix basse.

– Je n’ai rien dit ! je ne sais rien !

– Vous oubliez que vous avez parlé, pensé devant une femme, et d’ailleurs…

– D'ailleurs, interrompit-il vivement, nul ne sait que vous m’écoutez.

– On le sait, au contraire, duc ; vous avez les défauts et les qualités de la jeunesse.

– On m’a trahi ! on m’a dénoncé !

– Qui cela ?

– Ceux qui déjà, au Havre, avaient, avec une infernale perspicacité, lu dans mon cœur à livre ouvert.

– Je ne sais de qui vous entendez parler.

– Mais M. de Bragelonne, par exemple.

– C'est un nom que je connais sans connaître celui qui le porte. Non, M. de Bragelonne n’a rien dit.

– Qui donc, alors ? oh, madame, si quelqu’un avait eu l’audace de voir en moi ce que je n’y veux point voir moi-même…

– Que feriez-vous, duc ?

– Il est des secrets qui tuent ceux qui les trouvent.

– Celui qui a trouvé votre secret, fou que vous êtes, celui-là n’est pas tué encore ; il y a plus, vous ne le tuerez pas ; celui-là est armé de tous droits : c’est un mari, c’est un jaloux, c’est le second gentilhomme de France, c’est mon fils, le duc d’Orléans.

Le duc pâlit.

– Que vous êtes cruelle, madame ! dit-il.

– Vous voilà bien, Buckingham, dit Anne d’Autriche avec mélancolie, passant par tous les extrêmes et combattant les nuages, quand il vous serait si facile de demeurer en paix avec vous-même.

– Si nous guerroyons, madame ; nous mourrons sur le champ de bataille, répliqua doucement le jeune homme en se laissant aller au plus douloureux abattement.

Anne courut à lui et lui prit la main.

– Villiers, dit-elle en anglais avec une véhémence à laquelle nul n’eût pu résister, que demandez-vous ? À une mère, de sacrifier son fils ; à une reine, de consentir au déshonneur de sa maison ! Vous êtes un enfant, n’y pensez pas ! Quoi ! pour vous épargner une larme, je commettrais ces deux crimes, Villiers ? Vous parlez des morts ; les morts du moins furent respectueux et soumis ; les morts s’inclinaient devant un ordre d’exil ; ils emportaient leur désespoir comme une richesse en leur cœur, parce que le désespoir venait de la femme aimée, parce que la mort, ainsi trompeuse, était comme un don, comme une faveur.

Buckingham se leva les traits altérés, les mains sur le cœur.

– Vous avez raison, madame, dit-il ; mais ceux dont vous parlez avaient reçu l’ordre d’exil d’une bouche aimée ; on ne les chassait point : on les priait de partir, on ne riait pas d’eux.

– Non, l’on se souvenait ! murmura Anne d’Autriche. Mais qui vous dit qu’on vous chasse, qu’on vous exile ? Qui vous dit qu’on ne se souvienne pas de votre dévouement ? Je ne parle pour personne, Villiers, je parle pour moi, partez ! Rendez-moi ce service, faites-moi cette grâce ; que je doive cela encore à quelqu’un de votre nom.

– C'est donc pour vous, madame ?

– Pour moi seule.

– Il n’y aura derrière moi aucun homme qui rira, aucun prince qui dira : « J'ai voulu ! »

– Duc, écoutez-moi.

Et ici la figure auguste de la vieille reine prit une expression solennelle.

– Je vous jure que nul ici ne commande, si ce n’est moi ; je vous jure que non seulement personne ne rira, ne se vantera, mais que personne même ne manquera au devoir que votre rang impose. Comptez sur moi, duc, comme j’ai compté sur vous.

– Vous ne vous expliquez point, madame ; je suis ulcéré, je suis au désespoir ; la consolation, si douce et si complète qu’elle soit, ne me paraîtra pas suffisante.

– Ami, avez-vous connu votre mère ? répliqua la reine avec un caressant sourire.

– Oh ! bien peu, madame, mais je me rappelle que cette noble dame me couvrait de baisers et de pleurs quand je pleurais.

– Villiers ! murmura la reine en passant son bras au cou du jeune homme, je suis une mère pour vous, et, croyez-moi bien, jamais personne ne fera pleurer mon fils.

– Merci, madame, merci ! dit le jeune homme attendri et suffoquant d’émotion ; je sens qu’il y avait place encore dans mon cœur pour un sentiment plus doux, plus noble que l’amour. La reine mère le regarda et lui serra la main.

– Allez, dit-elle.

– Quand faut-il que je parte ? ordonnez !

– Mettez le temps convenable, milord, reprit la reine ; vous partez, mais vous choisissez votre jour… Ainsi, au lieu de partir aujourd’hui, comme vous le désireriez sans doute ; demain, comme on s’y attendait, partez après demain au soir ; seulement, annoncez dès aujourd’hui votre volonté.

– Ma volonté ? murmura le jeune homme.

– Oui, duc.

– Et… je ne reviendrai jamais en France ?

Anne d’Autriche réfléchit un moment, et s’absorba dans la douloureuse gravité de cette méditation.

– Il me sera doux, dit-elle, que vous reveniez le jour où j’irai dormir éternellement à Saint-Denis près du roi mon époux.

– Qui vous fit tant souffrir ! dit Buckingham.

– Qui était roi de France, répliqua la reine.

– Madame, vous êtes pleine de bonté, vous entrez dans la prospérité, vous nagez dans la joie ; de longues années vous sont promises.

– Eh bien ! vous viendrez tard alors, dit la reine en essayant de sourire.

– Je ne reviendrai pas, dit tristement Buckingham, moi qui suis jeune.

– Oh ! Dieu merci…

– La mort, madame, ne compte pas les années ; elle est impartiale ; on meurt quoique jeune, on vit quoique vieillard.

– Duc, pas de sombres idées ; je vais vous égayer. Venez dans deux ans. Je vois sur votre charmante figure que les idées qui vous font si lugubre aujourd’hui seront des idées décrépites avant six mois ; donc, elles seront mortes et oubliées dans le délai que je vous assigne.

– Je crois que vous me jugiez mieux tout à l’heure, madame, répliqua le jeune homme, quand vous disiez que, sur nous autres de la maison de Buckingham, le temps n’a pas de prise.

– Silence ! oh ! silence ! fit la reine en embrassant le duc sur le front avec une tendresse qu’elle ne put réprimer ; allez ! allez ! ne m’attendrissez point, ne vous oubliez plus ! Je suis la reine, vous êtes sujet du roi d’Angleterre ; le roi Charles vous attend ; adieu, Villiers ! farewell, Villiers !

For ever ! répliqua le jeune homme.

Et il s’enfuit en dévorant ses larmes. Anne appuya ses mains sur son front ; puis, se regardant au miroir :

– On a beau dire, murmura-t-elle, la femme est toujours jeune ; on a toujours vingt ans dans quelque coin du cœur.

Chapitre XCIII – Où sa Majesté Louis XIV ne trouve Melle de La Vallière ni assez riche, ni assez jolie pour un gentilhomme du rang du vicomte de Bragelonne §

Raoul et le comte de La Fère arrivèrent à Paris le soir du jour ou Buckingham avait eu cet entretien avec la reine mère. À peine arrivé, le comte fit demander par Raoul une audience au roi.

Le roi avait passé une partie de la journée à regarder avec Madame et les dames de la cour des étoffes de Lyon dont il faisait présent à sa belle-sœur. Il y avait eu ensuite dîner à la cour, puis jeu, et, selon son habitude, le roi, quittant le jeu à huit heures, avait passé dans son cabinet pour travailler avec M. Colbert et M. Fouquet.

Raoul était dans l’antichambre au moment où les deux ministres sortirent, et le roi l’aperçut par la porte entrebâillée.

– Que veut M. de Bragelonne ? demanda-t-il.

Le jeune homme s’approcha.

– Sire, répliqua-t-il, une audience pour M. le comte de La Fère, qui arrive de Blois avec grand désir d’entretenir Votre Majesté.

– J'ai une heure avant le jeu et mon souper, dit le roi. M. de La Fère est-il prêt ?

– M. le comte est en bas, aux ordres de Votre Majesté.

– Qu'il monte.

Cinq minutes après, Athos entrait chez Louis XIV, accueilli par le maître avec cette gracieuse bienveillance que Louis, avec un tact au-dessus de son âge, réservait pour s’acquérir les hommes que l’on ne conquiert point avec des faveurs ordinaires.

– Comte, dit le roi, laissez-moi espérer que vous venez me demander quelque chose.

– Je ne le cacherai point à Votre Majesté, répliqua le comte ; je viens en effet solliciter.

– Voyons ! dit le roi d’un air joyeux.

– Ce n’est pas pour moi, Sire.

– Tant pis ! mais enfin, pour votre protégé, comte, je ferai ce que vous me refusez de faire pour vous.

– Votre Majesté me console… Je viens parler au roi pour le vicomte de Bragelonne.

– Comte, c’est comme si vous parliez pour vous.

– Pas tout à fait, Sire… Ce que je désire obtenir de vous, je ne le puis pour moi-même. Le vicomte pense à se marier.

– Il est jeune encore ; mais qu’importe… C'est un homme distingué, je lui veux trouver une femme.

– Il l’a trouvée, Sire, et ne cherche que l’assentiment de Votre Majesté.

– Ah ! il ne s’agit que de signer un contrat de mariage ?

Athos s’inclina.

– A-t-il choisi sa fiancée riche et d’une qualité qui vous agrée ?

Athos hésita un moment.

– La fiancée est demoiselle, répliqua-t-il ; mais pour riche, elle ne l’est pas.

– C'est un mal auquel nous voyons remède.

– Votre Majesté me pénètre de reconnaissance ; toutefois, elle me permettra de lui faire une observation.

– Faites, comte.

– Votre Majesté semble annoncer l’intention de doter cette jeune fille ?

– Oui, certes.

– Et ma démarche au Louvre aurait eu ce résultat ? J'en serais chagrin, Sire.

– Pas de fausse délicatesse, comte ; comment s’appelle la fiancée ?

– C'est, dit Athos froidement, Mlle de La Vallière de La Baume Le Blanc.

– Ah ! fit le roi en cherchant dans sa mémoire ; je connais ce nom ; un marquis de La Vallière…

– Oui, Sire, c’est sa fille.

– Il est mort ?

– Oui, Sire.

– Et la veuve s’est remariée à M. de Saint-Remy, maître d’hôtel de Madame douairière ?

– Votre Majesté est bien informée.

– C'est cela, c’est cela !… Il y a plus : la demoiselle est entrée dans les filles d’honneur de Madame la jeune.

– Votre Majesté sait mieux que moi toute l’histoire.

Le roi réfléchit encore, et regardant à la dérobée le visage assez soucieux d’Athos :

– Comte, dit-il, elle n’est pas fort jolie, cette demoiselle, il me semble ?

– Je ne sais trop, répondit Athos.

– Moi, je l’ai regardée : elle ne m’a point frappé.

– C'est un air de douceur et de modestie, mais peu de beauté, Sire.

– De beaux cheveux blonds, cependant.

– Je crois que oui.

– Et d’assez beaux yeux bleus.

– C'est cela même.

– Donc, sous le rapport de la beauté, le parti est ordinaire. Passons à l’argent.

– Quinze à vingt mille livres de dot au plus, Sire ; mais les amoureux sont désintéressés ; moi-même, je fais peu de cas de l’argent.

– Le superflu, voulez-vous dire ; mais le nécessaire, c’est urgent. Avec quinze mille livres de dot, sans apanages, une femme ne peut aborder la cour. Nous y suppléerons ; je veux faire cela pour Bragelonne.

Athos s’inclina. Le roi remarqua encore sa froideur.

– Passons de l’argent à la qualité, dit Louis XIV ; fille du marquis de La Vallière, c’est bien ; mais nous avons ce bon Saint-Remy qui gâte un peu la maison… par les femmes, je le sais, enfin cela gâte ; et vous, comte, vous tenez fort, je crois, à votre maison.

– Moi, Sire, je ne tiens plus à rien du tout qu’à mon dévouement pour Votre Majesté.

Le roi s’arrêta encore.

– Tenez, dit-il, monsieur, vous me surprenez beaucoup depuis le commencement de votre entretien. Vous venez me faire une demande en mariage, et vous paraissez fort affligé de faire cette demande. Oh ! je me trompe rarement, tout jeune que je suis, car avec les uns, je mets mon amitié au service de l’intelligence ; avec les autres, je mets ma défiance que double la perspicacité. Je le répète, vous ne faites point cette demande de bon cœur.

– Eh bien ! Sire, c’est vrai.

– Alors, je ne vous comprends point ; refusez.

– Non, Sire : j’aime Bragelonne de tout mon amour ; il est épris de Mlle de La Vallière, il se forge des paradis pour l’avenir ; je ne suis pas de ceux qui veulent briser les illusions de la jeunesse. Ce mariage me déplaît, mais je supplie Votre Majesté d’y consentir au plus vite, et de faire ainsi le bonheur de Raoul.

– Voyons, voyons, comte, l’aime-t-elle ?

– Si Votre Majesté veut que je lui dise la vérité, je ne crois pas à l’amour de Mlle de La Vallière ; elle est jeune, elle est enfant, elle est enivrée ; le plaisir de voir la cour, l’honneur d’être au service de Madame, balanceront dans sa tête ce qu’elle pourrait avoir de tendresse dans le cœur, ce sera donc un mariage comme Votre Majesté en voit beaucoup à la cour ; mais Bragelonne le veut ; que cela soit ainsi.

– Vous ne ressemblez cependant pas à ces pères faciles qui se font esclaves de leurs enfants ? dit le roi.

– Sire, j’ai de la volonté contre les méchants, je n’en ai point contre les gens de cœur. Raoul souffre, il prend du chagrin ; son esprit, libre d’ordinaire, est devenu lourd et sombre ; je ne veux pas priver Votre Majesté des services qu’il peut rendre.

– Je vous comprends, dit le roi, et je comprends surtout votre cœur.

– Alors, répliqua le comte, je n’ai pas besoin de dire à Votre Majesté que mon but est de faire le bonheur de ces enfants ou plutôt de cet enfant.

– Et moi, je veux, comme vous, le bonheur de M. de Bragelonne.

– Je n’attends plus, Sire, que la signature de Votre Majesté. Raoul aura l’honneur de se présenter devant vous, et recevra votre consentement.

– Vous vous trompez, comte, dit fermement le roi ; je viens de vous dire que je voulais le bonheur du vicomte ; aussi m’opposé-je en ce moment à son mariage.

– Mais, Sire, s’écria Athos, Votre Majesté m’a promis…

– Non pas cela, comte ; je ne vous l’ai point promis, car cela est opposé à mes vues.

– Je comprends tout ce que l’initiative de Votre Majesté a de bienveillant et de généreux pour moi ; mais je prends la liberté de vous rappeler que j’ai pris l’engagement de venir en ambassadeur.

– Un ambassadeur, comte, demande souvent et n’obtient pas toujours.

– Ah ! Sire, quel coup pour Bragelonne !

– Je donnerai le coup, je parlerai au vicomte.

– L'amour, Sire, c’est une force irrésistible.

– On résiste à l’amour ; je vous le certifie, comte.

– Lorsqu’on a l’âme d’un roi, votre âme, Sire.

– Ne vous inquiétez plus à ce sujet. J'ai des vues sur Bragelonne ; je ne dis pas qu’il n’épousera pas Mlle de La Vallière ; mais je ne veux point qu’il se marie si jeune ; je ne veux point qu’il épouse avant qu’il ait fait fortune, et lui, de son côté, mérite mes bonnes grâces, telles que je veux les lui donner. En un mot, je veux qu’on attende.

– Sire, encore une fois…

– Monsieur le comte, vous êtes venu, disiez-vous, me demander une faveur ?

– Oui, certes.

– Eh bien ! accordez-m’en une, ne parlons plus de cela. Il est possible qu’avant un long temps je fasse la guerre ; j’ai besoin de gentilshommes libres autour de moi. J'hésiterais à envoyer sous les balles et le canon un homme marié, un père de famille, j’hésiterais aussi, pour Bragelonne, à doter, sans raison majeure, une jeune fille inconnue, cela sèmerait de la jalousie dans ma noblesse.

Athos s’inclina et ne répondit rien.

– Est-ce tout ce qu’il vous importait de me demander ? ajouta Louis XIV.

– Tout absolument, Sire, et je prends congé de Votre Majesté. Mais faut-il que je prévienne Raoul ?

– Épargnez-vous ce soin, épargnez-vous cette contrariété. Dites au vicomte que demain, à mon lever, je lui parlerai ; quant à ce soir, comte, vous êtes de mon jeu.

– Je suis en habit de voyage, Sire.

– Un jour viendra, j’espère, où vous ne me quitterez pas. Avant peu, comte, la monarchie sera établie de façon à offrir une digne hospitalité à tous les hommes de votre mérite.

– Sire, pourvu qu’un roi soit grand dans le cœur de ses sujets, peu importe le palais qu’il habite, puisqu’il est adoré dans un temple.

En disant ces mots, Athos sortit du cabinet et retrouva Bragelonne qui l’attendait.

– Eh bien ! monsieur ? dit le jeune homme.

– Raoul, le roi est bien bon pour nous, peut-être pas dans le sens que vous croyez, mais il est bon et généreux pour notre maison.

– Monsieur, vous avez une mauvaise nouvelle à m’apprendre, fit le jeune homme en pâlissant.

– Le roi vous dira demain matin que ce n’est pas une mauvaise nouvelle.

– Mais enfin, monsieur, le roi n’a pas signé ?

– Le roi veut faire votre contrat lui-même, Raoul ; et il veut le faire si grand, que le temps lui manque. Prenez-vous-en à votre impatience bien plutôt qu’à la bonne volonté du roi.

Raoul, consterné, parce qu’il connaissait la franchise du comte et en même temps son habileté, demeura plongé dans une morne stupeur.

– Vous ne m’accompagnez pas chez moi ? dit Athos.

– Pardonnez-moi, monsieur, je vous suis, balbutia-t-il.

Et il descendit les degrés derrière Athos.

– Oh ! pendant que je suis ici, fit tout à coup ce dernier, ne pourrais-je voir M. d’Artagnan ?

– Voulez-vous que je vous mène à son appartement ? dit Bragelonne.

– Oui, certes.

– C'est dans l’autre escalier, alors. Et ils changèrent de chemin ; mais, arrivés au palier de la grande galerie, Raoul aperçut un laquais à la livrée du comte de Guiche qui accourut aussitôt vers lui en entendant sa voix.

– Qu'y a-t-il ? dit Raoul.

– Ce billet, monsieur. M. le comte a su que vous étiez de retour, et il vous a écrit sur-le-champ ; je vous cherche depuis une heure.

Raoul se rapprocha d’Athos pour décacheter la lettre.

– Vous permettez, monsieur ? dit-il.

– Faites.

« Cher Raoul, disait le comte de Guiche, j’ai une affaire d’importance à traiter sans retard ; je sais que vous êtes arrivé ; venez vite. »

Il achevait à peine de lire, lorsque, débouchant de la galerie, un valet, à la livrée de Buckingham, reconnaissant Raoul, s’approcha de lui respectueusement.

– De la part de milord duc, dit-il.

– Ah ! s’écria Athos, je vois, Raoul, que vous êtes déjà en affaires comme un général d’armée ; je vous laisse, je trouverai seul M. d’Artagnan.

– Veuillez m’excuser, je vous prie, dit Raoul.

– Oui, oui, je vous excuse ; adieu, Raoul. Vous me retrouverez chez moi jusqu’à demain ; au jour, je pourrai partir pour Blois, à moins de contrordre.

– Monsieur, je vous présenterai demain mes respects.

Athos partit.

Raoul ouvrit la lettre de Buckingham.

« Monsieur de Bragelonne, disait le duc, vous êtes de tous les Français que j’ai vus celui qui me plaît le plus ; je vais avoir besoin de votre amitié. Il m’arrive certain message écrit en bon français. Je suis Anglais, moi, et j’ai peur de ne pas assez bien comprendre. La lettre est signée d’un bon nom, voilà tout ce que je sais. Serez-vous assez obligeant pour me venir voir, car j’apprends que vous êtes arrivé de Blois ? Votre dévoué, Villiers, duc de Buckingham. »

– Je vais trouver ton maître, dit Raoul au valet de Guiche en le congédiant. Et, dans une heure, je serai chez M. de Buckingham, ajouta-t-il en faisant de la main un signe au messager du duc.

Chapitre XCIV – Une foule de coups d’épée dans l’eau §

Raoul, en se rendant chez de Guiche, trouva celui-ci causant avec de Wardes et Manicamp. De Wardes, depuis l’aventure de la barrière, traitait Raoul en étranger.

On eût dit qu’il ne s’était rien passé entre eux ; seulement, ils avaient l’air de ne pas se connaître.

Raoul entra, de Guiche marcha au-devant de lui. Raoul, tout en serrant la main de son ami, jeta un regard rapide sur les deux jeunes gens. Il espérait lire sur leur visage ce qui s’agitait dans leur esprit.

De Wardes était froid et impénétrable. Manicamp semblait perdu dans la contemplation d’une garniture qui l’absorbait.

De Guiche emmena Raoul dans un cabinet voisin et le fit asseoir.

– Comme tu as bonne mine ! lui dit-il.

– C'est assez étrange, répondit Raoul, car je suis fort peu joyeux.

– C'est comme moi, n’est-ce pas, Raoul ? L'amour va mal.

– Tant mieux, de ton côté, comte ; la pire nouvelle, celle qui pourrait le plus m’attrister, serait une bonne nouvelle.

– Oh ! alors, ne t’afflige pas, car non seulement je suis très malheureux, mais encore je vois des gens heureux autour de moi.

– Voilà ce que je ne comprends plus, répondit Raoul ; explique, mon ami, explique.

– Tu vas comprendre. J'ai vainement combattu le sentiment que tu as vu naître en moi, grandir en moi, s’emparer de moi ; j’ai appelé à la fois tous les conseils et toute ma force ; j’ai bien considéré le malheur où je m’engageais ; je l’ai sondé, c’est un abîme, je le sais ; mais n’importe, je poursuivrai mon chemin.

– Insensé ! tu ne peux faire un pas de plus sans vouloir aujourd’hui ta ruine, demain ta mort.

– Advienne que pourra !

– De Guiche !

– Toutes réflexions sont faites ; écoute.

– Oh ! tu crois réussir, tu crois que Madame t’aimera !

– Raoul, je ne crois rien, j’espère, parce que l’espoir est dans l’homme et qu’il y vit jusqu’au tombeau.

– Mais j’admets que tu obtiennes ce bonheur que tu espères, et tu es plus sûrement perdu encore que si tu ne l’obtiens pas.

– Je t’en supplie, ne m’interromps plus, Raoul, tu ne me convaincras point ; car, je te le dis d’avance, je ne veux pas être convaincu ; j’ai tellement marché que je ne puis reculer, j’ai tellement souffert que la mort me paraîtrait un bienfait. Je ne suis plus seulement amoureux jusqu’au délire, Raoul, je suis jaloux jusqu’à la fureur.

Raoul frappa l’une contre l’autre ses deux mains avec un sentiment qui ressemblait à de la colère.

– Bien ! dit-il.

– Bien ou mal, peu importe. Voici ce que je réclame de toi, de mon ami, de mon frère. Depuis trois jours, Madame est en fêtes, en ivresse. Le premier jour, je n’ai point osé la regarder ; je la haïssais de ne pas être aussi malheureuse que moi. Le lendemain, je ne la pouvais plus perdre de vue ; et de son côté, oui, je crus le remarquer, du moins, Raoul, de son côté, elle me regarda, sinon avec quelque pitié, du moins avec quelque douceur. Mais entre ses regards et les miens vint s’interposer une ombre ; le sourire d’un autre provoque son sourire. À côté de son cheval galope éternellement un cheval qui n’est pas le mien ; à son oreille vibre incessamment une voix caressante qui n’est pas ma voix. Raoul, depuis trois jours, ma tête est en feu ; c’est de la flamme qui coule dans mes veines. Cette ombre, il faut que je la chasse ; ce sourire, que je l’éteigne ; cette voix, que je l’étouffe.

– Tu veux tuer Monsieur ? s’écria Raoul.

– Eh ! non. Je ne suis pas jaloux de Monsieur ; je ne suis pas jaloux du mari ; je suis jaloux de l’amant.

– De l’amant ?

– Mais ne l’as-tu donc pas remarqué ici, toi qui là-bas étais si clairvoyant ?

– Tu es jaloux de M. de Buckingham ?

– À en mourir !

– Encore.

– Oh ! cette fois la chose sera facile à régler entre nous, j’ai pris les devants, je lui ai fait passer un billet.

– Tu lui as écrit ? c’est toi ?

– Comment sais-tu cela ?

– Je le sais, parce qu’il me l’a appris. Tiens.

Et il tendit à de Guiche la lettre qu’il avait reçue presque en même temps que la sienne. De Guiche la lut avidement.

– C'est d’un brave homme et surtout d’un galant homme, dit-il.

– Oui, certes, le duc est un galant homme ; je n’ai pas besoin de te demander si tu lui as écrit en aussi bons termes.

– Je te montrerai ma lettre quand tu l’iras trouver de ma part.

– Mais c’est presque impossible.

– Quoi ?

– Que j’aille le trouver.

– Comment ?

– Le duc me consulte, et toi aussi.

– Oh ! tu me donneras la préférence, je suppose. Écoute, voici ce que je te prie de dire à Sa Grâce… C'est bien simple… Un de ces jours, aujourd’hui, demain, après-demain, le jour qui lui conviendra, je veux le rencontrer à Vincennes.

– Réfléchis.

– Je croyais t’avoir déjà dit que mes réflexions étaient faites.

– Le duc est étranger ; il a une mission qui le fait inviolable… Vincennes est tout près de la Bastille.

– Les conséquences me regardent.

– Mais la raison de cette rencontre ? quelle raison veux-tu que je lui donne ?

– Il ne t’en demandera pas, sois tranquille… Le duc doit être aussi las de moi que je le suis de lui ; le duc doit me haïr autant que je le hais. Ainsi, je t’en supplie, va trouver le duc, et, s’il faut que je le supplie d’accepter ma proposition, je le supplierai.

– C'est inutile… Le duc m’a prévenu qu’il me voulait parler. Le duc est au jeu du roi… Allons-y tous deux. Je le tirerai à quartier dans la galerie. Tu resteras à l’écart. Deux mots suffiront.

– C'est bien. Je vais emmener de Wardes pour me servir de contenance.

– Pourquoi pas Manicamp ? De Wardes nous rejoindra toujours, le laissassions-nous ici.

– Oui, c’est vrai.

– Il ne sait rien ?

– Oh ! rien absolument. Vous êtes toujours en froid, donc !

– Il ne t’a rien raconté ?

– Non.

– Je n’aime pas cet homme, et, comme je ne l’ai jamais aimé, il résulte de cette antipathie que je ne suis pas plus en froid avec lui aujourd’hui que je ne l’étais hier.

– Partons alors.

Tous quatre descendirent. Le carrosse de de Guiche attendait à la porte et les conduisit au Palais-Royal.

En chemin, Raoul se forgeait un thème. Seul dépositaire des deux secrets, il ne désespérait pas de conclure un accommodement entre les deux parties. Il se savait influent près de Buckingham ; il connaissait son ascendant sur de Guiche : les choses ne lui paraissaient donc point désespérées.

En arrivant dans la galerie, resplendissante de lumière, où les femmes les plus belles et les plus illustres de la cour s’agitaient comme des astres dans leur atmosphère de flammes, Raoul ne put s’empêcher d’oublier un instant de Guiche pour regarder Louise, qui, au milieu de ses compagnes, pareille à une colombe fascinée, dévorait des yeux le cercle royal, tout éblouissant de diamants et d’or.

Les hommes étaient debout, le roi seul était assis. Raoul aperçut Buckingham.

Il était à dix pas de Monsieur, dans un groupe de Français et d’Anglais qui admiraient le grand air de sa personne et l’incomparable magnificence de ses habits.

Quelques-uns des vieux courtisans se rappelaient avoir vu le père, et ce souvenir ne faisait aucun tort au fils.

Buckingham causait avec Fouquet. Fouquet lui parlait tout haut de Belle-Île.

– Je ne puis l’aborder dans ce moment, dit Raoul.

– Attends et choisis ton occasion, mais termine tout sur l’heure. Je brûle.

– Tiens, voici notre sauveur, dit Raoul apercevant d’Artagnan, qui, magnifique dans son habit neuf de capitaine des mousquetaires, venait de faire dans la galerie une entrée de conquérant.

Et il se dirigea vers d’Artagnan.

– Le comte de La Fère vous cherchait, chevalier, dit Raoul.

– Oui, répondit d’Artagnan, je le quitte.

– J'avais cru comprendre que vous deviez passer une partie de la nuit ensemble.

– Rendez-vous est pris pour nous retrouver.

Et tout en répondant à Raoul, d’Artagnan promenait ses regards distraits à droite et à gauche, cherchant dans la foule quelqu’un ou dans l’appartement quelque chose.

Tout à coup son œil devint fixe comme celui de l’aigle qui aperçoit sa proie.

Raoul suivit la direction de ce regard. Il vit que de Guiche et d’Artagnan se saluaient. Mais il ne put distinguer à qui s’adressait ce coup d’œil si curieux et si fier du capitaine.

– Monsieur le chevalier, dit Raoul, il n’y a que vous qui puissiez me rendre un service.

– Lequel, mon cher vicomte ?

– Il s’agit d’aller déranger M. de Buckingham, à qui j’ai deux mots à dire, et comme M. de Buckingham cause avec M. Fouquet, vous comprenez que ce n’est point moi qui puis me jeter au milieu de la conversation.

– Ah ! ah ! M. Fouquet ; il est là ? demanda d’Artagnan.

– Le voyez-vous ? Tenez.

– Oui, ma foi ! Et tu crois que j’ai plus de droits que toi ?

– Vous êtes un homme plus considérable.

– Ah ! c’est vrai, je suis capitaine des mousquetaires ; il y a si longtemps qu’on me promettait ce grade et si peu de temps que je l’ai, que j’oublie toujours ma dignité.

– Vous me rendrez ce service, n’est-ce pas ?

– M. Fouquet, diable !

– Avez-vous quelque chose contre lui ?

– Non, ce serait plutôt lui qui aurait quelque chose contre moi ; mais enfin, comme il faudra qu’un jour ou l’autre…

– Tenez, je crois qu’il vous regarde ; ou bien serait-ce ?…

– Non, non, tu ne te trompes pas, c’est bien à moi qu’il fait cet honneur.

– Le moment est bon, alors.

– Tu crois ?

– Allez, je vous en prie.

– J'y vais.

De Guiche ne perdait pas de vue Raoul ; Raoul lui fit signe que tout était arrangé.

D'Artagnan marcha droit au groupe, et salua civilement M. Fouquet comme les autres.

– Bonjour, monsieur d’Artagnan. Nous parlions de Belle-Île-en-Mer, dit Fouquet avec cet usage du monde et cette science du regard qui demandent la moitié de la vie pour être bien appris, et auxquels certaines gens, malgré toute leur étude, n’arrivent jamais.

– De Belle-Île-en-Mer ? Ah ! ah ! fit d’Artagnan. C'est à vous, je crois, monsieur Fouquet ?

– Monsieur vient de me dire qu’il l’avait donnée au roi, dit Buckingham. Serviteur, monsieur d’Artagnan.

– Connaissez-vous Belle-Île, chevalier ? demanda Fouquet au mousquetaire.

– J'y ai été une seule fois, monsieur, répondit d’Artagnan en homme d’esprit et en galant homme.

– Y êtes-vous resté longtemps ?

– À peine une journée, monseigneur.

– Et vous y avez vu ?

– Tout ce qu’on peut voir en un jour.

– C'est beaucoup d’un jour quand on a votre regard, monsieur.

D'Artagnan s’inclina.

Pendant ce temps, Raoul faisait signe à Buckingham.

– Monsieur le surintendant, dit Buckingham, je vous laisse le capitaine, qui se connaît mieux que moi en bastions, en escarpes et en contrescarpes, et je vais rejoindre un ami qui me fait signe. Vous comprenez…

En effet, Buckingham se détacha du groupe et s’avança vers Raoul, mais tout en s’arrêtant un instant à la table où jouaient Madame, la reine mère, la jeune reine et le roi.

– Allons, Raoul, dit de Guiche, le voilà ; ferme et vite !

Buckingham en effet, après avoir présenté un compliment à Madame, continuait son chemin vers Raoul.

Raoul vint au-devant de lui. De Guiche demeura à sa place. Il le suivit des yeux. La manœuvre était combinée de telle façon que la rencontre des deux jeunes gens eut lieu dans l’espace resté vide entre le groupe du jeu et la galerie où se promenaient, en s’arrêtant de temps en temps, pour causer, quelques braves gentilshommes.

Mais, au moment où les deux lignes allaient s’unir, elles furent rompues par une troisième.

C'était Monsieur qui s’avançait vers le duc de Buckingham. Monsieur avait sur ses lèvres roses et pommadées son plus charmant sourire.

– Eh ! mon Dieu ! dit-il avec une affectueuse politesse, que vient-on de m’apprendre, mon cher duc ?

Buckingham se retourna : il n’avait pas vu venir Monsieur ; il avait entendu sa voix, voilà tout.

Il tressaillit malgré lui. Une légère pâleur envahit ses joues.

– Monseigneur, demanda-t-il, qu’a-t-on dit à Votre Altesse qui paraisse lui causer ce grand étonnement ?

– Une chose qui me désespère, monsieur, dit le prince, une chose qui sera un deuil pour toute la cour.

– Ah ! Votre Altesse est trop bonne, dit Buckingham, car je vois qu’elle veut parler de mon départ.

– Justement.

– Hélas ! monseigneur, à Paris depuis cinq à six jours à peine, mon départ ne peut être un deuil que pour moi.

De Guiche entendit le mot de la place où il était resté et tressaillit à son tour.

– Son départ ! murmura-t-il. Que dit-il donc ?

Philippe continua avec son même air gracieux :

– Que le roi de la Grande-Bretagne vous rappelle, monsieur, je conçois cela ; on sait que Sa Majesté Charles II, qui se connaît en gentilshommes, ne peut se passer de vous. Mais que nous vous perdions sans regret, cela ne se peut comprendre ; recevez donc l’expression des miens.

– Monseigneur, dit le duc, croyez que si je quitte la cour de France…

– C'est qu’on vous rappelle, je comprends cela ; mais enfin, si vous croyez que mon désir ait quelque poids près du roi, je m’offre à supplier Sa Majesté Charles II de vous laisser avec nous quelque temps encore.

– Tant d’obligeance me comble, monseigneur, répondit Buckingham ; mais j’ai reçu des ordres précis. Mon séjour en France était limité ; je l’ai prolongé au risque de déplaire à mon gracieux souverain. Aujourd’hui seulement, je me rappelle que, depuis quatre jours, je devrais être parti.

– Oh ! fit Monsieur.

– Oui, mais, ajouta Buckingham en élevant la voix, même de manière à être entendu des princesses, mais je ressemble à cet homme de l’orient qui, pendant plusieurs jours, devint fou d’avoir fait un beau rêve, et qui, un beau matin, se réveilla guéri, c’est-à-dire raisonnable. La cour de France a des enivrements qui peuvent ressembler à ce rêve, monseigneur, mais on se réveille enfin et l’on part. Je ne saurais donc prolonger mon séjour comme Votre Altesse veut bien me le demander.

– Et quand partez-vous ? demanda Philippe d’un air plein de sollicitude.

– Demain, monseigneur… Mes équipages sont prêts depuis trois jours.

Le duc d’Orléans fit un mouvement de tête qui signifiait :

« Puisque c’est une résolution prise, duc, il n’y a rien à dire. »

Buckingham leva les yeux sur les reines ; son regard rencontra celui d’Anne d’Autriche, qui le remercia et l’approuva par un geste. Buckingham lui rendit ce geste en cachant sous un sourire le serrement de son cœur.

Monsieur s’éloigna par où il était venu. Mais en même temps, du côté opposé, s’avançait de Guiche. Raoul craignit que l’impatient jeune homme ne vînt faire la proposition lui même, et se jeta au-devant de lui.

– Non, non, Raoul, tout est inutile maintenant, dit de Guiche en tendant ses deux mains au duc et en l’entraînant derrière une colonne… Oh ! duc, duc ! dit de Guiche, pardonnez-moi ce que je vous ai écrit ; j’étais un fou ! Rendez-moi ma lettre !

– C'est vrai, répliqua le jeune duc avec un sourire mélancolique, vous ne pouvez plus m’en vouloir.

– Oh ! duc, duc, excusez-moi !… Mon amitié, mon amitié éternelle…

– Pourquoi, en effet, m’en voudriez-vous, comte, du moment où je la quitte, du moment où je ne la verrai plus ?

Raoul entendit ces mots, et, comprenant que sa présence était désormais inutile entre ces deux jeunes gens qui n’avaient plus que des paroles amies, il recula de quelques pas.

Ce mouvement le rapprocha de de Wardes. De Wardes parlait du départ de Buckingham. Son interlocuteur était le chevalier de Lorraine.

– Sage retraite ! disait de Wardes.

– Pourquoi cela ?

– Parce qu’il économise un coup d’épée au cher duc.

Et tous se mirent à rire.

Raoul, indigné, se retourna, le sourcil froncé, le sang aux tempes, la bouche dédaigneuse.

Le chevalier de Lorraine pivota sur ses talons ; de Wardes demeura ferme et attendit.

– Monsieur, dit Raoul à de Wardes, vous ne vous déshabituerez donc pas d’insulter les absents ? Hier, c’était M. d’Artagnan ; aujourd’hui, c’est M. de Buckingham.

– Monsieur, monsieur, dit de Wardes, vous savez bien que parfois aussi j’insulte ceux qui sont là.

De Wardes touchait Raoul, leurs épaules s’appuyaient l’une à l’autre, leurs visages se penchaient l’un vers l’autre comme pour s’embraser réciproquement du feu de leur souffle et de leur colère. On sentait que l’un était au sommet de sa haine, l’autre au bout de sa patience.

Tout à coup ils entendirent une voix pleine de grâce et de politesse qui disait derrière eux :

– On m’a nommé, je crois.

Ils se retournèrent : c’était d’Artagnan qui l’œil souriant et la bouche en cœur, venait de poser sa main sur l’épaule de de Wardes. Raoul s’écarta d’un pas pour faire place au mousquetaire. De Wardes frissonna par tout le corps, pâlit, mais ne bougea point.

D'Artagnan, toujours avec son sourire, prit la place que Raoul lui abandonnait.

– Merci, mon cher Raoul, dit-il. Monsieur de Wardes, j’ai à causer avec vous. Ne vous éloignez pas, Raoul ; tout le monde peut entendre ce que j’ai à dire à M. de Wardes.

Puis son sourire s’effaça, et son regard devint froid et aigu comme une lame d’acier.

– Je suis à vos ordres, monsieur, dit de Wardes.

– Monsieur, reprit d’Artagnan, depuis longtemps je cherchais l’occasion de causer avec vous ; aujourd’hui seulement, je l’ai trouvée. Quant au lieu, il est mal choisi, j’en conviens ; mais si vous voulez vous donner la peine de venir jusque chez moi, mon chez-moi est justement dans l’escalier qui aboutit à la galerie.

– Je vous suis, monsieur, dit de Wardes.

– Est-ce que vous êtes seul ici, monsieur ? fit d’Artagnan.

– Non pas, j’ai MM. Manicamp et de Guiche, deux de mes amis.

– Bien, dit d’Artagnan ; mais deux personnes, c’est peu. Vous en trouverez bien encore quelques-unes, n’est-ce pas ?

– Certes ! dit le jeune homme, qui ne savait pas où d’Artagnan voulait en venir. Tant que vous en voudrez.

– Des amis ?

– Oui, monsieur.

– De bons amis ?

– Sans doute.

– Eh bien ! faites-en provision, je vous prie. Et vous, Raoul, venez… Amenez aussi M. de Guiche ; amenez M. de Buckingham, s’il vous plaît.

– Oh ! mon Dieu, monsieur, que de tapage ! répondit de Wardes en essayant de sourire.

Le capitaine lui fit, de la main, un petit signe pour lui recommander la patience.

– Je suis toujours impassible. Donc, je vous attends, monsieur, dit-il.

– Attendez-moi.

– Alors, au revoir !

Et il se dirigea du côté de son appartement. La chambre de d’Artagnan n’était point solitaire : le comte de La Fère attendait, assis dans l’embrasure d’une fenêtre.

– Eh bien ? demanda-t-il à d’Artagnan en le voyant rentrer.

– Eh bien ! dit celui-ci, M. de Wardes veut bien m’accorder l’honneur de me faire une petite visite, en compagnie de quelques-uns de ses amis et des nôtres.

En effet, derrière le mousquetaire apparurent de Wardes et Manicamp.

De Guiche et Buckingham les suivaient, assez surpris et ne sachant ce qu’on leur voulait.

Raoul venait avec deux ou trois gentilshommes. Son regard erra, en entrant, sur toutes les parties de la chambre.

Il aperçut le comte et alla se placer près de lui.

D'Artagnan recevait ses visiteurs avec toute la courtoisie dont il était capable.

Il avait conservé sa physionomie calme et polie. Tous ceux qui se trouvaient là étaient des hommes de distinction occupant un poste à la cour. Puis, lorsqu’il eut fait à chacun ses excuses du dérangement qu’il lui causait, il se retourna vers de Wardes, qui, malgré sa puissance sur lui-même, ne pouvait empêcher sa physionomie d’exprimer une surprise mêlée d’inquiétude.

– Monsieur, dit-il, maintenant que nous voici hors du palais du roi, maintenant que nous pouvons causer tout haut sans manquer aux convenances, je vais vous faire savoir pourquoi j’ai pris la liberté de vous prier de passer chez moi et d’y convoquer en même temps ces messieurs. J'ai appris, par M. le comte de La Fère, mon ami, les bruits injurieux que vous semiez sur mon compte ; vous m’avez dit que vous me teniez pour votre ennemi mortel, attendu que j’étais, dites-vous, celui de votre père.

– C'est vrai, monsieur, j’ai dit cela, reprit de Wardes, dont la pâleur se colora d’une légère flamme.

– Ainsi, vous m’accusez d’un crime, d’une faute ou d’une lâcheté. Je vous prie de préciser votre accusation.

– Devant témoins, monsieur ?

– Oui, sans doute, devant témoins, et vous voyez que je les ai choisis experts en matière d’honneur.

– Vous n’appréciez pas ma délicatesse, monsieur. Je vous ai accusé, c’est vrai ; mais j’ai gardé le secret sur l’accusation. Je ne suis entré dans aucun détail, je me suis contenté d’exprimer ma haine devant des personnes pour lesquelles c’était presque un devoir de vous la faire connaître. Vous ne m’avez pas tenu compte de ma discrétion, quoique vous fussiez intéressé à mon silence. Je ne reconnais point là votre prudence habituelle, monsieur d’Artagnan.

D'Artagnan se mordit le coin de la moustache.

– Monsieur, dit-il, j’ai déjà eu l’honneur de vous prier d’articuler les griefs que vous aviez contre moi.

– Tout haut ?

– Parbleu !

– Je parlerai donc.

– Parlez, monsieur, dit d’Artagnan en s’inclinant, nous vous écoutons tous.

– Eh bien ! monsieur, il s’agit, non pas d’un tort envers moi, mais d’un tort envers mon père.

– Vous l’avez déjà dit.

– Oui, mais il y a certaines choses qu’on n’aborde qu’avec hésitation.

– Si cette hésitation existe réellement, je vous prie de la surmonter, monsieur.

– Même dans le cas où il s’agirait d’une action honteuse ?

– Dans tous les cas.

Les témoins de cette scène commencèrent par se regarder entre eux avec une certaine inquiétude. Cependant, ils se rassurèrent en voyant que le visage de d’Artagnan ne manifestait aucune émotion. De Wardes gardait le silence.

– Parlez, monsieur, dit le mousquetaire. Vous voyez bien que vous nous faites attendre.

– Eh bien ! écoutez. Mon père aimait une femme, une femme noble ; cette femme aimait mon père.

D'Artagnan échangea un regard avec Athos. De Wardes continua.

– M. d’Artagnan surprit des lettres qui indiquaient un rendez-vous, se substitua, sous un déguisement, à celui qui était attendu et abusa de l’obscurité.

– C'est vrai, dit d’Artagnan.

Un léger murmure se fit entendre parmi les assistants.

– Oui, j’ai commis cette mauvaise action. Vous auriez dû ajouter, monsieur, puisque vous êtes si impartial, qu’à l’époque où se passa l’événement que vous me reprochez, je n’avais point encore vingt et un ans.

– L'action n’en est pas moins honteuse, dit de Wardes, et l’âge de raison suffit à un gentilhomme pour ne pas commettre une indélicatesse.

Un nouveau murmure se fit entendre, mais d’étonnement et presque de doute.

– C'était une supercherie honteuse, en effet, dit d’Artagnan, et je n’ai point attendu que M. de Wardes me la reprochât pour me la reprocher moi-même et bien amèrement. L'âge m’a fait plus raisonnable, plus probe surtout, et j’ai expié ce tort par de longs regrets. Mais j’en appelle à vous, messieurs ; cela se passait en 1626, et c’était un temps, heureusement pour vous, vous ne savez cela que par tradition, et c’était un temps où l’amour n’était pas scrupuleux, où les consciences ne distillaient pas, comme aujourd’hui, le venin et la myrrhe. Nous étions de jeunes soldats toujours battants, toujours battus, toujours l’épée hors du fourreau ou tout au moins à moitié tirée, toujours entre deux morts ; la guerre nous faisait durs, et le cardinal nous faisait pressés. Enfin, je me suis repenti, et, il y a plus, je me repens encore, monsieur de Wardes.

– Oui, monsieur, je comprends cela, car l’action comportait le repentir ; mais vous n’en avez pas moins causé la perte d’une femme. Celle dont vous parlez, voilée par sa honte, courbée sous son affront, celle dont vous parlez a fui, elle a quitté la France, et l’on n’a jamais su ce qu’elle était devenue…

– Oh ! fit le comte de La Fère en étendant le bras vers de Wardes avec un sinistre sourire, si fait, monsieur, on l’a vue, et il est même ici quelques personnes qui, en ayant entendu parler, peuvent la reconnaître au portrait que j’en vais faire. C'était une femme de vingt-cinq ans, mince, pâle, blonde, qui s’était mariée en Angleterre.

– Mariée ? fit de Wardes.

– Ah ! vous ignoriez qu’elle fût mariée ? Vous voyez que nous sommes mieux instruits que vous, monsieur de Wardes. Savez-vous qu’on l’appelait habituellement Milady, sans ajouter aucun nom à cette qualification ?

– Oui, monsieur, je sais cela.

– Mon Dieu ! murmura Buckingham.

– Eh bien ! cette femme, qui venait d’Angleterre, retourna en Angleterre, après avoir trois fois conspiré la mort de M. d’Artagnan. C'était justice, n’est-ce pas ? Je le veux bien, M. d’Artagnan l’avait insultée. Mais ce qui n’est plus justice, c’est qu’en Angleterre, par ses séductions, cette femme conquit un jeune homme qui était au service de lord de Winter, et que l’on nommait Felton. Vous pâlissez, milord de Buckingham ? vos yeux s’allument à la fois de colère et de douleur ? Alors, achevez le récit, milord, et dites à M. de Wardes quelle était cette femme qui mit le couteau à la main de l’assassin de votre père.

Un cri s’échappa de toutes les bouches. Le jeune duc passa un mouchoir sur son front inondé de sueur.

Un grand silence s’était fait parmi tous les assistants.

– Vous voyez, monsieur de Wardes, dit d’Artagnan, que ce récit avait d’autant plus impressionné que ses propres souvenirs se ravivaient aux paroles d’Athos ; vous voyez que mon crime n’est point la cause d’une perte d’âme, et que l’âme était bel et bien perdue avant mon regret. C'est donc bien un acte de conscience. Or, maintenant que ceci est établi, il me reste, monsieur de Wardes, à vous demander bien humblement pardon de cette action honteuse, comme bien certainement j’eusse demandé pardon à M. votre père, s’il vivait encore, et si je l’eusse rencontré après mon retour en France depuis la mort de Charles Ier.

– Mais c’est trop, monsieur d’Artagnan, s’écrièrent vivement plusieurs voix.

– Non, messieurs, dit le capitaine. Maintenant, monsieur de Wardes, j’espère que tout est fini entre nous deux, et qu’il ne vous arrivera plus de mal parler de moi. C'est une affaire purgée, n’est-ce pas ?

De Wardes s’inclina en balbutiant.

– J'espère aussi, continua d’Artagnan en se rapprochant du jeune homme, que vous ne parlerez plus mal de personne comme vous en avez la fâcheuse habitude ; car un homme aussi consciencieux, aussi parfait que vous l’êtes, vous qui reprochez une vétille de jeunesse à un vieux soldat, après trente-cinq ans, vous, dis-je, qui arborez cette pureté de conscience, vous prenez de votre côté, l’engagement tacite de ne rien faire contre la conscience et l’honneur. Or, écoutez bien ce qui me reste à vous dire, monsieur de Wardes. Gardez-vous qu’une histoire où votre nom figurera ne parvienne à mes oreilles.

– Monsieur, dit de Wardes, il est inutile de menacer pour rien.

– Oh ! je n’ai point fini, monsieur de Wardes, reprit d’Artagnan, et vous êtes condamné à m’entendre encore.

Le cercle se rapprocha curieusement.

– Vous parliez haut tout à l’heure de l’honneur d’une femme et de l’honneur de votre père ; vous nous avez plu en parlant ainsi, car il est doux de songer que ce sentiment de délicatesse et de probité qui ne vivait pas, à ce qu’il paraît, dans notre âme, vit dans l’âme de nos enfants, et il est beau enfin de voir un jeune homme à l’âge où d’habitude on se fait le larron de l’honneur des femmes, il est beau de voir ce jeune homme le respecter et le défendre.

De Wardes serrait les lèvres et les poings, évidemment fort inquiet de savoir comment finirait ce discours dont l’exorde s’annonçait si mal.

– Comment se fait-il donc alors, continua d’Artagnan, que vous vous soyez permis de dire à M. le vicomte de Bragelonne qu’il ne connaissait point sa mère ?

Les yeux de Raoul étincelèrent.

– Oh ! s’écria-t-il en s’élançant, monsieur le chevalier, monsieur le chevalier, c’est une affaire qui m’est personnelle.

De Wardes sourit méchamment.

D'Artagnan repoussa Raoul du bras.

– Ne m’interrompez pas, jeune homme, dit-il.

Et dominant de Wardes du regard :

– Je traite ici une question qui ne se résout point par l’épée, continua-t-il. Je la traite devant des hommes d’honneur, qui tous ont mis plus d’une fois l’épée à la main. Je les ai choisis exprès. Or, ces messieurs savent que tout secret pour lequel on se bat cesse d’être un secret. Je réitère donc ma question à M. de Wardes : À quel propos avez-vous offensé ce jeune homme en offensant à la fois son père et sa mère ?

– Mais il me semble, dit de Wardes, que les paroles sont libres, quand on offre de les soutenir par tous les moyens qui sont à la disposition d’un galant homme.

– Ah ! monsieur, quels sont les moyens, dites-moi, à l’aide desquels un galant homme peut soutenir une méchante parole ?

– Par l’épée.

– Vous manquez non seulement de logique en disant cela, mais encore de religion et d’honneur ; vous exposez la vie de plusieurs hommes, sans parler de la vôtre, qui me paraît fort aventurée. Or, toute mode passe, monsieur, et la mode est passée des rencontres, sans compter les édits de Sa Majesté qui défendent le duel. Donc, pour être conséquent avec vos idées de chevalerie, vous allez présenter vos excuses à M. Raoul de Bragelonne ; vous lui direz que vous regrettez d’avoir tenu un propos léger ; que la noblesse et la pureté de sa race sont écrites non seulement dans son cœur, mais encore dans toutes les actions de sa vie. Vous allez faire cela, monsieur de Wardes, comme je l’ai fait tout à l’heure, moi, vieux capitaine, devant votre moustache d’enfant.

– Et si je ne le fais pas ? demanda de Wardes.

– Eh bien ! il arrivera…

– Ce que vous croyez empêcher, dit de Wardes en riant ; il arrivera que votre logique de conciliation aboutira à une violation des défenses du roi.

– Non, monsieur, dit tranquillement le capitaine, et vous êtes dans l’erreur.

– Qu'arrivera-t-il donc, alors ?

– Il arrivera que j’irai trouver le roi, avec qui je suis assez bien ; le roi, à qui j’ai eu le bonheur de rendre quelques services qui datent d’un temps où vous n’étiez pas encore né ; le roi, enfin, qui, sur ma demande, vient de m’envoyer un ordre en blanc pour M. Baisemeaux de Montlezun gouverneur de la Bastille, et que je dirai au roi : « Sire, un homme à insulté lâchement M. de Bragelonne dans la personne de sa mère. J'ai écrit le nom de cet homme sur la lettre de cachet que Votre Majesté a bien voulu me donner, de sorte que M. de Wardes est à la Bastille pour trois ans. »

Et d’Artagnan, tirant de sa poche l’ordre signé du roi, le tendit à de Wardes.

Puis, voyant que le jeune homme n’était pas bien convaincu, et prenait l’avis pour une menace vaine, il haussa les épaules et se dirigea froidement vers la table sur laquelle étaient une écritoire et une plume dont la longueur eût épouvanté le topographe Porthos.

Alors de Wardes vit que la menace était on ne peut plus sérieuse ; la Bastille, à cette époque, était déjà chose effrayante. Il fit un pas vers Raoul, et d’une voix presque inintelligible :

– Monsieur, dit-il, je vous fais les excuses que m’a dictées tout à l’heure M. d’Artagnan, et que force m’est de vous faire.

– Un instant, un instant, monsieur, dit le mousquetaire avec la plus grande tranquillité ; vous vous trompez sur les termes. Je n’ai pas dit : « Et que force m’est de vous faire. » J'ai dit : « Et que ma conscience me porte à vous faire. » Ce mot vaut mieux que l’autre, croyez-moi ; il vaudra d’autant mieux qu’il sera l’expression plus vraie de vos sentiments.

– J'y souscris donc, dit de Wardes ; mais, en vérité messieurs, avouez qu’un coup d’épée au travers du corps, comme on se le donnait autrefois, valait mieux qu’une pareille tyrannie.

– Non, monsieur, répondit Buckingham, car le coup d’épée ne signifie pas, si vous le recevez, que vous avez tort ou raison ; il signifie seulement que vous êtes plus ou moins adroit.

– Monsieur ! s’écria de Wardes.

– Ah ! vous allez dire quelque mauvaise chose, interrompit d’Artagnan coupant la parole à de Wardes, et je vous rends service en vous arrêtant là.

– Est-ce tout, monsieur ? demanda de Wardes.

– Absolument tout, répondit d’Artagnan, et ces messieurs et moi sommes satisfaits de vous.

– Croyez-moi, monsieur, répondit de Wardes, vos conciliations ne sont pas heureuses !

– Et pourquoi cela ?

– Parce que nous allons nous séparer, je le gagerais, M. de Bragelonne et moi, plus ennemis que jamais.

– Vous vous trompez quant à moi, monsieur, répondit Raoul, et je ne conserve pas contre vous un atome de fiel dans le cœur.

Ce dernier coup écrasa de Wardes. Il jeta les yeux autour de lui en homme égaré.

D'Artagnan salua gracieusement les gentilshommes qui avaient bien voulu assister à l’explication, et chacun se retira en lui donnant la main.

Pas une main ne se tendit vers de Wardes.

– Oh ! s’écria le jeune homme succombant à la rage qui lui mangeait le cœur ; oh ! je ne trouverai donc personne sur qui je puisse me venger !

– Si fait, monsieur, car je suis là, moi, dit à son oreille une voix toute chargée de menaces.

De Wardes se retourna et vit le duc de Buckingham qui, resté sans doute dans cette intention, venait de s’approcher de lui.

– Vous, monsieur ! s’écria de Wardes.

– Oui, moi. Je ne suis pas sujet du roi de France, moi, monsieur ; moi, je ne reste pas sur le territoire, puisque je pars pour l’Angleterre. J'ai amassé aussi du désespoir et de la rage, moi. J'ai donc, comme vous, besoin de me venger sur quelqu’un. J'approuve fort les principes de M. d’Artagnan, mais je ne suis pas tenu de les appliquer à vous. Je suis Anglais, et je viens vous proposer à mon tour ce que vous avez inutilement proposé aux autres.

– Monsieur le duc !

– Allons, cher monsieur de Wardes, puisque vous êtes si fort courroucé, prenez-moi pour quintaine. Je serai à Calais dans trente-quatre heures. Venez avec moi, la route nous paraîtra moins longue ensemble que séparés. Nous tirerons l’épée là-bas, sur le sable que couvre la marée, et qui, six heures par jour, est le territoire de la France, mais pendant six autres heures le territoire de Dieu.

– C'est bien, répliqua de Wardes ; j’accepte.

– Pardieu ! dit le duc, si vous me tuez, mon cher monsieur de Wardes, vous me rendrez, je vous en réponds, un signalé service.

– Je ferai ce que je pourrai pour vous être agréable, duc, dit de Wardes.

– Ainsi, c’est convenu, je vous emmène.

– Je serai à vos ordres. Pardieu ! j’avais besoin pour me calmer d’un bon danger, d’un péril mortel.

– Eh bien ! je crois que vous avez trouvé votre affaire. Serviteur, monsieur de Wardes ; demain, au matin, mon valet de chambre vous dira l’heure précise du départ ; nous voyagerons ensemble comme deux bons amis. Je voyage d’ordinaire en homme pressé. Adieu !

Buckingham salua de Wardes et rentra chez le roi. De Wardes, exaspéré, sortit du Palais-Royal et prit rapidement le chemin de la maison qu’il habitait.

Chapitre XCV – M. Baisemeaux de Montlezun §

Après la leçon un peu dure donnée à de Wardes, Athos et d’Artagnan descendirent ensemble l’escalier qui conduit à la cour du Palais-Royal.

– Voyez-vous, disait Athos à d’Artagnan, Raoul ne peut échapper tôt ou tard à ce duel avec de Wardes ; de Wardes est brave autant qu’il est méchant.

– Je connais ces drôles-là, répliqua d’Artagnan ; j’ai eu affaire au père. Je vous déclare, et en ce temps j’avais de bons muscles et une sauvage assurance, je vous déclare, dis-je, que le père m’a donné du mal. Il fallait voir cependant comme j’en décousais. Ah ! mon ami, on ne fait plus des assauts pareils aujourd’hui ; j’avais une main qui ne pouvait rester un moment en place, une main de vif-argent, vous le savez, Athos, vous m’avez vu à l’œuvre. Ce n’était plus un simple morceau d’acier, c’était un serpent qui prenait toutes ses formes et toutes ses longueurs pour parvenir à placer convenablement sa tête, c’est-à-dire sa morsure ; je me donnais six pieds, puis trois, je pressais l’ennemi corps à corps, puis je me jetais à dix pieds. Il n’y avait pas force humaine capable de résister à ce féroce entrain. Eh bien ! de Wardes le père, avec sa bravoure de race, sa bravoure hargneuse, m’occupa fort longtemps, et je me souviens que mes doigts, à l’issue du combat, étaient fatigués.

– Donc, je vous le disais bien, reprit Athos, le fils cherchera toujours Raoul et finira par le rencontrer, car on trouve Raoul facilement lorsqu’on le cherche.

– D'accord, mon ami, mais Raoul calcule bien ; il n’en veut point à de Wardes, il l’a dit : il attendra d’être provoqué ; alors sa position est bonne. Le roi ne peut se fâcher ; d’ailleurs, nous saurons le moyen de calmer le roi. Mais pourquoi ces craintes, ces inquiétudes chez vous qui ne vous alarmez pas aisément ?

– Voici : tout me trouble. Raoul va demain voir le roi qui lui dira sa volonté sur certain mariage. Raoul se fâchera comme un amoureux qu’il est, et, une fois dans sa mauvaise humeur, s’il rencontre de Wardes, la bombe éclatera.

– Nous empêcherons l’éclat, cher ami.

– Pas moi, car je veux retourner à Blois. Toute cette élégance fardée de cour, toutes ces intrigues me dégoûtent. Je ne suis plus un jeune homme pour pactiser avec les mesquineries d’aujourd’hui. J'ai lu dans le grand livre de Dieu beaucoup de choses trop belles et trop larges pour m’occuper avec intérêt des petites phrases que se chuchotent ces hommes quand ils veulent se tromper. En un mot, je m’ennuie à Paris, partout où je ne vous ai pas, et, comme je ne puis toujours vous avoir, je veux m’en retourner à Blois.

– Oh ! que vous avez tort, Athos ! que vous mentez à votre origine et à la destinée de votre âme ! Les hommes de votre trempe sont faits pour aller jusqu’au dernier jour dans la plénitude de leurs facultés. Voyez ma vieille épée de La Rochelle, cette lame espagnole ; elle servit trente ans aussi parfaite ; un jour d’hiver, en tombant sur le marbre du Louvre, elle se cassa net, mon cher. On m’en a fait un couteau de chasse qui durera cent ans encore. Vous, Athos, avec votre loyauté, votre franchise, votre courage froid et votre instruction solide, vous êtes l’homme qu’il faut pour avertir et diriger les rois. Restez ici : M. Fouquet ne durera pas aussi longtemps que ma lame espagnole.

– Allons, dit Athos en souriant, voilà d’Artagnan qui, après m’avoir élevé aux nues, fait de moi une sorte de dieu, me jette du haut de l’Olympe et m’aplatit sur terre. J'ai des ambitions plus grandes, ami. Être ministre, être esclave, allons donc ! Ne suis-je pas plus grand ? je ne suis rien. Je me souviens de vous avoir entendu m’appeler quelquefois le grand Athos. Or, je vous défie, si j’étais ministre, de me confirmer cette épithète. Non, non, je ne me livre pas ainsi.

– Alors n’en parlons plus ; abdiquez tout, même la fraternité !

– Oh ! cher ami, c’est presque dur, ce que vous me dites là !

D'Artagnan serra vivement la main d’Athos.

– Non, non, abdiquez sans crainte. Raoul peut se passer de vous, je suis à Paris.

– Eh bien ! alors, je retournerai à Blois. Ce soir, vous me direz adieu ; demain, au point du jour, je remonterai à cheval.

– Vous ne pouvez pas rentrer seul à votre hôtel ; pourquoi n’avez-vous pas amené Grimaud ?

– Mon ami, Grimaud dort ; il se couche de bonne heure. Mon pauvre vieux se fatigue aisément. Il est venu avec moi de Blois, et je l’ai forcé de garder le logis ; car s’il lui fallait, pour reprendre haleine, remonter les quarante lieues qui nous séparent de Blois, il en mourrait sans se plaindre. Mais je tiens à mon Grimaud.

– Je vais vous donner un mousquetaire pour porter le flambeau. Holà ! quelqu’un !

Et d’Artagnan se pencha sur la rampe dorée. Sept ou huit têtes de mousquetaires apparurent.

– Quelqu’un de bonne volonté pour escorter M. le comte de La Fère, cria d’Artagnan.

– Merci de votre empressement, messieurs, dit Athos. Je ne saurais ainsi déranger des gentilshommes.

– J'escorterais bien Monsieur, dit quelqu’un, si je n’avais à parler à M. d’Artagnan.

– Qui est là ? fit d’Artagnan en cherchant dans la pénombre.

– Moi, cher monsieur d’Artagnan.

– Dieu me pardonne, si ce n’est pas la voix de Baisemeaux !

– Moi-même, monsieur.

– Eh ! mon cher Baisemeaux, que faites-vous là dans la cour ?

– J'attends vos ordres, mon cher monsieur d’Artagnan.

– Ah ! malheureux que je suis, pensa d’Artagnan ; c’est vrai, vous avez été prévenu pour une arrestation ; mais venir vous-même au lieu d’envoyer un écuyer !

– Je suis venu parce que j’avais à vous parler.

– Et vous ne m’avez pas fait prévenir ?

– J'attendais, dit timidement M. Baisemeaux.

– Je vous quitte. Adieu, d’Artagnan, fit Athos à son ami.

– Pas avant que je vous présente M. Baisemeaux de Montlezun, gouverneur du château de la Bastille.

Baisemeaux salua. Athos également.

– Mais vous devez vous connaître, ajouta d’Artagnan.

– J'ai un vague souvenir de Monsieur, dit Athos.

– Vous savez bien, mon cher ami, Baisemeaux, ce garde du roi avec qui nous fîmes de si bonnes parties autrefois sous le cardinal.

– Parfaitement, dit Athos en prenant congé avec affabilité.

– M. le comte de La Fère, qui avait nom de guerre Athos, dit d’Artagnan à l’oreille de Baisemeaux.

– Oui, oui, un galant homme, un des quatre fameux, dit Baisemeaux.

– Précisément. Mais, voyons, mon cher Baisemeaux, causons-nous ?

– S'il vous plaît !

– D'abord, quant aux ordres, c’est fait, pas d’ordres. Le roi renonce à faire arrêter la personne en question.

– Ah ! tant pis, dit Baisemeaux avec un soupir.

– Comment, tant pis ? s’écria d’Artagnan en riant.

– Sans doute, s’écria le gouverneur de la Bastille, mes prisonniers sont mes rentes, à moi.

– Eh ! c’est vrai. Je ne voyais pas la chose sous ce jour-là.

– Donc, pas d’ordres ?

Et Baisemeaux soupira encore.

– C'est vous, reprit-il, qui avez une belle position : capitaine-lieutenant des mousquetaires !

– C'est assez bon, oui. Mais je ne vois pas ce que vous avez à m’envier : gouverneur de la Bastille, qui est le premier château de France.

– Je le sais bien, dit tristement Baisemeaux.

– Vous dites cela comme un pénitent, mordioux ! Je changerai mes bénéfices contre les vôtres, si vous voulez ?

– Ne parlons pas bénéfices, dit Baisemeaux, si vous ne voulez pas me fendre l’âme.

– Mais vous regardez de droite et de gauche comme si vous aviez peur d’être arrêté, vous qui gardez ceux qu’on arrête.

– Je regarde qu’on nous voit et qu’on nous entend, et qu’il serait plus sûr de causer à l’écart, si vous m’accordiez cette faveur.

– Baisemeaux ! Baisemeaux ! vous oubliez donc que nous sommes des connaissances de trente-cinq ans. Ne prenez donc pas avec moi des airs contrits. Soyez à l’aise. Je ne mange pas crus des gouverneurs de la Bastille.

– Plût au Ciel !

– Voyons, venez dans la cour, nous nous prendrons par le bras ; il fait un clair de lune superbe, et le long des chênes, sous les arbres, vous me conterez votre histoire lugubre. Venez.

Il attira le dolent gouverneur dans la cour, lui prit le bras, comme il l’avait dit, et avec sa brusque bonhomie :

– Allons, flamberge au vent ! dit-il, dégoisez. Baisemeaux, que voulez vous me dire ?

– Ce sera bien long.

– Vous aimez donc mieux vous lamenter ? M'est avis que ce sera plus long encore. Gage que vous vous faites cinquante mille livres sur vos pigeons de la Bastille.

– Quand cela serait, cher monsieur d’Artagnan ?

– Vous m’étonnez, Baisemeaux ; regardez-vous donc, mon cher. Vous faites l’homme contrit, mordioux ! je vais vous conduire devant une glace, vous y verrez que vous êtes grassouillet, fleuri, gras et rond comme un fromage ; que vous avez des yeux comme des charbons allumés, et que, sans ce vilain pli que vous affectez de vous creuser au front, vous ne paraîtriez pas cinquante ans. Or, vous en avez soixante, hein ?

– Tout cela est vrai…

– Pardieu ! je le sais bien que c’est vrai, vrai comme les cinquante mille livres de bénéfice.

Le petit Baisemeaux frappa du pied.

– Là, là ! dit d’Artagnan, je m’en vais vous faire votre compte ; vous étiez capitaine des gardes de M. de Mazarin : douze mille livres par an ; vous les avez touchées douze ans, soit cent quarante mille livres.

– Douze mille livres ! Êtes-vous fou ! s’écria Baisemeaux Le vieux grigou n’a jamais donné que six mille, et les charges de la place allaient à six mille cinq cents. M. Colbert, qui m’avait fait rogner les six mille autres livres, daignait me faire toucher cinquante pistoles comme gratification. En sorte que, sans ce petit fief de Montlezun, qui donne douze mille livres, je n’eusse pas fait honneur à mes affaires.

– Passons condamnation, arrivons aux cinquante mille livres de la Bastille. Là, j’espère, vous êtes nourri, logé ; vous avez six mille livres de traitement.

– Soit.

– Bon an mal an, cinquante prisonniers qui, l’un dans l’autre, vous rapportent mille livres.

– Je n’en disconviens pas.

– C'est bien cinquante mille livres par an ; vous occupez depuis trois ans, c’est donc cent cinquante mille livres que vous avez.

– Vous oubliez un détail, cher monsieur d’Artagnan.

– Lequel ?

– C'est que, vous, vous avez reçu la charge de capitaine des mains du roi.

– Je le sais bien.

– Tandis que, moi, j’ai reçu celle de gouverneur de MM. Tremblay et Louvière.

– C'est juste, et Tremblay n’était pas homme à vous laisser sa charge pour rien.

– Oh ! Louvière non plus. Il en résulte que j’ai donné soixante-quinze mille livres à Tremblay pour sa part.

– Joli ! Et à Louvière ?

– Autant.

– Tout de suite ?

– Non pas, c’eût été impossible. Le roi ne voulait pas, ou plutôt M. de Mazarin ne voulait pas paraître destituer ces deux gaillards issus de la barricade ; il a donc souffert qu’ils fissent pour se retirer des conditions léonines.

– Quelles conditions ?

– Frémissez !… trois années du revenu comme pot-de-vin.

– Diable ! en sorte que les cent cinquante mille livres ont passé dans leurs mains ?

– Juste.

– Et outre cela ?

– Une somme de quinze mille écus ou cinquante mille pistoles, comme il vous plaira, en trois paiements.

– C'est exorbitant.

– Ce n’est pas tout.

– Allons donc !

– Faute à moi de remplir l’une des conditions, ces messieurs rentrent dans leur charge. On a fait signer cela au roi.

– C'est énorme, c’est incroyable !

– C'est comme cela.

– Je vous plains, mon pauvre Baisemeaux. Mais alors, cher ami, pourquoi diable M. de Mazarin vous a-t-il accordé cette prétendue faveur ? Il était plus simple de vous la refuser.

– Oh ! oui ! mais il a eu la main forcée par mon protecteur.

– Votre protecteur ! qui cela ?

– Parbleu ! un de vos amis, M. d’Herblay.

– M. d’Herblay ? Aramis ?

– Aramis, précisément, il a été charmant pour moi.

– Charmant ! de vous faire passer sous ces fourches ?

– Écoutez donc ! je voulais quitter le service du cardinal. M. d’Herblay parla pour moi à Louvière et à Tremblay ; ils résistèrent ; j’avais envie de la place, car je sais ce qu’elle peut donner ; je m’ouvris à M. d’Herblay sur ma détresse : il m’offrit de répondre pour moi à chaque paiement.

– Bah ! Aramis ? Oh ! vous me stupéfiez. Aramis répondit pour vous ?

– En galant homme. Il obtint la signature ; Tremblay et Louvière se démirent ; j’ai fait payer vingt-cinq mille livres chaque année de bénéfice à un de ces deux messieurs ; chaque année aussi, en mai, M. d’Herblay vint lui-même à la Bastille m’apporter deux mille cinq cents pistoles pour distribuer à mes crocodiles.

– Alors, vous devez cent cinquante mille livres à Aramis ?

– Eh ! voilà mon désespoir, je ne lui en dois que cent mille.

– Je ne vous comprends pas parfaitement.

– Eh ! sans doute, il n’est venu que deux ans. Mais aujourd’hui nous sommes le 31 mai, et il n’est pas venu, et c’est demain l’échéance, à midi. Et demain, si je n’ai pas payé, ces messieurs, aux termes du contrat, peuvent rentrer dans le marché ; je serai dépouillé et j’aurai travaillé trois ans et donné deux cent cinquante mille livres pour rien, mon cher monsieur d’Artagnan, pour rien absolument.

– Voilà qui est curieux, murmura d’Artagnan.

– Concevez-vous maintenant que je puisse avoir un pli sur le front ?

– Oh ! oui.

– Concevez-vous que, malgré cette rondeur de fromage et cette fraîcheur de pomme d’api, malgré ces yeux brillants comme des charbons allumés, je sois arrivé à craindre de n’avoir plus même un fromage ni une pomme d’api à manger, et de n’avoir plus que des yeux pour pleurer ?

– C'est désolant.

– Je suis donc venu à vous, monsieur d’Artagnan, car vous seul pouvez me tirer de peine.

– Comment cela ?

– Vous connaissez l’abbé d’Herblay ?

– Pardieu !

– Vous le connaissez mystérieux ?

– Oh ! oui.

– Vous pouvez me donner l’adresse de son presbytère, car j’ai cherché à Noisy-le-Sec, et il n’y est plus.

– Parbleu ! il est évêque de Vannes.

– Vannes, en Bretagne ?

– Oui.

Le petit homme se mit à s’arracher les cheveux.

– Hélas ! dit-il, comment aller à Vannes d’ici demain à midi ?… Je suis un homme perdu. Vannes ! Vannes ! criait Baisemeaux.

– Votre désespoir me fait mal. Écoutez donc, un évêque ne réside pas toujours ; Mgr d’Herblay pourrait n’être pas si loin que vous le craignez.

– Oh ! dites-moi son adresse.

– Je ne sais, mon ami.

– Décidément me voilà perdu ! Je vais aller me jeter aux pieds du roi.

– Mais, Baisemeaux, vous m’étonnez ; comment, la Bastille pouvant produire cinquante mille livres, n’avez-vous pas poussé la vis pour en faire produire cent mille ?

– Parce que je suis un honnête homme, cher monsieur d’Artagnan, et que mes prisonniers sont nourris comme des potentats.

– Pardieu ! vous voilà bien avancé ; donnez-vous une bonne indigestion avec vos belles nourritures, et crevez-moi d’ici à demain midi.

– Cruel ! il a le cœur de rire.

– Non, vous m’affligez… Voyons, Baisemeaux, avez-vous une parole d’honneur ?

– Oh ! capitaine !

– Eh bien ! donnez-moi votre parole que vous n’ouvrirez la bouche à personne de ce que je vais vous dire.

– Jamais ! jamais !

– Vous voulez mettre la main sur Aramis ?

– À tout prix !

– Eh bien ! allez trouver M. Fouquet.

– Quel rapport…

– Mais que vous êtes !… Où est Vannes ?

– Dame !…

– Vannes est dans le diocèse de Belle-Île, ou Belle-Île dans le diocèse de Vannes. Belle-Île est à M. Fouquet : M. Fouquet a fait nommer M. d’Herblay à cet évêché.

– Vous m’ouvrez les yeux et vous me rendez la vie.

– Tant mieux. Allez donc dire tout simplement à M. Fouquet que vous désirez parler à M. d’Herblay.

– C'est vrai ! c’est vrai ! s’écria Baisemeaux transporté.

– Et, fit d’Artagnan en l’arrêtant avec un regard sévère, la parole d’honneur ?

– Oh ! sacrée ! répliqua le petit homme en s’apprêtant à courir.

– Où allez-vous ?

– Chez M. Fouquet.

– Non pas, M. Fouquet est au jeu du roi. Que vous alliez chez M. Fouquet demain de bonne heure, c’est tout ce que vous pouvez faire.

– J'irai ; merci !

– Bonne chance !

– Merci !

– Voilà une drôle d’histoire, murmura d’Artagnan, qui, après avoir quitté Baisemeaux, remonta lentement son escalier. Quel diable d’intérêt Aramis peut-il avoir à obliger ainsi Baisemeaux ? Hein !… nous saurons cela un jour ou l’autre.

Chapitre XCVI – Le jeu du roi §

Fouquet assistait, comme l’avait dit d’Artagnan, au jeu du roi.

Il semblait que le départ de Buckingham eût jeté du baume sur tous les cœurs ulcérés la veille.

Monsieur, rayonnant, faisait mille signaux affectueux à sa mère.

Le comte de Guiche ne pouvait se séparer de Buckingham, et, tout en jouant, il s’entretenait avec lui des éventualités de son voyage…

Buckingham, rêveur et affectueux comme un homme de cœur qui a pris son parti, écoutait le comte et adressait de temps en temps à Madame un regard de regrets et de tendresse éperdue.

La princesse, au sein de son enivrement, partageait encore sa pensée entre le roi, qui jouait avec elle, Monsieur, qui la raillait doucement sur des gains considérables, et de Guiche, qui témoignait une joie extravagante.

Quant à Buckingham, elle s’en occupait légèrement ; pour elle, ce fugitif, ce banni était un souvenir, non plus un homme. Les cœurs légers sont ainsi faits ; entiers au présent, ils rompent violemment avec tout ce qui peut déranger leurs petits calculs de bien-être égoïste. Madame se fût accommodée des sourires, des gentillesses, des soupirs de Buckingham présent ; mais de loin, soupirer, sourire, s’agenouiller, à quoi bon ?

Le vent du détroit, qui enlève les navires pesants, où balaie-t-il les soupirs ? Le sait-on ?

Le duc ne se dissimula point ce changement ; son cœur en fut mortellement blessé.

Nature délicate, fière et susceptible de profond attachement, il maudit le jour où la passion était entrée dans son cœur. Les regards qu’il envoyait à Madame se refroidirent peu à peu au souffle glacial de sa pensée. Il ne pouvait mépriser encore, mais il fut assez fort pour imposer silence aux cris tumultueux de son cœur. À mesure que Madame devinait ce changement, elle redoublait d’activité pour recouvrer le rayonnement qui lui échappait ; son esprit, timide et indécis d’abord, se fit jour en brillants éclats ; il fallait à tout prix qu’elle fût remarquée par-dessus tout, par-dessus le roi lui-même. Elle le fut. Les reines, malgré leur dignité, le roi, malgré les respects de l’étiquette, furent éclipsés. Les reines, roides et guindées, dès l’abord, s’humanisèrent et rirent. Madame Henriette, reine mère, fut éblouie de cet éclat qui revenait sur sa race, grâce à l’esprit de la petite-fille de Henri IV. Le roi, si jaloux comme jeune homme, si jaloux comme roi de toutes les supériorités qui l’entouraient, ne put s’empêcher de rendre les armes à cette pétulance française dont l’humeur anglaise rehaussait encore l’énergie. Il fut saisi comme un enfant par cette radieuse beauté que suscitait l’esprit.

Les yeux de Madame lançaient des éclairs. La gaieté s’échappait de ses lèvres de pourpre comme la persuasion des lèvres du vieux Grec Nestor.

Autour des reines et du roi, toute la cour, soumise à ces enchantements, s’apercevait, pour la première fois, qu’on pouvait rire devant le plus grand roi du monde, comme des gens dignes d’être appelés les plus polis et les plus spirituels du monde.

Madame eut, dès ce soir, un succès capable d’étourdir quiconque n’eût pas pris naissance dans ces régions élevées qu’on appelle un trône et qui sont à l’abri de semblables vertiges, malgré leur hauteur. À partir de ce moment, Louis XIV regarda Madame comme un personnage.

Buckingham la regarda comme une coquette digne des plus cruels supplices.

De Guiche la regarda comme une divinité. Les courtisans, comme un astre dont la lumière devait devenir un foyer pour toute faveur, pour toute puissance.

Cependant Louis XIV, quelques années auparavant, n’avait pas seulement daigné donner la main à ce laideron pour un ballet.

Cependant Buckingham avait adoré cette coquette à deux genoux.

Cependant de Guiche avait regardé cette divinité comme une femme.

Cependant les courtisans n’avaient pas osé applaudir sur le passage de cet astre dans la crainte de déplaire au roi, à qui cet astre avait autrefois déplu.

Voilà ce qui se passait, dans cette mémorable soirée, au jeu du roi.

La jeune reine, quoique Espagnole et nièce d’Anne d’Autriche, aimait le roi et ne savait pas dissimuler.

Anne d’Autriche, observatrice, comme toute femme et impérieuse comme toute reine, sentit la puissance de Madame et s’inclina tout aussitôt.

Ce qui détermina la jeune reine à lever le siège et à rentrer chez elle.

À peine le roi fit-il attention à ce départ, malgré les symptômes affectés d’indisposition qui l’accompagnaient.

Fort des lois de l’étiquette qu’il commençait à introduire chez lui comme élément de toute relation, Louis XIV ne s’émut point ; il offrit la main à Madame sans regarder Monsieur, son frère, et conduisit la jeune princesse jusqu’à la porte de son appartement.

On remarqua que, sur le seuil de la porte, Sa Majesté, libre de toute contrainte ou moins forte que la situation, laissa échapper un énorme soupir.

Les femmes, car elles remarquent tout, Mlle de Montalais, par exemple, ne manquèrent pas de dire à leurs compagnes :

– Le roi a soupiré.

– Madame a soupiré.

C'était vrai.

Madame avait soupiré sans bruit, mais avec un accompagnement bien plus dangereux pour le repos du roi.

Madame avait soupiré en fermant ses beaux yeux noirs, puis elle les avait rouverts, et, tout chargés qu’ils étaient d’une indicible tristesse, elle les avait relevés sur le roi, dont le visage, à ce moment, s’était empourpré visiblement.

Il résultait de cette rougeur, de ces soupirs échangés et de tout ce mouvement royal, que Montalais avait commis une indiscrétion, et que cette indiscrétion avait certainement affecté sa compagne, car Mlle de La Vallière, moins perspicace sans doute, pâlit quand rougit le roi, et, son service l’appelant chez Madame, entra toute tremblante derrière la princesse, sans songer à prendre les gants, ainsi que le cérémonial le voulait.

Il est vrai que cette provinciale pouvait alléguer pour excuse le trouble où la jetait la majesté royale. En effet, Mlle de La Vallière, tout occupée de refermer la porte, avait involontairement les yeux attachés sur le roi, qui marchait à reculons.

Le roi rentra dans la salle de jeu ; il voulut parler à diverses personnes mais l’on put voir qu’il n’avait pas l’esprit fort présent. Il brouilla divers comptes dont profitèrent divers seigneurs qui avaient retenu ces habitudes depuis M. de Mazarin, mauvaise mémoire, mais bonne arithmétique.

Ainsi Manicamp, distrait personnage s’il en fut, que le lecteur ne s’y trompe pas, Manicamp, l’homme le plus honnête du monde, ramassa purement et simplement vingt mille livres qui traînaient sur le tapis et dont la propriété ne paraissait légitimement acquise à personne. Ainsi M. de Wardes, qui avait la tête un peu embarrassée par les affaires de la soirée, laissa-t-il soixante louis doubles qu’il avait gagnés à M. de Buckingham, et que celui-ci, incapable comme son père de salir ses mains avec une monnaie quelconque, abandonna au chandelier, ce chandelier dût il être vivant.

Le roi ne recouvra un peu de son attention qu’au moment où M. Colbert, qui guettait depuis quelques instants, s’approcha, et, fort respectueusement sans doute, mais avec insistance, déposa un de ses conseils dans l’oreille encore bourdonnante de Sa Majesté.

Au conseil, Louis prêta une attention nouvelle, et, aussitôt, jetant ses regards devant lui :

– Est-ce que M. Fouquet, dit-il, n’est plus là ?

– Si fait, si fait, Sire, répliqua la voix du surintendant, occupé avec Buckingham.

Et il s’approcha. Le roi fit un pas vers lui d’un air charmant et plein de négligence.

– Pardon, monsieur le surintendant, si je trouble votre conversation, dit Louis ; mais je vous réclame partout où j’ai besoin de vous.

– Mes services sont au roi toujours, répliqua Fouquet.

– Et surtout votre caisse, dit le roi en riant d’un sourire faux.

– Ma caisse plus encore que le reste, dit froidement Fouquet.

– Voici le fait, monsieur : je veux donner une fête à Fontainebleau. Quinze jours de maison ouverte. J'ai besoin de…

Il regarda obliquement Colbert. Fouquet attendit sans se troubler.

– De… dit-il.

– De quatre millions, fit le roi, répondant au sourire cruel de Colbert.

– Quatre millions ? dit Fouquet en s’inclinant profondément.

Et ses ongles, entrant dans sa poitrine, y creusèrent un sillon sanglant sans que la sérénité de son visage en fût un moment altérée.

– Oui, monsieur, dit le roi.

– Quand, Sire ?

– Mais… prenez votre temps… C'est-à-dire… non… le plus tôt possible.

– Il faut le temps.

– Le temps ! s’écria Colbert triomphant.

– Le temps de compter les écus, fit le surintendant avec un majestueux mépris ; l’on ne tire et l’on ne pèse qu’un million par jour, monsieur.

– Quatre jours, alors, dit Colbert.

– Oh ! répliqua Fouquet en s’adressant au roi, mes commis font des prodiges pour le service de Sa Majesté. La somme sera prête dans trois jours.

Colbert pâlit à son tour. Louis le regarda étonné. Fouquet se retira sans forfanterie, sans faiblesse, souriant aux nombreux amis dans le regard desquels, seul, il sait une véritable amitié, un intérêt allant jusqu’à la compassion.

Il ne fallait pas juger Fouquet sur ce sourire ; Fouquet avait, en réalité, la mort dans le cœur.

Quelques gouttes de sang tachaient, sous son habit, le fin tissu qui couvrait sa poitrine.

L'habit cachait le sang, le sourire, la rage. À la façon dont il aborda son carrosse, ses gens devinèrent que le maître n’était pas de joyeuse humeur. Il résulta de cette intelligence que les ordres s’exécutèrent avec cette précision de manœuvre que l’on trouve sur un vaisseau de guerre commandé pendant l’orage par un capitaine irrité.

Le carrosse ne roula point, il vola.

À peine si Fouquet eut le temps de se recueillir durant le trajet.

En arrivant, il monta chez Aramis. Aramis n’était point encore couché.

Quant à Porthos, il avait soupé fort convenablement d’un gigot braisé, de deux faisans rôtis et d’une montagne d’écrevisses ; puis il s’était fait oindre le corps avec des huiles parfumées, à la façon des lutteurs antiques ; puis, l’onction achevée, il s’était étendu dans des flanelles et fait transporter dans un lit bassiné.

Aramis, nous l’avons dit, n’était point couché. À l’aise dans une robe de chambre de velours, il écrivait lettres sur lettres, de cette écriture si fine et si pressée dont une page tient un quart de volume. La porte s’ouvrit précipitamment ; le surintendant parut, pâle, agité, soucieux.

Aramis releva la tête.

– Bonsoir, cher hôte ! dit-il.

Et son regard observateur devina toute cette tristesse, tout ce désordre.

– Beau jeu chez le roi ? demanda Aramis pour engager la conversation.

Fouquet s’assit, et, du geste, montra la porte au laquais qui l’avait suivi.

Puis, quand le laquais fut sorti :

– Très beau ! dit-il.

Et Aramis, qui le suivait de l’œil, le vit, avec une impatience fébrile, s’allonger sur les coussins.

– Vous avez perdu, comme toujours ? demanda Aramis, sa plume à la main.

– Mieux que toujours, répliqua Fouquet.

– Mais on sait que vous supportez bien la perte, vous.

– Quelquefois.

– Bon ! M. Fouquet, mauvais joueur ?

– Il y a jeu et jeu, monsieur d’Herblay.

– Combien avez-vous donc perdu, monseigneur ? demanda Aramis avec une certaine inquiétude.

Fouquet se recueillit un moment pour poser convenablement sa voix, et puis, sans émotion aucune :

– La soirée me coûte quatre millions, dit-il.

Et un rire amer se perdit sur la dernière vibration de ces paroles.

Aramis ne s’attendait point à un pareil chiffre ; il laissa tomber sa plume.

– Quatre millions ! dit-il. Vous avez joué quatre millions ? Impossible !

– M. Colbert tenait mes cartes, répondit le surintendant avec le même rire sinistre.

– Ah ! je comprends maintenant, monseigneur. Ainsi, nouvel appel de fonds ?

– Oui, mon ami.

– Par le roi ?

– De sa bouche même. Il est impossible d’assommer un homme avec un plus beau sourire.

– Diable !

– Que pensez-vous de cela ?

– Parbleu ! je pense que l’on veut vous ruiner : c’est clair.

– Ainsi, c’est toujours votre avis ?

– Toujours. Il n’y a rien là, d’ailleurs, qui doive vous étonner, puisque c’est ce que nous avons prévu.

– Soit ; mais je ne m’attendais pas aux quatre millions.

– Il est vrai que la somme est lourde ; mais, enfin, quatre millions ne sont point la mort d’un homme, c’est là le cas de le dire, surtout quand cet homme s’appelle M. Fouquet.

– Si vous connaissiez le fond du coffre, mon cher d’Herblay, vous seriez moins tranquille.

– Et vous avez promis ?

– Que vouliez-vous que je fisse ?

– C'est vrai.

– Le jour où je refuserai, Colbert en trouvera ; où ? je n’en sais rien ; mais il en trouvera et je serai perdu !

– Incontestablement. Et dans combien de jours avez-vous promis ces quatre millions ?

– Dans trois jours. Le roi paraît fort pressé.

– Dans trois jours !

– Oh ! mon ami, reprit Fouquet, quand on pense que tout à l’heure, quand je passais dans la rue, des gens criaient : « Voilà le riche M. Fouquet qui passe ! » En vérité, cher d’Herblay, c’est à en perdre la tête !

– Oh ! non, monseigneur, halte-là ! la chose n’en vaut pas la peine, dit flegmatiquement Aramis en versant de la poudre sur la lettre qu’il venait d’écrire.

– Alors, un remède, un remède à ce mal sans remède ?

– Il n’y en a qu’un : payez.

– Mais à peine si j’ai la somme. Tout doit être épuisé ; on a payé Belle-Île ; on a payé la pension ; l’argent, depuis les recherches des traitants, est rare. En admettant qu’on paie cette fois, comment paiera-t-on l’autre ? Car, croyez-le bien, nous ne sommes pas au bout ! Quand les rois ont goûté de l’argent, c’est comme les tigres quand ils ont goûté de la chair : ils dévorent ! Un jour, il faudra bien que je dise : « Impossible, Sire ! » Eh bien ! ce jour-là, je serai perdu !

Aramis haussa légèrement les épaules.

– Un homme dans votre position, monseigneur, dit-il, n’est perdu que lorsqu’il veut l’être.

– Un homme, dans quelque position qu’il soit, ne peut lutter contre un roi.

– Bah ! dans ma jeunesse, j’ai bien lutté, moi, avec le cardinal de Richelieu, qui était roi de France, plus, cardinal !

– Ai-je des armées, des troupes, des trésors ? Je n’ai même plus Belle-Île !

– Bah ! la nécessité est la mère de l’invention. Quand vous croirez tout perdu…

– Eh bien ?

– On découvrira quelque chose d’inattendu qui sauvera tout.

– Et qui découvrira ce merveilleux quelque chose ?

– Vous.

– Moi ? Je donne ma démission d’inventeur.

– Alors, moi.

– Soit. Mais alors mettez-vous à l’œuvre sans retard.

– Ah ! nous avons bien le temps.

– Vous me tuez avec votre flegme, d’Herblay, dit le surintendant en passant son mouchoir sur son front.

– Ne vous souvenez-vous donc pas de ce que je vous ai dit un jour ?

– Que m’avez-vous dit ?

– De ne pas vous inquiéter, si vous avez du courage. En avez-vous ?

– Je le crois.

– Ne vous inquiétez donc pas.

– Alors, c’est dit, au moment suprême, vous venez à mon aide, d’Herblay ?

– Ce ne sera que vous rendre ce que je vous dois, monseigneur.

– C'est le métier des gens de finance que d’aller au-devant des besoins des hommes comme vous, d’Herblay.

– Si l’obligeance est le métier des hommes de finance, la charité est la vertu des gens d’Église. Seulement, cette fois encore, exécutez-vous, monseigneur. Vous n’êtes pas encore assez bas ; au dernier moment, nous verrons.

– Nous verrons dans peu, alors.

– Soit. Maintenant, permettez-moi de vous dire que, personnellement, je regrette beaucoup que vous soyez si fort à court d’argent.

– Pourquoi cela ?

– Parce que j’allais vous en demander, donc !

– Pour vous ?

– Pour moi ou pour les miens, pour les miens ou pour les nôtres.

– Quelle somme ?

– Oh ! tranquillisez-vous ; une somme rondelette, il est vrai, mais peu exorbitante.

– Dites le chiffre !

– Oh ! cinquante mille livres.

– Misère !

– Vraiment ?

– Sans doute, on a toujours cinquante mille livres. Ah ! pourquoi ce coquin que l’on nomme M. Colbert ne se contente-t-il pas comme vous, je me mettrais moins en peine que je ne le fais. Et quand vous faut-il cette somme ?

– Pour demain matin.

– Bien, et…

– Ah ! c’est vrai, la destination, voulez-vous dire ?

– Non, chevalier, non ; je n’ai pas besoin d’explication.

– Si fait ; c’est demain le 1er juin ?

– Eh bien ?

– Échéance d’une de nos obligations.

– Nous avons donc des obligations ?

– Sans doute, nous payons demain notre dernier tiers.

– Quel tiers ?

– Des cent cinquante mille livres de Baisemeaux.

– Baisemeaux ! Qui cela ?

– Le gouverneur de la Bastille.

– Ah ! oui, c’est vrai ; vous me faites payer cent cinquante mille francs pour cet homme.

– Allons donc !

– Mais à quel propos ?

– À propos de sa charge qu’il a achetée, ou plutôt que nous avons achetée à Louvière et à Tremblay.

– Tout cela est fort vague dans mon esprit.

– Je conçois cela, vous avez tant d’affaires ! Cependant, je ne crois pas que vous en ayez de plus importante que celle-ci.

– Alors, dites-moi à quel propos nous avons acheté cette charge.

– Mais pour lui être utile.

– Ah !

– À lui d’abord.

– Et puis ensuite ?

– Ensuite à nous.

– Comment, à nous ? Vous vous moquez.

– Monseigneur, il y a des temps où un gouverneur de la Bastille est une fort belle connaissance.

– J'ai le bonheur de ne pas vous comprendre, d’Herblay.

– Monseigneur, nous avons nos postes, notre ingénieur, notre architecte, nos musiciens, notre imprimeur, nos peintres ; il nous fallait notre gouverneur de la Bastille.

– Ah ! vous croyez ?

– Monseigneur, ne nous faisons pas illusion ; nous sommes fort exposés à aller à la Bastille, cher monsieur Fouquet, ajouta le prélat en montrant sous ses lèvres pâles des dents qui étaient encore ces belles dents adorées trente ans auparavant par Marie Michon.

– Et vous croyez que ce n’est pas trop de cent cinquante mille livres pour cela, d’Herblay ? Je vous assure que d’ordinaire vous placez mieux votre argent.

– Un jour viendra où vous reconnaîtrez votre erreur.

– Mon cher d’Herblay, le jour où l’on entre à la Bastille, on n’est plus protégé par le passé.

– Si fait, si les obligations souscrites sont bien en règle ; et puis, croyez-moi, cet excellent Baisemeaux n’a pas un cœur de courtisan. Je suis sûr qu’il me gardera bonne reconnaissance de cet argent ; sans compter, comme je vous le dis, monseigneur, que je garde les titres.

– Quelle diable d’affaire ! De l’usure en matière de bienfaisance !

– Monseigneur, monseigneur, ne vous mêlez point de tout cela ; s’il y a usure, c’est moi qui la fais seul ; nous en profitons à nous deux, voilà tout.

– Quelque intrigue, d’Herblay ?…

– Je ne dis pas non.

– Et Baisemeaux complice.

– Et pourquoi pas ? On en a de pires. Ainsi je puis compter demain sur les cinq mille pistoles ?

– Les voulez-vous ce soir ?

– Ce serait encore mieux, car je veux me mettre en chemin de bonne heure ; ce pauvre Baisemeaux, qui ne sait pas ce que je suis devenu, il est sur des charbons ardents.

– Vous aurez la somme dans une heure. Ah ! d’Herblay, l’intérêt de vos cent cinquante mille francs ne paiera jamais mes quatre millions, dit Fouquet en se levant.

– Pourquoi pas, monseigneur ?

– Bonsoir ! j’ai affaire aux commis avant de me coucher.

– Bonne nuit, monseigneur !

– D'Herblay vous me souhaitez l’impossible.

– J'aurai mes cinquante mille livres ce soir ?

– Oui.

– Eh bien ! dormez sur les deux oreilles, c’est moi qui vous le dis. Bonne nuit, monseigneur !

Malgré cette assurance et le ton avec lequel elle était donnée, Fouquet sortit en hochant la tête et en poussant un soupir.

Chapitre XCVII – Les petits comptes de M. Baisemeaux de Montlezun §

Sept heures sonnaient à Saint-Paul, lorsque Aramis à cheval, en costume de bourgeois, c’est-à-dire vêtu de drap de couleur, ayant pour toute distinction une espèce de couteau de chasse au côté, passa devant la rue du Petit-Musc et vint s’arrêter en face de la rue des Tournelles, à la porte du château de la Bastille.

Deux factionnaires gardaient cette porte. Ils ne firent aucune difficulté pour admettre Aramis, qui entra tout à cheval comme il était, et le conduisirent du geste par un long passage bordé de bâtiments à droite et à gauche.

Ce passage conduisait jusqu’au pont-levis, c’est-à-dire jusqu’à la véritable entrée.

Le pont-levis était baissé, le service de la place commençait à se faire.

La sentinelle du corps de garde extérieur arrêta Aramis, et lui demanda d’un ton assez brusque quelle était la cause qui l’amenait.

Aramis expliqua avec sa politesse habituelle que la cause qui l’amenait était le désir de parler à M. Baisemeaux de Montlezun.

Le premier factionnaire appela un second factionnaire placé dans une cage intérieure.

Celui-ci mit la tête à son guichet et regarda fort attentivement le nouveau venu.

Aramis réitéra l’expression de son désir.

Le factionnaire appela aussitôt un bas officier qui se promenait dans une cour assez spacieuse, lequel, apprenant ce dont il s’agissait, courut chercher un officier de l’état-major du gouverneur.

Ce dernier, après avoir écouté la demande d’Aramis, le pria d’attendre un moment, fit quelques pas et revint pour lui demander son nom.

– Je ne puis vous le dire, monsieur, dit Aramis ; seulement sachez que j’ai des choses d’une telle importance à communiquer à M. le gouverneur, que je puis répondre d’avance d’une chose, c’est que M. de Baisemeaux sera enchanté de me voir. Il y a plus, c’est que, lorsque vous lui aurez dit que c’est la personne qu’il attend au 1er juin, je suis convaincu qu’il accourra lui-même.

L’officier ne pouvait faire entrer dans sa pensée qu’un homme aussi important que M. le gouverneur se dérangeât pour un autre homme aussi peu important que paraissait l’être ce petit bourgeois à cheval.

– Justement, monsieur, cela tombe à merveille. M. le gouverneur se préparait à sortir, et vous voyez son carrosse attelé dans la cour du Gouvernement ; il n’aura donc pas besoin de venir au-devant de vous, mais il vous verra en passant.

Aramis fit de la tête un signe d’assentiment : il ne voulait pas donner de lui-même une trop haute idée ; il attendit donc patiemment et en silence, penché sur les arçons de son cheval.

Dix minutes ne s’étaient pas écoulées, l’on vit s’ébranler le carrosse du gouverneur. Il s’approcha de la porte. Le gouverneur parut, monta dans le carrosse qui s’apprêta à sortir.

Mais alors la même cérémonie eut lieu pour le maître du logis que pour un étranger suspect ; la sentinelle de la cage s’avança au moment où le carrosse allait passer sous la voûte, et le gouverneur ouvrit sa portière pour obéir le premier à la consigne.

De cette façon, la sentinelle put se convaincre que nul ne sortait de la Bastille en fraude.

Le carrosse roula sous la voûte.

Mais, au moment où l’on ouvrait la grille, l’officier s’approcha du carrosse arrêté pour la seconde fois, et dit quelques mots au gouverneur.

Aussitôt le gouverneur passa la tête hors de la portière et aperçut Aramis à cheval à l’extrémité du pont-levis.

Il poussa aussitôt un grand cri de joie, et sortit, ou plutôt s’élança de son carrosse, et vint, tout courant, saisir les mains d’Aramis en lui faisant mille excuses. Peu s’en fallut qu’il ne les lui baisât.

– Que de mal pour entrer à la Bastille, monsieur le gouverneur ! Est-ce de même pour ceux qu’on y envoie malgré eux que pour ceux qui y viennent volontairement ?

– Pardon, pardon. Ah ! monseigneur, que de joie j’éprouve à voir Votre Grandeur !

– Chut ! Y songez-vous, mon cher monsieur de Baisemeaux ! Que voulez vous qu’on pense de voir un évêque dans l’attirail où je suis ?

– Ah ! pardon, excuse, je n’y songeais pas… Le cheval de Monsieur à l’écurie ! cria Baisemeaux.

– Non pas, non pas, dit Aramis, peste !

– Pourquoi cela ?

– Parce qu’il y a cinq mille pistoles dans le porte-manteau.

Le visage du gouverneur devint si radieux, que les prisonniers, s’ils l’eussent vu, eussent pu croire qu’il lui arrivait quelque prince du sang.

– Oui, oui, vous avez raison, au Gouvernement le cheval. Voulez-vous, mon cher monsieur d’Herblay, que nous remontions en voiture pour aller jusque chez moi ?

– Monter en voiture pour traverser une cour, monsieur le gouverneur ! me croyez-vous donc si invalide ? Non pas, à pied, monsieur le gouverneur, à pied.

Baisemeaux offrit alors son bras comme appui, mais le prélat n’en fit point usage. Ils arrivèrent ainsi au Gouvernement, Baisemeaux se frottant les mains et lorgnant le cheval du coin de l’œil, Aramis regardant les murailles noires et nues.

Un vestibule assez grandiose, un escalier droit en pierres blanches, conduisaient aux appartements de Baisemeaux.

Celui-ci traversa l’antichambre, la salle à manger, où l’on apprêtait le déjeuner, ouvrit une petite porte dérobée, et s’enferma avec son hôte dans un grand cabinet dont les fenêtres s’ouvraient obliquement sur les cours et les écuries.

Baisemeaux installa le prélat avec cette obséquieuse politesse dont un bon homme ou un homme reconnaissant connaît seul le secret.

Fauteuil à bras, coussin sous les pieds, table roulante pour appuyer la main, le gouverneur prépara tout lui-même.

Lui-même aussi plaça sur cette table avec un soin religieux le sac d’or qu’un de ses soldats avait monté avec non moins de respect qu’un prêtre apporte le saint sacrement.

Le soldat sortit. Baisemeaux alla fermer derrière lui la porte, tira un rideau de la fenêtre, et regarda dans les yeux d’Aramis pour voir si le prélat ne manquait de rien.

– Eh bien ! monseigneur, dit-il sans s’asseoir, vous continuez à être le plus fidèle des gens de parole ?

– En affaires, cher monsieur de Baisemeaux, l’exactitude n’est pas une vertu, c’est un simple devoir.

– Oui, en affaires, je comprends ; mais ce n’est point une affaire que vous faites avec moi, monseigneur, c’est un service que vous me rendez.

– Allons, allons, cher monsieur Baisemeaux, avouez que, malgré cette exactitude, vous n’avez point été sans quelque inquiétude.

– Sur votre santé, oui, certainement, balbutia Baisemeaux.

– Je voulais venir hier, mais je n’ai pu, étant trop fatigué, continua Aramis.

Baisemeaux s’empressa de glisser un autre coussin sous les reins de son hôte.

– Mais, reprit Aramis, je me suis promis de venir vous visiter aujourd’hui de bon matin.

– Vous êtes excellent, monseigneur.

– Et bien m’en a pris de ma diligence, ce me semble.

– Comment cela ?

– Oui, vous alliez sortir.

Baisemeaux rougit.

– En effet, dit-il, je sortais.

– Alors je vous dérange ?

L’embarras de Baisemeaux devint visible.

– Alors je vous gêne, continua Aramis, en fixant son regard incisif sur le pauvre gouverneur. Si j’eusse su cela, je ne fusse point venu.

– Ah ! monseigneur, comment pouvez-vous croire que vous me gênez jamais, vous !

– Avouez que vous alliez en quête d’argent.

– Non ! balbutia Baisemeaux ; non, je vous jure.

– M. le gouverneur va-t-il toujours chez M. Fouquet ? cria d’en bas la voix du major.

Baisemeaux courut comme un fou à la fenêtre.

– Non, non, cria-t-il désespéré. Qui diable parle donc de M. Fouquet ? Est on ivre là-bas ? Pourquoi me dérange-t-on quand je suis en affaire ?

– Vous alliez chez M. Fouquet, dit Aramis en se pinçant les lèvres ; chez l’abbé ou chez le surintendant ?

Baisemeaux avait bonne envie de mentir, mais il n’en eut pas le courage.

– Chez M. le surintendant, dit-il.

– Alors, vous voyez bien que vous aviez besoin d’argent, puisque vous alliez chez celui qui en donne.

– Mais non, monseigneur.

– Allons, vous vous défiez de moi.

– Mon cher seigneur, la seule incertitude, la seule ignorance où j’étais du lieu que vous habitez…

– Oh ! vous eussiez eu de l’argent chez M. Fouquet, cher monsieur Baisemeaux, c’est un homme qui a la main ouverte.

– Je vous jure que je n’eusse jamais osé demander de l’argent à M. Fouquet. Je lui voulais demander votre adresse, voilà tout.

– Mon adresse chez M. Fouquet ? s’écria Aramis en ouvrant malgré lui les yeux.

– Mais, fit Baisemeaux troublé par le regard du prélat, oui, sans doute, chez M. Fouquet.

– Il n’y a pas de mal à cela, cher monsieur Baisemeaux ; seulement, je me demande pourquoi chercher mon adresse chez M. Fouquet.

– Pour vous écrire.

– Je comprends, fit Aramis en souriant ; aussi, n’était-ce pas cela que je voulais dire ; je ne vous demande pas pour quoi faire vous cherchiez mon adresse, je vous demande à quel propos vous alliez la chercher chez M. Fouquet ?

– Ah ! dit Baisemeaux, parce que M. Fouquet ayant Belle-Île…

– Eh bien ?

– Belle-Île, qui est du diocèse de Vannes, et que ; comme vous êtes évêque de Vannes…

– Cher monsieur de Baisemeaux, puisque vous saviez que j’étais évêque de Vannes, vous n’aviez point besoin de demander mon adresse à M. Fouquet.

– Enfin, monsieur, dit Baisemeaux aux abois, ai-je commis une inconséquence ? En ce cas, je vous en demande bien pardon.

– Allons donc ! Et en quoi pouviez-vous avoir commis une inconséquence ? demanda tranquillement Aramis.

Et tout en rassérénant son visage, et tout en souriant au gouverneur, Aramis se demandait comment Baisemeaux, qui ne savait pas son adresse, savait cependant que Vannes était sa résidence.

« J’éclaircirai cela », dit-il en lui-même.

Puis tout haut :

– Voyons, mon cher gouverneur, dit-il, voulez-vous que nous fassions nos petits comptes ?

– À vos ordres, monseigneur. Mais auparavant, dites-moi, monseigneur…

– Quoi ?

– Ne me ferez-vous point l’honneur de déjeuner avec moi comme d’habitude ?

– Si fait, très volontiers.

– À la bonne heure !

Baisemeaux frappa trois coups sur un timbre.

– Cela veut dire ? demanda Aramis.

– Que j’ai quelqu’un à déjeuner et que l’on agisse en conséquence.

– Ah ! diable ! Et vous frappez trois fois ! Vous m’avez l’air, savez-vous bien, mon cher gouverneur, de faire des façons avec moi ?

– Oh ! par exemple ! D’ailleurs, c’est bien le moins que je vous reçoive du mieux que je puis.

– À quel propos ?

– C’est qu’il n’y a pas de prince qui ait fait pour moi ce que vous avez fait, vous !

– Allons, encore !

– Non, non…

– Parlons d’autre chose. Ou plutôt, dites-moi, faites-vous vos affaires à la Bastille ?

– Mais oui.

– Le prisonnier donne donc ?

– Pas trop.

– Diable !

– M. de Mazarin n’était pas assez rude.

– Ah ! oui, il vous faudrait un gouvernement soupçonneux, notre ancien cardinal…

– Oui, sous celui-là, cela allait bien. Le frère de Son Éminence grise y a fait sa fortune.

– Croyez-moi, mon cher gouverneur, dit Aramis en se rapprochant de Baisemeaux, un jeune roi vaut un vieux cardinal. La jeunesse a ses défiances, ses colères, ses passions, si la vieillesse a ses haines, ses précautions, ses craintes. Avez-vous payé vos trois ans de bénéfices à Louvière et à Tremblay ?

– Oh ! mon Dieu, oui.

– De sorte qu’il ne vous reste plus à leur donner que les cinquante mille livres que je vous apporte ?

– Oui.

– Ainsi, pas d’économies ?

– Ah ! monseigneur, en donnant cinquante mille livres de mon côté à ces messieurs, je vous jure que je leur donne tout ce que je gagne. C’est ce que je disais encore hier au soir à M. d’Artagnan.

– Ah ! fit Aramis, dont les yeux brillèrent mais s’éteignirent à l’instant, ah ! hier, vous avez vu d’Artagnan !… Et comment se porte-t-il, ce cher ami ?

– À merveille.

– Et que lui disiez-vous, monsieur de Baisemeaux ?

– Je lui disais, continua le gouverneur sans s’apercevoir de son étourderie, je lui disais que je nourrissais trop bien mes prisonniers.

– Combien en avez-vous ? demanda négligemment Aramis.

– Soixante.

– Eh ! eh ! c’est un chiffre assez rond.

– Ah ! monseigneur, autrefois il y avait des années de deux cents.

– Mais enfin un minimum de soixante, voyons, il n’y a pas encore trop à se plaindre.

– Non, sans doute, car à tout autre que moi chacun devrait rapporter cent cinquante pistoles.

– Cent cinquante pistoles !

– Dame ! calculez : pour un prince du sang, par exemple, j’ai cinquante livres par jour.

– Seulement, vous n’avez pas de prince du sang, à ce que je suppose du moins, fit Aramis avec un léger tremblement dans la voix.

– Non, Dieu merci ! c’est-à-dire non, malheureusement.

– Comment, malheureusement ?

– Sans doute, ma place en serait bonifiée.

– C’est vrai.

– J’ai donc, par prince du sang, cinquante livres.

– Oui.

– Par maréchal de France, trente-six livres.

– Mais pas plus de maréchal de France en ce moment que de prince du sang, n’est-ce pas ?

– Hélas ! non ; il est vrai que les lieutenants généraux et les brigadiers sont à vingt-quatre livres, et que j’en ai deux.

– Ah ! ah !

– Il y a après cela les conseillers au Parlement, qui me rapportent quinze livres.

– Et combien en avez-vous ?

– J’en ai quatre.

– Je ne savais pas que les conseillers fussent d’un si bon rapport.

– Oui, mais de quinze livres, je tombe tout de suite à dix.

– À dix ?

– Oui, pour un juge ordinaire, pour un homme défenseur, pour un ecclésiastique, dix livres.

– Et vous en avez sept ? Bonne affaire !

– Non, mauvaise !

– En quoi ?

– Comment voulez-vous que je ne traite pas ces pauvres gens, qui sont quelque chose, enfin, comme je traite un conseiller au Parlement ?

– En effet, vous avez raison, je ne vois pas cinq livres de différence entre eux.

– Vous comprenez, si j’ai un beau poisson, je le paie toujours quatre ou cinq livres ; si j’ai un beau poulet, il me coûte une livre et demie. J’engraisse bien des élèves de basse-cour ; mais il me faut acheter le grain, et vous ne pouvez vous imaginer l’armée de rats que nous avons ici.

– Eh bien ! pourquoi ne pas leur opposer une demi-douzaine de chats ?

– Ah ! bien oui, des chats, ils les mangent ; j’ai été forcé d’y renoncer ; jugez comme ils traitent mon grain. Je suis forcé d’avoir des terriers que je fais venir d’Angleterre pour étrangler les rats. Les chiens ont un appétit féroce ; ils mangent autant qu’un prisonnier de cinquième ordre, sans compter qu’ils m’étranglent quelquefois mes lapins et mes poules.

Aramis écoutait-il, n’écoutait-il pas ? nul n’eût pu le dire : ses yeux baissés annonçaient l’homme attentif, sa main inquiète annonçait l’homme absorbé.

Aramis méditait.

– Je vous disais donc, continua Baisemeaux, qu’une volaille passable me revenait à une livre et demie, et qu’un bon poisson me coûtait quatre ou cinq livres. On fait trois repas à la Bastille, les prisonniers, n’ayant rien à faire, mangent toujours ; un homme de dix livres me coûte sept livres et dix sous.

– Mais vous me disiez que ceux de dix livres, vous les traitiez comme ceux de quinze livres ?

– Oui, certainement.

– Très bien ! alors vous gagnez sept livres dix sous sur ceux de quinze livres ?

– Il faut bien compenser, dit Baisemeaux, qui vit qu’il s’était laissé prendre.

– Vous avez raison, cher gouverneur ; mais est-ce que vous n’avez pas de prisonniers au-dessous de dix livres ?

– Oh ! que si fait ; nous avons le bourgeois et l’avocat.

– À la bonne heure. Taxés à combien ?

– À cinq livres.

– Est-ce qu’ils mangent, ceux-là ?

– Pardieu ! seulement, vous comprenez qu’on ne leur donne pas tous les jours une sole ou un poulet dégraissé, ni des vins d’Espagne à tous leurs repas ; mais enfin ils voient encore trois fois la semaine un bon plat à leur dîner.

– Mais c’est de la philanthropie, cela, mon cher gouverneur, et vous devez vous ruiner.

– Non. Comprenez bien : quand le quinze livres n’a pas achevé sa volaille, ou que le dix livres a laissé un bon reste, je l’envoie au cinq livres ; c’est une ripaille pour le pauvre diable. Que voulez-vous ! il faut être charitable.

– Et qu’avez-vous à peu près sur les cinq livres ?

– Trente sous.

– Allons, vous êtes un honnête homme, Baisemeaux !

– Merci !

– Non, en vérité, je le déclare.

– Merci, merci, monseigneur. Mais je crois que vous avez raison, maintenant. Savez-vous pourquoi je souffre ?

– Non.

– Eh bien ! c’est pour les petits-bourgeois et les clercs d’huissier taxés à trois livres. Ceux-là ne voient pas souvent des carpes du Rhin ni des esturgeons de la Manche.

– Bon ! est-ce que les cinq livres ne feraient pas de restes par hasard ?

– Oh ! monseigneur, ne croyez pas que je sois ladre à ce point, et je comble de bonheur le petit-bourgeois ou le clerc d’huissier, en lui donnant une aile de perdrix rouge, un filet de chevreuil, une tranche de pâté aux truffes, des mets qu’il n’a jamais vus qu’en songe ; enfin ce sont les restes des vingt-quatre livres ; il mange, il boit, au dessert il crie : « Vive le roi ! » et bénit la Bastille, avec deux bouteilles d’un joli vin de Champagne qui me revient à cinq sous, je le grise chaque dimanche. Oh ! ceux-là me bénissent, ceux-là regrettent la prison lorsqu’ils la quittent. Savez-vous ce que j’ai remarqué ?

– Non, en vérité.

– Eh bien ! j’ai remarqué… Savez-vous que c’est un bonheur pour ma maison ? Eh bien ! j’ai remarqué que certains prisonniers libérés se sont fait réincarcérer presque aussitôt. Pourquoi serait-ce faire, sinon pour goûter de ma cuisine ? Oh ! mais c’est à la lettre !

Aramis sourit d’un air de doute.

– Vous souriez ?

– Oui.

– Je vous dis que nous avons des noms portés trois fois dans l’espace de deux ans.

– Il faudrait que je le visse pour le croire.

– Oh ! l’on peut vous montrer cela, quoiqu’il soit défendu de communiquer les registres aux étrangers.

– Je le crois.

– Mais vous, monseigneur, si vous tenez à voir la chose de vos yeux…

– J’en serais enchanté, je l’avoue.

– Eh bien ! soit !

Baisemeaux alla vers une armoire et en tira un grand registre.

Aramis le suivait ardemment des yeux.

Baisemeaux revint, posa le registre sur la table, le feuilleta un instant, et s’arrêta à la lettre M.

– Tenez, dit-il, par exemple, vous voyez bien.

– Quoi ?

– « Martinier, janvier 1659. Martinier, juin 1660. Martinier, mars 1661, pamphlets, mazarinades, etc. » Vous comprenez que ce n’est qu’un prétexte : on n’était pas embastillé pour des mazarinades ; le compère allait se dénoncer lui-même pour qu’on l’embastillât. Et dans quel but, monsieur ? Dans le but de revenir manger ma cuisine à trois livres.

– À trois livres ! le malheureux !

– Oui, monseigneur ; le poète est au dernier degré, cuisine du petit-bourgeois et du clerc d’huissier ; mais, je vous le disais, c’est justement à ceux-là que je fais des surprises.

Et Aramis, machinalement, tournait les feuillets du registre, continuant de lire sans paraître seulement s’intéresser aux noms qu’il lisait.

– En 1661, vous voyez, dit Baisemeaux, quatre-vingts écrous ; en 1659, quatre-vingts.

– Ah ! Seldon, dit Aramis ; je connais ce nom, ce me semble. N’est-ce pas vous qui m’aviez parlé d’un jeune homme ?

– Oui ! oui ! un pauvre diable d’étudiant qui fit… Comment appelez-vous ça, deux vers latins qui se touchent ?

– Un distique.

– Oui, c’est cela.

– Le malheureux ! pour un distique !

– Peste ! comme vous y allez ! Savez-vous qu’il l’a fait contre les jésuites, ce distique ?

– C’est égal, la punition me paraît bien sévère.

– Ne le plaignez pas : l’année passée, vous avez paru vous intéresser à lui.

– Sans doute.

– Eh bien ! comme votre intérêt est tout-puissant ici, monseigneur, depuis ce jour je le traite comme un quinze livres.

– Alors, comme celui-ci, dit Aramis, qui avait continué de feuilleter, et qui s’était arrêté à un des noms qui suivaient celui de Martinier.

– Justement, comme celui-ci.

– Est-ce un Italien que ce Marchiali ? demanda Aramis en montrant du bout du doigt le nom qui avait attiré son attention.

– Chut ! fit Baisemeaux.

– Comment, chut ? dit Aramis en crispant involontairement sa main blanche.

– Je croyais vous avoir déjà parlé de ce Marchiali.

– Non, c’est la première fois que j’entends prononcer son nom.

– C’est possible, je vous en aurai parlé sans vous le nommer.

– Et c’est un vieux pêcheur, celui-là ? demanda Aramis en essayant de sourire.

– Non, il est tout jeune, au contraire.

– Ah ! ah ! son crime est donc bien grand ?

– Impardonnable !

– Il a assassiné ?

– Bah !

– Incendié ?

– Bah !

– Calomnié ?

– Eh ! non. C’est celui qui…

Et Baisemeaux s’approcha de l’oreille d’Aramis en faisant de ses deux mains un cornet d’acoustique.

– C’est celui qui se permet de ressembler au…

– Ah ! oui, oui, dit Aramis. Je sais en effet, vous m’en aviez déjà parlé l’an dernier ; mais le crime m’avait paru si léger…

– Léger !

– Ou plutôt si involontaire…

– Monseigneur, ce n’est pas involontairement que l’on surprend une pareille ressemblance.

– Enfin, je l’avais oublié, voilà le fait. Mais, tenez, mon cher hôte, dit Aramis en fermant le registre, voilà, je crois, que l’on nous appelle.

Baisemeaux prit le registre, le reporta vivement vers l’armoire qu’il ferma, et dont il mit la clef dans sa poche.

– Vous plaît-il que nous déjeunions, monseigneur ? dit-il. Car vous ne vous trompez pas, on nous appelle pour le déjeuner.

– À votre aise, mon cher gouverneur.

Et ils passèrent dans la salle à manger.

Chapitre XCVIII – Le déjeuner de M. de Baisemeaux §

Aramis était sobre d’ordinaire ; mais, cette fois, tout en se ménageant fort sur le vin, il fit honneur au déjeuner de Baisemeaux, qui d’ailleurs était excellent.

Celui-ci, de son côté, s’animait d’une gaieté folâtre ; l’aspect des cinq mille pistoles, sur lesquelles il tournait de temps en temps les yeux, épanouissait son cœur.

De temps en temps aussi, il regardait Aramis avec un doux attendrissement.

Celui-ci se renversait sur sa chaise et prenait du bout des lèvres dans son verre quelques gouttes de vin qu’il savourait en connaisseur.

– Qu’on ne vienne plus me dire du mal de l’ordinaire de la Bastille, dit-il en clignant les yeux ; heureux les prisonniers qui ont par jour seulement une demi-bouteille de ce bourgogne !

– Tous les quinze francs en boivent, dit Baisemeaux. C’est un Volnay fort vieux.

– Ainsi notre pauvre écolier, notre pauvre Seldon, en a, de cet excellent Volnay ?

– Non pas ! non pas !

– Je croyais vous avoir entendu dire qu’il était à quinze livres.

– Lui ! jamais ! un homme qui fait des districts… Comment dites-vous cela ?

– Des distiques.

– À quinze livres ! allons donc ! C’est son voisin qui est à quinze livres.

– Son voisin ?

– Oui.

– Lequel ?

– L’autre ; le deuxième Bertaudière.

– Mon cher gouverneur, excusez-moi, mais vous parlez une langue pour laquelle il faut un certain apprentissage.

– C’est vrai, pardon ; deuxième Bertaudière, voyez-vous, veut dire celui qui occupe le deuxième étage de la tour de la Bertaudière.

– Ainsi la Bertaudière est le nom d’une des tours de la Bastille ? J’ai, en effet, entendu dire que chaque tour avait son nom. Et où est cette tour ?

– Tenez, venez, dit Baisemeaux en allant à la fenêtre. C’est cette tour à gauche, la deuxième.

– Très bien. Ah ! c’est là qu’est le prisonnier à quinze livres ?

– Oui.

– Et depuis combien de temps y est-il ?

– Ah ! dame ! depuis sept ou huit ans, à peu près.

– Comment, à peu près ? Vous ne savez pas plus sûrement vos dates ?

– Ce n’était pas de mon temps, cher monsieur d’Herblay.

– Mais Louvière, mais Tremblay, il me semble qu’ils eussent dû vous instruire.

– Oh ! mon cher monsieur… Pardon, pardon, monseigneur.

– Ne faites pas attention. Vous disiez ?

– Je disais que les secrets de la Bastille ne se transmettent pas avec les clefs du gouvernement.

– Ah çà ? c’est donc un mystère que ce prisonnier, un secret d’État ?

– Oh ! un secret État, non, je ne crois pas ; c’est un secret comme tout ce qui se fait à la Bastille.

– Très bien, dit Aramis ; mais alors pourquoi parlez-vous plus librement de Seldon que de…

– Que du deuxième Bertaudière ?

– Oui.

– Mais parce qu’à mon avis le crime d’un homme qui a fait un distique est moins grand que celui qui ressemble au…

– Oui, oui, je vous comprends, mais les guichetiers…

– Eh bien ! les guichetiers ?

– Ils causent avec vos prisonniers.

– Sans doute.

– Alors vos prisonniers doivent leur dire qu’ils ne sont pas coupables.

– Ils ne leur disent que cela, c’est la formule générale, c’est l’antienne universelle.

– Oui, mais maintenant cette ressemblance dont vous parliez tout à l’heure ?

– Après ?

– Ne peut-elle pas frapper vos guichetiers ?

– Oh ! mon cher monsieur d’Herblay, il faut être homme de cour comme vous pour s’occuper de tous ces détails-là.

– Vous avez mille fois raison, mon cher monsieur de Baisemeaux. Encore une goutte de ce Volnay, je vous prie.

– Pas une goutte, un verre.

– Non, non. Vous êtes resté mousquetaire jusqu’au bout des ongles, tandis que, moi, je suis devenu évêque. Une goutte pour moi, un verre pour vous.

– Soit.

Aramis et le gouverneur trinquèrent.

– Et puis, dit Aramis en fixant son regard brillant sur le rubis en fusion élevé par sa main à la hauteur de son œil, comme s’il eût voulu jouir par tous les sens à la fois ; et puis ce que vous appelez une ressemblance, vous, un autre ne la remarquerait peut-être pas.

– Oh ! que si. Tout autre qui connaîtrait, enfin, la personne à laquelle il ressemble.

– Je crois, cher monsieur de Baisemeaux, que c’est tout simplement un jeu de votre esprit.

– Non pas, sur ma parole.

– Écoutez, continua Aramis : j’ai vu beaucoup de gens ressembler à celui que nous disons, mais par respect on n’en parlait pas.

– Sans doute parce qu’il y a ressemblance et ressemblance ; celle-là est frappante, et si vous le voyiez…

– Eh bien ?

– Vous en conviendriez vous-même.

– Si je le voyais, dit Aramis d’un air dégagé ; mais je ne le verrai pas, selon toute probabilité.

– Et pourquoi ?

– Parce que, si je mettais seulement le pied dans une de ces horribles chambres, je me croirais à tout jamais enterré.

– Eh non ! l’habitation est bonne.

– Nenni.

– Comment, nenni ?

– Je ne vous crois pas sur parole, voilà tout.

– Permettez, permettez, ne dites pas de mal de la deuxième… Bertaudière. Peste ! c’est une bonne chambre, meublée fort agréablement, ayant tapis.

– Diable !

– Oui ! oui ! il n’a pas été malheureux, ce garçon-là, le meilleur logement de la Bastille a été pour lui. En voilà une chance !

– Allons ! allons ! dit froidement Aramis, vous ne me ferez jamais croire qu’il y ait de bonnes chambres à la Bastille ; et quant à vos tapis…

– Eh bien ! quant à mes tapis ?…

– Eh bien ! ils n’existent que dans votre imagination ; je vois des araignées, des rats, des crapauds même.

– Des crapauds ? Ah ! dans les cachots, je ne dis pas.

– Mais je vois peu de meubles et pas du tout de tapis.

– Êtes-vous homme à vous convaincre par vos yeux ? dit Baisemeaux avec entraînement.

– Non ! oh ! pardieu, non !

– Même pour vous assurer de cette ressemblance, que vous niez comme les tapis ?

– Quelque spectre, quelque ombre, un malheureux mourant.

– Non pas ! non pas ! Un gaillard se portant comme le pont Neuf.

– Triste, maussade ?

– Pas du tout : folâtre.

– Allons donc !

– C’est le mot. Il est lâché, je ne le retire pas.

– C’est impossible !

– Venez.

– Où cela ?

– Avec moi.

– Quoi faire ?

– Un tour de Bastille.

– Comment ?

– Vous verrez, vous verrez par vous-même, vous verrez de vos yeux.

– Et les règlements ?

– Oh ! qu’à cela ne tienne. C’est le jour de sortie de mon major ; le lieutenant est en ronde sur les bastions ; nous sommes maîtres chez nous.

– Non, non, cher gouverneur ; rien que de penser au bruit des verrous qu’il nous faudra tirer, j’en ai le frisson.

– Allons donc !

– Vous n’auriez qu’à m’oublier dans quelque troisième ou quatrième Bertaudière… Brou !…

– Vous voulez rire ?

– Non, je vous parle sérieusement.

– Vous refusez une occasion unique. Savez-vous que, pour obtenir la faveur que je vous propose gratis, certains princes du sang ont offert jusqu’à cinquante mille livres ?

– Décidément, c’est donc bien curieux ?

– Le fruit défendu, monseigneur ! le fruit défendu ! Vous qui êtes d’Église, vous devez savoir cela.

– Non. Si j’avais quelque curiosité, moi, ce serait pour le pauvre écolier du distique.

– Eh bien ! voyons, celui-là ; il habite la troisième Bertaudière, justement.

– Pourquoi dites-vous justement ?

– Parce que, moi, si j’avais une curiosité, ce serait pour la belle chambre tapissée et pour son locataire.

– Bah ! des meubles, c’est banal ; une figure insignifiante, c’est sans intérêt.

– Un quinze livres, monseigneur, un quinze livres, c’est toujours intéressant.

– Eh ! justement j’oubliais de vous interroger là-dessus. Pourquoi quinze livres à celui-là et trois livres seulement au pauvre Seldon ?

– Ah ! voyez, c’est une chose superbe que cette distinction, mon cher monsieur, et voilà où l’on voit éclater la bonté du roi…

– Du roi ! du roi !

– Du cardinal, je veux dire. » Ce malheureux, s’est dit M. de Mazarin, ce malheureux est destiné à demeurer toujours en prison. »

– Pourquoi ?

– Dame ! il me semble que son crime est éternel, et que, par conséquent, le châtiment doit l’être aussi.

– Éternel ?

– Sans doute. S’il n’a pas le bonheur d’avoir la petite vérole, vous comprenez… et cette chance même lui est difficile, car on n’a pas de mauvais air à la Bastille.

– Votre raisonnement est on ne peut plus ingénieux, cher monsieur de Baisemeaux.

– N’est-ce pas ?

– Vous vouliez donc dire que ce malheureux devait souffrir sans trêve et sans fin…

– Souffrir, je n’ai pas dit cela, monseigneur ; un quinze livres ne souffre pas.

– Souffrir la prison, au moins ?

– Sans doute, c’est une fatalité ; mais cette souffrance, on la lui adoucit. Enfin, vous en conviendrez, ce gaillard-là n’était pas venu au monde pour manger toutes les bonnes choses qu’il mange. Pardieu ! vous allez voir : nous avons ici ce pâté intact, ces écrevisses auxquelles nous avons à peine touché, des écrevisses de Marne, grosses comme des langoustes, voyez. Eh bien ! tout cela va prendre le chemin de la Deuxième Bertaudière, avec une bouteille de ce Volnay que vous trouvez si bon. Ayant vu, vous ne douterez plus, j’espère.

– Non, mon cher gouverneur, non ; mais, dans tout cela, vous ne pensez qu’aux bienheureuses quinze livres, et vous oubliez toujours le pauvre Seldon, mon protégé.

– Soit ! à votre considération, jour de fête pour lui : il aura des biscuits et des confitures, avec ce flacon de porto.

– Vous êtes un brave homme, je vous l’ai déjà dit et je vous le répète, mon cher Baisemeaux.

– Partons, partons, dit le gouverneur un peu étourdi, moitié par le vin qu’il avait bu, moitié par les éloges d’Aramis.

– Souvenez-vous que c’est pour vous obliger, ce que j’en fais, dit le prélat.

– Oh ! vous me remercierez en rentrant.

– Partons donc.

– Attendez que je prévienne le porte-clefs.

Baisemeaux sonna deux coups, un homme parut.

– Je vais aux tours ! cria le gouverneur. Pas de gardes, pas de tambours, pas de bruit, enfin !

– Si je ne laissais ici mon manteau, dit Aramis, en affectant la crainte, je croirais, en vérité, que je vais en prison pour mon propre compte.

Le porte-clefs précéda le gouverneur ; Aramis prit la droite ; quelques soldats épars dans la cour se rangèrent, fermes comme des pieux, sur le passage du gouverneur.

Baisemeaux fit franchir à son hôte plusieurs marches qui menaient à une espèce d’esplanade ; de là, on vint au pont-levis, sur lequel les factionnaires reçurent le gouverneur et le reconnurent.

– Monsieur, dit alors le gouverneur en se retournant du côté d’Aramis et en parlant de façon que les factionnaires ne perdissent point une de ses paroles ; monsieur, vous avez bonne mémoire, n’est-ce pas ?

– Pourquoi ? demanda Aramis.

– Pour vos plans et pour vos mesures, car vous savez qu’il n’est pas permis, même aux architectes, d’entrer chez les personnes avec du papier, des plumes ou un crayon.

« Bon ! se dit Aramis à lui-même, il paraît que je suis un architecte. N’est-ce pas encore là une plaisanterie de d’Artagnan, qui m’a vu ingénieur à Belle-Île ? »

Puis, tout haut :

– Tranquillisez-vous, monsieur le gouverneur ; dans notre état, le coup d’œil et la mémoire suffisent.

Baisemeaux ne sourcilla point : les gardes prirent Aramis pour ce qu’il semblait être.

– Eh bien ! allons d’abord à la Bertaudière, dit Baisemeaux toujours avec l’intention d’être entendu des factionnaires.

– Allons, répondit Aramis.

Puis, s’adressant au porte-clefs :

– Tu profiteras de cela, lui dit-il, pour porter au numéro 2 les friandises que j’ai désignées.

– Le numéro 3, cher monsieur de Baisemeaux, le numéro 3, vous l’oubliez toujours.

– C’est vrai.

Ils montèrent.

Ce qu’il y avait de verrous, de grilles et de serrures pour cette seule cour eût suffi à la sûreté d’une ville entière.

Aramis n’était ni un rêveur ni un homme sensible ; il avait fait des vers dans sa jeunesse ; mais il était sec de cœur, comme tout homme de cinquante cinq ans qui a beaucoup aimé les femmes ou plutôt qui en a été fort aimé.

Mais, lorsqu’il posa le pied sur les marches de pierre usées par lesquelles avaient passé tant d’infortunes, lorsqu’il se sentit imprégné de l’atmosphère de ces sombres voûtes humides de larmes, il fut, sans nul doute, attendri, car son front se baissa, car ses yeux se troublèrent, et il suivit Baisemeaux sans lui adresser une parole.

Chapitre XCIX – Le deuxième de la Bertaudière §

Au deuxième étage, soit fatigue, soit émotion, la respiration manqua au visiteur.

Il s’adossa contre le mur.

– Voulez-vous commencer par celui-ci ? dit Baisemeaux. Puisque nous allons de l’un chez l’autre, peu importe, ce me semble, que nous montions du second au troisième, ou que nous descendions du troisième au second. Il y a, d’ailleurs, aussi certaines réparations à faire dans cette chambre, se hâta-t-il d’ajouter à l’intention du guichetier qui se trouvait à la portée de la voix.

– Non ! non ! s’écria vivement Aramis ; plus haut, plus haut, monsieur le gouverneur, s’il vous plaît ; le haut est le plus pressé.

Ils continuèrent de monter.

– Demandez les clefs au geôlier, souffla tout bas Aramis.

– Volontiers.

Baisemeaux prit les clefs et ouvrit lui-même la porte de la troisième chambre. Le porte-clefs entra le premier et déposa sur une table les provisions que le bon gouverneur appelait des friandises.

Puis il sortit.

Le prisonnier n’avait pas fait un mouvement.

Alors Baisemeaux entra à son tour, tandis qu’Aramis se tenait sur le seuil.

De là, il vit un jeune homme, un enfant de dix-huit ans qui, levant la tête au bruit inaccoutumé, se jeta à bas de son lit en apercevant le gouverneur, et, joignant les mains, se mit à crier :

– Ma mère ! ma mère !

L’accent de ce jeune homme contenait tant de douleur, qu’Aramis se sentit frissonner malgré lui.

– Mon cher hôte, lui dit Baisemeaux en essayant de sourire, je vous apporte à la fois une distraction et un extra, la distraction pour l’esprit et l’extra pour le corps. Voilà Monsieur qui va prendre des mesures sur vous, et voilà des confitures pour votre dessert.

– Oh ! monsieur ! monsieur ! dit le jeune homme, laissez-moi seul pendant un an, nourrissez-moi de pain et d’eau pendant un an, mais dites-moi qu’au bout d’un an je sortirai d’ici, dites-moi qu’au bout d’un an je reverrai ma mère !

– Mais, mon cher ami, dit Baisemeaux, je vous ai entendu dire à vous-même qu’elle était fort pauvre, votre mère, que vous étiez fort mal logé chez elle, tandis qu’ici, peste !

– Si elle était pauvre, monsieur, raison de plus pour qu’on lui rende son soutien. Mal logé chez elle ? Oh ! monsieur, on est toujours bien logé quand on est libre.

– Enfin, puisque vous dites vous-même que vous n’avez fait que ce malheureux distique…

– Et sans intention, monsieur, sans intention aucune, je vous jure ; je lisais Martial quand l’idée m’en est venue. Oh ! monsieur, qu’on me punisse, moi, qu’on me coupe la main avec laquelle je l’ai écrit, je travaillerai de l’autre ; mais qu’on me rende ma mère.

– Mon enfant, dit Baisemeaux, vous savez que cela ne dépend pas de moi ; je ne puis que vous augmenter votre ration, vous donner un petit verre de porto, vous glisser un biscuit entre deux assiettes.

– Ô mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria le jeune homme en se renversant en arrière et en se roulant sur le parquet.

Aramis, incapable de supporter plus longtemps cette scène, se retira jusque sur le palier.

– Le malheureux ! murmurait-il tout bas.

– Oh ! oui, monsieur, il est bien malheureux ; mais c’est la faute de ses parents.

– Comment cela ?

– Sans doute… Pourquoi lui faisait-on apprendre le latin ?… Trop de science, voyez-vous, monsieur, ça nuit… Moi, je ne sais ni lire ni écrire : aussi je ne suis pas en prison.

Aramis regarda cet homme, qui appelait n’être pas en prison être geôlier à la Bastille.

Quant à Baisemeaux, voyant le peu d’effet de ses conseils et de son vin de Porto, il sortit tout troublé.

– Eh bien ! et la porte ! la porte ! dit le geôlier, vous oubliez de refermer la porte.

– C’est vrai, dit Baisemeaux. Tiens, tiens, voilà les clefs.

– Je demanderai la grâce de cet enfant, dit Aramis.

– Et si vous ne l’obtenez pas, dit Baisemeaux, demandez au moins qu’on le porte à dix livres, cela fait que nous y gagnerons tous les deux.

– Si l’autre prisonnier appelle aussi sa mère, fit Aramis, j’aime mieux ne pas entrer, je prendrai mesure du dehors.

– Oh ! oh ! dit le geôlier, n’ayez pas peur, monsieur l’architecte, celui-là, il est doux comme un agneau ; pour appeler sa mère, il faudrait qu’il parlât, et il ne parle jamais.

– Alors entrons, dit sourdement Aramis.

– Oh ! monsieur, dit le porte-clefs, vous êtes architecte des prisons ?

– Oui.

– Et vous n’êtes pas plus habitué à la chose ? C’est étonnant !

Aramis vit que, pour ne pas inspirer de soupçons, il lui fallait appeler toute sa force à son secours.

Baisemeaux avait les clefs, il ouvrit la porte.

– Reste dehors, dit-il au porte-clefs, et attends-nous au bas du degré.

Le porte-clefs obéit et se retira.

Baisemeaux passa le premier et ouvrit lui-même la deuxième porte.

Alors on vit, dans le carré de lumière qui filtrait par la fenêtre grillée, un beau jeune homme, de petite taille, aux cheveux courts, à la barbe déjà croissante ; il était assis sur un escabeau, le coude dans un fauteuil auquel s’appuyait tout le haut de son corps.

Son habit, jeté sur le lit, était de fin velours noir, et il aspirait l’air frais qui venait s’engouffrer dans sa poitrine couverte d’une chemise de la plus belle batiste que l’on avait pu trouver.

Lorsque le gouverneur entra, ce jeune homme tourna la tête avec un mouvement plein de nonchalance, et, comme il reconnut Baisemeaux, il se leva et salua courtoisement.

Mais, quand ses yeux se portèrent sur Aramis, demeuré dans l’ombre, celui-ci frissonna ; il pâlit et son chapeau, qu’il tenait à la main, lui échappa comme si tous les muscles venaient de se détendre à la fois.

Baisemeaux, pendant ce temps, habitué à la présence de son prisonnier, semblait ne partager aucune des sensations que partageait Aramis ; il étalait sur la table son pâté et ses écrevisses, comme eût pu faire un serviteur plein de zèle. Ainsi occupé, il ne remarquait point le trouble de son hôte.

Mais, quand il eut fini, adressant la parole au jeune prisonnier :

– Vous avez bonne mine, dit-il, cela va bien ?

– Très bien, monsieur, merci, répondit le jeune homme.

Cette voix faillit renverser Aramis. Malgré lui il fit un pas en avant, les lèvres frémissantes.

Ce mouvement était si visible, qu’il ne put échapper à Baisemeaux, tout préoccupé qu’il était.

– Voici un architecte qui va examiner votre cheminée, dit Baisemeaux ; fume-t-elle ?

– Jamais, monsieur.

– Vous disiez qu’on ne pouvait pas être heureux en prison, dit le gouverneur en se frottant les mains ; voici pourtant un prisonnier qui l’est. Vous ne vous plaignez pas, j’espère ?

– Jamais.

– Vous ne vous ennuyez pas ? dit Aramis.

– Jamais.

– Hein ! fit tout bas Baisemeaux, avais-je raison ?

– Dame ! que voulez-vous, mon cher gouverneur, il faut bien se rendre à l’évidence. Est-il permis de lui faire des questions ?

– Tout autant qu’il vous plaira.

– Eh bien ! faites-moi donc le plaisir de lui demander s’il sait pourquoi il est ici.

– Monsieur me charge de vous demander, dit Baisemeaux, si vous connaissez la cause de votre détention.

– Non, monsieur, dit simplement le jeune homme, je ne la connais pas.

– Mais c’est impossible, dit Aramis emporté malgré lui. Si vous ignoriez la cause de votre détention, vous seriez furieux.

– Je l’ai été pendant les premiers jours.

– Pourquoi ne l’êtes-vous plus ?

– Parce que j’ai réfléchi.

– C’est étrange, dit Aramis.

– N’est-ce pas qu’il est étonnant ? fit Baisemeaux.

– Et à quoi avez-vous réfléchi ? demanda Aramis. Peut-on vous le demander, monsieur ?

– J’ai réfléchi que, n’ayant commis aucun crime, Dieu ne pouvait me châtier.

– Mais qu’est-ce donc que la prison, demanda Aramis, si ce n’est un châtiment ?

– Hélas ! dit le jeune homme, je ne sais ; tout ce que je puis vous dire, c’est que c’est tout le contraire de ce que j’avais dit il y a sept ans.

– À vous entendre, monsieur, à voir votre résignation, on serait tenté de croire que vous aimez la prison.

– Je la supporte.

– C’est dans la certitude d’être libre un jour ?

– Je n’ai pas de certitude, monsieur ; de l’espoir, voilà tout ; et cependant, chaque jour, je l’avoue, cet espoir se perd.

– Mais enfin, pourquoi ne seriez-vous pas libre, puisque vous l’avez déjà été ?

– C’est justement, répondit le jeune homme, la raison qui m’empêche d’attendre la liberté ; pourquoi m’eût-on emprisonné, si l’on avait l’intention de me faire libre plus tard ?

– Quel âge avez-vous ?

– Je ne sais.

– Comment vous nommez-vous ?

– J’ai oublié le nom qu’on me donnait.

– Vos parents ?

– Je ne les ai jamais connus.

– Mais ceux qui vous ont élevé ?

– Ils ne m’appelaient pas leur fils.

– Aimiez-vous quelqu’un avant de venir ici ?

– J’aimais ma nourrice et mes fleurs.

– Est-ce tout ?

– J’aimais aussi mon valet.

– Vous regrettez cette nourrice et ce valet ?

– J’ai beaucoup pleuré quand ils sont morts.

– Sont-ils morts depuis que vous êtes ici ou auparavant que vous y fussiez ?

– Ils sont morts la veille du jour où l’on m’a enlevé.

– Tous deux en même temps ?

– Tous deux en même temps.

– Et comment vous enleva-t-on ?

– Un homme me vint chercher, me fit monter dans un carrosse qui se trouva fermé avec des serrures, et m’amena ici.

– Cet homme, le reconnaîtriez-vous ?

– Il avait un masque.

– N’est-ce pas que cette histoire est extraordinaire ? dit tout bas Baisemeaux à Aramis.

Aramis pouvait à peine respirer.

– Oui, extraordinaire, murmura-t-il.

– Mais ce qu’il y a de plus extraordinaire encore, c’est que jamais il ne m’en a dit autant qu’il vient de vous en dire.

– Peut-être cela tient-il aussi à ce que vous ne l’avez jamais questionné, dit Aramis.

– C’est possible, répondit Baisemeaux, je ne suis pas curieux. Au reste, vous voyez la chambre : elle est belle, n’est-ce pas ?

– Fort belle.

– Un tapis…

– Superbe.

– Je gage qu’il n’en avait pas de pareil avant de venir ici.

– Je le crois.

Puis, se retournant vers le jeune homme :

– Ne vous rappelez-vous point avoir été jamais visité par quelque étranger ou quelque étrangère ? demanda Aramis au jeune homme.

– Oh ! si fait, trois fois par une femme, qui chaque fois s’arrêta en voiture à la porte, entra, couverte d’un voile qu’elle ne leva que lorsque nous fûmes enfermés et seuls.

– Vous vous rappelez cette femme ?

– Oui.

– Que vous disait-elle ?

Le jeune homme sourit tristement.

– Elle me demandait ce que vous me demandez, si j’étais heureux et si je m’ennuyais.

– Et lorsqu’elle arrivait ou partait ?

– Elle me pressait dans ses bras, me serrait sur son cœur, m’embrassait.

– Vous vous la rappelez ?

– À merveille.

– Je vous demande si vous vous rappelez les traits de son visage.

– Oui.

– Donc, vous la reconnaîtriez si le hasard l’amenait devant vous ou vous conduisait à elle ?

– Oh ! bien certainement.

Un éclair de fugitive satisfaction passa sur le visage d’Aramis.

En ce moment Baisemeaux entendit le porte-clefs qui remontait.

– Voulez-vous que nous sortions ? dit-il vivement à Aramis.

Probablement Aramis savait tout ce qu’il voulait savoir.

– Quand il vous plaira, dit-il.

Le jeune homme les vit se disposer à partir et les salua poliment.

Baisemeaux répondit par une simple inclination de tête.

Aramis, rendu respectueux par le malheur sans doute, salua profondément le prisonnier.

Ils sortirent. Baisemeaux ferma la porte derrière eux.

– Eh bien ! fit Baisemeaux dans l’escalier, que dites-vous de tout cela ?

– J’ai découvert le secret, mon cher gouverneur, dit-il.

– Bah ! Et quel est ce secret ?

– Il y a eu un assassinat commis dans cette maison.

– Allons donc !

– Comprenez-vous, le valet et la nourrice morts le même jour ?

– Eh bien ?

– Poison.

– Ah ! ah !

– Qu’en dites-vous ?

– Que cela pourrait bien être vrai… Quoi ! ce jeune homme serait un assassin ?

– Eh ! qui vous dit cela ? Comment voulez-vous que le pauvre enfant soit un assassin ?

– C’est ce que je disais.

– Le crime a été commis dans sa maison ; c’est assez ; peut-être a-t-il vu les criminels, et l’on craint qu’il ne parle.

– Diable ! si je savais cela.

– Eh bien ?

– Je redoublerais de surveillance.

– Oh ! il n’a pas l’air d’avoir envie de se sauver.

– Ah ! les prisonniers, vous ne les connaissez pas.

– A-t-il des livres ?

– Jamais ; défense absolue de lui en donner.

– Absolue ?

– De la main même de M. Mazarin.

– Et vous avez cette note ?

– Oui, monseigneur ; la voulez-vous voir en revenant prendre votre manteau ?

– Je le veux bien, les autographes me plaisent fort.

– Celui-là est d’une certitude superbe ; il n’y a qu’une rature.

– Ah ! ah ! une rature ! et à quel propos, cette rature ?

– À propos d’un chiffre.

– D’un chiffre ?

– Oui. Voilà ce qu’il y avait d’abord : pension à cinquante livres.

– Comme les princes du sang, alors ?

– Mais le cardinal aura vu qu’il se trompait, vous comprenez bien ; il a biffé le zéro et a ajouté un un devant le cinq. Mais, à propos…

– Quoi ?

– Vous ne parlez pas de la ressemblance.

– Je n’en parle pas, cher monsieur de Baisemeaux, par une raison bien simple ; je n’en parle pas, parce qu’elle n’existe pas.

– Oh ! par exemple !

– Ou que, si elle existe, c’est dans votre imagination, et que même, existât-elle ailleurs, je crois que vous feriez bien de n’en point parler.

– Vraiment !

– Le roi Louis XIV, vous le comprenez bien, vous en voudrait mortellement s’il apprenait que vous contribuez à répandre ce bruit qu’un de ses sujets a l’audace de lui ressembler.

– C’est vrai, c’est vrai, dit Baisemeaux tout effrayé, mais je n’ai parlé de la chose qu’à vous, et vous comprenez, monseigneur, que je compte assez sur votre discrétion.

– Oh ! soyez tranquille.

– Voulez-vous toujours voir la note ? dit Baisemeaux ébranlé.

– Sans doute.

En causant ainsi, ils étaient rentrés ; Baisemeaux tira de l’armoire un registre particulier pareil à celui qu’il avait déjà montré à Aramis, mais fermé par une serrure.

La clef qui ouvrait cette serrure faisait partie d’un petit trousseau que Baisemeaux portait toujours sur lui.

Puis, posant le livre sur la table, il l’ouvrit à la lettre M et montra à Aramis cette note à la colonne des observations :

« Jamais de livres, linge de la plus grande finesse, habits recherchés, pas de promenades, pas de changement de geôlier, pas de communications.

Instruments de musique ; toute licence pour le bien-être ; quinze livres de nourriture. M. de Baisemeaux peut réclamer si les 15 livres ne lui suffisent pas. »

– Tiens, au fait, dit Baisemeaux, j’y songe : je réclamerai.

Aramis referma le livre.

– Oui, dit-il, c’est bien de la main de M. de Mazarin ; je reconnais son écriture. Maintenant, mon cher gouverneur, continua-t-il, comme si cette dernière communication avait épuisé son intérêt, passons, si vous le voulez bien, à nos petits arrangements.

– Eh bien ! quel terme voulez-vous que je prenne ? Fixez vous-même.

– Ne prenez pas de terme ; faites-moi une reconnaissance pure et simple de cent cinquante mille francs.

– Exigible ?

– À ma volonté. Mais, vous comprenez, je ne voudrai que lorsque vous voudrez vous-même.

– Oh ! je suis tranquille, dit Baisemeaux en souriant ; mais je vous ai déjà donné deux reçus.

– Aussi, vous voyez, je les déchire.

Et Aramis, après avoir montré les deux reçus au gouverneur, les déchira en effet.

Vaincu par une pareille marque de confiance, Baisemeaux souscrivit sans hésitation une obligation de cent cinquante mille francs remboursable à la volonté du prélat.

Aramis, qui avait suivi la plume par-dessus l’épaule du gouverneur, mit l’obligation dans sa poche sans avoir l’air de l’avoir lue, ce qui donna toute tranquillité à Baisemeaux.

– Maintenant, dit Aramis, vous ne m’en voudrez point, n’est-ce pas, si je vous enlève quelque prisonnier ?

– Comment cela ?

– Sans doute en obtenant sa grâce. Ne vous ai je pas dit, par exemple, que le pauvre Seldon m’intéressait ?

– Ah ! c’est vrai !

– Eh bien ?

– C’est votre affaire ; agissez comme vous l’entendrez. Je vois que vous avez le bras long et la main large.

Et Aramis partit, emportant les bénédictions du gouverneur.

Chapitre C – Les deux amies §

À l’heure où M. de Baisemeaux montrait à Aramis les prisonniers de la Bastille, un carrosse s’arrêtait devant la porte de Mme de Bellière, et à cette heure encore matinale déposait au perron une jeune femme enveloppée de coiffes de soie.

Lorsqu’on annonça Mme Vanel à Mme de Bellière, celle-ci s’occupait ou plutôt s’absorbait à lire une lettre qu’elle cacha précipitamment.

Elle achevait à peine sa toilette du matin, ses femmes étaient encore dans la chambre voisine.

Au nom, au pas de Marguerite Vanel, Mme de Bellière courut à sa rencontre. Elle crut voir dans les yeux de son amie un éclat qui n’était pas celui de la santé ou de la joie.

Marguerite l’embrassa, lui serra les mains, lui laissa à peine le temps de parler.

– Ma chère, dit-elle, tu m’oublies donc ? Tu es donc tout entière aux plaisirs de la cour ?

– Je n’ai pas vu seulement les fêtes du mariage.

– Que fais-tu alors ?

– Je me prépare à aller à Bellière.

– À Bellière !

– Oui.

– Campagnarde alors. J’aime à te voir dans ces dispositions. Mais tu es pâle.

– Non, je me porte à ravir.

– Tant mieux, j’étais inquiète. Tu ne sais pas ce qu’on m’avait dit ?

– On dit tant de choses !

– Oh ! celle-là est extraordinaire.

– Comme tu sais faire languir ton auditoire, Marguerite.

– M’y voici. C’est que j’ai peur de te fâcher.

– Oh ! jamais. Tu admires toi-même mon égalité d’humeur.

– Eh bien ! on dit que… Ah ! vraiment, je ne pourrai jamais t’avouer cela.

– N’en parlons plus alors, fit Mme de Bellière, qui devinait une méchanceté sous ces préambules, mais qui cependant se sentait dévorée de curiosité.

– Eh bien ! ma chère marquise, on dit que depuis quelque temps tu regrettes beaucoup moins M. de Bellière, le pauvre homme !

– C’est un mauvais bruit, Marguerite ; je regrette et regretterai toujours mon mari ; mais voilà deux ans qu’il est mort ; je n’en ai que vingt-huit, et la douleur de sa perte ne doit pas dominer toutes les actions, toutes les pensées de ma vie. Je le dirais, que toi, toi, Marguerite, la femme par excellence, tu ne le croirais pas.

– Pourquoi ? Tu as le cœur si tendre ! répliqua méchamment Mme Vanel.

– Tu l’as aussi, Marguerite, et je n’ai pas vu que tu te laissasses abattre par le chagrin quand le cœur était blessé.

Ces mots étaient une allusion directe à la rupture de Marguerite avec le surintendant. Ils étaient aussi un reproche voilé, mais direct, fait au cœur de la jeune femme.

Comme si elle n’eût attendu que ce signal pour décocher sa flèche, Marguerite s’écria :

– Eh bien ! Élise, on dit que tu es amoureuse.

Et elle dévora du regard Mme de Bellière, qui rougit sans pouvoir s’en empêcher.

– On ne se fait jamais faute de calomnier les femmes, répliqua la marquise après un instant de silence.

– Oh ! on ne te calomnie pas, Élise

– Comment ! on dit que je suis amoureuse, et on ne me calomnie pas ?

– D’abord, si c’est vrai, il n’y a pas de calomnie, il n’y a que médisance ; ensuite, car tu ne me laisses pas achever, le public ne dit pas que tu t’abandonnes à cet amour. Il te peint, au contraire, comme une vertueuse amante armée de griffes et de dents, te renfermant chez toi comme dans une forteresse, et dans une forteresse autrement impénétrable que celle de Danaé, bien que la tour de Danaé fût faite d’airain.

– Tu as de l’esprit, Marguerite, dit Mme de Bellière, tremblante.

– Tu m’as toujours flattée, Élise… Bref, on te dit incorruptible et inaccessible. Tu vois si l’on te calomnie… Mais à quoi rêves-tu pendant que je te parle ?

– Moi ?

– Oui, tu es toute rouge et toute muette.

– Je cherche, dit la marquise relevant ses beaux yeux brillant d’un commencement de colère, je cherche à quoi tu as pu faire allusion, toi, si savante dans la mythologie, en me comparant à Danaé.

– Ah ! ah ! fit Marguerite en riant, tu cherches cela ?

– Oui ; ne te souvient-il pas qu’au couvent, lorsque nous cherchions des problèmes d’arithmétique… Ah ! c’est savant aussi ce que je vais te dire, mais à mon tour… Ne te souviens-tu pas que, si l’un des termes était donné, nous devions trouver l’autre ? Cherche, alors, cherche.

– Mais je ne devine pas ce que tu veux dire.

– Rien de plus simple, pourtant. Tu prétends que je suis amoureuse, n’est ce pas ?

– On me l’a dit.

– Eh bien ! on ne dit pas que je sois amoureuse d’une abstraction. Il y a un nom dans tout ce bruit ?

– Certes, oui, il y a un nom.

– Eh bien ! ma chère, il n’est pas étonnant que je doive chercher ce nom, puisque tu ne me le dis pas.

– Ma chère marquise, en te voyant rougir, je croyais que tu ne chercherais pas longtemps.

– C’est ton mot Danaé qui m’a surprise. Qui dit Danaé dit pluie d’or, n’est ce pas ?

– C’est-à-dire que le Jupiter de Danaé se changea pour elle en pluie d’or.

– Mon amant alors… celui que tu me donnes…

– Oh ! pardon ; moi, je suis ton amie et ne te donne personne.

– Soit !… mais les ennemis.

– Veux-tu que je te dise le nom ?

– Il y a une demi-heure que tu me le fais attendre.

– Tu vas l’entendre. Ne t’effarouche pas, c’est un homme puissant.

– Bon !

La marquise s’enfonçait dans les mains ses ongles effilés, comme le patient à l’approche du fer.

– C’est un homme très riche, continua Marguerite, le plus riche peut-être. C’est enfin…

La marquise ferma un instant les yeux.

– C’est le duc de Buckingham, dit Marguerite en riant aux éclats.

La perfidie avait été calculée avec une adresse incroyable. Ce nom, qui tombait à faux à la place du nom que la marquise attendait, faisait bien l’effet sur la pauvre femme de ces haches mal aiguisées qui avaient déchiqueté, sans les tuer, MM. de Chalais et de Thou sur leurs échafauds.

Elle se remit pourtant.

– J’avais bien raison, dit-elle, de t’appeler une femme d’esprit ; tu me fais passer un agréable moment. La plaisanterie est charmante… Je n’ai jamais vu M. de Buckingham.

– Jamais ? fit Marguerite en contenant ses éclats.

– Je n’ai pas mis le pied hors de chez moi depuis que le duc est à Paris.

– Oh ! reprit Mme Vanel en allongeant son pied mutin vers un papier qui frissonnait près de la fenêtre sur un tapis. On peut ne pas se voir, mais on s’écrit.

La marquise frémit. Ce papier était l’enveloppe de la lettre qu’elle lisait à l’entrée de son amie. Cette enveloppe était cachetée aux armes du surintendant.

En se reculant sur son sofa, Mme de Bellière fit rouler sur ce papier les plis épais de sa large robe de soie, et l’ensevelit ainsi.

– Voyons, dit-elle alors, voyons, Marguerite, est-ce pour me dire toutes ces folies que tu es venue de si bon matin ?

– Non, je suis venue pour te voir d’abord et pour te rappeler nos anciennes habitudes si douces et si bonnes, tu sais, lorsque nous allions nous promener à Vincennes, et que, sous un chêne, dans un taillis, nous causions de ceux que nous aimions et qui nous aimaient.

– Tu me proposes une promenade.

– J’ai mon carrosse et trois heures de liberté.

– Je ne suis pas vêtue, Marguerite… et… si tu veux que nous causions, sans aller au bois de Vincennes, nous trouverions dans le jardin de l’hôtel un bel arbre, des charmilles touffues, un gazon semé de pâquerettes, et toute cette violette que l’on sent d’ici.

– Ma chère marquise, je regrette que tu me refuses… J’avais besoin d’épancher mon cœur dans le tien.

– Je te le répète, Marguerite, mon cœur est à toi, aussi bien dans cette chambre, aussi bien ici près, sous ce tilleul de mon jardin, que là-bas, sous un chêne dans le bois.

– Pour moi, ce n’est pas la même chose… En me rapprochant de Vincennes, marquise, je rapprochais mes soupirs du but vers lequel ils tendent depuis quelques jours.

La marquise leva tout à coup la tête.

– Cela t’étonne, n’est-ce pas… que je pense encore à Saint-Mandé ?

– À Saint-Mandé ! s’écria Mme de Bellière.

Et les regards des deux femmes se croisèrent comme deux épées inquiètes au premier engagement du combat.

– Toi, si fière ?… dit avec dédain la marquise.

– Moi… si fière !… répliqua Mme Vanel. Je suis ainsi faite… Je ne pardonne pas l’oubli, je ne supporte pas l’infidélité. Quand je quitte et qu’on pleure, je suis tentée d’aimer encore ; mais, quand on me quitte et qu’on rit, j’aime éperdument.

Mme de Bellière fit un mouvement involontaire.

« Elle est jalouse », se dit Marguerite.

– Alors, continua la marquise, tu es éperdument éprise… de M. de Buckingham… non, je me trompe… de M. Fouquet ?

Elle sentit le coup, et tout son sang afflua sur son cœur.

– Et tu voulais aller à Vincennes… à Saint-Mandé même !

– Je ne sais ce que je voulais, tu m’eusses conseillée peut-être.

– En quoi ?

– Tu l’as fait souvent.

– Certes, ce n’eût point été en cette occasion ; car, moi, je ne pardonne pas comme toi. J’aime moins peut-être ; mais quand mon cœur a été froissé, c’est pour toujours.

– Mais M. Fouquet ne t’a pas froissée, dit avec une naïveté de vierge Marguerite Vanel.

– Tu comprends parfaitement ce que je veux te dire. M. Fouquet ne m’a pas froissée ; il ne m’est connu ni par faveur, ni par injure, mais tu as à te plaindre de lui. Tu es mon amie, je ne te conseillerais donc pas comme tu voudrais.

– Ah ! tu préjuges ?

– Les soupirs dont tu parlais sont plus que des indices.

– Ah ! mais tu m’accables, fit tout à coup la jeune femme en rassemblant toutes ses forces comme le lutteur qui s’apprête à porter le dernier coup ; tu ne comptes qu’avec mes mauvaises passions et mes faiblesses. Quant à ce que j’ai de sentiments purs et généreux, tu n’en parles point. Si je me sens entraînée en ce moment vers M. le surintendant, si je fais même un pas vers lui, ce qui est probable, je te le confesse, c’est que le sort de M. Fouquet me touche profondément, c’est qu’il est, selon moi, un des hommes les plus malheureux qui soient.

– Ah ! fit la marquise en appuyant une main sur son cœur, il y a donc quelque chose de nouveau ?

– Tu ne sais donc pas ?

– Je ne sais rien, dit Mme de Bellière avec cette palpitation de l’angoisse qui suspend la pensée et la parole, qui suspend jusqu’à la vie.

– Ma chère, il y a d’abord que toute la faveur du roi s’est retirée de M. Fouquet pour passer à M. Colbert.

– Oui, on le dit.

– C’est tout simple, depuis la découverte du complot de Belle-Île

– On m’avait assuré que cette découverte de fortifications avait tourné à l’honneur de M. Fouquet.

Marguerite se mit à rire d’une façon si cruelle, que Mme de Bellière lui eût en ce moment plongé avec joie un poignard dans le cœur.

– Ma chère, continua Marguerite, il ne s’agit plus même de l’honneur de M. Fouquet ; il s’agit de son salut. Avant trois jours, la ruine du surintendant est consommée.

– Oh ! fit la marquise en souriant à son tour, c’est aller un peu vite.

– J’ai dit trois jours, parce que j’aime à me leurrer d’une espérance. Mais très certainement la catastrophe ne passera pas vingt-quatre heures.

– Et pourquoi ?

– Par la plus humble de toutes les raisons : M. Fouquet n’a plus d’argent.

– Dans la finance, ma chère Marguerite, tel n’a pas d’argent aujourd’hui, qui demain fait rentrer des millions.

– Cela pouvait être pour M. Fouquet alors qu’il avait deux amis riches et habiles qui amassaient pour lui et faisaient sortir l’argent de tous les coffres ; mais ces amis sont morts.

– Les écus ne meurent pas, Marguerite ; ils sont cachés, on les cherche, on les achète et on les trouve.

– Tu vois en blanc et en rose, tant mieux pour toi. Il est bien fâcheux que tu ne sois pas l’égérie de M. Fouquet, tu lui indiquerais la source où il pourra puiser les millions que le roi lui a demandés hier.

– Des millions ? fit la marquise avec effroi.

– Quatre… c’est un nombre pair.

– Infâme ! murmura Mme de Bellière torturée par cette féroce joie…

– M. Fouquet a bien quatre millions, je pense, répliqua-t-elle courageusement.

– S’il a ceux que le roi lui demande aujourd’hui, dit Marguerite, peut-être n’aura-t-il pas ceux que le roi lui demandera dans un mois.

– Le roi lui redemandera de l’argent ?

– Sans doute, et voilà pourquoi je te dis que la ruine de ce pauvre M, Fouquet devient infaillible. Par orgueil, il fournira de l’argent, et, quand il n’en aura plus, il tombera.

– C’est vrai, dit la marquise en frissonnant ; le plan est fort… Dis-moi, M. Colbert hait donc bien M. Fouquet ?

– Je crois qu’il ne l’aime pas… Or, c’est un homme puissant que M. Colbert ; il gagne à être vu de près ; des conceptions gigantesques, de la volonté, de la discrétion ; il ira loin.

– Il sera surintendant ?

– C’est probable… Voilà pourquoi, ma bonne marquise, je me sentais émue en faveur de ce pauvre homme qui m’a aimée, adorée même ; voilà pourquoi, le voyant si malheureux, je lui pardonnais son infidélité… dont il se repent, j’ai lieu de le croire ; voilà pourquoi je n’eusse pas été éloignée de lui porter une consolation, un bon conseil ; il aurait compris ma démarche et m’en aurait su gré. C’est doux d’être aimée, vois-tu. Les hommes apprécient fort l’amour quand ils ne sont pas aveuglés par la puissance.

La marquise, étourdie, écrasée par ces atroces attaques, calculées avec la justesse et la précision d’un tir d’artillerie, ne savait plus comment répondre ; elle ne savait plus comment penser.

La voix de la perfide avait pris les intonations les plus affectueuses ; elle parlait comme une femme et cachait les instincts d’une panthère.

– Eh bien ! dit Mme de Bellière, qui espéra vaguement que Marguerite cessait d’accabler l’ennemi vaincu ; eh bien ! que n’allez-vous trouver M. Fouquet ?

– Décidément, marquise, tu m’as fait réfléchir. Non, il serait inconvenant que je fisse la première démarche. M. Fouquet m’aime sans doute, mais il est trop fier. Je ne puis m’exposer à un affront… J’ai mon mari, d’ailleurs, à ménager. Tu ne me dis rien. Allons ! je consulterai là-dessus M. Colbert.

Elle se leva en souriant comme pour prendre congé. La marquise n’eut pas la force de l’imiter.

Marguerite fit quelques pas pour continuer à jouir de l’humiliante douleur où sa rivale était plongée ; puis soudain :

– Tu ne me reconduis pas ? dit-elle.

La marquise se leva, pâle et froide, sans s’inquiéter davantage de cette enveloppe qui l’avait si fort préoccupée au commencement de la conversation et que son premier pas laissa à découvert.

Puis elle ouvrit la porte de son oratoire, et, sans même retourner la tête du côté de Marguerite Vanel, elle s’y enferma.

Marguerite prononça ou plutôt balbutia trois ou quatre paroles que Mme de Bellière n’entendit même pas.

Mais, aussitôt que la marquise eut disparu, son envieuse ennemie ne put résister au désir de s’assurer que ses soupçons étaient fondés ; elle s’allongea comme une panthère et saisit l’enveloppe.

– Ah ! dit-elle en grinçant des dents, c’était bien une lettre de M. Fouquet qu’elle lisait quand je suis arrivée !

Et elle s’élança, à son tour, hors de la chambre.

Pendant ce temps, la marquise, arrivée derrière le rempart de sa porte, sentait qu’elle était au bout de ses forces ; un instant elle resta roide, pâle et immobile comme une statue ; puis, comme une statue qu’un vent d’orage ébranle sur sa base, elle chancela et tomba inanimée sur le tapis.

Le bruit de sa chute retentit en même temps que retentissait le roulement de la voiture de Marguerite sortant de l’hôtel.

Chapitre CI – L’argenterie de Mme de Bellière §

Le coup avait été d’autant plus douloureux qu’il était inattendu ; la marquise fut donc quelque temps à se remettre ; mais, une fois remise, elle se prit aussitôt à réfléchir sur les événements tels qu’ils s’annonçaient.

Alors elle reprit, dût sa vue se briser encore en chemin, cette ligne d’idées que lui avait fait suivre son implacable amie.

Trahison, puis noires menaces voilées sous un semblant d’intérêt public, voilà pour les manœuvres de Colbert.

Joie odieuse d’une chute prochaine, efforts incessants pour arriver à ce but, séductions non moins coupables que le crime lui-même : voilà ce que Marguerite mettait en œuvre.

Les atomes crochus de Descartes triomphaient ; à l’homme sans entrailles s’était unie la femme sans cœur.

La marquise vit avec tristesse, encore plus qu’avec indignation, que le roi trempât dans un complot qui décelait la duplicité de Louis XIII déjà vieux, et l’avarice de Mazarin lorsqu’il n’avait pas encore eu le temps de se gorger de l’or français. Mais bientôt l’esprit de cette courageuse femme reprit toute son énergie et cessa de s’arrêter aux spéculations rétrogrades de la compassion.

La marquise n’était point de ceux qui pleurent quand il faut agir et qui s’amusent à plaindre un malheur qu’ils ont moyen de soulager.

Elle appuya, pendant dix minutes à peu près, son front dans ses mains glacées ; puis, relevant le front, elle sonna ses femmes d’une main ferme et avec un geste plein d’énergie.

Sa résolution était prise.

– A-t-on tout préparé pour mon départ ? demanda-t-elle à une de ses femmes qui entrait.

– Oui, madame ; mais on ne comptait pas que Madame la marquise dût partir pour Bellière avant trois jours.

– Cependant tout ce qui est parures et valeurs est en caisse ?

– Oui, madame ; mais nous avons l’habitude de laisser tout cela à Paris ; Madame, ordinairement, n’emporte pas ses pierreries à la campagne.

– Et tout cela est rangé, dites-vous ?

– Dans le cabinet de Madame.

– Et l’orfèvrerie ?

– Dans les coffres.

– Et l’argenterie ?

– Dans la grande armoire de chêne.

La marquise se tut ; puis, d’une voix tranquille :

– Que l’on fasse venir mon orfèvre, dit-elle.

Les femmes disparurent pour exécuter l’ordre.

Cependant la marquise était entrée dans son cabinet, et, avec le plus grand soin, considérait ses écrins.

Jamais elle n’avait donné pareille attention à ces richesses qui font l’orgueil d’une femme ; jamais elle n’avait regardé ces parures que pour les choisir selon leurs montures ou leurs couleurs. Aujourd’hui elle admirait la grosseur des rubis et la limpidité des diamants ; elle se désolait d’une tache, d’un défaut ; elle trouvait l’or trop faible et les pierres misérables.

L’orfèvre la surprit dans cette occupation lorsqu’il arriva.

– Monsieur Faucheux, dit-elle, vous m’avez fourni mon orfèvrerie, je crois ?

– Oui, madame la marquise.

– Je ne me souviens plus à combien se montait la note.

– De la nouvelle, madame, ou de celle que M. de Bellière vous donna en vous épousant ? Car j’ai fourni les deux.

– Eh bien ! de la nouvelle, d’abord.

– Madame, les aiguières, les gobelets et les plats avec leurs étuis, le surtout et les mortiers à glace, les bassins à confitures et les fontaines ont coûté à Madame la marquise soixante mille livres.

– Rien que cela, mon Dieu ?

– Madame trouva ma note bien chère…

– C’est vrai ! c’est vrai ! Je me souviens qu’en effet c’était cher ; le travail, n’est-ce pas ?

– Oui, madame : gravures, ciselures, formes nouvelles.

– Le travail entre pour combien dans le prix ? N’hésitez pas.

– Un tiers de la valeur, madame. Mais…

– Nous avons encore l’autre service, le vieux, celui de mon mari ?

– Oh ! madame, il est moins ouvré que celui dont je vous parle. Il ne vaut que trente mille livres, valeur intrinsèque.

– Soixante-dix ! murmura la marquise. Mais, monsieur Faucheux, il y a encore l’argenterie de ma mère ; vous savez, tout ce massif dont je n’ai pas voulu me défaire à cause du souvenir ?

– Ah ! madame, par exemple, c’est là une fameuse ressource pour des gens qui, comme Madame la marquise, ne seraient pas libres de garder leur vaisselle. En ce temps, madame, on ne travaillait pas léger comme aujourd’hui. On travaillait dans des lingots. Mais cette vaisselle n’est plus présentable ; seulement, elle pèse.

– Voilà tout, voilà tout ce qu’il faut. Combien pèse-t-elle ?

– Cinquante mille livres, au moins. Je ne parle pas des énormes vases de buffet qui, seuls, pèsent cinq mille livres d’argent : soit dix mille livres les deux.

– Cent trente ! murmura la marquise. Vous êtes sûr de ces chiffres, monsieur Faucheux ?

– Sûr, madame. D’ailleurs, ce n’est pas difficile à peser.

– Les quantités sont écrites sur mes livres.

– Oh ! vous êtes une femme d’ordre, madame la marquise.

– Passons à autre chose, dit Mme de Bellière.

Et elle ouvrit un écrin.

– Je reconnais ces émeraudes, dit le marchand, c’est moi qui les ai fait monter ; ce sont les plus belles de la cour ; c’est-à-dire, non : les plus belles sont à Mme de Châtillon ; elles lui viennent de MM. de Guise ; mais les vôtres, madame, sont les secondes.

– Elles valent ?

– Montées ?

– Non ; supposez qu’on voulût les vendre.

– Je sais bien qui les achèterait ! s’écria M. Faucheux.

– Voilà précisément ce que je vous demande. On les achèterait donc ?

– On achèterait toutes vos pierreries, madame ; on sait que vous avez le plus bel écrin de Paris. Vous n’êtes pas de ces femmes qui changent ; quand vous achetez, c’est du beau ; lorsque vous possédez, vous gardez.

– Donc, on paierait ces émeraudes ?

– Cent trente mille livres.

La marquise écrivit sur des tablettes, avec un crayon, le chiffre cité par l’orfèvre.

– Ce collier de rubis ? dit-elle.

– Des rubis balais ?

– Les voici.

– Ils sont beaux, ils sont superbes. Je ne vous connaissais pas ces pierres, madame.

– Estimez.

– Deux cent mille livres. Celui du milieu en vaut cent à lui seul.

– Oui, oui, c’est ce que je pensais, dit la marquise. Les diamants, les diamants ! oh ! j’en ai beaucoup : bagues, chaînes, pendants et girandoles, agrafes, ferrets ! Estimez, monsieur Faucheux, estimez.

L’orfèvre prit sa loupe, ses balances, pesa, lorgna, et tout bas, faisant son addition :

– Voilà des pierres, dit-il, qui coûtent à Madame la marquise quarante mille livres de rente.

– Vous estimez huit cent mille livres ?…

– À peu près.

– C’est bien ce que je pensais. Mais les montures sont à part.

– Comme toujours, madame, si j’étais appelé à vendre ou à acheter, je me contenterais, pour bénéfice, de l’or seul de ces montures ; j’aurais encore vingt-cinq bonnes mille livres.

– C’est joli !

– Oui, madame, très joli.

– Acceptez-vous le bénéfice à la condition de faire argent comptant des pierreries ?

– Mais, madame ! s’écria l’orfèvre effaré, vous ne vendez pas vos diamants, je suppose ?

– Silence, monsieur Faucheux, ne vous inquiétez pas de cela, rendez-moi seulement réponse. Vous êtes honnête homme, fournisseur de ma maison depuis trente ans, vous avez connu mon père et ma mère, que servaient votre père et votre mère. Je vous parle comme à un ami ; acceptez-vous l’or des montures contre une somme comptant que vous verserez entre mes mains ?

– Huit cent mille livres ! mais c’est énorme !

– Je le sais.

– Impossible à trouver !

– Oh ! que non.

– Mais madame, songez à l’effet que ferait, dans le monde, le bruit d’une vente de vos pierreries !

– Nul ne le saurait… Vous me ferez fabriquer autant de parures fausses semblables aux fines. Ne répondez rien je le veux. Vendez en détail, vendez seulement les pierres.

– Comme cela, c’est facile… Monsieur cherche des écrins, des pierres nues pour la toilette de Madame. Il y a concours. Je placerai facilement chez Monsieur pour six cent mille livres. Je suis sûr que les vôtres sont les plus belles.

– Quand cela ?

– Sous trois jours.

– Eh bien ! le reste, vous le placerez à des particuliers ; pour le présent, faites-moi un contrat de vente garanti… paiement sous quatre jours.

– Madame, madame, réfléchissez, je vous en conjure… Vous perdrez là cent mille livres, si vous vous hâtez.

– J’en perdrai deux cent mille s’il le faut. Je veux que tout soit fait ce soir. Acceptez-vous ?

– J’accepte, madame la marquise… Je ne dissimule pas que je gagnerai à cela cinq mille pistoles.

– Tant mieux ! comment aurai-je l’argent ?

– En or ou en billets de la Banque de Lyon, payables chez M. Colbert.

– J’accepte, dit vivement la marquise ; retournez chez vous et apportez vite la somme en billets, entendez-vous ?

– Oui, madame ; mais, de grâce…

– Plus un mot, monsieur Faucheux. À propos, l’argenterie, que j’oubliais… Pour combien en ai-je ?

– Cinquante mille livres, madame.

– C’est un million, se dit tout bas la marquise. Monsieur Faucheux, vous ferez prendre aussi l’orfèvrerie et l’argenterie avec toute la vaisselle. Je prétexte une refonte pour des modèles plus à mon goût… Fondez, dis-je, et rendez-moi la valeur en or… sur-le-champ.

– Bien, madame la marquise.

– Vous mettrez cet or dans un coffre ; vous ferez accompagner cet or d’un de vos commis et sans que mes gens le voient ; ce commis m’attendra dans un carrosse.

– Celui de Mme Faucheux ? dit l’orfèvre.

– Si vous le voulez, je le prendrai chez vous.

– Oui, madame la marquise.

– Prenez trois de mes gens pour porter chez vous l’argenterie.

– Oui, madame.

La marquise sonna.

– Le fourgon, dit-elle, à la disposition de M. Faucheux.

L’orfèvre salua et sortit en commandant que le fourgon le suivit de près et en annonçant, lui-même, que la marquise faisait fondre sa vaisselle pour en avoir de plus nouvelle.

Trois heures après, elle se rendait chez M. Faucheux et recevait de lui huit cent mille livres en billets de la Banque de Lyon, deux cent cinquante mille livres en or, enfermées dans un coffre que portait péniblement un commis jusqu’à la voiture de Mme Faucheux.

Car Mme Faucheux avait un coche. Fille d’un président des comptes, elle avait apporté trente mille écus à son mari, syndic des orfèvres. Les trente mille écus avaient fructifié depuis vingt ans. L’orfèvre était millionnaire et modeste. Pour lui, il avait fait l’emplette d’un vénérable carrosse, fabriqué en 1648, dix années après la naissance du roi. Ce carrosse, ou plutôt cette maison roulante, faisait l’admiration du quartier ; elle était couverte de peintures allégoriques et de nuages semés d’étoiles d’or et d’argent doré.

C’est dans cet équipage, un peu grotesque, que la noble femme monta, en regard du commis, qui dissimulait ses genoux de peur d’effleurer la robe de la marquise.

C’est ce même commis qui dit au cocher, fier de conduire une marquise : Route de Saint-Mandé !

Chapitre CII – La dot §

Les chevaux de M. Faucheux étaient d’honnêtes chevaux du Perche, ayant de gros genoux et des jambes tant soit peu engorgées. Comme la voiture, ils dataient de l’autre moitié du siècle.

Ils ne couraient donc pas comme les chevaux anglais de M. Fouquet.

Aussi mirent-ils deux heures à se rendre à Saint-Mandé.

On peut dire qu’ils marchaient majestueusement.

La majesté exclut le mouvement.

La marquise s’arrêta devant une porte bien connue, quoiqu’elle ne l’eût vue qu’une fois, on se le rappelle, dans une circonstance non moins pénible que celle qui l’amenait cette fois encore.

Elle tira de sa poche une clef, l’introduisit de sa petite main blanche dans la serrure, poussa la porte qui céda sans bruit, et donna l’ordre au commis de monter le coffret au premier étage.

Mais le poids de ce coffret était tel, que le commis fut forcé de se faire aider par le cocher.

Le coffret fut déposé dans ce petit cabinet, antichambre ou plutôt boudoir, attenant au salon où nous avons vu M. Fouquet aux pieds de la marquise.

Mme de Bellière donna un louis au cocher, un sourire charmant au commis, et les congédia tous deux.

Derrière eux, elle referma la porte et attendit ainsi, seule et barricadée. Nul domestique n’apparaissait à l’intérieur.

Mais toute chose était apprêtée comme si un génie invisible eût deviné les besoins et les désirs de l’hôte ou plutôt de l’hôtesse qui était attendue.

Le feu préparé, les bougies aux candélabres, les rafraîchissements sur l’étagère, les livres sur les tables, les fleurs fraîches dans les vases du Japon.

On eût dit une maison enchantée.

La marquise alluma les candélabres, respira le parfum des fleurs, s’assit et tomba bientôt dans une profonde rêverie.

Mais cette rêverie, toute mélancolique, était imprégnée d’une certaine douceur.

Elle voyait devant elle un trésor étalé dans cette chambre. Un million qu’elle avait arraché de sa fortune comme la moissonneuse arrache un bleuet de sa couronne.

Elle se forgeait les plus doux songes.

Elle songeait surtout et avant tout au moyen de laisser tout cet argent à M. Fouquet sans qu’il pût savoir d’où venait le don. Ce moyen était celui qui naturellement s’était présenté le premier à son esprit.

Mais, quoique, en y réfléchissant, la chose lui eût paru difficile, elle ne désespérait point de parvenir à ce but.

Elle devait sonner pour appeler M. Fouquet, et s’enfuir plus heureuse que si, au lieu de donner un million, elle trouvait un million elle-même.

Mais, depuis qu’elle était arrivée là, depuis qu’elle avait vu ce boudoir si coquet, qu’on eût dit qu’une femme de chambre venait d’en enlever jusqu’au dernier atome de poussière ; quand elle avait vu ce salon si bien tenu, qu’on eût dit qu’elle en avait chassé les fées qui l’habitaient, elle se demanda si déjà les regards de ceux qu’elle avait fait fuir, génies, fées, lutins ou créatures humaines, ne l’avaient pas reconnue.

Alors Fouquet saurait tout ; ce qu’il ne saurait pas, il le devinerait ; Fouquet refuserait d’accepter comme don ce qu’il eût peut-être accepté à titre de prêt, et, ainsi menée, l’entreprise manquerait de but comme de résultat.

Il fallait donc que la démarche fût faite sérieusement pour réussir Il fallait que le surintendant comprît toute la gravité de sa position pour se soumettre au caprice généreux d’une femme ; il fallait enfin, pour le persuader, tout le charme d’une éloquente amitié, et, si ce n’était point assez, tout l’enivrement d’un ardent amour que rien ne détournerait dans son absolu désir de convaincre.

En effet, le surintendant n’était-il pas connu pour un homme plein de délicatesse et de dignité ? Se laisserait-il charger des dépouilles d’une femme ? Non, il lutterait, et si une voix au monde pouvait vaincre sa résistance, c’était la voix de la femme qu’il aimait.

Maintenant, autre doute, doute cruel qui passait dans le cœur de Mme de Bellière avec la douleur et le froid aigu d’un poignard : Aimait-il ?

Cet esprit léger, ce cœur volage se résoudrait-il à se fixer un moment, fût-ce pour contempler un ange ?

N’en était-il pas de Fouquet, malgré tout son génie, malgré toute sa probité, comme des conquérants qui versent des larmes sur le champ de bataille lorsqu’ils ont remporté la victoire ?

« Eh bien ! c’est de cela qu’il faut que je m’éclaircisse, c’est sur cela qu’il faut que je le juge, dit la marquise. Qui sait si ce cœur tant convoité n’est pas un cœur vulgaire et plein d’alliage, qui sait si cet esprit ne se trouvera pas être, quand j’y appliquerai la pierre de touche, d’une nature triviale et inférieure ? Allons ! allons ! s’écria-t-elle, c’est trop de doute, trop d’hésitation, l’épreuve ! l’épreuve ! »

Elle regarda la pendule.

« Voilà sept heures, il doit être arrivé, c’est l’heure des signatures. Allons ! »

Et, se levant avec une fébrile impatience, elle marcha vers la glace, dans laquelle elle se souriait avec l’énergique sourire du dévouement ; elle fit jouer le ressort et tira le bouton de la sonnette.

Puis, comme épuisée à l’avance par la lutte qu’elle venait d’engager, elle alla s’agenouiller éperdue devant un vaste fauteuil, où sa tête s’ensevelit dans ses mains tremblantes.

Dix minutes après, elle entendit grincer le ressort de la porte.

La porte roula sur ses gonds invisibles.

Fouquet parut.

Il était pâle ; il était courbé sous le poids d’une pensée amère.

Il n’accourait pas ; il venait, voilà tout.

Il fallait que la préoccupation fût bien puissante pour que cet homme de plaisir, pour qui le plaisir était tout, vînt si lentement à un semblable appel.

En effet, la nuit, féconde en rêves douloureux, avait amaigri ses traits d’ordinaire si noblement insoucieux, avait tracé autour de ses yeux des orbites de bistre.

Il était toujours beau, toujours noble, et l’expression mélancolique de sa bouche, expression si rare chez cet homme, donnait à sa physionomie un caractère nouveau qui la rajeunissait.

Vêtu de noir, la poitrine toute gonflée de dentelles ravagées par sa main inquiète, le surintendant s’arrêta l’œil plein de rêverie au seuil de cette chambre où tant de fois il était venu chercher le bonheur attendu.

Cette douceur morne, cette tristesse souriante remplaçant l’exaltation de la joie, firent sur Mme de Bellière, qui le regardait de loin, un effet indicible.

L’œil d’une femme sait lire tout orgueil ou toute souffrance sur les traits de l’homme qu’elle aime ; on dirait qu’en raison de leur faiblesse, Dieu a voulu accorder aux femmes plus qu’il n’accorde aux autres créatures.

Elles peuvent cacher leurs sentiments à l’homme ; l’homme ne peut leur cacher les siens.

La marquise devina d’un seul coup d’œil tout le malheur du surintendant.

Elle devina une nuit passée sans sommeil, un jour passé en déceptions.

Dès lors elle fut forte, elle sentait qu’elle aimait Fouquet au-delà de toute chose.

Elle se releva, et, s’approchant de lui :

– Vous m’écriviez ce matin, dit-elle, que vous commenciez à m’oublier, et que, moi que vous n’aviez pas revue, j’avais sans doute fini de penser à vous. Je viens vous démentir, monsieur, et cela d’autant plus sûrement que je lis dans vos yeux une chose.

– Laquelle, madame ? demanda Fouquet étonné.

– C’est que vous ne m’avez jamais tant aimée qu’à cette heure ; de même que vous devez lire dans ma démarche, à moi, que je ne vous ai point oublié.

– Oh ! vous, marquise, dit Fouquet, dont un éclair de joie illumina un instant la noble figure, vous, vous êtes un ange, et les hommes n’ont pas le droit de douter de vous ! Ils n’ont donc qu’à s’humilier et à demander grâce !

– Grâce vous soit donc accordée alors !

Fouquet voulut se mettre à genoux.

– Non, dit-elle, à côté de moi, asseyez-vous. Ah ! voilà une pensée mauvaise qui passe dans votre esprit !

– Et à quoi voyez-vous cela, madame ?

– À votre sourire, qui vient de gâter toute votre physionomie. Voyons, à quoi songez-vous ? Dites, soyez franc, pas de secrets entre amis ?

– Eh bien ! madame, dites-moi alors pourquoi cette rigueur de trois ou quatre mois.

– Cette rigueur ?

– Oui ; ne m’avez-vous pas défendu de vous visiter ?

– Hélas ! mon ami, dit Mme de Bellière avec un profond soupir, parce que votre visite chez moi vous a causé un grand malheur, parce que l’on veille sur ma maison, parce que les mêmes yeux qui vous ont vu pourraient vous voir encore, parce que je trouve moins dangereux pour vous, à moi de venir ici, qu’à vous de venir chez moi ; enfin, parce que je vous trouve assez malheureux pour ne pas vouloir augmenter encore votre malheur…

Fouquet tressaillit.

Ces mots venaient de le rappeler aux soucis de la surintendance, lui qui pendant quelques minutes ne se souvenait plus que des espérances de l’amant.

– Malheureux, moi ? dit-il en essayant un sourire. Mais en vérité, marquise, vous me le feriez croire avec votre tristesse. Ces beaux yeux ne sont-ils donc levés sur moi que pour me plaindre ? Oh ! j’attends d’eux un autre sentiment.

– Ce n’est pas moi qui suis triste, monsieur : regardez dans cette glace ; c’est vous.

– Marquise, je suis un peu pâle, c’est vrai, mais c’est l’excès du travail ; le roi m’a demandé hier de l’argent.

– Oui, quatre millions ; je sais cela.

– Vous le savez ! s’écria Fouquet, surpris. Et comment le savez-vous ? C’est au jeu seulement, après le départ des reines et en présence d’une seule personne, que le roi…

– Vous voyez que je le sais ; cela suffit, n’est-ce pas ? Eh bien ! continuez, mon ami : c’est que le roi vous a demandé…

– Eh bien ! vous comprenez, marquise, il a fallu se le procurer, puis le faire compter, puis le faire enregistrer, c’est long. Depuis la mort de M. de Mazarin, il y a un peu de fatigue et d’embarras dans le service des finances. Mon administration se trouve surchargée, voilà pourquoi j’ai veillé cette nuit.

– De sorte que vous avez la somme ? demanda la marquise, inquiète.

– Il ferait beau voir, marquise, répliqua gaiement Fouquet, qu’un surintendant des finances n’eût pas quatre pauvres millions dans ses coffres.

– Oui, je crois que vous les avez ou que vous les aurez.

– Comment, que je les aurai ?

– Il n’y a pas longtemps qu’il vous en avait déjà fait demander deux.

– Il me semble, au contraire, qu’il y a un siècle, marquise ; mais ne parlons plus argent, s’il vous plaît.

– Au contraire, parlons-en, mon ami.

– Oh !

– Écoutez, je ne suis venue que pour cela.

– Mais que voulez-vous donc dire ? demanda le surintendant, dont les yeux exprimèrent une inquiète curiosité.

– Monsieur, est-ce une charge inamovible que la surintendance ?

– Marquise !

– Vous voyez que je vous réponds, et franchement même.

– Marquise, vous me surprenez, vous me parlez comme un commanditaire.

– C’est tout simple : je veux placer de l’argent chez vous, et, naturellement, je désire savoir si vous êtes sûr.

– En vérité, marquise, je m’y perds et ne sais plus où vous voulez en venir.

– Sérieusement, mon cher monsieur Fouquet, j’ai quelques fonds qui m’embarrassent. Je suis lasse d’acheter des terres et désire charger un ami de faire valoir mon argent.

– Mais cela ne presse pas, j’imagine ? dit Fouquet.

– Au contraire, cela presse, et beaucoup.

– Eh bien ! nous en causerons plus tard.

– Non pas plus tard, car mon argent est là.

La marquise montra le coffret au surintendant, et, l’ouvrant, lui fit voir des liasses de billets et une masse d’or.

Fouquet s’était levé en même temps que Mme de Bellière ; il demeura un instant pensif ; puis tout à coup, se reculant, il pâlit et tomba sur une chaise en cachant son visage dans ses mains.

– Oh ! marquise ! marquise ! murmura-t-il.

– Eh bien ?

– Quelle opinion avez-vous donc de moi pour me faire une pareille offre ?

– De vous ?

– Sans doute.

– Mais que pensez-vous donc vous-même ? Voyons.

– Cet argent, vous me l’apportez pour moi : vous me l’apportez parce que vous me savez embarrassé. Oh ! ne niez pas. Je devine. Est-ce que je ne connais pas votre cœur ?

– Eh bien ! si vous connaissez mon cœur, vous voyez que c’est mon cœur que je vous offre.

– J’ai donc deviné ! s’écria Fouquet. Oh ! madame, en vérité, je ne vous ai jamais donné le droit de m’insulter ainsi.

– Vous insulter ! dit-elle en pâlissant. Étrange délicatesse humaine ! Vous m’aimez, m’avez-vous dit ? Vous m’avez demandé au nom de cet amour ma réputation, mon honneur ? Et quand je vous offre mon argent, vous me refusez !

– Marquise, marquise, vous avez été libre de garder ce que vous appelez votre réputation et votre honneur. Laissez-moi la liberté de garder les miens. Laissez-moi me ruiner, laissez-moi succomber sous le fardeau des haines qui m’environnent, sous le fardeau des fautes que j’ai commises, sous le fardeau de mes remords même ; mais, au nom du Ciel ! marquise, ne m’écrasez pas sous ce dernier coup.

– Vous avez manqué tout à l’heure d’esprit, monsieur Fouquet, dit-elle.

– C’est possible, madame.

– Et maintenant, voilà que vous manquez de cœur.

Fouquet comprima de sa main crispée sa poitrine haletante.

– Accablez-moi, madame, dit-il, je n’ai rien à répondre.

– Je vous ai offert mon amitié, monsieur Fouquet.

– Oui, madame ; mais vous vous êtes bornée là.

– Ce que je fais est-il d’une amie ?

– Sans doute.

– Et vous refusez cette preuve de mon amitié ?

– Je la refuse.

– Regardez-moi, monsieur Fouquet.

Les yeux de la marquise étincelaient.

– Je vous offre mon amour.

– Oh ! madame ! dit Fouquet.

– Je vous aime, entendez-vous, depuis longtemps ; les femmes ont comme les hommes leur fausse délicatesse. Depuis longtemps je vous aime, mais je ne voulais pas vous le dire.

– Oh ! fit Fouquet en joignant les mains.

– Eh bien ! je vous le dis. Vous m’avez demandé cet amour à genoux, je vous l’ai refusé ; j’étais aveugle comme vous l’étiez tout à l’heure. Mon amour, je vous l’offre.

– Oui, votre amour, mais votre amour seulement.

– Mon amour, ma personne, ma vie ! tout, tout, tout !

– Oh ! mon Dieu ! s’écria Fouquet ébloui.

– Voulez-vous de mon amour ?

– Oh ! mais vous m’accablez sous le poids de mon bonheur !

– Serez-vous heureux ? Dites, dites… si je suis à vous, tout entière à vous ?

– C’est la félicité suprême !

– Alors, prenez-moi. Mais, si je vous fais le sacrifice d’un préjugé, faites moi celui d’un scrupule.

– Madame, madame, ne me tentez pas !

– Mon ami, mon ami, ne me refusez pas !

– Oh ! faites attention à ce que vous proposez !

– Fouquet, un mot… « Non !… » et j’ouvre cette porte. Elle montra celle qui conduisait à la rue. Et vous ne me verrez plus. Un autre mot… « Oui !… » et je vous suis où vous voudrez, les yeux fermés, sans défense, sans refus, sans remords.

– Élise !… Élise !… Mais ce coffret ?

– C’est ma dot !

– C’est votre ruine ! s’écria Fouquet en bouleversant l’or et les papiers ; il y a là un million…

– Juste… Mes pierreries, qui ne me serviront plus si vous ne m’aimez pas ; qui ne me serviront plus si vous m’aimez comme je vous aime !

– Oh ! c’en est trop ! c’en est trop ! s’écria Fouquet. Je cède, je cède : ne fût-ce que pour consacrer un pareil dévouement. J’accepte la dot…

– Et voici la femme, dit la marquise en se jetant dans ses bras.

Chapitre CIII – Le terrain de Dieu §

Pendant ce temps, Buckingham et de Wardes faisaient en bons compagnons et en harmonie parfaite la route de Paris à Calais.

Buckingham s’était hâté de faire ses adieux, de sorte qu’il en avait brusqué la meilleure partie.

Les visites à Monsieur et à Madame, à la jeune reine et à la reine douairière avaient été collectives.

Prévoyance de la reine mère, qui lui épargnait la douleur de causer encore en particulier avec Monsieur, qui lui épargnait le danger de revoir Madame.

Buckingham embrassa de Guiche et Raoul ; il assura le premier de toute sa considération ; le second d’une constante amitié destinée à triompher de tous les obstacles et à ne se laisser ébranler ni par la distance ni par le temps.

Les fourgons avaient déjà pris les devants ; il partit le soir en carrosse avec toute sa maison.

De Wardes, tout froissé d’être pour ainsi dire emmené à la remorque par cet Anglais, avait cherché dans son esprit subtil tous les moyens d’échapper à cette chaîne ; mais nul ne lui avait donné assistance, et force lui était de porter la peine de son mauvais esprit et de sa causticité.

Ceux à qui il eût pu s’ouvrir, en qualité de gens spirituels l’eussent raillé sur la supériorité du duc.

Les autres esprits, plus lourds, mais plus sensés, lui eussent allégué les ordres du roi, qui défendaient le duel.

Les autres enfin, et c’étaient les plus nombreux, qui, par charité chrétienne ou par amour-propre national, lui eussent prêté assistance, ne se souciaient point d’encourir une disgrâce, et eussent tout au plus prévenu les ministres d’un départ qui pouvait dégénérer en un petit massacre.

Il en résulta que, tout bien pesé, de Wardes fit son portemanteau, prit deux chevaux, et, suivi d’un seul laquais, s’achemina vers la barrière où le carrosse de Buckingham le devait prendre.

Le duc reçut son adversaire comme il eût fait de la plus aimable connaissance, se rangea pour le faire asseoir, lui offrit des sucreries, étendit sur lui le manteau de martre zibeline jeté sur le siège de devant. Puis on causa :

De la cour, sans parler de Madame ;

De Monsieur, sans parler de son ménage ;

Du roi, sans parler de sa belle-sœur ;

De la reine mère, sans parler de sa bru ;

Du roi d’Angleterre, sans parler de sa sœur ;

De l’état de cœur de chacun des voyageurs, sans prononcer aucun nom dangereux.

Aussi le voyage, qui se faisait à petites journées, fut-il charmant.

Aussi Buckingham, véritablement Français par l’esprit et l’éducation, fut-il enchanté d’avoir si bien choisi son partner.

Bons repas effleurés du bout des dents, essais de chevaux dans les belles prairies que coupait la route, chasses aux lièvres, car Buckingham avait ses lévriers. Tel fut l’emploi du temps.

Le duc ressemblait un peu à ce beau fleuve de Seine, qui embrasse mille fois la France dans ses méandres amoureux avant de se décider à gagner l’Océan.

Mais, en quittant la France, c’était surtout la Française nouvelle qu’il avait amenée à Paris que Buckingham regrettait ; pas une de ses pensées qui ne fût un souvenir et, par conséquent, un regret.

Aussi quand, parfois, malgré sa force sur lui-même, il s’abîmait dans ses pensées, de Wardes le laissait-il tout entier à ses rêveries.

Cette délicatesse eût certainement touché Buckingham et changé ses dispositions à l’égard de de Wardes, si celui-ci, tout en gardant le silence, eût eu l’œil moins méchant et le sourire moins faux.

Mais les haines d’instinct sont inflexibles ; rien ne les éteint ; un peu de cendre les recouvre parfois, mais sous cette cendre elles couvent plus furieuses.

Après avoir épuisé toutes les distractions que présentait la route, on arriva, comme nous l’avons dit, à Calais.

C’était vers la fin du sixième jour.

Dès la veille, les gens du duc avaient pris les devants et avaient frété une barque. Cette barque était destinée à aller joindre le petit yacht qui courait des bordées en vue, ou s’embossait, lorsqu’il sentait ses ailes blanches fatiguées, à deux ou trois portées de canon de la jetée.

Cette barque allant et venant devait porter tous les équipages du duc.

Les chevaux avaient été embarqués ; on les hissait de la barque sur le pont du bâtiment dans des paniers faits exprès, et ouatés de telle façon que leurs membres, dans les plus violentes crises même de terreur ou d’impatience, ne quittaient pas l’appui moelleux des parois, et que leur poil n’était pas même rebroussé.

Huit de ces paniers juxtaposés emplissaient la cale. On sait que, pendant les courtes traversées, les chevaux tremblants ne mangent point et frissonnent en présence des meilleurs aliments qu’ils eussent convoités sur terre.

Peu à peu l’équipage entier du duc fut transporté à bord du yacht, et alors ses gens revinrent lui annoncer que tout était prêt, et que, lorsqu’il voudrait s’embarquer avec le gentilhomme français, on n’attendait plus qu’eux.

Car nul ne supposait que le gentilhomme français pût avoir à régler avec milord duc autre chose que des comptes d’amitié.

Buckingham fit répondre au patron du yacht qu’il eût à se tenir prêt, mais que la mer était belle, que la journée promettant un coucher de soleil magnifique, il comptait ne s’embarquer que la nuit et profiter de la soirée pour faire une promenade sur la grève.

D’ailleurs, il ajouta que, se trouvant en excellente compagnie, il n’avait pas la moindre hâte de s’embarquer.

En disant cela, il montra aux gens qui l’entouraient le magnifique spectacle du ciel empourpré à l’horizon, et d’un amphithéâtre de nuages floconneux qui montaient du disque du soleil jusqu’au zénith, en affectant les formes d’une chaîne de montagnes aux sommets entassés les uns sur les autres.

Tout cet amphithéâtre était teint à sa base d’une espèce de mousse sanglante, se fondant dans des teintes d’opale et de nacre au fur et à mesure que le regard montait de la base au sommet. La mer, de son côté, se teignait de ce même reflet, et sur chaque cime de vague bleue dansait un point lumineux comme un rubis exposé au reflet d’une lame.

Tiède soirée, parfums salins chers aux rêveuses imaginations, vent d’est épais et soufflant en harmonieuses rafales, puis au loin le yacht se profilant en noir avec ses agrès à jour, sur le fond empourpré du ciel, et çà et là sur l’horizon les voiles latines courbées sous l’azur comme l’aile d’une mouette qui plonge, le spectacle, en effet, valait bien qu’on l’admirât. La foule des curieux suivit les valets dorés, parmi lesquels, voyant l’intendant et le secrétaire, elle croyait voir le maître et son ami.

Quant à Buckingham, simplement vêtu d’une veste de satin gris et d’un pourpoint de petit velours violet, le chapeau sur les yeux, sans ordres ni broderies, il ne fut pas plus remarqué que de Wardes, vêtu de noir comme un procureur.

Les gens du duc avaient reçu l’ordre de tenir une barque prête au môle et de surveiller l’embarquement de leur maître, sans venir à lui avant que lui ou son ami appelât.

– Quelque chose qu’ils vissent, avait-il ajouté en appuyant sur ces mots de façon qu’ils fussent compris.

Après quelques pas faits sur la plage :

– Je crois, monsieur, dit Buckingham à de Wardes, je crois qu’il va falloir nous faire nos adieux. Vous le voyez, la mer monte ; dans dix minutes elle aura tellement imbibé le sable où nous marchons, que nous serons hors d’état de sentir le sol.

– Milord, je suis à vos ordres ; mais…

– Mais nous sommes encore sur le terrain du roi, n’est-ce pas ?

– Sans doute.

– Eh bien ! venez ; il y a là-bas, comme vous le voyez, une espèce d’île entourée par une grande flaque circulaire ; la flaque va s’augmentant et l’île disparaissant de minute en minute. Cette île est bien à Dieu, car elle est entre deux mers et le roi ne l’a point sur ses cartes. La voyez-vous ?

– Je la vois. Nous ne pouvons même guère l’atteindre maintenant sans nous mouiller les pieds.

– Oui ; mais remarquez qu’elle forme une éminence assez élevée, et que la mer monte de chaque côté en épargnant sa cime. Il en résulte que nous serons à merveille sur ce petit théâtre. Que vous en semble ?

– Je serai bien partout où mon épée aura l’honneur de rencontrer la vôtre, milord.

– Eh bien ! allons donc. Je suis désespéré de vous faire mouiller les pieds, monsieur de Wardes ; mais il est nécessaire, je crois, que vous puissiez dire au roi : « Sire, je ne me suis point battu sur la terre de Votre Majesté. » C’est peut-être un peu bien subtil, mais depuis Port-Royal vous nagez dans les subtilités. Oh ! ne nous en plaignons pas, cela vous donne un fort charmant esprit, et qui n’appartient qu’à vous autres. Si vous voulez bien, nous nous hâterons, monsieur de Wardes, car voici la mer qui monte et la nuit qui vient.

– Si je ne marchais pas plus vite, milord, c’était pour ne point passer devant Votre Grâce. Êtes-vous à pied sec, monsieur le duc ?

– Oui, jusqu’à présent. Regardez donc là-bas : voici mes drôles qui ont peur de nous voir nous noyer et qui viennent faire une croisière avec le canot. Voyez donc comme ils dansent sur la pointe des lames, c’est curieux ; mais cela me donne le mal de mer. Voudriez-vous me permettre de leur tourner le dos ?

– Vous remarquerez qu’en leur tournant le dos vous aurez le soleil en face, milord.

– Oh ! il est bien faible à cette heure et aura bien vite disparu ; ne vous inquiétez donc point de cela.

– Comme vous voudrez, milord ; ce que j’en disais, c’était par délicatesse.

– Je le sais, monsieur de Wardes, et j’apprécie votre observation. Voulez vous ôter nos pourpoints ?

– Décidez, milord.

– C’est plus commode.

– Alors je suis tout prêt.

– Dites-moi, là, sans façon, monsieur de Wardes, si vous vous sentez mal sur le sable mouillé, ou si vous vous croyez encore un peu trop sur le territoire français ? Nous nous battrons en Angleterre ou sur mon yacht.

– Nous sommes fort bien ici, milord ; seulement j’aurai l’honneur de vous faire observer que, comme la mer monte, nous aurons à peine le temps…

Buckingham fit un signe d’assentiment, ôta son pourpoint et le jeta sur le sable.

De Wardes en fit autant.

Les deux corps, blancs comme deux fantômes pour ceux qui les regardaient du rivage, se dessinaient sur l’ombre d’un rouge violet qui descendait du ciel.

– Ma foi ! monsieur le duc, nous ne pouvons guère rompre, dit de Wardes. Sentez-vous comme nos pieds tiennent dans le sable ?

– J’y suis enfoncé jusqu’à la cheville, dit Buckingham, sans compter que voilà l’eau qui nous gagne.

– Elle m’a gagné déjà… Quand vous voudrez, monsieur le duc. De Wardes mit l’épée à la main.

Le duc l’imita.

– Monsieur de Wardes, dit alors Buckingham, un dernier mot, s’il vous plaît… Je me bats contre vous, parce que je ne vous aime pas, parce que vous m’avez déchiré le cœur en raillant certaine passion que j’ai, que j’avoue en ce moment, et pour laquelle je serais très heureux de mourir. Vous êtes un méchant homme, monsieur de Wardes, et je veux faire tous mes efforts pour vous tuer ; car, je le sens, si vous ne mourez pas de ce coup, vous ferez dans l’avenir beaucoup de mal à mes amis. Voilà ce que j’avais à vous dire, monsieur de Wardes.

Et Buckingham salua.

– Et moi, milord, voici ce que j’ai à vous répondre : je ne vous haïssais pas ; mais, maintenant que vous m’avez deviné, je vous hais, et vais faire tout ce que je pourrai pour vous tuer.

Et de Wardes salua Buckingham.

Au même instant, les fers se croisèrent ; deux éclairs se joignirent dans la nuit.

Les épées se cherchaient, se devinaient, se touchaient.

Tous deux étaient habiles tireurs ; les premières passes n’eurent aucun résultat.

La nuit s’était avancée rapidement ; la nuit était si sombre, qu’on attaquait et se défendait d’instinct.

Tout à coup de Wardes sentit son fer arrêté ; il venait de piquer l’épaule de Buckingham.

L’épée du duc s’abaissa avec son bras.

– Oh ! fit-il.

– Touché, n’est-ce pas, milord ? dit de Wardes en reculant de deux pas.

– Oui, monsieur, mais légèrement.

– Cependant, vous avez quitté la garde.

– C’est le premier effet du froid du fer, mais je suis remis. Recommençons, s’il vous plaît, monsieur.

Et, dégageant avec un sinistre froissement de lame, le duc déchira la poitrine du marquis.

– Touché aussi, dit-il.

– Non, dit de Wardes restant ferme à sa place.

– Pardon ; mais, voyant votre chemise toute rouge…. dit Buckingham.

– Alors, dit de Wardes furieux, alors… à vous !

Et, se fendant à fond, il traversa l’avant-bras de Buckingham. L’épée passa entre les deux os.

Buckingham sentit son bras droit paralysé ; il avança le bras gauche, saisit son épée, prête à tomber de sa main inerte, et avant que de Wardes se fût remis en garde, il lui traversa la poitrine.

De Wardes chancela, ses genoux plièrent, et, laissant son épée engagée encore dans le bras du duc, il tomba dans l’eau qui se rougit d’un reflet plus réel que celui que lui envoyaient les nuages.

De Wardes n’était pas mort. Il sentit le danger effroyable dont il était menacé : la mer montait.

Le duc sentit le danger aussi. Avec un effort et un cri de douleur, il arracha le fer demeuré dans son bras ; puis, se retournant vers de Wardes :

– Est-ce que vous êtes mort, marquis ? dit-il.

– Non, répliqua de Wardes d’une voix étouffée par le sang qui montait de ses poumons à sa gorge, mais peu s’en faut.

– Eh bien qu’y a-t-il à faire ? Voyons, pouvez-vous marcher ?

Buckingham le souleva sur un genou.

– Impossible, dit-il.

Puis, retombant :

– Appelez vos gens, fit-il, ou je me noie.

– Holà ! cria Buckingham ; holà ! de la barque ! nagez vivement, nagez !

La barque fit force de rames.

Mais la mer montait plus vite que la barque ne marchait.

Buckingham vit de Wardes prêt à être recouvert par une vague : de son bras gauche, sain et sans blessure, il lui fit une ceinture et l’enleva.

La vague monta jusqu’à mi-corps, mais ne put l’ébranler.

Mais à peine eut-il fait dix pas qu’une seconde vague, accourant plus haute, plus menaçante, plus furieuse que la première, vint le frapper à la hauteur de la poitrine, le renversa, l’ensevelit.

Puis, le reflux l’emportant, elle laissa un instant à découvert le duc et de Wardes couchés sur le sable.

De Wardes était évanoui.

En ce moment quatre matelots du duc, qui comprirent le danger, se jetèrent à la mer et en une seconde furent près du duc.

Leur terreur fut grande lorsqu’ils virent leur maître se couvrir de sang à mesure que l’eau dont il était imprégné coulait vers les genoux et les pieds.

Ils voulurent l’emporter.

– Non, non ! dit le duc ; à terre ! à terre, le marquis !

– À mort ! à mort, le Français ! crièrent sourdement les Anglais.

– Misérables drôles ! s’écria le duc se dressant avec un geste superbe qui les arrosa de sang, obéissez. M. de Wardes à terre, M. de Wardes en sûreté avant toutes choses ou je vous fais pendre !

La barque s’était approchée pendant ce temps. Le secrétaire et l’intendant sautèrent à leur tour à la mer et s’approchèrent du marquis. Il ne donnait plus signe de vie.

– Je vous recommande cet homme sur votre tête, dit le duc. Au rivage ! M. de Wardes au rivage !

On le prit à bras et on le porta jusqu’au sable sec.

Quelques curieux et cinq ou six pêcheurs s’étaient groupés sur le rivage, attirés par le singulier spectacle de deux hommes se battant avec de l’eau jusqu’aux genoux.

Les pêcheurs, voyant venir à eux un groupe d’hommes portant un blessé, entrèrent, de leur côté, jusqu’à mi-jambe dans la mer. Les Anglais leur remirent le blessé au moment où celui-ci commençait à rouvrir les yeux.

L’eau salée de la mer et le sable fin s’étaient introduits dans ses blessures et lui causaient d’inexprimables souffrances.

Le secrétaire du duc tira de sa poche une bourse pleine et la remit à celui qui paraissait le plus considérable d’entre les assistants.

– De la part de mon maître, milord duc de Buckingham, dit-il, pour que l’on prenne de M. le marquis de Wardes tous les soins imaginables.

Et il s’en retourna, suivi des siens, jusqu’au canot que Buckingham avait regagné à grand-peine, mais seulement lorsqu’il avait vu de Wardes hors de danger.

La mer était déjà haute ; les habits brodés et les ceintures de soie furent noyés. Beaucoup de chapeaux furent enlevés par les lames.

Quant aux habits de milord duc et à ceux de de Wardes, le flux les avait portés vers le rivage.

On enveloppa de Wardes dans l’habit du duc, croyant que c’était le sien, et on le transporta à bras vers la ville.

Chapitre CIV – Triple amour §

Depuis le départ de Buckingham, de Guiche se figurait que la terre lui appartenait sans partage.

Monsieur, qui n’avait plus le moindre sujet de jalousie et qui, d’ailleurs, se laissait accaparer par le chevalier de Lorraine, accordait dans sa maison autant de liberté que les plus exigeants pouvaient en souhaiter.

De son côté, le roi, qui avait pris goût à la société de Madame, imaginait plaisirs sur plaisirs pour égayer le séjour de Paris, en sorte qu’il ne se passait pas un jour sans une fête au Palais-Royal ou une réception chez Monsieur.

Le roi faisait disposer Fontainebleau pour y recevoir la cour, et tout le monde s’employait pour être du voyage. Madame menait la vie la plus occupée. Sa voix, sa plume ne s’arrêtaient pas un moment.

Les conversations avec de Guiche prenaient peu à peu l’intérêt auquel on ne peut méconnaître les préludes des grandes passions.

Lorsque les yeux languissent à propos d’une discussion sur des couleurs d’étoffes, lorsque l’on passe une heure à analyser les mérites et le parfum d’un sachet ou d’une fleur, il y a dans ce genre de conversation des mots que tout le monde peut entendre, mais il y a des gestes ou des soupirs que tout le monde ne peut voir.

Quand Madame avait bien causé avec M. de Guiche, elle causait avec le roi, qui lui rendait visite régulièrement chaque jour. On jouait, on faisait des vers, on choisissait des devises et des emblèmes ; ce printemps n’était pas seulement le printemps de la nature, c’était la jeunesse de tout un peuple dont cette cour formait la tête.

Le roi était beau, jeune, galant plus que tout le monde. Il aimait amoureusement toutes les femmes, même la reine sa femme.

Seulement le grand roi était le plus timide ou le plus réservé de son royaume, tant qu’il ne s’était pas avoué à lui-même ses sentiments.

Cette timidité le retenait dans les limites de la simple politesse, et nulle femme ne pouvait se vanter d’avoir la préférence sur une autre.

On pouvait pressentir que le jour où il se déclarerait serait l’aurore d’une souveraineté nouvelle ; mais il ne se déclarait pas. M. de Guiche en profitait pour être le roi de toute la cour amoureuse.

On l’avait dit au mieux avec Mlle de Montalais, on l’avait dit assidu près de Mlle de Châtillon ; maintenant il n’était plus même civil avec aucune femme de la cour. Il n’avait d’yeux, d’oreilles que pour une seule.

Aussi prenait-il insensiblement sa place chez Monsieur, qui l’aimait et le retenait le plus possible dans sa maison.

Naturellement sauvage, il s’éloignait trop avant l’arrivée de Madame, une fois que Madame était arrivée, il ne s’éloignait plus assez.

Ce qui, remarqué de tout le monde, le fut particulièrement du mauvais génie de la maison, le chevalier de Lorraine, à qui Monsieur témoignait un vif attachement parce qu’il avait l’humeur joyeuse, même dans ses méchancetés, et qu’il ne manquait jamais d’idées pour employer le temps.

Le chevalier de Lorraine, disons-nous, voyant que de Guiche menaçait de le supplanter, eut recours au grand moyen. Il disparut, laissant Monsieur bien empêché.

Le premier jour de sa disparition, Monsieur ne le chercha presque pas, car de Guiche était là, et, sauf les entretiens avec Madame, il consacrait bravement les heures du jour et de la nuit au prince.

Mais le second jour, Monsieur, ne trouvant personne sous la main, demanda où était le chevalier.

Il lui fut répondu que l’on ne savait pas.

De Guiche, après avoir passé sa matinée à choisir des broderies et des franges avec Madame, vint consoler le prince. Mais, après le dîner, il y avait encore des tulipes et des améthystes à estimer ; de Guiche retourna dans le cabinet de Madame.

Monsieur demeura seul ; c’était l’heure de sa toilette : il se trouva le plus malheureux des hommes et demanda encore si l’on avait des nouvelles du chevalier.

– Nul ne sait où trouver M. le chevalier, fut la réponse que l’on rendit au prince.

Monsieur, ne sachant plus où porter son ennui, s’en alla en robe de chambre et coiffé chez Madame.

Il y avait là grand cercle de gens qui riaient et chuchotaient à tous les coins : ici un groupe de femmes autour d’un homme et des éclats étouffés ; là Manicamp et Malicorne pillés par Montalais, Mlle de Tonnay-Charente et deux autres rieuses.

Plus loin, Madame, assise sur des coussins, et de Guiche éparpillant, à genoux près d’elle, une poignée de perles et de pierres dans lesquelles le doigt fin et blanc de la princesse désignait celles qui lui plaisaient le plus.

Dans un autre coin, un joueur de guitare qui chantonnait des séguedilles espagnoles dont Madame raffolait depuis qu’elle les avait entendu chanter à la jeune reine avec une certaine mélancolie ; seulement ce que l’Espagnole avait chanté avec des larmes dans les paupières, l’Anglaise le fredonnait avec un sourire qui laissait voir ses dents de nacre.

Ce cabinet, ainsi habité, présentait la plus riante image du plaisir.

En entrant, Monsieur fut frappé de voir tant de gens qui se divertissaient sans lui. Il en fut tellement jaloux, qu’il ne put s’empêcher de dire comme un enfant :

– Eh quoi ! vous vous amusez ici, et moi, je m’ennuie tout seul !

Sa voix fut comme le coup de tonnerre qui interrompt le gazouillement d’oiseaux sous le feuillage ; il se fit un grand silence.

De Guiche fut debout en un moment.

Malicorne se fit petit derrière les jupes de Montalais.

Manicamp se redressa et prit ses grands airs de cérémonie.

Le guitarrero fourra sa guitare sous une table et tira le tapis pour la dissimuler aux yeux du prince.

Madame seule ne bougea point, et, souriant à son époux, lui répondit :

– Est-ce que ce n’est pas l’heure de votre toilette ?

– Que l’on choisit pour se divertir, grommela le prince.

Ce mot malencontreux fut le signal de la déroute : les femmes s’enfuirent comme une volée d’oiseaux effrayés ; le joueur de guitare s’évanouit comme une ombre ; Malicorne, toujours protégé par Montalais, qui élargissait sa robe, se glissa derrière une tapisserie Pour Manicamp, il vint en aide à de Guiche, qui, naturellement, restait auprès de Madame, et tous deux soutinrent bravement le choc avec la princesse. Le comte était trop heureux pour en vouloir au mari ; mais Monsieur en voulait à sa femme.

Il lui fallait un motif de querelle ; il le cherchait, et le départ précipité de cette foule, si joyeuse avant son arrivée et si troublée par sa présence, lui servit de prétexte.

– Pourquoi donc prend-on la fuite à mon aspect ? dit-il d’un ton rogue.

Madame répliqua froidement que, toutes les fois que le maître paraissait, la famille se tenait à l’écart par respect.

Et, en disant ces mots, elle fit une mine si drôle et si plaisante, que de Guiche et Manicamp ne purent se retenir. Ils éclatèrent de rire ; madame les imita ; l’accès gagna Monsieur lui-même, qui fut forcé de s’asseoir, parce que, en riant, il perdait trop de sa gravité.

Enfin il cessa, mais sa colère s’était augmentée. Il était encore plus furieux de s’être laissé aller à rire qu’il ne l’avait été de voir rire les autres.

Il regardait Manicamp avec de gros yeux, n’osant pas montrer sa colère au comte de Guiche.

Mais, sur un signe qu’il fit avec trop de dépit, Manicamp et de Guiche sortirent.

En sorte que Madame, demeurée seule, se mit à ramasser tristement ses perles, ne rit plus du tout et parla encore moins.

– Je suis bien aise de voir, dit le duc, que l’on me traite comme un étranger chez vous, madame.

Et il sortit exaspéré. En chemin, il rencontra Montalais, qui veillait dans l’antichambre.

– Il fait beau venir vous voir, dit-il, mais à la porte.

Montalais fit la révérence la plus profonde.

– Je ne comprends pas bien, dit-elle, ce que Votre Altesse Royale me fait l’honneur de me dire.

– Je dis, mademoiselle, que quand vous riez tous ensemble, dans l’appartement de Madame, est mal venu celui qui ne reste pas dehors.

– Votre Altesse Royale ne pense pas et ne parle pas ainsi pour elle, sans doute ?

– Au contraire, mademoiselle, c’est pour moi que je parle, c’est à moi que je pense. Certes, je n’ai pas lieu de m’applaudir des réceptions qui me sont faites ici. Comment ! pour un jour qu’il y a chez Madame, chez moi, musique et assemblée, pour un jour que je compte me divertir un peu à mon tour, on s’éloigne !… Ah çà ! craignait-on donc de me voir, que tout le monde a pris la fuite en me voyant ?… On fait donc mal, quand je suis absent ?…

– Mais, repartit Montalais, on ne fait pas aujourd’hui, monseigneur, autre chose que l’on ne fasse les autres jours.

– Quoi ! tous les jours on rit comme cela !

– Mais, oui, monseigneur.

– Tous les jours, ce sont des groupes comme ceux que je viens de voir ?

– Absolument pareils, monseigneur.

– Et enfin tous les jours on racle le boyau ?

– Monseigneur, la guitare est d’aujourd’hui ; mais, quand nous n’avons pas de guitare, nous avons les violons et les flûtes ; des femmes s’ennuient sans musique.

– Peste ! et des hommes ?

– Quels hommes, monseigneur ?

– M. de Guiche, M. de Manicamp et les autres.

– Tous de la maison de Monseigneur.

– Oui, oui, vous avez raison, mademoiselle.

Et le prince rentra dans ses appartements : il était tout rêveur. Il se précipita dans le plus profond de ses fauteuils, sans se regarder au miroir.

– Où peut être le chevalier ? dit-il.

Il y avait un serviteur auprès du prince.

Sa question fut entendue.

– On ne sait, monseigneur.

– Encore cette réponse !… Le premier qui me répondra : « Je ne sais », je le chasse.

Tout le monde, à cette parole, s’enfuit de chez Monsieur comme on s’était enfui de chez Madame.

Alors le prince entra dans une colère inexprimable. Il donna du pied dans un chiffonnier, qui roula sur le parquet, brisé en trente morceaux.

Puis, du plus grand sang-froid, il alla aux galeries, et renversa l’un sur l’autre un vase d’émail, une aiguière de porphyre et un candélabre de bronze. Le tout fit un fracas effroyable. Tout le monde parut aux portes.

– Que veut Monseigneur ? se hasarda de dire timidement le capitaine des gardes.

– Je me donne de la musique, répliqua Monseigneur en grinçant des dents.

Le capitaine des gardes envoya chercher le médecin de Son Altesse Royale.

Mais avant le médecin, arriva Malicorne, qui dit au prince :

– Monseigneur, M. le chevalier de Lorraine me suit.

Le duc regarda Malicorne et lui sourit.

Le chevalier entra en effet.

Chapitre CV – La jalousie de M. de Lorraine §

Le duc d’Orléans poussa un cri de satisfaction en apercevant le chevalier de Lorraine.

– Ah ! c’est heureux, dit-il, par quel hasard vous voit-on ? N’étiez-vous pas disparu, comme on le disait ?

– Mais, oui, monseigneur.

– Un caprice ?

– Un caprice ! moi, avoir des caprices avec Votre Altesse ? Le respect…

– Laisse là le respect, auquel tu manques tous les jours. Je t’absous. Pourquoi étais-tu parti ?

– Parce que j’étais parfaitement inutile à Monseigneur.

– Explique-toi ?

– Monseigneur a près de lui des gens plus divertissants que je ne le serai jamais. Je ne me sens pas de force à lutter, moi ; je me suis retiré.

– Toute cette réserve n’a pas le sens commun. Quels sont ces gens contre qui tu ne veux pas lutter ? Guiche ?

– Je ne nomme personne.

– C’est absurde ! Guiche te gêne ?

– Je ne dis pas cela, monseigneur ; ne me faites pas parler : vous savez bien que de Guiche est de nos bons amis.

– Qui, alors ?

– De grâce, monseigneur, brisons là, je vous en supplie.

Le chevalier savait bien que l’on irrite la curiosité comme la soif en éloignant le breuvage ou l’explication.

– Non, je veux savoir pourquoi tu as disparu.

– Eh bien ! je vais vous le dire ; mais ne le prenez pas en mauvaise part.

– Parle.

– Je me suis aperçu que je gênais.

– Qui ?

– Madame.

– Comment cela ? dit le duc étonné.

– C’est tout simple Madame est peut-être jalouse de l’attachement que vous voulez bien avoir pour moi.

– Elle te le témoigne ?

– Monseigneur, Madame ne m’adresse jamais la parole, surtout depuis un certain temps.

– Quel temps ?

– Depuis que M. de Guiche lui ayant plu mieux que moi, elle le reçoit à toute heure.

Le duc rougit.

– À toute heure… Qu’est-ce que ce mot-là, chevalier ? dit-il sévèrement.

– Vous voyez bien, monseigneur, que je vous ai déplu ; j’en étais bien sûr.

– Vous ne me déplaisez pas, mais vous dites les choses un peu vivement. En quoi Madame préfère-t-elle Guiche à vous ?

– Je ne dirai plus rien, fit le chevalier avec un salut plein de cérémonie.

– Au contraire, j’entends que vous parliez. Si vous vous êtes retiré pour cela, vous êtes donc bien jaloux ?

– Il faut être jaloux quand on aime, monseigneur ; est-ce que Votre Altesse n’est pas jalouse de Madame ? est-ce que Votre Altesse, si elle voyait toujours quelqu’un près de Madame, et quelqu’un traité favorablement, ne prendrait pas de l’ombrage ? On aime ses amis comme ses amours. Votre Altesse Royale m’a fait quelquefois l’insigne honneur de m’appeler son ami.

– Oui, oui, mais voilà encore un mot équivoque ; chevalier, vous avez la conversation malheureuse.

– Quel mot, monseigneur ?

– Vous avez dit : Traité favorablement… Qu’entendez-vous par ce favorablement ?

– Rien que de fort simple, monseigneur, dit le chevalier avec une grande bonhomie. Ainsi, par exemple, quand un mari voit sa femme appeler de préférence tel ou tel homme près d’elle ; quand cet homme se trouve toujours à la tête de son lit ou bien à la portière de son carrosse ; lorsqu’il y a toujours une petite place pour le pied de cet homme dans la circonférence des robes de la femme ; lorsque les gens se rencontrent hors des appels de la conversation ; lorsque le bouquet de celle-ci est de la couleur des rubans de celui-là ; lorsque les musiques sont dans l’appartement, les soupers dans les ruelles ; lorsque, le mari paraissant, tout se tait chez la femme ; lorsque le mari se trouve avoir soudain pour compagnon le plus assidu, le plus tendre des hommes qui, huit jours auparavant, semblait le moins à lui… alors…

– Alors, achève.

– Alors, je dis, monseigneur, qu’on est peut-être jaloux ; mais tous ces détails-là ne sont pas de mise, il ne s’agit en rien de cela dans notre conversation.

Le duc s’agitait et se combattait évidemment.

– Vous ne me dites pas, finit-il par dire, pourquoi vous vous éloignâtes. Tout à l’heure, vous disiez que c’était dans la crainte de gêner, vous ajoutiez même que vous aviez remarqué de la part de Madame un penchant à fréquenter un de Guiche.

– Ah ! monseigneur, je n’ai pas dit cela.

– Si fait.

– Mais si je l’ai dit, je ne voyais rien là que d’innocent.

– Enfin, vous voyiez quelque chose ?

– Monseigneur m’embarrasse.

– Qu’importe ! parlez. Si vous dites la vérité, pourquoi vous embarrasser ?

– Je dis toujours la vérité, monseigneur, mais j’hésite toujours aussi quand il s’agit de répéter ce que disent les autres.

– Ah ! vous répétez… Il paraît qu’on a dit alors ?

– J’avoue qu’on m’a parlé.

– Qui ?

Le chevalier prit un air presque courroucé.

– Monseigneur, dit-il, vous me soumettez à une question, vous me traitez comme un accusé sur la sellette… et les bruits qui effleurent en passant l’oreille d’un gentilhomme n’y séjournent pas. Votre Altesse veut que je grandisse le bruit à la hauteur d’un événement.

– Enfin, s’écria le duc avec dépit, un fait constant, c’est que vous vous êtes retiré à cause de ce bruit.

– Je dois dire la vérité : on m’a parlé des assiduités de M. de Guiche près de Madame, rien de plus ; plaisir innocent, je le répète, et, de plus, permis ; mais, monseigneur, ne soyez pas injuste et ne poussez pas les choses à l’excès. Cela ne vous regarde pas.

– Il ne me regarde pas qu’on parle des assiduités de Guiche chez Madame ?…

– Non, monseigneur, non ; et ce que je vous dis, je le dirais à de Guiche lui-même, tant je vois en beau la cour qu’il fait à Madame ; je le lui dirais à elle-même. Seulement vous comprenez ce que je crains ? Je crains de passer pour un jaloux de faveur, quand je ne suis qu’un jaloux d’amitié. Je connais votre faible, je connais que, quand vous aimez, vous êtes exclusif. Or, vous aimez Madame, et d’ailleurs qui ne l’aimerait pas ? Suivez bien le cercle où je me promène : Madame a distingué dans vos amis le plus beau et le plus attrayant ; elle va vous influencer de telle façon au sujet de celui-là, que vous négligerez les autres. Un dédain de vous me ferait mourir ; c’est assez déjà de supporter ceux de Madame. J’ai donc pris mon parti, monseigneur, de céder la place au favori dont j’envie le bonheur, tout en professant pour lui une amitié sincère et une sincère admiration. Voyons, avez-vous quelque chose contre ce raisonnement ? Est-il d’un galant homme ? La conduite est-elle d’un brave ami ? Répondez au moins, vous qui m’avez si rudement interrogé.

Le duc s’était assis, il tenait sa tête à deux mains et ravageait sa coiffure. Après un silence assez long pour que le chevalier eût pu apprécier tout l’effet de ses combinaisons oratoires, Monseigneur se releva.

– Voyons, dit-il, et sois franc.

– Comme toujours.

– Bon ! Tu sais que nous avons déjà remarqué quelque chose au sujet de cet extravagant de Buckingham.

– Oh ! monseigneur, n’accusez pas Madame, ou je prends congé de vous. Quoi ! vous allez à ces systèmes ? quoi, vous soupçonnez ?

– Non, non, chevalier, je ne soupçonne pas Madame ; mais enfin… je vois… je compare…

– Buckingham était un fou !

– Un fou sur lequel tu m’as parfaitement ouvert les yeux.

– Non ! non ! dit vivement le chevalier, ce n’est pas moi qui vous ai ouvert les yeux, c’est de Guiche. Oh ! ne confondons pas.

Et il se mit à rire de ce rire strident qui ressemble au sifflet d’une couleuvre.

– Oui, oui, en effet… tu dis quelques mots, mais Guiche se montra le plus jaloux.

– Je crois bien, continua le chevalier sur le même ton ; il combattait pour l’autel et le foyer.

– Plaît-il ? fit le duc impérieusement et révolté de cette plaisanterie perfide.

– Sans doute, M. de Guiche n’est-il pas le premier gentilhomme de votre maison ?

– Enfin, répliqua le duc un peu plus calme, cette passion de Buckingham avait été remarquée ?

– Certes !

– Eh bien ! dit-on que celle de M. de Guiche soit remarquée autant ?

– Mais, monseigneur, vous retombez encore ; on ne dit pas que M. de Guiche ait de la passion.

– C’est bien ! c’est bien !

– Vous voyez, monseigneur, qu’il valait mieux, cent fois mieux, me laisser dans ma retraite que d’aller vous forger avec mes scrupules des soupçons que Madame regardera comme des crimes, et elle aura raison.

– Que feras-tu, toi ?

– Une chose raisonnable.

– Laquelle ?

– Je ne ferais plus la moindre attention à la société de ces épicuriens nouveaux, et de cette façon les bruits tomberaient.

– Je verrai, je me consulterai.

– Oh ! vous avez le temps, le danger n’est pas grand, et puis il ne s’agit ni de danger ni de passion ; il s’agit d’une crainte que j’ai eue de voir s’affaiblir votre amitié pour moi. Dès que vous me la rendez avec une assurance aussi gracieuse, je n’ai plus d’autre idée en tête.

Le duc secoua la tête, comme s’il voulait dire : « Si tu n’as plus d’idées, moi, j’en ai. »

Mais l’heure du dîner étant arrivée, Monseigneur envoya prévenir Madame. Il fut répondu que Madame ne pouvait assister au grand couvert et qu’elle dînerait chez elle.

– Cela n’est pas ma faute, dit le duc ; ce matin, tombant au milieu de toutes leurs musiques, j’ai fait le jaloux, et on me boude.

– Nous dînerons seuls, dit le chevalier avec un soupir ; je regrette Guiche.

– Oh ! de Guiche ne boudera pas longtemps, c’est un bon naturel.

– Monseigneur, dit tout à coup le chevalier, il me vient une bonne idée : tantôt, dans notre conversation, j’ai pu aigrir Votre Altesse et donner sur lui des ombrages. Il convient que je sois le médiateur… Je vais aller à la recherche du comte et je le ramènerai.

– Ah ! chevalier, tu es une bonne âme.

– Vous dites cela comme si vous étiez surpris.

– Dame ! tu n’es pas tendre tous les jours.

– Soit ; mais je sais réparer un tort que j’ai fait, avouez.

– J’avoue.

– Votre Altesse veut bien me faire la grâce d’attendre ici quelques moments ?

– Volontiers, va… J’essaierai mes habits de Fontainebleau.

Le chevalier partit, il appela ses gens avec un grand soin, comme s’il leur donnait divers ordres.

Tous partirent dans différentes directions ; mais il retint son valet de chambre.

– Sache, dit-il, et sache tout de suite si M. de Guiche n’est pas chez Madame. Vois ; comment savoir cela ?

– Facilement, monsieur le chevalier ; je le demanderai à Malicorne, qui le saura de Mlle de Montalais. Cependant je dois dire que la demande sera vaine, car tous les gens de M. de Guiche sont partis : le maître a dû partir avec eux.

– Informe-toi, néanmoins.

Dix minutes ne s’étaient pas écoulées, que le valet de chambre revint. Il attira mystérieusement son maître dans un escalier de service, et le fit entrer dans une petite chambre dont la fenêtre donnait sur le jardin.

– Qu’y a-t-il ? dit le chevalier ; pourquoi tant de précautions ?

– Regardez, monsieur, dit le valet de chambre.

– Quoi ?

– Regardez sous le marronnier, en bas.

– Bien… Ah ! mon Dieu ! je vois Manicamp qui attend ; qu’attend-il ?

– Vous allez le voir, si vous prenez patience… Là ! voyez-vous, maintenant ?

– Je vois un, deux, quatre musiciens avec leurs instruments, et derrière eux, les poussant, de Guiche en personne. Mais que fait-il là ?

– Il attend qu’on lui ouvre la porte de l’escalier des dames d’honneur ; il montera par là chez Madame, où l’on va faire entendre une nouvelle musique pendant le dîner.

– C’est superbe ce que tu dis là.

– N’est-ce pas, monsieur ?

– Et c’est M. Malicorne qui t’a dit cela ?

– Lui-même.

– Il t’aime donc ?

– Il aime Monsieur.

– Pourquoi ?

– Parce qu’il veut être de sa maison.

– Mordieu ! il en sera. Combien t’as-t-il donné pour cela ?

– Le secret que je vous vends, monsieur.

– Je te le paie cent pistoles. Prends !

– Merci, monsieur… Voyez-vous, la petite porte s’ouvre, une femme fait entrer les musiciens…

– C’est la Montalais ?

– Tout beau, monsieur, ne criez pas ce nom ; qui dit Montalais dit Malicorne. Si vous vous brouillez avec l’un, vous serez mal avec l’autre.

– Bien, je n’ai rien vu.

– Et moi rien reçu, dit le valet en emportant la bourse.

Le chevalier, ayant la certitude que de Guiche était entré, revint chez Monsieur, qu’il trouva splendidement vêtu et rayonnant de joie comme de beauté.

– On dit, s’écria-t-il, que le roi prend le soleil pour devise ; vrai, monseigneur, c’est à vous que cette devise conviendrait.

– Et Guiche ?

– Introuvable ! Il a fui, il s’est évaporé. Votre algarade du matin l’a effarouché. On ne l’a pas trouvé chez lui.

– Bah ! il est capable, ce cerveau fêlé, d’avoir pris la poste pour aller dans ses terres. Pauvre garçon ! nous le rappellerons, va. Dînons.

– Monseigneur, c’est le jour des idées ; j’en ai encore une.

– Laquelle ?

– Monseigneur, Madame vous boude, et elle a raison. Vous lui devez une revanche ; allez dîner avec elle.

– Oh ! c’est d’un mari faible.

– C’est d’un bon mari. La princesse s’ennuie : elle va pleurer dans son assiette, elle aura les yeux rouges. Un mari se fait odieux qui rougit les yeux de sa femme. Allons, monseigneur, allons !

– Non, mon service est commandé pour ici.

– Voyons, voyons, monseigneur, nous serons tristes ; j’aurai le cœur gros de savoir que Madame est seule ; vous, tout féroce que vous voudrez être, vous soupirerez. Emmenez-moi au dîner de Madame, et ce sera une charmante surprise. Je gage que nous nous divertirons ; vous aviez tort ce matin.

– Peut-être bien.

– Il n’y a pas de peut-être, c’est un fait.

– Chevalier, chevalier ! tu me conseilles mal.

– Je vous conseille bien, vous êtes dans vos avantages : votre habit pensée, brodé d’or, vous va divinement. Madame sera encore plus subjuguée par l’homme que par le procédé. Voyons, monseigneur.

– Tu me décides, partons.

Le duc sortit avec le chevalier de son appartement, et se dirigea vers celui de Madame.

Le chevalier glissa ces mots à l’oreille de son valet :

– Du monde devant la petite porte ! Que nul ne puisse s’échapper par là ! Cours.

Et derrière le duc il parvint aux antichambres de Madame.

Les huissiers allaient annoncer.

– Que nul ne bouge, dit le chevalier en riant, Monseigneur veut faire une surprise.

Chapitre CVI – Monsieur est jaloux de Guiche §

Monsieur entra brusquement comme les gens qui ont une bonne intention et qui croient faire plaisir, ou comme ceux qui espèrent surprendre quelque secret, triste aubaine des jaloux.

Madame, enivrée par les premières mesures de la musique, dansait comme une folle, laissant là son dîner commencé.

Son danseur était M. de Guiche, les bras en l’air, les yeux à demi fermés, le genou en terre, comme ces danseurs espagnols aux regards voluptueux, au geste caressant.

La princesse tournait autour de lui avec le même sourire et la même séduction provocante.

Montalais admirait. La Vallière, assise dans un coin, regardait toute rêveuse.

Il est impossible d’exprimer l’effet que produisit sur ces gens heureux la présence de Monsieur. Il serait tout aussi impossible d’exprimer l’effet que produisit sur Philippe la vue de ces gens heureux.

Le comte de Guiche n’eut pas la force de se relever ; Madame demeura au milieu de son pas et de son attitude, sans pouvoir articuler un mot.

Le chevalier de Lorraine, adossé au chambranle de la porte, souriait comme un homme plongé dans la plus naïve admiration.

La pâleur du prince, le tremblement convulsif de ses mains et de ses jambes furent les premiers symptômes qui frappèrent les assistants. Un profond silence succéda au bruit de la danse.

Le chevalier de Lorraine profita de cet intervalle pour venir saluer respectivement Madame et de Guiche ; en affectant de les confondre dans ses révérences, comme les deux maîtres de la maison.

Monsieur, s’approchant à son tour :

– Je suis enchanté, dit-il d’une voix rauque ; j’arrivais ici croyant vous trouver malade et triste, je vous vois livrée à de nouveaux plaisirs ; en vérité, c’est heureux ! Ma maison est la plus joyeuse de l’univers.

Se retournant vers de Guiche :

– Comte, dit-il, je ne vous savais pas si brave danseur.

Puis, revenant à sa femme :

– Soyez meilleure pour moi, dit-il avec une amertume qui voilait sa colère ; chaque fois qu’on se réjouira chez vous, invitez-moi… Je suis un prince fort abandonné.

De Guiche avait repris toute son assurance, et, avec une fierté naturelle qui lui allait bien :

– Monseigneur, dit-il, sait bien que toute ma vie est à son service ; quand il s’agira de la donner, je suis prêt ; pour aujourd’hui il ne s’agit que de danser aux violons, je danse.

– Et vous avez raison, dit froidement le prince. Et puis, Madame, continua-t-il, vous ne remarquez pas que vos dames m’enlèvent mes amis : M. de Guiche n’est pas à vous, madame, il est à moi. Si vous voulez dîner sans moi, vous avez vos dames. Quand je dîne seul, j’ai mes gentilshommes ; ne me dépouillez pas tout à fait.

Madame sentit le reproche et la leçon.

La rougeur monta soudain jusqu’à ses yeux.

– Monsieur, répliqua-t-elle, j’ignorais, en venant à la cour de France, que les princesses de mon rang dussent être considérées comme les femmes de Turquie. J’ignorais qu’il fût défendu de voir des hommes ; mais, puisque telle est votre volonté, je m’y conformerai ; ne vous gênez point si vous voulez faire griller mes fenêtres.

Cette riposte, qui fit sourire Montalais et de Guiche, ramena dans le cœur du prince la colère, dont une bonne partie venait de s’évaporer en paroles.

– Très bien ! dit-il d’un ton concentré, voilà comme on me respecte chez moi !

– Monseigneur ! monseigneur ! murmura le chevalier à l’oreille de Monsieur, de façon que tout le monde remarquât bien qu’il le modérait.

– Venez ! répliqua le duc pour toute réponse, en l’entraînant et en pirouettant par un mouvement brusque, au risque de heurter Madame.

Le chevalier suivit son maître jusque dans l’appartement, où le prince ne fut pas plutôt assis, qu’il donna un libre cours à sa fureur.

Le chevalier levait les yeux au ciel, joignait les mains et ne disait mot.

– Ton avis ? s’écria Monsieur.

– Sur quoi, monseigneur ?

– Sur tout ce qui se passe ici.

– Oh ! monseigneur, c’est grave.

– C’est odieux ! la vie ne peut se passer ainsi.

– Voyez, comme c’est malheureux ! dit le chevalier. Nous espérions avoir la tranquillité après le départ de ce fou de Buckingham.

– Et c’est pire !

– Je ne dis pas cela, monseigneur.

– Non, mais je le dis, moi, car Buckingham n’eût jamais osé faire le quart de ce que nous avons vu.

– Quoi donc ?

– Se cacher pour danser, feindre une indisposition pour dîner tête à tête.

– Oh ! monseigneur, non ! non !

– Si ! si ! cria le prince en s’excitant lui-même comme les enfants volontaires ; mais je n’endurerai pas cela plus longtemps, il faut qu’on sache ce qui se passe.

– Monseigneur, un éclat…

– Pardieu ! dois-je me gêner quand on se gêne si peu avec moi ? Attends moi ici, chevalier, attends-moi !

Le prince disparut dans la chambre voisine, et s’informa de l’huissier si la reine mère était revenue de la chapelle.

Anne d’Autriche était heureuse : la paix revenue au foyer de sa famille, tout un peuple charmé par la présence d’un souverain jeune et bien disposé pour les grandes choses, les revenus de l’État agrandis, la paix extérieure assurée, tout lui présageait un avenir tranquille.

Elle se reprenait parfois au souvenir de ce pauvre jeune homme qu’elle avait reçu en mère et chassé en marâtre.

Un soupir achevait sa pensée. Tout à coup le duc d’Orléans entra chez elle.

– Ma mère, s’écria-t-il en fermant vivement les portières, les choses ne peuvent subsister ainsi.

Anne d’Autriche leva sur lui ses beaux yeux, et, avec une inaltérable douceur :

– De quelle chose voulez-vous parler ? dit-elle.

– Je veux parler de Madame.

– Votre femme ?

– Oui, ma mère.

– Je gage que ce fou de Buckingham lui aura écrit quelque lettre d’adieu.

– Ah bien ! oui, ma mère, est-ce qu’il s’agit de Buckingham !

– Et de qui donc alors ? Car ce pauvre garçon était bien à tort le point de mire de votre jalousie, et je croyais…

– Ma mère, Madame a déjà remplacé M. de Buckingham.

– Philippe, que dites-vous ? Vous prononcez là des paroles légères.

– Non pas, non pas. Madame a si bien fait que je suis encore jaloux.

– Et de qui, bon Dieu ?

– Quoi ! vous n’avez pas remarqué ?

– Non.

– Vous n’avez pas vu que M. de Guiche est toujours chez elle, toujours avec elle ?

La reine frappa ses deux mains l’une contre l’autre et se mit à rire.

– Philippe, dit-elle, ce n’est pas un défaut que vous avez là ; c’est une maladie.

– Défaut ou maladie, madame, j’en souffre.

– Et vous prétendez qu’on guérisse un mal qui existe seulement dans votre imagination ? Vous voulez qu’on vous approuve, jaloux, quand il n’y a aucun fondement à votre jalousie ?

– Allons, voilà que vous allez recommencer pour celui-ci ce que vous disiez pour celui-là.

– C’est que, mon fils, dit sèchement la reine, ce que vous faisiez pour celui-là, vous le recommencez pour celui-ci.

Le prince s’inclina un peu piqué.

– Et si je cite des faits, dit-il, croirez-vous ?

– Mon fils, pour toute autre chose que la jalousie, je vous croirais sans l’allégation des faits ; mais, pour la jalousie, je ne vous promets rien.

– Alors, c’est comme si Votre Majesté m’ordonnait de me taire et me renvoyait hors de cause.

– Nullement ; vous êtes mon fils, je vous dois toute l’indulgence d’une mère.

– Oh ! dites votre pensée : vous me devez toute l’indulgence que mérite un fou.

– N’exagérez pas, Philippe, et prenez garde de me représenter votre femme comme un esprit dépravé…

– Mais les faits !

– J’écoute.

– Ce matin, on faisait de la musique chez Madame, à dix heures.

– C’est innocent.

– M. de Guiche causait seul avec elle… Ah ! j’oublie de vous dire que, depuis huit jours, il ne la quitte pas plus que son ombre.

– Mon ami, s’ils faisaient mal, ils se cacheraient.

– Bon ! s’écria le duc ; je vous attendais là. Retenez bien ce que vous venez de dire. Ce matin, dis-je, je les surpris, et témoignai vivement mon mécontentement.

– Soyez sûr que cela suffira ; c’est peut-être même un peu vif. Ces jeunes femmes sont ombrageuses. Leur reprocher le mal qu’elles n’ont pas fait, c’est parfois leur dire qu’elles pourraient le faire.

– Bien, bien, attendez. Retenez aussi ce que vous venez de dire, Madame : « La leçon de ce matin eût dû suffire, et, s’ils faisaient mal, ils se cacheraient. »

– Je l’ai dit.

– Or, tantôt, me repentant de cette vivacité du matin et sachant que Guiche boudait chez lui, j’allai chez Madame. Devinez ce que j’y trouvai ? D’autres musiques, des danses, et Guiche ; on l’y cachait.

Anne d’Autriche fronça le sourcil.

– C’est imprudent, dit-elle. Qu’a dit Madame ?

– Rien.

– Et Guiche ?

– De même… Si fait… il a balbutié quelques impertinences.

– Que concluez-vous, Philippe ?

– Que j’étais joué, que Buckingham n’était qu’un prétexte, et que le vrai coupable, c’est Guiche.

Anne haussa les épaules.

– Après ?

– Je veux que Guiche sorte de chez moi comme Buckingham, et je le demanderai au roi, à moins que…

– À moins que ?

– Vous ne fassiez vous-même la commission, madame, vous qui êtes si spirituelle et si bonne.

– Je ne la ferai point.

– Quoi, ma mère !

– Écoutez, Philippe, je ne suis pas tous les jours disposée à faire aux gens de mauvais compliments ; j’ai de l’autorité sur cette jeunesse, mais je ne saurais m’en prévaloir sans la perdre ; d’ailleurs, rien ne prouve que M. de Guiche soit coupable.

– Il m’a déplu.

– Cela vous regarde.

– Bien, je sais ce que je ferai, dit le prince impétueusement.

Anne le regarda inquiète.

– Et que ferez-vous ? dit-elle.

– Je le ferai noyer dans mon bassin la première fois que je le trouverai chez moi.

Et, cette férocité lancée, le prince attendit un effet d’effroi. La reine fut impassible.

– Faites, dit-elle.

Philippe était faible comme une femme, il se mit à hurler.

– On me trahit, personne ne m’aime : voilà ma mère qui passe à mes ennemis !

– Votre mère y voit plus loin que vous et ne se soucie pas de vous conseiller, puisque vous ne l’écoutez pas.

– J’irai au roi.

– J’allais vous le proposer. J’attends Sa Majesté ici, c’est l’heure de sa visite ; expliquez-vous.

Elle n’avait pas fini, que Philippe entendit la porte de l’antichambre s’ouvrir bruyamment.

La peur le prit. On distinguait le pas du roi, dont les semelles craquaient sur les tapis.

Le duc s’enfuit par une petite porte, laissant la reine aux prises.

Anne d’Autriche se mit à rire, et riait encore lorsque le roi entra.

Il venait, très affectueusement, savoir des nouvelles de la santé, déjà chancelante, de la reine mère. Il venait lui annoncer aussi que tous les préparatifs pour le voyage de Fontainebleau étaient terminés.

La voyant rire, il sentit diminuer son inquiétude et l’interrogea lui-même en riant.

Anne d’Autriche lui prit la main, et, d’une voix pleine d’enjouement ;

– Savez-vous, dit-elle, que je suis fière d’être Espagnole.

– Pourquoi, madame ?

– Parce que les Espagnoles valent mieux au moins que les Anglaises.

– Expliquez-vous.

– Depuis que vous êtes marié, vous n’avez pas un seul reproche à faire à la reine ?

– Non, certes.

– Et voilà un certain temps que vous êtes marié. Votre frère, au contraire, est marié depuis quinze jours…

– Eh bien ?

– Il se plaint de Madame pour la seconde fois.

– Quoi ! encore Buckingham ?

– Non, un autre.

– Qui ?

– Guiche.

– Ah çà ! mais c’est donc une coquette que Madame ?

– Je le crains.

– Mon pauvre frère ! dit le roi en riant.

– Vous excusez la coquetterie, à ce que je vois ?

– Chez Madame, oui ; Madame n’est pas coquette au fond.

– Soit ; mais votre frère en perdra la tête.

– Que demande-t-il ?

– Il veut faire noyer Guiche.

– C’est violent.

– Ne riez pas, il est exaspéré. Avisez à quelque moyen.

– Pour sauver Guiche, volontiers.

– Oh ! si votre frère vous entendait, il conspirerait contre vous comme faisait votre oncle, Monsieur, contre le roi votre père.

– Non. Philippe m’aime trop et je l’aime trop de mon côté ; nous vivrons bons amis. Le résumé de la requête ?

– C’est que vous empêchiez Madame d’être coquette et Guiche d’être aimable.

– Rien que cela ? Mon frère se fait une bien haute idée du pouvoir royal… corriger une femme ! Passe encore pour un homme.

– Comment vous y prendrez-vous ?

– Avec un mot dit à Guiche, qui est un garçon d’esprit, je le persuaderai.

– Mais Madame ?

– C’est plus difficile ; un mot ne suffira pas ; je composerai une homélie, je la prêcherai.

– Cela presse.

– Oh ! j’y mettrai toute la diligence possible. Nous avons répétition de ballet cette après-dînée.

– Vous prêcherez en dansant ?

– Oui, madame.

– Vous promettez de convertir ?

– J’extirperai l’hérésie par la conviction ou par le feu.

– À la bonne heure ! Ne me mêlez point dans tout cela, Madame ne me le pardonnerait de sa vie ; et, belle-mère, je dois vivre avec ma bru.

– Madame, ce sera le roi qui prendra tout sur lui. Voyons, je réfléchis.

– À quoi ?

– Il serait peut-être mieux que j’allasse trouver Madame chez elle ?

– C’est un peu solennel.

– Oui, mais la solennité ne messied pas aux prédicateurs, et puis le violon du ballet mangerait la moitié de mes arguments. En outre, il s’agit d’empêcher quelque violence de mon frère… Mieux vaut un peu de précipitation… Madame est-elle chez elle ?

– Je le crois.

– L’exposition des griefs, s’il vous plaît.

– En deux mots, voici : Musique perpétuelle… assiduité de Guiche… soupçons de cachotteries et de complots…

– Les preuves ?

– Aucune.

– Bien ; je me rends chez Madame.

Et le roi se prit à regarder, dans les glaces, sa toilette qui était riche et son visage qui resplendissait comme ses diamants.

– On éloigne bien un peu Monsieur ? dit-il.

– Oh ! le feu et l’eau ne se fuient pas avec plus d’acharnement.

– Il suffit. Ma mère, je vous baise les mains… les plus belles mains de France.

– Réussissez, Sire… Soyez le pacificateur du ménage.

– Je n’emploie pas d’ambassadeur, répliqua Louis. C’est vous dire que je réussirai.

Il sortit en riant et s’épousseta soigneusement tout le long du chemin.

Chapitre CVII – Le médiateur §

Quand le roi parut chez Madame, tous les courtisans, que la nouvelle d’une scène conjugale avait disséminés autour des appartements, commencèrent à concevoir les plus graves inquiétudes.

Il se formait aussi de ce côté un orage dont le chevalier de Lorraine, au milieu des groupes, analysait avec joie tous les éléments, grossissant les plus faibles et manœuvrant, selon ses mauvais desseins, les plus forts, afin de produire les plus méchants effets possibles.

Ainsi que l’avait annoncé Anne d’Autriche, la présence du roi donna un caractère solennel à l’événement.

Ce n’était pas une petite affaire, en 1662, que le mécontentement de Monsieur contre Madame, et l’intervention du roi dans les affaires privées de Monsieur.

Aussi vit-on les plus hardis, qui entouraient le comte de Guiche dès le premier moment, s’éloigner de lui avec une sorte d’épouvante ; et le comte lui-même, gagné par la panique générale, se retirer chez lui tout seul.

Le roi entra chez Madame en saluant, comme il avait toujours l’habitude de le faire. Les dames d’honneur étaient rangées en file sur son passage dans la galerie.

Si fort préoccupée que fût Sa Majesté, elle donna un coup d’œil de maître à ces deux rangs de jeunes et charmantes femmes qui baissaient modestement les yeux.

Toutes étaient rouges de sentir sur elles le regard du roi. Une seule, dont les longs cheveux se roulaient en boucles soyeuses sur la plus belle peau du monde, une seule était pâle et se soutenait à peine, malgré les coups de coude de sa compagne.

C’était La Vallière, que Montalais étayait de la sorte en lui soufflant tout bas le courage dont elle-même était si abondamment pourvue.

Le roi ne put s’empêcher de se retourner. Tous les fronts, qui déjà s’étaient relevés, se baissèrent de nouveau ; mais la seule tête blonde demeura immobile, comme si elle eût épuisé tout ce qui lui restait de force et d’intelligence.

En entrant chez Madame, Louis trouva sa belle-sœur à demi couchée sur les coussins de son cabinet. Elle se souleva et fit une révérence profonde en balbutiant quelques remerciements sur l’honneur qu’elle recevait.

Puis elle se rassit, vaincue par une faiblesse, affectée sans doute, car un coloris charmant animait ses joues, et ses yeux, encore rouges de quelques larmes répandues récemment, n’avaient que plus de feu.

Quand le roi fut assis et qu’il eut remarqué, avec cette sûreté d’observation qui le caractérisait, le désordre de la chambre et celui, non moins grand, du visage de Madame, il prit un air enjoué.

– Ma sœur, dit-il, à quelle heure vous plaît-il que nous répétions le ballet aujourd’hui ?

Madame, secouant lentement et languissamment sa tête charmante :

– Ah ! Sire, dit-elle, veuillez m’excuser pour cette répétition ; j’allais faire prévenir Votre Majesté que je ne saurais aujourd’hui.

– Comment ! dit le roi avec une surprise modérée ; ma sœur, seriez-vous indisposée ?

– Oui, Sire.

– Je vais faire appeler vos médecins, alors.

– Non, car les médecins ne peuvent rien à mon mal.

– Vous m’effrayez !

– Sire, je veux demander à Votre Majesté la permission de m’en retourner en Angleterre.

Le roi fit un mouvement.

– En Angleterre ! Dites-vous bien ce que vous voulez dire, madame ?

– Je le dis à contrecœur, Sire, répliqua la petite-fille de Henri IV avec résolution.

Et elle fit étinceler ses beaux yeux noirs.

– Oui, je regrette de faire à Votre Majesté des confidences de ce genre ; mais je me trouve trop malheureuse à la cour de Votre Majesté ; je veux retourner dans ma famille.

– Madame ! Madame !

Et le roi s’approcha.

– Écoutez, Sire, continua la jeune femme en prenant peu à peu sur son interlocuteur l’ascendant que lui donnaient sa beauté, sa nerveuse nature ; je suis accoutumée à souffrir. Jeune encore, j’ai été humiliée, j’ai été dédaignée. Oh ! ne me démentez pas, Sire, dit-elle avec un sourire.

Le roi rougit.

– Alors, dis-je, j’ai pu croire que Dieu m’avait fait naître pour cela, moi, fille d’un roi puissant ; mais, puisqu’il avait frappé la vie dans mon père, il pouvait bien frapper en moi l’orgueil. J’ai bien souffert, j’ai bien fait souffrir ma mère ; mais j’ai juré que, si jamais Dieu me rendait une position indépendante, fût-ce celle de l’ouvrière du peuple qui gagne son pain avec son travail, je ne souffrirais plus la moindre humiliation. Ce jour est arrivé ; j’ai recouvré la fortune due à mon rang, à ma naissance ; j’ai remonté jusqu’aux degrés du trône ; j’ai cru que, m’alliant à un prince français, je trouverais en lui un parent, un ami, un égal ; mais je m’aperçois que je n’ai trouvé qu’un maître, et je me révolte, Sire. Ma mère n’en saura rien, vous que je respecte et que… j’aime…

Le roi tressaillit ; nulle voix n’avait ainsi chatouillé son oreille.

– Vous, dis-je, Sire, qui savez tout, puisque vous venez ici, vous me comprendrez peut-être. Si vous ne fussiez pas venu, j’allais à vous. C’est l’autorisation de partir librement que je veux. J’abandonne à votre délicatesse, à vous, l’homme par excellence, de me disculper et de me protéger.

– Ma sœur ! ma sœur ! balbutia le roi courbé par cette rude attaque, avez vous bien réfléchi à l’énorme difficulté du projet que vous formez ?

– Sire, je ne réfléchis pas, je sens. Attaquée, je repousse d’instinct l’attaque ; voilà tout.

– Mais que vous a-t-on fait ? Voyons.

La princesse venait, on le voit, par cette manœuvre particulière aux femmes, d’éviter tout reproche et d’en formuler un plus grave, d’accusée elle devenait accusatrice. C’est un signe infaillible de culpabilité ; mais de ce mal évident, les femmes, même les moins adroites, savent toujours tirer parti pour vaincre.

Le roi ne s’aperçut pas qu’il était venu chez elle pour lui dire : « Qu’avez vous fait à mon frère ? »

Et qu’il se réduisait à dire :

– Que vous a-t-on fait ?

– Ce qu’on m’a fait ? répliqua Madame. Oh ! il faut être femme pour le comprendre, Sire : on m’a fait pleurer.

Et d’un doigt qui n’avait pas son égal en finesse et en blancheur nacrée, elle montrait des yeux brillants noyés dans le fluide, et elle recommençait à pleurer.

– Ma sœur, je vous en supplie, dit le roi en s’avançant pour lui prendre une main qu’elle lui abandonna moite et palpitante.

– Sire, on m’a tout d’abord privée de la présence d’un ami de mon frère. Milord de Buckingham était pour moi un hôte agréable, enjoué, un compatriote qui connaissait mes habitudes, je dirai presque un compagnon, tant nous avons passé de jours ensemble avec nos autres amis sur mes belles eaux de Saint-James.

– Mais, ma sœur, Villiers était amoureux de vous ?

– Prétexte ! Que fait cela, dit-elle sérieusement, que M. de Buckingham ait été ou non amoureux de moi ? Est-ce donc dangereux pour moi, un homme amoureux ?… Ah ! Sire, il ne suffit pas qu’un homme vous aime.

Et elle sourit si tendrement, si finement, que le roi sentit son cœur battre et défaillir dans sa poitrine.

– Enfin, si mon frère était jaloux ? interrompit le roi.

– Bien, j’y consens, voilà une raison ; et l’on a chassé M. de Buckingham.

– Chassé !… Oh ! non.

– Expulsé, évincé, congédié, si vous aimez mieux, Sire ; un des premiers gentilshommes de l’Europe s’est vu forcé de quitter la cour du roi de France, de Louis XIV, comme un manant, à propos d’une œillade ou d’un bouquet. C’est bien peu digne de la cour la plus galante… Pardon, Sire, j’oubliais qu’en parlant ainsi j’attentais à votre souverain pouvoir.

– Ma foi ! non, ma sœur, ce n’est pas moi qui ai congédié M. de Buckingham… Il me plaisait fort.

– Ce n’est pas vous ? dit habilement Madame. Ah ! tant mieux !

Et elle accentua ce tant mieux comme si elle eût, à la place de ce mot, prononcé celui de tant pis.

Il y eut un silence de quelques minutes.

Elle reprit :

– M. de Buckingham parti… je sais à présent pourquoi et par qui… je croyais avoir recouvré la tranquillité… Point… Voilà que Monsieur trouve un autre prétexte ; voilà que…

– Voilà que, dit le roi avec enjouement, un autre se présente. Et c’est naturel ; vous êtes belle, madame ; on vous aimera toujours.

– Alors, s’écria la princesse, je ferai la solitude autour de moi. Oh ! c’est bien ce qu’on veut, c’est bien ce qu’on me prépare ; mais, non, je préfère retourner à Londres. Là, on me connaît, on m’apprécie. J’aurai mes amis sans craindre que l’on ose les nommer mes amants. Fi ! c’est un indigne soupçon de la part d’un gentilhomme ! Oh ! Monsieur a tout perdu dans mon esprit depuis que je le vois, depuis qu’il s’est révélé à moi, comme le tyran d’une femme.

– Là ! là ! mon frère n’est coupable que de vous aimer.

– M’aimer ! Monsieur m’aimer ? Ah ! Sire…

Et elle rit aux éclats.

– Monsieur n’aimera jamais une femme, dit-elle ; Monsieur s’aime trop lui-même ; non, malheureusement pour moi, Monsieur est de la pire espèce des jaloux : jaloux sans amour.

– Avouez cependant, dit le roi, qui commençait à s’animer dans cet entretien varié, brûlant, avouez que Guiche vous aime.

– Ah ! Sire, je n’en sais rien.

– Vous devez le voir. Un homme qui aime se trahit.

– M. de Guiche ne s’est pas trahi.

– Ma sœur, ma sœur, vous défendez M. de Guiche.

– Moi ! par exemple ! moi ? Oh ! Sire, il ne manquerait plus à mon infortune qu’un soupçon de vous.

– Non, madame, non, reprit vivement le roi. Ne vous affligez pas. Oh ! vous pleurez ! Je vous en conjure, calmez-vous.

Elle pleurait cependant, de grosses larmes coulaient sur ses mains. Le roi prit une de ses mains et but une de ses larmes.

Elle le regarda si tristement et si tendrement, qu’il en fut frappé au cœur.

– Vous n’avez rien pour Guiche ? dit-il plus inquiet qu’il ne convenait à son rôle de médiateur.

– Mais rien, rien.

– Alors je puis rassurer mon frère.

– Eh ! Sire, rien ne le rassurera. Ne croyez donc pas qu’il soit jaloux. Monsieur a reçu de mauvais conseils, et Monsieur est d’un caractère inquiet.

– On peut l’être lorsqu’il s’agit de vous.

Madame baissa les yeux et se tut. Le roi fit comme elle. Il lui tenait toujours la main.

Ce silence d’une minute dura un siècle.

Madame retira doucement sa main. Elle était sûre désormais du triomphe. Le champ de bataille était à elle.

– Monsieur se plaint, dit timidement le roi, que vous préférez à son entretien, à sa société, des sociétés particulières.

– Sire, Monsieur passe sa vie à regarder sa figure dans un miroir et à comploter des méchancetés contre les femmes avec M. le chevalier de Lorraine.

– Oh ! vous allez un peu loin.

– Je dis ce qui est. Observez, vous verrez, Sire, si j’ai raison.

– J’observerai. Mais, en attendant, quelle satisfaction donner à mon frère ?

– Mon départ.

– Vous répétez ce mot ! s’écria imprudemment le roi, comme si depuis dix minutes un changement tel eût été produit, que Madame en eût toutes ses idées retournées.

– Sire, je ne puis plus être heureuse ici, dit-elle. M. de Guiche gêne Monsieur. Le fera-t-on partir aussi ?

– S’il le faut, pourquoi pas ? répondit en souriant Louis XIV.

– Eh bien ! après M. de Guiche ?… que je regretterai, du reste, je vous en préviens, Sire.

– Ah ! vous le regretterez ?

– Sans doute ; il est aimable, il a pour moi de l’amitié, il me distrait.

– Ah ! si Monsieur vous entendait ! fit le roi piqué. Savez-vous que je ne me chargerais point de vous raccommoder et que je ne le tenterais même pas ?

– Sire, à l’heure qu’il est, pouvez-vous empêcher Monsieur d’être jaloux du premier venu ? Je sais bien que M. de Guiche n’est pas le premier venu.

– Encore ! Je vous préviens qu’en bon frère je vais prendre M. de Guiche en horreur.

– Ah ! Sire, dit Madame, ne prenez, je vous en supplie, ni les sympathies ni les haines de Monsieur. Restez le roi ; mieux vaudra pour vous et pour tout le monde.

– Vous êtes une adorable railleuse, madame, et je comprends que ceux mêmes que vous raillez vous adorent.

– Et voilà pourquoi, vous, Sire, que j’eusse pris pour mon défenseur, vous allez vous joindre à ceux qui me persécutent, dit Madame.

– Moi, votre persécuteur ? Dieu m’en garde !

– Alors, continua-t-elle languissamment, accordez-moi ma demande.

– Que demandez-vous ?

– À retourner en Angleterre.

– Oh ! cela, jamais ! jamais ! s’écria Louis XIV.

– Je suis donc prisonnière ?

– En France, oui.

– Que faut-il que je fasse alors ?

– Eh bien ! ma sœur, je vais vous le dire.

– J’écoute Votre Majesté en humble servante.

– Au lieu de vous livrer à des intimités un peu inconséquentes, au lieu de nous alarmer par votre isolement, montrez-vous à nous toujours, ne nous quittez pas, vivons en famille. Certes, M. de Guiche est aimable ; mais, enfin, si nous n’avons pas son esprit…

– Oh ! Sire, vous savez bien que vous faites le modeste.

– Non, je vous jure. On peut être roi et sentir soi-même que l’on a moins de chance de plaire que tel ou tel gentilhomme.

– Je jure bien que vous ne croyez pas un seul mot de ce que vous dites là, Sire.

Le roi regarda Madame tendrement.

– Voulez-vous me promettre une chose ? dit-il.

– Laquelle ?

– C’est de ne plus perdre dans votre cabinet, avec des étrangers, le temps que vous nous devez. Voulez-vous que nous fassions contre l’ennemi commun une alliance offensive et défensive ?

– Une alliance avec vous, Sire ?

– Pourquoi pas ? N’êtes-vous pas une puissance ?

– Mais vous, Sire, êtes-vous un allié bien fidèle ?

– Vous verrez, madame.

– Et de quel jour datera cette alliance ?

– D’aujourd’hui.

– Je rédigerai le traité ?

– Très bien !

– Et vous le signerez ?

– Aveuglément.

– Oh ! alors, Sire, je vous promets merveille ; vous êtes l’astre de la cour, quand vous me paraîtrez…

– Eh bien ?

– Tout resplendira.

– Oh ! madame, madame, dit Louis XIV, vous savez bien que toute lumière vient de vous, et que, si je prends le soleil pour devise, ce n’est qu’un emblème.

– Sire, vous flattez votre alliée ; donc, vous voulez la tromper, dit Madame en menaçant le roi de son doigt mutin.

– Comment ! vous croyez que je vous trompe, lorsque je vous assure de mon affection ?

– Oui.

– Et qui vous fait douter ?

– Une chose.

– Une seule ?

– Oui.

– Laquelle ? Je serai bien malheureux si je ne triomphe pas d’une seule chose.

– Cette chose n’est point en votre pouvoir, Sire, pas même au pouvoir de Dieu.

– Et quelle est cette chose ?

– Le passé.

– Madame, je ne comprends pas, dit le roi, justement parce qu’il avait trop bien compris.

La princesse lui prit la main.

– Sire, dit-elle, j’ai eu le malheur de vous déplaire si longtemps, que j’ai presque le droit de me demander aujourd’hui comment vous avez pu m’accepter comme belle-sœur.

– Me déplaire ! vous m’avez déplu ?

– Allons, ne le niez pas.

– Permettez.

– Non, non, je me rappelle.

– Notre alliance date d’aujourd’hui, s’écria le roi avec une chaleur qui n’était pas feinte ; vous ne vous souvenez donc plus du passé, ni moi non plus, mais je me souviens du présent. Je l’ai sous les yeux, le voici ; regardez.

Et il mena la princesse devant une glace, où elle se vit rougissante et belle à, faire succomber un saint.

– C’est égal, murmura-t-elle, ce ne sera point là une bien vaillante alliance.

– Faut-il jurer ? demanda le roi, enivré par la tournure voluptueuse qu’avait prise tout cet entretien.

– Oh ! je ne refuse pas un bon serment, dit Madame. C’est toujours un semblant de sûreté.

Le roi s’agenouilla sur un carreau et prit la main de Madame.

Elle, avec un sourire qu’un peintre ne rendrait point et qu’un poète ne pourrait qu’imaginer, lui donna ses deux mains dans lesquelles il cacha son front brûlant.

Ni l’un ni l’autre ne put trouver une parole.

Le roi sentit que Madame retirait ses mains en lui effleurant les joues.

Il se releva aussitôt et sortit de l’appartement.

Les courtisans remarquèrent sa rougeur, et en conclurent que la scène avait été orageuse.

Mais le chevalier de Lorraine se hâta de dire :

– Oh ! non, messieurs, rassurez-vous. Quand Sa Majesté est en colère, elle est pâle.

Chapitre CVIII – Les conseilleurs §

Le roi quitta Madame dans un état d’agitation qu’il eût eu peine à s’expliquer lui-même.

Il est impossible, en effet, d’expliquer le jeu secret de ces sympathies étranges qui s’allument subitement et sans cause après de nombreuses années passées dans le plus grand calme, dans la plus grande indifférence de deux cœurs destinés à s’aimer.

Pourquoi Louis avait-il autrefois dédaigné, presque haï Madame ? Pourquoi maintenant trouvait-il cette même femme si belle, si désirable, et pourquoi non seulement s’occupait-il, mais encore était-il si occupé d’elle ? Pourquoi Madame enfin, dont les yeux et l’esprit étaient sollicités d’un autre côté, avait-elle depuis huit jours, pour le roi, un semblant de faveur qui faisait croire à de plus parfaites intimités ?

Il ne faut pas croire que Louis se proposât à lui-même un plan de séduction : le lien qui unissait Madame à son frère était, ou du moins lui semblait, une barrière infranchissable ; il était même encore trop loin de cette barrière pour s’apercevoir qu’elle existât Mais sur la pente de ces passions dont le cœur se réjouit, vers lesquelles la jeunesse nous pousse, nul ne peut dire où il s’arrêtera pas même celui qui, d’avance, a calculé toutes les chances de succès ou de chute.

Quant à Madame, on expliquera facilement son penchant pour le roi : elle était jeune, coquette, et passionnée pour inspirer de l’admiration.

C’était une de ces natures à élans impétueux qui, sur un théâtre, franchiraient les brasiers ardents pour arracher un cri d’applaudissement aux spectateurs.

Il n’était donc pas surprenant que, progression gardée, après avoir été adorée de Buckingham, de Guiche, qui était supérieur à Buckingham, ne fût-ce que par ce grand mérite si bien apprécié des femmes, la nouveauté, il n’était donc pas étonnant, disons-nous, que la princesse élevât son ambition jusqu’à être admirée par le roi, qui était non seulement le premier du royaume, mais un des plus beaux et des plus spirituels.

Quant à la soudaine passion de Louis pour sa belle-sœur, la physiologie en donnerait l’explication par des banalités, et la nature par quelques-unes de ses affinités mystérieuses. Madame avait les plus beaux yeux noirs, Louis les plus beaux yeux bleus du monde. Madame était rieuse et expansive, Louis mélancolique et discret. Appelés à se rencontrer pour la première fois sur le terrain d’un intérêt et d’une curiosité communs, ces deux natures opposées s’étaient enflammées par le contact de leurs aspérités réciproques. Louis, de retour chez lui, s’aperçut que Madame était la femme la plus séduisante de la cour. Madame, demeurée seule, songea, toute joyeuse, qu’elle avait produit sur le roi une vive impression.

Mais ce sentiment chez elle devait être passif, tandis que chez le roi il ne pouvait manquer d’agir avec toute la véhémence naturelle à l’esprit inflammable d’un jeune homme, et d’un jeune homme qui n’a qu’à vouloir pour voir ses volontés exécutées.

Le roi annonça d’abord à Monsieur que tout était pacifié : que Madame avait pour lui le plus grand respect, la plus sincère affection ; mais que c’était un caractère altier, ombrageux même, et dont il fallait soigneusement ménager les susceptibilités. Monsieur répliqua, sur le ton aigre-doux qu’il prenait d’ordinaire avec son frère, qu’il ne s’expliquait pas bien les susceptibilités d’une femme dont la conduite pouvait, à son avis, donner prise à quelque censure, et que si quelqu’un avait droit d’être blessé, c’était à lui, Monsieur, que ce droit appartenait sans conteste.

Mais alors le roi répondit d’un ton assez vif et qui prouvait tout l’intérêt qu’il prenait à sa belle-sœur :

– Madame est au-dessus des censures, Dieu merci !

– Des autres, oui, j’en conviens, dit Monsieur, mais pas des miennes, je présume.

– Eh bien ! dit le roi, à vous, mon frère, je dirai que la conduite de Madame ne mérite pas vos censures. Oui, c’est sans doute une jeune femme fort distraite et fort étrange, mais qui fait profession des meilleurs sentiments. Le caractère anglais n’est pas toujours bien compris en France, mon frère, et la liberté des mœurs anglaises étonne parfois ceux qui ne savent pas combien cette liberté est rehaussée d’innocence.

– Ah ! dit Monsieur, de plus en plus piqué, dès que Votre Majesté absout ma femme, que j’accuse, ma femme n’est pas coupable, et je n’ai rien à dire.

– Mon frère, repartit vivement le roi, qui sentait la voix de la conscience murmurer tout bas à son cœur que Monsieur n’avait pas tout à fait tort, mon frère, ce que j’en dis et surtout ce que j’en fais, c’est pour votre bonheur. J’ai appris que vous vous étiez plaint d’un manque de confiance ou d’égards de la part de Madame, et je n’ai point voulu que votre inquiétude se prolongeât plus longtemps. Il entre dans mon devoir de surveiller votre maison comme celle du plus humble de mes sujets. J’ai donc vu avec le plus grand plaisir que vos alarmes n’avaient aucun fondement.

– Et, continua Monsieur d’un ton interrogateur et en fixant les yeux sur son frère, ce que Votre Majesté a reconnu pour Madame, et je m’incline devant votre sagesse royale, l’avez-vous aussi vérifié pour ceux qui ont été la cause du scandale dont je me plains ?

– Vous avez raison, mon frère, dit le roi ; j’aviserai.

Ces mots renfermaient un ordre en même temps qu’une consolation. Le prince le sentit et se retira.

Quant à Louis, il alla retrouver sa mère ; il sentait qu’il avait besoin d’une absolution plus complète que celle qu’il venait de recevoir de son frère.

Anne d’Autriche n’avait pas pour M. de Guiche les mêmes raisons d’indulgence qu’elle avait eues pour Buckingham.

Elle vit, aux premiers mots, que Louis n’était pas disposé à être sévère, elle le fut.

C’était une des ruses habituelles de la bonne reine pour arriver à connaître la vérité.

Mais Louis n’en était plus à son apprentissage : depuis près d’un an déjà, il était roi. Pendant cette année, il avait eu le temps d’apprendre à dissimuler.

Écoutant Anne d’Autriche, afin de la laisser dévoiler toute sa pensée, l’approuvant seulement du regard et du geste, il se convainquit, à certains coups d’œil profonds, à certaines insinuations habiles, que la reine, si perspicace en matière de galanterie, avait, sinon deviné, du moins soupçonné sa faiblesse pour Madame.

De toutes ses auxiliaires, Anne d’Autriche devait être la plus importante : de toutes ses ennemies, Anne d’Autriche eût été la plus dangereuse.

Louis changea donc de manœuvre, Il chargea Madame, excusa Monsieur, écouta ce que sa mère disait de Guiche comme il avait écouté ce qu’elle avait dit de Buckingham.

Puis, quand il vit qu’elle croyait avoir remporté sur lui une victoire complète, il la quitta.

Toute la cour, c’est-à-dire tous les favoris et les familiers, et ils étaient nombreux, puisque l’on comptait déjà cinq maîtres, se réunirent au soir pour la répétition du ballet.

Cet intervalle avait été rempli pour le pauvre de Guiche par quelques visites qu’il avait reçues.

Au nombre de ces visites, il en était une qu’il espérait et craignait presque d’un égal sentiment. C’était celle du chevalier de Lorraine. Vers les trois heures de l’après-midi, le chevalier de Lorraine entra chez de Guiche.

Son aspect était des plus rassurants. Monsieur, dit-il à de Guiche, était de charmante humeur, et l’on n’eût pas dit que le moindre nuage eût passé sur le ciel conjugal.

D’ailleurs, Monsieur avait si peu de rancune !

Depuis très longtemps à la cour, le chevalier de Lorraine avait établi que, des deux fils de Louis XIII, Monsieur était celui qui avait pris le caractère paternel, le caractère flottant, irrésolu ; bon par élan, mauvais au fond, mais certainement nul pour ses amis.

Il avait surtout ranimé de Guiche en lui démontrant que Madame arriverait avant peu à mener son mari, et que, par conséquent, celui-là gouvernerait Monsieur qui parviendrait à gouverner Madame.

Ce à quoi de Guiche, plein de défiance et de présence d’esprit, avait répondu :

– Oui, chevalier ; mais je crois Madame fort dangereuse.

– Et en quoi ?

– En ce qu’elle a vu que Monsieur n’était pas un caractère très passionné pour les femmes.

– C’est vrai, dit en riant le chevalier de Lorraine.

– Et alors…

– Eh bien ?

– Eh bien ! Madame choisit le premier venu pour en faire l’objet de ses préférences et ramener son mari par la jalousie.

– Profond ! profond ! s’écria le chevalier.

– Vrai ! répondit de Guiche.

Et ni l’un ni l’autre ne disait sa pensée.

De Guiche, au moment où il attaquait ainsi le caractère de Madame, lui en demandait mentalement pardon du fond du cœur.

Le chevalier, en admirant la profondeur de vue de Guiche, le conduisait les yeux fermés au précipice.

De Guiche alors l’interrogea plus directement sur l’effet produit par la scène du matin, sur l’effet plus sérieux encore produit par la scène du dîner.

– Mais je vous ai déjà dit qu’on en riait, répondit le chevalier de Lorraine, et Monsieur tout le premier.

– Cependant, hasarda de Guiche, on m’a parlé d’une visite du roi à Madame.

– Eh bien ! précisément ; Madame était la seule qui ne rît pas, et le roi est passé chez elle pour la faire rire.

– En sorte que ?

– En sorte que rien n’est changé aux dispositions de la journée.

– Et l’on répète le ballet ce soir ?

– Certainement.

– Vous en êtes sûr ?

– Très sûr.

En ce moment de la conversation des deux jeunes gens, Raoul entra le front soucieux.

En l’apercevant, le chevalier, qui avait pour lui, comme pour tout noble caractère, une haine secrète, le chevalier se leva.

– Vous me conseillez donc, alors ?… demanda de Guiche au chevalier.

– Je vous conseille de dormir tranquille, mon cher comte.

– Et moi, de Guiche, dit Raoul, je vous donnerai un conseil tout contraire.

– Lequel, ami ?

– Celui de monter à cheval, et de partir pour une de vos terres ; arrivé là, si vous voulez suivre le conseil du chevalier, vous y dormirez aussi longtemps et aussi tranquillement que la chose pourra vous être agréable.

– Comment, partir ? s’écria le chevalier en jouant la surprise ; et pourquoi de Guiche partirait-il ?

– Parce que, et vous ne devez pas l’ignorer, vous surtout, parce que tout le monde parle déjà d’une scène qui se serait passée ici entre Monsieur et de Guiche.

De Guiche pâlit.

– Nullement, répondit le chevalier, nullement, et vous avez été mal instruit, monsieur de Bragelonne.

– J’ai été parfaitement instruit, au contraire, monsieur, répondit Raoul, et le conseil que je donne à de Guiche est un conseil d’ami.

Pendant ce débat, de Guiche, un peu atterré, regardait alternativement l’un et l’autre de ses deux conseillers.

Il sentait en lui-même qu’un jeu, important pour le reste de sa vie, se jouait à ce moment-là.

– N’est-ce pas, dit le chevalier interpellant le comte lui-même, n’est-ce pas, de Guiche, que la scène n’a pas été aussi orageuse que semble le penser M. le vicomte de Bragelonne, qui, d’ailleurs, n’était pas là ?

– Monsieur, insista Raoul, orageuse ou non, ce n’est pas précisément de la scène elle-même que je parle, mais des suites qu’elle peut avoir. Je sais que Monsieur a menacé ; je sais que Madame a pleuré.

– Madame a pleuré ? s’écria imprudemment de Guiche en joignant les mains.

– Ah ! par exemple, dit en riant le chevalier, voilà un détail que j’ignorais. Vous êtes décidément mieux instruit que moi, monsieur de Bragelonne.

– Et c’est aussi comme étant mieux instruit que vous, chevalier, que j’insiste pour que de Guiche s’éloigne.

– Mais non, non encore une fois, je regrette de vous contredire, monsieur le vicomte, mais ce départ est inutile.

– Il est urgent.

– Mais pourquoi s’éloignerait-il ? Voyons.

– Mais le roi ? le roi ?

– Le roi ! s’écria de Guiche.

– Eh ! oui, te dis-je, le roi prend l’affaire à cœur.

– Bah ! dit le chevalier, le roi aime de Guiche et surtout son père ; songez que, si le comte partait, ce serait avouer qu’il a fait quelque chose de répréhensible.

– Comment cela ?

– Sans doute, quand on fuit, c’est qu’on est coupable ou qu’on a peur.

– Ou bien que l’on boude, comme un homme accusé à tort, dit Bragelonne ; donnons à son départ le caractère de la bouderie, rien n’est plus facile ; nous dirons que nous avons fait tous deux ce que nous avons pu pour le retenir, et vous au moins ne mentirez pas. Allons ! allons ! de Guiche, vous êtes innocent ; la scène d’aujourd’hui a dû vous blesser ; partez, partez, de Guiche.

– Eh ! non, de Guiche, restez, dit le chevalier, restez, justement, comme le disait M. de Bragelonne, parce que vous êtes innocent. Pardon, encore une fois, vicomte ; mais je suis d’un avis tout opposé au vôtre.

– Libre à vous, monsieur ; mais remarquez bien que l’exil que de Guiche s’imposera lui-même sera un exil de courte durée. Il le fera cesser lorsqu’il voudra, et, revenant d’un exil volontaire, il trouvera le sourire sur toutes les bouches ; tandis qu’au contraire une mauvaise humeur du roi peut amener un orage dont personne n’oserait prévoir le terme.

Le chevalier sourit.

– C’est pardieu ! bien ce que je veux, murmura-t-il tout bas, et pour lui même.

Et en même temps, il haussait les épaules.

Ce mouvement n’échappa point au comte ; il craignit, s’il quittait la cour, de paraître céder à un sentiment de crainte.

– Non, non, s’écria-t-il ; c’est décidé. Je reste, Bragelonne.

– Prophète je suis, dit tristement Raoul. Malheur à toi, de Guiche, malheur !

– Moi aussi, je suis prophète, mais pas prophète de malheur ; au contraire, comte, et je vous dis : Restez, restez.

– Le ballet se répète toujours, demanda de Guiche, vous en êtes sûr ?

– Parfaitement sûr.

– Eh bien ! tu le vois, Raoul, reprit de Guiche en s’efforçant de sourire ; tu le vois, ce n’est pas une cour bien sombre et bien préparée aux guerres intestines qu’une cour où l’on danse avec une telle assiduité. Voyons, avoue cela, Raoul.

Raoul secoua la tête.

– Je n’ai plus rien à dire, répliqua-t-il.

– Mais enfin, demanda le chevalier, curieux de savoir à quelle source Raoul avait puisé des renseignements dont il était forcé de reconnaître intérieurement l’exactitude, vous vous dites bien informé, monsieur le vicomte ; comment le seriez-vous mieux que moi qui suis des plus intimes du prince ?

– Monsieur, répondit Raoul, devant une pareille déclaration, je m’incline. Oui, vous devez être parfaitement informé, je le reconnais, et, comme un homme d’honneur est incapable de dire autre chose que ce qu’il sait, de parler autrement qu’il ne le pense, je me tais, me reconnais vaincu, et vous laisse le champ de bataille.

Et effectivement, Raoul, en homme qui paraît ne désirer que le repos, s’enfonça dans un vaste fauteuil, tandis que le comte appelait ses gens pour se faire habiller.

Le chevalier sentait l’heure s’écouler et désirait partir ; mais il craignait aussi que Raoul, demeuré seul avec de Guiche, ne le décidât à rompre la partie.

Il usa donc de sa dernière ressource.

– Madame sera resplendissante, dit-il ; elle essaie aujourd’hui son costume de Pomone.

– Ah ! c’est vrai, s’écria le comte.

– Oui, oui, continua le chevalier : elle vient de donner ses ordres en conséquence. Vous savez, monsieur de Bragelonne, que c’est le roi qui fait le Printemps.

– Ce sera admirable, dit de Guiche, et voilà une raison meilleure que toutes celles que vous m’avez données pour rester ; c’est que, comme c’est moi qui fais Vertumne et qui danse le pas avec Madame, je ne puis m’en aller sans un ordre du roi, attendu que mon départ désorganiserait le ballet.

– Et moi, dit le chevalier, je fais un simple égypan ; il est vrai que je suis mauvais danseur, et que j’ai la jambe mal faite. Messieurs, au revoir. N’oubliez pas la corbeille de fruits que vous devez offrir à Pomone, comte.

– Oh ! je n’oublierai rien, soyez tranquille, dit de Guiche transporté.

– Je suis bien sûr qu’il ne partira plus maintenant, murmura en sortant le chevalier de Lorraine.

Raoul, une fois le chevalier parti, n’essaya pas même de dissuader son ami ; il sentait que c’est été peine perdue.

– Comte, lui dit-il seulement de sa voix triste et mélodieuse, comte, vous vous embarquez dans une passion terrible. Je vous connais ; vous êtes extrême en tout ; celle que vous aimez l’est aussi… Eh bien ! j’admets pour un instant qu’elle vienne à vous aimer…

– Oh ! jamais, s’écria de Guiche.

– Pourquoi dites-vous jamais ?

– Parce que ce serait un grand malheur pour tous deux.

– Alors, cher ami, au lieu de vous regarder comme un imprudent, permettez-moi de vous regarder comme un fou.

– Pourquoi ?

– Êtes-vous bien assuré, voyons, répondez franchement, de ne rien désirer de celle que vous aimez ?

– Oh ! oui, bien sûr.

– Alors, aimez-la de loin.

– Comment, de loin ?

– Sans doute ; que vous importe la présence ou l’absence, puisque vous ne désirez rien d’elle ? Aimez un portrait, aimez un souvenir.

– Raoul !

– Aimez une ombre, une illusion, une chimère ; aimez l’amour, en mettant un nom sur votre réalité. Ah ! vous détournez la tête ? Vos valets arrivent, je ne dis plus rien. Dans la bonne ou dans la mauvaise fortune, comptez sur moi, de Guiche.

– Pardieu ! si j’y compte.

– Eh bien ! voilà tout ce que j’avais à vous dire. Faites-vous beau, de Guiche, faites-vous très beau. Adieu !

– Vous ne viendrez pas à la répétition du ballet, vicomte ?

– Non, j’ai une visite à faire en ville. Embrassez-moi, de Guiche. Adieu !

La réunion avait lieu chez le roi.

Les reines d’abord, puis Madame, quelques dames d’honneur choisies, bon nombre de courtisans choisis également, préludaient aux exercices de la danse par des conversations comme on savait en faire dans ce temps-là.

Nulle des dames invitées n’avait revêtu le costume de fête, ainsi que l’avait prédit le chevalier de Lorraine ; mais on causait beaucoup des ajustements riches et ingénieux dessinés par différents peintres pour le Ballet des demi-dieux. Ainsi appelait-on les rois et les reines dont Fontainebleau allait être le Panthéon.

Monsieur arriva tenant à la main le dessin qui représentait son personnage ; il avait le front encore un peu soucieux ; son salut à la jeune reine et à sa mère fut plein de courtoisie et d’affection. Il salua presque cavalièrement Madame, et pirouetta sur ses talons. Ce geste et cette froideur furent remarqués.

M. de Guiche dédommagea la princesse par son regard plein de flammes, et Madame, il faut le dire, en relevant les paupières, le lui rendit avec usure.

Il faut le dire, jamais de Guiche n’avait été si beau, le regard de Madame avait en quelque sorte illuminé le visage du fils du maréchal de Grammont. La belle-sœur du roi sentait un orage grondant au-dessus de sa tête ; elle sentait aussi que pendant cette journée, si féconde en événements futurs, elle avait, envers celui qui l’aimait avec tant d’ardeur et de passion, commis une injustice, sinon une grave trahison.

Le moment lui semblait venu de rendre compte au pauvre sacrifié de cette injustice de la matinée. Le cœur de Madame parlait alors, et au nom de de Guiche. Le comte était sincèrement plaint, le comte l’emportait donc sur tous.

Il n’était plus question de Monsieur, du roi, de milord de Buckingham. De Guiche à ce moment régnait sans partage.

Cependant Monsieur était aussi bien beau ; mais il était impossible de le comparer au comte. On le sait, toutes les femmes le disent, il y a toujours une différence énorme entre la beauté de l’amant et celle du mari.

Or, dans la situation présente, après la sortie de Monsieur, après cette salutation courtoise et affectueuse à la jeune reine et à la reine mère, après ce salut leste et cavalier fait à Madame, et dont tous les courtisans avaient fait la remarque, tous ces motifs, disons-nous, dans cette réunion, donnaient l’avantage à l’amant sur l’époux.

Monsieur était trop grand seigneur pour remarquer ce détail. Il n’est rien d’efficace comme l’idée bien arrêtée de la supériorité pour assurer l’infériorité de l’homme qui garde cette opinion de lui-même.

Le roi arriva. Tout le monde chercha les événements dans le coup d’œil qui commençait à remuer le monde comme le sourcil du Jupiter tonnant.

Louis n’avait rien de la tristesse de son frère, il rayonnait.

Ayant examiné la plupart des dessins qu’on lui montrait de tous côtés, il donna ses conseils ou ses critiques et fit des heureux ou des infortunés avec un seul mot.

Tout à coup son œil, qui souriait obliquement vers Madame, remarqua la muette correspondance établie entre la princesse et le comte.

La lèvre royale se pinça, et, lorsqu’elle fut rouverte une fois encore pour donner passage à quelques phrases banales :

– Mesdames, dit le roi en s’avançant vers les reines, je reçois la nouvelle que tout est préparé selon mes ordres à Fontainebleau.

Un murmure de satisfaction partit des groupes. Le roi lut sur tous les visages le désir violent de recevoir une invitation pour les fêtes.

– Je partirai demain, ajouta-t-il.

Silence profond dans l’assemblée.

– Et j’engage, termina le roi, les personnes qui m’entourent à se préparer pour m’accompagner.

Le sourire illuminait toutes les physionomies. Celle de Monsieur seule garda son caractère de mauvaise humeur.

Alors on vit successivement défiler devant le roi et les dames les seigneurs qui se hâtaient de remercier Sa Majesté du grand honneur de l’invitation.

Quand ce fut au tour de Guiche :

– Ah ! monsieur, lui dit le roi, je ne vous avais pas vu.

Le comte salua. Madame pâlit.

De Guiche allait ouvrir la bouche pour formuler son remerciement.

– Comte, dit le roi, voici le temps des secondes semailles. Je suis sûr que vos fermiers de Normandie vous verront avec plaisir dans vos terres.

Et le roi tourna le dos au malheureux après cette brutale attaque.

Ce fut au tour de de Guiche à pâlir ; il fit deux pas vers le roi, oubliant qu’on ne parle jamais à Sa Majesté sans avoir été interrogé.

– J’ai mal compris, peut-être, balbutia-t-il.

Le roi tourna légèrement la tête, et, de ce regard froid et fixe qui plongeait comme une épée inflexible dans le cœur des disgraciés :

– J’ai dit vos terres, répéta-t-il lentement en laissant tomber ses paroles une à une.

Une sueur froide monta au front du comte, ses mains s’ouvrirent et laissèrent tomber le chapeau qu’il tenait entre ses doigts tremblants.

Louis chercha le regard de sa mère, comme pour lui montrer qu’il était le maître. Il chercha le regard triomphant de son frère, comme pour lui demander si la vengeance était de son goût.

Enfin, il arrêta ses yeux sur Madame.

La princesse souriait et causait avec Mme de Noailles.

Elle n’avait rien entendu, ou plutôt avait feint de ne rien entendre.

Le chevalier de Lorraine regardait aussi avec une de ces insistances ennemies qui semblent donner au regard d’un homme la puissance du levier lorsqu’il soulève, arrache et fait jaillir au loin l’obstacle.

M. de Guiche demeura seul dans le cabinet du roi ; tout le monde s’était évaporé. Devant les yeux du malheureux dansaient des ombres.

Soudain il s’arracha au fixe désespoir qui le dominait, et courut d’un trait s’enfermer chez lui, où l’attendait encore Raoul, tenace dans ses sombres pressentiments.

– Eh bien ? murmura celui-ci en voyant son ami entrer tête nue, l’œil égaré, la démarche chancelante.

– Oui, oui, c’est vrai, oui…

Et de Guiche n’en put dire davantage ; il tomba épuisé sur les coussins.

– Et elle ?… demanda Raoul.

– Elle ! s’écria l’infortuné en levant vers le ciel un poing crispé par la colère. Elle !…

– Que dit-elle ?

– Elle dit que sa robe lui va bien.

– Que fait-elle ?

– Elle rit.

Et un accès de rire extravagant fit bondir tous les nerfs du pauvre exilé. Il tomba bientôt à la renverse ; il était anéanti.

Chapitre CIX – Fontainebleau §

Depuis quatre jours, tous les enchantements réunis dans les magnifiques jardins de Fontainebleau faisaient de ce séjour un lieu de délices.

M. Colbert se multipliait… Le matin, comptes des dépenses de la nuit ; le jour, programmes, essais, enrôlements, paiements.

M. Colbert avait réuni quatre millions, et les disposait avec une savante économie.

Il s’épouvantait des frais auxquels conduit la mythologie. Tout sylvain, toute dryade ne coûtait pas moins de cent livres par jour. Le costume revenait à trois cents livres.

Ce qui se brûlait de poudre et de soufre en feux d’artifice montait chaque nuit à cent mille livres. Il y avait en outre des illuminations sur les bords de la pièce d’eau pour trente mille livres par soirée.

Ces fêtes avaient paru magnifiques. Colbert ne se possédait plus de joie.

Il voyait à tous moments Madame et le roi sortir pour des chasses ou pour des réceptions de personnages fantastiques, solennités qu’on improvisait depuis quinze jours et qui faisaient briller l’esprit de Madame et la munificence du roi.

Car Madame, héroïne de la fête, répondait aux harangues de ces députations de peuples inconnus, Garamanthes, Scythes, Hyperboréens, Caucasiens et Patagons, qui semblaient sortir de terre pour venir la féliciter, et à chaque représentant de ces peuples le roi donnait quelque diamant ou quelque meuble de valeur.

Alors les députés comparaient, en vers plus ou moins grotesques, le roi au Soleil, Madame à Phœbé sa sœur, et l’on ne parlait pas plus des reines ou de Monsieur, que si le roi eût épousé Madame Henriette d’Angleterre et non Marie-Thérèse d’Autriche.

Le couple heureux, se tenant les mains, se serrant imperceptiblement les doigts, buvait à longues gorgées ce breuvage si doux de l’adulation, que rehaussent la jeunesse, la beauté, la puissance et l’amour.

Chacun s’étonnait à Fontainebleau du degré d’influence que Madame avait si rapidement acquis sur le roi.

Chacun se disait tout bas que Madame était véritablement la reine. Et, en effet, le roi proclamait cette étrange vérité par chacune de ses pensées, par chacune de ses paroles et par chacun de ses regards.

Il puisait ses volontés, il cherchait ses inspirations dans les yeux de Madame, et il s’enivrait de sa joie lorsque Madame daignait sourire.

Madame, de son côté, s’enivrait-elle de son pouvoir en voyant tout le monde à ses pieds ? Elle ne pouvait le dire elle-même ; mais ce qu’elle savait, c’est qu’elle ne formait aucun désir, c’est qu’elle se trouvait parfaitement heureuse.

Il résultait de toutes ces transpositions, dont la source était dans la volonté royale, que Monsieur, au lieu d’être le second personnage du royaume, en était réellement devenu le troisième.

C’était bien pis que du temps où de Guiche faisait sonner ses guitares chez Madame. Alors, Monsieur avait au moins la satisfaction de faire peur à celui qui le gênait.

Mais, depuis le départ de l’ennemi chassé par son alliance avec le roi, Monsieur avait sur les épaules un joug bien autrement lourd qu’auparavant.

Chaque soir, Madame rentrait excédée.

Le cheval, les bains dans la Seine, les spectacles, les dîners sous les feuilles, les bals au bord du grand canal, les concerts, c’eût été assez pour tuer, non pas une femme mince et frêle, mais le plus robuste Suisse du château.

Il est vrai qu’en fait de danses, de concerts, de promenades, une femme est bien autrement forte que le plus vigoureux enfant des treize cantons.

Mais, si étendues que soient les forces d’une femme, elles ont un terme, et elles ne sauraient tenir longtemps contre un pareil régime.

Quant à Monsieur, il n’avait pas même la satisfaction de voir Madame abdiquer la royauté le soir.

Le soir, Madame habitait un pavillon royal avec la jeune reine et la reine mère.

Il va sans dire que M. le chevalier de Lorraine ne quittait pas Monsieur, et venait verser sa goutte de fiel sur chaque blessure qu’il recevait.

Il en résultait que Monsieur, qui s’était d’abord trouvé tout hilare et tout rajeuni depuis le départ de Guiche, retomba dans la mélancolie trois jours après l’installation de la cour à Fontainebleau.

Or, il arriva qu’un jour, vers deux heures, Monsieur, qui s’était levé tard, qui avait mis plus de soin encore que d’habitude à sa toilette, il arriva que Monsieur, qui n’avait entendu parler de rien pour la journée, forma le projet de réunir sa cour à lui et d’emmener Madame souper à Moret, où il avait une belle maison de campagne.

Il s’achemina donc vers le pavillon des reines, et entra, fort étonné de ne trouver là aucun homme du service royal.

Il entra tout seul dans l’appartement.

Une porte ouvrait à gauche sur le logis de Madame, une à droite sur le logis de la jeune reine.

Monsieur apprit chez sa femme, d’une lingère qui travaillait, que tout le monde était parti à onze heures pour s’aller baigner à la Seine, qu’on avait fait de cette partie une grande fête, que toutes les calèches avaient été disposées aux portes du parc, et que le départ s’était effectué depuis plus d’une heure.

« Bon ! se dit Monsieur, l’idée est heureuse ; il fait une chaleur lourde, je me baignerai volontiers. »

Et il appela ses gens… Personne ne vint.

Il appela chez Madame, tout le monde était sorti.

Il descendit aux remises.

Un palefrenier lui apprit qu’il n’y avait plus de calèches ni de carrosses.

Alors il commanda qu’on lui sellât deux chevaux, un pour lui, un pour son valet de chambre.

Le palefrenier lui répondit poliment qu’il n’y avait plus de chevaux.

Monsieur, pâle de colère, remonta chez les reines.

Il entra jusque dans l’oratoire d’Anne d’Autriche.

De l’oratoire, à travers une tapisserie entrouverte, il aperçut sa jeune belle sœur agenouillée devant la reine mère et qui paraissait tout en larmes.

Il n’avait été vu ni entendu.

Il s’approcha doucement de l’ouverture et écouta ; le spectacle de cette douleur piquait sa curiosité.

Non seulement la jeune reine pleurait, mais encore elle se plaignait.

– Oui, disait-elle, le roi me néglige, le roi ne s’occupe plus que de plaisirs, et de plaisirs auxquels je ne participe point.

– Patience, patience, ma fille, répliquait Anne d’Autriche en espagnol.

Puis, en espagnol encore, elle ajoutait des conseils que Monsieur ne comprenait pas.

La reine y répondait par des accusations mêlées de soupirs et de larmes, parmi lesquelles Monsieur distinguait souvent le mot banos que Marie Thérèse accentuait avec le dépit de la colère.

« Les bains, se disait Monsieur, les bains. Il paraît que c’est aux bains qu’elle en a. »

Et il cherchait à recoudre les parcelles de phrases qu’il comprenait à la suite les unes des autres.

Toutefois, il était aisé de deviner que la reine se plaignait amèrement, et que, si Anne d’Autriche ne la consolait point, elle essayait au moins de la consoler.

Monsieur craignait d’être surpris écoutant à la porte, il prit le parti de tousser.

Les deux reines se retournèrent au bruit.

Monsieur entra.

À la vue du prince, la jeune reine se releva précipitamment, et essuya ses yeux.

Monsieur savait trop bien son monde pour questionner, et savait trop bien la politesse pour rester muet, il salua donc.

La reine mère lui sourit agréablement.

– Que voulez-vous, mon fils ? dit-elle.

– Moi ?… Rien… balbutia Monsieur ; je cherchais…

– Qui ?

– Ma mère, je cherchais Madame.

– Madame est aux bains.

– Et le roi ? dit Monsieur d’un ton qui fit trembler la reine.

– Le roi aussi, toute la cour aussi, répliqua Anne d’Autriche.

– Alors vous, madame ? dit Monsieur.

– Oh ! moi, fit la jeune reine, je suis l’effroi de tous ceux qui se divertissent.

– Et moi aussi, à ce qu’il paraît, reprit Monsieur.

Anne d’Autriche fit un signe muet à sa bru, qui se retira en fondant en larmes.

Monsieur fronça le sourcil.

– Voilà une triste maison, dit-il, qu’en pensez-vous, ma mère ?

– Mais… non… non… tout le monde ici cherche son plaisir.

– C’est pardieu bien ce qui attriste ceux que ce plaisir gêne.

– Comme vous dites cela, mon cher Philippe !

– Ma foi ! ma mère, je le dis comme je le pense.

– Expliquez-vous ; qu’y a-t-il ?

– Mais demandez à ma belle-sœur, qui tout à l’heure vous contait ses peines.

– Ses peines… quoi ?…

– Oui, j’écoutais ; par hasard, je l’avoue, mais enfin j’écoutais… Eh bien ! j’ai trop entendu ma sœur se plaindre des fameux bains de Madame.

– Ah ! folie…

– Non, non, non, lorsqu’on pleure, on n’est pas toujours fou… Banos, disait la reine ; cela ne veut-il pas dire bains ?

– Je vous répète, mon fils, dit Anne d’Autriche, que votre belle-sœur est d’une jalousie puérile.

– En ce cas, madame, répondit le prince, je m’accuse bien humblement d’avoir le même défaut qu’elle.

– Vous aussi, mon fils ?

– Certainement.

– Vous aussi, vous êtes jaloux de ces bains ?

– Parbleu !

– Oh !

– Comment ! le roi va se baigner avec ma femme et n’emmène pas la reine ? Comment ! Madame va se baigner avec le roi, et l’on ne me fait pas l’honneur de me prévenir ? Et vous voulez que ma belle-sœur soit contente ? et vous voulez que je sois content ?

– Mais, mon cher Philippe, dit Anne d’Autriche, vous extravaguez ; vous avez fait chasser M. de Buckingham, vous avez fait exiler M. de Guiche ; ne voulez-vous pas maintenant renvoyer le roi de Fontainebleau ?

– Oh ! telle n’est point ma prétention, madame, dit aigrement Monsieur. Mais je puis bien me retirer, moi, et je me retirerai.

– Jaloux du roi ! jaloux de votre frère !

– Jaloux de mon frère ! du roi ! oui, madame, jaloux ! jaloux ! jaloux !

– Ma foi, monsieur, s’écria Anne d’Autriche en jouant l’indignation et la colère, je commence à vous croire fou et ennemi juré de mon repos, et vous quitte la place, n’ayant pas de défense contre de pareilles imaginations.

Elle dit, leva le siège et laissa Monsieur en proie au plus furieux emportement.

Monsieur resta un instant tout étourdi ; puis, revenant à lui, pour retrouver toutes ses forces, il descendit de nouveau à l’écurie, retrouva le palefrenier, lui redemanda un carrosse, lui redemanda un cheval ; et sur sa double réponse qu’il n’y avait ni cheval ni carrosse, Monsieur arracha une chambrière aux mains d’un valet d’écurie et se mit à poursuivre le pauvre diable à grands coups de fouet tout autour de la cour des communs, malgré ses cris et ses excuses ; puis, essoufflé, hors d’haleine, ruisselant de sueur, tremblant de tous ses membres, il remonta chez lui, mit en pièces ses plus charmantes porcelaines, puis se coucha, tout botté, tout éperonné dans son lit, en criant :

– Au secours !

Chapitre CX – Le bain §

À Vulaines, sous des voûtes impénétrables d’osiers fleuris, de saules qui, inclinant leurs têtes vertes, trempaient les extrémités de leur feuillage dans l’onde bleue, une barque, longue et plate, avec des échelles couvertes de longs rideaux bleus, servait de refuge aux Dianes baigneuses que guettaient à leur sortie de l’eau vingt Actéons empanachés qui galopaient, ardents et pleins de convoitise, sur le bord moussu et parfumé de la rivière.

Mais Diane, même la Diane pudique, vêtue de la longue chlamyde, était moins chaste, moins impénétrable que Madame, jeune et belle comme la déesse. Car, malgré la fine tunique de la chasseresse, on voyait son genou rond et blanc ; malgré le carquois sonore, on apercevait ses brunes épaules ; tandis qu’un long voile cent fois roulé enveloppait Madame, alors qu’elle se remettait aux bras de ses femmes, et la rendait inabordable aux plus indiscrets comme aux plus pénétrants regards.

Lorsqu’elle remonta l’escalier, les poètes présents, et tous étaient poètes quand il s’agissait de Madame, les vingt poètes galopants s’arrêtèrent, et, d’une voix commune, s’écrièrent que ce n’étaient pas des gouttes d’eau, mais bien des perles qui tombaient du corps de Madame et s’allaient perdre dans l’heureuse rivière.

Le roi, centre de ces poésies et de ces hommages, imposa silence aux amplificateurs dont la verve n’eût pas tari, et tourna bride, de peur d’offenser, même sous les rideaux de soie, la modestie de la femme et la dignité de la princesse.

Il se fit donc un grand vide dans la scène et un grand silence dans la barque. Aux mouvements, au jeu des plis, aux ondulations des rideaux, on devinait les allées et venues des femmes empressées pour leur service.

Le roi écoutait en souriant les propos de ses gentilshommes, mais on pouvait deviner en le regardant que son attention n’était point à leurs discours.

En effet, à peine le bruit des anneaux glissant sur les tringles eut-il annoncé que Madame était vêtue et que la déesse allait paraître, que le roi, se retournant sur-le-champ, et courant auprès du rivage, donna le signal à tous ceux que leur service ou leur plaisir appelaient auprès de Madame.

On vit les pages se précipiter, amenant avec eux les chevaux de main ; on vit les calèches, restées à couvert sous les branches, s’avancer auprès de la tente, plus cette nuée de valets, de porteurs, de femmes qui, pendant le bain des maîtres, avaient échangé à l’écart leurs observations, leurs critiques, leurs discussions d’intérêts, journal fugitif de cette époque, dont nul ne se souvient, pas même les flots, miroir des personnages, écho des discours ; les flots, témoins que Dieu a précipités eux-mêmes dans l’immensité, comme il a précipité les acteurs dans l’éternité.

Tout ce monde encombrant les bords de la rivière, sans compter une foule de paysans attirés par le désir de voir le roi et la princesse, tout ce monde fut, pendant huit ou dix minutes, le plus désordonné, le plus agréable pêle-mêle qu’on pût imaginer.

Le roi avait mis pied à terre : tous les courtisans l’avaient imité ; il avait offert la main à Madame, dont un riche habit de cheval développait la taille élégante, qui ressortait sous ce vêtement de fine laine, broché d’argent.

Ses cheveux, humides encore, et plus foncés que le jais, mouillaient son cou si blanc et si pur. La joie et la santé brillaient dans ses beaux yeux ; elle était reposée, nerveuse, elle aspirait l’air à longs traits sous le parasol brodé que lui portait un page.

Rien de plus tendre, de plus gracieux, de plus poétique que ces deux figures noyées sous l’ombre rose du parasol : le roi, dont les dents blanches éclataient dans un continuel sourire ; Madame, dont les yeux noirs brillaient comme deux escarboucles au reflet micacé de la soie changeante.

Quand Madame fut arrivée à son cheval, magnifique haquenée andalouse, d’un blanc sans tache, un peu lourde peut-être, mais à la tête intelligente et fine, dans laquelle on retrouvait le mélange du sang arabe si heureusement uni au sang espagnol, et à la longue queue balayant la terre, comme la princesse se faisait paresseuse pour atteindre l’étrier, le roi la prit dans ses bras, de telle façon que le bras de Madame se trouva comme un cercle de feu au cou du roi.

Louis, en se retirant, effleura involontairement de ses lèvres ce bras qui ne s’éloignait pas. Puis, la princesse ayant remercié son royal écuyer, tout le monde fut en selle au même instant.

Le roi et Madame se rangèrent pour laisser passer les calèches, les piqueurs, les courriers.

Bon nombre de cavaliers, affranchis du joug de l’étiquette, rendirent la main à leurs chevaux et s’élancèrent après les carrosses qui emportaient les filles d’honneur, fraîches comme autant d’Orcades autour de Diane, et les tourbillons, riant, jasant, bruissant, s’envolèrent.

Le roi et Madame maintinrent leurs chevaux au pas.

Derrière Sa Majesté et la princesse sa belle-sœur, mais à une respectueuse distance, les courtisans, graves ou désireux de se tenir à la portée et sous les regards du roi, suivirent, retenant leurs chevaux impatients, réglant leur allure sur celle du coursier du roi et de Madame, et se livrèrent à tout ce que présente de douceur et d’agrément le commerce des gens d’esprit qui débitent avec courtoisie mille atroces noirceurs sur le compte du prochain.

Dans les petits rires étouffés, dans les réticences de cette hilarité sardonique, Monsieur, ce pauvre absent, ne fut pas ménagé.

Mais on s’apitoya, on gémit sur le sort de de Guiche, et, il faut l’avouer, la compassion n’était pas là déplacée.

Cependant le roi et Madame ayant mis leurs chevaux en haleine et répété cent fois tout ce que leur mettaient dans la bouche les courtisans qui les faisaient parler, prirent le petit galop de chasse, et alors on entendit résonner sous le poids de cette cavalerie les allées profondes de la forêt.

Aux entretiens à voix basse, aux discours en forme de confidences, aux paroles échangées avec une sorte de mystère, succédèrent les bruyants éclats ; depuis les piqueurs jusqu’aux princes, la gaieté s’épandit. Tout le monde se mit à rire et à s’écrier. On vit les pies et les geais s’enfuir avec leurs cris gutturaux sous les voûtes ondoyantes des chênes, le coucou interrompit sa monotone plainte au fond des bois, les pinsons et les mésanges s’envolèrent en nuées, pendant que les daims, les chevreuils et les biches bondissaient, effarés, au milieu des halliers.

Cette foule, répandant, comme en traînée, la joie, le bruit et la lumière sur son passage, fut précédée, pour ainsi dire, au château par son propre retentissement.

Le roi et Madame entrèrent dans la ville, salués tous deux par les acclamations universelles de la foule.

Madame s’empressa d’aller trouver Monsieur. Elle comprenait instinctivement qu’il était resté trop longtemps en dehors de cette joie.

Le roi alla rejoindre les reines ; il savait leur devoir, à une surtout, un dédommagement de sa longue absence.

Mais Madame ne fut pas reçue chez Monsieur. Il lui fut répondu que Monsieur dormait.

Le roi, au lieu de rencontrer Marie-Thérèse souriante comme toujours, trouva dans la galerie Anne d’Autriche qui, guettant son arrivée, s’avança au-devant de lui, le prit par la main et l’emmena chez elle.

Ce qu’ils se dirent, ou plutôt ce que la reine mère dit à Louis XIV, nul ne l’a jamais su ; mais on aurait pu bien certainement le deviner à la figure contrariée du roi à la sortie de cet entretien.

Mais nous, dont le métier est d’interpréter, comme aussi de faire part au lecteur de nos interprétations, nous manquerions à notre devoir en lui laissant ignorer le résultat de cette entrevue.

Il le trouvera suffisamment développé, nous l’espérons du moins, dans le chapitre suivant.

Chapitre CXI – La chasse aux papillons §

Le roi, en rentrant chez lui pour donner quelques ordres et pour asseoir ses idées, trouva sur sa toilette un petit billet dont l’écriture semblait déguisée.

Il l’ouvrit et lut :

« Venez vite, j’ai mille choses à vous dire. »

Il n’y avait pas assez longtemps que le roi et Madame s’étaient quittés, pour que ces mille choses fussent la suite des trois mille que l’on s’était dites pendant la route qui sépare Vulaines de Fontainebleau.

Aussi la confusion du billet et sa précipitation donnèrent-elles beaucoup à penser au roi.

Il s’occupa quelque peu de sa toilette et partit pour aller rendre visite à Madame.

La princesse, qui n’avait pas voulu paraître l’attendre, était descendue aux jardins avec toutes ses dames.

Quand le roi eut appris que Madame avait quitté ses appartements pour se rendre à la promenade, il recueillit tous les gentilshommes qu’il put trouver sous sa main et les convia à le suivre aux jardins.

Madame faisait la chasse aux papillons sur une grande pelouse bordée d’héliotropes et de genêts.

Elle regardait courir les plus intrépides et les plus jeunes de ses dames, et, le dos tourné à la charmille, attendait fort impatiemment l’arrivée du roi, auquel elle avait assigné ce rendez-vous.

Le craquement de plusieurs pas sur le sable la fit retourner. Louis XIV était nu-tête ; il avait abattu de sa canne un papillon petit-paon, que M. de Saint Aignan avait ramassé tout étourdi sur l’herbe.

– Vous voyez, madame, dit le roi, que, moi aussi, je chasse pour vous.

Et il s’approcha.

– Messieurs, dit-il en se tournant vers les gentilshommes qui formaient sa suite, rapportez-en chacun autant à ces dames.

C’était congédier tout le monde.

On vit alors un spectacle assez curieux ; les vieux courtisans, les courtisans obèses, coururent après les papillons en perdant leurs chapeaux et en chargeant, canne levée, les myrtes et les genêts comme ils eussent fait des Espagnols.

Le roi offrit la main à Madame, choisit avec elle pour centre d’observation un banc couvert d’une toiture de mousse, sorte de chalet ébauché par le génie timide de quelque jardinier qui avait inauguré le pittoresque et la fantaisie dans le style sévère du jardinage d’alors.

Cet auvent, garni de capucines et de rosiers grimpants, recouvrait un banc sans dossier, de manière que les spectateurs, isolés au milieu de la pelouse, voyaient et étaient vus de tous côtés, mais ne pouvaient être entendus sans voir eux-mêmes ceux qui se fussent approchés pour entendre.

De ce siège, sur lequel les deux intéressés se placèrent, le roi fit un signe d’encouragement aux chasseurs ; puis, comme s’il eût disserté avec Madame sur le papillon traversé d’une épingle d’or et fixé à son chapeau :

– Ne sommes-nous pas bien ici pour causer ? dit-il.

– Oui, Sire, car j’avais besoin d’être entendue de vous seul et vue de tout le monde.

– Et moi aussi, dit Louis.

– Mon billet vous a surpris ?

– Épouvanté ! Mais ce que j’ai à vous dire est plus important.

– Oh ! non pas. Savez-vous que Monsieur m’a fermé sa porte ?

– À vous ! et pourquoi ?

– Ne le devinez-vous pas ?

– Ah ! madame ! mais alors nous avions tous les deux la même chose à nous dire ?

– Que vous est-il donc arrivé, à vous ?

– Vous voulez que je commence ?

– Oui. Moi, j’ai tout dit.

– À mon tour, alors. Sachez qu’en arrivant j’ai trouvé ma mère qui m’a entraîné chez elle.

– Oh ! la reine mère ! fit Madame avec inquiétude, c’est sérieux.

– Je le crois bien. Voici ce quelle m’a dit… Mais, d’abord. permettez-moi un préambule.

– Parlez, Sire.

– Est-ce que Monsieur vous a jamais parlé de moi ?

– Souvent.

– Est-ce que Monsieur vous a jamais parlé de sa jalousie ?

– Oh ! plus souvent encore.

– À mon égard ?

– Non pas, mais à l’égard…

– Oui, je sais, de Buckingham, de Guiche.

– Précisément.

– Eh bien ! madame, voilà que Monsieur s’avise à présent d’être jaloux de moi.

– Voyez ! répliqua en souriant malicieusement la princesse.

– Enfin, ce me semble, nous n’avons jamais donné lieu…

– Jamais ! moi du moins… Mais comment avez-vous su la jalousie de Monsieur ?

– Ma mère m’a représenté que Monsieur était entré chez elle comme un furieux, qu’il avait exhalé mille plaintes contre votre… Pardonnez-moi…

– Dites, dites.

– Sur votre coquetterie. Il paraît que Monsieur se mêle aussi d’injustice.

– Vous êtes bien bon, Sire.

– Ma mère l’a rassuré ; mais il a prétendu qu’on le rassurait trop souvent et qu’il ne voulait plus l’être.

– N’eût-il pas mieux fait de ne pas s’inquiéter du tout ?

– C’est ce que j’ai dit.

– Avouez, Sire, que le monde est bien méchant. Quoi ! un frère, une sœur ne peuvent causer ensemble, se plaire dans la société l’un de l’autre sans donner lieu à des commentaires, à des soupçons ? Car enfin, Sire, nous ne faisons pas mal, nous n’avons nulle envie de faire mal.

Et elle regardait le roi de cet œil fier et provocateur qui allume les flammes du désir chez les plus froids et les plus sages.

– Non, c’est vrai, soupira Louis.

– Savez-vous bien, Sire, que, si cela continuait, je serais forcée de faire un éclat ? Voyons, jugez notre conduite : est-elle ou n’est-elle pas régulière ?

– Oh ! certes, elle est régulière.

– Seuls souvent, car nous nous plaisons aux mêmes choses, nous pourrions nous égarer aux mauvaises ; l’avons-nous fait ?… Pour moi vous êtes un frère, rien de plus.

Le roi fronça le sourcil. Elle continua.

– Votre main, qui rencontre souvent la mienne, ne me produit pas ces tressaillements, cette émotion… que des amants, par exemple…

– Oh ! assez, assez, je vous en conjure ! dit le roi au supplice. Vous êtes impitoyable et vous me ferez mourir.

– Quoi donc ?

– Enfin… vous dites clairement que vous n’éprouvez rien auprès de moi.

– Oh ! Sire… je ne dis pas cela… mon affection…

– Henriette… assez, je vous le demande encore. Si vous me croyez de marbre comme vous, détrompez-vous.

– Je ne vous comprends pas.

– C’est bien, soupira le roi en baissant les yeux. Ainsi nos rencontres… nos serrements de mains… nos regards échangés… Pardon, pardon… Oui, vous avez raison, et je sais ce que vous voulez dire.

Il cacha sa tête dans ses mains.

– Prenez garde, Sire, dit vivement Madame, voici que M. de Saint-Aignan vous regarde.

– C’est vrai ! s’écria Louis en fureur ; jamais l’ombre de la liberté, jamais de sincérité dans les relations… On croit trouver un ami, l’on n’a qu’un espion… une amie, l’on n’a qu’une… sœur.

Madame se tut, elle baissa les yeux.

– Monsieur est jaloux ! murmura-t-elle avec un accent dont rien ne saurait rendre la douceur et le charme.

– Oh ! s’écria soudain le roi, vous avez raison.

– Vous voyez bien, fit-elle en le regardant de manière à lui brûler le cœur, vous êtes libre ; on ne vous soupçonne pas ; on n’empoisonne pas toute la joie de votre maison.

– Hélas ! vous ne savez encore rien : c’est que la reine est jalouse.

– Marie-Thérèse ?

– Jusqu’à la folie. Cette jalousie de Monsieur est née de la sienne ; elle pleurait, elle se plaignait à ma mère, elle nous reprochait ces parties de bains si douces pour moi.

« Pour moi », fit le regard de Madame.

– Tout à coup, Monsieur, aux écoutes, surprit le mot banos, que prononçait la reine avec amertume ; cela l’éclaira. Il entra effaré, se mêla aux entretiens et querella ma mère si âprement, qu’elle dut fuir sa présence ; en sorte que vous avez affaire à un mari jaloux, et que je vais voir se dresser devant moi perpétuellement, inexorablement, le spectre de la jalousie aux yeux gonflés, aux joues amaigries, à la bouche sinistre.

– Pauvre roi ! murmura Madame en laissant sa main effleurer celle de Louis.

Il retint cette main, et, pour la serrer sans donner d’ombrage aux spectateurs qui ne cherchaient pas si bien les papillons qu’ils ne cherchassent aussi les nouvelles et à comprendre quelque mystère dans l’entretien du roi et de Madame, Louis rapprocha de sa belle-sœur le papillon expirant : tous deux se penchèrent comme pour compter les mille yeux de ses ailes ou les grains de leur poussière d’or.

Seulement, ni l’un ni l’autre ne parla ; leurs cheveux se touchaient, leurs haleines se mêlaient, leurs mains brûlaient l’une dans l’autre.

Cinq minutes s’écoulèrent ainsi.

Chapitre CXII – Ce que l’on prend en chassant aux papillons §

Les deux jeunes gens restèrent un instant la tête inclinée sous cette double pensée d’amour naissant qui fait naître tant de fleurs dans les imaginations de vingt ans.

Madame Henriette regardait Louis de côté. C’était une de ces natures bien organisées qui savent à la fois regarder en elles-mêmes et dans les autres. Elle voyait l’amour au fond du cœur de Louis, comme un plongeur habile voit une perle au fond de la mer.

Elle comprit que Louis était dans l’hésitation, sinon dans le doute, et qu’il fallait pousser en avant ce cœur paresseux ou timide.

– Ainsi ?… dit-elle, interrogeant en même temps qu’elle rompait le silence.

– Que voulez-vous dire ? demanda Louis après avoir attendu un instant.

– Je veux dire qu’il me faudra revenir à la résolution que j’avais prise.

– À laquelle ?

– À celle que j’avais déjà soumise à Votre Majesté.

– Quand cela ?

– Le jour où nous nous expliquâmes à propos des jalousies de Monsieur.

– Que me disiez-vous donc ce jour-là ? demanda Louis, inquiet.

– Vous ne vous en souvenez plus, Sire ?

– Hélas ! si c’est un malheur encore, je m’en souviendrai toujours assez tôt.

– Oh ! ce n’est un malheur que pour moi, Sire, répondit Madame Henriette ; mais c’est un malheur nécessaire.

– Mon Dieu !

– Et je le subirai.

– Enfin, dites, quel est ce malheur ?

– L’absence !

– Oh ! encore cette méchante résolution ?

– Sire, croyez que je ne l’ai point prise sans lutter violemment contre moi même… Sire, il me faut, croyez-moi, retourner en Angleterre.

– Oh ! jamais, jamais, je ne permettrai que vous quittiez la France ! s’écria le roi.

– Et cependant, dit Madame en affectant une douce et triste fermeté, cependant, Sire, rien n’est plus urgent ; et, il y a plus, je suis persuadée que telle est la volonté de votre mère.

– La volonté ! s’écria le roi. Oh ! oh ! chère sœur, vous avez dit là un singulier mot devant moi.

– Mais, répondit en souriant Madame Henriette, n’êtes-vous pas heureux de subir les volontés d’une bonne mère ?

– Assez, je vous en conjure ; vous me déchirez le cœur.

– Moi ?

– Sans doute, vous parlez de ce départ avec une tranquillité.

– Je ne suis pas née pour être heureuse, Sire, répondit mélancoliquement la princesse, et j’ai pris, toute jeune, l’habitude de voir mes plus chères pensées contrariées.

– Dites-vous vrai ? Et votre départ contrarierait-il une pensée qui vous soit chère ?

– Si je vous répondais oui, n’est-il pas vrai, Sire, que vous prendriez déjà votre mal en patience ?

– Cruelle !

– Prenez garde, Sire, on se rapproche de nous.

Le roi regarda autour de lui.

– Non, dit-il.

Puis, revenant à Madame :

– Voyons, Henriette, au lieu de chercher à combattre la jalousie de Monsieur par un départ qui me tuerait…

Henriette haussa légèrement les épaules, en femme qui doute.

– Oui, qui me tuerait, répondit Louis. Voyons, au lieu de vous arrêter à ce départ, est-ce que votre imagination… Ou plutôt est-ce que votre cœur ne vous suggérerait rien ?

– Et que voulez-vous que mon cœur me suggère, mon Dieu ?

– Mais enfin, dites, comment prouve-t-on à quelqu’un qu’il a tort d’être jaloux ?

– D’abord, Sire, en ne lui donnant aucun motif de jalousie, c’est-à-dire en n’aimant que lui.

– Oh ! j’attendais mieux.

– Qu’attendiez-vous ?

– Que vous répondiez tout simplement qu’on tranquillise les jaloux en dissimulant l’affection que l’on porte à l’objet de leur jalousie.

– Dissimuler est difficile, Sire.

– C’est pourtant par les difficultés vaincues qu’on arrive à tout bonheur. Quant à moi, je vous jure que je démentirai mes jaloux, s’il le faut, en affectant de vous traiter comme toutes les autres femmes.

– Mauvais moyen, faible moyen, dit la jeune femme en secouant sa charmante tête.

– Vous trouvez tout mauvais, chère Henriette, dit Louis mécontent. Vous détruisez tout ce que je propose. Mettez donc au moins quelque chose à la place. Voyons, cherchez. Je me fie beaucoup aux inventions des femmes. Inventez à votre tour.

– Eh bien ! je trouve ceci. Écoutez-vous, Sire ?

– Vous me le demandez ! Vous parlez de ma vie ou de ma mort, et vous me demandez si j’écoute !

– Eh bien ! j’en juge par moi-même. S’il s’agissait de me donner le change sur les intentions de mon mari à l’égard d’une autre femme, une chose me rassurerait par-dessus tout.

– Laquelle ?

– Ce serait de voir, d’abord, qu’il ne s’occupe pas de cette femme.

– Eh bien ! voilà précisément ce que je vous disais tout à l’heure.

– Soit. Mais je voudrais, pour être pleinement rassurée, le voir encore s’occuper d’une autre.

– Ah ! je vous comprends, répondit Louis en souriant. Mais, dites-moi, chère Henriette…

– Quoi ?

– Si le moyen est ingénieux, il n’est guère charitable.

– Pourquoi ?

– En guérissant l’appréhension de la blessure dans l’esprit du jaloux, vous lui en faites une au cœur. Il n’a plus la peur, c’est vrai ; mais il a le mal, ce qui me semble bien pis.

– D’accord ; mais au moins il ne surprend pas, il ne soupçonne pas l’ennemi réel, il ne nuit pas à l’amour ; il concentre toutes ses forces du côté où ses forces ne feront tort à rien ni à personne. En un mot, Sire, mon système, que je m’étonne de vous voir combattre, je l’avoue, fait du mal aux jaloux, c’est vrai, mais fait du bien aux amants. Or, je vous le demande, Sire, excepté vous peut-être, qui a jamais songé à plaindre les jaloux ? Ne sont-ce pas des bêtes mélancoliques, toujours aussi malheureuses sans sujet qu’avec sujet ? Ôtez le sujet, vous ne détruirez pas leur affliction. Cette maladie gît dans l’imagination, et, comme toutes les maladies imaginaires, elle est incurable. Tenez, il me souvient à ce propos, très cher Sire, d’un aphorisme de mon pauvre médecin Dawley, savant et spirituel docteur, que, sans mon frère, qui ne peut se passer de lui, j’aurais maintenant près de moi : « Lorsque vous souffrirez de deux affections, me disait-il, choisissez celle qui vous gêne le moins, je vous laisserai celle-là ; car, par Dieu ! disait-il, celle-là m’est souverainement utile pour que j’arrive à vous extirper l’autre. »

– Bien dit, bien jugé, chère Henriette, répondit le roi en souriant.

– Oh ! nous avons d’habiles gens à Londres, Sire.

– Et ces habiles gens font d’adorables élèves ; ce Daley, Darley… comment l’appelez-vous ?

– Dawley.

– Eh bien ! je lui ferai pension dès demain pour son aphorisme ; vous, Henriette, commencez, je vous prie, par choisir le moindre de vos maux. Vous ne répondez pas, vous souriez ; je devine, le moindre de vos maux, n’est-ce pas, c’est votre séjour en France ? Je vous laisserai ce mal-là, et, pour débuter dans la cure de l’autre, je veux chercher dès aujourd’hui un sujet de divagation pour les jaloux de tout sexe qui nous persécutent.

– Chut ! cette fois-ci, on vient bien réellement, dit Madame.

Et elle se baissa pour cueillir une pervenche dans le gazon touffu.

On venait, en effet, car soudain se précipitèrent, par le sommet du monticule, une foule de jeunes femmes que suivaient les cavaliers ; la cause de toute cette irruption était un magnifique sphinx des vignes aux ailes supérieures semblables au plumage du chat-huant, aux ailes inférieures pareilles à des feuilles de rose.

Cette proie opime était tombée dans les filets de Mlle de Tonnay-Charente, qui la montrait avec fierté à ses rivales, moins bonnes chercheuses qu’elle.

La reine de la chasse s’assit à vingt pas à peu près du banc où se tenaient Louis et Madame Henriette, s’adossa à un magnifique chêne enlacé de lierres, et piqua le papillon sur le jonc de sa longue canne.

Mlle de Tonnay-Charente était fort belle ; aussi les hommes désertèrent-ils les autres femmes pour venir, sous prétexte de lui faire compliment sur son adresse, se presser en cercle autour d’elle.

Le roi et la princesse regardaient sournoisement cette scène comme les spectateurs d’un autre âge regardent les jeux des petits enfants.

– On s’amuse là-bas, dit le roi.

– Beaucoup, Sire ; j’ai toujours remarqué qu’on s’amusait là où étaient la jeunesse et la beauté.

– Que dites-vous de Mlle de Tonnay-Charente, Henriette ? demanda le roi.

– Je dis qu’elle est un peu blonde, répondit Madame, tombant du premier coup sur le seul défaut que l’on pût reprocher à la beauté presque parfaite de la future Mme de Montespan.

– Un peu blonde, soit ! mais belle, ce me semble, malgré cela.

– Est-ce votre avis, Sire ?

– Mais oui.

– Eh bien ! alors, c’est le mien aussi.

– Et recherchée, vous voyez.

– Oh ! pour cela, oui : les amants voltigent. Si nous faisions la chasse aux amants, au lieu de faire la chasse aux papillons, voyez donc la belle capture que nous ferions autour d’elle.

– Voyons, Henriette, que dirait-on si le roi se mêlait à tous ces amants et laissait tomber son regard de ce côté ? Serait-on encore jaloux là-bas ?

– Oh ! Sire, Mlle de Tonnay-Charente est un remède bien efficace, dit Madame avec un soupir ; elle guérirait le jaloux, c’est vrai, mais elle pourrait bien faire une jalouse.

– Henriette ! Henriette ! s’écria Louis, vous m’emplissez le cœur de joie ! Oui, oui, vous avez raison, Mlle de Tonnay-Charente est trop belle pour servir de manteau.

– Manteau de roi, dit en souriant Madame Henriette ; manteau de roi doit être beau.

– Me le conseillez-vous ? demanda Louis.

– Oh ! moi, que vous dirais-je, Sire, sinon que donner un pareil conseil serait donner des armes contre moi ? Ce serait folie ou orgueil que vous conseiller de prendre pour héroïne d’un faux amour une femme plus belle que celle pour laquelle vous prétendez éprouver un amour vrai.

Le roi chercha la main de Madame avec la main, les yeux avec les yeux, puis il balbutia quelques mots si tendres, mais en même temps prononcés si bas, que l’historien, qui doit tout entendre, ne les entendit point.

Puis tout haut :

– Eh bien ! dit-il, choisissez-moi vous-même celle qui devra guérir nos jaloux. À celle-là tous mes soins, toutes mes attentions, tout le temps que je vole aux affaires ; à celle-là, Henriette, la fleur que je cueillerai pour vous, les pensées de tendresse que vous ferez naître en moi ; à celle-là le regard que je n’oserai vous adresser, et qui devrait aller vous éveiller dans votre insouciance. Mais choisissez-la bien, de peur qu’en voulant songer à elle, de peur qu’en lui offrant la rose détachée par mes doigts, je ne me trouve vaincu par vous-même, et que l’œil, la main, les lèvres ne retournent sur-le champ à vous, dût l’univers tout entier deviner mon secret.

Pendant que ces paroles s’échappaient de la bouche du roi, comme un flot d’amour, Madame rougissait, palpitait, heureuse, fière, enivrée ; elle ne trouva rien à répondre, son orgueil et sa soif des hommages étaient satisfaits.

– J’échouerai, dit-elle en relevant ses beaux yeux, mais non pas comme vous m’en priez, car tout cet encens que vous voulez brûler sur l’autel d’une autre déesse, ah ! Sire, j’en suis jalouse aussi et je veux qu’il me revienne, et je ne veux pas qu’il s’en égare un atome en chemin. Donc, Sire, je choisirai, avec votre royale permission, ce qui me paraîtra le moins capable de vous distraire, et qui laissera mon image bien intacte dans votre âme.

– Heureusement, dit le roi, que votre cœur n’est point mal composé, sans cela je frémirais de la menace que vous me faites ; nous avons pris sur ce point nos précautions, et autour de vous, comme autour de moi, il serait difficile de rencontrer un fâcheux visage.

Pendant que le roi parlait ainsi, Madame s’était levée, avait parcouru des yeux toute la pelouse, et, après un examen détaillé et silencieux, appelant à elle le roi :

– Tenez, Sire, dit-elle, voyez-vous sur le penchant de la colline, près de ce massif de boules-de-neige, cette belle arriérée qui va seule, tête baissée, bras pendants, cherchant dans les fleurs qu’elle foule aux pieds, comme tous ceux qui ont perdu leur pensée.

– Mlle de La Vallière ? fit le roi.

– Oui.

– Oh !

– Ne vous convient-elle pas, Sire ?

– Mais voyez donc la pauvre enfant, elle est maigre, presque décharnée !

– Bon ! suis-je grasse, moi ?

– Mais elle est triste à mourir !

– Cela fera contraste avec moi, que l’on accuse d’être trop gaie.

– Mais elle boite !

– Vous croyez ?

– Sans doute. Voyez donc, elle a laissé passer tout le monde de peur que sa disgrâce ne soit remarquée.

– Eh bien ! elle courra moins vite que Daphné et ne pourra pas fuir Apollon.

– Henriette ! Henriette ! fit le roi tout maussade, vous avez été justement me chercher la plus défectueuse de vos filles d’honneur.

– Oui, mais c’est une de mes filles d’honneur, notez cela.

– Sans doute. Que voulez-vous dire ?

– Je veux dire que, pour visiter cette divinité nouvelle, vous ne pourrez vous dispenser de venir chez moi, et que, la décence interdisant à votre flamme d’entretenir particulièrement la déesse, vous serez contraint de la voir à mon cercle, de me parler en lui parlant. Je veux dire, enfin, que les jaloux auront tort s’ils croient que vous venez chez moi pour moi, puisque vous y viendrez pour Mlle de La Vallière.

– Qui boite.

– À peine.

– Qui n’ouvre jamais la bouche.

– Mais qui, quand elle l’ouvre, montre des dents charmantes.

– Qui peut servir de modèle aux ostéologistes.

– Votre faveur l’engraissera.

– Henriette !

– Enfin, vous m’avez laissée maîtresse ?

– Hélas ! oui.

– Eh bien ! c’est mon choix ; je vous l’impose. Subissez-le.

– Oh ! je subirais une des Furies, si vous me l’imposiez.

– La Vallière est douce comme un agneau ; ne craignez pas qu’elle vous contredise jamais quand vous lui direz que vous l’aimez.

Et Madame se mit à rire.

– Oh ! vous n’avez pas peur que je lui en dise trop, n’est-ce pas ?

– C’était dans mon droit.

– Soit.

– C’est donc un traité fait ?

– Signé.

– Vous me conserverez une amitié de frère, une assiduité de frère, une galanterie de roi, n’est-ce pas ?

– Je vous conserverai un cœur qui n’a déjà plus l’habitude de battre qu’à votre commandement.

– Eh bien ! voyez-vous l’avenir assuré de cette façon ?

– Je l’espère.

– Votre mère cessera-t-elle de me regarder en ennemie ?

– Oui.

– Marie-Thérèse cessera-t-elle de parler en espagnol devant Monsieur, qui a horreur des colloques faits en langue étrangère, parce qu’il croit toujours qu’on l’y maltraite ?

– Hélas ! a-t-il tort ? murmura le roi tendrement.

– Et pour terminer, fit la princesse, accusera-t-on encore le roi de songer à des affections illégitimes, quand il est vrai que nous n’éprouvons rien l’un pour l’autre, si ce n’est des sympathies pures de toute arrière-pensée ?

– Oui, oui, balbutia le roi. Mais on dira encore autre chose.

– Et que dira-t-on, Sire ? En vérité, nous ne serons donc jamais en repos ?

– On dira, continua le roi, que j’ai bien mauvais goût ; mais qu’est-ce que mon amour-propre auprès de votre tranquillité ?

– De mon honneur, Sire, et de celui de notre famille, voulez-vous dire. D’ailleurs, croyez-moi, ne vous hâtez point ainsi de vous piquer contre La Vallière ; elle boite, c’est vrai, mais elle ne manque pas d’un certain bon sens. Tout ce que le roi touche, d’ailleurs, se convertit en or.

– Enfin, madame, soyez certaine d’une chose, c’est que je vous suis encore reconnaissant ; vous pouviez me faire payer plus cher encore votre séjour en France.

– Sire, on vient à nous.

– Eh bien ?

– Un dernier mot.

– Lequel ?

– Vous êtes prudent et sage, Sire, mais c’est ici qu’il faudra appeler à votre secours toute votre prudence, toute votre sagesse.

– Oh ! s’écria Louis en riant, je commence dès ce soir à jouer mon rôle, et vous verrez si j’ai de la vocation pour représenter les bergers. Nous avons grande promenade dans la forêt après le goûter, puis nous avons souper et ballet à dix heures.

– Je le sais bien.

– Or, ma flamme va ce soir même éclater plus haut que les feux d’artifice, briller plus clairement que les lampions de notre ami Colbert ; cela resplendira de telle sorte que les reines et Monsieur auront les yeux brûlés.

– Prenez garde, Sire, prenez garde !

– Eh ! mon Dieu, qu’ai-je donc fait ?

– Voilà que je vais rentrer mes compliments de tout à l’heure… Vous, prudent ! vous, sage ! ai-je dit… Mais vous débutez par d’abominables folies ! Est-ce qu’une passion s’allume ainsi, comme une torche, en une seconde ? Est-ce que, sans préparation aucune, un roi fait comme vous tombe aux pieds d’une fille comme La Vallière ?

– Oh ! Henriette ! Henriette ! Henriette ! je vous y prends… Nous n’avons pas encore commencé la campagne et vous me pillez !

– Non, mais je vous rappelle aux idées saines. Allumez progressivement votre flamme, au lieu de la faire éclater ainsi tout à coup. Jupiter tonne et fait briller l’éclair avant d’incendier les palais. Toute chose a son prélude. Si vous vous échauffez ainsi, nul ne vous croira épris, et tout le monde vous croira fou. À moins toutefois qu’on ne vous devine. Les gens sont moins sots parfois qu’ils n’en ont l’air.

Le roi fut obligé de convenir que Madame était un ange de savoir et un diable d’esprit.

– Eh bien ! soit, dit-il, je ruminerai mon plan d’attaque ; les généraux, mon cousin de Condé, par exemple, pâlissent sur leurs cartes stratégiques avant de faire mouvoir un seul de ces pions qu’on appelle des corps d’armée ; moi, je veux dresser tout un plan d’attaque. Vous savez que le Tendre est subdivisé en toutes sortes de circonscriptions. Eh bien ! je m’arrêterai au village de Petits-Soins, au hameau de Billets-Doux, avant de prendre la route de Visible-Amour ; le chemin est tout tracé, vous le savez, et cette pauvre Mlle de Scudéry ne me pardonnerait point de brûler ainsi les étapes.

– Nous voilà revenus en bon chemin, Sire. Maintenant, vous plaît-il que nous nous séparions ?

– Hélas ! il le faut bien ; car, tenez, on nous sépare.

– Ah ! dit Madame Henriette, en effet, voilà qu’on nous apporte le sphinx de Mlle de Tonnay-Charente, avec les sons de trompe en usage chez les grands veneurs.

– C’est donc bien entendu : ce soir, pendant la promenade, je me glisserai dans la forêt, et trouvant La Vallière sans vous…

– Je l’éloignerai. Cela me regarde.

– Très bien ! Je l’aborderai au milieu de ses compagnes, et lancerai le premier trait.

– Soyez adroit, dit Madame en riant, ne manquez pas le cœur.

Et la princesse prit congé du roi pour aller au-devant de la troupe joyeuse, qui accourait avec force cérémonies et fanfares de chasse entonnées par toutes les bouches.

Chapitre CXIII – Le ballet des Saisons §

Après la collation, qui eut lieu vers cinq heures, le roi entra dans son cabinet, où l’attendaient les tailleurs.

Il s’agissait d’essayer enfin ce fameux habit du Printemps qui avait coûté tant d’imagination, tant d’efforts de pensée aux dessinateurs et aux ornementistes de la cour.

Quant au ballet lui-même, tout le monde savait son pas et pouvait figurer.

Le roi avait résolu d’en faire l’objet d’une surprise. Aussi à peine eut-il terminé sa conférence et fut-il rentré chez lui, qu’il manda ses deux maîtres de cérémonies, Villeroy et Saint-Aignan.

Tous deux lui répondirent qu’on n’attendait que son ordre, et qu’on était prêt à commencer ; mais cet ordre, pour qu’il le donnât, il fallait du beau temps et une nuit propice.

Le roi ouvrit sa fenêtre ; la poudre d’or du soir tombait à l’horizon par les déchirures du bois ; blanche comme une neige, la lune se dessinait déjà au ciel.

Pas un pli sur la surface des eaux vertes ; les cygnes eux-mêmes, reposant sur leurs ailes fermées comme des navires à l’ancre, semblaient se pénétrer de la chaleur de l’air, de la fraîcheur de l’eau, et du silence d’une admirable soirée.

Le roi, ayant vu toutes ces choses, contemplé ce magnifique tableau, donna l’ordre que demandaient MM. de Villeroy et de Saint-Aignan.

Pour que cet ordre fût exécuté royalement, une dernière question était nécessaire ; Louis XIV la posa à ces deux gentilshommes.

La question avait quatre mots :

– Avez-vous de l’argent ?

– Sire, répondit Saint-Aignan, nous nous sommes entendus avec M. Colbert.

– Ah ! fort bien.

– Oui, Sire, et M. Colbert a dit qu’il serait auprès de Votre Majesté aussitôt que Votre Majesté manifesterait l’intention de donner suite aux fêtes dont elle a donné le programme.

– Qu’il vienne alors.

Comme si Colbert eût écouté aux portes pour se maintenir au courant de la conversation, il entra dès que le roi eut prononcé son nom devant les deux courtisans.

– Ah ! fort bien, monsieur Colbert, dit Sa Majesté. À vos postes donc, messieurs !

Saint-Aignan et Villeroy prirent congé.

Le roi s’assit dans un fauteuil près de la fenêtre.

– Je danse ce soir mon ballet, monsieur Colbert, dit-il.

– Alors, Sire, c’est demain que je paie les notes ?

– Comment cela ?

– J’ai promis aux fournisseurs de solder leurs comptes le lendemain du jour où le ballet aurait eu lieu.

– Soit, monsieur Colbert, vous avez promis, payez.

– Très bien, Sire ; mais, pour payer, comme disait M. de Lesdiguières, il faut de l’argent.

– Quoi ! les quatre millions promis par M. Fouquet n’ont-ils donc pas été remis ? J’avais oublié de vous en demander compte.

– Sire, ils étaient chez Votre Majesté à l’heure dite.

– Eh bien ?

– Eh bien ! Sire, les verres de couleur, les feux d’artifice, les violons et les cuisiniers ont mangé quatre millions en huit jours.

– Entièrement ?

– Jusqu’au dernier sou. Chaque fois que Votre Majesté a ordonné d’illuminer les bords du grand canal, cela a brûlé autant d’huile qu’il y a d’eau dans les bassins.

– Bien, bien, monsieur Colbert. Enfin, vous n’avez plus d’argent ?

– Oh ! je n’en ai plus, mais M. Fouquet en a.

Et le visage de Colbert s’éclaira d’une joie sinistre.

– Que voulez-vous dire ? demanda Louis.

– Sire, nous avons déjà fait donner six millions à M. Fouquet. Il les a donnés de trop bonne grâce pour n’en pas donner encore d’autres si besoin était. Besoin est aujourd’hui ; donc, il faut qu’il s’exécute.

Le roi fronça le sourcil.

– Monsieur Colbert, dit-il en accentuant le nom du financier, ce n’est point ainsi que je l’entends, je ne veux pas employer contre un de mes serviteurs des moyens de pression qui le gênent et qui entravent son service. M. Fouquet a donné six millions en huit jours, c’est une somme.

Colbert pâlit.

– Cependant, fit-il, Votre Majesté ne parlait pas ce langage il y a quelque temps ; lorsque les nouvelles de Belle-Île arrivèrent, par exemple.

– Vous avez raison, monsieur Colbert.

– Rien n’est changé depuis cependant, bien au contraire.

– Dans ma pensée, monsieur, tout est changé.

– Comment, Sire, Votre Majesté ne croit plus aux tentatives ?

– Mes affaires me regardent, monsieur le sous-intendant, et je vous ai déjà dit que je les faisais moi-même.

– Alors, je vois que j’ai eu le malheur, dit Colbert en tremblant de rage et de peur, de tomber dans la disgrâce de Votre Majesté.

– Nullement ; vous m’êtes, au contraire, fort agréable.

– Eh ! Sire, dit le ministre avec cette brusquerie affectée et habile quand il s’agissait de flatter l’amour-propre de Louis, à quoi bon être agréable à Votre Majesté si on ne lui est plus utile ?

– Je réserve vos services pour une occasion meilleure, et, croyez-moi, ils n’en vaudront que mieux.

– Ainsi le plan de Votre Majesté en cette affaire ?…

– Vous avez besoin d’argent, monsieur Colbert ?

– De sept cent mille livres, Sire.

– Vous les prendrez dans mon trésor particulier.

Colbert s’inclina.

– Et, ajouta Louis, comme il me paraît difficile que, malgré votre économie, vous satisfassiez avec une somme aussi exiguë aux dépenses que je veux faire, je vais vous signer une cédule de trois millions.

Le roi prit une plume et signa aussitôt. Puis, remettant le papier à Colbert :

– Soyez tranquille, dit-il, le plan que j’ai adopté est un plan de roi, monsieur Colbert.

Et sur ces mots, prononcés avec toute la majesté que le jeune prince savait prendre dans ces circonstances, il congédia Colbert pour donner audience aux tailleurs.

L’ordre donné par le roi était connu dans tout Fontainebleau ; on savait déjà que le roi essayait son habit et que le ballet serait dansé le soir.

Cette nouvelle courut avec la rapidité de l’éclair, et sur son passage elle alluma toutes les coquetteries, tous les désirs, toutes les folles ambitions.

À l’instant même, et comme par enchantement, tout ce qui savait tenir une aiguille, tout ce qui savait distinguer un pourpoint d’avec un haut-de-chausses, comme dit Molière, fut convoqué pour servir d’auxiliaire aux élégants et aux dames.

Le roi eut achevé sa toilette à neuf heures ; il parut dans son carrosse découvert et orné de feuillages et de fleurs.

Les reines avaient pris place sur une magnifique estrade disposée, sur les bords de l’étang, dans un théâtre d’une merveilleuse élégance.

En cinq heures, les ouvriers charpentiers avaient assemblé toutes les pièces de rapport de ce théâtre ; les tapissiers avaient tendu leurs tapisseries, dressé leurs sièges, et, comme au signal d’une baguette d’enchanteur, mille bras, s’aidant les uns les autres au lieu de se gêner, avaient construit l’édifice dans ce lieu au son des musiques, pendant que déjà les artificiers illuminaient le théâtre et les bords de l’étang par un nombre incalculable de bougies.

Comme le ciel s’étoilait et n’avait pas un nuage, comme on n’entendait pas un souffle d’air dans les grands bois, comme si la nature elle-même s’était accommodée à la fantaisie du prince, on avait laissé ouvert le fond de ce théâtre. En sorte que, derrière les premiers plans du décor, on apercevait pour fond ce beau ciel ruisselant d’étoiles cette nappe d’eau embrasée de feux qui s’y réfléchissaient, et les silhouettes bleuâtres des grandes masses de bois aux cimes arrondies.

Quand le roi parut, toute la salle était pleine, et présentait un groupe étincelant de pierreries et d’or, dans lequel le premier regard ne pouvait distinguer aucune physionomie.

Peu à peu, quand la vue s’accoutumait à tant d’éclat, les plus rares beautés apparaissaient, comme dans le ciel du soir les étoiles, une à une, pour celui qui a fermé les yeux et qui les rouvre.

Le théâtre représentait un bocage ; quelques faunes levant leurs pieds fourchus sautillaient çà et là ; une dryade, apparaissant, les excitait à la poursuite ; d’autres se joignaient à elle pour la défendre, et l’on se querellait en dansant.

Soudain devaient paraître, pour ramener l’ordre et la paix, le Printemps et toute sa cour.

Les éléments, les puissances subalternes et la mythologie avec leurs attributs, se précipitaient sur les traces de leur gracieux souverain.

Les Saisons, alliées du Printemps, venaient à ses côtés former un quadrille, qui, sur des paroles plus ou moins flatteuses, entamait la danse. La musique, hautbois, flûtes et violes, peignait les plaisirs champêtres.

Déjà le roi entrait au milieu d’un tonnerre d’applaudissements.

Il était vêtu d’une tunique de fleurs, qui dégageait, au lieu de l’alourdir, sa taille svelte et bien prise. Sa jambe, une des plus élégantes de la cour, paraissait avec avantage dans un bas de soie couleur chair, soie si fine et si transparente que l’on eût dit la chair elle-même.

Les plus charmants souliers de satin lilas clair, à bouffettes de fleurs et de feuilles, emprisonnaient son petit pied.

Le buste était en harmonie avec cette base ; de beaux cheveux ondoyants, un air de fraîcheur rehaussé par l’éclat de beaux yeux bleus qui brûlaient doucement les cœurs, une bouche aux lèvres appétissantes, qui daignait s’ouvrir pour sourire : tel était le prince de l’année, qu’on eût, et à juste titre ce soir-là, nommé le roi de tous les Amours.

Il y avait dans sa démarche quelque chose de la légère majesté d’un dieu. Il ne dansait pas, il planait.

Cette entrée fit donc l’effet le plus brillant. Soudain, comme nous l’avons dit, on aperçut le comte de Saint-Aignan qui cherchait à s’approcher du roi ou de Madame.

La princesse, vêtue d’une robe longue, diaphane et légère comme les plus fines résilles que tissent les savantes Malinoises, le genou parfois dessiné sous les plis de la tunique, son petit pied chaussé de soie, s’avançait radieuse avec son cortège de bacchantes, et touchait déjà la place qui lui était assignée pour danser.

Les applaudissements durèrent si longtemps, que le comte eut tout le loisir de joindre le roi arrêté sur une pointe.

– Qu’y a-t-il, Saint-Aignan ? fit le Printemps.

– Mon Dieu, Sire, répliqua le courtisan tout pâle, il y a que Votre Majesté n’a pas songé au pas des Fruits.

– Si fait ; il est supprimé.

– Non pas, Sire. Votre Majesté n’en a point donné l’ordre, et la musique l’a conservé.

– Voilà qui est fâcheux ! murmura le roi. Ce pas n’est point exécutable, puisque M. de Guiche est absent. Il faudra le supprimer.

– Oh ! Sire, un quart d’heure de musique sans danses, ce sera froid à tuer le ballet.

– Mais, comte, alors…

– Oh ! Sire, le grand malheur n’est pas là ; car, après tout, l’orchestre couperait encore tant bien que mal, s’il était nécessaire ; mais…

– Mais quoi ?

– C’est que M. de Guiche est ici.

– Ici ? répliqua le roi en fronçant le sourcil, ici ?… Vous êtes sûr ?…

– Tout habillé pour le ballet, Sire.

Le roi sentit le rouge lui monter au visage.

– Vous vous serez trompé, dit-il.

– Si peu, Sire, que Votre Majesté peut regarder à sa droite. Le comte attend.

Louis se tourna vivement de ce côté ; et, en effet, à sa droite, éclatant de beauté sous son habit de Vertumne, de Guiche attendait que le roi le regardât pour lui adresser la parole.

Dire la stupéfaction du roi, celle de Monsieur qui s’agita dans sa loge, dire les chuchotements, l’oscillation des têtes dans la salle, dire l’étrange saisissement de Madame à la vue de son partner, c’est une tâche que nous laissons à de plus habiles.

Le roi était resté bouche béante et regardait le comte.

Celui-ci s’approcha, respectueux, courbé :

– Sire, dit-il, le plus humble serviteur de Votre Majesté vient lui faire service en ce jour, comme il a fait au jour de bataille. Le roi, en manquant ce pas des Fruits, perdait la plus belle scène de son ballet. Je n’ai pas voulu qu’un semblable dommage résultât par moi, pour la beauté, l’adresse et la bonne grâce du roi ; j’ai quitté mes fermiers, afin devenir en aide à mon prince.

Chacun de ces mots tombait, mesuré, harmonieux, éloquent, dans l’oreille de Louis XIV. La flatterie lui plut autant que le courage l’étonna. Il se contenta de répondre :

– Je ne vous avais pas dit de revenir, comte.

– Assurément, Sire ; mais Votre Majesté ne m’avait pas dit de rester.

Le roi sentait le temps courir. La scène, en se prolongeant, pouvait tout brouiller. Une seule ombre à ce tableau le gâtait sans ressource.

Le roi, d’ailleurs, avait le cœur tout plein de bonnes idées ; il venait de puiser dans les yeux si éloquents de Madame une inspiration nouvelle.

Ce regard d’Henriette lui avait dit :

– Puisqu’on est jaloux de vous, divisez les soupçons ; qui se défie de deux rivaux ne se défie d’aucun.

Madame, avec cette habile diversion, l’emporta.

Le roi sourit à de Guiche.

De Guiche ne comprit pas un mot au langage muet de Madame. Seulement, il vit bien qu’elle affectait de ne le point regarder. Sa grâce obtenue, il l’attribua au cœur de la princesse. Le roi en sut gré à tout le monde.

Monsieur seul ne comprit pas.

Le ballet commença ; il fut splendide.

Quand les violons enlevèrent, par leurs élans, ces illustres danseurs, quand la pantomime naïve de cette époque, bien plus naïve encore par le jeu, fort médiocre, des augustes histrions, fut parvenue à son point culminant de triomphe, la salle faillit crouler sous les applaudissements.

De Guiche brilla comme un soleil, mais comme un soleil courtisan qui se résigne au deuxième rôle.

Dédaigneux de ce succès, dont Madame ne lui témoignait aucune reconnaissance, il ne songea plus qu’à reconquérir bravement la préférence ostensible de la princesse.

Elle ne lui donna pas un seul regard.

Peu à peu toute sa joie, tout son brillant s’éteignirent dans la douleur et l’inquiétude : en sorte que ses jambes devinrent molles, ses bras lourds, sa tête hébétée.

Le roi, dès ce moment, fut réellement le premier danseur du quadrille.

Il jeta un regard de côté sur son rival vaincu.

De Guiche n’était même plus courtisan ; il dansait mal, sans adulation ; bientôt il ne dansa plus du tout.

Le roi et Madame triomphèrent.

Chapitre CXIV – Les nymphes du parc de Fontainebleau §

Le roi demeura un instant à jouir de son triomphe, qui, nous l’avons dit, était aussi complet que possible.

Puis il se retourna vers Madame pour l’admirer aussi un peu à son tour.

Les jeunes gens aiment peut-être avec plus de vivacité, plus d’ardeur, plus de passion que les gens d’un âge mûr ; mais ils ont en même temps tous les autres sentiments développés dans la proportion de leur jeunesse et de leur vigueur, en sorte que l’amour-propre étant presque toujours, chez eux, l’équivalent de l’amour, ce dernier sentiment, combattu par les lois de la pondération, n’atteint jamais le degré de perfection qu’il acquiert chez les hommes et les femmes de trente à trente-cinq ans.

Louis pensait donc à Madame, mais seulement après avoir bien pensé à lui-même, et Madame pensait beaucoup à elle-même, peut-être sans penser le moins du monde au roi.

Mais la victime, au milieu de tous ces amours et amours-propres royaux, c’était de Guiche.

Aussi tout le monde put-il remarquer à la fois l’agitation et la prostration du pauvre gentilhomme, et cette prostration, surtout, était d’autant plus remarquable que l’on n’avait pas l’habitude de voir ses bras tomber, sa tête s’alourdir, ses yeux perdre leur flamme. On n’était pas d’ordinaire inquiet sur son compte quand il s’agissait d’une question d’élégance et de goût.

Aussi la défaite de Guiche fut-elle attribuée, par le plus grand nombre, à son habileté de courtisan.

Mais d’autres aussi – les yeux clairvoyants sont à la cour – mais d’autres aussi remarquèrent sa pâleur et son atonie, pâleur et atonie qu’il ne pouvait ni feindre ni cacher, et ils en conclurent, avec raison, que de Guiche ne jouait pas une comédie d’adulation.

Ces souffrances, ces succès, ces commentaires furent enveloppés, confondus, perdus dans le bruit des applaudissements.

Mais, quand les reines eurent témoigné leur satisfaction, les spectateurs leur enthousiasme, quand le roi se fut rendu à sa loge pour changer de costume, tandis que Monsieur, habillé en femme, selon son habitude, dansait à son tour, de Guiche, rendu à lui-même, s’approcha de Madame, qui, assise au fond du théâtre, attendait la deuxième entrée, et s’était fait une solitude au milieu de la foule, comme pour méditer à l’avance ses effets chorégraphiques.

On comprend que, absorbée par cette grave méditation, elle ne vît point ou fît semblant de ne pas voir ce qui se passait autour d’elle.

De Guiche, la trouvant donc seule auprès d’un buisson de toile peinte, s’approcha de Madame.

Deux de ses demoiselles d’honneur, vêtues en hamadryades, voyant de Guiche s’approcher, se reculèrent par respect.

De Guiche s’avança donc au milieu du cercle et salua Son Altesse Royale.

Mais Son Altesse Royale, qu’elle eût remarqué ou non le salut, ne tourna même point la tête.

Un frisson passa dans les veines du malheureux ; il ne s’attendait point à une aussi complète indifférence, lui qui n’avait rien vu, lui qui n’avait rien appris, lui qui, par conséquent, ne pouvait rien deviner.

Donc, voyant que son salut n’obtenait aucune réponse ; il fit un pas de plus, et, d’une voix qu’il s’efforçait, mais inutilement, de rendre calme :

– J’ai l’honneur, dit-il, de présenter mes bien humbles respects à Madame.

Cette fois Son Altesse Royale daigna tourner ses yeux languissants vers le comte.

– Ah ! monsieur de Guiche, dit-elle, c’est vous ; bonjour !

Et elle se retourna.

La patience faillit manquer au comte.

– Votre Altesse Royale a dansé à ravir tout à l’heure, dit-il.

– Vous trouvez ? fit négligemment Madame.

– Oui, le personnage est tout à fait celui qui convient au caractère de Son Altesse Royale.

Madame se retourna tout à fait, et, regardant de Guiche avec son œil clair et fixe :

– Comment cela ? dit-elle.

– Sans doute.

– Expliquez-vous.

– Vous représentez une divinité, belle, dédaigneuse et légère, fit-il.

– Vous voulez parler de Pomone, monsieur le comte ?

– Je parle de la déesse que représente Votre Altesse Royale.

Madame demeura un instant les lèvres crispées.

– Mais vous-même, monsieur, dit-elle, n’êtes-vous pas aussi un danseur parfait ?

– Oh ! moi, madame, je suis de ceux qu’on ne distingue point, et qu’on oublie si par hasard on les a distingués.

Et sur ces paroles, accompagnées d’un de ces soupirs profonds qui font tressaillir les dernières fibres de l’être, le cœur plein d’angoisses et de palpitations, la tête en feu, l’œil vacillant, il salua, haletant, et se retira derrière le buisson de toile.

Madame, pour toute réponse, haussa légèrement les épaules.

Et comme ses dames d’honneur s’étaient, ainsi que nous l’avons dit, retirées par discrétion durant le colloque, elle les rappela du regard.

C’étaient Mlles de Tonnay-Charente et de Montalais.

Toutes deux, à ce signe de Madame, s’approchèrent avec empressement.

– Avez-vous entendu, mesdemoiselles ? demanda la princesse.

– Quoi, madame ?

– Ce que M. le comte de Guiche a dit.

– Non.

– En vérité, c’est une chose remarquable, continua la princesse avec l’accent de la compassion, combien l’exil a fatigué l’esprit de ce pauvre M. de Guiche.

Et plus haut encore, de peur que le malheureux ne perdît une parole :

– Il a mal dansé d’abord, continua-t-elle ; puis, ensuite, il n’a dit que des pauvretés.

Puis elle se leva, fredonnant l’air sur lequel elle allait danser.

Guiche avait tout entendu. Le trait pénétra au plus profond de son cœur et le déchira.

Alors, au risque d’interrompre tout l’ordre de la fête par son dépit, il s’enfuit, mettant en lambeaux son bel habit de Vertumne, et semant sur son chemin les pampres, les mûres, les feuilles d’amandier et tous les petits attributs artificiels de sa divinité.

Un quart d’heure après, il était de retour sur le théâtre. Mais il était facile de comprendre qu’il n’y avait qu’un puissant effort de la raison sur la folie qui avait pu le ramener, ou peut-être, le cœur est ainsi fait, l’impossibilité même de rester plus longtemps éloigné de celle qui lui brisait le cœur.

Madame achevait son pas.

Elle le vit, mais ne le regarda point ; et lui, irrité, furieux, lui tourna le dos à son tour lorsqu’elle passa escortée de ses nymphes et suivie de cent flatteurs.

Pendant ce temps, à l’autre bout du théâtre, près de l’étang, une femme était assise, les yeux fixés sur une des fenêtres du théâtre.

De cette fenêtre s’échappaient des flots de lumière.

Cette fenêtre, c’était celle de la loge royale.

De Guiche en quittant le théâtre, de Guiche en allant chercher l’air dont il avait si grand besoin, de Guiche passa près de cette femme et la salua.

Elle, de son côté, en apercevant le jeune homme, s’était levée comme une femme surprise au milieu d’idées qu’elle voudrait se cacher à elle-même.

Guiche la reconnut. Il s’arrêta.

– Bonsoir, mademoiselle ! dit-il vivement.

– Bonsoir, monsieur le comte !

– Ah ! mademoiselle de La Vallière, continua de Guiche, que je suis heureux de vous rencontrer !

– Et moi aussi, monsieur le comte, je suis heureuse de ce hasard, dit la jeune fille en faisant un mouvement pour se retirer.

– Oh ! non ! non ! ne me quittez pas, dit de Guiche en étendant la main vers elle ; car vous démentiriez ainsi les bonnes paroles que vous venez de dire. Restez, je vous en supplie, il fait la plus belle soirée du monde. Vous fuyez le bruit, vous ! Vous aimez votre société à vous seule, vous ! Eh bien ! oui, je comprends cela ; toutes les femmes qui ont du cœur sont ainsi. Jamais on n’en verra une s’ennuyer loin du tourbillon de tous ces plaisirs bruyants ! Oh ! mademoiselle ! mademoiselle !

– Mais qu’avez-vous donc, monsieur le comte ? demanda La Vallière avec un certain effroi. Vous semblez agité.

– Moi ? Non pas ; non.

– Alors, monsieur de Guiche, permettez-moi de vous faire ici le remerciement que je me proposais de vous faire à la première occasion. C’est à votre protection, je le sais, que je dois d’avoir été admise parmi les filles d’honneur de Madame.

– Ah ! oui, vraiment, je m’en, souviens et je m’en félicite, mademoiselle. Aimez-vous quelqu’un, vous ?

– Moi ?

– Oh ! pardon, je ne sais ce que je dis ; pardon mille fois. Madame avait raison, bien raison ; cet exil brutal a complètement bouleversé mon esprit.

– Mais le roi vous a bien reçu, ce me semble, monsieur le comte ?

– Trouvez-vous ?… Bien reçu… peut-être… Oui…

– Sans doute, bien reçu ; car, enfin, vous revenez sans congé de lui ?

– C’est vrai, et je crois que vous avez raison, mademoiselle. Mais n’avez vous point vu par ici M. le vicomte de Bragelonne ?

La Vallière tressaillit à ce nom.

– Pourquoi cette question ? demanda-t-elle.

– Oh ! mon Dieu ! vous blesserais-je encore ? fit de Guiche. En ce cas, je suis bien malheureux, bien à plaindre !

– Oui, bien malheureux, bien à plaindre, monsieur de Guiche, car vous paraissez horriblement souffrir.

– Oh ! mademoiselle, que n’ai-je une sœur dévouée, une amie véritable !

– Vous avez des amis, monsieur de Guiche, et M. le vicomte de Bragelonne, dont vous parliez tout à l’heure, est, il me semble, un de ces bons amis.

– Oui, oui, en effet, c’est un de mes bons amis. Adieu, mademoiselle, adieu ! recevez tous mes respects.

Et il s’enfuit comme un fou du côté de l’étang.

Son ombre noire glissait grandissante parmi les ifs lumineux et les larges moires resplendissantes de l’eau.

La Vallière le regarda quelque temps avec compassion.

– Oh ! oui, oui, dit-elle, il souffre et je commence à comprendre pourquoi.

Elle achevait à peine, lorsque ses compagnes, Mlles de Montalais et de Tonnay-Charente, accoururent.

Elles avaient fini leur service, dépouillé leurs habits de nymphes, et, joyeuses de cette belle nuit, du succès de la soirée, elles revenaient trouver leur compagne.

– Eh quoi ! déjà ! lui dirent-elles. Nous croyions arriver les premières au rendez-vous.

– J’y suis depuis un quart d’heure, répondit La Vallière.

– Est-ce que la danse ne vous a point amusée ?

– Non.

– Et tout le spectacle ?

– Non plus. En fait de spectacle, j’aime bien mieux celui de ces bois noirs au fond desquels brille çà et là une lumière qui passe comme un œil rouge, tantôt ouvert, tantôt fermé.

– Elle est poète, cette La Vallière, dit Tonnay-Charente.

– C’est-à-dire insupportable, fit Montalais. Toutes les fois qu’il s’agit de rire un peu ou de s’amuser de quelque chose, La Vallière pleure ; toutes les fois qu’il s’agit de pleurer, pour nous autres femmes, chiffons perdus, amour-propre piqué, parure sans effet, La Vallière rit.

– Oh ! quant à moi, je ne puis être de ce caractère, dit Mlle de Tonnay-Charente. Je suis femme, et femme comme on ne l’est pas ; qui m’aime me flatte, qui me flatte me plaît par sa flatterie, et qui me plaît…

– Eh bien ! tu n’achèves pas ? dit Montalais.

– C’est trop difficile, répliqua Mlle de Tonnay-Charente en riant aux éclats. Achève pour moi, toi qui as tant d’esprit.

– Et vous, Louise, dit Montalais, vous plaît-on ?

– Cela ne regarde personne, dit la jeune fille en se levant du banc de mousse où elle était restée étendue pendant tout le temps qu’avait duré le ballet. Maintenant, mesdemoiselles, nous avons formé le projet de nous divertir cette nuit sans surveillants et sans escorte. Nous sommes trois, nous nous plaisons l’une à l’autre, il fait un temps superbe ; regardez là-bas, voyez la lune qui monte doucement au ciel et argente les cimes des marronniers et des chênes. Oh ! la belle promenade ! oh ! la belle liberté ! la belle herbe fine des bois, la belle faveur que me fait votre amitié ; prenons-nous par le bras et gagnons les grands arbres. Ils sont tous, en ce moment, attablés et actifs là-bas, occupés à se parer pour une promenade d’apparat ; on selle les chevaux, on attelle les voitures, les mules de la reine ou les quatre cavales blanches de Madame. Nous, gagnons vite un endroit où nul œil ne vous devine, où nul pas ne marche dans notre pas. Vous rappelez-vous, Montalais, les bois de Cheverny et de Chambord, les peupliers sans fin de Blois ? nous avons échangé là-bas bien des espérances.

– Bien des confidences aussi.

– Oui.

– Moi, dit Mlle de Tonnay-Charente, je pense beaucoup aussi ; mais prenez garde…

– Elle ne dit rien, fit Montalais, de sorte que ce que pense Mlle de Tonnay Charente, Athénaïs seule le sait.

– Chut ! s’écria Mlle de La Vallière, j’entends des pas qui viennent de ce côté.

– Eh ! vite ! vite ! dans les roseaux, dit Montalais ; baissez-vous, Athénaïs, vous qui êtes si grande.

Mlle de Tonnay-Charente se baissa effectivement.

Presque aussitôt on vit, en effet, deux gentilshommes s’avancer, la tête inclinée, les bras entrelacés et marchant sur le sable fin de l’allée parallèle au rivage.

Les femmes se firent petites, imperceptibles.

– C’est M. de Guiche, dit Montalais à l’oreille de Mlle de Tonnay Charente.

– C’est M. de Bragelonne, dit celle-ci à l’oreille de La Vallière.

Les deux jeunes gens continuaient de s’approcher en causant d’une voix animée.

– C’est par ici qu’elle était tout à l’heure, dit le comte. Si je n’avais fait que la voir, je dirais que c’est une apparition ; mais je lui ai parlé.

– Ainsi, vous êtes sûr ?

– Oui ; mais peut-être aussi lui ai-je fait peur.

– Comment cela ?

– Eh ! mon Dieu ! j’étais encore fou de ce que vous savez, de sorte qu’elle n’aura rien compris à mes discours et aura pris peur.

– Oh ! dit Bragelonne, ne vous inquiétez pas, mon ami. Elle est bonne, elle excusera ; elle a de l’esprit, elle comprendra.

– Oui ; mais si elle a compris, trop bien compris.

– Après ?

– Et qu’elle parle.

– Oh ! vous ne connaissez pas Louise, comte, dit Raoul. Louise a toutes les vertus, et n’a pas un seul défaut.

Et les jeunes gens passèrent là-dessus, et, comme ils s’éloignaient, leurs voix se perdirent peu à peu.

– Comment ! La Vallière, dit Mlle de Tonnay-Charente. M. le vicomte de Bragelonne a dit « Louise » en parlant de vous. Comment cela se fait-il ?

– Nous avons été élevés ensemble, répondit Mlle de La Vallière ; tout enfants, nous nous connaissions.

– Et puis M. de Bragelonne est ton fiancé, chacun sait cela.

– Oh ! je ne le savais pas, moi. Est-ce vrai, mademoiselle ?

– C’est-à-dire, répondit Louise en rougissant, c’est-à-dire que M. de Bragelonne m’a fait l’honneur de me demander ma main… mais…

– Mais quoi ?

– Mais il paraît que le roi…

– Eh bien ?

– Que le roi ne veut pas consentir à ce mariage.

– Eh ! pourquoi le roi ? et qu’est-ce que le roi ? s’écria Aure avec aigreur. Le roi a-t-il donc le droit de se mêler de ces choses-là, bon Dieu ?… » La poulitique est la poulitique, comme disait M. de Mazarin ; ma l’amor, il est l’amor. » Si donc tu aimes M. de Bragelonne, et, s’il t’aime, épousez-vous. Je vous donne mon consentement, moi.

Athénaïs se mit à rire.

– Oh ! je parle sérieusement, répondit Montalais, et mon avis en ce cas vaut bien l’avis du roi, je suppose. N’est-ce pas, Louise ?

– Voyons, voyons, ces messieurs sont passés, dit La Vallière ; profitons donc de la solitude pour traverser la prairie et nous jeter dans le bois.

– D’autant mieux, dit Athénaïs, que voilà des lumières qui partent du château et du théâtre, et qui me font l’effet de précéder quelque illustre compagnie.

– Courons, dirent-elles toutes trois.

Et relevant gracieusement les longs plis de leurs robes de soie, elles franchirent lestement l’espace qui s’étendait entre l’étang et la partie la plus ombragée du parc.

Montalais, légère comme une biche, Athénaïs, ardente comme une jeune louve, bondissaient dans l’herbe sèche, et parfois un Actéon téméraire eût pu apercevoir dans la pénombre leur jambe pure et hardie se dessinant sous l’épais contour des jupes de satin.

La Vallière, plus délicate et plus pudique, laissa flotter ses robes ; retardée ainsi par la faiblesse de son pied, elle ne tarda point à demander sa grâce.

Et, demeurée en arrière, elle força ses deux compagnes à l’attendre.

En ce moment, un homme, caché dans un fossé plein de jeunes pousses de saules, remonta vivement sur le talus de ce fossé et se mit à courir dans la direction du château.

Les trois femmes, de leur côté, atteignirent les lisières du parc, dont toutes les allées leur étaient connues.

De grandes allées fleuries s’élevaient autour des fossés ; des barrières fermées protégeaient de ce côté les promeneurs contre l’envahissement des chevaux et des calèches.

En effet, on entendait rouler dans le lointain, sur le sol ferme des chemins, les carrosses des reines et de Madame. Plusieurs cavaliers les suivaient avec le bruit si bien imité par les vers cadencés de Virgile.

Quelques musiques lointaines répondaient au bruit, et, quand les harmonies cessaient, le rossignol, chanteur plein d’orgueil, envoyait à la compagnie qu’il sentait rassemblée sous les ombrages les chants les plus compliqués, les plus suaves et les plus savants.

Autour du chanteur, brillaient, dans le fond noir des gros arbres, les yeux de quelque chat-huant sensible à l’harmonie.

De sorte que cette fête de toute la cour était aussi la fête des hôtes mystérieux des bois ; car assurément la biche écoutait dans sa fougère, le faisan sur sa branche, le renard dans son terrier.

On devinait la vie de toute cette population nocturne et invisible, aux brusques mouvements qui s’opéraient tout à coup dans les feuilles.

Alors les nymphes des bois poussaient un petit cri ; puis, rassurées à l’instant même, riaient et reprenaient leur marche.

Et elles arrivèrent ainsi au chêne royal, vénérable reste d’un chêne, qui, dans sa jeunesse, avait entendu les soupirs de Henri II pour la belle Diane de Poitiers, et plus tard ceux de Henri IV pour la belle Gabrielle d’Estrées.

Sous ce chêne, les jardiniers avaient accumulé la mousse et le gazon, de telle sorte que jamais siège circulaire n’avait mieux reposé les membres fatigués d’un roi.

Le tronc de l’arbre formait un dossier rugueux, mais suffisamment large pour quatre personnes.

Sous les rameaux qui obliquaient vers le tronc, les voix se perdaient en filtrant vers les cieux.

Chapitre CXV – Ce qui se disait sous le chêne royal §

Il y avait dans la douceur de l’air, dans le silence du feuillage, un muet engagement pour ces jeunes femmes à changer tout de suite la conversation badine en une conversation plus sérieuse.

Celle même dont le caractère était le plus enjoué, Montalais, par exemple, y penchait la première.

Elle débuta par un gros soupir.

– Quelle joie, dit-elle, de nous sentir ici, libres, seules, et en droit d’être franches, surtout envers nous-mêmes !

– Oui, dit Mlle de Tonnay-Charente ; car la cour, si brillante qu’elle soit, cache toujours un mensonge sous les plis du velours ou sous les feux des diamants.

– Moi, répliqua La Vallière, je ne mens jamais ; quand je ne puis dire la vérité, je me tais.

– Vous ne serez pas longtemps en faveur, ma chère, dit Montalais ; ce n’est point ici comme à Blois, où nous disions à la vieille Madame tous nos dépits et toutes nos envies. Madame avait ses jours où elle se souvenait d’avoir été jeune. Ces jours-là, quiconque causait avec Madame trouvait une amie sincère. Madame nous contait ses amours avec Monsieur, et nous, nous lui contions ses amours avec d’autres, ou du moins les bruits qu’on avait fait courir sur ses galanteries. Pauvre femme ! si innocente ! elle en riait, nous aussi ; où est-elle à présent ?

– Ah ! Montalais, rieuse Montalais, s’écria La Vallière, voilà que tu soupires encore ; les bois t’inspirent, et tu es presque raisonnable ce soir.

– Mesdemoiselles, dit Athénaïs, vous ne devez pas tellement regretter la cour de Blois, que vous ne vous trouviez heureuses chez nous. Une cour, c’est l’endroit où viennent les hommes et les femmes pour causer de choses que les mères et les tuteurs, que les confesseurs surtout, défendent avec sévérité. À la cour, on se dit ces choses sous privilège du roi et des reines, n’est-ce pas agréable ?

– Oh ! Athénaïs, dit Louise en rougissant.

– Athénaïs est franche ce soir, dit Montalais, profitons-en.

– Oui, profitons-en, car on m’arracherait ce soir les plus intimes secrets de mon cœur.

– Ah ! si M. de Montespan était là ! dit Montalais.

– Vous croyez que j’aime M. de Montespan ? murmura la belle jeune fille.

– Il est beau, je suppose ?

– Oui, et ce n’est pas un mince avantage à mes yeux.

– Vous voyez bien.

– Je dirai plus, il est, de tous les hommes qu’on voit ici, le plus beau et le plus…

– Qu’entend-on là ? dit La Vallière en faisant sur le banc de mousse un brusque mouvement.

– Quelque daim qui fuit dans les branches.

– Je n’ai peur que des hommes, dit Athénaïs.

– Quand ils ne ressemblent pas à M. de Montespan ?

– Finissez cette raillerie… M. de Montespan est aux petits soins pour moi ; mais cela n’engage à rien. N’avons-nous pas ici M. de Guiche qui est aux petits soins pour Madame ?

– Pauvre, pauvre garçon ! dit La Vallière.

– Pourquoi pauvre ?… Madame est assez belle et assez grande dame, je suppose.

La Vallière secoua douloureusement la tête.

– Quand on aime, dit-elle, ce n’est ni la belle ni la grande dame ; mes chères amies, quand on aime, ce doit être le cœur et les yeux seuls de celui ou de celle qu’on aime.

Montalais se mit à rire bruyamment.

– Cœur, yeux, oh ! sucrerie ! dit-elle.

– Je parle pour moi, répliqua La Vallière.

– Nobles sentiments ! dit Athénaïs d’un air protecteur, mais froid.

– Ne les avez-vous pas, mademoiselle ? dit Louise.

– Parfaitement, mademoiselle ; mais je continue. Comment peut-on plaindre un homme qui rend des soins à une femme comme Madame ? S’il y a disproportion, c’est du côté du comte.

– Oh ! non, non, fit La Vallière, c’est du côté de Madame.

– Expliquez-vous.

– Je m’explique. Madame n’a pas même le désir de savoir ce que c’est que l’amour. Elle joue avec ce sentiment comme les enfants avec les artifices dont une étincelle embraserait un palais. Cela brille, voilà tout ce qu’il lui faut. Or, joie et amour sont le tissu dont elle veut que soit tramée sa vie. M. de Guiche aimera cette dame illustre ; elle ne l’aimera pas.

Athénaïs partit d’un éclat de rire dédaigneux.

– Est-ce qu’on aime ? dit-elle. Où sont vos nobles sentiments de tout à l’heure ? la vertu d’une femme n’est-elle point dans le courageux refus de toute intrigue à conséquence. Une femme bien organisée et douée d’un cœur généreux doit regarder les hommes, s’en faire aimer, adorer même, et dire une fois au plus dans sa vie : « Tiens ! il me semble que, si je n’eusse pas été ce que je suis, j’eusse moins détesté celui-là que les autres. »

– Alors, s’écria La Vallière en joignant les mains, voilà ce que vous promettez à M. de Montespan ?

– Eh ! certes, à lui comme à tout autre. Quoi ! je vous ai dit que je lui reconnaissais une certaine supériorité, et cela ne suffirait pas ! Ma chère, on est femme, c’est-à-dire reine dans tout le temps que nous donne la nature pour occuper cette royauté, de quinze à trente-cinq ans. Libre à vous d’avoir du cœur après, quand vous n’aurez plus que cela.

– Oh ! oh ! murmura La Vallière.

– Parfait ! s’écria Montalais, voilà une maîtresse femme. Athénaïs, vous irez loin !

– Ne m’approuvez-vous point ?

– Oh ! des pieds et des mains ! dit la railleuse.

– Vous plaisantez, n’est-ce pas, Montalais ? dit Louise.

– Non, non, j’approuve tout ce que vient de dire Athénaïs ; seulement…

– Seulement quoi ?

– Eh bien ! je ne puis le mettre en action. J’ai les plus complets principes ; je me fais des résolutions, près desquelles les projets du stathouder et ceux du roi d’Espagne sont des jeux d’enfants, puis, le jour de la mise à exécution, rien.

– Vous faiblissez ? dit Athénaïs avec dédain.

– Indignement.

– Malheureuse nature, reprit Athénaïs. Mais, au moins, vous choisissez ?

– Ma foi !… ma foi, non ! Le sort se plaît à me contrarier en tout ; je rêve des empereurs et je trouve des…

– Aure ! Aure ! s’écria La Vallière, par pitié, ne sacrifiez pas, au plaisir de dire un mot, ceux qui vous aiment d’une affection si dévouée.

– Oh ! pour cela, je m’en embarrasse peu : ceux qui m’aiment sont assez heureux que je ne les chasse point, ma chère. Tant pis pour moi si j’ai une faiblesse ; mais tant pis pour eux si je m’en venge sur eux. Ma foi ! je m’en venge !

– Aure !

– Vous avez raison, dit Athénaïs, et peut-être aussi arriverez-vous au même but. Cela s’appelle être coquette, voyez-vous, mesdemoiselles. Les hommes, qui sont des sots en beaucoup de choses, le sont surtout en celle-ci, qu’ils confondent sous ce mot de coquetterie la fierté d’une femme et sa variabilité. Moi, je suis fière, c’est-à-dire imprenable, je rudoie les prétendants, mais sans aucune espèce de prétention à les retenir. Les hommes disent que je suis coquette, parce qu’ils ont l’amour-propre de croire que je les désire. D’autres femmes, Montalais, par exemple, se sont laissé entamer par les adulations ; elles seraient perdues sans le bienheureux ressort de l’instinct qui les pousse à changer soudain et à châtier celui dont elles acceptaient naguère l’hommage.

– Savante dissertation ! dit Montalais d’un ton de gourmet qui se délecte.

– Odieux ! murmura Louise.

– Grâce à cette coquetterie, car voilà la véritable coquetterie, poursuivit Mlle de Tonnay-Charente, l’amant bouffi d’orgueil, il y a une heure, maigrit en une minute de toute l’enflure de son amour-propre. Il prenait déjà des airs vainqueurs, il recule ; il allait nous protéger, il se prosterne de nouveau. Il en résulte qu’au lieu d’avoir un mari jaloux, incommode, habitué, nous avons un amant toujours tremblant, toujours convoiteux, toujours soumis, par cette seule raison qu’il trouve, lui, une maîtresse toujours nouvelle. Voilà, et soyez-en persuadées, mesdemoiselles, ce que vaut la coquetterie. C’est avec cela qu’on est reine entre les femmes, quand on n’a pas reçu de Dieu la faculté si précieuse de tenir en bride son cœur et son esprit.

– Oh ! que vous êtes habile ! dit Montalais, et que vous comprenez bien le devoir des femmes !

– Je m’arrange un bonheur particulier, dit Athénaïs avec modestie ; je me défends, comme tous les amoureux faibles, contre l’oppression des plus forts.

– La Vallière ne dit pas un mot.

– Est-ce qu’elle ne nous approuve point ?

– Moi, je ne comprends seulement pas, dit Louise. Vous parlez comme des êtres qui ne seraient point appelés à vivre sur cette terre.

– Elle est jolie, votre terre ! dit Montalais.

– Une terre, reprit Athénaïs, où l’homme encense la femme pour la faire tomber étourdie, où il l’insulte quand elle est tombée ?

– Qui vous parle de tomber ? dit Louise.

– Ah ! voilà une théorie nouvelle, ma chère ; indiquez-moi, s’il vous plaît, votre moyen pour ne pas être vaincue, si vous vous laissez entraîner par l’amour ?

– Oh ! s’écria la jeune fille en levant au ciel noir ses beaux yeux humides, oh ! si vous saviez ce que c’est qu’un cœur ; je vous expliquerais et je vous convaincrais ; un cœur aimant est plus fort que toute votre coquetterie et plus que toute votre fierté. Jamais une femme n’est aimée je le crois, et Dieu m’entend ; jamais un homme n’aime avec idolâtrie que s’il se sent aimé. Laissez aux vieillards de la comédie de se croire adorés par des coquettes. Le jeune homme s’y connaît, lui, il ne s’abuse point ; s’il a pour la coquette un désir, une effervescence, une rage, vous voyez que je vous fais le champ libre et vaste ; en un mot, la coquette peut le rendre fou, jamais elle ne le rendra amoureux. L’amour, voyez-vous, tel que je le conçois, c’est un sacrifice incessant, absolu, entier ; mais ce n’est pas le sacrifice d’une seule des deux parties unies. C’est l’abnégation complète de deux âmes qui veulent se fondre en une seule. Si j’aime jamais, je supplierai mon amant de me laisser libre et pure ; je lui dirai, ce qu’il comprendra, que mon âme est déchirée par le refus que je lui fais ; et lui ! lui qui m’aimera, sentant la douloureuse grandeur de mon sacrifice, à son tour il se dévouera comme moi, il me respectera, il ne cherchera point à me faire tomber pour m’insulter quand je serai tombée, ainsi que vous le disiez tout à l’heure en blasphémant contre l’amour que je comprends. Voilà, moi, comment j’aime. Maintenant, venez me dire que mon amant me méprisera ; je l’en défie, à moins qu’il ne soit le plus vil des hommes, et mon cœur m’est garant que je ne choisirai pas ces gens-là. Mon regard lui paiera ses sacrifices ou lui imposera des vertus qu’il n’eût jamais cru avoir.

– Mais, Louise, s’écria Montalais, vous nous dites cela et vous ne le pratiquez point !

– Que voulez-vous dire ?

– Vous êtes adorée de Raoul de Bragelonne, aimée à deux genoux. Le pauvre garçon est victime de votre vertu, comme il le serait, plus qu’il ne le serait même de ma coquetterie ou de la fierté d’Athénaïs.

– Ceci est tout simplement une subdivision de la coquetterie, dit Athénaïs, et Mademoiselle, à ce que je vois, la pratique sans s’en douter.

– Oh ! fit La Vallière.

– Oui, cela s’appelle l’instinct : parfaite sensibilité, exquise recherche de sentiments, montre perpétuelle d’élans passionnés qui n’aboutissent jamais. Oh ! c’est fort habile aussi et très efficace. J’eusse même, maintenant que j’y réfléchis, préféré cette tactique à ma fierté pour combattre les hommes, parce qu’elle offre l’avantage de faire croire parfois à la conviction ; mais, dès à présent, sans passer condamnation tout à fait pour moi-même, je la déclare supérieure à la simple coquetterie de Montalais.

Les deux jeunes filles se mirent à rire.

La Vallière seule garda le silence et secoua la tête.

Puis, après un instant :

– Si vous me disiez le quart de ce que vous venez de me dire devant un homme, fit-elle, ou même que je fusse persuadée que vous le pensez, je mourrais de honte et de douleur sur cette place.

– Eh bien ! mourez, tendre petite, répondit Mlle de Tonnay-Charente : car, s’il n’y a pas d’hommes ici, il y a au moins deux femmes, vos amies, qui vous déclarent atteinte et convaincue d’être une coquette d’instinct, une coquette naïve ; c’est-à-dire la plus dangereuse espèce de coquette qui existe au monde.

– Oh ! mesdemoiselles ! répondit La Vallière rougissante et près de pleurer.

Les deux compagnes éclatèrent de rire sur de nouveaux frais.

– Eh bien ! je demanderai des renseignements à Bragelonne.

– À Bragelonne ? fit Athénaïs.

– Eh ! oui, à ce grand garçon courageux comme César, fin et spirituel comme M. Fouquet, à ce pauvre garçon qui depuis douze ans te connaît, t’aime, et qui cependant, s’il faut t’en croire, n’a jamais baisé le bout de tes doigts.

– Expliquez-nous cette cruauté, vous la femme de cœur ? dit Athénaïs à La Vallière.

– Je l’expliquerai par un seul mot : la vertu. Nierez-vous la vertu, par hasard ?

– Voyons, Louise, ne mens pas, dit Aure en lui prenant la main.

– Mais que voulez-vous donc que je vous dise ? s’écria La Vallière.

– Ce que vous voudrez. Mais vous aurez beau dire, je persiste dans mon opinion sur vous. Coquette d’instinct, coquette naïve, c’est-à-dire, je l’ai dit et je le redis, la plus dangereuse de toutes les coquettes.

– Oh ! non, non, par grâce ! ne croyez pas cela.

– Comment ! douze ans de rigueur absolue !

– Oh ! il y a douze ans, j’en avais cinq. L’abandon d’un enfant ne peut pas être compté à la jeune fille.

– Eh bien ! vous avez dix-sept ans ; trois ans au lieu de douze. Depuis trois ans, vous avez été constamment et entièrement cruelle. Vous avez contre vous les muets ombrages de Blois, les rendez-vous où l’on compte les étoiles, les séances nocturnes sous les platanes, ses vingt ans parlant à vos quatorze ans, le feu de ses yeux vous parlant à vous-même.

– Soit, soit ; mais il en est ainsi !

– Allons donc, impossible !

– Mais, mon Dieu, pourquoi donc impossible !

– Dis-nous des choses croyables, ma chère, et nous te croirons.

– Mais enfin, supposez une chose.

– Laquelle ? Voyons.

– Achevez, ou nous supposerons bien plus que vous ne voudrez.

– Supposons, alors ; supposons que je croyais aimer, et que je n’aime pas.

– Comment, tu n’aimes pas ?

– Que voulez-vous ! si j’ai été autrement que ne sont les autres quand elles aiment, c’est que je n’aime pas ; c’est que mon heure n’est pas encore venue.

– Louise ! Louise ! dit Montalais, prends garde, je vais te retourner ton mot de tout à l’heure. Raoul n’est pas là, ne l’accable pas en son absence ; sois charitable, et si, en y regardant de bien près, tu penses ne pas l’aimer, dis-le lui à lui-même. Pauvre garçon !

Et elle se mit à rire.

– Mademoiselle plaignait tout à l’heure M. de Guiche, dit Athénaïs ; ne pourrait-on pas trouver l’explication de cette indifférence pour l’un dans cette compassion pour l’autre ?

– Accablez-moi, mesdemoiselles, fit tristement La Vallière, accablez-moi, puisque vous ne me comprenez pas.

– Oh ! oh ! répondit Montalais, de l’humeur, du chagrin, des larmes ; nous rions, Louise, et ne sommes pas, je t’assure, tout à fait les monstres que tu crois ; regarde Athénaïs la fière, comme on l’appelle, elle n’aime pas M. de Montespan, c’est vrai, mais elle serait au désespoir que M. de Montespan ne l’aimât pas… Regarde-moi, je ris de M. Malicorne, mais ce pauvre Malicorne dont je ris sait bien quand il veut faire aller ma main sur ses lèvres. Et puis la plus âgée de nous n’a pas vingt ans… quel avenir !

– Folles ! folles que vous êtes ! murmura Louise.

– C’est vrai, fit Montalais, et toi seule as dit des paroles de sagesse.

– Certes !

– Accordé, répondit Athénaïs. Ainsi, décidément, vous n’aimez pas ce pauvre M. de Bragelonne ?

– Peut-être ! dit Montalais ; elle n’en est pas encore bien sûre. Mais, en tout cas, écoute, Athénaïs : si M. de Bragelonne devient libre, je te donne un conseil d’amie.

– Lequel ?

– C’est de bien le regarder avant de te décider pour M. de Montespan.

– Oh ! si vous le prenez par là, ma chère, M. de Bragelonne n’est pas le seul que l’on puisse trouver du plaisir à regarder. Et, par exemple, M. de Guiche a bien son prix.

– Il n’a pas brillé ce soir, dit Montalais, et je sais de bonne part que Madame l’a trouvé odieux.

– Mais M. de Saint-Aignan, il a brillé, lui, et, j’en suis certaine, plus d’une de celles qui l’ont vu danser ne l’oublieront pas de sitôt. N’est-ce pas, La Vallière ?

– Pourquoi m’adressez-vous cette question, à moi ? Je ne l’ai pas vu, je ne le connais pas.

– Vous n’avez pas vu M. de Saint-Aignan ? Vous ne le connaissez pas ?

– Non.

– Voyons, voyons, n’affectez pas cette vertu plus farouche que nos fiertés ; vous avez des yeux, n’est-ce pas ?

– Excellents.

– Alors vous avez vu tous nos danseurs ce soir ?

– Oui, à peu près.

– Voilà un à-peu-près bien impertinent pour eux.

– Je vous le donne pour ce qu’il est.

– Eh bien ! voyons, parmi tous ces gentilshommes que vous avez à peu près vus, lequel préférez-vous ?

– Oui, dit Montalais, oui, de M. de Saint-Aignan, de M. de Guiche, de M…

– Je ne préfère personne, mesdemoiselles, je les trouve également bien.

– Alors dans toute cette brillante assemblée, au milieu de cette cour, la première du monde, personne ne vous a plu ?

– Je ne dis pas cela.

– Parlez donc, alors. Voyons, faites-nous part de votre idéal.

– Ce n’est pas un idéal.

– Alors, cela existe ?

– En vérité, mesdemoiselles, s’écria La Vallière poussée à bout, je n’y comprends rien. Quoi ! comme moi vous avez un cœur, comme moi vous avez des yeux, et vous parlez de M. de Guiche, de M. de Saint-Aignan, de M… qui sais-je ? quand le roi était là.

Ces mots, jetés avec précipitation par une voix troublée, ardente, firent à l’instant même éclater aux deux côtés de la jeune fille une exclamation dont elle eut peur.

– Le roi ! s’écrièrent à la fois Montalais et Athénaïs.

La Vallière laissa tomber sa tête dans ses deux mains.

– Oh ! oui, le roi ! le roi ! murmura-t-elle ; avez-vous donc jamais vu quelque chose de pareil au roi ?

– Vous aviez raison de dire tout à l’heure que vous aviez des yeux excellents, mademoiselle ; car vous voyez loin, trop loin. Hélas ! le roi n’est pas de ceux sur lesquels nos pauvres yeux, à nous, ont le droit de se fixer.

– Oh ! c’est vrai, c’est vrai ! s’écria La Vallière ; il n’est pas donné à tous les yeux de regarder en face le soleil ; mais je le regarderai, moi, dussé-je en être aveuglée.

En ce moment, et comme s’il eût été causé par les paroles qui venaient de s’échapper de la bouche de La Vallière, un bruit de feuilles et de froissements soyeux retentit derrière le buisson voisin.

Les jeunes filles se levèrent effrayées. Elles virent distinctement remuer les feuilles, mais sans voir l’objet qui les faisait remuer.

– Oh ! un loup ou un sanglier ! s’écria Montalais. Fuyons, mesdemoiselles, fuyons !

Et les trois jeunes filles se levèrent en proie à une terreur indicible, et s’enfuirent par la première allée qui s’offrit à elles, et ne s’arrêtèrent qu’à la lisière du bois.

Là, hors d’haleine, appuyées les unes aux autres, sentant mutuellement palpiter leurs cœurs, elles essayèrent de se remettre, mais elles n’y réussirent qu’au bout de quelques instants. Enfin, apercevant des lumières du côté du château, elles se décidèrent à marcher vers les lumières.

La Vallière était épuisée de fatigue.

– Oh ! nous l’avons échappé belle, dit Montalais.

– Mesdemoiselles ! Mesdemoiselles ! dit La Vallière, j’ai bien peur que ce ne soit pis qu’un loup. Quant à moi, je le dis comme je le pense, j’aimerais mieux avoir couru le risque d’être dévorée toute vive par un animal féroce, que d’avoir été écoutée et entendue. Oh ! folle ! folle que je suis ! Comment ai-je pu penser, comment ai-je pu dire de pareilles choses !

Et là-dessus son front plia comme la tête d’un roseau ; elle sentit ses jambes fléchir, et, toutes ses forces l’abandonnant, elle glissa, presque inanimée, des bras de ses compagnes sur l’herbe de l’allée.

Chapitre CXVI – L’inquiétude du roi §

Laissons la pauvre La Vallière à moitié évanouie entre ses deux compagnes, et revenons aux environs du chêne royal.

Les trois jeunes filles n’avaient pas fait vingt pas en fuyant, que le bruit qui les avait si fort épouvantées redoubla dans le feuillage.

La forme, se dessinant plus distincte en écartant les branches du massif, apparut sur la lisière du bois, et, voyant la place vide, partit d’un éclat de rire.

Il est inutile de dire que cette forme était celle d’un jeune et beau gentilhomme, lequel incontinent fit signe à un autre qui parut à son tour.

– Eh bien ! Sire, dit la seconde forme en s’avançant avec timidité, est-ce que Votre Majesté aurait fait fuir nos jeunes amoureuses ?

– Eh ! mon Dieu, oui, dit le roi ; tu peux te montrer en toute liberté, Saint Aignan.

– Mais, Sire, prenez garde, vous serez reconnu.

– Puisque je te dis qu’elles ont fui.

– Voilà une rencontre heureuse, Sire, et, si j’osais donner un conseil à Votre Majesté, nous devrions les poursuivre.

– Elles sont loin.

– Bah ! elles se laisseraient facilement rejoindre, surtout si elles savent quels sont ceux qui les poursuivent.

– Comment cela, monsieur le fat ?

– Dame ! il y en a une qui me trouve de son goût, et l’autre qui vous a comparé au soleil.

– Raison de plus pour que nous demeurions cachés, Saint-Aignan. Le soleil ne se montre pas la nuit.

– Par ma foi ! Sire, Votre Majesté n’est pas curieuse. À sa place, moi, je voudrais connaître quelles sont les deux nymphes, les deux dryades, les deux hamadryades qui ont si bonne opinion de nous.

– Oh ! je les reconnaîtrai bien sans courir après elles, je t’en réponds.

– Et comment cela ?

– Parbleu ! à la voix. Elles sont de la cour ; et celle qui parlait de moi avait une voix charmante.

– Ah ! voilà Votre Majesté qui se laisse influencer par la flatterie.

– On ne dira pas que c’est le moyen que tu emploies, toi.

– Oh ! pardon, Sire, je suis un niais.

– Voyons, viens, et cherchons où je t’ai dit…

– Et cette passion dont vous m’aviez fait confidence, Sire, est-elle donc déjà oubliée ?

– Oh ! par exemple, non. Comment veux-tu qu’on oublie des yeux comme ceux de Mlle de La Vallière ?

– Oh ! l’autre a une si charmante voix !

– Laquelle ?

– Celle qui aime le soleil.

– Monsieur de Saint-Aignan !

– Pardon, Sire.

– D’ailleurs, je ne suis pas fâché que tu croies que j’aime autant les douces voix que les beaux yeux. Je te connais, tu es un affreux bavard, et demain je paierai la confiance que j’ai eue en toi.

– Comment cela ?

– Je dis que demain tout le monde saura que j’ai des idées sur cette petite La Vallière ; mais, prends garde, Saint-Aignan, je n’ai confié mon secret qu’à toi, et, si une seule personne m’en parle, je saurai qui a trahi mon secret.

– Oh ! quelle chaleur, Sire !

– Non, mais, tu comprends, je ne veux pas compromettre cette pauvre fille.

– Sire, ne craignez rien.

– Tu me promets ?

– Sire, je vous engage ma parole.

« Bon ! pensa le roi riant en lui-même, tout le monde saura demain que j’ai couru cette nuit après La Vallière. »

Puis, essayant de s’orienter :

– Ah ! ça, mais nous sommes perdus, dit-il.

– Oh ! pas bien dangereusement.

– Où va-t-on par cette porte ?

– Au Rond-Point, Sire.

– Où nous nous rendions quand nous avons entendu des voix de femmes ?

– Oui, Sire, et cette fin de conversation où j’ai eu l’honneur d’entendre prononcer mon nom à côté du nom de Votre Majesté.

– Tu reviens bien souvent là-dessus, Saint-Aignan.

– Que Votre Majesté me pardonne, mais je suis enchanté de savoir qu’il y a une femme occupée de moi, sans que je le sache et sans que j’aie rien fait pour cela. Votre Majesté ne comprend pas cette satisfaction, elle dont le rang et le mérite attirent l’attention et forcent l’amour.

– Eh bien ! non, Saint-Aignan, tu me croiras si tu veux, dit le roi en s’appuyant familièrement sur le bras de Saint-Aignan, et prenant le chemin qu’il croyait devoir le conduire du côté du château, mais cette naïve confidence, cette préférence toute désintéressée d’une femme qui peut-être n’attirera jamais mes yeux… en un mot, le mystère de cette aventure me pique, et, en vérité, si je n’étais pas si occupé de La Vallière…

– Oh ! que cela n’arrête point Votre Majesté, elle a du temps devant elle.

– Comment cela ?

– On dit La Vallière fort rigoureuse.

– Tu me piques, Saint-Aignan, il me tarde de la retrouver. Allons, allons.

Le roi mentait, rien au contraire ne lui tardait moins ; mais il avait un rôle à jouer.

Et il se mit à marcher vivement. Saint-Aignan le suivit en conservant une légère distance.

Tout à coup, le roi s’arrêtant, le courtisan imita son exemple.

– Saint-Aignan, dit-il, n’entends-tu pas des soupirs ?

– Moi ?

– Oui, écoute.

– En effet, et même des cris, ce me semble.

– C’est de ce côté, dit le roi en indiquant une direction.

– On dirait des larmes, des sanglots de femme, fit M. de Saint-Aignan.

– Courons !

Et le roi et le favori, prenant un petit chemin de traverse, coururent dans l’herbe.

À mesure qu’ils avançaient, les cris devenaient plus distincts.

– Au secours ! au secours ! disaient deux voix.

Les deux jeunes gens redoublèrent de vitesse.

Au fur et à mesure qu’ils approchaient, les soupirs devenaient des cris.

– Au secours ! au secours ! répétait-on.

Et ces cris doublaient la rapidité de la course du roi et de son compagnon.

Tout à coup, au revers d’un fossé, sous des saules aux branches échevelées, ils aperçurent une femme à genoux tenant une autre femme évanouie.

À quelques pas de là, une troisième appelait au secours au milieu du chemin.

En apercevant les deux gentilshommes dont elle ignorait la qualité, les cris de la femme qui appelait au secours redoublèrent.

Le roi devança son compagnon, franchit le fossé, et se trouva auprès du groupe au moment où, par l’extrémité de l’allée qui donnait du côté du château, s’avançaient une douzaine de personnes attirées par les mêmes cris qui avaient attiré le roi et M. de Saint-Aignan.

– Qu’y a-t-il donc, mesdemoiselles ? demanda Louis.

– Le roi ! s’écria Mlle de Montalais en abandonnant dans son étonnement la tête de La Vallière, qui tomba entièrement couchée sur le gazon.

– Oui, le roi. Mais ce n’est pas une raison pour abandonner votre compagne. Qui est-elle ?

– C’est Mlle de La Vallière, Sire.

– Mlle de La Vallière !

– Qui vient de s’évanouir…

– Ah ! mon Dieu, dit le roi, pauvre enfant ! Et vite, vite un chirurgien !

Mais, avec quelque empressement que le roi eût prononcé ces paroles, il n’avait pas si bien veillé sur lui-même qu’elles ne dussent paraître, ainsi que le geste qui les accompagnait, un peu froides à M. de Saint-Aignan, qui avait reçu la confidence de ce grand amour dont le roi était atteint.

– Saint-Aignan, continua le roi, veillez sur Mlle de La Vallière, je vous prie. Appelez un chirurgien. Moi, je cours prévenir Madame de l’accident qui vient d’arriver à sa demoiselle d’honneur.

En effet, tandis que M. de Saint-Aignan s’occupait de faire transporter Mlle de La Vallière au château, le roi s’élançait en avant, heureux de trouver cette occasion de se rapprocher de Madame et d’avoir à lui parler sous un prétexte spécieux.

Heureusement, un carrosse passait ; on fit arrêter le cocher, et les personnes qui le montaient, ayant appris l’accident, s’empressèrent de céder la place à Mlle de La Vallière.

Le courant d’air provoqué par la rapidité de la course rappela promptement la malade à l’existence.

Arrivée au château, elle put, quoique très faible, descendre du carrosse, et gagner, avec l’aide d’Athénaïs et de Montalais, l’intérieur des appartements.

On la fit asseoir dans une chambre attenante aux salons du rez-de-chaussée.

Ensuite, comme cet accident n’avait pas produit beaucoup d’effet sur les promeneurs, la promenade fut reprise.

Pendant ce temps, le roi avait retrouvé Madame sous un quinconce ; il s’était assis près d’elle, et son pied cherchait doucement celui de la princesse sous la chaise de celle-ci.

– Prenez garde, Sire, lui dit Henriette tout bas, vous ne paraissez pas un homme indifférent.

– Hélas ! répondit Louis XIV sur le même diapason, j’ai bien peur que nous n’ayons fait une convention au-dessus de nos forces.

Puis, tout haut :

– Savez-vous l’accident ? dit-il.

– Quel accident ?

– Oh ! mon Dieu ! en vous voyant, j’oubliais que j’étais venu tout exprès pour vous le raconter. J’en suis pourtant affecté douloureusement ; une de vos demoiselles d’honneur, la pauvre La Vallière, vient de perdre connaissance.

– Ah ! pauvre enfant, dit tranquillement la princesse ; et à quel propos ?

Puis, tout bas :

– Mais vous n’y pensez pas, Sire, vous prétendez faire croire à une passion pour cette fille, et vous demeurez ici quand elle se meurt là-bas.

– Ah ! madame, madame, dit en soupirant le roi, que vous êtes bien mieux que moi dans votre rôle, et comme vous pensez à tout !

Et il se leva.

– Madame, dit-il assez haut pour que tout le monde l’entendît, permettez que je vous quitte ; mon inquiétude est grande, et je veux m’assurer par moi même si les soins ont été donnés convenablement.

Et le roi partit pour se rendre de nouveau près de La Vallière, tandis que tous les assistants commentaient ce mot du roi : « Mon inquiétude est grande. »

Chapitre CXVII – Le secret du roi §

En chemin, Louis rencontra le comte de Saint-Aignan.

– Eh bien ! Saint-Aignan, demanda-t-il avec affectation, comment se trouve la malade ?

– Mais, Sire, balbutia Saint-Aignan, j’avoue à ma honte que je l’ignore.

– Comment, vous l’ignorez ? fit le roi feignant de prendre au sérieux ce manque d’égards pour l’objet de sa prédilection.

– Sire, pardonnez-moi ; mais je venais de rencontrer une de nos trois causeuses, et j’avoue que cela m’a distrait.

– Ah ! vous avez trouvé ? dit vivement le roi.

– Celle qui daignait parler si avantageusement de moi, et, ayant trouvé la mienne, je cherchais la vôtre, Sire, lorsque j’ai eu le bonheur de rencontrer Votre Majesté.

– C’est bien ; mais, avant tout, Mlle de La Vallière, dit le roi, fidèle à son rôle.

– Oh ! que voilà une belle intéressante, dit Saint-Aignan, et comme son évanouissement était de luxe, puisque Votre Majesté s’occupait d’elle avant cela.

– Et le nom de votre belle, à vous, Saint-Aignan, est-ce un secret ?

– Sire, ce devrait être un secret, et un très grand même ; mais pour vous, Votre Majesté sait bien qu’il n’existe pas de secrets.

– Son nom alors ?

– C’est Mlle de Tonnay-Charente.

– Elle est belle ?

– Par-dessus tout, oui, Sire, et j’ai reconnu la voix qui disait si tendrement mon nom. Alors je l’ai abordée, questionnée autant que j’ai pu le faire au milieu de la foule, et elle m’a dit, sans se douter de rien, que tout à l’heure elle était au grand chêne avec deux amies, lorsque l’apparition d’un loup ou d’un voleur les avait épouvantées et mises en fuite.

– Mais, demanda vivement le roi, le nom de ses deux amies ?

– Sire, dit Saint-Aignan, que Votre Majesté me fasse mettre à la Bastille.

– Pourquoi cela ?

– Parce que je suis un égoïste et un sot. Ma surprise était si grande d’une pareille conquête et d’une si heureuse découverte, que j’en suis resté là. D’ailleurs, je n’ai pas cru que, préoccupée comme elle l’était de Mlle de La Vallière, Votre Majesté attachât une très grande importance à ce qu’elle avait entendu ; puis Mlle de Tonnay-Charente m’a quitté précipitamment pour retourner près de Mlle de La Vallière.

– Allons, espérons que j’aurai une chance égale à la tienne. Viens, Saint Aignan.

– Mon roi a de l’ambition, à ce que je vois, et il ne veut permettre à aucune conquête de lui échapper. Eh bien ! je lui promets que je vais chercher consciencieusement, et, d’ailleurs, par l’une des trois grâces, on saura le nom des autres, et, par le nom, le secret.

– Oh ! moi aussi, dit le roi ; je n’ai besoin que d’entendre sa voix pour la reconnaître. Allons, brisons là-dessus et conduis-moi près de cette pauvre La Vallière.

« Eh ! mais, pensa Saint-Aignan, voilà en vérité une passion qui se dessine, et pour cette petite fille, c’est extraordinaire ; je ne l’eusse jamais cru. »

Et comme, en pensant cela, il avait montré au roi la salle dans laquelle on avait conduit La Vallière, le roi était entré.

Saint-Aignan le suivit.

Dans une salle basse, auprès d’une grande fenêtre donnant sur les parterres, La Vallière, placée dans un vaste fauteuil, aspirait à longs traits l’air embaumé de la nuit.

De sa poitrine desserrée, les dentelles tombaient froissées parmi les boucles de ses beaux cheveux blonds épars sur ses épaules.

L’œil languissant, chargé de feux mal éteints, noyé dans de grosses larmes, elle ne vivait plus que comme ces belles visions de nos rêves qui passent toutes pâles et toutes poétiques devant les yeux fermés du dormeur, entrouvrant leurs ailes sans les mouvoir, leurs lèvres sans faire entendre un son.

Cette pâleur nacrée de La Vallière avait un charme que rien ne saurait rendre ; la souffrance d’esprit et du corps avait fait à cette douce physionomie une harmonie de noble douleur ; l’inertie absolue de ses bras et de son buste la rendait plus semblable à une trépassée qu’à un être vivant ; elle semblait n’entendre ni les chuchotements de ses compagnes ni le bruit lointain qui montait des environs. Elle s’entretenait avec elle-même, et ses belles mains longues et fines tressaillaient de temps en temps comme au contact d’invisibles pressions. Le roi entra sans qu’elle s’aperçût de son arrivée, tant elle était absorbée dans sa rêverie.

Il vit de loin cette figure adorable sur laquelle la lune ardente versait la pure lumière de sa lampe d’argent.

– Mon Dieu ! s’écria-t-il avec un involontaire effroi, elle est morte !

– Non, non, Sire, dit tout bas Montalais, elle va mieux, au contraire. N’est ce pas, Louise, que tu vas mieux ?

La Vallière ne répondit point.

– Louise, continua Montalais, c’est le roi qui daigne s’inquiéter de ta santé.

– Le roi ! s’écria Louise en se redressant soudain, comme si une source de flamme eût remonté des extrémités à son cœur, le roi s’inquiète de ma santé ?

– Oui, dit Montalais.

– Le roi est donc ici ? dit La Vallière sans oser regarder autour d’elle.

– Cette voix ! cette voix ! dit vivement Louis à l’oreille de Saint-Aignan.

– Eh ! mais, répliqua Saint-Aignan, Votre Majesté a raison, c’est l’amoureuse du soleil.

– Chut ! dit le roi.

Puis, s’approchant de La Vallière :

– Vous êtes indisposée, mademoiselle ? Tout à l’heure, dans le parc, je vous ai même vue évanouie. Comment cela vous a-t-il pris ?

– Sire, balbutia la pauvre enfant tremblante et sans couleur, en vérité, je ne saurais le dire.

– Vous avez trop marché, dit le roi, et peut-être la fatigue…

– Non, Sire, répliqua vivement Montalais répondant pour son amie, ce ne peut être la fatigue, car nous avons passé une partie de la soirée assises sous le chêne royal.

– Sous le chêne royal ? reprit le roi en tressaillant. Je ne m’étais pas trompé, et c’est bien cela.

Et il adressa au comte un coup d’œil d’intelligence.

– Ah ! oui, dit Saint-Aignan, sous le chêne royal, avec Mlle de Tonnay Charente.

– Comment savez-vous cela ? demanda Montalais.

– Mais je le sais d’une façon bien simple ; Mlle de Tonnay-Charente me l’a dit.

– Alors elle a dû vous apprendre aussi la cause de l’évanouissement de La Vallière ?

– Dame ! elle m’a parlé d’un loup ou d’un voleur, je ne sais plus trop.

La Vallière écoutait les yeux fixes, la poitrine haletante comme si elle eût pressenti une partie de la vérité, grâce à un redoublement d’intelligence. Louis prit cette attitude et cette agitation pour la suite d’un effroi mal éteint.

– Ne craignez rien, mademoiselle, dit-il avec un commencement d’émotion qu’il ne pouvait cacher ; ce loup qui vous a fait si grand-peur était tout simplement un loup à deux pieds.

– C’était un homme ! c’était un homme ! s’écria Louise ; il y avait là un homme aux écoutes ?

– Eh bien ! mademoiselle, quel grand mal voyez-vous donc à avoir été écoutée ? Auriez-vous dit, selon vous, des choses qui ne pouvaient être entendues ?

La Vallière frappa ses deux mains l’une contre l’autre et les porta vivement à son front dont elle essaya de cacher ainsi la rougeur.

– Oh ! demanda-t-elle, au nom du Ciel, qui donc était caché ? qui donc a entendu ?

Le roi s’avança pour prendre une de ses mains.

– C’était moi, mademoiselle, dit-il en s’inclinant avec un doux respect ; vous ferais-je peur, par hasard ?

La Vallière poussa un grand cri ; pour la seconde fois, ses forces l’abandonnèrent, et froide, gémissante, désespérée, elle retomba tout d’une pièce dans son fauteuil.

Le roi eut le temps d’étendre le bras, de sorte qu’elle se trouva à moitié soutenue par lui.

À deux pas du roi et de La Vallière, Mlles de Tonnay-Charente et de Montalais, immobiles et comme pétrifiées au souvenir de leur conversation avec La Vallière, ne songeaient même pas à lui porter secours, retenues qu’elles étaient par la présence du roi, qui, un genou en terre, tenait La Vallière à bras-le-corps.

– Vous avez entendu, Sire ? murmura Athénaïs.

Mais le roi ne répondit pas ; il avait les yeux fixés sur les yeux à moitié fermés de La Vallière ; il tenait sa main pendante dans sa main.

– Parbleu ! répliqua Saint-Aignan, qui espérait de son côté l’évanouissement de Mlle de Tonnay-Charente, et qui s’avançait les bras ouverts, nous n’en avons même pas perdu un mot.

Mais la fière Athénaïs n’était pas femme à s’évanouir ainsi ; elle lança un regard terrible à Saint-Aignan et s’enfuit.

Montalais, plus courageuse, s’avança vivement vers Louise et la reçut des mains du roi, qui déjà perdait la tête en se sentant le visage inondé des cheveux parfumés de la mourante.

– À la bonne heure, dit Saint-Aignan, voilà une aventure, et, si je ne suis pas le premier à la raconter, j’aurai du malheur.

Le roi s’approcha de lui, la voix tremblante, la main furieuse.

– Comte, dit-il, pas un mot.

Le pauvre roi oubliait qu’une heure auparavant il faisait au même homme la même recommandation, avec le désir tout opposé, c’est-à-dire que cet homme fût indiscret.

Aussi cette recommandation fut-elle aussi superflue que la première.

Une demi-heure après, tout Fontainebleau savait que Mlle de La Vallière avait eu sous le chêne royal une conversation avec Montalais et Tonnay-Charente, et que dans cette conversation elle avait avoué son amour pour le roi.

On savait aussi que le roi, après avoir manifesté toute l’inquiétude que lui inspirait l’état de Mlle de La Vallière, avait pâli et tremblé en recevant dans ses bras la belle évanouie ; de sorte qu’il fut bien arrêté, chez tous les courtisans, que le plus grand événement de l’époque venait de se révéler ; que Sa Majesté aimait Mlle de La Vallière, et que, par conséquent, Monsieur pouvait dormir parfaitement tranquille.

C’est, au reste, ce que la reine mère, aussi surprise que les autres de ce brusque revirement, se hâta de déclarer à la jeune reine et à Philippe d’Orléans.

Seulement, elle opéra d’une façon bien différente en s’attaquant à ces deux intérêts.

À sa bru :

– Voyez, Thérèse, dit-elle, si vous n’aviez pas grandement tort d’accuser le roi ; voilà qu’on lui donne aujourd’hui une nouvelle maîtresse ; pourquoi celle d’aujourd’hui serait-elle plus vraie que celle d’hier, et celle d’hier que celle d’aujourd’hui ?

Et à Monsieur, en lui racontant l’aventure du chêne royal :

– Êtes-vous absurde dans vos jalousies, mon cher Philippe ? Il est avéré que le roi perd la tête pour cette petite La Vallière. N’allez pas en parler à votre femme : la reine le saurait tout de suite.

Cette dernière confidence eut son ricochet immédiat.

Monsieur, rasséréné, triomphant, vint retrouver sa femme, et, comme il n’était pas encore minuit et que la fête devait durer jusqu’à deux heures du matin, il lui offrit la main pour la promenade.

Mais, au bout de quelques pas, la première chose qu’il fit fut de désobéir à sa mère.

– N’allez pas dire à la reine, au moins, tout ce que l’on raconte du roi, fit-il mystérieusement.

– Et que raconte-t-on ? demanda Madame.

– Que mon frère s’était épris tout à coup d’une passion étrange.

– Pour qui ?

– Pour cette petite La Vallière.

Il faisait nuit, Madame put sourire à son aise.

– Ah ! dit-elle, et depuis quand cela le tient-il ?

– Depuis quelques jours, à ce qu’il paraît. Mais ce n’était que fumée, et c’est seulement ce soir que la flamme s’est révélée.

– Le roi a bon goût, dit Madame, et à mon avis la petite est charmante.

– Vous m’avez l’air de vous moquer, ma toute chère.

– Moi ! et comment cela ?

– En tout cas, cette passion fera toujours le bonheur de quelqu’un, ne fût-ce que celui de La Vallière.

– Mais, reprit la princesse, en vérité, vous parlez, monsieur, comme si vous aviez lu au fond de l’âme de ma fille d’honneur. Qui vous a dit qu’elle consent à répondre à la passion du roi ?

– Et qui vous dit, à vous, qu’elle n’y répondra pas ?

– Elle aime le vicomte de Bragelonne.

– Ah ! vous croyez ?

– Elle est même sa fiancée.

– Elle l’était.

– Comment cela ?

– Mais, quand on est venu demander au roi la permission de conclure le mariage, il a refusé cette permission.

– Refusé ?

– Oui, quoique ce fût au comte de La Fère lui-même, que le roi honore, vous le savez, d’une grande estime pour le rôle qu’il a joué dans la restauration de votre frère, et dans quelques autres événements encore, arrivés depuis longtemps.

– Eh bien ! les pauvres amoureux attendront qu’il plaise au roi de changer d’avis ; ils sont jeunes, ils ont le temps.

– Ah ! ma mie, dit Philippe en riant à son tour, je vois que vous ne savez pas le plus beau de l’affaire.

– Non.

– Ce qui a le plus profondément touché le roi.

– Le roi a été profondément touché ?

– Au cœur.

– Mais de quoi ? Dites vite, voyons !

– D’une aventure on ne peut plus romanesque.

– Vous savez combien j’aime ces aventures-là, et vous me faites attendre, dit la princesse avec impatience.

– Eh bien ! voici…

Et Monsieur fit une pause.

– J’écoute.

– Sous le chêne royal… Vous savez où est le chêne royal ?

– Peu importe : sous le chêne royal, dites-vous ?

– Eh bien ! Mlle de La Vallière, se croyant seule avec deux amies, leur a fait confidence de sa passion pour le roi.

– Ah ! fit Madame avec un commencement d’inquiétude, de sa passion pour le roi ?

– Oui.

– Et quand cela ?

– Il y a une heure.

Madame tressaillit.

– Et cette passion, personne ne la connaissait ?

– Personne.

– Pas même Sa Majesté ?

– Pas même Sa Majesté. La petite personne gardait son secret entre cuir et chair, quand tout à coup son secret a été plus fort qu’elle et lui a échappé.

– Et de qui la tenez-vous, cette absurdité ?

– Mais comme tout le monde.

– De qui la tient tout le monde, alors ?

– De La Vallière elle-même, qui avouait cet amour à Montalais et à Tonnay-Charente, ses compagnes.

Madame s’arrêta, et, par un brusque mouvement, lâcha la main de son mari.

– Il y a une heure qu’elle faisait cet aveu ? demanda Madame.

– À peu près.

– Et le roi en a-t-il connaissance ?

– Mais voilà où est justement le romanesque de la chose, c’est que le roi était avec Saint-Aignan derrière le chêne royal, et qu’il a entendu toute cette intéressante conversation sans en perdre un seul mot.

Madame se sentit frappée d’un coup au cœur.

– Mais j’ai vu le roi depuis, dit-elle étourdiment, et il ne m’a pas dit un mot de tout cela.

– Parbleu ! dit Monsieur, naïf comme un mari qui triomphe, il n’avait garde de vous en parler lui-même, puisqu’il recommandait à tout le monde de ne pas vous en parler.

– Plaît-il ? s’écria Madame irritée.

– Je dis qu’on voulait vous escamoter la chose.

– Et pourquoi donc se cacherait-on de moi ?

– Dans la crainte que votre amitié ne vous entraîne à révéler quelque chose à la jeune reine, voilà tout.

Madame baissa la tête ; elle était blessée mortellement.

Alors elle n’eut plus de repos qu’elle n’eût rencontré le roi.

Comme un roi est tout naturellement le dernier du royaume qui sache ce que l’on dit de lui, comme un amant est le seul qui ne sache point ce que l’on dit de sa maîtresse, quand le roi aperçut Madame qui le cherchait, il vint à elle un peu troublé, mais toujours empressé et gracieux.

Madame attendit qu’il parlât le premier de La Vallière.

Puis, comme il n’en parlait pas :

– Et cette petite ? demanda-t-elle.

– Quelle petite ? fit le roi.

– La Vallière… Ne m’avez-vous pas dit, Sire, qu’elle avait perdu connaissance ?

– Elle est toujours fort mal, dit le roi en affectant la plus grande indifférence.

– Mais voilà qui va nuire au bruit que vous deviez répandre, Sire.

– À quel bruit ?

– Que vous vous occupiez d’elle.

– Oh ! j’espère qu’il se répandra la même chose, répondit le roi distraitement.

Madame attendit encore ; elle voulait savoir si le roi lui parlerait de l’aventure du chêne royal.

Mais le roi n’en dit pas un mot.

Madame, de son côté, n’ouvrit pas la bouche de l’aventure de sorte que le roi prit congé d’elle, sans lui avoir fait la moindre confidence.

À peine eut-elle vu le roi s’éloigner, qu’elle chercha Saint-Aignan. Saint-Aignan était facile à trouver, il était comme les bâtiments de suite qui marchent toujours de conserve avec les gros vaisseaux.

Saint-Aignan était bien l’homme qu’il fallait à Madame dans la disposition d’esprit où Madame se trouvait.

Il ne cherchait qu’une oreille un peu plus digne que les autres pour y raconter l’événement dans tous ses détails.

Aussi ne fit-il pas grâce à Madame d’un seul mot. Puis, quand il eut fini :

– Avouez, dit Madame, que voilà un charmant conte.

– Conte, non ; histoire, oui.

– Avouez, conte ou histoire, qu’on vous l’a dit comme vous me le dites à moi, mais que vous n’y étiez pas ?

– Madame, sur l’honneur, j’y étais.

– Et vous croyez que ces aveux auraient fait impression sur le roi ?

– Comme ceux de Mlle de Tonnay-Charente sur moi, répliqua Saint-Aignan ; écoutez donc, madame, Mlle de La Vallière a comparé le roi au soleil, c’est flatteur !

– Le roi ne se laisse pas prendre à de pareilles flatteries.

– Madame, le roi est au moins autant homme que soleil et je l’ai bien vu tout à l’heure quand La Vallière est tombée dans ses bras.

– La Vallière est tombée dans les bras du roi ?

– Oh ! c’était un tableau des plus gracieux ; imaginez-vous que La Vallière était renversée et que…

– Eh bien ! qu’avez-vous vu ? Dites, parlez.

– J’ai vu ce que dix autres personnes ont vu en même temps que moi, j’ai vu que, lorsque La Vallière est tombée dans ses bras, le roi a failli s’évanouir.

Madame poussa un petit cri, seul indice de sa sourde colère.

– Merci, dit-elle en riant convulsivement, vous êtes un charmant conteur, monsieur de Saint-Aignan.

Et elle s’enfuit seule et étouffant vers le château.

Chapitre CXVIII – Courses de nuit §

Monsieur avait quitté la princesse de la plus belle humeur du monde, et comme il avait beaucoup fatigué dans la journée, il était rentré chez lui, laissant chacun achever la nuit comme il lui plairait.

En rentrant, Monsieur s’était mis à sa toilette de nuit avec un soin qui redoublait encore dans ses paroxysmes de satisfaction.

Aussi chanta-t-il, pendant tout le travail de ses valets de chambre, les principaux airs du ballet que les violons avaient joués et que le roi avait dansés.

Puis il appela ses tailleurs, se fit montrer ses habits du lendemain, et, comme il était très satisfait d’eux, il leur distribua quelques gratifications.

Enfin, comme le chevalier de Lorraine, l’ayant vu rentrer, rentrait à son tour, Monsieur combla d’amitiés le chevalier de Lorraine.

Celui-ci, après avoir salué le prince, garda un instant le silence, comme un chef de tirailleurs qui étudie pour savoir sur quel point il commencera le feu ; puis, paraissant se décider :

– Avez-vous remarqué une chose singulière, monseigneur ? dit-il.

– Non, laquelle ?

– C’est la mauvaise réception que Sa Majesté a faite en apparence au comte de Guiche.

– En apparence ?

– Oui, sans doute, puisque, en réalité, il lui a rendu sa faveur.

– Mais je n’ai pas vu cela, moi, dit le prince.

– Comment ! vous n’avez pas vu qu’au lieu de le renvoyer dans son exil, comme cela était naturel, il l’a autorisé dans son étrange résistance en lui permettant de reprendre sa place au ballet.

– Et vous trouvez que le roi a eu tort, chevalier ? demanda Monsieur.

– N’êtes-vous point de mon avis, prince ?

– Pas tout à fait, mon cher chevalier, et j’approuve le roi de n’avoir point fait rage contre un malheureux plus fou que malintentionné.

– Ma foi ! dit le chevalier, quant à moi, j’avoue que cette magnanimité m’étonne au plus haut point.

– Et pourquoi cela ? demanda Philippe.

– Parce que j’eusse cru le roi plus jaloux, répliqua méchamment le chevalier.

Depuis quelques instants, Monsieur sentait quelque chose d’irritant remuer sous les paroles de son favori ; ce dernier mot mit le feu aux poudres.

– Jaloux ! s’écria le prince ; jaloux ! Que veut dire ce mot-là ? Jaloux de quoi, s’il vous plaît, ou jaloux de qui ?

Le chevalier s’aperçut qu’il venait de laisser échapper un de ces mots méchants comme parfois il en faisait. Il essaya donc de le rattraper, tandis qu’il était encore à portée de sa main.

– Jaloux de son autorité, dit-il avec une naïveté affectée ; de quoi voulez vous que le roi soit jaloux !

– Ah ! fit Monseigneur, très bien.

– Est-ce que, continua le chevalier, Votre Altesse Royale aurait demandé la grâce de ce cher comte de Guiche ?

– Ma foi, non ! dit Monsieur. Guiche est un garçon d’esprit et de courage, mais il a été léger avec Madame, et je ne lui veux ni mal ni bien.

Le chevalier avait envenimé sur de Guiche comme il avait essayé d’envenimer sur le roi ; mais il crut s’apercevoir que le temps était à l’indulgence, et même à l’indifférence la plus absolue, et que, pour éclairer la question, force lui serait de mettre la lampe sous le nez même du mari.

Avec ce jeu on brûle quelquefois les autres, mais souvent l’on se brûle soi même.

« C’est bien, c’est bien, se dit en lui-même le chevalier, j’attendrai de Wardes ; il fera plus en un jour que moi en un mois, car je crois, Dieu me pardonne ! ou plutôt Dieu lui pardonne ! qu’il est encore plus jaloux que je ne le suis. Et puis ce n’est pas de Wardes qui m’est nécessaire, c’est un événement, et dans tout cela je n’en vois point. Que de Guiche soit revenu lorsqu’on l’avait chassé, certes, cela est grave ; mais toute gravité disparaît quand on réfléchit que de Guiche est revenu au moment où Madame ne s’occupe plus de lui. En effet, Madame s’occupe du roi, c’est clair. Mais, outre que mes dents ne sauraient mordre et n’ont pas besoin de mordre sur le roi, voilà que Madame ne pourra plus longtemps s’occuper du roi si, comme on le dit, le roi ne s’occupe plus de Madame. Il résulte de tout ceci que nous devons demeurer tranquille et attendre la venue d’un nouveau caprice, et celui-là déterminera le résultat. »

Et là-dessus le chevalier s’étendit avec résignation dans le fauteuil où Monsieur lui permettait de s’asseoir en sa présence, et, n’ayant plus de méchancetés à dire, il se trouva que le chevalier n’eut plus d’esprit.

Fort heureusement, Monsieur avait sa provision de bonne humeur, comme nous avons dit, et il en avait pour deux jusqu’au moment ou, congédiant valets et officiers, il passa dans sa chambre à coucher.

En se retirant, il chargea le chevalier de faire ses compliments à Madame et de lui dire que, la lune étant fraîche, Monsieur, qui craignait pour ses dents, ne descendrait plus dans le parc de tout le reste de la nuit.

Le chevalier entra précisément chez la princesse au moment où celle-ci rentrait elle-même.

Il s’acquitta de cette commission en fidèle messager, et remarqua d’abord l’indifférence, le trouble même avec lesquels Madame accueillit la communication de son époux.

Cela lui parut renfermer quelque nouveauté.

Si Madame fût sortie de chez elle avec cet air étrange, il l’eût suivie.

Mais Madame rentrait, rien donc à faire ; il pirouetta sur ses talons comme un héron désœuvré, interrogea l’air, la terre et l’eau, secoua la tête et s’orienta machinalement, de manière à se diriger vers les parterres.

Il n’eut pas fait cent pas qu’il rencontra deux jeunes gens qui se tenaient par le bras et qui marchaient, tête baissée, en crossant du pied les petits cailloux qui se trouvaient devant eux, et qui de ce vague amusement accompagnaient leurs pensées. C’étaient MM. de Guiche et de Bragelonne.

Leur vue opéra comme toujours sur le chevalier de Lorraine un effet d’instinctive répulsion. Il ne leur en fit pas moins un grand salut, qui lui fut rendu avec les intérêts.

Puis, voyant que le parc se dépeuplait, que les illuminations commençaient à s’éteindre, que la brise du matin commençait à souffler, il prit à gauche et rentra au château par la petite cour. Eux tirèrent à droite et continuèrent leur chemin vers le grand parc.

Au moment où le chevalier montait le petit escalier qui conduisait à l’entrée dérobée, il vit une femme, suivie d’une autre femme, apparaître sous l’arcade qui donnait passage de la petite dans la grande cour.

Ces deux femmes accéléraient leur marche que le froissement de leurs robes de soie trahissait dans la nuit déjà sombre.

Cette forme de mantelet, cette taille élégante, cette allure mystérieuse et hautaine à la fois qui distinguaient ces deux femmes, et surtout celle qui marchait la première, frappèrent le chevalier.

« Voilà deux femmes que je connais certainement », se dit-il en s’arrêtant sur la dernière marche du perron.

Puis, comme avec son instinct de limier il s’apprêtait à les suivre, un de ses laquais, qui courait après lui depuis quelques instants, l’arrêta.

– Monsieur, dit-il, le courrier est arrivé.

– Bon ! bon ! fit le chevalier. Nous avons le temps ; à demain.

– C’est qu’il y a des lettres pressées que Monsieur le chevalier sera peut être bien aise de lire.

– Ah ! fit le chevalier ; et d’où viennent-elles ?

– Une vient d’Angleterre, et l’autre de Calais ; cette dernière arrive par estafette, et paraît être fort importante.

– De Calais ! Et qui diable m’écrit de Calais ?

– J’ai cru reconnaître l’écriture de votre ami le comte de Wardes.

– Oh ! je monte en ce cas, s’écria le chevalier oubliant à l’instant même son projet d’espionnage.

Et il monta, en effet, tandis que les deux dames inconnues disparaissaient à l’extrémité de la cour opposée à celle par laquelle elles venaient d’entrer.

Ce sont elles que nous suivrons, laissant le chevalier tout entier à sa correspondance.

Arrivée au quinconce, la première s’arrêta un peu essoufflée, et, relevant avec précaution sa coiffe :

– Sommes-nous encore loin de cet arbre ? dit-elle.

– Oh ! oui, madame, à plus de cinq cents pas ; mais que Madame s’arrête un instant : elle ne pourrait marcher longtemps de ce pas.

– Vous avez raison.

Et la princesse, car c’était elle, s’appuya contre un arbre.

– Voyons, mademoiselle, reprit-elle après avoir soufflé un instant, ne me cachez rien, dites-moi la vérité.

– Oh ! madame, vous voilà déjà sévère, dit la jeune fille d’une voix émue.

– Non, ma chère Athénaïs ; rassurez-vous donc, car je ne vous en veux nullement. Ce ne sont pas mes affaires, après tout. Vous êtes inquiète de ce que vous avez pu dire sous ce chêne ; vous craignez d’avoir blessé le roi, et je veux vous tranquilliser en m’assurant par moi-même si vous pouvez avoir été entendue.

– Oh ! oui, madame, le roi était si près de nous.

– Mais, enfin, vous ne parliez pas tellement haut que quelques paroles n’aient pu se perdre ?

– Madame, nous nous croyions absolument seules.

– Et vous étiez trois ?

– Oui, La Vallière, Montalais et moi.

– De sorte que vous avez, vous personnellement, parlé légèrement du roi ?

– J’en ai peur. Mais, en ce cas, Votre Altesse aurait la bonté de faire ma paix avec Sa Majesté, n’est-ce pas, Madame ?

– Si besoin est, je vous le promets. Cependant, comme je vous le disais, mieux vaut ne pas aller au-devant du mal et se bien assurer surtout si le mal a été fait. Il fait nuit sombre, et plus sombre encore sous ces grands bois. Vous n’aurez pas été reconnue du roi. Le prévenir en parlant la première, c’est vous dénoncer vous-même.

– Oh ! madame ! madame ! si l’on a reconnu Mlle de La Vallière, on m’aura reconnue aussi. D’ailleurs, M. de Saint-Aignan ne m’a point laissé de doute à ce sujet.

– Mais, enfin, vous disiez donc des choses bien désobligeantes pour le roi ?

– Nullement, madame, nullement. C’est une autre qui disait des choses trop obligeantes, et alors mes paroles auront fait contraste avec les siennes.

– Cette Montalais est si folle ! dit Madame.

– Oh ! ce n’est pas Montalais. Montalais n’a rien dit, elle, c’est La Vallière.

Madame tressaillit comme si elle ne l’eût pas déjà su parfaitement.

– Oh ! non, non, dit-elle, le roi n’aura pas entendu. D’ailleurs, nous allons faire l’épreuve pour laquelle nous sommes sorties. Montrez-moi le chêne.

Et Madame se remit en marche.

– Savez-vous où il est ? continua-t-elle.

– Hélas ! oui madame.

– Et vous le retrouverez ?

– Je le retrouverais les yeux fermés.

– Alors c’est à merveille ; vous vous assiérez sur le banc où vous étiez, sur le banc où était La Vallière, et vous parlerez du même ton et dans le même sens ; moi, je me cacherai dans le buisson, et, si l’on entend, je vous le dirai bien.

– Oui, madame.

– Il s’ensuit que, si vous avez effectivement parlé assez haut pour que le roi vous ait entendues, eh bien…

Athénaïs parut attendre avec anxiété la fin de la phrase commencée.

– Eh bien ! dit Madame d’une voix étouffée sans doute par la rapidité de sa course, eh bien, je vous défendrai…

Et Madame doubla encore le pas.

Tout à coup elle s’arrêta.

– Il me vient une idée, dit-elle.

– Oh ! une bonne idée, assurément, répondit Mlle de Tonnay-Charente.

– Montalais doit être aussi embarrassée que vous deux ?

– Moins ; car elle est moins compromise, ayant moins dit.

– N’importe, elle vous aidera bien par un petit mensonge.

– Oh ! surtout si elle sait que Madame veut bien s’intéresser à moi.

– Bien ! j’ai, je crois, trouvé ce qu’il nous faut, mon enfant.

– Quel bonheur !

– Vous direz que vous saviez parfaitement toutes trois la présence du roi derrière cet arbre, ou derrière ce buisson, je ne sais plus bien, ainsi que celle de M. de Saint-Aignan.

– Oui, madame.

– Car, vous ne vous le dissimulez pas, Athénaïs, Saint-Aignan prend avantage de quelques mots très flatteurs pour lui que vous auriez prononcés.

– Eh ! madame, vous voyez bien qu’on entend, s’écria Athénaïs, puisque M. de Saint-Aignan a entendu.

Madame avait dit une légèreté, elle se mordit les lèvres.

– Oh ! vous savez bien comme est Saint-Aignan ! dit elle ; la faveur du roi le rend fou, et il dit, il dit à tort et à travers ; souvent même il invente. Là, d’ailleurs, n’est point la question. Le roi a-t-il entendu ou n’a-t-il pas entendu ? Voilà le fait.

– Eh bien ! oui, madame, il a entendu ! fit Athénaïs désespérée.

– Alors, faites ce que je disais : soutenez hardiment que vous connaissiez toutes trois, entendez-vous, toutes trois, car, si l’on doute pour l’une, on doutera pour les autres ; soutenez, dis-je, que vous connaissiez toutes trois la présence du roi et de M. de Saint-Aignan, et que vous avez voulu vous divertir aux dépens des écouteurs.

– Ah ! madame, aux dépens du roi ! jamais nous n’oserons dire cela !

– Mais, plaisanterie, plaisanterie pure ; raillerie innocente et bien permise à des femmes que des hommes veulent surprendre. De cette façon tout s’explique. Ce que Montalais a dit de Malicorne, raillerie ; ce que vous avez dit de M. de Saint-Aignan, raillerie ; ce que La Vallière a pu dire…

– Et qu’elle voudrait bien rattraper.

– En êtes-vous sûre ?

– Oh ! oui, j’en réponds.

– Eh bien ! raison de plus, raillerie que tout cela ; M. de Malicorne n’aura point à se fâcher. M. de Saint-Aignan sera confondu, on rira de lui au lieu de rire de vous. Enfin, le roi sera puni de sa curiosité peu digne de son rang. Que l’on rie un peu du roi en cette circonstance, et je ne crois pas qu’il s’en plaigne.

– Ah ! madame, vous êtes en vérité un ange de bonté et d’esprit.

– C’est mon intérêt.

– Comment cela ?

– Vous me demandez comment c’est mon intérêt d’épargner à mes demoiselles d’honneur des quolibets, des désagréments, des calomnies peut-être ! Hélas ! vous le savez, mon enfant, la cour n’a pas d’indulgence pour ces sortes de peccadilles. Mais voilà déjà longtemps que nous marchons ; ne sommes-nous donc point bientôt arrivées ?

– Encore cinquante ou soixante pas. Tournons à gauche, madame, s’il vous plaît.

– Ainsi, vous êtes sûre de Montalais ? dit Madame.

– Oh ! oui.

– Elle fera tout ce que vous voudrez ?

– Tout. Elle sera enchantée.

– Quant à La Vallière ?… hasarda la princesse.

– Oh ! pour elle ce sera plus difficile, madame ; elle répugne à mentir.

– Cependant, lorsqu’elle y trouvera son intérêt…

– J’ai peur que cela ne change absolument rien à ses idées.

– Oui, oui, dit Madame, on m’avait déjà prévenue de cela ; c’est une personne très précieuse, une de ces mijaurées qui mettent Dieu en avant pour se cacher derrière lui. Mais, si elle ne veut pas mentir, comme elle s’exposera aux railleries de toute la cour, comme elle aura provoqué le roi par un aveu aussi ridicule qu’indécent, Mlle de La Baume Le Blanc de La Vallière trouvera bon que je la renvoie à ses pigeons, afin que là-bas, en Touraine, ou dans le Blaisois, je ne sais où, elle puisse tout à son aise faire du sentiment et de la bergerie.

Ces paroles furent dites avec une véhémence et même une dureté qui effrayèrent Mlle de Tonnay-Charente.

En conséquence, elle se promit, quant à elle, de mentir autant qu’il le faudrait.

Ce fut dans ces bonnes dispositions que Madame et sa compagne arrivèrent aux environs du chêne royal.

– Nous y voilà, dit Tonnay-Charente.

– Nous allons bien voir si l’on entend, répondit Madame.

– Chut ! fit la jeune fille en retenant Madame avec une rapidité assez oublieuse de l’étiquette.

Madame s’arrêta.

– Voyez-vous que l’on entend, dit Athénaïs.

– Comment cela ?

– Écoutez.

Madame retint son souffle, et l’on entendit, en effet, ces mots, prononcés par une voix suave et triste, flotter dans l’air :

– Oh ! je te dis, vicomte, je te dis que je l’aime éperdument ; je te dis que je l’aime à en mourir.

À cette voix, Madame tressaillit, et sous sa mante un rayon joyeux illumina son visage.

Elle arrêta sa compagne à son tour, et, d’un pas léger, la reconduisant à vingt pas en arrière, c’est-à-dire hors de la portée de la voix :

– Demeurez là, lui dit-elle, ma chère Athénaïs et que nul ne puisse nous surprendre. Je pense qu’il est question de vous dans cet entretien.

– De moi, madame ?

– De vous, oui, ou plutôt de votre aventure. Je vais écouter ; à deux, nous serions découvertes. Allez chercher Montalais et revenez m’attendre avec elle sur la lisière du bois.

Puis, comme Athénaïs hésitait :

– Allez ! dit la princesse d’une voix qui n’admettait pas d’observations.

Elle rangea donc ses jupes bruyantes, et, par un sentier qui coupait le massif, elle regagna le parterre.

Quant à Madame, elle se blottit dans le buisson, adossée à un gigantesque châtaignier, dont une des tiges avait été coupée à la hauteur d’un siège.

Et là, pleine d’anxiété et de crainte : « Voyons, dit-elle, voyons, puisque l’on entend d’ici, écoutons ce que va dire de moi à M. de Bragelonne cet autre fou amoureux qu’on appelle le comte de Guiche. »

Chapitre CXIX – Où Madame acquiert la preuve que l’on peut, en écoutant, entendre ce qui se dit §

Il se fit un instant de silence comme si tous les bruits mystérieux de la nuit s’étaient tus pour écouter en même temps que Madame cette juvénile et amoureuse confidence. C’était à Raoul de parler. Il s’appuya paresseusement au tronc du grand chêne et répondit de sa voix douce et harmonieuse :

– Hélas ! mon cher de Guiche, c’est un grand malheur.

– Oh ! oui, s’écria celui-ci, bien grand !

– Vous ne m’entendez pas, de Guiche, ou plutôt vous ne me comprenez pas. Je dis qu’il vous arrive un grand malheur, non pas d’aimer, mais de ne savoir point cacher votre amour.

– Comment cela ? s’écria de Guiche.

– Oui, vous ne vous apercevez point d’une chose, c’est que maintenant ce n’est plus à votre seul ami, c’est-à-dire à un homme qui se ferait tuer plutôt que de vous trahir ; vous ne vous apercevez point, dis-je, que ce n’est plus à votre seul ami que vous faites confidence de vos amours, mais au premier venu.

– Au premier venu ! s’écria de Guiche ; êtes-vous fou, Bragelonne, de me dire de pareilles choses ?

– Il en est ainsi.

– Impossible ! Comment et de quelle façon serais-je donc devenu indiscret à ce point ?

– Je veux dire, mon ami, que vos yeux, vos gestes, vos soupirs parlent malgré vous ; que toute passion exagérée conduit et entraîne l’homme hors de lui-même. Alors cet homme ne s’appartient plus ; il est en proie à une folie qui lui fait raconter sa peine aux arbres, aux chevaux, à l’air, du moment où il n’a aucun être intelligent à la portée de sa voix. Or, mon pauvre ami, rappelez-vous ceci : qu’il est bien rare qu’il n’y ait pas toujours là quelqu’un pour entendre particulièrement les choses qui ne doivent pas être entendues.

De Guiche poussa un profond soupir.

– Tenez, continua Bragelonne, en ce moment vous me faites peine ; depuis votre retour ici, vous avez cent fois et de cent manières différentes raconté votre amour pour elle ; et cependant, n’eussiez-vous rien dit, votre retour seul était déjà une indiscrétion terrible. J’en reviens donc à conclure ceci : que, si vous ne vous observez mieux que vous ne le faites, un jour ou l’autre arrivera qui amènera une explosion. Qui vous sauvera alors ? Dites, répondez-moi. Qui la sauvera elle-même ? Car, toute innocente qu’elle sera de votre amour, votre amour sera aux mains de ses ennemis une accusation contre elle.

– Hélas ! mon Dieu ! murmura de Guiche.

Et un profond soupir accompagna ces paroles.

– Ce n’est point répondre, cela, de Guiche.

– Si fait.

– Eh bien ! voyons, que répondez-vous ?

– Je réponds que, ce jour-là, mon ami, je ne serai pas plus mort que je ne le suis aujourd’hui.

– Je ne comprends pas.

– Oui ; tant d’alternatives m’ont usé ! Aujourd’hui, je ne suis plus un être pensant, agissant ; aujourd’hui, je ne vaux plus un homme, si médiocre qu’il soit ; aussi, vois-tu, aujourd’hui mes dernières forces se sont éteintes, mes dernières résolutions se sont évanouies, et je renonce à lutter. Quand on est au camp, comme nous y avons été ensemble, et qu’on part seul pour escarmoucher, parfois on rencontre un parti de cinq ou six fourrageurs, et, quoique seul, on se défend ; alors, il en survient six autres, on s’irrite et l’on persévère ; mais, s’il en arrive encore, six, huit, dix autres à la traverse, on se met à piquer son cheval, si l’on a encore un cheval, ou bien on se fait tuer pour ne pas fuir. Eh bien ! j’en suis là : j’ai d’abord lutté contre moi-même ; puis contre Buckingham. Maintenant, le roi est venu ; je ne lutterai pas contre le roi, ni même, je me hâte de te le dire, le roi se retirât-il, ni même contre le caractère tout seul de cette femme. Oh ! je ne m’abuse point : entré au service de cet amour, je m’y ferai tuer.

– Ce n’est point à elle qu’il faut faire des reproches, répondit Raoul, c’est à toi.

– Pourquoi cela ?

– Comment, tu connais la princesse un peu légère, fort éprise de nouveauté, sensible à la louange, dût la louange lui venir d’un aveugle ou d’un enfant, et tu prends feu au point de te consumer toi-même ? Regarde la femme, aime-la ; car quiconque n’a pas le cœur pris ailleurs ne peut la voir sans l’aimer. Mais, tout en l’aimant, respecte en elle, d’abord, le rang de son mari, puis lui-même, puis, enfin, ta propre sûreté.

– Merci, Raoul.

– Et de quoi ?

– De ce que, voyant que je souffre par cette femme, tu me consoles, de ce que tu me dis d’elle tout le bien que tu en penses et peut-être même celui que tu ne penses pas.

– Oh ! fit Raoul, tu te trompes, de Guiche, ce que je pense je ne le dis pas toujours, et alors je ne dis rien ; mais, quand je parle, je ne sais ni feindre ni tromper, et qui m’écoute peut me croire.

Pendant ce temps, Madame, le cou tendu, l’oreille avide, l’œil dilaté et cherchant à voir dans l’obscurité, pendant ce temps, Madame aspirait avidement jusqu’au moindre souffle qui bruissait dans les branches.

– Oh ! je la connais mieux que toi, alors ! s’écria de Guiche. Elle n’est pas légère, elle est frivole ; elle n’est pas éprise de nouveauté, elle est sans mémoire et sans foi ; elle n’est pas purement et simplement sensible aux louanges, mais elle est coquette avec raffinement et cruauté. Mortellement coquette ! oh ! oui, je le sais. Tiens, crois-moi, Bragelonne, je souffre tous les tourments de l’enfer ; brave, aimant passionnément le danger, je trouve un danger plus grand que ma force et mon courage. Mais, vois-tu, Raoul, je me réserve une victoire qui lui coûtera bien des larmes.

Raoul regarda son ami, et, comme celui-ci, presque étouffé par l’émotion, renversait sa tête contre le tronc du chêne :

– Une victoire ! demanda-t-il, et laquelle ?

– Laquelle ?

– Oui.

– Un jour, je l’aborderai ; un jour, je lui dirai : « J’étais jeune, j’étais fou d’amour ; j’avais pourtant assez de respect pour tomber à vos pieds et y demeurer le front dans la poussière si vos regards ne m’eussent relevé jusqu’à votre main. Je crus comprendre vos regards, je me relevai, et, alors, sans que je vous eusse rien fait que vous aimer davantage encore, si c’était possible, alors vous m’avez, de gaieté de cœur, terrassé par un caprice, femme sans cœur, femme sans foi, femme sans amour ! Vous n’êtes pas digne, toute princesse de sang royal que vous êtes, vous n’êtes pas digne de l’amour d’un honnête homme ; et je me punis de mort pour vous avoir trop aimée, et je meurs en vous haïssant. »

– Oh ! s’écria Raoul épouvanté de l’accent de profonde vérité qui perçait dans les paroles du jeune homme, oh ! je te l’avais bien dit, de Guiche, que tu étais un fou.

– Oui, oui, s’écria de Guiche poursuivant son idée, puisque nous n’avons plus de guerres ici, j’irai là-bas, dans le Nord, demander du service à l’Empire, et quelque Hongrois, quelque Croate, quelque Turc me fera bien la charité d’une balle.

De Guiche n’acheva point, ou plutôt, comme il achevait, un bruit le fit tressaillir qui mit sur pied Raoul au même moment.

Quant à de Guiche, absorbé dans sa parole et dans sa pensée, il resta assis, la tête comprimée entre ses deux mains.

Les buissons s’ouvrirent, et une femme apparut devant les deux jeunes gens, pâle, en désordre. D’une main, elle écartait les branches qui eussent fouetté son visage, et, de l’autre, elle relevait le capuchon de la mante dont ses épaules étaient couvertes.

À cet œil humide et flamboyant, à cette démarche royale, à la hauteur de ce geste souverain, et, bien plus encore qu’à tout cela, au battement de son cœur, de Guiche reconnut Madame, et, poussant un cri, il ramena ses mains de ses tempes sur ses yeux.

Raoul, tremblant, décontenancé, roulait son chapeau dans ses mains, balbutiant quelques vagues formules de respect.

– Monsieur de Bragelonne, dit la princesse, veuillez, je vous prie, voir si mes femmes ne sont point quelque part là-bas dans les allées ou dans les quinconces. Et vous, monsieur le comte, demeurez, je suis lasse, vous me donnerez votre bras.

La foudre tombant aux pieds du malheureux jeune homme l’eût moins épouvanté que cette froide et sévère parole.

Néanmoins, comme, ainsi qu’il venait de le dire, il était brave, comme il venait, au fond du cœur, de prendre toutes ses résolutions, de Guiche se redressa, et, voyant l’hésitation de Bragelonne, lui adressa un coup d’œil plein de résignation et de suprême remerciement.

Au lieu de répondre à l’instant même à Madame, il fit un pas vers le vicomte, et, lui tendant la main que la princesse lui avait demandée, il serra la main toute loyale de son ami avec un soupir, dans lequel il semblait donner à l’amitié tout ce qui restait de vie au fond de son cœur.

Madame attendit, elle si fière, elle qui ne savait pas attendre, Madame attendit que ce colloque muet fût achevé.

Sa main, sa royale main demeura suspendue en l’air, et, quand Raoul fut parti, retomba sans colère, mais non sans émotion, dans celle de Guiche.

Ils étaient seuls au milieu de la forêt sombre et muette, et l’on n’entendait plus que le pas de Raoul s’éloignant avec précipitation par les sentiers ombreux.

Sur leur tête s’étendait la voûte épaisse et odorante du feuillage de la forêt, par les déchirures duquel on voyait briller çà et là quelques étoiles.

Madame entraîna doucement de Guiche à une centaine de pas de cet arbre indiscret qui avait entendu et laissé entendre tant de choses dans cette soirée, et, le conduisant à une clairière voisine qui permettait de voir à une certaine distance autour de soi :

– Je vous amène ici, dit-elle toute frémissante, parce que là-bas où nous étions, toute parole s’entend.

– Toute parole s’entend, dites-vous, madame ? répéta machinalement le jeune homme.

– Oui.

– Ce qui veut dire ? murmura de Guiche.

– Ce qui veut dire que j’ai entendu toutes vos paroles.

– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! il me manquait encore cela ! balbutia de Guiche.

Et il baissa la tête comme fait le nageur fatigué sous le flot qui l’engloutit.

– Alors, dit-elle, vous me jugez comme vous avez dit ?

De Guiche pâlit, détourna la tête et ne répondit rien ; il se sentait près de s’évanouir.

– C’est fort bien, continua la princesse d’un son de voix plein de douceur ; j’aime mieux cette franchise qui doit me blesser qu’une flatterie qui me tromperait. Soit ! selon vous, monsieur de Guiche, je suis donc coquette et vile.

– Vile ! s’écria le jeune homme, vile, vous ? Oh ! je n’ai certes pas dit, je n’ai certes pas pu dire que ce qu’il y a au monde de plus précieux pour moi fût une chose vile ; non, non, je n’ai pas dit cela.

– Une femme qui voit périr un homme consumé du feu qu’elle a allumé et qui n’éteint pas ce feu est, à mon avis, une femme vile.

– Oh ! que vous importe ce que j’ai dit ? reprit le comte. Que suis-je, mon Dieu ! près de vous, et comment vous inquiétez-vous même si j’existe ou si je n’existe pas ?

– Monsieur de Guiche, vous êtes un homme comme je suis une femme, et, vous connaissant ainsi que je vous connais, je ne veux point vous exposer à mourir ; je change avec vous de conduite et de caractère. Je serai, non pas franche, je le suis toujours, mais vraie. Je vous supplie donc, monsieur le comte, de ne plus m’aimer et d’oublier tout à fait que je vous aie jamais adressé une parole ou un regard.

De Guiche se retourna, couvrant Madame d’un regard passionné.

– Vous, dit-il, vous vous excusez ; vous me suppliez, vous !

– Oui, sans doute ; puisque j’ai fait le mal, je dois réparer le mal. Ainsi, monsieur le comte, voilà qui est convenu. Vous me pardonnerez ma frivolité, ma coquetterie. Ne m’interrompez pas. Je vous pardonnerai, moi, d’avoir dit que j’étais frivole et coquette, quelque chose de pis, peut-être ; et vous renoncerez à votre idée de mort, et vous conserverez à votre famille, au roi et aux dames un cavalier que tout le monde estime et que beaucoup chérissent.

Et Madame prononça ce dernier mot avec un tel accent de franchise et même de tendresse, que le cœur du jeune homme sembla prêt à s’élancer de sa poitrine.

– Oh ! madame, madame !… balbutia-t-il.

– Écoutez encore, continua-t-elle. Quand vous aurez renoncé à moi, par nécessité d’abord, puis pour vous rendre à ma prière, alors vous me jugerez mieux, et, j’en suis sûre, vous remplacerez cet amour, pardon de cette folie, par une sincère amitié que vous viendrez m’offrir, et qui, je vous le jure, sera cordialement acceptée.

De Guiche, la sueur au front, la mort au cœur, le frisson dans les veines, se mordait les lèvres, frappait du pied, dévorait, en un mot, toutes ses douleurs.

– Madame, dit-il, ce que vous m’offrez là est impossible et je n’accepte point un pareil marché.

– Eh quoi ! dit Madame, vous refusez mon amitié ?…

– Non ! non ! pas d’amitié, madame, j’aime mieux mourir d’amour que vivre d’amitié.

– Monsieur le comte !

– Oh ! madame, s’écria de Guiche, j’en suis arrivé à ce moment suprême où il n’y a plus d’autre considération, d’autre respect que la considération et le respect d’un honnête homme envers une femme adorée. Chassez-moi, maudissez-moi, dénoncez-moi, vous serez juste ; je me suis plaint de vous, mais je ne m’en suis plaint si amèrement que parce que je vous aime ; je vous ai dit que je mourrai, je mourrai ; vivant, vous m’oublierez ; mort, vous ne m’oublierez point, j’en suis sûr.

Et cependant, elle, qui se tenait debout et toute rêveuse, aussi agitée que le jeune homme, détourna un moment la tête, comme un instant auparavant il venait de la détourner lui-même.

Puis après un silence :

– Vous m’aimez donc bien ? demanda-t-elle.

– Oh ! follement. Au point d’en mourir, comme vous le disiez. Au point d’en mourir, soit que vous me chassiez, soit que vous m’écoutiez encore.

– Alors, c’est un mal sans espoir, dit-elle d’un air enjoué, un mal qu’il convient de traiter par les adoucissants. Là ! donnez-moi votre main… Elle est glacée !

De Guiche s’agenouilla, collant sa bouche, non pas sur l’une, mais sur les deux mains brûlantes de Madame.

– Allons, aimez-moi donc, dit la princesse, puisqu’il n’en saurait être autrement.

Et elle lui serra les doigts presque imperceptiblement, le relevant ainsi, moitié comme eût fait une reine, et moitié comme eût fait une amante.

De Guiche frissonna par tout le corps.

Madame sentit courir ce frisson dans les veines du jeune homme, et comprit que celui-là aimait véritablement.

– Votre bras, comte, dit-elle, et rentrons.

– Ah ! madame, lui dit le comte chancelant, ébloui, un nuage de flamme sur les yeux. Ah ! vous avez trouvé un troisième moyen de me tuer.

– Heureusement que c’est le plus long, n’est-ce pas ? répliqua-t-elle.

Et elle l’entraîna vers le quinconce.

Chapitre CXX – La correspondance d’Aramis §

Tandis que les affaires de de Guiche, raccommodées ainsi tout à coup sans qu’il pût deviner la cause de cette amélioration, prenaient cette tournure inespérée que nous leur avons vu prendre, Raoul, ayant compris l’invitation de Madame, s’était éloigné pour ne pas troubler cette explication dont il était loin de deviner les résultats, et il avait rejoint les dames d’honneur éparses dans le parterre.

Pendant ce temps, le chevalier de Lorraine, remonté dans sa chambre, lisait avec surprise la lettre de de Wardes, laquelle lui racontait ou plutôt lui faisait raconter, par la main de son valet de chambre, le coup d’épée reçu à Calais et tous les détails de cette aventure avec invitation d’en communiquer à de Guiche et à Monsieur ce qui, dans cet événement, pouvait être particulièrement désagréable à chacun d’eux.

De Wardes s’attachait surtout à démontrer au chevalier la violence de cet amour de Buckingham pour Madame, et il terminait sa lettre en annonçant qu’il croyait cette passion payée de retour.

À la lecture de ce dernier paragraphe, le chevalier haussa les épaules ; en effet, de Wardes était fort arriéré, comme on a pu le voir.

De Wardes n’en était encore qu’à Buckingham.

Le chevalier jeta par-dessus son épaule le papier sur une table voisine, et, d’un ton dédaigneux :

– En vérité, dit-il, c’est incroyable ; ce pauvre de Wardes est pourtant un garçon d’esprit ; mais, en vérité, il n’y paraît pas, tant on s’encroûte en province. Que le diable emporte ce benêt, qui devait m’écrire des choses importantes et qui m’écrit de pareilles niaiseries ! Au lieu de cette pauvreté de lettre qui ne signifie rien, j’eusse trouvé là-bas, dans les quinconces, une bonne petite intrigue qui eût compromis une femme, valu peut-être un coup d’épée à un homme et diverti Monsieur pendant trois jours.

Il regarda sa montre.

– Maintenant, fit-il, il est trop tard. Une heure du matin : tout le monde doit être rentré chez le roi, où l’on achève la nuit ; allons, c’est une piste perdue, et à moins de chance extraordinaire…

Et, en disant ces mots, comme pour en appeler à sa bonne étoile, le chevalier s’approcha avec dépit de la fenêtre qui donnait sur une portion assez solitaire du jardin.

Aussitôt, et comme si un mauvais génie eût été à ses ordres, il aperçut, revenant vers le château en compagnie d’un homme, une mante de soie de couleur sombre, et reconnut cette tournure qui l’avait frappé une demi-heure auparavant.

« Eh ! mon Dieu ! pensa-t-il en frappant des mains, Dieu me damne ! comme dit notre ami Buckingham, voici mon mystère. »

Et il s’élança précipitamment à travers les degrés dans l’espérance d’arriver à temps dans la cour pour reconnaître la femme à la mante et son compagnon.

Mais, en arrivant à la porte de la petite cour, il se heurta presque avec Madame, dont le visage radieux apparaissait plein de révélations charmantes sous cette mante qui l’abritait sans la cacher. Malheureusement, Madame était seule.

Le chevalier comprit que, puisqu’il l’avait vue, il n’y avait pas cinq minutes, avec un gentilhomme, le gentilhomme ne devait pas être bien loin.

En conséquence, il prit à peine le temps de saluer la princesse, tout en se rangeant pour la laisser passer ; puis, lorsqu’elle eut fait quelques pas avec la rapidité d’une femme qui craint d’être reconnue, lorsque le chevalier vit qu’elle était trop préoccupée d’elle-même pour s’inquiéter de lui, il s’élança dans le jardin, regardant rapidement de tous côtés et embrassant le plus d’horizon qu’il pouvait dans son regard.

Il arrivait à temps : le gentilhomme qui avait accompagné Madame était encore à portée de la vue ; seulement, il s’avançait rapidement vers une des ailes du château derrière laquelle il allait disparaître.

Il n’y avait pas une minute à perdre ; le chevalier s’élança à sa poursuite, quitte à ralentir le pas en s’approchant de l’inconnu ; mais, quelque diligence qu’il fit, l’inconnu avait tourné le perron avant lui.

Cependant, il était évident que comme celui que le chevalier poursuivait marchait doucement, tout pensif, et la tête inclinée sous le poids du chagrin ou du bonheur, une fois l’angle tourné, à moins qu’il ne fût entré par quelque porte, le chevalier ne pouvait manquer de le rejoindre.

C’est ce qui fût certainement arrivé si, au moment où il tournait cet angle, le chevalier ne se fût jeté dans deux personnes qui le tournaient elles-mêmes dans le sens opposé.

Le chevalier était tout prêt à faire un assez mauvais parti à ces deux fâcheux, lorsqu’en relevant la tête il reconnut M. le surintendant.

Fouquet était accompagné d’une personne que le chevalier voyait pour la première fois.

Cette personne, c’était Sa Grandeur l’évêque de Vannes.

Arrêté par l’importance du personnage, et forcé par les convenances à faire des excuses là où il s’attendait à en recevoir, le chevalier fit un pas en arrière ; et comme M. Fouquet avait sinon l’amitié, du moins les respects de tout le monde, comme le roi lui-même, quoiqu’il fût plutôt son ennemi que son ami, traitait M. Fouquet en homme considérable, le chevalier fit ce que le roi eût fait, il salua M. Fouquet, qui le saluait avec une bienveillante politesse, voyant que ce gentilhomme l’avait heurté par mégarde et sans mauvaise intention aucune.

Puis, presque aussitôt, ayant reconnu le chevalier de Lorraine, il lui fit quelques compliments auxquels force fut au chevalier de répondre.

Si court que fût ce dialogue, le chevalier de Lorraine vit peu à peu avec un déplaisir mortel son inconnu diminuer et s’effacer dans l’ombre.

Le chevalier se résigna, et, une fois résigné, revint complètement à M. Fouquet.

– Ah ! monsieur, dit-il, vous arrivez bien tard. On s’est fort occupé ici de votre absence, et j’ai entendu Monsieur s’étonner de ce qu’ayant été invité par le roi, vous n’étiez pas venu.

– La chose m’a été impossible, monsieur, et, aussitôt libre, j’arrive.

– Paris est tranquille ?

– Parfaitement. Paris a fort bien reçu sa dernière taxe.

– Ah ! je comprends que vous ayez voulu vous assurer de ce bon vouloir avant de venir prendre part à nos fêtes.

– Je n’en arrive pas moins un peu tard. Je m’adresserai donc à vous, monsieur, pour vous demander si le roi est dehors ou au château, si je pourrai le voir ce soir ou si je dois attendre à demain.

– Nous avons perdu de vue le roi depuis une demi-heure à peu près, dit le chevalier.

– Il sera peut-être chez Madame ? demanda Fouquet.

– Chez Madame, je ne crois pas, car je viens de rencontrer Madame qui rentrait par le petit escalier ; et à moins que ce gentilhomme que vous venez de croiser tout à l’heure ne fût le roi en personne…

Et le chevalier attendit, espérant qu’il saurait ainsi le nom de celui qu’il avait poursuivi.

Mais Fouquet, qu’il eût reconnu ou non de Guiche, se contenta de répondre :

– Non, monsieur, ce n’était pas lui.

Le chevalier, désappointé, salua ; mais, tout en saluant, ayant jeté un dernier coup d’œil autour de lui et ayant aperçu M. Colbert au milieu d’un groupe :

– Tenez, monsieur, dit-il au surintendant, voici là-bas, sous les arbres, quelqu’un qui vous renseignera mieux que moi.

– Qui ? demanda Fouquet, dont la vue faible ne perçait pas les ombres.

– M. Colbert, répondit le chevalier.

– Ah ! fort bien. Cette personne qui parle là-bas à ces hommes portant des torches, c’est M. Colbert ?

– Lui-même. Il donne ses ordres pour demain aux dresseurs d’illuminations.

– Merci, monsieur.

Et Fouquet fit un mouvement de tête qui indiquait qu’il avait appris tout ce qu’il désirait savoir.

De son côté, le chevalier, qui, tout au contraire, n’avait rien appris, se retira sur un profond salut.

À peine fut-il éloigné, que Fouquet, fronçant le sourcil, tomba dans une profonde rêverie.

Aramis le regarda un instant avec une espèce de compassion pleine de tristesse.

– Eh bien, lui dit-il, vous voilà ému au seul nom de cet homme. Eh quoi ! triomphant et joyeux tout à l’heure, voilà que vous vous rembrunissez à l’aspect de ce médiocre fantôme. Voyons, monsieur, croyez-vous en votre fortune ?

– Non, répondit tristement Fouquet.

– Et pourquoi ?

– Parce que je suis trop heureux en ce moment, répliqua-t-il d’une voix tremblante. Ah ! mon cher d’Herblay, vous qui êtes si savant, vous devez connaître l’histoire d’un certain tyran de Samos. Que puis-je jeter à la mer qui désarme le malheur à venir ? Oh ! je vous le répète, mon ami, je suis trop heureux ! si heureux que je ne désire plus rien au-delà de ce que j’ai… Je suis monté si haut… Vous savez ma devise : Quo non ascendam ? Je suis monté si haut, que je n’ai plus qu’à descendre. Il m’est donc impossible de croire au progrès d’une fortune qui est déjà plus qu’humaine.

Aramis sourit en fixant sur Fouquet son œil si caressant et si fin.

– Si je connaissais votre bonheur, dit-il, je craindrais peut-être votre disgrâce ; mais vous me jugez en véritable ami, c’est-à-dire que vous me trouvez bon pour l’infortune, voilà tout. C’est déjà immense et précieux, je le sais ; mais, en vérité, j’ai bien le droit de vous demander de me confier de temps en temps les choses heureuses qui vous arrivent et auxquelles je prendrais part, vous le savez, plus qu’à celles qui m’arriveraient à moi même.

– Mon cher prélat, dit en riant Fouquet, mes secrets sont par trop profanes pour que je les confie à un évêque, si mondain qu’il soit.

– Bah ! en confession ?

– Oh ! je rougirais trop si vous étiez mon confesseur.

Et Fouquet se mit à soupirer.

Aramis le regarda encore sans autre manifestation de sa pensée que son muet sourire.

– Allons, dit-il, c’est une grande vertu que la discrétion.

– Silence ! dit Fouquet. Voici cette venimeuse bête qui m’a reconnu et qui s’approche de nous.

– Colbert ?

– Oui ; écartez-vous, mon cher d’Herblay ; je ne veux pas que ce cuistre vous voie avec moi, il vous prendrait en aversion.

Aramis lui serra la main.

– Qu’ai-je de son amitié ? dit-il ; n’êtes-vous pas là ?

– Oui ; mais peut-être n’y serai-je pas toujours, répondit mélancoliquement Fouquet.

– Ce jour-là, si ce jour-là vient jamais, dit tranquillement Aramis, nous aviserons à nous passer de l’amitié ou à braver l’aversion de M. Colbert. Mais dites-moi, cher monsieur Fouquet, au lieu de vous entretenir avec ce cuistre, comme vous lui faites l’honneur de l’appeler, conversation dont je ne sens pas l’utilité, que ne vous rendez-vous, sinon auprès du roi, du moins auprès de Madame ?

– De Madame ? fit le surintendant distrait par ses souvenirs. Oui, sans doute, près de Madame.

– Vous vous rappelez, continua Aramis, qu’on nous a appris la grande faveur dont Madame jouit depuis deux ou trois jours. Il entre, je crois, dans votre politique et dans nos plans que vous fassiez assidûment votre cour aux amies de Sa Majesté. C’est le moyen de balancer l’autorité naissante de M. Colbert. Rendez-vous donc le plus tôt possible près de Madame et ménagez-vous cette alliée.

– Mais, dit Fouquet, êtes-vous bien sûr que c’est véritablement sur elle que le roi a les yeux fixés en ce moment ?

– Si l’aiguille avait tourné, ce serait depuis ce matin. Vous savez que j’ai ma police.

– Bien ! j’y vais de ce pas et à tout hasard j’aurai mon moyen d’introduction : c’est une magnifique paire de camées antiques enchâssés dans des diamants.

– Je l’ai vue ; rien de plus riche et de plus royal.

Ils furent interrompus en ce moment par un laquais conduisant un courrier.

– Pour Monsieur le surintendant, dit tout haut ce courrier en présentant à Fouquet une lettre.

– Pour Monseigneur l’évêque de Vannes, dit tout bas le laquais en remettant une lettre à Aramis.

Et, comme le laquais portait une torche, il se plaça entre le surintendant et l’évêque, afin que tous deux pussent lire en même temps.

À l’aspect de l’écriture fine et serrée de l’enveloppe, Fouquet tressaillit de joie ; ceux-là seuls qui aiment ou qui ont aimé comprendront son inquiétude d’abord, puis son bonheur ensuite.

Il décacheta vivement la lettre, qui ne renfermait que ces seuls mots :

« Il y a une heure que je t’ai quitté, il y a un siècle que je ne t’ai dit : Je t’aime. »

C’était tout.

Mme de Bellière avait, en effet, quitté Fouquet depuis une heure, après avoir passé deux jours avec lui ; et de peur que son souvenir ne s’écartât trop longtemps du cœur qu’elle regrettait, elle lui envoyait le courrier porteur de cette importante missive.

Fouquet baisa la lettre et la paya d’une poignée d’or.

Quant à Aramis, il lisait, comme nous avons dit, de son côté, mais avec plus de froideur et de réflexion, le billet suivant :

« Le roi a été frappé ce soir d’un coup étrange : une femme l’aime. Il l’a su par hasard en écoutant la conversation de cette jeune fille avec ses compagnes. De sorte que le roi est tout entier à ce nouveau caprice. La femme s’appelle Mlle de La Vallière et est d’une assez médiocre beauté pour que ce caprice devienne une grande passion. Prenez garde à Mlle de La Vallière. »

Pas un mot de Madame.

Aramis replia lentement le billet et le mit dans sa poche.

Quant à Fouquet, il savourait toujours les parfums de sa lettre.

– Monseigneur ! dit Aramis touchant le bras de Fouquet.

– Hein ! demanda celui-ci.

– Il me vient une idée. Connaissez-vous une petite fille qu’on appelle La Vallière ?

– Ma foi ! non.

– Cherchez bien.

– Ah ! oui, je crois, une des filles d’honneur de Madame.

– Ce doit être cela.

– Eh bien ! après ?

– Eh bien ! monseigneur, c’est à cette petite fille qu’il faut que vous rendiez une visite ce soir.

– Bah ! et comment ?

– Et, de plus, c’est à cette petite fille qu’il faut que vous donniez vos camées.

– Allons donc !

– Vous savez, monseigneur, que je suis de bon conseil.

– Mais cet imprévu…

– C’est mon affaire. Vite une cour en règle à la petite La Vallière, monseigneur. Je me ferai garant près de Mme de Bellière que c’est une cour toute politique.

– Que dites-vous là, mon ami, s’écria vivement Fouquet, et quel nom avez vous prononcé ?

– Un nom qui doit vous prouver, monsieur le surintendant, que, bien instruit pour vous, je puis être aussi bien instruit pour les autres. Faites la cour à la petite La Vallière.

– Je ferai la cour à qui vous voudrez, répondit Fouquet avec le paradis dans le cœur.

– Voyons, voyons, redescendez sur la terre, voyageur du septième ciel, dit Aramis ; voici M. de Colbert. Oh ! mais il a recruté tandis que nous lisions ; il est entouré, loué, congratulé ; décidément, c’est une puissance.

En effet, Colbert s’avançait escorté de tout ce qui restait de courtisans dans les jardins, et chacun lui faisait, sur l’ordonnance de la fête, des compliments dont il s’enflait à éclater.

– Si La Fontaine était là, dit en souriant Fouquet, quelle belle occasion pour lui de réciter la fable de la grenouille qui veut se faire aussi grosse qu’un bœuf.

Colbert arriva dans un cercle éblouissant de lumière ; Fouquet l’attendit impassible et légèrement railleur.

Colbert lui souriait aussi ; il avait vu son ennemi déjà depuis près d’un quart d’heure, il s’approchait tortueusement.

Le sourire de Colbert présageait quelque hostilité.

– Oh ! oh ! dit Aramis tout bas au surintendant, le coquin va vous demander encore quelques millions pour payer ses artifices et ses verres de couleur.

Colbert salua le premier d’un air qu’il s’efforçait de rendre respectueux.

Fouquet remua la tête à peine.

– Eh bien ! monseigneur, demanda Colbert, que disent vos yeux ? Avons nous eu bon goût ?

– Un goût parfait, répondit Fouquet, sans qu’on pût remarquer dans ces paroles la moindre raillerie.

– Oh ! dit Colbert méchamment, vous y mettez de l’indulgence… Nous sommes pauvres, nous autres gens du roi, et Fontainebleau n’est pas un séjour comparable à Vaux.

– C’est vrai, répondit flegmatiquement Fouquet, qui dominait tous les acteurs de cette scène.

– Que voulez-vous, monseigneur ! continua Colbert, nous avons agi selon nos petites ressources.

Fouquet fit un geste d’assentiment.

– Mais, poursuivit Colbert, il serait digne de votre magnificence, monseigneur, d’offrir à Sa Majesté une fête dans vos merveilleux jardins… dans ces jardins qui vous ont coûté soixante millions.

– Soixante-douze, dit Fouquet.

– Raison de plus, reprit Colbert. Voilà qui serait vraiment magnifique.

– Mais, croyez-vous, monsieur, dit Fouquet, que Sa Majesté daigne accepter mon invitation ?

– Oh ! je n’en doute pas, s’écria vivement Colbert, et je m’en porterai caution.

– C’est fort aimable à vous, dit Fouquet. J’y puis donc compter ?

– Oui, monseigneur, oui, certainement.

– Alors, je me consulterai, dit Fouquet.

– Acceptez, acceptez, dit tout bas et vivement Aramis.

– Vous vous consulterez ? répéta Colbert.

– Oui, répondit Fouquet, pour savoir quel jour je pourrai faire mon invitation au roi.

– Oh ! dès ce soir, monseigneur, dès ce soir.

– Accepté, fit le surintendant. Messieurs, je voudrais vous faire mes invitations ; mais vous savez que, partout où va le roi, le roi est chez lui, c’est donc à vous de vous faire inviter par Sa Majesté.

Il y eut une rumeur joyeuse dans la foule.

Fouquet salua et partit.

– Misérable orgueilleux ! dit Colbert, tu acceptes, et tu sais que cela te coûtera dix millions.

– Vous m’avez ruiné, dit tout bas Fouquet à Aramis.

– Je vous ai sauvé, répliqua celui-ci, tandis que Fouquet montait les degrés du perron et faisait demander au roi s’il était encore visible.

Chapitre CXXI – Le commis d’ordre §

Le roi, pressé de se retrouver seul avec lui-même pour étudier ce qui se passait dans son propre cœur, s’était retiré chez lui, où M. de Saint-Aignan était venu le retrouver après sa conversation avec Madame.

Nous avons rapporté la conversation.

Le favori, fier de sa double importance, et sentant que, depuis deux heures, il était devenu le confident du roi, commençait, tout respectueux qu’il était, à traiter d’un peu haut les affaires de cour, et, du point où il s’était mis, ou plutôt où le hasard l’avait placé, il ne voyait qu’amour et guirlandes autour de lui.

L’amour du roi pour Madame, celui de Madame pour le roi, celui de de Guiche pour Madame, celui de La Vallière pour le roi, celui de Malicorne pour Montalais, celui de Mlle de Tonnay-Charente pour lui, Saint-Aignan, n’était-ce pas véritablement plus qu’il n’en fallait pour faire tourner une tête de courtisan ?

Or, Saint-Aignan était le modèle des courtisans passés, présents et futurs.

Au reste, Saint-Aignan se montra si bon narrateur et appréciateur si subtil, que le roi l’écouta en marquant beaucoup d’intérêt, surtout quand il conta la façon passionnée avec laquelle Madame avait recherché sa conversation à propos des affaires de Mlle de La Vallière.

Quand le roi n’eût plus rien ressenti pour Madame Henriette de ce qu’il avait éprouvé, il y avait dans cette ardeur de Madame à se faire donner ces renseignements une satisfaction d’amour-propre qui ne pouvait échapper au roi. Il éprouva donc cette satisfaction, mais voilà tout, et son cœur ne fut point un seul instant alarmé de ce que Madame pouvait penser ou ne point penser de toute cette aventure.

Seulement, lorsque Saint-Aignan eut fini, le roi, tout en se préparant à sa toilette de nuit, demanda :

– Maintenant, Saint-Aignan, tu sais ce que c’est que Mlle de La Vallière, n’est-ce pas ?

– Non seulement ce qu’elle est, mais ce qu’elle sera.

– Que veux-tu dire ?

– Je veux dire qu’elle est tout ce qu’une femme peut désirer d’être, c’est-à-dire aimée de Votre Majesté ; je veux dire qu’elle sera tout ce que Votre Majesté voudra qu’elle soit.

– Ce n’est pas cela que je demande… Je ne veux pas savoir ce qu’elle est aujourd’hui ni ce qu’elle sera demain : tu l’as dit, cela me regarde, mais ce qu’elle était hier. Répète-moi donc ce qu’on dit d’elle.

– On dit qu’elle est sage.

– Oh ! fit le roi en souriant, c’est un bruit.

– Assez rare à la cour, Sire, pour qu’il soit cru quand on le répand.

– Vous avez peut-être raison, mon cher… Et de bonne naissance ?

– Excellente ; fille du marquis de La Vallière et belle-fille de cet excellent M. de Saint-Remy.

– Ah ! oui, le majordome de ma tante… Je me rappelle cela, et je me souviens maintenant : je l’ai vue en passant à Blois. Elle a été présentée aux reines. J’ai même à me reprocher, à cette époque, de n’avoir pas fait à elle toute l’attention qu’elle méritait.

– Oh ! Sire, je m’en rapporte à Votre Majesté pour réparer le temps perdu.

– Et le bruit serait donc, dites-vous, que Mlle de La Vallière n’aurait pas d’amant ?

– En tout cas, je ne crois pas que Votre Majesté s’effrayât beaucoup de la rivalité.

– Attends donc, s’écria tout à coup le roi avec un accent des plus sérieux.

– Plaît-il, Sire ?

– Je me souviens.

– Ah !

– Si elle n’a pas d’amant, elle a un fiancé.

– Un fiancé !

– Comment ! tu ne sais pas cela, comte ?

– Non.

– Toi, l’homme aux nouvelles.

– Votre Majesté m’excusera. Et le roi connaît ce fiancé ?

– Pardieu ! son père est venu me demander de signer au contrat ; c’est…

Le roi allait sans doute prononcer le nom du vicomte de Bragelonne, quand il s’arrêta en fronçant le sourcil.

– C’est ?… répéta Saint-Aignan.

– Je ne me rappelle plus, répondit Louis XIV, essayant de cacher une émotion qu’il dissimulait avec peine.

– Puis-je mettre Votre Majesté sur la voie ? demanda le comte de Saint Aignan.

– Non ; car je ne sais plus moi-même de qui je voulais parler, non, en vérité ; je me rappelle bien vaguement qu’une des filles d’honneur devait épouser… mais le nom m’échappe.

– Était-ce Mlle de Tonnay-Charente qu’il devait épouser ? demanda Saint Aignan.

– Peut-être, fit le roi.

– Alors le futur était de M. de Montespan ; mais Mlle de Tonnay-Charente n’en a point parlé, ce me semble, de manière à effrayer les prétentions.

– Enfin, dit le roi, je ne sais rien, ou presque rien, sur Mlle de La Vallière. Saint-Aignan, je te charge d’avoir des renseignements sur elle.

– Oui, Sire, et quand aurai-je l’honneur de revoir Votre Majesté pour les lui fournir ?

– Quand tu les auras.

– Je les aurai vite, si les renseignements vont aussi vite que mon désir de revoir le roi.

– Bien parlé ! À propos, est-ce que Madame a témoigné quelque chose contre cette pauvre fille ?

– Rien, Sire.

– Madame ne s’est point fâchée ?

– Je ne sais ; seulement, elle a toujours ri.

– Très bien ; mais j’entends du bruit dans les antichambres, ce me semble ; on me vient sans doute annoncer quelque courrier.

– En effet, Sire.

– Informe-toi, Saint-Aignan.

Le comte courut à la porte et échangea quelques mots avec l’huissier.

– Sire, dit-il en revenant, c’est M. Fouquet qui arrive à l’instant même sur un ordre du roi à ce qu’il dit. Il s’est présenté, mais l’heure avancée fait qu’il n’insiste pas même pour avoir audience ce soir ; il se contente de constater sa présence.

– M. Fouquet ! Je lui ai écrit à trois heures en l’invitant à être à Fontainebleau le lendemain matin ; il arrive à Fontainebleau à deux heures, c’est du zèle ! s’écria le roi radieux de se voir si bien obéi. Eh bien ! au contraire, M. Fouquet aura son audience. Je l’ai mandé, je le recevrai. Qu’on l’introduise. Toi, comte, aux recherches, et à demain !

Le roi mit un doigt sur ses lèvres, et Saint-Aignan s’esquiva la joie dans le cœur, en donnant l’ordre à l’huissier d’introduire M. Fouquet.

Fouquet fit alors son entrée dans la chambre royale. Louis XIV se leva pour le recevoir.

– Bonsoir, monsieur Fouquet, dit-il avec un aimable sourire. Je vous félicite de votre ponctualité ; mon message a dû vous arriver tard cependant ?

– À neuf heures du soir, Sire.

– Vous avez beaucoup travaillé ces jours-ci, monsieur Fouquet, car on m’a assuré que vous n’aviez pas quitté votre cabinet de Saint-Mandé depuis trois ou quatre jours.

– Je me suis, en effet, enfermé trois jours, Sire, répliqua Fouquet en s’inclinant.

– Savez-vous, monsieur Fouquet, que j’avais beaucoup de choses à vous dire ? continua le roi de son air le plus gracieux.

– Votre Majesté me comble, et, puisqu’elle est si bonne pour moi, me permet-elle de lui rappeler une promesse d’audience qu’elle m’avait faite ?

– Ah ! oui, quelqu’un d’Église qui croit avoir à me remercier, n’est-ce pas ?

– Justement, Sire. L’heure est peut-être mal choisie, mais le temps de celui que j’amène est précieux, et comme Fontainebleau est sur la route de son diocèse…

– Qui donc déjà ?

– Le dernier évêque de Vannes, que Votre Majesté, à ma recommandation, a daigné investir il y a trois mois.

– C’est possible, dit le roi, qui avait signé sans lire, et il est là ?

– Oui, Sire ; Vannes est un diocèse important : les ouailles de ce pasteur ont besoin de sa parole divine ; ce sont des sauvages qu’il importe de toujours polir en les instruisant, et M. d’Herblay n’a pas son égal pour ces sortes de missions.

– M. d’Herblay ! dit le roi en cherchant au fond de ses souvenirs, comme si ce nom, entendu depuis longtemps, ne lui était cependant pas inconnu.

– Oh ! fit vivement Fouquet, Votre Majesté ne connaît pas ce nom obscur d’un de ses plus fidèles et de ses plus précieux serviteurs ?

– Non, je l’avoue… Et il veut repartir ?

– C’est-à-dire qu’il a reçu aujourd’hui des lettres qui nécessiteront peut-être son départ ; de sorte qu’avant de se remettre en route pour le pays perdu qu’on appelle la Bretagne, il désirerait présenter ses respects à Votre Majesté.

– Et il attend ?

– Il est là, Sire.

– Faites-le entrer.

Fouquet fit un signe à l’huissier, qui attendait derrière la tapisserie. La porte s’ouvrit, Aramis entra.

Le roi lui laissa dire son compliment, et attacha un long regard sur cette physionomie que nul ne pouvait oublier après l’avoir vue.

– Vannes ! dit-il : vous êtes évêque de Vannes, monsieur ?

– Oui, Sire.

– Vannes est en Bretagne ?

Aramis s’inclina.

– Près de la mer ?

Aramis s’inclina encore.

– À quelques lieues de Belle-Île ?

– Oui, Sire, répondit Aramis ; à six lieues, je crois.

– Six lieues, c’est un pas, fit Louis XIV.

– Non pas pour nous autres, pauvres Bretons, Sire, dit Aramis ; six lieues, au contraire, c’est une distance, si ce sont six lieues de terre ; si ce sont six lieues de mer, c’est une immensité. Or, j’ai eu l’honneur de le dire au roi, on compte six lieues de mer de la rivière à Belle-Île

– On dit que M. Fouquet a là une fort belle maison ? demanda le roi.

– Oui, on le dit, répondit Aramis en regardant tranquillement Fouquet.

– Comment, on le dit ? s’écria le roi.

– Oui, Sire.

– En vérité, monsieur Fouquet, une chose m’étonne, je vous l’avoue.

– Laquelle ?

– Comment, vous avez à la tête de vos paroisses un homme tel que M. d’Herblay, et vous ne lui avez pas montré Belle-Île ?

– Oh ! Sire, répliqua l’évêque sans donner à Fouquet le temps de répondre, nous autres, pauvres prélats bretons, nous pratiquons la résidence.

– Monsieur de Vannes, dit le roi, je punirai M. Fouquet de son insouciance.

– Et comment cela, Sire ?

– Je vous changerai.

Fouquet se mordit la lèvre. Aramis sourit.

– Combien rapporte Vannes ? continua le roi.

– Six mille livres, Sire, dit Aramis.

– Ah ! mon Dieu ! si peu de chose ! Mais vous avez du bien, monsieur de Vannes ?

– Je n’ai rien, Sire ; seulement, M. Fouquet me compte douze cents livres par an pour son banc d’œuvre.

– Allons, allons, monsieur d’Herblay, je vous promets mieux que cela.

– Sire…

– Je songerai à vous.

Aramis s’inclina.

De son côté, le roi le salua presque respectueusement, comme c’était, au reste, son habitude de faire avec les femmes et avec les gens Église

Aramis comprit que son audience était finie ; il prit congé par une phrase des plus simples, par une véritable phrase de pasteur campagnard, et disparut.

– Voilà une remarquable figure, dit le roi en le suivant des yeux aussi longtemps qu’il put le voir, et même en quelque sorte lorsqu’il ne le voyait plus.

– Sire, répondit Fouquet, si cet évêque avait l’instruction première, nul prélat en ce royaume ne mériterait comme lui les premières distinctions.

– Il n’est pas savant ?

– Il a changé l’épée pour la chasuble, et cela un peu tard. Mais n’importe ; si Votre Majesté me permet de lui reparler de M. de Vannes en temps et lieu…

– Je vous en prie. Mais, avant de parler de lui, parlons de vous, monsieur Fouquet.

– De moi, Sire ?

– Oui, j’ai mille compliments à vous faire.

– Je ne saurais, en vérité, exprimer à Votre Majesté la joie dont elle me comble.

– Oui, monsieur Fouquet, je comprends. Oui, j’ai eu contre vous des préventions.

– Alors j’étais bien malheureux, Sire.

– Mais elles sont passées. Ne vous êtes-vous pas aperçu ?…

– Si fait, Sire ; mais j’attendais avec résignation le jour de la vérité. Il paraît que ce jour est venu ?

– Ah ! vous saviez être en ma disgrâce ?

– Hélas ! oui, Sire.

– Et savez-vous pourquoi ?

– Parfaitement ; le roi me croyait un dilapidateur.

– Oh ! non.

– Ou plutôt un administrateur médiocre. Enfin, Votre Majesté croyait que, les peuples n’ayant pas d’argent, le roi n’en aurait pas non plus.

– Oui, je l’ai cru ; mais je suis détrompé.

Fouquet s’inclina.

– Et pas de rébellions, pas de plaintes ?

– Et de l’argent, dit Fouquet.

– Le fait est que vous m’en avez prodigué le mois dernier.

– J’en ai encore, non seulement pour tous les besoins, mais pour tous les caprices de Votre Majesté.

– Dieu merci ! monsieur Fouquet, répliqua le roi sérieusement, je ne vous mettrai point à l’épreuve. D’ici à deux mois, je ne veux rien vous demander.

– J’en profiterai pour amasser au roi cinq ou six millions qui lui serviront de premiers fonds en cas de guerre.

– Cinq ou six millions !

– Pour sa maison seulement, bien entendu.

– Vous croyez donc à la guerre, monsieur Fouquet ?

– Je crois que, si Dieu a donné à l’aigle un bec et des serres, c’est pour qu’il s’en serve à montrer sa royauté.

Le roi rougit de plaisir.

– Nous avons beaucoup dépensé tous ces jours-ci, monsieur Fouquet ; ne me gronderez-vous pas ?

– Sire, Votre Majesté a encore vingt ans de jeunesse et un milliard à dépenser pendant ces vingt ans.

– Un milliard ! c’est beaucoup, monsieur Fouquet, dit le roi.

– J’économiserai, Sire… D’ailleurs, Votre Majesté a en M. Colbert et en moi deux hommes précieux. L’un lui fera dépenser son argent, et ce sera moi, si toutefois mon service agrée toujours à Sa Majesté ; l’autre le lui économisera, et ce sera M. Colbert.

– M. Colbert ? reprit le roi étonné.

– Sans doute, Sire ; M. Colbert compte parfaitement bien.

À cet éloge fait de l’ennemi par l’ennemi lui-même, le roi se sentit pénétré de confiance et d’admiration.

C’est qu’en effet il n’y avait ni dans la voix ni dans le regard de Fouquet rien qui détruisît une lettre des paroles qu’il avait prononcées ; il ne faisait point un éloge pour avoir le droit de placer deux reproches.

Le roi comprit, et, rendant les armes à tant de générosité et d’esprit :

– Vous louez M. Colbert ? dit-il.

– Oui, Sire, je le loue ; car, outre que c’est un homme de mérite, je le crois très dévoué aux intérêts de Votre Majesté.

– Est-ce parce que souvent il a heurté vos vues ? dit le roi en souriant.

– Précisément, Sire.

– Expliquez-moi cela ?

– C’est bien simple. Moi, je suis l’homme qu’il faut pour faire entrer l’argent, lui l’homme qu’il faut pour l’empêcher de sortir.

– Allons, allons, monsieur le surintendant, que diable ! vous me direz bien quelque chose qui corrige toute cette bonne opinion ?

– Administrativement, Sire ?

– Oui.

– Pas le moins du monde, Sire.

– Vraiment ?

– Sur l’honneur, je ne connais pas en France un meilleur commis que M. Colbert.

Ce mot commis n’avait pas, en 1661, la signification un peu subalterne qu’on lui donne aujourd’hui ; mais, en passant par la bouche de Fouquet que le roi venait d’appeler M. le surintendant, il prit quelque chose d’humble et de petit qui mettait admirablement Fouquet à sa place et Colbert à la sienne.

– Eh bien ! dit Louis XIV, c’est cependant lui qui, tout économe qu’il est, a ordonné mes fêtes de Fontainebleau ; et je vous assure, monsieur Fouquet, qu’il n’a pas du tout empêché mon argent de sortir.

Fouquet s’inclina, mais sans répondre.

– N’est-ce pas votre avis ? dit le roi.

– Je trouve, Sire, répondit-il, que M. Colbert a fait les choses avec infiniment d’ordre, et mérite, sous ce rapport, toutes les louanges de Votre Majesté.

Ce mot ordre fit le pendant du mot commis.

Nulle organisation, plus que celle du roi, n’avait cette vive sensibilité, cette finesse de tact qui perçoit et saisit l’ordre des sensations avant les sensations mêmes.

Louis XIV comprit donc que le commis avait eu pour Fouquet trop d’ordre, c’est-à-dire que les fêtes si splendides de Fontainebleau eussent pu être plus splendides encore.

Le roi sentit, en conséquence, que quelqu’un pouvait reprocher quelque chose à ses divertissements ; il éprouva un peu de dépit de ce provincial qui, paré des plus sublimes habits de sa garde-robe, arrive à Paris, où l’homme élégant le regarde trop ou trop peu.

Cette partie de la conversation, si sobre, mais si fine de Fouquet, donna encore au roi plus d’estime pour le caractère de l’homme et la capacité du ministre.

Fouquet prit congé à deux heures du matin, et le roi se mit au lit un peu inquiet, un peu confus de la leçon voilée qu’il venait de recevoir ; et deux bons quarts d’heure furent employés par lui à se remémorer les broderies, les tapisseries, les menus des collations, les architectures des arcs de triomphe, les dispositions d’illuminations et d’artifices imaginés par l’ordre du commis Colbert.

Il résulta que le roi, repassant sur tout ce qui s’était passé depuis huit jours, trouva quelques taches à ses fêtes.

Mais Fouquet, par sa politesse, par sa bonne grâce et par sa générosité, venait d’entamer Colbert plus profondément que celui-ci, avec sa fourbe, sa méchanceté, sa persévérante haine, n’avait jamais réussi à entamer Fouquet.

Chapitre CXXII – Fontainebleau à deux heures du matin §

Comme nous l’avons vu, de Saint-Aignan avait quitté la chambre du roi au moment où le surintendant y faisait son entrée.

De Saint-Aignan était chargé d’une mission pressée ; c’est dire que de Saint-Aignan allait faire tout son possible pour tirer bon parti de son temps.

C’était un homme rare que celui que nous avons introduit comme l’ami du roi ; un de ces courtisans précieux dont la vigilance et la netteté d’intention faisaient dès cette époque ombrage à tout favori passé ou futur, et balançait par son exactitude la servilité de Dangeau.

Aussi Dangeau n’était-il pas le favori, c’était le complaisant du roi.

De Saint-Aignan s’orienta donc.

Il pensa que les premiers renseignements qu’il avait à recevoir lui devaient venir de de Guiche.

Il courut donc après de Guiche.

De Guiche, que nous avons vu disparaître à l’aile du château et qui avait tout l’air de rentrer chez lui, de Guiche n’était pas rentré.

De Saint-Aignan se mit en quête de de Guiche.

Après avoir bien tourné, viré, cherché, de Saint-Aignan aperçut quelque chose comme une forme humaine appuyée à un arbre.

Cette forme avait l’immobilité d’une statue et paraissait fort occupée à regarder une fenêtre, quoique les rideaux de cette fenêtre fussent hermétiquement fermés.

Comme cette fenêtre était celle de Madame, de Saint-Aignan pensa que cette forme devait être celle de de Guiche.

Il s’approcha doucement et vit qu’il ne se trompait point.

De Guiche avait emporté de son entretien avec Madame une telle charge de bonheur, que toute sa force d’âme ne pouvait suffire à la porter.

De son côté, de Saint-Aignan savait que de Guiche avait été pour quelque chose dans l’introduction de La Vallière chez Madame ; un courtisan sait tout et se souvient de tout. Seulement, il avait toujours ignoré à quel titre et à quelles conditions de Guiche avait accordé sa protection à La Vallière. Mais comme, en questionnant beaucoup, il est rare que l’on n’apprenne point un peu, de Saint-Aignan comptait apprendre peu ou prou en questionnant de Guiche avec toute la délicatesse et en même temps avec toute l’insistance dont il était capable.

Le plan de Saint-Aignan était celui-ci :

Si les renseignements étaient bons, dire avec effusion au roi qu’il avait mis la main sur une perle, et réclamer le privilège d’enchâsser cette perle dans la couronne royale.

Si les renseignements étaient mauvais, chose possible après tout, examiner à quel point le roi tenait à La Vallière, et diriger le compte rendu de façon à expulser la petite fille pour se faire un mérite de cette expulsion près de toutes les femmes qui pouvaient avoir des prétentions sur le cœur du roi, à commencer par Madame et à finir par la reine.

Au cas où le roi se montrerait tenace dans son désir, dissimuler les mauvaises notes ; faire savoir à La Vallière que ces mauvaises notes, sans aucune exception, habitent un tiroir secret de la mémoire du confident ; étaler ainsi de la générosité aux yeux de la malheureuse fille, et la tenir perpétuellement suspendue par la reconnaissance et la crainte de manière à s’en faire une amie de cour, intéressée comme une complice à faire la fortune de son complice tout en faisant sa propre fortune.

Quant au jour où la bombe du passé éclaterait, en supposant que cette bombe éclatât jamais, de Saint-Aignan se promettait bien d’avoir pris toutes les précautions et de faire l’ignorant près du roi.

Auprès de La Vallière, il aurait encore ce jour-là même un superbe rôle de générosité.

C’est avec toutes ces idées, écloses en une demi-heure au feu de la convoitise, que de Saint-Aignan, le meilleur fils du monde, comme eût dit La Fontaine, s’en allait avec l’intention bien arrêtée de faire parler de Guiche, c’est-à-dire de le troubler dans son bonheur qu’au reste de Saint Aignan ignorait.

Il était une heure du matin quand de Saint-Aignan aperçut de Guiche debout, immobile, appuyé au tronc d’un arbre, et les yeux cloués sur cette fenêtre lumineuse.

Une heure du matin : c’est-à-dire l’heure la plus douce de la nuit, celle que les peintres couronnent de myrtes et de pavots naissants, l’heure aux yeux battus, au cœur palpitant, à la tête alourdie, qui jette sur le jour écoulé un regard de regret, qui adresse un salut amoureux au jour nouveau.

Pour de Guiche, c’était l’aurore d’un ineffable bonheur : il eût donné un trésor au mendiant dressé sur son chemin pour obtenir qu’il ne le dérangeât point en ses rêves.

Ce fut justement à cette heure que Saint-Aignan, mal conseillé, l’égoïsme conseille toujours mal, vint lui frapper sur l’épaule au moment où il murmurait un mot ou plutôt un nom.

– Ah ! s’écria-t-il lourdement, je vous cherchais.

– Moi ? dit de Guiche tressaillant.

– Oui, et je vous trouve rêvant à la lune. Seriez-vous atteint, par hasard, du mal de poésie, mon cher comte, et feriez-vous des vers ?

Le jeune homme força sa physionomie à sourire, tandis que mille et mille contradictions grondaient contre Saint-Aignan au plus profond de son cœur.

– Peut-être, dit-il. Mais quel heureux hasard ?

– Ah ! voilà qui me prouve que vous m’avez mal entendu.

– Comment cela ?

– Oui, j’ai débuté par vous dire que je vous cherchais.

– Vous me cherchiez ?

– Oui, et je vous y prends.

– À quoi, je vous prie ?

– Mais à chanter Philis.

– C’est vrai, je n’en disconviens pas, dit de Guiche en riant ; oui, mon cher comte, je chante Philis.

– Cela vous est acquis.

– À moi ?

– Sans doute, à vous. À vous, l’intrépide protecteur de toute femme belle et spirituelle.

– Que diable me venez-vous conter là.

– Des vérités reconnues, je le sais bien. Mais attendez, je suis amoureux.

– Vous ?

– Oui.

– Tant mieux, cher comte. Venez et contez-moi cela.

Et de Guiche, craignant un peu tard peut-être que Saint-Aignan ne remarquât cette fenêtre éclairée ; prit le bras du comte et essaya de l’entraîner.

– Oh ! dit celui-ci en résistant, ne me menez point du côté de ces bois noirs, il fait trop humide par là. Restons à la lune, voulez-vous ?

Et, tout en cédant à la pression du bras de de Guiche, il demeura dans les parterres qui avoisinaient le château.

– Voyons, dit de Guiche résigné, conduisez-moi où il vous plaira, et demandez-moi ce qui vous est agréable.

– On n’est pas plus charmant.

Puis, après une seconde de silence :

– Cher comte, continua de Saint-Aignan, je voudrais que vous me disiez deux mots sur une certaine personne que vous avez protégée.

– Et que vous aimez ?

– Je ne dis ni oui ni non, très cher… Vous comprenez qu’on ne place pas ainsi son cœur à fonds perdu, et qu’il faut bien prendre à l’avance ses sûretés.

– Vous avez raison, dit de Guiche avec un soupir ; c’est précieux, un cœur.

– Le mien surtout, il est tendre, et je vous le donne comme tel.

– Oh ! vous êtes connu, comte. Après ?

– Voici. Il s’agit tout simplement de Mlle de Tonnay-Charente.

– Ah çà ! mon cher Saint-Aignan, vous devenez fou, je présume !

– Pourquoi cela ?

– Je n’ai jamais protégé Mlle de Tonnay-Charente, moi !

– Bah !

– Jamais !

– Ce n’est pas vous qui avez fait entrer Mlle de Tonnay-Charente chez Madame ?

– Mlle de Tonnay-Charente, et vous devez savoir cela mieux que personne, mon cher comte, est d’assez bonne maison pour qu’on la désire, à plus forte raison pour qu’on l’admette.

– Vous me raillez.

– Non, sur l’honneur, je ne sais ce que vous voulez dire.

– Ainsi, vous n’êtes pour rien dans son admission ?

– Non.

– Vous ne la connaissez pas ?

– Je l’ai vue pour la première fois le jour de sa présentation à Madame. Ainsi, comme je ne l’ai pas protégée, comme je ne la connais pas, je ne saurais vous donner sur elle, mon cher comte, les éclaircissements que vous désirez.

Et de Guiche fit un mouvement pour quitter son interlocuteur.

– Là ! là ! dit Saint-Aignan, un instant, mon cher comte ; vous ne m’échapperez point ainsi.

– Pardon, mais il me semblait qu’il était l’heure de rentrer chez soi.

– Vous ne rentriez pas cependant, quand je vous ai, non pas rencontré, mais trouvé.

– Aussi, mon cher comte, du moment où vous avez encore quelque chose à me dire, je me mets à votre disposition.

– Et vous faites bien, pardieu ! Une demi-heure de plus ou de moins, vos dentelles n’en seront ni plus ni moins fripées. Jurez-moi que vous n’aviez pas de mauvais rapports à me faire sur son compte, et que ces mauvais rapports que vous eussiez pu me faire ne sont point la cause de votre silence.

– Oh ! la chère enfant, je la crois pure comme un cristal.

– Vous me comblez de joie. Cependant, je ne veux pas avoir l’air près de vous d’un homme si mal renseigné que je parais. Il est certain que vous avez fourni la maison de la princesse de dames d’honneur. On a même fait une chanson sur cette fourniture.

– Vous savez, mon cher ami, que l’on fait des chansons sur tout.

– Vous la connaissez ?

– Non ; mais chantez-la-moi, je ferai sa connaissance.

– Je ne saurais vous dire comment elle commence, mais je me rappelle comment elle finit.

– Bon ! c’est déjà quelque chose.

Des demoiselles d’honneur,

Guiche est nommé fournisseur.

– L’idée est faible et la rime pauvre.

– Ah ! que voulez-vous, mon cher, ce n’est ni de Racine ni de Molière, c’est de La Feuillade, et un grand seigneur ne peut pas rimer comme un croquant.

– C’est fâcheux, en vérité, que vous ne vous souveniez que de la fin.

– Attendez, attendez, voilà le commencement du second couplet qui me revient.

– J’écoute.

Il a rempli la volière,

Montalais et…

– Pardieu ! et La Vallière ! s’écria de Guiche impatienté et surtout ignorant complètement où Saint-Aignan en voulait venir.

– Oui, oui, c’est cela, La Vallière. Vous avez trouvé la rime, mon cher.

– Belle trouvaille, ma foi !

– Montalais et La Vallière, c’est cela. Ce sont ces deux petites filles que vous avez protégées.

Et Saint-Aignan se mit à rire.

– Donc, vous ne trouvez pas dans la chanson Mlle de Tonnay-Charente ? dit de Guiche.

– Non, ma foi !

– Vous êtes satisfait, alors ?

– Sans doute ; mais j’y trouve Montalais, dit Saint-Aignan en riant toujours.

– Oh ! vous la trouverez partout. C’est une demoiselle fort remuante.

– Vous la connaissez ?

– Par intermédiaire. Elle était protégée par un certain Malicorne que protège Manicamp ; Manicamp m’a fait demander un poste de demoiselle d’honneur pour Montalais dans la maison de Madame, et une place d’officier pour Malicorne dans la maison de Monsieur. J’ai demandé ; vous savez bien que j’ai un faible pour ce drôle de Manicamp.

– Et vous avez obtenu ?

– Pour Montalais, oui ; pour Malicorne, oui et non, il n’est encore que toléré. Est-ce tout ce que vous vouliez savoir ?

– Reste la rime.

– Quelle rime ?

– La rime que vous avez trouvée.

– La Vallière ?

– Oui.

Et de Saint-Aignan reprit son air qui agaçait tant de Guiche.

– Eh bien ! dit ce dernier, je l’ai fait entrer chez Madame, c’est vrai.

– Ah ! ah ! ah ! fit de Saint-Aignan.

– Mais, continua de Guiche de son air le plus froid, vous me ferez très heureux, cher comte, si vous ne plaisantez point sur ce nom. Mlle La Baume Le Blanc de La Vallière est une personne parfaitement sage.

– Parfaitement sage ?

– Oui.

– Mais vous ne savez donc pas le nouveau bruit ? s’écria Saint-Aignan.

– Non, et même vous me rendrez service, mon cher comte, en gardant ce bruit pour vous et pour ceux qui le font courir.

– Ah ! bah, vous prenez la chose si sérieusement ?

– Oui ; Mlle de La Vallière est aimée par un de mes bons amis.

Saint-Aignan tressaillit.

– Oh ! oh ! fit-il.

– Oui, comte, continua de Guiche. Par conséquent, vous comprenez, vous l’homme le plus poli de France, je ne puis laisser faire à mon ami une position ridicule.

– Oh ! à merveille.

Et Saint-Aignan se rongeait les doigts, moitié dépit, moitié curiosité déçue.

De Guiche lui fit un beau salut.

– Vous me chassez, dit Saint-Aignan qui mourait d’envie de savoir le nom de l’ami.

– Je ne vous chasse point, très cher… J’achève mes vers à Philis.

– Et ces vers ?…

– Sont un quatrain. Vous comprenez, n’est-ce pas ? un quatrain, c’est sacré.

– Ma foi ! oui.

– Et comme, sur quatre vers dont il doit naturellement se composer, il me reste encore trois vers et un hémistiche à faire, j’ai besoin de toute ma tête.

– Cela se comprend. Adieu, comte !

– Adieu !

– À propos…

– Quoi ?

– Avez-vous de la facilité ?

– Énormément.

– Aurez-vous bien fini vos trois vers et demi demain matin ?

– Je l’espère.

– Eh bien ! à demain.

– À demain ; adieu !

Force était à Saint-Aignan d’accepter le congé ; il l’accepta et disparut derrière la charmille.

La conversation avait entraîné de Guiche et Saint-Aignan assez loin du château.

Tout mathématicien, tout poète et tout rêveur a ses distractions ; Saint-Aignan se trouvait donc, quand le quitta de Guiche, aux limites du quinconce, à l’endroit où les communes commencent et où, derrière de grands bouquets d’acacias et de marronniers croisant leurs grappes sous des monceaux de clématite et de vigne vierge, s’élève le mur de séparation entre les bois et la cour des communs.

Saint-Aignan, laissé seul, prit le chemin de ces bâtiments ; de Guiche tourna en sens inverse. L’un revenait donc vers les parterres, tandis que l’autre allait aux murs.

Saint-Aignan marchait sous une impénétrable voûte de sorbiers, de lilas et d’aubépines gigantesques, les pieds sur un sable mou, enfoui dans l’ombre.

Il ruminait une revanche qui lui paraissait difficile à prendre, tout déferré, comme eût dit Tallemant des Réaux, de n’en avoir pas appris davantage sur La Vallière, malgré l’ingénieuse tactique qu’il avait employée pour arriver jusqu’à elle.

Tout à coup un gazouillement de voix humaines parvint à son oreille. C’était comme des chuchotements, comme des plaintes féminines mêlées d’interpellations ; c’étaient de petits rires, des soupirs, des cris de surprise étouffés ; mais, par-dessus tout, la voix féminine dominait.

Saint-Aignan s’arrêta pour s’orienter ; il reconnut avec la plus vive surprise que les voix venaient, non pas de la terre, mais du sommet des arbres.

Il leva la tête en se glissant sous l’allée, et aperçut à la crête du mur une femme juchée sur une grande échelle, en grande communication de gestes et de paroles avec un homme perché sur un arbre, et dont on ne voyait que la tête, perdu qu’était le corps dans l’ombre d’un marronnier.

La femme était en deçà du mur ; l’homme au-delà.

Chapitre CXXIII – Le labyrinthe §

De Saint-Aignan ne cherchait que des renseignements et trouvait une aventure. C’était du bonheur.

Curieux de savoir pourquoi et surtout de quoi cet homme et cette femme causaient à une pareille heure et dans une si singulière situation, de Saint Aignan se fit tout petit et arriva presque sous les bâtons de l’échelle.

Alors, prenant ses mesures pour être le plus confortablement possible, il s’appuya contre un arbre et écouta.

Il entendit le dialogue suivant.

C’était la femme qui parlait.

– En vérité, monsieur Manicamp, disait-elle d’une voix qui, au milieu des reproches qu’elle articulait, conservait un singulier accent de coquetterie, en vérité, vous êtes de la plus dangereuse indiscrétion. Nous ne pouvons causer longtemps ainsi sans être surpris.

– C’est très probable, interrompit l’homme du ton le plus calme et le plus flegmatique.

– Eh bien ! alors, que dira-t-on ? Oh ! si quelqu’un me voyait, je vous déclare que j’en mourrais de honte.

– Oh ! ce serait un grand enfantillage et dont je vous crois incapable.

– Passe encore s’il y avait quelque chose entre nous ; mais se faire tort gratuitement, en vérité, je suis bien sotte. Adieu, monsieur de Manicamp !

« Bon ! je connais l’homme ; à présent, je vais voir la femme » se dit de Saint-Aignan guettant aux bâtons de l’échelle l’extrémité de deux jambes élégamment chaussées dans des souliers de satin bleu de ciel et dans des bas couleur de chair.

– Oh ! voyons, voyons ; par grâce, ma chère Montalais, s’écria de Manicamp, ne fuyez pas, que diable ! j’ai encore des choses de la plus haute importance à vous dire.

« Montalais ! pensa tout bas de Saint-Aignan ; et de trois ! Les trois commères ont chacune leur aventure ; seulement il m’avait semblé que l’aventure de celle-ci s’appelait M. Malicorne et non de Manicamp. »

À cet appel de son interlocuteur, Montalais s’arrêta au milieu de sa descente.

On vit alors l’infortuné de Manicamp grimper d’un étage dans son marronnier, soit pour s’avantager, soit pour combattre la lassitude de sa mauvaise position.

– Voyons, dit-il, écoutez-moi ; vous savez bien, je l’espère, que je n’ai aucun mauvais dessein.

– Sans doute… Mais, enfin, pourquoi cette lettre que vous m’écrivez, en stimulant ma reconnaissance ? Pourquoi ce rendez-vous que vous me demandez à une pareille heure et dans un pareil lieu ?

– J’ai stimulé votre reconnaissance en vous rappelant que c’était moi qui vous avais fait entrer chez Madame, parce que, désirant vivement l’entrevue que vous avez bien voulu m’accorder, j’ai employé, pour l’obtenir, le moyen le plus sûr. Pourquoi je vous l’ai demandée à pareille heure et dans un pareil lieu ? C’est que l’heure m’a paru discrète et le lieu solitaire, Or, j’avais à vous demander de ces choses qui réclament à la fois la discrétion et la solitude.

– Monsieur de Manicamp !

– En tout bien tout honneur, chère demoiselle.

– Monsieur de Manicamp, je crois qu’il serait plus convenable que je me retirasse.

– Écoutez ou je saute de mon nid dans le vôtre, et prenez garde de me défier, car il y a juste, en ce moment, une branche de marronnier qui m’est gênante et qui me provoque à des excès. N’imitez pas cette branche et écoutez-moi.

– Je vous écoute, j’y consens ; mais soyez bref, car, si vous avez une branche qui vous provoque, j’ai, moi, un échelon triangulaire qui s’introduit dans la plante de mes pieds. Mes souliers sont minés, je vous en préviens.

– Faites-moi l’amitié de me donner la main, mademoiselle.

– Et pourquoi ?

– Donnez toujours.

– Voici ma main ; mais que faites-vous donc ?

– Je vous tire à moi.

– Dans quel but ? Vous ne voulez pas que j’aille vous rejoindre dans votre arbre, j’espère ?

– Non ; mais je désire que vous vous asseyiez sur le mur ; là, bien ! la place est large et belle et je donnerais beaucoup pour que vous me permissiez de m’y asseoir à côté de vous.

– Non pas ! vous êtes bien où vous êtes ; on vous verrait.

– Croyez-vous ? demanda Manicamp d’une voix insinuante.

– J’en suis sûre.

– Soit ! je reste sur mon marronnier, quoique j’y sois on ne peut plus mal.

– Monsieur Manicamp ! monsieur Manicamp ! nous nous éloignons du fait.

– C’est juste.

– Vous m’avez écrit ?

– Très bien.

– Mais pourquoi m’avez-vous écrit ?

– Imaginez-vous qu’aujourd’hui, à deux heures, de Guiche est parti.

– Après ?

– Le voyant partir, je l’ai suivi, comme c’est mon habitude.

– Je le vois bien, puisque vous voilà.

– Attendez donc… Vous savez, n’est-ce pas, que ce pauvre de Guiche était jusqu’au cou dans la disgrâce ?

– Hélas ! oui.

– C’était donc le comble de l’imprudence à lui de venir trouver à Fontainebleau ceux qui l’avaient exilé à Paris, et surtout ceux dont on l’éloignait.

– Vous raisonnez comme feu Pythagore, monsieur Manicamp.

– Or, de Guiche est têtu comme un amoureux ; il n’écouta donc aucune de mes remontrances. Je le priai, je le suppliai, il ne voulut rien entendre à rien… Ah ! diable !

– Qu’avez-vous ?

– Pardon, mademoiselle, mais c’est cette maudite branche dont j’ai déjà eu l’honneur de vous entretenir et qui vient de déchirer mon haut-de-chausses.

– Il fait nuit, répliqua Montalais en riant : continuons, monsieur Manicamp.

– De Guiche partit donc à cheval tout courant, et moi, je le suivis, mais au pas. Vous comprenez, s’aller jeter à l’eau avec un ami aussi vite qu’il y va lui-même, c’est d’un sot ou d’un insensé. Je laissai donc de Guiche prendre les devants et cheminai avec une sage lenteur, persuadé que j’étais que le malheureux ne serait pas reçu, ou, s’il l’était, tournerait bride au premier coup de boutoir, et que je le verrais revenir encore plus vite qu’il n’était allé, sans avoir été plus loin, moi, que Ris ou Melun, et c’était déjà trop, vous en conviendrez, que onze lieues pour aller et autant pour revenir.

Montalais haussa les épaules.

– Riez tant qu’il vous plaira, mademoiselle ; mais si, au lieu d’être carrément assise sur la tablette d’un mur comme vous êtes, vous vous trouviez à cheval sur la branche que voici, vous aspireriez à descendre.

– Un peu de patience, mon cher monsieur Manicamp ! un instant est bientôt passé : vous disiez donc que vous aviez dépassé Ris et Melun.

– Oui, j’ai dépassé Ris et Melun ; j’ai continué de marcher, toujours étonné de ne point le voir revenir ; enfin, me voici à Fontainebleau, je m’informe, je m’enquiers partout de de Guiche ; personne ne l’a vu, personne ne lui a parlé dans la ville : il est arrivé au grand galop, est entré dans le château et a disparu. Depuis huit heures du soir, je suis à Fontainebleau, demandant de Guiche à tous les échos ; pas de de Guiche. Je meurs d’inquiétude ! vous comprenez que je n’ai pas été me jeter dans la gueule du loup, en entrant moi-même au château, comme a fait mon imprudent ami : je suis venu droit aux communs, et je vous ai fait parvenir une lettre. Maintenant, mademoiselle, au nom du Ciel, tirez-moi d’inquiétude.

– Ce ne sera pas difficile, mon cher monsieur Manicamp : votre ami de Guiche a été reçu admirablement.

– Bah !

– Le roi lui a fait fête.

– Le roi, qui l’avait exilé !

– Madame lui a souri ; Monsieur paraît l’aimer plus que devant !

– Ah ! ah ! fit Manicamp, cela m’explique pourquoi et comment il est resté. Et il n’a point parlé de moi ?

– Il n’en a pas dit un mot.

– C’est mal à lui. Que fait-il en ce moment ?

– Selon toute probabilité, il dort, ou, s’il ne dort pas, il rêve.

– Et qu’a-t-on fait pendant toute la soirée ?

– On a dansé.

– Le fameux ballet ? Comment a été de Guiche ?

– Superbe.

– Ce cher ami ! Maintenant, pardon, mademoiselle, mais il me reste à passer de chez moi chez vous.

– Comment cela ?

– Vous comprenez : je ne présume pas que l’on m’ouvre la porte du château à cette heure, et, quant à coucher sur cette branche, je le voudrais bien, mais je déclare la chose impossible à tout autre animal qu’un papegai.

– Mais moi, monsieur Manicamp, je ne puis pas comme cela introduire un homme par-dessus un mur ?

– Deux, mademoiselle, dit une seconde voix, mais avec un accent si timide, que l’on comprenait que son propriétaire sentait toute l’inconvenance d’une pareille demande.

– Bon Dieu ! s’écria Montalais essayant de plonger son regard jusqu’au pied du marronnier ; qui me parle ?

– Moi, mademoiselle.

– Qui vous ?

– Malicorne, votre très humble serviteur.

Et Malicorne, tout en disant ces paroles, se hissa de la tête aux premières branches, et des premières branches à la hauteur du mur.

– M. Malicorne !… Bonté divine ! mais vous êtes enragés tous deux !

– Comment vous portez-vous, mademoiselle, demanda Malicorne avec force civilités.

– Celui-là me manquait ! s’écria Montalais désespérée.

– Oh ! mademoiselle, murmura Malicorne, ne soyez pas si rude, je vous en supplie !

– Enfin, mademoiselle, dit Manicamp, nous sommes vos amis, et l’on ne peut désirer la mort de ses amis. Or, nous laisser passer la nuit où nous sommes, c’est nous condamner à mort.

– Oh ! fit Montalais, M. Malicorne est robuste, et il ne mourra pas pour une nuit passée à la belle étoile.

– Mademoiselle !

– Ce sera une juste punition de son escapade.

– Soit ! Que Malicorne s’arrange donc comme il voudra avec vous ; moi, je passe, dit Manicamp.

Et, courbant cette fameuse branche contre laquelle il avait porté des plaintes si amères, il finit, en s’aidant de ses mains et de ses pieds, par s’asseoir côte à côte de Montalais.

Montalais voulut repousser Manicamp, Manicamp chercha à se maintenir.

Ce conflit, qui dura quelques secondes, eut son côté pittoresque, côté auquel l’œil de M. de Saint-Aignan trouva certainement son compte.

Mais Manicamp l’emporta. Maître de l’échelle, il y posa le pied, puis il offrit galamment la main à son ennemie.

Pendant ce temps, Malicorne s’installait dans le marronnier, à la place qu’avait occupée Manicamp, se promettant en lui-même de lui succéder en celle qu’il occupait.

Manicamp et Montalais descendirent quelques échelons, Manicamp insistant, Montalais riant et se défendant.

On entendit alors la voix de Malicorne qui suppliait.

– Mademoiselle, disait Malicorne, ne m’abandonnez pas, je vous en supplie ! Ma position est fausse, et je ne puis sans accident parvenir seul de l’autre côté du mur ; que Manicamp déchire ses habits, très bien : il a ceux de M. de Guiche ; mais, moi, je n’aurai pas même ceux de Manicamp, puisqu’ils seront déchirés.

– M’est avis, dit Manicamp, sans s’occuper des lamentations de Malicorne, m’est avis que le mieux est que j’aille trouver de Guiche à l’instant même. Plus tard peut-être ne pourrais-je plus pénétrer chez lui.

– C’est mon avis aussi, répliqua Montalais ; allez donc, monsieur Manicamp.

– Mille grâces ! Au revoir, mademoiselle, dit Manicamp en sautant à terre, on n’est pas plus aimable que vous.

– Monsieur de Manicamp, votre servante ; je vais maintenant me débarrasser de M. Malicorne.

Malicorne poussa un soupir.

– Allez, allez, continua Montalais.

Manicamp fit quelques pas ; puis, revenant au pied de l’échelle :

– À propos, mademoiselle, dit-il, par où va-t-on chez M. de Guiche ?

– Ah ! c’est vrai… Rien de plus simple. Vous suivez la charmille…

– Oh ! très bien.

– Vous arrivez au carrefour vert.

– Bon !

– Vous y trouvez quatre allées…

– À merveille.

– Vous en prenez une…

– Laquelle ?

– Celle de droite.

– Celle de droite ?

– Non, celle de gauche.

– Ah ! diable !

– Non, non… attendez donc…

– Vous ne paraissez pas très sûre. Remémorez-vous, je vous prie, mademoiselle.

– Celle du milieu.

– Il y en a quatre.

– C’est vrai. Tout ce que je sais, c’est que, sur les quatre, il y en a une qui mène tout droit chez Madame ; celle-là, je la connais.

– Mais M. de Guiche n’est point chez Madame, n’est-ce pas ?

– Dieu merci ! non.

– Celle qui mène chez Madame m’est donc inutile, et je désirerais la troquer contre celle qui mène chez M. de Guiche.

– Oui, certainement, celle-là, je la connais aussi ; mais quant à l’indiquer ici, la chose me paraît impossible.

– Mais, enfin, mademoiselle, supposons que j’aie trouvé cette bienheureuse allée.

– Alors, vous êtes arrivé.

– Bien.

– Oui, vous n’avez plus à traverser que le labyrinthe.

– Plus que cela ? Diable ! il y a donc un labyrinthe ?

– Assez compliqué, oui ; le jour même, on s’y trompe parfois ; ce sont des tours et des détours sans fin ; il faut d’abord faire trois tours à droite, puis deux tours à gauche, puis un tour… Est-ce un tour ou deux tours ? Attendez donc ! Enfin, en sortant du labyrinthe, vous trouvez une allée de sycomores, et cette allée de sycomores vous conduit droit au pavillon qu’habite M. de Guiche.

– Mademoiselle, dit Manicamp, voilà une admirable indication, et je ne doute pas que, guidé par elle, je ne me perde à l’instant même. J’ai, en conséquence, un petit service à vous demander.

– Lequel ?

– C’est de m’offrir votre bras et de me guider vous-même comme une autre… comme une autre…. Je savais cependant ma mythologie, mademoiselle ; mais la gravité des événements me l’a fait oublier. Venez donc, je vous en supplie.

– Et moi ! s’écria Malicorne, et moi, l’on m’abandonne donc !

– Eh ! monsieur, impossible !… dit Montalais à Manicamp ; on peut me voir avec vous à une pareille heure, et jugez donc ce que l’on dira.

– Vous aurez votre conscience pour vous, mademoiselle, dit sentencieusement Manicamp.

– Impossible, monsieur, impossible !

– Alors, laissez-moi aider Malicorne à descendre ; c’est un garçon très intelligent et qui a beaucoup de flair ; il me guidera, et, si nous nous perdons, nous nous perdrons à deux et nous nous sauverons l’un et l’autre. À deux, si nous sommes rencontrés, nous aurons l’air de quelque chose ; tandis que, seul, j’aurais l’air d’un amant ou d’un voleur. Venez, Malicorne, voici l’échelle.

– Monsieur Malicorne, s’écria Montalais, je vous défends de quitter votre arbre, et cela sous peine d’encourir toute ma colère.

Malicorne avait déjà allongé vers le faîte du mur une jambe qu’il retira tristement.

– Chut ! dit tout bas Manicamp.

– Qu’y a-t-il ? demanda Montalais.

– J’entends des pas.

– Oh ! mon Dieu !

En effet, les pas soupçonnés devinrent un bruit manifeste, le feuillage s’ouvrit, et de Saint-Aignan parut, l’œil riant et la main tendue, surprenant chacun dans la position où il était : c’est-à-dire Malicorne sur son arbre et le cou tendu, Montalais sur son échelon et collée à l’échelle, Manicamp à terre et le pied en avant, prêt à se mettre en route.

– Eh ! bonsoir, Manicamp, dit le comte, soyez le bienvenu, cher ami ; vous nous manquiez ce soir, et l’on vous demandait. Mademoiselle de Montalais, votre… très humble serviteur !

Montalais rougit.

– Ah ! mon Dieu ! balbutia-t-elle en cachant sa tête dans ses deux mains.

– Mademoiselle, dit de Saint-Aignan, rassurez-vous, je connais toute votre innocence et j’en rendrai bon compte. Manicamp, suivez-moi. Charmille, carrefour et labyrinthe me connaissent ; je serai votre Ariane. Hein ! voilà votre nom mythologique retrouvé.

– C’est ma foi ! vrai, comte, merci !

– Mais, par la même occasion, comte, dit Montalais, emmenez aussi M. Malicorne.

– Non pas, non pas, dit Malicorne. M. Manicamp a causé avec vous tant qu’il a voulu ; à mon tour, s’il vous plaît, mademoiselle ; j’ai, de mon côté, une multitude de choses à vous dire concernant notre avenir.

– Vous entendez, dit le comte en riant ; demeurez avec lui, mademoiselle. Ne savez-vous pas que cette nuit est la nuit aux secrets ?

Et, prenant le bras de Manicamp, le comte l’emmena d’un pas rapide dans la direction du chemin que Montalais connaissait si bien et indiquait si mal.

Montalais les suivit des yeux aussi longtemps qu’elle put les apercevoir.

Chapitre CXXIV – Comment Malicorne avait été délogé de l’hôtel du Beau-Paon §

Pendant que Montalais suivait des yeux le comte et Manicamp, Malicorne avait profité de la distraction de la jeune fille pour se faire une position plus tolérable.

Quand elle se retourna, cette différence qui s’était faite dans la position de Malicorne frappa donc immédiatement ses yeux.

Malicorne était assis comme une manière de singe, le derrière sur le mur, les pieds sur le premier échelon.

Les pampres sauvages et les chèvrefeuilles le coiffaient comme un faune, les torsades de la vigne vierge figuraient assez bien ses pieds de bouc.

Quant à Montalais, rien ne lui manquait pour qu’on pût la prendre pour une dryade accomplie.

– Oh ! dit-elle en remontant un échelon, me rendez-vous malheureuse, me persécutez-vous assez, tyran que vous êtes !

– Moi ? fit Malicorne, moi, un tyran ?

– Oui, vous me compromettez sans cesse, monsieur Malicorne ; vous êtes un monstre de méchanceté.

– Moi ?

– Qu’aviez-vous à faire à Fontainebleau ? Dites ! est-ce que votre domicile n’est point à Orléans ?

– Ce que j’ai à faire ici, demandez-vous ? Mais j’ai affaire de vous voir.

– Ah ! la belle nécessité.

– Pas pour vous, peut-être, mademoiselle, mais bien certainement pour moi. Quant à mon domicile, vous savez bien que je l’ai abandonné, et que je n’ai plus dans l’avenir d’autre domicile que celui que vous avez vous-même. Donc, votre domicile étant pour le moment à Fontainebleau, à Fontainebleau je suis venu.

Montalais haussa les épaules.

– Vous voulez me voir, n’est-ce pas ?

– Sans doute.

– Eh bien ! vous m’avez vue, vous êtes content, partez !

– Oh ! non, fit Malicorne.

– Comment ! oh ! non ?

– Je ne suis pas venu seulement pour vous voir ; je suis venu pour causer avec vous.

– Eh bien ! nous causerons plus tard et dans un autre endroit.

– Plus tard ! Dieu sait si je vous rencontrerai plus tard dans un autre endroit ! Nous n’en trouverons jamais de plus favorable que celui-ci.

– Mais je ne puis ce soir, je ne puis en ce moment.

– Pourquoi cela ?

– Parce qu’il est arrivé cette nuit mille choses.

– Eh bien ! ma chose, à moi, fera mille et une.

– Non, non, Mlle de Tonnay-Charente m’attend dans notre chambre pour une communication de la plus haute importance.

– Depuis longtemps ?

– Depuis une heure au moins.

– Alors, dit tranquillement Malicorne, elle attendra quelques minutes de plus.

– Monsieur Malicorne, dit Montalais, vous vous oubliez.

– C’est-à-dire que vous m’oubliez, mademoiselle, et que, moi, je m’impatiente du rôle que vous me faites jouer ici. Mordieu ! mademoiselle, depuis huit jours, je rôde parmi vous toutes, sans que vous ayez daigné une seule fois vous apercevoir que j’étais là.

– Vous rôdez ici, vous, depuis huit jours ?

– Comme un loup-garou ; brûlé ici par les feux d’artifice qui m’ont roussi deux perruques, noyé là dans les osiers par l’humidité du soir ou la vapeur des jets d’eau, toujours affamé, toujours échiné, avec la perspective d’un mur ou la nécessité d’une escalade. Morbleu ! ce n’est pas un sort cela, mademoiselle, pour une créature qui n’est ni écureuil, ni salamandre, ni loutre ; mais, puisque vous poussez l’inhumanité jusqu’à vouloir me faire renier ma condition d’homme, je l’arbore. Homme je suis, mordieu ! et homme je resterai, à moins d’ordres supérieurs.

– Eh bien ! voyons, que désirez-vous, que voulez-vous, qu’exigez-vous ? dit Montalais soumise.

– N’allez-vous pas me dire que vous ignoriez que j’étais à Fontainebleau ?

– Je…

– Soyez franche.

– Je m’en doutais.

– Eh bien ! depuis huit jours, ne pouviez-vous pas me voir une fois par jour au moins ?

– J’ai toujours été empêchée, monsieur Malicorne.

– Tarare !

– Demandez à ces demoiselles, si vous ne me croyez pas.

– Je ne demande jamais d’explication sur les choses que je sais mieux que personne.

– Calmez-vous, monsieur Malicorne, cela changera.

– Il le faudra bien.

– Vous savez, qu’on vous voie ou qu’on ne vous voie point, vous savez que l’on pense à vous, dit Montalais avec son air câlin.

– Oh ! l’on pense à moi…

– Parole d’honneur.

– Et rien de nouveau ?

– Sur quoi ?

– Sur ma charge dans la maison de Monsieur.

– Ah ! mon cher monsieur Malicorne, on n’abordait pas Son Altesse Royale pendant ces jours passés.

– Et maintenant ?

– Maintenant, c’est autre chose : depuis hier, il n’est plus jaloux.

– Bah ! Et comment la jalousie lui est-elle passée ?

– Il y a eu diversion.

– Contez-moi cela.

– On a répandu le bruit que le roi avait jeté les yeux sur une autre femme, et Monsieur s’en est trouvé calmé tout d’un coup.

– Et qui a répandu ce bruit ?

Montalais baissa la voix.

– Entre nous, dit-elle, je crois que Madame et le roi s’entendent.

– Ah ! ah ! fit Malicorne, c’était le seul moyen. Mais M. de Guiche, le pauvre soupirant ?

– Oh ! celui-là, il est tout à fait délogé.

– S’est-on écrit ?

– Mon Dieu non ; je ne leur ai pas vu tenir une plume aux uns ni aux autres depuis huit jours.

– Comment êtes-vous avec Madame ?

– Au mieux.

– Et avec le roi ?

– Le roi me fait des sourires quand je passe.

– Bien ! Maintenant, sur quelle femme les deux amants ont-ils jeté leur dévolu pour leur servir de paravent ?

– Sur La Vallière.

– Oh ! oh ! pauvre fille ! Mais il faudrait empêcher cela, ma mie !

– Pourquoi ?

– Parce que M. Raoul de Bragelonne la tuera ou se tuera s’il a un soupçon.

– Raoul ! ce bon Raoul ! Vous croyez ?

– Les femmes ont la prétention de se connaître en passions, dit Malicorne, et les femmes ne savent pas seulement lire elles-mêmes ce qu’elles pensent dans leurs propres yeux ou dans leur propre cœur. Eh bien ! je vous dis, moi, que M. de Bragelonne aime La Vallière à tel point, que, si elle fait mine de le tromper, il se tuera ou la tuera.

– Le roi est là pour la défendre, dit Montalais.

– Le roi ! s’écria Malicorne.

– Sans doute.

– Eh ! Raoul tuera le roi comme un reître !

– Bonté divine ! fit Montalais, mais vous devenez fou, monsieur Malicorne !

– Non pas ; tout ce que je vous dis est, au contraire, du plus grand sérieux, ma mie, et, pour mon compte je sais une chose.

– Laquelle ?

– C’est que je préviendrai tout doucement Raoul de la plaisanterie.

– Chut ! malheureux ! fit Montalais en remontant encore un échelon pour se rapprocher d’autant de Malicorne, n’ouvrez point la bouche à ce pauvre Bragelonne.

– Pourquoi cela ?

– Parce que vous ne savez rien encore.

– Qu’y a-t-il donc ?

– Il y a que ce soir… Personne ne nous écoute ?

– Non.

– Il y a que ce soir, sous le chêne royal, La Vallière a dit tout haut et tout naïvement ces paroles :

« Je ne conçois pas que, lorsqu’on a vu le roi, on puisse jamais aimer un autre homme. »

Malicorne fit un bond sur son mur.

– Ah ! mon Dieu ! dit-il, elle a dit cela, la malheureuse ?

– Mot pour mot.

– Et elle le pense ?

– La Vallière pense toujours ce qu’elle dit.

– Mais cela crie vengeance ! mais les femmes sont des serpents ! dit Malicorne.

– Calmez-vous, mon cher Malicorne, calmez-vous !

– Non pas ! Coupons le mal dans sa racine, au contraire. Prévenons Raoul, il est temps.

– Maladroit ! c’est qu’au contraire il n’est plus temps, répondit Montalais.

– Comment cela ?

– Ce mot de La Vallière…

– Oui.

– Ce mot à l’adresse du roi…

– Eh bien ?

– Eh bien ! il est arrivé à son adresse.

– Le roi le connaît ? Il a été rapporté au roi ?

– Le roi l’a entendu.

Ohimé ! comme disait M. le cardinal.

– Le roi était précisément caché dans le massif le plus voisin du chêne royal.

– Il en résulte, dit Malicorne, que dorénavant le plan du roi et de Madame va marcher sur des roulettes, en passant sur le corps du pauvre Bragelonne.

– Vous l’avez dit.

– C’est affreux.

– C’est comme cela.

– Ma foi ! dit Malicorne après une minute de silence donnée à la méditation, entre un gros chêne et un grand roi, ne mettons pas notre pauvre personne, nous y serions broyés, ma mie.

– C’est ce que je voulais vous dire.

– Songeons à nous.

– C’est ce que je pensais.

– Ouvrez donc vos jolis yeux.

– Et vous, vos grandes oreilles.

– Approchez votre petite bouche pour un bon gros baiser.

– Voici, dit Montalais, qui paya sur-le-champ en espèces sonnantes.

– Maintenant, voyons. Voici M. de Guiche qui aime Madame ; voilà La Vallière qui aime le roi ; voilà le roi qui aime Madame et La Vallière ; voilà Monsieur qui n’aime personne que lui. Entre toutes ces amours, un imbécile ferait sa fortune, à plus forte raison des personnes de sens comme nous.

– Vous voilà encore avec vos rêves.

– C’est-à-dire avec mes réalités. Laissez-vous conduire par moi, ma mie, vous ne vous en êtes pas trop mal trouvée jusqu’à présent, n’est-ce pas ?

– Non.

– Eh bien ! l’avenir vous répond du passé. Seulement, puisque chacun pense à soi ici, pensons à nous.

– C’est trop juste.

– Mais à nous seuls.

– Soit !

– Alliance offensive et défensive !

– Je suis prête à la jurer.

– Étendez la main ; c’est cela : Tout pour Malicorne !

– Tout pour Malicorne !

– Tout pour Montalais ! répondit Malicorne en étendant la main à son tour.

– Maintenant, que faut-il faire ?

– Avoir incessamment les yeux ouverts, les oreilles ouvertes, amasser des armes contre les autres, n’en jamais laisser traîner qui puissent servir contre nous-mêmes.

– Convenu.

– Arrêté.

– Juré. Et maintenant que le pacte est fait, adieu.

– Comment, adieu ?

– Sans doute. Retournez à votre auberge.

– À mon auberge ?

– Oui ; n’êtes-vous pas logé à l’auberge du Beau-Paon ?

– Montalais ! Montalais ! vous le voyez bien, que vous connaissiez ma présence à Fontainebleau.

– Qu’est-ce que cela prouve ? Qu’on s’occupe de vous au-delà de vos mérites, ingrat !

– Hum !

– Retournez donc au Beau-Paon.

– Eh bien ! voilà justement !

– Quoi ?

– C’est devenu chose impossible.

– N’aviez-vous point une chambre ?

– Oui, mais je ne l’ai plus.

– Vous ne l’avez plus ? et qui vous l’a prise ?

– Attendez… Tantôt je revenais de courir après vous, j’arrive tout essoufflé à l’hôtel, lorsque j’aperçois une civière sur laquelle quatre paysans apportaient un moine malade.

– Un moine ?

– Oui, un vieux franciscain à barbe grise. Comme je regardais ce moine malade, on l’entre dans l’auberge. Comme on lui faisait monter l’escalier, je le suis, et, comme j’arrive au haut de l’escalier, je m’aperçois qu’on le fait entrer dans ma chambre.

– Dans votre chambre ?

– Oui, dans ma propre chambre. Je crois que c’est une erreur, j’interpelle l’hôte : l’hôte me déclare que la chambre louée par moi depuis huit jours était louée à ce franciscain pour le neuvième.

– Oh ! oh !

– C’est justement ce que je fis : Oh ! oh ! Je fis même plus encore, je voulus me fâcher. Je remontai. Je m’adressai au franciscain lui-même. Je voulus lui remontrer l’inconvenance de son procédé ; mais ce moine, tout moribond qu’il paraissait être, se souleva sur son coude, fixa sur moi deux yeux flamboyants, et, d’une voix qui eût avantageusement commandé une charge de cavalerie : « Jetez-moi ce drôle à la porte », dit-il. Ce qui fut à l’instant même exécuté par l’hôte et par les quatre porteurs, qui me firent descendre l’escalier un peu plus vite qu’il n’était convenable Voilà comment il se fait, ma mie, que je n’ai plus de gîte.

– Mais qu’est-ce que c’est que ce franciscain ? demanda Montalais. C’est donc un général ?

– Justement ; il me semble que c’est là le titre qu’un des porteurs lui a donné en lui parlant à demi-voix.

– De sorte que ?… dit Montalais.

– De sorte que je n’ai plus de chambre, plus d’auberge, plus de gîte, et que je suis aussi décidé que l’était tout à l’heure mon ami Manicamp à ne pas coucher dehors.

– Comment faire ? s’écria Montalais.

– Voilà ! dit Malicorne.

– Mais rien de plus simple, dit une troisième voix.

Montalais et Malicorne poussèrent un cri simultané.

De Saint-Aignan parut.

– Cher monsieur Malicorne, dit de Saint-Aignan, un heureux hasard me ramène ici pour vous tirer d’embarras. Venez, je vous offre une chambre chez moi, et celle-là, je vous le jure, nul franciscain ne vous l’ôtera. Quant à vous, ma chère demoiselle, rassurez-vous ; j’ai déjà le secret de Mlle de La Vallière, celui de Mlle de Tonnay-Charente ; vous venez d’avoir la bonté de me confier le vôtre, merci : j’en garderai aussi bien trois qu’un seul.

Malicorne et Montalais se regardèrent comme deux écoliers pris en maraude ; mais, comme au bout du compte Malicorne voyait un grand avantage dans la proposition qui lui était faite, il fit à Montalais un signe de résignation que celle-ci lui rendit.

Puis Malicorne descendit l’échelle échelon par échelon, réfléchissant à chaque degré au moyen d’arracher bribe par bribe à M. de Saint-Aignan tout ce qu’il pourrait savoir sur le fameux secret.

Montalais était déjà partie légère comme une biche, et ni carrefour ni labyrinthe n’eurent le pouvoir de la tromper.

Quant à de Saint-Aignan, il ramena en effet Malicorne chez lui, en lui faisant mille politesses, enchanté qu’il était de tenir sous sa main les deux hommes qui, en supposant que de Guiche restât muet, pouvaient le mieux renseigner sur le compte des filles d’honneur.

Chapitre CXXV – Ce qui s’était passé en réalité à l’auberge du Beau-Paon §

D’abord, donnons à nos lecteurs quelques détails sur l’auberge du Beau-Paon ; puis nous passerons au signalement des voyageurs qui l’habitaient.

L’auberge du Beau-Paon, comme toute auberge, devait son nom à son enseigne. Cette enseigne représentait un paon qui faisait la roue.

Seulement, à l’instar de quelques peintres qui ont donné la figure d’un joli garçon au serpent qui tente Ève, le peintre de l’enseigne avait donné au beau paon une figure de femme.

Cette auberge, épigramme vivante contre cette moitié du genre humain qui fait le charme de la vie, dit M. Legouvé, s’élevait à Fontainebleau dans la première rue latérale de gauche, laquelle coupait, en venant de Paris, cette grande artère qui forme à elle seule la ville tout entière de Fontainebleau.

La rue latérale s’appelait alors la rue de Lyon, sans doute parce que, géographiquement, elle s’avançait dans la direction de la seconde capitale du royaume. Cette rue se composait de deux maisons habitées par des bourgeois, maisons séparées l’une de l’autre par deux grands jardins bordés de haies. En apparence, il semblait y avoir cependant trois maisons dans la rue ; expliquons comment, malgré ce semblant, il n’y en avait que deux.

L’auberge du Beau-Paon avait sa façade principale sur la grande rue ; mais, en retour, sur la rue de Lyon, deux corps de bâtiments, divisés par des cours, renfermaient de grands logements propres à recevoir tous voyageurs, soit à pied, soit à cheval, soit même en carrosse, et à fournir non seulement logis et table, mais encore promenade et solitude aux plus riches courtisans, lorsque, après un échec à la cour, ils désiraient se renfermer avec eux mêmes pour dévorer l’affront ou méditer la vengeance.

Des fenêtres de ce corps de bâtiment en retour, les voyageurs apercevaient la rue d’abord, avec son herbe croissant entre les pavés, qu’elle disjoignait peu à peu. Ensuite les belles haies de sureau et d’aubépine qui enfermaient, comme entre deux bras verts et fleuris, ces maisons bourgeoises dont nous avons parlé. Puis, dans les intervalles de ces maisons, formant fond de tableau et se dessinant comme un horizon infranchissable, une ligne de bois touffus, plantureux, premières sentinelles de la vaste forêt qui se déroule en avant de Fontainebleau.

On pouvait donc, pour peu qu’on eût un appartement faisant angle par la grande rue de Paris, participer à la vue et au bruit des passants et des fêtes, et, par la rue de Lyon, à la vue et au calme de la campagne.

Sans compter qu’en cas d’urgence, au moment où l’on frappait à la grande porte de la rue de Paris, on pouvait s’esquiver par la petite porte de la rue de Lyon, et, longeant les jardins des maisons bourgeoises, gagner les premiers taillis de la forêt.

Malicorne, qui, le premier, on se le rappelle, nous a parlé de cette auberge du Beau-Paon, pour en déplorer son expulsion, Malicorne, préoccupé de ses propres affaires, était bien loin d’avoir dit à Montalais tout ce qu’il y avait à dire sur cette curieuse auberge.

Nous allons essayer de remplir cette fâcheuse lacune laissée par Malicorne.

Malicorne avait oublié de dire, par exemple, de quelle façon il était entré dans l’auberge du Beau-Paon.

En outre, à part le franciscain dont il avait dit un mot, il n’avait donné aucun renseignement sur les voyageurs qui habitaient cette auberge.

La façon dont ils étaient entrés, la façon dont ils vivaient, la difficulté qu’il y avait pour toute autre personne que les voyageurs privilégiés d’entrer dans l’hôtel sans mot d’ordre, et d’y séjourner sans certaines précautions préparatoires, avaient cependant dû frapper, et avaient même, nous oserions en répondre, frappé certainement Malicorne.

Mais, comme nous l’avons dit, Malicorne avait des préoccupations personnelles qui l’empêchaient de remarquer bien des choses.

En effet, tous les appartements de l’hôtel du Beau-Paon étaient occupés et retenus par des étrangers sédentaires et d’un commerce fort calme, porteurs de visages prévenants, dont aucun n’était connu de Malicorne.

Tous ces voyageurs étaient arrivés à l’hôtel depuis qu’il y était arrivé lui-même, chacun y était entré avec une espèce de mot d’ordre qui avait d’abord préoccupé Malicorne ; mais il s’était informé directement, et il avait su que l’hôte donnait pour raison de cette espèce de surveillance que la ville, pleine comme elle l’était de riches seigneurs, devait l’être aussi d’adroits et d’ardents filous.

Il allait donc de la réputation d’une maison honnête comme celle du Beau Paon de ne pas laisser voler les voyageurs.

Aussi, Malicorne se demandait-il parfois, lorsqu’il rentrait en lui-même et sondait sa position à l’hôtel du Beau-Paon, comment on l’avait laissé entrer dans cette hôtellerie, tandis que, depuis qu’il y était entré, il avait vu refuser la porte à tant d’autres.

Il se demandait surtout comment Manicamp, qui, selon lui, devait être un seigneur en vénération à tout le monde, ayant voulu faire manger son cheval au Beau-Paon, dès son arrivée, cheval et cavalier avaient été éconduits avec un nescio vos1 des plus intraitables.

C’était donc pour Malicorne un problème que, du reste, occupé comme il l’était d’intrigue amoureuse et ambitieuse, il ne s’était point appliqué à approfondir. L’eût-il voulu que, malgré l’intelligence que nous lui avons accordée, nous n’oserions dire qu’il eût réussi.

Quelques mots prouveront au lecteur qu’il n’eût pas fallu moins qu’Oedipe en personne pour résoudre une pareille énigme.

Depuis huit jours étaient entrés dans cette hôtellerie sept voyageurs, tous arrivés le lendemain du bienheureux jour où Malicorne avait jeté son dévolu sur le Beau-Paon.

Ces sept personnages, venus, avec un train raisonnable, étaient :

D’abord, un brigadier des armées allemandes, son secrétaire, son médecin, trois laquais, sept chevaux. Ce brigadier se nommait le comte de Wostpur.

Un cardinal espagnol avec deux neveux, deux secrétaires, un officier de sa maison et douze chevaux. Ce cardinal se nommait Mgr Herrebia.

Un riche négociant de Brême avec son laquais et deux chevaux. Ce négociant se nommait mein herr Bonstett.

Un sénateur vénitien avec sa femme et sa fille, toutes deux d’une parfaite beauté. Ce sénateur se nommait il signor Marini.

Un laird d’Écosse avec sept montagnards de son clan ; tous à pied. Le laird se nommait Mac Cumnor.

Un Autrichien de Vienne, sans titre ni blason, venu en carrosse ; il avait beaucoup du prêtre, un peu du soldat. On l’appelait le conseiller. Enfin une dame flamande, avec un laquais, une femme de chambre et une demoiselle de compagnie. Grand train, grande mine, grands chevaux. On l’appelait la dame flamande.

Tous ces voyageurs étaient arrivés le même jour, comme nous avons dit, et cependant leur arrivée n’avait causé aucun embarras dans l’auberge, aucun encombrement dans la rue, leurs logements ayant été marqués d’avance sur la demande de leurs courriers ou de leurs secrétaires, arrivés la veille ou le matin même.

Malicorne, arrivé un jour avant eux et voyageant sur un maigre cheval chargé d’une mince valise, s’était annoncé à l’hôtel du Beau-Paon comme l’ami d’un seigneur curieux de voir les fêtes, et qui lui, à son tour, devait arriver incessamment.

L’hôte, à ces paroles, avait souri comme s’il connaissait beaucoup, soit Malicorne, soit le seigneur son ami, et il lui avait dit :

– Choisissez, monsieur, tel appartement qui vous conviendra, puisque vous arrivez le premier.

Et cela avec cette obséquiosité significative chez les aubergistes, et qui veut dire : « Soyez tranquille, monsieur, on sait à qui l’on a affaire, et l’on vous traitera en conséquence. »

Ces mots et le geste qui les accompagnait avaient paru bienveillants, mais peu clairs à Malicorne. Or, comme il ne voulait pas faire une grosse dépense, et que, demandant une petite chambre, il eût sans doute été refusé à cause de son peu d’importance même, il se hâta de ramasser au bond les paroles de l’aubergiste, et de le duper avec sa propre finesse.

Aussi, souriant en homme pour lequel on ne fait qu’absolument ce que l’on doit faire :

– Mon cher hôte, dit-il, je prendrai l’appartement le meilleur et le plus gai.

– Avec écurie ?

– Avec écurie.

– Pour quel jour ?

– Pour tout de suite, si c’est possible.

– À merveille.

– Seulement, se hâta d’ajouter Malicorne, je n’occuperai pas incontinent le grand appartement.

– Bon ! fit l’hôte avec un air d’intelligence.

– Certaines raisons, que vous comprendrez plus tard, me forcent de ne mettre à mon compte que cette petite chambre.

– Oui, oui, oui, fit l’hôte.

– Mon ami, quand il viendra, prendra le grand appartement, et naturellement, comme ce grand appartement sera le sien, il réglera directement.

– Très bien ! fit l’hôte, très bien ! c’était convenu ainsi.

– C’était convenu ainsi ?

– Mot pour mot.

– C’est extraordinaire, murmura Malicorne. Ainsi, vous comprenez ?

– Oui.

– C’est tout ce qu’il faut. Maintenant que vous comprenez… car vous comprenez bien, n’est-ce pas ?

– Parfaitement.

– Eh bien ! vous allez me conduire à ma chambre.

L’hôte du Beau-Paon marcha devant Malicorne, son bonnet à la main. Malicorne s’installa dans sa chambre et y demeura tout surpris de voir l’hôte, à chaque ascension ou à chaque descente, lui faire de ces petits clignements d’yeux qui indiquent la meilleure intelligence entre deux correspondants.

« Il y a quelque méprise là-dessous, se disait Malicorne ; mais, en attendant qu’elle s’éclaircisse, j’en profite, et c’est ce qu’il y a de mieux à faire. »

Et de sa chambre il s’élançait comme un chien de chasse à la piste des nouvelles et des curiosités de la cour, se faisant rôtir ici et noyer là, comme il avait dit à Mlle de Montalais.

Le lendemain de son installation, il avait vu arriver successivement les sept voyageurs qui remplissaient toute l’hôtellerie.

À l’aspect de tout ce monde, de tous ces équipages, de tout ce train, Malicorne se frotta les mains, en songeant que, faute d’un jour, il n’eût pas trouvé un lit pour se reposer au retour de ses explorations.

Après que tous les étrangers se furent casés, l’hôte entra dans sa chambre, et, avec sa gracieuseté habituelle :

– Mon cher monsieur, lui dit-il, il vous reste le grand appartement du troisième corps de logis ; vous savez cela ?

– Sans doute, je le sais.

– Et c’est un véritable cadeau que je vous fais.

– Merci !

– De sorte que, lorsque votre ami viendra…

– Eh bien ?

– Eh bien ! il sera content de moi, ou, dans le cas contraire, c’est qu’il sera bien difficile.

– Pardon ! voulez-vous me permettre de dire quelques mots à propos de mon ami ?

– Dites, pardieu ! vous êtes bien le maître.

– Il devait venir, comme vous savez…

– Et il le doit toujours.

– C’est qu’il pourrait avoir changé d’avis.

– Non.

– Vous en êtes sûr ?

– J’en suis sûr.

– C’est que, dans le cas où vous auriez quelque doute…

– Après ?

– Je vous dirais, moi : je ne vous réponds pas qu’il vienne.

– Mais il vous a dit cependant…

– Certainement il m’a dit ; mais vous savez ; l’homme propose et Dieu dispose, verba volant, scripta manent.

– Ce qui veut dire ?

– Les mots s’envolent, les écrits restent, et, comme il ne m’a pas écrit, qu’il s’est contenté de me dire, je vous autoriserai donc, sans cependant vous y inviter… vous sentez, c’est fort embarrassant.

– À quoi m’autorisez-vous ?

– Dame ! à louer son appartement, si vous en trouvez un bon prix.

– Moi ?

– Oui, vous.

– Jamais, monsieur, jamais je ne ferai une pareille chose. S’il ne vous a pas écrit, à vous…

– Non.

– Il m’a écrit, à moi.

– Ah !

– Oui.

– Et dans quels termes ? Voyons si sa lettre s’accorde avec ses paroles.

– En voici à peu près le texte :

« Monsieur le propriétaire de l’hôtel du Beau-Paon,

Vous devez être prévenu du rendez-vous pris dans votre hôtel par quelques personnages d’importance ; je fais partie de la société qui se réunit à Fontainebleau. Retenez donc à la fois, et une petite chambre pour un ami qui arrivera avant moi ou après moi… »

– C’est vous cet ami, n’est-ce pas ? fit en s’interrompant l’hôte du Beau Paon.

Malicorne s’inclina modestement.

L’hôte reprit :

« Et un grand appartement pour moi. Le grand appartement me regarde mais je désire que le prix de la chambre soit modique, cette chambre étant destinée à un pauvre diable. »

– C’est toujours bien vous, n’est-ce pas ? dit l’hôte.

– Oui, certes, dit Malicorne.

– Alors, nous sommes d’accord : votre ami soldera le prix de son appartement, et vous solderez le prix du vôtre.

« Je veux être roué vif, se dit en lui-même Malicorne, si je comprends quelque chose à ce qui m’arrive. »

Puis, tout haut :

– Et, dites-moi, vous avez été content du nom ?

– De quel nom ?

– Du nom qui terminait la lettre. Il vous a présenté toute garantie ?

– J’allais vous le demander, dit l’hôte.

– Comment ! la lettre n’était pas signée ?

– Non, fit l’hôte en écarquillant des yeux pleins de mystère et de curiosité.

– Alors, répliqua Malicorne imitant ce geste et ce mystère, s’il ne s’est pas nommé…

– Eh bien ?

– Vous comprendrez qu’il doit avoir ses raisons pour cela.

– Sans doute.

– Et que je n’irai pas, moi, son ami, moi, son confident, trahir son incognito.

– C’est juste, monsieur, répondit l’hôte ; aussi je n’insiste pas.

– J’apprécie cette délicatesse. Quant à moi, comme l’a dit mon ami, ma chambre est à part, convenons-en bien.

– Monsieur, c’est tout convenu.

– Vous comprenez, les bons comptes font les bons amis. Comptons donc.

– Ce n’est pas pressé.

– Comptons toujours. Chambre, nourriture, pour moi, place à la mangeoire et nourriture de mon cheval : combien par jour ?

– Quatre livres, monsieur.

– Cela fait donc douze livres pour les trois jours écoulés ?

– Douze livres ; oui, monsieur.

– Voici vos douze livres.

– Eh ! monsieur, à quoi bon payer tout de suite ?

– Parce que, dit Malicorne en baissant la voix et en recourant au mystérieux, puisqu’il voyait le mystérieux réussir, parce que, si l’on avait à partir soudain, à décamper d’un moment à l’autre, ce serait tout compte fait.

– Monsieur, vous avez raison.

– Donc, je suis chez moi.

– Vous êtes chez vous.

– Eh bien ! à la bonne heure. Adieu !

L’hôte se retira.

Resté seul, Malicorne se fit le raisonnement suivant : « Il n’y a que M. de Guiche ou Manicamp capables d’avoir écrit à mon hôte ; M. de Guiche, parce qu’il veut se ménager un logement hors de cour, en cas de succès ou d’insuccès ; Manicamp, parce qu’il aura été chargé de cette commission par M. de Guiche.

« Voici donc ce que M. de Guiche ou Manicamp auront imaginé : le grand appartement pour recevoir d’une façon convenable quelque dame épais voilée, avec réserve, pour la susdite dame, d’une double sortie sur une rue à peu près déserte et aboutissant à la forêt.

« La chambre pour abriter momentanément soit Manicamp, confident de M. de Guiche et vigilant gardien de la porte, soit M. de Guiche lui-même, jouant à la fois pour plus de sûreté le rôle du maître et celui du confident.

« Mais cette réunion qui doit avoir lieu, qui a eu effectivement lieu dans l’hôtel ?

« Ce sont sans doute gens qui doivent être présentés au roi.

« Mais le pauvre diable à qui la chambre est destinée ?

« Ruse pour mieux cacher de Guiche ou Manicamp.

« S’il en est ainsi, comme c’est chose probable, il n’y a que demi-mal : et de Manicamp à Malicorne, il n’y a que la bourse. »

Depuis ce raisonnement, Malicorne avait dormi sur les deux oreilles, laissant les sept étrangers occuper et arpenter en tous sens les sept logements de l’hôtellerie du Beau-Paon.

Lorsque rien ne l’inquiétait à la cour, lorsqu’il était las d’excursions et d’inquisitions, las d’écrire des billets que jamais il n’avait l’occasion de remettre à leur adresse, alors il rentrait dans sa bienheureuse petite chambre, et, accoudé sur le balcon garni de capucines et d’œillets palissés, il s’occupait de ces étranges voyageurs pour qui Fontainebleau semblait n’avoir ni lumières, ni joies, ni fêtes.

Cela dura ainsi jusqu’au septième jour, jour que nous avons détaillé longuement avec sa nuit dans les précédents chapitres.

Cette nuit-là, Malicorne prenait le frais à sa fenêtre vers une heure du matin, quand Manicamp parut à cheval, le nez au vent, l’air soucieux et ennuyé.

« Bon ! se dit Malicorne en le reconnaissant du premier coup, voilà mon homme qui vient réclamer son appartement, c’est-à-dire ma chambre. »

Et il appela Manicamp.

Manicamp leva la tête, et à son tour reconnut Malicorne.

– Ah ! pardieu ! dit celui-ci en se déridant, soyez le bienvenu, Malicorne. Je rôde dans Fontainebleau, cherchant trois choses que je ne puis trouver : de Guiche, une chambre et une écurie.

– Quant à M. de Guiche, je ne puis vous en donner ni bonnes ni mauvaises nouvelles, car je ne l’ai point vu ; mais, quant à votre chambre et à une écurie, c’est autre chose.

– Ah !

– Oui ; c’est ici qu’elles ont été retenues ?

– Retenues, et par qui ?

– Par vous, ce me semble.

– Par moi ?

– N’avez-vous donc point retenu un logement ?

– Pas le moins du monde.

L’hôte, en ce moment, parut sur le seuil.

– Une chambre ? demanda Manicamp.

– L’avez-vous retenue, monsieur ?

– Non.

– Alors, pas de chambre.

– S’il en est ainsi, j’ai retenu une chambre, dit Manicamp.

– Une chambre ou un logement ?

– Tout ce que vous voudrez.

– Par lettre ? demanda l’hôte.

Malicorne fit de la tête un signe affirmatif à Manicamp.

– Eh ! sans doute par lettre, fit Manicamp. N’avez-vous pas reçu une lettre de moi ?

– En date de quel jour ? demanda l’hôte, à qui les hésitations de Manicamp donnaient du soupçon.

Manicamp se gratta l’oreille et regarda à la fenêtre de Malicorne ; mais Malicorne avait quitté sa fenêtre et descendait l’escalier pour venir en aide à son ami.

Juste au même moment, un voyageur, enveloppé dans une longue cape à l’espagnole, apparaissait sous le porche, à portée d’entendre le colloque.

– Je vous demande à quelle date vous m’avez écrit cette lettre pour retenir un logement chez moi ? répéta l’hôte en insistant.

– À la date de mercredi dernier, dit d’une voix douce et polie l’étranger mystérieux en touchant l’épaule de l’hôte.

Manicamp se recula, et Malicorne, qui apparaissait sur le seuil, se gratta l’oreille à son tour. L’hôte salua le nouveau venu en homme qui reconnaît son véritable voyageur.

– Monsieur, lui dit-il civilement, votre appartement vous attend, ainsi que vos écuries. Seulement…

Il regarda autour de lui.

– Vos chevaux ? demanda-t-il.

– Mes chevaux arriveront ou n’arriveront pas. La chose vous importe peu, n’est-ce pas ? pourvu qu’on vous paie ce qui a été retenu.

L’hôte salua plus bas.

– Vous m’avez, en outre, continua le voyageur inconnu, gardé la petite chambre que je vous ai demandée ?

– Aïe ! fit Malicorne, en essayant de se dissimuler.

– Monsieur, votre ami l’occupe depuis huit jours, dit l’hôte en montrant Malicorne qui se faisait le plus petit qu’il lui était possible.

Le voyageur, en ramenant son manteau jusqu’à la hauteur de son nez, jeta un coup d’œil rapide sur Malicorne.

– Monsieur n’est pas mon ami, dit-il.

L’hôte fit un bond.

– Je ne connais pas Monsieur, continua le voyageur.

– Comment ! s’écria l’aubergiste s’adressant à Malicorne, comment ! vous n’êtes pas l’ami de Monsieur ?

– Que vous importe, pourvu que l’on vous paie ? dit Malicorne parodiant majestueusement l’étranger.

– Il importe si bien, dit l’hôte, qui commençait à s’apercevoir qu’il y avait substitution de personnage, que je vous prie, monsieur, de vider les lieux retenus d’avance et par un autre que vous.

– Mais enfin, dit Malicorne, Monsieur n’a pas besoin tout à la fois d’une chambre au premier et d’un appartement au second… Si Monsieur prend la chambre, je prends, moi, l’appartement ; si Monsieur choisit l’appartement, je garde la chambre.

– Je suis désespéré, monsieur, dit le voyageur de sa voix douce ; mais j’ai besoin à la fois de la chambre et de l’appartement.

– Mais enfin pour qui ? demanda Malicorne.

– De l’appartement, pour moi.

– Soit ; mais de la chambre ?

– Regardez, dit le voyageur en étendant la main vers une espèce de cortège qui s’avançait.

Malicorne suivit du regard la direction indiquée et vit arriver sur une civière ce franciscain dont il avait, avec quelques détails ajoutés par lui, raconté à Montalais l’installation dans sa chambre, et qu’il avait si inutilement essayé de convertir à de plus humbles vues.

Le résultat de l’arrivée du voyageur inconnu et du franciscain malade fut l’expulsion de Malicorne, maintenu sans aucun égard hors de l’auberge du Beau-Paon par l’hôte et les paysans qui servaient de porteurs au franciscain.

Il a été donné connaissance au lecteur des suites de cette expulsion, de la conversation de Manicamp, avec Montalais, que Manicamp, plus adroit que Malicorne, avait su trouver pour avoir des nouvelles de de Guiche ; de la conversation subséquente de Montalais avec Malicorne ; enfin du double billet de logement fourni à Manicamp et à Malicorne, par le comte de Saint Aignan.

Il nous reste à apprendre à nos lecteurs ce qu’étaient le voyageur au manteau, principal locataire du double appartement dont Malicorne avait occupé une portion, et le franciscain, tout aussi mystérieux, dont l’arrivée, combinée avec celle du voyageur au manteau, avait eu le malheur de déranger les combinaisons des deux amis.

Chapitre CXXVI – Un jésuite de la onzième année §

Et d’abord, pour ne point faire languir le lecteur, nous nous hâterons de répondre à la première question.

Le voyageur au manteau rabattu sur le nez était Aramis, qui, après avoir quitté Fouquet et tiré d’un porte-manteau ouvert par son laquais un costume complet de cavalier, était sorti du château et s’était rendu à l’hôtellerie du Beau-Paon, où, par lettre, depuis sept jours, il avait bien, ainsi que l’avait annoncé l’hôte, commandé une chambre et un appartement.

Aramis, aussitôt après l’expulsion de Malicorne et de Manicamp, s’approcha du franciscain et lui demanda lequel il préférait de l’appartement ou de la chambre.

Le franciscain demanda où étaient placés l’un et l’autre.

On lui répondit que la chambre était au premier et l’appartement au second.

– Alors, la chambre, dit-il.

Aramis n’insista point, et, avec une entière soumission :

– La chambre, dit-il à l’hôte.

Et, saluant avec respect, il se retira dans l’appartement.

Le franciscain fut aussitôt porté dans la chambre.

Maintenant, n’est-ce pas une chose étonnante que ce respect d’un prélat pour un simple moine, et pour un moine d’un ordre mendiant, auquel on donnait ainsi, sans même qu’il l’eût demandée, une chambre qui faisait l’ambition de tant de voyageurs.

Comment expliquer aussi cette arrivée inattendue d’Aramis à l’hôtel du Beau-Paon, lui qui, entré avec M. Fouquet au château, pouvait loger au château avec M. Fouquet ?

Le franciscain supporta le transport dans l’escalier sans pousser une plainte, quoique l’on vît que sa souffrance était grande, et qu’à chaque heurt de la civière contre la muraille ou contre la rampe de l’escalier, il éprouvait par tout son corps une secousse terrible.

Enfin, lorsqu’il fut arrivé dans la chambre :

– Aidez-moi à me mettre sur ce fauteuil, dit-il aux porteurs.

Ceux-ci déposèrent la civière sur le sol, et, soulevant le plus doucement qu’il leur fut possible le malade, ils le déposèrent sur le fauteuil qu’il avait désigné et qui était placé à la tête du lit.

– Maintenant, ajouta-t-il avec une grande douceur de gestes et de paroles, faites-moi monter l’hôte.

Ils obéirent.

Cinq minutes après, l’hôte du Beau-Paon apparaissait sur le seuil de la porte.

– Mon ami, lui dit le franciscain, congédiez, je vous prie, ces braves gens ; ce sont des vassaux de la vicomté de Melun. Ils m’ont trouvé évanoui de chaleur sur la route, et, sans se demander si leur peine serait payée, ils m’ont voulu porter chez eux. Mais je sais ce que coûte aux pauvres l’hospitalité qu’ils donnent à un malade, et j’ai préféré l’hôtellerie, où, d’ailleurs, j’étais attendu.

L’hôte regarda le franciscain avec étonnement.

Le franciscain fit avec son pouce et d’une certaine façon le signe de croix sur sa poitrine.

L’hôte répondit en faisant le même signe sur son épaule gauche.

– Oui, c’est vrai, dit-il, vous étiez attendu, mon père ; mais nous espérions que vous arriveriez en meilleur état.

Et, comme les paysans regardaient avec étonnement cet hôtelier si fier, devenu tout à coup respectueux en présence d’un pauvre moine, le franciscain tira de sa longue poche deux ou trois pièces d’or, qu’il montra.

– Voilà, mes amis, dit-il, de quoi payer les soins qu’on me donnera. Ainsi tranquillisez-vous et ne craignez pas de me laisser ici. Ma compagnie, pour laquelle je voyage, ne veut pas que je mendie ; seulement, comme les soins qui m’ont été donnés par vous méritent aussi récompense, prenez ces deux louis et retirez-vous en paix.

Les paysans n’osaient accepter ; l’hôte prit les deux louis de la main du moine, et les mit dans celle d’un paysan.

Les quatre porteurs se retirèrent en ouvrant des yeux plus grands que jamais.

La porte refermée, et tandis que l’hôte se tenait respectueusement debout près de cette porte, le franciscain se recueillit un instant.

Puis il passa sur son front jauni une main sèche de fièvre, et de ses doigts crispés frotta en tremblant les boucles grisonnantes de sa barbe.

Ses grands yeux, creusés par la maladie et l’agitation, semblaient suivre dans le vague une idée douloureuse et inflexible.

– Quels médecins avez-vous à Fontainebleau ? demanda-t-il enfin.

– Nous en avons trois, mon père.

– Comment les nommez-vous ?

– Luiniguet d’abord.

– Ensuite ?

– Puis un frère carme nommé Frère Hubert.

– Ensuite ?

– Ensuite un séculier nommé Grisart.

– Ah ! Grisart ! murmura le moine. Appelez vite M. Grisart.

L’hôte fit un mouvement d’obéissance empressée.

– À propos, quels prêtres a-t-on sous la main ici ?

– Quels prêtres ?

– Oui, de quels ordres ?

– Il y a des jésuites, des augustins et des cordeliers ; mais, mon père, les jésuites sont les plus près d’ici. J’appellerai donc un confesseur jésuite, n’est-ce pas ?

– Oui, allez.

L’hôte sortit.

On devine qu’au signe de croix échangé entre eux l’hôte et le malade s’étaient reconnus pour deux affiliés de la redoutable Compagnie de Jésus.

Resté seul, le franciscain tira de sa poche une liasse de papiers dont il parcourut quelques-uns avec une attention scrupuleuse. Cependant la force du mal vainquit son courage : ses yeux tournèrent, une sueur froide coula de son front, et il se laissa aller presque évanoui, la tête renversée en arrière, les bras pendants aux deux côtés de son fauteuil.

Il était depuis cinq minutes sans mouvement aucun, lorsque l’hôte rentra, conduisant le médecin, auquel il avait à peine donné le temps de s’habiller.

Le bruit de leur entrée, le courant d’air qu’occasionna l’ouverture de la porte réveillèrent les sens du malade. Il saisit à la hâte ses papiers épars, et de sa main longue et décharnée les cacha sous les coussins du fauteuil.

L’hôte sortit, laissant ensemble le malade et le médecin.

– Voyons, dit le franciscain au docteur, voyons, monsieur Grisart, approchez-vous, car il n’y a pas de temps à perdre ; palpez, auscultez, jugez et prononcez la sentence.

– Notre hôte, répondit le médecin, m’a assuré que j’avais le bonheur de donner mes soins à un affilié.

– À un affilié, oui, répondit le franciscain. Dites-moi donc la vérité ; je me sens bien mal ; il me semble que je vais mourir.

Le médecin prit la main du moine et lui tâta le pouls.

– Oh ! oh ! dit-il, fièvre dangereuse.

– Qu’appelez-vous une fièvre dangereuse ? demanda le malade avec un regard impérieux.

– À un affilié de la première ou de la seconde année, répondit le médecin en interrogeant le moine des yeux, je dirais fièvre curable.

– Mais à moi ? dit le franciscain.

Le médecin hésita.

– Regardez mon poil gris et mon front bourré de pensées, continua-t-il ; regardez les rides par lesquelles je compte mes épreuves ; je suis un jésuite de la onzième année, monsieur Grisart.

Le médecin tressaillit.

En effet, un jésuite de la onzième année, c’était un des ces hommes initiés à tous les secrets de l’ordre, un de ces hommes pour lesquels la science n’a plus de secrets, la société plus de barrières, l’obéissance temporelle plus de liens.

– Ainsi, dit Grisart en saluant avec respect, je me trouve en face d’un maître ?

– Oui, agissez donc en conséquence.

– Et vous voulez savoir ?…

– Ma situation réelle.

– Eh bien ! dit le médecin, c’est une fièvre cérébrale, autrement dit une méningite aiguë, arrivée à son plus haut point d’intensité.

– Alors, il n’y a pas d’espoir, n’est-ce pas ? demanda le franciscain d’un ton bref.

– Je ne dis pas cela, répondit le docteur ; cependant, eu égard au désordre du cerveau, à la brièveté du souffle, à la précipitation du pouls, à l’incandescence de la terrible fièvre qui vous dévore…

– Et qui m’a terrassé trois fois depuis ce matin, dit le frère.

– Aussi l’appelai-je terrible. Mais comment n’êtes-vous pas demeuré en route ?

– J’étais attendu ici, il fallait que j’arrivasse.

– Dussiez-vous mourir ?

– Dussé-je mourir.

– Eh bien ! eu égard à tous ces symptômes, je vous dirai que la situation est presque désespérée.

Le franciscain sourit d’une façon étrange.

– Ce que vous me dites là est peut-être assez pour ce qu’on doit à un affilié, même de la onzième année, mais pour ce qu’on me doit à moi, maître Grisart, c’est trop peu, et j’ai le droit d’exiger davantage. Voyons, soyons encore plus vrai que cela, soyons franc, comme s’il s’agissait de parler à Dieu. D’ailleurs, j’ai déjà fait appeler un confesseur.

– Oh ! j’espère cependant, balbutia le docteur.

– Répondez, dit le malade en montrant avec un geste de dignité un anneau d’or dont le chaton avait jusque-là été tourné en dedans, et qui portait gravé le signe représentatif de la Société de Jésus.

Grisart poussa une exclamation.

– Le général ! s’écria-t-il.

– Silence ! dit le franciscain ; vous comprenez qu’il s’agit d’être vrai.

– Seigneur, seigneur, appelez le confesseur, murmura Grisart ; car, dans deux heures, au premier redoublement, vous serez pris du délire, et vous passerez dans la crise.

– À la bonne heure, dit le malade, dont les sourcils se froncèrent un moment ; j’ai donc deux heures ?

– Oui, surtout si vous prenez la potion que je vais vous envoyer.

– Et elle me donnera deux heures ?

– Deux heures.

– Je la prendrai, fût-elle du poison, car ces deux heures sont nécessaires non seulement à moi, mais à la gloire de l’ordre.

– Oh ! quelle perte ! murmura le médecin, quelle catastrophe pour nous !

– C’est la perte d’un homme, voilà tout, répondit le franciscain, et Dieu pourvoira à ce que le pauvre moine qui vous quitte trouve un digne successeur. Adieu, monsieur Grisart ; c’est déjà une permission du Seigneur que je vous aie rencontré. Un médecin qui n’eût point été affilié à notre sainte congrégation m’eût laissé ignorer mon état, et, comptant encore sur des jours d’existence, je n’eusse pu prendre des précautions nécessaires. Vous êtes savant, monsieur Grisart, cela nous fait honneur à tous : il m’eût répugné de voir un des nôtres médiocre dans sa profession. Adieu, maître Grisart, adieu ! et envoyez-moi vite votre cordial.

– Bénissez-moi, du moins, monseigneur !

– D’esprit, oui… allez… d’esprit, vous dis-je… Animo maître Grisart… viribus impossibile.

Et il retomba sur son fauteuil, presque évanoui de nouveau.

Maître Grisart balança pour savoir s’il lui porterait un secours momentané, ou s’il courrait lui préparer le cordial promis. Sans doute se décida-t-il en faveur du cordial, car il s’élança hors de la chambre et disparut dans l’escalier.

Chapitre CXXVII – Le secret de l’État §

Quelques moments après la sortie du docteur Grisart, le confesseur arriva.

À peine eut-il dépassé le seuil de la porte, que le franciscain attacha sur lui son regard profond.

Puis, secouant sa tête pâle :

– Voilà un pauvre esprit, murmura-t-il, et j’espère que Dieu me pardonnera de mourir sans le secours de cette infirmité vivante.

Le confesseur de son côté, regardait avec étonnement, presque avec terreur, le moribond. Il n’avait jamais vu yeux si ardents au moment de se fermer, regards si terribles au moment de s’éteindre.

Le franciscain fit de la main un signe rapide et impératif.

– Asseyez-vous là, mon père, dit-il, et m’écoutez.

Le confesseur jésuite, bon prêtre, simple et naïf initié, qui des mystères de l’ordre n’avait vu que l’initiation, obéit à la supériorité du pénitent.

– Il y a dans cette hôtellerie plusieurs personnes, continua le franciscain.

– Mais, demanda le jésuite, je croyais être venu pour une confession. Est ce une confession que vous me faites là ?

– Pourquoi cette question ?

– Pour savoir si je dois garder secrètes vos paroles.

– Mes paroles sont termes de confession ; je les fie à votre devoir de confesseur.

– Très bien ! dit le prêtre s’installant dans le fauteuil que le franciscain venait de quitter à grand-peine pour s’étendre sur le lit.

Le franciscain continua.

– Il y a, vous disais-je, plusieurs personnes dans cette hôtellerie.

– Je l’ai entendu dire.

– Ces personnes doivent être au nombre de huit.

Le jésuite fit un signe qu’il comprenait.

– La première à laquelle je veux parler, dit le moribond, est un Allemand de Vienne, et s’appelle le baron de Wostpur. Vous me ferez le plaisir de l’aller trouver, et de lui dire que celui qu’il attendait est arrivé.

Le confesseur, étonné, regarda son pénitent ; la confession lui paraissait singulière.

– Obéissez, dit le franciscain avec le ton irrésistible du commandement.

Le bon jésuite, entièrement subjugué, se leva et quitta la chambre.

Une fois le jésuite sorti, le franciscain reprit les papiers qu’une crise de fièvre l’avait forcé déjà de quitter une première fois.

– Le baron de Wostpur ? Bon ! dit-il : ambitieux, sot, étroit.

Il replia les papiers qu’il poussa sous son traversin.

Des pas rapides se faisaient entendre au bout du corridor.

Le confesseur rentra, suivi du baron de Wostpur, lequel marchait tête levée, comme s’il se fût agi de crever le plafond avec son plumet.

Aussi, à l’aspect de ce franciscain au regard sombre, et de cette simplicité dans la chambre :

– Qui m’appelle ? demanda l’Allemand.

– Moi ! fit le franciscain.

Puis, se tournant vers le confesseur :

– Bon père, lui dit-il, laissez-nous un instant seuls ; quand Monsieur sortira, vous rentrerez.

Le jésuite sortit, et sans doute profita de cet exil momentané de la chambre de son moribond pour demander à l’hôte quelques explications sur cet étrange pénitent, qui traitait son confesseur comme on traite un valet de chambre.

Le baron s’approcha du lit et voulut parler, mais de la main le franciscain lui imposa silence.

– Les moments sont précieux, dit ce dernier à la hâte. Vous êtes venu ici pour le concours, n’est-ce pas ?

– Oui, mon père.

– Vous espérez être élu général ?

– Je l’espère.

– Vous savez à quelles conditions seulement on peut parvenir à ce haut grade, qui fait un homme le maître des rois, l’égal des papes ?

– Qui êtes-vous, demanda le baron, pour me faire subir cet interrogatoire ?

– Je suis celui que vous attendez.

– L’électeur général ?

– Je suis l’élu.

– Vous êtes…

Le franciscain ne lui donna point le temps d’achever ; il étendit sa main amaigrie : à sa main brillait l’anneau du généralat.

Le baron recula de surprise ; puis, tout aussitôt, s’inclinant avec un profond respect :

– Quoi ! s’écria-t-il, vous ici, monseigneur ? vous dans cette pauvre chambre, vous sur ce misérable lit, vous cherchant et choisissant le général futur, c’est-à-dire votre successeur ?

– Ne vous inquiétez point de cela, monsieur ; remplissez vite la condition principale, qui est de fournir à l’ordre un secret d’une importance telle, que l’une des plus grandes cours de l’Europe soit, par votre entremise, à jamais inféodée à l’ordre. Eh bien ! avez-vous ce secret, comme vous avez promis de l’avoir dans votre demande adressée au Grand Conseil ?

– Monseigneur…

– Mais procédons par ordre… Vous êtes bien le baron de Wostpur ?

– Oui, monseigneur.

– Cette lettre est bien de vous ?

Le général des jésuites tira un papier de sa liasse et le présenta au baron.

Le baron y jeta les yeux, et avec un signe affirmatif :

– Oui, monseigneur, cette lettre est bien de moi, dit-il.

– Et vous pouvez me montrer la réponse faite par le secrétaire du Grand Conseil ?

– La voici, monseigneur.

Le baron tendit au franciscain une lettre portant cette simple adresse :

À Son Excellence le baron de Wostpur.

Et contenant cette seule phrase :

Du 15 au 22 mai, Fontainebleau, hôtel du Beau-Paon.

À M D G.

– Bien ! dit le franciscain, nous voici en présence, parlez.

– J’ai un corps de troupes composé de cinquante mille hommes ; tous les officiers sont gagnés. Je campe sur le Danube. Je puis en quatre jours renverser l’empereur, opposé, comme vous savez, au progrès de notre ordre, et le remplacer par celui des princes de sa famille que l’ordre nous désignera.

Le franciscain écoutait sans donner signe d’existence.

– C’est tout ? dit-il.

– Il y a une révolution européenne dans mon plan, dit le baron.

– C’est bien, monsieur de Wostpur, vous recevrez la réponse ; rentrez chez vous, et soyez parti de Fontainebleau dans un quart d’heure.

Le baron sortit à reculons, et aussi obséquieux que s’il eût pris congé de cet empereur qu’il allait trahir.

– Ce n’est pas là un secret, murmura le franciscain ? c’est un complot… D’ailleurs, ajouta-t-il après un moment de réflexion, l’avenir de l’Europe n’est plus aujourd’hui dans la maison d’Autriche.

Et, d’un crayon rouge qu’il tenait à la main, il raya sur la liste le nom du baron de Wostpur.

– Au cardinal, maintenant, dit-il ; du côté de l’Espagne, nous devons avoir quelque chose de plus sérieux.

Levant les yeux, il aperçut le confesseur qui attendait ses ordres, soumis comme un écolier.

– Ah ! ah ! dit-il, remarquant cette soumission, vous avez parlé à l’hôte ?

– Oui, monseigneur, et au médecin.

– À Grisart.

– Oui.

– Il est donc là ?

– Il attend, avec la potion promise.

– C’est bien ! si besoin est, j’appellerai ; maintenant, vous comprenez toute l’importance de ma confession, n’est-ce pas ?

– Oui, monseigneur.

– Alors, allez me quérir le cardinal espagnol Herrebia. Hâtez-vous. Cette fois seulement, comme vous savez ce dont il s’agit, vous resterez près de moi, car j’éprouve des défaillances.

– Faut-il appeler le médecin ?

– Pas encore, pas encore… Le cardinal espagnol, voilà tout… Allez.

Cinq minutes après, le cardinal entrait, pâle et inquiet, dans la petite chambre.

– J’apprends, monseigneur… balbutia le cardinal.

– Au fait, dit le franciscain d’une voix éteinte.

Et il montra au cardinal une lettre écrite par ce dernier au Grand Conseil.

– Est-ce votre écriture ? demanda-t-il.

– Oui ; mais…

– Et votre convocation ?…

Le cardinal hésitait à répondre. Sa pourpre se révoltait contre la bure du pauvre franciscain.

Le moribond étendit la main et montra l’anneau.

L’anneau fit son effet, plus grand à mesure que grandissait le personnage sur lequel le franciscain s’exerçait.

– Le secret, le secret, vite ! demanda le malade en s’appuyant sur son confesseur.

Coram isti ? demanda le cardinal, inquiet.

– Parlez espagnol, dit le franciscain en prêtant la plus vive attention.

– Vous savez, monseigneur, dit le cardinal continuant la conversation en castillan, que la condition du mariage de l’infante avec le roi de France est une renonciation absolue des droits de ladite infante, comme aussi du roi Louis, à tout apanage de la couronne d’Espagne ?

Le franciscain fit un signe affirmatif.

– Il en résulte, continua le cardinal, que la paix et l’alliance entre les deux royaumes dépendent de l’observation de cette clause du contrat.

Même signe du franciscain.

– Non seulement la France et l’Espagne, dit le cardinal, mais encore l’Europe tout entière seraient ébranlées par l’infidélité d’une des parties.

Nouveau mouvement de tête du malade.

– Il en résulte, continua l’orateur, que celui qui pourrait prévoir les événements et donner comme certain ce qui n’est jamais qu’un nuage dans l’esprit de l’homme, c’est-à-dire l’idée du bien ou du mal à venir, préserverait le monde d’une immense catastrophe ; on ferait tourner au profit de l’ordre l’événement deviné dans le cerveau même de celui qui le prépare.

Pronto ! pronto ! murmura le franciscain, qui pâlit et se pencha sur le prêtre.

Le cardinal s’approcha de l’oreille du moribond.

– Eh bien ! monseigneur, dit-il, je sais que le roi de France a décidé qu’au premier prétexte, une mort par exemple, soit celle du roi d’Espagne, soit celle d’un frère de l’infante, la France revendiquera, les armes à la main, l’héritage, et je tiens tout préparé le plan politique arrêté par Louis XIV à cette occasion.

– Ce plan ? dit le franciscain.

– Le voici, dit le cardinal.

– De quelle main est-il écrit ?

– De la mienne.

– N’avez-vous rien de plus à dire ?

– Je crois avoir dit beaucoup, monseigneur, répondit le cardinal.

– C’est vrai, vous avez rendu un grand service à l’ordre. Mais comment vous êtes-vous procuré les détails à l’aide desquels vous avez bâti ce plan ?

– J’ai à ma solde les bas valets du roi de France, et je tiens d’eux tous les papiers de rebut que la cheminée a épargnés.

– C’est ingénieux, murmura le franciscain en essayant de sourire. Monsieur le cardinal, vous partirez de cette hôtellerie dans un quart d’heure ; réponse vous sera faite, allez !

Le cardinal se retira.

– Appelez-moi Grisart, et allez me chercher le Vénitien Marini, dit le malade.

Pendant que le confesseur obéissait, le franciscain, au lieu de biffer le nom du cardinal comme il avait fait de celui du baron, traça une croix à côté de ce nom.

Puis, épuisé par l’effort, il tomba sur son lit en murmurant le nom du docteur Grisart.

Quand il revint à lui, il avait bu la moitié d’une potion dont le reste attendait dans un verre, et il était soutenu par le médecin, tandis que le Vénitien et le confesseur se tenaient près de la porte.

Le Vénitien passa par les mêmes formalités que ses deux concurrents, hésita comme eux à la vue des deux étrangers, et, rassuré par l’ordre du général, révéla que le pape, effrayé de la puissance de l’ordre, ourdissait un plan d’expulsion générale des jésuites, et pratiquait les cours de l’Europe à l’effet d’obtenir leur aide. Il indiqua les auxiliaires du pontife, ses moyens d’action, et désigna l’endroit de l’archipel où, par un coup de main, deux cardinaux adeptes de la onzième année, et par conséquent chefs supérieurs, devaient être déportés avec trente-deux des principaux affiliés de Rome.

Le franciscain remercia le signor Marini. Ce n’était pas un mince service rendu à la société que la dénonciation de ce projet pontifical.

Après quoi, le Vénitien reçut l’ordre de partir dans un quart d’heure, et s’en alla radieux, comme s’il tenait déjà l’anneau, insigne du commandement de la société.

Mais, tandis qu’il s’éloignait, le franciscain murmurait sur son lit :

– Tous ces hommes sont des espions ou des sbires, pas un n’est général ; tous ont découvert un complot, pas un n’a un secret. Ce n’est point avec la ruine, avec la guerre, avec la force que l’on doit gouverner la Société de Jésus, c’est avec l’influence mystérieuse que donne une supériorité morale. Non, l’homme n’est pas trouvé, et, pour comble de malheur, Dieu me frappe, et je meurs. Oh ! faudra-t-il que la société tombe avec moi faute d’une colonne ; faut-il que la mort qui m’attend dévore avec moi l’avenir de l’ordre ? Cet avenir que dix ans de ma vie eussent éternisé, car il s’ouvre radieux et splendide, cet avenir, avec le règne du nouveau roi !

Ces mots à demi pensés, à demi prononcés, le bon jésuite les écoutait avec épouvante comme on écoute les divagations d’un fiévreux, tandis que Grisart, esprit plus élevé, les dévorait comme les révélations d’un monde inconnu où son regard plongeait sans que sa main pût y atteindre.

Soudain le franciscain se releva.

– Terminons, dit-il, la mort me gagne. Oh ! tout à l’heure, je mourais tranquille, j’espérais… Maintenant je tombe désespéré, à moins que dans ceux qui restent… Grisart ! Grisart, faites-moi vivre une heure encore !

Grisart s’approcha du moribond et lui fit avaler quelques gouttes, non pas de la potion qui était dans le verre, mais du contenu d’un flacon qu’il portait sur lui.

– Appelez l’Écossais ! s’écria le franciscain ; appelez le marchand de Brême ! Appelez ! appelez ! Jésus ! je me meurs ! Jésus ! j’étouffe !

Le confesseur s’élança pour aller chercher du secours, comme s’il y eût eu une force humaine qui pût soulever le doigt de la mort qui s’appesantissait sur le malade ; mais sur le seuil de la porte, il trouva Aramis, qui, un doigt sur les lèvres, comme la statue d’Harpocrate, dieu du silence, le repoussa du regard jusqu’au fond de la chambre.

Le médecin et le confesseur firent cependant un mouvement, après s’être consultés des yeux, pour écarter Aramis. Mais celui-ci, avec deux signes de croix faits chacun d’une façon différente, les cloua tous deux à leur place.

– Un chef ! murmurèrent-ils tous deux.

Aramis pénétra lentement dans la chambre où le moribond luttait contre les premières atteintes de l’agonie.

Quant au franciscain, soit que l’élixir fît son effet, soit que cette apparition d’Aramis lui rendît des forces, il fit un mouvement, et, l’œil ardent, la bouche entrouverte, les cheveux humides de sueur, il se dressa sur le lit.

Aramis sentit que l’air de cette chambre était étouffant ; toutes les fenêtres étaient closes, du feu brûlait dans l’âtre, deux bougies de cire jaune se répandaient en nappe sur les chandeliers de cuivre et chauffaient encore l’atmosphère de leur vapeur épaisse. :

Aramis ouvrit la fenêtre, et, fixant sur le moribond un regard plein d’intelligence et de respect :

– Monseigneur, lui dit-il, je vous demande pardon d’arriver ainsi sans que vous m’ayez mandé, mais votre état m’effraie, et j’ai pensé que vous pouviez être mort avant de m’avoir vu, car je ne venais que le sixième sur votre liste.

Le moribond tressaillit et regarda sa liste.

– Vous êtes donc celui qu’on a appelé autrefois Aramis et depuis le chevalier d’Herblay ? Vous êtes donc l’évêque de Vannes.

– Oui, monseigneur.

– Je vous connais, je vous ai vu.

– Au jubilé dernier, nous nous sommes trouvés ensemble chez le Saint Père.

– Ah ! oui, c’est vrai, je me rappelle. Et vous vous mettez sur les rangs ?

– Monseigneur, j’ai ouï dire que l’ordre avait besoin de posséder un grand secret d’État, et, sachant que par modestie vous aviez résigné d’avance vos fonctions en faveur de celui qui apporterait ce secret, j’ai écrit que j’étais prêt à concourir, possédant seul un secret que je crois important.

– Parlez, dit le franciscain ; je suis prêt à vous entendre et à juger de l’importance de ce secret.

– Monseigneur, un secret de la valeur de celui que je vais avoir l’honneur de vous confier ne se dit point avec la parole. Toute idée qui est sortie une fois des limbes de la pensée et s’est manifestée par une manifestation quelconque n’appartient plus même à celui qui l’a enfantée. La parole peut être récoltée par une oreille attentive et ennemie ; il ne faut donc point la semer au hasard, car, alors, le secret ne s’appelle plus un secret.

– Comment donc alors comptez-vous transmettre votre secret ? demanda le moribond.

Aramis fit d’une main signe au médecin et au confesseur de s’éloigner, et, de l’autre, il tendit au franciscain un papier qu’une double enveloppe recouvrait.

– Et l’écriture, demanda le franciscain, n’est-elle pas plus dangereuse encore que la parole, dites ?

– Non, monseigneur, dit Aramis, car vous trouverez dans cette enveloppe des caractères que vous seul et moi pouvons comprendre.

Le franciscain regardait Aramis avec un étonnement toujours croissant.

– C’est, continua celui-ci, le chiffre que vous aviez en 1655, et que votre secrétaire, Juan Jujan, qui est mort, pourrait seul déchiffrer s’il revenait au monde.

– Vous connaissiez donc ce chiffre, vous ?

– C’est moi qui le lui avais donné.

Et Aramis, s’inclinant avec une grâce pleine de respect, s’avança vers la porte comme pour sortir.

Mais un geste du franciscain, accompagné d’un cri d’appel, le retint.

– Jésus ! dit-il ; ecce homo !

Puis, relisant une seconde fois le papier :

– Venez vite, dit-il, venez.

Aramis se rapprocha du franciscain avec le même visage calme et le même air respectueux.

Le franciscain, le bras étendu, brûlait à la bougie le papier que lui avait remis Aramis.

Alors, prenant la main d’Aramis et l’attirant à lui :

– Comment et par qui avez-vous pu savoir un pareil secret ? demanda-t-il.

– Par Mme de Chevreuse, l’amie intime, la confidente de la reine.

– Et Mme de Chevreuse ?

– Elle est morte.

– Et d’autres, d’autres savaient-ils ?…

– Un homme et une femme du peuple seulement.

– Quels étaient-ils ?

– Ceux qui l’avaient élevée.

– Que sont-ils devenus ?

– Morts aussi… Ce secret brûle comme le feu.

– Et vous avez survécu ?

– Tout le monde ignore que je le connaisse.

– Depuis combien de temps avez-vous ce secret ?

– Depuis quinze ans.

– Et vous l’avez gardé ?

– Je voulais vivre.

– Et vous le donnez à l’ordre, sans ambition, sans retour ?

– Je le donne à l’ordre avec ambition et avec retour, dit Aramis ; car, si vous vivez, monseigneur, vous ferez de moi, maintenant que vous me connaissez, ce que je puis, ce que je dois être.

– Et comme je meurs, s’écria le franciscain, je fais de toi mon successeur… Tiens !

Et, arrachant la bague, il la passa au doigt d’Aramis.

Puis, se retournant vers les deux spectateurs de cette scène :

– Soyez témoins, dit-il, et attestez dans l’occasion que, malade de corps, mais sain d’esprit, j’ai librement et volontairement remis cet anneau, marque de la toute-puissance, à Mgr d’Herblay, évêque de Vannes, que je nomme mon successeur, et devant lequel, moi, humble pécheur, prêt à paraître devant Dieu, je m’incline le premier, pour donner l’exemple à tous.

Et le franciscain s’inclina effectivement, tandis que le médecin et le jésuite tombaient à genoux.

Aramis, tout en devenant plus pâle que le moribond lui-même, étendit successivement son regard sur tous les acteurs de cette scène. L’ambition satisfaite affluait avec le sang vers son cœur.

– Hâtons-nous, dit le franciscain ; ce que j’avais à faire ici me presse, me dévore ! Je n’y parviendrai jamais.

– Je le ferai, moi, dit Aramis.

– C’est bien, dit le franciscain.

Puis, s’adressant au jésuite et au médecin :

– Laissez-nous seuls, dit-il.

Tous deux obéirent.

– Avec ce signe, dit-il, vous êtes l’homme qu’il faut pour remuer la terre ; avec ce signe vous renverserez ; avec ce signe vous édifierez : In hoc signo vinces ! Fermez la porte, dit le franciscain à Aramis.

Aramis poussa les verrous et revint près du franciscain.

– Le pape a conspiré contre l’ordre, dit le franciscain, le pape doit mourir.

– Il mourra, dit tranquillement Aramis.

– Il est dû sept cent mille livres à un marchand, à Brême, nommé Bonstett, qui venait ici chercher la garantie de ma signature.

– Il sera payé, dit Aramis.

– Six chevaliers de Malte, dont voici les noms, ont découvert, par l’indiscrétion d’un affilié de onzième année, les troisièmes mystères ; il faut savoir ce que ces hommes ont fait du secret, le reprendre et l’éteindre.

– Cela sera fait.

– Trois affiliés dangereux doivent être renvoyés dans le Thibet pour y périr ; ils sont condamnés. Voici leurs noms.

– Je ferai exécuter la sentence.

– Enfin, il y a une dame d’Anvers, petite-nièce de Ravaillac ; elle a entre les mains certains papiers qui compromettent l’ordre. Il y a dans la famille, depuis cinquante et un ans, une pension de cinquante mille livres. La pension est lourde ; l’ordre n’est pas riche… Racheter les papiers pour une somme d’argent une fois donnée, ou, en cas de refus, supprimer la pension… sans risque.

– J’aviserai, dit Aramis.

– Un navire venant de Lima a dû entrer la semaine dernière dans le port de Lisbonne ; il est chargé ostensiblement de chocolat, en réalité d’or. Chaque lingot est caché sous une couche de chocolat. Ce navire est à l’ordre ; il vaut dix-sept millions de livres, vous le ferez réclamer : voici les lettres de charge.

– Dans quel port le ferai-je venir ?

– À Bayonne.

– Sauf vents contraires, avant trois semaines il y sera. Est-ce tout ?

Le franciscain fit de la tête un signe affirmatif, car il ne pouvait plus parler ; le sang envahissait sa gorge et sa tête et jaillit par la bouche, par les narines et par les yeux. Le malheureux n’eut que le temps de presser la main d’Aramis et tomba tout crispé de son lit sur le plancher.

Aramis lui mit la main sur le cœur ; le cœur avait cessé de battre.

En se baissant, Aramis remarqua qu’un fragment du papier qu’il avait remis au franciscain avait échappé aux flammes.

Il le ramassa et le brûla jusqu’au dernier atome.

Puis, rappelant le confesseur et le médecin :

– Votre pénitent est avec Dieu, dit-il au confesseur ; il n’a plus besoin que des prières et de la sépulture des morts. Allez tout préparer pour un enterrement simple, et tel qu’il convient de le faire à un pauvre moine… Allez.

Le jésuite sortit.

Alors, se tournant vers le médecin, et voyant sa figure pâle et anxieuse :

– Monsieur Grisart, dit-il tout bas, videz ce verre et le nettoyez ; il y reste trop de ce que le Grand Conseil vous avait commandé d’y mettre.

Grisart, étourdi, atterré, écrasé, faillit tomber à la renverse.

Aramis haussa les épaules en signe de pitié, prit le verre, et en vida le contenu dans les cendres du foyer.

Puis il sortit, emportant les papiers du mort.

Chapitre CXXVIII – Mission §

Le lendemain, ou plutôt le jour même, car les événements que nous venons de raconter avaient pris fin à trois heures du matin seulement, avant le déjeuner, et comme le roi partait pour la messe avec les deux reines, comme Monsieur, avec le chevalier de Lorraine et quelques autres familiers, montait à cheval pour se rendre à la rivière, afin d’y prendre un de ces fameux bains dont les dames étaient folles, comme il ne restait enfin au château que Madame, qui, sous prétexte d’indisposition, ne voulut pas sortir, on vit, ou plutôt on ne vit pas, Montalais se glisser hors de la chambre des filles d’honneur, attirant après elle La Vallière, qui se cachait le plus possible ; et toutes deux s’esquivant par les jardins, parvinrent, tout en regardant autour d’elles, à gagner les quinconces.

Le temps était nuageux ; un vent de flamme courbait les fleurs et les arbustes ; la poussière brûlante, arrachée aux chemins, montait par tourbillons sur les arbres.

Montalais, qui, pendant toute la marche, avait rempli les fonctions d’un éclaireur habile, Montalais fit quelques pas encore, et, se retournant pour être bien sûre que personne n’écoutait ni ne venait :

– Allons, dit-elle, Dieu merci ! nous sommes bien seules. Depuis hier, tout le monde espionne ici, et l’on forme un cercle autour de nous comme si vraiment nous étions pestiférées.

La Vallière baissa la tête et poussa un soupir.

– Enfin, c’est inouï, continua Montalais ; depuis M. Malicorne jusqu’à M. de Saint-Aignan, tout le monde en veut à notre secret. Voyons, Louise, recordons-nous un peu, que je sache à quoi m’en tenir.

La Vallière leva sur sa compagne ses beaux yeux purs et profonds comme l’azur d’un ciel de printemps.

– Et moi, dit-elle, je te demanderai pourquoi nous avons été appelées chez Madame ; pourquoi nous avons couché chez elle au lieu de coucher comme d’habitude chez nous ; pourquoi tu es rentrée si tard, et d’où viennent les mesures de surveillance qui ont été prises ce matin à notre égard ?

– Ma chère Louise, tu réponds à ma question par une question, ou plutôt par dix questions, ce qui n’est pas répondre. Je te dirai cela plus tard, et, comme ce sont choses de secondaire importance, tu peux attendre. Ce que je te demande, car tout découlera de là, c’est s’il y a ou s’il n’y a pas secret.

– Je ne sais s’il y a secret, dit La Vallière, mais ce que je sais, de ma part du moins, c’est qu’il y a eu imprudence depuis ma sotte parole et mon plus sot évanouissement d’hier ; chacun ici fait ses commentaires sur nous.

– Parle pour toi, ma chère, dit Montalais en riant, pour toi et pour Tonnay-Charente, qui avez fait chacune hier vos déclarations aux nuages, déclarations qui malheureusement ont été interceptées.

La Vallière baissa la tête.

– En vérité, dit-elle, tu m’accables.

– Moi ?

– Oui, ces plaisanteries me font mourir.

– Écoute, écoute, Louise. Ce ne sont point des plaisanteries, et rien n’est plus sérieux, au contraire. Je ne t’ai pas arrachée au château, je n’ai pas manqué la messe, je n’ai pas feint une migraine comme Madame, migraine que Madame n’avait pas plus que moi ; je n’ai pas enfin déployé dix fois plus de diplomatie que M. Colbert n’en a hérité de M. de Mazarin et n’en pratique vis-à-vis de M. Fouquet, pour parvenir à te confier mes quatre douleurs, à cette seule fin que, lorsque nous sommes seules, que personne ne nous écoute, tu viennes jouer au fin avec moi. Non, non, crois-le bien, quand je t’interroge, ce n’est pas seulement par curiosité, c’est parce qu’en vérité la situation est critique. On sait ce que tu as dit hier, on jase sur ce texte. Chacun brode de son mieux et des fleurs de sa fantaisie ; tu as eu l’honneur cette nuit, et tu as encore l’honneur ce matin d’occuper toute la cour, ma chère, et le nombre des choses tendres et spirituelles qu’on te prête ferait crever de dépit Mlle de Scudéry et son frère, si elles leur étaient fidèlement rapportées.

– Eh ! ma bonne Montalais, dit la pauvre enfant, tu sais mieux que personne ce que j’ai dit, puisque c’est devant toi que je le disais.

– Oui, je le sais. Mon Dieu ! la question n’est pas là. Je n’ai même pas oublié une seule des paroles que tu as dites ; mais pensais-tu ce que tu disais ?

Louise se troubla.

– Encore des questions ? s’écria-t-elle. Mon Dieu ! quand je donnerais tout au monde pour oublier ce que j’ai dit… comment se fait-il donc que chacun se donne le mot pour m’en faire souvenir ? Oh ! voilà une chose affreuse.

– Laquelle ? voyons.

– C’est d’avoir une amie qui me devrait épargner, qui pourrait me conseiller, m’aider à me sauver, et qui me tue, qui m’assassine !

– Là ! là ! fit Montalais, voilà qu’après avoir dit trop peu, tu dis trop maintenant. Personne ne songe à te tuer, pas même à te voler, même ton secret : on veut l’avoir de bonne volonté, et non pas autrement ; car ce n’est pas seulement de tes affaires qu’il s’agit, c’est des nôtres ; et Tonnay-Charente te le dirait comme moi si elle était là. Car enfin, hier au soir, elle m’avait demandé un entretien dans notre chambre, et je m’y rendais après les colloques manicampiens et malicorniens, quand j’apprends à mon retour, un peu attardé, c’est vrai, que Madame a séquestré les filles d’honneur, et que nous couchons chez elle, au lieu de coucher chez nous. Or, Madame a séquestré les filles d’honneur pour qu’elles n’aient pas le temps de se recorder, et, ce matin, elle s’est enfermée avec Tonnay-Charente dans ce même but. Dis-moi donc, chère amie, quel fond Athénaïs et moi pouvons faire sur toi, comme nous te dirons quel fond tu peux faire sur nous.

– Je ne comprends pas bien la question que tu me fais, dit Louise très agitée.

– Hum ! tu m’as l’air, au contraire, de très bien comprendre. Mais je veux préciser mes questions, afin que tu n’aies pas la ressource du moindre faux fuyant. Écoute donc. Aimes-tu M. de Bragelonne ? C’est clair, cela, hein ?

À cette question, qui tomba comme le premier projectile d’une armée assiégeante dans une place assiégée, Louise fit un mouvement.

– Si j’aime Raoul ! s’écria-t-elle, mon ami d’enfance, mon frère !

– Eh ! non, non, non ! Voilà encore que tu m’échappes, ou que plutôt tu veux m’échapper. Je ne te demande pas si tu aimes Raoul, ton ami d’enfance et ton frère ; je te demande si tu aimes M. le vicomte de Bragelonne, ton fiancé ?

– Oh ! mon Dieu, ma chère, dit Louise, quelle sévérité dans la parole !

– Pas de rémission, je ne suis ni plus ni moins sévère que de coutume. Je t’adresse une question ; réponds à cette question.

– Assurément, dit Louise d’une voix étranglée, tu ne me parles pas en amie, mais je te répondrai, moi, en amie sincère.

– Réponds.

– Eh bien ! je porte un cœur plein de scrupule et de ridicules fiertés à l’endroit de tout ce qu’une femme doit garder secret, et nul n’a jamais lu sous ce rapport jusqu’au fond de mon âme.

– Je le sais bien. Si j’y avais lu, je ne t’interrogerais pas, je te dirais simplement : « Ma bonne Louise, tu as le bonheur de connaître M. de Bragelonne, qui est un gentil garçon et un parti avantageux pour une fille sans fortune. M. de La Fère laissera quelque chose comme quinze mille livres de rente à son fils. Tu auras donc un jour quinze mille livres de rente comme la femme de ce fils ; c’est admirable. Ne va donc ni à droite ni à gauche, va franchement à M. de Bragelonne, c’est-à-dire à l’autel où il doit te conduire. Après ? Eh bien ! après, selon son caractère, tu seras ou émancipée ou esclave, c’est-à-dire que tu auras le droit de faire toutes les folies que font les gens trop libres ou trop esclaves. » Voilà donc, ma chère Louise, ce que je te dirais d’abord, si j’avais lu au fond de ton cœur.

– Et je te remercierais, balbutia Louise, quoique le conseil ne me paraisse pas complètement bon.

– Attends, attends… Mais, tout de suite après te l’avoir donné, j’ajouterais : « Louise, il est dangereux de passer des journées entières la tête inclinée sur son sein, les mains inertes, l’œil vague ; il est dangereux de chercher les allées sombres et de ne plus sourire aux divertissements qui épanouissent tous les cœurs de jeunes filles ; il est dangereux, Louise, d’écrire avec le bout du pied, comme tu le fais, sur le sable, des lettres que tu as beau effacer, mais qui paraissent encore sous le talon, surtout quand ces lettres ressemblent plus à des L qu’à des B ; il est dangereux enfin de se mettre dans l’esprit mille imaginations bizarres, fruits de la solitude et de la migraine ; ces imaginations creusent les joues d’une pauvre fille en même temps qu’elles creusent sa cervelle ; de sorte qu’il n’est point rare, en ces occasions, de voir la plus agréable personne du monde en devenir la plus maussade, de voir la plus spirituelle en devenir la plus niaise. »

– Merci, mon Aure chérie, répondit doucement La Vallière ; il est dans ton caractère de me parler ainsi, et je te remercie de me parler selon ton caractère.

– Et c’est pour les songe-creux que je parle ; ne prends donc de mes paroles que ce que tu croiras devoir en prendre. Tiens, je ne sais plus quel conte me revient à la mémoire d’une fille vaporeuse ou mélancolique, car M. Dangeau m’expliquait l’autre jour que mélancolie devait, grammaticalement, s’écrire mélancholie, avec un h, attendu que le mot français est formé de deux mots grecs, dont l’un veut dire noir et l’autre bile. Je rêvais donc à cette jeune personne qui mourut de bile noire, pour s’être imaginée que le prince, que le roi ou que l’empereur… ma foi ! n’importe lequel, s’en allait l’adorant ; tandis que le prince, le roi ou l’empereur… comme tu voudras, aimait visiblement ailleurs, et, chose singulière, chose dont elle ne s’apercevait pas, tandis que tout le monde s’en apercevait autour d’elle, la prenait pour paravent d’amour. Tu ris, comme moi, de cette pauvre folle, n’est-ce pas, La Vallière ?

– Je ris, balbutia Louise, pâle comme une morte ; oui, certainement je ris.

– Et tu as raison, car la chose est divertissante. L’histoire ou le conte, comme tu voudras, m’a plu ; voilà pourquoi je l’ai retenu et te le raconte. Te figures-tu, ma bonne Louise, le ravage que ferait dans ta cervelle, par exemple, une mélancholie, avec un h, de cette espèce-là ? Quant à moi, j’ai résolu de te raconter la chose ; car, si la chose arrivait à l’une de nous, il faudrait qu’elle fût bien convaincue de cette vérité : aujourd’hui c’est un leurre ; demain, ce sera une risée ; après-demain, ce sera la mort.

La Vallière tressaillit et pâlit encore, si c’était possible.

– Quand un roi s’occupe de nous, continua Montalais, il nous le fait bien voir, et, si nous sommes le bien qu’il convoite, il sait se ménager son bien. Tu vois donc, Louise, qu’en pareilles circonstances, entre jeunes filles exposées à un semblable danger, il faut se faire toutes confidences, afin que les cœurs non mélancoliques surveillent les cœurs qui le peuvent devenir.

– Silence ! silence ! s’écria La Vallière, on vient.

– On vient en effet, dit Montalais ; mais qui peut venir ? Tout le monde est à la messe avec le roi, ou au bain avec Monsieur.

Au bout de l’allée, les jeunes filles aperçurent presque aussitôt sous l’arcade verdoyante la démarche gracieuse et la riche stature d’un jeune homme qui, son épée sous le bras et un manteau dessus, tout botté et tout éperonné, les saluait de loin avec un doux sourire.

– Raoul ! s’écria Montalais.

– M. de Bragelonne ! murmura Louise.

– C’est un juge tout naturel qui nous vient pour notre différend, dit Montalais.

– Oh ! Montalais ! Montalais, par pitié ! s’écria La Vallière, après avoir été cruelle, ne sois point inexorable !

Ces mots, prononcés avec toute l’ardeur d’une prière, effacèrent du visage, sinon du cœur de Montalais, toute trace d’ironie.

– Oh ! vous voilà beau comme Amadis, monsieur de Bragelonne ! cria-t elle à Raoul, et tout armé, tout botté comme lui.

– Mille respects, mesdemoiselles, répondit Bragelonne en s’inclinant.

– Mais enfin, pourquoi ces bottes ? répéta Montalais, tandis que La Vallière, tout en regardant Raoul avec un étonnement pareil à celui de sa compagne, gardait néanmoins le silence.

– Pourquoi ? demanda Raoul.

– Oui, hasarda La Vallière à son tour.

– Parce que je pars, dit Bragelonne en regardant Louise.

La jeune fille se sentit frappée d’une superstitieuse terreur et chancela.

– Vous partez, Raoul ! s’écria-t-elle ; et où donc allez-vous ?

– Ma chère Louise, dit le jeune homme avec cette placidité qui lui était naturelle, je vais en Angleterre.

– Et qu’allez-vous faire en Angleterre ?

– Le roi m’y envoie.

– Le roi ! s’exclamèrent à la fois Louise et Aure, qui involontairement échangèrent un coup d’œil, se rappelant l’une et l’autre l’entretien qui venait d’être interrompu.

Ce coup d’œil, Raoul l’intercepta, mais il ne pouvait le comprendre. Il l’attribua donc tout naturellement à l’intérêt que lui portaient les deux jeunes filles.

– Sa Majesté, dit-il, a bien voulu se souvenir que M. le comte de La Fère est bien vu du roi Charles II. Ce matin donc, au départ pour la messe, le roi, me voyant sur son chemin, m’a fait un signe de tête. Alors, je me suis approché. » Monsieur de Bragelonne, m’a-t-il dit, vous passerez chez M. Fouquet, qui a reçu de moi des lettres pour le roi de la Grande-Bretagne ; ces lettres, vous les porterez. » Je m’inclinai. » Ah ! auparavant que de partir, ajouta-t-il, vous voudrez bien prendre les commissions de Madame pour le roi son frère. »

– Mon Dieu !murmura Louise toute nerveuse et toute pensive à la fois.

– Si vite ! on vous ordonne de partir si vite ? dit Montalais paralysée par cet événement étrange.

– Pour bien obéir à ceux qu’on respecte, dit Raoul, il faut obéir vite. Dix minutes après l’ordre reçu, j’étais prêt. Madame, prévenue, écrit la lettre dont elle veut bien me faire l’honneur de me charger. Pendant ce temps, sachant de Mlle de Tonnay-Charente que vous deviez être du côté des quinconces, j’y suis venu, et je vous trouve toutes deux.

– Et toutes deux assez souffrantes, comme vous voyez, dit Montalais pour venir en aide à Louise, dont la physionomie s’altérait visiblement.

– Souffrantes ! répéta Raoul en pressant avec une tendre curiosité la main de Louise de La Vallière. Oh ! en effet, votre main est glacée.

– Ce n’est rien.

– Ce froid ne va pas jusqu’au cœur, n’est-ce pas, Louise ? demanda le jeune homme avec un doux sourire.

Louise releva vivement la tête, comme si cette question eût été inspirée par un soupçon et eût provoqué un remords.

– Oh ! vous savez, dit-elle avec effort, que jamais mon cœur ne sera froid pour un ami tel que vous, monsieur de Bragelonne.

– Merci, Louise. Je connais et votre cœur et votre âme, et ce n’est point au contact de la main, je le sais, que l’on juge une tendresse comme la vôtre. Louise, vous savez combien je vous aime, avec quelle confiance et quel abandon je vous ai donné ma vie ; vous me pardonnerez donc, n’est-ce pas, de vous parler un peu en enfant ?

– Parlez, monsieur Raoul, dit Louise toute tremblante ; je vous écoute.

– Je ne puis m’éloigner de vous en emportant un tourment, absurde, je le sais, mais qui cependant me déchire.

– Vous éloignez-vous donc pour longtemps ? demanda La Vallière d’une voix oppressée, tandis que Montalais détournait la tête.

– Non, et je ne serai probablement pas même quinze jours absent.

La Vallière appuya une main sur son cœur, qui se brisait.

– C’est étrange, poursuivit Raoul en regardant mélancoliquement la jeune fille ; souvent je vous ai quittée pour aller en des rencontres périlleuses, je partais joyeux alors, le cœur libre, l’esprit tout enivré de joies à venir, de futures espérances, et cependant alors il s’agissait pour moi d’affronter les balles des Espagnols ou les dures hallebardes des Wallons. Aujourd’hui, je vais, sans nul danger, sans nulle inquiétude, chercher par le plus facile chemin du monde une belle récompense que me promet cette faveur du roi, je vais vous conquérir peut-être ; car quelle autre faveur plus précieuse que vous-même le roi pourrait-il m’accorder ? Eh bien ! Louise, je ne sais en vérité comment cela se fait, mais tout ce bonheur, tout cet avenir fuit devant mes yeux comme une vaine fumée, comme un rêve chimérique, et j’ai là, j’ai là au fond du cœur, voyez-vous, un grand chagrin, un inexprimable abattement, quelque chose de morne, d’inerte et de mort, comme un cadavre. Oh ! je sais bien pourquoi, Louise ; c’est parce que je ne vous ai jamais tant aimée que je le fais en ce moment. Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !

À cette dernière exclamation sortie d’un cœur brisé, Louise fondit en larmes et se renversa dans les bras de Montalais.

Celle-ci, qui cependant n’était pas des plus tendres, sentit ses yeux se mouiller et son cœur se serrer dans un cercle de fer.

Raoul vit les pleurs de sa fiancée. Son regard ne pénétra point, ne chercha pas même à pénétrer au-delà de ses pleurs. Il fléchit un genou devant elle et lui baisa tendrement la main.

On voyait que, dans ce baiser, il mettait tout son cœur.

– Relevez-vous, relevez-vous, lui dit Montalais, près de pleurer elle-même, car voici Athénaïs qui nous arrive.

Raoul essuya son genou du revers de sa manche, sourit encore une fois à Louise, qui ne le regardait plus, et, ayant serré la main de Montalais avec effusion, il se retourna pour saluer Mlle de Tonnay-Charente, dont on commençait à entendre la robe soyeuse effleurant le sable des allées.

– Madame a-t-elle achevé sa lettre ? lui demanda-t-il lorsque la jeune fille fut à la portée de sa voix.

– Oui, monsieur le vicomte, la lettre est achevée, cachetée, et Son Altesse Royale vous attend.

Raoul, à ce mot, prit à peine le temps de saluer Athénaïs, jeta un dernier regard à Louise, fit un dernier signe à Montalais, et s’éloigna dans la direction du château.

Mais, tout en s’éloignant, il se retournait encore.

Enfin, au détour de la grande allée, il eut beau se retourner, il ne vit plus rien.

De leur côté, les trois jeunes filles, avec des sentiments bien divers, l’avaient regardé disparaître.

– Enfin, dit Athénaïs, rompant la première le silence, enfin, nous voilà seules, libres de causer de la grande affaire d’hier, et de nous expliquer sur la conduite qu’il importe que nous suivions. Or, si vous voulez me prêter attention, continua-t-elle en regardant de tous côtés, je vais vous expliquer, le plus brièvement possible, d’abord notre devoir comme je l’entends, et, si vous ne me comprenez pas à demi-mot, la volonté de Madame.

Et Mlle de Tonnay-Charente appuya sur ces derniers mots, de manière à ne pas laisser de doute à ses compagnes sur le caractère officiel dont elle était revêtue.

– La volonté de Madame ! s’écrièrent à la fois Montalais et Louise.

– Ultimatum ! répliqua diplomatiquement Mlle de Tonnay-Charente.

– Mais, mon Dieu ! mademoiselle, murmura La Vallière, Madame sait donc ?…

– Madame en sait plus que nous n’en avons dit, articula nettement Athénaïs. Ainsi, mesdemoiselles, tenons-nous bien.

– Oh ! oui, fit Montalais. Aussi j’écoute de toutes mes oreilles. Parle, Athénaïs.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura Louise toute tremblante, survivrai-je à cette cruelle soirée ?

– Oh ! ne vous effarouchez point ainsi, dit Athénaïs, nous avons le remède.

Et, s’asseyant entre ses deux compagnes, à chacune desquelles elle prit une main qu’elle réunit dans les siennes, elle commença.

Sur le chuchotement de ses premières paroles, on eût pu entendre le bruit d’un cheval qui galopait sur le pavé de la grande route, hors des grilles du château.

Chapitre CXXIX – Heureux comme un prince §

Au moment où il allait entrer au château, Bragelonne avait rencontré de Guiche.

Mais, avant d’être rencontré par Raoul, de Guiche avait rencontré Manicamp, lequel avait rencontré Malicorne.

Comment Malicorne avait-il rencontré Manicamp ? Rien de plus simple : il l’avait attendu à son retour de la messe, à laquelle il avait été en compagnie de M. de Saint-Aignan.

Réunis, ils s’étaient félicités sur cette bonne fortune, et Manicamp avait profité de la circonstance pour demander à son ami si quelques écus n’étaient pas restés au fond de sa poche.

Celui-ci, sans s’étonner de la question, à laquelle il s’attendait peut-être, avait répondu que toute poche dans laquelle on puise toujours sans jamais y rien mettre ressemble aux puits, qui fournissent encore de l’eau pendant l’hiver, mais que les jardiniers finissent par épuiser l’été ; que sa poche, à lui, Malicorne, avait certainement de la profondeur, et qu’il y aurait plaisir à y puiser en temps d’abondance, mais que, malheureusement, l’abus avait amené la stérilité.

Ce à quoi Manicamp, tout rêveur, avait répliqué :

– C’est juste.

– Il s’agirait donc de la remplir, avait ajouté Malicorne.

– Sans doute ; mais comment ?

– Mais rien de plus facile, cher monsieur Manicamp.

– Bon ! Dites.

– Un office chez Monsieur, et la poche est pleine.

– Cet office, vous l’avez ?

– C’est-à-dire que j’en ai le titre.

– Eh bien ?

– Oui ; mais le titre sans l’office, c’est la bourse sans l’argent.

– C’est juste, avait répondu une seconde fois Manicamp.

– Poursuivons donc l’office, avait insisté le titulaire.

– Cher, très cher, soupira Manicamp, un office chez Monsieur, c’est une des graves difficultés de notre situation.

– Oh ! oh !

– Sans doute, nous ne pouvons rien demander à Monsieur en ce moment ci.

– Pourquoi donc ?

– Parce que nous sommes en froid avec lui.

– Chose absurde, articula nettement Malicorne.

– Bah ! Et si nous faisons la cour à Madame, dit Manicamp, est-ce que, franchement, nous pouvons agréer à Monsieur ?

– Justement, si nous faisons la cour à Madame et que nous soyons adroits, nous devons être adorés de Monsieur.

– Hum !

– Ou nous sommes des sots ! Dépêchez-vous donc, monsieur Manicamp, vous qui êtes un grand politique, de raccommoder M. de Guiche avec Son Altesse Royale.

– Voyons, que vous a appris M. de Saint-Aignan, à vous, Malicorne ?

– À moi ? Rien ; il m’a questionné, voilà tout.

– Eh bien ! il a été moins discret avec moi.

– Il vous a appris, à vous ?

– Que le roi est amoureux fou de Mlle de La Vallière.

– Nous savions cela, pardieu ! répliqua ironiquement Malicorne, et chacun le crie assez haut pour que tous le sachent, mais, en attendant, faites, je vous prie, comme je vous conseille : parlez à M. de Guiche, et tâchez d’obtenir de lui qu’il fasse une démarche vers Monsieur. Que diable ! il doit bien cela à Son Altesse Royale.

– Mais il faudrait voir de Guiche.

– Il me semble qu’il n’y a point là une grande difficulté. Faites pour le voir, vous, ce que j’ai fait pour vous voir, moi ; attendez-le, vous savez qu’il est promeneur de son naturel.

– Oui, mais où se promène-t-il ?

– La belle demande, par ma foi ! Il est amoureux de Madame, n’est-ce pas ?

– On le dit.

– Eh bien ! il se promène du côté des appartements de Madame.

– Eh ! tenez, mon cher Malicorne, vous ne vous trompiez pas, le voici qui vient.

– Et pourquoi voulez-vous que je me trompe ? Avez-vous remarqué que ce soit mon habitude ? Dites. Voyons, il n’est tel que de s’entendre. Voyons, vous avez besoin d’argent ?

– Ah ! fit lamentablement Manicamp.

– Moi, j’ai besoin de mon office. Que Malicorne ait l’office, Malicorne aura de l’argent. Ce n’est pas plus difficile que cela.

– Eh bien ! alors, soyez tranquille. Je vais faire de mon mieux.

– Faites.

De Guiche s’avançait ; Malicorne tira de son côté, Manicamp happa de Guiche.

Le comte était rêveur et sombre.

– Dites-moi quelle rime vous cherchez, mon cher comte, dit Manicamp. J’en tiens une excellente pour faire le pendant de la vôtre, surtout si la vôtre est en ame.

De Guiche secoua la tête, et, reconnaissant un ami, il lui prit le bras.

– Mon cher Manicamp, dit-il, je cherche autre chose qu’une rime.

– Que cherchez-vous ?

– Et vous allez m’aider à trouver ce que je cherche, continua le comte, vous qui êtes un paresseux, c’est-à-dire un esprit d’ingéniosité.

– J’apprête mon ingéniosité, cher comte.

– Voilà le fait : je veux me rapprocher d’une maison où j’ai affaire.

– Il faut aller du côté de cette maison, dit Manicamp.

– Bon. Mais cette maison est habitée par un mari jaloux.

– Est-il plus jaloux que le chien Cerberus ?

– Non, pas plus, mais autant.

– A-t-il trois gueules, comme ce désespérant gardien des enfers ? Oh ! ne haussez pas les épaules, mon cher comte ; je fais cette question avec une raison parfaite, attendu que les poètes prétendent que, pour fléchir mon Cerberus, il faut que le voyageur apporte un gâteau. Or, moi qui vois la chose du côté de la prose, c’est-à-dire du côté de la réalité, je dis : « Un gâteau, c’est bien peu pour trois gueules. Si votre jaloux a trois gueules, comte, demandez trois gâteaux. »

– Manicamp, des conseils comme celui-là, j’en irai chercher chez M. Beautru.

– Pour en avoir de meilleurs, monsieur le comte, dit Manicamp avec un sérieux comique, vous adopterez alors une formule plus nette que celle que vous m’avez exposée.

– Ah ! si Raoul était là, dit de Guiche, il me comprendrait, lui.

– Je le crois, surtout si vous lui disiez : J’aimerais fort à voir Madame de plus près, mais je crains Monsieur, qui est jaloux.

– Manicamp ! s’écria le comte avec colère et en essayant d’écraser le railleur sous son regard.

Mais le railleur ne parut pas ressentir la plus petite émotion.

– Qu’y a-t-il donc, mon cher comte ? demanda Manicamp.

– Comment ! c’est ainsi que vous blasphémez les noms les plus sacrés ! s’écria de Guiche.

– Quels noms ?

– Monsieur ! Madame ! les premiers noms du royaume.

– Mon cher comte, vous vous trompez étrangement, et je ne vous ai pas nommé les premiers noms du royaume. Je vous ai répondu à propos d’un mari jaloux que vous ne me nommiez pas, mais qui nécessairement a une femme ; je vous ai répondu : Pour voir Madame, rapprochez-vous de Monsieur.

– Mauvais plaisant, dit en souriant le comte, est-ce cela que tu as dit ?

– Pas autre chose.

– Bien ! alors.

– Maintenant, ajouta Manicamp, voulez-vous qu’il s’agisse de Mme la duchesse… et de M. le duc… soit, je vous dirai : « Rapprochons-nous de cette maison quelle qu’elle soit ; car c’est une tactique qui, dans aucun cas, ne peut être défavorable à votre amour. »

– Ah ! Manicamp, un prétexte, un bon prétexte, trouve-le-moi ?

– Un prétexte, pardieu ! cent prétextes, mille prétextes. Si Malicorne était là, c’est lui qui vous aurait déjà trouvé cinquante mille prétextes excellents !

– Qu’est-ce que Malicorne ? dit de Guiche en clignant des yeux comme un homme qui cherche. Il me semble que je connais ce nom-là…

– Si vous le connaissez ! je crois bien ; vous devez trente mille écus à son père.

– Ah ! oui ; c’est ce digne garçon d’Orléans…

– À qui vous avez promis un office chez Monsieur ; pas le mari jaloux, l’autre.

– Eh bien ! puisqu’il a tant d’esprit, ton ami Malicorne, qu’il me trouve donc un moyen d’être adoré de Monsieur, qu’il me trouve un prétexte pour faire ma paix avec lui.

– Soit, je lui en parlerai.

– Mais qui nous arrive là ?

– C’est le vicomte de Bragelonne.

– Raoul ! Oui, en effet.

Et de Guiche marcha rapidement au-devant du jeune homme.

– C’est vous, mon cher Raoul ? dit de Guiche.

– Oui, je vous cherchais pour vous faire mes adieux, cher ami ! répliqua Raoul en serrant la main du comte. Bonjour, monsieur Manicamp.

– Comment ! tu pars, vicomte ?

– Oui, je pars… Mission du roi.

– Où vas-tu ?

– Je vais à Londres. De ce pas, je vais chez Madame ; elle doit me remettre une lettre pour Sa Majesté le roi Charles II.

– Tu la trouveras seule, car Monsieur est sorti.

– Pour aller ?…

– Pour aller au bain.

– Alors, cher ami, toi qui es des gentilshommes de Monsieur, charge-toi de lui faire mes excuses. Je l’eusse attendu pour prendre ses ordres, si le désir de mon prompt départ ne m’avait été manifesté par M. Fouquet, et de la part de Sa Majesté.

Manicamp poussa de Guiche du coude.

– Voilà le prétexte, dit-il.

– Lequel ?

– Les excuses de M. de Bragelonne.

– Faible prétexte, dit de Guiche.

– Excellent, si Monsieur ne vous en veut pas ; méchant comme tout autre, si Monsieur vous en veut.

– Vous avez raison, Manicamp ; un prétexte, quel qu’il soit, c’est tout ce qu’il me faut. Ainsi donc, bon voyage, cher Raoul !

Et là-dessus les deux amis s’embrassèrent.

Cinq minutes après, Raoul entrait chez Madame, comme l’y avait invité Mlle de Montalais.

Madame était encore à la table où elle avait écrit sa lettre. Devant elle brûlait la bougie de cire rose qui lui avait servi à la cacheter. Seulement, dans sa préoccupation, car Madame paraissait fort préoccupée, elle avait oublié de souffler cette bougie.

Bragelonne était attendu : on l’annonça aussitôt qu’il parut.

Bragelonne était l’élégance même : il était impossible de le voir une fois sans se le rappeler toujours ; et non seulement Madame l’avait vu une fois, mais encore, on se le rappelle, c’était un des premiers qui eussent été au devant d’elle, et il l’avait accompagnée du Havre à Paris.

Madame avait donc conservé un excellent souvenir de Bragelonne.

– Ah ! lui dit-elle, vous voilà, monsieur ; vous allez voir mon frère, qui sera heureux de payer au fils une portion de la dette de reconnaissance qu’il a contractée avec le père.

– Le comte de La Fère, madame, a été largement récompensé du peu qu’il a eu le bonheur de faire pour le roi par les bontés que le roi a eues pour lui, et c’est moi qui vais lui porter l’assurance du respect, du dévouement et de la reconnaissance du père et du fils.

– Connaissez-vous mon frère, monsieur le vicomte ?

– Non, Votre Altesse ; c’est la première fois que j’aurai le bonheur de voir Sa Majesté.

– Vous n’avez pas besoin d’être recommandé près de lui. Mais enfin, si vous doutez de votre valeur personnelle, prenez-moi hardiment pour votre répondant, je ne vous démentirai point.

– Oh ! Votre Altesse est trop bonne.

– Non, monsieur de Bragelonne. Je me souviens que nous avons fait route ensemble, et que j’ai remarqué votre grande sagesse au milieu des suprêmes folies que faisaient, à votre droite et à votre gauche, deux des plus grands fous de ce monde, MM. de Guiche et de Buckingham. Mais ne parlons pas d’eux ; parlons de vous. Allez-vous en Angleterre pour y chercher un établissement ? Excusez ma question : ce n’est point la curiosité, c’est le désir de vous être bonne à quelque chose qui me la dicte.

– Non, madame ; je vais en Angleterre pour remplir une mission qu’a bien voulu me confier Sa Majesté, voilà tout.

– Et vous comptez revenir en France ?

– Aussitôt cette mission remplie, à moins que Sa Majesté le roi Charles II ne me donne d’autres ordres.

– Il vous fera tout au moins la prière, j’en suis sûre, de rester près de lui le plus longtemps possible.

– Alors, comme je ne saurai pas refuser, je prierai d’avance Votre Altesse Royale de vouloir bien rappeler au roi de France qu’il a loin de lui un de ses serviteurs les plus dévoués.

– Prenez garde que, lorsqu’il vous rappellera, vous ne regardiez son ordre comme un abus de pouvoir.

– Je ne comprends pas, Madame.

– La cour de France est incomparable, je le sais bien ; mais nous avons quelques jolies femmes aussi à la cour d’Angleterre.

Raoul sourit.

– Oh ! dit Madame, voilà un sourire qui ne présage rien de bon à mes compatriotes. C’est comme si vous leur disiez, monsieur de Bragelonne : « Je viens à vous, mais je laisse mon cœur de l’autre côté du détroit. » N’est-ce point cela que signifiait votre sourire ?

– Votre Altesse a le don de lire jusqu’au plus profond des âmes ; elle comprendra donc pourquoi maintenant tout séjour prolongé à la cour d’Angleterre serait une douleur pour moi.

– Et je n’ai pas besoin de m’informer si un si brave cavalier est payé de retour ?

– Madame, j’ai été élevé avec celle que j’aime, et je crois qu’elle a pour moi les mêmes sentiments que j’ai pour elle.

– Eh bien ! partez vite, monsieur de Bragelonne, revenez vite, et, à votre retour, nous verrons deux heureux, car j’espère qu’il n’y a aucun obstacle à votre bonheur ?

– Il y en a un grand, madame.

– Bah ! et lequel ?

– La volonté du roi.

– La volonté du roi !… Le roi s’oppose à votre mariage ?

– Ou du moins il le diffère. J’ai fait demander au roi son agrément par le comte de La Fère, et, sans le refuser tout à fait, il a au moins dit positivement qu’il le lui ferait attendre.

– La personne que vous aimez est-elle donc indigne de vous ?

– Elle est digne de l’amour d’un roi, madame.

– Je veux dire : peut-être n’est-elle point d’une noblesse égale à la vôtre ?

– Elle est d’excellente famille.

– Jeune, belle ?

– Dix-sept ans, et pour moi belle à ravir !

– Est-elle en province ou à Paris ?

– Elle est à Fontainebleau, madame.

– À la cour ?

– Oui.

– Je la connais ?

– Elle a l’honneur de faire partie de la maison de Votre Altesse Royale.

– Son nom ? demanda la princesse avec anxiété, si toutefois, ajouta-t-elle en se reprenant vivement, son nom n’est pas un secret ?

– Non, madame ; mon amour est assez pur pour que je n’en fasse de secret à personne, et à plus forte raison à Votre Altesse, si parfaitement bonne pour moi. C’est Mlle Louise de La Vallière.

Madame ne put retenir un cri, dans lequel il y avait plus que de l’étonnement.

– Ah ! dit-elle, La Vallière… celle qui hier…

Elle s’arrêta.

– Celle qui, hier, s’est trouvée indisposée, je crois, continua-t-elle.

– Oui, madame, j’ai appris l’accident qui lui était arrivé ce matin seulement.

– Et vous l’avez vue avant que de venir ici ?

– J’ai eu l’honneur de lui faire mes adieux.

– Et vous dites, reprit Madame en faisant un effort sur elle-même, que le roi a… ajourné votre mariage avec cette enfant ?

– Oui, madame, ajourné.

– Et a-t-il donné quelque raison à cet ajournement ?

– Aucune.

– Il y a longtemps que le comte de La Fère lui a fait cette demande ?

– Il y a plus d’un mois, madame.

– C’est étrange, fit la princesse.

Et quelque chose comme un nuage passa sur ses yeux.

– Un mois ? répéta-t-elle.

– À peu près.

– Vous avez raison, monsieur le vicomte, dit la princesse avec un sourire dans lequel Bragelonne eût pu remarquer quelque contrainte, il ne faut pas que mon frère vous garde trop longtemps là-bas ; partez donc vite, et, dans la première lettre que j’écrirai en Angleterre, je vous réclamerai au nom du roi.

Et Madame se leva pour remettre sa lettre aux mains de Bragelonne. Raoul comprit que son audience était finie ; il prit la lettre, s’inclina devant la princesse et sortit.

– Un mois ! murmura la princesse ; aurais-je donc été aveugle à ce point, et l’aimerait-il depuis un mois ?

Et, comme Madame n’avait rien à faire, elle se mit à commencer pour son frère la lettre dont le post-scriptum devait rappeler Bragelonne.

Le comte de Guiche avait, comme nous l’avons vu, cédé aux insistances de Manicamp, et s’était laissé entraîner par lui jusqu’aux écuries ; où ils firent seller leurs chevaux ; après quoi, par la petite allée dont nous avons déjà donné la description à nos lecteurs, ils s’avancèrent au-devant de Monsieur, qui, sortant du bain, s’en revenait tout frais vers le château, ayant sur le visage un voile de femme, afin que le soleil, déjà chaud, ne hâlât pas son teint.

Monsieur était dans un de ces accès de belle humeur qui lui inspiraient parfois l’admiration de sa propre beauté. Il avait, dans l’eau, pu comparer la blancheur de son corps à celle du corps de ses courtisans, et, grâce au soin que Son Altesse Royale prenait d’elle-même, nul n’avait pu, même le chevalier de Lorraine, soutenir la concurrence.

Monsieur avait de plus nagé avec un certain succès, et tous ses nerfs tendus dans une sage mesure par cette salutaire immersion dans l’eau fraîche, tenaient son corps et son esprit dans un heureux équilibre.

Aussi, à la vue de de Guiche, qui venait au petit galop au-devant de lui sur un magnifique cheval blanc, le prince ne put-il retenir une joyeuse exclamation.

– Il me semble que cela va bien, dit Manicamp, qui crut lire cette bienveillance sur la physionomie de Son Altesse Royale.

– Ah ! bonjour, Guiche, bonjour, mon pauvre Guiche, s’écria le prince.

– Salut à Monseigneur ! répondit de Guiche, encouragé par le ton de voix de Philippe ; santé, joie, bonheur et prospérité à Votre Altesse !

– Sois le bienvenu, Guiche, et prends ma droite, mais tiens ton cheval en bride, car je veux revenir au pas sous ces voûtes fraîches.

– À vos ordres, monseigneur.

Et de Guiche se rangea à la droite du prince comme il venait d’y être invité.

– Voyons, mon cher de Guiche, dit le prince, voyons, donne-moi un peu des nouvelles de ce de Guiche que j’ai connu autrefois et qui faisait la cour à ma femme ?

De Guiche rougit jusqu’au blanc des yeux, tandis que Monsieur éclatait de rire comme s’il eût fait la plus spirituelle plaisanterie du monde.

Les quelques privilégiés qui entouraient Monsieur crurent devoir l’imiter, quoiqu’ils n’eussent pas entendu ses paroles, et ils poussèrent un bruyant éclat de rire qui prit au premier, traversa le cortège et ne s’éteignit qu’au dernier. De Guiche, tout rougissant qu’il était, fit cependant bonne contenance : Manicamp le regardait.

– Ah ! monseigneur, répondit de Guiche, soyez charitable à un malheureux ; ne m’immolez pas à M. le chevalier de Lorraine !

– Comment cela ?

– S’il vous entend me railler, il renchérira sur Votre Altesse et me raillera sans pitié.

– Sur ton amour pour la princesse ?

– Oh ! monseigneur, par pitié !

– Voyons, voyons, de Guiche, avoue que tu as fait les yeux doux à Madame.

– Jamais je n’avouerai une pareille chose, monseigneur.

– Par respect pour moi ? Eh bien ! je t’affranchis du respect, de Guiche. Avoue, comme s’il s’agissait de Mme de Chalais, ou de Mlle de La Vallière.

Puis, s’interrompant :

– Allons, bon ! dit-il en recommençant à rire, voilà que je joue avec une épée à deux tranchants, moi. Je frappe sur toi et je frappe sur mon frère, Chalais et La Vallière, ta fiancée à toi, et sa future à lui.

– En vérité, monseigneur, dit le comte, vous êtes aujourd’hui d’une adorable humeur.

– Ma foi, oui ! je me sens bien, et puis ta vue me fait plaisir.

– Merci, monseigneur.

– Tu m’en voulais donc ?

– Moi, monseigneur ?

– Oui.

– Et de quoi, mon Dieu ?

– De ce que j’avais interrompu tes sarabandes et tes espagnoleries.

– Oh ! Votre Altesse !

– Voyons, ne nie point. Tu es sorti ce jour-là de chez la princesse avec des yeux furibonds ; cela t’a porté malheur, mon cher, et tu as dansé le ballet d’hier d’une pitoyable façon. Ne boude pas, de Guiche ; cela te nuit en ce que tu prends l’air d’un ours. Si la princesse t’a regardé hier, je suis sûr d’une chose…

– De laquelle, monseigneur ? Votre Altesse m’effraie.

– Elle t’aura tout à fait renié.

Et le prince de rire de plus belle.

« Décidément, pensa Manicamp, le rang n’y fait rien, et ils sont tous pareils. »

Le prince continua.

– Enfin, te voilà revenu ; il y a espoir que le chevalier redevienne aimable.

– Comment, cela, monseigneur, et par quel miracle puis-je avoir cette influence sur M. de Lorraine ?

– C’est tout simple, il est jaloux de toi.

– Ah bah ! vraiment ?

– C’est comme je te le dis.

– Il me fait trop d’honneur.

– Tu comprends, quand tu es là, il me caresse ; quand tu es parti, il me martyrise. Je règne par bascule. Et puis tu ne sais pas l’idée qui m’est venue ?

– Je ne m’en doute pas, monseigneur.

– Eh bien ! quand tu étais en exil, car tu as été exilé, mon pauvre Guiche…

– Pardieu ! monseigneur, à qui la faute ? dit de Guiche en affectant un air bourru.

– Oh ! ce n’est certainement pas à moi, cher comte, répliqua Son Altesse Royale. Je n’ai pas demandé au roi de t’exiler, foi de prince !

– Non pas vous, monseigneur, je le sais bien ; mais…

– Mais Madame ? Oh ! quant à cela, je ne dis pas non. Que diable lui as-tu donc fait, à Madame ?

– En vérité, monseigneur…

– Les femmes ont leur rancune, je le sais bien, et la mienne n’est pas exempte de ce travers. Mais, si elle t’a fait exiler, elle, je ne t’en veux pas, moi.

– Alors, monseigneur, dit de Guiche, je ne suis qu’à moitié malheureux.

Manicamp, qui venait derrière de Guiche et qui ne perdait pas une parole de ce que disait le prince, plia les épaules jusque sur le cou de son cheval pour cacher le rire qu’il ne pouvait réprimer.

– D’ailleurs, ton exil m’a fait pousser un projet dans la tête.

– Bon !

– Quand le chevalier, ne te voyant plus là et sûr de régner seul, me malmenait, voyant, au contraire de ce méchant garçon, ma femme si aimable et si bonne pour moi qui la néglige, j’eus l’idée de me faire un mari modèle, une rareté, une curiosité de cour ; j’eus l’idée d’aimer ma femme.

De Guiche regarda le prince avec un air de stupéfaction qui n’avait rien de joué.

– Oh ! balbutia de Guiche tremblant, cette idée-là, monseigneur, elle ne vous est pas venue sérieusement ?

– Ma foi, si ! J’ai du bien que mon frère m’a donné au moment de mon mariage ; elle a de l’argent, elle, et beaucoup, puisqu’elle en tire tout à la fois de son frère et de son beau-frère, d’Angleterre et de France. Eh bien ! nous eussions quitté la cour. Je me fusse retiré au château de Villers-Cotterets, qui est de mon apanage, au milieu d’une forêt, dans laquelle nous eussions filé le parfait amour aux mêmes endroits que faisait mon grand père Henri IV avec la belle Gabrielle, Que dis-tu de cette idée, de Guiche ?

– Je dis que c’est à faire frémir, monseigneur, répondit de Guiche, qui frémissait réellement.

– Ah ! je vois que tu ne supporterais pas d’être exilé une seconde fois.

– Moi, monseigneur ?

– Je ne t’emmènerai donc pas avec nous comme j’en avais eu le dessein d’abord.

– Comment, avec vous, monseigneur ?

– Oui, si par hasard l’idée me reprend de bouder la cour.

– Oh ! monseigneur, qu’à cela ne tienne, je suivrai Votre Altesse jusqu’au bout du monde.

– Maladroit que vous êtes ! grommela Manicamp en poussant son cheval sur de Guiche, de façon à le désarçonner.

Puis, en passant près de lui comme s’il n’était pas maître de son cheval :

– Mais pensez donc à ce que vous dites, lui glissa-t-il tout bas.

– Alors, dit le prince, c’est convenu ; puisque tu m’es si dévoué, je t’emmène.

– Partout, monseigneur, partout, répliqua joyeusement de Guiche ; partout, à l’instant même. Êtes-vous prêt ?

Et de Guiche rendit en riant la main à son cheval, qui fit deux bonds en avant.

– Un instant, un instant, dit le prince ; passons par le château.

– Pour quoi faire ?

– Pour prendre ma femme, parbleu !

– Comment ? demanda de Guiche.

– Sans doute, puisque je te dis que c’est un projet d’amour conjugal ; il faut bien que j’emmène ma femme.

– Alors, monseigneur, répondit le comte, j’en suis désespéré, mais pas de de Guiche pour vous.

– Bah !

– Oui. Pourquoi emmenez-vous Madame ?

– Tiens ! parce que je m’aperçois que je l’aime.

De Guiche pâlit légèrement, en essayant toutefois de conserver son apparente gaieté.

– Si vous aimez Madame, monseigneur, dit-il, cet amour doit vous suffire, et vous n’avez plus besoin de vos amis.

– Pas mal, pas mal, murmura Manicamp.

– Allons, voilà la peur de Madame qui te reprend, répliqua le prince.

– Écoutez donc, monseigneur, je suis payé pour cela ; une femme qui m’a fait exiler.

– Oh ! mon Dieu ! le vilain caractère que tu as, de Guiche ; comme tu es rancunier, mon ami.

– Je voudrais bien vous y voir, vous, monseigneur.

– Décidément, c’est à cause de cela que tu as si mal dansé hier ; tu voulais te venger en faisant faire à Madame de fausses figures ; ah ! de Guiche, ceci est mesquin, et je le dirai à Madame.

– Oh ! vous pouvez lui dire tout ce que vous voudrez, monseigneur. Son Altesse ne me haïra point plus qu’elle ne le fait.

– Là ! là ! tu exagères, pour quinze pauvres jours de campagne forcée qu’elle t’a imposés.

– Monseigneur, quinze jours sont quinze jours, et, quand on les passe à s’ennuyer, quinze jours sont une éternité.

– De sorte que tu ne lui pardonneras pas ?

– Jamais.

– Allons, allons, de Guiche, sois meilleur garçon, je veux faire ta paix avec elle ; tu reconnaîtras, en la fréquentant, qu’elle n’a point de méchanceté et qu’elle est pleine d’esprit.

– Monseigneur…

– Tu verras qu’elle sait recevoir comme une princesse et rire comme une bourgeoise ; tu verras qu’elle fait, quand elle le veut, que les heures s’écoulent comme des minutes. De Guiche, mon ami, il faut que tu reviennes sur le compte de ma femme.

« Décidément, se dit Manicamp, voilà un mari à qui le nom de sa femme portera malheur, et feu le roi Candaule était un véritable tigre auprès de monseigneur. »

– Enfin, ajouta le prince, tu reviendras sur le compte de ma femme, de Guiche ; je te le garantis. Seulement, il faut que je te montre le chemin. Elle n’est point banale, et ne parvient pas qui veut à son cœur.

– Monseigneur…

– Pas de résistance, de Guiche, ou nous nous fâcherons, répliqua le prince.

– Mais puisqu’il le veut, murmura Manicamp à l’oreille de de Guiche, satisfaites-le donc.

– Monseigneur, dit le comte, j’obéirai.

– Et pour commencer, reprit Monseigneur, on joue ce soir chez Madame ; tu dîneras avec moi et je te conduirai chez elle.

– Oh ! pour cela, monseigneur, objecta de Guiche, vous me permettrez de résister.

– Encore ! mais c’est de la rébellion.

– Madame m’a trop mal reçu hier devant tout le monde.

– Vraiment ! dit le prince en riant.

– À ce point qu’elle ne m’a pas même répondu quand je lui ai parlé ; il peut être bon de n’avoir pas d’amour-propre, mais trop peu, c’est trop peu, comme on dit.

– Comte, après le dîner, tu iras t’habiller chez toi et tu viendras me reprendre, je t’attendrai.

– Puisque Votre Altesse le commande absolument…

– Absolument.

– Il n’en démordra point, dit Manicamp, et ces sortes de choses sont celles qui tiennent le plus obstinément à la tête des maris. Ah ! pourquoi donc M. Molière n’a-t-il pas entendu celui-là, il l’aurait mis en vers.

Le prince et sa cour, ainsi devisant, rentrèrent dans les plus frais appartements du château.

– À propos, dit de Guiche sur le seuil de la porte, j’avais une commission pour Votre Altesse Royale.

– Fais ta commission.

– M. de Bragelonne est parti pour Londres avec un ordre du roi, et il m’a chargé de tous ses respects pour Monseigneur.

– Bien ! bon voyage au vicomte, que j’aime fort. Allons, va t’habiller, de Guiche, et reviens-nous. Et si tu ne reviens pas…

– Qu’arrivera-t-il, monseigneur ?

– Il arrivera que je te fais jeter à la Bastille.

– Allons, décidément, dit de Guiche en riant, Son Altesse Royale Monsieur est la contrepartie de Son Altesse Royale Madame. Madame me fait exiler parce qu’elle ne m’aime pas assez, Monsieur me fait emprisonner parce qu’il m’aime trop. Merci, monsieur ! Merci, madame !

– Allons, allons, dit le prince, tu es un charmant ami, et tu sais bien que je ne puis me passer de toi. Reviens vite.

– Soit, mais il me plaît de faire de la coquetterie à mon tour, monseigneur.

– Bah ?

– Aussi je ne rentre chez Votre Altesse qu’à une seule condition.

– Laquelle ?

– J’ai l’ami d’un de mes amis à obliger.

– Tu l’appelles ?

– Malicorne.

– Vilain nom.

– Très bien porté, monseigneur.

– Soit. Eh bien ?

– Eh bien ! je dois à M. Malicorne une place chez vous, monseigneur.

– Une place de quoi ?

– Une place quelconque ; une surveillance, par exemple.

– Parbleu ! cela se trouve bien, j’ai congédié hier le maître des appartements.

– Va pour le maître des appartements, monseigneur. Qu’a-t-il à faire ?

– Rien, sinon à regarder et à rapporter.

– Police intérieure ?

– Justement.

– Oh ! comme cela va bien à Malicorne, se hasarda de dire Manicamp.

– Vous connaissez celui dont il s’agit, monsieur Manicamp ? demanda le prince.

– Intimement, monseigneur. C’est mon ami.

– Et votre opinion est ?

– Que Monseigneur n’aura jamais un maître des appartements pareil à celui-là.

– Combien rapporte l’office ? demanda le comte au prince.

– Je l’ignore ; seulement, on m’a toujours dit qu’il ne pouvait assez se payer quand il était bien occupé.

– Qu’appelez-vous bien occupé, prince ?

– Cela va sans dire, quand le fonctionnaire est homme d’esprit.

– Alors, je crois que Monseigneur sera content, car Malicorne a de l’esprit comme un diable.

– Bon ! l’office me coûtera cher en ce cas, répliqua le prince en riant. Tu me fais là un véritable cadeau, comte.

– Je le crois, monseigneur.

– Eh bien ! va donc annoncer à ton M. Mélicorne…

– Malicorne, monseigneur.

– Je ne me ferai jamais à ce nom-là.

– Vous dites bien Manicamp, monseigneur.

– Oh ! je dirais très bien aussi Manicorne. L’habitude m’aiderait.

– Dites, dites, monseigneur, je vous promets que votre inspecteur des appartements ne se fâchera point ; il est du plus heureux caractère qui se puisse voir.

– Eh bien ! alors, mon cher de Guiche, annoncez-lui sa nomination… Mais, attendez…

– Quoi, monseigneur ?

– Je veux le voir auparavant. S’il est aussi laid que son nom, je me dédis.

– Monseigneur le connaît.

– Moi ?

– Sans doute. Monseigneur l’a déjà vu au Palais-Royal ; à telles enseignes que c’est même moi qui le lui ai présenté.

– Ah ! fort bien, je me rappelle… Peste ! c’est un charmant garçon !

– Je savais bien que Monseigneur avait dû le remarquer.

– Oui, oui, oui ! Vois-tu, de Guiche, je ne veux pas que, ma femme ni moi, nous ayons des laideurs devant les yeux. Ma femme prendra pour demoiselles d’honneur toutes filles jolies ; je prendrai, moi, tous gentilshommes bien faits. De cette façon, vois-tu, de Guiche, si je fais des enfants, ils seront d’une bonne inspiration, et, si ma femme en fait, elle aura vu de beaux modèles.

– C’est puissamment raisonné, monseigneur, dit Manicamp approuvant de l’œil et de la voix.

Quant à de Guiche, sans doute ne trouva-t-il pas le raisonnement aussi heureux, car il opina seulement du geste, et encore le geste garda-t-il un caractère marqué d’indécision. Manicamp s’en alla prévenir Malicorne de la bonne nouvelle qu’il venait d’apprendre.

De Guiche parut s’en aller à contrecœur faire sa toilette de cour.

Monsieur, chantant, riant et se mirant, atteignit l’heure du dîner dans des dispositions qui eussent justifié ce proverbe : « Heureux comme un prince. »

Chapitre CXXX – Histoire d’une naïade et d’une dryade §

Tout le monde avait fait la collation au château, et, après la collation, toilette de cour.

La collation avait lieu d’habitude à cinq heures.

Mettons une heure de collation et deux heures de toilette. Chacun était donc prêt vers les huit heures du soir.

Aussi vers huit heures du soir commençait-on à se présenter chez Madame.

Car, ainsi que nous l’avons dit, c’était Madame qui recevait ce soir-là.

Et aux soirées de Madame nul n’avait garde de manquer ; car les soirées passaient chez elle avec tout le charme que la reine, cette pieuse et excellente princesse, n’avait pu, elle, donner à ses réunions. C’est malheureusement un des avantages de la bonté d’amuser moins qu’un méchant esprit.

Et cependant, hâtons-nous de le dire, méchant esprit n’était pas une épithète que l’on pût appliquer à Madame.

Cette nature toute d’élite renfermait trop de générosité véritable, trop d’élans nobles et de réflexions distinguées pour qu’on pût l’appeler une méchante nature.

Mais Madame avait le don de la résistance, don si souvent fatal à celui qui le possède, car il se brise où un autre eût plié ; il en résultait que les coups ne s’émoussaient point sur elle comme sur cette conscience ouatée de Marie-Thérèse.

Son cœur rebondissait à chaque attaque, et, pareille aux quintaines agressives des jeux de bagues, Madame, si on ne la frappait pas de manière à l’étourdir, rendait coup pour coup à l’imprudent quel qu’il fût qui osait jouter contre elle.

Était-ce méchanceté ? était-ce tout simplement malice ? Nous estimons, nous, que les riches et puissantes natures sont celles qui, pareilles à l’arbre de science, produisent à la fois le bien et le mal, double rameau toujours fleuri, toujours fécond, dont savent distinguer le bon fruit ceux qui en ont faim, dont meurent pour avoir trop mangé le mauvais les inutiles et les parasites, ce qui n’est pas un mal.

Donc, Madame, qui avait son plan de seconde reine, ou même de première reine, bien arrêté dans son esprit, Madame, disons-nous, rendait sa maison agréable par la conversation, par les rencontres, par la liberté parfaite qu’elle laissait à chacun de placer son mot, à la condition, toutefois, que le mot fût joli ou utile. Et, le croira-t-on, par cela même, on parlait peut-être moins chez Madame qu’ailleurs.

Madame haïssait les bavards et se vengeait cruellement d’eux.

Elle les laissait parler.

Elle haïssait aussi la prétention et ne passait pas même ce défaut au roi.

C’était la maladie de Monsieur, et la princesse avait entrepris cette tâche exorbitante de l’en guérir.

Au reste, poètes, hommes d’esprit, femmes belles, elle accueillait tout en maîtresse supérieure à ses esclaves. Assez rêveuse au milieu de toutes ses espiègleries pour faire rêver les poètes ; assez forte de ses charmes pour briller même au milieu des plus jolies ; assez spirituelle pour que les plus remarquables l’écoutassent avec plaisir.

On conçoit ce que des réunions pareilles à celles qui se tenaient chez Madame devaient attirer de monde : la jeunesse y affluait. Quand le roi est jeune, tout est jeune à la cour.

Aussi voyait-on bouder les vieilles dames, têtes fortes de la Régence ou du dernier règne ; mais on répondait à leurs bouderies en riant de ces vénérables personnes qui avaient poussé l’esprit de domination jusqu’à commander des partis de soldats dans la guerre de la Fronde, afin, disait Madame, de ne pas perdre tout empire sur les hommes.

À huit heures sonnant, Son Altesse Royale entra dans le grand salon avec ses dames d’honneur, et trouva plusieurs courtisans qui attendaient déjà depuis plus de dix minutes.

Parmi tous ces précurseurs de l’heure dite, elle chercha celui qu’elle croyait devoir être arrivé le premier de tous. Elle ne le trouva point.

Mais presque au même instant où elle achevait cette investigation, on annonça Monsieur.

Monsieur était splendide à voir. Toutes les pierreries du cardinal Mazarin, celles bien entendu que le ministre n’avait pu faire autrement que de laisser, toutes les pierreries de la reine mère, quelques-unes même de sa femme, Monsieur les portait ce jour-là. Aussi Monsieur brillait-il comme un soleil.

Derrière lui, à pas lents et avec un air de componction parfaitement joué, venait de Guiche, vêtu d’un habit de velours gris perle, brodé d’argent et à rubans bleus.

De Guiche portait, en outre, des malines aussi belles dans leur genre que les pierreries de Monsieur l’étaient dans le leur.

La plume de son chapeau était rouge.

Madame avait plusieurs couleurs.

Elle aimait le rouge en tentures, le gris en vêtements, le bleu en fleurs.

M. de Guiche, ainsi vêtu, était d’une beauté que tout le monde pouvait remarquer. Certaine pâleur intéressante, certaine langueur d’yeux, des mains mates de blancheur sous de grandes dentelles, la bouche mélancolique ; il ne fallait, en vérité, que voir M. de Guiche pour avouer que peu d’hommes à la cour de France valaient celui-là.

Il en résulta que Monsieur, qui eût eu la prétention d’éclipser une étoile, si une étoile se fût mise en parallèle avec lui, fut, au contraire, complètement éclipsé dans toutes les imaginations, lesquelles sont des juges fort silencieux, certes, mais aussi fort altiers dans leur jugement.

Madame avait regardé vaguement de Guiche ; mais, si vague que fût ce regard, il amena une charmante rougeur sur son front. Madame, en effet, avait trouvé de Guiche si beau et si élégant, qu’elle en était presque à ne plus regretter la conquête royale qu’elle sentait être sur le point de lui échapper.

Son cœur laissa donc, malgré lui, refluer tout son sang jusqu’à ses joues.

Monsieur, prenant son air mutin, s’approcha d’elle. Il n’avait pas vu la rougeur de la princesse, ou, s’il l’avait vue, il était bien loin de l’attribuer à sa véritable cause.

– Madame, dit-il en baisant la main de sa femme, il y a ici un disgracié, un malheureux exilé que je prends sur moi de vous recommander. Faites bien attention, je vous prie, qu’il est de mes meilleurs amis, et que votre accueil me touchera beaucoup.

– Quel exilé ? quel disgracié ? demanda Madame, regardant tout autour d’elle et sans plus s’arrêter au comte qu’aux autres.

C’était le moment de pousser son protégé. Le prince s’effaça et laissa passer de Guiche, qui, d’un air assez maussade, s’approcha de Madame et lui fit sa révérence.

– Eh quoi ! demanda Madame, comme si elle éprouvait le plus vif étonnement, c’est M. le comte de Guiche qui est le disgracié, l’exilé ?

– Oui-da ! reprit le duc.

– Eh ! dit Madame, on ne voit que lui ici.

– Ah ! madame, vous êtes injuste, fit le prince.

– Moi ?

– Sans doute. Voyons, pardonnez-lui, à ce pauvre garçon.

– Lui pardonner quoi ? Qu’ai-je donc à pardonner à M. de Guiche, moi ?

– Mais, au fait, explique-toi, de Guiche. Que veux-tu qu’on te pardonne ? demanda le prince.

– Hélas ! Son Altesse Royale le sait bien, répliqua celui-ci hypocritement.

– Allons, allons, donnez-lui votre main, Madame, dit Philippe.

– Si cela vous fait plaisir, monsieur.

Et, avec un indescriptible mouvement des yeux et des épaules, Madame tendit sa belle main parfumée au jeune homme, qui y appuya ses lèvres.

Il faut croire qu’il les appuya longtemps et que Madame ne retira pas trop vite sa main, car le duc ajouta :

– De Guiche n’est point méchant, madame, et il ne vous mordra certainement pas.

On prit prétexte, dans la galerie, de ce mot, qui n’était peut-être pas fort risible, pour rire à l’excès.

En effet, la situation était remarquable, et quelques bonnes âmes l’avaient remarqué.

Monsieur jouissait donc encore de l’effet de son mot quand on annonça le roi.

En ce moment, l’aspect du salon était celui que nous allons essayer de décrire.

Au centre, devant la cheminée encombrée de fleurs, se tenait Madame, avec ses demoiselles d’honneur formées en deux ailes, sur les lignes desquelles voltigeaient les papillons de cour.

D’autres groupes occupaient les embrasures des fenêtres, comme font dans leurs tours réciproques les postes d’une même garnison, et, de leurs places respectives, percevaient les mots partis du groupe principal.

De l’un de ces groupes, le plus rapproché de la cheminée, Malicorne, promu, séance tenante, par Manicamp et de Guiche, au poste de maître des appartements ; Malicorne, dont l’habit d’officier était prêt depuis tantôt deux mois, flamboyait dans ses dorures et rayonnait sur Montalais, extrême gauche de Madame, avec tout le feu de ses yeux et tout le reflet de son velours.

Madame causait avec Mme de Châtillon et Mme de Créqui, ses deux voisines, et renvoyait quelques paroles à Monsieur, qui s’effaça aussitôt que cette annonce fut faite :

– Le roi !

Mlle de La Vallière était, comme Montalais, à la gauche de Madame, c’est-à-dire l’avant-dernière de la ligne ; à sa droite, on avait placé Mlle de Tonnay-Charente. Elle se trouvait donc dans la situation de ces corps de troupe dont on soupçonne la faiblesse, et que l’on place entre deux forces éprouvées.

Ainsi flanquée de ses deux compagnes d’aventures, La Vallière, soit qu’elle fût chagrine de voir partir Raoul, soit qu’elle fût encore émue des événements récents qui commençaient à populariser son nom dans le monde des courtisans, La Vallière, disons-nous, cachait derrière son éventail ses yeux un peu rougis, et paraissait prêter une grande attention aux paroles que Montalais et Athénaïs lui glissaient alternativement dans l’une et l’autre oreille.

Lorsque le nom du roi retentit, un grand mouvement se fit dans le salon.

Madame, comme la maîtresse du logis, se leva pour recevoir le royal visiteur ; mais, en se levant, si préoccupée qu’elle dût être, elle lança un regard à sa droite, et ce regard que le présomptueux de Guiche interpréta comme envoyé à son adresse, s’arrêta pourtant en faisant le tour du cercle sur La Vallière, dont il put remarquer la vive rougeur et l’inquiète émotion.

Le roi entra au milieu du groupe, devenu général par un mouvement qui s’opéra naturellement de la circonférence au centre.

Tous les fronts s’abaissaient devant Sa Majesté, les femmes ployant, comme de frêles et magnifiques lis devant le roi Aquilo.

Sa Majesté n’avait rien de farouche, nous pourrions même dire rien de royal ce soir-là, n’étaient cependant sa jeunesse et sa beauté.

Certain air de joie vive et de bonne disposition mit en éveil toutes les cervelles ; et voilà que chacun se promit une charmante soirée, rien qu’à voir le désir qu’avait Sa Majesté de s’amuser chez Madame.

Si quelqu’un pouvait, par sa joie et sa belle humeur, balancer le roi, c’était M. de Saint-Aignan, rose d’habits, de figure et de rubans, rose d’idées surtout, et, ce soir-là, M. de Saint-Aignan avait beaucoup d’idées.

Ce qui avait donné une floraison à toutes ces idées qui germaient dans son esprit riant, c’est qu’il venait de s’apercevoir que Mlle de Tonnay-Charente était comme lui vêtue de rose ; Nous ne voudrions pas dire cependant que le rusé courtisan ne sût pas d’avance que la belle Athénaïs dût revêtir cette couleur : il connaissait très bien l’art de faire jaser un tailleur ou une femme de chambre sur les projets de sa maîtresse.

Il envoya tout autant d’œillades assassines à Mlle Athénaïs qu’il avait de nœuds de rubans aux chausses et au pourpoint, c’est-à-dire qu’il en décocha une quantité furieuse. Le roi ayant fait ses compliments à Madame, et Madame ayant été invitée à s’asseoir, le cercle se forma aussitôt.

Louis demanda à Monsieur des nouvelles du bain ; il raconta, tout en regardant les dames, que des poètes s’occupaient de mettre en vers ce galant divertissement des bains de Vulaines, et que l’un d’eux, surtout, M. Loret, semblait avoir reçu les confidences d’une nymphe des eaux, tant il avait dit de vérités dans ses rimes.

Plus d’une dame crut devoir rougir.

Le roi profita de ce moment pour regarder à son aise ; Montalais seule ne rougissait pas assez pour ne pas regarder le roi, et elle le vit dévorer du regard Mlle de La Vallière.

Cette hardie fille d’honneur, que l’on nommait la Montalais, fit baisser les yeux au roi, et sauva ainsi Louise de La Vallière d’un feu sympathique qui lui fût peut-être arrivé par ce regard ! Louis était pris par Madame, qui l’accablait de questions, et nulle personne au monde ne savait questionner comme elle.

Mais lui cherchait à rendre la conversation générale, et pour y réussir, il redoubla d’esprit et de galanterie.

Madame voulait des compliments ; elle se résolut à en arracher à tout prix, et, s’adressant au roi :

– Sire, dit-elle, Votre Majesté, qui sait tout ce qui se passe en son royaume, doit savoir d’avance les vers contés à M. Loret par cette nymphe ; Votre Majesté veut-elle bien nous en faire part ?

– Madame, répliqua le roi avec une grâce parfaite, je n’ose… Il est certain que, pour vous personnellement, il y aurait de la confusion à écouter certains détails… Mais de Saint-Aignan conte assez bien et retient parfaitement les vers ; s’il ne les retient pas, il en improvise. Je vous le certifie poète renforcé.

De Saint-Aignan, mis en scène, fut contraint de se produire le moins désavantageusement possible. Malheureusement pour Madame, il ne songea qu’à ses affaires particulières, c’est-à-dire qu’au lieu de rendre à Madame les compliments dont elle se faisait fête, il s’ingéra de se prélasser un peu lui-même dans sa bonne fortune.

Lançant donc un centième coup d’œil à la belle Athénaïs, qui pratiquait tout au long sa théorie de la veille, c’est-à-dire qui ne daignait pas regarder son adorateur :

– Sire, dit-il, Votre Majesté me pardonnera sans doute d’avoir trop peu retenu les vers dictés à Loret par la nymphe ; mais où le roi n’a rien retenu, qu’eussé-je fait, moi chétif ?

Madame accueillit avec peu de faveur cette défaite de courtisans.

– Ah ! madame, ajouta de Saint-Aignan, c’est qu’il ne s’agit plus aujourd’hui de ce que disent les nymphes d’eau douce. En vérité, on serait tenté de croire qu’il ne se fait plus rien d’intéressant dans les royaumes liquides. C’est sur terre, madame, que les grands événements arrivent. Ah ! sur terre, madame, que de récits pleins de…

– Bon ! fit Madame, et que se passe-t-il donc sur terre ?

– C’est aux dryades qu’il faut le demander, répliqua le comte ; les dryades habitent les bois, comme Votre Altesse Royale le sait.

– Je sais même qu’elles sont naturellement bavardes, monsieur de Saint Aignan.

– C’est vrai, madame ; mais, quand elles ne rapportent que de jolies choses, on aurait mauvaise grâce à les accuser de bavardage.

– Elles rapportent donc de jolies choses ? demanda nonchalamment la princesse. En vérité, monsieur de Saint-Aignan, vous piquez ma curiosité, et, si j’étais le roi, je vous sommerais sur-le-champ de nous raconter les jolies choses que disent Mmes les dryades, puisque vous seul ici semblez connaître leur langage.

– Oh ! pour cela, madame, je suis bien aux ordres de Sa Majesté, répliqua vivement le comte.

– Il comprend le langage des dryades ? dit Monsieur. Est-il heureux, ce Saint-Aignan !

– Comme le français, monseigneur.

– Contez alors, dit Madame.

Le roi se sentit embarrassé ; nul doute que son confident ne l’allât embarquer dans une affaire difficile.

Il le sentait bien à l’attention universelle excitée par le préambule de Saint-Aignan, excitée aussi par l’attitude particulière de Madame. Les plus discrets semblaient prêts à dévorer chaque parole que le comte allait prononcer.

On toussa, on se rapprocha, on regarda du coin de l’œil certaines dames d’honneur qui elles-mêmes, pour soutenir plus décemment ou avec plus de fermeté ce regard inquisiteur si pesant, arrangèrent leurs éventails, et se composèrent un maintien de duelliste qui va essuyer le feu de son adversaire.

En ce temps, on avait tellement l’habitude des conversations ingénieuses et des récits épineux, que là où tout un salon moderne flairerait scandale, éclat, tragédie, et s’enfuirait d’effroi, le salon de Madame s’accommodait à ses places, afin de ne pas perdre un mot, un geste, de la comédie composée à son profit par M. de Saint-Aignan, et dont le dénouement, quels que fussent le style et l’intrigue, devait nécessairement être parfait de calme et d’observation.

Le comte était connu pour un homme poli et un parfait conteur. Il commença donc bravement au milieu d’un silence profond et partant redoutable pour tout autre que lui.

– Madame, le roi permet que je m’adresse d’abord à Votre Altesse Royale, puisqu’elle se proclame la plus curieuse de son cercle ; j’aurai donc l’honneur de dire à Votre Altesse Royale que la dryade habite plus particulièrement le creux des chênes et, comme les dryades sont de belles créatures mythologiques, elles habitent de très beaux arbres, c’est-à-dire les plus gros qu’elles puissent trouver.

À cet exorde, qui rappelait sous un voile transparent la fameuse histoire du chêne royal, qui avait joué un si grand rôle dans la dernière soirée, tant de cœurs battirent de joie ou d’inquiétude, que, si de Saint-Aignan n’eût pas eu la voix bonne et sonore, ce battement des cœurs eût été entendu par-dessus sa voix.

– Il doit y avoir des dryades à Fontainebleau, dit Madame d’un ton parfaitement calme, car jamais de ma vie je n’ai vu de plus beaux chênes que dans le parc royal.

Et, en disant ces mots, elle envoya droit à l’adresse de de Guiche un regard dont celui-ci n’eut pas à se plaindre comme du précédent, qui, nous l’avons dit, avait conservé certaine nuance de vague bien pénible pour un cœur aussi aimant.

– Précisément, madame, c’est de Fontainebleau que j’allais parler à Votre Altesse Royale, dit de Saint-Aignan, car la dryade dont le récit nous occupe habite le parc du château de Sa Majesté.

L’affaire était engagée ; l’action commençait : auditeurs et narrateur, personne ne pouvait plus reculer.

– Écoutons, dit Madame, car l’histoire m’a l’air d’avoir non seulement tout le charme d’un récit national, mais encore celui d’une chronique très contemporaine.

– Je dois commencer par le commencement, dit le comte. Donc, à Fontainebleau, dans une chaumière de belle apparence, habitent des bergers.

« L’un est le berger Tircis, auquel appartiennent les plus riches domaines, transmis par l’héritage de ses parents.

Tircis est jeune et beau, et ses qualités en font le premier des bergers de la contrée. On peut donc dire hardiment qu’il en est le roi. »

Un léger murmure d’approbation encouragea le narrateur, qui continua :

– Sa force égale son courage ; nul n’a plus d’adresse à la chasse des bêtes sauvages, nul n’a plus de sagesse dans les conseils. Manœuvre-t-il un cheval dans les belles plaines de son héritage, conduit-il aux jeux d’adresse et de vigueur les bergers qui lui obéissent, on dirait le dieu Mars agitant sa lance dans les plaines de la Thrace, ou mieux encore Apollon, dieu du jour, lorsqu’il rayonne sur la terre avec ses dards enflammés.

Chacun comprend que ce portrait allégorique du roi n’était pas le pire exorde que le conteur eût pu choisir. Aussi ne manqua-t-il son effet ni sur les assistants, qui, par devoir et par plaisir, y applaudirent à tout rompre ; ni sur le roi lui-même, à qui la louange plaisait fort lorsqu’elle était délicate, et ne déplaisait pas toujours lors même qu’elle était un peu outrée. De Saint Aignan poursuivit :

– Ce n’est pas seulement, mesdames, aux jeux de gloire que le berger Tircis a acquis cette renommée qui en a fait le roi des bergers.

– Des bergers de Fontainebleau, dit le roi en souriant à Madame.

– Oh ! s’écria Madame, Fontainebleau est pris arbitrairement par le poète ; moi, je dis : des bergers du monde entier.

Le roi oublia son rôle d’auditeur passif et s’inclina.

– C’est, poursuivit de Saint-Aignan au milieu d’un murmure flatteur, c’est auprès des belles surtout que le mérite de ce roi des bergers éclate le plus manifestement. C’est un berger dont l’esprit est fin comme le cœur est pur ; il sait débiter un compliment avec une grâce qui charme invinciblement, il sait aimer avec une discrétion qui promet à ses aimables et heureuses conquêtes le sort le plus digne d’envie. Jamais un éclat, jamais un oubli. Quiconque a vu Tircis et l’a entendu doit l’aimer ; quiconque l’aime et est aimé de lui a rencontré le bonheur.

De Saint-Aignan fit là une pause ; il savourait le plaisir des compliments, et ce portrait, si grotesquement ampoulé qu’il fût, avait trouvé grâce devant de certaines oreilles surtout, pour qui les mérites du berger ne semblaient point avoir été exagérés. Madame engagea l’orateur à continuer.

– Tircis, dit le comte, avait un fidèle compagnon, ou plutôt un serviteur dévoué qui s’appelait… Amyntas.

– Ah ! voyons le portrait d’Amyntas ! dit malicieusement Madame ; vous êtes si bon peintre, monsieur de Saint-Aignan !

– Madame…

– Oh ! comte de Saint-Aignan, n’allez pas, je vous prie, sacrifier ce pauvre Amyntas ! je ne vous le pardonnerais jamais.

– Madame, Amyntas est de condition trop inférieure, surtout près de Tircis, pour que sa personne puisse avoir l’honneur d’un parallèle. Il en est de certains amis comme de ces serviteurs de l’Antiquité, qui se faisaient enterrer vivants aux pieds de leur maître. Aux pieds de Tircis, là est la place d’Amyntas ; il n’en réclame pas d’autre, et si quelquefois l’illustre héros…

– Illustre berger, voulez-vous dire ? fit Madame feignant de reprendre M. de Saint-Aignan.

– Votre Altesse Royale a raison, je me trompais, reprit le courtisan : si, dis-je, le berger Tircis daigne parfois appeler Amyntas son ami et lui ouvrir son cœur, c’est une faveur non pareille, dont le dernier fait cas comme de la plus insigne félicité.

– Tout cela, interrompit Madame, établit le dévouement absolu d’Amyntas à Tircis, mais ne nous donne pas le portrait d’Amyntas. Comte, ne le flattez pas si vous voulez, mais peignez-nous-le ; je veux le portrait d’Amyntas.

De Saint-Aignan s’exécuta, après s’être incliné profondément devant la belle-sœur de Sa Majesté :

– Amyntas, dit-il, est un peu plus âgé que Tircis ; ce n’est pas un berger tout à fait disgracié de la nature ; même on dit que les Muses ont daigné sourire à sa naissance comme Hébé sourit à la jeunesse. Il n’a point l’ambition de briller ; il a celle d’être aimé, et peut-être n’en serait-il pas indigne s’il était bien connu.

Ce dernier paragraphe, renforcé d’une œillade meurtrière, fut envoyé droit à Mlle de Tonnay-Charente, qui supporta le choc sans s’émouvoir.

Mais la modestie et l’adresse de l’allusion avaient produit un bon effet ; Amyntas en recueillit le fruit en applaudissements ; la tête de Tircis lui même en donna le signal par un consentement plein de bienveillance.

– Or, continua de Saint-Aignan, Tircis et Amyntas se promenaient un soir dans la forêt en causant de leurs chagrins amoureux. Notez que c’est déjà le récit de la dryade, mesdames ; autrement eût-on pu savoir ce que disaient Tircis et Amyntas, les deux plus discrets de tous les bergers de la terre ? Ils gagnaient donc l’endroit le plus touffu de la forêt pour s’isoler et se confier plus librement leurs peines, lorsque tout à coup leurs oreilles furent frappées d’un bruit de voix.

– Ah ! ah ! fit-on autour du narrateur. Voilà qui devient on ne peut plus intéressant.

Ici, Madame, semblable au général vigilant qui inspecte son armée, redressa d’un coup d’œil Montalais et Tonnay-Charente, qui pliaient sous l’effort.

– Ces voix harmonieuses, reprit de Saint-Aignan, étaient celles de quelques bergères qui avaient voulu, elles aussi, jouir de la fraîcheur des ombrages, et qui, sachant l’endroit écarté, presque inabordable, s’y étaient réunies pour mettre en commun quelques idées sur la bergerie.

Un immense éclat de rire, soulevé par cette phrase de Saint-Aignan, un imperceptible sourire du roi en regardant Tonnay-Charente, tels furent les résultats de la sortie.

– La dryade assure, continua Saint-Aignan, que les bergères étaient trois, et que toutes trois étaient jeunes et belles.

– Leurs noms ? dit Madame tranquillement.

– Leurs noms ! fit de Saint-Aignan, qui se cabra contre cette indiscrétion.

– Sans doute. Vous avez appelé vos bergers Tircis et Amyntas : appelez vos bergères d’une façon quelconque.

– Oh ! madame, je ne suis pas un inventeur, un trouvère, comme on disait autrefois ; je raconte sous la dictée de la dryade.

– Comment votre dryade nommait-elle ces bergères ? En vérité, voilà une mémoire bien rebelle. Cette dryade-là était donc brouillée avec la déesse Mnémosyne ?

– Madame, ces bergères… Faites bien attention que révéler des noms de femmes est un crime !

– Dont une femme vous absout, comte, à la condition que vous nous révélerez le nom des bergères.

– Elles se nommaient Philis, Amaryllis et Galatée.

– À la bonne heure ! elles n’ont pas perdu pour attendre, dit Madame, et voilà trois noms charmants. Maintenant, les portraits ?

De Saint-Aignan fit encore un mouvement.

– Oh ! procédons par ordre, je vous prie, comte, reprit Madame. N’est-ce pas, Sire, qu’il nous faut les portraits des bergères ?

Le roi, qui s’attendait à cette insistance, et qui commençait à ressentir quelques inquiétudes, ne crut pas devoir piquer une aussi dangereuse interrogatrice. Il pensait d’ailleurs que de Saint-Aignan, dans ses portraits, trouverait le moyen de glisser quelques traits délicats dont feraient leur profit les oreilles que Sa Majesté avait intérêt à charmer. C’est dans cet espoir, c’est avec cette crainte, que Louis autorisa de Saint-Aignan à tracer le portrait des bergères Philis, Amaryllis et Galatée.

– Eh bien ! donc, soit ! dit de Saint-Aignan comme un homme qui prend son parti.

Et il commença.

Chapitre CXXXI – Fin de l’histoire d’une naïade et d’une dryade §

– Philis, dit Saint-Aignan en jetant un coup d’œil provocateur à Montalais, à peu près comme fait dans un assaut un maître d’armes qui invite un rival digne de lui à se mettre en garde, Philis n’est ni brune ni blonde, ni grande ni petite, ni froide ni exaltée ; elle est, toute bergère qu’elle est, spirituelle comme une princesse et coquette comme un démon.

« Sa vue est excellente. Tout ce qu’embrasse sa vue, son cœur le désire. C’est comme un oiseau qui, gazouillant toujours, tantôt rase l’herbe, tantôt s’enlève voletant à la poursuite d’un papillon, tantôt se perche au plus haut d’un arbre, et de là défie tous les oiseleurs, ou de venir le prendre, ou de le faire tomber dans leurs filets.

Le portrait était si ressemblant, que tous les yeux se tournèrent sur Montalais, qui, l’œil éveillé, le nez au vent, écoutait M. de Saint-Aignan comme s’il était question d’une personne qui lui fût tout à fait étrangère.

– Est-ce tout, monsieur de Saint-Aignan ? demanda la princesse.

– Oh ! Votre Altesse Royale, le portrait n’est qu’esquissé, et il y aurait bien des choses à dire. Mais je crains de lasser la patience de Votre Altesse ou de blesser la modestie de la bergère, de sorte que je passe à sa compagne Amaryllis.

– C’est cela, dit Madame, passez à Amaryllis, monsieur de Saint-Aignan, nous vous suivons.

– Amaryllis est la plus âgée des trois ; et cependant, se hâta de dire Saint Aignan, ce grand âge n’atteint pas vingt ans.

Le sourcil de Mlle de Tonnay-Charente, qui s’était froncé au début du récit, se défronça avec un léger sourire.

– Elle est grande, avec d’immenses cheveux qu’elle renoue à la manière des statues de la Grèce ; elle a la démarche majestueuse et le geste altier : aussi a-t-elle bien plutôt l’air d’une déesse que d’une simple mortelle, et, parmi les déesses, celle à qui elle ressemble le plus, c’est Diane chasseresse ; avec cette seule différence que la cruelle bergère, ayant un jour dérobé le carquois de l’Amour tandis que le pauvre Cupidon dormait dans un buisson de roses, au lieu de diriger ses traits sur les hôtes des forêts, les décoche impitoyablement sur tous les pauvres bergers qui passent à la portée de son arc et de ses yeux.

– Oh ! la méchante bergère ! dit Madame ; ne se piquera-t-elle point quelque jour avec un de ces traits qu’elle lance si impitoyablement à droite et à gauche ?

– C’est l’espoir de tous les bergers en général, dit de Saint-Aignan.

– Et celui du berger Amyntas en particulier, n’est-ce pas ? dit Madame.

– Le berger Amyntas est si timide, reprit de Saint-Aignan de l’air le plus modeste qu’il put prendre, que, s’il a cet espoir, nul n’en a jamais rien su, car il le cache au plus profond de son cœur.

Un murmure des plus flatteurs accueillit cette profession de foi du narrateur à propos du berger.

– Et Galatée ? demanda Madame. Je suis impatiente de voir une main aussi habile reprendre le portrait où Virgile l’a laissé, et l’achever à nos yeux.

– Madame, dit de Saint-Aignan, près du grand poète Virgilius Maro, votre humble serviteur n’est qu’un bien pauvre poète ; cependant, encouragé par votre ordre, je ferai de mon mieux.

– Nous écoutons, dit Madame.

Saint-Aignan allongea le pied, la main et les lèvres.

– Blanche comme le lait, dit-il, dorée comme les épis, elle secoue dans l’air les parfums de sa blonde chevelure. Alors on se demande si ce n’est point cette belle Europe qui donna de l’amour à Jupiter, lorsqu’elle se jouait avec ses compagnes dans les prés en fleurs.

« De ses yeux, bleus comme l’azur du ciel dans les plus beaux jours d’été, tombe une douce flamme ; la rêverie l’alimente, l’amour la dispense. Quand elle fronce le sourcil ou qu’elle penche son front vers la terre, le soleil se voile en signe de deuil.

« Lorsqu’elle sourit, au contraire, toute la nature reprend sa joie, et les oiseaux, un moment muets, recommencent leurs chants au sein des arbres.

« Celle-là surtout, dit de Saint-Aignan pour en finir, celle-là est digne des adorations du monde ; et, si jamais son cœur se donne, heureux le mortel dont son amour virginal consentira à faire un dieu !

Madame, en écoutant ce portrait, que chacun écouta comme elle, se contenta de marquer son approbation aux endroits les plus poétiques par quelques hochements de tête ; mais il était impossible de dire si ces marques d’assentiment étaient données au talent du narrateur ou à la ressemblance du portrait.

Il en résulta que, Madame n’applaudissant pas ouvertement, personne ne se permit d’applaudir, pas même Monsieur, qui trouvait au fond du cœur que de Saint-Aignan s’appesantissait trop sur les portraits des bergères, après avoir passé un peu vivement sur les portraits des bergers.

L’assemblée parut donc glacée.

De Saint-Aignan, qui avait épuisé sa rhétorique et ses pinceaux à nuancer le portrait de Galatée, et qui pensait, d’après la faveur qui avait accueilli les autres morceaux, entendre des trépignements pour le dernier, de Saint Aignan fut encore plus glacé que le roi et toute la compagnie.

Il y eut un instant de silence qui enfin fut rompu par Madame.

– Eh bien ! Sire, demanda-t-elle, que dit Votre Majesté de ces trois portraits ?

Le roi voulut venir au secours de Saint-Aignan sans se compromettre.

– Mais Amaryllis est belle, dit-il, à mon avis.

– Moi, j’aime mieux Philis, dit Monsieur ; c’est une bonne fille, ou plutôt un bon garçon de nymphe.

Et chacun de rire.

Cette fois, les regards furent si directs, que Montalais sentit le rouge lui monter au visage en flammes violettes.

– Donc, reprit Madame, ces bergères se disaient ?…

Mais de Saint-Aignan, frappé dans son amour-propre, n’était pas en état de soutenir une attaque de troupes fraîches et reposées.

– Madame, dit-il, ces bergères s’avouaient réciproquement leurs petits penchants.

– Allez, allez, monsieur de Saint-Aignan, vous êtes un fleuve de poésie pastorale, dit Madame avec un aimable sourire qui réconforta un peu le narrateur.

– Elles se dirent que l’amour est un danger, mais que l’absence de l’amour est la mort du cœur.

– De sorte qu’elles conclurent ?… demanda Madame.

– De sorte qu’elles conclurent qu’on devait aimer.

– Très bien ! Y mettaient-elles des conditions ?

– La condition de choisir, dit de Saint-Aignan. Je dois même ajouter, c’est la dryade qui parle, qu’une des bergères, Amaryllis, je crois, s’opposait complètement à ce qu’on aimât, et cependant elle ne se défendait pas trop d’avoir laissé pénétrer jusqu’à son cœur l’image de certain berger.

– Amyntas ou Tircis ?

– Amyntas, madame, dit modestement de Saint-Aignan. Mais aussitôt Galatée, la douce Galatée aux yeux purs, répondit que ni Amyntas, ni Alphésibée, ni Tityre, ni aucun des bergers les plus beaux de la contrée ne pourraient être comparés à Tircis, que Tircis effaçait tous les hommes, de même que le chêne efface en grandeur tous les arbres, le lis en majesté toutes les fleurs. Elle fit même de Tircis un tel portrait que Tircis, qui l’écoutait, dut véritablement être flatté malgré sa grandeur. Ainsi Tircis et Amyntas avaient été distingués par Amaryllis et Galatée. Ainsi le secret des deux cœurs avait été révélé sous l’ombre de la nuit et dans le secret des bois.

« Voilà, madame, ce que la dryade m’a raconté, elle qui sait tout ce qui se passe dans le creux des chênes et dans les touffes de l’herbe ; elle qui connaît les amours des oiseaux, qui sait ce que veulent dire leurs chants ; elle qui comprend enfin le langage du vent dans les branches et le bourdonnement des insectes d’or ou d’émeraude dans la corolle des fleurs sauvages ; elle me l’a redit, je le répète.

– Et maintenant vous avez fini, n’est-ce pas, monsieur de Saint-Aignan ? dit Madame avec un sourire qui fit trembler le roi.

– J’ai fini, oui, madame, répondit de Saint-Aignan ; heureux si j’ai pu distraire Votre Altesse pendant quelques instants.

– Instants trop courts, répondit la princesse, car vous avez parfaitement raconté tout ce que vous saviez ; mais, mon cher monsieur de Saint-Aignan, vous avez eu le malheur de ne vous renseigner qu’à une seule dryade, n’est ce pas ?

– Oui, madame, à une seule, je l’avoue.

– Il en résulte que vous êtes passé près d’une petite naïade qui n’avait l’air de rien, et qui en savait autrement long que votre dryade, mon cher comte.

– Une naïade ? répétèrent plusieurs voix qui commençaient à se douter que l’histoire allait avoir une suite.

– Sans doute : à côté de ce chêne dont vous parlez, et qui s’appelle le chêne royal, à ce que je crois du moins, n’est-ce pas, monsieur de Saint-Aignan ?

Saint-Aignan et le roi se regardèrent.

– Oui, madame, répondit de Saint-Aignan.

– Eh bien ! il y a une jolie petite source qui gazouille sur des cailloux, au milieu des myosotis et des pâquerettes.

– Je crois que Madame a raison, dit le roi toujours inquiet et suspendu aux lèvres de sa belle-sœur.

– Oh ! il y en a une, c’est moi qui vous en réponds, dit Madame ; et la preuve, c’est que la naïade qui règne sur cette source m’a arrêtée au passage, moi qui vous parle.

– Bah ! fit Saint-Aignan.

– Oui, continua la princesse, et cela pour me conter une quantité de choses que M. de Saint-Aignan n’a pas mises dans son récit.

– Oh ! racontez vous-même, dit Monsieur, vous racontez d’une façon charmante.

La princesse s’inclina devant le compliment conjugal.

– Je n’aurai pas la poésie du comte et son talent pour faire ressortir tous les détails.

– Vous ne serez pas écoutée avec moins d’intérêt, dit le roi, qui sentait d’avance quelque chose d’hostile dans le récit de sa belle-sœur.

– Je parle d’ailleurs, continua Madame, au nom de cette pauvre petite naïade, qui est bien la plus charmante demi-déesse que j’aie jamais rencontrée. Or, elle riait tant pendant le récit qu’elle m’a fait, qu’en vertu de cet axiome médical : « Le rire est contagieux », je vous demande la permission de rire un peu moi-même quand je me rappelle ses paroles.

Le roi et de Saint-Aignan, qui virent sur beaucoup de physionomies s’épanouir un commencement d’hilarité pareille à celle que Madame annonçait, finirent par se regarder entre eux et se demander du regard s’il n’y aurait pas là-dessous quelque petite conspiration.

Mais Madame était bien décidée à tourner et à retourner le couteau dans la plaie ; aussi reprit-elle avec son air de naïve candeur, c’est-à-dire avec le plus dangereux de tous ses airs :

– Donc, je passais par là, dit-elle, et, comme je trouvais sous mes pas beaucoup de fleurs fraîches écloses, nul doute que Philis, Amaryllis, Galatée, et toutes vos bergères, n’eussent passé sur le chemin avant moi.

Le roi se mordit les lèvres. Le récit devenait de plus en plus menaçant.

– Ma petite naïade, continua Madame, roucoulait sa petite chanson sur le lit de son ruisselet ; comme je vis qu’elle m’accostait en touchant le bas de ma robe, je ne songeai pas à lui faire un mauvais accueil, et cela d’autant mieux, après tout, qu’une divinité, fût-elle de second ordre, vaut toujours mieux qu’une princesse mortelle. Donc, j’abordai la naïade, et voici ce qu’elle me dit en éclatant de rire : « Figurez-vous, princesse… » – Vous comprenez, Sire, c’est la naïade qui parle.

Le roi fit un signe d’assentiment ; Madame reprit :

– « Figurez-vous, princesse, que les rives de mon ruisseau viennent d’être témoins d’un spectacle des plus amusants. Deux bergers, curieux jusqu’à l’indiscrétion, se sont fait mystifier d’une façon réjouissante par trois nymphes ou trois bergères… » Je vous demande pardon, mais je ne me rappelle plus si c’est nymphes ou bergères qu’elle a dit. Mais il importe peu, n’est-ce pas ? Passons donc.

À ce préambule, le roi rougit visiblement, et de Saint-Aignan, perdant toute contenance, se mit à écarquiller les yeux le plus anxieusement du monde.

– « Les deux bergers, poursuivit ma petite naïade en riant toujours, suivaient la trace des trois demoiselles… » Non, je veux dire des trois nymphes ; pardon, je me trompe, des trois bergères. Cela n’est pas toujours sensé, cela peut gêner celles que l’on suit. J’en appelle à toutes ces dames, et pas une de celles qui sont ici ne me démentira, j’en suis certaine.

Le roi, fort en peine de ce qui allait suivre, opina du geste.

– « Mais, continua la naïade, les bergères avaient vu Tircis et Amyntas se glisser dans le bois ; et, la lune aidant, elles les avaient reconnus à travers les quinconces… » Ah ! vous riez, interrompit Madame. Attendez, attendez, vous n’êtes pas au bout.

Le roi pâlit ; de Saint-Aignan essuya son front humide de sueur.

Il y avait dans les groupes des femmes de petits rires étouffés, des chuchotements furtifs.

– Les bergères, disais-je, voyant l’indiscrétion des deux bergers, les bergères s’allèrent asseoir au pied du chêne royal, et, lorsqu’elles sentirent leurs indiscrets écouteurs à portée de ne pas perdre un mot de ce qui allait se dire, elles leur adressèrent innocemment, le plus innocemment du monde, une déclaration incendiaire dont l’amour-propre naturel à tous les hommes, et même aux bergers les plus sentimentaux, fit paraître aux deux auditeurs les termes doux comme des rayons de miel.

Le roi, à ces mots que l’assemblée ne put écouter sans rire, laissa échapper un éclair de ses yeux.

Quant à de Saint-Aignan, il laissa tomber sa tête sur sa poitrine, et voila, sous un amer éclat de rire, le dépit profond qu’il ressentait.

– Oh ! fit le roi en se redressant de toute sa taille, voilà, sur ma parole, une plaisanterie charmante assurément et, racontée par vous, madame, d’une façon non moins charmante : mais réellement, bien réellement, avez-vous compris la langue des naïades ?

– Mais le comte prétend bien avoir compris celle des dryades, repartit vivement Madame.

– Sans doute, dit le roi. Mais, vous le savez, le comte a la faiblesse de viser à l’Académie, de sorte qu’il a appris, dans ce but, toutes sortes de choses que bien heureusement vous ignorez, et il se serait pu que la langue de la nymphe des eaux fût au nombre des choses que vous n’avez pas étudiées.

– Vous comprenez, Sire, répondit Madame, que pour de pareils faits on ne s’en fie pas à soi toute seule ; l’oreille d’une femme n’est pas chose infaillible, a dit saint Augustin ; aussi ai-je voulu m’éclairer d’autres opinions que la mienne, et, comme ma naïade, qui, en qualité de déesse, est polyglotte… n’est-ce point ainsi que cela se dit, monsieur de Saint-Aignan ?

– Oui, madame, dit de Saint-Aignan tout déferré.

– Et, continua la princesse, comme ma naïade, qui, en qualité de déesse, est polyglotte, m’avait d’abord parlé en anglais, je craignis, comme vous dites, d’avoir mal entendu et fis venir Mlles de Montalais, de Tonnay-Charente et La Vallière, priant ma naïade de me refaire en langue française le récit qu’elle m’avait déjà fait en anglais.

– Et elle le fit ? demanda le roi.

– Oh ! c’est la plus complaisante divinité qui existe… Oui, Sire, elle le refit. De sorte qu’il n’y a aucun doute à conserver. N’est-ce pas, mesdemoiselles, dit la princesse en se tournant vers la gauche de son armée, n’est-ce pas que la naïade a parlé absolument comme je raconte, et que je n’ai en aucune façon failli à la vérité ?… Philis ?… Pardon ! je me trompe… mademoiselle Aure de Montalais, est-ce vrai ?

– Oh ! absolument, madame, articula nettement Mlle de Montalais.

– Est-ce vrai, mademoiselle de Tonnay-Charente ?

– Vérité pure, répondit Athénaïs d’une voix non moins ferme, mais cependant moins intelligible.

– Et vous, La Vallière ? demanda Madame.

La pauvre enfant sentait le regard ardent du roi dirigé sur elle ; elle n’osait pas nier, elle n’osait pas mentir ; elle baissa la tête en signe d’acquiescement.

Seulement sa tête ne se releva point, à demi glacée qu’elle était par un froid plus douloureux que celui de la mort.

Ce triple témoignage écrasa le roi. Quant à Saint-Aignan, il n’essayait même pas de dissimuler son désespoir, et sans savoir ce qu’il disait, il bégayait :

– Excellente plaisanterie ! bien joué, mesdames les bergères !

– Juste punition de la curiosité, dit le roi d’une voix rauque. Oh ! qui s’aviserait, après le châtiment de Tircis et d’Amyntas, qui s’aviserait de chercher à surprendre ce qui se passe dans le cœur des bergères ? Certes, ce ne sera pas moi… Et vous, messieurs ?

– Ni moi ! ni moi ! répéta en chœur le groupe des courtisans.

Madame triomphait de ce dépit du roi ; elle se délectait, croyant que son récit avait été ou devait être le dénouement de tout.

Quant à Monsieur, qui avait ri de ce double récit sans y rien comprendre, il se tourna vers de Guiche :

– Eh ! comte, lui dit-il, tu ne dis rien ; tu ne trouves donc rien à dire ? Est ce que tu plaindrais MM. Tircis et Amyntas, par hasard ?

– Je les plains de toute mon âme, répondit de Guiche ; car, en vérité, l’amour est une si douce chimère, que le perdre, toute chimère qu’il est, c’est perdre plus que la vie. Donc, si ces deux bergers ont cru être aimés, s’ils s’en sont trouvés heureux, et qu’au lieu de ce bonheur ils rencontrent non seulement le vide qui égale la mort, mais une raillerie de l’amour qui vaut cent mille morts… eh bien ! je dis que Tircis et Amyntas sont les deux hommes les plus malheureux que je connaisse.

– Et vous avez raison, monsieur de Guiche, dit le roi ; car enfin, la mort, c’est bien dur pour un peu de curiosité.

– Alors, c’est donc à dire que l’histoire de ma naïade a déplu au roi ? demanda naïvement Madame.

– Oh ! madame, détrompez-vous, dit Louis en prenant la main de la princesse ; votre naïade m’a plu d’autant mieux qu’elle a été plus véridique, et que son récit, je dois le dire, est appuyé par d’irrécusables témoignages.

Et ces mots tombèrent sur La Vallière avec un regard que nul, depuis Socrate jusqu’à Montaigne, n’eût pu définir parfaitement.

Ce regard et ces mots achevèrent d’accabler la malheureuse jeune fille, qui, appuyée sur l’épaule de Montalais, semblait avoir perdu connaissance.

Le roi se leva sans remarquer cet incident, auquel nul, au reste, ne prit garde ; et contre sa coutume, car d’ordinaire il demeurait tard chez Madame, il prit congé pour entrer dans ses appartements.

De Saint-Aignan le suivit, tout aussi désespéré à sa sortie qu’il s’était montré joyeux à son entrée.

Mlle de Tonnay-Charente, moins sensible que La Vallière aux émotions, ne s’effraya guère et ne s’évanouit point.

Cependant le coup d’œil suprême de Saint-Aignan avait été bien autrement majestueux que le dernier regard du roi.

Fin du tome II

Chapitre CXXXII – Psychologie royale §

Le roi entra dans ses appartements d’un pas rapide.

Peut-être Louis XIV marchait-il si vite pour ne pas chanceler. Il laissait derrière lui comme la trace d’un deuil mystérieux.

Cette gaieté, que chacun avait remarquée dans son attitude à son arrivée, et dont chacun s’était réjoui, nul ne l’avait peut-être approfondie dans son véritable sens ; mais ce départ si orageux, ce visage si bouleversé, chacun le comprit, ou du moins le crut comprendre facilement.

La légèreté de Madame, ses plaisanteries un peu rudes pour un caractère ombrageux, et surtout pour un caractère de roi ; l’assimilation trop familière, sans doute, de ce roi à un homme ordinaire ; voilà les raisons que l’assemblée donna du départ précipité et inattendu de Louis XIV.

Madame, plus clairvoyante d’ailleurs, n’y vit cependant point d’abord autre chose. C’était assez pour elle d’avoir rendu quelque petite torture d’amour-propre à celui qui, oubliant si promptement des engagements contractés, semblait avoir pris à tâche de dédaigner sans cause les plus nobles et les plus illustres conquêtes.

Il n’était pas sans une certaine importance pour Madame, dans la situation où se trouvaient les choses, de faire voir au roi la différence qu’il y avait à aimer en haut lieu ou à courir l’amourette comme un cadet de province.

Avec ces grandes amours, sentant leur loyauté et leur toute-puissance, ayant en quelque sorte leur étiquette et leur ostentation, un roi, non seulement ne dérogeait point, mais encore trouvait repos, sécurité, mystère et respect général.

Dans l’abaissement des vulgaires amours, au contraire, il rencontrait, même chez les plus humbles sujets, la glose et le sarcasme ; il perdait son caractère d’infaillible et d’inviolable. Descendu dans la région des petites misères humaines, il en subissait les pauvres orages.

En un mot, faire du roi-dieu un simple mortel en le touchant au cœur, ou plutôt même au visage, comme le dernier de ses sujets, c’était porter un coup terrible à l’orgueil de ce sang généreux : on captivait Louis plus encore par l’amour-propre que par l’amour. Madame avait sagement calculé sa vengeance ; aussi, comme on l’a vu, s’était-elle vengée.

Qu’on n’aille pas croire cependant que Madame eût les passions terribles des héroïnes du Moyen Age et qu’elle vît les choses sous leur aspect sombre ; Madame, au contraire, jeune, gracieuse, spirituelle, coquette, amoureuse, plutôt de fantaisie, d’imagination ou d’ambition que de cœur ; Madame, au contraire, inaugurait cette époque de plaisirs faciles et passagers qui signala les cent vingt ans qui s’écoulèrent entre la moitié du XVIIe siècle et les trois quarts du XVIIIe.

Madame voyait donc, ou plutôt croyait voir les choses sous leur véritable aspect ; elle savait que le roi, son auguste beau-frère, avait ri le premier de l’humble La Vallière, et que, selon ses habitudes, il n’était pas probable qu’il adorât jamais la personne dont il avait pu rire, ne fût-ce qu’un instant.

D’ailleurs, l’amour-propre n’était-il pas là, ce démon souffleur qui joue un si grand rôle dans cette comédie dramatique qu’on appelle la vie d’une femme ; l’amour-propre ne disait-il point tout haut, tout bas, à demi-voix, sur tous les tons possibles, qu’elle ne pouvait véritablement, elle, princesse, jeune, belle, riche, être comparée à la pauvre La Vallière, aussi jeune qu’elle, c’est vrai, mais bien moins jolie, mais tout à fait pauvre ? Et que cela n’étonne point de la part de Madame ; on le sait, les plus grands caractères sont ceux qui se flattent le plus dans la comparaison qu’ils font d’eux aux autres, des autres à eux.

Peut-être demandera-t-on ce que voulait Madame avec cette attaque si savamment combinée ? Pourquoi tant de forces déployées, s’il ne s’agissait de débusquer sérieusement le roi d’un cœur tout neuf dans lequel il comptait se loger ! Madame avait-elle donc besoin de donner une pareille importance à La Vallière, si elle ne redoutait pas La Vallière ?

Non, Madame ne redoutait pas La Vallière, au point de vue où un historien qui sait les choses voit l’avenir, ou plutôt le passé ; Madame n’était point un prophète ou une sibylle ; Madame ne pouvait pas plus qu’un autre lire dans ce terrible et fatal livre de l’avenir qui garde en ses plus secrètes pages les plus sérieux événements.

Non, Madame voulait purement et simplement punir le roi de lui avoir fait une cachotterie toute féminine ; elle voulait lui prouver clairement que s’il usait de ce genre d’armes offensives, elle, femme d’esprit et de race, trouverait certainement dans l’arsenal de son imagination des armes défensives à l’épreuve même des coups d’un roi.

Et d’ailleurs, elle voulait lui prouver que, dans ces sortes de guerre, il n’y a plus de rois, ou tout au moins que les rois, combattant pour leur propre compte comme des hommes ordinaires, peuvent voir leur couronne tomber au premier choc ; qu’enfin, s’il avait espéré être adoré tout d’abord, de confiance, à son seul aspect, par toutes les femmes de sa cour, c’était une prétention humaine, téméraire, insultante pour certaines plus haut placées que les autres, et que la leçon, tombant à propos sur cette tête royale, trop haute et trop fière, serait efficace.

Voilà certainement quelles étaient les réflexions de Madame à l’égard du roi.

L’événement restait en dehors.

Ainsi, l’on voit qu’elle avait agi sur l’esprit de ses filles d’honneur et avait préparé dans tous ses détails la comédie qui venait de se jouer.

Le roi en fut tout étourdi. Depuis qu’il avait échappé à M. de Mazarin, il se voyait pour la première fois traité en homme.

Une pareille sévérité, de la part de ses sujets, lui eût fourni matière à résistance. Les pouvoirs croissent dans la lutte.

Mais s’attaquer à des femmes, être attaqué par elles, avoir été joué par de petites provinciales arrivées de Blois tout exprès pour cela, c’était le comble du déshonneur pour un jeune roi plein de la vanité que lui inspiraient à la fois et ses avantages personnels et son pouvoir royal.

Rien à faire, ni reproches, ni exil, ni même bouderies.

Bouder, c’eût été avouer qu’on avait été touché, comme Hamlet, par une arme démouchetée, l’arme du ridicule.

Bouder des femmes ! quelle humiliation ! surtout quand ces femmes ont le rire pour vengeance.

Oh ! si, au lieu d’en laisser toute la responsabilité à des femmes, quelque courtisan se fût mêlé à cette intrigue, avec quelle joie Louis XIV eût saisi cette occasion d’utiliser la Bastille !

Mais là encore la colère royale s’arrêtait, repoussée par le raisonnement.

Avoir une armée, des prisons, une puissance presque divine, et mettre cette toute-puissance au service d’une misérable rancune, c’était indigne, non seulement d’un roi, mais même d’un homme.

Il s’agissait donc purement et simplement de dévorer en silence cet affront et d’afficher sur son visage la même mansuétude, la même urbanité.

Il s’agissait de traiter Madame en amie. En amie !… Et pourquoi pas ?

Ou Madame était l’instigatrice de l’événement, ou l’événement l’avait trouvée passive.

Si elle avait été l’instigatrice, c’était bien hardi à elle, mais enfin n’était-ce pas son rôle naturel ?

Qui l’avait été chercher dans le plus doux moment de la lune conjugale pour lui parler un langage amoureux ? Qui avait osé calculer les chances de l’adultère, bien plus de l’inceste ? Qui, retranché derrière son omnipotence royale, avait dit à cette jeune femme : « Ne craignez rien, aimez le roi de France, il est au-dessus de tous, et un geste de son bras armé du sceptre vous protégera contre tous, même contre vos remords ? »

Donc, la jeune femme avait obéi à cette parole royale, avait cédé à cette voix corruptrice, et maintenant qu’elle avait fait le sacrifice moral de son honneur, elle se voyait payée de ce sacrifice par une infidélité d’autant plus humiliante qu’elle avait pour cause une femme bien inférieure à celle qui avait d’abord cru être aimée.

Ainsi, Madame eût-elle été l’instigatrice de la vengeance, Madame eût eu raison.

Si, au contraire, elle était passive dans tout cet événement, quel sujet avait le roi de lui en vouloir ?

Devait-elle, ou plutôt pouvait-elle arrêter l’essor de quelques langues provinciales ? devait-elle, par un excès de zèle mal entendu, réprimer, au risque de l’envenimer, l’impertinence de ces trois petites filles ?

Tous ces raisonnements étaient autant de piqûres sensibles à l’orgueil du roi ; mais, quand il avait bien repassé tous ces griefs dans son esprit, Louis XIV s’étonnait, réflexions faites, c’est-à-dire après la plaie pansée, de sentir d’autres douleurs sourdes, insupportables, inconnues.

Et voilà ce qu’il n’osait s’avouer à lui-même, c’est que ces lancinantes atteintes avaient leur siège au cœur.

Et, en effet, il faut bien que l’historien l’avoue aux lecteurs, comme le roi se l’avouait à lui-même : il s’était laissé chatouiller le cœur par cette naïve déclaration de La Vallière ; il avait cru à l’amour pur, à de l’amour pour l’homme, à de l’amour dépouillé de tout intérêt ; et son âme, plus jeune et surtout plus naïve qu’il ne le supposait, avait bondi au-devant de cette autre âme qui venait de se révéler à lui par ses aspirations.

La chose la moins ordinaire dans l’histoire si complexe de l’amour, c’est la double inoculation de l’amour dans deux cœurs : pas plus de simultanéité que d’égalité ; l’un aime presque toujours avant l’autre, comme l’un finit presque toujours d’aimer après l’autre. Aussi le courant électrique s’établit-il en raison de l’intensité de la première passion qui s’allume. Plus Mlle de La Vallière avait montré d’amour, plus le roi en avait ressenti.

Et voilà justement ce qui étonnait le roi.

Car il lui était bien démontré qu’aucun courant sympathique n’avait pu entraîner son cœur, puisque cet aveu n’était pas de l’amour, puisque cet aveu n’était qu’une insulte faite à l’homme et au roi, puisque enfin c’était, et le mot surtout brûlait comme un fer rouge, puisque enfin c’était une mystification.

Ainsi cette petite fille à laquelle, à la rigueur, on pouvait tout refuser, beauté, naissance, esprit, ainsi cette petite fille, choisie par Madame elle-même en raison de son humilité, avait non seulement provoqué le roi, mais encore dédaigné le roi, c’est-à-dire un homme qui, comme un sultan d’Asie, n’avait qu’à chercher des yeux, qu’à étendre la main, qu’à laisser tomber le mouchoir.

Et, depuis la veille, il avait été préoccupé de cette petite fille au point de ne penser qu’à elle, de ne rêver que d’elle ; depuis la veille, son imagination s’était amusée à parer son image de tous les charmes qu’elle n’avait point ; il avait enfin, lui que tant d’affaires réclamaient, que tant de femmes appelaient, il avait, depuis la veille, consacré toutes les minutes de sa vie, tous les battements de son cœur, à cette unique rêverie.

En vérité, c’était trop ou trop peu.

Et l’indignation du roi lui faisant oublier toutes choses, et entre autres que de Saint-Aignan était là, l’indignation du roi s’exhalait dans les plus violentes imprécations.

Il est vrai que Saint-Aignan était tapi dans un coin, et de ce coin regardait passer la tempête.

Son désappointement à lui paraissait misérable à côté de la colère royale.

Il comparait à son petit amour-propre l’immense orgueil de ce roi offensé, et, connaissant le cœur des rois en général et celui des puissants en particulier, il se demandait si bientôt ce poids de fureur, suspendu jusque-là sur le vide, ne finirait point par tomber sur lui, par cela même que d’autres étaient coupables et lui innocent.

En effet, tout à coup le roi s’arrêta dans sa marche immodérée, et, fixant sur de Saint-Aignan un regard courroucé.

– Et toi, de Saint-Aignan ? s’écria-t-il.

De Saint-Aignan fit un mouvement qui signifiait :

– Eh bien ! Sire ?

– Oui, tu as été aussi sot que moi, n’est-ce pas ?

– Sire, balbutia de Saint-Aignan.

– Tu t’es laissé prendre à cette grossière plaisanterie.

– Sire, dit de Saint-Aignan, dont le frisson commençait à secouer les membres, que Votre Majesté ne se mette point en colère : les femmes, elle le sait, sont des créatures imparfaites créées pour le mal ; donc, leur demander le bien c’est exiger d’elles la chose impossible.

Le roi, qui avait un profond respect de lui-même, et qui commençait à prendre sur ses passions cette puissance qu’il conserva sur elles toute sa vie, le roi sentit qu’il se déconsidérait à montrer tant d’ardeur pour un si mince objet.

– Non, dit-il vivement, non, tu te trompes, Saint-Aignan, je ne me mets pas en colère ; j’admire seulement que nous ayons été joués avec tant d’adresse et d’audace par ces deux petites filles. J’admire surtout que, pouvant nous instruire, nous ayons fait la folie de nous en rapporter à notre propre cœur.

– Oh ! le cœur, Sire, le cœur, c’est un organe qu’il faut absolument réduire à ses fonctions physiques, mais qu’il faut destituer de toutes fonctions morales. J’avoue, quant à moi, que, lorsque j’ai vu le cœur de Votre Majesté si fort préoccupé de cette petite…

– Préoccupé, moi ? mon cœur préoccupé ? Mon esprit, peut-être ; mais quant à mon cœur… il était…

Louis s’aperçut, cette fois encore, que pour couvrir un vide, il en allait découvrir un autre.

– Au reste, ajouta-t-il, je n’ai rien à reprocher à cette enfant. Je savais qu’elle en aimait un autre.

– Le vicomte de Bragelonne, oui. J’en avais prévenu Votre Majesté.

– Sans doute. Mais tu n’étais pas le premier. Le comte de La Fère m’avait demandé la main de Mlle de La Vallière pour son fils. Eh bien ! à son retour d’Angleterre, je les marierai puisqu’ils s’aiment.

– En vérité, je reconnais là toute la générosité du roi.

– Tiens, Saint-Aignan, crois-moi, ne nous occupons plus de ces sortes de choses, dit Louis.

– Oui, digérons l’affront, Sire, dit le courtisan résigné.

– Au reste, ce sera chose facile, fit le roi en modulant un soupir.

– Et pour commencer, moi… dit Saint-Aignan.

– Eh bien ?

– Eh bien ! je vais faire quelque bonne épigramme sur le trio. J’appellerai cela : Naïade et Dryade ; cela fera plaisir à Madame.

– Fais, Saint-Aignan, fais, murmura le roi. Tu me liras tes vers, cela me distraira. Ah ! n’importe, n’importe, Saint-Aignan, ajouta le roi comme un homme qui respire avec peine, le coup demande une force surhumaine pour être dignement soutenu.

Et, comme le roi achevait ainsi en se donnant les airs de la plus angélique patience, un des valets de service vint gratter à la porte de la chambre.

De Saint-Aignan s’écarta par respect.

– Entrez, fit le roi.

Le valet entrebâilla la porte.

– Que veut-on ? demanda Louis.

Le valet montra une lettre pliée en forme de triangle.

– Pour Sa Majesté, dit-il.

– De quelle part ?

– Je l’ignore ; il a été remis par un des officiers de service.

Le roi fit signe, le valet apporta le billet.

Le roi s’approcha des bougies, ouvrit le billet, lut la signature et laissa échapper un cri.

Saint-Aignan était assez respectueux pour ne pas regarder ; mais, sans regarder, il voyait et entendait.

Il accourut.

Le roi, d’un geste, congédia le valet.

– Oh ! mon Dieu ! fit le roi en lisant.

– Votre Majesté se trouve-t-elle indisposée ? demanda Saint-Aignan les bras étendus.

– Non, non, Saint-Aignan ; lis !

Et il lui passa le billet.

Les yeux de Saint-Aignan se portèrent à la signature.

– La Vallière ! s’écria-t-il. Oh ! Sire !

– Lis ! lis !

Et Saint-Aignan lut :

« Sire, pardonnez-moi mon importunité, pardonnez-moi surtout le défaut de formalités qui accompagne cette lettre ; un billet me semble plus pressé et plus pressant qu’une dépêche ; je me permets donc d’adresser un billet à Votre Majesté.

Je rentre chez moi brisée de douleur et de fatigue, Sire, et j’implore de Votre Majesté la faveur d’une audience dans laquelle je pourrai dire la vérité à mon roi.

Signé : Louise de La Vallière. »

– Eh bien ? demanda le roi en reprenant la lettre des mains de Saint Aignan tout étourdi de ce qu’il venait de lire.

– Eh bien ? répéta Saint-Aignan.

– Que penses-tu de cela ?

– Je ne sais trop.

– Mais enfin ?

– Sire, la petite aura entendu gronder la foudre, et elle aura eu peur.

– Peur de quoi ? demanda noblement Louis.

– Dame ! que voulez-vous, Sire ! Votre Majesté a mille raisons d’en vouloir à l’auteur ou aux auteurs d’une si méchante plaisanterie, et la mémoire de Votre Majesté, ouverte dans le mauvais sens, est une éternelle menace pour l’imprudente.

– Saint-Aignan, je ne vois pas comme vous.

– Le roi doit voir mieux que moi.

– Eh bien ! je vois dans ces lignes : de la douleur, de la contrainte, et maintenant surtout que je me rappelle certaines particularités de la scène qui s’est passée ce soir chez Madame… Enfin…

Le roi s’arrêta sur ce sens suspendu.

– Enfin, reprit Saint-Aignan, Votre Majesté va donner audience, voilà ce qu’il y a de plus clair dans tout cela.

– Je ferai mieux, Saint-Aignan.

– Que ferez-vous, Sire ?

– Prends ton manteau.

– Mais, Sire…

– Tu sais où est la chambre des filles de Madame ?

– Certes.

– Tu sais un moyen d’y pénétrer ?

– Oh ! quant à cela, non.

– Mais enfin tu dois connaître quelqu’un par là ?

– En vérité, Votre Majesté est la source de toute bonne idée.

– Tu connais quelqu’un ?

– Oui.

– Qui connais-tu ? Voyons.

– Je connais certain garçon qui est au mieux avec certaine fille.

– D’honneur ?

– Oui, d’honneur, Sire.

– Avec Tonnay-Charente ? demanda Louis en riant.

– Non, malheureusement ; avec Montalais.

– Il s’appelle ?

– Malicorne.

– Bon ! Et tu peux compter sur lui ?

– Je le crois, Sire. Il doit bien avoir quelque clef… Et s’il en a une, comme je lui ai rendu service… il m’en fera part.

– C’est au mieux. Partons !

– Je suis aux ordres de Votre Majesté.

Le roi jeta son propre manteau sur les épaules de Saint-Aignan et lui demanda le sien. Puis tous deux gagnèrent le vestibule.

Chapitre CXXXIII – Ce que n’avaient prévu ni naïade ni dryade §

De Saint-Aignan s’arrêta au pied de l’escalier qui conduisait aux entresols chez les filles d’honneur, au premier chez Madame. De là, par un valet qui passait, il fit prévenir Malicorne, qui était encore chez Monsieur.

Au bout de dix minutes, Malicorne arriva le nez au vent et flairant dans l’ombre.

Le roi se recula, gagnant la partie la plus obscure du vestibule.

Au contraire, de Saint-Aignan s’avança.

Mais, aux premiers mots par lesquels il formula son désir, Malicorne recula tout net.

– Oh ! oh ! dit-il, vous me demandez à être introduit dans les chambres des filles d’honneur ?

– Oui.

– Vous comprenez que je ne puis faire une pareille chose sans savoir dans quel but vous la désirez.

– Malheureusement, cher monsieur Malicorne, il m’est impossible de donner aucune explication ; il faut donc que vous vous fiiez à moi comme un ami qui vous a tiré d’embarras hier et qui vous prie de l’en tirer aujourd’hui.

– Mais moi, monsieur, je vous disais ce que je voulais ; ce que je voulais, c’était ne point coucher à la belle étoile, et tout honnête homme peut avouer un pareil désir ; tandis que vous, vous n’avouez rien.

– Croyez, mon cher monsieur Malicorne, insista de Saint-Aignan, que, s’il m’était permis de m’expliquer, je m’expliquerais.

– Alors, mon cher monsieur, impossible que je vous permette d’entrer chez Mlle de Montalais.

– Pourquoi ?

– Vous le savez mieux que personne, puisque vous m’avez pris sur un mur, faisant la cour à Mlle de Montalais ; or, ce serait complaisant à moi, vous en conviendrez, lui faisant la cour, de vous ouvrir la porte de sa chambre.

– Eh ! qui vous dit que ce soit pour elle que je vous demande la clef ?

– Pour qui donc alors ?

– Elle ne loge pas seule, ce me semble ?

– Non, sans doute.

– Elle loge avec Mlle de La Vallière ?

– Oui, mais vous n’avez pas plus affaire réellement à Mlle de La Vallière qu’à Mlle de Montalais, et il n’y a que deux hommes à qui je donnerais cette clef : c’est à M. de Bragelonne, s’il me priait de la lui donner ; c’est au roi, s’il me l’ordonnait.

– Eh bien ! donnez-moi donc cette clef, monsieur, je vous l’ordonne, dit le roi en s’avançant hors de l’obscurité et en entrouvrant son manteau. Mlle de Montalais descendra près de vous, tandis que nous monterons près de Mlle de La Vallière : c’est, en effet, à elle seule que nous avons affaire.

– Le roi ! s’écria Malicorne en se courbant jusqu’aux genoux du roi.

– Oui, le roi, dit Louis en souriant, le roi qui vous sait aussi bon gré de votre résistance que de votre capitulation. Relevez-vous, monsieur ; rendez nous le service que nous vous demandons.

– Sire, à vos ordres, dit Malicorne en montant l’escalier.

– Faites descendre Mlle de Montalais, dit le roi, et ne lui sonnez mot de ma visite.

Malicorne s’inclina en signe d’obéissance et continua de monter.

Mais le roi, par une vive réflexion, le suivit, et cela avec une rapidité si grande, que, quoique Malicorne eût déjà la moitié des escaliers d’avance, il arriva en même temps que lui à la chambre.

Il vit alors, par la porte demeurée entrouverte derrière Malicorne, La Vallière toute renversée dans un fauteuil, et à l’autre coin Montalais, qui peignait ses cheveux, en robe de chambre, debout devant une grande glace et tout en parlementant avec Malicorne.

Le roi ouvrit brusquement la porte et entra.

Montalais poussa un cri au bruit que fit la porte, et, reconnaissant le roi, elle s’esquiva.

À cette vue, La Vallière, de son côté, se redressa comme une morte galvanisée et retomba sur son fauteuil.

Le roi s’avança lentement vers elle.

– Vous voulez une audience, mademoiselle, lui dit-il avec froideur, me voici prêt à vous entendre. Parlez.

De Saint-Aignan, fidèle à son rôle de sourd, d’aveugle et de muet, de Saint-Aignan s’était placé, lui, dans une encoignure de porte, sur un escabeau que le hasard lui avait procuré tout exprès.

Abrité sous la tapisserie qui servait de portière, adossé à la muraille même, il écouta ainsi sans être vu, se résignant au rôle de bon chien de garde qui attend et qui veille sans jamais gêner le maître. La Vallière, frappée de terreur à l’aspect du roi irrité, se leva une seconde fois, et, demeurant dans une posture humble et suppliante :

– Sire, balbutia-t-elle, pardonnez-moi.

– Eh ! mademoiselle, que voulez-vous que je vous pardonne ? demanda Louis XIV.

– Sire, j’ai commis une grande faute, plus qu’une grande faute, un grand crime.

– Vous ?

– Sire, j’ai offensé Votre Majesté.

– Pas le moins du monde, répondit Louis XIV.

– Sire, je vous en supplie, ne gardez point vis-à-vis de moi cette terrible gravité qui décèle la colère bien légitime du roi. Je sens que je vous ai offensé, Sire ; mais j’ai besoin de vous expliquer comment je ne vous ai point offensé de mon plein gré.

– Et d’abord, mademoiselle, dit le roi, en quoi m’auriez-vous offensé ? Je ne le vois pas. Est-ce par une plaisanterie de jeune fille, plaisanterie fort innocente ? Vous vous êtes raillée d’un jeune homme crédule : c’est bien naturel ; toute autre femme à votre place eût fait ce que vous avez fait.

– Oh ! Votre Majesté m’écrase avec ces paroles.

– Et pourquoi donc ?

– Parce que, si la plaisanterie fût venue de moi, elle n’eût pas été innocente.

– Enfin, mademoiselle, reprit le roi, est-ce là tout ce que vous aviez à me dire en me demandant une audience ?

Et le roi fit presque un pas en arrière.

Alors La Vallière, avec une voix brève et entrecoupée, avec des yeux desséchés par le feu des larmes, fit à son tour un pas vers le roi.

– Votre Majesté a tout entendu ? dit-elle.

– Tout, quoi ?

– Tout ce qui a été dit par moi au chêne royal ?

– Je n’en ai pas perdu une seule parole, mademoiselle.

– Et Votre Majesté, lorsqu’elle m’eut entendue, a pu croire que j’avais abusé de sa crédulité.

– Oui, crédulité, c’est bien cela, vous avez dit le mot.

– Et Votre Majesté n’a pas soupçonné qu’une pauvre fille comme moi peut être forcée quelquefois de subir la volonté d’autrui ?

– Pardon, mais je ne comprendrai jamais que celle dont la volonté semblait s’exprimer si librement sous le chêne royal se laissât influencer à ce point par la volonté d’autrui.

– Oh ! mais la menace, Sire !

– La menace !… Qui vous menaçait ? qui osait vous menacer ?

– Ceux qui ont le droit de le faire, Sire.

– Je ne reconnais à personne le droit de menace dans mon royaume.

– Pardonnez-moi, Sire, il y a près de Votre Majesté même des personnes assez haut placées pour avoir ou pour se croire le droit de perdre une jeune fille sans avenir, sans fortune, et n’ayant que sa réputation.

– Et comment la perdre ?

– En lui faisant perdre cette réputation par une honteuse expulsion.

– Oh ! mademoiselle, dit le roi avec une amertume profonde, j’aime fort les gens qui se disculpent sans incriminer les autres.

– Sire !

– Oui, et il m’est pénible, je l’avoue, de voir qu’une justification facile, comme pourrait l’être la vôtre, se vienne compliquer devant moi d’un tissu de reproches et d’imputations.

– Auxquelles vous n’ajoutez pas foi alors ? s’écria La Vallière.

Le roi garda le silence.

– Oh ! dites-le donc ! répéta La Vallière avec véhémence.

– Je regrette de vous l’avouer, répéta le roi en s’inclinant avec froideur.

– La jeune fille poussa une profonde exclamation, et, frappant ses mains l’une dans l’autre :

– Ainsi vous ne me croyez pas ? dit-elle.

Le roi ne répondit rien.

Les traits de La Vallière s’altérèrent à ce silence.

– Ainsi vous supposez que moi, moi ! dit-elle, j’ai ourdi ce ridicule, cet infâme complot de me jouer aussi imprudemment de Votre Majesté ?

– Eh ! mon Dieu ! ce n’est ni ridicule ni infâme, dit le roi ; ce n’est pas même un complot : c’est une raillerie plus ou moins plaisante, voilà tout.

– Oh ! murmura la jeune fille désespérée, le roi ne me croit pas, le roi ne veut pas me croire.

– Mais non, je ne veux pas vous croire.

– Mon Dieu ! mon Dieu !

– Écoutez : quoi de plus naturel, en effet ? Le roi me suit, m’écoute, me guette ; le roi veut peut-être s’amuser à mes dépens, amusons-nous aux siens, et, comme le roi est un homme de cœur, prenons-le par le cœur.

La Vallière cacha sa tête dans ses mains en étouffant un sanglot. Le roi continua impitoyablement ; il se vengeait sur la pauvre victime de tout ce qu’il avait souffert.

– Supposons donc cette fable que je l’aime et que je l’aie distingué. Le roi est si naïf et si orgueilleux à la fois, qu’il me croira, et alors nous irons raconter cette naïveté du roi, et nous rirons.

– Oh ! s’écria La Vallière, penser cela, penser cela, c’est affreux !

– Et, poursuivit le roi, ce n’est pas tout : si ce prince orgueilleux vient à prendre au sérieux la plaisanterie, s’il a l’imprudence d’en témoigner publiquement quelque chose comme de la joie, eh bien ! devant toute la cour, le roi sera humilié ; or, ce sera, un jour, un récit charmant à faire à mon amant, une part de dot à apporter à mon mari, que cette aventure d’un roi joué par une malicieuse jeune fille.

– Sire ! s’écria La Vallière égarée, délirante, pas un mot de plus, je vous en supplie ; vous ne voyez donc pas que vous me tuez ?

– Oh ! raillerie, murmura le roi, qui commençait cependant à s’émouvoir.

La Vallière tomba à genoux, et cela si rudement, que ses genoux résonnèrent sur le parquet.

Puis, joignant les mains :

– Sire, dit-elle, je préfère la honte à la trahison.

– Que faites-vous ? demanda le roi, mais sans faire un mouvement pour relever la jeune fille.

– Sire, quand je vous aurai sacrifié mon honneur et ma raison, vous croirez peut-être à ma loyauté. Le récit qui vous a été fait chez Madame et par Madame est un mensonge ; ce que j’ai dit sous le grand chêne…

– Eh bien ?

– Cela seulement, c’était la vérité.

– Mademoiselle ! s’écria le roi.

– Sire, s’écria La Vallière entraînée par la violence de ses sensations, Sire, dussé-je mourir de honte à cette place où sont enracinés mes deux genoux, je vous le répéterai jusqu’à ce que la voix me manque : j’ai dit que je vous aimais… eh bien ! je vous aime !

– Vous ?

– Je vous aime, Sire, depuis le jour où je vous ai vu, depuis qu’à Blois, où je languissais, votre regard royal est tombé sur moi, lumineux et vivifiant ; je vous aime ! Sire. C’est un crime de lèse-majesté, je le sais, qu’une pauvre fille comme moi aime son roi et le lui dise. Punissez-moi de cette audace, méprisez-moi pour cette imprudence ; mais ne dites jamais, mais ne croyez jamais que je vous ai raillé, que je vous ai trahi. Je suis d’un sang fidèle à la royauté, Sire ; et j’aime… j’aime mon roi !… Oh ! je me meurs !

Et tout à coup, épuisée de force, de voix, d’haleine, elle tomba pliée en deux, pareille à cette fleur dont parle Virgile et qu’a touchée la faux du moissonneur.

Le roi, à ces mots, à cette véhémente supplique, n’avait gardé ni rancune, ni doute ; son cœur tout entier s’était ouvert au souffle ardent de cet amour qui parlait un si noble et si courageux langage.

Aussi, lorsqu’il entendit l’aveu passionné de cet amour, il faiblit, et voila son visage dans ses deux mains.

Mais, lorsqu’il sentit les mains de La Vallière cramponnées à ses mains, lorsque la tiède pression de l’amoureuse jeune fille eut gagné ses artères, il s’embrasa à son tour, et, saisissant La Vallière à bras-le-corps, il la releva et la serra contre son cœur.

Mais elle, mourante, laissant aller sa tête vacillante sur ses épaules, ne vivait plus.

Alors le roi, effrayé, appela de Saint-Aignan.

De Saint-Aignan, qui avait poussé la discrétion jusqu’à rester immobile dans son coin en feignant d’essuyer une larme, accourut à cet appel du roi.

Alors il aida Louis à faire asseoir la jeune fille sur un fauteuil, lui frappa dans les mains, lui répandit de l’eau de la reine de Hongrie en lui répétant :

– Mademoiselle, allons, mademoiselle, c’est fini, le roi vous croit, le roi vous pardonne. Eh ! là, là ! prenez garde, vous allez émouvoir trop violemment le roi, mademoiselle ; Sa Majesté est sensible, Sa Majesté a un cœur. Ah ! diable ! mademoiselle, faites-y attention, le roi est fort pâle.

En effet, le roi pâlissait visiblement.

Quant à La Vallière, elle ne bougeait pas.

– Mademoiselle ! mademoiselle ! en vérité, continuait de Saint-Aignan, revenez à vous, je vous en prie, je vous en supplie, il est temps ; songez à une chose, c’est que si le roi se trouvait mal, je serais obligé d’appeler son médecin. Ah ! quelle extrémité, mon Dieu ! Mademoiselle, chère mademoiselle, revenez à vous, faites un effort, vite, vite !

Il était difficile de déployer plus d’éloquence persuasive que ne le faisait Saint-Aignan ; mais quelque chose de plus énergique et de plus actif encore que cette éloquence réveilla La Vallière.

Le roi s’était agenouillé devant elle, et lui imprimait dans la paume de la main ces baisers brûlants qui sont aux mains ce que le baiser des lèvres est au visage. Elle revint enfin à elle, rouvrit languissamment les yeux, et, avec un mourant regard :

– Oh ! Sire, murmura-t-elle, Votre Majesté m’a donc pardonné ?

Le roi ne répondit pas… il était encore trop ému.

De Saint-Aignan crut devoir s’éloigner de nouveau… Il avait deviné la flamme qui jaillissait des yeux de Sa Majesté.

La Vallière se leva.

– Et maintenant, Sire, dit-elle avec courage, maintenant que je me suis justifiée, je l’espère du moins, aux yeux de Votre Majesté, accordez-moi de me retirer dans un couvent. J’y bénirai mon roi toute ma vie, et j’y mourrai en aimant Dieu, qui m’a fait un jour de bonheur.

– Non, non, répondit le roi, non, vous vivrez ici en bénissant Dieu, au contraire, mais en aimant Louis, qui vous fera toute une existence de félicité, Louis qui vous aime, Louis qui vous le jure !

– Oh ! Sire, Sire !…

Et sur ce doute de La Vallière, les baisers du roi devinrent si brûlants, que de Saint-Aignan crut qu’il était de son devoir de passer de l’autre côté de la tapisserie.

Mais ces baisers, qu’elle n’avait pas eu la force de repousser d’abord, commencèrent à brûler la jeune fille.

– Oh ! Sire, s’écria-t-elle alors, ne me faites pas repentir d’avoir été si loyale, car ce serait me prouver que Votre Majesté me méprise encore.

– Mademoiselle, dit soudain le roi en se reculant plein de respect, je n’aime et n’honore rien au monde plus que vous, et rien à ma cour ne sera, j’en jure Dieu, aussi estimé que vous ne le serez désormais ; je vous demande donc pardon de mon emportement, mademoiselle, il venait d’un excès d’amour ; mais je puis vous prouver que j’aimerai encore davantage, en vous respectant autant que vous pourrez le désirer.

Puis, s’inclinant devant elle et lui prenant la main :

– Mademoiselle, lui dit-il, voulez-vous me faire cet honneur d’agréer le baiser que je dépose sur votre main ?

Et la lèvre du roi se posa respectueuse et légère sur la main frissonnante de la jeune fille.

– Désormais, ajouta Louis en se relevant et en couvrant La Vallière de son regard, désormais vous êtes sous ma protection. Ne parlez à personne du mal que je vous ai fait, pardonnez aux autres celui qu’ils ont pu vous faire. À l’avenir, vous serez tellement au-dessus de ceux-là, que, loin de vous inspirer de la crainte, ils ne vous feront plus même pitié.

Et il salua religieusement comme au sortir d’un temple.

Puis, appelant de Saint-Aignan, qui s’approcha tout humble :

– Comte, dit-il, j’espère que Mademoiselle voudra bien vous accorder un peu de son amitié en retour de celle que je lui ai vouée à jamais.

De Saint-Aignan fléchit le genou devant La Vallière.

– Quelle joie pour moi, murmura-t-il, si Mademoiselle me fait un pareil honneur !

– Je vais vous renvoyer votre compagne, dit le roi. Adieu, mademoiselle, ou plutôt au revoir : faites-moi la grâce de ne pas m’oublier dans votre prière.

– Oh ! Sire, dit La Vallière, soyez tranquille : vous êtes avec Dieu dans mon cœur.

Ce dernier mot enivra le roi, qui, tout joyeux, entraîna de Saint-Aignan par les degrés.

Madame n’avait pas prévu ce dénouement-là : ni naïade ni dryade n’en avaient parlé.

Chapitre CXXXIV – Le nouveau général des jésuites §

Tandis que La Vallière et le roi confondaient dans leur premier aveu tous les chagrins du passé, tout le bonheur du présent, toutes les espérances de l’avenir, Fouquet, rentré chez lui, c’est-à-dire dans l’appartement qui lui avait été départi au château, Fouquet s’entretenait avec Aramis, justement de tout ce que le roi négligeait en ce moment.

– Vous me direz, commença Fouquet, lorsqu’il eut installé son hôte dans un fauteuil et pris place lui-même à ses côtés, vous me direz, monsieur d’Herblay, où nous en sommes maintenant de l’affaire de Belle-Île, et si vous en avez reçu quelques nouvelles.

– Monsieur le surintendant, répondit Aramis, tout va de ce côté comme nous le désirons ; les dépenses ont été soldées, rien n’a transpiré de nos desseins.

– Mais les garnisons que le roi voulait y mettre ?

– J’ai reçu ce matin la nouvelle qu’elles y étaient arrivées depuis quinze jours.

– Et on les a traitées ?

– À merveille.

– Mais l’ancienne garnison, qu’est-elle devenue ?

– Elle a repris terre à Sarzeau, et on l’a immédiatement dirigée sur Quimper.

– Et les nouveaux garnisaires ?

– Sont à nous à cette heure.

– Vous êtes sûr de ce que vous dites, mon cher monsieur de Vannes ?

– Sûr, et vous allez voir, d’ailleurs, comment les choses se sont passées.

– Mais de toutes les garnisons, vous savez cela, Belle-Île est justement la plus mauvaise.

– Je sais cela et j’agis en conséquence ; pas d’espace, pas de communications, pas de femmes, pas de jeu ; or, aujourd’hui, c’est grande pitié, ajouta Aramis avec un de ces sourires qui n’appartenaient qu’à lui, de voir combien les jeunes gens cherchent à se divertir, et combien, en conséquence, ils inclinent vers celui qui paie les divertissements.

– Mais s’ils s’amusent à Belle-Île ?

– S’ils s’amusent de par le roi, ils aimeront le roi ; mais s’ils s’ennuient de par le roi et s’amusent de par M. Fouquet, ils aimeront M. Fouquet.

– Et vous avez prévenu mon intendant, afin qu’aussitôt leur arrivée…

– Non pas : on les a laissés huit jours s’ennuyer tout à leur aise ; mais, au bout de huit jours, ils ont réclamé, disant que les derniers officiers s’amusaient plus qu’eux. On leur a répondu alors que les anciens officiers avaient su se faire un ami de M. Fouquet, et que M. Fouquet, les connaissant pour des amis, leur avait dès lors voulu assez de bien pour qu’ils ne s’ennuyassent point sur ses terres. Alors ils ont réfléchi. Mais aussitôt l’intendant a ajouté que, sans préjuger les ordres de M. Fouquet, il connaissait assez son maître pour savoir que tout gentilhomme au service du roi l’intéressait, et qu’il ferait, bien qu’il ne connût pas les nouveaux venus, autant pour eux qu’il avait fait pour les autres.

– À merveille ! Et, là-dessus, les effets ont suivi les promesses, j’espère ? Je désire, vous le savez, qu’on ne promette jamais en mon nom sans tenir.

– Là-dessus, on a mis à la disposition des officiers nos deux corsaires et vos chevaux ; on leur a donné les clefs de la maison principale ; en sorte qu’ils y font des parties de chasse et des promenades avec ce qu’ils trouvent de dames à Belle-Île, et ce qu’ils ont pu en recruter ne craignant pas le mal de mer dans les environs.

– Et il y en a bon nombre à Sarzeau et à Vannes, n’est-ce pas, Votre Grandeur ?

– Oh ! sur toute la côte, répondit tranquillement Aramis.

– Maintenant, pour les soldats ?

– Tout est relatif, vous comprenez ; pour les soldats, du vin, des vivres excellents et une haute paie.

– Très bien ; en sorte ?…

– En sorte que nous pouvons compter sur cette garnison, qui est déjà meilleure que l’autre.

– Bien.

– Il en résulte que, si Dieu consent à ce que l’on nous renouvelle ainsi les garnisaires seulement tous les deux mois, au bout de trois ans l’armée y aura passé, si bien qu’au lieu d’avoir un régiment pour nous, nous aurons cinquante mille hommes.

– Oui, je savais bien, dit Fouquet, que nul autant que vous, monsieur d’Herblay, n’était un ami précieux, impayable ; mais dans tout cela, ajouta – t-il en riant, nous oublions notre ami du Vallon : que devient-il ? Pendant ces trois jours que j’ai passés à Saint-Mandé, j’ai tout oublié, je l’avoue.

– Oh ! je ne l’oublie pas, moi, reprit Aramis. Porthos est à Saint-Mandé, graissé sur toutes les articulations, choyé en nourriture, soigné en vins ; je lui ai fait donner la promenade du petit parc, promenade que vous vous êtes réservée pour vous seul ; il en use. Il recommence à marcher ; il exerce sa force en courbant de jeunes ormes ou en faisant éclater de vieux chênes, comme faisait Milon de Crotone, et comme il n’y a pas de lions dans le parc, il est probable que nous le retrouverons entier. C’est un brave que notre Porthos.

– Oui ; mais, en attendant, il va s’ennuyer.

– Oh ! jamais.

– Il va questionner ?

– Il ne voit personne.

– Mais, enfin, il attend ou espère quelque chose ?

– Je lui ai donné un espoir que nous réaliserons quelque matin, et il vit là dessus.

– Lequel ?

– Celui d’être présenté au roi.

– Oh ! oh ! en quelle qualité ?

– D’ingénieur de Belle-Île, pardieu !

– Est-ce possible ?

– C’est vrai.

– Certainement ; maintenant ne serait-il point nécessaire qu’il retournât à Belle-Île ?

– Indispensable ; je songe même à l’y envoyer le plus tôt possible. Porthos a beaucoup de représentation ; c’est un homme dont d’Artagnan, Athos et moi connaissons seuls le faible. Porthos ne se livre jamais ; il est plein de dignité ; devant les officiers, il fera l’effet d’un paladin du temps des croisades. Il grisera l’état-major sans se griser, et sera pour tout le monde un objet d’admiration et de sympathie ; puis, s’il arrivait que nous eussions un ordre à faire exécuter, Porthos est une consigne vivante, et il faudra toujours en passer par où il voudra.

– Donc, renvoyez-le.

– Aussi est-ce mon dessein, mais dans quelques jours seulement, car il faut que je vous dise une chose.

– Laquelle ?

– C’est que je me défie de d’Artagnan. Il n’est pas à Fontainebleau comme vous l’avez pu remarquer, et d’Artagnan n’est jamais absent ou oisif impunément. Aussi maintenant que mes affaires sont faites, je vais tâcher de savoir quelles sont les affaires que fait d’Artagnan.

– Vos affaires sont faites, dites-vous ?

– Oui.

– Vous êtes bien heureux, en ce cas, et j’en voudrais pouvoir dire autant.

– J’espère que vous ne vous inquiétez plus ?

– Hum !

– Le roi vous reçoit à merveille.

– Oui.

– Et Colbert vous laisse en repos ?

– À peu près.

– En ce cas, dit Aramis avec cette suite d’idées qui faisait sa force, en ce cas, nous pouvons donc songer à ce que je vous disais hier à propos de la petite ?

– Quelle petite ?

– Vous avez déjà oublié ?

– Oui.

– À propos de La Vallière ?

– Ah ! c’est juste.

– Vous répugne-t-il donc de gagner cette fille ?

– Sur un seul point.

– Lequel ?

– C’est que le cœur est intéressé autre part, et que je ne ressens absolument rien pour cette enfant.

– Oh ! oh ! dit Aramis ; occupé par le cœur, avez-vous dit ?

– Oui.

– Diable ! il faut prendre garde à cela.

– Pourquoi ?

– Parce qu’il serait terrible d’être occupé par le cœur quand, ainsi que vous, on a tant besoin de sa tête.

– Vous avez raison. Aussi, vous le voyez, à votre premier appel j’ai tout quitté. Mais revenons à la petite. Quelle utilité voyez-vous à ce que je m’occupe d’elle ?

– Le voici. Le roi, dit-on, a un caprice pour cette petite, à ce que l’on croit du moins.

– Et vous qui savez tout, vous savez autre chose ?

– Je sais que le roi a changé bien rapidement ; qu’avant-hier le roi était tout feu pour Madame ; qu’il y a déjà quelques jours, Monsieur s’est plaint de ce feu à la reine mère ; qu’il y a eu des brouilles conjugales, des gronderies maternelles.

– Comment savez-vous tout cela ?

– Je le sais, enfin.

– Eh bien ?

– Eh bien ! à la suite de ces brouilles et de ces gronderies, le roi n’a plus adressé la parole, n’a plus fait attention à Son Altesse Royale.

– Après ?

– Après, il s’est occupé de Mlle de La Vallière. Mlle de La Vallière est fille d’honneur de Madame. Savez-vous ce qu’en amour on appelle un chaperon ?

– Sans doute.

– Eh bien ! Mlle de La Vallière est le chaperon de Madame. Profitez de cette position. Vous n’avez pas besoin de cela. Mais enfin, l’amour-propre blessé rendra la conquête plus facile ; la petite aura le secret du roi et de Madame. Vous ne savez pas ce qu’un homme intelligent fait avec un secret.

– Mais comment arriver à elle ?

– Vous me demandez cela ? fit Aramis.

– Sans doute, je n’aurai pas le temps de m’occuper d’elle.

– Elle est pauvre, elle est humble, vous lui créerez une position : soit qu’elle subjugue le roi comme maîtresse, soit qu’elle ne se rapproche de lui que comme confidente, vous aurez fait une nouvelle adepte.

– C’est bien, dit Fouquet. Que ferons-nous à l’égard de cette petite ?

– Quand vous avez désiré une femme, qu’avez-vous fait, monsieur le surintendant ?

– Je lui ai écrit. J’ai fait mes protestations d’amour. J’y ai ajouté mes offres de service, et j’ai signé Fouquet.

– Et nulle n’a résisté ?

– Une seule, dit Fouquet. Mais il y a quatre jours qu’elle a cédé comme les autres.

– Voulez-vous prendre la peine d’écrire ? dit Aramis à Fouquet en lui présentant une plume.

Fouquet la prit.

– Dictez, dit-il. J’ai tellement la tête occupée ailleurs, que je ne saurais trouver deux lignes.

– Soit, fit Aramis. Écrivez.

Et il dicta :

« Mademoiselle, je vous ai vue, et vous ne serez point étonnée que je vous aie trouvée belle.

Mais vous ne pouvez, faute d’une position digne de vous, que végéter à la Cour.

L’amour d’un honnête homme, au cas où vous auriez quelque ambition, pourrait servir d’auxiliaire à votre esprit et à vos charmes.

Je mets mon amour à vos pieds ; mais, comme un amour, si humble et si discret qu’il soit, peut compromettre l’objet de son culte, il ne sied pas qu’une personne de votre mérite risque d’être compromise sans résultat sur son avenir.

Si vous daignez répondre à mon amour, mon amour vous prouvera sa reconnaissance en vous faisant à tout jamais libre et indépendante. »

Après avoir écrit, Fouquet regarda Aramis.

– Signez, dit celui-ci.

– Est-ce bien nécessaire ?

– Votre signature au bas de cette lettre vaut un million ; vous oubliez cela, mon cher surintendant.

Fouquet signa.

– Maintenant, par qui enverrez-vous la lettre ? demanda Aramis.

– Mais par un valet excellent.

– Dont vous êtes sûr ?

– C’est mon grison ordinaire.

– Très bien.

– Au reste, nous jouons, de ce côté-là, un jeu qui n’est pas lourd.

– Comment cela ?

– Si ce que vous dites est vrai des complaisances de la petite pour le roi et pour Madame, le roi lui donnera tout l’argent qu’elle peut désirer.

– Le roi a donc de l’argent ? demanda Aramis.

– Dame ! il faut croire, il n’en demande plus.

– Oh ! il en redemandera, soyez tranquille.

– Il y a même plus, j’eusse cru qu’il me parlerait de cette fête de Vaux.

– Eh bien ?

– Il n’en a point parlé.

– Il en parlera.

– Oh ! vous croyez le roi bien cruel, mon cher d’Herblay.

– Pas lui.

– Il est jeune ; donc, il est bon.

– Il est jeune ; donc, il est faible ou passionné ; et M. Colbert tient dans sa vilaine main sa faiblesse ou ses passions.

– Vous voyez bien que vous le craignez.

– Je ne le nie pas.

– Alors, je suis perdu.

– Comment cela ?

– Je n’étais fort auprès du roi que par l’argent.

– Après ?

– Et je suis ruiné.

– Non.

– Comment, non ? Savez-vous mes affaires mieux que moi ?

– Peut-être.

– Et cependant s’il demande cette fête ?

– Vous la donnerez.

– Mais l’argent ?

– En avez-vous jamais manqué ?

– Oh ! si vous saviez à quel prix je me suis procuré le dernier.

– Le prochain ne vous coûtera rien.

– Qui donc me le donnera ?

– Moi.

– Vous me donnerez six millions ?

– Oui.

– Vous, six millions ?

– Dix, s’il le faut.

– En vérité, mon cher d’Herblay, dit Fouquet, votre confiance m’épouvante plus que la colère du roi.

– Bah !

– Qui donc êtes-vous ?

– Vous me connaissez, ce me semble.

– Je me trompe ; alors, que voulez-vous ?

– Je veux sur le trône de France un roi qui soit dévoué à M. Fouquet, et je veux que M. Fouquet me soit dévoué.

– Oh ! s’écria Fouquet en lui serrant la main, quant à vous appartenir, je vous appartiens bien ; mais, croyez-le bien, mon cher d’Herblay, vous vous faites illusion.

– En quoi ?

– Jamais le roi ne me sera dévoué.

– Je ne vous ai pas dit que le roi vous serait dévoué, ce me semble.

– Mais si, au contraire, vous venez de le dire.

– Je n’ai pas dit le roi. J’ai dit un roi.

– N’est-ce pas tout un ?

– Au contraire, c’est fort différent.

– Je ne comprends pas.

– Vous allez comprendre. Supposez que ce roi soit un autre homme que Louis XIV.

– Un autre homme ?

– Oui, qui tienne tout de vous.

– Impossible !

– Même son trône.

– Oh ! vous êtes fou ! Il n’y a pas d’autre homme que le roi Louis XIV qui puisse s’asseoir sur le trône de France, je n’en vois pas, pas un seul.

– J’en vois un, moi.

– À moins que ce ne soit Monsieur, dit Fouquet en regardant Aramis avec inquiétude… Mais Monsieur…

– Ce n’est pas Monsieur.

– Mais comment voulez-vous qu’un prince qui ne soit pas de la race, comment voulez-vous qu’un prince qui n’aura aucun droit…

– Mon roi à moi, ou plutôt votre roi à vous, sera tout ce qu’il faut qu’il soit, soyez tranquille.

– Prenez garde, prenez garde, monsieur d’Herblay, vous me donnez le frisson, vous me donnez le vertige.

Aramis sourit.

– Vous avez le frisson et le vertige à peu de frais, répliqua-t-il.

– Oh ! encore une fois, vous m’épouvantez.

Aramis sourit.

– Vous riez ? demanda Fouquet.

– Et, le jour venu, vous rirez comme moi ; seulement, je dois maintenant être seul à rire.

– Mais expliquez-vous.

– Au jour venu, je m’expliquerai, ne craignez rien. Vous n’êtes pas plus saint Pierre que je ne suis Jésus, et je vous dirai pourtant : « Homme de peu de foi, pourquoi doutez-vous ? »

– Eh ! mon Dieu ! je doute… je doute, parce que je ne vois pas.

– C’est qu’alors vous êtes aveugle : je ne vous traiterai donc plus en saint Pierre, mais en saint Paul, et je vous dirai : « Un jour viendra où tes yeux s’ouvriront. »

– Oh ! dit Fouquet que je voudrais croire !

– Vous ne croyez pas ! vous à qui j’ai fait dix fois traverser l’abîme où seul vous vous fussiez engouffré ; vous ne croyez pas, vous qui de procureur général êtes monté au rang d’intendant, du rang d’intendant au rang de premier ministre, et qui du rang de premier ministre passerez à celui de maire du palais. Mais, non, dit-il avec son éternel sourire… Non, non, vous ne pouvez voir, et, par conséquent vous ne pouvez croire cela.

Et Aramis se leva pour se retirer.

– Un dernier mot, dit Fouquet, vous ne m’avez jamais parlé ainsi, vous ne vous êtes jamais montré si confiant, ou plutôt si téméraire.

– Parce que, pour parler haut, il faut avoir la voix libre.

– Vous l’avez donc ?

– Oui.

– Depuis peu de temps alors ?

– Depuis hier.

– Oh ! monsieur d’Herblay, prenez garde, vous poussez la sécurité jusqu’à l’audace.

– Parce que l’on peut être audacieux quand on est puissant.

– Vous êtes puissant ?

– Je vous ai offert dix millions, je vous les offre encore.

Fouquet se leva troublé à son tour.

– Voyons, dit-il, voyons : vous avez parlé de renverser des rois, de les remplacer par d’autres rois. Dieu me pardonne ! mais voilà, si je ne suis fou, ce que vous avez dit tout à l’heure.

– Vous n’êtes pas fou, et j’ai véritablement dit cela tout à l’heure.

– Et pourquoi l’avez-vous dit ?

– Parce que l’on peut parler ainsi de trônes renversés et de rois créés, quand on est soi-même au-dessus des rois et des trônes… de ce monde.

– Alors vous êtes tout-puissant ? s’écria Fouquet.

– Je vous l’ai dit et je vous le répète, répondit Aramis l’œil brillant et la lèvre frémissante.

Fouquet se rejeta sur son fauteuil et laissa tomber sa tête dans ses mains.

Aramis le regarda un instant comme eût fait l’ange des destinées humaines à l’égard d’un simple mortel.

– Adieu, lui dit-il, dormez tranquille, et envoyez votre lettre à La Vallière. Demain, nous nous reverrons, n’est-ce pas ?

– Oui, demain, dit Fouquet en secouant la tête comme un homme qui revient à lui ; mais où cela nous reverrons-nous ?

– À la promenade du roi, si vous voulez.

– Fort bien.

Et ils se séparèrent.

Chapitre CXXXV – L'orage §

Le lendemain, le jour s’était levé sombre et blafard, et, comme chacun savait la promenade arrêtée dans le programme royal, le regard de chacun, en ouvrant les yeux, se porta sur le ciel.

Au haut des arbres stationnait une vapeur épaisse et ardente qui avait à peine eu la force de s’élever à trente pieds de terre sous les rayons d’un soleil qu’on n’apercevait qu’à travers le voile d’un lourd et épais nuage.

Ce matin-là, pas de rosée. Les gazons étaient restés secs, les fleurs altérées. Les oiseaux chantaient avec plus de réserve qu’à l’ordinaire dans le feuillage immobile comme s’il était mort. Les murmures étranges, confus, pleins de vie, qui semblent naître et exister par le soleil, cette respiration de la nature qui parle incessante au milieu de tous les autres bruits, ne se faisait pas entendre : le silence n’avait jamais été si grand.

Cette tristesse du ciel frappa les yeux du roi lorsqu’il se mit à la fenêtre à son lever.

Mais, comme tous les ordres étaient donnés pour la promenade, comme tous les préparatifs étaient faits, comme, chose bien plus péremptoire, Louis comptait sur cette promenade pour répondre aux promesses de son imagination, et, nous pouvons même déjà le dire, aux besoins de son cœur, le roi décida sans hésitation que l’état du ciel n’avait rien à faire dans tout cela, que la promenade était décidée et que, quelque temps qu’il fît, la promenade aurait lieu.

Au reste, il y a dans certains règnes terrestres privilégiés du ciel des heures où l’on croirait que la volonté du roi terrestre a son influence sur la volonté divine. Auguste avait Virgile pour lui dire : Nocte placet tota redeunt spectacula mane. Louis XIV avait Boileau, qui devait lui dire bien autre chose, et Dieu, qui se devait montrer presque aussi complaisant pour lui que Jupiter l’avait été pour Auguste.

Louis entendit la messe comme à son ordinaire, mais il faut l’avouer, quelque peu distrait de la présence du Créateur par le souvenir de la créature. Il s’occupa durant l’office à calculer plus d’une fois le nombre des minutes, puis des secondes qui le séparaient du bienheureux moment où la promenade allait commencer, c’est-à-dire du moment où Madame se mettrait en chemin avec ses filles d’honneur.

Au reste, il va sans dire que tout le monde au château ignorait l’entrevue qui avait eu lieu la veille entre La Vallière et le roi. Montalais peut-être, avec son bavardage habituel, l’eût répandue ; mais Montalais, dans cette circonstance, était corrigée par Malicorne, lequel lui avait mis aux lèvres le cadenas de l’intérêt commun.

Quant à Louis XIV, il était si heureux, qu’il avait pardonné, ou à peu près, à Madame, sa petite méchanceté de la veille. En effet, il avait plutôt à s’en louer qu’à s’en plaindre. Sans cette méchanceté, il ne recevait pas la lettre de La Vallière ; sans cette lettre, il n’y avait pas d’audience, et sans cette audience il demeurait dans l’indécision. Il entrait donc trop de félicité dans son cœur pour que la rancune pût y tenir, en ce moment du moins.

Donc, au lieu de froncer le sourcil en apercevant sa belle-sœur, Louis se promit de lui montrer encore plus d’amitié et de gracieux accueil que l’ordinaire.

C’était à une condition cependant, à la condition qu’elle serait prête de bonne heure.

Voilà les choses auxquelles Louis pensait durant la messe, et qui, il faut le dire, lui faisaient pendant le saint exercice oublier celles auxquelles il eût dû songer en sa qualité de roi très chrétien et de fils aîné de l’Église.

Cependant Dieu est si bon pour les jeunes cœurs, tout ce qui est amour, même amour coupable, trouve si facilement grâce à ses regards paternels, qu’au sortir de la messe, Louis, en levant ses yeux au ciel, put voir à travers les déchirures d’un nuage un coin de ce tapis d’azur que foule le pied du Seigneur.

Il rentra au château, et, comme la promenade était indiquée pour midi seulement et qu’il n’était que dix heures, il se mit à travailler d’acharnement avec Colbert et Lyonne.

Mais, comme, tout en travaillant, Louis allait de la table à la fenêtre, attendu que cette fenêtre donnait sur le pavillon de Madame, il put voir dans la cour M. Fouquet, dont les courtisans, depuis sa faveur de la veille, faisaient plus de cas que jamais, qui venait, de son côté, d’un air affable et tout à fait heureux, faire sa cour au roi.

Instinctivement, en voyant Fouquet, le roi se retourna vers Colbert.

Colbert souriait et paraissait lui-même plein d’aménité et de jubilation. Ce bonheur lui était venu depuis qu’un de ses secrétaires était entré et lui avait remis un portefeuille que, sans l’ouvrir, Colbert avait introduit dans la vaste poche de son haut-de-chausses.

Mais, comme il y avait toujours quelque chose de sinistre au fond de la joie de Colbert, Louis opta, entre les deux sourires, pour celui de Fouquet.

Il fit signe au surintendant de monter ; puis, se retournant vers Lyonne et Colbert :

– Achevez, dit-il, ce travail, posez-le sur mon bureau, je le lirai à tête reposée.

Et il sortit.

Au signe du roi, Fouquet s’était hâté de monter. Quant à Aramis, qui accompagnait le surintendant, il s’était gravement replié au milieu du groupe de courtisans vulgaires, et s’y était perdu sans même avoir été remarqué par le roi.

Le roi et Fouquet se rencontrèrent en haut de l’escalier.

– Sire, dit Fouquet en voyant le gracieux accueil que lui préparait Louis, Sire, depuis quelques jours Votre Majesté me comble. Ce n’est plus un jeune roi, c’est un jeune dieu qui règne sur la France, le dieu du plaisir du bonheur et de l’amour.

Le roi rougit. Pour être flatteur, le compliment n’en était pas moins un peu direct.

Le roi conduisit Fouquet dans un petit salon qui séparait son cabinet de travail de sa chambre à coucher.

– Savez-vous bien pourquoi je vous appelle ? dit le roi en s’asseyant sur le bord de la croisée, de façon à ne rien perdre de ce qui se passerait dans les parterres sur lesquels donnait la seconde entrée du pavillon de Madame.

– Non, Sire… mais c’est pour quelque chose d’heureux, j’en suis certain, d’après le gracieux sourire de Votre Majesté.

– Ah ! vous préjugez ?

– Non, Sire, je regarde et je vois.

– Alors, vous vous trompez.

– Moi, Sire ?

– Car je vous appelle, au contraire, pour vous faire une querelle.

– À moi, Sire ?

– Oui, et des plus sérieuses.

– En vérité, Votre Majesté m’effraie… et cependant j’attends, plein de confiance dans sa justice et dans sa bonté.

– Que me dit-on, monsieur Fouquet, que vous préparez une grande fête à Vaux ?

Fouquet sourit comme fait le malade au premier frisson d’une fièvre oubliée et qui revient.

– Et vous ne m’invitez pas ? continua le roi.

– Sire, répondit Fouquet, je ne songeais pas à cette fête, et c’est hier au soir seulement qu’un de mes amis, Fouquet appuya sur le mot, a bien voulu m’y faire songer.

– Mais hier au soir je vous ai vu et vous ne m’avez parlé de rien, monsieur Fouquet.

– Sire, comment espérer que Votre Majesté descendrait à ce point des hautes régions où elle vit jusqu’à honorer ma demeure de sa présence royale ?

– Excusez, monsieur Fouquet ; vous ne m’avez point parlé de votre fête.

– Je n’ai point parlé de cette fête, je le répète, au roi d’abord parce que rien n’était décidé à l’égard de cette fête, ensuite parce que je craignais un refus.

– Et quelle chose vous faisait craindre ce refus, monsieur Fouquet ? Prenez garde, je suis décidé à vous pousser à bout.

– Sire, le profond désir que j’avais de voir le roi agréer mon invitation.

– Eh bien ! monsieur Fouquet, rien de plus facile, je le vois, que de nous entendre. Vous avez le désir de m’inviter à votre fête, j’ai le désir d’y aller ; invitez-moi, et j’irai.

– Quoi ! Votre Majesté daignerait accepter ? murmura le surintendant.

– En vérité, monsieur, dit le roi en riant, je crois que je fais plus qu’accepter ; je crois que je m’invite moi-même.

– Votre Majesté me comble d’honneur et de joie ! s’écria Fouquet ; mais je vais être forcé de répéter ce que M. de La Vieuville disait à votre aïeul Henri IV : Domine, non sum dignus.

– Ma réponse à ceci, monsieur Fouquet, c’est que, si vous donnez une fête, invité ou non, j’irai à votre fête.

– Oh ! merci, merci, mon roi ! dit Fouquet en relevant la tête sous cette faveur, qui, dans son esprit, était sa ruine. Mais comment Votre Majesté a-t elle été prévenue ?

– Par le bruit public, monsieur Fouquet, qui dit des merveilles de vous et des miracles de votre maison. Cela vous rendra-t-il fier, monsieur Fouquet, que le roi soit jaloux de vous ?

– Cela me rendra le plus heureux homme du monde, Sire, puisque le jour où le roi sera jaloux de Vaux, j’aurai quelque chose de digne à offrir à mon roi.

– Eh bien ! monsieur Fouquet, préparez votre fête, et ouvrez à deux battants les portes de votre maison.

– Et vous, Sire, dit Fouquet, fixez le jour.

– D’aujourd’hui en un mois.

– Sire, Votre Majesté n’a-t-elle rien autre chose à désirer ?

– Rien, monsieur le surintendant, sinon, d’ici là, de vous avoir près de moi le plus qu’il vous sera possible.

– Sire, j’ai l’honneur d’être de la promenade de Votre Majesté.

– Très bien ; je sors en effet, monsieur Fouquet, et voici ces dames qui vont au rendez-vous.

Le roi, à ces mots, avec toute l’ardeur, non seulement d’un jeune homme, mais d’un jeune homme amoureux se retira de la fenêtre pour prendre ses gants et sa canne que lui tendait son valet de chambre.

On entendait en dehors le piétinement des chevaux et le roulement des roues sur le sable de la cour.

Le roi descendit. Au moment où il apparut sur le perron, chacun s’arrêta. Le roi marcha droit à la jeune reine. Quant à la reine mère, toujours souffrante de plus en plus de la maladie dont elle était atteinte, elle n’avait pas voulu sortir.

Marie-Thérèse monta en carrosse avec Madame, et demanda au roi de quel côté il désirait que la promenade fût dirigée.

Le roi, qui venait de voir La Vallière, toute pâle encore des événements de la veille, monter dans une calèche avec trois de ses compagnes, répondit à la reine qu’il n’avait point de préférence, et qu’il serait bien partout où elle serait.

La reine commanda alors que les piqueurs tournassent vers Apremont.

Les piqueurs partirent en avant.

Le roi monta à cheval. Il suivit pendant quelques minutes la voiture de la reine et de Madame en se tenant à la portière.

Le temps s’était à peu près éclairci ; cependant une espèce de voile poussiéreux, semblable à une gaze salie, s’étendait sur toute la surface du ciel ; le soleil faisait reluire des atomes micacés dans le périple de ses rayons.

La chaleur était étouffante.

Mais, comme le roi ne paraissait pas faire attention à l’état du ciel, nul ne parut s’en inquiéter, et la promenade, selon l’ordre qui en avait été donné par la reine, fut dirigée vers Apremont.

La troupe des courtisans était bruyante et joyeuse, on voyait que chacun tendait à oublier et à faire oublier aux autres les aigres discussions de la veille.

Madame, surtout, était charmante.

En effet, Madame voyait le roi à sa portière, et, comme elle ne supposait pas qu’il fût là pour la reine, elle espérait que son prince lui était revenu.

Mais, au bout d’un quart de lieue à peu près fait sur la route, le roi, après un gracieux sourire, salua et tourna bride, laissant filer le carrosse de la reine, puis celui des premières dames d’honneur, puis tous les autres successivement qui, le voyant s’arrêter, voulaient s’arrêter à leur tour.

Mais le roi leur faisait signe de la main qu’ils eussent à continuer leur chemin.

Lorsque passa le carrosse de La Vallière, le roi s’en approcha.

Le roi salua les dames et se disposait à suivre le carrosse des filles d’honneur de la reine comme il avait suivi celui de Madame, lorsque la file des carrosses s’arrêta tout à coup.

Sans doute la reine, inquiète de l’éloignement du roi, venait de donner l’ordre d’accomplir cette évolution.

On se rappelle que la direction de la promenade lui avait été accordée.

Le roi lui fit demander quel était son désir en arrêtant les voitures.

– De marcher à pied, répondit-elle.

Sans doute espérait-elle que le roi, qui suivait à cheval le carrosse des filles d’honneur, n’oserait à pied suivre les filles d’honneur elles-mêmes.

On était au milieu de la forêt.

La promenade, en effet, s’annonçait belle, belle surtout pour des rêveurs ou des amants.

Trois belles allées, longues, ombreuses et accidentées, partaient du petit carrefour où l’on venait de faire halte.

Ces allées, vertes de mousse, dentelées de feuillage ayant chacune un petit horizon d’un pied de ciel entrevu sous l’entrelacement des arbres, voilà quel était l’aspect des localités.

Au fond de ces allées passaient et repassaient, avec des signes manifestes d’inquiétude, les chevreuils effarés, qui, après s’être arrêtés un instant au milieu du chemin et avoir relevé la tête, fuyaient comme des flèches, rentrant d’un seul bond dans l’épaisseur des bois, où ils disparaissaient, tandis que, de temps en temps, un lapin philosophe, debout sur son derrière, se grattait le museau avec les pattes de devant et interrogeait l’air pour reconnaître si tous ces gens qui s’approchaient et qui venaient troubler ainsi ses méditations, ses repas et ses amours, n’étaient pas suivis par quelque chien à jambes torses ou ne portaient point quelque fusil sous le bras.

Toute la compagnie, au reste, était descendue de carrosse en voyant descendre la reine.

Marie-Thérèse prit le bras d’une de ses dames d’honneur, et, après un oblique coup d’œil donné au roi, qui ne parut point s’apercevoir qu’il fût le moins du monde l’objet de l’attention de la reine, elle s’enfonça dans la forêt par le premier sentier qui s’ouvrit devant elle.

Deux piqueurs marchaient devant Sa Majesté avec des cannes dont ils se servaient pour relever les branches ou écarter les ronces qui pouvaient embarrasser le chemin.

En mettant pied à terre, Madame trouva à ses côtés M. de Guiche, qui s’inclina devant elle et se mit à sa disposition.

Monsieur, enchanté de son bain de la surveille, avait déclaré qu’il optait pour la rivière, et, tout en donnant congé à de Guiche, il était resté au château avec le chevalier de Lorraine et Manicamp.

Il n’éprouvait plus ombre de jalousie.

On l’avait donc cherché inutilement dans le cortège ; mais comme Monsieur était un prince fort personnel, qui concourait d’habitude fort médiocrement au plaisir général, son absence avait été plutôt un sujet de satisfaction que de regret.

Chacun avait suivi l’exemple donné par la reine et par Madame, s’accommodant à sa guise selon le hasard ou selon son goût.

Le roi, nous l’avons dit, était demeuré près de La Vallière, et, descendant de cheval au moment où l’on ouvrait la portière du carrosse, il lui avait offert la main.

Aussitôt Montalais et Tonnay-Charente s’étaient éloignées, la première par calcul, la seconde par discrétion.

Seulement, il y avait cette différence entre elles deux que l’une s’éloignait dans le désir d’être agréable au roi et l’autre dans celui de lui être désagréable.

Pendant la dernière demi-heure, le temps, lui aussi, avait pris ses dispositions : tout ce voile, comme poussé par un vent de chaleur, s’était massé à l’occident ; puis repoussé par un courant contraire, s’avançait lentement, lourdement.

On sentait s’approcher l’orage ; mais, comme le roi ne le voyait pas, personne ne se croyait le droit de le voir.

La promenade fut donc continuée ; quelques esprits inquiets levaient de temps en temps les yeux au ciel.

D’autres, plus timides encore, se promenaient sans s’écarter des voitures, où ils comptaient aller chercher un abri en cas d’orage.

Mais la plus grande partie du cortège, en voyant le roi entrer bravement dans le bois avec La Vallière, la plus grande partie du cortège, disons-nous, suivit le roi.

Ce que voyant, le roi prit la main de La Vallière et l’entraîna dans une allée latérale, où cette fois personne n’osa le suivre.

Chapitre CXXXVI – La pluie §

En ce moment, dans la direction même que venaient de prendre le roi et La Vallière seulement, marchant sous bois au lieu de suivre l’allée, deux hommes avançaient fort insoucieux de l’état du ciel.

Ils tenaient leurs têtes inclinées comme des gens qui pensent à de graves intérêts.

Ils n’avaient vu ni de Guiche, ni Madame, ni le roi, ni La Vallière.

Tout à coup quelque chose passa dans l’air comme une bouffée de flammes suivies d’un grondement sourd et lointain.

– Ah ! dit l’un des deux en relevant la tête, voici l’orage. Regagnons-nous les carrosses, mon cher d’Herblay ?

Aramis leva les yeux en l’air et interrogea le temps.

– Oh ! dit-il, rien ne presse encore.

Puis, reprenant la conversation où il l’avait sans doute laissée :

– Vous dites donc que la lettre que nous avons écrite hier au soir doit être à cette heure parvenue à destination ?

– Je dis qu’elle l’est certainement.

– Par qui l’avez-vous fait remettre ?

– Par mon grison, ainsi que j’ai eu l’honneur de vous le dire.

– A-t-il rapporté la réponse ?

– Je ne l’ai pas revu ; sans doute la petite était à son service près de Madame ou s’habillait chez elle, elle l’aura fait attendre. L’heure de partir est venue et nous sommes partis. Je ne puis, en conséquence, savoir ce qui s’est passé là-bas.

– Vous avez vu le roi avant le départ ?

– Oui.

– Comment l’avez-vous trouvé ?

– Parfait ou infâme, selon qu’il aurait été vrai ou hypocrite.

– Et la fête ?

– Aura lieu dans un mois.

– Il s’y est invité ?

– Avec une insistance où j’ai reconnu Colbert.

– C’est bien.

– La nuit ne vous a point enlevé vos illusions ?

– Sur quoi ?

– Sur le concours que vous pouvez m’apporter en cette circonstance.

– Non, j’ai passé la nuit à écrire, et tous les ordres sont donnés.

– La fête coûtera plusieurs millions, ne vous le dissimulez pas.

– J’en ferai six… Faites-en de votre côté deux ou trois à tout hasard.

– Vous êtes un homme miraculeux, mon cher d’Herblay.

Aramis sourit.

– Mais, demanda Fouquet avec un reste d’inquiétude, puisque vous remuez ainsi les millions, pourquoi, il y a quelques jours, n’avez-vous pas donné de votre poche les cinquante mille francs à Baisemeaux ?

– Parce que, il y a quelques jours, j’étais pauvre comme Job.

– Et aujourd’hui ?

– Aujourd’hui, je suis plus riche que le roi.

– Très bien, fit Fouquet, je me connais en hommes. Je sais que vous êtes incapable de me manquer de parole ; je ne veux point vous arracher votre secret : n’en parlons plus.

En ce moment, un grondement sourd se fit entendre qui éclata tout à coup en un violent coup de tonnerre.

– Oh ! oh ! fit Fouquet, je vous le disais bien.

– Allons, dit Aramis, rejoignons les carrosses.

– Nous n’aurons pas le temps, dit Fouquet, voici la pluie.

En effet, comme si le ciel se fût ouvert, une ondée aux larges gouttes fit tout à coup résonner le dôme de la forêt.

– Oh ! dit Aramis, nous avons le temps de regagner les voitures avant que le feuillage soit inondé.

– Mieux vaudrait, dit Fouquet, nous retirer dans quelque grotte.

– Oui, mais où y a-t-il une grotte ? demanda Aramis.

– Moi, dit Fouquet avec un sourire, j’en connais une à dix pas d’ici.

Puis s’orientant :

– Oui, dit-il, c’est bien cela.

– Que vous êtes heureux d’avoir si bonne mémoire ! dit Aramis en souriant à son tour ; mais ne craignez-vous pas que, ne nous voyant pas reparaître, votre cocher ne croie que vous avons pris une route de retour et ne suive les voitures de la Cour ?

– Oh ! dit Fouquet, il n’y a pas de danger ; quand je poste mon cocher et ma voiture à un endroit quelconque, il n’y a qu’un ordre exprès du roi qui puisse les faire déguerpir, et encore ; d’ailleurs, il me semble que nous ne sommes pas les seuls qui nous soyons si fort avancés. J’entends des pas et un bruit de voix.

Et, en disant ces mots, Fouquet se retourna, ouvrant de sa canne une masse de feuillage qui lui masquait la route.

Le regard d’Aramis plongea en même temps que le sien par l’ouverture.

– Une femme ! dit Aramis.

– Un homme ! dit Fouquet.

– La Vallière !

– Le roi !

– Oh ! oh ! dit Aramis, est-ce que le roi aussi connaîtrait votre caverne ? Cela ne m’étonnerait pas ; il me paraît en commerce assez bien réglé avec les nymphes de Fontainebleau.

– N’importe, dit Fouquet, gagnons-la toujours ; s’il ne la connaît pas, nous verrons ce qu’il devient ; s’il la connaît, comme elle a deux ouvertures, tandis qu’il entrera par l’une, nous sortirons par l’autre.

– Est-elle loin ? demanda Aramis, voici la pluie qui filtre.

– Nous y sommes.

Fouquet écarta quelques branches, et l’on put apercevoir une excavation de roche que des bruyères, du lierre et une épaisse glandée cachaient entièrement.

Fouquet montra le chemin.

Aramis le suivit.

Au moment d’entrer dans la grotte, Aramis se retourna.

– Oh ! oh ! dit-il, les voilà qui entrent dans le bois les voilà qui se dirigent de ce côté.

– Eh bien ! cédons-leur la place, fit Fouquet souriant et tirant Aramis par son manteau ; mais je ne crois pas que le roi connaisse ma grotte.

– En effet, dit Aramis, ils cherchent, mais un arbre plus épais, voilà tout.

Aramis ne se trompait pas, le roi regardait en l’air et non pas autour de lui.

Il tenait le bras de La Vallière sous le sien, il tenait sa main sur la sienne.

La Vallière commençait à glisser sur l’herbe humide.

Louis regarda encore avec plus d’attention autour de lui, et, apercevant un chêne énorme au feuillage touffu, il entraîna La Vallière sous l’abri de ce chêne.

La pauvre enfant regardait autour d’elle ; elle semblait à la fois craindre et désirer d’être suivie.

Le roi la fit adosser au tronc de l’arbre, dont la vaste circonférence, protégée par l’épaisseur du feuillage, était aussi sèche que si, en ce moment même, la pluie n’eût point tombé par torrents. Lui-même se tint devant elle nu-tête.

Au bout d’un instant, quelques gouttes filtrèrent à travers les ramures de l’arbre, et vinrent tomber sur le front du roi, qui n’y fit pas même attention.

– Oh ! Sire ! murmura La Vallière en poussant le chapeau du roi.

Mais le roi s’inclina et refusa obstinément de se couvrir.

– C’est le cas ou jamais d’offrir votre place, dit Fouquet à l’oreille d’Aramis.

– C’est le cas ou jamais d’écouter et de ne pas perdre une parole de ce qu’ils vont se dire, répondit Aramis à l’oreille de Fouquet.

En effet, tous deux se turent, et la voix du roi put parvenir jusqu’à eux.

– Oh ! mon Dieu ! mademoiselle, dit le roi, je vois, ou plutôt je devine votre inquiétude ; croyez que je regrette bien sincèrement de vous avoir isolée du reste de la compagnie, et cela pour vous mener dans un endroit où vous allez souffrir de la pluie. Vous êtes mouillée déjà, vous avez froid peut-être ?

– Non, Sire.

– Vous tremblez cependant ?

– Sire, c’est la crainte que l’on n’interprète à mal mon absence au moment où tout le monde est réuni certainement.

– Je vous proposerais bien de retourner aux voitures, mademoiselle ; mais, en vérité, regardez et écoutez et dites-moi s’il est possible de tenter la moindre course en ce moment ?

En effet, le tonnerre grondait et la pluie ruisselait par torrents.

– D’ailleurs, continua le roi, il n’y a pas d’interprétation possible en votre défaveur. N’êtes-vous pas avec le roi de France, c’est-à-dire avec le premier gentilhomme du royaume ?

– Certainement, Sire, répondit La Vallière, et c’est un honneur bien grand pour moi ; aussi n’est-ce point pour moi que je crains les interprétations.

– Pour qui donc, alors ?

– Pour vous, Sire.

– Pour moi, mademoiselle ? dit le roi en souriant. Je ne vous comprends pas.

– Votre Majesté a-t-elle donc déjà oublié ce qui s’est passé hier au soir chez Son Altesse Royale ?

– Oh ! oublions cela, je vous prie, ou plutôt permettez-moi de ne me souvenir que pour vous remercier encore une fois de votre lettre, et…

– Sire, interrompit La Vallière, voilà l’eau qui tombe, et Votre Majesté demeure tête nue.

– Je vous en prie, ne nous occupons que de vous, mademoiselle.

– Oh ! moi, dit La Vallière en souriant, moi, je suis une paysanne habituée à courir par les prés de la Loire, et par les jardins de Blois, quelque temps qu’il fasse. Et, quant à mes habits, ajouta-t-elle en regardant sa simple toilette de mousseline, Votre Majesté voit qu’ils n’ont pas grand-chose à risquer.

– En effet, mademoiselle, j’ai déjà remarqué plus d’une fois que vous deviez à peu près tout à vous-même et rien à la toilette. Vous n’êtes point coquette, et c’est pour moi une grande qualité.

– Sire, ne me faites pas meilleure que je ne suis, et dites seulement : Vous ne pouvez pas être coquette.

– Pourquoi cela ?

– Mais, dit en souriant La Vallière, parce que je ne suis pas riche.

– Alors vous avouez que vous aimez les belles choses s’écria vivement le roi.

– Sire, je ne trouve belles que les choses auxquelles je puis atteindre. Tout ce qui est trop haut pour moi…

– Vous est indifférent ?

– M’est étranger comme m’étant défendu.

– Et moi, mademoiselle, dit le roi, je ne trouve point que vous soyez à ma Cour sur le pied où vous devriez y être. On ne m’a certainement point assez parlé des services de votre famille. La fortune de votre maison a été cruellement négligée par mon oncle.

– Oh ! non pas, Sire. Son Altesse Royale Mgr le duc d’Orléans a toujours été parfaitement bon pour M. de Saint-Remy, mon beau-père. Les services étaient humbles, et l’on peut dire que nous avons été payés selon nos œuvres. Tout le monde n’a pas le bonheur de trouver des occasions de servir son roi avec éclat. Certes, je ne doute pas que, si les occasions se fussent rencontrées, ma famille n’eût eu le cœur aussi grand que son désir, mais nous n’avons pas eu ce bonheur.

– Eh bien ! mademoiselle, c’est aux rois à corriger le hasard, et je me charge bien joyeusement de réparer, au plus vite à votre égard, les torts de la fortune.

– Non, Sire, s’écria vivement La Vallière, vous laisserez, s’il vous plaît, les choses en l’état où elles sont.

– Quoi ! mademoiselle, vous refusez ce que je dois, ce que je veux faire pour vous ?

– On a fait tout ce que je désirais, Sire, lorsqu’on m’a accordé cet honneur de faire partie de la maison de Madame.

– Mais, si vous refusez pour vous, acceptez au moins pour les vôtres.

– Sire, votre intention si généreuse m’éblouit et m’effraie, car, en faisant pour ma maison ce que votre bonté vous pousse à faire, Votre Majesté nous créera des envieux, et à elle des ennemis. Laissez-moi, Sire, dans ma médiocrité ; laissez à tous les sentiments que je puis ressentir la joyeuse délicatesse du désintéressement.

– Oh ! voilà un langage bien admirable, dit le roi.

– C’est vrai, murmura Aramis à l’oreille de Fouquet, et il n’y doit pas être habitué.

– Mais, répondit Fouquet, si elle fait une pareille réponse à mon billet ?

– Bon ! dit Aramis, ne préjugeons pas et attendons la fin.

– Et puis, cher monsieur d’Herblay, ajouta le surintendant, peu payé pour croire à tous les sentiments que venait d’exprimer La Vallière, c’est un habile calcul souvent que de paraître désintéressé avec les rois.

– C’est justement ce que je pensais à la minute, dit Aramis. Écoutons.

Le roi se rapprocha de La Vallière, et, comme l’eau filtrait de plus en plus à travers le feuillage du chêne, il tint son chapeau suspendu au-dessus de la tête de la jeune fille.

La jeune fille leva ses beaux yeux bleus vers ce chapeau royal qui l’abritait et secoua la tête en poussant un soupir.

– Oh ! mon Dieu, dit le roi, quelle triste pensée peut donc parvenir jusqu’à votre cœur quand je lui fais un rempart du mien ?

– Sire, je vais vous le dire. J’avais déjà abordé cette question, si difficile à discuter par une jeune fille de mon âge, mais Votre Majesté m’a imposé silence. Sire, Votre Majesté ne s’appartient pas ; Sire, Votre Majesté est mariée ; tout sentiment qui écarterait Votre Majesté de la reine, en portant Votre Majesté à s’occuper de moi, serait pour la reine la source d’un profond chagrin.

Le roi essaya d’interrompre la jeune fille, mais elle continua avec un geste suppliant :

– La reine aime Votre Majesté avec une tendresse qui se comprend, la reine suit des yeux Votre Majesté à chaque pas qui l’écarte d’elle. Ayant eu le bonheur de rencontrer un tel époux, elle demande au Ciel avec des larmes de lui en conserver la possession, et elle est jalouse du moindre mouvement de votre cœur.

Le roi voulut parler encore, mais cette fois encore La Vallière osa l’arrêter.

– Ne serait-ce pas une bien coupable action, lui dit-elle, si, voyant une tendresse si vive et si noble, Votre Majesté donnait à la reine un sujet de jalousie ? oh ! pardonnez-moi ce mot, Sire. Oh ! mon Dieu ! je sais bien qu’il est impossible, ou plutôt qu’il devrait être impossible que la plus grande reine du monde fût jalouse d’une pauvre fille comme moi. Mais elle est femme, cette reine, et, comme celui d’une simple femme, son cœur peut s’ouvrir à des soupçons que les méchants envenimeraient. Au nom du Ciel ! Sire, ne vous occupez donc pas de moi, je ne le mérite pas.

– Oh ! mademoiselle, s’écria le roi, vous ne songez donc point qu’en parlant comme vous le faites vous changez mon estime en admiration.

– Sire, vous prenez mes paroles pour ce qu’elles ne sont point ; vous me voyez meilleure que je ne suis ; vous me faites plus grande que Dieu ne m’a faite. Grâce pour moi, Sire ! car, si je ne savais le roi le plus généreux homme de son royaume, je croirais que le roi veut se railler de moi.

– Oh ! certes ! vous ne craignez pas une pareille chose, j’en suis bien certain, s’écria Louis.

– Sire, je serais forcée de le croire si le roi continuait à me tenir un pareil langage.

– Je suis donc un bien malheureux prince, dit le roi avec une tristesse qui n’avait rien d’affecté, le plus malheureux prince de la chrétienté, puisque je n’ai pas pouvoir de donner créance à mes paroles devant la personne que j’aime le plus au monde et qui me brise le cœur en refusant de croire à mon amour.

– Oh ! Sire, dit La Vallière, écartant doucement le roi, qui s’était de plus en plus rapproché d’elle, voilà, je crois, l’orage qui se calme et la pluie qui cesse.

Mais, au moment même où la pauvre enfant, pour fuir son pauvre cœur, trop d’accord sans doute avec celui du roi, prononçait ces paroles, l’orage se chargeait de lui donner un démenti ; un éclair bleuâtre illumina la forêt d’un reflet fantastique, et un coup de tonnerre pareil à une décharge d’artillerie éclata sur la tête des deux jeunes gens, comme si la hauteur du chêne qui les abritait eût provoqué le tonnerre.

La jeune fille ne put retenir un cri d’effroi.

Le roi d’une main la rapprocha de son cœur et étendit l’autre au-dessus de sa tête comme pour la garantir de la foudre.

Il y eut un moment de silence où ce groupe, charmant comme tout ce qui est jeune et aimé, demeura immobile, tandis que Fouquet et Aramis le contemplaient, non moins immobiles que La Vallière et le roi.

– Oh ! Sire ! Sire ! murmura La Vallière, entendez-vous ?

Et elle laissa tomber sa tête sur son épaule.

– Oui, dit le roi, vous voyez bien que l’orage ne passe pas.

– Sire, c’est un avertissement.

Le roi sourit.

– Sire, c’est la voix de Dieu qui menace.

– Eh bien ! dit le roi, j’accepte effectivement ce coup de tonnerre pour un avertissement et même pour une menace, si d’ici à cinq minutes il se renouvelle avec une pareille force et une égale violence ; mais, s’il n’en est rien, permettez-moi de penser que l’orage est l’orage et rien autre chose.

En même temps le roi leva la tête comme pour interroger le ciel.

Mais, comme si le ciel eût été complice de Louis, pendant les cinq minutes de silence qui suivirent l’explosion qui avait épouvanté les deux amants, aucun grondement nouveau ne se fit entendre, et, lorsque le tonnerre retentit de nouveau, ce fut en s’éloignant d’une manière visible, et comme si, pendant ces cinq minutes, l’orage, mis en fuite, eût parcouru dix lieues, fouetté par l’aile du vent.

– Eh bien ! Louise, dit tout bas le roi, me menacerez-vous encore de la colère céleste ; et puisque vous avez voulu faire de la foudre un pressentiment, douterez-vous encore que ce ne soit pas au moins un pressentiment de malheur ?

La jeune fille releva la tête ; pendant ce temps, l’eau avait percé la voûte de feuillage et ruisselait sur le visage du roi.

– Oh ! Sire, Sire ! dit-elle avec un accent de crainte irrésistible, qui émut le roi au dernier point. Et c’est pour moi, murmura-t-elle, que le roi reste ainsi découvert et exposé à la pluie ; mais que suis-je donc ?

– Vous êtes, vous le voyez, dit le roi, la divinité qui fait fuir l’orage, la déesse qui ramène le beau temps.

En effet, un rayon de soleil, filtrant à travers la forêt, faisait tomber comme autant de diamants les goutta d’eau qui roulaient sur les feuilles ou qui tombaient verticalement dans les interstices du feuillage.

– Sire, dit La Vallière presque vaincue, mais faisant un suprême effort, Sire, une dernière fois, songez aux douleurs que Votre Majesté va avoir à subir à cause de moi. En ce moment, mon Dieu ! on vous cherche, on vous appelle. La reine doit être inquiète, et Madame, oh ! Madame !… s’écria la jeune fille avec un sentiment qui ressemblait à de l’effroi.

Ce nom fit un certain effet sur le roi ; il tressaillit et lâcha La Vallière, qu’il avait jusque-là tenue embrassée.

Puis il s’avança du côté du chemin pour regarder, et revint presque soucieux à La Vallière.

– Madame, avez-vous dit ? fit le roi.

– Oui, Madame ; Madame qui est jalouse aussi, dit La Vallière avec un accent profond.

Et ses yeux si timides, si chastement fugitifs, osèrent un instant interroger les yeux du roi.

– Mais, reprit Louis en faisant un effort sur lui-même, Madame, ce me semble, n’a aucun sujet d’être jalouse de moi, Madame n’a aucun droit…

– Hélas ! murmura La Vallière.

– Oh ! mademoiselle, dit le roi presque avec l’accent du reproche, seriez vous de ceux qui pensent que la sœur a le droit d’être jalouse du frère ?

– Sire, il ne m’appartient point de percer les secrets de Votre Majesté.

– Oh ! vous le croyez comme les autres, s’écria le roi.

– Je crois que Madame est jalouse, oui, Sire, répondit fermement La Vallière.

– Mon Dieu ! fit le roi avec inquiétude, vous en apercevriez-vous donc à ses façons envers vous ? Madame a-t-elle pour vous quelque mauvais procédé que vous puissiez attribuer à cette jalousie ?

– Nullement, Sire ; je suis si peu de chose, moi !

– Oh ! c’est que, s’il en était ainsi… s’écria Louis avec une force singulière.

– Sire, interrompit la jeune fille, il ne pleut plus ; on vient, on vient, je crois.

Et, oubliant toute étiquette, elle avait saisi le bras du roi.

– Eh bien ! mademoiselle, répliqua le roi, laissons venir. Qui donc oserait trouver mauvais que j’eusse tenu compagnie à Mlle de La Vallière ?

– Par pitié ! Sire ; oh ! l’on trouvera étrange que vous soyez mouillé ainsi, que vous vous soyez sacrifié pour moi.

– Je n’ai fait que mon devoir de gentilhomme, dit Louis, et malheur à celui qui ne ferait pas le sien en critiquant la conduite de son roi !

En effet, en ce moment on voyait apparaître dans l’allée quelques têtes empressées et curieuses qui semblaient chercher, et qui, ayant aperçu le roi et La Vallière, parurent avoir trouvé ce qu’elles cherchaient.

C’étaient les envoyés de la reine et de Madame, qui mirent le chapeau à la main en signe qu’ils avaient vu Sa Majesté.

Mais Louis ne quitta point, quelle que fût la confusion de La Vallière, son attitude respectueuse et tendre.

Puis, quand tous les courtisans furent réunis dans l’allée, quand tout le monde eut pu voir la marque de déférence qu’il avait donnée à la jeune fille en restant debout et tête nue devant elle pendant l’orage, il lui offrit le bras, la ramena vers le groupe qui attendait, répondit de la tête au salut que chacun lui faisait, et, son chapeau toujours à la main, il la reconduisit jusqu’à son carrosse.

Et, comme la pluie continuait de tomber encore, dernier adieu de l’orage qui s’enfuyait, les autres dames, que le respect avait empêchées de monter en voiture avant le roi, recevaient sans cape et sans mantelet cette pluie dont le roi, avec son chapeau, garantissait, autant qu’il était en son pouvoir, la plus humble d’entre elles.

La reine et Madame durent, comme les autres, voir cette courtoisie exagérée du roi ; Madame en perdit contenance au point de pousser la reine du coude, en lui disant :

– Regardez, mais regardez donc !

La reine ferma les yeux comme si elle eût éprouvé un vertige. Elle porta la main à son visage et remonta en carrosse.

Madame monta après elle.

Le roi se remit à cheval, sans s’attacher de préférence à aucune portière ; il revint à Fontainebleau, les rênes sur le cou de son cheval, rêveur et tout absorbé.

Quand la foule se fut éloignée, quand ils eurent entendu le bruit des chevaux et des carrosses qui allait s’éteignant, quand ils furent sûrs enfin que personne ne les pouvait voir, Aramis et Fouquet sortirent de leur grotte. Puis, en silence, tous deux gagnèrent l’allée.

Aramis plongea son regard, non seulement dans toute l’étendue qui se déroulait devant lui et derrière lui, mais encore dans l’épaisseur des bois.

– Monsieur Fouquet, dit-il quand il se fut assuré que tout était solitaire, il faut à tout prix ravoir votre lettre à La Vallière.

– Ce sera chose facile dit Fouquet, si le grison ne l’a pas rendue.

– Il faut, en tout cas, que ce soit chose possible, comprenez-vous ?

– Oui, le roi aime cette fille, n’est-ce pas ?

– Beaucoup, et, ce qu’il y a de pis, c’est que, de son côté, cette fille aime le roi passionnément.

– Ce qui veut dire que nous changeons de tactique, n’est-ce pas ?

– Sans aucun doute ; vous n’avez pas de temps à perdre. Il faut que vous voyiez La Vallière, et que, sans plus songer à devenir son amant, ce qui est impossible, vous vous déclariez son plus cher ami et son plus humble serviteur.

– Ainsi ferai-je, répondit Fouquet, et ce sera sans répugnance ; cette enfant me semble pleine de cœur.

– Ou d’adresse, dit Aramis ; mais alors raison de plus.

Puis il ajouta après un instant de silence :

– Ou je me trompe, ou cette petite fille sera la grande passion du roi. Remontons en voiture, et ventre à terre jusqu’au château.

Chapitre CXXXVII – Tobie §

Deux heures après que la voiture du surintendant était partie sur l’ordre d’Aramis, les emportant tous deux vers Fontainebleau avec la rapidité des nuages qui couraient au ciel sous le dernier souffle de la tempête, La Vallière était chez elle, en simple peignoir de mousseline, et achevant sa collation sur une petite table de marbre.

Tout à coup sa porte s’ouvrit, et un valet de chambre la prévint que M. Fouquet demandait la permission de lui rendre ses devoirs.

Elle fit répéter deux fois ; la pauvre enfant ne connaissait M. Fouquet que de nom, et ne savait pas deviner ce qu’elle pouvait avoir de commun avec un surintendant des finances.

Cependant, comme il pouvait venir de la part du roi, et, d’après la conversation que nous avons rapportée, la chose était bien possible, elle jeta un coup d’œil sur son miroir, allongea encore les longues boucles de ses cheveux, et donna l’ordre qu’il fût introduit.

La Vallière cependant ne pouvait s’empêcher d’éprouver un certain trouble. La visite du surintendant n’était pas un événement vulgaire dans la vie d’une femme de la Cour. Fouquet, si célèbre par sa générosité, sa galanterie et sa délicatesse avec les femmes, avait reçu plus d’invitations qu’il n’avait demandé d’audiences.

Dans beaucoup de maisons, la présence du surintendant avait signifié fortune. Dans bon nombre de cœurs, elle avait signifié amour.

Fouquet entra respectueusement chez La Vallière, se présentant avec cette grâce qui était le caractère distinctif des hommes éminents de ce siècle, et qui aujourd’hui ne se comprend plus, même dans les portraits de l’époque, où le peintre a essayé de les faire vivre.

La Vallière répondit au salut cérémonieux de Fouquet par une révérence de pensionnaire, et lui indiqua un siège.

Mais Fouquet, s’inclinant :

– Je ne m’assoirai pas, mademoiselle, dit-il, que vous ne m’ayez pardonné.

– Moi ? demanda La Vallière.

– Oui, vous.

– Et pardonné quoi, mon Dieu ?

Fouquet fixa son plus perçant regard sur la jeune fille, et ne crut voir sur son visage que le plus naïf étonnement.

– Je vois, mademoiselle, dit-il, que vous avez autant de générosité que d’esprit, et je lis dans vos yeux le pardon que le sollicitais. Mais il ne me suffit pas du pardon des lèvres, je vous en préviens, il me faut encore le pardon du cœur et de l’esprit.

– Sur ma parole, monsieur, dit La Vallière, je vous jure que je ne vous comprends pas.

– C’est encore une délicatesse qui me charme, répondit Fouquet, et je vois que ne voulez point que j’aie à rougir devant vous.

– Rougir ! rougir devant moi ! Mais, voyons, dites, de quoi rougiriez vous ?

– Me tromperais-je, dit Fouquet, et aurais-je le bonheur que mon procédé envers vous ne vous eût pas désobligée ?

La Vallière haussa les épaules.

– Décidément, monsieur, dit-elle, vous parlez par énigmes, et je suis trop ignorante, à ce qu’il paraît, pour vous comprendre.

– Soit, dit Fouquet, je n’insisterai pas. Seulement, dites-moi, je vous en supplie, que je puis compter sur votre pardon plein et entier.

– Monsieur, dit La Vallière avec une sorte d’impatience, je ne puis vous faire qu’une réponse, et j’espère qu’elle vous satisfera. Si je savais quel tort vous avez envers moi, je vous le pardonnerais. À plus forte raison, vous comprenez bien, ne connaissant pas ce tort…

Fouquet pinça ses lèvres comme eût fait Aramis.

– Alors, dit-il, je puis espérer que, nonobstant ce qui est arrivé, nous resterons en bonne intelligence, et que vous voudrez bien me faire la grâce de croire à ma respectueuse amitié.

La Vallière crut qu’elle commençait à comprendre.

« Oh ! se dit-elle en elle-même, je n’eusse pas cru M. Fouquet si avide de rechercher les sources d’une faveur si nouvelle. »

Puis tout haut :

– Votre amitié, monsieur ? dit-elle, vous m’offrez votre amitié ? Mais, en vérité, c’est pour moi tout l’honneur, et vous me comblez.

– Je sais, mademoiselle, répondit Fouquet, que l’amitié du maître peut paraître plus brillante et plus désirable que celle du serviteur ; mais je vous garantis que cette dernière sera tout aussi dévouée, tout aussi fidèle, et absolument désintéressée.

La Vallière s’inclina : il y avait, en effet, beaucoup de conviction et de dévouement réel dans la voix du surintendant.

Aussi lui tendit-elle la main.

– Je vous crois, dit-elle.

Fouquet prit vivement la main que lui tendait la jeune fille.

– Alors, ajouta-t-il, vous ne verrez aucune difficulté, n’est-ce pas, à me rendre cette malheureuse lettre ?

– Quelle lettre ? demanda La Vallière.

Fouquet l’interrogea, il l’avait déjà fait, de toute la puissance de son regard.

Même naïveté de physionomie, même candeur de visage.

– Allons, mademoiselle, dit-il, après cette dénégation, je suis forcé d’avouer que votre système est le plus délicat du monde, et je ne serais pas moi-même un honnête homme si je redoutais quelque chose d’une femme aussi généreuse que vous.

– En vérité, monsieur Fouquet, répondit La Vallière, c’est avec un profond regret que je suis forcée de vous répéter que je ne comprends absolument rien à vos paroles.

– Mais, enfin, sur l’honneur, vous n’avez donc reçu aucune lettre de moi, mademoiselle ?

– Sur l’honneur, aucune, répondit fermement La Vallière.

– C’est bien, cela me suffit, mademoiselle, permettez-moi de vous renouveler l’assurance de toute mon estime et de tout mon respect.

Puis, s’inclinant, il sortit pour aller retrouver Aramis, qui l’attendait chez lui, et laissant La Vallière se demander si le surintendant était devenu fou.

– Eh bien ! demanda Aramis qui attendait Fouquet avec impatience, êtes vous content de la favorite ?

– Enchanté, répondit Fouquet, c’est une femme pleine d’esprit et de cœur.

– Elle ne s’est point fâchée ?

– Loin de là ; elle n’a pas même eu l’air de comprendre.

– De comprendre quoi ?

– De comprendre que je lui eusse écrit.

– Cependant, il a bien fallu qu’elle vous comprît pour vous rendre la lettre, car je présume qu’elle vous l’a rendue.

– Pas le moins du monde.

– Au moins, vous êtes-vous assuré qu’elle l’avait brûlée ?

– Mon cher monsieur d’Herblay, il y a déjà une heure que je joue aux propos interrompus, et je commence à avoir assez de ce jeu, si amusant qu’il soit. Comprenez-moi donc bien ; la petite a feint de ne pas comprendre ce que je lui disais ; elle a nié avoir reçu aucune lettre ; donc, ayant nié positivement la réception, elle n’a pu ni me la rendre, ni la brûler.

– Oh ! oh ! dit Aramis avec inquiétude, que me dites-vous là ?

– Je vous dis qu’elle m’a juré sur ses grands dieux n’avoir reçu aucune lettre.

– Oh ! c’est trop fort ! Et vous n’avez pas insisté ?

– J’ai insisté, au contraire, jusqu’à l’impertinence.

– Et elle a toujours nié ?

– Toujours.

– Elle ne s’est pas démentie un seul instant ?

– Pas un seul instant.

– Mais alors, mon cher, vous lui avez laissé notre lettre entre les mains ?

– Il l’a, pardieu ! bien fallu.

– Oh ! C’est une grande faute.

– Que diable eussiez-vous fait à ma place, vous ?

– Certes, on ne pouvait la forcer, mais cela est inquiétant ; une pareille lettre ne peut demeurer contre nous.

– Oh ! cette jeune fille est généreuse.

– Si elle l’eût été réellement, elle vous eût rendu votre lettre.

– Je vous dis qu’elle est généreuse ; j’ai vu ses yeux, je m’y connais.

– Alors, vous la croyez de bonne foi ?

– Oh ! de tout mon cœur.

– Eh bien ! moi, je crois que nous nous trompons.

– Comment cela ?

– Je crois qu’effectivement, comme elle vous l’a dit, elle n’a point reçu la lettre.

– Comment ! point reçu la lettre ?

– Non.

– Supposeriez-vous !…

– Je suppose que, par un motif que nous ignorons, votre homme n’a pas remis la lettre.

Fouquet frappa sur un timbre.

Un valet parut.

– Faites venir Tobie, dit-il.

Un instant après parut un homme à l’œil inquiet, à la bouche fine, aux bras courts, au dos voûté.

Aramis attacha sur lui son œil perçant.

– Voulez-vous me permettre de l’interroger moi-même ? demanda Aramis.

– Faites, dit Fouquet.

Aramis fit un mouvement pour adresser la parole au laquais, mais il s’arrêta.

– Non, dit-il, il verrait que nous attachons trop d’importance à sa réponse ; interrogez-le, vous ; moi, je vais feindre d’écrire.

Aramis se mit en effet à une table, le dos tourné au laquais dont il examinait chaque geste et chaque regard dans une glace parallèle.

– Viens ici, Tobie, dit Fouquet.

Le laquais s’approcha d’un pas assez ferme.

– Comment as-tu fait ma commission ? lui demanda Fouquet.

– Mais je l’ai faite comme à l’ordinaire, monseigneur, répliqua l’homme.

– Enfin, dis.

– J’ai pénétré chez Mlle de La Vallière, qui était à la messe et j’ai mis le billet sur sa toilette. N’est-ce point ce que vous m’aviez dit ?

– Si fait ; et c’est tout ?

– Absolument tout, monseigneur.

– Personne n’était là ?

– Personne.

– T’es-tu caché comme je te l’avais dit, alors ?

– Oui.

– Et elle est rentrée ?

– Dix minutes après.

– Et personne n’a pu prendre la lettre ?

– Personne, car personne n’est entré.

– De dehors, mais de l’intérieur ?

– De l’endroit où j’étais caché, je pouvais voir jusqu’au fond de la chambre.

– Écoute, dit Fouquet, en regardant fixement le laquais, si cette lettre s’est trompée de destination, avoue-le-moi ; car s’il faut qu’une erreur ait été commise, tu la paieras de ta tête.

Tobie tressaillit, mais se remit aussitôt.

– Monseigneur, dit-il, j’ai déposé la lettre à l’endroit où j’ai dit, et je ne demande qu’une demi-heure pour vous prouver que la lettre est entre les mains de Mlle de La Vallière ou pour vous rapporter la lettre elle-même.

Aramis observait curieusement le laquais.

Fouquet était facile dans sa confiance ; vingt ans cet homme l’avait bien servi.

– Va, dit-il, c’est bien ; mais apporte-moi la preuve que tu dis.

Le laquais sortit.

– Eh bien ! qu’en pensez-vous ? demanda Fouquet à Aramis.

– Je pense qu’il faut, par un moyen quelconque, vous assurer de la vérité. Je pense que la lettre est ou n’est pas parvenue à La Vallière ; que, dans le premier cas, il faut que La Vallière vous la rende ou vous donne la satisfaction de la brûler devant vous ; que, dans le second, il faut ravoir la lettre, dût-il nous en coûter un million. Voyons, n’est-ce pas votre avis ?

– Oui ; mais cependant, mon cher évêque, je crois que vous vous exagérez la situation.

– Aveugle, aveugle que vous êtes ! murmura Aramis.

– La Vallière, que nous prenons pour une politique de première force, est tout simplement une coquette qui espère que je lui ferai la cour parce que je la lui ai déjà faite, et qui, maintenant qu’elle a reçu confirmation de l’amour du roi, espère me tenir en lisière avec la lettre. C’est naturel.

Aramis secoua la tête.

– Ce n’est point votre avis ? dit Fouquet.

– Elle n’est pas coquette.

– Laissez-moi vous dire…

– Oh ! je me connais en femmes coquettes, fit Aramis.

– Mon ami ! mon ami !

– Il y a longtemps que j’ai fait mes études, voulez-vous dire. Oh ! les femmes ne changent pas.

– Oui, mais les hommes changent, et vous êtes aujourd’hui plus soupçonneux qu’autrefois.

Puis, se mettant à rire :

– Voyons, dit-il, si La Vallière veut m’aimer pour un tiers et le roi pour deux tiers, trouvez-vous la condition acceptable ?

Aramis se leva avec impatience.

– La Vallière, dit-il, n’a jamais aimé et n’aimera jamais que le roi.

– Mais enfin, dit Fouquet, que feriez-vous ?

– Demandez-moi plutôt ce que j’eusse fait.

– Eh bien ! qu’eussiez-vous fait ?

– D’abord, je n’eusse point laissé sortir cet homme.

– Tobie ?

– Oui, Tobie ; c’est un traître !

– Oh !

– J’en suis sûr ! je ne l’eusse point laissé sortir qu’il ne m’eût avoué la vérité.

– Il est encore temps.

– Comment cela ?

– Rappelons-le, et interrogez-le à votre tour.

– Soit !

– Mais je vous assure que la chose est bien inutile. Je l’ai depuis vingt ans, et jamais il ne m’a fait la moindre confusion, et cependant, ajouta Fouquet en riant, c’était facile.

– Rappelez-le toujours. Ce matin, il m’a semblé voir ce visage-là en grande conférence avec un des hommes de M. Colbert.

– Où donc cela ?

– En face des écuries.

– Bah ! tous mes gens sont à couteaux tirés avec ceux de ce cuistre.

– Je l’ai vu, vous dis-je ! et sa figure, qui devait m’être inconnue quand il est entré tout à l’heure, m’a frappé désagréablement.

– Pourquoi n’avez-vous rien dit pendant qu’il était là ?

– Parce que c’est à la minute seulement que je vois clair dans mes souvenirs.

– Oh ! oh ! voilà que vous m’effrayez, dit Fouquet.

Et il frappa sur le timbre.

– Pourvu qu’il ne soit pas trop tard, dit Aramis.

Fouquet frappa une seconde fois.

Le valet de chambre ordinaire parut.

– Tobie ! dit Fouquet, faites venir Tobie.

Le valet de chambre referma la porte.

– Vous me laissez carte blanche, n’est-ce pas ?

– Entière.

– Je puis employer tous les moyens pour savoir la vérité ?

– Tous.

– Même l’intimidation ?

– Je vous fais procureur à ma place.

On attendit dix minutes, mais inutilement.

Fouquet, impatienté, frappa de nouveau sur le timbre.

– Tobie ! cria-t-il.

– Mais, monseigneur, dit le valet, on le cherche.

– Il ne peut être loin, je ne l’ai chargé d’aucun message.

– Je vais voir, monseigneur.

Aramis, pendant ce temps, se promenait impatiemment mais silencieusement dans le cabinet.

On attendit dix minutes encore.

Fouquet sonna de manière à réveiller toute une nécropole.

Le valet de chambre rentra assez tremblant pour faire croire à une mauvaise nouvelle.

– Monseigneur se trompe, dit-il avant même que Fouquet l’interrogeât, Monseigneur aura donné une commission à Tobie, car il a été aux écuries prendre le meilleur coureur, et, monseigneur, il l’a sellé lui-même.

– Eh bien ?

– Il est parti.

– Parti ?… s’écria Fouquet. Que l’on coure, qu’on le rattrape !

– Là ! là ! dit Aramis en le prenant par la main, calmons-nous ; maintenant, le mal est fait.

– Le mal est fait ?

– Sans doute, j’en étais sûr. Maintenant, ne donnons pas l’éveil ; calculons le résultat du coup et parons-le, si nous pouvons.

– Après tout, dit Fouquet, le mal n’est pas grand.

– Vous trouvez cela ? dit Aramis.

– Sans doute. Il est bien permis à un homme d’écrire un billet d’amour à une femme.

– À un homme, oui ; à un sujet, non ; surtout quand cette femme est celle que le roi aime.

– Eh ! mon ami, le roi n’aimait pas La Vallière il y a huit jours ; il ne l’aimait même pas hier, et la lettre est d’hier ; je ne pouvais pas deviner l’amour du roi, quand l’amour du roi n’existait pas encore.

– Soit, répliqua Aramis ; mais la lettre n’est malheureusement pas datée. Voilà ce qui me tourmente surtout. Ah ! si elle était datée d’hier seulement, je n’aurais pas pour vous l’ombre d’une inquiétude.

Fouquet haussa les épaules.

– Suis-je donc en tutelle, dit-il, et le roi est-il donc roi de mon cerveau et de ma chair ?

– Vous avez raison, répliqua Aramis ; ne donnons pas aux choses plus d’importance qu’il ne convient ; puis d’ailleurs… eh bien ! si nous sommes menacés, nous avons des moyens de défense.

– Oh ! menacés ! dit Fouquet, vous ne mettez pas cette piqûre de fourmi au nombre des menaces qui peuvent compromettre ma fortune et ma vie, n’est ce pas ?

– Eh ! pensez-y, monsieur Fouquet, la piqûre d’une fourmi peut tuer un géant, si la fourmi est venimeuse.

– Mais cette toute-puissance dont vous parliez, voyons, est-elle déjà évanouie ?

– Je suis tout-puissant, soit ; mais je ne suis pas immortel.

– Voyons, retrouver Tobie serait le plus pressé, ce me semble. N’est-ce point votre avis ?

– Oh ! quant à cela, vous ne le retrouverez pas, dit Aramis, et, s’il vous était précieux, faites-en votre deuil.

– Enfin, il est quelque part dans le monde, dit Fouquet.

– Vous avez raison ; laissez-moi faire, répondit Aramis.

Chapitre CXXXVIII – Les quatre chances de Madame §

La reine Anne avait fait prier la jeune reine de venir lui rendre visite.

Depuis quelque temps, souffrante et tombant du haut de sa beauté, du haut de sa jeunesse, avec cette rapidité de déclin qui signale la décadence des femmes qui ont beaucoup lutté, Anne d’Autriche voyait se joindre au mal physique la douleur de ne plus compter que comme un souvenir vivant au milieu des jeunes beautés, des jeunes esprits et des jeunes puissances de sa Cour.

Les avis de son médecin, ceux de son miroir, la désolaient bien moins que ces avertissements inexorables de la société des courtisans qui, pareils aux rats du navire, abandonnent la cale où l’eau va pénétrer grâce aux avaries de la vétusté.

Anne d’Autriche ne se trouvait pas satisfaite des heures que lui donnait son fils aîné.

Le roi, bon fils, plus encore avec affectation qu’avec affection, venait d’abord passer chez sa mère une heure le matin et une heure le soir ; mais, depuis qu’il s’était chargé des affaires de l’État, la visite du matin et celle du soir s’étaient réduites d’une demi-heure ; puis, peu à peu, la visite du matin avait été supprimée.

On se voyait à la messe ; la visite même du soir était remplacée par une entrevue, soit chez le roi en assemblée, soit chez Madame, où la reine venait assez complaisamment par égard pour ses deux fils.

Il en résultait cet ascendant immense sur la Cour que Madame avait conquis, et qui faisait de sa maison la véritable réunion royale.

Anne d’Autriche le sentit.

Se voyant souffrante et condamnée par la souffrance à de fréquentes retraites, elle fut désolée de prévoir que la plupart de ses journées, de ses soirées, s’écouleraient solitaires, inutiles, désespérées.

Elle se rappelait avec terreur l’isolement où jadis la laissait le cardinal de Richelieu, fatales et insupportables soirées, pendant lesquelles pourtant elle avait pour se consoler la jeunesse, la beauté, qui sont toujours accompagnées de l’espoir.

Alors elle forma le projet de transporter la Cour chez elle et d’attirer Madame, avec sa brillante escorte, dans la demeure sombre et déjà triste où la veuve d’un roi de France, la mère d’un roi de France, était réduite à consoler de son veuvage anticipé la femme toujours larmoyante d’un roi de France.

Anne réfléchit.

Elle avait beaucoup intrigué dans sa vie. Dans le beau temps, alors que sa jeune tête enfantait des projets toujours heureux, elle avait près d’elle, pour stimuler son ambition et son amour, une amie plus ardente, plus ambitieuse qu’elle-même, une amie qui l’avait aimée, chose rare à la Cour, et que de mesquines considérations avaient éloignée d’elle.

Mais depuis tant d’années, excepté Mme de Motteville, excepté la Molena, cette nourrice espagnole, confidente en sa qualité de compatriote et de femme, qui pouvait se flatter d’avoir donné un bon avis à la reine ?

Qui donc aussi, parmi toutes ces jeunes têtes, pouvait lui rappeler le passé, par lequel seulement elle vivait ?

Anne d’Autriche se souvint de Mme de Chevreuse, d’abord exilée plutôt de sa volonté à elle-même que de celle du roi, puis morte en exil femme d’un gentilhomme obscur.

Elle se demanda ce que Mme de Chevreuse lui eût conseillé autrefois en pareil cas dans leurs communs embarras d’intrigues, et, après une sérieuse méditation, il lui sembla que cette femme rusée, pleine d’expérience et de sagacité, lui répondait de sa voix ironique :

– Tous ces petits jeunes gens sont pauvres et avides. Ils ont besoin d’or et de rentes pour alimenter leurs plaisirs, prenez-les-moi par l’intérêt.

Anne d’Autriche adopta ce plan.

Sa bourse était bien garnie ; elle disposait d’une somme considérable amassée par Mazarin pour elle et mise en lieu sûr.

Elle avait les plus belles pierreries de France, et surtout des perles d’une telle grosseur, qu’elles faisaient soupirer le roi chaque fois qu’il les voyait, parce que les perles de sa couronne n’étaient que grains de mil auprès de celles-là.

Anne d’Autriche n’avait plus de beauté ni de charmes à sa disposition. Elle se fit riche et proposa pour appât à ceux qui viendraient chez elle, soit de bons écus d’or à gagner au jeu, soit de bonnes dotations habilement faites les jours de bonne humeur, soit des aubaines de rentes qu’elle arrachait au roi en sollicitant, ce qu’elle s’était décidée à faire pour entretenir son crédit.

Et d’abord elle essaya de ce moyen sur Madame, dont la possession lui était la plus précieuse de toutes.

Madame, malgré l’intrépide confiance de son esprit et de sa jeunesse, donna tête baissée dans le panneau qui était ouvert devant elle. Enrichie peu à peu par des dons par des cessions, elle prit goût à ces héritages anticipés.

Anne d’Autriche usa du même moyen sur Monsieur et sur le roi lui-même.

Elle institua chez elle des loteries.

Le jour où nous sommes arrivés, il s’agissait d’un médianoche chez la reine mère, et cette princesse mettait en loterie deux bracelets fort beaux en brillants et d’un travail exquis.

Les médaillons étaient des camées antiques de la plus grande valeur ; comme revenu, les diamants ne représentaient pas une somme bien considérable, mais l’originalité, la rareté de travail étaient telles, qu’on désirait à la Cour non seulement posséder, mais voir ces bracelets aux bras de la reine, et que, les jours où elles les portait, c’était une faveur que d’être admis à les admirer en lui baisant les mains.

Les courtisans avaient même à ce sujet adopté des variantes de galanterie pour établir cet aphorisme, que les bracelets eussent été sans prix s’ils n’avaient le malheur de se trouver en contact avec des bras pareils à ceux de la reine.

Ce compliment avait eu l’honneur d’être traduit dans toutes les langues de l’Europe, plus de mille distiques latins et français circulaient sur cette matière.

Le jour où Anne d’Autriche se décida pour la loterie, c’était un moment décisif : le roi n’était pas venu depuis deux jours chez sa mère. Madame boudait après la grande scène des dryades et des naïades.

Le roi ne boudait plus ; mais une distraction toute-puissante l’enlevait au dessus des orages et des plaisirs de la Cour.

Anne d’Autriche opéra sa diversion en annonçant la fameuse loterie chez elle pour le soir suivant.

Elle vit, à cet effet, la jeune reine, à qui, comme nous l’avons dit, elle demanda une visite le matin.

– Ma fille, lui dit-elle, je vous annonce une bonne nouvelle. Le roi m’a dit de vous les choses les plus tendres. Le roi est jeune et facile à détourner ; mais, tant que vous vous tiendrez près de moi, il n’osera s’écarter de vous, à qui, d’ailleurs, il est attaché par une très vive tendresse. Ce soir, il y a loterie chez moi : vous y viendrez ?

– On m’a dit, fit la jeune reine avec une sorte de reproche timide, que Votre Majesté mettait en loterie ses beaux bracelets, qui sont d’une telle rareté, que nous n’eussions pas dû les faire sortir du garde-meuble de la couronne, ne fût-ce que parce qu’ils vous ont appartenu.

– Ma fille, dit alors Anne d’Autriche, qui entrevit toute la pensée de la jeune reine et voulut la consoler de n’avoir pas reçu ce présent, il fallait que j’attirasse chez moi à tout jamais Madame.

– Madame ? fit en rougissant la jeune reine.

– Sans doute ; n’aimez-vous pas mieux avoir chez vous une rivale pour la surveiller et la dominer, que de savoir le roi chez elle, toujours disposé à courtiser comme à l’être ? Cette loterie est l’attrait dont je me sers pour cela : me blâmez-vous ?

– Oh ! non ! fit Marie-Thérèse en frappant dans ses mains avec cet enfantillage de la joie espagnole.

– Et vous ne regrettez plus, ma chère, que je ne vous aie pas donné ces bracelets, comme c’était d’abord mon intention ?

– Oh ! non, oh ! non, ma bonne mère !…

– Eh bien ! ma chère fille, faites-vous bien belle, et que notre médianoche soit brillant : plus vous y serez gaie, plus vous y paraîtrez charmante, et vous éclipserez toutes les femmes par votre éclat comme par votre rang.

Marie-Thérèse partit enthousiasmée.

Une heure après, Anne d’Autriche recevait chez elle Madame, et, la couvrant de caresses :

– Bonnes nouvelles ! disait-elle, le roi est charmé de ma loterie.

– Moi, dit Madame, je n’en suis pas aussi charmée ; voir de beaux bracelets comme ceux-là aux bras d’une autre femme que vous, ma reine, ou moi, voilà ce à quoi je ne puis m’habituer.

– Là ! là ! dit Anne d’Autriche en cachant sous un sourire une violente douleur qu’elle venait de sentir, ne vous révoltez pas, jeune femme… et n’allez pas tout de suite prendre les choses au pis.

– Ah ! madame, le sort est aveugle… et vous avez, m’a-t-on dit, deux cents billets ?

– Tout autant. Mais vous n’ignorez pas qu’il y en aura qu’un gagnant ?

– Sans doute. À qui tombera-t-il ? Le pouvez-vous dire ? fit Madame désespérée.

– Vous me rappelez que j’ai fait un rêve cette nuit… Ah ! mes rêves sont bons… je dors si peu.

– Quel rêve ?… Vous souffrez ?

– Non, dit la reine en étouffant, avec une constance admirable, la torture d’un nouvel élancement dans le sein. J’ai donc rêvé que le roi gagnait les bracelets.

– Le roi ?

– Vous m’allez demander ce que le roi peut faire de bracelets, n’est-ce pas ?

– C’est vrai.

– Et vous ajouterez cependant qu’il serait fort heureux que le roi gagnât, car, ayant ces bracelets, il serait forcé de les donner à quelqu’un.

– De vous les rendre, par exemple.

– Auquel cas, je les donnerais immédiatement ; car vous ne pensez pas, dit la reine en riant, que je mette ces bracelets en loterie par gêne. C’est pour les donner sans faire de jalousie ; mais, si le hasard ne voulais pas me tirer de peine, eh bien ! je corrigerais le hasard… je sais bien à qui j’offrirais les bracelets.

Ces mots furent accompagnés d’un sourire si expressif, que Madame dut le payer par un baiser de remerciement.

– Mais, ajouta Anne d’Autriche, ne savez-vous pas aussi bien que moi que le roi ne me rendrait pas les bracelets s’il les gagnait ?

– Il les donnerait à la reine, alors.

– Non ; par la même raison qui fait qu’il ne me les rendrait pas ; attendu que, si j’eusse voulu les donner à la reine, je n’avais pas besoin de lui pour cela.

Madame jeta un regard de côté sur les bracelets, qui, dans leur écrin, scintillaient sur une console voisine.

– Qu’ils sont beaux ! dit-elle en soupirant. Eh ! mais, dit Madame, voilà-t il pas que nous oublions que le rêve de Votre Majesté n’est qu’un rêve.

– Il m’étonnerait fort, repartit Anne d’Autriche, que mon rêve fût trompeur ; cela m’est arrivé rarement.

– Alors vous pouvez être prophète.

– Je vous ai dit, ma fille, que je ne rêve presque jamais ; mais c’est une coïncidence si étrange que celle de ce rêve avec mes idées ! il entre si bien dans mes combinaisons !

– Quelles combinaisons ?

– Celle-ci, par exemple, que vous gagnerez les bracelets.

– Alors ce ne sera pas le roi.

– Oh ! dit Anne d’Autriche, il n’y a pas tellement loin du cœur de Sa Majesté à votre cœur… à vous qui êtes sa sœur chérie… Il n’y a pas, dis-je, tellement loin, qu’on puisse dire que le rêve est menteur. Voyez pour vous les belles chances ; comptez-les bien.

– Je les compte.

– D’abord, celle du rêve. Si le roi gagne, il est certain qu’il vous donne les bracelets.

– J’admets cela pour une.

– Si vous les gagnez, vous les avez.

– Naturellement ; c’est encore admissible.

– Enfin, si Monsieur les gagnait !

– Oh ! dit Madame en riant aux éclats, il les donnerait au chevalier de Lorraine.

Anne d’Autriche se mit à rire comme sa bru, c’est-à-dire de si bon cœur, que sa douleur reparut et la fit blêmir au milieu de l’accès d’hilarité.

– Qu’avez-vous ? dit Madame effrayée.

– Rien, rien, le point de côté… J’ai trop ri… Nous en étions à la quatrième chance.

– Oh ! celle-là, je ne la vois pas.

– Pardonnez-moi, je ne me suis pas exclue des gagnants, et, si je gagne, vous êtes sûre de moi.

– Merci ! Merci ! s’écria Madame.

– J’espère que vous voilà favorisée, et qu’à présent le rêve commence à prendre les solides contours de la réalité.

– En vérité, vous me donnez espoir et confiance, dit Madame, et les bracelets ainsi gagnés me seront cent fois plus précieux.

– À ce soir donc !

– À ce soir !

Et les princesses se séparèrent.

Anne d’Autriche, après avoir quitté sa bru, se dit en examinant les bracelets :

« Ils sont bien précieux, en effet, puisque par eux, ce soir, je me serai concilié un cœur en même temps que j’aurai deviné un secret. »

Puis, se tournant vers son alcôve déserte :

– Est-ce ainsi que tu aurais joué, ma pauvre Chevreuse ? dit-elle au vide… Oui, n’est-ce pas ?

Et, comme un parfum d’autrefois, toute sa jeunesse toute sa folle imagination, tout le bonheur lui revinrent avec l’écho de cette invocation.

Chapitre CXXXIX – La loterie §

Le soir, à huit heures, tout le monde était rassemblé chez la reine mère.

Anne d’Autriche, en grand habit de cérémonie, belle des restes de sa beauté et de toutes les ressources que la coquetterie peut mettre en des mains habiles, dissimulait, ou plutôt essayait de dissimuler à cette foule de jeunes courtisans qui l’entouraient et qui l’admiraient encore, grâce aux combinaisons que nous avons indiquées dans le chapitre précédent, les ravages déjà visibles de cette souffrance à laquelle elle devait succomber quelques années plus tard.

Madame, presque aussi coquette qu’Anne d’Autriche, et la reine, simple et naturelle, comme toujours, étaient assises à ses côtés et se disputaient ses bonnes grâces.

Les dames d’honneur, réunies en corps d’armée pour résister avec plus de force, et, par conséquent, avec plus de succès aux malicieux propos que les jeunes gens tenaient sur elles, se prêtaient, comme fait un bataillon carré, le secours mutuel d’une bonne garde et d’une bonne riposte.

Montalais, savante dans cette guerre de tirailleur, protégeait toute la ligne par le feu roulant qu’elle dirigeait sur l’ennemi.

De Saint-Aignan, au désespoir de la rigueur, insolente à force d’être obstinée, de Mlle de Tonnay-Charente, essayait de lui tourner le dos ; mais, vaincu par l’éclat irrésistible des deux grands yeux de la belle, il revenait à chaque instant consacrer sa défaite par de nouvelles soumissions, auxquelles Mlle de Tonnay-Charente ne manquait pas de riposter par de nouvelles impertinences.

De Saint-Aignan ne savait à quel saint se vouer.

La Vallière avait non pas une cour, mais des commencements de courtisans.

De Saint-Aignan, espérant par cette manœuvre attirer les yeux d’Athénaïs de son côté, était venu saluer la jeune fille avec un respect qui, à quelques esprits retardataires avait fait croire à la volonté de balancer Athénaïs par Louise.

Mais ceux-là, c’étaient ceux qui n’avaient ni vu ni entendu raconter la scène de la pluie. Seulement, comme la majorité était déjà informée, et bien informée, sa faveur déclarée avait attiré à elle les plus habiles comme les plus sots de la Cour.

Les premiers, parce qu’ils disaient, les uns, comme Montaigne : « Que sais je ? »

Les autres, parce qu’ils disaient comme Rabelais : « Peut-être ? »

Le plus grand nombre avait suivi ceux-là, comme dans les chasses cinq ou six limiers habiles suivent seuls la fumée de la bête, tandis que tout le reste de la meute ne suit que la fumée des limiers.

Mesdames et la reine examinaient les toilettes de leurs filles et de leurs dames d’honneur, ainsi que celles des autres dames ; et elles daignaient oublier qu’elles étaient reines pour se souvenir qu’elles étaient femmes.

C’est-à-dire qu’elles déchiraient impitoyablement tout porte-jupe, comme eût dit Molière.

Les regards des deux princesses tombèrent simultanément sur La Vallière qui, ainsi que nous l’avons dit était fort entourée en ce moment. Madame fut sans pitié.

– En vérité, dit-elle en se penchant vers la reine mère, si le sort était juste, il favoriserait cette pauvre petite La Vallière.

– Ce n’est pas possible, dit la reine mère en souriant.

– Comment cela ?

– Il n’y a que deux cents billets, de sorte que tout le monde n’a pu être porté sur la liste.

– Elle n’y est pas alors ?

– Non.

– Quel dommage ! Elle eût pu les gagner et les vendre.

– Les vendre ? s’écria la reine.

– Oui, cela lui aurait fait une dot, et elle n’eût pas été obligée de se marier sans trousseau, comme cela arrivera probablement.

– Ah bah ! vraiment ? Pauvre petite ! dit la reine mère, n’a-t-elle pas de robes ?

Et elle prononça ces mots en femme qui n’a jamais pu savoir ce que c’était que la médiocrité.

– Dame, voyez : je crois, Dieu me pardonne, qu’elle a la même jupe ce soir qu’elle avait ce matin à la promenade, et qu’elle aura pu conserver, grâce au soin que le roi a pris de la mettre à l’abri de la pluie.

Au moment même où Madame prononçait ces paroles, le roi entrait.

Les deux princesses ne se fussent peut-être point aperçues de cette arrivée, tant elles étaient occupées à médire. Mais Madame vit tout à coup La Vallière, qui était debout en face de la galerie, se troubler et dire quelques mots aux courtisans qui l’entouraient ; ceux-ci s’écartèrent aussitôt. Ce mouvement ramena les yeux de Madame vers la porte. En ce moment, le capitaine des gardes annonça le roi.

À cette annonce, La Vallière, qui jusque-là avait tenu les yeux fixés sur la galerie, les abaissa tout à coup.

Le roi entra.

Il était vêtu avec une magnificence pleine de goût, et causait avec Monsieur et le duc de Roquelaure, qui tenaient, Monsieur sa droite, le duc de Roquelaure sa gauche.

Le roi s’avança d’abord vers les reines, qu’il salua avec un gracieux respect. Il prit la main de sa mère, qu’il baisa, adressa quelques compliments à Madame sur l’élégance de sa toilette, et commença à faire le tour de l’assemblée.

La Vallière fut saluée comme les autres, pas plus, pas moins que les autres.

Puis Sa Majesté revint à sa mère et à sa femme.

Lorsque les courtisans virent que le roi n’avait adressé qu’une phrase banale à cette jeune fille si recherchée le matin, ils tirèrent sur-le-champ une conclusion de cette froideur.

Cette conclusion fut que le roi avait eu un caprice, mais que ce caprice était déjà évanoui.

Cependant on eût dû remarquer une chose, c’est que, près de La Vallière, au nombre des courtisans, se trouvait M. Fouquet, dont la respectueuse politesse servit de maintien à la jeune fille, au milieu des différentes émotions qui l’agitaient visiblement.

M. Fouquet s’apprêtait, au reste, à causer plus intimement avec Mlle de La Vallière, lorsque M. Colbert s’approcha, et, après avoir fait sa révérence à Fouquet, dans toutes les règles de la politesse la plus respectueuse, il parut décidé à s’établir près de La Vallière pour lier conversation avec elle. Fouquet quitta aussitôt la place. Tout ce manège était dévoré des yeux par Montalais et par Malicorne, qui se renvoyaient l’un à l’autre leurs observations.

De Guiche, placé dans une embrasure de fenêtre, ne voyait que Madame. Mais, comme Madame, de son côté arrêtait fréquemment son regard sur La Vallière, les yeux de de Guiche, guidés par les yeux de Madame, se portaient de temps en temps aussi sur la jeune fille.

La Vallière sentit instinctivement s’alourdir sur elle le poids de tous ces regards, chargés, les uns d’intérêt, les autres d’envie. Elle n’avait, pour compenser cette souffrance, ni un mot d’intérêt de la part de ses compagnes, ni un regard d’amour du roi.

Aussi ce que souffrait la pauvre enfant, nul ne pourrait l’exprimer. La reine mère fit approcher le guéridon sur lequel étaient les billets de loterie, au nombre de deux cents, et pria Mme de Motteville de lire la liste des élus.

Il va sans dire que cette liste était dressée selon les lois de l’étiquette : le roi venait d’abord, puis la reine mère, puis la reine, puis Monsieur, puis Madame, et ainsi de suite.

Les cœurs palpitaient à cette lecture. Il y avait bien trois cents invités chez la reine. Chacun se demandait si son nom devait rayonner au nombre des noms privilégiés.

Le roi écoutait avec autant d’attention que les autres. Le dernier nom prononcé, il vit que La Vallière n’avait pas été portée sur la liste.

Chacun, au reste, put remarquer cette omission.

Le roi rougit comme lorsqu’une contrariété l’assaillait.

La Vallière, douce et résignée, ne témoigna rien.

Pendant toute la lecture, le roi ne l’avait point quittée du regard ; la jeune fille se dilatait sous cette heureuse influence qu’elle sentait rayonner autour d’elle, trop joyeuse et trop pure qu’elle était pour qu’une pensée autre que d’amour pénétrât dans son esprit ou dans son cœur.

Payant par la durée de son attention cette touchante abnégation, le roi montrait à son amante qu’il en comprenait l’étendue et la délicatesse.

La liste close, toutes les figures de femmes omises ou oubliées se laissèrent aller au désappointement.

Malicorne aussi fut oublié dans le nombre des hommes et sa grimace dit clairement à Montalais, oubliée aussi :

« Est-ce que nous ne nous arrangerons pas avec la fortune de manière qu’elle ne nous oublie pas, elle ? »

« Oh ! que si fait », répliqua le sourire intelligent de Mlle Aure.

Les billets furent distribués à chacun selon son numéro.

Le roi reçut le sien d’abord, puis la reine mère, puis Monsieur, puis la reine et Madame, et ainsi de suite.

Alors, Anne d’Autriche ouvrit un sac en peau d’Espagne, dans lequel se trouvaient deux cents numéros gravés sur des boules de nacre, et présenta le sac tout ouvert à la plus jeune de ses filles d’honneur pour qu’elle y prit une boule.

L’attente, au milieu de tous ces préparatifs pleins de lenteur, était plus encore celle de l’avidité que celle de la curiosité.

De Saint-Aignan se pencha à l’oreille de Mlle de Tonnay-Charente :

– Puisque nous avons chacun un numéro, mademoiselle, lui dit-il, unissons nos deux chances. À vous le bracelet, si je gagne ; à moi, si vous gagnez, un seul regard de vos beaux yeux ?

– Non pas, dit Athénaïs, à vous le bracelet, si vous le gagnez. Chacun pour soi.

– Vous êtes impitoyable, dit de Saint-Aignan, et je vous punirai par un quatrain :

Belle Iris, à mes vœux…

Vous êtes trop rebelle.

– Silence ! dit Athénaïs, vous allez m’empêcher d’entendre le numéro gagnant.

– Numéro 1, dit la jeune fille qui avait tiré la boule de nacre du sac de peau d’Espagne.

– Le roi ! s’écria la reine mère.

– Le roi a gagné, répéta la reine joyeuse.

– Oh ! le roi ! votre rêve ! dit à l’oreille d’Anne d’Autriche Madame toute joyeuse.

Le roi ne fit éclater aucune satisfaction.

Il remercia seulement la fortune de ce qu’elle faisait pour lui en adressant un petit salut à la jeune fille qui avait été choisie comme mandataire de la rapide déesse.

Puis, recevant des mains d’Anne d’Autriche, au milieu des murmures de convoitise de toute l’assemblée, l’écrin qui renfermait les bracelets :

– Ils sont donc réellement beaux, ces bracelets ? dit-il.

– Regardez-les, dit Anne d’Autriche, et jugez-en vous-même.

Le roi les regarda.

– Oui, dit-il, et voilà, en effet, un admirable médaillon. Quel fini.

– Quel fini ! répéta Madame.

La reine Marie-Thérèse vit facilement et du premier coup d’œil que le roi ne lui offrirait pas les bracelets ; mais, comme il ne paraissait pas non plus songer le moins du monde à les offrir à Madame, elle se tint pour satisfaite, ou à peu près.

Le roi s’assit.

Les plus familiers parmi les courtisans vinrent successivement admirer de près la merveille, qui bientôt, avec la permission du roi, passa de main en main.

Aussitôt tous, connaisseurs ou non, s’exclamèrent de surprise et accablèrent le roi de félicitations.

Il y avait, en effet, de quoi admirer pour tout le monde ; les brillants pour ceux-ci, la gravure pour ceux-là.

Les dames manifestaient visiblement leur impatience de voir un pareil trésor accaparé par les cavaliers.

– Messieurs, messieurs, dit le roi à qui rien n’échappait, on dirait, en vérité, que vous portez des bracelets comme les Sabins : passez-les donc un peu aux dames, qui me paraissent avoir à juste titre la prétention de s’y connaître mieux que vous.

Ces mots semblèrent à Madame le commencement d’une décision qu’elle attendait.

Elle puisait, d’ailleurs, cette bienheureuse croyance dans les yeux de la reine mère.

Le courtisan qui les tenait au moment où le roi jetait cette observation au milieu de l’agitation générale se hâta de déposer les bracelets entre les mains de la reine Marie-Thérèse, qui, sachant bien, pauvre femme ! qu’ils ne lui étaient pas destinés, les regarda à peine et les passa presque aussitôt à Madame.

Celle-ci et, plus particulièrement qu’elle encore, Monsieur donnèrent aux bracelets un long regard de convoitise.

Puis elle passa les joyaux aux dames ses voisines, en prononçant ce seul mot, mais avec un accent qui valait une longue phrase :

– Magnifiques !

Les dames, qui avaient reçu les bracelets des mains de Madame, mirent le temps qui leur convint à les examiner, puis elles les firent circuler en les poussant à droite.

Pendant ce temps, le roi s’entretenait tranquillement avec de Guiche et Fouquet.

Il laissait parler plutôt qu’il n’écoutait.

Habituée à certains tours de phrases, son oreille comme celle de tous les hommes qui exercent sur d’autres hommes une supériorité incontestable, ne prenait des discours semés çà et là que l’indispensable mot qui mérite une réponse.

Quant à son attention, elle était autre part.

Elle errait avec ses yeux.

Mlle de Tonnay-Charente était la dernière des dames inscrites pour les billets, et, comme si elle eût pris rang selon son inscription sur la liste, elle n’avait après elle que Montalais et La Vallière.

Lorsque les bracelets arrivèrent à ces deux dernières, on parut ne plus s’en occuper.

L’humilité des mains qui maniaient momentanément ces joyaux leur ôtait toute leur importance.

Ce qui n’empêcha point Montalais de tressaillir de joie, d’envie et de cupidité à la vue de ces belles pierres, plus encore que de ce magnifique travail.

Il est évident que, mise en demeure entre la valeur pécuniaire et la beauté artistique, Montalais eût sans hésitation préféré les diamants aux camées.

Aussi eut-elle grand-peine à les passer à sa compagne La Vallière. La Vallière attacha sur les bijoux un regard presque indifférent.

– Oh ! que ces bracelets sont riches ! que ces bracelets sont magnifiques ! s’écria Montalais ; et tu ne t’extasies pas sur eux, Louise ? Mais, en vérité, tu n’es donc pas femme ?

– Si fait, répondit la jeune fille avec un accent d’adorable mélancolie. Mais pourquoi désirer ce qui ne peut nous appartenir ?

Le roi, la tête penchée en avant, écoutait ce que la jeune fille allait dire.

À peine la vibration de cette voix eut-elle frappé son oreille, qu’il se leva tout rayonnant, et, traversant tout le cercle pour aller de sa place à La Vallière :

– Mademoiselle, dit-il, vous vous trompez, vous êtes femme, et toute femme a droit à des bijoux de femme.

– Oh ! Sire, dit La Vallière, Votre Majesté ne veut donc pas croire absolument à ma modestie ?

– Je crois que vous avez toutes les vertus, mademoiselle, la franchise comme les autres ; je vous adjure donc de dire franchement ce que vous pensez de ces bracelets.

– Qu’ils sont beaux, Sire, et qu’ils ne peuvent être offerts qu’à une reine.

– Cela me ravit que votre opinion soit telle, mademoiselle ; les bracelets sont à vous, et le roi vous prie de les accepter.

Et comme, avec un mouvement qui ressemblait à de l’effroi, La Vallière tendait vivement l’écrin au roi, le roi repoussa doucement de sa main la main tremblante de La Vallière.

Un silence d’étonnement, plus funèbre qu’un silence de mort, régnait dans l’assemblée. Et cependant, on n’avait pas, du côté des reines, entendu ce qu’il avait dit, ni compris ce qu’il avait fait.

Une charitable amie se chargea de répandre la nouvelle. Ce fut Tonnay Charente, à qui Madame avait fait signe de s’approcher.

– Ah ! mon Dieu ! s’écria de Tonnay-Charente, est-elle heureuse, cette La Vallière ! le roi vient de lui donner les bracelets.

Madame se mordit les lèvres avec une telle force, que le sang apparut à la surface de la peau.

La jeune reine regarda alternativement La Vallière et Madame et se mit à rire.

Anne d’Autriche appuya son menton sur sa belle main blanche, et demeura longtemps absorbée par un soupçon qui lui mordait l’esprit et par une douleur atroce qui lui mordait le cœur.

De Guiche, en voyant pâlir Madame, en devinant ce qui la faisait pâlir, de Guiche quitta précipitamment l’assemblée et disparut. Malicorne put alors se glisser jusqu’à Montalais, et, à la faveur du tumulte général des conversations :

– Aure, lui dit-il, tu as près de toi notre fortune et notre avenir.

– Oui, répondit celle-ci.

Et elle embrassa tendrement La Vallière, qu’intérieurement elle était tentée d’étrangler.

Chapitre CXL – Malaga §

Pendant tout ce long et violent débat des ambitions de cour contre les amours de cœur, un de nos personnages, le moins à négliger peut-être, était fort négligé, fort oublié, fort malheureux.

En effet, d’Artagnan, d’Artagnan, car il faut le nommer par son nom pour qu’on se rappelle qu’il a existé, d’Artagnan n’avait absolument rien à faire dans ce monde brillant et léger. Après avoir suivi le roi pendant deux jours à Fontainebleau, et avoir regardé toutes les bergerades et tous les travestissements héroï-comiques de son souverain, le mousquetaire avait senti que cela ne suffisait point à remplir sa vie.

Accosté à chaque instant par des gens qui lui disaient : « Comment trouvez-vous que m’aille cet habit, monsieur d’Artagnan ? » il leur répondait de sa voix placide et railleuse : « Mais je trouve que vous êtes aussi bien habillé que le plus beau singe de la foire Saint-Laurent. ».

C’était un compliment comme les faisait d’Artagnan quand il n’en voulait pas faire d’autre : bon gré mal gré, il fallait donc s’en contenter.

Et, quand on lui demandait : « Monsieur d’Artagnan, comment vous habillez-vous ce soir ? » il répondait : « Je me déshabillerai. »

Ce qui faisait rire même les dames.

Mais, après deux jours passés ainsi, le mousquetaire voyant que rien de sérieux ne s’agitait là-dessous, et que le roi avait complètement, ou du moins paraissait avoir complètement oublié Paris, Saint-Mandé et Belle-Île ; que M. Colbert rêvait lampions et feux d’artifice ; que les dames en avaient pour un mois au moins d’œillades à rendre et à donner ; D’Artagnan demanda au roi un congé pour affaires de famille.

Au moment où d’Artagnan lui faisait cette demande, le roi se couchait, rompu d’avoir dansé.

– Vous voulez me quitter, monsieur d’Artagnan ? demanda-t-il d’un air étonné.

Louis XIV ne comprenait jamais que l’on se séparât de lui quand on pouvait avoir l’insigne honneur de demeurer près de lui.

– Sire, dit d’Artagnan, je vous quitte parce que je ne vous sers à rien. Ah ! si je pouvais vous tenir le balancier, tandis que vous dansez, ce serait autre chose.

– Mais, mon cher monsieur d’Artagnan, répondit gravement le roi, on danse sans balancier.

– Ah ! tiens, dit le mousquetaire continuant son ironie insensible, tiens, je ne savais pas, moi !

– Vous ne m’avez donc pas vu danser ? demanda le roi.

– Oui ; mais j’ai cru que cela irait toujours de plus fort en plus fort. Je me suis trompé : raison de plus pour que je me retire. Sire, je le répète, vous n’avez pas besoin de moi ; d’ailleurs, si Votre Majesté en avait besoin, elle saurait où me trouver.

– C’est bien, dit le roi.

Et il accorda le congé.

Nous ne chercherons donc pas d’Artagnan à Fontainebleau, ce serait chose inutile ; mais, avec la permission de nos lecteurs, nous le retrouverons rue des Lombards, au Pilon d’Or, chez notre vénérable ami Planchet.

Il est huit heures du soir, il fait chaud, une seule fenêtre est ouverte, c’est celle d’une chambre de l’entresol.

Un parfum d’épicerie, mêlé au parfum moins exotique, mais plus pénétrant, de la fange de la rue monte aux narines du mousquetaire.

D’Artagnan, couché sur une immense chaise à dossier plat, les jambes, non pas allongées, mais posées sur un escabeau, forme l’angle le plus obtus qui se puisse voir.

L’œil, si fin et si mobile d’habitude, est fixe, presque voilé, et a pris pour but invariable le petit coin du ciel bleu que l’on aperçoit derrière la déchirure des cheminées ; il y a du bleu tout juste ce qu’il en faudrait pour mettre une pièce à l’un des sacs de lentilles ou de haricots qui forment le principal ameublement de la boutique du rez-de-chaussée.

Ainsi étendu, ainsi abruti dans son observation transfenestrale, d’Artagnan n’est plus un homme de guerre, d’Artagnan n’est plus un officier du palais, c’est un bourgeois croupissant entre le dîner et le souper, entre le souper et le coucher ; un de ces braves cerveaux ossifiés qui n’ont plus de place pour une seule idée, tant la matière guette avec férocité aux portes de l’intelligence, et surveille la contrebande qui pourrait se faire en introduisant dans le crâne un symptôme de pensée.

Nous avons dit qu’il faisait nuit ; les boutiques s’allumaient tandis que les fenêtres des appartements supérieurs se fermaient ; une patrouille de soldats du guet faisait entendre le bruit régulier de son pas.

D’Artagnan continuait à ne rien entendre et à ne rien regarder que le coin bleu de son ciel.

À deux pas de lui, tout à fait dans l’ombre, couché sur un sac de maïs, Planchet, le ventre sur ce sac, les deux bras sous son menton, regardait d’Artagnan penser, rêver ou dormir les yeux ouverts.

L’observation durait déjà depuis fort longtemps.

Planchet commença par faire :

– Hum ! hum !

D’Artagnan ne bougea point.

Planchet vit alors qu’il fallait recourir à quelque moyen plus efficace : après mûres réflexions, ce qu’il trouva de plus ingénieux dans les circonstances présentes, fut de se laisser rouler de son sac sur le parquet en murmurant contre lui-même le mot :

– Imbécile !

Mais, quel que fût le bruit produit par la chute de Planchet, d’Artagnan, qui, dans le cours de son existence, avait entendu bien d’autres bruits, ne parut pas faire le moindre cas de ce bruit-là.

D’ailleurs, une énorme charrette, chargée de pierres, débouchant de la rue Saint-Médéric, absorba dans le bruit de ses roues le bruit de la chute de Planchet.

Cependant Planchet crut, en signe d’approbation tacite, le voir imperceptiblement sourire au mot imbécile.

Ce qui, l’enhardissant lui fit dire :

– Est-ce que vous dormez, monsieur d’Artagnan ?

– Non, Planchet, je ne dors même pas, répondit le mousquetaire.

– J’ai le désespoir, fit Planchet, d’avoir entendu le mot même.

– Eh bien ! quoi ? est-ce que ce mot n’est pas français, monsieur Planchet ?

– Si fait, monsieur d’Artagnan.

– Eh bien ?

– Eh bien ! ce mot m’afflige.

– Développe-moi ton affliction, Planchet, dit d’Artagnan.

– Si vous dites que vous ne dormez même pas, c’est comme si vous disiez que vous n’avez même pas la consolation de dormir. Ou mieux, c’est comme si vous disiez en d’autres termes : Planchet, je m’ennuie à crever.

– Planchet, tu sais que je ne m’ennuie jamais.

– Excepté aujourd’hui et avant-hier.

– Bah !

– Monsieur d’Artagnan, voilà huit jours que vous êtes revenu de Fontainebleau ; voilà huit jours que vous n’avez plus ni vos ordres à donner, ni votre compagnie à faire manœuvrer. Le bruit des mousquets, des tambours et de toute la royauté vous manque ; d’ailleurs, moi qui ai porté le mousquet, je conçois cela.

– Planchet, répondit d’Artagnan, je t’assure que je ne m’ennuie pas le moins du monde.

– Que faites-vous, en ce cas, couché là comme un mort ?

– Mon ami Planchet, il y avait au siège de La Rochelle quand j’y étais, quand tu y étais, quand nous y étions enfin, il y avait au siège de La Rochelle un Arabe qu’on renommait pour sa façon de pointer les couleuvrines. C’était un garçon d’esprit, quoiqu’il fût d’une singulière couleur, couleur de tes olives. Eh bien ! cet Arabe, quand il avait mangé ou travaillé, se couchait comme je suis couché en ce moment, et fumait je ne sais quelles feuilles magiques dans un grand tube à bout d’ambre ; et, si quelque chef, venant à passer, lui reprochait de toujours dormir, il répondait tranquillement : « Mieux vaut être assis que debout, couché qu’assis, mort que couché. »

– C’était un Arabe lugubre et par sa couleur et par ses sentences, dit Planchet. Je me le rappelle parfaitement. Il coupait les têtes des protestants avec beaucoup de satisfaction.

– Précisément, et il les embaumait quand elles en valaient la peine.

– Oui, et quand il travaillait à cet embaumement avec toutes ses herbes et toutes ses grandes plantes, il avait l’air d’un vannier qui fait des corbeilles.

– Oui, Planchet, oui, c’est bien cela.

– Oh ! moi aussi, j’ai de la mémoire.

– Je n’en doute pas ; mais que dis-tu de son raisonnement ?

– Monsieur, je le trouve parfait d’une part, mais stupide de l’autre.

– Devise, Planchet, devise.

– Eh bien ! monsieur, en effet, mieux vaut être assis que debout, c’est constant surtout lorsqu’on est fatigué. Dans certaines circonstances – et Planchet sourit d’un air coquin – mieux vaut être couché qu’assis. Mais, quant à la dernière proposition : mieux vaut être mort que couché, je déclare que je la trouve absurde ; que ma préférence incontestable est pour le lit, et que, si vous n’êtes point de mon avis, c’est que, comme j’ai l’honneur de vous le dire, vous vous ennuyez à crever.

– Planchet, tu connais M. La Fontaine ?

– Le pharmacien du coin de la rue Saint-Médéric ?

– Non, le fabuliste.

– Ah ! maître corbeau ?

– Justement ; eh bien ! je suis comme son lièvre.

– Il a donc un lièvre aussi ?

– Il a toutes sortes d’animaux.

– Eh bien ! que fait-il, son lièvre ?

– Il songe.

– Ah ! ah !

– Planchet, je suis comme le lièvre de M. La Fontaine, je songe.

– Vous songez ? fit Planchet inquiet.

– Oui ; ton logis, Planchet, est assez triste pour pousser à la méditation ; tu conviendras de cela, je l’espère.

– Cependant, monsieur, vous avez vue sur la rue.

– Pardieu ! voilà qui est récréatif, hein ?

– Il n’en est pas moins vrai, monsieur, que, si vous logiez sur le derrière, vous vous ennuieriez… Non, je veux dire que vous songeriez encore plus.

– Ma foi ! je ne sais pas, Planchet.

– Encore, fit l’épicier, si vos songeries étaient du genre de celle qui vous a conduit à la restauration du roi Charles II.

Et Planchet fit entendre un petit rire qui n’était pas sans signification.

– Ah ! Planchet, mon ami, dit d’Artagnan, vous devenez ambitieux.

– Est-ce qu’il n’y aurait pas quelque autre roi à restaurer, monsieur d’Artagnan, quelque autre Monck à mettre en boîte ?

– Non, mon cher Planchet, tous les rois sont sur leurs trônes… moins bien peut-être que je ne suis sur cette chaise ; mais enfin ils y sont.

Et d’Artagnan poussa un soupir.

– Monsieur d’Artagnan, fit Planchet, vous me faites de la peine.

– Tu es bien bon, Planchet.

– J’ai un soupçon, Dieu me pardonne.

– Lequel ?

– Monsieur d’Artagnan, vous maigrissez.

– Oh ! fit d’Artagnan frappant sur son thorax, qui résonna comme une cuirasse vide, c’est impossible, Planchet.

– Ah ! voyez-vous, dit Planchet avec effusion, c’est que si vous maigrissiez chez moi…

– Eh bien !

– Eh bien ! je ferais un malheur.

– Allons, bon !

– Oui.

– Que ferais-tu ? Voyons.

– Je trouverais celui qui cause votre chagrin.

– Voilà que j’ai un chagrin, maintenant.

– Oui, vous en avez un.

– Non, Planchet, non.

– Je vous dis que si, moi ; vous avez un chagrin, et vous maigrissez.

– Je maigris, tu es sûr ?

– À vue d’œil… Malaga ! si vous maigrissez encore, je prends ma rapière, et je m’en vais tout droit couper la gorge à M. d’Herblay.

– Hein ! fit d’Artagnan en bondissant sur sa chaise, que dites-vous là, Planchet ? et que fait le nom de M. d’Herblay dans votre épicerie ?

– Bon ! bon ! fâchez-vous si vous voulez, injuriez-moi si vous voulez ; mais, morbleu ! je sais ce que je sais.

D’Artagnan s’était, pendant cette seconde sortie de Planchet, placé de manière à ne pas perdre un seul de ses regards, c’est-à-dire qu’il s’était assis, les deux mains appuyées sur ses deux genoux, le cou tendu vers le digne épicier.

– Voyons, explique-toi, dit-il, et dis-moi comment tu as pu proférer un blasphème de cette force. M. d’Herblay, ton ancien chef, mon ami, un homme d’Église, un mousquetaire devenu évêque, tu lèverais l’épée sur lui, Planchet ?

– Je lèverais l’épée sur mon père quand je vous vois dans ces états-là.

– M. d’Herblay, un gentilhomme !

– Cela m’est bien égal, à moi, qu’il soit gentilhomme. Il vous fait rêver noir, voilà ce que je sais. Et, de rêver noir, on maigrit. Malaga ! Je ne veux pas que M. d’Artagnan sorte de chez moi plus maigre qu’il n’y est entré.

– Comment me fait-il rêver noir ? Voyons, explique, explique.

– Voilà trois nuits que vous avez le cauchemar.

– Moi ?

– Oui, vous, et que, dans votre cauchemar, vous répétez : « Aramis ! sournois d’Aramis ! »

– Ah ! j’ai dit cela ? fit d’Artagnan inquiet.

– Vous l’avez dit, foi de Planchet !

– Et bien, après ? Tu sais le proverbe, mon ami. « Tout songe est mensonge. »

– Non pas ; car, chaque fois que, depuis trois jours, vous êtes sorti, vous n’avez pas manqué de me demander au retour : « As-tu vu M. d’Herblay ? » ou bien encore : « As-tu reçu pour moi des lettres de M. d’Herblay ? »

– Mais il me semble qu’il est bien naturel que je m’intéresse à ce cher ami ? dit d’Artagnan.

– D’accord, mais pas au point d’en diminuer.

– Planchet, j’engraisserai, je t’en donne ma parole d’honneur.

– Bien ! monsieur, je l’accepte ; car je sais que, lorsque vous donnez votre parole d’honneur, c’est sacré…

– Je ne rêverai plus d’Aramis.

– Très bien !

– Je ne te demanderai plus s’il y a des lettres de M. d’Herblay.

– Parfaitement.

– Mais tu m’expliqueras une chose.

– Parlez, monsieur.

– Je suis observateur…

– Je le sais bien…

– Et tout à l’heure tu as dit un juron singulier…

– Oui.

– Dont tu n’as pas l’habitude.

– « Malaga ! » vous voulez dire ?

– Justement.

– C’est mon juron depuis que je suis épicier.

– C’est juste, c’est un nom de raisin sec.

– C’est mon juron de férocité ; quand une fois j’ai dit « Malaga ! » je ne suis plus un homme.

– Mais enfin je ne te connaissais pas ce juron-là.

– C’est juste, monsieur, on me l’a donné.

Et Planchet, en prononçant ces paroles, cligna de l’œil avec un petit air de finesse qui appela toute l’attention de d’Artagnan.

– Eh ! eh ! fit-il.

Planchet répéta :

– Eh ! eh !

– Tiens ! tiens ! monsieur Planchet.

– Dame ! monsieur, dit Planchet, je ne suis pas comme vous, moi, je ne passe pas ma vie à songer.

– Tu as tort.

– Je veux dire à m’ennuyer, monsieur ; nous n’avons qu’un faible temps à vivre, pourquoi ne pas en profiter ?

– Tu es philosophe épicurien, à ce qu’il paraît, Planchet ?

– Pourquoi pas ? La main est bonne, on écrit et l’on pèse du sucre et des épices ; le pied est sûr, on danse ou l’on se promène ; l’estomac a des dents, on dévore et l’on digère ; le cœur n’est pas trop racorni ; eh bien ! monsieur…

– Eh bien ! quoi, Planchet ?

– Ah ! voilà !… fit l’épicier en se frottant les mains.

D’Artagnan croisa une jambe sur l’autre.

– Planchet, mon ami, dit-il, vous m’abrutissez de surprise.

– Pourquoi ?

– Parce que vous vous révélez à moi sous un jour absolument nouveau.

Planchet, flatté au dernier point, continua de se frotter les mains à s’enlever l’épiderme.

– Ah ! ah ! dit-il, parce que je ne suis qu’une bête, vous croyez que je serai un imbécile ?

– Bien ! Planchet, voilà un raisonnement.

– Suivez bien mon idée, monsieur. Je me suis dit, continua Planchet, sans plaisir, il n’est pas de bonheur sur la terre.

– Oh ! que c’est bien vrai, ce que tu dis là, Planchet ! interrompit d’Artagnan.

– Or, prenons, sinon du plaisir, le plaisir n’est pas chose si commune, du moins, des consolations.

– Et tu te consoles ?

– Justement.

– Explique-moi ta manière de te consoler.

– Je mets un bouclier pour aller combattre l’ennui. Je règle mon temps de patience, et, à la veille juste du jour où je sens que je vais m’ennuyer, je m’amuse.

– Ce n’est pas plus difficile que cela ?

– Non.

– Et tu as trouvé cela tout seul ?

– Tout seul.

– C’est miraculeux.

– Qu’en dites-vous ?

– Je dis que ta philosophie n’a pas sa pareille au monde.

– Eh bien ! alors, suivez mon exemple.

– C’est tentant.

– Faites comme moi.

– Je ne demanderais pas mieux ; mais toutes les âmes n’ont pas la même trempe, et peut-être que, s’il fallait que je m’amusasse comme toi, je m’ennuierais horriblement…

– Bah ! essayez d’abord.

– Que fais-tu ? Voyons.

– Avez-vous remarqué que je m’absente ?

– Oui.

– D’une certaine façon ?

– Périodiquement.

– C’est cela, ma foi ! Vous l’avez remarqué ?

– Mon cher Planchet, tu comprends que, lorsqu’on se voit à peu près tous les jours, quand l’un s’absente, celui-là manque à l’autre ? Est-ce que je ne te manque pas, à toi, quand je suis en campagne ?

– Immensément ! c’est-à-dire que je suis comme un corps sans âme.

– Ceci convenu, continuons.

– À quelle époque est-ce que je m’absente ?

– Le 15 et le 30 de chaque mois.

– Et je reste dehors ?

– Tantôt deux, tantôt trois, tantôt quatre jours.

– Qu’avez-vous cru que j’allais faire ?

– Les recettes.

– Et, en revenant, vous m’avez trouvé le visage ?…

– Fort satisfait.

– Vous voyez, vous le dites vous-même, toujours satisfait. Et vous avez attribué cette satisfaction ?…

– À ce que ton commerce allait bien ; à ce que les achats de riz, de pruneaux, de cassonade, de poires tapées et de mélasse allaient à merveille. Tu as toujours été fort pittoresque de caractère, Planchet ; aussi n’ai-je pas été surpris un instant de te voir opter pour l’épicerie, qui est un des commerces les plus variés et les plus doux au caractère, en ce qu’on y manie presque toutes choses naturelles et parfumées.

– C’est bien dit, monsieur ; mais quelle erreur est la vôtre !

– Comment, j’erre ?

– Quand vous croyez que je vais comme cela tous les quinze jours en recettes ou en achats. Oh ! oh ! monsieur, comment diable avez-vous pu croire une pareille chose ? Oh ! oh ! oh !

Et Planchet se mit à rire de façon à inspirer à d’Artagnan les doutes les plus injurieux sur sa propre intelligence.

– J’avoue, dit le mousquetaire, que je ne suis pas à ta hauteur.

– Monsieur, c’est vrai.

– Comment, c’est vrai ?

– Il faut bien que ce soit vrai puisque vous le dites ; mais remarquez bien que cela ne vous fait rien perdre dans mon esprit.

– Ah ! c’est bien heureux !

– Non, vous êtes un homme de génie, vous ; et, quand il s’agit de guerre, de surprises, de tactique et de coups de main, dame ! les rois sont bien peu de chose à côté de vous ; mais, pour le repos de l’âme, les soins du corps, les confitures de la vie, si cela peut se dire, ah ! monsieur, ne me parlez pas des hommes de génie, ils sont leurs propres bourreaux.

– Bon ! Planchet, dit d’Artagnan pétillant de curiosité, voilà que tu m’intéresses au plus haut point.

– Vous vous ennuyez déjà moins que tout à l’heure, n’est-ce pas ?

– Je ne m’ennuyais pas ; cependant, depuis que tu me parles, je m’amuse davantage.

– Allons donc ! bon commencement ! Je vous guérirai.

– Je ne demande pas mieux.

– Voulez-vous que j’essaie ?

– À l’instant.

– Soit ! Avez-vous ici des chevaux ?

– Oui : dix, vingt, trente.

– Il n’en est pas besoin de tant que cela ; deux, voilà tout.

– Ils sont à ta disposition, Planchet.

– Bon ! je vous emmène.

– Quand cela ?

– Demain.

– Où ?

– Ah ! vous en demandez trop.

– Cependant tu m’avoueras qu’il est important que je sache où je vais.

– Aimez-vous la campagne ?

– Médiocrement, Planchet.

– Alors vous aimez la ville ?

– C’est selon.

– Eh bien ! je vous mène dans un endroit moitié ville moitié campagne.

– Bon !

– Dans un endroit où vous vous amuserez, j’en suis sûr.

– À merveille !

– Et, miracle, dans un endroit d’où vous revenez pour vous y être ennuyé.

– Moi ?

– Mortellement !

– C’est donc à Fontainebleau que tu vas ?

– À Fontainebleau, juste !

– Tu vas à Fontainebleau, toi ?

– J’y vais.

– Et que vas-tu faire à Fontainebleau, Bon Dieu ?

Planchet répondit à d’Artagnan par un clignement d’yeux plein de malice.

– Tu as quelque terre par là, scélérat !

– Oh ! une misère, une bicoque.

– Je t’y prends.

– Mais c’est gentil, parole d’honneur !

– Je vais à la campagne de Planchet ! s’écria d’Artagnan.

– Quand vous voudrez.

– N’avons-nous pas dit demain ?

– Demain, soit ; et puis, d’ailleurs, demain, c’est le 14, c’est-à-dire la veille du jour où j’ai peur de m’ennuyer, ainsi donc, c’est convenu.

– Convenu.

– Vous me prêtez un de vos chevaux ?

– Le meilleur.

– Non, je préfère le plus doux ; je n’ai jamais été excellent cavalier, vous le savez, et, dans l’épicerie, je me suis encore rouillé ; et puis…

– Et puis quoi ?

– Et puis, ajouta Planchet avec un autre clin d’œil, et puis je ne veux pas me fatiguer.

– Et pourquoi ? se hasarda à demander d’Artagnan.

– Parce que je ne m’amuserais plus, répondit Planchet.

Et là-dessus il se leva de dessus son sac de maïs en s’étirant et en faisant craquer tous ses os, les uns après les autres avec une sorte d’harmonie.

– Planchet ! Planchet ! s’écria d’Artagnan, je déclare qu’il n’est point sur la terre de sybarite qui puisse vous être comparé. Ah ! Planchet, on voit bien que nous n’avons pas encore mangé l’un près de l’autre un tonneau de sel.

– Et pourquoi cela, monsieur ?

– Parce que je ne te connaissais pas encore, dit d’Artagnan, et que, décidément, j’en reviens à croire définitivement ce que j’avais pensé un instant le jour où, à Boulogne, tu as étranglé, ou peu s’en faut, Lubin, le valet de M. de Wardes ; Planchet, c’est que tu es un homme de ressource.

Planchet se mit à rire d’un rire plein de fatuité, donna le bonsoir au mousquetaire, et descendit dans son arrière-boutique, qui lui servait de chambre à coucher.

D’Artagnan reprit sa première position sur sa chaise, et son front, déridé un instant, devint plus pensif que jamais.

Il avait déjà oublié les folies et les rêves de Planchet.

« Oui, se dit-il en ressaisissant le fil de ses pensées, interrompues par cet agréable colloque auquel nous venons de faire participer le public ; oui, tout est là :

« 1° savoir ce que Baisemeaux voulait à Aramis ;

« 2° savoir pourquoi Aramis ne me donne point de ses nouvelles ;

« 3° savoir où est Porthos.

« Sous ces trois points gît le mystère.

« Or, continua d’Artagnan, puisque nos amis ne nous avouent rien, ayons recours à notre pauvre intelligence. On fait ce qu’on peut, mordioux ! ou malaga ! comme dit Planchet. »

Chapitre CXLI – La lettre de M. de Baisemeaux §

D’Artagnan, fidèle à son plan, alla dès le lendemain matin rendre visite à M. de Baisemeaux.

C’était jour de propreté à la Bastille : les canons étaient brossés, fourbis, les escaliers grattés ; les porte-clefs semblaient occupés du soin de polir leurs clefs elles-mêmes.

Quant aux soldats de la garnison, ils se promenaient dans leurs cours, sous prétexte qu’ils étaient assez propres.

Le commandant Baisemeaux reçut d’Artagnan d’une façon plus que polie ; mais il fut avec lui d’une réserve tellement serrée, que toute la finesse de d’Artagnan ne lui tira pas une syllabe.

Plus il se retenait dans ses limites, plus la défiance de d’Artagnan croissait.

Ce dernier crut même remarquer que le commandant agissait en vertu d’une recommandation récente.

Baisemeaux n’avait pas été au Palais-Royal, avec d’Artagnan, l’homme froid et impénétrable que celui-ci trouva dans le Baisemeaux de la Bastille.

Quand d’Artagnan voulut le faire parler sur les affaires si pressantes d’argent qui avaient amené Baisemeaux à la recherche d’Aramis et le rendaient expansif malgré tout ce soir-là, Baisemeaux prétexta des ordres à donner dans la prison même, et laissa d’Artagnan se morfondre si longtemps à l’attendre, que notre mousquetaire, certain de ne point obtenir un mot de plus, partit de la Bastille sans que Baisemeaux fût revenu de son inspection.

Mais il avait un soupçon, d’Artagnan, et, une fois le soupçon éveillé, l’esprit de d’Artagnan ne dormait plus.

Il était aux hommes ce que le chat est aux quadrupèdes, l’emblème de l’inquiétude à la fois et de l’impatience.

Un chat inquiet ne demeure pas plus en place que le flocon de soie qui se balance à tout souffle d’air. Un chat qui guette est mort devant son poste d’observation, et ni la faim ni la soif ne savent le tirer de sa méditation.

D’Artagnan, qui brûlait d’impatience, secoua tout à coup ce sentiment comme un manteau trop lourd. Il se dit que la chose qu’on lui cachait était précisément celle qu’il importait de savoir.

En conséquence, il réfléchit que Baisemeaux ne manquerait pas de faire prévenir Aramis, si Aramis lui avait donné une recommandation quelconque. C’est ce qui arriva.

Baisemeaux avait à peine eu le temps matériel de revenir du donjon, que d’Artagnan s’était mis en embuscade près de la rue du Petit-Musc, de façon à voir tous ceux qui sortiraient de la Bastille.

Après une heure de station à la Herse-d’Or, sous l’auvent où l’on prenait un peu d’ombre, d’Artagnan vit sortir un soldat de garde.

Or, c’était le meilleur indice qu’il pût désirer. Tout gardien ou porte-clefs a ses jours de sortie et même ses heures à la Bastille, puisque tous sont astreints à n’avoir ni femme ni logement dans le château ; ils peuvent donc sortir sans exciter la curiosité.

Mais un soldat caserné est renfermé pour vingt-quatre heures lorsqu’il est de garde, on le sait bien, et d’Artagnan le savait mieux que personne. Ce soldat ne devait donc sortir en tenue de service que pour un ordre exprès et pressé.

Le soldat, disons-nous, partit de la Bastille, et lentement, lentement, comme un heureux mortel à qui, au lieu d’une faction devant un insipide corps de garde, ou sur un bastion non moins ennuyeux, arrive la bonne aubaine d’une liberté jointe à une promenade, ces deux plaisirs comptant comme service. Il se dirigea vers le faubourg Saint-Antoine, humant l’air, le soleil, et regardant les femmes.

D’Artagnan le suivit de loin. Il n’avait pas encore fixé ses idées là-dessus.

« Il faut tout d’abord, pensa-t-il, que je voie la figure de ce drôle. Un homme vu est un homme jugé. »

D’Artagnan doubla le pas, et, ce qui n’était pas bien difficile, devança le soldat.

Non seulement il vit sa figure, qui était assez intelligente et résolue, mais encore il vit son nez, qui était un peu rouge.

« Le drôle aime l’eau-de-vie », se dit-il.

En même temps qu’il voyait le nez rouge, il voyait dans la ceinture du soldat un papier blanc.

« Bon ! il a une lettre, ajouta d’Artagnan. Or, un soldat se trouve trop joyeux d’être choisi par M. de Baisemeaux pour estafette, il ne vend pas le message. »

Comme d’Artagnan se rongeait les poings, le soldat avançait toujours dans le faubourg Saint-Antoine.

« Il va certainement à Saint-Mandé, se dit-il, et je ne saurai pas ce qu’il y a dans la lettre… »

C’était à en perdre la tête.

« Si j’étais en uniforme, se dit d’Artagnan, je ferais prendre le drôle et sa lettre avec lui. Le premier corps de garde me prêterait la main. Mais du diable si je dis mon nom pour un fait de ce genre. Le faire boire, il se défiera et puis il me grisera… Mordioux ! je n’ai plus d’esprit, et c’en est fait de moi. Attaquer ce malheureux, le faire dégainer, le tuer pour sa lettre. Bon, s’il s’agissait d’une lettre de reine à un lord, ou d’une lettre de cardinal à une reine. Mais, mon Dieu, quelles piètres intrigues que celles de MM. Aramis et Fouquet avec M. Colbert ! La vie d’un homme pour cela, oh ! non, pas même dix écus. »

Comme il philosophait de la sorte en mangeant ses ongles et moustaches, il aperçut un petit groupe d’archers et un commissaire.

Ces gens emmenaient un homme de belle mine qui se débattait du meilleur cœur.

Les archers lui avaient déchiré ses habits, et on le traînait. Il demandait qu’on le conduisît avec égards, se prétendant gentilhomme et soldat.

Il vit notre soldat marcher dans la rue, et cria :

– Soldat, à moi !

Le soldat marcha du même pas vers celui qui l’interpellait, et la foule le suivit.

Une idée vint alors à d’Artagnan.

C’était la première : on verra qu’elle n’était pas mauvaise.

Tandis que le gentilhomme racontait au soldat qu’il venait d’être pris dans une maison comme voleur, tandis qu’il n’était qu’un amant, le soldat le plaignait et lui donnait des consolations et des conseils avec cette gravité que le soldat français met au service de son amour-propre et de l’esprit de corps. D’Artagnan se glissa derrière le soldat pressé par la foule, et lui tira nettement et promptement le papier de la ceinture.

Comme, à ce moment, le gentilhomme déchiré tiraillait ce soldat, comme le commissaire tiraillait le gentilhomme, d’Artagnan put opérer sa capture sans le moindre inconvénient.

Il se mit à dix pas derrière un pilier de maison, et lut sur l’adresse :

« À M. du Vallon, chez M. Fouquet, à Saint-Mandé. »

– Bon, dit-il.

Et il décacheta sans déchirer, puis il tira le papier plié en quatre, qui contenait seulement ces mots :

« Cher monsieur du Vallon, veuillez faire dire à M. d’Herblay qu’il est venu à la Bastille et qu’il a questionné.

« Votre dévoué,

« De Baisemeaux. »

– Eh bien ! à la bonne heure, s’écria d’Artagnan, voilà qui est parfaitement limpide. Porthos en est.

Sûr de ce qu’il voulait savoir :

« Mordioux ! pensa le mousquetaire, voilà un pauvre diable de soldat à qui cet enragé sournois de Baisemeaux va faire payer cher ma supercherie… S’il rentre sans lettre… que lui fera-t-on ? Au fait, je n’ai pas besoin de cette lettre ; quand l’œuf est avalé, à quoi bon les coquilles ? »

D’Artagnan vit que le commissaire et les archers avaient convaincu le soldat et continuaient d’emmener leur prisonnier.

Celui-ci restait environné de la foule et continuait ses doléances.

D’Artagnan vint au milieu de tous et laissa tomber la lettre sans que personne le vit, puis il s’éloigna rapidement. Le soldat reprenait sa route vers Saint-Mandé, pensant beaucoup à ce gentilhomme qui avait imploré sa protection.

Tout à coup il pensa un peu à sa lettre, et, regardant sa ceinture, il la vit dépouillée. Son cri d’effroi fit plaisir à d’Artagnan.

Ce pauvre soldat jeta les yeux tout autour de lui avec angoisse, et enfin, derrière lui, à vingt pas, il aperçut la bienheureuse enveloppe. Il fondit dessus comme un faucon sur sa proie.

L’enveloppe était bien un peu poudreuse, un peu froissée, mais enfin la lettre était retrouvée.

D’Artagnan vit que le cachet brisé occupait beaucoup le soldat. Le brave homme finit cependant par se consoler, il remit le papier dans sa ceinture.

« Va, dit d’Artagnan, j’ai le temps désormais ; précède-moi. Il paraît qu’Aramis n’est pas à Paris, puisque Baisemeaux écrit à Porthos. Ce cher Porthos, quelle joie de le revoir… et de causer avec lui ! » dit le Gascon.

Et, réglant son pas sur celui du soldat, il se promit d’arriver un quart d’heure après lui chez M. Fouquet.

Chapitre CXLII – Où le lecteur verra avec plaisir que Porthos n’a rien perdu de sa force §

D’Artagnan avait, selon son habitude, calculé que chaque heure vaut soixante minutes et chaque minute soixante secondes.

Grâce à ce calcul parfaitement exact de minutes et de secondes, il arriva devant la porte du surintendant au moment même où le soldat en sortait la ceinture vide.

D’Artagnan se présenta à la porte, qu’un concierge, brodé sur toutes les coutures, lui tint entrouverte.

D’Artagnan aurait bien voulu entrer sans se nommer, mais il n’y avait pas moyen. Il se nomma.

Malgré cette concession, qui devait lever toute difficulté, d’Artagnan le pensait du moins, le concierge hésita ; cependant, à ce titre répété pour la seconde fois, capitaine des gardes du roi, le concierge, sans livrer tout à fait passage, cessa de le barrer complètement.

D’Artagnan comprit qu’une formidable consigne avait été donnée.

Il se décida donc à mentir, ce qui, d’ailleurs, ne lui coûtait point par trop, quand il voyait par-delà le mensonge le salut de l’État, ou même purement et simplement son intérêt personnel.

Il ajouta donc, aux déclarations déjà faites par lui, que le soldat qui venait d’apporter une lettre à M. du Vallon n’était autre que son messager, et que cette lettre avait pour but d’annoncer son arrivée, à lui.

Dès lors, nul ne s’opposa plus à l’entrée de d’Artagnan, et d’Artagnan entra.

Un valet voulut l’accompagner, mais il répondit qu’il était inutile de prendre cette peine à son endroit, attendu qu’il savait parfaitement où se tenait M. du Vallon.

Il n’y avait rien à répondre à un homme si complètement instruit.

On laissa faire d’Artagnan.

Perrons, salons, jardins, tout fut passé en revue par le mousquetaire. Il marcha un quart d’heure dans cette maison plus que royale, qui comptait autant de merveilles que de meubles, autant de serviteurs que de colonnes et de portes.

« Décidément, se dit-il, cette maison n’a d’autres limites que les limites de la terre. Est-ce que Porthos aurait eu la fantaisie de s’en retourner à Pierrefonds, sans sortir de chez M. Fouquet ? »

Enfin, il arriva dans une partie reculée du château, ceinte d’un mur de pierres de taille sur lesquelles grimpait une profusion de plantes grasses ruisselantes de fleurs, grosses et solides comme des fruits.

De distance en distance, sur le mur d’enceinte, s’élevaient des statues dans des poses timides ou mystérieuses. C’étaient des vestales cachées sous le péplum aux grands plis ; des veilleurs agiles enfermés dans leurs voiles de marbre et couvant le palais de leurs furtifs regards.

Un Hermès, le doigt sur la bouche, une Iris aux ailes éployées, une Nuit tout arrosée de pavots, dominaient les jardins et les bâtiments qu’on entrevoyait derrière les arbres ; toutes ces statues se profilaient en blanc sur les hauts cyprès, qui dardaient leurs cimes noires vers le ciel.

Autour de ces cyprès s’étaient enroulés des rosiers séculaires, qui attachaient leurs anneaux fleuris à chaque fourche des branches et semaient sur les ramures inférieures et sur les statues des pluies de fleurs embaumées.

Ces enchantements parurent au mousquetaire l’effort suprême de l’esprit humain. Il était dans une disposition d’esprit à poétiser. L’idée que Porthos habitait un pareil Eden lui donna de Porthos une idée plus haute, tant il est vrai que les esprits les plus élevés ne sont point exempts de l’influence de l’entourage.

D’Artagnan trouva la porte ; à la porte, une espèce de ressort qu’il découvrit et qu’il fit jouer. La porte s’ouvrit.

D’Artagnan entra, referma la porte et pénétra dans un pavillon bâti en rotonde, et dans lequel on n’entendait d’autre bruit que celui des cascades et des chants d’oiseaux.

À la porte du pavillon, il rencontra un laquais.

– C’est ici, dit sans hésitation d’Artagnan, que demeure M. le baron du Vallon, n’est-ce pas.

– Oui, monsieur, répondit le laquais.

– Prévenez-le que M. le chevalier d’Artagnan, capitaine aux mousquetaires de Sa Majesté, l’attend.

D’Artagnan fut introduit dans un salon.

D’Artagnan ne demeura pas longtemps dans l’attente : un pas bien connu ébranla le parquet de la salle voisine, une porte s’ouvrit ou plutôt s’enfonça, et Porthos vint se jeter dans les bras de son ami avec une sorte d’embarras qui ne lui allait pas mal.

– Vous ici ? s’écria-t-il.

– Et vous ? répliqua d’Artagnan. Ah ! sournois !

– Oui, dit Porthos en souriant d’un sourire embarrassé, oui, vous me trouvez chez M. Fouquet, et cela vous étonne un peu, n’est-ce pas ?

– Non pas ; pourquoi ne seriez-vous pas des amis de M. Fouquet ? M. Fouquet a bon nombre d’amis, surtout parmi les hommes d’esprit.

Porthos eut la modestie de ne pas prendre le compliment pour lui.

– Puis, ajouta-t-il, vous m’avez vu à Belle-Île.

– Raison de plus pour que je sois porté à croire que vous êtes des amis de M. Fouquet.

– Le fait est que je le connais, dit Porthos avec un certain embarras.

– Ah ! mon ami, dit d’Artagnan, que vous êtes coupable envers moi !

– Comment cela ? s’écria Porthos.

– Comment ! vous accomplissez un ouvrage aussi admirable que celui des fortifications de Belle-Île, et vous ne m’en avertissez pas.

Porthos rougit.

– Il y a plus, continua d’Artagnan, vous me voyez là-bas ; vous savez que je suis au roi, et vous ne devinez pas que le roi, jaloux de connaître quel est l’homme de mérite qui accomplit une œuvre dont on lui fait les plus magnifiques récits, vous ne devinez pas que le roi m’a envoyé pour savoir quel était cet homme ?

– Comment ! le roi vous avait envoyé pour savoir…

– Pardieu ! Mais ne parlons plus de cela.

– Corne de bœuf ! dit Porthos, au contraire, parlons-en ; ainsi, le roi savait que l’on fortifiait Belle-Île ?

– Bon ! est-ce que le roi ne sait pas tout ?

– Mais il ne savait pas qui le fortifiait ?

– Non ; seulement, il se doutait, d’après ce qu’on lui avait dit des travaux, que c’était un illustre homme de guerre.

– Diable ! dit Porthos, si j’avais su cela.

– Vous ne vous seriez pas sauvé de Vannes, n’est-ce pas ?

– Non. Qu’avez-vous dit quand vous ne m’avez plus trouvé ?

– Mon cher, j’ai réfléchi.

– Ah ! oui, vous réfléchissez, vous… Et à quoi cela vous a-t-il mené de réfléchir ?

– À deviner toute la vérité.

– Ah ! vous avez deviné ?

– Oui.

– Qu’avez-vous deviné ? Voyons, dit Porthos en s’accommodant dans un fauteuil et prenant des airs de sphinx.

– J’ai deviné, d’abord, que vous fortifiiez Belle-Île.

– Ah ! cela n’était pas bien difficile, vous m’avez vu à l’œuvre.

– Attendez donc ; mais j’ai deviné encore quelque chose, c’est que vous fortifiiez Belle-Île par ordre de M. Fouquet.

– C’est vrai.

– Ce n’est pas le tout. Quand je suis en train de deviner, je ne m’arrête pas en route.

– Ce cher d’Artagnan !

– J’ai deviné que M. Fouquet voulait garder le secret le plus profond sur ces fortifications.

– C’était son intention, en effet, à ce que je crois, dit Porthos.

– Oui ; mais savez-vous pourquoi il voulait garder ce secret ?

– Dame ! pour que la chose ne fût pas sue, dit Porthos.

– D’abord. Mais ce désir était soumis à l’idée d’une galanterie…

– En effet, dit Porthos, j’ai entendu dire que M. Fouquet était fort galant.

– À l’idée d’une galanterie qu’il voulait faire au roi.

– Oh ! oh !

– Cela vous étonne ?

– Oui.

– Vous ne saviez pas cela ?

– Non.

– Eh bien ! je le sais, moi.

– Vous êtes donc sorcier.

– Pas le moins du monde.

– Comment le savez-vous, alors ?

– Ah ! voilà ! par un moyen bien simple ! j’ai entendu M. Fouquet le dire lui-même au roi.

– Lui dire quoi ?

– Qu’il avait fait fortifier Belle-Île à son intention, et qu’il lui faisait cadeau de Belle-Île.

– Ah ! vous avez entendu M. Fouquet dire cela au roi ?

– En toutes lettres. Il a même ajouté : « Belle-Île a été fortifiée par un ingénieur de mes amis, homme de beaucoup de mérite, que je demanderai la permission de présenter au roi. » – « Son nom ? » a demandé le roi. « Le baron du Vallon », a répondu M. Fouquet. « C’est bien, a répondu le roi, vous me le présenterez. »

– Le roi a répondu cela ?

– Foi de d’Artagnan !

– Oh ! oh ! fit Porthos. Mais pourquoi ne m’a-t-on pas présenté, alors ?

– Ne vous a-t-on point parlé de cette présentation ?

– Si fait, mais je l’attends toujours.

– Soyez tranquille, elle viendra.

– Hum ! hum ! grogna Porthos.

D’Artagnan fit semblant de ne pas entendre, et, changeant la conversation :

– Mais vous habitez un lieu bien solitaire, cher ami, ce me semble ? demanda-t-il.

– J’ai toujours aimé l’isolement. Je suis mélancolique, répondit Porthos avec un soupir.

– Tiens ! c’est étrange, fit d’Artagnan, je n’avais pas remarqué cela.

– C’est depuis que je me livre à l’étude, dit Porthos d’un air soucieux.

– Mais les travaux de l’esprit n’ont pas nui à la santé du corps, j’espère ?

– Oh ! nullement.

– Les forces vont toujours bien ?

– Trop bien, mon ami, trop bien.

– C’est que j’avais entendu dire que, dans les premiers jours de votre arrivée…

– Oui, je ne pouvais plus remuer, n’est-ce pas ?

– Comment, fit d’Artagnan avec un sourire, et à propos de quoi ne pouviez-vous plus remuer ?

Porthos comprit qu’il avait dit une bêtise et voulut se reprendre.

– Oui, je suis venu de Belle-Île ici sur de mauvais chevaux, dit-il, et cela m’avait fatigué.

– Cela ne m’étonne plus, que, moi qui venais derrière vous, j’en aie trouvé sept ou huit de crevés sur la route.

– Je suis lourd, voyez-vous, dit Porthos.

– De sorte que vous étiez moulu ?

– La graisse m’a fondu, et cette fonte m’a rendu malade.

– Ah ! pauvre Porthos !… Et Aramis, comment a-t-il été pour vous dans tout cela ?

– Très bien… Il m’a fait soigner par le propre médecin de M. Fouquet. Mais figurez-vous qu’au bout de huit jours je ne respirais plus.

– Comment cela ?

– La chambre était trop petite : j’absorbais trop d’air.

– Vraiment ?

– À ce que l’on m’a dit, du moins… Et l’on m’a transporté dans un autre logement.

– Où vous respiriez, cette fois ?

– Plus librement, oui ; mais pas d’exercice, rien à faire. Le médecin prétendait que je ne devais pas bouger ; moi, au contraire, je me sentais plus fort que jamais. Cela donna naissance à un grave accident.

– À quel accident ?

– Imaginez-vous, cher ami, que je me révoltai contre les ordonnances de cet imbécile de médecin et que je résolus de sortir, que cela lui convint ou ne lui convînt pas. En conséquence, j’ordonnai au valet qui me servait d’apporter mes habits.

– Vous étiez donc tout nu, mon pauvre Porthos ?

– Non pas, j’avais une magnifique robe de chambre, au contraire. Le laquais obéit ; je me revêtis de mes habits, qui étaient devenus trop larges ; mais, chose étrange, mes pieds étaient devenus trop larges, eux.

– Oui, j’entends bien.

– Et mes bottes étaient devenues trop étroites.

– Vos pieds étaient restés enflés.

– Tiens ! vous avez deviné.

– Parbleu ! Et c’est là l’accident dont vous me vouliez entretenir ?

– Ah bien ! oui ! Je ne fis pas la même réflexion que vous. Je me dis : « Puisque mes pieds ont entré dix fois dans mes bottes, il n’y a aucune raison pour qu’ils n’y entrent pas une onzième. »

– Cette fois, mon cher Porthos, permettez-moi de vous le dire, vous manquiez de logique.

– Bref, j’étais donc placé en face d’une cloison ; j’essayais de mettre ma botte droite ; je tirais avec les mains, je poussais avec le jarret, faisant des efforts inouïs, quand, tout à coup, les deux oreilles de mes bottes demeurèrent dans mes mains ; mon pied partit comme une catapulte.

– Catapulte ! Comme vous êtes fort sur les fortifications, cher Porthos !

– Mon pied partit donc comme une catapulte et rencontra la cloison, qu’il effondra. Mon ami, je crus que, comme Samson, j’avais démoli le temple. Ce qui tomba du coup de tableaux, de porcelaines, de vases de fleurs, de tapisseries, de bâtons de rideaux, c’est inouï.

– Vraiment !

– Sans compter que de l’autre côté de la cloison était une étagère chargée de porcelaines.

– Que vous renversâtes ?

– Que je lançai à l’autre bout de l’autre chambre.

Porthos se mit à rire.

– En vérité, comme vous dites, c’est inouï !

Et d’Artagnan se mit à rire comme Porthos.

Porthos, aussitôt, se mit à rire plus fort que d’Artagnan.

– Je cassai, dit Porthos d’une voix entrecoupée par cette hilarité croissante, pour plus de trois mille francs de porcelaines, oh ! oh ! oh !…

– Bon ! dit d’Artagnan.

– J’écrasai pour plus de quatre mille francs de glaces, oh ! oh ! oh !…

– Excellent !

– Sans compter un lustre qui me tomba juste sur la tête et qui fut brisé en mille morceaux, oh ! oh ! oh !…

– Sur la tête ? dit d’Artagnan, qui se tenait les côtes.

– En plein !

– Mais vous eûtes la tête cassée ?

– Non, puisque je vous dis, au contraire, que c’est le lustre qui se brisa comme verre qu’il était.

– Ah ! le lustre était de verre ?

– De verre de Venise ; une curiosité, mon cher, un morceau qui n’avait pas son pareil, une pièce qui pesait deux cents livres.

– Et qui vous tomba sur la tête ?

– Sur… la… tête !… Figurez-vous un globe de cristal tout doré, tout incrusté en bas, des parfums qui brûlaient en haut, des becs qui jetaient de la flamme lorsqu’ils étaient allumés.

– Bien entendu ; mais ils ne l’étaient pas ?

– Heureusement, j’eusse été incendié.

– Et vous n’avez été qu’aplati ?

– Non.

– Comment, non.

– Non, le lustre m’est tombé sur le crâne. Nous avons là, à ce qu’il paraît, sur le sommet de la tête, une croûte excessivement solide.

– Qui vous a dit cela, Porthos ?

– Le médecin. Une manière de dôme qui supporterait Notre-Dame de Paris.

– Bah !

– Oui, il paraît que nous avons le crâne ainsi fait.

– Parlez pour vous, cher ami ; c’est votre crâne à vous qui est fait ainsi et non celui des autres.

– C’est possible, dit Porthos avec fatuité ; tant il y a que, lors de la chute du lustre sur ce dôme que nous avons au sommet de la tête, ce fut un bruit pareil à la détonation d’un canon ; le cristal fut brisé et je tombai tout inondé.

– De sang, pauvre Porthos !

– Non, de parfums qui sentaient comme des crèmes ; c’était excellent, mais cela sentait trop bon, je fus comme étourdi de cette bonne odeur ; vous avez éprouvé cela quelquefois, n’est-ce pas, d’Artagnan ?

– Oui, en respirant du muguet ; de sorte, mon pauvre ami, que vous fûtes renversé du choc et abasourdi de l’odeur.

– Mais ce qu’il y a de particulier, et le médecin m’a affirmé, sur son honneur, qu’il n’avait jamais rien vu de pareil…

– Vous eûtes au moins une bosse ? interrompit d’Artagnan.

– J’en eus cinq.

– Pourquoi cinq ?

– Attendez : le lustre avait, à son extrémité inférieure, cinq ornements dorés extrêmement aigus.

– Aïe !

– Ces cinq ornements pénétrèrent dans mes cheveux, que je porte fort épais, comme vous voyez.

– Heureusement.

– Et s’imprimèrent dans ma peau. Mais, voyez la singularité, ces choses-là n’arrivent qu’à moi ! Au lieu de faire des creux, ils firent des bosses. Le médecin n’a jamais pu m’expliquer cela d’une manière satisfaisante.

– Eh bien ! je vais vous l’expliquer, moi.

– Vous me rendrez service, dit Porthos en clignant des yeux, ce qui était chez lui le signe de l’attention portée au plus haut degré.

– Depuis que vous faites fonctionner votre cerveau à de hautes études, à des calculs importants, la tête a profité ; de sorte que vous avez maintenant une tête trop pleine de science.

– Vous croyez ?

– J’en suis sûr. Il en résulte qu’au lieu de rien laisser pénétrer d’étranger dans l’intérieur de la tête, votre boîte osseuse, qui est déjà trop pleine, profite des ouvertures qui s’y font pour laisser échapper ce trop-plein.

– Ah ! fit Porthos, à qui cette explication paraissait plus claire que celle du médecin.

– Les cinq protubérances causées par les cinq ornements du lustre furent certainement des amas scientifiques, amenés extérieurement par la force des choses.

– En effet, dit Porthos, et la preuve, c’est que cela me faisait plus de mal dehors que dedans. Je vous avouerai même que, quand je mettais mon chapeau sur ma tête, en l’enfonçant du poing avec cette énergie gracieuse que nous possédons, nous autres gentilshommes d’épée, eh bien ! si mon coup de poing n’était pas parfaitement mesuré, je ressentais des douleurs extrêmes.

– Porthos, je vous crois.

– Aussi, mon bon ami, dit le géant, M. Fouquet se décida-t-il, voyant le peu de solidité de la maison, à me donner un autre logis. On me mit en conséquence ici.

– C’est le parc réservé, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Celui des rendez-vous ? celui qui est si célèbre dans les histoires mystérieuses du surintendant ?

– Je ne sais pas : je n’y ai eu ni rendez-vous ni histoires mystérieuses ; mais on m’autorise à y exercer mes muscles, et je profite de la permission en déracinant des arbres.

– Pour quoi faire ?

– Pour m’entretenir la main, et puis pour y prendre des nids d’oiseaux : je trouve cela plus commode que de monter dessus.

– Vous êtes pastoral comme Tircis, mon cher Porthos.

– Oui, j’aime les petits œufs ; je les aime infiniment plus que les gros. Vous n’avez point idée comme c’est délicat, une omelette de quatre ou cinq cents œufs de verdier, de pinson, de sansonnet, de merle et de grive.

– Mais cinq cents œufs, c’est monstrueux !

– Cela tient dans un saladier, dit Porthos.

D’Artagnan admira cinq minutes Porthos, comme s’il le voyait pour la première fois.

Quant à Porthos, il s’épanouit joyeusement sous le regard de son ami.

Ils demeurèrent quelques instants ainsi, d’Artagnan regardant, Porthos s’épanouissant.

D’Artagnan cherchait évidemment à donner un nouveau tour à la conversation.

– Vous divertissez-vous beaucoup ici, Porthos ? demanda-t-il enfin, sans doute lorsqu’il eut trouvé ce qu’il cherchait.

– Pas toujours.

– Je conçois cela ; mais, quand vous vous ennuierez par trop, que ferez vous ?

– Oh ! je ne suis pas ici pour longtemps. Aramis attend que ma dernière bosse ait disparu pour me présenter au roi, qui ne peut pas souffrir les bosses, à ce qu’on m’a dit.

– Aramis est donc toujours à Paris ?

– Non.

– Et où est-il ?

– À Fontainebleau.

– Seul ?

– Avec M. Fouquet.

– Très bien. Mais savez-vous une chose ?

– Non. Dites-la-moi et je la saurai.

– C’est que je crois qu’Aramis vous oublie.

– Vous croyez ?

– Là-bas, voyez-vous, on rit, on danse, on festoie, on fait sauter les vins de M. de Mazarin. Savez-vous qu’il y a ballet tous les soirs, là-bas ?

– Diable ! diable !

– Je vous déclare donc que votre cher Aramis vous oublie.

– Cela se pourrait bien, et je l’ai pensé parfois.

– À moins qu’il ne vous trahisse, le sournois !

– Oh !

– Vous le savez, c’est un fin renard, qu’Aramis.

– Oui, mais me trahir…

– Écoutez ; d’abord, il vous séquestre.

– Comment, il me séquestre ! Je suis séquestré, moi ?

– Pardieu !

– Je voudrais bien que vous me prouvassiez cela ?

– Rien de plus facile. Sortez-vous ?

– Jamais.

– Montez-vous à cheval ?

– Jamais.

– Laisse-t-on parvenir vos amis jusqu’à vous ?

– Jamais.

– Eh bien ! mon ami, ne sortir jamais, ne jamais monter à cheval, ne jamais voir ses amis, cela s’appelle être séquestré.

– Et pourquoi Aramis me séquestrerait-il ? demanda Porthos.

– Voyons, dit d’Artagnan, soyez franc, Porthos.

– Comme l’or.

– C’est Aramis qui a fait le plan des fortifications de Belle-Île, n’est-ce pas ?

Porthos rougit.

– Oui, dit-il, mais voilà tout ce qu’il a fait.

– Justement, et mon avis est que ce n’est pas une très grande affaire.

– C’est le mien aussi.

– Bien ; je suis enchanté que nous soyons du même avis.

– Il n’est même jamais venu à Belle-Île, dit Porthos.

– Vous voyez bien.

– C’est moi qui allais à Vannes, comme vous avez pu le voir.

– Dites comme je l’ai vu. Eh bien ! voilà justement l’affaire, mon cher Porthos, Aramis, qui n’a fait que les plans, voudrait passer pour l’ingénieur ; tandis que, vous qui avez bâti pierre à pierre la muraille, la citadelle et les bastions, il voudrait vous reléguer au rang de constructeur.

– De constructeur, c’est-à-dire de maçon ?

– De maçon, c’est cela.

– De gâcheur de mortier ?

– Justement.

– De manœuvre ?

– Vous y êtes.

– Oh ! oh ! cher Aramis, vous vous croyez toujours vingt-cinq ans, à ce qu’il paraît ?

– Ce n’est pas le tout : il vous en croit cinquante.

– J’aurais bien voulu le voir à la besogne.

– Oui.

– Un gaillard qui a la goutte.

– Oui.

– La gravelle.

– Oui.

– À qui il manque trois dents.

– Quatre.

– Tandis que moi, regardez !

Et Porthos, écartant ses grosses lèvres, exhiba deux rangées de dents un peu moins blanches que la neige, mais aussi nettes, aussi dures et aussi saines que l’ivoire.

– Vous ne vous figurez pas, Porthos, dit d’Artagnan, combien le roi tient aux dents. Les vôtres me décident ; je vous présenterai au roi.

– Vous ?

– Pourquoi pas ? Croyez-vous que je sois plus mal en cour qu’Aramis ?

– Oh ! non.

– Croyez-vous que j’aie la moindre prétention sur les fortifications de Belle-Île ?

– Oh ! certes non.

– C’est donc votre intérêt seul qui peut me faire agir.

– Je n’en doute pas.

– Eh bien ! je suis intime ami du roi, et la preuve, c’est que, lorsqu’il y a quelque chose de désagréable à lui dire, c’est moi qui m’en charge.

– Mais, cher ami, si vous me présentez…

– Après ?

– Aramis se fâchera.

– Contre moi ?

– Non, contre moi.

– Bah ! que ce soit lui ou que ce soit moi qui vous présente, puisque vous deviez être présenté, c’est la même chose.

– On devait me faire faire des habits.

– Les vôtres sont splendides.

– Oh ! ceux que j’avais commandés étaient bien plus beaux.

– Prenez garde, le roi aime la simplicité.

– Alors je serai simple. Mais que dira M. Fouquet de me savoir parti ?

– Êtes-vous donc prisonnier sur parole ?

– Non, pas tout à fait. Mais je lui avais promis de ne pas m’éloigner sans le prévenir.

– Attendez, nous allons revenir à cela. Avez-vous quelque chose à faire ici ?

– Moi ? Rien de bien important, du moins.

– À moins cependant que vous ne soyez l’intermédiaire d’Aramis pour quelque chose de grave.

– Ma foi, non.

– Ce que je vous en dis, vous comprenez, c’est par intérêt pour vous. Je suppose, par exemple, que vous êtes chargé d’envoyer à Aramis des messages, des lettres.

– Ah ! des lettres, oui. Je lui envoie de certaines lettres.

– Où cela ?

– À Fontainebleau.

– Et avez-vous de ces lettres ?

– Mais…

– Laissez-moi dire. Et avez-vous de ces lettres ?

– Je viens justement d’en recevoir une.

– Intéressante ?

– Je le suppose.

– Vous ne les lisez donc pas ?

– Je ne suis pas curieux.

Et Porthos tira de sa poche la lettre du soldat que Porthos n’avait pas lue, mais que d’Artagnan avait lue, lui.

– Savez-vous ce qu’il faut faire ? dit d’Artagnan.

– Parbleu ! ce que je fais toujours, l’envoyer.

– Non pas.

– Comment cela, la garder ?

– Non, pas encore. Ne vous a-t-on pas dit que cette lettre était importante.

– Très importante.

– Eh bien ! il faut la porter vous-même à Fontainebleau.

– À Aramis.

– Oui.

– C’est juste.

– Et puisque le roi y est…

– Vous profiterez de cela ?…

– Je profiterai de cela pour vous présenter au roi.

– Ah ! corne de bœuf ! d’Artagnan, il n’y a en vérité que vous pour trouver des expédients.

– Donc, au lieu d’envoyer à notre ami des messages plus ou moins fidèles, c’est nous-mêmes qui lui portons la lettre.

– Je n’y avais même pas songé, c’est bien simple cependant.

– C’est pourquoi il est urgent, mon cher Porthos, que nous partions tout de suite.

– En effet, dit Porthos, plus tôt nous partirons, moins la lettre d’Aramis éprouvera de retard.

– Porthos, vous raisonnez toujours puissamment, et chez vous la logique seconde l’imagination.

– Vous trouvez ? dit Porthos.

– C’est le résultat des études solides, répondit d’Artagnan. Allons, venez.

– Mais, dit Porthos, ma promesse à M. Fouquet ?

– Laquelle ?

– De ne point quitter Saint-Mandé sans le prévenir ?

– Ah ! mon cher Porthos, dit d’Artagnan, que vous êtes jeune !

– Comment cela !

– Vous arrivez à Fontainebleau, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Vous y trouverez M. Fouquet ?

– Oui.

– Chez le roi probablement ?

– Chez le roi, répéta majestueusement Porthos.

– Et vous l’abordez en lui disant : « Monsieur Fouquet, j’ai l’honneur de vous prévenir que je viens de quitter Saint-Mandé. »

– Et, dit Porthos avec la même majesté, me voyant à Fontainebleau chez le roi, M. Fouquet ne pourra pas dire que je mens.

– Mon cher Porthos, j’ouvrais la bouche pour vous le dire ; vous me devancez en tout. Oh ! Porthos ! quelle heureuse nature vous êtes ! l’âge n’a pas mordu sur vous.

– Pas trop.

– Alors tout est dit.

– Je crois que oui.

– Vous n’avez plus de scrupules ?

– Je crois que non.

– Alors je vous emmène.

– Parfaitement ; je vais faire seller mes chevaux.

– Vous avez des chevaux ici ?

– J’en ai cinq.

– Que vous avez fait venir de Pierrefonds ?

– Que M. Fouquet m’a donnés.

– Mon cher Porthos, nous n’avons pas besoin de cinq chevaux pour deux ; d’ailleurs, j’en ai déjà trois à Paris, cela ferait huit ; ce serait trop.

– Ce ne serait pas trop si j’avais mes gens ici ; mais, hélas ! je ne les ai pas.

– Vous regrettez vos gens ?

– Je regrette Mousqueton, Mousqueton me manque.

– Excellent cœur ! dit d’Artagnan ; mais, croyez-moi, laissez vos chevaux ici comme vous avez laissé Mousqueton là-bas.

– Pourquoi cela ?

– Parce que, plus tard…

– Eh bien ?

– Eh bien ! plus tard, peut-être sera-t-il bien que M. Fouquet ne vous ait rien donné du tout.

– Je ne comprends pas, dit Porthos.

– Il est inutile que vous compreniez.

– Cependant…

– Je vous expliquerai cela plus tard, Porthos.

– C’est de la politique, je parie.

– Et de la plus subtile.

Porthos baissa la tête sur ce mot de politique ; puis, après un moment de rêverie, il ajouta :

– Je vous avouerai, d’Artagnan, que je ne suis pas politique.

– Je le sais, pardieu ! bien.

– Oh ! nul ne sait cela ; vous me l’avez dit vous-même, vous, le brave des braves.

– Que vous ai-je dit, Porthos ?

– Que l’on avait ses jours. Vous me l’avez dit et je l’ai éprouvé. Il y a des jours où l’on éprouve moins de plaisir que dans d’autres à recevoir des coups d’épée.

– C’est ma pensée.

– C’est la mienne aussi, quoique je ne croie guère aux coups qui tuent.

– Diable ! vous avez tué, cependant ?

– Oui, mais je n’ai jamais été tué.

– La raison est bonne.

– Donc, je ne crois pas mourir jamais de la lame d’une épée ou de la balle d’un fusil.

– Alors, vous n’avez peur de rien ?… Ah ! de l’eau, peut-être ?

– Non, je nage comme une loutre.

– De la fièvre quartaine ?

– Je ne l’ai jamais eue, et ne crois point l’avoir jamais ; mais je vous avouerai une chose…

Et Porthos baissa la voix.

– Laquelle ? demanda d’Artagnan en se mettant au diapason de Porthos.

– Je vous avouerai, répéta Porthos, que j’ai une horrible peur de la politique.

– Ah ! bah ! s’écria d’Artagnan.

– Tout beau ! dit Porthos d’une voix de stentor. J’ai vu Son Éminence M. le cardinal de Richelieu et Son Éminence M. le cardinal de Mazarin ; l’un avait une politique rouge, l’autre une politique noire. Je n’ai jamais été beaucoup plus content de l’une que de l’autre : la première a fait couper le cou à M. de Marcillac, à M. de Thou, à M. de Cinq-Mars, à M. de Chalais, à M. de Boutteville, à M. de Montmorency ; la seconde a fait écharper une foule de frondeurs, dont nous étions, mon cher.

– Dont, au contraire, nous n’étions pas, dit d’Artagnan.

– Oh ! si fait ; car si je dégainais pour le cardinal moi, je frappais pour le roi.

– Cher Porthos !

– J’achève. Ma peur de la politique est donc telle, que, s’il y a de la politique là-dessous, j’aime mieux retourner à Pierrefonds.

– Vous auriez raison, si cela était ; mais avec moi, cher Porthos, jamais de politique, c’est net. Vous avez travaillé à fortifier Belle-Île ; le roi a voulu savoir le nom de l’habile ingénieur qui avait fait les travaux ; vous êtes timide comme tous les hommes d’un vrai mérite ; peut-être Aramis veut-il vous mettre sous le boisseau. Moi, je vous prends ; moi, je vous déclare ; moi, je vous produis ; le roi vous récompense et voilà toute ma politique.

– C’est la mienne, morbleu ! dit Porthos en tendant la main à d’Artagnan.

Mais d’Artagnan connaissait la main de Porthos ; il savait qu’une fois emprisonnée entre les cinq doigts du baron, une main ordinaire n’en sortait pas sans foulure. Il tendit donc, non pas la main, mais le poing à son ami. Porthos ne s’en aperçut même pas. Après quoi ils sortirent tous deux de Saint-Mandé.

Les gardiens chuchotèrent bien un peu et se dirent à l’oreille quelques paroles que d’Artagnan comprit, mais qu’il se garda bien de faire comprendre à Porthos.

« Notre ami, dit-il, était bel et bien prisonnier d’Aramis. Voyons ce qu’il va résulter de la mise en liberté de ce conspirateur. »

Chapitre CXLIII – Le rat et le fromage §

D’Artagnan et Porthos revinrent à pied comme d’Artagnan était venu.

Lorsque d’Artagnan, entrant le premier dans la boutique du Pilon d’Or, eut annoncé à Planchet que M. du Vallon serait un des voyageurs privilégiés ; lorsque Porthos, en entrant dans la boutique, eu fait cliqueter avec son plumet les chandelles de bois suspendues à l’auvent, quelque chose comme un pressentiment douloureux troubla la joie que Planchet se promettait pour le lendemain.

Mais c’était un cœur d’or que notre épicier, relique précieuse du bon temps, qui est toujours et a toujours été pour ceux qui vieillissent le temps de leur jeunesse, et pour ceux qui sont jeunes la vieillesse de leurs ancêtres.

Planchet, malgré ce frémissement intérieur aussitôt réprimé que ressenti, accueillit donc Porthos avec un respect de tendre cordialité.

Porthos, un peu roide d’abord, à cause de la distance sociale qui existait à cette époque entre un baron et un épicier, Porthos finit par s’humaniser en voyant chez Planchet tant de bon vouloir et de prévenances.

Il fut surtout sensible à la liberté qui lui fut donnée ou plutôt offerte, de plonger ses larges mains dans les caisses de fruits secs et confits, dans les sacs d’amandes et de noisettes, dans les tiroirs pleins de sucrerie.

Aussi, malgré les invitations que lui fit Planchet de monter à l’entresol, choisit-il pour habitation favorite, pendant la soirée qu’il avait à passer chez Planchet, la boutique, où ses doigts rencontraient toujours ce que son nez avait senti et vu.

Les belles figues de Provence, les avelines du Forest, les prunes de la Touraine, devinrent pour Porthos l’objet d’une distraction qu’il savoura pendant cinq heures sans interruption.

Sous ses dents, comme sous des meules, se broyaient les noyaux, dont les débris jonchaient le plancher et criaient sous les semelles de ceux qui allaient et venaient ; Porthos égrenait dans ses lèvres, d’un seul coup, les riches grappes de muscat sec, aux violettes couleurs, dont une demi-livre passait ainsi d’un seul coup de sa bouche dans son estomac.

Dans un coin du magasin, les garçons, tapis avec épouvante, s’entre regardaient sans oser se parler.

Ils ignoraient Porthos, ils ne l’avaient jamais vu. La race de ces Titans qui avaient porté les dernières cuirasses d’Hugues Capet, de Philippe-Auguste et de François Ier commençait à disparaître. Ils se demandaient donc mentalement si ce n’était point là l’ogre des contes de fées, qui allait faire disparaître dans son insatiable estomac le magasin tout entier de Planchet, et cela sans opérer le moindre déménagement des tonnes et des caisses.

Croquant, mâchant, cassant, grignotant, suçant et avalant, Porthos disait de temps en temps à l’épicier :

– Vous avez là un joli commerce, ami Planchet.

– Il n’en aura bientôt plus si cela continue, grommela le premier garçon, qui avait parole de Planchet pour lui succéder.

Et, dans son désespoir, il s’approcha de Porthos, qui tenait toute la place du passage qui conduisait de l’arrière-boutique à la boutique. Il espérait que Porthos se lèverait, et que ce mouvement le distrairait de ses idées dévorantes.

– Que désirez-vous, mon ami ? demanda Porthos d’un air affable.

– Je désirerais passer, monsieur, si cela ne vous gênait pas trop.

– C’est trop juste, dit Porthos, et cela ne me gêne pas du tout.

Et en même temps il prit le garçon par la ceinture, l’enleva de terre, et le posa doucement de l’autre côté.

Le tout en souriant toujours avec le même air affable.

Les jambes manquèrent au garçon épouvanté au moment où Porthos le posait à terre, si bien qu’il tomba le derrière sur des lièges.

Cependant, voyant la douceur de ce géant, il se hasarda de nouveau.

– Ah ! monsieur, dit-il, prenez garde.

– À quoi, mon ami ? demanda Porthos.

– Vous allez vous mettre le feu dans le corps.

– Comment cela, mon bon ami ? fit Porthos.

– Ce sont tous aliments qui échauffent, monsieur.

– Lesquels ?

– Les raisins, les noisettes, les amandes.

– Oui, mais, si les amandes, les noisettes et les raisins échauffent…

– C’est incontestable, monsieur.

– Le miel rafraîchit.

Et allongeant la main vers un petit baril de miel ouvert, dans lequel plongeait la spatule à l’aide de laquelle on le sert aux pratiques, Porthos en avala une bonne demi-livre.

– Mon ami, dit Porthos, je vous demanderai de l’eau maintenant.

– Dans un seau, monsieur ? demanda naïvement le garçon.

– Non, dans une carafe ; une carafe suffira, répondit Porthos avec bonhomie.

Et, portant la carafe à sa bouche, comme un sonneur fait de sa trompe, il vida la carafe d’un seul coup.

Planchet tressaillait dans tous les sentiments qui correspondent aux fibres de la propriété et de l’amour-propre.

Cependant, hôte digne de l’hospitalité antique, il feignait de causer très attentivement avec d’Artagnan, et lui répétait sans cesse :

– Ah ! monsieur, quelle joie !… ah ! monsieur, quel honneur !

– À quelle heure souperons-nous, Planchet ? demanda Porthos ; j’ai appétit.

Le premier garçon joignit les mains.

Les deux autres se coulèrent sous les comptoirs, craignant que Porthos ne sentît la chair fraîche.

– Nous prendrons seulement ici un léger goûter, dit d’Artagnan, et, une fois à la campagne de Planchet, nous souperons.

– Ah ! c’est à votre campagne que nous allons Planchet ? dit Porthos. Tant mieux.

– Vous me comblez, monsieur le baron.

Monsieur le baron fit grand effet sur les garçons, qui virent un homme de la plus haute qualité dans un appétit de cette espèce.

D’ailleurs, ce titre les rassura. Jamais ils n’avaient entendu dire qu’un ogre eût été appelé monsieur le baron.

– Je prendrai quelques biscuits pour ma route, dit nonchalamment Porthos.

Et, ce disant, il vida tout un bocal de biscuits anisés dans la vaste poche de son pourpoint.

– Ma boutique est sauvée, s’écria Planchet.

– Oui, comme le fromage, dit le premier garçon.

– Quel fromage ?

– Ce fromage de Hollande dans lequel était entré un rat et dont nous ne trouvâmes plus que la croûte.

Planchet regarda sa boutique, et, à la vue de ce qui avait échappé à la dent de Porthos, il trouva la comparaison exagérée.

Le premier garçon s’aperçut de ce qui se passait dans l’esprit de son maître.

– Gare au retour ! lui dit-il.

– Vous avez des fruits chez vous ? dit Porthos en montant l’entresol, où l’on venait d’annoncer que la collation était servie.

« Hélas ! » pensa l’épicier en adressant à d’Artagnan un regard plein de prières, que celui-ci comprit à moitié.

Après la collation, on se mit en route.

Il était tard lorsque les trois cavaliers, partis de Paris vers six heures, arrivèrent sur le pavé de Fontainebleau.

La route s’était faite gaiement. Porthos prenait goût à la société de Planchet, parce que celui-ci lui témoignait beaucoup de respect et l’entretenait avec amour de ses prés, de ses bois et de ses garennes.

Porthos avait les goûts et l’orgueil du propriétaire.

D’Artagnan, lorsqu’il eut vu aux prises les deux compagnons, prit les bas-côtés de la route, et, laissant la bride flotter sur le cou de sa monture, il s’isola du monde entier comme de Porthos et de Planchet.

La lune glissait doucement à travers le feuillage bleuâtre de la forêt. Les senteurs de la plaine montaient, embaumées, aux narines des chevaux, qui soufflaient avec de grands bonds de joie.

Porthos et Planchet se mirent à parler foins.

Planchet avoua à Porthos que, dans l’âge mûr de sa vie, il avait, en effet, négligé l’agriculture pour le commerce, mais que son enfance s’était écoulée en Picardie, dans les belles luzernes qui lui montaient jusqu’aux genoux et sous les pommiers verts aux pommes rouges ; aussi s’était-il juré, aussitôt sa fortune faite, de retourner à la nature, et de finir ses jours comme il les avait commencés, le plus près possible de la terre, où tous les hommes s’en vont.

– Eh ! eh ! dit Porthos, alors, mon cher monsieur Planchet, votre retraite est proche ?

– Comment cela ?

– Oui, vous me paraissez en train de faire une petite fortune.

– Mais oui, répondit Planchet, on boulotte.

– Voyons, combien ambitionnez-vous et à quel chiffre comptez-vous vous retirer ?

– Monsieur, dit Planchet sans répondre à la question, si intéressante qu’elle fût, monsieur, une chose me fait beaucoup de peine.

– Quelle chose ? demanda Porthos en regardant derrière lui comme pour chercher cette chose qui inquiétait Planchet et l’en délivrer.

– Autrefois, dit l’épicier, vous m’appeliez Planchet tout court et vous m’eussiez dit : « Combien ambitionnes-tu, Planchet, et à quel chiffre comptes-tu te retirer ? »

– Certainement, certainement, autrefois j’eusse dit cela, répliqua l’honnête Porthos avec un embarras plein de délicatesse ; mais autrefois…

– Autrefois, j’étais le laquais de M. d’Artagnan, n’est-ce pas cela que vous voulez dire ?

– Oui.

– Eh bien ! si je ne suis plus tout à fait son laquais, je suis encore son serviteur ; et, de plus, depuis ce temps-là…

– Eh bien ! Planchet ?

– Depuis ce temps-là, j’ai eu l’honneur d’être son associé.

– Oh ! oh ! fit Porthos. Quoi ! d’Artagnan s’est mis dans l’épicerie ?

– Non, non, dit d’Artagnan, que ces paroles tirèrent de sa rêverie et qui mit son esprit à la conversation avec l’habileté et la rapidité qui distinguaient chaque opération de son esprit et de son corps. Ce n’est pas d’Artagnan qui s’est mis dans l’épicerie, c’est Planchet qui s’est mis dans la politique. Voilà !

– Oui, dit Planchet avec orgueil et satisfaction à la fois, nous avons fait ensemble une petite opération qui m’a rapporté, à moi, cent mille livres, à M. d’Artagnan deux cent mille.

– Oh ! oh ! fit Porthos avec admiration.

– En sorte, monsieur le baron, continua l’épicier, que je vous prie de nouveau de m’appeler Planchet comme par le passé et de me tutoyer toujours. Vous ne sauriez croire le plaisir que cela me procurera.

– Je le veux, s’il en est ainsi, mon cher Planchet, répliqua Porthos.

Et, comme il se trouvait près de Planchet, il leva la main pour lui frapper sur l’épaule en signe de cordiale amitié.

Mais un mouvement providentiel du cheval dérangea le geste du cavalier, de sorte que sa main tomba sur la croupe du cheval de Planchet.

L’animal plia les reins.

D’Artagnan se mit à rire et à penser tout haut.

– Prends garde, Planchet ; car, si Porthos t’aime trop, il te caressera, et, s’il te caresse, il t’aplatira : Porthos est toujours très fort, vois-tu.

– Oh ! dit Planchet, Mousqueton n’en est pas mort, et cependant M. le baron l’aime bien.

– Certainement, dit Porthos avec un soupir qui fit simultanément cabrer les trois chevaux, et je disais encore ce matin à d’Artagnan combien je le regrettais : mais, dis-moi, Planchet ?

– Merci, monsieur le baron, merci.

– Brave garçon, va ! Combien as-tu d’arpents de parc, toi ?

– De parc ?

– Oui. Nous compterons les prés ensuite, puis les bois après.

– Où cela, monsieur.

– À ton château.

– Mais, monsieur le baron, je n’ai ni château, ni parc, ni prés, ni bois.

– Qu’as-tu donc, demanda Porthos, et pourquoi nommes-tu cela une campagne, alors ?

– Je n’ai point dit une campagne, monsieur le baron, répliqua Planchet un peu humilié, mais un simple pied-à-terre.

– Ah ! ah ! fit Porthos, je comprends ; tu te réserves.

– Non, monsieur le baron, je dis la bonne vérité : j’ai deux chambres d’amis, voilà tout.

– Mais alors, dans quoi se promènent-ils, tes amis ?

– D’abord, dans la forêt du roi, qui est fort belle.

– Le fait est que la forêt est belle, dit Porthos, presque aussi belle que ma forêt du Berri.

Planchet ouvrit de grands yeux.

– Vous avez une forêt dans le genre de la forêt de Fontainebleau, monsieur le baron ? balbutia-t-il.

– Oui, j’en ai même deux ; mais celle du Berri est ma favorite.

– Pourquoi cela ? demanda gracieusement Planchet.

– Mais, d’abord, parce que je n’en connais pas la fin ; et, ensuite, parce qu’elle est pleine de braconniers.

– Et comment cette profusion de braconniers peut-elle vous rendre cette forêt si agréable ?

– En ce qu’ils chassent mon gibier et que, moi, je les chasse, ce qui, en temps de paix, est en petit, pour moi, une image de la guerre.

On en était à ce moment de la conversation, lorsque Planchet, levant le nez, aperçut les premières maisons de Fontainebleau qui se dessinaient en vigueur sur le ciel, tandis qu’au-dessus de la masse compacte et informe s’élançaient les toits aigus du château, dont les ardoises reluisaient à la lune comme les écailles d’un immense poisson.

– Messieurs, dit Planchet, j’ai l’honneur de vous annoncer que nous sommes arrivés à Fontainebleau.

Chapitre CXLIV – La campagne de Planchet §

Les cavaliers levèrent la tête et virent que l’honnête Planchet disait l’exacte vérité.

Dix minutes après, ils étaient dans la rue de Lyon, de l’autre côté de l’Auberge du Beau-Paon.

Une grande haie de sureaux touffus, d’aubépines et de houblons formait une clôture impénétrable et noire, derrière laquelle s’élevait une maison blanche à large toit de tuiles.

Deux fenêtres de cette maison donnaient sur la rue.

Toutes deux étaient sombres.

Entre les deux, une petite porte surmontée d’un auvent soutenu par des pilastres y donnait entrée.

On arrivait à cette porte par un seuil élevé.

Planchet mit pied à terre comme s’il allait frapper à cette porte ; puis, se ravisant, il prit son cheval par la bride et marcha environ trente pas encore.

Ses deux compagnons le suivirent.

Alors il arriva devant une porte charretière à claire-voie située trente pas plus loin, et, levant un loquet de bois, seule clôture de cette porte, il poussa l’un des battants.

Alors il entra le premier, tira son cheval par la bride, dans une petite cour entourée de fumier, dont la bonne odeur décelait une étable toute voisine.

– Il sent bon, dit bruyamment Porthos en mettant à son tour pied à terre, et je me croirais, en vérité dans mes vacheries de Pierrefonds.

– Je n’ai qu’une vache, se hâta de dire modestement Planchet.

– Et moi, j’en ai trente, dit Porthos, ou plutôt je ne sais pas le nombre de mes vaches.

Les deux cavaliers étaient entrés, Planchet referma la porte derrière eux.

Pendant ce temps, d’Artagnan, qui avait mis pied à terre avec sa légèreté habituelle, humait le bon air, et, joyeux comme un Parisien qui voit de la verdure, il arrachait un brin de chèvrefeuille d’une main, une églantine de l’autre.

Porthos avait mis ses mains sur des pois qui montaient le long des perches et mangeait ou plutôt broutait cosses et fruits.

Planchet s’occupa aussitôt de réveiller, dans ses appentis, une manière de paysan, vieux et cassé, qui couchait sur des mousses couvertes d’une souquenille.

Ce paysan, reconnaissant Planchet, l’appela notre maître, à la grande satisfaction de l’épicier.

– Mettez les chevaux au râtelier, mon vieux, et bonne pitance, dit Planchet.

– Oh ! oui-da ! les belles bêtes, dit le paysan ; oh ! il faut qu’elles en crèvent !

– Doucement, doucement, l’ami, dit d’Artagnan ; peste ! comme nous y allons : l’avoine et la botte de paille, rien de plus.

– Et de l’eau blanche pour ma monture à moi, dit Porthos, car elle a bien chaud, ce me semble.

– Oh ! ne craignez rien, messieurs, répondit Planchet, le père Célestin est un vieux gendarme d’Ivry. Il connaît l’écurie ; venez à la maison, venez.

Il attira les deux amis par une allée fort couverte qui traversait un potager, puis une petite luzerne, et qui, enfin, aboutissait à un petit jardin derrière lequel s’élevait la maison, dont on avait déjà vu la principale façade du côté de la rue.

À mesure que l’on approchait, on pouvait distinguer, par deux fenêtres ouvertes au rez-de-chaussée et qui donnaient accès à la chambre, l’intérieur, le pénétral de Planchet.

Cette chambre, doucement éclairée par une lampe placée sur la table, apparaissait au fond du jardin comme une riante image de la tranquillité, de l’aisance et du bonheur.

Partout où tombait la paillette de lumière détachée du centre lumineux sur une faïence ancienne, sur un meuble luisant de propreté, sur une arme pendue à la tapisserie, la pure clarté trouvait un pur reflet, et la goutte de feu venait dormir sur la chose agréable à l’œil.

Cette lampe, qui éclairait la chambre, tandis que le feuillage des jasmins et des aristoloches tombait de l’encadrement des fenêtres, illuminait splendidement une nappe damassée blanche comme un quartier de neige.

Deux couverts étaient mis sur cette nappe. Un vin jauni roulait ses rubis dans le cristal à facettes de la longue bouteille, et un grand pot de faïence bleue, à couvercle d’argent, contenait un cidre écumeux.

Près de la table, dans un fauteuil à large dossier, dormait une femme de trente ans, au visage épanoui par la santé et la fraîcheur.

Et, sur les genoux de cette fraîche créature, un gros chat doux, pelotonnant son corps sur ses pattes pliées, faisait entendre le ronflement caractéristique qui, avec les yeux demi-clos, signifie, dans les mœurs félines : « Je suis parfaitement heureux. »

Les deux amis s’arrêtèrent devant cette fenêtre, tout ébahis de surprise.

Planchet, en voyant leur étonnement, fut ému d’une douce joie.

– Ah ! coquin de Planchet ! dit d’Artagnan, je comprends tes absences.

– Oh ! oh ! voilà du linge bien blanc, dit à son tour Porthos d’une voix de tonnerre.

Au bruit de cette voix, le chat s’enfuit, la ménagère se réveilla en sursaut, et Planchet, prenant un air gracieux, introduisit les deux compagnons dans la chambre où était dressé le couvert.

– Permettez-moi, dit-il, ma chère, de vous présenter M. le chevalier d’Artagnan, mon protecteur.

D’Artagnan prit la main de la dame en homme de Cour et avec les mêmes manières chevaleresques qu’il eût pris celle de Madame.

– M. le baron du Vallon de Bracieux de Pierrefonds, ajouta Planchet.

Porthos fit un salut dont Anne d’Autriche se fût déclarée satisfaite, sous peine d’être bien exigeante.

Alors, ce fut au tour de Planchet.

Il embrassa bien franchement la dame, après toutefois avoir fait un signe qui semblait demander la permission à d’Artagnan et à Porthos.

Permission qui lui fut accordée, bien entendu.

D’Artagnan fit un compliment à Planchet.

– Voilà, dit-il, un homme qui sait arranger sa vie.

– Monsieur, répondit Planchet en riant, la vie est un capital que l’homme doit placer le plus ingénieusement qu’il lui est possible…

– Et tu en retires de gros intérêts, dit Porthos en riant comme un tonnerre.

Planchet revint à sa ménagère.

– Ma chère amie, dit-il, vous voyez là les deux hommes qui ont conduit une partie de mon existence. Je vous les ai nommés bien des fois tous les deux.

– Et deux autres encore, dit la dame avec un accent flamand des plus prononcés.

– Madame est Hollandaise ? demanda d’Artagnan.

Porthos frisa sa moustache, ce que remarqua d’Artagnan, qui remarquait tout.

– Je suis Anversoise, répondit la dame.

– Et elle s’appelle dame Gechter, dit Planchet.

– Vous n’appelez point ainsi madame, dit d’Artagnan.

– Pourquoi cela ? demanda Planchet.

– Parce que ce serait la vieillir chaque fois que vous l’appelleriez.

– Non, je l’appelle Trüchen.

– Charmant nom, dit Porthos.

– Trüchen, dit Planchet, m’est arrivée de Flandre avec sa vertu et deux mille florins. Elle fuyait un mari fâcheux qui la battait. En ma qualité de Picard, j’ai toujours aimé les Artésiennes. De l’Artois à la Flandre, il n’y a qu’un pas. Elle vint pleurer chez son parrain, mon prédécesseur de la rue des Lombards ; elle plaça chez moi ses deux milles florins que j’ai fait fructifier, et qui lui en rapportent dix mille.

– Bravo, Planchet !

– Elle est libre, elle est riche ; elle a une vache, elle commande à une servante et au père Célestin ; elle me file toutes mes chemises, elle me tricote tous mes bas d’hiver elle ne me voit que tous les quinze jours, et elle veut bien se trouver heureuse.

– Heureuse che suis effectivement… dit Trüchen avec abandon.

Porthos frisa l’autre hémisphère de sa moustache.

« Diable ! diable ! pensa d’Artagnan, est-ce que Porthos aurait des intentions ?… »

En attendant, Trüchen, comprenant de quoi il était question, avait excité sa cuisinière, ajouté deux couverts, et chargé la table de mets exquis, qui font d’un souper un repas, et d’un repas un festin.

Beurre frais, bœuf salé, anchois et thon, toute l’épicerie de Planchet.

Poulets, légumes, salade, poisson d’étang, poisson de rivière, gibier de forêt, toutes les ressources de la province.

De plus, Planchet revenait du cellier, chargé de dix bouteilles dont le verre disparaissait sous une épaisse couche de poudre grise.

Cet aspect réjouit le cœur de Porthos.

– J’ai faim, dit-il.

Et il s’assit près de dame Trüchen avec un regard assassin.

D’Artagnan s’assit de l’autre côté.

Planchet, discrètement et joyeusement, se plaça en face.

– Ne vous ennuyez pas, dit-il, si, pendant le souper, Trüchen quitte souvent la table ; elle surveille vos chambres à coucher.

En effet, la ménagère faisait de nombreux voyages, et l’on entendait au premier étage gémir les bois de lit et crier des roulettes sur le carreau.

Pendant ce temps, les trois hommes mangeaient et buvaient, Porthos surtout.

C’était merveille que de les voir.

Les dix bouteilles étaient dix ombres lorsque Trüchen redescendit avec du fromage.

D’Artagnan avait conservé toute sa dignité.

Porthos, au contraire, avait perdu une partie de la sienne.

On chantait bataille, on parla chansons.

D’Artagnan conseilla un nouveau voyage à la cave, et, comme Planchet ne marchait pas avec toute la régularité du sçavant fantassin, le capitaine des mousquetaires proposa de l’accompagner.

Ils partirent donc en fredonnant des chansons à faire peur aux diables les plus flamands.

Trüchen demeura à table près de Porthos.

Tandis que les deux gourmets choisissaient derrière les falourdes, on entendit ce bruit sec et sonore que produisent, en faisant le vide, deux lèvres sur une joue.

« Porthos se sera cru à La Rochelle », pensa d’Artagnan.

Ils remontèrent chargés de bouteilles.

Planchet n’y voyait plus, tant il chantait.

D’Artagnan, qui y voyait toujours, remarqua combien la joue gauche de Trüchen était plus rouge que la droite.

Or, Porthos souriait à la gauche de Trüchen, et frisait, de ses deux mains, les deux côtés de ses moustaches à la fois.

Trüchen souriait aussi au magnifique seigneur.

Le vin pétillant d’Anjou fit des trois hommes trois diables d’abord, trois soliveaux ensuite.

D’Artagnan n’eut que la force de prendre un bougeoir pour éclairer à Planchet son propre escalier.

Planchet traîna Porthos, que poussait Trüchen, fort joviale aussi de son côté.

Ce fut d’Artagnan qui trouva les chambres et découvrit les lits. Porthos se plongea dans le sien, déshabillé par son ami le mousquetaire.

D’Artagnan se jeta sur le sien en disant :

– Mordioux ! j’avais cependant juré de ne plus toucher à ce vin jaune qui sent la pierre à fusil. Fi ! si les mousquetaires voyaient leur capitaine dans un pareil état !

Et, tirant les rideaux du lit :

– Heureusement qu’ils ne me verront pas, ajouta-t-il.

Planchet fut enlevé dans les bras de Trüchen, qui le déshabilla et ferma rideaux et portes.

– C’est divertissant, la campagne, dit Porthos en allongeant ses jambes qui passèrent à travers le bois du lit, ce qui produisit un écroulement énorme auquel nul ne prit garde, tant on s’était diverti à la campagne de Planchet.

Tout le monde ronflait à deux heures de l’après minuit.

Chapitre CXLV – Ce que l’on voit de la maison de Planchet §

Le lendemain trouva les trois héros dormant du meilleur cœur.

Trüchen avait fermé les volets en femme qui craint, pour des yeux alourdis, la première visite du soleil levant.

Aussi faisait-il nuit noire sous les rideaux de Porthos et sous le baldaquin de Planchet, quand d’Artagnan, réveillé le premier, par un rayon indiscret qui perçait les fenêtres, sauta à bas du lit, comme pour arriver le premier à l’assaut.

Il prit d’assaut la chambre de Porthos, voisine de la sienne.

Ce digne Porthos dormait comme un tonnerre gronde ; il étalait fièrement dans l’obscurité son torse gigantesque, et son poing gonflé pendait hors du lit sur le tapis de pieds.

D’Artagnan réveilla Porthos, qui frotta ses yeux d’assez bonne grâce.

Pendant ce temps, Planchet s’habillait et venait recevoir, aux portes de leurs chambres, ses deux hôtes vacillants encore de la veille.

Bien qu’il fût encore matin, toute la maison était déjà sur pied. La cuisinière massacrait sans pitié dans la basse-cour, et le père Célestin cueillait des cerises dans le jardin.

Porthos, tout guilleret, tendit une main à Planchet, et d’Artagnan demanda la permission d’embrasser Mme Trüchen.

Celle-ci, qui ne gardait pas rancune aux vaincus, s’approcha de Porthos, auquel la même faveur fut accordée.

Porthos embrassa Mme Trüchen avec un gros soupir.

Alors Planchet prit les deux amis par la main.

– Je vais vous montrer la maison, dit-il ; hier au soir, nous sommes entrés ici comme dans un four, et nous n’avons rien pu voir ; mais au jour, tout change d’aspect et vous serez contents.

– Commençons par la vue, dit d’Artagnan, la vue me charme avant toutes choses ; j’ai toujours habité des maisons royales, et les princes ne savent pas trop mal choisir leurs points de vue.

– Moi, dit Porthos, j’ai toujours tenu à la vue. Dans mon château de Pierrefonds, j’ai fait percer quatre allées qui aboutissent à une perspective variée.

– Vous allez voir ma perspective, dit Planchet.

Et il conduisit les deux hôtes à une fenêtre.

– Ah ! oui, c’est la rue de Lyon, dit d’Artagnan.

– Oui. J’ai deux fenêtres par ici, vue insignifiante ; on aperçoit cette auberge, toujours remuante et bruyante ; c’est un voisinage désagréable. J’avais quatre fenêtres par ici, je n’en ai conservé que deux.

– Passons, dit d’Artagnan.

Ils rentrèrent dans un corridor conduisant aux chambres, et Planchet poussa les volets.

– Tiens, tiens ! dit Porthos, qu’est-ce que cela, là-bas ?

– La forêt, dit Planchet. C’est l’horizon, toujours une ligne épaisse, qui est jaunâtre au printemps, verte l’été, rouge l’automne et blanche l’hiver.

– Très bien ; mais c’est un rideau qui empêche de voir plus loin.

– Oui, dit Planchet ; mais, d’ici là, on voit…

– Ah ! ce grand champ !… dit Porthos. Tiens !… qu’est-ce que j’y remarque ?… Des croix, des pierres.

– Ah çà ! mais c’est le cimetière ! s’écria d’Artagnan.

– Justement, dit Planchet ; je vous assure que c’est très curieux. Il ne se passe pas de jour qu’on n’enterre ici quelqu’un. Fontainebleau est assez fort. Tantôt ce sont des jeunes filles vêtues de blanc avec des bannières, tantôt des échevins ou des bourgeois riches avec les chantres et la fabrique de la paroisse, quelquefois des officiers de la maison du roi.

– Moi, je n’aime pas cela, dit Porthos.

– C’est peu divertissant, dit d’Artagnan.

– Je vous assure que cela donne des pensées saintes, répliqua Planchet.

– Ah ! je ne dis pas.

– Mais, continua Planchet, nous devons mourir un jour, et il y a quelque part une maxime que j’ai retenue, celle-ci : « C’est une salutaire pensée que la pensée de la mort. »

– Je ne vous dis pas le contraire, fit Porthos.

– Mais, objecta d’Artagnan, c’est aussi une pensée salutaire que celle de la verdure, des fleurs, des rivières, des horizons bleus, des larges plaines sans fin…

– Si je les avais, je ne les repousserais pas, dit Planchet, mais, n’ayant que ce petit cimetière, fleuri aussi, moussu, ombreux et calme, je m’en contente, et je pense aux gens de la ville qui demeurent rue des Lombards, par exemple, et qui entendent rouler deux mille chariots par jour, et piétiner dans la boue cent cinquante mille personnes.

– Mais vivantes, dit Porthos, vivantes !

– Voilà justement pourquoi, dit Planchet timidement, cela me repose, de voir un peu des morts.

– Ce diable de Planchet, fit d’Artagnan, il était né pour être poète comme pour être épicier.

– Monsieur, dit Planchet, j’étais une de ces bonnes pâtes d’homme que Dieu a faites pour s’animer durant un certain temps et pour trouver bonnes toutes choses qui accompagnent leur séjour sur terre.

D’Artagnan s’assit alors près de la fenêtre, et, cette philosophie de Planchet lui ayant paru solide, il y rêva.

– Pardieu ! s’écria Porthos, voilà que justement on nous donne la comédie. Est-ce que je n’entends pas un peu chanter ?

– Mais oui, l’on chante, dit d’Artagnan.

– Oh ! c’est un enterrement de dernier ordre, dit Planchet dédaigneusement. Il n’y a là que le prêtre officiant, le bedeau et l’enfant de chœur. Vous voyez, messieurs, que le défunt ou la défunte n’était pas un prince.

– Non, personne ne suit son convoi.

– Si fait, dit Porthos, je vois un homme.

– Oui, c’est vrai, un homme enveloppé d’un manteau, dit d’Artagnan.

– Cela ne vaut pas la peine d’être vu, dit Planchet.

– Cela m’intéresse, dit vivement d’Artagnan en s’accoudant sur la fenêtre.

– Allons, allons, vous y mordez, dit joyeusement Planchet ; c’est comme moi : les premiers jours, j’étais triste de faire des signes de croix toute la journée, et les chants m’allaient entrer comme des clous dans le cerveau ; depuis, je me berce avec les chants, et je n’ai jamais vu d’aussi jolis oiseaux que ceux du cimetière.

– Moi, fit Porthos, je ne m’amuse plus ; j’aime mieux descendre.

Planchet ne fit qu’un bond ; il offrit sa main à Porthos pour le conduire dans le jardin.

– Quoi ! vous restez là ? dit Porthos à d’Artagnan en se retournant.

– Oui, mon ami, oui ; je vous rejoindrai.

– Eh ! eh ! M. d’Artagnan n’a pas tort, dit Planchet ; enterre-t-on déjà ?

– Pas encore.

– Ah ! oui, le fossoyeur attend que les cordes soient nouées autour de la bière… Tiens ! il entre une femme à l’autre extrémité du cimetière.

– Oui, oui, cher Planchet, dit vivement d’Artagnan ; mais laisse-moi, laisse-moi ; je commence à entrer dans les méditations salutaires, ne me trouble pas.

Planchet parti, d’Artagnan dévora des yeux, derrière le volet demi-clos, ce qui se passait en face.

Les deux porteurs du cadavre avaient détaché les bretelles de leur civière et laissèrent glisser leur fardeau dans la fosse.

À quelques pas, l’homme au manteau, seul spectateur de la scène lugubre, s’adossait à un grand cyprès, et dérobait entièrement sa figure aux fossoyeurs et aux prêtres. Le corps du défunt fut enseveli en cinq minutes.

La fosse comblée, les prêtres s’en retournèrent. Le fossoyeur leur adressa quelques mots et partit derrière eux.

L’homme au manteau les salua au passage et mit une pièce de monnaie dans la main du fossoyeur.

– Mordioux ! murmura d’Artagnan, mais c’est Aramis, cet homme-là !

Aramis, en effet, demeura seul, de ce côté du moins ; car, à peine avait-il tourné la tête, que le pas d’une femme et le frôlement d’une robe bruirent dans le chemin près de lui.

Il se retourna aussitôt et ôta son chapeau avec un grand respect de courtisan ; il conduisit la dame sous un couvert de marronniers et de tilleuls qui ombrageaient une tombe fastueuse.

– Ah ! par exemple, dit d’Artagnan, l’évêque de Vannes donnant des rendez-vous ! C’est toujours l’abbé Aramis, muguetant à Noisy-le-Sec. Oui, ajouta le mousquetaire ; mais, dans un cimetière, c’est un rendez-vous sacré.

Et il se mit à rire.

La conversation dura une grosse demi-heure.

D’Artagnan ne pouvait pas voir le visage de la dame, car elle lui tournait le dos ; mais il voyait parfaitement, à la raideur des deux interlocuteurs, à la symétrie de leurs gestes, à la façon compassée, industrieuse, dont ils se lançaient les regards comme attaque ou comme défense, il voyait qu’on ne parlait pas d’amour.

À la fin de la conversation, la dame se leva, et ce fut elle qui s’inclina profondément devant Aramis.

– Oh ! oh ! dit d’Artagnan, mais cela finit comme un rendez-vous d’amour !… Le cavalier s’agenouille au commencement ; la demoiselle est domptée ensuite, et c’est elle qui supplie… Quelle est cette demoiselle ? Je donnerais un ongle pour la voir.

Mais ce fut impossible. Aramis s’en alla le premier ; la dame s’enfonça sous ses coiffes et partit ensuite.

D’Artagnan n’y tint plus : il courut à la fenêtre de la rue de Lyon.

Aramis venait d’entrer dans l’auberge.

La dame se dirigeait en sens inverse. Elle allait rejoindre vraisemblablement un équipage de deux chevaux de main et d’un carrosse qu’on voyait à la lisière du bois.

Elle marchait lentement, tête baissée, absorbée dans une profonde rêverie.

– Mordioux ! mordioux ! il faut que je connaisse cette femme, dit encore le mousquetaire.

Et, sans plus délibérer, il se mit à la poursuivre.

Chemin faisant, il se demandait par quel moyen il la forcerait à lever son voile.

– Elle n’est pas jeune, dit-il ; c’est une femme du grand monde. Je connais, ou le diable m’emporte ! cette tournure-là.

Comme il courait, le bruit de ses éperons et de ses bottes sur le sol battu de la rue faisait un cliquetis étrange ; un bonheur lui arriva sur lequel il ne comptait pas.

Ce bruit inquiéta la dame ; elle crut être suivie ou poursuivie, ce qui était vrai, et elle se retourna.

D’Artagnan sauta comme s’il eût reçu dans les mollets une charge de plomb à moineaux ; puis, faisant un crochet pour revenir sur ses pas :

– Mme de Chevreuse ! murmura-t-il.

D’Artagnan ne voulut pas rentrer sans tout savoir.

Il demanda au père Célestin de s’informer près du fossoyeur quel était le mort qu’on avait enseveli le matin même.

– Un pauvre mendiant franciscain, répliqua celui-ci, qui n’avait même pas un chien pour l’aimer en ce monde et l’escorter à sa dernière demeure.

« S’il en était ainsi, pensa d’Artagnan, Aramis n’eût pas assisté à son convoi. Ce n’est pas un chien, pour le dévouement, que M. l’évêque de Vannes ; pour le flair, je ne dis pas ! »

Chapitre CXLVI – Comment Porthos, Trüchen et Planchet se quittèrent amis, grâce à d’Artagnan §

On fit grosse chère dans la maison de Planchet.

Porthos brisa une échelle et deux cerisiers, dépouilla les framboisiers, mais ne put arriver jusqu’aux fraises, à cause, disait-il, de son ceinturon.

Trüchen, qui s’était déjà apprivoisée avec le géant, lui répondit :

– Ce n’est pas le ceinturon, c’est le fendre.

Et Porthos, ravi de joie, embrassa Trüchen, qui lui cueillait plein sa main de fraises et lui fit manger dans sa main. D’Artagnan, qui arriva sur ces entrefaites, gourmanda Porthos sur sa paresse et plaignit tout bas Planchet.

Porthos déjeuna bien ; quant il eut fini :

– Je me plairais ici, dit-il en regardant Trüchen.

Trüchen sourit.

Planchet en fit autant, non sans un peu de gêne.

Alors d’Artagnan dit à Porthos :

– Il ne faut pas, mon ami, que les délices de Capoue vous fassent oublier le but réel de notre voyage à Fontainebleau.

– Ma présentation au roi ?

– Précisément, je veux aller faire un tour en ville pour préparer cela. Ne sortez pas d’ici, je vous prie.

– Oh ! non, s’écria Porthos.

Planchet regarda d’Artagnan avec crainte.

– Est-ce que vous serez absent longtemps ? dit-il.

– Non, mon ami, et, dès ce soir, je te débarrasse de deux hôtes un peu lourds pour toi.

– Oh ! monsieur d’Artagnan, pouvez-vous dire ?

– Non ; vois-tu, ton cœur est excellent, mais ta maison est petite. Tel n’a que deux arpents, qui peut loger un roi et le rendre très heureux ; mais tu n’es pas né grand seigneur, toi.

– M. Porthos non plus, murmura Planchet.

– Il l’est devenu, mon cher ; il est suzerain de cent mille livres de rente depuis vingt ans, et, depuis cinquante, il est suzerain de deux poings et d’une échine qui n’ont jamais eu de rivaux dans ce beau royaume de France. Porthos est un très grand seigneur à côté de toi, mon fils, et… Je ne t’en dis pas davantage ; je te sais intelligent.

– Mais non, mais non, monsieur ; expliquez-moi…

– Regarde ton verger dépouillé, ton garde-manger vide, ton lit cassé, ta cave à sec, regarde… Mme Trüchen…

– Ah ! mon Dieu ! dit Planchet.

– Porthos, vois-tu, est seigneur de trente villages qui renferment trois cents vassales fort égrillardes, et c’est un bien bel homme que Porthos !

– Ah ! mon Dieu ! répéta Planchet.

– Mme Trüchen est une excellente personne, continua d’Artagnan ; conserve-la pour toi, entends-tu.

Et il lui frappa sur l’épaule.

À ce moment, l’épicier aperçut Trüchen et Porthos éloignés sous une tonnelle.

Trüchen, avec une grâce toute flamande, faisait à Porthos des boucles d’oreilles avec des doubles cerises, et Porthos riait amoureusement, comme Samson devant Dalila.

Planchet serra la main de d’Artagnan et courut vers la tonnelle.

Rendons à Porthos cette justice qu’il ne se dérangea pas… Sans doute il ne croyait pas mal faire.

Trüchen non plus ne se dérangea pas, ce qui indisposa Planchet ; mais il avait vu assez de beau monde dans sa boutique pour faire bonne contenance devant un désagrément.

Planchet prit le bras de Porthos et lui proposa d’aller voir les chevaux.

Porthos dit qu’il était fatigué.

Planchet proposa au baron du Vallon de goûter d’un noyau qu’il faisait lui même et qui n’avait pas son pareil.

Le baron accepta.

C’est ainsi que, toute la journée, Planchet sut occuper son ennemi. Il sacrifia son buffet à son amour-propre.

D’Artagnan revint deux heures après.

– Tout est disposé, dit-il ; j’ai vu Sa Majesté un moment au départ pour la chasse : le roi nous attend ce soir.

– Le roi m’attend ! cria Porthos en se redressant.

Et, il faut bien l’avouer, car c’est une onde mobile que le cœur de l’homme, à partir de ce moment, Porthos ne regarda plus Mme Trüchen avec cette grâce touchante qui avait amolli le cœur de l’Anversoise.

Planchet chauffa de son mieux ces dispositions ambitieuses. Il raconta ou plutôt repassa toutes les splendeurs du dernier règne ; les batailles, les sièges, les cérémonies. Il dit le luxe des Anglais, les aubaines conquises par les trois braves compagnons, dont d’Artagnan, le plus humble au début, avait fini par devenir le chef.

Il enthousiasma Porthos en lui montrant sa jeunesse évanouie ; il vanta comme il put la chasteté de ce grand seigneur et sa religion à respecter l’amitié ; il fut éloquent, il fut adroit. Il charma Porthos, fit trembler Trüchen et fit rêver d’Artagnan.

À six heures, le mousquetaire ordonna de préparer les chevaux et fit habiller Porthos.

Il remercia Planchet de sa bonne hospitalité, lui glissa quelques mots vagues d’un emploi qu’on pourrait lui trouver à la Cour, ce qui grandit immédiatement Planchet dans l’esprit de Trüchen, où le pauvre épicier, si bon, si généreux, si dévoué avait baissé depuis l’apparition et le parallèle de deux grands seigneurs.

Car les femmes sont ainsi faites : elles ambitionnent ce qu’elles n’ont pas ; elles dédaignent ce qu’elles ambitionnaient, quand elles l’ont.

Après avoir rendu ce service à son ami Planchet d’Artagnan dit à Porthos tout bas :

– Vous avez, mon ami, une bague assez jolie à votre doigt.

– Trois cents pistoles, dit Porthos.

– Mme Trüchen gardera bien mieux votre souvenir si vous lui laissez cette bague-là, répliqua d’Artagnan.

Porthos hésita.

– Vous trouvez qu’elle n’est pas assez belle ? dit le mousquetaire. Je vous comprends ; un grand seigneur comme vous ne va pas loger chez un ancien serviteur sans payer grassement l’hospitalité ; mais, croyez-moi Planchet a un si bon cœur, qu’il ne remarquera pas que vous avez cent mille livres de rente.

– J’ai bien envie, dit Porthos gonflé par ce discours, de donner à Mme Trüchen ma petite métairie de Bracieux ; c’est aussi une jolie bague au doigt… douze arpents.

– C’est trop, mon bon Porthos, trop pour le moment… Gardez cela pour plus tard.

Il lui ôta le diamant du doigt, et, s’approchant de Trüchen :

– Madame, dit-il, M. le baron ne sait comment vous prier d’accepter, pour l’amour de lui, cette petite bague. M. du Vallon est un des hommes les plus généreux et les plus discrets que je connaisse. Il voulait vous offrir une métairie qu’il possède à Bracieux ; je l’en ai dissuadé.

– Oh ! fit Trüchen dévorant le diamant du regard.

– Monsieur le baron ! s’écria Planchet attendri.

– Mon bon ami ! balbutia Porthos, charmé d’avoir été si bien traduit par d’Artagnan.

Toutes ces exclamations, se croisant, firent un dénouement pathétique à la journée, qui pouvait se terminer d’une façon grotesque.

Mais d’Artagnan était là, et partout, lorsque d’Artagnan avait commandé, les choses n’avaient fini que selon son goût et son désir.

On s’embrassa. Trüchen, rendue à elle-même par la magnificence du baron, se sentit à sa place, et n’offrit qu’un front timide et rougissant au grand seigneur avec lequel elle se familiarisait si bien la veille.

Planchet lui-même fut pénétré d’humilité.

En veine de générosité, le baron Porthos aurait volontiers vidé ses poches dans les mains de la cuisinière et de Célestin.

Mais d’Artagnan l’arrêta.

– À mon tour, dit-il.

Et il donna une pistole à la femme et deux à l’homme.

Ce furent des bénédictions à réjouir le cœur d’Harpagon et à le rendre prodigue.

D’Artagnan se fit conduire par Planchet jusqu’au château et introduisit Porthos dans son appartement de capitaine, où il pénétra sans avoir été aperçu de ceux qu’il redoutait de rencontrer.

Chapitre CXLVII – La présentation de Porthos §

Le soir même, à sept heures, le roi donnait audience à un ambassadeur des Provinces-Unies dans le grand salon.

L’audience dura un quart d’heure.

Après quoi, il reçut les nouveaux présentés et quelques dames qui passèrent les premières.

Dans un coin du salon, derrière la colonne, Porthos et d’Artagnan s’entretenaient en attendant leur tour.

– Savez-vous la nouvelle ? dit le mousquetaire à son ami.

– Non.

– Eh bien ! regardez-le.

Porthos se haussa sur la pointe des pieds et vit M. Fouquet en habit de cérémonie qui conduisait Aramis au roi.

– Aramis ! dit Porthos.

– Présenté au roi par M. Fouquet.

– Ah ! fit Porthos.

– Pour avoir fortifié Belle-Île, continua d’Artagnan.

– Et moi ?

– Vous ? Vous, comme j’avais l’honneur de vous le dire, vous êtes le bon Porthos, la bonté du Bon Dieu ; aussi vous prie-t-on de garder un peu Saint Mandé.

– Ah ! répéta Porthos.

– Mais je suis là heureusement, dit d’Artagnan, et ce sera mon tour tout à l’heure.

En ce moment, Fouquet s’adressait au roi :

– Sire, dit-il, j’ai une faveur à demander à Votre Majesté. M. d’Herblay n’est pas ambitieux, mais il sait qu’il peut être utile. Votre Majesté a besoin d’avoir un agent à Rome et de l’avoir puissant ; nous pouvons avoir un chapeau pour M. d’Herblay.

Le roi fit un mouvement.

– Je ne demande pas souvent à Votre Majesté, dit Fouquet.

– C’est un cas, répondit le roi, qui traduisait toujours ainsi ses hésitations.

À ce mot, nul n’avait rien à répondre.

Fouquet et Aramis se regardèrent.

Le roi reprit :

– M. d’Herblay peut aussi nous servir en France : un archevêque, par exemple.

– Sire, objecta Fouquet avec une grâce qui lui était particulière, Votre Majesté comble M. d’Herblay : l’archevêché peut être dans les bonnes grâces du roi le complément du chapeau ; l’un n’exclut pas l’autre.

Le roi admira la présence d’esprit et sourit.

– D’Artagnan n’eût pas mieux répondu, dit-il.

Il n’eût pas plutôt prononcé ce nom, que d’Artagnan parut.

– Votre Majesté m’appelle ? dit-il.

Aramis et Fouquet firent un pas pour s’éloigner.

– Permettez, Sire, dit vivement d’Artagnan, qui démasqua Porthos, permettez que je présente à Votre Majesté M. le baron du Vallon, l’un des plus braves gentilshommes de France.

Aramis, à l’aspect de Porthos, devint pâle ; Fouquet crispa ses poings sous ses manchettes.

D’Artagnan leur sourit à tous deux, tandis que Porthos s’inclinait, visiblement ému, devant la majesté royale.

– Porthos ici ! murmura Fouquet à l’oreille d’Aramis.

– Chut ! c’est une trahison, répliqua celui-ci.

– Sire, dit d’Artagnan, voilà six ans que je devrais avoir présenté M. du Vallon à Votre Majesté ; mais certains hommes ressemblent aux étoiles ; ils ne vont pas sans le cortège de leurs amis. La pléiade ne se désunit pas, voilà pourquoi j’ai choisi, pour vous présenter M. du Vallon, le moment où vous verriez à côté de lui M. d’Herblay.

Aramis faillit perdre contenance. Il regarda d’Artagnan d’un air superbe, comme pour accepter le défi que celui-ci semblait lui jeter.

– Ah ! ces messieurs sont bons amis ? dit le roi.

– Excellents, Sire, et l’un répond de l’autre. Demandez à M. de Vannes comment a été fortifiée Belle-Île ?

Fouquet s’éloigna d’un pas.

– Belle-Île, dit froidement Aramis, a été fortifiée par Monsieur.

Et il montra Porthos, qui salua une seconde fois.

Louis admirait et se défiait.

– Oui, dit d’Artagnan ; mais demandez à M. le baron qui l’a aidé dans ses travaux ?

– Aramis, dit Porthos franchement.

Et il désigna l’évêque.

« Que diable signifie tout cela, pensa l’évêque, et quel dénouement aura cette comédie ? »

– Quoi ! dit le roi, M. le cardinal… je veux dire l’évêque… s’appelle Aramis ?

– Nom de guerre, dit d’Artagnan.

– Nom d’amitié, dit Aramis.

– Pas de modestie, s’écria d’Artagnan : sous ce prêtre, Sire, se cache le plus brillant officier, le plus intrépide gentilhomme, le plus savant théologien de votre royaume.

Louis leva la tête.

– Et un ingénieur ! dit-il en admirant la physionomie, réellement admirable alors, d’Aramis.

– Ingénieur par occasion, Sire, dit celui-ci.

– Mon compagnon aux mousquetaires, Sire, dit avec chaleur d’Artagnan, l’homme dont les conseils ont aidé plus de cent fois les desseins des ministres de votre père… M. d’Herblay, en un mot, qui, avec M. du Vallon, moi et M. le comte de La Fère, connu de Votre Majesté… formait ce quadrille dont plusieurs ont parlé sous le feu roi et pendant votre minorité.

– Et qui a fortifié Belle-Île, répéta le roi avec un accent profond.

Aramis s’avança.

– Pour servir le fils, dit-il, comme j’ai servi le père.

D’Artagnan regarda bien Aramis, tandis qu’il proférait ces paroles. Il y démêla tant de respect vrai, tant de chaleureux dévouement, tant de conviction incontestable, que lui, lui, d’Artagnan, l’éternel douteur, lui, l’infaillible, il y fut pris.

– On n’a pas un tel accent lorsqu’on ment, dit-il.

Louis fut pénétré.

– En ce cas, dit-il à Fouquet, qui attendait avec anxiété le résultat de cette épreuve, le chapeau est accordé. Monsieur d’Herblay, je vous donne ma parole pour la première promotion. Remerciez M. Fouquet.

Ces mots furent entendus par Colbert, dont ils déchirèrent le cœur. Il sortit précipitamment de la salle.

– Vous, monsieur du Vallon, dit le roi, demandez… J’aime à récompenser les serviteurs de mon père.

– Sire, dit Porthos…

Et il ne put aller plus loin.

– Sire, s’écria d’Artagnan, ce digne gentilhomme est interdit par la majesté de votre personne, lui qui a soutenu fièrement le regard et le feu de mille ennemis. Mais je sais ce qu’il pense, et moi, plus habitué à regarder le soleil… je vais vous dire sa pensée : il n’a besoin de rien, il ne désire que le bonheur de contempler Votre Majesté pendant un quart d’heure.

– Vous soupez avec moi ce soir, dit le roi en saluant Porthos avec un gracieux sourire.

Porthos devint cramoisi de joie et d’orgueil.

Le roi le congédia, et d’Artagnan le poussa dans la salle après l’avoir embrassé.

– Mettez-vous près de moi à table, dit Porthos à son oreille.

– Oui, mon ami.

– Aramis me boude, n’est-ce pas ?

– Aramis ne vous a jamais tant aimé. Songez donc que je viens de lui faire avoir le chapeau de cardinal.

– C’est vrai, dit Porthos. À propos, le roi aime-t-il qu’on mange beaucoup à sa table ?

– C’est le flatter, dit d’Artagnan, car il possède un royal appétit.

– Vous m’enchantez, dit Porthos.

Chapitre CXLVIII – Explications §

Aramis avait fait habilement une conversion pour aller trouver d’Artagnan et Porthos.

Il arriva près de ce dernier derrière la colonne, et, lui serrant la main :

– Vous vous êtes échappé de ma prison ? lui dit-il.

– Ne le grondez pas, dit d’Artagnan ; c’est moi, cher Aramis, qui lui ai donné la clef des champs.

– Ah ! mon ami, répliqua Aramis en regardant Porthos, est-ce que vous auriez attendu avec moins de patience ?

D’Artagnan vint au secours de Porthos, qui soufflait déjà.

– Vous autres, gens d’Église, dit-il à Aramis, vous êtes de grands politiques. Nous autres gens d’épée, nous allons au but. Voici le fait. J’étais allé visiter ce cher Baisemeaux.

Aramis dressa l’oreille.

– Tiens ! dit Porthos, vous me faites souvenir que j’ai une lettre de Baisemeaux pour vous, Aramis.

Et Porthos tendit à l’évêque la lettre que nous connaissons.

Aramis demanda la permission de la lire, et la lut, sans que d’Artagnan parût un moment gêné par cette circonstance qu’il avait prévue tout entière.

Du reste, Aramis lui-même fit si bonne contenance que d’Artagnan l’admira plus que jamais.

La lettre lue, Aramis la mit dans sa poche d’un air parfaitement calme.

– Vous disiez donc, cher capitaine ? dit-il.

– Je disais, continua le mousquetaire, que j’étais allé rendre visite à Baisemeaux pour le service.

– Pour le service ? dit Aramis.

– Oui, fit d’Artagnan. Et naturellement, nous parlâmes de vous et de nos amis. Je dois dire que Baisemeaux me reçut froidement. Je pris congé. Or, comme je revenais, un soldat m’aborda et me dit il me reconnaissait sans doute malgré mon habit de ville : « Capitaine voulez-vous m’obliger en me lisant le nom écrit sur cette enveloppe ? » Et je lus : À M. du Vallon, à Saint-Mandé chez M. Fouquet. « Pardieu ! me dis-je, Porthos n’est pas retourné, comme je le pensais, à Pierrefonds ou à Belle-Île, Porthos est à Saint-Mandé chez M. Fouquet. M. Fouquet n’est pas à Saint-Mandé. Porthos est donc seul, ou avec Aramis, allons voir Porthos. » Et j’allai voir Porthos.

– Très bien ! dit Aramis rêveur.

– Vous ne m’aviez pas conté cela, fit Porthos.

– Je n’en ai pas eu le temps, mon ami.

– Et vous emmenâtes Porthos à Fontainebleau ?

– Chez Planchet.

– Planchet demeure à Fontainebleau ? dit Aramis.

– Oui, près du cimetière ! s’écria Porthos étourdiment.

– Comment, près du cimetière ? fit Aramis soupçonneux.

« Allons, bon ! pensa le mousquetaire, profitons de la bagarre, puisqu’il y a bagarre. »

– Oui, du cimetière, dit Porthos. Planchet, certainement, est un excellent garçon qui fait d’excellentes confitures, mais il a des fenêtres qui donnent sur le cimetière. C’est attristant ! Ainsi ce matin…

– Ce matin ?… dit Aramis de plus en plus agité.

D’Artagnan tourna le dos et alla tambouriner sur la vitre un petit air de marche.

– Ce matin, continua Porthos, nous avons vu enterrer un chrétien.

– Ah ! ah !

– C’est attristant ! Je ne vivrais pas, moi, dans une maison d’où l’on voit continuellement des morts. Au contraire, d’Artagnan paraît aimer beaucoup cela.

– Ah ! d’Artagnan a vu ?

– Il n’a pas vu, il a dévoré des yeux.

Aramis tressaillit et se retourna pour regarder le mousquetaire ; mais celui ci était déjà en grande conversation avec de Saint-Aignan.

Aramis continua d’interroger Porthos ; puis, quand il eut exprimé tout le jus de ce citron gigantesque, il en jeta l’écorce.

Il retourna vers son ami d’Artagnan et, lui frappant sur l’épaule :

– Ami, dit-il, quand de Saint-Aignan se fut éloigné, car le souper du roi était annoncé.

– Cher ami, répliqua d’Artagnan.

– Nous ne soupons point avec le roi, nous autres.

– Si fait ; moi, je soupe.

– Pouvez-vous causer dix minutes avec moi ?

– Vingt. Il en faut tout autant pour que Sa Majesté se mette à table.

– Où voulez-vous que nous causions ?

– Mais ici, sur ces bancs : le roi parti, l’on peut s’asseoir, et la salle est vide.

– Asseyons-nous donc.

Ils s’assirent. Aramis prit une des mains de d’Artagnan ;

– Avouez-moi, cher ami, dit-il, que vous avez engagé Porthos à se défier un peu de moi ?

– Je l’avoue, mais non pas comme vous l’entendez. J’ai vu Porthos s’ennuyer à la mort, et j’ai voulu, en le présentant au roi, faire pour lui et pour vous ce que jamais vous ne ferez vous-même.

– Quoi ?

– Votre éloge.

– Vous l’avez fait noblement merci !

– Et je vous ai approché le chapeau qui se reculait.

– Ah ! je l’avoue, dit Aramis avec un singulier sourire ; en vérité, vous êtes un homme unique pour faire la fortune de vos amis.

– Vous voyez donc que je n’ai agi que pour faire celle de Porthos.

– Oh ! je m’en chargeais de mon côté ; mais vous avez le bras plus long que nous.

Ce fut au tour de d’Artagnan de sourire.

– Voyons, dit Aramis, nous nous devons la vérité : m’aimez-vous toujours, mon cher d’Artagnan ?

– Toujours comme autrefois, répliqua d’Artagnan sans trop se compromettre par cette réponse.

– Alors, merci, et franchise entière, dit Aramis ; vous veniez à Belle-Île pour le roi ?

– Pardieu.

– Vous vouliez donc nous enlever le plaisir d’offrir Belle-Île toute fortifiée au roi ?

– Mais, mon ami, pour vous ôter le plaisir, il eût fallu d’abord que je fusse instruit de votre intention.

– Vous veniez à Belle-Île sans rien savoir ?

– De vous, oui ! Comment diable voulez-vous que je me figure Aramis devenu ingénieur au point de fortifier comme Polybe ou Archimède ?

– C’est pourtant vrai. Cependant vous m’avez deviné là-bas ?

– Oh ! oui.

– Et Porthos aussi ?

– Très cher, je n’ai pas deviné qu’Aramis fût ingénieur. Je n’ai pu deviner que Porthos le fût devenu. Il y a un Latin qui a dit : « On devient orateur, on naît poète. » Mais il n’a jamais dit : « On naît Porthos, et l’on devient ingénieur. »

– Vous avez toujours un charmant esprit, dit froidement Aramis. Je poursuis.

– Poursuivez.

– Quand vous avez tenu notre secret, vous vous êtes hâté de le venir dire au roi ?

– J’ai d’autant plus couru, mon bon ami, que je vous ai vu courir plus fort. Lorsqu’un homme pesant deux cent cinquante-huit livres, comme Porthos, court la poste, quand un prélat goutteux pardon, c’est vous qui me l’avez dit, quand un prélat brûle le chemin, je suppose, moi, que ces deux amis, qui n’ont pas voulu me prévenir, avaient des choses de la dernière conséquence à me cacher, et, ma foi ! je cours… je cours aussi vite que ma maigreur et l’absence de goutte me le permettent.

– Cher ami, n’avez-vous pas réfléchi que vous pouviez me rendre, à moi et à Porthos, un triste service ?

– Je l’ai bien pensé ; mais vous m’aviez fait jouer, Porthos et vous, un triste rôle à Belle-Île.

– Pardonnez-moi, dit Aramis.

– Excusez-moi, dit d’Artagnan.

– En sorte, poursuivit Aramis, que vous savez tout maintenant ?

– Ma foi, non.

– Vous savez que j’ai dû faire prévenir tout de suite M. Fouquet, pour qu’il vous prévînt près du roi ?

– C’est là l’obscur.

– Mais non. M. Fouquet a des ennemis, vous le reconnaissez ?

– Oh ! oui.

– Il en a un surtout.

– Dangereux ?

– Mortel ! Eh bien ! pour combattre l’influence de cet ennemi, M. Fouquet a dû faire preuve, devant le roi, d’un grand dévouement et de grands sacrifices. Il a fait une surprise à Sa Majesté en lui offrant Belle-Île. Vous, arrivant le premier à Paris, la surprise était détruite. Nous avions l’air de céder à la crainte.

– Je comprends.

– Voilà tout le mystère, dit Aramis, satisfait d’avoir convaincu le mousquetaire.

– Seulement, dit celui-ci, plus simple était de me tirer à quartier à Belle-Île pour me dire : « Cher amis, nous fortifions Belle-Île-en-Mer pour l’offrir au roi. Rendez-nous le service de nous dire pour qui vous agissez. Êtes-vous l’ami de M. Colbert ou celui de M. Fouquet ? » Peut-être n’eussé-je rien répondu ; mais vous eussiez ajouté : « Êtes-vous mon ami ? » J’aurais dit : « Oui. »

Aramis pencha la tête.

– De cette façon, continua d’Artagnan, vous me paralysiez, et je venais dire au roi : « Sire, M. Fouquet fortifie Belle-Île, et très bien ; mais voici un mot que M. le gouverneur de Belle-Île m’a donné pour Votre Majesté. » ou bien : « Voici une visite de M. Fouquet à l’endroit de ses intentions. » Je ne jouais pas un sot rôle ; vous aviez votre surprise, et nous n’avions pas besoin de loucher en nous regardant.

– Tandis, répliqua Aramis, qu’aujourd’hui vous avez agi tout à fait en ami de M. Colbert. Vous êtes donc son ami ?

– Ma foi, non ! s’écria le capitaine. M. Colbert est un cuistre, et je le hais comme je haïssais Mazarin, mais sans le craindre.

– Eh bien ! moi, dit Aramis, j’aime M. Fouquet, et je suis à lui. Vous connaissez ma position… Je n’ai pas de bien… M. Fouquet m’a fait avoir des bénéfices, un évêché ; M. Fouquet m’a obligé comme un galant homme, et je me souviens assez du monde pour apprécier les bons procédés. Donc, M. Fouquet m’a gagné le cœur, et je me suis mis à son service.

– Rien de mieux. Vous avez là un bon maître.

Aramis se pinça les lèvres.

– Le meilleur, je crois, de tous ceux qu’on pourrait avoir.

Puis il fit une pause.

D’Artagnan se garda bien de l’interrompre.

– Vous savez sans doute de Porthos comment il s’est trouvé mêlé à tout ceci ?

– Non, dit d’Artagnan ; je suis curieux, c’est vrai, mais je ne questionne jamais un ami quand il veut me cacher son véritable secret.

– Je m’en vais vous le dire.

– Ce n’est pas la peine si la confidence m’engage.

– Oh ! ne craignez rien ; Porthos est l’homme que j’ai aimé le plus, parce qu’il est simple et bon ; Porthos est un esprit droit. Depuis que je suis évêque, je recherche les natures simples, qui me font aimer la vérité, haïr l’intrigue.

D’Artagnan se caressa la moustache.

– J’ai vu et recherché Porthos ; il était oisif, sa présence me rappelait mes beaux jours d’autrefois, sans m’engager à mal faire au présent. J’ai appelé Porthos à Vannes. M. Fouquet, qui m’aime, ayant su que Porthos m’aimait, lui a promis l’ordre à la première promotion ; voilà tout le secret.

– Je n’en abuserai pas, dit d’Artagnan.

– Je le sais bien, cher ami ; nul n’a plus que vous de réel honneur.

– Je m’en flatte, Aramis.

– Maintenant…

Et le prélat regarda son ami jusqu’au fond de l’âme.

– Maintenant, causons de nous pour nous. Voulez vous devenir un des amis de M. Fouquet ? Ne m’interrompez pas avant de savoir ce que cela veut dire.

– J’écoute.

– Voulez-vous devenir maréchal de France, pair duc, et posséder un duché d’un million ?

– Mais, mon ami, répliqua d’Artagnan, pour obtenir tout cela, que faut-il faire ?

– Être l’homme de M. Fouquet.

– Moi, je suis l’homme du roi, cher ami.

– Pas exclusivement, je suppose ?

– Oh ! d’Artagnan n’est qu’un.

– Vous avez, je le présume, une ambition, comme un grand cœur que vous êtes.

– Mais, oui.

– Eh bien ?

– Eh bien ! je désire être maréchal de France ; mais le roi me fera maréchal, duc, pair ; le roi me donnera tout cela.

Aramis attacha sur d’Artagnan son limpide regard.

– Est-ce que le roi n’est pas le maître ? dit d’Artagnan.

– Nul ne le conteste ; mais Louis XIII était aussi le maître.

– Oh ! mais, cher ami, entre Richelieu et Louis XIII il n’y avait pas un M. d’Artagnan, dit tranquillement le mousquetaire.

– Autour du roi, fit Aramis, il est bien des pierres d’achoppement.

– Pas pour le roi ?

– Sans doute ; mais…

– Tenez, Aramis, je vois que tout le monde pense à soi et jamais à ce petit prince ; moi, je me soutiendrai en le soutenant.

– Et l’ingratitude ?

– Les faibles en ont peur !

– Vous êtes bien sûr de vous.

– Je crois que oui.

– Mais le roi peut n’avoir plus besoin de vous.

– Au contraire, je crois qu’il en aura plus besoin que jamais ; et, tenez, mon cher, s’il fallait arrêter un nouveau Condé, qui l’arrêterait ? Ceci… ceci seul en France.

Et d’Artagnan frappa son épée.

– Vous avez raison, dit Aramis en pâlissant.

Et il se leva et serra la main de d’Artagnan.

– Voici le dernier appel du souper, dit le capitaine des mousquetaires ; vous permettez…

Aramis passa son bras au cou du mousquetaire, et lui dit :

– Un ami comme vous est le plus beau joyau de la couronne royale.

Puis ils se séparèrent.

« Je le disais bien, pensa d’Artagnan, qu’il y avait quelque chose. »

« Il faut se hâter de mettre le feu aux poudres, dit Aramis ; d’Artagnan a éventé la mèche. »

Chapitre CXLIX – Madame et de Guiche §

Nous avons vu que le comte de Guiche était sorti de la salle le jour où Louis XIV avait offert avec tant de galanterie à La Vallière les merveilleux bracelets gagnés à la loterie.

Le comte se promena quelque temps hors du palais l’esprit dévoré par mille soupçons et mille inquiétudes.

Puis on le vit guettant sur la terrasse, en face des quinconces, le départ de Madame.

Une grosse demi-heure s’écoula. Seul, à ce moment, le comte ne pouvait avoir de bien divertissantes idées.

Il tira ses tablettes de sa poche, et se décida, après mille hésitations à écrire ces mots :

« Madame, je vous supplie de m’accorder un moment d’entretien. Ne vous alarmez pas de cette demande qui n’a rien d’étranger au profond respect avec lequel je suis, etc., etc. »

Il signait cette singulière supplique pliée en billet d’amour, quand il vit sortir du château plusieurs femmes, puis des hommes, presque tout le cercle de la reine, enfin.

Il vit La Vallière elle-même, puis Montalais causant avec Malicorne.

Il vit jusqu’au dernier des conviés qui tout à l’heure peuplaient le cabinet de la reine mère.

Madame n’était point passée ; il fallait cependant qu’elle traversât cette cour pour rentrer chez elle, et, de la terrasse, de Guiche plongeait dans cette cour.

Enfin, il vit Madame sortir avec deux pages qui portaient des flambeaux. Elle marchait vite, et, arrivée à sa porte, elle cria.

– Pages, qu’on aille s’informer de M. le comte de Guiche. Il doit me rendre compte d’une commission. S’il est libre, qu’on le prie de passer chez moi.

De Guiche demeura muet et caché dans son ombre ; mais, sitôt que Madame fut rentrée, il s’élança de la terrasse en bas les degrés ; il prit l’air le plus indifférent pour se faire rencontrer par les pages, qui couraient déjà vers son logement.

« Ah ! Madame me fait chercher ! » se dit-il tout ému.

Et il serra son billet, désormais inutile.

– Comte, dit un des pages en l’apercevant, nous sommes heureux de vous rencontrer.

– Qu’y a-t-il, messieurs ?

– Un ordre de Madame.

– Un ordre de Madame ? fit de Guiche d’un air surpris.

– Oui, comte, Son Altesse Royale vous demande ; vous lui devez, nous a-t elle dit, compte d’une commission. Êtes-vous libre ?

– Je suis tout entier aux ordres de Son Altesse Royale.

– Veuillez donc nous suivre.

Monté chez la princesse, de Guiche la trouva pâle et agitée.

À la porte se tenait Montalais, un peu inquiète de ce qui se passait dans l’esprit de sa maîtresse.

De Guiche parut.

– Ah ! c’est vous, monsieur de Guiche, dit Madame ; entrez, je vous prie… Mademoiselle de Montalais, votre service est fini.

Montalais, encore plus intriguée, salua et sortit.

Les deux interlocuteurs restèrent seuls.

Le comte avait tout l’avantage : c’était Madame qui l’avait appelé à un rendez-vous. Mais, cet avantage, comment était-il possible au comte d’en user ? C’était une personne si fantasque que Madame ! c’était un caractère si mobile que celui de Son Altesse Royale !

Elle le fit bien voir ; car abordant soudain la conversation :

– Eh bien ! dit-elle, n’avez-vous rien à me dire ?

Il crut qu’elle avait deviné sa pensée ; il crut ; ceux qui aiment sont ainsi faits ; ils sont crédules et aveugles comme des poètes ou des prophètes ; il crut qu’elle savait le désir qu’il avait de la voir, et le sujet de ce désir.

– Oui, bien, madame, dit-il, et je trouve cela fort étrange.

– L’affaire des bracelets, s’écria-t-elle vivement, n’est-ce pas ?

– Oui, madame.

– Vous croyez le roi amoureux ? Dites.

De Guiche la regarda longuement ; elle baissa les yeux sous ce regard qui allait jusqu’au cœur.

– Je crois, dit-il, que le roi peut avoir eu le dessein de tourmenter quelqu’un ici ; le roi, sans cela, ne se montrerait pas empressé comme il est ; il ne risquerait pas de compromettre de gaieté de cœur une jeune fille jusqu’alors inattaquable.

– Bon ! cette effrontée ? dit hautement la princesse.

– Je puis affirmer à Votre Altesse Royale, dit de Guiche avec une fermeté respectueuse, que Mlle de La Vallière est aimée d’un homme qu’il convient de respecter, car c’est un galant homme.

– Oh ! Bragelonne, peut-être ?

– Mon ami. Oui, madame.

– Eh bien ! quand il serait votre ami, qu’importe au roi ?

– Le roi sait que Bragelonne est fiancé à Mlle de La Vallière ; et, comme Raoul a servi le roi bravement, le roi n’ira pas causer un malheur irréparable.

Madame se mit à rire avec des éclats qui firent sur de Guiche une douloureuse impression.

– Je vous répète, madame, que je ne crois pas le roi amoureux de La Vallière, et la preuve que je ne le crois pas, c’est que je voulais vous demander de qui Sa Majesté peut chercher à piquer l’amour-propre dans cette circonstance. Vous qui connaissez toute la Cour, vous m’aiderez à trouver d’autant plus assurément, que, dit-on partout, Votre Altesse Royale est fort intime avec le roi.

Madame se mordit les lèvres, et, faute de bonnes raisons, elle détourna la conversation.

– Prouvez-moi, dit-elle en attachant sur lui un de ces regards dans lesquels l’âme semble passer tout entière, prouvez-moi que vous cherchiez à m’interroger, moi qui vous ai appelé.

De Guiche tira gravement de ses tablettes ce qu’il avait écrit, et le montra.

– Sympathie, dit-elle.

– Oui, fit le comte avec une insurmontable tendresse, oui, sympathie ; mais, moi, je vous ai expliqué comment et pourquoi je vous cherchais ; vous, madame, vous êtes encore à me dire pourquoi vous me mandiez près de vous.

– C’est vrai.

Et elle hésita.

– Ces bracelets me feront perdre la tête, dit-elle tout à coup.

– Vous vous attendiez à ce que le roi dût vous les offrir ? répliqua de Guiche.

– Pourquoi pas ?

– Mais avant vous, madame, avant vous sa belle sœur, le roi n’avait-il pas la reine ?

– Avant La Vallière, s’écria la princesse, ulcérée, n’avait-il pas moi ? n’avait-il pas toute la Cour ?

– Je vous assure, madame, dit respectueusement le comte, que si l’on vous entendait parler ainsi, que si l’on voyait vos yeux rouges, et, Dieu me pardonne ! cette larme qui monte à vos cils ; oh ! oui ! tout le monde dirait que Votre Altesse Royale est jalouse.

– Jalouse ! dit la princesse avec hauteur ; jalouse de La Vallière ?

Elle s’attendait à faire plier de Guiche avec ce geste hautain et ce ton superbe.

– Jalouse de La Vallière, oui, madame, répéta-t-il bravement.

– Je crois, monsieur, balbutia-t-elle, que vous vous permettez de m’insulter ?

– Je ne le crois pas, madame, répliqua le comte un peu agité, mais résolu à dompter cette fougueuse colère.

– Sortez ! dit la princesse au comble de l’exaspération, tant le sang-froid et le respect muet de de Guiche lui tournaient à fiel et à rage.

De Guiche recula d’un pas, fit sa révérence avec lenteur, se releva blanc comme ses manchettes, et, d’une voix légèrement altérée :

– Ce n’était pas la peine que je m’empressasse, dit-il, pour subir cette injuste disgrâce.

Et il tourna le dos sans précipitation.

Il n’avait pas fait cinq pas, que Madame s’élança comme une tigresse après lui, le saisit par la manche, et, le retournant :

– Ce que vous affectez de respect, dit-elle en tremblant de fureur, est plus insultant que l’insulte. Voyons, insultez-moi, mais au moins parlez !

– Et vous, madame, dit le comte doucement en tirant son épée, percez-moi le cœur, mais ne me faites pas mourir à petit feu.

Au regard qu’il arrêta sur elle, regard empreint d’amour, de résolution, de désespoir même, elle comprit qu’un homme, si calme en apparence, se passerait l’épée dans la poitrine si elle ajoutait un mot.

Elle lui arracha le fer d’entre les mains, et, serrant son bras avec un délire qui pouvait passer pour de la tendresse :

– Comte, dit-elle, ménagez-moi. Vous voyez que je souffre, et vous n’avez aucune pitié.

Les larmes, dernière crise de cet accès, étouffèrent sa voix. De Guiche, la voyant pleurer, la prit dans ses bras et la porta jusqu’à son fauteuil ; un moment encore, elle suffoquait.

– Pourquoi, murmura-t-il à ses genoux, ne m’avouez-vous pas vos peines ? Aimez-vous quelqu’un ? Dites-le-moi ? J’en mourrai, mais après que je vous aurai soulagée, consolée, servie même.

– Oh ! vous m’aimez ainsi ! répliqua-t-elle vaincue.

– Je vous aime à ce point, oui, madame.

Et elle lui donna ses deux mains.

– J’aime, en effet, murmura-t-elle si bas que nul n’eût pu l’entendre.

Lui l’entendit.

– Le roi ? dit-il.

Elle secoua doucement la tête, et son sourire fut comme ces éclaircies de nuages par lesquelles, après la tempête, on croit voir le paradis s’ouvrir.

– Mais, ajouta-t-elle, il y a d’autres passions dans un cœur bien né. L’amour, c’est la poésie ; mais la vie de ce cœur, c’est l’orgueil. Comte, je suis née sur le trône, je suis fière et jalouse de mon rang. Pourquoi le roi rapproche-t-il de lui des indignités ?

– Encore ! fit le comte ; voilà que vous maltraitez cette pauvre fille qui sera la femme de mon ami.

– Vous êtes assez simple pour croire cela, vous ?

– Si je ne le croyais pas, dit-il fort pâle, Bragelonne serait prévenu demain ; oui, si je supposais que cette pauvre La Vallière eût oublié les serments qu’elle a faits à Raoul. Mais non, ce serait une lâcheté de trahir le secret d’une femme ; ce serait un crime de troubler le repos d’un ami.

– Vous croyez, dit la princesse avec un sauvage éclat de rire, que l’ignorance est du bonheur ?

– Je le crois, répliqua-t-il.

– Prouvez ! prouvez donc ! dit-elle vivement.

– C’est facile : madame, on dit dans toute la Cour que le roi vous aimait et que vous aimiez le roi.

– Eh bien ? fit-elle en respirant péniblement.

– Eh bien ! admettez que Raoul, mon ami, fût venu me dire : « Oui, le roi aime Madame ; oui, le roi a touché le cœur de Madame », j’eusse peut-être tué Raoul !

– Il eût fallu, dit la princesse avec cette obstination des femmes qui se sentent imprenables, que M. de Bragelonne eût eu des preuves pour vous parler ainsi.

– Toujours est-il, répondit de Guiche en soupirant, que, n’ayant pas été averti, je n’ai rien approfondi, et qu’aujourd’hui mon ignorance m’a sauvé la vie.

– Vous pousseriez jusqu’à l’égoïsme et la froideur, dit Madame, que vous laisseriez ce malheureux jeune homme continuer d’aimer La Vallière ?

– Jusqu’au jour où La Vallière me sera révélée coupable, oui, madame.

– Mais les bracelets ?

– Eh ! madame, puisque vous vous attendiez à les recevoir du roi, qu’eussé-je pu dire ?

L’argument était vigoureux ; la princesse en fut écrasée. Elle ne se releva plus dès ce moment.

Mais, comme elle avait l’âme pleine de noblesse, comme elle avait l’esprit ardent d’intelligence, elle comprit toute la délicatesse de de Guiche.

Elle lut clairement dans son cœur qu’il soupçonnait le roi d’aimer La Vallière, et ne voulait pas user de cet expédient vulgaire, qui consiste à ruiner un rival dans l’esprit d’une femme, en donnant à celle-ci l’assurance, la certitude que ce rival courtise une autre femme.

Elle devina qu’il soupçonnait La Vallière, et que, pour lui laisser le temps de se convertir, pour ne pas la faire perdre à jamais, il se réservait une démarche directe ou quelques observations plus nettes.

Elle lut en un mot tant de grandeur réelle, tant de générosité dans le cœur de son amant, qu’elle sentit s’embraser le sien au contact d’une flamme aussi pure.

De Guiche, en restant, malgré la crainte de déplaire, un homme de conséquence et de dévouement, grandissait à l’état de héros, et la réduisait à l’état de femme jalouse et mesquine.

Elle l’en aima si tendrement, qu’elle ne put s’empêcher de lui en donner un témoignage.

– Voilà bien des paroles perdues, dit-elle en lui prenant la main. Soupçons, inquiétudes, défiances, douleurs, je crois que nous avons prononcé tous ces noms.

– Hélas ! oui, madame.

– Effacez-les de votre cœur comme je les chasse du mien. Comte, que cette La Vallière aime le roi ou ne l’aime pas, que le roi aime ou n’aime pas La Vallière, faisons, à partir de ce moment, une distinction dans nos deux rôles. Vous ouvrez de grands yeux ; je gage que vous ne me comprenez pas ?

– Vous êtes si vive, madame, que je tremble toujours de vous déplaire.

– Voyez comme il tremble, le bel effrayé ! dit-elle avec un enjouement plein de charme. Oui, monsieur, j’ai deux rôles à jouer. Je suis la sœur du roi, la belle-sœur de sa femme. À ce titre, ne faut-il pas que je m’occupe des intrigues du ménage ? Votre avis ?

– Le moins possible, madame.

– D’accord, mais c’est une question de dignité ; ensuite je suis la femme de Monsieur.

De Guiche soupira.

– Ce qui, dit-elle tendrement, doit vous exhorter à me parler toujours avec le plus souverain respect.

– Oh ! s’écria-t-il en tombant à ses pieds, qu’il baisa comme ceux d’une divinité.

– Vraiment, murmura-t-elle, je crois que j’ai encore un autre rôle. Je l’oubliais.

– Lequel ? lequel ?

– Je suis femme, dit-elle plus bas encore. J’aime.

Il se releva. Elle lui ouvrit ses bras ; leurs lèvres se touchèrent.

Un pas retentit derrière la tapisserie. Montalais heurta.

– Qu’y a-t-il, mademoiselle ? dit Madame.

– On cherche M. de Guiche, répondit Montalais, qui eut tout le temps de voir le désordre des acteurs de ces quatre rôles, car constamment de Guiche avait héroïquement aussi joué le sien.

Chapitre CL – Montalais et Malicorne §

Montalais avait raison. M. de Guiche, appelé partout, était fort exposé, par la multiplication même des affaires, à ne répondre nulle part.

Aussi, telle est la force des situations faibles, que Madame, malgré son orgueil blessé, malgré sa colère intérieure, ne put rien reprocher, momentanément, du moins, à Montalais, qui venait de violer si audacieusement la consigne quasi royale qui l’avait éloignée.

De Guiche aussi perdit la tête, ou, plutôt, disons-le, de Guiche avait perdu la tête avant l’arrivée de Montalais ; car à peine eut-il entendu la voix de la jeune fille, que, sans prendre congé de Madame, comme la plus simple politesse l’exigeait même entre égaux, il s’enfuit le cœur brûlant, la tête folle, laissant la princesse une main levée et lui faisant un geste d’adieu. C’est que de Guiche pouvait dire, comme le dit Chérubin cent ans plus tard, qu’il emportait aux lèvres du bonheur pour une éternité.

Montalais trouva donc les deux amants fort en désordre : il y avait désordre chez celui qui s’enfuyait, désordre chez celle qui restait.

Aussi la jeune fille murmura, tout en jetant un regard interrogateur autour d’elle :

– Je crois que, cette fois, j’en sais autant que la femme la plus curieuse peut désirer en savoir.

Madame fut tellement embarrassée de ce regard inquisiteur, que, comme si elle eût entendu l’aparté de Montalais, elle ne dit pas un seul mot à sa fille d’honneur, et, baissant les yeux, rentra dans sa chambre à coucher.

Ce que voyant, Montalais écouta.

Alors elle entendit Madame qui fermait les verrous de sa chambre.

De ce moment elle comprit qu’elle avait sa nuit à elle, et, faisant du côté de cette porte qui venait de se fermer un geste assez irrespectueux, lequel voulait dire : « Bonne nuit, princesse ! » elle descendit retrouver Malicorne, fort occupé pour le moment à suivre de l’œil un courrier tout poudreux qui sortait de chez le comte de Guiche.

Montalais comprit que Malicorne accomplissait quelque œuvre d’importance ; elle le laissa tendre les yeux, allonger le cou, et, quand Malicorne en fut revenu à sa position naturelle, elle lui frappa seulement sur l’épaule.

– Eh bien ! dit Montalais, quoi de nouveau ?

– M. de Guiche aime Madame, dit Malicorne.

– Belle nouvelle ! Je sais quelque chose de plus frais, moi.

– Et que savez-vous ?

– C’est que Madame aime M. de Guiche.

– L’un était la conséquence de l’autre.

– Pas toujours, mon beau monsieur.

– Cet axiome serait-il à mon adresse ?

– Les personnes présentes sont toujours exceptées.

– Merci, fit Malicorne. Et de l’autre côté ? continua-t-il en interrogeant.

– Le roi a voulu ce soir, après la loterie, voir Mlle de La Vallière.

– Eh bien ! il l’a vue ?

– Non pas.

– Comment, non pas ?

– La porte était fermée.

– De sorte que ?…

– De sorte que le roi s’en est retourné tout penaud comme un simple voleur qui a oublié ses outils.

– Bien.

– Et du troisième côté ? demanda Montalais.

– Le courrier qui arrive à M. de Guiche est envoyé par M. de Bragelonne.

– Bon ! fit Montalais en frappant dans ses mains.

– Pourquoi, bon ?

– Parce que voilà de l’occupation. Si nous nous ennuyons maintenant, nous aurons du malheur.

– Il importe de se diviser la besogne, fit Malicorne, afin de ne point faire confusion.

– Rien de plus simple, répliqua Montalais. Trois intrigues un peu bien chauffées, un peu bien menées, donnent, l’une dans l’autre, et au bas chiffre, trois billets par jour.

– Oh ! s’écria Malicorne en haussant les épaules, vous n’y pensez pas, ma chère, trois billets en un jour, c’est bon pour des sentiments bourgeois. Un mousquetaire en service, une petite fille au couvent, échangeant le billet quotidiennement par le haut de l’échelle ou par le trou fait au mur. En un billet tient toute la poésie de ces pauvres petits cœurs-là. Mais chez nous… Oh ! que vous connaissez peu le Tendre royal, ma chère.

– Voyons, concluez, dit Montalais impatientée. On peut venir.

– Conclure ! Je n’en suis qu’à la narration. J’ai encore trois points.

– En vérité, il me fera mourir, avec son flegme de Flamand ! s’écria Montalais.

– Et vous, vous me ferez perdre la tête avec vos vivacités d’Italienne. Je vous disais donc que nos amoureux s’écriront des volumes, mais où voulez vous en venir ?

– À ceci, qu’aucune de nos dames ne peut garder les lettres qu’elle recevra.

– Sans aucun doute.

– Que M. de Guiche n’osera pas garder les siennes non plus.

– C’est probable.

– Eh bien ! je garderai tout cela, moi.

– Voilà justement ce qui est impossible, dit Malicorne.

– Et pourquoi cela ?

– Parce que vous n’êtes pas chez vous ; que votre chambre est commune à La Vallière et à vous ; que l’on pratique assez volontiers des visites et des fouilles dans une chambre de fille d’honneur ; que je crains fort la reine, jalouse comme une Espagnole, la reine mère, jalouse comme deux Espagnoles, et, enfin, Madame jalouse comme dix Espagnoles.

– Vous oubliez quelqu’un.

– Qui ?

– Monsieur.

– Je ne parlais que pour les femmes. Numérotons donc. Monsieur, N° 1.

– N° 2, de Guiche.

– N° 3, le vicomte de Bragelonne.

– N° 4, et le roi.

– Le roi ?

– Certainement, le roi, qui sera non seulement plus jaloux, mais encore plus puissant que tout le monde. Ah ! ma chère !

– Après ?

– Dans quel guêpier vous êtes-vous fourrée !

– Pas encore assez avant, si vous voulez m’y suivre.

– Certainement que je vous y suivrai. Cependant…

– Cependant ?…

– Tandis qu’il en est temps encore, je crois qu’il serait prudent de retourner en arrière.

– Et moi, au contraire, je crois que le plus prudent est de nous mettre du premier coup à la tête de toutes ces intrigues-là.

– Vous n’y suffirez pas.

– Avec vous, j’en mènerais dix. C’est mon élément, voyez-vous. J’étais faite pour vivre à la Cour, comme la salamandre est faite pour vivre dans les flammes.

– Votre comparaison ne me rassure pas le moins du monde, chère amie. J’ai entendu dire à des savants fort savants, d’abord qu’il n’y a pas de salamandres, et qu’y en eût-il, elles seraient parfaitement grillées, elles seraient parfaitement rôties en sortant du feu.

– Vos savants peuvent être fort savants en affaires de salamandres. Or, vos savants ne vous diront point ceci, que je vous dis, moi : Aure de Montalais est appelée à être, avant un mois, le premier diplomate de la Cour de France !

– Soit, mais à la condition que j’en serai le deuxième.

– C’est dit : alliance offensive et défensive, bien entendu.

– Seulement, défiez-vous des lettres.

– Je vous les remettrai au fur et à mesure qu’on me les remettra.

– Que dirons-nous au roi, de Madame ?

– Que Madame aime toujours le roi.

– Que dirons-nous à Madame, du roi ?

– Qu’elle aurait le plus grand tort de ne pas le ménager.

– Que dirons-nous à La Vallière, de Madame ?

– Tout ce que nous voudrons : La Vallière est à nous.

– À nous ?

– Doublement.

– Comment cela ?

– Par le vicomte de Bragelonne, d’abord.

– Expliquez-vous.

– Vous n’oubliez pas, je l’espère, que M. de Bragelonne a écrit beaucoup de lettres à Mlle de La Vallière ?

– Je n’oublie rien.

– Ces lettres, c’est moi qui les recevais, c’est moi qui les cachais.

– Et, par conséquent, c’est vous qui les avez ?

– Toujours.

– Où cela ? ici ?

– Oh ! que non pas. Je les ai à Blois, dans la petite chambre que vous savez.

– Petite chambre chérie, petite chambre amoureuse, antichambre du palais que je vous ferai habiter un jour. Mais, pardon, vous dites que toutes ces lettres sont dans cette petite chambre ?

– Oui.

– Ne les mettiez-vous pas dans un coffret ?

– Sans doute, dans le même coffret où je mettais les lettres que je recevais de vous, et où je déposais les miennes quand vos affaires ou vos plaisirs vous empêchaient de venir au rendez-vous.

– Ah ! fort bien, dit Malicorne.

– Pourquoi cette satisfaction ?

– Parce que je vois la possibilité de ne pas courir à Blois après les lettres. Je les ai ici.

– Vous avez rapporté le coffret ?

– Il m’était cher, venant de vous.

– Prenez-y garde, au moins ; le coffret contient des originaux qui auront un grand prix plus tard.

– Je le sais parbleu bien ! et voilà justement pourquoi je ris, et de tout mon cœur même.

– Maintenant, un dernier mot.

– Pourquoi donc un dernier ?

– Avons-nous besoin d’auxiliaires ?

– D’aucun.

– Valets, servantes ?

– Mauvais, détestable ! Vous donnerez les lettres, vous les recevrez. Oh ! pas de fierté ; sans quoi, M. Malicorne et Mlle Aure, ne faisant pas leurs affaires eux-mêmes, devront se résoudre à les voir faire par d’autres.

– Vous avez raison ; mais que se passe-t-il chez M. de Guiche ?

– Rien ; il ouvre sa fenêtre.

– Disparaissons.

Et tous deux disparurent ; la conjuration était nouée.

La fenêtre qui venait de s’ouvrir était, en effet, celle du comte de Guiche.

Mais, comme eussent pu le penser les ignorants, ce n’était pas seulement pour tâcher de voir l’ombre de Madame à travers ses rideaux qu’il se mettait à cette fenêtre, et sa préoccupation n’était pas toute amoureuse.

Il venait, comme nous l’avons dit, de recevoir un courrier ; ce courrier lui avait été envoyé par de Bragelonne. De Bragelonne avait écrit à de Guiche.

Celui-ci avait lu et relu la lettre, laquelle lui avait fait une profonde impression.

– Étrange ! étrange ! murmurait-il. Par quels moyens puissants la destinée entraîne-t-elle donc les gens à leur but ?

Et, quittant la fenêtre pour se rapprocher de la lumière, il relut une troisième fois cette lettre, dont les lignes brûlaient à la fois son esprit et ses yeux.

 

« Calais.

« Mon cher comte,

J’ai trouvé à Calais M. de Wardes, qui a été blessé grièvement dans une affaire avec M. de Buckingham.

C’est un homme brave, comme vous savez, que de Wardes, mais haineux et méchant.

Il m’a entretenu de vous, pour qui, dit-il, son cœur a beaucoup de penchant ; de Madame, qu’il trouve belle et aimable.

Il a deviné votre amour pour la personne que vous savez.

Il m’a aussi entretenu d’une personne que j’aime, et m’a témoigné le plus vif intérêt en me plaignant fort, le tout avec des obscurités qui m’ont effrayé d’abord, mais que j’ai fini par prendre pour les résultats de ses habitudes de mystère.

Voici le fait :

Il aurait reçu des nouvelles de la Cour. Vous comprenez que ce n’est que par M. de Lorraine.

On s’entretient, disent ses nouvelles, d’un changement survenu dans l’affection du roi.

Vous savez qui cela regarde.

Ensuite, disaient encore ses nouvelles, on parle d’une fille d’honneur qui donne sujet à la médisance.

Ces phrases vagues ne m’ont point permis de dormir. J’ai déploré depuis hier que mon caractère droit et faible, malgré une certaine obstination, m’ait laissé sans réplique à ces insinuations.

En un mot, M. de Wardes partait pour Paris ; je n’ai point retardé son départ avec des explications ; et puis il me paraissait dur, je l’avoue, de mettre à la question un homme dont les blessures sont à peine fermées.

Bref, il est parti à petites journées, parti pour assister, dit-il, au curieux spectacle que la Cour ne peut manquer d’offrir sous peu de temps.

Il a ajouté à ces paroles certaines félicitations, puis certaines condoléances. Je n’ai pas plus compris les unes que les autres. J’étais étourdi par mes pensées et par une défiance envers cet homme, défiance, vous le savez mieux que personne, que je n’ai jamais pu surmonter.

Mais, lui parti, mon esprit s’est ouvert.

Il est impossible qu’un caractère comme celui de de Wardes n’ait pas infiltré quelque peu de sa méchanceté dans les rapports que nous avons eus ensemble.

Il est donc impossible que dans toutes les paroles mystérieuses que M. de Wardes m’a dites, il n’y ait point un sens mystérieux dont je puisse me faire l’application à moi ou à qui savez.

Forcé que j’étais de partir promptement pour obéir au roi, je n’ai point eu l’idée de courir après M. de Wardes pour obtenir l’explication de ses réticences ; mais je vous expédie un courrier et vous écris cette lettre, qui vous exposera tous mes doutes. Vous, c’est moi : j’ai pensé, vous agirez.

M. de Wardes arrivera sous peu : sachez ce qu’il a voulu dire, si déjà vous ne le savez.

Au reste M. de Wardes a prétendu que M. de Buckingham avait quitté Paris, comblé par Madame ; c’est une affaire qui m’eût immédiatement mis l’épée à la main sans la nécessité où je crois me trouver de faire passer le service du roi avant toute querelle.

Brûlez cette lettre, que vous remet Olivain.

Qui dit Olivain, dit la sûreté même.

Veuillez, je vous prie, mon cher comte, me rappeler au souvenir de Mlle de La Vallière, dont je baise respectueusement les mains.

Vous, je vous embrasse.

Vicomte de Bragelonne.

P.-S.– Si quelque chose de grave survenait, tout doit se prévoir, cher ami, expédiez-moi un courrier avec ce seul mot : « Venez », et je serai à Paris, trente-six heures après votre lettre reçue.

 

De Guiche soupira, replia la lettre une troisième fois, et, au lieu de la brûler, comme le lui avait recommandé Raoul, il la remit dans sa poche.

Il avait besoin de la lire et de la relire encore.

– Quel trouble et quelle confiance à la fois, murmura le comte ; toute l’âme de Raoul est dans cette lettre ; il y oublie le comte de La Fère, et il y parle de son respect pour Louise ! Il m’avertit pour moi, il me supplie pour lui. Ah ! continua de Guiche avec un geste menaçant, vous vous mêlez de mes affaires, monsieur de Wardes ? Eh bien ! je vais m’occuper des vôtres. Quant à toi, mon pauvre Raoul, ton cœur me laisse un dépôt ; je veillerai sur lui, ne crains rien.

Cette promesse faite, de Guiche fit prier Malicorne de passer chez lui sans retard, s’il était possible.

Malicorne se rendit à l’invitation avec une vivacité qui était le premier résultat de sa conversation avec Montalais.

Plus de Guiche, qui se croyait couvert, questionna Malicorne, plus celui-ci, qui travaillait à l’ombre, devina son interrogateur.

Il s’ensuivit que, après un quart d’heure de conversation, pendant lequel de Guiche crut découvrir toute la vérité sur La Vallière et sur le roi, il n’apprit absolument rien que ce qu’il avait vu de ses yeux ; tandis que Malicorne apprit ou devina, comme on voudra, que Raoul avait de la défiance à distance et que de Guiche allait veiller sur le trésor des Hespérides.

Malicorne accepta d’être le dragon.

De Guiche crut avoir tout fait pour son ami et ne s’occupa plus que de soi.

On annonça le lendemain au soir le retour de de Wardes, et sa première apparition chez le roi.

Après sa visite, le convalescent devait se rendre chez Monsieur.

De Guiche se rendit chez Monsieur avant l’heure.

Chapitre CLI – Comment de Wardes fut reçu à la cour §

Monsieur avait accueilli de Wardes avec cette faveur insigne que le rafraîchissement de l’esprit conseille à tout caractère léger pour la nouveauté qui arrive.

De Wardes, qu’en effet on n’avait pas vu depuis un mois, était du fruit nouveau. Le caresser, c’était d’abord une infidélité à faire aux anciens, et une infidélité a toujours son charme ; c’était, de plus, une réparation à lui faire, à lui. Monsieur le traita donc on ne peut plus favorablement.

M. le chevalier de Lorraine, qui craignait fort ce rival, mais qui respectait cette seconde nature, en tout semblable à la sienne, plus le courage, M. le chevalier de Lorraine eut pour de Wardes des caresses plus douces encore que n’en avait eu Monsieur.

De Guiche était là, comme nous l’avons dit, mais se tenait un peu à l’écart, attendant patiemment que toutes ces embrassades fussent terminées.

De Wardes, tout en parlant aux autres, et même à Monsieur, n’avait pas perdu de Guiche de vue ; son instinct lui disait qu’il était là pour lui.

Aussi alla-t-il à de Guiche aussitôt qu’il en eut fini avec les autres.

Tous deux échangèrent les compliments les plus courtois ; après quoi, de Wardes revint à Monsieur et aux autres gentilshommes.

Au milieu de toutes ces félicitations de bon retour on annonça Madame.

Madame avait appris l’arrivée de de Wardes. Elle savait tous les détails de son voyage et de son duel avec Buckingham. Elle n’était pas fâchée d’être là aux premières paroles qui devaient être prononcées par celui qu’elle savait son ennemi.

Elle avait deux ou trois dames d’honneur avec elle.

De Wardes fit à Madame les plus gracieux saluts, et annonça tout d’abord, pour commencer les hostilités, qu’il était prêt à donner des nouvelles de M. de Buckingham à ses amis.

C’était une réponse directe à la froideur avec laquelle Madame l’avait accueilli.

L’attaque était vive, Madame sentit le coup sans paraître l’avoir reçu. Elle jeta rapidement les yeux sur Monsieur et sur de Guiche.

Monsieur rougit, de Guiche pâlit.

Madame seule ne changea point de physionomie ; mais, comprenant combien cet ennemi pouvait lui susciter de désagréments près des deux personnes qui l’écoutaient, elle se pencha en souriant du côté du voyageur.

Le voyageur parlait d’autre chose.

Madame était brave, imprudente même : toute retraite la jetait en avant. Après le premier serrement de cœur, elle revint au feu.

– Avez-vous beaucoup souffert de vos blessures, monsieur de Wardes ? demanda-t-elle ; car nous avons appris que vous aviez eu la mauvaise chance d’être blessé.

Ce fut au tour de de Wardes de tressaillir ; il se pinça les lèvres.

– Non, madame, dit-il, presque pas.

– Cependant, par cette horrible chaleur…

– L’air de la mer est frais, madame, et puis j’avais une consolation.

– Oh ! tant mieux !… Laquelle ?

– Celle de savoir que mon adversaire souffrait plus que moi.

– Ah ! il a été blessé plus grièvement que vous ? J’ignorais cela, dit la princesse avec une complète insensibilité.

– Oh ! madame, vous vous trompez, ou plutôt vous faites semblant de vous tromper à mes paroles. Je ne dis pas que son corps ait plus souffert que moi ; mais son cœur était atteint.

De Guiche comprit où tendait la lutte ; il hasarda un signe à Madame ; ce signe la suppliait d’abandonner la partie.

Mais elle, sans répondre à de Guiche, sans faire semblant de le voir, et toujours souriante :

– Eh ! quoi ! demanda-t-elle, M. de Buckingham avait-il donc été touché au cœur ? Je ne croyais pas, moi, jusqu’à présent, qu’une blessure au cœur se pût guérir.

– Hélas ! madame, répondit gracieusement de Wardes, les femmes croient toutes cela, et c’est ce qui leur donne sur nous la supériorité de la confiance.

– Ma mie, vous comprenez mal, fit le prince impatient. M. de Wardes veut dire que le duc de Buckingham avait été touché au cœur par autre chose que par une épée.

– Ah ! bien ! bien ! s’écria Madame. Ah ! c’est une plaisanterie de M. de Wardes ; fort bien ; seulement je voudrais savoir si M. de Buckingham goûterait cette plaisanterie. En vérité, c’est bien dommage qu’il ne soit point là, monsieur de Wardes.

Un éclair passa dans les yeux du jeune homme.

– Oh ! dit-il les dents serrées, je le voudrais aussi, moi.

De Guiche ne bougea pas.

Madame semblait attendre qu’il vînt à son secours.

Monsieur hésitait.

Le chevalier de Lorraine s’avança et prit la parole.

– Madame, dit-il, de Wardes sait bien que, pour un Buckingham, être touché au cœur n’est pas chose nouvelle, et que ce qu’il a dit s’est vu déjà.

– Au lieu d’un allié, deux ennemis, murmura Madame, deux ennemis ligués, acharnés !

Et elle changea la conversation.

Changer de conversation est, on le sait, un droit des princes, que l’étiquette ordonne de respecter.

Le reste de l’entretien fut donc modéré ; les principaux acteurs avaient fini leurs rôles.

Madame se retira de bonne heure, et Monsieur, qui voulait l’interroger, lui donna la main.

Le chevalier craignait trop que la bonne intelligence ne s’établît entre les deux époux pour les laisser tranquillement ensemble.

Il s’achemina donc vers l’appartement de Monsieur pour le surprendre à son retour, et détruire avec trois mots toutes les bonnes impressions que Madame aurait pu semer dans son cœur. De Guiche fit un pas vers de Wardes, que beaucoup de gens entouraient.

Il lui indiquait ainsi le désir de causer avec lui. De Wardes lui fit, des yeux et de la tête, signe qu’il le comprenait.

Ce signe, pour les étrangers, n’avait rien que d’amical.

Alors de Guiche put se retourner et attendre.

Il n’attendit pas longtemps. De Wardes, débarrassé de ses interlocuteurs, s’approcha de de Guiche, et tous deux, après un nouveau salut, se mirent à marcher côte à côte.

– Vous avez fait un bon retour, mon cher de Wardes ? dit le comte.

– Excellent, comme vous voyez.

– Et vous avez toujours l’esprit très gai ?

– Plus que jamais.

– C’est un grand bonheur.

– Que voulez-vous ! tout est si bouffon dans ce monde, tout est si grotesque autour de nous !

– Vous avez raison.

– Ah ! vous êtes donc de mon avis ?

– Parbleu ! Et vous nous apportez des nouvelles de là-bas ?

– Non, ma foi ! j’en viens chercher ici.

– Parlez. Vous avez cependant vu du monde à Boulogne, un de nos amis, et il n’y a pas si longtemps de cela.

– Du monde… de… de nos amis ?…

– Vous avez la mémoire courte.

– Ah ! c’est vrai : Bragelonne ?

– Justement.

– Qui allait en mission près du roi Charles ?

– C’est cela. Eh bien ! ne vous a-t-il pas dit, ou ne lui avez-vous pas dit ?…

– Je ne sais trop ce que je lui ai dit, je vous l’avoue, mais ce que je ne lui ai pas dit, je le sais.

De Wardes était la finesse même. Il sentait parfaitement, à l’attitude de de Guiche, attitude pleine de froideur, de dignité, que la conversation prenait une mauvaise tournure. Il résolut de se laisser aller à la conversation et de se tenir sur ses gardes.

– Qu’est-ce donc, s’il vous plaît, que cette chose que vous ne lui avez pas dite ? demanda de Guiche.

– Eh bien ! la chose concernant La Vallière.

– La Vallière… Qu’est-ce que cela ? et quelle est cette chose si étrange que vous l’avez sue là-bas, vous, tandis que Bragelonne, qui était ici, ne l’a pas sue, lui ?

– Est-ce sérieusement que vous me faites cette question ?

– On ne peut plus sérieusement.

– Quoi ! vous, homme de cour, vous, vivant chez Madame, vous, le commensal de la maison, vous, l’ami de Monsieur, vous, le favori de notre belle princesse ?

De Guiche rougit de colère.

– De quelle princesse parlez-vous ? demanda-t-il.

– Mais je n’en connais qu’une, mon cher. Je parle de Madame. Est-ce que vous avez une autre princesse au cœur ? Voyons.

De Guiche allait se lancer ; mais il vit la feinte.

Une querelle était imminente entre les deux jeunes gens. De Wardes voulait seulement la querelle au nom de Madame, tandis que de Guiche ne l’acceptait qu’au nom de La Vallière. C’était, à partir de ce moment, un jeu de feintes, et qui devait durer jusqu’à ce que l’un d’eux fût touché.

De Guiche reprit donc tout son sang-froid.

– Il n’est pas le moins du monde question de Madame dans tout ceci, mon cher de Wardes, dit de Guiche, mais de ce que vous disiez là, à l’instant même.

– Et que disais-je ?

– Que vous aviez caché à Bragelonne certaines choses.

– Que vous savez aussi bien que moi, répliqua de Wardes.

– Non, d’honneur !

– Allons donc !

– Si vous me le dites, je le saurai ; mais non autrement, je vous jure !

– Comment ! j’arrive de là-bas, de soixante lieues ; vous n’avez pas bougé d’ici ; vous avez vu de vos yeux, vous, ce que la renommée m’a rapporté là-bas, elle, et je vous entends me dire sérieusement que vous ne savez pas ? oh ! comte, vous n’êtes pas charitable.

– Ce sera comme il vous plaira, de Wardes ; mais, je vous le répète, je ne sais rien.

– Vous faites le discret, c’est prudent.

– Ainsi, vous ne me direz rien, pas plus à moi qu’à Bragelonne ?

– Vous faites la sourde oreille, je suis bien convaincu que Madame ne serait pas si maîtresse d’elle-même que vous.

« Ah ! double hypocrite, murmura de Guiche, te voilà revenu sur ton terrain. »

– Eh bien ! alors, continua de Wardes, puisqu’il nous est si difficile de nous entendre sur La Vallière et Bragelonne, causons de vos affaires personnelles.

– Mais, dit de Guiche, je n’ai point d’affaires personnelles, moi. Vous n’avez rien dit de moi, je suppose, à Bragelonne, que vous ne puissiez me redire, à moi ?

– Non. Mais, comprenez-vous, de Guiche ? c’est qu’autant je suis ignorant sur certaines choses, autant je suis ferré sur d’autres. S’il s’agissait, par exemple, de vous parler des relations de M. de Buckingham à Paris, comme j’ai fait le voyage avec le duc, je pourrais vous dire les choses les plus intéressantes. Voulez-vous que je vous les dise ?

De Guiche passa sa main sur son front moite de sueur.

– Mais, non, dit-il, cent fois non, je n’ai point de curiosité pour ce qui ne me regarde pas. M. de Buckingham n’est pour moi qu’une simple connaissance, tandis que Raoul est un ami intime. Je n’ai donc aucune curiosité de savoir ce qui est arrivé à M. de Buckingham, tandis que j’ai tout intérêt à savoir ce qui est arrivé à Raoul.

– À Paris ?

– Oui, à Paris ou à Boulogne. Vous comprenez, moi, je suis présent : si quelque événement advient, je suis là pour y faire face ; tandis que Raoul est absent et n’a que moi pour le représenter ; donc, les affaires de Raoul avant les miennes.

– Mais Raoul reviendra.

– Oui, après sa mission. En attendant, vous comprenez, il ne peut courir de mauvais bruits sur lui sans que je les examine.

– D’autant plus qu’il y restera quelque temps, à Londres, dit de Wardes en ricanant.

– Vous croyez ? demanda naïvement de Guiche.

– Parbleu ! croyez-vous qu’on l’a envoyé à Londres pour qu’il ne fasse qu’y aller et en revenir ? Non pas ; on l’a envoyé à Londres pour qu’il y reste.

– Ah ! comte, dit de Guiche en saisissant avec force la main de de Wardes, voici un soupçon bien fâcheux pour Bragelonne, et qui justifie à merveille ce qu’il m’a écrit de Boulogne.

De Wardes redevint froid ; l’amour de la raillerie l’avait poussé en avant, et il avait, par son imprudence, donné prise sur lui.

– Eh bien ! voyons, qu’a-t-il écrit ? demanda-t-il.

– Que vous lui aviez glissé quelques insinuations perfides contre La Vallière et que vous aviez paru rire de sa grande confiance dans cette jeune fille.

– Oui, j’ai fait tout cela, dit de Wardes, et j’étais prêt, en le faisant, à m’entendre dire par le vicomte de Bragelonne ce que dit un homme à un autre homme lorsque ce dernier le mécontente. Ainsi, par exemple, si je vous cherchais une querelle, à vous, je vous dirais que Madame, après avoir distingué M. de Buckingham, passe en ce moment pour n’avoir renvoyé le beau duc qu’à votre profit.

– Oh ! cela ne me blesserait pas le moins du monde, cher de Wardes, dit de Guiche en souriant malgré le frisson qui courait dans ses veines comme une injection de feu. Peste ! une telle faveur, c’est du miel.

– D’accord ; mais, si je voulais absolument une querelle avec vous, je chercherais un démenti, et je vous parlerais de certain bosquet où vous vous rencontrâtes avec cette illustre princesse, de certaines génuflexions, de certains baisemains, et vous qui êtes un homme secret, vous, vif et pointilleux…

– Eh bien ! non, je vous jure, dit de Guiche en l’interrompant avec le sourire sur les lèvres, quoiqu’il fût porté à croire qu’il allait mourir, non, je vous jure que cela ne me toucherait pas, que je ne vous donnerais aucun démenti. Que voulez-vous, très cher comte, je suis ainsi fait ; pour les choses qui me regardent, je suis de glace. Ah ! c’est bien autre chose lorsqu’il s’agit d’un ami absent, d’un ami qui, en partant, nous a confié ses intérêts ; oh ! pour cet ami, voyez-vous, de Wardes, je suis tout de feu !

– Je vous comprends, monsieur de Guiche ; mais, vous avez beau dire, il ne peut être question entre nous, à cette heure, ni de Bragelonne, ni de cette jeune fille sans importance qu’on appelle La Vallière.

En ce moment, quelques jeunes gens de la Cour traversaient le salon, et, ayant déjà entendu les paroles qui venaient d’être prononcées, étaient à même d’entendre celles qui allaient suivre.

De Wardes s’en aperçut et continua tout haut :

– Oh ! si La Vallière était une coquette comme Madame, dont les agaceries, très innocentes, je le veux bien, ont d’abord fait renvoyer M. de Buckingham en Angleterre, et ensuite vous ont fait exiler, vous, car, enfin, vous vous y êtes laissé prendre à ses agaceries, n’est-ce pas, monsieur ?

Les gentilshommes s’approchèrent, de Saint-Aignan en tête, Manicamp après.

– Eh ! mon cher, que voulez-vous ? dit de Guiche en riant, je suis un fat, moi, tout le monde sait cela. J’ai pris au sérieux une plaisanterie, et je me suis fait exiler. Mais j’ai vu mon erreur, j’ai courbé ma vanité aux pieds de qui de droit, et j’ai obtenu mon rappel en faisant amende honorable et en me promettant à moi-même de me guérir de ce défaut, et, vous le voyez, j’en suis si bien guéri, que je ris maintenant de ce qui, il y a quatre jours, me brisait le cœur. Mais, lui, Raoul, il est aimé ; il ne rit pas des bruits qui peuvent troubler son bonheur, des bruits dont vous vous êtes fait l’interprète quand vous saviez cependant, comte, comme moi, comme ces messieurs, comme tout le monde, que ces bruits n’étaient qu’une calomnie.

– Une calomnie ! s’écria de Wardes, furieux de se voir poussé dans le piège par le sang-froid de de Guiche.

– Mais oui, une calomnie. Dame ! voici sa lettre, dans laquelle il me dit que vous avez mal parlé de Mlle de La Vallière, et où il me demande si ce que vous avez dit de cette jeune fille est vrai. Voulez-vous que je fasse juges ces messieurs, de Wardes ?

Et, avec le plus grand sang-froid, de Guiche lut tout haut le paragraphe de la lettre qui concernait La Vallière.

– Et, maintenant, continua de Guiche, il est bien constaté pour moi que vous avez voulu blesser le repos de ce cher Bragelonne, et que vos propos étaient malicieux.

De Wardes regarda autour de lui pour savoir s’il aurait appui quelque part ; mais, à cette idée que de Wardes avait insulté, soit directement, soit indirectement, celle qui était l’idole du jour, chacun secoua la tête, et de Wardes ne vit que des hommes prêts à lui donner tort.

– Messieurs, dit de Guiche devinant d’instinct le sentiment général, notre discussion avec M. de Wardes porte sur un sujet si délicat, qu’il est important que personne n’en entende plus que vous n’en avez entendu. Gardez donc les portes, je vous prie, et laissez-nous achever cette conversation entre nous, comme il convient à deux gentilshommes dont l’un a donné à l’autre un démenti.

– Messieurs ! messieurs ! s’écrièrent les assistants.

– Trouvez-vous que j’avais tort de défendre Mlle de La Vallière ? dit de Guiche. En ce cas, je passe condamnation et je retire les paroles blessantes que j’ai pu dire contre M. de Wardes.

– Peste ! dit de Saint-Aignan, non pas !… Mlle de La Vallière est un ange.

– La vertu, la pureté en personne, dit Manicamp.

– Vous voyez, monsieur de Wardes, dit de Guiche, je ne suis point le seul qui prenne la défense de la pauvre enfant. Messieurs, une seconde fois, je vous supplie de nous laisser. Vous voyez qu’il est impossible d’être plus calme que nous ne le sommes.

Les courtisans ne demandaient pas mieux que de s’éloigner ; les uns allèrent à une porte, les autres à l’autre.

Les deux jeunes gens restèrent seuls.

– Bien joué, dit de Wardes au comte.

– N’est-ce pas ? répondit celui-ci.

– Que voulez-vous ? je me suis rouillé en province, mon cher, tandis que vous, ce que vous avez gagné de puissance sur vous-même me confond, comte ; on acquiert toujours quelque chose dans la société des femmes ; acceptez donc tous mes compliments.

– Je les accepte.

– Et je les retournerai à Madame.

– Oh ! maintenant, mon cher monsieur de Wardes, parlons-en aussi haut qu’il vous plaira.

– Ne m’en défiez pas.

– Oh ! je vous en défie ! Vous êtes connu pour un méchant homme ; si vous faites cela, vous passerez pour un lâche, et Monsieur vous fera pendre ce soir à l’espagnolette de sa fenêtre. Parlez, mon cher de Wardes, parlez.

– Je suis battu.

– Oui, mais pas encore autant qu’il convient.

– Je vois que vous ne seriez pas fâché de me battre à plate couture.

– Non, mieux encore.

– Diable ! c’est que, pour le moment, mon cher comte, vous tombez mal ; après celle que je viens de jouer, une partie ne peut me convenir. J’ai perdu trop de sang à Boulogne : au moindre effort mes blessures se rouvriraient, et, en vérité, vous auriez de moi trop bon marché.

– C’est vrai, dit de Guiche, et cependant, vous avez, en arrivant, fait montre de votre belle mine et de vos bons bras.

– Oui, les bras vont encore, c’est vrai ; mais les jambes sont faibles, et puis je n’ai pas tenu le fleuret depuis ce diable de duel ; et vous, j’en réponds, vous vous escrimez tous les jours pour mettre à bonne fin votre petit guet-apens.

– Sur l’honneur, monsieur, répondit de Guiche, voici une demi-année que je n’ai fait d’exercice.

– Non, voyez-vous, comte, toute réflexion faite, je ne me battrai pas, pas avec vous, du moins. J’attendrai Bragelonne, puisque vous dites que c’est Bragelonne qui m’en veut.

– Oh ! que non pas, vous n’attendrez pas Bragelonne, s’écria de Guiche hors de lui ; car, vous l’avez dit, Bragelonne peut tarder à revenir, et, en attendant, votre méchant esprit fera son œuvre.

– Cependant, j’aurai une excuse. Prenez garde !

– Je vous donne huit jours pour achever de vous rétablir.

– C’est déjà mieux. Dans huit jours, nous verrons.

– Oui, oui, je comprends : en huit jours, on peut échapper à l’ennemi. Non, non, pas un.

– Vous êtes fou, monsieur, dit de Wardes en faisant un pas de retraite.

– Et vous, vous êtes un misérable. Si vous ne vous battez pas de bonne grâce…

– Eh bien ?

– Je vous dénonce au roi comme ayant refusé de vous battre après avoir insulté La Vallière.

– Ah ! fit de Wardes, vous êtes dangereusement perfide, monsieur l’honnête homme.

– Rien de plus dangereux que la perfidie de celui qui marche toujours loyalement.

– Rendez-moi mes jambes, alors, ou faites-vous saigner à blanc pour égaliser nos chances.

– Non pas, j’ai mieux que cela.

– Dites.

– Nous monterons à cheval tous deux et nous échangerons trois coups de pistolet. Vous tirez de première force. Je vous ai vu abattre des hirondelles, à balle et au galop. Ne dites pas non, je vous ai vu.

– Je crois que vous avez raison, dit de Wardes ; et, comme cela, il est possible que je vous tue.

– En vérité, vous me rendriez service.

– Je ferai de mon mieux.

– Est-ce dit ?

– Votre main.

– La voici… À une condition, pourtant.

– Laquelle ?

– Vous me jurez de ne rien dire ou faire dire au roi ?

– Rien, je vous le jure.

– Je vais chercher mon cheval.

– Et moi le mien.

– Où irons-nous ?

– Dans la plaine ; je sais un endroit excellent.

– Partons-nous ensemble ?

– Pourquoi pas ?

Et tous deux, s’acheminant vers les écuries, passèrent sous les fenêtres de Madame, doucement éclairées ; une ombre grandissait derrière les rideaux de dentelle.

– Voilà pourtant une femme, dit de Wardes en souriant, qui ne se doute pas que nous allons à la mort pour elle.

Chapitre CLII – Le combat §

De Wardes choisit son cheval, et de Guiche le sien.

Puis chacun le sella lui-même avec une selle à fontes.

De Wardes n’avait point de pistolets. De Guiche en avait deux paires. Il les alla chercher chez lui, les chargea, et donna le choix à de Wardes.

De Wardes choisit des pistolets dont il s’était vingt fois servi, les mêmes avec lesquels de Guiche lui avait vu tuer les hirondelles au vol.

– Vous ne vous étonnerez point, dit-il, que je prenne toutes mes précautions. Vos armes vous sont connues. Je ne fais, par conséquent, qu’égaliser les chances.

– L’observation était inutile, répondit de Guiche, et vous êtes dans votre droit.

– Maintenant, dit de Wardes, je vous prie de vouloir bien m’aider à monter à cheval, car j’y éprouve encore une certaine difficulté.

– Alors, il fallait prendre le parti à pied.

– Non, une fois en selle, je vaux mon homme.

– C’est bien, n’en parlons plus.

Et de Guiche aida de Wardes à monter à cheval.

– Maintenant, continua le jeune homme, dans notre ardeur à nous exterminer, nous n’avons pas pris garde à une chose.

– À laquelle ?

– C’est qu’il fait nuit, et qu’il faudra nous tuer à tâtons.

– Soit, ce sera toujours le même résultat.

– Cependant, il faut prendre garde à une autre circonstance, qui est que les honnêtes gens ne se vont point battre sans compagnons.

– Oh ! s’écria de Guiche, vous êtes aussi désireux que moi de bien faire les choses.

– Oui ; mais je ne veux point que l’on puisse dire que vous m’avez assassiné, pas plus que, dans le cas où je vous tuerais, je ne veux être accusé d’un crime.

– A-t-on dit pareille chose de votre duel avec M. de Buckingham ? dit de Guiche. Il s’est cependant accompli dans les mêmes conditions où le nôtre va s’accomplir.

– Bon ! Il faisait encore jour et nous étions dans l’eau jusqu’aux cuisses ; d’ailleurs, bon nombre de spectateurs étaient rangés sur le rivage et nous regardaient.

De Guiche réfléchit un instant ; mais cette pensée qui s’était déjà présentée à son esprit s’y raffermit, que de Wardes voulait avoir des témoins pour ramener la conversation sur Madame et donner un tour nouveau au combat.

Il ne répliqua donc rien, et, comme de Wardes l’interrogea une dernière fois du regard, il lui répondit par un signe de tête qui voulait dire que le mieux était de s’en tenir où l’on en était.

Les deux adversaires se mirent, en conséquence, en chemin et sortirent du château par cette porte que nous connaissons pour avoir vu tout près d’elle Montalais et Malicorne.

La nuit, comme pour combattre la chaleur de la journée, avait amassé tous les nuages qu’elle poussait silencieusement et lourdement de l’ouest à l’est. Ce dôme, sans éclaircies et sans tonnerres apparents, pesait de tout son poids sur la terre et commençait à se trouer sous les efforts du vent, comme une immense toile détachée d’un lambris.

Les gouttes d’eau tombaient tièdes et larges sur la terre, où elles aggloméraient la poussière en globules roulants.

En même temps, des haies qui aspiraient l’orage, des fleurs altérées, des arbres échevelés, s’exhalaient mille odeurs aromatiques qui ramenaient au cerveau les souvenirs doux, les idées de jeunesse, de vie éternelle, de bonheur et d’amour.

– La terre sent bien bon, dit de Wardes ; c’est une coquetterie de sa part pour nous attirer à elle.

– À propos, répliqua de Guiche, il m’est venu plusieurs idées et je veux vous les soumettre.

– Relatives ?

– Relatives à notre combat.

– En effet, il est temps, ce me semble, que nous nous en occupions.

– Sera-ce un combat ordinaire et réglé selon la coutume ?

– Voyons notre coutume ?

– Nous mettrons pied à terre dans une bonne plaine, nous attacherons nos chevaux au premier objet venu, nous nous joindrons sans armes, puis nous nous éloignerons de cent cinquante pas chacun pour revenir l’un sur l’autre.

– Bon ! c’est ainsi que je tuai le pauvre Follivent, voici trois semaines, à la Saint-Denis.

– Pardon, vous oubliez un détail.

– Lequel ?

– Dans votre duel avec Follivent, vous marchâtes à pied l’un sur l’autre, l’épée aux dents et le pistolet au poing.

– C’est vrai.

– Cette fois, au contraire, comme je ne puis pas marcher, vous l’avouez vous-même, nous remontons à cheval et nous nous choquons, le premier qui veut tirer tire.

– C’est ce qu’il y a de mieux, sans doute, mais il fait nuit ; il faut compter plus de coups perdus qu’il n’y en aurait dans le jour.

– Soit ! Chacun pourra tirer trois coups, les deux qui seront tout chargés, et un troisième de recharge.

– À merveille ! où notre combat aura-t-il lieu ?

– Avez-vous quelque préférence ?

– Non.

– Vous voyez ce petit bois qui s’étend devant nous ?

– Le bois Rochin ? Parfaitement.

– Vous le connaissez ?

– À merveille.

– Vous savez, alors, qu’il a une clairière à son centre ?

– Oui.

– Gagnons cette clairière.

– Soit !

– C’est une espèce de champ clos naturel, avec toutes sortes de chemins, de faux fuyants, de sentiers, de fossés, de tournants, d’allées ; nous serons là à merveille.

– Je le veux, si vous le voulez. Nous sommes arrivés, je crois ?

– Oui. Voyez le bel espace dans le rond-point. Le peu de clarté qui tombe des étoiles, comme dit Corneille, se concentre en cette place ; les limites naturelles sont le bois qui circuite avec ses barrières.

– Soit ! Faites comme vous dites.

– Terminons les conditions, alors.

– Voici les miennes ; si vous avez quelque chose contre, vous le direz.

– J’écoute.

– Cheval tué oblige son maître à combattre à pied.

– C’est incontestable, puisque nous n’avons pas de chevaux de rechange.

– Mais n’oblige pas l’adversaire à descendre de son cheval.

– L’adversaire sera libre d’agir comme bon lui semblera.

– Les adversaires, s’étant joints une fois, peuvent ne se plus quitter, et, par conséquent, tirer l’un sur l’autre à bout portant.

– Accepté.

– Trois charges sans plus, n’est-ce pas ?

– C’est suffisant, je crois. Voici de la poudre et des balles pour vos pistolets ; mesurez trois charges, prenez trois balles ; j’en ferai autant, puis nous répandrons le reste de la poudre et nous jetterons le reste des balles.

– Et nous jurons sur le Christ, n’est-ce pas, ajouta de Wardes, que nous n’avons plus sur nous ni poudre ni balles ?

– C’est convenu ; moi, je le jure.

De Guiche étendit la main vers le ciel.

De Wardes l’imita.

– Et maintenant, mon cher comte, dit-il, laissez-moi vous dire que je ne suis dupe de rien. Vous êtes, ou vous serez l’amant de Madame. J’ai pénétré le secret, vous avez peur que je ne l’ébruite ; vous voulez me tuer pour vous assurer le silence, c’est tout simple, et, à votre place, j’en ferais autant.

De Guiche baissa la tête.

– Seulement, continua de Wardes triomphant, était-ce bien la peine, dites-moi, de me jeter encore dans les bras cette mauvaise affaire de Bragelonne ? Prenez garde, mon cher ami, en acculant le sanglier, on l’enrage ; en forçant le renard, on lui donne la férocité du jaguar. Il en résulte que, mis aux abois par vous, je me défends jusqu’à la mort.

– C’est votre droit.

– Oui, mais, prenez garde, je ferai bien du mal ; ainsi, pour commencer, vous devinez bien, n’est-ce pas, que je n’ai point fait la sottise de cadenasser mon secret, ou plutôt votre secret dans mon cœur ? Il y a un ami, un ami spirituel, vous le connaissez, qui est entré en participation de mon secret ; ainsi, comprenez bien que, si vous me tuez, ma mort n’aura pas servi à grand-chose ; tandis qu’au contraire, si je vous tue, dame ! tout est possible, vous comprenez.

De Guiche frissonna.

– Si je vous tue, continua de Wardes, vous aurez attaché à Madame deux ennemis qui travailleront à qui mieux mieux à la ruiner.

– Oh ! monsieur, s’écria de Guiche furieux, ne comptez pas ainsi sur ma mort ; de ces deux ennemis, j’espère bien tuer l’un tout de suite, et l’autre à la première occasion.

De Wardes ne répondit que par un éclat de rire tellement diabolique, qu’un homme superstitieux s’en fût effrayé.

Mais de Guiche n’était point impressionnable à ce point.

– Je crois, dit-il, que tout est réglé, monsieur de Wardes ; ainsi, prenez du champ, je vous prie, à moins que vous ne préfériez que ce soit moi.

– Non pas, dit de Wardes, enchanté de vous épargner une peine.

Et, mettant son cheval au galop, il traversa la clairière dans toute son étendue, et alla prendre son poste au point de la circonférence du carrefour qui faisait face à celui où de Guiche s’était arrêté.

De Guiche demeura immobile.

À la distance de cent pas à peu près, les deux adversaires étaient absolument invisibles l’un à l’autre, perdus qu’ils étaient dans l’ombre épaisse des ormes et des châtaigniers.

Une minute s’écoula au milieu du plus profond silence.

Au bout de cette minute, chacun, au sein de l’ombre où il était caché, entendit le double cliquetis du chien résonnant dans la batterie.

De Guiche, suivant la tactique ordinaire, mit son cheval au galop, persuadé qu’il trouverait une double garantie de sûreté dans l’ondulation du mouvement et dans la vitesse de la course.

Cette course se dirigea en droite ligne sur le point qu’à son avis devait occuper son adversaire.

À la moitié du chemin, il s’attendait à rencontrer de Wardes : il se trompait.

Il continua sa course, présumant que de Wardes l’attendait immobile.

Mais au deux tiers de la clairière, il vit le carrefour s’illuminer tout à coup, et une balle coupa en sifflant la plume qui s’arrondissait sur son chapeau.

Presque en même temps, et comme si le feu du premier coup eût servi à éclairer l’autre, un second coup retentit, et une seconde balle vint trouer la tête du cheval de de Guiche, un peu au-dessous de l’oreille.

L’animal tomba.

Ces deux coups, venant d’une direction tout opposée à celle dans laquelle il s’attendait à trouver de Wardes, frappèrent de Guiche de surprise ; mais, comme c’était un homme d’un grand sang-froid, il calcula sa chute, mais non pas si bien, cependant, que le bout de sa botte ne se trouvât pris sous son cheval.

Heureusement, dans son agonie, l’animal fit un mouvement, et de Guiche put dégager sa jambe moins pressée.

De Guiche se releva, se tâta ; il n’était point blessé.

Du moment où il avait senti le cheval faiblir, il avait placé ses deux pistolets dans les fontes, de peur que la chute ne fît partir un des deux coups et même tous les deux, ce qui l’eût désarmé inutilement.

Une fois debout, il reprit ses pistolets dans ses fontes, et s’avança vers l’endroit où, à la lueur de la flamme, il avait vu apparaître de Wardes. De Guiche s’était, après le premier coup, rendu compte de la manœuvre de son adversaire, qui était on ne peut plus simple.

Au lieu de courir sur de Guiche ou de rester à sa place à l’attendre, de Wardes avait, pendant une quinzaine de pas à peu près, suivi le cercle d’ombre qui le dérobait à la vue de son adversaire, et, au moment où celui-ci lui présentait le flanc dans sa course, il l’avait tiré de sa place, ajustant à l’aise, et servi au lieu d’être gêné par le galop du cheval.

On a vu que, malgré l’obscurité, la première balle avait passé à un pouce à peine de la tête de de Guiche.

De Wardes était si sûr de son coup, qu’il avait cru voir tomber de Guiche. Son étonnement fut grand lorsque, au contraire le cavalier demeura en selle.

Il se pressa pour tirer le second coup, fit un écart de main et tua le cheval.

C’était une heureuse maladresse, si de Guiche demeurait engagé sous l’animal. Avant qu’il eût pu se dégager, de Wardes rechargeait son troisième coup et tenait de Guiche à sa merci.

Mais, tout au contraire, de Guiche était debout et avait trois coups à tirer.

De Guiche comprit la position… Il s’agissait de gagner de Wardes de vitesse. Il prit sa course, afin de le joindre avant qu’il eût fini de recharger son pistolet.

De Wardes le voyait arriver comme une tempête. La balle était juste et résistait à la baguette. Mal charger était s’exposer à perdre un dernier coup. Bien charger était perdre son temps, ou plutôt c’était perdre la vie.

Il fit faire un écart à son cheval.

De Guiche pivota sur lui-même, et, au moment où le cheval retombait, le coup partit, enlevant le chapeau de de Wardes.

De Wardes comprit qu’il avait un instant à lui ; il en profita pour achever de charger son pistolet.

De Guiche, ne voyant pas tomber son adversaire, jeta le premier pistolet devenu inutile, et marcha sur de Wardes en levant le second.

Mais, au troisième pas qu’il fit, de Wardes le prit tout marchant et le coup partit.

Un rugissement de colère y répondit ; le bras du comte se crispa et s’abattit. Le pistolet tomba.

De Wardes vit le comte se baisser, ramasser le pistolet de la main gauche, et faire un nouveau pas en avant.

Le moment était suprême.

– Je suis perdu, murmura de Wardes, il n’est point blessé à mort.

Mais au moment où de Guiche levait son pistolet sur de Wardes, la tête, les épaules et les jarrets du comte fléchirent à la fois. Il poussa un soupir douloureux et vint rouler aux pieds du cheval de de Wardes.

– Allons donc ! murmura celui-ci.

Et, rassemblant les rênes, il piqua des deux.

Le cheval franchit le corps inerte et emporta rapidement de Wardes au château.

Arrivé là, de Wardes demeura un quart d’heure à tenir conseil.

Dans son impatience à quitter le champ de bataille, il avait négligé de s’assurer que de Guiche fût mort.

Une double hypothèse se présentait à l’esprit agité de de Wardes.

Ou de Guiche était tué, ou de Guiche était seulement blessé.

– Si de Guiche était tué, fallait-il laisser ainsi son corps aux loups ? C’était une cruauté inutile, puisque, si de Guiche était tué, il ne parlerait certes pas.

S’il n’était pas tué, pourquoi, en ne lui portant pas secours, se faire passer pour un sauvage incapable de générosité ?

Cette dernière considération l’emporta.

De Wardes s’informa de Manicamp.

Il apprit que Manicamp s’était informé de de Guiche et, ne sachant point où le joindre, s’était allé coucher.

De Wardes alla réveiller le dormeur et lui conta l’affaire, que Manicamp écouta sans dire un mot, mais avec une expression d’énergie croissante dont on aurait cru sa physionomie incapable.

Seulement, lorsque de Wardes eut fini, Manicamp prononça un seul mot :

– Allons !

Tout en marchant, Manicamp se montait l’imagination, et, au fur et à mesure que de Wardes lui racontait l’événement, il s’assombrissait davantage.

– Ainsi, dit-il lorsque de Wardes eut fini, vous le croyez mort ?

– Hélas ! oui.

– Et vous vous êtes battus comme cela sans témoins ?

– Il l’a voulu.

– C’est singulier !

– Comment, c’est singulier ?

– Oui, le caractère de M. de Guiche ressemble bien peu à cela.

– Vous ne doutez pas de ma parole, je suppose ?

– Hé ! hé !

– Vous en doutez ?

– Un peu… Mais j’en douterai bien plus encore, je vous en préviens, si je vois le pauvre garçon mort.

– Monsieur Manicamp !

– Monsieur de Wardes !

– Il me semble que vous m’insultez !

– Ce sera comme vous voudrez. Que voulez-vous ? moi, je n’ai jamais aimé les gens qui viennent vous dire : « J’ai tué M. Untel dans un coin ; c’est un bien grand malheur, mais je l’ai tué loyalement. » Il fait nuit bien noire pour cet adverbe-là monsieur de Wardes !

– Silence, nous sommes arrivés.

En effet, on commençait à apercevoir la petite clairière, et, dans l’espace vide, la masse immobile du cheval mort.

À droite du cheval, sur l’herbe noire, gisait, la face contre terre, le pauvre comte baigné dans son sang.

Il était demeuré à la même place et ne paraissait même pas avoir fait un mouvement.

Manicamp se jeta à genoux, souleva le comte, et le trouva froid et trempé de sang.

Il le laissa retomber.

Puis, s’allongeant près de lui, il chercha jusqu’à ce qu’il eût trouvé le pistolet de de Guiche.

– Morbleu ! dit-il alors en se relevant, pâle comme un spectre et le pistolet au poing ; morbleu ! vous ne vous trompiez pas, il est bien mort !

– Mort ? répéta de Wardes.

– Oui, et son pistolet est chargé, ajouta Manicamp en interrogeant du doigt le bassinet.

– Mais ne vous ai-je pas dit que je l’avais pris dans la marche et que j’avais tiré sur lui au moment où il visait sur moi ?

– Êtes-vous bien sûr de vous être battu contre lui, monsieur de Wardes ? Moi, je l’avoue, j’ai bien peur que vous ne l’ayez assassiné. Oh ! ne criez pas ! vous avez tiré vos trois coups, et son pistolet est chargé ! Vous avez tué son cheval, et lui, lui, de Guiche, un des meilleurs tireurs de France, n’a touché ni vous ni votre cheval ! Tenez, monsieur de Wardes, vous avez du malheur de m’avoir amené ici ; tout ce sang m’a monté à la tête ; je suis un peu ivre, et je crois, sur l’honneur ! puisque l’occasion s’en présente, que je vais vous faire sauter la cervelle. Monsieur de Wardes, recommandez votre âme à Dieu !

– Monsieur de Manicamp, vous n’y songez point ?

– Si fait, au contraire, j’y songe trop.

– Vous m’assassineriez ?

– Sans remords, pour le moment, du moins.

– Êtes-vous gentilhomme ?

– On a été page ; donc on a fait ses preuves.

– Laissez-moi défendre ma vie, alors.

– Bon ! pour que vous me fassiez à moi, ce que vous avez fait au pauvre de Guiche.

Et Manicamp, soulevant son pistolet, l’arrêta, le bras tendu et le sourcil froncé, à la hauteur de la poitrine de de Wardes.

De Wardes n’essaya pas même de fuir, il était terrifié.

Alors, dans cet effroyable silence d’un instant, qui parut un siècle à de Wardes, un soupir se fit entendre.

– Oh ! s’écria de Wardes ! il vit ! il vit ! À moi, monsieur de Guiche, on veut m’assassiner !

Manicamp se recula, et, entre les deux jeunes gens, on vit le comte se soulever péniblement sur une main.

Manicamp jeta le pistolet à dix pas, et courut à son ami en poussant un cri de joie.

De Wardes essuya son front inondé d’une sueur glacée.

– Il était temps ! murmura-t-il.

– Qu’avez-vous ? demanda Manicamp à de Guiche, et de quelle façon êtes vous blessé ?

De Guiche montra sa main mutilée et sa poitrine sanglante.

– Comte ! s’écria de Wardes, on m’accuse de vous avoir assassiné ; parlez, je vous en conjure, dites que j’ai loyalement combattu !

– C’est vrai, dit le blessé, M. de Wardes a combattu loyalement, et quiconque dirait le contraire se ferait de moi un ennemi.

– Eh ! monsieur, dit Manicamp, aidez-moi d’abord à transporter ce pauvre garçon, et, après, je vous donnerai toutes les satisfactions qu’il vous plaira, ou, si vous êtes par trop pressé, faisons mieux : pansons le comte avec votre mouchoir et le mien, et, puisqu’il reste deux balles à tirer, tirons-les.

– Merci, dit de Wardes. Deux fois en une heure j’ai vu la mort de trop près : c’est trop laid, la mort, et je préfère vos excuses.

Manicamp se mit à rire, et de Guiche aussi, malgré ses souffrances.

Les deux jeunes gens voulurent le porter, mais il déclara qu’il se sentait assez fort pour marcher seul. La balle lui avait brisé l’annulaire et le petit doigt, mais avait été glisser sur une côte sans pénétrer dans la poitrine. C’était donc plutôt la douleur que la gravité de la blessure qui avait foudroyé de Guiche.

Manicamp lui passa un bras sous une épaule, de Wardes un bras sous l’autre, et ils l’amenèrent ainsi à Fontainebleau, chez le médecin qui avait assisté à son lit de mort le franciscain prédécesseur d’Aramis.

Chapitre CLIII – Le souper du roi §

Le roi s’était mis à table pendant ce temps, et la suite peu nombreuse des invités du jour avait pris place à ses côtés après le geste habituel qui prescrivait de s’asseoir.

Dès cette époque, bien que l’étiquette ne fût pas encore réglée comme elle le fut plus tard, la Cour de France avait entièrement rompu avec les traditions de bonhomie et de patriarcale affabilité qu’on retrouvait encore chez Henri IV, et que l’esprit soupçonneux de Louis XIII avait peu à peu effacées, pour les remplacer par des habitudes fastueuses de grandeur, qu’il était désespéré de ne pouvoir atteindre.

Le roi dînait donc à une petite table séparée qui dominait, comme le bureau d’un président, les tables voisines ; petite table, avons-nous dit : hâtons-nous cependant d’ajouter que cette petite table était encore la plus grande de toutes.

En outre, c’était celle sur laquelle s’entassaient un plus prodigieux nombre de mets variés, poissons, gibiers, viandes domestiques, fruits, légumes et conserves.

Le roi, jeune et vigoureux, grand chasseur, adonné à tous les exercices violents, avait, en outre, cette chaleur naturelle du sang, commune à tous les Bourbons, qui cuit rapidement les digestions et renouvelle les appétits.

Louis XIV était un redoutable convive ; il aimait à critiquer ses cuisiniers ; mais, lorsqu’il leur faisait honneur, cet honneur était gigantesque.

Le roi commençait par manger plusieurs potages, soit ensemble, dans une espèce de macédoine, soit séparément ; il entremêlait ou plutôt il séparait chacun de ces potages d’un verre de vin vieux.

Il mangeait vite et assez avidement.

Porthos, qui dès l’abord avait par respect attendu un coup de coude de d’Artagnan, voyant le roi s’escrimer de la sorte, se retourna vers le mousquetaire, et dit à demi-voix :

– Il me semble qu’on peut aller, dit-il, Sa Majesté encourage. Voyez donc.

– Le roi mange, dit d’Artagnan, mais il cause en même temps ; arrangez-vous de façon que si, par hasard, il vous adressait la parole, il ne vous prenne pas la bouche pleine, ce qui serait disgracieux.

– Le bon moyen alors, dit Porthos, c’est de ne point souper. Cependant j’ai faim, je l’avoue, et tout cela sent des odeurs appétissantes, et qui sollicitent à la fois mon odorat et mon appétit.

– N’allez pas vous aviser de ne point manger, dit d’Artagnan, vous fâcheriez Sa Majesté. Le roi a pour habitude de dire que celui-là travaille bien qui mange bien, et il n’aime pas qu’on fasse petite bouche à sa table.

– Alors, comment éviter d’avoir la bouche pleine si on mange ? dit Porthos.

– Il s’agit simplement, répondit le capitaine des mousquetaires, d’avaler lorsque le roi vous fera l’honneur de vous adresser la parole.

– Très bien.

Et, à partir de ce moment, Porthos se mit à manger avec un enthousiasme poli.

Le roi, de temps en temps, levait les yeux sur le groupe, et, en connaisseur, appréciait les dispositions de son convive.

– Monsieur du Vallon ! dit-il.

Porthos en était à un salmis de lièvre, et en engloutissait un demi-râble.

Son nom, prononcé ainsi, le fit tressaillir, et, d’un vigoureux élan du gosier, il absorba la bouchée entière.

– Sire, dit Porthos d’une voix étouffée, mais suffisamment intelligible néanmoins.

– Que l’on passe à M. du Vallon ces filets d’agneau, dit le roi. Aimez-vous les viandes jaunes, monsieur du Vallon ?

– Sire, j’aime tout, répliqua Porthos.

Et d’Artagnan lui souffla :

– Tout ce que m’envoie Votre Majesté.

Porthos répéta :

– Tout ce que m’envoie Votre Majesté.

Le roi fit, avec la tête, un signe de satisfaction.

– On mange bien quand on travaille bien, repartit le roi, enchanté d’avoir en tête à tête un mangeur de la force de Porthos.

Porthos reçut le plat d’agneau et en fit glisser une partie sur son assiette.

– Eh bien ? dit le roi.

– Exquis ! fit tranquillement Porthos.

– A-t-on d’aussi fins moutons dans votre province, monsieur du Vallon ? continua le roi.

– Sire, dit Porthos, je crois qu’en ma province, comme partout, ce qu’il y a de meilleur est d’abord au roi ; mais, ensuite, je ne mange pas le mouton de la même façon que le mange Votre Majesté.

– Ah ! ah ! Et comment le mangez-vous ?

– D’ordinaire, je me fais accommoder un agneau tout entier.

– Tout entier ?

– Oui, Sire.

– Et de quelle façon ?

– Voici : mon cuisinier, le drôle est Allemand, Sire ; mon cuisinier bourre l’agneau en question de petites saucisses qu’il fait venir de Strasbourg ; d’andouillettes, qu’il fait venir de Troyes ; de mauviettes, qu’il fait venir de Pithiviers ; par je ne sais quel moyen, il désosse le mouton, comme il ferait d’une volaille, tout en lui laissant la peau, qui fait autour de l’animal une croûte rissolée ; lorsqu’on le coupe par belles tranches, comme on ferait d’un énorme saucisson, il en sort un jus tout rosé qui est à la fois agréable à l’œil et exquis au palais.

Et Porthos fit clapper sa langue.

Le roi ouvrit de grands yeux charmés, et, tout en attaquant du faisan en daube qu’on lui présentait :

– Voilà, monsieur du Vallon, un manger que je convoiterais, dit-il. Quoi ! le mouton entier ?

– Entier, oui, Sire.

– Passez donc ces faisans à M. du Vallon ; je vois que c’est un amateur.

L’ordre fut exécuté.

Puis, revenant au mouton :

– Et cela n’est pas trop gras ?

– Non, Sire ; les graisses tombent en même temps que le jus et surnagent ; alors mon écuyer tranchant les enlève avec une cuiller d’argent, que j’ai fait faire exprès.

– Et vous demeurez ? demanda le roi.

– À Pierrefonds, Sire.

– À Pierrefonds ; où est cela, monsieur du Vallon ? du côté de Belle-Île ?

– Oh ! non pas, Sire, Pierrefonds est dans le Soissonnais.

– Je croyais que vous me parliez de ces moutons à cause des prés salés.

– Non, Sire, j’ai des prés qui ne sont pas salés, c’est vrai, mais qui n’en valent pas moins.

Le roi passa aux entremets, mais sans perdre de vue Porthos, qui continuait d’officier de son mieux.

– Vous avez un bel appétit, monsieur du Vallon, dit-il, et vous faites un bon convive.

– Ah ! ma foi ! Sire, si Votre Majesté venait jamais à Pierrefonds, nous mangerions bien notre mouton à nous deux, car vous ne manquez pas d’appétit non plus, vous.

D’Artagnan poussa un bon coup de pied à Porthos sous la table. Porthos rougit.

– À l’âge heureux de Votre Majesté, dit Porthos pour se rattraper, j’étais aux mousquetaires, et nul ne pouvait me rassasier. Votre Majesté a bel appétit, comme j’avais l’honneur de le lui dire, mais elle choisit avec trop de délicatesse pour être appelée un grand mangeur.

Le roi parut charmé de la politesse de son antagoniste.

– Tâterez-vous de ces crèmes ? dit-il à Porthos ?

– Sire, Votre Majesté me traite trop bien pour que je ne lui dise pas la vérité tout entière.

– Dites, monsieur du Vallon, dites.

– Eh bien ! Sire, en fait de sucreries, je ne connais que les pâtes, et encore il faut qu’elles soient bien compactes ; toutes ces mousses m’enflent l’estomac, et tiennent une place qui me paraît trop précieuse pour la si mal occuper.

– Ah ! messieurs, dit le roi en montrant Porthos voilà un véritable modèle de gastronomie. Ainsi mangeaient nos pères, qui savaient si bien manger, ajouta Sa Majesté, tandis que nous, nous picorons.

Et, en disant ces mots, il prit une assiette de blanc de volaille mêlée de jambon.

Porthos, de son côté, entama une terrine de perdreaux et de râles.

L’échanson remplit joyeusement le verre de Sa Majesté.

– Donnez de mon vin à M. du Vallon, dit le roi.

C’était un des grands honneurs de la table royale, D’Artagnan pressa le genou de son ami.

– Si vous pouvez avaler seulement la moitié de cette hure de sanglier que je vois là, dit-il à Porthos, je vous juge duc et pair dans un an.

– Tout à l’heure, dit flegmatiquement Porthos, je m’y mettrai.

Le tour de la hure ne tarda pas à venir en effet, car le roi prenait plaisir à pousser ce beau convive, il ne fit point passer de mets à Porthos, qu’il ne les eût dégustés lui-même : il goûta donc la hure. Porthos se montra beau joueur, au lieu d’en manger la moitié, comme avait dit d’Artagnan, il en mangea les trois quarts.

– Il est impossible, dit le roi à demi-voix, qu’un gentilhomme qui soupe si bien tous les jours, et avec de si belles dents, ne soit pas le plus honnête homme de mon royaume.

– Entendez-vous ? dit d’Artagnan à l’oreille de son ami.

– Oui, je crois que j’ai un peu de faveur, dit Porthos en se balançant sur sa chaise.

– Oh ! vous avez le vent en poupe. Oui ! oui ! oui !

Le roi et Porthos continuèrent de manger ainsi à la grande satisfaction des conviés, dont quelques-uns, par émulation, avaient essayé de les suivre, mais avaient dû renoncer en chemin.

Le roi rougissait, et la réaction du sang à son visage annonçait le commencement de la plénitude.

C’est alors que Louis XIV, au lieu de prendre de la gaieté, comme tous les buveurs, s’assombrissait et devenait taciturne.

Porthos, au contraire, devenait guilleret et expansif.

Le pied de d’Artagnan dut lui rappeler plus d’une fois cette particularité.

Le dessert parut.

Le roi ne songeait plus à Porthos ; il tournait ses yeux vers la porte d’entrée, et on l’entendit demander parfois pourquoi M. de Saint-Aignan tardait tant à venir.

Enfin, au moment où Sa Majesté terminait un pot de confitures de prunes avec un grand soupir, M. de Saint-Aignan parut.

Les yeux du roi, qui s’étaient éteints peu à peu, brillèrent aussitôt.

Le comte se dirigea vers la table du roi, et, à son approche, Louis XIV se leva.

Tout le monde se leva, Porthos même, qui achevait un nougat capable de coller l’une à l’autre les deux mâchoires d’un crocodile. Le souper était fini.

Chapitre CLIV – Après souper §

Le roi prit le bras de Saint-Aignan et passa dans la chambre voisine.

– Que vous avez tardé, comte ! dit le roi.

– J’apportais la réponse, Sire, répondit le comte.

– C’est donc bien long pour elle de répondre à ce que je lui écrivais ?

– Sire, Votre Majesté avait daigné faire des vers ; Mlle de La Vallière a voulu payer le roi de la même monnaie, c’est-à-dire en or.

– Des vers, de Saint-Aignan !… s’écria le roi ravi. Donne, donne.

Et Louis rompit le cachet d’une petite lettre qui renfermait effectivement des vers que l’histoire nous a conservés, et qui sont meilleurs d’intention que de facture.

Tels qu’ils étaient, cependant, ils enchantèrent le roi, qui témoigna sa joie par des transports non équivoques ; mais le silence général avertit Louis, si chatouilleux sur les bienséances, que sa joie pouvait donner matière à des interprétations.

Il se retourna et mit le billet dans sa poche ; puis, faisant un pas qui le ramena sur le seuil de la porte auprès de ses hôtes :

– Monsieur du Vallon, dit-il, je vous ai vu avec le plus vif plaisir, et je vous reverrai avec un plaisir nouveau.

Porthos s’inclina, comme eût fait le colosse de Rhodes, et sortit à reculons.

– Monsieur d’Artagnan, continua le roi, vous attendrez mes ordres dans la galerie ; je vous suis obligé de m’avoir fait connaître M. du Vallon. Messieurs, je retourne demain à Paris, pour le départ des ambassadeurs d’Espagne et de Hollande. À demain donc.

La salle se vida aussitôt.

Le roi prit le bras de Saint-Aignan, et lui fit relire encore les vers de La Vallière.

– Comment les trouves-tu ? dit-il.

– Sire… charmants !

– Ils me charment, en effet, et s’ils étaient connus…

– Oh ! les poètes en seraient jaloux ; mais ils ne les connaîtront pas.

– Lui avez-vous donné les miens ?

– Oh ! Sire, elle les a dévorés.

– Ils étaient faibles, j’en ai peur.

– Ce n’est pas ce que Mlle de La Vallière en a dit.

– Vous croyez qu’elle les a trouvés de son goût ?

– J’en suis sûr, Sire…

– Il me faudrait répondre, alors.

– Oh ! Sire… tout de suite… après souper… Votre Majesté se fatiguera.

– Je crois que vous avez raison : l’étude après le repas est nuisible.

– Le travail du poète surtout ; et puis, en ce moment, il y aurait préoccupation chez Mlle de La Vallière.

– Quelle préoccupation ?

– Ah ! Sire, comme chez toutes ces dames.

– Pourquoi ?

– À cause de l’accident de ce pauvre de Guiche.

– Ah ! mon Dieu ! est-il arrivé un malheur à de Guiche ?

– Oui, Sire, il a toute une main emportée, il a un trou à la poitrine, il se meurt.

– Bon Dieu ! et qui vous a dit cela ?

– Manicamp l’a rapporté tout à l’heure chez un médecin de Fontainebleau, et le bruit s’en est répandu ici.

– Rapporté ? Pauvre de Guiche ! et comment cela lui est-il arrivé ?

– Ah ! voilà, Sire ! comment cela lui est-il arrivé ?

– Vous me dites cela d’un air tout à fait singulier, de Saint-Aignan. Donnez-moi des détails… Que dit-il ?

– Lui, ne dit rien, Sire, mais les autres.

– Quels autres ?

– Ceux qui l’ont rapporté, Sire.

– Qui sont-ils, ceux-là ?

– Je ne sais, Sire ; mais M. de Manicamp le sait, M. de Manicamp est de ses amis.

– Comme tout le monde, dit le roi.

– Oh ! non, reprit de Saint-Aignan, vous vous trompez, Sire ; tout le monde n’est pas précisément des amis de M. de Guiche.

– Comment le savez-vous ?

– Est-ce que le roi veut que je m’explique ?

– Sans doute, je le veux.

– Eh bien ! Sire, je crois avoir ouï parler d’une querelle entre deux gentilshommes.

– Quand ?

– Ce soir même, avant le souper de Votre Majesté.

– Cela ne prouve guère. J’ai fait des ordonnances si sévères à l’égard des duels, que nul, je suppose, n’osera y contrevenir.

– Aussi Dieu me préserve d’accuser personne ! s’écria de Saint-Aignan. Votre Majesté m’a ordonné de parler, je parle.

– Dites donc alors comment le comte de Guiche a été blessé.

– Sire, on dit à l’affût.

– Ce soir ?

– Ce soir.

– Une main emportée ! un trou à la poitrine ! Qui était à l’affût avec M. de Guiche ?

– Je ne sais, Sire… Mais M. de Manicamp sait ou doit savoir.

– Vous me cachez quelque chose, de Saint-Aignan.

– Rien, Sire, rien.

– Alors expliquez-moi l’accident ; est-ce un mousquet qui a crevé ?

– Peut-être bien. Mais, en y réfléchissant, non, Sire, car on a trouvé près de de Guiche son pistolet encore chargé.

– Son pistolet ? Mais, on ne va pas à l’affût avec un pistolet, ce me semble.

– Sire, on ajoute que le cheval de de Guiche a été tué, et que le cadavre du cheval est encore dans la clairière.

– Son cheval ? De Guiche va à l’affût à cheval ? De Saint-Aignan, je ne comprends rien à ce que vous me dites. Où la chose s’est-elle passée ?

– Sire, au bois Rochin, dans le rond-point.

– Bien. Appelez M. d’Artagnan.

De Saint-Aignan obéit. Le mousquetaire entra.

– Monsieur d’Artagnan, dit le roi, vous allez sortir par la petite porte du degré particulier.

– Oui, Sire.

– Vous monterez à cheval.

– Oui, Sire.

– Et vous irez au rond-point du bois Rochin. Connaissez-vous l’endroit ?

– Sire, je m’y suis battu deux fois.

– Comment ! s’écria le roi, étourdi de la réponse.

– Sire, sous les édits de M. le cardinal de Richelieu repartit d’Artagnan avec son flegme ordinaire.

– C’est différent, monsieur. Vous irez donc là, et vous examinerez soigneusement les localités. Un homme y a été blessé, et vous y trouverez un cheval mort. Vous me direz ce que vous pensez sur cet événement.

– Bien, Sire.

– Il va sans dire que c’est votre opinion à vous, et non celle d’un autre que je veux avoir.

– Vous l’aurez dans une heure, Sire.

– Je vous défends de communiquer avec qui que ce soit.

– Excepté avec celui qui me donnera une lanterne, dit d’Artagnan.

– Oui, bien entendu, dit le roi en riant de cette liberté, qu’il ne tolérait que chez son capitaine des mousquetaires.

D’Artagnan sortit par le petit degré.

– Maintenant, qu’on appelle mon médecin, ajouta Louis.

Dix minutes après, le médecin du roi arrivait essoufflé.

– Monsieur, vous allez, lui dit le roi, vous transporter avec M. de Saint-Aignan où il vous conduira, et me rendrez compte de l’état du malade que vous verrez dans la maison où je vous prie d’aller.

Le médecin obéit sans observation, comme on commençait dès cette époque à obéir à Louis XIV, et sortit précédant de Saint-Aignan.

– Vous, de Saint-Aignan, envoyez-moi Manicamp, avant que le médecin ait pu lui parler.

De Saint-Aignan sortit à son tour.

Chapitre CLV – Comment d’Artagnan accomplit la mission dont le roi l’avait chargé §

Pendant que le roi prenait ces dernières dispositions pour arriver à la vérité, d’Artagnan, sans perdre une seconde, courait à l’écurie, décrochait la lanterne, sellait son cheval lui-même, et se dirigeait vers l’endroit désigné par Sa Majesté.

Il n’avait, suivant sa promesse, vu ni rencontré personne, et, comme nous l’avons dit, il avait poussé le scrupule jusqu’à faire, sans l’intervention des valets d’écurie et des palefreniers, ce qu’il avait à faire.

D’Artagnan était de ceux qui se piquent, dans les moments difficiles, de doubler leur propre valeur.

En cinq minutes de galop, il fut au bois, attacha son cheval au premier arbre qu’il rencontra, et pénétra à pied jusqu’à la clairière.

Alors il commença de parcourir à pied, et sa lanterne à la main, toute la surface du rond-point, vint, revint, mesura, examina, et, après une demi-heure d’exploration il reprit silencieusement son cheval, et s’en revint réfléchissant et au pas à Fontainebleau.

Louis attendait dans son cabinet : il était seul et crayonnait sur un papier des lignes qu’au premier coup d’œil d’Artagnan reconnut inégales et fort raturées.

Il en conclut que ce devaient être des vers.

Il leva la tête et aperçut d’Artagnan.

– Eh bien ! monsieur, dit-il, m’apportez-vous des nouvelles ?

– Oui, Sire.

– Qu’avez-vous vu ?

– Voici la probabilité, Sire, dit d’Artagnan.

– C’était une certitude que je vous avais demandée.

– Je m’en rapprocherai autant que je pourrai ; le temps était commode pour les investigations dans le genre de celles que je viens de faire : il a plu ce soir et les chemins étaient détrempés…

– Au fait, monsieur d’Artagnan.

– Sire, Votre Majesté m’avait dit qu’il y avait un cheval mort au carrefour du bois Rochin ; j’ai donc commencé par étudier les chemins.

« Je dis les chemins, attendu qu’on arrive au centre du carrefour par quatre chemins.

« Celui que j’avais suivi moi-même présentait seul des traces fraîches. Deux chevaux l’avaient suivi côte à côte : leurs huit pieds étaient marqués bien distinctement dans la glaise.

« L’un des cavaliers était plus pressé que l’autre. Les pas de l’un sont toujours en avant de l’autre d’une demi-longueur de cheval.

– Alors vous êtes sûr qu’ils sont venus à deux ? dit le roi.

– Oui, Sire. Les chevaux sont deux grandes bêtes d’un pas égal, des chevaux habitués à la manœuvre, car ils ont tourné en parfaite oblique la barrière du rond-point.

– Après, monsieur ?

– Là, les cavaliers sont restés un instant à régler sans doute les conditions du combat ; les chevaux s’impatientaient. L’un des cavaliers parlait, l’autre écoutait et se contentait de répondre. Son cheval grattait la terre du pied, ce qui prouve que, dans sa préoccupation à écouter, il lui lâchait la bride.

– Alors il y a eu combat ?

– Sans conteste.

– Continuez ; vous êtes un habile observateur.

– L’un des deux cavaliers est resté en place, celui qui écoutait ; l’autre a traversé la clairière, et a d’abord été se mettre en face de son adversaire. Alors celui qui était resté en place a franchi le rond-point au galop jusqu’aux deux tiers de sa longueur, croyant marcher sur son ennemi ; mais celui-ci avait suivi la circonférence du bois.

– Vous ignorez les noms, n’est-ce pas ?

– Tout à fait, Sire. Seulement, celui-ci qui avait suivi la circonférence du bois montait un cheval noir.

– Comment savez-vous cela ?

– Quelques crins de sa queue sont restés aux ronces qui garnissent le bord du fossé.

– Continuez.

– Quant à l’autre cheval, je n’ai pas eu de peine à en faire le signalement, puisqu’il est resté mort sur le champ de bataille.

– Et de quoi ce cheval est-il mort ?

– D’une balle qui lui a troué la tempe.

– Cette balle était celle d’un pistolet ou d’un fusil ?

– D’un pistolet, Sire. Au reste, la blessure du cheval m’a indiqué la tactique de celui qui l’avait tué. Il avait suivi la circonférence du bois pour avoir son adversaire en flanc. J’ai d’ailleurs, suivi ses pas sur l’herbe.

– Les pas du cheval noir ?

– Oui, Sire.

– Allez, monsieur d’Artagnan.

– Maintenant que Votre Majesté voit la position des deux adversaires, il faut que je quitte le cavalier stationnaire pour le cavalier qui passe au galop.

– Faites.

– Le cheval du cavalier qui chargeait fut tué sur le coup.

– Comment savez-vous cela ?

– Le cavalier n’a pas eu le temps de mettre pied à terre et est tombé avec lui. J’ai vu la trace de sa jambe, qu’il avait tirée avec effort de dessous le cheval. L’éperon, pressé par le poids de l’animal, avait labouré la terre.

– Bien. Et qu’a-t-il dit en se relevant ?

– Il a marché droit sur son adversaire.

– Toujours placé sur la lisière du bois ?

– Oui, Sire. Puis, arrivé à une belle portée, il s’est arrêté solidement, ses deux talons sont marqués l’un près de l’autre, il a tiré et a manqué son adversaire.

– Comment savez-vous cela, qu’il l’a manqué ?

– J’ai trouvé le chapeau troué d’une balle.

– Ah ! une preuve, s’écria le roi.

– Insuffisante, Sire, répondit froidement d’Artagnan : c’est un chapeau sans lettres, sans armes ; une plume rouge comme à tous les chapeaux ; le galon même n’a rien de particulier.

– Et l’homme au chapeau troué a-t-il tiré son second coup ?

– Oh ! Sire, ses deux coups étaient déjà tirés.

– Comment avez-vous su cela ?

– J’ai retrouvé les bourres du pistolet.

– Et la balle qui n’a pas tué le cheval, qu’est-elle devenue ?

– Elle a coupé la plume du chapeau de celui sur qui elle était dirigée, et a été briser un petit bouleau de l’autre côté de la clairière.

– Alors, l’homme au cheval noir était désarmé, tandis que son adversaire avait encore un coup à tirer.

– Sire, pendant que le cavalier démonté se relevait, l’autre rechargeait son arme. Seulement, il était fort troublé en la rechargeant, la main lui tremblait.

– Comment savez-vous cela ?

– La moitié de la charge est tombée à terre, et il a jeté la baguette, ne prenant pas le temps de la remettre au pistolet.

– Monsieur d’Artagnan, ce que vous dites là est merveilleux !

– Ce n’est que de l’observation, Sire, et le moindre batteur d’estrade en ferait autant.

– On voit la scène rien qu’à vous entendre.

– Je l’ai, en effet, reconstruite dans mon esprit, à peu de changements près.

– Maintenant, revenons au cavalier démonté. Vous disiez qu’il avait marché sur son adversaire tandis que celui-ci rechargeait son pistolet ?

– Oui ; mais au moment où il visait lui-même, l’autre tira.

– Oh ! fit le roi, et le coup ?

– Le coup fut terrible, Sire ; le cavalier démonté tomba sur la face après avoir fait trois pas mal assurés.

– Où avait-il été frappé ?

– À deux endroits : à la main droite d’abord, puis, du même coup, à la poitrine.

– Mais comment pouvez-vous deviner cela ? demanda le roi plein d’admiration.

– Oh ! c’est bien simple : la crosse du pistolet était tout ensanglantée, et l’on y voyait la trace de la balle avec les fragments d’une bague brisée. Le blessé a donc eu, selon toute probabilité, l’annulaire et le petit doigt emportés.

– Voilà pour la main, j’en conviens ; mais la poitrine ?

– Sire, il y avait deux flaques de sang à la distance de deux pieds et demi l’une de l’autre. À l’une de ces flaques, l’herbe était arrachée par la main crispée ; à l’autre, l’herbe était affaissée seulement par le poids du corps.

– Pauvre de Guiche ! s’écria le roi.

– Ah ! c’était M. de Guiche ? dit tranquillement le mousquetaire. Je m’en étais douté ; mais je n’osais en parler à Votre Majesté.

– Et comment vous en doutiez-vous ?

– J’avais reconnu les armes des Grammont sur les fontes du cheval mort.

– Et vous le croyez blessé grièvement ?

– Très grièvement, puisqu’il est tombé sur le coup et qu’il est resté longtemps à la même place ; cependant il a pu marcher, en s’en allant, soutenu par deux amis.

– Vous l’avez donc rencontré, revenant ?

– Non ; mais j’ai relevé les pas des trois hommes : l’homme de droite et l’homme de gauche marchaient librement, facilement ; mais celui du milieu avait le pas lourd. D’ailleurs, des traces de sang accompagnaient ce pas.

– Maintenant, monsieur, que vous avez si bien vu le combat qu’aucun détail ne vous en a échappé, dites-moi deux mots de l’adversaire de de Guiche.

– Oh ! Sire, je ne le connais pas.

– Vous qui voyez tout si bien, cependant.

– Oui, Sire, dit d’Artagnan, je vois tout ; mais je ne dis pas tout ce que je vois, et, puisque le pauvre diable a échappé, que Votre Majesté me permette de lui dire que ce n’est pas moi qui le dénoncerai.

– C’est cependant un coupable, monsieur, que celui qui se bat en duel.

– Pas pour moi, Sire, dit froidement d’Artagnan.

– Monsieur, s’écria le roi, savez-vous bien ce que vous dites ?

– Parfaitement, Sire ; mais, à mes yeux, voyez-vous, un homme qui se bat bien est un brave homme. Voilà mon opinion. Vous pouvez en avoir une autre ; c’est naturel, vous êtes le maître.

– Monsieur d’Artagnan, j’ai ordonné cependant…

D’Artagnan interrompit le roi avec un geste respectueux.

– Vous m’avez ordonné d’aller chercher des renseignements sur un combat, Sire ; vous les avez. M’ordonnez-vous d’arrêter l’adversaire de M. de Guiche, j’obéirai ; mais ne m’ordonnez point de vous le dénoncer, car, cette fois, je n’obéirai pas.

– Eh bien ! arrêtez-le.

– Nommez-le moi, Sire.

Louis frappa du pied.

Puis, après un instant de réflexion :

– Vous avez dix fois, vingt fois, cent fois raison, dit-il.

– C’est mon avis, Sire ; je suis heureux que ce soit en même temps celui de Votre Majesté.

– Encore un mot… Qui a porté secours à de Guiche ?

– Je l’ignore.

– Mais vous parlez de deux hommes… Il y avait donc un témoin ?

– Il n’y avait pas de témoin. Il y a plus… M. de Guiche une fois tombé, son adversaire s’est enfui sans même lui porter secours.

– Le misérable !

– Dame ! Sire, c’est l’effet de vos ordonnances. On s’est bien battu, on a échappé à une première mort, on veut échapper à une seconde. On se souvient de M. de Boutteville… Peste !

– Et, alors on devient lâche.

– Non, l’on devient prudent.

– Donc, il s’est enfui ?

– Oui, et aussi vite que son cheval a pu l’emporter même.

– Et dans quelle direction ?

– Dans celle du château.

– Après ?

– Après, j’ai eu l’honneur de le dire à Votre Majesté, deux hommes, à pied, sont venus qui ont emmené M. de Guiche.

– Quelle preuve avez-vous que ces hommes soient venus après le combat ?

– Ah ! une preuve manifeste ; au moment du combat, la pluie venait de cesser, le terrain n’avait pas eu le temps de l’absorber et était devenu humide : les pas enfoncent ; mais après le combat, mais pendant le temps que M. de Guiche est resté évanoui, la terre s’est consolidée et les pas s’imprégnaient moins profondément.

– Monsieur d’Artagnan, dit-il, vous êtes, en vérité, le plus habile homme de mon royaume.

– C’est ce que pensait M. de Richelieu, c’est ce que disait M. de Mazarin, Sire.

– Maintenant, il nous reste à voir si votre sagacité est en défaut.

– Oh ! Sire, l’homme se trompe : Errare humanum est, dit philosophiquement le mousquetaire.

– Alors vous n’appartenez pas à l’humanité, monsieur d’Artagnan, car je crois que vous ne vous trompez jamais.

– Votre Majesté disait que nous allions voir.

– Oui.

– Comment cela, s’il lui plaît ?

– J’ai envoyé chercher M. de Manicamp, et M. de Manicamp va venir.

– Et M. de Manicamp sait le secret ?

– De Guiche n’a pas de secrets pour M. de Manicamp.

– Nul n’assistait au combat, je le répète, et, à moins que M. de Manicamp ne soit un de ces deux hommes qui l’ont ramené…

– Chut ! dit le roi, voici qu’il vient : demeurez là et prêtez l’oreille.

– Très bien, Sire, dit le mousquetaire.

À la même minute, Manicamp et de Saint-Aignan paraissaient au seuil de la porte.

Chapitre CLVI – L'affût §

Le roi fit un signe au mousquetaire, l’autre à de Saint-Aignan.

Le signe était impérieux et signifiait : « Sur votre vie, taisez-vous ! »

D’Artagnan se retira, comme un soldat, dans l’angle du cabinet.

De Saint-Aignan, comme un favori, s’appuya sur le dossier du fauteuil du roi.

Manicamp, la jambe droite en avant, le sourire aux lèvres, les mains blanches et gracieuses, s’avança pour faire sa révérence au roi.

Le roi rendit le salut avec la tête.

– Bonsoir, monsieur de Manicamp, dit-il.

– Votre Majesté m’a fait l’honneur de me mander auprès d’elle, dit Manicamp.

– Oui, pour apprendre de vous tous les détails du malheureux accident arrivé au comte de Guiche.

– Oh ! Sire, c’est douloureux.

– Vous étiez là ?

– Pas précisément, Sire.

– Mais vous arrivâtes sur le théâtre de l’accident quelques instants après cet accident accompli ?

– C’est cela, oui, Sire, une demi-heure à peu près.

– Et où cet accident a-t-il eu lieu ?

– Je crois, Sire, que l’endroit s’appelle le rond-point du bois Rochin.

– Oui, rendez-vous de chasse.

– C’est cela même, Sire.

– Eh bien ! contez-moi ce que vous savez de détails sur ce malheur, monsieur de Manicamp. Contez.

– C’est que Votre Majesté est peut-être instruite, et je craindrais de la fatiguer par des répétitions.

– Non, ne craignez pas.

Manicamp regarda tout autour de lui ; il ne vit que d’Artagnan adossé aux boiseries, d’Artagnan calme, bienveillant, bonhomme, et de Saint-Aignan avec lequel il était venu, et qui se tenait toujours adossé au fauteuil du roi avec une figure également gracieuse.

Il se décida donc à parler.

– Votre Majesté n’ignore pas, dit-il, que les accidents sont communs à la chasse ?

– À la chasse ?

– Oui, Sire, je veux dire à l’affût.

– Ah ! ah ! dit le roi, c’est à l’affût que l’accident est arrivé ?

– Mais oui, Sire, hasarda Manicamp ; est-ce que Votre Majesté l’ignorait ?

– Mais à peu près, dit le roi fort vite, car toujours Louis XIV répugna à mentir ; c’est donc à l’affût, dites-vous, que l’accident est arrivé ?

– Hélas ! oui, malheureusement, Sire.

Le roi fit une pause.

– À l’affût de quel animal ? demanda-t-il.

– Du sanglier, Sire.

– Et quelle idée a donc eue de Guiche de s’en aller comme cela, tout seul, à l’affût du sanglier ? C’est un exercice de campagnard, cela, et bon, tout au plus, pour celui qui n’a pas, comme le maréchal de Grammont, chiens et piqueurs pour chasser en gentilhomme.

Manicamp plia les épaules.

– La jeunesse est téméraire, dit-il sentencieusement.

– Enfin !… continuez, dit le roi.

– Tant il y a, continua Manicamp, n’osant s’aventurer et posant un mot après l’autre, comme fait de ses pieds un paludier dans un marais, tant il y a, Sire, que le pauvre de Guiche s’en alla tout seul à l’affût.

– Tout seul, voire ! le beau chasseur ! Eh ! M. de Guiche ne sait-il pas que le sanglier revient sur le coup ?

– Voilà justement ce qui est arrivé, Sire.

– Il avait donc eu connaissance de la bête ?

– Oui, Sire. Des paysans l’avaient vue dans leurs pommes de terre.

– Et quel animal était-ce ?

– Un ragot.

– Il fallait donc me prévenir, monsieur, que de Guiche avait des idées de suicide ; car, enfin, je l’ai vu chasser, c’est un veneur très expert. Quand il tire sur l’animal acculé et tenant aux chiens, il prend toutes ses précautions, et cependant il tire avec une carabine, et, cette fois, il s’en va affronter le sanglier avec de simples pistolets !

Manicamp tressaillit.

– Des pistolets de luxe, excellents pour se battre en duel avec un homme et non avec un sanglier, que diable !

– Sire, il y a des choses qui ne s’expliquent pas bien.

– Vous avez raison, et l’événement qui nous occupe est une de ces choses là. Continuez.

Pendant ce récit, de Saint-Aignan, qui eût peut-être fait signe à Manicamp de ne pas s’enferrer, était couché en joue par le regard obstiné du roi.

Il y avait donc, entre lui et Manicamp, impossibilité de communiquer. Quant à d’Artagnan, la statue du Silence, à Athènes, était plus bruyante et plus expressive que lui.

Manicamp continua donc, lancé dans la voie qu’il avait prise, à s’enfoncer dans le panneau.

– Sire, dit-il, voici probablement comment la chose s’est passée. De Guiche attendait le sanglier.

– À cheval ou à pied ? demanda le roi.

– À cheval. Il tira sur la bête, la manqua.

– Le maladroit !

– La bête fonça sur lui.

– Et le cheval fut tué ?

– Ah ! Votre Majesté sait cela ?

– On m’a dit qu’un cheval avait été trouvé mort au carrefour du bois Rochin. J’ai présumé que c’était le cheval de de Guiche.

– C’était lui, effectivement, Sire.

– Voilà pour le cheval, c’est bien ; mais pour de Guiche ?

– De Guiche une fois à terre, fut fouillé par le sanglier et blessé à la main et à la poitrine.

– C’est un horrible accident ; mais, il faut le dire, c’est la faute de de Guiche. Comment va-t-on à l’affût d’un pareil animal avec des pistolets ! Il avait donc oublié la fable d’Adonis ?

Manicamp se gratta l’oreille.

– C’est vrai, dit-il, grande imprudence.

– Vous expliquez-vous cela, monsieur de Manicamp ?

– Sire, ce qui est écrit est écrit.

– Ah ! vous êtes fataliste !

Manicamp s’agitait, fort mal à son aise.

– Je vous en veux, monsieur de Manicamp, continua le roi.

– À moi, Sire.

– Oui ! Comment ! vous êtes l’ami de Guiche, vous savez qu’il est sujet à de pareilles folies, et vous ne l’arrêtez pas ?

Manicamp ne savait à quoi s’en tenir ; le ton du roi n’était plus précisément celui d’un homme crédule.

D’un autre côté, ce ton n’avait ni la sévérité du drame, ni l’insistance de l’interrogatoire.

Il y avait plus de raillerie que de menace.

– Et vous dites donc, continua le roi, que c’est bien le cheval de Guiche que l’on a retrouvé mort ?

– Oh ! mon Dieu, oui, lui-même.

– Cela vous a-t-il étonné ?

– Non, Sire. À la dernière chasse, M. de Saint-Maure, Votre Majesté se le rappelle, a eu un cheval tué sous lui, et de la même façon.

– Oui, mais éventré.

– Sans doute, Sire.

– Le cheval de Guiche eût été éventré comme celui de M. de Saint-Maure que cela ne m’étonnerait point, pardieu !

Manicamp ouvrit de grands yeux.

– Mais ce qui m’étonne, continua le roi, c’est que le cheval de Guiche, au lieu d’avoir le ventre ouvert, ait la tête cassée.

Manicamp se troubla.

– Est-ce que je me trompe ? reprit le roi, est-ce que ce n’est point à la tempe que le cheval de Guiche a été frappé ? Avouez, monsieur de Manicamp, que voilà un coup singulier.

– Sire, vous savez que le cheval est un animal très intelligent, il aura essayé de se défendre.

– Mais un cheval se défend avec les pieds de derrière, et non avec la tête.

– Alors, le cheval, effrayé, se sera abattu, dit Manicamp, et le sanglier, vous comprenez, Sire, le sanglier…

– Oui, je comprends pour le cheval ; mais pour le cavalier ?

– Eh bien ! c’est tout simple : le sanglier est revenu du cheval au cavalier, et, comme j’ai déjà eu l’honneur de le dire à Votre Majesté, a écrasé la main de de Guiche au moment où il allait tirer sur lui son second coup de pistolet ; puis, d’un coup de boutoir, il lui a troué la poitrine.

– Cela est on ne peut plus vraisemblable, en vérité, monsieur de Manicamp ; vous avez tort de vous défier de votre éloquence, et vous contez à merveille.

– Le roi est bien bon, dit Manicamp en faisant un salut des plus embarrassés.

– À partir d’aujourd’hui seulement, je défendrai à mes gentilshommes d’aller à l’affût. Peste ! autant vaudrait leur permettre le duel.

Manicamp tressaillit et fit un mouvement pour se retirer.

– Le roi est satisfait ? demanda-t-il.

– Enchanté ; mais ne vous retirez point encore, monsieur de Manicamp, dit Louis, j’ai affaire de vous.

« Allons, allons, pensa d’Artagnan, encore un qui n’est pas de notre force. »

Et il poussa un soupir qui pouvait signifier : « Oh ! les hommes de notre force, où sont-ils maintenant ? »

En ce moment, un huissier souleva la portière et annonça le médecin du roi.

– Ah ! s’écria Louis, voilà justement M. Valot qui vient de visiter M. de Guiche. Nous allons avoir des nouvelles du blessé.

Manicamp se sentit plus mal à l’aise que jamais.

– De cette façon, au moins, ajouta le roi, nous aurons la conscience nette.

Et il regarda d’Artagnan, qui ne sourcilla point.

Chapitre CLVII – Le médecin §

M. Valot entra.

La mise en scène était la même : le roi assis, de Saint-Aignan toujours accoudé à son fauteuil, d’Artagnan toujours adossé à la muraille, Manicamp toujours debout.

– Eh bien ! monsieur Valot, fit le roi, m’avez-vous obéi ?

– Avec empressement, Sire.

– Vous vous êtes rendu chez votre confrère de Fontainebleau ?

– Oui, Sire.

– Et vous y avez trouvé M. de Guiche ?

– J’y ai trouvé M. de Guiche.

– En quel état ? Dites franchement.

– En très piteux état, Sire.

– Cependant, voyons, le sanglier ne l’a pas dévoré ?

– Dévoré qui ?

– Guiche.

– Quel sanglier ?

– Le sanglier qui l’a blessé.

– M. de Guiche a été blessé par un sanglier ?

– On le dit, du moins.

– Quelque braconnier plutôt…

– Comment, quelque braconnier ?…

– Quelque mari jaloux, quelque amant maltraité, lequel, pour se venger, aura tiré sur lui.

– Mais que dites-vous donc là, monsieur Valot ? Les blessures de M. de Guiche ne sont-elles pas produites par la défense d’un sanglier ?

– Les blessures de M. de Guiche sont produites par une balle de pistolet qui lui a écrasé l’annulaire et le petit doigt de la main droite, après quoi, elle a été se loger dans les muscles intercostaux de la poitrine.

– Une balle ! Vous êtes sûr que M. de Guiche a été blessé par une balle ?… s’écria le roi jouant l’homme surpris.

– Ma foi, dit Valot, si sûr que la voilà, Sire.

Et il présenta au roi une balle à moitié aplatie.

Le roi la regarda sans y toucher.

– Il avait cela dans la poitrine, le pauvre garçon ? demanda-t-il.

– Pas précisément. La balle n’avait pas pénétré, elle s’était aplatie, comme vous voyez, ou sous la sous-garde du pistolet ou sur le côté droit du sternum.

– Bon Dieu ! fit le roi sérieusement, vous ne me disiez rien de tout cela, monsieur de Manicamp ?

– Sire…

– Qu’est-ce donc, voyons, que cette invention de sanglier, d’affût, de chasse de nuit ? Voyons, parlez.

– Ah ! Sire…

– Il me paraît que vous avez raison, dit le roi en se tournant vers son capitaine des mousquetaires, et qu’il y a eu combat.

Le roi avait, plus que tout autre, cette faculté donnée aux grands de compromettre et de diviser les inférieurs.

Manicamp lança au mousquetaire un regard plein de reproches.

D’Artagnan comprit ce regard, et ne voulut pas rester sous le poids de l’accusation.

Il fit un pas.

– Sire, dit-il, Votre Majesté m’a commandé d’aller explorer le carrefour du bois Rochin, et de lui dire, d’après mon estime, ce qui s’y était passé. Je lui ai fait part de mes observations, mais sans dénoncer personne. C’est Sa Majesté elle-même qui, la première, a nommé M. le comte de Guiche.

– Bien ! bien ! monsieur, dit le roi avec hauteur ; vous avez fait votre devoir, et je suis content de vous, cela doit vous suffire. Mais vous, monsieur de Manicamp, vous n’avez pas fait le vôtre, car vous m’avez menti.

– Menti, Sire ! Le mot est dur.

– Trouvez-en un autre.

– Sire, je n’en chercherai pas. J’ai déjà eu le malheur de déplaire à Sa Majesté, et, ce que je trouve de mieux c’est d’accepter humblement les reproches qu’elle jugera à propos de m’adresser.

– Vous avez raison, monsieur, on me déplaît toujours en me cachant la vérité.

– Quelquefois, Sire, on ignore.

– Ne mentez plus, ou je double la peine.

Manicamp s’inclina en pâlissant.

D’Artagnan fit encore un pas en avant, décidé à intervenir, si la colère toujours grandissante du roi atteignait certaines limites.

– Monsieur, continua le roi, vous voyez qu’il est inutile de nier la chose plus longtemps. M. de Guiche s’est battu.

– Je ne dis pas non, Sire, et Votre Majesté eût été généreuse en ne forçant pas un gentilhomme au mensonge.

– Forcé ! Qui vous forçait ?

– Sire, M. de Guiche est mon ami. Votre Majesté a défendu les duels sous peine de mort. Un mensonge sauve mon ami. Je mens.

– Bien, murmura d’Artagnan, voilà un joli garçon, mordioux !

– Monsieur, reprit le roi, au lieu de mentir, il fallait l’empêcher de se battre.

– Oh ! Sire, Votre Majesté, qui est le gentilhomme le plus accompli de France, sait bien que, nous autres, gens d’épée, nous n’avons jamais regardé M. de Boutteville comme déshonoré pour être mort en Grève. Ce qui déshonore, c’est d’éviter son ennemi, et non de rencontrer le bourreau.

– Eh bien ! soit, dit Louis XIV, je veux bien vous ouvrir un moyen de tout réparer.

– S’il est de ceux qui conviennent à un gentilhomme, je le saisirai avec empressement, Sire.

– Le nom de l’adversaire de M. de Guiche ?

– Oh ! oh ! murmura d’Artagnan, est-ce que nous allons continuer Louis XIII ?…

– Sire !… fit Manicamp avec un accent de reproche.

– Vous ne voulez pas le nommer, à ce qu’il paraît ? dit le roi.

– Sire, je ne le connais pas.

– Bravo ! dit d’Artagnan.

– Monsieur de Manicamp, remettez votre épée au capitaine.

Manicamp s’inclina gracieusement, détacha son épée en souriant et la tendit au mousquetaire.

Mais de Saint-Aignan s’avança vivement entre d’Artagnan et lui.

– Sire, dit-il, avec la permission de Votre Majesté.

– Faites, dit le roi, enchanté peut-être au fond du cœur que quelqu’un se plaçât entre lui et la colère à laquelle il s’était laissé emporter.

– Manicamp, vous êtes un brave, et le roi appréciera votre conduite ; mais vouloir trop bien servir ses amis, c’est leur nuire. Manicamp, vous savez le nom que Sa Majesté vous demande ?

– C’est vrai, je le sais.

– Alors, vous le direz.

– Si j’eusse dû le dire, ce serait déjà fait.

– Alors, je le dirai, moi, qui ne suis pas, comme vous, intéressé à cette prud’homie.

– Vous, vous êtes libre ; mais il me semble cependant…

– Oh ! trêve de magnanimité ; je ne vous laisserai point aller à la Bastille comme cela. Parlez, ou je parle.

Manicamp était homme d’esprit, et comprit qu’il avait fait assez pour donner de lui une parfaite opinion ; maintenant, il ne s’agissait plus que d’y persévérer en reconquérant les bonnes grâces du roi.

– Parlez, monsieur, dit-il à de Saint-Aignan. J’ai fait pour mon compte tout ce que ma conscience me disait de faire, et il fallait que ma conscience ordonnât bien haut, ajouta-t-il en se retournant vers le roi, puisqu’elle l’a emporté sur les commandements de Sa Majesté ; mais Sa Majesté me pardonnera, je l’espère, quand elle saura que j’avais à garder l’honneur d’une dame.

– D’une dame ? demanda le roi inquiet.

– Oui, Sire.

– Une dame fut la cause de ce combat ?

Manicamp s’inclina.

Le roi se leva et s’approcha de Manicamp.

– Si la personne est considérable, dit-il, je ne me plaindrai pas que vous ayez pris des ménagements, au contraire.

– Sire, tout ce qui touche à la maison du roi, ou à la maison de son frère, est considérable à mes yeux.

– À la maison de mon frère ? répéta Louis XIV avec une sorte d’hésitation… La cause de ce combat est une dame de la maison de mon frère ?

– Ou de Madame.

– Ah ! de Madame ?

– Oui, Sire.

– Ainsi, cette dame ?…

– Est une des filles d’honneur de la maison de Son Altesse Royale Mme la duchesse d’Orléans.

– Pour qui M. de Guiche s’est battu, dites-vous ?

– Oui, et, cette fois, je ne mens plus.

Louis fit un mouvement plein de trouble.

– Messieurs, dit-il en se retournant vers les spectateurs de cette scène, veuillez vous éloigner un instant, j’ai besoin de demeurer seul avec M. de Manicamp. Je sais qu’il a des choses précieuses à me dire pour sa justification, et qu’il n’ose le faire devant témoins… Remettez votre épée, monsieur de Manicamp.

Manicamp remit son épée au ceinturon.

– Le drôle est, décidément, plein de présence d’esprit, murmura le mousquetaire en prenant le bras de Saint-Aignan et en se retirant avec lui.

– Il s’en tirera, fit ce dernier à l’oreille de d’Artagnan.

– Et avec honneur, comte.

Manicamp adressa à de Saint-Aignan et au capitaine un regard de remerciement qui passa inaperçu du roi.

– Allons, allons, dit d’Artagnan en franchissant le seuil de la porte, j’avais mauvaise opinion de la génération nouvelle. Eh bien ! je me trompais, et ces petits jeunes gens ont du bon.

Valot précédait le favori et le capitaine.

Le roi et Manicamp restèrent seuls dans le cabinet.

Chapitre CLVIII – Où d’Artagnan reconnaît qu’il s’était trompé, et que c’était Manicamp qui avait raison §

Le roi s’assura par lui-même, en allant jusqu’à la porte, que personne n’écoutait, et revint se placer précipitamment en face de son interlocuteur.

– Çà ! dit-il, maintenant que nous sommes seuls, monsieur de Manicamp, expliquez-vous.

– Avec la plus grande franchise, Sire, répondit le jeune homme.

– Et tout d’abord, ajouta le roi, sachez que rien ne me tient tant au cœur que l’honneur des dames.

– Voilà justement pourquoi je ménageais votre délicatesse, Sire.

– Oui, je comprends tout maintenant. Vous dites donc qu’il s’agissait d’une fille de ma belle-sœur, et que la personne en question, l’adversaire de Guiche, l’homme enfin que vous ne voulez pas nommer…

– Mais que M. de Saint-Aignan vous nommera, Sire.

– Oui. Vous dites donc que cet homme a offensé quelqu’un de chez Madame.

– Mlle de La Vallière, oui, Sire.

– Ah ! fit le roi, comme s’il s’y fût attendu, et comme si cependant ce coup lui avait percé le cœur ; ah ! c’est Mlle de La Vallière que l’on outrageait ?

– Je ne dis point précisément qu’on l’outrageât, Sire.

– Mais enfin…

– Je dis qu’on parlait d’elle en termes peu convenables.

– En termes peu convenables de Mlle de La Vallière ! Et vous refusez de me dire quel était l’insolent ?…

– Sire, je croyais que c’était chose convenue, et que Votre Majesté avait renoncé à faire de moi un dénonciateur.

– C’est juste, vous avez raison, reprit le roi en se modérant ; d’ailleurs, je saurai toujours assez tôt le nom de celui qu’il me faudra punir.

Manicamp vit bien que la question était retournée.

Quant au roi, il s’aperçut qu’il venait de se laisser entraîner un peu loin.

Aussi se reprit-il :

– Et je punirai, non point parce qu’il s’agit de Mlle de La Vallière, bien que je l’estime particulièrement ; mais parce que l’objet de la querelle est une femme. Or je prétends qu’à ma cour on respecte les femmes, et qu’on ne se querelle pas.

Manicamp s’inclina.

– Maintenant, voyons, monsieur de Manicamp, continua le roi, que disait on de Mlle de La Vallière ?

– Mais Votre Majesté ne devine-t-elle pas ?

– Moi ?

– Votre Majesté sait bien quelle sorte de plaisanterie peuvent se permettre les jeunes gens.

– On disait sans doute qu’elle aimait quelqu’un, hasarda le roi.

– C’est probable.

– Mais Mlle de La Vallière a le droit d’aimer qui bon lui semble, dit le roi.

– C’est justement ce que soutenait de Guiche.

– Et c’est pour cela qu’il s’est battu ?

– Oui, Sire, pour cette seule cause.

Le roi rougit.

– Et, dit-il, vous n’en savez pas davantage ?

– Sur quel chapitre, Sire ?

– Mais sur le chapitre fort intéressant que vous racontez à cette heure.

– Et quelle chose le roi veut-il que je sache ?

– Eh bien ! par exemple, le nom de l’homme que La Vallière aime et que l’adversaire de de Guiche lui contestait le droit d’aimer ?

– Sire, je ne sais rien, je n’ai rien entendu, rien surpris ; mais je tiens de Guiche pour un grand cœur, et, s’il s’est momentanément substitué au protecteur de La Vallière, c’est que ce protecteur était trop haut placé pour prendre lui-même sa défense.

Ces mots étaient plus que transparents ; aussi firent-ils rougir le roi, mais, cette fois, de plaisir.

Il frappa doucement sur l’épaule de Manicamp.

– Allons, allons, vous êtes non seulement un spirituel garçon, monsieur de Manicamp, mais encore un brave gentilhomme, et je trouve votre ami de Guiche un paladin tout à fait de mon goût ; vous le lui témoignerez, n’est-ce pas ?

– Ainsi donc, Sire, Votre Majesté me pardonne ?

– Tout à fait.

– Et je suis libre ?

Le roi sourit et tendit la main à Manicamp.

Manicamp saisit cette main et la baisa.

– Et puis, ajouta le roi, vous contez à merveille.

– Moi, Sire ?

– Vous m’avez fait un récit excellent de cet accident arrivé à de Guiche. Je vois le sanglier sortant du bois, je vois le cheval s’abattant, je vois l’animal allant du cheval au cavalier. Vous ne racontez pas, monsieur, vous peignez.

– Sire, je crois que Votre Majesté daigne se railler de moi, dit Manicamp.

– Au contraire, fit Louis XIV sérieusement, je ris si peu, monsieur de Manicamp, que je veux que vous racontiez à tout le monde cette aventure.

– L’aventure de l’affût ?

– Oui, telle que vous me l’avez contée, à moi, sans en changer un seul mot, vous comprenez ?

– Parfaitement, Sire.

– Et vous la raconterez ?

– Sans perdre une minute.

– Eh bien ! maintenant, rappelez vous-même M. d’Artagnan ; j’espère que vous n’en avez plus peur.

– Oh ! Sire, dès que je suis sûr des bontés de Votre Majesté pour moi, je ne crains plus rien.

– Appelez donc, dit le roi.

Manicamp ouvrit la porte.

– Messieurs, dit-il, le roi vous appelle.

D’Artagnan, Saint-Aignan et Valot rentrèrent.

– Messieurs, dit le roi, je vous fais rappeler pour vous dire que l’explication de M. de Manicamp m’a entièrement satisfait.

D’Artagnan jeta à Valot d’un côté, et à Saint-Aignan de l’autre, un regard qui signifiait : « Eh bien ! que vous disais-je ? »

Le roi entraîna Manicamp du côté de la porte, puis tout bas :

– Que M. de Guiche se soigne, lui dit-il, et surtout qu’il se guérisse vite ; je veux me hâter de le remercier au nom de toutes les dames, mais surtout qu’il ne recommence jamais.

– Dût-il mourir cent fois, Sire, il recommencera cent fois s’il s’agit de l’honneur de Votre Majesté.

C’était direct. Mais, nous l’avons dit, le roi Louis XIV aimait l’encens, et, pourvu qu’on lui en donnât, il n’était pas très exigeant sur la qualité.

– C’est bien, c’est bien, dit-il en congédiant Manicamp, je verrai de Guiche moi-même et je lui ferai entendre raison.

Alors le roi, se retournant vers les trois spectateurs de cette scène :

– Monsieur d’Artagnan ? dit-il.

– Sire.

– Dites-moi donc, comment se fait-il que vous ayez la vue si trouble, vous qui d’ordinaire avez de si bons yeux ?

– J’ai la vue trouble, moi, Sire ?

– Sans doute.

– Cela doit être certainement, puisque Votre Majesté le dit. Mais en quoi trouble, s’il vous plaît ?

– Mais à propos de cet événement du bois Rochin.

– Ah ! ah !

– Sans doute. Vous avez vu les traces de deux chevaux, les pas de deux hommes, vous avez relevé les détails d’un combat. Rien de tout cela n’a existé ; illusion pure !

– Ah ! ah ! fit encore d’Artagnan.

– C’est comme ces piétinements du cheval, c’est comme ces indices de lutte. Lutte de de Guiche contre le sanglier, pas autre chose ; seulement, la lutte a été longue et terrible, à ce qu’il paraît.

– Ah ! ah ! continua d’Artagnan.

– Et quand je pense que j’ai un instant ajouté foi à une pareille erreur ; mais aussi vous parliez avec un tel aplomb.

– En effet, Sire, il faut que j’aie eu la berlue, dit d’Artagnan avec une belle humeur qui charma le roi.

– Vous en convenez, alors ?

– Pardieu ! Sire, si j’en conviens !

– De sorte que, maintenant, vous voyez la chose ?…

– Tout autrement que je ne la voyais il y a une demi-heure.

– Et vous attribuez cette différence dans votre opinion ?

– Oh ! à une chose bien simple, Sire ; il y a une demi-heure, je revenais du bois Rochin, où je n’avais pour m’éclairer qu’une méchante lanterne d’écurie…

– Tandis qu’à cette heure ?…

– À cette heure, j’ai tous les flambeaux de votre cabinet, et, de plus, les deux yeux du roi, qui éclairent comme des soleils.

Le roi se mit à rire, et de Saint-Aignan à éclater.

– C’est comme M. Valot, dit d’Artagnan reprenant la parole aux lèvres du roi, il s’est figuré que non seulement M. de Guiche avait été blessé par une balle, mais encore qu’il avait retiré une balle de sa poitrine.

– Ma foi ! dit Valot, j’avoue…

– N’est-ce pas que vous l’avez cru ? reprit d’Artagnan.

– C’est-à-dire, dit Valot, que non seulement je l’ai cru, mais qu’à cette heure encore j’en jurerais.

– Eh bien ! mon cher docteur, vous avez rêvé cela.

– J’avais rêvé ?

– La blessure de M. de Guiche, rêve ! la balle, rêve !… Ainsi, croyez-moi, n’en parlez plus.

– Bien dit, fit le roi ; le conseil que vous donne d’Artagnan est bon. Ne parlez plus de votre rêve à personne, monsieur Valot, et, foi de gentilhomme ! vous ne vous en repentirez point. Bonsoir, messieurs. Oh ! la triste chose qu’un affût au sanglier !

– La triste chose, répéta d’Artagnan à pleine voix qu’un affût au sanglier !

Et il répéta encore ce mot par toutes les chambres où il passa.

Et il sortit du château, emmenant Valot avec lui.

– Maintenant que nous sommes seuls, dit le roi à de Saint-Aignan, comment se nomme l’adversaire de de Guiche ?

De Saint-Aignan regarda le roi.

– Oh ! n’hésite pas, dit le roi, tu sais bien que je dois pardonner.

– De Wardes, dit de Saint-Aignan.

– Bien.

Puis, rentrant chez lui vivement :

– Pardonner n’est pas oublier, dit Louis XIV.

Chapitre CLIX – Comment il est bon d’avoir deux cordes à son arc §

Manicamp sortait de chez le roi, tout heureux d’avoir si bien réussi, quand, en arrivant au bas de l’escalier et passant devant une portière, il se sentit tout à coup tirer par une manche.

Il se retourna et reconnut Montalais qui l’attendait au passage, et qui, mystérieusement, le corps penché en avant et la voix basse, lui dit :

– Monsieur, venez vite, je vous prie.

– Et où cela, mademoiselle ? demanda Manicamp.

– D’abord, un véritable chevalier ne m’eût point fait cette question, il m’eût suivie sans avoir besoin d’explication aucune.

– Eh bien ! mademoiselle, dit Manicamp, je suis prêt à me conduire en vrai chevalier.

– Non, il est trop tard, et vous n’en avez pas le mérite. Nous allons chez Madame ; venez.

– Ah ! ah ! fit Manicamp. Allons chez Madame.

Et il suivit Montalais, qui courait devant lui légère comme Galatée.

« Cette fois, se disait Manicamp tout en suivant son guide, je ne crois pas que les histoires de chasse soient de mise. Nous essaierons cependant, et, au besoin… ma fois ! au besoin, nous trouverons autre chose. »

Montalais courait toujours.

« Comme c’est fatigant, pensa Manicamp, d’avoir à la fois besoin de son esprit et de ses jambes ! »

Enfin on arriva.

Madame avait achevé sa toilette de nuit ; elle était en déshabillé élégant ; mais on comprenait que cette toilette était faite avant qu’elle eût à subir les émotions qui l’agitaient.

Elle attendait avec une impatience visible.

Aussi Montalais et Manicamp la trouvèrent-ils debout près de la porte.

Au bruit de leurs pas, Madame était venue au-devant d’eux.

– Ah ! dit-elle, enfin !

– Voici M. de Manicamp, répondit Montalais.

Manicamp s’inclina respectueusement.

Madame fit signe à Montalais de se retirer. La jeune fille obéit.

Madame la suivit des yeux en silence, jusqu’à ce que la porte se fût refermée derrière elle ; puis, se retournant vers Manicamp :

– Qu’y a-t-il donc et que m’apprend-on, monsieur de Manicamp ? dit-elle ; il y a quelqu’un de blessé au château ?

– Oui, madame, malheureusement… M. de Guiche.

– Oui, M. de Guiche, répéta la princesse. En effet, je l’avais entendu dire, mais non affirmer. Ainsi, bien véritablement, c’est à M. de Guiche qu’est arrivée cette infortune ?

– À lui-même, madame.

– Savez-vous bien, monsieur de Manicamp, dit vivement la princesse, que les duels sont antipathiques au roi ?

– Certes, madame ; mais un duel avec une bête fauve n’est pas justiciable de Sa Majesté.

– Oh ! vous ne me ferez pas l’injure de croire que j’ajouterai foi à cette fable absurde répandue je ne sais trop dans quel but, et prétendant que M. de Guiche a été blessé par un sanglier. Non, non, monsieur ; la vérité est connue, et, dans ce moment, outre le désagrément de sa blessure, M. de Guiche court le risque de sa liberté.

– Hélas ! madame, dit Manicamp, je le sais bien ; mais qu’y faire ?

– Vous avez vu Sa Majesté ?

– Oui, madame.

– Que lui avez-vous dit ?

– Je lui ai raconté comment M. de Guiche avait été à l’affût, comment un sanglier était sorti du bois Rochin, comment M. de Guiche avait tiré sur lui, et comment enfin l’animal furieux était revenu sur le tireur, avait tué son cheval et l’avait lui-même grièvement blessé.

– Et le roi a cru tout cela ?

– Parfaitement.

– Oh ! vous me surprenez, monsieur de Manicamp, vous me surprenez beaucoup.

Et Madame se promena de long en large en jetant de temps en temps un coup d’œil interrogateur sur Manicamp, qui demeurait impassible et sans mouvement à la place qu’il avait adoptée en entrant. Enfin, elle s’arrêta.

– Cependant, dit-elle, tout le monde s’accorde ici à donner une autre cause à cette blessure.

– Et quelle cause, madame ? fit Manicamp, puis-je, sans indiscrétion, adresser cette question à Votre Altesse ?

– Vous demandez cela, vous, l’ami intime de M. de Guiche ? vous, son confident ?

– Oh ! madame, l’ami intime, oui ; son confident, non. De Guiche est un de ces hommes qui peuvent avoir des secrets, qui en ont même, certainement, mais qui ne les disent pas. De Guiche est discret, madame.

– Eh bien ! alors, ces secrets que M. de Guiche renferme en lui, c’est donc moi qui aurai le plaisir de vous les apprendre, dit la princesse avec dépit ; car, en vérité, le roi pourrait vous interroger une seconde fois, et si, cette seconde fois, vous lui faisiez le même conte qu’à la première, il pourrait bien ne pas s’en contenter.

– Mais, madame, je crois que Votre Altesse est dans l’erreur à l’égard du roi. Sa Majesté a été fort satisfaite de moi, je vous jure.

– Alors, permettez-moi de vous dire, monsieur de Manicamp, que cela prouve une seule chose, c’est que Sa Majesté est très facile à satisfaire.

– Je crois que Votre Altesse a tort de s’arrêter à cette opinion. Sa Majesté est connue pour ne se payer que de bonnes raisons.

– Et croyez-vous qu’elle vous saura gré de votre officieux mensonge, quand demain elle apprendra que M. de Guiche a eu pour M. de Bragelonne, son ami, une querelle qui a dégénéré en rencontre ?

– Une querelle pour M. de Bragelonne ? dit Manicamp de l’air le plus naïf qu’il y ait au monde ; que me fait donc l’honneur de me dire Votre Altesse ?

– Qu’y a-t-il d’étonnant ? M. de Guiche est susceptible, irritable, il s’emporte facilement.

– Je tiens, au contraire, madame, M. de Guiche pour très patient, et n’être jamais susceptible et irritable qu’avec les plus justes motifs.

– Mais n’est-ce pas un juste motif que l’amitié ? dit la princesse.

– Oh ! certes, madame, et surtout pour un cœur comme le sien.

– Eh bien ! M. de Bragelonne est un ami de M. de Guiche ; vous ne nierez pas ce fait ?

– Un très grand ami.

– Eh bien ! M. de Guiche a pris le parti de M. de Bragelonne, et comme M. de Bragelonne était absent et ne pouvait se battre, il s’est battu pour lui.

Manicamp se mit à sourire, et fit deux ou trois mouvements de tête et d’épaules qui signifiaient : « Dame ! si vous le voulez absolument… »

– Mais enfin, dit la princesse impatientée, parlez !

– Moi ?

– Sans doute ; il est évident que vous n’êtes pas de mon avis, et que vous avez quelque chose à dire.

– Je n’ai à dire, madame, qu’une seule chose.

– Dites-la !

– C’est que je ne comprends pas un mot de ce que vous me faites l’honneur de me raconter.

– Comment ! vous ne comprenez pas un mot à cette querelle de M. de Guiche avec M. de Wardes ? s’écria la princesse presque irritée.

Manicamp se tut.

– Querelle, continua-t-elle, née d’un propos plus ou moins malveillant ou plus ou moins fondé sur la vertu de certaine dame ?

– Ah ! de certaine dame ? Ceci est autre chose, dit Manicamp.

– Vous commencez à comprendre, n’est-ce pas ?

– Votre Altesse m’excusera, mais je n’ose…

– Vous n’osez pas ? dit Madame exaspérée. Eh bien ! attendez, je vais oser, moi.

– Madame, madame ! s’écria Manicamp, comme s’il était effrayé, faites attention à ce que vous allez dire.

– Ah ! il paraît que, si j’étais un homme, vous vous battriez avec moi, malgré les édits de Sa Majesté, comme M. de Guiche s’est battu avec M. de Wardes, et cela pour la vertu de Mlle de La Vallière.

– De Mlle de La Vallière ! s’écria Manicamp en faisant un soubresaut subit comme s’il était à cent lieues de s’attendre à entendre prononcer ce nom.

– Oh ! qu’avez-vous donc, monsieur de Manicamp, pour bondir ainsi ? dit Madame avec ironie ; auriez-vous l’impertinence de douter, vous, de cette vertu ?

– Mais il ne s’agit pas le moins du monde, en tout cela, de la vertu de Mlle de La Vallière, madame.

– Comment ! lorsque deux hommes se sont brûlé la cervelle pour une femme, vous dites qu’elle n’a rien à faire dans tout cela et qu’il n’est point question d’elle ? Ah ! je ne vous croyais pas si bon courtisan, monsieur de Manicamp.

– Pardon, pardon, madame, dit le jeune homme, mais nous voilà bien loin de compte. Vous me faites l’honneur de me parler une langue, et moi, à ce qu’il paraît, j’en parle une autre.

– Plaît-il ?

– Pardon, j’ai cru comprendre que Votre Altesse me voulait dire que MM. de Guiche et de Wardes s’étaient battus pour Mlle de La Vallière.

– Mais oui.

– Pour Mlle de La Vallière, n’est-ce pas ? répéta Manicamp.

– Eh ! mon Dieu, je ne dis pas que M. de Guiche s’occupât en personne de Mlle de La Vallière ; mais qu’il s’en est occupé par procuration.

– Par procuration !

– Voyons, ne faites donc pas toujours l’homme effaré. Ne sait-on pas ici que M. de Bragelonne est fiancé à Mlle de La Vallière, et qu’en partant pour la mission que le roi lui a confiée à Londres, il a chargé son ami, M. de Guiche, de veiller sur cette intéressante personne ?

– Ah ! je ne dis plus rien, Votre Altesse est instruite.

– De tout, je vous en préviens.

Manicamp se mit à rire, action qui faillit exaspérer la princesse, laquelle n’était pas, comme on le sait, d’une humeur bien endurante.

– Madame, reprit le discret Manicamp en saluant la princesse, enterrons toute cette affaire, qui ne sera jamais bien éclaircie.

– Oh ! quant à cela, il n’y a plus rien à faire, et les éclaircissements sont complets. Le roi saura que de Guiche a pris parti pour cette petite aventurière qui se donne des airs de grande dame ; il saura que M. de Bragelonne ayant nommé pour son gardien ordinaire du jardin des Hespérides son ami M. de Guiche, celui-ci a donné le coup de dent requis au marquis de Wardes, qui osait porter la main sur la pomme d’or. Or, vous n’êtes pas sans savoir, monsieur de Manicamp, vous qui savez si bien toutes choses, que le roi convoite de son côté le fameux trésor, et que peut-être saura-t-il mauvais gré à M. de Guiche de s’en constituer le défenseur. Êtes-vous assez renseigné maintenant, et vous faut-il un autre avis ? Parlez, demandez.

– Non, madame, non je ne veux rien savoir de plus.

– Sachez cependant, car il faut que vous sachiez cela, monsieur de Manicamp, sachez que l’indignation de Sa Majesté sera suivie d’effets terribles. Chez les princes d’un caractère comme l’est celui du roi, la colère amoureuse est un ouragan.

– Que vous apaisez, vous, madame.

– Moi ! s’écria la princesse avec un geste de violente ironie ; moi ! et à quel titre ?

– Parce que vous n’aimez pas les injustices, madame.

– Et ce serait une injustice, selon vous, que d’empêcher le roi de faire ses affaires d’amour ?

– Vous intercéderez cependant en faveur de M. de Guiche.

– Eh ! cette fois vous devenez fou, monsieur, dit la princesse d’un ton plein de hauteur.

– Au contraire, madame, je suis dans mon meilleur sens, et, je le répète, vous défendrez M. de Guiche auprès du roi.

– Moi ?

– Oui.

– Et comment cela ?

– Parce que la cause de M. de Guiche, c’est la vôtre, madame, dit tout bas avec ardeur Manicamp, dont les yeux venaient de s’allumer.

– Que voulez-vous dire ?

– Je dis, madame, que, dans le nom de La Vallière, à propos de cette défense prise par M. de Guiche pour M. de Bragelonne absent, je m’étonne que Votre Altesse n’ait pas deviné un prétexte.

– Un prétexte ?

– Oui.

– Mais un prétexte à quoi ? répéta en balbutiant la princesse que venaient d’instruire les regards de Manicamp.

– Maintenant, madame, dit le jeune homme, j’en ai dit assez, je présume, pour engager Votre Altesse à ne pas charger, devant le roi, ce pauvre de Guiche, sur qui vont tomber toutes les inimitiés fomentées par un certain parti très opposé au vôtre.

– Vous voulez dire, au contraire, ce me semble, que tous ceux qui n’aiment point Mlle de La Vallière, et même peut-être quelques-uns de ceux qui l’aiment, en voudront au comte ?

– Oh ! Madame, poussez-vous aussi loin l’obstination, et n’ouvrirez-vous point l’oreille aux paroles d’un ami dévoué ? Faut-il que je m’expose à vous déplaire, faut-il que je vous nomme, malgré moi, la personne qui fut la véritable cause de la querelle ?

– La personne ! fit Madame en rougissant.

– Faut-il, continua Manicamp, que je vous montre le pauvre de Guiche irrité, furieux, exaspéré de tous ces bruits qui courent sur cette personne ? Faut-il, si vous vous obstinez à ne pas la reconnaître, et si, moi, le respect continue de m’empêcher de la nommer, faut-il que je vous rappelle les scènes de Monsieur avec milord de Buckingham, les insinuations lancées à propos de cet exil du duc ? Faut-il que je vous retrace les soins du comte à plaire, à observer, à protéger cette personne pour laquelle seule il vit, pour laquelle seule il respire ? Eh bien ! je le ferai, et quand je vous aurai rappelé tout cela, peut-être comprendrez-vous que le comte, à bout de patience, harcelé depuis longtemps par de Wardes, au premier mot désobligeant que celui-ci aura prononcé sur cette personne, aura pris feu et respiré la vengeance.

La princesse cacha son visage dans ses mains.

– Monsieur ! monsieur ! s’écria-t-elle, savez-vous bien ce que vous dites là et à qui vous le dites ?

– Alors, madame, poursuivit Manicamp comme s’il n’eût point entendu les exclamations de la princesse, rien ne vous étonnera plus, ni l’ardeur du comte à chercher cette querelle, ni son adresse merveilleuse à la transporter sur un terrain étranger à vos intérêts. Cela surtout est prodigieux d’habileté et de sang-froid ; et, si la personne pour laquelle le comte de Guiche s’est battu et a versé son sang, en réalité, doit quelque reconnaissance au pauvre blessé, ce n’est vraiment pas pour le sang qu’il a perdu, pour la douleur qu’il a soufferte, mais pour sa démarche à l’endroit d’un honneur qui lui est plus précieux que le sien.

– Oh ! s’écria Madame comme si elle eût été seule ; oh ! ce serait véritablement à cause de moi ?

Manicamp put respirer ; il avait bravement gagné le temps du repos : il respira.

Madame, de son côté, demeura quelque temps plongée dans une rêverie douloureuse. On devinait son agitation aux mouvements précipités de son sein, à la langueur de ses yeux, aux pressions fréquentes de sa main sur son cœur.

Mais, chez elle, la coquetterie n’était pas une passion inerte ; c’était, au contraire, un feu qui cherchait des aliments et qui les trouvait.

– Alors, dit-elle, le comte aura obligé deux personnes à la fois, car M. de Bragelonne aussi doit à M. de Guiche une grande reconnaissance ; d’autant plus grande, que, partout et toujours, Mlle de La Vallière passera pour avoir été défendue par ce généreux champion.

Manicamp comprit qu’il demeurait un reste de doute dans le cœur de la princesse, et son esprit s’échauffa par la résistance.

– Beau service, en vérité, dit-il, que celui qu’il a rendu à Mlle de La Vallière ! beau service que celui qu’il a rendu à M. de Bragelonne ! Le duel a fait un éclat qui déshonore à moitié cette jeune fille, un éclat qui la brouille nécessairement avec le vicomte. Il en résulte que le coup de pistolet de M. de Wardes a eu trois résultats au lieu d’un : il tue à la fois l’honneur d’une femme, le bonheur d’un homme, et peut-être, en même temps, a-t-il blessé à mort un des meilleurs gentilshommes de France ! Ah ! madame ! votre logique est bien froide : elle condamne toujours, elle n’absout jamais.

Les derniers mots de Manicamp battirent en brèche le dernier doute demeuré non pas dans le cœur, mais dans l’esprit de Madame. Ce n’était plus ni une princesse avec ses scrupules ni une femme avec ses soupçonneux retours, c’était un cœur qui venait de sentir le froid profond d’une blessure.

– Blessé à mort ! murmura-t-elle d’une voix haletante ; oh ! monsieur de Manicamp, n’avez-vous pas dit blessé à mort ?

Manicamp ne répondit que par un profond soupir.

– Ainsi donc, vous dites que le comte est dangereusement blessé ? continua la princesse.

– Eh ! madame, il a une main brisée et une balle dans la poitrine.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! reprit la princesse avec l’excitation de la fièvre, c’est affreux, monsieur de Manicamp ! Une main brisée, dites-vous ? une balle dans la poitrine, mon Dieu ! Et c’est ce lâche, ce misérable, c’est cet assassin de de Wardes qui a fait cela ! Décidément, le Ciel n’est pas juste.

Manicamp paraissait en proie à une violente émotion. Il avait, en effet, déployé beaucoup d’énergie dans la dernière partie de son plaidoyer.

Quant à Madame, elle n’en était plus à calculer les convenances ; lorsque chez elle la passion parlait, colère ou sympathie, rien n’en arrêtait plus l’élan.

Madame s’approcha de Manicamp, qui venait de se laisser tomber sur un siège, comme si la douleur était une assez puissante excuse à commettre une infraction aux lois de l’étiquette.

– Monsieur, dit-elle en lui prenant la main, soyez franc.

Manicamp releva la tête.

– M. de Guiche, continua Madame, est-il en danger de mort ?

– Deux fois, madame, dit-il : d’abord, à cause de l’hémorragie qui s’est déclarée, une artère ayant été offensée à la main ; ensuite, à cause de la blessure de la poitrine qui aurait, le médecin le craignait du moins, offensé quelque organe essentiel.

– Alors il peut mourir ?

– Mourir, oui, madame, et sans même avoir la consolation de savoir que vous avez connu son dévouement.

– Vous le lui direz.

– Moi ?

– Oui ; n’êtes-vous pas son ami ?

– Moi ? oh ! non, madame, je ne dirai à M. de Guiche, si le malheureux est encore en état de m’entendre, je ne lui dirai que ce que j’ai vu, c’est-à-dire votre cruauté pour lui.

– Monsieur, oh ! vous ne commettrez pas cette barbarie.

– Oh ! si fait, madame, je dirai cette vérité, car, enfin, la nature est puissante chez un homme de son âge. Les médecins sont savants, et si, par hasard, le pauvre comte survivait à sa blessure, je ne voudrais pas qu’il restât exposé à mourir de la blessure du cœur après avoir échappé à celle du corps.

Sur ces mots, Manicamp se leva, et, avec un profond respect, parut vouloir prendre congé.

– Au moins, monsieur, dit Madame en l’arrêtant d’un air presque suppliant, vous voudrez bien me dire en quel état se trouve le malade ; quel est le médecin qui le soigne ?

– Il est fort mal, madame, voilà pour son état. Quant à son médecin, c’est le médecin de Sa Majesté elle-même, M. Valot. Celui-ci est, en outre, assisté du confrère chez lequel M. de Guiche a été transporté.

– Comment ! il n’est pas au château ? fit Madame.

– Hélas ! madame, le pauvre garçon était si mal, qu’il n’a pu être amené jusqu’ici.

– Donnez-moi l’adresse, monsieur, dit vivement la princesse : j’enverrai quérir de ses nouvelles.

– Rue du Feurre ; une maison de briques avec des volets blancs. Le nom du médecin est inscrit sur la porte.

– Vous retournez près du blessé, monsieur de Manicamp ?

– Oui, madame.

– Alors il convient que vous me rendiez un service.

– Je suis aux ordres de Votre Altesse.

– Faites ce que vous vouliez faire : retournez près de M. de Guiche, éloignez tous les assistants ; veuillez vous éloigner vous-même.

– Madame…

– Ne perdons pas de temps en explications inutiles. Voilà le fait ; n’y voyez pas autre chose que ce qui s’y trouve, ne demandez pas autre chose que ce que je vous dis. Je vais envoyer une de mes femmes, deux peut-être, à cause de l’heure avancée ; je ne voudrais pas qu’elles vous vissent, ou plus franchement, je ne voudrais pas que vous les vissiez : ce sont des scrupules que vous devez comprendre, vous surtout, monsieur de Manicamp, qui devinez tout.

– Oh ! madame, parfaitement ; je puis même faire mieux, je marcherai devant vos messagères ; ce sera à la fois un moyen de leur indiquer sûrement la route et de les protéger si le hasard faisait qu’elles eussent, contre toute probabilité, besoin de protection.

– Et puis, par ce moyen surtout, elles entreront sans difficulté aucune, n’est-ce pas ?

– Certes, madame ; car, passant le premier, j’aplanirais ces difficultés, si le hasard faisait qu’elles existassent.

– Eh bien ! allez, allez, monsieur de Manicamp, et attendez au bas de l’escalier.

– J’y vais, madame.

– Attendez.

Manicamp s’arrêta.

– Quand vous entendrez descendre deux femmes, sortez et suivez, sans vous retourner, la route qui conduit chez le pauvre comte.

– Mais, si le hasard faisait descendre deux autres personnes que je m’y trompasse ?

– On frappera trois fois doucement dans les mains.

– Oui, madame.

– Allez, allez.

Manicamp se retourna, salua une dernière fois, et sortit la joie dans le cœur. Il n’ignorait pas, en effet, que la présence de Madame était le meilleur baume à appliquer sur les plaies du blessé.

Un quart d’heure ne s’était pas écoulé que le bruit d’une porte qu’on ouvrait et qu’on refermait avec précaution parvint jusqu’à lui. Puis il entendit les pas légers glissant le long de la rampe, puis les trois coups frappés dans les mains, c’est-à-dire le signal convenu.

Il sortit aussitôt, et, fidèle à sa parole, se dirigea, sans retourner la tête, à travers les rues de Fontainebleau, vers la demeure du médecin.

Chapitre CLX – M. Malicorne, archiviste du royaume de France §

Deux femmes, ensevelies dans leurs mantes et le visage couvert d’un demi-masque de velours noir, suivaient timidement les pas de Manicamp.

Au premier étage, derrière les rideaux de damas rouge, brillait la douce lueur d’une lampe posée sur un dressoir.

À l’autre extrémité de la même chambre, dans un lit à colonnes torses, fermé de rideaux pareils à ceux qui éteignaient le feu de la lampe, reposait de Guiche, la tête élevée sur un double oreiller, les yeux noyés dans un brouillard épais ; de longs cheveux noirs, bouclés, éparpillés sur le lit, paraient de leur désordre les tempes sèches et pâles du jeune homme.

On sentait que la fièvre était la principale hôtesse de cette chambre.

De Guiche rêvait. Son esprit suivait, à travers les ténèbres, un de ces rêves du délire comme Dieu en envoie sur la route de la mort à ceux qui vont tomber dans l’univers de l’éternité.

Deux ou trois taches de sang encore liquide maculaient le parquet.

Manicamp monta les degrés avec précipitation ; seulement, au seuil, il s’arrêta, poussa doucement la porte, passa la tête dans la chambre, et, voyant que tout était tranquille, il s’approcha, sur la pointe du pied, du grand fauteuil de cuir, échantillon mobilier du règne de Henri IV, et, voyant que la garde-malade s’y était naturellement endormie, il la réveilla et la pria de passer dans la pièce voisine.

Puis, debout près du lit, il demeura un instant à se demander s’il fallait réveiller de Guiche pour lui apprendre la bonne nouvelle.

Mais, comme derrière la portière il commençait à entendre le frémissement soyeux des robes et la respiration haletante de ses compagnes de route, comme il voyait déjà cette portière impatiente se soulever, il s’effaça le long du lit et suivit la garde-malade dans la chambre voisine.

Alors, au moment même où il disparaissait, la draperie se souleva et les deux femmes entrèrent dans la chambre qu’il venait de quitter.

Celle qui était entrée la première fit à sa compagne un geste impérieux qui la cloua sur un escabeau près de la porte.

Puis elle s’avança résolument vers le lit, fit glisser les rideaux sur la tringle de fer et rejeta leurs plis flottants derrière le chevet.

Elle vit alors la figure pâlie du comte ; elle vit sa main droite, enveloppée d’un linge éblouissant de blancheur, se dessiner sur la courtepointe à ramages sombres qui couvrait une partie de ce lit de douleur.

Elle frissonna en voyant une goutte de sang qui allait s’élargissant sur ce linge.

La poitrine blanche du jeune homme était découverte, comme si le frais de la nuit eût dû aider sa respiration. Une petite bandelette attachait l’appareil de la blessure, autour de laquelle s’élargissait un cercle bleuâtre de sang extravasé.

Un soupir profond s’exhala de la bouche de la jeune femme. Elle s’appuya contre la colonne du lit, et regarda par les trous de son masque ce douloureux spectacle.

Un souffle rauque et strident passait comme le râle de la mort par les dents serrées du comte.

La dame masquée saisit la main gauche du blessé.

Cette main brûlait comme un charbon ardent.

Mais, au moment où se posa dessus la main glacée de la dame, l’action de ce froid fut telle, que de Guiche ouvrit les yeux et tâcha de rentrer dans la vie en animant son regard.

La première chose qu’il aperçut, fut le fantôme dressé devant la colonne de son lit.

À cette vue, ses yeux se dilatèrent, mais sans que l’intelligence y allumât sa pure étincelle.

Alors la dame fit un signe à sa compagne, qui était demeurée près de la porte ; sans doute celle-ci avait sa leçon faite, car, d’une voix clairement accentuée, et sans hésitation aucune, elle prononça ces mots :

– Monsieur le comte, Son Altesse Royale Madame a voulu savoir comment vous supportiez les douleurs de cette blessure et vous témoigner par ma bouche tout le regret qu’elle éprouve de vous voir souffrir.

Au mot Madame, de Guiche fit un mouvement ; il n’avait point encore remarqué la personne à laquelle appartenait cette voix.

Il se retourna donc naturellement vers le point d’où venait cette voix.

Mais, comme la main glacée ne l’avait point abandonné, il en revint à regarder ce fantôme immobile.

– Est-ce vous qui me parlez, madame, demanda-t-il d’une voix affaiblie, ou y avait-il avec vous une autre personne dans cette chambre ?

– Oui, répondit le fantôme d’une voix presque inintelligible et en baissant la tête.

– Eh bien ! fit le blessé avec effort, merci. Dites à Madame que je ne regrette plus de mourir, puisqu’elle s’est souvenue de moi.

À ce mot mourir, prononcé par un mourant, la dame masquée ne put retenir ses larmes, qui coulèrent sous son masque et apparurent sur ses joues à l’endroit où le masque cessait de les couvrir.

De Guiche, s’il eût été plus maître de ses sens, les eût vues rouler en perles brillantes et tomber sur son lit.

La dame, oubliant qu’elle avait un masque, porta la main à ses yeux pour les essuyer, et, rencontrant sous sa main le velours agaçant et froid, elle arracha le masque avec colère et le jeta sur le parquet.

À cette apparition inattendue, qui semblait pour lui sortir d’un nuage, de Guiche poussa un cri et tendit les bras.

Mais toute parole expira sur ses lèvres, comme toute force dans ses veines.

Sa main droite, qui avait suivi l’impulsion de la volonté sans calculer son degré de puissance, sa main droite retomba sur le lit, et, tout aussitôt, ce linge si blanc fut rougi d’une tache plus large.

Et, pendant ce temps, les yeux du jeune homme se couvraient et se fermaient comme s’il eût commencé d’entrer en lutte avec l’ange indomptable de la mort.

Puis, après quelques mouvements sans volonté, la tête se retrouva immobile sur l’oreiller.

Seulement, de pâle, elle était devenue livide.

La dame eut peur ; mais, cette fois, contrairement à l’habitude, la peur fut attractive.

Elle se pencha vers le jeune homme, dévorant de son souffle ce visage froid et décoloré, qu’elle toucha presque ; puis elle déposa un rapide baiser sur la main gauche de de Guiche, qui, secoué comme par une décharge électrique, se réveilla une seconde fois, ouvrit de grands yeux sans pensée, et retomba dans un évanouissement profond.

– Allons, dit-elle à sa compagne, allons, nous ne pouvons demeurer plus longtemps ici ; j’y ferais quelque folie.

– Madame ! madame ! Votre Altesse oublie son masque, dit la vigilante compagne.

– Ramassez-le, répondit sa maîtresse en se glissant éperdue par l’escalier.

Et, comme la porte de la rue était restée entrouverte, les deux oiseaux légers passèrent par cette ouverture, et, d’une course légère, regagnèrent le palais.

L’une des deux dames monta jusqu’aux appartements de Madame, où elle disparut.

L’autre entra dans l’appartement des filles d’honneur, c’est-à-dire à l’entresol.

Arrivée à sa chambre, elle s’assit devant une table, et, sans se donner le temps de respirer, elle se mit à écrire le billet suivant :

« Ce soir, Madame a été voir M. de Guiche. Tout va à merveille de ce côté. Allez du vôtre, et surtout brûlez ce papier. »

Puis elle plia la lettre en lui donnant une forme longue, et, sortant de chez elle avec précaution, elle traversa un corridor qui conduisait au service des gentilshommes de Monsieur.

Là, elle s’arrêta devant une porte, sous laquelle, ayant heurté deux coups secs, elle glissa le papier et s’enfuit.

Alors, revenant chez elle, elle fit disparaître toute trace de sa sortie et de l’écriture du billet.

Au milieu des investigations auxquelles elle se livrait, dans le but que nous venons de dire, elle aperçut sur la table le masque de Madame qu’elle avait rapporté suivant l’ordre de sa maîtresse, mais qu’elle avait oublié de lui remettre.

– Oh ! oh ! dit-elle, n’oublions pas de faire demain ce que j’ai oublié de faire aujourd’hui.

Et elle prit le masque par sa joue de velours, et, sentant son pouce humide, elle regarda son pouce.

Il était non seulement humide, mais rougi.

Le masque était tombé sur une de ces taches de sang qui, nous l’avons dit, maculaient le parquet, et, de l’extérieur noir, qui avait été mis par le hasard en contact avec lui, le sang avait passé à l’intérieur et tachait la batiste blanche.

– Oh ! oh ! dit Montalais, car nos lecteurs l’ont sans doute déjà reconnue à toutes les manœuvres que nous avons décrites, oh ! oh ! je ne lui rendrai plus ce masque, il est trop précieux maintenant.

Et, se levant, elle courut à un coffret de bois d’érable qui renfermait plusieurs objets de toilette et de parfumerie.

– Non, pas encore ici, dit-elle, un pareil dépôt n’est pas de ceux que l’on abandonne à l’aventure.

Puis, après un moment de silence et avec un sourire qui n’appartenait qu’à elle :

– Beau masque, ajouta Montalais, teint du sang de ce brave chevalier, tu iras rejoindre au magasin des merveilles les lettres de La Vallière, celles de Raoul, toute cette amoureuse collection enfin qui fera un jour l’histoire de France et l’histoire de la royauté. Tu iras chez M. Malicorne, continua la folle en riant, tandis qu’elle commençait à se déshabiller ; chez ce digne M. Malicorne, dit-elle en soufflant sa bougie, qui croit n’être que maître des appartements de Monsieur, et que je fais, moi, archiviste et historiographe de la maison de Bourbon et des meilleures maisons du royaume. Qu’il se plaigne, maintenant, ce bourru de Malicorne !

Et elle tira ses rideaux et s’endormit.

Chapitre CLXI – Le voyage §

Le lendemain, jour indiqué pour le départ, le roi, à onze heures sonnantes, descendit, avec les reines et Madame, le grand degré pour aller prendre son carrosse, attelé de six chevaux piaffant au bas de l’escalier.

Toute la cour attendait dans le Fer-à-cheval en habits de voyage ; et c’était un brillant spectacle que cette quantité de chevaux sellés, de carrosses attelés, d’hommes et de femmes entourés de leurs officiers, de leurs valets et de leurs pages.

Le roi monta dans son carrosse accompagné des deux reines.

Madame en fit autant avec Monsieur.

Les filles d’honneur imitèrent cet exemple et prirent place, deux par deux, dans les carrosses qui leur étaient destinés.

Le carrosse du roi prit la tête, puis vint celui de Madame, puis les autres suivirent, selon l’étiquette.

Le temps était chaud ; un léger souffle d’air, qu’on avait pu croire assez fort le matin pour rafraîchir l’atmosphère, fut bientôt embrasé par le soleil caché sous les nuages, et ne s’infiltra plus, à travers cette chaude vapeur qui s’élevait du sol, que comme un vent brûlant qui soulevait une fine poussière et frappait au visage les voyageurs pressés d’arriver.

Madame fut la première qui se plaignit de la chaleur.

Monsieur lui répondit en se renversant dans le carrosse comme un homme qui va s’évanouir, et il s’inonda de sels et d’eaux de senteur, tout en poussant de profonds soupirs.

Alors Madame lui dit de son air le plus aimable :

– En vérité, monsieur, je croyais que vous eussiez été assez galant, par la chaleur qu’il fait, pour me laisser mon carrosse à moi toute seule et faire la route à cheval.

– À cheval ! s’écria le prince avec un accent d’effroi qui fit voir combien il était loin d’adhérer à cet étrange projet ; à cheval ! Mais vous n’y pensez pas, madame, toute ma peau s’en irait par pièces au contact de ce vent de feu.

Madame se mit à rire.

– Vous prendrez mon parasol, dit-elle.

– Et la peine de le tenir ? répondit Monsieur avec le plus grand sang-froid. D’ailleurs, je n’ai pas de cheval.

– Comment ! pas de cheval ? répliqua la princesse, qui, si elle ne gagnait pas l’isolement, gagnait du moins la taquinerie ; pas de cheval ? Vous faites erreur, monsieur, car je vois là-bas votre bai favori.

– Mon cheval bai ? s’écria le prince en essayant d’exécuter vers la portière un mouvement qui lui causa tant de gêne, qu’il ne l’accomplit qu’à moitié, et qu’il se hâta de reprendre son immobilité.

– Oui, dit Madame, votre cheval, conduit en main par M. de Malicorne.

– Pauvre bête ! répliqua le prince, comme il va avoir chaud !

Et, sur ces paroles, il ferma les yeux, pareil à un mourant qui expire.

Madame, de son côté, s’étendit paresseusement dans l’autre coin de la calèche et ferma les yeux aussi, non pas pour dormir, mais pour songer tout à son aise.

Cependant le roi, assis sur le devant de la voiture, dont il avait cédé le fond aux deux reines, éprouvait cette vive contrariété des amants inquiets qui, toujours, sans jamais assouvir cette soif ardente, désirent la vue de l’objet aimé, puis s’éloignent à demi contents sans s’apercevoir qu’ils ont amassé une soif plus ardente encore.

Le roi, marchant en tête comme nous avons dit, ne pouvait, de sa place, apercevoir les carrosses des dames et des filles d’honneur, qui venaient les derniers.

Il lui fallait, d’ailleurs, répondre aux éternelles interpellations de la jeune reine, qui, tout heureuse de posséder son cher mari, comme elle disait dans son oubli de l’étiquette royale, l’investissait de tout son amour, le garrottait de tous ses soins, de peur qu’on ne vînt le lui prendre ou qu’il ne lui prît l’envie de la quitter.

Anne d’Autriche, que rien n’occupait alors que les élancements sourds que, de temps en temps, elle éprouvait dans le sein, Anne d’Autriche faisait joyeuse contenance, et, bien qu’elle devinât l’impatience du roi, elle prolongeait malicieusement son supplice par des reprises inattendues de conversation, au moment où le roi, retombé en lui-même, commençait à y caresser ses secrètes amours.

Tout cela, petits soins de la part de la reine, taquinerie de la part d’Anne d’Autriche, tout cela finit pas sembler insupportable au roi, qui ne savait pas commander aux mouvements de son cœur.

Il se plaignit d’abord de la chaleur ; c’était un acheminement à d’autres plaintes.

Mais ce fut avec assez d’adresse pour que Marie-Thérèse ne devinât point son but.

Prenant donc ce que disait le roi au pied de la lettre, elle éventa Louis de ses plumes d’autruche.

Mais, la chaleur passée, le roi se plaignit de crampes et d’impatiences dans les jambes, et comme, justement, le carrosse s’arrêtait pour relayer :

– Voulez-vous que je descende avec vous ? demanda la reine. Moi aussi, j’ai les jambes inquiètes. Nous ferons quelques pas à pied, puis les carrosses nous rejoindront et nous y reprendrons notre place.

Le roi fronça le sourcil ; c’est une rude épreuve que fait subir à son infidèle la femme jalouse qui, quoique en proie à la jalousie, s’observe avec assez de puissance pour ne pas donner de prétexte à la colère.

Néanmoins, le roi ne pouvait refuser : il accepta donc, descendit, donna le bras à la reine, et fit avec elle plusieurs pas, tandis que l’on changeait de chevaux.

Tout en marchant, il jetait un coup d’œil envieux sur les courtisans qui avaient le bonheur de faire la route à cheval.

La reine s’aperçut bientôt que la promenade à pied ne plaisait pas plus au roi que le voyage en voiture. Elle demanda donc à remonter en carrosse.

Le roi la conduisit jusqu’au marchepied, mais ne remonta point avec elle. Il fit trois pas en arrière et chercha, dans la file des carrosses, à reconnaître celui qui l’intéressait si vivement.

À la portière du sixième, apparaissait la blanche figure de La Vallière.

Comme le roi, immobile à sa place, se perdait en rêveries sans voir que tout était prêt et que l’on n’attendait plus que lui, il entendit, à trois pas, une voix qui l’interpellait respectueusement. C’était M. de Malicorne, en costume complet d’écuyer, tenant sous son bras gauche la bride de deux chevaux.

– Votre Majesté a demandé un cheval ? dit-il.

– Un cheval ! Vous auriez un de mes chevaux ? demanda le roi, qui essayait de reconnaître ce gentilhomme, dont la figure ne lui était pas encore familière.

– Sire, répondit Malicorne, j’ai au moins un cheval au service de Votre Majesté.

Et Malicorne indiqua le cheval bai de Monsieur, qu’avait remarqué Madame.

L’animal était superbe et royalement caparaçonné.

– Mais ce n’est pas un de mes chevaux, monsieur ? dit le roi.

– Sire, c’est un cheval des écuries de Son Altesse Royale. Mais Son Altesse Royale ne monte pas à cheval quand il fait si chaud.

Le roi ne répondit rien, mais s’approcha vivement de ce cheval, qui creusait la terre avec son pied.

Malicorne fit un mouvement pour tenir l’étrier ; Sa Majesté était déjà en selle.

Rendu à la gaieté par cette bonne chance, le roi courut tout souriant au carrosse des reines qui l’attendaient, et malgré l’air effaré de Marie Thérèse :

– Ah ! ma foi ! dit-il, j’ai trouvé ce cheval et j’en profite. J’étouffais dans le carrosse. Au revoir, mesdames.

Puis, s’inclinant gracieusement sur le col arrondi de sa monture, il disparut en une seconde.

Anne d’Autriche se pencha pour le suivre des yeux ; il n’allait pas bien loin, car, parvenu au sixième carrosse, il fit plier les jarrets de son cheval et ôta son chapeau.

Il saluait La Vallière, qui, à sa vue, poussa un petit cri de surprise, en même temps qu’elle rougissait de plaisir.

Montalais, qui occupait l’autre coin du carrosse, rendit au roi un profond salut. Puis, en femme d’esprit, elle feignit d’être très occupée du paysage, et se retira dans le coin à gauche.

La conversation du roi et de La Vallière commença comme toutes les conversations d’amants, par d’éloquents regards et par quelques mots d’abord vides de sens. Le roi expliqua comment il avait eu chaud dans son carrosse, à tel point qu’un cheval lui avait paru un bienfait.

– Et, ajouta-t-il, le bienfaiteur est un homme tout à fait intelligent, car il m’a deviné. Maintenant, il me reste un désir, c’est de savoir quel est le gentilhomme qui a servi si adroitement son roi, et l’a sauvé du cruel ennui où il était.

Montalais, pendant ce colloque qui, dès les premiers mots, l’avait réveillée, Montalais s’était approchée et s’était arrangée de façon à rencontrer le regard du roi vers la fin de sa phrase.

Il en résulta que, comme le roi regardait autant elle que La Vallière en interrogeant, elle put croire que c’était elle que l’on interrogeait, et, par conséquent, elle pouvait répondre.

Elle répondit donc :

– Sire, le cheval que monte Votre Majesté est un des chevaux de Monsieur, que conduisait en main un des gentilshommes de Son Altesse Royale.

– Et comment s’appelle ce gentilhomme, s’il vous plaît, mademoiselle ?

– M. de Malicorne, Sire.

Le nom fit son effet ordinaire.

– Malicorne ? répéta le roi en souriant.

– Oui, Sire, répliqua Aure. Tenez, c’est ce cavalier qui galope ici à ma gauche.

Et elle indiquait, en effet, notre Malicorne, qui, d’un air béat, galopait à la portière de gauche, sachant bien qu’on parlait de lui en ce moment même, mais ne bougeant pas plus sur la selle qu’un sourd et muet.

– Oui, c’est ce cavalier, dit le roi ; je me rappelle sa figure et je me rappellerai son nom.

Et le roi regarda tendrement La Vallière.

Aure n’avait plus rien à faire ; elle avait laissé tomber le nom de Malicorne ; le terrain était bon ; il n’y avait maintenant qu’à laisser le nom pousser et l’événement porter ses fruits.

En conséquence, elle se rejeta dans son coin avec le droit de faire à M. de Malicorne autant de signes agréables qu’elle voudrait, puisque M. de Malicorne avait eu le bonheur de plaire au roi. Comme on comprend bien, Montalais ne s’en fit pas faute. Et Malicorne, avec sa fine oreille et son œil sournois, empocha les mots :

– Tout va bien.

Le tout accompagné d’une pantomime qui renfermait un semblant de baiser.

– Hélas ! mademoiselle, dit enfin le roi, voilà que la liberté de la campagne va cesser ; votre service chez Madame sera plus rigoureux, et nous ne vous verrons plus.

– Votre Majesté aime trop Madame, répondit Louise, pour ne pas venir chez elle souvent ; et quand Votre Majesté traversera la chambre…

– Ah ! dit le roi d’une voix tendre et qui baissait par degrés, s’apercevoir n’est point se voir, et cependant il semble que ce soit assez pour vous.

Louise ne répondit rien ; un soupir gonflait son cœur, mais elle étouffa ce soupir.

– Vous avez sur vous-même une grande puissance, dit le roi.

La Vallière sourit avec mélancolie.

– Employez cette force à aimer, continua-t-il, et je bénirai Dieu de vous l’avoir donnée.

La Vallière garda le silence, mais leva sur le roi un œil chargé d’amour.

Alors, comme s’il eût été dévoré par ce brûlant regard, Louis passa la main sur son front, et, pressant son cheval des genoux, lui fit faire quelques pas en avant.

Elle, renversée en arrière, l’œil demi-clos, couvait du regard ce beau cavalier, dont les plumes ondoyaient au vent : elle aimait ses bras arrondis avec grâce ; sa jambe, fine et nerveuse, serrant les flancs du cheval ; cette coupe arrondie de profil, que dessinaient de beaux cheveux bouclés, se relevant parfois pour découvrir une oreille rose et charmante.

Enfin, elle aimait, la pauvre enfant, et elle s’enivrait de son amour. Après un instant, le roi revint près d’elle.

– Oh ! fit-il, vous ne voyez donc pas que votre silence me perce le cœur ! oh ! mademoiselle, que vous devez être impitoyable lorsque vous êtes résolue à quelque rupture ; puis je vous crois changeante… Enfin, enfin, je crains cet amour profond qui me vient de vous.

– Oh ! Sire, vous vous trompez, dit La Vallière, quand j’aimerai, ce sera pour toute la vie.

– Quand vous aimerez ! s’écria le roi avec hauteur. Quoi ! vous n’aimez donc pas ?

Elle cacha son visage dans ses mains.

– Voyez-vous, voyez-vous, dit le roi, que j’ai raison de vous accuser ; voyez-vous que vous êtes changeante, capricieuse, coquette, peut-être ; voyez-vous ! oh ! mon Dieu ! mon Dieu !

– Oh ! non, dit-elle. Rassurez-vous, Sire, non, non, non !

– Promettez-moi donc alors que vous serez toujours la même pour moi ?

– Oh ! toujours, Sire.

– Que vous n’aurez point de ces duretés qui brisent le cœur, point de ces changements soudains qui me donneraient la mort ?

– Non ! oh ! non.

– Eh bien, tenez, j’aime les promesses, j’aime à mettre sous la garantie du serment, c’est-à-dire sous la sauvegarde de Dieu, tout ce qui intéresse mon cœur et mon amour. Promettez-moi, ou plutôt jurez-moi, jurez-moi que, si dans cette vie que nous allons commencer, vie toute de sacrifices, de mystères, de douleurs, vie toute de contretemps et de malentendus ; jurez-moi que, si nous nous sommes trompés, que, si nous nous sommes mal compris, que, si nous nous sommes fait un tort, et c’est un crime en amour, jurez-moi, Louise !…

Elle tressaillit jusqu’au fond de l’âme ; c’était la première fois qu’elle entendait son nom prononcé ainsi par son royal amant.

Quant à Louis, ôtant son gant, il étendit la main jusque dans le carrosse.

– Jurez-moi, continua-t-il, que, dans toutes nos querelles, jamais, une fois loin l’un de l’autre, jamais nous ne laisserons passer la nuit sur une brouille sans qu’une visite, ou tout au moins un message de l’un de nous aille porter à l’autre la consolation et le repos.

La Vallière prit dans ses deux mains froides la main brûlante de son amant, et la serra doucement, jusqu’à ce qu’un mouvement du cheval, effrayé par la rotation et la proximité de la roue, l’arrachât à ce bonheur.

Elle avait juré.

– Retournez, Sire, dit-elle, retournez près des reines ; je sens un orage là bas, un orage qui menace mon cœur.

Louis obéit, salua Mlle de Montalais et partit au galop pour rejoindre le carrosse des reines.

En passant, il vit Monsieur qui dormait.

Madame ne dormait pas, elle.

Elle dit au roi, à son passage :

– Quel bon cheval, Sire !… N’est-ce pas le cheval bai de Monsieur ?

Quant à la jeune reine, elle ne dit rien que ces mots :

– Êtes-vous mieux, mon cher Sire ?

Chapitre CLXII – Trium-Féminat §

Le roi, une fois à Paris, se rendit au Conseil et travailla une partie de la journée. La reine demeura chez elle avec la reine mère, et fondit en larmes après avoir fait son adieu au roi.

– Ah ! ma mère, dit-elle, le roi ne m’aime plus. Que deviendrai-je, mon Dieu ?

– Un mari aime toujours une femme telle que vous, répondit Anne d’Autriche.

– Le moment peut venir, ma mère, où il aimera une autre femme que moi.

– Qu’appelez-vous aimer ?

– Oh ! toujours penser à quelqu’un, toujours rechercher cette personne.

– Est-ce que vous avez remarqué, dit Anne d’Autriche, que le roi fît de ces sortes de choses ?

– Non, madame, dit la jeune reine en hésitant.

– Vous voyez bien, Marie !

– Et cependant, ma mère, avouez que le roi me délaisse ?

– Le roi, ma fille, appartient à tout son royaume.

– Et voilà pourquoi il ne m’appartient plus, à moi ; voilà pourquoi je me verrai, comme se sont vues tant de reines, délaissée, oubliée, tandis que l’amour, la gloire et les honneurs seront pour les autres. Oh ! ma mère, le roi est si beau ! Combien lui diront qu’elles l’aiment, combien devront l’aimer !

– Il est rare que les femmes aiment un homme dans le roi. Mais cela dût-il arriver, j’en doute, souhaitez plutôt, Marie, que ces femmes aiment réellement votre mari. D’abord, l’amour dévoué de la maîtresse est un élément de dissolution rapide pour l’amour de l’amant ; et puis, à force d’aimer, la maîtresse perd tout empire sur l’amant, dont elle ne désire ni la puissance ni la richesse, mais l’amour. Souhaitez donc que le roi n’aime guère, et que sa maîtresse aime beaucoup !

– Oh ! ma mère, quelle puissance que celle d’un amour profond !

– Et vous dites que vous êtes abandonnée.

– C’est vrai, c’est vrai, je déraisonne… Il est un supplice pourtant, ma mère, auquel je ne saurais résister.

– Lequel ?

– Celui d’un heureux choix, celui d’un ménage qu’il se ferait à côté du nôtre ; celui d’une famille qu’il trouverait chez une autre femme. Oh ! si je voyais jamais des enfants au roi… j’en mourrais !

– Marie ! Marie ! répliqua la reine mère avec un sourire, et elle prit la main de la jeune reine : rappelez-vous ce mot que je vais vous dire, et qu’à jamais il vous serve de consolation : le roi ne peut avoir de dauphin sans vous, et vous pouvez en avoir sans lui.

À ces paroles, qu’elle accompagna d’un expressif éclat de rire, la reine mère quitta sa bru pour aller au-devant de Madame, dont un page venait d’annoncer la venue dans le grand cabinet.

Madame avait pris à peine le temps de se déshabiller. Elle arrivait avec une de ces physionomies agitées qui décèlent un plan dont l’exécution occupe et dont le résultat inquiète.

– Je venais voir, dit-elle, si Vos Majestés avaient quelque fatigue de notre petit voyage ?

– Aucune, dit la reine mère.

– Un peu, répliqua Marie-Thérèse.

– Moi, mesdames, j’ai surtout souffert de la contrariété.

– Quelle contrariété ? demanda Anne d’Autriche.

– Cette fatigue que devait prendre le roi à courir ainsi à cheval.

– Bon ! cela fait du bien au roi.

– Et je le lui ai conseillé moi-même, dit Marie-Thérèse en pâlissant.

Madame ne répondit rien à cela, seulement, un de ces sourires qui n’appartenaient qu’à elle se dessina sur ses lèvres, sans passer sur le reste de sa physionomie ; puis, changeant aussitôt la tournure de la conversation :

– Nous retrouvons Paris tout semblable au Paris que nous avons quitté : toujours des intrigues, toujours des trames, toujours des coquetteries.

– Intrigues !… Quelles intrigues ? demanda la reine mère.

– On parle beaucoup de M. Fouquet et de Mme Plessis-Bellière.

– Qui s’inscrit ainsi au numéro dix mille ? répliqua la reine mère. Mais les trames, s’il vous plaît ?

– Nous avons, à ce qu’il paraît, des démêlés avec la Hollande.

– Comment cela ?

– Monsieur me racontait cette histoire des médailles.

– Ah ! s’écria la jeune reine, ces médailles frappées en Hollande… où l’on voit un nuage passer sur le soleil du roi. Vous avez tort d’appeler cela de la trame, c’est de l’injure.

– Si méprisable que le roi la méprisera, répondit la reine mère. Mais, que disiez-vous des coquetteries ? Est-ce que vous voudriez parler de Mme d’Olonne ?

– Non pas, non pas ; je chercherai plus près de nous.

Casa de usted murmura la reine mère, sans remuer les lèvres, à l’oreille de sa bru.

Madame n’entendit rien et continua :

– Vous savez l’affreuse nouvelle ?

– Oh ! oui, cette blessure de M. de Guiche.

– Et vous l’attribuez, comme tout le monde, à un accident de chasse ?

– Mais oui, firent les deux reines, cette fois intéressées.

Madame se rapprocha.

– Un duel, dit-elle tout bas.

– Ah ! fit sévèrement Anne d’Autriche, aux oreilles de qui sonnait mal ce mot duel, proscrit en France depuis qu’elle y régnait.

– Un déplorable duel, qui a failli coûter, à Monsieur, deux de ses meilleurs amis ; au roi, deux bons serviteurs.

– Pourquoi ce duel ? demanda la jeune reine animée d’un instinct secret.

– Coquetteries, répéta triomphalement Madame. Ces messieurs ont disserté sur la vertu d’une dame : l’un a trouvé que Pallas était peu de chose à côté d’elle ; l’autre a prétendu que cette dame imitait Vénus agaçant Mars, et, ma foi ! ces messieurs ont combattu comme Hector et Achille.

– Vénus agaçant Mars ? se dit tout bas la jeune reine, sans oser approfondir l’allégorie.

– Qui est cette dame ? demanda nettement Anne d’Autriche. Vous avez dit, je crois, une dame d’honneur ?

– L’ai-je dit ? fit Madame.

– Oui. Je croyais même vous avoir entendue la nommer.

– Savez-vous qu’une femme de cette espèce est funeste dans une maison royale ?

– C’est Mlle de La Vallière ? dit la reine mère.

– Mon Dieu, oui, c’est cette petite laide.

– Je la croyais fiancée à un gentilhomme qui n’est ni M. de Guiche ni M. de Wardes, je suppose ?

– C’est possible, madame.

La jeune reine prit une tapisserie, qu’elle défit avec une affectation de tranquillité, démentie par le tremblement de ses doigts.

– Que parliez-vous de Vénus et de Mars ? poursuivit la reine mère ; est-ce qu’il y a un Mars ?

– Elle s’en vante.

– Vous venez de dire qu’elle s’en vante ?

– Il a été la cause du combat.

– Et M. de Guiche a soutenu la cause de Mars ?

– Oui, certes, en bon serviteur.

– En bon serviteur ! s’écria la jeune reine oubliant toute réserve pour laisser échapper sa jalousie ; serviteur de qui ?

– Mars, répliqua Madame, ne pouvant être défendu qu’aux dépens de cette Vénus, M. de Guiche a soutenu l’innocence absolue de Mars, et affirmé sans doute que Vénus s’en vantait.

– Et M. de Wardes, dit tranquillement Anne d’Autriche, propageait le bruit que Vénus avait raison.

« Ah ! de Wardes, pensa Madame, vous paierez cher cette blessure faite au plus noble des hommes. »

Et elle se mit à charger de Wardes avec tout l’acharnement possible, payant ainsi la dette du blessé et la sienne avec la certitude qu’elle faisait pour l’avenir la ruine de son ennemi. Elle en dit tant, que Manicamp, s’il se fût trouvé là, eût regretté d’avoir si bien servi son ami, puisqu’il en résultait la ruine de ce malheureux ennemi.

– Dans tout cela, dit Anne d’Autriche, je ne vois qu’une peste, qui est cette La Vallière.

La jeune reine reprit son ouvrage avec une froideur absolue.

Madame écouta.

– Est-ce que tel n’est pas votre avis ? lui dit Anne d’Autriche. Est-ce que vous ne faites pas remonter à elle la cause de cette querelle et du combat ?

Madame répondit par un geste qui n’était pas plus une affirmation qu’une négation.

– Je ne comprends pas trop alors ce que vous m’avez dit touchant le danger de la coquetterie, reprit Anne d’Autriche.

– Il est vrai, se hâta de dire Madame, que, si la jeune personne n’avait pas été coquette, Mars ne se serait pas occupé d’elle.

Ce mot de Mars ramena une fugitive rougeur sur les joues de la jeune reine ; mais elle ne continua pas moins son ouvrage commencé.

– Je ne veux pas qu’à ma Cour on arme ainsi les hommes les uns contre les autres, dit flegmatiquement Anne d’Autriche. Ces mœurs furent peut-être utiles dans un temps où la noblesse, divisée, n’avait d’autre point de ralliement que la galanterie. Alors les femmes, régnant seules, avaient le privilège d’entretenir la valeur des gentilshommes par des essais fréquents. Mais aujourd’hui, Dieu soit loué ! il n’y a qu’un seul maître en France. À ce maître est dû le concours de toute force et de toute pensée. Je ne souffrirai pas qu’on enlève à mon fils un de ses serviteurs.

Elle se tourna vers la jeune reine.

– Que faire à cette La Vallière ? dit-elle.

– La Vallière ? fit la reine paraissant surprise. Je ne connais pas ce nom.

Et cette réponse fut accompagnée d’un de ces sourires glacés qui vont seulement aux bouches royales.

Madame était elle-même une grande princesse, grande par l’esprit, la naissance et l’orgueil ; toutefois, le poids de cette réponse l’écrasa ; elle fut obligée d’attendre un moment pour se remettre.

– C’est une de mes filles d’honneur, répliqua-t-elle avec un salut.

– Alors, répliqua Marie-Thérèse du même ton, c’est votre affaire, ma sœur… non la nôtre.

– Pardon, reprit Anne d’Autriche, c’est mon affaire, à moi. Et je comprends fort bien, poursuivit-elle en adressant à Madame un regard d’intelligence, je comprends pourquoi Madame m’a dit ce qu’elle vient de me dire.

– Vous, ce qui émane de vous, madame, dit la princesse anglaise, sort de la bouche de la Sagesse.

– En renvoyant cette fille dans son pays, dit Marie-Thérèse avec douceur, on lui ferait une pension.

– Sur ma cassette ! s’écria vivement Madame.

– Non, non, madame, interrompit Anne d’Autriche, pas d’éclat, s’il vous plaît. Le roi n’aime pas qu’on fasse parler mal des dames. Que tout ceci, s’il vous plaît, s’achève en famille.

– Madame, vous aurez l’obligeance de faire mander ici cette fille.

– Vous, ma fille, vous serez assez bonne pour rentrer un moment chez vous.

Les prières de la vieille reine étaient des ordres. Marie-Thérèse se leva pour rentrer dans son appartement, et Madame pour faire appeler La Vallière par un page.

Chapitre CLXIII – Première querelle §

La Vallière entra chez la reine mère, sans se douter le moins du monde qu’il se fût tramé contre elle un complot dangereux.

Elle croyait qu’il s’agissait du service, et jamais la reine mère n’avait été mauvaise pour elle en pareille circonstance. D’ailleurs, ne ressortissant pas immédiatement à l’autorité d’Anne d’Autriche, elle ne pouvait avoir avec elle que des rapports officieux, auxquels sa propre complaisance et le rang de l’auguste princesse lui faisaient un devoir de donner toute la bonne grâce possible.

Elle s’avança donc vers la reine mère avec ce sourire placide et doux qui faisait sa principale beauté.

Comme elle ne s’approchait pas assez, Anne d’Autriche lui fit signe de venir jusqu’à sa chaise.

Alors Madame rentra, et, d’un air parfaitement tranquille, s’assit près de sa belle-mère, en reprenant l’ouvrage commencé par Marie-Thérèse.

La Vallière, au lieu de l’ordre qu’elle s’attendait à recevoir sur-le-champ, s’aperçut de ces préambules, et interrogea curieusement, sinon avec inquiétude, le visage des deux princesses.

Anne réfléchissait.

Madame conservait une affectation d’indifférence qui eût alarmé de moins timides.

– Mademoiselle, fit soudain la reine mère sans songer à modérer son accent espagnol, ce qu’elle ne manquait jamais de faire à moins qu’elle ne fût en colère, venez un peu, que nous causions de vous, puisque tout le monde en cause.

– De moi ? s’écria La Vallière en pâlissant.

– Feignez de l’ignorer, belle ; savez-vous le duel de M. de Guiche et de M. de Wardes ?

– Mon Dieu ! madame, le bruit en est venu hier jusqu’à moi, répliqua La Vallière en joignant les mains.

– Et vous ne l’aviez pas senti d’avance, ce bruit ?

– Pourquoi l’eussé-je senti, madame ?

– Parce que deux hommes ne se battent jamais sans motif, et que vous deviez connaître les motifs de l’animosité des deux adversaires.

– Je l’ignorais absolument, madame.

– C’est un système de défense un peu banal que la négation persévérante, et, vous qui êtes un bel esprit mademoiselle, vous devez fuir les banalités. Autre chose.

– Mon Dieu ! madame, Votre Majesté m’épouvante avec cet air glacé. Aurais-je eu le malheur d’encourir sa disgrâce ?

Madame se mit à rire. La Vallière la regarda d’un air stupéfait.

Anne reprit :

– Ma disgrâce !… Encourir ma disgrâce ! Vous n’y pensez pas, mademoiselle de La Vallière, il faut que je pense aux gens pour les prendre en disgrâce. Je ne pense à vous que parce qu’on parle de vous un peu trop, et je n’aime point qu’on parle des filles de ma Cour.

– Votre Majesté me fait l’honneur de me le dire, répliqua La Vallière effrayée ; mais je ne comprends pas en quoi l’on peut s’occuper de moi.

– Je m’en vais donc vous le dire. M. de Guiche aurait eu à vous défendre.

– Moi ?

– Vous-même. C’est d’un chevalier, et les belles aventurières aiment que les chevaliers lèvent la lance pour elles. Moi, je hais les champs, alors je hais surtout les aventures et… faites-en votre profit.

La Vallière se plia aux pieds de la reine, qui lui tourna le dos. Elle tendit les mains à Madame, qui lui rit au nez.

Un sentiment d’orgueil la releva.

– Mesdames, dit-elle, j’ai demandé quel est mon crime ; Votre Majesté doit me le dire, et je remarque que Votre Majesté me condamne avant de m’avoir admise à me justifier.

– Eh ! s’écria Anne d’Autriche, voyez donc les belles phrases, madame, voyez donc les beaux sentiments ; c’est une infante que cette fille, c’est une des aspirantes du grand Cyrus… c’est un puits de tendresse et de formules héroïques. On voit bien, ma toute belle, que nous entretenons notre esprit dans le commerce des têtes couronnées.

La Vallière se sentit mordre au cœur ; elle devint non plus pâle, mais blanche comme un lis, et toute sa force l’abandonna.

– Je voulais vous dire, interrompit dédaigneusement la reine, que, si vous continuez à nourrir des sentiments pareils, vous nous humilierez, nous femmes, à tel point que nous aurons honte de figurer près de vous. Devenez simple, mademoiselle. À propos, que me disait-on ? vous êtes fiancée, je crois ?

La Vallière comprima son cœur, qu’une souffrance nouvelle venait de déchirer.

– Répondez donc quand on vous parle !

– Oui, madame.

– À un gentilhomme ?

– Oui, madame.

– Qui s’appelle ?

– M. le vicomte de Bragelonne.

– Savez-vous que c’est un sort bien heureux pour vous, mademoiselle, et que, sans fortune, sans position… sans grands avantages personnels, vous devriez bénir le Ciel qui vous fait un avenir comme celui-là.

La Vallière ne répliqua rien.

– Où est-il ce vicomte de Bragelonne ? poursuivit la reine.

– En Angleterre, dit Madame, où le bruit des succès de Mademoiselle ne manquera pas de lui parvenir.

– Ô ciel ! murmura La Vallière éperdue.

– Eh bien ! mademoiselle, dit Anne d’Autriche, on fera revenir ce garçon-là, et on vous expédiera quelque part avec lui. Si vous êtes d’un avis différent, les filles ont des visées bizarres, fiez-vous à moi, je vous remettrai dans le bon chemin : je l’ai fait pour des filles qui ne vous valaient pas.

La Vallière n’entendait plus. L’impitoyable reine ajouta :

– Je vous enverrai seule quelque part où vous réfléchirez mûrement. La réflexion calme les ardeurs du sang ; elle dévore toutes les illusions de la jeunesse. Je suppose que vous m’avez comprise ?

– Madame ! Madame !

– Pas un mot.

– Madame, je suis innocente de tout ce que Votre Majesté peut supposer. Madame, voyez mon désespoir. J’aime, je respecte tant Votre Majesté !

– Il vaudrait mieux que vous ne me respectassiez pas, dit la reine avec une froide ironie. Il vaudrait mieux que vous ne fussiez pas innocente. Vous figurez-vous, par hasard, que je me contenterais de m’en aller, si vous aviez commis la faute ?

– Oh ! mais, madame, vous me tuez ?

– Pas de comédie, s’il vous plaît, ou je me charge du dénouement. Allez, rentrez chez vous, et que ma leçon vous profite.

– Madame, dit La Vallière à la duchesse d’Orléans, dont elle saisit les mains, priez pour moi, vous qui êtes si bonne !

– Moi ! répliqua celle-ci avec une joie insultante, moi bonne ?… Ah ! mademoiselle, vous n’en pensez pas un mot !

Et, brusquement, elle repoussa la main de la jeune fille.

Celle-ci, au lieu de fléchir, comme les deux princesses pouvaient l’attendre de sa pâleur et de ses larmes, reprit tout à coup son calme et sa dignité ; elle fit une révérence profonde et sortit.

– Eh bien ! dit Anne d’Autriche à Madame, croyez-vous qu’elle recommencera ?

– Je me défie des caractères doux et patients, répliqua Madame. Rien n’est plus courageux qu’un cœur patient, rien n’est plus sûr de soi qu’un esprit doux.

– Je vous réponds qu’elle pensera plus d’une fois avant de regarder le dieu Mars.

– À moins qu’elle ne se serve de son bouclier, riposta Madame.

Un fier regard de la reine mère répondit à cette objection, qui ne manquait pas de finesse, et les deux dames, à peu près sûres de leur victoire, allèrent retrouver Marie-Thérèse, qui les attendait en déguisant son impatience.

Il était alors six heures et demie du soir, et le roi venait de prendre son goûter. Il ne perdit pas de temps ; le repas fini, les affaires terminées, il prit de Saint-Aignan par le bras et lui ordonna de le conduire à l’appartement de La Vallière. Le courtisan fit une grosse exclamation.

– Eh bien ! quoi ? répliqua le roi ; c’est une habitude à prendre, et, pour prendre une habitude, il faut qu’on commence par quelques fois.

– Mais, Sire, l’appartement des filles, ici, c’est une lanterne : tout le monde voit ceux qui entrent et ceux qui sortent. Il me semble qu’un prétexte… Celui-ci, par exemple…

– Voyons.

– Si Votre Majesté voulait attendre que Madame fût chez elle.

– Plus de prétextes ! plus d’attentes ! Assez de ces contretemps, de ces mystères ; je ne vois pas en quoi le roi de France se déshonore à entretenir une fille d’esprit. Honni soit qui mal y pense !

– Sire, Sire, Votre Majesté me pardonnera un excès de zèle…

– Parle.

– Et la reine ?

– C’est vrai ! c’est vrai ! Je veux que la reine soit toujours respectée. Eh bien ! encore ce soir, j’irai chez Mlle de La Vallière, et puis, ce jour passé, je prendrai tous les prétextes que tu voudras. Demain, nous chercherons : ce soir, je n’ai pas le temps.

De Saint-Aignan ne répliqua pas ; il descendit le degré devant le roi et traversa les cours avec une honte que n’effaçait point cet insigne honneur de servir d’appui au roi.

C’est que de Saint-Aignan voulait se conserver tout confit dans l’esprit de Madame et des deux reines. C’est qu’il ne voulait pas non plus déplaire à Mlle de La Vallière, et que pour faire tant de belles choses, il était difficile de ne pas se heurter à quelques difficultés.

Or, les fenêtres de la jeune reine, celles de la reine mère, celles de Madame elle-même donnaient sur la cour des filles. Être vu conduisant le roi, c’était rompre avec trois grandes princesses, avec trois femmes d’un crédit inamovible, pour le faible appât d’un éphémère crédit de maîtresse.

Ce malheureux de Saint-Aignan, qui avait tant de courage pour protéger La Vallière sous les quinconces ou dans le parc de Fontainebleau, ne se sentait plus brave à la grande lumière : il trouvait mille défauts à cette fille et brûlait d’en faire part au roi.

Mais son supplice finit ; les cours furent traversées. Pas un rideau ne se souleva, pas une fenêtre ne s’ouvrit. Le roi marchait vite : d’abord à cause de son impatience, puis à cause des longues jambes de de Saint-Aignan, qui le précédait.

À la porte, de Saint-Aignan voulut s’éclipser ; le roi le retint.

C’était une délicatesse dont le courtisan se fût bien passé.

Il dut suivre Louis chez La Vallière.

À l’arrivée du monarque, la jeune fille achevait d’essuyer ses yeux ; elle le fit si précipitamment, que le roi s’en aperçut. Il la questionna comme un amant intéressé ; il la pressa.

– Je n’ai rien, dit-elle, Sire.

– Mais, enfin, vous pleuriez.

– Oh ! non pas, Sire.

– Regardez, de Saint-Aignan, est-ce que je me trompe ?

De Saint-Aignan dut répondre ; mais il était bien embarrassé.

– Enfin, vous avez les yeux rouges, mademoiselle, dit le roi.

– La poussière du chemin, Sire.

– Mais non, mais non, vous n’avez pas cet air de satisfaction qui vous rend si belle et si attrayante. Vous ne me regardez pas.

– Sire !

– Que dis-je ! vous évitez mes regards.

Elle se détournait en effet.

– Mais, au nom du Ciel, qu’y a-t-il ? demanda Louis, dont le sang bouillait.

– Rien, encore une fois, Sire ; et je suis prête à montrer à Votre Majesté que mon esprit est aussi libre qu’elle le désire.

– Votre esprit libre, quand je vous vois embarrassée de tout, même de votre geste ! Est-ce que l’on vous aurait blessée, fâchée ?

– Non, non, Sire.

– Oh ! c’est qu’il faudrait me le déclarer ! dit le jeune prince avec des yeux étincelants.

– Mais personne, Sire, personne ne m’a offensée.

– Alors, voyons, reprenez cette rêveuse gaieté ou cette joyeuse mélancolie que j’aimais en vous ce matin ; voyons… de grâce !

– Oui, Sire, oui !

Le roi frappa du pied.

– Voilà qui est inexplicable, dit-il, un changement pareil !

Et il regarda de Saint-Aignan, qui, lui aussi, s’apercevait bien de cette morne langueur de La Vallière, comme aussi de l’impatience du roi.

Louis eut beau prier, il eut beau s’ingénier à combattre cette disposition fatale, la jeune fille était brisée ; l’aspect même de la mort ne l’eût pas réveillée de sa torpeur.

Le roi vit dans cette négative facilité un mystère désobligeant ; il se mit à regarder autour de lui d’un air soupçonneux.

Justement il y avait dans la chambre de La Vallière un portrait en miniature d’Athos.

Le roi vit ce portrait qui ressemblait beaucoup à Bragelonne ; car il avait été fait pendant la jeunesse du comte.

Il attacha sur cette peinture des regards menaçants.

La Vallière, dans l’état d’oppression où elle se trouvait et à cent lieues, d’ailleurs, de penser à cette peinture, ne put deviner la préoccupation du roi.

Et cependant le roi s’était jeté dans un souvenir terrible qui, plus d’une fois, avait préoccupé son esprit, mais qu’il avait toujours écarté.

Il se rappelait cette intimité des deux jeunes gens depuis leur naissance.

Il se rappelait les fiançailles qui en avaient été la suite.

Il se rappelait qu’Athos était venu lui demander la main de La Vallière pour Raoul.

Il se figura qu’à son retour à Paris, La Vallière avait trouvé certaines nouvelles de Londres, et que ces nouvelles avaient contrebalancé l’influence que, lui, avait pu prendre sur elle.

Presque aussitôt il se sentit piqué aux tempes par le taon farouche qu’on appelle la jalousie.

Il interrogea de nouveau avec amertume.

La Vallière ne pouvait répondre : il lui fallait tout dire, il lui fallait accuser la reine, il lui fallait accuser Madame.

C’était une lutte ouverte à soutenir avec deux grandes et puissantes princesses.

Il lui semblait d’abord que, ne faisant rien pour cacher ce qui se passait en elle au roi, le roi devait lire dans son cœur à travers son silence.

Que, s’il l’aimait réellement, il devait tout comprendre, tout deviner.

Qu’était-ce donc que la sympathie, sinon la flamme divine qui devait éclairer le cœur, et dispenser les vrais amants de la parole ?

Elle se tut donc, se contentant de soupirer, de pleurer, de cacher sa tête dans ses mains.

Ces soupirs, ces pleurs, qui avaient d’abord attendri, puis effrayé Louis XIV, l’irritaient maintenant.

Il ne pouvait supporter l’opposition, pas plus l’opposition des soupirs et des larmes que toute autre opposition.

Toutes ses paroles devinrent aigres, pressantes, agressives.

C’était une nouvelle douleur jointe aux douleurs de la jeune fille.

Elle puisa, dans ce qu’elle regardait comme une injustice de la part de son amant, la force de résister non seulement aux autres, mais encore à celle-là.

Le roi commença à accuser directement.

La Vallière ne tenta même pas de se défendre ; elle supporta toutes ces accusations sans répondre autrement qu’en secouant la tête, sans prononcer d’autres paroles que ces deux mots qui s’échappent des cœurs profondément affligés :

– Mon Dieu ! mon Dieu !

Mais, au lieu de calmer l’irritation du roi, ce cri de douleur l’augmentait : c’était un appel à une puissance supérieure à la sienne, à un être qui pouvait défendre La Vallière contre lui.

D’ailleurs, il se voyait secondé par de Saint-Aignan. De Saint-Aignan, comme nous l’avons dit, voyait l’orage grossir ; il ne connaissait pas le degré d’amour que Louis XIV pouvait éprouver ; il sentait venir tous les coups des trois princesses, la ruine de la pauvre La Vallière, et il n’était pas assez chevalier pour ne pas craindre d’être entraîné dans cette ruine.

De Saint-Aignan ne répondait donc aux interpellations du roi que par des mots prononcés à demi-voix ou par des gestes saccadés, qui avaient pour but d’envenimer les choses et d’amener une brouille dont le résultat devait le délivrer du souci de traverser les cours en plein jour, pour suivre son illustre compagnon chez La Vallière.

Pendant ce temps, le roi s’exaltait de plus en plus.

Il fit trois pas pour sortir et revint.

La jeune fille n’avait pas levé la tête, quoique le bruit des pas eût dû l’avertir que son amant s’éloignait.

Il s’arrêta un instant devant elle, les bras croisés.

– Une dernière fois, mademoiselle, dit-il, voulez-vous parler ? Voulez vous donner une cause à ce changement, à cette versatilité, à ce caprice ?

– Que voulez-vous que je vous dise, mon Dieu ? murmura La Vallière. Vous voyez bien, Sire, que je suis écrasée en ce moment ! vous voyez bien que je n’ai ni la volonté, ni la pensée, ni la parole !

– Est-ce donc si difficile de dire la vérité ? En moins de mots que vous ne venez d’en proférer, vous l’eussiez dite !

– Mais, la vérité, sur quoi ?

– Sur tout.

La vérité monta, en effet, du cœur aux lèvres de La Vallière. Ses bras firent un mouvement pour s’ouvrir, mais sa bouche resta muette, ses bras retombèrent. La pauvre enfant n’avait pas encore été assez malheureuse pour risquer une pareille révélation.

– Je ne sais rien, balbutia-t-elle.

– Oh ! c’est plus que de la coquetterie, s’écria le roi ; c’est plus que du caprice : c’est de la trahison !

Et, cette fois, sans que rien l’arrêtât, sans que les tiraillements de son cœur pussent le faire retourner en arrière, il s’élança hors de la chambre avec un geste désespéré.

De Saint-Aignan le suivit, ne demandant pas mieux que de partir.

Louis XIV ne s’arrêta que dans l’escalier, et, se cramponnant à la rampe :

– Vois-tu, dit-il, j’ai été indignement dupé.

– Comment cela, Sire ? demanda le favori.

– De Guiche s’est battu pour le vicomte de Bragelonne. Et ce Bragelonne !…

– Eh bien ?

– Eh bien ! elle l’aime toujours ! Et, en vérité, de Saint-Aignan, je mourrais de honte si, dans trois jours, il me restait encore un atome de cet amour dans le cœur.

Et Louis XIV reprit sa course vers son appartement à lui.

– Ah ! je l’avais bien dit à Votre Majesté, murmura de Saint-Aignan en continuant de suivre le roi et en guettant timidement à toutes les fenêtres.

Malheureusement, il n’en fut pas à la sortie comme il en avait été à l’arrivée.

Un rideau se souleva ; derrière était Madame.

Madame avait vu le roi sortir de l’appartement des filles d’honneur.

Elle se leva lorsque le roi fut passé, et sortit précipitamment de chez elle ; elle monta, deux par deux, les marches de l’escalier qui conduisait à cette chambre d’où venait de sortir le roi.

Chapitre CLXIV – Désespoir §

Après le départ du roi, La Vallière s’était soulevée, les bras étendus, comme pour le suivre, comme pour l’arrêter ; puis, lorsque, les portes refermées par lui, le bruit de ses pas s’était perdu dans l’éloignement, elle n’avait plus eu que tout juste assez de force pour aller tomber aux pieds de son crucifix.

Elle demeura là, brisée, écrasée, engloutie dans sa douleur, sans se rendre compte d’autre chose que de sa douleur même, douleur qu’elle ne comprenait, d’ailleurs, que par l’instinct et la sensation.

Au milieu de ce tumulte de ses pensées, La Vallière entendit rouvrir sa porte ; elle tressaillit. Elle se retourna, croyant que c’était le roi qui revenait.

Elle se trompait, c’était Madame.

Que lui importait Madame ! Elle retomba, la tête sur son prie-Dieu. C’était Madame, émue, irritée, menaçante. Mais qu’était-ce que cela ?

– Mademoiselle, dit la princesse s’arrêtant devant La Vallière, c’est fort beau, j’en conviens, de s’agenouiller, de prier, de jouer la religion ; mais, si soumise que vous soyez au roi du Ciel, il convient que vous fassiez un peu la volonté des princes de la terre.

La Vallière souleva péniblement sa tête en signe de respect.

– Tout à l’heure, continua Madame, il vous a été fait une recommandation, ce me semble ?

L’œil à la fois fixe et égaré de La Vallière montra son ignorance et son oubli.

– La reine vous a recommandé, continua Madame, de vous ménager assez pour que nul ne pût répandre de bruits sur votre compte.

Le regard de La Vallière devint interrogateur.

– Eh bien ! continua Madame, il sort de chez vous quelqu’un dont la présence est une accusation.

La Vallière resta muette.

– Il ne faut pas, continua Madame, que ma maison, qui est celle de la première princesse du sang, donne un mauvais exemple à la Cour ; vous seriez la cause de ce mauvais exemple. Je vous déclare donc, mademoiselle, hors de la présence de tout témoin, car je ne veux pas vous humilier, je vous déclare donc que vous êtes libre de partir de ce moment, et que vous pouvez retourner chez Mme votre mère, à Blois.

La Vallière ne pouvait tomber plus bas ; La Vallière ne pouvait souffrir plus qu’elle n’avait souffert.

Sa contenance ne changea point ; ses mains demeurèrent jointes sur ses genoux comme celles de la divine Madeleine.

– Vous m’avez entendue ? dit Madame.

Un simple frissonnement qui parcourut tout le corps de La Vallière répondit pour elle.

Et, comme la victime ne donnait pas d’autre signe d’existence, Madame sortit.

Alors, à son cœur suspendu, à son sang figé en quelque sorte dans ses veines, La Vallière sentit peu à peu se succéder des pulsations plus rapides aux poignets, au cou et aux tempes. Ces pulsations, en s’augmentant progressivement, se changèrent bientôt en une fièvre vertigineuse, dans le délire de laquelle elle vit tourbillonner toutes les figures de ses amis luttant contre ses ennemis.

Elle entendait s’entrechoquer à la fois dans ses oreilles assourdies des mots menaçants et des mots d’amour ; elle ne se souvenait plus d’être elle-même ; elle était soulevée hors de sa première existence comme par les ailes d’une puissante tempête, et, à l’horizon du chemin dans lequel le vertige la poussait, elle voyait la pierre du tombeau se soulevant et lui montrant l’intérieur formidable et sombre de l’éternelle nuit.

Mais cette douloureuse obsession de rêves finit par se calmer, pour faire place à la résignation habituelle de son caractère.

Un rayon d’espoir se glissa dans son cœur comme un rayon de jour dans le cachot d’un pauvre prisonnier.

Elle se reporta sur la route de Fontainebleau, elle vit le roi à cheval à la portière de son carrosse, lui disant qu’il l’aimait, lui demandant son amour, lui faisant jurer et jurant que jamais une soirée ne passerait sur une brouille sans qu’une visite, une lettre, un signe vint substituer le repos de la nuit au trouble du soir. C’était le roi qui avait trouvé cela, qui avait fait jurer cela, qui lui-même avait juré cela. Il était donc impossible que le roi manquât à la promesse qu’il avait lui-même exigée, à moins que le roi ne fût un despote qui commandât l’amour comme il commandait l’obéissance, à moins que le roi ne fût un indifférent que le premier obstacle suffit pour arrêter en chemin.

Le roi, ce doux protecteur, qui, d’un mot, d’un seul mot, pouvait faire cesser toutes ses peines, le roi se joignait donc à ses persécuteurs.

Oh ! sa colère ne pouvait durer. Maintenant qu’il était seul, il devait souffrir tout ce qu’elle souffrait elle-même. Mais lui, lui n’était pas enchaîné comme elle ; lui pouvait agir, se mouvoir, venir ; elle, elle, elle ne pouvait rien qu’attendre.

Et elle attendait de toute son âme, la pauvre enfant ; car il était impossible que le roi ne vînt pas.

Il était dix heures et demie à peine.

Il allait ou venir, ou lui écrire, ou lui faire dire une bonne parole par M. de Saint-Aignan.

S’il venait, oh ! comme elle allait s’élancer au-devant de lui ! comme elle allait repousser cette délicatesse qu’elle trouvait maintenant mal entendue ! comme elle allait lui dire : « Ce n’est pas moi qui ne vous aime pas ; ce sont elles qui ne veulent pas que je vous aime. »

Et alors, il faut le dire, en y réfléchissant, et au fur et à mesure qu’elle y réfléchissait, elle trouvait Louis moins coupable. En effet, il ignorait tout. Qu’avait-il dû penser de son obstination à garder le silence ? Impatient, irritable, comme on connaissait le roi, il était extraordinaire qu’il eût même conservé si longtemps son sang-froid. Oh ! sans doute elle n’eût pas agi ainsi, elle : elle eût tout compris, tout deviné. Mais elle était une pauvre fille et non pas un grand roi.

Oh ! s’il venait ! s’il venait !… comme elle lui pardonnerait tout ce qu’il venait de lui faire souffrir ! comme elle l’aimerait davantage pour avoir souffert !

Et sa tête tendue vers la porte, ses lèvres entrouvertes, attendaient, Dieu lui pardonne cette idée profane ! le baiser que les lèvres du roi distillaient si suavement le matin quand il prononçait le mot amour.

Si le roi ne venait pas, au moins écrirait-il ; c’était la seconde chance, chance moins douce, moins heureuse que l’autre, mais qui prouverait tout autant d’amour, et seulement un amour plus craintif. Oh ! comme elle dévorerait cette lettre ! comme elle se hâterait d’y répondre ! comme, une fois le messager parti, elle baiserait, relirait, presserait sur son cœur le bienheureux papier qui devait lui apporter le repos, la tranquillité, le bonheur !

Enfin, le roi ne venait pas ; si le roi n’écrivait pas, il était au moins impossible qu’il n’envoyât pas de Saint-Aignan ou que de Saint-Aignan ne vint pas de lui-même. À un tiers, comme elle dirait tout ! La majesté royale ne serait plus là pour glacer ses paroles sur ses lèvres, et alors aucun doute ne pourrait demeurer dans le cœur du roi.

Tout, chez La Vallière, cœur et regard, matière et esprit, se tourna donc vers l’attente.

Elle se dit qu’elle avait encore une heure d’espoir ; que, jusqu’à minuit, le roi pouvait venir, écrire ou envoyer ; qu’à minuit seulement, toute attente serait inutile, tout espoir serait perdu.

Tant qu’il y eut quelque bruit dans le palais, la pauvre enfant crut être la cause de ce bruit ; tant qu’il passa des gens dans la cour, elle crut que ces gens étaient des messagers du roi venant chez elle.

Onze heures sonnèrent ; puis onze heures un quart ; puis onze heures et demie.

Les minutes coulaient lentement dans cette anxiété, et pourtant elles fuyaient encore trop vite.

Les trois quarts sonnèrent.

Minuit ! minuit ! la dernière, la suprême espérance vint à son tour.

Avec le dernier tintement de l’horloge, la dernière lumière s’éteignit ; avec la dernière lumière, le dernier espoir.

Ainsi, le roi lui-même l’avait trompée ; le premier, il mentait au serment qu’il avait fait le jour même ; douze heures entre le serment et le parjure ! Ce n’était pas avoir gardé longtemps l’illusion.

Donc, non seulement le roi n’aimait pas, mais encore il méprisait celle que tout le monde accablait ; il la méprisait au point de l’abandonner à la honte d’une expulsion qui équivalait à une sentence ignominieuse ; et cependant, c’était lui, lui, le roi, qui était la cause première de cette ignominie.

Un sourire amer, le seul symptôme de colère qui, pendant cette longue lutte, eût passé sur la figure angélique de la victime, un sourire amer apparut sur ses lèvres.

En effet, pour elle, que restait-il sur la terre après le roi ? Rien. Seulement, Dieu restait au ciel.

Elle pensa à Dieu.

– Mon Dieu ! dit-elle, vous me dicterez vous-même ce que j’ai à faire. C’est de vous que j’attends tout, de vous que je dois tout attendre.

Et elle regarda son crucifix, dont elle baisa les pieds avec amour.

– Voilà, dit-elle, un maître qui n’oublie et n’abandonne jamais ceux qui ne l’abandonnent et qui ne l’oublient pas ; c’est à celui-là seul qu’il faut se sacrifier.

Alors, il eût été visible, si quelqu’un eût pu plonger son regard dans cette chambre, il eût été visible, disons-nous, que la pauvre désespérée prenait une résolution dernière, arrêtait un plan suprême dans son esprit, montait enfin cette grande échelle de Jacob qui conduit les âmes de la terre au ciel.

Alors, et comme ses genoux n’avaient plus la force de la soutenir, elle se laissa peu à peu aller sur les marches du prie-Dieu, la tête adossée au bois de la croix, et, l’œil fixe, la respiration haletante, elle guetta sur les vitres les premières heures du jour.

Deux heures du matin la trouvèrent dans cet égarement ou, plutôt, dans cette extase. Elle ne s’appartenait déjà plus.

Aussi, lorsqu’elle vit la teinte violette du matin descendre sur les toits du palais et dessiner vaguement les contours du christ d’ivoire qu’elle tenait embrassé, elle se leva avec une certaine force, baisa les pieds du divin martyr, descendit l’escalier de sa chambre, et s’enveloppa la tête d’une mante tout en descendant.

Elle arriva au guichet juste au moment où la ronde de mousquetaires en ouvrait la porte pour admettre le premier poste des Suisses.

Alors, se glissant derrière les hommes de garde, elle gagna la rue avant que le chef de la patrouille eût même songé à se demander quelle était cette jeune femme qui s’échappait si matin du palais.

Chapitre CLXV – La fuite §

La Vallière sortit derrière la patrouille.

La patrouille se dirigea à droite par la rue Saint-Honoré, machinalement La Vallière tourna à gauche.

Sa résolution était prise, son dessein arrêté ; elle voulait se rendre aux Carmélites de Chaillot, dont la supérieure avait une réputation de sévérité qui faisait frémir les mondaines de la Cour.

La Vallière n’avait jamais vu Paris, elle n’était jamais sortie à pied, elle n’eût pas trouvé son chemin, même dans une disposition d’esprit plus calme. Cela explique comment elle remontait la rue Saint-Honoré au lieu de la descendre.

Elle avait hâte de s’éloigner du Palais-Royal, et elle s’en éloignait.

Elle avait ouï dire seulement que Chaillot regardait la Seine ; elle se dirigeait donc vers la Seine.

Elle prit la rue du Coq, et, ne pouvant traverser le Louvre, appuya vers l’église Saint-Germain-l’Auxerrois longeant l’emplacement où Perrault bâtit depuis sa colonnade.

Bientôt elle atteignit les quais.

Sa marche était rapide et agitée. À peine sentait-elle cette faiblesse qui, de temps en temps, lui rappelait, en la forçant de boiter légèrement, cette entorse qu’elle s’était donnée dans sa jeunesse.

À une autre heure de la journée, sa contenance eût appelé les soupçons des gens les moins clairvoyants, attiré les regards des passants les moins curieux.

Mais, à deux heures et demie du matin, les rues de Paris sont désertes ou à peu près, et il ne s’y trouve guère que les artisans laborieux qui vont gagner le pain du jour, ou bien les oisifs dangereux qui regagnent leur domicile après une nuit d’agitation et de débauches.

Pour les premiers, le jour commence, pour les autres, le jour finit.

La Vallière eut peur de tous ces visages sur lesquels son ignorance des types parisiens ne lui permettait pas de distinguer le type de la probité de celui du cynisme. Pour elle, la misère était un épouvantail ; et tous ces gens qu’elle rencontrait semblaient être des misérables.

Sa toilette, qui était celle de la veille, était recherchée, même dans sa négligence, car c’était la même avec laquelle elle s’était rendue chez la reine mère ; en outre, sous sa mante relevée pour qu’elle pût voir à se conduire, sa pâleur et ses beaux yeux parlaient un langage inconnu à ces hommes du peuple, et, sans le savoir, la pauvre fugitive sollicitait la brutalité des uns, la pitié des autres.

La Vallière marcha ainsi d’une seule course, haletante, précipitée, jusqu’à la hauteur de la place de Grève.

De temps en temps, elle s’arrêtait, appuyait sa main sur son cœur, s’adossait à une maison, reprenait haleine et continuait sa course plus rapidement qu’auparavant.

Arrivée à la place de Grève, La Vallière se trouva en face d’un groupe de trois hommes débraillés, chancelants, avinés, qui sortaient d’un bateau amarré sur le port.

Ce bateau était chargé de vins, et l’on voyait qu’ils avaient fait honneur à la marchandise.

Ils chantaient leurs exploits bachiques sur trois tons différents, quand, en arrivant à l’extrémité de la rampe donnant sur le quai, ils se trouvèrent faire tout à coup obstacle à la marche de la jeune fille.

La Vallière s’arrêta.

Eux, de leur côté, à l’aspect de cette femme aux vêtements de Cour, firent une halte, et, d’un commun accord, se prirent par les mains et entourèrent La Vallière en lui chantant :

Vous qui vous ennuyez seulette,

Venez, venez rire avec nous.

La Vallière comprit alors que ces hommes s’adressaient à elle et voulaient l’empêcher de passer ; elle tenta plusieurs efforts pour fuir, mais ils furent inutiles.

Ses jambes faillirent, elle comprit qu’elle allait tomber, et poussa un cri de terreur.

Mais, au même instant, le cercle qui l’entourait s’ouvrit sous l’effort d’une puissante pression.

L’un des insulteurs fut culbuté à gauche, l’autre alla rouler à droite jusqu’au bord de l’eau, le troisième vacilla sur ses jambes.

Un officier de mousquetaires se trouva en face de la jeune fille le sourcil froncé, la menace à la bouche, la main levée pour continuer la menace.

Les ivrognes s’esquivèrent à la vue de l’uniforme, et surtout devant la preuve de force que venait de donner celui qui le portait.

– Mordioux ! s’écria l’officier, mais c’est Mlle de La Vallière !

La Vallière, étourdie de ce qui venait de se passer, stupéfaite d’entendre prononcer son nom, La Vallière leva les yeux et reconnut d’Artagnan.

– Oui, monsieur, dit-elle, c’est moi, c’est bien moi.

Et, en même temps, elle se soutenait à son bras.

– Vous me protégerez, n’est-ce pas, monsieur d’Artagnan ? ajouta-t-elle et une voix suppliante.

– Certainement que je vous protégerai ; mais où allez-vous, mon Dieu, à cette heure ?

– Je vais à Chaillot.

– Vous allez à Chaillot par la Rapée ? Mais, en vérité, mademoiselle, vous lui tournez le dos.

– Alors, monsieur, soyez assez bon pour me remettre dans mon chemin et pour me conduire pendant quelques pas.

– Oh ! volontiers.

– Mais comment se fait-il donc que je vous trouve là ? Par quelle faveur du Ciel étiez-vous à portée de venir à mon secours ? Il me semble, en vérité, que je rêve ; il me semble que je deviens folle.

– Je me trouvais là, mademoiselle, parce que j’ai une maison place de Grève, à l’Image-de-Notre-Dame ; que j’ai été toucher les loyers hier, et que j’y ai passé la nuit. Aussi désirai-je être de bonne heure au palais pour y inspecter mes postes.

– Merci ! dit La Vallière.

« Voilà ce que je faisais, oui, se dit d’Artagnan, mais elle, que faisait-elle, et pourquoi va-t-elle à Chaillot à une pareille heure ? »

Et il lui offrit son bras.

La Vallière le prit et se mit à marcher avec précipitation.

Cependant cette précipitation cachait une grande faiblesse. D’Artagnan le sentit, il proposa à La Vallière de se reposer ; elle refusa.

– C’est que vous ignorez sans doute où est Chaillot ? demanda d’Artagnan.

– Oui, je l’ignore.

– C’est très loin.

– Peu importe !

– Il y a une lieue au moins.

– Je ferai cette lieue.

D’Artagnan ne répliqua point ; il connaissait, au simple accent, les résolutions réelles.

Il porta plutôt qu’il n’accompagna La Vallière.

Enfin ils aperçurent les hauteurs.

– Dans quelle maison vous rendez-vous, mademoiselle ? demanda d’Artagnan.

– Aux Carmélites, monsieur.

– Aux Carmélites ! répéta d’Artagnan étonné.

– Oui ; et, puisque Dieu vous a envoyé vers moi pour me soutenir dans ma route, recevez et mes remerciements et mes adieux.

– Aux Carmélites ! vos adieux ! Mais vous entrez donc en religion ? s’écria d’Artagnan.

– Oui, monsieur.

– Vous ! ! !

Il y avait dans ce vous, que nous avons accompagné de trois points d’exclamation pour le rendre aussi expressif que possible, il y avait dans ce vous tout un poème ; il rappelait à La Vallière et ses souvenirs anciens de Blois et ses nouveaux souvenirs de Fontainebleau ; il lui disait : « Vous qui pourriez être heureuse avec Raoul, vous qui pourriez être puissante avec Louis, vous allez entrer en religion, vous ! »

– Oui, monsieur, dit-elle, moi. Je me rends la servante du Seigneur ; je renonce à tout ce monde.

– Mais ne vous trompez-vous pas à votre vocation ? ne vous trompez-vous pas à la volonté de Dieu ?

– Non, puisque c’est Dieu qui a permis que je vous rencontrasse. Sans vous, je succombais certainement à la fatigue, et, puisque Dieu vous envoyait sur ma route, c’est qu’il voulait que je pusse en atteindre le but.

– Oh ! fit d’Artagnan avec doute, cela me semble un peu bien subtil.

– Quoi qu’il en soit, reprit la jeune fille, vous voilà instruit de ma démarche et de ma résolution. Maintenant, j’ai une dernière grâce à vous demander, tout en vous adressant les remerciements.

– Dites, mademoiselle.

– Le roi ignore ma fuite du Palais-Royal.

D’Artagnan fit un mouvement.

– Le roi, continua La Vallière, ignore ce que je vais faire.

– Le roi ignore ?… s’écria d’Artagnan. Mais, mademoiselle, prenez garde ; vous ne calculez pas la portée de votre action. Nul ne doit rien faire que le roi ignore, surtout les personnes de la Cour.

– Je ne suis plus de la Cour, monsieur.

D’Artagnan regarda la jeune fille avec un étonnement croissant.

– Oh ! ne vous inquiétez pas, monsieur, continua-t-elle, tout est calculé, et, tout ne le fût-il pas, il serait trop tard maintenant pour revenir sur ma résolution ; l’action est accomplie.

– Et bien ! voyons, mademoiselle, que désirez-vous ?

– Monsieur, par la pitié que l’on doit au malheur, par la générosité de votre âme, par votre foi de gentilhomme, je vous adjure de me faire un serment.

– Un serment ?

– Oui.

– Lequel ?

– Jurez-moi, monsieur d’Artagnan, que vous ne direz pas au roi que vous m’avez vue et que je suis aux Carmélites.

D’Artagnan secoua la tête.

– Je ne jurerai point cela, dit-il.

– Et pourquoi ?

– Parce que je connais le roi, parce que je vous connais, parce que je me connais moi-même, parce que je connais tout le genre humain ; non, je ne jurerai point cela.

– Alors, s’écria La Vallière avec une énergie dont on l’eût crue incapable, au lieu des bénédictions dont je vous eusse comblé jusqu’à la fin de mes jours, soyez maudit ! car vous me rendez la plus misérable de toutes les créatures !

Nous avons dit que d’Artagnan connaissait tous les accents qui venaient du cœur, il ne put résister à celui-là.

Il vit la dégradation de ces traits ; il vit le tremblement de ces membres ; il vit chanceler tout ce corps frêle et délicat ébranlé par secousses ; il comprit qu’une résistance la tuerait.

– Qu’il soit donc fait comme vous le voulez, dit-il. Soyez tranquille, mademoiselle, je ne dirai rien au roi.

– Oh ! merci, merci ! s’écria La Vallière ; vous êtes le plus généreux des hommes.

Et, dans le transport de sa joie, elle saisit les mains de d’Artagnan et les serra entre les siennes.

Celui-ci se sentait attendri.

– Mordioux ! dit-il, en voilà une qui commence par où les autres finissent : c’est touchant.

Alors La Vallière, qui, au moment du paroxysme de sa douleur, était tombée assise sur une pierre, se leva et marcha vers le couvent des Carmélites, que l’on voyait se dresser dans la lumière naissante. D’Artagnan la suivait de loin.

La porte du parloir était entrouverte ; elle s’y glissa comme une ombre pâle, et, remerciant d’Artagnan d’un seul signe de la main, elle disparut à ses yeux.

Quand d’Artagnan se trouva tout à fait seul, il réfléchit profondément à ce qui venait de se passer.

– Voilà, par ma foi ! dit-il, ce qu’on appelle une fausse position… Conserver un secret pareil, c’est garder dans sa poche un charbon ardent et espérer qu’il ne brûlera pas l’étoffe. Ne pas garder le secret, quand on a juré qu’on le garderait, c’est d’un homme sans honneur. Ordinairement, les bonnes idées me viennent en courant ; mais, cette fois, ou je me trompe fort, ou il faut que je coure beaucoup pour trouver la solution de cette affaire… Où courir ?… Ma foi ! au bout du compte, du côté de Paris ; c’est le bon côté… Seulement, courons vite… Mais pour courir vite, mieux valent quatre jambes que deux. Malheureusement, pour le moment, je n’ai que mes deux jambes… Un cheval ! comme j’ai entendu dire au théâtre de Londres ; ma couronne pour un cheval !… J’y songe, cela ne me coûtera point aussi cher que cela… Il y a un poste de mousquetaires à la barrière de la Conférence, et, pour un cheval qu’il me faut, j’en trouverai dix.

En vertu de cette résolution, prise avec sa rapidité habituelle, d’Artagnan descendit soudain les hauteurs, gagna le poste, y prit le meilleur coursier qu’il y put trouver, et fut rendu au palais en dix minutes.

Cinq heures sonnaient à l’horloge du Palais-Royal.

D’Artagnan s’informa du roi.

Le roi s’était couché à son heure ordinaire, après avoir travaillé avec M. Colbert, et dormait encore, selon toute probabilité.

– Allons, dit-il, elle m’avait dit vrai, le roi ignore tout ; s’il savait seulement la moitié de ce qui s’est passé, le Palais-Royal serait, à cette heure, sens dessus dessous.

Encore ému de la querelle qu’il venait d’avoir avec La Vallière, il errait dans son cabinet, fort désireux de trouver une occasion de faire un éclat, après s’être retenu si longtemps.

Colbert, en voyant le roi, jugea d’un coup d’œil la situation, et comprit les intentions du monarque. Il louvoya.

Quand le maître demanda compte de ce qu’il fallait dire le lendemain, le sous-intendant commença par trouver étrange que Sa Majesté n’eût pas été mise au courant par M. Fouquet.

– M. Fouquet, dit-il, sait toute cette affaire de la Hollande : il reçoit directement toutes les correspondances.

Le roi, accoutumé à entendre M. Colbert piller M. Fouquet, laissa passer cette boutade sans répliquer ; seulement il écouta.

Colbert vit l’effet produit et se hâta de revenir sur ses pas en disant que M. Fouquet n’était pas toutefois aussi coupable qu’il paraissait l’être au premier abord, attendu qu’il avait dans ce moment de grandes préoccupations. Le roi leva la tête.

– Quelle préoccupations ? dit-il.

– Sire, les hommes ne sont que des hommes, et M. Fouquet a ses défauts avec ses grandes qualités.

– Ah ! des défauts, qui n’en a pas, monsieur Colbert ?…

– Votre Majesté en a bien, dit hardiment Colbert, qui savait lancer une sourde flatterie dans un léger blâme, comme la flèche qui fend l’air malgré son poids, grâce à de faibles plumes qui la soutiennent.

Le roi sourit.

– Quel défaut a donc M. Fouquet ? dit-il.

– Toujours le même, Sire ; on le dit amoureux.

– Amoureux, de qui ?

Chapitre CLXVI – Comment Louis avait, de son côté, passé le temps de dix heures et demie à minuit §

Le roi, au sortir de la chambre des filles d’honneur, avait trouvé chez lui Colbert qui l’attendait pour prendre ses ordres à l’occasion de la cérémonie du lendemain.

Il s’agissait, comme nous l’avons dit, d’une réception d’ambassadeurs hollandais et espagnols.

Louis XIV avait de graves sujets de mécontentement contre la Hollande ; les États avaient tergiversé déjà plusieurs fois dans leurs relations avec la France, et, sans s’apercevoir ou sans s’inquiéter d’une rupture, ils laissaient encore une fois l’alliance avec le roi Très Chrétien, pour nouer toutes sortes d’intrigues avec l’Espagne.

Louis XIV, à son avènement, c’est-à-dire à la mort de Mazarin, avait trouvé cette question politique ébauchée.

Elle était d’une solution difficile pour un jeune homme ; mais comme, alors, toute la nation était le roi, tout ce que résolvait la tête, le corps se trouvait prêt à l’exécuter.

Un peu de colère, la réaction d’un sang jeune et vivace au cerveau, c’était assez pour changer une ancienne ligne politique et créer un autre système.

Le rôle des diplomates de l’époque se réduisait à arranger entre eux les coups d’État dont leurs souverains pouvaient avoir besoin.

Louis n’était pas dans une disposition d’esprit capable de lui dicter une politique savante.

– Je ne sais trop, Sire ; je me mêle peu de galanterie, comme on dit.

– Mais, enfin, vous savez, puisque vous parlez ?

– J’ai ouï prononcer…

– Quoi ?

– Un nom.

– Lequel ?

– Mais je ne m’en souviens plus.

– Dites toujours.

– Je crois que c’est celui d’une des filles de Madame.

Le roi tressaillit.

– Vous en savez plus que vous ne voulez dire, monsieur Colbert, murmura t-il.

– Oh ! Sire, je vous assure que non.

– Mais, enfin, on les connaît, ces demoiselles de Madame ; et, en vous disant leurs noms, vous rencontreriez peut-être celui que vous cherchez.

– Non, Sire.

– Essayez.

– Ce serait inutile, Sire. Quand il s’agit d’un nom de dame compromise, ma mémoire est un coffre d’airain dont j’ai perdu la clef.

Un nuage passa dans l’esprit et sur le front du roi puis, voulant paraître maître de lui-même et secouant la tête :

– Voyons cette affaire de Hollande, dit-il.

– Et d’abord, Sire, à quelle heure Votre Majesté veut-elle recevoir les ambassadeurs ?

– De bon matin.

– Onze heures ?

– C’est trop tard… Neuf heures.

– C’est bien tôt.

– Pour des amis, cela n’a pas d’importance ; on fait tout ce qu’on veut avec des amis ; mais pour des ennemis alors rien de mieux, s’ils se blessent. Je ne serais pas fâché, je l’avoue, d’en finir avec tous ces oiseaux de marais qui me fatiguent de leurs cris.

– Sire, il sera fait comme Votre Majesté voudra… À neuf heures donc… Je donnerai des ordres en conséquence. Est-ce audience solennelle ?

– Non. Je veux m’expliquer avec eux et ne pas envenimer les choses, comme il arrive toujours en présence de beaucoup de gens ; mais, en même temps, je veux les tirer au clair, pour n’avoir pas à recommencer.

– Votre Majesté désignera les personnes qui assisteront à cette réception.

– J’en ferai la liste… Parlons de ces ambassadeurs : que veulent-ils ?

– Alliés à l’Espagne, ils ne gagnent rien ; alliés avec la France, ils perdent beaucoup.

– Comment cela ?

– Alliés avec l’Espagne, ils se voient bordés et protégés par les possessions de leur allié ; ils n’y peuvent mordre malgré leur envie. D’Anvers à Rotterdam, il n’y a qu’un pas par l’Escaut et la Meuse. S’ils veulent mordre au gâteau espagnol, vous, Sire, le gendre du roi d’Espagne, vous pouvez, en deux jours, aller de chez vous à Bruxelles avec de la cavalerie. Il s’agit donc de se brouiller assez avec vous et de vous faire assez suspecter l’Espagne pour que vous ne vous mêliez pas de ses affaires.

– Il est bien plus simple alors, répondit le roi, de faire avec moi une solide alliance à laquelle je gagnerais quelque chose, tandis qu’ils y gagneraient tout ?

– Non pas ; car, s’ils arrivaient, par hasard, à vous avoir pour limitrophe, Votre Majesté n’est pas un voisin commode ; jeune, ardent, belliqueux, le roi de France peut porter de rudes coups à la Hollande, surtout s’il s’approche d’elle.

– Je comprends parfaitement, monsieur Colbert, et c’est bien expliqué. Mais la conclusion, s’il vous plaît ?

– Jamais la sagesse ne manque aux décisions de Votre Majesté.

– Que me diront ces ambassadeurs ?

– Ils diront à Votre Majesté qu’ils désirent fortement son alliance, et ce sera un mensonge ; ils diront aux Espagnols que les trois puissances doivent s’unir contre la prospérité de l’Angleterre, et ce sera un mensonge ; car l’alliée naturelle de Votre Majesté, aujourd’hui, c’est l’Angleterre, qui a des vaisseaux quand vous n’en avez pas ; c’est l’Angleterre, qui peut balancer la puissance des Hollandais dans l’Inde : c’est l’Angleterre, enfin, pays monarchique, où Votre Majesté a des alliances de consanguinité.

– Bien ; mais que répondriez-vous ?

– Je répondrais, Sire, avec une modération sans égale, que la Hollande n’est pas parfaitement disposée pour le roi de France, que les symptômes de l’esprit public, chez les Hollandais, sont alarmants pour Votre Majesté, que certaines médailles ont été frappées avec des devises injurieuses.

– Pour moi ? s’écria le jeune roi exalté.

– Oh ! non pas, Sire, non ; injurieuses n’est pas le mot, et je me suis trompé. Je voulais dire flatteuses outre mesure pour les Bataves.

– Oh ! s’il en est ainsi, peu importe l’orgueil des Bataves, dit le roi en soupirant.

– Votre Majesté a mille fois raison. Cependant, ce n’est jamais un mal politique, le roi le sait mieux que moi, d’être injuste pour obtenir une concession. Votre Majesté, se plaignant avec susceptibilité des Bataves, leur paraîtra bien plus considérable.

– Qu’est-ce que ces médailles ? demanda Louis ; car si j’en parle, il faut que je sache quoi dire.

– Ma foi ! Sire, je ne sais trop… quelque devise outrecuidante… Voilà tout le sens, les mots ne font rien à la chose.

– Bien, j’articulerai le mot médaille, et ils comprendront s’ils veulent.

– Oh ! ils comprendront. Votre Majesté pourra aussi glisser quelques mots de certains pamphlets qui courent.

– Jamais ! Les pamphlets salissent ceux qui les écrivent, bien plus que ceux contre lesquels on les a écrits. Monsieur Colbert, je vous remercie, vous pouvez vous retirer.

– Sire !

– Adieu ! N’oubliez pas l’heure et soyez là.

– Sire, j’attends la liste de Votre Majesté.

– C’est vrai.

Le roi se mit à rêver ; il ne pensait pas du tout à cette liste. La pendule sonnait onze heures et demie.

On voyait sur le visage du prince le combat terrible de l’orgueil et de l’amour.

La conversation politique avait éteint beaucoup d’irritation chez Louis, et le visage pâle, altéré de La Vallière parlait à son imagination un bien autre langage que les médailles hollandaises ou les pamphlets bataves.

Il demeura dix minutes à se demander s’il fallait ou s’il ne fallait pas retourner chez La Vallière ; mais, Colbert ayant insisté respectueusement pour avoir la liste, le roi rougit de penser à l’amour quand les affaires commandaient.

Il dicta donc :

– La reine-mère… la reine… Madame… Mme de Motteville… Mlle de Châtillon… Mme de Navailles. Et en hommes : Monsieur… M. le prince… M. de Grammont… M. de Manicamp… M. de Saint-Aignan… et les officiers de service.

– Les ministres ? dit Colbert.

– Cela va sans dire, et les secrétaires.

– Sire, je vais tout préparer : les ordres seront à domicile demain.

– Dites aujourd’hui, répliqua tristement Louis.

Minuit sonnait.

C’était l’heure où se mourait de chagrin, de souffrances, la pauvre La Vallière.

Le service du roi entra pour son coucher. La reine attendait depuis une heure.

Louis passa chez elle avec un soupir ; mais, tout en soupirant, il se félicitait de son courage. Il s’applaudissait d’être ferme en amour comme en politique.

Chapitre CLXVII – Les ambassadeurs §

D’Artagnan, à peu de chose près, avait appris tout ce que nous venons de raconter ; car il avait, parmi ses amis, tous les gens utiles de la maison, serviteurs officieux, fiers d’être salués par le capitaine des mousquetaires, car le capitaine était une puissance ; puis, en dehors de l’ambition, fiers d’être comptés pour quelque chose par un homme aussi brave que l’était d’Artagnan.

D’Artagnan se faisait instruire ainsi tous les matins de ce qu’il n’avait pu voir ou savoir la veille, n’étant pas ubiquiste, de sorte que, de ce qu’il avait su par lui-même chaque jour, et de ce qu’il avait appris par les autres, il faisait un faisceau qu’il dénouait au besoin pour y prendre telle arme qu’il jugeait nécessaire.

De cette façon, les deux yeux de d’Artagnan lui rendaient le même office que les cent yeux d’Argus.

Secrets politiques, secrets de ruelles, propos échappés aux courtisans à l’issue de l’antichambre ; ainsi, d’Artagnan savait tout et renfermait tout dans le vaste et impénétrable tombeau de sa mémoire, à côté des secrets royaux si chèrement achetés, gardés si fidèlement.

Il sut donc l’entrevue avec Colbert ; il sut donc le rendez-vous donné aux ambassadeurs pour le matin ; il sut donc qu’il y serait question de médailles ; et, tout en reconstruisant la conversation sur ces quelques mots venus jusqu’à lui, il regagna son poste dans les appartements pour être là au moment où le roi se réveillerait.

Le roi se réveilla de fort bonne heure ; ce qui prouvait que, lui aussi, de son côté, avait assez mal dormi. Vers sept heures, il entrouvrit doucement sa porte.

D’Artagnan était à son poste.

Sa Majesté était pâle et paraissait fatiguée ; au reste, sa toilette n’était point achevée.

– Faites appeler M. de Saint-Aignan, dit-il.

De Saint-Aignan s’attendait sans doute à être appelé ; car lorsqu’on se présenta chez lui, il était tout habillé.

De Saint-Aignan sa hâta d’obéir et passa chez le roi.

Un instant après, le roi et de Saint-Aignan passèrent ; le roi marchait le premier.

D’Artagnan était à la fenêtre donnant sur les cours ; il n’eut pas besoin de se déranger pour suivre le roi des yeux. On eût dit qu’il avait d’avance deviné où irait le roi.

Le roi allait chez les filles d’honneur.

Cela n’étonna point d’Artagnan. Il se doutait bien, quoique La Vallière ne lui en eût rien dit, que Sa Majesté avait des torts à réparer.

De Saint-Aignan le suivait comme la veille, un peu moins inquiet, un peu moins agité cependant ; car il espérait qu’à sept heures du matin il n’y avait encore que lui et le roi d’éveillés, parmi les augustes hôtes du château.

D’Artagnan était à sa fenêtre, insouciant et calme. On eût juré qu’il ne voyait rien et qu’il ignorait complètement quels étaient ces deux coureurs d’aventures, qui traversaient les cours enveloppés de leurs manteaux.

Et cependant d’Artagnan, tout en ayant l’air de ne les point regarder, ne les perdait point de vue, et, tout en sifflotant cette vieille marche des mousquetaires qu’il ne se rappelait que dans les grandes occasions, devinait et calculait d’avance toute cette tempête de cris et de colères qui allait s’élever au retour.

En effet, le roi entrant chez La Vallière, et trouvant la chambre vide, et le lit intact, le roi commença de s’effrayer et appela Montalais.

Montalais accourut ; mais son étonnement fut égal à celui du roi.

Tout ce qu’elle put dire à Sa Majesté, c’est qu’il lui avait semblé entendre pleurer La Vallière une partie de la nuit ; mais, sachant que Sa Majesté était revenue, elle n’avait osé s’informer.

– Mais, demanda le roi, où croyez-vous qu’elle soit allée ?

– Sire, répondit Montalais, Louise est une personne fort sentimentale, et souvent je l’ai vue se lever avant le jour et aller au jardin ; peut-être y sera-t elle ce matin ?

La chose parut probable au roi, qui descendit aussitôt pour se mettre à la recherche de la fugitive.

D’Artagnan le vit paraître, pâle et causant vivement avec son compagnon.

Il se dirigea vers les jardins.

De Saint-Aignan le suivait tout essoufflé.

D’Artagnan ne bougeait pas de sa fenêtre, sifflotant toujours, ne paraissant rien voir et voyant tout.

– Allons, allons, murmura-t-il quand le roi eut disparu, la passion de Sa Majesté est plus forte que je ne le croyais ; il fait là, ce me semble, des choses qu’il n’a pas faites pour Mlle de Mancini.

Le roi reparut un quart d’heure après. Il avait cherché partout. Il était hors d’haleine.

Il va sans dire que le roi n’avait rien trouvé.

De Saint-Aignan le suivait, s’éventant avec son chapeau, et demandant, d’une voix altérée, des renseignements aux premiers serviteurs venus, à tous ceux qu’il rencontrait.

Manicamp se trouva sur sa route. Manicamp arrivait de Fontainebleau à petites journées ; où les autres avaient mis six heures, il en avait mis, lui, vingt-quatre.

– Avez-vous vu Mlle de La Vallière ? lui demanda de Saint-Aignan.

Ce à quoi Manicamp, toujours rêveur et distrait, répondit, croyant qu’on lui parlait de Guiche :

– Merci, le comte va un peu mieux.

Et il continua sa route jusqu’à l’antichambre, où il trouva d’Artagnan, à qui il demanda des explications sur cet air effaré qu’il avait cru voir au roi.

D’Artagnan lui répondit qu’il s’était trompé ; que le roi, au contraire, était d’une gaieté folle.

Huit heures sonnèrent sur ces entrefaites.

Le roi, d’ordinaire, prenait son déjeuner à ce moment.

Il était arrêté, par le code de l’étiquette, que le roi aurait toujours faim à huit heures.

Il se fit servir sur une petite table, dans sa chambre à coucher, et mangea vite.

De Saint-Aignan, dont il ne voulait pas se séparer, lui tint la serviette. Puis il expédia quelques audiences militaires.

Pendant ces audiences, il envoya de Saint-Aignan aux découvertes.

Puis, toujours occupé, toujours anxieux, toujours guettant le retour de Saint-Aignan, qui avait mis son monde en campagne et qui s’y était mis lui-même, le roi atteignit neuf heures.

À neuf heures sonnantes, il passa dans son cabinet.

Les ambassadeurs entraient eux-mêmes, au premier coup de ces neuf heures.

Au dernier coup, les reines et Madame parurent.

Les ambassadeurs étaient trois pour la Hollande, deux pour l’Espagne.

Le roi jeta sur eux un coup d’œil, et salua.

En ce moment aussi, de Saint-Aignan entrait.

C’était pour le roi une entrée bien autrement importante que celle des ambassadeurs, en quelque nombre qu’ils fussent et de quelque pays qu’ils vinssent.

Aussi, avant toutes choses, le roi fit-il à de Saint-Aignan un signe interrogatif, auquel celui-ci répondit par une négation décisive.

Le roi faillit perdre tout courage ; mais, comme les reines, les grands et les ambassadeurs avaient les yeux fixés sur lui, il fit un violent effort et invita les derniers à parler.

Alors un des députés espagnols fit un long discours, dans lequel il vantait les avantages de l’alliance espagnole.

Le roi l’interrompit en lui disant :

– Monsieur, j’espère que ce qui est bien pour la France doit être très bien pour l’Espagne.

Ce mot, et surtout la façon péremptoire dont il fut prononcé, fit pâlir l’ambassadeur et rougir les deux reines, qui, Espagnoles l’une et l’autre, se sentirent, par cette réponse, blessées dans leur orgueil de parenté et de nationalité.

L’ambassadeur hollandais prit la parole à son tour, et se plaignit des préventions que le roi témoignait contre le gouvernement de son pays.

Le roi l’interrompit :

– Monsieur, dit-il, il est étrange que vous veniez vous plaindre, lorsque c’est moi qui ai sujet de me plaindre ; et cependant, vous le voyez, je ne le fais pas.

– Vous plaindre, Sire, demanda le Hollandais, et de quelle offense ?

Le roi sourit avec amertume.

– Me blâmerez-vous, par hasard, monsieur, dit-il, d’avoir des préventions contre un gouvernement qui autorise et protège les insulteurs publics ?

– Sire !…

– Je vous dis, reprit le roi en s’irritant de ses propres chagrins, bien plus que de la question politique, je vous dis que la Hollande est une terre d’asile pour quiconque me hait, et surtout pour quiconque m’injurie.

– Oh ! Sire !…

– Ah ! des preuves, n’est-ce pas ? Eh bien ! on en aura facilement, des preuves. D’où naissent ces pamphlets insolents qui me représentent comme un monarque sans gloire et sans autorité ? Vos presses en gémissent. Si j’avais là mes secrétaires, je vous citerais les titres des ouvrages avec les noms d’imprimeurs.

– Sire, répondit l’ambassadeur, un pamphlet ne peut être l’œuvre d’une nation. Est-il équitable qu’un grand roi, tel que l’est Votre Majesté, rende un grand peuple responsable du crime de quelques forcenés qui meurent de faim ?

– Soit, je vous accorde cela, monsieur. Mais, quand la monnaie d’Amsterdam frappe des médailles à ma honte, est-ce aussi le crime de quelques forcenés ?

– Des médailles ? balbutia l’ambassadeur.

– Des médailles, répéta le roi en regardant Colbert.

– Il faudrait, hasarda le Hollandais, que Votre Majesté fût bien sûre…

Le roi regardait toujours Colbert, mais Colbert avait l’air de ne pas comprendre, et se taisait, malgré les provocations du roi.

Alors d’Artagnan s’approcha, et, tirant de sa poche une pièce de monnaie qu’il mit entre les mains du roi :

– Voilà la médaille que Votre Majesté cherche, dit-il.

Le roi la prit.

Alors il put voir de cet œil qui, depuis qu’il était véritablement le maître, n’avait fait que planer, alors il put voir, disons-nous, une image insolente représentant la Hollande qui, comme Josué, arrêtait le soleil, avec cette légende : In conspectu meo, stetit sol.

– En ma présence, le soleil s’est arrêté, s’écria le roi furieux. Ah ! vous ne nierez plus, je l’espère.

– Et le soleil, dit d’Artagnan, c’est celui-ci.

Et il montra, sur tous les panneaux du cabinet, le soleil, emblème multiplié et resplendissant, qui étalait partout sa superbe devise : Nec pluribus impar.

La colère de Louis, alimentée par les élancements de sa douleur particulière, n’avait pas besoin de cet aliment pour tout dévorer. On voyait dans ses yeux l’ardeur d’une vive querelle toute prête à éclater.

Un regard de Colbert enchaîna l’orage.

L’ambassadeur hasarda des excuses.

Il dit que la vanité des peuples ne tirait pas à conséquence ; que la Hollande était fière d’avoir, avec si peu de ressources, soutenu son rang de grande nation, même contre de grands rois, et que, si un peu de fumée avait enivré ses compatriotes, le roi était prié d’excuser cette ivresse.

Le roi sembla chercher conseil. Il regarda Colbert, qui resta impassible.

Puis d’Artagnan.

D’Artagnan haussa les épaules.

Ce mouvement fut une écluse levée par laquelle se déchaîna la colère du roi, contenue depuis trop longtemps.

Chacun ne sachant pas où cette colère emportait, tous gardaient un morne silence.

Le deuxième ambassadeur en profita pour commencer aussi ses excuses.

Tandis qu’il parlait et que le roi, retombé peu à peu dans sa rêverie personnelle, écoutait cette voix pleine de trouble comme un homme distrait écoute le murmure d’une cascade, d’Artagnan, qui avait à sa gauche de Saint-Aignan, s’approcha de lui, et, d’une voix parfaitement calculée pour qu’elle allât frapper le roi :

– Savez-vous la nouvelle, comte ? dit-il.

– Quelle nouvelle ? fit de Saint-Aignan.

– Mais la nouvelle de La Vallière.

Le roi tressaillit et fit involontairement un pas de côté vers les deux causeurs.

– Qu’est-il donc arrivé à La Vallière ? demanda de Saint-Aignan d’un ton qu’on peut facilement imaginer.

– Eh ! pauvre enfant ! dit d’Artagnan, elle est entrée en religion.

– En religion ? s’écria de Saint-Aignan.

– En religion ? s’écria le roi au milieu du discours de l’ambassadeur.

Puis, sous l’empire de l’étiquette, il se remit, mais écoutant toujours.

– Quelle religion ? demanda de Saint-Aignan.

– Les Carmélites de Chaillot.

– De qui diable savez-vous cela ?

– D’elle-même.

– Vous l’avez vue ?

– C’est moi qui l’ai conduite aux Carmélites.

Le roi ne perdait pas un mot ; il bouillait au-dedans et commençait à rugir.

– Mais pourquoi cette fuite ? demanda de Saint-Aignan.

– Parce que la pauvre fille a été hier chassée de la Cour, dit d’Artagnan.

Il n’eut pas plutôt lâché ce mot, que le roi fit un geste d’autorité.

– Assez, monsieur, dit-il à l’ambassadeur, assez !

Puis, s’avançant vers le capitaine :

– Qui dit cela, s’écria-t-il, que La Vallière est en religion ?

– M. d’Artagnan, dit le favori.

– Et c’est vrai, ce que vous dites là ? fit le roi se retournant vers le mousquetaire.

– Vrai comme la vérité.

Le roi ferma les poings et pâlit.

– Vous avez encore ajouté quelque chose, monsieur d’Artagnan, dit-il.

– Je ne sais plus, Sire.

– Vous avez ajouté que Mlle de La Vallière avait été chassée de la Cour.

– Oui, Sire.

– Et c’est encore vrai, cela ?

– Informez-vous, Sire.

– Et par qui ?

– Oh ! fit d’Artagnan en homme qui se récuse.

Le roi bondit, laissant de côté ambassadeurs, ministres, courtisans et politiques.

La reine mère se leva : elle avait tout entendu, ou ce qu’elle n’avait pas entendu, elle l’avait deviné.

Madame, défaillante de colère et de peur, essaya de se lever aussi comme la reine mère ; mais elle retomba sur son fauteuil, que, par un mouvement instinctif, elle fit rouler en arrière.

– Messieurs, dit le roi, l’audience est finie ; je ferai savoir ma réponse, ou plutôt ma volonté, à l’Espagne et à la Hollande.

Et, d’un geste impérieux, il congédia les ambassadeurs.

– Prenez garde, mon fils, dit la reine mère avec indignation, prenez garde ; vous n’êtes guère maître de vous, ce me semble.

– Ah ! madame, rugit le jeune lion avec un geste effrayant, si je ne suis pas maître de moi, je le serai, je vous en réponds, de ceux qui m’outragent. Venez avec moi, monsieur d’Artagnan, venez.

Et il quitta la salle au milieu de la stupéfaction et de la terreur de tous.

Le roi descendit l’escalier et s’apprêta à traverser la cour.

– Sire, dit d’Artagnan, Votre Majesté se trompe de chemin.

– Non, je vais aux écuries.

– Inutile, Sire, j’ai des chevaux tout prêts pour Votre Majesté.

Le roi ne répondit à son serviteur que par un regard ; mais ce regard promettait plus que l’ambition de trois d’Artagnan n’eût osé espérer.

Chapitre CLXVIII – Chaillot §

Quoiqu’on ne les eût point appelés, Manicamp et Malicorne avaient suivi le roi et d’Artagnan.

C’étaient deux hommes fort intelligents ; seulement, Malicorne arrivait souvent trop tôt par ambition ; Manicamp arrivait souvent trop tard par paresse.

Cette fois, ils arrivèrent juste.

Cinq chevaux étaient préparés.

Deux furent accaparés par le roi et d’Artagnan ; deux par Manicamp et Malicorne. Un page des écuries monta le cinquième. Toute la cavalcade partit au galop.

D’Artagnan avait bien réellement choisi les chevaux lui-même ; de véritables chevaux d’amants en peine ; des chevaux qui ne couraient pas, qui volaient.

Dix minutes après le départ, la cavalcade, sous la forme d’un tourbillon de poussière, arrivait à Chaillot.

Le roi se jeta littéralement à bas de son cheval. Mais, si rapidement qu’il accomplît cette manœuvre, il trouva d’Artagnan à la bride de sa monture.

Le roi fit au mousquetaire un signe de remerciement, et jeta la bride au bras du page.

Puis il s’élança dans le vestibule, et, poussant violemment la porte, il entra dans le parloir.

Manicamp, Malicorne et le page demeurèrent dehors ; d’Artagnan suivit son maître.

En entrant dans le parloir, le premier objet qui frappa le roi fut Louise, non pas à genoux, mais couchée au pied d’un grand crucifix de pierre.

La jeune fille était étendue sur la dalle humide, et à peine visible, dans l’ombre de cette salle, qui ne recevait le jour que par une étroite fenêtre grillée et toute voilée par des plantes grimpantes.

Elle était seule, inanimée, froide comme la pierre sur laquelle reposait son corps.

En l’apercevant ainsi, le roi la crut morte, et poussa un cri terrible qui fit accourir d’Artagnan.

Le roi avait déjà passé un bras autour de son corps. D’Artagnan aida le roi à soulever la pauvre femme, que l’engourdissement de la mort avait déjà saisie.

Le roi la prit entièrement dans ses bras, réchauffa de ses baisers ses mains et ses tempes glacées.

D’Artagnan se pendit à la cloche de la tour.

Alors accoururent les sœurs carmélites.

Les saintes filles poussèrent des cris de scandale à la vue de ces hommes tenant une femme dans leurs bras.

La supérieure accourut aussi.

Mais, femme plus mondaine que les femmes de la Cour, malgré toute son austérité, du premier coup d’œil, elle reconnut le roi au respect que lui témoignaient les assistants, comme aussi à l’air de maître avec lequel il bouleversait toute la communauté.

À la vue du roi, elle s’était retirée chez elle ; ce qui était un moyen de ne pas compromettre sa dignité.

Mais elle envoya par les religieuses toutes sortes de cordiaux, d’eaux de la reine de Hongrie, de mélisse, etc., etc., ordonnant, en outre, que les portes fussent fermées.

Il était temps : la douleur du roi devenait bruyante et désespérée.

Le roi paraissait décidé à envoyer chercher son médecin, lorsque La Vallière revint à la vie.

En rouvrant les yeux, la première chose qu’elle aperçut fut le roi, à ses pieds. Sans doute elle ne le reconnut point, car elle poussa un douloureux soupir.

Louis la couvait d’un regard avide.

Enfin, ses yeux errants se fixèrent sur le roi. Elle le reconnut, et fit un effort pour s’arracher de ses bras.

– Eh quoi ! murmura-t-elle, le sacrifice n’est donc pas encore accompli ?

– Oh ! non, non ! s’écria le roi, et il ne s’accomplira pas, c’est moi qui vous le jure.

Elle se releva faible et toute brisée qu’elle était.

– Il le faut cependant, dit-elle ; il le faut, ne m’arrêtez plus.

– Je vous laisserais vous sacrifier, moi ? s’écria Louis. Jamais ! jamais !

– Bon ! murmura d’Artagnan, il est temps de sortir. Du moment qu’ils commencent à parler, épargnons-leur les oreilles.

D’Artagnan sortit, les deux amants demeurèrent seuls.

– Sire, continua La Vallière, pas un mot de plus, je vous en supplie. Ne perdez pas le seul avenir que j’espère, c’est-à-dire mon salut ; tout le vôtre, c’est-à-dire votre gloire, pour un caprice.

– Un caprice ? s’écria le roi.

– Oh ! maintenant, dit La Vallière, maintenant, Sire, je vois clair dans votre cœur.

– Vous, Louise ?

– Oh ! oui, moi !

– Expliquez-vous.

– Un entraînement incompréhensible, déraisonnable, peut vous paraître momentanément une excuse suffisante ; mais vous avez des devoirs qui sont incompatibles avec votre amour pour une pauvre fille. Oubliez-moi.

– Moi, vous oublier ?

– C’est déjà fait.

– Plutôt mourir !

– Sire, vous ne pouvez aimer celle que vous avez consenti à tuer cette nuit aussi cruellement que vous l’avez fait.

– Que me dites-vous ? Voyons, expliquez-vous.

– Que m’avez-vous demandé hier au matin, dites, de vous aimer ? Que m’avez-vous promis en échange. De ne jamais passer minuit sans m’offrir une réconciliation, quand vous auriez eu de la colère contre moi.

– Oh ! pardonnez-moi, pardonnez-moi, Louise ! J’étais fou de jalousie.

– Sire, la jalousie est une mauvaise pensée, qui venait comme l’ivraie quand on l’a coupée. Vous serez encore jaloux, et vous achèverez de me tuer. Ayez la pitié de me laisser mourir.

– Encore un mot comme celui-là, mademoiselle, et vous me verrez expirer à vos pieds.

– Non, non, Sire, je sais mieux ce que je vaux. Croyez-moi, et vous ne vous perdrez pas pour une malheureuse que tout le monde méprise.

– Oh ! nommez-moi donc ceux-là que vous accusez, nommez-les-moi !

– Je n’ai de plaintes à faire contre personne, Sire ; je n’accuse que moi. Adieu, Sire ! Vous vous compromettez en me parlant ainsi.

– Prenez garde, Louise ; en me parlant ainsi, vous me réduisez au désespoir ; prenez garde !

– Oh ! Sire ! Sire ! laissez-moi avec Dieu, je vous en supplie !

– Je vous arracherai à Dieu même !

– Mais, auparavant, s’écria la pauvre enfant, arrachez-moi donc à ces ennemis féroces qui en veulent à ma vie et à mon honneur. Si vous avez assez de force pour aimer, ayez donc assez de pouvoir pour me défendre ; mais non, celle que vous dites aimer, on l’insulte, on la raille, on la chasse.

Et l’inoffensive enfant, forcée par sa douleur d’accuser, se tordait les bras avec des sanglots.

– On vous a chassée ! s’écria le roi. Voilà la seconde fois que j’entends ce mot.

– Ignominieusement, Sire. Vous le voyez bien, je n’ai plus d’autre protecteur que Dieu, d’autre consolation que la prière, d’autre asile que le cloître.

– Vous aurez mon palais, vous aurez ma Cour. Oh ! ne craignez plus rien, Louise ; ceux-là ou plutôt celles-là qui vous ont chassée hier trembleront demain devant vous ; que dis-je, demain ? ce matin j’ai déjà grondé, menacé. Je puis laisser échapper la foudre que je retiens encore. Louise ! Louise ! vous serez cruellement vengée. Des larmes de sang paieront vos larmes. Nommez-moi seulement vos ennemis.

– Jamais ! jamais !

– Comment voulez-vous que je frappe alors ?

– Sire, ceux qu’il faudrait frapper feraient reculer votre main.

– Oh ! vous ne me connaissez point ! s’écria Louis exaspéré. Plutôt que de reculer, je brûlerais mon royaume et je maudirais ma famille. Oui, je frapperais jusqu’à ce bras, si ce bras était assez lâche pour ne pas anéantir tout ce qui s’est fait l’ennemi de la plus douce des créatures.

Et, en effet, en disant ces mots, Louis frappa violemment du poing sur la cloison de chêne, qui rendit un lugubre murmure.

La Vallière s’épouvanta. La colère de ce jeune homme tout-puissant avait quelque chose d’imposant et de sinistre, parce que, comme celle de la tempête, elle pouvait être mortelle.

Elle, dont la douleur croyait n’avoir pas d’égale, fut vaincue par cette douleur qui se faisait jour par la menace et par la violence.

– Sire, dit-elle, une dernière fois, éloignez-vous, je vous en supplie ; déjà le calme de cette retraite m’a fortifiée : je me sens plus calme sous la main de Dieu. Dieu est un protecteur devant qui tombent toutes les petites méchancetés humaines. Sire, encore une fois, laissez-moi avec Dieu.

– Alors, s’écria Louis, dites franchement que vous ne m’avez jamais aimé, dites que mon humilité, dites que mon repentir flattent votre orgueil, mais que vous ne vous affligez pas de ma douleur. Dites que le roi de France n’est plus pour vous un amant dont la tendresse pouvait faire votre bonheur, mais un despote dont le caprice a brisé dans votre cœur jusqu’à la dernière fibre de la sensibilité. Ne dites pas que vous cherchez Dieu, dites que vous fuyez le roi. Non, Dieu n’est pas complice des résolutions inflexibles. Dieu admet la pénitence et le remords : il pardonne, il veut qu’on aime.

Louise se tordait de souffrance en entendant ces paroles, qui faisaient couler la flamme jusqu’au plus profond de ses veines.

– Mais vous n’avez donc pas entendu ? dit-elle.

– Quoi ?

– Vous n’avez donc pas entendu que je suis chassée, méprisée, méprisable ?

– Je vous ferai la plus respectée, la plus adorée, la plus enviée à ma cour.

– Prouvez-moi que vous n’avez pas cessé de m’aimer.

– Comment cela ?

– Fuyez-moi.

– Je vous le prouverai en ne vous quittant plus.

– Mais croyez-vous donc que je souffrirai cela, Sire ? Croyez-vous que je vous laisserai déclarer la guerre à toute votre famille ? Croyez-vous que je vous laisserai repousser pour moi mère, femme et sœur ?

– Ah ! vous les avez donc nommées, enfin ; ce sont donc elles qui ont fait le mal ? Par le Dieu tout-puissant ! je les punirai !

– Et moi, voilà pourquoi l’avenir m’effraie, voilà pourquoi je refuse tout, voilà pourquoi je ne veux pas que vous me vengiez. Assez de larmes, mon Dieu ! assez de douleurs, assez de plaintes comme cela. Oh ! jamais, je ne coûterai plaintes, douleurs, ni larmes à qui que ce soit. J’ai trop gémi, j’ai trop pleuré, j’ai trop souffert !

– Et mes larmes à moi, mes douleurs à moi, mes plaintes à moi, les comptez-vous donc pour rien ?

– Ne me parlez pas ainsi, Sire, au nom du Ciel ! Au nom du Ciel ! ne me parlez pas ainsi. J’ai besoin de tout mon courage pour accomplir le sacrifice.

– Louise, Louise, je t’en supplie ! Commande, ordonne, venge-toi ou pardonne, mais ne m’abandonne pas !

– Hélas ! il faut que nous nous séparions, Sire.

– Mais tu ne m’aimes donc point ?

– Oh ! Dieu le sait !

– Mensonge ! Mensonge !

– Oh ! si je ne vous aimais pas, Sire, mais je vous laisserais faire, je me laisserais venger, j’accepterais, en échange de l’insulte que l’on m’a faite, ce doux triomphe de l’orgueil que vous me proposez ! Tandis que, vous le voyez bien, je ne veux pas même de la douce compensation de votre amour, de votre amour qui est ma vie, cependant, puisque j’ai voulu mourir, croyant que vous ne m’aimiez plus.

– Eh bien ! oui, oui, je le sais maintenant, je le reconnais à cette heure : vous êtes la plus sainte, la plus vénérable des femmes. Nulle n’est digne, comme vous, non seulement de mon amour et de mon respect, mais encore de l’amour et du respect de tous ; aussi, nulle ne sera aimée comme vous, Louise ! nulle n’aura sur moi l’empire que vous avez. Oui, je vous le jure, je briserais en ce moment le monde comme du verre, si le monde me gênait. Vous m’ordonnez de me calmer, de pardonner ? Soit, je me calmerai. Vous voulez régner par la douceur et par la clémence ? Je serai clément et doux. Dictez-moi seulement ma conduite, j’obéirai.

– Ah ! mon Dieu ! que suis-je, moi, pauvre fille, pour dicter une syllabe à un roi tel que vous ?

– Vous êtes ma vie et mon âme ! N’est-ce pas l’âme qui régit le corps ?

– Oh ! vous m’aimez donc, mon cher Sire ?

– À deux genoux, les mains jointes, de toutes les forces que Dieu a mises en moi. Je vous aime assez pour vous donner ma vie en souriant si vous dites un mot !

– Vous m’aimez ?

– Oh ! oui.

– Alors, je n’ai plus rien à désirer au monde… Votre main, Sire, et disons nous adieu ! J’ai eu dans cette vie tout le bonheur qui m’était échu.

– Oh ! non, ne dis pas que ta vie commence ! Ton bonheur, ce n’est pas hier, c’est aujourd’hui, c’est demain, c’est toujours ! À toi l’avenir ! à toi tout ce qui est à moi ! Plus de ces idées de séparation, plus de ces désespoirs sombres : l’amour est notre Dieu, c’est le besoin de nos âmes. Tu vivras pour moi, comme je vivrai pour toi.

Et, se prosternant devant elle, il baisa ses genoux avec des transports inexprimables de joie et de reconnaissance.

– Oh ! Sire ! Sire ! tout cela est un rêve.

– Pourquoi un rêve ?

– Parce que je ne puis revenir à la Cour. Exilée, comment vous revoir ? Ne vaut-il pas mieux prendre le cloître pour y enterrer, dans le baume de votre amour, les derniers élans de votre cœur et votre dernier aveu ?

– Exilée, vous ? s’écria Louis XIV. Et qui donc exile quand je rappelle ?

– Oh ! Sire, quelque chose qui règne au-dessus des rois : le monde et l’opinion. Réfléchissez-y, vous ne pouvez aimer une femme chassée ; celle que votre mère a tachée d’un soupçon, celle que votre sœur a flétrie d’un châtiment, celle-là est indigne de vous.

– Indigne, celle qui m’appartient ?

– Oui, c’est justement cela, Sire ; du moment qu’elle vous appartient, votre maîtresse est indigne.

– Ah ! vous avez raison, Louise, et toutes les délicatesses sont en vous. Eh bien ! vous ne serez pas exilée.

– Oh ! vous n’avez pas entendu Madame, on le voit bien.

– J’en appellerai à ma mère.

– Oh ! vous n’avez pas vu votre mère !

– Elle aussi ? Pauvre Louise ! Tout le monde était donc contre vous ?

– Oui, oui, pauvre Louise, qui pliait déjà sous l’orage lorsque vous êtes venu, lorsque vous avez achevé de la briser.

– Oh ! pardon.

– Donc, vous ne fléchirez ni l’une ni l’autre ; croyez-moi, le mal est sans remède, car je ne vous permettrai jamais ni la violence ni l’autorité.

– Eh bien ! Louise, pour vous prouver combien je vous aime, je veux faire une chose : j’irai trouver Madame.

– Vous ?

– Je lui ferai révoquer la sentence : je la forcerai.

– Forcer ? oh ! non, non !

– C’est vrai : je la fléchirai.

Louise secoua la tête.

– Je prierai, s’il le faut, dit Louis. Croirez-vous à mon amour après cela ?

Louise releva la tête.

– Oh ! jamais pour moi, jamais ne vous humiliez ; laissez-moi bien plutôt mourir.

Louis réfléchit, ses traits prirent une teinte sombre.

– J’aimerai autant que vous avez aimé, dit-il ; je souffrirai autant que vous avez souffert ; ce sera mon expiation à vos yeux. Allons, mademoiselle, laissons là ces mesquines considérations ; soyons grands comme notre douleur, soyons forts comme notre amour !

Et, en disant ces paroles, il la prit dans ses bras et lui fit une ceinture de ses deux mains.

– Mon seul bien ! ma vie ! suivez-moi, dit-il.

Elle fit un dernier effort dans lequel elle concentra non plus toute sa volonté, sa volonté était déjà vaincue, mais toutes ses forces.

– Non ! répliqua-t-elle faiblement, non, non ! je mourrais de honte !

– Non ! vous rentrerez en reine. Nul ne sait votre sortie… D’Artagnan seul…

– Il m’a donc trahie, lui aussi ?

– Comment cela ?

– Il avait juré…

– J’avais juré de ne rien dire au roi, dit d’Artagnan passant sa tête fine à travers la porte entrouverte, j’ai tenu ma parole. J’ai parlé à M. de Saint Aignan : ce n’est point ma faute si le roi a entendu, n’est-ce pas, Sire ?

– C’est vrai, pardonnez-lui, dit le roi.

La Vallière sourit et tendit au mousquetaire sa main frêle et blanche.

– Monsieur d’Artagnan, dit le roi ravi, faites donc chercher un carrosse pour Mademoiselle.

– Sire, répondit le capitaine, le carrosse attend.

– Oh ! j’ai là le modèle des serviteurs ! s’écria le roi.

– Tu as mis le temps à t’en apercevoir, murmura d’Artagnan, flatté, toutefois, de la louange.

La Vallière était vaincue : après quelques hésitations, elle se laissa entraîner, défaillante, par son royal amant.

Mais, à la porte du parloir, au moment de le quitter, elle s’arracha des bras du roi et revint au crucifix de pierre qu’elle baisa en disant :

– Mon Dieu ! vous m’aviez attirée ; mon Dieu ! vous m’avez repoussée ; mais votre grâce est infinie. Seulement quand je reviendrai, oubliez que je m’en suis éloignée ; car, lorsque je reviendrai à vous, ce sera pour ne plus vous quitter.

Le roi laissa échapper un sanglot.

D’Artagnan essuya une larme.

Louis entraîna la jeune femme, la souleva jusque dans le carrosse et mit d’Artagnan auprès d’elle.

Et lui-même, montant à cheval, piqua vers le Palais-Royal, où, dès son arrivée, il fit prévenir Madame qu’elle eût à lui accorder un moment d’audience.

Chapitre CLXIX – Chez Madame §

À la façon dont le roi avait quitté les ambassadeurs, les moins clairvoyants avaient deviné une guerre.

Les ambassadeurs eux-mêmes, peu instruits de la chronique intime, avaient interprété contre eux ce mot célèbre : « Si je ne suis pas maître de moi, je le serai de ceux qui m’outragent. »

Heureusement pour les destinées de la France et de la Hollande, Colbert les avait suivis pour leur donner quelques explications, mais les reines et Madame, fort intelligentes de tout ce qui se faisait dans leurs maisons, ayant entendu ce mot plein de menaces, s’en étaient allées avec beaucoup de crainte et de dépit.

Madame, surtout, sentait que la colère royale tomberait sur elle, et, comme elle était brave, haute à l’excès, au lieu de chercher appui chez la reine mère, elle s’était retirée chez elle, sinon sans inquiétude, du moins sans intention d’éviter le combat. De temps en temps, Anne d’Autriche envoyait des messagers pour s’informer si le roi était revenu.

Le silence que gardait le château sur cette affaire et la disparition de Louise étaient le présage d’une quantité de malheurs pour qui savait l’humeur fière et irritable du roi.

Mais Madame, tenant ferme contre tous ces bruits, se renferma dans son appartement, appela Montalais près d’elle, et, de sa voix la moins émue, fit causer cette fille sur l’événement. Au moment où l’éloquente Montalais concluait avec toutes sortes de précautions oratoires et recommandait à Madame la tolérance sous bénéfice de réciprocité, M. Malicorne parut chez Madame pour demander une audience à cette princesse.

Le digne ami de Montalais portait sur son visage tous les signes de l’émotion la plus vive. Il était impossible de s’y méprendre : l’entrevue demandée par le roi devait être un des chapitres les plus intéressants de cette histoire du cœur des rois et des hommes.

Madame fut troublée par cette arrivée de son beau-frère ; elle ne l’attendait pas si tôt ; elle ne s’attendait pas surtout, à une démarche directe de Louis.

Or, les femmes, qui font si bien la guerre indirectement, sont toujours moins habiles et moins fortes quand il s’agit d’accepter une bataille en face.

Madame, avons-nous dit, n’était pas de ceux qui reculent, elle avait le défaut ou la qualité contraire.

Elle exagérait la vaillance ; aussi, cette dépêche du roi apportée par Malicorne, lui fit-elle l’effet de la trompette qui sonne les hostilités. Elle releva fièrement le gant.

Cinq minutes après, le roi montait l’escalier.

Il était rouge d’avoir couru à cheval. Ses habits poudreux et en désordre contrastaient avec la toilette si fraîche et si ajustée de Madame, qui, elle, pâlissait sous son rouge.

Louis ne fit pas de préambule ; il s’assit, Montalais disparut.

Madame s’assit en face du roi.

– Ma sœur, dit Louis, vous savez que Mlle de La Vallière s’est enfuie de chez elle ce matin, et qu’elle a été porter sa douleur, son désespoir dans un cloître ?

En prononçant ces mots, la voix du roi était singulièrement émue.

– C’est Votre Majesté qui me l’apprend, répliqua Madame.

– J’aurais cru que vous l’aviez appris ce matin, lors de la réception des ambassadeurs, dit le roi.

– À votre émotion, oui, Sire, j’ai deviné qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire, mais sans préciser.

Le roi était franc et allait au but :

– Ma sœur, dit-il, pourquoi avez-vous renvoyé Mlle de La Vallière ?

– Parce que son service me déplaisait, répliqua sèchement Madame.

Le roi devint pourpre, et ses yeux amassèrent un feu que tout le courage de Madame eut peine à soutenir.

Il se contint pourtant et ajouta :

– Il faut une raison bien forte, ma sœur, à une femme bonne comme vous, pour expulser et déshonorer non seulement une jeune fille, mais toute la famille de cette fille. Vous savez que la ville a les yeux ouverts sur la conduite des femmes de la Cour. Renvoyer une fille d’honneur, c’est lui attribuer un crime, une faute tout au moins. Quel est donc le crime, quelle est donc la faute de Mlle de La Vallière ?

– Puisque vous vous faites le protecteur de Mlle de La Vallière, répliqua froidement Madame, je vais vous donner des explications que j’aurais le droit de ne donner à personne.

– Pas même au roi ? s’écria Louis en se couvrant par un geste de colère.

– Vous m’avez appelée votre sœur, dit Madame, et je suis chez moi.

– N’importe ! fit le jeune monarque honteux d’avoir été emporté, vous ne pouvez dire, madame, et nul ne peut dire dans ce royaume qu’il a le droit de ne pas s’expliquer devant moi.

– Puisque vous le prenez ainsi, dit Madame avec une sombre colère, il me reste à m’incliner devant Votre Majesté et à me taire.

– Non, n’équivoquons point.

– La protection dont vous couvrez Mlle de La Vallière m’impose le respect.

– N’équivoquons point, vous dis-je ; vous savez bien que, chef de la noblesse de France, je dois compte à tous de l’honneur des familles. Vous chassez Mlle de La Vallière ou toute autre…

Mouvement d’épaules de Madame.

– Ou toute autre, je le répète, continua le roi, et comme vous déshonorez cette personne en agissant ainsi, je vous demande une explication, afin de confirmer ou de combattre cette sentence.

– Combattre ma sentence ? s’écria Madame avec hauteur. Quoi ! quand j’ai chassé de chez moi une de mes suivantes, vous m’ordonneriez de la reprendre ?

Le roi se tut.

– Ce ne serait plus de l’excès de pouvoir, Sire, ce serait de l’inconvenance.

– Madame !

– Oh ! je me révolterais, en qualité de femme, contre un abus hors de toute dignité ; je ne serais plus une princesse de votre sang, une fille de roi ; je serais la dernière des créatures, je serais plus humble que la servante renvoyée.

Le roi bondit de fureur.

– Ce n’est pas un cœur, s’écria-t-il, qui bat dans votre poitrine ; si vous en agissez ainsi avec moi, laissez-moi agir avec la même rigueur.

Quelquefois une balle égarée porte dans une bataille. Ce mot, que le roi ne disait pas avec intention, frappa Madame et l’ébranla un moment : elle pouvait, un jour ou l’autre, craindre des représailles.

– Enfin, dit-elle, Sire, expliquez-vous.

– Je vous demande, madame, ce qu’a fait contre vous Mlle de La Vallière ?

– Elle est le plus artificieux entremetteur d’intrigues que je connaisse ; elle a fait battre deux amis, elle a fait parler d’elle en termes si honteux, que toute la Cour fronce le sourcil au seul bruit de son nom.

– Elle ? elle ? dit le roi.

– Sous cette enveloppe si douce et si hypocrite, continua Madame, elle cache un esprit plein de ruse et de noirceur.

– Elle ?

– Vous pouvez vous y trompez, Sire ; mais, moi, je la connais : elle est capable d’exciter à la guerre les meilleurs parents et les plus intimes amis. Voyez déjà ce qu’elle sème de discorde entre nous.

– Je vous proteste… dit le roi.

– Sire, examinez bien ceci : nous vivions en bonne intelligence, et, par ses rapports, ses plaintes artificieuses, elle a indisposé Votre Majesté contre moi.

– Je jure, dit le roi, que jamais une parole amère n’est sortie de ses lèvres ; je jure que, même dans mes emportements, elle ne m’a laissé menacer personne ; je jure que vous n’avez pas d’amie plus dévouée, plus respectueuse.

– D’amie ? dit Madame avec une expression de dédain suprême.

– Prenez garde, madame, dit le roi, vous oubliez que vous m’avez compris, et que, dès ce moment, tout s’égalise. Mlle de La Vallière sera ce que je voudrai qu’elle soit, et demain, si je l’entends ainsi, elle sera prête à s’asseoir sur un trône.

– Elle n’y sera pas née, du moins, et vous ne pourrez faire que pour l’avenir, mais rien pour le passé.

– Madame, j’ai été pour vous plein de complaisance et de civilité : ne me faites pas souvenir que je suis le maître.

– Sire, vous me l’avez déjà répété deux fois. J’ai eu l’honneur de vous dire que je m’inclinais.

– Alors, voulez-vous m’accorder que Mlle de La Vallière rentre chez vous ?

– À quoi bon, Sire, puisque vous avez un trône à lui donner ? Je suis trop peu pour protéger une telle puissance.

– Trêve de cet esprit méchant et dédaigneux. Accordez-moi sa grâce.

– Jamais !

– Vous me poussez à la guerre dans ma famille ?

– J’ai ma famille aussi, où je me réfugierai.

– Est-ce une menace, et vous oublierez-vous à ce point ? Croyez-vous que, si vous poussiez jusque-là l’offense, vos parents vous soutiendraient ?

– J’espère, Sire, que vous ne me forcerez à rien qui soit indigne de mon rang.

– J’espérais que vous vous souviendriez de notre amitié, que vous me traiteriez en frère.

– Ce n’est pas vous méconnaître pour mon frère, dit-elle, que de refuser une injustice à Votre Majesté.

– Une injustice ?

– Oh ! Sire, si j’apprenais à tout le monde la conduite de La Vallière, si les reines savaient…

– Allons, allons, Henriette, laissez parler votre cœur, souvenez-vous que vous m’avez aimé, souvenez-vous que le cœur des humains doit être aussi miséricordieux que le cœur du souverain Maître. N’ayez point d’inflexibilité pour les autres ; pardonnez à La Vallière.

– Je ne puis ; elle m’a offensée.

– Mais, moi, moi ?

– Sire, pour vous je ferai tout au monde, excepté cela.

– Alors, vous me conseillez le désespoir… Vous me rejetez dans cette dernière ressource des gens faibles ; alors vous me conseillez la colère et l’éclat ?

– Sire, je vous conseille la raison.

– La raison ?… Ma sœur je n’ai plus de raison.

– Sire, par grâce !

– Ma sœur ! par pitié, c’est la première fois que je supplie ; ma sœur je n’ai plus d’espoir qu’en vous.

– Oh ! Sire, vous pleurez ?

– De rage, oui, d’humiliation. Avoir été obligé de m’abaisser aux prières, moi ! le roi ! Toute ma vie, je détesterai ce moment. Ma sœur, vous m’avez fait endurer en une seconde plus de maux que je n’en avais prévu dans les plus dures extrémités de cette vie.

Et le roi, se levant, donna un libre essor à ses larmes, qui, effectivement, étaient des pleurs de colère et de honte.

Madame fut, non pas touchée, car les femmes les meilleures n’ont pas de pitié dans l’orgueil, mais elle eut peur que ces larmes n’entraînassent avec elles tout ce qu’il y avait d’humain dans le cœur du roi.

– Ordonnez, Sire, dit-elle ; et, puisque vous préférez mon humiliation à la vôtre, bien que la mienne soit publique et que la vôtre n’ait que moi pour témoin, parlez, j’obéirai au roi.

– Non, non, Henriette ! s’écria Louis transporté de reconnaissance, vous aurez cédé au frère !

– Je n’ai plus de frère, puisque j’obéis.

– Voulez-vous tout mon royaume pour remerciement ?

– Comme vous aimez ! dit-elle, quand vous aimez !

Il ne répondit pas. Il avait pris la main de Madame et la couvrait de baisers.

– Ainsi, dit-il, vous recevrez cette pauvre fille, vous lui pardonnerez, vous reconnaîtrez la douceur, la droiture de son cœur ?

– Je la maintiendrai dans ma maison.

– Non, vous lui rendrez votre amitié, ma chère sœur.

– Je ne l’ai jamais aimée.

– Eh bien ! pour l’amour de moi, vous la traiterez bien, n’est-ce pas, Henriette ?

– Soit ! je la traiterai comme une fille à vous !

Le roi se releva. Par ce mot échappé si funestement, Madame avait détruit tout le mérite de son sacrifice. Le roi ne lui devait plus rien.

Ulcéré, mortellement atteint, il répliqua :

– Merci, madame, je me souviendrai éternellement du service que vous m’avez rendu.

Et saluant avec une affectation de cérémonie, il prit congé.

En passant devant une glace, il vit ses yeux rouges et frappa du pied avec colère.

Mais il était trop tard : Malicorne et d’Artagnan, placés à la porte, avaient vu ses yeux.

« Le roi a pleuré », pensa Malicorne.

D’Artagnan s’approcha respectueusement du roi.

– Sire, dit-il tout bas, il vous faut prendre le petit degré pour rentrer chez vous.

– Pourquoi ?

– Parce que la poussière du chemin a laissé des traces sur votre visage, dit d’Artagnan. Allez, Sire, allez !

« Mordioux ! pensa-t-il, quand le roi eut cédé comme un enfant, gare à ceux qui feront pleurer celle qui fait pleurer le roi. »

Chapitre CLXX – Le mouchoir de Mademoiselle de La Vallière §

Madame n’était pas méchante : elle n’était qu’emportée. Le roi n’était pas imprudent : il n’était qu’amoureux.

À peine tous deux eurent-ils fait cette sorte de pacte, qui aboutissait au rappel de La Vallière, que l’un et l’autre cherchèrent à gagner sur le marché.

Le roi voulut voir La Vallière à chaque instant du jour.

Madame, qui sentait le dépit du roi depuis la scène des supplications, ne voulait pas abandonner La Vallière sans combattre.

Elle semait donc les difficultés sous les pas du roi.

En effet, le roi, pour obtenir la présence de sa maîtresse, devait être forcé de faire la cour à sa belle-sœur.

De ce plan dérivait toute la politique de Madame.

Comme elle avait choisi quelqu’un pour la seconder, et que ce quelqu’un était Montalais, le roi se trouva cerné chaque fois qu’il venait chez Madame. On l’entourait, et on ne le quittait pas. Madame déployait dans ses entretiens une grâce et un esprit qui éclipsaient tout.

Montalais lui succédait. Elle ne tarda pas à devenir insupportable au roi.

C’est ce qu’elle attendait.

Alors elle lança Malicorne ; celui-ci trouva le moyen de dire au roi qu’il y avait une jeune personne bien malheureuse à la Cour.

Le roi demanda qui était cette personne.

Malicorne répondit que c’était Mlle de Montalais.

Alors le roi déclara que c’était bien fait qu’une personne fût malheureuse quand elle rendait la pareille aux autres.

Malicorne s’expliqua, Mlle de Montalais avait donné ses ordres.

Le roi ouvrit les yeux ; il remarqua que Madame, sitôt que Sa Majesté paraissait, paraissait aussi ; qu’elle était dans les corridors jusqu’après le départ du roi ; qu’elle le reconduisait de peur qu’il ne parlât dans les antichambres à quelqu’une des filles.

Un soir, elle alla plus loin.

Le roi était assis au milieu des dames, et il tenait dans sa main, sous sa manchette, un billet qu’il voulait glisser dans les mains de La Vallière.

Madame devina cette intention et ce billet. Il était bien difficile d’empêcher le roi d’aller où bon lui semblait.

Cependant il fallait l’empêcher d’aller à La Vallière, de lui dire bonjour, et de laisser tomber le billet sur ses genoux, derrière son éventail ou dans son mouchoir.

Le roi, qui observait aussi, se douta qu’on lui tendait un piège.

Il se leva et transporta son fauteuil sans affectation près de Mlle de Châtillon, avec laquelle il badina.

On faisait des bouts rimés ; de Mlle de Châtillon, il alla vers Montalais, puis vers Mlle de Tonnay-Charente.

Alors, par cette manœuvre habile, il se trouva assis devant La Vallière, qu’il masquait entièrement.

Madame feignait une grande occupation : elle rectifiait un dessin de fleurs sur un canevas de tapisserie.

Le roi montra le bout du billet blanc à La Vallière, et celle-ci allongea son mouchoir, avec un regard qui voulait dire : « Mettez le billet dedans. »

Puis, comme le roi avait posé son mouchoir à lui sur son fauteuil, il fut assez adroit pour le jeter par terre.

De sorte que La Vallière glissa son mouchoir à elle sur le fauteuil.

Le roi le prit sans rien faire paraître, il y mit le billet et replaça le mouchoir sur le fauteuil.

Restait à La Vallière le temps juste d’allonger la main pour prendre le mouchoir avec son précieux dépôt.

Mais Madame avait tout vu.

Elle dit à Châtillon :

– Châtillon, ramassez donc le mouchoir du roi, s’il vous plaît, sur le tapis.

Et la jeune fille ayant obéi précipitamment, le roi s’étant dérangé, La Vallière s’étant troublée, on vit l’autre mouchoir sur le fauteuil.

– Ah ! pardon ! Votre Majesté a deux mouchoirs, dit-elle.

Et force fut au roi de renfermer dans sa poche le mouchoir de La Vallière avec le sien. Il y gagnait ce souvenir de l’amante, mais l’amante y perdait un quatrain qui avait coûté dix heures au roi, qui valait peut-être à lui seul un long poème.

D’où la colère du roi et le désespoir de La Vallière.

Ce serait chose impossible à décrire.

Mais alors il se passa un événement incroyable.

Quand le roi partit pour retourner chez lui, Malicorne, prévenu on ne sait comment, se trouvait dans l’antichambre.

Les antichambres du Palais-Royal sont obscures naturellement, et, le soir, on y mettait peu de cérémonie chez Madame ; elles étaient mal éclairées.

Le roi aimait ce petit jour. Règle générale, l’amour, dont l’esprit et le cœur flamboient constamment, n’aime pas la lumière autre part que dans l’esprit et dans le cœur.

Donc, l’antichambre était obscure ; un seul page portait le flambeau devant Sa Majesté.

Le roi marchait d’un pas lent et dévorait sa colère.

Malicorne passa très près du roi, le heurta presque, et lui demanda pardon avec une humilité parfaite ; mais le roi, de fort mauvaise humeur, traita fort mal Malicorne, qui s’esquiva sans bruit.

Louis se coucha, ayant eu, ce soir-là, quelque petite querelle avec la reine, et le lendemain, au moment où il passait dans son cabinet, le désir lui vint de baiser le mouchoir de La Vallière.

Il appela son valet de chambre.

– Apportez-moi, dit-il, l’habit que je portais hier ; mais ayez bien soin de ne toucher à rien de ce qu’il pourrait contenir.

L’ordre fut exécuté, le roi fouilla lui-même dans la poche de son habit.

Il n’y trouva qu’un seul mouchoir, le sien ; celui de La Vallière avait disparu.

Comme il se perdait en conjectures et en soupçons, une lettre de La Vallière lui fut apportée. Elle était conçue en ces termes.

« Qu’il est aimable à vous, mon cher seigneur, de m’avoir envoyé ces beaux vers ! que votre amour est ingénieux et persévérant ! Comment ne seriez vous pas aimé ? »

– Qu’est-ce que cela signifie, pensa le roi, il y a méprise. Cherchez bien, dit-il au valet de chambre, un mouchoir qui devait être dans ma poche, et si vous ne le trouvez pas, et si vous y avez touché…

Il se ravisa. Faire une affaire d’État de la perte de ce mouchoir, c’était ouvrir toute une chronique, il ajouta :

– J’avais dans ce mouchoir une note importante qui s’était glissée dans les plis.

– Mais, Sire, dit le valet de chambre, Votre Majesté n’avait qu’un mouchoir, et le voici.

– C’est vrai, répliqua le roi en grinçant des dents, c’est vrai. Ô pauvreté, que je t’envie ! Heureux celui qui prend lui-même et ôte de sa poche les mouchoirs et les billets.

Il relut la lettre de La Vallière en cherchant par quel hasard le quatrain pouvait être arrivé à son adresse. Il y avait un post-scriptum à cette lettre :

« Je vous renvoie par votre messager cette réponse si peu digne de l’envoi. »

– À la bonne heure ! Je vais savoir quelque chose, dit-il avec joie. Qui est là, dit-il, et qui m’apporte ce billet ?

– M. Malicorne, répliqua timidement le valet de chambre.

– Qu’il entre.

Malicorne entra.

– Vous venez de chez Mlle de La Vallière ? dit le roi avec un soupir.

– Oui, Sire.

– Et vous avez porté à Mlle de La Vallière quelque chose de ma part ?

– Moi, Sire ?

– Oui, vous.

– Non pas, Sire, non pas.

– Mlle de La Vallière le dit formellement.

– Oh ! Sire, Mlle de La Vallière se trompe.

Le roi fronça le sourcil.

– Quel est ce jeu ? dit-il. Expliquez-vous ; pourquoi Mlle de La Vallière vous appelle-t-elle mon messager ?… Qu’avez-vous porté à cette dame ? Parlez vite monsieur.

– Sire, j’ai porté à Mlle de La Vallière un mouchoir, et voilà tout.

– Un mouchoir… Quel mouchoir ?

– Sire, au moment où j’eus la douleur, hier, de me heurter contre la personne de Votre Majesté, malheur que je déplorerai toute ma vie, surtout après le mécontentement que vous me témoignâtes ; à ce moment, Sire, je demeurai immobile de désespoir, Votre Majesté était trop loin pour entendre mes excuses, et je vis par terre quelque chose de blanc.

– Ah ! fit le roi.

– Je me baissai, c’était un mouchoir. J’eus un instant l’idée qu’en heurtant Votre Majesté, j’avais aidé à ce que ce mouchoir sortît de sa poche ; mais, en le palpant respectueusement, je sentis un chiffre que je regardai, c’était le chiffre de Mlle de La Vallière ; je présumai qu’en arrivant cette demoiselle avait laissé tomber son mouchoir, je me hâtai de le lui rendre à la sortie, et voilà tout ce que j’ai remis à Mlle de La Vallière ; je supplie Votre Majesté de le croire.

Malicorne était si naïf, si désolé, si humble, que le roi prit un excessif plaisir à l’entendre.

Il lui sut gré de ce hasard comme du plus grand service rendu.

– Voilà déjà deux heureuses rencontres que j’ai avec vous, monsieur, dit il : vous pouvez compter sur mon amitié.

Le fait est que, purement et simplement, Malicorne avait volé le mouchoir dans la poche du roi aussi galamment que l’eût pu faire un des tire-laine de la bonne ville de Paris.

Madame ignora toujours cette histoire. Mais Montalais la fit soupçonner à La Vallière, et la Vallière la conta plus tard au roi, qui en rit excessivement et proclama Malicorne un grand politique.

Louis XIV avait raison, et l’on sait qu’il se connaissait en hommes.

Chapitre CLXXI – Où il est traité des jardiniers, des échelles et des filles d’honneur §

Malheureusement, les miracles ne pouvaient toujours durer, tandis que la mauvaise humeur de Madame durait toujours.

Au bout de huit jours, le roi en était venu à ne plus pouvoir regarder La Vallière sans qu’un regard de soupçon croisât le sien.

Lorsqu’une partie de promenade était proposée, pour éviter que la scène de la pluie ou du chêne royal ne se renouvelât, Madame avait des indispositions toutes prêtes : grâce à ces indispositions, elle ne sortait pas, et ses filles d’honneur restaient à la maison.

De visite nocturne, pas la moindre ; il n’y avait pas moyen.

C’est que, sous ce rapport, dès les premiers jours, le roi avait éprouvé un douloureux échec.

Comme à Fontainebleau, il avait pris de Saint-Aignan avec lui et avait voulu se rendre chez La Vallière. Mais il n’avait trouvé que Mlle de Tonnay-Charente, qui s’était mise à crier au feu et au voleur ; de telle sorte qu’une légion de femmes de chambres, de surveillantes et de pages étaient accourus, et que de Saint-Aignan, resté seul pour sauver l’honneur de son maître enfui, avait encouru, de la part de la reine mère et de Madame, une mercuriale sévère.

En outre, le lendemain, il avait reçu deux cartels de la famille de Mortemart.

Il avait fallu que le roi intervînt.

Cette méprise était venue de ce que Madame avait subitement ordonné un changement de logis à ses filles, et que La Vallière et Montalais avaient été appelées à coucher dans le cabinet même de leur maîtresse.

Rien n’était donc plus possible, pas même les lettres : écrire sous les yeux d’un argus aussi féroce, d’une douceur aussi inégale que celle de Madame, c’était s’exposer aux plus grands dangers.

On peut juger dans quel état d’irritation continue et de colère croissante toutes ces piqûres d’aiguille mettaient le lion.

Le roi se décomposait le sang à chercher des moyens, et, comme il ne s’ouvrait ni à Malicorne ni à d’Artagnan, les moyens ne se trouvaient pas.

Malicorne eut bien çà et là quelques éclairs héroïques pour encourager le roi à une entière confidence.

Mais, soit honte, soit défiance, le roi commençait d’abord à mordre, puis bientôt abandonnait l’hameçon.

Ainsi, par exemple, un soir que le roi traversait le jardin et regardait tristement les fenêtres de Madame, Malicorne heurta une échelle sous une bordure de buis, et dit à Manicamp, qui marchait avec lui derrière le roi, et qui n’avait rien heurté ni rien vu :

– Est-ce que vous n’avez pas vu que je viens de heurter une échelle et que j’ai manqué de tomber ?

– Non, dit Manicamp, distrait comme d’habitude ; mais vous n’êtes pas tombé, à ce qu’il paraît ?

– N’importe ! il n’en est pas moins dangereux de laisser ainsi traîner les échelles.

– Oui, l’on peut se faire mal, surtout quand on est distrait.

– Ce n’est pas cela : je veux dire qu’il est dangereux de laisser traîner ainsi les échelles sous les fenêtres des filles d’honneur.

Louis tressaillit imperceptiblement.

– Comment cela ? demanda Manicamp.

– Parlez plus haut, lui souffla Malicorne en lui poussant le bras.

– Comment cela ? dit plus haut Manicamp.

Le roi prêta l’oreille.

– Voilà, par exemple, dit Malicorne, une échelle qui a dix-neuf pieds, juste la hauteur de la corniche des fenêtres.

Manicamp, au lieu de répondre, rêvassait.

– Demandez-moi donc de quelles fenêtres, lui souffla Malicorne.

– Mais de quelles fenêtres entendez-vous donc parler ? lui demanda tout haut Manicamp.

– De celles de Madame.

– Eh !

– Oh ! je ne dis pas que l’on ose jamais monter chez Madame ; mais dans le cabinet de Madame, séparé par une simple cloison, couchent Mlles de La Vallière et de Montalais, qui sont deux jolies personnes.

– Par une simple cloison ? dit Manicamp.

– Tenez, voici la lumière assez éclatante des appartements de Madame : voyez-vous ces deux fenêtres ?

– Oui.

– Et cette fenêtre voisine des autres, éclairée d’une façon moins vive, la voyez-vous ?

– À merveille.

– C’est celle des filles d’honneur. Tenez, il fait chaud, voilà justement Mlle de La Vallière qui ouvre sa fenêtre ; ah ! qu’un amoureux hardi pourrait lui dire de choses, s’il soupçonnait là cette échelle de dix-neuf pieds qui atteint juste à la corniche !

– Mais elle n’est pas seule, avez-vous dit ? elle est avec Mlle de Montalais ?

– Mlle de Montalais ne compte pas ; c’est une amie d’enfance, entièrement dévouée, un véritable puits où l’on peut jeter tous les secrets qu’on veut perdre.

Pas un mot de l’entretien n’avait échappé au roi.

Malicorne avait même remarqué que le roi avait ralenti le pas pour lui donner le temps de finir.

Aussi, arrivé à la porte, il congédia tout le monde, à l’exception de Malicorne.

Cela n’étonna personne, on savait le roi amoureux et on le soupçonnait de faire des vers au clair de la lune.

Bien qu’il n’y eût pas de lune ce soir-là, le roi néanmoins pouvait avoir des vers à faire.

Tout le monde partit.

Alors le roi se retourna vers Malicorne, qui attendait respectueusement que le roi lui adressât la parole.

– Que parliez-vous tout à l’heure d’échelle, monsieur Malicorne ? demanda-t-il.

– Moi, Sire, je parlais d’échelle ?

Et Malicorne leva les yeux au ciel comme pour rattraper ses paroles envolées.

– Oui, d’une échelle de dix-neuf pieds.

– Ah ! oui, Sire, c’est vrai, mais je parlais à M. de Manicamp, et je me fusse tu si j’eusse su que Votre Majesté pût nous entendre.

– Et pourquoi vous fussiez-vous tu ?

– Parce que je n’eusse pas voulu faire gronder le jardinier qui l’a oubliée… pauvre diable !

– Ne craignez rien… Voyons, qu’est-ce que cette échelle ?

– Votre Majesté veut-elle la voir ?

– Oui.

– Rien de plus facile, elle est là, Sire.

– Dans le buis ?

– Justement.

– Montrez-la-moi.

Malicorne revint sur ses pas et conduisit le roi à l’échelle.

– La voilà, Sire, dit-il.

– Tirez-la donc un peu.

Malicorne mit l’échelle dans l’allée.

Le roi marcha longitudinalement dans le sens de l’échelle.

– Hum ! fit-il… Vous dites qu’elle a dix-neuf pieds ?

– Oui, Sire.

– Dix-neuf pieds, c’est beaucoup : je ne la crois pas si longue, moi.

– On voit mal comme cela, Sire. Si l’échelle était debout contre un arbre ou contre un mur, par exemple, on verrait mieux, attendu que la comparaison aiderait beaucoup.

– Oh ! n’importe, monsieur Malicorne, j’ai peine à croire que l’échelle ait dix-neuf pieds.

– Je sais combien Votre Majesté a le coup d’œil sûr, et cependant je gagerais.

Le roi secoua la tête.

– Il y a un moyen infaillible de vérification, dit Malicorne.

– Lequel ?

– Chacun sait, Sire, que le rez-de-chaussée du palais a dix-huit pieds.

– C’est vrai, on peut le savoir.

– Eh bien ! en appliquant l’échelle le long du mur, on jugerait.

– C’est vrai.

Malicorne enleva l’échelle comme une plume et la dressa contre la muraille.

Il choisit, ou plutôt le hasard choisit la fenêtre même du cabinet de La Vallière pour faire son expérience.

L’échelle arriva juste à l’arête de la corniche, c’est-à-dire presque à l’appui de la fenêtre, de sorte qu’un homme placé sur l’avant-dernier échelon, un homme de taille moyenne, comme était le roi, par exemple, pouvait facilement communiquer avec les habitants ou plutôt les habitantes de la chambre.

À peine l’échelle fut-elle posée, que le roi, laissant là l’espèce de comédie qu’il jouait, commença à gravir les échelons, tandis que Malicorne tenait l’échelle. Mais à peine était-il à moitié de sa route aérienne, qu’une patrouille de Suisses parut dans le jardin et s’avança droit à l’échelle.

Le roi descendit précipitamment et se cacha dans un massif.

Malicorne comprit qu’il fallait se sacrifier. S’il se cachait de son côté, on chercherait jusqu’à ce que l’on trouvât ou lui ou le roi, et peut-être tous deux.

Mieux valait qu’il fût trouvé tout seul.

En conséquence, Malicorne se cacha si maladroitement qu’il fut arrêté tout seul. Une fois arrêté, Malicorne fut conduit au poste ; une fois au poste, il se nomma ; une fois nommé, il fut reconnu.

Pendant ce temps, de massif en massif, le roi regagnait la petite porte de son appartement, fort humilié et surtout fort désappointé.

D’autant plus que le bruit de l’arrestation avait attiré La Vallière et la Montalais à leur fenêtre, et que Madame elle-même avait paru à la sienne entre deux bougies, demandant de quoi il s’agissait.

Pendant ce temps, Malicorne se réclamait de d’Artagnan. D’Artagnan accourut à l’appel de Malicorne.

Mais en vain essaya-t-il de lui faire comprendre ses raisons, mais en vain d’Artagnan les comprit-il, mais en vain encore ces deux esprits si fins et si inventifs donnèrent-ils un tour à l’aventure ; il n’y eut pour Malicorne d’autre ressource que de passer pour avoir voulu entrer chez Mlle de Montalais, comme M. de Saint-Aignan avait passé pour avoir voulu forcer la porte de Mlle de Tonnay-Charente.

Madame était inflexible, pour cette double raison que, si en effet M. Malicorne avait voulu entrer nuitamment chez elle par la fenêtre et à l’aide d’une échelle pour voir Montalais, c’était de la part de Malicorne un essai punissable et qu’il fallait punir.

Et, par cette autre raison que, si Malicorne, au lieu d’agir en son propre nom, avait agi comme intermédiaire entre La Vallière et une personne qu’elle ne voulait pas nommer, son crime était bien plus grand encore, puisque la passion, qui excuse tout, n’était point là pour l’excuser.

Madame jeta donc les hauts cris et fit chasser Malicorne de la maison de Monsieur, sans réfléchir, la pauvre aveugle, que Malicorne et Montalais la tenaient dans leurs serres par la visite à M. de Guiche et par bien d’autres endroits tout aussi délicats.

Montalais, furieuse, voulut se venger tout de suite, Malicorne lui démontra que l’appui du roi valait toutes les disgrâces du monde et qu’il était beau de souffrir pour le roi.

Malicorne avait raison. Aussi, quoiqu’elle fût femme, et plutôt dix fois qu’une, ramena-t-il Montalais à son avis.

Puis, de son côté, hâtons-nous de le dire, le roi aida aux consolations.

D’abord, il fit compter à Malicorne cinquante mille livres en dédommagement de sa charge perdue.

Ensuite, il le plaça dans sa propre maison, heureux de se venger ainsi sur Madame de tout ce qu’elle avait fait endurer à lui et à La Vallière.

Mais, n’ayant plus Malicorne pour lui voler ses mouchoirs et lui mesurer ses échelles, le pauvre amant était dénué.

Plus d’espoir de se rapprocher jamais de La Vallière, tant qu’elle resterait au Palais-Royal.

Toutes les dignités et toutes les sommes du monde ne pouvaient remédier à cela.

Heureusement, Malicorne veillait.

Il fit si bien qu’il rencontra Montalais. Il est vrai que, de son côté, Montalais faisait de son mieux pour rencontrer Malicorne.

– Que faites-vous la nuit, chez Madame ? demanda-t-il à la jeune fille.

– Mais, la nuit, je dors, répliqua-t-elle.

– Comment, vous dormez ?

– Sans doute.

– Mais cela est fort mal de dormir ; il ne convient pas qu’avec une douleur comme celle que vous éprouvez une fille dorme.

– Et quelle douleur est-ce donc que j’éprouve ?

– N’êtes-vous pas au désespoir de mon absence ?

– Mais non, puisque vous avez reçu cinquante mille livres et une charge chez le roi.

– N’importe, vous êtes très affligée de ne plus me voir comme vous me voyiez auparavant ; vous êtes au désespoir surtout de ce que j’ai perdu la confiance de Madame ; est-ce vrai, cela ? Voyons.

– Oh ! c’est très vrai.

– Eh bien ! cette affliction vous empêche de dormir, la nuit, et alors vous sanglotez, vous soupirez, vous vous mouchez bruyamment, et cela dix fois par minute.

– Mais, mon cher Malicorne, Madame ne supporte pas le moindre bruit chez elle.

– Je le sais pardieu bien, qu’elle ne peut rien supporter ; aussi vous dis-je qu’elle s’empressera, voyant une douleur si profonde, de vous mettre à la porte de chez elle.

– Je comprends.

– C’est heureux.

– Mais qu’arrivera-t-il alors ?

– Il arrivera que La Vallière, se voyant séparée de vous, poussera la nuit de tels gémissements et de telles lamentations, qu’elle fera du désespoir pour deux.

– Alors on la mettra dans une autre chambre.

– Oui, mais laquelle ?

– Laquelle ? Vous voilà embarrassé, monsieur des Inventions.

– Nullement ; quelle que soit cette chambre, elle vaudra toujours mieux que celle de Madame.

– C’est vrai.

– Eh bien ! commencez-moi un peu vos jérémiades cette nuit.

– Je n’y manquerai pas.

– Et donnez-moi le mot à La Vallière.

– Ne craignez rien, elle pleure assez tout bas.

– Eh bien ! qu’elle pleure tout haut.

Et ils se séparèrent.

Chapitre CLXXII – Où il est traité de menuiserie et où il est donné quelques détails sur la façon de percer les escaliers §

Le conseil donné à Montalais fut communiqué à La Vallière, qui reconnut qu’il manquait de sagesse, et qui, après quelque résistance venant plutôt de sa timidité que de sa froideur, résolut de le mettre à exécution.

Cette histoire, des deux femmes pleurant et emplissant de bruits lamentables la chambre à coucher de Madame, fut le chef-d’œuvre de Malicorne.

Comme rien n’est aussi vrai que l’invraisemblable, aussi naturel que le romanesque, cette espèce de conte des Mille et Une Nuits réussit parfaitement auprès de Madame.

Elle éloigna d’abord Montalais.

Puis, trois jours, ou plutôt trois nuits après avoir éloigné Montalais, elle éloigna La Vallière.

On donna une chambre à cette dernière dans les petits appartements mansardés situés au-dessus des appartements des gentilshommes.

Un étage, c’est-à-dire un plancher, séparait les demoiselles des officiers et des gentilshommes.

Un escalier particulier, placé sous la surveillance de Mme de Navailles, conduisait chez elles.

Pour plus grande sûreté, Mme de Navailles, qui avait entendu parler des tentatives antérieures de Sa Majesté, avait fait griller les fenêtres des chambres et les ouvertures des cheminées.

Il y avait donc toute sûreté pour l’honneur de Mlle de La Vallière, dont la chambre ressemblait plus à une cage qu’à toute autre chose.

Mlle de La Vallière, lorsqu’elle était chez elle, et elle y était souvent, Madame n’utilisant guère ses services depuis qu’elle la savait en sûreté sous le regard de Mme de Navailles, Mlle de La Vallière n’avait donc d’autre distraction que de regarder à travers les grilles de sa fenêtre. Or, un matin qu’elle regardait comme d’habitude, elle aperçut Malicorne à une fenêtre parallèle à la sienne.

Il tenait en main un aplomb de charpentier, lorgnait les bâtiments, et additionnait des formules algébriques sur du papier. Il ne ressemblait pas mal ainsi à ces ingénieurs qui, du coin d’une tranchée, relèvent les angles d’un bastion ou prennent la hauteur des murs d’une forteresse.

La Vallière reconnut Malicorne et le salua.

Malicorne, à son tour, répondit par un grand salut et disparut de la fenêtre.

Elle s’étonna de cette espèce de froideur, peu habituelle au caractère toujours égal de Malicorne ; mais elle se souvint que le pauvre garçon avait perdu son emploi pour elle, et qu’il ne devait pas être dans d’excellentes dispositions à son égard, puisque, selon toute probabilité, elle ne serait jamais en position de lui rendre ce qu’il avait perdu.

Elle savait pardonner les offenses, à plus forte raison compatir au malheur.

La Vallière eût demandé conseil à Montalais, si Montalais eût été là ; mais Montalais était absente.

C’était l’heure où Montalais faisait sa correspondance.

Tout à coup, La Vallière vit un objet lancé de la fenêtre où avait apparu Malicorne traverser l’espace, passer à travers ses barreaux et rouler sur son parquet.

Elle alla curieusement vers cet objet et le ramassa. C’était une de ces bobines sur lesquelles on dévide la soie.

Seulement, au lieu de soie, un petit papier s’enroulait sur la bobine.

La Vallière le déroula et lut :

« Mademoiselle,

« Je suis inquiet de savoir deux choses :

« La première, de savoir si le parquet de votre appartement est de bois ou de briques.

« La seconde, de savoir encore à quelle distance de la fenêtre est placé votre lit.

« Excusez mon importunité, et veuillez me faire réponse par la même voie qui vous a apporté ma lettre, c’est-à-dire par la voie de la bobine.

« Seulement, au lieu de la jeter dans ma chambre comme je l’ai jetée dans la vôtre, ce qui vous serait plus difficile qu’à moi, ayez tout simplement l’obligeance de la laisser tomber.

« Croyez-moi surtout, Mademoiselle, votre bien humble et bien respectueux serviteur,

« Malicorne.

« Écrivez la réponse, s’il vous plaît, sur la lettre même. »

– Ah ! le pauvre garçon, s’écria La Vallière, il faut qu’il soit devenu fou.

Et elle dirigea du côté de son correspondant, que l’on entrevoyait dans la pénombre de la chambre, un regard plein d’affectueuse compassion.

Malicorne comprit, et secoua la tête comme pour lui répondre :

« Non, non, je ne suis point fou, soyez tranquille. »

Elle sourit d’un air de doute.

« Non, non, reprit-il du geste, la tête est bonne. »

Et il montra sa tête.

Puis, agitant la main comme un homme qui écrit rapidement :

« Allons, écrivez », mima-t-il avec une sorte de prière.

La Vallière, fût-il fou, ne vit point d’inconvénient à faire ce que Malicorne lui demandait ; elle prit un crayon et écrivit : « Bois. »

Puis elle compta dix pas de la fenêtre à son lit, et écrivit encore : « Dix pas. »

Ce qu’ayant fait, elle regarda du côté de Malicorne, lequel la salua et lui fit signe qu’il descendait.

La Vallière comprit que c’était pour recevoir la bobine.

Elle s’approcha de la fenêtre, et, conformément aux instructions de Malicorne, elle la laissa tomber.

Le rouleau courait encore sur les dalles quand Malicorne s’élança, l’atteignit, le ramassa, se mit à l’éplucher comme fait un singe d’une noix, et courut d’abord vers la demeure de M. de Saint-Aignan.

De Saint-Aignan avait choisi ou plutôt sollicité son logement le plus près possible du roi, pareil à ces plantes qui recherchent les rayons du soleil pour se développer plus fructueusement.

Son logement se composait de deux pièces, dans le corps de logis même occupé par Louis XIV.

M. de Saint-Aignan était fier de cette proximité, qui lui donnait l’accès facile chez Sa Majesté, et, de plus, la faveur de quelques rencontres inattendues.

Il s’occupait, au moment où nous parlons de lui, à faire tapisser magnifiquement ces deux pièces, comptant sur l’honneur de quelques visites du roi, car Sa Majesté, depuis la passion qu’elle avait pour La Vallière, avait choisi de Saint-Aignan pour confident, et ne pouvait se passer de lui ni la nuit ni le jour.

Malicorne se fit introduire chez le comte et ne rencontra point de difficultés, parce qu’il était bien vu du roi et que le crédit de l’un est toujours une amorce pour l’autre.

De Saint-Aignan demanda au visiteur s’il était riche de quelque nouvelle.

– D’une grande, répondit celui-ci.

– Ah ! ah ! fit de Saint-Aignan, curieux comme un favori ; laquelle ?

– Mlle de La Vallière a déménagé.

– Comment cela ? dit de Saint-Aignan en ouvrant de grands yeux.

– Oui.

– Elle logeait chez Madame.

– Précisément. Mais Madame s’est ennuyée du voisinage et l’a installée dans une chambre qui se trouve précisément au-dessus de votre futur appartement.

– Comment, là-haut ? s’écria de Saint-Aignan avec surprise et en désignant du doigt l’étage supérieur.

– Non, dit Malicorne, là-bas.

Et il lui montra le corps de bâtiment situé en face.

– Pourquoi dites-vous alors que sa chambre est au-dessus de mon appartement ?

– Parce que je suis certain que votre appartement doit tout naturellement être sous la chambre de La Vallière.

De Saint-Aignan, à ces mots, envoya à l’adresse du pauvre Malicorne un de ces regards comme La Vallière lui en avait déjà envoyé un, un quart d’heure auparavant. C’est-à-dire qu’il le crut fou.

– Monsieur, lui dit Malicorne, je demande à répondre à votre pensée.

– Comment ! à ma pensée ?…

– Sans doute ; vous n’avez pas compris, ce me semble parfaitement ce que je voulais dire.

– Je l’avoue.

– Eh bien ! vous n’ignorez pas qu’au-dessous des filles d’honneur de Madame sont logés les gentilshommes du roi et de Monsieur.

– Oui, puisque Manicamp, de Wardes et autres y logent.

– Précisément. Eh bien ! monsieur, admirez la singularité de la rencontre : les deux chambres destinées à M. de Guiche sont juste les deux chambres situées au-dessous de celles qu’occupent Mlle de Montalais et Mlle de La Vallière.

– Eh bien ! après ?

– Eh bien ! après… ces deux chambres sont libres, puisque M. de Guiche, blessé, est malade à Fontainebleau.

– Je vous jure, mon cher monsieur, que je ne devine pas.

– Ah ! si j’avais le bonheur de m’appeler de Saint-Aignan, je devinerais tout de suite, moi.

– Et que feriez-vous ?

– Je troquerais immédiatement les chambres que j’occupe ici contre celles que M. de Guiche n’occupe point là-bas.

– Y pensez-vous ? fit de Saint-Aignan avec dédain ; abandonner le premier poste d’honneur, le voisinage du roi, un privilège accordé seulement aux princes de sang, aux ducs et pairs ?… Mais, mon cher monsieur de Malicorne, permettez-moi de vous dire que vous êtes fou.

– Monsieur, répondit gravement le jeune homme, vous commettez deux erreurs… Je m’appelle Malicorne tout court, et je ne suis pas fou.

Puis, tirant un papier de sa poche :

– Écoutez ceci, dit-il ; après quoi, je vous montrerai cela.

– J’écoute, dit de Saint-Aignan.

– Vous savez que Madame veille sur La Vallière comme Argus veillait sur la nymphe Io.

– Je le sais.

– Vous savez que le roi a voulu, mais en vain, parler à la prisonnière, et que ni vous ni moi n’avons réussi à lui procurer cette fortune.

– Vous en savez surtout quelque chose, vous, mon pauvre Malicorne.

– Eh bien ! que supposez-vous qu’il arriverait à celui dont l’imagination rapprocherait les deux amants ?

– Oh ! le roi ne bornerait pas à peu de chose sa reconnaissance.

– Monsieur de Saint-Aignan !…

– Après ?

– Ne seriez-vous pas curieux de tâter un peu de la reconnaissance royale ?

– Certes, répondit de Saint-Aignan, une faveur de mon maître, quand j’aurais fait mon devoir, ne saurait que m’être précieuse.

– Alors, regardez ce papier, monsieur le comte.

– Qu’est-ce que ce papier ? un plan ?

– Celui des deux chambres de M. de Guiche, qui, selon toute probabilité, vont devenir vos deux chambres.

– Oh ! non, quoi qu’il arrive.

– Pourquoi cela ?

– Parce que mes deux chambres, à moi, sont convoitées par trop de gentilshommes à qui je ne les abandonnerais certes pas : par M. de Roquelaure, par M. de La Ferté, par M. Dangeau.

– Alors, je vous quitte, monsieur le comte, et je vais offrir à l’un de ces messieurs le plan que je vous présentais et les avantages y annexés.

– Mais que ne les gardez-vous pour vous ? demanda de Saint-Aignan avec défiance.

– Parce que le roi ne me fera jamais l’honneur de venir ostensiblement chez moi, tandis qu’il ira à merveille chez l’un de ces messieurs.

– Quoi ! le roi ira chez l’un de ces messieurs ?

– Pardieu ! s’il ira ? dix fois pour une. Comment ! vous me demandez si le roi ira dans un appartement qui le rapprochera de Mlle de La Vallière !

– Beau rapprochement… avec tout un étage entre soi.

Malicorne déplia le petit papier de la bobine.

– Monsieur le comte, dit-il, remarquez, je vous prie, que le plancher de la chambre de Mlle de La Vallière est un simple parquet de bois.

– Eh bien ?

– Eh ! bien, vous prendrez un ouvrier charpentier qui, enfermé chez vous sans savoir où on le mène, ouvrira votre plafond et, par conséquent, le parquet de Mlle de La Vallière.

– Ah ! mon Dieu ! s’écria de Saint-Aignan comme ébloui.

– Plaît-il ? fit Malicorne.

– Je dis que voilà une idée bien audacieuse, monsieur.

– Elle paraîtra bien mesquine au roi, je vous assure.

– Les amoureux ne réfléchissent point au danger.

– Quel danger craignez-vous, monsieur le comte ?

– Mais un percement pareil, c’est un bruit effroyable, tout le château en retentira ?

– Oh ! monsieur le comte, je suis sûr, moi, que l’ouvrier que je vous désignerai ne fera pas le moindre bruit. Il sciera un quadrilatère de six pieds avec une scie garnie d’étoupe, et nul, même des plus voisins, ne s’apercevra qu’il travaille.

– Ah ! mon cher monsieur Malicorne, vous m’étourdissez, vous me bouleversez.

– Je continue, répondit tranquillement Malicorne : dans la chambre dont vous avez percé le plafond, vous entendez bien, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Vous dresserez un escalier qui permette, soit à Mlle de La Vallière de descendre chez vous, soit au roi de monter chez Mlle de La Vallière.

– Mais cet escalier, on le verra ?

– Non, car, de votre côté, il sera caché par une cloison sur laquelle vous étendrez une tapisserie pareille à celle qui garnira le reste de l’appartement ; chez Mlle de La Vallière, il disparaîtra sous une trappe qui sera le parquet même, et qui s’ouvrira sous le lit.

– En effet, dit de Saint-Aignan, dont les yeux commencèrent à étinceler.

– Maintenant, monsieur le comte, je n’ai pas besoin de vous faire avouer que le roi viendra souvent dans la chambre où sera établi un pareil escalier. Je crois que M. Dangeau, particulièrement, sera frappé de mon idée, et je vais la lui développer.

– Ah ! cher monsieur Malicorne ! s’écria de Saint-Aignan, vous oubliez que c’est à moi que vous en avez parlé le premier, et que, par conséquent, j’ai les droits de la priorité.

– Voulez-vous donc la préférence ?

– Si je la veux ! je crois bien !

– Le fait est, monsieur de Saint-Aignan, que c’est un cordon pour la première promotion que je vous donne là, et peut-être même quelque bon duché.

– C’est, du moins, répondit de Saint-Aignan rouge de plaisir, une occasion de montrer au roi qu’il n’a pas tort de m’appeler quelquefois son ami, occasion, cher monsieur Malicorne, que je vous devrai.

– Vous ne l’oublierez pas un peu ? demanda Malicorne en souriant.

– Je m’en ferai gloire, monsieur.

– Moi, monsieur, je ne suis pas l’ami du roi, je suis son serviteur.

– Oui, et, si vous pensez qu’il y a un cordon bleu pour moi dans cet escalier, je pense qu’il y aura bien pour vous un rouleau de lettres de noblesse.

Malicorne s’inclina.

– Il ne s’agit plus, maintenant, que de déménager, dit de Saint-Aignan.

– Je ne vois pas que le roi s’y oppose ; demandez-lui-en la permission.

– À l’instant même je cours chez lui.

– Et moi, je vais me procurer l’ouvrier dont nous avons besoin.

– Quand l’aurai-je ?

– Ce soir.

– N’oubliez pas les précautions.

– Je vous l’amène les yeux bandés.

– Et moi, je vous envoie un de mes carrosses.

– Sans armoiries.

– Avec un de mes laquais sans livrée, c’est convenu.

– Très bien, monsieur le comte.

– Mais La Vallière.

– Eh bien ?

– Que dira-t-elle en voyant l’opération ?

– Je vous assure que cela l’intéressera beaucoup.

– Je le crois.

– Je suis même sûr que, si le roi n’a pas l’audace de monter chez elle, elle aura la curiosité de descendre.

– Espérons, dit de Saint-Aignan.

– Oui, espérons, répéta Malicorne.

– Je m’en vais chez le roi, alors.

– Et vous faites à merveille.

– À quelle heure ce soir mon ouvrier ?

– À huit heures.

– Et combien de temps estimez-vous qu’il lui faudra pour scier son quadrilatère ?

– Mais deux heures, à peu près ; seulement, ensuite, il lui faudra le temps d’achever ce qu’on appelle les raccords. Une nuit et une partie de la journée du lendemain : c’est deux jours qu’il faut compter avec l’escalier.

– Deux jours, c’est bien long.

– Dame ! quand on se mêle d’ouvrir une porte sur le paradis, faut-il, au moins, que cette porte soit décente.

– Vous avez raison ; à tantôt, cher monsieur Malicorne. Mon déménagement sera prêt pour après-demain au soir.

Chapitre CLXXIII – La promenade aux flambeaux §

De Saint-Aignan, ravi de ce qu’il venait d’entendre, enchanté de ce qu’il entrevoyait, prit sa course vers les deux chambres de de Guiche.

Lui qui, un quart d’heure auparavant, n’eût pas donné ses deux chambres pour un million, il était prêt à acheter, pour un million, si on le lui eût demandé, les deux bienheureuses chambres qu’il convoitait maintenant.

Mais il n’y rencontra pas tant d’exigences. M. de Guiche ne savait pas encore où il devait loger, et, d’ailleurs, était trop souffrant toujours pour s’occuper de son logement.

De Saint-Aignan eut donc les deux chambres de de Guiche. De son côté, M. Dangeau eut les deux chambres de de Saint-Aignan, moyennant un pot-de-vin de six mille livres à l’intendant du comte, et crut avoir fait une affaire d’or.

Les deux chambres de Dangeau devinrent le futur logement de de Guiche.

Le tout, sans que nous puissions affirmer bien sûrement que, dans ce déménagement général, ce sont ces deux chambres que de Guiche habitera.

Quant à M. Dangeau, il était si transporté de joie, qu’il ne se donna même pas la peine de supposer que de Saint-Aignan avait un intérêt supérieur à déménager.

Une heure après cette nouvelle résolution prise par de Saint-Aignan, de Saint-Aignan était donc en possession des deux chambres. Dix minutes après que de Saint-Aignan était en possession des deux chambres, Malicorne entrait chez de Saint-Aignan escorté des tapissiers.

Pendant ce temps le roi demandait de Saint-Aignan ; on courait chez de Saint-Aignan, et l’on trouvait Dangeau ; Dangeau renvoyait chez de Guiche, et l’on trouvait enfin de Saint-Aignan.

Mais il y avait retard, de sorte que le roi avait déjà donné deux ou trois mouvements d’impatience lorsque de Saint-Aignan entra tout essoufflé chez son maître.

– Tu m’abandonnes donc aussi, toi ? lui dit Louis XIV, de ce ton lamentable dont César avait dû, dix-huit cents ans auparavant, dire le Tu quoque.

– Sire, dit de Saint-Aignan, je n’abandonne pas le roi, tout au contraire ; seulement, je m’occupe de mon déménagement.

– De quel déménagement ? Je croyais ton déménagement terminé depuis trois jours.

– Oui, Sire. Mais je me trouve mal où je suis, et je passe dans le corps de logis en face.

– Quand je te disais que, toi aussi, tu m’abandonnais ! s’écria le roi. Oh ! mais cela passe les bornes. Ainsi je n’avais qu’une femme dont mon cœur se souciât, toute ma famille se ligue pour me l’arracher. J’avais un ami à qui je confiais mes peines et qui m’aidait à en supporter le poids, cet ami se lasse de mes plaintes et me quitte sans même me demander congé.

De Saint-Aignan se mit à rire.

Le roi devina qu’il y avait quelque mystère dans ce manque de respect.

– Qu’y a-t-il ? s’écria le roi plein d’espoir.

– Il y a, Sire, que cet ami, que le roi calomnie, va essayer de rendre à son roi le bonheur qu’il a perdu.

– Tu vas me faire voir La Vallière ? fit Louis XIV.

– Sire, je n’en réponds pas encore, mais…

– Mais ?…

– Mais je l’espère.

– Oh ! comment ? comment ? Dis-moi cela, de Saint-Aignan. Je veux connaître ton projet, je veux t’y aider de tout mon pouvoir.

– Sire, répondit de Saint-Aignan, je ne sais pas encore bien moi-même comment je vais m’y prendre pour arriver à ce but ; mais j’ai tout lieu de croire que, dès demain…

– Demain, dis-tu ?

– Oui, Sire.

– Oh ! quel bonheur ! Mais pourquoi déménages-tu ?

– Pour vous servir mieux.

– Et en quoi, étant déménagé, me peux-tu mieux servir ?

– Savez-vous où sont situées les deux chambres que l’on destinait au comte de Guiche.

– Oui.

– Alors, vous savez où je vais.

– Sans doute ; mais cela ne m’avance à rien.

– Comment ! vous ne comprenez pas, Sire, qu’au-dessus de ce logement sont deux chambres ?

– Lesquelles ?

– L’une, celle de Mlle de Montalais, et l’autre…

– L’autre, c’est celle de La Vallière, de Saint-Aignan ?

– Allons donc, Sire.

– Oh ! de Saint-Aignan, c’est vrai, oui, c’est vrai. De Saint-Aignan, c’est une heureuse idée, une idée d’ami, de poète ; en me rapprochant d’elle, lorsque l’univers m’en sépare, tu vaux mieux pour moi que Pylade pour Oreste, que Patrocle pour Achille.

– Sire, dit de Saint-Aignan avec un sourire, je doute que, si Votre Majesté connaissait mes projets dans toute leur étendue, elle continuât à me donner des qualifications si pompeuses. Ah ! Sire, j’en connais de plus triviales que certains puritains de la Cour ne manqueront pas de m’appliquer quand ils sauront ce que je compte faire pour Votre Majesté.

– De Saint-Aignan, je meurs d’impatience ; de Saint-Aignan, je dessèche ; de Saint-Aignan, je n’attendrai jamais jusqu’à demain… Demain ! mais, demain, c’est une éternité.

– Et cependant, Sire, s’il vous plaît, vous allez sortir tout à l’heure et distraire cette impatience par une bonne promenade.

– Avec toi, soit : nous causerons de tes projets, nous parlerons d’elle.

– Non pas, Sire, je reste.

– Avec qui sortirai-je, alors ?

– Avec les dames.

– Ah ! ma foi, non, de Saint-Aignan.

– Sire, il le faut.

– Non, non ! mille fois non ! Non, je ne m’exposerai plus à ce supplice horrible d’être à deux pas d’elle, de la voir, d’effleurer sa robe en passant et de ne rien lui dire. Non, je renonce à ce supplice que tu crois un bonheur et qui n’est qu’une torture qui brûle mes yeux, qui dévore mes mains, qui broie mon cœur ; la voir en présence de tous les étrangers et ne pas lui dire que je l’aime, quand tout mon être lui révèle cet amour et me trahit devant tous. Non, je me suis juré à moi-même que je ne le ferais plus, et je tiendrai mon serment.

– Cependant, Sire, écoutez bien ceci.

– Je n’écoute rien, de Saint-Aignan.

– En ce cas, je continue. Il est urgent, Sire, comprenez-vous bien, urgent, de toute urgence, que Madame et ses filles d’honneur soient absentes deux heures de votre domicile.

– Tu me confonds, de Saint-Aignan.

– Il est dur pour moi de commander à mon roi ; mais dans cette circonstance, je commande, Sire : il me faut une chasse ou une promenade.

– Mais cette promenade, cette chasse, ce serait un caprice, une bizarrerie ! En manifestant de pareilles impatiences, je découvre à toute ma Cour un cœur qui ne s’appartient plus à lui-même. Ne dit-on pas déjà trop que je rêve la conquête du monde, mais qu’auparavant je devrais commencer par faire la conquête de moi-même ?

– Ceux qui disent cela, Sire, sont des impertinents et des factieux ; mais, quels qu’ils soient, si Votre Majesté préfère les écouter, je n’ai plus rien à dire. Alors, le jour de demain se recule à des époques indéterminées.

– De Saint-Aignan, je sortirai ce soir… Ce soir, j’irai coucher à Saint-Germain aux flambeaux ; j’y déjeunerai demain et serai de retour à Paris vers les trois heures. Est-ce cela ?

– Tout à fait.

– Alors je partirai ce soir pour huit heures.

– Votre Majesté a deviné la minute.

– Et tu ne veux rien me dire ?

– C’est-à-dire que je ne puis rien vous dire. L’industrie est pour quelque chose dans ce monde, Sire ; cependant le hasard y joue un si grand rôle, que j’ai l’habitude de lui laisser toujours la part la plus étroite, certain qu’il s’arrangera de manière à prendre toujours la plus large.

– Allons, je m’abandonne à toi.

– Et vous avez raison.

Réconforté de la sorte, le roi s’en alla tout droit chez Madame, où il annonça la promenade projetée.

Madame crut à l’instant même voir, dans cette partie improvisée, un complot du roi pour entretenir La Vallière, soit sur la route, à la faveur de l’obscurité, soit autrement ; mais elle se garda bien de rien manifester à son beau-frère, et accepta l’invitation le sourire sur les lèvres.

Elle donna, tout haut, des ordres pour que ses filles d’honneur la suivissent, se réservant de faire le soir ce qui lui paraîtrait le plus propre à contrarier les amours de Sa Majesté.

Puis, lorsqu’elle fut seule et que le pauvre amant qui avait donné cet ordre pût croire que Mlle de La Vallière serait de la promenade, au moment peut-être où il se repaissait en idée de ce triste bonheur des amants persécutés, qui est de réaliser, par la seule vue, toutes les joies de la possession interdite, en ce moment même, Madame au milieu de ses filles d’honneur, disait :

– J’aurai assez de deux demoiselles ce soir : Mlle de Tonnay-Charente et Mlle de Montalais.

La Vallière avait prévu le coup, et, par conséquent, s’y attendait ; mais la persécution l’avait rendue forte. Elle ne donna point à Madame la joie de voir sur son visage l’impression du coup qu’elle recevait au cœur.

Au contraire, souriant avec cette ineffable douceur qui donnait un caractère angélique à sa physionomie :

– Ainsi, madame, me voilà libre ce soir ? dit-elle.

– Oui, sans doute.

– J’en profiterai pour avancer cette tapisserie que Son Altesse a bien voulu remarquer, et que, d’avance, j’ai eu l’honneur de lui offrir.

Et, ayant fait une respectueuse révérence, elle se retira chez elle.

Mlles de Montalais et de Tonnay-Charente en firent autant.

Le bruit de la promenade sortit avec elles de la chambre de Madame et se répandit par tout le château. Dix minutes après, Malicorne savait la résolution de Madame et faisait passer sous la porte de Montalais un billet conçu en ces termes :

« Il faut que L. V. passe la nuit avec Madame. »

Montalais, selon les conventions faites, commença par brûler le papier, puis se mit à réfléchir.

Montalais était une fille de ressources, et elle eut bientôt arrêté son plan.

À l’heure où elle devait se rendre chez Madame, c’est-à-dire vers cinq heures, elle traversa le préau tout courant, et, arrivée à dix pas d’un groupe d’officiers, poussa un cri, tomba gracieusement sur un genou, se releva et continua son chemin, mais en boitant.

Les gentilshommes accoururent à elle pour la soutenir. Montalais s’était donné une entorse.

Elle n’en voulut pas moins, fidèle à son devoir, continuer son ascension chez Madame.

– Qu’y a-t-il, et pourquoi boitez-vous ? lui demanda celle-ci ; je vous prenais pour La Vallière.

Montalais raconta comment, en courant pour venir plus vite, elle s’était tordu le pied.

Madame parut la plaindre et voulut faire venir, à l’instant même, un chirurgien.

Mais elle, assurant que l’accident n’avait rien de grave :

– Madame, dit-elle, je m’afflige seulement de manquer à mon service, et j’eusse voulu prier Mlle de La Vallière de me remplacer près de Votre Altesse…

Madame fronça le sourcil.

– Mais je n’en ai rien fait, continua Montalais.

– Et pourquoi n’en avez-vous rien fait ? demanda Madame.

– Parce que la pauvre La Vallière paraissait si heureuse d’avoir sa liberté pour un soir et pour une nuit, que je ne me suis pas senti le courage de la mettre en service à ma place.

– Comment, elle est joyeuse à ce point ? demanda Madame frappée de ces paroles.

– C’est-à-dire qu’elle en est folle ; elle chantait, elle toujours si mélancolique. Au reste, Votre Altesse sait qu’elle déteste le monde, et que son caractère contient un grain de sauvagerie.

« Oh ! oh ! pensa Madame, cette grande gaieté ne me paraît pas naturelle, à moi. »

– Elle a déjà fait ses préparatifs, continua Montalais pour dîner chez elle, en tête à tête avec un de ses livres chéris. Et puis, d’ailleurs, Votre Altesse a six autres demoiselles qui seront bien heureuses de l’accompagner ; aussi n’ai-je pas même fait ma proposition à Mlle de La Vallière.

Madame se tut.

– Ai-je bien fait ? continua Montalais avec un léger serrement de cœur, en voyant si mal réussir cette ruse de guerre sur laquelle elle avait si complètement compté, qu’elle n’avait pas cru nécessaire d’en chercher une autre. Madame m’approuve ? continua-t-elle.

Madame pensait que, pendant la nuit, le roi pourrait bien quitter Saint-Germain, et que, comme on ne comptait que quatre lieues et demie de Paris à Saint-Germain il pourrait bien être en une heure à Paris.

– Dites-moi, fit-elle, en vous sachant blessée, La Vallière vous a au moins offert sa compagnie ?

– Oh ! elle ne connaît pas encore mon accident ; mais, le connût-elle, je ne lui demanderai certes rien qui la dérange de ses projets. Je crois qu’elle veut réaliser seule, ce soir, la partie de plaisir du feu roi, quand il disait à M. de Saint-Mars : « Ennuyons-nous, monsieur de Saint-Mars, ennuyons-nous bien. »

Madame était convaincue que quelque mystère amoureux était caché sous cette soif de solitude. Ce mystère devait être le retour nocturne de Louis. Il n’y avait plus à en douter, La Vallière était prévenue de ce retour, de là cette joie de rester au Palais-Royal.

C’était tout un plan combiné d’avance.

– Je ne serai pas leur dupe, dit Madame.

Et elle prit un parti décisif.

– Mademoiselle de Montalais, dit-elle, veuillez prévenir votre amie, mademoiselle de La Vallière, que je suis au désespoir de troubler ses projets de solitude ; mais, au lieu de s’ennuyer seule chez elle, comme elle le désirait, elle viendra s’ennuyer avec nous à Saint-Germain.

– Ah ! pauvre La Vallière, fit Montalais d’un air dolent, mais avec l’allégresse dans le cœur. Oh ! madame, est-ce qu’il n’y aurait pas moyen que Votre Altesse…

– Assez, dit Madame, je le veux ! Je préfère la société de Mlle La Baume Le Blanc à toutes les autres sociétés. Allez, envoyez-la-moi et soignez votre jambe.

Montalais ne se fit pas répéter l’ordre. Elle rentra, écrivit sa réponse à Malicorne, et la glissa sous le tapis. « On ira », disait cette réponse. Une Spartiate n’eût pas écrit plus laconiquement.

« De cette façon, pensait Madame, pendant la route, je la surveille, pendant la nuit, elle couche près de moi, et bien adroite est Sa Majesté si elle échange un seul mot avec Mlle de La Vallière.

La Vallière reçut l’ordre de partir avec la même douceur indifférente qu’elle avait reçu l’ordre de rester.

Seulement, intérieurement, sa joie fut vive, et elle regarda ce changement de résolution de la princesse comme une consolation que lui envoyait la Providence.

Moins pénétrante que Madame, elle mettait tout sur le compte du hasard.

Tandis que tout le monde, à l’exception des disgraciés, des malades et des gens ayant des entorses, se dirigeait vers Saint-Germain, Malicorne faisait entrer son ouvrier dans un carrosse de M. de Saint-Aignan et le conduisait dans la chambre correspondant à la chambre de La Vallière.

Cet homme se mit à l’œuvre, alléché par la splendide récompense qui lui avait été promise.

Comme on avait fait prendre chez les ingénieurs de la maison du roi tous les outils les plus excellents, entre autres une de ces scies aux morsures invincibles qui vont tailler dans l’eau les madriers de chêne durs comme du fer, l’ouvrage avança rapidement, et un morceau carré du plafond, choisi entre deux solives, tomba dans les bras de Saint-Aignan, de Malicorne, de l’ouvrier et d’un valet de confiance, personnage mis au monde pour tout voir, tout entendre et ne rien répéter.

Seulement, en vertu d’un nouveau plan indiqué par Malicorne, l’ouverture fut pratiquée dans l’angle.

Voici pourquoi.

Comme il n’y avait pas de cabinet de toilette dans la chambre de La Vallière, La Vallière avait demandé et obtenu, le matin même, un grand paravent destiné à remplacer une cloison.

Le paravent avait été accordé.

Il suffisait parfaitement pour cacher l’ouverture, qui d’ailleurs, serait dissimulée par tous les artifices de l’ébénisterie.

Le trou pratiqué, l’ouvrier se glissa entre les solives et se trouva dans la chambre de La Vallière.

Arrivé là, il scia carrément le plancher, et, avec les feuilles mêmes du parquet, il confectionna une trappe s’adaptant si parfaitement à l’ouverture, que l’œil le plus exercé n’y pouvait voir que les interstices obligés d’une soudure de parquet.

Malicorne avait tout prévu. Une poignée et deux charnières, achetées d’avance, furent posées à cette feuille de bois.

Un de ces petits escaliers tournants, comme on commençait à en poser dans les entresols, fut acheté tout fait par l’industrieux Malicorne, et payé deux mille livres.

Il était plus haut qu’il n’était besoin ; mais le charpentier en supprima des degrés, et il se trouva d’exacte mesure.

Cet escalier, destiné à recevoir un si illustre poids, fut accroché au mur par deux crampons seulement.

Quant à sa base, elle fut arrêtée dans le parquet même du comte par deux fiches vissées : le roi et tout son conseil eussent pu monter et descendre cet escalier sans aucune crainte.

Tout marteau frappait sur un coussinet d’étoupes, toute lime mordait, le manche enveloppé de laine, la lame trempée d’huile.

D’ailleurs, le travail le plus bruyant avait été fait pendant la nuit et pendant la matinée, c’est-à-dire en l’absence de La Vallière et de Madame.

Quand, vers deux heures, la Cour rentra au Palais-Royal, et que La Vallière remonta dans sa chambre, tout était en place, et pas la moindre parcelle de sciure, pas le plus petit copeau ne venaient attester la violation de domicile.

Seulement, de Saint-Aignan, qui avait voulu aider de son mieux dans ce travail, avait déchiré ses doigts et sa chemise, et dépensé beaucoup de sueur au service de son roi.

La paume de ses mains, surtout, était toute garnie d’ampoules.

Ces ampoules venaient de ce qu’il avait tenu l’échelle à Malicorne.

Il avait, en outre, apporté un à un les cinq morceaux de l’escalier, formés chacun de deux marches.

Enfin, nous pouvons le dire, le roi, s’il l’eût vu si ardent à l’œuvre, le roi lui eût juré reconnaissance éternelle.

Comme l’avait prévu Malicorne, l’homme des mesures exactes, l’ouvrier eut terminé toutes ses opérations en vingt-quatre heures.

Il reçut vingt-quatre louis et partit comblé de joie ; c’était autant qu’il gagnait d’ordinaire en six mois.

Nul n’avait le plus petit soupçon de ce qui s’était passé sous l’appartement de Mlle de La Vallière.

Mais, le soir du second jour, au moment où La Vallière venait de quitter le cercle de Madame et rentrait chez elle, un léger craquement retentit au fond de la chambre.

Étonnée, elle regarda d’où venait le bruit. Le bruit recommença.

– Qui est là ? demanda-t-elle avec un accent d’effroi.

– Moi, répondit la voix si connue du roi.

– Vous !… vous ! s’écria la jeune fille qui se crut un instant sous l’empire d’un songe. Mais où cela, vous ?… vous, Sire ?

– Ici, répliqua le roi en dépliant une des feuilles du paravent, et en apparaissant comme une ombre au fond de l’appartement.

La Vallière poussa un cri et tomba toute frissonnante sur un fauteuil.

Chapitre CLXXIV – L'apparition §

La Vallière se remit promptement de sa surprise ; à force d’être respectueux, le roi lui rendait par sa présence plus de confiance que son apparition ne lui en avait ôté.

Mais, comme il vit surtout que ce qui inquiétait La Vallière, c’était la façon dont il avait pénétré chez elle, il lui expliqua le système de l’escalier caché par le paravent, se défendant surtout d’être une apparition surnaturelle.

– Oh ! Sire, lui dit La Vallière en secouant sa blonde tête avec un charmant sourire, présent ou absent, vous n’apparaissez pas moins à mon esprit dans un moment que dans l’autre.

– Ce qui veut dire, Louise ?

– Oh ! ce que vous savez bien, Sire : c’est qu’il n’est pas un instant où la pauvre fille dont vous avez surpris le secret à Fontainebleau, et que vous êtes venu reprendre au pied de la croix, ne pense à vous.

– Louise, vous me comblez de joie et de bonheur.

La Vallière sourit tristement et continua :

– Mais, Sire, avez-vous réfléchi que votre ingénieuse invention ne pouvait nous être d’aucune utilité ?

– Et pourquoi cela ? Dites, j’attends.

– Parce que cette chambre où je loge, Sire, n’est point à l’abri des recherches, il s’en faut ; Madame peut y venir par hasard ; à chaque instant du jour, mes compagnes y viennent ; fermer ma porte en dedans, c’est me dénoncer aussi clairement que si j’écrivais dessus : « N’entrez pas, le roi est ici ! » Et, tenez, Sire, en ce moment même, rien n’empêche que la porte ne s’ouvre, et que Votre Majesté, surprise, ne soit vue près de moi.

– C’est alors, dit en riant le roi, que je serais véritablement pris pour un fantôme, car nul ne peut dire par où je suis venu ici. Or, il n’y a que les fantômes qui passent à travers les murs ou à travers les plafonds.

– Oh ! Sire, quelle aventure ! songez-y bien, Sire, quel scandale ! Jamais rien de pareil n’aurait été dit sur les filles d’honneur, pauvres créatures que la méchanceté n’épargne guère, cependant.

– Et vous concluez de tout cela, ma chère Louise ?… Voyons, dites, expliquez-vous !

– Qu’il faut, hélas ! pardonnez-moi, c’est un mot bien dur…

Louis sourit.

– Voyons, dit-il.

– Qu’il faut que Votre Majesté supprime l’escalier, machinations et surprises ; car le mal d’être pris ici, songez-y, Sire, serait plus grand que le bonheur de s’y voir.

– Eh bien ! chère Louise, répondit le roi avec amour, au lieu de supprimer cet escalier par lequel je monte, il est un moyen plus simple auquel vous n’avez point pensé.

– Un moyen… encore ?…

– Oui, encore. Oh ! vous ne m’aimez pas comme je vous aime, Louise, puisque je suis plus inventif que vous.

Elle le regarda. Louis lui tendit la main, qu’elle serra doucement.

– Vous dites, continua le roi, que je serai surpris en venant où chacun peut entrer à son aise ?

– Tenez, Sire, au moment même où vous en parlez, j’en tremble.

– Soit, mais vous ne seriez pas surprise, vous, en descendant cet escalier pour venir dans les chambres qui sont au-dessous.

– Sire, Sire, que dites-vous là ? s’écria La Vallière effrayée.

– Vous me comprenez mal, Louise, puisque, à mon premier mot, vous prenez cette grande colère ; d’abord, savez-vous à qui appartiennent ces chambres ?

– Mais à M. le comte de Guiche.

– Non pas, à M. de Saint-Aignan.

– Vrai ! s’écria La Vallière.

Et ce mot, échappé du cœur joyeux de la jeune fille, fit luire comme un éclair de doux présage dans le cœur épanoui du roi.

– Oui, à de Saint-Aignan, à notre ami, dit-il.

– Mais, Sire, reprit La Vallière, je ne puis pas plus aller chez M. de Saint Aignan que chez M. le comte de Guiche, hasarda l’ange redevenu femme.

– Pourquoi donc ne le pouvez-vous pas, Louise ?

– Impossible ! impossible !

– Il me semble, Louise, que, sous la sauvegarde du roi, l’on peut tout.

– Sous la sauvegarde du roi ? dit-elle avec un regard chargé d’amour.

– Oh ! vous croyez à ma parole, n’est-ce pas ?

– J’y crois lorsque vous n’y êtes pas, Sire ; mais, lorsque vous y êtes, lorsque vous me parlez, lorsque je vous vois, je ne crois plus à rien.

– Que vous faut-il pour vous rassurer, mon Dieu ?

– C’est peu respectueux, je le sais, de douter ainsi du roi ; mais vous n’êtes pas le roi, pour moi.

– Oh ! Dieu merci, je l’espère bien ; vous voyez comme je cherche. Écoutez : la présence d’un tiers vous rassurera-t-elle ?

– La présence de M. de Saint-Aignan ? oui.

– En vérité, Louise, vous me percez le cœur avec de pareils soupçons.

La Vallière ne répondit rien, elle regarda seulement Louis de ce clair regard qui pénétrait jusqu’au fond des cœurs, et dit tout bas :

– Hélas ! hélas ! ce n’est pas de vous que je me défie, ce n’est pas sur vous que portent mes soupçons.

– J’accepte donc, dit le roi en soupirant, et M. de Saint-Aignan, qui a l’heureux privilège de vous rassurer, sera toujours présent à notre entretien, je vous le promets.

– Bien vrai, Sire ?

– Foi de gentilhomme ! Et vous, de votre côté ?…

– Attendez, oh ! ce n’est pas tout.

– Encore quelque chose, Louise ?

– Oh ! certainement ; ne vous lassez pas si vite, car nous ne sommes pas au bout, Sire.

– Allons, achevez de me percer le cœur.

– Vous comprenez bien, Sire, que ces entretiens doivent au moins avoir, près de M. de Saint-Aignan lui-même, une sorte de motif raisonnable.

– De motif raisonnable ! reprit le roi d’un ton de doux reproche.

– Sans doute. Réfléchissez, Sire.

– Oh ! vous avez toutes les délicatesses, et, croyez-le, mon seul désir est de vous égaler sur ce point. Eh bien ! Louise, il sera fait comme vous désirez. Nos entretiens auront un objet raisonnable, et j’ai déjà trouvé cet objet.

– De sorte, Sire ?… dit La Vallière en souriant.

– Que, dès demain, si vous voulez…

– Demain ?

– Vous voulez dire que c’est trop tard ? s’écria le roi en serrant entre ses deux mains la main brûlante de La Vallière.

En ce moment, des pas se firent entendre dans le corridor.

– Sire, Sire, s’écria La Vallière, quelqu’un s’approche, quelqu’un vient, entendez-vous ? Sire, Sire, fuyez, je vous en supplie !

Le roi ne fit qu’un bond de sa chaise derrière le paravent.

Il était temps ; comme le roi tirait un des feuillets sur lui, le bouton de la porte tourna, et Montalais parut sur le seuil.

Il va sans dire qu’elle entra tout naturellement et sans faire aucune cérémonie.

Elle savait bien, la rusée, que frapper discrètement à cette porte au lieu de la pousser, c’était montrer à La Vallière une défiance désobligeante.

Elle entra donc, et après un rapide coup d’œil qui lui montra deux chaises fort près l’une de l’autre, elle employa tant de temps à refermer la porte qui se rebellait on ne sait comment, que le roi eut celui de lever la trappe et de redescendre chez de Saint-Aignan.

Un bruit imperceptible pour toute oreille moins fine que la sienne avertit Montalais de la disparition du prince ; elle réussit alors à fermer la porte rebelle, et s’approcha de La Vallière.

– Causons, Louise, lui dit-elle, causons sérieusement, vous le voulez bien.

Louise, toute à son émotion, n’entendit pas sans une secrète terreur ce sérieusement, sur lequel Montalais avait appuyé à dessein.

– Mon Dieu ! ma chère Aure, murmura-t-elle, qu’y a-t-il donc encore ?

– Il y a, chère amie, que Madame se doute de tout.

– De tout quoi ?

– Avons-nous besoin de nous expliquer, et ne comprends-tu pas ce que je veux dire ? Voyons : tu as dû voir les fluctuations de Madame depuis plusieurs jours ; tu as dû voir comme elle t’a prise auprès d’elle, puis congédiée, puis reprise.

– C’est étrange, en effet ; mais je suis habituée à ses bizarreries.

– Attends encore. Tu as remarqué ensuite que Madame, après t’avoir exclue de la promenade, hier, t’a fait donner ordre d’assister à cette promenade.

– Si je l’ai remarqué ! sans doute.

– Eh bien ! il paraît que Madame a maintenant des renseignements suffisants, car elle a été droit au but, n’ayant plus rien à opposer en France à ce torrent qui brise tous les obstacles ; tu sais ce que je veux dire par le torrent ?

La Vallière cacha son visage entre ses mains.

– Je veux dire, poursuivit Montalais impitoyablement, ce torrent qui a enfoncé la porte des Carmélites de Chaillot, et renversé tous les préjugés de cour, tant à Fontainebleau qu’à Paris.

– Hélas ! hélas ! murmura La Vallière, toujours voilée par ses doigts, entre lesquels roulaient ses larmes.

– Oh ! ne t’afflige pas ainsi, lorsque tu n’es qu’à la moitié de tes peines.

– Mon Dieu ! s’écria la jeune fille avec anxiété, qu’y a-t-il donc encore ?

– Eh bien ! voici le fait. Madame, dénuée d’auxiliaires en France, car elle a usé successivement les deux reines, Monsieur et toute la Cour, Madame s’est souvenue d’une certaine personne qui a sur toi de prétendus droits.

La Vallière devint blanche comme une statue de cire.

– Cette personne, continua Montalais, n’est point à Paris en ce moment.

– Oh ! mon Dieu ! murmura Louise.

– Cette personne, si je ne me trompe, est en Angleterre.

– Oui, oui, soupira La Vallière à demi brisée.

– N’est-ce pas à la Cour du roi Charles II que se trouve cette personne ? Dis.

– Oui.

– Eh bien ! ce soir, une lettre est partie du cabinet de Madame pour Saint-James, avec ordre pour le courrier de pousser d’une traite jusqu’à Hampton-Court, qui est, à ce qu’il paraît, une maison royale située à douze milles de Londres !

– Oui, après ?

– Or, comme Madame écrit régulièrement à Londres tous les quinze jours, et que le courrier ordinaire avait été expédié à Londres il y a trois jours seulement, j’ai pensé qu’une circonstance grave pouvait seule lui mettre la plume à la main. Madame est paresseuse pour écrire, comme tu sais.

– Oh ! oui.

– Cette lettre a donc été écrite, quelque chose me le dit, pour toi.

– Pour moi ? répéta la malheureuse jeune fille avec la docilité d’un automate.

– Et moi qui la vis, cette lettre, sur le bureau de Madame avant qu’elle fût cachetée, j’ai cru y lire…

– Tu as cru y lire ?…

– Peut-être me suis-je trompée.

– Quoi ?… Voyons.

– Le nom de Bragelonne.

La Vallière se leva, en proie à la plus douloureuse agitation.

– Montalais, dit-elle avec une voix pleine de sanglots, déjà se sont enfuis tous les rêves riants de la jeunesse et de l’innocence. Je n’ai plus rien à te cacher, à toi ni à personne. Ma vie est à découvert, et s’ouvre comme un livre où tout le monde peut lire, depuis le roi jusqu’au premier passant. Aure, ma chère Aure, que faire ? Que devenir ?

Montalais se rapprocha.

– Dame, consulte-toi, dit-elle.

– Eh bien ! je n’aime pas M. de Bragelonne ; quand je dis que je ne l’aime pas, comprends-moi : je l’aime comme la plus tendre sœur peut aimer un bon frère ; mais ce n’est point cela qu’il me demande, ce n’est point cela que je lui ai promis.

– Enfin, tu aimes le roi, dit Montalais, et c’est une assez bonne excuse.

– Oui, j’aime le roi, murmura sourdement la jeune fille, et j’ai payé assez cher le droit de prononcer ces mots. Eh bien ! parle, Montalais ; que peux-tu pour moi ou contre moi dans la position où je me trouve ?

– Parle-moi plus clairement.

– Que te dirai-je ?

– Ainsi, rien de plus particulier ?

– Non, fit Louise avec étonnement.

– Bien ! Alors, c’est un simple conseil que tu me demandes ?

– Oui.

– Relativement à M. Raoul ?

– Pas autre chose.

– C’est délicat, répliqua Montalais.

– Non, rien n’est délicat là-dedans. Faut-il que je l’épouse pour lui tenir la promesse faite ? faut-il que je continue d’écouter le roi ?

– Sais-tu bien que tu me mets dans une position difficile ? dit Montalais en souriant. Tu me demandes si tu dois épouser Raoul, dont je suis l’amie, et à qui je fais un mortel déplaisir en me prononçant contre lui. Tu me parles ensuite de ne plus écouter le roi, le roi, dont je suis la sujette, et que j’offenserais en te conseillant d’une certaine façon. Ah ! Louise, Louise, tu fais bon marché d’une bien difficile position.

– Vous ne m’avez pas comprise, Aure, dit La Vallière blessée du ton légèrement railleur qu’avait pris Montalais : si je parle d’épouser M. de Bragelonne, c’est que je puis l’épouser sans lui faire aucun déplaisir ; mais, par la même raison, si j’écoute le roi, faut-il le faire usurpateur d’un bien fort médiocre, c’est vrai, mais auquel l’amour prête une certaine apparence de valeur ? Ce que je te demande donc, c’est de m’enseigner un moyen de me dégager honorablement, soit d’un côté, soit de l’autre, ou plutôt je te demande de quel côté je puis me dégager le plus honorablement.

– Ma chère Louise, répondit Montalais après un silence, je ne suis pas un des sept sages de la Grèce et je n’ai point de règles de conduite parfaitement invariables ; mais, en échange, j’ai quelque expérience, et je puis te dire que jamais une femme ne demande un conseil du genre de celui que tu me demandes sans être fortement embarrassée. Or, tu as fait une promesse solennelle, tu as de l’honneur ; si donc tu es embarrassée, ayant pris un tel engagement, ce n’est pas le conseil d’une étrangère, tout est étranger pour un cœur plein d’amour, ce n’est pas, dis-je, mon conseil qui te tirera d’embarras. Je ne te le donnerai donc point, d’autant plus qu’à ta place je serais encore plus embarrassée après le conseil qu’auparavant. Tout ce que je puis faire, c’est de te répéter ce que je t’ai déjà dit : veux-tu que je t’aide ?

– Oh ! oui.

– Eh bien ! c’est tout… Dis-moi en quoi tu veux que je t’aide ; dis-moi pour qui et contre qui. De cette façon nous ne ferons point d’école.

– Mais, d’abord, toi, dit La Vallière en pressant la main de sa compagne, pour qui ou contre qui te déclares-tu ?

– Pour toi, si tu es véritablement mon amie…

– N’es-tu pas la confidente de Madame ?

– Raison de plus pour t’être utile ; si je ne savais rien de ce côté-là, je ne pourrais pas t’aider, et tu ne tirerais, par conséquent, aucun profit de ma connaissance. Les amitiés vivent de ces sortes de bénéfices mutuels.

– Il en résulte que tu resteras en même temps l’amie de Madame ?

– Évidemment. T’en plains-tu ?

– Non, dit La Vallière rêveuse, car cette franchise cynique lui paraissait une offense faite à la femme et un tort fait à l’amie.

– À la bonne heure, dit Montalais ; car, en ce cas, tu serais bien sotte.

– Donc, tu me serviras ?

– Avec dévouement, surtout si tu me sers de même.

– On dirait que tu ne connais pas mon cœur, dit La Vallière en regardant Montalais avec de grands yeux étonnés.

– Dame ! c’est que, depuis que nous sommes à la Cour, ma chère Louise, nous sommes bien changées.

– Comment, cela !

– C’est bien simple : étais-tu la seconde reine de France, là-bas, à Blois ?

La Vallière baissa la tête et se mit à pleurer.

Montalais la regarda d’une façon indéfinissable et on l’entendit murmurer ces mots :

– Pauvre fille !

Puis, se reprenant.

– Pauvre roi ! dit-elle.

Elle baisa Louise au front et regagna son appartement, où l’attendait Malicorne.

Chapitre CLXXV – Le portrait §

Dans cette maladie qu’on appelle l’amour, les accès se suivent à des intervalles toujours plus rapprochés dès que le mal débute.

Plus tard, les accès s’éloignent les uns des autres, au fur et à mesure que la guérison arrive.

Cela posé, comme axiome en général et comme tête de chapitre en particulier, continuons notre récit.

Le lendemain, jour fixé par le roi pour le premier entretien chez de Saint-Aignan, La Vallière, en ouvrant son paravent, trouva sur le parquet un billet écrit de la main du roi.

Ce billet avait passé de l’étage inférieur au supérieur par la fente du parquet. Nulle main indiscrète, nul regard curieux ne pouvait monter où montait ce simple papier.

C’était une des idées de Malicorne. Voyant combien de Saint-Aignan allait devenir utile au roi par son logement, il n’avait pas voulu que le courtisan devînt encore indispensable comme messager, et il s’était, de son autorité privée, réservé ce dernier poste.

La Vallière lut avidement ce billet qui lui fixait deux heures de l’après-midi pour le moment du rendez-vous, et qui lui indiquait le moyen de lever la plaque parquetée.

– Faites-vous belle, ajoutait le post-scriptum de la lettre.

Ces derniers mots étonnèrent la jeune fille, mais en même temps ils la rassurèrent.

L’heure marchait lentement. Elle finit cependant par arriver.

Aussi ponctuelle que la prêtresse Héro, Louise leva la trappe au dernier coup de deux heures, et trouva sur les premiers degrés le roi, qui l’attendait respectueusement pour lui donner la main.

Cette délicate déférence la toucha sensiblement.

Au bas de l’escalier, les deux amants trouvèrent le comte qui, avec un sourire et une révérence du meilleur goût, fit à La Vallière ses remerciements sur l’honneur qu’il recevait d’elle.

Puis, se tournant vers le roi :

– Sire, dit-il, notre homme est arrivé.

La Vallière, inquiète, regarda Louis.

– Mademoiselle, dit le roi, si je vous ai priée de me faire l’honneur de descendre ici, c’est par intérêt. J’ai fait demander un excellent peintre qui saisit parfaitement les ressemblances, et je désire que vous l’autorisiez à vous peindre. D’ailleurs, si vous l’exigiez absolument, le portrait resterait chez vous.

La Vallière rougit.

– Vous le voyez, lui dit le roi, nous ne serons plus trois seulement : nous voilà quatre. Eh ! mon Dieu ! du moment que nous ne serons pas seuls, nous serons tant que vous voudrez.

La Vallière serra doucement le bout des doigts de son royal amant.

– Passons dans la chambre voisine, s’il plaît à Votre Majesté, dit de Saint Aignan.

Il ouvrit la porte et fit passer ses hôtes.

Le roi marchait derrière La Vallière et dévorait des yeux son cou blanc comme de la nacre, sur lequel s’enroulaient les anneaux serrés et crépus des cheveux argentés de la jeune fille.

La Vallière était vêtue d’une étoffe de soie épaisse de couleur gris perle glacée de rose ; une parure de jais faisait valoir la blancheur de sa peau ; ses mains fines et diaphanes froissaient un bouquet de pensées, de roses du Bengale et de clématites au feuillage finement découpé, au-dessus desquelles s’élevait, comme une coupe à verser des parfums, une tulipe de Harlem aux tons gris et violets, pure et merveilleuse espèce, qui avait coûté cinq ans de combinaisons au jardinier et cinq mille livres au roi.

Ce bouquet, Louis l’avait mis dans la main de La Vallière en la saluant.

Dans cette chambre, dont de Saint-Aignan venait d’ouvrir la porte, se tenait un jeune homme vêtu d’un habit de velours léger avec de beaux yeux noirs et de grands cheveux bruns.

C’était le peintre.

Sa toile était toute prête, sa palette faite.

Il s’inclina devant Mlle de La Vallière avec cette grave curiosité de l’artiste qui étudie son modèle, salua le roi discrètement, comme s’il ne le connaissait pas, et comme il eût, par conséquent, salué un autre gentilhomme.

Puis, conduisant Mlle de La Vallière jusqu’au siège préparé pour elle, il l’invita à s’asseoir.

La jeune fille se posa gracieusement et avec abandon, les mains occupées, les jambes étendues sur des coussins, et, pour que ses regards n’eussent rien de vague ou rien d’affecté, le peintre la pria de se choisir une occupation.

Alors Louis XIV, en souriant, vint s’asseoir sur les coussins aux pieds de sa maîtresse.

De sorte qu’elle, penchée en arrière, adossée au fauteuil, ses fleurs à la main, de sorte que lui, les yeux levés vers elle et la dévorant du regard, ils formaient un groupe charmant que l’artiste contempla plusieurs minutes avec satisfaction, tandis que, de son côté, de Saint-Aignan le contemplait avec envie.

Le peintre esquissa rapidement ; puis, sous les premiers coups du pinceau, on vit sortir du fond gris cette molle et poétique figure aux yeux doux, aux joues roses encadrées dans des cheveux d’un pur argent.

Cependant les deux amants parlaient peu et se regardaient beaucoup ; parfois leurs yeux devenaient si languissants, que le peintre était forcé d’interrompre son ouvrage pour ne pas représenter une Érycine au lieu d’une La Vallière.

C’est alors que de Saint-Aignan revenait à la rescousse ; il récitait des vers ou disait quelques-unes de ces historiettes comme Patru les racontait, comme Tallemant des Réaux les racontait si bien.

Ou bien La Vallière était fatiguée, et l’on se reposait.

Aussitôt un plateau de porcelaine de Chine, chargé des plus beaux fruits que l’on avait pu trouver, aussitôt le vin de Xérès, distillant ses topazes dans l’argent ciselé, servaient d’accessoires à ce tableau, dont le peintre ne devait retracer que la plus éphémère figure.

Louis s’enivrait d’amour ; La Vallière, de bonheur ; de Saint-Aignan, d’ambition.

Le peintre se composait des souvenirs pour sa vieillesse.

Deux heures s’écoulèrent ainsi ; puis, quatre heures ayant sonné, La Vallière se leva, et fit un signe au roi.

Louis se leva, s’approcha du tableau, et adressa quelques compliments flatteurs à l’artiste.

De Saint-Aignan vantait la ressemblance, déjà assurée, à ce qu’il prétendait.

La Vallière, à son tour, remercia le peintre en rougissant, et passa dans la chambre voisine, où le roi la suivit, après avoir appelé de Saint-Aignan.

– À demain, n’est-ce pas ? dit-il à La Vallière.

– Mais, Sire, songez-vous que l’on viendra certainement chez moi, qu’on ne m’y trouvera pas ?

– Eh bien ?

– Alors, que deviendrai-je ?

– Vous êtes bien craintive, Louise !

– Mais, enfin, si Madame me faisait demander ?

– Oh ! répliqua le roi, est-ce qu’un jour n’arrivera pas où vous me direz vous-même de tout braver pour ne plus vous quitter ?

– Ce jour-là, Sire, je serais une insensée et vous ne devriez pas me croire.

– À demain, Louise.

La Vallière poussa un soupir ; puis, sans force contre la demande royale :

– Puisque vous le voulez, Sire, à demain, répéta-t-elle.

Et, à ces mots, elle monta légèrement les degrés et disparut aux yeux de son amant.

– Eh bien ! Sire ?… demanda de Saint-Aignan lorsqu’elle fut partie.

– Eh bien ! de Saint-Aignan, hier, je me croyais le plus heureux des hommes.

– Et Votre Majesté, aujourd’hui, dit en souriant le comte, s’en croirait-elle par hasard le plus malheureux ?

– Non, mais cet amour est une soif inextinguible ; en vain je bois, en vain je dévore les gouttes d’eau que ton industrie me procure : plus je bois, plus j’ai soif.

– Sire, c’est un peu votre faute, et Votre Majesté s’est fait la position telle qu’elle est.

– Tu as raison.

– Donc, en pareil cas, Sire, le moyen d’être heureux, c’est de se croire satisfait et d’attendre.

– Attendre ! Tu connais donc ce mot-là, toi, attendre ?

– Là, Sire, là ! ne vous désolez point. J’ai déjà cherché, je chercherai encore.

Le roi secoua la tête d’un air désespéré.

– Et quoi ! Sire, vous n’êtes plus content déjà ?

– Eh ! si fait, mon cher de Saint-Aignan ; mais trouve, mon Dieu ! trouve.

– Sire, je m’engage à chercher, voilà tout ce que je puis dire.

Le roi voulut revoir encore le portrait, ne pouvant revoir l’original. Il indiqua quelques changements au peintre, et sortit.

Derrière lui, de Saint-Aignan congédia l’artiste.

Chevalets, couleurs et peintre n’étaient pas disparus, que Malicorne montra sa tête entre les deux portières.

De Saint-Aignan le reçut à bras ouverts, et cependant avec une certaine tristesse. Le nuage qui avait passé sur le soleil royal voilait, à son tour, le satellite fidèle.

Malicorne vit, du premier coup d’œil, ce crêpe étendu sur le visage de de Saint-Aignan.

– Oh ! monsieur le comte, dit-il, comme vous voilà noir !

– J’en ai bien le sujet, ma foi ! mon cher monsieur Malicorne ; croiriez vous que le roi n’est pas content ?

– Pas content de son escalier ?

– Oh ! non, au contraire, l’escalier a plu beaucoup.

– C’est donc la décoration des chambres qui n’est pas selon son goût ?

– Oh ! pour cela, il n’y a pas seulement songé. Non, ce qui a déplu au roi…

– Je vais vous le dire, monsieur le comte : c’est d’être venu, lui quatrième, à un rendez-vous d’amour. Comment, monsieur le comte, vous n’avez pas deviné cela, vous ?

– Mais comment l’eussé-je deviné, cher monsieur Malicorne, quand je n’ai fait que suivre à la lettre les instructions du roi ?

– En vérité, Sa Majesté a voulu, à toute force, vous voir près d’elle ?

– Positivement.

– Et Sa Majesté a voulu avoir, en outre, M. le peintre que j’ai rencontré en bas ?

– Exigé, monsieur Malicorne, exigé !

– Alors, je le comprends, pardieu ! bien, que Sa Majesté ait été mécontente.

– Mécontente de ce que l’on a ponctuellement obéi à ses ordres ? Je ne vous comprends plus.

Malicorne se gratta l’oreille.

– À quelle heure, demanda-t-il, le roi avait-il dit qu’il se rendrait chez vous ?

– À deux heures.

– Et vous étiez chez vous à attendre le roi ?

– Dès une heure et demie.

– Ah ! vraiment !

– Peste ! il eût fait beau me voir inexact devant le roi.

Malicorne, malgré le respect qu’il portait à de Saint-Aignan, ne put s’empêcher de hausser les épaules.

– Et ce peintre, fit-il, le roi l’avait-il demandé aussi pour deux heures ?

– Non, mais moi, je le tenais ici dès midi. Mieux vaut, vous comprenez, qu’un peintre attende deux heures, que le roi une minute.

Malicorne se mit à rire silencieusement.

– Voyons, cher monsieur Malicorne, dit Saint-Aignan, riez moins de moi et parlez davantage.

– Vous l’exigez ?

– Je vous en supplie.

– Eh bien ! monsieur le comte, si vous voulez que le roi soit un peu plus content la première fois qu’il viendra…

– Il vient demain.

– Eh bien ! si vous voulez que le roi soit un peu plus content demain…

– Ventre-saint-gris ! comme disait son aïeul, si je le veux ! je le crois bien !

– Eh bien ! demain, au moment où arrivera le roi, ayez affaire dehors, mais pour une chose qui ne peut se remettre, pour une chose indispensable.

– Oh ! oh !

– Pendant vingt minutes.

– Laisser le roi seul pendant vingt minutes ? s’écria de Saint-Aignan effrayé.

– Allons, mettons que je n’ai rien dit, fit Malicorne, tirant vers la porte.

– Si fait, si fait, cher monsieur Malicorne ; au contraire, achevez, je commence à comprendre. Et le peintre, le peintre ?

– Oh ! le peintre, lui, il faut qu’il soit en retard d’une demi-heure.

– Une demi-heure, vous croyez ?

– Oui, je crois.

– Mon cher monsieur, je ferai comme vous dites.

– Et je crois que vous vous en trouverez bien ; me permettez-vous de venir m’informer un peu demain ?

– Certes.

– J’ai bien l’honneur d’être votre serviteur respectueux, monsieur de Saint Aignan.

Et Malicorne sortit à reculons.

« Décidément ce garçon-là a plus d’esprit que moi », se dit de Saint-Aignan entraîné par sa conviction.

Chapitre CLXXVI – Hampton-Court §

Cette révélation que nous venons de voir Montalais faire à La Vallière, à la fin de notre avant-dernier chapitre, nous ramène tout naturellement au principal héros de cette histoire, pauvre chevalier errant au souffle du caprice d’un roi.

Si notre lecteur veut bien nous suivre, nous passerons donc avec lui ce détroit plus orageux que l’Europe qui sépare Calais de Douvres ; nous traverserons cette verte et plantureuse campagne aux mille ruisseaux qui ceint Charing, Maidstone et dix autres villes plus pittoresques les unes que les autres, et nous arriverons enfin à Londres.

De là, comme des limiers qui suivent une piste, lorsque nous aurons reconnu que Raoul a fait un premier séjour à White-Hall, un second à Saint-James ; quand nous saurons qu’il a été reçu par Monck et introduit dans les meilleures sociétés de la Cour de Charles II, nous courrons après lui jusqu’à l’une des maisons d’été de Charles II, près de la ville de Kingston, à Hampton-Court, que baigne la Tamise.

Le fleuve n’est pas encore, à cet endroit, l’orgueilleuse voie qui charrie chaque jour un demi-million de voyageurs, et tourmente ses eaux noires comme celles du Cocyte, en disant : « Moi aussi, je suis la mer. »

Non, ce n’est encore qu’une douce et verte rivière aux margelles moussues, aux larges miroirs reflétant les saules et les hêtres, avec quelque barque de bois desséché qui dort çà et là au milieu des roseaux, dans une anse d’aulnes et de myosotis.

Les paysages s’étendent alentour calmes et riches ; la maison de briques perce de ses cheminées, aux fumées bleues, une épaisse cuirasse de houx flaves et verts ; l’enfant vêtu d’un sarrau rouge paraît et disparaît dans les grandes herbes comme un coquelicot qui se courbe sous le souffle du vent.

Les gros moutons blancs ruminent en fermant les yeux sous l’ombre des petits trembles trapus, et, de loin en loin, le martin-pêcheur, aux flancs d’émeraude et d’or, court comme une balle magique à la surface de l’eau et frise étourdiment la ligne de son confrère, l’homme pêcheur, qui guette, assis sur son batelet, la tanche et l’alose.

Au-dessus de ce paradis, fait d’ombre noire et de douce lumière, se lève le manoir d’Hampton-Court, bâti par Wolsey, séjour que l’orgueilleux cardinal avait créé désirable même pour un roi, et qu’il fut forcé, en courtisan timide, de donner à son maître Henri VIII, lequel avait froncé le sourcil d’envie et de cupidité au seul aspect du château neuf.

Hampton-Court, aux murailles de briques, aux grandes fenêtres, aux belles grilles de fer ; Hampton-Court, avec ses mille tourillons, ses clochetons bizarres, ses discrets promenoirs et ses fontaines intérieures pareilles à celles de l’Alhambra ; Hampton-Court, c’est le berceau des roses, du jasmin et des clématites. C’est la joie des yeux et de l’odorat, c’est la bordure la plus charmante de ce tableau d’amour que déroula Charles II, parmi les voluptueuses peintures du Titien, du Pordenone, de Van Dyck, lui qui avait dans sa galerie le portrait de Charles Ier, roi martyr, et sur ses boiseries les trous des balles puritaines lancées par les soldats de Cromwell, le 24 août 1648, alors qu’ils avaient amené Charles Ier prisonnier à Hampton-Court.

C’est là que tenait sa cour ce roi toujours ivre de plaisir ; ce roi poète par le désir ; ce malheureux d’autrefois qui se payait, par un jour de volupté, chaque minute écoulée naguère dans l’angoisse et la misère.

Ce n’était pas le doux gazon d’Hampton-Court, si doux que l’on croit fouler le velours ; ce n’était pas le carré de fleurs touffues qui ceint le pied de chaque arbre et fait un lit aux rosiers de vingt pieds qui s’épanouissent en plein ciel comme des gerbes d’artifice ; ce n’étaient pas les grands tilleuls dont les rameaux tombent jusqu’à terre comme des saules, et voilent tout amour ou toute rêverie sous leur ombre ou plutôt sous leur chevelure ; ce n’était pas tout cela que Charles II aimait dans son beau palais d’Hampton Court.

Peut-être était-ce alors cette belle eau rousse pareille aux eaux de la mer Caspienne, cette eau immense, ridée par un vent frais, comme les ondulations de la chevelure de Cléopâtre, ces eaux tapissées de cressons, de nénuphars blancs aux bulbes vigoureuses qui s’entrouvrent pour laisser voir comme l’œuf le germe d’or rutilant au fond de l’enveloppe laiteuse, ces eaux mystérieuses et pleines de murmures, sur lesquelles naviguent les cygnes noirs et les petits canards avides, frêle couvée au duvet de soie, qui poursuivent la mouche verte sur les glaïeuls et la grenouille dans ses repaires de mousse.

C’étaient peut-être les houx énormes au feuillage bicolore, les ponts riants jetés sur les canaux, les biches qui brament dans les allées sans fin, et les bergeronnettes qui piétinent en voletant dans les bordures de buis et de trèfle.

Car il y a de tout cela dans Hampton-Court ; il y a, en outre, les espaliers de roses blanches qui grimpent le long des hauts treillages pour laisser retomber sur le sol leur neige odorante ; il y a dans le parc les vieux sycomores aux troncs verdissants qui baignent leurs pieds dans une poétique et luxuriante moisissure.

Non, ce que Charles II aimait dans Hampton-Court, c’étaient les ombres charmantes qui couraient après midi sur ses terrasses, lorsque, comme Louis XIV, il avait fait peindre leurs beautés dans son grand cabinet par un des pinceaux intelligents de son époque, pinceaux qui savaient attacher sur la toile un rayon échappé de tant de beaux yeux qui lançaient l’amour.

Le jour où nous arrivons à Hampton-Court, le ciel est presque doux et clair comme en un jour de France, l’air est d’une tiédeur humide, les géraniums, les pois de senteur énormes, les seringats et les héliotropes, jetés par millions dans le parterre, exhalent leurs arômes enivrants.

Il est une heure. Le roi, revenu de la chasse, a dîné, rendu visite à la duchesse de Castelmaine, la maîtresse en titre, et, après cette preuve de fidélité, il peut à l’aise se permettre des infidélités jusqu’au soir.

Toute la Cour folâtre et aime. C’est le temps où les dames demandent sérieusement aux gentilshommes leur sentiment sur tel ou tel pied plus ou moins charmant, selon qu’il est chaussé d’un bas de soie rose ou d’un bas de soie verte.

C’est le temps où Charles II déclare qu’il n’y a pas de salut pour une femme sans le bas de soie verte, parce que Mlle Lucy Stewart les porte de cette couleur.

Tandis que le roi cherche à communiquer ses préférences, nous verrons, dans l’allée des hêtres qui faisait face à la terrasse, une jeune dame en habit de couleur sévère marchant auprès d’un autre habit de couleur lilas et bleu sombre.

Elles traversèrent le parterre de gazon, au milieu duquel s’élevait une belle fontaine aux sirènes de bronze, et s’en allèrent en causant sur la terrasse, le long de laquelle, de la clôture de briques, sortaient dans le parc plusieurs cabinets variés de forme ; mais, comme ces cabinets étaient pour la plupart occupés, ces jeunes femmes passèrent : l’une rougissait, l’autre rêvait.

Enfin, elles vinrent au bout de cette terrasse qui dominait toute la Tamise, et, trouvant un frais abri, s’assirent côte à côte.

– Où allons-nous, Stewart ? dit la plus jeune des deux femmes à sa compagne.

– Ma chère Graffton, nous allons, tu le vois bien, où tu nous mènes.

– Moi ?

– Sans doute, toi ! à l’extrémité du palais, vers ce banc où le jeune Français attend et soupire.

Miss Mary Graffton s’arrêta court.

– Non, non, dit-elle, je ne vais pas là.

– Pourquoi ?

– Retournons, Stewart.

– Avançons, au contraire, et expliquons-nous.

– Sur quoi ?

– Sur ce que le vicomte de Bragelonne est de toutes les promenades que tu fais, comme tu es de toutes les promenades qu’il fait.

– Et tu en conclus qu’il m’aime ou que je l’aime ?

– Pourquoi pas ? C’est un charmant gentilhomme. Personne ne m’entend, je l’espère, dit miss Lucy Stewart en se retournant avec un sourire qui indiquait, au reste, que son inquiétude n’était pas grande.

– Non, non, dit Mary, le roi est dans son cabinet ovale avec M. de Buckingham.

– À propos de M. de Buckingham, Mary…

– Quoi ?

– Il me semble qu’il s’est déclaré ton chevalier depuis le retour de France ; comment va ton cœur de ce côté ?

Mary Graffton haussa les épaules.

– Bon ! bon ! je demanderai cela au beau Bragelonne, dit Stewart en riant ; allons le retrouver bien vite.

– Pour quoi faire ?

– J’ai à lui parler, moi.

– Pas encore ; un mot auparavant. Voyons, toi, Stewart, qui sais les petits secrets du roi.

– Tu crois cela ?

– Dame ! tu dois les savoir, ou personne ne les saura ; dis, pourquoi M. de Bragelonne est-il en Angleterre, et qu’y fait-il ?

– Ce que fait tout gentilhomme envoyé par son roi vers un autre roi.

– Soit ; mais, sérieusement, quoique la politique ne soit pas notre fort, nous en savons assez pour comprendre que M. de Bragelonne n’a point ici de mission sérieuse.

– Écoute dit Stewart avec une gravité affectée, je veux bien pour toi trahir un secret d’État. Veux-tu que je te récite la lettre de crédit donnée par le roi Louis XIV à M. de Bragelonne, et adressée à Sa Majesté le roi Charles II ?

– Oui, sans doute.

– La voici : « Mon frère, je vous envoie un gentilhomme de ma Cour, fils de quelqu’un que vous aimez. Traitez-le bien, je vous en prie, et faites-lui aimer l’Angleterre. »

– Il y avait cela ?

– Tout net… ou l’équivalent. Je ne réponds pas de la forme, mais je réponds du fond.

– Eh bien ! qu’en as-tu déduit, ou plutôt qu’en a déduit le roi ?

– Que Sa Majesté française avait ses raisons pour éloigner M. de Bragelonne, et le marier… autre part qu’en France.

– De sorte qu’en vertu de cette lettre ?…

– Le roi Charles II a reçu de Bragelonne comme tu sais, splendidement et amicalement ; il lui a donné la plus belle chambre de White-Hall, et, comme tu es la plus précieuse personne de sa Cour, attendu que tu as refusé son cœur… allons, ne rougis pas… il a voulu te donner du goût pour le Français et lui faire ce beau présent. Voilà pourquoi, toi, héritière de trois cent mille livres, toi, future duchesse, toi, belle et bonne, il t’a mise de toutes les promenades dont M. de Bragelonne faisait partie. Enfin, c’était un complot, une espèce de conspiration. Vois si tu veux y mettre le feu, je t’en livre la mèche.

Miss Mary sourit avec une expression charmante qui lui était familière, et serrant le bras de sa compagne :

– Remercie le roi, dit-elle.

– Oui, oui, mais M. de Buckingham est jaloux. Prends garde ! répliqua Stewart.

Ces mots étaient à peine prononcés, que M. de Buckingham sortait de l’un des pavillons de la terrasse et, s’approchant des deux femmes avec un sourire :

– Vous vous trompez, miss Lucy, dit-il, non, je ne suis pas jaloux, et la preuve, miss Mary, c’est que voici là-bas celui qui devrait être la cause de ma jalousie, le vicomte de Bragelonne, qui rêve tout seul. Pauvre garçon ! Permettez donc que je lui abandonne votre gracieuse compagnie pendant quelques minutes, attendu que j’ai besoin de causer pendant ces quelques minutes avec miss Lucy Stewart.

Alors, s’inclinant du côté de Lucy :

– Me ferez-vous, dit-il, l’honneur de prendre ma main pour aller saluer le roi, qui nous attend ?

Et, à ces mots, Buckingham, toujours riant, prit la main de miss Lucy Stewart et l’emmena.

Restée seule, Mary Graffton, la tête inclinée sur l’épaule avec cette mollesse gracieuse particulière aux jeunes Anglaises, demeura un instant immobile, les yeux fixés sur Raoul, mais comme indécise de ce qu’elle devait faire. Enfin, après que ses joues, en pâlissant et en rougissant tour à tour, eurent révélé le combat qui se passait dans son cœur, elle parut prendre une résolution et s’avança d’un pas assez ferme vers le banc où Raoul était assis, et rêvait comme on l’avait bien dit.

Le bruit des pas de miss Mary, si léger qu’il fût sur la pelouse verte, réveilla Raoul ; il détourna la tête, aperçut la jeune fille et marcha au-devant de la compagne que son heureux destin lui amenait.

– On m’envoie à vous, monsieur, dit Mary Graffton ; m’acceptez-vous ?

– Et à qui dois-je être reconnaissant d’un pareil bonheur, mademoiselle, demanda Raoul.

– À M. de Buckingham, répliqua Mary en affectant la gaieté.

– À M. de Buckingham, qui recherche si passionnément votre précieuse compagnie ! Mademoiselle, dois-je vous croire ?

– En effet, monsieur, vous le voyez, tout conspire à ce que nous passions la meilleure ou plutôt la plus longue part de nos journées ensemble. Hier, c’était le roi qui m’ordonnait de vous faire asseoir près de moi, à table ; aujourd’hui, c’est M. de Buckingham qui me prie de venir m’asseoir près de vous, sur ce banc.

– Et il s’est éloigné pour me laisser la place libre ? demanda Raoul, avec embarras.

– Regardez là-bas, au détour de l’allée, il va disparaître avec miss Stewart. A-t-on de ces complaisances-là en France, monsieur le vicomte ?

– Mademoiselle, je ne pourrais trop dire ce qui se fait en France, car à peine si je suis Français. J’ai vécu dans plusieurs pays et presque toujours en soldat ; puis j’ai passé beaucoup de temps à la campagne ; je suis un sauvage.

– Vous ne vous plaisez point en Angleterre, n’est-ce pas ?

– Je ne sais, dit Raoul distraitement et en poussant un soupir.

– Comment, vous ne savez ?…

– Pardon, fit Raoul en secouant la tête et en rappelant à lui ses pensées. Pardon, je n’entendais pas.

– Oh ! dit la jeune femme en soupirant à son tour, comme le duc de Buckingham a eu tort de m’envoyer ici !

– Tort ? dit vivement Raoul. Vous avez raison : ma compagnie est maussade, et vous vous ennuyez avec moi. M. de Buckingham a eu tort de vous envoyer ici.

– C’est justement, répliqua la jeune femme avec sa voix sérieuse et vibrante, c’est justement parce que je ne m’ennuie pas avec vous que M. de Buckingham a eu tort de m’envoyer près de vous.

Raoul rougit à son tour.

– Mais, reprit-il, comment M. de Buckingham vous envoie-t-il près de moi, et comment y venez-vous vous-même ? M. de Buckingham vous aime, et vous l’aimez…

– Non, répondit gravement Mary, non ! M. de Buckingham ne m’aime point, puisqu’il aime Mme la duchesse d’Orléans ; et, quant à moi, je n’ai aucun amour pour le duc.

Raoul regarda la jeune femme avec étonnement.

– Êtes-vous l’ami de M. de Buckingham, vicomte ? demanda-t-elle.

– M. le duc me fait l’honneur de m’appeler son ami, depuis que nous nous sommes vus en France.

– Vous êtes de simples connaissances, alors ?

– Non, car M. le duc de Buckingham est l’ami très intime d’un gentilhomme que j’aime comme un frère.

– De M. le comte de Guiche.

– Oui, mademoiselle.

– Lequel aime Mme la duchesse d’Orléans ?

– Oh ! que dites-vous là ?

– Et qui en est aimé, continua tranquillement la jeune femme.

Raoul baissa la tête ; miss Mary Graffton continua en soupirant :

– Ils sont bien heureux !… Tenez, quittez-moi, monsieur de Bragelonne, car M. de Buckingham vous a donné une fâcheuse commission en m’offrant à vous comme compagne de promenade. Votre cœur est ailleurs, et à peine si vous me faites l’aumône de votre esprit. Avouez, avouez… Ce serait mal à vous, vicomte, de ne pas avouer.

– Madame, je l’avoue.

Elle le regarda.

Il était si simple et si beau, son œil avait tant de limpidité, de douce franchise et de résolution, qu’il ne pouvait venir à l’idée d’une femme, aussi distinguée que l’était miss Mary, que le jeune homme fût un discourtois ou un niais.

Elle vit seulement qu’il aimait une autre femme qu’elle dans toute la sincérité de son cœur.

– Oui, je comprends, dit-elle ; vous êtes amoureux en France.

Raoul s’inclina.

– Le duc connaît-il cet amour ?

– Nul ne le sait, répondit Raoul.

– Et pourquoi me le dites-vous, à moi ?

– Mademoiselle…

– Allons, parlez.

– Je ne puis.

– C’est donc à moi d’aller au-devant de l’explication ; vous ne voulez rien me dire, à moi, parce que vous êtes convaincu maintenant que je n’aime point le duc, parce que vous voyez que je vous eusse aimé peut-être, parce que vous êtes un gentilhomme plein de cœur et de délicatesse, et qu’au lieu de prendre, ne fût-ce que pour vous distraire un moment, une main que l’on approchait de la vôtre, qu’au lieu de sourire à ma bouche qui vous souriait, vous avez préféré, vous qui êtes jeune, me dire, à moi qui suis belle : « J’aime en France ! » Eh bien ! merci monsieur de Bragelonne, vous êtes un noble gentilhomme, et je vous en aime davantage… d’amitié. À présent, ne parlons plus de moi, parlons de vous. Oubliez que miss Graffton vous a parlé d’elle ; dites-moi pourquoi vous êtes triste, pourquoi vous l’êtes davantage encore depuis quelques jours ?

Raoul fut ému jusqu’au fond du cœur à l’accent doux et triste de cette voix ; il ne put trouver un mot de réponse ; la jeune fille vint encore à son secours.

– Plaignez-moi, dit-elle. Ma mère était Française. Je puis donc dire que je suis Française par le sang et l’âme. Mais sur cette ardeur planent sans cesse le brouillard et la tristesse de l’Angleterre. Parfois je rêve d’or et de magnifiques félicités ; mais soudain la brume arrive et s’étend sur mon rêve qu’elle éteint. Cette fois encore, il en a été ainsi. Pardon, assez là-dessus ; donnez-moi votre main et contez vos chagrins à une amie.

– Vous êtes Française, avez vous dit, Française d’âme et de sang !

– Oui, non seulement, je le répète, ma mère était Française ; mais encore, comme mon père, ami du roi Charles Ier, s’était exilé en France, et pendant le procès du prince, et pendant la vie du Protecteur, j’ai été élevée à Paris ; à la restauration du roi Charles II, mon père est revenu en Angleterre pour y mourir presque aussitôt, pauvre père ! Alors, le roi Charles m’a faite duchesse et a complété mon douaire.

– Avez-vous encore quelque parent en France ? demanda Raoul avec un profond intérêt.

– J’ai une sœur, mon aînée de sept ou huit ans, mariée en France et déjà veuve ; elle s’appelle Mme de Bellière.

Raoul fit un mouvement.

– Vous la connaissez ?

– J’ai entendu prononcer son nom.

– Elle aime aussi, et ses dernières lettres m’annoncent qu’elle est heureuse, donc elle est aimée. Moi, je vous le disais, monsieur de Bragelonne, j’ai la moitié de son âme, mais je n’ai point la moitié de son bonheur. Mais parlons de vous. Qui aimez-vous en France ?

– Une jeune fille douce et blanche comme un lis.

– Mais, si elle vous aime, pourquoi êtes-vous triste ?

– On m’a dit qu’elle ne m’aimait plus.

– Vous ne le croyez pas, j’espère ?

– Celui qui m’écrit n’a point signé sa lettre.

– Une dénonciation anonyme ! Oh ! c’est quelque trahison, dit miss Graffton.

– Tenez, dit Raoul en montrant à la jeune fille un billet qu’il avait lu cent fois.

Mary Graffton prit le billet et lut :

« Vicomte, disait cette lettre, vous avez bien raison de vous divertir là-bas avec les belles dames du roi Charles II ; car, à la Cour du roi Louis XIV, on vous assiège dans le château de vos amours. Restez donc à jamais à Londres, pauvre vicomte, ou revenez vite à Paris. »

– Pas de signature ? dit Miss Mary.

– Non.

– Donc, n’y croyez pas.

– Oui ; mais voici une seconde lettre.

– De qui ?

– De M. de Guiche.

– Oh ! c’est autre chose ! Et cette lettre vous dit ?…

– Lisez.

« Mon ami, je suis blessé, malade. Revenez, Raoul ; revenez !

De Guiche. »

– Et qu’allez-vous faire ? demanda la jeune fille avec un serrement de cœur.

– Mon intention, en recevant cette lettre, a été de prendre à l’instant même congé du roi.

– Et vous la reçûtes ?…

– Avant-hier.

– Elle est datée de Fontainebleau.

– C’est étrange, n’est-ce pas ? la Cour est à Paris. Enfin, je fusse parti. Mais, quand je parlai au roi de mon départ, il se mit à rire et me dit : « Monsieur l’ambassadeur, d’où vient que vous partez ? Est-ce que votre maître vous rappelle ? » Je rougis, je fus décontenancé car, en effet, le roi m’a envoyé ici, et je n’ai point reçu d’ordre de retour.

Mary fronça un sourcil pensif.

– Et vous restez ? demanda-t-elle.

– Il le faut, mademoiselle.

– Et celle que vous aimez ?…

– Eh bien ?…

– Vous écrit-elle ?

– Jamais.

– Jamais ! Oh ! elle ne vous aime donc pas ?

– Au moins, elle ne m’a point écrit depuis mon départ.

– Vous écrivait-elle, auparavant ?

– Quelquefois… Oh ! j’espère qu’elle aura eu un empêchement.

– Voici le duc : silence.

En effet, Buckingham reparaissait au bout de l’allée seul et souriant ; il vint lentement et tendit la main aux deux causeurs.

– Vous êtes-vous entendus ? dit-il.

– Sur quoi ? demanda Mary Graffton.

– Sur ce qui peut vous rendre heureuse, chère Mary, et rendre Raoul moins malheureux ?

– Je ne vous comprends point, milord, dit Raoul.

– Voilà mon sentiment, miss Mary. Voulez-vous que je vous le dise devant Monsieur ?

Et il souriait.

– Si vous voulez dire, répondit la jeune fille avec fierté, que j’étais disposée à aimer M. de Bragelonne, c’est inutile, car je le lui ai dit.

Buckingham réfléchit, et sans se décontenancer, comme elle s’y attendait :

– C’est, dit-il, parce que je vous connais un délicat esprit et surtout une âme loyale, que je vous laissais avec M. de Bragelonne, dont le cœur malade peut se guérir entre les mains d’un médecin comme vous.

– Mais, milord, avant de me parler du cœur de M. de Bragelonne, vous me parliez du vôtre. Voulez-vous donc que je guérisse deux cœurs à la fois ?

– Il est vrai, miss Mary ; mais vous me rendrez cette justice, que j’ai bientôt cessé une poursuite inutile, reconnaissant que ma blessure, à moi, était incurable.

Mary se recueillit un instant.

– Milord, dit-elle, M. de Bragelonne est heureux. Il aime, on l’aime. Il n’a donc pas besoin d’un médecin tel que moi.

– M. de Bragelonne, dit Buckingham, est à la veille de faire une grave maladie, et il a besoin, plus que jamais, que l’on soigne son cœur.

– Expliquez-vous, milord ? demanda vivement Raoul.

– Non, peu à peu je m’expliquerais ; mais, si vous le désirez, je puis dire à miss Mary ce que vous ne pouvez entendre.

– Milord, vous me mettez à la torture : milord, vous savez quelque chose.

– Je sais que miss Mary Graffton est le plus charmant objet qu’un cœur malade puisse rencontrer sur son chemin.

– Milord, je vous ai déjà dit que le vicomte de Bragelonne aimait ailleurs, fit la jeune fille.

– Il a tort.

– Vous le savez donc, monsieur le duc ? vous savez donc que j’ai tort ?

– Oui.

– Mais qui aime-t-il donc ? s’écria la jeune fille.

– Il aime une femme indigne de lui, dit tranquillement Buckingham, avec ce flegme qu’un Anglais seul puise dans sa tête et dans son cœur.

Miss Mary Graffton fit un cri qui, non moins que les paroles prononcées par Buckingham, appela sur les joues de Bragelonne la pâleur du saisissement et le frissonnement de la terreur.

– Duc, s’écria-t-il, vous venez de prononcer de telles paroles que, sans tarder d’une seconde, j’en vais chercher l’explication à Paris.

– Vous resterez ici, dit Buckingham.

– Moi ?

– Oui, vous.

– Et comment cela ?

– Parce que vous n’avez pas le droit de partir, et qu’on ne quitte pas le service d’un roi pour celui d’une femme, fût-elle digne d’être aimée comme l’est Mary Graffton.

– Alors instruisez-moi.

– Je le veux bien. Mais resterez-vous ?

– Oui, si vous me parlez franchement.

Ils en étaient là, et sans doute Buckingham allait dire, non pas tout ce qui était, mais tout ce qu’il savait, lorsqu’un valet de pied du roi parut à l’extrémité de la terrasse et s’avança vers le cabinet où était le roi avec miss Lucy Stewart.

Cet homme précédait un courrier poudreux qui paraissait avoir mis pied à terre il y avait quelques instants à peine.

– Le courrier de France ! le courrier de Madame ! s’écria Raoul reconnaissant la livrée de la duchesse.

L’homme et le courrier firent prévenir le roi tandis que le duc et miss Graffton échangeaient un regard d’intelligence.

– Voulez-vous donc que je pleure ?

– Non, mais je voudrais vous voir un peu plus mélancolique.

– Merci Dieu ! ma belle, je l’ai été assez longtemps : quatorze ans d’exil, de pauvreté, de misère ; il me semblait que c’était une dette payée ; et puis la mélancolie enlaidit.

– Non pas, voyez plutôt le jeune Français.

– Oh ! le vicomte de Bragelonne, vous aussi ! Dieu me damne ! elles en deviendront toutes folles les unes après les autres ; d’ailleurs, lui, il a raison d’être mélancolique.

– Et pourquoi cela ?

– Ah bien ! il faut que je vous livre les secrets d’État.

– Il le faut si je le veux, puisque vous avez dit que vous étiez prêt à faire tout ce que je voudrais.

– Eh bien ! il s’ennuie dans ce pays, là ! Êtes-vous contente ?

– Il s’ennuie ?

– Oui, preuve qu’il est un niais.

– Comment, un niais ?

– Sans doute. Comprenez-vous cela ? Je lui permets d’aimer miss Mary Graffton, et il s’ennuie !

– Bon ! il paraît que, si vous n’étiez pas aimé de miss Lucy Stewart, vous vous consoleriez, vous, en aimant miss Mary Graffton ?

– Je ne dis pas cela : d’abord, vous savez bien que Mary Graffton ne m’aime pas ; or, on ne se console d’un amour perdu que par un amour trouvé. Mais, encore une fois, ce n’est pas de moi qu’il est question, c’est de ce jeune homme. Ne dirait-on pas que celle qu’il laisse derrière lui est une Hélène, une Hélène avant Péris, bien entendu.

– Mais il laisse donc quelqu’un, ce gentilhomme ?

– C’est-à-dire qu’on le laisse.

Chapitre CLXXVII – Le courrier de Madame §

Charles II était en train de prouver ou d’essayer de prouver à miss Stewart qu’il ne s’occupait que d’elle ; en conséquence, il lui promettait un amour pareil à celui que son aïeul Henri IV avait eu pour Gabrielle.

Malheureusement pour Charles II, il était tombé sur un mauvais jour, sur un jour où miss Stewart s’était mis en tête de le rendre jaloux.

Aussi, à cette promesse, au lieu de s’attendrir comme l’espérait Charles II, se mit-elle à éclater de rire.

– Oh ! Sire, Sire, s’écria-t-elle tout en riant, si j’avais le malheur de vous demander une preuve de cet amour, combien serait-il facile de voir que vous mentez.

– Écoutez, lui dit Charles, vous connaissez mes cartons de Raphaël ; vous savez si j’y tiens ; le monde me les envie, vous savez encore cela : mon père les fit acheter par Van Dyck. Voulez-vous que je les fasse porter aujourd’hui même chez vous ?

– Oh ! non, répondit la jeune fille ; gardez-vous-en bien, Sire, je suis trop à l’étroit pour loger de pareils hôtes.

– Alors je vous donnerai Hampton-Court pour mettre les cartons.

– Soyez moins généreux, Sire, et aimez plus longtemps, voilà tout ce que je vous demande.

– Je vous aimerai toujours ; n’est-ce pas assez ?

– Vous riez, Sire.

– Pauvre garçon ! Au fait, tant pis !

– Comment, tant pis !

– Oui, pourquoi s’en va-t-il ?

– Croyez-vous que ce soit de son gré qu’il s’en aille ?

– Il est donc forcé ?

– Par ordre, ma chère Stewart, il a quitté Paris par ordre.

– Et par quel ordre ?

– Devinez.

– Du roi ?

– Juste.

– Ah ! vous m’ouvrez les yeux.

– N’en dites rien, au moins.

– Vous savez bien que, pour la discrétion, je vaux un homme. Ainsi le roi le renvoie ?

– Oui.

– Et, pendant son absence, il lui prend sa maîtresse.

– Oui, et, comprenez-vous, le pauvre enfant, au lieu de remercier le roi, il se lamente !

– Remercier le roi de ce qu’il lui enlève sa maîtresse ? Ah çà ! mais ce n’est pas galant le moins du monde, pour les femmes en général et pour les maîtresses en particulier, ce que vous dites là, Sire.

– Mais comprenez donc, parbleu ! Si celle que le roi lui enlève était une miss Graffton ou une miss Stewart, je serais de son avis, et je ne le trouverais même pas assez désespéré ; mais c’est une petite fille maigre et boiteuse… Au diable soit de la fidélité ! comme on dit en France. Refuser celle qui est riche pour celle qui est pauvre, celle qui l’aime pour celle qui le trompe, a-t-on jamais vu cela ?

– Croyez-vous que Mary ait sérieusement envie de plaire au vicomte, Sire ?

– Oui, je le crois.

– Eh bien ! le vicomte s’habituera à l’Angleterre. Mary a bonne tête, et, quand elle veut, elle veut bien.

– Ma chère miss Stewart, prenez garde, si le vicomte s’acclimate à notre pays : il n’y a pas longtemps, avant-hier encore, il m’est venu demander la permission de le quitter.

– Et vous la lui avez refusée ?

– Je le crois bien ! le roi mon frère a trop à cœur qu’il soit absent, et, quant à moi, j’y mets de l’amour-propre : il ne sera pas dit que j’aurai tendu à ce youngman le plus noble et le plus doux appât de l’Angleterre…

– Vous êtes galant, Sire, dit miss Stewart avec une charmante moue.

– Je ne compte pas miss Stewart, dit le roi, celle-là est un appât royal, et, puisque je m’y suis pris, un autre, j’espère, ne s’y prendra point ; je dis donc, enfin, que je n’aurai pas fait inutilement les doux yeux à ce jeune homme ; il restera chez nous, il se mariera chez nous, ou, Dieu me damne !…

– Et j’espère bien qu’une fois marié, au lieu d’en vouloir à Votre Majesté, il lui en sera reconnaissant ; car tout le monde s’empresse à lui plaire, jusqu’à M. de Buckingham qui, chose incroyable, s’efface devant lui.

– Et jusqu’à miss Stewart, qui l’appelle un charmant cavalier.

– Écoutez, Sire, vous m’avez assez vanté miss Graffton, passez-moi à mon tour un peu de Bragelonne. Mais, à propos, Sire, vous êtes depuis quelque temps d’une bonté qui me surprend ; vous songez aux absents, vous pardonnez les offenses, vous êtes presque parfait. D’où vient ?…

Charles II se mit à rire.

– C’est parce que vous vous laissez aimer, dit-il.

– Oh ! il doit y avoir une autre raison.

– Dame ! j’oblige mon frère Louis XIV.

– Donnez-m’en une autre encore.

– Eh bien ! le vrai motif, c’est que Buckingham m’a recommandé ce jeune homme, et m’a dit : « Sire, je commence par renoncer, en faveur du vicomte de Bragelonne, à miss Graffton ; faites comme moi. »

– Oh ! c’est un digne gentilhomme, en vérité, que le duc.

– Allons, bien ; échauffez-vous maintenant la tête pour Buckingham. Il paraît que vous voulez me faire damner aujourd’hui.

En ce moment, on gratta à la porte.

– Qui se permet de nous déranger ? s’écria Charles avec impatience.

– En vérité, Sire, dit Stewart, voilà un qui se permet de la plus suprême fatuité, et, pour vous en punir…

Elle alla elle-même ouvrir la porte.

– Ah ! c’est un messager de France, dit miss Stewart.

– Un messager de France ! s’écria Charles ; de ma sœur peut-être ?

– Oui, Sire, dit l’huissier, et messager extraordinaire.

– Entrez, entrez, dit Charles.

Le courrier entra.

– Vous avez une lettre de Mme la duchesse d’Orléans ? demanda le roi.

– Oui, Sire, répondit le courrier, et tellement pressée, que j’ai mis vingt-six heures seulement pour l’apporter à Votre Majesté, et encore ai-je perdu trois quarts d’heure à Calais.

– On reconnaîtra ce zèle, dit le roi.

Et il ouvrit la lettre.

Puis, se prenant à rire aux éclats :

– En vérité, s’écria-t-il, je n’y comprends plus rien.

Et il relut la lettre une seconde fois.

Miss Stewart affectait un maintien plein de réserve, et contenait son ardente curiosité.

– Francis, dit le roi à son valet, que l’on fasse rafraîchir et coucher ce brave garçon, et que, demain, en se réveillant, il trouve à son chevet un petit sac de cinquante louis.

– Sire !

– Va, mon ami, va ! Ma sœur avait bien raison de te recommander la diligence ; c’est pressé.

Et il se remit à rire plus fort que jamais.

Le messager, le valet de chambre et miss Stewart elle-même ne savaient quelle contenance garder.

– Ah ! fit le roi en se renversant sur son fauteuil, et quand je pense que tu as crevé… combien de chevaux ?

– Deux.

– Deux chevaux pour apporter cette nouvelle ! C’est bien ; va, mon ami, va.

Le courrier sortit avec le valet de chambre.

Charles II alla à la fenêtre qu’il ouvrit, et, se penchant au-dehors :

– Duc ! cria-t-il, duc de Buckingham, mon cher Buckingham, venez !

Le duc se hâta d’accourir ; mais, arrivé au seuil de la porte, et apercevant miss Stewart, il hésita à entrer.

– Viens donc, et ferme la porte, duc.

Le duc obéit, et, voyant le roi de si joyeuse humeur, s’approcha en souriant.

– Eh bien ! mon cher duc, où en es-tu avec ton Français ?

– Mais j’en suis, de son côté, au plus pur désespoir, Sire.

– Et pourquoi ?

– Parce que cette adorable miss Graffton veut l’épouser, et qu’il ne veut pas.

– Mais ce Français n’est donc qu’un béotien ! s’écria miss Stewart ; qu’il dise oui, ou qu’il dise non, et que cela finisse.

– Mais, dit gravement Buckingham, vous savez, ou vous devez savoir, madame, que M. de Bragelonne aime ailleurs.

– Alors, dit le roi venant au secours de miss Stewart, rien de plus simple ; qu’il dise non.

– Oh ! c’est que je lui ai prouvé qu’il avait tort de ne pas dire oui !

– Tu lui as donc avoué que sa La Vallière le trompait ?

– Ma foi ! oui, tout net.

– Et qu’a-t-il fait ?

– Il a fait un bond comme pour franchir le détroit.

– Enfin, dit miss Stewart, il a fait quelque chose : c’est ma foi ! bien heureux.

– Mais, continua Buckingham, je l’ai arrêté : je l’ai mis aux prises avec miss Mary, et j’espère bien que, maintenant, il ne partira point, comme il en avait manifesté l’intention.

– Il manifestait l’intention de partir ? s’écria le roi.

– Un instant, j’ai douté qu’aucune puissance humaine fût capable de l’arrêter ; mais les yeux de miss Mary sont braqués sur lui : il restera.

– Eh bien ! voilà ce qui te trompe, Buckingham, dit le roi en éclatant de rire ; ce malheureux est prédestiné.

– Prédestiné à quoi ?

– À être trompé, ce qui n’est rien ; mais à le voir, ce qui est beaucoup.

– À distance, et avec l’aide de miss Graffton, le coup sera paré.

– Eh bien ! pas du tout ; il n’y aura ni distance, ni aide de miss Graffton. Bragelonne partira pour Paris dans une heure.

Buckingham tressaillit, miss Stewart ouvrit de grands yeux.

– Mais, Sire, Votre Majesté sait bien que c’est impossible, dit le duc.

– C’est-à-dire, mon cher Buckingham, qu’il est impossible, maintenant, que le contraire arrive.

– Sire, figurez-vous que ce jeune homme est un lion.

– Je le veux bien, Villiers.

– Et que sa colère est terrible.

– Je ne dis pas non, cher ami.

– S’il voit son malheur de près, tant pis pour l’auteur de son malheur.

– Soit ; mais que veux-tu que j’y fasse ?

– Fût-ce le roi, s’écria Buckingham, je ne répondrais pas de lui !

– Oh ! le roi a des mousquetaires pour le garder, dit Charles tranquillement ; je sais cela, moi, qui ai fait antichambre chez lui à Blois. Il a M. d’Artagnan. Peste ! voilà un gardien ! Je m’accommoderais, vois-tu de vingt colères comme celles de ton Bragelonne, si j’avais quatre gardiens comme M. d’Artagnan.

– Oh ! mais que Votre Majesté, qui est si bonne, réfléchisse, dit Buckingham.

– Tiens, dit Charles II en présentant la lettre au duc, lis, et réponds toi même. À ma place, que ferais-tu ?

Buckingham prit lentement la lettre de Madame, et lut ces mots en tremblant d’émotion :

« Pour vous, pour moi, pour l’honneur et le salut de tous, renvoyez immédiatement en France M. de Bragelonne.

« Votre sœur dévouée,

« Henriette. »

– Qu’en dis-tu, Villiers ?

– Ma foi ! Sire, je n’en dis rien, répondit le duc stupéfait.

– Est-ce toi, voyons, dit le roi avec affectation, qui me conseillerais de ne pas obéir à ma sœur quand elle me parle avec cette insistance ?

– Oh ! non, non, Sire, et cependant…

– Tu n’as pas lu le post-scriptum, Villiers ; il est sous le pli, et m’avait échappé d’abord à moi-même : lis.

Le duc leva, en effet, un pli qui cachait cette ligne.

« Mille souvenirs à ceux qui m’aiment. »

Le front pâlissant du duc s’abaissa vers la terre ; la feuille trembla dans ses doigts, comme si le papier se fût changé en un plomb épais.

Le roi attendit un instant, et, voyant que Buckingham restait muet :

– Qu’il suive donc sa destinée, comme nous la nôtre, continua le roi ; chacun souffre sa passion en ce monde : j’ai eu la mienne, j’ai eu celle des miens, j’ai porté double croix. Au diable les soucis, maintenant ! Va, Villiers, va me quérir ce gentilhomme.

Le duc ouvrit la porte treillissée du cabinet, et, montrant au roi Raoul et Mary qui marchaient à côté l’un de l’autre :

– Oh ! Sire, dit-il, quelle cruauté pour cette pauvre miss Graffton !

– Allons, allons, appelle, dit Charles II en fronçant ses sourcils noirs ; tout le monde est donc sentimental ici ? Bon : voilà miss Stewart qui s’essuie les yeux, à présent. Maudit Français, va !

Le duc appela Raoul, et, allant prendre la main de miss Graffton, il l’amena devant le cabinet du roi.

– Monsieur de Bragelonne, dit Charles II, ne me demandiez-vous pas, avant-hier, la permission de retourner à Paris ?

– Oui, Sire, répondit Raoul, que ce début étourdit tout d’abord.

– Eh bien ! mon cher vicomte, j’avais refusé, je crois ?

– Oui, Sire.

– Et vous m’en avez voulu ?

– Non, Sire ; car Votre Majesté refusait, certainement, pour d’excellents motifs ; Votre Majesté est trop sage et trop bonne pour ne pas bien faire tout ce qu’elle fait.

– Je vous alléguai, je crois, cette raison, que le roi de France ne vous avait pas rappelé ?

– Oui, Sire, vous m’avez, en effet, répondu cela.

– Eh bien ! j’ai réfléchi, monsieur de Bragelonne ; si le roi, en effet, ne vous a pas fixé le retour, il m’a recommandé de vous rendre agréable le séjour de l’Angleterre ; or, puisque vous me demandiez à partir, c’est que le séjour de l’Angleterre ne vous était pas agréable ?

– Je n’ai pas dit cela, Sire.

– Non ; mais votre demande signifiait au moins, dit le roi, qu’un autre séjour vous serait plus agréable que celui-ci.

En ce moment, Raoul se tourna vers la porte contre le chambranle de laquelle miss Graffton était appuyée pâle et défaite.

Son autre bras était posé sur le bras de Buckingham.

– Vous ne répondez pas, poursuivit Charles ; le proverbe français est positif : « Qui ne dit mot consent. » Eh bien ! monsieur de Bragelonne, je me vois en mesure de vous satisfaire ; vous pouvez, quand vous voudrez, partir pour la France, je vous y autorise.

– Sire !… s’écria Raoul.

– Oh ! murmura Mary en étreignant le bras de Buckingham.

– Vous pouvez être ce soir à Douvres, continua le roi ; la marée monte à deux heures du matin.

Raoul, stupéfait, balbutia quelques mots qui tenaient le milieu entre le remerciement et l’excuse.

– Je vous dis donc adieu, monsieur de Bragelonne, et vous souhaite toutes sortes de prospérités, dit le roi en se levant ; vous me ferez le plaisir de garder, en souvenir de moi, ce diamant, que je destinais à une corbeille de noces.

Miss Graffton semblait près de défaillir.

Raoul reçut le diamant ; en le recevant, il sentait ses genoux trembler.

Il adressa quelques compliments au roi, quelques compliments à miss Stewart, et chercha Buckingham pour lui dire adieu.

Le roi profita de ce moment pour disparaître.

Raoul trouva le duc occupé à relever le courage de miss Graffton.

– Dites-lui de rester, mademoiselle, je vous en supplie, murmurait Buckingham.

– Je lui dis de partir, répondit miss Graffton en se ranimant ; je ne suis pas de ces femmes qui ont plus d’orgueil que de cœur ; si on l’aime en France, qu’il retourne en France, et qu’il me bénisse, moi qui lui aurai conseillé d’aller trouver son bonheur. Si, au contraire, on ne l’aime plus, qu’il revienne, je l’aimerai encore, et son infortune ne l’aura point amoindri à mes yeux. Il y a dans les armes de ma maison ce que Dieu a gravé dans mon cœur : Habenti parum, egenti cuncta. « Aux riches peu, aux pauvres tout. »

– Je doute, ami, dit Buckingham, que vous trouviez là-bas l’équivalent de ce que vous laissez ici.

– Je crois ou du moins j’espère, dit Raoul d’un air sombre, que ce que j’aime est digne de moi ; mais, s’il est vrai que j’ai un indigne amour, comme vous avez essayé de me le faire entendre, monsieur le duc, je l’arracherai de mon cœur, dussé-je arracher mon cœur avec l’amour.

Mary Graffton leva les yeux sur lui avec une expression d’indéfinissable pitié.

Raoul sourit tristement.

– Mademoiselle, dit-il, le diamant que le roi me donne était destiné à vous, laissez-moi vous l’offrir ; si je me marie en France, vous me le renverrez ; si je ne me marie pas, gardez-le.

Et, saluant, il s’éloigna.

« Que veut-il dire ? » pensa Buckingham, tandis que Raoul serrait respectueusement la main glacée de miss Mary.

Miss Mary comprit le regard que Buckingham fixait sur elle.

– Si c’était une bague de fiançailles, dit-elle, je ne l’accepterais point.

– Vous lui offrez cependant de revenir à vous.

– Oh ! duc, s’écria la jeune fille avec des sanglots, une femme comme moi n’est jamais prise pour consolation par un homme comme lui.

– Alors, vous pensez qu’il ne reviendra pas.

– Jamais, dit miss Graffton d’une voix étranglée.

– Eh bien ! je vous dis, moi, qu’il trouvera là-bas son bonheur détruit, sa fiancée perdue… son honneur même entamé… Que lui restera-t-il donc qui vaille votre amour ? oh ! dites, Mary, vous qui vous connaissez vous même !

Miss Graffton posa sa blanche main sur le bras de Buckingham, et, tandis que Raoul fuyait dans l’allée des tilleuls avec une rapidité vertigineuse, elle chanta d’une voix mourante ces vers de Roméo et Juliette :

Il faut partir et vivre,

Ou rester et mourir.

Lorsqu’elle acheva le dernier mot, Raoul avait disparu. Miss Graffton rentra chez elle, plus pâle et plus silencieuse qu’une ombre.

Buckingham profita du courrier qui était venu apporter la lettre au roi pour écrire à Madame et au comte de Guiche.

Le roi avait parlé juste. À deux heures du matin, la marée était haute, et Raoul s’embarquait pour la France.

Chapitre CLXXVIII – Saint-Aignan suit le conseil de Malicorne §

Le roi surveillait ce portrait de La Vallière avec un soin qui venait autant du désir de la voir ressemblante que du dessein de faire durer ce portrait longtemps.

Il fallait le voir suivant le pinceau, attendre l’achèvement d’un plan ou le résultat d’une teinte, et conseiller au peintre diverses modifications auxquelles celui-ci consentait avec une félicité respectueuse.

Puis, quand le peintre, suivant le conseil de Malicorne, avait un peu tardé, quand Saint-Aignan avait une petite absence, il fallait voir, et personne ne les voyait, ces silences pleins d’expression, qui unissaient dans un soupir deux âmes fort disposées à se comprendre et fort désireuses du calme et de la méditation.

Alors les minutes s’écoulaient comme par magie. Le roi se rapprochait de sa maîtresse et venait la brûler du feu de son regard, du contact de son haleine.

Un bruit se faisait-il entendre dans l’antichambre, le peintre arrivait-il, Saint-Aignan revenait-il en s’excusant, le roi se mettait à parler, La Vallière à lui répondre précipitamment, et leurs yeux disaient à Saint-Aignan que, pendant son absence, ils avaient vécu un siècle.

En un mot, Malicorne, ce philosophe sans le vouloir, avait su donner au roi l’appétit dans l’abondance et le désir dans la certitude de la possession.

Ce que La Vallière redoutait n’arriva pas.

Nul ne devina que, dans la journée, elle sortait deux ou trois heures de chez elle. Elle feignait une santé irrégulière. Ceux qui se présentaient chez elle frappaient avant d’entrer. Malicorne, l’homme des inventions ingénieuses, avait imaginé un mécanisme acoustique par lequel La Vallière, dans l’appartement de Saint-Aignan, était prévenue des visites que l’on venait faire dans la chambre qu’elle habitait ordinairement.

Ainsi donc, sans sortir, sans avoir de confidentes elle rentrait chez elle, déroutant par une apparition tardive peut-être, mais qui combattait victorieusement néanmoins tous les soupçons des sceptiques les plus acharnés.

Malicorne avait demandé à Saint-Aignan des nouvelles du lendemain. Saint-Aignan avait été forcé d’avouer que ce quart d’heure de liberté donnait au roi une humeur des plus joyeuses.

– Il faudra doubler la dose, répliqua Malicorne, mais insensiblement ; attendez qu’on le désire.

On le désira si bien, qu’un soir, le quatrième jour, au moment où le peintre pliait bagage sans que Saint-Aignan fût rentré, Saint-Aignan entra et vit sur le visage de La Vallière une ombre de contrariété qu’elle n’avait pu dissimuler. Le roi fut moins secret, il témoigna son dépit par un mouvement d’épaules très significatif. La Vallière rougit, alors.

« Bon ! s’écria Saint-Aignan dans sa pensée, M. Malicorne sera enchanté ce soir. »

En effet, Malicorne fut enchanté le soir.

– Il est bien évident, dit-il au comte, que Mlle de La Vallière espérait que vous tarderiez au moins de dix minutes.

– Et le roi une demi-heure, cher monsieur Malicorne.

– Vous seriez un mauvais serviteur du roi, répliqua celui-ci, si vous refusiez cette demi-heure de satisfaction à Sa Majesté.

– Mais le peintre ? objecta Saint-Aignan.

– Je m’en charge, dit Malicorne ; seulement, laissez-moi prendre conseil des visages et des circonstances ; ce sont mes opérations de magie, à moi, et, quand les sorciers prennent avec l’astrolabe la hauteur du soleil, de la lune et de leurs constellations, moi, je me contente de regarder si les yeux sont cerclés de noir, ou si la bouche décrit l’arc convexe ou l’arc concave.

– Observez donc !

– N’ayez pas peur.

Et le rusé Malicorne eut tout le loisir d’observer.

Car, le soir même, le roi alla chez Madame avec les reines, et fit une si grosse mine, poussa de si rudes soupirs, regarda La Vallière avec des yeux si fort mourants, que Malicorne dit à Montalais, le soir :

– À demain !

Et il alla trouver le peintre dans sa maison de la rue des Jardins-Saint-Paul, pour le prier de remettre la séance à deux jours.

Saint-Aignan n’était pas chez lui, quand La Vallière, déjà familiarisée avec l’étage inférieur, leva le parquet et descendit.

Le roi, comme d’habitude, l’attendait sur l’escalier, et tenait un bouquet à la main ; en la voyant, il la prit dans ses bras.

La Vallière, tout émue, regarda autour d’elle, et, ne voyant que le roi, ne se plaignit pas. Ils s’assirent.

Louis, couché près des coussins sur lesquels elle reposait, et la tête inclinée sur les genoux de sa maîtresse, placé là comme dans un asile d’où l’on ne pouvait le bannir, la regardait, et, comme si le moment fût venu où rien ne pouvait plus s’interposer entre ces deux âmes, elle, de son côté, se mit à le dévorer du regard.

Alors, de ses yeux si doux, si purs, se dégageait une flamme toujours jaillissante dont les rayons allaient chercher le cœur de son royal amant pour le réchauffer d’abord et le dévorer ensuite.

Embrasé par le contact des genoux tremblants, frémissant de bonheur lorsque la main de Louise descendait sur ses cheveux, le roi s’engourdissait dans cette félicité, et s’attendait toujours à voir entrer le peintre ou de Saint Aignan.

Dans cette prévision douloureuse, il s’efforçait parfois de fuir la séduction qui s’infiltrait dans ses veines, il appelait le sommeil du cœur et des sens, il repoussait la réalité toute prête, pour courir après l’ombre.

Mais la porte ne s’ouvrit ni pour de Saint-Aignan, ni pour le peintre ; mais les tapisseries ne frissonnèrent même point. Un silence de mystère et de volupté engourdit jusqu’aux oiseaux dans leur cage dorée.

Le roi, vaincu, retourna sa tête et colla sa bouche brûlante dans les deux mains réunies de La Vallière ; elle perdit la raison, et serra sur les lèvres de son amant ses deux mains convulsives.

Louis se roula chancelant à genoux, et, comme La Vallière n’avait pas dérangé sa tête, le front du roi se trouva au niveau des lèvres de la jeune femme, qui, dans son extase, effleura d’un furtif et mourant baiser les cheveux parfumés qui lui caressaient les joues.

Le roi la saisit dans ses bras, et, sans qu’elle résistât, ils échangèrent ce premier baiser, ce baiser ardent qui change l’amour en un délire.

Ni le peintre ni de Saint-Aignan ne rentrèrent ce jour-là.

Une sorte d’ivresse pesante et douce, qui rafraîchit les sens et laisse circuler comme un lent poison le sommeil dans les veines, ce sommeil impalpable, languissant comme la vie heureuse, tomba, pareille à un nuage, entre la vie passée et la vie à venir des deux amants.

Au sein de ce sommeil plein de rêves, un bruit continu à l’étage supérieur inquiéta d’abord La Vallière, mais sans la réveiller tout à fait.

Cependant, comme ce bruit continuait, comme il se faisait comprendre, comme il rappelait la réalité à la jeune femme ivre de l’illusion, elle se releva tout effarée, belle de son désordre, en disant :

– Quelqu’un m’attend là-haut. Louis ! Louis, n’entendez-vous pas ?

– Eh ! n’êtes-vous pas celle que j’attends ? dit le roi avec tendresse. Que les autres désormais vous attendent.

Mais elle, secouant doucement la tête :

– Bonheur caché !… dit-elle avec deux grosses larmes, pouvoir caché… Mon orgueil doit se taire comme mon cœur.

Le bruit recommença.

– J’entends la voix de Montalais, dit-elle.

Et elle monta précipitamment l’escalier.

Le roi montait avec elle, ne pouvant se décider à la quitter et couvrant de baisers sa main et le bas de sa robe.

– Oui, oui, répéta La Vallière, la moitié du corps déjà passé à travers la trappe, oui, la voix de Montalais qui appelle ; il faut qu’il soit arrivé quelque chose d’important.

– Allez donc, cher amour, dit le roi, et revenez vite.

– Oh ! pas aujourd’hui. Adieu ! adieu !

Et elle s’abaissa encore une fois pour embrasser son amant, puis elle s’échappa.

Montalais attendait en effet, tout agitée, toute pâle.

– Vite, vite, dit-elle, il monte.

– Qui cela ? qui est-ce qui monte ?

– Lui ! Je l’avais bien prévu.

– Mais qui donc, lui ? tu me fais mourir !

– Raoul, murmura Montalais.

– Moi, oui, moi, dit une voix joyeuse dans les derniers degrés du grand escalier.

La Vallière poussa un cri terrible et se renversa en arrière.

– Me voici, me voici, chère Louise, dit Raoul en accourant. Oh ! je savais bien, moi, que vous m’aimiez toujours.

La Vallière fit un geste d’effroi, un autre geste de malédiction ; elle s’efforça de parler et ne put articuler qu’une seule parole :

– Non, non ! dit-elle.

Et elle tomba dans les bras de Montalais en murmurant :

– Ne m’approchez pas !

Montalais fit signe à Raoul, qui, pétrifié sur le seuil, ne chercha pas même à faire un pas de plus dans la chambre.

Puis jetant les yeux du côté du paravent :

– Oh ! dit-elle, l’imprudente ! la trappe n’est pas même fermée !

Et elle s’avança vers l’angle de la chambre pour refermer d’abord le paravent, et puis, derrière le paravent, la trappe.

Mais de cette trappe s’élança le roi, qui avait entendu le cri de La Vallière et qui venait à son secours.

Il s’agenouilla devant elle en accablant de questions Montalais qui commençait à perdre la tête.

Mais, au moment où le roi tombait à genoux, on entendit un cri de douleur sur le carré et le bruit d’un pas dans le corridor. Le roi voulut courir pour voir qui avait poussé ce cri, pour reconnaître qui faisait ce bruit de pas.

Montalais chercha à le retenir, mais ce fut vainement.

Le roi, quittant La Vallière, alla vers la porte ; mais Raoul était déjà loin, de sorte que le roi ne vit qu’une espèce d’ombre tournant l’angle du corridor.

Chapitre CLXXIX – Deux vieux amis §

Tandis que chacun pensait à ses affaires à la Cour, un homme se rendait mystérieusement derrière la place de Grève, dans une maison qui nous est déjà connue pour l’avoir vue assiégée, un jour d’émeute, par d’Artagnan.

Cette maison avait sa principale entrée par la place Baudoyer.

Assez grande, entourée de jardins, ceinte dans la rue Saint-Jean par des boutiques de taillandiers qui la garantissaient des regards curieux, elle était renfermée dans ce triple rempart de pierres, de bruit et de verdure, comme une momie parfumée dans sa triple boîte.

L’homme dont nous parlons marchait d’un pas assuré, bien qu’il ne fût pas de la première jeunesse. À voir son manteau couleur de muraille et sa longue épée, qui relevait ce manteau, nul n’eût pu reconnaître le chercheur d’aventurer ; et si l’on eût bien consulté ce croc de moustaches relevé, cette peau fine et lisse qui apparaissait sous le sombrero, comment ne pas croire que les aventures dussent être galantes ?

En effet, à peine le cavalier fut-il entré dans la maison que huit heures sonnèrent à Saint-Gervais.

Et, dix minutes après, une dame, suivie d’un laquais armé, vint frapper à la même porte, qu’une vieille suivante lui ouvrit aussitôt.

Cette dame leva son voile en entrant. Ce n’était plus une beauté, mais c’était encore une femme ; elle n’était plus jeune ; mais elle était encore alerte et d’une belle prestance. Elle dissimulait, sous une toilette riche et de bon goût, un âge que Ninon de Lenclos seule affronta en souriant.

À peine fut-elle dans le vestibule, que le cavalier, dont nous n’avons fait qu’esquisser les traits, vint à elle en lui tendant la main.

– Chère duchesse, dit-il. Bonjour.

– Bonjour, mon cher Aramis, répliqua la duchesse.

Il la conduisit à un salon élégamment meublé, dont les fenêtres hautes s’empourpraient des derniers feux du jour tamisés par les cimes noires de quelques sapins.

Tous deux s’assirent côte à côte.

Ils n’eurent ni l’un ni l’autre la pensée de demander de la lumière, et s’ensevelirent ainsi dans l’ombre comme ils eussent voulu s’ensevelir mutuellement dans l’oubli.

– Chevalier, dit la duchesse, vous ne m’avez plus donné signe d’existence depuis notre entrevue de Fontainebleau, et j’avoue que votre présence, le jour de la mort du franciscain, j’avoue que votre initiation à certains secrets, m’ont donné le plus vif étonnement que j’aie eu de ma vie.

– Je puis vous expliquer ma présence, je puis vous expliquer mon initiation, dit Aramis.

– Mais, avant tout, répliqua vivement la duchesse, parlons un peu de nous. Voilà longtemps que nous sommes de bons amis.

– Oui, madame, et, s’il plaît à Dieu, nous le serons, sinon longtemps, du moins toujours.

– Cela est certain, chevalier, et ma visite en est un témoignage.

– Nous n’avons plus à présent, madame la duchesse, les mêmes intérêts qu’autrefois, dit Aramis en souriant sans crainte dans cette pénombre, car on n’y pouvait deviner que son sourire fût moins agréable et moins frais qu’autrefois.

– Aujourd’hui, chevalier, nous avons d’autres intérêts. Chaque âge apporte les siens, et comme nous nous comprenons aujourd’hui, en causant, aussi bien que nous le faisions autrefois sans parler, causons ; voulez-vous ?

– Duchesse, à vos ordres. Ah ! pardon, comment avez-vous donc retrouvé mon adresse ? Et pourquoi ?

– Pourquoi ? Je vous l’ai dit. La curiosité. Je voulais savoir ce que vous êtes à ce franciscain, avec lequel j’avais affaire, et qui est mort si étrangement. Vous savez qu’à notre entrevue à Fontainebleau, dans ce cimetière, au pied de cette tombe, récemment fermée, nous fûmes émus l’un et l’autre au point de ne nous rien confier l’un à l’autre.

– Oui, madame.

– Eh bien ! je ne vous eus pas plutôt quitté, que je me repentis. J’ai toujours été avide de m’instruire, vous savez que Mme de Longueville est un peu comme moi, n’est-ce pas ?

– Je ne sais, dit Aramis discrètement.

– Je me rappelai donc, continua la duchesse, que nous n’avions rien dit dans ce cimetière, ni vous de ce que vous étiez à ce franciscain dont vous avez surveillé l’inhumation, ni moi de ce que je lui étais. Aussi, tout cela m’a paru indigne de deux bons amis comme nous, et j’ai cherché l’occasion de me rapprocher de vous pour vous donner la preuve que je vous suis acquise, et que Marie Michon, la pauvre morte, a laissé sur terre une ombre pleine de mémoire.

Aramis s’inclina sur la main de la duchesse et y déposa un galant baiser.

– Vous avez dû avoir quelque peine à me retrouver, dit-il.

– Oui, fit-elle, contrariée d’être ramenée à ce que voulait savoir Aramis ; mais je vous savais ami de M. Fouquet, j’ai cherché près de M. Fouquet.

– Ami ? oh ! s’écria le chevalier, vous dites trop, madame. Un pauvre prêtre favorisé par ce généreux protecteur, un cœur plein de reconnaissance et de fidélité, voilà tout ce que je suis à M. Fouquet.

– Il vous a fait évêque ?

– Oui, duchesse.

– Mais, beau mousquetaire, c’est votre retraite.

« Comme à toi l’intrigue politique », pensa Aramis.

– Or, ajouta-t-il, vous vous enquîtes auprès de M. Fouquet ?

– Facilement. Vous aviez été à Fontainebleau avec lui, vous aviez fait un petit voyage à votre diocèse, qui est Belle-Île-en-Mer, je crois ?

– Non pas, non pas, madame, dit Aramis. Mon diocèse est Vannes.

– C’est ce que je voulais dire. Je croyais seulement que Belle-Île-en-Mer…

– Est une maison à M. Fouquet, voilà tout.

– Ah ! c’est qu’on m’avait dit que Belle-Île-en-Mer était fortifiée or, je vous sais homme de guerre, mon ami.

– J’ai tout désappris depuis que je suis d’Église, dit Aramis piqué.

– Il suffit… J’ai donc su que vous étiez revenu de Vannes, et j’ai envoyé chez un ami, M. le comte de La Fère.

– Ah ! fit Aramis.

– Celui-là est discret : il m’a fait répondre qu’il ignorait votre adresse.

« Toujours Athos, pensa l’évêque : ce qui est bon est toujours bon. »

– Alors… vous savez que je ne puis me montrer ici, et que la reine mère a toujours contre moi quelque chose.

– Mais oui, et je m’en étonne.

– Oh ! cela tient à toutes sortes de raisons. Mais passons… Je suis forcée de me cacher ; j’ai donc, par bonheur, rencontré M. d’Artagnan, un de vos anciens amis, n’est-ce pas ?

– Un de mes amis présents, duchesse.

Il m’a renseignée, lui ; il m’a envoyée à M. de Baisemeaux, le gouverneur de la Bastille.

Aramis frissonna, et ses yeux dégagèrent dans l’ombre une flamme qu’il ne put cacher à sa clairvoyante amie.

– M. de Baisemeaux ! dit-il ; et pourquoi d’Artagnan vous envoya-t-il à M. de Baisemeaux ?

– Ah ! je ne sais.

– Que veut dire ceci ? dit l’évêque en résumant ses forces intellectuelles pour soutenir dignement le combat.

– M. de Baisemeaux était votre obligé, m’a dit d’Artagnan.

– C’est vrai.

– Et l’on sait toujours l’adresse d’un créancier comme celle d’un débiteur.

– C’est encore vrai. Alors, Baisemeaux vous a indiqué ?

– Saint-Mandé, où je vous ai fait tenir une lettre.

– Que voici, et qui m’est précieuse, dit Aramis, puisque je lui dois le plaisir de vous voir.

La duchesse, satisfaite d’avoir ainsi effleuré sans malheur toutes les difficultés de cette exposition délicate, respira.

Aramis ne respira pas.

– Nous en étions, dit-il, à votre visite à Baisemeaux ?

– Non, dit-elle en riant, plus loin.

– Alors, c’est à votre rancune contre la reine mère ?

– Plus loin encore, reprit-elle, plus loin ; nous en sommes aux rapports… C’est simple, reprit la duchesse en prenant son parti. Vous savez que je vis avec M. de Laicques ?

– Oui, madame.

– Un quasi-époux ?

– On le dit.

– À Bruxelles ?

– Oui.

– Vous savez que mes enfants m’ont ruinée et dépouillée ?

– Ah ! quelle misère, duchesse !

– C’est affreux ! il a fallu que je m’ingéniasse à vivre, et surtout à ne point végéter.

– Cela se conçoit.

– J’avais des haines à exploiter, des amitiés à servir ; je n’avais plus de crédit, plus de protecteurs.

– Vous qui avez protégé tant de gens, dit suavement Aramis.

– C’est toujours comme cela, chevalier. Je vis, en ce temps, le roi d’Espagne.

– Ah !

– Qui venait de nommer un général des jésuites, comme c’est l’usage.

– Ah ! c’est l’usage ?

– Vous l’ignoriez ?

– Pardon, j’étais distrait.

– En effet, vous devez savoir cela, vous qui étiez en si bonne intimité avec le franciscain.

– Avec le général des jésuites, vous voulez dire ?

– Précisément… Donc je vis le roi d’Espagne. Il me voulait du bien et ne pouvait m’en faire. Il me recommanda cependant, dans les Flandres, moi et Laicques, et me fit donner une pension sur les fonds de l’ordre.

– Des jésuites ?

– Oui. Le général, je veux dire le franciscain, me fut envoyé.

– Très bien.

– Et comme, pour régulariser la situation, d’après les statuts de l’ordre, je devais être censée rendre des services… Vous savez que c’est la règle ?

– Je l’ignorais.

Mme de Chevreuse s’arrêta pour regarder Aramis ; mais il faisait nuit sombre.

– Eh bien ! c’est la règle, reprit-elle. Je devais donc paraître avoir une utilité quelconque. Je proposai de voyager pour l’ordre, et l’on me rangea parmi les affiliés voyageurs. Vous comprenez que c’était une apparence et une formalité.

– À merveille.

– Ainsi touchai-je ma pension, qui était fort convenable.

– Mon Dieu ! duchesse, ce que vous me dites là est un coup de poignard pour moi. Vous, obligée de recevoir une pension des jésuites !

– Non, chevalier, de l’Espagne.

– Ah ! sauf le cas de conscience, duchesse, vous m’avouerez que c’est bien la même chose.

– Non, non, pas du tout.

– Mais enfin, de cette belle fortune, il reste bien…

– Il me reste Dampierre. Voilà tout.

– C’est encore très beau.

– Oui, mais Dampierre grevé, Dampierre hypothéqué, Dampierre un peu ruiné comme la propriétaire.

– Et la reine mère voit tout cela d’un œil sec ? dit Aramis avec un curieux regard qui ne rencontra que ténèbres.

– Oui, elle a tout oublié.

– Vous avez, ce me semble, duchesse, essayé de rentrer en grâce ?

– Oui ; mais, par une singularité qui n’a pas de nom, voilà-t-il pas que le petit roi hérite de l’antipathie que son cher père avait pour ma personne. Ah ! me direz-vous, je suis bien une de ces femmes que l’on hait, je ne suis plus de celles que l’on aime.

– Chère duchesse, arrivons vite, je vous prie, à ce qui vous amène, car je crois que nous pouvons nous être utiles l’un à l’autre.

– Je l’ai pensé. Je venais donc à Fontainebleau dans un double but. D’abord, j’y étais mandée par ce franciscain que vous connaissez… À propos, comment le connaissez-vous ? car je vous ai raconté mon histoire, et vous ne m’avez pas conté la vôtre.

– Je le connus d’une façon bien naturelle, duchesse. J’ai étudié la théologie avec lui à Parme ; nous étions devenus amis, et tantôt les affaires, tantôt les voyages, tantôt la guerre nous avaient séparés.

– Vous saviez bien qu’il fût général des jésuites ?

– Je m’en doutais.

– Mais, enfin, par quel hasard étrange veniez-vous, vous aussi, à cette hôtellerie où se réunissaient les affiliés voyageurs ?

– Oh ! dit Aramis d’une voix calme, c’est un pur hasard. Moi, j’allais à Fontainebleau chez M. Fouquet pour avoir une audience du roi ; moi, je passais ; moi, j’étais inconnu ; je vis par le chemin ce pauvre moribond et je le reconnus. Vous savez le reste, il expira dans mes bras.

– Oui, mais en vous laissant dans le ciel et sur la terre une si grande puissance, que vous donnâtes en son nom des ordres souverains.

– Il me chargea effectivement de quelques commissions.

– Et pour moi ?

– Je vous l’ai dit. Une somme de douze mille livres à payer. Je crois vous avoir donné la signature nécessaire pour toucher. Ne touchâtes-vous pas ?

– Si fait, si fait. Oh ! mon cher prélat, vous donnez ces ordres, m’a-t-on dit, avec un tel mystère et une si auguste majesté, que l’on vous crut généralement le successeur du cher défunt.

Aramis rougit d’impatience. La duchesse continua :

– Je m’en suis informée, dit-elle, près du roi d’Espagne, et il éclaircit mes doutes sur ce point. Tout général des jésuites est, à sa nomination, et doit être Espagnol d’après les statuts de l’ordre. Vous n’êtes pas Espagnol et vous n’avez pas été nommé par le roi d’Espagne.

Aramis ne répliqua rien que ces mots :

– Vous voyez bien, duchesse, que vous étiez dans l’erreur, puisque le roi d’Espagne vous a dit cela.

– Oui, cher Aramis ; mais il y a autre chose que j’ai pensé, moi.

– Quoi donc ?

– Vous savez que je pense un peu à tout.

– Oh ! oui, duchesse.

– Vous savez l’espagnol ?

– Tout Français qui a fait sa Fronde sait l’espagnol.

– Vous avez vécu dans les Flandres ?

– Trois ans.

– Vous avez passé à Madrid ?

– Quinze mois.

– Vous êtes donc en mesure d’être naturalisé Espagnol quand vous le voudrez.

– Vous croyez ? fit Aramis avec une bonhomie qui trompa la duchesse.

– Sans doute… Deux ans de séjour et la connaissance de la langue sont des règles indispensables. Vous avez trois ans et demi… quinze mois de trop.

– Où voulez-vous en venir, chère dame ?

– À ceci : je suis bien avec le roi d’Espagne.

« Je n’y suis pas mal », pensa Aramis.

– Voulez-vous, continua la duchesse, que je demande pour vous, au roi, la succession du franciscain ?

– Oh ! duchesse !

– Vous l’avez peut-être ? dit-elle.

– Non, sur ma parole !

– Eh bien ! je puis vous rendre ce service.

– Pourquoi ne l’avez-vous pas rendu à M. de Laicques, duchesse ? C’est un homme plein de talent et que vous aimez.

– Oui, certes ; mais cela ne s’est pas trouvé. Enfin, répondez, Laicques ou pas Laicques, voulez-vous ?

– Duchesse, non, merci !

« Il est nommé », pensa-t-elle.

– Si vous me refusez ainsi, reprit Mme de Chevreuse, ce n’est pas m’enhardir à vous demander pour moi.

– Oh ! demandez, demandez.

– Demander !… Je ne le puis, si vous n’avez pas le pouvoir de m’accorder.

– Si peu que je puisse, demandez toujours.

– J’ai besoin d’une somme d’argent pour faire réparer Dampierre.

– Ah ! répliqua Aramis froidement, de l’argent ?… Voyons, duchesse, combien serait-ce ?

– Oh ! une somme ronde.

– Tant pis ! Vous savez que je ne suis pas riche ?

– Vous, non ; mais l’ordre. Si vous eussiez été général…

– Vous savez que je ne suis pas général.

– Alors, vous avez un ami qui, lui, doit être riche : M. Fouquet.

– M. Fouquet ? madame, il est plus qu’à moitié ruiné.

– On le disait, et je ne voulais pas le croire.

– Pourquoi, duchesse ?

– Parce que j’ai du cardinal Mazarin quelques lettres, c’est-à-dire Laicques les a, qui établissent des comptes étranges.

– Quels comptes ?

– C’est à propos de rentes vendues, d’emprunts faits, je ne me souviens plus bien. Toujours est-il que le sous intendant, d’après des lettres signées Mazarin, aurait puisé une trentaine de millions dans les coffres de l’État. Le cas est grave.

Aramis enfonça ses ongles dans sa main.

– Quoi ! dit-il, vous avez des lettres semblables et vous n’en avez pas fait part à M. Fouquet ?

– Ah ! répliqua la duchesse, ces sortes de choses sont des réserves que l’on garde. Le jour du besoin venu, on les tire de l’armoire.

– Et le jour du besoin est venu ? dit Aramis.

– Oui, mon cher.

– Et vous allez montrer ces lettres à M. Fouquet ?

– J’aime mieux vous en parler à vous.

– Il faut que vous ayez bien besoin d’argent, pauvre amie, pour penser à ces sortes de choses, vous qui teniez en si piètre estime la prose de M. de Mazarin.

– J’ai, en effet, besoin d’argent.

– Et puis, continua Aramis d’un ton froid, vous avez dû vous faire peine à vous-même en recourant à cette ressource. Elle est cruelle.

– Oh ! si j’eusse voulu faire le mal et non le bien dit Mme de Chevreuse, au lieu de demander au général de l’ordre ou à M. Fouquet les cinq cent mille livres dont j’ai besoin…

– Cinq cent mille livres !

– Pas davantage. Trouvez-vous que ce soit beaucoup ? Il faut cela, au moins, pour réparer Dampierre.

– Oui, madame.

– Je dis donc qu’au lieu de demander cette somme, j’eusse été trouver mon ancienne amie, la reine mère ; les lettres de son époux, le signor Mazarini, m’eussent servi d’introduction, et je lui eusse demandé cette bagatelle en lui disant : « Madame, je veux avoir l’honneur de recevoir Votre Majesté à Dampierre ; permettez-moi de mettre Dampierre en état. »

Aramis ne répliqua pas un mot.

– Eh bien ! dit-elle, à quoi songez-vous ?

– Je fais des additions, dit Aramis.

– Et M. Fouquet fait des soustractions. Moi, j’essaie de multiplier. Les beaux calculateurs que nous sommes ! comme nous pourrions nous entendre !

– Voulez-vous me permettre de réfléchir ? dit Aramis.

– Non… Pour une semblable ouverture, entre gens comme nous, c’est oui ou non qu’il faut répondre, et cela tout de suite.

« C’est un piège, pensa l’évêque ; il est impossible qu’une pareille femme soit écoutée d’Anne d’Autriche. »

– Eh bien ? fit la duchesse.

– Eh bien ! madame, je serais fort surpris si M. Fouquet pouvait disposer de cinq cent mille livres à cette heure.

– Il n’en faut donc plus parler, dit la duchesse, et Dampierre se restaurera comme il pourra.

– Oh ! vous n’êtes pas, je suppose, embarrassée à ce point ?

– Non, je ne suis jamais embarrassée.

– Et la reine fera certainement pour vous, continua l’évêque, ce que le surintendant ne peut faire.

– Oh ! mais oui… Dites-moi, vous ne voulez pas, par exemple, que je parle moi-même à M. Fouquet de ces lettres ?

– Vous ferez, à cet égard, duchesse, tout ce qu’il vous plaira ; mais M. Fouquet se sent ou ne se sent pas coupable ; s’il l’est, je le sais assez fier pour ne pas l’avouer ; s’il ne l’est pas, il s’offensera fort de cette menace.

– Vous raisonnez toujours comme un ange.

Et la duchesse se leva.

– Ainsi, vous allez dénoncer M. Fouquet à la reine ? dit Aramis.

– Dénoncer ?… Oh ! le vilain mot. Je ne dénoncerai pas, mon cher ami ; vous savez trop bien la politique pour ignorer comment ces choses-là s’exécutent ; je prendrai parti contre M. Fouquet, voilà tout.

– C’est juste.

– Et, dans une guerre de parti, une arme est une arme.

– Sans doute.

– Une fois bien remise avec la reine mère, je puis être dangereuse.

– C’est votre droit, duchesse.

– J’en userai, mon cher ami.

– Vous n’ignorez pas que M. Fouquet est au mieux avec le roi d’Espagne, duchesse ?

– Oh ! je le suppose.

– M. Fouquet, si vous faites une guerre de parti comme vous dites, vous en fera une autre.

– Ah ! que voulez-vous !

– Ce sera son droit aussi, n’est-ce pas ?

– Certes.

– Et, comme il est bien avec l’Espagne, il se fera une arme de cette amitié.

– Vous voulez dire qu’il sera bien avec le général de l’ordre des jésuites, mon cher Aramis.

– Cela peut arriver, duchesse.

– Et qu’alors on me supprimera la pension que je touche par là.

– J’en ai bien peur.

– On se consolera. Eh ! mon cher, après Richelieu, après la Fronde, après l’exil, qu’y a-t-il à redouter pour Mme de Chevreuse ?

– La pension, vous le savez, est de quarante-huit mille livres.

– Hélas ! je le sais bien.

– De plus, quand on fait la guerre de parti, on frappe, vous ne l’ignorez pas, sur les amis de l’ennemi.

– Ah ! vous voulez dire qu’on tombera sur ce pauvre Laicques ?

– C’est presque inévitable, duchesse.

– Oh ! il ne touche que douze mille livres de pension.

– Oui ; mais le roi d’Espagne a du crédit ; consulté par M. Fouquet, il peut faire enfermer M. Laicques dans quelque forteresse.

– Je n’ai pas grand-peur de cela, mon bon ami, parce que, grâce à une réconciliation avec Anne d’Autriche, j’obtiendrai que la France demande la liberté de Laicques.

– C’est vrai. Alors, vous aurez autre chose à redouter.

– Quoi donc ? fit la duchesse en jouant la surprise et l’effroi.

– Vous saurez et vous savez qu’une fois affilié à l’ordre, on n’en sort pas sans difficultés. Les secrets qu’on a pu pénétrer sont malsains, ils portent avec eux des germes de malheur pour quiconque les révèle.

La duchesse réfléchit un moment.

– Voilà qui est plus sérieux, dit-elle ; j’y aviserai.

Et, malgré l’obscurité profonde, Aramis sentit un regard brûlant comme un fer rouge s’échapper des yeux de son amie pour venir plonger dans son cœur.

– Récapitulons, dit Aramis, qui se tint alors sur ses gardes et glissa sa main sous son pourpoint, où il avait un stylet caché.

– C’est cela, récapitulons : les bons comptes font les bons amis.

– La suppression de votre pension…

– Quarante-huit mille livres, et celle de Laicques douze, font soixante mille livres ; voilà ce que vous voulez dire, n’est-ce pas ?

– Précisément, et je cherche le contrepoids que vous trouvez à cela ?

– Cinq cent mille livres que j’aurai chez la reine.

– Ou que vous n’aurez pas.

– Je sais le moyen de les avoir, dit étourdiment la duchesse.

Ces mots firent dresser l’oreille au chevalier. À partir de cette faute de l’adversaire, son esprit fut tellement en garde, que lui profita toujours, et qu’elle, par conséquent, perdit l’avantage.

– J’admets que vous ayez cet argent, reprit-il, vous perdrez le double, ayant cent mille francs de pension à toucher au lieu de soixante mille, et cela pendant dix ans.

– Non, car je ne souffrirai cette diminution de revenu que pendant la durée du ministère de M. Fouquet ; or, cette durée, je l’évalue à deux mois.

– Ah ! fit Aramis.

– Je suis franche, comme vous voyez.

– Je vous remercie, duchesse, mais vous auriez tort de supposer qu’après la disgrâce de M. Fouquet, l’ordre recommencerait à vous payer votre pension.

– Je sais le moyen de faire financer l’ordre, comme je sais le moyen de faire contribuer la reine mère.

– Alors, duchesse, nous sommes tous forcés de baisser pavillon devant vous ; à vous la victoire ! à vous le triomphe ! Soyez clémente, je vous en prie. Sonnez, clairons !

– Comment est-il possible, reprit la duchesse, sans prendre garde à l’ironie, que vous reculiez devant cinq cent mille malheureuses livres, quand il s’agit de vous épargner, je veux dire à votre ami, pardon, à votre protecteur, un désagrément comme celui que cause une guerre de parti ?

– Duchesse, voici pourquoi : c’est qu’après les cinq cent mille livres, M. de Laicques demandera sa part, qui sera aussi de cinq cent mille livres, n’est-ce pas ? c’est qu’après la part de M. de Laicques et la vôtre viendront la part de vos enfants, celle de vos pauvres, de tout le monde, et que des lettres, si compromettantes qu’elles soient, ne valent pas trois à quatre millions. Vrai Dieu ! duchesse, les ferrets de la reine de France valaient mieux que ces chiffons signés Mazarin, et pourtant ils n’ont pas coûté le quart de ce que vous demandez pour vous.

– Ah ! c’est vrai, c’est vrai ; mais le marchand prise sa marchandise ce qu’il veut. C’est à l’acheteur d’acquérir ou de refuser.

– Tenez, duchesse, voulez-vous que je vous dise pourquoi je n’achèterai pas vos lettres ?

– Dites.

– Vos lettres de Mazarin sont fausses.

– Allons donc !

– Sans doute ; car il serait pour le moins étrange que, brouillée avec la reine par M. Mazarin, vous eussiez entretenu avec ce dernier un commerce intime ; cela sentirait la passion, l’espionnage, la… ma foi ! je ne veux pas dire le mot.

– Dites toujours.

– La complaisance.

– Tout cela est vrai ; mais, ce qui ne l’est pas moins, c’est ce qu’il y a dans la lettre.

– Je vous jure, duchesse, que vous ne pourrez pas vous en servir auprès de la reine.

– Oh ! que si fait, je puis me servir de tout auprès de la reine.

« Bon ! pensa Aramis. Chante donc, pie-grièche ! siffle donc, vipère ! »

Mais la duchesse en avait assez dit ; elle fit deux pas vers la porte.

Aramis lui gardait une disgrâce… l’imprécation que fait entendre le vaincu derrière le char du triomphateur.

Il sonna.

Des lumières parurent dans le salon.

Alors l’évêque se trouva dans un cercle de lumières qui resplendissaient sur le visage défait de la duchesse.

Aramis attacha un long et ironique regard sur ses joues pâlies et desséchées, sur ces yeux dont l’étincelle s’échappait de deux paupières nues, sur cette bouche dont les lèvres enfermaient avec soin des dents noircies et rares.

Il affecta, lui, de poser gracieusement sa jambe pure et nerveuse, sa tête lumineuse et fière, il sourit pour laisser entrevoir ses dents, qui, à la lumière, avaient encore une sorte d’éclat. La coquette vieillie comprit le galant railleur ; elle était justement placée devant une grande glace où toute sa décrépitude, si soigneusement dissimulée, apparut manifeste par le contraste.

Alors, sans même saluer Aramis, qui s’inclinait souple et charmant comme le mousquetaire d’autrefois, elle partit d’un pas vacillant et alourdi par la précipitation.

Aramis glissa comme un zéphyr sur le parquet pour la conduire jusqu’à la porte.

Mme de Chevreuse fit un signe à son grand laquais, qui reprit le mousqueton, et elle quitta cette maison où deux amis si tendres ne s’étaient pas entendus pour s’être trop bien compris.

Chapitre CLXXX – Où l’on voit qu’un marché qui ne peut pas se faire avec l’un peut se faire avec l’autre §

Aramis avait deviné juste : à peine sortie de la maison de la place Baudoyer, Mme la duchesse de Chevreuse se fit conduire chez elle.

Elle craignait d’être suivie sans doute, et cherchait à innocenter ainsi sa promenade ; mais, à peine rentrée à l’hôtel, à peine sûre que personne ne la suivrait pour l’inquiéter, elle fit ouvrir la porte du jardin qui donnait sur une autre rue, et se rendit rue Croix-des-Petits-Champs, où demeurait M. Colbert.

Nous avons dit que le soir était venu : c’est la nuit qu’il faudrait dire, et une nuit épaisse. Paris, redevenu calme, cachait dans son ombre indulgente la noble duchesse conduisant son intrigue politique, et la simple bourgeoise qui, attardée après un souper en ville, prenait au bras d’un amant le plus long chemin pour regagner le logis conjugal.

Mme de Chevreuse avait trop l’habitude de la politique nocturne pour ignorer qu’un ministre ne se cèle jamais, fût-ce chez lui, aux jeunes et belles dames qui craignent la poussière des bureaux, ou aux vieilles dames très savantes qui craignent l’écho indiscret des ministères.

Un valet reçut la duchesse sous le péristyle, et, disons-le, il la reçut assez mal. Cet homme lui expliqua même, après avoir vu son visage, que ce n’était pas à une pareille heure et à un pareil âge que l’on venait troubler le dernier travail de M. Colbert.

Mais Mme de Chevreuse, sans se fâcher, écrivit sur une feuille de ses tablettes son nom, nom bruyant, qui avait tant de fois tinté désagréablement aux oreilles de Louis XIII et du grand cardinal.

Elle écrivit ce nom avec la grande écriture ignorante des hauts seigneurs de cette époque, plia le papier d’une façon qui lui était particulière, et le remit au valet sans ajouter un mot, mais d’une mine si impérieuse, que le drôle, habitué à flairer son monde, sentit la princesse, baissa la tête et courut chez M. Colbert.

Il sans dire que le ministre poussa un petit cri en ouvrant le papier, et que, ce cri instruisant suffisamment le valet de l’intérêt qu’il fallait prendre à la visite mystérieuse, le valet revint en courant chercher la duchesse.

Elle monta donc assez lourdement le premier étage de la belle maison neuve, se remit au palier pour ne pas entrer essoufflée, et parut devant M. Colbert, qui tenait lui-même les battants de sa porte.

La duchesse s’arrêta au seuil pour bien regarder celui avec lequel elle avait affaire.

Au premier abord, la tête ronde, lourde, épaisse, les gros sourcils, la moue disgracieuse de cette figure écrasée par une calotte pareille à celle des prêtres, cet ensemble, disons-nous, promit à la duchesse peu de difficultés dans les négociations, mais aussi peu d’intérêt dans le débat des articles.

Car il n’y avait pas d’apparence que cette grosse nature fût sensible aux charmes d’une vengeance raffinée ou d’une ambition altérée.

Mais, lorsque la duchesse vit de plus près les petits yeux noirs perçants, le pli longitudinal de ce front bombé, sévère, la crispation imperceptible de ces lèvres, sur lesquelles on observa très vulgairement de la bonhomie, Mme de Chevreuse changea d’idée et put se dire : « J’ai trouvé mon homme ! »

– Qui me procure l’honneur de votre visite, madame ? demanda l’intendant des finances.

– Le besoin que j’ai de vous, monsieur, reprit la duchesse, et celui que vous avez de moi.

– Heureux, madame, d’avoir entendu la première partie de votre phrase ; mais, quant à la seconde…

Mme de Chevreuse s’assit sur le fauteuil que Colbert lui avançait.

– Monsieur Colbert, vous êtes intendant des finances ?

– Oui, madame.

– Et vous aspirez à devenir surintendant ?…

– Madame !

– Ne niez pas ; cela ferait longueur dans notre conversation : c’est inutile.

– Cependant, madame, si plein de bonne volonté, de politesse même, que je sois envers une dame de votre mérite, rien ne me fera confesser que je cherche à supplanter mon supérieur.

– Je ne vous ai point parlé de supplanter, monsieur Colbert. Est-ce que, par hasard, j’aurais prononcé ce mot ? Je ne crois pas. Le mot remplacer est moins agressif et plus convenable grammaticalement, comme disait M. de Voiture. Je prétends donc que vous aspirez à remplacer M. Fouquet.

– La fortune de M. Fouquet, madame, est de celles qui résistent. M. le surintendant joue, dans ce siècle, le rôle du colosse de Rhodes : les vaisseaux passent au-dessous de lui et ne le renversent pas.

– Je me fusse servie précisément de cette comparaison. Oui, M. Fouquet joue le rôle du colosse de Rhodes ; mais je me souviens d’avoir ouï raconter à M. Conrart… un académicien, je crois… que, le colosse de Rhodes étant tombé, le marchand qui l’avait fait jeter bas… un simple marchand, monsieur Colbert… fit charger quatre cents chameaux de ses débris. Un marchand ! c’est bien moins fort qu’un intendant des finances.

– Madame, je puis vous assurer que je ne renverserai jamais M. Fouquet.

– Eh bien ! monsieur Colbert, puisque vous vous obstinez à faire de la sensibilité avec moi, comme si vous ignoriez que je m’appelle Mme de Chevreuse, et que je suis vieille, c’est-à-dire que vous avez affaire à une femme qui a fait de la politique avec M. de Richelieu et qui n’a plus de temps à perdre, comme, dis-je, vous commettez cette imprudence, je m’en vais aller trouver des gens plus intelligents et plus pressés de faire fortune.

– En quoi, madame, en quoi ?

– Vous me donnez une pauvre idée des négociations d’aujourd’hui, monsieur. Je vous jure bien que, si, de mon temps, une femme fût allée trouver M. de Cinq-Mars, qui pourtant n’était pas un grand esprit, je vous jure que, si elle lui eût dit sur le cardinal ce que je viens de vous dire sur M. Fouquet, M. de Cinq-Mars, à l’heure qu’il est, eût déjà mis les fers au feu.

– Allons, madame, allons, un peu d’indulgence.

– Ainsi, vous voulez bien consentir à remplacer M. Fouquet ?

– Si le roi congédie M. Fouquet, oui, certes.

– Encore une parole de trop ; il est bien évident que, si vous n’avez pas encore fait chasser M. Fouquet, c’est que vous n’avez pas pu le faire. Aussi, je ne serais qu’une sotte pécore, si, venant à vous, je ne vous apportais pas ce qui vous manque.

– Je suis désolé d’insister, madame, dit Colbert après un silence qui avait permis à la duchesse de sonder toute la profondeur de sa dissimulation ; mais je dois vous prévenir que, depuis six ans, dénonciations sur dénonciations se succèdent contre M. Fouquet, sans que jamais l’assiette de M. le surintendant ait été déplacée.

– Il y a temps pour tout, monsieur Colbert ; ceux qui ont fait ces dénonciations ne s’appelaient pas Mme de Chevreuse, et ils n’avaient pas de preuves équivalentes à six lettres de M. de Mazarin, établissant le délit dont il s’agit.

– Le délit ?

– Le crime, s’il vous plaît mieux.

– Un crime ! Commis par M. Fouquet ?

– Rien que cela… Tiens, c’est étrange, monsieur Colbert ; vous qui avez la figure froide et peu significative, je vous vois tout illuminé.

– Un crime ?

– Enchantée que cela vous fasse quelque effet.

– Oh ! c’est que le mot renferme tant de choses, madame !

– Il renferme un brevet de surintendant des finances pour vous, et une lettre d’exil ou de Bastille pour M. Fouquet.

– Pardonnez-moi, madame la duchesse, il est presque impossible que M. Fouquet soit exilé : emprisonné, disgracié, c’est déjà tant !

– Oh ! je sais ce que je dis, repartit froidement Mme de Chevreuse. Je ne vis pas tellement éloignée de Paris, que je ne sache ce qui s’y passe. Le roi n’aime pas M. Fouquet, et il perdra volontiers M. Fouquet, si on lui en donne l’occasion.

– Il faut que l’occasion soit bonne.

– Assez bonne. Aussi, c’est une occasion que j’évalue à cinq cent mille livres.

– Comment cela ? dit Colbert.

– Je veux dire, monsieur, que, tenant cette occasion dans mes mains, je ne la ferai passer dans les vôtres que moyennant un retour de cinq cent mille livres.

– Très bien, madame, je comprends. Mais, puisque vous venez de fixer un prix à la vente, voyons la valeur vendue.

– Oh ! la moindre chose : six lettres, je vous l’ai dit, de M. de Mazarin ; des autographes qui ne seraient pas trop chers, assurément, s’ils établissaient d’une façon irrécusable que M. Fouquet avait détourné de grosses sommes pour se les approprier.

– D’une façon irrécusable, dit Colbert les yeux brillants de joie.

– Irrécusable ! Voulez-vous lire les lettres ?

– De tout cœur ! La copie, bien entendu ?

– Bien entendu, oui.

Mme la duchesse tira de son sein une petite liasse aplatie par le corset de velours :

– Lisez, dit-elle.

Colbert se jeta avidement sur ces papiers et les dévora.

– À merveille ! dit-il.

– C’est assez net, n’est-ce pas ?

– Oui, madame, oui. M. de Mazarin aurait remis de l’argent à M. Fouquet, lequel aurait gardé cet argent, mais quel argent ?

– Ah ! voilà, quel argent ? Si nous traitons ensemble, je joindrai à ses lettres une septième, qui vous donnera les derniers renseignements.

Colbert réfléchit.

– Et les originaux des lettres ?

– Question inutile. C’est comme si je vous demandais : Monsieur Colbert, les sacs d’argent que vous me donnerez seront-ils pleins ou vides ?

– Très bien, madame.

– Est-ce conclu ?

– Non pas.

– Comment ?

– Il y a une chose à laquelle nous n’avons réfléchi ni l’un ni l’autre.

– Dites-la-moi.

– M. Fouquet ne peut être perdu en cette occurrence que par un procès.

– Oui.

– Un scandale public.

– Oui. Eh bien ?

– Eh bien ! on ne peut lui faire ni le procès ni le scandale.

– Parce que ?

– Parce qu’il est procureur général au Parlement, parce que tout, en France, administration, armée, justice, commerce, se relie mutuellement par une chaîne de bon vouloir qu’on appelle esprit de corps. Ainsi, madame, jamais le Parlement ne souffrira que son chef soit traîné devant un tribunal. Jamais, s’il y est traîné d’autorité royale, jamais il ne sera condamné.

– Ah ! ma foi ! monsieur Colbert, cela ne me regarde pas.

– Je le sais, madame, mais cela me regarde, moi, et diminue la valeur de votre apport. À quoi peut me servir une preuve de crime sans la possibilité de condamnation ?

– Soupçonné seulement, M. Fouquet perdra sa charge de surintendant.

– Voilà grand-chose ! s’écria Colbert, dont les traits sombres éclatèrent tout à coup, illuminés d’une expression de haine et de vengeance.

– Ah ! ah ! monsieur Colbert, dit la duchesse, excusez-moi, je ne vous savais pas si fort impressionnable. Bien, très bien ! Alors, puisqu’il vous faut plus que je n’ai, ne parlons plus de rien.

– Si fait, madame, parlons-en toujours. Seulement, vos valeurs ayant baissé, abaissez vos prétentions.

– Vous marchandez ?

– C’est une nécessité pour quiconque veut payer loyalement.

– Combien m’offrez-vous ?

– Deux cent mille livres.

La duchesse lui rit au nez ; puis, tout à coup :

– Attendez, dit-elle.

– Vous consentez ?

– Pas encore, j’ai une autre combinaison.

– Dites.

– Vous me donnez trois cent mille livres.

– Non pas ! non pas !

– Oh ! c’est à prendre ou à laisser… Et puis, ce n’est pas tout.

– Encore ?… Vous devenez impossible, madame la duchesse.

– Moins que vous ne le croyez, ce n’est plus de l’argent que je vous demande.

– Quoi donc, alors ?

– Un service. Vous savez que j’ai toujours aimé tendrement la reine.

– Eh bien ?

– Eh bien ! je veux avoir une entrevue avec Sa Majesté.

– Avec la reine ?

– Oui, monsieur Colbert, avec la reine, qui n’est plus mon amie, c’est vrai, et depuis longtemps, mais qui peut le devenir encore, si on en fournit l’occasion.

– Sa Majesté ne reçoit plus personne, madame. Elle souffre beaucoup. Vous n’ignorez pas que les accès de son mal se réitèrent plus fréquemment…

– Voilà précisément pourquoi je désire avoir une entrevue avec Sa Majesté. Figurez-vous que dans la Flandre, nous avons beaucoup de ces sortes de maladies.

– Des cancers ? Maladie affreuse, incurable.

– Ne croyez donc pas cela, monsieur Colbert. Le paysan flamand est un peu l’homme de la nature ; il n’a pas précisément une femme, il a une femelle.

– Eh bien ! madame ?

– Eh bien ! monsieur Colbert, tandis qu’il fume sa pipe, la femme travaille : elle tire l’eau du puits, elle charge le mulet ou l’âne, elle se charge elle-même. Se ménageant peu, elle se heurte çà et là, souvent même elle est battue. Un cancer vient d’une contusion.

– C’est vrai.

– Les Flamandes ne meurent pas pour cela. Elles vont, quand elles souffrent trop, à la recherche du remède. Et les béguines de Bruges sont d’admirables médecins pour toutes les maladies. Elles ont des eaux précieuses, des topiques, des spécifiques : elles donnent à la malade un flacon et un cierge, bénéficient sur le clergé et servent Dieu par l’exploitation de leurs deux marchandises. J’apporterai donc à la reine l’eau du béguinage de Bruges. Sa Majesté guérira, et brûlera autant de cierges qu’elle le jugera convenable. Vous voyez, monsieur Colbert, que, m’empêcher d’aller voir la reine, c’est presque un crime de régicide.

– Madame la duchesse, vous êtes une femme de trop d’esprit, vous me confondez ; toutefois, je devine bien que cette grande charité envers la reine couvre un petit intérêt personnel.

– Est-ce que je me donne la peine de le cacher, monsieur Colbert ? Vous avez dit, je crois, un petit intérêt personnel ? Apprenez donc que c’est un grand intérêt, et je vous le prouverai en me résumant. Si vous me faites entrer chez Sa Majesté, je me contente des trois cent mille livres réclamées ; sinon, je garde mes lettres, à moins que vous n’en donniez, séance tenante, cinq cent mille livres.

Et, se levant sur cette parole décisive, la vieille duchesse laissa M. Colbert dans une désagréable perplexité.

Marchander encore était devenu impossible ; ne plus marchander, c’était perdre infiniment trop.

– Madame, dit-il, je vais avoir le plaisir de vous compter cent mille écus.

– Oh ! fit la duchesse.

– Mais comment aurai-je les lettres véritables ?

– De la façon la plus simple, mon cher monsieur Colbert… À qui vous fiez vous ?

Le grave financier se mit à rire silencieusement, de sorte que ses gros sourcils noirs montaient et descendaient comme deux ailes de chauve-souris sur la ligne profonde de son front jaune.

– À personne, dit-il.

– Oh ! vous ferez bien une exception en votre faveur, monsieur Colbert.

– Comment cela, madame la duchesse ?

– Je veux dire que, si vous preniez la peine de venir avec moi à l’endroit où sont les lettres, elles vous seraient remises à vous-même, et vous pourriez les vérifier, les contrôler.

– Il est vrai.

– Vous vous seriez muni de cent mille écus, parce que je ne me fie, moi non plus, à personne.

M. l’intendant Colbert rougit jusqu’aux sourcils. Il était, comme tous les hommes supérieurs dans l’art des chiffres, d’une probité insolente et mathématique.

– J’emporterai, dit-il, madame, la somme promise, en deux bons payables à ma caisse. Cela vous satisfera-t-il ?

– Que ne sont-ils de deux millions, vos bons de caisse, monsieur l’intendant !… Je vais donc avoir l’honneur de vous montrer le chemin.

– Permettez que je fasse atteler mes chevaux.

– J’ai un carrosse en bas, monsieur.

Colbert toussa comme un homme irrésolu. Il se figura un moment que la proposition de la duchesse était un piège ; que peut-être on attendait à la porte ; que cette dame, dont le secret venait de se vendre cent mille écus à Colbert, devait avoir proposé ce secret à M. Fouquet pour la même somme.

Comme il hésitait beaucoup, la duchesse le regarda dans les yeux.

– Vous aimez mieux votre carrosse ? dit-elle.

– Je l’avoue.

– Vous vous figurez que je vous conduis dans quelque traquenard ?

– Madame la duchesse, vous avez le caractère folâtre, et moi, revêtu d’un caractère aussi grave, je puis être compromis par une plaisanterie.

– Oui ; enfin, vous avez peur ? Eh bien ! prenez votre carrosse, autant de laquais que vous voudrez… Seulement, réfléchissez-y bien… ce que nous faisons à nous deux, nous le savons seuls ; ce qu’un tiers aura vu, nous l’apprenons à tout l’univers. Après tout moi, je n’y tiens pas : mon carrosse suivra le vôtre, et je me tiens pour satisfaite de monter dans votre carrosse pour aller chez la reine.

– Chez la reine ?

– Vous l’aviez déjà oublié ? Quoi ! une clause de cette importance pour moi vous avait échappé ? Que c’était peu pour vous, mon Dieu ! Si j’avais su, je vous eusse demandé le double.

– J’ai réfléchi, madame la duchesse ; je ne vous accompagnerai pas.

– Vrai !… Pourquoi ?

– Parce que j’ai en vous une confiance sans bornes.

– Vous me comblez !… Mais, pour que je touche les cent mille écus ?…

– Les voici.

L’intendant griffonna quelques mots sur un papier qu’il remit à la duchesse.

– Vous êtes payée, dit-il.

– Le trait est beau, monsieur Colbert, et je vais vous en récompenser.

En disant ces mots, elle se mit à rire.

Le rire de Mme de Chevreuse était un murmure sinistre ; tout homme qui sent la jeunesse, la foi, l’amour, la vie battre en son cœur, préfère des pleurs à ce rire lamentable.

La duchesse ouvrit le haut de son justaucorps et tira de son sein rougi une petite liasse de papiers noués d’un ruban couleur feu. Les agrafes avaient cédé sous la pression brutale de ses mains nerveuses. La peau, éraillée par l’extraction et le frottement des papiers, apparaissait sans pudeur aux yeux de l’intendant, fort intrigué de ces préliminaires étranges. La duchesse riait toujours.

– Voilà, dit-elle, les véritables lettres de M. de Mazarin. Vous les avez, et, de plus, la duchesse de Chevreuse s’est déshabillée devant vous, comme si vous eussiez été… Je ne veux pas vous dire des noms qui vous donneraient de l’orgueil ou de la jalousie. Maintenant, monsieur Colbert, fit-elle en agrafant et en nouant avec rapidité le corps de sa robe, votre bonne fortune est finie ; accompagnez-moi chez la reine.

– Non pas, madame : si vous alliez encourir de nouveau la disgrâce de Sa Majesté, et que l’on sût au Palais-Royal que j’ai été votre introducteur, la reine ne me le pardonnerait de sa vie. Non. J’ai des gens dévoués au palais, ceux-là vous feront entrer sans me compromettre.

– Comme il vous plaira, pourvu que j’entre.

– Comment appelez-vous les dames religieuses de Bruges qui guérissent les malades ?

– Les béguines.

– Vous êtes une béguine.

– Soit, mais il faudra bien que je cesse de l’être.

– Cela vous regarde.

– Pardon ! pardon ! je ne veux pas être exposée à ce qu’on me refuse l’entrée.

– Cela vous regarde encore, madame. Je vais commander au premier valet de chambre du gentilhomme de service chez Sa Majesté de laisser entrer une béguine apportant un remède efficace pour soulager les douleurs de Sa Majesté. Vous portez ma lettre, vous vous chargez du remède et des explications. J’avoue la béguine, je nie Mme de Chevreuse.

– Qu’à cela ne tienne.

– Voici la lettre d’introduction, madame.

Chapitre CLXXXI – La peau de l’ours §

Colbert donna cette lettre à la duchesse, lui retira doucement le siège derrière lequel elle s’abritait.

Mme de Chevreuse salua très légèrement et sortit.

Colbert, qui avait reconnu l’écriture de Mazarin et compté les lettres, sonna son secrétaire et lui enjoignit d’aller chercher chez lui M. Vanel, conseiller au Parlement. Le secrétaire répliqua que M. le conseiller, fidèle à ses habitudes, venait d’entrer dans la maison pour rendre compte à l’intendant des principaux détails du travail accompli ce jour même dans la séance du Parlement.

Colbert s’approcha des lampes, relut les lettres du défunt cardinal, sourit plusieurs fois en reconnaissant toute la valeur des pièces que venait de lui livrer Mme de Chevreuse, et, en étayant pour plusieurs minutes sa grosse tête dans ses mains, il réfléchit profondément.

Pendant ces quelques minutes, un homme gros et grand, à la figure osseuse, aux yeux fixes, au nez crochu, avait fait son entrée dans le cabinet de Colbert avec une assurance modeste, qui décelait un caractère à la fois souple et décidé : souple envers le maître qui pouvait jeter la proie, ferme envers les chiens qui eussent pu lui disputer cette proie opime.

M. Vanel avait sous le bras un dossier volumineux ; il le posa sur le bureau même, où les deux coudes de Colbert étayaient sa tête.

– Bonjour, monsieur Vanel, dit celui-ci en se réveillant de sa méditation.

– Bonjour, monseigneur, dit naturellement Vanel.

– C’est monsieur qu’il faut dire, répliqua doucement Colbert.

– On appelle monseigneur les ministres, dit Vanel avec un sang-froid imperturbable ; vous êtes ministre !

– Pas encore !

– De fait, je vous appelle monseigneur ; d’ailleurs, vous êtes mon seigneur, à moi, cela me suffit ; s’il vous déplaît que je vous appelle ainsi devant le monde, laissez-moi vous appeler de ce nom dans le particulier.

Colbert leva la tête à la hauteur des lampes et lut ou chercha à lire sur le visage de Vanel pour combien la sincérité entrait dans cette protestation de dévouement.

Mais le conseiller savait soutenir le poids d’un regard, ce regard fût-il celui de Monseigneur.

Colbert soupira. Il n’avait rien lu sur le visage de Vanel ; Vanel pouvait être honnête. Colbert songea que cet inférieur lui était supérieur, en cela qu’il avait une femme infidèle.

Au moment où il s’apitoyait sur le sort de cet homme Vanel tira froidement de sa poche un billet parfumé, cacheté de cire d’Espagne, et le tendit à Monseigneur.

– Qu’est cela, Vanel ?

– Une lettre de ma femme, monseigneur.

Colbert toussa. Il prit la lettre, l’ouvrit, la lut et l’enferma dans sa poche, tandis que Vanel feuilletait impassiblement son volume de procédure.

– Vanel, dit tout à coup le protecteur à son protégé, vous êtes un homme de travail, vous ?

– Oui, monseigneur.

– Douze heures d’études ne vous effraient pas ?

– J’en fais quinze par jour.

– Impossible ! Un conseiller ne saurait travailler plus de trois heures pour le Parlement.

– Oh ! je fais des états pour un ami que j’ai aux comptes, et, comme il me reste du temps, j’étudie l’hébreu.

– Vous êtes fort considéré au Parlement, Vanel ?

– Je crois que oui, monseigneur.

– Il s’agirait de ne pas croupir sur le siège de conseiller.

– Que faire pour cela ?

– Acheter une charge.

– Laquelle ?

– Quelque chose de grand. Les petites ambitions sont les plus malaisées à satisfaire.

– Les petites bourses, monseigneur, sont les plus difficiles à remplir.

– Et puis, quelle charge voyez-vous ? fit Colbert.

– Je n’en vois pas, c’est vrai.

– Il y en a bien une, mais il faut être le roi pour l’acheter sans se gêner ; or, le roi ne se donnera pas, je crois, la fantaisie d’acheter une charge de procureur général.

En entendant ces mots, Vanel attacha sur Colbert son regard humble et terne à la fois.

Colbert se demanda s’il avait été deviné, ou seulement rencontré par la pensée de cet homme.

– Que me parlez-vous, monseigneur, dit Vanel, de la charge de procureur général au Parlement ? Je n’en sache pas d’autre que celle de M. Fouquet.

– Précisément, mon cher conseiller.

– Vous n’êtes pas dégoûté, monseigneur ; mais, avant que la marchandise soit achetée, ne faut-il pas qu’elle soit vendue ?

– Je crois, monsieur Vanel, que cette charge-là sera sous peu à vendre…

– À vendre !… la charge de procureur de M. Fouquet ?

– On le dit.

– La charge qui le fait inviolable, à vendre ? Oh ! oh !

Et Vanel se mit à rire.

– En auriez-vous peur, de cette charge ? dit gravement Colbert.

– Peur ! non pas…

– Ni envie ?

– Monseigneur se moque de moi ! répliqua Vanel ; comment un conseiller du Parlement n’aurait-il pas envie de devenir procureur général ?

– Alors, monsieur Vanel… puisque je vous dis que la charge se présente à vendre.

– Monseigneur le dit.

– Le bruit en court.

– Je répète que c’est impossible ; jamais un homme ne jette le bouclier derrière lequel il abrite son honneur, sa fortune et sa vie.

– Parfois il est des fous qui se croient au-dessus de toutes les mauvaises chances, monsieur Vanel.

– Oui, monseigneur ; mais ces fous-là ne font pas leurs folies au profit des pauvres Vanels qu’il y a dans le monde.

– Pourquoi pas ?

– Parce que ces Vanels sont pauvres.

– Il est vrai que la charge de M. Fouquet peut coûter gros. Qu’y mettriez vous, monsieur Vanel ?

– Tout ce que je possède, monseigneur.

– Ce qui veut dire ?

– Trois à quatre cent mille livres.

– Et la charge vaut ?

– Un million et demi, au plus bas. Je sais des gens qui en ont offert un million sept cent mille livres sans décider M. Fouquet. Or, si par hasard il arrivait que M. Fouquet voulût vendre, ce que je ne crois pas, malgré ce qu’on m’en a dit…

– Ah ! l’on vous en a dit quelque chose ! Qui cela ?

– M. de Gourville… M. Pélisson. Oh ! en l’air.

– Eh bien ! si M. Fouquet voulait vendre ?…

– Je ne pourrais encore acheter, attendu que M. le surintendant ne vendra que pour avoir de l’argent frais, et personne n’a un million et demi à jeter sur une table.

Colbert interrompit en cet endroit le conseiller par une pantomime impérieuse. Il avait recommencé à réfléchir.

Voyant l’attitude sérieuse du maître, voyant sa persévérance à mettre la conversation sur ce sujet, M. Vanel attendait une solution sans oser la provoquer.

– Expliquez-moi bien, dit alors Colbert, les privilèges de la charge de procureur général.

– Le droit de mise en accusation contre tout sujet français qui n’est pas prince du sang ; la mise à néant de toute accusation dirigée contre tout Français qui n’est pas roi ou prince. Un procureur général est le bras droit du roi pour frapper un coupable, il est son bras aussi pour éteindre le flambeau de la justice. Aussi M. Fouquet se soutiendra-t-il contre le roi lui-même en ameutant les parlements ; aussi le roi ménagera-t-il M. Fouquet malgré tout pour faire enregistrer ses édits sans conteste. Le procureur général peut être un instrument bien utile ou bien dangereux.

– Voulez-vous être procureur général, Vanel ? dit tout à coup Colbert en adoucissant son regard et sa voix.

– Moi ? s’écria celui-ci. Mais j’ai eu l’honneur de vous représenter qu’il manque au moins onze cent mille livres à ma caisse.

– Vous emprunterez cette somme à vos amis.

– Je n’ai pas d’amis plus riches que moi.

– Un honnête homme !

– Si tout le monde pensait comme vous, monseigneur.

– Je le pense, cela suffit, et, au besoin, je répondrai de vous.

– Prenez garde au proverbe, monseigneur.

– Lequel ?

– Qui répond paie.

– Qu’à cela ne tienne.

Vanel se leva, tout remué par cette offre si subitement, si inopinément faite par un homme que les plus frivoles prenaient au sérieux.

– Ne vous jouez pas de moi, monseigneur, dit-il.

– Voyons, faisons vite, monsieur Vanel. Vous dites que M. Gourville vous a parlé de la charge de M. Fouquet ?

– M. Pélisson aussi.

– Officiellement, ou officieusement ?

– Voici leurs paroles : « Ces gens du Parlement sont ambitieux et riches ; ils devraient bien se cotiser pour faire deux ou trois millions à M. Fouquet, leur protecteur, leur lumière. »

– Et vous avez dit ?

– J’ai dit que, pour ma part, je donnerais dix mille livres s’il le fallait.

– Ah ! vous aimez donc M. Fouquet ? s’écria M. Colbert avec un regard plein de haine.

– Non ; mais M. Fouquet est notre procureur général ; il s’endette, il se noie ; nous devons sauver l’honneur du corps.

– Voilà qui m’explique pourquoi M. Fouquet sera toujours sain et sauf tant qu’il occupera sa charge, répliqua Colbert.

– Là-dessus, poursuivit Vanel, M. Gourville a ajouté : « Faire l’aumône à M. Fouquet, c’est toujours un procédé humiliant auquel il répondra par un refus ; que le Parlement se cotise pour acheter dignement la charge de son procureur général, alors tout va bien, l’honneur du corps est sauf, et l’orgueil de M. Fouquet sauvé. »

– C’est une ouverture cela.

– Je l’ai considéré ainsi, monseigneur.

– Eh bien ! monsieur Vanel, vous irez trouver immédiatement M. Gourville ou M. Pélisson ; connaissez-vous quelque autre ami de M. Fouquet ?

– Je connais beaucoup M. de La Fontaine.

– La Fontaine le rimeur ?

– Précisément ; il faisait des vers à ma femme, quand M. Fouquet était de nos amis.

– Adressez-vous donc à lui pour obtenir une entrevue de M. le surintendant.

– Volontiers ; mais la somme ?

– Au jour et à l’heure fixés, monsieur Vanel, vous serez nanti de la somme, ne vous inquiétez point.

– Monseigneur, une telle munificence ! Vous effacez le roi, vous surpassez M. Fouquet.

– Un moment… ne faisons pas abus des mots. Je ne vous donne pas quatorze cent mille livres, monsieur Vanel : j’ai des enfants.

– Eh ! monsieur, vous me les prêtez ; cela suffit.

– Je vous les prête, oui.

– Demandez tel intérêt, telle garantie qu’il vous plaira, monseigneur, je suis prêt, et, vos désirs étant satisfaits, je répéterai encore que vous surpassez les rois et M. Fouquet en munificence. Vos conditions ?

– Le remboursement en huit années.

– Oh ! très bien.

– Hypothèque sur la charge elle-même.

– Parfaitement ; est-ce tout ?

– Attendez. Je me réserve le droit de vous racheter la charge à cent cinquante mille livres de bénéfice si vous ne suiviez pas, dans la gestion de cette charge, une ligne conforme aux intérêts du roi et à mes desseins.

– Ah ! ah ! dit Vanel un peu ému.

– Cela renferme-t-il quelque chose qui vous puisse choquer, monsieur Vanel ? dit froidement Colbert.

– Non, non, répliqua vivement Vanel.

– Eh bien ! nous signerons cet acte quand il vous plaira. Courez chez les amis de M. Fouquet.

– J’y vole…

– Et obtenez du surintendant une entrevue.

– Oui, monseigneur.

– Soyez facile aux concessions.

– Oui.

– Et les arrangements une fois pris ?…

– Je me hâte de le faire signer.

– Gardez-vous-en bien !… Ne parlez jamais de signature avec M. Fouquet, ni de dédit, ni même de parole, entendez-vous ? vous perdriez tout !

– Eh bien ! alors, monseigneur, que faire ? C’est trop difficile…

– Tâchez seulement que M. Fouquet vous touche dans la main… Allez !

Chapitre CLXXXII – Chez la reine mère §

La reine mère était dans sa chambre à coucher au Palais-Royal avec Mme de Motteville et la senora Molina. Le roi, attendu jusqu’au soir, n’avait pas paru ; la reine, tout impatiente, avait envoyé chercher souvent de ses nouvelles.

Le temps semblait être à l’orage. Les courtisans et les dames s’évitaient dans les antichambres et les corridors pour ne point se parler de sujets compromettants.

Monsieur avait joint le roi dès le matin pour une partie de chasse.

Madame demeurait chez elle, boudant tout le monde.

Quant à la reine mère, après avoir fait ses prières en latin, elle causait ménage avec ses deux amies en pur castillan.

Mme de Motteville, qui comprenait admirablement cette langue, répondait en français.

Lorsque les trois dames eurent épuisé toutes les formules de la dissimulation et de la politesse pour en arriver à dire que la conduite du roi faisait mourir de chagrin la reine, la reine mère et toute sa parenté, lorsqu’on eut, en termes choisis, fulminé toutes les imprécations contre Mlle de La Vallière, la reine mère termina les récriminations par ces mots pleins de sa pensée et de son caractère :

Estos hijos ! dit-elle à Molina.

C’est-à-dire : « Ces enfants ! »

Mot profond dans la bouche d’une mère ; mot terrible dans la bouche d’une reine qui, comme Anne d’Autriche, celait de si singuliers secrets dans son âme assombrie.

– Oui, répliqua Molina, ces enfants ! à qui toute mère se sacrifie.

– À qui, répliqua la reine, une mère a tout sacrifié.

Et elle n’acheva pas sa phrase. Il lui sembla, quand elle leva les yeux vers le portrait en pied du pâle Louis XIII, que son époux laissait une fois encore la lumière monter à ses yeux ternes, le courroux gonfler ses narines de toile. Le portrait s’animait ; il ne parlait pas, il menaçait. Un profond silence succéda aux dernières paroles de la reine. La Molina se mit à fourrager les rubans et les dentelles d’une vaste corbeille. Mme de Motteville, surprise de cet éclair qui avait illuminé simultanément d’intelligence le regard de la confidente et celui de la maîtresse, Mme de Motteville, disons-nous, baissa les yeux en femme discrète, et, ne cherchant plus à voir, écouta de toutes ses oreilles. Elle ne surprit qu’un « hum ! » significatif de la duègne espagnole, image de la circonspection. Elle surprit aussi un soupir exhalé comme un souffle du sein de la reine.

Elle leva la tête aussitôt.

– Vous souffrez ? dit-elle.

– Non, Motteville, non ; pourquoi dis-tu cela ?

– Votre Majesté avait gémi.

– Tu as raison, en effet ; oui, je souffre un peu.

– M. Valot est près d’ici, chez Madame, je crois.

– Chez Madame, pourquoi ?

– Madame a ses nerfs.

– Belle maladie ! M. Valot a bien tort d’être chez Madame, quand un autre médecin guérirait Madame…

Mme de Motteville leva encore ses yeux surpris.

– Un médecin autre que M. Valot ? dit-elle ; qui donc ?

– Le travail, Motteville, le travail… Ah ! si quelqu’un est malade, c’est ma pauvre fille.

– C’est aussi Votre Majesté.

– Moins ce soir.

– Ne vous y fiez pas, madame !

Et, comme pour justifier cette menace, de Mme de Motteville, une douleur aiguë mordit la reine au cœur, la fit pâlir et la renversa sur un fauteuil avec tous les symptômes d’une pâmoison soudaine.

– Mes gouttes ! murmura-t-elle.

– Prout ! prout ! répliqua la Molina, qui, sans hâter sa marche, alla tirer d’une armoire d’écaille dorée un grand flacon de cristal de roche et l’apporta ouvert à la reine.

Celle-ci respira frénétiquement, à plusieurs reprises, et murmura :

– C’est par là que le Seigneur me tuera. Soit faite par sa volonté sainte !

– On ne meurt pas pour mal avoir, ajouta la Molina en replaçant le flacon dans l’armoire.

– Votre Majesté va bien, maintenant ? demanda Mme de Motteville.

– Mieux.

Et la reine posa son doigt sur ses lèvres pour commander la discrétion à sa favorite.

– C’est étrange ! dit, après un silence, Mme de Motteville.

– Qu’y a-t-il d’étrange ? demanda la reine.

– Votre Majesté se souvient-elle du jour où cette douleur apparut pour la première fois ?

– Je me souviens que c’était un jour bien triste, Motteville.

– Ce jour n’avait pas toujours été triste pour Votre Majesté.

– Pourquoi ?

– Parce que, vingt-trois ans auparavant, madame, Sa Majesté le roi régnant, votre glorieux fils, était né à la même heure.

La reine poussa un cri, pencha son front sur ses mains et s’abîma durant quelques secondes.

Était-ce souvenir ou réflexion ? était-ce encore la douleur ?

La Molina jeta sur Mme de Motteville un regard presque furieux, tant il ressemblait à un reproche, et la digne femme, n’y ayant rien compris, allait questionner pour l’acquit de sa conscience, lorsque soudain Anne d’Autriche se levant :

– Le 5 septembre ! dit-elle ; oui, ma douleur a paru le 5 septembre. Grande joie un jour, grande douleur un autre jour. Grande douleur, ajouta-t-elle tout bas, expiation d’une trop grande joie !

Et, à partir de ce moment, Anne d’Autriche, qui semblait avoir épuisé toute sa mémoire et toute sa raison, demeura impénétrable, l’œil morne, la pensée vague, les mains pendantes.

– Il faut nous mettre au lit, dit la Molina.

– Tout à l’heure, Molina.

– Laissons la reine, ajouta la tenace Espagnole.

Mme de Motteville se leva ; des larmes brillantes et grosses comme des larmes d’enfant coulaient lentement sur les joues blanches de la reine.

Molina, s’en apercevant, darda sur Anne d’Autriche son œil noir et vigilant.

– Oui, oui, reprit soudain la reine. Laissez-nous, Motteville. Allez.

Ce mot nous sonna désagréablement à l’oreille de la favorite française. Il signifiait qu’un échange de secrets ou de souvenirs allait se faire. Il signifiait qu’une personne était de trop dans l’entretien à sa plus intéressante phase.

– Madame, Molina suffira-t-elle au service de Votre Majesté ? demanda la Française.

– Oui, répondit l’Espagnole.

Et Mme de Motteville s’inclina. Tout à coup une vieille femme de chambre, vêtue comme elle l’était à la Cour d’Espagne en 1620, ouvrit les portières, et surprenant la reine dans ses larmes, Mme de Motteville dans sa retraite savante, la Molina dans sa diplomatie :

– Le remède ! le remède ! cria-t-elle joyeusement à la reine en s’approchant sans façon du groupe.

– Quel remède, Chica ? dit Anne d’Autriche.

– Pour le mal de Votre Majesté, répondit celle-ci.

– Qui l’apporte ? demanda vivement Mme de Motteville ; M. Valot ?

– Non, une dame de Flandre.

– Une dame de Flandre ? Une Espagnole ? interrogea la reine.

– Je ne sais.

– Qui l’envoie ?

– M. Colbert.

– Son nom ?

– Elle ne l’a pas dit.

– Sa condition ?

– Elle le dira.

– Son visage ?

– Elle est masquée.

– Vois, Molina ! s’écria la reine.

– C’est inutile, répondit tout à coup une voix ferme et douce à la fois, partie de l’autre côté des tapisseries, voix qui fit tressaillir les autres dames et frissonner la reine.

En même temps, une femme masquée paraissait entre les rideaux.

Avant que la reine eût parlé :

– Je suis une dame du béguinage de Bruges, dit la dame inconnue, et j’apporte, en effet, le remède qui doit guérir Votre Majesté.

Chacun se tut. La béguine ne fit point un pas.

– Parlez, dit la reine.

– Quand nous serons seules, ajouta la béguine.

Anne d’Autriche adressa un regard à ses compagnes, celles-ci se retirèrent.

La béguine fit alors trois pas vers la reine et s’inclina révérencieusement.

La reine regardait avec défiance cette femme qui la regardait aussi avec des yeux brillants par les trous de son masque.

– La reine de France est donc bien malade, dit Anne d’Autriche, que l’on sait, au béguinage de Bruges, qu’elle a besoin d’être guérie ?

– Ne menacez point, reine, dit la béguine avec douceur ; je suis venue à vous pleine de respect et de compassion, j’y suis venue de la part d’une amie.

– Prouvez-le donc ! Soulagez au lieu d’irriter.

– Facilement ; et Votre Majesté va voir si l’on est son amie.

– Voyons.

– Quel malheur est-il arrivé à Votre Majesté depuis vingt-trois ans ?…

– Mais, de grands malheurs : n’ai-je pas perdu le roi ?

– Je ne parle pas de ces sortes de malheurs. Je veux vous demander si, depuis… la naissance du roi… une indiscrétion d’amie a causé quelque douleur à Votre Majesté.

– Je ne vous comprends pas, répondit la reine en serrant les dents pour cacher son émotion.

– Je vais me faire comprendre. Votre Majesté se souvient que le roi est né le 3 septembre 1638, à onze heures un quart ?

– Oui, bégaya la reine.

– À midi et demi, continua la béguine, le dauphin, ondoyé déjà par Mgr de Meaux sous les yeux du roi, sous vos yeux était reconnu héritier de la couronne de France. Le roi se rendit à la chapelle du vieux château de Saint Germain pour entendre le Te Deum.

– Tout cela est exact, murmura la reine.

– L’accouchement de Votre Majesté s’était fait en présence de feu Monsieur, des princes, des dames de la Cour. Le médecin du roi, Bouvard, et le chirurgien Honoré se tenaient dans l’antichambre. Votre Majesté s’endormit vers trois heures jusqu’à sept heures environ, n’est-ce pas ?

– Sans doute ; mais vous me récitez là ce que tout le monde sait comme vous et moi.

– J’arrive, madame, à ce que peu de personnes savent. Peu de personnes, disais-je ? hélas ! je pourrais dire deux personnes, car il y en avait cinq seulement autrefois, et, depuis quelques années, le secret s’est assuré par la mort des principaux participants. Le roi notre seigneur dort avec ses pères ; la sage-femme Péronne l’a suivi de près, Laporte est oublié déjà.

La reine ouvrit la bouche pour répondre ; elle trouva sous sa main glacée, dont elle caressait son visage, les gouttes pressées d’une sueur brûlante.

– Il était huit heures, poursuivit la béguine ; le roi soupait d’un grand cœur ; ce n’étaient autour de lui que joie, cris, rasades ; le peuple hurlait sous les balcons ; les Suisses, les mousquetaires et les gardes erraient par la ville, portés en triomphe par les étudiants ivres.

Ces bruits formidables de l’allégresse publique faisaient gémir doucement dans les bras de Mme de Hausac, sa gouvernante, le dauphin, le futur roi de France, dont les yeux, lorsqu’ils s’ouvriraient, devaient apercevoir deux couronnes au fond de son berceau. Tout à coup Votre Majesté poussa un cri perçant, et dame Péronne reparut à son chevet.

Les médecins dînaient dans une salle éloignée. Le palais, désert à force d’être envahi, n’avait plus ni consignes ni gardes. La sage-femme, après avoir examiné l’état de Votre Majesté, se récria, surprise, et, vous prenant en ses bras, éplorée, folle de douleur, envoya Laporte pour prévenir le roi que Sa Majesté la reine voulait le voir dans sa chambre. Laporte, vous le savez, madame, était un homme de sang-froid et d’esprit. Il n’approcha pas du roi en serviteur effrayé qui sent son importance, et veut effrayer aussi ; d’ailleurs, ce n’était pas une nouvelle effrayante que celle qu’attendait le roi. Toujours est-il que Laporte parut, le sourire sur les lèvres, près de la chaise du roi et lui dit :

« – Sire, la reine est bien heureuse et le serait encore plus de voir Votre Majesté. »

Ce jour-là, Louis XIII eût donné sa couronne à un pauvre pour un Dieu gard ! Gai, léger, vif, le roi sortit de table en disant, du ton que Henri IV eût pu prendre :

« – Messieurs, je vais voir ma femme. »

Il arriva chez vous, madame, au moment où dame Péronne lui tendait un second prince, beau et fort comme le premier, en lui disant : « Sire, Dieu ne veut pas que le royaume de France tombe en quenouille.

Le roi, dans son premier mouvement, sauta sur cet enfant et cria : « Merci, mon Dieu ! »

La béguine s’arrêta en cet endroit, remarquant combien souffrait la reine. Anne d’Autriche, renversée dans son fauteuil, la tête penchée, les yeux fixes, écoutait sans entendre et ses lèvres s’agitaient convulsivement pour une prière à Dieu ou pour une imprécation contre cette femme.

– Ah ! ne croyez pas que, s’il n’y a qu’un dauphin en France, s’écria la béguine, ne croyez pas que, si la reine a laissé cet enfant végéter loin du trône, ne croyez pas qu’elle fût une mauvaise mère. Oh ! non… Il est des gens qui savent combien de larmes elle a versées ; il est des gens qui ont pu compter les ardents baisers qu’elle donnait à la pauvre créature en échange de cette vie de misère et d’ombre à laquelle la raison d’État condamnait le frère jumeau de Louis XIV.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura faiblement la reine.

– On sait, continua vivement la béguine, que le roi, se voyant deux fils, tous deux égaux en âge, en prétentions, trembla pour le salut de la France, pour la tranquillité de son État. On sait que M. le cardinal de Richelieu, mandé à cet effet par Louis XIII, réfléchit plus d’une heure dans le cabinet de Sa Majesté, et prononça cette sentence : « Il y a un roi né pour succéder à Sa Majesté. Dieu en a fait naître un autre pour succéder à ce premier roi ; mais, à présent, nous n’avons besoin que du premier-né ; cachons le second à la France comme Dieu l’avait caché à ses parents eux-mêmes. » Un prince, c’est pour l’État la paix et la sécurité ; deux compétiteurs, c’est la guerre civile et l’anarchie.

La reine se leva brusquement, pâle et les poings crispés.

– Vous en savez trop, dit-elle d’une voix sourde, puisque vous touchez aux secrets de l’État. Quant aux amis de qui vous tenez ce secret, ce sont des lâches, de faux amis. Vous êtes leur complice dans le crime qui s’accomplit aujourd’hui. Maintenant, à bas le masque, ou je vous fais arrêter par mon capitaine des gardes. Oh ! ce secret ne me fait pas peur ! Vous l’avez eu, vous me le rendrez ! Il se glacera dans votre sein ; ni ce secret ni votre vie ne vous appartiennent plus à partir de ce moment !

Anne d’Autriche, joignant le geste à la menace, fit deux pas vers la béguine.

– Apprenez, dit celle-ci, à connaître la fidélité, l’honneur, la discrétion de vos amis abandonnés.

Elle enleva soudain son masque.

– Mme de Chevreuse ! s’écria la reine.

– La seule confidente du secret, avec Votre Majesté.

– Ah ! murmura Anne d’Autriche, venez m’embrasser, duchesse. Hélas ! c’est tuer ses amis, que se jouer ainsi avec leurs chagrins mortels.

Et la reine, appuyant sa tête sur l’épaule de la vieille duchesse, laissa échapper de ses yeux une source de larmes amères.

– Que vous êtes jeune encore ! dit celle-ci d’une voix sourde. Vous pleurez !

Chapitre CLXXXIII – Deux amies §

La reine regarda fièrement Mme de Chevreuse.

– Je crois, dit-elle, que vous avez prononcé le mot heureuse en parlant de moi. Jusqu’à présent, duchesse, j’avais cru impossible qu’une créature humaine pût se trouver moins heureuse que la reine de France.

– Madame, vous avez été, en effet, une mère de douleurs. Mais, à côté de ces misères illustres dont nous nous entretenions tout à l’heure, nous, vieilles amies, séparées par la méchanceté des hommes ; à côté, dis-je, de ces infortunes royales, vous avez les joies peu sensibles, c’est vrai, mais fort enviées de ce monde.

– Lesquelles ? dit amèrement Anne d’Autriche. Comment pouvez-vous prononcer le mot joie, duchesse, vous qui tout à l’heure reconnaissiez qu’il faut des remèdes à mon corps et à mon esprit ?

Mme de Chevreuse se recueillit un moment.

– Que les rois sont loin des autres hommes ! murmura-t-elle.

– Que voulez-vous dire ?

– Je veux dire qu’ils sont tellement éloignés du vulgaire, qu’ils oublient pour les autres toutes les nécessités de la vie. Comme l’habitant de la montagne africaine qui, du sein de ses plateaux verdoyants rafraîchis par les ruisseaux de neige, ne comprend pas que l’habitant de la plaine meure de soif et de faim au milieu des terres calcinées par le soleil.

La reine rougit légèrement ; elle venait de comprendre.

– Savez-vous, dit-elle, que c’est mal de nous avoir délaissée ?

– Oh ! madame, le roi a hérité, dit-on, la haine que me portait son père. Le roi me congédierait s’il me savait au Palais-Royal.

– Je ne dis pas que le roi soit bien disposé en votre faveur, duchesse, répliqua la reine : mais, moi, je pourrais… secrètement.

La duchesse laissa percer un sourire dédaigneux qui inquiéta son interlocutrice.

– Du reste, se hâta d’ajouter la reine, vous avez très bien fait de venir ici.

– Merci, madame !

– Ne fût-ce que pour nous donner cette joie de démentir le bruit de votre mort.

– On avait dit effectivement que j’étais morte ?

– Partout.

– Mes enfants n’avaient pas pris le deuil, cependant.

– Ah ! vous savez, duchesse, la Cour voyage souvent ; nous voyons peu MM. d’Albert et de Luynes, et bien des choses échappent dans les préoccupations au milieu desquelles nous vivons constamment.

– Votre Majesté n’eût pas dû croire au bruit de ma mort.

– Pourquoi pas ? Hélas ! nous sommes mortels ; ne voyez-vous pas que moi, votre sœur cadette, comme nous disions autrefois, je penche déjà vers la sépulture ?

– Votre Majesté, si elle avait cru que j’étais morte, devait s’étonner alors de n’avoir pas reçu de mes nouvelles.

– La mort surprend parfois bien vite, duchesse.

– Oh ! Votre Majesté ! Les âmes chargées de secrets comme celui dont nous parlions tout à l’heure ont toujours un besoin d’épanchement qu’il faut satisfaire d’avance. Au nombre des relais préparés pour l’éternité, on compte la mise en ordre de ses papiers.

La reine tressaillit.

– Votre Majesté, dit la duchesse, saura d’une façon certaine le jour de ma mort.

– Comment cela ?

– Parce que Votre Majesté recevra le lendemain, sous une quadruple enveloppe, tout ce qui a échappé de nos petites correspondances si mystérieuses d’autrefois.

– Vous n’avez pas brûlé ? s’écria Anne avec effroi.

– Oh ! chère Majesté, répliqua la duchesse, les traîtres seuls brûlent une correspondance royale.

– Les traîtres ?

– Oui, sans doute ; ou plutôt ils font semblant de la brûler, la gardent ou la vendent.

– Mon Dieu !

– Les fidèles, au contraire, enfouissent précieusement de pareils trésors ; puis, un jour, ils viennent trouver leur reine, et lui disent : « Madame, je vieillis, je me sens malade ; il y a danger de mort pour moi, danger de révélation pour le secret de Votre Majesté ; prenez donc ce papier dangereux et brûlez-le vous-même. »

– Un papier dangereux ! Lequel ?

– Quant à moi, je n’en ai qu’un, c’est vrai, mais il est bien dangereux.

– Oh ! duchesse, dites, dites !

– C’est ce billet… daté du 2 août 1644, où vous me recommandiez d’aller à Noisy-le-Sec pour voir ce cher et malheureux enfant. Il y a cela de votre main, madame : « Cher malheureux enfant. »

Il se fit un silence profond à ce moment : la reine sondait l’abîme, Mme de Chevreuse tendait son piège.

– Oui, malheureux, bien malheureux ! murmura Anne d’Autriche ; quelle triste existence a-t-il menée, ce pauvre enfant, pour aboutir à une si cruelle fin !

– Il est mort ? s’écria vivement la duchesse avec une curiosité dont la reine saisit avidement l’accent sincère.

– Mort de consomption, mort oublié, flétri, mort comme ces pauvres fleurs données par un amant et que la maîtresse laisse expirer dans un tiroir pour les cacher à tout le monde.

– Mort ! répéta la duchesse avec un air de découragement qui eût bien réjoui la reine, s’il n’eût été tempéré par un mélange de doute. Mort à Noisy-le-Sec ?

– Mais oui, dans les bras de son gouverneur, pauvre serviteur honnête, qui n’a pas survécu longtemps.

– Cela se conçoit : c’est si lourd à porter un deuil et un secret pareils.

La reine ne se donna pas la peine de relever l’ironie de cette réflexion. Mme de Chevreuse continua.

– Eh bien ! madame, je m’informai, il y a quelques années, à Noisy-le-Sec même, du sort de cet enfant si malheureux. On m’apprit qu’il ne passait pas pour être mort, voilà pourquoi je ne m’étais pas affligée tout d’abord avec Votre Majesté. Oh ! certes, si je l’eusse cru, jamais une allusion à ce déplorable événement ne fût venue réveiller les bien légitimes douleurs de Votre Majesté.

– Vous dites que l’enfant ne passait pas pour être mort à Noisy ?

– Non, madame.

– Que disait-on de lui, alors ?

– On disait… On se trompait sans doute.

– Dites toujours.

– On disait qu’un soir, vers 1645, une dame belle et majestueuse, ce qui se remarqua malgré le masque et la mante qui la cachaient, une dame de haute qualité, de très haute qualité sans doute, était venue dans un carrosse à l’embranchement de la route, la même, vous savez, où j’attendais des nouvelles du jeune prince, quand Votre Majesté daignait m’y envoyer.

– Eh bien ?

– Et que le gouverneur avait mené l’enfant à cette dame.

– Après ?

– Le lendemain, gouverneur et enfant avaient quitté le pays.

– Vous voyez bien ! il y a du vrai là-dedans, puisque, effectivement, le pauvre enfant mourut d’un de ces coups de foudre qui font que, jusqu’à sept ans, au dire des médecins, la vie des enfants tient à un fil.

– Oh ! ce que dit Votre Majesté est la vérité ; nul ne le sait mieux que vous, madame ; nul ne le croit plus que moi. Mais admirez la bizarrerie…

« Qu’est-ce encore ? » pensa la reine.

– La personne qui m’avait rapporté ces détails, qui avait été s’informer de la santé de l’enfant, cette personne…

– Vous aviez confié un pareil soin à quelqu’un ? Oh ! duchesse !

– Quelqu’un de muet comme Votre Majesté, comme moi-même ; mettons que c’est moi-même, madame. Ce quelqu’un, dis-je, passant quelque temps après en Touraine…

– En Touraine ?

– Reconnut le gouverneur et l’enfant, pardon ! crut les reconnaître, vivants tous deux, gais et heureux et florissants tous deux, l’un dans sa verte vieillesse, l’autre dans sa jeunesse en fleur ! Jugez, d’après cela, ce que c’est que les bruits qui courent, ayez donc foi, après cela, à quoi que ce soit de ce qui se passe en ce monde. Mais je fatigue Votre Majesté. Oh ! ce n’est pas mon intention, et je prendrai congé d’elle après lui avoir renouvelé l’assurance de mon respectueux dévouement.

– Arrêtez, duchesse ; causons un peu de vous.

– De moi ? Oh ! madame, n’abaissez pas vos regards jusque-là.

– Pourquoi donc ? N’êtes-vous pas ma plus ancienne amie ? Est-ce que vous m’en voulez, duchesse ?

– Moi ! mon Dieu, pour quel motif ? Serais-je venue auprès de Votre Majesté, si j’avais sujet de lui en vouloir ?

– Duchesse, les ans nous gagnent ; il faut nous serrer contre la mort qui menace.

– Madame, vous me comblez avec ces douces paroles.

– Nulle ne m’a jamais aimée, servie comme vous, duchesse.

– Votre Majesté s’en souvient ?

– Toujours… Duchesse, une preuve d’amitié.

– Ah ! madame, tout mon être appartient à Votre Majesté.

– Cette preuve, voyons !

– Laquelle ?

– Demandez-moi quelque chose.

– Demander ?

– Oh ! je sais que vous êtes l’âme la plus désintéressée, la plus grande, la plus royale.

– Ne me louez pas trop, madame, dit la duchesse inquiète.

– Je ne vous louerai jamais autant que vous le méritez.

– Avec l’âge, avec les malheurs, on change beaucoup, madame.

– Dieu vous entende, duchesse !

– Comment cela ?

– Oui, la duchesse d’autrefois, la belle, la fière, l’adorée Chevreuse m’eût répondu ingratement : « Je ne veux rien de vous. » Bénis soient donc les malheurs, s’ils sont venus, puisqu’ils vous auront changée, et que peut-être vous me répondrez : « J’accepte. »

La duchesse adoucit son regard et son sourire ; elle était sous le charme et ne se cachait plus.

– Parlez, chère, dit la reine, que voulez-vous ?

– Il faut donc s’expliquer ?…

– Sans hésitation.

– Eh bien ! Votre Majesté peut me faire une joie indicible, une joie incomparable.

– Voyons, fit la reine, un peu refroidie par l’inquiétude. Mais, avant toute chose, ma bonne Chevreuse, souvenez-vous que je suis en puissance de fils comme j’étais autrefois en puissance de mari.

– Je vous ménagerai, chère reine.

– Appelez-moi Anne, comme autrefois ; ce sera un doux écho de la belle jeunesse.

– Soit. Eh bien ! ma vénérée maîtresse, Anne chérie…

– Sais-tu toujours l’espagnol ?

– Toujours.

– Demande-moi en espagnol alors.

– Voici : faites-moi l’honneur de venir passer quelques jours à Dampierre.

– C’est tout ? s’écria la reine stupéfaite.

– Oui.

– Rien que cela ?

– Bon Dieu ! auriez-vous l’idée que je ne vous demande pas là le plus énorme bienfait ? S’il en est ainsi, vous ne me connaissez plus. Acceptez vous ?

– Oui, de grand cœur.

– Oh ! merci !

– Et je serai heureuse, continua la reine avec défiance si ma présence peut vous être utile à quelque chose.

– Utile ? s’écria la duchesse en riant. Oh ! non, non, agréable, douce, délicieuse, oui, mille fois oui. C’est donc promis ?

– C’est juré.

La duchesse se jeta sur la main si belle de la reine et la couvrit de baisers.

« C’est une bonne femme au fond, pensa la reine, et… généreuse d’esprit. »

– Votre Majesté, reprit la duchesse, consentirait-elle à me donner quinze jours ?

– Oui, certes ! Pourquoi ?

– Parce que, dit la duchesse, me sachant en disgrâce, nul ne voulait me prêter les cent mille écus dont j’ai besoin pour réparer Dampierre. Mais, lorsqu’on va savoir que c’est pour y recevoir Votre Majesté, tous les fonds de Paris afflueront chez moi.

– Ah ! fit la reine en remuant doucement la tête avec intelligence, cent mille écus ! il faut cent mille écus pour réparer Dampierre ?

– Tout autant.

– Et personne ne veut vous les prêter ?

– Personne.

– Je les prêterai, moi, si vous voulez, duchesse.

– Oh ! je n’oserais.

– Vous auriez tort.

– Vrai ?

– Foi de reine !… Cent mille écus, ce n’est réellement pas beaucoup.

– N’est-ce pas ?

– Non. Oh ! je sais que vous n’avez jamais fait payer votre discrétion ce qu’elle vaut. Duchesse, avancez-moi cette table, que je vous fasse un bon sur M. Colbert ; non, sur M. Fouquet, qui est un bien plus galant homme.

– Paie-t-il ?

– S’il ne paie pas, je paierai ; mais ce serait la première fois qu’il me refuserait.

La reine écrivit, donna la cédule à la duchesse, et la congédia après l’avoir gaiement embrassée.

Chapitre CLXXXIV – Comment Jean de La Fontaine fit son premier conte §

Toutes ces intrigues sont épuisées ; l’esprit humain, si multiple dans ses exhibitions, a pu se développer à l’aise dans les trois cadres que notre récit lui a fournis.

Peut-être s’agira-t-il encore de politique et d’intrigues dans le tableau que nous préparons, mais les ressorts en seront tellement cachés, que l’on ne verra que les fleurs et les peintures, absolument comme dans ces théâtres forains où paraît, sur la scène, un colosse qui marche mû par les petites jambes et les bras grêles d’un enfant caché dans sa carcasse.

Nous retournons à Saint-Mandé, où le surintendant reçoit, selon son habitude, sa société choisie d’épicuriens.

Depuis quelque temps, le maître a été rudement éprouvé. Chacun se ressent au logis de la détresse du ministre. Plus de grandes et folles réunions. La finance a été un prétexte pour Fouquet, et jamais, comme le dit spirituellement Gourville, prétexte n’a été plus fallacieux ; de finances, pas l’ombre.

M. Vatel s’ingénie à soutenir la réputation de la maison. Cependant les jardiniers, qui alimentent les offices, se plaignent d’un retard ruineux. Les expéditionnaires de vins d’Espagne envoient fréquemment des mandats que nul ne paie. Les pêcheurs que le surintendant gage sur les côtes de Normandie supputent que, s’ils étaient remboursés, la rentrée de la somme leur permettrait de se retirer à terre. La marée, qui, plus tard, doit faire mourir Vatel, la marée n’arrive pas du tout.

Cependant, pour le jour de réception ordinaire, les amis de Fouquet se présentent plus nombreux que de coutume. Gourville et l’abbé Fouquet causent finances, c’est-à-dire que l’abbé emprunte quelques pistoles à Gourville. Pélisson, assis les jambes croisées, termine la péroraison d’un discours par lequel Fouquet doit rouvrir le Parlement.

Et ce discours est un chef-d’œuvre, parce que Pélisson le fait pour son ami, c’est-à-dire qu’il y met tout ce que, certainement, il n’irait pas chercher pour lui-même. Bientôt, se disputant sur les rimes faciles, arrivent du fond du jardin Loret et La Fontaine.

Les peintres et les musiciens se dirigent à leur tour du côté de la salle à manger. Lorsque huit heures sonneront, on soupera.

Le surintendant ne fait jamais attendre.

Il est sept heures et demie ; l’appétit s’annonce assez galamment.

Quand tous les convives sont réunis, Gourville va droit à Pélisson, le tire de sa rêverie et l’amène au milieu d’un salon dont il a fermé les portes.

– Eh bien ! dit-il, quoi de nouveau ?

Pélisson, levant sa tête intelligente et douce :

– J’ai emprunté, dit-il, vingt-cinq mille livres à ma tante. Les voici en bons de caisse.

– Bien, répondit Gourville, il ne manque plus que cent quatre-vingt-quinze mille livres pour le premier paiement.

– Le paiement de quoi ? demanda La Fontaine du ton qu’il mettait à dire : « Avez-vous lu Baruch ? »

– Voilà encore mon distrait, dit Gourville. Quoi ! c’est vous qui nous avez appris que la petite terre de Corbeil allait être vendue par un créancier de M. Fouquet ; c’est vous qui avez proposé la cotisation de tous les amis d’Épicure ; c’est vous qui avez dit que vous feriez vendre un coin de votre maison de Château-Thierry pour fournir votre contingent, et vous venez dire aujourd’hui : « Le paiement de quoi ? »

Un rire universel accueillit cette sortie et fit rougir La Fontaine.

– Pardon, pardon, dit-il, c’est vrai, je n’avais pas oublié. Oh ! non ; seulement…

– Seulement, tu ne te souvenais plus, répliqua Loret.

– Voilà la vérité. Le fait est qu’il a raison. Entre oublier et ne plus se souvenir, il y a une grande différence.

– Alors, ajouta Pélisson, vous apportez cette obole, prix du coin de terre vendu ?

– Vendu ? Non.

– Vous n’avez pas vendu votre clos ? demanda Gourville étonné, car il connaissait le désintéressement du poète.

– Ma femme n’a pas voulu, répondit ce dernier.

Nouveaux rires.

– Cependant, vous êtes allé à Château-Thierry pour cela ? lui fut-il répondu.

– Certes, et à cheval.

– Pauvre Jean !

– Huit chevaux différents : j’étais roué.

– Excellent ami !… Et là-bas vous vous êtes reposé ?

– Reposé ? Ah bien ! oui ! Là-bas, j’ai eu bien de la besogne.

– Comment cela ?

– Ma femme avait fait des coquetteries avec celui à qui je voulais vendre la terre. Cet homme s’est dédit ; je l’ai appelé en duel.

– Très bien ! dit le poète ; et vous vous êtes battus ?

– Il paraît que non.

– Vous n’en savez donc rien ?

– Non, ma femme et ses parents se sont mêlés de cela. J’ai eu un quart d’heure durant l’épée à la main ; mais je n’ai pas été blessé.

– Et l’adversaire ?

– L’adversaire non plus ; il n’était pas venu sur le terrain.

– C’est admirable ! s’écria-t-on de toutes parts ; vous avez dû vous courroucer ?

– Très fort ; j’avais gagné un rhume ; je suis rentré à la maison, et ma femme m’a querellé.

– Tout de bon ?

– Tout de bon. Elle m’a jeté un pain à la tête, un gros pain.

– Et vous ?

– Moi ? Je lui ai renversé toute la table sur le corps, et sur le corps de ses convives ; puis je suis remonté à cheval, et me voilà.

Nul n’eût su tenir son sérieux à l’exposé de cette héroïde comique. Quand l’ouragan des rires se fut un peu calmé :

– Voilà tout ce que vous avez rapporté ? dit-on à La Fontaine.

– Oh ! non pas, j’ai eu une excellente idée.

– Dites.

– Avez-vous remarqué qu’il se fait en France beaucoup de poésies badines ?

– Mais oui, répliqua l’assemblée.

– Et que, poursuivit La Fontaine, il ne s’en imprime que fort peu ?

– Les lois sont dures, c’est vrai.

– Eh bien ! marchandise rare est une marchandise chère, ai-je pensé. C’est pourquoi je me suis mis à composer un petit poème extrêmement licencieux.

– Oh ! oh ! cher poète.

– Extrêmement grivois.

– Oh ! oh !

– Extrêmement cynique.

– Diable ! diable !

– J’y ai mis, continua froidement le poète, tout ce que j’ai pu trouver de mots galants.

Chacun se tordait de rire, tandis que ce brave poète mettait ainsi l’enseigne à sa marchandise.

– Et, poursuivit-il, je m’appliquai à dépasser tout ce que Boccace, l’Arétin et autres maîtres ont fait dans ce genre.

– Bon Dieu ! s’écria Pélisson ; mais il sera damné !

– Vous croyez ? demanda naïvement La Fontaine ; je vous jure que je n’ai pas fait cela pour moi, mais uniquement pour M. Fouquet.

Cette conclusion mirifique mit le comble à la satisfaction des assistants.

– Et j’ai vendu cet opuscule huit cent livres la première édition, s’écria La Fontaine en se frottant les mains. Les livres de piété s’achètent moitié moins.

– Il eût mieux valu, dit Gourville en riant, faire deux livres de piété.

– C’est trop long et pas assez divertissant, répliqua tranquillement La Fontaine ; mes huit cents livres sont dans ce petit sac ; je les offre.

Et il mit, en effet, son offrande dans les mains du trésorier des épicuriens.

Puis ce fut au tour de Loret, qui donna cent cinquante livres ; les autres s’épuisèrent de même. Il y eut, compte fait, quarante mille livres dans l’escarcelle.

Jamais plus généreux deniers ne résonnèrent dans les balances divines où la charité pèse les bons cœurs et les bonnes intentions contre les pièces fausses des dévots hypocrites.

On faisait encore tinter les écus quand le surintendant entra ou plutôt se glissa dans la salle. Il avait tout entendu.

On vit cet homme, qui avait remué tant de milliards, ce riche qui avait épuisé tous les plaisirs et tous les honneurs, ce cœur immense, ce cerveau fécond qui avaient, comme deux creusets avides, dévoré la substance matérielle et morale du premier royaume du monde, on vit Fouquet dépasser le seuil avec les yeux pleins de larmes, tremper ses doigts blancs et fins dans l’or et l’argent.

– Pauvre aumône, dit-il d’une voix tendre et émue, tu disparaîtras dans le plus petit des plis de ma bourse vide ; mais tu as empli jusqu’au bord ce que nul n’épuisera jamais : mon cœur ! Merci, mes amis, merci !

Et, comme il ne pouvait embrasser tous ceux qui se trouvaient là et qui pleuraient bien aussi un peu, tout philosophes qu’ils étaient, il embrassa La Fontaine en lui disant :

– Pauvre garçon qui s’est fait battre pour moi par sa femme, et damner par son confesseur !

– Bon ! ce n’est rien, répondit le poète ; que vos créanciers attendent deux ans, j’aurai fait cent autres contes qui, à deux éditions chacun, paieront la dette.

Chapitre CLXXXV – La Fontaine négociateur §

Fouquet serra la main de La Fontaine avec une charmante effusion…

– Mon cher poète, lui dit-il, faites-nous cent autres contes, non seulement pour les quatre-vingts pistoles que chacun d’eux rapportera, mais encore pour enrichir notre langue de cent chefs-d’œuvre.

– Oh ! oh ! dit La Fontaine en se rengorgeant, il ne faut pas croire que j’aie seulement apporté cette idée et ces quatre-vingts pistoles à M. le surintendant.

– Oh ! mais, s’écria-t-on de toutes parts, M. de La Fontaine est en fonds aujourd’hui.

– Bénie soit l’idée, si elle m’apporte un ou deux millions, dit gaiement Fouquet.

– Précisément, répliqua La Fontaine.

– Vite, vite ! cria l’assemblée.

– Prenez garde, dit Pélisson à l’oreille de La Fontaine, vous avez eu grand succès jusqu’à présent, n’allez pas lancer la flèche au-delà du but.

– Nenni, monsieur Pélisson, et, vous qui êtes un homme de goût, vous m’approuverez tout le premier.

– Il s’agit de millions ? dit Gourville.

– J’ai là quinze cent mille livres, monsieur Gourville.

Et il frappa sa poitrine.

– Au diable, le Gascon de Château-Thierry ! cria Loret.

– Ce n’est pas la poche qu’il fallait toucher, dit Fouquet, c’est la cervelle.

– Tenez, ajouta La Fontaine, monsieur le surintendant, vous n’êtes pas un procureur général, vous êtes un poète.

– C’est vrai ! s’écrièrent Loret, Conrart, et tout ce qu’il y avait là de gens de lettres.

– Vous êtes, dis-je, un poète et un peintre, un statuaire, un ami des arts et des sciences ; mais, avouez-le vous-même, vous n’êtes pas un homme de robe.

– Je l’avoue, répliqua en souriant M. Fouquet.

– On vous mettrait de l’Académie que vous refuseriez, n’est-ce pas ?

– Je crois que oui, n’en déplaise aux académiciens.

– Eh bien ! pourquoi, ne voulant pas faire partie de l’Académie, vous laissez-vous aller à faire partie du Parlement ?

– Oh ! oh ! dit Pélisson, nous parlons politique ?

– Je demande, poursuivit La Fontaine, si la robe sied ou ne sied pas à M. Fouquet.

– Ce n’est pas de la robe qu’il s’agit, riposta Pélisson, contrarié des rires de l’assemblée.

– Au contraire, c’est de la robe, dit Loret.

– Ôtez la robe au procureur général, dit Conrart, nous avons M. Fouquet, ce dont nous ne nous plaignons pas ; mais comme il n’est pas de procureur général sans robe, nous déclarons, d’après M. de La Fontaine, que certainement la robe est un épouvantail.

Fugiunt risus leporesque, dit Loret.

– Les ris et les grâces, fit un savant.

– Moi, poursuivit Pélisson gravement, ce n’est pas comme cela que je traduis lepores.

– Et comment le traduisez-vous ? demanda La Fontaine.

– Je le traduis ainsi : « Les lièvres se sauvent en voyant M. Fouquet. »

Éclats de rire, dont le surintendant prit sa part.

– Pourquoi les lièvres ? objecta Conrart piqué.

– Parce que le lièvre sera celui qui ne se réjouira point de voir M. Fouquet dans les attributs de sa force parlementaire.

– Oh ! oh ! murmurèrent les poètes.

Quo non ascendam ? dit Conrart, me paraît impossible avec une robe de procureur.

– Et à moi, sans cette robe, dit l’obstiné Pélisson. Qu’en pensez-vous, Gourville ?

– Je pense que la robe est bonne, répliqua celui-ci ; mais je pense également qu’un million et demi vaudrait mieux que la robe.

– Et je suis de l’avis de Gourville, s’écria Fouquet en coupant court à la discussion par son opinion, qui devait nécessairement dominer toutes les autres.

– Un million et demi ! grommela Pélisson ; pardieu ! je sais une fable indienne…

– Contez-la-moi, dit La Fontaine ; je dois la savoir aussi.

– La tortue avait une carapace, dit Pélisson ; elle se réfugiait là-dedans quand ses ennemis la menaçaient. Un jour, quelqu’un lui dit : « Vous avez bien chaud l’été dans cette maison-là, et vous êtes bien empêchée de montrer vos grâces. Voilà la couleuvre qui vous donnera un million et demi de votre écaille. »

– Bon ! fit le surintendant en riant.

– Après ? fit La Fontaine, intéressé par l’apologue bien plus que par la moralité.

– La tortue vendit sa carapace et resta nue. Un vautour la vit ; il avait faim ; il lui brisa les reins d’un coup de bec et la dévora.

– Ô muthos déloï ?… dit Conrart.

– Que M. Fouquet fera bien de garder sa robe.

La Fontaine prit la moralité au sérieux.

– Vous oubliez Eschyle, dit-il à son adversaire.

– Qu’est-ce à dire ?

– Eschyle le Chauve.

– Après ?

– Eschyle, dont un vautour, votre vautour probablement, grand amateur de tortues, prit d’en haut le crâne pour une pierre, et lança sur ce crâne une tortue toute blottie dans sa carapace.

– Eh ! mon Dieu ! La Fontaine a raison, reprit Fouquet devenu pensif, tout vautour, quand il a faim de tortues, sait bien leur briser gratis l’écaille ; trop heureuses les tortues dont une couleuvre paie l’enveloppe un million et demi. Qu’on m’apporte une couleuvre généreuse comme celle de votre fable, Pélisson, et je lui donne ma carapace.

Rara avis in terris ! s’écria Conrart.

– Et semblable à un cygne noir, n’est-ce pas ? ajouta La Fontaine. Eh bien ! oui, précisément, un oiseau tout noir et très rare ; je l’ai trouvé.

– Vous avez trouvé un acquéreur pour ma charge de procureur ? s’écria Fouquet.

– Oui, monsieur.

– Mais M. le surintendant n’a jamais dit qu’il dût vendre, reprit Pélisson.

– Pardonnez-moi : vous-même, vous en avez parlé, dit Conrart.

– J’en suis témoin, fit Gourville.

– Il tient aux beaux discours qu’il me fait, dit en riant Fouquet. Cet acquéreur, voyons, La Fontaine ?

– Un oiseau tout noir, un conseiller au Parlement, un brave homme.

– Qui s’appelle ?

– Vanel.

– Vanel ! s’écria Fouquet, Vanel ! le mari de ?…

– Précisément, son mari ; oui, monsieur.

– Ce cher homme ! dit Fouquet avec intérêt, il veut être procureur général ?

– Il veut être tout ce que vous êtes, monsieur, dit Gourville, et faire absolument ce que vous avez fait.

– Oh ! mais c’est bien réjouissant : contez-nous donc cela, La Fontaine.

– C’est tout simple. Je le vois de temps en temps. Tantôt je le rencontre : il flânait sur la place de la Bastille, précisément vers l’instant où j’allais prendre le petit carrosse de Saint-Mandé.

– Il devait guetter sa femme, bien sûr, interrompit Loret.

– Oh ! mon Dieu, non, dit simplement Fouquet ; il n’est pas jaloux.

– Il m’aborde donc, m’embrasse, me conduit au Cabaret de l’Image-Saint Fiacre, et m’entretient de ses chagrins.

– Il a des chagrins ?

– Oui, sa femme lui donne de l’ambition.

– Et il vous dit ?…

– Qu’on lui a parlé d’une charge au Parlement ; que le nom de M. Fouquet a été prononcé, que, depuis ce temps Mme Vanel rêve de s’appeler Mme la procureuse générale, et qu’elle en meurt toutes les nuits qu’elle n’en rêve pas.

– Pauvre femme ! dit Fouquet.

– Attendez. Conrart me dit toujours que je ne sais pas faire les affaires : vous allez voir comment je menai celle-ci.

– Voyons !

– « Savez-vous, dis-je à Vanel, que c’est cher, une charge comme celle de M. Fouquet ? »

– « Combien à peu près ? » fit-il.

– « M. Fouquet en a refusé dix-sept cent mille livres. »

– « Ma femme, répliqua Vanel, avait mis cela aux environs de quatorze cent mille. »

– « Comptant ? » lui fis-je.

– « Oui ; elle a vendu un bien en Guienne, elle a réalisé. »

– C’est un joli lot à toucher d’un coup, dit sentencieusement l’abbé Fouquet, qui n’avait pas encore parlé.

– Cette pauvre dame Vanel ! murmura Fouquet.

Pélisson haussa les épaules.

– Un démon ! dit-il bas à l’oreille de Fouquet.

– Précisément !… Il serait charmant d’employer l’argent de ce démon à réparer le mal que s’est fait pour moi un ange.

Pélisson regarda d’un air surpris Fouquet, dont les pensées se fixaient, à partir de ce moment, sur un nouveau but.

– Eh bien ! demanda La Fontaine, ma négociation ?

– Admirable ! cher poète.

– Oui, dit Gourville ; mais tel se vante d’avoir envie d’un cheval, qui n’a pas seulement de quoi payer la bride.

– Le Vanel se dédirait si on le prenait au mot, continua l’abbé Fouquet.

– Je ne crois pas, dit La Fontaine.

– Qu’en savez-vous ?

– C’est que vous ignorez le dénouement de mon histoire.

– Ah ! s’il y a un dénouement, dit Gourville, pourquoi flâner en route ?

Semper ad adventum, n’est-ce pas cela ? dit Fouquet du ton d’un grand seigneur qui se fourvoie dans les barbarismes.

Les latinistes battirent des mains.

– Mon dénouement, s’écria La Fontaine, c’est que Vanel, ce tenace oiseau, sachant que je venais à Saint-Mandé, m’a supplié de l’emmener.

– Oh ! oh !

– Et de le présenter, s’il était possible, à Monseigneur.

– En sorte ?…

– En sorte qu’il est là, sur la pelouse du Bel-Air.

– Comme un scarabée.

– Vous dites cela, Gourville, à cause des antennes, mauvais plaisant !

– Eh bien ! monsieur Fouquet ?

– Eh bien ! il ne convient pas que le mari de Mme Vanel s’enrhume hors de chez moi ; envoyez-le quérir, La Fontaine, puisque vous savez où il est.

– J’y cours moi-même.

– Je vous y accompagne, dit l’abbé Fouquet ; je porterai les sacs.

– Pas de mauvaise plaisanterie, dit sévèrement Fouquet ; que l’affaire soit sérieuse, si affaire il y a. Tout d’abord, soyons hospitaliers. Excusez-moi bien, La Fontaine, auprès de ce galant homme, et dites-lui que je suis désespéré de l’avoir fait attendre, mais que j’ignorais qu’il fût là.

La Fontaine était déjà parti. Par bonheur, Gourville l’accompagnait ; car, tout entier à ses chiffres, le poète se trompait de route, et courait vers Saint Maur.

Un quart d’heure après, M. Vanel fut introduit dans le cabinet du surintendant, ce même cabinet dont nous avons donné la description et les aboutissants au commencement de cette histoire. Fouquet, le voyant entrer appela Pélisson, et lui parla quelques minutes à l’oreille.

– Retenez bien ceci, lui dit-il : que toute l’argenterie, que toute la vaisselle, que tous les joyaux soient emballés dans le carrosse. Vous prendrez les chevaux noirs ; l’orfèvre vous accompagnera ; vous reculerez le souper jusqu’à l’arrivée de Mme de Bellière.

– Encore faut-il que Mme de Bellière soit prévenue, dit Pélisson.

– Inutile, je m’en charge.

– Très bien.

– Allez, mon ami.

Pélisson partit, devinant mal, mais confiant, comme sont tous les vrais amis, dans la volonté qu’il subissait. Là est la force des âmes d’élite. La défiance n’est faite que pour les natures inférieures.

Vanel s’inclina donc devant le surintendant. Il allait commencer une harangue.

– Asseyez-vous, monsieur, lui dit civilement Fouquet. Il me paraît que vous voulez acquérir ma charge ?

– Monseigneur…

– Combien pouvez-vous m’en donner ?

– C’est à vous, monseigneur, de fixer le chiffre. Je sais qu’on vous a fait des offres.

– Mme Vanel, m’a-t-on dit, l’estime quatorze cent mille livres.

– C’est tout ce que nous avons.

– Pouvez-vous donner la somme tout de suite ?

– Je ne l’ai pas sur moi, dit naïvement Vanel, effaré de cette simplicité, de cette grandeur, lui qui s’attendait à des luttes, à des finesses, à des marches d’échiquier.

– Quand l’aurez-vous ?

– Quand il plaira à Monseigneur.

Et il tremblait que Fouquet ne se jouât de lui.

– Si ce n’était la peine de retourner à Paris, je vous dirais tout de suite…

– Oh ! monseigneur…

– Mais, interrompit le surintendant, mettons le solde et la signature à demain matin.

– Soit, répliqua Vanel glacé, abasourdi.

– Six heures, ajouta Fouquet.

– Six heures, répéta Vanel.

– Adieu, monsieur Vanel ! Dites à Mme Vanel que je lui baise les mains.

Et Fouquet se leva.

Alors Vanel, à qui le sang montait aux yeux et qui commençait à perdre le tête :

– Monseigneur, monseigneur, dit-il sérieusement, est-ce que vous me donnez parole ?

Fouquet tourna la tête.

– Pardieu ! dit-il ; et vous ?

Vanel hésita, frissonna et finit par avancer timidement sa main. Fouquet ouvrit et avança noblement la sienne. Cette main loyale s’imprégna une seconde de la moiteur d’un main hypocrite ; Vanel serra les doigts de Fouquet pour se mieux convaincre.

Le surintendant dégagea doucement sa main.

– Adieu ! dit-il.

Vanel courut à reculons vers la porte, se précipita par les vestibules et s’enfuit.

Pélisson introduisit cet homme dans le cabinet que Fouquet n’avait pas encore quitté.

Le surintendant remercia l’orfèvre d’avoir bien voulu lui garder comme un dépôt ces richesses qu’il avait le droit de vendre. Il jeta les yeux sur le total des comptes, qui s’élevait à treize cent mille livres.

Puis, se plaçant à son bureau, il écrivit un bon de quatorze cent mille livres, payables à vue à sa caisse, avant midi le lendemain.

– Cent mille livres de bénéfice ! s’écria l’orfèvre. Ah ! monseigneur, quelle générosité !

– Non pas, non pas, monsieur, dit Fouquet en lui touchant l’épaule, il est des politesses qui ne se paient jamais. Le bénéfice est à peu près celui que vous eussiez fait ; mais il reste l’intérêt de votre argent.

En disant ces mots, il détachait de sa manchette un bouton de diamants que ce même orfèvre avait bien souvent estimé trois mille pistoles.

– Prenez ceci en mémoire de moi, dit-il à l’orfèvre, et adieu ; vous êtes un honnête homme.

– Et vous, s’écria l’orfèvre, touché profondément, vous, monseigneur, vous êtes un brave seigneur.

Fouquet fit passer le digne orfèvre par une porte dérobée ; puis il alla recevoir Mme de Bellière, que tous les conviés entouraient déjà.

La marquise était belle toujours ; mais, ce jour-là, elle resplendissait.

– Ne trouvez-vous pas, messieurs, dit Fouquet, que Madame est d’une beauté incomparable ce soir ? Savez-vous pourquoi ?

– Parce que Madame est la plus belle des femmes, dit quelqu’un.

– Non, mais parce qu’elle en est la meilleure. Cependant…

– Cependant ? dit la marquise en souriant.

– Cependant, tous les joyaux que porte Madame ce soir sont des pierres fausses.

Elle rougit.

Chapitre CLXXXVI – La vaisselle et les diamants de Madame de Bellière §

À peine Fouquet eut-il congédié Vanel, qu’il réfléchit un moment.

– On ne saurait trop faire, dit-il, pour la femme que l’on a aimée. Marguerite désire être procureuse, pourquoi ne lui pas faire ce plaisir ? Maintenant que la conscience la plus scrupuleuse ne saurait rien me reprocher, pensons à la femme qui m’aime. Mme de Bellière doit être là.

Il indiqua du doigt la porte secrète.

S’étant enfermé, il ouvrit le couloir souterrain et se dirigea rapidement vers la communication établie entre la maison de Vincennes et sa maison à lui.

Il avait négligé d’avertir son amie avec la sonnette, bien assuré qu’elle ne manquait jamais au rendez-vous.

En effet, la marquise était arrivée. Elle attendait. Le bruit que fit le surintendant l’avertit ; elle accourut pour recevoir par-dessous la porte le billet qu’il lui passa.

« Venez, marquise, on vous attend pour souper. »

Heureuse et active, Mme de Bellière gagna son carrosse dans l’avenue de Vincennes, et elle vint tendre sa main sur le perron à Gourville, qui, pour mieux plaire au maître, guettait son arrivée dans la cour.

Elle n’avait pas vu entrer, fumants et blancs d’écume, les chevaux noirs de Fouquet, qui ramenaient à Saint-Mandé Pélisson et l’orfèvre lui-même à qui Mme de Bellière avait vendu sa vaisselle et ses joyaux.

– Oh ! oh ! s’écrièrent tous les convives ; on peut dire cela sans crainte d’une femme qui a les plus beaux diamants de Paris.

– Eh bien ? dit tout bas Fouquet à Pélisson.

– Eh bien ! j’ai enfin compris, répliqua celui-ci, et vous avez bien fait.

– C’est heureux, fit en souriant le surintendant.

– Monseigneur est servi, cria majestueusement Vatel.

Le flot des convives se précipita moins lentement qu’il n’est d’usage dans les fêtes ministérielles vers la salle à manger, où les attendait un magnifique spectacle.

Sur les buffets, sur les dressoirs, sur la table, au milieu des fleurs et des lumières, brillait à éblouir la vaisselle d’or et d’argent la plus riche qu’on pût voir ; c’était un reste de ces vieilles magnificences que les artistes florentins, amenés par les Médicis, avaient sculptées, ciselées fondues pour les dressoirs de fleurs, quand il y avait de l’or en France ; ces merveilles cachées, enfouies pendant les guerres civiles, avaient reparu timidement dans les intermittences de cette guerre de bon goût qu’on appelait la Fronde ; alors que seigneurs, se battant contre seigneurs, se tuaient mais ne se pillaient pas. Toute cette vaisselle était marquée aux armes de Mme de Bellière.

– Tiens, s’écria La Fontaine, un P. et un B.

Mais ce qu’il y avait de plus curieux, c’était le couvert de la marquise, à la place que lui avait assignée Fouquet ; près de lui s’élevait une pyramide de diamants, de saphirs, d’émeraudes, de camées antiques ; la sardoine gravée par les vieux Grecs de l’Asie Mineure avec ses montures d’or de Mysie, les curieuses mosaïques de la vieille Alexandrie montées en argent, les bracelets massifs de l’Égypte de Cléopâtre jonchaient un vaste plat de Palissy, supporté sur un trépied de bronze doré, sculpté par Benvenuto.

La marquise pâlit en voyant ce qu’elle ne comptait jamais revoir. Un profond silence, précurseur des émotions vives, occupait la salle engourdie et inquiète.

Fouquet ne fit pas même un signe pour chasser tous les valets chamarrés qui couraient, abeilles pressées, autour des vastes buffets et des tables d’office.

– Messieurs, dit-il, cette vaisselle que vous voyez appartenait à Mme de Bellière, qui, un jour, voyant un de ses amis dans la gêne, envoya tout cet or et tout cet argent chez l’orfèvre avec cette masse de joyaux qui se dressent là devant elle. Cette belle action d’une amie devait être comprise par des amis tels que vous. Heureux l’homme qui se voit aimé ainsi ! Buvons à la santé de Mme de Bellière.

Une immense acclamation couvrit ses paroles et fit tomber muette, pâmée sur son siège, la pauvre femme, qui venait de perdre ses sens, pareille aux oiseaux de la Grèce qui traversaient le ciel au-dessus de l’arène à Olympie.

– Et puis, ajouta Pélisson, que toute vertu touchait, que toute beauté charmait, buvons un peu aussi à celui qui inspira la belle action de Madame ; car un pareil homme doit être digne d’être aimé.

Ce fut le tour de la marquise. Elle se leva pâle et souriante, tendit son verre avec une main défaillante dont les doigts tremblants frottèrent les doigts de Fouquet, tandis que ses yeux mourants encore allaient chercher tout l’amour qui brûlait dans ce généreux cœur.

Commencé de cette héroïque façon, le souper devint promptement une fête ; nul ne s’occupa plus d’avoir de l’esprit, personne n’en manqua.

La Fontaine oublia son vin de Gorgny, et permit à Vatel de le réconcilier avec les vins du Rhône et ceux d’Espagne.

L’abbé Fouquet devint si bon, que Gourville lui dit :

– Prenez garde, monsieur l’abbé ! si vous êtes aussi tendre, on vous mangera.

Les heures s’écoulèrent ainsi joyeuses et secouant des roses sur les convives. Contre son ordinaire, le surintendant ne quitta pas la table avant les dernières largesses du dessert.

Il souriait à la plupart de ses amis, ivre comme on l’est quand on a enivré le cœur avant la tête, et, pour la première fois, il venait de regarder l’horloge.

Soudain une voiture roula dans la cour, et on l’entendit, chose étrange ! au milieu du bruit et des chansons.

Fouquet dressa l’oreille, puis il tourna les yeux vers l’antichambre. Il lui sembla qu’un pas y retentissait, et que ce pas, au lieu de fouler le sol, pesait sur son cœur.

Instinctivement son pied quitta le pied que Mme de Bellière appuyait sur le sien depuis deux heures.

– M. d’Herblay, évêque de Vannes, cria l’huissier.

Et la figure sombre et pensive d’Aramis apparut sur le seuil, entre les débris de deux guirlandes dont une flamme de lampe venait de rompre les fils.

Chapitre CLXXXVII – La quittance de M. de Mazarin §

Fouquet eût poussé un cri de joie en apercevant un ami nouveau, si l’air glacé, le regard distrait d’Aramis ne lui eussent rendu toute sa réserve.

– Est-ce que vous nous aidez à prendre le dessert ? demanda-t-il cependant ; est-ce que vous ne vous effraierez pas un peu de tout ce bruit que font nos folies ?

– Monseigneur, répliqua respectueusement Aramis, je commencerai par m’excuser près de vous de troubler votre joyeuse réunion ; puis je vous demanderai, après le plaisir, un moment d’audience pour les affaires.

Comme ce mot affaires avait fait dresser l’oreille à quelques épicuriens, Fouquet se leva.

– Les affaires toujours, dit-il, monsieur d’Herblay ; trop heureux sommes nous quand les affaires n’arrivent qu’à la fin du repas.

Et, ce disant, il prit la main de Mme de Bellière, qui le considérait avec une sorte d’inquiétude ; il la conduisit dans le plus voisin salon, après l’avoir confiée aux plus raisonnables de la compagnie.

Quant à lui, prenant Aramis par le bras, il se dirigea vers son cabinet.

Aramis, une fois là, oublia le respect de l’étiquette. Il s’assit :

– Devinez, dit-il, qui j’ai vu ce soir ?

– Mon cher chevalier, toutes les fois que vous commencez de la sorte, je suis sûr de m’entendre annoncer quelque chose de désagréable.

– Cette fois encore, vous ne vous serez pas trompé, mon cher ami, répliqua Aramis.

– Ne me faites pas languir, ajouta flegmatiquement Fouquet.

– Eh bien ! j’ai vu Mme de Chevreuse.

– La vieille duchesse ?

– Oui.

– Ou son ombre ?

– Non pas. Une vieille louve.

– Sans dents ?

– C’est possible, mais non pas sans griffes.

– Eh bien ! pourquoi m’en voudrait-elle ? Je ne suis pas avare avec les femmes qui ne sont pas prudes. C’est là une qualité que prise toujours même la femme qui n’ose plus provoquer l’amour.

– Mme de Chevreuse le sait bien, que vous n’êtes pas avare, puisqu’elle veut vous arracher de l’argent.

– Bon ! sous quel prétexte ?

– Ah ! les prétextes ne lui manquent jamais. Voici le sien.

– J’écoute.

– Il paraîtrait que la duchesse possède plusieurs lettres de M. de Mazarin.

– Cela ne m’étonne pas, le prélat était galant.

– Oui ; mais ces lettres n’auraient pas de rapport avec les amours du prélat. Elles traitent, dit-on, d’affaires de finances.

– C’est moins intéressant.

– Vous ne soupçonnez pas un peu ce que je veux dire ?

– Pas du tout.

– N’auriez-vous jamais entendu parler d’une accusation de détournement de fonds ?

– Cent fois ! mille fois ! Depuis que je suis aux affaires, mon cher d’Herblay, je n’ai jamais entendu parler que de cela. C’est comme vous, évêque, lorsqu’on vous reproche votre impiété ; vous, mousquetaire, votre poltronnerie ; ce qu’on reproche perpétuellement au ministre des Finances, c’est de voler les finances.

– Bien ; mais précisons, car M. de Mazarin précise, à ce que dit la duchesse.

– Voyons ce qu’il précise.

– Quelque chose comme une somme de treize millions dont vous seriez fort empêché, vous, de préciser l’emploi.

– Treize millions ! dit le surintendant en s’allongeant dans son fauteuil pour mieux lever la tête vers le plafond. Treize millions… Ah ! dame ! je les cherche, voyez-vous, parmi tous ceux qu’on m’accuse d’avoir volés.

– Ne riez pas, mon cher monsieur, c’est grave. Il est certain que la duchesse a les lettres, et que les lettres doivent être bonnes, attendu qu’elle voulait les vendre cinq cent mille livres.

– On peut avoir une fort jolie calomnie pour ce prix-là, répondit Fouquet. Eh ! mais je sais ce que vous voulez dire.

Fouquet se mit à rire de bon cœur.

– Tant mieux ! fit Aramis peu rassuré.

– L’histoire de ces treize millions me revient. Oui, c’est cela ; je les tiens.

– Vous me faites grand plaisir. Voyons un peu.

– Imaginez-vous, mon cher, que le signor Mazarin, Dieu ait son âme ! fit un jour ce bénéfice de treize millions sur une concession de terres en litige dans la Valteline ; il les biffa sur le registre des recettes, me les fit envoyer, et se les fit donner par moi, pour frais de guerre.

– Bien. Alors la destination est justifiée.

– Non pas ; le cardinal les fit placer sous mon nom, et m’envoya une décharge.

– Vous avez cette décharge ?

– Parbleu ! dit Fouquet en se levant tranquillement pour aller aux tiroirs de son vaste bureau d’ébène incrusté de nacre et d’or.

– Ce que j’admire en vous, dit Aramis charmé, c’est votre mémoire d’abord, puis votre sang-froid, et enfin l’ordre parfait qui règne dans votre administration, à vous, le poète par excellence.

– Oui, dit Fouquet, j’ai de l’ordre par esprit de paresse, pour m’épargner de chercher. Ainsi, je sais que le reçu de Mazarin est dans le troisième tiroir, lettre M. ; j’ouvre ce tiroir et je mets immédiatement la main sur le papier qu’il me faut. La nuit, sans bougie, je le trouverais.

Et il palpa d’une main sûre la liasse de papiers entassés dans le tiroir ouvert.

– Il y a plus, continua-t-il, je me rappelle ce papier comme si je le voyais ; il est fort, un peu rugueux, doré sur tranche ; Mazarin avait fait un pâté d’encre sur le chiffre de la date. Eh bien ! fit-il, voilà le papier qui sent qu’on s’occupe de lui et qu’il est nécessaire, il se cache et se révolte.

Et le surintendant regarda dans le tiroir.

– C’est étrange, dit Fouquet.

– Votre mémoire vous fait défaut, mon cher monsieur, cherchez dans une autre liasse.

Fouquet prit la liasse et la parcourut encore une fois ; puis il pâlit.

– Ne vous obstinez pas à celle-ci, dit Aramis, cherchez ailleurs.

– Inutile, inutile, jamais je n’ai fait une erreur ; nul que moi n’arrange ces sortes de papiers ; nul n’ouvre ce tiroir, auquel, vous voyez, j’ai fait faire un secret dont personne que moi ne connaît le chiffre.

– Que concluez-vous alors ? dit Aramis agité.

– Que le reçu de Mazarin m’a été volé. Mme de Chevreuse avait raison, chevalier ; j’ai détourné les deniers publics ; j’ai volé treize millions dans les coffres de l’État ; je suis un voleur, monsieur d’Herblay.

– Monsieur ! monsieur ! ne vous irritez pas, ne vous exaltez pas !

– Pourquoi ne pas m’exalter, chevalier ? La cause en vaut la peine. Un bon procès, un bon jugement, et votre ami M. le surintendant peut suivre à Montfaucon son collègue Enguerrand de Marigny, son prédécesseur Samblançay.

– Oh ! fit Aramis en souriant, pas si vite.

– Comment, pas si vite ! Que supposez-vous donc que Mme de Chevreuse aura fait de ces lettres ; car vous les avez refusées, n’est-ce pas ?

– Oh ! oui, refusé net. Je suppose qu’elle les sera allée vendre à M. Colbert.

– Eh bien ! voyez-vous ?

– J’ai dit que je supposais, je pourrais dire que j’en suis sûr ; car je l’ai fait suivre, et, en me quittant, elle est rentrée chez elle, puis elle est sortie par une porte de derrière et s’est rendue à la maison de l’intendant, rue Croix des-Petits-Champs.

– Procès alors, scandale et déshonneur, le tout tombant comme tombe la foudre, aveuglément, brutalement, impitoyablement.

Aramis s’approcha de Fouquet, qui frémissait dans son fauteuil, auprès des tiroirs ouverts ; il lui posa la main sur l’épaule, et, d’un ton affectueux :

– N’oubliez jamais, dit-il, que la position de M. Fouquet ne se peut comparer à celle de Samblançay ou de Marigny.

– Et pourquoi, mon Dieu ?

– Parce que le procès de ces ministres s’est fait, parfait, et que l’arrêt a été exécuté ; tandis qu’à votre égard il ne peut en arriver de même.

– Encore un coup, pourquoi ? Dans tous les temps, un concessionnaire est un criminel.

– Les criminels qui savent trouver un lieu d’asile ne sont jamais en danger.

– Me sauver ? fuir ?

– Je ne vous parle pas de cela, et vous oubliez que ces sortes de procès sont évoqués par le Parlement, instruits par le procureur général, et que vous êtes procureur général. Vous voyez bien qu’à moins de vouloir vous condamner vous-même…

– Oh ! s’écria tout à coup Fouquet en frappant la table de son poing.

– Eh bien ! quoi ? qu’y a-t-il ?

– Il y a que je ne suis plus procureur général.

Aramis, à son tour, pâlit de manière à paraître livide ; il serra ses doigts, qui craquèrent les uns sur les autres, et, d’un œil hagard qui foudroya Fouquet :

– Vous n’êtes plus procureur général ? dit-il en scandant chaque syllabe.

– Non.

– Depuis quand ?

– Depuis quatre ou cinq heures.

– Prenez garde, interrompit froidement Aramis, je crois que vous n’êtes pas en possession de votre bon sens, mon ami ; remettez-vous.

– Je vous dis, reprit Fouquet, que tantôt quelqu’un est venu, de la part de mes amis, m’offrir quatorze cent mille livres de ma charge, et que j’ai vendu ma charge.

Aramis demeura interdit ; sa figure intelligente et railleuse prit un caractère de morne effroi qui fit plus d’effet sur le surintendant que tous les cris et tous les discours du monde.

– Vous aviez donc bien besoin d’argent ? dit-il enfin.

– Oui, pour acquitter une dette d’honneur.

Et il raconta en peu de mots à Aramis la générosité de Mme de Bellière et la façon dont il avait cru devoir payer cette générosité.

– Voilà un beau trait, dit Aramis. Cela vous coûte ?

– Tout justement les quatorze cent mille livres de ma charge.

– Que vous avez reçues comme cela tout de suite, sans réfléchir ? Ô imprudent ami !

– Je ne les ai pas reçues, mais je les recevrai demain.

– Ce n’est donc pas fait encore ?

– Il faut que ce soit fait puisque j’ai donné à l’orfèvre, pour midi, un bon sur ma caisse, où l’argent de l’acquéreur entrera de six à sept heures.

– Dieu soit loué ! s’écria Aramis en battant des mains, rien n’est achevé, puisque vous n’avez pas été payé.

– Mais l’orfèvre ?

– Vous recevrez de moi les quatorze cent mille livres à midi moins un quart.

– Un moment, un moment ! c’est ce matin, à six heures, que je signe.

– Oh ! je vous réponds que vous ne signerez pas.

– J’ai donné ma parole, chevalier.

– Si vous l’avez donnée, vous la reprendrez, voilà tout.

– Oh ! que me dites-vous là ? s’écria Fouquet avec un accent profondément loyal. Reprendre une parole quand on est Fouquet !

Aramis répondit au regard sévère du ministre par un regard courroucé.

– Monsieur, dit-il, je crois avoir mérité d’être appelé un honnête homme, n’est-ce pas ? Sous la casaque du soldat, j’ai risqué cinq cents fois ma vie ; sous l’habit du prêtre, j’ai rendu de plus grands services encore, à Dieu, à l’État ou à mes amis. Une parole vaut ce que vaut l’homme qui la donne. Elle est, quand il la tient, de l’or pur ; elle est un fer tranchant quand il ne veut pas la tenir. Il se défend alors avec cette parole comme avec une arme d’honneur, attendu que, lorsqu’il ne tient pas cette parole, cet homme d’honneur, c’est qu’il est en danger de mort, c’est qu’il court plus de risques que son adversaire n’a de bénéfices à faire. Alors, monsieur, on en appelle à Dieu et à son droit.

Fouquet baissa la tête :

– Je suis, dit-il, un pauvre Breton opiniâtre et vulgaire ; mon esprit admire et craint le vôtre. Je ne dis pas que je tiens ma parole par vertu ; je la tiens, si vous voulez, par routine ; mais, enfin, les hommes du commun sont assez simples pour admirer cette routine ; c’est ma seule vertu, laissez-m’en les honneurs.

– Alors vous signerez demain la vente de cette charge, qui vous défendait contre tous vos ennemis ?

– Je signerai.

– Vous vous livrerez pieds et poings liés pour un faux-semblant d’honneur qui dédaigneraient les plus scrupuleux casuistes ?

– Je signerai.

Aramis poussa un profond soupir, regarda tout autour de lui avec l’impatience d’un homme qui voudrait briser quelque chose.

– Nous avons encore un moyen, dit-il, et j’espère que vous ne me refuserez pas de l’employer, celui-là.

– Assurément non, s’il est loyal… comme tout ce que vous proposez, cher ami.

– Je ne sache rien de plus loyal qu’une renonciation de votre acquéreur. Est-ce votre ami ?

– Certes… Mais…

– Mais… si vous me permettez de traiter l’affaire, je ne désespère point.

– Oh ! je vous laisserai absolument maître.

– Avec qui avez-vous traité ? Quel homme est-ce ?

– Je ne sais pas si vous connaissez le Parlement ?

– En grande partie. C’est un président quelconque ?

– Non ; un simple conseiller.

– Ah ! ah !

– Qui s’appelle Vanel.

Aramis devint pourpre.

– Vanel ! s’écria-t-il en se relevant ; Vanel ! le mari de Marguerite Vanel ?

– Précisément.

– De votre ancienne maîtresse ?

– Oui, mon cher ; elle a désiré d’être Mme la procureuse générale. Je lui devais bien cela, au pauvre Vanel, et j’y gagne puisque c’est encore faire plaisir à sa femme.

Aramis vint droit à Fouquet et lui prit la main.

– Vous savez, dit-il avec sang-froid, le nom du nouvel amant de Mme Vanel ?

– Ah ! elle a un nouvel amant ? Je l’ignorais ; et, ma foi, non, je ne sais pas comment il se nomme.

– Il se nomme M. Jean-Baptiste Colbert ; il est intendant des finances ; il demeure rue Croix-des-Petits-Champs, là où Mme de Chevreuse est allée, ce soir avec les lettres de Mazarin qu’elle veut vendre.

– Mon Dieu ! murmura Fouquet en essuyant son front ruisselant de sueur, mon Dieu !

– Vous commencez à comprendre, n’est-ce pas ?

– Que je suis perdu, oui.

– Trouvez-vous que cela vaille la peine de tenir un peu moins que Régulus à sa parole ?

– Non, dit Fouquet.

– Les gens entêtés, murmura Aramis, s’arrangent toujours de façon qu’on les admire.

Fouquet lui tendit la main.

À ce moment, une riche horloge d’écaille, à figures d’or, placée sur une console en face de la cheminée, sonna six heures du matin.

Une porte cria dans le vestibule.

– M. Vanel, vint dire Gourville à la porte du cabinet, demande si Monseigneur peut le recevoir.

Fouquet détourna ses yeux des yeux d’Aramis et répondit :

– Faites entrer M. Vanel.

Chapitre CLXXXVIII – La minute de M. Colbert §

Vanel, entrant à ce moment de la conversation n’était rien autre chose pour Aramis et Fouquet que le point qui termine une phrase.

Mais, pour Vanel qui arrivait, la présence d’Aramis dans le cabinet de Fouquet devait avoir une bien autre signification.

Aussi l’acheteur, à son premier pas dans la chambre, arrêta-t-il sur cette physionomie, à la fois si fine et si ferme de l’évêque de Vannes, un regard étonné qui devint bientôt scrutateur.

Quant à Fouquet, véritable homme politique, c’est-à-dire maître de lui-même, il avait déjà, par la force de sa volonté, fait disparaître de son visage les traces de l’émotion causée par la révélation d’Aramis.

Ce n’était donc plus un homme abattu par le malheur et réduit aux expédients ; il avait redressé la tête et allongé la main pour faire entrer Vanel.

Il était premier ministre, il était chez lui.

Aramis connaissait le surintendant. Toute la délicatesse de son cœur, toute la largeur de son esprit n’avaient rien qui pût l’étonner. Il se borna donc, momentanément, quitte à reprendre plus tard une part active dans la conversation, au rôle difficile de l’homme qui regarde et qui écoute pour apprendre et pour comprendre.

Vanel était visiblement ému. Il s’avança jusqu’au milieu du cabinet, saluant tout et tous.

– Je viens… dit-il.

Fouquet fit un signe de tête.

– Vous êtes exact, monsieur Vanel, dit-il.

– En affaires, monseigneur, répondit Vanel, je crois que l’exactitude est une vertu.

– Oui, monsieur.

– Pardon, interrompit Aramis, en désignant du doigt Vanel et s’adressant à Fouquet ; pardon, c’est Monsieur qui se présente pour acheter une charge, n’est-ce pas ?

– C’est moi, répondit Vanel, étonné du ton de suprême hauteur avec lequel Aramis avait fait la question. Mais comment dois-je appeler celui qui me fait l’honneur ?…

– Appelez-moi monseigneur, répondit sèchement Aramis.

Vanel s’inclina.

– Allons, allons, messieurs, dit Fouquet, trêve de cérémonies ; venons au fait.

– Monseigneur le voit, dit Vanel, j’attends son bon plaisir.

– C’est moi qui, au contraire, attendais, répondit Fouquet.

– Qu’attendait monseigneur ?

– Je pensais que vous aviez peut-être quelque chose à me dire.

« Oh ! oh ! murmura Vanel en lui-même, il a réfléchi, je suis perdu ! »

Mais, reprenant courage :

– Non, monseigneur, rien, absolument rien que ce que je vous ai dit hier et que je suis prêt à vous répéter.

– Voyons, franchement, monsieur Vanel, le marché n’est-il pas un peu lourd pour vous, dites ?

– Certes, monseigneur, quinze cent mille livres, c’est une somme importante.

– Si importante, dit Fouquet, que j’avais réfléchi…

– Vous aviez réfléchi, monseigneur ? s’écria vivement Vanel.

– Oui, que vous n’êtes peut-être pas encore en mesure d’acheter.

– Oh ! monseigneur !…

– Tranquillisez-vous, monsieur Vanel, je ne vous blâmerai pas d’un manque de parole qui tiendra évidemment à votre impuissance.

– Si fait, monseigneur, vous me blâmeriez, et vous auriez raison, dit Vanel ; car c’est d’un imprudent ou d’un fou de prendre des engagements qu’il ne peut pas tenir, et j’ai toujours regardé une chose convenue comme une chose faite.

Fouquet rougit. Aramis fit un hum ! d’impatience.

– Il ne faudrait pas cependant vous exagérer ces idées-là, monsieur, dit le surintendant ; car l’esprit de l’homme est variable et plein de petits caprices fort excusables, fort respectables même parfois ; et tel a désiré hier, qui aujourd’hui se repent.

Vanel sentit une sueur froide couler de son front sur ses joues.

– Monseigneur !… balbutia-t-il.

Quant à Aramis, heureux de voir le surintendant se poser avec tant de netteté dans le débat, il s’accouda au marbre d’une console, et commença de jouer avec un petit couteau d’or à manche de malachite.

Fouquet prit son temps ; puis, après un moment de silence :

– Tenez, mon cher monsieur Vanel, dit-il, je vais vous expliquer la situation.

Vanel frémit.

– Vous êtes un galant homme, continua Fouquet, et comme moi, vous comprendrez.

Vanel chancela.

– Je voulais vendre hier.

– Monseigneur avait fait plus que de vouloir vendre, monseigneur avait vendu.

– Eh bien, soit ! mais aujourd’hui, je vous demande comme une faveur de me rendre la parole que vous aviez reçue de moi.

– Cette parole, je l’ai reçue, dit Vanel, comme un inflexible écho.

– Je le sais. Voilà pourquoi je vous supplie, monsieur Vanel, entendez vous ? je vous supplie de me la rendre…

Fouquet s’arrêta. Ce mot : je vous supplie, dont il ne voyait pas l’effet immédiat, ce mot venait de lui déchirer la gorge au passage.

Aramis, toujours jouant avec son couteau, fixait sur Vanel des regards qui semblaient vouloir pénétrer jusqu’au fond de son âme.

Vanel s’inclina.

– Monseigneur, dit-il, je suis bien ému de l’honneur que vous me faites de me consulter sur un fait accompli ; mais…

– Ne dites pas de mais, cher monsieur Vanel.

– Hélas ! monseigneur, songez donc que j’ai apporté l’argent ; je veux dire la somme.

Et il ouvrit un gros portefeuille.

– Tenez, monseigneur, dit-il, voilà le contrat de la vente que je viens de faire d’une terre de ma femme. Le bon est autorisé, revêtu des signatures nécessaires, payable à vue ; c’est de l’argent comptant ; l’affaire est faite en un mot.

– Mon cher monsieur Vanel, il n’est point d’affaire en ce monde, si importante qu’elle soit, qui ne se remette pour obliger…

– Certes… murmura gauchement Vanel.

– Pour obliger un homme dont on se fera ainsi l’ami, continua Fouquet.

– Certes, monseigneur.

– D’autant plus légitimement l’ami, monsieur Vanel, que le service rendu aura été plus considérable. Eh bien ! voyons, monsieur, que décidez-vous ?

Vanel garda le silence.

Pendant ce temps, Aramis avait résumé ses observations.

Le visage étroit de Vanel, ses orbites enfoncées, ses sourcils ronds comme des arcades, avaient décelé à l’évêque de Vannes un type d’avare et d’ambitieux. Battre en brèche une passion par une autre, telle était la méthode d’Aramis. Il vit Fouquet vaincu, démoralisé ; il se jeta dans la lutte avec des armes nouvelles.

– Pardon, dit-il, monseigneur ; vous oubliez de faire comprendre à M. Vanel et que ses intérêts sont diamétralement opposés à cette renonciation de la vente.

Vanel regarda l’évêque avec étonnement ; il ne s’attendait pas à trouver là un auxiliaire. Fouquet aussi s’arrêta pour écouter l’évêque.

– Ainsi, continua Aramis, M. Vanel a vendu pour acheter votre charge, monseigneur, une terre de Mme sa femme ; eh bien ! c’est une affaire, cela ; on ne déplace pas comme il l’a fait quinze cent mille livres sans de notables pertes, sans de graves embarras.

– C’est vrai, dit Vanel, à qui Aramis, avec ses lumineux regards, arrachait la vérité du fond du cœur.

– Des embarras, poursuivit Aramis, se résolvent en dépenses, et, quand on fait une dépense d’argent, les dépenses d’argent se cotent au N° 1, parmi les charges.

– Oui, oui, dit Fouquet, qui commençait à comprendre les intentions d’Aramis.

Vanel resta muet : il avait compris.

Aramis remarqua cette froideur et cette abstention.

« Bon ! se dit-il, laide face, tu fais le discret jusqu’à ce que tu connaisses la somme ; mais, ne crains rien, je vais t’envoyer une telle volée d’écus, que tu capituleras. »

– Il faut tout de suite offrir à M. Vanel cent mille écus, dit Fouquet emporté par sa générosité.

La somme était belle. Un prince se fût contenté d’un pareil pot-de-vin. Cent mille écus, à cette époque, étaient la dot d’une fille de roi.

Vanel ne bougea pas.

« C’est un coquin, pensa l’évêque ; il lui faut les cinq cent mille livres toutes rondes. » Et il fit un signe à Fouquet.

– Vous semblez avoir dépensé plus que cela, cher monsieur Vanel, dit le surintendant. Oh ! l’argent est hors de prix. Oui, vous aurez fait un sacrifice en vendant cette terre. Eh bien ! où avais-je la tête ? C’est un bon de cinq cent mille livres que je vais vous signer. Encore serai-je bien votre obligé de tout mon cœur.

Vanel n’eut pas un éclat de joie ou de désir. Sa physionomie resta impassible, et pas un muscle de son visage ne bougea.

Aramis envoya un regard désespéré à Fouquet. Puis, s’avançant vers Vanel, il le prit par le haut de son pourpoint avec le geste familier aux hommes d’une grande importance.

– Monsieur Vanel, dit-il ce n’est pas la gêne, ce n’est pas le déplacement d’argent, ce n’est pas la vente de votre terre qui vous occupent ; c’est une plus haute idée. Je la comprends. Notez bien mes paroles.

– Oui, monseigneur.

Et le malheureux commençait à trembler ; le feu des yeux du prélat le dévorait.

– Je vous offre donc, moi, au nom du surintendant, non pas trois cent mille livres, non pas cinq cent mille, mais un million. Un million, entendez-vous ?

Et il le secoua nerveusement.

– Un million ! répéta Vanel tout pâle.

– Un million, c’est-à-dire, par le temps qui court, soixante-six mille livres de revenu.

– Allons, monsieur, dit Fouquet, cela ne se refuse pas.

Répondez donc ; acceptez-vous ?

– Impossible… murmura Vanel.

Aramis pinça ses lèvres, et quelque chose comme un nuage blanc passa sur sa physionomie.

On devinait la foudre derrière ce nuage. Il ne lâchait point Vanel.

– Vous avez acheté la charge quinze cent mille livres, n’est-ce pas ? Eh bien ! on vous donnera ces quinze cent mille livres ; vous aurez gagné un million et demi à venir visiter M. Fouquet et à lui toucher la main. Honneur et profit tout à la fois, monsieur Vanel.

– Je ne puis, répondit Vanel sourdement.

– Bien ! répondit Aramis, qui avait tellement serré le pourpoint qu’au moment où il le lâcha Vanel fut renvoyé en arrière par la commotion ; bien ! on voit assez clairement ce que vous êtes venu faire ici.

– Oui, on le voit, dit Fouquet.

– Mais… dit Vanel en essayant de se redresser devant la faiblesse de ces deux hommes d’honneur.

– Le coquin élève la voix, je pense ! dit Aramis avec un ton d’empereur.

– Coquin ? répéta Vanel.

– C’est misérable que je voulais dire, ajouta Aramis revenu au sang-froid. Allons, tirez vite votre acte de vente, monsieur ; vous devez l’avoir là dans quelque poche, tout préparé, comme l’assassin tient son pistolet ou son poignard caché sous son manteau.

Vanel grommela.

– Assez ! cria Fouquet. Cet acte, voyons !

Vanel fouilla en tremblotant dans sa poche ; il en retira son portefeuille, et du portefeuille s’échappa un papier, tandis que Vanel offrait l’autre à Fouquet.

Aramis fondit sur ce papier, dont il venait de reconnaître l’écriture.

– Pardon, c’est la minute de l’acte, dit Vanel.

– Je le vois bien, repartit Aramis avec un sourire plus cruel que n’eût été un coup de fouet, et, ce que j’admire c’est que cette minute est de la main de M. Colbert. Tenez, monseigneur, regardez.

Il passa la minute à Fouquet, lequel reconnut la vérité du fait. Surchargé de ratures, de mots ajoutés, les marges toutes noircies, cet acte, vivant témoignage de la trame de Colbert, venait de tout révéler à la victime.

– Eh bien ? murmura Fouquet.

Vanel, atterré, semblait chercher un trou profond pour s’y engloutir.

– Eh bien ! dit Aramis, si vous ne vous appeliez Fouquet, et si votre ennemi ne s’appelait Colbert ; si vous n’aviez en face que ce lâche voleur que voici, je vous dirais : Niez… une pareille preuve détruit toute parole ; mais ces gens-là croiraient que vous avez peur ; ils vous craindraient moins ; tenez, monseigneur.

Il lui présenta la plume.

– Signez, dit-il.

Fouquet serra la main d’Aramis ; mais, au lieu de l’acte qu’on lui présentait, il prit la minute.

– Non, pas ce papier, dit vivement Aramis, mais celui-ci, l’autre est trop précieux pour que vous ne le gardiez point.

– Oh ! non pas, répliqua Fouquet, je signerai sur l’écriture même de M. Colbert, et j’écris : « Approuvé l’écriture. »

Il signa.

– Tenez, monsieur Vanel, dit-il ensuite.

Vanel saisit le papier, donna son argent et voulut s’enfuir.

– Un moment ! dit Aramis. Êtes-vous bien sûr qu’il y a le compte de l’argent ? Cela se compte, monsieur Vanel, surtout quand c’est de l’argent que M. Colbert donne aux femmes. Ah ! c’est qu’il n’est pas généreux comme M. Fouquet, ce digne M. Colbert.

Et Aramis, épelant chaque mot, chaque lettre du bon à toucher, distilla toute sa colère et tout son mépris goutte à goutte sur le misérable, qui souffrit un demi-quart d’heure ce supplice ; puis on le renvoya, non pas même de la voix, mais d’un geste, comme on renvoie un manant, comme on chasse un laquais.

Une fois que Vanel fut parti, le ministre et le prélat, les yeux fixés l’un sur l’autre, gardèrent un instant le silence.

– Eh bien ! fit Aramis rompant le silence le premier, à quoi comparez-vous un homme qui, devant combattre un ennemi cuirassé, armé, enragé, se met nu, jette ses armes et envoie des baisers gracieux à l’adversaire ? La bonne foi, monsieur Fouquet, c’est une arme dont les scélérats usent souvent contre les gens de bien, et elle leur réussit. Les gens de bien devraient donc user aussi de mauvaise foi contre les coquins. Vous verriez comme ils seraient forts sans cesser d’être honnêtes.

– On appellerait leurs actes des actes de coquins, répliqua Fouquet.

– Pas du tout ; on appellerait cela de la coquetterie, de la probité. Enfin, puisque vous avez terminé avec ce Vanel, puisque vous vous êtes privé du bonheur de le terrasser en lui reniant votre parole, puisque vous avez donné contre vous la seule arme qui puisse nous perdre…

– Oh ! mon ami, dit Fouquet avec tristesse, vous voilà comme le précepteur philosophe dont nous parlait l’autre jour La Fontaine… Il voit que l’enfant se noie et lui fait un discours en trois points.

Aramis sourit.

– Philosophe, oui ; précepteur, oui ; enfant qui se noie, oui ; mais enfant qu’on sauvera, vous allez le voir. Et d’abord, parlons affaires.

Fouquet le regarda d’un air étonné.

– Est-ce que vous ne m’avez pas naguère confié certain projet d’une fête à Vaux ?

– Oh ! dit Fouquet, c’était dans le bon temps !

– Une fête à laquelle, je crois, le roi s’était invité de lui-même ?

– Non, mon cher prélat ; une fête à laquelle M. Colbert avait conseillé au roi de s’inviter.

– Ah ! oui, comme étant une fête trop coûteuse pour que vous ne vous y ruinassiez point.

– C’est cela. Dans le bon temps, comme je vous disais tout à l’heure, j’avais cet orgueil de montrer à mes ennemis la fécondité de mes ressources ; je tenais à l’honneur de les frapper d’épouvante en créant des millions là où ils n’avaient vu que des banqueroutes possibles. Mais, aujourd’hui, je compte avec l’État, avec le roi, avec moi-même ; aujourd’hui, je vais devenir l’homme de la lésine ; je saurai prouver au monde que j’agis sur des deniers comme sur des sacs de pistoles, et, à partir de demain, mes équipages vendus, mes maisons en gage, ma dépense suspendue…

– À partir de demain, interrompit Aramis tranquillement, vous allez, mon cher ami, vous occuper sans relâche de cette belle fête de Vaux, qui doit être citée un jour parmi les héroïques magnificences de votre beau temps.

– Vous êtes fou, chevalier d’Herblay.

– Moi ? Vous ne le pensez pas.

– Comment ! Mais savez-vous ce que peut coûter une fête, la plus simple du monde, à Vaux ? Quatre à cinq millions.

– Je ne vous parle pas de la plus simple du monde, mon cher surintendant.

– Mais, puisque la fête est donnée au roi, répondit Fouquet, qui se méprenait sur la pensée d’Aramis, elle ne peut être simple.

– Justement, elle doit être de la plus grande magnificence.

– Alors, je dépenserai dix à douze millions.

– Vous en dépenserez vingt s’il le faut, dit Aramis sans émotion.

– Où les prendrais-je ? s’écria Fouquet.

– Cela me regarde, monsieur le surintendant, et ne concevez pas un instant d’inquiétude. L’argent sera plus vite à votre disposition que vous n’aurez arrêté le projet de votre fête.

– Chevalier ! chevalier ! dit Fouquet saisi de vertige, où m’entraînez vous ?

– De l’autre côté du gouffre où vous alliez tomber, répliqua l’évêque de Vannes. Accrochez-vous à mon manteau ; n’ayez pas peur.

– Que ne m’aviez-vous dit cela plus tôt, Aramis ! Un jour s’est présenté où, avec un million, vous m’auriez sauvé.

– Tandis que, aujourd’hui… Tandis que, aujourd’hui, j’en donnerais vingt, dit le prélat. Eh bien ! soit !… Mais la raison est simple, mon ami : le jour dont vous parlez, je n’avais pas à ma disposition le million nécessaire. Aujourd’hui j’aurai facilement les vingt millions qu’il me faut.

– Dieu vous entende et me sauve !

Aramis se reprit à sourire étrangement comme d’habitude.

– Dieu m’entend toujours, moi, dit-il ; cela dépend peut-être de ce que je le prie très haut.

– Je m’abandonne à vous sans réserve, murmura Fouquet.

– Oh ! je ne l’entends pas ainsi. C’est moi qui suis à vous sans réserve. Aussi, vous qui êtes l’esprit le plus fin, le plus délicat et le plus ingénieux, vous ordonnerez toute la fête jusqu’au moindre détail. Seulement…

– Seulement ? dit Fouquet en homme habitué à sentir le prix des parenthèses.

– Eh bien ! vous laissant toute l’invention du détail, je me réserve la surveillance de l’exécution.

– Comment cela ?

– Je veux dire que vous ferez de moi, pour ce jour-là, un majordome, un intendant supérieur, une sorte de factotum, qui participera du capitaine des gardes et de l’économe ; je ferai marcher les gens, et j’aurai les clefs des portes ; vous donnerez vos ordres, c’est vrai, mais c’est à moi que vous les donnerez ; ils passeront par ma bouche pour arriver à leur destination, vous comprenez ?

– Non, je ne comprends pas.

– Mais vous acceptez ?

– Pardieu ! oui, mon ami.

– C’est tout ce qu’il nous faut. Merci donc et faites votre liste d’invitations.

– Et qui inviterai-je ?

– Tout le monde !

Chapitre CLXXXIX – Où il semble à l’auteur qu’il est temps d’en revenir au vicomte de Bragelonne §

Nos lecteurs ont vu dans cette histoire se dérouler parallèlement les aventures de la génération nouvelle et celles de la génération passée.

Aux uns le reflet de la gloire d’autrefois, l’expérience des choses douloureuses de ce monde. À ceux-là aussi la paix qui envahit le cœur, et permet au sang de s’endormir autour des cicatrices qui furent de cruelles blessures.

Aux autres les combats d’amour-propre et d’amour, les chagrins amers et les joies ineffables : la vie au lieu de la mémoire.

Si quelque variété a surgi aux yeux du lecteur dans les épisodes de ce récit, la cause en est aux fécondes nuances qui jaillissent de cette double palette, où deux tableaux vont se côtoyant, se mêlant et harmoniant leur ton sévère et leur ton joyeux.

Le repos des émotions de l’un s’y trouve au sein des émotions de l’autre. Après avoir raisonné avec les vieillards, on aime à délirer avec les jeunes gens.

Aussi, quand les fils de cette histoire n’attacheraient pas puissamment le chapitre que nous écrivons à celui que vous venons d’écrire, n’en prendrions-nous pas plus de souci que Ruysdaël n’en prenait pour peindre un ciel d’automne après avoir achevé un printemps.

Nous engageons le lecteur à en faire autant et à reprendre Raoul de Bragelonne à l’endroit où notre dernière esquisse l’avait laissé.

Ivre, épouvanté, désolé, ou plutôt sans raison, sans volonté, sans parti pris, il s’enfuit après la scène dont il avait vu la fin chez La Vallière. Le roi, Montalais, Louise, cette chambre, cette exclusion étrange, cette douleur de Louise, cet effroi de Montalais, ce courroux du roi, tout lui présageait un malheur. Mais lequel ?

Arrivé de Londres parce qu’on lui annonçait un danger, il trouvait du premier coup l’apparence de ce danger. N’était-ce point assez pour un amant ? oui, certes ; mais ce n’était point assez pour un noble cœur, fier de s’exposer sur une droiture égale à la sienne.

Cependant Raoul ne chercha pas les explications là où vont tout de suite les chercher les amants jaloux ou moins timides. Il n’alla point dire à sa maîtresse : « Louise, est-ce que vous ne m’aimez plus ? Louise, est-ce que vous en aimez un autre ? » Homme plein de courage, plein d’amitié comme il était plein d’amour, religieux observateur de sa parole, et croyant à la parole d’autrui, Raoul se dit : « De Guiche m’a écrit pour me prévenir ; de Guiche sait quelque chose ; je vais aller demander à de Guiche ce qu’il sait, et lui dire ce que j’ai vu. »

Le trajet n’était pas long. De Guiche, rapporté de Fontainebleau à Paris depuis deux jours, commençait à se remettre de sa blessure et faisait quelques pas dans sa chambre.

Il poussa un cri de joie en voyant Raoul entrer avec sa furie d’amitié.

Raoul poussa un cri de douleur en voyant de Guiche si pâle, si amaigri, si triste. Deux mots et le geste que fit le blessé pour écarter le bras de Raoul suffirent à ce dernier pour lui apprendre la vérité.

– Ah ! voilà ! dit Raoul en s’asseyant à côté de son ami, on aime et l’on meurt.

– Non, non, l’on ne meurt pas, répliqua de Guiche en souriant, puisque je suis debout, puisque je vous presse dans mes bras.

– Ah ! je m’entends.

– Et je vous entends aussi. Vous vous persuadez que je suis malheureux, Raoul.

– Hélas !

– Non. Je suis le plus heureux des hommes ! Je souffre avec mon corps, mais non avec mon cœur, avec mon âme. Si vous saviez !… Oh ! je suis le plus heureux des hommes !

– Oh ! tant mieux ! répondit Raoul ; tant mieux, pourvu que cela dure.

– C’est fini ; j’en ai pour jusqu’à la mort, Raoul.

– Vous, je n’en doute pas ; mais elle…

– Écoutez, ami, je l’aime… parce que… Mais vous ne m’écoutez pas.

– Pardon.

– Vous êtes préoccupé ?

– Mais oui. Votre santé, d’abord…

– Ce n’est pas cela.

– Mon cher, vous auriez tort, je crois, de m’interroger, vous.

Et il accentua ce vous de manière à éclairer complètement son ami sur la nature du mal et la difficulté du remède.

– Vous me dites cela, Raoul, à cause de ce que je vous ai écrit.

– Mais oui… Voulez-vous que nous en causions quand vous aurez fini de me conter vos plaisirs et vos peines ?

– Cher ami, à vous, bien à vous, tout de suite.

– Merci ! J’ai hâte… je brûle… je suis venu de Londres ici en moitié moins de temps que les courriers d’État n’en mettent d’ordinaire. Eh bien ! que vouliez-vous ?

– Mais rien autre chose, mon ami, que de vous faire venir.

– Eh bien ! me voici.

– C’est bien, alors.

– Il y a encore autre chose, j’imagine ?

– Ma foi, non !

– De Guiche !

– D’honneur !

– Vous ne m’avez pas arraché violemment à des espérances, vous ne m’avez pas exposé à une disgrâce du roi par ce retour qui est une infraction à ses ordres, vous ne m’avez pas, enfin, attaché la jalousie au cœur, ce serpent, pour me dire : « C’est bien, dormez tranquille. »

– Je ne vous dis pas : « Dormez tranquille », Raoul ; mais, comprenez-moi bien, je ne veux ni ne puis vous dire autre chose.

– Oh ! mon ami, pour qui me prenez-vous ?

– Comment ?

– Si vous savez, pourquoi me cachez-vous ? Si vous ne savez pas, pourquoi m’avertissez-vous ?

– C’est vrai, j’ai eu tort. Oh ! je me repens bien, voyez-vous, Raoul. Ce n’est rien que d’écrire à un ami : « Venez ! » Mais avoir cet ami en face, le sentir frissonner, haleter sous l’attente d’une parole qu’on n’ose lui dire…

– Osez ! J’ai du cœur, si vous n’en avez pas ! s’écria Raoul au désespoir.

– Voilà que vous êtes injuste et que vous oubliez avoir affaire à un pauvre blessé… la moitié de votre cœur… Là ! calmez-vous ! Je vous ai dit : « Venez. » Vous êtes venu ; n’en demandez pas davantage à ce malheureux de Guiche.

– Vous m’avez dit de venir, espérant que je verrais, n’est-ce pas ?

– Mais…

– Pas d’hésitation ! J’ai vu.

– Ah !… fit de Guiche.

– Ou du moins, j’ai cru…

– Vous voyez bien, vous doutez. Mais, si vous doutez, mon pauvre ami que me reste-t-il à faire ?

– J’ai vu La Vallière troublée… Montalais effarée… Le roi…

– Le roi ?

– Oui… Vous détournez la tête… Le danger est là, le mal est là, n’est-ce pas ? c’est le roi ?

– Je ne dis rien.

– Oh ! vous en dites mille et mille fois plus ! Des faits, par grâce, par pitié, des faits ! Mon ami, mon seul ami, parlez ! J’ai le cœur percé, saignant ; je meurs de désespoir !…

– S’il en est ainsi, cher Raoul, répliqua de Guiche, vous me mettez à l’aise, et je vais vous parler, sûr que je ne dirai que des choses consolantes en comparaison du désespoir que je vous vois.

– J’écoute ! j’écoute !…

– Eh bien ! fit le comte de Guiche, je puis vous dire ce que vous apprendriez de la bouche du premier venu.

– Du premier venu ! on en parle ? s’écria Raoul.

– Avant de dire : « On en parle », mon ami, sachez d’abord de quoi l’on peut parler. Il ne s’agit, je vous jure, de rien qui ne soit au fond très innocent ; peut-être une promenade…

– Ah ! une promenade avec le roi ?

– Mais oui, avec le roi ; il me semble que le roi s’est promené déjà bien souvent avec des dames, sans que pour cela…

– Vous ne m’eussiez pas écrit, répéterai-je, si cette promenade était bien naturelle.

– Je sais que, pendant cet orage, il faisait meilleur pour le roi de se mettre à l’abri que de rester debout tête nue devant La Vallière ; mais…

– Mais ?…

– Le roi est si poli !

– Oh ! de Guiche, de Guiche, vous me faites mourir !

– Taisons-nous donc.

– Non, continuez. Cette promenade a été suivie d’autres ?

– Non, c’est-à-dire, oui ; il y a eu l’aventure du chêne. Est-ce cela ? Je n’en sais rien.

Raoul se leva. De Guiche essaya de l’imiter malgré sa faiblesse.

– Voyez-vous, dit-il, je n’ajouterai pas un mot ; j’en ai trop dit ou trop peu. D’autres vous renseigneront s’ils veulent ou s’ils peuvent : mon office était de vous avertir, je l’ai fait. Surveillez à présent vos affaires vous-même.

– Questionner ? Hélas ! vous n’êtes pas mon ami, vous qui me parlez ainsi, dit le jeune homme désolé. Le premier que je questionnerai sera un méchant ou un sot ; méchant, il me mentira pour me tourmenter ; sot, il fera pis encore. Ah ! de Guiche ! de Guiche ! avant deux heures j’aurai trouvé dix mensonges et dix duels. Sauvez-moi ! le meilleur n’est-il pas de savoir son mal ?

– Mais je ne sais rien, vous dis-je ! J’étais blessé, fiévreux : j’avais perdu l’esprit, je n’ai de cela qu’une teinture effacée. Mais, pardieu ! nous cherchons loin quand nous avons notre homme sous la main. Est-ce que vous n’avez pas d’Artagnan pour ami ?

– Oh ! c’est vrai, c’est vrai !

– Allez donc à lui. Il fera la lumière, et ne cherchera pas à blesser vos yeux.

Un laquais entra.

– Qu’y a-t-il ? demanda de Guiche.

– On attend M. le comte dans le cabinet des Porcelaines.

– Bien. Vous permettez, cher Raoul ? Depuis que je marche, je suis si fier !

– Je vous offrirais mon bras, de Guiche, si je ne devinais que la personne est une femme.

– Je crois que oui, repartit de Guiche en souriant.

Et il quitta Raoul.

Celui-ci demeura immobile, absorbé, écrasé, comme le mineur sur qui une voûte vient de s’écrouler ; il est blessé, son sang coule, sa pensée s’interrompt, il essaie de se remettre et de sauver sa vie avec sa raison. Quelques minutes suffirent à Raoul pour dissiper les éblouissements de ces deux révélations. Il avait déjà ressaisi le fil de ses idées quand, soudain, à travers la porte, il crut reconnaître la voix de Montalais dans le cabinet des Porcelaines.

– Elle ! s’écria-t-il. Oui, c’est bien sa voix. Oh ! voilà une femme qui pourrait me dire la vérité ; mais, la questionnerai-je ici ? Elle se cache même de moi ; elle vient sans doute de la part de Madame… Je la verrai chez elle. Elle m’expliquera son effroi, sa fuite, la maladresse avec laquelle on m’a évincé ; elle me dira tout cela… quand M. d’Artagnan, qui sait tout, m’aura raffermi le cœur. Madame… une coquette… Eh bien ! oui, une coquette, mais qui aime à ses bons moments, une coquette qui, comme la mort ou la vie, a son caprice, mais qui fait dire à de Guiche qu’il est le plus heureux des hommes. Celui-là, du moins, est sur des roses. Allons !

Il s’enfuit hors de chez le comte, et, tout en se reprochant de n’avoir parlé que de lui-même à de Guiche, il arriva chez d’Artagnan.

Chapitre CXC – Bragelonne continue ses interrogations §

Le capitaine était de service ; il faisait sa huitaine, enseveli dans le fauteuil de cuir, l’éperon fiché dans le parquet, l’épée entre les jambes, et lisait force lettres en tortillant sa moustache.

D’Artagnan poussa un grognement de joie en apercevant le fils de son ami.

– Raoul, mon garçon, dit-il, par quel hasard est-ce que le roi t’a rappelé ?

Ces mots sonnèrent mal à l’oreille du jeune homme, qui, s’asseyant, répliqua :

– Ma foi ! je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est que je suis revenu.

– Hum ! fit d’Artagnan en repliant les lettres avec un regard plein d’intention dirigé vers son interlocuteur. Que dis-tu là, garçon ? Que le roi ne t’a pas rappelé, et que te voilà revenu ? Je ne comprends pas bien cela.

Raoul était déjà pâle, il roulait déjà son chapeau d’un air contraint.

– Quelle diable de mine fais-tu, et quelle conversation mortuaire ! fit le capitaine. Est-ce que c’est en Angleterre qu’on prend ces façons-là ? Mordioux ! j’y ai été, moi, en Angleterre, et j’en suis revenu gai comme un pinson. Parleras-tu ?

– J’ai trop à dire.

– Ah ! ah ! Comment va ton père ?

– Cher ami, pardonnez-moi ; j’allais vous le demander.

D’Artagnan redoubla l’acuité de ce regard auquel nul secret ne résistait.

– Tu as du chagrin ? dit-il.

– Pardieu ! vous le savez bien, monsieur d’Artagnan.

– Moi ?

– Sans doute. Oh ! ne faites pas l’étonné.

– Je ne fais pas l’étonné, mon ami.

– Cher capitaine, je sais fort bien qu’au jeu de la finesse comme au jeu de la force, je serai battu par vous. En ce moment, voyez-vous, je suis un sot, et je suis un ciron. Je n’ai ni cerveau ni bras, ne me méprisez pas, aidez-moi. En deux mots, je suis le plus misérable des êtres vivants.

– Oh ! oh ! pourquoi cela ? demanda d’Artagnan en débouclant son ceinturon et en adoucissant son sourire.

– Parce que Mlle de La Vallière me trompe.

D’Artagnan ne changea pas de physionomie.

– Elle te trompe ! elle te trompe ! voilà de grands mots. Qui te les a dits ?

– Tout le monde.

– Ah ! si tout le monde l’a dit, il faut qu’il y ait quelque chose de vrai. Moi, je crois au feu quand je vois la fumée. Cela est ridicule, mais cela est.

– Ainsi, vous croyez ? s’écria vivement Bragelonne.

– Ah ! si tu me prends à partie…

– Sans doute.

– Je ne me mêle pas de ces affaires-là, moi ; tu le sais bien.

– Comment, pour un ami ? pour un fils ?

– Justement. Si tu étais un étranger, je te dirais… je ne te dirais rien du tout… Comment va Porthos, le sais-tu ?

– Monsieur, s’écria Raoul, en serrant la main de d’Artagnan, au nom de cette amitié que vous avez vouée à mon père !

– Ah ! diable ! tu es bien malade… de curiosité.

– Ce n’est pas de curiosité, c’est d’amour.

– Bon ! autre grand mot. Si tu étais réellement amoureux, mon cher Raoul, ce serait différent.

– Que voulez-vous dire ?

– Je te dis que, si tu étais pris d’un amour tellement sérieux, que je pusse croire m’adresser toujours à ton cœur… Mais c’est impossible.

– Je vous dis que j’aime éperdument Louise.

D’Artagnan lut avec ses yeux au fond du cœur de Raoul.

– Impossible, te dis-je… Tu es comme tous les jeunes gens ; tu n’es pas amoureux, tu es fou.

– Eh bien ! quand il n’y aurait que cela ?

– Jamais homme sage n’a fait dévier une cervelle d’un crâne qui tourne. J’y ai perdu mon latin cent fois en ma vie. Tu m’écouterais, que tu ne m’entendrais pas ; tu m’entendrais, que tu ne me comprendrais pas ; tu me comprendrais, que tu ne m’obéirais pas.

– Oh ! essayez, essayez !

– Je dis plus : si j’étais assez malheureux pour savoir quelque chose et assez bête pour t’en faire part… Tu es mon ami, dis-tu ?

– Oh ! oui.

– Eh bien ! je me brouillerais avec toi. Tu ne me pardonnerais jamais d’avoir détruit ton illusion, comme on dit en amour.

– Monsieur d’Artagnan, vous savez tout ; vous me laissez dans l’embarras, dans le désespoir, dans la mort ! c’est affreux !

– Là ! là !

– Je ne crie jamais, vous le savez. Mais, comme mon père et Dieu ne me pardonneraient jamais de m’être cassé la tête d’un coup de pistolet, eh bien ! je vais aller me faire conter ce que vous me refusez par le premier venu ; je lui donnerai un démenti…

– Et tu le tueras ? la belle affaire ! Tant mieux ! Qu’est-ce que cela me fait à moi ? Tue, mon garçon, tue, si cela peut te faire plaisir. C’est comme pour les gens qui ont mal aux dents ; ils me disent : « Oh ! que je souffre ! Je mordrais dans du fer. » Je leur dis : « Mordez, mes amis, mordez ! la dent y restera. »

– Je ne tuerai pas, monsieur, dit Raoul d’un air sombre.

– Oui, oh ! oui, vous prenez de ces airs-là, vous autres, aujourd’hui. Vous vous ferez tuer, n’est-ce pas ? Ah ! que c’est joli ! et comme je te regretterai, par exemple ! Comme je dirai toute la journée : « C’était un fier niais, que le petit Bragelonne ! une double brute ! J’avais passé ma vie à lui faire tenir proprement une épée, et ce drôle est allé se faire embrocher comme un oiseau. : Allez, Raoul, allez vous faire tuer, mon ami. Je ne sais pas qui vous a appris la logique ; mais, Dieu me damne ! comme disent les Anglais, celui-là, monsieur a volé l’argent de votre père.

Raoul, silencieux, enfonça sa tête dans ses mains et murmura :

– On n’a pas d’amis, non !

– Ah bah ! dit d’Artagnan.

– On n’a que des railleurs ou des indifférents.

– Sornettes ! Je ne suis pas un railleur, tout Gascon que je suis. Et indifférent ! Si je l’étais, il y a un quart d’heure déjà que je vous aurais envoyé à tous les diables ; car vous rendriez triste un homme fou de joie, et mort un homme triste. Comment, jeune homme, vous voulez que j’aille vous dégoûter de votre amoureuse, et vous apprendre à exécrer les femmes, qui sont l’honneur et la félicité de la vie humaine ?

– Monsieur, dites, dites, et je vous bénirai !

– Eh ! mon cher, croyez-vous, par hasard, que je me suis fourré dans la cervelle toutes les affaires du menuisier et du peintre, de l’escalier et du portrait, et cent mille autres contes à dormir debout ?

– Un menuisier ! qu’est-ce que signifie ce menuisier ?

– Ma foi ! je ne sais pas ; on m’a dit qu’il y avait un menuisier qui avait percé un parquet.

– Chez La Vallière ?…

– Ah ! je ne sais pas où.

– Chez le roi ?

– Bon ! Si c’était chez le roi, j’irais vous le dire, n’est-ce pas ?

– Chez qui, alors ?

– Voilà une heure que je me tue à vous répéter que je l’ignore.

– Mais le peintre, alors ? ce portrait ?…

– Il paraîtrait que le roi aurait fait faire le portrait d’une dame de la Cour.

– De La Vallière ?

– Eh ! tu n’as que ce nom-là dans la bouche. Qui te parle de La Vallière ?

– Mais, alors, si ce n’est pas d’elle, pourquoi voulez-vous que cela me touche ?

– Je ne veux pas que cela te touche. Mais tu me questionnes, je te réponds. Tu veux savoir la chronique scandaleuse, je te la donne. Fais-en ton profit.

Raoul se frappa le front avec désespoir.

– C’est à en mourir ! dit-il.

– Tu l’as déjà dit.

– Oui, vous avez raison.

Et il fit un pas pour s’éloigner.

– Où vas-tu ? dit d’Artagnan.

– Je vais trouver quelqu’un qui me dira la vérité.

– Qui cela ?

– Une femme.

– Mlle de La Vallière elle-même, n’est-ce pas ? dit d’Artagnan avec un sourire. Ah ! tu as là une fameuse idée ; tu cherchais à être consolé, tu vas l’être tout de suite. Elle ne te dira pas de mal d’elle-même, va.

– Vous vous trompez, monsieur, répliqua Raoul ; la femme à qui je m’adresserai me dira beaucoup de mal.

– Montalais, je parie ?

– Oui, Montalais.

– Ah ! son amie ? Une femme qui, en cette qualité, exagérera fortement le bien ou le mal. Ne parlez pas à Montalais, mon bon Raoul.

– Ce n’est pas la raison qui vous pousse à m’éloigner de Montalais.

– Eh bien ! je l’avoue… Et, de fait, pourquoi jouerais-je avec toi comme le chat avec une pauvre souris ? Tu me fais peine, vrai. Et si je désire que tu ne parles pas à la Montalais, en ce moment, c’est que tu vas livrer ton secret et qu’on en abusera. Attends, si tu peux.

– Je ne peux pas.

– Tant pis ! Vois-tu, Raoul, si j’avais une idée… Mais je n’en ai pas.

– Promettez-moi, mon ami, de me plaindre, cela me suffira, et laissez-moi sortir d’affaire tout seul.

– Ah bien ! oui ! t’embourber, à la bonne heure ! Place-toi ici, à cette table, et prends la plume.

– Pour quoi faire ?

– Pour écrire à la Montalais et lui demander un rendez-vous.

– Ah ! fit Raoul en se jetant sur la plume que lui tendait le capitaine.

Tout à coup la porte s’ouvrit, et un mousquetaire, s’approchant de d’Artagnan :

– Mon capitaine, dit-il, il y a là Mlle de Montalais qui voudrait vous parler.

– À moi ? murmura d’Artagnan. Qu’elle entre, et je verrai bien si c’était à moi qu’elle voulait parler.

Le rusé capitaine avait flairé juste.

Montalais, en entrant, vit Raoul, et s’écria :

– Monsieur ! Monsieur !… Pardon, monsieur d’Artagnan.

– Je vous pardonne, mademoiselle, dit d’Artagnan ; je sais qu’à mon âge ceux qui me cherchent bien ont besoin de moi.

– Je cherchais M. de Bragelonne, répondit Montalais.

– Comme cela se trouve ! je vous cherchais aussi.

– Raoul, ne voulez-vous pas aller avec Mademoiselle !

– De tout mon cœur.

– Allez donc !

Et il poussa doucement Raoul hors du cabinet ; puis, prenant la main de Montalais :

– Soyez bonne fille, dit-il tout bas ; ménagez-le, et ménagez-la.

– Ah ! dit-elle sur le même ton, ce n’est pas moi qui lui parlerai.

– Comment cela ?

– C’est Madame qui le fait chercher.

– Ah ! bon ! s’écria d’Artagnan, c’est Madame ! Avant une heure, le pauvre garçon sera guéri.

– Ou mort ! fit Montalais avec compassion. Adieu, monsieur d’Artagnan !

Et elle courut rejoindre Raoul, qui l’attendait loin de la porte, bien intrigué, bien inquiet de ce dialogue qui ne promettait rien de bon.

Chapitre CXCI – Deux jalousies §

Les amants sont tendres pour tout ce qui touche leur bien-aimée ; Raoul ne se vit pas plutôt avec Montalais, qu’il lui baisa la main avec ardeur.

– Là, là, dit tristement la jeune fille. Vous placez là des baisers à fonds perdus, cher monsieur Raoul ; je vous garantis même qu’ils ne vous rapporteront pas intérêt.

– Comment ?… quoi ?… M’expliquerez-vous, ma chère Aure ?…

– C’est Madame qui vous expliquera tout cela. C’est chez elle que je vous conduis.

– Quoi !…

– Silence ! et pas de ces regards effarouchés. Les fenêtres, ici, ont des yeux, les murs de larges oreilles. Faites-moi le plaisir de ne plus me regarder ; faites-moi le plaisir de me parler très haut de la pluie, du beau temps et des agréments de l’Angleterre.

– Enfin…

– Ah !… je vous préviens que quelque part, je ne sais où, mais quelque part, Madame doit avoir un œil ouvert et une oreille tendue. Je ne me soucie pas, vous comprenez, d’être chassée ou embastillée. Parlons, vous dis-je, ou plutôt ne parlons pas.

Raoul serra ses poings, enleva le pas et fit la mine d’un homme de cœur, c’est vrai, mais d’un homme de cœur qui va au supplice.

Montalais, l’œil éveillé, la démarche leste, la tête à tout vent, le précédait.

Raoul fut introduit immédiatement dans le cabinet de Madame.

« Allons, pensa-t-il, cette journée se passera sans que je sache rien. De Guiche a eu trop pitié de moi ; il s’est entendu avec Madame, et tous deux, par un complot amical, éloignent la solution du problème. Que n’ai-je là un bon ennemi !… ce serpent de de Wardes, par exemple ; il mordrait, c’est vrai ; mais je n’hésiterais plus… Hésiter… douter… mieux vaut mourir ! »

Raoul était devant Madame.

Henriette, plus charmante que jamais, se tenait à demi renversée dans un fauteuil, ses pieds mignons sur un coussin de velours brodé ; elle jouait avec un petit chat aux soies touffues, qui lui mordillait les doigts et se pendait aux guipures de son col.

Madame songeait ; elle songeait profondément ; il lui fallut la voix de Montalais, celle de Raoul, pour la faire sortir de cette rêverie.

– Votre Altesse m’a mandé ? répéta Raoul.

Madame secoua la tête comme si elle se réveillait.

– Bonjour, monsieur de Bragelonne, dit-elle ; oui, je vous ai mandé. Vous voilà donc revenu d’Angleterre ?

– Au service de Votre Altesse Royale.

– Merci ! Laissez-nous, Montalais.

Montalais sortit.

– Vous avez bien quelques minutes à me donner, n’est-ce pas, monsieur de Bragelonne ?

– Toute ma vie appartient à Votre Altesse Royale, repartit avec respect Raoul, qui devinait quelque chose de sombre sous toutes ces politesses de Madame, et à qui ce sombre ne déplaisait pas, persuadé qu’il était d’une certaine affinité des sentiments de Madame avec les siens.

En effet, ce caractère étrange de la princesse, tous les gens intelligents de la Cour en connaissaient la volonté capricieuse et le fantasque despotisme.

Madame avait été flattée outre mesure des hommages du roi ; Madame avait fait parler d’elle et inspiré à la reine cette jalousie mortelle qui est le ver rongeur de toutes les félicités féminines ; Madame, en un mot, pour guérir un orgueil blessé, s’était fait un cœur amoureux.

Nous savons, nous, ce que Madame avait fait pour rappeler Raoul, éloigné par Louis XIV. Sa lettre à Charles II, Raoul ne la connaissait pas ; mais d’Artagnan l’avait bien devinée.

Cet inexplicable mélange de l’amour et de la vanité, ces tendresses inouïes, ces perfidies énormes, qui les expliquera ? Personne, pas même l’ange mauvais qui allume la coquetterie au cœur des femmes.

– Monsieur de Bragelonne, dit la princesse après un silence, êtes-vous revenu content ?

Bragelonne regarda Madame Henriette, et, la voyant pâle de ce qu’elle cachait, de ce qu’elle retenait, de ce qu’elle brûlait de dire :

– Content ? dit-il ; de quoi voulez-vous que je sois content ou mécontent, Madame ?

– Mais de quoi peut être content ou mécontent un homme de votre âge et de votre mine ?

« Comme elle va vite ! pensa Raoul effrayé ; que va-t-elle souffler en mon cœur ? »

Puis, effrayé de ce qu’il allait apprendre et voulant reculer le moment si désiré, mais si terrible, où il apprendrait tout :

– Madame, répliqua-t-il, j’avais laissé un tendre ami en bonne santé, je l’ai retrouvé malade.

– Voulez-vous parler de M. de Guiche ? demanda Madame Henriette avec une imperturbable tranquillité ; c’est, dit-on, un ami très cher à vous ?

– Oui, madame.

– Eh bien ! c’est vrai, il a été blessé ; mais il va mieux. Oh ! M. de Guiche n’est pas à plaindre, dit-elle vite.

Puis se reprenant :

– Est-ce qu’il est à plaindre ? dit-elle ; est-ce qu’il s’est plaint ? est-ce qu’il a un chagrin quelconque que nous ne connaîtrions pas ?

– Je ne parle que de sa blessure, madame.

– À la bonne heure ; car, pour le reste, M. de Guiche semble être fort heureux : on le voit d’une humeur joyeuse. Tenez, monsieur de Bragelonne, je suis bien sûre que vous choisiriez encore d’être blessé comme lui au corps !… Qu’est-ce qu’une blessure au corps ?

Raoul tressaillit.

« Elle y revient, dit-il. Hélas !… »

Il ne répliqua rien.

– Plaît-il ? fit-elle.

– Je n’ai rien dit, madame.

– Vous n’avez rien dit ! Vous me désapprouvez donc ? Vous êtes donc satisfait ?

Raoul se rapprocha.

– Madame, dit-il, Votre Altesse Royale veut me dire quelque chose, et sa générosité naturelle la pousse à ménager ses paroles. Veuille Votre Altesse ne plus rien ménager. Je suis fort et j’écoute.

– Ah ! répliqua Henriette, que comprenez-vous, maintenant ?

– Ce que Votre Altesse veut me faire comprendre.

Et Raoul trembla, malgré lui, en prononçant ces mots.

– En effet, murmura la princesse. C’est cruel ; mais puisque j’ai commencé…

– Oui, madame, puisque Votre Altesse a daigné commencer, qu’elle daigne achever…

Henriette se leva précipitamment et fit quelques pas dans sa chambre.

– Que vous a dit M. de Guiche ? dit-elle soudain.

– Rien, madame.

– Rien ! il ne vous a rien dit ? oh ! que je le reconnais bien là !

– Il voulait me ménager, sans doute.

– Et voilà ce que les amis appellent l’amitié ! Mais M. d’Artagnan, que vous quittez, il vous a parlé, lui ?

– Pas plus que de Guiche, madame.

Henriette fit un mouvement d’impatience.

– Au moins, dit-elle, vous savez tout ce que la Cour a dit ?

– Je ne sais rien du tout, madame.

– Ni la scène de l’orage ?

– Ni la scène de l’orage !…

– Ni les tête-à-tête dans la forêt ?

– Ni les tête-à-tête dans la forêt !…

– Ni la fuite à Chaillot ?

Raoul, qui penchait comme la fleur tranchée par la faucille, fit des efforts surhumains pour sourire, et répondit avec une exquise douceur :

– J’ai eu l’honneur de dire à Votre Altesse Royale que je ne sais absolument rien. Je suis un pauvre oublié qui arrive d’Angleterre ; entre les gens d’ici et moi, il y avait tant de flots bruyants, que le bruit de toutes les choses dont Votre Altesse me parle n’ont pu arriver à mon oreille.

Henriette fut touchée de cette pâleur, de cette mansuétude, de ce courage. Le sentiment dominant de son cœur, à ce moment, c’était un vif désir d’entendre chez le pauvre amant le souvenir de celle qui le faisait ainsi souffrir.

– Monsieur de Bragelonne, dit-elle, ce que vos amis n’ont pas voulu faire, je veux le faire pour vous, que j’estime et que j’aime. C’est moi qui serai votre amie. Vous portez ici la tête comme un honnête homme, et je ne veux pas que vous la courbiez sous le ridicule ; dans huit jours, on dirait sous du mépris.

– Ah ! fit Raoul livide, c’en est déjà là ?

– Si vous ne savez pas, dit la princesse, je vois que vous devinez ; vous étiez le fiancé de Mlle de La Vallière, n’est-ce pas ?

– Oui, madame.

– À ce titre, je vous dois un avertissement ; comme, d’un jour à l’autre, je chasserai Mlle de La Vallière de chez moi…

– Chasser La Vallière ! s’écria Bragelonne.

– Sans doute. Croyez-vous que j’aurai toujours égard aux larmes et aux jérémiades du roi ? Non, non, ma maison ne sera pas plus longtemps commode pour ces sortes d’usages ; mais vous chancelez !…

– Non, madame, pardon, dit Bragelonne en faisant un effort ; j’ai cru que j’allais mourir, voilà tout. Votre Altesse Royale me faisait l’honneur de me dire que le roi avait pleuré, supplié.

– Oui, mais en vain.

Et elle raconta à Raoul la scène de Chaillot et le désespoir du roi au retour ; elle raconta son indulgence à elle-même, et le terrible mot avec lequel la princesse outragée, la coquette humiliée, avait terrassé la colère royale.

Raoul baissa la tête.

– Qu’en pensez-vous ? dit-elle.

– Le roi l’aime ! répliqua-t-il.

– Mais vous avez l’air de dire qu’elle ne l’aime pas.

– Hélas ! je pense encore au temps où elle m’a aimé, madame.

Henriette eut un moment d’admiration pour cette incrédulité sublime ; puis, haussant les épaules :

– Vous ne me croyez pas ! dit-elle. Oh ! comme vous l’aimez, vous ! et vous doutez qu’elle aime le roi, elle ?

– Jusqu’à la preuve. Pardon, j’ai sa parole, voyez-vous, et elle est fille noble.

– La preuve ?… Eh bien ! soit ; venez !

Chapitre CXCII – Visite domiciliaire §

La princesse, précédant Raoul, le conduisit à travers la cour vers le corps de bâtiment qu’habitait La Vallière, et, montant l’escalier qu’avait monté Raoul le matin même, elle s’arrêta à la porte de la chambre où le jeune homme, à son tour, avait été si étrangement reçu par Montalais.

Le moment était bien choisi pour accomplir le projet conçu par Madame Henriette : le château était vide ; le roi, les courtisans et les dames étaient partis pour Saint-Germain. Madame Henriette, seule, sachant le retour de Bragelonne et pensant au parti qu’elle avait à tirer de ce retour, avait prétexté une indisposition, et était restée.

Madame était donc sûre de trouver vides la chambre de La Vallière, et l’appartement de Saint-Aignan. Elle tira une double clef de sa poche, et ouvrit la porte de sa demoiselle d’honneur.

Le regard de Bragelonne plongea dans cette chambre qu’il reconnut, et l’impression que lui fit la vue de cette chambre fut un des premiers supplices qui l’attendaient.

La princesse le regarda, et son œil exercé put voir ce qui se passait dans le cœur du jeune homme.

– Vous m’avez demandé des preuves, dit-elle ; ne soyez donc pas surpris si je vous en donne. Maintenant, si vous ne vous croyez pas le courage de les supporter, il en est temps encore, retirons-nous.

– Merci, madame, dit Bragelonne ; mais je suis venu pour être convaincu. Vous avez promis de me convaincre, convainquez-moi.

– Entrez donc, dit Madame, et refermez la porte derrière vous.

Bragelonne obéit, et se retourna vers la princesse, qu’il interrogea du regard.

– Vous savez où vous êtes ? demanda Madame Henriette.

– Mais tout me porte à croire, madame, que je suis dans la chambre de Mlle de La Vallière ?

– Vous y êtes.

– Mais je ferai observer à Votre Altesse que cette chambre est une chambre, et n’est pas une preuve.

– Attendez.

La princesse s’achemina vers le pied du lit, replia le paravent, et, se baissant vers le parquet :

– Tenez, dit-elle, baissez-vous et levez vous-même cette trappe.

– Cette trappe ? s’écria Raoul avec surprise, car les mots de d’Artagnan commençaient à lui revenir en mémoire, et il se souvenait que d’Artagnan avait vaguement prononcé ce mot.

Et Raoul chercha des yeux, mais inutilement, une fente qui indiquât une ouverture ou un anneau qui aidât à soulever une portion quelconque du plancher.

– Ah ! c’est vrai ! dit en riant Madame Henriette j’oubliais le ressort caché : la quatrième feuille du parquet ; appuyer sur l’endroit où le bois fait un nœud. Voilà l’instruction. Appuyez vous-même, vicomte, appuyez, c’est ici.

Raoul, pâle comme un mort, appuya le pouce sur l’endroit indiqué et, en effet, à l’instant même, le ressort joua et la trappe se souleva d’elle-même.

– C’est très ingénieux, dit la princesse, et l’on voit que l’architecte a prévu que ce serait une petite main qui aurait à utiliser ce ressort : voyez comme cette trappe s’ouvre toute seule ?

– Un escalier ! s’écria Raoul.

– Oui, et très élégant même, dit Madame Henriette. Voyez, vicomte, cet escalier a une rampe destinée à garantir des chutes les délicates personnes qui se hasarderaient à le descendre, ce qui fait que je m’y risque. Allons, suivez-moi, vicomte, suivez-moi.

– Mais, avant de vous suivre, madame, où conduit cet escalier ?

– Ah ! c’est vrai, j’oubliais de vous le dire.

– J’écoute, madame, dit Raoul respirant à peine.

– Vous savez peut-être que M. de Saint-Aignan demeurait autrefois presque porte à porte avec le roi ?

– Oui, madame, je le sais ; c’était ainsi avant mon départ et, plus d’une fois, j’ai eu l’honneur de le visiter à son ancien logement.

– Eh bien ! il a obtenu du roi de changer ce commode et bel appartement que vous lui connaissiez contre les deux petites chambres auxquelles mène cet escalier, et qui forment un logement deux fois plus petit et dix fois plus éloigné de celui du roi, dont le voisinage, cependant, n’est point dédaigné, en général, par messieurs de la Cour.

– Fort bien, madame, reprit Raoul ; mais continuez, je vous prie, car je ne comprends point encore.

– Eh bien ! il s’est trouvé, par hasard, continua la princesse, que ce logement de M. de Saint-Aignan est situé au-dessous de ceux de mes filles, et particulièrement au-dessous de celui de La Vallière.

– Mais dans quel but cette trappe et cet escalier ?

– Dame ! je l’ignore. Voulez-vous que nous descendions chez M. de Saint Aignan ? Peut-être y trouverons-nous l’explication de l’énigme.

Et Madame donna l’exemple en descendant elle-même.

Raoul la suivit en soupirant.

Chaque marche qui craquait sous les pieds de Bragelonne le faisait pénétrer d’un pas dans cet appartement mystérieux, qui renfermait encore les soupirs de La Vallière, et les plus suaves parfums de son corps.

Bragelonne reconnut, en absorbant l’air par ses haletantes aspirations, que la jeune fille avait dû passer par là.

Puis, après ces émanations, preuves invisibles, mais certaines, vinrent les fleurs qu’elle aimait, les livres qu’elle avait choisis. Raoul eût-il conservé un seul doute, qu’il l’eût perdu à cette secrète harmonie des goûts et des alliances de l’esprit avec l’usage des objets qui accompagnent la vie. La Vallière était pour Bragelonne en vivante présence dans les meubles, dans le choix des étoffes, dans les reflets mêmes du parquet.

Muet et écrasé, il n’avait plus rien à apprendre, et ne suivait plus son impitoyable conductrice que comme le patient suit le bourreau.

Madame, cruelle comme une femme délicate et nerveuse, ne lui faisait grâce d’aucun détail.

Mais, il faut le dire, malgré l’espèce d’apathie dans laquelle il était tombé, aucun de ces détails, fût-il resté seul, n’eût échappé à Raoul. Le bonheur de la femme qu’il aime, quand ce bonheur lui vient d’un rival, est une torture pour un jaloux. Mais, pour un jaloux tel que était Raoul, pour ce cœur qui, pour la première fois s’imprégnait de fiel, le bonheur de Louise, c’était une mort ignominieuse, la mort du corps et de l’âme.

Il devina tout : les mains qui s’étaient serrées, les visages rapprochés qui s’étaient mariés en face des miroirs, sorte de serment si doux pour les amants qui se voient deux fois, afin de mieux graver le tableau dans leur souvenir.

Il devina le baiser invisible sous les épaisses portières retombant délivrées de leurs embrasses. Il traduisit en fiévreuses douleurs l’éloquence des lits de repos, enfouis dans leur ombre.

Ce luxe, cette recherche pleine d’enivrement, ce soin minutieux d’épargner tout déplaisir à l’objet aimé, ou de lui causer une gracieuse surprise ; cette puissance de l’amour multipliée par la puissance royale, frappa Raoul d’un coup mortel. Oh ! s’il est un adoucissement aux poignantes douleurs de la jalousie, c’est l’infériorité de l’homme qu’on vous préfère : tandis qu’au contraire s’il est un enfer dans l’enfer, une torture sans nom dans la langue, c’est la toute-puissance d’un dieu mise à la disposition d’un rival, avec la jeunesse, la beauté, la grâce. Dans ces moments-là, Dieu lui-même semble avoir pris parti contre l’amant dédaigné.

Une dernière douleur était réservée au pauvre Raoul : Madame Henriette souleva un rideau de soie, et, derrière le rideau, il aperçut le portrait de La Vallière.

Non seulement le portrait de La Vallière, mais de La Vallière jeune, belle, joyeuse, aspirant la vie par tous les pores, parce qu’à dix-huit ans, la vie, c’est l’amour.

– Louise ! murmura Bragelonne, Louise ! C’est donc vrai ? Oh ! tu ne m’as jamais aimé, car jamais tu ne m’as regardé ainsi.

Et il lui sembla que son cœur venait d’être tordu dans sa poitrine.

Madame Henriette le regardait, presque envieuse de cette douleur, quoiqu’elle sût bien n’avoir rien à envier, et qu’elle était aimée de Guiche comme La Vallière était aimée de Bragelonne.

Raoul surprit ce regard de Madame Henriette.

– Oh ! pardon, pardon, dit-il ; je devrais être plus maître de moi, je le sais, me trouvant en face de vous, madame. Mais, puisse le Seigneur, Dieu du ciel et de la terre, ne jamais vous frapper du coup qui m’atteint en ce moment ! Car vous êtes femme, et sans doute vous ne pourriez pas supporter une pareille douleur. Pardonnez-moi, je ne suis qu’un pauvre gentilhomme, tandis que vous êtes, vous, de la race de ces heureux, de ces tout-puissants, de ces élus…

– Monsieur de Bragelonne, répliqua Henriette, un cœur comme le vôtre mérite les soins et les égards d’un cœur de reine. Je suis votre amie, monsieur ; aussi n’ai-je point voulu que toute votre vie soit empoisonnée par la perfidie et souillée par le ridicule. C’est moi qui, plus brave que tous les prétendus amis, j’excepte M. de Guiche, vous ai fait revenir de Londres ; c’est moi qui vous fournis les preuves douloureuses, mais nécessaires, qui seront votre guérison, si vous êtes un courageux amant et non pas un Amadis pleurard. Ne me remerciez pas : plaignez-moi même, et ne servez pas moins bien le roi.

Raoul sourit avec amertume.

– Ah ! c’est vrai, dit-il, j’oubliais ceci : le roi est mon maître.

– Il y va de votre liberté ! il y va de votre vie !

Un regard clair et pénétrant de Raoul apprit à Madame Henriette qu’elle se trompait, et que son dernier argument n’était pas de ceux qui touchassent ce jeune homme.

– Prenez garde, monsieur de Bragelonne, dit-elle ; mais, en ne pesant pas toutes vos actions, vous jetteriez dans la colère un prince disposé à s’emporter hors des limites de la raison ; vous jetteriez dans la douleur vos amis et votre famille ; inclinez-vous, soumettez-vous, guérissez-vous.

– Merci, madame, dit-il. J’apprécie le conseil que Votre Altesse me donne, et je tâcherai de le suivre ; mais, un dernier mot je vous prie.

– Dites.

– Est-ce une indiscrétion que de vous demander le secret de cet escalier, de cette trappe, de ce portrait, secret que vous avez découvert ?

– Oh ! rien de plus simple ; j’ai, pour cause de surveillance, le double des clefs de mes filles ; il m’a paru étrange que La Vallière se renfermât si souvent ; il m’a paru étrange que M. de Saint-Aignan changeât de logis ; il m’a paru étrange que le roi vînt voir si quotidiennement M. de Saint-Aignan, si avant que celui-ci fût dans son amitié ; enfin, il m’a paru étrange que tant de choses se fussent faites depuis votre absence, que les habitudes de la Cour en étaient changées. Je ne veux pas être jouée par le roi, je ne veux pas servir de manteau à ses amours ; car, après La Vallière qui pleure, il aura Montalais qui rit, Tonnay-Charente qui chante ; ce n’est pas un rôle digne de moi. J’ai levé les scrupules de mon amitié, j’ai découvert le secret… Je vous blesse ; encore une fois, excusez-moi, mais j’avais un devoir à remplir ; c’est fini, vous voilà prévenu ; l’orage va venir, garantissez-vous.

– Vous concluez quelque chose, cependant, madame, répondit Bragelonne avec fermeté ; car vous ne supposez pas que j’accepterai sans rien dire la honte que je subis et la trahison qu’on me fait.

– Vous prendrez à ce sujet le parti qui vous conviendra, monsieur Raoul. Seulement, ne dites point la source d’où vous tenez la vérité ; voilà tout ce que je vous demande, voilà le seul prix que j’exige du service que je vous ai rendu.

– Ne craignez rien, madame, dit Bragelonne avec un sourire amer.

– J’ai, moi, gagné le serrurier que les amants avaient mis dans leurs intérêts. Vous pouvez fort bien avoir fait comme moi, n’est-ce pas ?

– Oui, madame. Votre Altesse Royale ne me donne aucun conseil et ne m’impose aucune réserve que celle de ne pas la compromettre ?

– Pas d’autre.

– Je vais donc supplier Votre Altesse Royale de m’accorder une minute de séjour ici.

– Sans moi ?

– Oh ! non, madame. Peu importe ; ce que j’ai à faire, je puis le faire devant vous. Je vous demande une minute pour écrire un mot à quelqu’un.

– C’est hasardeux, monsieur de Bragelonne. Prenez garde !

– Personne ne peut savoir si Votre Altesse Royale m’a fait l’honneur de me conduire ici. D’ailleurs, je signe la lettre que j’écris.

– Faites, monsieur.

Raoul avait déjà tiré ses tablettes et tracé rapidement ces mots sur une feuille blanche :

« Monsieur le comte,

« Ne vous étonnez pas de trouver ici ce papier signé de moi, avant qu’un de mes amis, que j’enverrai tantôt chez vous ait eu l’honneur de vous expliquer l’objet de ma visite.

« Vicomte Raoul de Bragelonne. »

Il roula cette feuille, la glissa dans la serrure de la porte qui communiquait à la chambre des deux amants, et, bien assuré que ce papier était tellement visible que de Saint-Aignan le devait voir en rentrant, il rejoignit la princesse, arrivée déjà au haut de l’escalier.

Sur le palier, ils se séparèrent : Raoul affectant de remercier Son Altesse, Henriette plaignant ou faisant semblant de plaindre de tout son cœur le malheureux qu’elle venait de condamner à un aussi horrible supplice.

– Oh ! dit-elle en le voyant s’éloigner pâle et l’œil injecté de sang ; oh ! si j’avais su, j’aurais caché la vérité à ce pauvre jeune homme.

Chapitre CXCIII – La méthode de Porthos §

La multiplicité des personnages que nous avons introduits dans cette longue histoire fait que chacun est obligé de ne paraître qu’à son tour et selon les exigences du récit. Il en résulte que nos lecteurs n’ont pas eu l’occasion de se retrouver avec notre ami Porthos depuis son retour de Fontainebleau.

Les honneurs qu’il avait reçus du roi n’avaient point changé le caractère placide et affectueux du respectable seigneur ; seulement, il redressait la tête plus que de coutume, et quelque chose de majestueux se révélait dans son maintien, depuis qu’il avait reçu la faveur de dîner à la table du roi. La salle à manger de Sa Majesté avait produit un certain effet sur Porthos. Le seigneur de Bracieux et de Pierrefonds aimait à se rappeler que, durant ce dîner mémorable, force serviteurs et bon nombre d’officiers, se trouvant derrière les convives, donnaient bon air au repas et meublaient la pièce.

Porthos se promit de conférer à M. Mouston une dignité quelconque, d’établir une hiérarchie dans le reste de ses gens, et de se créer une maison militaire ; ce qui n’était pas insolite parmi les grands capitaines, attendu que, dans le précédent siècle, on remarquait ce luxe chez MM. de Tréville, de Schomberg, de La Vieuville, sans parler de MM. de Richelieu, de Condé, et de Bouillon-Turenne.

Lui, Porthos, ami du roi et de M. Fouquet baron, ingénieur, etc., pourquoi ne jouirait-il pas de tous les agréments attachés aux grands biens et aux grands mérites ?

Un peu délaissé d’Aramis, lequel, nous le savons, s’occupait beaucoup de M. Fouquet, un peu négligé, à cause du service, par d’Artagnan, blasé sur Trüchen et sur Planchet, Porthos se surprit à rêver sans trop savoir pourquoi ; mais à quiconque lui eût dit : « Est-ce qu’il vous manque quelque chose, Porthos ? » il eût assurément répondu : « Oui. »

Après un de ces dîners pendant lesquels Porthos essayait de se rappeler tous les détails du dîner royal, demi-joyeux, grâce au bon vin, demi-triste, grâce aux idées ambitieuses, Porthos se laissait aller à un commencement de sieste, quand son valet de chambre vint l’avertir que M. de Bragelonne voulait lui parler.

Porthos passa dans la salle voisine, où il trouva son jeune ami dans les dispositions que nous connaissons.

Raoul vint serrer la main de Porthos, qui, surpris de sa gravité, lui offrit un siège.

– Cher monsieur du Vallon, dit Raoul, j’ai un service à vous demander.

– Cela tombe à merveille, mon jeune ami, répliqua Porthos. On m’a envoyé huit mille livres, ce matin, de Pierrefonds, et, si c’est d’argent que vous avez besoin…

– Non, ce n’est pas d’argent ; merci, mon excellent ami.

– Tant pis ! J’ai toujours entendu dire que c’est là le plus rare des services, mais le plus aisé à rendre. Ce mot m’a frappé ; j’aime à citer les mots qui me frappent.

– Vous avez un cœur aussi bon que votre esprit est sain.

– Vous êtes trop bon. Vous dînerez bien, peut-être ?

– Oh ! non, je n’ai pas faim.

– Hein ! Quel affreux pays que l’Angleterre ?

– Pas trop ; mais…

– Voyez-vous, si l’on n’y trouvait pas l’excellent poisson et la belle viande qu’il y a, ce ne serait pas supportable.

– Oui… je venais…

– Je vous écoute. Permettez seulement que je me rafraîchisse. On mange salé à Paris. Pouah !

Et Porthos se fit apporter une bouteille de vin de Champagne.

Puis, ayant rempli avant le sien le verre de Raoul, il but un large coup, et, satisfait, il reprit :

– Il me fallait cela pour vous entendre sans distraction. Me voici tout à vous. Que demandez-vous, cher Raoul ? que désirez-vous ?

– Dites-moi votre opinion sur les querelles, mon cher ami.

– Mon opinion ?… Voyons, développez un peu votre idée, répondit Porthos en se grattant le front.

– Je veux dire : Êtes-vous d’un bon naturel quand il y a démêlé entre vos amis et des étrangers ?

– Oh ! d’un naturel excellent, comme toujours.

– Fort bien ; mais que faites-vous alors ?

– Quand mes amis ont des querelles, j’ai un principe.

– Lequel ?

– C’est que le temps perdu est irréparable, et que l’on n’arrange jamais aussi bien une affaire que lorsque l’on a encore l’échauffement de la dispute.

– Ah ! vraiment, voilà votre principe ?

– Absolument. Aussi, dès que la querelle est engagée, je mets les parties en présence.

– Oui-da ?

– Vous comprenez que, de cette façon, il est impossible qu’une affaire ne s’arrange pas.

– J’aurais cru, dit avec étonnement Raoul, que, prise ainsi, une affaire devait, au contraire…

– Pas le moins du monde. Songez que j’ai eu, dans ma vie, quelque chose comme cent quatre-vingts à cent quatre-vingt-dix duels réglés, sans compter les prises d’épées et les rencontres fortuites.

– C’est un beau chiffre, dit Raoul en souriant malgré lui.

– Oh ! ce n’est rien ; moi, je suis si doux !… D’Artagnan compte ses duels par centaines. Il est vrai qu’il est dur et piquant, je le lui ai souvent répété.

– Ainsi, reprit Raoul, vous arrangez d’ordinaire les affaires que vos amis vous confient ?

– Il n’y a pas d’exemple que je n’aie fini par en arranger une, dit Porthos avec mansuétude et une confiance qui firent bondir Raoul.

– Mais, dit-il, les arrangements sont-ils au moins honorables ?

– Oh ! je vous en réponds ; et, à ce propos, je vais vous expliquer mon autre principe. Une fois que mon ami m’a remis sa querelle, voici comme je procède : je vais trouver son adversaire sur-le-champ ; je m’arme d’une politesse et d’un sang-froid qui sont de rigueur en pareille circonstance.

– C’est à cela, dit Raoul avec amertume, que vous devez d’arranger si bien et si sûrement les affaires ?

– Je le crois. Je vais donc trouver l’adversaire et je lui dis : « Monsieur, il est impossible que vous ne compreniez pas à quel point vous avez outragé mon ami. »

Raoul fronça le sourcil.

– Quelquefois, souvent même, poursuivit Porthos, mon ami n’a pas été offensé du tout ; il a même offensé le premier : vous jugez si mon discours est adroit.

Et Porthos éclata de rire.

« Décidément, se disait Raoul pendant que retentissait le tonnerre formidable de cette hilarité, décidément j’ai du malheur. De Guiche me bat froid, d’Artagnan me raille, Porthos est mou : nul ne veut arranger cette affaire à ma façon. Et moi qui m’étais adressé à Porthos pour trouver une épée au lieu d’un raisonnement !… Ah ! quelle mauvaise chance ! »

Porthos se remit, et continua :

– J’ai donc, par un seul mot, mis l’adversaire dans son tort.

– C’est selon, dit distraitement Raoul.

– Non pas, c’est sûr. Je l’ai mis dans son tort ; c’est à ce moment que je déploie toute ma courtoisie, pour aboutir à l’heureuse issue de mon projet. Je m’avance donc d’une mine affable, et, prenant la main de l’adversaire…

– Oh ! fit Raoul impatient.

– « Monsieur, lui dis-je, à présent que vous êtes convaincu de l’offense, nous sommes assurés de la réparation. Entre mon ami et vous, c’est désormais un échange de gracieux procédés. En conséquence, je suis chargé de vous donner la longueur de l’épée de mon ami. »

– Hein ? fit Raoul.

– Attendez donc !… « La longueur de l’épée de mon ami. J’ai un cheval en bas ; mon ami est à tel endroit, qui attend impatiemment votre aimable présence ; je vous emmène ; nous prenons votre témoin en passant, l’affaire est arrangée. »

– Et, dit Raoul pâle de dépit, vous réconciliez les deux adversaires sur le terrain ?

– Plaît-il ? interrompit Porthos. Réconcilier ? pour quoi faire ?

– Vous dites que l’affaire est arrangée…

– Sans doute, puisque mon ami attend.

– Eh bien ! quoi ! s’il attend…

– Eh bien ! s’il attend, c’est pour se délier les jambes. L’adversaire, au contraire, est encore tout roide du cheval ; on s’aligne, et mon ami tue l’adversaire. C’est fini.

– Ah ! il le tue ? s’écria Raoul.

– Pardieu ! dit Porthos, est-ce que je prends jamais pour amis des gens qui se font tuer ? J’ai cent et un amis, à la tête desquels sont M. votre père, Aramis et d’Artagnan, tous gens fort vivants, je crois !

– Oh ! mon cher baron, s’exclama Raoul dans l’excès de sa joie.

– Vous approuvez ma méthode, alors ? fit le géant.

– Je l’approuve si bien, que j’y aurai recours aujourd’hui, sans retard, à l’instant même. Vous êtes l’homme que je cherchais.

– Bon ! me voici ; vous voulez vous battre ?

– Absolument.

– C’est bien naturel… Avec qui ?

– Avec M. de Saint-Aignan.

– Je le connais… un charmant gascon, qui a été fort poli avec moi le jour où j’eus l’honneur de dîner chez le roi. Certes, je lui rendrai sa politesse, même quand ce ne serait pas mon habitude. Ah çà ! il vous a donc offensé ?

– Mortellement.

– Diable ! Je pourrai dire mortellement ?

– Plus encore, si vous voulez.

– C’est bien commode.

– Voilà une affaire tout arrangée, n’est-ce pas ? dit Raoul en souriant.

– Cela va de soi… Où l’attendez-vous ?

– Ah ! pardon, c’est délicat. M. de Saint-Aignan est fort ami du roi.

– Je l’ai ouï dire.

– Et si je le tue ?

– Vous le tuerez certainement. C’est à vous de vous précautionner ; mais, maintenant, ces choses-là ne souffrent pas de difficultés. Si vous eussiez vécu de notre temps, à la bonne heure !

– Cher ami vous ne m’avez pas compris. Je veux dire que, M. de Saint-Aignan étant un ami du roi, l’affaire sera plus difficile à engager, attendu que le roi peut savoir à l’avance…

– Eh ! non pas ! Ma méthode, vous savez bien : « Monsieur, vous avez offensé mon ami, et… »

– Oui, je le sais.

– Et puis : « Monsieur, le cheval est en bas. » Je l’emmène donc avant qu’il ait parlé à personne.

– Se laissera-t-il emmener comme cela ?

– Pardieu ! je voudrais bien voir ! Il serait le premier. Il est vrai que les jeunes gens d’aujourd’hui… Mais bah ! je l’enlèverai s’il le faut.

Et Porthos, joignant le geste à la parole, enleva Raoul et sa chaise.

– Très bien, dit le jeune homme en riant. Il nous reste à poser la question à M. de Saint-Aignan.

– Quelle question ?

– Celle de l’offense.

– Eh bien ! mais, c’est fait, ce me semble.

– Non, mon cher monsieur du Vallon, l’habitude chez nous autres gens d’aujourd’hui, comme vous dites, veut qu’on s’explique les causes de l’offense.

– Par votre nouvelle méthode, oui. Eh bien ! alors, contez-moi votre affaire…

– C’est que…

– Ah dame ! voilà l’ennui ! Autrefois, nous n’avions jamais besoin de conter. On se battait parce qu’on se battait. Je ne connais pas de meilleure raison, moi.

– Vous êtes dans le vrai, mon ami.

– J’écoute vos motifs.

– J’en ai trop à raconter. Seulement, comme il faut préciser…

– Oui, oui, diable ! avec la nouvelle méthode.

– Comme il faut, dis-je, préciser ; comme, d’un autre côté l’affaire est pleine de difficultés et commande un secret absolu…

– Oh ! oh !

– Vous aurez l’obligeance de dire seulement à M. de Saint-Aignan, et il le comprendra, qu’il m’a offensé : d’abord, en déménageant.

– En déménageant ?… Bien, fit Porthos, qui se mit à récapituler sur ses doigts. Après ?

– Puis en faisant construire une trappe dans son nouveau logement.

– Je comprends, dit Porthos ; une trappe. Peste ! c’est grave ! Je crois bien que vous devez être furieux de cela ! Et pourquoi ce drôle ferait-il faire des trappes sans vous avoir consulté ? Des trappes !… mordioux !… Je n’en ai pas, moi, si ce n’est mon oubliette de Bracieux !

– Vous ajouterez, dit Raoul, que mon dernier motif de me croire outragé, c’est le portrait que M. de Saint-Aignan sait bien.

– Eh ! mais, encore un portrait ?… Quoi ! un déménagement, une trappe et un portrait ? Mais, mon ami, dit Porthos, avec l’un de ces griefs seulement, il y a de quoi faire s’entr’égorger toute la gentilhommerie de France et d’Espagne, ce qui n’est pas peu dire.

– Ainsi, cher, vous voilà suffisamment muni ?

– J’emmène un deuxième cheval. Choisissez votre lieu de rendez-vous, et, pendant que vous attendrez, faites des plies et fendez-vous à fond, cela donne une élasticité rare.

– Merci ! J’attendrai au bois de Vincennes, près des Minimes.

– Voilà qui va bien… Où trouve-t-on ce M. de Saint-Aignan ?

– Au Palais-Royal.

Porthos agita une grosse sonnette. Son valet parut.

– Mon habit de cérémonie, dit-il ; mon cheval et un cheval de main.

Le valet s’inclina et sortit.

– Votre père sait-il cela ? dit Porthos.

– Non ; je vais lui écrire.

– Et d’Artagnan ?

– M. d’Artagnan non plus. Il est prudent, il m’aurait détourné.

– D’Artagnan est homme de bon conseil, cependant, dit Porthos étonné, dans sa modestie loyale qu’on eût songé à lui quand il y avait un d’Artagnan au monde.

– Cher monsieur du Vallon, répliqua Raoul, ne me questionnez plus, je vous en conjure. J’ai dit tout ce que j’avais à dire. C’est l’action que j’attends ; je l’attends rude et décisive, comme vous savez les préparer. Voilà pourquoi je vous ai choisi.

– Vous serez content de moi, répliqua Porthos.

– Et songez, cher ami, que, hors nous, tout le monde doit ignorer cette rencontre.

– On s’aperçoit toujours de ces choses-là, dit Porthos quand on trouve un corps mort dans le bois. Ah ! cher ami, je vous promets tout, hors de dissimuler le corps mort. Il est là, on le voit, c’est inévitable. J’ai pour principe de ne pas enterrer. Cela sent son assassin. Au risque de risque, comme dit le Normand.

– Brave et cher ami, à l’ouvrage !

– Reposez-vous sur moi, dit le géant en finissant la bouteille, tandis que son laquais étalait sur un meuble le somptueux habit et les dentelles.

Quant à Raoul, il sortit en se disant avec une joie.

« Oh ! roi perfide ! roi traître ! je ne puis t’atteindre ! Je ne le veux pas ! Les rois sont des personnes sacrées ; mais ton complice, ton complaisant, qui te représente, ce lâche va payer ton crime ! Je le tuerai en ton nom, et, après, nous songerons à Louise ! »

Chapitre CXCIV – Le déménagement, la trappe et le portrait §

Porthos, chargé, à sa grande satisfaction, de cette mission qui le rajeunissait, économisa une demi-heure sur le temps qu’il mettait d’habitude à ses toilettes de cérémonie.

En homme qui s’est frotté au grand monde, il avait commencé par envoyer son laquais s’informer si M. de Saint-Aignan était chez lui.

On lui avait fait réponse que M. le comte de Saint-Aignan avait eu l’honneur d’accompagner le roi à Saint-Germain, ainsi que toute la Cour, mais que M. le comte venait de rentrer à l’instant même.

Sur cette réponse, Porthos se hâta et arriva au logis de de Saint-Aignan, comme celui-ci venait de faire tirer ses bottes.

La promenade avait été superbe. Le roi, de plus en plus amoureux et de plus en plus heureux, se montrait de charmante humeur pour tout le monde ; il avait des bontés à nulle autre pareilles, comme disaient les poètes du temps.

M. de Saint-Aignan, on se le rappelle, était poète, et pensait l’avoir prouvé en assez de circonstances mémorables pour qu’on ne lui contestât point ce titre.

Comme un infatigable croqueur de rimes, il avait, pendant toute la route, saupoudré de quatrains, de sixains et de madrigaux, le roi d’abord, La Vallière ensuite.

De son côté, le roi était en verve et avait fait un distique.

Quant à La Vallière, comme les femmes qui aiment elle avait fait deux sonnets.

Comme on le voit, la journée n’avait pas été mauvaise pour Apollon.

Aussi, de retour à Paris, de Saint-Aignan, qui savait d’avance que ses vers iraient courir les ruelles, se préoccupait-il, un peu plus qu’il ne l’avait fait pendant la promenade, de la facture et de l’idée.

En conséquence, pareil à un tendre père qui est sur le point de produire ses enfants dans le monde, il se demandait si le public trouverait droits, corrects et gracieux ces fils de son imagination. Donc, pour en avoir le cœur net, M. de Saint-Aignan se récitait à lui-même le madrigal suivant, qu’il avait dit de mémoire au roi, et qu’il avait promis de lui donner écrit à son retour :

Iris, vos yeux malins ne disent pas toujours

Ce que votre pensée à votre cœur confie ;

Iris, pourquoi faut-il que je passe ma vie

À plus aimer vos yeux qui m’ont joué ces tours ?

Ce madrigal, tout gracieux qu’il était, ne paraissait pas parfait à de Saint-Aignan, du moment où il le passait de la tradition orale à la poésie manuscrite. Plusieurs l’avaient trouvé charmant, l’auteur tout le premier ; mais à la seconde vue, ce n’était plus le même engouement. Aussi de Saint-Aignan, devant sa table, une jambe croisée sur l’autre et se grattant la tempe, répétait-il :

Iris, vos yeux malins ne disent pas toujours…

– Oh ! quand à celui-là, murmura de Saint-Aignan, celui-là est irréprochable. J’ajouterais même qu’il a un petit air Ronsard ou Malherbe dont je suis content. Malheureusement, il n’en est pas de même du second. On a bien raison de dire que le vers le plus facile à faire est le premier.

Et il continua :

Ce que votre pensée à votre cœur confie…

– Ah ! voilà la pensée qui confie au cœur ! Pourquoi le cœur ne confierait-il pas aussi bien à la pensée ? Ma foi, quant à moi, je n’y vois pas d’obstacle. Où diable ai-je été associer ces deux hémistiches ? Par exemple, le troisième est bon :

Iris, pourquoi faut-il que je passe ma vie…

quoique la rime ne soit pas riche… vie et confie… Ma foi ! l’abbé Boyer, qui est un grand poète, a fait rimer, comme moi, vie et confie dans la tragédie d’Oropaste, ou le Faux Tonaxare, sans compter que M. Corneille ne s’en gêne pas dans sa tragédie de Sophonisbe. Va donc pour vie et confie. Oui, mais le vers est impertinent. Je me rappelle que le roi s’est mordu l’ongle, à ce moment. En effet, il a l’air de dire à Mlle de La Vallière : « D’où vient que je suis ensorcelé de vous ? » Il eût mieux valu dire, je crois :

Que bénis soient les dieux qui condamnent ma vie.

Condamnent ! Ah bien ! oui ! voilà encore une politesse ! Le roi condamné à La Vallière… Non !

Puis il répéta :

Mais bénis soient les dieux qui… destinent ma vie.

– Pas mal ; quoique destinent ma vie soit faible ; mais ma foi ! tout ne peut pas être fort dans un quatrain. À plus aimer vos yeux… Plus aimer qui ? quoi ? obscurité… L’obscurité n’est rien ; puisque La Vallière et le roi m’ont compris, tout le monde me comprendra. Oui, mais voilà le triste !… c’est le dernier hémistiche : Qui m’ont joué ces tours. Le pluriel forcé pour la rime ! et puis appeler la pudeur de La Vallière un tour ! Ce n’est pas heureux. Je vais passer par la langue de tous les gratte-papier mes confrères. On appellera mes poésies des vers de grand seigneur ; et, si le roi entend dire que je suis un mauvais poète, l’idée lui viendra de le croire.

Et, tout en confiant ces paroles à son cœur, et son cœur à ses pensées, le comte se déshabillait plus complètement. Il venait de quitter son habit et sa veste pour passer sa robe de chambre, lorsqu’on lui annonça la visite de M. le baron du Vallon de Bracieux de Pierrefonds.

– Eh ! fit-il, qu’est-ce que cette grappe de noms ? Je ne connais point cela.

– C’est, répondit le laquais, un gentilhomme qui a eu l’honneur de dîner avec M. le comte, à la table du roi, pendant le séjour de Sa Majesté à Fontainebleau.

– Chez le roi, à Fontainebleau ? s’écria de Saint-Aignan. Eh ! vite, vite, introduisez ce gentilhomme.

Le laquais se hâta d’obéir. Porthos entra.

M. de Saint-Aignan avait la mémoire des courtisans : à la première vue, il reconnut donc le seigneur de province, à la réputation bizarre, et que le roi avait si bien reçu à Fontainebleau, malgré quelques sourires des officiers présents. Il s’avança donc vers Porthos avec tous les signes d’une bienveillance que Porthos trouva toute naturelle, lui qui arborait, en entrant chez un adversaire, l’étendard de la politesse la plus raffinée.

De Saint-Aignan fit avancer un siège par le laquais qui avait annoncé Porthos. Ce dernier, qui ne voyait rien d’exagéré dans ces politesses, s’assit et toussa. Les politesses d’usage s’échangèrent entre les deux gentilshommes ; puis, comme c’était le comte qui recevait la visite :

– Monsieur le baron, dit-il, à quelle heureuse rencontre dois-je la faveur de votre visite ?

– C’est justement ce que je vais avoir l’honneur de vous expliquer, monsieur le comte, répliqua Porthos ; mais, pardon…

– Qu’y a-t-il, monsieur ? demanda de Saint-Aignan.

– Je m’aperçois que je casse votre chaise.

– Nullement, monsieur, dit de Saint-Aignan, nullement.

– Si fait, monsieur le comte, si fait, je la romps ; et si bien même, que, si je tarde, je vais choir, position tout à fait inconvenante dans le rôle grave que je viens jouer auprès de vous.

Porthos se leva. Il était temps, la chaise s’était déjà affaissée sur elle-même de quelques pouces. De Saint-Aignan chercha des yeux un plus solide récipient pour son hôte.

– Les meubles modernes, dit Porthos tandis que le comte se livrait à cette recherche, les meubles modernes sont devenus d’une légèreté ridicule. Dans ma jeunesse, époque où je m’asseyais avec bien plus d’énergie encore qu’aujourd’hui, je ne me rappelle point avoir jamais rompu un siège, sinon dans les auberges avec mes bras.

De Saint-Aignan sourit agréablement à la plaisanterie.

– Mais, dit Porthos en s’installant sur un lit de repos qui gémit, mais qui résista, ce n’est point de cela qu’il s’agit, malheureusement.

– Comment, malheureusement ? Est-ce que vous seriez porteur d’un message de mauvais augure, monsieur le baron ?

– De mauvais augure pour un gentilhomme ? oh ! non, monsieur le comte, répliqua noblement Porthos. Je viens seulement vous annoncer que vous avez offensé bien cruellement un de mes amis.

– Moi, monsieur ! s’écria de Saint-Aignan ; moi, j’ai offensé un de vos amis ? Et lequel, je vous prie ?

– M. Raoul de Bragelonne.

– J’ai offensé M. de Bragelonne, moi ? s’écria de Saint-Aignan. Ah ! mais, en vérité, monsieur, cela m’est impossible ; car M. de Bragelonne, que je connais peu, je dirai même que je ne connais point, est en Angleterre : ne l’ayant point vu depuis fort longtemps, je ne saurais l’avoir offensé.

– M. de Bragelonne est à Paris, monsieur le comte, dit Porthos impassible ; et, quant à l’avoir offensé, je vous réponds que c’est vrai, puisqu’il me l’a dit lui-même. Oui, monsieur le comte, vous l’avez cruellement, mortellement offensé, je répète le mot.

– Mais impossible, monsieur le baron, je vous jure, impossible.

– D’ailleurs, ajouta Porthos, vous ne pouvez ignorer cette circonstance, attendu que M. de Bragelonne m’a déclaré vous avoir prévenu par un billet.

– Je n’ai reçu aucun billet, monsieur, je vous en donne ma parole.

– Voilà qui est extraordinaire ! répondit Porthos ; et ce que dit Raoul…

– Je vais vous convaincre que je n’ai rien reçu dit de Saint-Aignan.

Et il sonna.

– Basque, dit-il, combien de lettres ou de billets sont venus ici en mon absence.

– Trois, monsieur le comte.

– Qui sont ?…

– Le billet de M. de Fiesque, celui de Mme de La Ferté, et la lettre de M. de Las Fuentès.

– Voilà tout ?

– Tout, monsieur le comte.

– Dis la vérité devant Monsieur, la vérité, entends-tu bien ? Je réponds de toi.

– Monsieur, il y avait encore le billet de…

– De ?… Dis vite, voyons.

– De Mlle de La Val…

– Cela suffit, interrompit discrètement Porthos. Fort bien, je vous crois, monsieur le comte.

De Saint-Aignan congédia le valet et alla lui-même fermer la porte ; mais, comme il revenait, regardant devant lui par hasard, il vit sortir de la serrure de la chambre voisine ce fameux papier que Bragelonne y avait glissé en partant.

– Qu’est-ce que cela ? dit-il.

Porthos, adossé à cette chambre, se retourna.

– Oh ! oh ! fit Porthos.

– Un billet dans la serrure ! s’écria de Saint-Aignan.

– Ce pourrait bien être le nôtre, monsieur le comte, dit Porthos. Voyez.

De Saint-Aignan prit le papier.

– Un billet de M. de Bragelonne ! s’écria-t-il.

– Voyez-vous, j’avais raison. Oh ! quand je dis une chose, moi…

– Apporté ici par M. de Bragelonne lui-même, murmura le comte en pâlissant. Mais c’est indigne ! Comment donc a-t-il pénétré ici ?

De Saint-Aignan sonna encore. Basque reparut.

– Qui est venu ici, pendant que j’étais à la promenade avec le roi ?

– Personne, monsieur.

– C’est impossible ! il faut qu’il soit venu quelqu’un !

– Mais, monsieur, personne n’a pu entrer, puisque j’avais les clefs dans ma poche.

– Cependant, ce billet qui était dans la serrure. Quelqu’un l’y a mis ; il n’est pas venu seul.

Basque ouvrit les bras en signe d’ignorance absolue.

– C’est probablement M. de Bragelonne qui l’y aura mis ? dit Porthos.

– Alors, il serait entré ici ?

– Sans doute, monsieur.

– Mais, enfin, puisque j’avais la clef dans ma poche, reprit Basque avec persévérance.

De Saint-Aignan froissa le billet après l’avoir lu.

– Il y a quelque chose là-dessous, murmura-t-il absorbé.

Porthos le laissa un instant à ses réflexions.

Puis il revint à son message.

– Vous plairait-il que nous en revinssions à notre affaire ? demanda-t-il en s’adressant à de Saint-Aignan quand le laquais eut disparu.

– Mais je crois la comprendre par ce billet si étrangement arrivé. M. de Bragelonne m’annonce un ami…

– Je suis son ami ; c’est donc moi qu’il vous annonce.

– Pour m’adresser une provocation ?

– Précisément.

– Et il se plaint que je l’ai offensé ?

– Cruellement, mortellement !

– De quelle façon, s’il vous plaît ? Car sa démarche est trop mystérieuse pour que je n’y cherche pas au moins un sens.

– Monsieur, répondit Porthos, mon ami doit avoir raison, et, quant à sa démarche, si elle est mystérieuse comme vous dites, n’en accusez que vous.

Porthos prononça ces dernières paroles avec une confiance qui, pour un homme peu habitué à sa façon, devait révéler une infinité de sens.

– Mystère, soit ! Voyons le mystère, dit de Saint-Aignan.

Mais Porthos s’inclina.

– Vous trouverez bon que je n’y entre point, monsieur, dit-il, et pour d’excellentes raisons.

– Que je comprends à merveille. Oui, monsieur, effleurons alors. Voyons, monsieur je vous écoute.

– Il y a d’abord, monsieur, dit Porthos, que vous avez déménagé ?

– C’est vrai, j’ai déménagé, dit de Saint-Aignan.

– Vous l’avouez ? dit Porthos d’un air de satisfaction visible.

– Si je l’avoue ? Mais oui, je l’avoue. Pourquoi donc voulez-vous que je ne l’avoue pas ?

– Vous avez avoué. Bien, nota Porthos en levant seulement un doigt en l’air.

– Ah çà ! monsieur, comment mon déménagement peut-il avoir causé dommage à M. de Bragelonne ? Répondez, voyons. Car je ne comprends absolument rien à ce que vous me dites.

Porthos l’arrêta.

– Monsieur, dit-il gravement, ce grief est le premier de ceux que M. de Bragelonne articule contre vous. S’il l’articule, c’est qu’il s’est senti blessé.

De Saint-Aignan battit du pied le parquet avec impatience.

– Cela ressemble à une mauvaise querelle, dit-il.

– On ne saurait avoir une mauvaise querelle avec un aussi galant homme que le vicomte de Bragelonne, repartit Porthos ; mais, enfin, vous n’avez rien à ajouter au sujet du déménagement, n’est-ce pas ?

– Non. Après ?

– Ah ! après ? Mais remarquez bien, monsieur, que voilà déjà un grief abominable auquel vous ne répondez pas, ou plutôt auquel vous répondez mal. Comment, monsieur, vous déménagez, cela offense M. de Bragelonne, et vous ne vous excusez pas ? Très bien !

– Quoi ! s’écria de Saint-Aignan, qui s’irritait du flegme de ce personnage ; quoi ! j’ai besoin de consulter M. de Bragelonne sur le sujet de déménager ou non ? Allons donc, monsieur !

– Obligatoire, monsieur, obligatoire. Toutefois, vous m’avouerez que cela n’est rien en comparaison du second grief.

Porthos prit un air sévère.

– Et cette trappe, monsieur, dit-il, et cette trappe ?

De Saint-Aignan devint excessivement pâle. Il recula sa chaise si brusquement, que Porthos, tout naïf qu’il était, s’aperçut que le coup avait porté avant.

– La trappe, murmura de Saint-Aignan.

– Oui, monsieur, expliquez-la si vous pouvez, dit Porthos en secouant la tête.

De Saint-Aignan baissa le front.

– Oh ! je suis trahi, murmura-t-il ; on sait tout !

– On sait toujours tout, répliqua Porthos, qui ne savait rien.

– Vous m’en voyez accablé, poursuivit de Saint-Aignan, accablé à ce point que j’en perds la tête !

– Conscience coupable, monsieur. Oh ! votre affaire n’est pas bonne.

– Monsieur !

– Et quand le public sera instruit, et qu’il se fera juge…

– Oh ! monsieur, s’écria vivement le comte, un pareil secret doit être ignoré, même du confesseur !

– Nous aviserons, dit Porthos, et le secret n’ira pas loin, en effet.

– Mais, monsieur, reprit de Saint-Aignan, M. de Bragelonne, en pénétrant ce secret, se rend-il compte du danger qu’il court, et qu’il fait courir ?

– M. de Bragelonne ne court aucun danger, monsieur, n’en craint aucun, et vous l’expérimenterez bientôt, avec l’aide de Dieu.

« Cet homme est un enragé, pensa de Saint-Aignan. Que me veut-il ? »

Puis il reprit tout haut :

– Voyons, monsieur, assoupissons cette affaire.

– Vous oubliez le portrait ? dit Porthos avec une voix de tonnerre qui glaça le sang du comte.

Comme le portrait était celui de La Vallière, et qu’il n’y avait plus à s’y méprendre, de Saint-Aignan sentit ses yeux se dessiller tout à fait.

– Ah ! s’écria-t-il, ah ! monsieur, je me souviens que M. de Bragelonne était son fiancé.

Porthos prit un air imposant, la majesté de l’ignorance.

– Il ne m’importe en rien, ni à vous non plus, dit-il, que mon ami soit ou non le fiancé de qui vous dites. Je suis même surpris que vous ayez prononcé cette parole indiscrète. Elle pourra faire tort à votre cause, monsieur.

– Monsieur, vous êtes l’esprit, la délicatesse et la loyauté en une personne. Je vois tout ce dont il s’agit.

– Tant mieux ! dit Porthos.

– Et, poursuivit de Saint-Aignan, vous me l’avez fait entendre de la façon la plus ingénieuse et la plus exquise. Merci, monsieur, merci !

Porthos se rengorgea.

– Seulement, à présent que je sais tout, souffrez que je vous explique…

Porthos secoua la tête en homme qui ne veut pas entendre ; mais de Saint Aignan continua :

– Je suis au désespoir, voyez-vous, de tout ce qui arrive ; mais qu’eussiez-vous fait à ma place ? Voyons, entre nous, dites-moi ce que vous eussiez fait ?

Porthos leva la tête.

– Il ne s’agit point de ce que j’eusse fait, jeune homme ; vous avez, dit-il, connaissance des trois griefs, n’est-ce pas ?

– Pour le premier, pour le déménagement, monsieur, et ici, c’est à l’homme d’esprit et d’honneur que je m’adresse, quand une auguste volonté elle-même me conviait à déménager, devais-je, pouvais-je désobéir ?

Porthos fit un mouvement que de Saint-Aignan ne lui donna pas le temps d’achever.

– Ah ! ma franchise vous touche, dit-il, interprétant le mouvement à sa manière. Vous sentez que j’ai raison.

Porthos ne répliqua rien.

– Je passe à cette malheureuse trappe, poursuivit de Saint-Aignan en appuyant sa main sur le bras de Porthos ; cette trappe, cause du mal, moyen du mal ; cette trappe construite pour ce que vous savez. Eh bien ! en bonne foi, supposez-vous que ce soit moi qui, de mon plein gré, dans un endroit pareil, aie fait ouvrir une trappe destinée… Oh ! non, vous ne le croyez pas, et, ici encore, vous sentez, vous devinez, vous comprenez, une volonté au-dessus de la mienne. Vous appréciez l’entraînement, je ne parle pas de l’amour, cette folie irrésistible… Mon Dieu !… heureusement, j’ai affaire à un homme plein de cœur de sensibilité ; sans quoi, que de malheur et de scandale sur elle, pauvre enfant !… et sur celui… que je ne veux pas nommer !

Porthos, étourdi, abasourdi par l’éloquence et les gestes de Saint-Aignan, faisait mille efforts pour recevoir cette averse de paroles, auxquelles il ne comprenait pas le plus petit mot, droit et immobile sur son siège ; il y parvint.

De Saint-Aignan, lancé dans sa péroraison, continua, en donnant une action nouvelle à sa voix, une véhémence croissante à son geste :

– Quant au portrait, car je comprends que le portrait est le grief principal ; quant au portrait, voyons, suis-je coupable ? Qui a désiré avoir son portrait ? est-ce moi ? Qui l’aime ? est-ce moi ? Qui la veut ? est-ce moi ?… Qui l’a prise ? est-ce moi ? Non ! mille fois non ! je sais que M. de Bragelonne doit être désespéré, je sais que ces malheurs-là sont cruels. Tenez, moi aussi, je souffre. Mais pas de résistance possible. Luttera-t-il ? on en rirait. S’il s’obstine seulement, il se perd. Vous me direz que le désespoir est une folie ; mais vous êtes raisonnable, vous, vous m’avez compris. Je vois à votre air grave réfléchi, embarrassé même, que l’importance de la situation vous a frappé. Retournez donc vers M. de Bragelonne ; remerciez-le, comme je l’en remercie moi-même, d’avoir choisi pour intermédiaire un homme de votre mérite. Croyez que, de mon côté, je garderai une reconnaissance éternelle à celui qui a pacifié si ingénieusement si intelligemment notre discorde. Et, puisque le malheur a voulu que ce secret fût à quatre au lieu d’être à trois, eh bien ! ce secret, qui peut faire la fortune du plus ambitieux, je me réjouis de le partager avec vous ; je m’en réjouis du fond de l’âme. À partir de ce moment, disposez donc de moi, je me mets à votre merci. Que faut-il que je fasse pour vous ? Que dois-je demander, exiger même ? Parlez, monsieur, parlez.

Et, selon l’usage familièrement amical des courtisans de cette époque, de Saint-Aignan vint enlacer Porthos et le serrer tendrement dans ses bras.

Porthos se laissa faire avec un flegme inouï.

– Parlez, répéta de Saint-Aignan ; que demandez-vous ?

– Monsieur, dit Porthos, j’ai en bas un cheval ; faites moi le plaisir de le monter ; il est excellent et ne vous jouera point de mauvais tours.

– Monter à cheval ! pour quoi faire ? demanda de Saint-Aignan avec curiosité.

– Mais, pour venir avec moi où nous attend M. de Bragelonne.

– Ah ! il voudrait me parler, je le conçois ; avoir des détails. Hélas ! c’est bien délicat ! Mais, en ce moment, je ne puis, le roi m’attend.

– Le roi attendra, dit Porthos.

– Mais, où donc m’attend M. de Bragelonne ?

– Aux Minimes, à Vincennes.

– Ah çà ! mais, rions-nous ?

– Je ne crois pas ; moi, du moins.

Et Porthos donna à son visage la rigidité de ses lignes les plus sévères.

– Mais les Minimes, c’est un rendez-vous d’épée, cela ? Eh bien ! qu’ai-je à faire aux Minimes, alors ?

Porthos tira lentement son épée.

– Voici la mesure de l’épée de mon ami, dit-il.

– Corbleu ! Cet homme est fou ! s’écria de Saint-Aignan.

Le rouge monta aux oreilles de Porthos.

– Monsieur, dit-il, si je n’avais pas l’honneur d’être chez vous, et de servir les intérêts de M. de Bragelonne, je vous jetterais par votre fenêtre ! Ce sera partie remise, et vous ne perdrez rien pour attendre. Venez-vous aux Minimes, monsieur ?

– Eh !…

– Y venez-vous de bonne volonté ?

– Mais…

– Je vous y porte si vous n’y venez pas ! Prenez garde !

– Basque ! s’écria M. de Saint-Aignan.

– Le roi appelle M. le comte, dit Basque.

– C’est différent, dit Porthos ; le service du roi avant tout. Nous attendrons là jusqu’à ce soir, monsieur.

Et, saluant de Saint-Aignan avec sa courtoisie ordinaire, Porthos sortit, enchanté d’avoir arrangé encore une affaire.

De Saint-Aignan le regarda sortir ; puis, repassant à la hâte son habit et sa veste, il courut en réparant le désordre de sa toilette, et disant :

– Aux Minimes !… aux Minimes !… Nous verrons comment le roi va prendre ce cartel-là. Il est bien pour lui, pardieu !

Chapitre CXCV – Rivaux politiques §

Le roi, après cette promenade si fertile pour Apollon, et dans laquelle chacun payait son tribut aux Muses, comme disaient les poètes de l’époque, le roi trouva chez lui M. Fouquet qui l’attendait.

Derrière le roi venait M. Colbert, qui l’avait pris dans un corridor comme s’il l’eût attendu à l’affût, et qui le suivait comme son ombre jalouse et surveillante ; M. Colbert, avec sa tête carrée, son gros luxe d’habits débraillés, qui le faisaient ressembler quelque peu à un seigneur flamand après la bière.

M. Fouquet, à la vue de son ennemi, demeura calme, et s’attacha pendant toute la scène qui allait suivre à observer cette conduite si difficile de l’homme supérieur dont le cœur regorge de mépris, et qui ne veut pas même témoigner son mépris, dans la crainte de faire encore trop d’honneur à son adversaire.

Colbert ne cachait pas une joie insultante. Pour lui, c’était de la part de M. Fouquet une partie mal jouée et perdue sans ressource, quoiqu’elle ne fût pas encore terminée. Colbert était de cette école d’hommes politiques qui n’admirent que l’habileté, qui n’estiment que le succès.

De plus, Colbert, qui n’était pas seulement un homme envieux et jaloux, mais qui avait à cœur tous les intérêts du roi, parce qu’il était doué au fond de la suprême probité du chiffre, Colbert pouvait se donner à lui-même le prétexte, si heureux lorsque l’on hait, qu’il agissait, en haïssant et en perdant M. Fouquet, en vue du bien de l’État et de la dignité royale.

Aucun de ces détails n’échappa à Fouquet. À travers les gros sourcils de son ennemi, et malgré le jeu incessant de ses paupières, il lisait, par les yeux, jusqu’au fond du cœur de Colbert ; il vit donc tout ce qu’il y avait dans ce cœur : haine et triomphe.

Seulement, comme, tout en pénétrant, il voulait rester impénétrable, il rasséréna son visage, sourit de ce charmant sourire sympathique qui n’appartenait qu’à lui, et, donnant l’élasticité la plus noble et la plus souple à la fois à son salut :

– Sire, dit-il, je vois, à l’air joyeux de Votre Majesté, qu’elle a fait une bonne promenade.

– Charmante, en effet, monsieur le surintendant, charmante ! Vous avez eu bien tort de ne pas venir avec nous, comme je vous y avais invité.

– Sire, je travaillais, répondit le surintendant.

Fouquet n’eut pas même besoin de détourner la tête ; il ne regardait pas du côté de M. Colbert.

– Ah ! la campagne, monsieur Fouquet ! s’écria le roi. Mon Dieu, que je voudrais pouvoir toujours vivre à la campagne, en plein air, sous les arbres !

– Oh ! Votre Majesté n’est pas encore lasse du trône, j’espère ? dit Fouquet.

– Non ; mais les trônes de verdure sont bien doux.

– En vérité, Sire, Votre Majesté comble tous mes vœux en parlant ainsi. J’avais justement une requête à lui présenter.

– De la part de qui, monsieur le surintendant ?

– De la part des nymphes de Vaux.

– Ah ! ah ! fit Louis XIV.

– Le roi m’a daigné faire une promesse, dit Fouquet.

– Oui, je me rappelle.

– La fête de Vaux, la fameuse fête, n’est-ce pas, Sire ? dit Colbert essayant de faire preuve de crédit en se mêlant à la conversation.

Fouquet, avec un profond mépris, ne releva pas le mot. Ce fut pour lui comme si Colbert n’avait ni pensé ni parlé.

– Votre Majesté sait, dit-il, que je destine ma terre de Vaux à recevoir le plus aimable des princes, le plus puissant des rois.

– J’ai promis, monsieur, dit Louis XIV en souriant, et un roi n’a que sa parole.

– Et moi, Sire, je viens dire à Votre Majesté que je suis absolument à ses ordres.

– Me promettez-vous beaucoup de merveilles, monsieur le surintendant ?

Et Louis XIV regarda Colbert.

– Des merveilles ? Oh ! non, Sire. Je ne m’engage point à cela ; j’espère pouvoir promettre un peu de plaisir, peut-être même un peu d’oubli au roi.

– Non pas, non pas, monsieur Fouquet, dit le roi. J’insiste sur le mot merveille. Oh ! vous êtes un magicien, nous connaissons votre pouvoir, nous savons que vous trouvez de l’or, n’y en eût-il point au monde. Aussi le peuple dit que vous en faites.

Fouquet sentit que le coup partait d’un double carquois et que le roi lui lançait à la fois une flèche de son arc, une flèche de l’arc de Colbert. Il se mit à rire.

– Oh ! dit-il, le peuple sait parfaitement dans quelle mine je le prends, cet or. Il le sait trop, peut-être ; et du reste, ajouta-t-il fièrement, je puis assurer Votre Majesté que l’or destiné à payer la fête de Vaux ne fera couler ni sang ni larmes. Des sueurs, peut-être. On les paiera.

Louis resta interdit. Il voulut regarder Colbert, Colbert aussi voulut répliquer ; un coup d’œil d’aigle, un regard loyal, royal même, lancé par Fouquet, arrêta la parole sur ses lèvres.

Le roi, s’était remis pendant ce temps. Il se tourna vers Fouquet, et lui dit :

– Donc, vous formulez votre invitation ?

– Oui, Sire, s’il plaît à Votre Majesté.

– Pour quel jour ?

– Pour le jour qu’il vous conviendra, Sire.

– C’est parler en enchanteur qui improvise, monsieur Fouquet. Je n’en dirais pas autant, moi.

– Votre Majesté fera, quand elle le voudra, tout ce qu’un roi peut et doit faire. Le roi de France a des serviteurs capables de tout pour son service et pour ses plaisirs.

Colbert essaya de regarder le surintendant pour voir si ce mot était un retour à des sentiments moins hostiles. Fouquet n’avait pas même regardé son ennemi. Colbert n’existait pas pour lui.

– Eh bien ! à huit jours, voulez-vous ? dit le roi.

– À huit jours, Sire.

– Nous sommes à mardi ; voulez-vous jusqu’au dimanche suivant ?

– Le délai que daigne accorder Sa Majesté secondera puissamment les travaux que mes architectes vont entreprendre pour concourir au divertissement du roi et de ses amis.

– Et, en parlant de mes amis, repartit le roi, comment les traitez-vous ?

– Le roi est maître partout, Sire ; le roi fait sa liste et donne ses ordres. Tous ceux qu’il daigne inviter sont des hôtes très respectés par moi.

– Merci ! reprit le roi, touché de la noble pensée exprimée avec un noble accent.

Fouquet prit alors congé de Louis XIV, après quelques mots donnés aux détails de certaines affaires…

Il sentit que Colbert demeurait avec le roi, qu’on allait s’entretenir de lui, que ni l’un ni l’autre ne l’épargnerait.

La satisfaction de donner un dernier coup, un terrible coup à son ennemi, lui apparut comme une compensation à tout ce qu’on allait lui faire souffrir…

Il revint donc promptement, lorsque déjà il avait touché la porte, et, s’adressant au roi :

– Pardon ! Sire, dit-il pardon !

– De quoi pardon, monsieur ? fit le prince avec aménité.

– D’une faute grave, que je commettais sans m’en apercevoir.

– Une faute, vous ? Ah ! monsieur Fouquet, il faudra bien que je vous pardonne. Contre quoi avez-vous péché, ou contre qui ?

– Contre toute convenance, Sire. J’oubliais de faire part à Votre Majesté d’une circonstance assez importante.

– Laquelle ?

Colbert frissonna ; il crut à une dénonciation. Sa conduite avait été démasquée. Un mot de Fouquet, une preuve articulée, et, devant la loyauté juvénile de Louis XIV, s’effaçait toute la faveur de Colbert. Celui-ci trembla donc qu’un coup si hardi ne vînt renverser tout son échafaudage, et, de fait, le coup était si beau à jouer, qu’Aramis, le beau joueur, ne l’eût pas manqué.

– Sire, dit Fouquet d’un air dégagé, puisque vous avez eu la bonté de me pardonner, je suis tout loger dans ma confession : ce matin, j’ai vendu l’une de mes charges.

– Une de vos charges ! s’écria le roi ; laquelle donc ?

Colbert devint livide.

– Celle qui me donnait, Sire, une grande robe et un air sévère : la charge de procureur général.

Le roi poussa un cri involontaire, et regarda Colbert.

Celui-ci, la sueur au front, se sentit près de défaillir.

– À qui vendîtes-vous cette charge, monsieur Fouquet ? demanda le roi.

Colbert s’appuya au chambranle de la cheminée.

– À un conseiller du Parlement, Sire, qui s’appelle M. Vanel.

– Vanel ?

– Un ami de M. l’intendant Colbert, ajouta Fouquet en laissant tomber ces mots avec une nonchalance inimitable, avec une expression d’oubli et d’ignorance que le peintre, l’acteur et le poète doivent renoncer à reproduire avec le pinceau, le geste ou la plume.

Puis, ayant fini, ayant écrasé Colbert sous le poids de cette supériorité, le surintendant salua de nouveau le roi, et partit à moitié vengé par la stupéfaction du prince et par l’humiliation du favori.

– Est-il possible ? se dit le roi quand Fouquet eut disparu. Il a vendu cette charge ?

– Oui, Sire, répliqua Colbert avec intention.

– Il est fou ! risqua le roi.

Colbert, cette fois, ne répliqua pas ; il avait entrevu la pensée du maître. Cette pensée le vengeait aussi. À sa haine venait se joindre sa jalousie ; à son plan de ruine venait s’allier une menace de disgrâce.

Désormais, Colbert le sentit, entre Louis XIV et lui, les idées hostiles ne rencontraient plus d’obstacles, et la première faute de Fouquet qui pourrait servir de prétexte devancerait de près le châtiment.

Fouquet avait laissé tomber son arme. Haine et Jalousie venaient de la ramasser.

Colbert fut invité par le roi à la fête de Vaux ; il salua comme un homme sûr de lui, il accepta comme un homme qui oblige.

Le roi en était au nom de Saint-Aignan sur la liste d’ordres, quand l’huissier annonça le comte de Saint-Aignan.

Colbert se retira discrètement à l’arrivée du Mercure royal.

Chapitre CXCVI – Rivaux amoureux §

De Saint-Aignan avait quitté Louis XIV il y avait deux heures à peine ; mais, dans cette première effervescence de son amour, quand Louis XIV ne voyait pas La Vallière, il fallait qu’il parlât d’elle. Or, la seule personne avec laquelle il pût en parler à son aise était de Saint-Aignan ; de Saint – Aignan lui était donc indispensable.

– Ah ! c’est vous, comte ? s’écria-t-il en l’apercevant, doublement joyeux qu’il était de le voir et de ne plus voir Colbert, dont la figure renfrognée l’attristait toujours. Tant mieux ! je suis content de vous voir ; vous serez du voyage, n’est-ce pas ?

– Du voyage, Sire ? demanda de Saint-Aignan. Et de quel voyage ?

– De celui que nous ferons pour aller jouir de la fête que nous donne M. le surintendant à Vaux. Ah ! de Saint-Aignan, tu vas enfin voir une fête près de laquelle nos divertissements de Fontainebleau seront des jeux de robins.

– À Vaux ! le surintendant donne une fête à Votre Majesté, et à Vaux, rien que cela ?

– Rien que cela ! Je te trouve charmant de faire le dédaigneux. Sais-tu, toi qui fais le dédaigneux, que, lorsqu’on saura que M. Fouquet me reçoit à Vaux, de dimanche en huit, sais-tu que l’on s’égorgera pour être invité à cette fête ? Je te le répète donc, de Saint-Aignan, tu seras du voyage.

– Oui, si, d’ici là, je n’en ai pas fait un autre plus long et moins agréable.

– Lequel ?

– Celui de Styx, Sire.

– Fi ! dit Louis XIV en riant.

– Non, sérieusement, Sire, répondit de Saint-Aignan. J’y suis convié, et de façon, en vérité, à ne pas trop savoir de quelle manière m’y prendre pour refuser.

– Je ne te comprends pas, mon cher. Je sais que tu es en verve poétique ; mais tâche de ne pas tomber d’Apollon en Phébus.

– Eh bien ! donc, si Votre Majesté daigne m’écouter je ne mettrai pas plus longtemps l’esprit de mon roi à la torture.

– Parle.

– Le roi connaît-il M. le baron du Vallon ?

– Oui, pardieu ! un bon serviteur du roi mon père, et un beau convive, ma foi ! Car c’est de celui qui a dîné avec nous à Fontainebleau que tu veux parler ?

– Précisément. Mais Votre Majesté a oublié d’ajouter à ses qualités : un aimable tueur de gens.

– Comment ! il veut te tuer, M. du Vallon.

– Ou me faire tuer, ce qui est tout un.

– Oh ! par exemple !

– Ne riez pas, Sire, je ne dis rien qui soit au-dessous de la vérité.

– Et tu dis qu’il veut te faire tuer ?

– C’est son idée pour le moment, à ce digne gentilhomme.

– Sois tranquille, je te défendrai, s’il a tort.

– Ah ! il y a un si.

– Sans doute. Voyons, réponds comme s’il s’agissait d’un autre, mon pauvre de Saint-Aignan ; a-t-il tort ou raison ?

– Votre Majesté va en juger.

– Que lui as-tu fait ?

– Oh ! à lui, rien ; mais il paraît que j’ai fait à un de ses amis.

– C’est tout comme ; et, son ami, est-ce un des quatre fameux ?

– Non, c’est le fils d’un des quatre fameux, voilà tout.

– Qu’as-tu fait à ce fils ? Voyons.

– Dame ! j’ai aidé quelqu’un à lui prendre sa maîtresse.

– Et tu avoues cela ?

– Il faut bien que je l’avoue, puisque c’est vrai.

– En ce cas, tu as tort.

– Ah ! j’ai tort ?

– Oui, et, ma foi, s’il te tue…

– Eh bien ?

– Eh bien ! il aura raison.

– Ah ! voilà donc comme vous jugez, Sire ?

– Trouves-tu la méthode mauvaise ?

– Je la trouve expéditive.

– Bonne justice et prompte, disait mon aïeul Henri IV.

– Alors, que le roi signe vite la grâce de mon adversaire, qui m’attend aux Minimes pour me tuer.

– Son nom et un parchemin.

– Sire, il y a un parchemin sur la table de Votre Majesté, et, quant à son nom…

– Quant à son nom ?

– C’est le vicomte de Bragelonne, Sire.

– Le vicomte de Bragelonne ? s’écria le roi en passant du rire à la plus profonde stupeur.

Puis, après un moment de silence, pendant lequel il essuya la sueur qui coulait sur son front :

– Bragelonne ! murmura-t-il.

– Pas davantage, Sire, dit de Saint-Aignan.

– Bragelonne, le fiancé de ?…

– Oh ! mon Dieu, oui ! Bragelonne, le fiancé de…

– Il était à Londres, cependant !

– Oui ; mais je puis vous répondre qu’il n’y est plus, Sire.

– Et il est à Paris ?

– C’est-à-dire qu’il est aux Minimes, où il m’attend, comme j’ai eu l’honneur de le dire au roi.

– Sachant tout ?

– Et bien d’autres choses encore ! Si le roi veut voir le billet qu’il m’a fait tenir…

Et de Saint-Aignan tira de sa poche le billet que nous connaissons.

– Quand Votre Majesté aura lu le billet, dit-il, j’aurai l’honneur de lui dire comment il m’est parvenu.

Le roi lut avec agitation, et aussitôt.

– Eh bien ? demanda-t-il.

– Eh bien ! Votre Majesté connaît certaine serrure ciselée, fermant certaine porte en bois d’ébène, qui sépare certaine chambre de certain sanctuaire bleu et blanc ?

– Certainement, le boudoir de Louise.

– Oui, Sire. Eh bien ! c’est dans le trou de cette serrure que j’ai trouvé ce billet. Qui l’y a mis ? M. de Bragelonne ou le diable ? Mais, comme le billet sent l’ambre et non le soufre, je conclus que ce doit être non pas le diable, mais bien M. de Bragelonne.

Louis pencha la tête et parut absorbé tristement. Peut-être en ce moment quelque chose comme un remords traversait-il son cœur.

– Oh ! dit-il, ce secret découvert !

– Sire, je vais faire de mon mieux pour que ce secret meure dans la poitrine qui le renferme, dit de Saint-Aignan d’un ton de bravoure tout espagnol.

Et il fit un mouvement pour gagner la porte ; mais d’un geste le roi l’arrêta.

– Et où allez-vous ? demanda-t-il.

– Mais où l’on m’attend, Sire.

– Quoi faire ?

– Me battre, probablement.

– Vous battre ? s’écria le roi. Un moment, s’il vous plaît, monsieur le comte !

De Saint-Aignan secoua la tête comme l’enfant qui se mutine quand on veut l’empêcher de se jeter dans un puits ou de jouer avec un couteau.

– Mais cependant, Sire… fit-il.

– Et d’abord, dit le roi, je ne suis pas éclairé.

– Oh ! sur ce point, que Votre Majesté interroge, répondit de Saint-Aignan, et je ferai la lumière.

– Qui vous a dit que M. de Bragelonne a pénétré dans la chambre en question ?

– Ce billet que j’ai trouvé dans la serrure, comme j’ai eu l’honneur de le dire à Votre Majesté.

– Qui te dit que c’est lui qui l’y a mis ?

– Quel autre que lui eût osé se charger d’une pareille commission ?

– Tu as raison. Comment a-t-il pénétré chez toi ?

– Ah ! ceci est fort grave, attendu que toutes les portes étaient fermées, et que mon laquais, Basque, avait les clefs dans ses poches.

– Eh bien ! on aura gagné ton laquais.

– Impossible, Sire.

– Pourquoi, impossible ?

– Parce que, si on l’eût gagné, on n’eût pas perdu le pauvre garçon, dont on pouvait encore avoir besoin plus tard, en manifestant clairement qu’on s’était servi de lui.

– C’est juste. Maintenant, il ne resterait donc qu’une conjecture.

– Voyons, Sire, si cette conjecture est la même que celle qui s’est présentée à mon esprit ?

– C’est qu’il se serait introduit par l’escalier.

– Hélas ! Sire, cela me paraît plus que probable.

– Il n’en faut pas moins que quelqu’un ait vendu le secret de la trappe.

– Vendu ou donné.

– Pourquoi cette distinction ?

– Parce que certaines personnes, Sire, étant au-dessus du prix d’une trahison, donnent et ne vendent pas.

– Que veux-tu dire ?

– Oh ! Sire, Votre Majesté a l’esprit trop subtil pour ne pas m’épargner, en devinant, l’embarras de nommer.

– Tu as raison : Madame !

– Ah ! fit de Saint-Aignan.

– Madame, qui s’est inquiétée du déménagement.

– Madame, qui a les clefs des chambres de ses filles, et qui est assez puissante pour découvrir ce que nul, excepté vous, Sire, ou elle, ne découvrirait.

– Et tu crois que ma sœur aura fait alliance avec Bragelonne ?

– Eh ! eh ! Sire…

– À ce point de l’instruire de tous ces détails ?

– Peut-être mieux encore.

– Mieux !… Achève.

– Peut-être au point de l’accompagner.

– Où cela ? En bas, chez toi ?

– Croyez-vous la chose impossible, Sire ?

– Oh !

– Écoutez. Le roi sait si Madame aime les parfums ?

– Oui, c’est une habitude qu’elle a prise de ma mère.

– La verveine surtout ?

– C’est son odeur de prédilection.

– Eh bien ! mon appartement embaume la verveine.

Le roi demeura pensif.

– Mais, reprit-il, après un moment de silence pourquoi Madame prendrait elle le parti de Bragelonne contre moi ?

En disant ces mots, auxquels de Saint-Aignan eût bien facilement répondu par ceux-ci : « Jalousie de femme ! » le roi sondait son ami jusqu’au fond du cœur pour voir s’il avait pénétré le secret de sa galanterie avec sa belle – sœur. Mais de Saint-Aignan n’était pas un courtisan médiocre ; il ne se risquait pas à la légère dans la découverte des secrets de famille ; il était trop ami des Muses pour ne pas songer souvent à ce pauvre Ovidius Naso, dont les yeux versèrent tant de larmes pour expier le crime d’avoir vu on ne sait quoi dans la maison d’Auguste. Il passa donc adroitement à côté du secret de Madame. Mais comme il avait fait preuve de sagacité en indiquant que Madame était venue chez lui avec Bragelonne, il fallait payer l’usure de cet amour-propre et répondre nettement à cette question : « Pourquoi Madame est-elle contre moi avec Bragelonne ? »

– Pourquoi ? répondit de Saint-Aignan. Mais Votre Majesté oublie donc que M. le comte de Guiche est l’ami intime du vicomte de Bragelonne ?

– Je ne vois pas le rapport, répondit le roi.

– Ah ! pardon, Sire, fit de Saint-Aignan ; mais je croyais M. le comte de Guiche grand ami de Madame.

– C’est juste, repartit le roi ; il n’y a plus besoin de chercher, le coup est venu de là.

– Et, pour le parer, le roi n’est-il pas d’avis qu’il faut en porter un autre ?

– Oui ; mais pas du genre de ceux qu’on se porte au bois de Vincennes, répondit le roi.

– Votre Majesté oublie, dit de Saint-Aignan, que je suis gentilhomme, et que l’on m’a provoqué.

– Ce n’est pas toi que cela regarde.

– Mais c’est moi qu’on attend aux Minimes, Sire, depuis plus d’une heure ; moi qui en suis cause, et déshonoré si je ne vais pas où l’on m’attend.

– Le premier honneur d’un gentilhomme, c’est l’obéissance à son roi.

– Sire…

– J’ordonne que tu demeures !

– Sire…

– Obéis.

– Comme il plaira à Votre Majesté, Sire.

– D’ailleurs, je veux éclaircir toute cette affaire ; je veux savoir comment on s’est joué de moi avec assez d’audace pour pénétrer dans le sanctuaire de mes prédilections. Ceux qui ont fait cela, de Saint-Aignan, ce n’est pas toi qui dois les punir, car ce n’est pas ton honneur qu’ils ont attaqué, c’est le mien.

– Je supplie Votre Majesté de ne pas accabler de sa colère M. de Bragelonne, qui, dans cette affaire, a pu manquer de prudence, mais pas de loyauté.

– Assez ! Je saurai faire la part du juste et de l’injuste, même au fort de ma colère. Pas un mot de cela à Madame, surtout.

– Mais que faire vis-à-vis de M. de Bragelonne, Sire ? Il va me chercher, et…

– Je lui aurai parlé ou fait parler avant ce soir.

– Encore une fois, Sire, je vous en supplie, de l’indulgence.

– J’ai été indulgent assez longtemps, comte, dit Louis XIV en fronçant le sourcil ; il est temps que je montre à certaines personnes que je suis le maître chez moi.

Le roi prononçait à peine ces mots, qui annonçaient qu’au nouveau ressentiment se mêlait le souvenir d’un ancien, que l’huissier apparut sur le seuil du cabinet.

– Qu’y a-t-il ? demanda le roi, et pourquoi vient-on quand je n’ai point appelé ?

– Sire, dit l’huissier, Votre Majesté m’a ordonné, une fois pour toutes, de laisser passer M. le comte de La Fère toutes les fois qu’il aurait à parler à Votre Majesté.

– Après ?

– M. le comte de La Fère est là qui attend.

Le roi et de Saint-Aignan échangèrent à ces mots un regard dans lequel il y avait plus d’inquiétude que de surprise. Louis hésita un instant. Mais, presque aussitôt, prenant sa résolution :

– Va, dit-il à de Saint-Aignan, va trouver Louise, instruis-la de ce qui se trame contre nous ; ne lui laisse pas ignorer que Madame recommence ses persécutions, et qu’elle a mis en campagne des gens qui eussent mieux fait de rester neutres.

– Sire…

– Si Louise s’effraie, continua le roi, rassure-la ; dis-lui que l’amour du roi est un bouclier impénétrable. Si, ce dont j’aime à douter, elle savait tout déjà ou si elle avait subi de son côté quelque attaque, dis-lui bien, de Saint – Aignan, ajouta le roi tout frissonnant de colère et de fièvre, dis-lui bien que, cette fois, au lieu de la défendre, je la vengerai, et cela si sévèrement, que nul, désormais, n’osera lever les yeux jusqu’à elle.

– Est-ce tout, Sire ?

– C’est tout. Va vite, et demeure fidèle, toi qui vis au milieu de cet enfer, sans avoir comme moi l’espoir du paradis.

Saint-Aignan s’épuisa en protestations de dévouement ; il prit et baisa la main du roi et sortit radieux.

Fin du tome III

Chapitre CXCVII – Roi et noblesse §

Louis se remit aussitôt pour faire un bon visage à M. de La Fère. Il prévoyait bien que le comte n’arrivait point par hasard. Il sentait vaguement l’importance de cette visite ; mais à un homme du ton d’Athos, à un esprit aussi distingué, la première vue ne devait rien offrir de désagréable ou de mal ordonné.

Quand le jeune roi fut assuré d’être calme en apparence, il donna ordre aux huissiers d’introduire le comte.

Quelques minutes après, Athos, en habit de cérémonie, revêtu des ordres que seul il avait le droit de porter à la Cour de France, Athos se présenta d’un air si grave et si solennel, que le roi put juger, du premier coup, s’il s’était ou non trompé dans ses pressentiments.

Louis fit un pas vers le comte et lui tendit avec un sourire une main sur laquelle Athos s’inclina plein de respect.

– Monsieur le comte de La Fère, dit le roi rapidement, vous êtes si rare chez moi, que c’est une très bonne fortune de vous y voir.

Athos s’inclina et répondit :

– Je voudrais avoir le bonheur d’être toujours auprès de Votre Majesté.

Cette réponse, faite sur ce ton, signifiait manifestement : « Je voudrais pouvoir être un des conseillers du roi pour lui épargner des fautes. »

Le roi le sentit, et, décidé devant cet homme à conserver l’avantage du calme avec l’avantage du rang :

– Je vois que vous avez quelque chose à me dire, fit-il.

– Je ne me serais pas, sans cela, permis de me présenter chez Votre Majesté.

– Dites vite, monsieur, j’ai hâte de vous satisfaire.

Le roi s’assit.

– Je suis persuadé, répliqua Athos d’un ton légèrement ému, que Votre Majesté me donnera toute satisfaction.

– Ah ! dit le roi avec une certaine hauteur, c’est une plainte que vous venez formuler ici ?

– Ce ne serait une plainte, reprit Athos, que si Votre Majesté… Mais, veuillez m’excuser, Sire, je vais reprendre l’entretien à son début.

– J’attends.

– Le roi se souvient qu’à l’époque du départ de M. de Buckingham, j’ai eu l’honneur de l’entretenir.

– À cette époque, à peu près… Oui, je me le rappelle ; seulement, le sujet de l’entretien… je l’ai oublié.

Athos tressaillit.

– J’aurai l’honneur de le rappeler au roi, dit-il. Il s’agissait d’une demande que je venais adresser à Votre Majesté, touchant le mariage que voulait contracter M. de Bragelonne avec Mlle de La Vallière.

– Nous y voici, pensa le roi. Je me souviens, dit-il tout haut.

– À cette époque, poursuivit Athos, le roi fut si bon et si généreux envers moi et M. de Bragelonne, que pas un des mots prononcés par Sa Majesté ne m’est sorti de la mémoire.

– Et ?… fit le roi.

– Et le roi, à qui je demandais Mlle de La Vallière pour M. de Bragelonne, me refusa.

– C’est vrai, dit sèchement Louis.

– En alléguant, se hâta de dire Athos, que la fiancée n’avait pas d’état dans le monde.

Louis se contraignit pour écouter patiemment.

– Que… ajouta Athos, elle avait peu de fortune.

Le roi s’enfonça dans son fauteuil.

– Peu de naissance.

Nouvelle impatience du roi.

– Et peu de beauté, ajouta encore impitoyablement Athos.

Ce dernier trait, enfoncé dans le cœur de l’amant le fit bondir hors mesure.

– Monsieur, dit-il, voilà une bien bonne mémoire !

– C’est toujours ce qui m’arrive quand j’ai l’honneur si grand d’un entretien avec le roi, repartit le comte sans se troubler.

– Enfin, j’ai dit tout cela, soit !

– Et j’en ai beaucoup remercié Votre Majesté, Sire, parce que ces paroles témoignaient d’un intérêt bien honorable pour M. de Bragelonne.

– Vous vous rappelez aussi, dit le roi en pesant sur ces paroles, que vous aviez pour ce mariage une grande répugnance ?

– C’est vrai, Sire.

– Et que vous faisiez la demande à contrecœur ?

– Oui, Votre Majesté.

– Enfin, je me rappelle aussi, car j’ai une mémoire presque aussi bonne que la vôtre, je me rappelle, dis-je, que vous avez dit ces paroles : « Je ne crois pas à l’amour de Mlle de La Vallière pour M. de Bragelonne. » Est-ce vrai ?

Athos sentit le coup, il ne recula pas.

– Sire, dit-il, j’en ai déjà demandé pardon à Votre Majesté, mais il est certaines choses dans cet entretien qui ne seront intelligibles qu’au dénouement.

– Voyons le dénouement, alors.

– Le voici. Votre Majesté avait dit qu’elle différait le mariage pour le bien de M. de Bragelonne.

Le roi se tut.

– Aujourd’hui, M. de Bragelonne est tellement malheureux, qu’il ne peut différer plus longtemps de demander une solution à Votre Majesté.

Le roi pâlit. Athos le regarda fixement.

– Et que… demande-t-il… M. de Bragelonne ? dit le roi avec hésitation.

– Absolument ce que je venais demander au roi dans la dernière entrevue : le consentement de Votre Majesté à son mariage.

Le roi se tut.

– Les questions relatives aux obstacles sont aplanies pour nous, continua Athos. Mlle de La Vallière, sans fortune, sans naissance et sans beauté, n’en est pas moins le seul beau parti du monde pour M. de Bragelonne, puisqu’il aime cette jeune fille.

Le roi serra ses mains l’une contre l’autre.

– Le roi hésite ? demanda le comte sans rien perdre de sa fermeté ni de sa politesse.

– Je n’hésite pas… je refuse, répliqua le roi.

Athos se recueillit un moment.

– J’ai eu l’honneur, dit-il d’une voix douce, de faire observer au roi que nul obstacle n’arrêtait les affections de M. de Bragelonne, et que sa détermination semblait invariable.

– Il y a ma volonté ; c’est un obstacle, je crois ?

– C’est le plus sérieux de tous, riposta Athos.

– Ah !

– Maintenant, qu’il nous soit permis de demander humblement à Votre Majesté la raison de ce refus.

– La raison ?… Une question ? s’écria le roi.

– Une demande, Sire.

Le roi, s’appuyant sur la table avec les deux poings :

– Vous avez perdu l’usage de la Cour, monsieur de La Fère, dit-il d’une voix concentrée. À la Cour, on ne questionne pas le roi.

– C’est vrai, Sire ; mais, si l’on ne questionne pas, on suppose.

– On suppose ! que veut dire cela ?

– Presque toujours la supposition du sujet implique la franchise du roi…

– Monsieur !

– Et le manque de confiance du sujet, poursuivit intrépidement Athos.

– Je crois que vous vous méprenez, dit le monarque entraîné malgré lui à la colère.

– Sire, je suis forcé de chercher ailleurs ce que je croyais trouver en Votre Majesté. Au lieu d’avoir une réponse de vous, je suis forcé de m’en faire une à moi-même.

– Monsieur le comte, dit-il, je vous ai donné tout le temps que j’avais de libre.

– Sire, répondit le comte, je n’ai pas eu le temps de dire au roi ce que j’étais venu lui dire, et je vois si rarement le roi, que je dois saisir l’occasion.

– Vous en étiez à des suppositions ; vous allez passer aux offenses.

– Oh ! Sire, offenser le roi, moi ? Jamais ! J’ai toute ma vie soutenu que les rois sont au-dessus des autres hommes, non seulement par le rang et la puissance mais par la noblesse du cœur et la valeur de l’esprit. Je ne me ferai jamais croire que mon roi, celui qui m’a dit une parole, cachait avec cette parole une arrière-pensée.

– Qu’est-ce à dire ? quelle arrière-pensée ?

– Je m’explique, dit froidement Athos. Si, en refusant la main de Mlle de La Vallière à M. de Bragelonne, Votre Majesté avait un autre but que le bonheur et la fortune du vicomte…

– Vous voyez bien, monsieur, que vous m’offensez.

– Si, en demandant un délai au vicomte, Votre Majesté avait voulu éloigner seulement le fiancé de Mlle de La Vallière…

– Monsieur ! Monsieur !

– C’est que je l’ai ouï dire partout, Sire. Partout l’on parle de l’amour de Votre Majesté pour Mlle de La Vallière.

Le roi déchira ses gants, que, par contenance, il mordillait depuis quelques minutes.

– Malheur ! s’écria-t-il, à ceux qui se mêlent de mes affaires ! J’ai pris un parti : je briserai tous les obstacles.

– Quels obstacles ? dit Athos.

Le roi s’arrêta court, comme un cheval emporté à qui le mors brise le palais en se retournant dans sa bouche.

– J’aime Mlle de La Vallière, dit-il soudain avec autant de noblesse que d’emportement.

– Mais, interrompit Athos, cela n’empêche pas Votre Majesté de marier M. de Bragelonne avec Mlle de La Vallière. Le sacrifice est digne d’un roi ; il est mérité par M. de Bragelonne, qui a déjà rendu des services et qui peut passer pour un brave homme. Ainsi donc, le roi, en renonçant à son amour, fait preuve à la fois de générosité, de reconnaissance et de bonne politique.

– Mlle de La Vallière, dit sourdement le roi, n’aime pas M. de Bragelonne.

– Le roi le sait ? demanda Athos avec un regard profond.

– Je le sais.

– Depuis peu, alors ; sans quoi, si le roi le savait lors de ma première demande, Sa Majesté eût pris la peine de me le dire.

– Depuis peu.

Athos garda un moment le silence.

– Je ne comprends point alors, dit-il, que le roi ait envoyé M. de Bragelonne à Londres. Cet exil surprend à bon droit ceux qui aiment l’honneur du roi.

– Qui parle de l’honneur du roi, monsieur de La Fère ?

– L’honneur du roi, Sire, est fait de l’honneur de toute sa noblesse. Quand le roi offense un de ses gentilshommes, c’est-à-dire quand il lui prend un morceau de son honneur, c’est à lui-même, au roi, que cette part d’honneur est dérobée.

– Monsieur de La Fère !

– Sire, vous avez envoyé à Londres le vicomte de Bragelonne avant d’être l’amant de Mlle de La Vallière, ou depuis que vous êtes son amant ?

Le roi, irrité, surtout parce qu’il se sentait dominé, voulut congédier Athos par un geste.

– Sire, je vous dirai tout, répliqua le comte ; je ne sortirai d’ici que satisfait par Votre Majesté ou par moi-même. Satisfait si vous m’avez prouvé que vous avez raison ; satisfait si je vous ai prouvé que vous avez tort. Oh ! vous m’écouterez, Sire. Je suis vieux, et je tiens à tout ce qu’il y a de vraiment grand et de vraiment fort dans le royaume. Je suis un gentilhomme qui a versé son sang pour votre père et pour vous, sans jamais avoir rien demandé ni à vous ni à votre père. Je n’ai fait de tort à personne en ce monde, et j’ai obligé des rois ! Vous m’écouterez ! Je viens vous demander compte de l’honneur d’un de vos serviteurs que vous avez abusé par un mensonge ou trahi par une faiblesse. Je sais que ces mots irritent Votre Majesté ; mais les faits nous tuent, nous autres ; je sais que vous cherchez quel châtiment vous ferez subir à ma franchise ; mais je sais, moi, quel châtiment je demanderai à Dieu de vous infliger, quand je lui raconterai votre parjure et le malheur de mon fils.

Le roi se promenait à grands pas, la main sur la poitrine, la tête roidie, l’œil flamboyant.

– Monsieur, s’écria-t-il tout à coup, si j’étais pour vous le roi, vous seriez déjà puni ; mais je ne suis qu’un homme, et j’ai le droit d’aimer sur la terre ceux qui m’aiment, bonheur si rare !

– Vous n’avez pas plus ce droit comme homme que comme roi ; ou, si vous vouliez le prendre loyalement, il fallait prévenir M. de Bragelonne au lieu de l’exiler.

– Je crois que je discute, en vérité ! interrompit Louis XIV avec cette majesté que lui seul savait trouver à un point si remarquable dans le regard et dans la voix.

– J’espérais que vous me répondriez, dit le comte.

– Vous saurez tantôt ma réponse, monsieur.

– Vous savez ma pensée, répliqua M. de La Fère.

– Vous avez oublié que vous parliez au roi, monsieur ; c’est un crime !

– Vous avez oublié que vous brisiez la vie de deux hommes ; c’est un péché mortel, Sire !

– Sortez, maintenant !

– Pas avant de vous avoir dit : Fils de Louis XIII, vous commencez mal votre règne, car vous le commencez par le rapt et la déloyauté ! Ma race et moi, nous sommes dégagés envers vous de toute cette affection et de tout ce respect que j’avais fait jurer à mon fils dans les caveaux de Saint-Denis, en présence des restes de vos nobles aïeux. Vous êtes devenu notre ennemi, Sire, et nous n’avons plus affaire désormais qu’à Dieu, notre seul maître. Prenez-y garde !

– Vous menacez ?

– Oh ! non, dit tristement Athos, et je n’ai pas plus de bravade que de peur dans l’âme. Dieu, dont je vous parle, Sire, m’entend parler ; il sait que, pour l’intégrité, pour l’honneur de votre couronne, je verserais encore à présent tout ce que m’ont laissé de sang vingt années de guerre civile et étrangère. Je puis donc vous assurer que je ne menace pas le roi plus que je ne menace l’homme ; mais je vous dis, à vous : Vous perdez deux serviteurs pour avoir tué la foi dans le cœur du père et l’amour dans le cœur du fils. L’un ne croit plus à la parole royale, l’autre ne croit plus à la loyauté des hommes, ni à la pureté des femmes. L’un est mort au respect et l’autre à l’obéissance. Adieu !

Cela dit, Athos brisa son épée sur son genou, en déposa lentement les deux morceaux sur le parquet, et, saluant le roi, qui étouffait de rage et de honte, il sortit du cabinet.

Louis, abîmé sur sa table, passa quelques minutes à se remettre, et, se relevant soudain, il sonna violemment.

– Qu’on appelle M. d’Artagnan ! dit-il aux huissiers épouvantés.

Chapitre CXCVIII – Suite d’orage §

Sans doute nos lecteurs se sont déjà demandé comment Athos s’était si bien à point trouvé chez le roi, lui dont ils n’avaient point entendu parler depuis un long temps. Notre prétention, comme romancier, étant surtout d’enchaîner les événements les uns aux autres avec une logique presque fatale, nous nous tenions prêt à répondre et nous répondons à cette question.

Porthos, fidèle à son devoir d’arrangeur d’affaires avait, en quittant le Palais-Royal, été rejoindre Raoul aux Minimes du bois de Vincennes, et lui avait raconté, dans ses moindres détails, son entretien avec M. de Saint-Aignan ; puis il avait terminé en disant que le message du roi à son favori n’amènerait, probablement, qu’un retard momentané, et qu’en quittant le roi de Saint-Aignan s’empresserait de se rendre à l’appel que lui avait fait Raoul.

Mais Raoul, moins crédule que son vieil ami, avait conclu, du récit de Porthos, que, si de Saint-Aignan allait chez le roi, de Saint-Aignan conterait tout au roi et que, si de Saint-Aignan contait tout au roi, le roi défendrait à de Saint-Aignan de se présenter sur le terrain. Il avait donc, en conséquence de cette réflexion, laissé Porthos garder la place, au cas, fort peu probable, où de Saint-Aignan viendrait, et encore avait-il bien engagé Porthos à ne pas rester sur le pré plus d’une heure ou une heure et demie. Ce à quoi Porthos s’était formellement refusé, s’installant, bien au contraire, aux Minimes, comme pour y prendre racine, faisant promettre à Raoul de revenir de chez son père chez lui, Raoul, afin que le laquais de Porthos sût où le trouver si M. de Saint-Aignan venait au rendez-vous.

Bragelonne avait quitté Vincennes et s’était acheminé tout droit chez Athos, qui, depuis deux jours, était à Paris.

Le comte était déjà prévenu par une lettre de d’Artagnan.

Raoul arrivait donc surabondamment chez son père, qui, après lui avoir tendu la main et l’avoir embrassé, lui fit signe de s’asseoir.

– Je sais que vous venez à moi comme on vient à un ami, vicomte, quand on pleure et quand on souffre ; dites-moi quelle cause vous amène.

Le jeune homme s’inclina et commença son récit. Plus d’une fois, dans le cours de ce récit, les larmes coupèrent sa voix et un sanglot étranglé dans sa gorge suspendit la narration. Cependant il acheva.

Athos savait probablement déjà à quoi s’en tenir, puisque nous avons dit que d’Artagnan lui avait écrit ; mais, tenant à garder jusqu’au bout ce calme et cette sérénité qui faisaient le côté presque surhumain de son caractère, il répondit :

– Raoul, je ne crois rien de ce que l’on dit ; je ne crois rien de ce que vous craignez, non pas que des personnes dignes de foi ne m’aient pas déjà entretenu de cette aventure, mais parce que, dans mon âme et dans ma conscience, je crois impossible que le roi ait outragé un gentilhomme. Je garantis donc le roi, et vais vous rapporter la preuve de ce que je dis.

Raoul, flottant comme un homme ivre entre ce qu’il avait vu de ses propres yeux et cette imperturbable foi qu’il avait dans un homme qui n’avait jamais menti, s’inclina et se contenta de répondre :

– Allez donc, monsieur le comte ; j’attendrai.

Et il s’assit, la tête cachée dans ses deux mains. Athos s’habilla et partit. Chez le roi, il fit ce que nous venons de raconter à nos lecteurs, qui l’ont vu entrer chez Sa Majesté et qui l’ont vu en sortir.

Quand il rentra chez lui, Raoul, pâle et morne n’avait pas quitté sa position désespérée. Cependant au bruit des portes qui s’ouvraient, au bruit des pas de son père qui s’approchait de lui, le jeune homme releva la tête.

Athos était pâle, découvert, grave ; il remit son manteau et son chapeau au laquais, le congédia du geste et s’assit près de Raoul.

– Eh bien ! monsieur, demanda le jeune homme en hochant tristement la tête de haut en bas, êtes-vous bien convaincu, à présent ?

– Je le suis, Raoul ; le roi aime Mlle de La Vallière.

– Ainsi, il avoue ? s’écria Raoul.

– Absolument, dit Athos.

– Et elle ?

– Je ne l’ai pas vue.

– Non ; mais le roi vous en a parlé. Que dit-il d’elle ?

– Il dit qu’elle l’aime.

– Oh ! vous voyez ! vous voyez, monsieur !

Et le jeune homme fit un geste de désespoir.

– Raoul, reprit le comte, j’ai dit au roi, croyez-le bien, tout ce que vous eussiez pu lui dire vous-même, et je crois le lui avoir dit en termes convenables, mais fermes.

– Et que lui avez-vous dit, monsieur ?

– J’ai dit, Raoul, que tout était fini entre lui et nous, que vous ne seriez plus rien pour son service ; j’ai dit que, moi-même, je demeurerais à l’écart. Il ne me reste plus qu’à savoir une chose.

– Laquelle, monsieur ?

– Si vous avez pris votre parti.

– Mon parti ? À quel sujet ?

– Touchant l’amour et…

– Achevez, monsieur.

– Et touchant la vengeance ; car j’ai peur que vous ne songiez à vous venger.

– Oh ! monsieur, l’amour… peut-être un jour, plus tard, réussirai-je à l’arracher de mon cœur. J’y compte, avec l’aide de Dieu et le secours de vos sages exhortations. La vengeance, je n’y avais songé que sous l’empire d’une pensée mauvaise, car ce n’était point du vrai coupable que je pouvais me venger ; j’ai donc déjà renoncé à la vengeance.

– Ainsi, vous ne songez plus à chercher une querelle à M. de Saint Aignan ?

– Non, monsieur. Un défi a été fait ; si M. de Saint-Aignan l’accepte, je le soutiendrai ; s’il ne le relève pas, je le laisserai à terre.

– Et de La Vallière ?

– Monsieur le comte n’a pas sérieusement cru que je songerais à me venger d’une femme, répondit Raoul avec un sourire si triste, qu’il attira une larme aux bords des paupières de cet homme qui s’était tant de fois penché sur ses douleurs et sur les douleurs des autres.

Il tendit sa main à Raoul, Raoul la saisit vivement.

– Ainsi, monsieur le comte, vous êtes bien assuré que le mal est sans remède ? demanda le jeune homme.

Athos secoua la tête à son tour.

– Pauvre enfant ! murmura-t-il.

– Vous pensez que j’espère encore, dit Raoul, et vous me plaignez. Oh ! c’est qu’il m’en coûte horriblement, voyez-vous, pour mépriser, comme je le dois, celle que j’ai tant aimée. Que n’ai-je quelque tort envers elle, je serais heureux et je lui pardonnerais.

Athos regarda tristement son fils. Ces quelques mots que venait de prononcer Raoul semblaient être sortis de son propre cœur. En ce moment, le laquais annonça M. d’Artagnan. Ce nom retentit, d’une façon bien différente, aux oreilles d’Athos et de Raoul.

Le mousquetaire annoncé fit son entrée avec un vague sourire sur les lèvres. Raoul s’arrêta ; Athos marcha vers son ami avec une expression de visage qui n’échappa point à Bragelonne. D’Artagnan répondit à Athos par un simple clignement de l’œil ; puis, s’avançant vers Raoul et lui prenant la main :

– Eh bien ! dit-il s’adressant à la fois au père et au fils, nous consolons l’enfant, à ce qu’il paraît ?

– Et vous, toujours bon, dit Athos, vous venez m’aider à cette tâche difficile.

Et, ce disant, Athos serra entre ses deux mains la main de d’Artagnan. Raoul crut remarquer que cette pression avait un sens particulier à part celui des paroles.

– Oui, répondit le mousquetaire en se grattant la moustache de la main qu’Athos lui laissait libre, oui, je viens aussi…

– Soyez le bienvenu, monsieur le chevalier, non pour la consolation que vous apportez, mais pour vous-même. Je suis consolé.

Et il essaya d’un sourire plus triste qu’aucune des larmes que d’Artagnan eût jamais vu répandre.

– À la bonne heure ! fit d’Artagnan.

– Seulement, continua Raoul, vous êtes arrivé comme M. le comte allait me donner les détails de son entrevue avec le roi. Vous permettez, n’est-ce pas, que M. le comte continue ?

Et les yeux du jeune homme semblaient vouloir lire jusqu’au fond du cœur du mousquetaire.

– Son entrevue avec le roi ? fit d’Artagnan d’un ton si naturel, qu’il n’y avait pas moyen de douter de son étonnement. Vous avez donc vu le roi, Athos ?

Athos sourit.

– Oui, dit-il, je l’ai vu.

– Ah ! vraiment, vous ignoriez que le comte eût vu Sa Majesté ? demanda Raoul à demi rassuré.

– Ma foi, oui ! tout à fait.

– Alors, me voilà plus tranquille, dit Raoul.

– Tranquille, et sur quoi ? demanda Athos.

– Monsieur, dit Raoul, pardonnez-moi ; mais, connaissant l’amitié que vous me faites l’honneur de me porter, je craignais que vous n’eussiez un peu vivement exprimé à Sa Majesté ma douleur et votre indignation, et qu’alors le roi…

– Et qu’alors le roi ? répéta d’Artagnan. Voyons, achevez, Raoul.

– Excusez-moi à votre tour, monsieur d’Artagnan, dit Raoul. Un instant j’ai tremblé, je l’avoue, que vous ne vinssiez pas ici comme M. d’Artagnan, mais comme capitaine de mousquetaires.

– Vous êtes fou, mon pauvre Raoul, s’écria d’Artagnan avec un éclat de rire dans lequel un exact observateur eût peut-être désiré plus de franchise.

– Tant mieux ! dit Raoul.

– Oui, fou, et savez-vous ce que je vous conseille ?

– Dites, monsieur ; venant de vous, l’avis doit être bon.

– Eh bien ! je vous conseille, après votre voyage, après votre visite chez M. de Guiche, après votre visite chez Madame, après votre visite chez Porthos, après votre voyage à Vincennes, je vous conseille de prendre quelque repos ; couchez-vous, dormez douze heures, et, à votre réveil, fatiguez-moi un bon cheval.

Et, l’attirant à lui, il l’embrassa comme il eût fait de son propre enfant. Athos en fit autant ; seulement, il était visible que le baiser était plus tendre et la pression plus forte encore chez le père que chez l’ami.

Le jeune homme regarda de nouveau ces deux hommes, en appliquant à les pénétrer toutes les forces de son intelligence. Mais son regard s’émoussa sur la physionomie riante du mousquetaire et sur la figure calme et douce du comte de La Fère.

– Et où allez-vous, Raoul ? demanda ce dernier, voyant que Bragelonne s’apprêtait à sortir.

– Chez moi, monsieur, répondit celui-ci de sa voix douce et triste.

– C’est donc là qu’on vous trouvera, vicomte, si l’on a quelque chose à vous dire ?

– Oui, monsieur. Est-ce que vous prévoyez avoir quelque chose à me dire ?

– Que sais-je ! dit Athos.

– Oui, de nouvelles consolations, dit d’Artagnan en poussant tout doucement Raoul vers la porte.

Raoul, voyant cette sérénité dans chaque geste des deux amis, sortit de chez le comte, n’emportant avec lui que l’unique sentiment de sa douleur particulière.

– Dieu soit loué, dit-il, je puis donc ne plus penser qu’à moi.

Et, s’enveloppant de son manteau, de manière à cacher aux passants son visage attristé, il sortit pour se rendre à son propre logement, comme il l’avait promis à Porthos.

Les deux amis avaient vu le jeune homme s’éloigner avec un sentiment pareil de commisération.

Seulement, chacun d’eux l’avait exprimé d’une façon différente.

– Pauvre Raoul ! avait dit Athos en laissant échapper un soupir.

– Pauvre Raoul ! avait dit d’Artagnan en haussant les épaules.

Chapitre CXCIX – Heu ! miser ! §

« Pauvre Raoul ! » avait dit Athos. « Pauvre Raoul ! » avait dit d’Artagnan. En effet, plaint par ces deux hommes si forts, Raoul devait être un homme bien malheureux.

Aussi, lorsqu’il se trouva seul en face de lui-même, laissant derrière lui l’ami intrépide et le père indulgent, lorsqu’il se rappela l’aveu fait par le roi de cette tendresse qui lui volait sa bien-aimée Louise de La Vallière, il sentit son cœur se briser, comme chacun de nous l’a senti se briser une fois à la première illusion détruite, au premier amour trahi.

– Oh ! murmura-t-il, c’en est donc fait ! Plus rien dans la vie ! Rien à attendre, rien à espérer ! Guiche me l’a dit, mon père me l’a dit, M. d’Artagnan me l’a dit. Tout est donc un rêve en ce monde ! C’était un rêve que cet avenir poursuivi depuis dix ans ! Cette union de nos cœurs, c’était un rêve ! Cette vie toute d’amour et de bonheur, c’était un rêve !

Pauvre fou de rêver ainsi tout haut et publiquement, en face de mes amis et de mes ennemis, afin que mes amis s’attristent de mes peines et que mes ennemis rient de mes douleurs !…

Ainsi, mon malheur va devenir une disgrâce éclatante, un scandale public. Ainsi, demain, je serai montré honteusement au doigt !

Et, malgré le calme promis à son père et à d’Artagnan, Raoul fit entendre quelques paroles de sourde menace.

– Et cependant, continua-t-il, si je m’appelais de Wardes, et que j’eusse à la fois la souplesse et la vigueur de M. d’Artagnan, je rirais avec les lèvres, je convaincrais les femmes que cette perfide, honorée de mon amour, ne me laisse qu’un regret, celui d’avoir été abusé par ses semblants d’honnêteté ; quelques railleurs flagorneraient le roi à mes dépens ; je me mettrais à l’affût sur le chemin des railleurs, j’en châtierais quelques-uns. Les hommes me redouteraient et, au troisième que j’aurais couché à mes pieds, je serais adoré par les femmes.

Oui, voilà un parti à prendre, et le comte de La Fère lui-même n’y répugnerait pas. N’a-t-il pas été éprouvé, lui aussi, au milieu de sa jeunesse, comme je viens de l’être ? N’a-t-il pas remplacé l’amour par l’ivresse ? Il me l’a dit souvent. Pourquoi, moi, ne remplacerais-je pas l’amour par le plaisir ?

Il avait souffert autant que je souffre, plus peut-être ! L’histoire d’un homme est donc l’histoire de tous les hommes ? une épreuve plus ou moins longue plus ou moins douloureuse ? La voix de l’humanité tout entière n’est qu’un long cri.

Mais qu’importe la douleur des autres à celui qui souffre ? La plaie ouverte dans une autre poitrine adoucit-elle la plaie béante sur la nôtre ? Le sang qui coule à côté de nous tarit-il notre sang ? Cette angoisse universelle diminue-t-elle l’angoisse particulière ? Non, chacun souffre pour soi, chacun lutte avec sa douleur, chacun pleure ses propres larmes.

Et, d’ailleurs, qu’a été la vie pour moi jusqu’à présent ? Une arène froide et stérile où j’ai combattu pour les autres toujours, pour moi jamais.

Tantôt pour un roi, tantôt pour une femme.

Le roi m’a trahi, la femme m’a dédaigné.

Oh ! malheureux !… Les femmes ! Ne pourrais-je donc faire expier à toutes le crime de l’une d’elles ?

Que faut-il pour cela ?… N’avoir plus de cœur, ou oublier qu’on en a un ; être fort, même contre la faiblesse ; appuyer toujours, même lorsque l’on sent rompre.

Que faut-il pour en arriver là ? Être jeune, beau, fort, vaillant, riche. Je suis ou je serai tout cela.

Mais l’honneur ? Qu’est-ce que l’honneur ? Une théorie que chacun comprend à sa façon. Mon père me disait : « L’honneur, c’est le respect de ce que l’on doit aux autres, et surtout de ce qu’on se doit à soi-même. » Mais de Guiche, mais Manicamp, mais de Saint-Aignan surtout me diraient : « L’honneur consiste à servir les passions et les plaisirs de son roi. » Cet honneur-là est facile et productif. Avec cet honneur-là, je puis garder mon poste à la Cour, devenir gentilhomme de la Chambre, avoir un beau et bon régiment à moi. Avec cet honneur-là, je puis être duc et pair.

La tache que vient de m’imprimer cette femme, cette douleur avec laquelle elle vient de briser mon cœur, à moi, Raoul, son ami d’enfance, ne touche en rien M. de Bragelonne, bon officier, brave capitaine qui se couvrira de gloire à la première rencontre, et qui deviendra cent fois plus que n’est aujourd’hui Mlle de La Vallière, la maîtresse du roi ; car le roi n’épousera pas Mlle de La Vallière, et plus il la déclarera publiquement sa maîtresse, plus il épaissira le bandeau de honte qu’il lui jette au front en guise de couronne, et, à mesure qu’on la méprisera comme je la méprise, moi, je me glorifierai.

Hélas ! nous avions marché ensemble, elle et moi, pendant le premier, pendant le plus beau tiers de notre vie, nous tenant par la main le long du sentier charmant et plein de fleurs de la jeunesse, et voilà que nous arrivons à un carrefour où elle se sépare de moi, où nous allons suivre une route différente qui ira nous écartant toujours davantage l’un de l’autre ; et, pour atteindre le bout de ce chemin, Seigneur, je suis seul, je suis désespéré, je suis anéanti !

Ô malheureux !…

Raoul en était là de ses réflexions sinistres, quand son pied se posa machinalement sur le seuil de sa maison. Il était arrivé là sans voir les rues par lesquelles il passait, sans savoir comment il était venu ; il poussa la porte, continua d’avancer et gravit l’escalier.

Comme dans la plupart des maisons de cette époque, l’escalier était sombre et les paliers étaient obscurs. Raoul logeait au premier étage ; il s’arrêta pour sonner. Olivain parut, lui prit des mains l’épée et le manteau. Raoul ouvrit lui-même la porte qui, de l’antichambre, donnait dans un petit salon assez richement meublé pour un salon de jeune homme, et tout garni de fleurs par Olivain, qui, connaissant les goûts de son maître, s’était empressé d’y satisfaire, sans s’inquiéter s’il s’apercevrait ou ne s’apercevrait pas de cette attention.

Il y avait dans le salon un portrait de La Vallière que La Vallière elle-même avait dessiné et avait donné à Raoul. Ce portrait, accroché au-dessus d’une grande chaise longue recouverte de damas de couleur sombre, fut le premier point vers lequel Raoul se dirigea, le premier objet sur lequel il fixa les yeux. Au reste, Raoul cédait à son habitude ; c’était, chaque fois qu’il rentrait chez lui, ce portrait qui, avant toute chose, attirait ses yeux. Cette fois, comme toujours, il alla donc droit au portrait, posa ses genoux sur la chaise longue, et s’arrêta à le regarder tristement.

Il avait les bras croisés sur la poitrine, la tête doucement levée, l’œil calme et voilé, la bouche plissée par un sourire amer.

Il regarda l’image adorée ; puis tout ce qu’il avait dit repassa dans son esprit, tout ce qu’il avait souffert assaillit son cœur, et, après un long silence :

– Ô malheureux dit-il pour la troisième fois.

À peine avait-il prononcé ces deux mots, qu’un soupir et une plainte se firent entendre derrière lui.

Il se retourna vivement, et, dans l’angle du salon, il aperçut, debout, courbée, voilée, une femme qu’en entrant il avait cachée derrière le déplacement de la porte, et que depuis il n’avait pas vue, ne s’étant pas retourné.

Il s’avança vers cette femme, dont personne ne lui avait annoncé la présence, saluant et s’informant à la fois, quand tout à coup la tête baissée se releva, le voile écarté laissa voir le visage, et une figure blanche et triste lui apparut.

Raoul se recula, comme il eût fait devant un fantôme.

– Louise ! s’écria-t-il avec un accent si désespéré, qu’on n’eût pas cru que la voix humaine pût jeter un pareil cri sans que se brisassent toutes les fibres du cœur.

– Voulez-vous me faire la grâce de vous asseoir et de m’écouter ? dit Louise, l’interrompant avec sa plus douce voix.

Bragelonne la regarda un instant ; puis, secouant tristement la tête, il s’assit ou plutôt tomba sur une chaise.

– Parlez, dit-il.

Elle jeta un regard à la dérobée autour d’elle. Ce regard était une prière et demandait bien mieux le secret qu’un instant auparavant ne l’avaient fait ses paroles.

Raoul se releva, et, allant à la porte qu’il ouvrit :

– Olivain, dit-il, je n’y suis pour personne.

Puis, se retournant vers La Vallière :

– C’est cela que vous désirez ? dit-il.

Rien ne peut rendre l’effet que fit sur Louise cette parole qui signifiait : « Vous voyez que je vous comprends encore, moi. »

Elle passa son mouchoir sur ses yeux pour éponger une larme rebelle ; puis, s’étant recueillie un instant :

– Raoul, dit-elle, ne détournez point de moi votre regard si bon et si franc ; vous n’êtes pas un de ces hommes qui méprisent une femme parce qu’elle a donné son cœur, dût cet amour faire leur malheur ou les blesser dans leur orgueil.

Raoul ne répondit point.

– Hélas ! continua La Vallière, ce n’est que trop vrai ; ma cause est mauvaise, et je ne sais par quelle phrase commencer. Tenez, je ferai mieux, je crois, de vous raconter tout simplement ce qui m’arrive. Comme je dirai la vérité, je trouverai toujours mon droit chemin, dans l’obscurité, dans l’hésitation, dans les obstacles que j’ai à braver, pour soulager mon cœur qui déborde et veut se répandre à vos pieds.

Raoul continua de garder le silence.

La Vallière le regardait d’un air qui voulait dire : « Encouragez-moi ! par pitié, un mot ! »

Mais Raoul se tut et la jeune fille dut continuer.

Chapitre CC – Blessures sur blessures §

Mlle de La Vallière, car c’était bien elle, fit un pas en avant.

– Oui, Louise, murmura-t-elle.

Mais dans cet intervalle, si court qu’il fût, Raoul avait eu le temps de se remettre.

– Vous, mademoiselle ? dit-il.

Puis, avec un accent indéfinissable :

– Vous ici ? ajouta-t-il.

– Oui, Raoul, répéta la jeune fille ; oui, moi, qui vous attendais.

– Pardon ; lorsque je suis rentré, j’ignorais…

– Oui, et j’avais recommandé à Olivain de vous laisser ignorer…

Elle hésita ; et, comme Raoul ne se pressait pas de lui répondre, il se fit un silence d’un instant, silence pendant lequel on eût pu entendre le bruit de ces deux cœurs qui battaient, non plus à l’unisson l’un de l’autre, mais aussi violemment l’un que l’autre.

C’était à Louise de parler. Elle fit un effort.

– J’avais à vous parler, dit-elle ; il fallait absolument que je vous visse… moi-même… seule… Je n’ai point reculé devant une démarche qui doit rester secrète ; car personne, excepté vous, ne la comprendrait, monsieur de Bragelonne.

– En effet, mademoiselle, balbutia Raoul, tout effaré, tout haletant, et moi même, malgré la bonne opinion que vous avez de moi, j’avoue…

– Tout à l’heure, dit-elle, M. de Saint-Aignan est venu chez moi de la part du roi.

Elle baissa les yeux.

De son côté, Raoul détourna les siens pour ne rien voir.

– M. de Saint-Aignan est venu chez moi de la part du roi, répéta-t-elle, et il m’a dit que vous saviez tout.

Et elle essaya de regarder en face celui qui recevait cette blessure après tant d’autres blessures ; mais il lui fut impossible de rencontrer les yeux de Raoul.

– Il m’a dit que vous aviez conçu contre moi une légitime colère.

Cette fois, Raoul regarda la jeune fille, et un sourire dédaigneux retroussa ses lèvres.

– Oh ! continua-t-elle, je vous en supplie, ne dites pas que vous avez ressenti contre moi autre chose que de la colère. Raoul, attendez que je vous aie tout dit, attendez que je vous aie parlé jusqu’à la fin.

Le front de Raoul se rasséréna par la force de sa volonté ; le pli de sa bouche s’effaça.

– Et d’abord, dit La Vallière, d’abord, les mains jointes, le front courbé, je vous demande pardon comme au plus généreux, comme au plus noble des hommes. Si je vous ai laissé ignorer ce qui se passait en moi, jamais du moins je n’eusse consenti à vous tromper. Oh ! je vous en supplie, Raoul, je vous le demande à genoux, répondez-moi, fût-ce une injure. J’aime mieux une injure de vos lèvres qu’un soupçon de votre cœur.

– J’admire votre sublimité, mademoiselle, dit Raoul en faisant un effort sur lui-même pour rester calme. Laisser ignorer que l’on trompe, c’est loyal ; mais tromper, il paraît que ce serait mal, et vous ne le feriez point.

– Monsieur, longtemps, j’ai cru que je vous aimais avant toute chose, et, tant que j’ai cru à mon amour pour vous, je vous ai dit que je vous aimais. À Blois, je vous aimais. Le roi passa à Blois ; je crus que je vous aimais encore. Je l’eusse juré sur un autel ; mais un jour est venu qui m’a détrompée.

– Eh bien ! ce jour-là, mademoiselle, voyant que je vous aimais toujours, moi, la loyauté devait vous ordonner de me dire que vous ne m’aimiez plus.

– Ce jour-là, Raoul, le jour où j’ai lu jusqu’au fond de mon cœur le jour où je me suis avoué à moi-même que vous ne remplissiez pas toute ma pensée, le jour où j’ai vu un autre avenir que celui d’être votre amie, votre amante, votre épouse, ce jour-là, Raoul, hélas ! vous n’étiez plus près de moi.

– Vous saviez où j’étais, mademoiselle ; il fallait écrire.

– Raoul, je n’ai point osé. Raoul, j’ai été lâche. Que voulez-vous, Raoul ! je vous connaissais si bien, je savais si bien que vous m’aimiez, que j’ai tremblé à la seule idée de la douleur que j’allais vous faire ; et cela est si vrai, Raoul, qu’en ce moment où je vous parle, courbée devant vous, le cœur serré, des soupirs plein la voix, des larmes plein les yeux, aussi vrai que je n’ai d’autre défense que ma franchise, je n’ai pas non plus d’autre douleur que celle que je lis dans vos yeux.

Raoul essaya de sourire.

– Non, dit la jeune fille avec une conviction profonde, non, vous ne me ferez pas cette injure de vous dissimuler devant moi. Vous m’aimiez, vous ; vous étiez sûr de m’aimer ; vous ne vous trompiez pas vous-même, vous ne mentiez pas à votre propre cœur, tandis que moi, moi !…

Et toute pâle, les bras tendus au-dessus de sa tête, elle se laissa tomber sur les genoux.

– Tandis que vous, dit Raoul, vous me disiez que vous m’aimiez, et vous en aimiez un autre !

– Hélas ! oui, s’écria la pauvre enfant ; hélas ! oui, j’en aime un autre ; et cet autre… mon Dieu ! laissez-moi dire, car c’est ma seule excuse, Raoul ; cet autre, je l’aime plus que je n’aime ma vie, plus que je n’aime Dieu. Pardonnez-moi ma faute ou punissez ma trahison, Raoul. Je suis venue ici, non pour me défendre, mais pour vous dire : Vous savez ce que c’est qu’aimer ? Eh bien, j’aime ! J’aime à donner ma vie, à donner mon âme à celui que j’aime ! S’il cesse de m’aimer jamais, je mourrai de douleur, à moins que Dieu ne me secoure, à moins que le Seigneur ne me prenne en miséricorde. Raoul, je suis ici pour subir votre volonté, quelle qu’elle soit ; pour mourir si vous voulez que je meure. Tuez-moi donc, Raoul, si, dans votre cœur, vous croyez que je mérite la mort.

– Prenez-y garde, mademoiselle, dit Raoul, la femme qui demande la mort est celle qui ne peut plus donner que son sang à l’amant trahi.

– Vous avez raison dit-elle.

Raoul poussa un profond soupir.

– Et vous aimez sans pouvoir oublier ? s’écria Raoul.

– J’aime sans vouloir oublier, sans désir d’aimer jamais ailleurs, répondit La Vallière.

– Bien ! fit Raoul. Vous m’avez dit, en effet, tout ce que vous aviez à me dire, tout ce que je pouvais désirer savoir. Et maintenant, mademoiselle, c’est moi qui vous demande pardon, c’est moi qui ai failli être un obstacle dans votre vie, c’est moi qui ai eu tort, c’est moi qui, en me trompant, vous aidais à vous tromper.

– Oh ! fit La Vallière, je ne vous demande pas tant, Raoul.

– Tout cela est ma faute, mademoiselle, continua Raoul ; plus instruit que vous dans les difficultés de la vie, c’était à moi de vous éclairer ; je devais ne pas me reposer sur l’incertain, je devais faire parler votre cœur, tandis que j’ai fait à peine parler votre bouche. Je vous le répète, mademoiselle, je vous demande pardon.

– C’est impossible, c’est impossible ! s’écria-t-elle. Vous me raillez !

– Comment, impossible ?

– Oui, il est impossible d’être bon, d’être excellent, d’être parfait à ce point.

– Prenez garde ! dit Raoul avec un sourire amer ; car tout à l’heure vous allez peut-être dire que je ne vous aimais pas.

– Oh ! vous m’aimez comme un tendre frère ; laissez-moi espérer cela, Raoul.

– Comme un tendre frère ? Détrompez-vous, Louise. Je vous aimais comme un amant, comme un époux, comme le plus tendre des hommes qui vous aiment.

– Raoul ! Raoul !

– Comme un frère ? Oh ! Louise, je vous aimais à donner pour vous tout mon sang goutte à goutte, toute ma chair lambeau par lambeau, toute mon éternité heure par heure.

– Raoul, Raoul, par pitié !

– Je vous aimais tant, Louise, que mon cœur est mort, que ma foi chancelle, que mes yeux s’éteignent ; je vous aimais tant, que je ne vois plus rien, ni sur la terre, ni dans le ciel.

– Raoul, Raoul, mon ami, je vous en conjure, épargnez-moi ! s’écria La Vallière. Oh ! si j’avais su !…

– Il est trop tard, Louise ; vous aimez, vous êtes heureuse ; je lis votre joie à travers vos larmes ; derrière les larmes que verse votre loyauté, je sens les soupirs qu’exhale votre amour. Louise, Louise, vous avez fait de moi le dernier des hommes : retirez-vous, je vous en conjure. Adieu ! adieu !

– Pardonnez-moi, je vous en supplie !

– Eh ! n’ai-je pas fait plus ? Ne vous ai-je pas dit que je vous aimais toujours ?

Elle cacha son visage entre ses mains.

– Et vous dire cela, comprenez-vous, Louise ? vous le dire dans un pareil moment, vous le dire comme je vous le dis, c’est vous dire ma sentence de mort. Adieu !

La Vallière voulut tendre ses mains vers lui.

– Nous ne devons plus nous voir dans ce monde, dit-il.

Elle voulut s’écrier : il lui ferma la bouche avec la main. Elle baisa cette main et s’évanouit.

– Olivain, dit Raoul, prenez cette jeune dame et la portez dans sa chaise, qui attend à la porte.

Olivain la souleva. Raoul fit un mouvement pour se précipiter vers La Vallière, pour lui donner le premier et le dernier baiser ; puis, s’arrêtant tout à coup :

– Non, dit-il, ce bien n’est pas à moi. Je ne suis pas le roi de France, pour voler !

Et il rentra dans sa chambre, tandis que le laquais emportait La Vallière toujours évanouie.

Chapitre CCI – Ce qu’avait deviné Raoul §

Raoul parti, les deux exclamations qui l’avaient suivi exhalées, Athos et d’Artagnan se retrouvèrent seuls, en face l’un de l’autre.

Athos reprit aussitôt l’air empressé qu’il avait à l’arrivée de d’Artagnan.

– Eh bien ! dit-il, cher ami, que veniez-vous m’annoncer ?

– Moi ? demanda d’Artagnan.

– Sans doute, vous. On ne vous envoie pas ainsi sans cause ?

Athos sourit.

– Dame ! fit d’Artagnan.

– Je vais vous mettre à votre aise, cher ami. Le roi est furieux, n’est-ce pas ?

– Mais je dois vous avouer qu’il n’est pas content.

– Et vous venez ?…

– De sa part, oui.

– Pour m’arrêter, alors ?

– Vous avez mis le doigt sur la chose, cher ami.

– Je m’y attendais. Allons !

– Oh ! oh ! que diable ! fit d’Artagnan, comme vous êtes pressé, vous !

– Je crains de vous mettre en retard, dit en souriant Athos.

– J’ai le temps. N’êtes-vous pas curieux, d’ailleurs, de savoir comment les choses se sont passées entre moi et le roi ?

– S’il vous plaît de me le raconter, cher ami, j’écouterai cela avec plaisir.

Et il montra à d’Artagnan un grand fauteuil dans lequel celui-ci s’étendit en prenant ses aises.

– J’y tiens, voyez-vous, continua d’Artagnan, attendu que la conversation est assez curieuse.

– J’écoute.

– Eh bien ! d’abord, le roi m’a fait appeler.

– Après mon départ ?

– Vous descendiez les dernières marches de l’escalier, à ce que m’ont dit les mousquetaires. Je suis arrivé. Mon ami, il n’était pas rouge, il était violet. J’ignorais encore ce qui s’était passé. Seulement, à terre, sur le parquet, je voyais une épée brisée en deux morceaux.

– Capitaine d’Artagnan ! s’écria le roi en m’apercevant.

– Sire, répondis-je.

– Je quitte M. de La Fère, qui est un insolent !

– Un insolent ? m’écriai-je avec un tel accent, que le roi s’arrêta court.

– Capitaine d’Artagnan, reprit le roi les dents serrées, vous allez m’écouter et m’obéir.

– C’est mon devoir, Sire.

– J’ai voulu épargner à ce gentilhomme, pour lequel je garde quelques bons souvenirs, l’affront de ne pas le faire arrêter chez moi.

– Ah ! ah ! dis-je tranquillement.

– Mais, continua-t-il, vous allez prendre un carrosse…

Je fis un mouvement.

– S’il vous répugne de l’arrêter vous-même, continua le roi, envoyez-moi mon capitaine des gardes.

– Sire, répliquai-je, il n’est pas besoin du capitaine des gardes puisque je suis de service.

– Je ne voudrais pas vous déplaire, dit le roi avec bonté ; car vous m’avez toujours bien servi, monsieur d’Artagnan.

– Vous ne me déplaisez pas, Sire, répondis-je. Je suis de service, voilà tout.

– Mais, dit le roi avec étonnement, il me semble que le comte est votre ami ?

– Il serait mon père, Sire, que je n’en serais pas moins de service.

Le roi me regarda ; il vit mon visage impassible et parut satisfait.

– Vous arrêterez donc M. le comte de La Fère ? demanda-t-il.

– Sans doute, Sire, si vous m’en donnez l’ordre.

– Eh bien ! l’ordre, je vous le donne.

Je m’inclinai.

– Où est le comte, Sire ?

– Vous le chercherez.

– Et je l’arrêterai en quelque lieu qu’il soit, alors ?

– Oui… cependant, tâchez qu’il soit chez lui. S’il retournait dans ses terres, sortez de Paris et prenez-le sur la route.

Je saluai ; et, comme je restais en place :

– Eh bien ? demanda le roi.

– J’attends, Sire ?

– Qu’attendez-vous ?

– L’ordre signé.

Le roi parut contrarié.

En effet, c’était un nouveau coup d’autorité à faire, c’était réparer l’acte arbitraire, si toutefois arbitraire il y a.

Il prit la plume lentement et de mauvaise humeur puis il écrivit :

« Ordre à M. le chevalier d’Artagnan, capitaine-lieutenant de mes mousquetaires, d’arrêter M. le comte de La Fère partout où on le trouvera. »

Puis il se tourna de mon côté.

J’attendais sans sourciller. Sans doute il crut voir une bravade dans ma tranquillité, car il signa vivement ; puis, me remettant l’ordre :

– Allez ! s’écria-t-il.

J’obéis, et me voici.

Athos serra la main de son ami.

– Marchons, dit-il.

– Oh ! fit d’Artagnan, vous avez bien quelques petites affaires à arranger avant de quitter comme cela votre logement ?

– Moi ? Pas du tout.

– Comment !…

– Mon Dieu, non. Vous le savez, d’Artagnan, j’ai toujours été simple voyageur sur la terre, prêt à aller au bout du monde à l’ordre de mon roi, prêt à quitter ce monde pour l’autre à l’ordre de mon Dieu. Que faut-il à l’homme prévenu ? Un portemanteau ou un cercueil. Je suis prêt aujourd’hui comme toujours, cher ami. Emmenez-moi donc.

– Mais Bragelonne ?…

– Je l’ai élevé dans les principes que je m’étais faits à moi-même, et vous voyez qu’en vous apercevant il a deviné à l’instant même la cause qui vous amenait. Nous l’avons dépisté un moment ; mais, soyez tranquille, il s’attend assez à ma disgrâce pour ne pas s’effrayer outre mesure. Marchons.

– Marchons, dit tranquillement d’Artagnan.

– Mon ami, dit le comte, comme j’ai brisé mon épée chez le roi, et que j’en ai jeté les morceaux à ses pieds, je crois que cela me dispense de vous la remettre.

– Vous avez raison ; et, d’ailleurs, que diable voulez-vous que je fasse de votre épée ?

– Marche-t-on devant vous ou derrière vous ?

– On marche à mon bras, répliqua d’Artagnan.

Et il prit le bras du comte de La Fère pour descendre l’escalier.

Ils arrivèrent ainsi au palier.

Grimaud, qu’ils avaient rencontré dans l’antichambre, regardait cette sortie d’un air inquiet. Il connaissait trop la vie pour ne pas se douter qu’il y eût quelque chose de caché là-dessous.

– Ah ! c’est toi, mon bon Grimaud ? dit Athos. Nous allons…

– Faire un tour dans mon carrosse, interrompit d’Artagnan avec un mouvement amical de la tête.

Grimaud remercia d’Artagnan par une grimace qui avait visiblement l’intention d’être un sourire, et il accompagna les deux amis jusqu’à la portière. Athos monta le premier ; d’Artagnan le suivit sans avoir rien dit au cocher. Ce départ, tout simple et sans autre démonstration, ne fit aucune sensation dans le voisinage. Lorsque le carrosse eut atteint les quais :

– Vous me menez à la Bastille, à ce que je vois ? dit Athos.

– Moi ? dit d’Artagnan. Je vous mène où vous voulez aller, pas ailleurs.

– Comment cela ? fit le comte surpris.

– Pardieu ! dit d’Artagnan, vous comprenez bien, mon cher comte, que je ne me suis chargé de la commission que pour que vous en fassiez à votre fantaisie. Vous ne vous attendez pas à ce que je vous fasse écrouer comme cela brutalement, sans réflexion. Si je n’avais pas prévu cela, j’eusse laissé faire M. le capitaine des gardes.

– Ainsi ?… demanda Athos.

– Ainsi, je vous le répète, nous allons où vous voulez.

– Cher ami, dit Athos en embrassant d’Artagnan, je vous reconnais bien là.

– Dame ! il me semble que c’est tout simple. Le cocher va vous mener à la barrière du Cours-la-Reine ; vous y trouverez un cheval que j’ai ordonné de tenir tout prêt, avec ce cheval, vous ferez trois postes tout d’une traite, et, moi, j’aurai soin de ne rentrer chez le roi, pour lui dire que vous êtes parti, qu’au moment où il sera impossible de vous joindre. Pendant ce temps, vous aurez gagné Le Havre, et, du Havre, l’Angleterre, où vous trouverez la jolie maison que m’a donnée mon ami M. Monck, sans parler de l’hospitalité que le roi Charles ne manquera pas de vous offrir… Eh bien ! que dites-vous de ce projet ?

– Menez-moi à la Bastille, dit Athos en souriant.

– Mauvaise tête ! dit d’Artagnan ; réfléchissez donc.

– Quoi ?

– Que vous n’avez plus vingt ans. Croyez-moi, mon ami, je vous parle d’après moi. Une prison est mortelle aux gens de notre âge. Non, non, je ne souffrirai pas que vous languissiez en prison. Rien que d’y penser, la tête m’en tourne !

– Ami, répondit Athos, Dieu m’a fait, par bonheur, aussi fort de corps que d’esprit Croyez-moi, je serai fort jusqu’à mon dernier soupir.

– Mais ce n’est pas de la force, mon cher, c’est de la folie.

– Non, d’Artagnan, c’est une raison suprême. Ne croyez pas que je discute le moins du monde avec vous cette question de savoir si vous vous perdriez en me sauvant. J’eusse fait ce que vous faites, si la fuite eût été dans mes convenances. J’eusse donc accepté de vous ce que, sans aucun doute, en pareille circonstance, vous eussiez accepté de moi. Non ! je vous connais trop pour effleurer seulement ce sujet.

– Ah ! si vous me laissiez faire, dit d’Artagnan, comme j’enverrais le roi courir après vous !

– Il est le roi, cher ami.

– Oh ! cela m’est bien égal ; et, tout roi qu’il est, je lui répondrais parfaitement : « Sire, emprisonnez, exilez, tuez tout en France et en Europe ; ordonnez-moi d’arrêter et de poignarder qui vous voudrez, fût-ce Monsieur, votre frère ; mais ne touchez jamais à un des quatre mousquetaires, ou sinon, mordioux !… »

– Cher ami, répondit Athos avec calme, je voudrais vous persuader d’une chose, c’est que je désire être arrêté, c’est que je tiens à une arrestation par dessus tout.

D’Artagnan fit un mouvement d’épaules.

– Que voulez-vous ! continua Athos, c’est ainsi : vous me laisseriez aller, que je reviendrais de moi-même me constituer prisonnier. Je veux prouver à ce jeune homme que l’éclat de sa couronne étourdit, je veux lui prouver qu’il n’est le premier des hommes qu’à la condition d’en être le plus généreux et le plus sage. Il me punit, il m’emprisonne, il me torture, soit ! Il abuse, et je veux lui faire savoir ce que c’est qu’un remords, en attendant que Dieu lui apprenne ce que c’est qu’un châtiment.

– Mon ami, répondit d’Artagnan, je sais trop que, lorsque vous avez dit non, c’est non. Je n’insiste plus ; vous voulez aller à la Bastille ?

– Je le veux.

– Allons-y !… À la Bastille ! continua d’Artagnan en s’adressant au cocher.

Et, se rejetant dans le carrosse, il mâcha sa moustache avec un acharnement qui, pour Athos, signifiait une résolution prise ou en train de naître.

Le silence se fit dans le carrosse, qui continua de rouler, mais pas plus vite, pas plus lentement. Athos reprit la main du mousquetaire.

– Vous n’êtes point fâché contre moi, d’Artagnan ? dit-il.

– Moi ? Eh ! pardieu ! non. Ce que vous faites par héroïsme, vous, je l’eusse fait, moi, par entêtement.

– Mais vous êtes bien d’avis que Dieu me vengera, n’est-ce pas, d’Artagnan ?

– Et je connais sur la terre des gens qui aideront Dieu, dit le capitaine.

Chapitre CCII – Trois convives étonnés de souper ensemble §

Le carrosse était arrivé devant la première porte de la Bastille. Un factionnaire l’arrêta, et d’Artagnan n’eut qu’un mot à dire pour que la consigne fût levée. Le carrosse entra donc.

Tandis que l’on suivait le grand chemin couvert qui conduisait à la cour du Gouvernement, d’Artagnan dont l’œil de lynx voyait tout, même à travers les murs, s’écria tout à coup :

– Eh ! qu’est-ce que je vois ?

– Bon ! dit tranquillement Athos, qui voyez-vous, mon ami ?

– Regardez donc là-bas !

– Dans la cour ?

– Oui ; vite, dépêchez-vous.

– Eh bien ! un carrosse.

– Bien !

– Quelque pauvre prisonnier comme moi qu’on amène.

– Ce serait trop drôle !

– Je ne vous comprends pas.

– Dépêchez-vous de regarder encore pour voir celui qui va sortir de ce carrosse.

Justement un second factionnaire venait d’arrêter d’Artagnan. Les formalités s’accomplissaient. Athos pouvait voir à cent pas l’homme que son ami lui avait signalé.

Cet homme descendit, en effet, de carrosse à la porte même du Gouvernement.

– Eh bien ! demanda d’Artagnan, vous le voyez ?

– Oui ; c’est un homme en habit gris.

– Qu’en dites-vous ?

– Je ne sais trop ; c’est, comme je vous le dis, un homme en habit gris qui descend de carrosse : voilà tout.

– Athos, je gagerais que c’est lui.

– Qui lui ?

– Aramis.

– Aramis arrêté ? Impossible !

– Je ne vous dis pas qu’il est arrêté, puisque nous le voyons seul dans son carrosse.

– Alors, que fait-il ici ?

– Oh ! il connaît Baisemeaux, le gouverneur, répliqua le mousquetaire d’un ton sournois. Ma foi ! nous arrivons à temps !

– Pour quoi faire ?

– Pour voir.

– Je regrette fort cette rencontre ; Aramis, en me voyant, va prendre de l’ennui, d’abord de me voir, ensuite d’être vu.

– Bien raisonné.

– Malheureusement, il n’y a pas de remède quand on rencontre quelqu’un dans la Bastille ; voulût-on reculer pour l’éviter, c’est impossible.

– Je vous dis, Athos, que j’ai mon idée ; il s’agit d’épargner à Aramis l’ennui dont vous parliez.

– Comment faire ?

– Comme je vous dirai, ou, pour mieux m’expliquer, laissez-moi conter la chose à ma façon ; je ne vous recommanderai pas de mentir, cela vous serait impossible.

– Eh bien ! alors ?

– Eh bien ! je mentirai pour deux ; c’est si facile avec la nature et l’habitude du Gascon !

Athos sourit. Le carrosse s’arrêta où s’était arrêté celui que nous venons de signaler, sur le seuil du Gouvernement même.

– C’est entendu ? fit d’Artagnan bas à son ami.

Athos consentit par un geste. Ils montèrent l’escalier. Si l’on s’étonne de la facilité avec laquelle ils étaient entrés dans la Bastille, on se souviendra qu’en entrant, c’est-à-dire au plus difficile, d’Artagnan avait annoncé qu’il amenait un prisonnier d’État.

À la troisième porte, au contraire, c’est-à-dire une fois bien entré, il dit seulement au factionnaire :

– Chez M. de Baisemeaux.

Et tous deux passèrent. Ils furent bientôt dans la salle à manger du gouverneur, où le premier visage qui frappa les yeux de d’Artagnan fut celui d’Aramis, qui était assis côte à côte avec Baisemeaux, et attendait l’arrivée d’un bon repas, dont l’odeur fumait par tout l’appartement.

Si d’Artagnan joua la surprise, Aramis ne la joua pas ; il tressaillit en voyant ses deux amis, et son émotion fut visible.

Cependant Athos et d’Artagnan faisaient leurs compliments, et Baisemeaux, étonné, abasourdi de la présence de ces trois hôtes, commençait mille évolutions autour d’eux.

– Ah çà ! dit Aramis, par quel hasard ?…

– Nous vous le demandons, riposta d’Artagnan.

– Est-ce que nous nous constituons tous prisonniers ? s’écria Aramis avec l’affectation de l’hilarité.

– Eh ! eh ! fit d’Artagnan, il est vrai que les murs sentent la prison en diable. Monsieur de Baisemeaux, vous savez que vous m’avez invité à dîner l’autre jour ?

– Moi ? s’écria Baisemeaux ?

– Ah çà ! mais on dirait que vous tombez des nues. Vous ne vous souvenez pas ?

Baisemeaux pâlit, rougit, regarda Aramis qui le regardait, et finit par balbutier :

– Certes… je suis ravi… mais… sur l’honneur… je ne… Ah ! misérable mémoire !

– Eh ! mais j’ai tort, dit d’Artagnan comme un homme fâché.

– Tort, de quoi ?

– Tort de me souvenir, à ce qu’il paraît.

Baisemeaux se précipita vers lui.

– Ne vous formalisez pas, cher capitaine, dit-il ; je suis la plus pauvre tête du royaume. Sortez-moi de mes pigeons et de leur colombier, je ne vaux pas un soldat de six semaines.

– Enfin, maintenant, vous vous souvenez, dit d’Artagnan avec aplomb.

– Oui, oui, répliqua le gouverneur hésitant, je me souviens.

– C’était chez le roi ; vous me disiez je ne sais quelles histoires sur vos comptes avec MM. Louvières et Tremblay.

– Ah ! oui, parfaitement !

– Et sur les bontés de M. d’Herblay pour vous.

– Ah ! s’écria Aramis en regardant au blanc des yeux le malheureux gouverneur, vous disiez que vous n’aviez pas de mémoire, monsieur Baisemeaux !

Celui-ci interrompit court le mousquetaire.

– Comment donc ! c’est cela ; vous avez raison. Il me semble que j’y suis encore. Mille millions de pardons ! Mais, notez bien ceci, cher monsieur d’Artagnan, à cette heure comme aux autres, prié ou non prié, vous êtes le maître chez moi, vous et monsieur d’Herblay, votre ami, dit-il en se tournant vers Aramis, et Monsieur, ajouta-t-il en saluant Athos.

– J’ai bien pensé à tout cela, répondit d’Artagnan. Voici pourquoi je venais : n’ayant rien à faire ce soir au Palais-Royal, je voulais tâter de votre ordinaire, quand, sur la route, je rencontrai M. le comte.

Athos salua.

– M. le comte, qui quittait Sa Majesté, me remit un ordre qui exige prompte exécution. Nous étions près d’ici ; j’ai voulu poursuivre, ne fût-ce que pour vous serrer la main et vous présenter Monsieur, dont vous me parlâtes si avantageusement chez le roi, ce même soir où…

– Très bien ! très bien ! M. le comte de La Fère, n’est-ce pas ?

– Justement.

– M. le comte est le bienvenu.

– Et il dînera avec vous deux, n’est-ce pas ? tandis que moi, pauvre limier, je vais courir pour mon service. Heureux mortels que vous êtes, vous autres ! ajouta-t-il en soupirant comme Porthos l’eût pu faire.

– Ainsi, vous partez ? dirent Aramis et Baisemeaux unis dans un même sentiment de surprise joyeuse.

La nuance fut saisie par d’Artagnan.

– Je vous laisse à ma place, dit-il, un noble et bon convive. Et il frappa doucement sur l’épaule d’Athos, qui, lui aussi, s’étonnait et ne pouvait s’empêcher de le témoigner un peu ; nuance qui fut saisie par Aramis seul, M. de Baisemeaux n’étant pas de la force des trois amis.

– Quoi ! nous vous perdons ? reprit le bon gouverneur.

– Je vous demande une heure ou une heure et demie. Je reviendrai pour le dessert.

– Oh ! nous vous attendrons, dit Baisemeaux.

– Ce serait me désobliger.

– Vous reviendriez ? dit Athos d’un air de doute.

– Assurément, dit-il en lui serrant la main confidentiellement.

Et il ajouta plus bas :

– Attendez-moi, Athos ; soyez gai, et surtout ne parlez pas affaires, pour l’amour de Dieu !

Une nouvelle pression de main confirma le comte dans l’obligation de se tenir discret et impénétrable. Baisemeaux reconduisit d’Artagnan jusqu’à la porte.

Aramis, avec force caresses, s’empara d’Athos, résolu de le faire parler ; mais Athos avait toutes les vertus au suprême degré. Quand la nécessité l’exigeait, il eût été le premier orateur du monde, au besoin ; il fût mort avant de dire une syllabe, dans l’occasion.

Ces trois messieurs se placèrent donc, dix minutes après le départ de d’Artagnan, devant une bonne table meublée avec le luxe gastronomique le plus substantiel.

Les grosses pièces, les conserves, les vins les plus variés, apparurent successivement sur cette table servie aux dépens du roi, et sur la dépense de laquelle M. Colbert eût trouvé facilement à s’économiser deux tiers, sans faire maigrir personne à la Bastille.

Baisemeaux fut le seul qui mangeât et qui bût résolument. Aramis ne refusa rien et effleura tout ; Athos après le potage et les trois hors-d’œuvre, ne toucha plus à rien.

La conversation fut ce qu’elle devait être entre trois hommes si opposés d’humeur et de projets.

Aramis ne cessa de se demander par quelle singulière rencontre Athos se trouvait chez Baisemeaux lorsque d’Artagnan n’y était plus, et pourquoi d’Artagnan ne s’y trouvait plus quand Athos y était resté. Athos creusa toute la profondeur de cet esprit d’Aramis, qui vivait de subterfuges et d’intrigues, il regarda bien son homme et le flaira occupé de quelque projet important. Puis il se concentra, lui aussi, dans ses propres intérêts, en se demandant pourquoi d’Artagnan avait quitté la Bastille si étrangement vite, en laissant là un prisonnier si mal introduit et si mal écroué.

Mais ce n’est pas sur ces personnages que nous arrêterons notre examen. Nous les abandonnons à eux-mêmes, devant les débris des chapons, des perdrix et des poissons mutilés par le couteau généreux de Baisemeaux.

Celui que nous poursuivrons, c’est d’Artagnan, qui, remontant dans le carrosse qui l’avait amené, cria au cocher, à l’oreille :

– Chez le roi, et brûlons le pavé !

Chapitre CCIII – Ce qui se passait au Louvre pendant le souper de la Bastille §

M. de Saint-Aignan avait fait sa commission auprès de La Vallière, ainsi qu’on l’a vu dans un des précédents chapitres ; mais, quelle que fût son éloquence, il ne persuada point à la jeune fille qu’elle eût un protecteur assez considérable dans le roi, et qu’elle n’avait besoin de personne au monde quand le roi était pour elle.

En effet, au premier mot que le confident prononça de la découverte du fameux secret, Louise, éplorée, jeta les hauts cris et s’abandonna tout entière à une douleur que le roi n’eut pas trouvée obligeante, si, d’un coin de l’appartement, il eût pu en être le témoin. De Saint-Aignan, ambassadeur, s’en formalisa comme aurait pu faire son maître, et revint chez le roi annoncer ce qu’il avait vu et entendu. C’est là que nous le retrouvons, fort agité, en présence de Louis, plus agité encore.

– Mais, dit le roi à son courtisan, lorsque celui-ci eut achevé sa narration, qu’a-t-elle conclu ? La verrai-je au moins tout à l’heure avant le souper ? Viendra-t-elle, ou faudra-t-il que je passe chez elle ?

– Je crois, Sire, que, si Votre Majesté désire la voir, il faudra que le roi fasse non seulement les premiers pas, mais tout le chemin.

– Rien pour moi ! Ce Bragelonne lui tient donc bien au cœur ? murmura Louis XIV entre ses dents.

– Oh ! Sire, cela n’est pas possible, car c’est vous que Mlle de La Vallière aime, et cela de tout son cœur. Mais, vous savez, M. de Bragelonne appartient à cette race sévère qui joue les héros romains.

Le roi sourit faiblement. Il savait à quoi s’en tenir. Athos le quittait.

– Quant à Mlle de La Vallière, continua de Saint-Aignan, elle a été élevée chez Madame douairière, c’est-à-dire dans la retraite et l’austérité. Ces deux fiancés-là se sont froidement fait de petits serments devant la lune et les étoiles, et, voyez-vous, Sire, aujourd’hui, pour rompre cela c’est le diable !

De Saint-Aignan croyait faire rire encore le roi ; mais bien au contraire, du simple sourire Louis passa au sérieux complet. Il ressentait déjà ce que le comte avait promis à d’Artagnan de lui donner : des remords. Il songeait qu’en effet ces deux jeunes gens s’étaient aimés et juré alliance ; que l’un des deux avait tenu parole, et que l’autre était trop probe pour ne pas gémir de s’être parjuré.

Et, avec le remords, la jalousie aiguillonnait vivement le cœur du roi. Il ne prononça plus une parole, et, au lieu d’aller chez sa mère, ou chez la reine, ou chez Madame pour s’égayer un peu et faire rire les dames, ainsi qu’il le disait lui-même, il se plongea dans le vaste fauteuil où Louis XIII, son auguste père, s’était tant ennuyé avec Baradas et Cinq-Mars pendant tant de jours et d’années.

De Saint-Aignan comprit que le roi n’était pas amusable en ce moment-là. Il hasarda la dernière ressource et prononça le nom de Louise. Le roi leva la tête.

– Que fera Votre Majesté ce soir ? Faut-il prévenir Mlle de La Vallière ?

– Dame ! il me semble qu’elle est prévenue, répondit le roi.

– Se promènera-t-on ?

– On sort de se promener, répliqua le roi.

– Eh bien ! Sire ?

– Eh bien ! rêvons, de Saint-Aignan, rêvons chacun de notre côté ; quand Mlle de La Vallière aura bien regretté ce qu’elle regrette le remords faisait son œuvre, eh bien ! alors, daignera-t-elle nous donner de ses nouvelles !

– Ah ! Sire, pouvez-vous ainsi méconnaître ce cœur dévoué ?

Le roi se leva rouge de dépit ; la jalousie mordait à son tour. De Saint-Aignan commençait à trouver la position difficile, quand la portière se leva. Le roi fit un brusque mouvement ; sa première idée fut qu’il lui arrivait un billet de La Vallière ; mais, à la place d’un messager d’amour, il ne vit que son capitaine des mousquetaires debout et muet dans l’embrasure.

– Monsieur d’Artagnan ! fit-il. Ah !… Eh bien ?

D’Artagnan regarda de Saint-Aignan. Les yeux du roi prirent la même direction que ceux de son capitaine. Ces regards eussent été clairs pour tout le monde ; à bien plus forte raison le furent-ils pour de Saint-Aignan. Le courtisan salua et sortit. Le roi et d’Artagnan se trouvèrent seuls.

– Est-ce fait ? demanda le roi.

– Oui, Sire, répondit le capitaine des mousquetaires d’une voix grave, c’est fait.

Le roi ne trouva plus un mot à dire. Cependant l’orgueil lui commandait de n’en pas rester là. Quand un roi a pris une décision, même injuste, il faut qu’il prouve à tous ceux qui la lui ont vu prendre, et surtout il faut qu’il se prouve à lui-même qu’il avait raison en la prenant. Il y a un moyen pour cela, un moyen presque infaillible, c’est de chercher des torts à la victime.

Louis, élevé par Mazarin et Anne d’Autriche, savait, mieux qu’aucun prince ne le sut jamais, son métier de roi. Aussi essaya-t-il de le prouver en cette occasion. Après un moment de silence, pendant lequel il avait fait tout bas les réflexions que nous venons de faire tout haut :

– Qu’a dit le comte ? reprit-il négligemment.

– Mais rien, Sire.

– Cependant, il ne s’est pas laissé arrêter sans rien dire ?

– Il a dit qu’il s’attendait à être arrêté, Sire.

Le roi releva la tête avec fierté.

– Je présume que M. le comte de La Fère n’a pas continué son rôle de rebelle ? dit-il.

– D’abord, Sire, qu’appelez-vous rebelle ? demanda tranquillement le mousquetaire. Un rebelle aux yeux du roi, est-ce l’homme qui, non seulement se laisse coffrer à la Bastille, mais qui encore résiste à ceux qui ne veulent pas l’y conduire ?

– Qui ne veulent pas l’y conduire ? s’écria le roi. Qu’entends-je là, capitaine ? Êtes-vous fou ?

– Je ne crois pas, Sire.

– Vous parlez de gens qui ne voulaient pas arrêter M. de La Fère ?…

– Oui, Sire.

– Et quels sont ces gens-là ?

– Ceux que Votre Majesté en avait chargés, apparemment, dit le mousquetaire.

– Mais c’est vous que j’en avais chargé, s’écria le roi.

– Oui, Sire, c’est moi.

– Et vous dites que, malgré mon ordre, vous aviez l’intention de ne pas arrêter l’homme qui m’avait insulté ?

– C’était absolument mon intention, oui, Sire.

– Oh !

– Je lui ai même proposé de monter sur un cheval que j’avais fait préparer pour lui à la barrière de la Conférence.

– Et dans quel but aviez-vous fait préparer ce cheval ?

– Mais, Sire, pour que M. le comte de La Fère pût gagner Le Havre et, de là, l’Angleterre.

– Vous me trahissiez donc, alors, monsieur ? s’écria le roi étincelant de fierté sauvage.

– Parfaitement.

Il n’y avait rien à répondre à des articulations faites sur ce ton. Le roi sentit une si rude résistance, qu’il s’étonna.

– Vous aviez au moins une raison, monsieur d’Artagnan, quand vous agissiez ainsi ? interrogea le roi avec majesté.

– J’ai toujours une raison, Sire.

– Ce n’est pas la raison de l’amitié, au moins, la seule que vous puissiez faire valoir, la seule qui puisse vous excuser, car je vous avais mis bien à l’aise sur ce chapitre.

– Moi, Sire ?

– Ne vous ai-je pas laissé le choix d’arrêter ou de ne pas arrêter M. le comte de La Fère ?

– Oui, Sire ; mais…

– Mais quoi ? interrompit le roi impatient.

– Mais en me prévenant, Sire, que, si je ne l’arrêtais pas, votre capitaine des gardes l’arrêterait, lui.

– Ne vous faisais-je pas la partie assez belle, du moment où je ne vous forçais pas la main ?

– À moi, oui, Sire ; à mon ami, non.

– Non ?

– Sans doute, puisque, par moi ou par le capitaine des gardes, mon ami était toujours arrêté.

– Et voilà votre dévouement, monsieur ? un dévouement qui raisonne, qui choisit ? Vous n’êtes pas un soldat, monsieur !

– J’attends que Votre Majesté me dise ce que je suis.

– Eh bien ! vous êtes un frondeur !

– Depuis qu’il n’y a plus de Fronde, alors, Sire…

– Mais, si ce que vous dites est vrai…

– Ce que je dis est toujours vrai, Sire.

– Que venez-vous faire ici ? Voyons.

– Je viens ici dire au roi : Sire, M. de La Fère est à la Bastille…

– Ce n’est point votre faute, à ce qu’il paraît.

– C’est vrai, Sire, mais enfin, il y est, et, puisqu’il y est, il est important que Votre Majesté le sache.

– Ah ! monsieur d’Artagnan, vous bravez votre roi !

– Sire…

– Monsieur d’Artagnan, je vous préviens que vous abusez de ma patience.

– Au contraire, Sire.

– Comment, au contraire ?

– Je viens me faire arrêter aussi.

– Vous faire arrêter, vous ?

– Sans doute. Mon ami va s’ennuyer là-bas, et je viens proposer à Votre Majesté de me permettre de lui faire compagnie ; que Votre Majesté dise un mot, et je m’arrête moi-même ; je n’aurai pas besoin du capitaine des gardes pour cela, je vous en réponds.

Le roi s’élança vers la table et saisit une plume pour donner l’ordre d’emprisonner d’Artagnan.

– Faites attention que c’est pour toujours, monsieur, s’écria-t-il avec l’accent de la menace.

– J’y compte bien, reprit le mousquetaire ; car lorsqu’une fois vous aurez fait ce beau coup-là, vous n’oserez plus me regarder en face.

Le roi jeta sa plume avec violence.

– Allez-vous-en ! dit-il.

– Oh ! non pas, Sire, s’il plaît à Votre Majesté.

– Comment, non pas ?

– Sire, je venais pour parler doucement au roi ; le roi s’est emporté, c’est un malheur, mais je n’en dirai pas moins au roi ce que j’ai à lui dire.

– Votre démission, monsieur, s’écria le roi !

– Sire, vous savez que ma démission ne me tient pas au cœur, puisque, à Blois, le jour où Votre Majesté a refusé au roi Charles le million que lui a donné mon ami le comte de La Fère, j’ai offert ma démission au roi.

– Eh bien ! alors, faites vite.

– Non, Sire ; car ce n’est point de ma démission qu’il s’agit ici ; Votre Majesté avait pris la plume pour m’envoyer à la Bastille, pourquoi change-t elle d’avis ?

– D’Artagnan ! tête gasconne ! qui est le roi de vous ou de moi ! Voyons.

– C’est vous, Sire, malheureusement.

– Comment, malheureusement ?

– Oui, Sire ; car, si c’était moi…

– Si c’était vous, vous approuveriez la rébellion de M. d’Artagnan, n’est-ce pas ?

– Oui, certes !

– En vérité ?

Et le roi haussa les épaules.

– Et je dirais à mon capitaine des mousquetaires, continua d’Artagnan, je lui dirais en le regardant avec des yeux humains et non avec des charbons enflammés, je lui dirais : « Monsieur d’Artagnan, j’ai oublié que je suis le roi. Je suis descendu de mon trône pour outrager un gentilhomme. »

– Monsieur, s’écria le roi, croyez-vous que c’est excuser votre ami que de surpasser son insolence ?

– Oh ! Sire, j’irai bien plus loin que lui, dit d’Artagnan, et ce sera votre faute. Je vous dirai, ce qu’il ne vous a pas dit, lui, l’homme de toutes les délicatesses ; je vous dirai : Sire, vous avez sacrifié son fils, et il défendait son fils ; vous l’avez sacrifié lui-même ; il vous parlait au nom de l’honneur, de la religion et de la vertu, vous l’avez repoussé, chassé, emprisonné. Moi, je serai plus dur que lui, Sire ; et je vous dirai : Sire, choisissez ! Voulez-vous des amis ou des valets ? des soldats ou des danseurs à révérences ? des grands hommes ou des polichinelles ? Voulez-vous qu’on vous serve ou voulez-vous qu’on plie ! voulez-vous qu’on vous aime ou voulez-vous qu’on ait peur de vous ? Si vous préférez la bassesse, l’intrigue, la couardise, oh ! dites-le, Sire ; nous partirons, nous autres, qui sommes les seuls restes, je dirai plus, les seuls modèles de la vaillance d’autrefois ; nous qui avons servi et dépassé peut-être en courage, en mérite, des hommes déjà grands dans la postérité. Choisissez, Sire, et hâtez-vous. Ce qui vous reste de grands seigneurs, gardez-le ; vous aurez toujours assez de courtisans. Hâtez-vous, et envoyez-moi à la Bastille avec mon ami ; car, si vous n’avez pas su écouter le comte de La Fère, c’est-à-dire la voix la plus douce et la plus noble de l’honneur ; si vous ne savez pas entendre d’Artagnan, c’est-à-dire la plus franche et la plus rude voix de la sincérité, vous êtes un mauvais roi, et demain, vous serez un pauvre roi. Or, les mauvais rois, on les abhorre ; les pauvres rois, on les chasse. Voilà ce que j’avais à vous dire, Sire ; vous avez eu tort de me pousser jusque-là.

Le roi se renversa froid et livide sur son fauteuil : il était évident que la foudre tombée à ses pieds ne l’eût pas étonné davantage ; on eût cru que le souffle lui manquait et qu’il allait expirer. Cette rude voix de la sincérité, comme l’appelait d’Artagnan, lui avait traversé le cœur, pareille à une lame.

D’Artagnan avait dit tout ce qu’il avait à dire. Comprenant la colère du roi, il tira son épée, et, s’approchant respectueusement de Louis XIV, il la posa sur la table.

Mais le roi, d’un geste furieux, repoussa l’épée, qui tomba à terre et roula aux pieds de d’Artagnan.

Si maître que le mousquetaire fût de lui, il pâlit à son tour, et frémissant d’indignation :

– Un roi, dit-il, peut disgracier un soldat ; il peut l’exiler, il peut le condamner à mort ; mais, fût-il cent fois roi, il n’a jamais le droit de l’insulter en déshonorant son épée. Sire, un roi de France n’a jamais repoussé avec mépris l’épée d’un homme tel que moi. Cette épée souillée, songez-y, Sire, elle n’a plus désormais d’autre fourreau que mon cœur ou le vôtre. Je choisis le mien, Sire, remerciez-en Dieu et ma patience !

Puis se précipitant sur son épée :

– Que mon sang retombe sur votre tête, Sire ! s’écria-t-il.

Et, d’un geste rapide, appuyant la poignée de l’épée au parquet, il en dirigea la pointe sur sa poitrine.

Le roi s’élança d’un mouvement encore plus rapide que celui de d’Artagnan, jetant le bras droit au cou du mousquetaire, et, de la main gauche, saisissant par le milieu la lame de l’épée, qu’il remit silencieusement au fourreau.

D’Artagnan, roide, pâle et frémissant encore, laissa, sans l’aider, faire le roi jusqu’au bout.

Alors, Louis, attendri, revenant à la table, prit la plume, écrivit quelques lignes, les signa, et étendit la main vers d’Artagnan.

– Qu’est-ce que ce papier, Sire ? demanda le capitaine.

– L’ordre donné à M. d’Artagnan d’élargir à l’instant même M. le comte de La Fère.

D’Artagnan saisit la main royale et la baisa ; puis il plia l’ordre, le passa sous son buffle et sortit.

Ni le roi ni le capitaine n’avaient articulé une syllabe.

– Ô cœur humain ! boussole des rois ! murmura Louis resté seul, quand donc saurai-je lire dans tes replis comme dans les feuilles d’un livre ? Non, je ne suis pas un mauvais roi ; non, je ne suis pas un pauvre roi ; mais je suis encore un enfant.

Chapitre CCIV – Rivaux politiques §

D’Artagnan avait promis à M. de Baisemeaux d’être de retour au dessert, d’Artagnan tint parole. On en était aux vins fins et aux liqueurs, dont la cave du gouverneur avait la réputation d’être admirablement garnie, lorsque les éperons du capitaine des mousquetaires retentirent dans le corridor et que lui-même parut sur le seuil.

Athos et Aramis avaient joué serré. Aussi, aucun des deux n’avait pénétré l’autre. On avait soupé, causé beaucoup de la Bastille, du dernier voyage de Fontainebleau, de la future fête que M. Fouquet devait donner à Vaux. Les généralités avaient été prodiguées, et nul, hormis de Baisemeaux, n’avait effleuré les choses particulières.

D’Artagnan tomba au milieu de la conversation, encore pâle et ému de sa conversation avec le roi De Baisemeaux s’empressa d’approcher une chaise. D’Artagnan accepta un verre plein et le laissa vide. Athos et Aramis remarquèrent tous deux cette émotion de d’Artagnan. Quant à de Baisemeaux, il ne vit rien que le capitaine des mousquetaires de Sa Majesté auquel il se hâta de faire fête. Approcher le roi, c’était avoir tous droits aux égards de M. de Baisemeaux. Seulement, quoique Aramis eût remarqué cette émotion, il n’en pouvait deviner la cause. Athos seul croyait l’avoir pénétrée. Pour lui, le retour de d’Artagnan et surtout le bouleversement de l’homme impassible signifiaient : « Je viens de demander au roi quelque chose que le roi m’a refusé. » Bien convaincu qu’il était dans le vrai, Athos sourit, se leva de table et fit un signe à d’Artagnan, comme pour lui rappeler qu’ils avaient autre chose à faire que de souper ensemble.

D’Artagnan comprit et répondit par un autre signe. Aramis et Baisemeaux, voyant ce dialogue muet, interrogeaient du regard. Athos crut que c’était à lui de donner l’explication de ce qui se passait.

– La vérité, mes amis, dit le comte de La Fère avec un sourire, c’est que vous, Aramis, vous venez de souper avec un criminel d’État, et vous, monsieur de Baisemeaux, avec votre prisonnier.

Baisemeaux poussa une exclamation de surprise et presque de joie. Ce cher M. de Baisemeaux avait l’amour-propre de sa forteresse. À part le profit, plus il avait de prisonniers, plus il était heureux ; plus ces prisonniers étaient grands, plus il était fier.

Quant à Aramis, prenant une figure de circonstance :

– Oh ! cher Athos, dit-il, pardonnez-moi, mais, je me doutais presque de ce qui arrive. Quelque incartade de Raoul ou de La Vallière, n’est-ce pas ?

– Hélas ! fit Baisemeaux.

– Et, continua Aramis, vous, en grand seigneur que vous êtes, oubliant qu’il n’y a plus que des courtisans, vous avez été trouver le roi et vous lui avez dit son fait ?

– Vous avez deviné, mon ami.

– De sorte, dit de Baisemeaux, tremblant d’avoir soupé si familièrement avec un homme tombé dans la disgrâce de Sa Majesté ; de sorte, monsieur le comte ?…

– De sorte, mon cher gouverneur, dit Athos, que mon ami M. d’Artagnan va vous communiquer ce papier qui passe par l’ouverture de son buffle, et qui n’est autre, certainement, que mon ordre d’écrou.

De Baisemeaux tendit la main avec sa souplesse d’habitude.

D’Artagnan tira, en effet, deux papiers de sa poitrine, et en présenta un au gouverneur. Baisemeaux déplia le papier et lut à demi-voix, tout en regardant Athos par-dessus le papier, en s’interrompant :

– « Ordre de détenir dans mon château de la Bastille… » Très bien… « Dans mon château de la Bastille… M. le comte de La Fère. » oh ! monsieur, que c’est pour moi un douloureux honneur de vous posséder !

– Vous aurez un patient prisonnier, monsieur dit Athos de sa voix suave et calme.

– Et un prisonnier qui ne restera pas un mois chez vous, mon cher gouverneur, dit Aramis, tandis que de Baisemeaux, l’ordre à la main, transcrivait sur son registre d’écrou la volonté royale.

– Pas même un jour, ou plutôt, pas même une nuit, dit d’Artagnan en exhibant le second ordre du roi ; car maintenant, cher monsieur de Baisemeaux, il vous faudra transcrire aussi cet ordre de mettre immédiatement le comte en liberté.

– Ah ! fit Aramis, c’est de la besogne que vous m’épargnez, d’Artagnan.

Et il serra d’une façon significative la main du mousquetaire en même temps que celle d’Athos.

– Eh quoi ! dit ce dernier avec étonnement, le roi me donne la liberté ?

– Lisez, cher ami, repartit d’Artagnan.

Athos prit l’ordre et lut.

– C’est vrai, dit-il.

– En seriez-vous fâché ? demanda d’Artagnan.

– Oh ! non, au contraire. Je ne veux pas de mal au roi, et le plus grand mal qu’on puisse souhaiter aux rois, c’est qu’ils commettent une injustice. Mais vous avez eu du mal, n’est-ce pas ? oh ! avouez-le mon ami.

– Moi ? Pas du tout ! fit en riant le mousquetaire. Le roi fait tout ce que je veux.

Aramis regarda d’Artagnan et vit bien qu’il mentait.

Mais Baisemeaux ne regarda rien que d’Artagnan, tant il était saisi d’une admiration profonde pour cet homme qui faisait faire au roi tout ce qu’il voulait.

– Et le roi exile Athos ? demanda Aramis.

– Non, pas précisément ; le roi ne s’est pas même expliqué là-dessus, reprit d’Artagnan ; mais je crois que le comte n’a rien de mieux à faire, à moins qu’il ne tienne à remercier le roi…

– Non, en vérité, répondit en souriant Athos.

– Eh bien ! je crois que le comte n’a rien de mieux à faire, reprit d’Artagnan, que de se retirer dans son château. Au reste, mon cher Athos, parlez, demandez ; si une résidence vous est plus agréable que l’autre, je me fais fort de vous faire obtenir celle-là.

– Non, merci, dit Athos ; rien ne peut m’être plus agréable, cher ami, que de retourner dans ma solitude, sous mes grands arbres, au bord de la Loire. Si Dieu est le suprême médecin des maux de l’âme, la nature est le souverain remède. Ainsi, monsieur, continua Athos en se retournant vers Baisemeaux, me voilà donc libre ?

– Oui, monsieur le comte, je le crois, je l’espère, du moins, dit le gouverneur en tournant et retournant les deux papiers, à moins, toutefois, que M. d’Artagnan n’ait un troisième ordre.

– Non, cher monsieur de Baisemeaux, non, dit le mousquetaire, il faut vous en tenir au second et nous arrêter là.

– Ah ! monsieur le comte, dit Baisemeaux s’adressant à Athos, vous ne savez pas ce que vous perdez ! Je vous eusse mis à trente livres, comme les généraux ; que dis-je ! à cinquante livres, comme les princes, et vous eussiez soupé tous les soirs comme vous avez soupé ce soir.

– Permettez-moi, monsieur, dit Athos, de préférer ma médiocrité.

Puis, se retournant vers d’Artagnan :

– Partons, mon ami, dit-il.

– Partons, dit d’Artagnan.

– Est-ce que j’aurai cette joie, demanda Athos, de vous posséder pour compagnon, mon ami ?

– Jusqu’à la porte seulement, très cher, répondit d’Artagnan ; après quoi, je vous dirai ce que j’ai dit au roi : « Je suis de service. »

– Et vous, mon cher Aramis, dit Athos en souriant m’accompagnez-vous ? La Fère est sur la route de Vannes.

– Moi, mon ami, dit le prélat, j’ai rendez-vous ce soir à Paris, et je ne saurais m’éloigner sans faire souffrir de graves intérêts.

– Alors, mon cher ami, dit Athos, permettez-moi que je vous embrasse, et que je parte. Mon cher monsieur Baisemeaux, grand merci de votre bonne volonté, et surtout de l’échantillon que vous m’avez donné de l’ordinaire de la Bastille.

Et, après avoir embrassé Aramis et serré la main à M. de Baisemeaux ; après avoir reçu les souhaits de bon voyage de tous deux, Athos partit avec d’Artagnan.

Tandis que le dénouement de la scène du Palais-Royal s’accomplissait à la Bastille, disons ce qui se passait chez Athos et chez Bragelonne.

Grimaud, comme nous l’avons vu, avait accompagné son maître à Paris ; comme nous l’avons dit, il avait assisté à la sortie d’Athos ; il avait vu d’Artagnan mordre ses moustaches ; il avait vu son maître monter en carrosse ; il avait interrogé l’une et l’autre physionomie, et il les connaissait toutes deux depuis assez longtemps pour avoir compris, à travers le masque de leur impassibilité, qu’il se passait de graves événements.

Une fois Athos parti, il se mit à réfléchir. Alors il se rappela l’étrange façon dont Athos lui avait dit adieu, l’embarras imperceptible pour tout autre que pour lui de ce maître aux idées si nettes, à la volonté si droite. Il savait qu’Athos n’avait rien emporté que ce qu’il avait sur lui, et, cependant, il croyait voir qu’Athos ne partait pas pour une heure, pas même pour un jour. Il y avait une longue absence dans la façon dont Athos, en quittant Grimaud, avait prononcé le mot adieu.

Tout cela lui revenait à l’esprit avec tous ses sentiments d’affection profonde pour Athos, avec cette horreur du vide et de la solitude qui toujours occupe l’imagination des gens qui aiment ; tout cela, disons-nous, rendit l’honnête Grimaud fort triste et surtout fort inquiet.

Sans se rendre compte de ce qu’il faisait depuis le départ de son maître, il errait par tout l’appartement, cherchant, pour ainsi dire, les traces de son maître, semblable, en cela, tout ce qui est bon se ressemble, au chien, qui n’a pas d’inquiétude sur son maître absent, mais qui a de l’ennui. Seulement, comme à l’instinct de l’animal Grimaud joignait la raison de l’homme, Grimaud avait à la fois de l’ennui et de l’inquiétude.

N’ayant trouvé aucun indice qui pût le guider, n’ayant rien vu ou rien découvert qui eût fixé ses doutes, Grimaud se mit à imaginer ce qui pouvait être arrivé. Or, l’imagination est la ressource ou plutôt le supplice des bons cœurs. En effet, jamais il n’arrive qu’un bon cœur se représente son ami heureux ou allègre. Jamais le pigeon qui voyage n’inspire autre chose que la terreur au pigeon resté au logis.

Grimaud passa donc de l’inquiétude à la terreur. Il récapitula tout ce qui s’était passé : la lettre de d’Artagnan à Athos, lettre à la suite de laquelle Athos avait paru si chagrin ; puis la visite de Raoul à Athos, visite à la suite de laquelle Athos avait demandé ses ordres et son habit de cérémonie ; puis cette entrevue avec le roi, entrevue à la suite de laquelle Athos était rentré si sombre ; puis cette explication entre le père et le fils, explication à la suite de laquelle Athos avait si tristement embrassé Raoul, tandis que Raoul s’en allait si tristement chez lui ; enfin l’arrivée de d’Artagnan mordant sa moustache, arrivée à la suite de laquelle M. le comte de La Fère était monté en carrosse avec d’Artagnan. Tout cela composait un drame en cinq actes fort clair, surtout pour un analyste de la force de Grimaud.

Et d’abord Grimaud eut recours aux grands moyens ; il alla chercher dans le justaucorps laissé par son maître la lettre de M. d’Artagnan. Cette lettre s’y trouvait encore, et voici ce qu’elle contenait :

« Cher ami, Raoul est venu me demander des renseignements sur la conduite de Mlle de La Vallière durant le séjour de notre jeune ami à Londres. Moi, je suis un pauvre capitaine de mousquetaires dont les oreilles sont rebattues tout le jour des propos de caserne et de ruelle. Si j’avais dit à Raoul ce que je crois savoir, le pauvre garçon en fût mort ; mais, moi qui suis au service du roi, je ne puis raconter les affaires du roi. Si le cœur vous en dit, marchez ! La chose vous regarde plus que moi et presque autant que Raoul. »

Grimaud s’arracha une demi-pincée de cheveux. Il eût fait mieux si sa chevelure eût été plus abondante.

– Voilà, dit-il, le nœud de l’énigme. La jeune fille a fait des siennes. Ce qu’on dit d’elle et du roi est vrai. Notre jeune maître est trompé. Il doit le savoir. M. le comte a été trouver le roi et lui a dit son fait. Et puis le roi a envoyé M. d’Artagnan pour arranger l’affaire. Ah ! mon Dieu, continua Grimaud, M. le comte est rentré sans son épée.

Cette découverte fit monter la sueur au front du brave homme. Il ne s’arrêta pas plus longtemps à conjecturer, il enfonça son chapeau sur la tête et courut au logis de Raoul.

Après la sortie de Louise, Raoul avait dompté sa douleur, sinon son amour, et, forcé de regarder en avant dans cette route périlleuse où l’entraînaient la folie et la rébellion, il avait vu du premier coup d’œil son père en butte à la résistance royale, puisque Athos s’était d’abord offert à cette résistance.

En ce moment de lucidité toute sympathique, le malheureux jeune homme se rappela justement les signes mystérieux d’Athos, la visite inattendue de d’Artagnan, et le résultat de tout ce conflit entre un prince et un sujet apparut à ses yeux épouvantés.

D’Artagnan en service, c’est-à-dire cloué à son poste, ne venait certes pas chez Athos pour le plaisir de voir Athos. Il venait pour lui dire quelque chose. Ce quelque chose, en d’aussi pénibles conjonctures, était un malheur ou un danger. Raoul frémit d’avoir été égoïste, d’avoir oublié son père pour son amour, d’avoir, en un mot, cherché la rêverie ou la jouissance du désespoir, alors qu’il s’agissait peut-être de repousser l’attaque imminente dirigée contre Athos.

Ce sentiment le fit bondir. Il ceignit son épée et courut d’abord à la demeure de son père. En chemin, il se heurta contre Grimaud, qui, parti du pôle opposé, s’élançait avec la même ardeur à la recherche de la vérité. Ces deux hommes s’étreignirent l’un et l’autre ; ils en étaient l’un et l’autre au même point de la parabole décrite par leur imagination.

– Grimaud ! s’écria Raoul.

– Monsieur Raoul ! s’écria Grimaud.

– M. le comte va bien ?

– Tu l’as vu ?

– Non ; où est-il ?

– Je le cherche.

– Et M. d’Artagnan ?

– Sorti avec lui.

– Quand ?

– Dix minutes après votre départ.

– Comment sont-ils sortis ?

– En carrosse.

– Où vont-ils ?

– Je ne sais.

– Mon père a pris de l’argent ?

– Non.

– Une épée ?

– Non.

– Grimaud !

– Monsieur Raoul !

– J’ai idée que M. d’Artagnan venait pour…

– Pour arrêter M. le comte, n’est-ce pas ?

– Oui, Grimaud.

– Je l’aurais juré !

– Quel chemin ont-ils pris ?

– Le chemin des quais.

– La Bastille ?

– Ah ! mon Dieu, oui.

– Vite, courons !

– Oui, courons !

– Mais où cela ? dit soudain Raoul avec accablement.

– Passons chez M. d’Artagnan ; nous saurons peut-être quelque chose.

– Non ; si l’on s’est caché de moi chez mon père, on s’en cachera partout. Allons chez… Oh ! mon Dieu ! mais je suis fou aujourd’hui, mon bon Grimaud.

– Quoi donc ?

– J’ai oublié M. du Vallon.

– M. Porthos ?

– Qui m’attend toujours ! Hélas ! je te le disais, je suis fou.

– Qui vous attend, où cela ?

– Aux Minimes de Vincennes !

– Ah ! mon Dieu ! Heureusement, c’est du côté de la Bastille !

– Allons, vite !

– Monsieur, je vais faire seller les chevaux.

– Oui, mon ami, va.

Chapitre CCV – Où Porthos est convaincu sans avoir compris §

Ce digne Porthos, fidèle à toutes les lois de la chevalerie antique, s’était décidé à attendre M. de Saint-Aignan jusqu’au coucher du soleil. Et, comme de Saint-Aignan ne devait pas venir, comme Raoul avait oublié d’en prévenir son second, comme la faction commençait à être des plus longues et des plus pénibles, Porthos s’était fait apporter par le garde d’une porte quelques bouteilles de bon vin et un quartier de viande, afin d’avoir au moins la distraction de tirer de temps en temps un bouchon et une bouchée. Il en était aux dernières extrémités, c’est-à-dire aux dernières miettes, lorsque Raoul arriva escorté de Grimaud, et tous deux poussant à toute bride.

Quand Porthos vit sur le chemin ces deux cavaliers si pressés, il ne douta plus que ce ne fussent ses hommes, et, se levant aussitôt de l’herbe sur laquelle il s’était mollement assis, il commença par déraidir ses genoux et ses poignets, en disant :

– Ce que c’est que d’avoir de belles habitudes ! Ce drôle a fini par venir. Si je me fusse retiré, il ne trouvait personne et prenait avantage.

Puis il se campa sur une hanche avec une martiale attitude, et fit ressortir par un puissant tour de reins la cambrure de sa taille gigantesque. Mais, au lieu de Saint-Aignan, il ne vit que Raoul, lequel, avec des gestes désespérés, l’aborda en criant :

– Ah ! cher ami ; ah ! pardon ; ah ! que je suis malheureux !

– Raoul ! fit Porthos tout surpris.

– Vous m’en vouliez ? s’écria Raoul en venant embrasser Porthos.

– Moi ? et de quoi ?

– De vous avoir ainsi oublié. Mais, voyez-vous, j’ai la tête perdue.

– Ah bah !

– Si vous saviez, mon ami ?

– Vous l’avez tué ?

– Qui ?

– De Saint-Aignan.

– Hélas ! il s’agit bien de Saint-Aignan.

– Qu’y a-t-il encore ?

– Il y a que M. le comte de La Fère doit être arrêté à l’heure qu’il est.

Porthos fit un mouvement qui eût renversé une muraille.

– Arrêté !… Par qui ?

– Par d’Artagnan !

– C’est impossible, dit Porthos.

– C’est cependant la vérité, répliqua Raoul.

Porthos se tourna du côté de Grimaud en homme qui a besoin d’une seconde affirmation. Grimaud fit un signe de tête.

– Et où l’a-t-on mené ? demanda Porthos.

– Probablement à la Bastille.

– Qui vous le fait croire ?

– En chemin, nous avons questionné des gens qui ont vu passer le carrosse, et d’autres encore qui l’ont vu entrer à la Bastille.

– Oh ! oh ! murmura Porthos, et il fit deux pas.

– Que décidez-vous ? demanda Raoul.

– Moi ? Rien. Seulement, je ne veux pas qu’Athos reste à la Bastille.

Raoul s’approcha du digne Porthos.

– Savez-vous que c’est par ordre du roi que l’arrestation s’est faite ?

Porthos regarda le jeune homme comme pour lui dire : « Qu’est-ce que cela me fait, à moi ? » Ce muet langage parut si éloquent à Raoul, qu’il n’en demanda pas davantage. Il remonta à cheval. Déjà Porthos, aidé de Grimaud, en avait fait autant.

– Dressons notre plan, dit Raoul.

– Oui, répliqua Porthos, notre plan, c’est cela, dressons-le.

Raoul poussa un grand soupir et s’arrêta soudain.

– Qu’avez-vous ? demanda Porthos ; une faiblesse ?

– Non, l’impuissance ! Avons-nous la prétention, à trois, d’aller prendre la Bastille ?

– Ah ! si d’Artagnan était là, répondit Porthos, je ne dis pas.

Raoul fut saisi d’admiration à la vue de cette confiance héroïque à force d’être naïve. C’étaient donc bien là ces hommes célèbres qui, à trois ou quatre, abordaient des armées ou attaquaient des châteaux ! Ces hommes qui avaient épouvanté la mort, et qui survivant à tout un siècle en débris, étaient plus forts encore que les plus robustes d’entre les jeunes.

– Monsieur, dit-il à Porthos, vous venez de me faire naître une idée : il faut absolument voir M. d’Artagnan.

– Sans doute.

– Il doit être rentré chez lui, après avoir conduit mon père à la Bastille.

– Informons-nous d’abord à la Bastille, dit Grimaud, qui parlait peu, mais bien.

En effet, ils se hâtèrent d’arriver devant la forteresse. Un de ces hasards, comme Dieu les donne aux gens de grande volonté, fit que Grimaud aperçut tout à coup le carrosse qui tournait la grande porte du pont-levis. C’était au moment où d’Artagnan, comme on l’a vu, revenait de chez le roi.

En vain Raoul poussa-t-il son cheval pour joindre le carrosse et voir quelles personnes étaient dedans. Les chevaux étaient déjà arrêtés de l’autre côté de cette grande porte, qui se referma, tandis qu’un garde française en faction heurta du mousquet le nez du cheval de Raoul.

Celui-ci fit volte-face, trop heureux de savoir à quoi s’en tenir sur la présence de ce carrosse qui avait renfermé son père.

– Nous le tenons, dit Grimaud.

– En attendant un peu, nous sommes sûrs qu’il sortira, n’est-ce pas, mon ami ?

– À moins que d’Artagnan aussi ne soit prisonnier répliqua Porthos ; auquel cas tout est perdu.

Raoul ne répondit rien. Tout était admissible. Il donna le conseil à Grimaud de conduire les chevaux dans la petite rue Jean-Beausire, afin d’éveiller moins de soupçons, et lui-même, avec sa vue perçante, il guetta la sortie de d’Artagnan ou celle du carrosse.

C’était le bon parti. En effet, vingt minutes ne s’étaient pas écoulées, que la porte se rouvrit et que le carrosse reparut. Un éblouissement empêcha Raoul de distinguer quelles figures occupaient cette voiture. Grimaud jura qu’il avait vu deux personnes, et que son maître était une des deux. Porthos regardait tour à tour Raoul et Grimaud, espérant comprendre leur idée.

– Il est évident, dit Grimaud, que, si M. le comte est dans ce carrosse, c’est qu’on le met en liberté, ou qu’on le mène à une autre prison.

– Nous l’allons bien voir par le chemin qu’il prendra, dit Porthos.

– Si on le met en liberté, dit Grimaud, on le conduira chez lui.

– C’est vrai, dit Porthos.

– Le carrosse n’en prend pas le chemin, dit Raoul.

Et, en effet, les chevaux venaient de disparaître dans le faubourg Saint Antoine.

– Courons, dit Porthos ; nous attaquerons le carrosse sur la route, et nous dirons à Athos de fuir.

– Rébellion ! murmura Raoul.

Porthos lança à Raoul un second regard, digne pendant du premier. Raoul n’y répondit qu’en serrant les flancs de son cheval.

Peu d’instants après, les trois cavaliers avaient rattrapé le carrosse et le suivaient de si près, que l’haleine des chevaux humectait la caisse de la voiture.

D’Artagnan, dont les sens veillaient toujours, entendit le trot des chevaux. C’était au moment où Raoul disait à Porthos de dépasser le carrosse, pour voir quelle était la personne qui accompagnait Athos. Porthos obéit, mais il ne put rien voir ; les mantelets étaient baissés.

La colère et l’impatience gagnaient Raoul. Il venait de remarquer ce mystère de la part des compagnons d’Athos, et il se décidait aux extrémités.

D’un autre côté, d’Artagnan avait parfaitement reconnu Porthos ; il avait, sous le cuir des mantelets, reconnu également Raoul, et communiqué au comte le résultat de son observation. Ils voulaient voir si Raoul et Porthos pousseraient les choses au dernier degré.

Cela ne manqua pas. Raoul, le pistolet au poing, fondit sur le premier cheval du carrosse en commandant au cocher d’arrêter.

Porthos saisit le cocher et l’enleva de dessus son siège.

Grimaud tenait déjà la portière du carrosse arrêté.

Raoul ouvrit ses bras en criant :

– Monsieur le comte ! monsieur le comte !

– Eh bien ! c’est vous, Raoul ? dit Athos ivre de joie.

– Pas mal ! ajouta d’Artagnan avec un éclat de rire.

Et tous deux embrassèrent le jeune homme et Porthos, qui s’étaient emparés d’eux.

– Mon brave Porthos, excellent ami ! s’écria Athos ; toujours vous !

– Il a encore vingt ans ! dit d’Artagnan. Bravo, Porthos !

– Dame ! répondit Porthos un peu confus, nous avons cru que l’on vous arrêtait.

– Tandis que, reprit Athos, il ne s’agissait que d’une promenade dans le carrosse de M. d’Artagnan.

– Nous vous suivons depuis la Bastille, répliqua Raoul avec un ton de soupçon et de reproche.

– Où nous étions allés souper avec ce bon M. de Baisemeaux. Vous rappelez-vous Baisemeaux, Porthos ?

– Pardieu ! très bien.

– Et nous y avons vu Aramis.

– À la Bastille ?

– À souper.

– Ah ! s’écria Porthos en respirant.

– Il nous a dit mille choses pour vous.

– Merci !

– Où va Monsieur le comte ? demanda Grimaud que son maître avait déjà récompensé par un sourire.

– Nous allons à Blois, chez nous.

– Comme cela ?… tout droit ?

– Tout droit.

– Sans bagages ?

– Oh ! mon Dieu ! Raoul eût été chargé de m’expédier les miens ou de me les apporter en revenant chez moi s’il y revient.

– Si rien ne l’arrête plus à Paris, dit d’Artagnan avec un regard ferme et tranchant comme l’acier douloureux comme lui, car il rouvrit les blessures du pauvre jeune homme, il fera bien de vous suivre Athos.

– Rien ne m’arrête plus à Paris, dit Raoul.

– Nous partons, alors, répliqua sur-le-champ Athos.

– Et M. d’Artagnan ?

– Oh ! moi, j’accompagnais Athos jusqu’à la barrière seulement, et je reviens avec Porthos.

– Très bien, dit celui-ci.

– Venez, mon fils, ajouta le comte en passant doucement le bras autour du cou de Raoul pour l’attirer dans le carrosse, et en l’embrassant encore. Grimaud, poursuivit le comte, tu vas retourner doucement à Paris avec ton cheval et celui de M. du Vallon ; car, Raoul et moi, nous montons à cheval ici, et laissons le carrosse à ces deux messieurs pour rentrer dans Paris ; puis, une fois au logis, tu prendras mes hardes, mes lettres, et tu expédieras le tout chez nous.

– Mais, fit observer Raoul, qui cherchait à faire parler le comte, quand vous reviendrez à Paris, il ne vous restera ni linge ni effets ; ce sera bien incommode.

– Je pense que, d’ici à bien longtemps, Raoul, je ne retournerai à Paris. Le dernier séjour que nous y fîmes ne m’a pas encouragé à en faire d’autres.

Raoul baissa la tête et ne dit plus un mot.

Athos descendit du carrosse, et monta le cheval qui avait amené Porthos et qui sembla fort heureux de l’échange.

On s’était embrassé, on s’était serré les mains, on s’était donné mille témoignages d’éternelle amitié. Porthos avait promis de passer un mois chez Athos à son premier loisir. D’Artagnan promit de mettre à profit son premier congé ; puis, ayant embrassé Raoul pour la dernière fois :

– Mon enfant, dit-il, je t’écrirai.

Il y avait tout dans ces mots de d’Artagnan, qui n’écrivait jamais. Raoul fut touché jusqu’aux larmes. Il s’arracha des mains du mousquetaire et partit.

D’Artagnan rejoignit Porthos dans le carrosse.

– Eh bien ! dit-il, cher ami, en voilà une journée !

– Mais, oui, répliqua Porthos.

– Vous devez être éreinté ?

– Pas trop. Cependant je me coucherai de bonne heure, afin d’être prêt demain.

– Et pourquoi cela ?

– Pardieu ! pour finir ce que j’ai commencé.

– Vous me faites frémir, mon ami ; je vous vois tout effarouché. Que diable avez-vous commencé qui ne soit pas fini ?

– Écoutez donc, Raoul ne s’est pas battu. Il faut que je me batte, moi !

– Avec qui ?… avec le roi ?

– Comment, avec le roi ? dit Porthos stupéfait.

– Mais oui, grand enfant, avec le roi !

– Je vous assure que c’est avec M. de Saint-Aignan.

– Voilà ce que je voulais vous dire. En vous battant avec ce gentilhomme, c’est contre le roi que vous tirez l’épée.

– Ah ! fit Porthos en écarquillant les yeux, vous en êtes sûr ?

– Pardieu !

– Eh bien ! comment arranger cela, alors ?

– Nous allons tâcher de faire un bon souper, Porthos. La table du capitaine des mousquetaires est agréable. Vous y verrez le beau de Saint-Aignan, et vous boirez à sa santé.

– Moi ? s’écria Porthos avec horreur.

– Comment ! dit d’Artagnan, vous refusez de boire à la santé du roi ?

– Mais, corbœuf ! je ne vous parle pas du roi ; je vous parle de M. de Saint-Aignan.

– Mais puisque je vous répète que c’est la même chose.

– Ah !… très bien, alors, dit Porthos vaincu.

– Vous comprenez, n’est-ce pas ?

– Non, dit Porthos ; mais c’est égal.

– Oui, c’est égal, répliqua d’Artagnan ; allons souper, Porthos.

Chapitre CCVI – La société de M. de Baisemeaux §

On n’a pas oublié qu’en sortant de la Bastille d’Artagnan et le comte de La Fère y avaient laissé Aramis en tête à tête avec Baisemeaux.

Baisemeaux ne s’aperçut pas le moins du monde, une fois ses deux convives sortis, que la conversation souffrît de leur absence. Il croyait que le vin de dessert, et celui de la Bastille était excellent, il croyait, disons-nous, que le vin de dessert était un stimulant suffisant pour faire parler un homme de bien. Il connaissait mal Sa Grandeur, qui n’était jamais plus impénétrable qu’au dessert. Mais Sa Grandeur connaissait à merveille M. de Baisemeaux, en comptant pour faire parler le gouverneur sur le moyen que celui-ci regardait comme efficace.

La conversation, sans languir en apparence, languissait donc en réalité ; car Baisemeaux, non seulement parlait à peu près seul, mais encore ne parlait que de ce singulier événement de l’incarcération d’Athos, suivie de cet ordre si prompt de le mettre en liberté.

Baisemeaux, d’ailleurs, n’avait pas été sans remarquer que les deux ordres, ordre d’arrestation et ordre de mise en liberté, étaient tous deux de la main du roi. Or, le roi ne se donnait la peine d’écrire de pareils ordres que dans les grandes circonstances. Tout cela était fort intéressant, et surtout très obscur pour Baisemeaux mais, comme tout cela était fort clair pour Aramis, celui-ci n’attachait pas à cet événement la même importance qu’y attachait le bon gouverneur.

D’ailleurs, Aramis se dérangeait rarement pour rien, et il n’avait pas encore dit à M. Baisemeaux pour quelle cause il s’était dérangé.

Aussi, au moment où Baisemeaux en était au plus fort de sa dissertation, Aramis l’interrompit tout à coup.

– Dites-moi, cher monsieur de Baisemeaux, dit-il est-ce que vous n’avez jamais à la Bastille d’autres distractions que celles auxquelles j’ai assisté pendant les deux ou trois visites que j’ai eu l’honneur de vous faire ?

L’apostrophe était si inattendue, que le gouverneur, comme une girouette qui reçoit tout à coup une impulsion opposée à celle du vent, en demeura tout étourdi.

– Des distractions ? dit-il. Mais j’en ai continuellement, monseigneur.

– Oh ! à la bonne heure ! Et ces distractions ?

– Sont de toute nature.

– Des visites, sans doute ?

– Des visites ? Non. Les visites ne sont pas communes à la Bastille.

– Comment, les visites sont rares ?

– Très rares.

– Même de la part de votre société ?

– Qu’appelez-vous de ma société ?… Mes prisonniers ?

– Oh ! non. Vos prisonniers !… Je sais que c’est vous qui leur faites des visites, et non pas eux qui vous en font. J’entends par votre société, mon cher de Baisemeaux, la société dont vous faites partie.

Baisemeaux regarda fixement Aramis ; puis, comme si ce qu’il avait supposé un instant était impossible :

– Oh ! dit-il, j’ai bien peu de société à présent. S’il faut que je vous l’avoue, cher monsieur d’Herblay, en général, le séjour de la Bastille paraît sauvage et fastidieux aux gens du monde. Quant aux dames, ce n’est jamais sans un certain effroi, que j’ai toutes les peines de la terre à calmer, qu’elles parviennent jusqu’à moi. En effet, comment ne trembleraient-elles pas un peu, pauvres femmes, en voyant ces tristes donjons, et en pensant qu’ils sont habités par de pauvres prisonniers qui…

Et, au fur et à mesure que les yeux de Baisemeaux se fixaient sur le visage d’Aramis, la langue du bon gouverneur s’embarrassait de plus en plus, si bien qu’elle finit par se paralyser tout à fait.

– Non, vous ne comprenez pas, mon cher monsieur de Baisemeaux, dit Aramis, vous ne comprenez pas… Je ne veux point parler de la société en général, mais d’une société particulière, de la société à laquelle vous êtes affilié, enfin.

Baisemeaux laissa presque tomber le verre plein de muscat qu’il allait porter à ses lèvres.

– Affilié ? dit-il, affilié ?

– Mais sans doute, affilié, répéta Aramis avec le plus grand sang-froid. N’êtes-vous donc pas membre d’une société secrète, mon cher monsieur de Baisemeaux ?

– Secrète ?

– Secrète ou mystérieuse.

– Oh ! monsieur d’Herblay !…

– Voyons, ne vous défendez pas.

– Mais croyez bien…

– Je crois ce que je sais.

– Je vous jure !…

– Écoutez-moi, cher monsieur de Baisemeaux, je dis oui, vous dites non ; l’un de nous est nécessairement dans le vrai, et l’autre inévitablement dans le faux.

– Eh bien ?

– Eh bien ! nous allons tout de suite nous reconnaître.

– Voyons, dit Baisemeaux, voyons.

– Buvez donc votre verre de muscat, cher monsieur de Baisemeaux, dit Aramis. Que diable ! vous avez l’air tout effaré.

– Mais non, pas le moins du monde, non.

– Buvez, alors.

Baisemeaux but, mais il avala de travers.

– Eh bien ! reprit Aramis, si, disais-je, vous ne faites point partie d’une société secrète, mystérieuse, comme vous voudrez, l’épithète n’y fait rien ; si, dis-je, vous ne faites point partie d’une société pareille à celle que je veux désigner, eh bien ! vous ne comprendrez pas un mot à ce que je vais dire : voilà tout.

– Oh ! soyez sûr d’avance que je ne comprendrai rien.

– À merveille, alors.

– Essayez, voyons.

– C’est ce que je vais faire. Si, au contraire, vous êtes un des membres de cette société, vous allez tout de suite me répondre oui ou non.

– Faites la question, poursuivit Baisemeaux en tremblant.

– Car, vous en conviendrez, cher monsieur Baisemeaux, continua Aramis avec la même impassibilité, il est évident que l’on ne peut faire partie d’une société, il est évident qu’on ne peut jouir des avantages que la société produit aux affiliés, sans être astreint soi-même à quelques petites servitudes ?

– En effet, balbutia Baisemeaux, cela se concevrait si…

– Eh bien ! donc, reprit Aramis, il y a dans la société dont je vous parlais, et dont, à ce qu’il paraît, vous ne faites point partie…

– Permettez, dit Baisemeaux, je ne voudrais cependant pas dire absolument…

– Il y a un engagement pris par tous les gouverneurs et capitaines de forteresse affiliés à l’ordre.

Baisemeaux pâlit.

– Cet engagement, continua Aramis d’une voix ferme, le voici.

Baisemeaux se leva, en proie à une indicible émotion.

– Voyons, cher monsieur d’Herblay, dit-il, voyons.

Aramis dit alors ou plutôt récita le paragraphe suivant, de la même voix que s’il eût lu dans un livre :

« Ledit capitaine ou gouverneur de forteresse laissera entrer quand besoin sera, et sur la demande du prisonnier, un confesseur affilié à l’ordre. »

Il s’arrêta. Baisemeaux faisait peine à voir, tant il était pâle et tremblant.

– Est-ce bien là le texte de l’engagement ? demanda tranquillement Aramis.

– Monseigneur !… fit Baisemeaux.

– Ah ! bien, vous commencez à comprendre, je crois ?

– Monseigneur, s’écria Baisemeaux, ne vous jouez pas ainsi de mon pauvre esprit ; je me trouve bien peu de chose auprès de vous, si vous avez le malin désir de me tirer les petits secrets de mon administration.

– Oh ! non pas, détrompez-vous, cher Monsieur de Baisemeaux ; ce n’est point aux petits secrets de votre administration que j’en veux, c’est à ceux de votre conscience.

– Eh bien ! soit, de ma conscience, cher monsieur d’Herblay. Mais ayez un peu d’égard à ma situation, qui n’est point ordinaire.

– Elle n’est point ordinaire, mon cher monsieur, poursuivit l’inflexible Aramis, si vous êtes agrégé à cette société ; mais elle est toute naturelle, si, libre de tout engagement, vous n’avez à répondre qu’au roi.

– Eh bien ! monsieur, eh bien ! non ! je n’obéis qu’au roi. À qui donc, bon Dieu ! voulez-vous qu’un gentilhomme français obéisse, si ce n’est au roi ?

Aramis ne bougea point ; mais, avec sa voix si suave :

– Il est bien doux, dit-il, pour un gentilhomme français, pour un prélat de France, d’entendre s’exprimer ainsi loyalement un homme de votre mérite, cher monsieur de Baisemeaux, et, vous ayant entendu, de ne plus croire que vous.

– Avez-vous douté, monsieur ?

– Moi ? oh ! non.

– Ainsi, vous ne doutez plus ?

– Je ne doute plus qu’un homme tel que vous, monsieur, dit sérieusement Aramis, ne serve fidèlement les maîtres qu’il s’est donnés volontairement.

– Les maîtres ? s’écria Baisemeaux.

– J’ai dit les maîtres.

– Monsieur d’Herblay, vous badinez encore, n’est-ce pas ?

– Oui, je conçois, c’est une situation plus difficile d’avoir plusieurs maîtres que d’en avoir un seul ; mais cet embarras vient de vous, cher monsieur de Baisemeaux, et je n’en suis pas la cause.

– Non, certainement, répondit le pauvre gouverneur plus embarrassé que jamais. Mais que faites-vous ? Vous vous levez ?

– Assurément.

– Vous partez ?

– Je pars, oui.

– Mais que vous êtes donc étrange avec moi, monseigneur !

– Moi, étrange ? où voyez-vous cela ?

– Voyons, avez-vous juré de me mettre à la torture ?

– Non, j’en serais au désespoir.

– Restez, alors.

– Je ne puis.

– Et, pourquoi ?

– Parce que je n’ai plus rien à faire ici, et qu’au contraire, j’ai des devoirs ailleurs.

– Des devoirs, si tard ?

– Oui. Comprenez donc, cher monsieur de Baisemeaux ; on m’a dit, d’où je viens : « Ledit gouverneur ou capitaine laissera pénétrer quand besoin sera, sur la demande du prisonnier, un confesseur affilié à l’ordre. » Je suis venu ; vous ne savez pas ce que je veux dire, je m’en retourne dire aux gens qu’ils se sont trompés et qu’ils aient à m’envoyer ailleurs.

– Comment ! vous êtes ?… s’écria Baisemeaux regardant Aramis presque avec effroi.

– Le confesseur affilié à l’ordre, dit Aramis sans changer de voix.

Mais, si douces que fussent ces paroles, elles firent sur le pauvre gouverneur l’effet d’un coup de tonnerre. Baisemeaux devint livide, et il lui sembla que les beaux yeux d’Aramis étaient deux lames de feu, plongeant jusqu’au fond de son cœur.

– Le confesseur ! murmura-t-il ; vous, monseigneur, le confesseur de l’ordre ?

– Oui, moi ; mais nous n’avons rien à démêler ensemble, puisque vous n’êtes point affilié.

– Monseigneur…

– Et je comprends que, n’étant pas affilié, vous vous refusiez à suivre les commandements.

– Monseigneur, je vous en supplie, reprit Baisemeaux, daignez m’entendre.

– Pourquoi ?

– Monseigneur, je ne dis pas que je ne fasse point partie de l’ordre…

– Ah ! ah !

– Je ne dis pas que je me refuse à obéir.

– Ce qui vient de se passer ressemble cependant bien à de la résistance, monsieur de Baisemeaux.

– Oh ! non, monseigneur, non ; seulement, j’ai voulu m’assurer…

– Vous assurer de quoi ? dit Aramis avec un air de suprême dédain.

– De rien, monseigneur.

Baisemeaux baissa la voix et s’inclina devant le prélat.

– Je suis en tout temps, en tout lieu, à la disposition de mes maîtres, dit-il ; mais…

– Fort bien ! Je vous aime mieux ainsi, monsieur.

Aramis reprit sa chaise et tendit son verre à Baisemeaux, qui ne put jamais le remplir, tant la main lui tremblait.

– Vous disiez : mais, reprit Aramis.

– Mais, reprit le pauvre homme, n’étant pas prévenu, j’étais loin de m’attendre…

– Est-ce que l’Évangile ne dit pas : « Veillez, car le moment n’est connu que de Dieu. » Est-ce que les prescriptions de l’ordre ne disent pas : « Veillez, car ce que je veux, vous devez toujours le vouloir. » Et sous quel prétexte n’attendiez-vous pas le confesseur, monsieur de Baisemeaux ?

– Parce qu’il n’y a en ce moment aucun prisonnier malade à la Bastille, monseigneur.

Aramis haussa les épaules.

– Qu’en savez-vous ? dit-il.

– Mais il me semble…

– Monsieur de Baisemeaux, dit Aramis en se renversant dans son fauteuil, voici votre valet qui veut vous parler.

En ce moment, en effet, le valet de Baisemeaux parut au seuil de la porte.

– Qu’y a-t-il ? demanda vivement Baisemeaux.

– Monsieur le gouverneur, dit le valet, c’est le rapport du médecin de la maison qu’on vous apporte.

Aramis regarda M. de Baisemeaux de son œil clair et assuré.

– Eh bien ! faites entrer le messager, dit-il.

Le messager entra, salua, et remit le rapport.

Baisemeaux jeta les yeux dessus, et, relevant la tête :

– Le deuxième Bertaudière est malade ! dit-il avec surprise.

– Que disiez-vous donc, cher monsieur de Baisemeaux, que tout le monde se portait bien dans votre hôtel ? dit négligemment Aramis.

Et il but une gorgée de muscat, sans cesser de regarder Baisemeaux. Alors, le gouverneur, ayant fait de la tête un signe au messager, et celui-ci étant sorti :

– Je crois, dit-il, en tremblant toujours, qu’il y a dans le paragraphe : « Sur la demande du prisonnier » ?

– Oui, il y a cela, répondit Aramis ; mais voyez donc ce que l’on vous veut, cher monsieur de Baisemeaux.

En effet, un sergent passait sa tête par l’entrebâillement de la porte.

– Qu’est-ce encore ? s’écria Baisemeaux. Ne peut-on me laisser dix minutes de tranquillité ?

– Monsieur le gouverneur, dit le sergent, le malade de la deuxième Bertaudière a chargé son geôlier de vous demander un confesseur.

Baisemeaux faillit tomber à la renverse.

Aramis dédaigna de le rassurer, comme il avait dédaigné de l’épouvanter.

– Que faut-il répondre ? demanda Baisemeaux.

– Mais, ce que vous voudrez, répondit Aramis en se pinçant les lèvres ; cela vous regarde ; je ne suis pas gouverneur de la Bastille, moi.

– Dites, s’écria vivement Baisemeaux, dites au prisonnier qu’il va avoir ce qu’il demande.

Le sergent sortit.

– Oh ! monseigneur, monseigneur ! murmura Baisemeaux, comment me serais-je douté ?… comment aurais-je prévu ?

– Qui vous disait de vous douter ? qui vous priait de prévoir ? répondit dédaigneusement Aramis. L’ordre se doute, l’ordre sait, l’ordre prévoit : n’est-ce pas suffisant ?

– Qu’ordonnez-vous ? ajouta Baisemeaux.

– Moi ? Rien. Je ne suis qu’un pauvre prêtre, un simple confesseur. M’ordonnez-vous d’aller voir le malade ?

– Oh ! monseigneur, je ne vous l’ordonne pas, je vous en prie.

– C’est bien. Alors, conduisez-moi.

Chapitre CCVII – Prisonnier §

Depuis cette étrange transformation d’Aramis en confesseur de l’ordre, Baisemeaux n’était plus le même homme.

Jusque-là, Aramis avait été pour le digne gouverneur un prélat auquel il devait le respect, un ami auquel il devait la reconnaissance ; mais, à partir de la révélation qui venait de bouleverser toutes ses idées, il était inférieur et Aramis était un chef.

Il alluma lui-même un falot, appela un porte-clefs, et, se retournant vers Aramis :

– Aux ordres de Monseigneur, dit-il.

Aramis se contenta de faire un signe de tête qui voulait dire : « C’est bien ! » et un signe de la main qui voulait dire : « Marchez devant ! » Baisemeaux se mit en route. Aramis le suivit.

Il faisait une belle nuit étoilée ; les pas des trois hommes retentissaient sur la dalle des terrasses, et le cliquetis des clefs pendues à la ceinture du guichetier montait jusqu’aux étages des tours, comme pour rappeler aux prisonniers que la liberté était hors de leur atteinte.

On eût dit que le changement qui s’était opéré dans Baisemeaux s’était étendu jusqu’au porte-clefs. Ce porte-clefs, le même qui, à la première visite d’Aramis, s’était montré si curieux et si questionneur, était devenu non seulement muet, mais même impassible. Il baissait la tête et semblait craindre d’ouvrir les oreilles.

On arriva ainsi au pied de la Bertaudière, dont les deux étages furent gravis silencieusement et avec une certaine lenteur ; car Baisemeaux, tout en obéissant, était loin de mettre un grand empressement à obéir.

Enfin, on arriva à la porte ; le guichetier n’eut pas besoin de chercher la clef, il l’avait préparée. La porte s’ouvrit.

Baisemeaux se disposait à entrer chez le prisonnier ; mais, l’arrêtant sur le seuil :

– Il n’est pas écrit, dit Aramis, que le gouverneur entendra la confession du prisonnier.

Baisemeaux s’inclina et laissa passer Aramis, qui prit le falot des mains du guichetier et entra ; puis d’un geste, il fit signe que l’on refermât la porte derrière lui.

Pendant un instant, il se tint debout, l’oreille tendue, écoutant si Baisemeaux et le porte-clefs s’éloignaient ; puis, lorsqu’il se fut assuré, par la décroissance du bruit, qu’ils avaient quitté la tour, il posa le falot sur la table et regarda autour de lui.

Sur un lit de serge verte, en tout pareil aux autres lits de la Bastille, excepté qu’il était plus neuf, sous des rideaux amples et fermés à demi, reposait le jeune homme près duquel, une fois déjà, nous avons introduit Aramis.

Suivant l’usage de la prison, le captif était sans lumière. À l’heure du couvre-feu, il avait dû éteindre sa bougie. On voit combien le prisonnier était favorisé, puisqu’il avait ce rare privilège de garder de la lumière jusqu’au moment du couvre-feu.

Près de ce lit, un grand fauteuil de cuir, à pieds tordus, supportait des habits d’une fraîcheur remarquable. Une petite table, sans plumes, sans livres, sans papiers, sans encre, était abandonnée tristement près de la fenêtre. Plusieurs assiettes, encore pleines attestaient que le prisonnier avait à peine touché à son dernier repas.

Aramis vit, sur le lit, le jeune homme étendu, le visage à demi caché sous ses deux bras.

L’arrivée du visiteur ne le fit point changer de posture ; il attendait ou dormait. Aramis alluma la bougie à l’aide du falot, repoussa doucement le fauteuil et s’approcha du lit avec un mélange visible d’intérêt et de respect.

Le jeune homme souleva la tête.

– Que me veut-on ? demanda-t-il.

– N’avez-vous pas désiré un confesseur ?

– Oui.

– Parce que vous êtes malade ?

– Oui.

– Bien malade ?

Le jeune homme attacha sur Aramis des yeux pénétrants, et dit :

– Je vous remercie.

Puis, après un silence :

– Je vous ai déjà vu, continua-t-il.

Aramis s’inclina. Sans doute, l’examen que le prisonnier venait de faire, cette révélation d’un caractère froid, rusé et dominateur, empreint sur la physionomie de l’évêque de Vannes, était peu rassurant dans la situation du jeune homme ; car il ajouta :

– Je vais mieux.

– Alors ? demanda Aramis.

– Alors, allant mieux, je n’ai plus le même besoin d’un confesseur, ce me semble.

– Pas même du cilice que vous annonçait le billet que vous avez trouvé dans votre pain ?

Le jeune homme tressaillit ; mais, avant qu’il eût répondu ou nié :

– Pas même, continua Aramis, de cet ecclésiastique de la bouche duquel vous avez une importante révélation à attendre ?

– S’il en est ainsi, dit le jeune homme en retombant sur son oreiller, c’est différent ; j’écoute.

Aramis alors le regarda plus attentivement et fut surpris de cet air de majesté simple et aisée qu’on n’acquiert jamais, si Dieu ne l’a mis dans le sang ou dans le cœur.

– Asseyez-vous, monsieur, dit le prisonnier.

Aramis obéit en s’inclinant.

– Comment vous trouvez-vous à la Bastille ? demanda l’évêque.

– Très bien.

– Vous ne souffrez pas ?

– Non.

– Vous ne regrettez rien ?

– Rien.

– Pas même la liberté ?

– Qu’appelez-vous la liberté, monsieur, demanda le prisonnier avec l’accent d’un homme qui se prépare à une lutte.

– J’appelle la liberté, les fleurs, l’air, le jour, les étoiles, le bonheur de courir où vous portent vos jambes nerveuses de vingt ans.

Le jeune homme sourit ; il eût été difficile de dire si c’était de résignation ou de dédain.

– Regardez, dit-il, j’ai là, dans ce vase du Japon, deux roses, deux belles roses, cueillies hier au soir en boutons dans le jardin du gouverneur ; elles sont écloses ce matin et ont ouvert sous mes yeux leur calice vermeil ; avec chaque pli de leurs feuilles, elles ouvraient le trésor de leur parfum ; ma chambre en est tout embaumée. Ces deux roses, voyez-les : elles sont belles parmi les roses ; et les roses sont les plus belles des fleurs. Pourquoi donc voulez-vous que je désire d’autres fleurs, puisque j’ai les plus belles de toutes ?

Aramis regarda le jeune homme avec surprise.

– Si les fleurs sont la liberté, reprit mélancoliquement le captif, j’ai donc la liberté, puisque j’ai les fleurs.

– Oh ! mais l’air ! s’écria Aramis ; l’air si nécessaire à la vie ?

– Eh bien ! monsieur, approchez-vous de la fenêtre continua le prisonnier ; elle est ouverte. Entre le ciel et la terre, le vent roule ses tourbillons de glace, de feu, de tièdes vapeurs ou de douces brises. L’air qui vient de là caresse mon visage, quand, monté sur ce fauteuil, assis sur le dossier, le bras passé autour du barreau qui me soutient, je me figure que je nage dans le vide.

Le front d’Aramis se rembrunissait à mesure que parlait le jeune homme.

– Le jour ? continua-t-il. J’ai mieux que le jour, j’ai le soleil, un ami qui vient tous les jours me visiter sans la permission du gouverneur, sans la compagnie du guichetier. Il entre par la fenêtre, il trace dans ma chambre un grand carré long qui part de la fenêtre même et va mordre la tenture de mon lit jusqu’aux franges. Ce carré lumineux grandit de dix heures à midi, et décroît de une heure à trois, lentement, comme si, ayant eu hâte de venir, il avait regret de me quitter. Quand son dernier rayon disparaît, j’ai joui quatre heures de sa présence. Est-ce que ça ne suffit pas ? on m’a dit qu’il y avait des malheureux qui creusaient des carrières, des ouvriers qui travaillaient aux mines, et qui ne le voyaient jamais.

Aramis s’essuya le front.

– Quant aux étoiles, qui sont douces à voir, continua le jeune homme, elles se ressemblent toutes, sauf l’éclat et la grandeur. Moi, je suis favorisé ; car, si vous n’eussiez allumé cette bougie, vous eussiez pu voir la belle étoile que je voyais de mon lit avant votre arrivée, et dont le rayonnement caressait mes yeux.

Aramis baissa la tête : il se sentait submergé, sous le flot amer de cette sinistre philosophie qui est la religion de la captivité.

– Voilà donc pour les fleurs, pour l’air, pour le jour et pour les étoiles, dit le jeune homme avec la même tranquillité. Reste la promenade. Est-ce que, toute la journée, je ne me promène pas dans le jardin du gouverneur s’il fait beau, ici s’il pleut, au frais s’il fait chaud, au chaud s’il fait froid, grâce à ma cheminée pendant l’hiver ? Ah ! croyez-moi, monsieur, ajouta le prisonnier avec une expression qui n’était pas exempte d’une certaine amertume, les hommes ont fait pour moi tout ce que peut espérer, tout ce que peut désirer un homme.

– Les hommes, soit ! dit Aramis en relevant la tête ; mais il me semble que vous oubliez Dieu.

– J’ai, en effet, oublié Dieu, répondit le prisonnier sans s’émouvoir ; mais, pourquoi me dites-vous cela ? À quoi bon parler de Dieu aux prisonniers ?

Aramis regarda en face ce singulier jeune homme qui avait la résignation d’un martyr avec le sourire d’un athée.

– Est-ce que Dieu n’est pas dans toutes choses ? murmura-t-il d’un ton de reproche.

– Dites au bout de toute chose, répondit le prisonnier fermement.

– Soit ! dit Aramis ; mais revenons au point d’où nous sommes partis.

– Je ne demande pas mieux, fit le jeune homme.

– Je suis votre confesseur.

– Oui.

– Eh bien ! comme mon pénitent, vous me devez la vérité.

– Je ne demande pas mieux que de vous la dire.

– Tout prisonnier a commis le crime qui l’a fait mettre en prison. Quel crime avez-vous commis, vous ?

– Vous m’avez déjà demandé cela, la première fois que vous m’avez vu, dit le prisonnier.

– Et vous avez éludé ma réponse, cette fois, comme aujourd’hui.

– Et pourquoi, aujourd’hui, pensez-vous que je vous répondrai ?

– Parce que, aujourd’hui, je suis votre confesseur.

– Alors, si vous voulez que je vous dise quel crime j’ai commis, expliquez-moi ce que c’est qu’un crime. Or, comme je ne sais rien en moi qui me fasse des reproches, je dis que je ne suis pas criminel.

– On est criminel parfois aux yeux des grands de la terre, non seulement pour avoir commis des crimes, mais parce que l’on sait que des crimes ont été commis.

Le prisonnier prêtait une attention extrême.

– Oui, dit-il après un moment de silence, je comprends ; oui, vous avez raison, monsieur ; il se pourrait bien que, de cette façon, je fusse criminel aux yeux des grands.

– Ah ! vous savez donc quelque chose ? dit Aramis, qui crut avoir entrevu, non pas le défaut, mais la jointure de la cuirasse.

– Non, je ne sais rien, répondit le jeune homme ; mais je pense quelquefois, et je me dis, à ces moments là…

– Que vous dites-vous ?

– Que, si je voulais penser plus, ou je deviendrais fou, ou je devinerais bien des choses.

– Eh bien ! alors ? demanda Aramis avec impatience.

– Alors, je m’arrête.

– Vous vous arrêtez ?

– Oui, ma tête est lourde, mes idées deviennent tristes, je sens l’ennui qui me prend ; je désire…

– Quoi ?

– Je n’en sais rien, car je ne veux pas me laisser prendre au désir de choses que je n’ai pas, moi qui suis si content de ce que j’ai.

– Vous craignez la mort ? dit Aramis avec une légère inquiétude.

– Oui, dit le jeune homme en souriant.

Aramis sentit le froid de ce sourire et frémit.

– Oh ! puisque vous avez peur de la mort, vous en savez plus que vous n’en dites, s’écria-t-il.

– Mais vous, répondit le prisonnier, vous qui me faites dire de vous demander, vous qui, lorsque je vous ai demandé, entrez ici en me promettant tout un monde de révélations, d’où vient que c’est vous maintenant qui vous taisez et moi qui parle ? Puisque nous portons chacun un masque, ou gardons-le tous deux, ou déposons-le ensemble.

Aramis sentit à la fois la force et la justesse de ce raisonnement.

– Je n’ai point affaire à un homme ordinaire, pensa-t-il. Voyons, avez-vous de l’ambition ? dit-il tout haut sans avoir préparé le prisonnier à la transition.

– Qu’est-ce que cela, de l’ambition ? demanda le jeune homme.

– C’est, répondit Aramis, un sentiment qui pousse l’homme à désirer plus qu’il n’a.

– J’ai dit que j’étais content, monsieur, mais il est possible que je me trompe. J’ignore ce que c’est que l’ambition, mais il est possible que j’en aie. Voyons ouvrez-moi l’esprit, je ne demande pas mieux.

– Un ambitieux, dit Aramis, est celui qui convoite par-delà son état.

– Je ne convoite rien par-delà mon état, dit le jeune homme avec une assurance qui, encore une fois fit tressaillir l’évêque de Vannes.

Il se tut. Mais, à voir les yeux ardents, le front plissé, l’attitude réfléchie du captif, on sentait bien qu’il attendait autre chose que du silence. Ce silence, Aramis le rompit.

– Vous m’avez menti, la première fois que je vous ai vu, dit-il.

– Menti ? s’écria le jeune homme en se dressant sur son lit, avec un tel accent dans la voix, avec un tel éclair dans les yeux, qu’Aramis recula malgré lui.

– Je veux dire, reprit Aramis en s’inclinant, que vous m’avez caché ce que vous savez de votre enfance.

– Les secrets d’un homme sont à lui, monsieur, dit le prisonnier, et non au premier venu.

– C’est vrai, dit Aramis en s’inclinant plus bas que la première fois, c’est vrai, pardonnez, mais aujourd’hui, suis-je encore pour vous le premier venu ; Je vous en supplie, répondez, monseigneur !

Ce titre causa un léger trouble au prisonnier ; cependant il ne parut point étonné qu’on le lui donnât.

– Je ne vous connais pas, monsieur, dit-il.

– Oh ! si j’osais, je prendrais votre main, et je la baiserais.

Le jeune homme fit un mouvement comme pour donner la main à Aramis, mais l’éclair qui avait jailli de ses yeux s’éteignit au bord de sa paupière, et sa main se retira froide et défiante.

– Baiser la main d’un prisonnier ! dit-il en secouant la tête, à quoi bon ?

– Pourquoi m’avez-vous dit, demanda Aramis, que vous vous trouviez bien ici ? pourquoi m’avez vous dit que vous n’aspiriez à rien ? pourquoi enfin en me parlant ainsi, m’empêchez-vous d’être franc à mon tour ?

Le même éclair reparut pour la troisième fois aux yeux du jeune homme, mais, comme les deux autres fois, il expira sans rien amener.

– Vous vous défiez de moi ? dit Aramis.

– À quel propos, monsieur ?

– Oh ! par une raison bien simple : c’est que, si vous savez ce que vous devez savoir, vous devez vous défier de tout le monde.

– Alors, ne vous étonnez pas que je me délie, puisque vous me soupçonnez de savoir ce que je ne sais pas.

Aramis était frappé d’admiration pour cette énergique résistance.

– Oh ! vous me désespérez, monseigneur ! s’écriât-il en frappant du poing sur le fauteuil.

– Et moi, je ne vous comprends pas monsieur.

– Eh bien ! tâchez de me comprendre.

Le prisonnier regarda fixement Aramis.

– Il me semble parfois, continua celui-ci, que j’ai devant les yeux l’homme que je cherche… et puis…

– Et puis… cet homme disparaît, n’est-ce pas ? dit le prisonnier en souriant. Tant mieux !

– Décidément, reprit-il, je n’ai rien à dire à un homme qui se défie de moi au point que vous le faites.

– Et moi, ajouta le prisonnier du même ton, rien à dire à l’homme qui ne veut pas comprendre qu’un prisonnier doit se défier de tout.

– Même de ses anciens amis ? dit Aramis. Oh ! c’est trop de prudence, monseigneur !

– De mes anciens amis ? vous êtes un de mes anciens amis, vous ?

– Voyons, dit Aramis, ne vous souvient-il donc plus d’avoir vu autrefois, dans le village où s’écoula votre première enfance ?…

– Savez-vous le nom de ce village ? demanda le prisonnier.

– Noisy-le-Sec, monseigneur, répondit fermement Aramis.

– Continuez, dit le jeune homme sans que son visage avouât ou niât.

– Tenez, monseigneur, dit Aramis, si vous voulez absolument continuer ce jeu, restons-en là. Je viens pour vous dire beaucoup de choses, c’est vrai ; mais il faut me laisser voir que ces choses, vous avez, de votre côté, le désir de les connaître. Avant de parler, avant de déclarer les choses si importantes que je recèle en moi, convenez-en, j’eusse eu besoin d’un peu d’aide sinon de franchise, d’un peu de sympathie sinon de confiance. Eh bien ! vous vous tenez renfermé dans une prétendue ignorance qui me paralyse… Oh ! non pas pour ce que vous croyez ; car, si fort ignorant que vous soyez, ou si fort indifférent que vous feigniez d’être, vous n’en êtes pas moins ce que vous êtes, monseigneur, et rien, rien ! entendez-vous bien, ne fera que vous ne le soyez pas.

– Je vous promets, répondit le prisonnier, de vous écouter sans impatience. Seulement, il me semble que j’ai le droit de vous répéter cette question que je vous ai déjà faite : Qui êtes-vous ?

– Vous souvient-il, il y a quinze ou dix-huit ans, d’avoir vu à Noisy-le-Sec un cavalier qui venait avec une dame, vêtue ordinairement de soie noire, avec des rubans couleur de feu dans les cheveux ?

– Oui, dit le jeune homme : une fois j’ai demandé le nom de ce cavalier, et l’on m’a dit qu’il s’appelait l’abbé d’Herblay. Je me suis étonné que cet abbé eût l’air si guerrier, et l’on m’a répondu qu’il n’y avait rien d’étonnant à cela, attendu que c’était un mousquetaire du roi Louis XIII.

– Eh bien ! dit Aramis, ce mousquetaire autrefois, cet abbé alors, évêque de Vannes depuis, votre confesseur aujourd’hui, c’est moi.

– Je le sais. Je vous avais reconnu.

– Eh bien ! monseigneur, si vous savez cela, il faut que j’y ajoute une chose que vous ne savez pas : c’est que si la présence ici de ce mousquetaire, de cet abbé, de cet évêque, de ce confesseur était connue du roi, ce soir, demain, celui qui a tout risqué pour venir à vous verrait reluire la hache du bourreau au fond d’un cachot plus sombre et plus perdu que ne l’est le vôtre.

En écoutant ces mots fermement accentués, le jeune homme s’était soulevé sur son lit, et avait plongé des regards de plus en plus avides dans les regards d’Aramis.

Le résultat de cet examen fut que le prisonnier parut prendre quelque confiance.

– Oui, murmura-t-il, oui, je me souviens parfaitement. La femme dont vous parlez vint une fois avec vous, et deux autres fois avec la femme…

Il s’arrêta.

– Avec la femme qui venait vous voir tous les mois, n’est-ce pas, monseigneur ?

– Oui.

– Savez-vous quelle était cette dame ?

Un éclair parut près de jaillir de l’œil du prisonnier.

– Je sais que c’était une dame de la Cour, dit-il.

– Vous vous la rappelez bien, cette dame ?

– Oh ! mes souvenirs ne peuvent être bien confus sous ce rapport, dit le jeune prisonnier ; j’ai vu une fois cette dame avec un homme de quarante-cinq ans, à peu près, j’ai vu une fois cette dame avec vous et avec la dame à la robe noire et aux rubans couleur de feu ; je l’ai revue deux fois depuis avec la même personne. Ces quatre personnes avec mon gouverneur et la vieille Perronnette, mon geôlier et le gouverneur, sont les seules personnes à qui j’aie jamais parlé, et, en vérité, presque les seules personnes que j’aie jamais vues.

– Mais vous étiez donc en prison ?

– Si je suis en prison ici, relativement j’étais libre là-bas, quoique ma liberté fût bien restreinte ; une maison d’où je ne sortais pas, un grand jardin entouré de murs que je ne pouvais franchir : c’était ma demeure ; vous la connaissez, puisque vous y êtes venu. Au reste, habitué à vivre dans les limites de ces murs et de cette maison, je n’ai jamais désiré en sortir. Donc, vous comprenez, monsieur, n’ayant rien vu de ce monde je ne puis rien désirer, et, si vous me racontez quelque chose, vous serez forcé de tout m’expliquer.

– Ainsi ferai-je, monseigneur, dit Aramis en s’inclinant ; car c’est mon devoir.

– Eh bien ! commencez donc par me dire ce qu’était mon gouverneur.

– Un bon gentilhomme, monseigneur, un honnête gentilhomme surtout, un précepteur à la fois pour votre corps et pour votre âme. Avez-vous jamais eu à vous en plaindre ?

– Oh ! non, monsieur, bien au contraire ; mais ce gentilhomme m’a dit souvent que mon père et ma mère étaient morts ; ce gentilhomme mentait-il ou disait-il la vérité ?

– Il était forcé de suivre les ordres qui lui étaient donnés.

– Alors il mentait donc ?

– Sur un point. Votre père est mort.

– Et ma mère ?

– Elle est morte pour vous.

– Mais, pour les autres, elle vit, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Et moi, le jeune homme regarda Aramis, moi, je suis condamné à vivre dans l’obscurité d’une prison ?

– Hélas ! je le crois.

– Et cela, continua le jeune homme, parce que ma présence dans le monde révélerait un grand secret ?

– Un grand secret, oui.

– Pour faire enfermer à la Bastille un enfant tel que je l’étais, il faut que mon ennemi soit bien puissant.

– Il l’est.

– Plus puissant que ma mère, alors ?

– Pourquoi cela ?

– Parce que ma mère m’eût défendu.

Aramis hésita.

– Plus puissant que votre mère, oui, monseigneur.

– Pour que ma nourrice et le gentilhomme aient été enlevés et pour qu’on m’ait séparé d’eux ainsi, j’étais donc ou ils étaient donc un bien grand danger pour mon ennemi ?

– Oui, un danger dont votre ennemi s’est délivré en faisant disparaître le gentilhomme et la nourrice, répondit tranquillement Aramis.

– Disparaître ? demanda le prisonnier. Mais de quelle façon ont-ils disparu ?

– De la façon la plus sûre, répondit Aramis : ils sont morts.

Le jeune homme pâlit légèrement et passa une main tremblante sur son visage.

– Par le poison ? demanda-t-il.

– Par le poison.

Le prisonnier réfléchit un instant.

– Pour que ces deux innocentes créatures, reprit-il, mes seuls soutiens, aient été assassinées le même jour, il faut que mon ennemi soit bien cruel, ou bien contraint par la nécessité ; car ce digne gentilhomme et cette pauvre femme n’avaient jamais fait de mal à personne.

– La nécessité est dure dans votre maison, monseigneur. Aussi est-ce une nécessité qui me fait, à mon grand regret, vous dire que ce gentilhomme et cette nourrice ont été assassinés.

– Oh ! vous ne m’apprenez rien de nouveau, dit le prisonnier en fronçant le sourcil.

– Comment cela ?

– Je m’en doutais.

– Pourquoi ?

– Je vais vous le dire.

En ce moment, le jeune homme, s’appuyant sur ses deux coudes, s’approcha du visage d’Aramis avec une telle expression de dignité, d’abnégation, de défi même, que l’évêque sentit l’électricité de l’enthousiasme monter en étincelles dévorantes de son cœur flétri à son crâne dur comme l’acier.

– Parlez, monseigneur. Je vous ai déjà dit que j’expose ma vie en vous parlant. Si peu que soit ma vie, je vous supplie de la recevoir comme rançon de la vôtre.

– Eh bien ! reprit le jeune homme, voici pourquoi je soupçonnais que l’on avait tué ma nourrice et mon gouverneur.

– Que vous appeliez votre père.

– Oui, que j’appelais mon père, mais dont je savais bien que je n’étais pas le fils.

– Qui vous avait fait supposer ?…

– De même que vous êtes, vous, trop respectueux pour un ami, lui était trop respectueux pour un père.

– Moi, dit Aramis, je n’ai pas le dessein de me déguiser.

Le jeune homme fit un signe de tête et continua :

– Sans doute, je n’étais pas destiné à demeurer éternellement enfermé, dit le prisonnier, et ce qui me le fait croire, maintenant surtout, c’est le soin qu’on prenait de faire de moi un cavalier aussi accompli que possible. Le gentilhomme qui était près de moi m’avait appris tout ce qu’il savait lui-même : les mathématiques, un peu de géométrie, d’astronomie, l’escrime, le manège. Tous les matins, je faisais des armes dans une salle basse, et montais à cheval dans le jardin. Eh bien ! un matin, c’était pendant l’été, car il faisait une grande chaleur, je m’étais endormi dans cette salle basse. Rien, jusque-là, ne m’avait, excepté le respect de mon gouverneur, instruit ou donné des soupçons. Je vivais comme les oiseaux, comme les plantes, d’air et de soleil ; je venais d’avoir quinze ans.

– Alors, il y a huit ans de cela ?

– Oui, à peu près ; j’ai perdu la mesure du temps.

– Pardon, mais que vous disait votre gouverneur pour vous encourager au travail ?

– Il me disait qu’un homme doit chercher à se faire sur la terre une fortune que Dieu lui a refusée en naissant ; il ajoutait que, pauvre, orphelin, obscur, je ne pouvais compter que sur moi, et que nul ne s’intéressait ou ne s’intéresserait jamais à ma personne. J’étais donc dans cette salle basse, et, fatigué par ma leçon d’escrime, je m’étais endormi. Mon gouverneur était dans sa chambre, au premier étage, juste au-dessus de moi. Soudain j’entendis comme un petit cri poussé par mon gouverneur. Puis il appela : « Perronnette ! Perronnette ! » C’était ma nourrice qu’il appelait.

– Oui, je sais, dit Aramis ; continuez, monseigneur, continuez.

– Sans doute elle était au jardin, car mon gouverneur descendit l’escalier avec précipitation. Je me levai, inquiet de le voir inquiet lui-même. Il ouvrit la porte qui, du vestibule, menait au jardin, en criant toujours : « Perronnette ! Perronnette ! » Les fenêtres de la salle basse donnaient sur la cour ; les volets de ces fenêtres étaient fermés ; mais, par une fente du volet, je vis mon gouverneur s’approcher d’un large puits situé presque au-dessous des fenêtres de son cabinet de travail. Il se pencha sur la margelle, regarda dans le puits, et poussa un nouveau cri en faisant de grands gestes effarés. D’où j’étais, je pouvais non seulement voir, mais encore entendre. Je vis donc, j’entendis donc.

– Continuez, monseigneur, je vous en prie, dit Aramis.

« – Dame Perronnette accourait aux cris de mon gouverneur. Il alla au-devant d’elle, la prit par le bras et l’entraîna vivement vers la margelle ; après quoi, se penchant avec elle dans le puits, il lui dit :

– Regardez, regardez, quel malheur !

– Voyons, voyons, calmez-vous, disait dame Perronnette ; qu’y a-t-il ?

– Cette lettre, criait mon gouverneur, voyez-vous cette lettre ?

Et il étendait la main vers le fond du puits.

– Quelle lettre ? demanda la nourrice.

– Cette lettre que vous voyez là-bas, c’est la dernière lettre de la reine.

À ce mot je tressaillis. Mon gouverneur, celui qui passait pour mon père, celui qui me recommandait sans cesse la modestie et l’humilité, en correspondance avec la reine !

– La dernière lettre de la reine ? s’écria dame Perronnette sans paraître étonnée autrement que de voir cette lettre au fond du puits. Et comment est elle là ?

– Un hasard, dame Perronnette, un hasard étrange ! Je rentrais chez moi ; en rentrant, j’ouvre la porte ; la fenêtre de son côté était ouverte ; un courant d’air s’établit ; je vois un papier qui s’envole, je reconnais que ce papier, c’est la lettre de la reine ; je cours à la fenêtre en poussant un cri ; le papier flotte un instant en l’air et tombe dans le puits.

– Eh bien ! dit dame Perronnette, si la lettre est tombée dans le puits, c’est comme si elle était brûlée, et, puisque la reine brûle elle-même toutes ses lettres, chaque fois qu’elle vient… »

Chaque fois qu’elle vient ! Ainsi cette femme qui venait tous les mois, c’était la reine ? interrompit le prisonnier.

– Oui, fit de la tête Aramis.

« – Sans doute, sans doute, continua le vieux gentilhomme, mais cette lettre contenait des instructions. Comment ferai-je pour les suivre ?

– Écrivez vite à la reine, racontez-lui la chose comme elle s’est passée, et la reine vous écrira une seconde lettre en place de celle-ci.

– Oh ! la reine ne voudra pas croire à cet accident, dit le bonhomme en branlant la tête ; elle pensera que j’ai voulu garder cette lettre, au lieu de la lui rendre comme les autres, afin de m’en faire une arme. Elle est si défiante, et M. de Mazarin si… Ce démon d’Italien est capable de nous faire empoisonner au premier soupçon ! »

Aramis sourit avec un imperceptible mouvement de tête.

« – Vous savez, dame Perronnette, tous les deux sont si ombrageux à l’endroit de Philippe ! »

Philippe, c’est le nom qu’on me donnait, interrompit le prisonnier.

« – Eh bien ! alors, il n’y a pas à hésiter, dit dame Perronnette, il faut faire descendre quelqu’un dans le puits.

– Oui, pour que celui qui rapportera le papier y lise en remontant.

– Prenons, dans le village, quelqu’un qui ne sache pas lire ; ainsi vous serez tranquille.

– Soit ; mais celui qui descendra dans le puits ne devinera-t-il pas l’importance d’un papier pour lequel on risque la vie d’un homme ? Cependant vous venez de me donner une idée, dame Perronnette ; oui, quelqu’un descendra dans le puits, et ce quelqu’un sera moi.

Mais, sur cette proposition, dame Perronnette se mit à s’éplorer et à s’écrier de telle façon, elle supplia si fort en pleurant le vieux gentilhomme, qu’il lui promit de se mettre en quête d’une échelle assez grande pour qu’on pût descendre dans le puits, tandis qu’elle irait jusqu’à la ferme chercher un garçon résolu, à qui l’on ferait accroire qu’il était tombé un bijou dans le puits, que ce bijou était enveloppé dans du papier, et, comme le papier, remarqua mon gouverneur, se développe à l’eau, il ne sera pas surprenant qu’on ne retrouve que la lettre tout ouverte.

– Elle aura peut-être déjà eu le temps de s’effacer dit dame Perronnette.

– Peu importe, pourvu que nous ayons la lettre. En remettant la lettre à la reine, elle verra bien que nous ne l’avons pas trahie, et, par conséquent, n’excitant pas la défiance de M. de Mazarin, nous n’aurons rien à craindre de lui. »

Cette résolution prise, ils se séparèrent. Je repoussai le volet, et, voyant que mon gouverneur s’apprêtait à rentrer, je me jetai sur mes coussins avec un bourdonnement dans la tête, causé par tout ce que je venais d’entendre.

Mon gouverneur entrebâilla la porte quelques secondes après que je m’étais rejeté sur mes coussins, et, me croyant assoupi, la referma doucement.

À peine fut-elle refermée, que le me relevai et prêtant l’oreille, j’entendis le bruit des pas qui s’éloignaient. Alors je revins à mon volet, et je vis sortir mon gouverneur et dame Perronnette.

J’étais seul à la maison.

Ils n’eurent pas plutôt refermé la porte, que, sans prendre la peine de traverser le vestibule, je sautai par la fenêtre et courus au puits.

Alors, comme s’était penché mon gouverneur, je me penchai à mon tour.

Je ne sais quoi de blanchâtre et de lumineux tremblotait dans les cercles frissonnants de l’eau verdâtre Ce disque brillant me fascinait et m’attirait. Mes yeux étaient fixes, ma respiration haletante. Le puits m’aspirait avec sa large bouche et son haleine glacée : il me semblait lire au fond de l’eau des caractères de feu tracés sur le papier qu’avait touché la reine.

Alors, sans savoir ce que je faisais, et animé par un de ces mouvements instinctifs qui vous poussent sur les pentes fatales, je roulai une extrémité de la corde au pied de la potence du puits, je laissai pendre le seau jusque dans l’eau, à trois pieds de profondeur à peu près, tout cela en me donnant bien du mal pour ne pas déranger le précieux papier, qui commençait à changer sa couleur blanchâtre contre une teinte verdâtre, preuve qu’il s’enfonçait, puis, un morceau de toile mouillée entre les mains, je me laissai glisser dans l’abîme.

Quand je me vis suspendu au-dessus de cette flaque d’eau sombre, quand je vis le ciel diminuer au-dessus de ma tête, le froid s’empara de moi, le vertige me saisit et fit dresser mes cheveux ; mais ma volonté domina tout, terreur et malaise. J’atteignis l’eau, et je m’y plongeai d’un seul coup, me retenant d’une main, tandis que j’allongeais l’autre, et que je saisissais le précieux papier, qui se déchira en deux entre mes doigts.

Je cachai les deux morceaux dans mon justaucorps, et, m’aidant des pieds aux parois du puits, me suspendant des mains, vigoureux, agile, et pressé surtout, je regagnai la margelle, que j’inondai en la touchant de l’eau qui ruisselait de toute la partie inférieure de mon corps.

Une fois hors du puits avec ma proie, je me mis à courir au soleil, et j’atteignis le fond du jardin, où se trouvait une espèce de petit bois. C’est là que je voulais me réfugier.

Comme je mettais le pied dans ma cachette, la cloche qui retentissait lorsque s’ouvrait la grand-porte sonna. C’était mon gouverneur qui rentrait. Il était temps !

Je calculai qu’il me restait dix minutes avant qu’il m’atteignît, si, devinant où j’étais, il venait droit à moi ; vingt minutes, s’il prenait la peine de me chercher.

C’était assez pour lire cette précieuse lettre, dont je me hâtai de rapprocher les deux fragments. Les caractères commençaient à s’effacer.

Cependant, malgré tout, je parvins à déchiffrer la lettre.

– Et qu’y avez-vous lu, monseigneur ? demanda Aramis vivement intéressé.

– Assez de choses pour croire, monsieur, que le valet était un gentilhomme, et que Perronnette, sans être une grande dame, était cependant plus qu’une servante ; enfin que j’avais moi-même quelque naissance, puisque la reine Anne d’Autriche et le premier ministre Mazarin me recommandaient si soigneusement.

Le jeune homme s’arrêta tout ému.

– Et qu’arriva-t-il ? demanda Aramis.

– Il arriva, monsieur, répondit le jeune homme, que l’ouvrier appelé par mon gouverneur ne trouva rien dans le puits, après l’avoir fouillé en tous sens ; il arriva que mon gouverneur s’aperçut que la margelle était toute ruisselante ; il arriva que je ne m’étais pas si bien séché au soleil que dame Perronnette ne reconnût que mes habits étaient tout humides ; il arriva enfin que je fus pris d’une grosse fièvre causée par la fraîcheur de l’eau et l’émotion de ma découverte, et que cette fièvre fut suivie d’un délire pendant lequel je racontai tout ; de sorte que, guidé par mes propres aveux, mon gouverneur trouva sous mon chevet les deux fragments de la lettre écrite par la reine.

– Ah ! fit Aramis, je comprends à cette heure.

– À partir de là, tout est conjecture. Sans doute, le pauvre gentilhomme et la pauvre femme, n’osant garder le secret de ce qui venait de se passer, écrivirent tout à la reine et lui renvoyèrent la lettre déchirée.

– Après quoi, dit Aramis, vous fûtes arrêté et conduit à la Bastille ?

– Vous le voyez.

– Puis vos serviteurs disparurent ?

– Hélas !

– Ne nous occupons pas des morts, reprit Aramis, et voyons ce que l’on peut faire avec le vivant. Vous m’avez dit que vous étiez résigné ?

– Et je vous le répète.

– Sans souci de la liberté ?

– Je vous l’ai dit.

– Sans ambition, sans regret, sans pensée ?

Le jeune homme ne répondit rien.

– Eh bien ! demanda Aramis, vous vous taisez ?

– Je crois que j’ai assez parlé, répondit le prisonnier, et que c’est votre tour. Je suis fatigué.

– Je vais vous obéir, dit Aramis.

Aramis se recueillit, et une teinte de solennité profonde se répandit sur toute sa physionomie. On sentait qu’il en était arrivé à la partie importante du rôle qu’il était venu jouer dans la prison.

– Une première question, fit Aramis.

– Laquelle ? Parlez.

– Dans la maison que vous habitiez, il n’y avait ni glace ni miroir, n’est-ce pas ?

– Qu’est-ce que ces deux mots, et que signifient-ils ? demanda le jeune homme. Je ne les connais même pas.

– On entend par miroir ou glace un meuble qui réfléchit les objets, qui permet, par exemple, que l’on voie les traits de son propre visage dans un verre préparé, comme vous voyez les miens à l’œil nu.

– Non, il n’y avait dans la maison ni glace ni miroir, répondit le jeune homme.

Aramis regarda autour de lui.

– Il n’y en a pas non plus ici, dit-il ; les mêmes précautions ont été prises ici que là-bas.

– Dans quel but ?

– Vous le saurez tout à l’heure. Maintenant, pardonnez-moi ; vous m’avez dit que l’on vous avait appris les mathématiques, l’astronomie, l’escrime, le manège ; vous ne m’avez point parlé d’histoire.

– Quelquefois, mon gouverneur m’a raconté les hauts faits du roi saint Louis, de François Ier et du roi Henri IV.

– Voilà tout ?

– Voilà à peu près tout.

– Eh bien ! je le vois, c’est encore un calcul : comme on vous avait enlevé les miroirs qui réfléchissent le présent, on vous a laissé ignorer l’histoire qui réfléchit le passé. Depuis votre emprisonnement, les livres vous ont été interdits, de sorte que bien des faits vous sont inconnus, à l’aide desquels vous pourriez reconstruire l’édifice écroulé de vos souvenirs ou de vos intérêts.

– C’est vrai, dit le jeune homme.

– Écoutez, je vais donc, en quelques mots, vous dire ce qui s’est passé en France depuis vingt-trois ou vingt-quatre ans, c’est-à-dire depuis la date probable de votre naissance, c’est-à-dire, enfin, depuis le moment qui vous intéresse.

– Dites.

Et le jeune homme reprit son attitude sérieuse et recueillie.

– Savez-vous quel fut le fils du roi Henri IV ?

– Je sais du moins quel fut son successeur.

– Comment savez-vous cela ?

– Par une pièce de monnaie, à la date de 1610, qui représentait le roi Henri IV ; par une pièce de monnaie à la date de 1612, qui représentait le roi Louis XIII. Je présumai, puisqu’il n’y avait que deux ans entre les deux pièces, que Louis XIII devait être le successeur de Henri IV.

– Alors, dit Aramis, vous savez que le dernier roi régnant était Louis XIII ?

– Je le sais, dit le jeune homme en rougissant légèrement.

– Eh bien ! ce fut un prince plein de bonnes idées, plein de grands projets, projets toujours ajournés par le malheur des temps et par les luttes qu’eut à soutenir contre la seigneurie de France son ministre Richelieu. Lui, personnellement je parle du roi Louis XIII, était faible de caractère. Il mourut jeune encore et tristement.

– Je sais cela.

– Il avait été longtemps préoccupé du soin de sa postérité. C’est un soin douloureux pour les princes, qui ont besoin de laisser sur la terre plus qu’un souvenir, pour que leur pensée se poursuive, pour que leur œuvre continue.

– Le roi Louis XIII est-il mort sans enfants ? demanda en souriant le prisonnier.

– Non, mais il fut privé longtemps du bonheur d’en avoir ; non, mais longtemps il crut qu’il mourrait tout entier. Et cette pensée l’avait réduit à un profond désespoir, quand tout à coup sa femme, Anne d’Autriche…

Le prisonnier tressaillit.

– Saviez-vous, continua Aramis, que la femme de Louis XIII s’appelât Anne d’Autriche ?

– Continuez, dit le jeune homme sans répondre.

– Quand tout à coup, reprit Aramis, la reine Anne d’Autriche annonça qu’elle était enceinte. La joie fut grande à cette nouvelle, et tous les vœux tendirent à une heureuse délivrance. Enfin, le 5 septembre 1638, elle accoucha d’un fils.

Ici Aramis regarda son interlocuteur, et crut s’apercevoir qu’il pâlissait.

– Vous allez entendre, dit Aramis, un récit que peu de gens sont en état de faire à l’heure qu’il est ; car ce récit est un secret que l’on croit mort avec les morts, ou enseveli dans l’abîme de la confession.

– Et vous allez me dire ce secret ? fit le jeune homme.

– Oh ! dit Aramis avec un accent auquel il n’y avait pas à se méprendre, ce secret, je ne crois pas l’aventurer en le confiant à un prisonnier qui n’a aucun désir de sortir de la Bastille.

– J’écoute, monsieur.

– La reine donna donc le jour à un fils. Mais quand toute la Cour eut poussé des cris de joie à cette nouvelle, quand le roi eut montré le nouveau-né à son peuple, et à sa noblesse, quand il se fut gaiement mis à table pour fêter cette heureuse naissance, alors la reine, restée seule dans sa chambre, fut prise, pour la seconde fois, des douleurs de l’enfantement, et donna le jour à un second fils.

– Oh ! dit le prisonnier trahissant une instruction plus grande que celle qu’il avouait, je croyais que Monsieur n’était né qu’en…

Aramis leva le doigt.

– Attendez que je continue, dit-il.

Le prisonnier poussa un soupir impatient, et attendit.

– Oui, dit Aramis, la reine eut un second fils, un second fils que dame Perronnette, la sage-femme, reçut dans ses bras.

– Dame Perronnette ! murmura le jeune homme.

– On courut aussitôt à la salle où le roi dînait ; on le prévint tout bas de ce qui arrivait ; il se leva de table et accourut. Mais, cette fois, ce n’était plus la gaieté qu’exprimait son visage, c’était un sentiment qui ressemblait à de la terreur. Deux fils jumeaux changeaient en amertume la joie que lui avait causée la naissance d’un seul, attendu que ce que je vais vous dire, vous l’ignorez certainement, attendu qu’en France c’est l’aîné des fils qui règne après le père.

– Je sais cela.

– Et que les médecins et les jurisconsultes prétendent qu’il y a lieu de douter si le fils qui sort le premier du sein de sa mère est l’aîné de par la loi de Dieu et de la nature.

Le prisonnier poussa un cri étouffé, et devint plus blanc que le drap sous lequel il se cachait.

– Vous comprenez maintenant, poursuivit Aramis, que le roi, qui s’était vu avec tant de joie continuer dans un héritier, dut être au désespoir en songeant que maintenant il en avait deux, et que, peut-être, celui qui venait de naître et qui était inconnu, contesterait le droit d’aînesse à l’autre qui était né deux heures auparavant, et qui, deux heures auparavant, avait été reconnu. Ainsi, ce second fils, s’armant des intérêts ou des caprices d’un parti, pouvait, un jour, semer dans le royaume la discorde et la guerre, détruisant, par cela même, la dynastie qu’il eût dû consolider.

– Oh ! je comprends, je comprends !… murmura le jeune homme.

– Eh bien ! continua Aramis, voilà ce qu’on rapporte, voilà ce qu’on assure, voilà pourquoi un des deux fils d’Anne d’Autriche, indignement séparé de son frère, indignement séquestré, réduit à l’obscurité la plus profonde, voilà pourquoi ce second fils a disparu, et si bien disparu, que nul en France ne sait aujourd’hui qu’il existe, excepté sa mère.

– Oui, sa mère, qui l’a abandonné ! s’écria le prisonnier avec l’expression du désespoir.

– Excepté, continua Aramis, cette dame à la robe noire et aux rubans de feu, et enfin excepté…

– Excepté vous, n’est-ce pas ? Vous qui venez me conter tout cela, vous qui venez éveiller en mon âme la curiosité, la haine, l’ambition, et, qui sait ? peut-être, la soif de la vengeance ; excepté vous, monsieur, qui, si vous êtes l’homme que j’attends, l’homme que me promet le billet, l’homme enfin que Dieu doit m’envoyer, devez avoir sur vous…

– Quoi ? demanda Aramis.

– Un portrait du roi Louis XIV, qui règne en ce moment sur le trône de France.

– Voici le portrait, répliqua l’évêque en donnant au prisonnier un émail des plus exquis, sur lequel Louis XIV apparaissait fier, beau, et vivant pour ainsi dire.

Le prisonnier saisit avidement le portrait, et fixa ses yeux sur lui comme s’il eût voulu le dévorer.

– Et maintenant, monseigneur, dit Aramis voici un miroir.

Aramis laissa le temps au prisonnier de renouer ses idées.

– Si haut ! si haut ! murmura le jeune homme en dévorant du regard le portrait de Louis XIV et son image à lui-même réfléchie dans le miroir.

– Qu’en pensez-vous ? dit alors Aramis.

– Je pense que je suis perdu, répondit le captif, que le roi ne me pardonnera jamais.

– Et moi, je me demande, ajouta l’évêque en attachant sur le prisonnier un regard brillant de signification, je me demande lequel des deux est le roi, de celui que représente ce portrait, ou de celui que reflète cette glace.

– Le roi, monsieur, est celui qui est sur le trône, répliqua tristement le jeune homme, c’est celui qui n’est pas en prison, et qui, au contraire, y fait mettre les autres. La royauté, c’est la puissance, et vous voyez bien que je suis impuissant.

– Monseigneur, répondit Aramis avec un respect qu’il n’avait pas encore témoigné, le roi, prenez-y bien garde, sera, si vous le voulez, celui qui, sortant de prison, saura se tenir sur le trône où des amis le placeront.

– Monsieur, ne me tentez point, fit le prisonnier avec amertume.

– Monseigneur, ne faiblissez pas, persista Aramis avec vigueur. J’ai apporté toutes les preuves de votre naissance : consultez-les, prouvez-vous à vous-même que vous êtes un fils de roi, et, après, agissons.

– Non, non, c’est impossible.

– À moins, reprit ironiquement l’évêque, qu’il ne soit dans la destinée de votre race que les frères exclus du trône soient tous des princes sans valeur et sans honneur, comme M. Gaston d’Orléans, votre oncle, qui, dix fois, conspira contre le roi Louis XIII, son frère.

– Mon oncle Gaston d’Orléans conspira contre son frère ? s’écria le prince épouvanté ; il conspira pour le détrôner ?

– Mais oui, monseigneur, pas pour autre chose.

– Que me dites-vous là, monsieur ?

– La vérité.

– Et il eut des amis… dévoués ?

– Comme moi pour vous.

– Eh bien ! que fit-il ? il échoua ?

– Il échoua, mais toujours par sa faute, et, pour racheter, non pas sa vie, car la vie du frère du roi est sacrée, inviolable, mais pour racheter sa liberté, votre oncle sacrifia la vie de tous ses amis les uns après les autres. Aussi est-il aujourd’hui la honte de l’histoire et l’exécration de cent nobles familles de ce royaume.

– Je comprends, monsieur, fit le prince, et c’est par faiblesse ou par trahison que mon oncle tua ses amis ?

– Par faiblesse : ce qui est toujours une trahison chez les princes.

– Ne peut-on pas échouer aussi par ignorance, par incapacité ? Croyez-vous bien qu’il soit possible à un pauvre captif tel que moi, élevé non seulement loin de la Cour, mais encore loin du monde, croyez-vous qu’il lui soit possible d’aider ceux de ses amis qui tenteraient de le servir ?

Et comme Aramis allait répondre, le jeune homme s’écria tout à coup avec une violence qui décelait la force du sang :

– Nous parlons ici d’amis, mais par quel hasard aurais-je des amis, moi que personne ne connaît, et qui n’ai pour m’en faire ni liberté, ni argent, ni puissance ?

– Il me semble que j’ai eu l’honneur de m’offrir à Votre Altesse Royale.

– Oh ! ne m’appelez pas ainsi, monsieur ; c’est une dérision ou une barbarie. Ne me faites pas songer à autre chose qu’aux murs de la prison qui m’enferme, laissez-moi aimer encore, ou, du moins, subir mon esclavage et mon obscurité.

– Monseigneur ! monseigneur ! si vous me répétez encore ces paroles découragées ! Si, après avoir eu la preuve de votre naissance, vous demeurez pauvre d’esprit, de souffle et de volonté, j’accepterai votre vœu, je disparaîtrai, je renoncerai à servir ce maître, à qui, si ardemment, je venais dévouer ma vie et mon aide.

– Monsieur, s’écria le prince, avant de me dire tout ce que vous dites, n’eût-il pas mieux valu réfléchir que vous m’avez à jamais brisé le cœur ?

– Ainsi ai-je voulu faire, monseigneur.

– Monsieur, pour me parler de grandeur, de puissance, de royauté même, est-ce que vous devriez choisir une prison ? Vous voulez me faire croire à la splendeur, et nous nous cachons dans la nuit ? Vous me vantez la gloire, et nous étouffons nos paroles sous les rideaux de ce grabat ? Vous me faites entrevoir une toute-puissance et j’entends les pas du geôlier dans ce corridor, ce pas qui vous fait trembler plus que moi ? Pour me rendre un peu moins incrédule, tirez-moi donc de la Bastille, donnez de l’air à mes poumons, des éperons à mon pied, une épée à mon bras, et nous commencerons à nous entendre.

– C’est bien mon intention de vous donner tout cela, et plus que cela, monseigneur. Seulement, le voulez-vous ?

– Écoutez encore, monsieur, interrompit le prince. Je sais qu’il y a des gardes à chaque galerie, des verrous à chaque porte, des canons et des soldats à chaque barrière. Avec quoi vaincrez-vous les gardes, enclouerez vous les canons ? Avec quoi briserez-vous les verrous et les barrières ?

– Monseigneur, comment vous est venu ce billet que vous avez lu et qui annonçait ma venue ?

– On corrompt un geôlier pour un billet.

– Si l’on corrompt un geôlier, on peut en corrompre dix.

– Eh bien ! j’admets que ce soit possible de tirer un pauvre captif de la Bastille, possible de le bien cacher pour que les gens du roi ne le rattrapent point, possible encore de nourrir convenablement ce malheureux dans un asile inconnu.

– Monseigneur ! fit en souriant Aramis.

– J’admets que celui qui ferait cela pour moi serait déjà plus qu’un homme, mais puisque vous dites que je suis un prince, un frère de roi, comment me rendrez-vous le rang et la force que ma mère et mon frère m’ont enlevés ? Mais, puisque je dois passer une vie de combats et de haines, comment me ferez-vous vainqueur dans ces combats et invulnérable à mes ennemis ? Ah ! monsieur, songez-y ! jetez-moi demain dans quelque noire caverne, au fond d’une montagne ! faites-moi cette joie d’entendre en liberté les bruits du fleuve et de la plaine, de voir en liberté le soleil d’azur ou le ciel orageux, c’en est assez ! Ne me promettez pas davantage, car, en vérité, vous ne pouvez me donner davantage, et ce serait un crime de me tromper, puisque vous vous dites mon ami.

Aramis continua d’écouter en silence.

– Monseigneur, reprit-il après avoir un moment réfléchi, j’admire ce sens si droit et si ferme qui dicte vos paroles ; je suis heureux d’avoir deviné mon roi.

– Encore ! encore !… Ah ! par pitié, s’écria le prince en comprimant de ses mains glacées son front couvert d’une sueur brûlante, n’abusez pas de moi : je n’ai pas besoin d’être un roi, monsieur, pour être le plus heureux des hommes.

– Et moi, monseigneur, j’ai besoin que vous soyez un roi pour le bonheur de l’humanité.

– Ah ! fit le prince avec une nouvelle défiance inspirée par ce mot, ah ! qu’a donc l’humanité à reprocher à mon frère ?

– J’oubliais de dire, monseigneur, que, si vous daignez vous laisser guider par moi, et si vous consentez à devenir le plus puissant prince de la terre, vous aurez servi les intérêts de tous les amis que je voue au succès de notre cause, et ces amis sont nombreux.

– Nombreux ?

– Encore moins que puissants, monseigneur.

– Expliquez-vous.

– Impossible ! Je m’expliquerai, je le jure devant Dieu qui m’entend, le propre jour où je vous verrai assis sur le trône de France.

– Mais mon frère ?

– Vous ordonnerez de son sort. Est-ce que vous le plaignez ?

– Lui qui me laisse mourir dans un cachot ? Non, je ne le plains pas !

– À la bonne heure !

– Il pouvait venir lui-même en cette prison, me prendre la main et me dire : « Mon frère, Dieu nous a créés pour nous aimer, non pour nous combattre. Je viens à vous. Un préjugé sauvage vous condamnait à périr obscurément loin de tous les hommes, privé de toutes les joies. Je veux vous faire asseoir près de moi ; je veux vous attacher au côté l’épée de notre père. Profiterez-vous de ce rapprochement pour m’étouffer ou me contraindre ? Userez-vous de cette épée pour verser mon sang ?… »

– « Oh ! non, lui eussé-je répondu : je vous regarde comme mon sauveur, et vous respecterai comme mon maître. Vous me donnez bien plus que ne m’avait donné Dieu. Par vous, j’ai la liberté ; par vous, j’ai le droit d’aimer et d’être aimé en ce monde. »

– Et vous eussiez tenu parole, monseigneur ?

– Oh ! sur ma vie !

– Tandis que maintenant ?…

– Tandis que, maintenant, je sens que j’ai des coupables à punir…

– De quelle façon, monseigneur ?

– Que dites-vous de cette ressemblance que Dieu m’avait donnée avec mon frère ?

– Je dis qu’il y avait dans cette ressemblance un enseignement providentiel que le roi n’eût pas dû négliger, je dis que votre mère a commis un crime en faisant différents par le bonheur et par la fortune ceux que la nature avait créés si semblables dans son sein, et je conclus, moi, que le châtiment ne doit être autre chose que l’équilibre à rétablir.

– Ce qui signifie ?…

– Que, si je vous rends votre place sur le trône de votre frère, votre frère prendra la vôtre dans votre prison.

– Hélas ! on souffre bien en prison ! surtout quand on a bu si largement à la coupe de la vie !

– Votre Altesse Royale sera toujours libre de faire ce qu’elle voudra : elle pardonnera, si bon lui semble, après avoir puni.

– Bien. Et maintenant, savez-vous une chose, monsieur ?

– Dites, mon prince.

– C’est que je n’écouterai plus rien de vous que hors de la Bastille.

– J’allais dire à Votre Altesse Royale que je n’aurai plus l’honneur de la voir qu’une fois.

– Quand cela ?

– Le jour où mon prince sortira de ces murailles noires.

– Dieu vous entende ! Comment me préviendrez-vous ?

– En venant ici vous chercher.

– Vous-même ?

– Mon prince, ne quittez cette chambre qu’avec moi, ou, si l’on vous contraint en mon absence, rappelez-vous que ce ne sera pas de ma part.

– Ainsi, pas un mot à qui que ce soit, si ce n’est à vous ?

– Si ce n’est à moi.

Aramis s’inclina profondément. Le prince lui tendit la main.

– Monsieur, dit-il avec un accent qui jaillissait du cœur, j’ai un dernier mot à vous dire. Si vous vous êtes adressé à moi pour me perdre, si vous n’avez été qu’un instrument aux mains de mes ennemis, si de notre conférence, dans laquelle vous avez sondé mon cœur il résulte pour moi quelque chose de pire que la captivité, c’est-à-dire la mort, eh bien ! soyez béni, car vous aurez terminé mes peines et fait succéder le calme aux fiévreuses tortures dont je suis dévoré depuis huit ans.

– Monseigneur, attendez pour me juger, dit Aramis.

– J’ai dit que je vous bénissais et que je vous pardonnais. Si, au contraire, vous êtes venu pour me rendre la place que Dieu m’avait destinée au soleil de la fortune et de la gloire, si, grâce à vous, je puis vivre dans la mémoire des hommes, et faire honneur à ma race par quelques faits illustres ou quelques services rendus à mes peuples, si, du dernier rang où je languis, je m’élève au faîte des honneurs, soutenu par votre main généreuse, eh bien ! à vous que je bénis et que je remercie, à vous la moitié de ma puissance et de ma gloire ! Vous serez encore trop peu payé ; votre part sera toujours incomplète, car jamais je ne réussirai à partager avec vous tout ce bonheur que vous m’aurez donné.

– Monseigneur, dit Aramis ému de la pâleur et de l’élan du jeune homme, votre noblesse de cœur me pénètre de joie et d’admiration. Ce n’est pas à vous de me remercier, ce sera surtout aux peuples que vous rendrez heureux, à vos descendants que vous rendrez illustres. Oui, je vous aurai donné plus que la vie, je vous donnerai l’immortalité.

Le jeune homme tendit la main à Aramis : celui-ci la baisa en s’agenouillant.

– Oh ! s’écria le prince avec une modestie charmante.

– C’est le premier hommage rendu à notre roi futur, dit Aramis. Quand je vous reverrai, je dirai : « Bonjour, Sire ! »

– Jusque-là, s’écria le jeune homme en appuyant ses doigts blancs et amaigris sur son cœur, jusque-là plus de rêves, plus de chocs à ma vie ; elle se briserait ! oh ! monsieur, que ma prison est petite et que cette fenêtre est basse, que ces portes sont étroites ! Comment tant d’orgueil, tant de splendeur, tant de félicité a-t-il pu passer par là et tenir ici ?

– Votre Altesse Royale me rend fier, dit Aramis, puisqu’elle prétend que c’est moi qui ai apporté tout cela.

Il heurta aussitôt la porte.

Le geôlier vint ouvrir avec Baisemeaux, qui, dévoré d’inquiétude et de crainte, commençait à écouter malgré lui à la porte de la chambre.

Heureusement ni l’un ni l’autre des deux interlocuteurs n’avait oublié d’étouffer sa voix, même dans les plus hardis élans de la passion.

– Quelle confession ! dit le gouverneur en essayant de rire ; croirait-on jamais qu’un reclus, un homme presque mort, ait commis des péchés si nombreux et si longs ?

Aramis se tut. Il avait hâte de sortir de la Bastille, où le secret qui l’accablait doublait le poids des murailles.

Quand ils furent arrivés chez Baisemeaux :

– Causons affaires, mon cher gouverneur, dit Aramis.

– Hélas ! répliqua Baisemeaux.

– Vous avez à me demander mon acquit pour cent cinquante mille livres ? dit l’évêque.

– Et à verser le premier tiers de la somme, ajouta en soupirant le pauvre gouverneur, qui fit trois pas vers son armoire de fer.

– Voici votre quittance, dit Aramis.

– Et voici l’argent, reprit avec un triple soupir M. de Baisemeaux.

– L’ordre m’a dit seulement de donner une quittance de cinquante mille livres, dit Aramis : il ne m’a pas dit de recevoir d’argent. Adieu, monsieur le gouverneur.

Et il partit, laissant Baisemeaux plus que suffoqué par la surprise et la joie, en présence de ce présent royal fait si grandement par le confesseur extraordinaire de la Bastille.

Chapitre CCVIII – Comment Mouston avait engraissé sans en prévenir Porthos, et des désagréments qui en étaient résultés pour ce digne gentilhomme §

Depuis le départ d’Athos pour Blois, Porthos et d’Artagnan s’étaient rarement trouvés ensemble. L’un avait fait un service fatigant près du roi, l’autre avait fait beaucoup d’emplettes de meubles, qu’il comptait emporter dans ses terres, et à l’aide desquels il espérait fonder, dans ses diverses résidences, un peu de ce luxe de cour dont il avait entrevu l’éblouissante clarté dans la compagnie de Sa Majesté.

D’Artagnan, toujours fidèle, un matin que son service lui laissait quelque liberté, songea à Porthos, et, inquiet de n’avoir pas entendu parler de lui depuis plus de quinze jours, s’achemina vers son hôtel, où il le saisit au sortir du lit.

Le digne baron paraissait pensif : plus que pensif, mélancolique. Il était assis sur son lit, demi-nu, les jambes pendantes, contemplant une foule d’habits qui jonchaient le parquet de leurs franges, de leurs galons, de leurs broderies et de leurs cliquetis d’inharmonieuses couleurs.

Porthos, triste et songeur comme le lièvre de La Fontaine, ne vit pas entrer d’Artagnan, que lui cachait d’ailleurs en ce moment M. Mouston, dont la corpulence personnelle, fort suffisante en tout cas pour cacher un homme à un autre homme, était momentanément doublée par le déploiement d’un habit écarlate que l’intendant exhibait à son maître en le tenant par les manches, afin qu’il fût plus manifeste de tous les côtés.

D’Artagnan s’arrêta sur le seuil et examina Porthos songeant. Puis, comme la vue de ces innombrables habits jonchant le parquet tirait de profonds soupirs de la poitrine du digne gentilhomme, d’Artagnan pensa qu’il était temps de l’arracher à cette douloureuse contemplation, et toussa pour s’annoncer.

– Ah ! fit Porthos, dont le visage s’illumina de joie ah ! ah ! voici d’Artagnan ! Je vais enfin avoir une idée !

Mouston, à ces mots, se doutant de ce qui se passait derrière lui, s’effaça en souriant tendrement à l’ami de son maître, qui se trouva ainsi débarrassé de l’obstacle matériel qui l’empêchait de parvenir jusqu’à d’Artagnan.

Porthos fit craquer ses genoux robustes en se redressant, et, en deux enjambées, traversant la chambre, se trouva en face de d’Artagnan, qu’il pressa sur son cœur avec une affection qui semblait prendre une nouvelle force dans chaque jour qui s’écoulait.

– Ah ! répéta-t-il, vous êtes toujours le bienvenu, cher ami, mais aujourd’hui, vous êtes mieux venu que jamais.

– Voyons, voyons, on est triste chez vous ? fit d’Artagnan.

Porthos répondit par un regard qui exprimait l’abattement.

– Eh bien ! contez-moi cela, Porthos, mon ami, à moins que ce ne soit un secret.

– D’abord, mon ami, dit Porthos, vous savez que je n’ai pas de secrets pour vous. Voici donc ce qui m’attriste.

– Attendez, Porthos, laissez-moi d’abord me dépêtrer de toute cette litière de drap, de satin et de velours.

– Oh ! marchez, marchez, dit piteusement Porthos : tout cela n’est que rebut.

– Peste ! du rebut, Porthos, du drap à vingt livres l’aune ! du satin magnifique, du velours royal !

– Vous trouvez donc ces habits ?…

– Splendides, Porthos, splendides ! Je gage que vous seul en France en avez autant, et, en supposant que vous n’en fassiez plus faire un seul, et que vous viviez cent ans, ce qui ne m’étonnerait pas, vous porteriez encore des habits neufs le jour de votre mort, sans avoir besoin de voir le nez d’un seul tailleur, d’aujourd’hui à ce jour-là.

Porthos secoua la tête.

– Voyons, mon ami, dit d’Artagnan, cette mélancolie qui n’est pas dans votre caractère m’effraie. Mon cher Porthos, sortons-en donc : le plus tôt sera le mieux.

– Oui, mon ami, sortons-en, dit Porthos, si toutefois cela est possible.

– Est-ce que vous avez reçu de mauvaises nouvelles de Bracieux, mon ami ?

– Non, on a coupé les bois, et ils ont donné un tiers de produit au-delà de leur estimation.

– Est-ce qu’il y a une fuite dans les étangs de Pierrefonds ?

– Non, mon ami, on les a pêchés, et du superflu de la vente, il y a eu de quoi empoissonner tous les étangs des environs.

– Est-ce que le Vallon se serait éboulé par suite d’un tremblement de terre ?

– Non, mon ami, au contraire, le tonnerre est tombé à cent pas du château, et a fait jaillir une source à un endroit qui manquait complètement d’eau.

– Eh bien ! alors, qu’y a-t-il ?

– Il y a que j’ai reçu une invitation pour la fête de Vaux, fit Porthos d’un air lugubre.

– Eh bien ! plaignez-vous un peu ! le roi a causé dans les ménages de la Cour plus de cent brouilles mortelles en refusant des invitations. Ah ! vraiment, cher ami, vous êtes du voyage de Vaux ? Tiens, tiens, tiens !

– Mon Dieu, oui !

– Vous allez avoir un coup d’œil magnifique, mon ami.

– Hélas ! je m’en doute bien.

– Tout ce qu’il y a de grand en France va être réuni.

– Ah ! fit Porthos en s’arrachant de désespoir une pincée de cheveux.

– Eh ! là, bon Dieu ! fit d’Artagnan, êtes-vous malade, mon ami ?

– Je me porte comme le Pont-Neuf, ventre Mahon ! Ce n’est pas cela.

– Mais qu’est-ce donc, alors ?

– C’est que je n’ai pas d’habits.

D’Artagnan demeura pétrifié.

– Pas d’habits, Porthos ! pas d’habits ! s’écria-t-il quand j’en vois là plus de cinquante sur le plancher !

– Cinquante, oui, et pas un qui m’aille !

– Comment, pas un qui vous aille ? Mais on ne vous prend donc pas mesure quand on vous habille ?

– Si fait, répondit Mouston, mais malheureusement j’ai engraissé.

– Comment ! vous avez engraissé ?

– De sorte que je suis devenu plus gros, mais beaucoup plus gros que M. le baron. Croiriez-vous cela, monsieur ?

– Parbleu ! il me semble que cela se voit !

– Entends-tu, imbécile ! dit Porthos, cela se voit.

– Mais enfin, mon cher Porthos, reprit d’Artagnan avec une légère impatience, je ne comprends pas pourquoi vos habits ne vous vont point parce que Mouston a engraissé.

– Je vais vous expliquer cela, mon ami, dit Porthos. Vous vous rappelez m’avoir raconté l’histoire d’un général romain, Antoine, qui avait toujours sept sangliers à la broche, et cuits à des points différents, afin de pouvoir demander son dîner à quelque heure du jour qu’il lui plût de le faire. Eh bien ! je résolus, comme, d’un moment à l’autre, je pouvais être appelé à la Cour et y rester une semaine, je résolus d’avoir toujours sept habits prêts pour cette occasion.

– Puissamment raisonné, Porthos. Seulement, il faut avoir votre fortune pour se passer ces fantaisies-là. Sans compter le temps que l’on perd à donner des mesures. Les modes changent si souvent.

– Voilà justement, dit Porthos, où je me flattais d’avoir trouvé quelque chose de fort ingénieux.

– Voyons, dites-moi cela. Pardieu ! je ne doute pas de votre génie.

– Vous vous rappelez que Mouston a été maigre ?

– Oui, du temps qu’il s’appelait Mousqueton.

– Mais vous rappelez-vous aussi l’époque où il a commencé d’engraisser ?

– Non, pas précisément. Je vous demande pardon, mon cher Mouston.

– Oh ! Monsieur n’est pas fautif, dit Mouston d’un air aimable, Monsieur était à Paris, et nous étions, nous, à Pierrefonds.

– Enfin, mon cher Porthos, il y a un moment où Mouston s’est mis à engraisser. Voilà ce que vous voulez dire, n’est-ce pas ?

– Oui, mon ami, et je m’en réjouis fort à cette époque.

– Peste ! je le crois bien, fit d’Artagnan.

– Vous comprenez, continua Porthos, ce que cela m’épargnait de peine ?

– Non, mon cher ami, je ne comprends pas encore ; mais, à force de m’expliquer…

– M’y voici, mon ami. D’abord, comme vous l’avez dit, c’est une perte de temps que de donner sa mesure, ne fût-ce qu’une fois tous les quinze jours. Et puis on peut être en voyage, et, quand on veut avoir toujours sept habits en train… Enfin, mon ami, j’ai horreur de donner ma mesure à quelqu’un. On est gentilhomme ou on ne l’est pas, que diable ! Se faire toiser par un drôle qui vous analyse au pied, pouce et ligne, c’est humiliant. Ces gens-là vous trouvent trop creux ici, trop saillant là ; ils connaissent votre fort et votre faible. Tenez, quand on sort des mains d’un mesureur, on ressemble à ces places fortes dont un espion est venu relever les angles et les épaisseurs.

– En vérité, mon cher Porthos, vous avez des idées qui n’appartiennent qu’à vous.

– Ah ! vous comprenez, quand on est ingénieur.

– Et qu’on a fortifié Belle-Île, c’est juste, mon ami.

– J’eus donc une idée, et, sans doute, elle eût été bonne sans la négligence de M. Mouston.

D’Artagnan jeta un regard sur Mouston, qui répondit à ce regard par un léger mouvement de corps qui voulait dire : « Vous allez voir s’il y a de ma faute dans tout cela. »

– Je m’applaudis donc, reprit Porthos, de voir engraisser Mouston, et j’aidai même, de tout mon pouvoir, à lui faire de l’embonpoint, à l’aide d’une nourriture substantielle, espérant toujours qu’il parviendrait à m’égaler en circonférence, et qu’alors il pourrait se faire mesurer à ma place.

– Ah ! corbœuf ! s’écria d’Artagnan, je comprends… Cela vous épargnait le temps et l’humiliation.

– Parbleu ! jugez donc de ma joie quand, après un an et demi de nourriture bien combinée, car je prenais la peine de le nourrir moi-même, ce drôle-là…

– Oh ! et j’y ai bien aidé, monsieur, dit modestement Mouston.

– Ça, c’est vrai. Jugez donc de ma joie, lorsque je m’aperçus qu’un matin Mouston était forcé de s’effacer comme je m’effaçais moi-même, pour passer par la petite porte secrète que ces diables d’architectes ont faite dans la chambre de feu Mme du Vallon, au château de Pierrefonds. Et, à propos de cette porte, mon ami, je vous demanderai, à vous qui savez tout, comment ces bélîtres d’architectes, qui doivent avoir, par état, le compas dans l’œil, imaginent de faire des portes par lesquelles ne peuvent passer que des gens maigres.

– Ces portes-là, répondit d’Artagnan, sont destinées aux galants ; or, un galant est généralement de taille mince et svelte.

– Mme du Vallon n’avait pas de galants, interrompit Porthos avec majesté.

– Parfaitement juste, mon ami, répondit d’Artagnan : mais les architectes ont songé au cas où, peut-être, vous vous remarieriez.

– Ah ! c’est possible, dit Porthos. Et, maintenant que l’explication des portes trop étroites m’est donnée, revenons à l’engraissement de Mouston. Mais remarquez que les deux choses se touchent, mon ami. Je me suis toujours aperçu que les idées s’appareillaient. Ainsi, admirez ce phénomène, d’Artagnan ; je vous parlais de Mouston, qui était gras, et nous en sommes venus à Mme du Vallon…

– Qui était maigre.

– Hum ! n’est-ce pas prodigieux, cela ?

– Mon cher, un savant de mes amis, M. Costar, a fait la même observation que vous, et il appelle cela d’un nom grec que je ne me rappelle pas.

– Ah ! mon observation n’est donc pas nouvelle ? s’écria Porthos stupéfait. Je croyais l’avoir inventée.

– Mon ami, c’était un fait connu avant Aristote, c’est-à-dire voilà deux mille ans, à peu près.

– Eh bien ! il n’en est pas moins juste, dit Porthos, enchanté de s’être rencontré avec les sages de l’Antiquité.

– À merveille ! Mais si nous revenions à Mouston. Nous l’avons laissé engraissant à vue d’œil, ce me semble.

– Oui, monsieur, dit Mouston.

– M’y voici, fit Porthos. Mouston engraissa donc si bien, qu’il combla toutes mes espérances, en atteignant ma mesure, ce dont je pus me convaincre un jour, en voyant sur le corps de ce coquin-là une de mes vestes dont il s’était fait un habit : une veste qui valait cent pistoles, rien que par la broderie !

– C’était pour l’essayer, monsieur, dit Mouston.

– À partir de ce moment, reprit Porthos, je décidai donc que Mouston entrerait en communication avec mes tailleurs d’habits, et prendrait mesure en mon lieu et place.

– Puissamment imaginé, Porthos ; mais Mouston a un pied et demi moins que vous.

– Justement. On prenait la mesure jusqu’à terre, et l’extrémité de l’habit me venait juste au-dessus du genou.

– Quelle chance vous avez, Porthos ! ces choses-là n’arrivent qu’à vous !

– Ah ! oui, faites-moi votre compliment, il y a de quoi ! Ce fut justement à cette époque, c’est-à-dire voilà deux ans et demi à peu près, que je partis pour Belle-Île, en recommandant à Mouston, pour avoir toujours, et en cas de besoin, un échantillon de toutes les modes, de se faire faire un habit tous les mois.

– Et Mouston aurait-il négligé d’obéir à votre recommandation ? Ah ! ah ! ce serait mal, Mouston !

– Au contraire, monsieur, au contraire !

– Non, il n’a pas oublié de se faire faire des habits, mais il a oublié de me prévenir qu’il engraissait.

– Dame ! ce n’est pas ma faute, monsieur, votre tailleur ne me l’a pas dit.

– De sorte, continua Porthos, que le drôle, depuis deux ans, a gagné dix-huit pouces de circonférence, et que mes douze derniers habits sont tous trop larges progressivement, d’un pied à un pied et demi.

– Mais les autres, ceux qui se rapprochent du temps où votre taille était la même ?

– Ils ne sont plus de mode, mon cher ami, et, si je les mettais, j’aurais l’air d’arriver de Siam et d’être hors de cour depuis deux ans.

– Je comprends votre embarras. Vous avez combien d’habits neufs ? trente-six ? et vous n’en avez pas un ! Eh bien ! il faut en faire faire un trente-septième ; les trente-six autres seront pour Mouston.

– Ah ! monsieur ! dit Mouston d’un air satisfait, le fait est que Monsieur a toujours été bien bon pour moi.

– Parbleu ! croyez-vous que cette idée ne me soit pas venue ou que la dépense m’ait arrêté ? Mais il n’y a plus que deux jours d’ici à la fête de Vaux ; j’ai reçu l’invitation hier, j’ai fait venir Mouston en poste avec ma garde-robe ; je me suis aperçu du malheur qui m’arrivait ce matin seulement, et, d’ici à après-demain, il n’y a pas un tailleur un peu à la mode qui se charge de me confectionner un habit.

– C’est-à-dire un habit couvert d’or, n’est-ce pas ?

– J’en veux partout !

– Nous arrangerons cela. Vous ne partez que dans trois jours. Les invitations sont pour mercredi et nous sommes le dimanche matin.

– C’est vrai ; mais Aramis m’a bien recommandé d’être à Vaux vingt quatre heures d’avance.

– Comment, Aramis ?

– Oui, c’est Aramis qui m’a apporté l’invitation.

– Ah ! fort bien, je comprends. Vous êtes invité du côté de M. Fouquet.

– Non pas ! Du côté du roi, cher ami. Il y a sur le billet, en toutes lettres : « M. le baron du Vallon est prévenu que le roi a daigné le mettre sur la liste de ses invitations… »

– Très bien, mais c’est avec M. Fouquet que vous partez.

– Et quand je pense, s’écria Porthos en défonçant le parquet d’un coup de pied, quand je pense que je n’aurai pas d’habits ! J’en crève de colère ! Je voudrais bien étrangler quelqu’un ou déchirer quelque chose !

– N’étranglez personne et ne déchirez rien, Porthos, j’arrangerai tout cela : mettez un de vos trente-six habits et venez avec moi chez un tailleur.

– Bah ! mon coureur les a tous vus depuis ce matin.

– Même M. Percerin ?

– Qu’est-ce que M. Percerin ?

– C’est le tailleur du roi, parbleu !

– Ah ! oui, oui, dit Porthos, qui voulait avoir l’air de connaître le tailleur du roi et qui entendait prononcer ce nom pour la première fois ; chez M. Percerin, le tailleur du roi, parbleu ! J’ai pensé qu’il serait trop occupé.

– Sans doute, il le sera trop ; mais, soyez tranquille, Porthos ; il fera pour moi ce qu’il ne ferait pas pour un autre. Seulement, il faudra que vous vous laissiez mesurer, mon ami.

– Ah ! fit Porthos, avec un soupir, c’est fâcheux ; mais, enfin, que voulez vous !

– Dame ! vous ferez comme les autres, mon cher ami ; vous ferez comme le roi.

– Comment ! on mesure aussi le roi ? Et il le souffre ?

– Le roi est coquet, mon cher, et vous aussi, vous l’êtes, quoi que vous en disiez.

Porthos sourit d’un air vainqueur.

– Allons donc chez le tailleur du roi ! dit-il, et puisqu’il mesure le roi, ma foi ! je puis bien, il me semble, me laisser mesurer par lui.

Chapitre CCIX – Ce que c’était que messire Jean Percerin §

Le tailleur du roi, messire Jean Percerin, occupait une maison assez grande dans la rue Saint-Honoré, près de la rue de l’Arbre-Sec. C’était un homme qui avait le goût des belles étoffes, des belles broderies, des beaux velours, étant de père en fils tailleur du roi. Cette succession remontait à Charles IX, auquel, comme on sait, remontaient souvent des fantaisies de bravoure assez difficiles à satisfaire.

Le Percerin de ce temps-là était un huguenot comme Ambroise Paré, et avait été épargné par la royne de Navarre, la belle Margot, comme on écrivait et comme on disait alors, et cela attendu qu’il était le seul qui eût jamais pu lui réussir ces merveilleux habits de cheval qu’elle aimait à porter, parce qu’ils étaient propres à dissimuler certains défauts anatomiques que la royne de Navarre cachait fort soigneusement.

Percerin, sauvé, avait fait, par reconnaissance, de beaux justes noirs, fort économiques pour la reine Catherine, laquelle finit par savoir bon gré de sa conservation au huguenot, à qui longtemps elle avait fait la mine. Mais Percerin était un homme prudent : il avait entendu dire que rien n’était plus dangereux pour un huguenot que les sourires de la reine Catherine ; et, ayant remarqué qu’elle lui souriait plus souvent que de coutume, il se hâta de se faire catholique avec toute sa famille, et, devenu irréprochable par cette conversion, il parvint à la haute position de tailleur maître de la couronne de France.

Sous Henri III, roi coquet s’il en fut, cette position acquit la hauteur d’un des plus sublimes pics des Cordillères. Percerin avait été un homme habile toute sa vie, et, pour garder cette réputation au-delà de la tombe, il se garda bien de manquer sa mort ; il trépassa donc fort adroitement et juste à l’heure où son imagination commençait à baisser.

Il laissait un fils et une fille, l’un et l’autre dignes du nom qu’ils étaient appelés à porter : le fils, coupeur intrépide et exact comme une équerre ; la fille, brodeuse et dessinateur d’ornements.

Les noces de Henri IV et de Marie de Médicis, les deuils si beaux de ladite reine, firent, avec quelques mots échappés à M. de Bassompierre, le roi des élégants de l’époque, la fortune de cette seconde génération des Percerin.

M. Concino Concini et sa femme Galigaï, qui brillèrent ensuite à la Cour de France, voulurent italianiser les habits et firent venir des tailleurs de Florence ; mais Percerin, piqué au jeu dans son patriotisme et dans son amour-propre, réduisit à néant ces étrangers par ses dessins de brocatelle en application et ses plumetis inimitables ; si bien que Concino renonça le premier à ses compatriotes, et tint le tailleur français en telle estime, qu’il ne voulut plus être habillé que par lui ; de sorte qu’il portait un pourpoint de lui, le jour où Vitry lui cassa la tête, d’un coup de pistolet, au petit pont du Louvre.

C’est ce pourpoint, sortant des ateliers de maître Percerin, que les Parisiens eurent le plaisir de déchiqueter en tant de morceaux, avec la chair humaine qu’il contenait.

Malgré la faveur dont Percerin avait joui près de Concino Concini, le roi Louis XIII eut la générosité de ne pas garder rancune à son tailleur, et de le retenir à son service. Au moment où Louis le Juste donnait ce grand exemple d’équité, Percerin avait élevé deux fils, dont l’un fit son coup d’essai dans les noces d’Anne d’Autriche, inventa pour le cardinal de Richelieu ce bel habit espagnol avec lequel il dansa une sarabande, fit les costumes de la tragédie de Mirame, et cousit au manteau de Buckingham ces fameuses perles qui étaient destinées à être répandues sur les parquets du Louvre.

On devient aisément illustre quand on a habillé M. de Buckingham, M. de Cinq-Mars, Mlle Ninon, M. de Beaufort et Marion Delorme. Aussi Percerin III avait-il atteint l’apogée de sa gloire lorsque son père mourut.

Ce même Percerin III, vieux, glorieux et riche, habillait encore Louis XIV, et, n’ayant plus de fils, ce qui était un grand chagrin pour lui, attendu qu’avec lui sa dynastie s’éteignait, et, n’ayant plus de fils, disons-nous, avait formé plusieurs élèves de belle espérance. Il avait un carrosse, une terre, des laquais, les plus grands de tout Paris, et, par autorisation spéciale de Louis XIV, une meute. Il habillait MM. de Lyonne et Letellier avec une sorte de protection ; mais, homme politique, nourri aux secrets d’État, il n’était jamais parvenu à réussir un habit à M. Colbert. Cela ne s’explique pas, cela se devine. Les grands esprits, en tout genre, vivent de perceptions invisibles, insaisissables ; ils agissent sans savoir eux-mêmes pourquoi. Le grand Percerin, car, contre l’habitude des dynasties, c’était surtout le dernier des Percerin qui avait mérité le surnom de Grand, le grand Percerin, avons-nous dit, taillait d’inspiration une jupe pour la reine ou une trousse pour le roi ; il inventait un manteau pour Monsieur, un coin de bas pour Madame ; mais, malgré son génie suprême, il ne pouvait retenir la mesure de M. Colbert.

– Cet homme-là, disait-il souvent, est hors de mon talent, et je ne saurais le voir dans le dessin de mes aiguilles.

Il va sans dire que Percerin était le tailleur de M. Fouquet, et que M. le surintendant le prisait fort.

M. Percerin avait près de quatre-vingts ans, et cependant il était vert encore, et si sec en même temps, disaient les courtisans, qu’il en était cassant. Sa renommée et sa fortune étaient assez grandes pour que M. le prince, ce roi des petits-maîtres, lui donnât le bras en causant costumes avec lui, et que les moins ardents à payer parmi les gens de cour n’osassent jamais laisser chez lui des comptes trop arriérés ; car maître Percerin faisait une fois des habits à crédit, mais jamais une seconde s’il n’était pas payé de la première.

On conçoit qu’un pareil tailleur, au lieu de courir après les pratiques, fût difficile à en recevoir de nouvelles. Aussi Percerin refusait d’habiller les bourgeois ou les anoblis trop récents. Le bruit courait même que M. de Mazarin, contre la fourniture désintéressée d’un grand habit complet de cardinal en cérémonie, lui avait glissé, un beau jour, des lettres de noblesse dans sa poche.

Percerin avait de l’esprit et de la malice. On le disait fort égrillard. À quatre-vingts ans, il prenait encore d’une main ferme la mesure des corsages de femme.

C’est dans la maison de cet artiste grand seigneur que d’Artagnan conduisit le désolé Porthos.

Celui-ci, tout en marchant, disait à son ami :

– Prenez garde, mon cher d’Artagnan, prenez garde de commettre la dignité d’un homme comme moi avec l’arrogance de ce Percerin, qui doit être fort incivil ; car je vous préviens, cher ami, que s’il me manquait, je le châtierais.

– Présenté par moi, répondit d’Artagnan, vous n’avez rien à craindre, cher ami, fussiez-vous… ce que vous n’êtes pas.

– Ah ! c’est que…

– Quoi donc ? Auriez-vous quelque chose contre Percerin ? Voyons, Porthos.

– Je crois que, dans le temps…

– Eh bien ! quoi, dans le temps ?

– J’aurais envoyé Mousqueton chez un drôle de ce nom-là.

– Eh bien ! après ?

– Et que ce drôle aurait refusé de m’habiller.

– Oh ! un malentendu, sans doute, qu’il est urgent de redresser ; Mouston aura confondu.

– Peut-être.

– Il aura pris un nom pour un autre.

– C’est possible. Ce coquin de Mouston n’a jamais eu la mémoire des noms.

– Je me charge de tout cela.

– Fort bien.

– Faites arrêter le carrosse, Porthos ; c’est ici.

– C’est ici ?

– Oui.

– Comment, ici ? Nous sommes aux Halles, et vous m’avez dit que la maison était au coin de la rue de l’Arbre-Sec.

– C’est vrai ; mais regardez.

– Eh bien ! je regarde, et je vois…

– Quoi ?

– Que nous sommes aux Halles, pardieu !

– Vous ne voulez pas, sans doute, que nos chevaux montent sur le carrosse qui nous précède ?

– Non.

– Ni que le carrosse qui nous précède monte sur celui qui est devant.

– Encore moins.

– Ni que le deuxième carrosse passe sur le ventre aux trente ou quarante autres qui sont arrivés avant nous ?

– Ah ! par ma foi ! vous avez raison.

– Ah !

– Que de gens, mon cher, que de gens !

– Hein ?

– Et que font-ils là, tous ces gens ?

– C’est bien simple : ils attendent leur tour.

– Bah ! les comédiens de l’hôtel de Bourgogne seraient-ils déménagés ?

– Non, leur tour pour entrer chez M. Percerin.

– Mais nous allons donc attendre aussi, nous.

– Nous, nous serons plus ingénieux et moins fiers qu’eux.

– Qu’allons-nous faire, donc ?

– Nous allons descendre, passer parmi les pages et les laquais, et nous entrerons chez le tailleur, c’est moi qui vous en réponds, surtout si vous marchez le premier.

– Allons, fit Porthos.

Et tous deux, étant descendus, s’acheminèrent à pied vers la maison.

Ce qui causait cet encombrement, c’est que la porte de M. Percerin était fermée, et qu’un laquais, debout à cette porte, expliquait aux illustres pratiques de l’illustre tailleur que, pour le moment, M. Percerin ne recevait personne. On se répétait au-dehors, toujours d’après ce qu’avait dit confidentiellement le grand laquais à un grand seigneur pour lequel il avait des bontés, on se répétait que M. Percerin s’occupait de cinq habits pour le roi, et que, vu l’urgence de la situation il méditait dans son cabinet les ornements, la couleur et la coupe de ces cinq habits.

Plusieurs, satisfaits de cette raison, s’en retournaient heureux de la dire aux autres, mais plusieurs aussi, plus tenaces, insistaient pour que la porte leur fût ouverte, et, parmi ces derniers, trois cordons bleus désignés pour un ballet qui manquerait infailliblement si les trois cordons bleus n’avaient pas des habits taillés de la main même du grand Percerin.

D’Artagnan, poussant devant lui Porthos, qui effondra les groupes, parvint jusqu’aux comptoirs, derrière lesquels les garçons tailleurs s’escrimaient à répondre de leur mieux.

Nous oublions de dire qu’à la porte on avait voulu consigner Porthos comme les autres, mais d’Artagnan s’était montré, avait prononcé ces seules paroles :

– Ordre du roi !

Et il avait été introduit avec son ami.

Ces pauvres diables avaient fort à faire et faisaient de leur mieux pour répondre aux exigences des clients en l’absence du patron, s’interrompant de piquer un point pour tourner une phrase, et quand l’orgueil blessé ou l’attente déçue les gourmandait trop vivement, celui qui était attaqué faisait un plongeon et disparaissait sous le comptoir.

La procession des seigneurs mécontents faisait un tableau plein de détails curieux.

Notre capitaine des mousquetaires, homme au regard rapide et sûr, l’embrassa d’un seul coup d’œil. Mais, après avoir parcouru les groupes, ce regard s’arrêta sur un homme placé en face de lui. Cet homme, assis sur un escabeau, dépassait de la tête à peine le comptoir qui l’abritait. C’était un homme de quarante ans à peu près, à la physionomie mélancolique, au visage pâle, aux yeux doux et lumineux. Il regardait d’Artagnan et les autres, une main sous son menton, en amateur curieux et calme. Seulement, en apercevant et en reconnaissant, sans doute, notre capitaine, il rabattit son chapeau sur ses yeux.

Ce fut peut-être ce geste qui attira le regard de d’Artagnan. S’il en était ainsi, il en était résulté que l’homme au chapeau rabattu avait atteint un but tout différent de celui qu’il s’était proposé.

Au reste, le costume de cet homme était assez simple, et ses cheveux étaient assez uniment coiffés pour que des clients peu observateurs le prissent pour un simple garçon tailleur accroupi derrière le chêne, et piquant, avec exactitude, le drap et le velours.

Toutefois, cet homme avait trop souvent la tête en l’air pour travailler fructueusement avec ses doigts.

D’Artagnan n’en fut pas dupe, lui, et il vit bien que, si cet homme travaillait, ce n’était pas, assurément, sur les étoffes.

– Hé ! dit-il en s’adressant à cet homme, vous voilà donc devenu garçon tailleur, monsieur Molière ?

– Chut ! monsieur d’Artagnan, répondit doucement l’homme, chut ! au nom du Ciel ! vous m’allez faire reconnaître.

– Eh bien ! où est le mal ?

– Le fait est qu’il n’y a pas de mal, mais…

– Mais vous voulez dire qu’il n’y a pas de bien non plus, n’est-ce pas ?

– Hélas ! non, car j’étais, je vous l’affirme, occupé à regarder de bien bonnes figures.

– Faites, faites, monsieur Molière. Je comprends l’intérêt que la chose a pour vous, et… je ne vous troublerai point dans vos études.

– Merci !

– Mais à une condition : c’est que vous me direz où est réellement M. Percerin.

– Oh ! cela, volontiers : dans son cabinet. Seulement…

– Seulement, on ne peut pas y entrer ?

– Inabordable !

– Pour tout le monde ?

– Pour tout le monde. Il m’a fait entrer ici, afin que je fusse à l’aise pour y faire mes observations et puis il s’en est allé.

– Eh bien ! mon cher monsieur Molière, vous l’allez prévenir que je suis là, n’est-ce pas ?

– Moi ? s’écria Molière du ton d’un brave chien à qui l’on retire l’os qu’il a légitimement gagné ; moi, me déranger ? Ah ! monsieur d’Artagnan, comme vous me traitez mal !

– Si vous n’allez pas prévenir tout de suite M. Percerin que je suis là, mon cher monsieur Molière dit d’Artagnan à voix basse, je vous préviens d’une chose, c’est que je ne vous ferai pas voir l’ami que j’amène avec moi.

Molière désigna Porthos d’un geste imperceptible.

– Celui-ci n’est-ce pas ? dit-il.

– Oui.

Molière attacha sur Porthos un de ces regards qui fouillent les cerveaux et les cœurs. L’examen lui parut sans doute gros de promesses, car il se leva aussitôt et passa dans la chambre voisine.

Chapitre CCX – Les échantillons §

Pendant ce temps, la foule s’écoulait lentement, laissant à chaque angle de comptoir un murmure ou une menace, comme aux bancs de sable de l’océan, les flots laissent un peu d’écume ou d’algues broyées, lorsqu’ils se retirent en descendant les marées.

Au bout de dix minutes, Molière reparut, faisant sous la tapisserie un signe à d’Artagnan. Celui-ci se précipita, entraînant Porthos, et, à travers des corridors assez compliqués, il le conduisit dans le cabinet de Percerin. Le vieillard, les manches retroussées, fouillait une pièce de brocart à grandes fleurs d’or, pour y faire naître de beaux reflets. En apercevant d’Artagnan, il laissa son étoffe et vint à lui, non pas radieux, non pas courtois, mais, en somme, assez civil.

– Monsieur le capitaine des gardes, dit-il, vous m’excuserez, n’est-ce pas, mais j’ai affaire.

– Eh ! oui, pour les habits du roi ? Je sais cela, mon cher monsieur Percerin. Vous en faites trois, m’a-t-on dit ?

– Cinq, mon cher monsieur, cinq !

– Trois ou cinq, cela ne m’inquiète pas, maître Percerin, et je sais que vous les ferez les plus beaux du monde.

– On le sait, oui. Une fois faits, ils seront les plus beaux du monde, je ne dis pas non, mais pour qu’ils soient les plus beaux du monde, il faut d’abord qu’ils soient, et pour cela, monsieur le capitaine, j’ai besoin de temps.

– Ah bah ! deux jours encore, c’est bien plus qu’il ne vous en faut, monsieur Percerin, dit d’Artagnan avec le plus grand flegme.

Percerin leva la tête en homme peu habitué à être contrarié, même dans ses caprices, mais d’Artagnan ne fit point attention à l’air que l’illustre tailleur de brocart commençait à prendre.

– Mon cher monsieur Percerin, continua-t-il, je vous amène une pratique.

– Ah ! ah ! fit Percerin d’un air rechigné.

– M. le baron du Vallon de Bracieux de Pierrefonds, continua d’Artagnan.

Percerin essaya un salut qui ne trouva rien de bien sympathique chez le terrible Porthos, lequel, depuis son entrée dans le cabinet, regardait le tailleur de travers.

– Un de mes bons amis, acheva d’Artagnan.

– Je servirai Monsieur, dit Percerin, mais, plus tard.

– Plus tard ? Et quand cela ?

– Mais, quand j’aurai le temps.

– Vous avez déjà dit cela à mon valet, interrompit Porthos mécontent.

– C’est possible, dit Percerin, je suis presque toujours pressé.

– Mon ami, dit sentencieusement Porthos, on a toujours le temps qu’on veut.

Percerin devint cramoisi, ce qui, chez les vieillards blanchis par l’âge, est un fâcheux diagnostic.

– Monsieur, dit-il, est, ma foi ! bien libre de se servir ailleurs.

– Allons, allons, Percerin, glissa d’Artagnan, vous n’êtes pas aimable aujourd’hui. Eh bien ! je vais vous dire un mot qui va vous faire tomber à nos genoux. Monsieur est non seulement un ami à moi, mais encore un ami à M. Fouquet.

– Ah ! ah ! fit le tailleur, c’est autre chose.

Puis, se retournant vers Porthos :

– Monsieur le baron est à M. le surintendant ? demanda-t-il.

– Je suis à moi, éclata Porthos, juste au moment où la tapisserie se soulevait pour donner passage à un nouvel interlocuteur.

Molière observait. D’Artagnan riait. Porthos maugréait.

– Mon cher Percerin, dit d’Artagnan, vous ferez un habit à M. le baron, c’est moi qui vous le demande.

– Pour vous, je ne dis pas, monsieur le capitaine.

– Mais ce n’est pas le tout : vous lui ferez cet habit tout de suite.

– Impossible avant huit jours.

– Alors, c’est comme si vous refusiez de le lui faire, parce que l’habit est destiné à paraître aux fêtes de Vaux.

– Je répète que c’est impossible, reprit l’obstiné vieillard.

– Non pas, cher monsieur Percerin, surtout si c’est moi qui vous en prie, dit une douce voix à la porte, voix métallique qui fit dresser l’oreille à d’Artagnan.

C’était la voix d’Aramis.

– Monsieur d’Herblay ! s’écria le tailleur.

– Aramis ! murmura d’Artagnan.

– Ah ! notre évêque ! fit Porthos.

– Bonjour, d’Artagnan ! bonjour, Porthos ! bonjour, chers amis ! dit Aramis. Allons, allons, cher monsieur Percerin, faites l’habit de Monsieur, et je vous réponds qu’en le faisant vous ferez une chose agréable à M. Fouquet.

Et il accompagna ces paroles d’un signe qui voulait dire : « Consentez et congédiez. » Il paraît qu’Aramis avait sur maître Percerin une influence supérieure à celle de d’Artagnan lui-même, car le tailleur s’inclina en signe d’assentiment, et, se retournant vers Porthos :

– Allez vous faire prendre mesure de l’autre côté, dit-il rudement.

Porthos rougit d’une façon formidable.

D’Artagnan vit venir l’orage, et, interpellant Molière :

– Mon cher monsieur, lui dit-il à demi-voix, l’homme que vous voyez se croit déshonoré quand on toise la chair et les os que Dieu lui a départis ; étudiez-moi ce type, maître Aristophane, et profitez.

Molière n’avait pas besoin d’être encouragé ; il couvait des yeux le baron Porthos.

– Monsieur, lui dit-il, s’il vous plaît de venir avec moi, je vous ferai prendre mesure d’un habit, sans que le mesureur vous touche.

– Oh ! fit Porthos, comment dites-vous cela, mon ami ?

– Je dis qu’on n’appliquera ni l’aune ni le pied sur vos coutures. C’est un procédé nouveau, que nous avons imaginé, pour prendre la mesure des gens de qualité dont la susceptibilité répugne à se laisser toucher par des manants. Nous avons des gens susceptibles qui ne peuvent souffrir d’être mesurés, cérémonie qui, à mon avis, blesse la majesté naturelle de l’homme, et si, par hasard, monsieur, vous étiez de ces gens-là…

– Corbœuf ! je crois bien que j’en suis.

– Eh bien ! cela tombe à merveille, monsieur le baron, et vous aurez l’étrenne de notre invention.

– Mais comment diable s’y prend-on ? dit Porthos ravi.

– Monsieur, dit Molière en s’inclinant, si vous voulez bien me suivre, vous le verrez.

Aramis regardait cette scène de tous ses yeux. Peut-être croyait-il reconnaître, à l’animation de d’Artagnan, que celui-ci partirait avec Porthos, pour ne pas perdre la fin d’une scène si bien commencée. Mais, si perspicace que fût Aramis, il se trompait. Porthos et Molière partirent seuls. D’Artagnan demeura avec Percerin. Pourquoi ? Par curiosité, voilà tout ; probablement, dans l’intention de jouir quelques instants de plus de la présence de son bon ami Aramis. Molière et Porthos disparus, d’Artagnan se rapprocha de l’évêque de Vannes ; ce qui parut contrarier celui-ci tout particulièrement.

– Un habit aussi pour vous, n’est-ce pas, cher ami ?

Aramis sourit.

– Non, dit-il.

– Vous allez à Vaux, cependant ?

– J’y vais, mais sans habit neuf. Vous oubliez, cher d’Artagnan, qu’un pauvre évêque de Vannes n’est pas assez riche pour se faire faire des habits à toutes les fêtes.

– Bah ! dit le mousquetaire en riant, et les poèmes, n’en faisons-nous plus ?

– Oh ! d’Artagnan, fit Aramis, il y a longtemps que je ne pense plus à toutes ces futilités.

– Bien ! répéta d’Artagnan mal convaincu.

Quant à Percerin, il s’était replongé dans sa contemplation de brocarts.

– Ne remarquez-vous pas, dit Aramis en souriant, que nous gênons beaucoup ce brave homme mon cher d’Artagnan ?

– Ah ! ah ! murmura à demi-voix le mousquetaire, c’est-à-dire que je te gêne, cher ami.

Puis tout haut :

– Eh bien, partons ; moi, je n’ai plus affaire ici, et, si vous êtes aussi libre que moi, cher Aramis…

– Non ; moi, je voulais…

– Ah ! vous aviez quelque chose à dire en particulier à Percerin ? Que ne me préveniez-vous de cela tout de suite !

– De particulier, répéta Aramis, oui, certes, mais pas pour vous, d’Artagnan. Jamais, je vous prie de le croire, je n’aurai rien d’assez particulier pour qu’un ami tel que vous ne puisse l’entendre.

– Oh ! non, non, je me retire, insista d’Artagnan, mais en donnant à sa voix un accent sensible de curiosité ; car la gêne d’Aramis, si bien dissimulée qu’elle fût, ne lui avait point échappé, et il savait que, dans cette âme impénétrable, tout, même les choses les plus futiles en apparence, marchaient d’ordinaire vers un but, but inconnu mais que, d’après la connaissance qu’il avait du caractère de son ami, le mousquetaire comprenait devoir être important.

Aramis, de son côté, vit que d’Artagnan n’était pas sans soupçon, et il insista :

– Restez, de grâce, dit-il, voici ce que c’est.

Puis, se retournant vers le tailleur :

– Mon cher Percerin… dit-il. Je suis même très heureux que vous soyez là, d’Artagnan.

– Ah ! vraiment ? fit pour la troisième fois le Gascon encore moins dupe cette fois que les autres.

Percerin ne bougeait pas. Aramis le réveilla violemment en lui tirant des mains l’étoffe, objet de sa méditation.

– Mon cher Percerin, lui dit-il, j’ai ici près M. Le Brun, un des peintres de M. Fouquet.

– Ah ! très bien, pensa d’Artagnan ; mais pourquoi Le Brun ?

Aramis regardait d’Artagnan, qui avait l’air de regarder des gravures de Marc-Antoine.

– Et vous voulez lui faire faire un habit pareil à ceux des épicuriens ? répondit Percerin.

Et, tout en disant cela d’une façon distraite, le digne tailleur cherchait à rattraper sa pièce de brocart.

– Un habit d’épicurien ? demanda d’Artagnan d’un ton questionneur.

– Enfin, dit Aramis avec son plus charmant sourire, il est écrit que ce cher d’Artagnan saura tous nos secrets ce soir ; oui, mon ami, oui. Vous avez bien entendu parler des épicuriens de M. Fouquet, n’est-ce pas ?

– Sans doute. N’est-ce pas une espèce de société de poètes dont sont La Fontaine, Loret Pélisson, Molière, que sais-je ? et qui tient son académie à Saint-Mandé ?

– C’est cela justement. Eh bien, nous donnons un uniforme à nos poètes, et nous les enrégimentons au service du roi.

– Oh ! très bien, je devine : une surprise que M. Fouquet fait au roi. Oh ! soyez tranquille, si c’est là le secret de M. Le Brun, je ne le dirai pas.

– Toujours charmant, mon ami. Non, M. Le Brun n’a rien à faire de ce côté ; le secret qui le concerne est bien plus important que l’autre encore !

– Alors, s’il est si important que cela, j’aime mieux ne pas le savoir, dit d’Artagnan en dessinant une fausse sortie.

– Entrez, monsieur Le Brun, entrez, dit Aramis en ouvrant de la main droite une porte latérale, et en retenant de la gauche d’Artagnan.

– Ma foi ! je ne comprends plus, dit Percerin.

Aramis prit un temps, comme on dit en matière de théâtre.

– Mon cher monsieur Percerin, dit-il, vous faites cinq habits pour le roi, n’est-ce pas ? Un en brocart, un en drap de chasse, un en velours, un en satin, et un en étoffe de Florence ?

– Oui. Mais comment savez-vous tout cela, Monseigneur ? demanda Percerin stupéfait.

– C’est tout simple, mon cher monsieur ; il y aura chasse, festin, concert, promenade et réception ; ces cinq étoffes sont d’étiquette.

– Vous savez tout, Monseigneur !

– Et bien d’autres choses encore, allez, murmura d’Artagnan.

– Mais, s’écria le tailleur avec triomphe, ce que vous ne savez pas, Monseigneur, tout prince de l’Église que vous êtes, ce que personne ne saura, ce que le roi seul, mademoiselle de La Vallière et moi savons, c’est la couleur des étoffes et le genre des ornements, c’est la coupe, c’est l’ensemble, c’est la tournure de tout cela !

– Eh bien, dit Aramis, voilà justement ce que je viens vous demander de me faire connaître, mon cher monsieur Percerin.

– Ah bas ! s’écria le tailleur épouvanté, quoique Aramis eût prononcé les paroles que nous rapportons de sa voix la plus douce et la plus mielleuse.

La prétention parut, en y réfléchissant, si exagérée, si ridicule, si énorme à M. Percerin, qu’il rit d’abord tout bas, puis tout haut, et qu’il finit par éclater. D’Artagnan l’imita, non qu’il trouvât la chose aussi profondément risible, mais pour ne pas laisser refroidir Aramis. Celui-ci les laissa faire tous deux ; puis, lorsqu’ils furent calmés :

– Au premier abord, dit-il, j’ai l’air de hasarder une absurdité, n’est-ce pas ? Mais d’Artagnan, qui est la sagesse incarnée, va vous dire que je ne saurais faire autrement que de vous demander cela.

– Voyons, fit le mousquetaire attentif, et sentant avec son flair merveilleux qu’on n’avait fait qu’escarmoucher jusque-là et que le moment de la bataille approchait.

– Voyons, dit Percerin avec incrédulité.

– Pourquoi, continua Aramis, M. Fouquet donne-t-il une fête au roi ? N’est-ce pas pour lui plaire ?

– Assurément, fit Percerin.

D’Artagnan approuva d’un signe de tête.

– Par quelque galanterie ? Par quelque bonne imagination ? Par une suite de surprises pareilles à celle dont nous parlions tout à l’heure à propos de l’enrégimentation de nos épicuriens ?

– À merveille !

– Eh bien, voici la surprise, mon bon ami. M. Le Brun, que voici, est un homme qui dessine très exactement.

– Oui, dit Percerin, j’ai vu des tableaux de monsieur, et j’ai remarqué que les habits étaient fort soignés. Voilà pourquoi j’ai accepté tout de suite de lui faire un vêtement, soit conforme à ceux de MM. les épicuriens, soit particulier.

– Cher monsieur, nous acceptons votre parole ; plus tard, nous y aurons recours, mais pour le moment, M. Le Brun a besoin, non des habits que vous ferez pour lui, mais de ceux que vous faites pour le roi.

Percerin exécuta un bond en arrière que d’Artagnan, l’homme calme et l’appréciateur par excellence, ne trouva pas trop exagéré, tant la proposition que venait de risquer Aramis renfermait de faces étranges et horripilantes.

– Les habits du roi ! Donner à qui que ce soit au monde les habits du roi ?… Oh ! pour le coup, monsieur l’évêque, Votre Grandeur est folle ! s’écria le pauvre tailleur poussé à bout.

– Aidez-moi donc, d’Artagnan, dit Aramis de plus en plus souriant et calme, aidez-moi donc à persuader monsieur ; car vous comprenez, vous, n’est-ce pas ?

– Eh ! eh ! pas trop, je l’avoue.

– Comment ! mon ami, vous ne comprenez pas que M. Fouquet veut faire au roi la surprise de trouver son portrait en arrivant à Vaux ? que le portrait, dont la ressemblance sera frappante, devra être vêtu juste comme sera vêtu le roi le jour où le portrait paraîtra ?

– Ah ! oui, oui, s’écria le mousquetaire presque persuadé, tant la raison était plausible ; oui, mon cher Aramis, vous avez raison ; oui, l’idée est heureuse. Gageons qu’elle est de vous, Aramis ?

– Je ne sais, répondit négligemment l’évêque ; de moi ou de M. Fouquet…

Puis, interrogeant la figure de Percerin après avoir remarqué l’indécision de d’Artagnan :

– Eh bien, monsieur Percerin, demanda-t-il, qu’en dites-vous ? Voyons.

– Je dis que…

– Que vous êtes libre de refuser, sans doute, je le sais bien, et je ne compte nullement vous forcer, mon cher monsieur ; je dirai plus, je comprends même toute la délicatesse que vous mettez à n’aller pas au-devant de l’idée de M. Fouquet : vous redoutez de paraître aduler le roi. Noblesse de cœur, monsieur Percerin ! noblesse de cœur !

Le tailleur balbutia.

– Ce serait, en effet, une bien belle flatterie à faire au jeune prince, continua Aramis. « Mais, m’a dit M. le surintendant, si Percerin refuse, dites-lui que cela ne lui fait aucun tort dans mon esprit, et que je l’estime toujours. Seulement… »

– Seulement ?… répéta Percerin avec inquiétude.

– « Seulement, continua Aramis, je serai forcé de dire au roi mon cher monsieur Percerin, vous comprenez, c’est M. Fouquet qui parle ; seulement, je serai forcé de dire au roi : « Sire, j’avais l’intention d’offrir à Votre Majesté son image ; mais, dans un sentiment de délicatesse, exagérée peut-être, quoique respectable, M. Percerin s’y est opposé. »

– Opposé ! s’écria le tailleur épouvanté de la responsabilité qui allait peser sur lui ; moi, m’opposer à ce que désire, à ce que veut M. Fouquet quand il s’agit de faire plaisir au roi ? oh ! le vilain mot que vous avez dit là, monsieur l’évêque ! M’opposer ! Oh ! ce n’est pas moi qui l’ai prononcé Dieu merci ! J’en prends à témoin M. le capitaine des mousquetaires. N’est ce pas, monsieur d’Artagnan, que je ne m’oppose à rien ?

D’Artagnan fit un signe d’abnégation indiquant qu’il désirait demeurer neutre ; il sentait qu’il y avait là-dessous une intrigue, comédie ou tragédie ; il se donnait au diable de ne pas la deviner, mais en attendant, il désirait s’abstenir.

Mais déjà Percerin, poursuivi de l’idée qu’on pouvait dire au roi qu’il s’était opposé à ce qu’on lui fît une surprise, avait approché un siège à Le Brun et s’occupait de tirer d’une armoire quatre habits resplendissants, le cinquième étant encore aux mains des ouvriers, et plaçait successivement lesdits chefs-d’œuvre sur autant de mannequins de Bergame, qui, venus en France du temps de Concini avaient été donnés à Percerin II par le maréchal d’Ancre, après la déconfiture des tailleurs italiens ruinés dans leur concurrence.

Le peintre se mit à dessiner, puis à peindre les habits.

Mais Aramis, qui suivait des yeux toutes les phases de son travail et qui le veillait de près l’arrêta tout à coup.

– Je crois que vous n’êtes pas dans le ton, mon cher monsieur Le Brun, lui dit-il ; vos couleurs vous tromperont, et sur la toile se perdra cette parfaite ressemblance qui nous est absolument nécessaire ; il faudrait plus de temps pour observer attentivement les nuances.

– C’est vrai, dit Percerin ; mais le temps nous fait faute, et à cela, vous en conviendrez, monsieur l’évêque, je ne puis rien.

– Alors la chose manquera, dit Aramis tranquillement, et cela faute de vérité dans les couleurs.

Cependant Le Brun copiait étoffes et ornements avec la plus grande fidélité, ce que regardait Aramis avec une impatience mal dissimulée.

– Voyons, voyons, quel diable d’imbroglio joue-t-on ici ? continua de se demander le mousquetaire.

– Décidément, cela n’ira point, dit Aramis ; monsieur Le Brun, fermez vos boites et roulez vos toiles.

– Mais c’est qu’aussi, monsieur, s’écria le peintre dépité, le jour est détestable ici.

– Une idée, monsieur Le Brun, une idée ! Si on avait un échantillon des étoffes, par exemple, et qu’avec le temps et dans un meilleur jour…

– Oh ! alors, s’écria Le Brun, je répondrais de tout.

– Bon ! dit d’Artagnan, ce doit être là le nœud de l’action ; on a besoin d’un échantillon de chaque étoffe. Mordious ! Le donnera-t-il, ce Percerin ?

Percerin, battu dans ses derniers retranchements, dupe, d’ailleurs, de la feinte bonhomie d’Aramis, coupa cinq échantillons qu’il remit à l’évêque de Vannes.

– J’aime mieux cela. N’est-ce pas, dit Aramis à d’Artagnan, c’est votre avis, hein ?

– Mon avis, mon cher Aramis, dit d’Artagnan c’est que vous êtes toujours le même.

– Et, par conséquent, toujours votre ami, dit l’évêque avec un son de voix charmant.

– Oui, oui, dit tout haut d’Artagnan. Puis tout bas : Si je suis ta dupe, double jésuite, je ne veux pas être ton complice, au moins, et, pour ne pas être ton complice, il est temps que je sorte d’ici. Adieu, Aramis, ajouta-t-il tout haut ; adieu, je vais rejoindre Porthos.

– Alors attendez-moi, fit Aramis en empochant les échantillons, car j’ai fini, et je ne serai pas fâché de dire un dernier mot à notre ami.

Le Brun plia bagage, Percerin rentra ses habits dans l’armoire, Aramis pressa sa poche de la main pour s’assurer que les échantillons y étaient bien renfermés, et tous sortirent du cabinet.

Chapitre CCXI – Où Molière prit peut-être sa première idée du Bourgeois gentilhomme §

D’Artagnan retrouva Porthos dans la salle voisine ; non plus Porthos irrité, non plus Porthos désappointé, mais Porthos épanoui, radieux, charmant, et causant avec Molière, qui le regardait avec une sorte d’idolâtrie et comme un homme qui, non seulement n’a jamais rien vu de mieux, mais qui encore n’a jamais rien vu de pareil.

Aramis alla droit à Porthos, lui présenta sa main fine et blanche, qui alla s’engloutir dans la main gigantesque de son vieil ami, opération qu’Aramis ne risquait jamais sans une espèce d’inquiétude. Mais, la pression amicale s’étant accomplie sans trop de souffrance, l’évêque de Vannes se retourna du côté de Molière.

– Eh bien, monsieur, lui dit-il, viendrez-vous avec moi à Saint-Mandé ?

– J’irai partout où vous voudrez, Monseigneur, répondit Molière.

– À Saint-Mandé ! s’écria Porthos, surpris de voir ainsi le fier évêque de Vannes en familiarité avec un garçon tailleur. Quoi ! Aramis, vous emmenez monsieur à Saint-Mandé ?

– Oui, dit Aramis en souriant, le temps presse.

– Et puis mon cher Porthos, continua d’Artagnan, M. Molière n’est pas tout à fait ce qu’il paraît être.

– Comment ? demanda Porthos.

– Oui, monsieur est un des premiers commis de maître Percerin, il est attendu à Saint-Mandé pour essayer aux épicuriens les habits de fête qui ont été commandés par M. Fouquet.

– C’est justement cela, dit Molière. Oui, monsieur.

– Venez donc, mon cher monsieur Molière, dit Aramis, si toutefois vous avez fini avec M. du Vallon.

– Nous avons fini, répliqua Porthos.

– Et vous êtes satisfait ? demanda d’Artagnan.

– Complètement satisfait, répondit Porthos.

Molière prit congé de Porthos avec force saluts et serra la main que lui tendit furtivement le capitaine des mousquetaires.

– Monsieur, acheva Porthos en minaudant, monsieur, soyez exact, surtout.

– Vous aurez votre habit dès demain, monsieur le baron, répondit Molière.

Et il partit avec Aramis.

Alors d’Artagnan, prenant le bras de Porthos :

– Que vous a donc fait ce tailleur, mon cher Porthos, demanda-t-il, pour que vous soyez si content de lui ?

– Ce qu’il m’a fait, mon ami ! Ce qu’il m’a fait ! s’écria Porthos avec enthousiasme.

– Oui, je vous demande ce qu’il vous a fait.

– Mon ami, il a su faire ce qu’aucun tailleur n’avait jamais fait : il m’a pris mesure sans me toucher.

– Ah bah ! Contez-moi cela, mon ami.

– D’abord, mon ami, on a été chercher je ne sais où une suite de mannequins de toutes les tailles espérant qu’il s’en trouverait un de la mienne, mais le plus grand, qui était celui du tambour-major des Suisses, était de deux pouces trop court et d’un demi-pied trop maigre.

– Ah ! vraiment ?

– C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire mon cher d’Artagnan. Mais c’est un grand homme ou tout au moins un grand tailleur que ce M. Molière ; il n’a pas été le moins du monde embarrassé pour cela.

– Et qu’a-t-il fait ?

– Oh ! une chose bien simple. C’est inouï, par ma foi ! Comment ! on est assez grossier pour n’avoir pas trouvé tout de suite ce moyen ? Que de peines et d’humiliations on m’eût épargnées !

– Sans compter les habits, mon cher Porthos.

– Oui, trente habits.

– Eh bien, mon cher Porthos, voyons, dites-moi la méthode de M. Molière.

– Molière ? vous l’appelez ainsi, n’est-ce pas ? Je tiens à me rappeler son nom.

– Oui, ou Poquelin, si vous l’aimez mieux.

– Non, j’aime mieux Molière. Quand je voudrai me rappeler son nom, je penserai à volière, et, comme j’en ai une à Pierrefonds…

– À merveille, mon ami. Et sa méthode, à ce M. Molière ?

– La voici. Au lieu de me démembrer comme font tous ces bélîtres, de me faire courber les reins, de me faire plier les articulations, toutes pratiques déshonorantes et basses…

D’Artagnan fit un signe approbatif de la tête.

– « Monsieur, m’a-t-il dit, un galant homme doit se mesurer lui-même. Faites-moi le plaisir de vous approcher de ce miroir. » Alors je me suis approché du miroir. Je dois avouer que je ne comprenais pas parfaitement ce que ce brave M. Volière voulait de moi.

– Molière.

– Ah ! oui, Molière, Molière. Et, comme la peur d’être mesuré me tenait toujours : « Prenez garde, lui ai-je dit, à ce que vous m’allez faire ; je suis fort chatouilleux, je vous en préviens. » Mais lui, de sa voix douce car c’est un garçon courtois, mon ami, il faut en convenir, mais lui, de sa voix douce : « Monsieur, dit-il, pour que l’habit aille bien, il faut qu’il soit fait à votre image. Votre image est exactement réfléchie par le miroir. Nous allons prendre mesure sur votre image. »

– En effet, dit d’Artagnan, vous vous voyiez au miroir ; mais comment a-t on trouvé un miroir où vous pussiez vous voir tout entier ?

– Mon cher, c’est le propre miroir où le roi se regarde.

– Oui ; mais le roi a un pied et demi de moins que vous.

– Eh bien, je ne sais pas comment cela se fait c’était sans doute une manière de flatter le roi, mais le miroir était trop grand pour moi. Il est vrai que sa hauteur était faite de trois glaces de Venise superposées et sa largeur des mêmes glaces juxtaposées.

– Oh ! mon ami, les admirables mots que vous possédez là ! Où diable en avez-vous fait collection ?

– À Belle-Île. Aramis les expliquait à l’architecte.

– Ah ! très bien ! Revenons à la glace, cher ami.

– Alors, ce brave M. Volière…

– Molière.

– Oui, Molière, c’est juste. Vous allez voir, mon cher ami, que voilà maintenant que je vais trop me souvenir de son nom. Ce brave M. Molière se mit donc à tracer avec un peu de blanc d’Espagne des lignes sur le miroir, le tout en suivant le dessin de mes bras et de mes épaules, et cela tout en professant cette maxime que je trouvai admirable : « Il faut qu’un habit ne gêne pas celui qui le porte. »

– En effet, dit d’Artagnan, voilà une belle maxime, qui n’est pas toujours mise en pratique.

– C’est pour cela que je la trouvai d’autant plus étonnante, surtout lorsqu’il la développa.

– Ah ! Il développa cette maxime ?

– Parbleu !

– Voyons le développement.

« – Attendu, continua-t-il, que l’on peut, dans une circonstance difficile, ou dans une situation gênante, avoir son habit sur l’épaule, et désirer ne pas ôter son habit… »

– C’est vrai, dit d’Artagnan.

« – Ainsi », continua M. Volière…

– Molière !

– Molière, oui. « Ainsi continua M. Molière, vous avez besoin de tirer l’épée, monsieur, et vous avez votre habit sur le dos. Comment faites-vous ?

« – Je l’ôte, répondis-je.

« – Eh bien, non, répondit-il à son tour.

« – Comment ! non ?

« – Je dis qu’il faut que l’habit soit si bien fait, qu’il ne vous gêne aucunement, même pour tirer l’épée.

« – Ah ! ah !

« – Mettez-vous en garde », poursuivit-il. J’y tombai avec un si merveilleux aplomb, que deux carreaux de la fenêtre en sautèrent. « Ce n’est rien, ce n’est rien, dit-il, restez comme cela. » Je levai le bras gauche en l’air, l’avant-bras plié gracieusement, la manchette rabattue et le poignet circonflexe, tandis que le bras droit à demi étendu garantissait la ceinture avec le coude, et la poitrine avec le poignet.

– Oui, dit d’Artagnan, la vraie garde, la garde académique.

– Vous avez dit le mot, cher ami. Pendant ce temps, Volière…

– Molière !

– Tenez, décidément, mon cher ami, j’aime mieux l’appeler… Comment avez-vous dit son autre nom ?

– Poquelin.

– J’aime mieux l’appeler Poquelin.

– Et comment vous souviendrez-vous mieux de ce nom que de l’autre ?

– Vous comprenez… Il s’appelle Poquelin, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Je me rappellerai madame Coquenard.

– Bon.

– Je changerai Coque en Poque, nard en lin, et au lieu de Coquenard, j’aurai Poquelin.

– C’est merveilleux ! s’écria d’Artagnan abasourdi… Allez, mon ami, je vous écoute avec admiration.

– Ce Coquelin esquissa donc mon bras sur le miroir.

– Poquelin. Pardon.

– Comment ai-je donc dit ?

– Vous avez dit Coquelin.

– Ah ! c’est juste. Ce Poquelin esquissa donc mon bras sur le miroir ; mais il y mit le temps ; il me regardait beaucoup ; le fait est que j’étais très beau. « Cela vous fatigue ? demanda-t-il. – Un peu, répondis-je en pliant sur les jarrets ; cependant le peux tenir encore une heure. – Non, non, je ne le souffrirai pas ! Nous avons ici des garçons complaisants qui se feront un devoir de vous soutenir les bras, comme autrefois on soutenait ceux des prophètes quand ils invoquaient le Seigneur. – Très bien ! répondis-je. – Cela ne vous humiliera pas ? – Mon ami, lui dis-je, il y a, je le crois, une grande différence entre être soutenu et être mesuré. »

– La distinction est pleine de sens, interrompit d’Artagnan.

– Alors, continua Porthos, il fit un signe ; deux garçons s’approchèrent ; l’un me soutint le bras gauche, tandis que l’autre, avec infiniment d’adresse, me soutenait le bras droit.

« – Un troisième garçon ! dit-il.

« Un troisième garçon s’approcha.

« – Soutenez les reins de monsieur, dit-il.

« Le garçon me soutint les reins. »

– De sorte que vous posiez ? demanda d’Artagnan.

– Absolument, et Poquenard me dessinait sur la glace.

– Poquelin, mon ami.

– Poquelin, vous avez raison. Tenez, décidément, j’aime encore mieux l’appeler Volière.

– Oui, et que ce soit fini, n’est-ce pas ?

– Pendant ce temps-là, Volière me dessinait sur la glace.

– C’était galant.

– J’aime fort cette méthode : elle est respectueuse et met chacun à sa place.

– Et cela se termina ?…

– Sans que personne m’eût touché, mon ami.

– Excepté les trois garçons qui vous soutenaient ?

– Sans doute ; mais je vous ai déjà exposé, je crois, la différence qu’il y a entre soutenir et mesurer.

– C’est vrai, répondit d’Artagnan, qui se dit ensuite à lui-même : Ma foi ! ou je me trompe fort, ou j’ai valu là une bonne aubaine à ce coquin de Molière, et nous en verrons bien certainement la scène tirée au naturel dans quelque comédie.

Porthos souriait.

– Quelle chose vous fait rire ? lui demanda d’Artagnan.

– Faut-il vous l’avouer ? Eh bien, je ris de ce que j’ai tant de bonheur.

– Oh ! cela, c’est vrai ; je ne connais pas d’homme plus heureux que vous. Mais quel est le nouveau bonheur qui vous arrive ?

– Eh bien, mon cher, félicitez-moi.

– Je ne demande pas mieux.

– Il paraît que je suis le premier à qui l’on ait pris mesure de cette façon-là.

– Vous en êtes sûr ?

– À peu près. Certains signes d’intelligence échangés entre Volière et les autres garçons me l’ont bien indiqué.

– Eh bien, mon cher ami, cela ne me surprend pas de la part de Molière.

– Volière, mon ami !

– Oh ! non, non, par exemple ! je veux bien vous laisser dire Volière à vous ; mais je continuerai, moi, à dire Molière. Eh bien, cela, disais-je donc, ne m’étonne point de la part de Molière qui est un garçon ingénieux, et à qui vous avez inspiré cette belle idée.

– Elle lui servira plus tard, j’en suis sûr.

– Comment donc, si elle lui servira ! Je le crois bien, qu’elle lui servira, et même beaucoup ! Car, voyez-vous, mon ami, Molière est, de tous nos tailleurs connus, celui qui habille le mieux nos barons, nos comtes et nos marquis… à leur mesure.

Sur ce mot, dont nous ne discuterons ni l’à-propos ni la profondeur, d’Artagnan et Porthos sortirent de chez maître Percerin et rejoignirent leur carrosse. Nous les y laisserons, s’il plaît au lecteur, pour revenir auprès de Molière et d’Aramis à Saint-Mandé.

Chapitre CCXII – La ruche, les abeilles et le miel §

L’évêque de Vannes, fort marri d’avoir rencontré d’Artagnan chez maître Percerin, revint d’assez mauvaise humeur à Saint-Mandé.

Molière, au contraire, tout enchanté d’avoir trouvé un si bon croquis à faire, et de savoir où retrouver l’original, quand du croquis il voudrait faire un tableau, Molière y rentra de la plus joyeuse humeur.

Tout le premier étage, du côté gauche, était occupé par les épicuriens les plus célèbres dans Paris et les plus familiers dans la maison, employés chacun dans son compartiment, comme des abeilles dans leurs alvéoles, à produire un miel destiné au gâteau royal que M. Fouquet comptait servir à Sa Majesté Louis XIV pendant la fête de Vaux.

Pélisson, la tête dans sa main, creusait les fondations du prologue des Fâcheux, comédie en trois actes, que devait faire représenter Poquelin de Molière, comme disait d’Artagnan, et Coquelin de Volière, comme disait Porthos.

Loret, dans toute la naïveté de son état de gazetier, les gazetiers de tout temps ont été naïfs, Loret composait le récit des fêtes de Vaux avant que ces fêtes eussent eu lieu.

La Fontaine vaguait au milieu des uns et des autres, ombre égarée, distraite, gênante, insupportable, qui bourdonnait et susurrait à l’épaule de chacun mille inepties poétiques. Il gêna tant de fois Pélisson, que celui-ci, relevant la tête avec humeur.

– Au moins, La Fontaine, dit-il, cueillez-moi une rime, puisque vous dites que vous vous promenez dans les jardins du Parnasse.

– Quelle rime voulez-vous ? demanda le fablier, comme l’appelait madame de Sévigné.

– Je veux une rime à lumière.

Ornière, répondit La Fontaine.

– Eh ! mon cher ami, impossible de parler d’ornières quand on vante les délices de Vaux dit Loret.

– D’ailleurs, cela ne rime pas, répondit Pélisson.

– Comment ! cela ne rime pas ? s’écria La Fontaine surpris.

– Oui, vous avez une détestable habitude mon cher ; habitude qui vous empêchera toujours d’être un poète de premier ordre. Vous rimez lâchement !

– Oh ! oh ! vous trouvez, Pélisson ?

– Eh ! oui, mon cher, je trouve. Rappelez-vous qu’une rime n’est jamais bonne tant qu’il s’en peut trouver une meilleure.

– Alors, je n’écrirai plus jamais qu’en prose, dit La Fontaine, qui avait pris au sérieux le reproche de Pélisson. Ah ! je m’en étais souvent douté, que je n’étais qu’un maraud de poète ! oui, c’est la vérité pure.

– Ne dites pas cela, mon cher ; vous devenez trop exclusif, et vous avez du bon dans vos fables.

– Et pour commencer, continua La Fontaine poursuivant son idée, je vais brûler une centaine de vers que je venais de faire.

– Où sont-ils, vos vers ?

– Dans ma tête.

– Eh bien, s’ils sont dans votre tête, vous ne pouvez pas les brûler ?

– C’est vrai, dit La Fontaine. Si je ne les brûle pas, cependant…

– Eh bien, qu’arrivera-t-il si vous ne les brûlez pas ?

– Il arrivera qu’ils me resteront dans l’esprit, et que je ne les oublierai jamais.

– Diable ! fit Loret, voilà qui est dangereux ; on en devient fou !

– Diable, diable, diable ! comment faire ? répéta La Fontaine.

– J’ai trouvé un moyen, moi, dit Molière, qui venait d’entrer sur les derniers mots.

– Lequel ?

– Écrivez-les d’abord, et brûlez-les ensuite.

– Comme c’est simple ! Eh bien, je n’eusse jamais inventé cela. Qu’il a d’esprit, ce diable de Molière ! dit La Fontaine.

Puis, se frappant le front :

– Ah ! tu ne seras jamais qu’un âne, Jean de La Fontaine, ajouta-t-il.

– Que dites-vous là, mon ami ? interrompit Molière en s’approchant du poète, dont il avait entendu l’aparté.

– Je dis que je ne serai jamais qu’un âne, mon cher confrère, répondit La Fontaine avec un gros soupir et les yeux tout bouffis de tristesse. Oui, mon ami, continua-t-il avec une tristesse croissante, il paraît que je rime lâchement.

– C’est un tort.

– Vous voyez bien ! Je suis un faquin !

– Qui a dit cela ?

– Parbleu ! c’est Pélisson. N’est-ce pas, Pélisson ?

Pélisson, replongé dans sa composition, se garda bien de répondre.

– Mais, si Pélisson a dit que vous étiez un faquin s’écria Molière, Pélisson vous a gravement offensé.

– Vous croyez ?…

– Ah ! mon cher, je vous conseille, puisque vous êtes gentilhomme, de ne pas laisser impunie une pareille injure.

– Heu ! fit La Fontaine.

– Vous êtes-vous jamais battu ?

– Une fois, mon ami, avec un lieutenant de chevau-légers.

– Que vous avait-il fait ?

– Il paraît qu’il avait séduit ma femme.

– Ah ! ah ! dit Molière pâlissant légèrement.

Mais comme, à l’aveu formulé par La Fontaine, les autres s’étaient retournés, Molière garda sur ses lèvres le sourire railleur qui avait failli s’en effacer, et, continuant de faire parler La Fontaine :

– Et qu’est-il résulté de ce duel ?

– Il est résulté que, sur le terrain, mon adversaire me désarma, puis me fit des excuses, me promettant de ne plus remettre les pieds à la maison.

– Et vous vous tîntes pour satisfait ? demanda Molière.

– Non pas, au contraire ! Je ramassai mon épée : « Pardon, monsieur, lui dis-je, je ne me suis pas battu avec vous parce que vous étiez l’amant de ma femme, mais parce qu’on m’a dit que je devais me battre. Or, comme je n’ai jamais été heureux que depuis ce temps-là, faites-moi le plaisir de continuer d’aller à la maison, comme par le passé, ou, morbleu ! recommençons. » De sorte, continua La Fontaine, qu’il fut forcé de rester l’amant de ma femme, et que je continue d’être le plus heureux mari de la terre.

Tous éclatèrent de rire. Molière seul passa sa main sur ses yeux. Pourquoi ? Peut-être pour essuyer une larme, peut-être pour étouffer un soupir. Hélas ! on le sait, Molière était moraliste mais Molière n’était pas philosophe.

– C’est égal, dit-il revenant au point de départ de la discussion, Pélisson vous a offensé.

– Ah ! c’est vrai, je l’avais déjà oublié, moi.

– Et je vais l’appeler de votre part.

– Cela se peut faire, si vous le jugez indispensable.

– Je le juge indispensable, et j’y vais.

– Attendez, fit La Fontaine. Je veux avoir votre avis.

– Sur quoi ?… Sur cette offense ?

– Non, dites-moi si, réellement, lumière ne rime pas avec ornière.

– Moi, je les ferais rimer.

– Parbleu ! je le savais bien.

– Et j’ai fait cent mille vers pareils dans ma vie.

– Cent mille ? s’écria La Fontaine. Quatre fois la Pucelle que médite M. Chapelain ! Est-ce aussi sur ce sujet que vous avez fait cent mille vers, cher ami ?

– Mais, écoutez donc, éternel distrait ! dit Molière.

– Il est certain, continua La Fontaine, que légume par exemple rime avec posthume.

– Au pluriel surtout.

– Oui, surtout au pluriel ; attendu qu’alors, il rime, non plus par trois lettres, mais par quatre ; c’est comme ornière avec lumière. Mettez ornières et lumières au pluriel mon cher Pélisson, dit La Fontaine en allant frapper sur l’épaule de son confrère, dont il avait complètement oublié l’injure, et cela rimera.

– Hein ! fit Pélisson.

– Dame ! Molière le dit, et Molière s’y connaît, il avoue lui-même avoir fait cent mille vers.

– Allons, dit Molière en riant, le voilà parti !

– C’est comme rivage, qui rime admirablement avec herbage, j’en mettrais ma tête au feu.

– Mais… fit Molière.

– Je vous dis cela, continua La Fontaine, parce que vous faites un divertissement pour Sceaux, n’est-ce pas ?

– Oui, les Fâcheux.

– Ah ! les Fâcheux, c’est cela ; oui, je me souviens. Eh bien, j’avais imaginé qu’un prologue ferait très bien à votre divertissement.

– Sans doute, cela irait à merveille.

– Ah ! vous êtes de mon avis ?

– J’en suis si bien, que je vous avais prié de le faire, ce prologue.

– Vous m’avez prié de le faire, moi ?

– Oui, vous ; et même, sur votre refus, je vous ai prié de le demander à Pélisson, qui le fait en ce moment.

– Ah ! c’est donc cela que fait Pélisson ? Ma foi ! mon cher Molière, vous pourriez bien avoir raison quelquefois.

– Quand cela ?

– Quand vous dites que je suis distrait. C’est un vilain défaut ; je m’en corrigerai, et je vais vous faire votre prologue.

– Mais puisque c’est Pélisson qui le fait !

– C’est juste ! Ah ! double brute que je suis ! Loret a eu bien raison de dire que j’étais un faquin !

– Ce n’est pas Loret qui l’a dit, mon ami.

– Eh bien, celui qui l’a dit, peu m’importe lequel ! Ainsi, votre divertissement s’appelle les Fâcheux. Eh bien, est-ce que vous ne feriez pas rimer heureux avec fâcheux ?

– À la rigueur, oui.

– Et même avec capricieux ?

– Oh ! non, cette fois, non !

– Ce serait hasardé, n’est-ce pas ? Mais, enfin, pourquoi serait-ce hasardé ?

– Parce que la désinence est trop différente.

– Je supposais, moi, dit La Fontaine en quittant Molière pour aller trouver Loret, je supposais…

– Que supposiez-vous ? dit Loret au milieu d’une phrase. Voyons, dites vite.

– C’est vous qui faites le prologue des Fâcheux, n’est-ce pas ?

– Eh ! non, mordieu ! c’est Pélisson !

– Ah ! c’est Pélisson ! s’écria La Fontaine, qui alla trouver Pélisson. Je supposais, continua-t-il, que la nymphe de Vaux…

– Ah ! jolie ! s’écria Loret. La nymphe de Vaux ! Merci, La Fontaine ; vous venez de me donner les deux derniers vers de ma gazette.

Et l’on vit la nymphe de Vaux

Donner le prix à leurs travaux.

– À la bonne heure ! voilà qui est rimé, dit Pélisson : si vous rimiez comme cela, La Fontaine, à la bonne heure !

– Mais il paraît que je rime comme cela, puisque Loret dit que c’est moi qui lui ai donné les deux vers qu’il vient de dire.

– Eh bien, si vous rimez comme cela, voyons dites, de quelle façon commenceriez-vous mon prologue ?

– Je dirais, par exemple : Ô nymphe… qui… Après qui, je mettrais un verbe à la deuxième personne du pluriel du présent de l’indicatif, et je continuerais ainsi : cette grotte profonde.

– Mais le verbe, le verbe ? demanda Pélisson.

Pour venir admirer le plus grand roi du monde, continua La Fontaine.

– Mais le verbe, le verbe ? insista obstinément Pélisson. Cette seconde personne du pluriel du présent de l’indicatif ?

– Eh bien : quittez.

Ô nymphe qui quittez cette grotte profonde

Pour venir admirer le plus grand roi du monde.

– Vous mettriez : qui quittez, vous ?

– Pourquoi pas ?

Qui… qui !

– Ah ! mon cher, fit La Fontaine, vous êtes horriblement pédant !

– Sans compter, dit Molière, que, dans le second vers, venir admirer est faible, mon cher La Fontaine.

– Alors, vous voyez bien que je suis un pleutre, un faquin, comme vous disiez.

– Je n’ai jamais dit cela.

– Comme disait Loret, alors.

– Ce n’est pas Loret non plus ; c’est Pélisson.

– Eh bien, Pélisson avait cent fois raison. Mais ce qui me fâche surtout, mon cher Molière, c’est que je crois que nous n’aurons pas nos habits d’épicuriens.

– Vous comptiez sur le vôtre pour la fête ?

– Oui, pour la fête, et puis pour après la fête. Ma femme de ménage m’a prévenu que le mien était un peu mûr.

– Diable ! votre femme de ménage a raison : il est plus que mûr !

– Ah ! voyez-vous, reprit La Fontaine, c’est que je l’ai oublié à terre dans mon cabinet, et ma chatte…

– Eh bien, votre chatte ?

– Ma chatte a fait ses chats dessus, ce qui l’a un peu fané.

Molière éclata de rire. Pélisson et Loret suivirent son exemple.

En ce moment, l’évêque de Vannes parut, tenant sous son bras un rouleau de plans et de parchemins.

Comme si l’ange de la mort eût glacé toutes les imaginations folles et rieuses, comme si cette figure pâle eût effarouché les grâces auxquelles sacrifiait Xénocrate, le silence s’établit aussitôt dans l’atelier, et chacun reprit son sang-froid et sa plume.

Aramis distribua des billets d’invitation aux assistants, et leur adressa des remerciements de la part de M. Fouquet. Le surintendant, disait-il retenu dans son cabinet par le travail, ne pouvait les venir voir, mais les priait de lui envoyer un peu de leur travail du jour pour lui faire oublier la fatigue de son travail de la nuit.

À ces mots, on vit tous les fronts s’abaisser. La Fontaine lui-même se mit à une table et fit courir sur le vélin une plume rapide ; Pélisson remit au net son prologue ; Molière donna cinquante vers nouvellement crayonnés que lui avait inspirés sa visite chez Percerin ; Loret, son article sur les fêtes merveilleuses qu’il prophétisait, et Aramis chargé de butin comme le roi des abeilles, ce gros bourdon noir aux ornements de pourpre et d’or rentra dans son appartement, silencieux et affairé. Mais, avant de rentrer :

– Songez, dit-il, chers messieurs, que nous partons tous demain au soir.

– En ce cas, il faut que je prévienne chez moi, dit Molière.

– Ah ! oui, pauvre Molière ! fit Loret en souriant il aime chez lui.

Il aime, oui, répliqua Molière avec son doux et triste sourire ; il aime, ce qui ne veut pas dire on l’aime.

– Moi, dit La Fontaine, on m’aime à Château-Thierry, j’en suis bien sûr.

En ce moment, Aramis rentra après une disparition d’un instant.

– Quelqu’un vient-il avec moi ? demanda-t-il. Je passe par Paris, après avoir entretenu M. Fouquet un quart d’heure. J’offre mon carrosse.

– Bon, à moi ! dit Molière. J’accepte ; je suis pressé.

– Moi, je dînerai ici, dit Loret. M. de Gourville m’a promis des écrevisses.

Il m’a promis des écrevisses…

Cherche la rime, La Fontaine. »

Aramis sortit en riant comme il savait rire. Molière le suivit. Ils étaient au bas de l’escalier lorsque La Fontaine entrebâilla la porte et cria :

Moyennant que tu l’écrivisses,

Il t’a promis des écrevisses.

Les éclats de rire des épicuriens redoublèrent et parvinrent jusqu’aux oreilles de Fouquet, au moment où Aramis ouvrait la porte de son cabinet.

Quant à Molière, il s’était chargé de commander les chevaux, tandis qu’Aramis allait échanger avec le surintendant les quelques mots qu’il avait à lui dire.

– Oh ! comme ils rient là-haut ! dit Fouquet avec un soupir.

– Vous ne riez pas, vous, Monseigneur ?

– Je ne ris plus, monsieur d’Herblay.

– La fête approche.

– L’argent s’éloigne.

– Ne vous ai-je pas dit que c’était mon affaire ?

– Vous m’avez promis des millions.

– Vous les aurez le lendemain de l’entrée du roi à Vaux.

Fouquet regarda profondément Aramis, et passa sa main glacée sur son front humide. Aramis comprit que le surintendant doutait de lui, ou sentait son impuissance à avoir de l’argent. Comment Fouquet pouvait-il supposer qu’un pauvre évêque, ex-abbé, ex-mousquetaire, en trouverait ?

– Pourquoi douter ? dit Aramis. :

Fouquet sourit et secoua la tête.

– Homme de peu de foi ! ajouta l’évêque.

– Mon cher monsieur d’Herblay, répondit Fouquet, si je tombe…

– Eh bien, si vous tombez…

– Je tomberai du moins de si haut, que je me briserai en tombant.

Puis, secouant la tête comme pour échapper à lui-même :

– D’où venez-vous, dit-il, cher ami ?

– De Paris.

– De Paris ? Ah !

– Oui, de chez Percerin.

– Et qu’avez-vous été faire vous-même chez Percerin ; car je ne suppose pas que vous attachiez une si grande importance aux habits de nos poètes ?

– Non ; j’ai été commander une surprise.

– Une surprise ?

– Oui, que vous ferez au roi.

– Coûtera-t-elle cher ?

– Oh ! cent pistoles, que vous donnerez à Le Brun.

– Une peinture ? Ah ! tant mieux ! Et que doit représenter cette peinture ?

– Je vous conterai cela ; puis, du même coup, quoi que vous en disiez, j’ai visité les habits de nos poètes.

– Bah ! et ils seront élégants, riches ?

– Superbes ! Il n’y aura pas beaucoup de grands seigneurs qui en auront de pareils. On verra la différence qu’il y a entre les courtisans de la richesse et ceux de l’amitié.

– Toujours spirituel et généreux, cher prélat !

– À votre école.

Fouquet lui serra la main.

– Et où allez-vous ? dit-il.

– Je vais à Paris, quand vous m’aurez donné une lettre.

– Une lettre pour qui ?

– Une lettre pour M. de Lyonne.

– Et que lui voulez-vous, à Lyonne ?

– Je veux lui faire signer une lettre de cachet.

– Une lettre de cachet ! Vous voulez faire mettre quelqu’un à la Bastille ?

– Non, au contraire, j’en veux faire sortir quelqu’un.

– Ah ! Et qui cela ?

– Un pauvre diable, un jeune homme, un enfant, qui est embastillé, voilà tantôt dix ans, pour deux vers latins qu’il a faits contre les jésuites.

– Pour deux vers latins ! Et, pour deux vers latins, il est en prison depuis dix ans, le malheureux ?

– Oui.

– Et il n’a pas commis d’autre crime ?

– À part ces deux vers, il est innocent comme vous et moi.

– Votre parole ?

– Sur l’honneur !

– Et il se nomme ?…

– Seldon.

– Ah ! c’est trop fort, par exemple ! Et vous saviez cela, et vous ne me l’avez pas dit ?

– Ce n’est qu’hier que sa mère s’est adressée à moi, Monseigneur.

– Et cette femme est pauvre ?

– Dans la misère la plus profonde.

– Mon Dieu ! dit Fouquet, vous permettez parfois de telles injustices, que je comprends qu’il y ait des malheureux qui doutent de vous ! Tenez, monsieur d’Herblay.

Et Fouquet, prenant une plume, écrivit rapidement quelques lignes à son collègue Lyonne.

Aramis prit la lettre et s’apprêta à sortir.

– Attendez, dit Fouquet.

Il ouvrit son tiroir et lui remit dix billets de caisse qui s’y trouvaient. Chaque billet était de mille livres.

– Tenez, dit-il, faites sortir le fils, et remettez ceci à la mère ; mais surtout ne lui dites pas…

– Quoi, Monseigneur ?

– Qu’elle est de dix mille livres plus riche que moi ; elle dirait que je suis un triste surintendant. Allez, et j’espère que Dieu bénira ceux qui pensent à ses pauvres.

– C’est ce que j’espère aussi, répliqua Aramis en baisant la main de Fouquet.

Et il sortit rapidement, emportant la lettre pour Lyonne, les bons de caisse pour la mère de Seldon et emmenant Molière, qui commençait à s’impatienter.

Chapitre CCXIII – Encore un souper à la Bastille §

Sept heures du soir sonnaient au grand cadran de la Bastille, à ce fameux cadran qui, pareil à tous les accessoires de la prison d’État, dont l’usage est une torture, rappelait aux prisonniers la destination de chacune des heures de leur supplice. Le cadran de la Bastille, orné de figures comme la plupart des horloges de ce temps, représentait saint Pierre aux Liens.

C’était l’heure du souper des pauvres captifs. Les portes, grondant sur leurs énormes gonds, ouvraient passage aux plateaux et aux paniers chargés de mets, dont la délicatesse, comme M. Baisemeaux nous l’a appris lui-même, s’appropriait à la condition du détenu.

Nous savons là-dessus les théories de M. Baisemeaux, souverain dispensateur des délices gastronomiques, cuisinier en chef de la forteresse royale, dont les paniers pleins montaient les raides escaliers, portant quelque consolation aux prisonniers, dans le fond des bouteilles honnêtement remplies.

Cette même heure était celle du souper de M. le gouverneur. Il avait un convive ce jour-là, et la broche tournait plus lourde que d’habitude.

Les perdreaux rôtis, flanqués de cailles et flanquant un levraut piqué ; les poules dans le bouillon, le jambon frit et arrosé de vin blanc, les cardons de Guipuzcoa et la bisque d’écrevisses ; voilà, outre les soupes et les hors d’œuvre, quel était le menu de M. le gouverneur.

Baisemeaux, attablé, se frottait les mains en regardant M. l’évêque de Vannes, qui, botté comme un cavalier, habillé de gris, l’épée au flanc, ne cessait de parler de sa faim et témoignait la plus vive impatience.

M. Baisemeaux de Montlezun n’était pas accoutumé aux familiarités de Sa Grandeur Monseigneur de Vannes, et, ce soir-là, Aramis, devenu guilleret, faisait confidences sur confidences. Le prélat était redevenu tant soit peu mousquetaire. L’évêque frisait la gaillardise. Quant à M. Baisemeaux, avec cette facilité des gens vulgaires, il se livrait tout entier sur ce quart d’abandon de son convive.

– Monsieur, dit-il, car, en vérité, ce soir, je n’ose vous appeler Monseigneur…

– Non pas, dit Aramis, appelez-moi monsieur, j’ai des bottes.

– Eh bien, monsieur, savez-vous qui vous me rappelez ce soir ?

– Non, ma foi ! dit Aramis en se versant à boire, mais j’espère que je vous rappelle un bon convive.

– Vous m’en rappelez deux. Monsieur François, mon ami, fermez cette fenêtre : le vent pourrait incommoder Sa Grandeur.

– Et qu’il sorte ! ajouta Aramis. Le souper est complètement servi, nous le mangerons bien sans laquais. J’aime fort, quand je suis en petit comité, quand je suis avec un ami…

Baisemeaux s’inclina respectueusement.

– J’aime fort, continua Aramis, à me servir moi-même.

– François, sortez ! cria Baisemeaux. Je disais donc que Votre Grandeur me rappelle deux personnes : l’une bien illustre, c’est feu M. le cardinal, le grand cardinal, celui de La Rochelle, celui qui avait des bottes comme vous. Est-ce vrai ?

– Oui, ma foi ! dit Aramis. Et l’autre ?

– L’autre, c’est un certain mousquetaire, très joli, très brave, très hardi, très heureux, qui, d’abbé, se fit mousquetaire, et, de mousquetaire, abbé.

Aramis daigna sourire.

– D’abbé, continua Baisemeaux enhardi par le sourire de Sa Grandeur, d’abbé, évêque, et, d’évêque…

– Ah ! arrêtons-nous, par grâce ! fit Aramis.

– Je vous dis, monsieur, que vous me faites l’effet d’un cardinal.

– Cessons, mon cher monsieur Baisemeaux. Vous l’avez dit, j’ai les bottes d’un cavalier, mais je ne veux pas, même ce soir, me brouiller, malgré cela, avec l’Église.

– Vous avez des intentions mauvaises, cependant, Monseigneur.

– Oh ! je l’avoue, mauvaises comme tout ce qui est mondain.

– Vous courez la ville, les ruelles, en masque ?

– Comme vous dites, en masque.

– Et vous jouez toujours de l’épée ?

– Je crois que oui, mais seulement quand on m’y force. Faites-moi donc le plaisir d’appeler François.

– Vous avez du vin là.

– Ce n’est pas pour du vin, c’est parce qu’il fait chaud ici et que la fenêtre est close.

– Je ferme les fenêtres en soupant pour ne pas entendre les rondes ou les arrivées des courriers.

– Ah ! oui… On les entend quand la fenêtre est ouverte ?

– Trop bien, et cela dérange. Vous comprenez.

– Cependant on étouffe. François !

François entra.

– Ouvrez, je vous prie, maître François, dit Aramis. Vous permettez, cher monsieur Baisemeaux ?

– Monseigneur est ici chez lui, répondit le gouverneur.

La fenêtre fut ouverte.

– Savez-vous, dit M. Baisemeaux, que vous allez vous trouver bien esseulé, maintenant que M. de La Fère a regagné ses pénates de Blois ? C’est un bien ancien ami, n’est-ce pas ?

– Vous le savez comme moi, Baisemeaux, puisque vous avez été aux mousquetaires avec nous.

– Bah ! avec mes amis, je ne compte ni les bouteilles ni les années.

– Et vous avez raison. Mais je fais plus qu’aimer M. de La Fère, cher monsieur Baisemeaux, je le vénère.

– Eh bien, moi, c’est singulier, dit le gouverneur, je lui préfère M. d’Artagnan. Voilà un homme qui boit bien et longtemps ! Ces gens-là laissent voir leur pensée, au moins.

– Baisemeaux, enivrez-moi ce soir, faisons la débauche comme autrefois ; et, si j’ai une peine au fond du cœur, je vous promets que vous la verrez comme vous verriez un diamant au fond de votre verre.

– Bravo ! dit Baisemeaux.

Et il se versa un grand coup de vin, et l’avala en frémissant de joie d’être pour quelque chose dans un péché capital d’archevêque.

Tandis qu’il buvait il ne voyait pas avec quelle attention Aramis observait les bruits de la grande cour.

Un courrier entra vers huit heures, à la cinquième bouteille apportée par François sur la table, et, quoique ce courrier fît grand bruit, Baisemeaux n’entendit rien.

– Le diable l’emporte ! fit Aramis.

– Quoi donc ? Qui donc ? demanda Baisemeaux. J’espère que ce n’est pas le vin que vous buvez, ni celui qui vous le fait boire ?

– Non ; c’est un cheval qui fait, à lui seul autant de bruit dans la cour que pourrait en faire un escadron tout entier.

– Bon ! Quelque courrier, répliqua le gouverneur en redoublant force rasades. Oui, le diable l’emporte ! et si vite, que nous n’en entendions plus parler ! Hourra ! hourra !

– Vous m’oubliez, Baisemeaux ! Mon verre est vide, dit Aramis en montrant un cristal éblouissant.

– D’honneur, vous m’enchantez… François, du vin !

François entra.

– Du vin, maraud, et du meilleur !

– Oui, monsieur ; mais… c’est un courrier.

– Au diable ! ai-je dit.

– Monsieur, cependant…

– Qu’il laisse au greffe ; nous verrons demain. Demain, il sera temps ; demain, il fera jour, dit Baisemeaux en chantonnant ces deux dernières phrases.

– Ah ! monsieur, grommela le soldat François, bien malgré lui, monsieur…

– Prenez garde, dit Aramis, prenez garde.

– À quoi, cher monsieur d’Herblay ? dit Baisemeaux à moitié ivre.

– La lettre par courrier, qui arrive aux gouverneurs de citadelle c’est quelquefois un ordre.

– Presque toujours.

– Les ordres ne viennent-ils pas des ministres ?

– Oui sans doute ; mais…

– Et ces ministres ne font-ils pas que contresigner le seing du roi ?

– Vous avez peut-être raison. Cependant, c’est bien ennuyeux quand on est en face d’une bonne table en tête à tête avec un ami ! Ah ! pardon, monsieur, j’oublie que c’est moi qui vous donne à souper, et que je parle à un futur cardinal.

– Laissons tout cela, cher Baisemeaux, et revenons à votre soldat, à François.

– Eh bien, qu’a-t-il fait, François ?

– Il a murmuré.

– Il a eu tort.

– Cependant, il a murmuré, vous comprenez ; c’est qu’il se passe quelque chose d’extraordinaire. Ce pourrait bien n’être pas François qui aurait tort de murmurer, mais vous qui auriez tort de ne pas l’entendre.

– Tort ? Moi, avoir tort devant François ? Cela me paraît dur.

– Un tort d’irrégularité. Pardon ! mais j’ai cru devoir vous faire une observation que je juge importante.

– Oh ! vous avez raison, peut-être, bégaya Baisemeaux. Ordre du roi c’est sacré ! Mais les ordres qui viennent quand on soupe, je le répète, que le diable…

– Si vous eussiez fait cela au grand cardinal, hein ! mon cher Baisemeaux, et que cet ordre eût eu quelque importance…

– Je le fais pour ne pas déranger un évêque ; ne suis-je pas excusable, morbleu ?

– N’oubliez pas, Baisemeaux, que j’ai porté la casaque, et j’ai l’habitude de voir partout des consignes.

– Vous voulez donc ?…

– Je veux que vous fassiez votre devoir, mon ami. Oui, je vous en prie, au moins devant ce soldat.

– C’est mathématique, fit Baisemeaux.

François attendait toujours.

– Qu’on me monte cet ordre du roi, dit Baisemeaux en se redressant. Et il ajouta tout bas : Savez-vous ce que c’est ? Je vais vous le dire quelque chose d’intéressant comme ceci : « Prenez garde au feu dans les environs de la poudrière » ; ou bien : « Veillez sur un tel, qui est un adroit fuyard. » Ah ! si vous saviez, Monseigneur, combien de fois j’ai été réveillé en sursaut au plus doux, au plus profond de mon sommeil, par des ordonnances arrivant au galop pour me dire, ou plutôt pour m’apporter un pli contenant ces mots : « Monsieur Baisemeaux, qu’y a-t-il de nouveau ? » On voit bien que ceux qui perdent leur temps à écrire de pareils ordres n’ont jamais couché à la Bastille. Ils connaîtraient mieux l’épaisseur de mes murailles, la vigilance de mes officiers, la multiplicité de mes rondes. Enfin, que voulez-vous, Monseigneur ! leur métier est d’écrire pour me tourmenter lorsque je suis tranquille ; pour me troubler quand je suis heureux ajouta Baisemeaux en s’inclinant devant Aramis. Laissons-les donc faire leur métier.

– Et faites le vôtre, ajouta en souriant l’évêque, dont le regard, soutenu, commandait malgré cette caresse.

François rentra. Baisemeaux prit de ses mains l’ordre envoyé du ministère. Il le décacheta lentement et le lut de même. Aramis feignit de boire pour observer son hôte au travers du cristal. Puis, Baisemeaux ayant lu :

– Que disais-je tout à l’heure ? fit-il.

– Quoi donc ? demanda l’évêque.

– Un ordre d’élargissement. Je vous demande un peu, la belle nouvelle pour nous déranger !

– Belle nouvelle pour celui qu’elle concerne, vous en conviendrez, au moins, mon cher gouverneur.

– Et à huit heures du soir !

– C’est de la charité.

– De la charité, je le veux bien ; mais elle est pour ce drôle-là qui s’ennuie, et non pas pour moi qui m’amuse ! dit Baisemeaux exaspéré.

– Est-ce une perte que vous faites, et le prisonnier qui vous est enlevé était il aux grands contrôles ?

– Ah bien, oui ! Un pleutre, un rat, à cinq francs !

– Faites voir, demanda M. d’Herblay. Est-ce indiscret ?

– Non pas ; lisez.

– Il y a pressé sur la feuille. Vous avez vu, n’est-ce pas.

– C’est admirable ! Pressé !… un homme qui est ici depuis dix ans ! On est pressé de le mettre dehors, aujourd’hui, ce soir même, à huit heures !

Et Baisemeaux, haussant les épaules avec un air de superbe dédain, jeta l’ordre sur la table et se remit à manger.

– Ils ont de ces mouvements-là, dit-il la bouche pleine, ils prennent un homme un beau jour, ils le nourrissent pendant dix ans et vous écrivent : Veillez bien sur le drôle ! ou bien : Tenez-le rigoureusement ! Et puis, quand on s’est accoutumé à regarder le détenu comme un homme dangereux tout à coup, sans cause, sans précédent, ils vous écrivent : Mettez en liberté. Et ils ajoutent à leur missive : Pressé ! Vous avouerez, Monseigneur que c’est à faire lever les épaules.

– Que voulez-vous ! on crie comme cela, dit Aramis, et on exécute l’ordre.

– Bon ! bon ! l’on exécute !… Oh ! patience !… Il ne faudrait pas vous figurer que je suis un esclave.

– Mon Dieu, très cher monsieur Baisemeaux, qui vous dit cela ? on connaît votre indépendance.

– Dieu merci !

– Mais on connaît aussi votre bon cœur.

– Ah ! parlons-en !

– Et votre obéissance à vos supérieurs. Quand on a été soldat, voyez-vous, Baisemeaux, c’est pour la vie.

– Aussi, obéirai-je strictement, et demain matin, au point du jour, le détenu désigné sera élargi.

– Demain ?

– Au jour.

– Pourquoi pas ce soir, puisque la lettre de cachet porte sur la suscription et à l’intérieur : Pressé ?

– Parce que ce soir nous soupons et que nous sommes pressés, nous aussi.

– Cher Baisemeaux, tout botté que je suis, je me sens prêtre, et la charité m’est un devoir plus impérieux que la faim et la soif. Ce malheureux a souffert assez longtemps, puisque vous venez de me dire que, depuis dix ans, il est votre pensionnaire. Abrégez-lui la souffrance. Une bonne minute l’attend, donnez-la-lui bien vite. Dieu vous la rendra dans son paradis en années de félicité.

– Vous le voulez ?

– Je vous en prie.

– Comme cela, tout au travers du repas.

– Je vous en supplie ; cette action vaudra dix Benedicite.

– Qu’il soit fait comme vous le désirez. Seulement, nous mangerons froid.

– Oh ! qu’à cela ne tienne !

Baisemeaux se pencha en arrière pour sonner François, et, par un mouvement tout naturel, il se retourna vers la porte.

L’ordre était resté sur la table. Aramis profita du moment où Baisemeaux ne regardait pas pour échanger ce papier contre un autre, plié de la même façon, et qu’il tira de sa poche.

– François, dit le gouverneur, que l’on fasse monter ici M. le major avec les guichetiers de la Bertaudière.

François sortit en s’inclinant, et les deux convives se retrouvèrent seuls.

Chapitre CCXIV – Le général de l’ordre §

Il se fit, entre les deux convives, un instant de silence pendant lequel Aramis ne perdit pas de vue le gouverneur. Celui-ci ne semblait qu’à moitié résolu à se déranger ainsi au milieu de son souper, et il était évident qu’il cherchait une raison quelconque, bonne ou mauvaise, pour retarder au moins jusqu’après le dessert. Cette raison, il parut tout à coup l’avoir trouvée.

– Eh ! mais, s’écria-t-il, c’est impossible !

– Comment, impossible ? dit Aramis. Voyons un peu, cher ami, ce qui est impossible.

– Il est impossible de mettre le prisonnier en liberté à une pareille heure. Où ira-t-il, lui qui ne connaît pas Paris ?

– Il ira où il pourra.

– Vous voyez bien, autant vaudrait délivrer un aveugle.

– J’ai un carrosse, je le conduirai là où il voudra que je le mène.

– Vous avez réponse à tout… François, qu’on dise à M. le major d’aller ouvrir la prison de M. Seldon, N° 3, Bertaudière.

– Seldon ? fit Aramis très simplement. Vous avez dit Seldon, je crois ?

– J’ai dit Seldon. C’est le nom de celui qu’on élargit.

– Oh ! vous voulez dire Marchiali, dit Aramis.

– Marchiali ? Ah bien ! oui ! Non, non, Seldon.

– Je pense que vous faites erreur, monsieur Baisemeaux.

– J’ai lu l’ordre.

– Moi aussi.

– Et j’ai vu Seldon en lettres grosses comme cela.

Et M. de Baisemeaux montrait son doigt.

– Moi, j’ai lu Marchiali en caractères gros comme ceci.

Et Aramis montrait les deux doigts.

– Au fait, éclaircissons le cas, dit Baisemeaux, sûr de lui. Le papier est là, et il suffira de le lire.

– Je lis : Marchiali, reprit Aramis en déployant le papier. Tenez !

Baisemeaux regarda et ses bras fléchirent.

– Oui, oui, dit-il atterré, oui, Marchiali. Il y a bien écrit Marchiali ! c’est bien vrai !

– Ah !

– Comment ! l’homme dont nous parlons tant ? L’homme que chaque jour l’on me recommande tant ?

– Il y a Marchiali, répéta encore l’inflexible Aramis.

– Il faut l’avouer, monseigneur, mais je n’y comprends absolument rien.

– On en croit ses yeux, cependant.

– Ma foi, dire qu’il y a bien Marchiali !

– Et d’une bonne écriture, encore.

– C’est phénoménal ! Je vois encore cet ordre et le nom de Seldon, Irlandais. Je le vois. Ah ! et même, je me le rappelle, sous ce nom, il y avait un pâté d’encre.

– Non, il n’y a pas d’encre, non, il n’y a pas de pâté.

– Oh ! par exemple, si fait ! À telle enseigne que j’ai frotté la poudre qu’il y avait sur le pâté.

– Enfin, quoi qu’il en soit, cher monsieur de Baisemeaux, dit Aramis, et quoi que vous ayez vu, l’ordre est signé de délivrer Marchiali, avec ou sans pâté.

– L’ordre est signé de délivrer Marchiali, répéta machinalement Baisemeaux, qui essayait de reprendre possession de ses esprits.

– Et vous allez délivrer ce prisonnier. Si le cœur vous dit de délivrer aussi Seldon, je vous déclare que je ne m’y opposerai pas le moins du monde.

Aramis ponctua cette phrase par un sourire dont l’ironie acheva de dégriser Baisemeaux et lui donna du courage.

– Monseigneur, dit-il, ce Marchiali est bien le même prisonnier, que, l’autre jour, un prêtre, confesseur de notre ordre, est venu visiter si impérieusement et si secrètement.

– Je ne sais pas cela, monsieur, répliqua l’évêque.

– Il n’y a pas cependant si longtemps, cher monsieur d’Herblay.

– C’est vrai, mais chez nous, monsieur, il est bon que l’homme d’aujourd’hui ne sache plus ce qu’a fait l’homme d’hier.

– En tout cas, fit Baisemeaux, la visite du confesseur jésuite aura porté bonheur à cet homme.

Aramis ne répliqua pas et se remit à manger et à boire.

Baisemeaux, lui, ne touchant plus à rien de ce qui était sur la table, reprit encore une fois l’ordre et l’examina en tous sens.

Cette inquisition, dans des circonstances ordinaires, eût fait monter le pourpre aux oreilles du mal patient Aramis ; mais l’évêque de Vannes ne se courrouçait point pour si peu, surtout quand il s’était dit tout bas qu’il serait dangereux de se courroucer.

– Allez-vous délivrer Marchiali ? dit-il. Oh ! que voilà du xérès fondu et parfumé, mon cher gouverneur !

– Monseigneur, répondit Baisemeaux, je délivrerai le prisonnier Marchiali quand j’aurai rappelé le courrier qui apportait l’ordre, et surtout lorsqu’en l’interrogeant je me serai assuré…

– Les ordres sont cachetés, et le contenu est ignoré du courrier. De quoi vous assurerez-vous donc, je vous prie ?

– Soit, monseigneur ; mais j’enverrai au ministère, et, là, M. de Lyonne retirera l’ordre ou l’approuvera.

– À quoi bon tout cela ? fit Aramis froidement.

– À quoi bon ?

– Oui, je demande à quoi cela sert.

– Cela sert à ne jamais se tromper, monseigneur, à ne jamais manquer au respect que tout subalterne doit à ses supérieurs, à ne jamais enfreindre les devoirs du service qu’on a consenti à prendre.

– Fort bien, vous venez de parler si éloquemment, que je vous ai admiré. C’est vrai, un subalterne doit respect à ses supérieurs, il est coupable quand il se trompe, et il serait puni s’il enfreignait les devoirs ou les lois de son service.

Baisemeaux regarda l’évêque avec étonnement.

– Il en résulte, poursuivit Aramis, que vous allez consulter pour vous mettre en repos avec votre conscience ?

– Oui, monseigneur.

– Et que, si un supérieur vous ordonne, vous obéirez ?

– Vous n’en doutez pas, monseigneur.

– Vous connaissez bien la signature du roi, monsieur de Baisemeaux ?

– Oui, monseigneur.

– N’est-elle pas sur cet ordre de mise en liberté ?

– C’est vrai, mais elle peut…

– Être fausse, n’est-ce pas ?

– Cela s’est vu, monseigneur.

– Vous avez raison. Et celle de M. de Lyonne ?

– Je la vois bien sur l’ordre ; mais, de même qu’on peut contrefaire le seing du roi, l’on peut, à plus forte raison, contrefaire celui de M. de Lyonne.

– Vous marchez dans la logique à pas de géant, monsieur de Baisemeaux, dit Aramis, et votre argumentation est invincible. Mais vous vous fondez, pour croire ces signatures fausses, particulièrement sur quelles causes ?

– Sur celle-ci : l’absence des signataires. Rien ne contrôle la signature de Sa Majesté, et M. de Lyonne n’est pas là pour me dire qu’il a signé.

– Eh bien ! monsieur de Baisemeaux, fit Aramis en attachant sur le gouverneur son regard d’aigle, j’adopte si franchement vos doutes et votre façon de les éclaircir, que je vais prendre une plume si vous me la donnez.

Baisemeaux donna une plume.

– Une feuille blanche quelconque, ajouta Aramis.

Baisemeaux donna le papier.

– Et que je vais écrire, moi aussi, moi présent, moi incontestable, n’est-ce pas ? un ordre auquel, j’en suis certain, vous donnerez créance, si incrédule que vous soyez.

Baisemeaux pâlit devant cette glaciale assurance. Il lui sembla que cette voix d’Aramis, si souriant et si gai naguère, était devenue funèbre et sinistre, que la cire des flambeaux se changeait en cierges de chapelle sépulcrale, et que le vin des verres se transformait en calice de sang.

Aramis prit la plume et écrivit. Baisemeaux, terrifié, lisait derrière son épaule :

« A.M.D.G. » écrivit l’évêque, et il souscrivit une croix au-dessous de ces quatre lettres, qui signifient ad majorem Dei gloriam. Puis il continua :

« Il nous plaît que l’ordre apporté à M. de Baisemeaux de Montlezun, gouverneur pour le roi du château de la Bastille, soit réputé par lui bon et valable, et mis sur-le-champ à exécution.

Signé : d’Herblay,

général de l’ordre par la grâce de Dieu. »

Baisemeaux fut frappé si profondément, que ses traits demeurèrent contractés, ses lèvres béantes, ses yeux fixes. Il ne remua pas, il n’articula pas un son.

On n’entendait dans la vaste salle que le bourdonnement d’une petite mouche qui voletait autour des flambeaux.

Aramis, sans même daigner regarder l’homme qu’il réduisait à un si misérable état, tira de sa poche un petit étui qui renfermait de la cire noire ; il cacheta sa lettre, y apposa un sceau suspendu à sa poitrine derrière son pourpoint, et, quand l’opération fut terminée, il présenta, silencieusement toujours, la missive à M. de Baisemeaux.

Celui-ci, dont les mains tremblaient à faire pitié, promena un regard terne et fou sur le cachet. Une dernière lueur d’émotion se manifesta sur ses traits, et il tomba comme foudroyé sur une chaise.

– Allons, allons, dit Aramis après un long silence pendant lequel le gouverneur de la Bastille avait repris peu à peu ses sens, ne me faites pas croire, cher Baisemeaux, que la présence du général de l’ordre est terrible comme celle de Dieu, et qu’on meurt de l’avoir vu. Du courage ! levez vous, donnez-moi votre main, et obéissez.

Baisemeaux, rassuré, sinon satisfait, obéit, baisa la main d’Aramis et se leva.

– Tout de suite ? murmura-t-il.

– Oh ! pas d’exagération, mon hôte ; reprenez votre place, et faisons honneur à ce beau dessert.

– Monseigneur, je ne me relèverai pas d’un tel coup ; moi qui ai ri, plaisanté avec vous ! moi qui ai osé vous traiter sur un pied d’égalité !

– Tais-toi, mon vieux camarade, répliqua l’évêque, qui sentit combien la corde était tendue et combien il eût été dangereux de la rompre, tais-toi. Vivons chacun de notre vie : à toi, ma protection et mon amitié ; à moi, ton obéissance. Ces deux tributs exactement payés, restons en joie.

Baisemeaux réfléchit ; il aperçut d’un coup d’œil les conséquences de cette extorsion d’un prisonnier à l’aide d’un faux ordre, et, mettant en parallèle la garantie que lui offrait l’ordre officiel du général, il ne la sentit pas de poids.

Aramis le devina.

– Mon cher Baisemeaux, dit-il, vous êtes un niais. Perdez donc l’habitude de réfléchir, quand je me donne la peine de penser pour vous.

Et sur un nouveau geste qu’il fit, Baisemeaux s’inclina encore.

– Comment vais-je m’y prendre ? dit-il.

– Comment faites-vous pour délivrer un prisonnier ?

– J’ai le règlement.

– Eh bien ! suivez le règlement, mon cher.

– Je vais avec mon major à la chambre du prisonnier, et je l’emmène quand c’est un personnage d’importance.

– Mais ce Marchiali n’est pas un personnage d’importance ? dit négligemment Aramis.

– Je ne sais, répliqua le gouverneur.

Comme il eût dit : « C’est à vous de me l’apprendre. »

– Alors, si vous ne le savez pas, c’est que j’ai raison : agissez donc envers ce Marchiali comme vous agissez envers les petits.

– Bien. Le règlement l’indique.

– Ah !

– Le règlement porte que le guichetier ou l’un des bas officiers amènera le prisonnier au gouverneur, dans le greffe.

– Eh bien ! mais c’est fort sage, cela. Et ensuite ?

– Ensuite, on rend à ce prisonnier les objets de valeur qu’il portait sur lui lors de son incarcération, les habits, les papiers, si l’ordre du ministre n’en a disposé autrement.

– Que dit l’ordre du ministre à propos de ce Marchiali ?

– Rien ; car le malheureux est arrivé ici sans joyaux, sans papiers, presque sans habits.

– Voyez comme tout cela est simple ! En vérité, Baisemeaux, vous vous faites des monstres de toute chose. Restez donc ici, et faites amener le prisonnier au Gouvernement.

Baisemeaux obéit. Il appela son lieutenant, et lui donna une consigne, que celui-ci transmit, sans s’émouvoir, à qui de droit.

Une demi-heure après, on entendit une porte se refermer dans la cour : c’était la porte du donjon qui venait de rendre sa proie à l’air libre.

Aramis souffla toutes les bougies qui éclairaient la chambre. Il n’en laissa brûler qu’une, derrière la porte. Cette lueur tremblotante ne permettait pas aux regards de se fixer sur les objets. Elle en décuplait les aspects et les nuances par son incertitude et sa mobilité.

Les pas se rapprochèrent.

– Allez au-devant de vos hommes, dit Aramis à Baisemeaux.

Le gouverneur obéit.

Le sergent et les guichetiers disparurent.

Baisemeaux rentra, suivi d’un prisonnier.

Aramis s’était placé dans l’ombre ; il voyait sans être vu.

Baisemeaux, d’une voix émue, fit connaître à ce jeune homme l’ordre qui le rendait libre.

Le prisonnier écouta sans faire un geste ni prononcer un mot.

– Vous jurerez, c’est le règlement qui le veut, ajouta le gouverneur, de ne jamais rien révéler de ce que vous avez vu ou entendu dans la Bastille ?

Le prisonnier aperçut un christ ; il étendit la main et jura des lèvres.

– À présent, monsieur, vous êtes libre ; où comptez-vous aller ?

Le prisonnier tourna la tête, comme pour chercher derrière lui une protection sur laquelle il avait dû compter.

C’est alors qu’Aramis sortit de l’ombre.

– Me voici, dit-il, pour rendre à Monsieur le service qu’il lui plaira de me demander.

Le prisonnier rougit légèrement, et, sans hésitation vint passer son bras sous celui d’Aramis.

– Dieu vous ait en sa sainte garde ! dit-il d’une voix qui, par sa fermeté, fit tressaillir le gouverneur, autant que la formule l’avait étonné.

Aramis, en serrant les mains de Baisemeaux, lui dit :

– Mon ordre vous gêne-t-il ? craignez-vous qu’on ne le trouve chez vous, si l’on venait à y fouiller ?

– Je désire le garder, monseigneur, dit Baisemeaux. Si on le trouvait chez moi, ce serait un signe certain que je serais perdu, et, en ce cas, vous seriez pour moi un puissant et dernier auxiliaire.

– Étant votre complice, voulez-vous dire ? répondit Aramis en haussant les épaules. Adieu, Baisemeaux ! dit-il.

Les chevaux attendaient, ébranlant le carrosse dans leur impatience.

Baisemeaux conduisit l’évêque jusqu’au bas du perron.

Aramis fit monter son compagnon avant lui dans le carrosse, y monta ensuite, et, sans donner d’autre ordre au cocher :

– Allez ! dit-il.

La voiture roula bruyamment sur le pavé des cours. Un officier, portant un flambeau, devançait les chevaux, et donnait à chaque corps de garde l’ordre de laisser passer.

Pendant le temps que l’on mit à ouvrir toutes les barrières, Aramis ne respira point, et l’on eût pu entendre son cœur battre contre les parois de sa poitrine.

Le prisonnier, plongé dans un angle du carrosse, ne donnait pas non plus signe d’existence.

Enfin, un soubresaut, plus fort que les autres, annonça que le dernier ruisseau était franchi. Derrière le carrosse se referma la dernière porte, celle de la rue Saint-Antoine. Plus de murs à droite ni à gauche ; le ciel partout, la liberté partout, la vie partout. Les chevaux, tenus en bride par une main vigoureuse, allèrent doucement jusqu’au milieu du faubourg. Là, ils prirent le trot.

Peu à peu, soit qu’il s’échauffassent, soit qu’on les poussât, ils gagnèrent en rapidité, et, une fois à Bercy, le carrosse semblait voler, tant l’ardeur des coursiers était grande. Ces chevaux coururent ainsi jusqu’à Villeneuve-Saint-Georges, où le relais était préparé. Alors, quatre chevaux, au lieu de deux, entraînèrent la voiture dans la direction de Melun, et s’arrêtèrent un moment au milieu de la forêt de Sénart. L’ordre sans doute, avait été donné d’avance au postillon, car Aramis n’eut pas même besoin de faire un signe.

– Qu’y a-t-il ? demanda le prisonnier, comme s’il sortait d’un long rêve.

– Il y a, monseigneur, dit Aramis, qu’avant d’aller plus loin, nous avons besoin de causer, Votre Altesse Royale et moi.

– J’attendrai l’occasion, monsieur, répondit le jeune prince.

– Elle ne saurait être meilleure, monseigneur ; nous voici au milieu du bois, nul ne peut nous entendre.

– Et le postillon ?

– Le postillon de ce relais est sourd et muet, monseigneur.

– Je suis à vous, monsieur d’Herblay.

– Vous plaît-il de rester dans cette voiture ?

– Oui, nous sommes bien assis, et j’aime cette voiture ; c’est celle qui m’a rendu à la liberté.

– Attendez, monseigneur… Encore une précaution à prendre.

– Laquelle ?

– Nous sommes ici sur le grand chemin : il peut passer des cavaliers ou des carrosses voyageant comme nous, et qui, à nous voir arrêtés, nous croiraient dans un embarras. Évitons des offres de services qui nous gêneraient.

– Ordonnez au postillon de cacher le carrosse dans une allée latérale.

– C’est précisément ce que je voulais faire, monseigneur.

Aramis fit un signe au muet, qu’il toucha. Celui-ci mit pied à terre, prit les deux premiers chevaux par la bride, et les entraîna dans les bruyères veloutées, sur l’herbe moussue d’une allée sinueuse, au fond de laquelle, par cette nuit sans lune, les nuages formatent un rideau plus noir que des taches d’encre.

Cela fait, l’homme se coucha sur un talus, près de ses chevaux, qui arrachaient de droite et de gauche les jeunes pousses de la glandée.

– Je vous écoute, dit le jeune prince à Aramis ; mais que faites-vous là ?

– Je désarme des pistolets dont nous n’avons plus besoin, monseigneur.

Chapitre CCXV – Le tentateur §

– Mon prince, dit Aramis en se tournant, dans le carrosse, du côté de son compagnon, si faible créature que je sois, si médiocre d’esprit, si inférieur dans l’ordre des êtres pensants, jamais il ne m’est arrivé de m’entretenir avec un homme, sans pénétrer sa pensée au travers de ce masque vivant jeté sur notre intelligence, afin d’en retenir la manifestation. Mais ce soir, dans l’ombre où nous sommes, dans la réserve où je vous vois je ne pourrai rien lire sur vos traits, et quelque chose me dit que j’aurai de la peine à vous arracher une parole sincère. Je vous supplie donc, non pas par amour pour moi, car les sujets ne doivent peser rien dans la balance que tiennent les princes, mais pour l’amour de vous, de retenir chacune de mes syllabes, chacune de mes inflexions, qui, dans les graves circonstances où nous sommes engagés, auront chacune leur sens et leur valeur, aussi importantes que jamais il s’en prononça dans le monde.

– J’écoute, répéta le jeune prince avec décision, sans rien ambitionner, sans rien craindre de ce que vous m’allez dire.

Et il s’enfonça plus profondément encore dans les coussins épais du carrosse, essayant de dérober à son compagnon, non seulement la vue, mais la supposition même de sa personne.

L’ombre était noire, et elle descendait, large et opaque, du sommet des arbres entrelacés. Ce carrosse fermé d’une vaste toiture, n’eût pas reçu la moindre parcelle de lumière, lors même qu’un atome lumineux se fût glissé entre les colonnes de brume qui s’épanouissaient dans l’allée du bois.

– Monseigneur, reprit Aramis, vous connaissez l’histoire du gouvernement qui dirige aujourd’hui la France. Le roi est sorti d’une enfance captive comme l’a été la vôtre, obscure comme l’a été la vôtre, étroite comme l’a été la vôtre. Seulement, au lieu d’avoir, comme vous, l’esclavage de la prison, l’obscurité de la solitude, l’étroitesse de la vie cachée, il a dû souffrir toutes ses misères, toutes ses humiliations, toutes ses gênes, au grand jour, au soleil impitoyable de la royauté ; place noyée de lumière, où toute tache paraît une fange sordide, où toute gloire paraît une tache. Le roi a souffert, il a de la rancune, il se vengera. Ce sera un mauvais roi. Je ne dis pas qu’il versera le sang comme Louis XI ou Charles IX, car il n’a pas à venger d’injures mortelles, mais il dévorera l’argent et la subsistance de ses sujets, parce qu’il a subi des injures d’intérêt et d’argent. Je mets donc tout d’abord à l’abri ma conscience quand je considère en face les mérites et les défauts de ce prince, et, si je le condamne, ma conscience m’absout.

Aramis fit une pause. Ce n’était pas pour écouter si le silence du bois était toujours le même, c’était pour reprendre sa pensée du fond de son esprit, c’était pour laisser à cette pensée le temps de s’incruster profondément dans l’esprit de son interlocuteur.

– Dieu fait bien tout ce qu’il fait, continua l’évêque de Vannes, et de cela je suis tellement persuadé, que je me suis applaudi dès longtemps d’avoir été choisi par lui comme dépositaire du secret que je vous ai aidé à découvrir. Il fallait au Dieu de justice et de prévoyance un instrument aigu, persévérant, convaincu, pour accomplir une grande œuvre. Cet instrument, c’est moi. J’ai l’acuité, j’ai la persévérance, j’ai la conviction ; je gouverne un peuple mystérieux qui a pris pour devise la devise de Dieu : Patiens quia aeternus !

Le prince fit un mouvement.

– Je devine, monseigneur, dit Aramis, que vous levez la tête, et que ce peuple à qui je commande vous étonne. Vous ne saviez pas traiter avec un roi. Oh ! monseigneur, roi d’un peuple bien humble, roi d’un peuple bien déshérité : humble, parce qu’il n’a de force qu’en rampant ; déshérité, parce que jamais, presque jamais en ce monde, mon peuple ne récolte les moissons qu’il sème et ne mange le fruit qu’il cultive. Il travaille pour une abstraction, il agglomère toutes les molécules de sa puissance pour en former un homme, et à cet homme, avec le produit de ses gouttes de sueur, il compose un nuage dont le génie de cet homme doit à son tour faire une auréole, dorée aux rayons de toutes les couronnes de la chrétienté. Voilà l’homme que vous avez à vos côtés, monseigneur. C’est vous dire qu’il vous a tiré de l’abîme dans un grand dessein, et qu’il veut, dans ce dessein magnifique, vous élever au-dessus des puissances de la terre, au-dessus de lui-même.

Le prince toucha légèrement le bras d’Aramis.

– Vous me parlez, dit-il, de cet ordre religieux dont vous êtes le chef. Il résulte, pour moi, de vos paroles, que, le jour où vous voudrez précipiter celui que vous aurez élevé, la chose se fera, et que vous tiendrez sous votre main votre créature de la veille.

– Détrompez-vous, monseigneur, répliqua l’évêque, je ne prendrais pas la peine de jouer ce jeu terrible avec Votre Altesse Royale, si je n’avais un double intérêt à gagner la partie. Le jour où vous serez élevé, vous serez élevé à jamais, vous renverserez en montant le marchepied, vous l’enverrez rouler si loin, que jamais sa vue ne vous rappellera même son droit à votre reconnaissance.

– Oh ! monsieur.

– Votre mouvement, monseigneur, vient d’un excellent naturel. Merci ! Croyez bien que j’aspire à plus que de la reconnaissance ; je suis assuré que, parvenu au faite, vous me jugerez plus digne encore d’être votre ami, et alors, à nous deux, monseigneur, nous ferons de si grandes choses, qu’il en sera longtemps parlé dans les siècles.

– Dites-moi bien, monsieur, dites-le-moi sans voiles, ce que je suis aujourd’hui et ce que vous prétendez que je sois demain.

– Vous êtes le fils du roi Louis XIII, vous êtes le frère du roi Louis XIV, vous êtes l’héritier naturel et légitime du trône de France. En vous gardant près de lui, comme on a gardé Monsieur, votre frère cadet, le roi se réservait le droit d’être souverain légitime. Les médecins seuls et Dieu pouvaient lui disputer la légitimité. Les médecins aiment toujours mieux le roi qui est que le roi qui n’est pas. Dieu se mettrait dans son tort en nuisant à un prince honnête homme. Mais Dieu a voulu qu’on vous persécutât, et cette persécution vous sacre aujourd’hui roi de France. Vous aviez donc le droit de régner, puisqu’on vous le conteste ; vous aviez donc le droit d’être déclaré, puisqu’on vous séquestre ; vous êtes donc de sang divin, puisqu’on n’a pas osé verser votre sang comme celui de vos serviteurs. Maintenant, voyez ce qu’il a fait pour vous, ce Dieu que vous avez tant de fois accusé d’avoir tout fait contre vous. Il vous a donné les traits, la taille, l’âge et la voix de votre frère, et toutes les causes de votre persécution vont devenir les causes de votre résurrection triomphale. Demain, après-demain, au premier moment, fantôme royal, ombre vivante de Louis XIV, vous vous assiérez sur son trône, d’où la volonté de Dieu, confiée à l’exécution d’un bras d’homme, l’aura précipité sans retour.

– Je comprends, dit le prince, on ne versera pas le sang de mon frère.

– Vous serez seul arbitre de sa destinée.

– Ce secret dont on a abusé envers moi…

– Vous en userez avec lui. Que faisait-il pour le cacher ? Il vous cachait. Vivante image de lui-même, vous trahiriez le complot de Mazarin et d’Anne d’Autriche. Vous, mon prince, vous aurez le même intérêt à cacher celui qui vous ressemblera prisonnier, comme vous lui ressemblerez roi.

– Je reviens sur ce que je vous disais. Qui le gardera ?

– Qui vous gardait.

– Vous connaissez ce secret, vous en avez fait usage pour moi. Qui le connaît encore ?

– La reine mère et Mme de Chevreuse.

– Que feront-elles ?

– Rien, si vous le voulez.

– Comment cela ?

– Comment vous reconnaîtront-elles, si vous agissez de façon qu’on ne vous reconnaisse pas ?

– C’est vrai. Il y a des difficultés plus graves.

– Dites, prince.

– Mon frère est marié ; je ne puis prendre la femme de mon frère.

– Je ferai qu’une répudiation soit consentie par l’Espagne ; c’est l’intérêt de votre nouvelle politique, c’est la morale humaine. Tout ce qu’il y a de vraiment noble et de vraiment utile en ce monde y trouvera son compte.

– Le roi, séquestré, parlera.

– À qui voulez-vous qu’il parle ? Aux murs ?

– Vous appelez murs les hommes en qui vous aurez confiance.

– Au besoin, oui, Votre Altesse Royale. D’ailleurs…

– D’ailleurs ?…

– Je voulais dire que les desseins de Dieu ne s’arrêtent pas en si beau chemin. Tout plan de cette portée est complété par les résultats, comme un calcul géométrique. Le roi, séquestré, ne sera pas pour vous l’embarras que vous avez été pour le roi régnant. Dieu a fait cette âme orgueilleuse et impatiente de nature. Il l’a, de plus, amollie, désarmée, par l’usage des honneurs et l’habitude du souverain pouvoir. Dieu, qui voulait que la fin du calcul géométrique dont j’avais l’honneur de vous parler fût votre avènement au trône et la destruction de ce qui vous est nuisible, a décidé que le vaincu finira bientôt ses souffrances avec les vôtres. Il a donc préparé cette âme et ce corps pour la brièveté de l’agonie. Mis en prison simple particulier, séquestré avec vos doutes, privé de tout, avec l’habitude d’une vie solide vous avez résisté. Mais votre frère, captif, oublié, restreint, ne supportera point son injure, et Dieu reprendra son âme au temps voulu, c’est-à-dire bientôt.

À ce moment de la sombre analyse d’Aramis, un oiseau de nuit poussa du fond des futaies ce hululement plaintif et prolongé qui fait tressaillir toute créature.

– J’exilerais le roi déchu, dit Philippe en frémissant ; ce serait plus humain.

– Le bon plaisir du roi décidera la question, répondit Aramis. Maintenant, ai-je bien posé le problème ? ai-je bien amené la solution selon les désirs ou les prévisions de Votre Altesse Royale ?

– Oui, monsieur, oui ; vous n’avez rien oublié, si ce n’est cependant deux choses.

– La première ?

– Parlons-en tout de suite avec la même franchise que nous venons de mettre à notre conversation, parlons des motifs qui peuvent amener la dissolution des espérances que nous avons conçues, parlons des dangers que nous courons.

– Ils seraient immenses, infinis, effrayants, insurmontables, si, comme je vous l’ai dit, tout ne concourait à les rendre absolument nuls. Il n’y a pas de dangers pour vous ni pour moi, si la constance et l’intrépidité de Votre Altesse Royale égalent la perfection de cette ressemblance que la nature vous a donnée avec le roi. Je vous le répète, il n’y a pas de dangers, il n’y a que des obstacles. Ce mot-là, que je trouve dans toutes les langues, je l’ai toujours mal compris ; si j’étais roi, je le ferais effacer comme absurde et inutile.

– Si fait, monsieur, il y a un obstacle très sérieux, un danger insurmontable que vous oubliez.

– Ah ! fit Aramis.

– Il y a la conscience qui crie, il y a le remords qui déchire.

– Oui, c’est vrai, dit l’évêque ; il y a la faiblesse de cœur vous me le rappelez. Oh ! vous avez raison, c’est un immense obstacle, c’est vrai. Le cheval qui a peur du fossé saute au milieu et se tue ! L’homme qui croise le fer en tremblant laisse à la lame ennemie des jours par lesquels la mort passe ! C’est vrai ! c’est vrai !

– Avez-vous un frère ? dit le jeune homme à Aramis.

– Je suis seul au monde, répliqua celui-ci d’une voix sèche et nerveuse comme la détente d’un pistolet.

– Mais vous aimez quelqu’un sur la terre ? ajouta Philippe.

– Personne ! Si fait, je vous aime.

Le jeune homme se plongea dans un silence si profond, que le bruit de son propre souffle devint un tumulte pour Aramis.

– Monseigneur, reprit-il, je n’ai pas dit tout ce que j’avais à dire à Votre Altesse Royale : je n’ai pas offert à mon prince tout ce que je possède pour lui de salutaires conseils et d’utiles ressources. Il ne s’agit pas de faire briller un éclair aux yeux de ce qui aime l’ombre ; il ne s’agit pas de faire gronder les magnificences du canon aux oreilles de l’homme doux qui aime le repos et les champs. Monseigneur, j’ai votre bonheur tout prêt dans ma pensée ; je vais le laisser tomber de mes lèvres, ramassez-le précieusement pour vous, qui avez tant aimé le ciel, les prés verdoyants et l’air pur. Je connais un pays de délices, un paradis ignoré, un coin du monde où, seul, libre, inconnu, dans les bois, dans les fleurs, dans les eaux vives, vous oublierez tout ce que la folie humaine, tentatrice de Dieu, vient de vous débiter de misères tout à l’heure. Oh ! écoutez-moi, mon prince, je ne raille pas. J’ai une âme, voyez-vous, je devine l’abîme de la vôtre. Je ne vous prendrai pas incomplet pour vous jeter dans le creuset de ma volonté, de mon caprice ou de mon ambition. Tout ou rien. Vous êtes froissé, malade, presque éteint par le surcroît de souffle qu’il vous a fallu donner depuis une heure de liberté. C’est un signe certain pour moi que vous ne voudrez pas continuer à respirer largement, longuement. Tenons-nous donc à une vie plus humble, plus appropriée à nos forces. Dieu m’est témoin, j’en atteste sa toute-puissance, que je veux faire sortir votre bonheur de cette épreuve où je vous ai engagé.

– Parlez ! Parlez ! dit le prince avec une vivacité qui fit réfléchir Aramis.

– Je connais, reprit le prélat, dans le Bas-Poitou, un canton dont nul en France ne soupçonne l’existence. Vingt lieues de pays, c’est immense, n’est-ce pas ? Vingt lieues, monseigneur, et toutes couvertes et eau, d’herbages et de joncs, le tout mêlé d’îles chargées de bois. Ces grands marais, vêtus de roseaux comme d’une épaisse mante, dorment silencieux et profonds sous le sourire du soleil. Quelques familles de pêcheurs les mesurent paresseusement avec leurs grands radeaux de peuplier et d’aulne, dont le plancher est fait d’un lit de roseaux, dont la toiture est tressée en joncs solides. Ces barques, ces maisons flottantes, vont à l’aventure sous le souffle du vent. Quand elles touchent une rive, c’est par hasard, et si moelleusement, que le pêcheur qui dort n’est pas réveillé par la secousse. S’il a voulu aborder, c’est qu’il a vu les longues bandes de râles ou de vanneaux, de canards ou de pluviers, de sarcelles ou de bécassines, dont il fait sa proie avec le piège ou avec le plomb du mousquet. Les aloses argentées, les anguilles monstrueuses, les brochets nerveux, les perches roses et grises, tombent par masse dans ses filets. Il n’y a qu’à choisir les pièces les plus grasses, et laisser échapper le reste. Jamais un homme des villes, jamais un soldat, jamais personne n’a pénétré dans ce pays. Le soleil y est doux. Certains massifs de terre retiennent la vigne et nourrissent d’un suc généreux ses belles grappes noires et blanches. Une fois la semaine, une barque va chercher, au four commun, pain tiède et jaune dont l’odeur attire et caresse de loin. Vous vivrez là comme un homme des temps anciens. Seigneur puissant de vos chiens barbets, de vos lignes, de vos fusils et de votre belle maison de roseaux, vous y vivrez dans l’opulence de la chasse dans la plénitude de la sécurité ; vous passerez ainsi des années au bout desquelles, méconnaissable, transformé, vous aurez forcé Dieu à vous refaire une destinée. Il y a mille pistoles dans ce sac, monseigneur ; c’est plus qu’il n’en faut pour acheter tout le marais dont je vous ai parlé ; c’est plus qu’il n’en faut pour y vivre autant d’années que vous avez de jours à vivre ; c’est plus qu’il n’en faut pour être le plus riche, le plus libre et le plus heureux de la contrée. Acceptez comme je vous offre, sincèrement, joyeusement. Tout de suite du carrosse que voici, nous allons distraire deux chevaux. Le muet, mon serviteur, vous conduira, marchant la nuit, dormant le jour, jusqu’au pays dont je vous parle, et au moins j’aurai la satisfaction de me dire que j’ai rendu à mon prince le service qu’il a choisi. J’aurai fait un homme heureux. Dieu m’en saura plus de gré que d’avoir fait un homme puissant. C’est bien autrement difficile ! Eh bien ! que répondez-vous, monseigneur ? Voici l’argent. Oh ! n’hésitez pas. Au Poitou, vous ne risquez rien, sinon de gagner les fièvres. Encore les sorciers du pays pourront-ils vous guérir pour vos pistoles. À jouer l’autre partie, celle que vous savez, vous risquez d’être assassiné sur un trône ou étranglé dans une prison. Sur mon âme ! je le dis, à présent que j’ai pesé les deux, sur ma vie ! j’hésiterais.

– Monsieur, répliqua le jeune prince, avant que je me résolve, laissez-moi descendre de ce carrosse, marcher sur la terre, et consulter cette voix que Dieu fait parler dans la nature libre. Dix minutes, et je répondrai.

– Faites, monseigneur, dit Aramis en s’inclinant avec respect, tant avait été solennelle et auguste la voix qui venait de s’exprimer ainsi.

Chapitre CCXVI – Couronne et tiare §

Aramis était descendu avant le jeune homme et lui tenait la portière ouverte. Il le vit poser le pied sur la mousse avec un frémissement de tout le corps, et faire autour de la voiture quelques pas embarrassés, chancelants presque. On eût dit que le pauvre prisonnier était mal habitué à marcher sur la terre des hommes.

On était au 15 août, vers onze heures du soir : de gros nuages, qui présageaient la tempête, avaient envahi le ciel, et sous leurs plis dérobaient toute lumière et toute perspective. À peine les extrémités des allées se détachaient-elles des taillis par une pénombre d’un gris opaque qui devenait, après un certain temps d’examen, sensible au milieu de cette obscurité complète. Mais les parfums qui montent de l’herbe, ceux plus pénétrants et plus frais qu’exhale l’essence des chênes, l’atmosphère tiède et onctueuse qui l’enveloppait tout entier pour la première fois depuis tant d’années, cette ineffable jouissance de liberté en pleine campagne, parlaient un langage si séduisant pour le prince, que, quelle que fût cette retenue, nous dirons presque cette dissimulation dont nous avons essayé de donner une idée, il se laissa surprendre à son émotion et poussa un soupir de joie.

Puis peu à peu, il leva sa tête alourdie, et respira les différentes couches d’air, à mesure qu’elles s’offraient chargées d’arômes à son visage épanoui. Croisant ses bras sur sa poitrine, comme pour l’empêcher d’éclater à l’invasion de cette félicité nouvelle, il aspira délicieusement cet air inconnu qui court la nuit sous le dôme des hautes forêts. Ce ciel qu’il contemplait, ces eaux qu’il entendait bruire, ces créatures qu’il voyait s’agiter, n’était-ce pas la réalité ? Aramis n’était-il pas un fou de croire qu’il y eût autre chose à rêver dans ce monde ?

Ces tableaux enivrants de la vie de campagne, exempte de soucis, de craintes et de gênes, cet océan de jours heureux qui miroite incessamment devant toute imagination jeune, voilà la véritable amorce à laquelle pourra se prendre un malheureux captif, usé par la pierre du cachot, étiolé dans l’air si rare de la Bastille. C’était celle, on s’en souvient, que lui avait présentée Aramis en lui offrant et les mille pistoles que renfermait la voiture et cet Eden enchanté que cachaient aux yeux du monde les déserts du Bas-Poitou.

Telles étaient les réflexions d’Aramis pendant qu’il suivait, avec une anxiété impossible à décrire, la marche silencieuse des joies de Philippe, qu’il voyait s’enfoncer graduellement dans les profondeurs de sa méditation.

En effet, le jeune prince, absorbé, ne touchait plus que des pieds à la terre, et son âme, envolée aux pieds de Dieu, le suppliait d’accorder un rayon de lumière à cette hésitation d’où devait sortir sa mort ou sa vie.

Ce moment fut terrible pour l’évêque de Vannes. Il ne s’était pas encore trouvé en présence d’un aussi grand malheur. Cette âme d’acier, habituée à se jouer dans la vie parmi des obstacles sans consistance, ne se trouvant jamais inférieure ni vaincue, allait-elle échouer dans un si vaste plan, pour n’avoir pas prévu l’influence qu’exerçaient sur un corps humain quelques feuilles d’arbres arrosées de quelques litres d’air ?

Aramis, fixé à la même place par l’angoisse de son doute, contempla donc cette agonie douloureuse de Philippe, qui soutenait la lutte contre les deux anges mystérieux. Ce supplice dura les dix minutes qu’avait demandées le jeune homme. Pendant cette éternité Philippe ne cessa de regarder le ciel avec un œil suppliant, triste et humide. Aramis ne cessa de regarder Philippe avec un œil avide, enflammé, dévorant.

Tout à coup, la tête du jeune homme s’inclina. Sa pensée redescendit sur la terre. On vit son regard s’endurcir, son front se plisser, sa bouche s’armer d’un courage farouche ; puis ce regard devint fixe encore une fois ; mais, cette fois, il reflétait la flamme des mondaines splendeurs ; cette fois, il ressemblait au regard de Satan sur la montagne, lorsqu’il passait en revue les royaumes et les puissances de la terre pour en faire des séductions à Jésus.

L’œil d’Aramis redevint aussi doux qu’il avait été sombre. Alors, Philippe lui saisissant la main d’un mouvement rapide et nerveux :

– Allons, dit-il, allons où l’on trouve la couronne de France !

– C’est votre décision, mon prince ? repartit Aramis.

– C’est ma décision.

– Irrévocable ?

Philippe ne daigna pas même répondre. Il regarda résolument l’évêque, comme pour lui demander s’il était possible qu’un homme revînt jamais sur un parti pris.

– Ces regards-là sont des traits de feu qui peignent les caractères, dit Aramis en s’inclinant sur la main de Philippe. Vous serez grand, monseigneur, je vous en réponds.

– Reprenons, s’il vous plaît, la conversation où nous l’avons laissée. Je vous avais dit, je crois, que je voulais m’entendre avec vous sur deux points : les dangers ou les obstacles. Ce point est décidé. L’autre, ce sont les conditions que vous me poseriez. À votre tour de parler, monsieur d’Herblay.

– Les conditions, mon prince ?

– Sans doute. Vous ne m’arrêterez pas en chemin pour une bagatelle semblable, et vous ne me ferez pas l’injure de supposer que je vous crois sans intérêt dans cette affaire. Ainsi donc, sans détour et sans crainte, ouvrez-moi le fond de votre pensée.

– M’y voici, monseigneur. Une fois roi…

– Quand sera-ce ?

– Ce sera demain au soir. Je veux dire dans la nuit.

– Expliquez-moi comment.

– Quand j’aurai fait une question à Votre Altesse Royale.

– Faites.

– J’avais envoyé à Votre Altesse un homme à moi, chargé de lui remettre un cahier de notes écrites finement, rédigées avec sûreté, notes qui permettent à Votre Altesse de connaître à fond toutes les personnes qui composent et composeront sa cour.

– J’ai lu toutes ces notes.

– Attentivement ?

– Je les sais par cœur.

– Et comprises ? Pardon, je puis demander cela au pauvre abandonné de la Bastille. Il va sans dire que dans huit jours, je n’aurai plus rien à demander à un esprit comme le vôtre, jouissant de sa liberté dans sa toute-puissance.

– Interrogez-moi, alors : je veux être l’écolier à qui le savant maître fait répéter la leçon convenue.

– Sur votre famille, d’abord, monseigneur.

– Ma mère, Anne d’Autriche ? tous ses chagrins sa triste maladie ? oh ! je la connais ! je la connais !

– Votre second frère ? dit Aramis en s’inclinant.

– Vous avez joint à ces notes des portraits si merveilleusement tracés, dessinés et peints, que j’ai, par ces peintures, reconnu les gens dont vos notes me désignaient le caractère, les mœurs et l’histoire. Monsieur mon frère est un beau brun, le visage pâle ; il n’aime pas sa femme Henriette, que moi, moi Louis XIV, j’ai un peu aimée, que j’aime encore coquettement, bien qu’elle m’ait tant fait pleurer le jour où elle voulait chasser Mlle de La Vallière.

– Vous prendrez garde aux yeux de celle-ci, dit Aramis. Elle aime sincèrement le roi actuel. On trompe difficilement les yeux d’une femme qui aime.

– Elle est blonde, elle a des yeux bleus dont la tendresse me révélera son identité. Elle boite un peu, elle écrit chaque jour une lettre à laquelle je fais répondre par M. de Saint-Aignan.

– Celui-là, vous le connaissez ?

– Comme si je le voyais, et je sais les derniers vers qu’il m’a faits, comme ceux que j’ai composés en réponse aux siens.

– Très bien. Vos ministres, les connaissez-vous ?

– Colbert, une figure laide et sombre, mais intelligente, cheveux couvrant le front, grosse tête, lourde, pleine : ennemi mortel de M. Fouquet.

– Quant à celui-là, ne nous en inquiétons pas.

– Non, parce que, nécessairement, vous me demanderez de l’exiler, n’est ce pas ?

Aramis, pénétré d’admiration, se contenta de dire :

– Vous serez très grand, monseigneur.

– Vous voyez, ajouta le prince, que je sais ma leçon à merveille, et, Dieu aidant, vous ensuite, je ne me tromperai guère.

– Vous avez encore une paire d’yeux bien gênants, monseigneur.

– Oui, le capitaine des mousquetaires, M. d’Artagnan, votre ami.

– Mon ami je dois le dire.

– Celui qui a escorté La Vallière à Chaillot, celui qui a livré Monck dans un coffre au roi Charles II, celui qui a si bien servi ma mère, celui à qui la couronne de France doit tant qu’elle lui doit tout. Est-ce que vous me demanderez aussi de l’exiler, celui-là ?

– Jamais, Sire. D’Artagnan est un homme à qui, dans un moment donné, je me charge de tout dire ; mais défiez-vous, car, s’il nous dépiste avant cette révélation, vous ou moi, nous serons pris ou tués. C’est un homme de main.

– J’aviserai. Parlez-moi de M. Fouquet. Qu’en voulez-vous faire ?

– Un moment encore, je vous en prie, monseigneur. Pardon, si je parais manquer de respect en vous questionnant toujours.

– C’est votre devoir de le faire, et c’est encore votre droit.

– Avant de passer à M. Fouquet, j’aurais un scrupule d’oublier un autre ami à moi.

– M. du Vallon, l’Hercule de la France. Quant à celui-là, sa fortune est assurée.

– Non, ce n’est pas de lui que je voulais parler.

– Du comte de La Fère, alors ?

– Et de son fils, notre fils à tous quatre.

– Ce garçon qui se meurt d’amour pour La Vallière, à qui mon frère l’a prise déloyalement ! Soyez tranquille, je saurai la lui faire recouvrer. Dites-moi une chose, monsieur d’Herblay : oublie-t-on les injures quand on aime ? pardonne-t-on à la femme qui a trahi ? Est-ce un des usages de l’esprit français ? est-ce une des lois du cœur humain ?

– Un homme qui aime profondément, comme aime Raoul de Bragelonne, finit par oublier le crime de sa maîtresse ; mais je ne sais si Raoul oubliera.

– J’y pourvoirai. Est-ce tout ce que vous vouliez me dire sur votre ami ?

– C’est tout.

– À M. Fouquet, maintenant. Que comptez-vous que j’en ferai ?

– Le surintendant, comme par le passé, je vous en prie.

– Soit ! mais il est aujourd’hui premier ministre.

– Pas tout à fait.

– Il faudra bien un premier ministre à un roi ignorant et embarrassé comme je le serai.

– Il faudra un ami à Votre Majesté ?

– Je n’en ai qu’un, c’est vous.

– Vous en aurez d’autres plus tard : jamais d’aussi dévoué, jamais d’aussi zélé pour votre gloire.

– Vous serez mon premier ministre.

– Pas tout de suite, monseigneur. Cela donnerait trop d’ombrage et d’étonnement.

– M. de Richelieu, premier ministre de ma grand-mère Marie de Médicis, n’était qu’évêque de Luçon, comme vous êtes évêque de Vannes.

– Je vois que Votre Altesse Royale a bien profité de mes notes. Cette miraculeuse perspicacité me comble de joie.

– Je sais bien que M. de Richelieu, par la protection de la reine, est devenu bientôt cardinal.

– Il vaudra mieux, dit Aramis en s’inclinant, que je ne sois premier ministre qu’après que Votre Altesse Royale m’aura fait nommer cardinal.

– Vous le serez avant deux mois, monsieur d’Herblay. Mais voilà bien peu de chose. Vous ne m’offenseriez pas en me demandant davantage, et vous m’affligeriez en vous en tenant là.

– Aussi ai-je quelque chose à espérer de plus, monseigneur.

– Dites, dites !

– M. Fouquet ne gardera pas toujours les affaires, il vieillira vite. Il aime le plaisir, compatible aujourd’hui avec son travail, grâce au reste de jeunesse dont il jouit ; mais cette jeunesse tient au premier chagrin ou à la première maladie qu’il rencontrera. Nous lui épargnerons le chagrin, parce qu’il est galant homme et noble cœur. Nous ne pourrons lui sauver la maladie. Ainsi, c’est jugé. Quand vous aurez payé toutes les dettes de M. Fouquet, remis les finances en état, M. Fouquet pourra demeurer roi dans sa cour de poètes et de peintres ; nous l’aurons fait riche. Alors, devenu premier ministre de Votre Altesse Royale, je pourrai songer à mes intérêts et aux vôtres.

Le jeune homme regarda son interlocuteur.

– M. de Richelieu, dont nous parlions, dit Aramis, a eu le tort très grand de s’attacher à gouverner seulement la France. Il a laissé deux rois, le roi Louis XIII et lui, trôner sur le même trône, tandis qu’il pouvait les installer plus commodément sur deux trônes différents.

– Sur deux trônes ? dit le jeune homme en rêvant.

– En effet, poursuivit Aramis tranquillement : un cardinal premier ministre de France, aidé de la faveur et de l’appui du roi Très Chrétien ; un cardinal à qui le roi son maître prêtre ses trésors, son armée, son conseil, cet homme-là ferait un double emploi fâcheux en appliquant ses ressources à la seule France. Vous, d’ailleurs, ajouta Aramis en plongeant jusqu’au fond des yeux de Philippe, vous ne serez pas un roi comme votre père, délicat, lent et fatigué de tout ; vous serez un roi de tête et d’épée ; vous n’aurez pas assez de vos États : je vous y gênerais. Or, jamais notre amitié ne doit être, je ne dis pas altérée, mais même effleurée par une pensée secrète. Je vous aurai donné le trône de France, vous me donnerez le trône de saint Pierre. Quand votre main loyale, ferme et armée aura pour main jumelle la main d’un pape tel que je le serai, ni Charles-Quint, qui a possédé les deux tiers du monde, ni Charlemagne, qui le posséda entier, ne viendront à la hauteur de votre ceinture. Je n’ai pas d’alliance, moi, je n’ai pas de préjugés, je ne vous jette pas dans la persécution des hérétiques, je ne vous jetterai pas dans les guerres de famille ; je dirai : « À nous deux l’univers ; à moi pour les âmes, à vous pour les corps. » Et, comme je mourrai le premier, vous aurez mon héritage. Que dites-vous de mon plan, monseigneur ?

– Je dis que vous me rendez heureux et fier, rien que de vous avoir compris, monsieur d’Herblay, vous serez cardinal ; cardinal, vous serez mon premier ministre. Et puis vous m’indiquerez ce qu’il faut faire pour qu’on vous élise pape ; je le ferai. Demandez-moi des garanties.

– C’est inutile. Je n’agirai jamais qu’en vous faisant gagner quelque chose ; je ne monterai jamais sans vous avoir hissé sur l’échelon supérieur ; je me tiendrai toujours assez loin de vous pour échapper à votre jalousie, assez près pour maintenir votre profit et surveiller votre amitié. Tous les contrats en ce monde se rompent, parce que l’intérêt qu’ils renferment tend à pencher d’un seul côté. Jamais entre nous il n’en sera de même ; je n’ai pas besoin de garanties.

– Ainsi… mon frère… disparaîtra ?…

– Simplement. Nous l’enlèverons de son lit par le moyen d’un plancher qui cède à la pression du doigt. Endormi sous la couronne, il se réveillera dans la captivité. Seul, vous commanderez à partir de ce moment, et vous n’aurez pas d’intérêt plus cher que celui de me conserver près de vous.

– C’est vrai ! Voici ma main, monsieur d’Herblay.

– Permettez-moi de m’agenouiller devant vous, Sire, bien respectueusement. Nous nous embrasserons le jour où tous deux nous aurons au front, vous la couronne, moi la tiare.

– Embrassez-moi aujourd’hui même, et soyez plus que grand, plus qu’habile, plus que sublime génie : soyez bon pour moi, soyez mon père !

Aramis faillit s’attendrir en l’écoutant parler. Il crut sentir dans son cœur un mouvement jusqu’alors inconnu ; mais cette impression s’effaça bien vite.

« Son père ! pensa-t-il. Oui, Saint-Père ! »

Et ils reprirent place dans le carrosse, qui courut rapidement sur la route de Vaux-le-Vicomte.

Chapitre CCXVII – Le château de Vaux-le-Vicomte §

Le château de Vaux-le-Vicomte, situé à une lieue de Melun, avait été bâti par Fouquet en 1656. Il n’y avait alors que peu d’argent en France. Mazarin avait tout pris, et Fouquet dépensait le reste. Seulement, comme certains hommes ont les défauts féconds et les vices utiles, Fouquet, en semant les millions dans ce palais, avait trouvé le moyen de récolter trois hommes illustres : Le Vau, architecte de l’édifice, Le Nôtre, dessinateur des jardins, et Le Brun, décorateur des appartements.

Si le château de Vaux avait un défaut qu’on pût lui reprocher, c’était son caractère grandiose et sa gracieuse magnificence, il est encore proverbial aujourd’hui de nombrer les arpents de sa toiture, dont la réparation est de nos jours la ruine des fortunes rétrécies comme toute l’époque.

Vaux-le-Vicomte, quand on a franchi sa large grille, soutenue par des cariatides, développe son principal corps de logis dans la vaste cour d’honneur, ceinte de fossés profonds que borde un magnifique balustre de pierre. Rien de plus noble que l’avant-corps du milieu, hissé sur son perron comme un roi sur son trône, ayant autour de lui quatre pavillons qui forment les angles, et dont les immenses colonnes ioniques s’élèvent majestueusement à toute la hauteur de l’édifice. Les frises ornées d’arabesques, les frontons couronnant les pilastres donnent partout la richesse et la grâce. Les dômes, surmontant le tout, donnent l’ampleur et la majesté.

Cette maison, bâtie par un sujet, ressemble bien plus à une maison royale que ces maisons royales dont Wolsey se croyait forcé de faire présent à son maître de peur de le rendre jaloux.

Mais, si la magnificence et le goût éclatent dans un endroit spécial de ce palais, si quelque chose peut être préféré à la splendide ordonnance des intérieurs, au luxe des dorures, à la profusion des peintures et des statues, c’est le parc, ce sont les jardins de Vaux. Les jets d’eau, merveilleux en 1653, sont encore des merveilles aujourd’hui, les cascades faisaient l’admiration de tous les rois et de tous les princes, et quant à la fameuse grotte, thème de tant de vers fameux, séjour de cette illustre nymphe de Vaux que Pélisson fit parler avec La Fontaine, on nous dispensera d’en décrire toutes les beautés, car nous ne voudrions pas réveiller pour nous ces critiques que méditait alors Boileau :

Ce ne sont que festons, ce ne sont qu’astragales.

……………………

Et je me sauve à peine au travers du jardin.

Nous ferons comme Despréaux, nous entrerons dans ce parc âgé de huit ans seulement, et dont les cimes, déjà superbes, s’épanouissaient rougissantes aux premiers rayons du soleil. Le Nôtre avait hâté le plaisir de Mécène ; toutes les pépinières avaient donné des arbres doublés par la culture et les actifs engrais. Tout arbre du voisinage qui offrait un bel espoir avait été enlevé avec ses racines, et planté tout vif dans le parc. Fouquet pouvait bien acheter des arbres pour orner son parc, puisqu’il avait acheté trois villages et leurs contenances pour l’agrandir.

M. de Scudéry dit de ce palais que, pour l’arroser, M. Fouquet avait divisé une rivière en mille fontaines et réuni mille fontaines en torrents. Ce M. de Scudéry en dit bien d’autres dans sa Clélie sur ce palais de Valterre, dont il décrit minutieusement les agréments.

Nous serons plus sages de renvoyer les lecteurs curieux à Vaux que de les renvoyer à la Clélie. Cependant il y a autant de lieues de Paris à Vaux que de volumes à la Clélie.

Cette splendide maison était prête pour recevoir le plus grand roi du monde. Les amis de M. Fouquet avaient voituré là, les uns leurs acteurs et leurs décors, les autres leurs équipages de statuaires et de peintres, les autres encore leur plumes finement taillées. Il s’agissait de risquer beaucoup d’impromptus.

Les cascades, peu dociles, quoique nymphes, regorgeaient d’une eau plus brillante que le cristal ; elles épanchaient sur les tritons et les néréides de bronze des flots écumeux s’irisant aux feux du soleil.

Une armée de serviteurs courait par escouades dans les cours et dans les vastes corridors, tandis que Fouquet, arrivé le matin seulement, se promenait calme et clairvoyant, pour donner les derniers ordres, après que ses intendants avaient passé leur revue.

On était, comme nous l’avons dit, au 15 août. Le soleil tombait d’aplomb sur les épaules des dieux de marbre et de bronze ; il chauffait l’eau des conques et mûrissait dans les vergers ces magnifiques pêches que le roi devait regretter cinquante ans plus tard, alors qu’à Marly, manquant de belles espèces dans ses jardins qui avaient coûté à la France le double de ce qu’avait coûté Vaux, le grand roi disait à quelqu’un :

– Vous êtes trop jeune, vous, pour avoir mangé des pêches de M. Fouquet.

Ô souvenir ! ô trompettes de la renommée ! ô gloire de ce monde ! Celui-là qui se connaissait si bien en mérite ; celui-là qui avait recueilli l’héritage de Nicolas Fouquet ; celui-là qui lui avait pris Le Nôtre et Le Brun ; celui-là qui l’avait envoyé pour toute sa vie dans une prison d’État, celui-là se rappelait seulement les pêches de cet ennemi vaincu, étouffé, oublié ! Fouquet avait eu beau jeter trente millions dans ses bassins, dans les creusets de ses statuaires, dans les écritures de ses poètes, dans les portefeuilles de ses peintres ; il avait cru en vain faire penser à lui. Une pêche éclose vermeille et charnue entre les losanges d’un treillage, sous les langues verdoyantes de ses feuilles aiguës, ce peu de matière végétale qu’un loir croquait sans y penser, suffisait au grand roi pour ressusciter en son souvenir l’ombre lamentable du dernier surintendant de France !

Bien sûr qu’Aramis avait distribué les grandes masses, qu’il avait pris soin de faire garder les portes et préparer les logements, Fouquet ne s’occupait plus que de l’ensemble. Ici, Gourville lui montrait les dispositions du feu d’artifice ; là, Molière le conduisait au théâtre ; et enfin, après avoir visité la chapelle, les salons, les galeries, Fouquet redescendait épuisé, quand il vit Aramis dans l’escalier. Le prélat lui faisait signe.

Le surintendant vint joindre son ami, qui l’arrêta devant un grand tableau terminé à peine. S’escrimant sur cette toile, le peintre Le Brun, couvert de sueur, taché de couleurs, pâle de fatigue et d’inspiration, jetait les derniers coups de sa brosse rapide. C’était ce portrait du roi qu’on attendait, avec l’habit de cérémonie, que Percerin avait daigné faire voir d’avance à l’évêque de Vannes.

Fouquet se plaça devant ce tableau, qui vivait, pour ainsi dire, dans sa chair fraîche et dans sa moite chaleur. Il regarda la figure, calcula le travail, admira, et, ne trouvant pas de récompense qui fût digne de ce travail d’Hercule, il passa ses bras au cou du peintre et l’embrassa. M. le surintendant venait de gâter un habit de mille pistoles, mais il avait reposé Le Brun.

Ce fut un beau moment pour l’artiste, ce fut un douloureux moment pour M. Percerin, qui, lui aussi, marchait derrière Fouquet, et admirait dans la peinture de Le Brun l’habit qu’il avait fait pour Sa Majesté, objet d’art, disait-il, qui n’avait son pareil que dans la garde-robe de M. le surintendant.

Sa douleur et ses cris furent interrompus par le signal qui fut donné du sommet de la maison. Par-delà Melun, dans la plaine déjà nue, les sentinelles de Vaux avaient aperçu le cortège du roi et des reines : Sa Majesté entrait dans Melun avec sa longue file de carrosses et de cavaliers.

– Dans une heure, dit Aramis à Fouquet.

– Dans une heure ! répliqua celui-ci en soupirant.

– Et ce peuple qui se demande à quoi servent les fêtes royales ! continua l’évêque de Vannes en riant de son faux rire.

– Hélas ! moi, qui ne suis pas peuple, je me le demande aussi.

– Je vous répondrai dans vingt-quatre heures, monseigneur. Prenez votre bon visage, car c’est jour de joie.

– Eh bien ! croyez-moi, si vous voulez, d’Herblay, dit le surintendant avec expansion, en désignant du doigt le cortège de Louis à l’horizon, il ne m’aime guère, je ne l’aime pas beaucoup, mais je ne sais comment il se fait que, depuis qu’il approche de ma maison…

– Eh bien ! quoi ?

– Eh bien ! depuis qu’il se rapproche, il m’est plus sacré, il m’est le roi, il m’est presque cher.

– Cher ? oui, fit Aramis en jouant sur le mot, comme, plus tard, l’abbé Terray avec Louis XV.

– Ne riez pas, d’Herblay, je sens que, s’il le voulait bien, j’aimerais ce jeune homme.

– Ce n’est pas à moi qu’il faut dire cela, reprit Aramis, c’est à M. Colbert.

– À M. Colbert ! s’écria Fouquet. Pourquoi ?

– Parce qu’il vous fera avoir une pension sur la cassette du roi, quand il sera surintendant.

Ce trait lancé, Aramis salua.

– Où allez-vous donc ? reprit Fouquet, devenu sombre.

– Chez moi, pour changer d’habits, monseigneur.

– Où vous êtes-vous logé, d’Herblay ?

– Dans la chambre bleue du deuxième étage.

– Celle qui donne au-dessus de la chambre du roi ?

– Précisément.

– Quelle sujétion vous avez prise là ! Se condamner à ne pas remuer !

– Toute la nuit, monseigneur, je dors ou je lis dans mon lit.

– Et vos gens ?

– Oh ! je n’ai qu’une personne avec moi.

– Si peu !

– Mon lecteur me suffit. Adieu, monseigneur, ne vous fatiguez pas trop. Conservez-vous frais pour l’arrivée du roi.

– On vous verra ? on verra votre ami du Vallon ?

– Je l’ai logé près de moi. Il s’habille.

Et Fouquet, saluant de la tête et du sourire, passa comme un général en chef qui visite des avant-postes, quand on lui a signalé l’ennemi.

Chapitre CCXVIII – Le vin de Melun §

Le roi était entré effectivement dans Melun avec l’intention de traverser seulement la ville. Le jeune monarque avait soif de plaisirs. Durant tout le voyage, il n’avait aperçu que deux fois La Vallière, et, devinant qu’il ne pourrait lui parler que la nuit, dans les jardins, après la cérémonie, il avait hâte de prendre ses logements à Vaux. Mais il comptait sans son capitaine des mousquetaires et aussi sans M. Colbert.

Semblable à Calypso, qui ne pouvait se consoler du départ d’Ulysse, notre Gascon ne pouvait se consoler de n’avoir pas deviné pourquoi Aramis faisait demander à Percerin l’exhibition des habits neufs du roi.

« Toujours est-il, se disait cet esprit flexible dans sa logique, que l’évêque de Vannes, mon ami, fait cela pour quelque chose. »

Et de se creuser la cervelle bien inutilement.

D’Artagnan, si fort assoupli à toutes les intrigues de cour ; d’Artagnan, qui connaissait la situation de Fouquet mieux que Fouquet lui-même, avait conçu les plus étranges soupçons à l’énoncé de cette fête qui eût ruiné un homme riche, et qui devenait une œuvre impossible, insensée, pour un homme ruiné. Et puis, la présence d’Aramis, revenu de Belle-Île et nommé grand ordonnateur par M. Fouquet, son immixtion persévérante dans toutes les affaires du surintendant, les visites de M. de Vannes chez Baisemeaux, tout ce louche avait profondément tourmenté d’Artagnan depuis quelques semaines.

« Avec des hommes de la trempe d’Aramis, disait-il, on n’est le plus fort que l’épée à la main. Tant qu’Aramis a fait l’homme de guerre, il y a eu espoir de le surmonter ; depuis qu’il a doublé sa cuirasse d’une étole, nous sommes perdus. Mais que veut Aramis ? »

Et d’Artagnan rêvait.

« Que m’importe ! après tout, s’il ne veut renverser que M. Colbert ?… Que peut-il vouloir autre chose ? »

D’Artagnan se grattait le front, cette fertile terre d’où le soc de ses ongles avait tant fouillé de belles et bonnes idées.

Il eut celle de s’aboucher avec M. Colbert, mais son amitié, son serment d’autrefois, le liaient trop à Aramis. Il recula. D’ailleurs, il haïssait ce financier.

Il voulut s’ouvrir au roi. Mais le roi ne comprendrait rien à ses soupçons, qui n’avaient pas même la réalité de l’ombre.

Il résolut de s’adresser directement à Aramis, la première fois qu’il le verrait.

« Je le prendrai entre deux chandelles, directement, brusquement, se dit le mousquetaire. Je lui mettrai la main sur le cœur, et il me dira… Que me dira-t-il ? oui, il me dira quelque chose, car, mordioux ! il y a quelque chose là-dessous ! »

Plus tranquille, d’Artagnan fit ses apprêts de voyage, et donna ses soins à ce que la maison militaire du roi, fort peu considérable encore, fût bien commandée et bien ordonnée dans ses médiocres proportions. Il résulta, de ces tâtonnements du capitaine, que le roi se mit à la tête des mousquetaires, de ses Suisses et d’un piquet de gardes-françaises, lorsqu’il arriva devant Melun. On eût dit d’une petite armée. M. Colbert regardait ces hommes d’épée avec beaucoup de joie. Il en voulait encore un tiers en sus.

– Pourquoi ? disait le roi.

– Pour faire plus d’honneur à M. Fouquet, répliquait Colbert.

« Pour le ruiner plus vite », pensait d’Artagnan.

L’armée parut devant Melun, dont les notables apportèrent au roi les clefs, et l’invitèrent à entrer à l’Hôtel de Ville pour prendre le vin d’honneur.

Le roi, qui s’attendait à passer outre et à gagner Vaux tout de suite, devint rouge de dépit.

– Quel est le sot qui m’a valu ce retard ? grommela-t-il entre ses dents, pendant que le maître échevin faisait son discours.

– Ce n’est pas moi, répliqua d’Artagnan ; mais je crois bien que c’est M. Colbert.

Colbert entendit son nom.

– Que plaît-il à M. d’Artagnan ? demanda-t-il.

– Il me plaît savoir si vous êtes celui qui a fait entrer le roi dans le vin de Brie ?

– Oui, monsieur.

– Alors, c’est à vous que le roi a donné un nom.

– Lequel, monsieur ?

– Je ne sais trop… Attendez… imbécile… non, non… sot, sot, stupide, voilà ce que Sa Majesté a dit de celui qui lui a valu le vin de Melun.

D’Artagnan, après cette bordée, caressa tranquillement son cheval. La grosse tête de M. Colbert enfla comme un boisseau.

D’Artagnan, le voyant si laid par la colère, ne s’arrêta pas en chemin. L’orateur allait toujours ; le roi rougissait à vue d’œil.

– Mordioux ! dit flegmatiquement le mousquetaire, le roi va prendre un coup de sang. Où diable avez-vous eu cette idée-là, monsieur Colbert ? Vous n’avez pas de chance.

– Monsieur, dit le financier en se redressant, elle m’a été inspirée par mon zèle pour le service du roi.

– Bah !

– Monsieur, Melun est une ville, une bonne ville qui paie bien, et qu’il est inutile de mécontenter.

– Voyez-vous cela ! Moi qui ne suis pas un financier, j’avais seulement vu une idée dans votre idée.

– Laquelle, monsieur ?

– Celle de faire faire un peu de bile à M. Fouquet, qui s’évertue, là-bas, sur ses donjons, à nous attendre.

Le coup était juste et rude. Colbert en fut désarçonné. Il se retira l’oreille basse. Heureusement, le discours était fini. Le roi but, puis tout le monde reprit la marche à travers la ville. Le roi rongeait ses lèvres, car la nuit venait et tout espoir de promenade avec La Vallière s’évanouissait.

Pour faire entrer la maison du roi dans Vaux, il fallait au moins quatre heures, grâce à toutes les consignes. Aussi le roi, qui bouillait d’impatience, pressa-t-il les reines, afin d’arriver avant la nuit, mais au moment de se remettre en marche, les difficultés surgirent.

– Est-ce que le roi ne va pas coucher à Melun ? dit M. Colbert, bas, à d’Artagnan.

M. Colbert était bien mal inspiré, ce jour-là, de s’adresser ainsi au chef des mousquetaires. Celui-ci avait deviné que le roi ne tenait pas en place. D’Artagnan ne voulait le laisser entrer à Vaux que bien accompagné : il désirait donc que Sa Majesté n’entrât qu’avec toute l’escorte. D’un autre côté, il sentait que les retards irriteraient cet impatient caractère. Comment concilier ces deux difficultés ? D’Artagnan prit Colbert au mot et le lança sur le roi.

– Sire, dit-il, M. Colbert demande si Votre Majesté ne couchera pas à Melun ?

– Coucher à Melun ! Et pour quoi faire ? s’écria Louis XIV Coucher à Melun ! Qui diable a pu songer à cela, quand M. Fouquet nous attend ce soir ?

– C’était, reprit vivement Colbert, la crainte de retarder Votre Majesté, qui, d’après l’étiquette, ne peut entrer autre part que chez elle, avant que les logements aient été marqués par son fourrier, et la garnison distribuée.

D’Artagnan écoutait de ses oreilles en se mordant la moustache.

Les reines entendaient aussi. Elles étaient fatiguées ; elles eussent voulu dormir, et surtout empêcher le roi de se promener, le soir, avec M. de Saint-Aignan et les dames ; car, si l’étiquette renfermait chez elles les princesses, les dames, leur service fait, avaient toute faculté de se promener.

On voit que tous ces intérêts, s’amoncelant en vapeurs, devaient produire des nuages, et les nuages une tempête. Le roi n’avait pas de moustache à mordre : il mâchait avidement le manche de son fouet. Comment sortir de là ? D’Artagnan faisait les doux yeux et Colbert le gros dos. Sur qui mordre ?

– On consultera là-dessus la reine, dit Louis XIV en saluant les dames.

Et cette bonne grâce qu’il eut pénétra le cœur de Marie-Thérèse, qui était bonne et généreuse, et qui, remise à son libre arbitre, répliqua respectueusement :

– Je ferai la volonté du roi, toujours avec plaisir.

– Combien faut-il de temps pour aller à Vaux ? demanda Anne d’Autriche en traînant sur chaque syllabe, et en appuyant la main sur son sein endolori.

– Une heure pour les carrosses de Leurs Majestés, dit d’Artagnan, par des chemins assez beaux.

Le roi le regarda.

– Un quart d’heure pour le roi, se hâta-t-il d’ajouter.

– On arriverait au jour, dit Louis XIV.

– Mais les logements de la maison militaire, objecta doucement Colbert, feront perdre au roi toute la hâte du voyage, si prompt qu’il soit.

« Double brute ! pensa d’Artagnan, si j’avais intérêt à démolir ton crédit, je le ferais en dix minutes. »

– À la place du roi, ajouta-t-il tout haut, en me rendant chez M. Fouquet, qui est un galant homme, je laisserais ma maison, j’irais en ami ; j’entrerais seul avec mon capitaine des gardes ; j’en serais plus grand et plus sacré.

La joie brilla dans les yeux du roi.

– Voilà un bon conseil, dit-il, mesdames ; allons chez un ami, en ami. Marchez doucement, messieurs des équipages ; et nous, messieurs, en avant !

Il entraîna derrière lui tous les cavaliers.

Colbert cacha sa grosse tête renfrognée derrière le cou de son cheval.

– J’en serai quitte, dit d’Artagnan tout en galopant, pour causer, dès ce soir, avec Aramis. Et puis M. Fouquet est un galant homme, mordioux ! je l’ai dit, il faut le croire.

Voilà comment, vers sept heures du soir, sans trompettes et sans gardes avancées, sans éclaireurs ni mousquetaires, le roi se présenta devant la grille de Vaux, où Fouquet, prévenu, attendait, depuis une demi-heure, tête nue, au milieu de sa maison et de ses amis.

Chapitre CCXIX – Nectar et ambroisie §

M. Fouquet tint l’étrier au roi, qui, ayant mis pied à terre, se releva gracieusement, et, plus gracieusement encore, lui tendit une main que Fouquet, malgré un léger effort du roi, porta respectueusement à ses lèvres.

Le roi voulait attendre, dans la première enceinte l’arrivée des carrosses. Il n’attendit pas longtemps. Les chemins avaient été battus par ordre du surintendant. On n’eût pas trouvé, depuis Melun jusqu’à Vaux, un caillou gros comme un œuf. Aussi les carrosses, roulant comme sur un tapis, amenèrent-ils, sans cahots ni fatigues, toutes les dames à huit heures. Elles furent reçues par Mme la surintendante, et au moment où elles apparaissaient, une lumière vive, comme celle du jour, jaillit de tous les arbres, de tous les vases de tous les marbres. Cet enchantement dura jusqu’à ce que Leurs Majestés se fussent perdues dans l’intérieur du palais.

Toutes ces merveilles, que le chroniqueur a entassées ou plutôt conservées dans son récit, au risque de rivaliser avec le romancier, ces splendeurs de la nuit vaincue, de la nature corrigée, de tous les plaisirs, de tous les luxes combinés pour la satisfaction des sens et de l’esprit, Fouquet les offrit réellement à son roi, dans cette retraite enchantée, dont nul souverain, en Europe ne pouvait se flatter de posséder l’équivalent.

Nous ne parlerons ni du grand festin qui réunit Leurs Majestés, ni des concerts, ni des féeriques métamorphoses ; nous nous contenterons de peindre le visage du roi, qui, de gai, ouvert, de bienheureux qu’il était d’abord, devint bientôt sombre, contraint, irrité. Il se rappelait sa maison à lui, et ce pauvre luxe qui n’était que l’ustensile de la royauté sans être la propriété de l’homme-roi. Les grands vases du Louvre, les vieux meubles et la vaisselle de Henri II, de François Ier, de Louis XI, n’étaient que des monuments historiques. Ce n’étaient que des objets d’art, une défroque du métier royal. Chez Fouquet, la valeur était dans le travail comme dans la matière. Fouquet mangeait dans un or que des artistes à lui avaient fondu et ciselé pour lui. Fouquet buvait des vins dont le roi de France ne savait pas le nom : il les buvait dans des gobelets plus précieux chacun que toute la cave royale.

Que dire des salles, des tentures, des tableaux, des serviteurs, des officiers de toute sorte ? Que dire du service ou, l’ordre remplaçant l’étiquette, le bien-être remplaçant les consignes, le plaisir et la satisfaction du convive devenaient la suprême loi de tout ce qui obéissait à l’hôte ?

Cet essaim de gens affairés sans bruit, cette multitude de convives moins nombreux que les serviteurs, ces myriades de mets, de vases d’or et d’argent, ces flots de lumière, ces amas de fleurs inconnues, dont les serres s’étaient dépouillées comme d’une surcharge, puisqu’elles étaient encore redondantes de beauté, ce tout harmonieux, qui n’était que le prélude de la fête promise, ravit tous les assistants, qui témoignèrent leur admiration à plusieurs reprises, non par la voix ou par le geste, mais par le silence et l’attention, ces deux langages du courtisan qui ne connaît plus le frein du maître.

Quant au roi, ses yeux se gonflèrent : il n’osa plus regarder la reine. Anne d’Autriche, toujours supérieure en orgueil à toute créature, écrasa son hôte par le mépris qu’elle témoigna pour tout ce qu’on lui servait.

La jeune reine, bonne et curieuse de la vie, loua Fouquet, mangea de grand appétit, et demanda le nom de plusieurs fruits qui paraissaient sur la table. Fouquet répondit qu’il ignorait les noms. Ces fruits sortaient de ses réserves : il les avait souvent cultivés lui-même, étant un savant en fait d’agronomie exotique. Le roi sentit la délicatesse. Il n’en fut que plus humilié. Il trouvait la reine un peu peuple, et Anne d’Autriche un peu Junon. Tout son soin, à lui, était de se garder froid sur la limite de l’extrême dédain ou de la simple admiration.

Mais Fouquet avait prévu tout cela : c’était un de ces hommes qui prévoient tout.

Le roi avait expressément déclaré que, tant qu’il serait chez M. Fouquet, il désirait ne pas soumettre ses repas à l’étiquette, et, par conséquent, dîner avec tout le monde ; mais, par les soins du surintendant, le dîner du roi se trouvait servi à part, si l’on peut s’exprimer ainsi, au milieu de la table générale. Ce dîner, merveilleux par sa composition, comprenait tout ce que le roi aimait, tout ce qu’il choisissait d’habitude. Louis n’avait pas d’excuses, lui, le premier appétit de son royaume, pour dire qu’il n’avait pas faim.

M. Fouquet fit bien mieux : il s’était mis à table pour obéir à l’ordre du roi, mais dès que les potages furent servis, il se leva de table et se mit lui-même à servir le roi, pendant que Mme la surintendante se tenait derrière le fauteuil de la reine mère. Le dédain de Junon et les bouderies de Jupiter ne tinrent pas contre cet excès de bonne grâce. La reine mère mangea un biscuit dans du vin de San Lucar, et le roi mangea de tout en disant à M. Fouquet :

– Il est impossible, monsieur le surintendant, de faire meilleure chère.

Sur quoi, toute la Cour se mit à dévorer d’un tel enthousiasme, que l’on eût dit des nuées de sauterelles d’Égypte s’abattant sur les seigles verts.

Cela n’empêcha pas que, après la faim assouvie, le roi ne redevînt triste : triste en proportion de la belle humeur qu’il avait cru devoir manifester, triste surtout de la bonne mine que ses courtisans avaient faite à Fouquet.

D’Artagnan, qui mangeait beaucoup et qui buvait sec, sans qu’il y parût, ne perdit pas un coup de dent, mais fit un grand nombre d’observations qui lui profitèrent.

Le souper fini, le roi ne voulut pas perdre la promenade. Le parc était illuminé. La lune, d’ailleurs, comme si elle se fût mise aux ordres du seigneur de Vaux, argenta les massifs et les lacs de ses diamants et de son phosphore. La fraîcheur était douce. Les allées étaient ombreuses et sablées si moelleusement, que les pieds s’y plaisaient. Il y eut fête complète ; car le roi, trouvant La Vallière au détour d’un bois, lui put serrer la main et dire : « Je vous aime », sans que nul l’entendît, excepté M. d’Artagnan, qui suivait, et M. Fouquet, qui précédait.

Cette nuit d’enchantements s’avança. Le roi demanda sa chambre. Aussitôt tout fut en mouvement. Les reines passèrent chez elles au son des théorbes et des flûtes. Le roi trouva, en montant, ses mousquetaires, que M. Fouquet avait fait venir de Melun et invités à souper.

D’Artagnan perdit toute défiance. Il était las, il avait bien soupé, et voulait, une fois dans sa vie, jouir d’une fête chez un véritable roi.

– M. Fouquet, disait-il, est mon homme.

On conduisit, en grande cérémonie, le roi dans la chambre de Morphée, dont nous devons une mention légère à nos lecteurs. C’était la plus belle et la plus vaste du palais. Le Brun avait peint, dans la coupole, les songes heureux et les songes tristes que Morphée suscite aux rois comme aux hommes. Tout ce que le sommeil enfante de gracieux, ce qu’il verse de miel et de parfums, de fleurs et de nectar, de voluptés ou de repos dans les sens, le peintre en avait enrichi les fresques. C’était une composition aussi suave dans une partie, que sinistre et terrible dans l’autre. Les coupes qui versent les poisons, le fer qui brille sur la tête du dormeur, les sorciers et les fantômes aux masques hideux, les demi-ténèbres, plus effrayantes que la flamme ou la nuit profonde, voilà ce qu’il avait donné pour pendants à ses gracieux tableaux.

Le roi, entré dans cette chambre magnifique, fut saisi d’un frisson. Fouquet en demanda la cause.

– J’ai sommeil, répliqua Louis assez pâle.

– Votre Majesté veut-elle son service sur-le-champ ?

– Non, j’ai à causer avec quelques personnes, dit le roi. Qu’on prévienne M. Colbert.

Fouquet s’inclina et sortit.

Chapitre CCXX – À Gascon, Gascon et demi §

D’Artagnan n’avait pas perdu de temps ; ce n’était pas dans ses habitudes. Après s’être informé d’Aramis, il avait couru jusqu’à ce qu’il l’eût rencontré. Or, Aramis, une fois le roi entré dans Vaux, s’était retiré dans sa chambre, méditant sans doute encore quelque galanterie pour les plaisirs de Sa Majesté.

D’Artagnan se fit annoncer et trouva au second étage, dans une belle chambre qu’on appelait la chambre bleue, à cause de ses tentures, il trouva, disons-nous l’évêque de Vannes en compagnie de Porthos et de plusieurs épicuriens modernes.

Aramis vint embrasser son ami, lui offrit le meilleur siège, et comme on vit généralement que le mousquetaire se réservait sans doute afin d’entretenir secrètement Aramis, les épicuriens prirent congé.

Porthos ne bougea pas. Il est vrai qu’ayant dîné beaucoup, il dormait dans son fauteuil. L’entretien ne fut pas gêné par ce tiers. Porthos avait le ronflement harmonieux, et l’on pouvait parler sur cette espèce de basse comme sur une mélopée antique.

D’Artagnan sentit que c’était à lui d’ouvrir la conversation. L’engagement qu’il était venu chercher était rude ; aussi aborda-t-il nettement le sujet.

– Eh bien ! nous voici donc à Vaux ? dit-il.

– Mais oui, d’Artagnan. Aimez-vous ce séjour ?

– Beaucoup, et j’aime aussi M. Fouquet.

– N’est-ce pas qu’il est charmant ?

– On ne saurait plus.

– On dit que le roi a commencé par lui battre froid, et que Sa Majesté s’est radoucie ?

– Vous n’avez donc pas vu, que vous dites : « On dit » ?

– Non ; je m’occupais, avec ces messieurs qui viennent de sortir, de la représentation et du carrousel de demain.

– Ah çà ! vous êtes ordonnateur des fêtes, ici, vous ?

– Je suis, comme vous savez, ami des plaisirs de l’imagination : j’ai toujours été poète par quelque endroit, moi.

– Je me rappelle vos vers. Ils étaient charmants.

– Moi, je les ai oubliés, mais je me réjouis d’apprendre ceux des autres, quand les autres s’appellent Molière, Pélisson, La Fontaine, etc.

– Savez-vous l’idée qui m’est venue ce soir en soupant, Aramis ?

– Non. Dites-la-moi ; sans quoi, je ne la devinerais pas ; vous en avez tant !

– Eh bien ! l’idée m’est venue que le vrai roi de France n’est pas Louis XIV.

– Hein ! fit Aramis en ramenant involontairement ses yeux sur les yeux du mousquetaire.

– Non, c’est M. Fouquet.

Aramis respira et sourit.

– Vous voilà comme les autres : jaloux ! dit-il. Parions que c’est M. Colbert qui vous a fait cette phrase-là ?

D’Artagnan, pour amadouer Aramis, lui conta les mésaventures de Colbert à propos du vin de Melun.

– Vilaine race que ce Colbert ! fit Aramis.

– Ma foi, oui !

– Quand on pense, ajouta l’évêque, que ce drôle-là sera votre ministre dans quatre mois.

– Bah !

– Et que vous le servirez comme Richelieu, comme Mazarin.

– Comme vous servez Fouquet, dit d’Artagnan.

– Avec cette différence, cher ami, que M. Fouquet n’est pas M. Colbert.

– C’est vrai.

Et d’Artagnan feignit de devenir triste.

– Mais, ajouta-t-il un moment après, pourquoi donc me disiez-vous que M. Colbert sera ministre dans quatre mois ?

– Parce que M. Fouquet ne le sera plus, répliqua Aramis.

– Il sera ruiné, n’est-ce pas ? dit d’Artagnan.

– À plat.

– Pourquoi donner des fêtes, alors ? fit le mousquetaire d’un ton de bienveillance si naturel, que l’évêque en fut un moment la dupe. Comment ne l’en avez-vous pas dissuadé, vous ?

Cette dernière partie de la phrase était un excès. Aramis revint à la défiance.

– Il s’agit, dit-il, de se ménager le roi.

– En se ruinant ?

– En se ruinant pour lui, oui.

– Singulier calcul !

– La nécessité.

– Je ne la vois pas, cher Aramis.

– Si fait, vous remarquez bien l’antagonisme naissant de M. de Colbert.

– Et que M. Colbert pousse le roi à se défaire du surintendant.

– Cela saute aux yeux.

– Et qu’il y a cabale contre M. Fouquet.

– On le sait de reste.

– Quelle apparence que le roi se mette de la partie contre un homme qui aura tout dépensé pour lui plaire ?

– C’est vrai, fit lentement Aramis, peu convaincu, et curieux d’aborder une autre face du sujet de conversation.

– Il y a folies et folies, reprit d’Artagnan. Je n’aime pas toutes celles que vous faites.

– Lesquelles ?

– Le souper, le bal, le concert, la comédie, les carrousels, les cascades, les feux de joie et d’artifice, les illuminations et les présents, très bien, je vous accorde cela ; mais ces dépenses de circonstance ne suffisaient-elles point ? Fallait-il…

– Quoi ?

– Fallait-il habiller de neuf toute une maison, par exemple ?

– Oh ! c’est vrai ! J’ai dit cela à M. Fouquet ; il m’a répondu que, s’il était assez riche, il offrirait au roi un château neuf des girouettes aux caves, neuf avec tout ce qui tient dedans, et que, le roi parti, il brûlerait tout cela pour que rien ne servît à d’autres.

– C’est de l’espagnol pur !

– Je le lui ai dit. Il a ajouté ceci : « Sera mon ennemi, quiconque me conseillera d’épargner. »

– C’est de la démence, vous dis-je, ainsi que ce portrait.

– Quel portrait ? dit Aramis.

– Celui du roi, cette surprise…

– Cette surprise ?

– Oui, pour laquelle vous avez pris des échantillons chez Percerin.

D’Artagnan s’arrêta. Il avait lancé la flèche. Il ne s’agissait plus que d’en mesurer la portée.

– C’est une gracieuseté, répondit Aramis.

D’Artagnan vint droit à son ami, lui prit les deux mains, et, le regardant dans les yeux :

– Aramis, dit-il, m’aimez-vous encore un peu ?

– Si je vous aime !

– Bon ! Un service, alors. Pourquoi avez-vous pris des échantillons de l’habit du roi chez Percerin ?

– Venez avec moi le demander à ce pauvre Le Brun, qui a travaillé là dessus deux jours et deux nuits.

– Aramis, cela est la vérité pour tout le monde, mais pour moi…

– En vérité, d’Artagnan, vous me surprenez !

– Soyez bon pour moi. Dites-moi la vérité : vous ne voudriez pas qu’il m’arrivât du désagrément, n’est-ce pas ?

– Cher ami, vous devenez incompréhensible. Quel diable de soupçon avez vous donc ?

– Croyez-vous à mes instincts ? Vous y croyiez autrefois. Eh bien ! un instinct me dit que vous avez un projet caché.

– Moi, un projet ?

– Je n’en suis pas sûr.

– Pardieu !

– Je n’en suis pas sûr, mais j’en jurerais.

– Eh bien ! d’Artagnan, vous me causez une vive peine. En effet, si j’ai un projet que je doive vous taire, je vous le tairai, n’est-ce pas ? Si j’en ai un que je doive vous révéler, je vous l’aurais déjà dit.

– Non, Aramis, non, il est des projets qui ne se révèlent qu’au moment favorable.

– Alors, mon bon ami, reprit l’évêque en riant, c’est que le moment favorable n’est pas encore arrivé.

D’Artagnan secoua la tête avec mélancolie.

– Amitié ! amitié ! dit-il, vain nom ! Voilà un homme qui, si je le lui demandais, se ferait hacher en morceaux pour moi.

– C’est vrai, dit noblement Aramis.

– Et cet homme, qui me donnerait tout le sang de ses veines, ne m’ouvrira pas un petit coin de son cœur. Amitié, je le répète, tu n’es qu’une ombre et qu’un leurre, comme tout ce qui brille dans le monde !

– Ne parlez pas ainsi de notre amitié, répondit l’évêque d’un ton ferme et convaincu. Elle n’est pas du genre de celles dont vous parlez.

– Regardez-nous, Aramis. Nous voici trois sur quatre. Vous me trompez, je vous suspecte, et Porthos dort. Beau trio d’amis, n’est-ce pas ? beau reste !

– Je ne puis vous dire qu’une chose, d’Artagnan, et je vous l’affirme sur l’évangile. Je vous aime comme autrefois. Si jamais je me défie de vous, c’est à cause des autres, non à cause de vous ni de moi. Toute chose que je ferai et en quoi je réussirai, vous y trouverez votre part. Promettez-moi la même faveur, dites !

– Si je ne m’abuse, Aramis, voilà des paroles qui sont, au moment où vous les prononcez, pleines de générosité.

– C’est possible.

– Vous conspirez contre M. Colbert. Si ce n’est que cela, mordioux ! dites le-moi donc, j’ai l’outil, j’arracherai la dent.

Aramis ne put effacer un sourire de dédain, qui glissa sur sa noble figure.

– Et, quand je conspirerais contre M. Colbert, où serait le mal ?

– C’est trop peu pour vous, et ce n’est pas pour renverser Colbert que vous avez été demander des échantillons à Percerin. Oh ! Aramis, nous ne sommes pas ennemis, nous sommes frères. Dites-moi ce que vous voulez entreprendre, et, foi de d’Artagnan, si je ne puis pas vous aider, je jure de rester neutre.

– Je n’entreprends rien, dit Aramis.

– Aramis, une voix me parle, elle m’éclaire ; cette voix ne m’a jamais trompé. Vous en voulez au roi !

– Au roi ? s’écria l’évêque en affectant le mécontentement.

– Votre physionomie ne me convaincra pas. Au roi, je le répète.

– Vous m’aiderez ? dit Aramis, toujours avec l’ironie de son rire.

– Aramis, je ferai plus que de vous aider, je ferai plus que de rester neutre, je vous sauverai.

– Vous êtes fou, d’Artagnan.

– Je suis le plus sage de nous deux.

– Vous, me soupçonner de vouloir assassiner le roi !

– Qui est-ce qui parle de cela ? dit le mousquetaire.

– Alors, entendons-nous, je ne vois pas ce que l’on peut faire à un roi légitime comme le nôtre, si on ne l’assassine pas.

D’Artagnan ne répliqua rien.

– Vous avez, d’ailleurs, vos gardes et vos mousquetaires ici, fit l’évêque.

– C’est vrai.

– Vous n’êtes pas chez M. Fouquet, vous êtes chez vous.

– C’est vrai.

– Vous avez, à l’heure qu’il est, M. Colbert qui conseille au roi contre M. Fouquet tout ce que vous voudriez peut-être conseiller si je n’étais pas de la partie.

– Aramis ! Aramis ! par grâce, un mot d’ami !

– Le mot des amis, c’est la vérité. Si je pense à toucher du doigt au fils d’Anne d’Autriche, le vrai roi de ce pays de France, si je n’ai pas la ferme intention de me prosterner devant son trône, si, dans mes idées, le jour de demain, ici, à Vaux, ne doit pas être le plus glorieux des jours de mon roi, que la foudre m’écrase ! j’y consens.

Aramis avait prononcé ces paroles le visage tourné vers l’alcôve de sa chambre, où d’Artagnan, adossé d’ailleurs à cette alcôve, ne pouvait soupçonner qu’il se cachât quelqu’un. L’onction de ces paroles, leur lenteur étudiée, la solennité du serment, donnèrent au mousquetaire la satisfaction la plus complète. Il prit les deux mains d’Aramis et les serra cordialement.

Aramis avait supporté les reproches sans pâlir, il rougit en écoutant les éloges. D’Artagnan trompé lui faisait honneur. D’Artagnan confiant lui faisait honte.

– Est-ce que vous partez ? lui dit-il en l’embrassant pour cacher sa rougeur.

– Oui, mon service m’appelle. J’ai le mot de la nuit à prendre.

– Où coucherez-vous ?

– Dans l’antichambre du roi, à ce qu’il paraît. Mais Porthos ?

– Emmenez-le-moi donc ; car il ronfle comme un canon.

– Ah !… il n’habite pas avec vous ? dit d’Artagnan.

– Pas le moins du monde. Il a son appartement je ne sais où.

– Très bien ! dit le mousquetaire, à qui cette séparation des deux associés ôtait ses derniers soupçons.

Et il toucha rudement l’épaule de Porthos. Celui-ci répondit en rugissant.

– Venez ! dit d’Artagnan.

– Tiens ! d’Artagnan, ce cher ami ! par quel hasard ? Ah ! c’est vrai, je suis de la fête de Vaux.

– Avec votre bel habit.

– C’est gentil de la part de M. Coquelin de Volière, n’est-ce pas ?

– Chut ! fit Aramis, vous marchez à défoncer les parquets.

– C’est vrai, dit le mousquetaire. Cette chambre est au-dessus du dôme.

– Et je ne l’ai pas prise pour salle d’armes, ajouta l’évêque. La chambre du roi a pour plafond les douceurs du sommeil. N’oubliez pas que mon parquet est la doublure de ce plafond-là. Bonsoir, mes amis, dans dix minutes je dormirai.

Et Aramis les conduisit en riant doucement. Puis, lorsqu’ils furent dehors, fermant rapidement les verrous et calfeutrant les fenêtres, il appela :

– Monseigneur ! monseigneur !

Philippe sortit de l’alcôve en poussant une porte à coulisse placée derrière le lit.

– Voilà bien des soupçons chez M. d’Artagnan, dit-il.

– Ah ! vous avez reconnu d’Artagnan, n’est-ce pas ?

– Avant que vous l’eussiez nommé.

– C’est votre capitaine des mousquetaires.

– Il m’est bien dévoué, répliqua Philippe en appuyant sur le pronom personnel.

– Fidèle comme un chien, mordant quelquefois. Si d’Artagnan ne vous reconnaît pas avant que l’autre ait disparu, comptez sur d’Artagnan à toute éternité ; car alors, s’il n’a rien vu, il gardera sa fidélité. S’il a vu trop tard, il est Gascon et n’avouera jamais qu’il s’est trompé.

– Je le pensais. Que faisons-nous maintenant ?

– Vous allez vous mettre à l’observatoire et regarder, au coucher du roi, comment vous vous couchez en petite cérémonie.

– Très bien. Où me mettrai-je ?

– Asseyez-vous sur ce pliant. Je vais faire glisser le parquet. Vous regarderez par cette ouverture qui répond aux fausses fenêtres pratiquées dans le dôme de la chambre du roi. Voyez-vous ?

– Je vois le roi.

Et Philippe tressaillit comme à l’aspect d’un ennemi.

– Que fait-il ?

– Il veut faire asseoir auprès de lui un homme.

– M. Fouquet.

– Non, non pas ; attendez…

– Les notes, mon prince, les portraits !

– L’homme que le roi veut faire s’asseoir ainsi devant lui, c’est M. Colbert.

– Colbert devant le roi ? s’écria Aramis. Impossible !

– Regardez.

Aramis plongea ses regards dans la rainure du parquet.

– Oui, dit-il, Colbert lui-même. Oh ! monseigneur, qu’allons-nous entendre, et que va-t-il résulter de cette intimité ?

– Rien de bon pour M. Fouquet, sans nul doute.

Le prince ne se trompait pas. Nous avons vu que Louis XIV avait fait mander Colbert, et que Colbert était arrivé. La conversation s’était engagée entre eux par une des plus hautes faveurs que le roi eût jamais faites. Il est vrai que le roi était seul avec son sujet.

– Colbert, asseyez-vous.

L’intendant, comblé de joie, lui qui craignait d’être renvoyé, refusa cet insigne honneur.

– Accepte-t-il ? dit Aramis.

– Non, il reste debout.

– Écoutons, mon prince.

Et le futur roi, le futur pape écoutèrent avidement ces simples mortels qu’ils tenaient sous leurs pieds, prêts à les écraser s’ils l’eussent voulu.

– Colbert, dit le roi, vous m’avez fort contrarié aujourd’hui.

– Sire… je le savais.

– Très bien ! J’aime cette réponse. Oui, vous le saviez. Il y a du courage à l’avoir fait.

– Je risquais de mécontenter Votre Majesté, mais je risquais aussi de lui cacher son intérêt véritable.

– Quoi donc ? Vous craigniez quelque chose pour moi ?

– Ne fût-ce qu’une indigestion, Sire, dit Colbert, car on ne donne à son roi des festins pareils que pour l’étouffer sous le poids de la bonne chère.

Et, cette grosse plaisanterie lancée, Colbert en attendit agréablement l’effet.

Louis XIV, l’homme le plus vain et le plus délicat de son royaume, pardonna encore cette facétie à Colbert.

– De vrai, dit-il, M. Fouquet m’a donné un trop beau repas. Dites-moi, Colbert, où prend-il tout l’argent nécessaire pour subvenir à ces frais énormes ? Le savez-vous ?

– Oui, je le sais, Sire.

– Vous me l’allez un peu établir.

– Facilement, à un denier près.

– Je sais que vous comptez juste.

– C’est la première qualité qu’on puisse exiger d’un intendant des finances.

– Tous ne l’ont pas.

– Je rends grâce à Votre Majesté d’un éloge si flatteur dans sa bouche.

– Donc, M. Fouquet est riche, très riche, et cela monsieur, tout le monde le sait.

– Tout le monde, les vivants comme les morts.

– Que veut dire cela, monsieur Colbert ?

– Les vivants voient la richesse de M. Fouquet. Ils admirent un résultat, et ils y applaudissent ; mais les morts, plus savants que nous, savent les causes, et ils accusent.

– Eh bien ! M. Fouquet doit sa richesse à quelles causes ?

– Le métier d’intendant favorise souvent ceux qui l’exercent.

– Vous avez à me parler plus confidentiellement ; ne craignez rien, nous sommes bien seuls.

– Je ne crains jamais rien, sous l’égide de ma conscience et sous la protection de mon roi, Sire.

Et Colbert s’inclina.

– Donc, les morts, s’ils parlaient ?…

– Ils parlent quelquefois, Sire. Lisez.

– Ah ! murmura Aramis à l’oreille du prince, qui, à ses côtés, écoutait sans perdre une syllabe, puisque vous êtes placé ici, monseigneur, pour apprendre votre métier de roi, écoutez une infamie toute royale. Vous allez assister à une de ces scènes comme Dieu seul ou plutôt comme le diable les conçoit et les exécute. Écoutez bien, vous profiterez.

Le prince redoubla d’attention et vit Louis XIV prendre des mains de Colbert une lettre que celui-ci tendait.

– L’écriture du feu cardinal ! dit le roi.

– Votre Majesté a bonne mémoire, répliqua Colbert en s’inclinant, et c’est une merveilleuse aptitude pour un roi destiné au travail, que de reconnaître ainsi les écritures à première vue.

Le roi lut une lettre de Mazarin, qui, déjà connue du lecteur, depuis la brouille entre Mme de Chevreuse et Aramis, n’apprendrait rien de nouveau si nous la rapportions ici.

– Je ne comprends pas bien, dit le roi intéressé vivement.

– Votre Majesté n’a pas encore l’habitude des commis d’intendance.

– Je vois qu’il s’agit d’argent donné à M. Fouquet.

– Treize millions. Une jolie somme !

– Mais oui… Eh bien ! ces treize millions manquent dans le total des comptes ? Voilà ce que je ne comprends pas très bien, vous dis-je. Pourquoi et comment ce déficit serait-il possible ?

– Possible, je ne dis pas ; réel, je le dis.

– Vous dites que treize millions manquent dans les comptes ?

– Ce n’est pas moi qui le dis, c’est le registre.

– Et cette lettre de M. de Mazarin indique l’emploi de cette somme et le nom du dépositaire ?

– Comme Votre Majesté peut s’en convaincre.

– Oui, en effet, il résulte de là que M. Fouquet n’aurait pas encore rendu les treize millions.

– Cela résulte des comptes, oui, Sire.

– Eh bien ! alors ?…

– Eh bien ! alors, Sire, puisque M. Fouquet n’a pas rendu les treize millions, c’est qu’il les a encaissés, et, avec treize millions, on fait quatre fois plus, et une fraction, de dépense et de munificence que Votre Majesté n’a pu en faire à Fontainebleau, où nous ne dépensâmes que trois millions en totalité, s’il vous en souvient.

C’était, pour un maladroit, une bien adroite noirceur que ce souvenir invoqué de la fête dans laquelle le roi avait, grâce à un mot de Fouquet, aperçu pour la première fois sont infériorité. Colbert recevait à Vaux ce que Fouquet lui avait fait à Fontainebleau, et, en bon homme de finances, il le rendait avec tous les intérêts. Ayant ainsi disposé le roi, Colbert n’avait plus grand-chose à faire. Il le sentit ; le roi était devenu sombre. Colbert attendit la première parole du roi avec autant d’impatience que Philippe et Aramis du haut de leur observatoire.

– Savez-vous ce qui résulte de tout cela, monsieur Colbert ? dit le roi après une réflexion.

– Non, Sire, je ne le sais pas.

– C’est que le fait de l’appropriation des treize millions, s’il était avéré…

– Mais il l’est.

– Je veux dire s’il était déclaré, monsieur Colbert.

– Je pense qu’il le serait dès demain, si Votre Majesté…

– N’était pas chez M. Fouquet, répondit assez dignement le roi.

– Le roi est chez lui partout, Sire, et surtout dans les maisons que son argent a payées.

– Il me semble, dit Philippe bas à Aramis, que l’architecte qui a bâti ce dôme aurait dû, prévoyant quel usage on en ferait, le mobiliser pour qu’on pût le faire choir sur la tête des coquins d’un caractère aussi noir que ce M. Colbert.

– J’y pensais bien, dit Aramis, mais M. Colbert est si près du roi en ce moment !

– C’est vrai, cela ouvrirait une succession.

– Dont monsieur votre frère puîné récolterait tout le fruit, monseigneur. Tenez, restons en repos et continuons à écouter.

– Nous n’écouterons pas longtemps, dit le jeune prince.

– Pourquoi cela, monseigneur ?

– Parce que, si j’étais le roi, je ne répondrais plus rien.

– Et que feriez-vous ?

– J’attendrais à demain matin pour réfléchir.

Louis XIV leva enfin les yeux, et, retrouvant Colbert attentif à sa première parole :

– Monsieur Colbert, dit-il, en changeant brusquement la conversation, je vois qu’il se fait tard, je me coucherai.

– Ah ! fit Colbert, j’aurai…

– À demain. Demain matin, j’aurai pris une détermination.

– Fort bien, Sire, repartit Colbert outré, quoiqu’il se contint en présence du roi.

Le roi fit un geste, et l’intendant se dirigea vers la porte à reculons.

– Mon service ! cria le roi.

Le service du roi entra dans l’appartement.

Philippe allait quitter son poste d’observation.

– Un moment, lui dit Aramis avec sa douceur habituelle ; ce qui vient de se passer n’est qu’un détail, et nous n’en prendrons plus demain aucun souci, mais le service de nuit, l’étiquette du petit coucher, ah ! monseigneur, voilà qui est important ! Apprenez, apprenez comment vous vous mettez au lit, Sire. Regardez, regardez !

Chapitre CCXXI – Colbert §

L’histoire nous dira ou plutôt l’histoire nous a dit les événements du lendemain, les fêtes splendides données par le surintendant à son roi. Deux grands écrivains ont constaté la grande dispute qu’il y eut entre la Cascade et la Gerbe d’Eau, la lutte engagée entre la Fontaine de la Couronne et les Animaux, pour savoir à qui plairait davantage. Il y eut donc le lendemain divertissement et joie ; il y eut promenade, repas, comédie ; comédie dans laquelle, à sa grande surprise, Porthos reconnut M. Coquelin de Volière, jouant dans la farce des Fâcheux. C’est ainsi qu’appelait ce divertissement M. de Bracieux de Pierrefonds.

La Fontaine n’en jugeait pas de même, sans doute, lui qui écrivait à son ami M. Maucrou :

C’est un ouvrage de Molière.

Cet écrivain, par sa manière,

Charme à présent toute la Cour.

De la façon que son nom court,

Il doit être par-delà Rome.

J’en suis ravi, car c’est un homme.

On voit que La Fontaine avait profité de l’avis de Pélisson et avait soigné la rime.

Au reste, Porthos était de l’avis de La Fontaine, et il eût dit comme lui : « Pardieu ! ce Molière est mon homme ! mais seulement pour les habits. » À l’endroit du théâtre, nous l’avons dit, pour M. de Bracieux de Pierrefonds, Molière n’était qu’un farceur.

Mais préoccupé par la scène de la veille, mais cuvant le poison versé par Colbert, le roi, pendant toute cette journée si brillante, si accidentée, si imprévue, où toutes les merveilles des Mille et Une Nuits semblaient naître sous ses pas, le roi se montra froid, réservé, taciturne. Rien ne put le dérider ; on sentait qu’un profond ressentiment venant de loin, accru peu à peu comme la source qui devient rivière, grâce aux mille filets d’eau qui l’alimentent, tremblait au plus profond de son âme. Vers midi seulement, il commença à reprendre un peu de sérénité. Sans doute, sa résolution était arrêtée.

Aramis, qui le suivait pas à pas, dans sa pensée comme dans sa marche, Aramis conclut que l’événement qu’il attendait ne se ferait pas attendre.

Cette fois, Colbert semblait marcher de concert avec l’évêque de Vannes, et, eût-il reçu pour chaque aiguille dont il piquait le cœur du roi un mot d’ordre d’Aramis, qu’il n’eût pas fait mieux.

Toute cette journée, le roi, qui avait sans doute besoin d’écarter une pensée sombre, le roi parut rechercher aussi activement la société de La Vallière qu’il mit d’empressement à fuir celle de M. Colbert ou celle de M. Fouquet.

Le soir vint. Le roi avait désiré ne se promener qu’après le jeu. Entre le souper et la promenade, on joua donc. Le roi gagna mille pistoles, et, les ayant gagnées, les mit dans sa poche, et se leva en disant :

– Allons, messieurs, au parc.

Il y trouva les dames. Le roi avait gagné mille pistoles et les avait empochées, avons-nous dit. Mais M. Fouquet avait su en perdre dix mille ; de sorte que, parmi les courtisans, il y avait encore cent quatre-vingt-dix mille livres de bénéfice, circonstance qui faisait des visages des courtisans et des officiers de la maison du roi les visages les plus joyeux de la terre.

Il n’en était pas de même du visage du roi, sur lequel, malgré ce gain auquel il n’était pas insensible, demeurait toujours un lambeau de nuage. Au coin d’une allée, Colbert l’attendait. Sans doute, l’intendant se trouvait là en vertu d’un rendez-vous donné, car Louis XIV, qui l’avait évité, lui fit un signe et s’enfonça avec lui dans le parc.

Mais La Vallière aussi avait vu ce front sombre et ce regard flamboyant du roi, elle l’avait vu, et comme rien de ce qui couvait dans cette âme n’était impénétrable à son amour, elle avait compris que cette colère comprimée menaçait quelqu’un. Elle se tenait sur le chemin de vengeance comme l’ange de la miséricorde.

Toute triste, toute confuse, à demi folle d’avoir été si longtemps séparée de son amant, inquiète de cette émotion intérieure qu’elle avait devinée, elle se montra d’abord au roi avec un aspect embarrassé que, dans sa mauvaise disposition d’esprit, le roi interpréta défavorablement.

Alors, comme ils étaient seuls ou à peu près seuls, attendu que Colbert, en apercevant la jeune fille, s’était respectueusement arrêté et se tenait à dix pas de distance, le roi s’approcha de La Vallière et lui prit la main.

– Mademoiselle, lui dit-il, puis-je, sans indiscrétion, vous demander ce que vous avez ? Votre poitrine paraît gonflée, vos yeux sont humides.

– Oh ! Sire, si ma poitrine est gonflée, si mes yeux sont humides, si je suis triste enfin, c’est de la tristesse de Votre Majesté.

– Ma tristesse ? oh ! vous voyez mal, mademoiselle. Non, ce n’est point de la tristesse que j’éprouve.

– Et qu’éprouvez-vous, Sire ?

– De l’humiliation.

– De l’humiliation ? oh ! que dites-vous là ?

– Je dis, mademoiselle, que, là où je suis, nul autre ne devrait être le maître. Eh bien ! regardez, si je ne m’éclipse pas, moi, le roi de France, devant le roi de ce domaine. Oh ! continua-t-il en serrant les dents et le poing, oh !… Et quand je pense que ce roi…

– Après ? dit La Vallière effrayée.

– Que ce roi est un serviteur infidèle qui se fait orgueilleux avec mon bien volé ! Aussi je vais lui changer, à cet impudent ministre, sa fête en deuil dont la nymphe de Vaux, comme disent ses poètes gardera longtemps le souvenir.

– Oh ! Votre Majesté…

– Eh bien ! mademoiselle, allez-vous prendre le parti de M. Fouquet ? fit Louis XIV avec impatience.

– Non, Sire, je vous demanderai seulement si vous êtes bien renseigné. Votre Majesté, plus d’une fois, a appris à connaître la valeur des accusations de cour.

Louis XIV fit signe à Colbert de s’approcher.

– Parlez, monsieur Colbert, dit le jeune prince ; car, en vérité, je crois que voilà Mlle de La Vallière qui a besoin de votre parole pour croire à la parole du roi. Dites à Mademoiselle ce qu’a fait M. Fouquet. Et vous, mademoiselle, oh ! ce ne sera pas long, ayez la bonté d’écouter, je vous prie.

Pourquoi Louis XIV insistait-il ainsi ? Chose toute simple : son cœur n’était pas tranquille, son esprit n’était pas bien convaincu ; il devinait quelque menée sombre, obscure, tortueuse, sous cette histoire des treize millions, et il eût voulu que le cœur pur de La Vallière, révolté à l’idée d’un vol, approuvât, d’un seul mot, cette résolution qu’il avait prise, et que néanmoins, il hésitait à mettre à exécution.

– Parlez, monsieur, dit La Vallière à Colbert qui s’était avancé ; parlez, puisque le roi veut que je vous écoute. Voyons, dites, quel est le crime de M. Fouquet ?

– Oh ! pas bien grave, mademoiselle, dit le noir personnage ; un simple abus de confiance…

– Dites, dites, Colbert, et quand vous aurez dit, laissez-nous et allez avertir M. d’Artagnan que j’ai des ordres à lui donner.

– M. d’Artagnan ! s’écria La Vallière, et pourquoi faire avertir M. d’Artagnan, Sire ? Je vous supplie de me le dire.

– Pardieu ! pour arrêter ce titan orgueilleux qui, fidèle à sa devise, menace d’escalader mon ciel.

– Arrêter M. Fouquet, dites-vous ?

– Ah ! cela vous étonne ?

– Chez lui ?

– Pourquoi pas ? S’il est coupable, il est coupable chez lui comme ailleurs.

– M. Fouquet, qui se ruine en ce moment pour faire honneur à son roi ?

– Je crois, en vérité, que vous défendez ce traître, mademoiselle.

Colbert se mit à rire tout bas. Le roi se retourna au sifflement de ce rire.

– Sire, dit La Vallière, ce n’est pas M. Fouquet que je défends, c’est vous même.

– Moi-même !… Vous me défendez ?

– Sire, vous vous déshonorez en donnant un pareil ordre.

– Me déshonorer ? murmura le roi blêmissant de colère. En vérité, mademoiselle, vous mettez à ce que vous dites une étrange passion.

– Je mets de la passion, non pas à ce que je dis, Sire, mais à servir Votre Majesté, répondit la noble jeune fille. J’y mettrais, s’il le fallait, ma vie, et cela avec la même passion, Sire.

Colbert voulut grommeler. Alors La Vallière, ce doux agneau, se redressa contre lui et, d’un œil enflammé, lui imposa silence.

– Monsieur, dit-elle, quand le roi agit bien, si le roi fait tort à moi ou aux miens, je me tais ; mais, le roi me servît-il, moi ou ceux que j’aime, si le roi agit mal, je le lui dis.

– Mais, il me semble, mademoiselle, hasarda Colbert, que, moi aussi, j’aime le roi.

– Oui, monsieur, nous l’aimons tous deux, chacun à sa manière, répliqua La Vallière avec un tel accent, que le cœur du jeune roi en fut pénétré. Seulement je l’aime, moi, si fortement, que tout le monde le sait, si purement, que le roi lui-même ne doute pas de mon amour. Il est mon roi et mon maître, je suis son humble servante, mais quiconque touche à son honneur touche à ma vie. Or, je répète que ceux-là déshonorent le roi qui lui conseillent de faire arrêter M. Fouquet chez lui.

Colbert baissa la tête, car il se sentait abandonné par le roi. Cependant, tout en baissant la tête, il murmura :

– Mademoiselle, je n’aurais qu’un mot à dire.

– Ne le dites pas, ce mot, monsieur, car ce mot, je ne l’écouterais point. Que me diriez-vous d’ailleurs ? Que M. Fouquet a commis des crimes ? Je le sais, parce que le roi l’a dit, et du moment que le roi a dit : « Je crois », je n’ai pas besoin qu’une autre bouche dise : « J’affirme. » Mais M. Fouquet, fût-il le dernier des hommes, je le dis hautement, M. Fouquet est sacré au roi, parce que le roi est son hôte. Sa maison fût-elle un repaire, Vaux fût-il une caverne de faux-monnayeurs ou de bandits, sa maison est sainte, son château est inviolable, puisqu’il y loge sa femme, et c’est un lieu d’asile que des bourreaux ne violeraient pas !

La Vallière se tut. Malgré lui, le roi l’admirait ; il fut vaincu par la chaleur de cette voix, par la noblesse de cette cause. Colbert, lui, ployait, écrasé par l’inégalité de cette lutte. Enfin, le roi respira, secoua la tête et tendit la main à La Vallière.

– Mademoiselle, dit-il avec douceur, pourquoi parlez-vous contre moi ? Savez-vous ce que fera ce misérable si je le laisse respirer ?

– Eh ! mon Dieu, n’est-ce pas une proie qui vous appartiendra toujours ?

– Et s’il échappe, s’il fuit ? s’écria Colbert.

– Eh bien ! monsieur, ce sera la gloire éternelle du roi d’avoir laissé fuir M. Fouquet, et plus il aura été coupable, plus la gloire du roi sera grande, comparée à cette misère, à cette honte.

Louis baisa la main de La Vallière, tout en se laissant glisser à ses genoux.

« Je suis perdu », pensa Colbert.

Puis tout à coup sa figure s’éclaira :

« Oh ! non, non, pas encore ! » se dit-il.

Et, tandis que le roi, protégé par l’épaisseur d’un énorme tilleul, étreignait La Vallière avec toute l’ardeur d’un ineffable amour, Colbert fouilla tranquillement dans son garde-notes, d’où il tira un papier plié en forme de lettre, papier un peu jaune peut-être, mais qui devait être bien précieux, puisque l’intendant sourit en le regardant. Puis il reporta son regard haineux sur le groupe charmant que dessinaient dans l’ombre la jeune fille et le roi, groupe que venait éclairer la lueur des flambeaux qui s’approchaient.

Louis vit la lueur de ces flambeaux se refléter sur la robe blanche de La Vallière.

– Pars, Louise, lui dit-il, car voilà que l’on vient.

– Mademoiselle, mademoiselle, on vient, ajouta Colbert pour hâter le départ de la jeune fille.

Louise disparut rapidement entre les arbres. Puis, comme le roi, qui s’était mis aux genoux de la jeune fille, se relevait :

– Ah ! Mlle de la Vallière a laissé tomber quelque chose, dit Colbert.

– Quoi donc ? demanda le roi.

– Un papier, une lettre, quelque chose de blanc, voyez, là, Sire.

Le roi se baissa vite, et ramassa la lettre en la froissant.

En ce moment, les flambeaux arrivèrent, inondant de jour cette scène obscure.

Chapitre CCXXII – Jalousie §

Cette vraie lumière, cet empressement de tous, cette nouvelle ovation faite au roi par Fouquet, vinrent suspendre l’effet d’une résolution que La Vallière avait déjà bien ébranlée dans le cœur de Louis XIV.

Il regarda Fouquet avec une sorte de reconnaissance pour lui, de ce qu’il avait fourni à La Vallière l’occasion de se montrer si généreuse, si fort puissante sur son cœur.

C’était le moment des dernières merveilles. À peine Fouquet eut-il emmené le roi vers le château, qu’une masse de feu, s’échappant avec un grondement majestueux du dôme de Vaux, éblouissante aurore, vint éclairer jusqu’aux moindres détails des parterres.

Le feu d’artifice commençait. Colbert, à vingt pas du roi, que les maîtres de Vaux entouraient et fêtaient, cherchait par l’obstination de sa pensée funeste à ramener l’attention de Louis sur des idées que la magnificence du spectacle éloignait déjà trop.

Tout à coup, au moment de la tendre à Fouquet, le roi sentit dans sa main ce papier que, selon toute apparence, La Vallière, en fuyant, avait laissé tomber à ses pieds.

L’aimant le plus fort de la pensée d’amour entraînait le jeune prince vers le souvenir de sa maîtresse.

Aux lueurs de ce feu, toujours croissant en beauté, et qui faisait pousser des cris d’admiration dans les villages d’alentour, le roi lut le billet, qu’il supposait être une lettre d’amour destinée à lui par La Vallière.

À mesure qu’il lisait, la pâleur montait à son visage, et cette sourde colère, illuminée par ces feux de mille couleurs, faisait un spectacle terrible dont tout le monde eût frémi, si chacun avait pu lire dans ce cœur ravagé par les plus sinistres passions. Pour lui, plus de trêve dans la jalousie et la rage. À partir du moment où il eut découvert la sombre vérité, tout disparut, pitié douceur, religion de l’hospitalité.

Peu s’en fallut que, dans la douleur aiguë qui tordait son cœur, encore trop faible pour dissimuler la souffrance, peu s’en fallut qu’il ne poussât un cri d’alarme et qu’il n’appelât ses gardes autour de lui.

Cette lettre, jetée sur les pas du roi par Colbert on l’a déjà deviné, c’était celle qui avait disparu avec le grison Tobie à Fontainebleau, après la tentative faite par Fouquet sur le cœur de La Vallière.

Fouquet voyait la pâleur et ne devinait point le mal ; Colbert voyait la colère et se réjouissait à l’approche de l’orage.

La voix de Fouquet tira le jeune prince de sa farouche rêverie.

– Qu’avez-vous, Sire ? demanda gracieusement le surintendant.

Louis fit un effort sur lui-même, un violent effort.

– Rien, dit-il.

– J’ai peur que Votre Majesté ne souffre.

– Je souffre, en effet, je vous l’ai déjà dit, monsieur, mais ce n’est rien.

Et le roi, sans attendre la fin du feu d’artifice, se dirigea vers le château.

Fouquet accompagna le roi. Tout le monde suivit derrière eux.

Les dernières fusées brûlèrent tristement pour elles seules.

Le surintendant essaya de questionner encore Louis XIV, mais n’obtint aucune réponse. Il supposa qu’il y avait eu querelle entre Louis et La Vallière dans le parc ; que brouille en était résultée ; que le roi, peu boudeur de sa nature, mais tout dévoué à sa rage d’amour, prenait le monde en haine depuis que sa maîtresse le boudait. Cette idée suffit à le rassurer ; il eut même un sourire amical et consolant pour le jeune roi, quand celui-ci lui souhaita le bonsoir.

Ce n’était pas tout pour le roi. Il fallait subir le service. Ce service du soir se devait faire en grande étiquette. Le lendemain était le jour du départ. Il fallait bien que les hôtes remerciassent leur hôte et lui donnassent une politesse pour ses douze millions.

La seule chose que Louis trouva d’aimable pour Fouquet en le congédiant, ce furent ces paroles :

– Monsieur Fouquet, vous saurez de mes nouvelles ; faites, je vous prie, venir ici M. d’Artagnan.

Et le sang de Louis XIII, qui avait tant dissimulé, bouillait alors dans ses veines, et il était tout prêt à faire égorger Fouquet, comme son prédécesseur avait fait assassiner le maréchal d’Ancre. Aussi déguisa-t-il l’affreuse résolution sous un de ces sourires royaux qui sont les éclairs des coups d’État.

Fouquet prit la main du roi et la baisa. Louis frissonna de tout son corps, mais laissa toucher sa main aux lèvres de M. Fouquet.

Cinq minutes après, d’Artagnan, auquel on avait transmis l’ordre royal, entrait dans la chambre de Louis XIV.

Aramis et Philippe étaient dans la leur, toujours attentifs, toujours écoutant.

Le roi ne laissa pas au capitaine de ses mousquetaires le temps d’arriver jusqu’à son fauteuil.

Il courut à lui.

– Ayez soin, s’écria-t-il, que nul n’entre ici.

– Bien, Sire, répliqua le soldat, dont le coup d’œil avait, depuis longtemps, analysé les ravages de cette physionomie.

Et il donna l’ordre à la porte, puis revenant vers le roi :

– Il y a du nouveau chez Votre Majesté ? dit-il.

– Combien avez-vous d’hommes ici ? demanda le roi sans répondre autrement à la question qui lui était faite.

– Pour quoi faire, Sire ?

– Combien avez-vous d’hommes ? répéta le roi en frappant du pied.

– J’ai les mousquetaires.

– Après ?

– J’ai vingt gardes et treize Suisses.

– Combien faut-il de gens pour…

– Pour ?… dit le mousquetaire avec ses grands yeux calmes.

– Pour arrêter M. Fouquet.

D’Artagnan fit un pas en arrière.

– Arrêter M. Fouquet ! dit-il avec éclat.

– Allez-vous dire aussi que c’est impossible ? s’écria le roi avec une rage froide et haineuse.

– Je ne dis jamais qu’une chose soit impossible répliqua d’Artagnan blessé au vif.

– Eh bien ! faites !

D’Artagnan tourna sur ses talons sans mesure et se dirigea vers la porte.

L’espace à parcourir était court : il le franchit en six pas. Là, s’arrêtant :

– Pardon, Sire, dit-il.

– Quoi ? dit le roi.

– Pour faire cette arrestation, je voudrais un ordre écrit.

– À quel propos ? et depuis quand la parole du roi ne vous suffit-elle pas ?

– Parce qu’une parole de roi, issue d’un sentiment de colère, peut changer quand le sentiment change.

– Pas de phrases, monsieur ! vous avez une autre pensée.

– Oh ! j’ai toujours des pensées, moi, et des pensées que les autres n’ont malheureusement pas, répliqua impertinemment d’Artagnan.

Le roi, dans la fougue de son emportement, plia devant cet homme, comme le cheval plie les jarrets sous la main robuste du dompteur.

– Votre pensée ? s’écria-t-il.

– La voici, Sire, répondit d’Artagnan. Vous faites arrêter un homme lorsque vous êtes encore chez lui : c’est de la colère. Quand vous ne serez plus en colère, vous vous repentirez. Alors, je veux pouvoir vous montrer votre signature. Si cela ne répare rien, au moins cela nous montrera-t-il que le roi a tort de se mettre en colère.

– À tort de se mettre en colère ! hurla le roi avec frénésie. Est-ce que le roi mon père, est-ce que mon aïeul ne s’y mettaient pas, corps du Christ ?

– Le roi votre père, le roi votre aïeul ne se mettaient jamais en colère que chez eux.

– Le roi est maître partout comme chez lui.

– C’est une phrase de flatteur, et qui doit venir de M. Colbert, mais ce n’est pas une vérité. Le roi est chez lui dans toute maison, quand il en a chassé le propriétaire.

Louis se mordit les lèvres.

– Comment ! dit d’Artagnan, voilà un homme qui se ruine pour vous plaire, et vous voulez le faire arrêter ? Mordioux ! Sire, si je m’appelais Fouquet et que l’on me fît cela, j’avalerais d’un coup dix fusées d’artifice, et j’y mettrais le feu pour me faire sauter, moi et tout le reste. C’est égal, vous le voulez, j’y vais.

– Allez ! fit le roi. Mais avez-vous assez de monde ?

– Croyez-vous, Sire, que je vais emmener un anspessade avec moi ? Arrêter M. Fouquet, mais c’est si facile, qu’un enfant le ferait. M. Fouquet à arrêter, c’est un verre d’absinthe à boire. On fait la grimace, et c’est tout.

– S’il se défend ?…

– Lui ? Allons donc ! se défendre, quand une rigueur comme celle-là le fait roi et martyr ! Tenez, s’il lui reste un million, ce dont je doute, je gage qu’il le donnerait pour avoir cette fin-là. Allons, Sire, j’y vais.

– Attendez ! dit le roi.

– Ah ! qu’y a-t-il ?

– Ne rendez pas son arrestation publique.

– C’est plus difficile, cela.

– Pourquoi ?

– Parce que rien n’est plus simple que d’aller, au milieu des mille personnes enthousiastes qui l’entourent, dire à M. Fouquet : « Au nom du roi, monsieur, je vous arrête ! » Mais aller à lui, le tourner, le retourner, le coller dans quelque coin de l’échiquier, de façon qu’il ne s’en échappe pas ; le voler à tous ses convives, et vous le garder prisonnier, sans qu’un de ses hélas ! ait été entendu, voilà une difficulté réelle, véritable, suprême, et je la donne en cent aux plus habiles.

– Dites encore : « C’est impossible ! » et vous aurez plus vite fait. Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! ne serais-je entouré que de gens qui m’empêchent de faire ce que je veux !

– Moi, je ne vous empêche de rien faire. Est-ce dit ?

– Gardez-moi M. Fouquet jusqu’à ce que, demain, j’aie pris une résolution.

– Ce sera fait, Sire.

– Et revenez à mon lever pour prendre mes nouveaux ordres.

– Je reviendrai.

– Maintenant, qu’on me laisse seul.

– Vous n’avez pas même besoin de M. Colbert ? dit le mousquetaire envoyant sa dernière flèche au moment du départ.

Le roi tressaillit. Tout entier à la vengeance, il avait oublié le corps du délit.

– Non, personne, dit-il, personne ici ! Laissez-moi !

D’Artagnan partit. Le roi ferma sa porte lui-même, et commença une furieuse course dans sa chambre, comme le taureau blessé qui traîne après lui ses banderilles et les fers des hameçons. Enfin, il se mit à se soulager par des cris.

– Ah ! le misérable ! non seulement il me vole mes finances, mais, avec cet or, il me corrompt secrétaires, amis, généraux, artistes, il me prend jusqu’à ma maîtresse ! Ah ! voilà pourquoi cette perfide l’a si bravement défendu !… C’était de la reconnaissance !… Qui sait ?… peut-être même de l’amour.

Il s’abîma un instant dans ces réflexions douloureuses.

« Un satyre ! pensa-t-il avec cette haine profonde que la grande jeunesse porte aux hommes mûrs qui songent encore à l’amour ; un faune qui court la galanterie et qui n’a jamais trouvé de rebelles ! un homme à femmelettes, qui donne des fleurettes d’or et de diamant, et qui a des peintres pour faire le portrait de ses maîtresses en costume de déesses ! »

Le roi frémit de désespoir.

– Il me souille tout ! continua-t-il. Il me ruine tout ! Il me tuera ! Cet homme est trop pour moi ! Il est mon mortel ennemi ! Cet homme tombera ! Je le hais !… je le hais !… je le hais !…

Et, en disant ces mots, il frappait à coups redoublés sur les bras du fauteuil dans lequel il s’asseyait et duquel il se levait comme un épileptique.

– Demain ! demain !… Oh ! le beau jour ! murmura-t-il, quand le soleil se lèvera, n’ayant que moi pour rival, cet homme tombera si bas, qu’en voyant les ruines que ma colère aura faites, on avouera enfin que je suis plus grand que lui !

Le roi, incapable de se maîtriser plus longtemps, renversa d’un coup de poing une table placée près de son lit, et, dans la douleur qu’il ressentit, pleurant presque, suffoquant, il alla se précipiter sur ses draps, tout habillé qu’il était, pour les mordre et pour y trouver le repos du corps.

Le lit gémit sous ce poids, et, à part quelques soupirs échappés de la poitrine haletante du roi, on n’entendit plus rien dans la chambre de Morphée.

Chapitre CCXXIII – Lèse-majesté §

Cette fureur exaltée, qui s’était emparée du roi à la vue et à la lecture de la lettre de Fouquet à La Vallière, se fondit peu à peu en une fatigue douloureuse.

La jeunesse, pleine de santé et de vie, ayant besoin de réparer à l’instant même ce qu’elle perd, la jeunesse ne connaît point ces insomnies sans fin qui réalisent pour le malheureux la fable du foie toujours renaissant de Prométhée. Là où l’homme mûr dans sa force, où le vieillard dans son épuisement, trouvent une continuelle alimentation de la douleur, le jeune homme, surpris par la révélation subite du mal, s’énerve en cris, en luttes directes, et se fait terrasser plus vite par l’inflexible ennemi qu’il combat. Une fois terrassé, il ne souffre plus.

Louis fut dompté en un quart d’heure ; puis il cessa de crisper ses poings et de brûler avec ses regards les invincibles objets de sa haine ; il cessa d’accuser par de violentes paroles M. Fouquet et La Vallière ; il tomba de la fureur dans le désespoir, et du désespoir dans la prostration.

Après qu’il se fut roidi et tordu pendant quelques instants sur le lit, ses bras inertes retombèrent à ces côtés. Sa tête languit sur l’oreiller de dentelle, ses membres épuisés frissonnèrent, agités de légères contractions musculaires, sa poitrine ne laissa plus filtrer que de rares soupirs.

Le dieu Morphée, qui régnait en souverain dans cette chambre à laquelle il avait donné son nom, et vers lequel Louis tournait ses yeux appesantis par la colère et rougis par les larmes, le dieu Morphée versait sur lui les pavots dont ses mains étaient pleines, de sorte que le roi ferma doucement ses yeux et s’endormit.

Alors il lui sembla, comme il arrive dans le premier sommeil, si doux et si léger, qui élève le corps au-dessus de la couche, l’âme au-dessus de la terre, il lui sembla que le dieu Morphée, peint sur le plafond, le regardait avec des yeux tout humains ; que quelque chose brillait et s’agitait dans le dôme ; que les essaims de songes sinistres, un instant déplacés, laissaient à découvert un visage d’homme, la main appuyée sur sa bouche, et dans l’attitude d’une méditation contemplative. Et, chose étrange, cet homme ressemblait tellement au roi, que Louis croyait voir son propre visage réfléchi dans un miroir. Seulement, ce visage était attristé par un sentiment de profonde pitié.

Puis il lui sembla, peu à peu, que le dôme fuyait, échappant à sa vue, et que les figures et les attributs peints par Le Brun s’obscurcissaient dans un éloignement progressif. Un mouvement doux, égal, cadencé, comme celui d’un vaisseau qui plonge sous la vague, avait succédé à l’immobilité du lit. Le roi faisait un rêve sans doute, et, dans ce rêve, la couronne d’or qui attachait les rideaux s’éloignait comme le dôme auquel elle restait suspendue, de sorte que le génie ailé, qui, des deux mains, soutenait cette couronne, semblait appeler vainement le roi, qui disparaissait loin d’elle.

Le lit s’enfonçait toujours. Louis, les yeux ouverts, se laissait décevoir par cette cruelle hallucination. Enfin, la lumière de la chambre royale allant s’obscurcissant, quelque chose de froid, de sombre, d’inexplicable envahit l’air. Plus de peintures, plus d’or, plus de rideaux de velours, mais des murs d’un gris terne, dont l’ombre s’épaississait de plus en plus. Et cependant le lit descendait toujours, et, après une minute, qui parut un siècle au roi, il atteignit une couche d’air noire et glacée. Là, il s’arrêta.

Le roi ne voyait plus la lumière de sa chambre que comme, du fond d’un puits, on voit la lumière du jour.

« Je fais un affreux rêve ! pensa-t-il. Il est temps de me réveiller. Allons, réveillons-nous ! »

Tout le monde a éprouvé ce que nous disons là. Il n’est personne qui, au milieu d’un cauchemar étouffant, ne se soit dit, à l’aide de cette lampe qui veille au fond du cerveau quand toute lumière humaine est éteinte il n’est personne qui ne se soit dit : « Ce n’est rien, je rêve ! »

C’était ce que venait de se dire Louis XIV ; mais à ce mot : « Réveillons-nous ! » il s’aperçut que non seulement il était éveillé, mais encore qu’il avait les yeux ouverts. Alors il les jeta autour de lui.

À sa droite et à sa gauche se tenaient deux hommes armés, enveloppés chacun dans un vaste manteau et le visage couvert d’un masque.

L’un de ces hommes tenait à la main une petite lampe dont la lueur rouge éclairait le plus triste tableau qu’un roi pût envisager.

Louis se dit que son rêve continuait, et que, pour le faire cesser, il suffisait de remuer les bras ou de faire entendre sa voix. Il sauta à bas du lit, et se trouva sur un sol humide. Alors, s’adressant à celui des deux hommes qui tenait la lampe :

– Qu’est cela, monsieur, dit-il, et d’où vient cette plaisanterie ?

– Ce n’est point une plaisanterie, répondit d’une voix sourde celui des deux hommes masqués qui tenait la lanterne.

– Êtes-vous à M. Fouquet ? demanda le roi un peu interdit.

– Peu importe à qui nous appartenons ! dit le fantôme. Nous sommes vos maîtres, voilà tout.

Le roi, plus impatient qu’intimidé, se tourna vers le second masque.

– Si c’est une comédie, fit-il, vous direz à M. Fouquet que je la trouve inconvenante, et j’ordonne qu’elle cesse.

Ce second masque, auquel s’adressait le roi, était un homme de très haute taille et d’une vaste circonférence. Il se tenait droit et immobile comme un bloc de marbre.

– Eh bien ! ajouta le roi en frappant du pied, vous ne me répondez pas ?

– Nous ne vous répondons pas, mon petit monsieur, fit le géant d’une voix de stentor, parce qu’il n’y a rien à vous répondre, sinon que vous êtes le premier fâcheux, et que M. Coquelin de Volière vous a oublié dans le nombre des siens.

– Mais, enfin, que me veut-on ? s’écria Louis en se croisant les bras avec colère.

– Vous le saurez plus tard, répondit le porte-lampe.

– En attendant, où suis-je ?

– Regardez !

Louis regarda effectivement ; mais, à la lueur de la lampe que soulevait l’homme masqué, il n’aperçut que des murs humides, sur lesquels brillait ça et là le sillage argenté des limaces.

– Oh ! oh ! un cachot ? fit le roi.

– Non, un souterrain.

– Qui mène ?…

– Veuillez nous suivre.

– Je ne bougerai pas d’ici, s’écria le roi.

– Si vous faites le mutin, mon jeune ami, répondit le plus robuste des deux hommes, je vous enlèverai, je vous roulerai dans un manteau, et, si vous y étouffez, ma foi ! ce sera tant pis pour vous.

Et, en disant ces mots, celui qui les disait tira, de dessous ce manteau dont il menaçait le roi, une main que Milon de Crotone eût bien voulu posséder le jour où lui vint cette malheureuse idée de fendre son dernier chêne.

Le roi eut horreur d’une violence, car il comprenait que ces deux hommes, au pouvoir desquels il se trouvait, ne s’étaient point avancés jusque-là pour reculer, et, par conséquent, pousseraient la chose jusqu’au bout. Il secoua la tête.

– Il paraît que je suis tombé aux mains de deux assassins, dit-il. Marchons !

Aucun des deux hommes ne répondit à cette parole. Celui qui tenait la lampe marcha le premier ; le roi le suivit ; le second masque vint ensuite. On traversa ainsi une galerie longue et sinueuse, diaprée d’autant d’escaliers qu’on en trouve dans les mystérieux et sombres palais d’Anne Radcliff. Tous ces détours, pendant lesquels le roi entendit plusieurs fois des bruits d’eau sur sa tête, aboutirent enfin à un long corridor fermé par une porte de fer. L’homme à la lampe ouvrit cette porte avec des clefs qu’il portait à sa ceinture, où, pendant toute la route, le roi les avait entendues résonner.

Quand cette porte s’ouvrit et donna passage à l’air, Louis reconnut ces senteurs embaumées qui s’exhalent des arbres après les journées chaudes de l’été. Un instant, il s’arrêta hésitant, mais le robuste gardien qui le suivait le poussa hors du souterrain.

– Encore une fois, dit le roi en se retournant vers celui qui venait de se livrer à cet acte audacieux de toucher son souverain, que voulez-vous faire du roi de France ?

– Tâchez d’oublier ce mot-là, répondit l’homme à la lampe, d’un ton qui n’admettait pas plus de réplique que les fameux arrêts de Minos.

– Vous devriez être roué pour le mot que vous venez de prononcer, ajouta le géant en éteignant la lumière que lui passait son compagnon, mais le roi est trop humain.

Louis, à cette menace, fit un mouvement si brusque, que l’on put croire qu’il voulait fuir, mais la main du géant s’appuya sur son épaule et le fixa à sa place.

– Mais, enfin, où allons-nous ? dit le roi.

– Venez, répondit le premier des deux hommes avec une sorte de respect, et en conduisant son prisonnier vers un carrosse qui semblait attendre.

Ce carrosse était entièrement caché dans les feuillages. Deux chevaux, ayant des entraves aux jambes, étaient attachés, par un licol, aux branches basses d’un grand chêne.

– Montez, dit le même homme en ouvrant la portière du carrosse et en abaissant le marchepied.

Le roi obéit, s’assit au fond de la voiture, dont la portière matelassée et à serrure se ferma à l’instant même sur lui et sur son conducteur. Quant au géant, il coupa les entraves et les liens des chevaux, les attela lui-même et monta sur le siège, qui n’était pas occupé. Aussitôt le carrosse partit au grand trot, gagna la route de Paris, et dans la forêt de Sénart, trouva un relais attaché à des arbres comme les premiers chevaux. L’homme du siège changea d’attelage et continua rapidement sa route vers Paris, où il entra vers trois heures du matin. Le carrosse suivit le faubourg Saint-Antoine, et, après avoir crié à la sentinelle : « Ordre du roi ! » le cocher guida les chevaux dans l’enceinte circulaire de la Bastille, aboutissant à la cour du Gouvernement. Là, les chevaux s’arrêtèrent fumants aux degrés du perron. Un sergent de garde accourut.

– Qu’on éveille M. le gouverneur, dit le cocher d’une voix de tonnerre.

À part cette voix, qu’on eût pu entendre de l’entrée du faubourg Saint-Antoine, tout demeura calme dans le carrosse comme dans le château. Dix minutes après M. de Baisemeaux parut en robe de chambre sur le seuil de sa porte.

– Qu’est-ce encore, demanda-t-il, et que m’amenez-vous là ?

L’homme à la lanterne ouvrit la portière du carrosse et dit deux mots au cocher. Aussitôt celui-ci descendit de son siège, prit un mousqueton qu’il y tenait sous ses pieds, et appuya le canon de l’arme sur la poitrine du prisonnier.

– Et faites feu, s’il parle ! ajouta tout haut l’homme qui descendait de la voiture.

– Bien ! répliqua l’autre sans plus d’observation.

Cette recommandation faite, le conducteur du roi monta les degrés, au haut desquels l’attendait le gouverneur.

– Monsieur d’Herblay ! s’écria celui-ci.

– Chut ! dit Aramis. Entrons chez vous.

– Oh ! mon Dieu ! Et quoi donc vous amène à cette heure ?

– Une erreur, mon cher monsieur de Baisemeaux, répondit tranquillement Aramis. Il paraît que, l’autre jour, vous aviez raison.

– À quel propos ? demanda le gouverneur.

– Mais à propos de cet ordre d’élargissement, cher ami.

– Expliquez-moi cela, monsieur… non, monseigneur dit le gouverneur, suffoqué à la fois et par la surprise et par la terreur.

– C’est bien simple : vous vous souvenez, cher monsieur de Baisemeaux, qu’on vous a envoyé un ordre de mise en liberté ?

– Oui, pour Marchiali.

– Eh bien ! n’est-ce pas, nous avons tous cru que c’était pour Marchiali ?

– Sans doute. Cependant, rappelez-vous que, moi, je doutais ; que, moi, je ne voulais pas ; que c’est vous qui m’avez contraint.

– Oh ! quel mot employez-vous là, cher Baisemeaux !… engagé, voilà tout.

– Engagé, oui, engagé à vous le remettre, et que vous l’avez emmené dans votre carrosse.

– Eh bien ! mon cher monsieur de Baisemeaux, c’était une erreur. On l’a reconnue au ministère, de sorte que je vous rapporte un ordre du roi pour mettre en liberté… Seldon, ce pauvre diable d’Écossais, vous savez ?

– Seldon ? Vous êtes sûr, cette fois ?…

– Dame ! lisez vous-même, ajouta Aramis en lui remettant l’ordre.

– Mais, dit Baisemeaux, cet ordre, c’est celui qui m’a déjà passé par les mains.

– Vraiment ?

– C’est celui que je vous attestais avoir vu l’autre soir. Parbleu ! je le reconnais au pâté d’encre.

– Je ne sais si c’est celui-là ; mais toujours est-il que je vous l’apporte.

– Mais, alors, l’autre ?

– Qui l’autre ?

– Marchiali ?

– Je vous le ramène.

– Mais cela ne me suffit pas. Il faut, pour le reprendre, un nouvel ordre.

– Ne dites donc pas de ces choses-là, mon cher Baisemeaux ; vous parlez comme un enfant ! où est l’ordre que vous avez reçu, touchant Marchiali ?

Baisemeaux courut à son coffre et l’en tira. Aramis le saisit, le déchira froidement en quatre morceaux, approcha les morceaux de la lampe et les brûla.

– Mais que faites-vous ? s’écria Baisemeaux au comble de l’effroi.

– Considérez un peu la situation, mon cher gouverneur, dit Aramis avec son imperturbable tranquillité, et vous allez voir comme elle est simple. Vous n’avez plus d’ordre qui justifie la sortie de Marchiali.

– Eh ! mon Dieu, non ! je suis un homme perdu !

– Mais pas du tout, puisque je vous ramène Marchiali. Du moment que je vous le ramène, c’est comme s’il n’était pas sorti.

– Ah ! fit le gouverneur abasourdi.

– Sans doute. Vous l’allez renfermer sur l’heure.

– Je le crois bien !

– Et vous me donnerez ce Seldon que l’ordre nouveau libère. De cette façon votre comptabilité est en règle. Comprenez-vous ?

– Je… je…

– Vous comprenez, dit Aramis. Très bien !

Baisemeaux joignit les mains.

– Mais enfin, pourquoi, après m’avoir pris Marchiali, me le ramenez-vous ? s’écria le malheureux gouverneur dans un paroxysme de douleur et d’attendrissement.

– Pour un ami comme vous, dit Aramis, pour un serviteur comme vous, pas de secrets.

Et Aramis approcha sa bouche de l’oreille de Baisemeaux.

– Vous savez, continua Aramis à voix basse, quelle ressemblance il y avait entre ce malheureux et…

– Et le roi, oui.

– Eh bien ! le premier usage qu’a fait Marchiali de sa liberté a été pour soutenir, devinez quoi ?

– Comment voulez-vous que je devine ?

– Pour soutenir qu’il était le roi de France.

– Oh ! le malheureux ! s’écria Baisemeaux.

– Ç’a été pour se revêtir d’habits pareils à ceux du roi et se poser en usurpateur.

– Bonté du Ciel !

– Voilà pourquoi je vous le ramène, cher ami. Il est fou, et dit sa folie à tout le monde.

– Que faire alors ?

– C’est bien simple : ne le laissez communiquer avec personne. Vous comprenez que, lorsque sa folie est venue aux oreilles du roi, qui avait eu pitié de son malheur, et qui se voyait récompensé de sa bonté par une noire ingratitude, le roi a été furieux. De sorte que, maintenant, retenez bien ceci, cher monsieur de Baisemeaux, car ceci vous regarde, de sorte que, maintenant, il y a peine de mort contre ceux qui le laisseraient communiquer avec d’autres que moi, ou le roi lui-même. Vous entendez, Baisemeaux, peine de mort !

– Si j’entends, morbleu !

– Et maintenant, descendez, et reconduisez ce pauvre diable à son cachot, à moins que vous ne préfériez le faire monter ici.

– À quoi bon ?

– Oui, mieux vaut l’écrouer tout de suite, n’est-ce pas ?

– Pardieu !

– Eh bien ! alors, allons.

Baisemeaux fit battre le tambour et sonner la cloche qui avertissait chacun de rentrer, afin d’éviter la rencontre d’un prisonnier mystérieux. Puis, lorsque les passages furent libres, il alla prendre au carrosse le prisonnier, que Porthos, fidèle à la consigne, maintenait toujours le mousqueton sur la gorge.

– Ah ! vous voilà, malheureux ! s’écria Baisemeaux en apercevant le roi. C’est bon ! c’est bon !

Et aussitôt, faisant descendre le roi de voiture, il le conduisit, toujours accompagné de Porthos, qui n’avait pas quitté son masque, et d’Aramis, qui avait remis le sien, dans la deuxième Bertaudière, et lui ouvrit la porte de la chambre où, pendant six ans, avait gémi Philippe.

Le roi entra dans le cachot sans prononcer une parole. Il était pâle et hagard.

Baisemeaux referma la porte sur lui, donna lui-même deux tours de clef à la serrure, et, revenant à Aramis :

– C’est, ma foi, vrai ! lui dit-il tout bas, qu’il ressemble au roi ; cependant, moins que vous ne le dites.

– De sorte, fit Aramis, que vous ne vous seriez pas laissé prendre à la substitution, vous ?

– Ah ! par exemple !

– Vous êtes un homme précieux, mon cher Baisemeaux, dit Aramis. Maintenant, mettez en liberté Seldon.

– C’est juste, j’oubliais… Je vais donner l’ordre.

– Bah ! demain, vous avez le temps.

– Demain ? Non, non, à l’instant même. Dieu me garde d’attendre une seconde !

– Alors, allez à vos affaires ; moi, je vais aux miennes. Mais c’est compris, n’est-ce pas.

– Qu’est-ce qui est compris ?

– Que personne n’entrera chez le prisonnier qu’avec un ordre du roi, ordre que j’apporterai moi-même ?

– C’est dit. Adieu ! monseigneur.

Aramis revint vers son compagnon.

– Allons, allons, ami Porthos, à Vaux ! et bien vite !

– On est léger quand on a fidèlement servi son roi, et, en le servant, sauvé son pays, dit Porthos. Les chevaux n’auront rien à traîner. Partons.

Et le carrosse, délivré d’un prisonnier qui, en effet, pouvait paraître bien lourd à Aramis, franchit le pont-levis de la Bastille, qui se releva derrière lui.

Chapitre CCXXIV – Une nuit à la Bastille §

La souffrance dans cette vie est en proportion des forces de l’homme. Nous ne prétendons pas dire que Dieu mesure toujours aux forces de la créature l’angoisse qu’il lui fait endurer : cela ne serait pas exact, puisque Dieu permet la mort, qui est parfois le seul refuge des âmes trop vivement pressées dans le corps. La souffrance est en proportion des forces, c’est-à-dire que le faible souffre plus, à mal égal, que le fort. Maintenant, de quels éléments se compose la force humaine ? N’est-ce pas surtout de l’exercice, de l’habitude, de l’expérience ? Voilà ce que nous ne prendrons même pas la peine de démontrer ; c’est un axiome au moral comme au physique.

Quand le jeune roi, hébété, rompu, se vit conduire à une chambre de la Bastille, il se figura d’abord que la mort est comme un sommeil, qu’elle a ses rêves, que le lit s’était enfoncé dans le plancher de Vaux, que la mort s’en était ensuivie, et que, poursuivant son rêve, Louis XIV, défunt, rêvait une de ces horreurs, impossibles à la vie, qu’on appelle le détrônement, l’incarcération et l’insulte d’un roi naguère tout-puissant.

Assister, fantôme palpable, à sa passion douloureuse ; nager dans un mystère incompréhensible entre la ressemblance et la réalité ; tout voir, tout entendre, sans brouiller un de ces détails de l’agonie, n’était-ce pas, se disait le roi, un supplice d’autant plus épouvantable qu’il pouvait être éternel ?

– Est-ce là ce qu’on appelle l’éternité, l’enfer ? murmura Louis XIV au moment où la porte se ferma sur lui, poussée par Baisemeaux lui-même.

Il ne regarda pas même autour de lui, et, dans cette chambre, adossé à un mur quelconque, il se laissa emporter par la terrible supposition de sa mort, en fermant les yeux pour éviter de voir quelque chose de pire encore.

– Comment suis-je mort ? se dit-il à moitié insensé. N’aura-t-on pas fait descendre ce lit par artifice ? Mais non, pas de souvenir d’aucune contusion, d’aucun choc… Ne m’aurait-on pas plutôt empoisonné dans le repas, ou avec des fumées de cire, comme Jeanne d’Albret, ma bisaïeule ?

Tout à coup, le froid de cette chambre tomba comme un manteau sur les épaules de Louis.

– J’ai vu, dit-il, mon père exposé mort sur son lit dans son habit royal. Cette figure pâle, si calme et si affaissée ; ces mains si adroites devenues insensibles ; ces jambes raidies ; tout cela n’annonçait pas un sommeil peuplé de songes. Et pourtant que de songes Dieu ne devait-il pas envoyer à ce mort !… à ce mort que tant d’autres avaient précédé, précipités par lui dans la mort éternelle !… Non, ce roi était encore le roi. Il trônait encore sur ce lit funèbre, comme sur le fauteuil de velours. Il n’avait rien abdiqué de sa majesté. Dieu, qui ne l’avait point puni, ne peut me punir, moi qui n’ai rien fait.

Un bruit étrange attira l’attention du jeune homme. Il regarda et vit sur la cheminée, au-dessus d’un énorme christ grossièrement peint à fresque, un rat de taille monstrueuse, occupé à grignoter un reste de pain dur, tout en fixant sur le nouvel hôte du logis un regard intelligent et curieux.

Le roi eut peur ; il sentit le dégoût ; il recula vers la porte en poussant un grand cri. Et, comme s’il eût fallu ce cri, échappé de sa poitrine, pour qu’il se reconnût lui-même, Louis se comprit vivant, raisonnable et nanti de sa conscience naturelle.

– Prisonnier ! s’écria-t-il, moi, moi, prisonnier !

Il chercha des yeux une sonnette pour appeler.

– Il n’y a pas de sonnettes à la Bastille, dit-il, et c’est à la Bastille que je suis enfermé. Maintenant, comment ai-je été fait prisonnier ? C’est une conspiration de M. Fouquet nécessairement. J’ai été attiré à Vaux dans un piège. M. Fouquet ne peut être seul dans cette affaire. Son agent… cette voix… c’était M. d’Herblay, je l’ai reconnu. Colbert avait raison. Mais que me veut Fouquet ? Régnera-t-il à ma place ? Impossible ! Qui sait ?… pensa le roi devenu sombre. Mon frère le duc d’Orléans fait peut-être contre moi ce qu’a voulu faire, toute sa vie, mon oncle contre mon père. Mais la reine ? mais ma mère ? mais La Vallière ? oh ! La Vallière ! elle serait livrée à Madame. Chère enfant ! oui, c’est cela, on l’aura renfermée comme je le suis moi-même. Nous sommes éternellement séparés !

Et, à cette seule idée de séparation, l’amant éclata en soupirs, en sanglots et en cris.

– Il y a un gouverneur ici, reprit le roi avec fureur. Je lui parlerai. Appelons.

Il appela. Aucune voix ne répondit à la sienne.

Il prit la chaise et s’en servit pour frapper dans la massive porte de chêne. Le bois sonna sur le bois, et fit parler plusieurs échos lugubres dans les profondeurs de l’escalier ; mais, de créature qui répondit, pas une.

C’était pour le roi une nouvelle preuve du peu d’estime qu’on faisait de lui à la Bastille. Alors, après la première colère, ayant remarqué une fenêtre grillée par où passait une lumière dorée qui devait être l’aube lumineuse, Louis se mit à crier, doucement d’abord, puis avec force. Il ne lui fut rien répondu.

Vingt autres tentatives, faites successivement, n’obtinrent pas plus de succès.

Le sang commençait à se révolter et montait à la tête du prince. Cette nature, habituée au commandement, frémissait devant une désobéissance. Peu à peu la colère grandit. Le prisonnier brisa sa chaise trop lourde pour ses mains, et s’en servit comme d’un bélier pour frapper dans la porte. Il frappa si fort et tant de fois, que la sueur commença à couler de son front. Le bruit devint immense et continu. Quelques cris étouffés y répondaient çà et là.

Ce bruit produisit sur le roi un effet étrange. Il s’arrêta pour l’écouter. C’étaient les voix des prisonniers, autrefois ses victimes, aujourd’hui ses compagnons. Ces voix montaient comme des vapeurs à travers d’épais plafonds, des murs opaques. Elles accusaient encore l’auteur de ce bruit, comme, sans doute, les soupirs et les larmes accusaient tout bas l’auteur de leur captivité. Après avoir ôté la liberté à tant de gens le roi venait chez eux leur ôter le sommeil.

Cette idée faillit le rendre fou. Elle doubla ses forces ou plutôt sa volonté, altérée d’obtenir un renseignement ou une conclusion. Le bâton de la chaise recommença son office. Au bout d’une heure, Louis entendit quelque chose dans le corridor, derrière sa porte, et un violent coup, répondu dans cette porte même, fit cesser les siens.

– Ah çà ! êtes-vous fou ? dit une rude et grossière voix. Que vous prend-il ce matin ?

« Ce matin ? » pensa le roi surpris.

Puis, poliment :

– Monsieur, dit-il, êtes-vous le gouverneur de la Bastille ?

– Mon brave, vous avez la cervelle détraquée répliqua la voix, mais ce n’est pas une raison pour faire tant de vacarme. Taisez-vous, mordieu !

– Est-ce vous le gouverneur ? demanda encore le roi.

Une porte se referma. Le guichetier venait de partir sans daigner même répondre un mot.

Quand le roi eut la certitude de ce départ, sa fureur ne connut plus de bornes. Agile comme un tigre, il bondit de la table sur la fenêtre, dont il secoua les grilles. Il enfonça une vitre dont les éclats tombèrent avec mille cliquetis harmonieux dans les cours. Il appela, en s’enrouant : « Le gouverneur ! le gouverneur ! » Cet accès dura une heure, qui fut une période de fièvre chaude.

Les cheveux en désordre et collés sur son front, ses habits déchirés, blanchis, son linge en lambeaux, le roi ne s’arrêta qu’à bout de toutes ses forces, et, seulement alors, il comprit l’épaisseur impitoyable de ces murailles, l’impénétrabilité de ce ciment, invincible à toute autre tentative que celle du temps, ayant pour outil le désespoir.

Il appuya son front sur la porte, et laissa son cœur se calmer peu à peu : un battement de plus l’eût fait éclater.

– Il viendra, dit-il, un moment où l’on m’apportera la nourriture que l’on donne à tous les prisonniers. Je verrai alors quelqu’un, je parlerai, on me répondra.

Et le roi chercha dans sa mémoire à quelle heure avait lieu le premier repas des prisonniers dans la Bastille. Il ignorait même ce détail. Ce fut un coup de poignard sourd et cruel, que ce remords d’avoir vécu vingt-cinq ans, roi et heureux, sans penser à tout ce que souffre un malheureux qu’on prive injustement de sa liberté. Le roi en rougit de honte. Il sentait que Dieu, en permettant cette humiliation terrible, ne faisait que rendre à un homme la torture infligée par cet homme à tant d’autres.

Rien ne pouvait être plus efficace pour ramener à la religion cette âme atterrée par le sentiment des douleurs. Mais Louis n’osa pas même s’agenouiller pour prier Dieu, pour lui demander la fin de cette épreuve.

– Dieu fait bien, dit-il, Dieu a raison. Ce serait lâche à moi de demander à Dieu ce que j’ai refusé souvent à mes semblables.

Il en était là de ses réflexions, c’est-à-dire de son agonie, quand le même bruit se fit entendre derrière sa porte, suivi cette fois du grincement des clefs et du bruit des verrous jouant dans les gâches.

Le roi fit un bond en avant pour se rapprocher de celui qui allait entrer, mais soudain, songeant que c’était un mouvement indigne d’un roi, il s’arrêta, prit une pose noble et calme, ce qui lui était facile et il attendit, le dos tourné à la fenêtre, pour dissimuler un peu de son agitation aux regards du nouvel arrivant.

C’était seulement un porte-clefs chargé d’un panier plein de vivres.

Le roi considérait cet homme avec inquiétude : il attendit qu’il parlât.

– Ah ! dit celui-ci, vous avez cassé votre chaise, je le disais bien. Mais il faut que vous soyez devenu enragé !

– Monsieur, fit le roi, prenez garde à tout ce que vous allez dire : il y va pour vous d’un intérêt fort grave.

Le guichetier posa son panier sur la table, et, regardant son interlocuteur :

– Hein ? dit-il avec surprise.

– Faites-moi monter le gouverneur, ajouta noblement le roi.

– Voyons, mon enfant, dit le guichetier, vous avez toujours été bien sage ; mais la folie rend méchant, et nous voulons bien vous prévenir : vous avez cassé votre chaise et fait du bruit ; c’est un délit qui se punit du cachot. Promettez-moi de ne pas recommencer, et je n’en parlerai pas au gouverneur.

– Je veux voir le gouverneur, répliqua le roi sans sourciller.

– Il vous fera mettre dans le cachot, prenez-y garde.

– Je veux ! entendez-vous ?

– Ah ! voilà votre œil qui devient hagard. Bon ! je vous retire votre couteau.

Et le guichetier fit ce qu’il disait, ferma la porte et partit, laissant le roi plus étonné, plus malheureux, plus seul que jamais.

En vain recommença-t-il le jeu du bâton de chaise, en vain fit-il voler par la fenêtre les plats et les assiettes : rien ne lui répondit plus.

Deux heures après, ce n’était plus un roi, un gentilhomme, un homme, un cerveau : c’était un fou s’arrachant les ongles aux portes, essayant de dépaver la chambre, et poussant des cris si effrayants, que la vieille Bastille semblait trembler jusque dans ses racines d’avoir osé se révolter contre son maître.

Quant au gouverneur, il ne s’était pas même dérangé. Le porte-clefs et les sentinelles avaient fait leur rapport, mais à quoi bon ? Les fous n’étaient-ils pas chose vulgaire dans la forteresse, et les murs n’étaient-ils pas plus forts que les fous ?

M. de Baisemeaux, pénétré de tout ce que lui avait dit Aramis, et parfaitement en règle avec son ordre du roi, ne demandait qu’une chose, c’était que le fou Marchiali fût assez fou pour se pendre un peu à son baldaquin ou à l’un de ses barreaux.

En effet, ce prisonnier-là ne rapportait guère, et il devenait plus gênant que de raison. Ces complications de Seldon et de Marchiali, ces complications de délivrance et de réincarcération, ces complications de ressemblance, se fussent trouvées avoir un dénouement fort commode. Baisemeaux croyait même avoir remarqué que cela ne déplairait pas trop à M. d’Herblay.

– Et puis, réellement, disait Baisemeaux à son major, un prisonnier ordinaire est déjà bien assez malheureux d’être prisonnier ; il souffre bien assez pour qu’on puisse charitablement lui souhaiter la mort. À plus forte raison, quand ce prisonnier est devenu fou, et qu’il peut mordre et faire du bruit dans la Bastille ; alors, ma foi ! ce n’est plus un vœu charitable à faire que de lui souhaiter la mort ; ce serait une bonne œuvre à accomplir que de le supprimer tout doucement.

Et le bon gouverneur fit là-dessus son deuxième déjeuner.

Chapitre CCXXV – L'ombre de M. Fouquet §

D’Artagnan, tout lourd encore de l’entretien qu’il venait d’avoir avec le roi, se demandait s’il était bien dans son bon sens ; si la scène se passait bien à Vaux ; si lui, d’Artagnan, était bien le capitaine des mousquetaires, et M. Fouquet le propriétaire du château dans lequel Louis XIV venait de recevoir l’hospitalité. Ces réflexions n’étaient pas celles d’un homme ivre. On avait cependant bien banqueté à Vaux. Les vins de M. le surintendant avaient cependant figuré avec honneur à la fête. Mais le Gascon était homme de sang-froid : il savait, en touchant son épée d’acier, prendre au moral le froid de cet acier pour les grandes occasions.

– Allons, dit-il en quittant l’appartement royal, me voilà jeté tout historiquement dans les destinées du roi et dans celles du ministre ; il sera écrit que M. d’Artagnan, cadet de Gascogne, a mis la main sur le collet de M. Nicolas Fouquet, surintendant des finances de France. Mes descendants, si j’en ai, se feront une renommée avec cette arrestation, comme les messieurs de Luynes s’en sont fait une avec les défroques de ce pauvre maréchal d’Ancre. Il s’agit d’exécuter proprement les volontés du roi. Tout homme saura bien dire à M. Fouquet : « Votre épée, monsieur ! ». Mais tout le monde ne saura pas garder M. Fouquet sans faire crier personne. Comment donc opérer, pour que M. le surintendant passe de l’extrême faveur à la dernière disgrâce, pour qu’il voie se changer Vaux en un cachot, pour que, après avoir goutté l’encens d’Assuérus, il touche à la potence d’Aman, c’est-à-dire d’Enguerrand de Marigny ?

Ici, le front de d’Artagnan, s’assombrit à faire pitié. Le mousquetaire avait des scrupules. Livrer ainsi à la mort car certainement Louis XIV haïssait M. Fouquet, livrer, disons-nous, à la mort celui qu’on venait de breveter galant homme, c’était un véritable cas de conscience.

– Il me semble, se dit d’Artagnan, que, si je ne suis pas un croquant, je ferai savoir à M. Fouquet l’idée du roi à son égard. Mais, si je trahis le secret de mon maître, je suis un perfide et un traître, crime tout à fait prévu par les lois militaires, à telles enseignes que j’ai vu vingt fois, dans les guerres, brancher des malheureux qui avaient fait en petit ce que mon scrupule me conseille de faire en grand. Non, je pense qu’un homme d’esprit doit sortir de ce pas avec beaucoup plus d’adresse. Et maintenant, admettons-nous que j’aie de l’esprit ? C’est contestable, en ayant fait depuis quarante ans une telle consommation que, s’il m’en reste pour une pistole, ce sera bien du bonheur.

D’Artagnan se prit la tête dans les mains, s’arracha, bon gré mal gré, quelques poils de moustache et ajouta :

– Pour quelle cause M. Fouquet serait-il disgracié ? Pour trois causes : la première, parce qu’il n’est pas aimé de M. Colbert ; la seconde, parce qu’il a voulu aimer Mlle de La Vallière ; la troisième, parce que le roi aime M. Colbert et Mlle de La Vallière. C’est un homme perdu ! Mais lui mettrai-je le pied sur la tête, moi, un homme, quand il succombe sous des intrigues de femmes et de commis ? Fi donc ! S’il est dangereux, je l’abattrai ; s’il n’est que persécuté, je verrai ! J’en suis venu à ce point que ni roi ni homme ne prévaudra sur mon opinion. Athos serait ici qu’il ferait comme moi. Ainsi donc, au lieu d’aller trouver brutalement M. Fouquet, de l’appréhender au corps et de le calfeutrer, je vais tâcher de me conduire en homme de bonnes façons. On en parlera, d’accord ; mais on en parlera bien.

Et d’Artagnan, rehaussant par un geste particulier son baudrier sur son épaule, s’en alla droit chez M. Fouquet, lequel, après les adieux faits aux dames, se préparait à dormir tranquillement sur ses triomphes de la journée.

L’air était encore parfumé ou infecté, comme on voudra, de l’odeur du feu d’artifice. Les bougies jetaient leurs mourantes clartés, les fleurs tombaient détachées des guirlandes, les grappes de danseurs et de courtisans s’égrenaient dans les salons.

Au centre de ses amis, qui le complimentaient et recevaient ses compliments, le surintendant fermait à demi ses yeux fatigués. Il aspirait au repos, il tombait sur la litière de lauriers amassés depuis tant de jours. On eût dit qu’il courbait sa tête sous le poids de dettes nouvelles contractées pour faire honneur à cette fête.

M. Fouquet venait de se retirer dans sa chambre, souriant et plus qu’à moitié mort. Il n’écoutait plus, il ne voyait plus ; son lit l’attirait, le fascinait. Le dieu Morphée, dominateur du dôme, peint par Le Brun, avait étendu sa puissance aux chambres voisines, et lancé ses plus efficaces pavots chez le maître de la maison.

M. Fouquet, presque seul, était déjà dans les mains de son valet de chambre, lorsque M. d’Artagnan apparut sur le seuil de son appartement.

D’Artagnan n’avait jamais pu réussir à se vulgariser à la Cour : en vain le voyait-on partout et toujours il faisait son effet toujours et partout. C’est le privilège de certaines natures, qui ressemblent en cela aux éclairs ou au tonnerre. Chacun les connaît, mais leur apparition étonne, et, quand on les sent, la dernière impression est toujours celle qu’on croit avoir été la plus forte.

– Tiens ! M. d’Artagnan ? dit M. Fouquet, dont la manche droite était déjà séparée du corps.

– Pour vous servir, répliqua le mousquetaire.

– Entrez donc, cher monsieur d’Artagnan.

– Merci !

– Venez-vous me faire quelque critique sur la fête ? Vous êtes un esprit ingénieux.

– Oh ! non.

– Est-ce qu’on gêne votre service ?

– Pas du tout.

– Vous êtes mal logé peut-être ?

– À merveille.

– Eh bien ! je vous remercie d’être aussi aimable, et c’est moi qui me déclare votre obligé pour tout ce que vous me dites de flatteur.

Ces paroles signifiaient sans conteste : « Mon cher d’Artagnan, allez vous coucher, puisque vous avez un lit, et laissez-moi en faire autant. »

D’Artagnan ne parut pas avoir compris.

– Vous vous couchez déjà ? dit-il au surintendant.

– Oui. Avez-vous quelque chose à me communiquer ?

– Rien, monsieur, rien. Vous couchez donc ici ?

– Comme vous voyez.

– Monsieur, vous avez donné une bien belle fête au roi.

– Vous trouvez ?

– Oh ! superbe.

– Le roi est content ?

– Enchanté.

– Vous aurait-il prié de m’en faire part ?

– Il ne choisirait pas un si peu digne messager, monseigneur.

– Vous vous faites tort, monsieur d’Artagnan.

– C’est votre lit, ceci ?

– Oui. Pourquoi cette question ? n’êtes-vous pas satisfait du vôtre ?

– Faut-il vous parler avec franchise ?

– Assurément.

– Eh bien ! non.

Fouquet tressaillit.

– Monsieur d’Artagnan, dit-il, prenez ma chambre.

– Vous en priver, monseigneur ? Jamais !

– Que faire, alors ?

– Me permettre de la partager avec vous.

M. Fouquet regarda fixement le mousquetaire.

– Ah ! ah ! dit-il, vous sortez de chez le roi ?

– Mais oui, monseigneur.

– Et le roi voudrait vous voir coucher dans ma chambre ?

– Monseigneur…

– Très bien, monsieur d’Artagnan, très bien. Vous êtes ici le maître. Allez, monsieur.

– Je vous assure, monseigneur, que je ne veux point abuser…

M. Fouquet, s’adressant à son valet de chambre :

– Laissez-nous, dit-il.

Le valet sortit.

– Vous avez à me parler, monsieur ? dit-il à d’Artagnan.

– Moi ?

– Un homme de votre esprit ne vient pas causer avec un homme du mien, à l’heure qu’il est, sans de graves motifs ?

– Ne m’interrogez pas.

– Au contraire, que voulez-vous de moi ?

– Rien que votre société.

– Allons au jardin, fit le surintendant tout à coup, dans le parc ?

– Non, répondit vivement le mousquetaire, non.

– Pourquoi ?

– La fraîcheur…

– Voyons, avouez donc que vous m’arrêtez, dit le surintendant au capitaine.

– Jamais ! fit celui-ci.

– Vous me veillez, alors ?

– Par honneur, oui, monseigneur.

– Par honneur ?… C’est autre chose ! Ah ! l’on m’arrête chez moi ?

– Ne dites pas cela !

– Je le crierai, au contraire !

– Si vous le criez, je serai forcé de vous engager au silence.

– Bien ! de la violence chez moi ? Ah ! c’est très bien !

– Nous ne nous comprenons pas du tout. Tenez, il y a là un échiquier : jouons, s’il vous plaît, monseigneur.

– Monsieur d’Artagnan, je suis donc en disgrâce ?

– Pas du tout, mais…

– Mais défense m’est faite de me soustraire à vos regards ?

– Je ne comprends pas un mot de ce que vous me dites, monseigneur, et si vous voulez que je me retire, annoncez-le-moi.

– Cher monsieur d’Artagnan, vos façons me rendront fou. Je tombais de sommeil, vous m’avez réveillé.

– Je ne me le pardonnerai jamais, et si vous voulez me réconcilier avec moi-même…

– Eh bien ?

– Eh bien ! dormez là, devant moi, j’en serai ravi.

– Surveillance ?…

– Je m’en vais alors.

– Je ne vous comprends plus.

– Bonsoir, monseigneur.

Et d’Artagnan feignit de se retirer.

Alors M. Fouquet courut après lui.

– Je ne me coucherai pas, dit-il. Sérieusement, et puisque vous refusez de me traiter en homme, et que vous jouez au fin avec moi, je vais vous forcer comme on fait du sanglier.

– Bah ! s’écria d’Artagnan affectant de sourire.

– Je commande mes chevaux et je pars pour Paris, dit M. Fouquet plongeant jusqu’au cœur du capitaine des mousquetaires.

– Ah ! s’il en est ainsi, monseigneur, c’est différent.

– Vous m’arrêtez ?

– Non, mais je pars avec vous.

– En voilà assez, monsieur d’Artagnan, reprit Fouquet d’un ton froid. Ce n’est pas pour rien que vous avez cette réputation d’homme d’esprit et d’homme de ressources ; mais, avec moi, tout cela est superflu. Droit au but : un service. Pourquoi m’arrêtez-vous ? qu’ai-je fait ?

– Oh ! je ne sais rien de ce que vous avez fait ; mais je ne vous arrête pas… ce soir…

– Ce soir ! s’écria Fouquet en pâlissant. Mais demain ?

– Oh ! nous ne sommes pas à demain, monseigneur. Qui peut répondre jamais du lendemain ?

– Vite ! vite ! capitaine, laissez-moi parler à M. d’Herblay.

– Hélas ! voilà qui devient impossible, monseigneur. J’ai ordre de veiller à ce que vous ne causiez avec personne.

– Avec M. d’Herblay, capitaine, avec votre ami !

– Monseigneur, est-ce que, par hasard, M. d’Herblay, mon ami, ne serait pas le seul avec qui je dusse vous empêcher de communiquer ?

Fouquet rougit, et, prenant l’air de la résignation :

– Monsieur, dit-il, vous avez raison, je reçois une leçon que je n’eusse pas dû provoquer. L’homme tombé n’a droit à rien, pas même de la part de ceux dont il a fait la fortune, à plus forte raison de ceux à qui il n’a pas eu le bonheur de rendre jamais service.

– Monseigneur !

– C’est vrai, monsieur d’Artagnan, vous vous êtes toujours mis avec moi dans une bonne situation, dans la situation qui convient à l’homme destiné à m’arrêter. Vous ne m’avez jamais rien demandé, vous !

– Monseigneur, répondit le Gascon touché de cette douleur éloquente et noble, voulez-vous, je vous prie, m’engager votre parole d’honnête homme que vous ne sortirez pas de cette chambre ?

– À quoi bon, cher monsieur d’Artagnan, puisque vous m’y gardez ? Craignez-vous que je ne lutte contre la plus vaillante épée du royaume ?

– Ce n’est pas cela, monseigneur, c’est que je vais vous aller chercher M. d’Herblay, et, par conséquent, vous laisser seul.

Fouquet poussa un cri de joie et de surprise.

– Chercher M. d’Herblay ! me laisser seul ! s’écria-t-il en joignant les mains.

– Où loge M. d’Herblay ? dans la chambre bleue ?

– Oui, mon ami, oui.

– Votre ami ! merci du mot, monseigneur. Vous me donnez aujourd’hui, si vous ne m’avez pas donné autrefois.

– Ah ! vous me sauvez !

– Il y a bien pour dix minutes de chemin d’ici à la chambre bleue pour aller et revenir ? reprit d’Artagnan.

– À peu près.

– Et pour réveiller Aramis, qui dort bien quand il dort, pour le prévenir, je mets cinq minutes : total, un quart d’heure d’absence. Maintenant, monseigneur, donnez-moi votre parole que vous ne chercherez en aucune façon à fuir, et qu’en rentrant ici je vous y retrouverai ?

– Je vous la donne, monsieur, répondit Fouquet en serrant la main du mousquetaire avec une affectueuse reconnaissance.

D’Artagnan disparut.

Fouquet le regarda s’éloigner, attendit avec une impatience visible que la porte se fût refermée derrière lui, et, la porte refermée, se précipita sur ses clefs, ouvrit quelques tiroirs à secret cachés dans des meubles, chercha vainement quelques papiers, demeurés sans doute à Saint-Mandé et qu’il parut regretter de ne point y trouver ; puis, saisissant avec empressement des lettres, des contrats, des écritures, il en fit un monceau qu’il brûla hâtivement sur la plaque de marbre de l’âtre, ne prenant pas la peine de tirer de l’intérieur les pots de fleurs qui l’encombraient.

Puis, cette opération achevée, comme un homme qui vient d’échapper à un immense danger, et que la force abandonne dès que ce danger n’est plus à craindre, il se laissa tomber anéanti dans un fauteuil.

D’Artagnan rentra et trouva Fouquet dans la même position. Le digne mousquetaire n’avait pas fait un doute que Fouquet, ayant donné sa parole ne songerait pas même à y manquer ; mais il avait pensé qu’il utiliserait son absence en se débarrassant de tous les papiers de toutes les notes, de tous les contrats qui pourraient rendre plus dangereuse la position déjà assez grave dans laquelle il se trouvait. Aussi, levant la tête comme un chien qui prend le vent, il flaira cette odeur de fumée qu’il comptait bien découvrir dans l’atmosphère, et, l’y ayant trouvée, il fit un mouvement de tête en signe de satisfaction.

À l’entrée de d’Artagnan, Fouquet avait, de son côté, levé la tête, et aucun des mouvements de d’Artagnan ne lui avait échappé.

Puis les regards des deux hommes se rencontrèrent ; tous deux virent qu’ils s’étaient compris sans avoir échangé une parole.

– Eh bien ! demanda, le premier, Fouquet, et M. d’Herblay ?

– Ma foi ! monseigneur, répondit d’Artagnan, il faut que M. d’Herblay aime les promenades nocturnes et fasse, au clair de la lune, dans le parc de Vaux, des vers avec quelques-uns de vos poètes, mais il n’était pas chez lui.

– Comment ! pas chez lui ? s’écria Fouquet, à qui échappait sa dernière espérance, car, sans qu’il se rendît compte de quelle façon l’évêque de Vannes pouvait le secourir, il comprenait qu’en réalité il ne pouvait attendre de secours que de lui.

– Ou bien, s’il est chez lui, continua d’Artagnan, il a eu des raisons pour ne pas répondre.

– Mais vous n’avez donc pas appelé de façon qu’il entendît, monsieur ?

– Vous ne supposez pas, monseigneur, que, déjà en dehors de mes ordres, qui me défendaient de vous quitter un seul instant, vous ne supposez pas que j’aie été assez fou pour réveiller toute la maison et me faire voir dans le corridor de l’évêque de Vannes, afin de bien faire constater par M. Colbert que je vous donnais le temps de brûler vos papiers ?

– Mes papiers ?

– Sans doute ; c’est du moins ce que j’eusse fait à votre place. Quand on m’ouvre une porte, j’en profite.

– Eh bien ! oui, merci, j’en ai profité.

– Et vous avez bien fait, morbleu ! Chacun a ses petits secrets qui ne regardent pas les autres. Mais revenons à Aramis, monseigneur.

– Eh bien ! je vous dis, vous aurez appelé trop bas, et il n’aura pas entendu.

– Si bas qu’on appelle Aramis, monseigneur, Aramis entend toujours quand il a intérêt à entendre. Je répète donc ma phrase : Aramis n’était pas chez lui, monseigneur, ou Aramis a eu, pour ne pas reconnaître ma voix, des motifs que j’ignore et que vous ignorez peut-être vous-même, tout votre homme-lige qu’est Sa Grandeur Mgr l’évêque de Vannes.

Fouquet poussa un soupir, se leva, fit trois ou quatre pas dans la chambre, et finit par aller s’asseoir, avec une expression de profond abattement, sur son magnifique lit de velours, tout garni de splendides dentelles.

D’Artagnan regarda Fouquet avec un sentiment de profonde pitié.

– J’ai vu arrêter bien des gens dans ma vie, dit le mousquetaire avec mélancolie, j’ai vu arrêter M. de Cinq-Mars, j’ai vu arrêter M. de Chalais. J’étais bien jeune. J’ai vu arrêter M. de Condé avec les princes, j’ai vu arrêter M. de Retz, j’ai vu arrêter M. Broussel. Tenez, monseigneur, c’est fâcheux à dire, mais celui de tous ces gens-là à qui vous ressemblez le plus en ce moment, c’est le bonhomme Broussel. Peu s’en faut que vous ne mettiez, comme lui, votre serviette dans votre portefeuille, et que vous ne vous essuyiez la bouche avec vos papiers. Mordioux ! monsieur Fouquet, un homme comme vous n’a pas de ces abattements-là. Si vos amis vous voyaient !…

– Monsieur d’Artagnan, reprit le surintendant avec un sourire plein de tristesse, vous ne comprenez point : c’est justement parce que mes amis ne me voient pas, que je suis tel que vous me voyez, vous. Je ne vis pas tout seul, moi ! je ne suis rien tout seul. Remarquez bien que j’ai employé mon existence à me faire des amis dont j’espérais me faire des soutiens. Dans la prospérité, toutes ces voix heureuses, et heureuses par moi, me faisaient un concert de louanges et d’actions de grâces. Dans la moindre défaveur, ces voix plus humbles accompagnaient harmonieusement les murmures de mon âme. L’isolement, je ne l’ai jamais connu. La pauvreté, fantôme que parfois j’ai entrevu avec ses haillons au bout de ma route ! la pauvreté, c’est le spectre avec lequel plusieurs de mes amis se jouent depuis tant d’années, qu’ils poétisent, qu’ils caressent, qu’ils me font aimer ! La pauvreté ! mais je l’accepte, je la reconnais, je l’accueille comme une sœur déshéritée ; car la pauvreté, ce n’est pas la solitude, ce n’est pas l’exil, ce n’est pas la prison ! Est-ce que je serais jamais pauvre, moi, avec des amis comme Pélisson, comme La Fontaine, comme Molière ? avec une maîtresse, comme… Oh ! mais la solitude, à moi, homme de bruit, à moi, homme de plaisirs, à moi qui ne suis que parce que les autres sont !… Oh ! Si vous saviez comme je suis seul en ce moment ! et comme vous me paraissez être, vous qui me séparez de tout ce que j’aimais, l’image de la solitude, du néant et de la mort !

– Mais je vous ai déjà dit, monsieur Fouquet, répondit d’Artagnan touché jusqu’au fond de l’âme, je vous ai déjà dit que vous exagériez les choses. Le roi vous aime.

– Non, dit Fouquet en secouant la tête, non !

– M. Colbert vous hait.

– M. Colbert ? que m’importe !

– Il vous ruinera.

– Oh ! quant à cela, je l’en défie : je suis ruiné.

À cet étrange aveu du surintendant, d’Artagnan promena un regard expressif autour de lui. Quoiqu’il n’ouvrît pas la bouche, Fouquet le comprit si bien, qu’il ajouta :

– Que faire de ces magnificences, quand on n’est plus magnifique ? Savez-vous à quoi nous servent la plupart de nos possessions, à nous autres riches ? C’est à nous dégoûter, par leur splendeur même, de tout ce qui n’égale pas cette splendeur. Vaux ! me direz-vous, les merveilles de Vaux, n’est-ce pas ? Eh bien ! quoi ? Que faire de cette merveille ? Avec quoi, si je suis ruiné, verserai-je l’eau dans les urnes de mes naïades, le feu dans les entrailles de mes salamandres, l’air dans la poitrine de mes tritons ? Pour être assez riche, monsieur d’Artagnan, il faut être trop riche.

D’Artagnan hocha la tête.

– Oh ! je sais bien ce que vous pensez, répliqua vivement Fouquet. Si vous aviez Vaux, vous le vendriez, vous, et vous achèteriez une terre en province. Cette terre aurait des bois, des vergers et des champs ; cette terre nourrirait son maître. De quarante millions, vous feriez bien…

– Dix millions, interrompit d’Artagnan.

– Pas un million, mon cher capitaine. Nul, en France, n’est assez riche pour acheter Vaux deux millions et l’entretenir comme il est, nul ne le pourrait, nul ne le saurait.

– Dame ! fit d’Artagnan, en tout cas, un million…

– Eh bien ?

– Ce n’est pas la misère.

– C’est bien près, mon cher monsieur.

– Comment ?

– Oh ! vous ne comprenez pas. Non, je ne veux pas vendre ma maison de Vaux. Je vous la donne, si vous voulez.

Et Fouquet accompagna ces mots d’un inexprimable mouvement d’épaules.

– Donnez-la au roi, vous ferez un meilleur marché.

– Le roi n’a pas besoin que je la lui donne, dit Fouquet ; il me la prendra parfaitement bien, si elle lui fait plaisir : voilà pourquoi j’aime mieux qu’elle périsse. Tenez, monsieur d’Artagnan, si le roi n’était pas sous mon toit, je prendrais cette bougie, j’irais sous le dôme mettre le feu à deux caisses de fusées et d’artifices que l’on avait réservées, et je réduirais mon palais en cendres.

– Bah ! fit négligemment le mousquetaire. En tout cas, vous ne brûleriez pas les jardins. C’est ce qu’il y a de mieux chez vous.

– Et puis, reprit sourdement Fouquet, qu’ai-je dit là, mon Dieu ! Brûler Vaux ! détruire mon palais ! Mais Vaux n’est pas à moi, mais ces richesses, mais ces merveilles, elles appartiennent, comme jouissance, à celui qui les a payées, c’est vrai, mais comme durée, elles sont à ceux-là qui les ont créées. Vaux est à Le Brun ; Vaux est à Le Nôtre ; Vaux est à Pélisson, à Levau, à La Fontaine, Vaux est à Molière, qui y a fait jouer Les Fâcheux, Vaux est à la postérité, enfin. Vous voyez bien, monsieur d’Artagnan, que je n’ai plus ma maison à moi.

– À la bonne heure, dit d’Artagnan, voilà une idée que j’aime, et je reconnais là M. Fouquet. Cette idée m’éloigne du bonhomme Broussel, et je n’y reconnais plus les pleurnicheries du vieux frondeur. Si vous êtes ruiné, monseigneur, prenez bien la chose ; vous aussi, mordioux ! vous appartenez à la postérité et vous n’avez pas le droit de vous amoindrir. Tenez, regardez-moi, moi qui ai l’air d’exercer une supériorité sur vous parce que je vous arrête ; le sort, qui distribue leurs rôles aux comédiens de ce monde, m’en a donné un moins beau, moins agréable à jouer que n’était le vôtre. Je suis de ceux, voyez-vous, qui pensent que les rôles des rois ou des puissants valent mieux que les rôles de mendiants ou de laquais. Mieux vaut, même en scène, sur un autre théâtre que le théâtre du monde, mieux vaut porter le bel habit et mâcher le beau langage que de frotter la planche avec une savate ou se faire caresser l’échine avec des bâtons rembourrés d’étoupe. En un mot, vous avez abusé de l’or, vous avez commandé, vous avez joui. Moi, j’ai traîné ma longe ; moi, j’ai obéi ; moi, j’ai pâti. Eh bien ! si peu que je vaille auprès de vous, monseigneur, je vous le déclare : le souvenir de ce que j’ai fait me tient lieu d’un aiguillon qui m’empêche de courber trop tôt ma vieille tête. Je serai jusqu’au bout bon cheval d’escadron, et je tomberai tout roide, tout d’une pièce, tout vivant, après avoir bien choisi ma place. Faites comme moi, monsieur Fouquet ; vous ne vous en trouverez pas plus mal. Cela n’arrive qu’une fois aux hommes comme vous. Le tout est de bien faire quand cela arrive. Il y a un proverbe latin dont j’ai oublié les mots, mais dont je me rappelle le sens, car plus d’une fois, je l’ai médité : il dit : « La fin couronne l’œuvre. »

Fouquet se leva, vint passer son bras autour du cou de d’Artagnan, qu’il étreignit sur sa poitrine, tandis que, de l’autre main, il lui serrait la main.

– Voilà un beau sermon, dit-il après une pause.

– Sermon de mousquetaire, monseigneur.

– Vous m’aimez, vous, qui me dites tout cela.

– Peut-être.

Fouquet redevint pensif. Puis, après un instant :

– Mais M. d’Herblay, demanda-t-il, où peut-il être ?

– Ah ! voilà !

– Je n’ose vous prier de le faire chercher.

– Vous m’en prieriez, que je ne le ferais plus, monsieur Fouquet. C’est imprudent. On le saurait, et Aramis, qui n’est pas en cause dans tout cela, pourrait être compromis et englobé dans votre disgrâce.

– J’attendrai le jour, dit Fouquet.

– Oui, c’est ce qu’il y a de mieux.

– Que ferons-nous, au jour ?

– Je n’en sais rien, monseigneur.

– Faites-moi une grâce, monsieur d’Artagnan.

– Très volontiers.

– Vous me gardez, je reste ; vous êtes dans la pleine exécution de vos consignes, n’est-ce pas ?

– Mais oui.

– Eh bien ! restez mon ombre, soit ! J’aime mieux cette ombre-là qu’une autre.

D’Artagnan s’inclina.

– Mais oubliez que vous êtes M. d’Artagnan, capitaine des mousquetaires ; oubliez que je suis M. Fouquet, surintendant des finances, et causons de mes affaires.

– Peste ! c’est épineux, cela.

– Vraiment ?

– Oui ; mais, pour vous, monsieur Fouquet, je ferais l’impossible.

– Merci. Que vous a dit le roi ?

– Rien.

– Ah ! voilà comme vous causez ?

– Dame !

– Que pensez-vous de ma situation ?

– Rien.

– Cependant, à moins de mauvaise volonté…

– Votre situation est difficile.

– En quoi ?

– En ce que vous êtes chez vous.

– Si difficile qu’elle soit, je la comprends bien.

– Pardieu ! est-ce que vous vous imaginez qu’avec un autre que vous j’eusse fait tant de franchise ?

– Comment, tant de franchise ? Vous avez été franc avec moi, vous ! vous qui refusez de me dire la moindre chose ?

– Tant de façons. Alors.

– À la bonne heure !

– Tenez, monseigneur, écoutez comment je m’y fusse pris avec un autre que vous : j’arrivais à votre porte, les gens partis, ou, s’ils n’étaient pas partis, je les attendais à leur sortie et je les attrapais un à un, comme des lapins au débouter ; je les coffrais sans bruit, je m’étendais sur le tapis de votre corridor, et, une main sur vous, sans que vous vous en doutassiez, je vous gardais pour le déjeuner du maître. De cette façon pas d’esclandre, pas de défense, pas de bruit, mais aussi, pas d’avertissement pour M. Fouquet, pas de réserve, pas de ces concessions délicates qu’entre gens courtois on se fait au moment décisif. Êtes-vous content de ce plan-là ?

– Il me fait frémir.

– N’est-ce pas ? c’eût été triste d’apparaître demain, sans préparation, et de vous demander votre épée.

– Oh ! monsieur, j’en fusse mort de honte et de colère !

– Votre reconnaissance s’exprime trop éloquemment ; je n’ai point fait assez, croyez-moi.

– À coup sûr, monsieur, vous ne me ferez jamais avouer cela.

– Eh bien ! maintenant, monseigneur, si vous êtes content de moi, si vous êtes remis de la secousse, que j’ai adoucie autant que j’ai pu, laissons le temps battre des ailes, vous êtes harassé, vous avez des réflexions à faire, je vous en conjure : dormez ou faites semblant de dormir, sur votre lit ou dans votre lit. Moi, je dors sur ce fauteuil, et quand je dors, mon sommeil est dur au point que le canon ne me réveillerait pas.

Fouquet sourit.

– J’excepte cependant, continua le mousquetaire, le cas où l’on ouvrirait une porte, soit secrète, soit visible, soit de sortie, soit d’entrée. Oh ! pour cela, mon oreille est vulnérable au dernier point. Un craquement me fait tressaillir. C’est une affaire d’antipathie naturelle. Allez donc, venez donc, promenez-vous par la chambre, écrivez, effacez, déchirez, brûlez, mais ne touchez pas la clef de la serrure ; mais ne touchez pas au bouton de la porte, car vous me réveilleriez en sursaut, et cela m’agacerait horriblement les nerfs.

– Décidément, monsieur d’Artagnan, dit Fouquet vous êtes l’homme le plus spirituel et le plus courtois que je connaisse, et vous ne me laisserez qu’un regret, c’est d’avoir fait si tard votre connaissance.

D’Artagnan poussa un soupir qui voulait dire. « Hélas ! peut-être l’avez vous faite trop tôt ! »

Puis il s’enfonça dans son fauteuil, tandis que Fouquet, à demi couché sur son lit et appuyé sur le coude, rêvait à son aventure.

Et tous deux, laissant les bougies brûler, attendirent ainsi le premier réveil du jour, et quand Fouquet soupirait trop haut, d’Artagnan ronflait plus fort.

Nulle visite, même celle d’Aramis, ne troubla leur quiétude, nul bruit ne se fit entendre dans la vaste maison.

Au-dehors, les rondes d’honneur et les patrouilles de mousquetaires faisaient crier le sable sous leurs pas : c’était une tranquillité de plus pour les dormeurs. Qu’on y joigne le bruit du vent et des fontaines, qui font leur fonction éternelle, sans s’inquiéter des petits bruits et des petites choses dont se composent la vie et la mort de l’homme.

Chapitre CCXXVI – Le matin §

Auprès de ce destin lugubre du roi enfermé à la Bastille et rongeant de désespoir les verrous et les barreaux, la rhétorique des chroniqueurs anciens ne manquerait pas de placer l’antithèse de Philippe dormant sous le dais royal. Ce n’est pas que la rhétorique soit toujours mauvaise et sème toujours à faux les fleurs dont elle veut émailler l’histoire ; mais nous nous excuserons de polir ici soigneusement l’antithèse et de dessiner avec intérêt l’autre tableau destiné à servir de pendant au premier.

Le jeune prince descendit de chez Aramis comme le roi était descendu de la chambre de Morphée. Le dôme s’abaissa lentement sous la pression de M. d’Herblay, et Philippe se trouva devant le lit royal, qui était remonté après avoir déposé son prisonnier dans les profondeurs des souterrains.

Seul en présence de ce luxe, seul devant toute sa puissance, seul devant le rôle qu’il allait être forcé de jouer, Philippe sentit pour la première fois son âme s’ouvrir à ces mille émotions qui sont les battements vitaux d’un cœur de roi.

Mais la pâleur le prit quand il considéra ce lit vide et encore froissé par le corps de son frère.

Ce muet complice était revenu après avoir servi à la consommation de l’œuvre. Il revenait avec la trace du crime, il parlait au coupable le langage franc et brutal que le complice ne craint jamais d’employer avec son complice. Il disait la vérité.

Philippe, en se baissant pour mieux voir, aperçut le mouchoir encore humide de la sueur froide qui avait ruisselé du front de Louis XIV. Cette sueur épouvanta Philippe comme le sang d’Abel épouvanta Caïn.

– Me voilà face à face avec mon destin, dit Philippe, l’œil en feu, le visage livide. Sera-t-il plus effrayant que ma captivité ne fut douloureuse ? Forcé de suivre à chaque instant les usurpations de la pensée, songerai-je toujours à écouter les scrupules de mon cœur ?… Eh bien ! oui ! le roi a reposé sur ce lit ; oui, c’est bien sa tête qui a creusé ce pli dans l’oreiller, c’est bien l’amertume de ses larmes qui a amolli ce mouchoir et j’hésite à me coucher sur ce lit, à serrer de ma main ce mouchoir brodé des armes et du chiffre du roi !… Allons, imitons M. d’Herblay, qui veut que l’action soit toujours d’un degré au-dessus de la pensée ; imitons M. d’Herblay, qui songe toujours à lui et qui s’appelle honnête homme quand il n’a mécontenté ou trahi que ses ennemis. Ce lit, je l’aurais occupé si Louis XIV ne m’en eût frustré par le crime de notre mère. Ce mouchoir brodé aux armes de France, c’est à moi qu’il appartiendrait de m’en servir, si, comme le fait observer M. d’Herblay, j’avais été laissé à ma place dans le berceau royal. Philippe, fils de France, remonte sur ton lit ! Philippe, seul roi de France, reprends ton blason ! Philippe, seul héritier présomptif de Louis XIII, ton père, sois sans pitié pour l’usurpateur, qui n’a pas même en ce moment le remords de tout ce que tu as souffert !

Cela dit, Philippe, malgré sa répugnance instinctive du corps, malgré les frissons et la terreur que domptait la volonté, se coucha sur le lit royal, et contraignit ses muscles à presser la couche encore tiède de Louis XIV, tandis qu’il appuyait sur son front le mouchoir humide de sueur.

Lorsque sa tête se renversa en arrière et creusa l’oreiller moelleux, Philippe aperçut au-dessus de son front la couronne de France, tenue, comme nous l’avons dit, par l’ange aux ailes d’or.

Maintenant, qu’on se représente ce royal intrus, l’œil sombre et le corps frémissant. Il ressemble au tigre égaré par une nuit d’orage, qui est venu par les roseaux, par la ravine inconnue, se coucher dans la caverne du lion absent. L’odeur féline l’a attiré, cette tiède vapeur de l’habitation ordinaire. Il a trouvé un lit d’herbes sèches, d’ossements rompus et pâteux comme une moelle ; il arrive, promène dans l’ombre son regard qui flamboie et qui voit ; il secoue ses membres ruisselants, son pelage souillé de vase, et s’accroupit lourdement, son large museau sur ses pattes énormes, prêt au sommeil, mais aussi prêt au combat. De temps en temps, l’éclair qui brille et miroite dans les crevasses de l’antre, le bruit des branches qui s’entrechoquent, des pierres qui crient en tombant, la vague appréhension du danger, le tirent de cette léthargie causée par la fatigue.

On peut être ambitieux de coucher dans le lit du lion, mais on ne doit pas espérer d’y dormir tranquille.

Philippe prêta l’oreille à tous les bruits, il laissa osciller son cœur au souffle de toutes les épouvantes ; mais, confiant dans sa force, doublée par l’exagération de sa résolution suprême, il attendit sans faiblesse qu’une circonstance décisive lui permît de se juger lui-même. Il espéra qu’un grand danger luirait pour lui, comme ces phosphores de la tempête qui montrent aux navigateurs la hauteur des vagues contre lesquelles ils luttent.

Mais rien ne vint. Le silence, ce mortel ennemi des cœurs inquiets, ce mortel ennemi des ambitieux, enveloppa toute la nuit, dans son épaisse vapeur, le futur roi de France, abrité sous sa couronne volée.

Vers le matin, une ombre bien plutôt qu’un corps se glissa dans la chambre royale ; Philippe l’attendait et ne s’en étonna pas.

– Eh bien ! monsieur d’Herblay ? dit-il.

– Eh bien ! Sire, tout est fini.

– Comment ?

– Tout ce que nous attendions.

– Résistance ?

– Acharnée : pleurs, cris.

– Puis ?

– Puis la stupeur.

– Mais enfin ?

– Enfin, victoire complète et silence absolu.

– Le gouverneur de la Bastille se doute-t-il ?…

– De rien.

– Cette ressemblance ?

– Est la cause du succès.

– Mais le prisonnier ne peut manquer de s’expliquer, songez-y. J’ai bien pu le faire, moi qui avais à combattre un pouvoir bien autrement solide que n’est le mien.

– J’ai déjà pourvu à tout. Dans quelques jours plus tôt peut-être, s’il est besoin, nous tirerons le captif de sa prison, et nous le dépayserons par un exil si lointain…

– On revient de l’exil, monsieur d’Herblay.

– Si loin, ai-je dit, que les forces matérielles de l’homme et la durée de sa vie ne suffiraient pas au retour.

Encore une fois, le regard du jeune roi et celui d’Aramis se croisèrent avec une froide intelligence.

– Et M. du Vallon ? demanda Philippe pour détourner la conversation.

– Il vous sera présenté aujourd’hui, et, confidentiellement, vous félicitera du danger que cet usurpateur vous a fait courir.

– Qu’en fera-t-on ?

– De M. du Vallon ?

– Un duc à brevet, n’est-ce pas ?

– Oui, un duc à brevet, reprit en souriant singulièrement Aramis.

– Pourquoi riez-vous, monsieur d’Herblay ?

– Je ris de l’idée prévoyante de Votre Majesté.

– Prévoyante ? Qu’entendez-vous par là ?

– Votre Majesté craint sans doute que ce pauvre Porthos ne devienne un témoin gênant, et elle veut s’en défaire.

– En le créant duc ?

– Assurément. Vous le tuez ; il en mourra de joie, et le secret mourra avec lui.

– Ah ! mon Dieu !

– Moi, dit flegmatiquement Aramis, j’y perdrai un bien bon ami.

En ce moment, et au milieu de ces futiles entretiens sous lesquels les deux conspirateurs cachaient la joie et l’orgueil du succès, Aramis entendit quelque chose qui lui fit dresser l’oreille.

– Qu’y a-t-il ? dit Philippe.

– Le jour, Sire.

– Eh bien ?

– Eh bien ! avant de vous coucher, hier, sur ce lit, vous avez probablement décidé de faire quelque chose ce matin, au jour ?

– J’ai dit à mon capitaine des mousquetaires, répondit le jeune homme vivement, que je l’attendrais.

– Si vous lui avez dit cela, il viendra assurément, car c’est un homme exact.

– J’entends un pas dans le vestibule.

– C’est lui.

– Allons, commençons l’attaque, fit le jeune roi avec résolution.

– Prenez garde ! s’écria Aramis. Commencer l’attaque, et par d’Artagnan, ce serait folie. D’Artagnan ne sait rien, d’Artagnan n’a rien vu, d’Artagnan est à cent lieues de soupçonner notre mystère ; mais qu’il pénètre ici ce matin le premier, et il flairera que quelque chose s’y est passé dont il doit se préoccuper. Voyez-vous, Sire, avant de laisser pénétrer d’Artagnan ici, nous devons donner beaucoup d’air à la chambre, ou y introduire tant de gens, que le limier le plus fin de ce royaume ait été dépisté par vingt traces différentes.

– Mais comment le congédier, puisque je lui ai donné rendez-vous ? fit observer le prince, impatient de se mesurer avec un si redoutable adversaire.

– Je m’en charge, répliqua l’évêque, et, pour commencer, je vais frapper un coup qui étourdira notre homme.

– Lui aussi frappe un coup, ajouta vivement le prince.

En effet, un coup retentit à l’extérieur.

Aramis ne s’était pas trompé : c’était bien d’Artagnan qui s’annonçait de la sorte.

Nous l’avons vu passer la nuit à philosopher avec M. Fouquet ; mais le mousquetaire était bien las, même de feindre le sommeil ; et aussitôt que l’aube vint illuminer de sa bleuâtre auréole les somptueuses corniches de la chambre du surintendant, d’Artagnan se leva de son fauteuil, rangea son épée, repassa son habit avec sa manche et brossa son feutre comme un soldat aux gardes prêt à passer l’inspection de son anspessade.

– Vous sortez ? demanda M. Fouquet.

– Oui, monseigneur ; et vous ?

– Moi, je reste.

– Sur parole ?

– Sur parole.

– Bien. Je ne sors, d’ailleurs, que pour aller chercher cette réponse, vous savez ?

– Cette sentence, vous voulez dire.

– Tenez, j’ai un peu du vieux Romain, moi. Ce matin, en me levant, j’ai remarqué que mon épée ne s’est prise dans aucune aiguillette, et que le baudrier a bien coulé. C’est un signe infaillible.

– De prospérité ?

– Oui, figurez-vous le bien. Chaque fois que ce diable de buffle s’accrochait à mon dos, c’était une punition de M. de Tréville, ou un refus d’argent de M. de Mazarin. Chaque fois que l’épée s’accrochait dans le baudrier même, c’était une mauvaise commission, comme il m’en a plu toute ma vie. Chaque fois que l’épée elle-même dansait au fourreau, c’était un duel heureux. Chaque fois qu’elle se logeait dans mes mollets, c’était une blessure légère. Chaque fois qu’elle sortait tout à fait du fourreau, j’étais fixé, j’en étais quitte pour rester sur le champ de bataille, avec deux ou trois mois de chirurgien et de compresses.

– Ah ! mais je ne vous savais pas si bien renseigné par votre épée, dit Fouquet avec un pâle sourire qui était la lutte contre ses propres faiblesses. Avez-vous une tisona ou une tranchante ? Votre lame est-elle fée ou charmée ?

– Mon épée, voyez-vous, c’est un membre qui fait partie de mon corps. J’ai ouï dire que certains hommes sont avertis par leur jambe ou par un battement de leur tempe. Moi, je suis averti par mon épée. Eh bien ! elle ne m’a rien dit ce matin. Ah ! si fait !… la voilà qui vient de tomber toute seule dans le dernier recoin du baudrier. Savez-vous ce que cela me présage ?

– Non.

– Eh bien ! cela me présage une arrestation pour aujourd’hui.

– Ah ! mais, fit le surintendant plus étonné que fâché de cette franchise, si rien de triste ne vous est prédit par votre épée, il n’est donc pas triste pour vous de m’arrêter ?

– Vous arrêter ! vous ?

– Sans doute… le présage…

– Ne vous regarde pas, puisque vous êtes tout arrêté depuis hier. Ce n’est donc pas vous que j’arrêterai. Voilà pourquoi je me réjouis, voilà pourquoi je dis que ma journée sera heureuse.

Et, sur ces paroles, prononcées avec une bonne grâce tout affectueuse, le capitaine prit congé de M. Fouquet pour se rendre chez le roi.

Il allait franchir le seuil de la chambre, lorsque M. Fouquet lui dit :

– Une dernière marque de votre bienveillance.

– Soit, monseigneur.

– M. d’Herblay ; laissez-moi voir M. d’Herblay.

– Je vais faire en sorte de vous le ramener.

D’Artagnan ne croyait pas si bien dire. Il était écrit que la journée se passerait pour lui à réaliser les prédictions que le matin lui aurait faites.

Il vint heurter, ainsi que nous l’avons dit, à la porte du roi. Cette porte s’ouvrit. Le capitaine put croire que le roi venait ouvrir lui-même. Cette supposition n’était pas inadmissible après l’état d’agitation où le mousquetaire avait laissé Louis XIV la veille. Mais, au lieu de la figure royale, qu’il s’apprêtait à saluer respectueusement, il aperçut la figure longue et impassible d’Aramis. Peu s’en fallut qu’il ne poussât un cri, tant sa surprise fut violente.

– Aramis ! dit-il.

– Bonjour, cher d’Artagnan, répondit froidement le prélat.

– Ici ? balbutia le mousquetaire.

– Sa Majesté vous prie, dit l’évêque, d’annoncer qu’elle repose, après avoir été bien fatiguée toute la nuit.

– Ah ! fit d’Artagnan, qui ne pouvait comprendre comment l’évêque de Vannes, si mince favori la veille, se trouvait devenu, en six heures, le plus haut champignon de fortune qui eût encore poussé dans la ruelle d’un lit royal.

En effet, pour transmettre au seuil de la chambre du monarque les volontés du roi, pour servir d’intermédiaire à Louis XIV, pour commander en son nom à deux pas de lui, il fallait être plus que n’avait jamais été Richelieu avec Louis XIII.

L’œil expressif de d’Artagnan, sa bouche dilatée, sa moustache hérissée, dirent tout cela dans le plus éclatant des langages au superbe favori, qui ne s’en émut point.

– De plus, continua l’évêque, vous voudrez bien, monsieur le capitaine des mousquetaires, ne laisser admettre que les grandes entrées ce matin. Sa Majesté veut dormir encore.

– Mais, objecta d’Artagnan prêt à se révolter et surtout à laisser éclater les soupçons que lui inspirait le silence du roi ; mais, monsieur l’évêque, Sa Majesté m’a donné rendez-vous ce matin.

– Remettons, remettons, dit du fond de l’alcôve la voix du roi, voix qui fit courir un frisson dans les veines du mousquetaire.

Il s’inclina, ébahi, stupide, abruti par le sourire dont Aramis l’écrasa, une fois ces paroles prononcées.

– Et puis, continua l’évêque, pour répondre à ce que vous veniez demander au roi, mon cher d’Artagnan, voici un ordre dont vous prendrez connaissance sur-le-champ. Cet ordre concerne M. Fouquet.

D’Artagnan prit l’ordre qu’on lui tendait.

– Mise en liberté ? murmura-t-il. Ah !

Et il poussa un second ah ! plus intelligent que le premier.

C’est que cet ordre lui expliquait la présence d’Aramis chez le roi ; c’est qu’Aramis, pour avoir obtenu la grâce de M. Fouquet, devait être bien avant dans la faveur royale ; c’est que cette faveur expliquait à son tour l’incroyable aplomb avec lequel M. d’Herblay donnait les ordres au nom de Sa Majesté.

Il suffisait à d’Artagnan d’avoir compris quelque chose pour tout comprendre. Il salua et fit deux pas pour partir.

– Je vous accompagne, dit l’évêque.

– Où cela ?

– Chez M. Fouquet ; je veux jouir de son contentement.

– Ah ! Aramis, que vous m’avez intrigué tout à l’heure, dit encore d’Artagnan.

– Mais, à présent, vous comprenez ?

– Pardieu ! si je comprends, dit-il tout haut.

Puis, tout bas :

– Eh bien ! non ! siffla-t-il entre ses dents ; non, je ne comprends pas. C’est égal, il y a ordre.

Et il ajouta :

– Passez devant, monseigneur.

D’Artagnan conduisit Aramis chez Fouquet.

Chapitre CCXXVII – L'ami du roi §

Fouquet attendait avec anxiété ; il avait déjà congédié plusieurs de ses serviteurs et de ses amis qui, devançant l’heure de ses réceptions accoutumées, étaient venus à sa porte. À chacun d’eux, taisant le danger suspendu sur sa tête, il demandait seulement où l’on pouvait trouver Aramis.

Quand il vit revenir d’Artagnan, quand il aperçut derrière lui l’évêque de Vannes, sa joie fut au comble ; elle égala toute son inquiétude. Voir Aramis, c’était pour le surintendant une compensation au malheur d’être arrêté.

Le prélat était silencieux et grave ; d’Artagnan était bouleversé par toute cette accumulation d’événements incroyables.

– Eh bien ! capitaine, vous m’amenez M. d’Herblay ?

– Et quelque chose de mieux encore, monseigneur.

– Quoi donc ?

– La liberté.

– Je suis libre ?

– Vous l’êtes. Ordre du roi.

Fouquet reprit toute sa sérénité pour bien interroger Aramis avec son regard.

– Oh ! oui, vous pouvez remercier M. l’évêque de Vannes, poursuivit d’Artagnan, car c’est bien à lui que vous devez le changement du roi.

– Oh ! dit M. Fouquet, plus humilié du service que reconnaissant du succès.

– Mais vous, continua d’Artagnan en s’adressant à Aramis, vous qui protégez M. Fouquet, est-ce que vous ne ferez pas quelque chose pour moi ?

– Tout ce qu’il vous plaira, mon ami, répliqua l’évêque de sa voix calme.

– Une seule chose alors, et je me déclare satisfait. Comment êtes-vous devenu le favori du roi, vous qui ne lui avez parlé que deux fois en votre vie ?

– À un ami comme vous, repartit Aramis finement, on ne cache rien.

– Ah ! bon. Dites.

– Eh bien ! vous croyez que je n’ai vu le roi que deux fois, tandis que je l’ai vu plus de cent fois. Seulement, nous nous cachions, voilà tout.

Et, sans chercher à éteindre la nouvelle rougeur que cette révélation fit monter au front de d’Artagnan, Aramis se tourna vers M. Fouquet, aussi surpris que le mousquetaire.

– Monseigneur, reprit-il, le roi me charge de vous dire qu’il est plus que jamais votre ami, et que votre fête si belle, si généreusement offerte, lui a touché le cœur.

Là-dessus, il salua M. Fouquet si révérencieusement, que celui-ci, incapable de rien comprendre à une diplomatie de cette force, demeura sans voix, sans idée et sans mouvement.

D’Artagnan crut comprendre, lui, que ces deux hommes avaient quelque chose à se dire, et il allait obéir à cet instinct de politesse qui précipite, en pareil cas, vers la porte celui dont la présence est une gêne pour les autres ; mais sa curiosité ardente, fouettée par tant de mystères, lui conseilla de rester.

Alors, Aramis, se tournant vers lui avec douceur :

– Mon ami, dit-il, vous vous rappellerez bien, n’est-ce pas, l’ordre du roi touchant les défenses pour son petit lever ?

Ces mots étaient assez clairs. Le mousquetaire les comprit ; il salua donc M. Fouquet, puis Aramis avec une teinte de respect ironique, et disparut.

Alors M. Fouquet, dont toute l’impatience avait eu peine à attendre ce moment, s’élança vers la porte pour la fermer, et, revenant à l’évêque :

– Mon cher d’Herblay, dit-il, je crois qu’il est temps pour vous de m’expliquer ce qui se passe. En vérité, je n’y comprends plus rien.

– Nous allons vous expliquer tout cela, dit Aramis en s’asseyant et en faisant asseoir M. Fouquet. Par où faut-il commencer ?

– Par ceci, d’abord. Avant tout autre intérêt, pourquoi le roi me fait-il mettre en liberté ?

– Vous eussiez dû plutôt me demander pourquoi il vous faisait arrêter.

– Depuis mon arrestation, j’ai eu le temps d’y songer, et je crois qu’il s’agit bien un peu de jalousie. Ma fête a contrarié M. Colbert, et M. Colbert a trouvé quelque plan contre moi, le plan de Belle-Île, par exemple ?

– Non, il ne s’agissait pas encore de Belle-Île.

– De quoi, alors ?

– Vous souvenez-vous de ces quittances de treize millions que M. de Mazarin vous a fait voler ?

– Oh ! oui. Eh bien ?

– Eh bien ! vous voilà déjà déclaré voleur.

– Mon Dieu !

– Ce n’est pas tout. Vous souvient-il de cette lettre écrite par vous à La Vallière ?

– Hélas ! c’est vrai.

– Vous voilà déclaré traître et suborneur.

– Alors, pourquoi m’avoir pardonné ?

– Nous n’en sommes pas encore là de notre argumentation. Je désire vous voir bien fixé sur le fait. Remarquez bien ceci : le roi vous sait coupable de détournements de fonds. Oh ! pardieu ! je n’ignore pas que vous n’avez rien détourné du tout ; mais enfin, le roi n’a pas vu les quittances, et il ne peut faire autrement que de vous croire criminel.

– Pardon, je ne vois…

– Vous allez voir. Le roi, de plus, ayant lu votre billet amoureux et vos offres faites à La Vallière, ne peut conserver aucun doute sur vos intentions à l’égard de cette belle, n’est-ce pas ?

– Assurément. Mais concluez.

– J’y viens. Le roi est donc pour vous un ennemi capital, implacable, éternel.

– D’accord. Mais suis-je donc si puissant, qu’il n’ait osé me perdre, malgré cette haine, avec tous les moyens que ma faiblesse ou mon malheur lui donne comme prise sur moi ?

– Il est bien constaté, reprit froidement Aramis, que le roi est irrévocablement brouillé avec vous.

– Mais qu’il m’absout.

– Le croyez-vous ? fit l’évêque avec un regard scrutateur.

– Sans croire à la sincérité du cœur, je crois à la vérité du fait.

Aramis haussa légèrement les épaules.

– Pourquoi alors Louis XIV vous aurait-il chargé de me dire ce que vous m’avez rapporté ? demanda Fouquet.

– Le roi ne m’a chargé de rien pour vous.

– De rien !… fit le surintendant stupéfait. Eh bien ! alors, cet ordre ?…

– Ah ! oui, il y a un ordre, c’est juste.

Et ces mots furent prononcés par Aramis avec un accent si étrange, que Fouquet ne put s’empêcher de tressaillir.

– Tenez, dit-il, vous me cachez quelque chose, je le vois.

Aramis caressa son menton avec ses doigts si blancs.

– Le roi m’exile ?

– Ne faites pas comme dans ce jeu où les enfants devinent la présence d’un objet caché à la façon dont une sonnette tinte quand ils s’approchent ou s’éloignent.

– Parlez, alors !

– Devinez.

– Vous me faites peur.

– Bah !… C’est que vous n’avez pas deviné, alors.

– Que vous a dit le roi ? Au nom de notre amitié, ne me le dissimulez pas.

– Le roi ne m’a rien dit.

– Vous me ferez mourir d’impatience, d’Herblay. Suis-je toujours surintendant ?

– Tant que vous voudrez.

– Mais quel singulier empire avez-vous pris tout à coup sur l’esprit de Sa Majesté ?

– Ah ! voilà !

– Vous le faites agir à votre gré.

– Je le crois.

– C’est invraisemblable.

– On le dira.

– D’Herblay, par notre alliance, par notre amitié, par tout ce que vous avez de plus cher au monde, parlez-moi, je vous en supplie. À quoi devez-vous d’avoir ainsi pénétré chez Louis XIV ? Il ne vous aimait pas, je le sais.

– Le roi m’aimera maintenant, dit Aramis en appuyant sur ce dernier mot.

– Vous avez eu quelque chose de particulier avec lui ?

– Oui.

– Un secret, peut-être ?

– Oui, un secret.

– Un secret de nature à changer les intérêts de Sa Majesté ?

– Vous êtes un homme réellement supérieur, monseigneur. Vous avez bien deviné. J’ai, en effet, découvert un secret de nature à changer les intérêts du roi de France.

– Ah ! dit Fouquet, avec la réserve d’un galant homme qui ne veut pas questionner.

– Et vous allez en juger, poursuivit Aramis ; vous allez me dire si je me trompe sur l’importance de ce secret.

– J’écoute, puisque vous êtes assez bon pour vous ouvrir à moi. Seulement, mon ami, remarquez que je n’ai rien sollicité d’indiscret.

Aramis se recueillit un moment.

– Ne parlez pas, s’écria Fouquet. Il est temps encore.

– Vous souvient-il, dit l’évêque, les yeux baissés, de la naissance de Louis XIV ?

– Comme d’aujourd’hui.

– Avez-vous ouï dire quelque chose de particulier sur cette naissance ?

– Rien, sinon que le roi n’était pas véritablement le fils de Louis XIII.

– Cela n’importe en rien à notre intérêt ni à celui du royaume. Est le fils de son père, dit la loi française, celui qui a un père avoué par la loi.

– C’est vrai ; mais c’est grave, quand il s’agit de la qualité de races.

– Question secondaire. Donc, vous n’avez rien su de particulier ?

– Rien.

– Voilà où commence mon secret.

– Ah !

– La reine, au lieu d’accoucher d’un fils, accoucha de deux enfants.

Fouquet leva la tête.

– Et le second est mort ? dit-il.

– Vous allez voir. Ces deux jumeaux devaient être l’orgueil de leur mère et l’espoir de la France ; mais la faiblesse du roi, sa superstition, lui firent craindre des conflits entre deux enfants égaux en droits ; il supprima l’un des deux jumeaux.

– Supprima, dites-vous ?

– Attendez… Ces deux enfants grandirent : l’un, sur le trône, vous êtes son ministre ; l’autre, dans l’ombre et l’isolement.

– Et celui-là ?

– Est mon ami.

– Mon Dieu ! que me dites-vous là, monsieur d’Herblay. Et que fait ce pauvre prince ?

– Demandez-moi d’abord ce qu’il a fait.

– Oui, oui.

– Il a été élevé dans une campagne, puis séquestré dans une forteresse que l’on nomme la Bastille.

– Est-ce possible ! s’écria le surintendant les mains jointes.

– L’un était le plus fortuné des mortels, l’autre le plus malheureux des misérables.

– Et sa mère ignore-t-elle ?

– Anne d’Autriche sait tout.

– Et le roi ?

– Ah ! le roi ne sait rien.

– Tant mieux ! dit Fouquet.

Cette exclamation parut impressionner vivement Aramis. Il regarda d’un air soucieux son interlocuteur.

– Pardon, je vous ai interrompu, dit Fouquet.

– Je disais donc, reprit Aramis, que ce pauvre prince était le plus malheureux des hommes, quand Dieu, qui songe à toutes ses créatures, entreprit de venir à son secours.

– Oh ! comment cela ?

– Vous allez voir. Le roi régnant… Je dis le roi régnant, vous devinez bien pourquoi.

– Non… Pourquoi ?

– Parce que tous deux, bénéficiant légitimement de leur naissance, eussent dû être rois. Est-ce votre avis ?

– C’est mon avis.

– Positif ?

– Positif. Les jumeaux sont un en deux corps.

– J’aime qu’un légiste de votre force et de votre autorité me donne cette consultation. Il est donc établi pour nous que tous deux avaient les mêmes droits, n’est-ce pas ?

– C’est établi… Mais, mon Dieu ! quelle aventure !

– Vous n’êtes pas au bout. Patience !

– Oh ! j’en aurai.

– Dieu voulut susciter à l’opprimé un vengeur, un soutien, si vous le préférez. Il arriva que le roi régnant, l’usurpateur… Vous êtes bien de mon avis, n’est-ce pas ? c’est de l’usurpation que la jouissance tranquille, égoïste d’un héritage dont on n’a, au plus, en droit, que la moitié.

– Usurpation est le mot.

– Je poursuis donc. Dieu voulut que l’usurpateur eût pour premier ministre un homme de talent et de grand cœur, un grand esprit, outre cela.

– C’est bien, c’est bien, s’écria Fouquet. Je comprends : vous avez compté sur moi pour vous aider à réparer le tort fait au pauvre frère de Louis XIV ? Vous avez bien pensé : je vous aiderai. Merci, d’Herblay, merci !

– Ce n’est pas cela du tout. Vous ne me laissez pas finir, dit Aramis, impassible.

– Je me tais.

– M. Fouquet, disais-je, étant ministre du roi régnant, fut pris en aversion par le roi et fort menacé dans sa fortune, dans sa liberté, dans sa vie peut-être, par l’intrigue et la haine, trop facilement écoutées du roi. Mais Dieu permit, toujours pour le salut du prince sacrifié, que M. Fouquet eût à son tour un ami dévoué qui savait le secret d’État, et se sentait la force de mettre ce secret au jour après avoir eu la force de porter ce secret vingt ans dans son cœur.

– N’allez pas plus loin, dit Fouquet bouillant d’idées généreuses ; je vous comprends et je devine tout. Vous avez été trouver le roi quand la nouvelle de mon arrestation vous est parvenue ; vous l’avez supplié, il a refusé de vous entendre, lui aussi ; alors vous avez fait la menace du secret, la menace de la révélation, et Louis XIV, épouvanté, a dû accorder à la terreur de votre indiscrétion ce qu’il refusait à votre intercession généreuse. Je comprends, je comprends ! vous tenez le roi ; je comprends !

– Vous ne comprenez pas du tout, répondit Aramis, et voilà encore une fois que vous m’interrompez, mon ami. Et puis, permettez-moi de vous le dire, vous négligez trop la logique et vous n’usez pas assez de la mémoire.

– Comment ?

– Vous savez sur quoi j’ai appuyé au début de notre conversation ?

– Oui, la haine de Sa Majesté pour moi, haine invincible ! mais quelle haine résisterait à une menace de pareille révélation ?

– Une pareille révélation ? Eh ! voilà où vous manquez de logique. Quoi ! vous admettez que, si j’eusse fait au roi une pareille révélation, je puisse vivre encore à l’heure qu’il est ?

– Il n’y a pas dix minutes que vous étiez chez le roi.

– Soit ! il n’aurait pas eu le temps de me faire tuer ; mais il aurait eu le temps de me faire bâillonner et jeter dans une oubliette. Allons, de la fermeté dans le raisonnement, mordieu !

Et, par ce mot tout mousquetaire, oubli d’un homme qui ne s’oubliait jamais, Fouquet dut comprendre à quel degré d’exaltation venait d’arriver le calme, l’impénétrable évêque de Vannes. Il en frémit.

– Et puis, reprit ce dernier après s’être dompté, serais-je l’homme que je suis ? serais-je un ami véritable si je vous exposais, vous que le roi hait déjà, à un sentiment plus redoutable encore du jeune roi ? L’avoir volé, ce n’est rien ; avoir courtisé sa maîtresse, c’est peu ; mais tenir dans vos mains sa couronne et son honneur, allons donc ! il vous arracherait plutôt le cœur de ses propres mains !

– Vous ne lui avez rien laissé voir du secret ?

– J’eusse mieux aimé avaler tous les poisons que Mithridate a bus en vingt ans pour essayer à ne pas mourir.

– Qu’avez-vous fait, alors ?

– Ah ! nous y voici, monseigneur. Je crois que je vais exciter en vous quelque intérêt. Vous m’écoutez toujours, n’est-ce pas ?

– Si j’écoute ! Dites.

Aramis fit un tour dans la chambre, s’assura de la solitude, du silence, et revint se placer près du fauteuil dans lequel Fouquet attendait ses révélations avec une anxiété profonde.

– J’avais oublié de vous dire, reprit Aramis en s’adressant à Fouquet, qui l’écoutait avec une attention extrême, j’avais oublié une particularité remarquable touchant ces jumeaux : c’est que Dieu les a faits tellement semblables l’un à l’autre, que lui seul, s’il les citait à son tribunal, les saurait distinguer l’un de l’autre. Leur mère ne le pourrait pas.

– Est-il possible ! s’écria Fouquet.

– Même noblesse dans les traits, même démarche, même taille, même voix.

– Mais la pensée ? mais l’intelligence ? mais la science de la vie ?

– Oh ! en cela, inégalité, monseigneur. Oui, car le prisonnier de la Bastille est d’une supériorité incontestable sur son frère, et si, de la prison, cette pauvre victime passait sur le trône, la France n’aurait pas, depuis son origine peut-être, rencontré un maître plus puissant par le génie et la noblesse de caractère.

Fouquet laissa un moment tomber dans ses mains son front apposant par ce secret immense. Aramis s’approchait de lui :

– Il y a encore inégalité, dit-il en poursuivant son œuvre tentatrice, inégalité pour vous, monseigneur, entre les deux jumeaux, fils de Louis XIII : c’est que le dernier venu ne connaît pas M. Colbert.

Fouquet se releva aussitôt avec des traits pâles et altérés. Le coup avait porté, non pas en plein cœur, mais en plein esprit.

– Je vous comprends, dit-il à Aramis : vous me proposez une conspiration.

– À peu près.

– Une de ces tentatives qui, ainsi que vous le disiez au début de cet entretien, changent le sort des empires.

– Et des surintendants ; oui, monseigneur.

– En un mot, vous me proposez d’opérer une substitution du fils de Louis XIII qui est prisonnier aujourd’hui au fils de Louis XIII qui dort dans la chambre de Morphée en ce moment ?

Aramis sourit avec l’éclat sinistre de sa sinistre pensée.

– Soit ! dit-il.

– Mais, reprit Fouquet après un silence pénible, vous n’avez pas réfléchi que cette œuvre politique est de nature à bouleverser tout le royaume, et que, pour arracher cet arbre aux racines infinies qu’on appelle un roi, pour le remplacer par un autre, la terre ne sera jamais raffermie à ce point que le nouveau roi soit assuré contre le vent qui restera de l’ancien orage et contre les oscillations de sa propre masse.

Aramis continua de sourire.

– Songez donc, continua M. Fouquet en s’échauffant avec cette force de talent qui creuse un projet et le mûrit en quelques secondes, et avec cette largeur de vue qui en prévoit toutes les conséquences et en embrasse tous les résultats, songez donc qu’il nous faut assembler la noblesse, le clergé, le tiers état, déposer le prince régnant, troubler par un affreux scandale la tombe de Louis XIII, perdre la vie et l’honneur d’une femme, Anne d’Autriche, la vie et la paix d’une autre femme, Marie-Thérèse, et que, tout cela fini, Si nous le finissons…

– Je ne vous comprends pas, dit froidement Aramis. Il n’y a pas un mot utile dans tout ce que vous venez de dire là.

– Comment ! fit le surintendant surpris ; vous ne discutez pas la pratique, un homme comme vous ? Vous vous bornez aux joies enfantines d’une illusion politique, et vous négligez les chances de l’exécution, c’est-à-dire la réalité ; est-ce possible ?

– Mon ami, dit Aramis en appuyant sur le mot avec une sorte de familiarité dédaigneuse, comment fait Dieu pour substituer un roi à un autre ?

– Dieu ! s’écria Fouquet, Dieu donne un ordre à son agent, qui saisit le condamné, l’emporte et fait asseoir le triomphateur sur le trône devenu vide. Mais vous oubliez que cet agent s’appelle la mort. Oh ! mon Dieu ! monsieur d’Herblay, est-ce que vous auriez l’idée…

– Il ne s’agit pas de cela, monseigneur. En vérité, vous allez au-delà du but. Qui donc vous parle d’envoyer la mort au roi Louis XIV ? qui donc vous parle de suivre l’exemple de Dieu dans la stricte pratique de ses œuvres ? Non. Je voulais vous dire que Dieu fait les choses sans bouleversement, sans scandale, sans efforts, et que les hommes inspirés par Dieu réussissent comme lui dans ce qu’ils entreprennent, dans ce qu’ils tentent, dans ce qu’ils font.

– Que voulez-vous dire ?

– Je voulais vous dire, mon ami, reprit Aramis avec la même intonation qu’il avait donnée à ce mot ami, quand il l’avait prononcé pour la première fois, je voulais vous dire que, s’il y a eu bouleversement, scandale et même effort dans la substitution du prisonnier au roi, je vous défie de me le prouver.

– Plaît-il ? s’écria Fouquet, plus blanc que le mouchoir dont il essuyait ses tempes. Vous dites ?…

– Allez dans la chambre du roi, continua tranquillement Aramis, et, vous qui savez le mystère, je vous défie de vous apercevoir que le prisonnier de la Bastille est couché dans le lit de son frère.

– Mais le roi ? balbutia Fouquet, saisi d’horreur à cette nouvelle.

– Quel roi ? dit Aramis de son plus doux accent, celui qui vous hait ou celui qui vous aime ?

– Le roi… d’hier ?…

– Le roi d’hier ? Rassurez-vous ; il a été prendre, à la Bastille, la place que sa victime occupait depuis trop longtemps.

– Juste Ciel ! Et qui l’y a conduit ?

– Moi.

– Vous ?

– Oui, et de la façon la plus simple. Je l’ai enlevé cette nuit, et, pendant qu’il redescendait dans l’ombre, l’autre remontait à la lumière. Je ne crois pas que cela ait fait du bruit. Un éclair sans tonnerre, cela ne réveille jamais personne.

Fouquet poussa un cri sourd, comme s’il eût été atteint d’un coup invisible, et prenant sa tête dans ses deux mains crispées :

– Vous avez fait cela ? murmura-t-il.

– Assez adroitement. Qu’en pensez-vous ?

– Vous avez détrôné le roi ? vous l’avez emprisonné ?

– C’est fait.

– Et l’action s’est accomplie ici, à Vaux ?

– Ici, à Vaux, dans la chambre de Morphée. Ne semblait-elle pas avoir été bâtie dans la prévoyance d’un pareil acte ?

– Et cela s’est passé ?

– Cette nuit.

– Cette nuit ?

– Entre minuit et une heure.

Fouquet fit un mouvement comme pour se jeter sur Aramis ; il se retint.

– À Vaux ! chez moi !… dit-il d’une voix étranglée.

– Mais je crois que oui. C’est surtout votre maison, depuis que M. Colbert ne peut plus vous la faire voler.

– C’est donc chez moi que s’est exécuté ce crime.

– Ce crime ! fit Aramis stupéfait.

– Ce crime abominable ! poursuivit Fouquet en s’exaltant de plus en plus, ce crime plus exécrable qu’un assassinat ! ce crime qui déshonore à jamais mon nom et me voue à l’horreur de la postérité.

– Çà, vous êtes en délire, monsieur, répondit Aramis d’une voix mal assurée, vous parlez trop haut : prenez garde !

– Je crierai si haut, que l’univers m’entendra.

– Monsieur Fouquet, prenez garde !

Fouquet se retourna vers le prélat, qu’il regarda en face.

– Oui, dit-il, vous m’avez déshonoré en commettant cette trahison, ce forfait, sur mon hôte, sur celui qui reposait paisiblement sous mon toit ! oh ! malheur à moi !

– Malheur sur celui qui méditait, sous votre toit, la ruine de votre fortune, de votre vie ! oubliez-vous cela ?

– C’était mon hôte, c’était mon roi !

Aramis se leva, les yeux injectés de sang, la bouche convulsive.

– Ai-je affaire à un insensé ? dit-il.

– Vous avez affaire à un honnête homme.

– Fou !

– À un homme qui vous empêchera de consommer votre crime.

– Fou !

– À un homme qui aime mieux mourir, qui aime mieux vous tuer que de laisser consommer son déshonneur.

Et Fouquet, se précipitant sur son épée, replacée par d’Artagnan au chevet du lit, agita résolument dans ses mains l’étincelant carrelet d’acier.

Aramis fronça le sourcil, glissa une main dans sa poitrine, comme, s’il y cherchait une arme. Ce mouvement n’échappa point à Fouquet. Aussi, noble et superbe en sa magnanimité, jeta-t-il loin de lui son épée, qui alla rouler dans la ruelle du lit, et, s’approchant d’Aramis, de façon à lui toucher l’épaule de sa main désarmée :

– Monsieur, dit-il, il me serait doux de mourir ici pour ne pas survivre à mon opprobre, et, si vous avez encore quelque amitié pour moi, je vous en supplie, donnez-moi la mort.

Aramis resta silencieux et immobile.

– Vous ne répondez rien ?

Aramis releva doucement la tête, et l’on vit l’éclair de l’espoir se rallumer encore une fois dans ses yeux.

– Réfléchissez, dit-il, monseigneur, à tout ce qui nous attend. Cette justice étant faite, le roi vit encore, et son emprisonnement vous sauve la vie.

– Oui, répliqua Fouquet, vous avez pu agir dans mon intérêt, mais je n’accepte pas votre service. Toutefois, je ne veux point vous perdre. Vous allez sortir de cette maison.

Aramis étouffa l’éclair qui jaillissait de son cœur brisé.

– Je suis hospitalier pour tous, continua Fouquet avec une inexprimable majesté ; vous ne serez pas plus sacrifié, vous, que ne le sera celui dont vous aviez consommé la perte.

– Vous le serez, vous, dit Aramis d’une voix sourde et prophétique ; vous le serez, vous le serez !

– J’accepte l’augure, monsieur d’Herblay ; mais rien ne m’arrêtera. Vous allez quitter Vaux, vous allez quitter la France ; je vous donne quatre heures pour vous mettre hors de la portée du roi.

– Quatre heures ? fit Aramis railleur et incrédule.

– Foi de Fouquet ! nul ne vous suivra avant ce délai. Vous aurez donc quatre heures d’avance sur tous ceux que le roi voudrait expédier après vous.

– Quatre heures ! répéta Aramis en rugissant.

– C’est plus qu’il n’en faut pour vous embarquer et gagner Belle-Île, que je vous donne pour refuge.

– Ah ! murmura Aramis.

– Belle-Île, c’est à moi pour vous, comme Vaux est à moi pour le roi. Allez, d’Herblay, allez ! tant que je vivrai, il ne tombera pas un cheveu de votre tête.

– Merci ! dit Aramis avec une sombre ironie.

– Partez donc, et me donnez la main pour que tous deux nous courions, vous, au salut de votre vie, moi, au salut de mon honneur.

Aramis retira de son sein la main qu’il y avait cachée. Elle était rouge de son sang ; elle avait labouré sa poitrine avec ses ongles, comme pour punir la chair d’avoir enfanté tant de projets plus vains, plus fous, plus périssables que la vie de l’homme. Fouquet eut horreur, eut pitié : il ouvrit les bras à Aramis.

– Je n’avais pas d’armes, murmura celui-ci, farouche et terrible comme l’ombre de Didon.

Puis, sans toucher la main de Fouquet, il détourna sa vue et fit deux pas en arrière. Son dernier mot fut une imprécation ; son dernier geste fut l’anathème que dessina cette main rougie, en tachant Fouquet au visage de quelques gouttelettes de son sang.

Et tous deux s’élancèrent hors de la chambre par l’escalier secret, qui aboutissait aux cours intérieures.

Fouquet commanda ses meilleurs chevaux, et Aramis s’arrêta au bas de l’escalier qui conduisait à la chambre de Porthos. Il réfléchit longtemps, pendant que le carrosse de Fouquet quittait au grand galop le pavé de la cour principale.

– Partir seul ?… se dit Aramis. Prévenir le prince ?… Oh ! fureur !… Prévenir le prince, et alors quoi faire ?… Partir avec lui ?… Traîner partout ce témoignage accusateur ?… La guerre ?… La guerre civile, implacable ?… Sans ressource, hélas !… Impossible !… Que fera-t-il sans moi ?… Oh ! sans moi, il s’écroulera comme moi… Qui sait ?… Que la destinée s’accomplisse !… Il était condamné, qu’il demeure condamné !… Dieu !… Démon !… Sombre et railleuse puissance qu’on appelle le génie de l’homme, tu n’es qu’un souffle plus incertain, plus inutile que le vent dans la montagne ; tu t’appelles hasard, tu n’es rien ; tu embrasses tout de ton haleine, tu soulèves les quartiers de roc, la montagne elle-même, et tout à coup tu te brises devant la croix de bois mort, derrière laquelle vit une autre puissance invisible… que tu niais peut-être, et qui se venge de toi, et qui t’écrase sans te faire même l’honneur de dire son nom !… Perdu !… Je suis perdu !… Que faire ?… Aller à Belle-Île ?… Oui. Et Porthos qui va rester ici, et parler, et tout conter à tous ! Porthos, qui souffrira peut-être !… Je ne veux pas que Porthos souffre. C’est un de mes membres : sa douleur est mienne. Porthos partira avec moi, Porthos suivra ma destinée. Il le faut.

Et Aramis, tout à la crainte de rencontrer quelqu’un à qui cette précipitation pût paraître suspecte, Aramis gravit l’escalier sans être aperçu de personne.

Porthos, revenu à peine de Paris, dormait déjà du sommeil du juste. Son corps énorme oubliait la fatigue, comme son esprit oubliait la pensée.

Aramis entra léger comme une ombre, et posa sa main nerveuse sur l’épaule du géant.

– Allons cria-t-il, allons, Porthos, allons !

Porthos obéit, se leva, ouvrit les yeux avant d’avoir ouvert son intelligence.

– Nous partons, fit Aramis.

– Ah ! fit Porthos.

– Nous partons à cheval, plus rapides que nous n’avons jamais couru.

– Ah ! répéta Porthos.

– Habillez-vous, ami.

Et il aida le géant à s’habiller, et lui mit dans les poches son or et ses diamants.

Tandis qu’il se livrait à cette opération, un léger bruit attira sa pensée.

D’Artagnan regardait à l’embrasure de la porte.

Aramis tressaillit.

– Que diable faites-vous là, si agité ? dit le mousquetaire.

– Chut ! souffla Porthos.

– Nous partons en mission, ajouta l’évêque.

– Vous êtes bien heureux ! dit le mousquetaire.

– Peuh ! fit Porthos, je me sens fatigué ; j’eusse aimé mieux dormir ; mais le service du roi !…

– Est-ce que vous avez vu M. Fouquet ? dit Aramis à d’Artagnan.

– Oui, en carrosse, à l’instant.

– Et que vous a-t-il dit ?

– Il m’a dit adieu.

– Voilà tout ?

– Que vouliez-vous qu’il me dît autre chose ? Est-ce que je ne compte pas pour rien depuis que vous êtes tous en faveur ?

– Écoutez, dit Aramis en embrassant le mousquetaire, votre bon temps est revenu ; vous n’aurez plus à être jaloux de personne.

– Ah bah !

– Je vous prédis pour ce jour un événement qui doublera votre position.

– En vérité !

– Vous savez que je sais les nouvelles ?

– Oh ! oui !

– Allons, Porthos, vous êtes prêt ? Partons !

– Partons !

– Et embrassons d’Artagnan.

– Pardieu !

– Les chevaux ?

– Il n’en manque pas ici. Voulez-vous le mien ?

– Non, Porthos a son écurie. Adieu ! adieu !

Les deux fugitifs montèrent à cheval sous les yeux du capitaine des mousquetaires, qui tint l’étrier à Porthos et accompagna ses amis du regard, jusqu’à ce qu’il les eût vus disparaître.

« En toute autre occasion, pensa le Gascon, je dirais que ces gens-là se sauvent ; mais, aujourd’hui, la politique est si changée, que cela s’appelle aller en mission. Je le veux bien. Allons à nos affaires. »

Et il rentra philosophiquement à son logis.

Chapitre CCXXVIII – Comment la consigne était respectée à la Bastille §

Fouquet brûlait le pavé. Chemin faisant, il s’agitait d’horreur à l’idée de ce qu’il venait d’apprendre.

Qu’était donc, pensait-il, la jeunesse de ces hommes prodigieux, qui, dans l’âge déjà faible, savent encore composer des plans pareils et les exécuter sans sourciller ?

Parfois, il se demandait si tout ce qu’Aramis lui avait conté n’était point un rêve, si la fable n’était pas le piège lui-même, et si, en arrivant à la Bastille, lui, Fouquet, il n’allait pas trouver un ordre d’arrestation qui l’enverrait rejoindre le roi détrôné.

Dans cette idée, il donna quelques ordres cachetés sur sa route, tandis qu’on attelait les chevaux. Ces ordres s’adressaient à M. d’Artagnan et à tous les chefs de corps dont la fidélité ne pouvait être suspecte.

« De cette façon, se dit Fouquet, prisonnier ou non, j’aurai rendu le service que je dois à la cause de l’honneur. Les ordres n’arriveront qu’après moi si je reviens libre, et, par conséquent, on ne les aura pas décachetés. Je les reprendrai. Si je tarde, c’est qu’il me sera arrivé malheur. Alors j’aurai du secours pour moi et pour le roi. »

C’est ainsi préparé qu’il arriva devant la Bastille. Le surintendant avait fait cinq lieues et demie à l’heure.

Tout ce qui n’était jamais arrivé à Aramis arriva dans la Bastille à M. Fouquet. M. Fouquet eut beau se nommer, il eut beau se faire reconnaître, il ne put jamais être introduit.

À force de solliciter, de menacer, d’ordonner, il décida un factionnaire à prévenir un bas officier qui prévint le major. Quant au gouverneur, on n’eût pas même osé le déranger pour cela.

Fouquet, dans son carrosse, à la porte de la forteresse, rongeait son frein et attendait le retour de ce bas officier, qui reparut enfin d’un air assez maussade.

– Eh bien ! dit Fouquet impatiemment, qu’a dit le major ?

– Eh bien ! monsieur répliqua le soldat, M. le major m’a ri au nez. Il m’a dit que M. Fouquet est à Vaux, et que, fût-il à Paris, M. Fouquet ne se lèverait pas à l’heure qu’il est.

– Mordieu ! vous êtes un troupeau de drôles ! s’écria le ministre en s’élançant hors du carrosse.

Et, avant que le bas officier eût le temps de fermer la porte, Fouquet s’introduisit par la fente, et courut en avant, malgré les cris du soldat qui appelait à l’aide.

Fouquet gagnait du terrain, peu soucieux des cris de cet homme, lequel, ayant enfin joint Fouquet, répéta à la sentinelle de la seconde porte :

– À vous, à vous, sentinelle !

Le factionnaire croisa la pique sur le ministre ; mais celui-ci, robuste et agile, emporté d’ailleurs par la colère, arracha la pique des mains du soldat et lui en caressa rudement les épaules. Le bas officier, qui s’approchait trop, eut sa part de la distribution : tous deux poussèrent des cris furieux, au bruit desquels sortit tout le premier corps de garde de l’avancée.

Parmi ces gens, il y en eut un qui reconnut le surintendant et s’écria :

– Monseigneur !… Ah ! monseigneur !… Arrêtez, vous autres !

Et il arrêta effectivement les gardes qui se préparaient à venger leurs compagnons.

Fouquet commanda qu’on lui ouvrit la grille ; mais on lui objecta la consigne.

Il ordonna qu’on prévînt le gouverneur ; mais celui-ci était déjà instruit de tout le bruit de la porte ; à la tête d’un piquet de vingt hommes, il accourait, suivi de son major, dans la persuasion qu’une attaque avait lieu contre la Bastille.

Baisemeaux reconnut aussi Fouquet, et laissa tomber son épée qu’il tenait déjà toute brandie.

– Ah ! monseigneur, balbutia-t-il, que d’excuses !…

– Monsieur, fit le surintendant rouge de chaleur et tout suant, je vous fais mon compliment : votre service se fait à merveille.

Baisemeaux pâlit, croyant que ces paroles n’étaient qu’une ironie, présage de quelque furieuse colère. Mais Fouquet avait repris haleine, appelant du geste la sentinelle et le bas officier, qui se frottaient les épaules.

– Il y a vingt pistoles pour le factionnaire, dit-il, cinquante pour l’officier. Mon compliment, messieurs ! j’en parlerai au roi. À nous deux, monsieur de Baisemeaux.

Et, sur un murmure de satisfaction générale, il suivit le gouverneur au Gouvernement.

Baisemeaux tremblait déjà de honte et d’inquiétude. La visite matinale d’Aramis lui semblait avoir, dès à présent, des conséquences dont un fonctionnaire pouvait, à bon droit, s’épouvanter.

Ce fut bien autre chose encore quand Fouquet, d’une voix brève et avec un regard impérieux :

– Monsieur, dit-il, vous avez vu M. d’Herblay ce matin ?

– Oui, monseigneur.

– Eh bien ! monsieur, vous n’avez pas horreur du crime dont vous vous êtes rendu complice ?

« Allons, bien ! » pensa Baisemeaux.

Puis il ajouta tout haut :

– Mais quel crime, monseigneur ?

– Il y a là de quoi vous faire écarteler, monsieur, songez-y ! Mais ce n’est pas le moment de s’irriter. Conduisez-moi sur-le-champ auprès du prisonnier.

– Auprès de quel prisonnier ? fit Baisemeaux frémissant.

– Vous faites l’ignorant, soit ! C’est ce que vous pouvez faire de mieux. En effet, si vous avouiez une pareille complicité, ce serait fait de vous. Je veux donc bien paraître ajouter foi à votre ignorance.

– Je vous prie, monseigneur…

– C’est bien. Conduisez-moi auprès du prisonnier.

– Auprès de Marchiali ?

– Qu’est-ce que c’est que Marchiali ?

– C’est le détenu amené ce matin par M. d’Herblay.

– On l’appelle Marchiali ? fit le surintendant, troublé dans ses convictions par la naïve assurance de Baisemeaux.

– Oui, monseigneur, c’est sous ce nom qu’on l’a inscrit ici.

Fouquet regarda jusqu’au fond du cœur de Baisemeaux. Il lut, avec cette habitude des hommes que donne l’usage du pouvoir, une sincérité absolue. D’ailleurs, en observant une minute cette physionomie, comment croire qu’Aramis eût pris un pareil confident ?

– C’est, dit-il au gouverneur, le prisonnier que M. d’Herblay avait emmené avant-hier ?

– Oui, monseigneur.

– Et qu’il a ramené ce matin ? ajouta vivement Fouquet, qui comprit aussitôt le mécanisme du plan d’Aramis.

– C’est cela ; oui, monseigneur.

– Et il s’appelle Marchiali ?

– Marchiali. Si Monseigneur vient ici pour me l’enlever tant mieux ; car j’allais écrire encore à son sujet.

– Que fait-il donc ?

– Depuis ce matin, il me mécontente extrêmement ; il a des accès de rage à faire croire que la Bastille s’écroulera par son fait.

– Je vais vous en débarrasser, en effet, dit Fouquet.

– Ah ! tant mieux.

– Conduisez-moi à sa prison.

– Monseigneur me donnera bien l’ordre…

– Quel ordre ?

– Un ordre du roi.

– Attendez que je vous en signe un.

– Cela ne suffirait pas, monseigneur ; il me faut l’ordre du roi.

– Vous qui êtes si scrupuleux, dit-il pour faire sortir les prisonniers, montrez-moi donc l’ordre avec lequel on avait délivré celui-ci.

Baisemeaux montra l’ordre de délivrer Seldon.

– Eh bien ! fit Fouquet, Seldon, ce n’est pas Marchiali.

– Mais Marchiali n’est pas libéré, monseigneur ; il est ici.

– Puisque vous dites que M. d’Herblay l’a emmené et ramené.

– Je n’ai pas dit cela.

– Vous l’avez si bien dit, qu’il me semble encore l’entendre.

– La langue m’a fourché.

– Monsieur de Baisemeaux, prenez garde !

– Je n’ai rien à craindre, monseigneur, je suis en règle.

– Osez-vous le dire ?

– Je le dirais devant un apôtre. M. d’Herblay m’a apporté un ordre de libérer Seldon, et Seldon est libéré.

– Je vous dis que Marchiali est sorti de la Bastille.

– Il faut me prouver cela, monseigneur.

– Laissez-le-moi voir ?

– Monseigneur, qui gouverne en ce royaume, sait trop bien que nul n’entre auprès des prisonniers sans un ordre exprès du roi.

– M. d’Herblay est bien entré lui.

– C’est ce qu’il faudrait prouver, monseigneur.

– Monsieur de Baisemeaux, encore une fois, faites attention à vos paroles.

– Les actes sont là.

– M. d’Herblay est renversé.

– Renversé, M. d’Herblay ? Impossible !

– Vous voyez qu’il vous a influencé.

– Ce qui m’influence, monseigneur, c’est le service du roi ; je fais mon devoir ; donnez-moi un ordre de lui, et vous entrerez.

– Tenez, monsieur le gouverneur, je vous engage ma parole que, si vous me laissez pénétrer près du prisonnier, je vous donne un ordre du roi à l’instant.

– Donnez-le tout de suite, monseigneur.

– Et que, si vous me refusez, je vous fais arrêter sur-le-champ avec tous vos officiers.

– Avant de commettre cette violence, monseigneur, vous réfléchirez, dit Baisemeaux fort pâle, que nous n’obéirons qu’à un ordre du roi, et qu’il sera aussitôt fait à vous d’en avoir un pour voir M. Marchiali, que d’en obtenir un pour me faire tant de mal, à moi innocent.

– C’est vrai ! s’écria Fouquet furieux, c’est vrai ! Eh bien ! monsieur de Baisemeaux, ajouta-t-il d’une voix sonore, en attirant à lui le malheureux, savez-vous pourquoi je veux avec tant d’ardeur parler à ce prisonnier ?

– Non, monseigneur, et daignez observer combien vous me causez de frayeur ; j’en tremble, je vais tomber en défaillance.

– Vous tomberez encore mieux en défaillance tout à l’heure, monsieur Baisemeaux, quand je reviendrai ici avec dix-mille hommes et trente pièces de canon.

– Mon Dieu ! voilà Monseigneur qui devient fou !

– Quand j’ameuterai contre vous et vos maudites tours tout le peuple de Paris, et que je forcerai vos portes et que je vous ferai pendre aux créneaux de la tour du coin !

– Monseigneur, monseigneur, par grâce !

– Je vous donne dix minutes pour vous résoudre, ajouta Fouquet d’une voix calme ; je m’assieds ici, dans ce fauteuil, et vous attends. Si dans dix minutes vous persistez, je sors, et croyez-moi fou tant qu’il vous plaira ; mais vous verrez !

Baisemeaux frappa du pied comme un homme au désespoir, mais ne répliqua rien.

Ce que voyant, Fouquet saisit une plume, de l’encre, et écrivit :

« Ordre à M. le prévôt des marchands de rassembler la garde bourgeoise et de marcher sur la Bastille, pour le service du roi. »

Baisemeaux haussa les épaules ; Fouquet écrivit :

« Ordre à M. le duc de Bouillon et à M. le prince de Condé de prendre le commandement des suisses et des gardes, et de marcher sur la Bastille, pour le service de Sa Majesté… »

Baisemeaux réfléchit. Fouquet écrivit :

« Ordre à tout soldat, bourgeois ou gentilhomme, de saisir et d’appréhender au corps, partout où ils se trouveront, le chevalier d’Herblay, évêque de Vannes, et ses complices qui sont : 1° M. de Baisemeaux, gouverneur de la Bastille, suspect des crimes de trahison, rébellion et lèse-majesté… »

– Arrêtez, monseigneur, s’écria Baisemeaux ; je n’y comprends absolument rien ; mais tant de maux, fussent-ils déchaînés par la folie même, peuvent arriver d’ici à deux heures, que le roi, qui me jugera, verra si j’ai eu tort de faire fléchir la consigne devant tant de catastrophes imminentes. Allons au donjon, monseigneur ; vous verrez Marchiali.

Fouquet s’élança hors de la chambre, et Baisemeaux le suivit, en essuyant la sueur froide qui ruisselait de son front.

– Quelle affreuse matinée ! disait-il ; quelle disgrâce !

– Marchez vite ! répondait Fouquet.

Baisemeaux fit signe au porte-clefs de les précéder. Il avait peur de son compagnon. Celui-ci s’en aperçut.

– Trêve d’enfantillages ! dit-il rudement. Laissez là cet homme ; prenez les clefs vous-même et me montrez le chemin. Il ne faut pas que personne, comprenez-vous, puisse entendre ce qui va se passer ici.

– Ah ! fit Baisemeaux indécis.

– Encore ! s’écria Fouquet. Ah ! dites tout de suite non et je vais sortir de la Bastille pour porter moi-même mes dépêches.

Baisemeaux baissa la tête, prit les clefs et gravit, seul avec le ministre, l’escalier de la tour.

À mesure qu’ils s’avançaient dans cette tourbillonnante spirale, certains murmures étouffés devenaient des cris distincts et d’affreuses imprécations.

– Qu’est-ce que cela ? demanda Fouquet.

– C’est votre Marchiali, fit le gouverneur ; voilà comment hurlent les fous !

Il accompagna cette réponse d’un coup d’œil plus rempli d’allusions blessantes que de politesse pour Fouquet.

Celui-ci frissonna. Il venait, dans un cri plus terrible que les autres, de reconnaître la voix du roi.

Il s’arrêta au palier, prit le trousseau des mains de Baisemeaux. Celui-ci crut que le nouveau fou allait lui rompre le crâne avec l’une de ces clefs.

– Ah ! cria-t-il, M. d’Herblay ne m’avait point parlé de cela.

– Ces clefs donc ! dit Fouquet en les lui arrachant. Où est celle de la porte que je veux ouvrir ?

– Celle-ci.

Un cri effrayant, suivi d’un coup terrible dans la porte, vint faire écho dans l’escalier.

– Retirez-vous ! dit Fouquet à Baisemeaux d’une voix menaçante.

– Je ne demande pas mieux, murmura celui-ci. Voilà deux enragés qui vont se trouver face à face. L’un mangera l’autre, j’en suis assuré.

– Partez, répéta Fouquet. Si vous mettez le pied dans cet escalier avant que je vous appelle, souvenez-vous que vous prendrez la place du plus misérable des prisonniers de la Bastille.

– J’en mourrai, c’est sûr ! grommela Baisemeaux en se retirant d’un pas chancelant.

Les cris du prisonnier retentissaient, de plus en plus formidables. Fouquet s’assura que Baisemeaux arrivait au bas des degrés. Il mit la clef dans la première serrure.

Ce fut alors qu’il entendit clairement la voix étranglée au roi qui criait avec rage :

– Au secours ! je suis le roi ! au secours !

La clef de la seconde porte n’était pas la même que celle de la première. Fouquet fut obligé de chercher dans le trousseau.

Cependant, le roi ivre, fou, forcené, criait à tue-tête :

– C’est M. Fouquet qui m’a fait conduire ici ! Au secours contre M. Fouquet ! je suis le roi ! au secours pour le roi contre M. Fouquet !

Ces vociférations déchiraient le cœur du ministre. Elles étaient suivies de coups effrayants, frappés dans la porte avec cette chaise dont le roi se servait comme d’un bélier. Fouquet réussit à trouver la clef. Le roi était à bout de ses forces : il n’articulait plus, il rugissait.

– Mort à Fouquet ! hurlait-il, mort au scélérat Fouquet !

La porte s’ouvrit.

Chapitre CCXXIX – La reconnaissance du roi §

Les deux hommes qui allaient se précipiter l’un vers l’autre s’arrêtèrent soudain en s’apercevant, et poussèrent alors un cri d’horreur.

– Venez-vous pour m’assassiner, monsieur ? dit le roi en reconnaissant Fouquet.

– Le roi dans cet état ! murmura le ministre.

Rien de plus effrayant, en effet, que l’aspect du jeune prince au moment où le surprit Fouquet. Ses habits étaient en lambeaux ; sa chemise, ouverte et déchirée, buvait à la fois la sueur et le sang qui s’échappaient de sa poitrine et de ses bras déchirés.

Hagard, pâle, écumant, les cheveux hérissés, Louis XIV offrait l’image la plus vraie du désespoir, de la faim et de la peur réunis en une seule statue. Fouquet fut si touché, si troublé, qu’il courut au roi les bras ouverts et les larmes aux yeux.

Louis leva sur Fouquet le tronçon de bois dont il avait fait un si furieux usage.

– Eh bien ! dit Fouquet d’une voix tremblante, ne reconnaissez-vous pas le plus fidèle de vos amis ?

– Un ami, vous ? répéta Louis avec un grincement de dents où sonnaient la haine et la soif d’une prompte vengeance.

– Un serviteur respectueux, ajouta Fouquet en se précipitant à genoux.

Le roi laissa tomber son arme. Fouquet, s’approchant, lui baisa les genoux, et le prit tendrement entre ses bras.

– Mon roi, mon enfant, dit-il, avez-vous dû souffrir !

Louis, rappelé à lui-même par le changement de la situation, se regarda, et, honteux de son désordre, honteux de sa folie, honteux de la protection qu’il recevait, il recula.

Fouquet ne comprit point ce mouvement. Il ne sentit pas que l’orgueil du roi ne lui pardonnerait jamais d’avoir été témoin de tant de faiblesse.

– Venez, Sire, vous êtes libre, dit-il.

– Libre ? répéta le roi. Oh ! vous me rendez libre après avoir osé porter la main sur moi ?

– Vous ne le croyez pas ! s’écria Fouquet indigné ; vous ne croyez pas que je sois coupable en cette circonstance !

Et, rapidement, chaleureusement même, il lui raconta toute l’intrigue dont on connaît les détails.

Tant que dura le récit, Louis supporta les plus horribles angoisses, et, le récit terminé, la grandeur du péril qu’il avait couru le frappa bien plus encore que l’importance du secret relatif à son frère jumeau.

– Monsieur, dit-il soudain à Fouquet, cette double naissance est un mensonge ; il est impossible que vous en ayez été la dupe.

– Sire !

– Il est impossible, vous dis-je, que l’on soupçonne l’honneur, la vertu de ma mère. Et mon premier ministre n’a pas déjà fait justice des criminels ?

– Réfléchissez bien, Sire, avant de vous emporter, répondit Fouquet. La naissance de votre frère…

– Je n’ai qu’un frère : c’est Monsieur. Vous le connaissez comme moi. Il y a complot, vous dis-je, à commencer par le gouverneur de la Bastille.

– Prenez garde, Sire ; cet homme a été trompé, comme tout le monde, par la ressemblance du prince.

– La ressemblance ? Allons donc !

– Il faut cependant que ce Marchiali soit bien semblable à Votre Majesté, pour que tous les yeux s’y laissent prendre, insista Fouquet.

– Folie !

– Ne dites pas cela, Sire ; les gens qui s’apprêtent à affronter le regard de vos ministres, de votre mère, de vos officiers, de votre famille, ces gens-là doivent être bien sûrs de la ressemblance.

– En effet, murmura le roi ; ces gens-là, où sont-ils ?

– Mais à Vaux.

– À Vaux ! Vous souffrez qu’ils y restent ?

– Le plus pressé, ce me semble, était de délivrer Votre Majesté. J’ai accompli ce devoir. Maintenant, faisons ce qu’ordonnera le roi. J’attends.

Louis réfléchit un moment.

– Rassemblons des troupes à Paris, dit-il.

– Les ordres sont donnés à cet effet, répliqua Fouquet.

– Vous avez donné des ordres ? s’écria le roi.

– Pour cela, oui, Sire. Votre Majesté sera à la tête de dix mille hommes dans une heure.

Pour toute réponse, le roi prit la main de Fouquet avec une telle effusion, qu’il était aisé de voir combien il avait jusqu’à cette parole, conservé de défiance contre son ministre, malgré l’intervention de ce dernier.

– Et avec ces troupes, poursuivit le roi, nous irons assiéger, dans votre maison, les rebelles, qui doivent déjà s’y être établis ou retranchés.

– Cela m’étonnerait, répliqua Fouquet.

– Pourquoi ?

– Parce que leur chef, l’âme de l’entreprise, ayant été démasqué par moi, tout le plan me semble avorté.

– Vous avez démasqué ce faux prince, lui ?

– Non, je ne l’ai pas vu.

– Qui donc, alors ?

– Le chef de l’entreprise, ce n’est point ce malheureux. Celui-là n’est qu’un instrument destiné pour toute sa vie au malheur, je le vois bien.

– Absolument !

– C’est M. l’abbé d’Herblay, l’évêque de Vannes.

– Votre ami ?

– Il était mon ami, Sire, répliqua noblement Fouquet.

– Voilà qui est malheureux pour vous, dit le roi d’un ton moins généreux.

– De pareilles amitiés n’avaient rien de déshonorant, tant que j’ignorais le crime, Sire.

– Il fallait le prévoir.

– Si je suis coupable, je me remets aux mains de Votre Majesté.

– Ah ! monsieur Fouquet, ce n’est point là ce que je veux dire, repartit le roi, fâché d’avoir ainsi montré l’aigreur de sa pensée. Eh bien ! je vous le déclare, malgré le masque dont ce misérable se couvrait la face, j’ai eu comme un vague soupçon que ce pouvait être lui. Mais, avec ce chef de l’entreprise, il y avait un homme de main. Celui qui me menaçait de sa force herculéenne, quel est-il ?

– Ce doit être son ami, le baron du Vallon, l’ancien mousquetaire.

– L’ami de d’Artagnan ? l’ami du comte de La Fère ? Ah ! s’écria le roi sur ce dernier nom, ne négligeons pas cette relation entre les conspirateurs et M. de Bragelonne.

– Sire, Sire, n’allez pas trop loin. M. de la Fère est le plus honnête homme de France. Contentez-vous de ce que je vous livre.

– De ce que vous me livrez ? Bien ! car vous me livrez les coupables, n’est-ce pas ?

– Comment Votre Majesté l’entend-elle ? demanda Fouquet.

– J’entends, répliqua le roi, que nous allons arriver à Vaux avec des forces, que nous ferons main basse sur ce nid de vipères, et qu’il n’échappera rien ; rien, n’est-ce pas ?

– Votre Majesté fera tuer ces hommes ? s’écria Fouquet.

– Jusqu’au dernier !

– Oh ! Sire !

– Entendons-nous bien, monsieur Fouquet, dit le roi avec hauteur. Je ne vis plus dans un temps où l’assassinat soit la seule, la dernière raison des rois. Non, Dieu merci ! J’ai des parlements, moi, qui jugent en mon nom, et j’ai des échafauds où l’on exécute mes volontés suprêmes !

Fouquet pâlit.

– Je prendrai la liberté, dit-il de faire observer à Votre Majesté que tout procès sur ces matières est un scandale mortel pour la dignité du trône. Il ne faut pas que le nom auguste d’Anne d’Autriche passe par les lèvres du peuple, entrouvertes pour un sourire.

– Il faut que justice soit faite, monsieur.

– Bien, Sire ; mais le sang royal ne peut couler sur l’échafaud !

– Le sang royal ! vous croyez cela ? s’écria le roi avec fureur en frappant du pied sur le carreau. Cette double naissance est une invention. Là, surtout, dans cette invention, je vois le crime de M. d’Herblay. C’est ce crime que je veux punir, bien plus que leur violence, leur insulte.

– Et punir de mort ?

– De mort, oui, monsieur.

– Sire, dit avec fermeté le surintendant, dont le front, longtemps baissé, se releva superbe, Votre Majesté fera trancher la tête, si elle le veut, à Philippe de France, son frère ; cela la regarde, et elle consultera là-dessus Anne d’Autriche, sa mère. Ce qu’elle ordonnera sera bien ordonné. Je ne m’en veux donc plus mêler, pas même pour l’honneur de votre couronne ; mais j’ai une grâce à vous demander : je vous la demande.

– Parlez, dit le roi fort troublé par les dernières paroles du ministre. Que vous faut-il ?

– La grâce de M. d’Herblay et celle de M. du Vallon.

– Mes assassins ?

– Deux rebelles, Sire, voilà tout.

– Oh ! je comprends que vous me demandiez grâce pour vos amis.

– Mes amis ! fit Fouquet blessé profondément.

– Vos amis, oui ; mais la sûreté de mon État exige une exemplaire punition des coupables.

– Je ne ferai pas observer à Votre Majesté que je viens de lui rendre la liberté, de lui sauver la vie.

– Monsieur !

– Je ne lui ferai pas observer que, si M. d’Herblay eût voulu faire son rôle d’assassin, il pouvait simplement assassiner Votre Majesté, ce matin, dans la forêt de Sénart et que tout était fini.

Le roi tressaillit.

– Un coup de pistolet dans la tête, poursuivit Fouquet, et le visage de Louis XIV, devenu méconnaissable, était à jamais l’absolution de M. d’Herblay.

Le roi pâlit d’épouvante à l’aspect du péril évité.

– M. d’Herblay, continua Fouquet, s’il eût été un assassin, n’avait pas besoin de me conter son plan pour réussir. Débarrassé du vrai roi, il rendait le faux roi impossible à deviner. L’usurpateur eût-il été reconnu par Anne d’Autriche, c’était toujours un fils pour elle. L’usurpateur, pour la conscience de M. d’Herblay, c’était toujours un roi du sang de Louis XIII. De plus, le conspirateur avait la sûreté, le secret, l’impunité. Un coup de pistolet lui donnait tout cela. Grâce, pour lui, au nom de votre salut, Sire !

Le roi, au lieu d’être touché par cette peinture si vraie de générosité d’Aramis, se sentait cruellement humilié. Son indomptable orgueil ne pouvait s’accoutumer à l’idée qu’un homme avait tenu, suspendu au bout de son doigt, le fil d’une vie royale. Chacune des paroles que Fouquet croyait efficaces pour obtenir la grâce de ses amis portait une nouvelle goutte de venin dans le cœur déjà ulcéré de Louis XIV. Rien ne put donc le fléchir, et, s’adressant impétueusement à Fouquet :

– Je ne sais vraiment pas, monsieur, dit-il, pourquoi vous me demandez grâce pour ces gens-là ! À quoi bon demander ce qu’on peut avoir sans le solliciter ?

– Je ne vous comprends pas, Sire.

– C’est aisé, pourtant. Où suis-je ici ?

– À la Bastille, Sire.

– Oui, dans un cachot. Je passe pour un fou, n’est-ce pas ?

– C’est vrai, Sire.

– Et nul ne connaît ici que Marchiali ?

– Assurément.

– Eh bien ! ne changez rien à la situation. Laissez le fou pourrir dans un cachot de la Bastille, et MM. d’Herblay et du Vallon n’ont pas besoin de ma grâce. Leur nouveau roi les absoudra.

– Votre Majesté me fait injure, Sire, et elle a tort, répliqua sèchement Fouquet. Je ne suis pas assez enfant, M. d’Herblay n’est pas assez inepte, pour avoir oublié de faire toutes ces réflexions, et, si j’eusse voulu faire un nouveau roi, comme vous dites, je n’avais aucun besoin de venir forcer les portes de la Bastille pour vous en tirer. Cela tombe sous le sens. Votre Majesté a l’esprit troublé par la colère. Autrement, elle n’offenserait pas sans raison, celui de ses serviteurs qui lui a rendu le plus important service.

Louis s’aperçut qu’il avait été trop loin, que les portes de la Bastille étaient encore fermées sur lui, tandis que s’ouvraient peu à peu les écluses derrière lesquelles ce généreux Fouquet contenait sa colère.

– Je n’ai pas dit cela pour vous humilier. À Dieu ne plaise ! monsieur ! répliqua-t-il. Seulement, vous vous adressez à moi pour obtenir une grâce, et je vous réponds selon ma conscience ; or, suivant ma conscience, les coupables dont nous parlons ne sont pas dignes de grâce ni de pardon.

Fouquet ne répliqua rien.

– Ce que je fais là, ajouta le roi, est généreux comme ce que vous avez fait ; car je suis en votre pouvoir. Je dirai même que c’est plus généreux, attendu que vous me placez en face de conditions d’où peuvent dépendre ma liberté, ma vie, et que refuser, c’est en faire le sacrifice.

– J’ai tort, en effet, répondit Fouquet. Oui, j’avais l’air d’extorquer une grâce ; je me repens, je demande pardon à Votre Majesté.

– Et vous êtes pardonné, mon cher monsieur Fouquet, fit le roi avec un sourire qui acheva de ramener la sérénité sur son visage, que tant d’événements avaient altéré depuis la veille.

– J’ai ma grâce, reprit obstinément le ministre ; mais MM. d’Herblay et du Vallon ?

– N’obtiendront jamais la leur, tant que je vivrai, répliqua le roi inflexible. Rendez-moi le service de ne m’en plus parler.

– Votre Majesté sera obéie.

– Et vous ne m’en conserverez pas rancune ?

– Oh ! non, Sire ; car j’avais prévu le cas.

– Vous aviez prévu que je refuserais la grâce de ces messieurs ?

– Assurément, et toutes mes mesures étaient prises en conséquence.

– Qu’entendez-vous dire ? s’écria le roi surpris.

– M. d’Herblay venait, pour ainsi dire, se livrer en mes mains. M. d’Herblay me laissait le bonheur de sauver mon roi et mon pays. Je ne pouvais condamner M. d’Herblay à la mort. Je ne pouvais non plus l’exposer au courroux très légitime de Votre Majesté. C’eût été la même chose que de le tuer moi-même.

– Eh bien ! qu’avez-vous fait ?

– Sire, j’ai donné à M. d’Herblay mes meilleurs chevaux, et ils ont quatre heures d’avance sur tous ceux que Votre Majesté pourra envoyer après lui.

– Soit ! murmura le roi ; mais le monde est assez grand pour que mes coureurs gagnent sur vos chevaux les quatre heures de gain que vous avez données à M. d’Herblay.

– En lui donnant ces quatre heures, Sire, je savais lui donner la vie. Il aura la vie.

– Comment cela ?

– Après avoir bien couru, toujours en avant de quatre heures sur vos mousquetaires, il arrivera dans mon château de Belle-Île, où je lui ai donné asile.

– Soit ! mais vous oubliez que vous m’avez donné Belle-Île.

– Pas pour faire arrêter mes amis.

– Vous me le reprenez, alors ?

– Pour cela oui, Sire.

– Mes mousquetaires le reprendront, et tout sera dit.

– Ni vos mousquetaires ni même votre armée, Sire dit froidement Fouquet. Belle-Île est imprenable.

Le roi devint livide, un éclair jaillit de ses yeux. Fouquet se sentit perdu ; mais il n’était pas de ceux qui reculent devant la voix de l’honneur. Il soutint le regard envenimé du roi. Celui-ci dévora sa rage, et, après un silence :

– Allons-nous à Vaux ? dit-il.

– Je suis aux ordres de Votre Majesté, répliqua Fouquet en s’inclinant profondément ; mais je crois que Votre Majesté ne peut se dispenser de changer d’habits avant de paraître devant sa cour.

– Nous passerons par le Louvre, dit le roi. Allons.

Et ils sortirent devant Baisemeaux effaré, qui, une fois encore, regarda sortir Marchiali, et s’arracha le peu de cheveux qui lui restaient.

Il est vrai que Fouquet lui donna décharge du prisonnier et que le roi écrivit au-dessous : Vu et approuvé : Louis ; folie que Baisemeaux, incapable d’assembler deux idées, accueillit par un héroïque coup de poing qu’il se bourra dans les mâchoires.

Chapitre CCXXX – Le faux roi §

Cependant, à Vaux, la royauté usurpatrice continuait bravement son rôle.

Philippe donna ordre qu’on introduisît pour son petit lever les grandes entrées, déjà prêtes à paraître devant le roi. Il se décida à donner cet ordre, malgré l’absence de M. d’Herblay, qui ne revenait pas, et nos lecteurs savent pour quelle raison. Mais le prince, ne croyant pas que cette absence pût se prolonger, voulait, comme tous les esprits téméraires, essayer sa valeur et sa fortune, loin de toute protection, de tout conseil.

Une autre raison l’y poussait. Anne d’Autriche allait paraître ; la mère coupable allait se trouver en présence de son fils sacrifié. Philippe ne voulait pas, s’il avait une faiblesse, en rendre témoin l’homme envers lequel il était désormais tenu de déployer tant de force.

Philippe ouvrit les deux battants de la porte, et plusieurs personnes entrèrent silencieusement. Philippe ne bougea point tant que ses valets de chambre l’habillèrent. Il avait vu, la veille, les habitudes de son frère. Il fit le roi, de manière à n’éveiller aucun soupçon.

Ce fut donc tout habillé, avec l’habit de chasse, qu’il reçut les visiteurs. Sa mémoire et les notes d’Aramis lui annoncèrent tout d’abord Anne d’Autriche, à laquelle Monsieur donnait la main, puis Madame avec M. de Saint-Aignan.

Il sourit en voyant ces visages, et frissonna en reconnaissant sa mère.

Cette figure noble et imposante, ravagée par la douleur, vint plaider dans son cœur la cause de cette fameuse reine qui avait immolé un enfant à la raison d’État. Il trouva que sa mère était belle. Il savait que Louis XIV l’aimait, il se promit de l’aimer aussi, et de ne pas être pour sa vieillesse un châtiment cruel.

Il regarda son frère avec un attendrissement facile à comprendre. Celui-ci n’avait rien usurpé, rien gâté dans sa vie. Rameau écarté, il laissait monter la tige, sans souci de l’élévation et de la majesté de sa vie. Philippe se promit d’être bon frère, pour ce prince auquel suffisait l’or, qui donne les plaisirs.

Il salua d’un air affectueux Saint-Aignan, qui s’épuisait en sourires et révérences, et tendit la main en tremblant à Henriette, sa belle-sœur, dont la beauté le frappa. Mais il vit dans les yeux de cette princesse un reste de froideur qui lui plut pour la facilité de leurs relations futures.

« Combien me sera-t-il plus aisé, pensait-il, d’être le frère de cette femme que son galant, si elle me témoigne une froideur que mon frère ne pouvait avoir pour elle, et qui m’est imposée comme un devoir. »

La seule visite qu’il redoutât en ce moment était celle de la reine ; son cœur, son esprit venaient d’être ébranlés par une épreuve si violente, que, malgré leur trempe solide, ils ne supporteraient peut-être pas un nouveau choc. Heureusement, la reine ne vint pas.

Alors commença, de la part d’Anne d’Autriche, une dissertation politique sur l’accueil que M. Fouquet avait fait à la maison de France. Elle entremêla ses hostilités de compliments à l’adresse du roi, de questions sur sa santé, de petites flatteries maternelles, et de ruses diplomatiques.

– Eh bien ! mon fils, dit-elle, êtes-vous revenu sur le compte de M. Fouquet.

– Saint-Aignan, dit Philippe, veuillez aller savoir des nouvelles de la reine.

À ces mots, les premiers que Philippe eût prononcés tout haut, la légère différence qu’il y avait entre sa voix et celle de Louis XIV fut sensible aux oreilles maternelles ; Anne d’Autriche regarda fixement son fils.

De Saint-Aignan sortit. Philippe continua.

– Madame, je n’aime pas qu’on me dise du mal de M. Fouquet, vous le savez, et vous m’en avez dit du bien vous-même.

– C’est vrai ; aussi ne fais-je que vous questionner sur l’état de vos sentiments à son égard.

– Sire, dit Henriette, j’ai, moi, toujours aimé M. Fouquet. C’est un homme de bon goût, un brave homme.

– Un surintendant qui ne lésine jamais, ajouta Monsieur, et qui paie en or toutes les cédules que j’ai sur lui.

– On compte trop ici chacun pour soi, dit la vieille reine. Personne ne compte pour l’État : M. Fouquet, c’est un fait, M. Fouquet ruine l’État.

– Allons, ma mère, repartit Philippe d’un ton plus bas, est-ce que, vous aussi, vous vous faites le bouclier de M. Colbert ?

– Comment cela ? fit la vieille reine surprise.

– C’est que, en vérité, reprit Philippe, je vous entends parler là comme parlerait votre vieille amie, Mme de Chevreuse.

À ce nom, Anne d’Autriche pâlit et pinça ses lèvres. Philippe avait irrité la lionne.

– Que venez-vous me parler de Mme de Chevreuse, fit-elle, et quelle humeur avez-vous aujourd’hui contre moi ?

Philippe continua :

– Est-ce que Mme de Chevreuse n’a pas toujours une ligue à faire contre quelqu’un ? est-ce que Mme de Chevreuse n’a pas été vous rendre une visite, ma mère ?

– Monsieur, vous me parlez ici d’une telle sorte, repartit la vieille reine, que je crois entendre le roi votre père.

– Mon père n’aimait pas Mme de Chevreuse, et il avait raison, dit le prince. Moi, je ne l’aime pas non plus, et, si elle s’avise de venir, comme elle y venait autrefois, semer les divisions et les haines sous prétexte de mendier de l’argent, eh bien !…

– Eh bien ? dit fièrement Anne d’Autriche provoquant elle-même l’orage.

– Eh bien ! repartit avec résolution le jeune homme, je chasserai du royaume Mme de Chevreuse, et avec elle tous les artisans de secrets et de mystères.

Il n’avait pas calculé la portée de ce mot terrible, ou peut-être avait-il voulu en juger l’effet, comme ceux qui, souffrant d’une douleur chronique et cherchant à rompre la monotonie de cette souffrance appuient sur leur plaie pour se procurer une douleur aiguë.

Anne d’Autriche faillit s’évanouir ; ses yeux ouverts, mais atones, cessèrent de voir pendant un moment ; elle tendit les bras à son autre fils, qui aussitôt l’embrassa sans crainte d’irriter le roi.

– Sire, murmura-t-elle, vous traitez cruellement votre mère.

– Mais en quoi, madame ? répliqua-t-il. Je ne parle que de Mme de Chevreuse, et ma mère préfère-t-elle Mme de Chevreuse à la sûreté de mon État et à la sécurité de ma personne ? Eh bien ! je vous dis que Mme de Chevreuse est venue en France pour emprunter de l’argent, qu’elle s’est adressée à M. Fouquet pour lui vendre certain secret.

– Certain secret ? s’écria Anne d’Autriche.

– Concernant de prétendus vols que M. le surintendant aurait commis ; ce qui est faux, ajouta Philippe. M. Fouquet l’a fait chasser avec indignation, préférant l’estime du roi à toute complicité avec des intrigants. Alors, Mme de Chevreuse a vendu le secret à M. Colbert, et, comme elle est insatiable, et qu’il ne lui suffit pas d’avoir extorqué cent mille écus à ce commis, elle a cherché plus haut si elle ne trouverait pas des sources plus profondes… Est ce vrai, madame ?

– Vous savez tout, Sire, dit la reine, plus inquiète qu’irritée.

– Or, poursuivit Philippe, j’ai bien le droit d’en vouloir à cette furie qui vient tramer à ma Cour le déshonneur des uns et la ruine des autres. Si Dieu a souffert que certains crimes fussent commis, et s’il les a cachés dans l’ombre de sa clémence, je n’admets pas que Mme de Chevreuse ait le pouvoir de contrecarrer les desseins de Dieu.

Cette dernière partie du discours de Philippe avait tellement agité la reine mère, que son fils en eut pitié. Il lui prit et lui baisa tendrement la main ; elle ne sentit pas que, dans ce baiser donné malgré les révoltes et les rancunes du cœur, il y avait tout un pardon de huit années d’horribles souffrances.

Philippe laissa un instant de silence engloutir les émotions qui venaient de se produire ; puis avec une sorte de gaieté :

– Nous ne partirons pas encore aujourd’hui, dit-il ; j’ai un plan.

Et il se tourna vers la porte, où il espérait voir Aramis, dont l’absence commençait à lui peser.

La reine mère voulut prendre congé.

– Demeurez, ma mère, dit-il ; je veux vous faire faire la paix avec M. Fouquet.

– Mais je n’en veux pas à M. Fouquet ; je craignais seulement ses prodigalités.

– Nous y mettrons ordre, et ne prendrons du surintendant que les bonnes qualités.

– Que cherche donc Votre Majesté ? dit Henriette voyant le roi regarder encore vers la porte, et désirant lui décocher un trait au cœur ; car elle supposait qu’il attendait La Vallière ou une lettre d’elle.

– Ma sœur, dit le jeune homme, qui venait de la deviner, grâce à cette merveilleuse perspicacité dont la fortune lui allait désormais permettre l’exercice, ma sœur, j’attends un homme extrêmement distingué, un conseiller des plus habiles que je veux vous présenter à tous, en le recommandant à vos bonnes grâces. Ah ! entrez donc, d’Artagnan.

D’Artagnan parut.

– Que veut Sa Majesté ?

– Dites donc, où est M. l’évêque de Vannes, votre ami ?

– Mais, Sire…

– Je l’attends et ne le vois pas venir. Qu’on me le cherche.

D’Artagnan demeura un instant stupéfait, mais bientôt, réfléchissant qu’Aramis avait quitté Vaux secrètement avec une mission du roi, il en conclut que le roi voulait garder le secret.

– Sire, répliqua-t-il, est-ce que Votre Majesté veut absolument qu’on lui amène M. d’Herblay ?

– Absolument n’est pas le mot, répliqua Philippe ; je n’en ai pas un tel besoin ; mais si on me le trouvait…

« J’ai deviné », se dit d’Artagnan.

– Ce M. d’Herblay, dit Anne d’Autriche, c’est l’évêque de Vannes ?

– Oui, madame.

– Un ami de M. Fouquet ?

– Oui, madame, un ancien mousquetaire.

Anne d’Autriche rougit.

– Un de ces quatre braves qui, jadis, firent tant de merveilles.

La vieille reine se repentit d’avoir voulu mordre ; elle rompit l’entretien pour y conserver le reste de ses dents.

– Quel que soit votre choix, Sire, dit-elle, je le tiens pour excellent.

Tous s’inclinèrent.

– Vous verrez, continua Philippe, la profondeur de M. de Richelieu, moins l’avarice de M. de Mazarin.

– Un premier ministre, Sire ? demanda Monsieur effrayé…

– Je vous conterai cela, mon frère ; mais c’est étrange que M. d’Herblay ne soit pas ici !

Il appela.

– Qu’on prévienne M. Fouquet, dit-il, j’ai à lui parler… Oh ! devant vous, devant vous ; ne vous retirez point.

M. de Saint-Aignan revint, apportant des nouvelles satisfaisantes de la reine, qui gardait le lit seulement par précaution, et pour avoir la force de suivre toutes les volontés du roi.

Tandis que l’on cherchait partout M. Fouquet et Aramis, le nouveau roi continuait paisiblement ses épreuves, et tout le monde, famille, officiers, valets, reconnaissait le roi à son geste, à sa voix, à ses habitudes.

De son côté, Philippe, appliquant sur tous les visages la note et le dessin fidèles fournis par son complice Aramis, se conduisait de façon à ne pas même soulever un soupçon dans l’esprit de ceux qui l’entouraient.

Rien désormais ne pouvait inquiéter l’usurpateur. Avec quelle étrange facilité la Providence ne venait-elle pas de renverser la plus haute fortune du monde, pour y substituer la plus humble !

Philippe admirait cette bonté de Dieu à son égard, et la secondait avec toutes les ressources de son admirable nature. Mais il sentait parfois comme une ombre se glisser sur les rayons de sa nouvelle gloire. Aramis ne paraissait pas.

La conversation avait langui dans la famille royale ; Philippe, préoccupé, oubliait de congédier son frère et Madame Henriette. Ceux-ci s’étonnaient et perdaient peu à peu patience. Anne d’Autriche se pencha vers son fils et lui adressa quelques mots en espagnol.

Philippe ignorait complètement cette langue ; il pâlit devant cet obstacle inattendu. Mais, comme si l’esprit de l’imperturbable Aramis l’eût couvert de son infaillibilité, au lieu de se déconcerter, Philippe se leva.

– Eh bien ! quoi ? Répondez, dit Anne d’Autriche.

– Quel est tout ce bruit ? demanda Philippe en se tournant vers la porte de l’escalier dérobé.

Et l’on entendait une voix qui criait :

– Par ici, par ici ! Encore quelques degrés, Sire !

– La voix de M. Fouquet ? dit d’Artagnan placé près de la reine mère.

– M. d’Herblay ne saurait être loin, ajouta Philippe. Mais il vit ce qu’il était bien loin de s’attendre à voir si près de lui.

Tous les yeux s’étaient tournés vers la porte par laquelle allait entrer M. Fouquet ; mais ce ne fut pas lui qui entra.

Un cri terrible partit de tous les coins de la chambre, cri douloureux poussé par le roi et les assistants.

Il n’est pas donné aux hommes, même à ceux dont la destinée renferme le plus d’éléments étranges et d’accidents merveilleux, de contempler un spectacle pareil à celui qu’offrait la chambre royale en ce moment.

Les volets, à demi clos, ne laissaient pénétrer qu’une lumière incertaine tamisée par de grands rideaux de velours doublés d’une épaisse soie.

Dans cette pénombre moelleuse s’étaient peu à peu dilatés les yeux, et chacun des assistants voyait les autres plutôt avec la confiance qu’avec la vue. Toutefois, on en arrive, dans ces circonstances, à ne laisser échapper aucun des détails environnants et le nouvel objet qui se présente apparaît lumineux comme s’il était éclairé par le soleil.

C’est ce qui arriva pour Louis XIV, lorsqu’il se montra pâle et le sourcil froncé sous la portière de l’escalier secret.

Fouquet laissa voir, derrière, son visage empreint de sévérité et de tristesse.

La reine mère, qui aperçut Louis XIV, et qui tenait la main de Philippe, poussa le cri dont nous avons parlé, comme elle eût fait en voyant un fantôme.

Monsieur eut un mouvement d’éblouissement et tourna la tête, de celui des deux rois qu’il apercevait en face, vers celui aux côtés duquel il se trouvait.

Madame fit un pas en avant, croyant voir se refléter, dans une glace, son beau-frère.

Et, de fait, l’illusion était possible.

Les deux princes, défaits l’un et l’autre, car nous renonçons à peindre l’épouvantable saisissement de Philippe, et tremblants tous deux, crispant l’un et l’autre une main convulsive, se mesuraient du regard et plongeaient leurs yeux comme des poignards dans l’âme l’un de l’autre. Muets, haletants, courbés, ils paraissaient prêts à fondre sur un ennemi.

Cette ressemblance inouïe du visage, du geste, de la taille, tout, jusqu’à une ressemblance de costume décidée par le hasard, car Louis XIV était allé prendre au Louvre un habit de velours violet, cette parfaite analogie des deux princes acheva de bouleverser le cœur d’Anne d’Autriche.

Elle ne devinait pourtant pas encore la vérité. Il y a de ces malheurs que nul ne veut accepter dans la vie. On aime mieux croire au surnaturel, à l’impossible.

Louis n’avait pas compté sur ces obstacles. Il s’attendait, en entrant seulement, à être reconnu. Soleil vivant, il ne souffrait pas le soupçon d’une parité avec qui que ce fût. Il n’admettait pas que tout flambeau ne devînt ténèbres à l’instant où il faisait luire son rayon vainqueur.

Aussi, à l’aspect de Philippe, fut-il plus terrifié peut-être qu’aucun autre autour de lui, et son silence son immobilité, furent ce temps de recueillement et de calme qui précède les violentes explosions de la colère.

Mais Fouquet, qui pourrait peindre son saisissement et sa stupeur, en présence de ce portrait vivant de son maître ? Fouquet pensa qu’Aramis avait raison, que ce nouveau venu était un roi aussi pur dans sa race que l’autre, et que, pour avoir répudié toute participation à ce coup d’État si habilement fait par le général des jésuites, il fallait être un fol enthousiaste indigne à jamais de tremper ses mains dans une œuvre politique.

Et puis c’était le sang de Louis XIII que Fouquet sacrifiait au sang de Louis XIII ; c’était à une ambition égoïste qu’il sacrifiait une noble ambition ; c’était au droit de garder qu’il sacrifiait le droit d’avoir. Toute l’étendue de sa faute lui fut révélée par le seul aspect du prétendant.

Tout ce qui se passa dans l’esprit de Fouquet fut perdu pour les assistants. Il eut cinq minutes pour concentrer ses méditations sur ce point du cas de conscience ; cinq minutes, c’est-à-dire cinq siècles, pendant lesquels les deux rois et leur famille trouvèrent à peine le temps de respirer d’une si terrible secousse.

D’Artagnan, adossé au mur, en face de Fouquet, le poing sur son front, l’œil fixe, se demandait la raison d’un si merveilleux prodige. Il n’eût pu dire sur-le-champ pourquoi il doutait ; mais il savait, assurément, qu’il avait eu raison de douter, et que, dans cette rencontre des deux Louis XIV, gisait toute la difficulté qui, pendant ces derniers jours, avait rendu la conduite d’Aramis si suspecte au mousquetaire.

Toutefois, ces idées étaient enveloppées de voiles épais. Les acteurs de cette scène semblaient nager dans les vapeurs d’un lourd réveil.

Soudain Louis XIV, plus impatient et plus habitué à commander, courut à un des volets, qu’il ouvrit en déchirant les rideaux. Un flot de vive lumière entra dans la chambre et fit reculer Philippe jusqu’à l’alcôve.

Ce mouvement, Louis le saisit avec ardeur, et, s’adressant à la reine :

– Ma mère, dit-il, ne reconnaissez-vous pas votre fils, puisque chacun ici a méconnu son roi ?

Anne d’Autriche tressaillit et leva les bras au ciel sans pouvoir articuler un mot.

– Ma mère, dit Philippe avec une voix calme, ne reconnaissez-vous pas votre fils ?

Et, cette fois, Louis recula à son tour.

Quant à Anne d’Autriche, elle perdit l’équilibre, frappée à la tête et au cœur par le remords. Nul ne l’aidant, car tous étaient pétrifiés, elle tomba sur son fauteuil en poussant un faible soupir.

Louis ne put supporter ce spectacle et cet affront. Il bondit vers d’Artagnan, que le vertige commençait à gagner, et qui chancelait en frôlant la porte, son point d’appui.

– À moi, dit-il, mousquetaire ! Regardez-nous au visage, et voyez lequel, de lui ou de moi, est plus pâle.

Ce cri réveilla d’Artagnan et vint remuer en son cœur la fibre de l’obéissance. Il secoua son front, et, sans hésiter désormais, il marcha vers Philippe, sur l’épaule duquel il appuya la main en disant : Monsieur, vous êtes mon prisonnier !

Philippe ne leva pas les yeux au ciel, ne bougea pas de la place où il se tenait comme cramponné au parquet, l’œil profondément attaché sur le roi son frère. Il lui reprochait, dans un sublime silence, tous ses malheurs passés, toutes ses tortures de l’avenir. Contre ce langage de l’âme, le roi ne se sentit plus de force ; il baissa les yeux, entraîna précipitamment son frère et sa belle-sœur, oubliant sa mère étendue sans mouvement à trois pas du fils qu’elle laissait une seconde fois condamner à la mort. Philippe s’approcha d’Anne d’Autriche, et lui dit d’une voix douce et noblement émue :

– Si je n’étais pas votre fils, je vous maudirais, ma mère, pour m’avoir rendu si malheureux.

D’Artagnan sentit un frisson passer dans la moelle de ses os. Il salua respectueusement le jeune prince, et lui dit à demi courbé :

– Excusez-moi, monseigneur, je ne suis qu’un soldat, et mes serments sont à celui qui sort de cette chambre.

– Merci, monsieur d’Artagnan. Mais qu’est devenu M. d’Herblay ?

– M. d’Herblay est en sûreté, monseigneur, dit une voix derrière eux, et nul, moi vivant ou libre, ne fera tomber un cheveu de sa tête.

– Monsieur Fouquet ! dit le prince en souriant tristement.

– Pardonnez-moi, monseigneur, dit Fouquet en s’agenouillant ; mais celui qui vient de sortir d’ici était mon hôte.

– Voilà, murmura Philippe avec un soupir, de braves amis et de bons cœurs. Ils me font regretter ce monde. Marchez, monsieur d’Artagnan, je vous suis.

Au moment où le capitaine des mousquetaires allait sortir, Colbert apparut, remit à d’Artagnan un ordre du roi et se retira.

D’Artagnan le lut et froissa le papier avec rage.

– Qu’y a-t-il ? demanda le prince.

– Lisez, monseigneur, repartit le mousquetaire.

Philippe lut ces mots tracés à la hâte de la main de Louis XIV :

« M. d’Artagnan conduira le prisonnier aux îles Sainte-Marguerite. Il lui couvrira le visage d’une visière de fer, que le prisonnier ne pourra lever sous peine de vie. »

– C’est juste, dit Philippe avec résignation. Je suis prêt.

– Aramis avait raison, dit Fouquet, bas, au mousquetaire ; celui-ci est roi bien autant que l’autre.

– Plus ! répliqua d’Artagnan. Il ne lui manque que moi et vous.

Chapitre CCXXXI – Où Porthos croit courir après un duché §

Aramis et Porthos, ayant profité du temps accordé par Fouquet, faisaient, par leur rapidité, honneur à la cavalerie française.

Porthos ne comprenait pas bien pour quel genre de mission on le forçait à déployer une vélocité pareille : mais comme il voyait Aramis piquant avec rage, lui, Porthos, piquait avec fureur.

Ils eurent ainsi bientôt mis douze lieues entre eux et Vaux ; puis il fallut changer de chevaux et organiser une sorte de service de poste. C’est pendant un relais que Porthos se hasarda discrètement à interroger Aramis.

– Chut ! répliqua celui-ci ; sachez seulement que notre fortune dépend de notre rapidité.

Comme si Porthos eût été le mousquetaire sans sou ni maille de 1626, il poussa en avant. Ce mot magique de fortune signifie toujours quelque chose à l’oreille humaine. Il veut dire assez, pour ceux qui n’ont rien ; il veut dire trop, pour ceux qui ont assez.

– On me fera duc, dit Porthos tout haut.

Il se parlait à lui-même.

– Cela est possible, répliqua en souriant à sa façon Aramis, dépassé par le cheval de Porthos.

Cependant la tête d’Aramis était en feu ; l’activité du corps n’avait pas encore réussi à surmonter celle de l’esprit. Tout ce qu’il y a de colères rugissantes, de douleurs aux dents aiguës, de menaces mortelles, se tordait, et mordait, et grondait dans la pensée du prélat vaincu.

Sa physionomie offrait les traces bien visibles de ce rude combat. Libre, sur le grand chemin, de s’abandonner au moins aux impressions du moment, Aramis ne se privait pas de blasphémer à chaque écart du cheval, à chaque inégalité de la route. Pâle, parfois inondé de sueurs bouillantes, tantôt sec et glacé, il battait les chevaux et leur ensanglantait les flancs.

Porthos en gémissait, lui dont le défaut dominant n’était pas la sensibilité. Ainsi coururent-ils pendant huit grandes heures, et ils arrivèrent à Orléans.

Il était quatre heures de l’après-midi. Aramis, en interrogeant ses souvenirs, pensa que rien ne démontrait la poursuite possible.

Il eût été sans exemple qu’une troupe capable de prendre Porthos et lui fût fournie de relais suffisants pour faire quarante lieues en huit heures. Ainsi, en admettant la poursuite, ce qui n’était pas manifeste, les fuyards avaient cinq bonnes heures d’avance sur les poursuivants.

Aramis pensa que se reposer n’était pas imprudence, mais que continuer était un coup de partie. En effet, vingt lieues de plus fournies avec cette rapidité, vingt lieues dévorées, et nul, pas même d’Artagnan, ne pourrait rattraper les ennemis du roi.

Aramis fit donc à Porthos le chagrin de remonter à cheval. On courut jusqu’à sept heures du soir ; on n’avait plus qu’une poste pour arriver à Blois.

Mais, là, un contretemps diabolique vint alarmer Aramis. Les chevaux manquaient à la poste.

Le prélat se demanda par quelle machination infernale ses ennemis étaient arrivés à lui ôter le moyen d’aller plus loin, lui qui ne reconnaissait pas le hasard pour un dieu, lui qui trouvait à tout résultat sa cause ; il aimait mieux croire que le refus du maître de poste, à une pareille heure, dans un pareil pays, était la suite d’un ordre émané de haut ; ordre donné en vue d’arrêter court le faiseur de majesté dans sa fuite.

Mais, au moment où il allait s’emporter pour avoir, soit une explication, soit un cheval, une idée lui vint. Il se rappela que le comte de La Fère logeait dans les environs.

– Je ne voyage pas, dit-il, et je ne fais pas poste entière. Donnez-moi deux chevaux pour aller rendre visite à un seigneur de mes amis qui habite près d’ici.

– Quel seigneur ? demanda le maître de poste.

– M. le comte de La Fère.

– Oh ! répondit cet homme en se découvrant avec respect, un digne seigneur. Mais, quel que soit mon désir de lui être agréable, je ne puis vous donner deux chevaux ; tous ceux de ma poste sont retenus par M. le duc de Beaufort.

– Ah ! fit Aramis désappointé.

– Seulement, continua le maître de poste, s’il vous plaît de monter dans un petit chariot que j’ai, j’y ferai mettre un vieux cheval aveugle qui n’a plus que des jambes, et qui vous conduira chez M. le comte de La Fère.

– Cela vaut un louis, dit Aramis.

– Non, monsieur, cela ne vaut jamais qu’un écu ; c’est le prix que me paie M. Grimaud, l’intendant du comte, toutes les fois qu’il se sert de mon chariot, et je ne voudrais pas que M. le comte eût à me reprocher d’avoir fait payer trop cher un de ses amis.

– Ce sera comme il vous plaira, dit Aramis, et surtout comme il plaira au comte de La Fère, que je me garderai bien de désobliger. Vous aurez votre écu ; seulement, j’ai bien le droit de vous donner un louis pour votre idée.

– Sans doute, répliqua le maître tout joyeux.

Et il attela lui-même son vieux cheval à la carriole criarde.

Pendant ce temps-là, Porthos était curieux à voir. Il se figurait avoir découvert le secret ; il ne se sentait pas d’aise : d’abord, parce que la visite chez Athos lui était particulièrement agréable ; ensuite, parce qu’il était dans l’espérance de trouver à la fois un bon lit et un bon souper.

Le maître, ayant fini d’atteler, proposa un de ses valets pour conduire les étrangers à La Fère.

Porthos s’assit dans le fond avec Aramis et lui dit à l’oreille :

– Je comprends.

– Ah ! ah ! répondit Aramis ; et que comprenez-vous, cher ami ?

– Nous allons, de la part du roi, faire quelque grande proposition à Athos.

– Peuh ! fit Aramis.

– Ne me dites rien, ajouta le bon Porthos en essayant de contrepeser assez solidement pour éviter les cahots ; ne me dites rien, je devinerai.

– Eh bien ! c’est cela, mon ami, devinez, devinez.

On arriva vers neuf heures du soir chez Athos, par un clair de lune magnifique.

Cette admirable clarté réjouissait Porthos au-delà de toute expression ; mais Aramis s’en montra incommodé à un degré presque égal. Il en témoigna quelque chose à Porthos, qui lui répondit :

– Bien ! je devine encore. La mission est secrète.

Ce furent ses derniers mots en voiture.

Le conducteur les interrompit par ceux-ci :

– Messieurs, vous êtes arrivés.

Porthos et son compagnon descendirent devant la porte du petit château.

C’est là que nous allons retrouver Athos et Bragelonne, disparus tous deux depuis la découverte de l’infidélité de La Vallière.

S’il est un mot plein de vérité, c’est celui-ci : les grandes douleurs renferment en elles-mêmes le germe de leur consolation.

En effet, cette douloureuse blessure faite à Raoul avait rapproché de lui son père, et Dieu sait si elles étaient douces, les consolations qui coulaient de la bouche éloquente et du cœur généreux d’Athos.

La blessure ne s’était point cicatrisée ; mais Athos, à force de converser avec son fils, à force de mêler un peu de sa vie à lui dans celle du jeune homme, avait fini par lui faire comprendre que cette douleur de la première infidélité est nécessaire à toute existence humaine, et que nul n’a aimé sans la connaître.

Raoul écoutait souvent, il n’entendait pas. Rien ne remplace, dans le cœur vivement épris, le souvenir et la pensée de l’objet aimé. Raoul répondait alors à son père :

– Monsieur, tout ce que vous me dites est vrai ; je crois que nul n’a autant souffert que vous par le cœur ; mais vous êtes un homme trop grand par l’intelligence, trop éprouvé par les malheurs, pour ne pas permettre la faiblesse au soldat qui souffre pour la première fois. Je paie un tribut que je ne paierai pas deux fois ; permettez-moi de me plonger si avant dans ma douleur, que je m’y oublie moi-même, que j’y noie jusqu’à ma raison.

– Raoul ! Raoul !

– Écoutez, monsieur ; jamais je ne m’accoutumerai à cette idée que Louise, la plus chaste et la plus naïve des femmes, a pu tromper aussi lâchement un homme aussi honnête et aussi aimant que je le suis ; jamais je ne pourrai me décider à voir ce masque doux et bon se changer en une figure hypocrite et lascive. Louise perdue ! Louise infâme ! Ah ! monsieur, c’est bien plus cruel pour moi que Raoul abandonné, que Raoul malheureux !

Athos employait alors le remède héroïque. Il défendait Louise contre Raoul, et justifiait sa perfidie par son amour.

– Une femme qui eût cédé au roi parce qu’il est le roi, disait-il, mériterait le nom d’infâme ; mais Louise aime Louis. Jeunes tous deux, ils ont oublié, lui son rang, elle ses serments. L’amour absout tout, Raoul. Les deux jeunes gens s’aiment avec franchise.

Et, quand il avait donné ce coup de poignard, Athos voyait en soupirant Raoul bondir sous la cruelle blessure, et s’enfuir au plus épais du bois ou se réfugier dans sa chambre d’où, une heure après, il sortait pâle, tremblant, mais dompté. Alors, revenant à Athos avec un sourire, il lui baisait la main, comme le chien qui vient d’être battu caresse un bon maître pour racheter sa faute. Raoul, lui, n’écoutait que sa faiblesse, et il n’avouait que sa douleur.

Ainsi se passèrent les jours qui suivirent cette scène dans laquelle Athos avait si violemment agité l’orgueil indomptable du roi. Jamais, en causant avec son fils, il ne fit allusion à cette scène ; jamais il ne lui donna les détails de cette vigoureuse sortie qui eût peut-être consolé le jeune homme en lui montrant son rival abaissé. Athos ne voulait point que l’amant offensé oubliât le respect dû au roi.

Et quand Bragelonne, ardent, furieux, sombre, parlait avec mépris des paroles royales, de la foi équivoque que certains fous puisent dans la promesse tombée du trône ; quand, passant deux siècles avec la rapidité d’un oiseau qui traverse un détroit pour aller d’un monde à l’autre, Raoul en venait à prédire le temps où les rois sembleraient plus petits que les hommes, Athos lui disait de sa voix sereine et persuasive :

– Vous avez raison, Raoul ; tout ce que vous dites arrivera : les rois perdront leur prestige, comme perdent leurs clartés les étoiles qui ont fait leur temps. Mais, lorsque ce moment viendra, Raoul, nous serons morts ; et rappelez-vous bien ce que je vous dis : en ce monde, il faut pour tous, hommes, femmes et rois, vivre au présent ; nous ne devons vivre selon l’avenir que pour Dieu.

Voilà de quoi s’entretenaient, comme toujours, Athos et Raoul, en arpentant la longue allée de tilleuls dans le parc, lorsque retentit soudain la clochette qui servait à annoncer au comte soit l’heure du repas, soit une visite. Machinalement et sans y attacher d’importance, il rebroussa chemin avec son fils, et tous les deux se trouvèrent, au bout de l’allée, en présence de Porthos et d’Aramis.

Chapitre CCXXXII – Les derniers adieux §

Raoul poussa un cri de joie et serra tendrement Porthos dans ses bras. Aramis et Athos s’embrassèrent en vieillards. Cet embrassement même était une question pour Aramis, qui, aussitôt :

– Ami, dit-il, nous ne sommes pas pour longtemps avec vous.

– Ah ! fit le comte.

– Le temps, interrompit Porthos de vous conter mon bonheur.

– Ah ! fit Raoul.

Athos regarda silencieusement Aramis, dont déjà l’air sombre lui avait paru bien peu en harmonie avec les bonnes nouvelles dont parlait Porthos.

– Quel est le bonheur qui vous arrive ? Voyons, demanda Raoul en souriant.

– Le roi me fait duc, dit avec mystère le bon Porthos, se penchant à l’oreille du jeune homme ; duc à brevet !

Mais les apartés de Porthos avaient toujours assez de vigueur pour être entendus de tout le monde ; ses murmures étaient au diapason d’un rugissement ordinaire.

Athos entendit et poussa une exclamation qui fit tressaillir Aramis.

Celui-ci prit le bras d’Athos, et, après avoir demandé à Porthos la permission de causer quelques moments à l’écart :

– Mon cher Athos, dit-il au comte, vous me voyez navré de douleur.

– De douleur ? s’écria le comte. Ah ! cher ami !

– Voici, en deux mots : j’ai fait, contre le roi, une conspiration ; cette conspiration a manqué, et, à l’heure qu’il est, on me cherche sans doute.

– On vous cherche !… une conspiration !… Eh ! mon ami, que me dites vous là ?

– Une triste vérité. Je suis tout bonnement perdu.

– Mais Porthos… ce titre de duc… qu’est-ce que tout cela ?

– Voilà le sujet de ma plus vive peine ; voilà le plus profond de ma blessure. J’ai, croyant à un succès infaillible, entraîné Porthos dans ma conjuration. Il y a donné, comme vous savez qu’il donne, de toutes ses forces, sans rien savoir, et, aujourd’hui, le voilà si bien compromis avec moi, qu’il est perdu comme moi.

– Mon Dieu !

Et Athos se retourna vers Porthos, qui leur sourit agréablement.

– Il faut vous faire tout comprendre. Écoutez-moi, continua Aramis.

Et il raconta l’histoire que nous connaissons.

Athos sentit plusieurs fois, durant le récit, son front se mouiller de sueur.

– C’est une grande idée, dit-il ; mais c’était une grande faute.

– Dont je suis puni, Athos.

– Aussi ne vous dirai-je pas ma pensée entière.

– Dites.

– C’est un crime.

– Capital, je le sais. Lèse-majesté !

– Porthos ! pauvre Porthos !

– Que voulez-vous que je fasse ? Le succès, je vous l’ai dit, était certain.

– M. Fouquet est un honnête homme.

– Et moi, je suis un sot, de l’avoir si mal jugé, fit Aramis. Oh ! la sagesse des hommes ! oh ! meule immense qui broie un monde, et qui, un jour, est arrêtée par le grain de sable qui tombe, on ne sait comment, dans ses rouages !

– Dites par un diamant, Aramis. Enfin, le mal est fait. Que comptez-vous devenir ?

– J’emmène Porthos. Jamais le roi ne voudra croire que le digne homme ait agi naïvement ; jamais il ne voudra croire que Porthos ait cru servir le roi en agissant comme il a fait. Sa tête paierait ma faute. Je ne le veux pas.

– Vous l’emmenez, où ?

– À Belle-Île, d’abord. C’est un refuge imprenable. Puis j’ai la mer et un navire pour passer, soit en Angleterre, où j’ai beaucoup de relations…

– Vous ? en Angleterre ?

– Oui. Ou bien en Espagne, où j’en ai davantage encore… :

– En exilant Porthos, vous le ruinez, car le roi confisquera ses biens.

– Tout est prévu. Je saurai, une fois en Espagne, me réconcilier avec Louis XIV et faire rentrer Porthos en grâce.

– Vous avez du crédit, à ce que je vois, Aramis ! dit Athos d’un air discret.

– Beaucoup, et au service de mes amis, ami Athos.

Ces mots furent accompagnés d’une sincère pression de main.

– Merci, répliqua le comte.

– Et, puisque nous en sommes là, dit Aramis, vous aussi vous êtes un mécontent ; vous aussi, Raoul aussi, vous avez des griefs contre le roi. Imitez notre exemple. Passez à Belle-Île. Puis nous verrons… Je vous garantis sur l’honneur que, dans un mois, la guerre aura éclaté entre la France et l’Espagne, au sujet de ce fils de Louis XIII, qui est un infant aussi, et que la France détient inhumainement. Or, comme Louis XIV ne voudra pas d’une guerre faite pour ce motif, je vous garantis une transaction dont le résultat donnera la grandesse à Porthos et à moi, et un duché en France à vous, qui êtes déjà grand d’Espagne. Voulez-vous ?

– Non ; moi, j’aime mieux avoir quelque chose à reprocher au roi ; c’est un orgueil naturel à ma race que de prétendre à la supériorité sur les races royales. Faisant ce que vous me proposez, je deviendrais l’obligé du roi ; j’y gagnerais certainement sur cette terre, j’y perdrais dans ma conscience. Merci.

– Alors, donnez-moi deux choses, Athos : votre absolution…

– Oh ! je vous la donne, si vous avez réellement voulu venger le faible et l’opprimé contre l’oppresseur.

– Cela me suffit, répondit Aramis avec une rougeur qui s’effaça dans la nuit. Et maintenant donnez-moi vos deux meilleurs chevaux pour gagner la seconde poste, attendu que l’on m’en a refusé sous prétexte d’un voyage que M. de Beaufort fait dans ces parages.

– Vous aurez mes deux meilleurs chevaux, Aramis, et je vous recommande Porthos.

– Oh ! soyez sans crainte. Un mot encore : trouvez-vous que je manœuvre pour lui comme il convient ?

– Le mal étant fait, oui ; car le roi ne lui pardonnerait pas, et puis vous avez toujours, quoi qu’il en dise, un appui dans M. Fouquet, lequel ne vous abandonnera pas, étant, lui aussi, fort compromis, malgré son trait héroïque.

– Vous avez raison. Voilà pourquoi, au lieu de gagner tout de suite la mer, ce qui déclarerait ma peur et m’avouerait coupable, voilà pourquoi je reste sur le sol français. Mais Belle-Île sera pour moi le sol que je voudrai : anglais, espagnol ou romain ; le tout consiste pour moi dans le pavillon que j’arborerai.

– Comment cela ?

– C’est moi qui ai fortifié Belle-Île, et nul ne prendra Belle-Île, moi la défendant. Et puis, comme vous l’avez dit tout à l’heure, M. Fouquet est là. On n’attaquera pas Belle-Île sans la signature de M. Fouquet.

– C’est juste. Néanmoins, soyez prudent. Le roi est rusé et il est fort.

Aramis sourit.

– Je vous recommande Porthos, répéta le comte avec une sorte de froide insistance.

– Ce que je deviendrai, comte, répliqua Aramis avec le même ton, notre frère Porthos le deviendra.

Athos s’inclina en serrant la main d’Aramis, et alla embrasser Porthos avec effusion.

– J’étais né heureux n’est-ce pas ? murmura celui-ci, transporté, en s’enveloppant de son manteau.

– Venez, très cher, dit Aramis.

Raoul était allé devant pour donner des ordres et faire seller les deux chevaux.

Déjà le groupe s’était divisé. Athos voyait ses deux amis sur le point de partir ; quelque chose comme un brouillard passa devant ses yeux et pesa sur son cœur.

« C’est étrange ! pensa-t-il. D’où vient cette envie que j’ai d’embrasser Porthos encore une fois ? »

Justement Porthos s’était retourné, et il venait à son vieil ami les bras ouverts.

Cette dernière étreinte fut tendre comme dans la jeunesse, comme dans les temps où le cœur était chaud, la vie heureuse.

Et puis Porthos monta sur son cheval. Aramis revint aussi pour entourer de ses bras le cou d’Athos.

Ce dernier les vit sur le grand chemin s’allonger dans l’ombre avec leurs manteaux blancs. Pareils à deux fantômes, ils grandissaient en s’éloignant de terre, et ce n’est pas dans la brume, dans la pente du sol qu’ils se perdirent : à bout de perspective, tous deux semblèrent avoir donné du pied un élan qui les faisait disparaître évaporés dans les nuages.

Alors Athos, le cœur serré, retourna vers la maison en disant à Bragelonne :

– Raoul, je ne sais quoi vient de me dire que j’avais vu ces deux hommes pour la dernière fois.

– Il ne m’étonne pas, monsieur, que vous ayez cette pensée, répondit le jeune homme, car je l’ai en ce moment même, et moi aussi, je pense que je ne verrai plus jamais MM. du Vallon et d’Herblay.

– Oh ! vous, reprit le comte, vous me parlez en homme attristé par une autre cause, vous voyez tout en noir ; mais vous êtes jeune ; et s’il vous arrive de ne plus voir ces vieux amis, c’est qu’ils ne seront plus du monde où vous avez bien des années à passer. Mais, moi…

Raoul secoua doucement la tête, et s’appuya sur l’épaule du comte, sans que ni l’un ni l’autre trouvât un mot de plus en son cœur, plein à déborder.

Tout à coup, un bruit de chevaux et de voix, à l’extrémité de la route de Blois, attira leur attention de ce côté.

Des porte-flambeaux à cheval secouaient joyeusement leurs torches sur les arbres de la route, et se retournaient de temps en temps pour ne pas distancer les cavaliers qui les suivaient.

Ces flammes, ce bruit, cette poussière d’une douzaine de chevaux richement caparaçonnés, firent un contraste étrange au milieu de la nuit avec la disparition sourde et funèbre des deux ombres de Porthos et d’Aramis.

Athos rentra chez lui.

Mais il n’avait pas gagné son parterre, que la grille d’entrée parut s’enflammer ; tous ces flambeaux s’arrêtèrent et embrasèrent la route. Un cri retentit :

– M. le duc de Beaufort !

Et Athos s’élança vers la porte de sa maison.

Déjà le duc était descendu de cheval et cherchait des yeux autour de lui.

– Me voici, monseigneur, fit Athos.

– Eh ! bonsoir, cher comte, répliqua le prince avec cette franche cordialité qui lui gagnait tous les cœurs. Est-il trop tard pour un ami ?

– Ah ! mon prince, entrez, dit le comte.

Et, M. de Beaufort s’appuyant sur le bras d’Athos ils entrèrent dans la maison, suivis de Raoul, qui marchait respectueusement et modestement parmi les officiers du prince, au nombre desquels il comptait plusieurs amis.

Chapitre CCXXXIII – M. de Beaufort §

Le prince se retourna au moment où Raoul, pour le laisser seul avec Athos, fermait la porte et s’apprêtait à passer avec les officiers dans une salle voisine.

– C’est là ce jeune garçon que j’ai tant entendu vanter par M. le prince ? demanda M. de Beaufort.

– C’est lui, oui, monseigneur.

– C’est un soldat ! Il n’est pas de trop, gardez-le, comte.

– Restez, Raoul, puisque Monseigneur le permet, dit Athos.

– Le voilà grand et beau, sur ma foi ! continua le duc. Me le donnerez vous, monsieur, si je vous le demande ?

– Comment l’entendez-vous, monseigneur, dit Athos.

– Oui, je viens ici pour vous faire mes adieux.

– Vos adieux, monseigneur ?

– Oui, en vérité. N’avez-vous aucune idée de ce que je vais devenir ?

– Mais ce que vous avez toujours été, monseigneur, un vaillant prince et un excellent gentilhomme.

– Je vais devenir un prince d’Afrique, un gentilhomme bédouin. Le roi m’envoie pour faire des conquêtes chez les Arabes.

– Que dites-vous là, monseigneur ?

– C’est étrange, n’est-ce pas ? Moi, le Parisien par essence, moi qui ai régné sur les faubourgs et qu’on appelait le roi des Halles, je passe de la place Maubert aux minarets de Djidgelli ; je me fais de frondeur aventurier !

– Oh ! monseigneur, si vous ne me disiez pas cela…

– Ce ne serait pas croyable, n’est-il pas vrai ? Croyez moi cependant, et disons-nous adieu. Voilà ce que c’est que de rentrer en faveur.

– En faveur ?

– Oui. Vous souriez ? Ah ! Cher comte, savez-vous pourquoi j’aurais accepté ? le savez-vous bien ?

– Parce que Votre Altesse aime la gloire avant tout.

– Oh ! non, ce n’est pas glorieux, voyez-vous, d’aller tirer le mousquet contre ces sauvages. La gloire, je ne la prends pas par là, moi, et il est plus probable que j’y trouverai autre chose… Mais j’ai voulu et je veux, entendez-vous bien, mon cher comte ? que ma vie ait cette dernière facette après tous les bizarres miroitements que je me suis vu faire depuis cinquante ans. Car enfin, vous l’avouerez, c’est assez étrange d’être né fils de roi, d’avoir fait la guerre à des rois, d’avoir compté parmi les puissances dans le siège, d’avoir bien tenu son rang, de sentir son Henri IV, d’être grand amiral de France, et d’aller se faire tuer à Djidgelli, parmi tous ces Turcs, Sarrasins et Mauresques.

– Monseigneur, vous insistez étrangement sur ce sujet, dit Athos troublé. Comment supposez-vous qu’une si brillante destinée ira se perdre sous ce misérable éteignoir ?

– Est-ce que vous croyez, homme juste et simple, que, si je vais en Afrique pour ce ridicule motif, je ne chercherai pas à en sortir sans ridicule ? Est-ce que je ne ferai pas parler de moi ? Est-ce que, pour faire parler de moi aujourd’hui quand il y a M. le prince, M. de Turenne et plusieurs autres, mes contemporains, moi, l’amiral de France, le fils de Henri IV, le roi de Paris, j’ai autre chose à faire que de me faire tuer ? Cordieu ! on en parlera, vous dis-je ; je serais tué envers et contre tous. Si ce n’est pas là, ce sera ailleurs.

– Allons, monseigneur, répondit Athos, voilà de l’exagération, et vous n’en avez jamais montré qu’en bravoure.

– Peste ! cher ami, c’est bravoure que s’en aller au scorbut, aux dysenteries, aux sauterelles, aux flèches empoisonnées, comme mon aïeul saint Louis. Savez-vous qu’ils ont encore des flèches empoisonnées, ces drôles-là ? Et puis, vous me connaissez, j’y pense depuis longtemps et, vous le savez, quand je veux une chose, je la veux bien.

– Vous avez voulu sortir de Vincennes, monseigneur.

– Oh ! vous m’y avez aidé, mon maître ; et, à propos, je me tourne et retourne sans apercevoir mon vieil ami, M. Vaugrimaud. Comment va-t-il ?

– M. Vaugrimaud est toujours le très respectueux serviteur de Votre Altesse, dit en souriant Athos.

– J’ai là cent pistoles pour lui que j’apporte comme legs. Mon testament est fait, comte.

– Ah ! monseigneur ! monseigneur !

– Et vous comprenez que, si l’on voyait Grimaud sur mon testament…

Le duc se mit à rire ; puis, s’adressant à Raoul qui, depuis le commencement de cette conversation, était tombé dans une rêverie profonde :

– Jeune homme, dit-il, je sais ici un certain vin de Vouvray, je crois…

Raoul sortit précipitamment pour faire servir le duc. Pendant ce temps, M. de Beaufort prenait la main d’Athos.

– Qu’en voulez-vous faire ? demanda-t-il.

– Rien, quant à présent, monseigneur.

– Ah ! oui, je sais ; depuis la passion du roi pour… La Vallière.

– Oui, monseigneur.

– C’est donc vrai, tout cela ?… Je l’ai connue, moi, je crois, cette petite La Vallière. Elle n’est pas belle, il me semble…

– Non, monseigneur, dit Athos.

– Savez-vous qui elle me rappelle ?

– Elle rappelle quelqu’un à Votre Altesse ?

– Elle me rappelle une jeune fille assez agréable, dont la mère habitait les Halles.

– Ah ! ah ! fit Athos en souriant.

– Le bon temps ! ajouta M. de Beaufort. Oui La Vallière me rappelle cette fille.

– Qui eut un fils, n’est-ce pas ?

– Je crois que oui, répondit le duc avec une naïveté insouciante, avec un oubli complaisant, dont rien ne saurait traduire le ton et la valeur vocale. Or, voilà le pauvre Raoul, qui est bien votre fils, hein ?…

– C’est mon fils, oui, monseigneur.

– Voilà que ce pauvre garçon est débouté par le roi, et l’on boude ?

– Mieux que cela, monseigneur, on s’abstient.

– Vous allez laisser croupir ce garçon-là ? C’est un tort. Voyons, donnez le-moi.

– Je veux le garder, monseigneur. Je n’ai plus que lui au monde, et, tant qu’il voudra rester…

– Bien, bien, répondit le duc. Cependant, je vous l’eusse bientôt raccommodé. Je vous assure qu’il est d’une pâte dont on fait les maréchaux de France, et j’en ai vu sortir plus d’un d’une étoffe semblable.

– C’est possible, monseigneur, mais c’est le roi qui fait les maréchaux de France, et jamais Raoul n’acceptera rien du roi.

Raoul brisa cet entretien par son retour. Il précédait Grimaud, dont les mains, encore sûres, portaient le plateau chargé d’un verre et d’une bouteille du vin favori de M. le duc.

En voyant son vieux protégé, le duc poussa une exclamation de plaisir.

– Grimaud ! Bonsoir, Grimaud, dit-il ; comment va ?

Le serviteur s’inclina profondément, aussi heureux que son noble interlocuteur.

– Deux amis ! dit le duc en secouant d’une façon vigoureuse l’épaule de l’honnête Grimaud.

Autre salut plus profond et encore plus joyeux de Grimaud.

– Que vois-je là, comte ? Un seul verre !

– Je ne bois avec Votre Altesse que si Votre Altesse m’invite, dit Athos avec une noble humilité.

– Cordieu ! vous avez raison de n’avoir fait apporter qu’un verre, nous y boirons tous deux comme deux frères d’armes. À vous, d’abord, comte.

– Faites-moi la grâce tout entière, dit Athos en repoussant doucement le verre.

– Vous êtes un charmant ami, répliqua le duc de Beaufort, qui but et passa le gobelet d’or à son compagnon. Mais ce n’est pas tout, continua-t-il : j’ai encore soif et je veux faire honneur à ce beau garçon qui est là debout. Je porte bonheur, vicomte, dit-il à Raoul ; souhaitez quelque chose en buvant dans mon verre, et la peste m’étouffe, si ce que vous souhaitez n’arrive pas.

Il tendit le gobelet à Raoul, qui y mouilla précipitamment ses lèvres, et dit avec la même promptitude :

– J’ai souhaité quelque chose, monseigneur.

Ses yeux brillaient d’un feu sombre, le sang avait monté à ses joues ; il effraya Athos, rien que par son sourire.

– Et qu’avez-vous souhaité ? reprit le duc en se laissant aller dans le fauteuil, tandis que d’une main il remettait la bouteille et une bourse à Grimaud.

– Monseigneur, voulez-vous me promettre de m’accorder ce que j’ai souhaité ?

– Pardieu ! puisque c’est dit.

– J’ai souhaité, monsieur le duc, d’aller avec vous à Djidgelli.

Athos pâlit et ne put réussir à cacher son trouble.

Le duc regarda son ami, comme pour l’aider à parer ce coup imprévu.

– C’est difficile, mon cher vicomte, bien difficile, ajouta-t-il un peu bas.

– Pardon, monseigneur, j’ai été indiscret, reprit Raoul d’une voix ferme ; mais, comme vous m’aviez vous-même invité à souhaiter…

– À souhaiter de me quitter, dit Athos.

– Oh ! monsieur… le pouvez-vous croire ?

– Eh bien ! mordieu ! s’écria le duc, il a raison le petit vicomte ; que fera-t il ici ? Il pourrira de chagrin.

Raoul rougit ; le prince, emporté, continua :

– La guerre, c’est une destruction ; on y gagne tout, on n’y perd qu’une chose, la vie ; alors, tant pis !

– C’est-à-dire la mémoire, fit vivement Raoul, c’est-à-dire tant mieux !

Il se repentit d’avoir parlé si vite, en voyant Athos se lever et ouvrir la fenêtre.

Ce geste cachait sans doute une émotion. Raoul se précipita vers le comte. Mais Athos avait déjà dévoré son regret, car il reparut aux lumières avec une physionomie sereine et impassible.

– Eh bien ! fit le duc, voyons ! part-il ou ne part-il pas ? S’il part, comte, il sera mon aide de camp, mon fils.

– Monseigneur ! s’écria Raoul en ployant le genou.

– Monseigneur, s’écria le comte en prenant la main du duc, Raoul fera ce qu’il voudra.

– Oh ! non, monsieur, ce que vous voudrez, interrompit le jeune homme.

– Par la corbleu ! fit le prince à son tour, ce n’est le comte ni le vicomte qui fera sa volonté, ce sera moi. Je l’emmène. La marine, c’est un avenir superbe, mon ami.

Raoul sourit encore si tristement, que, cette fois ; Athos en eut le cœur navré, et lui répondit par un regard sévère.

Raoul comprenait tout ; il reprit son calme et s’observa si bien, que plus un mot ne lui échappa.

Le duc se leva, voyant l’heure avancée, et dit très vite :

– Je suis pressé, moi ; mais, si l’on me dit que j’ai perdu mon temps à causer avec un ami, je répondrai que j’ai fait une bonne recrue.

– Pardon, monsieur le duc, interrompit Raoul, ne dites pas cela au roi, car ce n’est pas le roi que je servirai.

– Eh ! mon ami, qui donc serviras-tu ? Ce n’est plus le temps où tu eusses pu dire : « Je suis à M. de Beaufort. » Non, aujourd’hui, nous sommes tous au roi, grands et petits. C’est pourquoi, si tu sers sur mes vaisseaux, pas d’équivoque mon cher vicomte, c’est bien le roi que tu serviras.

Athos attendait, avec une sorte de joie impatiente, la réponse qu’allait faire, à cette embarrassante question, Raoul, l’intraitable ennemi du roi, son rival. Le père espérait que l’obstacle renverserait le désir. Il remerciait presque M. de Beaufort, dont la légèreté ou la généreuse réflexion venait de remettre en doute le départ d’un fils, sa seule joie.

Mais Raoul, toujours ferme et tranquille :

– Monsieur le duc, répliqua-t-il, cette objection que vous me faites, je l’ai déjà résolue dans mon esprit. Je servirai sur vos vaisseaux, puisque vous me faites la grâce de m’emmener ; mais j’y servirai un maître plus puissant que le roi, j’y servirai Dieu.

– Dieu ! comment cela ? firent à la fois Athos et le prince.

– Mon intention est de faire profession et de devenir chevalier de Malte, ajouta Bragelonne, qui laissa tomber une à une ces paroles, plus glacées que les gouttes descendues des arbres noirs après les tempêtes de l’hiver.

Sous ce dernier coup, Athos chancela et le prince fut ébranlé lui-même.

Grimaud poussa un sourd gémissement et laissa tomber la bouteille, qui se brisa sur le tapis sans que nul y fît attention.

M. de Beaufort regarda en face le jeune homme, et lut sur ses traits, bien qu’il eût les yeux baissés, le feu d’une résolution devant laquelle tout devait céder.

Quant à Athos, il connaissait cette âme tendre et inflexible ; il ne comptait pas la faire dévier du fatal chemin qu’elle venait de se choisir. Il serra la main que lui tendait le duc.

– Comte, je pars dans deux jours pour Toulon, fit M. de Beaufort. Me viendrez-vous retrouver à Paris pour que je sache votre résolution ?

– J’aurai l’honneur d’aller vous y remercier de toutes vos bontés, mon prince, répliqua le comte.

– Et amenez-moi toujours le vicomte, qu’il me suive ou ne me suive pas, ajouta le duc ; il a ma parole, et je ne lui demande que la vôtre.

Ayant ainsi jeté un peu de baume sur la blessure de ce cœur paternel, le duc tira l’oreille au vieux Grimaud qui clignait des yeux plus qu’il n’est naturel, et il rejoignit son escorte dans le parterre.

Les chevaux, reposés et frais par cette belle nuit mirent l’espace entre le château et leur maître. Athos et Bragelonne se retrouvèrent seuls face à face.

Onze heures sonnaient.

Le père et le fils gardèrent l’un vis-à-vis de l’autre un silence que tout observateur intelligent eût deviné plein de cris et de sanglots.

Mais ces deux hommes étaient trempés de telle sorte, que toute émotion s’enfonçait, perdue à jamais, quand ils avaient résolu de la comprimer dans leur cœur.

Ils passèrent donc silencieux et presque haletants l’heure qui précède minuit. L’horloge, en sonnant, leur indiqua seule combien de minutes avait duré ce voyage douloureux fait par leurs âmes, dans l’immensité des souvenirs du passé et des craintes de l’avenir.

Athos se leva le premier en disant :

– Il est tard… À demain, Raoul !

Raoul se leva à son tour et vint embrasser son père.

Celui-ci le retint sur sa poitrine, et lui dit d’une voix altérée :

– Dans deux jours, vous m’aurez donc quitté, quitté à jamais, Raoul ?

– Monsieur, répliqua le jeune homme, j’avais fait un projet, celui de me percer le cœur avec mon épée, mais vous m’eussiez trouvé lâche ; j’ai renoncé à ce projet, et puis il fallait nous quitter.

– Vous me quittez en partant, Raoul.

– Écoutez-moi encore, monsieur, je vous en supplie. Si je ne pars pas, je mourrai ici de douleur et d’amour. Je sais combien j’ai encore de temps à vivre ici. Renvoyez-moi vite, monsieur, ou vous me verrez lâchement expirer sous vos yeux, dans votre maison ; c’est plus fort que ma volonté, c’est plus fort que mes forces ; vous voyez bien que, depuis un mois, j’ai vécu trente ans, et que je suis au bout de ma vie.

– Alors, dit Athos froidement, vous partez avec l’intention d’aller vous faire tuer en Afrique ? oh ! dites-le… ne mentez pas.

Raoul pâlit et se tut pendant deux secondes, qui furent pour son père deux heures d’agonie, puis tout à coup :

– Monsieur, dit-il, j’ai promis de me donner à Dieu. En échange de ce sacrifice que je fais de ma jeunesse et de ma liberté, je ne lui demanderai qu’une chose : c’est de me conserver pour vous, parce que vous êtes le seul lien qui m’attache encore à ce monde. Dieu seul peut me donner la force pour ne pas oublier que je vous dois tout, et que rien ne me doit être avant vous.

Athos embrassa tendrement son fils et lui dit :

– Vous venez de me répondre une parole d’honnête homme ; dans deux jours, nous serons chez M. de Beaufort, à Paris : et c’est vous qui ferez alors ce qu’il vous conviendra de faire. Vous êtes libre, Raoul. Adieu !

Et il gagna lentement sa chambre à coucher.

Raoul descendit dans le jardin, où il passa la nuit dans l’allée des tilleuls.

Chapitre CCXXXIV – Préparatifs de départ §

Athos ne perdit plus le temps à combattre cette immuable résolution. Il mit tous ses soins à faire préparer, pendant les deux jours que le duc lui avait accordés, tout l’équipage de Raoul. Ce travail regardait le bon Grimaud, lequel s’y appliqua sur-le-champ, avec le cœur et l’intelligence qu’on lui connaît.

Athos donna ordre à ce digne serviteur de prendre la route de Paris quand les équipages seraient prêts, et, pour ne pas s’exposer à faire attendre le duc ou, tout au moins, à mettre Raoul en retard si le duc s’apercevait de son absence, il prit, dès le lendemain de la visite de M. de Beaufort, le chemin de Paris avec son fils.

Ce fut pour le pauvre jeune homme une émotion bien facile à comprendre que celle d’un retour à Paris, au milieu de tous les gens qui l’avaient connu et qui l’avaient aimé.

Chaque visage rappelait, à celui qui avait tant souffert une souffrance, à celui qui avait tant aimé, une circonstance de son amour. Raoul, en se rapprochant de Paris, se sentait mourir. Une fois à Paris, il n’exista réellement plus. Lorsqu’il arriva chez M. de Guiche, on lui expliqua que M. de Guiche était chez Monsieur.

Raoul prit le chemin du Luxembourg, et, une fois arrivé, sans s’être douté qu’il allait dans un endroit où La Vallière avait vécu, il entendit tant de musique et respira tant de parfums, il entendit tant de rires joyeux et vit tant d’ombres dansantes, que, sans une charitable femme qui l’aperçut morne et pâle sous une portière, il fût demeuré là quelques moments, puis serait parti sans jamais revenir.

Mais comme nous l’avons dit, aux premières antichambres il avait arrêté ses pas uniquement pour ne point se mêler à toutes ces existences heureuses qu’il sentait s’agiter dans les salles voisines.

Et, comme un valet de Monsieur, le reconnaissant, lui avait demandé s’il comptait voir Monsieur ou Madame, Raoul lui avait à peine répondu et était tombé sur un banc près de la portière de velours, regardant une horloge qui venait de s’arrêter depuis une heure.

Le valet avait passé ; un autre était arrivé alors plus instruit encore, et avait interrogé Raoul pour savoir s’il voulait qu’on prévînt M. de Guiche.

Ce nom n’avait pas éveillé l’attention du pauvre Raoul.

Le valet, insistant, s’était mis à raconter que de Guiche venait d’inventer un jeu de loterie nouveau, et qu’il l’apprenait à ces dames.

Raoul, ouvrant de grands yeux comme le distrait de Théophraste, n’avait plus répondu ; mais sa tristesse en avait augmenté de deux nuances.

La tête renversée, les jambes molles, la bouche entrouverte pour laisser passer les soupirs, Raoul restait ainsi oublié dans cette antichambre, quand tout à coup une robe passa en frôlant les portes d’un salon latéral qui débouchait sur cette galerie.

Une femme jeune, jolie et rieuse, gourmandant un officier de service, arrivait par là et s’exprimait avec vivacité.

L’officier répondait par des phrases calmes mais fermes ; c’était plutôt un débat d’amants qu’une contestation de gens de cour, qui finit par un baiser sur les doigts de la dame.

Soudain, en apercevant Raoul, la dame se tut, et, repoussant l’officier :

– Sauvez-vous, Malicorne, dit-elle ; je ne croyais pas qu’il y eût quelqu’un ici. Je vous maudis si l’on nous a entendus ou vus !

Malicorne s’enfuit en effet ; la jeune dame s’avança derrière Raoul, et, allongeant sa moue enjouée :

– Monsieur est galant homme, dit-elle, et, sans doute…

Elle s’interrompit pour proférer un cri.

– Raoul ! dit-elle en rougissant.

– Mademoiselle de Montalais ! fit Raoul plus pâle que la mort.

Il se leva en trébuchant et voulut prendre sa course sur la mosaïque glissante ; mais elle comprit cette douleur sauvage et cruelle, elle sentit que, dans la fuite de Raoul, il y avait une accusation ou, tout au moins, un soupçon sur elle. Femme toujours vigilante, elle ne crut pas devoir laisser passer l’occasion d’une justification ; mais Raoul, arrêté par elle au milieu de cette galerie, ne semblait pas vouloir se rendre sans combat.

Il le prit sur un ton tellement froid et embarrassé que, si l’un ou l’autre eût été surpris ainsi, toute la Cour n’eût plus eu de doutes sur la démarche de Mlle de Montalais.

– Ah ! monsieur, dit-elle avec dédain, c’est peu digne d’un gentilhomme, ce que vous faites. Mon cœur m’entraîne à vous parler ; vous me compromettez par un accueil presque incivil ; vous avez tort, monsieur, et vous confondez vos amis avec vos ennemis. Adieu !

Raoul s’était juré de ne jamais parler de Louise, de ne jamais regarder ceux qui auraient pu voir Louise ; il passait dans un autre monde pour n’y jamais rencontrer rien que Louise eût vu, rien qu’elle eût touché. Mais après le premier choc de son orgueil, après avoir entrevu Montalais, cette compagne de Louise, Montalais, qui lui rappelait la petite tourelle de Blois et les joies de sa jeunesse, toute sa raison s’évanouit.

– Pardonnez-moi, mademoiselle ; il n’entre pas, il ne peut pas entrer dans ma pensée d’être incivil.

– Vous voulez me parler ? dit-elle avec le sourire d’autrefois. Eh bien ! venez autre part ; car ici, nous pourrions être surpris.

– Où ? fit-il.

Elle regarda l’horloge avec indécision ; puis, s’étant consultée :

– Chez moi, continua-t-elle ; nous avons une heure à nous.

Et prenant sa course, plus légère qu’une fée, elle monta dans sa chambre, et Raoul la suivit.

Là, fermant la porte, et remettant aux mains de sa camériste la mante qu’elle avait tenue jusque-là sous son bras :

– Vous cherchez M. de Guiche ? dit-elle à Raoul.

– Oui, mademoiselle.

– Je vais le prier de monter ici, tout à l’heure, quand je vous aurai parlé.

– Faites, mademoiselle.

– M’en voulez-vous ?

Raoul la regarda un moment ; puis, baissant les yeux :

– Oui, dit-il.

– Vous croyez que j’ai trempé dans ce complot de votre rupture ?

– Rupture ! dit-il avec amertume. Oh ! mademoiselle il n’y a pas rupture là où jamais il n’y eut amour.

– Erreur, répliqua Montalais ; Louise vous aimait.

Raoul tressaillit.

– Pas d’amour, je le sais ; mais elle vous aimait, et vous eussiez dû l’épouser avant de partir pour Londres.

Raoul poussa un éclat de rire sinistre, qui donna le frisson à Montalais.

– Vous me dites cela bien à votre aise, mademoiselle !… Épouse-t-on celle que l’on veut ? Vous oubliez donc que le roi gardait déjà pour lui sa maîtresse, dont nous parlons.

– Écoutez, reprit la jeune femme en serrant les mains froides de Raoul dans les siennes, vous avez eu tous les torts ; un homme de votre âge ne doit pas laisser seule une femme du sien.

– Il n’y a plus de foi au monde, alors, dit Raoul.

– Non, vicomte, répliqua tranquillement Montalais. Cependant je dois vous dire que si, au lieu d’aimer froidement et philosophiquement Louise, vous l’eussiez éveillée à l’amour…

– Assez, je vous prie, mademoiselle, dit Raoul. Je sens que vous êtes toutes et tous d’un autre siècle que moi. Vous savez rire et vous raillez agréablement. Moi, j’aimais Mlle de…

Raoul ne put prononcer son nom.

– Je l’aimais ; eh bien ! je croyais en elle ; aujourd’hui, j’en suis quitte pour ne plus l’aimer.

– Oh ! vicomte ! dit Montalais en lui montrant un miroir.

– Je sais ce que vous voulez dire, mademoiselle ; je suis bien changé, n’est-ce pas ? Eh bien ! savez-vous pour quelle raison ? C’est que mon visage à moi est le miroir de mon cœur : le dedans a changé comme le dehors.

– Vous êtes consolé ? dit aigrement Montalais.

– Non, je ne me consolerai jamais.

– On ne vous comprendra point, monsieur de Bragelonne.

– Je m’en soucie peu. Je me comprends trop bien, moi.

– Vous n’avez même pas essayé de parler à Louise ?

– Moi ! s’écria le jeune homme avec des yeux étincelants, moi ! En vérité, pourquoi ne me conseillez-vous pas de l’épouser ? Peut-être le roi y consentirait-il aujourd’hui !

Et il se leva plein de colère.

– Je vois, dit Montalais, que vous n’êtes pas guéri, et que Louise a un ennemi de plus.

– Un ennemi de plus ?

– Oui, les favorites sont mal chéries à la cour de France.

– Oh ! tant qu’il lui reste son amant pour la défendre, n’est-ce pas assez ? Elle l’a choisi de qualité telle, que les ennemis ne prévaudront pas contre lui.

Mais, s’arrêtant tout à coup :

– Et puis elle vous a pour amie, mademoiselle, ajouta-t-il avec une nuance d’ironie qui ne glissa point hors de la cuirasse.

– Moi ? oh ! non : je ne suis plus de celles que daigne regarder Mlle de La Vallière ; mais…

Ce mais, si gros de menaces et d’orages, ce mais qui fit battre le cœur de Raoul, tant il présageait de douleurs à celle que jadis il aimait tant, ce terrible mais, significatif chez une femme comme Montalais, fut interrompu par un bruit assez fort que les deux interlocuteurs entendirent dans l’alcôve, derrière la boiserie.

Montalais dressa l’oreille et Raoul se levait déjà, quand une femme entra, toute tranquille, par cette porte secrète, qu’elle referma derrière elle.

– Madame ! s’écria Raoul en reconnaissant la belle-sœur du roi.

– Oh ! malheureuse ! murmura Montalais en se jetant, mais trop tard, devant la princesse. Je me suis trompée d’une heure.

Elle eut cependant le temps de prévenir Madame, qui marchait sur Raoul.

– M. de Bragelonne, madame.

Et, sur ces mots, la princesse recula en poussant un cri à son tour.

– Votre Altesse Royale, dit Montalais avec volubilité est donc assez bonne pour penser à cette loterie, et…

La princesse commençait à perdre contenance.

Raoul pressa à la hâte sa sortie sans deviner tout encore, et il sentait cependant qu’il gênait.

Madame préparait un mot de transition pour se remettre, lorsqu’une armoire s’ouvrit en face de l’alcôve et que M. de Guiche sortit tout radieux aussi de cette armoire. Le plus pâle des quatre, il faut le dire, ce fut encore Raoul. Cependant, la princesse faillit s’évanouir et s’appuya sur le pied du lit.

Nul n’osa la soutenir. Cette scène occupa quelques minutes dans un terrible silence.

Raoul le rompit ; il alla au comte, dont l’émotion inexprimable faisait trembler les genoux, et, lui prenant la main :

– Cher comte, dit-il, dites bien à Madame que je suis trop malheureux pour ne pas mériter mon pardon ; dites-lui bien aussi que j’ai aimé dans ma vie, et que l’horreur de la trahison qu’on m’a faite me rend inexorable pour toute autre trahison qui se commettrait autour de moi. Voilà pourquoi, mademoiselle dit-il en souriant à Montalais, je ne divulguerai jamais le secret des visites de mon ami chez vous. Obtenez de Madame, Madame qui est si clémente et si généreuse, obtenez qu’elle vous les pardonne aussi, elle qui vous a surprise tout à l’heure. Vous êtes libres l’un et l’autre, aimez vous, soyez heureux !

La princesse eut un mouvement de désespoir qui ne se peut traduire ; il lui répugnait, malgré l’exquise délicatesse dont venait de faire preuve Raoul, de se sentir à la merci d’une indiscrétion.

Il lui répugnait également d’accepter l’échappatoire offerte par cette délicate supercherie. Vive, nerveuse, elle se débattait contre la double morsure de ces deux chagrins.

Raoul la comprit et vint encore une fois à son aide. Fléchissant le genou devant elle :

– Madame, lui dit-il tout bas, dans deux jours, je serai loin de Paris, et, dans quinze jours, je serai loin de la France, et jamais plus on ne me reverra.

– Vous partez ? pensa-t-elle joyeuse.

– Avec M. de Beaufort.

– En Afrique ! s’écria de Guiche à son tour. Vous, Raoul ? oh ! mon ami, en Afrique où l’on meurt !

Et, oubliant tout, oubliant que son oubli même compromettait plus éloquemment la princesse que sa présence : Ingrat, dit-il, vous ne m’avez pas même consulté !

Et il l’embrassa.

Pendant ce temps, Montalais avait fait disparaître Madame, elle était disparue elle-même.

Raoul passa une main sur son front et dit en souriant :

– J’ai rêvé !

Puis, vivement à de Guiche, qui l’absorbait peu à peu :

– Ami, dit-il, je ne me cache pas de vous, qui êtes l’élu de mon cœur : je vais mourir là-bas, votre secret ne passera pas l’année.

– Oh ! Raoul ! un homme !

– Savez-vous ma pensée, de Guiche ? La voici : c’est que je vivrai plus, étant couché sous la terre, que je ne vis depuis un mois. On est chrétien, mon ami, et, si une pareille souffrance continuait, je ne répondrais plus de mon âme.

De Guiche voulut faire ses objections.

– Plus un mot sur moi, dit Raoul, un conseil à vous cher ami ; c’est d’une bien autre importance, ce que je vais vous dire.

– Comment cela ?

– Sans doute, vous risquez bien plus que moi, vous, puisqu’on vous aime.

– Oh !…

– Ce m’est une joie si douce que de pouvoir vous parler ainsi ! Eh bien ! de Guiche, défiez-vous de Montalais.

– C’est une bonne amie.

– Elle était amie de… celle que vous savez… elle l’a perdue par l’orgueil.

– Vous vous trompez.

– Et aujourd’hui qu’elle l’a perdue, elle veut lui ravir la seule chose qui rende cette femme excusable à mes yeux.

– Laquelle ?

– Son amour.

– Que voulez-vous dire ?

– Je veux dire qu’il y a un complot formé contre celle qui est la maîtresse du roi, complot formé dans la maison même de Madame.

– Le pouvez-vous croire ?

– J’en suis certain.

– Par Montalais ?

– Prenez-la comme la moins dangereuse des ennemies que je redoute pour… l’autre !

– Expliquez-vous bien, mon ami, et, si je puis vous comprendre…

– En deux mots : Madame a été jalouse du roi.

– Je le sais…

– Oh ! ne craignez rien, on vous aime, on vous aime, de Guiche ; sentez-vous tout le prix de ces deux mots ? Ils signifient que vous pouvez lever le front, que vous pouvez dormir tranquille, que vous pouvez remercier Dieu à chaque minute de votre vie ! on vous aime, cela signifie que vous pouvez tout entendre, même le conseil d’un ami qui veut vous ménager votre bonheur. On vous aime, de Guiche, on vous aime ! Vous ne passerez point ces nuits atroces, ces nuits sans fin que traversent, l’œil aride et le cœur dévoré, d’autres gens destinés à mourir. Vous vivrez longtemps, si vous faites comme l’avare qui, brin à brin, miette à miette, caresse et entasse diamants et or. On vous aime ! permettez-moi de vous dire ce qu’il faut faire pour qu’on vous aime toujours.

De Guiche regarda quelque temps ce malheureux jeune homme à moitié fou de désespoir, et il lui passa dans l’âme comme un remords de son bonheur.

Raoul se remettait de son exaltation fiévreuse pour prendre la voix et la physionomie d’un homme impassible.

– On fera souffrir, dit-il, celle dont je voudrais encore pouvoir dire le nom. Jurez-moi, non seulement que vous n’y aiderez en rien, mais encore que vous la défendrez quand il se pourra, comme je l’eusse fait moi-même.

– Je le jure ! répliqua de Guiche.

– Et, dit Raoul, un jour que vous lui aurez rendu quelque grand service, un jour qu’elle vous remerciera, promettez-moi de lui dire ces paroles : « Je vous ai fait ce bien, madame, sur la recommandation de M. de Bragelonne, à qui vous avez fait tant de mal. »

– Je le jure ! murmura de Guiche attendri.

– Voilà tout. Adieu ! Je pars demain ou après pour Toulon. Si vous avez quelques heures, donnez-les-moi.

– Tout ! tout ! s’écria le jeune homme.

– Merci !

– Et qu’allez-vous faire de ce pas ?

– Je m’en vais retrouver M. le comte chez Planchet, où nous espérons trouver M. d’Artagnan.

– M. d’Artagnan ?

– Je veux l’embrasser avant mon départ. C’est un brave homme qui m’aimait. Adieu, cher ami ; on vous attend sans doute, vous me retrouverez, quand il vous plaira, au logis du comte. Adieu !

Les deux jeunes gens s’embrassèrent. Ceux qui les eussent vus ainsi l’un et l’autre n’eussent pas manqué de dire en montrant Raoul : « C’est celui-là qui est l’homme heureux. »

Chapitre CCXXXV – L'inventaire de Planchet §

Athos, pendant la visite faite au Luxembourg par Raoul, était allé, en effet, chez Planchet pour avoir des nouvelles de d’Artagnan.

Le gentilhomme, en arrivant rue des Lombards, trouva la boutique de l’épicier fort encombrée ; mais ce n’était pas l’encombrement d’une vente heureuse ou celui d’un arrivage de marchandises.

Planchet ne trônait pas comme d’habitude sur les sacs et les barils. Non. Un garçon, la plume à l’oreille, un autre, le carnet à la main, inscrivaient force chiffres, tandis qu’un troisième comptait et pesait.

Il s’agissait d’un inventaire. Athos, qui n’était pas commerçant, se sentit un peu embarrassé par les obstacles matériels et la majesté de ceux qui instrumentaient ainsi.

Il voyait renvoyer plusieurs pratiques et se demandait si lui, qui ne venait rien acheter, ne serait pas à plus forte raison importun.

Aussi demanda-t-il fort poliment aux garçons comment on pourrait parler à M. Planchet.

La réponse, assez négligente, fut que M. Planchet achevait ses malles.

Ces mots firent dresser l’oreille à Athos.

– Comment, ses malles ? dit-il ; M. Planchet part-il ?

– Oui, monsieur, sur l’heure.

– Alors, messieurs, veuillez le faire prévenir que M. le comte de La Fère désire lui parler un moment.

Au nom du comte de La Fère, un des garçons, accoutumé sans doute à n’entendre prononcer ce nom qu’avec respect, se détacha pour aller prévenir Planchet.

Ce fut le moment où Raoul, libre enfin, après sa cruelle scène avec Montalais, arrivait chez l’épicier.

Planchet, sur le rapport de son garçon, quitta sa besogne et accourut.

– Ah ! monsieur le comte, dit-il, que de joie ! et quelle étoile vous amène ?

– Mon cher Planchet, dit Athos en serrant les mains de son fils, dont il remarquait à la dérobée l’air attristé, nous venons savoir de vous… Mais dans quel embarras je vous trouve ! vous êtes blanc comme un meunier, où vous êtes-vous fourré ?

– Ah ! diable ! prenez garde, monsieur, et ne m’approchez pas que je ne me sois bien secoué.

– Pourquoi donc ? farine ou poudre ne font que blanchir ?

– Non pas, non pas ! ce que vous voyez là, sur mes bras, c’est de l’arsenic.

– De l’arsenic ?

– Oui. Je fais mes provisions pour les rats.

– Oh ! dans un établissement comme celui-ci, les rats jouent un grand rôle.

– Ce n’est pas de cet établissement que je m’occupe, monsieur le comte : les rats m’y ont plus mangé qu’ils ne me mangeront.

– Que voulez-vous dire ?

– Mais, vous avez pu le voir, monsieur le comte, on fait mon inventaire.

– Vous quittez le commerce ?

– Eh ! mon Dieu, oui ; je cède mon fonds à un de mes garçons.

– Bah ! vous êtes donc assez riche ?

– Monsieur, j’ai pris la ville en dégoût ; je ne sais si c’est parce que je vieillis, et que, comme le disait un jour M. d’Artagnan, quand on vieillit, on pense plus souvent aux choses de la jeunesse ; mais, depuis quelque temps, je me sens entraîné vers la campagne et le jardinage : j’étais paysan, moi, autrefois.

Et Planchet ponctua cet aveu d’un petit rire un peu prétentieux pour un homme qui eût fait profession d’humilité.

Athos approuva du geste.

– Vous achetez des terres ? dit-il ensuite.

– J’ai acheté, monsieur.

– Ah ! tant mieux.

– Une petite maison à Fontainebleau et quelque vingt arpents aux alentours.

– Très bien, Planchet, mon compliment.

– Mais, monsieur, nous sommes bien mal ici ; voilà que ma maudite poussière vous fait tousser. Corbleu ! je ne me soucie pas d’empoisonner le plus digne gentilhomme de ce royaume.

Athos ne sourit pas à cette plaisanterie, que lui décochait Planchet pour s’essayer aux facéties mondaines.

– Oui, dit-il, causons à l’écart ; chez vous, par exemple. Vous avez un chez-vous, n’est-ce pas ?

– Certainement, monsieur le comte.

– Là-haut, peut-être ?

Et Athos, voyant Planchet embarrassé, voulut le dégager en passant devant.

– C’est que… dit Planchet en hésitant.

Athos se méprit au sens de cette hésitation, et, l’attribuant à une crainte qu’aurait l’épicier d’offrir une hospitalité médiocre :

– N’importe, n’importe ! dit-il en passant toujours, le logement d’un marchand, dans ce quartier, a le droit de ne pas être un palais. Allons toujours.

Raoul le précéda lestement et entra.

Deux cris se firent entendre simultanément ; on pourrait dire trois.

L’un de ces cris domina les autres : il était poussé par une femme.

L’autre sortit de la bouche de Raoul. C’était une exclamation de surprise. Il ne l’eût pas plutôt poussée qu’il ferma vivement la porte.

Le troisième était de l’effroi. Planchet l’avait proféré.

– Pardon, ajouta-t-il, c’est que Madame s’habille.

Raoul avait vu sans doute que Planchet disait vrai, car il fit un pas pour redescendre.

– Madame ?… dit Athos. Ah ! pardon, mon cher, j’ignorais que vous eussiez là-haut…

– C’est Trüchen, ajouta Planchet un peu rouge.

– C’est ce qu’il vous plaira, mon bon Planchet ; pardon de notre indiscrétion.

– Non, non ; montez à présent, messieurs.

– Nous n’en ferons rien, dit Athos.

– Oh ! Madame étant prévenue, elle aura eu le temps…

– Non, Planchet. Adieu !

– Eh ! messieurs, vous ne voudriez pas me désobliger ainsi en demeurant sur l’escalier, ou en sortant de chez moi sans vous être assis ?

– Si nous eussions su que vous aviez une dame là-haut, répondit Athos avec son sang-froid habituel, nous eussions demandé à la saluer.

Planchet fut si décontenancé par cette exquise impertinence, qu’il força le passage et ouvrit lui-même la porte pour faire entrer le comte et son fils.

Trüchen était tout à fait vêtue : costume de marchande riche et coquette ; œil d’Allemande aux prises avec des yeux français. Elle céda la place après deux révérences, et descendit à la boutique.

Mais ce ne fut pas sans avoir écouté aux portes pour savoir ce que diraient d’elle à Planchet les gentilshommes ses visiteurs.

Athos s’en doutait bien, et ne mit pas la conversation sur ce chapitre.

Planchet, lui, grillait de donner des explications devant lesquelles fuyait Athos.

Aussi, comme certaines ténacités sont plus fortes que toutes les autres, Athos fut-il forcé d’entendre Planchet raconter ses idylles de félicité, traduites en un langage plus chaste que celui de Longus.

Ainsi Planchet raconta-t-il que Trüchen avait charmé son âge mur et porté bonheur à ses affaires, comme Ruth à Booz.

– Il ne vous manque plus que des héritiers de votre prospérité, dit Athos.

– Si j’en avais un, celui-là aurait trois cent mille livres, répliqua Planchet.

– Il faut l’avoir, dit flegmatiquement Athos, ne fût-ce que pour ne pas laisser perdre votre petite fortune.

Ce mot : petite fortune, mit Planchet à son rang, comme autrefois la voix du sergent quand Planchet n’était que piqueur dans le régiment de Piémont, où l’avait placé Rochefort.

Athos comprit que l’épicier épouserait Trüchen, et que, bon gré mal gré, il ferait souche.

Cela lui apparut d’autant plus évidemment, qu’il apprit que le garçon auquel Planchet vendait son fonds était un cousin de Trüchen.

Athos se souvint que ce garçon était rouge de teint comme une giroflée, crépu de cheveux et carré d’épaules.

Il savait tout ce qu’on peut, tout ce qu’on doit savoir sur le sort d’un épicier. Les belles robes de Trüchen ne payaient pas seules l’ennui qu’elle éprouverait à s’occuper de nature champêtre et de jardinage en compagnie d’un mari grisonnant.

Athos comprit donc, comme nous l’avons dit, et, sans transition :

– Que fait M. d’Artagnan ? dit-il. On ne l’a pas trouvé au Louvre.

– Ah ! monsieur le comte, M. d’Artagnan a disparu.

– Disparu ? fit Athos avec surprise.

– Oh ! monsieur, nous savons ce que cela veut dire.

– Mais, moi, je ne le sais pas.

– Quand M. d’Artagnan disparaît, c’est toujours pour quelque mission ou quelque affaire.

– Il vous en aurait parlé ?

– Jamais.

– Vous avez su autrefois cependant son départ pour l’Angleterre ?

– À cause de la spéculation, fit étourdiment Planchet.

– La spéculation ?

– Je veux dire… interrompit Planchet gêné.

– Bien, bien, vos affaires, non plus que celles de notre ami, ne sont en jeu ; l’intérêt qu’il nous inspire m’a poussé seul à vous questionner. Puisque le capitaine des mousquetaires n’est pas ici, puisque l’on ne peut obtenir de vous aucun renseignement sur l’endroit où on pourrait rencontrer M. d’Artagnan, nous allons prendre congé de vous. Au revoir, Planchet ! au revoir ! Partons, Raoul.

– Monsieur le comte, je voudrais pouvoir vous dire…

– Nullement, nullement ; ce n’est pas moi qui reproche à un serviteur la discrétion.

Ce mot : serviteur, frappa rudement le demi-millionnaire Planchet ; mais le respect et la bonhomie naturels l’emportèrent sur l’orgueil.

– Il n’y a rien d’indiscret à vous dire, monsieur le comte, que M. d’Artagnan est venu ici l’autre jour.

– Ah ! ah !

– Et qu’il y est resté plusieurs heures à consulter une carte géographique.

– Vous avez raison, mon ami, n’en dites pas davantage.

– Et cette carte, la voici comme preuve, ajouta Planchet, qui alla la chercher sur la muraille voisine, où elle était suspendue par une tresse formant triangle avec la traverse à laquelle était cloué le plan consulté par le capitaine lors de sa visite à Planchet.

Il apporta, en effet, au comte de La Fère, une carte de France, sur laquelle, l’œil exercé de celui-ci découvrit un itinéraire pointé avec de petites épingles ; là où l’épingle manquait, le trou faisait foi et jalon.

Athos, en suivant du regard les épingles et les trous vit que d’Artagnan avait dû prendre la direction du Midi et marcher jusqu’à la Méditerranée, du côté de Toulon. C’était auprès de Cannes que s’arrêtaient les marques et les endroits ponctués.

Le comte de La Fère se creusa pendant quelques instants la cervelle pour deviner ce que le mousquetaire allait faire à Cannes, et quel motif il pouvait avoir pour aller observer les rives du Var.

Les réflexions d’Athos ne lui suggérèrent rien. Sa perspicacité accoutumée resta en défaut. Raoul ne devina pas plus que son père.

– N’importe ! dit le jeune homme au comte, qui, silencieusement et du doigt, lui avait fait comprendre la marche de d’Artagnan, on peut avouer qu’il y a une providence toujours occupée de rapprocher notre destinée de celle de M. d’Artagnan. Le voilà du côté de Cannes, et vous, monsieur, vous me conduisez au moins jusqu’à Toulon. Soyez sûr que nous le retrouverons bien plus aisément sur notre route que sur cette carte.

Puis, prenant congé de Planchet, qui gourmandait ses garçons, même le cousin de Trüchen, son successeur, les gentilshommes se mirent en chemin pour aller rendre visite à M. le duc de Beaufort.

À la sortie de la boutique de l’épicier, ils virent un coche, dépositaire futur des charmes de Mlle Trüchen et des sacs d’écus de M. Planchet.

– Chacun s’achemine au bonheur par la route qu’il choisit, dit tristement Raoul.

– Route de Fontainebleau ! cria Planchet à son cocher.

Chapitre CCXXXVI – L'inventaire de M. de Beaufort §

Avoir causé de d’Artagnan avec Planchet, avoir vu Planchet quitter Paris pour s’ensevelir dans la retraite, c’était pour Athos et son fils comme un dernier adieu à tout ce bruit de la capitale, à leur vie d’autrefois.

Que laissaient-ils, en effet, derrière eux, ces gens, dont l’un avait épuisé tout le siècle dernier avec la gloire, et l’autre tout l’âge nouveau avec le malheur ? Évidemment ni l’un ni l’autre de ces deux hommes n’avaient rien à demander à leurs contemporains.

Il ne restait plus qu’à rendre une visite à M. de Beaufort et à régler les conditions de départ.

Le duc était logé magnifiquement à Paris. Il avait le train superbe des grandes fortunes que certains vieillards se rappelaient avoir vues fleurir du temps des libéralités de Henri III.

Alors, réellement, certains grands seigneurs étaient plus riches que le roi. Ils le savaient, en usaient, et ne se privaient pas du plaisir d’humilier un peu Sa Majesté Royale. C’était cette aristocratie égoïste que Richelieu avait contrainte à contribuer de son sang, de sa bourse et de ses révérences à ce qu’on appela dès lors le service du roi.

Depuis Louis XI, le terrible faucheur des grands, jusqu’à Richelieu, combien de familles avaient relevé la tête ! Combien, depuis Richelieu jusqu’à Louis XIV l’avaient courbée, qui ne la relevèrent plus ! Mais M. de Beaufort était né prince et d’un sang qui ne se répand point sur les échafauds, si ce n’est par sentence des peuples.

Ce prince avait donc conservé une grande habitude de vivre. Comment payait-il ses chevaux, ses gens et sa table ? Nul ne le savait, lui moins que les autres. Seulement, il y avait alors le privilège pour les fils de roi, que nul ne refusait de devenir leur créancier, soit par respect, soit par dévouement, soit par la persuasion que l’on serait payé un jour.

Athos et Raoul trouvèrent donc la maison du prince encombrée à la façon de celle de Planchet.

Le duc aussi faisait son inventaire, c’est-à-dire qu’il distribuait à ses amis, tous ses créanciers, chaque valeur un peu considérable de sa maison.

Devant deux millions à peu près, ce qui était énorme alors, M. de Beaufort avait calculé qu’il ne pourrait partir pour l’Afrique sans une belle somme, et, pour trouver cette somme, il distribuait aux créanciers passés vaisselle, armes, joyaux et meubles, ce qui était plus magnifique que de vendre, et lui rapportait le double.

En effet, comment un homme auquel on doit dix mille livres refuse-t-il d’emporter un présent de six mille, rehaussé du mérite d’avoir appartenu au descendant de Henri IV, et comment, après avoir emporté ce présent, refuserait-il dix mille autres livres à ce généreux seigneur ?

C’est donc ce qui était arrivé. Le prince n’avait plus de maison, ce qui devient inutile à un amiral dont l’appartement est son navire. Il n’avait plus d’armes superflues, depuis qu’il se plaçait au milieu de ses canons ; plus de joyaux que la mer eût pu dévorer ; mais il avait trois ou quatre cent mille écus dans ses coffres.

Et partout, dans la maison, il y avait un mouvement joyeux de gens qui croyaient piller Monseigneur.

Le prince possédait au suprême degré l’art de rendre heureux les créanciers les plus à plaindre. Tout homme pressé, toute bourse vide rencontraient chez lui patience et intelligence de sa position.

Aux uns il disait :

– Je voudrais bien avoir ce que vous avez ; je vous le donnerais.

Et aux autres :

– Je n’ai que cette aiguière d’argent, elle vaut toujours bien cinq cents livres ; prenez-la.

Ce qui fait, tant la bonne mine est un paiement courant, que le prince trouvait sans cesse à renouveler ses créanciers.

Cette fois, il n’y mettait plus de cérémonie, et l’on eût dit un pillage ; il donnait tout.

La fable orientale de ce pauvre Arabe qui enlève du pillage d’un palais une marmite au fond de laquelle il a caché un sac d’or, et que tout le monde laisse passer librement et sans le jalouser, cette fable était devenue chez le prince une vérité. Bon nombre de fournisseurs se payaient sur les offices du duc.

Ainsi l’état de bouche, qui pillait les vestiaires et les selleries, trouvait peu de prix dans ces riens que prisaient bien fort les selliers ou les tailleurs.

Jaloux de rapporter chez leurs femmes des confitures données par Monseigneur, on les voyait bondir joyeux sous le poids des terrines et des bouteilles glorieusement estampillées aux armes du prince.

M. de Beaufort finit par donner ses chevaux et le foin des greniers. Il fit plus de trente heureux avec ses batteries de cuisine, et trois cents avec sa cave.

De plus, tous ces gens s’en allaient avec la conviction que M. de Beaufort n’agissait de la sorte qu’en prévision d’une nouvelle fortune cachée sous les tentes arabes.

On se répétait, tout en dévastant son hôtel, qu’il était envoyé à Djidgelli par le roi pour reconstituer sa richesse perdue ; que les trésors d’Afrique seraient partagés par moitié entre l’amiral et le roi de France ; que ces trésors consistaient en des mines de diamants ou d’autres pierres fabuleuses ; les mines d’argent ou d’or de l’Atlas n’obtenaient pas même l’honneur d’une mention.

Outre les mines à exploiter, ce qui n’arriverait qu’après la campagne, il y aurait le butin fait par l’armée.

M. de Beaufort mettrait la main sur tout ce que les riches écumeurs de mer avaient volé à la chrétienté depuis la bataille de Lépante. Le nombre des millions ne se comptait plus.

Or, pourquoi aurait-il ménagé les pauvres ustensiles de sa vie passée, celui qui allait être en quête des plus rares trésors ? Et, réciproquement, comment aurait-on ménagé le bien de celui qui se ménageait si peu lui-même ?

Voilà quelle était la situation. Athos, avec son regard investigateur, s’en rendit compte du premier coup d’œil.

Il trouva l’amiral de France un peu étourdi, car il sortait de table, d’une table de cinquante couverts, où l’on avait bu longtemps à la prospérité de l’expédition ; où, au dessert, on avait abandonné les restes aux valets et les plats vides aux curieux.

Le prince s’était enivré de sa ruine et de sa popularité tout ensemble. Il avait bu son ancien vin à la santé de son vin futur.

Quand il vit Athos avec Raoul.

– Voilà, s’écria-t-il, mon aide de camp que l’on m’amène. Venez par ici, comte ; venez par ici, Vicomte.

Athos cherchait un passage dans la jonchée de linge et de vaisselle.

– Ah ! oui, enjambez, dit le duc.

Et il offrit un verre plein à Athos.

Celui-ci accepta ; Raoul mouilla ses lèvres à peine.

– Voici votre commission, dit le prince à Raoul. Je l’avais préparée, comptant sur vous. Vous allez courir devant moi jusqu’à Antibes.

– Oui, monseigneur.

– Voici l’ordre.

Et M. de Beaufort donna l’ordre à Bragelonne.

– Connaissez-vous la mer ? dit-il.

– Oui, monseigneur, j’ai voyagé avec M. le prince.

– Bien. Tous ces chalands, toutes ces allèges m’attendront pour me faire escorte et charrier mes provisions. Il faut que l’armée puisse s’embarquer dans quinze jours au plus tard.

– Ce sera fait, monseigneur.

– Le présent ordre vous donne le droit de visite et de recherche dans toutes les îles qui longent la côte ; vous y ferez les enrôlements et les enlèvements que vous voudrez pour moi.

– Oui, monsieur le duc.

– Et, comme vous êtes un homme actif, comme vous travaillerez beaucoup, vous dépenserez beaucoup d’argent.

– J’espère que non, monseigneur.

– J’espère que si. Mon intendant a préparé des bons de mille livres payables sur les villes du Midi. On vous en donnera cent. Allez, cher vicomte.

Athos interrompit le prince :

– Gardez votre argent, monseigneur ; la guerre se fait chez les Arabes avec de l’or autant qu’avec du plomb.

– Je veux essayer du contraire, repartit le duc, et puis vous savez mes idées sur mon expédition : beaucoup de bruit, beaucoup de feu, et je disparaîtrai, s’il le faut dans la fumée.

Ayant ainsi parlé, M. de Beaufort voulut se remettre à rire ; mais il était mal tombé avec Athos et Raoul. Il s’en aperçut aussitôt.

– Ah ! dit-il avec l’égoïsme courtois de son rang et de son âge, vous êtes des gens qu’il ne faut pas voir après le dîner, froids, roides et secs, quand je suis tout feu, tout souplesse et tout vin. Non, le diable m’emporte ! je vous verrai toujours à jeun, vicomte ; et vous, comte, si vous continuez, je ne vous verrai plus.

Il disait cela en serrant la main d’Athos, qui lui répondit en souriant :

– Monseigneur, ne faites pas cet éclat, parce que vous avez beaucoup d’argent. Je vous prédis que, avant un mois, vous serez sec, roide et froid, en présence de votre coffre, et qu’alors, ayant Raoul à vos côtés, vous serez surpris de le voir gai, bouillant et généreux, parce qu’il aura des écus neufs à vous offrir.

– Dieu vous entende ! s’écria le duc enchanté. Je vous garde, comte.

– Non, je pars avec Raoul ; la mission dont vous le chargez est pénible, difficile. Seul, il aurait trop de peine à la remplir. Vous ne faites pas attention, monseigneur, que vous venez de lui donner un commandement de premier ordre.

– Bah !

– Et dans la marine !

– C’est vrai. Mais ne fait-on pas tout ce qu’on veut, quand on lui ressemble ?

– Monseigneur, vous ne trouverez nulle part autant de zèle et d’intelligence, autant de réelle bravoure que chez Raoul ; mais, s’il vous manquait votre embarquement, vous n’auriez que ce que vous méritez.

– Le voilà qui me gronde !

– Monseigneur, pour approvisionner une flotte, pour rallier une flottille, pour enrôler votre service maritime, il faudrait un an à un amiral. Raoul est un capitaine de cavalerie, et vous lui donnez quinze jours.

– Je vous dis qu’il s’en tirera.

– Je le crois bien ; mais je l’y aiderai.

– J’ai bien compté sur vous, et je compte bien même qu’une fois à Toulon, vous ne le laisserez pas partir seul.

– Oh ! fit Athos en secouant la tête.

– Patience ! patience !

– Monseigneur, laissez-nous prendre congé.

– Allez donc, et que ma fortune vous aide !

– Adieu, monseigneur, et que votre fortune vous aide aussi !

– Voilà une expédition bien commencée, dit Athos à son fils. Pas de vivres, pas de réserves, pas de flottille de charge ; que fera-t-on ainsi ?

– Bon ! murmura Raoul, si tous y vont faire ce que j’y ferai, les vivres ne manqueront pas.

– Monsieur, répliqua sévèrement Athos, ne soyez pas injuste et fou dans votre égoïsme ou dans votre douleur, comme il vous plaira. Dès que vous partez pour cette guerre avec l’intention d’y mourir, vous n’avez besoin de personne, et ce n’était pas la peine de vous faire recommander à M. de Beaufort. Dès que vous approchez du prince commandant, dès que vous acceptez la responsabilité d’une charge dans l’armée, il ne s’agit plus de vous, il s’agit de tous ces pauvres soldats qui, comme vous, ont un cœur et un corps, qui pleureront la patrie et souffriront toutes les nécessités de la condition humaine. Sachez, Raoul, que l’officier est un ministre aussi utile qu’un prêtre, et qu’il doit avoir plus de charité qu’un prêtre.

– Monsieur, je le savais et je l’ai pratiqué, je l’eusse fait encore… mais…

– Vous oubliez aussi que vous êtes d’un pays fier de sa gloire militaire ; allez mourir si vous voulez, mais ne mourez pas sans honneur et sans profit pour la France. Allons, Raoul, ne vous attristez pas de mes paroles ; je vous aime et voudrais que vous fussiez parfait.

– J’aime vos reproches, monsieur, dit doucement le jeune homme ; ils me guérissent, ils me prouvent que quelqu’un m’aime encore.

– Et maintenant, partons, Raoul ; le temps est si beau, le ciel est si pur, ce ciel que nous trouverons toujours au-dessus de nos têtes, que vous reverrez plus pur encore à Djidgelli, et qui vous parlera de moi là-bas comme ici il me parle de Dieu.

Les deux gentilshommes, après s’être accordés sur ce point, s’entretinrent des folles façons du duc, convinrent que la France serait servie d’une manière incomplète dans l’esprit et la pratique de l’expédition, et, ayant résumé cette politique par le mot vanité, ils se mirent en marche pour obéir à leur volonté plus encore qu’au destin.

Le sacrifice était accompli.

Chapitre CCXXXVII – Le plat d’argent §

Le voyage fut doux. Athos et son fils traversèrent toute la France en faisant une quinzaine de lieues par jour, quelquefois davantage, selon que le chagrin de Raoul redoublait d’intensité.

Ils mirent quinze jours pour arriver à Toulon, et perdirent tout à fait les traces de d’Artagnan à Antibes.

Il faut croire que le capitaine des mousquetaires avait voulu garder l’incognito dans ces parages ; car Athos recueillit de ses informations l’assurance qu’on avait vu le cavalier qu’il dépeignit changer ses chevaux contre une voiture bien fermée à partir d’Avignon.

Raoul se désespérait de ne point rencontrer d’Artagnan, il manquait à ce cœur tendre l’adieu et la consolation de ce cœur d’acier.

Athos savait par expérience que d’Artagnan devenait impénétrable lorsqu’il s’occupait d’une affaire sérieuse, soit pour son compte, soit pour le service du roi.

Il craignit même d’offenser son ami ou de lui nuire en prenant trop d’informations. Cependant, quand Raoul commença son travail de classement pour la flottille, et qu’il rassembla les chalands et allèges pour les envoyer à Toulon, l’un des pêcheurs apprit au comte que son bateau était en radoub depuis un voyage qu’il avait fait pour le compte d’un gentilhomme très pressé de s’embarquer.

Athos, croyant que cet homme mentait pour rester libre et gagner plus d’argent à pêcher quand tous ses compagnons seraient partis, insista pour avoir des détails.

Le pêcheur lui apprit que, environ six jours en deçà, un homme était venu louer son bateau pendant la nuit pour rendre une visite à l’île Saint-Honorat. Le prix fut convenu ; mais le gentilhomme était arrivé avec une grande caisse de voiture qu’il avait voulu embarquer malgré les difficultés de toute nature que présentait cette opération. Le pêcheur avait voulu se dédire. Il avait menacé, et sa menace n’avait abouti qu’à lui procurer un grand nombre de coups de canne rudement appliqués par ce gentilhomme, qui frappait fort et longtemps. Tout maugréant, le pêcheur avait eu recours au syndic de ses confrères d’Antibes, lesquels entre eux font la justice et se protègent ; mais le gentilhomme avait exhibé certain papier à la vue duquel le syndic, saluant jusqu’à terre avait enjoint au pêcheur d’obéir, en le gourmandant d’avoir été récalcitrant. Alors on était parti avec le chargement.

– Mais tout cela ne nous dit pas, reprit Athos, comment vous avez échoué.

– Le voici. J’allais sur Saint-Honorat, ainsi que me l’avait dit le gentilhomme ; mais il changea d’avis et prétendit que je ne pourrais passer au sud de l’abbaye.

– Pourquoi pas ?

– Parce que, monsieur, il y a, en face de la tour carrée des Bénédictins, vers la pointe du sud, le banc des Moines.

– Un écueil ? fit Athos.

– À fleur d’eau et sous l’eau, passage dangereux, mais que j’ai franchi mille fois ; le gentilhomme demanda que je le déposasse à Sainte Marguerite.

– Eh bien ?

– Eh bien ! monsieur, s’écria le pêcheur avec son accent provençal, on est marin ou on ne l’est pas, on connaît sa passe ou l’on n’est qu’une pluie d’eau douce. Je m’obstinais à vouloir passer. Le gentilhomme me prit au cou et m’annonça tranquillement qu’il allait m’étrangler. Mon second s’arma d’une hache, et moi aussi. Nous avions à venger l’affront de la nuit. Mais le gentilhomme mit l’épée à la main, avec des mouvements si vifs, que nous ne pûmes approcher ni l’un ni l’autre. J’allais lui lancer ma hache à la tête, et j’étais dans mon droit, n’est-ce pas monsieur ? car un marin sur son bord est maître, comme un bourgeois dans sa chambre ; j’allais donc, pour me défendre couper en deux le gentilhomme, lorsque tout à coup, vous me croirez si vous voulez, monsieur, ce coffre de carrosse s’ouvrit je ne sais comment, et il en sortit une manière de fantôme, coiffé d’un casque noir, avec un masque noir, quelque chose d’effrayant à voir qui nous menace du poing.

– C’était ? dit Athos.

– C’était le diable, monsieur ! car le gentilhomme, joyeux, s’écria en le voyant : « Ah ! merci, monseigneur. »

– C’est étrange ! murmura le comte en regardant Raoul.

– Que fîtes-vous ? demanda celui-ci au pêcheur.

– Vous comprenez bien, monsieur, que deux pauvres hommes comme nous étaient déjà trop peu contre deux gentilshommes ; mais contre le diable ! ah bien ! oui ! Nous ne nous consultâmes pas, mon compagnon et moi, mais nous ne fîmes qu’un saut à la mer : nous étions à sept ou huit cents pieds de la côte.

– Et alors ?

– Et alors, monsieur, comme il faisait un petit vent sud-ouest, la barque fila toujours et alla se jeter dans les sables de Sainte-Marguerite.

– Oh !… mais les deux voyageurs ?

– Bah ! n’ayez donc pas d’inquiétudes. Voilà bien la preuve que l’un était le diable et protégeait l’autre ; car, lorsque nous regagnâmes le bateau à la nage, au lieu de trouver ces deux créatures brisées par le choc, nous ne trouvâmes plus rien, pas même le carrosse.

– Étrange ! étrange ! répéta le comte. Mais, depuis, mon ami, qu’avez-vous fait ?

– Ma plainte au gouverneur de Sainte-Marguerite, qui m’a mis le doigt sous le nez en m’annonçant que, si je cherchais à lui conter des sornettes pareilles, il me les paierait en coups d’étrivières.

– Le gouverneur ?

– Oui, monsieur ; et cependant mon bateau était brisé, bien brisé, puisque la proue est restée sur la pointe de Sainte-Marguerite, et que le charpentier me demande cent vingt livres pour la réparation.

– C’est bon, répliqua Raoul, vous serez exempté de service. Allez.

– Nous irons à Sainte-Marguerite, voulez-vous ? dit ensuite Athos à Bragelonne.

– Oui, monsieur ; car il y a là quelque chose à éclaircir et cet homme ne me fait pas l’effet d’avoir dit la vérité.

– Ni à moi non plus, Raoul. Cette histoire du gentilhomme masqué et du carrosse disparu me fait l’effet d’une manière de cacher la violence que ce rustre aurait peut-être commise en pleine mer sur son passager, pour le punir de l’insistance qu’il avait mise à s’embarquer.

– J’en ai conçu le soupçon, et le carrosse aurait contenu des valeurs bien plutôt qu’un homme.

– Nous verrons cela, Raoul. Très certainement, ce gentilhomme ressemble à d’Artagnan ; je reconnais ses façons. Hélas ! nous ne sommes plus les jeunes invincibles d’autrefois. Qui sait si la hache ou la barre de ce mauvais caboteur n’a pas réussi à faire ce que les plus fines épées de l’Europe, les balles et les boulets n’ont pas fait depuis quarante ans.

Le jour même, ils partirent pour Sainte-Marguerite, à bord d’un chasse marée venu de Toulon sur ordre.

L’impression qu’ils ressentirent en abordant fut un bien-être singulier. L’île était pleine de fleurs et de fruits, elle servait de jardin au gouverneur dans sa partie cultivée. Les orangers, les grenadiers, les figuiers courbaient sous le poids de leurs fruits d’or et d’azur. Tout autour de ce jardin, dans sa partie inculte, les perdrix rouges couraient par bandes dans les ronces et dans les touffes de genévriers, et, à chaque pas que faisaient Raoul et le comte, un lapin effrayé quittait les marjolaines et les bruyères pour rentrer dans son terrier.

En effet, cette bienheureuse île était inhabitée. Plate, n’offrant qu’une anse pour l’arrivée des embarcations, et sous la protection du gouverneur, qui partageait avec eux, les contrebandiers s’en servaient comme d’un entrepôt provisoire, à la charge de ne point tuer le gibier ni dévaster le jardin. Moyennant ce compromis, le gouverneur se contentait d’une garnison de huit hommes pour garder sa forteresse, dans laquelle moisissaient douze canons. Ce gouverneur était donc un heureux métayer, récoltant vins, figues, huiles et oranges, faisant confire ses citrons et ses cédrats au soleil de ses casemates.

La forteresse, ceinte d’un fossé profond, son seul gardien, levait comme trois têtes ses trois tourelles, liées l’une à l’autre par des terrasses de mousse.

Athos et Raoul longèrent pendant quelque temps les clôtures du jardin sans trouver quelqu’un qui les introduisît chez le gouverneur. Ils finirent par entrer dans le jardin. C’était le moment le plus chaud de la journée.

Alors tout se cache sous l’herbe et sous la pierre. Le ciel étend ses voiles de feu comme pour étouffer tous les bruits, pour envelopper toutes les existences. Les perdrix sous les genêts, la mouche sous la feuille, s’endorment comme le flot sous le ciel.

Athos aperçut seulement sur la terrasse, entre la deuxième et la troisième cour, un soldat qui portait comme un panier de provisions sur sa tête. Cet homme revint presque aussitôt sans son panier, et disparut dans l’ombre de la guérite.

Athos comprit que cet homme portait à dîner à quelqu’un et que, après avoir fait son service, il revenait dîner lui-même.

Tout à coup il s’entendit appeler, et, levant la tête, aperçut dans l’encadrement des barreaux d’une fenêtre quelque chose de blanc, comme une main qui s’agitait, quelque chose d’éblouissant, comme une arme frappée des rayons du soleil.

Et, avant qu’il se fût rendu compte de ce qu’il venait de voir, une traînée lumineuse, accompagnée d’un sifflement dans l’air, appela son attention du donjon sur la terre.

Un second bruit mat se fit entendre dans le fossé, et Raoul courut ramasser un plat d’argent qui venait de rouler jusque dans les sables desséchés.

La main qui avait lancé ce plat fit un signe aux deux gentilshommes, puis elle disparut.

Alors Raoul et Athos, s’approchant l’un de l’autre, se mirent à considérer attentivement le plat souillé de poussière, et ils découvrirent, sur le fond, des caractères tracés avec la pointe d’un couteau :

« Je suis, disait l’inscription, le frère du roi de France, prisonnier aujourd’hui, fou demain. Gentilshommes français et chrétiens, priez Dieu pour l’âme et la raison du fils de vos maîtres ! »

Le plat tomba des mains d’Athos, pendant que Raoul cherchait à pénétrer le sens mystérieux de ces mots lugubres.

Au même instant, un cri se fit entendre du haut du donjon. Raoul, prompt comme l’éclair, courba la tête et força son père à se courber aussi. Un canon de mousquet venait de reluire à la crête du mur. Une fumée blanche jaillit comme un panache à l’orifice du mousquet, et une balle vint s’aplatir sur une pierre, à six pouces des deux gentilshommes. Un autre mousquet parut encore et s’abaissa.

– Cordieu ! s’écria Athos, assassine-t-on les gens, ici ? Descendez, lâches que vous êtes !

– Oui, descendez ! dit Raoul furieux en montrant le poing au château.

L’un des deux assaillants, celui qui allait tirer le coup de mousquet, répondit à ces cris par une exclamation de surprise, et, comme son compagnon voulait continuer l’attaque et ressaisissait le mousquet tout armé, celui qui venait de s’écrier releva l’arme, et le coup partit en l’air.

Athos et Raoul, voyant qu’on disparaissait de la plate-forme pensèrent qu’on allait venir à eux, et ils attendirent de pied ferme.

Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées, qu’un coup de baguette sur le tambour appela les huit soldats de la garnison, lesquels se montrèrent sur l’autre bord du fossé avec leurs mousquets. À la tête de ces hommes se tenait un officier que le vicomte de Bragelonne reconnut pour celui qui avait tiré le premier coup de mousquet.

Cet homme ordonna aux soldats d’apprêter les armes.

– Nous allons être fusillés ! s’écria Raoul. L’épée à la main, du moins, et sautons le fossé ! Nous tuerons bien chacun un de ces coquins quand leurs mousquets seront vides.

Et déjà Raoul, joignant le mouvement au conseil s’élançait, suivi d’Athos, lorsqu’une voix bien connue retentit derrière eux.

– Athos ! Raoul ! criait cette voix.

– D’Artagnan ! répondirent les deux gentilshommes.

– Armes bas, mordioux ! s’écria le capitaine aux soldats. J’étais bien sûr de ce que je disais, moi !

Les soldats relevèrent leurs mousquets.

– Que nous arrive-t-il donc ? demanda Athos. Quoi ! on nous fusille sans nous avertir ?

– C’est moi qui allais vous fusiller, répliqua d’Artagnan ; et, si le gouverneur vous a manqués, je ne vous eusse pas manqués, moi, chers amis. Quel bonheur que j’aie pris l’habitude de viser longtemps, au lieu de tirer d’instinct en visant ! J’ai cru vous reconnaître. Ah ! mes chers amis, quel bonheur !

Et d’Artagnan s’essuyait le front, car il avait couru vite, et l’émotion chez lui n’était pas feinte.

– Comment ! fit le comte, ce monsieur qui a tiré sur nous est le gouverneur de la forteresse ?

– En personne.

– Et pourquoi tirait-il sur nous ? que lui avons-nous fait ?

– Pardieu ! vous avez reçu ce que le prisonnier vous a jeté.

– C’est vrai !

– Ce plat… le prisonnier a écrit quelque chose dessus, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Je m’en étais douté. Ah ! mon Dieu !

Et, d’Artagnan, avec toutes les marques d’une inquiétude mortelle, s’empara du plat pour en lire l’inscription. Quand il eut lu, la pâleur couvrit son visage.

– Oh ! mon Dieu ! répéta-t-il. Silence ! Voici le gouverneur qui vient.

– Et que nous fera-t-il ? Est-ce notre faute ?…

– C’est donc vrai ? dit Athos à demi-voix, c’est donc vrai ?

– Silence ! vous dis-je, silence ! Si l’on croit que vous savez lire, si l’on suppose que vous avez compris, je vous aime bien, chers amis, je me ferais tuer pour vous… mais…

– Mais… dirent Athos et Raoul.

– Mais je ne vous sauverais pas d’une éternelle prison, si je vous sauvais de la mort. Silence, donc ! silence encore !

Le gouverneur arrivait, ayant franchi le fossé sur une passerelle de planche.

– Eh bien ! dit-il à d’Artagnan, qui vous arrête ?

– Vous êtes des Espagnols, vous ne comprenez pas un mot de français, dit vivement le capitaine, bas, à ses amis. Eh bien ! reprit-il en s’adressant au gouverneur, j’avais raison, ces messieurs sont deux capitaines espagnols que j’ai connus à Ypres, l’an passé… Ils ne savent pas un mot de français.

– Ah ! fit le gouverneur avec attention.

Et il chercha à lire l’inscription du plat.

D’Artagnan le lui ôta des mains, en effaçant les caractères à coups de pointe d’épée.

– Comment ! s’écria le gouverneur, que faites-vous ? Je ne puis donc pas lire ?

– C’est le secret de l’État, répliqua nettement d’Artagnan, et, puisque vous savez, d’après l’ordre du roi, qu’il y a peine de mort contre quiconque le pénétrera, je vais, si vous le voulez, vous laisser lire et vous faire fusiller aussitôt après.

Pendant cette apostrophe, moitié sérieuse moitié ironique, Athos et Raoul gardaient un silence plein de sang-froid.

– Mais il est impossible, dit le gouverneur, que ces messieurs ne comprennent pas au moins quelques mots.

– Laissez donc ! quand bien même ils comprendraient ce qu’on parle, ils ne liraient pas ce que l’on écrit. Ils ne le liraient même pas en espagnol. Un noble espagnol, souvenez-vous-en, ne doit jamais savoir lire.

Il fallut que le gouverneur se contentât de ces explications, mais il était tenace.

– Invitez ces messieurs à venir au fort, dit-il.

– Je le veux bien, et j’allais vous le proposer, répliqua d’Artagnan.

Le fait est que le capitaine avait une tout autre idée, et qu’il eût voulu voir ses amis à cent lieues. Mais force lui fut de tenir bon.

Il adressa en espagnol aux deux gentilshommes une invitation que ceux-ci acceptèrent.

On se dirigea vers l’entrée du fort, et, l’incident étant vidé, les huit soldats retournèrent à leurs doux loisirs, un moment troublés par cette aventure inouïe.

Chapitre CCXXXVIII – Captif et geôliers §

Une fois entrés dans le fort, et tandis que le gouverneur faisait quelques préparatifs pour recevoir ses hôtes :

– Voyons, dit Athos, un mot d’explication pendant que nous sommes seuls.

– Le voici simplement, répondit le mousquetaire. J’ai conduit à l’île un prisonnier que le roi défend qu’on voie ; vous êtes arrivés, il vous a jeté quelque chose par son guichet de fenêtre ; j’étais à dîner chez le gouverneur, j’ai vu jeter cet objet, j’ai vu Raoul le ramasser. Il ne me faut pas beaucoup de temps pour comprendre, j’ai compris, et je vous ai crus d’intelligence avec mon prisonnier. Alors…

– Alors vous avez commandé qu’on nous fusillât.

– Ma foi ! je l’avoue ; mais, si j’ai le premier sauté sur un mousquet, heureusement j’ai été le dernier à vous mettre en joue.

– Si vous m’eussiez tué, d’Artagnan, il m’arrivait ce bonheur de mourir pour la maison royale de France ; et c’est un signe d’honneur de mourir par votre main, à vous, son plus noble et son plus loyal défenseur.

– Bon ! Athos, que me contez-vous là de la maison royale ? balbutia d’Artagnan. Comment ! vous, comte, un homme sage et bien avisé, vous croyez à ces folies écrites par un insensé ?

– Avec d’autant plus de raison, mon cher chevalier, que vous avez ordre de tuer ceux qui y croiraient, continua Raoul.

– Parce que, répliqua le capitaine de mousquetaires, parce que toute calomnie, si elle est bien absurde, a la chance presque certaine de devenir populaire.

– Non, d’Artagnan, reprit tout bas Athos, parce que le roi ne veut pas que le secret de sa famille transpire dans le peuple et couvre d’infamie les bourreaux du fils de Louis XIII.

– Allons, allons, ne dites pas de ces enfantillages-là, Athos, ou je vous renie pour un homme sensé. D’ailleurs, expliquez-moi comment Louis XIII aurait un fils aux îles Sainte-Marguerite ?

– Un fils que vous auriez conduit ici, masqué, dans le bateau d’un pêcheur, fit Athos, pourquoi pas ?

D’Artagnan s’arrêta.

– Ah ! ah ! dit-il, d’où savez-vous qu’un bateau pêcheur ?…

– Vous a amené à Sainte-Marguerite avec le carrosse qui renfermait le prisonnier ; avec le prisonnier que vous appelez monseigneur ? oh ! je le sais, reprit le comte.

D’Artagnan mordit ses moustaches.

– Fût-il vrai, dit-il, que j’aie amené ici dans un bateau et avec un carrosse un prisonnier masqué, rien ne prouve que ce prisonnier soit un prince… un prince de la maison de France.

– Oh ! demandez cela à Aramis, répondit froidement Athos.

– À Aramis ? s’écria le mousquetaire interdit. Vous avez vu Aramis ?

– Après sa déconvenue à Vaux, oui ; j’ai vu Aramis fugitif, poursuivi, perdu, et Aramis m’en a dit assez pour que je croie aux plaintes que cet infortuné a gravées sur le plat d’argent.

D’Artagnan laissa pencher sa tête avec accablement.

– Voilà, dit-il, comme Dieu se joue de ce que les hommes appellent leur sagesse ! Beau secret que celui dont douze ou quinze personnes tiennent en ce moment les lambeaux !… Athos, maudit soit le hasard qui vous a mis en face de moi dans cette affaire ! car maintenant…

– Eh bien ! dit Athos avec sa douceur sévère, votre secret est-il perdu parce que je le sais ? n’en ai-je pas porté d’aussi lourds en ma vie ? Ayez donc de la mémoire, mon cher.

– Vous n’en avez jamais porté d’aussi périlleux, repartit d’Artagnan avec tristesse. J’ai comme une idée sinistre que tous ceux qui auront touché à ce secret mourront, et mourront mal.

– Que la volonté de Dieu soit faite, d’Artagnan ! Mais voici votre gouverneur.

D’Artagnan et ses amis reprirent aussitôt leurs rôles.

Ce gouverneur, soupçonneux et dur, était pour d’Artagnan d’une politesse allant jusqu’à l’obséquiosité. Il se contenta de faire bonne chère aux voyageurs et de les bien regarder.

Athos et Raoul remarquèrent qu’il cherchait souvent à les embarrasser par de soudaines attaques, ou à les saisir au dépourvu d’attention ; mais ni l’un ni l’autre ne se déconcerta. Ce qu’avait dit d’Artagnan put paraître vraisemblable, si le gouverneur ne le crut pas vrai.

On sortit de table pour aller se reposer.

– Comment s’appelle cet homme ? Il a mauvaise mine, dit Athos en espagnol à d’Artagnan.

– De Saint-Mars, répliqua le capitaine.

– Ce sera donc le geôlier du jeune prince ?

– Eh ! le sais-je ? Me voici peut-être à Sainte-Marguerite à perpétuité.

– Allons donc ! vous ?

– Mon ami, je suis dans la situation d’un homme qui trouve un trésor au milieu d’un désert. Il voudrait l’enlever, il ne peut ; il voudrait le laisser, il n’ose. Le roi ne me fera pas revenir, craignant qu’un autre ne surveille moins bien que moi ; il regrette de ne m’avoir plus, sentant bien que nul ne le servira de près comme moi. Au reste, il arrivera ce qu’il plaira à Dieu.

– Mais, fit observer Raoul, par cela même que vous n’avez rien de certain, c’est que votre état ici est provisoire, et vous retournerez à Paris.

– Demandez donc à ces messieurs, interrompit Saint-Mars, ce qu’ils venaient faire à Sainte-Marguerite.

– Ils venaient, sachant qu’il y avait un couvent de bénédictins à Saint Honorat, curieux à voir, et dans Sainte-Marguerite une belle chasse.

– À leur disposition, répliqua Saint-Mars, comme à la vôtre.

D’Artagnan remercia.

– Quand partent-ils ? ajouta le gouverneur.

– Demain, répondit d’Artagnan.

M. de Saint-Mars alla faire sa ronde et laissa d’Artagnan seul avec les prétendus Espagnols.

– Oh ! s’écria le mousquetaire, voilà une vie et une société qui me conviennent peu. Je commande à cet homme, et il me gêne, mordioux !… Tenez, voulez-vous que nous fassions un coup de mousquet sur les lapins ? La promenade sera belle et peu fatigante. L’île n’a qu’une lieue et demie de longueur, sur une demi-lieue de large ; un vrai parc. Amusons-nous.

– Allons où vous voudrez, d’Artagnan, non pour nous divertir, mais pour causer librement.

D’Artagnan fit un signe à un soldat qui comprit et apporta des fusils de chasse aux gentilshommes, et rentra au fort.

– Et maintenant, fit le mousquetaire, répondez un peu à la question que faisait ce noir Saint-Mars : Qu’êtes-vous venus faire aux îles Lerins ?

– Vous dire adieu.

– Me dire adieu ? Comment cela ? Raoul part ?

– Oui.

– Avec M. de Beaufort, je parie ?

– Avec M. de Beaufort. Oh ! vous devinez toujours cher ami.

– L’habitude…

Pendant que les deux amis commençaient leur entretien, Raoul, la tête lourde, le cœur chargé, s’était assis sur des roches moussues, son mousquet sur les genoux, et, regardant la mer, regardant le ciel, écoutant la voix de son âme, il laissait peu à peu s’éloigner de lui les chasseurs.

D’Artagnan remarqua son absence.

– Il est toujours frappé, n’est-ce pas ? dit-il à Athos.

– À mort !

– Oh ! vous exagérez, je pense. Raoul est bien trempé. Sur tous les cœurs si nobles, il y a une seconde enveloppe qui fait cuirasse. La première saigne, la seconde résiste.

– Non, répondit Athos, Raoul en mourra.

– Mordioux ! fit d’Artagnan sombre.

Et il n’ajouta pas un mot à cette exclamation. Puis, un moment après :

– Pourquoi le laissez-vous partir ?

– Parce qu’il le veut.

– Et pourquoi n’allez-vous pas avec lui ?

– Parce que je ne veux pas le voir mourir.

D’Artagnan regarda son ami en face.

– Vous savez une chose, continua le comte en s’appuyant au bras du capitaine, vous savez que, dans ma vie, j’ai eu peur de bien peu de choses. Eh bien ! j’ai une peur incessante, rongeuse, insurmontable ; j’ai peur d’arriver au jour où je tiendrai le cadavre de cet enfant dans mes bras.

– Oh ! répondit d’Artagnan, oh !

– Il mourra, je le sais, j’en ai la conviction ; je ne veux pas le voir mourir.

– Comment ! Athos, vous venez vous poser en présence de l’homme le plus brave que vous dites avoir connu, de votre d’Artagnan, de cet homme sans égal, comme vous l’appeliez autrefois, et vous venez lui dire, en croisant les bras, que vous avez peur de voir votre fils mort, vous qui avez vu tout ce que l’on peut voir en ce monde ? Eh bien ! pourquoi avez-vous peur de cela, Athos ? L’homme, sur cette terre, doit s’attendre à tout, affronter tout.

– Écoutez, mon ami : après m’être usé sur cette terre dont vous parlez, je n’ai plus gardé que deux religions : celle de la vie, mes amitiés, mon devoir de père ; celle de l’éternité, l’amour et le respect de Dieu. Maintenant, j’ai en moi la révélation que, si Dieu souffrait qu’en ma présence mon ami ou mon fils rendît le dernier soupir… oh ! non, je ne veux même pas vous dire cela, d’Artagnan.

– Dites ! dites !

– Je suis fort contre tout, hormis contre la mort de ceux que j’aime. À cela seulement il n’y a pas de remède. Qui meurt gagne, qui voit mourir perd. Non. Tenez : savoir que je ne rencontrerai plus jamais, jamais, sur la terre, celui que j’y voyais avec joie ; savoir que nulle part ne sera plus d’Artagnan, ne sera plus Raoul, oh !… je suis vieux, voyez-vous, je n’ai plus de courage ; je prie Dieu de m’épargner dans ma faiblesse ; mais, s’il me frappait en face, et de cette façon, je le maudirais. Un gentilhomme chrétien ne doit pas maudire son Dieu, d’Artagnan ; c’est bien assez d’avoir maudit un roi !

– Hum !… fit d’Artagnan, un peu bouleversé par cette violente tempête de douleurs.

– D’Artagnan, mon ami, vous qui aimez Raoul, voyez-le, ajouta-t-il en montrant son fils ; voyez cette tristesse qui ne le quitte jamais. Connaissez-vous rien de plus affreux que d’assister, minute par minute, à l’agonie incessante de ce pauvre cœur ?

– Laissez-moi lui parler, Athos. Qui sait ?

– Essayez ; mais, j’en ai la conviction, vous ne réussirez pas.

– Je ne lui donnerai pas de consolation, je le servirai.

– Vous ?

– Sans doute. Est-ce la première fois qu’une femme serait revenue sur une infidélité ? Je vais à lui, vous dis-je.

Athos secoua la tête et continua la promenade seul. D’Artagnan, coupant à travers les broussailles, revint à Raoul et lui tendit la main.

– Eh bien ! dit d’Artagnan à Raoul, vous avez donc à me parler ?

– J’ai à vous demander un service, répliqua Bragelonne.

– Demandez.

– Vous retournerez quelque jour en France ?

– Je l’espère.

– Faut-il que j’écrive à Mlle de La Vallière ?

– Non, il ne le faut pas.

– J’ai tant de choses à lui dire !

– Venez les lui dire, alors.

– Jamais !

– Eh bien ! quelle vertu attribuez-vous à une lettre que votre parole n’ait point ?

– Vous avez raison.

– Elle aime le roi, dit brutalement d’Artagnan ; c’est une honnête fille.

Raoul tressaillit.

– Et vous, vous qu’elle abandonne, elle vous aime plus que le roi peut-être, mais d’une autre façon.

– D’Artagnan, croyez-vous bien qu’elle aime le roi ?

– Elle l’aime à l’idolâtrie. C’est un cœur inaccessible à tout autre sentiment. Vous continueriez à vivre auprès d’elle, que vous seriez son meilleur ami.

– Ah ! fit Raoul avec un élan passionné vers cette espérance douloureuse.

– Voulez-vous ?

– Ce serait lâche.

– Voilà un mot absurde et qui me conduirait au mépris de votre esprit. Raoul, il n’est jamais lâche, entendez-vous, de faire ce qui est imposé par la violence majeure. Si votre cœur vous dit : « Va là, ou meurs » ; allez-y donc, Raoul. A-t-elle été lâche ou brave, elle qui vous aimait, en vous préférant le roi, que son cœur lui commandait impérieusement de vous préférer ? Non, elle a été la plus brave de toutes les femmes. Faites donc comme elle, obéissez à vous-même. Savez-vous une chose dont je suis sûr, Raoul ?

– Laquelle ?

– C’est qu’en la voyant de près avec les yeux d’un homme jaloux…

– Eh bien ?

– Eh bien ! vous cesserez de l’aimer.

– Vous me décidez, mon cher d’Artagnan.

– À partir pour la revoir ?

– Non, à partir pour ne la revoir jamais. Je veux l’aimer toujours.

– Franchement, reprit le mousquetaire, voilà une conclusion à laquelle j’étais loin de m’attendre.

– Tenez, mon ami, vous irez la revoir, vous lui donnerez cette lettre, qui, si vous la jugez à propos, lui expliquera comme à vous ce qui se passe dans mon cœur. Lisez-la, je l’ai préparée cette nuit. Quelque chose me disait que je vous verrais aujourd’hui.

Il tendit cette lettre à d’Artagnan, qui la lut :

« Mademoiselle, vous n’avez pas tort à mes yeux en ne m’aimant pas. Vous n’êtes coupable que d’un tort, celui de m’avoir laissé croire que vous m’aimiez. Cette erreur me coûtera la vie. Je vous la pardonne, mais je ne me la pardonne pas. On dit que les amants heureux sont sourds aux plaintes des amants dédaignés. Il n’en sera point ainsi de vous, qui ne m’aimiez pas, sinon avec anxiété. Je suis sûr que, si j’eusse insisté près de vous pour changer cette amitié en amour, vous eussiez cédé par crainte de me faire mourir ou d’amoindrir l’estime que j’avais pour vous. Il m’est bien doux de mourir en vous sachant libre et satisfaite.

« Aussi, combien vous m’aimerez quand vous ne craindrez plus mon regard ou mon reproche ! Vous m’aimerez, parce que, si charmant que vous paraisse un nouvel amour, Dieu ne m’a fait en rien l’inférieur de celui que vous avez choisi, et que mon dévouement, mon sacrifice, ma fin douloureuse m’assurent à vos yeux une supériorité certaine sur lui. J’ai laissé échapper, dans la crédulité naïve de mon cœur, le trésor que je tenais. Beaucoup de gens me disent que vous m’aviez aimé assez pour en venir à m’aimer beaucoup. Cette idée m’enlève toute amertume et me conduit à ne regarder comme ennemi que moi seul.

« Vous accepterez ce dernier adieu, et vous me bénirez de m’être réfugié dans l’asile inviolable où s’éteint toute haine, où dure tout amour.

« Adieu, mademoiselle. S’il fallait acheter de tout mon sang votre bonheur, je donnerais tout mon sang. J’en fais bien le sacrifice à ma misère !

« Raoul, vicomte de Bragelonne. »

– La lettre est bien, dit le capitaine. Je n’ai qu’une chose à lui reprocher.

– Dites-moi laquelle, s’écria Raoul.

– C’est qu’elle dit toute chose, hormis la chose qui s’exhale comme un poison mortel de vos yeux, de votre cœur ; hormis l’amour insensé qui vous brûle encore.

Raoul pâlit et se tut.

– Pourquoi n’avez-vous pas écrit seulement ces mots :

« Mademoiselle,

« Au lieu de vous maudire, je vous aime et je meurs. »

– C’est vrai, dit Raoul avec une joie sinistre.

Et, déchirant sa lettre, qu’il venait de reprendre, il écrivit ces mots sur une feuille de ses tablettes :

« Pour avoir le bonheur de vous dire encore que je vous aime, je commets la lâcheté de vous écrire, et, pour me punir de cette lâcheté, je meurs. »

Et il signa.

– Vous lui remettrez ces tablettes, n’est-ce pas, capitaine ? dit-il à d’Artagnan.

– Quand cela ? répliqua celui-ci.

– Le jour, dit Bragelonne en montrant la dernière phrase, le jour où vous écrirez la date sous ces mots.

Et il s’échappa soudain et courut joindre Athos, qui revenait à pas lents.

Comme ils rentraient, la mer grossit, et, avec cette véhémence rapide des grains qui troublent la Méditerranée, la mauvaise humeur de l’élément devint une tempête.

Quelque chose d’informe et de tourmenté apparut à leurs regards sur le bord de la côte.

– Qu’est-ce cela ? dit Athos. Une barque brisée ?

– Ce n’est point une barque, dit d’Artagnan.

– Pardonnez-moi, fit Raoul, c’est une barque qui gagne rapidement le port.

– Il y a, en effet, une barque dans l’anse, une barque qui fait bien de s’abriter ici ; mais ce que montre Athos dans le sable… échoué…

– Oui, oui, je vois.

– C’est le carrosse que je jetai à la mer en abordant avec le prisonnier.

– Eh bien ! dit Athos, si vous m’en croyez, d’Artagnan, vous brûlerez le carrosse, afin qu’il n’en reste point de vestige ; sans quoi, les pêcheurs d’Antibes, qui ont cru avoir affaire au diable, chercheront à prouver que votre prisonnier n’était qu’un homme.

– Je loue votre conseil, Athos, et je vais cette nuit le faire exécuter, ou plutôt l’exécuter moi-même. Mais rentrons, car la pluie va tomber et les éclairs sont effrayants.

Comme ils passaient sur le rempart dans une galerie dont d’Artagnan avait la clef, ils virent M. de Saint-Mars se diriger vers la chambre habitée par le prisonnier.

Ils se cachèrent dans l’angle de l’escalier sur un signe de d’Artagnan.

– Qu’y-a-t-il ? dit Athos.

– Vous allez voir. Regardez. Le prisonnier revient de la chapelle.

Et l’on vit, à la lueur des rouges éclairs, dans la brume violette qu’estompait le vent sur le fond du ciel, on vit passer gravement, à six pas derrière le gouverneur, un homme vêtu de noir et masqué par une visière d’acier bruni, soudée à un casque de même nature, et qui lui enveloppait toute la tête. Le feu du ciel jetait de fauves reflets sur cette surface polie, et ces reflets, voltigeant capricieusement, semblaient être les regards courroucés que lançait ce malheureux à défaut d’imprécations.

Au milieu de la galerie, le prisonnier s’arrêta un moment à contempler l’horizon infini, à respirer les parfums sulfureux de la tempête à boire avidement la pluie chaude, et il poussa un soupir semblable à un rugissement.

– Venez, monsieur, dit de Saint-Mars brusquement au prisonnier, car il s’inquiétait déjà de le voir regarder longtemps au-delà des murailles. Monsieur, venez donc !

– Dites : « Monseigneur », cria de son coin Athos à Saint-Mars d’une voix tellement solennelle et terrible, que le gouverneur en frissonna des pieds à la tête.

Athos voulait toujours le respect pour la majesté tombée.

Le prisonnier se retourna.

– Qui a parlé ? demanda de Saint-Mars.

– Moi, répliqua d’Artagnan, qui se montra aussitôt. Vous savez bien que c’est l’ordre.

– Ne m’appelez ni monsieur ni monseigneur, dit à son tour le prisonnier avec une voix qui remua Raoul jusqu’au fond des entrailles ; appelez-moi Maudit !

Et il passa.

La porte de fer cria derrière lui.

– Voilà un homme malheureux ! murmura sourdement le mousquetaire, en montrant la chambre habitée par le prince.

Chapitre CCXXXIX – Les promesses §

À peine d’Artagnan rentrait-il dans son appartement avec ses amis, qu’un des soldats du fort vint le prévenir que le gouverneur le cherchait.

La barque que Raoul avait aperçue à la mer, et qui semblait si pressée de gagner le port, venait à Sainte-Marguerite avec une dépêche importante pour le capitaine des mousquetaires.

En ouvrant le pli, d’Artagnan reconnut l’écriture du roi.

« Je pense, disait Louis XIV, que vous avez fini d’exécuter mes ordres, monsieur d’Artagnan ; revenez donc sur-le-champ à Paris me trouver dans mon Louvre. »

– Voilà mon exil fini ! s’écria le mousquetaire avec joie ; Dieu soit loué, je cesse d’être geôlier !

Et il montra la lettre à Athos.

– Ainsi, vous nous quittez ? répliqua celui-ci avec tristesse.

– Pour nous revoir, cher ami, attendu que Raoul est un grand garçon qui partira bien seul avec M. de Beaufort et qui aimera mieux laisser revenir son père en compagnie de M. d’Artagnan que de le forcer à faire seul deux cents lieues pour regagner La Fère, n’est-ce pas, Raoul ?

– Certainement, balbutia celui-ci avec l’expression d’un tendre regret.

– Non, mon ami, interrompit Athos, je ne quitterai Raoul que le jour où son vaisseau aura disparu à l’horizon. Tant qu’il est en France, il n’est pas séparé de moi.

– À votre guise, cher ami ; mais nous quitterons du moins Sainte Marguerite ensemble ; profitez de la barque qui va me ramener à Antibes.

– De grand cœur ; nous ne serons jamais assez tôt éloignés de ce fort et du spectacle qui nous a attristés tout à l’heure.

Les trois amis quittèrent donc la petite île, après les derniers adieux faits au gouverneur, et, dans les dernières lueurs de la tempête qui s’éloignait, ils virent pour la dernière fois blanchir les murailles du fort.

D’Artagnan prit congé de ses amis dans la nuit même, après avoir vu sur la côte de Sainte-Marguerite le feu du carrosse incendié par les ordres de M. de Saint-Mars, sur la recommandation que le capitaine lui avait faite.

Avant de monter à cheval, et comme il sortait des bras d’Athos :

– Amis, dit-il, vous ressemblez trop à deux soldats qui abandonnent leur poste. Quelque chose m’avertit que Raoul aurait besoin d’être maintenu par vous à son rang. Voulez-vous que je demande à passer en Afrique avec cent bons mousquets ? Le roi ne me refusera pas, je vous emmènerai avec moi.

– Monsieur d’Artagnan, répliqua Raoul en lui serrant la main avec effusion, merci de cette offre, qui nous donnerait plus que nous ne voulons, M. le comte et moi. Moi qui suis jeune, j’ai besoin d’un travail d’esprit et d’une fatigue de corps ; M. le comte a besoin du plus profond repos. Vous êtes son meilleur ami : je vous le recommande. En veillant sur lui, vous tiendrez nos deux âmes dans votre main.

– Il faut partir ; voilà mon cheval qui s’impatiente, dit d’Artagnan, chez qui le signe le plus manifeste d’une vive émotion était le changement d’idées dans un entretien. Voyons, comte, combien de jours Raoul a-t-il encore à demeurer ici ?

– Trois jours au plus.

– Et combien mettez-vous de temps pour rentrer chez vous ?

– Oh ! beaucoup de temps, répondit Athos. Je ne veux pas me séparer trop promptement de Raoul. Le temps le poussera bien assez vite de son côté, pour que je n’aide pas à la distance. Je ferai seulement des demi-étapes.

– Pourquoi cela, mon ami ? on s’attriste à marcher lentement, et la vie des hôtelleries ne sied plus à un homme comme vous.

– Mon ami, je suis venu sur les chevaux de la poste, mais je veux acheter deux chevaux fins. Or, pour les ramener frais, il ne serait pas prudent de leur faire faire plus de sept à huit lieues par jour.

– Où est Grimaud ?

– Il est arrivé avec les équipages de Raoul, hier au matin, et je l’ai laissé dormir.

– C’est à n’y plus revenir, laissa échapper d’Artagnan. Au revoir, donc, cher Athos, et, si vous faites diligence, eh bien ! je vous embrasserai plus tôt.

Cela dit, il mit son pied à l’étrier, que Raoul vint lui tenir.

– Adieu ! dit le jeune homme en l’embrassant.

– Adieu ! fit d’Artagnan, qui se mit en selle.

Son cheval fit un mouvement qui écarta le cavalier de ses amis.

Cette scène avait lieu devant la maison choisie par Athos aux portes d’Antibes, et où d’Artagnan, après le souper, avait commandé qu’on lui amenât ses chevaux.

La route commençait là, et s’étendait blanche et onduleuse dans les vapeurs de la nuit. Le cheval respirait avec force l’âpre parfum salin qui s’exhale des marécages.

D’Artagnan prit le trot, et Athos commença à revenir tristement avec Raoul.

Tout à coup ils entendirent se rapprocher le bruit des pas du cheval, et d’abord ils crurent à une de ces répercussions singulières qui trompent l’oreille à chaque circonflexion des chemins.

Mais c’était bien le retour du cavalier. D’Artagnan revenait au galop vers ses amis. Ceux-ci poussèrent un cri de joyeuse surprise, et le capitaine, sautant à terre comme un jeune homme, vint prendre dans ses deux bras les deux têtes chéries d’Athos et de Raoul.

Il les tint longtemps embrassés sans dire un mot, sans laisser échapper un soupir qui brisait sa poitrine. Puis, aussi rapidement qu’il était venu, il repartit en appuyant les deux éperons aux flancs du cheval furieux.

– Hélas ! dit le comte tout bas, hélas !

« Mauvais présage ! se disait de son côté d’Artagnan en regagnant le temps perdu. Je n’ai pu leur sourire. Mauvais présage ! »

Le lendemain, Grimaud était remis sur pied. Le service commandé par M. de Beaufort s’accomplissait heureusement. La flottille, dirigée sur Toulon par les soins de Raoul, était partie, traînant après elle, dans de petites nacelles presque invisibles, les femmes et les amis des pêcheurs et des contrebandiers, mis en réquisition pour le service de la flotte.

Le temps si court qui restait au père et au fils pour vivre ensemble semblait avoir doublé de rapidité, comme s’accroît la vitesse de tout ce qui penche à tomber dans le gouffre de l’éternité.

Athos et Raoul revinrent à Toulon, qui s’emplissait du bruit des chariots, du bruit des armures, du bruit des chevaux hennissants. Les trompettes sonnaient leurs marches, les tambours signalaient leur vigueur, les rues regorgeaient de soldats, de valets et de marchands.

Le duc de Beaufort était partout, activant l’embarquement avec le zèle et l’intérêt d’un bon capitaine. Il caressait ses compagnons jusqu’aux plus humbles ; il gourmandait ses lieutenants ; même les plus considérables.

Artillerie, provisions, bagages, il voulut tout voir par lui-même ; il examina l’équipement de chaque soldat, s’assura de la santé de chaque cheval. On sentait que, léger, vantard, égoïste dans son hôtel, le gentilhomme redevenait soldat, le grand seigneur capitaine, vis-à-vis de la responsabilité qu’il avait acceptée.

Cependant, il faut bien le dire, quel que fût le soin qui présida aux apprêts du départ, on y reconnaissait la précipitation insouciante et l’absence de toute précaution qui font du soldat français le premier soldat du monde, parce qu’il en est le plus abandonné à ses seules ressources physiques et morales.

Toutes choses ayant satisfait ou paru satisfaire l’amiral, il fit à Raoul ses compliments et donna les derniers ordres pour l’appareillage, qui fut fixé au lendemain à la pointe du jour.

Il invita le comte et son fils à dîner avec lui. Ceux-ci prétextèrent quelques nécessités du service et se mirent à l’écart. Gagnant leur hôtellerie, située sous les arbres de la grande place, ils prirent leur repas à la hâte, et Athos conduisit Raoul sur les rochers qui dominent la ville, vastes montagnes grises d’où la vue est infinie, et embrasse un horizon liquide qui semble, tant il est loin, de niveau avec les rochers eux-mêmes.

La nuit était belle comme toujours en ces heureux climats. La lune, se levant derrière les rochers, déroulait comme une nappe argentée sur le tapis bleu de la mer. Dans la rade, manœuvraient silencieusement les vaisseaux qui venaient prendre leur rang pour faciliter l’embarquement.

La mer, chargée de phosphore, s’ouvrait sous les carènes des barques qui transbordaient les bagages et les munitions ; chaque secousse de la proue fouillait ce gouffre de flammes blanches, et de chaque aviron dégouttaient les diamants liquides.

On entendait les marins, joyeux des largesses de l’amiral, murmurer leurs chansons lentes et naïves. Parfois le grincement des chaînes se mêlait au bruit sourd des boulets tombant dans les cales. Ce spectacle et ces harmonies serraient le cœur comme la crainte, et le dilataient comme l’espérance. Toute cette vie sentait la mort.

Athos s’assit avec son fils sur les mousses et les bruyères du promontoire. Autour de leur tête passaient et repassaient les grandes chauves-souris, emportées dans l’effrayant tourbillon de leur chasse aveugle. Les pieds de Raoul dépassaient l’arête de la falaise et baignaient dans ce vide que peuple le vertige et qui provoque au néant.

Quand la lune fut levée en son entier, caressant de sa lumière les pitons voisins, quand le miroir de l’eau fut illuminé dans toute son étendue, et que les petits feux rouges eurent fait leur trouée dans les masses noires de chaque navire, Athos, rassemblant toutes ses idées, tout son courage, dit à son fils :

– Dieu a fait tout ce que nous voyons, Raoul ; il nous a faits aussi, pauvres atomes mêlés à ce grand univers ; nous brillons comme ces feux et ces étoiles, nous soupirons comme ces flots, nous souffrons comme ces grands navires qui s’usent à creuser la vague, en obéissant au vent qui les pousse vers un but, comme le souffle de Dieu nous pousse vers un port. Tout aime à vivre, Raoul, et tout est beau dans les choses vivantes.

– Monsieur, répliqua le jeune homme, nous avons là, en effet, un beau spectacle.

– Comme d’Artagnan est bon ! interrompit tout de suite Athos, et comme c’est un rare bonheur que de s’être appuyé toute une vie sur un ami comme celui-là ! Voilà ce qui vous a manqué, Raoul.

– Un ami ? s’écria le jeune homme ; j’ai manqué d’un ami, moi !

– M. de Guiche est un charmant compagnon, reprit le comte froidement ; mais je crois qu’au temps où vous vivez, les hommes se préoccupent plus de leurs affaires et de leurs plaisirs que de notre temps. Vous avez cherché la vie isolée ; c’est un bonheur ; mais vous y avez perdu la force. Nous autres quatre, un peu sevrés de ces délicatesses qui font votre joie, nous avons trouvé bien plus de résistance quand paraissait le malheur.

– Je ne vous ai point arrêté, monsieur, pour dire que j’avais un ami, et que cet ami est M. de Guiche. Certes, il est bon et généreux, pourtant, et il m’aime. J’ai vécu sous la tutelle d’une autre amitié, aussi précieuse, aussi forte que celle dont vous parlez, puisque c’est la vôtre.

– Je n’étais pas un ami pour vous, Raoul, dit Athos.

– Eh ! monsieur, pourquoi ?

– Parce que je vous ai donné lieu de croire que la vie n’a qu’une face, parce que, triste et sévère, hélas ! j’ai toujours coupé pour vous, sans le vouloir, mon Dieu ! les bourgeons joyeux qui jaillissent incessamment de l’arbre de la jeunesse ; en un mot, parce que, dans le moment où nous sommes, je me repens de ne pas avoir fait de vous un homme très expansif, très dissipé, très bruyant.

– Je sais pourquoi vous me dites cela, monsieur. Non, vous avez tort, ce n’est pas vous qui m’avez fait ce que je suis ; c’est cet amour qui m’a pris au moment où les enfants n’ont que des inclinations ; c’est la constance naturelle à mon caractère, qui, chez les autres créatures, n’est qu’une habitude. J’ai cru que je serais toujours comme j’étais ; j’ai cru que Dieu m’avait jeté sur une route toute défrichée, toute droite, bordée de fruits et de fleurs. J’avais au-dessus de moi votre vigilance, votre force. Je me suis cru vigilant et fort. Rien ne m’a préparé : je suis tombé une fois, et cette fois m’a ôté le courage pour toute ma vie. Il est vrai de dire que je m’y suis brisé. Oh ! non, monsieur, vous n’êtes dans mon passé que pour mon bonheur : vous n’êtes dans mon avenir que comme un espoir. Non, je n’ai rien à reprocher à la vie telle que vous me l’avez faite ; je vous bénis et je vous aime ardemment.

– Mon cher Raoul, vos paroles me font du bien. Elles me prouvent que vous agirez un peu pour moi, dans le temps qui va suivre.

– Je n’agirai que pour vous, monsieur.

– Raoul, ce que je n’ai jamais fait à votre égard, je le ferai désormais. Je serai votre ami, non plus votre père. Nous vivrons en nous répandant, au lieu de vivre en nous tenant prisonniers, lorsque vous serez revenu. Ce sera bientôt, n’est-ce pas ?

– Certes, Monsieur, car une expédition pareille ne saurait être longue…

– Bientôt alors, Raoul, bientôt, au lieu de vivre modiquement sur mon revenu, je vous donnerai le capital mes terres. Il vous suffira pour vous lancer dans le monde jusqu’à ma mort, et vous me donnerez, je l’espère, avant ce temps, la consolation de ne pas laisser s’éteindre ma race.

– Je ferai tout ce que vous me commanderez, reprit Raoul fort agité.

– Il ne faudrait pas, Raoul, que votre service d’aide de camp vous conduisît à des tentatives trop hasardeuses. Vous avez fait vos preuves, on vous sait bon au feu. Rappelez-vous que la guerre des Arabes est une guerre de pièges, d’embuscades et d’assassinats.

– On le dit, oui, monsieur.

– Il y a toujours peu de gloire à tomber dans un guet-apens. C’est une mort qui accuse toujours un peu : témérité ou d’imprévoyance. Souvent même on ne plaint pas celui qui a succombé. Ceux qu’on ne plaint pas, Raoul, sont morts inutiles. De plus, le vainqueur rit, et, nous autres, nous ne devons pas souffrir que ces infidèles stupides triomphent de nos fautes. Vous comprenez bien ce que je veux vous dire, Raoul ? À Dieu ne plaise que je vous exhorte à demeurer loin des rencontres !

– Je suis prudent naturellement, monsieur, et j’ai beaucoup de bonheur, dit Raoul avec un sourire qui glaça le cœur du pauvre père ; car, se hâta d’ajouter le jeune homme, pour vingt combats où je me suis trouvé, n’ai encore compté qu’une égratignure.

– Il y a, en outre, dit Athos, le climat qu’il faut craindre : c’est une laide fin que la fièvre. Le roi saint Louis priait Dieu de lui envoyer une flèche ou la peste avant la fièvre.

– Oh ! monsieur, avec de la sobriété, avec un exercice raisonnable…

– J’ai déjà obtenu de M. de Beaufort, interrompit Athos, que ses dépêches partiraient tous les quinze jours pour la France. Vous, son aide de camp, vous serez chargé de les expédier ; vous ne m’oublierez sans doute pas ?

– Non, monsieur, dit Raoul d’une voix étranglée.

– Enfin, Raoul, comme vous êtes bon chrétien, et que je le suis aussi, nous devons compter sur une protection plus spéciale de Dieu ou de nos anges gardiens. Promettez-moi que, s’il vous arrivait malheur en une occasion, vous penseriez à moi tout d’abord.

– Tout d’abord, oh ! oui.

– Et que vous m’appelleriez.

– Oh ! sur-le-champ.

– Vous rêvez à moi quelquefois, Raoul ?

– Toutes les nuits, monsieur. Pendant ma première jeunesse, je vous voyais en songe, calme et doux, une main étendue sur ma tête, et voilà pourquoi j’ai toujours si bien dormi… autrefois !

– Nous nous aimons trop, dit le comte, pour que, à partir de ce moment où nous nous séparons, une part de nos deux âmes ne voyage pas avec l’un et l’autre de nous et n’habite pas où nous habiterons. Quand vous serez triste, Raoul, je sens que mon cœur se noiera de tristesse, et, quand vous voudrez sourire en pensant à moi, songez bien que vous m’enverrez de là-bas un rayon de votre joie.

– Je ne vous promets pas d’être joyeux, répondit le jeune homme ; mais soyez certain que je ne passerai pas une heure sans songer à vous ; pas une heure, je vous le jure, à moins que je ne sois mort.

Athos ne put se contenir plus longtemps ; il entoura de son bras le cou de son fils, et le tint embrassé de toutes les forces de son cœur.

La lune avait fait place au crépuscule ; une bande dorée montait à l’horizon, annonçant l’approche du jour.

Athos jeta son manteau sur les épaules de Raoul et l’emmena vers la ville, où fardeaux et porteurs, tout remuait déjà comme une vaste fourmilière.

À l’extrémité du plateau que quittaient Athos et Bragelonne, ils virent une ombre noire se balançant avec indécision et comme honteuse d’être vue. C’était Grimaud qui, inquiet, avait suivi son maître à la piste et qui les attendait.

– Oh ! bon Grimaud, s’écria Raoul, que veux-tu ? Tu viens nous dire qu’il faut partir, n’est-ce pas ?

– Seul ? fit Grimaud en montrant Raoul à Athos d’un ton de reproche qui montrait à quel point le vieillard était bouleversé.

– Oh ! tu as raison ! s’écria le comte. Non, Raoul ne partira pas seul ; non, il ne restera pas sur une terre étrangère sans quelqu’un d’ami qui le console et lui rappelle tout ce qu’il aimait.

– Moi ? dit Grimaud.

– Toi ? oui ! oui ! s’écria Raoul touché jusqu’au fond du cœur.

– Hélas ! dit Athos, tu es bien vieux, mon bon Grimaud !

– Tant mieux, répliqua celui-ci avec une profondeur de sentiment et d’intelligence inexprimable.

– Mais voilà que l’embarquement se fait, dit Raoul, et tu n’es point préparé.

– Si ! dit Grimaud en montrant les clefs de ses coffres mêlées à celles de son jeune maître.

– Mais, objecta encore Raoul, tu ne peux laisser M. le comte ainsi seul : M. le comte que tu n’as jamais quitté ?

Grimaud tourna son regard obscurci vers Athos, comme pour mesurer la force de l’un et de l’autre.

Le comte ne répondait rien.

– M. le comte aimera mieux cela, dit Grimaud.

– Oui, fit Athos avec sa tête.

En ce moment, les tambours roulèrent tous à la fois et les clairons emplirent l’air de chants joyeux.

On vit déboucher de la ville les régiments qui devaient prendre part à l’expédition.

Ils s’avançaient au nombre de cinq, composés chacun de quarante compagnies. Royal marchait le premier, reconnaissable à son uniforme blanc à parements bleus. Les drapeaux d’ordonnance écartelés en croix, violet et feuille morte, avec un semis de fleurs de lis d’or, laissaient dominer le drapeau colonel blanc avec la croix fleurdelisée.

Mousquetaires aux ailes, avec leurs bâtons fourchus à la main et les mousquets sur l’épaule ; piquiers au centre avec leurs lances de quatorze pieds, marchaient gaiement vers les barques de transport qui les portaient en détail vers les navires.

Les régiments de Picardie, Navarre, Normandie et Royal-Vaisseau venaient ensuite.

M. de Beaufort avait su choisir. On le voyait lui-même au loin fermant la marche avec son état-major.

Avant qu’il pût atteindre la mer, une bonne heure devait s’écouler.

Raoul se dirigea lentement avec Athos vers le rivage, afin de prendre sa place au moment du passage du prince.

Grimaud, bouillonnant d’une ardeur de jeune homme, faisait porter au vaisseau amiral les bagages de Raoul.

Athos, son bras passé sous celui du fils qu’il allait perdre, s’absorbait dans la plus douloureuse méditation, s’étourdissant du bruit et du mouvement.

Tout à coup un officier de M. de Beaufort vint à eux pour leur apprendre que le duc manifestait le désir de voir Raoul à ses côtés.

– Veuillez dire au prince, monsieur, s’écria le jeune homme, que je lui demande encore cette heure pour jouir de la présence de M. le comte.

– Non, non, interrompit Athos, un aide de camp ne peut ainsi quitter son général. Veuillez dire au prince, monsieur, que le vicomte va se rendre auprès de lui.

L’officier partit au galop.

– Nous quitter ici, nous quitter là-bas, ajouta le comte, c’est toujours une séparation.

Il épousseta soigneusement l’habit de son fils, et lui passa la main sur les cheveux tout en marchant.

– Tenez, Raoul, dit-il, vous avez besoin d’argent ; M. de Beaufort mène grand train, et je suis certain que vous vous plairez, là-bas, à acheter des chevaux et des armes, qui sont choses précieuses en ce pays. Or, comme vous ne servez pas le roi ni M. de Beaufort, et que vous ne relevez que de votre libre arbitre, vous ne devez compter ni sur solde ni sur largesses. Je veux donc que vous ne manquiez de rien à Djidgelli. Voici deux cents pistoles. Dépensez-les, Raoul, si vous tenez à me faire plaisir.

Raoul serra la main de son père, et, au détour d’une rue, ils virent M. de Beaufort monté sur un magnifique genet blanc, qui répondait par de gracieuses courbettes aux applaudissements des femmes de la ville.

Le duc appela Raoul et tendit la main au comte. Il lui parla longtemps, avec de si douces expressions, que le cœur du pauvre père s’en trouva un peu réconforté.

Il semblait pourtant à tous deux, au père et au fils, que leur marche aboutissait au supplice. Il y eut un moment terrible, celui où, pour quitter le sable de la plage, les soldats et les marins échangèrent, avec leurs familles et leur amis, les derniers baisers : moment suprême où, malgré la pureté du ciel, la chaleur du soleil, malgré les parfums de l’air et la douce vie qui circule dans les veines, tout paraît noir, tout paraît amer, tout fait douter de Dieu, en parlant par la bouche même de Dieu.

Il était d’usage que l’amiral s’embarquât le dernier avec sa suite ; le canon attendait, pour lancer sa formidable voix, que le chef eût mis un pied sur le plancher de son navire.

Athos, oubliant et l’amiral, et la flotte, et sa propre dignité d’homme fort, ouvrit les bras à son fils et l’étreignit convulsivement sur sa poitrine.

– Accompagnez-nous à bord, dit le duc ému ; vous gagnerez une bonne demi-heure.

– Non, fit Athos, non, mon adieu est dit. Je ne veux pas en dire un second.

– Alors, vicomte, embarquez, embarquez vite ! ajouta le prince voulant épargner les larmes à ces deux hommes dont le cœur se gonflait.

Et, paternellement, tendrement, fort comme l’eût été Porthos, il enleva Raoul dans ses bras et le plaça sur la chaloupe dont les avirons commencèrent à nager aussitôt sur un signe.

Lui-même, oubliant le cérémonial, sauta sur le plat bord de ce canot, et le poussa, d’un pied vigoureux, en mer.

– Adieu ! cria Raoul.

Athos ne répliqua que par un signe ; mais il sentit quelque chose de brûlant sur sa main : c’était le baiser respectueux de Grimaud, le dernier adieu du chien fidèle.

Ce baiser donné, Grimaud sauta de la marche du môle sur l’avant d’une yole à deux avirons, qui vint se faire remorquer par un chaland servi de douze rames de galères.

Athos s’assit sur le môle, éperdu, sourd, abandonné.

Chaque seconde lui enleva un des traits, une des nuances du teint pâle de son fils. Les bras pendants, l’œil fixe, la bouche ouverte, il resta confondu avec Raoul dans un même regard, dans une même pensée, dans une même stupeur.

La mer emporta, peu à peu, chaloupes et figures jusqu’à cette distance où les hommes ne sont plus que des points, les amours des souvenirs.

Athos vit son fils monter l’échelle du vaisseau amiral, il le vit s’accouder au bastingage et se placer de manière à être toujours un point de mire pour l’œil de son père. En vain le canon tonna, en vain des navires s’élança une longue rumeur répondue sur terre par d’immenses acclamations, en vain le bruit voulut-il étourdir l’oreille du père, et la fumée noyer le but chéri de toutes ses aspirations : Raoul lui apparut jusqu’au dernier moment, et l’imperceptible atome, passant du noir au pâle, du pâle au blanc, du blanc à rien, disparut pour Athos, disparut bien longtemps après que, pour tous les yeux des assistants, avaient disparu puissants navires et voiles enflées.

Vers midi, quand déjà le soleil dévorait l’espace et qu’à peine l’extrémité des mâts dominait la ligne incandescente de la mer, Athos vit s’élever une ombre douce, aérienne, aussitôt évanouie que vue : c’était la fumée d’un coup de canon que M. de Beaufort venait de faire tirer pour saluer une dernière fois la côte de France.

La pointe s’enfonça à son tour sous le ciel, et Athos rentra péniblement à son hôtellerie.

Chapitre CCXL – Entre femmes §

D’Artagnan n’avait pu se cacher à ses amis aussi bien qu’il l’eût désiré.

Le soldat stoïque, l’impassible homme d’armes, vaincu par la crainte et les pressentiments, avait donné quelques minutes à la faiblesse humaine.

Aussi, quand il eut fait taire son cœur et calmé le tressaillement de ses muscles, se tournant vers son laquais, silencieux serviteur toujours aux écoutes pour obéir plus vite :

– Rabaud, dit-il, tu sauras que je dois faire trente lieues par jour.

– Bien, mon capitaine, répondit Rabaud.

Et, à partir de ce moment, d’Artagnan, fait à l’allure du cheval, comme un véritable centaure, ne s’occupa plus de rien, c’est-à-dire qu’il s’occupa de tout.

Il se demanda pourquoi le roi le rappelait ; pourquoi le Masque-de-Fer avait jeté un plat d’argent aux pieds.

Quant au premier sujet, la réponse fut négative : il savait trop que, le roi l’appelant, c’était par nécessité ; il savait encore que Louis XIV devait éprouver l’impérieux besoin d’un entretien particulier avec celui qu’un si grand secret, mettait au niveau des plus hautes puissances du royaume. Mais, quant à préciser le désir du roi, d’Artagnan ne s’en trouvait pas capable.

Le mousquetaire n’avait plus de doutes non plus sur la raison qui avait poussé l’infortuné Philippe à dévoiler son caractère et sa naissance. Philippe, enseveli à jamais sous son masque de fer, exilé dans un pays où les hommes semblaient servir les éléments ; Philippe, privé même de la société de d’Artagnan, qui l’avait comblé d’honneurs et de délicatesses n’avait plus à voir que des spectres et des douleurs en ce monde, et le désespoir commençant à le mordre, il se répandait en plaintes, croyant que les révélations lui susciteraient un vengeur.

La façon dont le mousquetaire avait failli tuer ses deux meilleurs amis, la destinée qui avait si étrangement amené Athos en participation du secret d’État, les adieux de Raoul, l’obscurité de cet avenir qui allait aboutir à une triste mort ; tout cela renvoyait incessamment d’Artagnan à de lamentables prévisions, que la rapidité de la marche ne dissipait pas comme jadis.

D’Artagnan passait de ces considérations au souvenir de Porthos et d’Aramis proscrits. Il les voyait fugitifs, traqués, ruinés l’un et l’autre, laborieux architectes d’une fortune qu’il leur faudrait perdre ; et, comme le roi appelait son homme d’exécution en un moment de vengeance et de rancune, d’Artagnan tremblait de recevoir quelque commission dont son cœur eût saigné.

Parfois, montant les côtes, quand le cheval essoufflé enflait ses naseaux et développait ses flancs, le capitaine, plus libre de penser, songeait à ce prodigieux génie d’Aramis, génie d’astuce et d’intrigue, comme en avaient produit deux la Fronde et la guerre civile. Soldat, prêtre et diplomate, galant, avide et rusé, Aramis n’avait jamais pris les bonnes choses de la vie que comme marchepied pour s’élever aux mauvaises. Généreux esprit, sinon cœur d’élite, il n’avait jamais fait le mal que pour briller un peu plus. Vers la fin de sa carrière, au moment de saisir le but, il avait fait comme le patricien Fiesque, un faux pas sur une planche, et était tombé dans la mer.

Mais Porthos, ce bon et naïf Porthos ! Voir Porthos affamé, voir Mousqueton sans dorures, emprisonné peut-être ; voir Pierrefonds, Bracieux, rasés quant aux pierres, déshonorés quant aux futaies, c’étaient là autant de douleurs poignantes pour d’Artagnan, et, chaque fois qu’une de ces douleurs le frappait, il bondissait comme son cheval à la piqûre du taon sous les voûtes de feuillage.

Jamais l’homme d’esprit ne s’est ennuyé s’il a le corps occupé par la fatigue ; jamais l’homme sain de corps n’a manqué de trouver la vie légère si quelque chose a captivé son esprit. D’Artagnan, toujours courant, toujours rêvant, descendit à Paris, frais et tendre de muscles, comme l’athlète qui s’est préparé pour le gymnase.

Le roi ne l’attendait pas si tôt et venait de partir pour chasser du côté de Meudon. D’Artagnan, au lieu de courir après le roi comme il eût fait au temps jadis, se débotta, se mit au bain et attendit que Sa Majesté fût revenue bien poudreuse et bien lasse. Il occupa les cinq heures d’intervalle à prendre, comme on dit, l’air de la maison, et à se cuirasser contre toutes les mauvaises chances.

Il apprit que le roi, depuis quinze jours, était sombre ; que la reine mère était malade et fort accablée ; que Monsieur, frère du roi, tournait à la dévotion ; que Madame avait des vapeurs, et que M. de Guiche était parti pour une de ses terres.

Il apprit que M. Colbert était rayonnant que M. Fouquet consultait tous les jours un nouveau médecin, qui ne le guérissait point, et que sa principale maladie n’était pas de celles que les médecins guérissent, sinon les médecins politiques.

Le roi, dit-on à d’Artagnan, faisait à M. Fouquet la plus tendre mine, et ne le quittait plus d’une semelle ; mais le surintendant, touché au cœur comme ces beaux arbres qu’un ver a piqués, dépérissait malgré le sourire royal, ce soleil des arbres de cour.

D’Artagnan apprit que Mlle de La Vallière était devenue indispensable au roi ; que le prince, durant ses chasses, s’il ne l’emmenait point, lui écrivait plusieurs fois, non plus des vers, mais, ce qui était bien pis, de la prose, et par pages.

Aussi voyait-on le premier roi du monde, comme disait la pléiade poétique d’alors, descendre de cheval d’une ardeur sans seconde, et, sur la forme de son chapeau, crayonner des phrases en phébus, que M. de Saint-Aignan, aide de camp à perpétuité, portait à La Vallière, au risque de crever ses chevaux.

Pendant ce temps les daims et les faisans prenaient leurs ébats, chassés si mollement, que, disait-on, l’art de la vénerie courait risque de dégénérer à la Cour de France.

D’Artagnan alors pensa aux recommandations du pauvre Raoul, à cette lettre de désespoir destinée à une femme qui passait sa vie à espérer, et, comme d’Artagnan aimait à philosopher, il résolut de profiter de l’absence du roi pour entretenir un moment Mlle de La Vallière.

C’était chose aisée : Louise, pendant la chasse royale, se promenait avec quelques dames dans une galerie du Palais-Royal, où précisément le capitaine des mousquetaires avait quelques gardes à inspecter.

D’Artagnan ne doutait pas que, s’il pouvait entamer la conversation sur Raoul, Louise ne lui donnât quelque sujet d’écrire une bonne lettre au pauvre exilé ; or, l’espoir, ou du moins la consolation pour Raoul, en une disposition du cœur comme celle où nous l’avons vu, c’était le soleil, c’était la vie de deux hommes qui étaient bien chers à notre capitaine.

Il s’achemina donc vers l’endroit où il savait trouver Mlle de La Vallière.

D’Artagnan trouva La Vallière fort entourée. Dans son apparente solitude, la favorite du roi recevait, comme une reine, plus que la reine peut-être, un hommage dont Madame avait été si fière, alors que tous les regards du roi étaient pour elle et commandaient tous les regards des courtisans.

D’Artagnan, qui n’était pas un muguet, ne recevait pourtant que caresses et gentillesses des dames ; il était poli comme un brave, et sa réputation terrible lui avait concilié autant d’amitié chez les hommes que d’admiration chez les femmes.

Aussi, en le voyant entrer, les filles d’honneur lui adressèrent-elles la parole. Elles débutèrent par des questions.

Où avait-il été ? Qu’était-il devenu ? Pourquoi ne l’avait-on pas vu faire, avec son beau cheval, toutes ces belles voltes qui émerveillaient les curieux au balcon du roi ?

Il répliqua qu’il arrivait du pays des oranges.

Ces demoiselles se mirent à rire. On était au temps où tout le monde voyageait, et où, pourtant, un voyage de cent lieues était un problème résolu souvent par la mort.

– Du pays des oranges ? s’écria Mlle de Tonnay-Charente ; de l’Espagne ?

– Eh ! eh ! fit le mousquetaire.

– De Malte ? dit Montalais.

– Ma foi ! vous approchez, mesdemoiselles.

– C’est d’une île ? demanda La Vallière.

– Mademoiselle, dit d’Artagnan, je ne veux pas vous faire chercher : c’est du pays où M. de Beaufort s’embarque à l’heure qu’il est pour passer en Alger.

– Avez-vous vu l’armée ? demandèrent plusieurs belliqueuses.

– Comme je vous vois, répliqua d’Artagnan.

– Et la flotte ?

– J’ai tout vu.

– Avons-nous des amis par-là ? fit Mlle de Tonnay-Charente froidement, mais de manière à attirer l’attention sur ce mot, d’une portée calculée.

– Mais, répliqua d’Artagnan, nous avons M. de La Guillotière, M. de Mouchy, M. de Bragelonne.

La Vallière pâlit.

– M. de Bragelonne ? s’écria la perfide Athénaïs. Eh quoi ! il est parti en guerre… lui ?

Montalais lui marcha sur le pied, mais vainement.

– Savez-vous mon idée ? continua-t-elle sans pitié en s’adressant à d’Artagnan.

– Non, mademoiselle, et je voudrais bien la savoir.

– Mon idée, c’est que tous les hommes qui vont faire cette guerre sont des désespérés que l’amour a traités mal, et qui vont chercher des Noires moins cruelles que ne l’étaient les Blanches.

Quelques dames se mirent à rire ; La Vallière perdait son maintien ; Montalais toussait à réveiller un mort.

– Mademoiselle, interrompit d’Artagnan, vous faites erreur quand vous parlez des femmes noires de Djidgelli ; les femmes, là-bas, ne sont pas noires ; il est vrai qu’elles ne sont pas blanches : elles sont jaunes.

– Jaunes !

– Eh ! n’en dites pas de mal ; je n’ai jamais vu de plus belle couleur à marier avec des yeux noirs et une bouche de corail.

– Tant mieux pour M. de Bragelonne ! fit Mlle de Tonnay-Charente avec insistance, il se dédommagera, le pauvre garçon.

Il se fit un profond silence sur ces paroles.

D’Artagnan eut le temps de réfléchir que les femmes, ces douces colombes, se traitent entre elles beaucoup plus cruellement que les tigres et les ours.

Ce n’était pas assez pour Athénaïs d’avoir fait pâlir La Vallière ; elle voulut la faire rougir.

Reprenant la conversation sans mesure :

– Savez-vous, Louise, dit-elle, que vous voilà un gros péché sur la conscience !

– Quel péché, mademoiselle ? balbutia l’infortunée en cherchant un appui autour d’elle sans le trouver.

– Eh ! mais, poursuivit Athénaïs, ce garçon vous était fiancé. Il vous aimait. Vous l’avez repoussé.

– C’est un droit qu’on a quand on est honnête femme, reprit Montalais d’un air précieux. Lorsqu’on sait ne devoir pas faire le bonheur d’un homme, mieux vaut le repousser.

Louise ne put pas comprendre si elle devait un blâme ou un remerciement à celle qui la défendait ainsi.

– Repousser ! repousser ! c’est fort bon, dit Athénaïs, mais là n’est pas le péché que Mlle de La Vallière aurait à se reprocher. Le vrai péché, c’est d’envoyer ce pauvre Bragelonne à la guerre ; à la guerre, où l’on trouve la mort.

Louise passa une main sur son front glacé.

– Et s’il meurt, continua l’impitoyable, vous l’aurez tué : voilà le péché.

Louise, à demi morte elle-même, vint en chancelant prendre le bras du capitaine des mousquetaires, dont le visage trahissait une émotion inaccoutumée.

– Vous aviez à me parler, monsieur d’Artagnan, dit-elle d’une voix altérée par la colère et la douleur. Qu’aviez-vous à me dire ?

D’Artagnan fit plusieurs pas dans la galerie, tenant Louise sous son bras ; puis, lorsqu’ils furent assez loin des autres :

– Ce que j’avais à vous dire, mademoiselle, répliqua-t-il, Mlle de Tonnay Charente vient de vous l’exprimer brutalement, mais en entier.

Elle poussa un petit cri, et, navrée par cette nouvelle blessure, prit sa course comme ces pauvres oiseaux frappés à mort, qui cherchent l’ombre du hallier pour mourir.

Elle disparut par une porte, au moment où le roi entrait par une autre.

Le premier regard du prince fut pour le siège vide de sa maîtresse ; n’apercevant pas La Vallière, il fronça le sourcil ; mais aussitôt il vit d’Artagnan qui le saluait.

– Ah ! monsieur, dit-il, vous avez fait bonne diligence et je suis content de vous.

C’était l’expression superlative de la satisfaction royale. Bien des hommes devaient se faire tuer pour obtenir ce mot-là du roi.

Les filles d’honneur et les courtisans, qui avaient fait un cercle respectueux autour du roi à son entrée, s’écartèrent en le voyant chercher le secret avec son capitaine de mousquetaires.

Le roi prit les devants et emmena d’Artagnan hors de la salle, après avoir encore une fois cherché des yeux La Vallière, dont il ne comprenait point l’absence.

Une fois hors de la portée des oreilles curieuses :

– Eh bien ! dit-il, monsieur d’Artagnan, le prisonnier ?

– Dans sa prison, Sire.

– Qu’a-t-il dit en chemin ?

– Rien, Sire.

– Qu’a-t-il fait ?

– Il y a eu un moment où le pêcheur à bord duquel je passais à Sainte-Marguerite s’est révolté, et m’a voulu tuer. Le… le prisonnier m’a défendu au lieu d’essayer à s’enfuir.

Le roi pâlit.

– Assez, dit-il.

D’Artagnan s’inclina.

Louis se promena de long en large dans son cabinet.

– Vous étiez à Antibes, dit-il, quand M. de Beaufort y est venu ?

– Non, Sire, je partais quand le duc est arrivé.

– Ah !

Nouveau silence.

– Qu’avez-vous vu là-bas ?

– Beaucoup de gens, répliqua d’Artagnan avec froideur.

Le roi vit que d’Artagnan ne voulait pas parler.

– Je vous ai fait venir, monsieur le capitaine, pour vous dire d’aller préparer mes logements à Nantes.

– À Nantes ? s’écria d’Artagnan.

– En Bretagne.

– Oui, Sire, en Bretagne. Votre Majesté fait ce long voyage de Nantes ?

– Les États s’y assemblent, répondit le roi. J’ai deux demandes à leur faire : j’y veux être.

– Quand partirai-je ? dit le capitaine.

– Ce soir… demain… demain au soir, car vous avez besoin de repos.

– Je suis reposé, Sire.

– À merveille… Alors, entre ce soir et demain, à votre gré.

D’Artagnan salua comme pour prendre congé ; puis, voyant le roi très embarrassé :

– Le roi, dit-il, et il fit deux pas en avant, le roi emmène-t-il la Cour ?

– Mais oui.

– Alors le roi aura besoin des mousquetaires, sans doute ?

Et l’œil pénétrant du capitaine fit baisser le regard du roi.

– Prenez-en une brigade, répliqua Louis.

– Voilà tout ?… Le roi n’a pas d’autres ordres à me donner ?

– Non… Ah !… Si fait !…

– J’écoute.

– Au château de Nantes, qui est fort mal distribué, dit-on, vous prendrez l’habitude de mettre des mousquetaires à la porte de chacun des principaux dignitaires que j’emmènerai.

– Des principaux ?

– Oui.

– Comme, par exemple, à la porte de M. de Lyonne ?

– Oui.

– De M. Le Tellier ?

– Oui.

– De M. de Brienne ?

– Oui.

– Et de M. le surintendant ?

– Sans doute.

– Fort bien, Sire. Je serai parti demain.

– Oh ! encore un mot, monsieur d’Artagnan. Vous rencontrerez à Nantes M. le duc de Gesvres, capitaine des gardes. Ayez soin que vos mousquetaires soient placés avant que ses gardes n’arrivent.

– Oui, Sire.

– Et si M. de Gesvres vous questionnait ?

– Allons donc, Sire ! est-ce que M. de Gesvres me questionnera ?

Et cavalièrement, le mousquetaire tourna sur ses talons et disparut.

« À Nantes ! se dit-il en descendant les degrés. Pourquoi n’a-t-il pas osé dire tout de suite à Belle-Île ? »

Comme il touchait à la grande porte, un commis de M. de Brienne courut après lui.

– Monsieur d’Artagnan ! dit-il, pardon…

– Qu’y a-t-il, monsieur Ariste ?

– C’est un bon que le roi m’a chargé de vous remettre.

– Sur votre caisse ? demanda le mousquetaire.

– Non, monsieur, sur la caisse de M. Fouquet.

D’Artagnan, surpris, lut le bon, qui était de la main du roi, et pour deux cents pistoles.

« Quoi ! pensa-t-il après avoir remercié gracieusement le commis de M. Brienne, c’est par M. Fouquet qu’on fera payer ce voyage-là ! Mordioux ! voilà du pur Louis XI. Pourquoi n’avoir pas fait ce bon sur la caisse de M. Colbert ? Il eût payé avec tant de joie ! »

Et d’Artagnan, fidèle à son principe de ne laisser jamais refroidir un bon à vue, s’en alla chez M. Fouquet pour toucher ses deux cents pistoles.

Chapitre CCXLI – La cène §

Le surintendant avait sans doute reçu avis du prochain départ pour Nantes, car il donnait un dîner d’adieu à ses amis.

Du bas de la maison jusqu’en haut, l’empressement des valets portant des plats, et l’activité des registres, témoignaient d’un bouleversement prochain dans la caisse et dans la cuisine.

D’Artagnan, son bon à la main, se présenta dans les bureaux, où cette réponse lui fut faite qu’il était trop tard pour toucher, que la caisse était fermée.

Il répondit par ce seul mot :

– Service du roi.

Le commis, un peu troublé, tant la mine du capitaine était grave, répliqua que c’était une raison respectable, mais que les habitudes de la maison étaient respectables aussi ; qu’en conséquence, il priait le porteur de repasser le lendemain.

D’Artagnan demanda qu’on lui fît voir M. Fouquet.

Le commis riposta que M. le surintendant ne se mêlait point de ces sortes de détails, et, brusquement, il ferma sa dernière porte au nez de d’Artagnan.

Celui-ci avait prévu le coup, et mis sa botte entre la porte et le chambranle, de sorte que la serrure ne joua point, et que le commis se rencontra encore nez à nez avec son interlocuteur. Aussi changea-t-il de thème pour dire à d’Artagnan, avec une politesse effrayée :

– Si Monsieur veut parler à M. le surintendant, qu’il aille aux antichambres ; ici sont les bureaux, où Monseigneur ne vient jamais.

– À la bonne heure ! dites donc cela ! répliqua d’Artagnan.

– De l’autre côté de la cour, fit le commis, enchanté d’être libre.

D’Artagnan traversa la cour, et tomba au milieu des valets.

– Monseigneur ne reçoit pas à cette heure, lui fut-il répondu par un drôle qui portait sur un plat de vermeil trois faisans et douze cailles.

– Dites-lui, fit le capitaine en arrêtant le valet par le bout de son plat, que je suis M. d’Artagnan, capitaine-lieutenant des mousquetaires de Sa Majesté.

Le valet poussa un cri de surprise et disparut.

D’Artagnan l’avait suivi à pas lents. Il arriva juste à temps pour trouver dans l’antichambre M. Pélisson, qui, un peu pâle, venait de la salle à manger et accourait aux renseignements.

D’Artagnan sourit.

– Ce n’est rien de fâcheux, monsieur Pélisson, rien qu’un petit bon à toucher.

– Ah ! fit en respirant l’ami de Fouquet.

Et il prit le capitaine par la main, l’attira derrière lui, et le fit entrer dans la salle, où bon nombre d’amis intimes entouraient le surintendant, placé au centre et enseveli dans un fauteuil à coussins.

Là se trouvaient réunis tous les épicuriens, qui, naguère, à Vaux, faisaient les honneurs de la maison, de l’esprit et de l’argent de M. Fouquet.

Amis joyeux, tendres pour la plupart, ils n’avaient pas fui leur protecteur à l’approche de l’orage, et, malgré les menaces du ciel, malgré le tremblement de terre, ils se tenaient là, souriants, prévenants, dévoués à l’infortune comme ils l’avaient été à la prospérité.

À la gauche du surintendant, Mme de Bellière ; à sa droite, Mme Fouquet : comme si, bravant la loi du monde et faisant taire toute raison des convenances vulgaires, les deux anges protecteurs de cet homme se réunissaient pour lui prêter, à un moment de crise, l’appui de leurs bras entrelacés.

Mme de Bellière était pâle, tremblante et pleine de respectueuses intentions pour Mme la surintendante, qui, une main sur la main de son mari, regardait anxieusement la porte par laquelle Pélisson allait amener d’Artagnan.

Le capitaine entra plein de courtoisie d’abord, et d’admiration ensuite, quand, de son regard infaillible, il eut deviné en même temps qu’embrassé la signification de toutes les physionomies.

Fouquet, se soulevant sur son fauteuil :

– Pardonnez-moi, dit-il, monsieur d’Artagnan, si je n’ai pas été vous recevoir comme venant au nom du roi.

Et il accentua ces derniers mots avec une sorte de fermeté triste qui pénétra d’effroi le cœur de ses amis.

– Monseigneur, répliqua d’Artagnan, je ne viens pas chez vous au nom du roi, si ce n’est pour réclamer le paiement d’un bon de deux cents pistoles.

Tous les fronts se déridèrent ; celui de Fouquet resta seul obscurci.

– Ah ! dit-il, monsieur, vous partez aussi pour Nantes, peut-être ?

– Je ne sais pas où je pars, monseigneur.

– Mais, dit Mme Fouquet rassérénée, vous ne partez pas si vite, monsieur le capitaine, que vous ne nous fassiez l’honneur de vous asseoir avec nous.

– Madame, ce serait un bien grand honneur pour moi ; mais je suis tellement pressé, que, vous le voyez, j’ai dû me permettre d’interrompre votre repas pour faire payer ma cédule.

– À laquelle il sera fait réponse par de l’or, dit Fouquet en faisant un signe à son intendant, qui aussitôt partit avec le bon que lui tendait d’Artagnan.

– Oh ! fit celui-ci, je n’étais pas inquiet du paiement : la maison est bonne.

Un douloureux sourire se dessina sur les traits pâlis de Fouquet.

– Vous souffrez ? demanda Mme de Bellière.

– Votre accès ? demanda Mme Fouquet.

– Rien, merci ! répliqua le surintendant.

– Votre accès ? fit à son tour d’Artagnan. Est-ce que vous êtes malade, monseigneur ?

– J’ai une fièvre tierce qui m’a pris après la fête de Vaux.

– Quelque fraîcheur dans les grottes, la nuit ?

– Non, non ; une émotion, voilà tout.

– Le trop de cœur que vous avez mis à recevoir le roi, dit La Fontaine tranquillement, sans se douter qu’il lançait un sacrilège.

– On ne saurait mettre trop de cœur à recevoir le roi, dit doucement Fouquet à son poète.

– Monsieur a voulu dire le trop d’ardeur, interrompit d’Artagnan avec une franchise parfaite et beaucoup d’aménité. Le fait est, monseigneur, que jamais l’hospitalité ne fut pratiquée comme à Vaux.

Mme Fouquet laissa son visage exprimer clairement que, si Fouquet s’était bien conduit envers le roi, le roi ne rendait pas la pareille au ministre.

Mais d’Artagnan savait le terrible secret. Il le savait seul avec Fouquet ; ces deux hommes n’avaient pas, l’un le courage de plaindre l’autre, l’autre le droit d’accuser.

Le capitaine, à qui l’on apporta les deux cents pistoles, allait prendre congé, quand Fouquet, se levant, prit un verre et en fit donner un à d’Artagnan.

– Monsieur, dit-il, à la santé du roi, quoi qu’il arrive !

– Et à votre santé, monseigneur, quoi qu’il arrive ! dit d’Artagnan en buvant.

Il salua, sur ces paroles de mauvais augure, toute la compagnie, qui se leva dès qu’il eut fait son salut, et on entendit ses éperons et ses bottes jusque dans les profondeurs de l’escalier.

– J’ai cru un moment que c’était à moi et non à mon argent qu’il en voulait, dit Fouquet en essayant de rire.

– À vous ! s’écrièrent ses amis, et pourquoi, mon Dieu ?

– Oh ! fit le surintendant, ne nous abusons pas, mes chers frères en Épicure ; je ne veux pas faire de comparaison entre le plus humble pêcheur de la terre et le Dieu que nous adorons, mais, voyez-vous, il donna un jour à ses amis un repas qu’on appelle la Cène, et qui n’était qu’un dîner d’adieu comme celui que nous faisons en ce moment.

Un cri, douloureuse dénégation, partit de tous les coins de la table.

– Fermez les portes, dit Fouquet.

Et les valets disparurent.

– Mes amis, continua Fouquet en baissant la voix, qu’étais-je autrefois ? que suis-je aujourd’hui ? Consultez-vous et répondez. Un homme comme moi baisse, par cela même qu’il ne s’élève plus ; que dira-t-on, quand il s’abaisse réellement ? Je n’ai plus d’argent, je n’ai plus de crédit, je n’ai plus que des ennemis puissants et des amis sans puissance.

– Vite ! s’écria Pélisson en se levant, puisque vous vous expliquez avec cette franchise, c’est à nous d’être francs aussi. Oui, vous êtes perdu ; oui, vous courez à votre ruine, arrêtez-vous. Et, tout d’abord, que nous reste-t-il en argent ?

– Sept cent mille livres, dit l’intendant.

– Du pain, murmura Mme Fouquet.

– Des relais, dit Pélisson, des relais, et fuyez.

– Où cela ?

– En Suisse, en Savoie, mais fuyez.

– Si Monseigneur fuit, dit Mme de Bellière, on dira qu’il était coupable et qu’il a eu peur.

– On dira plus, on dira que j’ai emporté vingt millions avec moi.

– Nous ferons des mémoires pour vous justifier, dit La Fontaine ; fuyez.

– Je resterai dit Fouquet, et, d’ailleurs, tout ne me sert-il pas ?

– Vous avez Belle-Île ! cria l’abbé Fouquet.

– Et j’y vais naturellement, en allant à Nantes, répondit le surintendant ; patience, donc, patience !

– Avant Nantes, que de chemin ! dit Mme Fouquet.

– Oui, je le sais bien, répliqua Fouquet ; mais qu’y faire ? Le roi m’appelle aux États. Je sais bien que c’est pour me perdre ; mais refuser de partir, c’est montrer de l’inquiétude.

– Eh bien ! j’ai trouvé le moyen de tout concilier, s’écria Pélisson. Vous allez partir pour Nantes.

Fouquet le regarda d’un air surpris.

– Mais avec des amis, mais dans votre carrosse jusqu’à Orléans, dans votre gabare jusqu’à Nantes ; toujours prêt à vous défendre si l’on vous attaque, à échapper si l’on vous menace ; en un mot, vous emporterez votre argent pour toute chance, et, tout en fuyant, vous n’aurez fait qu’obéir au roi ; puis, touchant la mer quand vous voudrez, vous embarquerez pour Belle-Île, et, de Belle-Île, vous vous élancerez où vous voudrez, pareil à l’aigle qui sort et prend l’espace quand on l’a débusqué de son aire.

Un assentiment unanime accueillit les paroles de Pélisson.

– Oui, faites cela, dit Mme Fouquet à son mari.

– Faites cela, dit Mme de Bellière.

– Faites ! faites ! s’écrièrent tous les amis.

– Je le ferai, répliqua Fouquet.

– Dès ce soir.

– Dans une heure.

– Sur-le-champ.

– Avec sept cent mille livres, vous recommencerez une fortune, dit l’abbé Fouquet. Qui nous empêchera d’armer des corsaires à Belle-Île ?

– Et, s’il le faut, nous irons découvrir un nouveau monde, ajouta La Fontaine, ivre de projets et d’enthousiasme.

Un coup frappé à la porte interrompit ce concours de joie et d’espérance.

– Un courrier du roi ! cria le maître des cérémonies. Alors il se fit un profond silence, comme si le message qu’apportait ce courrier n’était qu’une réponse à tous les projets enfantés l’instant d’avant.

Chacun attendit ce que ferait le maître, dont le front ruisselait de sueur, et qui, véritablement, souffrait de sa fièvre.

Fouquet passa dans son cabinet pour recevoir le message de Sa Majesté.

Il y avait, nous l’avons dit, un tel silence dans les chambres et dans tout le service, que l’on entendait la voix de Fouquet qui répondait :

– C’est bien, monsieur.

Cette voix était pourtant brisée par la fatigue, altérée par l’émotion.

Un instant après, Fouquet appela Gourville, qui traversa la galerie au milieu de l’attente universelle.

Enfin il reparut lui-même parmi ses convives, mais ce n’était plus le même visage, pâle et défait, qu’on lui avait vu au départ ; de pâle, il s’était fait livide, et, de défait, décomposé. Spectre vivant, il s’avançait les bras étendus, la bouche desséchée, comme l’ombre qui vient de saluer des amis d’autrefois.

À cette vue chacun se leva, chacun s’écria, chacun courut à Fouquet.

Celui-ci, regardant Pélisson, s’appuya sur la surintendante, et serra la main glacée de la marquise de Bellière.

– Eh bien ! fit-il d’une voix qui n’avait plus rien d’humain.

– Qu’arrive-t-il, mon Dieu ? lui dit-on.

Fouquet ouvrit sa main droite, qui était crispée, humide ; on y vit un papier sur lequel Pélisson se jeta épouvanté.

Il y lut les lignes suivantes de la main du roi :

« Cher et aimé Monsieur Fouquet, donnez-nous, sur ce qui vous reste à nous, une somme de sept cent mille livres dont nous avons besoin ce jourd’hui pour notre départ.

« Et, comme nous savons que votre santé n’est pas bonne, nous prions Dieu qu’il vous remette en santé et vous ait en sa sainte et digne garde.

« Louis.

« La présente lettre est pour reçu. »

Un murmure d’effroi circula dans la salle.

– Eh bien ! s’écria Pélisson à son tour, vous avez cette lettre ?

– J’ai le reçu, oui.

– Que ferez-vous, alors ?

– Rien, puisque j’ai le reçu.

– Mais…

– Si j’ai le reçu, Pélisson, c’est que j’ai payé, fit le surintendant avec une simplicité qui arracha le cœur aux assistants.

– Vous avez payé ? s’écria Mme Fouquet au désespoir. Alors nous sommes perdus !

– Allons, allons, plus de mots inutiles, interrompit Pélisson. Après l’argent, la vie. Monseigneur, à cheval, à cheval !

– Nous quitter ! crièrent à la fois les deux femmes, ivres de douleur.

– Eh ! monseigneur, en vous sauvant, vous nous sauvez tous. À cheval !

– Mais il ne peut se tenir ! Voyez.

– Oh ! si l’on réfléchit… dit l’intrépide Pélisson.

– Il a raison, murmura Fouquet.

– Monseigneur ! monseigneur ! cria Gourville en montant l’escalier par quatre degrés à la fois ; Monseigneur !

– Eh bien ! quoi ?

– J’escortais, comme vous savez, le courrier du roi avec l’argent.

– Oui.

– Eh bien ! arrivé au Palais-Royal, j’ai vu…

– Respire un peu, mon pauvre ami, tu suffoques.

– Qu’avez-vous vu ? crièrent les amis impatients.

– J’ai vu les mousquetaires monter à cheval, dit Gourville.

– Voyez-vous ! s’écria-t-on, voyez-vous ! Y a-t-il un instant à perdre ?

Mme Fouquet se précipita par les montées en demandant ses chevaux.

Mme de Bellière s’élança pour la prendre dans ses bras et lui dit :

– Madame, au nom de son salut, ne témoignez rien, ne manifestez aucune alarme.

Pélisson courut pour faire atteler les carrosses.

Et, pendant ce temps, Gourville recueillit dans son chapeau ce que les amis pleurants et effarés purent y jeter d’or et d’argent, dernière offrande, pieuse aumône faite au malheur par la pauvreté.

Le surintendant, entraîné par les uns, porté par les autres, fut enfermé dans son carrosse. Gourville monta sur le siège et prit les rênes ; Pélisson contint Mme Fouquet évanouie.

Mme de Bellière eut plus de force ; elle en fut bien payée : elle recueillit le dernier baiser de Fouquet.

Pélisson expliqua facilement ce départ précipité par un ordre du roi qui appelait les ministres à Nantes.

Chapitre CCXLII – Dans le carrosse de M. Colbert §

Ainsi que l’avait vu Gourville, les mousquetaires du roi montaient à cheval et suivaient leur capitaine.

Celui-ci, qui ne voulait pas avoir de gêne dans ses allures, laissa sa brigade aux ordres d’un lieutenant, et partit de son côté, sur des chevaux de poste, en recommandant à ses hommes le plus grande diligence.

Si rapidement qu’ils allassent, ils ne pouvaient arriver avant lui.

Il eut le temps, en passant devant la rue Croix-des-Petits-Champs, de voir une chose qui lui donna beaucoup à penser. Il vit M. Colbert sortant de sa maison pour entrer dans un carrosse qui stationnait devant la porte.

Dans ce carrosse, d’Artagnan aperçut des coiffes de femme, et, comme il était curieux, il voulut savoir le nom des femmes cachées par les coiffes.

Pour parvenir à les voir, car elles faisaient gros dos et fine oreille, il poussa son cheval si près du carrosse, que sa botte à entonnoir frotta le mantelet et ébranla tout, contenant et contenu.

Les dames, effarouchées, poussèrent, l’une un petit cri, auquel d’Artagnan reconnut une jeune femme, l’autre une imprécation à laquelle il reconnut la vigueur et l’aplomb que donne un demi-siècle.

Les coiffes s’écartèrent : l’une des femmes était Mme Vanel, l’autre était la duchesse de Chevreuse.

D’Artagnan eut plus vite vu que les dames. Il les reconnut et elles ne le reconnurent pas ; et, comme elles riaient de leur frayeur en se pressant affectueusement les mains :

« Bien ! se dit d’Artagnan, la vieille duchesse n’est plus aussi difficile qu’autrefois en amitiés ; elle fait la cour à la maîtresse de M. Colbert ! Pauvre M. Fouquet ! cela ne lui présage rien de bon. »

Et il s’éloigna. M. Colbert prit place dans le carrosse, et ce noble trio commença un pèlerinage assez lent vers le bois de Vincennes.

En chemin, Mme de Chevreuse déposa Mme Vanel chez M. son mari, et, restée seule avec Colbert, elle poursuivit sa promenade en causant d’affaires. Elle avait un fonds de conversation inépuisable, cette chère duchesse, et, comme elle parlait toujours pour le mal d’autrui, toujours pour son bien à elle, sa conversation amusait l’interlocuteur et ne laissait pas d’être pour elle d’un bon rapport.

Elle apprit à Colbert, qui l’ignorait, combien il était un grand ministre, et combien Fouquet allait devenir peu de chose.

Elle lui promit de rallier à lui, quand il serait surintendant toute la vieille noblesse du royaume, et lui demanda son avis sur la prépondérance qu’il faudrait laisser prendre à La Vallière.

Elle le loua, elle le blâma, elle l’étourdit. Elle lui montra le secret de tant de secrets, que Colbert craignit un moment d’avoir affaire au diable.

Elle lui prouva qu’elle tenait dans sa main le Colbert d’aujourd’hui, comme elle avait tenu le Fouquet d’hier.

Et, comme, naïvement, il lui demandait la raison de cette haine qu’elle portait au surintendant :

– Pourquoi le haïssez-vous vous-même ? dit-elle.

– Madame, en politique, répliqua-t-il, les différences de systèmes peuvent amener des dissidences entre les hommes. M. Fouquet m’a paru pratiquer un système opposé aux vrais intérêts du roi.

Elle l’interrompit.

– Je ne vous parle plus de M. Fouquet. Le voyage que le roi fait à Nantes nous en rendra raison. M. Fouquet, pour moi, c’est un homme passé. Pour vous aussi.

Colbert ne répondit rien.

– Au retour de Nantes, continua la duchesse, le roi, qui ne cherche qu’un prétexte, trouvera que les États se sont mal comportés, qu’ils ont fait trop peu de sacrifices. Les États diront que les impôts sont trop lourds et que la surintendance les a ruinés. Le roi s’en prendra à M. Fouquet, et alors…

– Et alors ? dit Colbert.

– Oh ! on le disgraciera. N’est-ce pas votre sentiment ?

Colbert lança vers la duchesse un regard qui voulait dire : « Si on ne fait que disgracier M. Fouquet, vous n’en serez pas la cause. »

– Il faut, se hâta de dire Mme de Chevreuse, il faut que votre place soit toute marquée, monsieur Colbert. Voyez-vous quelqu’un entre le roi et vous, après la chute de M. Fouquet ?

– Je ne comprends pas, dit-il.

– Vous allez comprendre. Où vont vos ambitions ?

– Je n’en ai pas.

– Il était inutile alors de renverser le surintendant, monsieur Colbert. C’est oiseux.

– J’ai eu l’honneur de vous dire, madame…

– Oh ! oui, l’intérêt du roi, je sais ; mais, enfin, parlons du vôtre.

– Le mien, c’est de faire les affaires de Sa Majesté.

– Enfin, perdez-vous ou ne perdez-vous pas M. Fouquet ? Répondez sans détour.

– Madame, je ne perds personne.

– Je ne comprends pas alors pourquoi vous m’avez acheté si cher les lettres de M. Mazarin concernant M. Fouquet. Je ne conçois pas non plus pourquoi vous avez mis ces lettres sous les yeux du roi.

Colbert, stupéfait, regarda la duchesse, et, d’un air contraint :

– Madame, dit-il, je conçois encore moins comment, vous qui avez touché l’argent, vous me le reprochez.

– C’est que, fit la vieille duchesse, il faut vouloir ce qu’on veut, à moins qu’on ne puisse ce qu’on veut.

– Voilà, dit Colbert, démonté par cette logique brutale.

– Vous ne pouvez ? hein ? Dites.

– Je ne puis, je l’avoue, détruire auprès du roi certaines influences.

– Qui combattent pour M. Fouquet ? Lesquelles ? Attendez, que je vous aide.

– Faites, madame.

– La Vallière ?

– Oh ! peu d’influence, aucune connaissance des affaires et pas de ressort. M. Fouquet lui a fait la cour.

– Le défendre, ce serait l’accuser elle-même, n’est-ce pas ?

– Je crois que oui.

– Il y a encore une autre influence, qu’en dites-vous ?

– Considérable.

– La reine mère, peut-être ?

– Sa Majesté la reine mère a pour M. Fouquet une faiblesse bien préjudiciable à son fils.

– Ne croyez pas cela, fit la vieille en souriant.

– Oh ! fit Colbert avec incrédulité, je l’ai si souvent éprouvé !

– Autrefois ?

– Récemment encore, madame, à Vaux. C’est elle qui a empêché le roi de faire arrêter M. Fouquet.

– On n’a pas tous les jours le même avis, cher monsieur. Ce que la reine a pu vouloir récemment, elle ne le voudrait peut-être plus aujourd’hui.

– Pourquoi ? fit Colbert étonné.

– Peu importe la raison.

– Il importe beaucoup, au contraire ; car, si j’étais certain de ne pas déplaire à Sa Majesté la reine mère, tous mes scrupules seraient levés.

– Eh bien ! vous n’êtes pas sans avoir entendu parler de certain secret ?

– Un secret ?

– Appelez cela comme vous voudrez. Bref, la reine mère a pris en horreur tous ceux qui ont participé, d’une façon ou d’une autre, à la découverte de ce secret, et M. Fouquet, je crois, est un de ceux-là.

– Alors, fit Colbert, on pourrait être sûr de l’assentiment de la reine mère ?

– Je quitte à l’instant Sa Majesté, qui me l’a assuré.

– Soit, madame.

– Il y a plus : vous connaissez peut-être un homme qui était l’ami intime de M. Fouquet, M. d’Herblay, un évêque, je crois ?

– Évêque de Vannes.

– Eh bien ! ce M. d’Herblay, qui connaissait aussi ce secret, la reine mère le fait poursuivre avec acharnement.

– En vérité !

– Si bien poursuivre, que, fût-il mort, on voudrait avoir sa tête pour être assuré qu’elle ne parlera plus.

– C’est le désir de la reine mère ?

– Un ordre.

– On cherchera ce M. d’Herblay, madame.

– Oh ! nous savons bien où il est.

Colbert regarda la duchesse.

– Dites, madame.

– Il est à Belle-Île-en-Mer.

– Chez M. Fouquet ?

– Chez M. Fouquet.

– On l’aura !

Ce fut au tour de la duchesse à sourire.

– Ne croyez pas cela si facilement, dit-elle, et ne le promettez pas si légèrement.

– Pourquoi donc, madame ?

– Parce que M. d’Herblay n’est pas de ces gens qu’on prend quand on veut.

– Un rebelle, alors ?

– Oh ! nous autres, monsieur Colbert, nous avons passé toute notre vie à faire les rebelles, et, pourtant, vous le voyez bien, loin d’être pris, nous prenons les autres.

Colbert attacha sur la vieille duchesse un de ces regards farouches dont rien ne traduisait l’expression, et, avec une fermeté qui ne manquait point de grandeur :

– Le temps n’est plus, dit-il, où les sujets gagnaient des duchés à faire la guerre au roi de France. M. d’Herblay, s’il conspire, mourra sur un échafaud. Cela fera ou ne fera pas plaisir à ses ennemis, peu nous importe.

Et ce nous, étrange dans la bouche de Colbert, fit un instant rêver la duchesse. Elle se surprit à compter intérieurement avec cet homme.

Colbert avait ressaisi la supériorité dans l’entretien ; il voulut la garder.

– Vous me demandez, dit-il, madame, de faire arrêter ce M. d’Herblay ?

– Moi ? Je ne vous demande rien.

– Je croyais, madame ; mais, puisque je me suis trompé, laissons faire. Le roi n’a encore rien dit.

La duchesse se mordit les ongles.

– D’ailleurs, continua Colbert, quelle pauvre prise que celle de cet évêque ! Gibier de roi, un évêque ! oh ! non, non, je ne m’en occuperai même point.

La haine de la duchesse se découvrit.

– Gibier de femme, dit-elle, et la reine est une femme. Si elle veut qu’on arrête M. d’Herblay, c’est qu’elle a ses raisons. D’ailleurs, M. d’Herblay n’est-il pas ami de celui qui va tomber en disgrâce ?

– Oh ! qu’à cela ne tienne ! dit Colbert. On ménagera cet homme, s’il n’est pas l’ennemi du roi. Cela vous déplaît ?

– Je ne dis rien.

– Oui… vous le voulez voir en prison, à la Bastille, par exemple ?

– Je crois un secret mieux caché derrière les murs de la Bastille que derrière ceux de Belle-Île.

– J’en parlerai au roi, qui éclaircira le point.

– En attendant l’éclaircissement, monsieur, l’évêque de Vannes se sera enfui. J’en ferais autant.

– Enfui ! lui ! et où s’enfuirait-il ? L’Europe est à nous, de volonté, sinon de fait.

– Il trouvera toujours un asile, monsieur. On voit bien que vous ignorez à qui vous avez affaire. Vous ne connaissez pas M. d’Herblay, vous n’avez pas connu Aramis. C’était un de ces quatre mousquetaires qui, sous le feu roi, ont fait trembler le cardinal de Richelieu, et qui, pendant la Régence, ont donné tant de souci à M. de Mazarin.

– Mais, madame, comment fera-t-il, à moins qu’il n’ait un royaume à lui ?

– Il l’a, monsieur.

– Un royaume à lui, M. d’Herblay ?

– Je vous répète, monsieur, que, s’il lui faut un royaume, il l’a ou il l’aura.

– Enfin, du moment que vous prenez un intérêt si grand à ce qu’il n’échappe pas, madame, ce rebelle, je vous assure, n’échappera pas.

– Belle-Île est fortifiée, monsieur Colbert, et fortifiée par lui.

– Belle-Île fût-elle aussi défendue par lui, Belle-Île n’est pas imprenable, et, si M. l’évêque de Vannes est enfermé dans Belle-Île, eh bien ! madame, on fera le siège de la place et on le prendra.

– Vous pouvez être bien certain, monsieur, que le zèle que vous déployez pour les intérêts de la reine mère touchera vivement Sa Majesté, et que vous en aurez une magnifique récompense ; mais que lui dirai-je de vos projets sur cet homme ?

– Qu’une fois pris il sera enfoui dans une forteresse d’où jamais son secret ne sortira.

– Très bien, monsieur Colbert, et nous pouvons dire qu’à dater de cet instant nous avons fait tous deux une alliance solide, vous et moi, et que je suis bien à votre service.

– C’est moi, madame, qui me mets au vôtre. Ce chevalier d’Herblay, c’est un espion de l’Espagne, n’est-ce pas ?

– Mieux que cela.

– Un ambassadeur secret ?

– Montez toujours.

– Attendez… le roi Philippe III est dévot. C’est… le confesseur de Philippe III ?

– Plus haut encore.

– Mordieu ! s’écria Colbert, qui s’oublia jusqu’à jurer en présence de cette grande dame, de cette vieille amie de la reine mère, de la duchesse de Chevreuse enfin. C’est donc le général des jésuites ?

– Je crois que vous avez deviné, répondit la duchesse.

– Ah ! madame, alors cet homme nous perdra tous si nous ne le perdons, et encore faut-il se hâter !

– C’est mon avis, monsieur ; mais je n’osais vous le dire.

– Et nous avons eu du bonheur qu’il se soit attaqué au trône, au lieu de s’attaquer à nous.

– Mais notez bien ceci, monsieur Colbert : jamais M. d’Herblay ne se décourage, et, s’il a manqué son coup, il recommencera. S’il a laissé échapper l’occasion de se faire un roi pour lui, il en fera tôt ou tard un autre, dont, à coup sûr, vous ne serez pas le premier ministre.

Colbert fronça le sourcil avec une expression menaçante.

– Je compte bien que la prison nous réglera cette affaire-là d’une manière satisfaisante pour tous deux, madame.

La duchesse sourit.

– Si vous saviez, dit-elle, combien de fois Aramis est sorti de prison !

– Oh ! reprit Colbert, nous aviserons à ce qu’il n’en sorte pas cette fois-ci.

– Mais vous n’avez donc pas entendu ce que je vous ai dit tout à l’heure ? Vous ne vous rappelez donc pas qu’Aramis était un des quatre invincibles que redoutait Richelieu ? Et, à cette époque, les quatre mousquetaires n’avaient point ce qu’ils ont aujourd’hui : l’argent et l’expérience.

Colbert se mordit les lèvres.

– Nous renoncerons à la prison, dit-il d’un ton plus bas. Nous trouverons une retraite dont l’invincible ne puisse pas sortir.

– À la bonne heure, notre allié ! répondit la duchesse. Mais voici qu’il se fait tard ; est-ce que nous ne rentrons pas ?

– D’autant plus volontiers, madame, que j’ai mes préparatifs à faire pour partir avec le roi.

– À Paris ! cria la duchesse au cocher.

Et le carrosse retourna vers le faubourg Saint-Antoine après la conclusion de ce traité qui livrait à la mort le dernier ami de Fouquet, le dernier défenseur de Belle-Île, l’ancien ami de Marie Michon, le nouvel ennemi de la duchesse.

Chapitre CCXLIII – Les deux gabares §

D’Artagnan était parti : Fouquet aussi était parti, et lui avec une rapidité que doublait le tendre intérêt de ses amis.

Les premiers moments de ce voyage, ou, pour mieux dire, de cette fuite, furent troublés par la crainte incessante de tous les chevaux, de tous les carrosses qu’on apercevait derrière le fugitif.

Il n’était pas naturel, en effet, que Louis XIV, s’il en voulait à cette proie, la laissât échapper ; le jeune lion savait déjà la chasse, et il avait des limiers assez ardents pour s’en reposer sur eux.

Mais, insensiblement, toutes les craintes s’évanouirent ; le surintendant, à force de courir, mit une telle distance entre lui et les persécuteurs, que, raisonnablement, nul ne le pouvait atteindre. Quant à la contenance, ses amis la lui avaient faite excellente. Ne voyageait-il pas pour aller joindre le roi à Nantes, et la rapidité même ne témoignait-elle pas de son zèle.

Il arriva fatigué mais rassuré, à Orléans, où il trouva, grâce aux soins d’un courrier qui l’avait précédé, une belle gabare à huit rameurs.

Ces gabares, en forme de gondoles, un peu larges, un peu lourdes, contenant une petite chambre couverte en forme de tillac et une chambre de poupe formée par une tente, faisaient alors le service d’Orléans à Nantes par la Loire ; et ce trajet, long de nos jours, paraissait alors plus doux et plus commode que la grande route avec ses bidets de poste ou ses mauvais carrosses à peine suspendus. Fouquet monta dans cette gabare, qui partit aussitôt. Les rameurs, sachant qu’ils avaient l’honneur de mener le surintendant des finances, s’escrimaient de leur mieux, et ce mot magique, les finances, leur promettait quelque bonne gratification dont ils voulaient se rendre dignes.

La gabare vola sur les flots de la Loire. Un temps magnifique, un de ces soleils levants qui empourprent les paysages, laissait au fleuve toute sa sérénité limpide. Le courant et les rameurs portèrent Fouquet comme les ailes portent l’oiseau ; il arriva devant Beaugency sans qu’aucun accident eût signalé le voyage.

Fouquet espérait arriver le premier de tous à Nantes ; là, il verrait les notables et se donnerait un appui parmi les principaux membres des États ; il se rendrait nécessaire, chose facile à un homme de son mérite, et retarderait la catastrophe, s’il ne réussissait pas à l’éviter entièrement.

– D’ailleurs, lui disait Gourville, à Nantes vous devinerez ou nous devinerons les intentions de vos ennemis ; nous aurons les chevaux prêts pour gagner l’inextricable Poitou, une barque pour gagner la mer, et, une fois en mer, Belle-Île est le port inviolable. Vous voyez, en outre, que nul ne vous guette et que nul ne nous suit.

Il achevait à peine, que l’on découvrit de loin, derrière un coude formé par le fleuve, la mâture d’une gabare importante qui descendait.

Les rameurs du bateau de Fouquet poussèrent un cri de surprise en voyant cette gabare.

– Qu’y a-t-il ? demanda Fouquet.

– Il y a, monseigneur, répondit le patron de la barque, que c’est une chose vraiment extraordinaire, et que cette gabare marche comme un ouragan.

Gourville tressaillit et monta sur le tillac pour mieux voir.

Fouquet ne monta pas, lui ; mais il dit à Gourville avec une défiance contenue :

– Voyez donc ce que c’est, mon cher.

La gabare venait de dépasser le coude. Elle nageait si vite, que, derrière elle, on voyait frémir la blanche traînée de son sillage, illuminé des feux du jour.

– Comme ils vont ! répéta le patron, comme ils vont ! il paraît que la paie est bonne. Je ne croyais pas, ajouta le patron, que des avirons de bois pussent se comporter mieux que les nôtres ; mais, en voici là-bas qui me prouvent le contraire.

– Je crois bien ! s’écria un des rameurs ; ils sont douze et nous ne sommes que huit.

– Douze ! fit Gourville, douze rameurs ? Impossible !

Le chiffre de huit rameurs, pour une gabare, n’avait jamais été dépassé, même pour le roi.

On avait fait cet honneur à M. le surintendant bien plus encore par hâte que par respect.

– Que signifie cela ? dit Gourville en cherchant à distinguer, sous la tente, qu’on apercevait déjà, les voyageurs, que l’œil le plus subtil n’eût pas encore réussi à reconnaître.

– Faut-il qu’ils soient pressés ! Car ce n’est pas le roi, dit le patron.

Fouquet frissonna.

– À quoi voyez-vous que ce n’est pas le roi ? dit Gourville.

– D’abord, parce qu’il n’y a pas de pavillon blanc aux fleurs de lis, que la gabare royale porte toujours.

– Et ensuite, dit M. Fouquet, parce qu’il est impossible que ce soit le roi, Gourville, attendu que le roi était encore hier à Paris.

Gourville répondit au surintendant par un regard qui signifiait : « Vous y étiez bien vous-même. »

– Et à quoi voit-on qu’ils sont pressés ? ajouta-t-il pour gagner du temps.

– À ce que, monsieur, dit le patron, ces gens-là ont dû partir longtemps après nous, et qu’ils nous ont rejoints, ou à peu près.

– Bah ! fit Gourville, qui vous dit qu’ils ne sont point partis de Beaugency ou de Niort même ?

– Nous n’avons vu aucune gabare de cette force, si ce n’est à Orléans. Elle vient d’Orléans, monsieur, et se dépêche.

M. Fouquet et Gourville échangèrent un coup d’œil.

Le patron remarqua cette inquiétude. Gourville aussitôt pour lui donner le change :

– Quelque ami, dit-il qui aura gagé de nous rattraper ; gagnons le pari, et ne nous laissons pas atteindre.

Le patron ouvrait la bouche pour répondre que c’était impossible, lorsque M. Fouquet, avec hauteur :

– Si c’est quelqu’un qui veut nous joindre, dit-il, laissons-le venir.

– On peut essayer, monseigneur, dit le patron timidement. Allons, vous autres, du nerf ! nagez !

– Non, dit M. Fouquet, arrêtez tout court, au contraire.

– Monseigneur, quelle folie ! interrompit Gourville en se penchant à son oreille.

– Tout court ! répéta M. Fouquet. Les huit avirons s’arrêtèrent, et, résistant à l’eau, imprimèrent un mouvement rétrograde à la gabare. Elle était arrêtée.

Les douze rameurs de l’autre ne distinguèrent pas d’abord cette manœuvre, car ils continuèrent à lancer l’esquif si vigoureusement, qu’il arriva tout au plus à portée de mousquet. M. Fouquet avait la vue mauvaise ; Gourville était gêné par le soleil, qui frappait ses yeux ; le patron seul, avec cette habitude et cette netteté que donne la lutte contre les éléments, aperçut distinctement les voyageurs de la gabare voisine.

– Je les vois ! s’écria-t-il, ils sont deux.

– Je ne vois rien, dit Gourville.

– Vous n’allez pas tarder à les distinguer ; en quelques coups d’aviron, ils seront à vingt pas de nous.

Mais ce qu’annonçait le patron ne se réalisa pas ; la gabare imita le mouvement commandé par M. Fouquet, et, au lieu de venir joindre ses prétendus amis, elle s’arrêta tout net sur le milieu du fleuve.

– Je n’y comprends plus rien, dit le patron.

– Ni moi, dit Gourville.

– Vous qui voyez si bien les gens qui mènent cette gabare, reprit M. Fouquet, tâchez de nous les peindre, patron, avant que nous en soyons trop loin.

– Je croyais en voir deux, répondit le batelier, je n’en vois plus qu’un sous la tente.

– Comment est-il ?

– C’est un homme brun, large d’épaules, court de cou.

Un petit nuage passa dans l’azur du ciel, et vint, à ce moment, masquer le soleil.

Gourville, qui regardait toujours, une main sur les yeux, put voir ce qu’il cherchait, et, tout à coup, sautant du tillac dans la chambre où l’attendait Fouquet :

– Colbert ! lui dit-il d’une voix altérée par l’émotion.

– Colbert ? répéta Fouquet. Oh ! voilà qui est étrange ; mais non, c’est impossible !

– Je le reconnais, vous dis-je, et lui-même m’a si bien reconnu, qu’il vient de passer dans la chambre de poupe. Peut-être le roi l’envoie-t-il pour nous faire revenir.

– En ce cas, il nous joindrait au lieu de rester en panne. Que fait-il là ?

– Il nous surveille sans doute, monseigneur ?

– Je n’aime pas les incertitudes, s’écria Fouquet ; marchons droit à lui.

– Oh ! monseigneur, ne faites pas cela ! la gabare est pleine de gens armés.

– Il m’arrêterait donc, Gourville ? Pourquoi ne vient-il pas, alors ?

– Monseigneur, il n’est pas de votre dignité d’aller au devant même de votre perte.

– Mais souffrir que l’on me guette comme un malfaiteur ?

– Rien ne dit qu’on vous guette, monseigneur ; soyez patient.

– Que faire, alors ?

– Ne vous arrêtez pas ; vous n’alliez aussi vite que pour paraître obéir avec zèle aux ordres du roi. Redoublez de vitesse. Qui vivra, verra !

– C’est juste. Allons ! s’écria Fouquet, puisque l’on demeure coi là-bas, marchons nous autres.

Le patron donna le signal, et les rameurs de Fouquet reprirent leur exercice avec tout le succès qu’on pouvait attendre de gens reposés.

À peine la gabare eut-elle fait cent brasses, que l’autre, celle aux douze rameurs, se remit en marche également.

Cette course dura tout le jour, sans que la distance grandît ou diminuât entre les deux équipages.

Vers le soir, Fouquet voulut essayer les intentions de son persécuteur. Il ordonna aux rameurs de tirer vers la terre comme pour opérer une descente.

La gabare de Colbert imita cette manœuvre et cingla vers la terre en biaisant.

Par le plus grand des hasards, à l’endroit où Fouquet fit mine de débarquer, un valet d’écurie du château de Langeais suivait la berge fleurie en menant trois chevaux à la longe. Sans doute les gens de la gabare à douze rameurs crurent-ils que Fouquet se dirigeait vers des chevaux préparés pour sa fuite ; car on vit quatre ou cinq hommes, armés de mousquets, sauter de cette gabare à terre et marcher sur la berge, comme pour gagner du terrain sur les chevaux et le cavalier.

Fouquet, satisfait d’avoir forcé l’ennemi à une démonstration, se le tint pour dit, et recommença de faire marcher son bateau.

Les gens de Colbert remontèrent aussitôt dans le leur, et la course entre les deux équipages reprit avec une nouvelle persévérance.

Ce que voyant, Fouquet se sentit menacé de près, et, d’une voix prophétique :

– Eh bien ! Gourville dit-il très bas, que disais-je à notre dernier repas, chez moi ? vais-je ou non à ma ruine ?

– Oh ! monseigneur.

– Ces deux bateaux qui se suivent avec autant d’émulation que si nous nous disputions, M. Colbert et moi, un prix de vitesse sur la Loire, ne représentent-ils pas bien nos deux fortunes, et ne crois-tu pas, Gourville que l’un des deux fera naufrage à Nantes ?

– Au moins, objecta Gourville, il y a encore incertitude ; vous allez paraître aux États, vous allez montrer quel homme vous êtes ; votre éloquence et votre génie dans les affaires sont le bouclier et l’épée qui vous serviront à vous défendre, sinon à vaincre. Les Bretons ne vous connaissent point, et, quand ils vous connaîtront, votre cause est gagnée. Oh ! que M. Colbert se tienne bien, car sa gabare est aussi exposée que la vôtre à chavirer. Les deux vont vite, la sienne plus que la vôtre, c’est vrai ; on verra laquelle arrivera la première au naufrage.

Fouquet, prenant la main de Gourville :

– Ami, dit-il, c’est tout jugé ; rappelle-toi le proverbe : Les premiers vont devant. Eh bien ! Colbert n’a garde de me passer ! C’est un prudent, Colbert.

Il avait raison ; les deux gabares voguèrent jusqu’à Nantes, se surveillant l’une l’autre ; quand le surintendant aborda, Gourville espéra qu’il pourrait chercher tout de suite son refuge et faire préparer des relais.

Mais, au débarquer, la seconde gabare rejoignit la première, et Colbert, s’approchant de Fouquet, le salua sur le quai avec les marques du plus profond respect.

Marques tellement significatives, tellement bruyantes, qu’elles eurent pour résultat de faire accourir toute une population sur la Fosse.

Fouquet se possédait complètement ; il sentait qu’en ses derniers moments de grandeur il avait des obligations envers lui-même.

Il voulait tomber de si haut, que sa chute écrasât quelqu’un de ses ennemis.

Colbert se trouvait là, tant pis pour Colbert.

Aussi le surintendant, se rapprochant de lui, répondit-il avec ce clignement d’yeux arrogant qui lui était particulier :

– Quoi ! c’est vous, monsieur Colbert ?

– Pour vous rendre mes hommages, monseigneur, dit celui-ci.

– Vous étiez dans cette gabare ?

Il désigna la fameuse barque à douze rameurs.

– Oui, monseigneur.

– À douze rameurs ? dit Fouquet. Quel luxe, monsieur Colbert ! Un moment, j’ai cru que c’était la reine mère ou le roi.

– Monseigneur…

Et Colbert rougit.

– Voilà un voyage qui coûtera cher à ceux qui le paient, monsieur l’intendant, dit Fouquet. Mais, enfin, vous êtes arrivé. Vous voyez bien, ajouta-t-il un moment après, que, moi qui n’avais pas plus de huit rameurs, je suis arrivé avant vous.

Et il lui tourna le dos, le laissant indécis de savoir réellement si toutes les tergiversations de la seconde gabare avaient échappé à la première.

Au moins ne lui donnait-il pas la satisfaction de montrer qu’il avait eu peur.

Colbert, si fâcheusement secoué, ne se rebuta pas ; il répondit :

– Je n’ai pas été vite, monseigneur, parce que je m’arrêtais chaque fois que vous vous arrêtiez.

– Et pourquoi cela, monsieur Colbert ? s’écria Fouquet irrité de cette basse audace ; pourquoi puisque vous aviez un équipage supérieur au mien, ne me joigniez-vous ou ne me dépassiez-vous pas ?

– Par respect, fit l’intendant, qui salua jusqu’à terre.

Fouquet monta dans un carrosse que la ville lui envoyait, on ne sait pourquoi ni comment, et il se rendit à la Maison de Nantes, escorté d’une grande foule qui, depuis plusieurs jours, bouillonnait dans l’attente d’une convocation des États.

À peine fut-il installé, que Gourville sortit pour aller faire préparer les chevaux sur la route de Poitiers et de Vannes et un bateau à Paimbœuf.

Il fit avec tant de mystère, d’activité, de générosité ces différentes opérations, que jamais Fouquet, alors travaillé par son accès de fièvre, ne fut plus près du salut, sauf la coopération de cet agitateur immense des projets humains : le hasard.

Le bruit se répandit en ville, cette nuit, que le roi venait en grande hâte sur des chevaux de poste, et qu’il arriverait dans dix ou douze heures.

Le peuple, en attendant le roi, se réjouissait fort de voir les mousquetaires, fraîchement arrivés avec M. d’Artagnan, leur capitaine, et casernés dans le château, dont ils occupaient tous les postes en qualité de garde d’honneur.

M. d’Artagnan, qui était fort poli, se présenta vers dix heures chez le surintendant, pour lui offrir ses respectueux hommages, et, bien, que le ministre eût la fièvre bien qu’il fût souffrant et trempé de sueur, il voulut recevoir M. d’Artagnan, lequel fut charmé de cet honneur, comme on le verra par l’entretien qu’ils eurent ensemble.

Chapitre CCXLIV – Conseils d’ami §

Fouquet s’était couché, en homme qui tient à la vie et qui économise le plus possible ce mince tissu de l’existence, dont les chocs et les angles de ce monde usent si vite l’irréparable ténuité.

D’Artagnan parut sur le seuil de la chambre et fut salué par le surintendant d’un bonjour très affable.

– Bonjour, monseigneur, répondit le mousquetaire ; comment vous trouvez-vous de ce voyage ?

– Assez bien. Merci.

– Et de la fièvre ?

– Assez mal. Je bois, comme vous voyez. À peine arrivé, j’ai frappé sur Nantes une contribution de tisane.

– Il faut dormir d’abord, monseigneur.

– Eh ! corbleu ! cher monsieur d’Artagnan, je dormirais bien volontiers…

– Qui vous en empêche ?

– Mais vous, d’abord.

– Moi ? Ah ! Monseigneur !…

– Sans doute. Est-ce que, à Nantes comme à Paris, vous ne venez pas au nom du roi ?

– Pour Dieu ! monseigneur, répliqua le capitaine, laissez donc le roi en repos ! Le jour où je viendrai de la part du roi pour ce que vous voulez me dire, je vous promets de ne pas vous faire languir. Vous me verrez mettre la main à l’épée, selon l’ordonnance, et vous m’entendrez dire du premier coup, de ma voix de cérémonie : « Monseigneur, au nom du roi, je vous arrête »

Fouquet tressaillit malgré lui, tant l’accent du Gascon spirituel avait été naturel et vigoureux. La représentation du fait était presque aussi effrayante que le fait lui-même.

– Vous me promettez cette franchise ? dit le surintendant.

– Sur l’honneur ! Mais nous n’en sommes pas là, croyez-moi.

– Qui vous fait penser cela, monsieur d’Artagnan ? Moi, je crois tout le contraire.

– Je n’ai entendu parler de quoi que ce soit, répliqua d’Artagnan.

– Eh ! eh ! fit Fouquet.

– Mais non, vous êtes un agréable homme, malgré votre fièvre. Le roi ne peut, ne doit s’empêcher de vous aimer au fond du cœur.

Fouquet fit la grimace.

– Mais M. Colbert ? dit-il. M. Colbert m’aime-t-il aussi autant que vous le dites ?

– Je ne parle point de M. Colbert, reprit d’Artagnan. C’est un homme exceptionnel, celui-là ! Il ne vous aime pas, c’est possible ; mais mordioux ! l’écureuil peut se garer de la couleuvre, pour peu qu’il le veuille.

– Savez-vous que vous me parlez en ami, répliqua Fouquet, et que, sur ma vie ! je n’ai jamais trouvé un homme de votre esprit et de votre cœur ?

– Cela vous plaît à dire, fit d’Artagnan. Vous attendez à aujourd’hui pour me faire un compliment pareil ?

– Aveugles que nous sommes ! murmura Fouquet.

– Voilà votre voix qui s’enroue, dit d’Artagnan. Buvez, monseigneur, buvez.

Et il lui offrit une tasse de tisane avec la plus cordiale amitié ; Fouquet la prit et le remercia par un bon sourire.

– Ces choses-là n’arrivent qu’à moi, dit le mousquetaire. J’ai passé dix ans sous votre barbe quand vous remuiez des tonnes d’or ; vous faisiez quatre millions de pension par an, vous ne m’avez jamais remarqué ; et voilà que vous vous apercevez que je suis au monde, précisément au moment…

– Où je vais tomber, interrompit Fouquet. C’est vrai cher monsieur d’Artagnan.

– Je ne dis pas cela.

– Vous le pensez, c’est tout. Eh bien ! si je tombe, prenez ma parole pour vraie, je ne passerai pas un jour sans me dire, en me frappant la tête : « Fou ! fou ! stupide mortel ! Tu avais M. d’Artagnan sous la main, et tu ne t’es pas servi de lui ! et tu ne l’as pas enrichi ! »

– Vous me comblez ! dit le capitaine ; je raffole de vous.

– Encore un homme qui ne pense pas comme M. Colbert, fit le surintendant.

– Que ce Colbert vous tient aux côtes ! C’est pis que votre fièvre.

– Ah ! j’ai mes raisons, dit Fouquet. Jugez-les.

Et il lui raconta les détails de la course des gabares et l’hypocrite persécution de Colbert.

– N’est-ce pas le meilleur signe de ma ruine ?

D’Artagnan devint sérieux.

– C’est juste, dit-il. Oui, cela sent mauvais, comme disait M. de Tréville.

Et il attacha sur Fouquet son regard intelligent et significatif.

– N’est-ce pas, capitaine, que je suis bien désigné ? N’est-ce pas que le roi m’amène bien à Nantes pour m’isoler de Paris, où j’ai tant de créatures, et pour s’emparer de Belle-Île ?

– Où est M. d’Herblay, ajouta d’Artagnan.

Fouquet leva la tête.

– Quant à moi, monseigneur, poursuivit d’Artagnan, je puis vous assurer que le roi ne m’a rien dit contre vous.

– Vraiment ?

– Le roi m’a commandé de partir pour Nantes, c’est vrai ; de n’en rien dire à M. de Gesvres.

– Mon ami.

– À M. de Gesvres, oui, monseigneur, continua le mousquetaire, dont les yeux ne cessaient de parler un langage opposé au langage des lèvres. Le roi m’a commandé encore de prendre une brigade des mousquetaires, ce qui est superflu en apparence, puisque le pays est calme.

– Une brigade ? dit Fouquet en se levant sur un coude.

– Quatre-vingt-seize cavaliers, oui, monseigneur, le même nombre qu’on avait pris pour arrêter MM. de Chalais, de Cinq-Mars et Montmorency.

Fouquet dressa l’oreille à ces mots, prononcés sans valeur apparente.

– Et puis ? dit-il.

– Et puis d’autres ordres insignifiants, tels que ceux-ci : « Garder le château ; garder chaque logis ; ne laisser aucun garde de M. de Gesvres prendre faction. » De M. de Gesvres, votre ami.

– Et pour moi, s’écria Fouquet, quels ordres ?

– Pour vous, monseigneur, pas le plus petit mot.

– Monsieur d’Artagnan, il s’agit de me sauver l’honneur et la vie, peut être ! Vous ne me tromperiez pas ?

– Moi !… et dans quel but ? Est-ce que vous êtes menacé ? Seulement, il y a bien, touchant les carrosses et les bateaux, un ordre…

– Un ordre ?

– Oui ; mais qui ne saurait vous concerner. Simple mesure de police.

– Laquelle, capitaine ? laquelle ?

– C’est d’empêcher tous chevaux ou bateaux de sortir de Nantes sans un sauf-conduit signé du roi.

– Grand-Dieu ! mais…

D’Artagnan se mit à rire.

– Cela n’aura d’exécution qu’après l’arrivée du roi à Nantes ; ainsi, vous voyez bien, monseigneur, que l’ordre ne vous concerne en rien.

Fouquet devint rêveur, et d’Artagnan feignit de ne pas remarquer sa préoccupation.

– Pour que je vous confie la teneur des ordres qu’on m’a donnés, il faut que je vous aime et que je tienne à vous prouver qu’aucun n’est dirigé contre vous.

– Sans doute, dit Fouquet distrait.

– Récapitulons, dit le capitaine avec son coup d’œil chargé d’insistance : Garde spéciale et sévère du château dans lequel vous aurez votre logis n’est-ce pas ? Connaissez-vous ce château ?… Ah ! monseigneur, une vraie prison ! Absence totale de M. de Gesvres, qui a l’honneur d’être de vos amis… Clôture des portes de la ville et de la rivière, sauf une passe, mais seulement quand le roi sera venu… Savez-vous bien, monsieur Fouquet, que si, au lieu de parler à un homme comme vous, qui êtes un des premiers du royaume, je parlais à une conscience troublée, inquiète, je me compromettrais à jamais ? La belle occasion pour quelqu’un qui voudrait prendre le large ! Pas de police, pas de gardes, pas d’ordres ; l’eau libre, la route franche, M. d’Artagnan obligé de prêter ses chevaux si on les lui demandait ! Tout cela doit vous rassurer, monsieur Fouquet ; car le roi ne m’eût pas laissé ainsi indépendant, s’il eût eu de mauvais desseins. En vérité, monsieur Fouquet, demandez-moi tout ce qui pourra vous être agréable : je suis à votre disposition ; et seulement, si vous y consentez, vous me rendrez un service ; celui de souhaiter le bonjour à Aramis et à Porthos, au cas où vous embarqueriez pour Belle-Île, ainsi que vous avez le droit de le faire, sans désemparer, tout de suite, en robe de chambre, comme vous voilà.

Sur ces mots, et avec une profonde révérence, le mousquetaire, dont les regards n’avaient rien perdu de leur intelligente bienveillance, sortit de l’appartement et disparut.

Il n’était pas aux degrés du vestibule, que Fouquet, hors de lui, se pendit à la sonnette et cria :

– Mes chevaux ! ma gabare !

Personne ne répondit.

Le surintendant s’habilla lui-même de tout ce qu’il trouva sous sa main.

– Gourville !… Gourville !… cria-t-il tout en glissant sa montre dans sa poche.

Et la sonnette joua encore, tandis que Fouquet répétait :

– Gourville !… Gourville !…

Gourville parut, haletant, pâle.

– Partons ! partons ! cria le surintendant dès qu’il le vit.

– Il est trop tard ! fit l’ami du pauvre Fouquet.

– Trop tard ! pourquoi ?

– Écoutez !

On entendit des trompettes et un bruit de tambour devant le château.

– Quoi donc, Gourville ?

– Le roi qui arrive, monseigneur.

– Le roi ?

– Le roi, qui a brûlé étapes sur étapes ; le roi, qui a crevé des chevaux et qui avance de huit heures sur votre calcul.

– Nous sommes perdus ! murmura Fouquet. Brave d’Artagnan, va ! tu m’as parlé trop tard !

Le roi arrivait, en effet, dans la ville ; on entendit bientôt le canon du rempart et celui d’un vaisseau qui répondait du bas de la rivière.

Fouquet fronça le sourcil, appela ses valets de chambre et se fit habiller en cérémonie.

De sa fenêtre, derrière les rideaux, il voyait l’empressement du peuple et le mouvement d’une grande troupe qui avait suivi le prince sans que l’on pût deviner comment.

Le roi fut conduit au château en grande pompe, et Fouquet le vit mettre pied à terre sous la herse et parler bas à l’oreille de d’Artagnan, qui tenait l’étrier.

D’Artagnan, le roi étant passé sous la voûte, se dirigea vers la maison de Fouquet, mais si lentement, si lentement, en s’arrêtant tant de fois pour parler à ses mousquetaires, échelonnés en haie, que l’on eût dit qu’il comptait les secondes ou les pas avant d’accomplir son message.

Fouquet ouvrit la fenêtre pour lui parler dans la cour.

– Ah ! s’écria d’Artagnan en l’apercevant, vous êtes encore chez vous, monseigneur.

Et ce encore suffit pour prouver à M. Fouquet combien d’enseignements et de conseils utiles renfermait la première visite du mousquetaire.

Le surintendant se contenta de soupirer.

– Mon Dieu, oui, monsieur, répondit-il ; l’arrivée du roi m’a interrompu dans les projets que j’avais.

– Ah ! vous savez que le roi vient d’arriver ?

– Je l’ai vu, oui, monsieur ; et, cette fois, vous venez de sa part ?…

– Savoir de vos nouvelles, monseigneur, et, si votre santé n’est pas trop mauvaise, vous prier de vouloir bien vous rendre au château.

– De ce pas, monsieur d’Artagnan, de ce pas.

– Ah ! dame ! fit le capitaine, à présent que le roi est là, il n’y a plus de promenade pour personne, plus de libre arbitre ; la consigne gouverne à présent, vous comme moi, moi comme vous.

Fouquet soupira une dernière fois, monta en carrosse, tant sa faiblesse était grande, et se rendit au château, escorté par d’Artagnan, dont la politesse n’était pas moins effrayante cette fois qu’elle n’avait été naguère consolante et gaie.

Chapitre CCXLV – Comment le roi Louis XIV joua son petit rôle §

Comme Fouquet descendait de carrosse pour entrer dans le château de Nantes, un homme du peuple s’approcha de lui avec tous les signes du plus grand respect et lui remit une lettre.

D’Artagnan voulut empêcher cet homme d’entretenir Fouquet, et l’éloigna, mais le message avait été remis au surintendant. Fouquet décacheta la lettre et la lut ; en ce moment, un vague effroi que d’Artagnan pénétra facilement se peignit sur les traits du premier ministre.

M. Fouquet mit le papier dans le portefeuille qu’il avait sous son bras, et continua son chemin vers les appartements du roi.

D’Artagnan, par les petites fenêtres pratiquées à chaque étage du donjon, vit, en montant derrière Fouquet, l’homme au billet regarder autour de lui sur la place et faire des signes à plusieurs personnes qui disparurent dans les rues adjacentes, après avoir elles-mêmes répété ces signes faits par le personnage que nous avons indiqué.

On fit attendre Fouquet un moment sur cette terrasse dont nous avons parlé, terrasse qui aboutissait au petit corridor après lequel on avait établi le cabinet du roi.

D’Artagnan alors passa devant le surintendant, que, jusque-là, il avait accompagné respectueusement, et entra dans le cabinet royal.

– Eh bien ? lui demanda Louis XIV, qui, en l’apercevant, jeta sur la table couverte de papiers une grande toile verte.

– L’ordre est exécuté, Sire.

– Et Fouquet ?

– M. le surintendant me suit, répliqua d’Artagnan.

– Dans dix minutes, on l’introduira près de moi, dit le roi en congédiant d’Artagnan d’un geste.

Celui-ci sortit, et, à peine arrivé dans le corridor à l’extrémité duquel Fouquet l’attendait, fut rappelé par la clochette du roi.

– Il n’a pas paru étonné ? demanda le roi.

– Qui, Sire ?

Fouquet, répéta le roi sans dire monsieur, particularité qui confirma le capitaine des mousquetaires dans ses soupçons.

– Non, Sire, répliqua-t-il.

– Bien.

Et, pour la seconde fois, Louis renvoya d’Artagnan.

Fouquet n’avait pas quitté la terrasse où il avait été laissé par son guide ; il relisait son billet ainsi conçu :

« Quelque chose se trame contre vous. Peut-être n’osera-t-on au château ; ce serait à votre retour chez vous. Le logis est déjà cerné par les mousquetaires. N’y entrez pas ; un cheval blanc vous attend derrière l’esplanade. »

M. Fouquet avait reconnu l’écriture et le zèle de Gourville. Ne voulant point que, s’il lui arrivait malheur ce papier pût compromettre un fidèle ami, le surintendant s’occupait à déchirer ce billet en des milliers de morceaux éparpillés au vent hors du balustre de la terrasse.

D’Artagnan le surprit, regardant voltiger les dernières miettes dans l’espace.

– Monsieur, dit-il, le roi vous attend.

Fouquet marcha d’un pas délibéré dans le petit corridor où travaillaient MM. de Brienne et Rose, tandis que le duc de Saint-Aignan, assis sur une petite chaise, aussi dans le corridor, semblait attendre des ordres et bâillait d’une impatience fiévreuse, son épée entre les jambes.

Il sembla étrange à Fouquet que MM. de Brienne, Rose et de Saint-Aignan, d’ordinaire si attentifs, si obséquieux, se dérangeassent à peine lorsque lui, le surintendant, passa. Mais comment eût-il trouvé autre chose chez des courtisans, celui que le roi n’appelait plus que Fouquet ?

Il releva la tête, et, bien décidé à tout braver en face, entra chez le roi après qu’une clochette qu’on connaît déjà l’eut annoncé à Sa Majesté.

Le roi, sans se lever, lui fit un signe de tête, et, avec intérêt :

– Eh ! comment allez-vous, monsieur Fouquet ? dit-il.

– Je suis dans mon accès de fièvre, répliqua le surintendant mais tout au service du roi.

– Bien ; les États s’assemblent demain : avez-vous un discours prêt ?

Fouquet regarda le roi avec étonnement.

– Je n’en ai pas, Sire, dit-il ; mais j’en improviserai un. Je sais assez à fond les affaires pour ne pas demeurer embarrassé. Je n’ai qu’une question à faire : Votre Majesté me le permettra-t-elle ?

– Faites.

– Pourquoi Sa Majesté n’a-t-elle pas fait l’honneur à son premier ministre de l’avertir à Paris ?

– Vous étiez malade ; je ne veux pas vous fatiguer.

– Jamais un travail, jamais une explication ne me fatigue, Sire, et, puisque le moment est venu pour moi de demander une explication à mon roi…

– Oh ! monsieur Fouquet ! et sur quoi une explication ?

– Sur les intentions de Sa Majesté à mon égard.

Le roi rougit.

– J’ai été calomnié, repartit vivement Fouquet, et je dois provoquer la justice du roi à des enquêtes.

– Vous me dites cela bien inutilement, monsieur Fouquet ; je sais ce que je sais.

– Sa Majesté ne peut savoir les choses que si on les lui a dites, et je ne lui ai rien dit, moi, tandis que d’autres ont parlé maintes et maintes fois à…

– Que voulez-vous dire ? fit le roi, impatient de clore cette conversation embarrassante.

– Je vais droit au fait, Sire, et j’accuse un homme de me nuire auprès de Votre Majesté.

– Personne ne vous nuit, monsieur Fouquet.

– Cette réponse, Sire, me prouve que j’avais raison.

– Monsieur Fouquet, je n’aime pas qu’on accuse.

– Quand on est accusé !

– Nous avons déjà trop parlé de cette affaire.

– Votre Majesté ne veut pas que je me justifie ?

– Je vous répète que je ne vous accuse pas.

Fouquet fit un pas en arrière en faisant un demi-salut.

« Il est certain, pensa-t-il, qu’il a pris un parti. Celui qui ne peut reculer a seul une pareille obstination. Ne pas voir le danger dans ce moment, ce serait être aveugle ; ne pas l’éviter, ce serait être stupide. »

Il reprit tout haut :

– Votre Majesté m’a demandé pour un travail ?

– Non, monsieur Fouquet, pour un conseil que j’ai à vous donner.

– J’attends respectueusement, Sire.

– Reposez-vous, monsieur Fouquet ; ne prodiguez plus vos forces : la session des États sera courte, et, quand mes secrétaires l’auront close, je ne veux plus que l’on parle affaires de quinze jours en France.

– Le roi n’a rien à me dire au sujet de cette assemblée des États ?

– Non, monsieur Fouquet.

– À moi, surintendant des finances ?

– Reposez-vous, je vous prie ; voilà tout ce que j’ai à vous dire.

Fouquet se mordit les lèvres et baissa la tête. Il couvait évidemment quelque pensée inquiète.

Cette inquiétude gagna le roi.

– Est-ce que vous êtes fâché d’avoir à vous reposer, monsieur Fouquet ? dit-il.

– Oui, Sire, je ne suis pas habitué au repos.

– Mais vous êtes malade ; il faut vous soigner.

– Votre Majesté me parlait d’un discours à prononcer demain ?

Le roi ne répondit pas ; cette question brusque venait de l’embarrasser.

Fouquet sentit le poids de cette hésitation. Il crut lire dans les yeux du jeune prince un danger qui précipiterait sa défiance.

« Si je parais avoir peur, pensa-t-il, je suis perdu. »

Le roi, de son côté, n’était inquiet que de cette défiance de Fouquet.

– A-t-il éventé quelque chose ? murmurait-il.

« Si son premier mot est dur, pensa encore Fouquet, s’il s’irrite ou feint de s’irriter pour prendre un prétexte, comment me tirerai-je de là ? Adoucissons la pente. Gourville avait raison »

– Sire, dit-il tout à coup, puisque la bonté du roi veille à ma santé à ce point qu’elle me dispense de tout travail, est-ce que je ne serai pas libre du conseil pour demain ? J’emploierais ce jour à garder le lit, et je demanderais au roi de me céder son médecin pour essayer un remède contre ces maudites fièvres.

– Soit fait comme vous désirez, monsieur Fouquet. Vous aurez le congé pour demain, vous aurez le médecin, vous aurez la santé.

– Merci, dit Fouquet en s’inclinant.

Puis, prenant son parti :

– Est-ce que je n’aurai pas, dit-il, le bonheur de mener le roi à Belle-Île, chez moi ?

Et il regardait Louis en face pour juger de l’effet d’une pareille proposition.

Le roi rougit encore.

– Vous savez, répliqua-t-il en essayant de sourire, que vous venez de dire : À Belle-Île, chez moi ?

– C’est vrai, Sire.

– Eh bien ! ne vous souvient-il plus, continua le roi du même ton enjoué, que vous me donnâtes Belle-Île ?

– C’est encore vrai, Sire. Seulement, comme vous ne l’avez pas prise, vous en viendrez prendre possession.

– Je le veux bien.

– C’était, d’ailleurs, l’intention de Votre Majesté autant que la mienne, et je ne saurais dire à Votre Majesté combien j’ai été heureux et fier en voyant toute la maison militaire du roi venir de Paris pour cette prise de possession.

Le roi balbutia qu’il n’avait pas amené ses mousquetaires pour cela seulement.

– Oh ! je le pense bien, dit vivement Fouquet ; Votre Majesté sait trop bien qu’il lui suffit de venir seule une badine à la main, pour faire tomber toutes les fortifications de Belle-Île.

– Peste ! s’écria le roi, je ne veux pas qu’elles tombent, ces belles fortifications qui ont coûté si cher à élever. Non ! qu’elles demeurent contre les Hollandais et les Anglais. Ce que je veux voir à Belle-Île, vous ne le devineriez pas, monsieur Fouquet : ce sont les belles paysannes, filles et femmes, des terres ou des grèves, qui dansent si bien et sont si séduisantes avec leurs jupes d’écarlate ! on m’a fort vanté vos vassales, monsieur le surintendant. Tenez, faites-les-moi voir.

– Quand Votre Majesté voudra.

– Avez-vous quelque moyen de transport ? Ce serait demain si vous vouliez.

Le surintendant sentit le coup, qui n’était pas adroit, et il répondit :

– Non, Sire : j’ignorais le désir de Votre Majesté, j’ignorais surtout sa hâte de voir Belle-Île, et je ne me suis précautionné en rien.

– Vous avez un bateau à vous, cependant ?

– J’en ai cinq ; mais ils sont tous, soit au Port, soit à Paimbœuf, et, pour les rejoindre ou les faire arriver, il faut au moins vingt-quatre heures. Ai-je besoin d’envoyer un courrier ? faut-il que je le fasse ?

– Attendez encore ; laissez finir la fièvre ; attendez à demain.

– C’est vrai… Qui sait si demain nous n’aurons pas mille autres idées ? répliqua Fouquet, désormais hors de doute et fort pâle.

Le roi tressaillit et allongea la main vers sa clochette ; mais Fouquet le prévint.

– Sire, dit-il, j’ai la fièvre ; je tremble de froid. Si je demeure un moment de plus, je suis capable de m’évanouir. Je demande à Votre Majesté la permission de m’aller cacher sous les couvertures.

– En effet, vous grelottez ; c’est affligeant à voir. Allez, monsieur Fouquet, allez. J’enverrai savoir de vos nouvelles.

– Votre Majesté me comble. Dans une heure, je me trouverai beaucoup mieux.

– Je veux que quelqu’un vous reconduise, dit le roi.

– Comme il vous plaira ; je prendrais volontiers le bras de quelqu’un.

– Monsieur d’Artagnan ! cria le roi en sonnant de sa clochette.

– Oh ! Sire, interrompit Fouquet en riant d’un air qui fit froid au prince, vous me donnez un capitaine de mousquetaires pour me conduire à mon logis ? Honneur bien équivoque, Sire ! Un simple valet de pied, je vous prie.

– Et pourquoi, monsieur Fouquet ? M. d’Artagnan me reconduit bien, moi !

– Oui ; mais, quand il vous reconduit, Sire, c’est pour vous obéir, tandis que moi…

– Eh bien ?

– Moi, s’il me faut rentrer chez moi avec votre chef des mousquetaires, on dira que vous me faites arrêter.

– Arrêter ? répéta le roi, qui pâlit plus que Fouquet lui-même, arrêter ? oh !…

– Eh ? que ne dit-on pas ! poursuivit Fouquet toujours riant ; et je gage qu’il se trouverait des gens assez méchants pour en rire ?

Cette saillie déconcerta le monarque. Fouquet fut assez habile ou assez heureux pour que Louis XIV reculât devant l’apparence du fait qu’il méditait.

M. d’Artagnan, lorsqu’il parut, reçut l’ordre de désigner un mousquetaire pour accompagner le surintendant.

– Inutile, dit alors celui-ci : épée pour épée, j’aime autant Gourville, qui m’attend en bas. Mais cela ne m’empêchera pas de jouir de la société de M. d’Artagnan. Je suis bien aise qu’il voie Belle-Île, lui qui se connaît si bien en fortifications.

D’Artagnan s’inclina, ne comprenant plus rien à la scène.

Fouquet salua encore, et sortit affectant toute la lenteur d’un homme qui se promène.

Une fois hors du château :

– Je suis sauvé ! dit-il. Oh ! oui, tu verras Belle-Île, roi déloyal, mais quand je n’y serai plus.

Et il disparut.

D’Artagnan était demeuré avec le roi.

– Capitaine, lui dit Sa Majesté, vous allez suivre M. Fouquet à cent pas.

– Oui, Sire.

– Il rentre chez lui. Vous irez chez lui.

– Oui, Sire.

– Vous l’arrêterez en mon nom, et vous l’enfermerez dans un carrosse.

– Dans un carrosse ? Bien.

– De telle façon qu’il ne puisse, en route, ni converser avec quelqu’un, ni jeter des billets aux gens qu’il rencontrera.

– Oh ! voilà qui est difficile, Sire.

– Non.

– Pardon, Sire ; je ne puis étouffer M. Fouquet, et, s’il demande à respirer, je n’irai pas l’en empêcher en fermant glaces et mantelets. Il jettera par les portières tous les cris et les billets possibles.

– Le cas est prévu, monsieur d’Artagnan ; un carrosse avec un treillis obviera aux deux inconvénients que vous signalez.

– Un carrosse à treillis de fer ? s’écria d’Artagnan. Mais on ne fait pas un treillis de fer pour carrosse en une demi-heure, et Votre Majesté me recommande d’aller tout de suite chez M. Fouquet.

– Aussi le carrosse en question est-il tout fait.

– Ah ! c’est différent, dit le capitaine. Si le carrosse est tout fait, très bien, on n’a qu’à le faire aller.

– Il est tout attelé.

– Ah !

– Et le cocher, avec les piqueurs, attend dans la cour basse du château.

D’Artagnan s’inclina.

– Il ne me reste, ajouta-t-il, qu’à demander au roi en quel endroit on conduira M. Fouquet.

– Au château d’Angers, d’abord.

– Très bien.

– Nous verrons ensuite.

– Oui, Sire.

– Monsieur d’Artagnan, un dernier mot : vous avez remarqué que, pour faire cette prise de Fouquet, je n’emploie pas mes gardes, ce dont M. de Gesvres sera furieux.

– Votre Majesté n’emploie pas ses gardes, dit le capitaine un peu humilié, parce qu’elle se défie de M. de Gesvres. Voilà !

– C’est vous dire, monsieur, que j’ai confiance en vous.

– Je le sais bien, Sire ! et il est inutile de le faire valoir.

– C’est seulement pour arriver à ceci, monsieur, qu’à partir de ce moment, s’il arrivait que, par hasard, un hasard quelconque, M. Fouquet s’évadât… on a vu de ces hasards-là, monsieur…

– Oh ! Sire, très souvent, mais pour les autres, pas pour moi.

– Pourquoi pas pour vous ?

– Parce que moi, Sire, j’ai un instant voulu sauver M. Fouquet.

Le roi frémit.

– Parce que, continua le capitaine j’en avais le droit ayant deviné le plan de Votre Majesté sans qu’elle m’en eût parlé, et que je trouvais M. Fouquet intéressant. Or j’étais libre de lui témoigner mon intérêt, à cet homme.

– En vérité, monsieur, vous ne me rassurez point sur vos services !

– Si je l’eusse sauvé alors, j’étais parfaitement innocent : je dis plus, j’eusse bien fait, car M. Fouquet n’est pas un méchant homme. Mais il n’a pas voulu ; sa destinée l’a entraîné ; il a laissé fuir l’heure de la liberté. Tant pis ! Maintenant, j’ai des ordres, j’obéirai à ces ordres, et M. Fouquet, vous pouvez le considérer comme un homme arrêté. Il est au château d’Angers, M. Fouquet.

– Oh ! vous ne le tenez pas encore, capitaine !

– Cela me regarde ; à chacun son métier, Sire ; seulement, encore une fois, réfléchissez. Donnez-vous sérieusement l’ordre d’arrêter M. Fouquet, Sire ?

– Oui, mille fois oui !

– Écrivez alors.

– Voici la lettre.

D’Artagnan la lut, salua le roi et sortit.

Du haut de la terrasse, il aperçut Gourville qui passait l’air joyeux, et se dirigeait vers la maison de M. Fouquet.

Chapitre CCXLVI – Le cheval blanc et le cheval noir §

« Voilà qui est surprenant, se dit le capitaine : Gourville très joyeux et courant les rues, quand il est à peu près certain que M. Fouquet est en danger ; quand il est à peu près certain que c’est Gourville qui a prévenu M. Fouquet par le billet de tout à l’heure, ce billet qui a été déchiré en mille morceaux sur la terrasse, et livré aux vents par M. le surintendant.

« Gourville se frotte les mains, c’est qu’il vient de faire quelque habileté. D’où vient Gourville ?

« Gourville vient de la rue aux Herbes. Où va la rue aux Herbes ? »

Et d’Artagnan suivit, sur le faîte des maisons de Nantes dominées par le château, la ligne tracée par les rues, comme il eût fait sur un plan topographique ; seulement au lieu de papier mort et plat, vide et désert, la carte vivante se dressait en relief avec des mouvements, les cris et les ombres des hommes et des choses.

Au-delà de l’enceinte de la ville, les grandes plaines verdoyantes s’étendaient bordant la Loire, et semblaient courir vers l’horizon empourpré, que sillonnaient l’azur des eaux et le vert noirâtre des marécages.

Immédiatement après les portes de Nantes, deux chemins blancs montaient en divergeant comme les doigts écartés d’une main gigantesque.

D’Artagnan, qui avait embrassé tout le panorama d’un coup d’œil en traversant la terrasse, fut conduit par la ligne de la rue aux Herbes à l’aboutissement d’un de ces chemins qui prenait naissance sous la porte de Nantes.

Encore un pas, et il allait descendre l’escalier de la terrasse pour rentrer dans le donjon, prendre son carrosse à treillis, et marcher vers la maison de Fouquet.

Mais le hasard voulut que, au moment de se replonger dans l’escalier, il fût attiré par un point mouvant qui gagnait du terrain sur cette route.

« Qu’est cela ? se demanda le mousquetaire. Un cheval qui court, un cheval échappé sans doute ; comme il détale ! »

Le point mouvant se détacha de la route, et entra dans les pièces de luzerne.

« Un cheval blanc, continua le capitaine, qui venait de voir la couleur ressortir lumineuse sur le fond sombre, et il est monté ; c’est quelque enfant dont le cheval a soif, et l’emporte vers l’abreuvoir en diagonale. »

Ces réflexions, rapides comme l’éclair, simultanées avec la perception visuelle, d’Artagnan les avait déjà oubliées quand il descendit les premières marches de l’escalier.

Quelques parcelles de papier jonchaient les marches et étincelaient sur la pierre noircie des degrés.

« Eh ! eh ! se dit le capitaine, voici quelques-uns des fragments du billet déchiré par M. Fouquet. Pauvre homme ! il avait donné son secret au vent ; le vent n’en veut plus et le rapporte au roi. Décidément, pauvre Fouquet, tu joues de malheur ! la partie n’est pas égale ; la fortune est contre toi. L’étoile de Louis XIV obscurcit la tienne ; la couleuvre est plus forte ou plus habile que l’écureuil. »

D’Artagnan ramassa un de ces morceaux de papier toujours en descendant.

– Petite écriture de Gourville ! ! s’écria-t-il en examinant un des fragments du billet, je ne m’étais pas trompé.

Et il lut le mot cheval.

– Tiens ! fit-il.

Et il en examina un autre, sur lequel pas une lettre n’était tracée.

Sur un troisième, il lut le mot blanc.

Cheval blanc, répéta-t-il, comme l’enfant qui épelle. Ah ! mon Dieu ! s’écria le défiant esprit, cheval blanc !

Et, semblable à ce grain de poudre qui, brûlant, se dilate en un volume centuple, d’Artagnan, gonflé d’idées et de soupçons, remonta rapidement vers la terrasse.

Le cheval blanc courait, courait toujours dans la direction de la Loire, à l’extrémité de laquelle, fondue dans les vapeurs de l’eau, une petite voile apparaissait, balancée comme un atome.

– Oh ! oh ! cria le mousquetaire, il n’y a qu’un homme qui fuit pour courir aussi vite dans les terres labourées. Il n’y a qu’un Fouquet, un financier, pour courir ainsi en plein jour sur un cheval blanc… Il n’y a que le seigneur de Belle-Île pour se sauver du côté de la mer, quand il y a des forêts si épaisses dans les terres… Et il n’y a qu’un d’Artagnan au monde pour rattraper M. Fouquet, qui a une demi-heure d’avance, et qui aura joint son bateau avant une heure.

Cela dit, le mousquetaire donna ordre que l’on menât grand train le carrosse aux treillis de fer dans un bouquet de bois situé hors de la ville. Il choisit son meilleur cheval, lui sauta sur le dos, et courut par la rue aux Herbes, en prenant, non pas le chemin qu’avait pris Fouquet, mais le bord même de la Loire, certain qu’il était de gagner dix minutes sur le total du parcours, et de joindre, à l’intersection des deux lignes, le fugitif qui ne soupçonnerait pas d’être poursuivi de ce côté.

Dans la rapidité de la course, et avec l’impatience du persécuteur, s’animant comme à la chasse, comme à la guerre, d’Artagnan, si doux, si bon pour Fouquet, se surprit à devenir féroce et presque sanguinaire.

Pendant longtemps, il courut sans apercevoir le cheval blanc ; sa fureur prenait les teintes de la rage, il doutait de lui, il supposait que Fouquet s’était abîmé dans un chemin souterrain, ou qu’il avait relayé le cheval blanc par un de ces fameux chevaux noirs, rapides comme le vent, dont d’Artagnan, à Saint-Mandé, avait tant de fois admiré, envié la légèreté vigoureuse.

À ces moments-là, quand le vent lui coupait les yeux et en faisait jaillir des larmes, quand la selle brûlait, quand le cheval, entamé dans sa chair vive, rugissait de douleur et faisait voler sous ses pieds de derrière une pluie de sable fin et de cailloux, d’Artagnan, se haussant sur l’étrier, et ne voyant rien sur l’eau, rien sous les arbres, cherchait en l’air, comme un insensé. Il devenait fou. Dans le paroxysme de sa convoitise, il rêvait chemins aériens, découverte du siècle suivant ; il se rappelait Dédale et ses vastes ailes, qui l’avaient sauvé des prisons de la Crète.

Un rauque soupir s’exhalait de ses lèvres. Il répétait, dévoré par la crainte du ridicule :

– Moi ! moi ! dupé par un Gourville, moi !… on dira que je vieillis, on dira que j’ai reçu un million pour laisser fuir Fouquet !

Et il enfonçait ses deux éperons dans le ventre du cheval ; il venait de faire une lieue en deux minutes. Soudain, à l’extrémité d’un pacage, derrière des haies, il vit une forme blanche qui se montra, disparut, et demeura enfin visible sur un terrain plus élevé.

D’Artagnan tressaillit de joie ; son esprit se rasséréna aussitôt. Il essuya la sueur qui ruisselait de son front, desserra ses genoux, libre desquels le cheval respira plus largement, et, ramenant la bride, modéra l’allure du vigoureux animal, son complice dans cette chasse à l’homme. Il put alors étudier la forme de la route, et sa position quant à Fouquet.

Le surintendant avait mis son cheval blanc hors d’haleine, en traversant les terres molles. Il sentait le besoin de gagner un sol plus dur, et tendait vers la route par la sécante la plus courte.

D’Artagnan, lui, n’avait qu’à marcher droit sous la rampe d’une falaise qui le dérobait aux yeux de son ennemi ; de sorte qu’il le couperait à son arrivée sur la route. Là s’entamerait la course réelle ; là s’établirait la lutte.

D’Artagnan fit respirer son cheval à pleins poumons.

Il remarqua que le surintendant prenait le trot, c’est-à-dire qu’il faisait aussi souffler sa monture.

Mais on était trop pressé, de part et d’autre, pour demeurer longtemps à cette allure. Le cheval blanc partit comme une flèche quand il toucha un terrain plus résistant.

D’Artagnan baissa la main, et son cheval noir prit le galop. Tous deux suivaient la même route ; les quadruples échos de la course se confondaient ; M. Fouquet n’avait pas encore aperçu d’Artagnan.

Mais, à la sortie de la rampe, un seul écho frappa l’air, c’était celui des pas de d’Artagnan, qui roulait comme un tonnerre.

Fouquet se retourna ; il vit à cent pas derrière lui, en arrière, son ennemi, penché sur le cou de son coursier. Plus de doute ; le baudrier reluisant, la casaque rouge, c’était un mousquetaire ; Fouquet baissa la tête aussi, et son cheval blanc mit vingt pieds de plus entre son adversaire et lui.

« Oh ! mais, pensa d’Artagnan inquiet, ce n’est pas un cheval ordinaire que monte là Fouquet, attention ! » Et, attentif, il examina, de son œil infaillible, l’allure et les moyens de ce coursier.

Croupe ronde, queue maigre et tendue, jambes maigres et sèches comme des fils d’acier, sabots plus durs que du marbre.

Il éperonna le sien, mais la distance entre les deux resta la même.

D’Artagnan écouta profondément : pas un souffle du cheval ne lui parvenait, et, pourtant, il fendait le vent.

Le cheval noir, au contraire, commençait à râler comme un accès de toux.

« Il faut crever mon cheval, mais arriver », pensa le mousquetaire.

Et il se mit à scier la bouche du pauvre animal, tandis qu’avec ses éperons il fouillait sa peau sanglante.

Le cheval, désespéré, gagna vingt toises, et arriva sur Fouquet à la portée du pistolet.

« Courage ! se dit le mousquetaire, courage ! le blanc s’affaiblira peut-être ; et, si le cheval ne tombe pas, le maître finira par tomber. »

Mais cheval et homme restèrent droits, unis, prenant peu à peu l’avantage.

D’Artagnan poussa un cri sauvage qui fit retourner Fouquet, dont la monture s’animait encore.

– Fameux cheval ! enragé cavalier, gronda le capitaine, Holà ! mordioux, monsieur Fouquet, holà ! de par le roi !

Fouquet ne répondit pas.

– M’entendez-vous ? hurla d’Artagnan.

Le cheval venait de faire un faux pas.

– Pardieu ! répliqua laconiquement Fouquet.

Et de courir.

D’Artagnan faillit devenir fou ; le sang afflua bouillant à ses tempes, à ses yeux.

– De par le roi ! s’écria-t-il encore, arrêtez, ou je vous abats d’un coup de pistolet.

– Faites, répondit M. Fouquet volant toujours.

D’Artagnan saisit un de ses pistolets et l’arma, espérant que le bruit de la platine arrêterait son ennemi.

– Vous avez des pistolets aussi, dit-il, défendez-vous.

Fouquet se retourna effectivement au bruit, et, regardant d’Artagnan bien en face, ouvrit, de sa main droite, l’habit qui lui serrait le corps ; il ne toucha pas à ses fontes.

Il y avait vingt pas entre eux deux.

– Mordioux ! dit d’Artagnan, je ne vous assassinerai pas ; si vous ne voulez pas tirer sur moi, rendez-vous ! Qu’est-ce que la prison ?

– J’aime mieux mourir, répondit Fouquet ; je souffrirai moins.

D’Artagnan, ivre de désespoir, jeta son pistolet sur la route.

– Je vous prendrai vif, dit-il.

Et, par un prodige dont cet incomparable cavalier était seul capable, il mena son cheval à dix pas du cheval blanc ; déjà il étendait la main pour saisir sa proie.

– Voyons, tuez-moi c’est plus humain, dit Fouquet.

– Non ! vivant, vivant ! murmura le capitaine.

Son cheval fit un faux pas pour la seconde fois ; celui de Fouquet prit l’avance.

C’était un spectacle inouï, que cette course entre deux chevaux qui ne vivaient que par la volonté de leurs cavaliers.

Au galop furieux avaient succédé le grand trot, puis le trot simple.

Et la course paraissait aussi vive à ces deux athlètes harassés. D’Artagnan, poussé à bout, saisit le second pistolet et ajusta le cheval blanc.

– À votre cheval ! pas à vous ! cria-t-il à Fouquet.

Et il tira. L’animal fut atteint dans la croupe ; il fit un bond furieux et se cabra.

Le cheval de d’Artagnan tomba mort.

« Je suis déshonoré, pensa le mousquetaire, je suis un misérable ; par pitié, monsieur Fouquet, jetez-moi un de vos pistolets, que je me brûle la cervelle ! »

Fouquet se remit à courir.

– Par grâce ! par grâce ! s’écria d’Artagnan, ce que vous ne voulez pas en ce moment, je le ferai dans une heure ; mais ici, sur cette route, je meurs bravement, je meurs estimé ; rendez-moi ce service, monsieur Fouquet.

Fouquet ne répondit pas et continua de trotter.

D’Artagnan se mit à courir après son ennemi.

Successivement il jeta par terre son chapeau, son habit, qui l’embarrassaient, puis son fourreau d’épée, qui battait entre ses jambes.

L’épée à la main lui devint trop lourde, il la jeta comme le fourreau.

Le cheval blanc râlait ; d’Artagnan gagnait sur lui.

Du trot, l’animal, épuisé, passa au petit pas avec des vertiges qui secouaient sa tête ; le sang venait à sa bouche avec l’écume.

D’Artagnan fit un effort désespéré, sauta sur Fouquet, et le prit par la jambe en disant d’une voix entrecoupée, haletante :

– Je vous arrête au nom du roi : cassez-moi la tête, nous aurons tous deux fait notre devoir.

Fouquet lança loin de lui, dans la rivière, les deux pistolets dont d’Artagnan eût pu se saisir, et, mettant pied à terre :

– Je suis votre prisonnier, monsieur, dit-il ; voulez-vous prendre mon bras, car vous allez vous évanouir ?

– Merci, murmura d’Artagnan, qui effectivement, sentit la terre manquer sous lui et le ciel fondre sur sa tête.

Et il roula sur le sable, à bout d’haleine et de forces.

Fouquet descendit le talus de la rivière, puisa de l’eau dans son chapeau, vint rafraîchir les tempes du mousquetaire, et lui glissa quelques gouttes fraîches entre les lèvres.

D’Artagnan se releva, cherchant autour de lui d’un œil égaré.

Il vit Fouquet agenouillé, son chapeau humide à la main et souriant avec une ineffable douceur.

– Vous ne vous êtes pas enfui ! cria-t-il. Oh ! monsieur, le vrai roi par la loyauté, par le cœur, par l’âme, ce n’est pas Louis du Louvre, ni Philippe de Sainte-Marguerite, c’est vous, le proscrit, le condamné !

– Moi qui ne suis perdu aujourd’hui que par une seule faute, monsieur d’Artagnan.

– Laquelle, mon Dieu ?

– J’aurais dû vous avoir pour ami. Mais comment allons-nous faire pour retourner à Nantes ? Nous en sommes bien loin.

– C’est vrai, fit d’Artagnan pensif et sombre.

– Le cheval blanc reviendra peut-être ; c’était un si bon cheval ! Montez dessus, monsieur d’Artagnan ; moi, j’irai à pied jusqu’à ce que vous soyez reposé.

– Pauvre bête ! blessée ! dit le mousquetaire.

– Il ira, vous dis-je, je le connais ; faisons mieux, montons dessus tous deux.

– Essayons, dit le capitaine.

Mais ils n’eurent pas plutôt chargé l’animal de ce poids double, qu’il vacilla, puis se remit et marcha quelques minutes, puis chancela encore et s’abattit à côté du cheval noir, qu’il venait de joindre.

– Nous irons à pied, le destin le veut ; la promenade sera superbe, reprit Fouquet en passant son bras sous celui de d’Artagnan.

– Mordioux ! s’écria celui-ci, l’œil fixe, le sourcil froncé, le cœur gros. Vilaine journée !

Ils firent lentement les quatre lieues qui les séparaient du bois, derrière lequel les attendait le carrosse avec une escorte.

Lorsque Fouquet aperçut cette sinistre machine, il dit à d’Artagnan, qui baissait les yeux, comme honteux pour Louis XIV :

– Voilà une idée qui n’est pas d’un brave homme, capitaine d’Artagnan, elle n’est pas de vous. Pourquoi ces grillages ? dit-il.

– Pour vous empêcher de jeter des billets au-dehors.

– Ingénieux !

– Mais vous pouvez parler si vous ne pouvez pas écrire, dit d’Artagnan.

– Parler à vous !

– Mais… si vous voulez.

Fouquet rêva un moment ; puis, regardant le capitaine en face :

– Un seul mot, dit-il, le retiendrez-vous ?…

– Je le retiendrai.

– Le direz-vous à qui je veux ?

– Je le dirai.

– Saint-Mandé ! articula tout bas Fouquet.

– Bien. Pour qui ?

– Pour Mme de Bellière ou Pélisson.

– C’est fait.

Le carrosse traversa Nantes et prit la route d’Angers.

Chapitre CCXLVII – Où l’écureuil tombe, où la couleuvre vole §

Il était deux heures de l’après-midi. Le roi, plein d’impatience, allait de son cabinet à la terrasse et quelquefois ouvrait la porte du corridor pour voir ce que faisaient ses secrétaires.

M. Colbert, assis à la place même où M. de Saint-Aignan était resté si longtemps le matin, causait à voix basse avec M. de Brienne.

Le roi ouvrit brusquement la porte, et, s’adressant à eux :

– Que dites-vous ? demanda-t-il.

– Nous parlons de la première séance des États, dit M. de Brienne en se levant.

– Très bien ! repartit le roi.

Et il rentra.

Cinq minutes après, le bruit de la clochette rappela Rose, dont c’était l’heure.

– Avez-vous fini vos copies ? demanda le roi.

– Pas encore, Sire.

– Voyez donc si M. d’Artagnan est revenu.

– Pas encore, Sire.

– C’est étrange ! murmura le roi. Appelez M. Colbert.

Colbert entra ; il attendait ce moment depuis le matin.

– Monsieur Colbert, dit le roi très vivement, il faudrait pourtant savoir ce que M. d’Artagnan est devenu.

Colbert, de sa voix calme :

– Où le roi veut-il que je le fasse chercher ? dit-il.

– Eh ! monsieur, ne savez-vous à quel endroit je l’avais envoyé ? répondit aigrement Louis.

– Votre Majesté ne me l’a pas dit.

– Monsieur, il est de ces choses que l’on devine, et vous surtout, vous les devinez.

– J’ai pu supposer, Sire ; mais je ne me serais pas permis de deviner tout à fait.

Colbert finissait à peine ces mots, qu’une voix bien plus rude que celle du roi interrompit la conversation commencée entre le monarque et le commis.

– D’Artagnan ! cria le roi tout joyeux.

D’Artagnan, pâle et de furieuse humeur, dit au roi :

– Sire, est-ce que c’est Votre Majesté qui a donné des ordres à mes mousquetaires ?

– Quels ordres ? fit le roi.

– Au sujet de la maison de M. Fouquet ?

– Aucun ! répliqua Louis.

– Ah ! ah ! dit d’Artagnan en mordant sa moustache. Je ne m’étais pas trompé ; c’est Monsieur.

Et il désignait Colbert.

– Quel ordre ? Voyons ! dit le roi.

– Ordre de bouleverser toute une maison, de battre les domestiques et officiers de M. Fouquet, de forcer les tiroirs, de mettre à sac un logis paisible ; mordioux ! ordre de sauvage !

– Monsieur ! fit Colbert très pâle.

– Monsieur, interrompit d’Artagnan, le roi seul, entendez-vous, le roi seul a le droit de commander à mes mousquetaires ; mais, quant à vous, je vous le défends, et je vous le dis devant Sa Majesté ; des gentilshommes qui portent l’épée ne sont pas des bélîtres qui ont la plume à l’oreille.

– D’Artagnan ! d’Artagnan ! murmura le roi.

– C’est humiliant, poursuivit le mousquetaire ; mes soldats sont déshonorés. Je ne commande pas à des reîtres, moi, ou à des commis de l’intendance, mordioux !

– Mais qu’y a-t-il ? Voyons ! dit le roi avec autorité.

– Il y a, Sire, que Monsieur, Monsieur, qui n’a pu deviner les ordres de Votre Majesté, et qui, par conséquent, n’a pas su que j’arrêtais M. Fouquet, Monsieur, qui a fait faire la cage de fer à son patron d’hier, a expédié M. de Roncherat dans le logis de M. Fouquet, et que, pour enlever les papiers du surintendant, on a enlevé tous les meubles. Mes mousquetaires étaient autour de la maison depuis le matin. Voilà mes ordres. Pourquoi s’est-on permis de les faire entrer dedans ? Pourquoi, en les forçant d’assister à ce pillage, les en a-t-on rendus complices ? Mordioux ! nous servons le roi, nous autres, mais nous ne servons pas M. Colbert !

– Monsieur d’Artagnan, dit le roi sévèrement, prenez garde, ce n’est pas en ma présence que de pareilles explications, faites sur ce ton, doivent avoir lieu.

– J’ai agi pour le bien du roi, dit Colbert d’une voix altérée ; il m’est dur d’être traité de la sorte par un officier de Sa Majesté, et cela sans vengeance, à cause du respect que je dois au roi.

– Le respect que vous devez au roi ! s’écria d’Artagnan, dont les yeux flamboyèrent, consiste d’abord à faire respecter son autorité, à faire chérir sa personne. Tout agent d’un pouvoir sans contrôle représente ce pouvoir, et, quand les peuples maudissent la main qui les frappe, c’est à la main royale que Dieu fait reproche, entendez-vous ? Faut-il qu’un soldat endurci depuis quarante années aux plaies et au sang vous donne cette leçon, monsieur ? faut-il que la miséricorde soit de mon côté, la férocité du vôtre ? Vous avez fait arrêter, lier, emprisonner des innocents !

– Les complices peut-être de M. Fouquet, dit Colbert.

– Qui vous dit que M. Fouquet ait des complices, et même qu’il soit coupable ? Le roi seul le sait, sa justice n’est pas aveugle. Quand il dira : « Arrêtez, emprisonnez telles gens », alors on obéira. Ne me parlez donc plus du respect que vous portez au roi, et prenez garde à vos paroles, si par hasard elles semblent renfermer quelques menaces, car le roi ne laisse pas menacer ceux qui le servent bien par ceux qui le desservent, et, au cas où j’aurais, ce qu’à Dieu ne plaise ! un maître aussi ingrat, je me ferais respecter moi-même.

Cela dit, d’Artagnan se campa fièrement dans le cabinet du roi, l’œil allumé, la main sur l’épée, la lèvre frémissante, affectant bien plus de colère encore qu’il n’en ressentait.

Colbert, humilié, dévoré de rage, salua le roi, comme pour lui demander la permission de se retirer.

Le roi, contrarié dans son orgueil et dans sa curiosité, ne savait encore quel parti prendre. D’Artagnan le vit hésiter. Rester plus longtemps eût été une faute ; il fallait obtenir un triomphe sur Colbert, et le seul moyen était de piquer si bien et si fort au vif le roi, qu’il ne restât plus à Sa Majesté d’autre sortie que de choisir entre l’un ou l’autre antagoniste.

D’Artagnan, donc, s’inclina comme Colbert ; mais le roi qui tenait, avant toute chose, à savoir des nouvelles bien exactes, bien détaillées, de l’arrestation du surintendant des finances, de celui qui l’avait fait trembler un moment, le roi, comprenant que la bouderie de d’Artagnan allait l’obliger à remettre à un quart d’heure au moins les détails qu’il brûlait de connaître ; Louis, disons-nous, oublia Colbert, qui n’avait rien à dire de bien neuf, et rappela son capitaine des mousquetaires.

– Voyons, monsieur, dit-il, faites d’abord votre commission, vous vous reposerez après.

D’Artagnan, qui allait franchir la porte, s’arrêta à la voix du roi, revint sur ses pas, et Colbert fut contraint de partir. Son visage prit une teinte de pourpre ; ses yeux noirs et méchants brillèrent d’un feu sombre sous leurs épais sourcils ; il allongea le pas, s’inclina devant le roi, se redressa à demi en passant devant d’Artagnan, et partit la mort dans le cœur.

D’Artagnan, demeuré seul avec le roi, s’adoucit à l’instant même, et, composant son visage :

– Sire, dit-il, vous êtes un jeune roi. C’est à l’aurore que l’homme devine si la journée sera belle ou triste. Comment, Sire, les peuples que la main de Dieu a rangés sous votre loi augureront-ils de votre règne, si, entre vous et eux, vous laissez agir des ministres de colère et de violence ? Mais, parlons de moi, Sire ; laissons une discussion qui vous paraît oiseuse, inconvenante, peut-être. Parlons de moi. J’ai arrêté M. Fouquet.

– Vous y avez mis le temps, fit le roi avec aigreur.

D’Artagnan regarda le roi.

– Je vois que je me suis mal exprimé, dit-il. J’ai annoncé à Votre Majesté que j’avais arrêté M. Fouquet ?

– Oui ; eh bien ?

– Eh bien ! j’aurais dû dire à Votre Majesté que M. Fouquet m’avait arrêté, ç’aurait été plus juste. Je rétablis donc la vérité : j’ai été arrêté par M. Fouquet.

Ce fut le tour de Louis XIV d’être surpris. D’Artagnan, de son coup d’œil si prompt, apprécia ce qui se passait dans l’esprit du maître. Il ne lui donna pas le temps de questionner. Il raconta avec cette poésie, avec ce pittoresque que lui seul possédait peut-être à cette époque, l’évasion de M. Fouquet, la poursuite, la course acharnée, enfin cette générosité inimitable du surintendant, qui pouvait fuir dix fois, qui pouvait tuer vingt fois l’adversaire attaché à sa poursuite, et qui avait préféré la prison, et pis encore, peut-être, à l’humiliation de celui qui voulait lui ravir sa liberté.

À mesure que le capitaine des mousquetaires parlait, le roi s’agitait, dévorant ses paroles et faisant claquer l’extrémité de ses ongles les uns contre les autres.

– Il en résulte donc, Sire, à mes yeux du moins, qu’un homme qui se conduit ainsi est un galant homme et ne peut être un ennemi du roi. Voilà mon opinion, je le répète à Votre Majesté. Je sais que le roi va me dire, et je m’incline : « La raison d’État. » Soit ! c’est à mes yeux bien respectable. Mais je suis un soldat, j’ai reçu ma consigne ; la consigne est exécutée, bien malgré moi, c’est vrai ; mais elle l’est. Je me tais.

– Où est M. Fouquet en ce moment ? demanda Louis après un moment de silence.

– M. Fouquet, Sire, répondit d’Artagnan, est dans la cage de fer que M. Colbert lui a fait préparer, et roule au galop de quatre vigoureux chevaux sur la route d’Angers.

– Pourquoi l’avez-vous quitté en route ?

– Parce que Sa Majesté ne m’avait pas dit d’aller à Angers. La preuve, la meilleure preuve de ce que j’avance, c’est que le roi me cherchait tout à l’heure… Et puis j’avais une autre raison.

– Laquelle ?

– Moi étant là, ce pauvre M. Fouquet n’eût jamais tenté de s’évader.

– Eh bien ? s’écria le roi avec stupéfaction.

– Votre Majesté doit comprendre, et comprend certainement, que mon plus vif désir est de savoir M. Fouquet en liberté. Je l’ai donné à un de mes brigadiers, le plus maladroit que j’aie pu trouver parmi mes mousquetaires, afin que le prisonnier se sauve.

– Êtes-vous fou, monsieur d’Artagnan ? s’écria le roi en croisant les bras sur sa poitrine ; dit-on de pareilles énormités quand on a le malheur de les penser ?

– Ah ! Sire, vous n’attendez pas sans doute de moi que je sois l’ennemi de M. Fouquet, après ce qu’il vient de faire pour moi et pour vous ? Non, ne me le donnez jamais à garder si vous tenez à ce qu’il reste sous les verrous ; si bien grillée que soit la cage, l’oiseau finirait par s’envoler.

– Je suis surpris, dit le roi d’une voix sombre, que vous n’ayez pas tout de suite suivi la fortune de celui que M. Fouquet voulait mettre sur mon trône. Vous aviez là tout ce qu’il vous faut : affection et reconnaissance. À mon service, monsieur, on trouve un maître.

– Si M. Fouquet ne vous fût pas allé chercher à la Bastille, Sire, répliqua d’Artagnan d’une voix fortement accentuée, un seul homme y fût allé, et, cet homme, c’est moi ; vous le savez bien, Sire.

Le roi s’arrêta. Devant cette parole si franche, si vraie, de son capitaine des mousquetaires, il n’y avait rien à objecter. Le roi, en entendant d’Artagnan, se rappela le d’Artagnan d’autrefois, celui qui, au Palais-Royal, se tenait caché derrière les rideaux de son lit, quand le peuple de Paris, conduit par le cardinal de Retz, venait s’assurer de la présence du roi ; d’Artagnan qu’il saluait de la main à la portière de son carrosse, lorsqu’il se rendait à Notre-Dame en rentrant à Paris ; le soldat qui l’avait quitté à Blois ; le lieutenant qu’il avait appelé près de lui, quand la mort de Mazarin lui rendait le pouvoir ; l’homme qu’il avait toujours trouvé loyal, courageux et dévoué.

Louis s’avança vers la porte, et appela Colbert.

Colbert n’avait pas quitté le corridor où travaillaient les secrétaires. Colbert parut.

– Colbert, vous avez fait faire une perquisition chez M. Fouquet ?

– Oui, Sire.

– Qu’a-t-elle produit ?

– M. de Roncherat, envoyé avec les mousquetaires de Votre Majesté, m’a remis des papiers, répliqua Colbert.

– Je les verrai… Vous allez me donner votre main.

– Ma main, Sire !

– Oui, pour que je la mette dans celle de M. d’Artagnan. En effet, d’Artagnan, ajouta-t-il avec un sourire en se tournant vers le soldat, qui, à la vue du commis avait repris son attitude hautaine, vous ne connaissez pas l’homme que voici ; faites connaissance.

Et il lui montrait Colbert.

– C’est un médiocre serviteur dans les positions subalternes, mais ce sera un grand homme si je l’élève au premier rang.

– Sire ! balbutia Colbert, éperdu de plaisir et de crainte.

– J’ai compris pourquoi, murmura d’Artagnan à l’oreille du roi : il était jaloux ?

– Précisément, et sa jalousie lui liait les ailes.

– Ce sera désormais un serpent ailé, grommela le mousquetaire avec un reste de haine contre son adversaire de tout à l’heure.

Mais Colbert, s’approchant de lui, offrit à ses yeux une physionomie si différente de celle qu’il avait l’habitude de lui voir ; il apparut si bon, si doux, si facile, ses yeux prirent l’expression d’une si noble intelligence, que d’Artagnan, connaisseur en physionomies, fut ému, presque changé dans ses convictions.

Colbert lui serrait la main.

– Ce que le roi vous a dit, monsieur, prouve combien Sa Majesté connaît les hommes. L’opposition acharnée que j’ai déployée, jusqu’à ce jour, contre des abus, non contre des hommes, prouve que j’avais en vue de préparer à mon roi un grand règne ; à mon pays, un grand bien-être. J’ai beaucoup d’idées, monsieur d’Artagnan ; vous les verrez éclore au soleil de la paix publique ; et, si je n’ai pas la certitude et le bonheur de conquérir l’amitié des hommes honnêtes, je suis au moins certain, monsieur, que j’obtiendrai leur estime. Pour leur admiration, monsieur, je donnerais ma vie.

Ce changement, cette élévation subite, cette approbation muette du roi, donnèrent beaucoup à penser au mousquetaire. Il salua fort civilement Colbert, qui ne le perdait pas de vue.

Le roi, les voyant réconciliés, les congédia, ils sortirent ensemble.

Une fois hors du cabinet, le nouveau ministre arrêtant le capitaine, lui dit :

– Est-il possible, monsieur d’Artagnan, qu’avec un œil comme le vôtre, vous n’ayez pas, du premier coup, à la première inspection, reconnu qui je suis ?

– Monsieur Colbert, reprit le mousquetaire, le rayon de soleil qu’on a dans l’œil empêche de voir les plus ardents brasiers. L’homme au pouvoir rayonne, vous le savez, et, puisque vous en êtes là, pourquoi continueriez-vous à persécuter celui qui vient de tomber en disgrâce et tomber de si haut ?

– Moi, monsieur ? dit Colbert. Oh ! monsieur, je ne le persécuterai jamais. Je voulais administrer les finances, et les administrer seul, parce que je suis ambitieux, et que surtout j’ai la confiance la plus entière dans mon mérite ; parce que je sais que tout l’or de ce pays va me tomber sous la vue, et que j’aime à voir l’or du roi ; parce que, si je vis trente ans, en trente ans, pas un denier ne me restera dans la main ; parce qu’avec cet or, moi, je bâtirai des greniers, des édifices, des villes, je creuserai des ports ; parce que je créerai une marine, j’équiperai des navires qui iront porter le nom de la France aux peuples les plus éloignés ; parce que je créerai des bibliothèques, des académies ; parce que je ferai de la France le premier pays du monde et le plus riche. Voilà les motifs de mon animosité contre M. Fouquet, qui m’empêchait d’agir. Et puis, quand je serai grand et fort, quand la France sera grande et forte, à mon tour, je crierai : « Miséricorde ! »

– Miséricorde ! avez-vous dit ? Alors demandons au roi sa liberté. Le roi ne l’accable aujourd’hui qu’à cause de vous.

Colbert releva encore une fois la tête.

– Monsieur, dit-il, vous savez bien qu’il n’en est rien, et que le roi a des inimitiés personnelles contre M. Fouquet ; ce n’est pas à moi de vous l’apprendre.

– Le roi se lassera, il oubliera.

– Le roi n’oublie jamais, monsieur d’Artagnan… Tenez, le roi appelle et va donner un ordre ; je ne l’ai pas influencé, n’est-ce pas ? Écoutez.

Le roi appelait en effet ses secrétaires.

– Monsieur d’Artagnan ? dit-il.

– Me voilà, Sire.

– Donnez vingt de vos mousquetaires à M. de Saint-Aignan, pour qu’ils fassent garde à M. Fouquet.

D’Artagnan et Colbert échangèrent un regard.

– Et d’Angers, continua le roi, on conduira le prisonnier à la Bastille de Paris.

– Vous aviez raison, dit le mousquetaire au ministre.

– Saint-Aignan, continua le roi, vous ferez passer par les armes quiconque parlera bas, chemin faisant, à M. Fouquet.

– Mais moi, Sire ? dit le duc.

– Vous, monsieur, vous ne parlerez qu’en présence des mousquetaires.

Le duc s’inclina et sortit pour faire exécuter l’ordre.

D’Artagnan allait se retirer aussi ; le roi l’arrêta.

– Monsieur, dit-il, vous irez sur-le-champ prendre possession de l’île et du fief de Belle-Île-en-Mer.

– Oui, Sire. Moi seul ?

– Vous prendrez autant de troupes qu’il en faut pour ne pas rester en échec, si la place tenait.

Un murmure d’incrédulité adulatrice se fit entendre dans le groupe des courtisans.

– Cela s’est vu, dit d’Artagnan.

– Je l’ai vu dans mon enfance, reprit le roi, et je ne veux plus le voir. Vous m’avez entendu ? Allez, monsieur et ne revenez ici qu’avec les clefs de la place.

Colbert s’approcha de d’Artagnan.

– Une commission qui, si vous la faites bien, dit-il, vous dégrossit le bâton de maréchal.

– Pourquoi dites-vous ces mots : Si vous la faites bien ?

– Parce qu’elle est difficile.

– Ah ! en quoi ?

– Vous avez des amis dans Belle-Île, monsieur d’Artagnan, et ce n’est pas facile, aux gens comme vous, de marcher sur le corps d’un ami pour parvenir.

D’Artagnan baissa la tête, tandis que Colbert retournait auprès du roi.

Un quart d’heure après, le capitaine reçut l’ordre écrit de faire sauter Belle-Île en cas de résistance, et le droit de justice haute et basse sur tous les habitants ou réfugiés, avec injonction de n’en pas laisser échapper un seul.

« Colbert avait raison, pensa d’Artagnan ; mon bâton de maréchal de France coûterait la vie à mes deux amis. Seulement, on oublie que mes amis ne sont pas plus stupides que les oiseaux, et qu’ils n’attendent pas la main de l’oiseleur pour déployer leurs ailes. Cette main, je la leur montrerai si bien, qu’ils auront le temps de la voir. Pauvre Porthos ! pauvre Aramis ! Non, ma fortune ne vous coûtera pas une plume de l’aile. »

Ayant ainsi conclu, d’Artagnan rassembla l’armée royale, la fit embarquer à Paimbœuf, et mit à la voile sans perdre un moment.

Chapitre CCXLVIII – Belle-Île-en-Mer §

À l’extrémité du môle, sur la promenade que bat la mer furieuse au flux du soir, deux hommes, se tenant par le bras, causaient d’un ton animé et expansif, sans que nul être humain pût entendre leurs paroles, enlevées qu’elles étaient une à une par les rafales du vent, avec la blanche écume arrachée aux crêtes des flots.

Le soleil venait de se coucher dans la grande nappe de l’océan, rougi comme un creuset gigantesque.

Parfois, l’un des hommes se tournait vers l’est, interrogeant la mer avec une sombre inquiétude.

L’autre, interrogeant les traits de son compagnon, semblait chercher à deviner dans ses regards. Puis, tous deux muets, tous deux agitant de sombres pensées, ils reprenaient leur promenade.

Ces deux hommes, tout le monde les a déjà reconnus, étaient nos proscrits, Porthos et Aramis, réfugiés à Belle-Île depuis la ruine des espérances, depuis la déconfiture du vaste plan de M. d’Herblay.

– Vous avez beau dire, mon cher Aramis, répétait Porthos en aspirant vigoureusement l’air salin dont il gonflait sa puissante poitrine ; vous avez beau dire, Aramis, ce n’est pas une chose ordinaire que cette disparition, depuis deux jours, de tous les bateaux de pêche qui étaient partis. Il n’y a pas d’orage en mer. Le temps est resté constamment calme, pas la plus légère tourmente, et, eussions-nous essuyé une tempête, toutes nos barques n’auraient pas sombré. Je vous le répète, c’est étrange, et cette disparition complète m’étonne, vous dis-je.

– C’est vrai, murmura Aramis ; vous avez raison, ami Porthos. C’est vrai, il y a quelque chose d’étrange là-dessous.

– Et, de plus, ajouta Porthos, auquel l’assentiment de l’évêque de Vannes semblait élargir les idées, de plus, avez-vous remarqué que, si les barques avaient péri, il n’est revenu aucune épave au rivage ?

– Je l’ai remarqué comme vous.

– Remarquez-vous, en outre, que les deux seules barques qui restaient dans toute l’île et que j’ai envoyées à la recherche des autres…

Aramis interrompit ici son compagnon par un cri et par un mouvement si brusque, que Porthos s’arrêta comme stupéfait.

– Que dites-vous là, Porthos ! Quoi ! vous avez envoyé les deux barques…

– À la recherche des autres ; mais oui, répondit tout simplement Porthos.

– Malheureux ! qu’avez-vous fait ? Alors, nous sommes perdus ! s’écria l’évêque.

– Perdus !… Plaît-il ? fit Porthos effaré. Pourquoi perdus, Aramis ? pourquoi sommes-nous perdus ?

Aramis se mordit les lèvres.

– Rien, rien. Pardon, je voulais dire…

– Quoi ?

– Que, si nous voulions, s’il nous prenait fantaisie de faire une promenade en mer, nous ne le pourrions pas.

– Bon ! Voilà qui vous tourmente ? Beau plaisir, ma foi ! Quant à moi, je ne le regrette pas. Ce que je regrette ce n’est pas, certes, le plus ou moins d’agrément que l’on peut prendre à Belle-Île ; ce que je regrette, Aramis, c’est Pierrefonds, c’est Bracieux, c’est le Vallon, c’est ma belle France : ici, l’on n’est pas en France, mon cher ami ; on est je ne sais où. Oh ! je puis vous le dire dans toute la sincérité de mon âme, et votre affection excusera ma franchise ; mais je vous déclare que je ne suis pas heureux à Belle-Île ; non, vraiment, je ne suis pas heureux, moi !

Aramis soupira tout bas.

– Cher ami, répondit-il, voilà pourquoi il est bien triste que vous ayez envoyé les deux barques qui nous restaient à la recherche des bateaux disparus depuis deux jours. Si vous ne les eussiez pas expédiées pour faire cette découverte, nous fussions partis.

– Partis ! Et la consigne, Aramis ?

– Quelle consigne ?

– Parbleu ! la consigne que vous me répétiez toujours et à tout propos : que nous gardions Belle-Île contre l’usurpateur ; vous savez bien.

– C’est vrai, murmura encore Aramis.

– Vous voyez donc bien, mon cher, que nous ne pouvons pas partir, et que l’envoi des barques à la recherche des bateaux ne nous préjudice en rien.

Aramis se tut, et son vague regard, lumineux comme celui d’un goéland, plana longtemps sur la mer, interrogeant l’espace et cherchant à percer l’horizon.

– Avec tout cela, Aramis, continua Porthos, qui tenait à son idée, et qui y tenait d’autant plus que l’évêque l’avait trouvée exacte, avec tout cela, vous ne me donnez aucune explication sur ce qui peut être arrivé aux malheureux bateaux. Je suis assailli de cris et de plaintes partout où je passe ; les enfants pleurent en voyant les femmes se désoler, comme si je pouvais rendre les pères, les époux absents. Que supposez-vous, mon ami, et que dois-je leur répondre ?

– Supposons tout, mon bon Porthos, et ne disons rien.

Cette réponse ne satisfit point Porthos. Il se retourna en grommelant quelques mots de mauvaise humeur.

Aramis arrêta le vaillant soldat.

– Vous souvenez-vous, dit-il avec mélancolie, en serrant les deux mains du géant dans les siennes avec une affectueuse cordialité ; vous souvenez-vous, ami, qu’aux beaux jours de notre jeunesse, alors que nous étions forts et vaillants, les deux autres et nous, vous souvenez-vous, Porthos, que, si nous eussions eu bonne envie de retourner en France, cette nappe d’eau salée ne nous eût pas arrêtés ?

– Oh ! fit Porthos, six lieues !

– Si vous m’eussiez vu monter sur une planche, fussiez-vous resté à terre, Porthos ?

– Non, par Dieu point, Aramis ! Mais aujourd’hui, quelle planche nous faudrait, cher ami, à moi surtout !

Et le seigneur de Bracieux jeta, en riant d’orgueil, un coup d’œil sur sa colossale rotondité.

– Est-ce que, sérieusement, vous ne vous ennuyez pas aussi un peu à Belle-Île ? et ne préféreriez-vous pas les douceurs de votre demeure, de votre palais épiscopal de Vannes ? Allons, avouez-le.

– Non, répondit Aramis, sans oser regarder Porthos.

– Restons, alors, dit son ami avec un soupir qui, malgré les efforts qu’il fit pour le contenir, s’échappa bruyamment de sa poitrine. Restons, restons ! Et cependant, ajouta-t-il, et cependant, si on voulait bien, mais, là, bien nettement, si l’on avait une idée bien fixe, bien arrêtée de retourner en France, et que l’on n’eût pas de bateaux…

– Avez-vous remarqué une autre chose, mon ami ? c’est que, depuis la disparition de nos barques, depuis ces deux jours que nos pêcheurs ne sont pas revenus, il n’est pas abordé un seul canot sur les rivages de l’île ?

– Oui, certes, vous avez raison. Je l’ai remarqué aussi, moi, et l’observation était facile à faire ; car, avant ces deux jours funestes, nous voyions arriver ici barques et chaloupes par douzaines.

– Il faudra s’informer, fit tout à coup Aramis avec attention. Quand je devrais faire construire un radeau…

– Mais il y a des canots, cher ami ; voulez-vous que j’en monte un ?

– Un canot… un canot !… Y pensez-vous, Porthos ? Un canot pour chavirer ? Non, non, répliqua l’évêque de Vannes, ce n’est pas notre métier, à nous, de passer sur les lames. Attendons, attendons.

Et Aramis continuait de se promener avec tous les signes d’une agitation toujours croissante.

Porthos, qui se fatiguait à suivre chacun des mouvements fiévreux de son ami, Porthos, qui, dans son calme et sa croyance, ne comprenait rien à cette sorte d’exaspération qui se trahissait par des soubresauts continuels, Porthos l’arrêta.

– Asseyons-nous sur cette roche, lui dit-il ; placez-vous là, près de moi, Aramis, et, je vous en conjure une dernière fois, expliquez-moi, de manière à me le faire bien comprendre, expliquez-moi ce que nous faisons ici.

– Porthos… dit Aramis embarrassé.

– Je sais que le faux roi a voulu détrôner le vrai roi. C’est dit, c’est compris. Eh bien ?…

– Oui, fit Aramis.

– Je sais que le faux roi a projeté de vendre Belle-Île aux Anglais. C’est encore compris.

– Oui.

– Je sais que, nous autres ingénieurs et capitaines, nous sommes venus nous jeter dans Belle-Île, prendre la direction des travaux et le commandement des dix compagnies levées, soldées et obéissant à M. Fouquet, ou plutôt des dix compagnies de son gendre. Tout cela est encore compris.

Aramis se leva impatienté. On eût dit un lion importuné par un moucheron.

Porthos le retint par le bras.

– Mais je ne comprends pas, ce que, malgré tous mes efforts d’esprit, toutes mes réflexions, je ne puis comprendre, et ce que je ne comprendrai jamais, c’est que, au lieu de nous envoyer des troupes, au lieu de nous envoyer des renforts en hommes, en munitions et en vivres, on nous laisse sans bateaux, on laisse Belle-Île, sans arrivages, sans secours ; c’est qu’au lieu d’établir avec nous une correspondance, soit par des signaux, soit par des communications écrites ou verbales, on intercepte toutes relations avec nous. Voyons, Aramis, répondez-moi, ou plutôt, avant de me répondre, voulez-vous que je vous dise ce que j’ai pensé moi ? Voulez-vous savoir quelle a été mon idée, quelle imagination m’est venue ?

L’évêque leva la tête.

– Eh bien ! Aramis, continua Porthos, j’ai pensé, j’ai eu l’idée, je me suis imaginé qu’il s’était passé en France un événement. J’ai rêvé de M. Fouquet toute la nuit, j’ai rêvé de poissons morts, d’œufs cassés, de chambres mal établies, pauvrement installées. Mauvais rêves, mon cher d’Herblay ! malencontres que ces songes !

– Porthos, qu’y a-t-il là-bas ? interrompit Aramis en se levant brusquement et montrant à son ami un point noir sur la ligne empourprée de l’eau.

– Une barque ! dit Porthos ; oui, c’est bien une barque. Ah ! nous allons enfin avoir des nouvelles.

– Deux ! s’écria l’évêque en découvrant une autre mâture, deux ! trois ! quatre !

– Cinq ! fit Porthos à son tour. Six ! Sept ! Ah ! mon Dieu ! c’est une flotte ! mon Dieu ! mon Dieu !

– Nos bateaux qui rentrent probablement, dit Aramis inquiet malgré l’assurance qu’il affectait.

– Il sont bien gros pour des bateaux de pêcheurs, fit observer Porthos ; et puis ne remarquez-vous pas, cher ami, qu’ils viennent de la Loire ?

– Ils viennent de la Loire… oui.

– Et, tenez, tout le monde ici les a vus comme moi ; voici que les femmes et les enfants commencent à monter sur les jetées.

Un vieux pêcheur passait.

– Sont-ce nos barques ? lui demanda Aramis.

Le vieillard interrogea les profondeurs de l’horizon.

– Non, monseigneur, répondit-il ; ce sont des bateaux-chalands du service royal.

– Des bateaux du service royal ! répondit Aramis en tressaillant. À quoi reconnaissez-vous cela ?

– Au pavillon.

– Mais, dit Porthos, le bateau est à peine visible ; comment, diable, mon cher, pouvez-vous distinguer le pavillon ?

– Je vois qu’il y en a un, répliqua le vieillard ; nos bateaux à nous, et les chalands du commerce n’en ont pas. Ces sortes de péniches qui viennent là, monsieur, servent ordinairement au transport des troupes.

– Ah ! fit Aramis.

– Vivat ! s’écria Porthos, on nous envoie du renfort, n’est-ce pas, Aramis ?

– C’est probable.

– À moins que les Anglais n’arrivent.

– Par la Loire ? Ce serait avoir du malheur, Porthos ; ils auraient donc passé par Paris ?

– Vous avez raison, ce sont des renforts, décidément, ou des vivres.

Aramis appuya sa tête dans ses mains et ne répondit pas.

Puis, tout à coup :

– Porthos, dit-il, faites sonner l’alarme.

– L’alarme ?… y pensez-vous ?

– Oui, et que les canonniers montent à leurs batteries ; que les servants soient à leurs pièces ; qu’on veille surtout aux batteries de côte.

Porthos ouvrit de grands yeux. Il regarda attentivement son ami, comme pour se convaincre qu’il était dans son bon sens.

– Je vais y aller, mon bon Porthos, continua Aramis de sa voix la plus douce ; je vais faire exécuter ces ordres, si vous n’y allez pas, mon cher ami.

– Mais j’y vais à l’instant même ! dit Porthos, qui alla faire exécuter l’ordre, tout en jetant des regards en arrière pour voir si l’évêque de Vannes ne se trompait point, et si, revenant à des idées plus saines, il ne le rappellerait pas.

L’alarme fut sonnée ; les clairons, les tambours retentirent, la grosse cloche du beffroi s’ébranla.

Aussitôt les digues, les moles se remplirent de curieux, de soldats ; les mèches brillèrent entre les mains des artilleurs, placés derrière les gros canons couchés sur leurs affûts de pierre. Quand chacun fut à son poste, quand les préparatifs de défense furent faits :

– Permettez-moi, Aramis, de chercher à comprendre, murmura timidement Porthos à l’oreille de l’évêque.

– Allez, mon cher, vous ne comprendrez que trop tôt, murmura d’Herblay à cette question de son lieutenant.

– La flotte qui vient là-bas, la flotte qui, voiles déployées, a le cap sur le port de Belle-Île, est une flotte royale, n’est-il pas vrai ? Mais, puisqu’il y a deux rois en France, Porthos, auquel des deux rois cette flotte appartient-elle ?

– Oh ! vous m’ouvrez les yeux, repartit le géant, arrêté par cet argument.

Et Porthos, auquel cette réponse de son ami venait d’ouvrir les yeux, ou plutôt d’épaissir le bandeau qui lui couvrait la vue, se rendit au plus vite dans les batteries pour surveiller son monde et exhorter chacun à faire son devoir.

Cependant Aramis, l’œil toujours fixé à l’horizon, voyait les navires s’approcher. La foule et les soldats, montés sur toutes les sommités et les anfractuosités des rochers, pouvaient distinguer la mâture, puis les basses voiles, puis enfin le corps des chalands, portant à la corne le pavillon royal de France.

Il était nuit close lorsqu’une de ces péniches, dont la présence avait mis si fort en émoi toute la population de Belle-Île, vint s’embosser à portée de canon de la place.

On vit bientôt, malgré l’obscurité, une sorte d’agitation régner à bord de ce navire, du flanc duquel se détacha un canot, dont trois rameurs, courbés sur les avirons, prirent la direction du port, et, en quelques instants, vinrent atterrir aux pieds du fort.

Le patron de cette yole sauta sur le môle. Il tenait une lettre à la main, l’agitait en l’air et semblait demander à communiquer avec quelqu’un.

Cet homme fut bientôt reconnu par plusieurs soldats pour un des pilotes de l’Île. C’était le patron d’une des deux barques conservées par Aramis, et que Porthos, dans son inquiétude sur le sort des pêcheurs disparus depuis deux jours, avait envoyées à la découverte des bateaux perdus.

Il demanda à être conduit à M. d’Herblay.

Deux soldats, sur le signe d’un sergent, le placèrent entre eux et l’escortèrent.

Aramis était sur le quai. L’envoyé se présenta devant l’évêque de Vannes. L’obscurité était presque complète, malgré les flambeaux que portaient à une certaine distance les soldats qui suivaient Aramis dans sa ronde.

– Eh quoi ! Jonathas, de quelle part viens-tu ?

– Monseigneur, de la part de ceux qui m’ont pris.

– Qui t’a pris ?

– Vous savez, monseigneur, que nous étions partis à la recherche de nos camarades ?

– Oui. Après ?

– Eh bien ! monseigneur, à une petite lieue, nous avons été capturés par un chasse-marée du roi.

– De quel roi ? fit Porthos.

Jonathas ouvrit de grands yeux.

– Parle, continua l’évêque.

– Nous fûmes donc capturés, monseigneur, et réunis à ceux qui avaient été pris hier au matin.

– Qu’est-ce que cette manie de vous prendre tous ? interrompit Porthos.

– Monsieur, pour nous empêcher de vous le dire, répliqua Jonathas.

Porthos à son tour ne comprit pas.

– Et on vous relâche aujourd’hui ? demanda-t-il.

– Pour que je vous dise, monsieur, qu’on nous avait pris.

« De plus en plus trouble », pensa l’honnête Porthos.

Aramis pendant ce temps, réfléchissait.

– Voyons, dit-il, une flotte royale bloque donc les côtes ?

– Oui, monseigneur.

– Qui la commande ?

– Le capitaine des mousquetaires du roi.

– D’Artagnan ?

– D’Artagnan ! dit Porthos.

– Je crois que c’est ce nom-là.

– Et c’est lui qui t’a remis cette lettre ?

– Oui, monseigneur.

– Approchez les flambeaux.

– C’est son écriture, dit Porthos. Aramis lut vivement les lignes suivantes :

« Ordre du roi de prendre Belle-Île ;

« Ordre de passer au fil de l’épée la garnison, si elle résiste ;

« Ordre de faire prisonniers tous les hommes de la garnison ;

« Signé : D’Artagnan, qui, avant-hier, a arrêté M. Fouquet pour l’envoyer à la Bastille. »

Aramis pâlit et froissa le papier en ses mains.

– Quoi donc ? demanda Porthos.

– Rien, mon ami ! rien ! Dis-moi, Jonathas ?

– Monseigneur !

– As-tu parlé à M. d’Artagnan ?

– Oui, monseigneur.

– Que t’a-t-il dit ?

– Que, pour des informations plus amples, il causerait avec Monseigneur.

– Où cela ?

– À son bord.

– À son bord ?

Porthos répéta :

– À son bord ?

– M. le mousquetaire, continua Jonathas, m’a dit de vous prendre tous deux, vous et monsieur l’ingénieur, dans mon canot, et de vous mener à lui.

– Allons-y, dit Porthos. Ce cher d’Artagnan !

Aramis l’arrêta.

– Êtes-vous fou ? s’écria-t-il. Qui vous dit que ce n’est pas un piège ?

– De l’autre roi ? riposta Porthos avec mystère.

– Un piège enfin ! C’est tout dire, mon ami.

– C’est possible ; alors, que faire ? Si d’Artagnan nous appelle, cependant…

– Qui vous dit que c’est d’Artagnan ?

– Ah ! alors… Mais son écriture…

– On contrefait une écriture. Celle-ci est contrefaite, tremblée.

– Vous avez toujours raison ; mais, en attendant, nous ne savons rien.

Aramis se tut.

– Il est vrai, dit le bon Porthos, que nous n’avons besoin de rien savoir.

– Que ferai-je, moi ? demanda Jonathas.

– Tu retourneras près de ce capitaine.

– Oui, monseigneur.

– Et tu lui diras que nous le prions de venir lui-même dans l’île.

– Je comprends, dit Porthos.

– Oui, monseigneur, répondit Jonathas ; mais, si ce capitaine refuse de venir à Belle-Île ?…

– S’il refuse, comme nous avons des canons, nous en ferons usage.

– Contre d’Artagnan ?

– Si c’est d’Artagnan, Porthos, il viendra. Pars, Jonathas, pars.

– Ma foi ! je ne comprends plus rien du tout, murmura Porthos.

– Je vais tout vous faire comprendre, cher ami, le moment en est venu. Asseyez-vous sur cet affût ouvrez vos oreilles et écoutez-moi bien.

– Oh ! j’écoute pardieu ! n’en doutez pas.

– Puis-je partir, monseigneur ? cria Jonathas.

– Pars, et reviens avec une réponse. Laissez passer le canot vous autres !

Le canot partit pour aller rejoindre le navire.

Aramis prit la main de Porthos et commença les explications.

Chapitre CCXLIX – Les explications d’Aramis §

– Ce que j’ai à vous dire, ami Porthos, va probablement vous surprendre, mais vous instruire aussi.

– J’aime à être surpris, dit Porthos avec bienveillance ; ne me ménagez donc pas, je vous prie. Je suis dur aux émotions ; ne craignez donc rien, parlez.

– C’est difficile, Porthos, c’est… difficile ; car, en vérité, je vous en préviens une seconde fois, j’ai des choses bien étranges, bien extraordinaires à vous dire.

– Oh ! vous parlez si bien, cher ami, que je vous écouterais pendant des journées entières. Parlez donc, je vous en prie, et, tenez, il me vient une idée : je vais, pour vous faciliter la besogne, je vais, pour vous aider à me dire ces choses étranges, vous questionner.

– Je le veux bien.

– Pourquoi allons-nous combattre, cher Aramis ?

– Si vous me faites beaucoup de questions semblables à celle-là, si c’est ainsi que vous voulez faciliter ma besogne, mon besoin de révélation, en m’interrogeant ainsi, Porthos, vous ne me faciliterez en rien. Bien au contraire, c’est précisément là le nœud gordien. Tenez, ami, avec un homme bon, généreux et dévoué comme vous l’êtes, il faut, pour lui et pour soi-même, commencer la confession avec bravoure. Je vous ai trompé, mon digne ami.

– Vous m’avez trompé ?

– Mon Dieu, oui.

– Était-ce pour mon bien, Aramis ?

– Je l’ai cru, Porthos ; je l’ai cru sincèrement, mon ami.

– Alors, fit l’honnête seigneur de Bracieux, vous m’avez rendu service, et je vous en remercie ; car, si vous ne m’aviez pas trompé, j’aurais pu me tromper moi-même. En quoi donc m’avez-vous trompé ? Dites.

– C’est que je servais l’usurpateur, contre lequel Louis XIV dirige en ce moment tous ses efforts.

– L’usurpateur, dit Porthos en se grattant le front, c’est… Je ne comprends pas trop bien.

– C’est l’un des deux rois qui se disputent la couronne de France.

– Fort bien !… Alors, vous serviez celui qui n’est pas Louis XIV ?

– Vous venez de dire le vrai mot, du premier coup.

– Il en résulte que…

– Il en résulte que nous sommes des rebelles, mon pauvre ami.

– Diable ! diable !… s’écria Porthos désappointé.

– Oh ! mais, cher Porthos, soyez calme, nous trouverons encore bien moyen de nous sauver, croyez-moi.

– Ce n’est pas cela qui m’inquiète, répondit Porthos ; ce qui me touche seulement, c’est ce vilain mot de rebelles.

– Ah ! voilà !…

– Et, de cette façon, le duché qu’on m’a promis…

– C’est l’usurpateur qui le donnait.

– Ce n’est pas la même chose, Aramis, fit majestueusement Porthos.

– Ami, s’il n’eût tenu qu’à moi, vous fussiez devenu prince.

Porthos se mit à mordre ses ongles avec mélancolie.

– Voilà, continua-t-il, en quoi vous avez eu tort de me tromper ; car ce duché promis, j’y comptais. Oh ! j’y comptais sérieusement, vous sachant homme de parole, mon cher Aramis.

– Pauvre Porthos ! Pardonnez-moi, je vous en supplie.

– Ainsi donc, insista Porthos sans répondre à la prière de l’évêque de Vannes, ainsi donc, je suis bien brouillé avec le roi Louis XIV ?

– J’arrangerai cela, mon bien bon ami, j’arrangerai cela. Je prendrai tout sur moi seul.

– Aramis !

– Non, non, Porthos, je vous en conjure, laissez-moi faire. Pas de fausse générosité ! pas de dévouement inopportun ! Vous ne saviez rien de mes projets. Vous n’avez rien fait par vous-même. Moi, c’est différent. Je suis seul l’auteur du complot. J’avais besoin de mon inséparable compagnon ; je vous ai appelé et vous êtes venu à moi, en vous souvenant de notre ancienne devise : « Tous pour un, un pour tous ». Mon crime, cher Porthos, est d’avoir été égoïste.

– Voilà une parole que j’aime, dit Porthos, et dès que vous avez agi uniquement pour vous, il me serait impossible de vous en vouloir. C’est si naturel !

Et, sur ce mot sublime, Porthos serra cordialement la main de son ami.

Aramis, en présence de cette naïve grandeur d’âme, se trouva petit. C’était la deuxième fois qu’il se voyait contraint de plier devant la réelle supériorité du cœur bien plus puissante que la splendeur de l’esprit.

Il répondit par une muette et énergique pression à la généreuse caresse de son ami.

– Maintenant, dit Porthos, que nous nous sommes parfaitement expliqués, maintenant que je me suis parfaitement rendu compte de notre situation vis-à-vis du roi Louis, je crois, cher ami, qu’il est temps de me faire comprendre l’intrigue politique dont nous sommes les victimes ; car je vois bien qu’il y a une intrigue politique là-dessous.

– D’Artagnan, mon bon Porthos, d’Artagnan va venir, et vous la détaillera dans toutes ses circonstances : mais, excusez-moi : je suis navré de douleur, accablé par la peine, et j’ai besoin de toute ma présence d’esprit, de toute ma réflexion, pour vous sortir du mauvais pas où je vous ai si imprudemment engagé ; mais rien de plus clair désormais, rien de plus net que la position. Le roi Louis XIV n’a plus maintenant qu’un seul ennemi : cet ennemi, c’est moi, moi seul. Je vous ai fait prisonnier, vous m’avez suivi, je vous libère aujourd’hui, vous revolez vers votre prince, Vous le voyez, Porthos, il n’y a pas une seule difficulté dans tout ceci.

– Croyez-vous ? fit Porthos.

– J’en suis bien sûr.

– Alors pourquoi, dit l’admirable bon sens de Porthos, alors pourquoi, si nous sommes dans une aussi facile position, pourquoi, mon bon ami, préparons-nous des canons, des mousquets et des engins de toute sorte ? Plus simple, il me semble, est de dire au capitaine d’Artagnan : « Cher ami, nous nous sommes trompés, c’est à refaire ; ouvrez-nous la porte, laissez nous passer, et bonjour ! »

– Ah ! voilà ! dit Aramis en secouant la tête.

– Comment, voilà ? Est-ce que vous n’approuvez pas ce plan cher ami ?

– J’y vois une difficulté.

– Laquelle ?

– L’hypothèse où d’Artagnan viendrait avec de tels ordres, que nous soyons obligés de nous défendre.

– Allons donc ! nous défendre contre d’Artagnan ? Folie ! Ce bon d’Artagnan !…

Aramis secoua encore une fois la tête.

– Porthos, dit-il, si j’ai fait allumer les mèches et pointer les canons, si j’ai fait retentir le signal d’alarme, si j’ai appelé tout le monde à son poste sur les remparts, ces bons remparts de Belle-Île que vous avez si bien fortifiés, c’est pour quelque chose. Attendez pour juger, ou plutôt, non, n’attendez pas…

– Que faire ?

– Si je le savais, ami, je l’eusse dit.

– Mais il y a une chose bien plus simple que de se défendre : un bateau, et en route pour la France, où…

– Cher ami, dit Aramis en souriant avec une sorte de tristesse, ne raisonnons pas comme des enfants ; soyons hommes pour le conseil et pour l’exécution. Tenez, voici qu’on hèle du port une embarcation quelconque. Attention, Porthos, sérieuse attention !

– C’est d’Artagnan, sans doute, dit Porthos d’une voix de tonnerre en s’approchant du parapet.

– Oui, c’est moi ; répondit le capitaine des mousquetaires en sautant légèrement les degrés du môle.

Et il monta rapidement jusqu’à la petite esplanade où l’attendaient ses deux amis.

Une fois en chemin Porthos et Aramis distinguèrent un officier qui suivait d’Artagnan, emboîtant le pas dans chacun des pas du capitaine.

Le capitaine s’arrêta sur les degrés du môle, à moitié route. Son compagnon l’imita.

– Faites retirer vos gens, cria d’Artagnan à Porthos et à Aramis ; faites-les retirer hors de la portée de la voix.

L’ordre, donné par Porthos, fut exécuté à l’instant même.

Alors d’Artagnan, se tournant vers celui qui le suivait :

– Monsieur, lui dit-il, nous ne sommes plus ici sur la flotte du roi, où, en vertu de vos ordres, vous me parliez si arrogamment tout à l’heure.

– Monsieur, répondit l’officier, je ne vous parlais pas arrogamment ; j’obéissais simplement, mais rigoureusement, à ce qui m’a été commandé. On m’a dit de vous suivre, je vous suis. On m’a dit de ne pas vous laisser communiquer avec qui que ce soit sans prendre connaissance de ce que vous feriez : je me mêle à vos communications.

D’Artagnan frémit de colère, et Porthos et Aramis qui entendaient ce dialogue, frémirent aussi, mais d’inquiétude et de crainte.

D’Artagnan, mâchant sa moustache avec cette vivacité qui décelait en lui l’état d’une exaspération la plus voisine d’un éclat terrible, se rapprocha de l’officier.

– Monsieur, dit-il d’une voix plus basse et d’autant plus accentuée, qu’elle affectait un calme profond et se gonflait de tempête, monsieur, quand j’ai envoyé un canot ici, vous avez voulu savoir ce que j’écrivais aux défenseurs de Belle-Île. Vous m’avez montré un ordre ; à l’instant même, à mon tour, je vous ai montré le billet que j’écrivais. Quand le patron de la barque envoyée par moi fut de retour, quand j’ai reçu la réponse de ces deux messieurs et il désignait de la main à l’officier Aramis et Porthos, vous avez entendu jusqu’au bout le discours du messager. Tout cela était bien dans vos ordres ; tout cela est bien suivi, bien exécuté, bien ponctuel, n’est-ce pas ?

– Oui, monsieur, balbutia l’officier ; oui, sans doute, monsieur… mais…

– Monsieur, continua d’Artagnan en s’échauffant, monsieur, quand j’ai manifesté l’intention de quitter mon bord pour passer à Belle-Île, vous avez exigé de m’accompagner ; je n’ai point hésité : je vous ai emmené. Vous êtes bien à Belle-Île, n’est-ce pas ?

– Oui, monsieur ; mais…

– Mais… il ne s’agit plus de M. Colbert, qui vous a fait tenir cet ordre, ou de qui que ce soit au monde, dont vous suivez les instructions : il s’agit ici d’un homme qui gêne M. d’Artagnan, et qui se trouve avec M. d’Artagnan seul, sur les marches d’un escalier, que baignent trente pieds d’eau salée ; mauvaise position pour cet homme, mauvaise position, monsieur ! je vous en avertis.

– Mais, monsieur, si je vous gêne, dit timidement et presque craintivement l’officier, c’est mon service qui…

– Monsieur vous avez eu le malheur, vous ou ceux qui vous envoient, de me faire une insulte. Elle est faite. Je ne peux m’en prendre à ceux qui vous cautionnent ; ils me sont inconnus, ou sont trop loin. Mais vous vous trouvez sous ma main, et je jure Dieu que, si vous faites un pas derrière moi, quand je vais lever le pied pour monter auprès de ces messieurs… je jure mon nom que je vous fends la tête d’un coup d’épée, et que je vous jette à l’eau. Oh ! il arrivera ce qu’il arrivera. Je ne me suis jamais mis que six fois en colère dans ma vie, monsieur, et les cinq fois qui ont précédé celle-ci, j’ai tué mon homme.

L’officier ne bougea pas ; il pâlit sous cette terrible menace, et répondit avec simplicité :

– Monsieur, vous avez tort d’aller contre ma consigne.

Porthos et Aramis, muets et frissonnants en haut du parapet, crièrent au mousquetaire :

– Cher d’Artagnan, prenez garde !

D’Artagnan les fit taire du geste, leva son pied avec un calme effrayant pour gravir une marche, et se retourna l’épée à la main, pour voir si l’officier le suivrait.

L’officier fit un signe de croix et marcha.

Porthos et Aramis, qui connaissaient leur d’Artagnan, poussèrent un cri et se précipitèrent pour arrêter le coup qu’ils croyaient déjà entendre.

Mais d’Artagnan, passant l’épée dans la main gauche :

– Monsieur, dit-il à l’officier d’une voix émue, vous êtes un brave homme. Vous devez mieux comprendre ce que je vais vous dire maintenant, que ce que je vous ai dit tout à l’heure.

– Parlez, monsieur d’Artagnan, parlez, répondit le brave officier.

– Ces messieurs que nous venons voir, et contre lesquels vous avez des ordres, sont mes amis.

– Je le sais, monsieur.

– Vous comprenez si je dois agir avec eux comme vos instructions vous le prescrivent.

– Je comprends vos réserves.

– Eh bien ! permettez-moi de causer avec eux sans témoin.

– Monsieur d’Artagnan, si je cédais à votre demande, si je faisais ce dont vous me priez, je manquerais à ma parole ; mais, si je ne le fais pas, je vous désobligerai. J’aime mieux l’un que l’autre. Causez avec vos amis, et ne me méprisez pas, monsieur, de faire par amour pour vous, que j’estime et que j’honore, ne me méprisez pas de faire pour vous, pour vous seul, une vilaine action.

D’Artagnan, ému, passa rapidement ses bras au cou de ce jeune homme, et monta près de ses amis.

L’officier, enveloppé dans son manteau, s’assit sur les marches, couvertes d’algues humides.

– Eh bien ! dit d’Artagnan à ses amis, voilà la position ; jugez.

Ils s’embrassèrent tous trois. Tous trois se tinrent serrés dans les bras l’un de l’autre, comme aux beaux jours de la jeunesse.

– Que signifient toutes ces rigueurs ? demanda Porthos.

– Vous devez en soupçonner quelque chose, cher ami, répliqua d’Artagnan.

– Pas trop, je vous l’assure, mon cher capitaine ; car, enfin, je n’ai rien fait, ni Aramis non plus, se hâta d’ajouter l’excellent homme.

D’Artagnan lança au prélat un regard de reproche, qui pénétra ce cœur endurci.

– Cher Porthos ! s’écria l’évêque de Vannes.

– Vous voyez ce qu’on a fait, dit d’Artagnan : interception de tout ce qui vient de Belle-Île, de tout ce qui s’y rend. Vos bateaux sont tous saisis. Si vous aviez essayé de fuir, vous tombiez entre les mains des croiseurs qui sillonnent la mer et qui vous guettent. Le roi vous veut et vous prendra.

Et d’Artagnan s’arracha furieusement quelques poils de sa moustache grise.

– Mon idée était celle-ci, continua d’Artagnan : vous faire venir à mon bord tous deux, vous avoir près de moi, et puis vous rendre libres. Mais, à présent, qui me dit qu’en retournant sur mon navire je ne rencontrerai pas un supérieur, que je ne trouverai pas des ordres secrets qui m’enlèvent mon commandement pour le donner à quelque autre que moi, et qui disposeront de moi et de vous sans nul espoir de secours ?

– Il faut demeurer à Belle-Île, dit résolument Aramis, et je vous réponds, moi, que je ne me rendrai qu’à bon escient.

Porthos ne dit rien. D’Artagnan remarqua le silence de son ami.

– J’ai à essayer encore de cet officier, de ce brave qui m’accompagne, et dont la courageuse résistance me rend bien heureux ; car elle accuse un honnête homme, lequel, encore que notre ennemi, vaut mille fois mieux qu’un lâche complaisant. Essayons, et sachons de lui ce qu’il a le droit de faire, ce que sa consigne lui permet ou lui défend.

– Essayons, dit Aramis.

D’Artagnan vint au parapet, se pencha vers les degrés du môle, et appela l’officier, qui monta aussitôt.

– Monsieur, lui dit d’Artagnan, après l’échange des courtoisies les plus cordiales, naturelles entre gentilshommes qui se connaissent et s’apprécient dignement ; monsieur, si je voulais emmener ces messieurs d’ici, que feriez vous ?

– Je ne m’y opposerais pas, monsieur ; mais, ayant ordre direct, ordre formel, de les prendre sous ma garde, je les garderais.

– Ah ! fit d’Artagnan.

– C’est fini ! dit Aramis sourdement.

Porthos ne bougea pas.

– Emmenez toujours Porthos, dit l’évêque de Vannes ; il saura prouver au roi, je l’y aiderai, et vous aussi, monsieur d’Artagnan, qu’il n’est pour rien dans cette affaire.

– Hum ! fit d’Artagnan. Voulez-vous venir ? voulez-vous me suivre, Porthos ? le roi est clément.

– Je demande à réfléchir, dit Porthos noblement.

– Vous restez ici, alors ?

– Jusqu’à nouvel ordre ! s’écria Aramis avec vivacité.

– Jusqu’à ce que nous ayons eu une idée, reprit d’Artagnan, et je crois maintenant que ce ne sera pas long, car j’en ai déjà une.

– Disons-nous adieu, alors, reprit Aramis ; mais, en vérité, cher Porthos, vous devriez partir.

– Non ! dit laconiquement celui-ci.

– Comme il vous plaira, reprit Aramis, un peu blessé dans sa susceptibilité nerveuse, du ton morose de son compagnon. Seulement, je suis rassuré par la promesse d’une idée de d’Artagnan ; idée que j’ai devinée, je crois.

– Voyons, fit le mousquetaire en approchant son oreille de la bouche d’Aramis.

Celui-ci dit au capitaine plusieurs mots rapides, auxquels d’Artagnan répondit :

– Précisément cela.

– Immanquable, alors, s’écria Aramis joyeux.

– Pendant la première émotion que causera ce parti pris, arrangez-vous, Aramis.

– Oh ! n’ayez pas peur.

– Maintenant, monsieur, dit d’Artagnan à l’officier, merci mille fois ! Vous venez de vous faire trois amis à la vie, à la mort.

– Oui, répliqua Aramis.

Porthos seul ne dit rien et acquiesça de la tête.

D’Artagnan, ayant tendrement embrassé ses deux vieux amis, quitta Belle-Île, avec l’inséparable compagnon que M. Colbert lui avait donné.

Ainsi, à part l’espèce d’explication dont le digne Porthos avait bien voulu se contenter, rien n’était changé en apparence au sort des uns et des autres.

– Seulement, dit Aramis, il y a l’idée de d’Artagnan.

D’Artagnan ne retourna point à son bord sans creuser profondément l’idée qu’il venait de découvrir.

Or, on sait que, lorsque d’Artagnan creusait, d’habitude il perçait à jour.

Quant à l’officier, redevenu muet, il lui laissa respectueusement le loisir de méditer.

Aussi, en mettant le pied sur son navire, embossé à une portée de canon de Belle-Île, le capitaine des mousquetaires avait-il déjà réuni tous ses moyens offensifs et défensifs.

Il assembla immédiatement son conseil.

Ce conseil se composait des officiers qui servaient sous ses ordres.

Ces officiers étaient au nombre de huit :

Un chef des forces maritimes,

Un major dirigeant l’artillerie,

Un ingénieur,

L’officier que nous connaissons,

Et quatre lieutenants.

Les ayant donc réunis dans la chambre de poupe, d’Artagnan se leva, ôta son feutre, et commença en ces termes :

– Messieurs, je suis allé reconnaître Belle-Île-en-Mer et j’y ai trouvé bonne et solide garnison ; de plus, les préparatifs tout faits pour une défense qui peut devenir gênante. J’ai donc l’intention d’envoyer chercher deux des principaux officiers de la place pour que nous causions avec eux. Les ayant séparés de leurs troupes et de leurs canons, nous en aurons meilleur marché, surtout avec de bons raisonnements. Est-ce votre avis, messieurs ?

Le major de l’artillerie se leva.

– Monsieur, dit-il avec respect, mais avec fermeté je viens de vous entendre dire que la place prépare une défense gênante. La place est donc, que vous sachiez, déterminée à la rébellion ?

D’Artagnan fut visiblement dépité par cette réponse, mais il n’était pas homme à se laisser abattre pour si peu, et reprit la parole :

– Monsieur, dit-il, votre réponse est juste. Mais vous n’ignorez pas que Belle-Île-en-Mer est un fief de M. Fouquet, et les anciens rois ont donné aux seigneurs de Belle-Île le droit de s’armer chez eux.

La major fit un mouvement.

– Oh ! ne m’interrompez point, continua d’Artagnan. Vous allez me dire que ce droit de s’armer contre les Anglais n’est pas le droit de s’armer contre son roi. Mais ce n’est pas M. Fouquet, je suppose, qui tient en ce moment Belle-Île, puisque, avant-hier, j’ai arrêté M. Fouquet. Or, les habitants et défenseurs de Belle-Île ne savent rien de cette arrestation. Vous la leur annonceriez vainement. C’est une chose si inouïe, si extraordinaire, si inattendue, qu’ils ne vous croiraient pas. Un Breton sert son maître et non pas ses maîtres ; il sert son maître jusqu’à ce qu’il l’ait vu mort. Or, les Bretons, que je sache, n’ont pas vu le cadavre de M. Fouquet. Il n’est donc pas surprenant qu’ils tiennent contre tout ce qui n’est pas M. Fouquet ou sa signature.

Le major s’inclina en signe d’assentiment.

– Voilà pourquoi, continua d’Artagnan, voilà pourquoi je me propose de faire venir ici, à mon bord, deux des principaux officiers de la garnison. Ils vous verront, messieurs ; ils verront les forces dont nous disposons ; ils sauront, par conséquent, à quoi s’en tenir sur le sort qui les attend en cas de rébellion. Nous leur affirmerons sur l’honneur que M. Fouquet est prisonnier, et que toute résistance ne lui saurait être que préjudiciable. Nous leur dirons que, le premier coup de canon tiré, il n’y a aucune miséricorde à attendre du roi. Alors, je l’espère du moins, ils ne résisteront plus. Ils se livreront sans combat, et nous aurons à l’amiable une place qui pourrait bien nous coûter cher à conquérir.

L’officier qui avait suivi d’Artagnan à Belle-Île s’apprêtait à parler, mais d’Artagnan l’interrompit.

– Oui, je sais ce que vous allez me dire, monsieur ; je sais qu’il y a ordre du roi d’empêcher toute communication secrète avec les défenseurs de Belle-Île, et voilà justement pourquoi j’offre de ne communiquer qu’en présence de tout mon état-major.

Et d’Artagnan fit à ses officiers un signe de tête qui avait pour but de faire valoir cette condescendance.

Les officiers se regardèrent comme pour lire leur opinion dans les yeux des uns des autres, avec intention de faire évidemment, après qu’ils se seraient mis d’accord, selon le désir de d’Artagnan. Et déjà celui-ci voyait avec joie que le résultat de leur consentement serait l’envoi d’une barque à Porthos et à Aramis, lorsque l’officier du roi tira de sa poitrine un pli cacheté qu’il remit à d’Artagnan.

Ce pli portait sur sa suscription le n° 1.

– Qu’est-ce encore ? murmura le capitaine surpris.

– Lisez, monsieur, dit l’officier avec une courtoisie qui n’était pas exempte de tristesse.

D’Artagnan, plein de défiance, déplia le papier et lut :

« Défense à M. d’Artagnan d’assembler quelque conseil que ce soit, ou de délibérer d’aucune façon avant que Belle-Île soit rendue, et que les prisonniers soient passés par les armes.

Signé : Louis. »

D’Artagnan réprima le mouvement d’impatience qui courait par tout son corps ; et avec un gracieux sourire.

– C’est bien, monsieur, dit-il, on se conformera aux ordres du roi.

Chapitre CCL – Suite des idées du roi et des idées de M. d’Artagnan §

Le coup était direct, il était rude, mortel. D’Artagnan furieux d’avoir été prévenu par une idée du roi, ne désespéra cependant pas, et, songeant à cette idée que lui aussi avait rapportée de Belle-Île, il en augura un nouveau moyen de salut pour ses amis.

– Messieurs, dit-il subitement, puisque le roi a chargé un autre que moi de ses ordres secrets, c’est que je n’ai plus sa confiance, et j’en serais réellement indigne si j’avais le courage de garder un commandement sujet à tant de soupçons injurieux. Je m’en vais donc sur-le-champ porter ma démission au roi. Je la donne devant vous tous, en vous enjoignant de vous replier avec moi sur la côte de France, de façon à ne rien compromettre des forces que Sa Majesté m’a confiées. C’est pourquoi, retournez tous à vos postes, et commandez le retour ; d’ici à une heure, nous avons le flux. À vos postes, messieurs ! Je suppose, ajouta-t-il en voyant que tous obéissaient, excepté l’officier surveillant, que vous n’aurez pas d’ordres à objecter cette fois-ci ?

Et d’Artagnan triomphait presque en disant ces mots-là. Ce plan était le salut de ses amis. Le blocus levé, ils pouvaient s’embarquer tout de suite et faire voile pour l’Angleterre ou pour l’Espagne, sans crainte d’être inquiétés. Tandis qu’ils fuyaient, d’Artagnan arrivait auprès du roi, justifiait son retour par l’indignation que les défiances de Colbert avaient soulevée contre lui ; on le renvoyait en pleins pouvoirs, et il prenait Belle-Île, c’est-à-dire la cage, sans prendre les oiseaux envolés.

Mais, à ce plan, l’officier opposa un deuxième ordre du roi. Il était ainsi conçu :

« Du moment où M. d’Artagnan aura manifesté le désir de donner sa démission, il ne comptera plus comme chef de l’expédition, et tout officier placé sous ses ordres sera tenu de ne lui plus obéir. De plus, M. d’Artagnan, ayant perdu cette qualité de chef de l’armée envoyée contre Belle-Île, devra partir immédiatement pour la France, en compagnie de l’officier qui lui aura remis le message, et qui le regardera comme un prisonnier dont il répond. »

D’Artagnan pâlit, lui si brave et si insouciant. Tout avait été calculé avec une profondeur qui, pour la première fois depuis trente ans, lui rappela la solide prévoyance et la logique inflexible du grand cardinal.

Il appuya sa tête sur sa main, rêvant, respirant à peine.

« Si je mettais cet ordre dans ma poche, pensa-t-il, qui le saurait ou qui m’en empêcherait ? Avant que le roi en eût été informé, j’aurais sauvé ces pauvres gens là-bas. De l’audace, allons ! Ma tête n’est pas de celles qu’un bourreau fait tomber par désobéissance. Désobéissons ! »

Mais, au moment où il allait prendre ce parti, il vit les officiers autour de lui lire des ordres pareils, que venaient de leur distribuer cet infernal agent de la pensée de Colbert.

Le cas de désobéissance était prévu comme les autres.

– Monsieur, lui vint dire l’officier, j’attends votre bon plaisir pour partir.

– Je suis prêt, monsieur, répliqua le capitaine en grinçant des dents.

L’officier commanda sur-le-champ un canot qui vint recevoir d’Artagnan.

Il faillit devenir fou de rage à cette vue.

– Comment, balbutia-t-il, fera-t-on ici pour diriger les différents corps ?

– Vous parti, monsieur, répliqua le commandant des navires, c’est à moi que le roi confie sa flotte.

– Alors, monsieur, riposta l’homme de Colbert en s’adressant au nouveau chef, c’est pour vous ce dernier ordre qui m’avait été remis. Voyons vos pouvoirs ?

– Les voici, dit le marin en exhibant une signature royale.

– Voici vos instructions, répliqua l’officier en lui remettant le pli.

Et, se tournant vers d’Artagnan :

– Allons, monsieur, dit-il d’une voix émue, tant il voyait de désespoir chez cet homme de fer, faites-moi la grâce de partir.

– Tout de suite, articula faiblement d’Artagnan, vaincu, terrassé par l’implacable impossibilité.

Et il se laissa glisser dans la petite embarcation, qui cingla vers la France avec un vent favorable, et menée par la marée montante. Les gardes du roi s’étaient embarqués avec lui.

Cependant, le mousquetaire conservait encore l’espoir d’arriver à Nantes assez vite, et de plaider assez éloquemment la cause de ses amis pour fléchir le roi.

La barque volait comme une hirondelle. D’Artagnan voyait distinctement la terre de France se profiler en noir sur les nuages blancs de la nuit.

– Ah ! monsieur, dit-il bas à l’officier, auquel, depuis une heure, il ne parlait plus, combien je donnerais pour connaître les instructions du nouveau commandant ! Elles sont toutes pacifiques, n’est-ce pas ?… et…

Il n’acheva pas ; un coup de canon lointain gronda sur la surface des flots, puis un autre, et deux ou trois plus forts.

– Le feu est ouvert sur Belle-Île, répondit l’officier.

Le canot venait de toucher la terre de France.

Chapitre CCLI – Les aïeux de Porthos §

Lorsque d’Artagnan eut quitté Aramis et Porthos, ceux-ci rentrèrent au fort principal pour s’entretenir avec plus de liberté.

Porthos, toujours soucieux, gênait Aramis, dont l’esprit ne s’était jamais trouvé plus libre.

– Cher Porthos, dit celui-ci tout à coup, je vais vous expliquer l’idée de d’Artagnan.

– Quelle idée, Aramis ?

– Une idée à laquelle nous devrons la liberté avant douze heures.

– Ah ! vraiment, fit Porthos étonné. Voyons !

– Vous avez remarqué, par la scène que notre ami a eue avec l’officier, que certains ordres le gênent relativement à nous ?

– Je l’ai remarqué.

– Eh bien ! d’Artagnan va donner sa démission au roi, et pendant la confusion qui résultera de son absence, nous gagnerons au large, ou plutôt vous gagnerez au large, vous, Porthos, s’il n’y a possibilité de fuite que pour un.

Ici, Porthos secoua la tête, et répondit :

– Nous nous sauverons ensemble, Aramis, ou nous resterons ici ensemble.

– Vous êtes un généreux cœur, dit Aramis, seulement votre sombre inquiétude m’afflige…

– Je ne suis pas inquiet, dit Porthos.

– Alors, vous m’en voulez ?

– Je ne vous en veux pas.

– Eh bien ! cher ami, pourquoi cette mine lugubre ?

– Je m’en vais vous le dire : je fais mon testament. Et, en disant ces mots, le bon Porthos regarda tristement Aramis.

– Votre testament ? s’écria l’évêque. Allons donc ! vous croyez-vous perdu ?

– Je me sens fatigué. C’est la première fois, et il y a une habitude dans ma famille.

– Laquelle, mon ami ?

– Mon grand-père était un homme deux fois fort comme moi.

– Oh ! oh ! dit Aramis. C’était donc Samson, votre grand-père ?

– Non. Il s’appelait Antoine. Eh bien ! il avait mon âge, lorsque, partant pour la chasse un jour, il se sentit les jambes faibles, lui qui n’avait jamais connu ce mal.

– Que signifiait cette fatigue, mon ami ?

– Rien de bon, comme vous l’allez voir ; car, étant parti se plaignant toujours de ses jambes molles, il trouva un sanglier qui lui fit tête, le manqua de son coup d’arquebuse, et fut décousu par la bête. Il en est mort sur le coup.

– Ce n’est pas une raison pour que vous vous alarmiez, cher Porthos.

– Oh ! vous allez voir. Mon père était une fois fort comme moi. C’était un rude soldat de Henri III et de Henri IV, il ne s’appelait pas Antoine, mais Gaspard, comme M. de Coligny. Toujours à cheval, il n’avait jamais su ce que c’est que la lassitude. Un soir qu’il se levait de table, ses jambes lui manquèrent.

– Il avait bien soupé, peut-être ? dit Aramis ; et voilà pourquoi il chancelait.

– Bah ! un ami de M. de Bassompierre ? Allons, donc ! Non, vous dis-je. Il s’étonna de cette lassitude, et dit à ma mère, qui le raillait : « Ne croirait-on pas que je vais voir un sanglier, comme défunt M. du Vallon, mon père ? »

– Eh bien ? fit Aramis.

– Eh bien ! bravant cette faiblesse, mon père voulut descendre au jardin au lieu de se mettre au lit ; le pied lui manqua dès la première marche ; l’escalier était roide ; mon père alla tomber sur un angle de pierre dans lequel un gond de fer était scellé. Le gond lui ouvrit la tempe : il resta mort sur la place.

Aramis, levant les yeux sur son ami :

– Voilà deux circonstances extraordinaires, dit-il ; n’en inférons pas qu’il puisse s’en présenter une troisième. Il ne convient pas à un homme de votre force d’être superstitieux, mon brave Porthos ; d’ailleurs, où est-ce qu’on voit vos jambes fléchir ? Jamais vous n’avez été si roide et si superbe ; vous porteriez une maison sur vos épaules.

– En ce moment, dit Porthos, je me sens bien dispos ; mais, il y a un moment, je vacillais, je m’affaissais, et, depuis tantôt, ce phénomène, comme vous dites, s’est présenté quatre fois. Je ne vous dirai pas que cela me fit peur ; mais cela me contrariait ; la vie est une agréable chose. J’ai de l’argent ; j’ai de belles terres ; j’ai des chevaux que j’aime ; j’ai aussi des amis que j’aime : d’Artagnan, Athos, Raoul et vous.

L’admirable Porthos ne prenait pas même la peine de dissimuler à Aramis le rang qu’il lui donnait dans ses amitiés.

Aramis lui serra la main.

– Nous vivrons encore de nombreuses années, dit-il, pour conserver au monde des échantillons d’hommes rares. Fiez-vous à moi, cher ami : nous n’avons aucune réponse de d’Artagnan, c’est bon signe ; il doit avoir donné des ordres pour masser la flotte et dégarnir la mer. J’ai ordonné, moi, tout à l’heure, qu’on roulât une barque sur des rouleaux jusqu’à l’issue du grand souterrain de Locmaria, vous savez, où nous avons tant de fois fait l’affût pour les renards.

– Oui, et qui aboutit à la petite anse par un boyau que nous avons découvert le jour où ce superbe renard s’échappa par là.

– Précisément. En cas de malheur, on nous cachera une barque dans ce souterrain ; elle doit y être déjà. Nous attendrons le moment favorable, et, pendant la nuit, en mer !

– Voilà une bonne idée, nous y gagnons quoi ?

– Nous y gagnons que nul ne connaît cette grotte, ou plutôt son issue, à part nous et deux ou trois chasseurs de l’île ; nous y gagnons que, si l’île est occupée, les éclaireurs, ne voyant pas de barque au rivage, ne soupçonneront pas qu’on puisse s’échapper et cesseront de surveiller.

– Je comprends.

– Eh bien ! les jambes ?

– Oh ! excellentes en ce moment.

– Vous voyez donc bien, tout conspire à nous donner le repos et l’espoir. D’Artagnan débarrasse la mer et nous fait libres. Plus de flotte royale ni de descente à craindre. Vive Dieu ! Porthos, nous avons encore un demi-siècle de bonnes aventures, et, si je touche la terre d’Espagne, je vous jure, ajouta l’évêque avec une énergie terrible, que votre brevet de duc n’est pas aussi aventuré qu’on veut bien le dire.

– Espérons, fit Porthos un peu ragaillardi par cette nouvelle chaleur de son compagnon.

Tout à coup, un cri se fit entendre :

– Aux armes !

Ce cri, répété par cent voix, vint, dans la chambre où les deux amis se tenaient, porter la surprise chez l’un et l’inquiétude chez l’autre.

Aramis ouvrit la fenêtre ; il vit courir une foule de gens avec des flambeaux. Les femmes se sauvaient, les gens armés prenaient leurs postes.

– La flotte ! la flotte ! cria un soldat qui reconnut Aramis.

– La flotte ? répéta celui-ci.

– À demi-portée de canon, continua le soldat.

– Aux armes ! cria Aramis.

– Aux armes ! répéta formidablement Porthos.

Et tous deux s’élancèrent vers le môle, pour se mettre à l’abri derrière les batteries.

On vit s’approcher des chaloupes chargées de soldats ; elles prirent trois directions pour descendre sur trois points à la fois.

– Que faut-il faire ? demanda un officier de garde.

– Arrêtez-les ; et, si elles poursuivent, feu ! dit Aramis.

Cinq minutes après, la canonnade commença.

C’étaient les coups de feu que d’Artagnan avait entendus en abordant en France.

Mais les chaloupes étaient trop près du môle pour que les canons tirassent juste ; elles abordèrent ; le combat commença presque corps à corps.

– Qu’avez-vous, Porthos ? dit Aramis à son ami.

– Rien… les jambes… c’est vraiment incompréhensible… elles se remettront en chargeant.

En effet, Porthos et Aramis se mirent à charger avec une telle vigueur, ils animèrent si bien leurs hommes, que les royaux se rembarquèrent précipitamment sans avoir eu autre chose que des blessés qu’ils emportèrent.

– Eh ! mais Porthos, cria Aramis, il nous faut un prisonnier, vite, vite.

Porthos s’abaissa sur l’escalier du môle, saisit par la nuque un des officiers de l’armée royale qui attendait, pour s’embarquer, que tout son monde fût dans la chaloupe. Le bras du géant enleva cette proie, qui lui servit de bouclier pour remonter sans qu’un coup de feu fût tiré sur lui.

– Voici un prisonnier, dit Porthos à Aramis.

– Eh bien ! s’écria celui-ci en riant, calomniez donc vos jambes !

– Ce n’est pas avec mes jambes que je l’ai pris, répliqua Porthos tristement, c’est avec mon bras.

Chapitre CCLII – Le fils de Biscarrat §

Les Bretons de l’île étaient tout fiers de cette victoire ; Aramis ne les encouragea pas.

– Ce qui arrivera, dit-il à Porthos, quand tout le monde fut rentré, c’est que la colère du roi s’éveillera avec le récit de la résistance, et que ces braves gens seront décimés ou brûlés quand l’île sera prise ; ce qui ne peut manquer d’advenir.

– Il en résulte, dit Porthos, que nous n’avons rien fait d’utile ?

– Pour le moment, si fait, répliqua l’évêque ; car nous avons un prisonnier duquel nous saurons ce que nos ennemis préparent.

– Oui, interrogeons ce prisonnier, fit Porthos, et le moyen de le faire parler est simple : nous allons souper, nous l’inviterons ; en buvant, il parlera.

Ce qui fut fait. L’officier, un peu inquiet d’abord, se rassura en voyant les gens auxquels il avait affaire.

Il donna, n’ayant pas peur de se compromettre, tous les détails imaginables sur la démission et le départ de d’Artagnan.

Il expliqua comment, après ce départ, le nouveau chef de l’expédition avait ordonné une surprise sur Belle-Île. Là s’arrêtèrent ses explications.

Aramis et Porthos échangèrent un coup d’œil qui témoignait de leur désespoir.

Plus de fonds à faire sur cette brave imagination de d’Artagnan, plus de ressource, par conséquent, en cas de défaite.

Aramis, continuant son interrogatoire, demanda au prisonnier ce que les royaux comptaient faire des chefs de Belle-Île.

– Ordre, répliqua celui-ci, de tuer pendant le combat et de pendre après.

Aramis et Porthos se regardèrent encore.

Le rouge monta au visage de tous deux.

– Je suis bien léger pour la potence, répondit Aramis ; les gens comme moi ne se pendent pas.

– Et moi, je suis bien lourd, dit Porthos ; les gens comme moi cassent la corde.

– Je suis sûr, fit galamment le prisonnier, que nous vous eussions procuré la faveur d’une mort à votre choix.

– Mille remerciements, dit sérieusement Aramis.

Porthos s’inclina.

– Encore ce coup de vin à votre santé, fit-il en buvant lui-même.

De propos en propos, le souper se prolongea ; l’officier, qui était un spirituel gentilhomme, se laissa doucement aller au charme de l’esprit d’Aramis et de la cordiale bonhomie de Porthos.

– Pardonnez-moi, dit-il si je vous adresse une question ; mais des gens qui en sont à leur sixième bouteille ont bien le droit de s’oublier un peu.

– Adressez, dit Porthos, adressez.

– Parlez, fit Aramis.

– N’étiez-vous pas, messieurs, vous deux, dans les mousquetaires du feu roi ?

– Oui, monsieur, et des meilleurs, s’il vous plaît, répliqua Porthos.

– C’est vrai : je dirais même les meilleurs de tous les soldats, messieurs, si je ne craignais d’offenser la mémoire de mon père.

– De votre père ? s’écria Aramis.

– Savez-vous comment je me nomme ?

– Ma foi ! non, monsieur ; mais vous me le direz, et…

– Je m’appelle Georges de Biscarrat.

– Oh ! s’écria Porthos à son tour, Biscarrat ! vous rappelez-vous ce nom, Aramis ?

– Biscarrat ?… rêva l’évêque. Il me semble…

– Cherchez bien, monsieur, dit l’officier.

– Pardieu ! ce ne sera pas long, fit Porthos. Biscarrat, dit Cardinal… un des quatre qui vinrent nous interrompre le jour où nous entrâmes dans l’amitié de d’Artagnan, l’épée à la main.

– Précisément, messieurs.

– Le seul, dit Aramis vivement, que nous ne blessâmes pas.

– Une rude lame, par conséquent, fit le prisonnier.

– C’est vrai, oh ! bien vrai, dirent les deux amis ensemble. Ma foi ! monsieur de Biscarrat, enchanté de faire la connaissance d’un aussi brave homme.

Biscarrat serra les deux mains que lui tendaient les deux anciens mousquetaires.

Aramis regarda Porthos, comme pour lui dire : « Voilà un homme qui nous aidera. » Et, sur-le-champ :

– Avouez, dit-il, monsieur, qu’il fait bon d’avoir été honnête homme.

– Mon père me l’a toujours dit, monsieur.

– Avouez, de plus, que c’est une triste circonstance que celle où vous vous trouvez de rencontrer des gens destinés à être arquebusés ou pendus, et de s’apercevoir que ces gens-là sont d’anciennes connaissances, de vieilles connaissances héréditaires.

– Oh ! vous n’êtes pas réservés à ce sort affreux, messieurs et amis, dit vivement le jeune homme.

– Bah ! vous l’avez dit.

– Je l’ai dit tout à l’heure, quand je ne vous connaissais pas ; mais, maintenant que je vous connais, je dis : Vous éviterez ce destin funeste, si vous le voulez.

– Comment, si nous le voulons ? s’écria Aramis, dont les yeux brillèrent d’intelligence en regardant alternativement son prisonnier et Porthos.

– Pourvu, continua Porthos en regardant à son tour, avec une noble intrépidité, M. de Biscarrat et l’évêque, pourvu qu’on ne nous demande pas de lâchetés.

– On ne vous demandera rien du tout, messieurs reprit le gentilhomme de l’armée royale ; que voulez-vous qu’on vous demande ? Si l’on vous trouve, on vous tue, c’est chose arrêtée ; tâchez donc, messieurs, qu’on ne vous trouve pas.

– Je crois ne pas me tromper, fit Porthos avec dignité, mais il me semble bien que, pour nous trouver, il faut que l’on vienne nous quérir ici.

– En cela vous avez parfaitement raison, mon digne ami, reprit Aramis en interrogeant toujours du regard la physionomie de Biscarrat, silencieux et contraint. Vous voulez, monsieur de Biscarrat, nous dire quelque chose, nous faire quelque ouverture et vous n’osez pas, n’est-il pas vrai ?

– Ah ! messieurs et amis, c’est qu’en parlant je trahis la consigne ; mais, tenez, j’entends une voix qui dégage la mienne en la dominant.

– Le canon ! fit Porthos.

– Le canon et la mousqueterie s’écria l’évêque.

On entendait gronder au loin, dans les roches, ces bruits sinistres d’un combat qui ne dura point.

– Qu’est-ce que cela ? demanda Porthos.

– Eh ! pardieu ! s’écria Aramis, c’est ce dont je me doutais.

– Quoi donc ?

– L’attaque faite par vous n’était qu’une feinte, n’est-il pas vrai, monsieur ? et, pendant que vos compagnies se laissaient repousser, vous aviez la certitude d’opérer un débarquement de l’autre côté de l’île.

– Oh ! plusieurs, monsieur.

– Nous sommes perdus, alors, fit paisiblement l’évêque de Vannes.

– Perdus ! cela est possible, répondit le seigneur de Pierrefonds ; mais nous ne sommes pas pris ni pendus.

Et, en disant ces mots, il se leva de la table, s’approcha du mur et en détacha froidement son épée et ses pistolets, qu’il visita avec ce soin du vieux soldat qui s’apprête à combattre, et qui sent que sa vie repose en grande partie sur l’excellence et la bonne tenue de ses armes.

Au bruit du canon, à la nouvelle de la surprise qui pouvait livrer l’île aux troupes royales, la foule éperdue se précipita dans le fort. Elle venait demander assistance et conseil à ses chefs.

Aramis, pâle et vaincu, se montra entre deux flambeaux à la fenêtre qui donnait sur la grande cour, pleine de soldats qui attendaient des ordres, et d’habitants éperdus qui imploraient secours.

– Mes amis, dit d’Herblay d’une voix grave et sonore, M. Fouquet, votre protecteur, votre ami, votre père, a été arrêté par ordre du roi et jeté à la Bastille.

Un long cri de fureur et de menace monta jusqu’à la fenêtre où se tenait l’évêque, et l’enveloppa d’un fluide vibrant.

– Vengeons M. Fouquet ! crièrent les plus exaltés. À mort les royaux !

– Non, mes amis, répliqua solennellement Aramis, non, mes amis, pas de résistance Le roi est maître dans son royaume. Le roi est le mandataire de Dieu. Le roi et Dieu ont frappé M. Fouquet. Humiliez-vous devant la main de Dieu. Aimez Dieu et le roi, qui ont frappé M. Fouquet. Mais ne vengez pas votre seigneur, ne cherchez pas à Je venger. Vous vous sacrifieriez en vain, vous, vos femmes et vos enfants, vos biens et votre liberté. Bas les armes, mes amis ! bas les armes ! puisque le roi vous le commande, et retirez-vous paisiblement dans vos demeures. C’est moi qui vous le demande, c’est moi qui vous en prie, c’est moi qui, au besoin, vous le commande au nom de M. Fouquet.

La foule, amassée sous la fenêtre, fit entendre un long frémissement de colère et d’effroi.

– Les soldats de Louis XIV sont entrés dans l’île, continua Aramis. Désormais, ce ne serait plus entre eux et vous un combat, ce serait un massacre. Allez, allez et oubliez ; cette fois, je vous le commande au nom du Seigneur.

Les mutins se retirèrent lentement, soumis et muets.

– Ah çà ! mais que venez-vous donc de dire là, mon ami ? dit Porthos.

– Monsieur, dit Biscarrat à l’évêque, vous sauvez tous ces habitants, mais vous ne sauvez ni votre ami ni vous.

– Monsieur de Biscarrat, dit avec un accent singulier de noblesse et de courtoisie l’évêque de Vannes, monsieur de Biscarrat, soyez assez bon pour reprendre votre liberté.

– Je le veux bien, monsieur ; mais…

– Mais cela nous rendra service ; car, en annonçant au lieutenant du roi la soumission des insulaires, vous obtiendrez peut-être quelque grâce pour nous, en l’instruisant de la manière dont cette soumission s’est opérée.

– Grâce ! répliqua Porthos avec des yeux flamboyants, grâce ! qu’est-ce que ce mot-là !

Aramis toucha rudement le coude de son ami, comme il faisait aux beaux jours de leur jeunesse, alors qu’il voulait avertir Porthos qu’il avait fait ou qu’il allait faire quelque bévue. Porthos comprit et se tut soudain.

– J’irai, messieurs, répondit Biscarrat, un peu surpris aussi de ce mot de grâce prononcé par le fier mousquetaire dont, quelques instants auparavant, il racontait et vantait avec tant d’enthousiasme les exploits héroïques.

– Allez donc, monsieur de Biscarrat, dit Aramis en le saluant, et, en partant, recevez l’expression de toute notre reconnaissance.

– Mais vous, messieurs, vous que je m’honore d’appeler mes amis, puisque vous avez bien voulu recevoir ce titre, que devenez-vous pendant ce temps ? reprit l’officier tout ému, en prenant congé des deux anciens adversaires de son père.

– Nous, nous attendons ici.

– Mais, mon Dieu !… l’ordre est formel !

– Je suis évêque de Vannes, monsieur de Biscarrat, et l’on ne passe pas plus par les armes un évêque que l’on ne pend un gentilhomme.

– Ah ! oui, monsieur, oui, monseigneur, reprit Biscarrat ; oui, c’est vrai, vous avez raison, il y a encore pour vous cette chance. Donc, je pars, je me rends auprès du commandant de l’expédition, du lieutenant du roi. Adieu donc, messieurs ; ou plutôt, au revoir !

En effet, le digne officier, sautant sur un cheval que lui fit donner Aramis, courut dans la direction des coups de feu qu’on avait entendus et qui, en amenant la foule dans le fort, avait interrompu la conversation des deux amis avec leur prisonnier.

Aramis le regarda partir, et demeura seul avec Porthos :

– Eh bien ! comprenez-vous ? dit-il.

– Ma foi, non.

– Est-ce que Biscarrat ne vous gênait pas ici ?

– Non, c’est un brave garçon.

– Oui ; mais la grotte de Locmaria, est-il nécessaire que tout le monde la connaisse ?

– Ah ! c’est vrai, c’est vrai, je comprends. Nous nous sauvons par le souterrain.

– S’il vous plaît, répliqua joyeusement Aramis. En route, ami Porthos ! Notre bateau nous attend, et le roi ne nous tient pas encore.

Chapitre CCLIII – La grotte de Locmaria §

Le souterrain de Locmaria était assez éloigné du môle pour que les deux amis dussent ménager leurs forces avant d’y arriver.

D’ailleurs, la nuit s’avançait ; minuit avait sonné au fort ; Porthos et Aramis étaient chargés d’argent et d’armes.

Ils cheminaient donc dans la lande qui sépare le môle de ce souterrain, écoutant tous les bruits et tâchant d’éviter toutes les embûches.

De temps en temps, sur la route qu’ils avaient soigneusement laissée à leur gauche, passaient des fuyards venant de l’intérieur des terres, à la nouvelle du débarquement des troupes royales.

Aramis et Porthos, cachés derrière quelque anfractuosité de rocher, recueillaient les mots échappés aux pauvres gens qui fuyaient tout tremblants, portant avec eux leurs effets les plus précieux, et tâchaient, en entendant leurs plaintes, d’en conclure quelque chose pour leur intérêt.

Enfin, après une course rapide, mais fréquemment interrompue par des stations prudentes, ils atteignirent ces grottes profondes dans lesquelles le prévoyant évêque de Vannes avait eu soin de faire rouler sur des cylindres une bonne barque capable de tenir la mer dans cette belle saison.

– Mon bon ami, dit Porthos après avoir respiré bruyamment, nous sommes arrivés, à ce qu’il me paraît ; mais je crois que vous m’avez parlé de trois hommes, de trois serviteurs qui devaient nous accompagner. Je ne les vois pas ; où sont-ils donc ?

– Pourquoi les verriez-vous, cher Porthos ? répondit Aramis. Ils nous attendent certainement dans la caverne, et sans nul doute, ils se reposent un moment après avoir accompli ce rude et difficile travail.

Aramis arrêta Porthos, qui se préparait à entrer dans le souterrain.

– Voulez-vous, mon bon ami, dit-il au géant, me permettre de passer le premier ? Je connais le signal que j’ai donné à nos hommes, et nos gens, ne l’entendant pas, seraient dans le cas de faire feu sur vous ou de vous lancer leur couteau dans l’ombre.

– Allez, cher Aramis, allez le premier, vous êtes tout sagesse et tout prudence, allez. Aussi bien, voilà cette fatigue dont je vous ai parlé qui me reprend encore une fois.

Aramis laissa Porthos s’asseoir à l’entrée de la grotte, et, courbant la tête, il pénétra dans l’intérieur de la caverne en imitant le cri de la chouette.

Un petit roucoulement plaintif, un cri à peine distinct, répondit dans la profondeur du souterrain.

Aramis continua sa marche prudente, et bientôt il fut arrêté par le même cri qu’il avait le premier fait entendre, et ce cri était lancé à dix pas de lui.

– Êtes-vous là, Yves ? fit l’évêque.

– Oui, monseigneur. Goennec est là aussi. Son fils nous accompagne.

– Bien. Toutes choses sont-elles prêtes ?

– Oui, monseigneur.

– Allez un peu à l’entrée des grottes, mon bon Yves, et vous y trouverez le seigneur de Pierrefonds, qui se repose, fatigué qu’il est de sa course. Et si, par hasard, il ne peut pas marcher, enlevez-le et l’apportez ici près de moi.

Les trois Bretons obéirent. Mais la recommandation d’Aramis à ses serviteurs était inutile. Porthos, rafraîchi, avait déjà lui-même commencé la descente, et son pas pesant résonnait au milieu des cavités formées et soutenues par les colonnes de silex et de granit.

Dès que le seigneur de Bracieux eut rejoint l’évêque, les Bretons allumèrent une lanterne dont ils s’étaient munis, et Porthos assura son ami qu’il se sentait désormais fort comme à l’ordinaire.

– Visitons le canot, dit Aramis, et assurons-nous d’abord de ce qu’il renferme.

– N’approchez pas trop la lumière, dit le patron Yves ; car, ainsi que vous avez bien voulu me le recommander, monseigneur, j’ai mis sous le banc de poupe, dans le coffre, vous savez, le baril de poudre et les charges de mousquet que vous m’aviez envoyés du fort.

– Bien, fit Aramis.

Et, prenant lui-même la lanterne, il visita minutieusement toutes les parties du canot avec les précautions d’un homme qui n’est ni timide ni ignorant en face du danger.

Le canot était long, léger, tirant peu d’eau, mince de quille, enfin de ceux que l’on a toujours si bien construits à Belle-Île, un peu haut de bord, solide sur l’eau, très maniable, muni de planches qui, dans les temps incertains, forment une sorte de pont sur lequel glissent les lames, et qui peuvent protéger les rameurs.

Dans deux coffres bien clos, placés sous les bancs de proue et de poupe, Aramis trouva du pain, du biscuit, des fruits secs, un quartier de lard, une bonne provision d’eau dans des outres ; le tout formant des rations suffisantes pour des gens qui ne devaient jamais quitter la côte, et se trouvaient à même de se ravitailler si le besoin le commandait.

Les armes, huit mousquets et autant de pistolets de cavalier, étaient en bon état et toutes chargées. Il avait des avirons de rechange en cas d’accident et cette petite voile appelée trinquette, qui aide la marche du canot en même temps que les rameurs nagent, qui est si utile lorsque la brise se fait sentir, et qui ne charge pas l’embarcation.

Lorsque Aramis eut reconnu toutes ces choses, et qu’il se fut montré content du résultat de son inspection :

– Consultons-nous, dit-il, cher Porthos, pour savoir s’il faut essayer de faire sortir la barque par l’extrémité inconnue de la grotte, en suivant la pente et l’ombre du souterrain, ou s’il vaut mieux, à ciel découvert, la faire glisser sur les rouleaux, par les bruyères, en aplanissant le chemin de la petite falaise, qui n’a pas vingt pieds de haut, et donne à son pied, dans la marée, trois ou quatre brasses de bonne eau sur un bon fond.

– Qu’à cela ne tienne, monseigneur répliqua le patron Yves respectueusement ; mais je ne crois pas que par la pente du souterrain et dans l’obscurité où nous serons obligés de manœuvrer notre embarcation, le chemin soit aussi commode qu’en plein air. Je connais bien la falaise, et je puis vous certifier qu’elle est unie comme un gazon de jardin ; l’intérieur de la grotte, au contraire, est raboteux ; sans compter encore, monseigneur, que, à l’extrémité, nous trouverons le boyau qui mène à la mer, et peut-être le canot n’y passera pas.

– J’ai fait mes calculs, répondit l’évêque, et j’ai la certitude qu’il passerait.

– Soit ; je le veux bien, monseigneur, insista le patron ; mais Votre Grandeur sait bien que, pour le faire atteindre à l’extrémité du boyau, il faut lever une énorme pierre, celle sous laquelle passe toujours le renard, et qui ferme le boyau comme une porte.

– On la lèvera, dit Porthos ; ce n’est rien.

– Oh ! je sais que Monseigneur a la force de dix hommes, répliqua Yves ; seulement, c’est bien du mal pour Monseigneur.

– Je crois que le patron pourrait avoir raison, dit Aramis. Essayons du ciel ouvert.

– D’autant plus, monseigneur, continua le pêcheur, que nous ne saurions nous embarquer avant le jour, tant il y a de travail, et que, aussitôt que le jour paraîtra, une bonne vedette, placée sur la partie supérieure de la grotte, nous sera nécessaire, indispensable même, pour surveiller les manœuvres des chalands ou des croiseurs qui nous guetteraient.

– Oui, Yves, oui, votre raison est bonne ; on va passer sur la falaise.

Et les trois robustes Bretons allaient, plaçant leurs rouleaux sous la barque, la mettre en mouvement, lorsque des aboiements lointains de chiens se firent entendre dans la campagne. Aramis s’élança hors de la grotte ; Porthos le suivit.

L’aube teignait de pourpre et de nacre les flots et la plaine ; dans le demi-jour, on voyait les petits sapins mélancoliques se tordre sur les pierres, et de longues volées de corbeaux rasaient de leurs ailes noires les maigres champs de sarrasin.

Un quart d’heure encore et le jour serait plein ; les oiseaux, réveillés, l’annonçaient joyeusement par leurs chants à toute la nature.

Les aboiements qu’on avait entendus, et qui avaient arrêté les trois pêcheurs prêts à remuer la barque, et fait sortir Aramis et Porthos, se prolongeaient dans une gorge profonde, à une lieue environ de la grotte.

– C’est une meute, dit Porthos ; les chiens sont lancés sur une piste.

– Qu’est cela ? qui chasse en un pareil moment ? pensa Aramis.

– Et par ici, surtout, continua Porthos, par ici où l’on craint l’arrivée des royaux !

– Le bruit se rapproche. Oui, vous avez raison Porthos, les chiens sont sur une trace.

– Eh ! mais ! s’écria tout à coup Aramis, Yves, Yves, venez donc !

Yves accourut, laissant là le cylindre qu’il tenait encore et qu’il allait placer sous la barque quand cette exclamation de l’évêque interrompit sa besogne.

– Qu’est-ce que cette chasse, patron ? dit Porthos.

– Eh ! monseigneur, répliqua le Breton, je n’y comprends rien. Ce n’est pas en un pareil moment que le seigneur de Locmaria chasserait. Non ; et, pourtant, les chiens…

– À moins qu’ils ne se soient échappés du chenil.

– Non, dit Goennec, ce ne sont pas là les chiens du seigneur de Locmaria.

– Par prudence, reprit Aramis, rentrons dans la grotte ; évidemment les voix approchent, et, tout à l’heure, nous saurons à quoi nous en tenir.

Ils rentrèrent ; mais ils n’avaient pas fait cent pas dans l’ombre qu’un bruit, semblable au rauque soupir d’une créature effrayée, retentit dans la caverne ; et, haletant, rapide, effrayé, un renard passa comme un éclair devant les fugitifs, sauta par-dessus la barque et disparut laissant après lui son fumet âcre, conservé quelques secondes sous les voûtes basses du souterrain.

– Le renard ! crièrent les Bretons avec la joyeuse surprise du chasseur.

– Maudits soyons-nous !cria l’évêque, notre retraite est découverte.

– Comment cela ? dit Porthos ; avons-nous peur d’un renard ?

– Eh ! mon ami, que dites-vous donc, et que vous inquiétez-vous du renard ? Ce n’est pas de lui qu’il s’agit, pardieu ! Mais ne savez-vous pas, Porthos, qu’après le renard viennent les chiens, et qu’après les chiens viennent les hommes ?

Porthos baissa la tête.

On entendit, comme pour confirmer les paroles d’Aramis, la meute grondeuse arriver avec une effrayante vitesse sur la piste de l’animal.

Six chiens courants débouchèrent au même instant dans la petite lande, avec un bruit de voix qui ressemblait à la fanfare d’un triomphe.

– Voilà bien les chiens, dit Aramis, posté à l’affût derrière une lucarne pratiquée entre deux rochers ; quels sont les chasseurs, maintenant ?

– Si c’est le seigneur de Locmaria, répondit le patron, il laissera les chiens fouiller la grotte ; car il les connaît, et il n’y pénétrera pas lui-même, assuré qu’il sera que le renard sortira de l’autre côté ; c’est là qu’il ira l’attendre.

– Ce n’est pas le seigneur de Locmaria qui chasse, répondit l’évêque en pâlissant malgré lui.

– Qui donc, alors ? dit Porthos.

– Regardez.

Porthos appliqua son œil à la lucarne et vit, au sommet du monticule, une douzaine de cavaliers qui poussaient leurs chevaux sur la trace des chiens, en criant : « Taïaut ! »

– Les gardes ! dit-il.

– Oui, mon ami, les gardes du roi.

– Les gardes du roi, dites-vous, monseigneur ? s’écrièrent les Bretons en pâlissant à leur tour.

– Et Biscarrat à leur tête, monté sur mon cheval gris, continua Aramis.

Les chiens, au même moment, se précipitèrent dans la grotte comme une avalanche, et les profondeurs de la caverne s’emplirent de leurs cris assourdissants.

– Ah ! diable ! fit Aramis reprenant tout son sang-froid à la vue de ce danger, certain, inévitable. Je sais bien que nous sommes perdus ; mais, au moins, il nous reste une chance : si les gardes qui vont suivre leurs chiens, viennent à s’apercevoir qu’il y a une issue aux grottes, plus d’espoir ; car, en entrant ici, ils découvriront la barque et nous-mêmes. Il ne faut pas que les chiens sortent du souterrain. Il ne faut pas que les maîtres y entrent.

– C’est juste, dit Porthos.

– Vous comprenez, ajouta l’évêque avec la rapide précision du commandement : il y a là six chiens, qui seront forcés de s’arrêter à la grosse pierre sous laquelle le renard s’est glissé, mais à l’ouverture trop étroite de laquelle ils seront, eux, arrêtés et tués.

Les Bretons s’élancèrent, le couteau à la main.

Quelques minutes après, un lamentable concert de gémissements, de hurlements mortels ; puis, plus rien.

– Bien, dit Aramis froidement. Aux maîtres, maintenant !

– Que faire ? dit Porthos.

– Attendre l’arrivée, se cacher et tuer.

– Tuer ? répéta Porthos.

– Ils sont seize, dit Aramis, du moins pour le moment.

– Et bien armés, ajouta Porthos avec un sourire de consolation.

– Cela durera dix minutes, dit Aramis. Allons !

Et, d’un air résolu, il prit un mousquet et mit son couteau de chasse entre ses dents.

– Yves, Goennec et son fils, continua Aramis, vont nous passer les mousquets. Vous Porthos, vous ferez feu à bout portant. Nous en aurons abattu huit avant que les autres s’en doutent, c’est certain ; puis tous, nous sommes cinq, nous dépêcherons les huit derniers le couteau à la main.

– Et ce pauvre Biscarrat ? dit Porthos.

Aramis réfléchit un moment.

– Biscarrat le premier, répliqua-t-il froidement. Il nous connaît.

Chapitre CCLIV – La grotte §

Malgré l’espèce de divination qui était le côté remarquable du caractère d’Aramis, l’événement, subissant les chances des choses soumises au hasard, ne s’accomplit pas tout à fait comme l’avait prévu l’évêque de Vannes.

Biscarrat, mieux monté que ses compagnons, arriva le premier à l’ouverture de la grotte, et comprit que, renard et chiens, tout s’était engouffré là. Seulement, frappé de cette terreur superstitieuse qu’imprime naturellement à l’esprit de l’homme toute voie souterraine et sombre, il s’arrêta à l’extérieur de la grotte, et attendit que ses compagnons fussent réunis autour de lui.

– Eh bien ? lui demandèrent les jeunes gens tout essoufflés, et ne comprenant rien à son inaction.

– Eh bien ! on n’entend plus les chiens ; il faut que renard et meute soient engloutis dans ce souterrain.

– Ils ont trop bien mené, dit un des gardes, pour avoir perdu tout à coup la voie. D’ailleurs, on les entendrait rabâcher d’un côté ou de l’autre. Il faut, comme le dit Biscarrat, qu’ils soient dans cette grotte.

– Mais alors, dit un des jeunes gens, pourquoi ne donnent-ils plus de voix ?

– C’est étrange, dit un autre.

– Eh bien ! mais, fit un quatrième, entrons dans cette grotte. Est-ce qu’il est défendu d’y entrer, par hasard ?

– Non, répliqua Biscarrat. Seulement, il y fait noir comme dans un four, et l’on peut s’y rompre le cou.

– Témoins nos chiens, dit un garde, qui se le sont rompu, à ce qu’il paraît.

– Que diable sont-ils devenus ? se demandèrent en chœur les jeunes gens.

Et chaque maître appela son chien par son nom, le siffla de sa fanfare favorite, sans qu’un seul répondît, ni à l’appel, ni au sifflet.

– C’est peut-être une grotte enchantée, dit Biscarrat. Voyons.

Et mettant pied à terre, il fit un pas dans la grotte.

– Attends, attends, je t’accompagne, dit un des gardes voyant Biscarrat prêt à disparaître dans la pénombre.

– Non, répondit Biscarrat, il faut qu’il y ait quelque chose d’extraordinaire ; ne nous risquons donc pas tous à la fois. Si, dans dix minutes, vous n’avez point de mes nouvelles, vous entrerez, mais tous ensemble, alors.

– Soit, dirent les jeunes gens, qui ne voyaient point, d’ailleurs, pour Biscarrat grand danger à tenter l’entreprise ; nous l’attendons.

Et, sans descendre de cheval, ils firent un cercle autour de la grotte.

Biscarrat entra donc seul, et avança dans les ténèbres jusque sous le mousquet de Porthos.

Cette résistance que rencontrait sa poitrine l’étonna ; il allongea la main et saisit le canon glacé.

Au même instant, Yves levait sur le jeune homme un couteau, qui allait retomber sur lui de toute la force d’un bras breton, lorsque le poignet de fer de Porthos l’arrêta à moitié chemin.

Puis, comme un grondement sourd, cette voix se fit entendre dans l’obscurité :

– Je ne veux pas qu’on le tue, moi.

Biscarrat se trouvait pris entre une protection et une menace, presque aussi terribles l’une que l’autre.

Si brave que fût le jeune homme, il laissa échapper un cri, qu’Aramis comprima aussitôt, en lui menant un mouchoir sur la bouche.

– Monsieur de Biscarrat, lui dit-il à voix basse, nous ne vous voulons pas de mal, et vous devez le savoir si vous nous avez reconnus ; mais, au premier mot, au premier soupir, au premier souffle, nous serons forcés de vous tuer comme nous avons tué vos chiens.

– Oui, je vous reconnais, messieurs, dit tout bas le jeune homme. Mais pourquoi êtes-vous ici ? qu’y faites-vous ? Malheureux ! malheureux ! je vous croyais dans le fort.

– Et vous, monsieur, vous deviez nous obtenir des conditions, ce me semble ?

– J’ai fait ce que j’ai pu, messieurs ; mais…

– Mais ?…

– Mais il y a des ordres formels.

– De nous tuer ?

Biscarrat ne répondit rien. Il lui en coûtait de parler de corde à des gentilshommes.

Aramis comprit le silence de son prisonnier.

Monsieur Biscarrat, dit-il, vous seriez déjà mort si nous n’avions eu égard à votre jeunesse et à notre ancienne liaison avec votre père ; mais vous pouvez encore échapper d’ici en nous jurant que vous ne parlerez pas à vos compagnons de ce que vous avez vu.

– Non seulement je jure que je n’en parlerai point, dit Biscarrat, mais je jure encore que je ferai tout au monde pour empêcher mes compagnons de mettre le pied dans cette grotte.

– Biscarrat ! Biscarrat ! crièrent du dehors plusieurs voix qui vinrent s’engouffrer comme un tourbillon dans le souterrain.

– Répondez, dit Aramis.

– Me voici ! cria Biscarrat.

– Allez, nous nous reposons sur votre loyauté.

Et il lâcha le jeune homme.

Biscarrat remonta vers la lumière.

– Biscarrat ! Biscarrat ! crièrent les voix plus rapprochées.

Et l’on vit se projeter à l’intérieur de la grotte les ombres de plusieurs formes humaines.

Biscarrat s’élança au-devant de ses amis pour les arrêter, et les rejoignit comme ils commençaient à s’aventurer dans le souterrain.

Aramis et Porthos prêtèrent l’oreille avec l’attention de gens qui jouent leur vie sur un souffle de l’air.

Biscarrat avait regagné l’entrée de la grotte, suivi de ses amis.

– Oh ! oh ! dit l’un d’eux en arrivant au jour, comme tu es pâle !

– Pâle ! s’écria un autre ; tu veux dire livide ?

– Moi ? fit le jeune homme essayant de rappeler toute sa puissance sur lui même.

– Mais, au nom du Ciel, que t’est-il donc arrivé ? demandèrent toutes les voix.

– Tu n’as pas une goutte de sang dans les veines, mon pauvre ami, fit un autre en riant.

– Messieurs, c’est sérieux, dit un autre ; il va se trouver mal ; avez-vous des sels ?

Et tous éclatèrent de rire. Toutes ces interpellations, toutes ces railleries se croisaient autour de Biscarrat, comme se croisent au milieu du feu les balles dans une mêlée.

Il reprit ses forces sous ce déluge d’interrogations.

– Que voulez-vous que j’aie vu ? demanda-t-il. J’avais très chaud quand je suis entré dans cette grotte, j’y ai été saisi par le froid ; voilà tout.

– Mais les chiens, les chiens, les as-tu revus ? en as-tu entendu parler ? en as-tu eu des nouvelles ?

– Il faut croire qu’ils ont pris une autre voie, dit Biscarrat.

– Messieurs, dit un des jeunes gens, il y a, dans ce qui se passe, dans la pâleur et dans le silence de notre ami, un mystère que Biscarrat ne veut pas, ou ne peut sans doute pas révéler. Seulement, et c’est chose sûre, Biscarrat a vu quelque chose dans la grotte. Eh bien ! moi, je suis curieux de voir ce qu’il a vu, fût-ce le diable. À la grotte, messieurs ! à la grotte !

– À la grotte ! répétèrent toutes les voix.

Et l’écho du souterrain alla porter comme une menace à Porthos et à Aramis ces mots : « À la grotte ! à la grotte ! »

Biscarrat se jeta au-devant de ses compagnons.

– Messieurs ! messieurs ! s’écria-t-il, au nom du Ciel n’entrez pas !

– Mais qu’y a-t-il donc de si effrayant dans ce souterrain ? demandèrent plusieurs voix.

– Voyons, parle, Biscarrat.

– Décidément, c’est le diable qu’il a vu, répéta celui qui avait déjà avancé cette hypothèse.

– Eh bien ! mais, s’il l’a vu, s’écria un autre, qu’il ne soit pas égoïste, et qu’il nous le laisse voir à notre tour.

– Messieurs ! messieurs ! de grâce ! insista Biscarrat.

– Voyons, laisse-nous passer.

– Messieurs, je vous en supplie, n’entrez pas !

– Mais tu es bien entré, toi ?

Alors, un des officiers qui, d’un âge plus mûr que les autres, était resté en arrière jusque-là et n’avait rien dit, s’avança :

– Messieurs, dit-il d’un ton calme qui contrastait avec l’animation des jeunes gens, il y a là-dedans quelqu’un ou quelque chose qui n’est pas le diable, mais qui, quel qu’il soit, a eu assez de pouvoir pour faire taire nos chiens. Il faut savoir quel est ce quelqu’un ou ce quelque chose.

Biscarrat tenta un dernier effort pour arrêter ses amis ; mais ce fut un effort inutile. Vainement il se jeta au-devant des plus téméraires ; vainement il se cramponna aux roches pour barrer le passage, la foule des jeunes gens fit irruption dans la caverne, sur les pas de l’officier qui avait parlé le dernier, mais qui, le premier, s’était élancé l’épée à la main pour affronter le danger inconnu.

Biscarrat, repoussé par ses amis, ne pouvant les accompagner, sous peine de passer aux yeux de Porthos et d’Aramis pour un traître et un parjure, alla, l’oreille tendue et les mains encore suppliantes, s’appuyer contre les parois rugueuses d’un rocher, qu’il jugeait devoir être exposé au feu des mousquetaires.

Quant aux gardes, ils pénétraient de plus en plus avec des cris qui s’affaiblissaient à mesure qu’ils s’enfonçaient dans le souterrain.

Tout à coup, une décharge de mousqueterie, grondant comme un tonnerre, éclata sous les voûtes.

Deux ou trois balles vinrent s’aplatir sur le rocher auquel s’appuyait Biscarrat.

Au même instant, des soupirs, des hurlements et des imprécations s’élevèrent, et cette petite troupe de gentilshommes reparut, quelques-uns pâles, quelques-uns sanglants, tous enveloppés d’un nuage de fumée que l’air extérieur semblait aspirer du fond de la caverne.

– Biscarrat ! Biscarrat ! criaient les fuyards, tu savais qu’il y avait une embuscade dans cette caverne, et tu ne nous as pas prévenus !

– Biscarrat ! tu es cause que quatre de nous sont tués ; malheur à toi, Biscarrat !

– Tu es cause que je suis blessé à mort, dit un des jeunes gens en recueillant son sang dans sa main, et en le jetant au visage de Biscarrat ; que mon sang retombe sur toi !

Et il roula agonisant aux pieds du jeune homme.

– Mais, au moins, dis-nous qui est là ! s’écrièrent plusieurs voix furieuses.

Biscarrat se tut.

– Dis-le ou meurs ! s’écria le blessé en se relevant sur un genou, et en levant sur son compagnon un bras armé d’un fer inutile.

Biscarrat se précipita vers lui, ouvrant sa poitrine au coup ; mais le blessé retomba pour ne plus se relever, en poussant un soupir, le dernier.

Biscarrat, les cheveux hérissés, les yeux hagards, la tête perdue, s’avança vers l’intérieur de la caverne, en disant :

– Vous avez raison, mort à moi qui ai laissé assassiner mes compagnons ! je suis un lâche !

Et, jetant loin de lui son épée, car il voulait mourir sans se défendre, il se précipita, tête baissée, dans le souterrain.

Les autres jeunes gens l’imitèrent.

Onze, qui restaient de seize, plongèrent avec lui dans le gouffre.

Mais ils n’allèrent pas plus loin que les premiers : une seconde décharge en coucha cinq sur le sable glacé, et comme il était impossible de voir d’où partait cette foudre mortelle, les autres reculèrent avec une épouvante qui peut mieux se peindre que s’exprimer.

Mais, loin de fuir comme les autres, Biscarrat, demeuré sain et sauf, s’assit sur un quartier de roc et attendit.

Il ne restait plus que six gentilshommes.

– Sérieusement, dit un des survivants, est-ce le diable ?

– Ma foi ! c’est bien pis, dit un autre.

– Demandons à Biscarrat ; il le sait, lui.

– Où est Biscarrat ?

Les jeunes gens regardèrent autour d’eux, et virent que Biscarrat manquait à l’appel.

– Il est mort ! dirent deux ou trois voix.

– Non pas, répondit un autre, je l’ai vu, moi, au milieu de la fumée, s’asseoir tranquillement sur un rocher ; il est dans la caverne, il nous attend.

– Il faut qu’il connaisse ceux qui y sont.

– Et comment les connaîtrait-il ?

– Il a été prisonnier des rebelles.

– C’est vrai. Eh bien ! appelons-le, et sachons par lui à qui nous avons affaire.

Et toutes les voix crièrent :

– Biscarrat ! Biscarrat !

Mais Biscarrat ne répondit point.

– Bon ! dit l’officier qui avait montré tant de sang-froid dans cette affaire, nous n’avons plus besoin de lui, voilà des renforts qui nous arrivent.

En effet, une compagnie des gardes, laissée en arrière par leurs officiers, que l’ardeur de la chasse avait emportés, soixante-quinze à quatre-vingts hommes à peu près, arrivait en bel ordre, guidée par le capitaine et le premier lieutenant. Les cinq officiers coururent au-devant de leurs soldats et, dans un langage dont l’éloquence est facile à concevoir, ils expliquèrent l’aventure et demandèrent secours.

Le capitaine les interrompit.

– Où sont vos compagnons ? demanda-t-il.

– Morts !

– Mais vous étiez seize !

– Dix sont morts, Biscarrat est dans la caverne, et nous voilà cinq.

– Biscarrat est donc prisonnier ?

– Probablement.

– Non, car le voici ; voyez.

En effet, Biscarrat apparaissait à l’ouverture de la grotte.

– Il nous fait signe de venir, dirent les officiers. Allons !

– Allons ! répéta toute la troupe.

– Monsieur, dit le capitaine s’adressant à Biscarrat, on m’assure que vous savez quels sont les hommes qui sont dans cette grotte et qui font cette défense désespérée. Au nom du roi, je vous somme de déclarer ce que vous savez.

– Mon capitaine, dit Biscarrat, vous n’avez plus besoin de me sommer, ma parole m’a été rendue à l’instant même, et je viens au nom de ces hommes.

– Me dire qu’ils se rendent ?

– Vous dire qu’ils sont décidés à se défendre jusqu’à la mort, si on ne leur accorde pas bonne composition.

– Combien sont-ils donc ?

– Ils sont deux, dit Biscarrat.

– Ils sont deux, et veulent nous imposer des conditions ?

– Ils sont deux, et nous ont déjà tué dix hommes, dit Biscarrat.

– Quels gens est-ce donc ? des géants ?

– Mieux que cela. Vous rappelez-vous l’histoire du bastion Saint-Gervais, mon capitaine ?

– Oui, où quatre mousquetaires du roi ont tenu contre toute une armée ?

– Eh bien ! ces deux hommes étaient de ces mousquetaires.

– Vous les appelez ?…

– À cette époque, on les appelait Porthos et Aramis. Aujourd’hui, on les appelle M. d’Herblay et M. du Vallon.

– Et quel intérêt ont-ils dans tout ceci ?

– Ce sont eux qui tenaient Belle-Île pour M. Fouquet.

Un murmure courut parmi les soldats à ces deux mots. « Porthos et Aramis. »

– Les mousquetaires ! les mousquetaires ! répétaient-ils.

Et, chez tous ces braves jeunes gens, l’idée qu’ils allaient avoir à lutter contre deux des plus vieilles gloires de l’armée faisait courir un frisson, moitié d’enthousiasme, moitié de terreur.

C’est qu’en effet ces quatre noms, d’Artagnan, Athos, Porthos et Aramis, étaient vénérés par tout ce qui portait une épée, comme dans l’Antiquité étaient vénérés les noms d’Hercule, de Thésée, de Castor et de Pollux.

– Deux hommes ! s’écria le capitaine, et ils nous ont tué dix officiers en deux décharges. C’est impossible, monsieur Biscarrat.

– Eh ! mon capitaine, répondit celui-ci, je ne vous dis point qu’ils n’ont pas avec eux deux ou trois hommes comme les mousquetaires du bastion Saint-Gervais avaient avec eux trois ou quatre domestiques ; mais croyez-moi, capitaine, j’ai vu ces gens-là, j’ai été pris par eux, je les connais ; ils suffiraient à eux seuls pour détruire tout un corps d’armée.

– C’est ce que nous allons voir, dit le capitaine, et cela dans un moment. Attention, messieurs !

Sur cette réponse, personne ne bougea plus, et chacun s’apprêta à obéir.

Biscarrat seul risqua une dernière tentative.

– Monsieur, dit-il à voix basse, croyez-moi, passons notre chemin ; ces deux hommes, ces deux lions que l’on va attaquer se défendront jusqu’à la mort. Ils nous ont déjà tué dix hommes ; ils en tueront encore le double, et finiront par se tuer eux-mêmes plutôt que de se rendre. Que gagnerons-nous à les combattre ?

– Nous y gagnerons, monsieur, la conscience de n’avoir pas fait reculer quatre-vingts gardes du roi devant deux rebelles. Si j’écoutais votre conseil, monsieur, je serais un homme déshonoré, et, en me déshonorant, je déshonorerais l’armée. En avant, vous autres !

Et il marcha le premier jusqu’à l’ouverture de la grotte.

Arrivé là, il fit halte.

Cette halte avait pour but de donner à Biscarrat et à ses compagnons le temps de lui dépeindre l’intérieur de la grotte. Puis, quand il crut avoir une connaissance suffisante des lieux, il divisa la compagnie en trois corps, qui devaient entrer successivement en faisant un feu nourri dans toutes les directions. Sans doute, à cette attaque, on perdrait cinq hommes encore, dix peut-être ; mais certes, on finirait par prendre les rebelles, puisqu’il n’y avait pas d’issue, et que, à tout prendre, deux hommes n’en pouvaient pas tuer quatre-vingts.

– Mon capitaine, demanda Biscarrat, je demande à marcher à la tête du premier peloton.

– Soit ! répondit le capitaine. Vous en avez tout l’honneur. C’est un cadeau que je vous fais.

– Merci !répondit le jeune homme avec toute la fermeté de sa race.

– Prenez votre épée, alors.

– J’irai ainsi que je suis, mon capitaine, dit Biscarrat ; car je ne vais pas pour tuer, mais pour être tué.

Et, se plaçant à la tête du premier peloton, le front découvert et les bras croisés :

– Marchons, messieurs ! dit-il.

Chapitre CCLV – Un chant d’Homère §

Il est temps de passer dans l’autre camp et de décrire à la fois les combattants et le champ de bataille.

Aramis et Porthos s’étaient engagés dans la grotte de Locmaria pour y trouver le canot tout amarré, ainsi que les trois Bretons leurs aides, et ils espéraient d’abord faire passer la barque par la petite issue du souterrain, en dérobant de cette façon leurs travaux et leur fuite. L’arrivée du renard et des chiens les avait contraints de rester cachés.

La grotte s’étendait l’espace d’à peu près cent toises, jusqu’à un petit talus dominant une crique. Jadis temple des divinités païennes, alors que Belle-Île s’appelait encore Calonèse, cette grotte avait vu s’accomplir plus d’un sacrifice humain dans ses mystérieuses profondeurs.

On pénétrait dans le premier entonnoir de cette caverne par une pente douce, au-dessus de laquelle des roches entassées formaient une arcade basse ; l’intérieur mal uni quant au sol, dangereux par les inégalités rocailleuses de la voûte, se subdivisait en plusieurs compartiments, qui se commandaient l’un l’autre et se dominaient moyennant quelques degrés raboteux, rompus, soudés de droite et de gauche dans d’énormes piliers naturels.

Au troisième compartiment, la voûte était si basse, le couloir si étroit, que la barque eût à peine passé en touchant les deux murs ; néanmoins, dans un moment de désespoir, le bois s’assouplit, la pierre devient complaisante sous le souffle de la volonté humaine.

Telle était la pensée d’Aramis, lorsque, après avoir engagé le combat, il se décidait à la fuite, fuite assurément dangereuse, puisque tous les assaillants n’étaient pas morts, et que, en admettant la possibilité de mettre la barque en mer on se fût enfui au grand jour, devant les vaincus, si intéressés, en reconnaissant leur petit nombre, à faire poursuivre leurs vainqueurs.

Quand les deux décharges eurent tué dix hommes, Aramis, habitué aux détours du souterrain, les alla reconnaître un à un, les compta, car la fumée l’empêchait de voir au-dehors, et sur-le-champ il commanda que le canot fût roulé jusqu’à la grosse pierre, clôture de l’issue libératrice.

Porthos rassembla ses forces, prit le canot dans ses deux bras et le souleva, tandis que les Bretons faisaient courir les rouleaux avec rapidité.

On était descendu dans le troisième compartiment, on était arrivé à la pierre qui murait l’issue.

Porthos saisit cette pierre gigantesque à sa base, appuya dessus sa robuste épaule, et donna un coup qui fit craquer cette muraille. Une nuée de poussière tomba de la voûte avec les cendres de dix mille générations d’oiseaux de mer, dont les nids s’accrochaient comme un ciment à ce rocher.

Au troisième choc, la pierre céda, elle oscilla une minute. Porthos, s’adossant aux roches voisines, fit de son pied un arc-boutant qui chassa le bloc hors des entassements calcaires qui lui servaient de gonds et de scellements.

La pierre tombée, on aperçut le jour, radieux, qui se précipita dans ce souterrain par l’encadrement de la sortie, et la mer bleue apparut aux Bretons enchantés.

On commença dès lors à monter la barque sur cette barricade. Vingt toises encore et elle pouvait glisser dans l’océan.

C’est pendant ce temps que la compagnie arriva, fut rangée par le capitaine et disposée pour l’escalade ou pour l’assaut.

Aramis surveillait tout pour favoriser les travaux de ses amis.

Il vit ce renfort, il compta les hommes, il se convainquit avec un seul coup d’œil de l’infranchissable péril où un nouveau combat les allait engager.

S’enfuir sur la mer au moment où le souterrain allait être envahi, impossible !

En effet, le jour, qui venait d’éclairer les deux derniers compartiments, eût montré aux soldats la barque roulant vers la mer, les deux rebelles à portée de mousquet et une de leurs décharges criblait le bateau, si elle ne tuait pas les cinq navigateurs.

En outre, en supposant tout, si la barque échappait avec les hommes qui la montaient, comment l’alarme ne serait-elle pas donnée ? comment un avis ne serait-il pas envoyé aux chalands royaux ? comment le pauvre canot, traqué sur mer et guetté sur terre, ne succomberait-il pas avant la fin du jour ? Aramis, fouillant avec rage ses cheveux grisonnants, invoqua l’assistance de Dieu et l’assistance du démon.

Appelant Porthos, qui travaillait à lui seul plus que rouleaux et rouleurs :

– Ami, dit-il tout bas, il vient d’arriver un renfort à nos adversaires.

– Ah ! fit tranquillement Porthos ; que faire alors ?

– Recommencer le combat, fit Aramis, c’est encore chanceux.

– Oui, dit Porthos, car il est difficile que, sur deux, on ne tue pas l’un de nous, et certainement, si l’un de nous était tué, l’autre se ferait tuer aussi.

Porthos dit ces mots avec ce naturel héroïque qui, chez lui, grandissait de toutes les forces de la matière.

Aramis sentit comme un coup d’éperon à son cœur.

– Nous ne serons tués ni l’un ni l’autre si vous faites ce que je vais vous dire, ami Porthos.

– Dites.

– Ces gens vont descendre dans la grotte.

– Oui.

– Nous en tuerons une quinzaine, mais pas davantage.

– Combien sont-ils en tout ? demanda Porthos.

– Il leur est arrivé un renfort de soixante-quinze hommes.

– Soixante-quinze et cinq, quatre-vingts… Ah ! ah ! fit Porthos.

– S’ils font feu ensemble, ils nous cribleront de balles.

– Assurément.

– Sans compter, ajouta Aramis, que les détonations peuvent occasionner des éboulements dans la caverne.

– Tout à l’heure, en effet, dit Porthos, un éclat de roche m’a un peu déchiré l’épaule.

– Voyez-vous !

– Mais ce n’est rien.

– Prenons vite un parti. Nos Bretons vont continuer de rouler le canot vers la mer.

– Très bien.

– Nous deux, nous garderons ici la poudre, les balles et les mousquets.

– Mais à deux, mon cher Aramis, nous ne tirerons jamais trois coups de mousqueterie ensemble, dit naïvement Porthos ; le moyen de la mousqueterie est mauvais.

– Trouvez-en donc un autre.

– Je l’ai trouvé ! fit tout à coup le géant. Je vais me mettre en embuscade derrière le pilier avec cette barre de fer, et, invisible, inattaquable, lorsqu’ils seront entrés par flots, je laisse tomber ma barre sur les crânes trente fois par minute ! Hein ! qu’en dites-vous, du projet ? vous sourit-il ?

– Excellent, cher ami, parfait ! j’approuve fort ; seulement, vous les effraierez, et la moitié restera dehors pour nous prendre par la famine. Ce qu’il nous faut, mon bon ami, c’est la destruction entière de la troupe ; un seul homme resté debout nous perd.

– Vous avez raison, mon ami ; mais comment les attirer, je vous prie ?

– En ne bougeant pas, mon bon Porthos.

– Ne bougeons pas ; mais, quand il seront tous bien réunis ?…

– Alors, laissez-moi faire, j’ai une idée.

– S’il en est ainsi, et que votre idée soit bonne… et elle doit être bonne, votre idée… je suis tranquille.

– En embuscade, Porthos, et comptez tous ceux qui entreront.

– Mais vous, que ferez-vous ?

– Ne vous inquiétez pas de moi ; j’ai ma besogne.

– J’entends des voix, ce me semble.

– Ce sont eux. À votre poste !… Tenez-vous à la portée de ma voix et de ma main.

Porthos se réfugia dans le second compartiment qui était absolument noir.

Aramis se glissa dans le troisième ; le géant tenait en main une barre de fer du poids de cinquante livres. Porthos maniait avec une facilité merveilleuse ce levier qui avait servi à faire rouler la barque.

Pendant ce temps, les Bretons poussaient le canot jusqu’à la falaise.

Dans le compartiment éclairé, Aramis, baissé, caché, s’occupait à une manœuvre mystérieuse.

On entendit un commandement proféré à voix haute. C’était le dernier ordre du capitaine commandant. Vingt-cinq hommes sautèrent des roches supérieures dans le premier compartiment de la grotte, et, ayant pris terre, ils se mirent à faire feu.

Les échos grondèrent, des sifflements sillonnèrent la voûte, une fumée opaque emplit l’espace.

– À gauche ! à gauche ! cria Biscarrat, qui, dans son premier assaut, avait vu le passage de la seconde chambre, et qui, animé par l’odeur de la poudre, voulait guider ses soldats de ce côté.

La troupe se précipita effectivement à gauche ; le couloir allait se rétrécissant ; Biscarrat, les mains étendues, dévoué à la mort, marchait en avant des mousquets.

– Venez ! venez ! cria-t-il, je vois du jour !

– Frappez, Porthos ! cria la voix sépulcrale d’Aramis.

Porthos poussa un soupir, mais il obéit.

La barre de fer tomba d’aplomb sur la tête de Biscarrat, qui fut tué sans avoir achevé son cri. Puis le levier formidable se leva et s’abaissa dix fois en dix secondes et fit dix cadavres.

Les soldats ne voyaient rien ; ils entendaient des cris, des soupirs ; ils foulaient des corps, mais n’avaient pas encore compris, et montaient en trébuchant les uns sur les autres.

L’implacable barre, tombant toujours, anéantit le premier peloton sans qu’un seul bruit eût averti le deuxième, qui s’avançait tranquillement.

Seulement, ce second peloton, commandé par le capitaine, avait brisé un maigre sapin qui poussait sur la falaise, et de ses branches résineuses, tordues ensemble, le capitaine s’était fait un flambeau.

En arrivant à ce compartiment où Porthos, pareil à l’ange exterminateur, avait détruit tout ce qu’il avait touché, le premier rang recula d’épouvante. Nulle fusillade n’avait répondu à la fusillade des gardes, et cependant on heurtait un monceau de cadavres, on marchait littéralement dans le sang.

Porthos était toujours derrière son pilier.

Le capitaine, en éclairant, avec la lumière tremblante du sapin enflammé, cet effroyable carnage dont il cherchait vainement la cause, recula jusqu’au pilier derrière lequel était caché Porthos.

Alors une main gigantesque sortit de l’ombre, se colla à la gorge du capitaine, qui poussa un sourd râlement ; ses bras s’étendirent battant l’air, la torche tomba et s’éteignit dans le sang.

Une seconde après, le corps du capitaine tombait près de la torche éteinte, et ajoutait un cadavre de plus au monceau de cadavres qui barrait le chemin.

Tout cela s’était fait mystérieusement comme une chose magique. Au râlement du capitaine, les hommes qui l’accompagnaient s’étaient retournés ; ils avaient vu ses bras ouverts, ses yeux sortant de leur orbite ; puis, la torche tombée, ils étaient restés dans l’obscurité.

Par un mouvement irréfléchi, instinctif, machinal, le lieutenant cria :

– Feu !

Aussitôt une volée de coups de mousquet crépita, tonna, hurla dans la caverne en arrachant d’énormes morceaux aux voûtes.

La caverne s’éclaira un instant à cette fusillade, puis rentra immédiatement dans une obscurité rendue plus profonde encore par la fumée.

Il se fit alors un grand silence, troublé seulement par les pas de la troisième brigade, qui entrait dans le souterrain.

Chapitre CCLVI – La mort d’un titan §

Au moment où Porthos, plus habitué à l’obscurité que tous ces hommes venant du jour, regardait autour de lui pour voir si, dans cette nuit, Aramis ne lui ferait pas quelque signal, il se sentit doucement toucher le bras, et une voix faible comme un souffle murmura tout bas à son oreille :

– Venez.

– Oh ! fit Porthos.

– Chut ! dit Aramis encore plus bas.

Et, au milieu du bruit de la troisième brigade qui continuait d’avancer, au milieu des imprécations des gardes restés debout, des moribonds râlant leur dernier soupir, Aramis et Porthos glissèrent inaperçus le long des murailles granitiques de la caverne.

Aramis conduisit Porthos dans l’avant-dernier compartiment, et lui montra, dans un enfoncement de la muraille, un baril de poudre pesant soixante à quatre-vingts livres, auquel il venait d’attacher une mèche.

– Ami, dit-il à Porthos, vous allez prendre ce baril, dont je vais, moi allumer la mèche, et vous le jetterez au milieu de nos ennemis : le pouvez vous ?

– Parbleu ! répliqua Porthos.

Et il souleva le petit tonneau d’une seule main.

– Allumez.

– Attendez, dit Aramis, qu’ils soient bien tous massés, et puis, mon Jupiter, lancez votre foudre au milieu d’eux.

– Allumez, répéta Porthos.

– Moi, continua Aramis, je vais joindre nos Bretons et les aider à mettre le canot à la mer. Je vous attendrai au rivage ; lancez ferme et accourez à nous.

– Allumez, dit une dernière fois Porthos.

– Vous avez compris ? dit Aramis.

– Parbleu ! dit encore Porthos, en riant d’un rire qu’il n’essayait pas même d’éteindre ; quand on m’explique, je comprends ; allez, et donnez-moi le feu.

Aramis donna l’amadou brûlant à Porthos, qui lui tendit son bras à serrer à défaut de la main.

Aramis serra de ses deux mains le bras de Porthos et se replia jusqu’à l’issue de la caverne, où les trois rameurs attendaient.

Porthos, demeuré seul, approcha bravement l’amadou de la mèche.

L’amadou, faible étincelle, principe premier d’un immense incendie, brilla dans l’obscurité comme une luciole volante, puis vint se souder à la mèche qu’il enflamma, et dont Porthos activa la flamme avec son souffle.

La fumée s’était un peu dissipée, et, à la lueur de cette mèche pétillante, on put, pendant une ou deux secondes, distinguer les objets.

Ce fut un court mais splendide spectacle, que celui de ce géant, pâle, sanglant et le visage éclairé par le feu de la mèche qui brûlait dans l’ombre.

Les soldats le virent. Ils virent ce baril qu’il tenait dans sa main. Ils comprirent ce qui allait se passer.

Alors, ces hommes, déjà pleins d’effroi à la vue de ce qui s’était accompli, pleins de terreur en songeant à ce qui allait s’accomplir, poussèrent tous à la fois, un hurlement d’agonie.

Les uns essayèrent de s’enfuir, mais ils rencontrèrent la troisième brigade qui leur barrait le chemin ; les autres, machinalement, mirent en joue et firent feu avec leurs mousquets déchargés ; d’autres enfin tombèrent à genoux.

Deux ou trois officiers crièrent à Porthos pour lui promettre la liberté s’il leur donnait la vie.

Le lieutenant de la troisième brigade criait de faire feu ; mais les gardes avaient devant eux leurs compagnons effarés qui servaient de rempart vivant à Porthos.

Nous l’avons dit, cette lumière produite par le souffle de Porthos sur l’amadou et la mèche ne dura que deux secondes ; mais, pendant ces deux secondes, voici ce qu’elle éclaira : d’abord le géant grandissant dans l’obscurité ; puis, à dix pas de lui, un amas de corps sanglants, écrasés, broyés, au milieu desquels vivait encore un dernier frémissement d’agonie, qui soulevait la masse, comme une dernière respiration soulève les flancs d’un monstre informe expirant dans la nuit. Chaque souffle de Porthos, en ravivant la mèche, envoyait sur cet amas de cadavres un ton sulfureux, coupé de larges tranches de pourpre.

Outre ce groupe principal, semé dans la grotte, selon que le hasard de la mort ou la surprise du coup les avait étendus, quelques cadavres isolés semblaient menacer par leurs blessures béantes.

Au-dessus de ce sol pétri d’une fange de sang, montaient, mornes et scintillants, les piliers trapus de la caverne, dont les nuances, chaudement accentuées, poussaient en avant les parties lumineuses.

Et tout cela était vu au feu tremblotant d’une mèche correspondant à un baril de poudre, c’est-à-dire à une torche, qui, en éclairant la mort passée, montrait la mort à venir.

Comme je l’ai dit, ce spectacle ne dura qu’une ou deux secondes. Pendant ce court espace de temps, un officier de la troisième brigade réunit huit gardes armés de mousquets, et, par une trouée, leur ordonna de faire feu sur Porthos.

Mais ceux qui recevaient l’ordre de tirer tremblaient tellement qu’à cette décharge trois hommes tombèrent, et que les cinq autres balles allèrent en sifflant rayer la voûte, sillonner la terre ou creuser les parois de la caverne.

Un éclat de rire répondit à ce tonnerre ; puis le bras du géant se balança, puis on vit passer dans l’air, pareille à une étoile filante, la traînée de feu.

Le baril, lancé à trente pas, franchit la barricade de cadavres, et alla tomber dans un groupe hurlant de soldats qui se jetèrent à plat ventre.

L’officier avait suivi en l’air la brillante traînée ; il voulut se précipiter sur le baril pour en arracher la mèche avant qu’elle n’atteignit la poudre qu’il recélait.

Dévouement inutile : l’air avait activé la flamme attachée au conducteur ; la mèche, qui, en repos, eût brûlé cinq minutes, se trouva dévorée en trente secondes, et l’œuvre infernale éclata.

Tourbillons furieux, sifflements du soufre et du nitre, ravages dévorants du feu qui creuse, tonnerre épouvantable de l’explosion, voilà ce que cette seconde, qui suivit les deux secondes que nous avons décrites, vit éclore dans cette caverne, égale en horreurs à une caverne de démons.

Les rochers se fendaient comme des planches de sapin sous la cognée. Un jet de feu, de fumée, de débris, s’élança du milieu de la grotte, s’élargissant à mesure qu’il montait. Les grands murs de silex s’inclinèrent pour se coucher dans le sable, et le sable lui-même, instrument de douleur lancé hors de ses couches durcies, alla cribler les visages avec ses myriades d’atomes blessants.

Les cris, les hurlements, les imprécations et les existences, tout s’éteignit dans un immense fracas ; les trois premiers compartiments devinrent un gouffre dans lequel retomba un à un, suivant sa pesanteur, chaque débris végétal, minéral ou humain.

Puis le sable et la cendre, plus légers, tombèrent à leur tour, s’étendant comme un linceul grisâtre et fumant sur ces lugubres funérailles.

Et maintenant, cherchez dans ce brûlant tombeau, dans ce volcan souterrain, cherchez les gardes du roi aux habits bleus galonnés d’argent.

Cherchez les officiers brillants d’or, cherchez les armes sur lesquelles ils avaient compté pour se défendre, cherchez les pierres qui les ont tués ; cherchez le sol qui les portait.

Un seul homme a fait de tout cela un chaos plus confus, plus informe, plus terrible que le chaos qui existait une heure avant que Dieu eût eu l’idée de créer le monde.

Il ne resta rien des trois premiers compartiments, rien que Dieu lui-même pût reconnaître pour son ouvrage.

Quant à Porthos, après avoir lancé le baril de poudre au milieu des ennemis, il avait fui, selon le conseil d’Aramis, et gagné le dernier compartiment, dans lequel pénétraient, par l’ouverture, l’air, le jour et le soleil.

Aussi, à peine eut-il tourné l’angle qui séparait le troisième compartiment du quatrième, qu’il aperçut à cent pas de lui la barque balancée par les flots ; là étaient ses amis ; là était la liberté ; là était la vie après la victoire.

Encore six de ses formidables enjambées, et il était hors de la voûte ; hors de la voûte, deux ou trois vigoureux élans, et il touchait au canot.

Soudain, il sentit ses genoux fléchir : ses genoux semblaient vides, ses jambes mollissaient sous lui.

– Oh ! oh ! murmura-t-il étonné, voilà que ma fatigue me reprend ; voilà que je ne peux plus marcher. Qu’est-ce à dire ?

À travers l’ouverture, Aramis l’apercevait et ne comprenait pas pourquoi il s’arrêtait ainsi.

– Venez, Porthos ! criait Aramis, venez ! venez vite !

– Oh ! répondit le géant en faisant un effort qui tendit inutilement tous les muscles de son corps, je ne puis.

En disant ces mots, il tomba sur ses genoux ; mais, de ses mains robustes, il se cramponna aux roches et se releva.

– Vite ! vite ! répéta Aramis en se courbant vers le rivage, comme pour attirer Porthos avec ses bras.

– Me voici, balbutia Porthos en réunissant toutes ses forces pour faire un pas de plus.

– Au nom du Ciel ! Porthos, arrivez ! arrivez ! le baril va sauter !

– Arrivez, monseigneur, crièrent les Bretons à Porthos, qui se débattait comme dans un rêve.

Mais il n’était plus temps : l’explosion retentit, la terre se crevassa, la fumée, qui s’élança par les larges fissures, obscurcit le ciel, la mer reflua comme chassée par le souffle du feu qui jaillit de la grotte comme de la gueule d’une gigantesque chimère ; le reflux emporta la barque à vingt toises, toutes les roches craquèrent à leur base, et se séparèrent comme des quartiers sous l’effort des coins ; on vit s’élancer une portion de la voûte enlevée au ciel comme par des fils rapides ; le feu rose et vert du soufre, la noire lave des liquéfactions argileuses, se heurtèrent et se combattirent un instant sous un dôme majestueux de fumée ; puis on vit osciller d’abord, puis se pencher, puis tomber successivement les longues arêtes de rocher que la violence de l’explosion n’avait pu déraciner de leurs socles séculaires ; ils se saluaient les uns les autres comme des vieillards graves et lents, puis se prosternaient couchés à jamais dans leur poudreuse tombe.

Cet effroyable choc parut rendre à Porthos les forces qu’il avait perdues ; il se releva, géant lui-même entre ces géants. Mais, au moment où il fuyait entre la double haie de fantômes granitiques, ces derniers, qui n’étaient plus soutenus par les chaînons correspondants, commencèrent à rouler avec fracas autour de ce Titan qui semblait précipité du ciel au milieu des rochers qu’il venait de lancer contre lui.

Porthos sentit trembler sous ses pieds le sol ébranlé par ce long déchirement. Il étendit à droite et à gauche ses vastes mains pour repousser les rochers croulants. Un bloc gigantesque vint s’appuyer à chacune de ses paumes étendues ; il courba la tête, et une troisième masse granitique vint s’appesantir entre ses deux épaules.

Un instant, les bras de Porthos avaient plié ; mais l’hercule réunit toutes ses forces, et l’on vit les deux parois de cette prison dans laquelle il était enseveli s’écarter lentement et lui faire place. Un instant, il apparut dans cet encadrement de granit comme l’ange antique du chaos ; mais, en écartant les roches latérales, il ôta son point d’appui au monolithe qui pesait sur ses fortes épaules, et le monolithe, s’appuyant de tout son poids précipita le géant sur ses genoux. Les roches latérales, un instant écartées, se rapprochèrent et vinrent ajouter leur poids au poids primitif, qui eût suffi pour écraser dix hommes.

Le géant tomba sans crier à l’aide ; il tomba en répondant à Aramis par des mots d’encouragement et d’espoir, car un instant, grâce au puissant arc-boutant de ses mains, il put croire que, comme Encelade, il secouerait ce triple poids. Mais, peu à peu, Aramis vit le bloc s’affaisser ; les mains crispées un instant, les bras roidis par un dernier effort, plièrent, les épaules tendues s’affaissèrent déchirées, et la roche continua de s’abaisser graduellement.

– Porthos ! Porthos ! criait Aramis en s’arrachant les cheveux, Porthos, où es-tu ? Parle !

– Là ! là ! murmurait Porthos d’une voix qui s’éteignait ; patience ! patience !

À peine acheva-t-il ce dernier mot l’impulsion de la chute augmenta la pesanteur ; l’énorme roche s’abattit, pressée par les deux autres qui s’abattirent sur elle et engloutit Porthos dans un sépulcre de pierres brisées.

En entendant la voix expirante de son ami, Aramis avait sauté à terre. Deux des Bretons le suivirent un levier à la main, un seul suffisant pour garder la barque. Les derniers râles du vaillant lutteur les guidèrent dans les décombres.

Aramis, étincelant, superbe, jeune comme à vingt ans, s’élança vers la triple masse, et de ses mains délicates, comme des mains de femme, leva par un miracle de vigueur un coin de l’immense sépulcre de granit. Alors, il entrevit dans les ténèbres de cette fosse l’œil brillant de son ami, à qui la masse soulevée un instant venait de rendre la respiration. Aussitôt les deux hommes se précipitèrent, se cramponnèrent au levier de fer, réunissant leur triple effort, non pas pour le soulever, mais pour le maintenir. Tout fut inutile : les trois hommes plièrent lentement avec des cris de douleur, et la rude voix de Porthos, les voyant s’épuiser dans une lutte inutile, murmura d’un ton railleur ces mots suprêmes venus jusqu’aux lèvres avec la suprême respiration :

– Trop lourd !

Après quoi, l’œil s’obscurcit et se ferma, le visage devint pâle, la main blanchit, et le Titan se coucha, poussant un dernier soupir.

Avec lui s’affaissa la roche, que, même dans son agonie, il avait soutenue encore !

Les trois hommes laissèrent échapper le levier qui roula sur la pierre tumulaire.

Puis, haletant, pâle, la sueur au front, Aramis écouta, la poitrine serrée, le cœur à se rompre.

Plus rien ! Le géant dormait de l’éternel sommeil, dans le sépulcre que Dieu lui avait fait à sa taille.

Chapitre CCLVII – L'épitaphe de Porthos §

Aramis, silencieux, glacé, tremblant comme un enfant craintif se releva en frissonnant de dessus cette pierre.

Un chrétien ne marche pas sur des tombes.

Mais, capable de se tenir debout, il était incapable de marcher. On eût dit que quelque chose de Porthos mort venait de mourir en lui.

Ses Bretons l’entourèrent ; Aramis se laissa aller à leurs étreintes, et les trois marins, le soulevant, l’emportèrent dans le canot.

Puis, l’ayant déposé sur le banc, près du gouvernail ils forcèrent de rames, préférant s’éloigner en nageant à hisser la voile, qui pouvait les dénoncer.

Sur toute cette surface rasée de l’ancienne grotte de Locmaria, sur cette plage aplatie, un seul monticule attirait le regard. Aramis n’en put détacher ses yeux, et, de loin, en mer, à mesure qu’il gagnait le large, la roche menaçante et fière lui semblait se dresser, comme naguère se dressait Porthos, et lever au ciel une tête souriante et invincible comme celle de l’honnête et vaillant ami, le plus fort des quatre et cependant le premier mort.

Étrange destinée de ces hommes d’airain ! Le plus simple du cœur, allié au plus astucieux ; la force du corps guidée par la subtilité de l’esprit ; et, dans le moment décisif, lorsque la vigueur seule pouvait sauver esprit et corps, une pierre, un rocher, un poids vil et matériel, triomphait de la vigueur, et, s’écroulant sur le corps, en chassait l’esprit.

Digne Porthos ! né pour aider les autres hommes, toujours prêt à se sacrifier au salut des faibles, comme si Dieu ne lui eût donné la force que pour cet usage ; en mourant, il avait cru seulement remplir les conditions de son pacte avec Aramis, pacte qu’Aramis cependant avait rédigé seul, et que Porthos n’avait connu que pour en réclamer la terrible solidarité.

Noble Porthos ! À quoi bon les châteaux regorgeant de meubles, les forêts regorgeant de gibier, les lacs regorgeant de poissons, et les caves regorgeant de richesses ? à quoi bon les laquais aux brillantes livrées, et, au milieu d’eux, Mousqueton, fier du pouvoir délégué par toi ? Ô noble Porthos ! soucieux entasseur de trésors, fallait-il tant travailler à adoucir et dorer ta vie pour venir, sur une plage déserte, aux cris des oiseaux de l’océan, t’étendre, les os écrasés sous une froide pierre ! fallait-il, enfin, noble Porthos, amasser tant d’or pour n’avoir pas même le distique d’un pauvre poète sur ton monument !

Vaillant Porthos ! Il dort sans doute encore, oublié, perdu, sous la roche que les pâtres de la lande prennent pour la toiture gigantesque d’un dolmen.

Et tant de bruyères frileuses, tant de mousse, caressées par le vent amer de l’océan, tant de lichens vivaces ont soudé le sépulcre à la terre, que jamais le passant ne saurait imaginer qu’un pareil bloc de granit ait pu être soulevé par l’épaule d’un mortel.

Aramis, toujours pâle, toujours glacé, le cœur aux lèvres, Aramis regarda, jusqu’au dernier rayon du jour, la plage s’effaçant à l’horizon.

Pas un mot ne s’exhala de sa bouche, pas un soupir ne souleva sa poitrine profonde.

Les Bretons, superstitieux, le regardaient en tremblant. Ce silence n’était pas d’un homme, mais d’une statue.

Cependant, aux premières lignes grises qui descendirent du ciel, le canot avait hissé sa petite voile, qui, s’arrondissant au baiser de la brise et s’éloignant rapidement de la côte, s’élança bravement, le cap sur l’Espagne, à travers ce terrible golfe de Gascogne si fécond en tempêtes.

Mais, une demi-heure à peine après que la voile eut été hissée, les rameurs, devenus inactifs, se courbèrent sur leurs bancs, et, se faisant un garde-vue de leur main, se montrèrent les uns aux autres, un point blanc qui apparaissait à l’horizon, aussi immobile que l’est en apparence une mouette bercée par l’insensible respiration des flots.

Mais ce qui eût semblé immobile à des yeux ordinaires marchait d’un pas rapide pour l’œil exercé du marin ; ce qui semblait stationnaire sur la vague rasait les flots.

Pendant quelque temps, voyant la profonde torpeur dans laquelle était plongé le maître, ils n’osèrent le réveiller, et se contentèrent d’échanger leurs conjectures d’une voix basse et inquiète. Aramis, en effet, si vigilant si actif, Aramis, dont l’œil, comme celui du lynx, veillait sans cesse et voyait mieux la nuit que le jour, Aramis s’endormait dans le désespoir de son âme.

Une heure se passa ainsi, pendant laquelle le jour baissa graduellement, mais pendant laquelle aussi le navire en vue gagna tellement sur la barque, que Goennec, un des trois marins, se hasarda de dire assez haut :

– Monseigneur, on nous chasse !

Aramis ne répondit rien, le navire gagnait toujours.

Alors, d’eux-mêmes, les deux marins, sur l’ordre du patron Yves, abattirent la voile, afin que ce seul point, qui apparaissait sur la surface des flots, cessât de guider l’œil ennemi qui les poursuivait.

De la part du navire en vue, au contraire, la poursuite s’accéléra de deux nouvelles petites voiles que l’on vit monter à l’extrémité des mâts.

Malheureusement, on était aux plus beaux et aux plus longs jours de l’année, et la lune, dans toute sa clarté succédait à ce jour néfaste. La balancelle qui poursuivait la petite barque, vent arrière, avait donc une demi-heure encore de crépuscule, et toute une nuit de demi-clarté.

– Monseigneur ! monseigneur ! nous sommes perdus ! dit le patron ; regardez, ils nous voient quoique nous ayons cargué nos voiles.

– Ce n’est pas étonnant, murmura un des matelots, puisqu’on dit que avec l’aide du diable, les gens des villes ont fabriqué des instruments avec lesquels ils voient aussi bien de loin que de près, la nuit que le jour.

Aramis prit au fond de la barque une lunette d’approche, la mit silencieusement au point, et, la passant au matelot :

– Tenez, dit-il, regardez !

Le matelot hésita.

– Tranquillisez-vous, dit l’évêque, il n’y a point péché et, s’il y a péché, je le prends sur moi.

Le matelot porta la lunette à son œil, et jeta un cri.

Il avait cru que, par un miracle, le navire, qui lui apparaissait à une portée de canon à peine, avait subitement et d’un seul bond franchi la distance.

Mais en retirant l’instrument de son œil, il vit que, sauf le chemin que la balancelle avait pu faire pendant ce court instant, il était encore à la même distance.

– Ainsi, murmura le matelot, ils nous voient comme nous les voyons ?

– Ils nous voient, dit Aramis.

Et il retomba dans son impassibilité.

– Comment ! ils nous voient ? fit le patron Yves. Impossible !

– Tenez, patron, regardez, dit le matelot.

Et il lui passa la lunette d’approche.

– Monseigneur m’assure, demanda le patron, que le diable n’a rien à faire dans tout ceci ?

Aramis haussa les épaules.

Le patron porta la lunette à son œil.

– Oh ! monseigneur, dit-il, il y a miracle : ils sont là ; il me semble que je vais les toucher. Vingt-cinq hommes au moins ! Ah ! je vois le capitaine à l’avant. Il tient une lunette comme celle-ci, et nous regarde… Ah ! il se retourne, il donne un ordre ; ils roulent une pièce de canon à l’avant ; ils la chargent, ils la pointent… Miséricorde ! ils tirent sur nous !

Et, par un mouvement machinal, le patron écarta sa lunette et les objets, repoussés à l’horizon, lui apparurent sous leur véritable aspect.

Le bâtiment était encore à la distance d’une lieue à peu près ; mais la manœuvre annoncée par le patron n’en était pas moins réelle.

Un léger nuage de fumée apparut au-dessous des voiles, plus bleu qu’elles et s’épanouissant comme une fleur qui s’ouvre ; puis, à un mille à peu près du petit canot, on vit le boulet découronner deux ou trois vagues, creuser un sillon blanc dans la mer, et disparaître au bout de ce sillon, aussi inoffensif encore que la pierre avec laquelle, en jouant, un écolier fait des ricochets.

– Que faire ? demanda le patron.

– Ils vont nous couler, dit Goennec ; donnez-nous l’absolution, monseigneur.

Et les marins s’agenouillèrent devant l’évêque.

– Vous oubliez qu’ils vous voient, dit celui-ci.

– C’est vrai, dirent les marins honteux de leur faiblesse. Ordonnez, monseigneur, nous sommes prêts à mourir pour vous.

– Attendons, dit Aramis.

– Comment, attendons ?

– Oui ; ne voyez-vous pas, comme vous le disiez tout à l’heure, que, si nous essayons de fuir, ils vont nous couler ?

– Mais peut-être, hasarda le patron, peut-être qu’à la faveur de la nuit nous pourrons leur échapper ?

– Oh ! dit Aramis, ils ont bien quelque feu grégeois pour éclairer leur route et la nôtre.

Et, en même temps, comme si le petit bâtiment eût voulu répondre à l’appel d’Aramis, un second nuage de fumée monta lentement au ciel, et du sein de ce nuage jaillit une flèche enflammée qui décrivit sa parabole pareille à un arc-en-ciel, et vint tomber dans la mer, où elle continua de brûler, éclairant l’espace à un quart de lieue de diamètre.

Les Bretons se regardèrent épouvantés.

– Vous voyez bien, dit Aramis, que mieux vaut les attendre.

Les rames échappèrent aux mains des matelots, et la petite barque, cessant d’avancer, se berça immobile à l’extrémité des vagues.

La nuit venait, mais le bâtiment avançait toujours.

On eût dit qu’il redoublait de vitesse avec l’obscurité. De temps en temps, comme un vautour au cou sanglant dresse la tête hors de son nid, le formidable feu grégeois s’élançait de ses flancs et jetait au milieu de l’océan sa flamme comme une neige incandescente.

Enfin, il arriva à la portée du mousquet.

Tous les hommes étaient sur le pont, l’arme au bras, les canonniers à leurs pièces ; les mèches brûlaient.

On eût dit qu’il s’agissait d’aborder une frégate et de combattre un équipage supérieur en nombre, et non de prendre un canot monté par quatre hommes.

– Rendez-vous ! s’écria le commandant de la balancelle, à l’aide de son porte-voix.

Les matelots regardèrent Aramis.

Aramis fit un signe de tête.

Le patron Yves fit flotter un chiffon blanc au bout d’une gaffe.

C’était une manière d’amener le pavillon.

Le bâtiment avançait comme un cheval de course.

Il lança une nouvelle fusée grégeoise, qui vint tomber à vingt pas du petit canot, et qui le mit en lumière mieux que n’eût fait un rayon du plus ardent soleil.

– Au premier signe de résistance, cria le commandant de la balancelle, feu !

Les soldats abaissèrent leurs mousquets.

– Puisqu’on vous dit qu’on se rend ! cria le patron Yves.

– Vivants ! vivants, capitaine ! crièrent quelques soldats exaltés ; il faut les prendre vivants.

– Eh bien ! oui, vivants, dit le capitaine.

Puis, se tournant vers les Bretons :

– Vous avez tous la vie sauve, mes amis ! cria-t-il sauf M. le chevalier d’Herblay.

Aramis tressaillit imperceptiblement.

Un instant son œil se fixa sur les profondeurs de l’océan, éclairé à sa surface par les dernières lueurs du feu grégeois, lueurs qui couraient aux flancs des vagues jouaient à leurs cimes comme des panaches, et rendaient plus sombres, plus mystérieux et plus terribles encore les abîmes qu’elles couvraient.

– Vous entendez, monseigneur ? firent les matelots.

– Oui.

– Qu’ordonnez-vous ?

– Acceptez.

– Mais vous, monseigneur ?

Aramis se pencha plus avant, et joua du bout de ses doigts blancs et effilés avec l’eau verdâtre de la mer, à laquelle il souriait comme à une amie.

– Acceptez ! répéta-t-il.

– Nous acceptons, répétèrent les matelots ; mais quel gage aurons-nous ?

– La parole d’un gentilhomme, dit l’officier. Sur mon grade et sur mon nom, je jure que tout ce qui n’est point M. le chevalier d’Herblay aura la vie sauve. Je suis lieutenant de la frégate du roi la Pomone, et je me nomme Louis-Constant de Pressigny.

D’un geste rapide, Aramis, déjà courbé vers la mer déjà à demi penché hors de la barque, d’un geste rapide, Aramis releva la tête, se dressa tout debout, et, l’œil ardent, enflammé, le sourire sur les lèvres :

– Jetez l’échelle, messieurs, dit-il, comme si c’eût été à lui qu’appartint le commandement.

On obéit.

Alors Aramis, saisissant la rampe de corde, monta le premier ; mais, au lieu de l’effroi que l’on s’attendait à voir paraître sur son visage, la surprise des marins de la balancelle fut grande, lorsqu’ils le virent marcher au commandant d’un pas assuré, le regarder fixement, et lui faire de la main un signe mystérieux et inconnu, à la vue duquel l’officier pâlit, trembla et courba le front.

Sans dire un mot, Aramis alors leva la main jusque sous les yeux du commandant, et lui fit voir le chaton d’une bague qu’il portait à l’annulaire de la main gauche.

Et, en faisant ce signe, Aramis, drapé dans une majesté froide, silencieuse et hautaine, avait l’air d’un empereur donnant sa main à baiser.

Le commandant, qui, un instant, avait relevé la tête, s’inclina une seconde fois avec les signes du plus profond respect.

Puis, étendant à son tour la main vers la poupe, c’est-à-dire vers sa chambre, il s’effaça pour laisser Aramis passer le premier.

Les trois Bretons, qui avaient monté derrière leur évêque, se regardaient stupéfaits.

Tout l’équipage faisait silence.

Cinq minutes après, le commandant appela le lieutenant en second, qui remonta aussitôt, en ordonnant de mettre le cap sur la Corogne.

Pendant qu’on exécutait l’ordre donné, Aramis reparut sur le pont et vint s’asseoir contre le bastingage.

La nuit était arrivée, la lune n’était point encore venue, et cependant Aramis regardait opiniâtrement du côté de Belle-Île. Yves s’approcha alors du commandant, qui était revenu prendre son poste à l’arrière, et, bien bas, bien humblement :

– Quelle route suivons-nous donc, capitaine ? demanda-t-il.

– Nous suivons la route qu’il plaît à Monseigneur, répondit l’officier.

Aramis passa la nuit accoudé sur le bastingage.

Yves, en s’approchant de lui, remarqua, le lendemain, que cette nuit avait dû être bien humide, car le bois sur lequel s’était appuyée la tête de l’évêque était trempé comme d’une rosée.

Qui sait ! cette rosée, c’était peut-être les premières larmes qui fussent tombées des yeux d’Aramis !

Quelle épitaphe eût valu celle-là, bon Porthos ?

Chapitre CCLVIII – La ronde de M. de Gesvres §

D’Artagnan n’était pas accoutumé à des résistances comme celle qu’il venait d’éprouver. Il revint à Nantes profondément irrité.

L’irritation, chez cet homme vigoureux, se traduisait par une impétueuse attaque, à laquelle peu de gens, jusqu’alors, fussent-ils rois, fussent-ils géants, avaient su résister.

D’Artagnan, tout frémissant alla, droit au château et demanda à parler au roi. Il pouvait être sept heures du matin, et, depuis son arrivée à Nantes, le roi était matinal.

Mais, en arrivant au petit corridor que nous connaissons, d’Artagnan trouva M. de Gesvres, qui l’arrêta fort poliment, en lui recommandant de ne pas parler haut, pour laisser reposer le roi.

– Le roi dort ? dit d’Artagnan. Je le laisserai donc dormir. Vers quelle heure supposez-vous qu’il se lèvera ?

– Oh ! dans deux heures, à peu près : le roi a veillé toute la nuit.

D’Artagnan reprit son chapeau, salua M. de Gesvres et retourna chez lui.

Il revint à neuf heures et demie. On lui dit que le roi déjeunait.

– Voilà mon affaire, répliqua-t-il, je parlerai au roi tandis qu’il mange.

M. de Brienne fit observer à d’Artagnan que le roi ne voulait recevoir personne pendant ses repas.

– Mais, dit d’Artagnan en regardant Brienne de travers, vous ne savez peut-être pas, monsieur le secrétaire, que j’ai mes entrées partout et à toute heure.

Brienne prit doucement la main du capitaine, et lui dit :

– Pas à Nantes, cher monsieur d’Artagnan ; le roi, en ce voyage, a changé tout l’ordre de sa maison.

D’Artagnan, radouci, demanda vers quelle heure le roi aurait fini de déjeuner.

– On ne sait, fit Brienne.

– Comment, on ne sait ? Que veut dire cela ? on ne sait combien le roi met à manger ? C’est une heure, d’ordinaire, et, si j’admets que l’air de la Loire donne appétit, nous mettrons une heure et demie ; c’est assez, je pense ; j’attendrai donc ici.

– Oh ! cher monsieur d’Artagnan, l’ordre est de ne plus laisser personne dans ce corridor ; je suis de garde pour cela.

D’Artagnan sentit la colère monter une seconde fois à son cerveau. Il sortit bien vite, de peur de compliquer l’affaire par un coup de mauvaise humeur.

Comme il était dehors, il se mit à réfléchir.

« Le roi, dit-il, ne veut pas me recevoir, c’est évident ; il est fâché, ce jeune homme ; il craint les mots que je puis lui dire. Oui ; mais, pendant ce temps, on assiège Belle-Île et l’on prend ou tue peut-être mes deux amis… Pauvre Porthos ! Quant à maître Aramis, celui-là est plein de ressources, et je suis tranquille sur son compte… Mais, non, non, Porthos n’est pas encore invalide, et Aramis n’est pas un vieillard idiot. L’un avec ses bras, l’autre avec son imagination, vont donner de l’ouvrage aux soldats de Sa Majesté. Qui sait ! si ces deux braves allaient refaire, pour l’édification de Sa Majesté Très Chrétienne, un petit bastion Saint-Gervais ?… Je n’en désespère pas. Ils ont canon et garnison.

Cependant, continua d’Artagnan en secouant la tête, je crois qu’il vaudrait mieux arrêter le combat. Pour moi seul, je ne supporterais ni morgue ni trahison de la part du roi ; mais, pour mes amis, rebuffades, insultes, je dois subir tout. Si j’allais chez M. Colbert ? reprit-il. En voilà un auquel il va falloir que je prenne l’habitude de faire peur. Allons chez M. Colbert.

Et d’Artagnan se mit bravement en route. Il apprit là que M. Colbert travaillait avec le roi au château de Nantes.

– Bon ! s’écria-t-il, me voilà revenu au temps où j’arpentais les chemins de chez M. Tréville au logis du cardinal du logis du cardinal chez la reine, de chez la reine chez Louis XIII. On a raison de dire qu’en vieillissant les hommes redeviennent enfants. Au château.

Il y retourna. M. de Lyonne sortait. Il donna ses deux mains à d’Artagnan et lui apprit que le roi travaillerait tout le soir, toute la nuit même, et que l’ordre était donné de ne laisser entrer personne.

– Pas même, s’écria d’Artagnan, le capitaine qui prend l’ordre ? C’est trop fort !

– Pas même, dit M. de Lyonne.

– Puisqu’il en est ainsi, répliqua d’Artagnan blessé jusqu’au cœur, puisque le capitaine des mousquetaires, qui est toujours entré dans la chambre à coucher du roi, ne peut plus entrer dans le cabinet ou dans la salle à manger, c’est que le roi est mort ou qu’il a pris son capitaine en disgrâce. Dans l’un et l’autre cas, il n’en a plus besoin. Faites-moi le plaisir de rentrer, vous, monsieur de Lyonne, qui êtes en faveur, et dites tout nettement au roi que je lui envoie ma démission.

– D’Artagnan, prenez garde ! s’écria de Lyonne.

– Allez, par amitié pour moi.

Et il le poussa doucement vers le cabinet.

– J’y vais, dit M. de Lyonne.

D’Artagnan attendit en arpentant le corridor.

Lyonne revint.

– Eh bien ! qu’a dit le roi ? demanda d’Artagnan.

– Le roi a dit que c’était bien, répondit de Lyonne.

– Que c’était bien ! fit le capitaine avec explosion, c’est-à-dire qu’il accepte ? Bon ! me voilà libre. Je suis bourgeois, monsieur de Lyonne ; au plaisir de vous revoir ! Adieu, château, corridor, antichambre ! un bourgeois qui va enfin respirer vous salue.

Et, sans plus attendre, le capitaine sauta hors de la terrasse dans l’escalier où il avait retrouvé les morceaux de la lettre de Gourville. Cinq minutes après, il rentrait dans l’hôtellerie où, suivant l’usage de tous les grands officiers qui ont logement au château, il avait pris ce qu’on appelait sa chambre de ville.

Mais là, au lieu de quitter son épée et son manteau, il prit des pistolets, mit son argent dans une grande bourse de cuir, envoya chercher ses chevaux à l’écurie du château, et donna des ordres pour gagner Vannes pendant la nuit.

Tout se succéda selon ses vœux. À huit heures du soir, il mettait le pied à l’étrier, lorsque M. de Gesvres apparut à la tête de douze gardes devant l’hôtellerie.

D’Artagnan voyait tout du coin de l’œil ; il vit nécessairement ces treize hommes et ces treize chevaux ; mais il feignit de ne rien remarquer et continua d’enfourcher son cheval. Gesvres arriva sur lui.

– Monsieur d’Artagnan ! dit-il tout haut.

– Eh ! monsieur de Gesvres, bonsoir !

– On dirait que vous montez à cheval ?

– Il y a plus, je suis monté, comme vous voyez.

– Cela se trouve bien que je vous rencontre.

– Vous me cherchiez ?

– Mon Dieu, oui.

– De la part du roi, je parie ?

– Mais oui.

– Comme moi, il y a deux ou trois jours, je cherchais M. Fouquet ?

– Oh !

– Allons, vous allez me faire des mignardises, à moi ? Peine perdue, allez ! dites-moi vite que vous venez m’arrêter.

– Vous arrêter ? Bon Dieu, non !

– Eh bien ! que faites-vous à m’aborder avec douze hommes à cheval ?

– Je fais une ronde.

– Pas mal ! Et vous me ramassez dans cette ronde ?

– Je ne vous ramasse pas, je vous trouve et vous prie de venir avec moi.

– Où cela ?

– Chez le roi.

– Bon ! dit d’Artagnan d’un air goguenard. Le roi n’a donc plus rien à faire ?

– Par grâce, capitaine, dit M. de Gesvres bas au mousquetaire, ne vous compromettez pas ; ces hommes vous entendent !

D’Artagnan se mit à rire et répliqua :

– Marchez. Les gens qu’on arrête sont entre les six premiers et les six derniers.

– Mais, comme je ne vous arrête pas, dit M. de Gesvres, vous marcherez derrière moi, s’il vous plaît.

– Eh bien ! fit d’Artagnan, voilà un beau procédé, duc, et vous avez raison ; car, si jamais j’avais eu à faire des rondes du côté de votre chambre de ville, j’eusse été courtois envers vous, je vous l’assure, foi de gentilhomme ! Maintenant, une faveur de plus. Que veut le roi !

– Oh ! le roi est furieux !

– Eh bien ! le roi, qui s’est donné la peine de se rendre furieux, prendra la peine de se calmer, voilà tout. Je n’en mourrai pas, je vous jure.

– Non ; mais…

– Mais on m’enverra tenir société à ce pauvre M. Fouquet ? Mordioux ! c’est un galant homme. Nous vivrons de compagnie, et doucement, je vous le jure.

– Nous voici arrivés, dit le duc. Capitaine, par grâce ! soyez calme avec le roi.

– Ah çà ? mais, comme vous êtes brave homme avec moi, duc ! fit d’Artagnan en regardant M. de Gesvres. On m’avait dit que vous ambitionniez de réunir vos gardes à mes mousquetaires ; je crois que c’est une fameuse occasion, celle-ci !

– Je ne la prendrai pas, Dieu m’en garde ! capitaine.

– Et pourquoi ?

– Pour beaucoup de raisons d’abord ; puis pour celle-ci, que, si je vous succédais aux mousquetaires après vous avoir arrêté…

– Ah ! vous avouez que vous m’arrêtez ?

– Non, non !

– Alors, dites rencontré. Si, dites-vous, vous me succédiez après m’avoir rencontré ?

– Vos mousquetaires, au premier exercice à feu, tireraient de mon côté par mégarde.

– Ah ! quant à cela, je ne dis pas non. Ces drôles m’aiment fort.

Gesvres fit passer d’Artagnan le premier, le conduisit directement au cabinet où le roi attendait son capitaine des mousquetaires, et se plaça derrière son collègue dans l’antichambre. On entendait très distinctement le roi parler haut avec Colbert, dans ce même cabinet où Colbert avait pu entendre, quelques jours auparavant, le roi parler haut avec M. d’Artagnan.

Les gardes restèrent, en piquet à cheval, devant la porte principale, et le bruit se répandit peu à peu dans la ville que M. le capitaine des mousquetaires venait d’être arrêté par ordre du roi.

Alors, on vit tous ces hommes se mettre en mouvement, comme au bon temps de Louis XIII et de M. de Tréville ; des groupes se formaient, les escaliers s’emplissaient ; des murmures vagues, partant des cours, venaient en montant rouler jusqu’aux étages supérieurs, pareils aux rauques lamentations des flots à la marée.

M. de Gesvres était inquiet. Il regardait ses gardes, qui, d’abord, interrogés par les mousquetaires qui venaient se mêler à leur rang, commençaient à s’écarter d’eux en manifestant aussi quelque inquiétude.

D’Artagnan était, certes, bien moins inquiet que M. de Gesvres, le capitaine des gardes. Dès son entrée, il s’était assis sur le rebord d’une fenêtre, voyait toutes choses de son regard d’aigle, et ne sourcillait pas.

Aucun des progrès de la fermentation qui s’était manifestée au bruit de son arrestation ne lui avait échappé. Il prévoyait le moment où l’explosion aurait lieu ; et l’on sait que ses prévisions étaient certaines.

« Il serait assez bizarre, pensait-il, que, ce soir, mes prétoriens me fissent roi de France. Comme j’en rirais ! »

Mais, au moment le plus beau, tout s’arrêta. Gardes, mousquetaires, officiers, soldats, murmures et inquiétudes se dispersèrent, s’évanouirent, s’effacèrent ; plus de tempête, plus de menace, plus de sédition.

Un mot avait calmé les flots.

Le roi venait de faire crier par Brienne :

– Chut ! messieurs, vous gênez le roi.

D’Artagnan soupira.

– C’est fini, dit-il, les mousquetaires d’aujourd’hui ne sont pas ceux de Sa Majesté Louis XIII. C’est fini.

– Monsieur d’Artagnan chez le roi ! cria un huissier.

Chapitre CCLIX – Le roi Louis XIV §

Le roi, se tenait assis dans son cabinet, le dos tourné à la porte d’entrée. En face de lui était une glace dans laquelle, tout en remuant ses papiers, il lui suffisait d’envoyer un coup d’œil pour voir ceux qui arrivaient chez lui.

Il ne se dérangea pas à l’arrivée de d’Artagnan, et replia sur ses lettres et sur ses plans la grande toile de soie verte qui lui servait à cacher ses secrets aux importuns.

D’Artagnan comprit le jeu et demeura en arrière ; de sorte qu’au bout d’un moment le roi, qui n’entendait rien et qui ne voyait que du coin de l’œil, fut obligé de crier :

– Est-ce qu’il n’est pas là, M. d’Artagnan ?

– Me voici, répliqua le mousquetaire en s’avançant.

– Eh bien ! monsieur, dit le roi en fixant son œil clair sur d’Artagnan, qu’avez-vous à me dire ?

– Moi, Sire ? répliqua celui-ci, qui guettait le premier coup de l’adversaire pour faire une bonne riposte ; moi ? Je n’ai rien à dire à Votre Majesté, sinon qu’elle m’a fait arrêter et que me voici.

Le roi allait répondre qu’il n’avait pas fait arrêter d’Artagnan ; mais cette phrase lui parut être une excuse et il se tut.

D’Artagnan garda un silence obstiné.

– Monsieur, reprit le roi, que vous avais-je chargé d’aller faire à Belle-Île ? Dites-le-moi, je vous prie.

Le roi, en prononçant ces mots, regardait fixement son capitaine.

Ici, d’Artagnan était trop heureux ; le roi lui faisait la partie si belle !

– Je crois, répliqua-t-il, que Votre Majesté me fait l’honneur de me demander ce que je suis allé faire à Belle-Île ?

– Oui, monsieur.

– Eh bien ! Sire, je n’en sais rien ; ce n’est pas à moi qu’il faut demander cela, c’est à ce nombre infini d’officiers de toute espèce, à qui l’on avait donné un nombre infini d’ordres de tous genres, tandis qu’à moi, chef de l’expédition, l’on n’avait ordonné rien de précis.

Le roi fut blessé ; il le montra par sa réponse.

– Monsieur, répliqua-t-il, on n’a donné des ordres qu’aux gens qu’on a jugés fidèles.

– Aussi m’étonné-je, Sire, riposta le mousquetaire, qu’un capitaine comme moi, qui a valeur de maréchal de France, se soit trouvé sous les ordres de cinq ou six lieutenants ou majors, bons à faire des espions, c’est possible, mais nullement bons à conduire des expéditions de guerre. Voilà sur quoi je venais demander à Votre Majesté des explications, lorsque la porte m’a été refusée ; ce qui, dernier outrage fait à un brave homme, m’a conduit à quitter le service de Votre Majesté.

– Monsieur, repartit le roi, vous croyez toujours vivre dans un siècle où les rois étaient, comme vous vous plaignez de l’avoir été, sous les ordres et à la discrétion de leurs inférieurs. Vous me paraissez trop oublier qu’un roi ne doit compte qu’à Dieu de ses actions.

– Je n’oublie rien du tout, Sire, fit le mousquetaire, blessé à son tour de la leçon. D’ailleurs, je ne vois pas en quoi un honnête homme, quand il demande au roi en quoi il l’a mal servi, l’offense.

– Vous m’avez mal servi, monsieur, en prenant le parti de mes ennemis contre moi.

– Quels sont vos ennemis, Sire ?

– Ceux que je vous envoyais combattre.

– Deux hommes ! ennemis de l’armée de Votre Majesté ! Ce n’est pas croyable, Sire.

– Vous n’avez point à juger mes volontés.

– J’ai à juger mes amitiés, Sire.

– Qui sert ses amis ne sert pas son maître.

– Je l’ai si bien compris, Sire, que j’ai offert respectueusement ma démission à Votre Majesté.

– Et je l’ai acceptée, monsieur, dit le roi. Avant de me séparer de vous, j’ai voulu vous prouver que je savais tenir ma parole.

– Votre Majesté a tenu plus que sa parole ; car Votre Majesté m’a fait arrêter, dit d’Artagnan de son air froidement railleur ; elle ne me l’avait pas promis.

Le roi dédaigna cette plaisanterie, et, venant au sérieux :

– Voyons, monsieur, dit-il, à quoi votre désobéissance m’a forcé.

– Ma désobéissance ? s’écria d’Artagnan rouge de colère.

– C’est le nom le plus doux que j’ai trouvé, poursuivit le roi. Mon idée, à moi, était de prendre et de punir des rebelles ; avais-je à m’inquiéter si les rebelles étaient vos amis ?

– Mais j’avais à m’en inquiéter, moi, répondit d’Artagnan. C’était une cruauté à Votre Majesté de m’envoyer prendre mes amis pour les amener à vos potences.

– C’était, monsieur, une épreuve que j’avais à faire sur les prétendus serviteurs qui mangent mon pain et doivent défendre ma personne. L’épreuve a mal réussi, monsieur d’Artagnan.

– Pour un mauvais serviteur que perd Votre Majesté, dit le mousquetaire avec amertume, il y en a dix qui ont, ce même jour, fait leurs preuves. Écoutez-moi, Sire ; je ne suis pas accoutumé à ce service-là, moi. Je suis une épée rebelle quand il s’agit de faire le mal. Il était mal à moi d’aller poursuivre, jusqu’à la mort, deux hommes dont M. Fouquet, le sauveur de Votre Majesté, vous avait demandé la vie. De plus, ces deux hommes étaient mes amis. Ils n’attaquaient pas Votre Majesté ; ils succombaient sous le poids d’une colère aveugle. D’ailleurs, pourquoi ne les laissait-on pas fuir ? Quel crime avaient-ils commis ? J’admets que vous me contestiez le droit de juger leur conduite. Mais, pourquoi me soupçonner avant l’action ? pourquoi m’entourer d’espions ? pourquoi me déshonorer devant l’armée ! pourquoi, moi, dans lequel vous avez jusqu’ici montré la confiance la plus entière, moi qui, depuis trente ans, suis attaché à votre personne et vous ai donné mille preuves de dévouement car, il faut bien que je le dise, aujourd’hui que l’on m’accuse, pourquoi me réduire à voir trois mille soldats du roi marcher en bataille contre deux hommes ?

– On dirait que vous oubliez ce que ces hommes m’ont fait ? dit le roi d’une voix sourde, et qu’il n’a pas tenu à eux que je ne fusse perdu.

– Sire, on dirait que vous oubliez que j’étais là !

– Assez, monsieur d’Artagnan, assez de ces intérêts dominateurs qui viennent ôter le soleil à mes intérêts. Je fonde un État dans lequel il n’y aura qu’un maître, je vous l’ai promis autrefois ; le moment est venu de tenir ma promesse. Vous voulez être, selon vos goûts et vos amitiés, libre d’entraver mes plans et de sauver mes ennemis ? Je vous brise ou je vous quitte. Cherchez un maître plus commode. Je sais bien qu’un autre roi ne se conduirait point comme je le fais, et qu’il se laisserait dominer par vous, risque à vous envoyer un jour tenir compagnie à M. Fouquet et aux autres ; mais j’ai bonne mémoire, et, pour moi, les services sont des titres sacrés à la reconnaissance, à l’impunité. Vous n’aurez, monsieur d’Artagnan, que cette leçon pour punir votre indiscipline, et je n’imiterai pas mes prédécesseurs dans leur colère, ne les ayant pas imités dans leur faveur. Et puis d’autres raisons me font agir doucement envers vous : c’est que, d’abord, vous êtes un homme de sens, homme de grand sens, homme de cœur, et que vous serez un bon serviteur pour qui vous aura dompté ; c’est ensuite que vous allez cesser d’avoir des motifs d’insubordination. Vos amis sont détruits ou ruinés par moi. Ces points d’appui sur lesquels, instinctivement, reposait votre esprit capricieux, je les ai fait disparaître. À l’heure qu’il est, mes soldats ont pris ou tué les rebelles de Belle-Île.

D’Artagnan pâlit.

– Pris ou tué ? s’écria-t-il. Oh ! Sire, si vous pensiez ce que vous me dites là, et si vous étiez sûr de me dire la vérité, j’oublierais tout ce qu’il y a de juste, tout ce qu’il y a de magnanime dans vos paroles, pour vous appeler un roi barbare et un homme dénaturé. Mais je vous les pardonne, ces paroles, dit-il en souriant avec orgueil ; je les pardonne au jeune prince qui ne sait pas, qui ne peut pas comprendre ce que sont des hommes tels que M. d’Herblay, tels que M. du Vallon, tels que moi. Pris ou tué ? Ah ! ah ! Sire, dites-moi, si la nouvelle est vraie, combien elle vous coûte d’hommes et d’argent. Nous compterons après si le gain a valu l’enjeu.

Comme il parlait encore, le roi s’approcha de lui en colère, et lui dit :

– Monsieur d’Artagnan, voilà des réponses de rebelle ? Veuillez donc me dire, s’il vous plaît, quel est le roi de France ? En savez-vous un autre ?

– Sire, répliqua froidement le capitaine des mousquetaires, je me souviens qu’un matin vous avez adressé cette question, à Vaux, à beaucoup de gens qui n’ont pas su y répondre, tandis que moi j’y ai répondu. Si j’ai reconnu le roi ce jour-là, quand la chose n’était pas aisée, je crois qu’il serait inutile de me le demander, aujourd’hui que Votre Majesté est seule avec moi.

À ces mots, Louis XIV baissa les yeux. Il lui sembla que l’ombre du malheureux Philippe venait de passer entre d’Artagnan et lui, pour évoquer le souvenir de cette terrible aventure.

Presque au même moment, un officier entra, remit une dépêche au roi, qui, à son tour, changea de couleur en la lisant.

D’Artagnan s’en aperçut. Le roi resta immobile et silencieux, après avoir lu pour la seconde fois. Puis, prenant tout à coup son parti :

– Monsieur, dit-il, ce qu’on m’apprend, vous le sauriez plus tard ; mieux vaut que je vous le dise et que vous l’appreniez par la bouche du roi. Un combat a eu lieu à Belle-Île.

– Ah ! ah ! fit d’Artagnan d’un air calme, pendant que son cœur battait à faire rompre sa poitrine. Eh bien ! Sire ?

– Eh bien ! monsieur, j’ai perdu cent six hommes.

Un éclair de joie et d’orgueil brilla dans les yeux de d’Artagnan.

– Et les rebelles ? dit-il.

– Les rebelles se sont enfuis, dit le roi.

D’Artagnan poussa un cri de triomphe.

– Seulement, ajouta le roi, j’ai une flotte qui bloque étroitement Belle-Île, et j’ai la certitude que pas une barque n’échappera.

– En sorte que, dit le mousquetaire rendu à ses sombres idées, si l’on prend ces deux messieurs ?…

– On les pendra, dit le roi tranquillement.

– Et ils le savent ? répliqua d’Artagnan, qui réprima un frisson.

– Ils le savent, puisque vous avez dû le leur dire, et que tout le pays le sait.

– Alors, Sire, on ne les aura pas vivants, je vous en réponds.

– Ah ! fit le roi avec négligence et en reprenant sa lettre. Eh bien ! on les aura morts, monsieur d’Artagnan, et cela reviendra au même, puisque je ne les prenais que pour les faire pendre.

D’Artagnan essuya la sueur qui coulait de son front.

– Je vous ai dit, poursuivit Louis XIV, que je vous serais un jour maître affectionné, généreux et constant. Vous êtes aujourd’hui le seul homme d’autrefois qui soit digne de ma colère ou de mon amitié. Je ne vous ménagerai ni l’une ni l’autre selon votre conduite. Comprendriez-vous, monsieur d’Artagnan, de servir un roi qui aurait cent autres rois, ses égaux, dans le royaume ?

« Pourrais-je, dites-le moi, faire avec cette faiblesse les grandes choses que je médite ? Avez-vous jamais vu l’artiste pratiquer des œuvres solides avec un instrument rebelle ? Loin de nous, monsieur, ces vieux levains des abus féodaux ! La Fronde, qui devait perdre la monarchie, l’a émancipée. Je suis maître chez moi, capitaine d’Artagnan, et j’aurai des serviteurs qui, manquant peut-être de votre génie, pousseront le dévouement et l’obéissance jusqu’à l’héroïsme. Qu’importe, je vous le demande, qu’importe que Dieu n’ait pas donné du génie à des bras et à des jambes ? C’est à la tête qu’il le donne, et à la tête, vous le savez, le reste obéit. Je suis la tête, moi !

D’Artagnan tressaillit. Louis continua comme s’il n’avait rien vu, quoique ce tressaillement ne lui eût point échappé.

– Maintenant, concluons, entre nous deux ce marché que je vous promis de faire, un jour que vous me trouviez bien petit, à Blois. Sachez-moi gré, monsieur, de ne faire payer à personne les larmes de honte que j’ai versées alors. Regardez autour de vous : les grandes têtes sont courbées. Courbez-vous comme elles, ou choisissez-vous l’exil qui vous conviendra le mieux. Peut-être, en y réfléchissant, trouverez-vous que ce roi est un cœur généreux qui compte assez sur votre loyauté pour vous quitter, vous sachant mécontent, quand vous possédez le secret de l’État. Vous êtes brave homme, je le sais. Pourquoi m’avez-vous jugé avant terme ? Jugez-moi à partir de ce jour, d’Artagnan, et soyez sévère tant qu’il vous plaira.

D’Artagnan demeurait étourdi, muet, flottant pour la première fois de sa vie. Il venait de trouver un adversaire digne de lui. Ce n’était plus de la ruse, c’était du calcul ; ce n’était plus de la violence, c’était de la force ; ce n’était plus de la colère, c’était de la volonté ; ce n’était plus de la jactance, c’était du conseil. Ce jeune homme, qui avait terrassé Fouquet, et qui pouvait se passer de d’Artagnan, dérangeait tous les calculs un peu entêtés du mousquetaire.

– Voyons, qui vous arrête ? lui dit le roi avec douceur. Vous avez donné votre démission ; voulez-vous que je vous la refuse ? Je conviens qu’il sera dur à un vieux capitaine de revenir sur sa mauvaise humeur.

– Oh ! répliqua mélancoliquement d’Artagnan, ce n’est pas là mon plus grave souci. J’hésite à reprendre ma démission, parce que je suis vieux en face de vous et que j’ai des habitudes difficiles à perdre. Il faut, désormais, des courtisans qui sachent vous amuser, des fous qui sachent se faire tuer pour ce que vous appelez vos grandes œuvres. Grandes, elles le seront, je le sens ; mais, si par hasard j’allais ne pas les trouver telles ? J’ai vu la guerre, Sire ; j’ai vu la paix ; j’ai servi Richelieu et Mazarin ; j’ai roussi avec votre père au feu de La Rochelle, troué de coups comme un crible, ayant fait peau neuve plus de dix fois, comme les serpents. Après les affronts et les injustices, j’ai un commandement qui était autrefois quelque chose, parce qu’il donnait le droit de parler comme on voulait au roi. Mais votre capitaine des mousquetaires sera désormais un officier gardant les portes basses. Vrai, Sire, si tel doit être désormais l’emploi, profitez de ce que nous sommes bien ensemble pour me l’ôter. N’allez pas croire que j’aie gardé rancune ; non, vous m’avez dompté, comme vous dites ; mais, il faut l’avouer, en me dominant, vous m’avez amoindri, en me courbant, vous m’avez convaincu de faiblesse. Si vous saviez comme cela va bien de porter haut la tête, et comme j’aurai piteuse mine à flairer la poussière de vos tapis ! oh ! Sire, je regrette sincèrement, et vous regretterez comme moi, ce temps où le roi de France voyait dans ses vestibules tous ces gentilshommes insolents, maigres, maugréant toujours, hargneux, mâtins qui mordaient mortellement les jours de bataille. Ces gens-là sont les meilleurs courtisans pour la main qui les nourrit, ils la lèchent ; mais, pour la main qui les frappe, oh ! le beau coup de dent ! Un peu d’or sur les galons de ces manteaux, un peu de ventre dans les hauts-de-chausse, un peu de gris dans ces cheveux secs, et vous verrez les beaux ducs et pairs, les fiers maréchaux de France ! Mais pourquoi dire tout cela ? Le roi est mon maître, il veut que je fasse des vers, il veut que je polisse, avec des souliers de satin, les mosaïques de ses antichambres ; mordioux ! c’est difficile, mais j’ai fait plus difficile que cela. Je le ferai. Pourquoi le ferai-je ? Parce que j’aime l’argent ? J’en ai. Parce que je suis ambitieux ? Ma carrière est bornée. Parce que j’aime la Cour ? Non. Je resterai, parce que j’ai l’habitude, depuis trente ans, d’aller prendre le mot d’ordre du roi, et de m’entendre dire : « Bonsoir, d’Artagnan », avec un sourire que je ne mendiais pas. Ce sourire, je le mendierai. Êtes-vous content, Sire ?

Et d’Artagnan courba lentement sa tête argentée, sur laquelle le roi, souriant, posa sa blanche main avec orgueil.

– Merci, mon vieux serviteur, mon fidèle ami, dit-il. Puisque, à compter d’aujourd’hui, je n’ai plus d’ennemi, en France, il me reste à t’envoyer sur un champ étranger ramasser ton bâton de maréchal. Compte sur moi pour trouver l’occasion. En attendant, mange mon meilleur pain et dors tranquille.

– À la bonne heure ! dit d’Artagnan ému. Mais ces pauvres gens de Belle-Île ? l’un surtout, si bon et si brave ?

– Est-ce que vous me demandez leur grâce ?

– À genoux, Sire.

– Eh bien ! allez la leur porter, s’il en est temps encore. Mais vous vous engagez pour eux !

– J’engage ma vie !

– Allez. Demain, je pars pour Paris. Soyez revenu ; car je ne veux plus que vous me quittiez.

– Soyez tranquille, Sire, s’écria d’Artagnan en baisant la main du roi.

Et il s’élança, le cœur gonflé de joie, hors du château, sur la route de Belle-Île.

Chapitre CCLX – Les amis de M. Fouquet §

Le roi étant retourné à Paris, et avec lui d’Artagnan, qui, en vingt-quatre heures, ayant pris avec le plus grand soin toutes ses informations à Belle-Île, ne savait rien du secret que gardait si bien le lourd rocher de Locmaria, tombe héroïque de Porthos.

Le capitaine des mousquetaires savait seulement ce que ces deux hommes vaillants, ce que ces deux amis, dont il avait si noblement pris la défense et essayé de sauver la vie, aidés de trois fidèles Bretons, avaient accompli contre une armée entière. Il avait pu voir, lancés dans la lande voisine, les débris humains qui avaient taché de sang les silex épars dans les bruyères.

Il savait aussi qu’un canot avait été aperçu bien loin en mer, et que, pareil à un oiseau de proie, un vaisseau royal avait poursuivi, rejoint et dévoré ce pauvre petit oiseau qui fuyait à tire-d’aile.

Mais là s’arrêtaient les certitudes de d’Artagnan. Le champ des conjectures s’ouvrait à cette limite. Maintenant, que fallait-il penser ? Le vaisseau n’était pas revenu. Il est vrai qu’un coup de vent régnait depuis trois jours ; mais la corvette était à la fois bonne voilière et solide dans ses membrures ; elle ne craignait guère les coups de vent, et celle qui portait Aramis eût dû, selon l’estime de d’Artagnan, être revenue à Brest, ou rentrer à l’embouchure de la Loire.

Telles étaient les nouvelles ambiguës, mais à peu près rassurantes pour lui personnellement, que d’Artagnan rapportait à Louis XIV, lorsque le roi, suivi de toute la Cour, revint à Paris.

Louis, content de son succès, Louis, plus doux et plus affable depuis qu’il se sentait plus puissant, n’avait pas cessé un seul instant de chevaucher à la portière de Mlle de La Vallière.

Tout le monde s’était empressé de distraire les deux reines pour leur faire oublier cet abandon du fils et de l’époux. Tout respirait l’avenir ; le passé n’était plus rien pour personne. Seulement, ce passé venait comme une plaie douloureuse et saignante aux cœurs de quelques âmes tendres et dévouées. Aussi, le roi ne fut pas plutôt installé chez lui, qu’il en reçut une preuve touchante.

Louis XIV venait de se lever et de prendre son premier repas, quand son capitaine des mousquetaires se présenta devant lui. D’Artagnan était un peu pâle et semblait gêné.

Le roi s’aperçut, au premier coup d’œil, de l’altération de ce visage, ordinairement si égal.

– Qu’avez-vous donc, d’Artagnan ? dit-il.

– Sire, il m’est arrivé un grand malheur.

– Mon Dieu ! quoi donc ?

– Sire, j’ai perdu un de mes amis, M. du Vallon, à l’affaire de Belle-Île.

Et, en disant ces mots, d’Artagnan attachait son œil de faucon sur Louis XIV, pour deviner en lui le premier sentiment qui se ferait jour.

– Je le savais, répliqua le roi.

– Vous le saviez et vous ne me l’avez pas dit ? s’écria le mousquetaire.

– À quoi bon ? Votre douleur, mon ami, est si respectable ! J’ai dû, moi, la ménager. Vous instruire de ce malheur qui vous frappait, d’Artagnan, c’était en triompher à vos yeux. Oui, je savais que M. du Vallon s’était enterré sous les rochers de Locmaria ; je savais que M. d’Herblay m’a pris un vaisseau avec son équipage pour se faire conduire à Bayonne. Mais j’ai voulu que vous appreniez vous-même ces événements d’une manière directe, afin que vous fussiez convaincu que mes amis sont pour moi respectables et sacrés, que toujours en moi l’homme s’immolera aux hommes, puisque le roi est si souvent forcé de sacrifier les hommes à sa majesté, à sa puissance.

– Mais, Sire, comment savez-vous ?…

– Comment savez-vous vous-même, d’Artagnan ?

– Par cette lettre, Sire, que m’écrit de Bayonne, Aramis, libre et hors de péril.

– Tenez, fit le roi en tirant de sa cassette, placée sur un meuble voisin du siège où d’Artagnan était appuyé, une lettre copiée exactement sur celle d’Aramis, voici la même lettre, que Colbert m’a fait passer huit heures avant que vous receviez la vôtre… Je suis bien servi, je l’espère.

– Oui, Sire, murmura le mousquetaire, vous étiez le seul homme dont la fortune fût capable de dominer la fortune et la force de mes deux amis. Vous avez usé, Sire ; mais vous n’abuserez point, n’est-ce pas ?

– D’Artagnan, dit le roi, avec un sourire plein de bienveillance, je pourrais faire enlever M. d’Herblay sur les terres du roi d’Espagne et me le faire amener ici vivant pour en faire justice. D’Artagnan, croyez-le bien, je ne céderai pas à ce premier mouvement, bien naturel. Il est libre, qu’il continue d’être libre.

– Oh ! Sire, vous ne resterez pas toujours aussi clément, aussi noble, aussi généreux que vous venez de vous le montrer à mon égard et à celui de M. d’Herblay ; vous trouverez auprès de vous des conseillers qui vous guériront de cette faiblesse.

– Non, d’Artagnan, vous vous trompez, quand vous accusez mon conseil de vouloir me pousser à la rigueur. Le conseil de ménager M. d’Herblay vient de Colbert lui-même.

– Ah ! Sire, fit d’Artagnan stupéfait.

– Quant à vous, continua le roi avec une bonté peu ordinaire, j’ai plusieurs bonnes nouvelles à vous annoncer, mais vous les saurez, mon cher capitaine, du moment où j’aurai terminé mes comptes. J’ai dit que je voulais faire et que je ferais votre fortune. Ce mot va devenir une réalité.

– Merci mille fois, Sire ; je puis attendre, moi. Je vous en prie, pendant que je vais et puis prendre patience, que Votre Majesté daigne s’occuper de ces pauvres gens, qui, depuis longtemps, assiègent votre antichambre, et viennent humblement déposer une supplique aux pieds du roi.

– Qui cela ?

– Des ennemis de Votre Majesté.

Le roi leva la tête.

– Des amis de M. Fouquet, ajouta d’Artagnan.

– Leurs noms ?

– M. Gourville, M. Pélisson et un poète, M. Jean de La Fontaine.

Le roi s’arrêta un moment pour réfléchir.

– Que veulent-ils ?

– Je ne sais.

– Comment sont-ils ?

– En deuil.

– Que disent-ils ?

– Rien.

– Que font-ils ?

– Ils pleurent.

– Qu’ils entrent, dit le roi en fronçant le sourcil.

D’Artagnan tourna rapidement sur lui-même, leva la tapisserie qui fermait l’entrée de la chambre royale, et cria dans la salle voisine :

– Introduisez !

Bientôt parurent à la porte du cabinet, où se tenaient le roi et son capitaine, les trois hommes que d’Artagnan avait nommés.

Sur leur passage régnait un profond silence. Les courtisans, à l’approche des amis du malheureux surintendant des finances, les courtisans, disons-nous, reculaient comme pour n’être pas gâtés par la contagion de la disgrâce et de l’infortune.

D’Artagnan, d’un pas rapide, vint lui-même prendre par la main ces malheureux qui hésitaient et tremblaient à la porte du cabinet royal ; il les amena devant le fauteuil du roi, qui, réfugié dans l’embrasure d’une fenêtre, attendait le moment de la présentation et se préparait à faire aux suppliants un accueil rigoureusement diplomatique.

Le premier des amis de Fouquet qui s’avança fut Pélisson. Il ne pleurait plus ; mais ses larmes n’avaient uniquement tari que pour que le roi pût mieux entendre sa voix et sa prière.

Gourville se mordait les lèvres pour arrêter ses pleurs par respect du roi. La Fontaine ensevelissait son visage dans son mouchoir, et l’on n’eût pas dit qu’il vivait, sans le mouvement convulsif de ses épaules soulevées par ses sanglots.

Le roi avait gardé toute sa dignité. Son visage était impassible. Il avait même conservé le froncement de sourcil qui avait paru quand d’Artagnan lui avait annoncé ses ennemis. Il fit un geste qui signifiait : « Parlez », et il demeura debout, couvant d’un regard profond ces trois hommes désespérés.

Pélisson se courba jusqu’à terre, et La Fontaine s’agenouilla comme on fait dans les églises.

Cet obstiné silence, troublé seulement par des soupirs et des gémissements si douloureux, commençait à émouvoir chez le roi, non pas la compassion, mais l’impatience.

– Monsieur Pélisson, dit-il d’une voix brève et sèche, monsieur Gourville, et vous, monsieur…

Et il ne nomma pas La Fontaine.

– Je verrais, avec un sensible déplaisir, que vous vinssiez me prier pour un des plus grands criminels que doive punir ma justice. Un roi ne se laisse attendrir que par les larmes ou par les remords : larmes de l’innocence, remords des coupables. Je ne croirai ni aux remords de M. Fouquet ni aux larmes de ses amis, parce que l’un est gâté jusqu’au cœur et que les autres doivent redouter de me venir offenser chez moi. C’est pourquoi, monsieur Pélisson, monsieur Gourville, et vous, monsieur… je vous prie de ne rien dire qui ne témoigne hautement du respect que vous avez pour ma volonté.

– Sire, répondit Pélisson tremblant à ces terribles paroles, nous ne sommes rien venus dire à Votre Majesté qui ne soit l’expression la plus profonde du plus sincère respect et du plus sincère amour qui sont dus au roi par tous ses sujets. La justice de Votre Majesté est redoutable ; chacun doit se courber sous les arrêts qu’elle prononce. Nous nous inclinons respectueusement devant elle. Loin de nous la pensée de venir défendre celui qui a eu le malheur d’offenser Votre Majesté. Celui qui a encouru votre disgrâce peut être un ami pour nous, mais c’est un ennemi de l’État. Nous l’abandonnerons en pleurant à la sévérité du roi.

– D’ailleurs, interrompit le roi, calmé par cette voix suppliante et ces persuasives paroles, mon Parlement jugera. Je ne frappe pas sans avoir pesé le crime. Ma justice n’a pas l’épée sans avoir eu les balances.

– Aussi avons-nous toute confiance dans cette impartialité du roi, et pouvons-nous espérer de faire entendre nos faibles voix, avec l’assentiment de Votre Majesté, quand l’heure de défendre un ami accusé aura sonné pour nous.

– Alors, messieurs, que demandez-vous ? dit le roi de son air imposant.

– Sire, continua Pélisson, l’accusé laisse une femme et une famille. Le peu de bien qu’il avait suffit à peine à payer ses dettes, et Mme Fouquet, depuis la captivité de son mari, est abandonnée par tout le monde. La main de Votre Majesté frappe à l’égal de la main de Dieu. Quand le Seigneur envoie la plaie de la lèpre ou de la peste à une famille, chacun fuit et s’éloigne de la demeure du lépreux ou du pestiféré. Quelquefois, mais bien rarement, un médecin généreux ose seul approcher du seuil maudit, le franchit avec courage et expose sa vie pour combattre la mort. Il est la dernière ressource du mourant ; il est l’instrument de la miséricorde céleste. Sire, nous vous supplions, à mains jointes, à deux genoux, comme on supplie la Divinité ; Mme Fouquet n’a plus d’amis, plus de soutiens ; elle pleure dans sa maison, pauvre et déserte, abandonnée par tous ceux qui en assiégeaient la porte au moment de la faveur ; elle n’a plus de crédit, elle n’a plus d’espoir ! Au moins, le malheureux sur qui s’appesantit votre colère reçoit de vous, tout coupable qu’il est, le pain que mouillent chaque jour ses larmes. Aussi affligée, plus dénuée que son époux, Mme Fouquet, celle qui eut l’honneur de recevoir Votre Majesté à sa table, Mme Fouquet, l’épouse de l’ancien surintendant des finances de Votre Majesté, Mme Fouquet n’a plus de pain !

Ici, le silence mortel qui enchaînait le souffle des deux amis de Pélisson fut rompu par l’éclat des sanglots, et d’Artagnan dont la poitrine se brisait en écoutant cette humble prière, tourna sur lui-même, vers l’angle du cabinet, pour mordre en liberté sa moustache et comprimer ses soupirs.

Le roi avait conservé son œil sec, son visage sévère : mais la rougeur était montée à ses joues, et l’assurance de ses regards diminuait visiblement.

– Que souhaitez-vous ? dit-il d’une voix émue.

– Nous venons demander humblement à Votre Majesté, répliqua Pélisson, que l’émotion gagnait peu à peu, de nous permettre, sans encourir sa disgrâce, de prêter à Mme Fouquet deux mille pistoles, recueillies parmi tous les anciens amis de son mari, pour que la veuve ne manque pas des choses les plus nécessaires à la vie.

À ce mot de veuve, prononcé par Pélisson, quand Fouquet vivait encore, le roi pâlit extrêmement ; sa fierté tomba ; la pitié lui vint du cœur aux lèvres. Il laissa tomber un regard attendri sur tous ces gens qui sanglotaient à ses pieds.

– À Dieu ne plaise, répondit-il, que je confonde l’innocent avec le coupable ! Ceux-là me connaissent mal qui doutent de ma miséricorde envers les faibles. Je ne frapperai jamais que les arrogants. Faites, messieurs, faites tout ce que votre cœur vous conseillera pour soulager la douleur de Mme Fouquet. Allez, messieurs, allez.

Les trois hommes se relevèrent silencieux, l’œil aride. Les larmes s’étaient taries au contact brûlant de leurs joues et de leurs paupières. Ils n’eurent pas la force d’adresser un remerciement au roi, lequel, d’ailleurs, coupa court à leurs révérences solennelles en se retranchant vivement derrière son fauteuil.

D’Artagnan demeura seul avec le roi.

– Bien ! dit-il en s’approchant du jeune prince, qui l’interrogeait du regard ; bien, mon maître ! Si vous n’aviez pas la devise qui pare votre soleil, je vous en conseillerais une, quitte à la faire traduire en latin par M. Conrart : « Doux au petit, rude au fort ! »

Le roi sourit et passa dans la salle voisine, après avoir dit à d’Artagnan :

– Je vous donne le congé dont vous devez avoir besoin pour mettre en ordre les affaires de feu M. du Vallon, votre ami.

Chapitre CCLXI – Le testament de Porthos §

À Pierrefonds, tout était en deuil. Les cours étaient désertes, les écuries fermées, les parterres négligés.

Dans les bassins, s’arrêtaient d’eux-mêmes les jets d’eau, naguère épanouis, bruyants et brillants.

Sur les chemins, autour du château, venaient quelques graves personnages sur des mules ou sur des bidets de ferme. C’étaient les voisins de campagne, les curés et les baillis des terres limitrophes.

Tout ce monde entrait silencieusement au château, remettait sa monture à un palefrenier morne, et se dirigeait, conduit par un chasseur vêtu de noir, vers la grande salle, où, sur le seuil, Mousqueton recevait les arrivants.

Mousqueton avait tellement maigri depuis deux jours, que ses habits remuaient sur lui, pareils à ces fourreaux trop larges, dans lesquels dansent les fers des épées.

Sa figure couperosée de rouge et de blanc, comme celle de la Madone de Van Dyck, était sillonnée par deux ruisseaux argentés qui creusaient leur lit dans ses joues, aussi pleines jadis qu’elles étaient flasques depuis son deuil.

À chaque nouvelle visite, Mousqueton trouvait de nouvelles larmes, et c’était pitié de le voir étreindre son gosier par sa grosse main pour ne pas éclater en sanglots.

Toutes ces visites avaient pour but la lecture du testament de Porthos, annoncée pour ce jour, et à laquelle voulaient assister toutes les convoitises ou toutes les amitiés du mort, qui ne laissait aucun parent après lui.

Les assistants prenaient place à mesure qu’ils arrivaient, et la grande salle venait d’être fermée quand sonna l’heure de midi, heure fixée pour la lecture.

Le procureur de Porthos, et c’était naturellement le successeur de maître Coquenard, commença par déployer lentement le vaste parchemin sur lequel la puissante main de Porthos avait tracé ses volontés suprêmes.

Le cachet rompu, les lunettes mises, la toux préliminaire ayant retenti, chacun tendit l’oreille. Mousqueton s’était blotti dans un coin pour mieux pleurer, pour moins entendre.

Tout à coup, la porte à deux battants de la grande salle, qui avait été refermée, s’ouvrit comme par un prodige, et une figure mâle apparut sur le seuil, resplendissant dans la plus vive lumière du soleil.

C’était d’Artagnan, qui était arrivé seul jusqu’à cette porte, et, ne trouvant personne pour lui tenir l’étrier, avait attaché son cheval au heurtoir, et s’annonçait lui-même.

L’éclat du jour envahissant la salle, le murmure des assistants, et, plus que tout cela, l’instinct du chien fidèle, arrachèrent Mousqueton à sa rêverie. Il releva la tête, reconnut le vieil ami du maître, et, hurlant de douleur, vint lui embrasser les genoux en arrosant les dalles de ses larmes.

D’Artagnan releva le pauvre intendant, l’embrassa comme un frère, et ayant salué noblement l’assemblée, qui s’inclinait tout entière en chuchotant son nom, il alla s’asseoir à l’extrémité de la grande salle de chêne sculpté tenant toujours la main de Mousqueton qui suffoquait et s’asseyait sur le marchepied.

Alors le procureur, qui était ému comme les autres commença la lecture.

Porthos, après une profession de foi des plus chrétiennes, demandait pardon à ses ennemis du tort qu’il avait pu leur causer.

À ce paragraphe, un rayon d’inexprimable orgueil glissa des yeux de d’Artagnan. Il se rappelait le vieux soldat. Tous ces ennemis de Porthos, terrassés par sa main vaillante, il en supputait le nombre, et se disait que Porthos avait fait sagement de ne pas détailler ses ennemis ou les torts causés à ceux-ci ; sans quoi, le besogne eût été trop rude pour le lecteur.

Venait alors l’énumération suivante :

« Je possède à l’heure qu’il est, par la grâce de Dieu :

« 1° Le domaine de Pierrefonds, terres, bois, prés, eaux, forêts, entourés de bons murs ;

« 2° Le domaine de Bracieux, château, forêts, terres labourables, formant trois fermes ;

« 3° La petite terre du Vallon, ainsi nommée, parce qu’elle est dans le vallon… »

– Brave Porthos !

« 4° Cinquante métairies dans la Touraine, d’une contenance de cinq cents arpents ;

« 5° Trois moulins sur le Cher, d’un rapport de six cents livres chacun ;

« 6° Trois étangs dans le Berri, d’un rapport de deux cents livres chacun.

« Quant aux biens mobiliers, ainsi nommés, parce qu’ils ne peuvent se mouvoir, comme l’explique si bien mon savant ami l’évêque de Vannes… »

D’Artagnan frissonna au souvenir lugubre de ce nom.

Le procureur continua imperturbablement :

« Ils consistent :

« 1° En des meubles que je ne saurais détailler ici faute d’espace, et qui garnissent tous mes châteaux ou maisons, mais dont la liste est dressée par mon intendant… »

Chacun tourna les yeux vers Mousqueton, qui s’abîma dans sa douleur.

« 2° En vingt chevaux de main et de trait que j’ai particulièrement dans mon château de Pierrefonds et qui s’appellent : Bayard, Roland, Charlemagne, Pépin, Dunois, La Hire, Ogier, Samson, Milon, Nemrod, Urgande, Armide, Falstrade, Dalila, Rébecca, Yolande, Finette, Grisette, Lisette et Musette.

« 3° En soixante chiens, formant six équipages, répartis comme il suit : le premier, pour le cerf ; le second, pour le loup ; le troisième, pour le sanglier ; le quatrième, pour le lièvre, et les deux autres, pour l’arrêt ou la garde ;

« 4° En armes de guerre et de chasse renfermées dans ma galerie d’armes ;

« 5° Mes vins d’Anjou, choisis pour Athos, qui les aimait autrefois ; mes vins de Bourgogne, de Champagne, de Bordeaux et d’Espagne, garnissant huit celliers et douze caves en mes diverses maisons ;

« 6° Mes tableaux et statues qu’on prétend être d’une grande valeur, et qui sont assez nombreux pour fatiguer la vue.

« 7° Ma bibliothèque, composée de six mille volumes tout neufs, et qu’on n’a jamais ouverts ;

« 8° Ma vaisselle d’argent, qui s’est peut-être un peu usée, mais qui doit peser de mille à douze cents livres, car je pouvais à grand-peine soulever le coffre qui la renferme, et ne faisais que six fois le tour de ma chambre en le portant.

« 9° Tous ces objets, plus le linge de table et de service, sont répartis dans les maisons que j’aimais le mieux… »

Ici, le lecteur s’arrêta pour reprendre haleine. Chacun soupira, toussa et redoubla d’attention. Le procureur reprit :

« J’ai vécu sans avoir d’enfants, et il est probable que je n’en aurai pas, ce qui m’est une cuisante douleur. Je me trompe cependant, car j’ai un fils en commun avec mes autres amis : c’est M. Raoul Auguste-Jules de Bragelonne, véritable fils de M. le comte de La Fère.

« Ce jeune seigneur m’a paru digne de succéder aux trois vaillants gentilshommes dont je suis l’ami et le très humble serviteur. »

Ici, un bruit aigu se fit entendre. C’était l’épée de d’Artagnan, qui, glissant du baudrier, était tombée sur la planche sonore. Chacun tourna les yeux de ce côté, et l’on vit qu’une grande larme avait coulé des cils épais de d’Artagnan sur son nez aquilin, dont l’arête lumineuse brillait ainsi qu’un croissant enflammé au soleil.

« C’est pourquoi, continua le procureur, j’ai laissé tous mes biens, meubles et immeubles, compris dans l’énumération ci-dessus faite, à M. le vicomte Raoul-Auguste-Jules de Bragelonne, fils de M. le comte de La Fère, pour le consoler du chagrin qu’il paraît avoir, et le mettre en état de porter glorieusement son nom… »

Un long murmure courut dans l’auditoire.

Le procureur continua, soutenu par l’œil flamboyant de d’Artagnan, qui, parcourant l’assemblée, rétablit le silence interrompu.

« À la charge, par M. le vicomte de Bragelonne, de donner à M. le chevalier d’Artagnan, capitaine des mousquetaires du roi, ce que ledit chevalier d’Artagnan lui demandera de mes biens.

« À la charge, par M. le vicomte de Bragelonne, de faire tenir une bonne pension à M. le chevalier d’Herblay, mon ami, s’il avait besoin de vivre en exil.

« À la charge, par M. le vicomte de Bragelonne, d’entretenir ceux de mes serviteurs qui ont fait dix ans de service chez moi, et de donner cinq cents livres à chacun des autres.

« Je laisse à mon intendant Mousqueton tous mes habits de ville, de guerre et de chasse, au nombre de quarante-sept, dans l’assurance qu’il les portera jusqu’à les user pour l’amour et par souvenir de moi.

« De plus, je lègue à M. le vicomte de Bragelonne mon vieux serviteur et fidèle ami Mousqueton, déjà nommé, à la charge par ledit vicomte de Bragelonne d’agir en sorte que Mousqueton déclare en mourant qu’il n’a jamais cessé d’être heureux. »

En entendant ces mots, Mousqueton salua, pâle et tremblant ; ses larges épaules frissonnaient convulsivement ; son visage, empreint d’une effrayante douleur, sortit de ses mains glacées, et les assistants le virent trébucher, hésiter, comme si, voulant quitter la salle, il cherchait une direction.

– Mousqueton, dit d’Artagnan, mon bon ami, sortez d’ici ; allez faire vos préparatifs. Je vous emmène chez Athos, où je m’en vais en quittant Pierrefonds.

Mousqueton ne répondit rien. Il respirait à peine, comme si tout, dans cette salle, lui devait être désormais étranger. Il ouvrit la porte et disparut lentement.

Le procureur acheva sa lecture, après laquelle s’évanouirent déçus, mais pleins de respect, la plupart de ceux qui étaient venus entendre les dernières volontés de Porthos.

Quant à d’Artagnan, demeuré seul après avoir reçu la révérence cérémonieuse que lui avait faite le procureur il admirait cette sagesse profonde du testateur qui venait de distribuer si justement son bien au plus digne, au plus nécessiteux, avec des délicatesses que nul, parmi les plus fins courtisans et les plus nobles cœurs, n’eût pu rencontrer aussi parfaites.

En effet, Porthos enjoignait à Raoul de Bragelonne de donner à d’Artagnan tout ce que celui-ci demanderait. Il savait bien, ce digne Porthos, que d’Artagnan ne demanderait rien ; et, au cas où il eût demandé quelque chose, nul, excepté lui-même, ne lui faisait sa part.

Porthos laissait une pension à Aramis, lequel, s’il eût eu l’envie de demander trop, était arrêté par l’exemple de d’Artagnan ; et ce mot exil, jeté par le testateur sans intention apparente, n’était-il la plus douce, la plus exquise critique de cette conduite d’Aramis qui avait causé la mort de Porthos ?

Enfin, il n’était pas fait mention d’Athos dans le testament du mort. Celui-ci, en effet, pouvait-il supposer que le fils n’offrirait pas la meilleure part au père ? Le gros esprit de Porthos avait jugé toutes ces causes, saisi toutes ces nuances, mieux que la loi, mieux que l’usage, mieux que le goût.

« Porthos était un cœur », se dit d’Artagnan avec un soupir.

Et il lui sembla entendre un gémissement au plafond. Il pensa tout de suite à ce pauvre Mousqueton, qu’il fallait distraire de sa douleur.

À cet effet, d’Artagnan quitta la salle avec empressement pour aller chercher le digne intendant, puisque celui-ci ne revenait pas.

Il monta l’escalier qui conduisait au premier étage, et aperçut dans la chambre de Porthos un amas d’habits de toutes couleurs et de toutes étoffes, sur lesquels Mousqueton s’était couché après les avoir entassés lui-même.

C’était le lot du fidèle ami. Ces habits lui appartenaient bien ; ils lui avaient été bien donnés. On voyait la main de Mousqueton s’étendre sur ces reliques, qu’il baisait de toutes ses lèvres, de tout son visage, qu’il couvrait de tout son corps.

D’Artagnan s’approcha pour consoler le pauvre garçon.

– Mon Dieu, dit-il, il ne bouge plus ; il est évanoui !

D’Artagnan se trompait : Mousqueton était mort.

Mort, comme le chien qui, ayant perdu son maître, revient mourir sur son habit.

Chapitre CCLXII – La vieillesse d’Athos §

Pendant que tous ces événements séparaient à jamais les quatre mousquetaires, autrefois liés d’une façon qui paraissait indissoluble, Athos, demeuré seul après le départ de Raoul, commençait à payer son tribut à cette mort anticipée qu’on appelle l’absence des gens aimés.

Revenu à sa maison de Blois, n’ayant plus même Grimaud pour recueillir un pauvre sourire quand il passait dans les parterres, Athos sentait de jour en jour s’altérer la vigueur d’une nature qui, depuis si longtemps semblait infaillible.

L’âge, reculé pour lui par la présence de l’objet chéri, arrivait avec ce cortège de douleurs et de gênes qui grossit à mesure qu’il se fait attendre. Athos n’avait plus là son fils pour s’étudier à marcher droit, à lever la tête, à donner le bon exemple ; il n’avait plus ces yeux brillants de jeune homme, foyer toujours ardent où se régénérait la flamme de ses regards.

Et puis, faut-il le dire ? cette nature, exquise par sa tendresse et sa réserve, ne trouvant plus rien qui contînt ses élans, se livrait au chagrin avec toute la fougue des natures vulgaires, quand elles se livrent à la joie.

Le comte de La Fère, resté jeune jusqu’à sa soixante-deuxième année, l’homme de guerre qui avait conservé sa force malgré les fatigues, sa fraîcheur d’esprit malgré les malheurs, sa douce sérénité d’âme et de corps malgré Milady, malgré Mazarin, malgré La Vallière, Athos était devenu un vieillard en huit jours, du moment qu’il avait perdu l’appui de son arrière jeunesse.

Toujours beau, mais courbé, noble, mais triste, doux et chancelant sous ses cheveux blanchis, il recherchait, depuis sa solitude, les clairières par lesquelles le soleil venait trouer le feuillage des allées.

Le rude exercice de toute sa vie, il le désapprit quand Raoul ne fut plus là. Les serviteurs, accoutumés à le voir levé dès l’aube en toute saison, s’étonnèrent d’entendre sonner sept heures en été sans que leur maître eût quitté le lit.

Athos demeurait couché, un livre sous son chevet, et il ne dormait pas, et il ne lisait pas. Couché pour n’avoir plus à porter son corps, il laissait l’âme et l’esprit s’élancer hors de l’enveloppe et retourner à son fils ou à Dieu.

On fut bien effrayé quelquefois de le voir, pendant des heures, absorbé dans une rêverie muette, insensible ; il n’entendait plus le pas du valet plein de crainte qui venait au seuil de la chambre épier le sommeil ou le réveil du maître. Il lui arrivait d’oublier que le jour était à moitié écoulé, que l’heure des deux premiers repas était passée. Alors on l’éveillait, il se levait, descendait sous son allée sombre, puis revenait un peu au soleil comme pour en partager une minute la chaleur avec l’enfant absent. Et puis la promenade lugubre, monotone, recommençait jusqu’à ce que, épuisé, il regagnât la chambre et le lit, son domicile préféré.

Pendant plusieurs jours, le comte ne dit pas une parole. Il refusa de recevoir les visites qui lui arrivaient, et, pendant la nuit, on le vit rallumer sa lampe et passer de longues heures à écrire ou à feuilleter des parchemins.

Athos écrivit une de ces lettres à Vannes, une autre à Fontainebleau : elles demeurèrent sans réponse. On sait pourquoi : Aramis avait quitté la France ; d’Artagnan voyageait de Nantes à Paris, de Paris à Pierrefonds. Son valet de chambre remarqua qu’il diminuait chaque jour quelques tours de sa promenade. La grande allée de tilleuls devint bientôt trop longue pour les pieds qui la parcouraient jadis mille fois en un jour. On vit le comte aller péniblement aux arbres du milieu, s’asseoir sur le banc de mousse qui échancrait une allée latérale, et attendre ainsi le retour des forces ou plutôt le retour de la nuit.

Bientôt cent pas l’exténuèrent. Enfin, Athos ne voulut plus se lever ; il refusa toute nourriture, et ses gens épouvantés, bien qu’il ne se plaignit pas, bien qu’il eût toujours le sourire aux lèvres, bien qu’il continuât à parler de sa douce voix, ses gens allèrent à Blois chercher l’ancien médecin de feu Monsieur, et l’amenèrent au comte de La Fère, de telle façon qu’il pût voir celui-ci sans être vu.

À cet effet, ils le placèrent dans un cabinet voisin de la chambre du malade et le supplièrent de ne pas se montrer dans la crainte de déplaire au maître, qui n’avait pas demandé de médecin.

Le docteur obéit ; Athos était une sorte de modèle pour les gentilshommes du pays ; le Blaisois se vantait de posséder cette relique sacrée des vieilles gloires françaises ; Athos était un bien grand seigneur, comparé à ces noblesses comme le roi en improvisait en touchant de son sceptre jeune et fécond les troncs desséchés des arbres héraldiques de la province.

On respectait, disons-nous, et l’on aimait Athos. Le médecin ne put souffrir de voir pleurer ses gens et de voir s’attrouper les pauvres du canton, à qui Athos donnait la vie et la consolation par ses bonnes paroles et ses aumônes. Il examina donc du fond de sa cachette les allures du mal mystérieux qui courbait et mordait de jour en jour plus mortellement un homme naguère encore plein de vie et d’envie de vivre.

Il remarqua sur les joues d’Athos la pourpre de la fièvre qui s’allume et se nourrit, fièvre lente, impitoyable, née dans un pli du cœur, s’abritant derrière ce rempart grandissant de la souffrance qu’elle engendre, cause à là fois et effet d’une situation périlleuse.

Le comte ne parlait à personne, disons-nous, il ne parlait pas même seul. Sa pensée craignait le bruit, elle touchait à ce degré de surexcitation qui confine à l’extase. L’homme ainsi absorbé, quand il n’appartient pas encore à Dieu, n’appartient déjà plus à la terre.

Le docteur demeura plusieurs heures à étudier cette douloureuse lutte de la volonté contre une puissance supérieure. Il s’épouvanta de voir ces yeux toujours fixes, toujours attachés sur le but invisible ; il s’épouvanta de voir battre du même mouvement ce cœur dont jamais un soupir ne venait varier l’habitude ; quelquefois l’acuité de la douleur fait l’espoir du médecin.

Une demi-journée se passa ainsi. Le docteur prit son parti en homme brave, en esprit ferme : il sortit brusquement de sa retraite et vint droit à Athos, qui le vit sans témoigner plus de surprise que s’il n’eût rien compris à cette apparition.

– Monsieur le comte, pardon, dit le docteur en venant au malade les bras ouverts, mais j’ai un reproche à vous faire ; vous allez m’entendre.

Et il s’assit au chevet d’Athos, qui sortit à grand-peine de sa préoccupation.

– Qu’y a-t-il, docteur ? demanda le comte après un silence.

– Il y a que vous êtes malade, monsieur, et que vous ne vous faites pas traiter.

– Moi, malade ! dit Athos en souriant.

– Fièvre, consomption, affaiblissement, dépérissement, monsieur le comte !

– Affaiblissement ! répondit Athos. Est-ce possible ? Je ne me lève pas.

– Allons, allons, monsieur le comte, pas de subterfuges ! Vous êtes un bon chrétien.

– Je le crois, dit Athos.

– Vous donneriez-vous la mort ?

– Jamais, docteur.

– Eh bien ! monsieur, vous vous en allez mourant ; demeurer ainsi, c’est un suicide ; guérissez, monsieur le comte, guérissez !

– De quoi ? Trouvez le mal d’abord. Moi, jamais je ne me suis trouvé mieux, jamais le ciel ne m’a paru plus beau, jamais je n’ai plus chéri mes fleurs.

– Vous avez un chagrin caché.

– Caché ?… Non pas, j’ai l’absence de mon fils, docteur ; voilà tout mon mal ; je ne le cache pas.

– Monsieur le comte, votre fils vit, il est fort, il a tout l’avenir des gens de son mérite et de sa race ; vivez pour lui…

– Mais je vis, docteur. Oh ! soyez bien tranquille ajouta-t-il en souriant avec mélancolie, tant que Raoul vivra, on le saura bien ; car, tant qu’il vivra, je vivrai.

– Que dites-vous ?

– Une chose bien simple. En ce moment, docteur, je laisse la vie suspendue en moi. Ce serait une tâche au-dessus de mes forces que la vie oublieuse, dissipée, indifférente, quand je n’ai pas là Raoul. Vous ne demandez point à la lampe de brûler quand l’étincelle n’y a pas attaché la flamme ; ne me demandez pas de vivre au bruit et à la clarté. Je végète, je me dispose, j’attends. Tenez, docteur, rappelez-vous ces soldats que nous vîmes tant de fois ensemble sur les ports où ils attendaient d’être embarqués ; couchés, indifférents, moitié sur un élément, moitié sur l’autre, ils n’étaient ni à l’endroit où la mer allait les porter, ni à l’endroit où la terre allait les perdre ; bagages préparés, esprit tendu, regard fixe, ils attendaient. Je le répète, ce mot, c’est celui qui peint ma vie présente. Couché comme ces soldats, l’oreille tendue vers ces bruits qui m’arrivent, je veux être prêt à partir au premier appel. Qui me fera cet appel ? la vie, ou la mort ? Dieu, ou Raoul ? Mes bagages sont prêts, mon âme est disposée, j’attends le signal… J’attends, docteur, j’attends !

Le docteur connaissait la trempe de cet esprit, il appréciait la solidité de ce corps ; il réfléchit un moment, se dit à lui-même que les paroles étaient inutiles, les remèdes absurdes, et il partit en exhortant les serviteurs d’Athos à ne le point abandonner un moment.

Athos, le docteur parti, ne témoigna ni colère ni dépit de ce qu’on l’avait troublé ; il ne recommanda même pas qu’on lui remit promptement les lettres qui viendraient : il savait bien que toute distraction qui lui arrivait était une joie, une espérance que ses serviteurs eussent payée de leur sang pour la lui procurer.

Le sommeil était devenu rare. Athos, à force de songer, s’oubliait quelques heures au plus dans une rêverie plus profonde, plus obscure, que d’autres eussent appelée un rêve. Ce repos momentané donnait cet oubli au corps, que fatiguait l’âme ; car Athos vivait doublement pendant ces pérégrinations de son intelligence. Une nuit, il songea que Raoul s’habillait dans une tente, pour aller à l’expédition commandée par M. de Beaufort en personne. Le jeune homme était triste, il agrafait lentement sa cuirasse, lentement il ceignait son épée.

– Qu’avez-vous donc ? lui demanda tendrement son père.

– Ce qui m’afflige, c’est la mort de Porthos, notre si bon ami, répondit Raoul ; je souffre d’ici de la douleur que vous en ressentirez là-bas.

Et la vision disparut avec le sommeil d’Athos.

Au point du jour, un des valets entra chez son maître, et lui remit une lettre venant d’Espagne.

L’écriture d’Aramis, pensa le comte.

Et il lut.

– Porthos est mort ! s’écria-t-il après les premières lignes. Ô Raoul, Raoul, merci ! tu tiens ta promesse, tu m’avertis !

Et Athos, pris d’une sueur mortelle, s’évanouit dans son lit sans autre cause que sa faiblesse.

Chapitre CCLXIII – Vision d’Athos §

Quand cet évanouissement d’Athos eut cessé, le comte, presque honteux d’avoir faibli devant cet événement surnaturel, s’habilla et demanda un cheval, bien décidé à se rendre à Blois, pour nouer des correspondances plus sûres, soit avec l’Afrique, soit avec d’Artagnan ou Aramis.

En effet, cette lettre d’Aramis instruisait le comte de La Fère du mauvais succès de l’expédition de Belle-Île. Elle lui donnait, sur la mort de Porthos, assez de détails pour que le cœur si tendre et si dévoué d’Athos fût ému jusqu’en ses dernières fibres.

Athos voulut donc aller faire à son ami Porthos une dernière visite. Pour rendre cet honneur à son ancien compagnon d’armes, il comptait prévenir d’Artagnan, l’amener à recommencer le pénible voyage de Belle-Île, accomplir en sa compagnie ce triste pèlerinage au tombeau du géant qu’il avait tant aimé, puis revenir dans sa maison, pour obéir à cette influence secrète qui le conduisait à l’éternité par ces chemins mystérieux.

Mais, à peine les valets, joyeux, avaient-ils habillé leur maître, qu’ils voyaient avec plaisir se préparer à un voyage qui devait dissiper sa mélancolie, à peine le cheval le plus doux de l’écurie du comte était-il sellé et conduit devant le perron, que le père de Raoul sentit sa tête s’embarrasser, ses jambes se rompre, et qu’il comprit l’impossibilité où il était de faire un pas de plus.

Il demanda à être porté au soleil ; on l’étendit sur son banc de mousse, où il passa une grande heure avant de reprendre ses esprits.

Rien n’était plus naturel que cette atonie après le repos inerte des derniers jours. Athos prit un bouillon pour se donner des forces, et trempa ses lèvres desséchées dans un verre plein du vin qu’il aimait le mieux, ce vieux vin d’Anjou, mentionné par le bon Porthos dans son admirable testament.

Alors, réconforté, libre d’esprit, il se fit amener son cheval ; mais il lui fallut l’aide des valets pour monter péniblement en selle.

Il ne fit point cent pas : le frisson s’empara de lui au détour du chemin.

– Voilà qui est étrange, dit-il à son valet de chambre, qui l’accompagnait.

– Arrêtons-nous, monsieur, je vous en conjure ! répondit le fidèle serviteur. Voilà que vous pâlissez.

– Cela ne m’empêchera pas de poursuivre ma route, puisque je suis en chemin, réplique le comte.

Et il rendit les rênes à son cheval.

Mais soudain l’animal, au lieu d’obéir à la pensée de son maître, s’arrêta. Un mouvement dont Athos ne se rendit pas compte avait serré le mors.

– Quelque chose, dit Athos, veut que je n’aille pas plus loin. Soutenez-moi, ajouta-t-il en étendant les bras ; vite, approchez ! je sens tous mes muscles qui se détendent, et je vais tomber de cheval.

Le valet avait vu le mouvement fait par son maître en même temps qu’il avait reçu l’ordre. Il s’approcha vivement, reçut le comte dans ses bras, et, comme on n’était pas encore assez éloigné de la maison pour que les serviteurs, demeurés sur le seuil de la porte pour voir partir M. de La Fère, n’aperçussent pas ce désordre dans la marche ordinairement si régulière de leur maître, le valet de chambre appela ses camarades du geste et de la voix ; alors tous accoururent avec empressement.

À peine Athos eut-il fait quelques pas pour retourner vers sa maison, qu’il se trouva mieux. Sa vigueur sembla renaître, et la volonté lui revint de pousser vers Blois. Il fit faire une volte à son cheval. Mais, au premier mouvement de celui-ci, il retomba dans cet état de torpeur et d’angoisse.

– Allons, décidément, murmura-t-il, on veut que je reste chez moi.

Ses gens s’approchèrent ; on le descendit de cheval ; et tous le portèrent en courant vers sa maison. Tout fut bientôt préparé dans sa chambre ; ils le couchèrent dans son lit.

– Vous ferez bien attention, leur dit-il en se disposant à dormir, que j’attends aujourd’hui même des lettres d’Afrique.

– Monsieur apprendra sans doute avec plaisir que le fils de Blaisois est monté à cheval pour gagner une heure sur le courrier de Blois, répondit le valet de chambre.

– Merci ! répondit Athos avec son sourire de bonté.

Le comte s’endormit ; son sommeil anxieux ressemblait à une souffrance. Celui qui le veillait vit sur ses traits poindre, à plusieurs reprises l’expression d’une torture intérieure. Peut-être Athos rêvait-il. La journée se passa ; le fils de Blaisois revint ; le courrier n’avait pas apporté de nouvelles. Le comte calculait avec désespoir les minutes, il frémissait quand ces minutes avaient formé une heure. L’idée qu’on l’avait oublié là-bas lui vint une fois et lui coûta une atroce douleur au cœur.

Personne, dans la maison, n’espérait plus que le courrier arrivât, son heure était passée depuis longtemps. Quatre fois, l’exprès envoyé à Blois avait réitéré son voyage, et rien n’était venu à l’adresse du comte.

Athos savait que ce courrier n’arrivait qu’une fois par semaine. C’était donc un retard de huit mortels jours à subir.

Il commença la nuit avec cette douloureuse persuasion.

Tout ce qu’un homme malade et irrité par la souffrance peut ajouter de sombres suppositions à des probabilités déjà tristes, Athos l’entassa pendant les premières heures de cette mortelle nuit.

La fièvre monta ; elle envahit la poitrine, où le feu prit bientôt, suivant l’expression du médecin qu’on avait ramené de Blois au dernier voyage du fils de Blaisois.

Bientôt elle gagna la tête. Le médecin pratiqua successivement deux saignées qui la dégagèrent, mais qui affaiblirent le malade et ne laissèrent la force d’action qu’à son cerveau.

Cependant cette fièvre redoutable avait cessé. Elle assiégeait de ses derniers battements les extrémités engourdies ; elle finit par céder tout à fait lorsque minuit sonna.

Le médecin, voyant ce mieux incontestable, regagna Blois après avoir ordonné quelques prescriptions et déclaré que le comte était sauvé.

Alors commença, pour Athos, une situation étrange, indéfinissable. Libre de penser, son esprit se porta vers Raoul, vers ce fils bien-aimé. Son imagination lui montra les champs de l’Afrique aux environs de Djidgelli, où M. de Beaufort avait dû débarquer avec son armée.

C’étaient des roches grises toutes verdies en certains endroits par l’eau de la mer, quand elle vient fouetter la plage pendant les tourmentes et les tempêtes.

Au-delà du rivage, diapré de ces roches semblables à des tombes, montait en amphithéâtre, parmi les lentisques et les cactus, une sorte de bourgade pleine de fumée, de bruits obscurs et de mouvements effarés.

Tout à coup, du sein de cette fumée se dégagea une flamme qui parvint, bien qu’en rampant, à couvrir toute la surface de cette bourgade, et qui grandit peu à peu, englobant tout dans ses tourbillons rouges ; pleurs, cris, bras étendus au ciel. Ce fut, pendant un moment, un pêle-mêle affreux de madriers s’écroulant, de lames tordues, de pierres calcinées, d’arbres grillés, disparus.

Chose étrange ! dans ce chaos où Athos distinguait des bras levés, où il entendait des cris, des sanglots, des soupirs, il ne vit jamais une figure humaine.

Le canon tonnait au loin, la mousqueterie pétillait, la mer mugissait, les troupeaux s’échappaient en bondissant sur les talus verdoyants. Mais pas un soldat pour approcher la mèche auprès des batteries de canon, pas un marin pour aider à la manœuvre de cette flotte, pas un pasteur pour ces troupeaux.

Après la ruine du village et la destruction des forts qui le dominaient, ruine et destruction opérées magiquement, sans la coopération d’un seul être humain, la flamme s’éteignit, la fumée recommença de monter, puis diminua d’intensité, pâlit et s’évapora complètement.

La nuit alors se fit dans ce paysage ; une nuit opaque sur terre, brillante au firmament ; les grosses étoiles flamboyantes qui scintillent au ciel africain brillaient sans rien éclairer qu’elles-mêmes autour d’elles.

Un long silence s’établit qui servit à reposer un moment l’imagination troublée d’Athos, et, comme il sentait que ce qu’il avait à voir n’était pas terminé, il appliqua plus attentivement les regards de son intelligence sur le spectacle étrange que lui réservait son imagination.

Ce spectacle continua bientôt pour lui.

Une lune douce et pâle se leva derrière les versants de la côte, et moirant d’abord des plis onduleux de la mer, qui semblait s’être calmée après les mugissements qu’elle avait fait entendre pendant la vision d’Athos, la lune, disons-nous, vint attacher ses diamants et ses opales aux broussailles et aux halliers de la colline.

Les roches grises, comme autant de fantômes silencieux et attentifs, semblèrent dresser leurs têtes verdâtres pour examiner aussi le champ de bataille à la clarté de la lune, et Athos s’aperçut que ce champ, entièrement vide pendant le combat, était maintenant jonché de corps abattus.

Un inexplicable frisson de crainte et d’horreur saisit son âme, quand il reconnut l’uniforme blanc et bleu des soldats de Picardie, leurs longues piques au manche bleu et leurs mousquets marqués de la fleur de lis à la crosse ;

Quand il vit toutes les blessures béantes et froides regarder le ciel azuré, comme pour lui redemander les âmes auxquelles elles avaient livré passage ;

Quand il vit les chevaux, éventrés, mornes, la langue pendante de côté hors des lèvres, dormir dans le sang glacé répandu autour d’eux, et qui souillait leurs housses et leurs crinières ;

Quand il vit le cheval blanc de M. de Beaufort étendu, la tête fracassée, au premier rang sur le champ des morts.

Athos passa une main froide sur son front, qu’il s’étonna de ne pas trouver brûlant. Il se convainquit, par cet attouchement, qu’il assistait, comme un spectateur sans fièvre, au lendemain d’une bataille livrée sur le rivage de Djidgelli par l’armée expéditionnaire, qu’il avait vue quitter les côtes de France et disparaître à l’horizon, et dont il avait salué, de la pensée et du geste, la dernière lueur du coup de canon envoyé par le duc, en signe d’adieu à la patrie.

Qui pourra peindre le déchirement mortel avec lequel son âme, suivant comme un œil vigilant la trace de ces cadavres, les alla tous regarder les uns après les autres, pour reconnaître si parmi eux ne dormait pas Raoul ? Qui pourra exprimer la joie enivrante, divine, avec laquelle Athos s’inclina devant Dieu, et le remercia de n’avoir pas vu celui qu’il cherchait avec tant de crainte parmi les morts ?

En effet, tombés morts à leur rang, roidis, glacés, tous ces morts, bien reconnaissables, semblaient se tourner avec complaisance et respect vers le comte de La Fère, pour être mieux vus de lui pendant son inspection funèbre.

Cependant, il s’étonnait voyant tous ces cadavres, de ne pas apercevoir les survivants.

Il en était venu à ce point d’illusion, que cette vision était pour lui un voyage réel fait par le père en Afrique, pour obtenir des renseignements plus exacts sur le fils.

Aussi, fatigué d’avoir tant parcouru de mers et de continents, il cherchait à se reposer sous une des tentes abritées derrière un rocher, et sur le sommet desquelles flottait le pennon blanc fleurdelisé. Il chercha un soldat pour être conduit vers la tente de M. de Beaufort.

Alors, pendant que son regard errait dans la plaine, se tournant de tous les côtés, il vit une forme blanche apparaître derrière les myrtes résineux.

Cette figure était vêtue d’un costume d’officier : elle tenait en main une épée brisée ; elle s’avança lentement vers Athos, qui, s’arrêtant tout à coup et fixant son regard sur elle, ne parlait pas, ne remuait pas, et qui voulait ouvrir ses bras, parce que dans cet officier silencieux et pâle, il venait de reconnaître Raoul.

Le comte essaya un cri, qui demeura étouffé dans son gosier. Raoul, d’un geste, lui indiquait de se taire en mettant un doigt sur sa bouche et en reculant peu à peu, sans qu’Athos vit ses jambes se mouvoir.

Le comte, plus pâle que Raoul, plus tremblant, suivit son fils en traversant péniblement bruyères et buissons, pierres et fossés. Raoul ne paraissait pas toucher la terre, et nul obstacle n’entravait la légèreté de sa marche.

Le comte, que les accidents de terrain fatiguaient, s’arrêta bientôt épuisé. Raoul lui faisait toujours signe de le suivre. Le tendre père, auquel l’amour redonnait des forces, essaya un dernier mouvement et gravit la montagne à la suite du jeune homme, qui l’attirait par son geste et son sourire.

Enfin, il toucha la crête de cette colline, et vit se dessiner en noir, sur l’horizon blanchi par la lune, les formes aériennes, poétiques de Raoul. Athos étendait la main pour arriver près de son fils bien-aimé, sur le plateau, et celui-ci lui tendait aussi la sienne ; mais soudain, comme si le jeune homme eût été entraîné malgré lui, reculant toujours, il quitta la terre, et Athos vit le ciel briller entre les pieds de son enfant et le sol de la colline.

Raoul s’élevait insensiblement dans le vide, toujours souriant, toujours appelant du geste ; il s’éloignait vers le ciel.

Athos poussa un cri de tendresse effrayée ; il regarda en bas. On voyait un camp détruit, et, comme des atomes immobiles, tous ces blancs cadavres de l’armée royale.

Et puis, en relevant la tête, il voyait toujours, toujours, son fils qui l’invitait à monter avec lui.

Chapitre CCLXIV – L'ange de la mort §

Athos en était là de sa vision merveilleuse, quand le charme fut soudain rompu par un grand bruit parti des portes extérieures de la maison.

On entendit un cheval galoper sur le sable durci de la grande allée, et les rumeurs des conversations les plus bruyantes et les plus animées montèrent jusqu’à la chambre où rêvait le comte.

Athos ne bougea pas de la place qu’il occupait ; à peine tourna-t-il sa tête du côté de la porte pour percevoir plus tôt les bruits qui arrivaient jusqu’à lui.

Un pas alourdi monta le perron ; le cheval, qui galopait naguère avec tant de rapidité, partit lentement du côté de l’écurie. Quelques frémissements accompagnaient ces pas qui, peu à peu, se rapprochaient de la chambre d’Athos.

Alors une porte s’ouvrit, et Athos, se tournant un peu du côté où venait le bruit, cria d’une voix faible :

– C’est un courrier d’Afrique, n’est-ce pas ?

– Non, monsieur le comte, répondit une voix qui fit tressaillir sur son lit le père de Raoul.

– Grimaud ! murmura-t-il.

Et la sueur commença de glisser le long de ses joues amaigries.

Grimaud apparut sur le seuil. Ce n’était plus le Grimaud que nous avons vu, jeune encore par le courage et par le dévouement, alors qu’il sautait le premier dans la barque destinée à porter Raoul de Bragelonne aux vaisseaux de la flotte royale.

C’était un sévère et pâle vieillard, aux habits couverts de poudre, aux rares cheveux blanchis par les années. Il tremblait en s’appuyant au chambranle de la porte, et faillit tomber en voyant de loin, et à la lueur des lampes, le visage de son maître.

Ces deux hommes, qui avaient tant vécu l’un avec l’autre en communauté d’intelligence et dont les yeux, habitués à économiser les expressions, savaient se dire silencieusement tant de choses ; ces deux vieux amis, aussi nobles l’un que l’autre par le cœur, s’ils étaient inégaux par la fortune et la naissance, demeurèrent interdits en se regardant. Ils venaient, avec un seul coup d’œil, de lire au plus profond du cœur l’un de l’autre.

Grimaud portait sur son visage l’empreinte d’une douleur déjà vieillie d’une habitude lugubre. Il semblait n’avoir plus à son usage qu’une seule traduction de ses pensées.

Comme jadis il s’était accoutumé à ne plus parler, il s’habituait à ne plus sourire.

Athos lut d’un coup d’œil toutes ces nuances sur le visage de son fidèle serviteur, et, du même ton qu’il eût pris pour parler à Raoul dans son rêve :

– Grimaud, dit-il, Raoul est mort, n’est-ce pas ?

Derrière Grimaud, les autres serviteurs écoutaient palpitants, les yeux fixés sur le lit du malade.

Ils entendirent la terrible question, et un silence effrayant la suivit.

– Oui, répondit le vieillard en arrachant ce monosyllabe de sa poitrine avec un rauque soupir.

Alors s’élevèrent des voix lamentables qui gémirent sans mesure et emplirent de regrets et de prières la chambre où ce père agonisant cherchait des yeux le portrait de son fils.

Ce fut pour Athos comme la transition qui le conduisit à son rêve.

Sans pousser un cri, sans verser une larme, patient, doux et résigné comme les martyrs, il leva les yeux au ciel afin d’y revoir, s’élevant au-dessus de la montagne de Djidgelli, l’ombre chère qui s’éloignait de lui au moment où Grimaud était arrivé.

Sans doute, en regardant au ciel, en reprenant son merveilleux songe, il repassa par les mêmes chemins où la vision à la fois si terrible et si douce l’avait conduit naguère ; car, après avoir fermé doucement les yeux ; il les rouvrit et se mit à sourire : il venait de voir Raoul qui lui souriait à son tour.

Les mains jointes sur sa poitrine, le visage tourné vers la fenêtre, baigné par l’air frais de la nuit qui apportait à son chevet les arômes des fleurs et des bois, Athos entra pour n’en plus sortir, dans la contemplation de ce paradis que les vivants ne voient jamais.

Dieu voulut sans doute ouvrir à cet élu les trésors de la béatitude éternelle, à l’heure où les autres hommes tremblent d’être sévèrement reçus par le Seigneur, et se cramponnent à cette vie qu’ils connaissent, dans la terreur de l’autre vie qu’ils entrevoient aux sombres et sévères flambeaux de la mort.

Athos était guidé par l’âme pure et sereine de son fils, qui aspirait l’âme paternelle. Tout pour ce juste fut mélodie et parfum, dans le rude chemin que prennent les âmes pour retourner dans la céleste patrie.

Après une heure de cette extase, Athos éleva doucement ses mains blanches comme la cire ; le sourire ne quitta point ses lèvres, et il murmura, si bas, si bas qu’à peine on l’entendit, ces deux mots adressés à Dieu ou à Raoul :

Me voici !

Et ses mains retombèrent lentement comme si lui-même les eût reposées sur le lit.

La mort avait été commode et caressante à cette noble créature. Elle lui avait épargné les déchirements de l’agonie, les convulsions du départ suprême ; elle avait ouvert d’un doigt favorable les portes de l’éternité à cette grande âme digne de tous ses respects.

Dieu l’avait sans doute ordonné ainsi, pour que le souvenir pieux de cette mort si douce restât dans le cœur des assistants et dans la mémoire des autres hommes, trépas qui fit aimer le passage de cette vie à l’autre à ceux dont l’existence sur cette terre ne peut faire redouter le jugement dernier.

Athos garda même dans l’éternel sommeil ce sourire placide et sincère, ornement qui devait l’accompagner dans le tombeau. La quiétude de ses traits, le calme de son néant, firent douter longtemps ses serviteurs qu’il eût quitté la vie.

Les gens du comte voulurent emmener Grimaud, qui, de loin, dévorait ce visage pâlissant et n’approchait point, dans la crainte pieuse de lui apporter le souffle de la mort. Mais Grimaud, tout fatigué qu’il était, refusa de s’éloigner. Il s’assit sur le seuil, gardant son maître avec la vigilance d’une sentinelle, et jaloux de recueillir son premier regard au réveil, son dernier soupir à la mort.

Les bruits s’éteignaient dans toute la maison, et chacun respectait le sommeil du seigneur. Mais Grimaud, en prêtant l’oreille, s’aperçut que le comte ne respirait plus.

Il se souleva, ses mains appuyées sur le sol, et, de sa place, regarda s’il ne s’éveillerait pas un tressaillement dans le corps de son maître.

Rien ! la peur le prit ; il se leva tout à fait, et, au même moment, il entendit marcher dans l’escalier ; un bruit d’éperons heurtés par une épée, son belliqueux, familier à ses oreilles, l’arrêta comme il allait marcher vers le lit d’Athos. Une voix plus vibrante encore que le cuivre et l’acier retentit à trois pas de lui.

– Athos ! Athos ! mon ami ! criait cette voix émue jusqu’aux larmes.

– Monsieur le chevalier d’Artagnan ! balbutia Grimaud.

– Où est-il ? continua le mousquetaire.

Grimaud lui saisit le bras dans ses doigts osseux, et lui montra le lit, sur les draps duquel tranchait déjà la teinte livide du cadavre.

Une respiration haletante, le contraire d’un cri aigu, gonfla la gorge de d’Artagnan.

Il s’avança sur la pointe du pied, frissonnant, épouvanté du bruit que faisaient ses pas sur le parquet, et le cœur déchiré par une angoisse sans nom. Il approcha son oreille de la poitrine d’Athos, son visage de la bouche du comte. Ni bruit ni souffle. D’Artagnan recula.

Grimaud, qui l’avait suivi des yeux et pour qui chacun de ses mouvements avait été une révélation, vint timidement s’asseoir au pied du lit, et colla ses lèvres sur le drap que soulevaient les pieds roidis de son maître.

Alors on vit de larges pleurs s’échapper de ses yeux rougis.

Ce vieillard au désespoir, qui larmoyait courbé sans proférer une parole, offrait le plus émouvant spectacle que d’Artagnan, dans sa vie d’émotions, eût jamais rencontré.

Le capitaine resta debout en contemplation devant ce mort souriant, qui semblait avoir gardé sa dernière pensée pour faire à son meilleur ami, à l’homme qu’il avait le plus aimé après Raoul, un accueil gracieux, même au-delà de la vie, et, comme pour répondre à cette suprême flatterie de l’hospitalité, d’Artagnan alla baiser Athos au front et, de ses doigts tremblants, lui ferma les yeux.

Puis il s’assit au chevet du lit, sans peur de ce mort qui lui avait été si doux et si bienveillant pendant trente-cinq années ; il se nourrit avidement des souvenirs que le noble visage du comte lui ramenait en foule à l’esprit, les uns fleuris et charmants comme ce sourire, les autres sombres, mornes et glacés, comme cette figure aux yeux clos pour l’éternité.

Tout à coup, le flot amer qui montait de minute en minute envahit son cœur, et lui brisa la poitrine. Incapable de maîtriser son émotion, il se leva, et, s’arrachant violemment de cette chambre, où il venait de trouver mort celui auquel il venait apporter la nouvelle de la mort de Porthos, il poussa des sanglots si déchirants, que les valets, qui semblaient n’attendre qu’une explosion de douleur, y répondirent par leurs clameurs lugubres, et les chiens du seigneur par leurs lamentables hurlements.

Grimaud fut le seul qui n’éleva pas la voix. Même dans le paroxysme de sa douleur, il n’eût pas osé profaner la mort, ni pour la première fois troubler le sommeil de son maître. Athos, d’ailleurs, l’avait habitué à ne parler jamais.

Au point du jour, d’Artagnan, qui avait erré dans la salle basse en se mordant les poings pour étouffer ses soupirs, d’Artagnan monta encore une fois l’escalier, et, guettant le moment où Grimaud tournerait la tête de son côté, il lui fit signe de venir à lui, ce que le fidèle serviteur exécuta sans faire plus de bruit qu’une ombre.

D’Artagnan redescendit suivi de Grimaud.

Une fois au vestibule, prenant les mains du vieillard :

– Grimaud, dit-il, j’ai vu comment le père est mort : dis-moi maintenant comment est mort le fils.

Grimaud tira de son sein une large lettre, sur l’enveloppe de laquelle était tracée l’adresse d’Athos. Il reconnut l’écriture de M. de Beaufort, brisa le cachet et se mit à lire en arpentant, aux premiers rayons du jour bleuâtre, la sombre allée de vieux tilleuls foulée par les pas encore visibles du comte qui venait de mourir.

Chapitre CCLXV – Bulletin §

Le duc de Beaufort écrivait à Athos. La lettre destinée à l’homme n’arrivait qu’au mort. Dieu changeait l’adresse.

« Mon cher comte, écrivait le prince avec sa grande écriture d’écolier malhabile, un grand malheur nous frappe au milieu d’un grand triomphe. Le roi perd un soldat des plus braves. Je perds un ami. Vous perdez M. de Bragelonne.

« Il est mort glorieusement, et si glorieusement, que je n’ai pas la force de pleurer comme je voudrais.

« Recevez mes tristes compliments, mon cher comte. Le Ciel nous distribue les épreuves selon la grandeur de notre cœur. Celle-là est immense, mais non au-dessus de votre courage.

« Votre bon ami,

« Le duc de Beaufort. »

Cette lettre renfermait une relation écrite par un des secrétaires du prince. C’était le plus touchant récit et le plus vrai de ce lugubre épisode qui dénouait deux existences.

D’Artagnan, accoutumé aux émotions de la bataille, et le cœur cuirassé contre les attendrissements, ne put s’empêcher de tressaillir en lisant le nom de Raoul, le nom de cet enfant chéri, devenu, comme son père, une ombre.

« Le matin, disait le secrétaire du prince, M. le duc commanda l’attaque. Normandie et Picardie avaient pris position dans les roches grises dominées par le talus de la montagne, sur le versant de laquelle s’élèvent les bastions de Djidgelli.

« Le canon, commençant à tirer, engagea l’action ; les régiments marchèrent pleins de résolution ; les piquiers avaient la pique haute ; les porteurs de mousquets avaient l’arme au bras. Le prince suivait attentivement la marche et le mouvement des troupes, qu’il était prêt à soutenir avec une forte réserve.

« Auprès de Monseigneur étaient les plus vieux capitaines et ses aides de camp. M. le vicomte de Bragelonne avait reçu l’ordre de ne pas quitter Son Altesse.

« Cependant le canon de l’ennemi, qui d’abord avait tonné indifféremment contre les masses, avait réglé son feu, et les boulets, mieux dirigés, étaient venus tuer quelques hommes autour du prince. Les régiments formés en colonne, et qui s’avançaient contre les remparts, furent un peu maltraités. Il y avait hésitation de la part de nos troupes, qui se voyaient mal secondées par notre artillerie. En effet, les batteries qu’on avait établies la veille n’avaient qu’un tir faible et incertain, en raison de leur position. La direction de bas en haut nuisait à la justesse des coups et de la portée.

« Monseigneur, comprenant le mauvais effet de cette position de l’artillerie de siège, commanda aux frégates embossées dans la petite rade de commencer un feu régulier contre la place.

« Pour porter cet ordre, M. de Bragelonne s’offrit tout d’abord ; mais Monseigneur refusa d’acquiescer à la demande du vicomte.

« Monseigneur avait raison, puisqu’il aimait et voulait ménager ce jeune seigneur ; il avait bien raison, et l’événement se chargea de justifier sa prévision et son refus ; car, à peine le sergent que Son Altesse avait chargé du message sollicité par M. de Bragelonne fut-il arrivé au bord de la mer, que deux gros coups de longue escopette partirent des rangs de l’ennemi et vinrent l’abattre.

« Le sergent tomba sur le sable mouillé qui but son sang.

« Ce que voyant, M. de Bragelonne sourit à Monseigneur, lequel lui dit :

« – Vous voyez, vicomte, je vous sauve la vie. Rapportez-le plus tard à M. le comte de La Fère, afin que, l’apprenant de vous, il m’en sache gré, à moi.

« Le jeune seigneur sourit tristement et répondit au duc :

« – Il est vrai, monseigneur, sans votre bienveillance, j’aurais été tué là-bas où est tombé ce pauvre sergent, et en un fort grand repos.

« M. de Bragelonne fit cette réponse d’un tel air, que Monseigneur répliqua vivement :

« – Vrai Dieu ! jeune homme, on dirait que l’eau vous en vient à la bouche : mais, par l’âme de Henri IV ! j’ai promis à votre père de vous ramener vivant, et, s’il plaît au Seigneur, je tiendrai ma parole.

« M. de Bragelonne rougit, et, d’une voix plus basse :

« – Monseigneur, dit-il, pardonnez-moi, je vous en prie ; c’est que j’ai toujours eu le désir d’aller aux occasions, et qu’il est doux de se distinguer devant son général, surtout quand le général est M. le duc de Beaufort.

« Monseigneur s’adoucit un peu, et, se tournant vers ses officiers qui se pressaient autour de lui, donna différents ordres.

« Les grenadiers des deux régiments arrivèrent assez près des fossés et des retranchements pour y lancer leurs grenades, qui firent peu d’effet.

« Cependant, M. d’Estrées, qui commandait la flotte, ayant vu la tentative du sergent pour approcher des vaisseaux, comprit qu’il fallait tirer sans ordres et ouvrir le feu.

« Alors les Arabes, se voyant frappés par les boulets de la flotte et par les ruines et les éclats de leurs mauvaises murailles, poussèrent des cris effrayants.

« Leurs cavaliers descendirent la montagne au galop, courbés sur leurs selles, et se lancèrent à fond de train sur les colonnes d’infanterie, qui, croisant les piques, arrêtèrent cet élan fougueux. Repoussés par l’attitude ferme du bataillon, les Arabes vinrent de grande furie se rejeter vers l’état-major qui n’était point gardé en ce moment.

« Le danger fut grand : Monseigneur tira l’épée ; ses secrétaires et ses gens l’imitèrent ; les officiers de sa suite engagèrent un combat avec ces furieux.

« Ce fut alors que M. de Bragelonne put contenter l’envie qu’il manifestait depuis le commencement de l’action. Il combattit près du prince avec une vigueur de Romain, et tua trois Arabes avec sa petite épée.

« Mais il était visible que sa bravoure ne venait pas d’un sentiment d’orgueil, naturel à tous ceux qui combattent. Elle était impétueuse, affectée, forcée même ; il cherchait à s’enivrer du bruit et du carnage.

« Il s’échauffa de telle sorte, que Monseigneur lui cria d’arrêter.

« Il dut entendre la voix de Son Altesse, puisque nous l’entendions, nous qui étions à ses côtés. Cependant il ne s’arrêta pas, et continua de courir vers les retranchements.

« Comme M. de Bragelonne était un officier fort soumis, cette désobéissance aux ordres de Monseigneur surprit fort tout le monde, et M. de Beaufort redoubla d’instances, en criant :

« – Arrêtez, Bragelonne ! Où allez-vous ? Arrêtez ! reprit Monseigneur, je vous l’ordonne.

« Nous tous, imitant le geste de M. le duc, nous avions levé la main. Nous attendions que le cavalier tournât bride ; mais M. de Bragelonne courait toujours vers les palissades.

« – Arrêtez, Bragelonne ! répéta le prince d’une voix très forte ; arrêtez au nom de votre père !

« À ces mots, M. de Bragelonne se retourna, son visage exprimait une vive douleur, mais il ne s’arrêtait pas ; nous jugeâmes alors que son cheval l’emportait.

« Quand M. le duc eut deviné que le vicomte n’était plus maître de son cheval, et qu’il l’eut vu dépasser les premiers grenadiers, Son Altesse cria :

« – Mousquetaires, tuez-lui son cheval ! Cent pistoles à qui mettra bas le cheval !

« Mais de tirer sur la bête sans atteindre le cavalier, qui eut pu l’espérer ? Aucun n’osait. Enfin il s’en présenta un, c’était enfin tireur du régiment de Picardie, nommé La Luzerne, qui coucha en joue l’animal, tira et l’atteignit à la croupe, car on vit le sang rougir le pelage blanc du cheval ; seulement, au lieu de tomber, le maudit genet s’emporta plus furieusement encore.

« Tout Picardie, qui voyait ce malheureux jeune homme courir à la mort, criait à tue-tête : “Jetez-vous en bas, monsieur le vicomte ! en bas, en bas, jetez-vous en bas !” M. de Bragelonne était un officier fort aimé dans toute l’armée.

« Déjà le vicomte était arrivé à portée de pistolet du rempart ; une décharge partit et l’enveloppa de feu et de fumée. Nous le perdîmes de vue ; la fumée dissipée, on le revit à pied, debout ; son cheval venait d’être tué.

« Le vicomte fut sommé de se rendre par les Arabes ; mais il leur fit un signe négatif avec sa tête, et continua de marcher aux palissades.

« C’était une imprudence mortelle. Cependant toute l’armée lui sut gré de ne point reculer, puisque le malheur l’avait conduit si près. Il marcha quelques pas encore, et les deux régiments lui battirent des mains.

« Ce fut encore à ce moment que la seconde décharge ébranla de nouveau les murailles, et le vicomte de Bragelonne disparut une seconde fois dans le tourbillon ; mais, cette fois, la fumée eut beau se dissiper, nous ne le vîmes plus debout. Il était couché, la tête plus bas que les jambes, sur les bruyères, et les Arabes commencèrent à vouloir sortir de leurs retranchements pour venir lui couper la tête ou prendre son corps, comme c’est la coutume chez les infidèles.

« Mais Son Altesse M. le duc de Beaufort avait suivi tout cela du regard, et ce triste spectacle lui avait arraché de grands et douloureux soupirs. Il se mit donc à crier, voyant les Arabes courir comme des fantômes blancs parmi les lentisques :

« – Grenadiers, piquiers, est-ce que vous leur laisserez prendre ce noble corps ?

« En disant ces mots et en agitant son épée, il courut lui-même vers l’ennemi. Les régiments, s’élançant sur ses traces, coururent à leur tour en poussant des cris aussi terribles que ceux des Arabes étaient sauvages.

« Le combat commença sur le corps de M. de Bragelonne, et fut si acharné, que cent soixante Arabes y demeurèrent morts, à côté de cinquante au moins des nôtres.

« Ce fut un lieutenant de Normandie qui chargea le corps du vicomte sur ses épaules, et le rapporta dans nos lignes.

« Cependant l’avantage se poursuivait ; les régiments prirent avec eux la réserve, et les palissades des ennemis furent renversées.

« À trois heures, le feu des Arabes cessa ; le combat à l’arme blanche dura deux heures ; ce fut un massacre.

« À cinq heures, nous étions victorieux sur tous les points ; l’ennemi avait abandonné ses positions, et M. le duc avait fait planter le drapeau blanc sur le point culminant du monticule.

« Ce fut alors que l’on put songer à M. de Bragelonne, qui avait huit grands coups au travers du corps, et dont presque tout le sang était perdu.

« Toutefois, il respirait encore, ce qui donna une joie inexprimable à Monseigneur, lequel voulut assister, lui aussi, au premier pansement du vicomte et à la consultation des chirurgiens.

« Il y en eut deux d’entre eux qui déclarèrent que M. de Bragelonne vivrait. Monseigneur leur sauta au cou, et leur promit mille louis chacun s’ils le sauvaient.

« Le vicomte entendit ces transports de joie, et, soit qu’il fût désespéré, soit qu’il souffrît de ses blessures, il exprima par sa physionomie une contrariété qui donna beaucoup à penser, surtout à l’un de ses secrétaires, quand il eut entendu ce qui va suivre.

« Le troisième chirurgien qui vint était le frère Sylvain de Saint-Cosme, le plus savant des nôtres. Il sonda les plaies à son tour et ne dit rien.

« M. de Bragelonne ouvrait des yeux fixes et semblait interroger chaque mouvement, chaque pensée du savant chirurgien.

« Celui-ci, questionné par Monseigneur, répondit qu’il voyait bien trois plaies mortelles sur huit, mais que si forte était la constitution du blessé, si féconde la jeunesse, si miséricordieuse la bonté de Dieu, que peut-être M. de Bragelonne en reviendrait-il, si toutefois il ne faisait pas le moindre mouvement.

« Frère Sylvain ajouta, en se retournant vers ses aides :

« – Surtout, ne le remuez pas même du doigt, ou vous le tuerez.

« Et nous sortîmes tous de la tente avec un peu d’espoir.

« Ce secrétaire, en sortant, crut voir un sourire pâle et triste glisser sur les lèvres du vicomte, lorsque M. le duc lui dit d’une voix caressante :

« – Oh ! vicomte, nous te sauverons ! Mais le soir, quand on crut que le malade devait avoir reposé, l’un des aides entra dans la tente du blessé, et en ressortit en poussant de grands cris.

« Nous accourûmes tous en désordre, M. le duc avec nous, et l’aide nous montra le corps de M. de Bragelonne par terre, en bas du lit, baigné dans le reste de son sang.

« Il y a apparence qu’il avait eu quelque nouvelle convulsion, quelque mouvement fébrile, et qu’il était tombé ; que la chute qu’il avait faite avait accéléré sa fin, selon le pronostic de frère Sylvain.

« On releva le vicomte ; il était froid et mort. Il tenait une boucle de cheveux blonds à la main droite, et cette main était crispée sur son cœur. »

Suivaient les détails de l’expédition et de la victoire remportée sur les Arabes.

D’Artagnan s’arrêta au récit de la mort du pauvre Raoul.

– Oh ! murmura-t-il, malheureux enfant, un suicide !

Et, tournant les yeux vers la chambre du château où dormait Athos d’un sommeil éternel :

– Ils se sont tenu parole l’un à l’autre, dit-il tout bas. Maintenant, je les trouve heureux : ils doivent être réunis.

Et il reprit à pas lents le chemin du parterre.

Toute la rue, tous les environs se remplissaient déjà de voisins éplorés qui se racontaient les uns aux autres la double catastrophe et se préparaient aux funérailles.

Chapitre CCLXVI – Le dernier chant du poème §

Dès le lendemain, on vit arriver toute la noblesse des environs, celle de la province, partout où les messagers avaient eu le temps de porter la nouvelle.

D’Artagnan était resté enfermé sans vouloir parler à personne. Deux morts aussi lourdes tombant sur le capitaine, après la mort de Porthos, avaient accablé pour longtemps cet esprit jusqu’alors infatigable.

Excepté Grimaud, qui entra dans sa chambre une fois, le mousquetaire n’aperçut ni valets ni commensaux.

Il crut deviner au bruit de la maison, à ce train des allées et des venues, qu’on disposait tout pour les funérailles du comte. Il écrivit au roi pour lui demander un surcroît de congé.

Grimaud, nous l’avons dit, était entré chez d’Artagnan, s’était assis sur un escabeau, près de la porte, comme un homme qui médite profondément, puis, se levant, avait fait signe à d’Artagnan de le suivre.

Celui-ci obéit en silence. Grimaud descendit jusqu’à la chambre à coucher du comte, montra du doigt au capitaine la place du lit vide, et leva éloquemment les yeux au ciel.

– Oui, reprit d’Artagnan, oui, bon Grimaud, auprès du fils qu’il aimait tant.

Grimaud sortit de la chambre et arriva au salon, où, selon l’usage de la province, on avait dû disposer le corps en parade avant de l’ensevelir à jamais.

D’Artagnan fut frappé de voir deux cercueils ouverts dans ce salon ; il approcha, sur l’invitation muette de Grimaud, et vit dans l’un d’eux Athos, beau jusque dans la mort, et, dans l’autre Raoul, les yeux fermés, les joues nacrées comme le Pallas de Virgile, et le sourire sur ses lèvres violettes.

Il frissonna de voir le père et le fils, ces deux âmes envolées, représentés sur terre par deux mornes cadavres incapables de se rapprocher, si près qu’ils fussent l’un de l’autre.

– Raoul ici ! murmura-t-il. Oh ! Grimaud, tu ne me l’avais pas dit !

Grimaud secoua la tête et ne répondit pas, mais, prenant d’Artagnan par la main, il le conduisit au cercueil et lui montra, sous le fin suaire, les noires blessures par lesquelles avait dû s’envoler la vie.

Le capitaine détourna la vue, et, jugeant inutile de questionner Grimaud qui ne répondrait pas, il se rappela que le secrétaire de M. de Beaufort en avait écrit plus que lui, d’Artagnan, n’avait eu le courage d’en lire.

Reprenant cette relation de l’affaire qui avait coûté la vie à Raoul, il trouva ces mots qui formaient le dernier paragraphe de la lettre :

« M. le duc a ordonné que le corps de M. le vicomte fût embaumé, comme cela se pratique chez les Arabes lorsqu’ils veulent que leurs corps soient portés dans la terre natale, et M. le duc a destiné des relais pour qu’un valet de confiance, qui avait élevé le jeune homme, pût ramener son cercueil à M. le comte de La Fère. »

– Ainsi, pensa d’Artagnan, je suivrai tes funérailles mon cher enfant, moi, déjà vieux, moi, qui ne vaut plus rien sur la terre, et je répandrai la poussière sur ce front que je baisais encore il y a deux mois. Dieu l’a voulu. Tu l’as voulu toi-même. Je n’ai plus même le droit de pleurer ; tu as choisi ta mort ; elle t’a semblé préférable à la vie. »

Enfin, arriva le moment où les froides dépouilles de ces deux gentilshommes devaient être rendues à la terre.

Il y eut une telle affluence de gens de guerre et de peuple, que, jusqu’au lieu de la sépulture, qui était une chapelle dans la plaine, le chemin de la ville fut rempli de cavaliers et de piétons en habits de deuil.

Athos avait choisi pour sa dernière demeure le petit enclos de cette chapelle, érigée par lui aux limites de ses terres. Il en avait fait venir les pierres, sculptées en 1550, d’un vieux manoir gothique situé dans le Berri, et qui avait abrité sa première jeunesse.

La chapelle, ainsi réédifiée, ainsi transportée, riait sous un massif de peupliers et de sycomores. Elle était desservie chaque dimanche par le curé du bourg voisin, à qui Athos faisait une rente de deux cents livres à cet effet, et tous les vassaux de son domaine, au nombre d’environ quarante, les laboureurs et les fermiers avec leurs familles y venaient entendre la messe, sans avoir besoin de se rendre à la ville.

Derrière la chapelle s’étendait, enfermé dans deux grosses haies de coudriers, de sureaux et d’aubépines, ceintes d’un fossé profond, le petit clos inculte, mais joyeux dans sa stérilité, parce que les mousses y étaient hautes, parce que les héliotropes sauvages et les ravenelles y croisaient leurs parfums ; parce que sous les marronniers venait sourdre une grosse source, prisonnière dans une citerne de marbre, et que, sur des thyms, tout autour s’abattaient des milliers d’abeilles, venues de toutes les plaines voisines, tandis que les pinsons et les rouges-gorges chantaient follement sur les fleurs de la haie.

Ce fut là qu’on amena les deux cercueils, au milieu d’une foule silencieuse et recueillie.

L’office des morts célébré, les derniers adieux faits à ces nobles morts, toute l’assistance se dispersa, parlant par les chemins des vertus et de la douce mort du père, des espérances que donnait le fils et de sa triste fin sur le rivage d’Afrique.

Et peu à peu les bruits s’éteignirent comme les lampes allumées dans l’humble nef. Le desservant salua une dernière fois l’autel et les tombes fraîches encore ; puis, suivi de son assistant, qui sonnait une rauque clochette, il regagna lentement son presbytère.

D’Artagnan, demeuré seul, s’aperçut que la nuit venait.

Il avait oublié l’heure en songeant aux morts.

Il se leva du banc de chêne sur lequel il s’était assis dans la chapelle, et voulut, comme le prêtre, aller dire un dernier adieu à la double fosse qui renfermait ses amis perdus.

Une femme priait agenouillée sur cette terre humide.

D’Artagnan s’arrêta au seuil de la chapelle pour ne pas troubler cette femme, et aussi pour tâcher de voir quelle était l’amie pieuse qui venait remplir ce devoir sacré avec tant de zèle et de persévérance.

L’inconnue cachait son visage sous ses mains, blanches comme des mains d’albâtre. À la noble simplicité de son costume on devinait la femme de distinction. Au-dehors, plusieurs chevaux montés par des valets et un carrosse de voyage attendaient cette dame. D’Artagnan cherchait vainement à deviner ce qui la regardait.

Elle priait toujours ; elle passait souvent son mouchoir sur son visage. D’Artagnan comprit qu’elle pleurait.

Il la vit frapper sa poitrine avec la componction impitoyable de la femme chrétienne. Il l’entendit proférer à plusieurs reprises ce cri parti d’un cœur ulcéré : « Pardon ! pardon ! »

Et comme elle semblait s’abandonner tout entière à sa douleur, comme elle se renversait, à demi évanouie, au milieu de ses plaintes et de ses prières, d’Artagnan, touché par cet amour pour ses amis tant regrettés, fit quelques pas vers la tombe, afin d’interrompre le sinistre colloque de la pénitente avec les morts.

Mais aussitôt que son pied eut crié sur le sable, l’inconnue releva la tête et laissa voir à d’Artagnan un visage inondé de larmes, un visage ami.

C’était Mlle de La Vallière !

– M. d’Artagnan ! murmura-t-elle.

– Vous ! répondit le capitaine d’une voix sombre, vous ici ! Oh ! madame, j’eusse aimé mieux vous voir parée de fleurs dans le manoir du comte de La Fère. Vous eussiez moins pleuré, eux aussi, moi aussi !

– Monsieur ! dit-elle en sanglotant.

– Car c’est vous, ajouta l’impitoyable ami des morts, c’est vous qui avez couché ces deux hommes dans la tombe.

– Oh ! épargnez-moi !

– À Dieu ne plaise, mademoiselle, que j’offense une femme ou que je la fasse pleurer en vain ; mais je dois dire que la place du meurtrier n’est pas sur la tombe des victimes.

Elle voulut répondre.

– Ce que je vous dis là, ajouta-t-il froidement, je le disais au roi.

Elle joignit les mains.

– Je sais, dit-elle, que j’ai causé la mort du vicomte de Bragelonne.

– Ah ! vous le savez ?

– La nouvelle en est arrivée à la Cour hier. J’ai fait, depuis cette nuit à deux heures, quarante lieues pour venir demander pardon au comte, que je croyais encore vivant, et pour supplier Dieu, sur la tombe de Raoul, qu’il m’envoie tous les malheurs que je mérite, excepté un seul. Maintenant, monsieur, je sais que la mort du fils a tué le père ; j’ai deux crimes à me reprocher ; j’ai deux punitions à attendre de Dieu.

– Je vous répéterai, mademoiselle, dit M. d’Artagnan, ce que m’a dit de vous, à Antibes, M. de Bragelonne, quand déjà il méditait sa mort :

« Si l’orgueil et la coquetterie l’ont entraînée, je lui pardonne en la méprisant. Si l’amour l’a fait succomber, je lui pardonne en lui jurant que jamais nul ne l’eût aimée autant que moi. »

– Vous savez, interrompit Louise, que, pour mon amour, j’allais me sacrifier moi-même ; vous savez si j’ai souffert quand vous me rencontrâtes perdue, mourante, abandonnée. Eh bien ! jamais je n’ai autant souffert qu’aujourd’hui, parce qu’alors j’espérais, je désirais, et qu’aujourd’hui je n’ai plus rien à souhaiter ; parce que ce mort entraîne toute ma joie dans sa tombe ; parce que je n’ose plus aimer sans remords, et que, je le sens, celui que j’aime, oh ! c’est la loi, me rendra les tortures que j’ai fait subir à d’autres.

D’Artagnan ne répondit rien ; il sentait trop bien qu’elle ne se trompait point.

– Eh bien ! ajouta-t-elle, cher monsieur d’Artagnan, ne m’accablez pas aujourd’hui, je vous en conjure encore. Je suis comme la branche détachée du tronc, je ne tiens plus à rien en ce monde, et un courant m’entraîne je ne sais où. J’aime follement, j’aime au point de venir le dire, impie que je suis, sur les cendres de ce mort, et je n’en rougis pas, et je n’en ai pas de remords. C’est une religion que cet amour. Seulement, comme plus tard vous me verrez seule, oubliée, dédaignée ; comme vous me verrez punie de ce que vous êtes destiné à punir, épargnez-moi dans mon éphémère bonheur ; laissez-le moi pendant quelques jours, pendant quelques minutes. Il n’existe peut-être plus à l’heure où je vous parle. Mon Dieu ! ce double meurtre est peut-être déjà expié.

Elle parlait encore ; un bruit de voix et de pas de chevaux fit dresser l’oreille au capitaine.

Un officier du roi, M. de Saint-Aignan, venait chercher La Vallière de la part du roi, que rongeaient, dit-il, la jalousie et l’inquiétude.

De Saint-Aignan ne vit pas d’Artagnan, caché à moitié par l’épaisseur d’un marronnier qui versait l’ombre sur les deux tombeaux.

Louise le remercia et le congédia d’un geste. Il retourna hors de l’enclos.

– Vous voyez, dit amèrement le capitaine à la jeune femme, vous voyez, madame, que votre bonheur dure encore.

La jeune femme se releva d’un air solennel :

– Un jour, dit-elle, vous vous repentirez de m’avoir si mal jugée. Ce jour-là, monsieur, c’est moi qui prierai Dieu d’oublier que vous avez été injuste pour moi. D’ailleurs, je souffrirai tant, que vous serez le premier à plaindre mes souffrances. Ce bonheur, monsieur d’Artagnan, ne me le reprochez pas : il me coûte cher, et je n’ai pas payé toute ma dette.

En disant ces mots, elle s’agenouilla encore doucement et affectueusement.

– Pardon, une dernière fois, mon fiancé Raoul, dit-elle. J’ai rompu notre chaîne ; nous sommes tous deux destinés à mourir de douleur. C’est toi qui pars le premier : ne crains rien, je te suivrai. Vois seulement que je n’ai pas été lâche, et que je suis venue te dire ce suprême adieu. Le Seigneur m’est témoin, Raoul, que, s’il eût fallu ma vie pour racheter la tienne, j’eusse donné sans hésiter ma vie. Je ne pourrais donner mon amour. Encore une fois, pardon !

Elle cueillit un rameau et l’enfonça dans la terre, puis essuya ses yeux trempés de larmes, salua d’Artagnan et disparut.

Le capitaine regarda partir chevaux, cavaliers et carrosse, puis, croisant les bras sur sa poitrine gonflée :

– Quand sera-ce mon tour de partir ? dit-il d’une voix émue. Que reste-t-il à l’homme après la jeunesse, après l’amour, après la gloire, après l’amitié, après la force, après la richesse ?… Ce rocher sous lequel dort Porthos, qui posséda tout ce que je viens de dire ; cette mousse sous laquelle reposent Athos et Raoul, qui possédèrent bien plus encore !

Il hésita un moment, l’œil atone ; puis, se redressant :

– Marchons toujours, dit-il. Quand il en sera temps, Dieu me le dira comme il l’a dit aux autres.

Il toucha du bout des doigts la terre mouillée par la rosée du soir, se signa comme s’il eût été au bénitier d’une église et reprit seul, seul à jamais, le chemin de Paris.

Chapitre CCLXVII – Épilogue §

Quatre ans après la scène que nous venons de décrire, deux cavaliers bien montés traversèrent Blois au petit jour et vinrent tout ordonner pour une chasse à l’oiseau que le roi voulait faire dans cette plaine accidentée que coupe en deux la Loire, et qui confine d’un côté à Meung, de l’autre à Amboise.

C’était le capitaine des levrettes du roi et le gouverneur des faucons, personnages fort respectés du temps de Louis XIII, mais un peu négligés par son successeur.

Ces deux cavaliers, après avoir reconnu le terrain, s’en revenaient, leurs observations faites, quand ils aperçurent des petits groupes de soldats épars que des sergents plaçaient de loin en loin, aux débouchés des enceintes. Ces soldats étaient les mousquetaires du roi.

Derrière eux venait, sur un bon cheval, le capitaine, reconnaissable à ses broderies d’or. Il avait des cheveux gris, une barbe grisonnante. Il semblait un peu voûté, bien que maniant son cheval avec aisance, et regardait tout autour de lui pour surveiller.

– M. d’Artagnan ne vieillit pas, dit le capitaine des levrettes à son collègue le fauconnier ; avec dix ans de plus que nous, il paraît un cadet, à cheval.

– C’est vrai, répondit le capitaine des faucons, voilà vingt ans que je le vois toujours le même.

Cet officier se trompait : d’Artagnan, depuis quatre ans, avait pris douze années.

L’âge imprimait ses griffes impitoyables à chaque angle de ses yeux ; son front s’était dégarni, ses mains, jadis brunes et nerveuses, blanchissaient comme si le sang commençait à s’y refroidir.

D’Artagnan aborda les deux officiers avec la nuance d’affabilité qui distingue les hommes supérieurs. Il reçut en échange de sa courtoisie deux saluts pleins de respect.

– Ah ! quelle heureuse chance de vous voir ici, monsieur d’Artagnan ! s’écria le fauconnier.

– C’est plutôt à moi de vous dire cela, messieurs, répliqua le capitaine, car, de nos jours, le roi se sert plus souvent de ses mousquetaires que de ses oiseaux.

– Ce n’est pas comme au bon temps, soupira le fauconnier. Vous rappelez-vous, monsieur d’Artagnan, quand le feu roi volait la pie dans les vignes au-delà de Beaugency ? Ah ! dame ! vous n’étiez pas capitaine des mousquetaires dans ce temps-là, monsieur d’Artagnan.

– Et vous n’étiez qu’anspessades des tiercelets, reprit d’Artagnan avec enjouement. Il n’importe, mais c’était le bon temps, attendu que c’est toujours le bon temps quand on est jeune… Bonjour, monsieur le capitaine des levrettes !

– Vous me faites honneur, monsieur le comte, dit celui-ci.

D’Artagnan ne répondit rien. Ce titre de comte ne l’avait pas frappé : d’Artagnan était devenu comte depuis quatre ans.

– Est-ce que vous n’êtes pas bien fatigué de la longue route que vous venez de faire, monsieur le capitaine ? continua le fauconnier. C’est deux cents lieues, je crois qu’il y a d’ici à Pignerol ?

– Deux cent soixante pour aller et autant pour revenir, dit tranquillement d’Artagnan.

– Et, fit l’oiseleur tout bas, il va bien ?

– Qui ? demanda d’Artagnan.

– Mais ce pauvre M. Fouquet, continua tout bas le fauconnier.

Le capitaine des levrettes s’était écarté par prudence.

– Non, répondit d’Artagnan, le pauvre homme s’afflige sérieusement ; il ne comprend pas que la prison soit une faveur, il dit que le Parlement l’avait absous en le bannissant, et que le bannissement c’est la liberté. Il ne se figure pas qu’on avait juré sa mort, et que, sauver sa vie des griffes du Parlement, c’est avoir trop d’obligation à Dieu.

– Ah ! oui, le pauvre homme a frisé l’échafaud, répondit le fauconnier ; on dit que M. Colbert avait déjà donné des ordres au gouverneur de la Bastille, et que l’exécution était commandée.

– Enfin ! fit d’Artagnan d’un air pensif et comme pour couper court à la conversation.

– Enfin ! répéta le capitaine des levrettes, en se rapprochant, voilà M. Fouquet à Pignerol, il l’a bien mérité ; il a eu le bonheur d’y être conduit par vous ; il avait assez volé le roi.

D’Artagnan lança au maître des chiens un de ses mauvais regards, et lui dit :

– Monsieur, si l’on venait me dire que vous avez mangé les croûtes de vos levrettes, non seulement je ne le croirais pas, mais encore, si vous étiez condamné pour cela au cachot, je vous plaindrais, et je ne souffrirais pas qu’on parlât mal de vous. Cependant, monsieur, si fort honnête homme que vous soyez, je vous affirme que vous ne l’êtes pas plus que ne l’était le pauvre M. Fouquet.

Après avoir essuyé cette verte mercuriale, le capitaine des chiens de Sa Majesté baissa le nez et laissa le fauconnier gagner deux pas sur lui auprès de d’Artagnan.

– Il est content, dit le fauconnier bas au mousquetaire ; on voit bien que les lévriers sont à la mode aujourd’hui ; s’il était fauconnier, il ne parlerait pas de même.

D’Artagnan sourit mélancoliquement de voir cette grande question politique résolue par le mécontentement d’un intérêt si humble ; il pensa encore un moment à cette belle existence du surintendant, à l’écroulement de sa fortune, à la mort lugubre qui l’attendait, et, pour conclure :

– M. Fouquet, dit-il, aimait les volières ?

– Oh ! monsieur, passionnément, reprit le fauconnier avec un accent de regret amer et un soupir qui fut l’oraison funèbre de Fouquet.

D’Artagnan laissa passer la mauvaise humeur de l’un et la tristesse de l’autre, et continua de s’avancer dans la plaine.

On voyait déjà au loin les chasseurs poindre aux issues du bois, les panaches des écuyères passer comme des étoiles filantes les clairières, et les chevaux blancs couper de leurs lumineuses apparitions les sombres fourrés des taillis.

– Mais, reprit d’Artagnan, nous ferez-vous une longue chasse ? Je vous prierai de nous donner l’oiseau bien vite, je suis très fatigué. Est-ce un héron, est-ce un cygne ?

– L’un et l’autre, monsieur d’Artagnan, dit le fauconnier ; mais ne vous inquiétez pas, le roi n’est pas connaisseur ; il ne chasse pas pour lui ; il veut seulement donner le divertissement aux dames.

Ce mot aux dames fut accentué de telle sorte qu’il fit dresser l’oreille à d’Artagnan.

– Ah ! fit-il en regardant le fauconnier d’un air surpris.

Le capitaine des levrettes souriait, sans doute pour se raccommoder avec le mousquetaire.

– Oh ! riez, dit d’Artagnan ; je ne sais plus rien des nouvelles, moi ; j’arrive hier après un mois d’absence. J’ai laissé la Cour triste encore de la mort de la reine mère. Le roi ne voulait plus s’amuser depuis qu’il avait recueilli le dernier soupir d’Anne d’Autriche ; mais tout finit en ce monde. Eh ! bien il n’est plus triste, tant mieux !

– Et tout commence aussi, dit le capitaine des levrettes avec un gros rire.

– Ah ! fit pour la seconde fois d’Artagnan qui brûlait de connaître, mais à qui la dignité défendait d’interroger au-dessous de lui ; il y a quelque chose qui commence, à ce qu’il paraît ?

Le capitaine fit un clignement d’œil significatif. Mais d’Artagnan ne voulait rien savoir de cet homme.

– Verra-t-on le roi de bonne heure ? demanda-t-il au fauconnier.

– Mais, à sept heures, monsieur, je fais lancer les oiseaux.

– Qui vient avec le roi ? Comment va Madame ? Comment va la reine ?

– Mieux, monsieur.

– Elle a donc été malade ?

– Monsieur, depuis le dernier chagrin qu’elle a eu, Sa Majesté est demeurée souffrante.

– Quel chagrin ? Ne craignez pas de m’instruire, mon cher monsieur. J’arrive.

– Il paraît que la reine, un peu négligée depuis que sa belle-mère est morte, s’est plainte au roi, qui lui aurait répondu : « Est-ce que je ne couche pas chez vous toutes les nuits, madame ? Que vous faut-il de plus ? »

– Ah ! dit d’Artagnan, pauvre femme ! Elle doit bien haïr Mlle de La Vallière.

– Oh ! non, pas Mlle de La Vallière, répondit le fauconnier.

– Qui donc, alors ?

Le cor interrompit cet entretien. Il appelait les chiens et les oiseaux. Le fauconnier et son compagnon piquèrent aussitôt et laissèrent d’Artagnan seul au milieu du sens suspendu.

Le roi apparaissait au loin entouré de dames et de cavaliers.

Toute cette troupe s’avançait au pas, en bel ordre, les cors et les trompes animant les chiens et les chevaux.

C’était un mouvement, un bruit, un mirage de lumière dont maintenant rien ne donnera plus une idée, si ce n’est la menteuse opulence et la fausse majesté des jeux de théâtre.

D’Artagnan, d’un œil un peu affaibli, distingua derrière le groupe trois carrosses ; le premier était celui destiné à la reine. Il était vide.

D’Artagnan, qui ne vit pas Mlle de La Vallière à côté du roi, la chercha et la vit dans le second carrosse.

Elle était seule avec deux femmes qui semblaient s’ennuyer comme leur maîtresse.

À la gauche du roi, sur un cheval fougueux, maintenu par la main habile, brillait une femme de la plus éclatante beauté.

Le roi lui souriait, et elle souriait au roi.

Tout le monde riait aux éclats quand elle avait parlé.

« Je connais cette femme, pensa le mousquetaire ; qui donc est-elle ? »

Et il se pencha vers son ami le fauconnier, à qui il adressa cette question.

Celui-ci allait répondre, quand le roi, apercevant d’Artagnan :

– Ah ! comte, dit-il, vous voilà donc revenu. Pourquoi ne vous ai-je pas vu ?

– Sire, répondit le capitaine, parce que Votre Majesté dormait quand je suis arrivé, et qu’elle n’était pas éveillée quand j’ai pris mon service ce matin.

– Toujours le même, dit à haute voix Louis satisfait. Reposez-vous, comte, je vous l’ordonne. Vous dînerez avec moi aujourd’hui.

Un murmure d’admiration enveloppa d’Artagnan comme une immense caresse. Chacun s’empressait autour de lui. Dîner avec le roi, c’était un honneur que Sa Majesté ne prodiguait pas comme Henri IV. Le roi fit quelques pas en avant, et d’Artagnan se sentit arrêté par un nouveau groupe au milieu duquel brillait Colbert.

– Bonjour, monsieur d’Artagnan, lui dit le ministre avec une affable politesse ; avez-vous fait bonne route ?

– Oui, monsieur, dit d’Artagnan en saluant sur le cou de son cheval.

– J’ai entendu le roi vous inviter à sa table pour ce soir, continua le ministre, et vous y trouverez un ancien ami à vous.

– Un ancien ami à moi ? demanda d’Artagnan, plongeant avec douleur dans les flots sombres du passé, qui avaient englouti pour lui tant d’amitiés et tant de haines.

– M. le duc d’Alaméda, qui est arrivé ce matin d’Espagne, reprit Colbert.

– Le duc d’Alaméda ? fit d’Artagnan en cherchant.

– Moi ! fit un vieillard blanc comme la neige et courbé dans son carrosse, qu’il faisait ouvrir pour aller au-devant du mousquetaire.

– Aramis ! cria d’Artagnan, frappé de stupeur.

Et il laissa, inerte qu’il était, le bras amaigri du vieux seigneur se pendre en tremblant à son cou.

Colbert, après avoir observé un instant en silence, poussa son cheval et laissa les deux anciens amis en tête à tête.

– Ainsi, dit le mousquetaire en prenant le bras d’Aramis, vous voilà, vous, l’exilé, le rebelle, en France ?

– Et je dîne avec vous chez le roi, fit en souriant l’évêque de Vannes. Oui, n’est-ce pas, vous vous demandez à quoi sert la fidélité en ce monde ? Tenez, laissons passer le carrosse de cette pauvre La Vallière. Voyez comme elle est inquiète ! comme son œil flétri par les larmes suit le roi qui va là-bas à cheval !

– Avec qui ?

– Avec Mlle de Tonnay-Charente, devenue Mme de Montespan, répondit Aramis.

– Elle est jalouse, elle est donc trompée ?

– Pas encore, d’Artagnan, mais cela ne tardera pas.

Ils causèrent ensemble tout en suivant la chasse, et le cocher d’Aramis les conduisit si habilement, qu’ils arrivèrent au moment où le faucon, pillant l’oiseau, le forçait à s’abattre et tombait sur lui.

Le roi mit pied à terre, Mme de Montespan l’imita. On était arrivé devant une chapelle isolée, cachée de gros arbres dépouillés déjà par les premiers vents de l’automne. Derrière cette chapelle était un enclos fermé par une porte de treillage.

Le faucon avait forcé la proie à tomber dans l’enclos attenant à cette petite chapelle, et le roi voulut y pénétrer pour prendre la première plume selon l’usage.

Chacun fit cercle autour du bâtiment et des haies, trop petits pour recevoir tout le monde.

D’Artagnan retint Aramis, qui voulait descendre du carrosse comme les autres, et, d’une voix brève :

– Savez-vous, Aramis, dit-il, où le hasard nous a conduits ?

– Non, répondit le duc.

– C’est ici que reposent des gens que j’ai connus, dit d’Artagnan, ému par un triste souvenir.

Aramis, sans rien deviner et d’un pas tremblant, pénétra dans la chapelle par une petite porte que lui ouvrit d’Artagnan.

– Où sont-ils ensevelis ? dit-il.

– Là, dans l’enclos. Il y a une croix, vous voyez, sous ce petit cyprès. Le petit cyprès est planté sur leur tombe ; n’y allez pas ; le roi s’y rend en ce moment, le héron y est tombé.

Aramis s’arrêta et se cacha dans l’ombre. Ils virent alors, sans être vus, la pâle figure de La Vallière, qui, oubliée dans son carrosse, avait d’abord regardé mélancoliquement à sa portière ; puis, emportée par la jalousie, s’était avancée dans la chapelle, où, appuyée sur un pilier, elle contemplait dans l’enclos le roi souriant, qui faisait signe à Mme de Montespan d’approcher et de ne pas avoir peur.

Mme de Montespan s’approcha ; elle prit la main que lui offrait le roi, et celui-ci, arrachant la première plume du héron que le faucon venait d’étrangler, l’attacha au chapeau de sa belle compagne.

Elle, alors, souriant à son tour, baisa tendrement la main qui lui faisait ce présent.

Le roi rougit de plaisir ; il regarda Mme de Montespan avec le feu du désir et de l’amour.

– Que me donnerez-vous en échange ? dit-il.

Elle cassa un des panaches du cyprès et l’offrit au roi, enivré d’espoir.

– Mais, dit tout bas Aramis à d’Artagnan, le présent est triste, car ce cyprès ombrage une tombe.

– Oui, et cette tombe est celle de Raoul de Bragelonne, dit d’Artagnan tout haut ; de Raoul, qui dort sous cette croix auprès d’Athos son père.

Un gémissement retentit derrière eux. Il virent une femme tomber évanouie. Mlle de La Vallière avait tout vu, et elle venait de tout entendre.

– Pauvre femme ! murmura d’Artagnan, qui aida ses femmes à la déposer dans son carrosse, à elle désormais de souffrir.

Le soir, en effet, d’Artagnan s’asseyait à la table du roi auprès de M. Colbert et de M. le duc d’Alaméda.

Le roi fut gai. Il fit mille politesses à la reine, mille tendresses à Madame, assise à sa gauche et fort triste. On se fut cru au temps calme, alors que le roi guettait dans les yeux de sa mère l’aveu ou le désaveu de ce qu’il venait de dire.

De maîtresse, à ce dîner, il n’en fut pas question. Le roi adressa deux ou trois fois la parole à Aramis, en l’appelant M. l’ambassadeur, ce qui augmenta la surprise que ressentait déjà d’Artagnan de voir son ami le rebelle si merveilleusement bien en cour.

Le roi, en se levant de table, offrit la main à la reine, et fit un signe à Colbert, dont l’œil épiait celui du maître.

Colbert prit à part d’Artagnan et Aramis. Le roi se mit à causer avec sa sœur, tandis que Monsieur, inquiet, entretenait la reine d’un air préoccupé, sans quitter sa femme et son frère du coin des yeux.

La conversation entre Aramis, d’Artagnan et Colbert roula sur des sujets indifférents. Ils parlèrent des ministres précédents ; Colbert raconta Mazarin et se fit raconter Richelieu.

D’Artagnan ne pouvait revenir de voir cet homme au sourcil épais, au front bas, contenir tant de bonne science et de joyeuse humeur. Aramis s’étonnait de cette légèreté d’esprit qui permettait à un homme grave de retarder avec avantage le moment d’une conversation plus sérieuse, à laquelle personne ne faisait allusion, bien que les trois interlocuteurs en sentissent l’imminence.

On voyait, aux mines embarrassées de Monsieur, combien la conversation du roi et de Madame le gênait. Madame avait presque les yeux rouges ; allait-elle se plaindre ? allait-elle faire un petit scandale en pleine cour ?

Le roi la prit à part, et, d’un ton si doux, qu’il dut rappeler à la princesse ces jours où on l’aimait pour elle :

– Ma sœur, lui dit-il, pourquoi ces beaux yeux ont-ils pleuré ?

– Mais, Sire… dit-elle.

– Monsieur est jaloux, n’est-ce pas, ma sœur ?

Elle regarda du côté de Monsieur, signe infaillible qui avertit le prince qu’on s’occupait de lui.

– Oui… fit-elle.

– Écoutez-moi, reprit le roi, si vos amis vous compromettent, ce n’est pas la faute de Monsieur.

Il dit ces mots avec une telle douceur, que Madame, encouragée, elle qui avait tant de chagrins depuis longtemps, faillit éclater en pleurs, tant son cœur se brisait.

– Voyons, voyons, chère sœur, dit le roi, contez-nous ces douleurs-là ; foi de frère ! j’y compatis ; foi de roi ! j’y mettrai un terme.

Elle releva ses beaux yeux ; et, avec mélancolie :

Ce ne sont pas mes amis qui me compromettent, dit-elle, ils sont absents ou cachés ; on les a fait prendre en disgrâce à Votre Majesté, eux si dévoués, si bons, si loyaux.

– Vous me dites cela pour Guiche, que j’avais exilé sur la demande de Monsieur ?

– Et qui, depuis cet exil injuste, cherche à se faire tuer une fois par jour !

– Injuste, dites-vous, ma sœur ?

– Tellement injuste, que si je n’eusse pas eu pour Votre Majesté le respect mêlé d’amitié que j’ai toujours…

– Eh bien ?

– Eh bien ! j’eusse demandé à mon frère Charles, sur qui je puis tout…

Le roi tressaillit.

– Quoi donc ?

– Je lui eusse demandé de vous faire représenter que Monsieur et son favori, M. le chevalier de Lorraine, ne doivent pas impunément se faire les bourreaux de mon honneur et de mon bonheur.

– Le chevalier de Lorraine, dit le roi, cette sombre figure ?

– Est mon mortel ennemi. Tant que cet homme vivra dans ma maison, où Monsieur le retient et lui donne tout pouvoir, je serai la dernière femme de ce royaume.

– Ainsi, dit le roi avec lenteur, vous appelez votre frère d’Angleterre un meilleur ami que moi ?

– Les actions sont là, Sire.

– Et vous aimiez mieux aller demander secours à…

– À mon pays ! dit-elle avec fierté ; oui, Sire.

Le roi lui répondit :

– Vous êtes petite-fille de Henri IV comme moi, mon amie. Cousin et beau-frère, est-ce que cela ne fait pas bien la monnaie du titre de frère germain ?

– Alors, dit Henriette, agissez.

– Faisons alliance.

– Commencez.

– J’ai, dites-vous, exilé injustement Guiche ?

– Oh ! oui, fit-elle en rougissant.

– Guiche reviendra.

– Bien.

– Et, maintenant, vous dites que j’ai tort de laisser dans votre maison le chevalier de Lorraine, qui donne contre vous de mauvais conseils à Monsieur ?

– Retenez bien ce que je vous dis, Sire ; le chevalier de Lorraine, un jour… Tenez, si jamais je finis mal, souvenez-vous que d’avance j’accuse le chevalier de Lorraine… c’est une âme capable de tous les crimes !

– Le chevalier de Lorraine ne vous incommodera plus, c’est moi qui vous le promets.

– Alors ce sera un vrai préliminaire d’alliance, Sire ; je le signe… Mais, puisque vous avez fait votre part, dites-moi quelle sera la mienne ?

– Au lieu de me brouiller avec votre frère Charles, il faudrait me faire son ami plus intime que jamais.

– C’est facile.

– Oh ! pas autant que vous croyez ; car, en amitié ordinaire, on s’embrasse, on se fête, et cela coûte seulement un baiser ou une réception, frais faciles ; mais en amitié politique…

– Ah ! c’est une amitié politique ?

– Oui, ma sœur, et alors, au lieu d’accolades et de festins, ce sont des soldats qu’il faut servir tout vivants et tout équipés à son ami ; des vaisseaux qu’il faut lui offrir tout armés avec canons et vivres. Il en résulte qu’on n’a pas toujours ses coffres disposés à faire de ces amitiés là.

– Ah ! vous avez raison, dit Madame… les coffres du roi d’Angleterre sont un peu sonores depuis quelque temps.

– Mais vous, ma sœur, vous qui avez tant d’influence sur votre frère, vous obtiendrez peut-être ce qu’un ambassadeur n’obtiendra jamais.

– Il faut pour cela que j’allasse à Londres, mon cher frère.

– J’y avais bien pensé, repartit vivement le roi, et je m’étais dit qu’un voyage semblable vous donnerait un peu de distraction.

– Seulement, interrompit Madame, il est possible que j’échoue. Le roi d’Angleterre a des conseillers dangereux.

– Des conseillères, voulez-vous dire ?

– Précisément. Si, par hasard, Votre Majesté avait l’intention, je ne fais que supposer, de demander à Charles II son alliance pour une guerre…

– Pour une guerre ?

– Oui. Eh bien ! alors, les conseillères du roi, qui sont au nombre de sept, Mlle Stewart, Mlle Wells, Mlle Gwyn, miss Orchay, Mlle Zunga, miss Daws et la comtesse de Castelmaine, représenteront au roi que la guerre coûte beaucoup d’argent ; qu’il vaut mieux donner des bals et des soupers dans Hampton-Court que d’équiper des vaisseaux de ligne à Portsmouth et à Greenwich.

– Et alors, votre négociation manquera ?

– Oh ! ces dames font manquer toutes les négociations qu’elles ne font pas elles-mêmes.

– Savez-vous l’idée que j’ai eue, ma sœur ?

– Non. Dites.

– C’est qu’en cherchant bien autour de vous, vous eussiez peut-être trouvé une conseillère à emmener près du roi, et dont l’éloquence eût paralysé le mauvais vouloir des sept autres.

– C’est, en effet, une idée, Sire, et je cherche.

– Vous trouverez.

– Je l’espère.

– Il faudrait une jolie personne : mieux vaut un visage agréable qu’un difforme, n’est-ce pas ?

– Assurément.

– Un esprit vif, enjoué, audacieux ?

– Certes.

– De la noblesse… autant qu’il en faut pour s’approcher sans gaucherie du roi. Assez peu pour n’être pas embarrassée de sa dignité de race.

– Très juste.

– Et… qui sût un peu l’anglais.

– Mon Dieu ! mais quelqu’un, s’écria vivement Madame, comme Mlle de Kéroualle, par exemple.

– Eh ! mais oui, dit Louis XIV, vous avez trouvé… c’est vous qui avez trouvé, ma sœur.

– Je l’emmènerai. Elle n’aura pas à se plaindre, je suppose.

– Mais non, je la nomme séductrice plénipotentiaire d’abord, et j’ajouterai les douaires au titre.

– Bien.

– Je vous vois déjà en route, chère petite sœur, et consolée de tous vos chagrins.

– Je partirai à deux conditions. Le première, c’est que je saurai sur quoi négocier.

– Le voici. Les Hollandais, vous le savez, m’insultent chaque jour dans leurs gazettes et par leur attitude républicaine. Je n’aime pas les républiques.

– Cela se conçoit, Sire.

– Je vois avec peine que ces rois de la mer, ils s’appellent ainsi, tiennent le commerce de la France dans les Indes, et que leurs vaisseaux occuperont bientôt tous les ports de l’Europe ; une pareille force m’est trop voisine, ma sœur.

– Ils sont vos alliés, cependant ?

– C’est pourquoi ils ont eu tort de faire frapper cette médaille que vous savez, qui représente la Hollande arrêtant le soleil, comme Josué, avec cette légende : Le soleil s’est arrêté devant moi. C’est peu fraternel, n’est-ce pas ?

– Je croyais que vous aviez oublié cette misère ?

– Je n’oublie jamais rien, ma sœur. Et si mes amis vrais, tels que votre frère Charles, veulent me seconder…

La princesse resta pensive.

– Écoutez : il y a l’empire des mers à partager, fit Louis XIV. Pour ce partage que subissait l’Angleterre, est-ce que je ne représenterai pas la seconde part aussi bien que les Hollandais ?

– Nous avons Mlle de Kéroualle pour traiter cette question-là, repartit Madame.

– Votre seconde condition, je vous prie, pour partir, ma sœur ?

– Le consentement de Monsieur, mon mari.

– Vous l’allez avoir.

– Alors, je suis partie, mon frère.

En écoutant ces mots, Louis XIV se retourna vers le coin de la salle où se trouvaient Colbert et Aramis avec d’Artagnan, et il fit avec son ministre un signe affirmatif.

Colbert brisa alors la conversation au point où elle se trouvait et dit à Aramis :

– Monsieur l’ambassadeur, voulez-vous que nous parlions affaires ?

D’Artagnan s’éloigna aussitôt par discrétion.

Il se dirigea vers la cheminée, à portée d’entendre ce que le roi allait dire à Monsieur, lequel, plein d’inquiétude, venait à sa rencontre.

Le visage du roi était animé. Sur son front se lisait une volonté dont l’expression redoutable ne rencontrait déjà plus de contradiction en France, et ne devait bientôt plus en rencontrer en Europe.

– Monsieur, dit le roi à son frère, je ne suis pas content de M. le chevalier de Lorraine. Vous, qui lui faites l’honneur de le protéger, conseillez-lui de voyager pendant quelques mois.

Ces mots tombèrent avec le fracas d’une avalanche sur Monsieur, qui adorait ce favori et concentrait en lui toutes les tendresses.

Il s’écria :

– En quoi le chevalier a-t-il pu déplaire à Votre Majesté ?

Il lança un furieux regard à Madame.

– Je vous dirai cela quand il sera parti, répliqua le roi impassible. Et aussi quand Madame, que voici, aura passé en Angleterre.

– Madame en Angleterre ! murmura Monsieur saisi de stupeur.

– Dans huit jours, mon frère, continua le roi, tandis que, nous deux, nous irons où je vous dirai.

Et le roi tourna les talons après avoir souri à son frère pour adoucir l’amertume de ces deux nouvelles.

Pendant ce temps-là, Colbert causait toujours avec M. le duc d’Alaméda.

– Monsieur, dit Colbert à Aramis, voici le moment de nous entendre. Je vous ai raccommodé avec le roi, et je devais bien cela à un homme de votre mérite ; mais, comme vous m’avez quelquefois témoigné de l’amitié, l’occasion s’offre de m’en donner une preuve. Vous êtes d’ailleurs plus Français qu’Espagnol. Aurons-nous, répondez-moi franchement, la neutralité de l’Espagne, si nous entreprenons contre les Provinces-Unies ?

– Monsieur, répliqua Aramis, l’intérêt de l’Espagne est bien clair. Brouiller avec l’Europe les Provinces-Unies contre lesquelles subsiste l’ancienne rancune de leur liberté conquise, c’est notre politique ; mais le roi de France est allié des Provinces-Unies. Vous n’ignorez pas ensuite que ce serait une guerre maritime, et que la France n’est pas, je crois, en état de la faire avec avantage.

Colbert, se retournant à ce moment, vit d’Artagnan qui cherchait un interlocuteur pendant les apartés du roi et de Monsieur.

Il l’appela.

Et tout bas à Aramis :

– Nous pouvons causer avec M. d’Artagnan, dit-il.

– Oh ! certes, répondit l’ambassadeur.

– Nous étions à dire, M. d’Alaméda et moi, fit Colbert, que la guerre avec les Provinces-Unies serait une guerre maritime.

– C’est évident, répondit le mousquetaire.

– Et qu’en pensez-vous, monsieur d’Artagnan ?

– Je pense que, pour faire cette guerre maritime, il nous faudrait une bien grosse armée de terre.

– Plaît-il ? fit Colbert qui croyait avoir mal entendu.

– Pourquoi une armée de terre ? dit Aramis.

– Parce que le roi sera battu sur mer s’il n’a pas les Anglais avec lui, et que, battu sur mer, il sera vite envahi, soit par les Hollandais dans les ports, soit par les Espagnols sur terre.

– L’Espagne neutre ? dit Aramis.

– Neutre tant que le roi sera le plus fort, repartit d’Artagnan.

Colbert admira cette sagacité, qui ne touchait jamais à une question sans l’éclairer à fond.

Aramis sourit. Il savait trop que, en fait de diplomates, d’Artagnan ne reconnaissait pas de maître.

Colbert, qui, comme tous les hommes d’orgueil, caressait sa fantaisie avec une certitude de succès, reprit la parole :

– Qui vous dit, monsieur d’Artagnan, que le roi n’a pas de marine ?

– Oh ! je ne me suis pas occupé de ces détails, répliqua le capitaine. Je suis un médiocre homme de mer. Comme tous les gens nerveux, je hais la mer, j’ai idée qu’avec des vaisseaux, la France étant un port de mer à deux cents têtes, on aurait des marins.

Colbert tira de sa poche un petit carnet oblong, divisé en deux colonnes. Sur la première, étaient des noms de vaisseaux ; sur la seconde, des chiffres résumant le nombre de canons et d’hommes qui équipaient ces vaisseaux.

– J’ai eu la même idée que vous, dit-il à d’Artagnan, et je me suis fait faire un relevé des vaisseaux, que nous avons additionnés. Trente-cinq vaisseaux.

– Trente-cinq vaisseaux ! C’est impossible ! s’écria d’Artagnan.

– Quelque chose comme deux mille pièces de canon, fit Colbert. C’est ce que le roi possède en ce moment. Avec trente-cinq vaisseaux on fait trois escadres, mais j’en veux cinq.

– Cinq ! s’écria Aramis.

– Elles seront à flot avant la fin de l’année, messieurs ; le roi aura cinquante vaisseaux de ligne. On lutte avec cela, n’est-ce pas ?

– Faire des vaisseaux, dit d’Artagnan, c’est difficile, mais possible. Quant à les armer, comment faire ? En France, il n’y a ni fonderies, ni chantiers militaires.

– Bah ! répondit Colbert d’un air épanoui, depuis un an et demi, j’ai installé tout cela, vous ne savez donc pas ? Connaissez-vous M. d’Infreville ?

– D’Infreville ? répliqua d’Artagnan ; non.

– C’est un homme que j’ai découvert. Il a une spécialité, il sait faire travailler des ouvriers. C’est lui qui, à Toulon, fait fondre des canons et tailler des bois de Bourgogne. Et puis, vous n’allez peut-être pas croire ce que je vais vous dire, monsieur l’ambassadeur : j’ai eu encore une idée.

– Oh ! monsieur, fit Aramis civilement, je vous crois toujours.

– Figurez-vous que, spéculant sur le caractère des Hollandais nos alliés, je me suis dit : Ils sont marchands, ils sont amis avec le roi, ils seront heureux de vendre à Sa Majesté ce qu’ils fabriquent pour eux-mêmes. Donc, plus on achète… Ah ! il faut que j’ajoute ceci : J’ai Forant… Connaissez-vous Forant, d’Artagnan ?

Colbert s’oubliait. Il appelait le capitaine d’Artagnan tout court, comme le roi. Mais le capitaine sourit.

– Non, répliqua-t-il, je ne le connais pas.

– C’est encore un homme que j’ai découvert, une spécialité pour acheter. Ce Forant m’a acheté trois-cent cinquante mille livres de fer en boulets, deux-cent mille livres de poudre, douze chargements de bois du Nord, des mèches, des grenades, du brai, du goudron, que sais-je, moi ? avec une économie de sept pour cent sur ce que me coûteraient toutes ces choses fabriquées en France.

– C’est une idée, répondit d’Artagnan, de faire fondre des boulets hollandais qui retourneront aux Hollandais.

– N’est-ce pas ? avec perte.

Et Colbert se mit à rire d’un gros rire sec. Il était ravi de sa plaisanterie.

– De plus, ajouta-t-il, ces mêmes Hollandais font au roi, en ce moment, six vaisseaux sur le modèle des meilleurs de leur marine. Destouches… Ah ! vous ne connaissez pas Destouches, peut-être ?

– Non, monsieur.

– C’est un homme qui a le coup d’œil assez singulièrement sûr pour dire, quand il sort un navire sur l’eau, quels sont les défauts et les qualités de ce navire. C’est précieux cela, savez-vous ! La nature est vraiment bizarre. Eh bien ! ce Destouches m’a paru devoir être un homme utile dans un port, et il surveille la construction de six vaisseaux de soixante-dix-huit que les Provinces font construire pour Sa Majesté. Il résulte de tout cela, mon cher monsieur d’Artagnan, que le roi, s’il voulait se brouiller avec les Provinces, aurait une bien jolie flotte. Or, vous savez mieux que personne si l’armée de terre est bonne.

D’Artagnan et Aramis se regardèrent, admirant le mystérieux travail que cet homme avait opéré depuis peu d’années.

Colbert les comprit, et fut touché par cette flatterie, la meilleure de toutes. :

– Si nous ne le savions pas en France, dit d’Artagnan, hors de France on le sait encore moins.

– Voilà pourquoi je disais à M. l’ambassadeur, fit Colbert, que l’Espagne promettant sa neutralité, l’Angleterre nous aidant…

– Si l’Angleterre vous aide, dit Aramis, je m’engage pour la neutralité de l’Espagne.

– Touchez là, se hâta de dire Colbert avec sa brusque bonhomie. Et, à propos de l’Espagne, vous n’avez pas la Toison d’or, monsieur d’Alaméda. J’entendais le roi dire l’autre jour qu’il aimerait à vous voir porter le grand cordon de Saint-Michel.

Aramis s’inclina.

« Oh ! pensa d’Artagnan, et Porthos qui n’est plus là ! Que d’aunes de rubans pour lui dans ces largesses ! Bon Porthos ! »

– Monsieur d’Artagnan, reprit Colbert, à nous deux. Vous aurez, je le parie, du goût pour mener les mousquetaires en Hollande. Savez-vous nager ?

Et il se mit à rire comme un homme agité de belle humeur.

– Comme une anguille, répliqua d’Artagnan.

– Ah ! c’est qu’on a de rudes traversées de canaux et de marécages, là-bas, monsieur d’Artagnan, et les meilleurs nageurs s’y noient.

– C’est mon état, répondit le mousquetaire, de mourir pour Sa Majesté. Seulement, comme il est rare qu’à la guerre on trouve beaucoup d’eau sans un peu de feu, je vous déclare à l’avance que je ferai mon possible pour choisir le feu. Je me fais vieux, l’eau me glace ; le feu réchauffe, monsieur Colbert.

Et d’Artagnan fut si beau de vigueur et de fierté juvénile en prononçant ces paroles, que Colbert, à son tour, ne put s’empêcher de l’admirer.

D’Artagnan s’aperçut de l’effet qu’il avait produit. Il se rappela que le bon marchand est celui qui fait priser haut sa marchandise lorsqu’elle a de la valeur. Il prépara donc son prix d’avance.

– Ainsi, dit Colbert, nous allons en Hollande ?

– Oui, répliqua d’Artagnan ; seulement…

– Seulement ?… fit Colbert.

– Seulement, répéta d’Artagnan, il y a dans tout la question d’intérêt et la question d’amour-propre. C’est un beau traitement que celui de capitaine de mousquetaires ; mais, notez ceci : nous avons maintenant les gardes du roi et la maison militaire du roi. Un capitaine des mousquetaires doit, ou commander à tout cela, et alors il absorberait cent mille livres par an pour frais de représentation et de table…

– Supposez-vous, par hasard, que le roi marchande avec vous ? dit Colbert.

– Eh ! monsieur, vous ne m’avez pas compris, répliqua d’Artagnan, sûr d’avoir emporté la question d’intérêt ; je vous disais que moi, vieux capitaine, autrefois chef de la garde du roi, ayant le pas sur les maréchaux de France, je me vis, un jour de tranchée, deux égaux, le capitaine des gardes et le colonel commandant les Suisses. Or, à aucun prix, je ne souffrirais cela. J’ai de vieilles habitudes, j’y tiens.

Colbert sentit le coup. Il y était préparé, d’ailleurs.

– J’ai pensé à ce que vous me disiez tout à l’heure, répondit-il.

– À quoi, monsieur ?

– Nous parlions des canaux et des marais où l’on se noie.

– Eh bien ?

– Eh bien ! si l’on se noie, c’est faute d’un bateau, d’une planche, d’un bâton.

– D’un bâton si court qu’il soit, dit d’Artagnan.

– Précisément, fit Colbert. Aussi, je ne connais pas d’exemple qu’un maréchal de France se soit jamais noyé.

D’Artagnan pâlit de joie, et, d’une voix mal assurée :

– On serait bien fier de moi dans mon pays, dit-il, si j’étais maréchal de France ; mais il faut avoir commandé en chef une expédition pour obtenir le bâton.

– Monsieur, lui dit Colbert, voici dans ce carnet, que vous méditerez, un plan de campagne que vous aurez à faire observer au corps de troupes que le roi met sous vos ordres pour la campagne, au printemps prochain.

D’Artagnan prit le livre en tremblant, et ses doigts rencontrant ceux de Colbert, le ministre serra loyalement la main du mousquetaire.

– Monsieur, lui dit-il, nous avions tous deux une revanche à prendre l’un sur l’autre. J’ai commencé ; à votre tour !

– Je vous fais réparation, monsieur, répondit d’Artagnan, et vous supplie de dire au roi que la première occasion qui me sera offerte comptera pour une victoire, ou verra ma mort.

– Je fais broder dès à présent, dit Colbert, les fleurs de lis d’or de votre bâton de maréchal.

Le lendemain de ce jour, Aramis, qui partait pour Madrid afin de négocier la neutralité de l’Espagne, vint embrasser d’Artagnan à son hôtel.

– Aimons-nous pour quatre, dit d’Artagnan, nous ne sommes plus que deux.

– Et tu ne me verras peut-être plus, cher d’Artagnan, dit Aramis ; si tu savais comme je t’ai aimé ! Je suis vieux, je suis éteint, je suis mort.

– Mon ami, dit d’Artagnan, tu vivras plus que moi, la diplomatie t’ordonne de vivre ; mais, moi, l’honneur me condamne à mort.

– Bah ! les hommes comme nous, monsieur le maréchal, dit Aramis, ne meurent que rassasiés, de joie et de gloire.

– Ah ! répliqua d’Artagnan avec un triste sourire, c’est qu’à présent je ne me sens plus d’appétit, monsieur le duc.

Ils s’embrassèrent encore, et, deux heures après, ils étaient séparés.

Chapitre CCLXVIII – La mort de M. d’Artagnan §

Contrairement à ce qui arrive toujours, soit en politique, soit en morale, chacun tint ses promesses et fit honneur à ses engagements.

Le roi appela M. de Guiche et chassa M. le chevalier de Lorraine ; de telle façon que Monsieur en fit une maladie.

Madame partit pour Londres, où elle s’appliqua si bien à faire goûter à Charles II, son frère, les conseils politiques de Mlle de Kéroualle, que l’alliance entre la France et l’Angleterre fut signée, et que les vaisseaux anglais lestés par quelques millions d’or français, firent une terrible campagne contre les flottes des Provinces-Unies.

Charles II avait promis à Mlle de Kéroualle un peu de reconnaissance pour ses bons conseils : il la fit duchesse de Portsmouth.

Colbert avait promis au roi des vaisseaux, des munitions et des victoires. Il tint parole, comme on sait.

Enfin Aramis, celui de tous sur les promesses duquel on pouvait le moins compter, écrivit à Colbert la lettre suivante, au sujet des négociations dont il s’était chargé à Madrid :

« Monsieur Colbert,

« J’ai l’honneur de vous expédier le R.P. d’Oliva, général par intérim de la Société de Jésus, mon successeur provisoire.

« Le révérend père vous expliquera, monsieur Colbert, que je garde la direction de toutes les affaires de l’ordre qui concernent la France et l’Espagne ; mais que je ne veux pas conserver le titre de général, qui jetterait trop de lumière sur la marche des négociations dont Sa Majesté Catholique veut bien me charger. Je reprendrai ce titre par l’ordre de Sa Majesté quand les travaux que j’ai entrepris, de concert avec vous, pour la plus grande gloire de Dieu et de son Église, seront menés à bonne fin.

« Le R.P. d’Oliva vous instruira aussi, monsieur, du consentement que donne Sa Majesté Catholique à la signature d’un traité qui assure la neutralité de l’Espagne, dans le cas d’une guerre entre la France et les Provinces-Unies.

« Ce consentement serait valable, même si l’Angleterre, au lieu de se porter active, se contentait de demeurer neutre.

« Quant au Portugal, dont nous avions parlé vous et moi, monsieur, je puis vous assurer qu’il contribuera de toutes ses ressources à aider le roi Très Chrétien dans sa guerre.

« Je vous prie, monsieur Colbert, de me vouloir garder votre amitié, comme aussi de croire à mon profond attachement, et de mettre mon respect aux pieds de Sa Majesté Très Chrétienne.

Signé : Duc d’Alaméda. »

Aramis avait donc tenu plus qu’il n’avait promis ; il restait à savoir comment le roi, M. Colbert et M. d’Artagnan seraient fidèles les uns aux autres.

Au printemps, comme l’avait prédit Colbert, l’armée de terre entra en campagne.

Elle précédait, dans un ordre magnifique, la Cour de Louis XIV, qui, parti à cheval, entouré de carrosses pleins de dames et de courtisans, menait à cette fête sanglante l’élite de son royaume.

Les officiers de l’armée n’eurent, il est vrai, d’autre musique que l’artillerie des forts hollandais ; mais ce fut assez pour un grand nombre, qui trouvèrent dans cette guerre les honneurs, l’avancement, la fortune ou la mort.

M. d’Artagnan partit, commandant un corps de douze mille hommes, cavalerie et infanterie, avec lequel il eut ordre de prendre les différentes places qui sont les nœuds de ce réseau stratégique qu’on appelle la Frise.

Jamais armée ne fut conduite plus galamment à une expédition. Les officiers savaient que le maître, aussi prudent, aussi rusé qu’il était brave, ne sacrifierait ni un homme ni un pouce de terrain sans nécessité.

Il avait les vieilles habitudes de la guerre : vivre sur le pays, tenir le soldat chantant, l’ennemi pleurant.

Le capitaine des mousquetaires du roi mettait sa coquetterie à montrer qu’il savait l’état. On ne vit jamais occasions mieux choisies, coups de main mieux appuyés, fautes de l’assiégé mieux mises à profit. L’armée de d’Artagnan prit douze petites places en un mois.

Il en était à la treizième, et celle-ci tenait depuis cinq jours. D’Artagnan fit ouvrir la tranchée sans paraître supposer que ces gens-là pussent jamais se prendre.

Les pionniers et les travailleurs étaient, dans l’armée de cet homme, un corps rempli d’émulation, d’idées et de zèle, parce qu’il les traitait en soldats, savait leur rendre la besogne glorieuse, et ne les laissait jamais tuer que quand il ne pouvait faire autrement.

Aussi fallait-il voir l’acharnement avec lequel se retournaient les marécageuses glèbes de la Hollande. Ces tourbières et ces glaises fondaient, aux dires des soldats, comme le beurre aux vastes poêles des ménagères frisonnes.

M. d’Artagnan expédia un courrier au roi pour lui donner avis des derniers succès ; ce qui redoubla la belle humeur de Sa Majesté et ses dispositions à bien fêter les dames.

Ces victoires de M. d’Artagnan donnaient tant de majesté au prince, que Mme de Montespan ne l’appela plus que Louis l’Invincible.

Aussi, Mlle de La Vallière, qui n’appelait le roi que Louis le Victorieux, perdit-elle beaucoup de la faveur de Sa Majesté. D’ailleurs, elle avait souvent les yeux rouges, et, pour un invincible, rien n’est aussi rebutant qu’une maîtresse qui pleure, alors que tout sourit autour de lui. L’astre de Mlle de La Vallière se noyait à l’horizon dans les nuages et les larmes.

Mais la gaieté de Mme de Montespan redoublait avec les succès du roi, et le consolait de toute autre disgrâce.

C’était à d’Artagnan que le roi devait cela.

Sa Majesté voulut reconnaître ces services ; il écrivit à M. Colbert :

« Monsieur Colbert, nous avons une promesse à remplir envers M. d’Artagnan, qui tient les siennes. Je vous fais savoir qu’il est l’heure de s’y exécuter. Toutes provisions à cet égard vous seront fournies en temps utile.

« Louis. »

En conséquence, Colbert, qui retenait près de lui l’envoyé de d’Artagnan, remit à cet officier une lettre de lui, Colbert, pour d’Artagnan, et un petit coffre de bois d’ébène incrusté d’or, qui n’était pas fort volumineux en apparence, mais qui sans doute, était bien lourd, puisqu’on donna au messager une garde de cinq hommes pour l’aider à le porter.

Ces gens arrivèrent devant la place qu’assiégeait M. d’Artagnan vers le point du jour, et ils se présentèrent au logement du général.

Il leur fut répondu que M. d’Artagnan, contrarié d’une sortie que lui avait faite la veille le gouverneur, homme sournois, et dans laquelle on avait comblé les ouvrages, tué soixante-dix-sept hommes et commencé à réparer une brèche, venait de sortir avec une dizaine de compagnies de grenadiers pour faire relever les travaux.

L’envoyé de M. Colbert avait ordre d’aller chercher M. d’Artagnan partout où il serait, à quelque heure que ce fût du jour ou de la nuit. Il s’achemina donc vers les tranchées, suivi de son escorte, tous à cheval.

On aperçut en plaine découverte M. d’Artagnan avec son chapeau galonné d’or, sa longue canne et ses grands parements dorés. Il mâchonnait sa moustache blanche, et n’était occupé qu’à secouer, avec sa main gauche, la poussière que jetaient sur lui en passant les boulets qui effondraient le sol.

Aussi, dans ce terrible feu qui remplissait l’air de sifflements, voyait-on les officiers manier la pelle, les soldats rouler les brouettes, et les vastes fascines, s’élevant portées ou traînées par dix à vingt hommes, couvrir le front de la tranchée, rouverte jusqu’au cœur par cet effort furieux du général animant ses soldats.

En trois heures, tout avait été rétabli. D’Artagnan commençait à parler plus doucement. Il fut tout à fait calmé quand le capitaine des pionniers vint lui dire, le chapeau à la main, que la tranchée était logeable.

Cet homme eut à peine achevé de parler, qu’un boulet lui coupa une jambe et qu’il tomba dans les bras de d’Artagnan. Celui-ci releva son soldat, et, tranquillement, avec toutes sortes de caresses, il le descendit dans la tranchée, aux applaudissements enthousiastes des régiments.

Dès lors, ce ne fut plus une ardeur, mais un délire ; deux compagnies se dérobèrent et coururent jusqu’aux avant-postes, qu’elles eurent culbutés en un tour de main. Quand leurs camarades, contenus à grand-peine par d’Artagnan, les virent logés sur les bastions, ils s’élancèrent aussi, et bientôt un assaut furieux fut donné à la contrescarpe, d’où dépendait le salut de la place.

D’Artagnan vit qu’il ne lui restait qu’un moyen d’arrêter son armée, c’était de la loger dans la place ; il poussa tout le monde sur deux brèches que les assiégés s’occupaient à réparer ; le choc fut terrible. Dix-huit compagnies y prirent part, et d’Artagnan se porta avec le reste à une demi-portée de canon de la place, pour soutenir l’assaut par échelons.

On entendait distinctement les cris des Hollandais poignardés sur leurs pièces par les grenadiers de d’Artagnan ; la lutte grandissait de tout le désespoir du gouverneur, qui disputait pied à pied sa position.

D’Artagnan, pour en finir et faire éteindre le feu qui ne cessait point, envoya une nouvelle colonne, qui troua comme une vrille les portes encore solides, et l’on aperçut bientôt sur les remparts, dans le feu, la course effarée des assiégés poursuivis par les assiégeants.

C’est à ce moment que le général, respirant et plein d’allégresse, entendit, à ses côtés, une voix qui lui disait :

– Monsieur, s’il vous plaît, de la part de M. Colbert.

Il rompit le cachet d’une lettre qui renfermait ces mots :

« Monsieur d’Artagnan, le roi me charge de vous faire savoir qu’il vous a nommé maréchal de France en récompense de vos bons services et de l’honneur que vous faites à ses armes.

« Le roi est charmé, monsieur, des prises que vous avez faites ; il vous commande, surtout, de finir le siège que vous avez commencé, avec bonheur pour vous et succès pour lui. »

D’Artagnan était debout, le visage échauffé, l’œil étincelant. Il leva les yeux pour voir les progrès de ses troupes sur ces murs tout enveloppés de tourbillons rouges et noirs.

– J’ai fini, répondit-il au messager. La ville sera rendue dans un quart d’heure.

Il continua sa lecture.

« Le coffret, monsieur d’Artagnan, est mon présent à moi. Vous ne serez pas fâché de voir que, tandis que vous autres, guerriers, vous tirez l’épée pour défendre le roi, j’anime les arts pacifiques à vous orner des récompenses dignes de vous.

« Je me recommande à votre amitié, monsieur le maréchal, et vous supplie de croire à toute la mienne.

« Colbert. »

D’Artagnan, ivre de joie, fit un signe au messager qui s’approcha, son coffret dans les mains. Mais au moment où le maréchal allait s’appliquer à le regarder, une forte explosion retentit sur les remparts et appela son attention du côté de la ville.

– C’est étrange, dit d’Artagnan, que je ne voie pas encore le drapeau du roi sur les murs et qu’on n’entende pas battre la chamade.

Il lança trois cents hommes frais, sous la conduite d’un officier plein d’ardeur, et ordonna qu’on battît une autre brèche.

Puis, plus tranquille, il se retourna vers le coffret que lui tendait l’envoyé de Colbert. C’était son bien ; il l’avait gagné.

D’Artagnan allongeait le bras pour ouvrir ce coffret, quand un boulet, parti de la ville, vint broyer le coffre entre les bras de l’officier, frappa d’Artagnan en pleine poitrine, et le renversa sur un talus de terre, tandis que le bâton fleurdelisé, s’échappant des flancs mutilés de la boîte, venait en roulant se placer sous la main défaillante du maréchal.

D’Artagnan essaya de se relever. On l’avait cru renversé sans blessures. Un cri terrible partit du groupe de ses officiers épouvantés : le maréchal était couvert de sang ; la pâleur de la mort montait lentement à son noble visage.

Appuyé sur les bras qui, de toutes parts, se tendaient pour le recevoir, il put tourner une fois encore ses regards vers la place, et distinguer le drapeau blanc à la crête du bastion principal ; ses oreilles, déjà sourdes aux bruits de la vie, perçurent faiblement les roulements du tambour qui annonçaient la victoire.

Alors serrant de sa main crispée le bâton brodé de fleurs de lis d’or, il abaissa vers lui ses yeux qui n’avaient plus la force de regarder au ciel, et il tomba en murmurant ces mots étranges, qui parurent aux soldats surpris autant de mots cabalistiques, mots qui avaient jadis représenté tant de choses sur la terre, et que nul, excepté ce mourant, ne comprenait plus :

– Athos, Porthos, au revoir. – Aramis, à jamais, adieu !

Des quatre vaillants hommes dont nous avons raconté l’histoire, il ne restait plus qu’un seul corps : Dieu avait repris les âmes.

FIN