De la faiblesse de l’homme §

Miserere mei Domine, quoniam infirmus sum

Chapitre I.
Idées que l’orgueil nous donne de nous-mêmes.On ne travaille dans le monde que pour embellir cette idée. Que l’orgueil de tous les peuples est de même nature, des grands, des petits, des nations policées et des sauvages. §

L’orgueil est une enflure du cœur par laquelle l’homme s’étend et se grossit en quelque sorte en lui-même, et rehausse son idée par celle de force, de grandeur et d’excellence. C’est pourquoi les richesses nous élèvent, parce qu’elles nous donnent lieu de nous considérer nous-mêmes comme plus forts et plus grands. Nous les regardons, selon l’expression du Sage, comme une ville forte qui nous met à couvert des injures de la fortune, et nous donne moyen de dominer sur les autres : Substantia divitis urbs roboris ejus ; et c’est ce qui cause cette élévation intérieure qui est le ver des richesses, comme dit saint Augustin.

L’orgueil des Grands est de même nature que celui des riches, et il consiste de même dans cette idée qu’ils ont de leur force. Mais comme en se considérant seuls ils ne pourraient pas trouver en eux-mêmes de quoi la former, ils ont accoutumé de joindre à leur être l’image de tout ce qui leur appartient, et qui est lié à eux. Un Grand dans son idée n’est pas un seul homme, c’est un homme environné de tous ceux qui sont à lui, et qui s’imagine avoir autant de bras qu’ils en ont tous ensemble, parce qu’il en dispose et qu’il les remue. Un général d’année se représente toujours à lui-même au milieu de tous ses soldats. Ainsi, chacun tâche d’occuper le plus de place qu’il peut dans son imagination, et l’on ne se pousse et ne s’agrandit dans le monde que pour augmenter l’idée que chacun se forme de soi-même. Voilà le but de tous les desseins ambitieux des hommes. Alexandre et César n’ont point eu d’autre vue dans toutes leurs batailles que celle-là. Et si l’on demande pourquoi le Grand Seigneur a fait depuis peu périr cent mille hommes devant Candie, on peut répondre sûrement que ce n’est que pour attacher encore à cette image intérieure qu’il a de lui-même le titre de conquérant.

C’est ce qui nous a produit tous ces titres fastueux qui se multiplient à mesure que l’orgueil intérieur est plus grand ou moins déguisé. Je m’imagine que celui qui s’est le premier appelé Haut et puissant Seigneur seregardait comme élevé sur la tête de ses vassaux, et que c’est ce qu’il a voulu dire par cette épithète de haut,si peu convenable à la bassesse des hommes. Les nations orientales surpassent de beaucoup celles de l’Europe dans cet amas de titres, parce qu’elles sont plus sottement vaines. Il faut une page entière pour expliquer les qualités du plus petit roi des Indes, parce qu’ils y comprennent le dénombrement de leurs revenus, de leurs éléphants et de leurs pierreries, et que tout cela fait partie de cet être imaginaire, qui est l’objet de leur vanité.

Peut-être même que ce qui fait désirer aux hommes avec tant de passion l’approbation des autres est qu’elle les affermit et les fortifie dans l’idée qu’ils ont de leur excellence propre ; car ce sentiment public les en assure, et leurs approbateurs sont comme autant de témoins qui les persuadent qu’ils ne se trompent pas dans le jugement qu’ils font d’eux-mêmes.

L’orgueil qui naît des qualités spirituelles est de même genre que celui qui est fondé sur des avantages extérieurs ; et il consiste de même dans une idée qui nous représente grands à nos yeux, et qui fait que nous nous jugeons dignes d’estime et de préférence, soit que cette idée soit formée sur quelque qualité que l’on connaisse distinctement en soi, soit que ce ne soit qu’une image confuse d’une excellence et d’une grandeur que l’on s’attribue.

C’est aussi cette idée qui cause le plaisir ou le dégoût que l’on trouve dans quantité de petites choses qui nous flattent ou qui nous blessent, sans que l’on en voie d’abord la raison. On prend plaisir à gagner à toutes sortes de jeux, même sans avarice, et l’on n’aime point à perdre. C’est que quand on perd, on se regarde comme malheureux, ce qui renferme l’idée de faiblesse et de misère ; et quand on gagne, on se regarde comme heureux, ce qui présente à l’esprit celle de force, parce qu’on suppose qu’on est favorisé de la fortune. On parle de même fort volontiers de ses maladies ou des dangers que l’on a courus, parce qu’on se regarde en cela, ou comme étant protégé particulièrement de Dieu, ou comme ayant beaucoup de force ou beaucoup d’adresse pour résister aux maux de la vie.

Chapitre II.
Qu’il faut humilier l’homme en lui faisant connaître sa faiblesse, mais non en le réduisant à la condition des bêtes. §

Si donc l’orgueil vient de l’idée que l’homme a de sa propre force et de sa propre excellence, il semble que le meilleur moyen de l’humilier soit de le convaincre de sa faiblesse. Il faut piquer cette enflure pour en faire sortir le vent qui la cause. Il le faut détromper de l’illusion par laquelle il se représente grand à soi-même, en lui montrant sa petitesse et ses infirmités, non afin de le réduire par là à l’abattement et au désespoir, mais afin de le porter à chercher en Dieu le soutien, l’appui, la grandeur et la force qu’il ne peut trouver en son être, ni dans tout ce qu’il y joint.

Mais il faut bien se donner de garde de le faire à la manière de certains auteurs, qui, sous prétexte d’humilier l’orgueil de l’homme, l’ont voulu réduire à la condition des bêtes, et se sont portés jusqu’à soutenirqu’il n’avait aucun avantage sur les autres animaux. Ces discours font un effet tout contraire à celui qu’ils ont prétendu, et ils passent justement plutôt pour des jeux d’esprit que pour des discours sérieux. Il y a dans l’homme un sentiment si vif et si clair de son excellence au-dessus des bêtes, que c’est en vain que l’on prétend l’obscurcir par de petits raisonnements et de petites histoires vaines ou fausses. Tout ce que la vérité peut faire est de nous humilier, et souvent même on ne trouve que trop de moyens de rendre toutes ses lumières inutiles, quelque vives qu’elles soient. Que peut-on donc espérer de ces petites raisons dont on sent la fausseté par un témoignage intérieur qu’on ne saurait étouffer ?

Qu’il est à craindre que ces discours, au lieu de naître d’une reconnaissance sincère de la bassesse de l’homme, et d’un désir d’abattre son orgueil, ne viennent au contraire d’une secrète vanité ou d’une corruption encore plus grande ! Car il y a des gens qui, voulant vivre comme des bêtes, ne trouvent rien de fort humiliant dans les opinions qui les rendent semblables aux bêtes ; ils y trouvent au contraire un secret soulagement, parce que leurs dérèglements leur deviennent moins honteux, en paraissant plus conformes à la nature. Ils sont d’ailleurs bien aises de rabaisser avec eux ceux dont l’éclat et la grandeur les incommodent, et ils ne se soucient guère de n’être pas différents des bêtes, pourvu qu’ils mettent au même rang les rois et les princes, les savants et les philosophes.

Ne nous amusons donc point à chercher dans ces vaines fantaisies des preuves de notre faiblesse, nous en avons assez de véritables et de réelles dans nous-mêmes. Il ne faut que considérer pour cela notre corps et notre esprit, non de cette vue superficielle et trompeuse, par laquelle on se cache ce que l’on n’en veut pas voir, et l’on n’y voit que ce qui nous plaît, mais d’une vue plus distincte, plus étendue et plus sincère, qui nous découvre à nous-mêmes tels que nous sommes, et qui nous montre ce que nous avons véritablement de faiblesse, de force, de bassesse et de grandeur.

Chapitre III.
Description de l’homme, et premièrement de la machine de son corps. Combien l’idée qu’il a de sa force est mal fondée.
L’homme fuit de se comparer aux autres créatures, de peur de reconnaître sa petitesse en toutes choses.
Il le faut forcer à faire cette comparaison. §

En regardant l’homme comme de loin, nous y apercevons d’abord une âme et un corps attachés et liés ensemble par un nœud inconnu et incompréhensible, qui fait que les impressions du corps passent à l’âme, et que les impressions de l’âme passent au corps, sans que personne puisse concevoir la raison et le moyen de cette communication entre des natures si différentes. Ensuite, en s’en approchant comme de plus près, pour connaître plus distinctement ces différentes parties, on voit que ce corps est une machine composée d’une infinité de tuyaux et de ressorts propres à produire une diversité infinie d’actions et de mouvements, soit pour la conservation même de cette machine, soit pour d’autres usages auxquels on l’emploie, et que l’âme est une nature intelligente, capable de bien et de mal, de bonheur et de misère, qu’il y a certaines actions de la machine du corps qui se font indépendamment de l’âme ; qu’il y en a d’autres où il faut qu’elle contribue par sa volonté et qui ne se feraient pas sans elle ; et que de ces actions les unes sont nécessaires à la conservation même de la machine, comme le boire et le manger, les autres sont destinées à d’autres fins.

Cette machine, quoique unie si étroitement à un esprit, n’est ni immortelle, ni incapable d’être troublée et déréglée ; au contraire elle est d’une telle nature, qu’elle ne peut durer qu’un certain nombre d’années, et qu’elle renferme en soi des causes de sa destruction et de sa ruine. Souvent même elle se rompt et se défait en fort peu de temps. Elle est sujette, lors même qu’elle subsiste, à une infinité de dérèglements pénibles qu’on appelle des maladies. Les médecins ont en vain essayé d’en faire le dénombrement. Il y en a plus qu’ils n’en sauraient connaître, parce que cette multitude innombrable de ressorts et de tuyaux déliés qui doivent donner passage à des humeurs et à des esprits ne peut presque subsister sans qu’il y arrive du désordre ; et ce qu’il y a de plus fâcheux est que ce désordre ne demeure pas dans le corps ; il passe à l’esprit, il l’afflige, il l’inquiète, il le travaille, et il lui cause de la douleur et de la tristesse.

L’homme a le pouvoir de remuer certaines parties de sa machine qui obéissent à sa volonté ; et par le mouvement de cette machine il remue aussi quelques corps étrangers selon le degré de sa force. Cette force est un peu plus grande dans les uns que dans les autres, mais elle est fort petite en tous : de sorte que, pour ses ouvrages un peu plus considérables, il est obligé de se servir des grands mouvements qu’il trouve dans la nature, qui sont ceux de l’eau, de l’air et du feu. C’est par là qu’il supplée à sa faiblesse, et qu’il fait beaucoup plus qu’il ne pourrait faire par lui-même. Mais avec tout cela, tout ce qu’il fait est fort peu de chose ; et c’est en le considérant avec tous les secours qu’il peut emprunter des corps étrangers par son industrie, que nous ferons voir que la vanité qu’il tire de sa puissance et de sa force est très mal fondée.

Mais ce qui fait naître ou qui entretient dans l’homme cette idée présomptueuse, c’est que l’amour-propre le resserre et le renferme tellement en lui-même, que de toutes les choses du monde il ne s’applique qu’à celles qui ont rapport à lui et qui sont liées avec lui. Il se fait en quelque sorte une éternité de sa vie, parce qu’il ne s’occupe point de tout ce qui est au-deçà et au-delà ; et un monde du petit cercle de créatures qui l’environnent, sur lesquelles il agit, ou qui agissent sur lui ; et c’est par la place qu’il se donne dans ce petit monde qu’il se forme cette idée avantageuse de sa grandeur.

Il semble que ce soit pour dissiper cette illusion naturelle que Dieu, ayant dessein d’humilier Job sous sa majesté souveraine, le fait comme sortir de lui-même pour lui faire contempler ce grand monde et toutes les créatures qui le remplissent, afin de le convaincre par là de son impuissance et de sa faiblesse, en lui faisant voir combien il y a de causes et d’effets dans la nature qui surpassent, non seulement sa force, mais aussi son intelligence. Et, en effet, qu’y a-t-il de plus capable de détruire cette fausse idée que l’homme se forme de la grandeur de son être, en ne se comparant qu’avec lui-même ou avec des hommes semblables à lui, que de l’obliger à considérer toutes les autres créatures, et ce qu’elles nous découvrent de la grandeur infinie de Dieu ? Plus Dieu sera grand et puissant à nos yeux, plus nous nous trouverons petits et faibles, et ce n’est qu’en perdant de vue cette grandeur infinie que nous nous estimons quelque chose.

Pour suivre donc cette ouverture que l’Écriture nous donne, que chacun contemple cette durée infinie qui le précède et qui le suit, et qu’y voyant sa vie renfermée, il regarde ce qu’elle en occupe. Qu’il se demande à lui-même pourquoi il a commencé de paraître plutôt en ce point qu’en un autre de cette éternité, et s’il sent en soi la force, ou de se donner l’être, ou de se le conserver. Qu’il en fasse de même de l’espace. Qu’il porte la vue de son esprit dans cette immensité où son imagination ne saurait trouver de bornes. Qu’il regarde cette vaste étendue de matière que ses sens découvrent. Qu’il considère dans cette comparaison ce qui lui en est échu en partage, c’est-à-dire cette portion de matière qui fait son corps. Qu’il voie ce qu’elle est et ce qu’elle remplit dans l’univers. Qu’il tâche de découvrir pourquoi elle se trouve en ce heu plutôt qu’en un autre de cet infini où il est comme abîmé. Il est impossible que dans cette vue il ne considère la terre tout entière comme un cachot où il se trouve confiné. Que sera-ce donc de l’espace qu’il occupe sur la terre ? Il est vrai qu’il a quelque pouvoir d’en changer, mais il n’en change point qu’il n’en perde autant qu’il en acquiert, et il se voit toujours englouti comme un atome imperceptible dans l’immensité de l’univers.

Qu’il joigne à cette considération celle de tous ces grands mouvements qui agitent toute la matière du monde, et qui emportent tous ces grands corps qui roulent sur nos têtes. Qu’il y joigne celle de tout ce qui se fait dans le monde corporel indépendamment de lui. Qu’il y joigne celle du monde spirituel, de cette infinité d’anges et de démons, de ce nombre prodigieux de morts qui ne sont morts qu’à notre égard, et qui sont plus vivants et plus agissants qu’ils n’étaient. Qu’il y joigne celle de tous les hommes vivants qui ne pensent point à lui, qui ne le connaissent point, et sur lesquels il n’a aucun pouvoir ; et que dans cette contemplation il se demande à lui-même ce qu’il est dans ce double monde, quel est son rang, sa force, sa grandeur, sa puissance, en comparaison de celle de toutes les autres créatures.

Chapitre IV.
Néant de la vie présente de l’homme, et de tout ce qui est fondé sur cette vie. §

Cette comparaison de l’homme avec toutes les autres créatures tend principalement à humilier l’homme en la présence de Dieu, et à lui faire reconnaître sa propre faiblesse en la comparant à la puissance infinie de son auteur. Et ce n’est pas peu que de s’humilier en cette sorte, puisqu’il ne s’élève en lui-même qu’en oubliant ce qu’il est à l’égard de Dieu. Et c’est pourquoi l’apôtre saint Pierre nous recommande de nous humilier sous la puissante main de Dieu : Humiliamini sub potenti manu Dei.Elle tend aussi à détruire la vaine complaisance que l’homme ressent, en considérant le rang qu’il tient dans ce petit monde où il se renferme, parce qu’en lui donnant un plus grand théâtre, et l’obligeant de se joindre à tous les autres êtres, on lui fait perdre l’idée de cette grandeur fantastique qu’il ne se donne à lui-même qu’en se séparant de toutes les autres créatures. Mais il faut aller plus avant, et lui faire voir que toute cette force même qu’il s’attribue dans son petit monde n’est qu’une pure faiblesse, et que sa vanité est mal fondée en toutes manières. Et c’est ce qui est bien facile.

Car la force et la grandeur prétendue que l’homme s’attribue dans son idée n’est fondée que sur sa vie, puisqu’il ne se regarde que dans cette vie, et qu’il considère en quelque sorte tous ceux qui sont morts comme s’ils étaient anéantis. Mais qu’est-ce que cette vie sur laquelle il se fonde, et quelle force a-t-il pour la conserver ? Elle dépend d’une machine si délicate et composée de tant de ressorts, qu’au Lieu d’admirer comme elle se détruit, il y a lieu de s’étonner comment elle peut seulement subsister un peu de temps. Le moindre vaisseau qui se rompt, ou qui se bouche, interrompant le cours du sang et des humeurs, mine l’économie de tout le corps. Un petit épanchement de sang dans le cerveau suffit pour boucher les pores par où les esprits entrent dans les nerfs, et pour arrêter tous les mouvements. Si nous voyions ce qui nous fait mourir, nous en serions surpris. Ce n’est quelquefois qu’une goutte d’humeur étrangère, qu’un grain de matière mal placé, et cette goutte ou ce grain suffit pour renverser tous les desseins ambitieux de ces conquérants et de ces maîtres du monde.

Je me souviens sur ce sujet qu’un jour on montra à une personne de grande qualité et de grand esprit un ouvrage d’ivoire d’une extraordinaire délicatesse : c’était un petit homme monté sur une colonne si déliée que le moindre vent était capable de briser tout cet ouvrage, et l’on ne pouvait assez admirer l’adresse avec laquelle l’ouvrier avait su le tailler. Cependant, au lieu d’en être surprise comme les autres, elle témoigna qu’elle était tellement frappée de l’inutilité de cet ouvrage, et de la perte du temps de celui qui s’y était occupé, qu’elle ne pouvait appliquer son esprit à cette industrie que les autres y admiraient. Je trouvai ce sentiment fort juste ; mais je pensai en même temps qu’on le pouvait appliquer à bien des choses de plus grande conséquence. Toutes ces grandes fortunes par lesquelles les ambitieux s’élèvent, comme par différents degrés, sur la tête des peuples et des grands, ne sont soutenues que par des appuis aussi délicats et aussi fragiles en leur genre que l’étaient ceux de cet ouvrage d’ivoire. Il ne faut qu’un tour d’imagination dans l’esprit d’un prince, une vapeur maligne qui s’élèvera dans ceux qui l’environnent, pour ruiner tout cet édifice d’ambition. Et après tout, il est bâti sur la vie de cet ambitieux. Lui mort, voilà sa fortune renversée et anéantie. Et qu’y a-t-il de plus fragile et de plus faible que la vie d’un homme ? Encore en conservant avec quelque soin ce petit ouvrage, on le peut garder tant que l’on veut ; mais quelque soin qu’on prenne à conserver sa vie, il n’y aucun moyen d’empêcher qu’elle ne finisse bientôt.

Si les hommes faisaient réflexion sur cela, ils seraient infiniment plus retenus à s’engager en tant de desseins et d’entreprises, qui demande- raient des hommes immortels, et des corps autrement faits que les nôtres. Croit-on que qui aurait dit bien précisément à tous ceux que nous avons vus de notre temps faire des fortunes immenses qui se sont dissipées après leur mort ce qui devait arriver et à eux et à leurs maisons, et qu’on leur eût marqué expressément qu’en s’engageant dans la voie qu’ils ont prise, ils seraient dans l’éclat un certain nombre d’années avec mille soins, mille inquiétudes et mille traverses ; qu’ils feraient tout leur possible pour élever leur famille et pour la laisser puissante en biens et en charges ; qu’ils mourraient en un tel temps ; qu’ensuite toutes les langues et tous les écrivains se déchaîneraient contre eux ; que leur famille s’éteindrait ; que tous leurs grands biens se dissiperaient ; croit-on, dis-je, qu’ils eussent voulu prendre toutes les peines qu’ils ont prises pour si peu de chose ? Pour moi je ne le crois pas. Si les hommes ne se promettent pas positivement l’immortalité et l’éternité, parce que ce serait une illusion trop grossière, au moins n’envisagent-ils jamais expressément les bornes de leur vie et de leur fortune. Ils sont bien aises de les oublier et de n’y penser pas. Et c’est pourquoi il est bon de les en avertir, en leur montrant que tous ces biens et toutes ces grandeurs qu’ils entassent n’ont pour base qu’une vie que tout est capable de détruire.

Car ce n’est encore que l’oubli de la fragilité de la vie, et une confiance sans raison d’échapper de tous les dangers, qui fait résoudre les hommes à entreprendre des voyages au bout du monde, et à porter à la Chine leur corps, c’est-à-dire tout leur être dans leur pensée, pour en rapporter des drogues et des vernis. En vérité s’ils y pensaient bien, et s’ils comptaient bien ce qu’ils hasardent et ce qu’ils désirent acquérir, ils concluraient sans doute qu’un peu de bien ne vaut pas la peine d’exposer une machine aussi faible que la leur à tant de périls et à tant d’incommodités ; mais ils s’aveuglent volontairement eux-mêmes contre leur propre intérêt. Ils n’aiment que la vie, et ils la hasardent pour toutes choses, et ils ont même établi entre eux qu’il était honteux de craindre de la hasarder.

Si un homme disait pour s’excuser d’aller à la guerre, quand il n’y est pas engagé par son devoir, que ce qui l’en empêche, c’est que sa tête n’est pas à l’épreuve du canon, ni son corps impénétrable aux épées et aux piques, il me semble qu’il parlerait très judicieusement et très conformément à la disposition commune des hommes, qui n’estiment que les biens de la vie présente. Car, puisqu’on n’en saurait jouir sans vivre, on ne saurait faire de plus grande folie que de hasarder inutilement la vie, qui en est le fondement. Cependant les hommes sont convenus, contre leurs propres principes, de traiter ce langage de ridicule. C’est qu’ils ont la raison encore plus faible que le corps, comme nous le verrons tantôt.

Mais comme ce n’est qu’en détournant son esprit de la fragilité de la vie que l’homme tombe dans ces égarements, et ensuite dans la présomption de sa propre force, il est bon de lui mettre continuellement devant les yeux, que toutes les grandeurs ou d’esprit ou de corps, qu’il s’attribue, sont toutes attachées à cette vie misérable, qui ne tient elle-même à rien, et qui est continuellement exposée à mille accidents. Sans même qu’il nous en arrive aucun, la machine entière du monde travaille sans cesse avec une force invincible à détruire notre corps. Le mouvement de toute la nature en emporte tous les jours quelque partie. C’est un édifice dont on sape sans cesse les fondements, et qui s’écroulera quand les soutiens en seront ruinés, sans qu’aucun sache précisément s’il est proche ou s’il est éloigné de cet état.

Chapitre V.
Avertissements continuels que nous avons de la fragilité de notre vie, par les nécessités auxquelles nous sommes assujettis. §

Il est étrange que les hommes puissent s’appuyer sur leur vie, comme sur quelque chose de solide, eux qui ont des avertissements si sensibles et si continuels de son instabilité. Je ne parle pas de la mort de leurs semblables, qu’ils voient à tous moments disparaître à leurs yeux, et qui sont autant de voix qui leur crient qu’ils sont mortels, et qu’il en faudra bientôt faire autant. Je ne parle pas non plus des maladies extraordinaires, qui sont comme des coups de fouet pour les tirer de leur assoupissement, et pour les avertir de penser à mourir. Je parle de la nécessité où ils sont de soutenir tous les jours la défaillance de leurs corps par le boire et par le manger. Qu’y a-t-il de plus capable de leur faire sentir leur faiblesse, que de les convaincre, par ce besoin continuel, de la destruction continuelle de leurs corps qu’ils tâchent de réparer, et de soutenir contre l’impétuosité du torrent du monde qui les entraîne à la mort ? Car la faim et la soif sont proprement des maladies mortelles. Les causes en sont incurables, et si l’on en arrête l’effet pour quelque temps, elles l’emportent enfin sur tous les remèdes.

Qu’on laisse le plus grand esprit du monde deux jours sans manger, le voilà languissant, et presque sans action et sans pensée, et uniquement occupé du sentiment de sa faiblesse et de sa défaillance. Il lui faut nécessairement de la nourriture pour faire agir les ressorts de son cerveau, sans quoi l’âme ne fait rien. Qu’y a-t-il de plus humiliant que cette nécessité ? Et encore n’est-ce pas la plus fâcheuse, parce qu’elle n’est pas la plus difficile à satisfaire ; celle du dormir l’est bien autrement. Pour vivre il faut mourir tous les jours, en cessant de penser et d’agir raisonnablement, en se laissant tomber dans un état où l’homme n’est presque plus distingué des bêtes ; et cet état où nous ne vivons point emporte une grande partie de notre vie.

Il faut souffrir ces nécessités, puisque Dieu nous y assujettit. Mais il serait bien raisonnable au moins de les regarder comme des masques de notre faiblesse, puisque c’est en partie pour avertir l’homme de sa bassesse, qu’il plaît à Dieu de le réduire ainsi tous les jours à l’état et à la condition des bêtes. Cependant le dérèglement des hommes est tel, qu’ils changent en sujets de vanité ce qui les devrait le plus humilier. Il n’y a rien où ils fassent paraître, quand ils le peuvent, plus de faste et de magnificence que dans les festins. On se fait honneur de cette honteuse nécessité, et bien loin de s’en humilier, on s’en sert à se distinguer des autres, quand on est en état d’y apporter plus d’appareil et d’ostentation.

Chapitre VI. Examen des qualités spirituelles des hommes.
Faiblesse qui les porte à en juger, non par ce qu’elles ont de réel, mais par l’estime que d’autres hommes en font.
Vanité et misère de la science de[s] mots, de celle des faits, et des opinions des hommes. §

Il est assez aisé de persuader spéculativement les hommes de la faiblesse de leur corps, et des misères de leur nature, quoiqu’il soit très difficile de les porter à en tirer cette conséquence naturelle, qu’ils ne doivent faire aucun état de tout ce qui est appuyé sur un fondement aussi branlant et aussi fragile que leur vie. Mais ils ont d’autres faiblesses auxquelles non seulement ils ne s’appliquent point, mais dont ils ne sont point du tout convaincus. Ils estiment leur science, leur lumière, leur vertu, la force et l’étendue de leur esprit. Ils croient être capables de grandes choses. Les discours ordinaires des hommes sont tout pleins des éloges qu’ils se donnent les uns aux autres pour ces qualités d’esprit. Et la pente qu’on a à recevoir sans examen tout ce qui est à son avantage fait que, si l’on en a quelqu’une, on n’en juge pas par ce qu’elle a de réel, mais par cette idée commune que l’on en aperçoit dans les autres.

Mais on doit d’abord considérer comme une très grande faiblesse cette inclination que l’on a à juger des choses non sur la vérité, mais sur l’opinion d’autrui. Car il est clair qu’un jugement faux ne peut donner de réalité à ce qui n’en a point. Si nous ne sommes donc pas assez humbles pour n’avoir pas de complaisance en ce que nous avons véritablement, au moins ne soyons pas assez sottement vains pour nous attribuer sur le témoignage d’autrui ce que nous pouvons reconnaître nous-mêmes que nous n’avons pas. Examinons ce qui nous élève, voyons ce qu’il y a de réel et de solide dans la science des hommes et dans les vertus humaines, et retranchons-en au moins tout ce que nous découvrirons être vain et faux.

La science est, ou des mots, ou des faits, ou des choses. Je demeure d’accord que les hommes sont capables d’aller assez loin dans la science des mots et des signes, c’est-à-dire dans la connaissance de la liaison arbitraire qu’ils ont faite de certains sons avec de certaines idées. Je veux bien admirer la capacité de leur mémoire, qui peut recevoir sans confusion tant d’images différentes, pourvu que l’on m’accorde que cette sorte de science est une grande preuve, non seulement qu’ils sont très ignorants, mais même qu’ils sont presque incapables de rien savoir. Car elle n’est de soi d’aucun prix ni d’aucune utilité. Nous n’apprenons le sens des mots qu’afin de parvenir à la connaissance des choses. Elle tient lieu de moyen et non de fin. Cependant ce moyen est si difficile et si long, qu’il y faut consumer une partie de notre vie. Plusieurs l’y emploient tout entière, et tout le fruit qu’ils tirent de cette étude est d’avoir appris que de certains sons sont destinés par les hommes à signifier de certaines choses, sans que cela les avance en rien pour en connaître la nature. Cependant les hommes sont si vains, qu’ils ne laissent pas de se glorifier de cette sorte de science ; et c’est celle même dont ils tirent plus de vanité, parce qu’ils n’ont pas la force de résister à l’approbation des ignorants, qui admirent d’ordinaire ceux qui la possèdent.

Il n’y a guère plus de solidité dans la science des faits ou des événements historiques. Combien y en a-t-il peu d’exactement rapportés dans les histoires ? Nous en pouvons juger par ceux dont nous avons une connaissance particulière, lorsqu’ils sont écrits par d’autres. Le moyen donc de distinguer les vrais des faux, et les certains des incertains ? On peut bien savoir en général que tout historien ment, ou de bonne foi, s’il est sincère, ou de mauvaise foi s’il ne l’est pas ; mais comme il ne nous avertit pas quand il ment, nous ne saurions empêcher qu’il ne nous trompe qu’en ne le croyant presque en rien.

Lors même que l’on ne peut pas dire que les histoires soient fausses, combien sont-elles différentes des choses mêmes ? Combien les faits y sont-ils décharnés, c’est-à-dire séparés, tant des mouvements secrets qui les ont produits, que des circonstances qui ont contribué à les faire réussir ? Elles ne nous présentent proprement que des squelettes, c’est-à-dire des actions toutes nues, ou qui paraissent dépendre de peu de ressorts, quoiqu’elles n’aient été faites que dépendamment d’une infinité de causes auxquelles elles étaient attachées. C’est donc bien peu de choses que cette science ; et bien loin de fournir aux hommes un sujet d’une vaine complaisance, elle ne leur devrait donner qu’un sujet de s’humilier dans la vue de leur faiblesse ; puisqu’au même temps qu’ils se trouvent l’esprit rempli de cette infinité d’idées qu’ils ont tirées des histoires, ils se trouvent aussi dans l’impuissance de distinguer celles qui sont vraies de celles qui ne le sont pas.

On peut mettre au même rang la connaissance des opinions des hommes sur les matières qui ont fait le sujet de leurs méditations, puisqu’elles sont aussi une partie considérable de leur science. Car comme s’ils avaient une infinité de temps à perdre, il ne leur suffit pas de s’informer de ce que les choses sont en effet ; mais ils tiennent aussi registre de toutes les fantaisies que les autres ont eues sur ces mêmes choses, ou plutôt ne pouvant réussir à trouver la vérité, ils se contentent de savoir les opinions de ceux qui l’ont cherchée, et ils se croient par exemple grands philosophes ou grands médecins, parce qu’ils savent les sentiments de divers philosophes ou de divers médecins sur chaque matière. Mais comme on n’en est pas plus riche pour savoir toutes les visions de ceux qui ont cherché l’art de faire de l’or, de même on n’en est pas plus savant pour avoir dans sa mémoire toutes les imaginations de ceux qui ont cherché la vérité sans la trouver.

Chapitre VII. Qu’on est aussi heureux d’ignorer que de savoir la plupart des choses.
Incertitude de la plupart des sciences.
L’homme ne connaît pas même son ignorance. §

Il n’y a que la science des choses, c’est-à-dire celle qui a pour but de satisfaire notre esprit par la connaissance du vrai, qui puisse avoir quelque solidité. Mais quand les hommes y auraient fait de grands progrès, ils ne s’en devraient guère plus estimer, puisque ces connaissances stériles sont si peu capables de leur apporter quelque fruit et quelque contentement solide, qu’on est tout aussi heureux en y renonçant d’abord, qu’en les portant par de longs travaux au plus haut point où l’on puisse les porter. Qu’un grand mathématicien se travaille tant qu’il voudra l’esprit pour découvrir de nouveaux astres dans le ciel, ou pour marquer le chemin des comètes, il n’y a qu’à considérer combien aisément on se passe de ces connaissances pour ne lui porter point d’envie, et pour être tout aussi heureux que lui. Aussi le plaisir que l’on prend dans ces sortes de connaissances ne consiste pas dans la possession même, mais dans l’acquisition. Sitôt que l’on y est arrivé, on n’y pense plus. L’esprit ne se divertit que par la recherche même, parce qu’il s’y nourrit de la vaine espérance d’un bien imaginaire qu’il se propose dans la découverte. Sitôt qu’il n’est plus soutenu et animé par cette espérance, il faut qu’il cherche une autre occupation pour éviter la langueur.

Mais il ne suffit pas que l’homme s’humilie par l’inutilité de ces sciences, il faut qu’il reconnaisse de plus que ce qu’il en peut acquérir n’est presque rien, et que la plus grande partie de la philosophie humaine n’est qu’un amas d’obscurités et d’incertitudes, ou même de faussetés. Il n’en faut point d’autres preuves que ce que nous avons vu arriver de notre temps. On avait philosophé trois mille ans durant sur divers principes, et il s’élève dans un coin de la terre un homme qui change toute la face de la philosophie, et qui prétend faire voir que tous ceux qui sont venus avant lui n’ont rien entendu dans les principes de la nature. Et ce ne sont pas seulement de vaines promesses ; car il faut avouer que ce nouveau venu donne plus de lumière sur la connaissance des choses naturelles que tous les autres ensemble n’en avaient donné. Cependant quelque bonheur qu’il ait eu à faire voir le peu de solidité des principes de la philosophie commune, il laisse encore dans les siens beaucoup d’obscurités impénétrables à l’esprit humain. Ce qu’il nous dit par exemple de l’espace et de la nature de la matière est sujet à d’étranges difficultés, et j’ai bien peur qu’il n’y ait plus de passion que de lumière dans ceux qui paraissent n’en être pas effrayés. Quel plus grand exemple peut-on avoir de la faiblesse de l’esprit humain, que de voir que pendant trois mille ans ceux d’entre les hommes qui semblent avoir eu le plus de pénétration se soient occupés à raisonner sur la nature, et qu’après tant de travaux, et malgré ce nombre innombrable d’écrits qu’ils ont faits sur cette matière, il se trouve qu’on en est à recommencer et que le plus grand fruit qu’on puisse tirer de leurs ouvrages est d’y apprendre que la philosophie est un vain amusement, et que ce que les hommes en savent n’est presque rien ? Ce qui est étrange est que l’homme ne connaît pas même son ignorance, et que cette science est la plus rare de toutes.

Et c’est pourquoi quand le commun du monde voit ces grandes bibliothèques, que l’on peut appeler, à quelque chose près, le magasin des fantaisies des hommes, il s’imagine qu’on serait bienheureux, ou du moins bien habile, si on savait tout ce qui est contenu dans ces amas de volumes, et de ne les regarder pas autrement que comme des trésors de lumière et de vérité. Mais ils en jugent bien mal. Quand tout cela serait réuni dans une tête, cette tête n’en serait ni mieux réglée, ni plus sage, ni plus heureuse. Tout cela ne ferait qu’augmenter sa confusion et obscurcir sa lumière. Et après tout elle ne serait guère différente d’une bibliothèque extérieure. Car comme on ne peut lire qu’un livre à la fois, et qu’une page dans ce livre, de même celui qui aurait tous les livres dans sa mémoire ne serait capable de s’appliquer à chaque heure qu’à un certain livre et à une certaine partie de ce livre. Tout le reste serait en quelque sorte autant hors de sa pensée que s’il ne le savait point du tout : et tout l’avantage qu’il en tirerait est qu’il pourrait quelquefois suppléer à l’absence des livres en cherchant avec peine en sa mémoire ce qu’elle aurait retenu ; encore n’en serait-il pas si assuré que s’il prenait la peine de s’en instruire à l’heure même dans un livre.

Chapitre VIII. Bornes étroites de la science des hommes : notre esprit raccourcit tout. La vérité même nous aveugle souvent. §

Pour comprendre donc ce que c’est que la science des hommes, il faut descendre comme par divers degrés jusques aux bornes où elle est réduite. Elle serait peu de chose quand notre esprit serait capable de s’appliquer tout à la fois à tout ce que nous avons dans la mémoire, parce que nous ne connaîtrions toujours que peu de vérités. Cependant, comme je viens de le dire, nous ne sommes capables de connaître qu’un seul objet et une seule vérité à la fois. Le reste demeure enseveli dans notre mémoire, comme s’il n’y était point. Voilà donc déjà notre science réduite à un seul objet. Mais de quelle manière encore le connaît-on ? S’il renferme diverses qualités, nous n’en regardons qu’une à la fois. Nous divisons les choses les plus simples en diverses idées, parce que notre esprit est encore trop étroit pour les pouvoir comprendre toutes ensemble. Tout est trop grand pour lui. Il faut qu’il raccourcisse tout ce qu’il considère, ou qu’il en retranche la plus grande partie pour le proportionner à sa petitesse.

La vue de notre esprit est à peu près semblable à celle de notre corps ; je veux dire qu’elle est aussi superficielle et aussi bornée. Nos yeux ne pénètrent point la profondeur des corps, ils s’arrêtent à la surface. Plus ils étendent leur vue, plus elle est confuse ; et pour voir quelque objet exactement, il faut qu’ils perdent de vue tous les autres. Que si les objets sont éloignés, ils les réduisent par la faiblesse de l’organe qui en reçoit l’image à la petitesse des moindres corps que nous avons après nous. Ces masses prodigieuses qu’on appelle des étoiles ne sont qu’un point à nos yeux, et ne nous paraissent presque que des étincelles. C’est l’image de la vue de notre esprit. Nous ne connaissons de même que la surface et l’écorce de la plupart des choses. Nous en détachons comme une feuille délicate pour en faire l’objet de notre pensée. Si les objets sont un peu étendus, ils nous confondent. Il faut nécessairement que nous les considérons par parties, et souvent la multiplicité de ces parties nous rejette dans la confusion que nous voulions éviter. Confusum est quidquid in pulverem sectum est.S’ils ne sont pas présents à nos sens, nous ne les atteignons souvent qu’en un point, et nous nous formons des idées si faibles et si petites des plus grandes et des plus terribles choses, qu’elles font moins d’impression sur nous que la moindre de celles qui agissent sur nos sens.

Ce n’est pas encore tout. Quoique ce que notre esprit peut comprendre de vérité soit si peu de choses, la possession ne lui en est pas néanmoins ferme ni assurée. Il y est souvent troublé par la défiance et l’incertitude, et le faux lui paraît revêtu de couleurs si semblables à celles du vrai, qu’il ne sait où il en est. Ainsi il n’embrasse son objet que faiblement et comme en tremblant, et il ne se défend contre cette incertitude que par un certain instinct, et un certain sentiment qui le fait attacher aux vérités qu’il connaît, malgré les raisons qui semblent y être contraires.

Voilà donc à quoi se réduit cette science des hommes que l’on vante tant, à connaître une à une un petit nombre de vérités d’une manière faible et tremblante. Mais de ces vérités, combien y en a-t-il peu d’utiles ? Et de celles qui sont utiles en elles-mêmes, combien y en a-t-il peu qui le soient à notre égard, et qui ne puissent devenir des principes d’erreur ? Car c’est encore un effet de la faiblesse des hommes, que la lumière les aveugle souvent aussi bien que les ténèbres, et que la vérité les trompe aussi bien que l’erreur. Et la raison en est que, les conclusions dépendant ordinairement de l’union des vérités, et non d’une vérité toute seule, il arrive souvent qu’une vérité imparfaitement connue, étant prise par erreur comme suffisante pour nous conduire, nous jette dans l’égarement. Combien y en a-t-il, par exemple, qui se précipitent dans des indiscrétions par la connaissance qu’ils ont de cette vérité particulière, que nous devons la correction au prochain ? Combien y en a-t-il qui autorisent leur lâcheté par des maximes très véritables touchant la condescendance chrétienne ?

Si Ton ne voit point de chemin, on s’égare. Si l’on en voit plusieurs, on se confond ; et la lumière de l’esprit, qui fait découvrir plusieurs raisons, est aussi capable de nous tromper que la stupidité, qui ne voit rien. Nous nous trompons souvent par l’impression des autres qui nous communiquent leurs erreurs, et nous nous trompons même quelquefois lorsque nous découvrons les erreurs des autres, parce que nous sommes portés à croire qu’ils ont tort en tout, au heu qu’ils n’ont souvent tort qu’en partie.

Chapitre IX. Difficulté de connaître les choses dont on doit juger par la comparaison des vraisemblances.
Témérité prodigieuse de ceux qui se croient capables de choisir une religion, par l’examen particulier de tous les dogmes contestés. §

Voici encore un autre inconvénient qui est la source d’un grand nombre d’erreurs. La découverte du vrai dans la plupart des choses dépend de la comparaison des vraisemblances. Mais qu’y a-t-il de plus trompeur que cette comparaison ? Car ce qui est de soi-même moins vraisemblable, étant mis plus en vue par la manière dont on l’exprime, et étant considéré avec plus d’application ou de passion, est capable de faire beaucoup plus d’impression sur l’esprit que d’autres choses, qui, quoique appuyées sur des raisons beaucoup plus solides, seraient proposées d’une manière obscure, et écoutées avec négligence et sans passion. Ainsi l’inégalité de la clarté, l’inégalité de l’application, l’inégalité de la passion contre-pèse souvent, ou anéantit même entièrement l’avantage que les raisons ont les unes sur les autres en solidité ou en vraisemblance.

Cependant l’esprit de l’homme étant si faible, si borné, si étroit, si sujet à s’égarer, est en même temps si présomptueux qu’il n’y a rien dont il ne se puisse croire capable, pourvu qu’il se trouve des gens qui l’en flattent. Qu’y a-t-il qui soit plus visiblement au-dessus de l’esprit et de la lumière du commun du monde, et particulièrement des simples et des ignorants, que de discerner, entre tant de dogmes contestés parmi les chrétiens, ceux qu’il faut rejeter de ceux qu’il faut suivre ? Pour décider raisonnablement une seule de ces questions, il faut une étendue d’esprit très grande et très rare. Que sera-ce donc quand il s’agit de les décider toutes, et de faire le choix d’une religion sur la comparaison des raisons de toutes les sociétés chrétiennes ? Cependant les auteurs des nouvelles hérésies ont persuadé à cent millions d’hommes qu’il n’y avait n’en en cela qui surpassât la force de l’esprit des plus simples. C’est même par là qu’ils les ont attirés d’entre le peuple. Ceux qui les ont suivis ont trouvé qu’il était beau de discerner eux-mêmes la véritable religion par la discussion des dogmes, et ils ont considéré ce droit d’en juger qu’on leur attribuait comme un avantage considérable que l’Église romaine leur avait injustement ravi.

On ne doit pas néanmoins chercher ailleurs que dans la faiblesse même de l’homme la cause de cette présomption. Elle vient uniquement de ce que l’homme est si éloigné de connaître la vérité, qu’il en ignore même les marques et les caractères. Il ne se forme souvent que des idées confuses des termes d’évidence et de certitude. Et c’est ce qui fait qu’il les applique au hasard à toutes les vaines lueurs dont il est frappé. Tout ce qui lui plaît devient évident. Ainsi, après qu’un hérétique a comme consacré ses fantaisies par ce titre de vérités certaines et contenues clairement dans l’Écriture qu’il leur donne, il étouffe ensuite tous les doutes qui pourraient s’élever contre, et ne se permet pas de les regarder ; ou s’il les regarde, c’est en ne les considérant que comme des difficultés, et en leur ôtant par là la force de faire impression sur son esprit.

Chapitre X. Que le monde n’est presque composé que de gens stupides qui ne pensent à rien.
Que ceux qui pensent un peu davantage ne valent pas mieux. Trouble que l’imagination cause à la raison.
Folie commencée dans la plupart des hommes. §

Si l’esprit humain est si peu de chose, même lorsqu’il s’agite et qu’il cherche la vérité, que sera-ce lorsqu’il s’abandonne au poids de son corps, et qu’il n’agit presque que par les sens ? Or il n’agit presque que de cette sorte dans la plupart des hommes, comme l’Écriture nous l’enseigne quand elle nous dit que l’habitation terrestre abaisse l’esprit qui pense à plusieurs choses.Car en nous découvrant par ces paroles l’activité naturelle de l’esprit, qui le rend de lui-même capable de former une grande diversité de pensées, et de comprendre une infinité de divers objets, elle nous fait voir aussi l’état où cet esprit est réduit par l’union avec un corps corrompu, et par les nécessités de la vie présente, qui l’appesantissent tellement, quelque actif, pénétrant et étendu qu’il soit de lui-même, qu’elles le resserrent en un très petit cercle d’objets grossiers, autour desquels il ne fait que tourner continuellement d’un mouvement lent et faible, et qui n’a n’en de la noblesse et de la grandeur de sa nature. En effet, si l’on fait réflexion sur tous les hommes du monde, on trouvera qu’ils sont presque tous plongés dans une telle stupidité, que si elle n’éteint pas entièrement leur raison, elle leur en laisse si peu l’usage, que c’est une chose étonnante comment une âme peut être réduite à une telle brutalité. À quoi pense un Cannibale, un Iroquois, un Brésilien, un Nègre, un Caire, un Groenlandien, un Lapon tout le temps de sa vie ? À chasser, à pêcher, à danser, à se venger de ses ennemis.

Mais sans aller chercher si loin des exemples de la stupidité des hommes, à quoi pensent la plupart des gens de travail ? À leur ouvrage, à manger, à boire, à dormir, à tirer ce qui leur est dû, à payer la taille, et à un petit nombre d’autres objets. Ils sont comme insensibles à tous les autres, et l’accoutumance qu’ils ont de tourner dans ce petit cercle les rend incapables de n’en concevoir au-delà. Si on leur parle de Dieu, de l’enfer, du paradis, de la religion, des règles de la morale, ou ils n’entendent point, ou ils oublient en un moment ce qu’on leur dit, et leur esprit rentre aussitôt dans ce cercle d’objets grossiers auxquels il est accoutumé. S’ils sont infiniment éloignés par leur nature de celle des bêtes, telle qu’elle est en effet, ils sont très peu différents de l’idée que nous en avons. Car ce que nous concevons par une bête est un certain animal qui pense, mais qui pense peu, qui n’a que des idées confuses et grossières, et qui n’est capable de concevoir qu’un fort petit nombre d’objets. Ainsi nous concevons un cheval comme un animal qui pense à manger, à dormir, à courir, à retourner à son étable. Cette idée n’est pourtant pas celle d’un cheval ; car une machine ne pense point : mais c’est proprement celle d’un homme stupide. Et certainement il ne faudrait pas y ajouter encore beaucoup de pensées pour en former celle d’un Tartare.

Cependant ce nombre de gens qui ne pensent presque point, et qui ne sont occupés que des nécessités de la vie présente, est si grand, que celui des gens dont l’esprit a un peu plus d’agitation et de mouvement n’est presque n’en en comparaison. Car ce nombre de stupides comprend, dans le christianisme même, presque tous les gens de travail, presque tous les pauvres, la plupart des femmes de basse condition, tous les enfants. Tous ces gens ne pensent presque à n’en durant leur vie, qu’à satisfaire aux nécessités de leurs corps, à trouver moyen de vivre, à vendre, à acheter ; et encore ils ne forment sur tous ces objets que des pensées assez confuses. Mais dans les autres nations, principalement entre celles qui sont plus barbares, il comprend les peuples entiers sans aucune distinction.

Il est certain que si les gens qui travaillent du corps, comme tous les pauvres du monde, pensent moins que les autres, et le travail rend leur âme plus pesante, les richesses au contraire, qui donnent un peu plus de loisir et de liberté aux hommes, et qui leur permettent de s’entretenir les uns avec les autres, les emplois d’esprit qui les obligent de traiter ensemble, les réveillent un peu et empêchent que leur âme ne tombe dans une si grande stupidité. L’esprit d’une femme de la cour est plus remué et plus actif que celui d’une paysanne, et celui d’un magistrat que celui d’un artisan. Mais s’il y a plus d’action et de mouvement, il y a aussi pour l’ordinaire plus de malice et plus de vanité : de sorte qu’il y a encore plus de bien réel dans une stupidité simple que dans cette activité pleine de déguisement et d’artifice.

Enfin, pour achever la peinture de la faiblesse de notre esprit, il faut encore considérer que quelque vraies que soient ses pensées, il en est souvent séparé avec violence par le dérèglement naturel de son imagination. Une mouche qui passera devant ses yeux est capable de le distraire de la contemplation la plus sérieuse. Cent idées inutiles qui viennent à la traverse le troublent et le confondent malgré qu’il en ait. Et il est si peu maître de lui-même, qu’il ne saurait s’empêcher de jeter au moins la vue sur ces vains fantômes, en quittant les objets les plus importants. Ne peut-on pas appeler avec raison cet état un commencement de folie ? Car comme la folie achevée consiste dans le dérèglement entier de l’imagination, qui vient de ce que les images qu’elle présente sont si vives que l’esprit ne distingue plus les fausses des véritables, de même la force qu’elle a de présenter ces images à l’esprit, sans le congé et sans l’aveu de la volonté, est une folie commencée ; et pour la rendre entière, il ne faut qu’augmenter la chaleur du cerveau de quelques degrés, et rendre les images un peu plus vives. De sorte qu’entre l’état du plus sage homme du monde et celui d’un fou achevé, il n’y a de différence que de quelques degrés de chaleur et d’agitation d’esprits. Et nous ne sommes pas seulement obligés de reconnaître que nous sommes capables de la folie, mais il faut avouer de plus que nous la sentons, et que nous la voyons toute formée dans nous-mêmes, sans que nous sachions à quoi il tient qu’elle ne s’achève par un entier renversement de notre esprit.

Chapitre XI. Faiblesse de la volonté de l’homme plus grande que celle de la raison.
Peu de gens vivent par raison.
La volonté ne saurait résister a des impulsions dont nous savons la fausseté.
Passions viennent de faiblesse. Besoin que l’âme a d’appui. §

Mais quoique la raison soit faible au point où nous l’avons représentée, ce n’est encore rien au prix de la faiblesse de l’autre partie de l’homme, qui est sa volonté. Et l’on peut dire en les comparant ensemble, que sa raison fait sa force, et que sa faiblesse consiste dans l’impuissance où sa volonté se trouve de se conduire par la raison.

Il n’y a personne qui ne demeure d’accord que la raison nous est donnée pour nous servir de guide dans la vie, pour nous faire discerner les biens et les maux, et pour nous régler dans nos désirs et dans nos actions. Mais combien y en a-t-il peu qui l’emploient à cet usage, et qui vivent, je ne dis pas selon la vérité et la justice, mais selon leur propre raison tout aveugle et toute corrompue qu’elle est ? Nous flottons dans la mer de ce monde au gré de nos passions, qui nous emportent tantôt d’un côté et tantôt d’un autre, comme un vaisseau sans voile et sans pilote : et ce n’est pas la raison qui se sert des passions, mais les passions qui se servent de la raison pour arriver à leur fin. C’est tout l’usage que l’on en fait ordinairement.

Souvent même la raison n’est pas corrompue. Elle voit ce qu’il faudrait faire, et elle est convaincue du néant des choses qui nous agitent ; mais elle ne saurait empêcher l’impression violente qu’elles font sur nous. Combien de gens s’allaient autrefois battre en duel, en déplorant et en condamnant cette misérable coutume, et se blâmant eux-mêmes de la suivre ? Mais ils n’avaient pas pour cela la force de mépriser le jugement de ces fous, qui les eussent traités de lâches s’ils eussent obéi à la raison. Combien de gens se minent en folles dépenses et se réduisent à des misères extrêmes, parce qu’ils ne sauraient résister à la fausse honte de ne faire pas comme les autres ?

Qu’y a-t-il de plus aisé que de convaincre les hommes du peu de solidité de tout ce qui les attire dans le monde ? Cependant, avec tous ces raisonnements, le fantôme de la réputation, la chimère des honneurs et du rang, et mille autres choses aussi vaines les emportent et les renversent, parce que leur âme n’a point de force, de solidité, ni de fermeté.

Que dirait-on d’un soldat qui, étant averti que dans un spectacle où l’on représenterait un combat, les canons et les mousquets ne sont point chargés à balle, ne laisserait pas de baisser la tête et de s’enfuir au premier coup de mousquet ? Ne dirait-on pas que sa lâcheté approcherait de la folie ? Et n’est-ce pas cependant ce que nous faisons tous les jours ? On nous avertit que les discours et les jugements des hommes sont incapables de nous nuire, comme ils ne nous peuvent de rien servir, qu’ils ne peuvent nous ravir aucun de nos biens, ni soulager aucun de nos maux. Et néanmoins ces discours et ces jugements ne laissent pas de nous renverser, et de faire sortir notre âme de son assiette. Une grimace, une parole de chagrin nous mettent en colère, et nous nous préparons à les repousser comme si c’était quelque chose bien redoutable. Il faut nous flatter et nous caresser comme des enfants, pour nous tenir en bonne humeur, autrement nous jetons des cris à notre mode comme les enfants à la leur.

Il est certain que l’impatience que les hommes témoignent dans toutes ces occasions vient de quelque passion qui les possède. Mais les passions mêmes viennent de faiblesse et du peu d’attache que leur âme a aux biens véritables et solides. Et pour le comprendre, il faut considérer que comme ce n’est pas une faiblesse à notre corps d’avoir besoin de la terre pour se soutenir, parce que c’est la condition naturelle de tous les corps, mais que l’on ne dit qu’il est faible que lorsqu’il a besoin d’appuis étrangers, qu’il le faut porter, ou qu’il lui faut un bâton, et que le moindre vent est capable de le renverser ; de même ce n’est pas une faiblesse à l’âme d’avoir besoin de s’appuyer sur quelque chose de véritable et de solide, et de ne pouvoir pas subsister comme suspendue en l’air sans être attachée à aucun objet : ou si c’est une faiblesse, elle est essentielle à la créature, qui, ne suffisant pas à elle-même, a besoin de chercher ailleurs le soutien qu’elle ne trouve pas en soi.

Mais la faiblesse véritable de l’âme consiste en ce qu’elle s’appuie sur le néant, comme dit l’Écriture, et non sur des choses réelles et solides ; ou que si elle s’appuie sur la vérité, cette vérité ne lui suffit pas, et n’empêche pas qu’elle n’ait encore besoin de mille autres soutiens, par la soustraction desquels elle tombe incontinent dans l’abattement. Elle consiste en ce que le moindre souffle est capable de la faire sortir de l’état de son repos, que les moindres bagatelles l’ébranlent, l’agitent, la tourmentent, et qu’elle ne peut résister à l’impression de mille choses dont elle reconnaît elle-même la fausseté et le néant.

Chapitre XII. Considération particulière sur la vanité des appuis que l’âme se fait pour se soutenir. §

Ce que nous venons de dire est une image raccourcie de la faiblesse de l’homme : et il est bon de la considérer plus en détail pour en remarquer les différents traits.

Quoique l’homme ne puisse trouver en cette vie de véritable repos, il est certain qu’il n’est pas aussi toujours dans l’abattement et dans le désespoir. Son âme prend par nécessité une certaine consistance, parce qu’il est si faible et si inconstant qu’il ne peut pas même demeurer dans une agitation continuelle. Les plus grands maux s’adoucissent par le temps. Le sentiment s’en perd et s’en évanouit. La pauvreté, la honte, la maladie, l’abandonnement, la perte des amis, des parents, des enfants ne produisent que des secousses passagères, dont le mouvement se ralentit peu à peu jusqu’à ce qu’il cesse entièrement.

L’âme trouve donc enfin quelque sorte de repos, et c’est une chose commune à tous les hommes d’avoir en quelque temps de leur vie une assiette tranquille. Mais cette assiette est si peu ferme, qu’il ne faut presque rien pour la troubler.

La raison en est que l’homme ne s’y soutient pas par l’attache à quelque vérité solide qu’il connaisse clairement, mais qu’il s’appuie sur quantité de petits soutiens, et qu’il est comme suspendu par une infinité de fils faibles et déliés à un grand nombre de choses vaines et qui ne dépendent pas de lui ; de sorte que, comme il y a toujours quelqu’un de ces fils qui se rompt, il tombe aussi en partie et reçoit une secousse qui le trouble. On est porté par le petit cercle d’amis et d’approbateurs dont on est environné, car chacun tâche de s’en faire un, et l’on y réussit ordinairement. On est porté par l’obéissance et l’affection de ses domestiques, par la protection des grands, par de petits succès, par des louanges, par des divertissements, par des plaisirs. On est porté par les occupations qui amusent, par les espérances que l’on nourrit, par les desseins que l’on fonne, par les ouvrages que l’on entreprend. On est porté par les cunosités d’un cabinet, par un jardin, par une maison des champs. Enfin il est étrange à combien de choses l’âme s’attache, et combien il lui faut de petits appuis pour la tenir en repos.

On ne s’aperçoit pas pendant que l’on possède toutes ces choses combien on en est dépendant. Mais comme elles viennent souvent à manquer, on reconnaît par le trouble que l’on en ressent que l’on y avait une attache effective. Un verre cassé nous impatiente ; notre repos en dépendait donc. Un jugement faux et ridicule qu’un impertinent aura fait de nous nous pénètre jusqu’au vif ; l’estime de cet impertinent, ou au moins l’ignorance de ce jugement faux qu’il fait de nous, contribuait donc à notre tranquillité. Elle nous portait et nous soutenait sans que nous y pensassions.

Non seulement nous avons besoin continuellement de ces vains soutiens, mais notre faiblesse est si grande qu’ils ne sont pas capables de nous soutenir longtemps. Il en faut changer. Nous les écraserions par notre poids. Nous sommes comme des oiseaux qui sont en l’air, mais qui n’y peuvent demeurer sans mouvement, ni presque en un même lieu, parce que leur appui n’est pas solide, et que d’ailleurs ils n’ont pas assez de force et de vigueur en eux pour résister à ce qui les porte en bas ; de sorte qu’il faut qu’ils se remuent continuellement, et par de nouveaux battements de l’air ils se font sans cesse un nouvel appui. Autrement, s’ils cessaient d’user de cet artifice que la nature leur apprend, ils tomberaient comme les autres choses pesantes. Notre faiblesse spirituelle a des effets tout semblables. Nous nous appuyons sur les jugements des hommes, sur les plaisirs des sens, sur les consolations humaines, comme sur un air qui nous soutient pour un temps. Mais parce que toutes ces choses n’ont point de solidité, si nous cessons de nous remuer et de changer d’objets, nous tombons dans l’abattement et dans la tristesse. Chaque objet en particulier n’est pas capable de nous soutenir. C’est par des changements continuels que l’âme se maintient dans un état supportable, et qu’elle s’empêche d’être accablée par l’ennui et le chagrin. Ainsi ce n’est que par artifice qu’elle subsiste. Elle tend par son propre poids au découragement et au désespoir. Le centre de la nature corrompue est la rage et l’enfer. On le porte en quelque sorte en soi-même dès cette vie ; et ce n’est que pour s’empêcher de le sentir que l’âme s’agite tant, et qu’elle cherche à s’occuper hors d’elle-même de tant d’objets extérieurs. Pour l’y enfoncer tout à fait, il ne faut que la séparer de tous ses objets, et la réduire à ne penser qu’à elle-même. Et comme c’est proprement ce que fait la mort, elle précipiterait tous les hommes dans ce centre malheureux, si Dieu, par sa grâce toute-puissante, n’avait donné à quelques-uns d’eux un autre poids qui les élève vers le ciel.

Chapitre XIII. Que tout ce qui paraît de grand dans la disposition de l’âme de ceux qui ne sont pas véritablement à Dieu n’est que faiblesse. §

Il n’est pas moins vrai de la volonté de l’homme considérée en elle-même et sans le secours de Dieu, que de son esprit et de son intelligence, que ce qui y paraît de plus grand n’est que faiblesse, et que les noms de force et de courage, par lesquels on relève certaines actions et certaines dispositions de l’âme, nous cachent les plus grandes lâchetés et les plus grandes bassesses. Ce que nous prenons pour course, est une fuite ; pour élévation, est une chute ; pour fermeté, est légèreté. Cette immobilité et cette roideur inflexible qui paraît en quelques actions, n’est qu’une dureté produite par le vent des passions qui enfle ceux qu’elles possèdent comme des ballons. Quelquefois ce vent les élève en haut, quelquefois il les précipite en bas. Mais en haut et en bas ils sont également légers et faibles.

Qu’est-ce qui porte tant de gens à suivre la profession des armes, dans laquelle il faut par nécessité s’exposer à tant de hasards et souffrir tant de fatigues ? Est-ce le désir de servir leur prince ou leur pays ? Ils n’en ont pas souvent la moindre pensée. C’est l’impuissance de mener une vie réglée. C’est la fuite du travail où leur condition les engage. C’est l’amour de ce qu’il y a de licencieux dans la vie des soldats. C’est la faiblesse de leur esprit, et l’illusion de leur imagination qui les flatte par de fausses espérances, et qui, leur représentant d’une manière vive les maux qu’ils veulent éviter, leur cache ceux auxquels ils s’exposent.

Ne vous imaginez pas que ce brave qui marche à l’assaut avec tant de fierté méprise sérieusement la mort, et qu’il considère fort la justice de la cause qu’il soutient. Il est tout possédé de la crainte des jugements qu’on ferait de lui s’il reculait ; et ces jugements le pressent comme un ennemi, et ne lui permettent pas de penser à autre chose. Voilà la source de ce grand courage.

Pour en être convaincu, on n’a qu’à considérer ces gens que l’on fait passer pour des exemples de la force et de la générosité humaine, dans les endroits de leur vie où ils ont été dépourvus de ce vent qui les portait dans leurs actions pompeuses et éclatantes. On y voit ces prétendus héros qui semblaient braver la mort, et se moquer des choses les plus terribles, renversés par le moindre accident, et réduits à témoigner honteusement leur faiblesse. Qu’on regarde cet Alexandre qui avait fait trembler toute la terre, et qui dans les combats avait si souvent affronté la mort, attaqué d’une maladie mortelle dans Babylone. A peine la mort lui paraît-elle à découvert, qu’il remplit tout son palais de devins et de devineresses et de sacrificateurs. Il n’y a point de sotte superstition où il n’ait recours pour se défendre de cette mort qui le menace, et qui l’emporte enfin après l’avoir auparavant terrassé de son seul aspect, et l’avoir réduit aux plus grandes bassesses. Pouvait-il mieux faire voir que, quand il semblait la mépriser, c’est qu’il s’en croyait bien éloigné, et que les passions dont il était transporté lui mettaient comme un voile devant ses yeux qui l’empêchait de la voir’ ?

Et que l’on ne croie pas qu’il y ait plus de véritable force dans ceux d’entre les païens qui ne semblent pas s’être démentis, et qui sont morts en apparence avec autant de courage qu’ils avaient vécu. De quelques pompeux éloges que les philosophes relèvent à l’envi la mort de Caton, ce n’est qu’une faiblesse effective qui l’a porté à cette brutalité, dont ils ont fait le comble de la générosité humaine. C’est ceque Cicéron découvre assez, lorsqu’il dit qu’il fallait que Caton mourût, plutôt que de voir le visage du tyran.C’est donc la crainte de voir le visage de César qui lui a inspiré cette résolution désespérée. Il n’a pu souffrir de se voir soumis à celui qu’il avait tâché de ruiner, ni de le voir triompher de sa vaine résistance. Et ce n’a été que pour chercher dans la mort un vain asile contre ce fantôme de César victorieux, qu’il s’est porté à violer toutes les lois de la nature. Sénèque, qui en fait son idole, ne lui attribue pas un autre mouvement quand il lui fait dire : Puisque les affaires du genre humain sont désespérées, mettons Caton en sûreté.Il ne pensait donc qu’à sa sûreté. Il ne songeait qu’à s’ôter de devant les yeux un objet que sa faiblesse ne pouvait souffrir. Ainsi au lieu de dire, comme Sénèque, qu’il mit en liberté avec violence cet esprit généreux qui méprisait toute la puissance des hommes - Generosum ilium contemptoremque omnis potentiœ spiritum ejecit,il faut dire que par une faiblesse pitoyable il succomba à un objet que toutes les femmes et tous les enfants de Rome souffrirent sans peine, et que la terreur qu’il en eut fut si violente, qu’elle le porta à sortir de la vie par le plus grand de tous les crimes.

Ces morts tranquilles et où il ne paraît aucune fureur, comme celle de Socrate, pourraient paraître plus généreuses. Mais toute cette tranquillité était pourtant bien peu de chose, puisqu’elle ne venait que d’ignorance et d’aveuglement. Socrate ne croyait pas se devoir effrayer de la mort, parce, disait-il, qu’il ne savait si c’était un bien ou un mal ; mais il faisait voir par là qu’il avait bien peu de lumière. Car n’est-ce pas un malheur terrible que de ne savoir pas, en entrant dans un état éternel, s’il doit être heureux ou malheureux ? Et ne faut-il pas avoir une insensibilité monstrueuse pour n’être point touché de cette effroyable incertitude, et pour être capable, lorsque l’on est sur le point d’en faire l’essai, de prendre encore plaisir à discourir avec ses amis, et à jouir de la vaine satisfaction que donnent les sentiments d’affection et d’estime qu’ils nous font paraître. Voilà néanmoins ce qui a occupé l’esprit de Socrate dans le plus beau jour de sa vie, au jugement des philosophes, qui est celui de sa mort.

Chapitre XIV. Faiblesse de l’homme dans ses vices et dans ses défauts. Nulle force qu’en Dieu. §

Si les vertus purement humaines ne sont que faiblesse, que doit-on juger des vices ? Quelle plus grande faiblesse que celle d’un ambitieux ? Il néglige tous les biens réels et solides de la vie, il s’engage à mille dangers et à mille traverses, parce qu’il ne peut souffrir qu’un autre ait sur lui quelque vaine prééminence. Quelle faiblesse que de regarder comme nous faisons avec complaisance mille choses ridicules, lors même que nous sommes persuadés qu’elles le sont ? Qui est-ce qui n’est pas convaincu que c’est une bassesse de se croire digne d’estime, parce qu’on est bien vêtu, qu’on est bien à cheval, qu’on est juste à placer une balle, qu’on marche de bonne grâce ? Cependant combien y en a-t-il peu qui soient au-dessus de ces choses-là, et qui ne soient pas flattés quand on les en loue ?

Peut-on s’imaginer une plus grande faiblesse que celle qui fait trouver tant de goût dans les divertissements du monde ? Car est-il possible de réduire une âme à un état plus bas et plus indigne d’elle, que de lui interdire toute autre pensée pour ne l’occuper que du soin de conduire le corps qu’elle anime selon la cadence d’un instrument de musique, ou de suivre des bêtes qui courent après d’autres bêtes ? Cependant c’est presque là tout ce qui fait le divertissement des princes et des grands. Cette privation de toutes pensées raisonnables, et cette application totale de l’âme à un objet grossier, vain et inutile, est ce qui fait le plaisir de tous les jeux. Moins l’homme agit en homme, plus il est content. Les actions où la raison a beaucoup de part le lassent et l’incommodent, et sa pente est de se réduire, autant qu’il peut, à la condition des bêtes.

L’homme fait ce qu’il peut pour se dissimuler sa propre faiblesse, mais quoi qu’il fasse, il ne laisse pas de la sentir : toute son application est à y chercher des remèdes ; mais il se conduit avec si peu de lumière dans cette recherche, qu’au lieu de la diminuer il l’augmente. Le but des ambitieux et des voluptueux n’est en effet que de soutenir leur propre faiblesse par des appuis étrangers. Les ambitieux tâchent de le faire par l’éclat et par l’autorité, les voluptueux par les plaisirs. Les uns et les autres cherchent à satisfaire à leur indigence, mais ils y réussissent également mal, parce qu’ils ne font qu’augmenter leurs besoins et leurs nécessités, et leur faiblesse par conséquent. Qu’est-ce qui distingue,dit saint Chrysostome, les anges de nous, sinon qu’ils ne sont pas pressés de besoins comme nous ?Ainsi ceux qui en ont moins approchent plus de leur état, et ceux qui en ont plus en sont les plus éloignés. Celui qui a besoin de beaucoup de choses,dit encore ce même père, est esclave de beaucoup de choses, il est lui-même serviteur de ses serviteurs, et il en dépend plus qu’ils ne dépendent de lui.De sorte que l’augmentation des biens et des honneurs de ce monde, ne faisant qu’augmenter les servitudes et les dépendances, nous réduit ainsi à une misère plus effective.

Ne cherchons donc point de force dans la nature de l’homme. De quelque côté que nous la regardions, nous n’y trouverons que faiblesse et qu’impuissance. C’est en Dieu seul et dans sa grâce qu’il la faut chercher. C’est lui seul qui peut éclairer ses ténèbres, affermir sa volonté, soutenir sa vie temporelle autant de temps qu’il veut, et changer enfin les infirmités de son âme et de son corps en un état éternel de gloire et de force. Tout ce que nous avons dit de la faiblesse de l’homme ne sert qu’à relever le pouvoir de cette grâce qui le soutient. Car quelle force ne faut-il point qu’elle ait pour rendre une créature si corrompue, si faible et si misérable, victorieuse d’elle-même et des démons, pour l’élever au-dessus de toutes choses, et pour lui faire surmonter le monde avec tout ce qu’il a de trompeur, d’attirant et de terrible : Magna gratia opus est, ut cum omnibus amoribus, terroribus, erroribus vincatur hic mundus

Chapitre XV. Faiblesse de l’homme parait encore davantage, en quelque sorte, dans ceux qui sont à Dieu. §

Mais s’il est vrai que rien ne fait mieux voir la puissance de la grâce que la faiblesse de l’homme, on peut dire aussi que rien ne découvre tant la faiblesse de l’homme que la grâce même ; et que les infirmités de la nature sont en quelque sorte plus visibles dans ceux que Dieu en a le plus favorisés. Il n’est pas si étrange que des gens environnés de ténèbres, qui ne savent ce qu’ils sont ni ce qu’ils font, et qui ne suivent que les impressions de leurs sens ou les caprices de leur imagination, paraissent légers, inconstants et faibles dans leurs actions. Mais qui ne croirait que ceux que Dieu a éclairés par de si pures lumières, à qui il a découvert la double fin et la double éternité de bonheur ou de misère qui les attend ; qui ont l’esprit rempli de ces grands et effroyables objets d’un enfer, des démons, des anges, des saints, d’un Dieu mort pour eux ; qui ont préféré Dieu à toutes choses : qui ne croirait, dis-je, qu’ils seraient incapables d’être touchés des bagatelles du monde ? Cependant il n’en est pas ainsi. Leur coeur ne laisse pas d’être encore souvent très sensible aux moindres choses. Une réception un peu froide, une parole incivile les ébranlent. Ils succombent quelquefois à des tentations très légères, au même temps que Dieu leur fait la grâce de surmonter les plus grandes. Ils se voient encore sujets à mille passions, à mille pensées, à mille mouvements déraisonnables. Les niaiseries du monde les viennent troubler dans leurs méditations les plus sérieuses. S’ils ne tombent pas tout à fait dans le précipice des crimes, ils sentent en eux-mêmes un poids et une pente qui les y porte, et ils sentent en même temps qu’ils n’ont aucune force pour s’empêcher d’y tomber, et que si Dieu les abandonnait à eux-mêmes, ils y seraient en un moment entraînés.

Ainsi ce sont eux proprement qui voient leur pauvreté, et qui peuvent dire avec le prophète : Ego vir videns paupertatem meam. Les gens du monde sont pauvres et faibles sans le savoir. Un malade ne sent bien la perte de ses forces que quand il les veut éprouver. Ce n’est qu’en faisant effort pour résister à un torrent qui nous emporte, que l’on en connaît la violence. Il n’y a donc que les gens de bien qui puissent bien connaître leur faiblesse, parce qu’il n’y a qu’eux qui s’efforcent de la surmonter. Et quoiqu’ils la surmontent en effet dans les choses les plus importantes, c’est néanmoins avec tant d’imperfections et tant de défauts, et ils voient en même temps tant d’autres choses où ils ne la surmontent pas, qu’ils n’en ont que plus de sujet d’être convaincus de leur misère.

Ce ne sont donc pas seulement les moins éclairés, et les plus imparfaits, et ceux à qui on donne le nom de faibles, qui doivent dire à Dieu : Ayez pitié de moi, Seigneur, parce que je suis faible ; ce sont les plus forts et les plus parfaits, et ceux qui ont reçu de Dieu plus de grâces et plus de lumière. Car le propre effet de cette lumière est de les pénétrer davantage du sentiment de leur bassesse et de leur misère, de leur faire reconnaître devant Dieu qu’ils ne sont que ténèbres dans leur esprit, que faiblesse et inconstance dans leur volonté, que leur vie n’est qu’une image qui passe et une vapeur qui se dissipe. C’est cette lumière qui leur fait crier à Dieu avec le prophète : Mon être n’est qu’un néant devant vous - substantia mea tatiquam nihiluni ante te - et qui leur ôtant ainsi toute confiance en leurs propres forces, et les rendant vils et anéantis devant leurs propres yeux, les remplit en même temps d’admiration de la puissance infinie de Dieu et de l’abîme incompréhensible de sa sagesse, et les porte ainsi à se jeter entre ses bras par une humble confiance, en reconnaissant qu’il n’y a que lui qui les puisse soutenir parmi tant de langueurs et de faiblesses, qui les puisse délivrer de tant de maux, qui les puisse rendre victorieux de tant d’ennemis ; et enfin, que c’est en lui seul qu’ils peuvent trouver la force, la santé et la lumière qu’ils ne trouvent point en eux-mêmes, ni dans toutes les autres créatures.

De la soumission à la volonté de Dieu §

Première partie §

Doce me facere voluntatem tuam, quia Deus meus es tu.

Chapitre I. Que la vie païenne, c’est de suivre sa propre volonté, et la vie chrétienne de suivre celle de Dieu. §

La différence la plus générale que l’Écriture mette entre les justes et les pécheurs, est que les uns marchent dans les voies de Dieu, et que les autres marchent dans leurs propres voies. C’est pourquoi elle renferme tous les désordres auxquels les païens ont été abandonnés par la justice de Dieu, dans ce seul mot qui les comprend tous : Dimisit omnes gentes ingredi vias suas.Il a laissé toutes les nations marcher dans leurs voies. Et le Prophète au contraire renferme toutes les instructions que Jésus-Christ devait donner au monde dans cette seule parole, qu’il nous enseignerait ses voies : Et docebit nos vias suas.

Or, pour savoir ce que c’est que marcher dans ses propres voies, il ne faut que considérer ce que dit Saint Paul en un autre lieu, où, parlant de l’état des hommes avant la foi, il dit qu’ils marchaient dans la vanité de leurs sens, et qu’ils suivaient les volontés de la chair et de leurs pensées : Ambulantes in vanitate sensus sui, fadentes voluntatem carnis et cogitationum. Et pour savoir au contraire ce que c’est que de marcher dans les voies de Dieu, il ne faut que considérer ce passage de Saint-Pierre, où, parlant de ce que se doivent proposer les fidèles convertis, il dit qu’ils doivent se résoudre de passer tout le reste de leur vie à suivre la volonté de Dieu, et non les désirs des hommes : Ut jam non desideriis hominum, sed voluntati Dei quod reliquum est, in came vivat temporis.Ainsi, suivre sa volonté propre, c’est marcher dans sa voie et vivre en païen ; et suivre la volonté de Dieu, c’est marcher dans la voie de Dieu, et vivre en chrétien.

C’est pourquoi le premier mouvement que la grâce inspira à Saint-Paul parfaitement converti fut de lui faire dire à Jésus-Christ : Seigneur, que vous plaît-il que je fasse ? Domine quid me vis facere ?Et ce mouvement renferma un renoncement à toute sa vie passée, dans laquelle il n’avait suivi que ses inclinations, une résolution ferme de suivre la volonté de Dieu dans le reste de toute sa vie, et un désir sincère de la connaître. De sorte qu’elle comprenait en quelque manière toutes les vertus que Saint-Paul a depuis pratiquées, comme la semence et la racine contiennent les fruits que l’arbre doit produire dans son temps.

Or, ce que l’esprit de Dieu fit dire à Saint Paul doit être dit par chaque chrétien, et il n’y en a aucun qui ne soit obligé d’imiter l’apôtre en disant à Dieu : Seigneur, que vous plaît-il que je fasse ?Il ne suffit pas de le dire au commencement de sa conversion ; il faut même renouveler sans cesse cette protestation dans la suite de sa vie, parce que la volonté propre qui n’est pas morte en nous tâche toujours de reprendre son empire et de bannir le règne de celle de Dieu.

Il faut toujours désirer de connaître la volonté de Dieu, parce que notre ignorance nous la cache à tout moment. Il faut toujours désirer de la suivre, parce que notre concupiscence ne cesse point de nous en éloigner pour nous porter à ce qu’elle aime. Mais afin que ce désir et cette protestation de vouloir obéir à Dieu ne soient pas stériles et ne demeurent pas dans une simple idée sans effet, il est utile de méditer sérieusement ce que c’est que de suivre la volonté de Dieu, et de quelle sorte il faut pratiquer ce devoir essentiel de la vie chrétienne dans toutes les rencontres de la vie. Et pour cela il faut premièrement savoir ce que c’est que la volonté de Dieu, que nous voulons suivre.

Chapitre II. Deux manières de considérer la volonté de Dieu : comme règle de nos actions ; comme cause de tous les événements.
Explication de la première manière.
On possède quelquefois la charité sans le savoir, et l’on ne l’a pas quand on le croit. §

L’Écriture sainte et la doctrine de l’Église nous obligent de regarder la volonté de Dieu en deux manières. Premièrement, comme la règle de nos devoirs, qui nous prescrit ce que nous devons faire, qui nous montre les dispositions où nous devons être ; qui nous découvre ce que nous devons désirer, ce que nous devons fuir, où nous devons tendre ; qui condamne tout le mal, et commande tout le bien. Secondement, comme la cause de tout ce qui se fait dans le monde, à l’exception du péché, qui produit efficacement tout ce qui est bon, et ne permet le mal que pour en tirer du bien.

Selon la première manière, l’Écriture lui donne divers noms qui ne marquent tous que la même chose. C’est cette loi éternelledont parle si souvent saint Augustin, qui défend de troubler l’ordre de la nature, qui commande de le conserver, et qui, plaçant l’homme entre Dieu et les créatures corporelles et inanimées, lui défend d’attacher son amour à aucune autre chose qu’au souverain être, puisqu’il ne le peut faire sans sortir de son ordre, et sans s’abaisser au-dessous des choses qui lui sont inférieures ou égales. C’est cette justice divinequi brille dans nos esprits, comme dit le même saint Augustin ; qui nous rend aimable tout ce qui y est conforme, quand même nous n’y trouverions rien d’ailleurs qui attirât notre amour. Ce n’est qu’en aimant et en suivant cette justice, que les hommes sont justes, et qu’en s’en éloignant, qu’ils sont injustes et pécheurs.

Ce sont ces jugementset ces justificationsdont David parle si souvent, c’est-à-dire les règles et les ordonnances justes et saintes qui instruisent l’homme de ce qu’il doit faire, et qui sont écrites dans Dieu même, parce qu’elles ne sont autre chose que sa volonté toute juste et tout équitable. C’est cette sagessedont parle le Sage dans tous ses livres, qu’il faut sans cesse désirer, qu’il faut chercher comme l’argent,qui nous sert de guide dans notre chemin, et qui habite en Dieu et avec Dieu. Omnis sapientia a Domino Deo est, et cum illo fuit semper, et est ante aevum.

Ce sont ces préceptesque l’Écriture appelle éternels, et qu’elle nous commande d’avoir toujours devant les yeux, et de conserver dans notre cœur ; qui doivent marcher avec nous ; qui ne nous doivent point quitter dans le sommeil même, et qui doivent être le premier objet de nos pensées à notre réveil. Liga ea in corde tuo jugiter, cum ambulaveris gra-diantur tecum, cum dormiens custodiant te, et evigilans loquere cum eis.

C’est cette lumièrequi fait que nous sommes enfants de lumière,et qui fait que les uns marchent dans les ténèbres et les autres dans la lumière, selon qu’ils l’abandonnent ou qu’ils la suivent. Quia mandatum lucerna est, et lex lux.

C’est cette vérité,selon laquelle il est dit des justes, qu’ils marchent dans la vérité,qu’ils sont dans la vérité,et qu’ils sont la vérité.Enfin, c’est

Dieu même, puisque tous ces noms ne signifient que la volonté de Dieu, et que la volonté de Dieu est Dieu même.

Cette justice, cette loi, cette vérité divine nous est manifestée par l’Écriture sainte, et principalement par l’Évangile. Et c’est un des sens de ce verset de saint Paul : Justitia enim Dei in eo revelatur ex fide in fidem. Mais la révélation extérieure ne sert de rien, si Dieu n’éclaire intérieurement nos esprits, s’il ne luit en eux comme vérité et comme lumière, et s’il ne leur découvre la beauté de sa justice. Et c’est pourquoi il est dit qu’il y a une véritable lumière qui éclaire tout homme qui vient au monde : Erat lux vera quae illuminât omnem hominem venientem in hune mundum ; c’est-à-dire que les hommes ne sont éclairés qu’autant qu’il plaît à cette lumière divine et incréée de luire dans leurs esprits.

C’est en suivant cette justice, en s’y conformant, en l’aimant, en la désirant, que les hommes justes croissent en justice. C’est en s’en éloignant qu’ils sont injustes, méchants, corrompus, déréglés, parce que cette justice est l’ordre essentiel, la vertu essentielle, la sainteté essentielle. Et comme cette justice est Dieu même, il est clair que l’amour de cette justice est l’amour de Dieu ; que c’est la même chose que la charité ; et qu’agir par l’amour de la justice, c’est agir par charité et par principe d’amour de Dieu.

Et par là on peut voir qu’on possède quelquefois la charité et qu’on agit par principe de charité sans le savoir ; et qu’on est quelquefois sans charité, et que l’on agit sans charité, quand on croit en être vivement touché. Car il y a des personnes qui, ne sentant point de dévotion sensible envers l’humanité de Jésus-Christ, et lisant quelquefois sa passion sans attendrissement et sans ferveur, s’imaginent qu’elles n’aiment pas Jésus-Christ, parce que leur amour n’est pas accompagné de cette dévotion sensible. Mais si ces personnes ont une grande horreur de l’injustice et du péché, si elles aiment la justice et la loi de Dieu, si elles la trouvent juste et sainte, si elles y obéissent avec amour, et qu’elles ne voulussent pas même pécher, quand Dieu leur promettrait l’impunité, elles aiment véritablement Jésus-Christ comme Dieu, parce qu’il est cette Justice, cette Sagesse, cette Loi éternelle qu’elles aiment. Il y en a au contraire qui ressentent quelquefois des mouvements sensibles pour Jésus-Christ, qui versent des larmes en lisant ce qu’il a souffert pour nous, et qui néanmoins n’ont aucun véritable amour de Dieu, parce qu’ils n’aiment point la Justice et le Jugement,comme parle l’Écriture, qu’ils ne sont point pénétrés d’un certain sentiment qui fait trouver la loi de Dieu toute aimable et toute juste, et qui nous y soumet avec amour.

Chapitre III. Combien David était touché de l’amour de la loi de Dieu.
Excellence du psaume : Beati immaculati §

C’est de l’amour de la loi de Dieu que David était vivement touché, lorsqu’il s’écrie dans ses psaumes : La loi de Dieu est toute pure, elle attire les âmes par sa beauté. Lex Domini immaculata convertens animas.Les ordonnances de Dieu sont fidèles, on n’est jamais trompé en les suivant. Elles donnent la sagesse, non aux orgueilleux qui y résistent, mais aux humbles qui s’y soumettent : Testimonium Domini fidele, sapientiam praestans parvulis2.Les justices, c’est-à-dire les volontés toutes justes du Seigneur, sont la droiture même, et elles comblent les âmes de joie : Justitiae Domini rectae, laetificantes corda.Ses commandements sont pleins de lumière, et ils éclairent les yeux de l’âme : Praeceptum Domini lucidum, illuminons oculo.La crainte du Seigneur est sainte, elle ne passe pas comme celle des hommes, elle demeure éternellement : Timor Domini sanctus, permanens in saeculum saeculi. Les jugements de Dieu sont la vérité même, et ils sont justes par eux-mêmes : Judicia Domini vera, justificata in semetipsa. Ils sont plus désirables que toutes les richesses du monde, et plus doux que le miel le plus délicieux : Desiderabilia super aurum pretiosum multum, et dulciora super mel et favunr.Toutes ces expressions viennent d’une âme transportée de la beauté de la loi de Dieu, de sa justice, de sa droiture, de sa douceur, et qui s’efforce d’exprimer les mouvements qu’elle ressent, et que Dieu forme en elle en même temps qu’il fait briller cette loi divine dans son esprit.

Aussi l’Église est si persuadée que cet amour de la loi de Dieu est le fondement de la piété chrétienne, que c’est en quoi consiste la vraie charité, et que la méditation de cette loi doit être notre entretien continuel, qu’au lieu qu’elle partage en des jours différents les autres instructions de l’Écriture et les autres psaumes, et qu’elle ne nous oblige pas de nous y appliquer chaque jour, elle nous donne pour notre nourriture de tous les jours ce psaume admirable où David demande à Dieu par tant d’expressions différentes la connaissance et l’amour de sa loi. Et cela, afin qu’en le récitant à toutes les heures du jour, ce nous soit un avertissement continuel de ne perdre point de vue cette divine lumière, qui nous peut seule conduire dans les ténèbres de cette vie, et sans laquelle nous sommes toujours dans l’égarement.

Tout ce que contient ce psaume se réduit à cette prière de Saint Paul : Domine quid me vis facere ?ou à ce verset d’un autre psaume : Doce me facere voluntatem tuam, quia Deus meus es tu. Apprenez-moi à faire votre volonté, parce que vous êtes mon Dieu.Tous les versets de ce psaume merveilleux ne disent que la même chose, quoiqu’en une infinité de manières différentes. Par exemple, quand le Prophète dit dès le commencement : Beati immaculati in via, qui ambulant in lege Domini,il témoigne à Dieu qu’il admire le bonheur de ceux qui observent sa loi, et par là il fait voir le désir qu’il a de leur être semblable. Or ce désir exposé aux yeux de Dieu est une prière par laquelle on lui demande qu’il nous fasse la grâce de connaître cette loi, et qu’il nous donne la force de l’accomplir. Quand il dit de même que ceux qui commettent des crimes ne marchent point dans les voies de Dieu : Non enim qui ope-rantur iniquitatem, in viis ejus ambulaverunt\c’est comme s’il jetait un regard d’indignation contre la vie des personnes déréglées, et un regard d’amour et d’une sainte jalousie vers la vie des gens de bien : et ce double regard enfermant l’amour de la justice et la haine de l’injustice est une double prière par laquelle il demande à Dieu la connaissance et l’amour de sa loi. Il me serait aisé de parcourir ainsi tous les autres versets, pour montrer qu’ils se rapportent tous au même but.

Chapitre IV. Réflexions sur la prière de saint Paul :
Seigneur, que voulez-vous que je fasse.
Qu’il faut demander à Dieu de connaître ses propres devoirs.
Comment la connaissance des devoirs d’autrui nous peut devenir propre. §

La répétition si fréquente que l’Église fait de la prière par laquelle on demande de connaître la volonté de Dieu, fait voir qu’il n’y en a point de plus importante. C’est pourquoi il est bon d’en bien pénétrer le sens, et de savoir à quoi elle s’étend ; et c’est ce que nous pouvons apprendre de la manière dont saint Paul l’a exprimée en disant : Seigneur, que voulez-vous que je fasse ? Domine quid me vis facere ?On y doit remarquer,. qu’il ne demande pas seulement à Dieu en général ce qu’il faut faire - c’est ce qu’un chrétien est obligé de faire —, mais qu’il lui demande ce qu’il devait faire en particulier. Il ne désire pas seulement d’être instruit des devoirs communs, mais aussi de ses devoirs particuliers. Car il y a des lois de Dieu qui sont en quelque sorte générales, parce qu’elles doivent être observées par tout le monde ; et il y en a de particulières qui dépendent de nos différentes dispositions. Chacun a son don de Dieu, et il faut prendre garde de ne le vouloir pas servir dans le don d’un autre. Dieu ne demande pas les mêmes choses à tous. Ce qui est vertu à l’un, peut être vice à un autre. Nous avons en quelque sorte chacun notre voie différente pour aller à Dieu, et il lui faut demander qu’il nous fasse connaître, non seulement la voie commune, mais aussi cette voie qui nous est propre. Domine quid me vis facere ?

Ainsi ces paroles prises en ce sens peuvent servir à nous préserver d’une illusion ordinaire aux personnes de piété, qui est de méditer peu sur leurs propres obligations, et de s’appliquer beaucoup à celles des autres. Il y en a qui savent fort bien ce que doivent faire les rois, les grands, les maîtres, les serviteurs, les confesseurs, les pénitents, les riches, les pauvres, et qui ne savent pas ce qu’ils doivent faire eux-mêmes. Ils appliquent tout aux autres et rien à eux. Ils sont pleins de discours d’édification pour l’instruction d’autrui, et ils sont pauvres et stériles pour eux-mêmes. C’est qu’ils ne demandent pas à Dieu sincèrement qu’il leur fasse connaître ce qu’il veut qu’ils fassent. Car une des premières lumières que Dieu leur donnerait, ce serait qu’il veut qu’ils s’appliquent beaucoup à eux, et peu aux autres : Et quae praecepit tibi Deus, ilia cogita semper. Pensez toujours à ce que Dieu vous commande,dit le Sage. Il ne nous reste donc point de temps pour penser à ce qu’il commande aux autres, à moins qu’il ne nous commande lui-même d’y penser, et que ces pensées mêmes ne fassent une partie de nos devoirs, et ne nous servent à nous en acquitter plus fidèlement. Car il n’est pas absolument mauvais de méditer sur les obligations des différentes conditions ; mais il n’en faut pas demeurer là, et il faut s’appliquer à soi-même ce que l’on aura découvert des devoirs des autres.

Pourvu que l’on ait cette vue, il n’y a presque point de réflexion sur les devoirs d’autrui qui nous soit interdite ; car il n’y a presque point de connaissance qui se rapporte tellement aux autres, qu’elle ne produise en nous quelque devoir et quelque obligation particulière, et que l’on ne pût réduire en pratique pour sa propre édification, si l’on avait le même soin de tirer du profit des richesses spirituelles qui passent par notre esprit, que les avares en ont de profiter des richesses temporelles qui leur passent par les mains.

Nous connaissons, par exemple, les dangers de l’état des Grands, la multitude des devoirs dont ils sont chargés, les difficultés qu’ils ont à s’en acquitter. Remercions Dieu de ne nous avoir pas fait naître Grands ; prions pour ceux qui le sont ; rendons grâces à Dieu pour ceux qui s’acquittent de leurs devoirs ; admirons leur vertu ; édifions-nous de leur exemple ; humilions-nous en nous comparant à eux. Nous connaissons la difficulté de la vie des prêtres : que cette pensée éteigne en nous tout désir d’un état si haut et si dangereux ; qu’elle nous porte à demander à Dieu qu’il donne des prêtres saints à son Église, et qu’il sanctifie ceux qui le sont. Nous avons quelque lumière pour reconnaître le relâchement de plusieurs monastères : que cela nous porte à en gémir devant Dieu et à entrer dans des sentiments de crainte, puisque ce sont autant de marques de la colère de Dieu sur l’Église, dont nous devons craindre de ressentir les effets, si nous n’avons soin de les prévenir par l’humiliation et la pénitence. Ainsi nous saurons pour nous-mêmes tout ce que nous saurons pour les autres, et ces connaissances, au lieu de nous tirer hors de nous, serviront au contraire à nous y rappeler.

Chapitre V. 2e Réflexion. Qu’il faut demander des lumières de pratique, et régler encore plus les mouvements intérieurs que les actions extérieures. 3e Réflexion. Qu’il faut demander à connaître la volonté de Dieu tout entière. §

La seconde réflexion qu’on peut faire sur ces paroles de Saint Paul, est qu’en demandant à Dieu ce qu’il voulait qu’il fit, il ne lui demande pas des lumières spéculatives qui lui eussent été inutiles pour sa conduite, mais il lui demande celles qui lui étaient nécessaires pour agir. Domine quid me vis facere ?Et cela nous apprend que les lumières qu’il nous est permis de rechercher et de demander à Dieu sont celles d’action. Ce sont celles qui nous sont nécessaires pour conduire nos pas. Lucerna pedibus meis verbum tuum, et lumen semitis meis.Nous ne devons pas demander à Dieu de voir bien loin autour de nous, il suffit de voir où il faut mettre nos pieds, et que Dieu nous découvre sa volonté à mesure qu’il est besoin de l’exécuter.

Plus nous étendons notre vue, moins nous voyons clair dans le chemin où nous marchons. Et c’est pourquoi le Sage nous avertit que la vraie finesse est de bien connaître, non la voie des autres, mais sa voie propre. Sapientia callidi est intelligere viam suam,et que le finest toujours occupé du soin de considérer où il placera ses pas. Astutus considérât gressus suos\

Mais cette voie que l’on doit connaître, ces pas que l’on doit conduire, ne marquent pas seulement les actions extérieures qu’il faut régler selon la loi de Dieu, mais aussi les mouvements intérieurs de notre âme. Car le coeur a ses pas et sa voie ; et tout cela n’est autre chose que ses affections, c’est-à-dire ses désirs, ses craintes, ses espérances, qu’il doit tâcher de rendre conformes à la loi de Dieu, en n’aimant rien que ce qu’elle approuve, et en rejetant tout ce qu’elle condamne.

Enfin Saint Paul demande généralement à Dieu qu’il lui fasse connaître sa volonté : Domine quid me vis facere ? Il n’excepte rien. Il présente à Dieu un cœur préparé à l’exécution de tous ses ordres. Et il nous apprend par là que, lorsqu’on demande à Dieu de connaître sa volonté, il faut avoir un désir sincère de la connaître tout entière, et qu’il ne faut pas avoir dans le cœur des réserves volontaires, par lesquelles nous souhaitions de ne la pas connaître en quelque point, de peur de nous voir obligés de l’accomplir. Car un des plus grands et des plus ordinaires défauts des hommes, c’est de ne vouloir pas connaître la volonté de Dieu, lors même qu’il semble qu’ils lui demandent avec plus d’ardeur la grâce de la connaître. Nous avons presque tous de certains défauts auxquels nous ne voulons pas toucher, et que nous cachons autant qu’il nous est possible à Dieu et à nous-mêmes. Et c’est pourquoi saint Paul ne souhaite pas seulement aux Colossiens qu’ils connaissent la volonté de Dieu, mais il leur souhaite encore qu’ils soient remplis de cette connaissance : Ut impleamini agnitione voluntatis ejus ; c’est-à-dire, qu’il n’y ait point de replis secrets dans leur esprit et dans leur cœur où cette divine lumière ne pénètre, et qu’ils n’aient point d’attaches volontaires qui empêchent que Dieu ne les remplisse de sa lumière et de sa grâce.

Mais il y a bien des gens, ou qui ne font point cette prière, ou qui ne la font point comme il faut. Car combien en voit-on qui font des heures entières de méditation par jour, et qui néanmoins ne pensent jamais à des défauts que tout le monde connaît en eux, et qu’ils ignorent seuls toute leur vie ! C’est qu’ils les ont mis d’abord en réserve. Ils exposent à Dieu tout le reste de leur cœur, mais pour ce repli où ils ont mis les imperfections qu’ils chérissent, ils se donnent bien de garde de le découvrir. Cependant ils font des protestations générales qu’ils ne désirent rien tant que de connaître la volonté de Dieu. Ils récitent tous les jours ce psaume qui ne contient que cette unique prière, et il leur semble qu’ils le font de tout leur cœur. Mais c’est qu’outre ce cœur qui prononce ces prières, ils en ont encore un autre qui les désavoue. Ils en ont un pour Dieu, et un pour eux-mêmes. Ils en ont un qui désire d’obéir à Dieu dans quelques actions qui ne leur sont pas fort pénibles ; et ils en ont un autre qui, voulant demeurer attaché à certaines choses, ne veut pas connaître qu’elles soient mauvaises. Et ainsi ils sont du nombre de ceux que le Sage menace par ces paroles : Vae duplici corde, Malheur à ceux qui ont un cœur double ;et dont il dit qu’ils ne réussiront pas, parce qu’ils marchent par une double voie. Cor ingrediens duabus viis, non habebit successus\

C’est ce qui nous fait voir qu’il ne suffit pas de demander à Dieu la connaissance de sa volonté, si l’on ne lui demande encore ce cœur simple qui n’ait point d’autre désir que de l’accomplir. C’est pourquoi le Prophète n’appelle pas heureux simplement ceux qui témoignent à Dieu de vouloir connaître sa loi, mais ceux qui la sondent jusque dans le fond, et qui la cherchent de tout leur coeur : Beati qui scrutateur testimonia ejus, in toto corde exquirunt eum ; qui ne se bornent point dans le désir de servir Dieu, et qui lui peuvent dire avec le même Prophète : In toto corde meo exquisivi te, ne repellas me a mandatis tuis. Ce sont ces justes que leur simplicité conduit dans le droit chemin : Simplicitas justorum diriget eos, parce que Dieu ne manque jamais d’éclairer ceux qui n’ont point d’autre désir que de le suivre.

Chapitre VI. Qu’il n’y a point d’exercice du matin plus naturel que de demander à Dieu qu’il nous fasse connaître et suivre sa volonté, et de régler par avance ses actions par ce que l’on en connaîtra.
Que l’attention à cette volonté est le vrai exercice de la présence de Dieu. §

Plusieurs personnes demandent des exercices de piété pour le matin, et plusieurs personnes en prescrivent, chacun suivant en cela ses lumières et les mouvements de sa piété. Mais il semble qu’il n’y en ait point de plus naturel ni de plus utile que de s’offrir à Dieu, comme saint Paul, pour accomplir sa volonté pendant le jour ; de lui demander la grâce de la connaître ; de prévoir ses actions ; de les régler suivant les lumières qu’il nous donne, et de le prier de nous donner la force d’accomplir ce qu’il nous fait connaître de sa volonté. Car il ne se faut pas contenter de demander à Dieu en général qu’il nous éclaire sur nos devoirs ; il le faut consulter sur chaque action particulière, et non seulement sur l’extérieur des actions, mais aussi sur les dispositions intérieures, afin de tâcher dans la suite du jour de les pratiquer avec cet esprit et dans ces dispositions. C’est en cette manière que l’on observerait cet avis du Sage, de s’entretenir avec les préceptes de Dieu dès son réveil : Et evigilans loquere cum eis.

C’est proprement là l’idée que saint Augustin avait de la véritable piété. Et c’est pourquoi nous voulant former, dans le troisième livre de la Trinité, celle d’un sage, c’est-à-dire d’un vrai chrétien, il le représente par ces paroles. Concevons,dit-il, dans notre esprit un homme sage, dont l’esprit est éclairé par la vérité éternelle et immuable, qui la consulte sur toutes ses actions, et qui n’en fait aucune qu’il ne voie dans cette vérité qu’il la doit faire, afin qu’en lui obéissant et s’y soumettant, il agisse justement.Mais il ne faut pas s’imaginer que ceux qui ne sont pas sages, c’est-à-dire ceux qui ne sont pas dans ce degré de perfection, soient dispensés par là de consulter cette loi ; ils y sont aussi obligés que les plus sages : et ce qui fait même qu’ils ne le sont pas est qu’ils ne la consultent point, et qu’ainsi il est impossible qu’ils agissent bien, puisque bien agir n’est autre chose qu’aimer cette loi, s’y soumettre et la suivre dans ses actions.

Mais il ne faut pas se contenter de consulter seulement la loi de Dieu et sa Justice au commencement du jour ; il faut, autant qu’il est possible, ne la point perdre de vue : et surtout dans toutes les nouvelles actions qui n’entrent pas dans l’ordre que l’on s’est présent, il est nécessaire de jeter un regard vers Dieu pour lui demander ce qu’il veut que nous fassions, et pour consulter sa loi sur la conduite qu’il nous oblige d’y garder. C’est pourquoi il semble qu’on ne se puisse former une meilleure idée de la vie et de la piété chrétienne, qu’en la considérant comme une vie d’attention continuelle à ce que Dieu demande de nous dans chaque état et dans chaque action, et extérieure et intérieure ; et que c’est cette disposition que le Prophète exprime, lorsqu’il dit : Providebam Dominum in conspectu meo semper.

Car ce regard vers Dieu est le regard d’un esclave vers son maître, et d’un fils vers son père, qui enferme un désir sincère de connaître tous ses ordres et une préparation de cœur à les suivre. C’est proprement cet exercice que l’on peut appeler l’exercice de la présence de Dieu,si recommandé dans les livres de dévotion. Enfin c’est ce que Dieu même recommanda à Abraham, en lui ordonnant de marcher en sa présence : Ambula coram me, et esto perfectus. Car marcher devant Dieu, et avoir Dieu présent, c’est consulter continuellement sa loi, et se conduire par sa lumière, cette lumière et cette loi n’étant qu’une même chose.

Chapitre VII. Qu’il faut toujours régler les actions extérieures, quoique l’on soit troublé au-dedans.
Que cette conduite est la source de l’égalité d’esprit.
Qu’un homme de bien n’a point d’humeur.
Exemple de ce caractère dans feu Monsieur d’Alet. §

Il y a cette différence entre les actions extérieures et les intérieures, que l’on connaît beaucoup mieux si les actions extérieures sont conformes ou contraires à la loi de Dieu, que l’on ne le fait des intérieures, qui sont couvertes souvent par les nuages que la concupiscence y répand, en sorte que nous ne saurions assurer si nous avons le fond du cœur dans l’état où Dieu veut que nous l’ayons. Mais comme nous ne saunons sortir de cette obscurité, il ne faut pas laisser de régler l’extérieur, parce que la réformation de notre conduite extérieure est un moyen pour parvenir à la réformation intérieure de l’âme. C’est pourquoi si l’on n’a pas encore les sentiments que l’on doit, il ne faut pas laisser de faire ce que l’on doit. Si l’on sent des mouvements d’orgueil au-dedans, il faut d’autant plus tâcher d’agir humblement au-dehors. De même quand on se sent le cœur aigri contre quelqu’un, la volonté de Dieu est que l’on n’ait aucun égard à ce sentiment, et que l’on agisse envers lui comme si l’on avait le cœur plein d’amour et de tendresse. Et cette conduite n’est nullement une hypocrisie, puisqu’elle est réglée sur la vérité, et que si les mouvements qui occupent la surface de l’âme n’y sont pas conformes, elle est pourtant ordonnée par cette partie de l’âme qui domine et qui commande aux membres extérieurs.

C’est là l’unique moyen de parvenir à une piété constante et uniforme qui suive Dieu uniquement, sans consulter ses sentiments, ses humeurs et ses inclinations, et qui ne fasse paraître au-dehors que l’humeur et les sentiments conformes à l’action que l’on fait. Si c’est une occasion où il soit à propos d’être gai, il faut témoigner de la gaieté. S’il est besoin d’être triste, il faut faire paraître de la tristesse. Il y a des rencontres où il faut témoigner de la tendresse, de la confiance, de la cordialité, de la compassion ; et il faut tâcher d’en exciter en soi les mouvements selon que la raison réglée par la volonté de Dieu nous dicte qu’il est juste et utile de les avoir. Que s’il ne nous est pas possible de les ressentir vivement, il faut au moins qu’ils soient comme imprimés dans notre extérieur : et par ce moyen il faut espérer que Dieu nous fera la grâce de régler nos mouvements intérieurs comme nous aurons réglé les extérieurs pour l’amour de lui.

C’est ce que pratiquent dans le monde les habiles courtisans : ils n’ont point d’humeur propre, parce qu’ils empruntent leurs passions des personnes à qui ils veulent plaire. Leur intérêt fait cette joie superficielle, cette tristesse apparente, ce bon visage, cette complaisance qui paraît au-dehors. La vraie piété imite à peu près cette conduite, excepté qu’elle en change le principe et la fin, et qu’au lieu de l’intérêt qui règle celle des gens du monde, elle prend la loi de Dieu pour sa règle, dans laquelle elle voit, et la manière de traiter avec chaque personne, et la disposition intérieure avec laquelle on le doit faire. Si elle la sent, elle la suit. Si elle ne la sent pas, elle l’excite autant qu’elle peut, et elle l’imprime au moins dans ses actions extérieures, afin de se l’imprimer peu à peu dans le cœur.

Des personnes fort judicieuses, qui ont fort étudié un grand prélat : qui a été la gloire de l’Église de France, disaient de lui qu’il avait plusieurs visages, selon les diverses actions auxquelles il s’appliquait : qu’il en avait un à l’autel et dans l’église, qui marquait un recueillement profond ; qu’il en avait un autre dans la conversation, qui témoignait de la gaieté ; un autre sérieux et grave dans les choses où il devait faire paraître de l’autorité ; un autre doux et compatissant quand l’occasion le demandait. Et c’est là proprement cette égalité d’esprit, et cette suppression de toute humeur, que la vue de la volonté de Dieu doit produire en nous.

Mais outre les autres avantages de cette pratique de supprimer ainsi toutes ses inclinations, d’en aplanir les inégalités et de ne faire paraître dans chaque action que les mouvements que la raison nous inspire, elle a encore celui de renfermer la plus grande, la plus utile et la plus continuelle mortification que l’on puisse pratiquer. Elle est secrète, et personne ne s’en aperçoit. Elle est continuelle, parce que nos inclinations se mêlent partout et nous détournent sans cesse de l’ordre de Dieu, soit en compagnie, soit en solitude. Elle ne donne sujet de plainte à personne. Les domestiques ne s’y intéressent point. Les médecins spirituels et corporels ne nous l’interdisent jamais. Elle donne même lieu de couvrir la mortification spirituelle sous des soulagements corporels, lorsque la raison nous ordonne de nous y soumettre ; et elle en retranche certaines façons qui servent souvent à se conserver la gloire de la mortification, lorsque l’on cesse de la pratiquer.

Chapitre VIII. Actions de vertu que la vue de la volonté de Dieu nous découvre.
Ordre des actions : Qu’il n’y faut pas être attaché.
Obéissance religieuse facilite la vie chrétienne. §

Il n’y a rien aussi qui nous découvre plus d’actions de vertu à exercer que cette attention continuelle à la loi de Dieu, parce qu’il n’y a rien qui nous les cache davantage que de s’abandonner à ses inclinations. C’est cette attention qui nous apprend à contribuer autant que l’on peut chrétiennement au divertissement des autres dans la conversation, à s’insinuer dans leur esprit par une complaisance sans affectation, à les souffrir dans leurs importunités, à les avertir de certains défauts par des manières douces et proportionnées à leur humeur, à éviter de les choquer inutilement, à se taire lorsqu’il est à propos, à parler quand il le faut, et à satisfaire ainsi à un très grand nombre de petits devoirs qui échappent à ceux qui agissent par humeur. C’est un des sens de cette parole du Sage : Qui autem inquirunt Dominum animadvertunt omnia. Ceux qui cherchent Dieu prennent garde à tout.

C’est cette attention à la volonté de Dieu qui nous maintient une vie réglée, égale et uniforme, et qui nous fait pratiquer avec fidélité les mêmes exercices dans les mêmes temps. Car si nous avons pour but de suivre Dieu, nous jugerons avec raison que nous nous rendrons plus conformes à sa volonté en suivant un ordre établi dans les choses indifférentes, qu’en le quittant par inclination et par fantaisie. Moins nous avons de part aux choses, plus nous avons sujet de croire que c’est Dieu que nous suivons en les faisant. Et celles qui sont d’elles-mêmes égales et indifférentes deviennent inégales et différentes, lorsque l’on ajoute aux unes cette raison d’uniformité dans les mêmes exercices.

Mais si l’amour de la volonté de Dieu nous fait préférer dans les choses indifférentes l’ordre et l’ égalité au désordre et à l’inégalité, il retranche aussi toute attache de la pratique de ces exercices, et il nous rend flexibles à les changer quand Dieu le veut, parce que ne désirant que d’obéir à Dieu, il est également content quand il trouve également moyen de pratiquer cette obéissance. C’est pourquoi quelque règle que l’on se soit présenté dans les choses indifférentes, il faut être prêt de la changer dans les occasions où Dieu nous fait connaître qu’il demande autre chose de nous. C’est par cette flexibilité que des personnes qui aiment l’étude ne laissent pas de s’appliquer avec soin à des entretiens qu’ils n’aiment pas, lorsque la charité le demande ; qu’ils perdent en quelque sorte leur temps, lorsque Dieu veut qu’ils le perdent ; qu’ils quittent leurs ouvrages sans peine, lorsque Dieu veut qu’ils les quittent ; qu’ils ne forment point de desseins fixes ni arrêtés, et qu’ils se tiennent toujours entre les mains de Dieu pour s’appliquer aux choses selon qu’il leur fait connaître qu’elles lui sont agréables.

Il faut pourtant prendre garde à ne porter pas cette flexibilité jusqu’à l’instabilité. Car les hommes n’ayant que fort peu de temps à eux, il est impossible qu’ils s’appliquent à une occupation qu’en se séparant des autres. Or, dans ce choix, les moindres doivent céder aux plus grandes : il faut nécessairement opter ; et quand on a choisi, il ne faut pas facilement changer le choix qu’on a fait. S’il n’est pas possible, par exemple, de conduire certaines personnes, et de travailler en même temps pour l’Église, il faut voir lequel est le plus utile et le plus conforme à notre vocation. S’il n’est pas possible de partager son esprit à tant de sortes d’études, il faut le borner à quelques-unes, et souffrir de bon cœur de n’être pas habiles dans de certaines choses. Si l’on ne peut satisfaire à tant d’actions de charité, il faut se restreindre à celles qui sont en notre pouvoir, en se souvenant toujours de cet avis du Sage, qui nous doit servir de règle en une infinité d’occasions : Fili, ne in multis sint actus tui.

Tout cela fait voir que l’obéissance des religieux est plutôt une facilité que les saints ont trouvée pour observer la loi de Dieu, qu’une nouvelle sévérité qu’ils aient ajoutée à l’Évangile. Car en quelque état que l’on soit, il ne peut être permis d’agir par cupidité, ni de se conduire par sa volonté et par son caprice. Il faut toujours que la volonté de Dieu soit notre règle, non seulement dans les actions importantes, mais même dans les plus petites. Or cette volonté de Dieu étant quelquefois difficile à découvrir, et notre propre volonté prenant souvent la place de celle de Dieu, les saints ont introduit cet assujettissement à un Supérieur pour nous déterminer dans toutes les actions indifférentes, en nous rendant la volonté de Dieu plus sensible ; parce qu’il est certain que Dieu veut que les religieux obéissent dans ces choses à leur Supérieur, au lieu que ceux qui n’ont point de Supérieur ont plus de peine à discerner ce que Dieu demande d’eux.

Cette peine vient de l’impureté de leur cœur, qui obscurcit cette loi de Dieu. Car si nous avions le cœur droit et simple, la volonté de Dieu nous paraîtrait clairement dans les plus petites occasions. C’est pourquoi l’apôtre Saint Paul nous avertit de renouveler notre esprit pour reconnaître la volonté de Dieu : Renovamini in novitate sensus vestri, ut probetis quae sit voluntas Dei, bona, beneplacetis et peifecta.Nous devons donc croire que si nous ne la discernons pas, c’est que nous ne sommes pas renouvelés ; que nous vivons de la vie d’Adam, c’est-à-dire que nous ne pensons qu’aux choses du monde ; que notre cœur est rempli de l’amour du monde, et qu’il est vide de celui de Dieu, qui est le principe du renouvellement de l’âme.

Il ne faut pas aussi s’imaginer que, pour n’avoir pas fait vœu de pratiquer les autres exercices de la vie religieuse, nous soyons pour cela dispensés de ceux qui servent à conserver et à faire croître la piété. La déclaration que Dieu nous fait de sa volonté sur ce point est générale, quand il nous dit : Haec est voluntas Dei sanctificatio vestra.Et cette déclaration nous oblige de travailler sans cesse à notre sanctification, et d’embrasser les moyens qui y sont propres, et que cette même loi nous enseigne. De sorte que si nous n’avons pas des Maîtres de Novices qui nous exercent à la vertu, ni des confesseurs qui nous fassent cette charité, la loi de Dieu nous doit tenir lieu de l’un et de l’autre, et nous en devons tirer des exercices et des pratiques qui soient propres à guérir nos maux et à nous faire avancer dans le chemin du salut. Ce qui est toujours bien plus difficile qu’il ne l’est à un religieux de pratiquer ce qu’on lui ordonne.

Chapitre IX. Que nous devons principalement avoir en vue d’obéir à Dieu dans le moment présent. Que quelque éloigné de Dieu que l’on soit, on peut rentrer dans son ordre en un instant.
Que la loi de Dieu découvre à tous un chemin de paix. §

Ce désir de connaître la volonté de Dieu regarde particulièrement le présent. Car encore que l’on puisse prévoir quelquefois ce que l’on doit faire à l’avenir, ce ne doit jamais être que lorsque c’est un devoir présent d’y songer. Ainsi l’on peut dire que la voie de la vérité et la voie de la vie consiste à regarder ce que Dieu demande de nous dans le moment présent, et l’exécuter à l’instant ; c’est-à-dire, à prier quand Dieu veut que nous priions ; à souffrir quand Dieu veut que nous souffrions ; à agir quand il veut que nous agissions ; à s’occuper de l’avenir quand il veut que nous nous en occupions ; à songer à nous quand il veut que nous y songions ; et à penser aux autres quand il nous ordonne d’y penser.

Mais que devrait-on faire si, en considérant son état présent, on le trouvait déréglé et contraire à Dieu ? On devrait faire ce que Dieu prescrit pour cet état. Car il n’y en a point en ce monde de si malheureux et de si déréglé duquel on ne puisse rentrer dans l’ordre de Dieu à l’instant même ; comme il n’y a point d’état si heureux, si saint, si conforme à la volonté de Dieu, dont on ne puisse sortir à tout moment. Il y a toujours une ligne de tout état à Dieu, et sitôt que l’on commence à marcher sur cette ligne, on est dans son ordre. Si on est dans le vice, la ligne qui mène à Dieu est d’y renoncer et de se résoudre d’embrasser tous les moyens nécessaires pour en sortir, et de pratiquer à l’heure même celui de ces moyens qui est le plus dans l’ordre de Dieu. Si l’on est mal entré dans une charge, qu’il soit nécessaire de la quitter, et que l’on le puisse faire à l’heure même, on rentre dans l’ordre de Dieu en la quittant effectivement. Mais si la prudence ne permet pas que l’on sorte de cet état à l’heure même, il suffit qu’on le fasse par le désir ; et alors, quoique l’on y soit entré contre l’ordre de Dieu, ce n’est plus contre son ordre que l’on y demeure, puisqu’il n’y a plus que sa volonté qui nous y retienne.

Ainsi ce ne sont pas seulement les justes qui, en consultant la loi de Dieu, entendent au fond de leur cœur une réponse de paix, comme disait le Prophète : Audiam quid loquatur in me Domitius Deus, quoniam loquetur pacem in plebem suam.Ce ne sont pas seulement les saints : et super satutos suos ; ce sont aussi les plus grands pécheurs, pourvu qu’ils rentrent en eux-mêmes et qu’ils se tournent vers Dieu : Et in eos qui convertuntur ad cor. Cette lumière divine leur découvre à tous un chemin de paix ; mais il est vrai qu’il est plus difficile aux uns qu’aux autres, et que souvent il paraît, à ceux qui sont plongés dans le vice, si rude et si escarpé, qu’ils désespèrent d’y pouvoir marcher. Mais pourvu qu’ils se fassent violence, il ne leur est pas impossible, puisque cette même lumière qui leur montre ce chemin, leur découvre aussi un secours qu’ils peuvent obtenir par leurs prières, et qui leur peut donner plus de force qu’ils n’ont de faiblesse.

Chapitre X.
Que la vue de la volonté de Dieu comme justice fait le paradis et l’enfer, selon les différentes dispositions de ceux qui la regardent. §

Le regard de la volonté de Dieu comme Justice fait la piété des vrais chrétiens sur la terre, et elle fera dans le ciel l’éternelle félicité des bienheureux. C’est dans ce regard que consiste ce torrent de délices dont ils seront enivrés. Car leur souverain plaisir sera de n’avoir plus rien en eux qui s’oppose à la justice de Dieu, et de lui être parfaitement assujettis. Leur gloire sera qu’elle règne sur eux ; et c’est en cette manière que leur charité sera toute pure, parce qu’ils ne rapporteront pas Dieu à eux-mêmes, mais qu’ils se rapporteront à Dieu, et n’aimeront que Dieu en eux. C’est pourquoi saint Augustin, exprimant l’état des saints dans le ciel, dit qu’ils s’anéantiront continuellement en la présence de Dieu, en le préférant à eux-mêmes par un amour éternel.

Mais ce qui est étrange est que, par un effet tout contraire, ce que Dieu fera connaître aux méchants de sa justice sera leur plus grand tourment, et ce sera ce qui les précipitera dans l’enfer. Car, comme dit une sainte fort éclairée : Aussitôt qu’une âme est séparée de son corps, elle va droit au lieu qui lui est propre. Et si étant morte elle ne trouvait ce lieu que le décret de la justice de Dieu a préparé pour elle, elle serait dans un enfer mille fois plus grand, parce qu’elle se verrait hors de l’ordre et de la disposition de Dieu. Ne trouvant donc point de lieu qui lui soit plus propre et qui lui soit moins pénible que l’enfer, elle s’y précipite comme dans son centre, et dans le lieu seul qui lui est convenable.

Ce n’est pas qu’elle aime cette justice ; mais c’est qu’elle la connaît, et que cette justice la confond et la convainc de son indignité, ce qu’elle ne peut souffrir. Il y a une vue de Dieu qui porte à s’unir à lui et à s’exposer à la lumière de ses yeux divins, et il y en a une autre qui porte à le fuir et à se soustraire autant que l’on peut à sa présence. Adam et Caïn éprouvèrent ce mouvement après leurs crimes, et il porta l’un à se cacher dans le paradis terrestre, et l’autre à fuir vagabond dans le monde pour éviter le remords de sa conscience qui ne lui donnait point de repos. Ce sentiment attaché aux crimes n’est pas un sentiment de crainte et de frayeur, c’est un sentiment de rage et de désespoir. On ne peut souffrir de voir celui que l’on a offensé et que l’on hait, parce que sa vue est un reproche continuel. On voudrait le détruire si on pouvait ; et ne le pouvant, on le fuit, et on s’en cache autant que l’on peut. Ce sentiment est faible en cette vie, où nous ne concevons qu’imparfaitement la difformité du péché ; mais il sera sans bornes dans l’autre, lorsque les péchés auront poussé leurs épines, comme dit saint Augustin, et que nous en serons percés.

C’est donc par ce sentiment, que les damnés se précipiteront eux-mêmes dans l’enfer, comme au lieu le plus ténébreux, le plus éloigné de Dieu, et où iis seront moins percés des rayons pénétrants de sa justice. Il fait trop clair pour eux en tout autre lieu ; et leur vue ne peut souffrir cette lumière qu’ils haïssent.

Le plus grand supplice des yeux malades est de les exposer au grand jour et de les forcer de le voir. Le plus grand enfer des damnés serait de les obliger de paraître dans la lumière des saints, de voir d’un côté leur gloire et l’amour de Dieu pour eux, et de l’autre leur propre difformité, et la haine que Dieu leur porte. Ainsi leur plus grande envie est de se cacher autant qu’ils peuvent à cette lumière qui les tue.

La vue de la justice de Dieu, jointe à celle de sa miséricorde et de son amour, est une vue qui console et qui soulage. La vue de cette même justice, jointe à celle de sa haine, est une vue qui accable et qui désespère, et qui porte l’âme à sortir de tout autre lieu que de l’enfer.

Car on peut désirer, par un mouvement d’orgueil, de sortir d’un lieu dont on n’est pas digne. Judas n’était pas humble, lorsque le remords de son crime fit qu’il se jugea lui-même indigne de vivre. Il ne put souffrir le reproche de son indignité, et il quitta la vie pour le fuir. Les damnés de même quittent volontairement tous les autres lieux dont ils ne sont pas dignes, pour éviter la vue pénétrante de cette lumière qui les convainc de leur crime, et qui les chasse et les fait fuir devant elle, comme l’Ange chassa Adam du paradis.

Ils ne peuvent souffrir d’être hors de l’ordre, non par l’amour de l’ordre, mais parce qu’ils ne peuvent supporter le reproche intérieur de leur désordre.

L’enfer est donc le centre des damnés, comme les ténèbres sont le centre de ceux qui fuient le jour. C’est l’état où la lumière de Dieu les incommode le moins, où les reproches de leur conscience sont moins vifs, où leur orgueil est moins confondu. Ainsi ce leur est une espèce de soulagement que de s’y précipiter. S’ils pouvaient détruire Dieu et son ordre, ils le feraient ; mais ils reconnaissent qu’ils ne le peuvent. Ils se cachent donc et s’abîment dans l’enfer, et ils souhaiteraient qu’il y eût un plus grand chaos entre Dieu et eux, pour se mettre à couvert, s’ils pouvaient, des rayons de cette vérité qui les va percer jusque dans le plus profond de l’abîme.

Seconde partie du traité §

Chapitre I. Que la vue de la volonté de Dieu, comme justice, nous oblige de nous soumettre à cette même volonté considérée comme cause de tous les événements.
Qu’il faut remonter, dans tous ces événements, jusqu’à la première cause, sans s’arrêter aux secondes. §

Nous venons de voir la première manière de considérer la volonté de Dieu, qui contient en quelque sorte toute la vie chrétienne, puisqu’elle enferme la connaissance et l’amour de la loi de Dieu. Mais cette vue même, par laquelle nous regardons cette loi comme la règle de nos actions, nous conduit d’elle-même à nous soumettre à la volonté de Dieu, considérée comme cause de tout ce qui se fait dans le monde, excepté le péché, qu’elle ne fait que permettre ; et c’est la seconde manière selon laquelle nous avons dit que l’on la devait regarder. Car en découvrant par la foi ces grandes vérités : que Dieu fait tout ; qu’il ordonne tout ; qu’il règle tout ; que rien n’échappe à sa providence ; que par tout ce qui arrive dans le monde, ü exerce ou sa miséricorde, ou sa justice ; que les créatures n’ont de pouvoir que ce qu’il leur en donne ; qu’elles ne sont que les instruments et les ministres de ses ordres ; qu’elles ne sont, selon l’expression de l’Écriture, que comme une cognée dans la main de celui qui en coupe, et comme un bâton dans la main de celui qui en frappe -nous voyons en même temps dans cette même volonté considérée comme la justice souveraine, qu’il est juste que Dieu règne et que nous obéissions ; que c’est à lui à nous conduire, et à nous à le suivre ; que c’est à nous conformer à sa volonté, et non pas à vouloir qu’il s’accommode à la nôtre ; et que cette volonté étant toujours juste et toujours sainte, elle est aussi toujours adorable, toujours digne de soumission et d’amour, quoique les effets nous en soient quelquefois durs et pénibles, puisqu’il n’y a que des âmes injustes qui puissent trouver à redire à la justice, et qu’ainsi la peine que nous avons quelquefois à nous y soumettre est une preuve de notre injustice et de notre corruption, qui nous doit porter, non à nous en prendre à Dieu, mais à nous en prendre à nous-mêmes, en nous disant avec le Prophète : Nonne Deo subjecta ent anima mea ? Ô mon âme, ne te soumettras-tu point à Dieu ?

Mais pour s’établir dans cette soumission à laquelle la justice même nous oblige, il est bon de regarder souvent cette volonté de Dieu, opérant dans le monde, et agissant par toutes les créatures. Car ce qui cause en partie cette révolte que nous sentons dans les choses qui nous arrivent, est que nous nous arrêtons trop aux créatures, et que nous leur imputons les événements. Nous ne voyons que le bâton qui nous frappe et qui nous châtie, et nous ne voyons pas la main qui s’en sert. Si nous découvrions Dieu partout, et que nous le regardassions au travers des voiles des créatures ; si nous voyions que c’est lui qui leur donne tout ce qu’elles ont de puissance, qui les pousse dans les choses qui sont bonnes, et qui, détournant dans les mauvaises leur malice de tous les autres objets auxquels elle se pourrait porter, ne lui laisse point d’autre cours que celui qui sert à l’exécution de ses arrêts éternels, la vue de sa justice et de sa majesté arrêterait nos plaintes, nos murmures et nos impatiences. Nous n’oserions pas dire en sa présence que nous ne méritons pas le traitement que nous souffrons, et nous ne poumons avoir d’autre sentiment que celui qui faisait dire à David : Je me suis tu, et je me suis humilié, parce que c’est vous qui l’avez fait. Obmutui et humiliatus sum, quoniam tu fecisti. Mais nous sommes bien aises de nous cacher ces vérités, pour avoir sujet de décharger notre mauvaise humeur sur les créatures, pour nous plaindre de leur injustice, pour nous justifier en nous-mêmes, et pour nous persuader que c’est à tort que nous sommes affligés.

Chapitre II. Que la vue de la volonté de Dieu change à notre égard toute la face du monde. Idée d’une armée.
Elle nous découvre le règne de Dieu, rend toutes les histoires, des histoires de Dieu. §

Si nous tenions les yeux de notre esprit arrêtés sur cette première et souveraine cause de tous les événements, elle changerait en quelque sorte la face du monde à notre égard ; c’est-à-dire qu’elle nous obligerait à changer la plupart des idées que nous nous sommes formées de ce qui s’y passe. Nous n’y verrions plus d’innocents opprimés, nous n’y verrions que des coupables punis. La terre ne serait plus pour nous un lieu de tumulte et de désordre, ce serait un lieu d’équité et de justice. Nous reconnaîtrions que l’on n’y ôte à personne que ce qu’il mérite de perdre ; que personne n’y souffre que ce qu’il mérite de souffrir ; que la justice et la force y sont toujours jointes ensemble ; que l’injustice y est toujours impuissante ; qu’il n’y a ni malheurs ni infortunes, mais seulement des justes châtiments des péchés des hommes ; que l’on n’y meurt, ni par la nécessité de la nature, ni par les accidents de la fortune, mais que l’on y punit de mort des hommes qui méritent ce supplice, dans le temps et de la manière la plus convenable ; enfin que tout y est juste et saint, et de la part de Dieu qui ordonne tout, et de la part des hommes sur qui ses ordres s’exécutent. Il n’y a que les ministres de cette volonté dominante qui peuvent être injustes, mais dont l’injustice ne saurait empêcher que ce qu’ils font ne soit juste à l’égard de ceux qui le souffrent.

Qu’est-ce qu’une armée selon cette idée ? C’est une troupe d’exécuteurs de la justice de Dieu qu’il envoie pour faire mourir des gens qui ont mérité la mort et qu’il a condamnés à ce supplice. Qu’est-ce que deux armées qui se battent ? Ce sont des ministres de cette justice qui se punissent les uns les autres, et qui n’exécutent précisément que ce que Dieu a ordonné. Qu’est-ce qu’un meurtre ? C’est la punition d’un coupable par un ministre injuste. Qu’est-ce que des voleurs ? Ce sont des gens qui exécutent injustement le juste arrêt par lequel Dieu a ordonné que certaines personnes seraient privées de leurs biens. Qu’est-ce qu’un Prince ? C’est une verge en la main de Dieu pour punir les méchants.

Ainsi c’est proprement par cette vue que nous découvrons le règne de Dieu dans le monde, et l’éminence de son pouvoir sur toutes les créatures. Car en regardant autrement les choses du monde, il semblera au contraire que la malice des hommes ait l’avantage sur Dieu même, au moins pour un temps, et que sa justice soit surmontée par leur injustice.

Il est à croire que c’est par ce regard de la puissance infinie de Dieu, qui conduit toutes les créatures à ses fins de miséricorde et de justice, que le Prophète s’écrie : Que Dieu a régné, et qu’il est revêtu de beauté et de force ; puisqu’il n’y a que le regard de la providence qui fasse trouver de l’ordre et de la beauté dans la confusion des choses du monde, et qui découvre l’empire souverain que Dieu y exerce, malgré l’insolence des hommes injustes qui méprisent ses lois et ses volontés.

C’est par une suite de cette vue qu’on peut dire que le récit des choses passées, qui n’est en quelque sorte, pour ceux qui les regardent par une lumière purement humaine, que l’histoire du diable et des réprouvés, parce que les personnes qui paraissent le plus sur le théâtre du monde, et qui ont plus de part aux événements qui le remuent, sont pour l’ordinaire des citoyens de Babylone, dans lesquels le démon habite et par lesquels il agit, est à l’égard de ceux qui les considèrent par une vue plus haute l’histoire de Dieu, parce qu’on n’y voit que l’exécution de ses volontés, que les arrêts de sa justice, que les effets de sa puissance. Tout y est édifiant, parce que tout y est juste.

Chapitre III. Comment la vue de la volonté de Dieu nous doit faire considérer le passé et le futur.
Et comment la soumission qu’on lui doit s’accorde avec la pénitence, le zèle, la compassion, la prévoyance. §

Le passé est un abîme sans fond qui engloutit toutes les choses passagères, et l’avenir est un autre abîme qui nous est impénétrable. L’un de ces abîmes s’écoule continuellement dans l’autre, l’avenir se décharge dans le passé en coulant par le présent. Nous sommes placés entre ces deux abîmes. Car nous sentons l’écoulement de l’avenir dans le passé ; et c’est ce qui fait le présent, comme le présent fait toute notre vie. Ce qui en est passé n’est plus, et ce qui en est futur n’est pas encore. Voilà notre état. Et ce que nous devons faire, c’est de prendre la part que Dieu veut que nous prenions au présent, et de regarder et le passé et l’avenir de la manière qu’il veut que nous le regardions.

Car encore que le passé ne soit plus à notre égard, et que le futur ne soit pas encore, néanmoins l’un et l’autre est à l’égard de Dieu. Sa volonté embrasse tous les temps. Le passé est passé, parce qu’il a voulu qu’il fut en un certain temps ; et le futur est futur, parce qu’il veut qu’il soit dans un autre. Ainsi sa volonté comprend et consacre en quelque sorte tous les événements, et passés et futurs. Nous les y trouvons tous, et comme elle est toujours adorable, elle nous oblige à regarder avec respect tous ces événements, et passés et futurs, par la liaison et la dépendance qu’ils ont avec cette divine volonté.

Mais il y a cette différence entre le passé et le futur, que comme nous connaissons en particulier quelque chose du passé, nous pouvons l’approuver en particulier, et louer la providence de Dieu dans ces événements. Comme nous ne voyons rien au contraire dans l’avenir et qu’il est encore caché en Dieu, nous ne pouvons exercer la soumission que nous devons à sa volonté, que par une acceptation générale de tous ses ordres, que nous devons toujours regarder comme très saints et très justes.

Le passé et l’avenir étant donc si étroitement unis à la volonté de Dieu, il semblerait d’abord que la foi ne pût exciter en nous que des sentiments de respect et de soumission pour l’un et pour l’autre ; et que l’on ne dût de même avoir à l’égard des choses présentes qui ne dépendent pas de nous, que des sentiments d’approbation. Mais si cela est, que deviendra la pénitence qui s’afflige des maux passés ? Que deviendra le zèle et la compassion qui regardent principalement les peines et les misères présentes ? Que deviendra la prévoyance qui tâche de les prévenir et de les éviter ? Faut-il craindre que Dieu exerce sa justice ? Faut-il être affligé de ce qu’il permet, ou de ce qu’il fait lui-même ? Ne juge-t-il pas en permettant le mal, qu’il est meilleur de le permettre que de l’empêcher, comme il lui serait bien facile ? Et s’il le juge, ne le devons-nous pas juger nous-mêmes ? Peu s’en faut que l’esprit humain ne tire de là cette conclusion impie, qu’on attribuait faussement à saint Paul, que puisque Dieu est glorifié par les crimes des hommes, il ne les faut plus condamner. Quid adhuc tanquam peccator judicor ?

Mais ces difficultés ne viennent que de ce que l’on ne regarde pas la volonté de Dieu tout entière, et que l’on sépare sa volonté considérée comme justice et comme règle, de sa volonté considérée comme principe de toutes choses. Car en joignant ensemble ces deux vues, nous trouverons que si Dieu permet le péché par cette volonté qui est la cause des choses, il ne laisse pas de le condamner et de le haïr par sa volonté considérée comme justice ; car le péché est contraire et opposé à cette justice. S’il punit les pécheurs pour leurs fautes par sa volonté opérante, il fait connaître par sa loi éternelle que ces fautes sont contraires à la justice qui est cette même volonté. Ainsi les effets de sa justice présentent en même temps à notre âme la double idée, et de la volonté de Dieu qui permet les péchés, et du dérèglement de ces péchés qu’elle condamne. Et ces deux objets doivent causer en nous deux sortes de mouvements : l’un par lequel nous approuvions ce qui vient de Dieu, et l’autre par lequel nous condamnions ce qui vient de l’homme.

C’est par ce regard de la volonté divine que nous allions ces mouvements qui paraissent d’abord contraires et inalliables, tant à l’égard du passé que de l’avenir. Nous nous affligeons de nos péchés, parce que nous voyons dans cette justice souveraine qu’elle les condamne d’injustice, d’insolence, d’ingratitude. Nous y voyons aussi qu’il est juste que nous ressentions ces mouvements et que nous les excitions en nous-mêmes. Mais comme nous reconnaissons aussi que Dieu a permis que nous tombassions dans ces péchés pour les faire servir aux fins de sa providence, nous ne saurions qu’adorer cette permission, parce qu’elle est juste. Et quoique cette connaissance ne nous doive pas ôter le regret de nos péchés, elle doit néanmoins apaiser les troubles et les inquiétudes excessives que nous en poumons avoir : puisqu’enfin il est également juste, et que nous nous affligions de nos fautes dans la vue de la justice de Dieu qui nous en découvre l’énormité, et que nous cessions de nous en troubler dans la vue de la volonté de Dieu qui les a permises pour l’exécution de ses desseins.

C’est proprement cet état de paix qui naît de ce regard de la volonté souveraine de Dieu, que l’Apôtre souhaite à tous les chrétiens, lorsqu’il leur dit : Et pax Christi, quae exuperat omnetn settsum, custodiat corda uestra et intelligentias vestras.Cette paix surpasse tous les autres sentiments, mais elle ne les étouffe pas. Ils ne laissent pas de s’élever dans notre cœur par les vues de la foi, qui nous découvrent ce que Dieu juge de nos actions. Mais nous ne laissons pas aussi d’entrer dans la paix nonobstant ces sentiments, en découvrant que Dieu tout juste a permis et souffert ces péchés, et qu’il veut bien nous les pardonner. L’un de ces deux mouvements serait imparfait sans l’autre ; mais étant joints et unis ensemble, ils forment une pénitence sans désespoir, et une paix sans présomption.

Mais comme Dieu ne découvre pas également ces objets aux hommes, les mouvements qu’ils excitent ne sont pas toujours dans une égale véhémence. Par exemple, il occupe beaucoup les saints en cette vie, de l’opposition que leurs péchés ont avec la loi de Dieu, et il ne leur découvre pas avec tant d’évidence la beauté de cette divine volonté, par laquelle il les permet pour leur bien et pour sa gloire ; et ainsi les mouvements de pénitence qu’ils ressentent dans la vue de leurs fautes sont plus vifs et plus sensibles que la consolation qu’ils reçoivent de ce qu’ils doivent espérer que Dieu tirera sa gloire et leur salut de leurs péchés mêmes. Et au contraire dans l’autre vie les saints seront tellement pénétrés de la joie de voir que tout contribue à la gloire de Dieu, et si pleins de l’admiration de sa providence, qui les aura conduits au salut par le chemin dans lequel ils auront marché, qu’ils seront incapables de ressentir aucune douleur de leurs péchés.

Cette vue de la volonté de Dieu ne nous doit pas aussi rendre insensibles aux maux du prochain. Il est vrai qu’il ne leur arrive rien que de juste ; mais nous voyons en même temps dans cette même volonté considérée comme loi, comme justice, comme vérité, que les hommes ne sont point dans l’état auquel ils ont été créés ; que ces maux ne viennent point de l’institution de la nature, mais de son dérèglement ; qu’ils ne sont point conformes au premier ordre de Dieu, ni à sa première inclination, qui est toute de bonté. Nous y voyons les liens qui nous unissent à ces personnes misérables, qui nous doivent porter à les aimer. Nous y voyons qu’il est juste que nous les aimions, que nous désirions de les secourir, que nous soyons affligés de leurs maux, et que Dieu approuve que nous lui demandions le soulagement dont ils ont besoin. Il est impossible que toutes ces pensées n’excitent des mouvements de compassion ; et cet autre regard de la volonté de Dieu, qui châtie les hommes par ces maux, ne doit servir que pour modérer ces sentiments, et non pour les étouffer.

Enfin la vue de la volonté de Dieu qui opère tout, et qui conduit tout à sa gloire, n’empêche point aussi les justes prévoyances que nous devons avoir pour l’avenir, parce que nous ne laissons pas de connaître que la loi de Dieu nous ordonne d’apporter des soins et des précautions raisonnables pour prévenir certains événements et pour en procurer d’autres, en laissant à sa providence de les faire réussir, et en se soumettant à ses ordres par une soumission générale. Saint Paul ne laissait pas de souhaiter d’aller prêcher l’Évangile à Rome et d’en former le dessein, quoiqu’il ne le souhaitât que dépendamment de la volonté de Dieu. En formant ses desseins, il obéissait à la volonté de Dieu comme loi et comme règle. En se soumettant à sa volonté dans l’exécution de ses desseins, il lui obéissait comme à la cause souveraine de toutes choses, selon les mêmes règles de sa justice éternelle. Car c’est, comme nous avons dit, la justice même qui nous oblige de nous soumettre à la volonté de Dieu dans tous les événements.

La vie de la foi, qui est celle des justes, les oblige donc à se rabaisser aux lumières communes de la prudence humaine, et à employer les moyens humains pour faire réussir les choses qu’ils ont raison de souhaiter, parce qu’elle défend de tenter Dieu. Et cet autre regard de la volonté absolue de Dieu, qui gouverne tout et qui fait tout, ne doit servir qu’à nous consoler dans les événements contraires à nos désirs, et non pas nous donner occasion de faire des prophéties téméraires sur l’avenir, et de nous conduire par des pressentiments, qui ne sont pour l’ordinaire que des effets d’imagination, auxquels Dieu nous défend de nous arrêter. On ne sait si Dieu veut la paix ou la guerre ; s’il veut que certains désordres finissent, ou s’il ne le veut pas ; s’il veut faire réussir ses desseins par ce moyen, ou par celui-là. On ne doit pas laisser pour cela de tâcher de procurer la paix, de remédier aux désordres, d’employer les moyens que l’on croit les plus propres pour la fin où l’on tend, en abandonnant le succès à Dieu.

Chapitre IV. Que l’incertitude de la volonté de Dieu à l’égard de l’avenir nous doit empêcher d’en juger sur des rencontres fortuites.
Ce que la vue de cette volonté retranche, ou ne retranche pas dans nos actions. §

C’est aussi par un sentiment du respect que nous devons à la volonté de Dieu, que nous sommes obligés d’être très réservés à prendre pour des marques de la volonté de Dieu la rencontre que l’on fait, dans l’Écriture ou dans les livres de dévotion, de certains versets qui nous paraissent conformes à quelque chose que nous avons dans l’esprit. Car quoiqu’il soit certain qu’ayant rencontré ces versets, Dieu l’a voulu, il n’est point certain néanmoins qu’il ait permis que l’on les rencontrât pour un tel dessein, ni pour nous servir de règle de conduite. C’est notre imagination qui tire cette conséquence, et qui la tire témérairement, puisqu’elle suppose que Dieu ne peut avoir permis cette rencontre que pour une telle fin. Qui sait au contraire s’il ne l’a point permise, pour éprouver si nous serions fidèles à nous tenir dans la voie de la foi, et à nous attacher aux règles communes, ou si nous nous laisserions aller aux mouvements de vanité qui s’élèvent assez naturellement, lorsqu’on s’imagine que Dieu nous fait des faveurs particulières, et qu’il nous tire de l’ordre du commun des hommes, à qui il ne manifeste ses volontés que par les préceptes généraux de l’Écriture et les instructions ordinaires de l’Église ? Il semble donc qu’il ne soit pas bon de faire tant de fondement sur ces rencontres fortuites, et que l’on a sujet de craindre à l’égard de ces observations, ce que l’Écriture dit des songes : Ubi multa sunt somnia, plurimae sunt vanitates.Car toute la vanité des songes consiste à conclure, non que Dieu a envoyé un songe, ce qui est toujours vrai en un sens, mais à conclure qu’il a telle et telle signification ; et cette même vanité se trouve dans le jugement que nous faisons que Dieu a eu telle ou telle fin en permettant ces rencontres.

La vue de la volonté absolue de Dieu ne change donc point la manière ordinaire de juger des choses, et elle ne retranche point l’application des moyens humains, et l’usage des lumières ordinaires. Mais elle en retranche l’inquiétude, l’empressement, les désirs trop ardents pour les choses qui ne sont pas encore arrivées, les tristesses et les chagrins pour celles qui sont présentes ou passées. Car si nous sommes persuadés que Dieu fait tout, et qu’il ne peut rien faire que de juste, après avoir donné tout l’ordre qu’il nous commande de donner aux choses, nous devons nous abandonner à lui, et attendre en paix l’exécution et l’accomplissement de ses desseins éternels. Et comme nous les devons adorer lorsqu’ils nous sont manifestés par l’événement, nous les devons aussi adorer par avance lorsqu’ils sont encore cachés dans les secrets de sa providence.

Il est vrai qu’entre ces événements, il y en a qui sont des effets de miséricorde, et d’autres qui sont des effets de justice. Mais comme la justice et la miséricorde de Dieu sont également adorables, nous devons une égale soumission aux uns et aux autres, avec cette différence néanmoins, que la soumission que l’on doit aux effets de miséricorde doit être ordinairement accompagnée de joie et d’actions de grâces, et que celle que l’on rend aux effets de justice doit être accompagnée d’humiliation et de terreur.

Mais ce qui doit et modérer notre joie et tempérer notre terreur, c’est qu’il est souvent impossible de distinguer ce qui est effet de miséricorde ou de justice dans les événements humains, parce que notre esprit est trop étroit pour pouvoir comprendre cet enchaînement infini de causes liées les unes aux autres, qui fait que les plus grands maux sont quelquefois attachés à ce qui paraissait un grand bien, et les plus grands biens à ce qui paraissait un plus grand mal. Ainsi après avoir fait tout ce qui était en notre pouvoir suivant les règles de la prudence ordinaire, non seulement la foi, mais la raison même nous oblige d’être comme indifférents à l’égard des événements, parce qu’elle nous fait voir que notre lumière est trop courte et trop bornée pour en pouvoir sainement juger.

Chapitre V. Qu’il faut pratiquer la soumission à la volonté de Dieu, à l’égard des petits événements. De ses défauts corporels.
Des suites de nos péchés. Exemple d’Adam. §

Pour s’accoutumer à se soumettre à la volonté de Dieu dans les grands événements capables d’ébranler et d’abattre l’âme, il faut s’accoutumer à l’honorer dans les plus petites circonstances de notre vie, parce qu’elle les règle toutes aussi bien que les plus grandes. En regardant ainsi les plus petits événements comme des effets de la volonté souveraine de Dieu, l’on exerce même la foi davantage, parce que les hommes ont plus de peine à attribuer à Dieu les rencontres ordinaires et petites, que les plus grandes. Un homme bien pénétré de cette pensée ne dira donc jamais qu’une rencontre est fâcheuse, puisque, la regardant comme ordonnée de Dieu, il ne lui est pas permis de s’en fâcher. Il ne se plaindra point d’un rendez-vous qui manque, ni d’une visite importune, ni de la longueur d’un valet à qui il aura donné quelque commission, ni de ce que l’on le fait trop attendre, ni du refus qu’on lui fait d’une grâce, ni d’une petite perte, ni des saisons, ni du mauvais temps, ni généralement de toutes les rencontres ordinaires de la vie qui portent les hommes à l’impatience.

Chacun doit accepter avec cette même disposition tous ses défauts corporels, comme la surdité, la faiblesse de la vue, et généralement tout ce qui le peut rendre méprisable aux hommes, comme le manque de mémoire, d’adresse, d’intelligence, la naissance basse, le défaut de bien, sans jamais se plaindre de toutes ces choses, tant parce que c’est Dieu qui en est la cause, que parce que nous ne savons pas si elles ne nous sont point plus avantageuses que celles qui nous plairaient davantage, et qu’en les souffrant de cette manière, elles le deviendront en effet. Il en est de même des maladies, des calomnies, des mauvais traitements, du peu d’état que l’on fait de nous, des aversions, des préventions qu’on peut avoir contre nous. Puisque Dieu fait ou permet tout cela, nous le devons regarder avec tranquillité et avec paix, en nous tenant dans son ordre et en adorant ses jugements. Et la volonté de Dieu, qui règle toutes ces choses, doit avoir plus de force sur notre esprit pour nous les faire accepter, et pour nous les rendre aimables, que ce qu’elles ont de fâcheux pour nous les faire rejeter et pour nous porter à l’impatience et au murmure.

Il y a des accidents qui sont des suites de nos propres fautes : et si ces suites sont favorables, elles nous donnent un sujet particulier de louer la miséricorde et la bonté de Dieu, qui a su tirer le bien du mal, et convertir en moyen de salut ce qui ne méritait que ses châtiments et nous les devons adorer lorsqu’ils nous sont manifestés par l’événement, nous les devons aussi adorer par avance lorsqu’ils sont encore cachés dans les secrets de sa providence.

Il est vrai qu’entre ces événements, il y en a qui sont des effets de miséricorde, et d’autres qui sont des effets de justice. Mais comme la justice et la miséricorde de Dieu sont également adorables, nous devons une égale soumission aux uns et aux autres, avec cette différence néanmoins, que la soumission que l’on doit aux effets de miséricorde doit être ordinairement accompagnée de joie et d’actions de grâces, et que celle que l’on rend aux effets de justice doit être accompagnée d’humiliation et de terreur.

Mais ce qui doit et modérer notre joie et tempérer notre terreur, c’est qu’il est souvent impossible de distinguer ce qui est effet de miséricorde ou de justice dans les événements humains, parce que notre esprit est trop étroit pour pouvoir comprendre cet enchaînement infini de causes liées les unes aux autres, qui fait que les plus grands maux sont quelquefois attachés à ce qui paraissait un grand bien, et les plus grands biens à ce qui paraissait un plus grand mal. Ainsi après avoir fait tout ce qui était en notre pouvoir suivant les règles de la prudence ordinaire, non seulement la foi, mais la raison même nous oblige d’être comme indifférents à l’égard des événements, parce qu’elle nous fait voir que notre lumière est trop courte et trop bornée pour en pouvoir sainement juger.

Chapitre V. Qu’il faut pratiquer la soumission à la volonté de Dieu, à l’égard des petits événements. De ses défauts corporels.
Des suites de nos péchés. Exemple d’Adam. §

Pour s’accoutumer à se soumettre à la volonté de Dieu dans les grands événements capables d’ébranler et d’abattre l’âme, il faut s’accoutumer à l’honorer dans les plus petites circonstances de notre vie, parce qu’elle les règle toutes aussi bien que les plus grandes. En regardant ainsi les plus petits événements comme des effets de la volonté souveraine de Dieu, l’on exerce même la foi davantage, parce que les hommes ont plus de peine à attribuer à Dieu les rencontres ordinaires et petites, que les plus grandes. Un homme bien pénétré de cette pensée ne dira donc jamais qu’une rencontre est fâcheuse, puisque, la regardant comme ordonnée de Dieu, il ne lui est pas permis de s’en fâcher. Il ne se plaindra point d’un rendez-vous qui manque, ni d’une visite importune, ni de la longueur d’un valet à qui il aura donné quelque commission, ni de ce que l’on le fait trop attendre, ni du refus qu’on lui fait d’une grâce, ni d’une petite perte, ni des saisons, ni du mauvais temps, ni généralement de toutes les rencontres ordinaires de la vie qui portent les hommes à l’impatience.

Chacun doit accepter avec cette même disposition tous ses défauts corporels, comme la surdité, la faiblesse de la vue, et généralement tout ce qui le peut rendre méprisable aux hommes, comme le manque de mémoire, d’adresse, d’intelligence, la naissance basse, le défaut de bien, sans jamais se plaindre de toutes ces choses, tant parce que c’est Dieu qui en est la cause, que parce que nous ne savons pas si elles ne nous sont point plus avantageuses que celles qui nous plairaient davantage, et qu’en les souffrant de cette manière, elles le deviendront en effet. Il en est de même des maladies, des calomnies, des mauvais traitements, du peu d’état que l’on fait de nous, des aversions, des préventions qu’on peut avoir contre nous. Puisque Dieu fait ou permet tout cela, nous le devons regarder avec tranquillité et avec paix, en nous tenant dans son ordre et en adorant ses jugements. Et la volonté de Dieu, qui règle toutes ces choses, doit avoir plus de force sur notre esprit pour nous les faire accepter, et pour nous les rendre aimables, que ce qu’elles ont de fâcheux pour nous les faire rejeter et pour nous porter à l’impatience et au murmure.

Il y a des accidents qui sont des suites de nos propres fautes : et si ces suites sont favorables, elles nous donnent un sujet particulier de louer la miséricorde et la bonté de Dieu, qui a su tirer le bien du mal, et convertir en moyen de salut ce qui ne méritait que ses châtiments et la soustraction de ses grâces. Mais si ces suites sont fâcheuses et dures, comme si nos fautes ont attiré de grands maux spirituels ou temporels ; si nos dérèglements ont causé un grand nombre de péchés ; si ces suites subsistent et se perpétuent, il ne faut pas que nous les regardions sans douleur. Car la volonté de Dieu, considérée comme justice, nous ordonne d’en gémir, de nous en humilier, d’en faire pénitence, et de tâcher de détourner ces suites funestes par nos actions et par nos prières. Mais elle nous ordonne en même temps de rentrer dans la paix, et d’éviter le trouble et l’inquiétude, et de nous en consoler dans la vue de sa volonté qui les a permises, et qui ne laissera pas d’en tirer sa gloire.

Nous en avons le plus grand exemple qu’on se puisse imaginer en la personne d’Adam et d’Ève ; car aucun sans doute n’a vu de si funestes suites de ses péchés que celles qu’ils ont vues de leur désobéissance, puisque tous les maux qui sont arrivés à tous les hommes ensemble, tous les péchés qui se sont commis dans le monde, et la damnation de ce nombre innombrable de réprouvés sont des suites de leur crime. Cependant la volonté de Dieu n’a pas laissé de les en consoler, et si elle ne leur en a pas ôté la douleur lorsqu’ils étaient dans le monde, parce qu’il était juste qu’ils en fissent pénitence, elle l’a entièrement apaisée dans l’autre, puisque, malgré ces effroyables suites qui subsisteront éternellement, Adam et Ève ne laisseront pas de jouir dans toute l’éternité de la paix et de la consolation des justes. C’est la plus grande preuve qu’on puisse avoir de ce que peut la vue de la volonté de Dieu, pour apaiser les troubles qui devraient naître naturellement des suites de nos péchés ; et après celui-là, quelques mauvais effets que nos actions puissent avoir eus, quelque renversement dont elles aient été cause, personne n’a sujet de perdre l’espérance, ni de s’abandonner au trouble par une espèce de désespoir.

Non seulement ce regard de la volonté de Dieu nous fait souffrir en paix les suites de nos péchés, mais il nous fait aussi porter en patience nos défauts et nos imperfections aussi bien que les imperfections et les défauts des autres. Ainsi il allie encore deux mouvements qui paraissent opposés, la soif et le zèle de la justice qui nous fait haïr nos fautes, et la patience qui nous les fait souffrir, parce qu’il voit que Dieu lui prescrit l’un et l’autre. L’âme soumise à Dieu lui dit bien dans le ressentiment qu’elle a de ses misères : Jusques à quand, Seigneur, me laisserez-vous dans cet état. Sed tu Domine usquequo ?Mais cependant elle ne laisse pas d’y être en paix, elle ne met point d’autres bornes à sa patience que celles de sa vie, et elle se résout en même temps de combattre sans cesse ses imperfections, et de se souffrir néanmoins soi-même sans s’abandonner jamais au découragement, en se contentant de la mesure de la grâce qu’il plaira à Dieu de lui faire. Et c’est ce qu’elle apprend de cet avertissement du Sage : Qui timent Dominum custodiunt mandata ipsius, et patientiam habebunt usque ad inspectionem ipsius.

Chapitre VI. Quelle est la soumission que nous devons à la volonté de Dieu, à l’égard de notre salut éternel.
Qu’il est juste d’épargner sa propre faiblesse sur ce point.
Combien la vue de la volonté de Dieu facilite la conduite de la vie chrétienne. §

Enfin, les plus grands effets de cette soumission à la souveraineté de Dieu, c’est que dans l’incertitude où nous sommes de l’arrêt éternel de notre prédestination, et de celui que Dieu prononcera au jour de notre mort qui en sera l’exécution, et qui fera l’éternité de notre bonheur ou de notre misère, elle fait que notre âme reconnaît qu’il est juste, et qu’elle l’adore en cette qualité, en suivant les paroles et l’esprit du Prophète, et disant avec lui à Dieu : In manibus tuis sortes meae. Mon sort est entre vos mains.Mais elle a grand soin de ne s’abandonner pas trop à cette pensée, et de ne s’y enfoncer pas trop avant, la faiblesse de notre esprit n’étant pas capable de la porter. Elle s’applique donc toute à considérer ce que Dieu lui ordonne de faire à cet égard, et quelle disposition il lui présent par sa vérité et par sa loi.

Or elle voit dans cette loi : premièrement, qu’il est juste qu’elle épargne sa faiblesse, en ne s’occupant pas d’une pensée si terrible ; secondement, qu’elle n’a aucun sujet de croire que cet arrêt ne lui sera pas favorable, puisque Dieu l’a séparée par tant de grâces du nombre des infidèles, des hérétiques, et de ceux qui ne pensent point à Dieu, en la mettant dans le petit nombre des fidèles de son Église qui connaissent sa loi, et qui ont quelque désir de l’observer. Elle voit dans cette vérité qu’au lieu de s’occuper inutilement de pensées de défiance qui ne peuvent que lui nuire, elle doit tâcher uniquement de se corriger de ses fautes, d’y remédier à l’avenir, de se mettre dans la voie de Dieu si elle n’y est pas, et d’y marcher fidèlement si elle y est.

Elle voit que Dieu veut qu’elle nourrisse et entretienne son espérance par tous les justes sujets que la vérité lui fournit, et que surtout elle se garde bien de le regarder comme un ennemi qui n’aurait aucun amour pour elle. Car cette idée est fausse et exécrable, à l’égard des réprouvés même. Dieu n’a point fait la mort,dit l’Écriture, et il ne se plaît point dans la perte des vivants.Si ses créatures s’éloignent de lui, c’est en se rendant indignes des effets de sa bonté, et en l’obligeant par leur malice volontaire à exercer sur elles sa justice. Il y a toujours en Dieu des entrailles de miséricorde pour recevoir les pécheurs, s’ils retournaient à lui, et s’ils se convertissaient. Son sein paternel leur est toujours ouvert, et ils ont toujours tort de ne se pas convertir. Il est vrai que par une justice secrète, Dieu ne croit pas devoir changer la volonté corrompue des réprouvés ; mais cette volonté de justice ne détruit point cette bonté essentielle qui est la loi de Dieu même, et sa volonté par laquelle il est prêt de recevoir en sa grâce tout pécheur converti et qui abandonne ses péchés, et par laquelle il lui ordonne de se convertir. C’est de cette bonté que procède cette patience dont parle saint Paul, qui invite les pécheurs à la pénitence. S’ils la faisaient, la miséricorde de Dieu leur serait ouverte, et ses grâces couleraient sur eux avec abondance. Ce sont eux qui en arrêtent le cours et qui y mettent obstacle ; mais elles ne laissent pas d’être toutes prêtes dans ses trésors.

Rien ne facilite donc davantage la conduite de la vie chrétienne, que ce regard de la volonté de Dieu dans toute son étendue. Car il fait voir que toute la vie d’un vrai chrétien est une vie de paix, qui regarde avec tranquillité le présent, le passé et l’avenir dans l’ordre de Dieu, et qui consulte continuellement sa loi pour apprendre d’elle ce qu’il doit faire à chaque moment, et quelle disposition intérieure il doit avoir à l’égard des choses auxquelles il doit s’appliquer. Ces dispositions sont différentes selon les objets ; et elles renferment tous les mouvements légitimes de joie, de tristesse, de désir, de crainte, d’amour, d’indignation, de compassion, qu’ils doivent exciter. Mais tous ces sentiments sont toujours joints à la disposition générale de repos et de paix, que la vue de la volonté souveraine de Dieu entretient dans le fond de l’âme d’un chrétien, qui calme et qui modère tous les mouvements particuliers. C’est cette paix dont ceux qui aiment la loi de Dieu jouissent toujours, comme dit David : Pax multa diligentibus legem tuam.C’est cette paix que Jésus-Christ laissa à ses disciples en quittant le monde, et que le monde ne connaît point : Pacem relinquo vobis, non quomodo mundus dat, ego do vobis.C’est cette paix que l’apôtre saint Paul souhaite aux fidèles, comme nous avons déjà dit, afin qu’elle garde et leur coeur et leur esprit : Custodiat corda vestra et intelligentias vestras.Elle apaise les agitations du coeur en l’attachant à la volonté immuable de Dieu. Elle arrête les troubles que produit dans l’esprit la multiplicité de ses pensées, par cette unique pensée : Dieu le veut. Et elle fait ainsi que l’homme se laisse amoureusement emporter au torrent de la providence, sans se mettre en peine d’autre chose que de s’acquitter fidèlement des devoirs particuliers qui lui sont présents à chaque moment par la loi de Dieu.

Des moyens de conserver la paix avec les hommes §

Première partie §

Quaerite pacem civitatis ad quam transmigrare vos fea : et orate pro ea ad Dominum, quia in pace illius erit pax vobis.

Chapitre I. Hommes citoyens de plusieurs villes.
Ils doivent procurer la paix de toutes, et s’appliquer en particulier à vivre en paix dans la société où ils passent leur vie, et dont ils font partie. §

Toutes les sociétés dont nous faisons partie, toutes les choses avec lesquelles nous avons quelque liaison et quelque commerce, sur lesquelles nous agissons, et qui agissent sur nous, et dont le différent état est capable d’altérer la disposition de notre âme, sont les villes où nous passons le temps de notre pèlerinage, parce que notre âme s’y occupe et s’y repose.

Ainsi le monde entier est notre ville, parce qu’en qualité d’habitants du monde, nous avons Liaison avec tous les hommes, et que nous en recevons même tantôt de l’utilité et tantôt du dommage. Les Hollandais ont commerce avec ceux du Japon. Nous en avons avec les Hollandais. Nous en avons donc avec ces peuples qui sont aux extrémités du monde, parce que les avantages que les Hollandais en tirent leur donnent le moyen, ou de nous servir, ou de nous nuire. On en peut dire autant de tous les autres peuples. Ils tiennent tous à nous par quelque endroit, et ils entrent tous dans la chaîne qui lie tous les hommes entre eux par les besoins réciproques qu’ils ont les uns des autres.

Mais nous sommes encore plus particulièrement citoyens du royaume où nous sommes nés et où nous vivons, de la ville où nous habitons, de la société dont nous faisons partie, et enfin, nous nous pouvons dire en quelque sorte citoyens de nous-mêmes et de notre propre cœur. Car nos diverses passions et nos diverses pensées tiennent lieu d’un peuple avec qui nous avons à vivre : et souvent il est plus facile de vivre avec tout le monde extérieur, qu’avec ce peuple intérieur que nous portons en nous-mêmes.

L’Écriture qui nous oblige de chercher la paix de la ville où Dieu nous fait habiter, l’entend également de toutes ces différentes villes. C’est-à-dire qu’elle nous oblige de chercher et de désirer la paix et la tranquillité du monde entier : de notre royaume, de notre ville, de notre société, et de nous-mêmes. Mais comme nous avons plus de pouvoir de la procurer à quelques-unes de ces villes qu’aux autres, il faut aussi que nous y travaillions diversement.

Car il n’y a guère de gens qui soient en état de procurer la paix, ni au monde, ni à des royaumes, ni à des villes, autrement que par leurs prières. Ainsi notre devoir à cet égard se réduit à la demander sincèrement à Dieu. Et à croire que nous y sommes obligés. Et nous le sommes en effet, puisque les troubles extérieurs qui divisent les royaumes, viennent souvent du peu de soin que ceux qui en font partie ont de demander la paix à Dieu, et de leur peu de reconnaissance lorsque Dieu la leur a accordée. Les guerres temporelles ont de si étranges suites, et des effets si funestes pour les âmes mêmes, qu’on ne saurait trop les appréhender. C’est pourquoi saint Paul, en recommandant de prier pour les rois du monde, marque expressément, comme un principe de cette obligation, le besoin que nous avons pour nous-mêmes de la tranquillité extérieure : Ut quietam et tranquillani vitam agamus.

On se procure la paix à soi-même en réglant ses pensées et ses passions. Et par cette paix intérieure, on contribue beaucoup à la paix de la société dans laquelle on vit, parce qu’il n’y a guère que les passions qui la troublent. Mais comme cette paix avec ceux qui nous sont unis par des liens plus étroits et par un commerce plus fréquent est d’une extrême importance pour entretenir la tranquillité dans nous-mêmes, et qu’il n’y a rien de plus capable de la troubler que la division opposée à cette paix, c’est de celle-là principalement qu’il faut entendre cette instruction du prophète : Quaerite pacem civitatis ad quam transmigrarevos feci.Cherchez la paix de la ville qui est le lieu de votre exil.

Chapitre II. Union de la raison et de la religion à nous inspirer le soin de la paix. §

Les hommes ne se conduisent d’ordinaire dans leur vie, ni par la foi, ni par la raison. Ils suivent témérairement les impressions des objets présents, ou les opinions communément établies parmi ceux avec qui ils vivent. Et il y en a peu qui s’appliquent avec quelque soin à considérer ce qui leur est véritablement utile pour passer heureusement cette vie, ou selon Dieu, ou selon le monde. S’ils y faisaient réflexion, ils verraient que la foi et la raison sont d’accord sur la plupart des devoirs et des actions des hommes, que les choses dont la religion nous éloigne sont souvent aussi contraires au repos de cette vie qu’au bonheur de l’autre, et que la plupart de celles où elle nous porte contribuent plus au bonheur temporel que tout ce que notre ambition et notre vanité nous font rechercher avec tant d’ardeur.

Or cet accord de la raison et de la foi ne paraît nulle part si bien que dans le devoir de conserver la paix avec ceux qui nous sont unis, et d’éviter toutes les occasions et tous les sujets qui sont capables de la troubler. Et si la religion nous prescrit ce devoir comme un des plus essentiels à la piété chrétienne, la raison nous y porte aussi comme à un des plus importants pour notre propre intérêt.

Car on ne saurait considérer avec quelque attention la source de la plupart des inquiétudes et des traverses’ qui nous arrivent ou que nous voyons arriver aux autres, qu’on ne reconnaisse qu’elles viennent ordinairement de ce qu’on ne se ménage pas assez les uns les autres. Et si nous voulons nous faire justice2, nous trouverons qu’il est rare qu’on médise de nous sans sujet, et que l’on prenne plaisir à nous nuire et à nous choquer de gaieté de cœur. Nous y contribuons toujours quelque chose. S’il n’y en a pas de causes prochaines, il y en a d’éloignées. Et nous tombons sans y penser dans une infinité de petites fautes, à l’égard de ceux avec qui nous vivons, qui les disposent à prendre en mauvaise part ce qu’ils souffriraient sans peine, s’ils n’avaient déjà un commencement d’aigreur dans l’esprit. Enfin il est presque toujours vrai que si l’on ne nous aime pas, c’est que nous ne savons pas nous faire aimer.

Nous contribuons donc nous-mêmes à ces inquiétudes, à ces traverses et à ces troubles que les autres nous causent ; et comme c’est en partie ce qui nous rend malheureux, rien ne nous est plus important, même selon le monde, que de nous appliquer à les éviter. Et la science qui nous apprend à le faire nous est mille fois plus utile que toutes celles que les hommes apprennent avec tant de soin et tant de temps. C’est pourquoi il y a lieu de déplorer le mauvais choix que les hommes font dans l’étude des arts, des exercices et des sciences. Ils s’appliquent avec soin à connaître la matière, et à trouver les moyens de la faire servir à leurs besoins. Ils apprennent l’art de dompter les animaux, et de les employer à l’usage de la vie ; et ils ne songent pas seulement à celui de se rendre les hommes utiles, et d’empêcher qu’ils ne les troublent et ne rendent leur vie malheureuse, quoique les hommes contribuent infiniment plus à leur bonheur ou à leur malheur que tout le reste des créatures.

C’est ce que la raison nous dicte touchant ce devoir. Mais si l’on en consulte la religion et la foi, elles nous y engagent encore tout autrement par l’autorité de leurs préceptes et par les raisons divines qu’elles nous en apportent. Jésus-Christ a tellement aimé la paix, qu’il en fait deux des huit béatitudes qu’il nous propose dans l’Évangile. Heureux, dit-il, ceux qui sont doux, parce qu’ils posséderont la terre-, ce qui comprend la tranquillité de cette vie et le repos de l’autre. Heureux, dit-il encore, ceux qui sont pacifiques, parce qu’ils auront le nom d’enfants de Dieu\qui est la plus haute qualité dont les hommes soient capables, et qui n’est due par conséquent qu’à la plus grande des vertus. Saint Paul fait une loi expresse touchant la paix, en commandant de la garder autant qu’il est possible avec tous les hommes. Cum omnibus hominibus, si fieri potest, pacem habentes.Il nous défend les contentions, et nous ordonne la patience et la douceur envers tout le monde : Servum Domini non oportet litigare, sed mansuetum esse ad omnes.Et enfin il nous déclare que l’esprit de contention n’est point celui de l’Église. Si quis videtur contentiosus esse, nos talent consuetudinem non habemus

Il n’y a guère d’avertissements plus fréquents dans les livres du Sage que ceux qui tendent à nous régler dans le commerce que nous avons avec le prochain, et à nous faire éviter ce qui peut exciter des divisions et des querelles. C’est dans cette vue qu’il nous dit que la douceur dans les paroles multiplie les amis et adoucit les ennemis : Verbum dulce multiplicat amicos et mitigat inimicos ; et que les gens de bien sont pleins de douceur et de complaisance : Et lingua eucharis in bono homine abundat.

Il dit en un autre endroit que les réponses douces apaisent la colère, et que celles qui sont aigres excitent la fureur : Responsio mollis frangit iram, sermo durus suscitât furorem.Il dit que le sage se fait aimer par ses paroles : Sapiens in verhis seipsum amabilem facit.

Enfin il relève tellement cette vertu, qu’il l’appelle l’arbre de vie, parce qu’elle nous procure le repos, et dans cette vie, et dans l’autre : Lingua placabilis lignum vitae.

Il a bien voulu même nous apprendre que l’avantage que cette vertu nous apporte en nous faisant aimer est préférable à ceux que les hommes désirent le plus, qui sont l’honneur et la gloire. Car c’est un des sens de ces paroles : Fili in mansuetudine opera tua perfîce, et super gloriam hominum diligens.

Le sage y compare les deux choses que les hommes recherchent principalement des autres hommes, qui sont l’amour et la gloire. La gloire vient de l’idée de l’excellence ; l’amour, de l’idée de la bonté, et cette bonté se témoigne par la douceur. Or il nous apprend dans cette comparaison, que quoique l’estime des hommes flatte plus notre vanité, il vaut néanmoins mieux en être aimé. Car l’estime ne nous donne entrée que dans leur esprit, au lieu que l’amour nous ouvre leur cœur. L’estime est souvent accompagnée de jalousie, mais l’amour éteint toutes les malignes passions : et ce sont celles-là qui troublent notre repos.

Chapitre III. Raison des devoirs de garder la paix avec ceux avec qui on vit. §

On peut tirer de l’Ecriture une infinité de raisons pour nous exciter à conserver la paix avec les hommes par tous les moyens qui nous sont possibles.

1/ Il n’y a rien de si conforme à l’esprit de la loi nouvelle que la pratique de ce devoir ; et l’on peut dire qu’elle nous y porte par son essence même. Car au lieu que la cupidité, qui est la loi de la chair, désunissant l’homme d’avec Dieu, <elle> le désunit d’avec lui-même, par le soulèvement des passions contre la raison, et d’avec tous les autres hommes en l’en rendant ennemi, et le portant à tâcher de s’en rendre le tyran, le propre au contraire de la charité, qui est cette loi nouvelle que Jésus-Christ est venu apporter au monde, c’est de réparer toutes les désunions que le péché a produites : de réconcilier l’homme avec Dieu, en l’assujettissant à ses lois ; de le réconcilier avec lui-même, en assujettissant ses passions à la raison ; et enfin de le réconcilier avec tous les hommes, en lui ôtant le désir de les dominer.

Or un des principaux effets de cette charité à l’égard des hommes, est de nous appliquer à conserver la paix avec eux, puisqu’il est impossible qu’elle soit vive et sincère dans le cœur, sans y produire cette application. On craint naturellement de blesser ceux que l’on aime. Et cet amour nous faisant regarder toutes les fautes que nous commettons contre les autres comme grandes et importantes, et toutes celles qu’ils commettent contre nous, comme petites et légères, il éteint par là la plus ordinaire source des querelles, qui ne naissent le plus souvent que de ces fausses idées qui grossissent à notre vue tout ce qui nous touche en particulier, et qui amoindrissent tout ce qui touche les autres.

2/Il est impossible d’aimer les hommes sans désirer de les servir ; et il est impossible de les servir sans être bien avec eux : de sorte que le même devoir qui nous charge des autres hommes, selon l’Écriture, pour les servir en toutes les manières dont nous sommes capables, nous oblige aussi de nous entretenir en paix avec eux, parce que la paix est la porte du cœur, et que l’aversion nous le ferme et nous le rend entièrement inaccessible.

3/Il est vrai que l’on n’est pas toujours en état de servir les autres par des discours d’édification ; mais il y a bien d’autres manières de les servir. On le peut faire par le silence, par des exemples de modestie, de patience et de toutes les autres vertus. Et c’est la paix et l’union qui leur ouvre le cœur pour les en faire profiter.

Or la charité, non seulement embrasse tous les hommes, mais elle les embrasse en tout temps. Ainsi nous devons avoir la paix avec tous les hommes, et en tout temps ; car il n’y en a point où nous ne devions les aimer et désirer de les servir : et par conséquent il n’y en a point où nous ne devions ôter de notre part tous les obstacles qui s’y pourraient rencontrer - dont le plus grand est l’aversion et l’éloignement qu’ils pourraient avoir pour nous. De sorte que lors même que l’on ne peut conserver avec eux une paix intérieure qui consiste dans l’union de sentiments, il faut tâcher au moins d’en conserver une extérieure, qui consiste dans les devoirs de la civilité humaine, afin de ne se rendre pas incapables de les servir quelque jour, et de témoigner toujours à Dieu le désir sincère que l’on en a.

De plus, si nous ne leur servons pas actuellement, nous sommes au moins obligés de ne leur pas nuire. Or c’est leur nuire que de les porter, en les choquant, à tomber en quelque froideur à notre égard.

C’est leur causer un dommage réel, que de les disposer par l’éloignement qu’ils concevront de nous, à prendre nos actions ou nos paroles en mauvaise part, à en parler d’une manière peu équitable, et qui blesserait leur conscience, et enfin à mépriser même la vérité dans notre bouche, et à n’aimer pas la justice, lorsque c’est nous qui la défendons.

Ce n’est donc pas seulement l’intérêt des hommes, c’est celui de la vérité même qui nous oblige à ne les pas aigrir inutilement contre nous. Si nous l’aimons, nous devons éviter de la rendre odieuse par notre imprudence, et de lui fermer l’entrée du cœur et de l’esprit des hommes, en nous la fermant à nous-mêmes ; et c’est aussi pour nous porter à éviter ce défaut que l’Écriture nous avertit : Que les sages ornent la science,c’est-à-dire qu’ils la rendent vénérable aux hommes, et que l’estime qu’ils s’attirent par leur modération, fait paraître plus auguste la vérité qu’ils annoncent ; au lieu qu’en se faisant ou mépriser ou haïr des hommes, on la déshonore, parce que le mépris et la haine passent ordinairement de la personne à la doctrine.

Il est vrai qu’il est impossible que les gens de bien soient toujours en paix avec les hommes, après que Jésus-Christ les a avertis qu’ils ne devaient pas espérer d’être autrement traités d’eux qu’il l’a été lui-même. C’est pourquoi Saint Paul, en nous exhortant de conserver la paix avec eux, y ajoute cette restriction : S’il est possible - Si fieri potest, sachant bien que cela n’est pas toujours possible, et qu’il y a des occasions où il faut par nécessité hasarder de les choquer en s’opposant à leurs passions. Mais afin de le faire utilement, et sans avoir un juste sujet de craindre que nous n’ayons contribué aux suites fâcheuses qui en naissent quelquefois, il faut éviter avec un extrême soin de les choquer inutilement, ou pour des choses de peu d’importance, ou par une manière trop dure, parce qu’il n’y a en effet que ceux qui épargnent les autres autant qu’il est en leur pouvoir, qui les puissent reprendre avec quelque fruit.

Si saint Pierre donc, sachant bien qu’il est inévitable que les chrétiens souffrent et soient persécutés, leur recommande de ne se pas attirer leurs souffrances par leurs crimes, on leur peut dire de même, qu’étant inévitable qu’ils soient haïs des hommes, ils doivent extrêmement éviter de se faire haïr par leur imprudence et leur indiscrétion, et de perdre par là le mérite qu’ils peuvent acquérir par cette sorte de souffrance.

Voici encore une autre raison qui rend la paix nécessaire, et qui nous oblige de la procurer autant qu’il nous est possible : c’est que la correction fraternelle est un devoir qui nous est recommandé expressément par l’Évangile, et dont l’obligation est très étroite. Cependant il est certain qu’il y a peu de gens qui le puissent pratiquer utilement, et sans causer plus de mal que de bien à ceux qu’ils reprennent. Mais il ne faut pas pour cela qu’ils s’en croient dispensés. Car comme on n’est pas exempt de faute devant Dieu, lorsque l’on se met par imprudence hors d’état de pratiquer la charité corporelle, et qu’il nous impute le défaut des bonnes œuvres dont nous nous privons par notre faute, nous ne devons pas non plus nous croire exempts de péché, lorsque le peu de soin que nous avons de conserver la paix avec notre prochain, nous met dans l’impuissance de pratiquer envers lui la charité spirituelle que nous lui devons.

Enfin, notre intérêt spirituel, et la charité que nous nous devons à nous-mêmes, nous doit porter à éviter tout ce qui nous peut commettre avec les hommes et nous rendre l’objet de leur haine ou de leur mépris. Car rien n’est plus capable d’éteindre, ou de refroidir dans nous-mêmes la charité que nous leur devons, puisqu’il n’y a rien de si difficile que d’aimer ceux en qui l’on ne trouve que de la froideur, ou même de l’aversion.

Chapitre IV. Règle générale pour conserver la paix.
Ne blesser personne et ne se blesser de rien.
Deux manières de choquer les autres : contredire leurs opinions ; s’opposer à leurs passions. §

Mais la peine n’est pas de se convaincre soi-même de la nécessité de conserver l’union avec le prochain, c’est de la conserver effectivement en évitant tout ce qui la peut altérer. Il est certain qu’il n’y a qu’une charité abondante qui puisse produire ce grand effet. Mais entre les moyens humains qu’il est utile d’y employer, il semble qu’il n’y en ait point de plus propre que de s’appliquer à bien connaître les causes ordinaires des divisions qui arrivent entre les hommes, afin de les pouvoir prévenir. Or en les considérant en général, on peut dire qu’on ne se brouille avec les hommes, que parce qu’en les blessant, on les porte à se séparer de nous ; ou parce qu’étant blessés par leurs actions ou par leurs paroles, nous venons nous-mêmes à nous éloigner d’eux et à renoncer à leur amitié. L’un et l’autre se peut faire, ou par une rupture manifeste, ou par un refroidissement insensible. Mais de quelque manière que cela se fasse, ce sont toujours ces mécontentements réciproques qui sont les causes des divisions ; et l’unique moyen de les éviter, c’est de ne faire jamais rien qui puisse blesser personne, et de ne se blesser jamais de rien.

Il n’y a rien de plus facile que de prescrire cela en général. Mais il y a peu de choses plus difficiles à pratiquer en particulier ; et l’on peut dire que c’est ici une de ces règles, qui étant fort courtes dans les paroles, sont d’une extrême étendue dans le sens, et renferment dans leur généralité un grand nombre de devoirs très importants. C’est pourquoi il est bon de la développer en examinant plus particulièrement par quels moyens on peut éviter de blesser les hommes, et mettre son esprit dans la disposition de ne se point blesser de ce qu’ils peuvent faire ou dire contre nous.

Le moyen de réussir dans la pratique du premier de ces devoirs, est de savoir ce qui les choque, et ce qui forme en eux cette impression qui produit l’aversion et l’éloignement. Or il semble que toutes les causes s’en peuvent réduire à deux, qui sont, de contredire leurs opinions, et de s’opposer à leurs passions. Mais comme cela se peut faire en diverses manières, que ces opinions et ces passions ne sont pas toutes de même nature, et qu’il y en a pour lesquelles ils sont plus sensibles que pour d’autres, il faut encore pousser cette recherche plus loin, en considérant plus en détail les jugements et les passions qu’il est plus dangereux de choquer.

Chapitre V. Causes de l’attache que les hommes ont à leurs opinions.
Qui sont ceux qui y sont les plus sujets. §

Les hommes sont naturellement attachés à leurs opinions, parce qu’ils ne sont jamais sans quelque cupidité qui les porte à désirer de régner sur les autres en toutes les manières qui leur sont possibles. Or on y règne en quelque sorte par la créance. Car c’est une espèce d’empire que de faire recevoir ses opinions aux autres. Et ainsi l’opposition que nous y trouvons, nous blesse à proportion que nous aimons plus cette sorte de domination. L’homme met sa joie, dit l’Écriture, dans les sentiments qu’il propose : Laetatur homo in sententia oris sui.Car en les proposant, il les rend siens, il en fait son bien, il s’y attache d’intérêt ; et les détruire, c’est détruire quelque chose qui lui appartient. On ne le peut faire sans lui montrer qu’il se trompe, et il ne prend point plaisir à s’être trompé. Celui qui contredit un autre dans quelque point, prétend en cela avoir plus de lumière que lui. Et ainsi il lui présente en même temps deux idées désagréables : l’une, qu’il manque de lumière ; l’autre, que lui qui le reprend le surpasse en intelligence. La première l’humilie, la seconde l’irrite et excite sa jalousie. Ces effets sont plus vifs et plus sensibles à mesure que la cupidité est plus vive et plus agissante, mais il y a peu de gens qui ne les ressentent en quelque degré, et qui souffrent la contradiction sans quelque sorte de dépit.

Outre cette cause générale, il y en a plusieurs autres qui rendent les hommes plus attachés à leur sens, ou plus sensibles à la contradiction. Quoiqu’il semble que la piété, en diminuant l’estime qu’on peut avoir de soi-même et le désir de dominer sur l’esprit des autres, doive diminuer l’attache à ses propres sentiments, elle fait souvent un effet tout contraire. Car comme les personnes spirituelles regardent toutes choses par des vues spirituelles, et qu’il leur arrive néanmoins quelquefois de se tromper, il leur arrive aussi quelquefois de spiritualiser certaines faussetés, et de revêtir des opinions, ou incertaines ou mal fondées, de raisons de conscience qui les portent à s’y attacher opiniâtrement. De sorte qu’appliquant l’amour qu’elles ont en général pour la vérité, pour la vertu, et pour les intérêts de Dieu, à ces opinions qu’elles n’ont pas assez examinées, leur zèle s’excite et s’échauffe contre ceux qui les combattent, ou qui témoignent de n’en être pas persuadés : et ce qui leur reste même de cupidité, se mêlant et se confondant avec ces mouvements de zèle, se répand avec d’autant plus de liberté, qu’elles y résistent moins, et qu’elles ne distinguent point ce double mouvement qui agite’ dans leur coeur, parce que leur esprit n’est sensiblement occupé que de ces raisons spirituelles qui leur paraissent être l’unique source de leur zèle.

C’est par un effet de cette illusion secrète, que l’on voit des personnes fort à Dieu, s’attacher tellement à des opinions de philosophie, quoique très fausses, qu’ils regardent avec pitié ceux qui n’en sont pas persuadés, et les traitent d’amateurs de nouveautés, lors même qu’ils n’avancent rien que d’indubitable. Il y en a devant qui l’on ne saurait parler contre les formes substantielles, sans leur causer de l’indignation. D’autres s’intéressent pour Aristote, et pour les anciens philosophes, comme ils pourraient faire pour des Pères de l’Église. Quelques-uns prennent le parti du soleil, et prétendent qu’on lui fait injure en le faisant passer pour un amas de poussière qui se remue avec rapidité. La vérité est que ce n’est point la cupidité qui produit ces mouvements, et que ce ne sont que certaines maximes spirituelles, qui sont vraies en général, et qu’ils appliquent mal en particulier. Il faut avoir de l’aversion de la nouveauté, il est vrai. Il ne faut pas prendre plaisir à rabaisser ceux que le consentement public de tous les gens habiles a jugés dignes d’estime, il est encore vrai. Mais avec tout cela, quand il s’agit de choses qui n’ont point d’autres règles que la raison, la vérité connue doit l’emporter sur toutes ces maximes ; et elles ne doivent servir qu’à nous rendre plus circonspects, pour ne nous pas laisser surprendre par de légères apparences.

Toutes les qualités extérieures qui sans augmenter notre lumière, contribuent à nous persuader que nous avons raison, nous rendant plus attachés à notre sens, nous rendent aussi plus sensibles à la contradiction. Or il y en a plusieurs qui produisent en nous cet effet.

Ceux qui parlent bien et facilement, sont sujets à être attachés à leur sens, et à ne se laisser pas facilement détromper, parce qu’ils sont portés à croire qu’ils ont le même avantage sur l’esprit des autres, qu’ils ont, pour le dire ainsi, sur la langue des autres ; l’avantage qu’ils ont en cela leur est visible et palpable, au lieu que leur manque de lumière et d’exactitude dans le raisonnement leur est caché. De plus, la facilité qu’ils ont à parler donne un certain éclat à leurs pensées, quoique fausses, qui les éblouit eux-mêmes ; au lieu que ceux qui parlent avec peine, obscurcissent les vérités les plus claires et leur donnent l’air de fausseté, et ils sont même souvent obligés de céder et de paraître convaincus, faute de trouver des termes pour se démêler de ces faussetés éblouissantes.

Ce qui fortifie cette attache dans ceux qui ont cette facilité de parler, c’est qu’ils entraînent d’ordinaire la multitude dans leurs sentiments, parce qu’elle ne manque jamais de donner l’avantage de la raison à ceux qui ont l’avantage de la parole. Et ce consentement public revenant à eux, les rend encore plus contents de leurs pensées, parce qu’ils prennent de là sujet de les croire conformes à la lumière du sens commun. De sorte qu’ils reçoivent des autres ce qu’ils leur ont prêté, et sont trompés à leur tour par ceux mêmes qu’ils ont trompés.

Il y a plusieurs qualités extérieures qui produisent le même effet, comme la modération, la retenue, la froideur, la patience. Car ceux qui les possèdent se comparant par là avec ceux qui ne les ont pas, ne sauraient s’empêcher de se préférer à eux en ce point : en quoi ils ne leur font point d’injustice. Mais comme ces sortes d’avantages paraissent bien plus que ceux de l’esprit, et qu’ils attirent la créance et l’autorité dans le monde, ces personnes passent souvent jusques à préférer leur jugement à celui des autres qui n’ont pas ces qualités ; non en croyant, par une vanité grossière, avoir plus de lumière d’esprit qu’eux, mais d’une manière plus fine et plus insensible. Car outre l’impression que fait sur eux l’approbation de la multitude à qui ils imposent par leurs qualités extérieures, ils s’attachent de plus aux défauts qu’ils remarquent dans la manière dont les autres proposent leur sentiment, et ils viennent enfin à les prendre insensiblement pour des marques de défaut de raison.

Il y en a même à qui le soin qu’ils ont eu de demander à Dieu la lumière dont ils ont besoin pour se conduire en certaines occasions difficiles, suffit pour préférer les sentiments où ils se trouvent, à ceux des autres en qui ils ne voient pas la même vigilance dans la prière ; mais ils ne considèrent pas que le vrai effet des prières n’est pas tant de nous rendre plus éclairés, que de nous obtenir plus de défiance de nos propres lumières, et de nous rendre plus disposés à embrasser celles des autres. De sorte qu’il arrive souvent qu’une personne moins vertueuse aura en effet plus de lumière sur un certain point, qu’une autre qui aura beaucoup plus de vertu. Mais en même temps toute cette lumière lui servira beaucoup moins par le mauvais usage qu’elle en fait, que si elle avait obtenu par ses prières, et la docilité pour recevoir la vérité d’un autre, et la grâce d’en bien user.

Ceux qui ont l’imagination vive, et qui conçoivent fortement les choses, sont encore sujets à s’attacher à leur propre jugement, parce que l’application vive qu’ils ont à certains objets les empêche d’étendre assez la vue de leur esprit pour fonder un jugement équitable, qui dépend de la comparaison des diverses raisons. Ils se remplissent tellement d’une raison, qu’ils ne donnent plus d’entrée à toutes les autres. Et ils ressemblent proprement à ceux qui sont trop près des objets, et qui ne voient ainsi que ce qui est précisément devant eux.

C’est par plusieurs de ces raisons que les femmes, et particulièrement celles qui ont beaucoup d’esprit, sont sujettes à être fort arrêtées à leur sens. Car elles ont d’ordinaire un esprit d’imagination, c’est-à-dire plus vif qu’étendu ; et ainsi elles s’occupent fortement de ce qui les frappe, et considèrent fort peu le reste. Elles parlent bien et facilement, et par là elles attirent la créance et l’estime. Elles ont de la modération, et elles sont exactes dans les actions de piété. De sorte que tout contribue à leur faire estimer leurs propres pensées, parce que rien ne les porte à s’en défier.

Enfin, tout ce qui élève les hommes dans le monde, comme les richesses, la puissance, l’autorité, les rend insensiblement plus attachés à leurs sentiments, tant par la complaisance et la créance que ces choses leur attirent, que parce qu’ils sont moins accoutumés à la contradiction - ce qui les y rend plus délicats. Comme on ne les avertit pas souvent qu’ils se trompent, ils s’accoutument à croire qu’ils ne se trompent point, et ils sont surpris lorsqu’on entreprend de leur faire remarquer qu’ils y sont sujets comme les autres.

Ce serait à la vérité abuser de ces observations générales, que d’en prendre sujet d’attribuer en particulier cette attache vicieuse, à ceux en qui l’on remarque les qualités qui sont capables de la produire, parce qu’elles ne la produisent pas nécessairement. Ainsi l’usage qu’on en doit faire n’est pas de soupçonner, ou de condamner personne en particulier sur ces signes incertains, mais seulement de conclure que, quand on traite avec des personnes qui, par leur état ou par la qualité de leur esprit, peuvent avoir ce défaut, soit qu’ils l’aient ou ne l’aient pas effectivement, il est toujours utile de se tenir davantage sur ses gardes, pour ne pas choquer, sans de grandes raisons, leurs opinions et leurs sentiments. Car cette précaution ne saurait jamais nuire, et elle peut être très utile en de certaines rencontres.

Chapitre VI. Quelles sont les opinions qu’il est plus dangereux de choquer. §

Mais il faut remarquer que comme il y a des personnes qu’il est plus dangereux de contredire que d’autres, il y a aussi certaines opinions auxquelles il faut avoir plus d’égard. Et ce sont celles qui ne sont pas particulières à une seule personne du lieu où l’on vit, mais qui y sont établies par une approbation universelle. Car en choquant ces sortes d’opinions, il semble qu’on se veuille élever au-dessus de tous les autres ; et l’on donne lieu à tous ceux qui en sont prévenus de s’y intéresser avec d’autant plus de chaleur, qu’ils croient ne s’intéresser pas pour leurs propres sentiments, mais pour ceux de tout le corps. Or la malignité naturelle est infiniment plus vive et plus agissante lorsqu’elle a un prétexte honnête pour se couvrir, et qu’elle se peut déguiser à elle-même sous le prétexte du zèle que l’on doit avoir pour ses supérieurs et pour le corps dont on fait partie.

Cette remarque est d’une extrême importance pour la conservation de la paix. Et pour en pénétrer l’étendue, il faut ajouter qu’en tout corps et en toute société, il y a d’ordinaire certaines maximes qui régnent, qui sont formées par le jugement de ceux qui y possèdent la créance, et dont l’autorité domine sur les esprits. Souvent ceux qui les proposent y ont peu d’attache, parce qu’elles leur paraissent à eux-mêmes peu claires ; mais cela n’empêche pas que les inférieurs, recevant ces maximes sans examen, et par la voie de la simple autorité, ne les reçoivent comme indubitables, et que faisant d’ordinaire consister leur honneur à les maintenir à quelque prix que ce soit, ils ne s’élèvent avec zèle contre ceux qui les contredisent. Ces maximes et ces opinions regardent quelquefois des choses spéculatives et des questions de doctrine. On estime en quelques lieux une sorte de philosophie, en d’autres une autre. Il y en a où toutes les opinions sévères sont bien reçues, et d’autres où elles sont toutes suspectes. Quelquefois elles regardent l’estime que l’on doit faire de certaines personnes, et principalement de celles qui sont de la société même, parce que ceux qui y régnent par la créance leur donnent à chacun leur rang et leur place selon la manière dont ils les traitent, ou dont ils en parlent. Et cette place leur est confirmée par la multitude qui autorise le jugement des supérieurs, et qui est toujours prête de le défendre.

Or comme ces jugements peuvent être faux et excessifs, il peut arriver que des particuliers de cette société même ne les approuvent pas, et qu’ils trouvent ces places mal données. Et s’ils n’en usent avec bien de la discrétion, et qu’ils n’apportent de grandes précautions pour ne pas choquer ceux avec qui ils vivent, par la diversité de leurs sentiments, il est difficile qu’ils ne se fassent condamner de présomption et de témérité, et que l’on ne porte même ce qu’ils auront témoigné de leurs sentiments beaucoup au-delà de leur pensée, en les accusant de mépriser absolument ceux dont ils n’auraient pas toute l’estime que les autres en ont.

Pour éviter donc ces inconvénients et beaucoup d’autres dans lesquels on peut tomber en combattant les opinions reçues, il faut, en quelque lieu et en quelque société que l’on soit, se faire un plan des opinions qui y régnent, et du rang que chacun y possède, afin d’y avoir tous les égards que la charité et la vérité peuvent permettre.

Il se peut faire que plusieurs de ces opinions soient fausses et que plusieurs de ces rangs soient mal donnés ; mais le premier soin que l’on doit avoir est de se défier de soi-même dans ce point. Car s’il y a dans les hommes une faiblesse naturelle qui les dispose à se laisser entraîner sans examen par l’impression d’autrui, il y a aussi une malignité naturelle qui les porte à contredire les sentiments des autres, et principalement de ceux qui ont beaucoup de réputation. Or il faut encore plus éviter ce vice que l’autre, parce qu’il est plus contraire à la société, et qu’il marque une plus grande corruption dans le coeur et dans l’esprit ; de sorte que, pour y résister, il faut autant que l’on peut favoriser les opinions des autres, et être bien aise de les pouvoir approuver, et prendre même pour un préjugé de leur vérité de ce qu’elles sont reçues.

Chapitre VII. L’impatience qui porte à contredire les autres est un défaut considérable.
Qu’on n’est pas obligé de contredire toutes les fausses opinions.
Qu’il faut avoir une retenue générale et se passer de confident, ce qui est difficile à l’amour-propre. §

L’impatience qui porte à contredire les autres avec chaleur ne vient que de ce que nous ne souffrons qu’avec peine qu’ils aient des sentiments différents des nôtres. C’est parce que ces sentiments sont contraires à notre sens qu’ils nous blessent, et non pas parce qu’ils sont contraires à la vérité. Si nous avions pour but de profiter à ceux que nous contredisons, nous prendrions d’autres mesures et d’autres voies. Nous ne voulons que les assujettir à nos opinions et nous élever au-dessus d’eux ; ou plutôt nous voulons tirer, en les contredisant, une petite vengeance du dépit qu’ils nous ont fait en choquant notre sens. De sorte qu’il y a tout ensemble dans ce procédé, et de l’orgueil qui nous cause ce dépit, et du défaut de charité qui nous porte à nous en venger par une contradiction indiscrète, et de l’opinion qui nous fait couvrir tous ces sentiments corrompus du prétexte de l’amour de la vérité et du désir chantable de désabuser les autres, au lieu que nous ne recherchons en effet qu’à nous satisfaire nous-mêmes. Et ainsi on nous peut très justement appliquer ce que dit le Sage : Que les avertissements que donne un homme qui veut faire injure sont faux et trompeurs. - Est correptio mendax in ira contumelios.Ce n’est pas qu’il dise toujours des choses fausses ; mais c’est qu’en voulant paraître avoir le dessein de nous servir en nous corrigeant de quelque défaut, il n’a que le dessein de déplaire et d’insulter.

Nous devons donc regarder cette impatience qui nous porte à nous élever sans discernement contre tout ce qui nous paraît faux, comme un défaut très considérable, et qui est souvent beaucoup plus grand que l’erreur prétendue dont nous voudrions délivrer les autres. Ainsi, comme nous nous devons à nous-mêmes la première charité, notre premier soin doit être de travailler sur nous-mêmes, et de tâcher de mettre notre esprit en état de supporter sans émotion les opinions des autres qui nous paraissent fausses, afin de ne les combattre jamais que dans le désir de leur être utiles.

Or si nous n’avions que cet unique désir, nous reconnaîtrions sans peine qu’encore que toute erreur soit un mal, il y en a néanmoins beaucoup qu’il ne faut pas s’efforcer de détruire, parce que le remède serait souvent pire que le mal, et que s’attachant à ces petits maux, on se mettrait hors d’état de remédier à ceux qui sont vraiment importants. C’est pourquoi, encore que Jésus-Christ fût plein de toute vérité, comme dit saint Jean\ on ne voit point qu’il ait entrepris d’ôter aux hommes d’autres erreurs que celles qui regardaient Dieu, et les moyens de leur salut. Il savait tous leurs égarements dans les choses de la nature. Il connaissait mieux que personne en quoi consistait la véritable éloquence. La vérité de tous les événements passés lui était parfaitement connue. Cependant il n’a point donné charge à ses apôtres, ni de combattre les erreurs des hommes dans la physique, ni de leur apprendre à bien parler, ni de les désabuser d’une infinité d’erreurs de fait, dont leurs histoires étaient remplies.

Nous ne sommes pas obligés d’être plus charitables que les apôtres. Et ainsi, lorsque nous apercevons qu’en contredisant certaines opinions qui ne regardent que des choses humaines, nous choquons plusieurs personnes, nous les aigrissons, nous les portons à faire des jugements téméraires et injustes, non seulement nous pouvons nous dispenser de combattre ces opinions, mais même nous y sommes souvent obligés par la loi de la charité.

Mais en pratiquant cette retenue, il faut qu’elle soit entière, et il ne se faut pas contenter de ne choquer pas en face ceux qu’on se croit obligé de ménager ; il ne faut faire confidence à personne des sentiments que l’on a d’eux, parce que cela ne sert de rien qu’à nous décharger inutilement. Et il y a souvent plus de danger de dire à d’autres ce que l’on pense des personnes qui ont du crédit et de l’autorité dans un corps, et qui régnent sur les esprits, que de le dire à eux-mêmes, parce que ceux à qui l’on s’ouvre ayant souvent moins de lumière, moins d’équité, moins de charité, plus de faux zèle et plus d’emportement, ils en sont plus blessés que ceux mêmes de qui on parle ne le seraient ; et enfin, parce qu’il n’y a presque point de personnes vraiment secrètes, que tout ce qu’on dit des autres leur est rapporté, et encore d’une manière qui les pique plus qu’ils ne le seraient de la chose même. Et ainsi il n’y a aucun moyen d’éviter ces inconvénients qu’en gardant presque une retenue générale à l’égard de tout le monde.

Cette précaution est très nécessaire, mais elle est difficile ; car ce n’est pas une chose aisée que de se passer de confident, quand on désapprouve quelque chose dans le cœur, et qu’on se croit obligé de ne le pas témoigner. L’amour-propre cherche naturellement cette décharge, et on est bien aise au moins d’avoir un témoin de sa retenue. Cette vapeur maligne, qui porte à contredire ce qui nous choque, étant enfermée dans un esprit peu mortifié, fait un effort continuel pour en sortir ; et souvent le dépit qu’elle cause s’augmente par la violence que l’on se fait à la retenir. Mais plus ces mouvements sont vifs, plus nous devons en conclure que nous sommes obligés de les réprimer, et que ce n’est pas à nous à nous mêler de la conduite des autres, lorsque nous avons tant de besoin de travailler sur nous-mêmes.

Ainsi en résistant à cette envie de parler des défauts d’autrui, lorsque la prudence ne nous permet pas de les découvrir, il arrivera, ou que nous reconnaîtrons dans la suite que nous n’avions pas tout à fait raison, ou que nous trouverons le temps de nous en ouvrir avec fruit ; et par là nous pratiquerons ce que l’Écriture nous ordonne par ces paroles : Bonus sensus usque ad tempus abscondet verba illius, et labia multorum enarra-bunt sensum illius.Ou quand ni l’un ni l’autre n’arriverait, nous jouirons toujours du bien de la paix, et nous pounons justement espérer la récompense de cette retenue, dont nous nous serions privés en nous abandonnant à nos passions.

Chapitre VIII. Qu’il faut avoir égard à l’état où l’on est dans l’esprit des autres pour les contredire. §

S’il faut avoir égard, comme j’ai dit, à la qualité, à l’esprit et à l’état des personnes, quand il s’agit de les contredire, il en faut encore plus avoir à soi-même et à l’état où l’on est dans leur esprit. Car, puisqu’il ne faut combattre les opinions des autres que dans le dessein de leur procurer quelque avantage, il faut voir si l’on est en état d’y réussir, et comme ce ne peut être qu’en les persuadant, et qu’il n’y a que deux moyens de persuader, qui sont l’autorité et la raison, il faut bien connaître ce que l’on peut par l’un et par l’autre.

Le plus faible est sans doute celui de la raison ; et ceux qui n’ont que celui-là à employer n’en peuvent pas espérer un grand succès, la plupart des gens ne se conduisant que par autorité. C’est donc sur quoi il faut particulièrement s’examiner ; et si nous sentons que nous n’ayons pas le crédit et l’estime nécessaire pour faire bien recevoir nos avertissements, nous devons croire ordinairement que Dieu nous dispense de dire ce que nous pensons sur les choses qui nous paraissent blâmables, et que ce qu’il demande de nous en cette occasion, c’est la retenue et le silence. En suivant une autre conduite, on ne fait que se décrier, et se commettre sans profiter à personne, et troubler la paix des autres et la sienne propre.

L’avis que Platon donne de ne prétendre réformer et établir dans les républiques que ce qu’on se sent en état de faire approuver à ceux qui les composent - Tantum contendere in republica, quantum probare civibus tuis possis -ne regarde donc pas seulement les Etats, mais toutes les sociétés particulières ; et ce n’est pas seulement la pensée d’un païen, mais une vérité et une règle chrétienne, qui a été enseignée par saint Augustin, comme absolument nécessaire au gouvernement de l’Église. Le vrai pacifique,dit ce saint, est celui qui corrige ce qu’il peut des désordres qu’il connaît, et qui, désapprouvant par une lumière équitable ceux qu’il ne peut corriger, ne laisse pas de les supporter avec une fermeté inébranlable.Que si ce Père présent cette conduite à ceux mêmes qui sont chargés du gouvernement de l’Église, et s’il veut que la paix soit leur principal objet, et qu’ils tolèrent une infinité de choses de peur de la troubler, combien est-elle plus nécessaire à ceux qui ne sont chargés de rien, et qui n’ont que l’obligation commune à tous les chrétiens, de contribuer ce qu’ils peuvent au bien de leurs frères !

Car comme c’est une sédition dans un État politique d’en vouloir réformer les désordres, lorsque l’on n’y est pas dans un rang qui en donne le droit, c’est aussi une espèce de sédition dans les sociétés, lorsque les particuliers qui n’y ont pas d’autorité s’élèvent contre les sentiments qui y sont établis, et que par leur opposition ils troublent la paix de tout ce corps : ce qui ne se doit néanmoins entendre que des désordres qu’on peut tolérer, et qui ne sont pas si considérables que le trouble que l’on causerait en s’y opposant. Car il y en a de tels, qu’il est absolument nécessaire aux particuliers mêmes de s’y opposer ; mais ce n’est pas de ceux-là dont nous parlons présentement.

Chapitre IX. Qu’il faut éviter certains défauts en contredisant les autres. §

Il ne faut pourtant pas porter les maximes que nous avons proposées jusques à faire généralement scrupule dans la conversation de témoigner que l’on n’approuve pas quelques opinions de ceux avec qui on vit. Ce serait détruire la société au lieu de la conserver, parce que cette contrainte serait trop gênante, et que chacun aimerait mieux se tenir en son particulier. Il faut donc réduire cette réserve aux choses plus essentielles, et auxquelles on voit que les gens prennent plus d’intérêt ; et encore y aurait-il des voies pour les contredire de telle sorte qu’il serait impossible qu’ils s’en offensassent. Et c’est à quoi il faut particulièrement s’étudier, le commerce de la vie ne pouvant même subsister, si l’on n’a la liberté de témoigner que l’on n’est pas du sentiment des autres.

Ainsi c’est une chose très utile que d’étudier avec soin comment on peut proposer ses sentiments d’une manière si douce, si retenue et si agréable, que personne ne s’en puisse choquer. Les gens du monde le pratiquent admirablement à l’égard des grands, parce que la cupidité leur en fait trouver les moyens. Et nous les trouverions aussi bien qu’eux, si la charité était aussi agissante en nous que la cupidité l’est en eux, et qu’elle nous fît autant appréhender de blesser nos frères, que nous devons regarder comme nos supérieurs dans le royaume de Jésus-Christ, qu’ils appréhendent de blesser ceux qu’ils ont intérêt de ménager pour leur fortune.

Cette pratique est si importante et si nécessaire dans tout le cours de la vie, qu’il faudrait avoir un soin particulier de s’y exercer. Car souvent ce ne sont pas tant nos sentiments qui choquent les autres, que la manière fière, présomptueuse, passionnée, méprisante, insultante avec laquelle nous les proposons. Il faudrait donc apprendre à contredire civilement, et avec humilité, et regarder les fautes que l’on y fait comme très considérables.

Il est difficile de renfermer dans des règles et des préceptes particuliers, toutes les diverses manières de contredire les opinions des autres sans les blesser. Ce sont les circonstances qui les font naître, et la crainte charitable de choquer nos frères qui nous les fait trouver. Mais il y a certains défauts généraux qu’il faut avoir en vue d’éviter, et qui sont les sources ordinaires de ces mauvaises manières. Le premier est l’ascendant, c’est-à-dire une manière impérieuse de dire ses sentiments, que peu de gens peuvent souffrir, tant parce qu’elle représente l’image d’une âme fière et hautaine, dont on a naturellement de l’aversion, que parce qu’il semble que l’on veuille dominer sur les esprits et s’en rendre le maître. On connaît assez cet air ; et il faut que chacun observe en particulier ce qui le donne.

C’est par exemple une espèce d’ascendant que de faire paraître du dépit de ce que l’on ne nous croit pas, et d’en faire des reproches. Car c’est comme accuser ceux à qui l’on parle, ou d’une stupidité qui fait qu’ils ne sauraient entrer dans nos raisons, ou d’une opiniâtreté qui les empêche de s’y rendre. Nous devons être persuadés, au contraire, que ceux qui ne sont pas convaincus par nos raisons, ne doivent pas être ébranlés par nos reproches, puisque ces reproches ne leur donnent aucune lumière, et qu’ils marquent seulement que nous préférons notre jugement au leur, et que nous ne nous soucions pas de les blesser.

C’est encore un fort grand défaut que de parler d’un air décisif, comme si ce qu’on dit ne pouvait être raisonnablement contesté. Car ou l’on choque ceux à qui l’on parle de cet air, en leur faisant sentir qu’ils contestent une chose indubitable, ou en faisant paraître qu’on leur veut ôter la liberté de l’examiner et d’en juger par leur propre lumière, ce qui leur paraît une domination injuste.

C’est pour porter les religieux à éviter cette manière choquante qu’un saint leur prescrivait d’assaisonner tous leurs discours par le sel du doute, opposé à cet air dogmatique et décisif — Omnis sermo vester dubitationis sale sit conditus- parce qu’il croyait que l’humilité ne permettait pas de s’attribuer une connaissance si claire de la vérité, qu’elle ne laissât aucun lieu d’en douter.

Car ceux qui ont cet air affirmatif témoignent non seulement qu’ils ne doutent pas de ce qu’ils avancent, mais aussi qu’ils ne veulent pas qu’on en puisse douter. Or c’est trop exiger des autres, et s’attribuer trop à soi-même. Chacun veut être juge de ses opinions et ne les recevoir que parce qu’il les approuve. Tout ce que ces personnes gagnent donc par là est que l’on s’applique encore plus qu’on ne ferait aux raisons de douter de ce qu’ils disent, parce que cette manière de parler excite un désir secret de les contredire, et de trouver que ce qu’ils proposent avec tant d’assurance n’est pas certain, ou ne l’est pas au point qu’ils se l’imaginent.

La chaleur qu’on témoigne pour ses opinions est un défaut différent de ceux que je viens de marquer, qui sont [compatibles] avec la froideur. Celui-ci fait croire que non seulement on est attaché à ses sentiments par persuasion, mais aussi par passion - ce qui sert à plusieurs de préjugé de la fausseté de ces sentiments, et leur fait une impression toute contraire à celle que l’on prétend. Car le seul soupçon qu’on a plutôt embrassé une opinion par passion que par lumière la leur rend suspecte. Ils y résistent comme à une injuste violence qu’on leur veut faire, en prétendant leur faire entrer par force les choses dans l’esprit ; et souvent même prenant ces marques de passion pour des espèces d’injures, ils se portent à se défendre avec la même chaleur qu’ils sont attaqués.

C’est un défaut si visible que de s’emporter dans la dispute à des termes injurieux et méprisants, qu’il n’est pas nécessaire d’en avertir. Mais il est bon de remarquer qu’il y a de certaines rudesses et de certaines incivilités, qui tiennent du mépris, quoiqu’elles puissent venir d’un autre principe. C’est bien assez qu’on persuade à ceux que l’on contredit, qu’ils ont tort et qu’ils se trompent, sans leur faire encore sentir par des termes durs et humiliants qu’on ne leur trouve pas la moindre étincelle de raison. Et le changement d’opinion où on les veut réduire est assez dur à la nature, sans y ajouter encore de nouvelles duretés. Ces termes ne peuvent être bons que dans des réfutations que l’on fait par écrit, où l’on a plus dessein de persuader ceux qui les lisent du peu de lumière de celui qu’on réfute, que de l’en persuader lui-même.

Enfin la sécheresse, qui ne consiste pas tant dans la dureté des termes que dans le défaut de certains adoucissements, choque aussi pour l’ordinaire, parce qu’elle enferme quelque sorte d’indifférence et de mépris. Car elle laisse la plaie que la contradiction fait, sans aucun remède qui en puisse diminuer la douleur. Or ce n’est pas avoir assez d’égard pour les hommes que leur faire quelque peine sans la ressentir, et sans essayer de l’adoucir : et c’est ce que la sécheresse ne fait point, parce qu’elle consiste proprement à ne le point faire, et à dire durement les choses dures. On ménage ceux que l’on aime et que l’on estime, et ainsi on témoigne proprement à ceux que l’on ne ménage point qu’on n’a ni amitié ni estime pour eux.

Chapitre X. Qui sont ceux qui sont les plus obligés d’éviter les défauts ci-dessus marqués.
Qu’il faut régler son intérieur aussi bien que son extérieur, pour ne pas choquer ceux avec qui on vit. §

Il n’y a personne qui ne soit obligé de tâcher d’éviter les défauts que nous avons marqués. Mais ü y en a qui y sont encore plus obligés que les autres, parce qu’il y en a en qui ils sont plus choquants et plus visibles. L’ascendant, par exemple, n’est pas un si grand défaut dans un supérieur, dans un vieillard, dans un homme de qualité, que dans un inférieur, un jeune homme, un homme de peu de considération. On en peut dire autant des autres défauts, parce qu’ils blessent moins, en effet, quand ils se trouvent dans des personnes considérables et qui ont autorité. Car dans celles-là on les confond presque avec une juste confiance que leur dignité leur donne, et ils en paraissent d’autant moins. Mais ils sont extraordinairement choquants dans les personnes du commun, de qui l’on attend un air modeste et retenu.

Les savants voudraient bien s’attribuer en cette qualité le droit de parler dogmatiquement de toutes choses, mais ils se trompent. Les hommes n’ont pas accordé ce privilège à la science véritable, mais à la science reconnue. Si la nôtre n’est pas dans ce rang, c’est comme si elle n’était point à l’égard des autres ; et ainsi elle ne nous donne aucun droit de parler décisivement, puisque tout ce que nous disons doit toujours être proportionné à l’esprit de ceux à qui nous parlons, et que cette proportion dépend de l’estime et de la créance qu’ils ont pour nous, et non pas de la vérité.

Pour parler donc avec autorité et décisivement, il faut avoir la science et la créance tout ensemble, et l’on choque presque toujours les gens si l’on manque de l’une ou de l’autre. Il s’ensuit de là que les gens de mauvaise mine, les petits hommes, et généralement tous ceux qui ont des défauts extérieurs et naturels, quelque habiles qu’ils soient, sont plus obligés que les autres de parler modestement, et d’éviter l’air d’ascendant et d’autorité. Car à moins que d’avoir un mérite fort extraordinaire, il est bien rare qu’ils s’attirent du respect. On les regarde presque toujours avec quelque sorte de mépris, parce que ces défauts frappent les sens et entraînent l’imagination, et que peu de gens sont touchés des qualités spirituelles, et sont même capables de les discerner.

On doit conclure de ces remarques, que les principaux moyens pour ne point blesser les hommes se réduisent au silence et à la modestie - c’est-à-dire à la suppression des sentiments qui pourraient choquer, lorsque l’utilité n’est pas assez grande pour s’y exposer -, et à garder tant de mesures, quand on est obligé de les faire paraître, qu’on en ôte autant qu’il est possible ce qu’il y a de dur dans la contradiction.

Mais on ne réussira jamais dans la pratique de ces règles, si l’on ne travaille que sur l’extérieur, et que l’on ne tâche de réformer l’intérieur même. Car c’est le cœur qui règle nos paroles, selon le Sage : Cor sapiens erudiet os ejus. Il faut donc tâcher d’acquérir cette sagesse et cette humilité du cœur, en gémissant devant Dieu des mouvements d’orgueil que l’on ressent, en lui demandant sans cesse la grâce de les réprimer, et en tâchant d’entrer dans les dispositions dont cette retenue est une suite naturelle, et qui la produisent sans peine lorsque nous y sommes bien établis.

Il faut pour cela tâcher d’être vivement touché du danger où l’on s’expose en blessant les autres par son indiscrétion. Car les plaies des âmes ont cela de commun avec celles du corps, que, quoiqu’elles ne soient pas toutes mortelles de leur nature, elles le peuvent toutes devenir si on les irrite et les envenime. La gangrène se peut mettre à la moindre égratignure, si des humeurs malignes se jettent sur la partie blessée. Ainsi le moindre mécontentement que l’on aura donné à quelqu’un par une contradiction imprudente peut être cause de sa mort spirituelle et de la nôtre, parce que ce sera le principe d’une aigreur qui pourra s’augmenter dans la suite, jusqu’à éteindre la charité en lui et en nous. Ce refroidissement le disposera à prendre en mauvaise part d’autres paroles, qu’il aurait souffertes sans peine s’il n’avait point eu le cœur aigri ; il en sera moins retenu à notre égard, et il nous portera peut-être à lui parler encore plus durement en d’autres occasions ; les occasions mêmes deviendront plus fréquentes, et la froideur, se changeant en haine, bannira entièrement la charité.

Non seulement ces accidents sont possibles, mais ils sont ordinaires. Car il arrive rarement que les inimitiés et les haines qui tuent l’âme n’aient été précédées, et ne soient même attachées à ces petits refroidissements que les indiscrétions produisent. C’est pourquoi je ne m’étonne point que le Sage demande avec tant d’instance à Dieu qu’il imprime un cachet sur ses lèvres - Super labia mea signaculum certum -, de peur que sa langue ne le perdît (ne lingua mea me perdat’) ;et je comprends aisément qu’il demandait à Dieu par là qu’il n’en sortît aucune parole sans son ordre, comme on ne tire rien d’un lieu où l’on a mis un sceau, sans l’ordre de celui qui l’y a mis. C’est-à-dire, qu’il désirait de pouvoir veiller avec tant d’exactitude sur toutes ses paroles, qu’il n’y en eût aucune qui ne fut réglée selon les lois de Dieu, qui sont les mêmes que celles de la charité : parce que, si l’on ne s’attache qu’à celles qui s’en écartent visiblement et grossièrement, il est impossible qu’il n’en échappe beaucoup d’autres qui produisent de très mauvais effets.

C’est donc une étrange condition que celle des hommes dans cette vie. Non seulement ils marchent toujours vers une éternité de bonheur ou de malheur, mais chaque démarche, chaque action, chaque parole les détermine souvent à l’un ou à l’autre de ces deux états : leur salut ou leur perte y peuvent être attachés, quoiqu’elles ne paraissent d’aucune conséquence. Nous sommes tous sur le bord d’un précipice, et souvent il ne faut que le moindre faux pas pour nous y faire tomber. Une parole indiscrète fait d’abord sortir l’esprit de son assiette, et notre propre poids est capable de l’entraîner ensuite jusque dans l’abîme.

Chapitre XI. Qu’il faut respecter les hommes, et ne regarder pas comme dure l’obligation que l’on a de les ménager.
Que c’est un bien que de n’avoir ni autorité ni créance. §

Mais il ne suffit pas de ménager les hommes, il les faut encore respecter - n’y ayant rien qui nous puisse plus éloigner de les blesser, que ce respect intérieur que nous aurons pour eux. Les serviteurs n’ont point de peine à ne pas contredire leurs maîtres, ni les courtisans à ne point choquer les rois, parce que la disposition intérieure d’assujettissement où ils sont, apaise l’aigreur de leurs sentiments et règle insensiblement leurs paroles. Nous serions au même état à l’égard de tous les chrétiens, si nous les regardions tous comme nos supérieurs et comme nos maîtres, ainsi que saint Paul nous l’ordonne ; si nous considérions Jésus-Christ en eux ; si nous nous souvenions qu’il les a mis en sa place ; et si, au lieu d’appliquer notre esprit à leurs défauts, nous nous appliquions aux sujets que nous avons de les estimer et de les préférer à nous.

Surtout il faut tâcher de ne pas regarder cette obligation au silence, à la retenue, à la modestie dans les paroles, comme une nécessité dure et fâcheuse, mais de la considérer, au contraire, comme heureuse, favorable et avantageuse, parce qu’il n’y a rien de plus propre à nous tenir dans l’humilité, qui est le plus grand bonheur des chrétiens. C’est ce qui nous doit rendre aimable tout ce qui nous y engage, comme par exemple le manque d’autorité et tous les défauts naturels qui l’attirent. Car il est vrai, d’une part, que ceux qui n’ont pas d’autorité ni de créance sont obligés de parler avec plus de modestie et plus d’égard que les autres, quelque science et quelque lumière qu’ils aient ; mais il est vrai aussi qu’ils s’en doivent tenir beaucoup plus heureux.

Car ce n’est pas un petit danger que d’être maître des esprits, et de leur donner le branle et les impressions que l’on veut, parce qu’il arrive de là qu’on leur communique toutes les faussetés dont on est prévenu et tous les jugements téméraires que l’on forme. Au lieu que ceux qui ne sont pas en cet état sont exempts de ce péril, et que, s’ils se trompent, ils ne se trompent que pour eux et n’ont point à répondre pour les autres. Ils ne voient point, de plus, dans ceux qui les environnent, ces jugements avantageux à leur égard qui sont la plus grande nourriture de la vanité. Et comme les hommes s’attachent peu à eux, ils en sont moins portés à s’attacher eux-mêmes aux hommes, et ils ont plus de facilité à ne regarder que Dieu dans leurs actions.

Ce n’est pas qu’il faille rechercher directement cette privation d’autorité et de créance, et que nous n’ayons sujet de nous humilier quand c’est par nos défauts que nous l’avons attirée. Mais de quelque sorte qu’elle arrive, si nous ne sommes pas obligés d’en aimer la cause, il faut pourtant reconnaître que les effets en sont favorables, puisque cet état nous retranche cette nourriture de l’orgueil, qu’il nous exempte de prendre part à beaucoup de choses dangereuses, et que, nous obligeant à une extrême modération dans les paroles, il nous met à couvert d’une infinité de périls. Il est vrai qu’il nous prive aussi du bien d’édifier les autres. Mais comme Dieu nous a chargés plus particulièrement de notre salut que de celui de nos frères, il semble qu’il y ait plus de sujet de désirer cet état que de s’en affliger, et que ceux qui y sont réduits, de quelque manière que cela soit arrivé, ont raison de dire à Dieu avec confiance et avec joie : Bonum mihi quia humiliasti me, ut discam justificationes tuas.

Chapitre XII. Que quoique le dépit que les hommes ont quand on s’oppose à leurs passions soit injuste, il n’est pas à propos de s’y opposer.
Trois sortes de passions : justes, indifférentes, injustes.
Comment on se doit conduire à l’égard des passions injustes. §

Ce que nous avons dit des moyens de ne point blesser les hommes en contredisant leurs opinions, nous donne beaucoup d’ouverture pour comprendre de quelle sorte il les faut ménager dans leurs passions, puisque ces opinions mêmes en font partie, et qu’ils ne se piquent, quand on combat leurs opinions, que parce qu’ils les aiment, et qu’ils y sont attachés par passion.

Ce dépit qu’ils ressentent quand on s’oppose à leurs désirs vient de la même source que celui qu’ils ont quand on contredit leur sentiment, c’est-à-dire d’une tyrannie naturelle, par laquelle ils voudraient dominer sur tous les hommes et les assujettir à leurs volontés. Mais parce qu’elle paraît trop déraisonnable quand elle se montre à découvert, l’amour-propre a soin de la déguiser en couvrant les passions d’un voile de justice, et en leur persuadant que l’opposition qu’ils y trouvent ne les offense que parce qu’elle est injuste et contraire à la raison.

Mais encore que ce sentiment soit injuste et qu’on ne dut pas l’avoir, il n’est pas juste néanmoins de se mettre au hasard de l’exciter par son indiscrétion, et il peut souvent arriver que, comme celui qui s’offense de ce que l’on ne suit pas ses inclinations a tort, celui qui ne les suit pas en a encore davantage, parce qu’il manque à quelque devoir à quoi la raison l’obligeait, et qu’il est cause des fautes que ce dépit fait commettre à ceux qui le ressentent.

Il faut donc s’appliquer à ce que l’on doit aux inclinations des autres, parce qu’autrement il est impossible d’éviter les plaintes, les murmures, les querelles, qui sont contraires à la tranquillité de l’esprit et à la charité, et par conséquent à l’état d’une vie vraiment chrétienne.

Or il faut remarquer d’abord, que nous ne recherchons pas ici le moyen de plaire aux hommes, mais seulement celui de ne leur pas déplaire, et de ne nous pas attirer leur aversion, parce que cela suffit à la paix dont nous parlons’. Il est vrai qu’en gagnant leur affection, on y réussit mieux : mais souvent cette affection coûte trop à acquérir. Il faut se contenter de ne pas se faire haïr, et d’éviter les reproches et les plaintes. Et c’est ce que l’on ne peut faire qu’en étudiant les inclinations des hommes, et en les suivant autant que la justice, ou l’exige, ou le permet.

Entre ces inclinations, il y en a que l’on peut appeler justes, d’autres indifférentes, et d’autres injustes. Il ne faut jamais contenter positivement celles qui sont injustes ; mais il n’est pas toujours nécessaire de s’y opposer. Lorsqu’on le fait, il faut toujours comparer le bien et le mal, et voir si l’on a sujet d’espérer un plus grand bien de cette opposition que le mal qu’elle pourra causer. Car on peut appliquer à toutes sortes de gens la règle que saint Augustin donne pour reprendre les grands du monde : Que s’il y a à craindre qu’en les irritant par la répréhension, on ne les porte à faire quelque mal plus grand que n’est le bien qu’on leur veut procurer, c’est alors un conseil de charité de ne les pas reprendre, et non pas un prétexte de la cupidité.Au reste, il ne faut pas s’imaginer qu’il soit besoin de peu de vertu pour souffrir ainsi en patience les défauts que l’on ne croit pas pouvoir corriger, et que la liberté qui fait reprendre fortement les désordres soit plus rare et plus difficile que la disposition d’une personne qui en gémit devant Dieu, qui se fait violence pour n’en rien témoigner, et qui, bien loin d’en mépriser les autres, s’en sert pour s’humilier soi-même par la vue de la misère commune des hommes. Car cette disposition enferme en même temps la pratique de la mortification, en réprimant l’impétuosité naturelle qui porte à s’élever contre ceux que l’on n’est pas en état de corriger ; celle de l’humilité, en nous donnant une idée plus vive de notre propre corruption ; et celle de la charité, en nous faisant supporter patiemment les défauts du prochain.

Enfin on résiste par là à l’un des grands défauts des hommes, qui est que leurs passions se mêlent partout, et que c’est par là qu’ils choisissent pour l’ordinaire jusqu’aux vertus qu’ils veulent pratiquer. Ils veulent reprendre ceux qu’il faudrait se contenter de souffrir, et se contentent de souffrir ceux qu’il faudrait reprendre. Ils s’appliquent aux autres, quand Dieu demande qu’ils ne s’appliquent qu’à eux-mêmes ; et ils veulent ne s’appliquer qu’à eux-mêmes, lorsque Dieu veut qu’ils s’appliquent aux autres. S’ils ne peuvent pratiquer certaines actions de vertu qu’ils ont dans l’esprit, ils abandonnent tout, au lieu de voir que cette impuissance où Dieu les met à l’égard de ces vertus leur donne le moyen d’en pratiquer d’autres qui seraient d’autant plus agréables à Dieu que leur volonté et leur propre choix y auraient moins de part.

C’est encore une faute que l’on peut commettre sur ce sujet, de prendre la charge de s’opposer aux passions même les plus injustes, lorsque d’autres le peuvent faire avec plus de fruit que nous : parce qu’il est visible que cet empressement vient d’une espèce de malignité qui se plaît à incommoder. Car il s’en mêle dans les répréhensions justes, aussi bien que dans les injustes ; et elle est même bien aise d’avoir des prétextes justes de s’opposer aux autres, parce que ceux qu’elle contriste le sont d’autant plus qu’ils l’ont mieux mérité.

Cette même règle oblige de prendre les voies les moins choquantes et les plus douces, quand on est obligé de faire quelque action désagréable au prochain, et il ne faut pas se croire exempt de faute, lorsque l’on se contente d’avoir raison dans le fond, et que l’on n’a nul égard à la manière dont on fait les choses, que l’on ne prend aucun soin d’en diminuer l’amertume, et de persuader à ceux dont on traverse les passions, que c’est par nécessité que l’on s’y porte, et non par inclination.

Chapitre XIII. Comment on se doit conduire à l’égard des passions indifférentes et justes des autres. §

J’appelle passions indifférentes celles dont les objets, n’étant pas mauvais d’eux-mêmes, pourraient être recherchés sans passion et par raison, quoique peut-être on les recherche avec une attache vicieuse. Or, dans ces sortes de choses, nous avons encore plus de liberté de nous rendre aux inclinations des autres. Car nous ne sommes pas leurs juges ; et il faut une évidence entière pour avoir droit de juger qu’ils ont trop d’attache à ces objets d’ailleurs innocents. Nous ne savons pas même si ces attaches ne leur sont point nécessaires, puisqu’il y a bien des gens qui tomberaient dans des états dangereux, si on les séparait tout d’un coup de toutes les choses auxquelles ils ont de l’attache. De plus ces sortes d’attaches se doivent détruire avec prudence et circonspection, et nous ne devons pas nous attribuer le droit de juger de la manière dont il s’y faut prendre. Enfin, il est souvent à craindre que nous ne leur fassions plus de mal par l’aigreur que nous leur causons en nous opposant indiscrètement à ces passions que l’on appelle innocentes, que nous ne leur procurons de bien par l’avis que nous leur donnons.

Il peut donc y avoir de l’indiscrétion à parler fortement contre l’excès de la propreté devant les personnes qui y ont de l’attache ; contre l’inutilité des peintures devant ceux qui les aiment ; contre les vers et la poésie devant ceux qui s’en mêlent. Ces sortes d’avertissements sont des espèces de remèdes. Ils ont leur amertume, leur désagrément et leur danger. Il faut donc les donner avec les mêmes précautions que les médecins dispensent les leurs ; et c’est agir en empirique ignorant que de les proposer à tout le monde sans discernement.

Il suffit pour se rendre aux inclinations des autres, lors même que l’on les soupçonne d’y avoir de l’attache, de ne pas voir clairement qu’on leur soit utile en s’y opposant. Il faut de la lumière et de l’adresse pour entreprendre de les guérir ; mais le défaut de l’une ou de l’autre suffit pour se rendre à leurs désirs dans les choses qui ne sont pas mauvaises d’elles-mêmes. Car alors on a droit de régler ses actions par la loi générale de la charité, qui nous doit rendre disposés à obliger et à servir tout le monde. Et l’utilité d’acquérir leur affection, en leur témoignant qu’on les aime, se rencontrant toujours dans cette condescendance, il faut un avantage plus grand et plus clair pour nous porter à nous en priver.

J’appelle passions justes celles dans lesquelles nous sommes obligés par quelques lois de suivre les autres, quoiqu’il ne soit peut-être pas juste qu’ils exigent de nous cette déférence. Car, comme nous sommes plus obligés de satisfaire à nos obligations que de corriger leurs défauts, la raison veut que nous nous acquittions avec simplicité de ce que nous leur devons, et que nous leur ôtions ainsi tout sujet de plainte, sans nous mettre en peine s’ils ne l’exigent point avec trop d’envie’ ou trop d’empressement.

Or pour comprendre l’étendue de ces devoirs, il faut savoir qu’il y a des choses que nous devons aux hommes selon certaines lois de justice, que l’on appelle proprement lois, et d’autres que nous leur devons selon de simples lois de bienséance, dont l’obligation naît du consentement des hommes qui sont convenus entre eux de blâmer ceux qui y manqueraient. C’est de cette dernière manière que nous devons à ceux avec qui nous vivons les civilités établies entre les honnêtes gens, quoiqu’elles ne soient point réglées par des lois expresses ; que nous leur devons certains services selon le degré de liaison que nous avons avec eux ; que nous leur devons une correspondance d’ouverture et de confiance, à proportion de ce qu’ils nous en témoignent : car les hommes ont établi toutes ces lois. Il y a de certaines choses qu’on doit faire pour ceux avec qui on est en un certain degré de familianté, que l’on pourrait refuser à d’autres, sans qu’ils eussent droit de le trouver mauvais.

Il faut tâcher de se rendre exact à tous ces devoirs, autrement il est impossible d’éviter les plaintes, les murmures et l’aversion des hommes. Car il n’est pas croyable combien ceux qui ont peu de vertu sont choqués quand on manque de leur rendre les devoirs de reconnaissance et de civilité établis dans le monde, et combien ces choses refroidissent le peu qu’ils ont de charité. Ce sont des objets qui les troublent et qui les irritent toujours, et qui détruisent l’édification qu’ils pourraient recevoir du bien qu’ils voient en nous, parce que ces défauts, qui les blessent en particulier, leur sont infiniment plus sensibles que les vertus qui ne les regardent point.

Chapitre XIV. Que la loi éternelle nous oblige à la gratitude. §

La charité nous obligeant à compatir à la faiblesse de nos frères, et à leur ôter tout sujet de tentation, nous oblige aussi à nous acquitter avec soin des devoirs que nous avons marqués. Mais ce n’est pas la charité seulement, c’est la justice même, et la loi éternelle qui le présent, comme il est facile de le faire voir, tant au regard des témoignages de gratitude, qu’à l’égard des devoirs de civilité à laquelle on peut réduire les autres dont nous avons parlé, comme l’ouverture, la confiance, l’application, qui sont des espèces de civilité.

La source de toute la gratitude que nous devons aux hommes est que, comme Dieu se sert de leur ministère pour nous procurer divers biens de l’âme et du corps, il veut aussi que notre gratitude remonte à lui par les hommes, et qu’elle embrase les instruments dont il se sert. Et comme il se cache dans ses bienfaits, et qu’il veut que les hommes en soient les causes visibles, il veut aussi qu’ils tiennent sa place pour recevoir extérieurement de nous les effets de la reconnaissance que nous lui devons. Ainsi c’est violer l’ordre de Dieu que de se vouloir contenter d’être reconnaissant envers lui, et de ne l’être point envers ceux dont il s’est servi pour nous faire sentir des effets de sa bonté.

Si donc les hommes sont attentifs par un mouvement intéressé à ceux qui leur doivent de la reconnaissance, Dieu l’est aussi, selon l’Écriture, mais par une justice toute pure et toute désintéressée. Car c’est ce que dit le Sage dans ces paroles : Deus prospector est ejus qui reddit gratiam.Et il faut se servir de cette double attention pour exciter la nôtre, et pour tenir nos yeux arrêtés sur les hommes qui nous demandent ces devoirs, et sur Dieu qui nous ordonne de les rendre.

Il ne faut pas prétendre s’en exempter par le prétexte du désintéressement et de la piété de ceux à qui nous avons obligation, et sur ce qu’ils n’attendent rien de nous. Car quelque désintéressés qu’ils soient, ils ne laissent pas de voir ce qui leur est dû ; et il est rare qu’ils le soient jusqu’au point de n’avoir aucun ressentiment, lorsque l’on a peu d’application à s’en acquitter. Outre que s’ils n’en viennent pas jusqu’aux reproches, il est très aisé qu’ils prennent un certain tour qui fait à peu près le même effet qu’un ressentiment humain. Ils disent qu’ils ne peuvent pas s’aveugler pour ne pas voir que ces personnes en usent mal, mais qu’ils les en dispensent de bon cœur. Ainsi, en les en dispensant, on ne laisse pas de blâmer leur procédé, et par là on vient insensiblement à les moins aimer, et enfin à leur donner moins de marques d’affection.

Il en est de même des devoirs de civilité. Les gens les plus détachés ne laissent pas de remarquer quand on y manque, et les autres s’en offensent effectivement. Quand on n’est pas persuadé par les sens qu’on est aimé et considéré, il est difficile que le cœur le soit, ou qu’il le soit vivement. Or c’est la civilité qui fait cet effet sur les sens, et par les sens sur l’esprit ; et si l’on y manque, cette négligence ne manque point de produire dans les autres un refroidissement qui passe souvent des sens jusqu’au cœur.

Chapitre XV. Raisons fondamentales du devoir de la civilité. §

Les hommes croient qu’on leur doit la civilité, et on la leur doit en effet selon qu’elle se pratique dans le monde ; mais ils n’en savent pas la raison. S’ils n’avaient pas d’autre droit de l’exiger que celui que leur donne la coutume, on ne la leur devrait pas. Car cela ne suffit pas pour asservir les autres à certaines actions pénibles. Il faut remonter plus haut pour en trouver la source, aussi bien que dans ce qui regarde la gratitude. Et s’il est vrai, comme le dit un homme de Dieu, qu’il n’y a rien de si civil qu’un bon chrétien, il faut qu’il y ait des raisons divines qui y obligent. Et ce que nous allons dire peut aider à les découvrir.

Il faut considérer pour cela que les hommes sont liés entre eux par une infinité de besoins, qui les obligent par nécessité de vivre en société, chacun en particulier ne se pouvant passer des autres : et cette société est conforme à l’ordre de Dieu, puisqu’il permet ces besoins pour cette fin. Tout ce qui est donc nécessaire pour la maintenir est dans cet ordre, et Dieu le commande en quelque sorte par cette loi naturelle qui oblige chaque partie à la conservation de son tout. Or il est absolument nécessaire, afin que la société des hommes subsiste, qu’ils s’aiment et se respectent les uns les autres. Car le mépris et la haine sont des causes certaines de désunion. Il y a une infinité de petites choses très nécessaires à la vie, qui se donnent gratuitement, et qui n’entrant pas en commerce ne se peuvent acheter que par l’amour. De plus, cette société étant composée d’hommes qui s’aiment eux-mêmes et qui sont pleins de leur propre estime, s’ils n’ont quelque soin de se contenter et de se ménager réciproquement, ce ne sera qu’une troupe de gens mal satisfaits les uns des autres, qui ne pourront demeurer unis. Mais comme l’amour et l’estime que nous avons pour les autres ne paraissent point aux yeux, ils se sont avisés d’établir entre eux certains devoirs qui seraient des témoignages de respect et d’affection. Et il arrive de là nécessairement, que de manquer à ces devoirs, c’est témoigner une disposition contraire à l’amour et au respect. Ainsi nous devons ces actions extérieures à ceux à qui nous devons les dispositions qu’elles marquent ; et nous leur faisons injure en y manquant, parce que cette omission marque des sentiments où nous ne devons pas être à leur égard.

On peut donc, et l’on doit même, se rendre exact aux devoirs de civilité que les hommes ont établis ; et les motifs de cette exactitude sont non seulement très justes, mais ils sont même fondés sur la loi de Dieu. On le doit faire pour éviter de donner l’idée qu’on a du mépris ou de l’indifférence pour ceux à qui on ne les rendrait pas ; pour entretenir la société humaine, à laquelle il est juste que chacun contribue, puisque chacun en retire des avantages très considérables ; et enfin pour éviter les reproches intérieurs ou extérieurs de ceux à l’égard de qui on y manquerait, qui sont les sources des divisions qui troublent la tranquillité de la vie, et cette paix chrétienne qui est l’objet de ce discours.

Seconde partie du traité. §

Chapitre I. Qu’il ne faut pas établir sa paix sur la correction des autres.
Utilité de la suppression des plaintes.
Qu’elles font ordinairement plus de mal que de bien. §

Il ne suffit pas, pour conserver la paix avec les hommes, d’éviter de les blesser : il faut encore savoir souffrir d’eux lorsqu’ils font des fautes à notre égard. Car il est impossible de conserver la paix intérieure, si l’on est si sensible à tout ce qu’ils peuvent faire et dire de contraire à nos inclinations et à nos sentiments ; et il est difficile même que le mécontentement intérieur que nous aurons conçu n’éclate au-dehors, et ne nous dispose à agir envers ceux qui nous auront choqués, d’une manière capable de les choquer à leur tour — ce qui augmente peu à peu les différends, et les porte souvent aux extrémités.

Il faut donc tâcher d’arrêter les divisions et les querelles dans leur naissance même. Et l’amour-propre ne manque jamais de nous suggérer sur ce sujet, que le moyen d’y réussir serait de corriger ceux qui nous incommodent, et de les rendre raisonnables, en leur faisant connaître qu’ils ont tort d’agir avec nous comme ils font. C’est ce qui nous rend si sujets à nous plaindre du procédé des autres, et à faire remarquer leurs défauts, ou pour les corriger de ce qui nous déplaît en eux, ou pour les en punir par le dépit que nos plaintes leur peuvent causer, et par le blâme qu’elles leur attirent.

Mais si nous étions nous-mêmes vraiment raisonnables, nous verrions sans peine que ce dessein d’établir la paix sur la réformation des autres est ridicule, par cette raison même que le succès en est impossible. Plus nous nous plaindrons du procédé des autres, plus nous les aigrirons contre nous, sans les corriger. Nous nous ferons passer pour délicats, fiers, orgueilleux ; et le pis est que cette opinion qu’on aura de nous ne sera pas tout à fait injuste, puisqu’en effet ces plaintes ne viennent que de délicatesse et d’orgueil. Ceux mêmes qui témoigneront entrer dans nos raisons et qui croiront qu’on nous aura fait quelque injustice, ne laisseront pas d’être mal édifiés de notre sensibilité. Et comme les hommes sont naturellement portés à se justifier, si ceux dont nous nous plaindrons ont un peu d’adresse, ils tourneront les choses de manière que l’on nous donnera le tort. Car le même défaut de justesse d’esprit et d’équité qui fait faire aux gens les fautes dont nous nous plaignons, les empêche aussi souvent de les reconnaître, et leur fait prendre pour vrai et pour juste tout ce qui peut servir à les en justifier.

Que si ceux dont nous nous plaignons sont élevés au-dessus de nous par le rang, par la créance et par l’autorité, les plaintes que nous en poumons faire seraient encore plus inutiles et plus dangereuses. Elles ne nous peuvent donner que de la satisfaction maligne et passagère de les faire condamner par ceux à qui nous nous en plaindrions ; et elles produisent dans la suite de mauvais effets, durables et permanents, en aigrissant ces gens là contre nous, et en rompant toute l’union que nous poumons avoir avec eux.

La prudence nous oblige donc à prendre une route toute contraire, à quitter absolument le dessein chimérique de corriger tout ce qui nous déplaît dans les autres, et à tâcher d’établir notre paix et notre repos sur notre propre réformation et sur la modération de nos passions. Nous ne disposons ni de l’esprit ni de la langue des hommes. Nous ne rendrons compte de leurs actions qu’autant que nous y aurons donné occasion, mais nous rendrons compte de nos actions, de nos paroles et de nos pensées. Nous sommes chargés de travailler sur nous-mêmes, et de nous corriger de nos défauts ; et si nous le faisons comme il faut, rien de ce qui viendrait du dehors ne serait capable de nous troubler.

Nous ne manquons jamais, dans les affaires temporelles, de préférer un bien certain qui nous regarde, à un bien incertain qui regarde les autres. Si nous en faisions de même dans les affaires de notre salut, nous reconnaîtrions tout d’un coup que le parti de se plaindre est ordinairement un parti faux, et que la raison condamne, car en ne nous plaignant point, nous profitons certainement à nous-mêmes. Et il est fort incertain qu’en nous plaignant nous profitions au prochain. Pourquoi donc nous privons-nous du bien de la patience, sous prétexte de leur procurer le bien de la correction ? Il faudrait au moins qu’il y eût une grande apparence d’y réussir ; et à moins que de cela, c’est agir contre la vraie raison que de renoncer, sur une espérance si incertaine, au bien certain qu’apporte la souffrance humble et paisible.

On peut dire en général à l’égard du silence, qu’il faut des raisons pour parler, mais qu’il n’en faut point pour se taire : c’est-à-dire qu’il suffit, pour être obligé au silence, de n’avoir pas d’engagement à parler. Mais cette maxime se peut encore appliquer avec plus de raison à ce silence qui étouffe les plaintes. Il faut des raisons très fortes et très évidentes pour se plaindre ; mais pour ne se plaindre pas, il suffit de ne pas être dans une nécessité évidente de se plaindre.

Quelles dettes remettons nous à nos frères, si nous exigeons d’eux par nos plaintes, tout ce qu’ils nous peuvent devoir, et si nous nous vengeons d’eux pour les moindres fautes qu’ils commettent contre nous, en les faisant condamner par tous ceux que nous pouvons. Comment pourrons-nous demander à Dieu avec quelque confiance qu’il nous remette nos offenses, si nous n’en remettons aucune de celles que nous croyons qu’on nous fait ?

Il n’y a rien au contraire de plus utile que de supprimer ainsi ses plaintes et son ressentiment. C’est le meilleur moyen d’obtenir de Dieu qu’il ne nous traite pas selon la rigueur de sa justice, et qu’il n’entre pas, comme dit l’Écriture, en jugement avec nous.

C’est la voie la plus sûre d’assoupir les différends dans leur naissance et d’empêcher qu’ils ne s’aigrissent. C’est une charité qu’on pratique envers soi-même, en se procurant le bien de la patience, en ne s’attirant pas la réputation de délicat et de pointilleux, en s’épargnant la peine que l’on ressent, lorsque l’adresse des hommes à se justifier fait que l’on nous donne ouvertement le tort dans les choses où nous croyons avoir raison. C’est une charité que l’on fait aux autres en les souffrant dans leurs faiblesses, et en leur épargnant, et la petite confusion qu’ils ont méritée, et les nouvelles fautes qu’ils feraient peut-être en se justifiant et en chargeant de nouveau ceux à qui ils ont déjà donné sujet de se plaindre. Enfin, c’est ordinairement le meilleur moyen de les gagner, l’exemple de notre patience étant bien plus capable que nos plaintes de leur changer le cœur envers nous. Car les plaintes ne peuvent tout au plus que leur faire corriger l’extérieur, qui est peu de chose, et elles augmentent plutôt l’aversion intérieure qui produit les choses dont nous nous plaignons.

Que perdrons-nous en faisant résolution de ne nous point plaindre ? Rien du tout ; je dis même pour ce monde. On n’en médira pas davantage de nous. Au contraire, sitôt que l’on s’apercevra de notre retenue, on sera moins porté à en médire. On ne nous en traitera pas plus mal. On nous en aimera davantage. Tout se réduira à quelques incivilités, et quelques discours injustes auxquels nous ne remédierons pas en nous plaignant. Cette maligne satisfaction, que nous recevons en communiquant notre mécontentement aux autres par nos plaintes, vaut-elle la peine de nous priver du trésor que nous pouvons acquérir par l’humilité et par la patience ?

Le temps le plus propre pour nous confirmer dans cette résolution, c’est lorsqu’il nous arrive de nous échapper en quelques plaintes ; car nous ne reconnaissons jamais mieux la vanité et le néant de ce plaisir que nous y avions cherché. C’est alors qu’il faut que nous nous disions à nous-mêmes : c’est donc pour cette vaine satisfaction que nous nous sommes privés du bien inestimable de la patience et de la récompense que nous en pouvions espérer de Dieu. À quoi nous ont servi nos plaintes, et que nous en revient-il ? Nous avons tâché de faire condamner par les hommes ceux dont nous nous sommes plaints, et peut-être ils n’ont condamné que nous. Mais ce qui est certain est que Dieu nous a condamnés de malignité, d’impatience et de peu d’estime des biens du ciel. Avant ces plaintes nous avions quelque avantage sur ceux qui nous avaient offensé ; mais en nous plaignant, nous nous sommes mis au-dessous d’eux, parce que nous avons sujet de croire que la faute que nous avons commise contre Dieu est plus grande que toutes celles que les hommes peuvent faire contre nous. Ainsi nous nous sommes fait beaucoup plus de tort que nous n’en pouvions recevoir par les petites injustices des hommes. Car elles ne nous pouvaient priver que de choses peu considérables, au lieu que l’injustice que nous nous faisons à nous-mêmes par ces plaintes d’impatience, nous prive du bien éternel qui est attaché à chaque bonne action. Nous avons donc infiniment plus de sujet de nous plaindre de nous-mêmes que des autres.

Ces considérations peuvent beaucoup servir pour réprimer l’inclination que nous avons à nous décharger le coeur par des plaintes, et pour nous régler extérieurement dans nos paroles. Mais il n’est pas possible que nous demeurons longtemps dans cette retenue, si nous laissons agir au-dedans notre ressentiment dans toute sa force et toute sa violence. Les plaintes extérieures viennent des intérieures ; et il est bien difficile de les retenir quand on en a le cœur rempli. Elles échappent toujours et se font ouverture par quelque endroit. Outre que la principale fin de la modération extérieure étant de nous procurer la paix intérieure, il servirait peu de paraître modéré et patient au-dehors, si tout était au-dedans dans le désordre et dans le tumulte. Il faut donc tâcher d’étouffer aussi bien ces plaintes que l’âme forme en elle-même, et dont elle est l’unique témoin, que celles qui éclatent devant les hommes ; et le seul moyen de le faire, est de se dépouiller de l’amour des choses qui les excitent. Car enfin on ne se plaint point pour des choses qui sont absolument indifférentes.

Les sujets de plaintes sont infinis, puisqu’ils comprennent tout ce que nous pouvons aimer, et en quoi les hommes nous peuvent nuire ou déplaire. On les peut néanmoins réduire à quelques chefs généraux, comme le mépris, les jugements injustes, les médisances, l’aversion, l’incivilité, l’indifférence ou l’inapplication, la réserve, ou le manque de confiance, l’ingratitude, les humeurs incommodes.

Nous haïssons naturellement toutes ces choses, parce que nous aimons celles qui y sont contraires, savoir, l’estime et l’amour des hommes, la civilité, l’application à ce qui nous regarde, la confiance, la reconnaissance, les humeurs douces et commodes. Ainsi, pour se délivrer de l’impression que font sur notre esprit ces objets de notre haine, il faut travailler à nous délivrer de l’attache que nous avons aux objets contraires. Il n’y a que la grâce qui le puisse faire. Mais comme la grâce se sert des moyens humains, il n’est pas inutile de se remplir l’esprit des considérations qui nous découvrent la vanité de ces objets de notre attachement. Et c’est la vue que nous avons dans les réflexions suivantes, que nous ferons sur les causes ordinaires de nos plaintes, en commençant par l’amour de l’estime et de l’approbation des hommes.

Chapitre II. Vanité et injustice de la complaisance que l’on prend dans les jugements avantageux qu’on porte de nous. §

Rien ne fait plus voir combien l’homme est profondément plongé dans la vanité, dans l’injustice et dans l’erreur, que la complaisance que nous sentons, lorsque nous nous apercevons qu’on juge avantageusement de nous et qu’on nous estime : parce que d’une part la lumière qui nous reste, tout aveugle qu’elle est, ne l’est point à cet égard, et qu’elle nous convainc clairement que cette passion est vaine, injuste et ridicule ; et que de l’autre tout convaincus que nous en sommes, nous ne la saurions étouffer, et nous la sentons toujours vivante au fond de notre cœur. Il est bon néanmoins d’écouter souvent ce que la raison nous dit sur ce sujet. Si cela n’est pas capable d’éteindre entièrement cette malheureuse pente, c’est assez au moins pour nous en donner de la honte et de la confusion, et pour en diminuer les effets.

Il y a peu de gens assez grossièrement vains pour aimer des louanges visiblement fausses, et il ne faut qu’avoir un peu d’honnêteté pour n’être pas bien aise que l’on se trompe tout à fait sur notre sujet. C’est une sottise, par exemple, dont peu de personnes sont capables, que d’aimer à passer pour savant dans une langue que l’on n’a jamais étudiée, ou pour habile dans les mathématiques, lorsque l’on n’y sait rien du tout. On aurait peine à ne pas ressentir quelque confusion intérieure d’une vanité si basse. Mais pour peu de fondement qu’ait cette estime, nous la recevons avec une complaisance qui nous convainc à peu près de la même bassesse et de la même mauvaise foi. Car pour en donner quelque image, que dirait-on d’un homme qui, se trouvant frappé et défiguré depuis les pieds jusqu’à la tète, d’un mal horrible et incurable, sans avoir rien de sain qu’une petite partie du visage, et sans savoir même si cette partie ne serait point corrompue au-dedans, l’exposerait à la vue en cachant tout le reste, et se verrait louer avec plaisir de la beauté de cette partie ? On dirait sans doute que l’excès de cette vanité approcherait de la folie. Cependant ce n’est qu’un portrait de la nôtre, et qui ne la représente pas encore dans toute sa difformité. Nous sommes pleins de défauts, de péchés, de corruption. Ce que nous avons de bon est fort peu de chose, et ce peu de chose est souvent gâté et corrompu par mille vues et mille retours d’amour propre. Et néanmoins s’il arrive que des gens qui ne voient pas la plupart de nos défauts, regardent avec quelque estime ce peu de bien qui paraît en nous, qui est peut-être tout corrompu, ce jugement, tout aveugle et tout mal fondé qu’il est, ne laisse pas de nous flatter.

Je dis que cette image ne représente pas notre vanité dans toute sa difformité. Car celui qui, se trouvant frappé d’un mal si étrange, se plairait dans l’estime que l’on ferait de la beauté de cette partie saine, serait sans doute vain et ridicule, mais au moins il ne serait pas aveugle, et ne laisserait pas de connaître son état. Mais notre vanité est jointe à l’aveuglement. En cachant aux autres nos défauts, nous tâchons de nous les cacher à nous-mêmes, et c’est à quoi nous réussissons le mieux. Nous ne voulons être vus que par ce petit endroit que nous considérons comme exempt de défaut, et nous ne nous regardons nous-mêmes que par là.

Qu’est-ce donc que cette estime qui nous flatte ? Un jugement fondé sur la vue d’une petite partie de nous-mêmes, et sur l’ignorance de tout le reste. Et qu’est-ce que cette complaisance ? Une vue de nous-mêmes pleine d’aveuglement, d’erreur, d’illusion, dans laquelle nous ne nous considérons que par un petit endroit, en oubliant toutes nos misères et toutes nos plaies.

Mais qu’y a-t-il de si agréable et de si digne de notre attache dans ces jugements ? Interrogeons-nous nous-mêmes, ou plutôt interrogeons notre propre expérience : elle nous dira qu’il n’y a rien de plus vain et de moins durable que cette estime. Celui qui nous aura approuvé dans quelque rencontre particulière, n’en sera pas moins disposé à nous rabaisser en une autre. Souvent cette estime même en sera la cause, parce qu’elle excite plutôt la jalousie que l’affection. Après avoir tiré de la bouche des hommes quelques louanges vaines et stériles, ils nous préféreront les derniers des hommes qui seront plus dans leurs intérêts. Ils empoisonneront les témoignages qu’ils ne pourront refuser à ce que nous avons de bon, de la remarque maligne de nos défauts. Ils estimeront en nous ce qu’il y a de moins estimable, et ils y condamneront ce qui méritera d’y être estimé. En vérité, ne faut-il pas avoir une extrême bassesse de cœur, ou une petitesse d’espit bien étrange, pour se plaire à un objet si vain et si méprisable ?

Supposons même l’estime la plus judicieuse et la plus sincère que nous puissions nous imaginer, et que notre vanité puisse souhaiter ; relevons-la par la qualité des personnes, par leur esprit et par tout ce qui peut le plus servir à flatter l’inclination que nous y avons : qu’y a-t-il d’aimable et de solide en tout cela, à ne regarder cette estime qu’en elle-même ? C’est un regard de ces personnes vers nous, qui suppose que nous avons quelque bien, mais qui ne l’y met pas, et qui n’y ajoute rien. Il nous laisse tels que nous sommes, et ainsi il nous est entièrement inutile. Ce regard ne subsiste qu’autant qu’ils s’appliquent à nous. Et cette application est rare. Tel de ceux dont l’estime nous flatte, ne pensera pas à nous deux fois l’an ; et quand il y pensera, il y pensera peu, en nous oubliant le reste du temps.

Ce regard d’estime est de plus un bien si fragile, que mille rencontres nous le peuvent faire perdre, sans qu’il y ait même de notre faute. Un faux rapport, une inadvertance, une petite bizarrerie effacera toute cette estime, ou la rendra plus nuisible qu’avantageuse ; car quand l’estime est jointe à l’aversion, elle ne fait qu’ouvrir les yeux pour remarquer les défauts, et le cœur pour recevoir favorablement tout ce qu’on entend dire contre ceux que l’on estime et que l’on hait, parce qu’on hait même cette estime, et que l’on est bien aise de s’en délivrer, comme d’une chose dont on se trouve chargé.

Si nous ne voyons point ce regard d’estime dans l’esprit des autres, il est à notre égard comme s’il n’était point. Si nous le voyons, c’est un objet dangereux pour nous, dont la vue nous veut ravir le peu de vertu que nous avons. Quel est donc ce bien qui ne sert de rien quand on ne le voit pas, et qui nuit quand on le voit, et qui a tout ensemble toutes ces qualités, d’être vain, inutile, fragile, dangereux ?

Chapitre III. Qu’on n’a pas droit de s’offenser du mépris, ni des jugements désavantageux qu’on fait de nous. §

Si nous n’aimions point l’approbation des hommes, nous serions peu sensibles à tous les discours désavantageux qu’ils pourraient faire de nous, puisque l’effet n’en serait tout au plus que de nous priver d’une chose qui nous serait indifférente. Mais parce qu’il y en a qui s’imaginent, qu’encore qu’il ne soit pas permis de désirer l’estime, on a sujet néanmoins de s’offenser du mépris et de la médisance, il est bon d’examiner ce qu’il y a de réel dans ces objets qui irritent si fort nos passions.

Pour reconnaître donc combien notre délicatesse est injuste sur ce point, et que tous les sentiments qu’elle excite en nous sont contraires à la vraie raison, et ne naissent pas tant des objets mêmes que de la corruption de notre cœur, il ne faut que considérer que ces jugements et ces discours qui nous blessent, peuvent être de trois sortes. Car ils sont ou absolument vrais, ou absolument faux, ou vrais en partie et en partie faux. Or dans toutes ces trois diverses espèces, le ressentiment que nous en avons est également injuste.

Si ces jugements sont vrais, n’est-ce pas une chose horrible de ne se mettre pas en peine que nos défauts soient connus de Dieu, et de ne pouvoir souffrir qu’ils le soient des hommes ? Et peut-on témoigner plus visiblement que l’on préfère ces hommes à Dieu ? N’est-ce pas le comble de l’injustice de reconnaître que nos péchés méritent une éternité de supplices, et de ne pas accepter avec joie une peine aussi légère que l’est la petite confusion qu’ils nous attirent devant les hommes ?

Cette connaissance que les hommes ont de nos fautes et de nos misères ne les augmente pas ; elle serait capable, au contraire, de les diminuer si nous la souffrions humblement.

C’est donc une folie toute visible de n’avoir aucun sentiment des maux réels que nous nous faisons nous-mêmes, et de sentir si vivement des maux imaginaires qui ne nous peuvent faire que du bien ! Et cette sensibilité n’est qu’une preuve évidente de la grandeur de notre aveuglement, qui doit nous apprendre que ce que les autres connaissent de nos défauts n’en est qu’une bien petite partie.

Que si ces jugements et ces discours sont faux et mal fondés, le ressentiment que nous en avons n’en est guère moins déraisonnable et moins injuste. Car pourquoi le jugement de Dieu, qui nous justifie, ne suffit-il pas pour nous faire mépriser celui des hommes ? Pourquoi ne fait-il pas sur nous le même effet que l’approbation de nos amis et de ceux que nous estimons, qui suffit ordinairement pour nous consoler de ce que les autres peuvent penser ou dire contre nous ? Pourquoi la raison, qui nous fait voir que ces discours ne nous peuvent nuire, qu’ils ne font aucun mal par eux-mêmes ni à notre âme ni à notre corps, qu’ils nous peuvent même êtres très utiles, a-t-elle si peu de pouvoir sur notre cœur, qu’elle ne nous puisse faire surmonter une passion si vaine et si déraisonnable ?

Nous ne nous mettons pas en colère lorsque l’on s’imagine que nous avons la fièvre quand nous sommes assurés de ne pas l’avoir. Pourquoi donc s’aigrit-on contre ceux qui croient que nous avons commis des fautes que nous n’avons point commises, ou qui nous attribuent des défauts que nous n’avons pas, puisque leur jugement peut encore moins nous rendre coupables de ces fautes, et nous donner ces défauts, que la pensée d’un homme qui croit que nous avons la fièvre, n’est capable de nous la donner effectivement ?’

C’est, dira-t-on, qu’on ne méprise pas une personne qui a la fièvre, et que c’est un mal qui ne nous rend pas vils aux yeux du monde : qu’ainsi le jugement de ceux qui nous l’attribuent ne nous blesse pas ; mais que ceux qui nous imputent des défauts spirituels, y joignent ordinairement le mépris et causent la même idée et le même mouvement dans les autres.

C’est en effet la véritable cause de ce sentiment ; mais cette cause n’en fait que mieux connaître l’injustice. Car si nous nous faisions justice à nous-mêmes, nous reconnaîtrions sans peine que ceux qui nous attribuent des défauts que nous n’avons pas, ne nous en attribuent pas aussi un grand nombre d’autres que nous avons effectivement, et qu’ainsi nous gagnons à tous ces jugements dont nous nous plaignons, quelque faux qu’ils soient. Les jugements des hommes nous seraient infiniment moins favorables, s’ils étaient entièrement conformes à la vérité, et si ceux qui les font connaissaient tous nos véritables maux. S’ils nous font donc quelque petite injustice, ils nous font grâce en mille manières, et nous ne voudrions pour rien qu’ils nous traitassent avec une exacte justice.

Mais nous sommes si déraisonnables et si injustes, que nous voulons profiter de l’ignorance des hommes. Nous ne pouvons souffrir qu’ils nous ôtent rien de ce que nous croyons avoir, et nous voulons conserver dans leur esprit la réputation de beaucoup de bonnes qualités que nous n’avons pas. Nous nous plaignons de ce qu’ils croient voir en nous des défauts qui n’y sont pas, et nous ne comptons pour rien de ce qu’ils n’y voient pas une infinité de défauts qui y sont réellement, comme si le bien et le mal ne consistaient que dans l’opinion des hommes.

Si nous n’avons donc aucun sujet de nous plaindre, ni des jugements véritables, ni même des faux, nous n’en avons point par conséquent de nous offenser de ceux qui sont vrais en partie et en partie faux. Cependant, par le plus injuste partage qu’on se puisse imaginer, nous nous blessons de ce qu’ils ont de faux, et nous ne nous humilions point de ce qu’ils ont de véritable. Et au lieu qu’il faudrait étouffer le ressentiment que nous avons de ce qu’ils ont de faux et d’injuste, par celui que nous devrions avoir de ce qu’ils ont de vrai, nous étouffons au contraire, par le vain sentiment que nous avons de quelque fausseté et de quelque injustice qui y est mêlée, celui que nous devrions avoir de ce qu’ils ont de réel et de solide.

Chapitre IV. Que la sensibilité que nous éprouvons à l’égard des discours et des jugements désavantageux que l’on fait de nous, vient de l’oubli de nos maux.
Quelques remèdes de cet oubli et de cette sensibilité. §

Je ne prétends pas que ces considérations suffisent pour nous corriger de notre injustice, mais elles peuvent au moins nous en convaincre ; et c’est quelque chose que d’en être convaincu. Car il y a toujours dans toutes ces plaintes intérieures, et dans ce dépit que nous ressentons des jugements et des discours qu’on fait de nous, un oubli de nos défauts et de nos misères véritables, puisqu’il est impossible que ceux qui les connaîtraient dans leur grandeur réelle, et qui en auraient le sentiment qu’ils devraient, pussent s’occuper des discours et des jugements des hommes. Un homme chargé de dettes, accablé de procès, de pauvreté, de maladies, ne songe guère à ce que l’on peut dire de lui. La réalité de ses maux véritables ne lui permet pas de s’appliquer à ces maux imaginaires.

Aussi le vrai remède de cette délicatesse, qui nous rend si sensibles à ce que l’on dit de nous, est de nous appliquer fortement à nos maux spirituels, à nos faiblesses, à nos dangers, à notre pauvreté et au jugement que Dieu fait de nous, et qu’il nous fera connaître à l’heure de notre mort. Si ces pensées étaient aussi vives et aussi continuelles dans notre esprit, qu’elles y devraient être, il serait malaisé que les réflexions sur les jugements des hommes y pussent trouver entrée, ou du moins qu’elles l’occupassent tout entier, et le remplissent de dépit et d’amertume comme elles font si souvent.

Il est utile pour cela de comparer les jugements des hommes avec celui de Dieu, et d’en considérer les diverses qualités. Les jugements des hommes sont souvent faux, injustes, incertains, téméraires, et toujours inconstants, inutiles, impuissants. Soit qu’ils nous approuvent, ou nous désapprouvent, ils ne changent rien à ce que nous sommes, et ne nous rendent en effet ni plus heureux ni plus malheureux. Mais c’est du jugement que Dieu portera de nous que dépend tout notre bien, ou tout notre mal. Ce jugement est toujours juste, toujours véritable, toujours certain et inébranlable. Les effets en sont éternels. Quelle plus grande folie peut-on donc s’imaginer que de n’appliquer son esprit qu’à ces jugements humains qui nous importent si peu, et d’oublier celui de Dieu d’où dépend tout notre bonheur ?

On prétend souvent colorer envers soi-même le dépit intérieur que ces jugements désavantageux nous causent, d’un prétexte de justice, en s’imaginant que nous n’en sommes blessés que parce qu’ils sont injustes, et que ceux qui les font ont tort. Mais si cela était, nous serrons aussi touchés des jugements injustes que l’on fait des autres, que de ceux que l’on fait de nous ; et comme cela n’est pas, c’est se flatter que de ne pas voir que c’est l’amour-propre qui produit ce dépit que nous sentons dans les choses qui nous regardent. Ce n’est pas l’injustice en soi qui nous blesse, c’est d’en être l’objet. Qu’on lui en donne un autre, notre ressentiment cessera, et nous nous contenterons de désapprouver tranquillement et sans émotion cette même injustice qui nous donnait tant d’indignation.

Cependant, si nous raisonnions plus juste, nous trouverions que ces jugements désavantageux ne nous regardent point proprement, et que c’est le hasard et non le choix qui les détermine à nous avoir pour objet. Car il faut que ceux qui jugent ainsi de nous aient été frappés par quelques apparences qui les y aient portés. Et quoique ces apparences fussent trop légères, puisque nous supposons que ces jugements sont faux, il est pourtant vrai que ces personnes avaient l’esprit disposé à former ces jugements sur ces apparences, de sorte qu’ils ne sont nés que de la rencontre de ces apparences avec leur mauvaise disposition. Elles auraient produit le même effet, s’ils les avaient vues en quelque autre. Ainsi nous ne devons point croire que ces jugements nous regardent en particulier ; nous devons seulement supposer que ces gens étaient disposés à juger mal de toute personne qui les frapperait par telles ou telles apparences. Le hasard a voulu que ce fut nous. Mais cette mauvaise disposition et cette légèreté d’esprit qui produit les jugements téméraires, n’était pas moins indifférente d’elle-même, qu’une pierre jetée en l’air, qui blesse celui sur qui elle tombe, non pas par choix et parce qu’il est un tel homme, mais parce qu’il s’est rencontré au lieu où elle devait tomber.

Il y a de plus une bizarrerie ridicule dans le dépit que nous avons des jugements et des discours désavantageux qu’on a faits de nous. Car il faut avoir peu de connaissance du monde pour n’être pas persuadé qu’il est impossible qu’on n’en fasse. On médit des princes dans leurs antichambres. Leurs domestiques les contrefont. On parle des défauts de ses amis, et on se fait une espèce d’honneur de les reconnaître de bonne foi. Il y a même des occasions où l’on le peut faire innocemment. Quoi qu’il en soit, il est certain que le monde est en possession de parler librement des défauts des autres en leur absence. Les uns le font par malignité, les autres bonnement ; mais il y en a peu qui ne le fassent. Il est donc ridicule de se promettre d’être le seul au monde qu’on épargnera ; et si ces jugements et ces discours nous mettent en colère, nous n’en devons jamais sortir. Car il n’y a point de temps où nous ne devions nous tenir assurés en général, ou qu’on parle, ou qu’on a parlé de nous autrement que nous ne voudrions. Mais parce qu’une colère continuelle nous incommoderait trop, il nous plaît de nous l’épargner sans raison, et d’attendre à nous fâcher, qu’on nous rapporte ce qui se dit de nous, et qu’on nous marque ceux qui en parlent. Cependant ce rapport n’y ajoute presque rien, et devant qu’on nous l’eût fait, nous devions nous tenir presque aussi assurés que l’on parlait de nous et de nos défauts, que si l’on nous en eût déjà averti. Ce petit degré d’assurance que produit le rapport qu’on nous fait, est en vérité bien peu de chose, pour changer comme il fait l’état de notre âme.

Ainsi de quelque manière que l’on considère cette sensibilité que nous éprouvons en ces rencontres, on trouvera qu’elle est toujours ridicule et contraire à la raison.

Chapitre V. Qu’il est injuste de vouloir être aimé des hommes. §

Quand on désire d’être aimé des hommes, et que l’on est fâché d’en être haï, à cause que cela sert ou nuit à nos desseins, ce n’est pas proprement vanité ni dépit, c’est intérêt bon ou mauvais, juste ou injuste. Et ce n’est pas ce que nous considérons ici, où nous n’examinons que l’impression que font par eux-mêmes dans nos cœurs les sentiments d’amour ou de haine qu’on a pour nous - la seule vue de ces objets n’étant en effet que trop capable de nous plaire ou de nous troubler, sans que nous en considérions les suites. Car comme l’estime que nous avons pour nous-mêmes est jointe à un amour tendre et sensible, nous ne désirons pas seulement que les hommes nous approuvent, nous voulons aussi qu’ils nous aiment ; et leur estime ne nous satisfait nullement, si elle ne se termine à l’affection. C’est pourquoi rien ne nous choque tant que l’aversion, ni n’excite en nous de plus vifs ressentiments. Mais quoiqu’ils nous soient devenus naturels depuis le péché, ils ne laissent pas d’être injustes, et nous ne sommes pas moins obligés de les combattre — ce qu’on peut faire par des réflexions peu différentes de celles que nous avons proposées contre l’amour de l’estime.

La recherche de l’amour des hommes est injuste, puisqu’elle est fondée sur ce que nous nous jugeons nous-mêmes aimables, et qu’il est faux que nous le soyons. Elle nait d’aveuglement et d’une ignorance volontaire de nos défauts. Un homme accablé de maux et dans l’indigence, se contenterait bien que l’on eût de la charité pour lui, et qu’on le souffrit. Nous n’en demanderons pas davantage si nous connaissions bien notre état, et nous le connaîtrions si nous ne nous aveuglions point volontairement.

Quiconque sait qu’il mérite que toutes les créatures s’élèvent contre lui, peut-il prétendre que ces mêmes créatures le doivent aimer ? Au lieu donc que nous regardons l’amour des hommes comme nous étant dû, et leur aversion comme une injustice qu’ils nous font, nous devrions regarder au contraire leur aversion comme nous étant due, et leur affection comme une grâce que nous ne méritons pas.

Mais s’il est injuste en général de se croire digne d’être aimé, il l’est encore beaucoup plus de vouloir être aimé par la force. Rien n’est plus libre que l’amour, et on ne doit pas prétendre de l’obtenir par des reproches ni par des plaintes. C’est peut-être par notre faute que l’on ne nous aime pas ; c’est peut-être aussi par la mauvaise disposition des autres : mais ce qui est certain, c’est que la force et la colère ne sont pas des moyens pour se faire aimer.

Nous ne prenons pas garde, de plus, que ce n’est pas proprement sur nous que tombe cette aversion : car la source de toutes les aversions est la contrariété qui se rencontre entre la disposition où l’on est, et ce que l’on croit voir dans les autres. Or cette disposition agit contre tous ceux en qui cette contrariété paraît. Quand il arrive donc, ou que nous avons en effet ces qualités qui sont l’objet de l’aversion de certaines personnes, ou que nous ne nous montrons à eux que par des endroits qui leur donnent lieu de nous les attribuer, nous ne devons point nous étonner que leur disposition fasse son effet contre nous, elle l’aurait fait de même contre tout autre ; et ce n’est pas proprement nous qu’ils haïssent, c’est cet homme en général qui a telles et telles qualités qui les choquent.

On hait en général les avares, les intéressés, les présomptueux. On croit en particulier que nous le sommes ; cette aversion générale agit donc contre nous. Qu’est-ce qui nous blesse en cela ? Est-ce cette aversion générale ? Mais elle est juste en quelque manière : car un homme en qui ces défauts se rencontrent, mérite qu’on ait quelque espèce d’aversion pour lui. Est-ce le jugement que l’on fait de nous ? Mais ce jugement est formé sur quelques apparences qui peuvent être légères à la vérité, mais qui ne laissent pas d’emporter l’esprit de ceux qui les voient. Nous devons donc les plaindre de leur légèreté et de leur faiblesse, au lieu de nous plaindre de leur injustice.

Quand les hommes nous aiment, ce n’est pas nous proprement qu’ils aiment, leur amour n’étant fondé que sur ce qu’ils nous attribuent des qualités que nous n’avons pas, ou qu’ils ne voient pas en nous des défauts que nous avons. Ils en font de même quand ils nous haïssent. Ce que nous avons de bon ne leur paraît point alors, et ils ne voient que nos défauts. Or nous ne sommes ni cette personne sans défauts, ni cette personne qui n’a rien de bon. Ce n’est donc pas tant nous qu’un fantôme qu’ils se sont formé, qu’ils aiment ou qu’ils haïssent : et ainsi nous avons tort, et de nous satisfaire de leur amour, et de nous offenser de leur haine.

Mais quand cet amour ou cette haine nous regarderaient directement dans notre être véritable, que nous en revient-il de bien ou de mal, à ne considérer, comme nous avons dit, ces sentiments qu’en eux-mêmes ? Ce ne sont que des vapeurs passagères qui se dissipent d’elles-mêmes en moins de rien, les hommes étant incapables de s’arrêter longtemps à un même objet. Quand elles subsisteraient, elles n’auraient aucun pouvoir par elles-mêmes de nous rendre plus heureux ni plus malheureux. Ce sont des choses entièrement séparées de nous, qui n’ont sur nous aucun effet, à moins que notre âme ne s’y joigne, et que par une imagination fausse et trompeuse, elle ne les prenne pour des biens ou pour des maux. Qu’on unisse ensemble l’amour de toutes les créatures, et qu’on le rende le plus ardent et le plus tendre qu’on se le puisse imaginer, il n’ajoutera point le moindre degré de bonheur, ni à notre âme, ni à notre corps. Et si notre âme s’y amuse, bien loin d’en devenir meilleure, elle en deviendra pire par la vanité qu’elle en concevra. Qu’on unisse de même contre nous l’aversion de tous les hommes ensemble, elle ne saurait diminuer le moindre de nos véritables biens, qui sont ceux de l’âme. Cette seule considération de l’impuissance de l’amour ou de la haine des créatures à nous servir ou à nous nuire, devrait-elle pas suffire pour nous y rendre indifférents ?

Quelle liberté serait celle d’un homme, qui ne se soucierait point d’être aimé, qui ne craindrait point d’être haï, et qui ferait néanmoins par d’autres motifs tout ce qui est nécessaire pour être aimé, et pour n’être point haï ; qui servirait les autres sans en attendre de récompense, non pas même celle de leur affection, et qui ferait toujours son devoir envers eux indépendamment de leur disposition envers lui ; qui ne se proposerait, dans les offices qu’il leur rendrait, qu’un objet stable et permanent, qui est d’obéir à Dieu sans aucune vue des créatures, qui ne peuvent que diminuer la récompense qu’il doit attendre de Dieu ?

Qui pourrait haïr un homme de cette sorte, et même s’empêcher de l’aimer ? Il arriverait donc qu’en ne craignant point la haine des hommes, il l’éviterait, et que sans rechercher leur amour, il ne laisserait pas de se l’acquérir ; au lieu que ceux que la passion qu’ils ont d’être aimés rend si sensibles à l’aversion, ne font d’ordinaire que l’attirer par cette délicatesse incommode.

Chapitre VI. Qu’il est injuste de ne pouvoir souffrir l’indifférence.
Que l’indifférence des autres envers nous nous est plus utile que leur amour. §

Il y a encore quelque chose de plus déraisonnable quand nous nous offensons de ce que les autres ont de l’indifférence pour nous. Car s’il était à notre choix de leur imprimer tels sentiments que nous voudrions, ce serait celui-là proprement que notre véritable intérêt nous devrait faire choisir. Leur amour est un objet dangereux, qui attire notre cœur et qui l’empoisonne par une douceur mortelle. Leur haine est un objet irritant qui nous met en danger de perdre la charité ; mais l’indifférence est un milieu très proportionné à notre état et à notre faiblesse, et qui nous laisse la liberté d’aller à Dieu sans nous détourner vers les créatures.

Tout amour des autres pour nous est une espèce de lien et d’engagement, non seulement parce que la concupiscence nous y attache et que nous craignons de le perdre, mais aussi parce qu’il produit certains devoirs dont il est difficile de se bien acquitter. Comme il ouvre leur cœur pour nous, il nous oblige d’user de cette ouverture pour leur bien spirituel, et cet usage n’est pas facile. Il est vrai que c’est un grand bien quand on le sait ménager : mais c’est un bien qu’il ne faut pas souhaiter, parce qu’il est accompagné de trop de dangers. On s’arrête d’ordinaire à cette affection, on s’y plaît, on craint de la perdre : et bien loin que ce nous soit une occasion de porter les autres à Dieu, c’en est souvent une de nous en détourner nous-mêmes, et de nous amollir en nous faisant entrer dans leurs passions.

Mais, dit-on, pourquoi cette personne a-t-elle tant d’indifférence pour moi, puisque je n’en ai point pour elle ? Pourquoi n’a-t-elle aucune application à ce qui me touche, puisque je m’applique avec tant de soin à ce qui la peut regarder ? Ce sont les discours que l’amour-propre forme dans le cœur des gens sensibles et qui ont peu de vertu, mais dont il est aisé de découvrir l’injustice.

Si notre unique fin dans la complaisance que nous avons eue pour les hommes, a été de les attacher à nous, et de faire qu’ils nous traitassent de la même sorte, nous méritons bien d’être privés d’une si vaine récompense.

Mais si nous avons eu un autre but, si nous ne nous sommes appliqués aux hommes que pour obéir à Dieu, cette application ne porte-t-elle pas sa récompense avec elle-même, et pourrons-nous en exiger une autre sans injustice ?

Il est vrai qu’il peut y avoir de la faute dans l’inapplication et l’indifférence des autres pour nous ; mais c’est Dieu et non pas nous que cette faute regarde. Elle leur nuit à eux, et non pas à nous. Elle nous peut donner sujet de les plaindre, mais non pas de nous plaindre d’eux. Et ainsi le ressentiment qui nous en reste est toujours injuste, puisqu’il n’a point d’autre objet que nous-mêmes.

Chapitre VII. Combien le dépit qu’on ressent contre ceux qui manquent de reconnaissance envers nous est injuste. §

Rien ne marque plus combien la foi est éteinte ou peu agissante dans les chrétiens, que ce dépit qu’ils ont quand on n’a pas pour eux toute la reconnaissance qu’on devrait, parce qu’il n’y a rien de plus opposé aux lumières de la foi.

S’ils regardaient comme ils doivent les services qu’ils rendent aux autres, ils les considéreraient comme des grâces qu’ils ont reçues de Dieu, et dont ils sont redevables à sa bonté, et comme des œuvres qu’ils lui ont dû offrir et consacrer sans aucun égard aux créatures.

Ils regarderaient ceux à qui ils ont rendu ces services, comme leur ayant en quelque façon procuré ce bien ; et par conséquent ils croiraient qu’ils ont beaucoup plus reçu d’eux qu’ils ne leur ont donné.

Ils craindraient comme le plus grand des malheurs, de recevoir en ce monde la récompense de ces œuvres, et d’être privés de celle qu’ils auraient reçue en l’autre s’ils avaient regardé Dieu plus purement.

Ils reconnaîtraient que ces œuvres telles qu’elles soient, ont été mêlées de plusieurs imperfections, et qu’ainsi ils ont sujet de s’en humilier, et de désirer de s’en purifier par la pénitence.

Le moyen d’allier avec ces sentiments où la foi nous doit porter, ce dépit et ce chagrin que nous éprouvons quand les hommes manquent à ce que nous nous imaginons qu’ils nous doivent ? N’est-ce pas faire voir au contraire que nous n’avons travaillé que pour les hommes, que nous n’avons regardé qu’eux, et qu’ainsi les œuvres dont nous nous glorifions sont un larcin que nous avons fait à Dieu, et dont il a droit de nous punir ?

Si dans les services que nous avons rendus aux hommes nous n’avons eu que les hommes en vue, c’est un bien pour nous qu’ils en soient méconnaissants, parce que leur ingratitude nous peut servir à obtenir miséricorde de Dieu si nous la souffrons comme il faut. Si nous n’avons regardé que Dieu, c’est encore un bien que les hommes ne nous en récompensent pas, parce que la vue que nous aurions de leur reconnaissance est plus capable que toute chose de diminuer ou d’anéantir la récompense que nous attendons de Dieu. De quelque manière que nous considérions donc la gratitude des hommes, nous trouverons que si c’est un bien pour eux, c’est un mal pour nous, et que leur ingratitude nous est infiniment plus avantageuse. Leur gratitude n’est capable que de nous ravir le fruit de nos meilleures actions, et d’augmenter le châtiment des mauvaises. Leur ingratitude nous conserve le fruit des bonnes, et nous peut servir à payer ce que nous devons à la justice de Dieu pour les mauvaises.

On ne ferait jamais cette injure à un prince qui aurait promis de grandes récompenses à ceux qui le serviraient, et qui s’offenserait qu’on en attendît d’ailleurs que de lui, de préférer les caresses de quelques-uns de ses sujets aux biens solides qu’on aurait sujet d’espérer de lui. C’est néanmoins la manière dont nous agissons tous les jours envers Dieu. Il promet un royaume éternel aux services charitables qu’on rend au prochain ; mais il veut que l’on se contente de cette récompense, et que l’on n’en attende point d’autre. Cependant l’esprit de la plupart des hommes est continuellement occupé à examiner si l’on leur rend ce qu’on leur doit ; si ceux qu’ils ont servis sentent les obligations qu’ils leur ont, et s’ils s’acquittent ponctuellement des devoirs que les hommes ont établis pour marquer la reconnaissance.

Si l’on avait donc les vrais sentiments que la foi doit inspirer, on serait persuadé que comme Dieu nous fait une grande grâce, lorsqu’il nous donne moyen de servir les autres, il nous en fait une autre qui n’est pas moindre, lorsqu’il permet que les hommes ne nous en témoignent pas la reconnaissance qu’ils devraient. Car c’est mettre ordre, en nous donnant un trésor inestimable, que ce trésor nous demeure, et qu’on ne nous le ravisse pas.

Mais notre joie doit être pleine et accomplie, lorsque nous avons lieu de croire que les personnes qui semblent manquer de reconnaissance envers nous, sont d’elles-mêmes très reconnaissantes, et que cela ne vient que de l’ignorance de l’obligation qu’elles nous ont. Car quoiqu’il nous soit toujours réellement avantageux que les autres manquent de gratitude pour nous, néanmoins nous ne le devons pas souhaiter, parce que c’est ordinairement un mal pour eux. Mais il n’y a rien que de souhaitable, lorsque ce n’est un mal ni pour eux ru pour nous, et que sans qu’ils soient coupables d’ingratitude, ils ne nous mettent point en danger, par une reconnaissance humaine, de perdre la récompense que nous attendons de Dieu.

Il y a donc non seulement beaucoup d’injustice dans cette attente de la reconnaissance des autres, mais aussi beaucoup de bassesse ; et ce nous devrait être un grand sujet de confusion, quand nous considérons pour quelles choses nous nous privons d’une récompense éternelle. Ces devoirs de reconnaissance que nous exigeons, se réduisent le plus souvent à un simple compliment, ou à quelques civilités inutiles : et ce sont là les choses que nous préférons à Dieu et aux biens qu’il nous promet.

Souvent même nous sommes causes du défaut que nous imputons aux autres. Nous éteignons la gratitude dans leur cœur par la manière dont nous les servons. Et nous avons presque toujours lieu de croire, quand nous voyons que l’on est moins reconnaissant pour nous que pour d’autres, qu’il y a quelque chose en nous qui n’attire pas la reconnaissance. Mais soit que cela arrive par notre faute, ou par celle des autres, c’est toujours une faiblesse que de se piquer quand on ne nous rend pas des devoirs que nous voyons clairement ne nous pouvoir être que dangereux.

Chapitre VIII. Qu’il est injuste d’exiger la confiance des autres, et que c’est un grand bien que l’on n’en ait pas pour nous. §

La confiance qu’on a pour nous étant une marque d’amitié et d’estime, ce n’est pas merveille si elle flatte notre amour-propre, et si la réserve de ceux que nous croyons devoir avoir ces sentiments pour nous le blesse et l’incommode. Mais la raison et la foi doivent nous donner des sentiments tout contraires, et nous persuader fortement que la réserve que les autres auront pour nous nous est beaucoup plus avantageuse que leur confiance.

Quand il n’y aurait point d’autre raison, sinon qu’il nous est utile d’être privés de ces petites satisfactions qui contentent et nourrissent notre vanité, elle nous devrait suffire pour nous porter à embrasser avec joie ces occasions d’une mortification spirituelle, qui nous pourrait être d’autant plus avantageuse, qu’elle combat plus directement la principale de nos passions. Mais il y en a encore plusieurs autres aussi solides et aussi importantes que celle-là. Et en voici quelques-unes.

Celui qui s’ouvre à nous, nous consulte en quelque sorte, et nous ne lui saurions parler après cela, sans prendre part à sa conduite, puisqu’il est comme impossible d’éviter que ce que nous dirons n’ait quelque rapport à ce qu’il nous aura découvert ; et il ne se peut même que nous ne fassions par là quelque impression sur son esprit, parce qu’il est disposé par cette ouverture même à nous écouter et à nous croire. Or ce n’est pas un petit danger que d’être obligé de parler dans ces circonstances, parce qu’il faut beaucoup de lumière pour le pouvoir faire utilement, et pour soi, et pour les autres. Souvent on ne fait qu’autoriser les gens dans leurs passions, parce qu’on est naturellement porté à ne les pas contrister, et l’on seconde ainsi le désir secret qu’ils ont de trouver des approbateurs de leur conduite, qui est ordinairement ce qui les porte à s’ouvrir.

Il y a peu de gens qui puissent recevoir l’effusion du coeur et de l’esprit des autres sans participer à leur corruption. On entre insensiblement dans leurs passions, on se prévient contre ceux contre qui ils sont prévenus : et comme la confiance qu’ils ont pour nous nous porte à croire qu’ils ne voudraient pas nous tromper, nous embrassons leurs opinions et leurs jugements sans prendre garde qu’ils se trompent souvent les premiers. Et nous nous remplissons ainsi de toutes leurs fausses impressions.

On se charge souvent par là de diverses choses qu’il faut tenir secrètes — ce qui n’est pas un fardeau peu considérable, puisqu’il oblige à une application très incommode pour ne pas laisser surprendre, et qu’il met souvent au hasard de blesser la vérité. Et comme il arrive d’ordinaire que ces choses viennent à être sues par diverses voies, le soupçon en tombe naturellement sur ceux à qui on en a fait confidence.

On contracte même par la confiance et l’ouverture des autres pour nous quelque sorte d’obligation de s’ouvrir à eux et de s’y confier, parce qu’on les choque si on ne les traite comme on en est traité ; au lieu que ceux qui agissent avec plus de réserve, ne trouvent point mauvais qu’on en use de même à leur égard. Or cette obligation est souvent très incommode, puisqu’on n’y saurait manquer sans ficher les gens, ni s’en acquitter sans se mettre en danger de leur nuire, ou de se nuire à soi-même, par l’abus qu’ils peuvent faire de ce qu’on leur découvre.

Enfin, si nous considérons de plus combien le plaisir que nous avons, quand on se fie en nous, est peu réel et plein de vanité ; combien il est injuste d’exiger des autres une chose qui doit être aussi libre que la découverte de ses secrets ; et si nous nous faisons justice à nous-mêmes, en reconnaissant que puisque l’on n’a pas d’ouverture pour nous, il faut qu’il y ait en nous quelque chose qui l’éloigne, il sera difficile que nous ne condamnions ces dépits intérieurs que la réserve nous cause, et que nous n’ayons honte de notre faiblesse.

Chapitre IX. Qu’il faut souffrir sans chagrin l’incivilité des autres. Bassesse de ceux qui l’exigent. §

La civilité nous gagne. L’incivilité nous choque. Mais l’une nous gagne, et l’autre nous choque, parce que nous sommes hommes, c’est-à-dire tous vains et tous injustes.

Il y a très peu de civilités qui nous doivent plaire, même selon la raison humaine, parce qu’il y en a très peu qui soient sincères et désintéressées. Ce n’est souvent qu’un jeu de paroles, et un exercice de vanité, qui n’a rien de véritable et de réel. Se plaire en cela, c’est se plaire à être trompé. Car ceux qui nous en témoignent le plus en apparence, sont peut-être les premiers qui se moquent de nous sitôt qu’ils nous ont quitté.

La plus sincère et la plus véritable nous est toujours inutile, et même dangereuse. Ce n’est tout au plus qu’un témoignage qu’on nous aime et qu’on nous estime. Et ainsi elle nous présente deux objets qui flattent notre amour-propre, et qui sont capables de nous corrompre le cœur.

Toutes celles qu’on nous rend nous engagent à des servitudes fâcheuses. Car le monde ne donne rien pour rien. C’est un commerce et une espèce de trafic qui a pour juge l’amour-propre ; et ce juge oblige à une égalité réciproque de devoirs, et autorise les plaintes que l’on fait contre ceux qui y manquent.

Les civilités nous corrompent même souvent le jugement, parce qu’elles nous portent souvent à préférer ceux de qui nous les recevons, à d’autres qui ont les qualités essentielles qui méritent notre estime.

Mais comme les civilités qu’on nous rend nous servent peu, l’incivilité nous fait peu de mal ; et ainsi c’est une faiblesse extrême que d’en être choqué. Ce n’est souvent qu’un défaut d’application, qui vient de ce que l’esprit est occupé à d’autres choses plus solides. Et ceux qui sont les moins exacts en civilités, sont souvent ceux qui ont plus de désirs effectifs de nous rendre des services réels et importants.

Quand même elle viendrait d’indifférence et même de peu d’affection, quel bien nous ôte-t-elle ? Quel mal est-ce qu’elle nous apporte ? Et comment pouvons-nous espérer que Dieu nous remette ces dettes immenses dont nous lui sommes redevables par les lois inviolables de la justice éternelle, si nous ne remettons pas aux hommes de petites déférences qu’ils ne nous doivent que par des établissements humains ?

Ce n’est pas que Dieu n’autorise ces établissements, et qu’ainsi on ne se doive de la civilité les uns aux autres, même selon la loi de Dieu, comme nous l’avons montré dans la première partie de ce Traité. Mais c’est une sorte de dette qu’il ne nous est jamais permis d’exiger. Car ce n’est pas à notre mérite qu’on la doit, c’est à notre faiblesse. Et comme nous ne devons pas être faibles, et que c’est par notre faute que nous le sommes, notre premier devoir consiste à nous corriger de cette faiblesse ; et nous n’avons jamais droit de nous plaindre de ce qu’on n’y a pas assez d’égard, et moins encore de souhaiter ce qui ne sert qu’à l’entretenir.

Chapitre X. Qu’il faut souffrir les humeurs incommodes. §

Ce n’est pas assez pour conserver la paix, et avec soi-même, et avec les autres, de ne choquer personne, et de n’exiger de personne, ni amitié, ni estime, ni confiance, ni gratitude, ni civilité ; il faut encore avoir une patience à l’épreuve de toutes sortes d’humeurs et de caprices. Car comme il est impossible de rendre tous ceux avec qui on vit, justes, modérés et sans défauts, il faudrait désespérer de pouvoir conserver la tranquillité de son âme si on l’attachait à ce moyen.

Il faut donc s’attendre qu’en vivant avec les hommes, on y trouvera des humeurs fâcheuses, des gens qui se mettront en colère sans sujet, qui prendront les choses de travers, qui raisonneront mal, qui auront un ascendant plein de fierté, ou une complaisance basse et désagréable. Les uns seront trop passionnés, les autres trop froids. Les uns contrediront sans raison, d’autres ne pourront souffrir qu’on les contredise en rien. Les uns seront envieux et malins, d’autres insolents, pleins d’eux-mêmes, et sans égards pour les autres. On en trouvera qui croiront que tout leur est dû, et qui, ne faisant jamais réflexion sur la manière dont ils agissent envers les autres, ne laisseront pas d’en exiger des déférences excessives.

Quelle espérance de vivre en repos si tous ces défauts nous ébranlent, nous troublent, nous renversent, et font sortir notre âme de son assiette ?

Il faut donc les souffrir avec patience et sans se troubler, si nous voulons posséder nos âmes, comme parle l’Écriture, et empêcher que l’impatience ne nous fasse échapper à tous moments, et ne nous précipite dans tous les inconvénients que nous avons représentés. Mais cette patience n’est pas une vertu bien commune. De sorte qu’il est bien étrange qu’étant si difficile d’une part, et si utile de l’autre, on ait si peu de soin de s’y exercer, en même temps que l’on s’étudie à tant d’autres choses inutiles et de peu de fruit.

Un des principaux moyens de l’acquérir est de diminuer cette forte impression que les défauts des autres font sur nous. Et pour cela il est utile de considérer :

1 / Que les défauts étant aussi communs qu’ils sont, c’est une sottise d’en être surpris, et de ne s’y pas attendre. Les hommes sont mêlés de bonnes et de mauvaises qualités. Il les faut prendre sur ce pied-là : et quiconque veut profiter des avantages que l’on reçoit de leur société, doit se résoudre à souffrir en patience les incommodités qui y sont jointes.

2 / Qu’il n’y a rien de plus ridicule que d’être déraisonnable parce qu’un autre l’est, de se nuire à soi-même parce qu’un autre se nuit, et de se rendre participant de toutes les sottises d’autrui, comme si nous n’avions pas assez de nos propres défauts et de nos propres misères, sans nous charger encore des défauts et des misères de tous les autres. Or c’est ce que l’on fait en s’impatientant des défauts d’autrui.

3 / Que quelque grands que soient les défauts que nous trouvons dans les autres, ils ne nuisent qu’à ceux qui les ont, et ne nous font aucun mal, à moins que nous n’en recevions volontairement l’impression. Ce sont des objets de pitié, et non de colère, et nous avons aussi peu de sujet de nous irriter contre les maladies de l’esprit des autres, que contre celles qui n’attaquent que le corps. Il y a même cette différence, que nous pouvons contracter les maladies du corps malgré que nous en ayons, au lieu qu’il n’y a que notre volonté qui puisse donner entrée dans nos âmes aux maladies de l’esprit.

4 / Nous ne devons pas seulement regarder les défauts des autres comme des maladies, mais aussi comme des maladies qui nous sont communes. Car nous y sommes sujets comme eux. Il n’y a point de défauts dont nous ne soyons capables ; et s’il y en a que nous n’ayons pas effectivement, nous en avons peut-être de plus grands. Ainsi n’ayant aucun sujet de nous préférer à eux, nous trouverons que nous n’en avons point de nous choquer de ce qu’ils font, et que si nous souffrons d’eux, nous les faisons souffrir à notre tour.

5 / Les défauts des autres, si nous les pouvions regarder d’une vue tranquille et chantable, nous seraient des instructions d’autant plus utiles que nous en verrions bien mieux la difformité que des nôtres, dont l’amour-propre nous cache toujours une partie. Ils nous pourraient donner lieu de remarquer que les passions font d’ordinaire un effet tout contraire à celui que l’on prétend. On se met en colère pour se faire croire, et l’on en est d’autant moins cru qu’on fait paraître plus de colère. On se pique de ce qu’on n’est pas aussi estimé que l’on croit le mériter, et l’on l’est d’autant moins qu’on cherche plus à l’être. On s’offense de n’être pas aimé, en le voulant être par force, et l’on attire encore plus l’aversion des gens.

Nous y pourrions voir aussi avec étonnement, à quel point ces mêmes passions aveuglent ceux qui en sont possédés ; car ces effets, qui sont si sensibles aux autres, leur sont d’ordinaire inconnus. Et il arrive souvent que se rendant odieux, incommodes et ridicules à tout le monde, ils sont les seuls qui ne s’en aperçoivent pas.

Et tout cela nous pourrait faire ressouvenir ou des fautes où nous sommes autrefois tombés par des passions semblables, ou de celles où nous tombons encore par d’autres passions qui ne sont peut-être pas moins dangereuses, et dans lesquelles nous ne sommes pas moins aveugles : et par là toute notre application se portant à nos propres défauts, nous en deviendrions beaucoup plus disposés à supporter ceux des autres.

Enfin, il faut considérer qu’il est aussi ridicule de se mettre en colère pour les fautes et les bizarreries des autres, que de s’offenser de ce qu’il fait mauvais temps, ou de ce qu’il fait trop froid ou trop chaud : parce que notre colère est aussi peu capable de corriger les hommes, que de faire changer les saisons. Il y a même cela de plus déraisonnable en ce point, qu’en se mettant en colère contre les saisons, on ne les rend ni plus ni moins incommodes ; au lieu que l’aigreur que nous concevons contre les hommes, les irrite contre nous, et rend leurs passions plus vives et plus agissantes.

Chapitre XI. Conclusion. §

Ce que nous avons vu jusqu’ici, suffit pour donner une légère idée des moyens qui peuvent servir à conserver la paix entre les hommes, et ils sont tous compris dans ce verset du psaume : Pax multa diligentibus legem tuam, et non est illis scandalum.Ceux qui aiment votre loi jouissent d’une paix abondante, et ils ne sont point scandalisés. Car si nous n’aimions que la loi de Dieu, nous nous rendrions attentifs à ne pas choquer nos frères, nous ne les irriterions jamais par des contestations indiscrètes ; et jamais leurs fautes ne nous seraient une occasion de colère, d’aigreur, de trouble et de scandale, puisque ces fautes ne nous empêchent pas de demeurer attachés à cette loi, qu’elle nous oblige de les souffrir avec patience, et que c’est en particulier ce précepte de la tolérance chrétienne que l’apôtre appelle la loi de Jésus-Christ. Portez,dit-il, les fardeaux les uns des autres, et vous observerez la loi de Jésus-Chris ?.Nous devons donc reconnaître que toutes nos impatiences et tous nos troubles viennent de ce que nous n’aimons pas assez cette loi de la charité, que nous avons d’autres inclinations que celle d’obéir à Dieu, et que nous cherchons notre gloire, notre plaisir, notre satisfaction dans les créatures. Ainsi le principal moyen pour établir l’âme dans une paix solide et inébranlable, c’est de raffermir dans cet unique amour qui ne regarde que Dieu en toutes choses, qui ne désire que de lui plaire, et qui met tout son bonheur à obéir à ses lois.

De la civilité chrétienne §

Chapitre I. Comment l’amour-propre produit la civilité. §

Il n’y a rien de si naturel à l’homme que le désir d’être aimé des autres, parce qu’il n’y a rien de si naturel que de s’aimer soi-même. Or on désire toujours que ce qu’on aime soit aimé. La charité qui aime Dieu désire que Dieu soit aimé de toutes les créatures ; et la cupidité qui s’aime soi-même désirerait que nous fussions l’objet de l’amour de tous les hommes.

Nous désirons d’être aimés pour nous aimer encore davantage. L’amour des autres envers nous fait que nous nous jugeons plus dignes d’amour, et que notre idée se présente à nous d’une manière plus aimable. Nous sommes bien aises qu’ils jugent de nous comme nous en jugeons nous-mêmes, parce que notre jugement, qui est toujours faible et timide quand il est tout seul, se rassure quand il se voit appuyé de celui d’autrui, et ainsi il s’attache à soi-même avec d’autant plus de plaisir qu’il est moins troublé par la crainte de se tromper.

Mais l’amour des autres envers nous n’est pas seulement l’objet de notre vanité et la nourriture de notre amour-propre, c’est aussi le lit de notre faiblesse. Notre âme est si languissante et si faible, qu’elle ne saurait se soutenir, si elle n’est comme portée par l’approbation et l’amour des hommes. Et il est facile de le reconnaître en s’imaginant un état où tout le monde nous condamnerait, où personne ne nous regarderait qu’avec haine et avec mépris, ou en se figurant un oubli général de tous les hommes envers nous. Car qui pourrait souffrir cette vue sans effroi, sans trouble, sans abattement ? Or si cette vue nous abat, il fallait que la vue contraire nous soutînt, sans même que nous y fissions réflexion.

L’amour des hommes étant donc si nécessaire pour nous soutenir, nous sommes portés naturellement à le rechercher et à nous le procurer. Et comme nous savons par notre propre expérience que nous aimons ceux qui nous aiment, ou nous aimons ou nous feignons aussi d’aimer les autres, afin d’attirer leur affection. C’est le fondement de la civilité humaine, qui n’est qu’une espèce de commerce d’amour-propre, dans lequel on tâche d’attirer l’amour des autres, en leur témoignant soi-même de l’affection.

Ces témoignages d’affection sont d’ordinaire faux et excessifs ; c’est-à-dire, que l’on témoigne beaucoup plus d’affection que l’on n’en ressent, parce que l’amour-propre qui nous attache à nous-mêmes nous détache assez de l’amour d’autrui ; mais au défaut de l’affection véritable, on substitue un langage d’affection qui ne laisse pas d’être bien reçu, parce qu’on est toujours disposé à écouter favorablement tout ce qui est à notre avantage. Et ainsi l’on peut dire de tous ces discours de civilité si ordinaires dans la bouche des gens du monde, et si éloignés des sentiments de leur cœur : Varia locuti surit unusquisque ad proximum suunt ; labia dolosa in corde et ore locuti surit.

Chapitre II. Qu’il semblerait que la charité nous devrait éloigner de la civilité. §

Comme tous ces mouvements sont corrompus, on ne voit pas encore que la charité puisse prendre part dans ce commerce de devoirs humains et de témoignages d’affection que l’on appelle civilité ; et il semble plutôt que son instinct la doive porter à s’en éloigner. Car, comme elle est toute contraire à l’amour-propre, elle nous doit donner des inclinations toutes contraires. Elle nous porte à nous haïr, et non pas à nous aimer ; et il semble par conséquent qu’elle doive plutôt souhaiter le mépris des créatures que leur amour : et surtout elle est bien éloignée de le rechercher par de fausses complaisances, ou par des paroles trompeuses qui ne répondent en rien à notre véritable disposition.

Dieu ne demande des hommes que leur amour. C’est la fin de tout ce qu’il leur commande. Ainsi quiconque désire que les autres s’attachent à lui, veut leur tenir la place de Dieu (ce qui est le comble de l’injustice) et recevoir d’eux le tribut qui n’est dû qu’à Dieu, ce qui est une usurpation criminelle. On peut bien désirer que les autres aient de la charité pour nous, mais nous ne nous contentons pas de cela. Car la charité peut subsister avec la connaissance de nos défauts : et c’est ce que l’amour-propre ne saurait souffrir. Il veut un amour d’estime et d’approbation, et non de pitié - principalement quand il s’agit de défauts spirituels, qui sont ceux qu’il a plus de peine à avouer. Enfin il n’aime pas la charité des autres parce que c’est un bien pour eux, mais parce qu’il la prend pour une marque que nous méritons d’être aimés, et qu’elle lui sert ainsi à augmenter la complaisance que nous avons en nous-mêmes.

Cependant il y a une injustice toute visible à vouloir être aimé de cette sorte, car nous ne sommes nullement aimables. Nous ne sommes qu’injustice et que péché. Et vouloir qu’on aime ces choses en les connaissant, c’est vouloir que les hommes aiment le vice. Que si nous prétendons les cacher, nous voulons donc qu’ils se trompent, et qu’ils nous prennent pour autres que nous ne sommes en effet. Ainsi, de quelque côté que nous regardions cet amour, nous sommes injustes de le rechercher avec tant d’empressement.

Il est vrai qu’il n’est pas injuste que les hommes aiment en nous ce que Dieu y a mis. Mais s’ils regardent ces choses comme étant à nous, nous sommes encore injustes de désirer cet amour, puisqu’ils ont tort de nous attribuer les dons de Dieu, comme nous avons tort de nous les attribuer à nous-mêmes. Que s’ils les regardent comme de pures faveurs de Dieu que nous n’avons pas méritées, et que nous avons peut-être gâtées par le mauvais usage que nous en avons fait, leur amour est juste en cette manière, mais la complaisance que nous y avons ne l ’est pas ; puisque ce n’est pas cette justice qui nous plaît, mais la pensée vaine qu’en quelque manière que ce soit, nous sommés bien dans l’esprit de ces personnes, et qu’ils ont pour nous un regard d’estime sur lequel nous nous appuyons pour nous regarder nous-mêmes avec plus d’estime.

Y ayant donc tant de danger dans l’amour des créatures, il semble que l’instinct de la charité soit de l’éviter, de peur que ce regard secret ne corrompe nos meilleures actions. C’est ce qui a fait tant rechercher la solitude aux saints, et qui la rend si utile à tout le monde. Car en nous séparant des créatures, on se prive de la vue de leurs jugements, de la vaine complaisance dans leur estime, et de la mauvaise recherche de leur affection.

Toutes les amitiés humaines seront anéanties par la mort, et nous entrerons tous dans ce moment dans une solitude éternelle, où toutes nos attaches seront rompues. Car les méchants mêmes seront détachés les uns des autres, parce qu’ils n’auront les uns pour les autres que de l’aversion et de la haine. Et les bons seront tellement remplis de Dieu, qu’ils ne regarderont plus les créatures qu’en Dieu : en sorte que la vue qu’ils en auront ne troublera point leur solitude et leur repos par aucun regard qui [les] détourne tant soit peu de Dieu. Ils ne les aimeront que par une effusion de l’amour qu’ils auront pour Dieu ; de sorte que ce sera Dieu qu’ils aimeront en elles, et qu’ils verront, selon qu’il est écrit, que Dieu sera tout en tous.Que si la vie présente doit être une préparation à l’éternelle, ne faut-il pas tâcher de se détacher les uns des autres dès ce monde, et s’accoutumer autant qu’on peut à se contenter de Dieu, en se privant de toutes ces satisfactions humaines et de tous ces témoignages de tendresse, qui ne contentent que l’amour-propre, en se réduisant les uns envers les autres aux services réels, et qui peuvent contribuer quelque chose au bien de nos âmes ?

Si l’amour des créatures est un appui que notre faiblesse recherche, comme nous devons tâcher de devenir forts, ne faut-il pas s’efforcer aussi de nous priver de ces appuis humains, pour nous appuyer davantage sur Dieu même ? Car ces appuis ont cela de mauvais qu’en soutenant notre faiblesse, ils l’entretiennent et l’augmentent, parce qu’en se nourrissant de ce pain de l’amour-propre, on se dégoûte du pain solide de la justice et de la volonté de Dieu, qui est la source de la force chrétienne.

La force d’un corps n’est pas de n’avoir point besoin de son appui naturel qui est la terre, mais c’est de n’avoir besoin que de la terre, et de se pouvoir passer de tous les autres appuis étrangers. Ainsi la force d’une âme est de ne s’appuyer sur aucune créature, et de se contenter de son appui naturel, qui est Dieu. Il suffit à une âme qui est forte, de savoir que Dieu la voit, qu’elle est dans son ordre, et qu’elle exécute sa volonté. Ce pain la nourrit, la soutient, la fortifie et lui tient lieu de tout. Et c’est aussi ce que Jésus-Christ nous a voulu enseigner, lorsqu’il disait de lui-même, que sa nourriture était d’accomplir la volonté de son Père : Meus cibus est ut faciam voluntatem Patris mei.

Heureux ceux qui se nourrissent de ce pain, et qui en font leurs délices, car ce pain ne leur peut jamais manquer ! Que toutes les créatures les abandonnent ; qu’ils soient accablés de misères et de maladies ; qu’ils soient chargés d’opprobres et d’ignominies de la part des hommes : ils ont toujours cette nourriture qui les fortifie, qui les soutient, et qui les console. Car ils voient toujours la volonté de Dieu partout, ils savent qu’elle est pleine de justice et de miséricorde, et cela leur suffit. C’est cette maison bâtie sur le roc qui ne peut être ébranlée par les vents, par les pluies et par les tempêtes. C’est cette maison du juste remplie de force, dont il est dit : Domus justi plurima fortitudo.C’est à quoi nous exhorte le Sage, quand il nous ordonne de nous joindre à Dieu, conjungere Deo,car qui est joint à Dieu par l’amour de sa volonté, est plus fort que tous les hommes, puisqu’il a pour soi toute la force de Dieu.

Il faut tendre à cette force : il faut aspirer à goûter cette nourriture ; mais comme on ne fortifie le corps des enfants qu’en l’accoutumant à marcher sans appui, et en le privant des viandes de l’enfance, pour le nourrir de viandes plus fortes et plus solides, il semble aussi qu’on ne peut parvenir à la force chrétienne, qu’en se privant de tous ces appuis que nous trouvons dans la complaisance et l’amour des créatures, et en nous accoutumant à nous passer de Dieu seul.

Il semble donc qu’on doive conclure de tout cela, que nous ne devons désirer ni l’amour des créatures, ni les témoignages qu’elles nous en rendent ; qu’elles nous font plaisir de nous oublier ; que leur indifférence nous est favorable ; que leur affection même nous est dangereuse. Mais faut-il conclure aussi que nous devons les traiter de même avec indifférence, qu’il faut retrancher toutes les civilités non nécessaires, et se réduire envers les autres aux seuls offices de charité ? On pourrait croire que c’est une conséquence des mêmes preuves. Car nous les devons aimer comme nous nous aimons nous-mêmes ; et nous ne leur devons pas souhaiter ce que nous croyons dangereux pour nous. Ainsi nous deviendrons incivils et sauvages par principe de conscience. Cependant cela paraît contraire à l’esprit et à la pratique de tous les saints, qui ont été pleins de tendresse pour leurs amis, et qui n’ont point retenu l’effusion de leur charité, même dans les occasions où il ne paraissait pas si nécessaire de la témoigner. Il n’y a rien de plus tendre que saint Paulin, saint Augustin et saint Bernard. Il faut donc craindre que nous ne poussions ces maximes trop loin ; et c’est ce qui nous oblige d’examiner si la charité n’a point de motifs et de raisons qui la puissent porter à pratiquer les devoirs de la civilité du monde ; et si elle ne peut point faire très purement et très sincèrement ce que les gens du monde font par un esprit d’intérêt et avec déguisement.

Chapitre III. Comment la charité peut prendre part aux devoirs de la civilité. §

Et premièrement, en ce qui regarde la sincérité, la charité ne doit point appréhender de la blesser dans les civilités qu’elle rend au prochain. Et l’on peut dire qu’à cet égard il n’appartient qu’à la charité d’être civile, parce qu’il n’y a qu’elle qui le puisse être sincèrement. Car honorant et aimant, comme elle fait, Jésus-Christ même dans le prochain, peut-elle craindre de l’honorer ou de l’aimer avec excès ? Que si nous ne ressentons pas toujours pour les autres toute la tendresse que nous leur faisons paraître, il suffit que nous soyons convaincus que nous la devrions ressentir, et que nous tâchions de l’acquérir par ces témoignages mêmes d’affection que nous leur rendons. Car cela fait qu’ils ne sont point faux et trompeurs, puisqu’ils sont conformes à notre désir et à notre inclination.

Il n’y a aussi que la charité qui nous fournisse des raisons générales d’aimer tous les hommes, et de nous soumettre à eux. L’amour-propre ne nous fait aimer que ceux qui nous aiment, et qui nous sont utiles ; il ne nous assujettit qu’à ceux qui sont plus puissants que nous ; et il nous porte au contraire à vouloir dominer sur tous les autres autant qu’il nous est possible. Mais la charité embrasse tous les hommes dans son amour et dans sa soumission. Elle les regarde tous comme les ouvrages du Dieu qu’elle adore, comme rachetés du sang de son Sauveur, comme appelés au royaume où elle aspire. Et ces qualités lui suffisent pour les aimer, et même pour nous les faire regarder comme nos maîtres, puisque nous nous devons tenir trop heureux de servir dans les moindres choses les membres de Jésus-Christ, et les élus de Dieu. Elle possède donc en elle les vraies sources de la civilité, qui sont un amour et une soumission intérieure envers les autres : et quand elle les fait paraître au-dehors, ce n’est qu’une effusion toute naturelle des mouvements qu’elle imprime dans le cœur.

La civilité consiste à céder aux autres, autant que l’ordre du monde le peut permettre, à les préférer à soi, à les considérer au-dessus de soi. L’orgueil, qui nous rabaisse effectivement au-dessous d’eux, ne le peut souffrir ; mais la charité, qui nous relève au-dessus de plusieurs, n’a point de peine à se rabaisser de cette sorte, non par grimace ou déguisement, mais par un jugement véritable qu’elle nous fait porter de nous-mêmes. Écoutons ce que dit le Sage. Voici,dit-il, les paroles d’un homme avec qui Dieu est, et qui, étant fortifié par la présence de Dieu qui le remplit, a dit(ce sera donc le langage de la charité que nous allons entendre, puisque c’est ce qui sort d’un coeur plein de Dieu ; que dira-t-il donc ?) : Je suis le plus fou de tous les hommes et la sagesse des hommes n ‘est point avec moi. Je n’ai point appris la sagesse, et je ne connais point la science des saints. Stultissimus sum virorum, et sapientia hominum non est mecum : non didici sapientiam, et non novi scientiam sanctorum.Cette plénitude de Dieu se termine à lui faire connaître la profondeur de son ignorance et son néant, et à faire qu’il se regarde comme le plus misérable de tous les hommes. Et cette connaissance n’est point fausse, parce qu’elle a pour objet ce qui lui convient par la nature — selon laquelle il est vrai que les plus justes n’ont pas moins de corruption que les plus méchants —, et que lui faisant voir ses défauts de plus près que ceux des autres, il peut dire véritablement qu’ils sont plus grands à ses yeux ; comme nous disons que la lune est plus grande que les étoiles, parce qu’elle nous paraît telle en la voyant de plus près.

La charité a donc tout ce qui lui est nécessaire pour être sincèrement civile ; et l’on peut dire qu’elle enferme une civilité intérieure envers tous les hommes, qui leur serait infiniment agréable s’ils la voyaient. Mais est-il bon de la leur faire paraître, et peut-on avoir des motifs légitimes de la produire au-dehors, puisque celui d’attirer leur affection pour s’y plaire est mauvais et corrompu ? Il est vrai que s’il n’y avait que celui-là, elle se porterait plutôt à cacher son affection qu’à la découvrir. Mais elle en a beaucoup d’autres. Et le premier est qu’en se répandant en ces témoignages extérieurs d’amitié envers les hommes, elle se nourrit et se fortifie elle-même. Elle fait paraître qu’elle les aime, afin de les aimer davantage. Car la charité est un feu qui a besoin d’air et de matière, et qui s’éteint bientôt s’il est toujours étouffé. C’est une vertu qui a besoin d’être exercée comme les autres. Ainsi comme elle fait la vie, la santé et la force de nos âmes, nous devons chercher des occasions de la pratiquer. Et il n’y en a point de plus fréquentes que celles que nous fournit la civilité.

Nos âmes sont sujettes à plus d’une sorte de maladies ; et il faut bien prendre garde qu’en tâchant d’éviter les unes, on ne tombe en d’autres plus dangereuses. C’est un mal que d’avoir de la complaisance dans l’amour que les hommes ont pour nous. Mais c’est encore un plus grand mal que d’avoir de l’indifférence pour les hommes, d’être insensible à leurs biens et à leurs maux, de se renfermer en soi seul, de ne songer qu’à soi ; et l’amour-propre ne nous donne pas moins de pente à ce vice qu’à tous les autres. Or il arrive souvent, si l’on [n’]’y prend garde, qu’en prétendant se détacher de ces commerces de civilité et d’amitié envers les hommes, on tombe dans un état de sécheresse, de froideur et d’indifférence intérieure pour eux. On les oublie, non pour s’attacher à Dieu, mais pour se remplir de soi-même. On s’éloigne d’eux insensiblement. Ils nous deviennent étrangers. Et en voulant pratiquer la charité d’une manière trop spirituelle, nous perdons effectivement la charité spirituelle, et l’affection humaine qui fait le lien de la société civile.

La charité se porte encore à la civilité par les avantages qu’elle en retire : car il n’y aurait rien de plus utile que la civilité, si nous la savions bien ménager. Elle nous donne lieu d’honorer dans les hommes toutes les grâces que Dieu leur distribue, et de diversifier nos mouvements intérieurs selon la diversité de ces grâces. Car si c’est une personne pénitente, et que Dieu ait retirée des dérèglements du monde, nous devons honorer en elle la force de la grâce de Jésus-Christ, et sa victoire sur le monde. Nous devons respecter en elle la pénitence, et la considérer comme étant par cette vertu beaucoup au-dessus de nous. Si ce sont des Grands, on honore en eux l’autorité de Jésus-Christ à laquelle ils participent ; et si ce sont des Grands vertueux, on honore la grandeur de la grâce qu’ils ont reçue, qui leur a fait surmonter tous les obstacles de leur condition. On honore la pauvreté de Jésus-Christ dans les pauvres, son humilité dans ceux qui sont humbles, ou qui sont dans un état rabaissé ; sa pureté dans les vierges ; ses souffrances dans ceux qui sont affligés ; et enfin, sous l’apparence d’une vertu tout humaine, l’on pratique et l’on honore toutes les vertus chrétiennes.

Il est vrai que l’on pourrait à peu près faire toutes ces choses par des actions purement intérieures. Mais il est utile d’être averti de les pratiquer ; et les devoirs de la civilité humaine nous en avertissent, comme les devoirs extérieurs de respect que l’on rend à Dieu par la posture de son corps nous avertissent de tâcher à mettre notre âme dans la disposition intérieure de respect et d’adoration où nous devons être envers la divine Majesté. Et ces avertissements nous sont d’autant plus utiles qu’ils sont plus fréquents, et il est assez rare qu’on puisse pratiquer la charité envers le prochain par des services réels, les occasions ne s’en présentant pas souvent. Mais le commerce de la civilité est bien plus ordinaire et plus continuel. Il nous coûte peu, et nous donne néanmoins moyen de gagner beaucoup par cet exercice continuel de la charité.

Chapitre IV. Avantages que la pratique de la civilité procure à ceux envers qui on l’exerce. §

Mais si la pratique de cette civilité chrétienne est utile pour nous, elle ne l’est pas moins pour les autres. S’ils sont spirituels, l’affection que l’on leur témoigne redouble leur charité ; et s’ils sont charnels, elle flatte à la vérité leur amour-propre, ce qui est un mal qui vient de leur mauvaise disposition, mais elle les préserve d’un beaucoup plus grand où ils tomberaient si l’on n’avait soin de les soutenir en leur faisant paraître de l’affection. Car si l’on n’a soin de les entretenir en cette manière par les devoirs de la civilité humaine, ils s’éloignent absolument de ceux qui les traitent avec indifférence, et ils perdent toute la créance qu’ils avaient en eux, de sorte que l’on devient incapable de les servir. Il est donc de la charité de les soutenir dans cette faiblesse, en leur faisant paraître qu’on les aime et qu’on les estime, en attendant que la charité succède à cette disposition imparfaite.

Il faut agir avec les hommes comme avec des hommes, et non comme avec des anges. Et ainsi il est nécessaire que notre conduite envers eux soit proportionnée à leur état commun. Or cet état commun est que l’amitié et l’union qui est entre les personnes même de piété, est encore mêlée de beaucoup d’imperfections ; de sorte qu’on doit supposer qu’outre les liens spirituels qui les unissent entre eux, ils sont encore attachés par une infinité de petites cordes toutes humaines dont ils ne s’aperçoivent pas, et qui consistent dans l’estime et dans l’affection qu’ils ont les uns pour les autres, et dans les petites consolations qu’ils reçoivent du commerce qu’ils ont entre eux. Et la fermeté de leur union ne dépend pas seulement de ces liens spirituels, mais aussi de ces autres cordes humaines qui la conservent.

Il arrive de là que lorsque ces petites cordes viennent à se rompre par une infinité de petits scandales, de petits mécontentements, de petites négligences, on vient ensuite à se diviser dans les choses mêmes les plus importantes ; et si l’on y prend bien garde, on trouvera que toutes les désunions fâcheuses que l’on voit arriver entre des personnes de piété qui avaient été autrefois fort unies, ont d’ordinaire été précédées de refroidissements causés par le manque d’attention à se rendre certains devoirs de civilité. Il serait à la vérité à désirer que l’union des chrétiens entre eux fut plus ferme, plus pure, plus indépendante de toutes ces consolations humaines ; et il faut travailler sur soi-même à s’en pouvoir passer. Mais la charité semble obliger à ne se pas dispenser à l’égard des autres de ces devoirs auxquels la civilité nous oblige, non en les jugeant faibles, mais en supposant qu’ils le peuvent devenir, et en évitant ainsi de leur donner aucun prétexte de refroidissement envers nous.

C’est pourquoi c’est une chose qui nous est recommandée par les apôtres, de rendre la piété aimable aux personnes mêmes du monde, afin de les y attirer doucement. Or il est impossible qu’elle soit aimable, si elle est farouche, incivile, grossière, et si elle n’a soin de témoigner aux hommes qu’elle les aime, qu’elle désire de les servir, et qu’elle est pleine de tendresse pour eux. Si l’on ne les sert pas effectivement par ces moyens, au moins on ne les choque pas, et l’on prépare toujours leur esprit à recevoir la vérité avec moins d’opposition. Il faut donc tâcher à purifier la civilité, et non pas à la bannir. Il faut attirer l’affection des hommes, non pour y prendre une mauvaise complaisance, mais afin que cette affection nous mette en état de les servir, et parce que cette affection même est un bien pour eux, qui leur donne de l’estime de la piété, qui les y dispose s’ils n’en ont pas, et qui sert à la conserver en eux s’ils en ont.

L’apôtre saint Pierre, en nous recommandant d’inspirer l’humilité en toutes choses - Humilitatem in omnibus insinuantes, ne nous recommande-t-il pas une pratique continuelle de civilité ? Car la civilité est une humilité extérieure. Et elle devient intérieure quand nous l’exerçons par des vues spirituelles. Saint Paul la prescrit encore plus expressément lorsqu’il ordonne de se prévenir les uns les autres par des témoignages de respect : Honore invicem praevenientes.

Chapitre V. Moyen d’accorder ces contrariétés apparentes.
Règles qu’on doit garder dans la pratique de la civilité. §

Voilà donc un combat, non de vices, mais de vertus. Il faut rechercher l’affection des hommes, en leur en témoignant par des devoirs de civilité : pour les servir, pour entretenir l’union avec eux, pour empêcher qu’ils ne s’éloignent de nous et que la charité ne s’éteigne en eux, pour augmenter et pour nourrir la charité dans nous-mêmes, pour pratiquer diverses vertus. Il faut se priver de la recherche de l’affection des hommes et de tout ce qui l’attire, parce que c’est une tentation pour nous ; parce que ces complaisances humaines nous entretiennent dans une faiblesse spirituelle ; parce que nous devons tendre dès cette vie à nous contenter de Dieu seul, et à nous détacher de tout le reste. Ce sont des raisons spirituelles de part et d’autre. Mais qui sont celles qui le doivent emporter ? Il est assez difficile de le décider. On trouvera que les saints ont suivi tantôt les unes et tantôt les autres. Voici néanmoins quelques règles qu’il semble que l’on y pourrait garder.

Lorsqu’il y a peu d’espérance de pouvoir servir certaines personnes, que nous n’en sommes pas chargés, que le commerce que nous pouvons avoir avec elles [nous] peut nuire, quand ce ne serait que par le temps qu’il y faudrait employer, il faut se contenter à leur égard des devoirs indispensables de civilité, qui les scandaliseraient si l’on y manquait, et il faut retrancher tous ceux qui n’auraient pour but que de leur plaire et de former une liaison particulière avec elles.

Quand on est attiré à une solitude extraordinaire, et qu’on reconnaît que cette solitude nous attache à Dieu sans nous attacher à nous-mêmes, et sans nous porter à l’indifférence pour nos amis, on a plus de liberté de se soustraire aux commerces de civilité, qui ne sont pas absolument nécessaires, pourvu que notre genre de vie nous serve d’excuse, et que notre retraite soit si uniforme qu’elle ne donne point de lieu de nous accuser que ce soit par mépris et par indifférence que nous ne rendons pas ces devoirs aux autres.

Mais si nous menons une vie commune, si nous conservons par nécessité diverses liaisons avec le monde, si la solitude entière ne nous est pas propre, si nous avons besoin nous-mêmes de quelques consolations humaines, si nous avons contracté dans l’ordre de Dieu diverses unions avec plusieurs personnes auxquelles il n’est pas bon de renoncer, il paraît beaucoup plus avantageux de prendre l’autre conduite, qui est de ménager les occasions de leur témoigner de l’affection et de se faire aimer d’eux.

Il faut seulement tâcher que notre civilité soit différente de celle des gens du monde : qu’elle soit toute véritable et toute sincère ; qu’elle ne soit ni légère ni flatteuse ; qu’elle ne se répande point en paroles, en compliments, en louanges ; qu’elle ne nous emporte pas une partie considérable de notre temps ; qu’elle ne soit pas une source d’amusements et d’inutilités ; qu’elle inspire la piété, et qu’elle ressente la modestie ; et que si elle fait paraître aux hommes la bonté et la douceur de Jésus-Christ, ce ne soit que pour leur inspirer la fuite et l’aversion de l’esprit du monde, et pour les porter à mener une vie toute chrétienne.

Il ne faut pas néanmoins prendre jamais pour règle générale de pratiquer la civilité envers tout le monde ; car il y a des gens dont on ne saurait se défaire que par quelque espèce d’incivilité, et qui nous accableraient de visites et de billets, si on leur témoignait de la complaisance. Il faut donc par nécessité faire paraître à ces personnes quelque froideur, de peur qu’ils ne nous ravissent ce que nous avons de plus précieux, qui est notre temps. Si l’on peut se soustraire à ce commerce inutile sans leur donner sujet de se plaindre, à la bonne heure. Mais si l’on ne le peut, il vaut mieux qu’ils se plaignent de nous, que non pas que l’on nous puisse reprocher avec justice ce que dit l’Écriture : que les étrangers ont dévoré tout ce qui était de plus nécessaire pour soutenir notre vie, sans que nous nous en soyons aperçus. Comederunt alieni robur ejus, et nescivit.

De la grandeur §

Première partie. De la nature de la grandeur, et des devoirs des inférieurs envers les grands §

Chapitre I. Instincts contraires des hommes à l’égard de la grandeur.
Celui qui porte à honorer les Grands plus fort que celui qui porte à les mépriser.
Source de mépris de la grandeur dans les philosophes pauvres et riches.
Qu’il n’y a que la Religion qui nous puisse faire connaître ce qui lui est dû. §

Les hommes ont des instincts tout contraires à l’égard de la grandeur, qui naissent néanmoins également de leur corruption naturelle. Ils l’aiment ; ils la haïssent ; ils l’admirent ; ils la méprisent. Ils l’aiment, parce qu’ils y voient tout ce qu’ils désirent, les richesses, le plaisir, l’honneur, la puissance. Ils la haïssent parce qu’elle les rabaisse et les humilie, et qu’elle leur fait sentir la privation où ils sont de ces biens qu’ils aiment. Ils l’admirent, parce qu’ils en sont éblouis. Ils la méprisent aussi quelquefois, ou ils font semblant de la mépriser, afin de s’élever dans leur imagination au-dessus des Grands, et de se bâtir ainsi une grandeur imaginaire, par le rabaissement de ceux qui sont l’objet de l’admiration des personnes du commun.

Mais quoiqu’ils éprouvent tous ces divers mouvements, il faut avouer néanmoins que ceux qui portent à honorer et à estimer les Grands, sont beaucoup plus forts et plus agissants, parce qu’ils regardent les plus naturels objets de la concupiscence ; au lieu que la haine qu’on a pour la grandeur est étouffée en quelque sorte par le besoin continuel que l’on a des Grands, qui plie insensiblement l’âme au respect et à l’estime pour cet état. On désespère de pouvoir s’élever aussi haut qu’eux ; et l’on aime mieux être participant de leurs biens en se soumettant à eux.

Le mépris humain de la grandeur, ne se rencontre donc d’ordinaire qu’en certaines gens qui couvrent leur orgueil du nom de philosophie, et qui ne pouvant satisfaire leur ambition en se faisant grands, tâchent de satisfaire leur malignité en rabaissant ceux qui le sont. Puisque nous ne pouvons parvenir à la grandeur, vengeons-nous à en médire,disait assez agréablement Montaigne, pour exprimer ce sentiment naturel d’orgueil.

Que s’il s’est trouvé quelques philosophes qui, ayant sujet d’être contents de leur fortune selon le monde, n’ont pas laissé de mépriser en apparence la grandeur dans leurs discours et dans leurs écrits, c’est par une vanité encore plus ingénieuse et plus déliée. Ces gens se sont bien donné de garde de se dépouiller réellement de leurs richesses, et Sénèque a eu grand soin de se munir de maximes contre ce dépouillement effectif. C’est, dit-il, la marque d’une âme faible de ne pouvoir souffrir les richesses. Infirmi est animi pati non posse divitias.Pourquoi donc fait-il tant de beaux discours contre les Grands et contre les riches ? C’est qu’il a voulu joindre ensemble la gloire humaine de la grandeur, et la gloire philosophique du mépris de la grandeur, afin d’être estimé non seulement par les personnes du commun qui honorent les Grands, mais aussi par les philosophes qui les méprisent. Ces divers sentiments, également injustes et corrompus, font voir clairement qu’il ne faut point suivre la concupiscence dans les mouvements qu’elle nous inspire pour et contre les Grands : et nous nous devons même défier de notre raison, à cause du commerce et de la liaison qu’elle a avec les passions qui la corrompent d’ordinaire à l’égard de leurs objets. Il faut chercher des lumières plus sûres et moins suspectes ; et il n’est pas possible d’en trouver ailleurs que dans la Religion chrétienne, parce qu’il n’y a qu’elle qui connaisse véritablement la concupiscence, et qui puisse ainsi séparer de la grandeur les faux avantages que notre ambition lui donne et lui conserver les véritables que notre malignité lui voudrait ravir. C’est par les lumières qu’elle nous donne qu’il est facile de reconnaître que la raison humaine nous pourrait peut-être bien convaincre que l’idée commune que les hommes se forment de la grandeur est toute fausse et toute trompeuse, parce qu’elle n’est fondée que sur la corruption de leur cœur, et sur les faux jugements qu’elle produit. Car voici de quelle sorte ils composent cette idée. Ils aiment la puissance, les richesses, les plaisirs. Ils voient que les Grands en sont possesseurs. Ils les estiment donc heureux. Ils préfèrent par là leur état à celui de ceux qui sont privés de ces biens, et par cette préférence ils les élèvent au-dessus des autres hommes. Ce jugement est déjà faux et trompeur. Car le plaisir, les richesses, la puissance, ne sont point des biens dans l’état présent de l’homme. Ils ne paraissent tels qu’à la concupiscence, et ils paraissent au contraire de grands maux à la raison éclairée par la foi, parce que ce sont de grands empêchements à la piété et au salut. Mais les hommes ne s’arrêtent pas là. Comme ils voient que le jugement qu’ils portent de l’état des Grands ne leur est pas particulier, que la plupart des autres hommes en jugent comme eux, et qu’ils ont tous pour cet état des sentiments d’estime et d’admiration, ils composent de ces jugements qu’ils connaissent, et dans eux et dans les autres, une nouvelle base pour rehausser la grandeur, et ils considèrent ainsi les Grands, environnés d’une grande troupe d’admirateurs qui les regardent, comme infiniment élevés au-dessus des autres hommes.

C’est l’idée que la concupiscence nous donne de cet état : mais il ne faut qu’un peu de lumière pour en connaître la fausseté. Car tous ces jugements qui relèvent les Grands au-dessus des autres, n’étant que de vaines fantaisies qui naissent de la corruption et de l’aveuglement des hommes, il est clair que cette grandeur dont ils sont le fondement, n’est qu’un fantôme sans solidité.

La philosophie nous pourrait bien conduire jusqu’à reconnaître en partie la fausseté de cette idée ; mais si nous n’avons point d’autres lumières que celles qu’elle nous fournit, en nous délivrant d’une erreur, elle nous engagera dans une autre, qui est de nous faire croire que les Grands ne sont dignes d’aucun honneur ni d’aucun respect. Et en effet, cette conclusion suivrait nécessairement de ces principes, si la grandeur n’était fondée que sur cet amas de faux jugements et de faux biens. Car je ne dois pas honorer une personne, parce qu’elle est plus misérable que moi : et l’illusion qui ferait croire aux Grands que leur état est heureux, parce qu’il paraît tel à un grand nombre de personnes abusées, ne mériterait que de la pitié, et non du respect et de l’estime.

Cependant l’Écriture nous avertit qu’il y a un devoir d’honneur à l’égard des Grands, et que la piété chrétienne s’en doit acquitter. Or la piété qui est inséparable de la vérité, ne peut honorer que ce qui est véritablement digne d’honneur. On peut dire même qu’il faut qu’il y ait quelque chose de Dieu dans la grandeur, puisque l’Écriture nous assurant d’une part qu’on doit honorer les Grands, nous enseigne de l’autre que l’honneur n’est dû qu’à Dieu, Soli Deo honor et gloria.D’où il s’ensuit qu’il faut qu’on puisse honorer Dieu en honorant les Grands, et qu’il y a quelque chose de Dieu en eux à quoi l’on peut rapporter l’honneur qu’on leur rend. Mais pour savoir ce que c’est, il est nécessaire de remonter jusqu’à l’établissement et à l’origine même de la grandeur.

Chapitre II. Comment la concupiscence, la raison et la Religion s’unissent pour former la grandeur.
Conséquence de cette doctrine avantageuse aux rois et aux monarchies successives. §

La concupiscence, la raison et la Religion s’unissent diversement pour former cet état que l’on appelle grandeur. La concupiscence le désire par orgueil. La raison l’approuve par la vue du besoin qu’en ont les hommes. Et la Religion le confirme par l’autorité de Dieu même. Et pour savoir de quelle sorte cela se fait, il faut considérer que si les hommes étaient demeurés dans l’innocence, il n’y aurait point eu de Grands parmi eux ; puisqu’ils seraient nés égaux et qu’ils seraient demeurés dans cette égalité de la nature. L’homme n’est pas fait proprement pour commander aux hommes, comme dit saint Grégoire, parce que la volonté d’un homme n’est pas la règle de celle d’un autre, et qu’ils ont tous pour unique règle la Loi de Dieu, qu’ils auraient tous connue assez clairement avant le péché, pour n’avoir besoin de l’apprendre de personne.

Si la grandeur n’est donc pas toujours un désordre en elle-même, elle est au moins toujours un effet du désordre de la nature, et une suite nécessaire du péché. Car comme l’état d’innocence ne pouvait admettre d’inégalité, l’état du péché ne peut souffrir d’égalité. Chaque homme voudrait être le maître et le tyran de tous les autres, et comme il est impossible que chacun réussisse dans ce dessein, il faut par nécessité, ou que la raison y apporte quelque ordre, ou que la force le fasse, et que les plus puissants devenant les maîtres, les faibles demeurent assujettis.

La raison ne reconnaît pas seulement que cet assujettissement des hommes à d’autres hommes est inévitable, mais aussi qu’il leur est très avantageux et très nécessaire. Elle sait que la lumière de l’homme est trop faible depuis le péché pour le pouvoir conduire même dans les choses qui ne regardent que la vie civile, et que sa volonté est trop corrompue pour le faire demeurer en paix dans une condition réglée. Elle voit donc qu’il est nécessaire qu’il y ait quelque loi grossière qui le lie à ses devoirs, qui est celle de l’empire et de la domination. Ainsi elle trouve bon qu’on établisse des règlements et des polices, et que l’on donne à certaines personnes le pouvoir de les faire observer aux autres. Elle approuve que l’on règle toutes les choses humaines, et que pour éviter les contestations on donne la préférence aux uns au-dessus des autres. En un mot, non seulement elle consent à l’établissement de la grandeur, mais elle regarde cet ordre comme le chef-d’œuvre de l’esprit humain, et comme la chose la plus utile qui soit dans le monde.

Mais ce qu’il faut bien remarquer, c’est qu’encore que la concupiscence désire la grandeur, et que la raison humaine en approuve l’établissement, ni l’un ni l’autre ne suffisent néanmoins pour la rendre légitime. Car les hommes n’étant pas à eux, ils ne peuvent disposer ni des autres, ni d’eux-mêmes. Dieu seul est leur maître souverain ; et ce serait un attentat criminel à eux d’en reconnaître, ou d’en établir un autre sans ordre. Si une troupe d’esclaves assemblés dans une prison, déférait à quelques-uns d’eux le droit de vie et de mort sur tous les autres, le maître se moquerait de cet établissement téméraire, et il punirait celui qui aurait usé de ce droit comme un usurpateur et comme un tyran, parce que ce droit lui appartenant, il n’y a que lui qui puisse le communiquer et le transférer à un autre. Or nous sommes tous dans cet état à l’égard de Dieu, c’est-à-dire que nous sommes ses esclaves, et par conséquent nous ne pouvons disposer de nous-mêmes que par ses ordres. Ce serait donc en vain que les hommes donneraient à certain d’entre eux le droit et le pouvoir de gouverner les autres, si Dieu ne joignait son autorité à leur choix. Et c’est pourquoi, selon la doctrine de saint Augustin, tous les supplices seraient des meurtres et des homicides, si Dieu, qui est le seul maître de la vie et de la mort des hommes, ne leur avait donné le pouvoir de faire mourir ceux qui violeraient les lois de la nature et qui troubleraient leur société. Mais nous apprenons de l’Écriture qu’il l’a fait, et qu’il a confirmé par son autorité ces établissements humains ; qu’il approuve que les hommes se lient ensemble par des lois et des polices ; qu’il leur donne pouvoir de choisir quelques-uns d’entre eux pour les faire observer, et qu’il communique son pouvoir à ces personnes choisies pour gouverner ceux qui leur sont soumis.

Ce ne sont point là de vaines spéculations : ce sont des vérités décidées par l’Écriture. Car c’est l’apôtre saint Paul qui nous enseigne que toute puissance vient de Dieu. Non est potestas nisi a Deo.Qu’elles sont établies de Dieu. Quae autem sunt, a Deo ordinatae sunt.Que qui leur résiste, résiste à l’ordre de Dieu. Qui resistit potestati, Dei ordinationi résistit.Que ceux qui gouvernent les peuples sont les ministres de Dieu, pour récompenser le bien et punir le mal. Dei minister est tibi in bonum, Dei minister est vindex in iram.Et il donne ainsi aux princes le même titre qu’il se donne à lui-même comme apôtre. Sic nos existimet homo ut ministros Christi.

Et par là il paraît que la grandeur est une participation de la puissance de Dieu sur les hommes, qu’il communique aux uns pour le bien des autres : que c’est un ministère qu’il leur confie, et qu’ainsi n’y ayant rien de plus réel et de plus juste que l’autorité et la puissance de Dieu, il n’y a rien de plus réel et de plus juste que la grandeur dans ceux à qui il la communique véritablement, et qui n’en sont point usurpateurs.

C’est par cette doctrine qu’il est facile de comprendre, qu’encore que la royauté et les autres formes de gouvernement viennent originairement du choix et du consentement des peuples, néanmoins l’autorité des rois ne vient point du peuple, mais de Dieu seul. Car Dieu a bien donné au peuple le pouvoir de se choisir un gouvernement. Mais comme le choix de ceux qui élisent l’évêque n’est pas ce qui le fait évêque, et qu’il faut que l’autorité pastorale de Jésus-Christ lui soit communiquée par son ordination, aussi ce n’est point le seul consentement des peuples qui fait les rois : c’est la communication que Dieu leur fait de sa royauté et de sa puissance qui les établit rois légitimes, et qui leur donne un droit véritable sur leurs sujets. Et c’est pourquoi l’Apôtre n’appelle point les princes ministres du peuple ; mais il les appelle ministres de Dieu,parce qu’ils ne tiennent leur puissance que de Dieu seul. Et de là on peut tirer une conséquence très avantageuse pour les monarchies successives. C’est qu’encore que l’établissement de cette sorte de gouvernement ait dépendu du peuple dans son origine, par le choix qu’il a fait d’une certaine famille, et par l’institution de l’ordre pour la succession du royaume, néanmoins cet ordre étant une fois établi, il n’est pas en la liberté du peuple de le changer. Car l’autorité de faire des lois ne réside plus dans le peuple qui s’en est dépouillé, et qui a eu raison de s’en dépouiller, n’y ayant rien de plus avantageux pour son propre bien, mais elle réside dans le roi à qui Dieu communique sa puissance pour le régir. Et ainsi comme dans un État successif les rois ne peuvent mourir, les peuples n’étant jamais sans roi, ils ne sont jamais en état de faire de nouvelles lois pour changer l’ordre de la succession, et ils n’ont jamais d’autorité légitime pour le faire, puisqu’elle réside toujours en celui à qui Dieu la communique, selon l’ordre auquel les peuples se sont volontairement assujettis.

Il est clair aussi par le même principe, qu’il n’est jamais permis à personne de se soulever contre son souverain, ni de s’engager dans une guerre civile. Car la guerre ne se peut faire sans autorité, et sans une autorité souveraine, puisqu’on y fait mourir les hommes, ce qui suppose un droit de vie et de mort. Or ce droit dans un État monarchique n’appartient qu’au roi seul, et à ceux qui l’exercent sous son autorité. Ainsi ceux qui se révoltent contre lui, ne l’ayant point, commettent autant d’homicides qu’ils font périr d’hommes par la guerre civile, puisqu’ils les font mourir sans pouvoir et contre l’ordre de Dieu. C’est en vain qu’on prétendrait les justifier par les désordres de l’État auxquels ils font semblant de vouloir remédier. Car il n’y a point de désordre qui puisse donner droit à des sujets de tirer l’épée, puisqu’ils n’ont point le droit de l’épée, et qu’ils ne s’en peuvent servir que par l’ordre de celui qui la porte par l’ordre de Dieu.

Chapitre III. Que cette autorité passe aux magistrats et aux princes du sang. Résolution de la question proposée : par où les Grands sont dignes de respect. §

Cette puissance royale et ce droit de gouverner les peuples, qui appartiennent essentiellement à Dieu, et qu’il communique aux hommes pour le bien des hommes, comme nous avons déjà dit, résident bien à la vérité dans les rois avec éminence, mais ils passent d’eux à tous leurs ministres, et à tous ceux qui sont employés sous eux à gouverner les peuples et à y maintenir l’ordre. De sorte qu’ils comprennent toute l’autorité qui remue et règle les États, et qui est différemment partagée selon les différents emplois et les divers ministères. Qui que ce soit qui la possède, est ministre de Dieu, par la part qu’il a à l’autorité de Dieu.

L’on doit dire le même de certaines grandeurs qui consistent plus dans un rang que dans une autorité réelle, comme la qualité de prince du sang, qui donne bien à ceux qui la possèdent un rang fort élevé au-dessus des autres, mais qui n’enferme point de juridiction, à moins qu’elle ne soit jointe à d’autres ministères et à d’autres charges. Car ce rang même étant une espèce d’autorité, il vient de même de l’ordre de Dieu. Les choses humaines ayant besoin d’être réglées, et ne pouvant subsister sans ordre, il a été nécessaire d’établir ces prééminences, et de faire que quelques-uns eussent droit d’être préférés aux autres. Et cette préférence a justement été accordée aux princes du sang par une suite naturelle de l’esprit des monarchies successives. Car cette forme de gouvernement consistant essentiellement dans le choix que le peuple fait d’une certaine famille pour être gouverné par ceux qui en sont, selon l’ordre de leur naissance, il est clair que comme tous ceux de cette famille ont droit à la royauté, et qu’ils y peuvent parvenir selon leur rang, il est nécessaire que les peuples soient accoutumés de longue main à les regarder avec plus de respect que les autres.

C’est par ces principes qu’on peut résoudre la question proposée : par où les Grands sont dignes de respect. Ce n’est ni par leurs richesses, ni par leurs plaisirs, ni par leur pompe. C’est par la part qu’ils ont à la royauté de Dieu, que l’on doit honorer en leur personne selon la mesure qu’ils la possèdent. C’est par l’ordre dans lequel Dieu les a placés, et qu’il a disposé par sa providence. Ainsi cette soumission ayant pour objet une chose qui est vraiment digne de respect, elle ne doit pas seulement être extérieure et de pure cérémonie ; mais elle doit aussi être intérieure, c’est-à-dire, qu’elle doit enfermer la reconnaissance d’une supériorité et d’une grandeur réelle dans ceux qu’on honore.

C’est pourquoi l’apôtre recommande aux chrétiens d’être assujettis aux puissances, non seulement par la crainte de la peine, mais aussi par un motif de conscience : Non solum propter iram, sed etiam propter conscientiam.

Chapitre IV. Pompes et richesses nécessaires aux Grands.
Et que les respects extérieurs leur sont dus, et même en un sens les respects intérieurs.
Retenue qu’on doit garder en parlant des Grands. §

La pompe et l’éclat qui accompagne l’état des Grands, n’est pas ce qui les rend effectivement dignes d’honneur, mais c’est néanmoins ce qui les fait honorer par la plupart du monde. Et parce qu’il est bon qu’ils soient honorés, il est juste aussi que la grandeur soit jointe à quelque magnificence extérieure. Car les hommes ne sont nullement assez spirituels pour reconnaître et pour honorer en eux l’autorité de Dieu, s’ils la voyaient en un état qui fut l’objet ordinaire de leur mépris et de leur aversion. Ainsi afin que la grandeur fasse l’impression qu’elle doit faire sur leur esprit, il faut qu’elle en fasse premièrement sur leurs sens. C’est ce qui rend les richesses nécessaires aux Grands, à proportion du degré auquel ils sont élevés, puisque c’est par les richesses qu’ils se conservent la bienséance nécessaire à leur condition, sans laquelle elle deviendrait inutile aux hommes. C’est donc un excès visible que ce que Tertullien enseigne : Que toutes les marques de dignité et de puissance, et tous les ornements attachés aux charges sont défendus aux chrétiens, et que Jésus-Christ a mis toutes ces choses entre les pompes du diable, en paraissant dans un état éloigné de toute pompe et de tout éclat.Car la Religion chrétienne n’est jamais contraire à la vraie raison ; et si Jésus-Christ n’a pas voulu se revêtir extérieurement de cette magnificence, ce n’est pas qu’il l’ait absolument condamnée, mais c’est qu’elle n’était pas conforme à son ministère, qui était de montrer, même par sa vie extérieure, la disposition où tous ses disciples doivent être intérieurement. Les Grands doivent donc apprendre de la vie de Jésus-Christ à n’aimer pas la pompe et l’éclat, et non pas à s’en dépouiller absolument, à moins que Dieu ne leur inspire le mouvement de quitter tout à fait le monde. Mais on ne se doit pas étonner de cet excès de Tertullien, puisqu’il enseigne bien dans le même livre, qu’il est absolument défendu aux chrétiens de juger de la vie et de l’honneur des hommes : ce qui manifestement est contre la doctrine, et contre la pratique de l’Église.

Outre la pompe et l’éclat, les respects extérieurs que les inférieurs rendent aux Grands sont encore une des suites légitimes de leur condition. Car encore qu’ils ne soient peut-être dans leur origine que des inventions de l’orgueil humain, qui est bien aise de jouir de la grandeur par la vue de l’abaissement des autres, il faut pourtant reconnaître que ces déférences et ces respects sont d’eux-mêmes utiles et raisonnables, et que quand l’orgueil ne les aurait pas introduits, la raison aurait dû les inventer. Car il est utile et juste que les Grands soient honorés par une reconnaissance sincère et véritable de l’ordre de Dieu qui les élève au-dessus des autres. Or les hommes ont une telle opposition à s’humilier sous d’autres et à les reconnaître pour plus grands qu’eux, que pour y accoutumer leur âme, il faut en quelque sorte y accoutumer leur corps, afin que l’âme en prenne insensiblement le pli et la posture, et passe de la cérémonie à la vérité. Et c’est pourquoi il a été bon que ces respects extérieurs fussent incommodes, parce qu’autrement elle ne se serait pas aperçue qu’ils sont destinés à honorer les Grands, et elle aurait pu s’y attacher pour le seul plaisir ou pour la commodité qu’elle y aurait trouvée, et les rendre ainsi indifféremment à tout le monde - ce qui n’aurait point produit cet effet d’imprimer insensiblement dans l’esprit des sentiments de révérence pour ceux qu’on honore de cette sorte.

Ceux donc qui ont dit, qu’y ayant deux sortes de grandeurs, l’une naturelle, et l’autre d’établissement, nous ne devons les respects naturels qui consistent dans l’estime et dans la soumission d’esprit, qu’aux grandeurs naturelles, et que nous ne devons aux grandeurs d’établissement, que des honneurs d’établissement, c’est-à-dire, de certaines cérémonies invéritées par les hommes pour honorer les dignités qu’ils ont établies, doivent ajouter, pour rendre cette pensée tout à fait vraie, qu’il faut que ces cérémonies extérieures naissent d’un mouvement intérieur, par lequel on reconnaisse dans les Grands une véritable supériorité. Car leur état enfermant, comme nous avons dit, une participation de l’autorité de Dieu, il est digne d’un respect véritable et intérieur : et tant s’en faut que les Grands n’aient droit d’exiger de nous que ces sortes de cérémonies extérieures, sans aucun mouvement de l’âme qui y réponde, qu’on peut dire au contraire qu’ils n’ont droit d’exiger ces cérémonies, qu’afin d’imprimer dans l’esprit les sentiments justes que l’on doit avoir pour leur état. De sorte que lorsqu’ils connaissent assez certaines personnes pour être assurés qu’elles sont à leur égard dans la disposition où elles doivent être, ils les peuvent dispenser de ces devoirs extérieurs, parce qu’ils n’ont plus alors leur 6n et leur utilité.

Il est vrai que ce respect qui est dû aux Grands, ne doit pas corrompre notre jugement à leur égard, ni nous faire estimer en eux ce qui n’est pas estimable. Il est compatible avec la connaissance de leurs défauts et de leurs misères, et il n’oblige nullement à ne leur pas préférer intérieurement ceux qui ont plus de biens réels et de grandeurs naturelles. Mais comme l’honneur leur est dû, qu’il est utile qu’ils soient honorés, et que le commun du monde n’a pas assez de lumière ni d’équité pour condamner les défauts, sans mépriser ceux en qui ils les remarquent, on est obligé de demeurer en une extrême retenue en parlant des Grands, et de tous ceux à qui l’honneur est nécessaire - cette parole de l’Écriture : Ne parlez point mal du prince de votre peuple,s’entendant de tous les supérieurs, tant ecclésiastiques que séculiers, et généralement de tous ceux qui participent à la puissance de Dieu. C’est pourquoi c’est une chose très contraire à la véritable piété, que la liberté que le commun du monde se donne de décrier la conduite de ceux qui gouvernent. Car outre que l’on en parle souvent témérairement et contre la vérité, parce qu’on n’en est pas toujours assez informé, on en parle presque toujours avec injustice, parce que l’on imprime dans les autres par ces sortes de discours une disposition contraire à celle que Dieu les oblige d’avoir pour ceux dont il se sert pour les gouverner.

Chapitre V. Qu’il est beaucoup meilleur d’avoir attaché la grandeur à la naissance, qu’au mérite. §

Il y en a qui voudraient au moins que cette autorité qu’il faut respecter, fût toujours jointe au mérite, et qui traitent d’injustes toutes les lois qui l’ont attachée à des qualités extérieures. Ils triomphent en attaquant celles qui font dépendre la grandeur de la naissance. On ne choisit pas, disent-ils, pour gouverner un bateau celui qui est de meilleure maison. Pourquoi le fait-on donc à l’égard des royaumes et des empires ? Mais c’est qu’ils ne connaissent pas le fond de la faiblesse et de la corruption des hommes. Ils raisonneraient bien, si les hommes étaient justes et raisonnables ; mais ils raisonnent très mal, parce qu’ils ne le sont pas, et qu’ils ne le seront jamais. L’injustice naturelle et ineffaçable du cœur des hommes rend ce choix, non seulement raisonnable, mais le chef-d’œuvre de la raison. Car qui choisirons-nous ? Le plus vertueux, le plus sage, le plus vaillant ? Mais nous voilà incontinent aux mains : chacun dira qu’il est ce plus vertueux, ce plus vaillant, ce plus sage. Attachons donc notre choix à quelque chose d’extérieur et d’incontestable. Il est le fils aîné du roi. Cela est net. Il n’y a point à douter. La raison ne peut mieux faire ; car la guerre civile est le plus grand de tous les maux.

Ce qui est vrai de la royauté, l’est encore des premiers rangs d’un État. Ne vaudrait-il pas mieux, dira-t-on, qu’il y eût des princes de mérite, que des princes de naissance, et que l’on pût monter par la vertu plus haut que par cette vaine qualité ? N’est-il pas injuste qu’un général d’armée, après avoir conquis des provinces, soit obligé de céder à un prince du sang, sans expérience et sans esprit ? Non, cela n’est point injuste. C’est au contraire la plus belle invention que la raison ait pu trouver pour adoucir la fierté de la grandeur, et pour la décharger de la haine et de l’envie des inférieurs. Si l’on n’était grand que par le mérite, l’élévation des Grands serait un avertissement continuel qu’on les a préférés à bien des gens qui croient les surpasser en mérite.

Mais en attachant la grandeur à la naissance, l’on calme l’orgueil des inférieurs, et l’on leur rend la grandeur de beaucoup moins incommode. Il n’y a pas de honte à céder, quand on peut dire, je dois cela à sa naissance. Cette raison convainc l’esprit sans le blesser par le dépit et la jalousie. Il y est accoutumé ; et il ne se révolte point contre un ordre établi qui ne lui est point injurieux.

Un autre avantage qui arrive de cet établissement, est que l’on peut avoir des princes sans orgueil, et que les Grands peuvent être humbles. Car il n’y a point d’orgueil à demeurer dans l’état où l’on est né et où la providence de Dieu nous a mis, pourvu que l’on en use selon les fins de Dieu. L’on peut avec cela conserver des sentiments d’humilité dans son cœur, connaître ses défauts et ses misères, et regarder sa condition comme une chose étrangère, dont l’ordre de Dieu nous a revêtus. Mais qu’il est difficile d’être humble lorsque l’on considère son élévation comme le fruit de ses travaux et de son mérite, lorsque l’on l’a prévenue par ses désirs, que l’on se l’est procurée par son adresse, et qu’elle nous donne lieu de croire qu’elle nous était due, et que nous surpassons autant les autres en mérite, que nous les surpassons en dignité. Non seulement cette sorte d’élévation nourrit l’orgueil, mais on n’y arrive même ordinairement que par la porte de l’ambition ; car on sait assez que ce qui est destiné au mérite, s’emporte ordinairement par brigue et par cabale, et qu’ainsi on y arrive souvent sans mérite, et presque toujours sans vocation, puisque l’on s’y appelle soi-même par une recherche ambitieuse. Mais au moins ceux qui sont Grands par naissance, peuvent dire avec vérité qu’ils sont appelés à leur état, et que c’est Dieu qui les a faits Grands. Ainsi en pratiquant fidèlement les devoirs de leur condition, ils sont sans doute plus en état d’attirer sur eux les grâces de Dieu, que ceux qui, s’y étant élevés en se poussant dans le monde par des motifs tout charnels, devraient plutôt penser à en sortir qu’à y demeurer, puisqu’ils ne peuvent avoir de juste confiance que Dieu les ait élevés à un état où leur seule ambition les aurait portés.

Chapitre VI. Autre raison d’honorer les Grands, qui naît des avantages que l’on en tire.
Que la cupidité prend dans le monde la place de la charité, pour remplir les besoins des hommes, et que c’est l’ordre politique qui la règle, et qui l’applique au service des hommes.
Cause de l’ingratitude des hommes. Que la Religion la doit corriger. §

Cette manière d’honorer les Grands en considérant en eux la part qu’ils ont à l’autorité de Dieu, est d’autant plus utile à la société publique, qu’étant indépendante des qualités personnelles, elle l’est aussi du caprice des jugements que l’on en porte ; et ainsi elle est fixe et invariable. En voici encore une autre de même nature. C’est que quels qu’ils soient, ils ne laissent pas d’être les ministres dont Dieu se sert pour procurer aux hommes les plus grands et les plus essentiels des biens qui soient dans le monde. Car on ne jouit de son bien, on ne voyage sans danger on ne demeure en repos dans sa maison, on ne reçoit les avantages du commerce, on ne tire des services de l’industrie des autres hommes et de la société humaine, que par le moyen de l’ordre politique. S’il était détruit, on ne pourrait dire qu’on possède rien. Tous les hommes seraient ennemis les uns des autres, et il y aurait une guerre générale entre eux, qui ne se déciderait que par la force.

Il n’y a donc personne qui n’ait de très grandes obligations à l’ordre politique, et pour les comprendre mieux, il faut considérer que les hommes étant vides de charité par le dérèglement du péché, demeurent néanmoins pleins de besoins, et sont dépendants les uns des autres dans une infinité de choses. La cupidité a donc pris la place de la charité pour remplir ces besoins, et elle le fait d’une manière que l’on n’admire pas assez, et où la charité commune ne peut atteindre. On trouve par exemple presque partout en allant à la campagne, des gens qui sont prêts de servir ceux qui passent, et qui ont des logis tout préparés à les recevoir. On en dispose comme on veut. On leur commande, et ils obéissent. Ils croient qu’on leur fait plaisir d’accepter leur service. Ils ne s’excusent jamais de rendre les assistances qu’on leur demande. Qu’y aurait-il de plus admirable que ces gens, s’ils étaient animés de l’esprit de charité ? C’est la cupidité qui les fait agir, et qui le fait de si bonne grâce, qu’elle veut bien qu’on lui impute comme une faveur de l’avoir employée à nous rendre ces services.

Quelle charité serait-ce que de bâtir une maison tout entière pour un autre, de la meubler, de la tapisser, de la lui rendre la clef à la main ? La cupidité le fera gaiement. Quelle charité d’aller quérir des remèdes aux Indes, de s’abaisser aux plus vils ministères, et de rendre aux autres les services les plus bas et les plus pénibles ? La cupidité fait tout cela sans s’en plaindre.

Il n’y a donc rien dont on tire de plus grands services que de la cupidité même des hommes. Mais afin qu’elle soit disposée à les rendre, il faut qu’il y ait quelque chose qui la retienne. Car si on la laisse à elle-même, elle n’a ni bornes, ni mesures. Au lieu de servir à la société humaine, elle la détruit. Il n’y a point d’excès dont elle ne soit capable lorsqu’elle n’a point de liens, son inclination et sa pente allant droit au vol, aux meurtres, aux injustices, et aux plus grands dérèglements.

Il a donc fallu trouver un art pour régler la cupidité, et cet art consiste dans l’ordre politique qui la retient par la crainte de la peine, et qui l’applique aux choses qui sont utiles à la société. C’est cet ordre qui nous donne des marchands, des médecins, des artisans, et généralement tous ceux qui contribuent aux plaisirs, et qui soulagent les nécessités de la vie. Ainsi nous en avons obligation à ceux qui sont les conservateurs de cet ordre, c’est-à-dire, à ceux en qui réside l’autorité qui règle et entretient les États.

Qui n’admirerait un homme qui aurait trouvé l’art d’apprivoiser les bons, les ours, les tigres et les autres bêtes farouches, et de les faire servir aux usages de la vie ? Or c’est ce que fait l’ordre des États : car les hommes pleins de cupidité sont pires que des tigres, des ours et des lions. Chacun d’eux voudrait dévorer les autres ; cependant par le moyen des lois et des polices, on apprivoise tellement ces bêtes féroces, que l’on en tire tous les services humains que l’on pourrait tirer de la plus pure charité.

L’ordre politique est donc une invention admirable que les hommes ont trouvée, pour procurer à tous les particuliers les commodités dont les plus grands rois ne sauraient jouir, quelque nombre d’officiers qu’ils aient, et quelques richesses qu’ils possèdent, si cet ordre était détruit. Combien faudrait-il qu’un homme, sans cette invention, eût de richesses et de serviteurs pour se procurer simplement les avantages dont un bourgeois de Paris jouit avec quatre mille livres de rente ? Combien faudrait-il qu’il eût de vaisseaux pour en envoyer en toutes les parties du monde, afin que les uns lui apportassent des remèdes, les autres des étoffes, les autres des curiosités, et des ouvrages de ces peuples éloignés ? Combien faudrait-il qu’il eût de gens pour avoir des nouvelles réglément tous les huit jours de tous les endroits de l’Europe ? Quelles richesses suffiraient à l’entretien de tant de courriers qui lui seraient nécessaires pour envoyer en tous ces lieux différents ; de tant de postes pour leur fournir des chevaux ; de tant d’hôtelleries pour les loger ? Combien faudrait-il de soldats pour leur assurer les chemins, et les garantir des voleurs ? Combien faudrait-il qu’il eût d’artisans pour son vivre, pour son logement, pour ses habits ? Tous les arts étant enchaînés, et ayant besoin les uns des autres, il se trouverait qu’il aurait besoin de tous : et il ne lui suffirait pas d’en avoir pour lui, il lui en faudrait pour tous ses officiers, et pour tous ceux qui travailleraient pour lui, ce qui va à l’infini. Un simple bourgeois a tout cela, et il l’a sans peine, sans tracas, sans inquiétude. On lui va quérir tout ce dont il a besoin, à la Chine, au Pérou, en Égypte, en Perse, et généralement par toute la terre. On l’exempte de la peine de préparer les vaisseaux. On le décharge de la risque et de tous les mauvais succès de ces voyages. On lui rend les chemins libres par toute l’Europe. On lui dispose des courriers pour lui en faire avoir des nouvelles. Il y a des gens qui passent toute leur vie à l’étude de la nature pour le guérir dans ses maladies, et qui sont aussi prêts de le servir, que s’il les entretenait à ses gages. Il peut dire avec vérité, qu’il a un million d’hommes qui travaillent pour lui dans le royaume. Il peut compter au nombre de ses officiers tous les artisans de France, et même ceux des États voisins, puisqu’ils sont tous disposés à lui rendre service, et qu’il n’a qu’à leur commander, en y ajoutant une certaine récompense établie, qui sont les moindres gages que l’on puisse donner à des officiers. Tous ces gens qui travaillent pour lui ne l’incommodent point. Il n’est point obligé de pourvoir à leurs nécessités. Il n’est point chargé de faire leur fortune. Il ne faut point d’officiers supérieurs pour les gouverner, ni d’inférieurs pour les servir, ou s’il en faut, il n’est pas obligé de s’en mettre en peine. Qui peut assez estimer ces avantages qui égalent ainsi la condition des particuliers à celle des rois, et qui les dispensant des inquiétudes des grandes richesses, leur en procurent toutes les commodités ?

Mais ce qui rend la plupart des gens insensibles à tout cela, est un principe de vanité et d’ingratitude qu’ils ont dans le coeur. Ils tirent en effet les mêmes avantages de tous ceux qui travaillent pour le public, dans lequel ils sont compris, que s’ils ne travaillaient que pour eux seuls. Leurs lettres sont également portées aux extrémités du monde par un courrier qui en porte dix mille, que s’il n’en portait qu’une seule. Ils sont aussi bien traités par un médecin qui en voit plusieurs autres, que s’il n’était attaché qu’à eux ; et au contraire l’expérience qu’il acquiert par les assistances qu’il rend aux autres, le rend plus capable de les servir dans leurs maladies. Néanmoins parce qu’ils savent qu’ils ne sont pas les seuls qui jouissent de ces biens, ils n’en sont point touchés. Leurs besoins sont également remplis, mais leur vanité n’est pas également satisfaite. Parce qu’ils n’ont pas droit de s’attribuer à eux en particulier tous ces gens qui leur rendent quelque service, ils ne comptent pour rien l’utilité qu’ils en tirent. Et quoique celle que les autres en reçoivent ne diminue en rien la leur, elle leur en ôte néanmoins le sentiment, et ils croient n’avoir obligation à personne, parce qu’il y a une infinité de gens qui, participant aux mêmes biens, partagent avec eux cette obligation.

On ne fait pas même de réflexion sur ces biens effectifs qu’on reçoit des rois ou des Grands : comme l’on ne pense guère, selon la pensée d’un ancien, qu’on a grande obligation à la terre de nous soutenir, et que l’on serait fort embarrassé si elle nous manquait à tout moment sous les pieds. Mais cet oubli des hommes est la preuve et non l’excuse de leur peu de gratitude. Car puisque ce sont des biens et de grands biens, et qu’on les reçoit de Dieu par le ministère des hommes, ils en doivent être reconnaissants envers Dieu, et embrasser dans leur reconnaissance ceux dont il se sert pour les leur procurer, et qui sont les dépositaires de son autorité dans le monde. Ces obligations humaines étant justes, deviennent par cela même un devoir indispensable de Religion, parce que la Religion chrétienne a pour règle la souveraine justice, et qu’elle consiste toute à suivre cette règle. Et c’est pourquoi l’Apôtre recommande aux chrétiens de prier pour les rois et pour ceux qui règlent sous eux l’État temporel : et ces prières leur sont dues quand ce ne serait qu’à cause de la part qu’ils ont à maintenir la paix et le repos entre les hommes. Ainsi il y a de la faute à ne s’en pas acquitter et à négliger de prier pour les rois ; et l’on se rend indigne par là de jouir de tous les biens que Dieu procure aux hommes par leur ministère. Peu de personnes font assez de réflexion sur cela. On s’amuse à se plaindre en l’air des désordres du gouvernement, dont on juge souvent avec beaucoup de témérité, et l’on ne pense pas à satisfaire à la juste reconnaissance que l’on doit à Dieu pour les biens qu’on reçoit de lui par le moyen de tout gouvernement réglé. Cependant ces biens sont infiniment plus considérables que les désordres vrais ou faux qui font le sujet de ces murmures et de ces plaintes.

Seconde partie. Des obligations et des difficultés de la vie des grands §

Chapitre I. Qu’il n’est permis à aucun homme de suivre sa volonté ni de la faire suivre aux autres : qu’ainsi la grandeur n’a pour but et pour emploi que de faire obéir [à] Dieu.
Crime que les Grands commettent en rapportant leur grandeur à eux-mêmes. §

Si la nature de la grandeur, telle que nous l’avons représentée, peut servir pour établir les devoirs des inférieurs envers les Grands sur des principes fixes et inébranlables, elle est encore beaucoup plus propre pour faire entrer les Grands mêmes dans la connaissance de leurs plus essentielles et plus indispensables obligations.

Il est vrai, comme nous l’avons montré, que la grandeur est une participation de l’autorité et de la puissance de Dieu sur les hommes, et que c’est de Dieu même que les Grands la tiennent. Il faut savoir à quelle condition, et pour quelle fin, Dieu leur communique cette autorité et cette puissance. Car comme ils ne la reçoivent que de Dieu, ils ne la peuvent posséder légitimement qu’aux conditions que Dieu la leur donne, et ils n’en peuvent user que pour les fins que Dieu même leur prescrit.

Or la première chose qu’il faut considérer sur ce sujet, est que Dieu est le maître et le roi des hommes, par un titre si essentiel à sa nature, qu’il est impossible qu’il fasse part de cette qualité à quelque créature que ce soit.

L’homme est essentiellement et naturellement sujet à la volonté de Dieu, parce qu’elle est sa règle naturelle et immuable. Il est injuste, s’il ne la suit pas, et sa justice consiste à s’y conformer et à s’y assujettir. Mais aussi, comme il est impossible que la volonté d’aucune créature soit sa règle, il ne peut être obligé de la suivre pour elle-même. Car cette subordination de sa volonté à celle de Dieu est tellement essentielle à sa nature, que Dieu même ne lui peut permettre d’être sa règle et sa fin. C’est pourquoi le fils de Dieu même proteste, en qualité d’homme, qu’il fait toujours la volonté de son Père, et non la sienne.

Que s’il ne peut être permis à une créature de faire sa volonté, il est encore moins permis de prétendre de la faire régner sur les autres, puisque notre volonté n’est ni la règle d’elle-même, ni la règle d’aucune autre créature. Il n’y a donc que Dieu qui puisse justement régner sur nos volontés. C’est à lui que l’empire en appartient, puisque c’est sa divine volonté que nous devons consulter comme la règle unique de toutes nos actions.

Ce n’est pas qu’on ne soit souvent obligé de suivre aussi les inclinations et les commandements des hommes ; mais ce n’est jamais en considération des hommes, ni pour obéir aux hommes : c’est en vertu de l’autorité de Dieu qui nous y oblige. Ainsi notre obéissance se termine toujours à Dieu, lors même qu’elle nous assujettit aux hommes, parce que nous ne leur obéissons qu’à cause que Dieu nous le commande, et que c’est ce commandement de Dieu qui est notre principal motif dans l’obéissance que nous leur rendons. J’obéis aux rois dont je suis sujet, et j’obéirais à un maître si j’étais esclave, parce que Dieu le veut. C’est donc à Dieu que j’obéis effectivement. C’est sa volonté qui règle la mienne, et je suis toujours indépendant de celle des hommes, lors même que je leur rends l’obéissance la plus exacte. Car sitôt que cette même volonté de Dieu me fera connaître qu’il ne veut pas que je leur obéisse en quelque chose, ils ne trouveront plus en moi ni de sujet, ni d’esclave.

Il s’ensuit de là que Dieu ne communique point sa puissance aux hommes, afin qu’ils assujettissent les autres à leur volonté, puisque cette domination de la volonté d’un homme sur celle d’un autre homme est naturellement et essentiellement injuste ; qu’il ne la leur communique point, afin qu’ils se regardent avec complaisance, comme étant la fin des autres hommes, puisqu’ils ne le sont point en effet, et qu’il est impossible qu’ils le soient : mais que la fin unique de Dieu, dans cette part qu’il leur donne à sa puissance, est de les établir ministres et exécuteurs de ses volontés, en leur donnant le droit et le pouvoir, non de se faire obéir, mais de faire obéir Dieu ; non de régner eux-mêmes, mais de faire régner Dieu ; non de faire servir les hommes à leur gloire et à leur grandeur, mais d’employer leur puissance pour servir les hommes, et pour leur procurer autant qu’ils peuvent toute sorte de biens temporels et spirituels.

Ainsi la grandeur est un pur ministère, qui a pour fin l’honneur de Dieu et l’avantage des hommes, qui ne les rapporte point à elle-même. Elle n’est point pour soi, elle est pour les autres. Et par là il est visible que, pour en user dans l’ordre de Dieu, il faut que les Grands, bien loin de considérer les peuples comme étant à eux, se regardent eux-mêmes comme étant aux peuples, et qu’ils soient fermement persuadés que leur qualité ne leur donne aucun droit, ni de suivre eux-mêmes leur volonté, ni de la faire suivre aux autres ; qu’ils ne peuvent point commander pour commander ; et qu’il faut que dans tous les commandements qu’ils font aux autres, ils puissent répondre véritablement à Dieu, s’il venait à leur en demander la fin et le motif, que c’est pour lui qu’ils les font, que c’est pour faire observer ses lois et pour procurer le bien des hommes.

Il est clair par là que le crime que les Grands commettent en rapportant la grandeur et les biens qu’ils possèdent à eux-mêmes et à leurs plaisirs, est une espèce de perfidie et de rébellion contre Dieu. Car comme il est certain qu’un roi aurait sujet de traiter de rebelle un de ses sujets, si lui ayant confié une province pour y conserver son autorité, il prétendait s’en rendre le maître, de même les Grands ayant reçu leur grandeur et tout ce qu’ils ont d’autorité, non pour eux-mêmes, mais pour établir l’empire de Dieu et pour procurer sa gloire, ils deviennent rebelles et perfides à l’égard de Dieu, lorsqu’ils ne les rapportent qu’à eux-mêmes.

Pour éviter donc ce crime, il est nécessaire que les Grands considèrent leur condition comme un ministère et une fonction, et non pas comme une qualité attachée à leur être. Il est nécessaire qu’ils en soient détachés intérieurement, qu’ils la regardent comme une chose étrangère qui ne les rend ni plus parfaits en eux-mêmes, ni plus agréables à Dieu, et qui leur donne seulement un moyen de faire beaucoup de bien, ou beaucoup de mal, selon la manière dont ils s’acquitteront des devoirs auxquels elle les oblige. Il faut qu’ils soient persuadés qu’il n’y a que ce bon ou ce mauvais usage de leur ministère qui soit à eux et qui leur doive demeurer, puisque toute leur grandeur leur sera ôtée au moment de leur mort, et qu’ils emporteront seulement avec eux les bonnes ou les mauvaises actions qu’ils auront faites dans cet état.

Chapitre II. Que la mesure du pouvoir des Grands est la règle de leurs devoirs, et qu’ils sont obligés de faire pour Dieu tout ce qu’ils peuvent.
Comment ils doivent rapporter à Dieu l’honneur qu’on leur rend. §

De ce principe qui fait voir que les Grands ne peuvent rapporter à eux-mêmes leur grandeur, il est aisé de passer à cet autre, qu’ayant reçu de Dieu leur autorité et leur puissance pour son service, ils la doivent employer pour Dieu ; c’est-à-dire, qu’ils doivent faire pour Dieu tout ce qu’ils ont pouvoir de faire, et que la mesure de leur puissance est la règle de leurs devoirs.

Ils n’ont donc qu’à examiner ce qu’ils peuvent faire. Car il est certain qu’ils doivent faire ce qu’ils peuvent. S’ils peuvent peu, ils sont obligés à peu ; s’ils peuvent beaucoup, leurs obligations croissent selon la même proportion que leur pouvoir.

On doit conclure de là qu’un prince doit faire dans les lieux où il a autorité, tout ce qu’il a pouvoir de faire pour le bien des peuples et de l’Église ; que tous les Grands le doivent faire dans leurs terres et dans leurs maisons ; qu’un magistrat doit faire tout ce que sa charge lui donne pouvoir de faire, afin que la justice soit bien rendue ; et enfin que chacun dans son ministère doit faire tout le bien qu’il a le pouvoir de faire, afin de ne laisser pas inutile le talent que Dieu lui a confié. Cette règle se prescrit en trois paroles, mais la pratique s’en étend infiniment loin, puisque pour remettre tout dans l’ordre, et pour remédier à tous les abus, il ne serait presque besoin d’autre chose, sinon que ceux qui ont l’autorité entre les mains, usassent de tout leur pouvoir pour faire observer les lois de Dieu et de son Église.

Il y a quelques-uns de ces devoirs qui étant grossiers et visibles, ne sont pas tout à fait inconnus aux Grands ; mais il y en a d’autres auxquels ils ne pensent presque point, et qui ne laissent pas d’être d’une extrême conséquence. Celui de rapporter à Dieu l’honneur qu’on leur rend, et de le faire servir pour faire observer ses lois, est un des plus importants. Les Grands sont honorés, comme je l’ai dit. Les meilleurs chrétiens ne peuvent se dispenser en conscience de leur rendre les respects qui leur sont dus ; et les chrétiens charnels les honorent même plus qu’ils ne devraient, parce qu’ils honorent en eux les richesses et les autres choses que le dérèglement de leur cœur leur fait aimer, et qui ne méritent ni estime ni respect. C’est donc une chose attachée à la condition des Grands que l’honneur ; et cet honneur est juste, puisqu’il est fondé, comme nous l’avons montré, sur des raisons justes et légitimes. C’est Dieu même auteur de toute justice, qui le leur accorde, mais il ne leur permet pas pour cela d’en faire l’objet de leur vanité. Toute gloire appartient à Dieu, selon l’Écriture : Soli Deo honor et gloria. Il faut donc que les Grands rendent à Dieu celle qu’on leur rend, et qu’ils s’en servent pour faire que Dieu soit glorifié. Or, le moyen de pratiquer ce devoir n’est pas simplement de se dépouiller souvent devant Dieu de cette gloire humaine attachée à leur état, ni de reconnaître en sa présence qu’elle lui appartient, et non pas à eux ; mais c’est de rendre toutes les vertus honorables par leur exemple. Car le naturel des hommes est d’honorer tout dans les personnes qu’ils honorent, et de ne faire point de distinction entre leurs qualités pour révérer les unes et pour mépriser les autres. Et il arrive de là que l’honneur attaché à la condition des Grands, fait honorer leurs vices, s’ils sont vicieux, et fait de même honorer toutes les vertus, lorsqu’elles paraissent en eux. La modestie dans les habits, la fuite des divertissements dangereux, l’observation exacte des lois de l’Église, ne passent plus pour honteuses lorsque les Grands en font une publique profession. On se croit à couvert, en les imitant, de la moquerie des hommes, et l’on fait gloire de suivre ceux que la gloire suit toujours.

On ne peut assez représenter combien la pratique de ce point est importante pour le salut des Grands. Car l’un des plus grands artifices du diable pour engager les hommes dans le vice et dans le désordre, est d’attacher aux vertus certains noms qui les rendent méprisables, et d’imprimer dans les âmes faibles des craintes frivoles de passer pour scrupuleuses, si elles les veulent pratiquer. C’est ainsi, par exemple, qu’il a introduit dans le monde l’immodestie des habits, et qu’il a fait recevoir par des filles très honnêtes, des modes qui n’ont été invéritées que par des personnes déréglées. Ces personnes faibles ont donc besoin d’être soutenues contre cette dangereuse tentation ; et rien ne le peut mieux faire que l’exemple des personnes de grande condition, qui les met à couvert de ce reproche de singularité. Ainsi il est du courage et du devoir des Grands de croire qu’ils sont établis de Dieu pour s’opposer à cet artifice du diable ; pour montrer à tout le monde qu’il est glorieux d’obéir à Dieu ; pour soutenir par leur exemple la faiblesse de leurs frères ; et pour confesser hautement Jésus-Christ, à la vue des hommes, par la profession publique d’une vie toute chrétienne. Et quand ils ne rendraient que ce service à l’Église, ils ne devraient pas estimer leur vie mal employée, ni leur vocation peu importante.

Chapitre III. Exemples des devoirs particuliers qui naissent de ce principe, que les Grands sont obligés de faire pour Dieu tout ce qu’ils peuvent :
1. à l’égard de l’immodestie des femmes ;
2. de la nomination aux bénéfices : péchés dont les Grands se chargent par la participation aux péchés d’autrui. §

Il n’y a qu’à étendre ce principe, que les Grands sont obligés d’employer pour Dieu tout ce qu’ils ont reçu de Dieu, et qu’ils sont tenus de faire tout ce qu’ils peuvent, ou par leur autorité, ou par leur exemple, pour découvrir un nombre infini de devoirs particuliers à leur état, dont l’omission les rend coupables d’une infinité de fautes. Et il ne sera pas inutile d’en considérer quelques-uns, qui sont d’une fort grande étendue.

Il est certain, comme nous venons de dire, qu’il n’y a rien de plus capable d’inspirer la modestie aux personnes de condition médiocre, que de voir les personnes de grande qualité, sur lesquelles elles se règlent, et à qui elles ne veulent pas déplaire, dans une exacte modestie, soit pour les habits, soit pour les ajustements, et qu’il y a des circonstances, où des princesses et des femmes de gouverneurs de province, sans employer autre chose que leur exemple, et des témoignages de mépris pour celles qui seraient vêtues d’une manière immodeste, seraient capables de bannir l’immodestie de toute une ville. Elles peuvent au moins obliger à la modestie les personnes qui dépendent d’elles ; et l’impression de leur exemple a toujours beaucoup de force sur quantité d’autres qui n’en dépendent pas. Ainsi elles sont capables d’empêcher un grand nombre de crimes qui naissent de ce dérèglement, et dans les femmes et dans les hommes. Or si elles le peuvent, il est indubitable qu’elles le doivent ; et qu’elles ne sont pas seulement obligées à la modestie par le devoir commun de toutes les femmes chrétiennes, mais encore plus par un devoir particulier qui naît de leur état, qui les rendant capables d’empêcher beaucoup de crimes et de désordres, leur impose l’obligation de le faire à proportion du pouvoir qu’elles en ont. Car si l’on ne doute point qu’un homme qui pourrait sauver la vie à plusieurs personnes, en se privant de quelque petit divertissement, ne fut homicide s’il préférait ce divertissement à la vie de ceux qu’il pourrait sauver, il est encore plus certain que si l’on peut préserver plusieurs âmes de la mort spirituelle, en pratiquant quelque action à laquelle on est d’ailleurs obligé par la loi de Dieu, par son état et par le ministère dont on est chargé de la part de Dieu, on ne la peut omettre sans se rendre homicide de tous ceux que l’on aurait pu empêcher de se perdre.

Cette effroyable conséquence fait voir quelle étrange différence les diverses conditions des hommes mettent entre les actions qui paraissent semblables à l’extérieur. Car l’immodestie des habits dans une femme qui n’est pas de qualité, n’est péché qu’à proportion de la vanité qui l’accompagne, et du scandale qu’elle peut causer à un petit nombre de personnes ; mais ce même mouvement de vanité, qui porte les personnes de grande qualité, qui sont l’exemple et la règle des autres, à paraître devant le monde dans un état qui blesse la modestie, est une approbation publique du vice, et une loi de péché, puisque l’exemple de ces personnes est une loi vivante, qui a beaucoup plus de force sur l’esprit du monde que toutes les lois et toutes les ordonnances qui ne sont écrites que dans des livres. Ainsi quoiqu’elles ne pensent peut-être point à toutes ces funestes suites, et qu’elles ne soient possédées que d’une légère passion de paraître agréables à ceux qui les voient, elles seront bien étonnées lorsqu’elles se verront chargées au jugement de Dieu des crimes d’une infinité de personnes qu’elles auront engagées ou autorisées par leur exemple dans ce dérèglement, au lieu qu’elles étaient obligées de les en retirer par l’exemple de leur modestie.

Rien n’est plus terrible que cette participation des crimes d’autrui, à laquelle on s’engage par l’omission de ces devoirs. En voici encore d’autres exemples. Les seigneurs doivent la justice à ceux qui dépendent d’eux. Les officiers qu’ils leur donnent ne sont que pour tenir leur place, et pour faire au lieu d’eux, ce qu’ils devraient faire par eux-mêmes, s’il était possible. Ils sont donc obligés, dans le choix qu’ils en font, de préférer ceux qui peuvent le mieux s’acquitter de cet emploi. Que si par quelque considération humaine, par négligence, ou par la vue d’un bas intérêt, ils en choisissent d’incapables ou de moins capables, toutes les fautes de ces officiers leur seront imputées ; et ils se rendent coupables de toutes les injustices que ces officiers commettent, et de tous les désordres qui arrivent par leur injustice ou leur peu de suffisance. L’avarice ou l’ignorance d’un juge ruinera une pauvre famille, et la misère engagera cette famille ruinée en un grand nombre de crimes. Qui doute que tous ces crimes ne retombent sur ce seigneur, s’il a préféré ce juge à d’autres plus capables, ou par négligence, ou par un motif d’intérêt humain ?

Les ordonnances reçues dans le royaume donnent de même pouvoir aux seigneurs de remédier à quantité de désordres. Ils ont droit, par exemple, d’empêcher que l’on ne donne à jouer aux jeux de hasard, d’interdire les danses les jours de fête, et de faire pratiquer plusieurs autres règlements semblables, dont l’observation serait capable de bannir une infinité de crimes. Ceux qui peuvent ou les introduire, ou les maintenir, y sont donc indispensablement obligés ; et les seigneurs le peuvent lorsqu’ils sont autorisés par les lois du royaume. Ainsi lorsqu’ils ne s’acquittent pas de cette obligation, qu’ils ne veillent pas sur les officiers, qu’ils ne les appuient pas, qu’ils en choisissent de corrompus, d’incapables, de faibles qui n’ont ni zèle ni vigueur, ils ont sujet de se croire coupables devant Dieu de tous les crimes auxquels ils ont dû remédier.

Mais cette multitude de péchés, dont les Grands se trouvent accablés par la part qu’ils prennent à ceux des autres qu’ils négligent d’empêcher, est encore infiniment plus grande dans les choses ecclésiastiques, dont les princes et les Grands sont souvent chargés, ou par la nomination de plusieurs bénéfices ecclésiastiques, et de plusieurs charges pastorales, ou par les sollicitations qu’ils font pour les faire donner à ceux qui leur appartiennent. Un mauvais pasteur est coupable de tous les sacrilèges que commettent les mauvais prêtres qu’il emploie, de tous les scandales qu’ils causent, et de tous les crimes des peuples qu’ils auraient pu empêcher. C’est-à-dire, qu’il se commet peu de crimes dans une ville qui ne soient imputés aux pasteurs négligents et vicieux. Mais si les crimes des peuples sont imputés aux pasteurs, qui doute que les crimes des peuples et des pasteurs ne soient imputés à ceux qui les ont nommés, ou qui les ont fait nommer par leur sollicitation et par leur crédit ? Il ne faut sur cela que consulter les lumières les plus ordinaires du sens commun : car si le gouverneur d’une place importante, à qui le roi aurait donné le pouvoir de choisir tous les officiers inférieurs qui servent sous lui à la défense de cette place, au lieu de confier ces emplois à des gens de cœur, et de ne considérer dans le choix qu’il en ferait, que le service du roi, n’y considérait au contraire que son propre intérêt, et ne les donnait qu’à des gens sans expérience et sans courage, qui la laissassent prendre par les ennemis, n’est-il pas vrai que le roi aurait droit de traiter ce gouverneur de serviteur traître et infidèle ? Combien Dieu le fera-t-il donc avec plus de justice à l’égard de ceux qui, ayant à remplir des charges pastorales, c’est-à-dire à donner des chefs aux chrétiens pour les garantir des attaques du démon, et pour les conduire au ciel, les confient à des personnes qui n’ont aucune expérience dans cette guerre spirituelle qu’ils sont obligés de faire à toutes les puissances des ténèbres ; qui sont plutôt d’intelligence avec elles ; et qui bien loin de conduire les peuples dans le chemin du salut, marchent eux-mêmes dans le chemin de la mort, et y attirent les autres par leur exemple ?

Il serait donc à désirer que tous les Grands qui sont obligés de pourvoir à des charges pastorales, eussent continuellement devant les yeux ce que saint Chrysostome dit en particulier à l’égard de ceux qui contribuent par des vues humaines à établir des évêques indignes : S’il arrive,dit-il, pour ne parler que de ce que l’on voit tous les jours, que l’on élève à l’épiscopat une personne qui en est indigne, ou par la considération de l’amitié que l’on a pour lui, ou par quelque autre raison, quel supplice ne s’attire-t-on point par ce mauvais choix ? On n’est pas seulement la cause de la perte d’une infinité d’âmes qui périssent par la faute de cet homme indigne, mais on lui donne aussi l’occasion de tous les péchés qu’il commet dans l’administration de sa charge. Ainsi celui qui est auteur de sa promotion se rend coupable de tous les péchés qui seront commis, et par ce mauvais pasteur, et par les peuples qui lui sont soumis. Que si celui qui scandalise une seule âme se rend en cela si criminel, qu’il vaudrait mieux, selon l’Écriture, qu’on lui attachât au cou une meule de moulin, et que l’on le jetât dans la mer, à quoi doit s’attendre un homme qui scandalise tant d’âmes ?’

Il est vrai que le choix aux bénéfices qui n’ont point charge d’âmes, n’a pas de si grandes et de si funestes suites. Il ne faut pas s’imaginer, néanmoins, qu’il soit permis d’en disposer selon ses inclinations, et par d’autres considérations que celles de servir Dieu. C’est toujours un bien consacré à Dieu, et destiné pour l’entretien de ceux qui servent effectivement l’Église, et qui mènent une vie conforme à leur vocation ; et par conséquent quand on les donne, ou que l’on les fait donner à des personnes dont la vie est toute séculière, et qui ne les recherchent que pour les employer à leur luxe et à leurs divertissements, et pour vivre d’une manière éloignée de la modestie ecclésiastique, tous les crimes qu’ils commettent dans la dispensation de ces biens retombent sur ceux qui les ont choisis pour cette administration, sans s’informer s’ils étaient disposés à s’en acquitter, et s’ils en savaient même les obligations.

Si l’on joint à tous ces devoirs ceux qui naissent du pouvoir que les Grands ont de remédier à divers désordres dans les grands emplois qu’ils ont ; si l’on y ajoute ce qu’ils pourraient faire pour bannir par leur autorité, par leurs paroles, et par leur exemple, le luxe, le blasphème, les débauches, le jeu, le libertinage, et un grand nombre d’autres sources de désordres et de crimes, et que l’on règle tout cela par ces deux principes, que les Grands sont obligés de faire tout ce qu’ils peuvent, et que l’omission de ces devoirs les rend coupables de tous les crimes qu’ils n’auront pas empêchés, on se formera quelque idée des effroyables dangers de ce ministère.

Cependant tout cet amas de péchés, dont ils se chargent sans le savoir, ne se fait point sentir pendant leur vie. Le bruit qui se fait autour d’eux les étourdit, et les objets extérieurs qui les jettent hors d’eux-mêmes les empêchent de les voir. Ce sont comme des montagnes suspendues au-dessus de leurs têtes, que la miséricorde de Dieu soutient encore pour leur donner lieu de se reconnaître. Mais au moment de leur mort, toutes ces montagnes fondront tout d’un coup sur eux, et tous les objets qui les occupaient disparaissant à leurs yeux, ils ne se verront plus environnés que d’un nombre infini de gens, qui leur reprocheront, ou les injustices qu’ils auront souffertes, ou les crimes où ils auront été engagés par le mauvais usage qu’ils auront fait de leur ministère.

Chapitre IV. Que l’état des Grands est un obstacle à connaître leurs devoirs. §

Ce qu’il y a de plus terrible dans la condition des Grands, est qu’en les obligeant à tous ces devoirs, elle leur sert d’obstacle à les reconnaître, et elle les empêche de s’en acquitter, lors même qu’ils les connaissent. Le fondement de leur état est qu’ils ne sont point à eux, mais aux peuples ; que la grandeur et l’autorité ne leur est point donnée pour en jouir et pour s’y plaire, mais afin de s’en servir pour le bien de ceux qui leur sont soumis. Mais qu’il est difficile de faire entrer ce sentiment dans l’âme de ceux qui sont nés dans les richesses et dans les honneurs ! L’inclination des hommes corrompus est de rapporter tout à eux, et de se rendre le centre de tout. C’est une tyrannie naturelle que le péché a gravée au plus profond de leur coeur. Mais les personnes de basse naissance ne peuvent pas facilement l’exercer, parce que les autres ne leur cèdent pas. Ils sont continuellement avertis par la résistance que l’on fait à leurs désirs, que les autres hommes ne sont pas faits pour eux.

Il en est tout au contraire des Grands, et principalement de ceux qui le sont par leur naissance. Cette grandeur fait que dès leur jeunesse ils sont accoutumés à voir que tout le monde leur cède et se rend à leurs inclinations, et cela leur persuade insensiblement que tous ces gens, qui leur témoignent tant de déférence et tant de respects, ne sont nés que pour eux, et pour contribuer, ou à leur divertissement, ou à leur grandeur.

Ainsi ils croient n’avoir autre chose à faire qu’à en jouir et à travailler à l’augmenter, en faisant servir à cette fin toutes les personnes qui sont dans leur dépendance ; et il ne leur vient presque jamais dans l’esprit que cette grandeur, et tous ces autres biens qu’ils possèdent, ne sont au contraire destinés par l’ordre de Dieu, que pour servir ceux qui leur sont assujettis.

Aussi l’on voit ordinairement que les Grands qui ont les vices des Grands sont tellement occupés de leur grandeur, et que toutes leurs pensées se renferment tellement en eux-mêmes, qu’ils ne rendent presque jamais aucun service gratuit à personne. Ils sont avares de leur recommandation comme de leur bien, de peur que s’ils obtenaient quelques grâces pour les autres, on ne leur en tînt compte sur celles qu’ils espèrent pour eux-mêmes : ce qui fait que leurs plus intimes amis n’osent leur demander leur faveur dans leurs affaires, à moins qu’ils ne l’aient achetée par des services réels, et que ce soit plutôt une récompense qu’une grâce. Ainsi ils font véritablement trafic de leur crédit et de leurs paroles. Et l’on peut dire, sans leur faire tort, qu’ils ne sont que des marchands d’une condition plus relevée.

La connaissance des autres vérités qui leur sont nécessaires pour s’acquitter de leurs devoirs ne leur est pas moins difficile à acquérir. Ils les haïssent toutes naturellement, parce qu’elles les incommodent dans leurs passions. Ce sont des liens qui les mettent à l’étroit, qui les troublent dans leurs plaisirs, et qui leur rendent leur grandeur presque inutile. Ainsi la corruption de leur cœur les en éloigne, et cette corruption est favorisée par tous les objets qui les environnent. Chacun sait qu’ils n’aiment pas la vérité qui les rabaisse, et qu’ils aiment le mensonge qui les flatte ; et ainsi on s’efforce à l’envi de les tromper, parce qu’on s’aime plus que l’on ne les aime.

Il est vrai qu’il se mêle quelque chose de cette mauvaise complaisance dans la conduite que l’on tient à l’égard de tout le monde ; mais on en a néanmoins infiniment davantage pour les Grands que pour les autres, car l’intérêt augmente le désir de plaire et la crainte de déplaire à proportion que ceux avec qui on traite sont plus capables ou de servir, ou de nuire, c’est-à-dire, qu’ils sont plus grands. Et par là il est visible que tout degré de grandeur est un obstacle à la vérité, et que vouloir s’élever plus haut dans le monde, c’est vouloir que la vérité ait plus de peine à se faire entendre à nous.

Mais ce n’est pas seulement la cupidité qui cache la vérité aux Grands, la prudence même est obligée souvent de la couvrir, ou du moins de la tempérer, afin de la proportionner à leur faiblesse. Car la complaisance continuelle de ceux qui les environnent, ayant produit dans leur esprit une délicatesse qui les rend incapables de souffrir la vérité dans sa pureté et dans sa force, il faut par nécessité ne leur en montrer qu’une partie, et leur faire plutôt entrevoir les choses, que de les leur proposer expressément. On parle quelquefois sincèrement et avec ouverture aux personnes du commun ; mais qui l’oserait faire à l’égard des Grands, et même qui le doit faire, à moins qu’ils ne témoignent eux-mêmes de le désirer ? La vérité cherche quelquefois les petits, et elle se présente à eux sans qu’ils la demandent ; mais il faut que les Grands la cherchent avec grand soin, et qu’ils aillent au-devant d’elle, s’ils la veulent trouver en ce monde.

Chapitre V. Combien l’état des Grands leur rend la pratique de leurs devoirs difficile. §

S’il est si difficile aux Grands de connaître leurs devoirs, il ne l’est pas moins de s’en acquitter après les avoir connus. Car de quelle force n’ont-ils pas besoin pour surmonter toutes les passions injustes des hommes, qui s’y opposent, et qui sont en cela favorisés par leurs propres passions. S’ils sont chargés, par exemple, de la distribution de quelques bénéfices, et qu’ils y veuillent suivre les lois de l’Église, quels obstacles n’y trouvent-ils point ? Il faut rebuter ceux qui s’en croiraient obligés, et aller chercher des gens qui se croiront au contraire obligés qu’on ne pensât point â eux.

Il faut qu’ils cherchent non ceux qui leur font la cour dans l’espérance de les obtenir, mais ceux qu’ils ne connaissent pas, ou qui tâchent de se cacher pour éviter qu’on ne les choisisse. Les Grands auraient-ils jamais recherché la nomination d’aucun bénéfice pour n’en user qu’à ces conditions ? Et néanmoins ils n’en peuvent user légitimement qu’avec ces conditions.

Ces difficultés qui naissent de leur condition, ne sont pas moins sensibles à l’égard des devoirs communs du christianisme, auxquels ils ne sont pas moins obligés que les autres. Car il faut considérer que comme étant Grands, ils ne laissent pas d’être hommes, les devoirs de leur condition ne les dispensent pas des devoirs et des suites de la condition commune des hommes. Ils sont hommes et pécheurs, c’est-à-dire pleins de corruption, de misères, de ténèbres, et de plaies intérieures. Ils doivent connaître ces plaies ; ils y doivent remédier. Ils sont orgueilleux ; ils ont besoin de s’humilier. Ils sont voluptueux ; ils ont besoin de se mortifier. Ils sont attachés aux biens du monde ; ils ont besoin de s’en détacher. Ils sont tout hors d’eux-mêmes et tout dissipés ; ils ont besoin de se recueillir. Le moyen ordinaire de se guérir de ces maladies est de se priver des choses qui les causent et qui les nourrissent. Mais c’est ce que leur condition ne leur permet pas. Ils ne peuvent se séparer ni de leurs richesses, ni de leurs honneurs, ni de leur pompe. Ils sont peu en état de pratiquer la mortification, et encore moins la retraite. Ils ont mille engagements qui les attirent au-dehors. Cependant il faut guérir ou périr. Et ne pouvant guérir par la manière ordinaire, il faut qu’ils guérissent d’une manière extraordinaire, et en quelque sorte miraculeuse dans l’ordre même de la grâce. Il faut qu’ils soient humbles dans les honneurs, pauvres dans les richesses, pénétrés de leur misère dans leur bonheur apparent. Ainsi au lieu que les autres soutiennent par les exercices extérieurs la faiblesse de leur esprit et de leur vertu, il faut que les Grands au contraire surmontent par la force de leur esprit et de leur vertu tous les empêchements extérieurs.

Ils ne sauraient être dans la véritable disposition que Dieu leur demande, et que la raison exige d’eux, s’ils ne se considèrent dans trois ordres différents : dans l’ordre extérieur, dans l’ordre naturel, e dans l’ordre intérieur qui dépend de la vertu. Selon l’ordre extérieur ils sont plus que les autres ; selon l’ordre naturel, ils sont entièrement égaux aux autres ; et selon l’ordre intérieur, ils sont obligés par humilité de se mettre au-dessous des autres. Les sentiments qui naissent de ces trois ordres doivent subsister ensemble ; et s’ils sont obligés pour conserver l’ordre extérieur de se tenir dans le rang qui leur appartient selon le monde, ils ne doivent pas laisser pour cela de se tenir dans une égalité parfaite avec le reste des hommes, qui les rende doux, compatissants et chantables envers tous ; et ils ne sont pas de même dispensés de reconnaître que peut-être leurs péchés et leurs défauts les font regarder de Dieu et des anges comme les derniers des hommes. On ne saurait nier qu’ils ne soient obligés d’être dans ces dispositions ; mais qu’il est difficile de les allier ensemble ! L’esprit de l’homme est si étroit qu’il ne faut presque rien pour le remplir. Ainsi il arrive d’ordinaire que la qualité de Grand leur fait presque oublier qu’ils sont hommes, et encore plus qu’ils sont pécheurs. Ils ne se regardent presque jamais que par l’ordre extérieur, par leurs richesses, par leur noblesse, par leurs charges ; et ils ne regardent de même les autres hommes que par ce qui les rabaisse au-dessous d’eux. C’est une illusion qui naît comme naturellement de cet état, et qui ne se peut dissiper que par une grâce extraordinaire qui les fasse rentrer en eux-mêmes en même temps qu’ils sont attirés au-dehors avec tant de violence.

Quel moyen d’être environné de biens et d’honneurs et de ne s’en rien attribuer ; de les regarder toujours comme n’étant point à soi, et comme servant seulement à son ministère ? Si les Grands n’avaient point de passion pour toutes ces choses, l’usage légitime leur en serait plus facile ; mais ils en sont pleins, et ils les ont même plus violentes que les autres. Ils sont remplis de concupiscence pour les richesses, pour l’éclat, pour les plaisirs ; et ces richesses, cet éclat, ces plaisirs se présentent incessamment à eux. Ils ne peuvent pas s’en priver absolument comme les autres, cependant il leur est aussi défendu qu’aux autres de s’y arrêter, d’en jouir, et de s’y plaire. Qui est-ce, dit l’Écriture, qui peut toucher de la poix sans se souiller ? Quis picem tangit, et non inquinabitur ab ea ?Qui peut boire de ce vin délicieux sans s’en enivrer ? La raison ne nous fait point d’autre réponse, sinon que cela paraît impossible ; et il faut avoir recours à la foi pour ne pas désespérer absolument.

Que si ces difficultés sont très grandes pour ceux mêmes à qui l’âge et l’expérience ont pu faire sentir le néant et la vanité du monde, et de tout ce qui y flatte l’esprit et les sens, et qui ayant éprouvé les amertumes qui sont mêlées avec les douceurs qu’il nous présente, ont pu en concevoir quelque sorte de dégoût : que sera-ce pour ceux qui commencent de les goûter ; qui n’ont encore aucune expérience des misères attachées à tous les plaisirs ; qui ont peu de connaissance des devoirs du christianisme, et peu de vue de leurs dangers ; qui ont le cœur ouvert à tous les objets des sens qui sont propres à attirer l’estime des hommes ; et qui la désirent avec passion ; qui plaisent au monde, et à qui le monde plaît ; qui sont entraînés vers le vice par mille tentations et extérieures et intérieures ; et qui ont à combattre en même temps les plus violents efforts de leur propre corruption, les charmes les plus attirants du monde, et les plus dangereux artifices des démons ?

[Entre tous les dangers où l’on est dans le monde, de perdre la vie du corps, il y en a peu qui puissent même servir d’image du danger de perdre son âme, que court un jeune prince agréable de corps et d’esprit, qui entre à la cour avec peu de lumière chrétienne, et beaucoup d’inclination pour les plaisirs. Celui où s’exposerait un homme qui entreprendrait le voyage des Indes sur un bateau de pêcheur, sans gouvernail et sans pilote ; celui que l’on court, en entrant et en séjournant dans une ville et dans une maison pestiférée parmi des cadavres empestés ; celui où est un soldat en essuyant la décharge de toute une armée, n’est rien en comparaison du danger de ce prince qui est en butte à tous les traits du monde et des démons, qui cherche la mort, et que la mort cherche. Il n’y a que Dieu qui par une protection toute miraculeuse puisse l’en garantir, en détournant tous ces traits, et en empêchant qu’il ne s’en perce lui-même le cœur.]

On peut conclure de tout cela, que comme la vie des monastères est une vie tonnée par des saints pour aller plus facilement au ciel, la vie que les Grands mènent d’ordinaire à la cour est une vie formée pour aller très facilement en enfer. Et il n’y a qu’à étendre la comparaison pour reconnaître qu’elle est parfaitement juste. Les facilités de se sauver que les saints ont procurées à ceux qui vivent dans des monastères bien réglés, consistent en ce qu’ils ont. autant qu’ils ont pu, fermé toutes les portes au diable, et ouvert toutes les portes de la grâce. Ils ont banni les plaisirs par les austérités. l’avarice par la pauvreté, l’oisiveté par le travail, l’orgueil par l’obéissance et l’humilité. Ils ont appliqué les hommes à la lecture, à la prière. au silence, afin de donner entrée à la vérité et à la grâce. Ils ont tâché que toutes choses portassent à Dieu et détruisissent l’esprit du monde.

La vie de la cour est dressée sur le même modèle, mais dans une fin toute contraire. Elle est toute composée de ce qui donne entrée au péché, comme l’oisiveté. le divertissement, la conversation des hommes avec les femmes, les mauvais discours, les maximes de libertinage, d’intérêt, d’ambition, de colère, de vengeance, et tout ce qui excite les passions. On a tâché d’en bannir tout ce qui porte à Dieu, et à rentrer en soi-même comme la retraite, la lecture, la prière, les bons exemples, l’occupation légitime et unie.

Que faut-il donc que le » Grands fassent pour se garantir de ce danger ? Prendront-ils pan a cette vie ? Mais s’il s’y abandonnent, les voilà perdus par cette vie même ; car on ne doit pas prétendre de se sauver dans une vie toute d’oisiveté, de divertissement, de jeu, de passion. Tâcheront-ils d’y apporter quelque tempérament, de donner quelque chose au monde, sans s’y laisser tout à fait aller ? Mais le monde »oui frira-t-il ce partage, et ne les traitera-t-il point de ridicules ? Il faudra donc le choquer en nulle occasions, ce qui demande une extrême force. Mais quelque grandes que soient ces difficultés, il faut que les Grands se résolvent de les surmonter en demeurant dans le monde, puisqu’il n’y a point de nécessité qui ne doive céder au danger de se perdre pour l’éternité, comme dit Tertullien : Quaecumque necessitas minor est periculo tanto compara ta.

Chapitre VI. État de grandeur contraire à l’instinct du christianisme. §

Tout cela fait voir que l’état des Grands est un état violent pour des chrétiens, et qu’il est contraire au premier instinct que l’esprit de Dieu inspire aux âmes qu’il touche. Car cet instinct est un instinct de crainte qui tend à s’éloigner des tentations. C’est un instinct qui porte à l’imitation de la vie de Jésus-Christ sur la terre, qui a été tout contraire dans l’extérieur, à celle des Grands. Et comme cet instinct demeure dans les Grands, lorsqu’ils sont véritablement chrétiens, il faut par nécessité qu’il produise en eux un combat et une opposition intérieure contre les servitudes auxquelles leur condition les engage, qui les fasse crier avec Job : Quare data est misero lux et vita his qui in amaritudine sunt ?Pourquoi faut-il, Seigneur, qu’une âme qui devait être toute pénétrée du sentiment de sa bassesse et de sa misère, se trouve dans l’éclat et dans les honneurs, et qu’elle soit environnée d’une troupe de gens qui lui veulent persuader qu’elle est heureuse ? Pourquoi faut-il qu’elle commande aux autres, elle qui devrait être assujettie à toutes les créatures ? Pourquoi faut-il qu’elle jouisse des biens du monde, elle qui devrait être toute plongée dans l’amertume de la pénitence ?

Il est si vrai que l’état de grandeur est contraire par lui-même à cet instinct que l’esprit de Dieu forme dans le cœur de tous les véritables chrétiens, qu’il n’y a point presque de vertu chrétienne à laquelle il n’ait quelque opposition, et dont il ne nous éloigne de soi-même.

Il est contraire à l’esprit de foi, puisque la foi nous sépare des choses présentes et visibles pour nous attacher aux choses invisibles et éternelles : et la grandeur au contraire nous attache aux choses visibles et temporelles, en les approchant de nous, et en nous forçant de les voir et de les sentir dans ce qu’elles ont de plus éclatant et de plus délicieux.

Il est contraire à l’espérance chrétienne, parce que cette vertu nous fait mettre notre confiance et notre appui en Dieu seul, au lieu que la grandeur porte d’elle-même à mettre son appui et sa confiance dans les richesses, selon ce que dit le Sage : La forteresse du riche,c’est-à-dire son soutien et l’objet de son espérance, consiste dans ses richesses. Substantia divitis urbs fortitudinis ejus. Ce qui fait aussi que saint Paul recommande particulièrement aux riches du monde, de ne mettre pas leur espérance dans des richesses incertaines - Neque sperare in incerto divitiarum — parce qu’il savait que c’était là la pente, où le poids même des richesses les portait.

Il est contraire à l’esprit de charité, parce que la charité ne se regarde point elle-même, et qu’elle se rapporte toute aux autres ; au lieu que l’instinct de la grandeur est de ne regarder que soi, et de rapporter toutes choses à soi.

Enfin il est contraire à l’esprit de recueillement, par la dissipation continuelle où il engage ; à l’esprit de pénitence par les plaisirs qu’il fournit ; à l’esprit de pauvreté par l’abondance des biens du monde qui l’accompagne ; et à l’esprit d’humilité par les objets d’ambition et d’orgueil qu’il présente sans cesse à l’esprit.

Que si l’état des Grands est tel que nous l’avons représenté, il est clair qu’il peut bien être souffert lorsque Dieu nous l’impose, qu’il peut être accepté par soumission à sa volonté, mais qu’il ne peut être recherché volontairement sans présomption et sans imprudence. Il faut que ce soit la vue de l’ordre de Dieu et de sa volonté qui nous y console, comme c’est sa grâce qui nous y doit soutenir. C’est pourquoi l’Ecriture, en nous marquant à quoi nous nous devons porter de nous-mêmes, nous avertit qu’il ne faut pas demander à Dieu les grandes charges, ni les grands emplois : Noli quaerere a Domino ducatum, tieque a rege cathedram honoris.Elle nous avertit de n’exposer pas nos fautes aux yeux du peuple, en nous chargeant de le gouverner : Non pecces in multitudine civitatis, neque te immittas iti populum.

Chapitre VII. Que les Grands ont besoin de la plupart des vertus dans un degré héroïque. §

Quelque grands que soient ces dangers qui sont attachés à la grandeur, ceux qui s’en trouvent chargés par l’ordre de Dieu ne doivent pas pour cela perdre courage. Dieu peut aussi facilement leur faire surmonter les plus grandes difficultés que les moindres. Il sauve, comme dit l’Écriture, aussi bien avec peu de forces, qu’avec des troupes innombrables ; et dans le trésor infini de ses grâces, il en a de proportionnées à tous nos besoins. Mais pour obtenir même ces grâces proportionnées, il faut que les Grands connaissent la grandeur de leurs besoins, et qu’ils sachent que les grâces communes n’y suffisent pas.

La foi commune, par exemple, qui suffit pour détacher un homme de médiocre condition des petits biens qu’il possède, ne suffit pas pour séparer les Grands de l’impression de tant de grands objets qu’ils ont continuellement devant les yeux. Il leur faut une foi très vive, très agissante, très éclairée, qui efface tout ce faux éclat des biens temporels, et qui leur en découvre le néant et la vanité. Et ils ont besoin de même d’une espérance très ferme et très solide, puisqu’il faut qu’elle ne soit point ébranlée par les grandes secousses auxquelles ils sont exposés, et qu’elle résiste à tous les vents, et à toutes les tempêtes du monde.

Ils ont besoin d’une charité et d’une force très extraordinaire, et qui approche en quelque sorte de celle des martyrs, puisqu’elle les doit rendre toujours prêts à perdre toutes choses pour l’intérêt de la justice et du prochain. Ceux que Dieu tient dans l’obscurité ne sont pas exposés à ces grandes épreuves de tout perdre, ou de perdre Dieu ; mais les Grands y sont continuellement exposés, et ils y doivent être toujours préparés. Il faut que leur fortune et leur grandeur ne tiennent à rien, et qu’elles soient continuellement dans leurs mains, en attendant que Dieu leur présente quelque occasion de les perdre pour son service.

[Il est vrai que les Grands qui se tiendraient simplement dans leurs terres et dans leurs maisons, sans aspirer aux charges et aux emplois, pourraient éviter une partie de ces inconvénients : et cela fait voir que l’état que leurs ennemis tâchent de leur procurer est leur plus heureux état, et que les caresses et les faveurs du monde sont au contraire les plus grands malheurs qui leur puissent arriver.]

Si les devoirs auxquels ils sont obligés étaient toujours clairs, il serait bien plus facile de les accomplir en prenant résolution de se perdre dans le monde une fois pour toutes, ce qui n’est pas si grande chose. Mais la difficulté consiste en ce qu’ils sont souvent fort obscurs. S’il faut perdre sa fortune et sa grandeur pour l’intérêt de Dieu, il ne la faut pas prodiguer témérairement sur un caprice, lorsque Dieu ne le demande pas. Il y a beaucoup de choses qu’il faut tolérer pour se réserver aux grandes occasions. La condescendance chrétienne n’est pas moins une vertu, que le zèle et la fermeté. Et s’il faut éviter la lâcheté qui fait trahir la justice, il ne faut pas moins s’éloigner d’une certaine générosité humaine qui se précipite sans utilité dans le danger. Rien n’est plus difficile que de faire ce discernement : car sous prétexte de condescendance on souffre toujours l’oppression de la justice ; et si l’on ne veut rien souffrir, on se rend en moins de rien inutile. Il faut donc souffrir quelque chose, et ne pas tout souffrir. Mais qui trouvera les justes bornes, et le tempérament raisonnable que l’on doit garder en cela ? On ne le peut sans une très grande lumière ; et cette lumière ne s’obtient que par de grandes prières, non plus que la force nécessaire pour suivre et pour exécuter ce qu’elle dicte. De sorte que l’on peut dire des Grands en quelque sorte ce que saint Grégoire disait des pasteurs, qu’il faut qu’ils soient les plus éminents dans l’action, et les plus élevés dans la contemplation.

Enfin, la patience nécessaire aux Grands pour souffrir les accidents auxquels leur condition les expose, est encore beaucoup au-dessus de celle qui suffit au commun du monde, et l’on peut dire qu’il faut qu’ils y succombent s’ils ne sont plus patients que les autres hommes. Leur âme est devenue par l’accoutumance, plus délicate et plus sensible que celle des autres, et cependant ils sont beaucoup plus en butte aux grandes disgrâces : on les trouve partout, et on leur peut nuire en mille manières. Il n’arrive que trop souvent que ceux qui ont plus de crédit se plaisent à rabaisser ceux que leur naissance et leur mérite devraient élever au-dessus d’eux. Il n’y a rien sans doute de plus dur et de plus sensible que ce traitement, ni qui porte davantage à l’impatience et à la colère. Cependant tous les remèdes qu’on y pourrait apporter par la force sont funestes, injustes et criminels. Il n’y en a point d’autre que la souffrance : et si cette souffrance est chrétienne et humble, elle ne peut être l’effet que d’une très grande patience et d’une extrême sagesse.

Que tout ce qui montre combien il est difficile aux Grands de vivre chrétiennement, fait voir l’éminence de la vertu de ceux qui satisfont aux devoirs du christianisme malgré toutes ces difficultés.

Mais si, pour satisfaire aux devoirs de la grandeur et pour vaincre les obstacles qu’elle y apporte, on a besoin de tant de grâces, et d’un si haut degré de vertu, la raison nous oblige de conclure que les Grands qui satisfont en effet, et qui surmontent tous les obstacles de leur condition, possèdent ce degré de vertu si éminent. Et c’est ce qui a porté les saints à relever par des éloges extraordinaires les personnes de grande qualité qui ont honoré l’Église par leur piété. Ils savaient assez que dans cette ligne infinie de notre durée, qui s’étend du premier moment de notre être jusques à l’éternité, la distinction des conditions n’a lieu que dans un atome imperceptible qui est l’espace de notre vie, et que dans tout le reste de ces temps infinis qui la doivent suivre, il n’y aura plus d’autre différence entre les hommes que celle qui vient de la différence de leurs mérites. Mais ils mesuraient la vertu des Grands par la grandeur des empêchements que la grâce leur avait fait vaincre. C’est pour cette raison que saint Paulin fut comblé de louanges durant sa vie par les plus grands saints de son temps, et qu’il s’est plu lui-même à relever la vertu de l’illustre Mélanie, dont il décrit l’arrivée en Italie dans une de ses lettres d’une manière si édifiante. Quels éloges n’a-t-on point donné de même à l’empereur Théodose pour avoir fait ce que cent nulle pénitents ont fait aussi bien que lui, parce qu’on supposait qu’un empereur avait besoin d’une plus grande vertu que les autres pour embrasser la pénitence comme les autres ?

Ce n’est donc point par une complaisance humaine, mais par une lumière spirituelle, que les saints ont témoigné une estime particulière pour la vertu des Grands. Ils les ont regardés avec raison comme des trophées de la grâce de Jésus-Christ, et comme étant plus capables que personne d’en faire connaître la force. En effet, qu’y a-t-il de plus admirable que de voir que Dieu grave par son esprit l’humilité dans des cœurs que toutes choses portaient à l’orgueil ; qu’il leur fasse entendre sa voix malgré le bruit et le tumulte dans lequel ils vivent, et qu’il les préserve de la corruption du monde, pendant qu’ils respirent un air si contagieux ? Quelle chaleur intérieure ne doivent-ils point avoir, puisqu’elle est capable de résister au froid mortel que la vie qu’ils mènent dans le monde produirait dans tous les autres ? Il y a si loin de la vie de la cour à la vie chrétienne, qu’on doit juger que ceux qui ont fait ce voyage ont beaucoup de force. Que s’ils paraissent quelquefois plus las que ceux qui vivent dans la retraite, ce n’est pas qu’ils aient moins de vigueur, mais c’est qu’ils ont fait plus de chemin. Ainsi ceux qui n’ont presque rien quitté pour Dieu, et qui ne perdent rien en le servant, ont raison de s’humilier par l’exemple des Grands, et de se confondre dans leur lâcheté, en considérant les violences que les Grands sont obligés de se faire pour surmonter les empêchements dont iis sont environnés.

C’est aussi dans cette vue que l’Église prend plaisir de proposer au commun du monde la vertu des Grands, comme étant plus capable de faire impression sur leur esprit que celle des autres. Car il est certain que rien n’est plus propre pour confondre l’orgueil, la délicatesse et l’impénitence des petits que l’humilité, la mortification et la pénitence des Grands. Leur exemple a une efficace toute particulière, et leur grandeur n’a pas moins de force pour inspirer la vertu, qu’elle en a pour autoriser le vice. On est disposé à la regarder avec admiration, et l’on se porte facilement à imiter ce que l’on admire. C’est pourquoi il est juste que l’Eglise se serve d’eux pour le bien, comme le démon se servait d’eux pour le mal, et qu’elle en fasse des instruments de salut, comme il en faisait des instruments de damnation.

Non seulement on doit avoir beaucoup d’estime pour leur vertu, mais il est juste d’avoir pour eux une reconnaissance particulière, et durant leur vie et après leur mort. Et l’on peut dire qu’il n’y a point de personnes à qui les prières de l’Église soient plus dues et puissent être plus utiles. Car si selon la doctrine de saint Augustin, tout ce que les vivants font pour les morts ne leur sert qu’à proportion qu’ils ont mérité, par leurs actions, que ce qu’on ferait pour eux leur servît après leur mort, les Grands qui ont protégé l’Église durant leur vie méritent que l’Église prie pour eux avec d’autant plus de zèle qu’elle a plus de sujet d’espérer d’obtenir l’effet de ses prières de la miséricorde de Dieu.

De la manière d’étudier chrétiennement’ §

I §

La première des règles que l’on peut donner sur la manière d’étudier chrétiennement, et qui est le fondement de toutes les autres, est de regarder l’étude, non comme une occupation indifférente, mais comme une action très importante dans notre vie, et qui étant bien ou mal faite peut beaucoup contribuer à notre salut ou à notre perte. Et il est bon avant toutes choses de bien s’affermir dans ce principe et d’en considérer les raisons.

II §

L’étude n’est pas une action courte et passagère ; c’est une action longue et qui se renouvelle souvent. Il est donc d’une extrême conséquence qu’elle soit bien réglée, et que le temps que nous y employons ne soit pas perdu. Car s’il n’est pas permis de dissiper inutilement son bien, et si c’est un grand péché de perdre une somme considérable d’argent au jeu ou pour quelque autre chose non nécessaire, parce que les biens temporels nous sont donnés de Dieu pour être la matière de nos bonnes œuvres, et non pas de nos vains divertissements, il est encore moins permis de consumer inutilement le temps qui nous est donné pour acquérir l’éternité, et dont la perte est plus irréparable que celle de toutes les autres choses temporelles.

III §

Nous devons considérer que le temps que nous employons à l’étude est non seulement le prix de l’éternité, mais que c’est encore un présent que nous recevons toujours de la main de Dieu, et dont nous lui devons toujours une nouvelle reconnaissance ; et nous ne saurions nous en acquitter qu’en employant continuellement pour lui ce que nous recevons continuellement de lui. Enfin c’est une dette que nous contractons à tout moment, puisqu’il ne nous donne ce temps que pour en bien user, et qu’il se réserve le droit de nous en faire rendre compte. C’est un talent et un dépôt qu’il nous confie. Il nous demandera compte de l’emploi que nous en aurons fait. Et je ne vois pas qu’on ait droit d’espérer d’être reçus favorablement de lui si nous ne lui en pouvons rendre d’autre que de lui dire : Seigneur, de ce temps que vous m’avez donné pour opérer mon salut, j’en ai employé tant à lire des livres de médisances, tant à lire des romans et des comédies, tant à lire des livres qui m’étaient entièrement inutiles pour mes emplois. Car si ce discours nous paraît dès à présent ridicule, pouvons-nous espérer qu’il nous justifie devant Dieu et devant ses Anges ?

IV §

L’étude n’est pas seulement une occupation, mais c’est tout le travail des enfants, et une grande partie de celui des personnes qui ont choisi pour l’emploi de leur vie des exercices qui dépendent plus de l’esprit que du corps. Or il est très nécessaire que notre travail soit bien réglé, parce qu’il est très nécessaire que notre pénitence soit bien réglée, et que le travail en fait toujours la principale partie. Car si la pénitence qui doit purifier toutes nos fautes, et qui nous doit acquitter de nos dettes, ne fait au contraire que nous souiller et nous charger davantage, quelle espérance nous reste-t-il ? Si sal evanuerit, in quo salietur ?Si le jeûne qui est de soi-même une œuvre de pénitence est rejeté de Dieu lorsqu’il est corrompu par la propre volonté - ce qui fait dire à Dieu par son Prophète, qu’il n’approuvait point les jeûnes des Juifs, parce qu’ils les faisaient par caprice et par fantaisie -, combien sera-t-il plus éloigné d’approuver et de recevoir comme des œuvres de pénitence les études qui n’auront pour but que la vanité, la curiosité, ou un divertissement inutile.

V §

Enfin il faut considérer que l’étude est la culture et la nourriture de notre esprit. Ce que nous lisons entre dans notre mémoire, et y est reçu comme un aliment qui nous nourrit, et comme une semence qui produit dans les occasions des pensées et des désirs, et qui ne se reçoit jamais même sans penser : car nous pensons toujours aux choses que nous apprenons, puisque la mémoire et l’intelligence sont des pensées de notre âme. Elles sortent de nous par ces actions en même temps qu’elles y entrent ; et elles sont capables de nous souiller en y entrant, parce qu’elles sont toujours accompagnées de quelque complaisance et de quelque approbation insensible. Si l’on ne prend donc point indifféremment toute sorte d’aliment, et si l’on évite avec soin tous ceux qui nous peuvent nuire ; si l’on ne sème pas dans ses terres toutes sortes de semences, mais seulement celles qui sont utiles : combien doit-on encore apporter plus de discernement à ce qui sert de nourriture à notre esprit, et ce qui doit être la semence de nos pensées ? Car ce que nous lisons aujourd’hui avec indifférence se réveillera dans les occasions, et nous fournira, sans même que nous nous en apercevions, des pensées qui seront une source de notre salut ou de notre perte. Dieu réveille les bonnes pensées pour nous sauver, le diable réveille les mauvaises pensées dont il trouve les semences en nous, afin de nous perdre, et nous lui en donnons occasion, lorsque nous ne faisons point de scrupule de remplir notre mémoire d’une infinité de choses vaines et dangereuses.

VI §

Il est d’autant plus nécessaire d’apporter une attention particulière à ce discernement des bonnes et des mauvaises nourritures de notre esprit, que nous n’avons point d’avertissement naturel qui nous les fasse distinguer. Car dans la nourriture du corps l’on distingue d’ordinaire par le goût même ce qui nuit à la santé - Dieu ayant pourvu par ce moyen à la conservation de notre vie corporelle, de peur que notre intempérance ne nous portât à nous nourrir de poisons. Mais il n’en est pas de même dans les aliments de l’âme. Nous n’avons point naturellement de goût spirituel qui distingue les bons aliments des mauvais. Nous trouvons même quelquefois les poisons plus agréables que les meilleures nourritures, tant notre goût spirituel est corrompu. Et ainsi il faut suppléer par une attention toute particulière à cette corruption de notre esprit. Et c’est une des manières dont nous devons pratiquer cet avertissement du Sage : Omni custodia serva cor tuum.Ce qui nous doit porter à veiller avec soin sur tout ce qui entre dans un vase si précieux.

VII §

Si notre âme doit être le sanctuaire de Dieu ; si elle doit être cette maison d’oraison, dont il est dit : Domus mea domus orationis vocabitur ; ne craignons-nous point que Dieu ne nous reproche d’avoir profané ce Temple, et qu’il ne nous dise comme aux Juifs, que nous avons fait de sa maison une retraite de voleurs ; que nous en avons fait un théâtre et un lieu de comédie en remplissant notre mémoire de ces images profanes qui déshonorent la sainteté d’un lieu qui doit être consacré à Dieu, et qui troublent la tranquillité de nos prières par les vains fantômes qu’elles nous présentent au temps où nous en devons être les plus dégagés ?

VIII §

Il y a des poisons dans les livres, qui sont visibles et grossiers. Il y en a d’invisibles et de cachés. Il y a des livres qui sont tout empestés, et d’autres qui ne sont corrompus qu’en certaines parties. Et il y en a peu qui ne le soient en cette manière. Car les livres sont les ouvrages des hommes, et la corruption de l’homme se mêle dans la plupart de ses actions. Et comme elle consiste dans l’ignorance et dans la concupiscence, presque tous les livres se ressentent de ces deux défauts.

Ils se ressentent de son ignorance par les maximes fausses qui y sont semées. Ils se ressentent de la concupiscence, parce que les passions qui nous possèdent s’impriment dans nos livres, et portent ensuite cette impression insensible jusque dans l’esprit de ceux qui les lisent.

IX §

C’est le sentiment de quelques médecins que dans toutes les viandes il y a toujours quelque chose de mortel. Et ils ajoutent, que toutes les maladies viennent de l’amas de cette matière mortelle qui demeure dans les corps après la digestion des aliments. Mais ce qui n’est peut-être pas vrai de la nourriture du corps, l’est sans doute de celle de l’esprit. Il y a peu de livres qui n’enferment quelque sorte de venin par la raison que nous avons marquée. L’homme se mêle partout. Ainsi, en lisant les livres des hommes, nous nous remplissons insensiblement des vices des hommes.

X §

Outre cette corruption qui vient des livres mêmes, il y en a une autre qui vient de nous, et qui gâte les meilleures choses que nous trouvons dans les livres. Notre cœur est un vase qui peut corrompre tout ce qu’il reçoit. Les plus utiles instructions nous peuvent être un sujet de vanité, et même d’erreur, par la fausse application que nous en pouvons faire. Si elles sont bonnes en soi, elles ne sont pas bonnes pour nous. Elles nous détournent de notre voie, et nous amusent en nous faisant quitter celles qui nous sont vraiment importantes.

XI §

Pour éviter ces diverses sortes de poisons, il faut user de divers remèdes. Et premièrement pour se garantir de celui qui naît de la corruption même de notre cœur, il n’y en a point d’autre que de le purifier sans cesse par les exercices d’une vie chrétienne. Il faut donc avoir dans l’esprit que cette pureté de cœur est la principale disposition à l’étude ; comme la principale préparation d’un vase où l’on doit verser une liqueur précieuse, est de le bien nettoyer.

Sincerum est nisi vas, quodcumque infundis acescit

Sans cela tout s’y aigrit, tout s’y corrompt, comme nous avons déjà dit. Ainsi c’est une prière qui convient particulièrement à ceux qui étudient que celle du Prophète Roi : Cor mundum créa in me Deus, et spiritum rectum innova in visceribus meis.

XII §

Il ne faut pas s’imaginer qu’il suffise de croire avoir le coeur pur, et que par là on soit en état de lire les choses les plus mauvaises. La force chrétienne consiste à se croire faible ; et c’est une partie de la pureté que d’appréhender beaucoup de la souiller par des lectures dangereuses. Il faut donc avec cela travailler à éviter les poisons qui se trouvent dans les lectures. S’ils sont grossiers, il faut les éviter par le retranchement de toute curiosité pour ces sortes de choses ; s’ils sont subtils et imperceptibles, il faut s’adresser à Dieu par la prière, afin qu’il nous les fasse connaître, ou qu’il nous les fasse éviter sans même que nous les connaissions. C’est pourquoi il n’y a guère d’action qui ait plus besoin de prière que l’étude. Et c’est un grand défaut que d’en commencer aucune sans élever son esprit à Dieu, et sans le supplier de la bénir et de nous préserver du danger qui en est inséparable. Car si par une coutume très juste on ne prend point la nourriture du corps sans demander la bénédiction de Dieu, afin que ce qui doit servir pour soutenir notre vie, ne serve point de matière au diable pour nous faire perdre la vie de l’âme : combien devons-nous encore être plus soigneux de nous adresser à Dieu, lorsque nous prenons cette nourriture spirituelle, qui est encore plus capable d’exciter en nous toutes sortes de passions, et qui le fait nécessairement si la bénédiction de Dieu n’en empêche les mauvais effets, et si la charité ne dissipe l’enflure qu’elle produit.

XIII §

Par cette prière nous offrons à Dieu nos lectures et notre étude comme une action qui lui est consacrée et que nous faisons pour lui. Mais afin que notre prière soit reçue, il faut qu’elle soit sincère : c’est-à-dire, qu’il soit vrai que ce soit pour Dieu que nous étudions, que le désir de le servir soit le motif qui nous porte à étudier, et que ce soit sa volonté qui règle nos études. Car il ne faut pas s’imaginer que pour avoir offert en l’air à Dieu notre étude, elle lui soit effectivement consacrée. Dieu ne peut recevoir de nous que ce qu’il produit lui-même dans nous, et ce qui vient de son propre esprit et non pas du nôtre. De sorte que si notre étude n’a pour principe en effet que la curiosité, ou la vanité, ou quelque autre mauvais désir, on a beau l’offrir à Dieu, il ne la rendra pas innocente, et l’on fera plutôt une injure à Dieu en le suppliant d’agréer une chose qui n’est pas entreprise pour lui, ce qui serait contraire à sa sainteté et à sa justice.

Il est donc nécessaire que notre étude, pour être digne d’être offerte à Dieu, ait Dieu même pour principe, c’est-à-dire qu’elle naisse du désir de lui obéir. Or elle a ce principe quand nous étudions pour satisfaire à la pénitence générale du travail que Dieu a imposée à tous les hommes, et que nous choisissons entre les études celles qui nous peuvent servir pour nous acquitter de nos devoirs.

Car si nous nous appliquons à des études inutiles, il est clair que la volonté de Dieu, et le désir de lui plaire n’est pas ce qui nous fait étudier, puisque cette volonté est juste, raisonnable, et non fantasque et capricieuse.

Un juge qui étudie les choses de son métier, peut dire qu’il étudie par la volonté de Dieu. Mais s’il s’amusait à apprendre la langue des Indiens ou des Chinois, il serait bien difficile qu’il pût répondre sincèrement à Dieu, s’il lui demandait pour qui il fait ces sortes d’études : Seigneur, c’est pour vous que je les fais.

XIV §

Il ne faut pas pourtant porter cette règle si avant, que l’on ait du scrupule de toutes les études qui ne se rapportent pas directement à notre profession. Car pourvu que nous y employions le temps nécessaire pour nous y rendre habiles, on a quelque liberté pour le reste des études, pourvu que l’on n’en abuse pas. Et le moyen de n’en pas abuser est de les rapporter à quelque chose d’utile en soi, et qui nous puisse servir, comme à savoir l’histoire, à écrire, à parler, parce que ce sont des professions générales qui ne sont pas incompatibles avec notre profession particulière.

XV §

Il ne faut pas même entendre ces maximes avec cette rigueur, que l’on s’imagine que ce soit un mal de prendre plaisir à son étude, et d’en faire même où l’on recherche en quelque façon le divertissement de l’esprit. Car si ces études qui nous divertissent sont d’ailleurs dans l’ordre de nos devoirs, c’est un soulagement que Dieu accorde à notre faiblesse, et nous devons nous servir de ce moyen pour y avancer davantage, étant certain que les études que l’on fait avec plaisir entrent bien plus avant dans la mémoire que celles que l’on fait avec dégoût et avec chagrin.

Pour les lectures de pur divertissement, comme celle des livres de voyages, de médailles, etc., elles peuvent être légitimes en la manière que les divertissements sont légitimes, c’est-à-dire pour remettre notre esprit lorsqu’il est fatigué et abattu par des études sérieuses, pour le renouveler et pour l’occuper lorsqu’il n’est pas capable d’autre chose. Mais il faut avoir soin que ces divertissements ne soient point en eux-mêmes dangereux, et que de plus on ne s’y accoutume pas de telle sorte que l’on se lasse facilement des lectures sérieuses. C’est pourquoi il faut un peu souffrir de lassitude avant que d’avoir recours à ces sortes de remèdes.

XVI §

La vue qui nous fait regarder l’étude comme une pénitence et un travail que Dieu nous impose, nous découvre aussi la plupart des dispositions que nous devons y apporter, qui se peuvent réduire à celles-ci : de travailler fidèlement, exactement, persévéramment. La fidélité consiste à s’appliquer autant que l’on peut aux mêmes heures, aux mêmes études, afin d’honorer Dieu par l’ordre de nos études, aussi bien que par nos études mêmes, et de ne se laisser point surmonter à la paresse qui nous porterait à employer inutilement le temps que nous avons destiné à nos études. L’exactitude consiste à faire les choses aussi bien que nous les pouvons faire, en considérant que c’est pour Dieu que nous les faisons, et qu’il mérite bien toute notre application. Et la persévérance consiste dans la continuation d’une même sorte d’étude, tant qu’elle nous est utile, en évitant ainsi l’inconstance qui est si naturelle à l’amour-propre. Il est bon pour cela de se souvenir de cette parole du Prophète : Maledictus qui facit opus Dei fraudulenter ; et de celle du Sage : Qui mollis et dissolutus est in opere suo,frater est opéra sua dissipantis. La première doit retrancher la négligence par laquelle on dérobe à Dieu une partie du temps que l’on devait employer à son service, et qui est contraire à la fidélité que l’on lui doit. Et la seconde condamne non seulement le défaut d’exactitude, mais aussi le désordre, qui sont les deux vices contraires aux deux autres qualités des études que l’on fait chrétiennement.

XVII §

Il ne faut pas s’imaginer que la vie de l’étude soit une vie facile. Ceux qui en feront une épreuve sérieuse trouveront au contraire que la vie d’une étude toute pure est la plus pénible de toutes les vies, et que les autres le sont presque à proportion qu’elles approchent davantage de celle-là. La raison en est qu’il n’y a rien de plus contraire à la nature que l’uniformité et le repos, parce que rien ne nous donne plus de lieu d’être avec nous-mêmes. Le changement et les occupations extérieures nous emportent hors de nous, et nous divertissent en faisant que nous nous oublions nous-mêmes. De plus ce langage des morts est toujours un peu mort, et n’a rien qui pique vivement notre amour-propre, et qui réveille fortement nos passions. Il est destitué d’action et de mouvement. Il ne porte dans notre esprit que des idées assez languissantes des choses dont il nous parle, parce qu’il n’est pas aidé du ton, du geste, du visage, et de toutes les autres choses qui contribuent à rendre vives les images qui entrent en nous par la conversation des hommes. Enfin il nous parle peu de nous-mêmes, et il nous donne peu de lieu de nous voir avec plaisir. Il flatte peu nos espérances, et tout cela contribue à mortifier étrangement l’amour-propre, qui n’étant pas satisfait répand la langueur et le dégoût dans toutes les actions.

C’est ce qui fait qu’on souffrira plus facilement la vie d’un capucin, qu’une étude solitaire dans une chambre. Il est plus facile d’être soldat ou marchand, d’aller sur mer, de hasarder sa vie, que de vivre dans le repos d’une solitude réglée. Pourquoi cela ? Parce qu’il n’y a rien de si difficile que de se souffrir et de se sentir, et que l’on fait toutes choses pour l’éviter. Lors donc qu’on a choisi ce genre de vie, il faut se résoudre en même temps de combattre la langueur et la paresse. Car l’amour-propre, qui veut avoir son compte, tâche de regagner d’un côté ce qu’il perd de l’autre. Ainsi ne pouvant jouir de l’agitation qui le satisferait le plus, il veut au moins jouir de l’exemption de travail et de peine, et il nous entraîne de ce côté-là avec violence. C’est pourquoi si l’on n’y prend garde, la vie de l’étude porte au relâchement dans la mortification, à la paresse et à toutes ses suites, et il est besoin d’un effort continuel pour s’en préserver.

XVIII §

Il faut combattre ces vices et directement et par adresse. On les combat directement par toutes les raisons qui peuvent exciter en nous une ardeur nouvelle, par la considération des fatigues et des peines qui sont jointes à tous les emplois du monde, et par la crainte d’être du nombre de ceux dont il est dit, qu’ils ne sont point dans les travaux des hommes, et qu’ils n’auront point de part aux fléaux que Dieu leur envoie,ce qui est une marque d’une extrême colère de Dieu contre eux. Mais il est bon d’y employer aussi quelque sorte d’adresse, de se tromper soi-même, de n’envisager cette vie que par parties, c’est-à-dire de ne considérer qu’une entreprise particulière dont on voit la fin, comme celle de quelque lecture, ou de quelque ouvrage qui ne dure pas longtemps, en n’étendant pas sa vue plus loin alors. Après cette entreprise il en viendra une autre, et cependant l’esprit n’est pas accablé. En un mot il faut faire à l’égard de l’étude ce que saint Grégoire conseille de faire à l’égard du jeûne, qui est de commencer par jeûner, et de promettre à son corps quelque soulagement à l’avenir. Il faut ainsi commencer par étudier, et se promettre quelque soulagement quand on aura fait quelque étude considérable. Et il n’est pas toujours mauvais de se l’accorder effectivement, étant certain que dans les études on avance quelquefois davantage en reculant un peu, et en ne poussant pas son esprit à bout par la trop longue continuation du travail.

XIX §

Nos études doivent être réglées selon nos emplois ; et si nous n’avons point d’autre emploi que l’étude, il faut qu’elle tende toute à la fin que nous nous y serons proposée, comme nous étant la plus proportionnée. Mais il faut considérer que nous avons deux sortes d’emplois, et que nous devons ainsi nous proposer deux sortes de fins ; l’une particulière, qui dépend de plusieurs circonstances, et qui peut être ainsi différente selon les différentes personnes qui s’appliquent à l’étude ; l’autre générale et commune à tous, qui est de donner à son âme la nourriture qui lui est nécessaire pour subsister dans la voie de Dieu, de peur de tomber dans l’état dont le Prophète parle quand il dit : Percussus sum ut foenum, et aruit cor meum, quia oblitus su tu comedere panem meum.Ce pain de l’âme sont les instructions solides de la piété, que saint Chrysostome juge si nécessaires, qu’il n’a pas craint de dire dans l’homélie troisième du Lazare : Non potest fteri ut quisquam salutem assequatur, nisi perpetuo uersetur in lectione spirituali.Et quoiqu’on ne doive pas prendre ces paroles à la rigueur, Dieu suppléant dans les ignorants à cet exercice par d’autres exercices de travail, de pénitence et d’humiliation, qui étant faits avec un esprit de piété sont une excellente lecture, elles doivent néanmoins faire comprendre aux personnes qui sont capables de s’occuper à la lecture, combien c’est un grand défaut à eux d’employer tout leur temps à des études qui se rapportent aux autres, et de n’en faire jamais qui se rapportent directement à eux-mêmes. Sans doute qu’il est très difficile de se sauver dans une telle disposition, et qu’en la considérant bien on ne trouvera pas d’excès dans les paroles de saint Chrysostome. Car il est certain que nous avons toujours un poids qui nous entraîne en bas, c’est-à-dire à la vie chamelle. Pour y tomber il n’y a qu’à se laisser aller et à ne faire point d’effort pour s’en empêcher, le torrent nous emportera de lui-même. Or un des principaux efforts que nous devons faire, c’est de méditer la parole de Dieu, soit dans l’Écriture, soit dans les autres livres de piété, n’y ayant rien qui soit plus propre pour résister à l’esprit du monde et aux maximes du monde.

XX §

Le monde nous parle en mille manières. Il nous fait entendre sa voix trompeuse presque par toutes les créatures qui nous servent de piège, selon le Sage. Le discours commun des hommes est tout formé sur la concupiscence, et non sur la vérité. Ce que l’on y appelle bien, honneur, plaisir, félicité, mal, misère, infamie, sont les objets que la concupiscence désire ou fuit, et auxquels elle a attaché ses idées. Le moyen donc de résister à l’impression si continuelle de ce langage du monde, si l’on n’a soin d’écouter Dieu qui nous parle dans ses Écritures, et dans les livres qui ont été faits par son esprit.

XXI §

Un grand serviteur de Dieu conseillait aux personnes qui avaient de la mémoire, d’apprendre par cœur divers psaumes, et diverses sentences de l’Écriture sainte, dans le dessein de sanctifier la mémoire par ces divines paroles. Et cet exercice est particulièrement nécessaire à ceux qui l’ont profanée, en y recevant une infinité de choses qui ont été écrites par l’esprit du diable dans le dessein de tromper les hommes par un faux agrément, qui nous rend les vices aimables lorsqu’ils sont représentés avec un tour ingénieux. Que si l’on ne pénètre pas d’abord la beauté et la profondeur de l’Écriture, la lecture ne laisse pas d’en être utile, pourvu qu’on la fasse avec respect, et que l’on attribue à son ignorance, et non à l’Écriture même, le peu de goût et le peu d’ouverture que l’on y a. Car c’est à l’égard de ceux qui sont dans cette disposition respectueuse qu’on doit entendre ce que dit Origène : Si vides aliquando legi scripturam in auribus tuis, intérim hanc primant scias te suscepisse utilitatem, quod solo auditu velut precatione quadam nosciarum virtutum, quae te obsident, virus depellitur.Si le son, dit-il, des paroles de l’Écriture frappe quelquefois vos oreilles, sachez que la première utilité que vous en recevez, est d’entendre simplement ces paroles qui vous tiennent lieu d’une prière qui chasse loin de vous le venin des puissances ennemies qui vous attaquent. Et ce que dit saint Chrysostome dans l’homélie troisième du Lazare : Quid si non intelligamus quae continentur in sacris litteris, maxime quidem etiam si non intelligas illic recondita, tamen ex ipsa lectione multa nascitur sanctimonia.Encore que vous n’entendiez pas ce qui est enfermé dans l’Écriture, la lecture ne laisse pas d’imprimer dans votre esprit plusieurs effets de grâce et de sainteté.

XXII §

Il faut donc avoir dans l’esprit que les autres sciences ont leur temps séparé, et qu’il est permis de les quitter quand on en a appris autant qu’il nous était nécessaire ; mais que l’étude de la morale chrétienne que l’on doit faire dans l’Écriture et dans les livres des saints, ne se doit jamais quitter, et qu’elle doit durer autant que la vie, sans qu’on puisse jamais dire qu’on en est assez instruit. Car il ne suffît pas de savoir ces vérités d’une manière spéculative, ni qu’elles soient cachées dans quelques recoins de notre mémoire : il faut qu’elles soient vives et présentes à notre esprit, et qu’elles se présentent lorsqu’il est question de les mettre en pratique - ce qui ne se peut faire si nous n’avons soin de les renouveler sans cesse, et si nous ne tâchons de les imprimer, non seulement dans notre mémoire, mais aussi dans notre coeur.

Traité de l’éducation d’un Prince §

Première partie. Contenant les vues générales que l’on doit avoir pour bien élever un Prince. §

 

I

Un jeune Prince est un enfant de Dieu, destiné par la Providence divine à des emplois très importants, mais très dangereux, et qui peut être un grand instrument de la miséricorde ou de la colère de Dieu sur les hommes.

II

Son éducation doit avoir pour but de le rendre capable de s’acquitter de tous les devoirs auxquels sa condition l’engage, et de le préparer à tous les dangers auxquels cette condition l’expose.

III

Un Prince n’est pas à lui, il est à l’État. Dieu le donne aux peuples en le faisant Prince : il leur est redevable de tout son temps. Et sitôt qu’il est capable de discernement, il commet une double faute s’il ne s’applique avec tout le soin qu’il peut aux études et aux exercices qui servent à le disposer à s’acquitter des devoirs d’un Prince. Car il ne se fait pas seulement tort à soi-même en abusant de son temps ; mais il fait tort à l’État auquel il le doit.

IV

Ceux qui sont chargés de son éducation en commettent encore une plus grande s’ils ne lui en procurent la meilleure et la plus digne d’un Prince qu’il leur est possible. Car outre l’injustice qu’ils commettent envers ce Prince et envers l’État, ils se rendent encore participants de toutes les fautes dont il aurait pu être préservé par une bonne éducation.

V

Cette éducation chrétienne se rapportant directement au salut du Prince et au bien du peuple, et pouvant avoir des suites d’une conséquence infinie, on la doit regarder comme la chose du monde la plus importante. Toutes les raisons d’intérêt et de dépense, et tous les respects humains doivent toujours céder à celle-là. Il ne faut rien négliger de ce qui y peut être utile. Il faut éviter tout ce qui y peut être désavantageux. Enfin c’est ce qui doit tenir lieu de fin ; tout le reste ne peut tenir lieu que de moyens.

VI

Il est certain qu’un des principaux soins de ceux qui sont chargés de cette éducation doit être de faire un bon choix de celui ou de ceux à qui ils doivent confier l’éducation du jeune Prince ; mais il est impossible de n’y agir pas témérairement, si l’on ne sait quelles qualités sont nécessaires pour cet emploi.

VII

Le mauvais choix que l’on fait quelquefois dans ces rencontres, vient de la basse idée que l’on a de ce qui est nécessaire à un homme qui entreprend d’élever un Prince. La plupart croient qu’il suffit qu’il ne soit point vicieux, et qu’il ait quelque connaissance des belles lettres ; d’autres désirent particulièrement qu’il soit habile dans l’histoire. Il y en a qui cherchent des gens qui sachent parfaitement les mathématiques ; d’autres y considèrent principalement ce que l’on appelle savoir le monde. Enfin, on ne se propose d’ordinaire que des vues particulières et basses, et qui ne répondent en aucune sorte à la grandeur de la fin que l’on doit avoir.

VIII

Il est facile de reconnaître que toutes ces vues sont petites, et qu’elles ne sont nullement proportionnées au but que l’on doit se proposer en instruisant un jeune Prince, puisqu’un homme peut avoir toutes ces qualités, et être néanmoins un malhabile homme, et qu’un Prince peut être fort bien instruit dans les langues, dans l’histoire, et dans les mathématiques, et être néanmoins très mal élevé, parce qu’on lui aura gâté le jugement, et qu’on ne l’aura formé à rien de ce qui lui est le plus nécessaire pour vivre en Prince chrétien.

IX

On fait, par exemple, beaucoup d’état de l’histoire pour les Princes, et avec raison, puisqu’elle leur peut être fort utile, pourvu qu’on la leur montre comme il faut. Mais si on n’y apporte le discernement nécessaire, elle leur nuit souvent plus qu’elle ne leur sert. Car l’histoire n’est d’elle-même qu’un amas confus de faits. Les gens dont on y parle sont pour l’ordinaire vicieux, imprudents, emportés. Leurs actions sont souvent rapportées par des écrivains peu judicieux, qui louent et blâment les choses par caprice, et qui impriment par leurs discours nulle mauvais modèles et mille fausses maximes dans l’esprit de ceux qui les lisent sans discernement.

X

Un précepteur qui aura le jugement peu exact rendra encore cette étude de beaucoup plus dangereuse. Il versera indifféremment dans l’esprit du jeune Prince les sottises des livres et les siennes propres. Il gâtera les meilleures choses par le mauvais air qu’il y donnera, de sorte qu’il arrivera souvent qu’en le remplissant d’une science confuse il ne fera qu’étouffer en lui ce que la nature lui avait donné de bon sens et de raison.

XI

La plupart des choses sont bonnes et mauvaises selon le tour qu’on y donne. La vie des méchants peut être aussi utile que la vie des saints, quand elle est bien proposée, qu’on en fait voir la misère, et qu’on en inspire l’horreur. Et la vie des saints peut être aussi dangereuse que celle des méchants, quand on la propose d’une manière qui porte, ou à en abuser, ou à la mépriser.

XII

Les sciences ont leurs utilités et leurs inutilités, principalement pour des Princes, et on les peut apprendre toutes d’une manière basse et d’une manière relevée. Peu de personnes en savent faire la différence. Cependant il est si important de la faire, qu’il vaut souvent mieux les ignorer absolument, que de les savoir bassement, en s’enfonçant dans ce qu’elles ont d’inutile. Il y a peu de personnes dont on puisse dire ce que Tacite dit d’Agricola : Retinuitque quod est difficillimum ex sapientia modum.La plupart de ceux qui y sont les plus habiles sont ceux qui en jugent le plus mal, parce qu’ils en font l’objet de leur passion, et qu’ils mettent leur gloire dans l’exactitude, et non dans l’utilité de ces connaissances. Il y a de fort habiles mathématiciens qui croient que c’est la plus belle chose du monde que de savoir s’il y a un pont et une voûte suspendue autour de la planète de Saturne. Un Prince doit savoir ce que l’on en dit, car ces connaissances ne coûtent guère. Mais si on ne lui apprend en même temps que tout cela n’est qu’une curiosité assez vaine, on lui fait tort. Car il vaut mieux ignorer ces choses, que d’ignorer qu’elles sont vaines.

XIII

Cela fait voir que la qualité la plus essentielle à un précepteur que l’on destine à un Prince est une certaine qualité qui n’a point de nom, et que l’on n’attache point à une certaine profession. Ce n’est pas simplement être habile dans l’histoire, dans les mathématiques, dans les langues, dans la politique, dans la philosophie, dans les cérémonies, dans les intérêts des Princes : on peut suppléer à tout cela. Il n’est pas nécessaire que celui qui est chargé de l’instruction d’un Prince lui montre tout ; il suffit qu’il lui montre l’usage de tout. Il faut même par nécessité qu’il se fasse soulager, et que pendant qu’il se prépare à certaines choses, il soit seulement témoin de ce qui lui est enseigné par d’autres. Mais on ne supplée point à cette qualité essentielle qui le rend capable de cet emploi ; on ne l’emprunte point d’autrui ; on ne s’y prépare point. La nature la commence, on l’acquiert par un long exercice et par une infinité de réflexions. Et ainsi ceux qui ne l’ont pas, et qui sont un peu avancés en âge, sont incapables de l’avoir jamais.

XIV

On ne peut mieux la faire comprendre, qu’en disant que c’est cette qualité qui fait qu’un homme blâme toujours ce qui est blâmable, qu’il loue ce qui est louable, qu’il rabaisse ce qui est bas, qu’il fait sentir ce qui est grand, qu’il juge sagement et équitablement de tout, qu’il propose ses jugements d’une manière agréable et proportionnée à ceux à qui il parle ; et enfin qu’il tourne en toutes choses à la vérité l’esprit de celui qu’il instruit.

XV

Il ne faut pas s’imaginer qu’il le fasse toujours par des réflexions expresses, ni qu’il s’arrête à tout moment à donner des règles du bien et du mal, du vrai et du faux ; il le fait au contraire presque toujours d’une manière insensible. C’est un tour ingénieux qu’il donne aux choses, qui expose en vue celles qui sont grandes et qui méritent qu’on les considère, qui cache celles qu’il ne faut point faire voir, qui rend le vice ridicule, la vertu aimable, qui forme l’esprit insensiblement à goûter et à sentir les bonnes choses, et à avoir du dégoût et de l’aversion pour les mauvaises. De sorte qu’il arrive très souvent que la même histoire, et la même maxime qui sert à former l’esprit quand elle est proposée par une personne habile et judicieuse, ne sert au contraire qu’à le gâter quand elle est proposée par une personne qui ne l’est pas.

XVI

Les précepteurs ordinaires ne se croient obligés d’instruire les Princes qu’à certaines heures, et lorsqu’ils leur font expressément ce qu’ils appellent leçon. Mais cet homme dont nous parlons n’a point d’heure de leçon, ou plutôt il fait à son disciple une leçon à toute heure. Car il l’instruit souvent autant dans le jeu, dans les visites, dans les conversations, dans les entretiens qu’on a à table avec ceux qui y sont présents, que lorsqu’il lui fait lire les livres ; parce qu’ayant pour principal but de lui former le jugement, les divers objets qui se présentent y sont souvent plus avantageux que les discours étudiés, n’y ayant rien qui pénètre moins l’esprit que ce qui y entre sous l’image peu agréable de leçon et d’instruction.

XVII

Comme cette manière d’instruire est insensible, le profit que l’on en tire est aussi en quelque sorte insensible ; c’est-à-dire qu’il ne s’aperçoit pas par des signes grossiers et extérieurs. Et c’est ce qui trompe les personnes peu intelligentes, qui s’imaginent qu’un enfant instruit en cette manière n’est pas plus avancé qu’un autre, parce qu’il ne sait pas peut-être mieux faire une traduction de latin en français, ou qu’il ne répète pas mieux une leçon de Virgile : et ainsi ne jugeant de l’instruction de leurs enfants que par ces bagatelles, ils feront souvent moins d’état d’un homme vraiment habile que d’un autre qui n’aura qu’une science basse et un esprit sans lumière.

XVIII

Ce n’est pas que dans l’instruction des Princes on doive négliger les choses communes, et qu’on ne doive leur apprendre les langues, l’histoire, la chronologie, la géographie, les mathématiques, et même la jurisprudence jusques à un certain point. II faut régler leurs études comme on les réglerait à d’autres personnes. Ilfaut tâcher de les rendre laborieux. Il faut les faire passer d’une occupation à une autre, sans laisser aucun vide ni aucune inutilité. Il faut ménager avec adresse toutes les occasions de leur faire apprendre diverses choses. IIfaut, s’il est possible, qu’ils n’ignorent rien de ce qui est célèbre dans le monde. Tout cela est bon, utile et nécessaire en soi, pourvu que l’on ne s’y arrête pas comme à la fin de leur instruction, et que l’on s’en serve à former leurs moeurs et leur jugement.

XIX

Former le jugement, c’est donner à un esprit le goût et le discernement du vrai ; c’est le rendre délicat à reconnaître les faux raisonnements un peu cachés ; c’est lui apprendre à ne se pas éblouir par un vain éclat de paroles vides de sens, à ne se payer pas de mots, ou de principes obscurs, à ne se satisfaire jamais qu’il n’ait pénétré jusques au fond des choses ; c’est le rendre subtil à prendre le point dans les matières embarrassées, et à discerner ceux qui s’en écartent ; c’est le remplir de principes de vérité qui lui servent à la trouver dans toutes choses, et principalement dans celles dont il a le plus de besoin.

XX

Il faut qu’un précepteur intelligent tâche de rendre un Prince également délicat dans les choses et dans les manières. Car comme il y a des choses fausses, il y a aussi de fausses manières ; c’est-à-dire des manières qui font dans l’esprit des autres des effets tout contraires à ceux qu’on y voudrait faire. Ceux qui ne s’appliquent qu’aux choses deviennent grossiers dans les manières ; et ceux qui ne s’appliquent qu’aux manières sont d’ordinaire peu intelligents dans les choses. Le premier est ordinaire aux gens de retraite, et l’autre est fort ordinaire aux gens du monde. Un Prince doit éviter tous ces deux défauts, parce qu’il a besoin de connaître la vérité, et de la faire goûter aux autres. Et quoiqu’il doive être assez intelligent et assez équitable pour reconnaître et pour honorer la vérité, lors même qu’elle est proposée avec des manières désagréables, il doit extrêmement éviter de la proposer de cet air, parce qu’il en détruirait le fruit à l’égard de la plupart du monde.

XXI

Enfin il lui faut faire remarquer qu’il y a du faux partout : qu’il y a une fausse valeur, une fausse honnêteté, une fausse libéralité, une fausse galanterie, une fausse éloquence, une fausse raillerie, de faux agréments.

Il faut y regarder de bien près, pour ne pas prendre l’un pour l’autre ; et il est fort difficile qu’on ne s’y méprenne lorsqu’on n’a point de règle pour en juger, et que l’on ne fait que suivre l’impression des autres.

XXII

La morale est la science des hommes, et particulièrement des Princes, puisqu’ils ne sont pas seulement hommes, mais qu’ils doivent aussi commander aux hommes, et qu’ils ne le sauraient faire s’ils ne se connaissent eux-mêmes et les autres dans leurs défauts et dans leurs passions, et s’ils ne sont instruits de tous leurs devoirs. C’est donc dans cette science qu’il les faut principalement former. Comme l’usage en doit être continuel, l’étude en doit être continuelle. On ne saurait trop tôt la commencer, parce qu’on ne peut trop tôt commencer à se connaître, et elle est d’autant plus commode, que toutes choses y peuvent servir. Car on trouve partout les hommes et leurs défauts.

XXIII

Il faut tâcher non seulement de leur apprendre les véritables principes de cette science, mais aussi de leur en faire connaître la nécessité, et de leur en inspirer l’estime et l’amour, en leur faisant sentir le malheur effroyable de la plupart des grands, qui passent leur vie dans une ignorance terrible de ce qui leur est le plus important ; qui ne savent ce qu’ils font, ni où ils vont ; qui croient n’avoir autre chose à faire dans le monde que d’aller à la chasse, se divertir, ou former des desseins ambitieux pour l’agrandissement de leur maison ; et qui, après avoir ainsi vécu dans une illusion continuelle durant le petit espace d’une misérable vie, voient disparaître au moment de leur mort tous ces vains fantômes qui les avaient occupés, et tombent pour jamais dans l’extrémité de la misère.

XXIV

Il faut les instruire et des devoirs généraux des hommes, et des devoirs particuliers des Princes, et de l’alliance de ces devoirs, et surtout il faut essayer de prévenir cet oubli où les grands tombent insensiblement, de ce qui leur est commun avec tous les autres hommes, en n’attachant leur imagination qu’à ce qui les en distingue. Pour cela il est nécessaire de leur faire bien comprendre la véritable nature de toutes ces choses, ce que c’est que la grandeur, son origine, sa fin, ce qu’elle a de réel, ce qu’elle a de vain ; ce que les inférieurs doivent aux grands, ce que les grands doivent aux inférieurs, ce qui les rabaisse ou les élève devant Dieu et devant les hommes.

XXV

Comme l’affection des hommes est nécessaire au ministère auquel les Princes sont appelés, on les doit instruire avec grand soin de ce qui l’attire ou qui l’éloigne, de ce qui gagne ou choque les esprits, de ce qui plaît ou déplaît au monde. Il leur faut découvrir les sources cachées de tous ces effets, et les secrets ressorts qui causent ces différents mouvements, afin qu’ils les sachent faire jouer selon le besoin qu’ils en auront. Mais en même temps il leur faut faire connaître combien cette petite adresse est vaine quand on ne s’y propose point d’autre fin que celle de faire réussir quelques desseins de fortune, ou de jouir de la satisfaction d’être aimé. Et c’est pourquoi il leur faut montrer que toutes ces actions se peuvent pratiquer par des vues plus hautes et plus relevées, et que l’on les peut rendre infiniment plus utiles pour le ciel qu’elles ne le sont pour le monde.

Les grands, par exemple, sont obligés par leur condition même, d’être dans un exercice continuel de civilité, et quand ils s’en acquittent comme il faut, elle leur sert beaucoup à attirer l’estime et l’amour des hommes : mais cet exercice n’est pour la plupart d’entre eux qu’un amusement très vain. Comme ils la pratiquent inégalement, et qu’ayant une extrême complaisance pour les uns, ils ont une extrême fierté pour les autres, il arrive souvent qu’ils ne réussissent pas dans les desseins de se faire aimer. Et quand ils y réussiraient, ce succès ne leur pourrait procurer que de fort petits avantages. Mais ces mêmes offices de civilité pratiqués par d’autres vues, c’est-à-dire par des vues de charité, peuvent devenir un exercice continuel de vertu, et ils produisent même plus certainement par ce moyen cet effet temporel que l’on y recherche ordinairement, qui est de gagner l’affection de ceux à qui on les rend.

XXVI

Enfin, on leur doit faire remarquer dans toutes les actions particulières, que les lois de Dieu sont si justes et si saintes, qu’il n’y a point de voie plus propre pour attirer l’admiration des hommes, que de pratiquer la vertu chrétienne d’une manière haute et héroïque ; et que les qualités et les actions qui déplaisent davantage à Dieu, comme l’insolence, l’orgueil, l’injustice, l’emportement, sont aussi celles qui attirent le plus le mépris et l’aversion des hommes. Il n’y a rien de si aimable qu’un homme qui ne s’aime point, et qui rapporte tout à Dieu et au service des autres, en quoi consiste la piété d’un chrétien ; ni rien de si haïssable qu’un homme qui n’aime que soi-même, et qui rapporte tout à soi, en quoi consiste le dérèglement de l’homme.

XXVII

Mais quoique cette étude doive être la principale et la plus continuelle de celle où l’on applique les Princes, il faut néanmoins que cela se fasse d’une manière si proportionnée à leur âge et à la qualité de leur esprit, que non seulement ils n’en soient pas chargés, mais même qu’ils ne s’en aperçoivent pas. Il faut tâcher qu’ils sachent toute la morale, sans savoir presque qu’il y ait une morale, ni qu’on ait eu dessein de les en instruire, en sorte que lorsqu’ils l’étudieront dans le cours de leurs études, ils s’étonnent de savoir par avance beaucoup plus que ce qu’on y enseigne.

XXVIII

Rien n’est plus difficile que de se proportionner ainsi à l’esprit des enfants ; et c’est avec raison qu’un homme du monde dit que c’est l’effet d’une âme bien forte et bien élevée, de se pouvoir accommoder à ces allures puériles.Il est facile de faire des discours de morale pendant une heure ; mais d’y rapporter toujours toutes choses, sans qu’un enfant s’en aperçoive et s’en dégoûte, c’est ce qui demande une adresse qui se trouve en peu de personnes.

XXIX

Il y a deux choses dans les vices : le dérèglement qui les rend désagréables à Dieu ; la sottise ou le ridicule, qui les rend méprisables aux hommes. Les enfants sont d’ordinaire peu sensibles à la première ; mais on leur peut faire beaucoup sentir la seconde, par mille manières ingénieuses que les occasions fournissent. Ainsi en leur faisant haïr les vices comme ridicules, on les préparera à les haïr comme contraires aux lois de Dieu : et l’on diminuera cependant l’impression qu’ils font sur leurs esprits.

XXX

On doit considérer que le temps de la jeunesse est presque le seul temps où la vérité se présente aux Princes avec quelque sorte de liberté. Elle les fuit tout le reste de leur vie. Tous ceux qui les environnent ne conspirent presque qu’à les tromper, parce qu’ils ont intérêt de leur plaire, et qu’ils savent que ce n’en est pas le moyen que de leur dire la vérité. Ainsi leur vie n’est pour l’ordinaire qu’un songe, où ils ne voient que des objets faux et des fantômes trompeurs. Il faut donc qu’une personne chargée de l’instruction d’un Prince se représente souvent que cet enfant, qui est commis à ses soins, approche d’une nuit où la vérité l’abandonnera ; et qu’il se hâte ainsi de lui dire et de lui imprimer par avance dans l’esprit tout ce qui lui est le plus nécessaire pour le conduire dans les ténèbres que sa condition apporte avec soi par une espèce de nécessité.

XXXI

Il ne faut pas se contenter de lui éclairer l’esprit par plusieurs principes de vérité qui l’aident à se conduire et à se régler dans ses actions, mais il faut lui inspirer en général l’amour de la vérité en toutes choses, et un extrême désir de n’être point trompé. Il faut tâcher de lui faire bien comprendre qu’il est impossible qu’il ne le soit toute sa vie, s’il ne témoigne à tous ceux qui l’approcheront, qu’il n’aime rien tant que la vérité, et qu’il ne hait rien tant que le mensonge et la tromperie.

XXXII.

Il y a des gens qui trompent les autres par intérêt et sans se tromper eux-mêmes ; mais il y en a aussi une infinité d’autres qui ne font que leur communiquer leurs propres erreurs, c’est-à-dire les fausses idées, et les fausses opinions dont ils ont l’esprit rempli. Et comme la vie des grands se passe presque toute dans un commerce continuel avec les hommes, ils sont aussi plus exposés que les autres à ce danger ; de sorte que s’ils n’y prennent garde ils réunissent en eux toutes les faussetés qui sont séparées dans les autres hommes. Il faut donc faire connaître à celui qu’on instruit l’intérêt qu’il a de se garantir non seulement de la tromperie artificieuse, maligne et intéressée de ceux qui tâcheront de le surprendre ; mais aussi de cette autre tromperie que l’on peut appeler de bonne foi, qui se communique par les secours de tous ceux presque avec qui il sera obligé de vivre, qui, étant pleins eux-mêmes de faussetés qu’ils ne connaissent pas, les font passer sans le savoir dans l’esprit des autres par leurs entretiens.

XXXIII

Si les trompeurs de ce dernier genre sont plus aimables que les autres, ils sont aussi plus dangereux. Car ils ne se contentent pas de nous ôter la connaissance de plusieurs faits particuliers à quoi les autres s’attachent principalement, mais ils nous ôtent même celle des principes par lesquels on en doit juger ; et en nous inspirant mille fausses maximes, ils nous corrompent l’esprit et le coeur. Il faut donc le porter à être également en garde contre les uns et les autres, et à regarder comme le plus grand des malheurs celui d’être privé de la lumière de la vérité, par laquelle on doit conduire sa vie, et sans laquelle il est impossible de ne s’y pas égarer, et de ne pas tomber dans les précipices qui sont la fin de ce funeste égarement.

XXXIV

Il faut prévoir en particulier les causes ordinaires des malheurs des grands, et tâcher de le prémunir de ce côté-là ; et surtout il faut lui inspirer une horreur extrême des guerres civiles et de toutes sortes de brouilleries, qui sont pour les Princes des sources de maux presque irréparables, et des abîmes sans fond.

XXXV

Il est nécessaire de bien connaître les défauts de celui qu’on instruit ; c’est-à-dire qu’il faut bien remarquer la pente de sa concupiscence, afin de se servir de toutes sortes d’adresses pour la diminuer par le retranchement de tout ce qui la fortifie, en distinguant toujours avec soin les défauts passagers et que l’âge emporte, de ceux qui s’accroissent par l’âge même.

XXXVI

On doit avoir pour but, non seulement de le préserver des chutes, mais de répandre dans son esprit certaines semences qui le puissent aider à s’en relever, s’il était si malheureux que de s’y laisser aller. Et ces semences sont les vérités solides de la Religion, principalement sur la manière de se rétablir dans l’innocence qu’on a perdue. Car quoique ces vérités s’obscurcissent quelquefois par l’enivrement du monde lorsque les jeunes Princes commencent à le goûter, elles se réveillent aussi quelquefois dans la suite, quand il plaît à Dieu de les regarder d’un œil de miséricorde.

XXXVII

Il n’est pas seulement nécessaire de former autant que l’on peut leur esprit à la vertu, mais il est encore nécessaire d’y plier leur corps ; c’est-à-dire qu’il faut tâcher qu’il ne leur serve point d’empêchement à mener une vie réglée, et qu’il ne les entraîne point par son poids au dérèglement et au désordre.

Car il faut savoir que les hommes étant composés d’esprit et de corps, le mauvais pli que l’on donne au corps dans la jeunesse est souvent dans la suite de la vie un très grand obstacle pour la piété. Il y en a qui s’accoutument à être si remuants, si impatients, et si prompts, qu’ils deviennent incapables de toutes les occupations uniformes et tranquilles ; d’autres se rendent si délicats, qu’ils ne sauraient souffrir tout ce qui est tant soit peu pénible. Il y en a qui deviennent sujets à des ennuis mortels qui les tourmentent toute leur vie.

On dira que ce sont des défauts d’esprit ; mais ils ont une cause permanente dans le corps ; et c’est pourquoi ils continuent lors même que l’esprit n’y contribue rien. Car voici, par exemple, de quelle sorte il y a tant de grands sujets à l’ennui.

XXXVIII

Le plaisir de l’âme consiste à agir et à s’occuper de quelque objet qui lui plaise, et la cessation de son action, ou une action plus languissante lui cause ordinairement du dégoût et de l’ennui. C’est ce qui fait que l’on s’ennuie dans la solitude, parce que l’on n’y a d’ordinaire que des pensées faibles, et que les objets qui se présentent ne nous remuent pas assez vivement ; car sitôt qu’on y est assez agité, on cesse aussi de s’y ennuyer.

Il arrive de là que ceux dont l’âme a été accoutumée à être ébranlée par des mouvements vifs et violents tombent facilement dans l’ennui, lorsqu’ils n’ont plus que des objets qui les remuent peu. Et c’est pourquoi ceux qui sont accoutumés aux grands divertissements, aux grandes passions, et aux grandes occupations qui leur ont agité beaucoup l’esprit, y sont plus sujets que les autres, parce que leur âme s’est aussi accoutumée à ne se plaire que dans ces grands ébranlements. Et au contraire ceux dont l’âme n’a jamais été fortement remuée ne s’ennuient pas d’ordinaire, parce que les objets communs suffisent pour les entretenir dans une égalité de mouvement qui suffit pour les retirer de l’ennui.

Or cet ennui n’est pas seulement dans l’esprit, il est aussi dans le corps ; c’est-à-dire que ce dégoût d’esprit est accompagné d’un certain resserrement de cœur, qui est un effet entièrement corporel. Et ces deux mouvements se lient tellement ensemble, que comme l’esprit étant frappé de dégoût, le mouvement corporel suit dans le cœur, de même toutes les fois que le mouvement corporel se fait dans le corps, les mouvements et les pensées de tristesse et d’ennui se présentent à l’esprit en la même manière que l’idée d’un homme nous frappe sitôt que nous entendons son nom, parce que ces deux idées sont liées ensemble.

Encore donc qu’une personne ait renoncé par vertu aux grands divertissements, et aux grandes agitations de l’âme qui naissent des fortes passions, elle peut demeurer néanmoins longtemps sujette à l’ennui, parce que n’étant plus remuée que par des objets plus faibles, ces objets produisent dans le corps le même resserrement de cœur qu’ils avaient accoutumé autrefois d’y produire ; et ce même mouvement du corps produit dans l’esprit les mêmes pensées de tristesse qui causent l’ennui.

C’est ce qui fait voir qu’il n’y a rien de plus dangereux que les grands divertissements, et tout ce qui remue et agite l’âme fortement. Car à moins que de continuer dans cette agitation, ce qui est souvent impossible, et ce qui serait le plus grand des malheurs, on se met en état d’être en quelque sorte misérable toute sa vie ; quoique cette misère même soit beaucoup plus heureuse dans ceux qui la souffrent avec patience, que n’était le bonheur apparent de leurs divertissements.

XXXIX

Il en est de même de toutes les autres passions, de colère, d’impatience, de crainte. Elles produisent toutes leur impression dans le corps. Cette impression s’excite ensuite malgré qu’on en ait, lorsque ces objets se présentent, et elle se communique à l’esprit jusqu’à quelque degré. Ainsi l’un des plus grands biens qu’on puisse faire à un Prince qu’on instruit est de réprimer pendant qu’il est jeune, les effets extérieurs de ses passions, si l’on ne peut pas l’en guérir absolument, de peur que le corps ne s’y accoutume, et qu’ayant pris son pli, la guérison n’en devienne infiniment plus pénible et plus difficile.

XL

L’amour de la lecture et des livres, est un préservatif général contre une infinité de dérèglements auxquels les grands sont sujets lorsqu’ils ne savent à quoi s’occuper. Et c’est pourquoi on ne saurait trop l’inspirer aux jeunes Princes. Il faut les accoutumer à lire beaucoup, et à entendre beaucoup lire, et leur ouvrir l’esprit, afin qu’ils s’y divertissent. Il faut même les y attirer par la qualité des livres, comme par des livres d’histoires, de voyages, et de géographie, qui ne leur servent pas peu, s’ils peuvent prendre l’habitude d’y passer un temps considérable sans dégoût et sans chagrin.

Seconde partie. Contenant plusieurs avis particuliers touchant les études §

I

L’instruction a pour but de porter les esprits jusqu’au point où ils sont capables d’atteindre.

II

Elle ne donne ni la mémoire, ni l’imagination, ni l’intelligence ; mais elle cultive toutes ces parties en les fortifiant l’une par l’autre. On aide le jugement par la mémoire, et l’on soulage la mémoire par l’imagination et le jugement.

III

Lorsque quelques-unes de ces parties manquent, il faut y suppléer par les autres. Ainsi l’adresse d’un maître est d’appliquer ceux qu’il instruit aux choses où ils ont plus de disposition naturelle. Il y a des enfants qu’il ne faut presque exercer que dans ce qui dépend de la mémoire, parce qu’ils ont la mémoire forte et le jugement faible ; et il y en a d’autres qu’il faut appliquer d’abord aux choses de jugement, parce qu’ils en ont plus que de mémoire.

IV

Ce n’est pas proprement les maîtres ni les instructions étrangères qui font comprendre les choses : elles ne font tout au plus que les exposer à la lumière intérieure de l’esprit, par laquelle seule on les comprend. De sorte que lorsqu’on ne rencontre pas cette lumière, les instructions sont aussi inutiles que si l’on voulait faire voir des tableaux durant la nuit.

V

Les plus grands esprits n’ont que des lumières bornées, et ils ont toujours des endroits sombres et ténébreux ; mais l’esprit des enfants est presque tout rempli de ténèbres, et il n’entrevoit que de petits rayons de lumière. Ainsi tout consiste à ménager ces rayons, à les augmenter, et à y exposer ce que l’on veut qu’ils comprennent.

VI

C’est ce qui fait qu’il est difficile de donner des règles générales pour l’instruction de qui que ce soit, parce qu’il la faut proportionner à ce mélange de lumières et de ténèbres, qui est fort différent selon les différents esprits, principalement dans les enfants. Il faut regarder où il fait jour, et en approcher ce que l’on leur veut faire entendre, et pour cela il faut souvent tenter diverses voies pour entrer dans leur esprit, et s’arrêter à celles qui réussissent le mieux.

VII

On peut dire néanmoins généralement que les lumières des enfants étant toujours très dépendantes des sens, il faut, autant qu’il est possible, attacher aux sens les instructions qu’on leur donne, et les faire entrer, non seulement par l’ouïe, mais aussi par la vue, n’y ayant point de sens qui fasse une impression plus vive sur l’esprit, et qui forme des idées plus nettes et plus distinctes.

VIII

On peut conclure de cette ouverture que la géographie est une étude très propre pour les enfants, parce qu’elle dépend beaucoup des sens, et qu’on leur fait voir par les yeux la situation des villes et des provinces : outre qu’elle est assez divertissante, ce qui est encore fort nécessaire pour ne les pas rebuter d’abord ; qu’elle a peu besoin de raisonnement, ce qui leur manque le plus en cet âge.

IX

Mais pour leur rendre cette étude plus utile et plus agréable tout ensemble, il ne faut pas se contenter de leur montrer dans une carte les noms des villes et des provinces ; mais il faut encore se servir de diverses adresses pour les aider à les retenir.

On peut avoir des livres où les plus grandes villes soient peintes, et les leur y faire voir. Les enfants aiment assez cette sorte de divertissement. On leur peut conter quelque histoire remarquable sur les principales villes, afin d’y attacher leur mémoire. On peut leur marquer les batailles qui y ont été données, les conciles qui y ont été tenus, les grands hommes qui en sont sortis. On leur peut dire quelque chose ou de l’histoire naturelle, s’il s’y rencontre quelque rareté, ou de la police, de la grandeur, et du trafic de ces villes. Et si ce sont des villes de France, il est bon, quand on le peut, de leur marquer les seigneurs à qui elles appartiennent, ou qui en sont gouverneurs.

X

Il faut joindre à cette étude de la géographie que l’on fait exprès, un petit exercice qui n’est qu’un divertissement, et qui ne laisse pas de contribuer beaucoup à la leur imprimer dans l’esprit. C’est que si l’on parle devant eux de quelque histoire, il ne faut jamais manquer de leur en marquer le lieu dans la carte. Si on lit, par exemple, la Gazette,il faut leur faire voir toutes les villes dont il est parlé. Enfin, il faut tâcher qu’ils placent dans leurs cartes tout ce qu’ils entendront dire, et qu’elles leur servent ainsi de mémoire artificielle pour retenir les histoires ; comme les histoires leur en doivent servir pour se souvenir des lieux où elles se sont passées.

XI

Outre la géographie, il y a encore plusieurs autres connaissances utiles que l’on peut faire entrer par les yeux dans l’esprit des enfants.

Les machines des Romains, leurs supplices, leurs habits, leurs armes, et plusieurs autres choses de cette nature, sont représentés dans les livres de Lipse, et on les peut montrer utilement aux enfants. On leur peut montrer, par exemple, ce que c’était qu’un bélier ; ce que c’était que faire la tortue ; de quelle sorte les armées romaines étaient ordonnées ; le nombre de leurs cohortes et de leurs légions ; les officiers de leurs armées, et une infinité d’autres choses agréables et curieuses, en omettant celles qui sont plus embarrassées. On peut à peu près tirer le même avantage d’un livre intitulé : Roma subterranea, et des autres où on a gravé ce qui nous reste des antiquités de cette première ville du monde, et l’on y peut même joindre les figures qui se trouvent dans certains voyages des Indes et de la Chine, où les sacrifices et les pagodes de ces misérables peuples sont décrits, en leur faisant remarquer en même temps jusqu’à quel excès de folie les hommes sont capables de se porter, quand ils ne suivent que leurs fantaisies et les lumières ténébreuses de leur esprit.

XII

Le livre d’Aldrovandus, ou plutôt l’abrégé qui en a été fait par Jonston, peut aussi servir à les divertir utilement, pourvu que celui qui le leur montrera ait soin d’apprendre quelque chose de la nature des animaux, et de le leur dire, non par forme de leçon, mais par forme d’entretien. Il faut aussi se servir de ce livre pour leur faire voir la figure des animaux dont ils entendent parler, ou dans les livres, ou dans l’entretien.

XIII

Un homme d’esprit a fait voir en ce temps-ci, par l’essai qu’il en a fait en un de ses enfants, qu’en cet âge ils sont fort capables d’apprendre l’anatomie ; et sans doute on leur en pourrait montrer utilement quelques principes généraux, quand ce ne serait que pour leur faire retenir en latin les noms des parties du corps humain, en évitant néanmoins de leur donner certaines curiosités dangereuses sur cette matière.

XIV

Il est utile, par la même raison, de leur faire voir les portraits des Rois de France, des Empereurs romains, des Sultans, des grands Capitaines, des hommes illustres de diverses nations. Il est bon qu’ils se divertissent à les regarder, et à y avoir recours toutes les fois que l’on en parlera devant eux. Car tout cela sert à arrêter les idées dans la mémoire.

xv

On doit tâcher d’inspirer aux enfants une honnête curiosité de voir des choses étranges et curieuses, et de les porter à s’informer des raisons de toutes choses. Cette curiosité n’est pas un vice à leur âge, puisqu’elle sert à leur ouvrir l’esprit, et qu’elle peut les détourner de plusieurs dérèglements.

XVI

On peut mettre l’histoire entre les connaissances qui entrent par les yeux, puisqu’on se peut servir pour la faire retenir, de divers livres d’images et de figures. Mais quand même on n’en trouverait pas, elle est d’elle-même très proportionnée à l’esprit des enfants. Et quoiqu’elle ne consiste que dans la mémoire, elle sert beaucoup à former le jugement. Il faut donc user de toute sorte d’adresse pour leur en donner le goût.

XVII

On leur peut donner d’abord une idée générale de l’histoire universelle, des diverses monarchies, et des principaux changements qui sont arrivés depuis le commencement du monde, en divisant la durée des siècles en divers âges : comme depuis la création jusques au déluge, depuis le déluge jusques à Abraham, depuis Abraham jusques à Moïse, depuis Moïse jusques à Salomon, depuis Salomon jusques au retour de la captivité de Babylone, depuis le retour de la captivité jusques à Jésus-Christ, depuis Jésus-Christ jusqu’à nous, enjoignant ainsi à l’histoire générale une chronologie générale.

XVIII

Mais on leur doit expliquer plus particulièrement l’histoire du peuple juif, et tâcher de la faire servir à les affermir de bonne heure dans la véritable Religion, comme je dirai ci-après. Il est bon de joindre toujours à l’histoire la chronologie et la géographie, en leur faisant voir dans la carte les lieux dont on leur parlera, et en distinguant toujours par les divers siècles tout ce qu’on leur montrera de l’histoire.

XIX

Outre ces histoires qui feront une partie de leur étude et de leurs occupations, il serait avantageux de leur en conter tous les jours une détachée, qui ne tînt point de place dans leurs exercices, et qui servît plutôt à les divertir. Elle s’appellerait l’histoire du jour ; et on les pourrait exercer à en faire le récit pour leur apprendre à parler.

Cette histoire doit contenir quelque grand événement, quelque rencontre extraordinaire, quelque exemple remarquable de vice, de vertu, de malheur, de prospérité, de bizarrerie. On y pourrait comprendre les accidents extraordinaires, les prodiges, les tremblements de terre qui ont quelquefois absorbé des villes entières, les naufrages, les batailles, les lois et les coutumes étrangères. En ménageant bien cette petite pratique, on leur peut apprendre ce qu’il y a de plus beau dans toutes les histoires ; mais il faut pour cela y être exact et ne passer aucun jour sans leur en conter quelqu’une, en marquant chaque jour celle qu’on leur aura contée.

XX

Il faut leur apprendre à joindre ensemble dans leur mémoire les histoires semblables, afin que l’une serve à retenir l’autre. Par exemple, il est bon qu’ils sachent des exemples de toutes les plus grandes armées dont on parle dans les livres, des grandes batailles, des grands carnages, des grandes cruautés, des grandes mortalités, des grandes prospérités, des grandes infortunes, des grandes richesses, de[s] grands conquérants, des grands capitaines, des favoris heureux, des favoris malheureux, des plus longues vies, des extravagances signalées des hommes, des grands vices, des grandes vertus.

XXI

Ce serait une chose très avantageuse, si l’on pouvait accoutumer les enfants des grands à entendre lire pendant qu’on les habille. Ce temps est assez long dans les personnes de condition, et il se consume inutilement, pour ne dire pas dangereusement, parce que c’est le temps où ceux qui les servent prennent plus de liberté de leur parler. Cependant, en le ménageant, on leur pourrait lire pendant ce temps une infinité d’histoires et de livres de voyages.

XXII

La plus grande difficulté de l’instruction des enfants est de leur montrer la langue latine. C’est une étude sèche et longue. Et quoique, consistant principalement dans la mémoire, elle soit assez proportionnée à leur âge, néanmoins elle les rebute d’ordinaire par le travail et par la longueur. C’est pourquoi il arrive très souvent que les enfants des grands, étant plus impatients et moins appliqués que les autres, apprennent le latin si imparfaitement dans leur jeunesse, qu’ils l’oublient ensuite entièrement, parce que lorsqu’ils entrent dans le monde, ils s’y plongent de telJe sorte qu’ils quittent pendant un temps considérable toutes sortes d’études et de lectures. Il faut donc tâcher de leur faire comprendre combien ce défaut est grand, et combien ils ont sujet de s’en repentir, lorsque voyageant dans les pays étrangers, ou étant visités par les étrangers qui viennent en France, ils se trouvent dans l’impuissance de les entretenir. Il leur faut dire qu’il n’y a qu’en France où l’on trouve des gentilshommes qui ignorent le latin ; qu’en Pologne, en Hongrie, en Allemagne, en Suède, en Danemark, toutes les personnes de condition, non seulement l’entendent, mais le parlent facilement. Qu’enfin il n’y a rien de plus honteux que de n’entendre pas la langue de l’Eglise, de ne pouvoir prendre part à ses prières que comme les plus ignorants d’entre les paysans et d’entre les femmes ; d’être borné à l’entretien de ceux de son siècle, et d’être privé de celui de tous les grands hommes qui nous parlent dans les ouvrages composés en cette langue, que l’on ne connaît jamais qu’imparfaitement, quand on ne les lit que dans des traductions, et que l’on ne lit même guère quand on en est réduit là.

XXIII

La nécessité et la difficulté de cette langue a fait rechercher à diverses personnes les moyens de soulager les enfants dans l’étude qu’ils en doivent faire. C’est ce qui a produit cette grande variété de méthodes pour leur en apprendre les principes, chacun prétendant que la sienne est la meilleure. D’autres ont cru au contraire que la vraie méthode était de n’en avoir point du tout, et de leur épargner toutes les épines de la grammaire, en les mettant tout d’un coup dans la lecture des livres. Plusieurs sont de la pensée qu’il faudrait montrer le latin aux enfants par l’usage, comme les langues vulgaires, et que pour cela on devrait les obliger à ne parler que latin. Montaigne témoigne que ce fut la conduite dont on usa envers lui, et que par ce moyen à sept ou huit ans il parlait très purement latin. Les Français, les Hollandais, les Allemands, les Italiens ont fait leur idole d’un certain livre intitulé : La Porte des Langues, Janua linguarum,qui comprend presque tous les mots latins employés dans un discours continu et assez suivi ; et ils se sont imaginé qu’en faisant apprendre d’abord ce livre aux enfants, ils sauraient en peu de temps la langue latine, sans avoir besoin de la lecture de tant de livres.

XXIV

Pour dire en un mot ce que l’on doit juger de toutes ces diverses manières de montrer le latin aux enfants, il est certain qu’il serait très avantageux en soi de leur pouvoir montrer cette langue par l’usage comme une langue vulgaire. Mais ce moyen est sujet dans la pratique à tant de difficultés, qu’il avait paru jusques ici comme impossible, au moins aux personnes du commun, ce qui est le plus grand de tous les défauts.

Car premièrement il faut trouver des maîtres qui parlent parfaitement bien latin - ce qui est déjà une qualité bien rare -, et souvent ceux qui l’ont ne sont pas pour cela les plus propres pour instruire des enfants, parce qu’il leur en manque d’autres qui sont infiniment plus nécessaires. Il faut de plus que ceux avec qui les enfants qu’on voudra instruire en cette manière converseront, ne leur parlent que latin, ce qui est incommode et difficile à pratiquer. Il semble même d’abord qu’il y ait sujet de craindre qu’en introduisant cette règle parmi des enfants que l’on ferait élever ensemble, et en les obligeant de ne parler que latin entre eux lorsqu’ils ne savent presque rien en cette langue, ce ne soit pas tant le moyen de leur apprendre à parler latin, que de leur désapprendre à parler et à penser, et qu’ainsi cette servitude ne les rende en quelque sorte stupides, par la peine qu’ils auront à exprimer leurs pensées.

Néanmoins comme dans ces sortes de choses il faut infiniment plus déférer à l’expérience qu’aux raisonnements et aux conjectures, l’essai que de fort honnêtes gens en ont fait depuis peu à la vue de tout Paris, doit persuader toutes les personnes équitables que cette manière d’instruire les enfants est très utile, et que les inconvénients que l’on s’y figure, ou ne s’y trouvent pas en effet, ou ne sont pas sans remède. Mais comme ces personnes contribuent beaucoup par leur habileté et par leurs soins à faire réussir cette méthode, et qu’ils ne peuvent pas se charger d’un fort grand nombre d’enfants, toutes les difficultés que nous avons marquées ne laissent pas de subsister à l’égard des autres.

XXV

Ainsi il faut se contenter de choisir entre les autres méthodes celles qui sont les plus utiles. Et le sens commun fait voir d’abord qu’on ne doit pas se servir de celles où les règles de la grammaire sont exprimées en latin, parce qu’il est ridicule de vouloir montrer les principes d’une langue dans la langue même que l’on veut apprendre, et que l’on ignore.

XXVI

Ceux qui ont voulu introduire l’usage des tables semblent avoir été trompés, parce qu’ils y ont vu moins de paroles et moins de papier : ce qui leur a donné lieu de s’imaginer qu’il serait aussi facile à l’esprit de comprendre et de retenir toutes les choses qui sont dans ces cartes, comme il est facile aux yeux de les voir. Mais il n’en est pas ainsi. Lorsqu’il faut apprendre en particulier ces cartes, on y trouve les mêmes difficultés que si on apprenait dans un livre ce qu’elles contiennent, et encore de plus grandes, parce que les diverses couleurs, par lesquelles on prétend distinguer les mots de diverses classes, ne sont pas des distinctions bien naturelles, et qui demeurent beaucoup dans l’esprit. S’il n’y avait que deux ou trois choses à retenir, peut-être cette méthode y pourrait-elle servir ; mais y en ayant un très grand nombre, l’esprit se confond. Il faut donc par nécessité arrêter la mémoire par quelques règles plus distinctes et plus précises.

XXVII

La pensée de ceux qui ne veulent point du tout de grammaire n’est qu’une pensée de gens paresseux, qui se veulent épargner la peine de la montrer : et bien loin de soulager les enfants, elle les charge infiniment plus que les règles, puisqu’elle leur ôte une lumière qui leur faciliterait l’intelligence des livres, et qu’elle les oblige d’apprendre cent fois ce qu’il suffirait d’apprendre une seule fois. Ainsi tout considéré, on trouvera que la meilleure manière pour la plupart du monde est de faire apprendre aux enfants assez exactement les petites règles en vers français, pour les mettre ensuite le plus tôt qu’on pourra dans la lecture des auteurs.

XXVIII.

On ne doit pas nier que le livre de Janua linguarumne puisse avoir quelque utilité ; mais il est néanmoins fâcheux de charger la mémoire des enfants, d’un livre où il n’y a que des mots à apprendre, puisqu’une des plus utiles règles qu’on puisse suivre dans leur instruction est de joindre toujours ensemble diverses utilités, et de faire en sorte que les livres qu’on leur fait lire pour leur apprendre les langues servent aussi à leur former l’esprit, le jugement et les mœurs, à quoi ce livre ne peut rien contribuer. Outre qu’il est rare d’avoir assez de persévérance pour l’apprendre tout entier. Je crois donc que la lecture de ce livre pourrait être plus utile à ceux qui instruisent les enfants, qu’aux enfants mêmes, et qu’ils s’en pourraient servir avantageusement pour leur apprendre, dans l’entretien et dans les occasions, tous les mots particuliers de chaque art et de chaque profession que la lecture de ce livre leur rendra présents, sans les obliger de l’apprendre en particulier par une étude pénible et ennuyeuse.

XXIX

C’est un avis général et qui est d’une très grande importance pour les maîtres, d’avoir extrêmement présent tout ce qu’ils doivent montrer aux enfants, et de ne se contenter pas de le trouver simplement dans leur mémoire lorsqu’on les en fait souvenir ; car on prend mille occasions favorables pour montrer aux enfants ce que l’on sait bien, l’on en fait naître quand on veut, et l’on se proportionne infiniment mieux à leur portée lorsque l’esprit ne fait point d’effort pour trouver ce que l’on doit dire.

XXX

Suivant cette ouverture on pourrait apprendre aux enfants dès leur bas âge quantité de mots latins selon l’ordre de ce livre, en leur disant comment on nomme en latin toutes les choses qu’ils voient, ou qu’ils connaissent. On y pourrait joindre les étymologies de plusieurs mots qui servent à les faire retenir, et qui contiennent même souvent quelque chose de considérable, et peu à peu en frappant souvent leurs oreilles de ces mots, ils se les imprimeront dans la mémoire sans effort et sans contention d’esprit.

XXXI

Le grand secret pour donner aux enfants l’intelligence du latin est de les mettre le plus tôt qu’on peut dans la lecture des livres, et de les exercer beaucoup à les traduire en français. Mais afin que cette étude puisse en même temps servir à leur former l’esprit et les mœurs, il est bon d’y observer les règles suivantes.

XXXII

Il ne faut jamais permettre que les enfants apprennent rien par cœur qui ne soit excellent. Et c’est pourquoi c’est une fort mauvaise méthode que de leur faire apprendre des livres entiers, parce que tout n’est pas également bon dans des livres. On pourrait néanmoins excepter Virgile du nombre des auteurs dont il ne faut apprendre que des parties ; ou au moins quelques livres de Virgile, comme le II, le IV, le VI de l’Enéide.Mais pour les autres auteurs, il faut y user de discernement. Autrement, en confondant les endroits communs avec ceux qui sont excellents, on confond aussi leur jugement ; et au lieu de les retenir également, souvent ils ne font que les oublier également. Il faut donc choisir dans Cicéron, dans Tite-Live, dansTacite, dans Sénèque certains lieux si éclatants, qu’il soit important de ne les oublier jamais, et se contenter de les faire apprendre aux enfants, en usant du même choix à l’égard des poètes, comme Catulle, Horace, Ovide, Sénèque, Lucain, Martial, Stace, Claudien, Ausone. Il est bon de leur faire apprendre quelque pièce de tous, qui marque leurs différents caractères, en y comprenant même les nouveaux, comme Buchanan, Grotius, Heinsius, Barlay, Bourbon.

XXXIII

Cet avis est de plus grande importance qu’on ne pense, et n’a pas seulement pour but de soulager la mémoire des enfants, mais aussi de leur former l’esprit et le style : car les choses qu’on apprend par coeur s’impriment davantage dans la mémoire, et sont comme des moules et des formes que les pensées prennent lorsqu’ils les veulent exprimer. De sorte que lorsqu’ils n’en ont que de bons et d’excellents, il faut comme par nécessité qu’ils s’expriment d’une manière noble et élevée.

XXXIV.

C’est par une raison contraire qu’il arrive assez souvent que des personnes qui ont bon esprit et qui raisonnent assez juste, parlent néanmoins et écrivent bassement. Car cela vient de ce qu’ils ont été mal instruits dans leur jeunesse, et qu’on leur a rempli la mémoire de mauvaises expressions et de mauvais tours. Un imprimeur qui n’aurait que des caractères gothiques n’imprimerait aussi rien qu’en lettres gothiques, quelque bel ouvrage qu’il mit sous la presse. On peut dire de même que ces personnes n’ayant dans l’esprit que des moules gothiques, leurs pensées en se revêtant d’expressions, prennent toujours un air gothique et scolastique, dont ils ne se sauraient défaire.

XXXV

Il y a des livres à lire, et d’autres à apprendre par mémoire. On choisit d’ordinaire Cicéron dans les collèges pour le faire apprendre par coeur aux enfants, et on le lit peu ; cependant il semble que l’on devrait faire tout le contraire. Car il n’y a pas tant de choses vives et éclatantes dans cet auteur qui méritent d’être retenues en particulier ; et il y a au contraire une infinité de choses étendues et fort bien écrites qui méritent d’être lues. Les ouvrages mêmes qu’on leur fait apprendre, qui sont ses oraisons, à l’exception de trois ou quatre, sont les moins considérables de tous ; et ses livres philosophiques, comme les Tusculanes,les livres de la nature des dieux, de la divination, des offices, de la fin de l’homme, de l’amitié, de la vieillesse, et même ses lettres, sont infiniment plus utiles et plus propres à former l’esprit et le style des enfants. Les livres de l’orateur sont aussi fort beaux, mais le style en est un peu long, et par conséquent moins propre à être imité, étant difficile de se souvenir, en écrivant en latin, d’un style long et périodique.

XXXVI

Il faut étudier la rhétorique dans Aristote et dans Quintilien ; mais on peut faire de grands retranchements dans ces auteurs. Car il y a plusieurs chapitres assez inutiles dans le premier livre de la rhétorique d’Aristote. Et tout ce qui regarde dans Quintilien l’ancienne rhétorique du barreau est fort embarrassé, comme presque tout le septième livre et le chapitre de Statibus.On peut dire même que ce qu’il y a de plus beau dans cet auteur est ce qui n’est pas proprement de rhétorique, comme le premier et le dernier livre. Tous ces noms de figures, tous ces beaux des arguments, tous ces enthymèmes et ces épichérèmes ne servirent de rien jamais à personne ; et si on les fait apprendre aux enfants, il faut leur apprendre au moins, en même temps, que ce sont des choses assez inutiles.

XXXVII.

On doit tout rapporter à la morale dans l’instruction des grands, comme l’on a dit dans la première partie, et il est facile même de pratiquer cette règle dans ce qu’on leur doit montrer de la rhétorique. Car la vraie rhétorique est fondée sur la vraie morale, puisqu’elle doit toujours imprimer une idée aimable de celui qui parle, et le faire passer pour honnête homme ; ce qui suppose que l’on sache en quoi consiste l’honnêteté et ce qui nous fait aimer. C’est mal parler que de se faire ou haïr, ou mépriser en parlant. Et cette règle oblige d’éviter tout ce qui ressent la vanité, la légèreté, la malignité, la bassesse, la brutalité, l’effronterie, et généralement tout ce qui donne l’idée de quelque vice et de quelque défaut d’esprit.

XXXVIII

Il y a, par exemple, dans Pline le Jeune un air de vanité et d’un amour tendre de la réputation, qui gâte ses lettres, quelque pleines d’esprit qu’elles soient, et qui fait qu’elles sont d’un mauvais genre, parce qu’on ne saurait se le représenter que comme un homme vain et léger. Le même défaut rend la personne de Cicéron méprisable en même temps qu’on admire son éloquence, parce que cet air paraît presque dans tous ses ouvrages. Il n’y a point d’homme d’honneur qui voulût être semblable à Horace, ou à Martial, dans leur malignité et leur impudence. Or donner ces idées de soi-même, c’est pécher contre la vraie rhétorique, aussi bien que contre la vraie morale.

XXXIX.

Il y a deux sortes de beautés dans l’éloquence, auxquelles il faut tâcher de rendre les enfants sensibles. L’une consiste dans les pensées belles et solides, mais extraordinaires et surprenantes. Lucain, Sénèque et Tacite sont remplis de ces sortes de beautés.

L’autre, au contraire, ne consiste nullement dans les pensées rares, mais dans un certain air naturel, dans une simplicité facile, élégante et délicate, qui ne bande point l’esprit, qui ne lui présente que des images communes, mais vives et agréables, et qui sait si bien le suivre dans ses mouvements, qu’elle ne manque jamais de lui proposer sur chaque sujet les objets dont il peut être touché, et d’exprimer toutes les passions et les mouvements que les choses qu’elle représente y doivent produire. Cette beauté est celle de Térence et de Virgile. Et l’on voit par là qu’elle est encore plus difficile que l’autre, puisqu’il n’y a point d’auteurs dont on ait moins approché que de ces deux-là.

Cependant c’est cette beauté qui fait l’agrément et la douceur de la conversation civile : et ainsi il est encore plus important de la faire bien goûter à ceux que l’on instruit, que cette autre beauté de pensées qui est beaucoup moins d’usage.

XL

Si l’on ne sait mêler cette beauté naturelle et simple avec celle des grandes pensées, on est en danger d’écrire et de parler d’autant plus mal, que l’on s’étudiera davantage à bien écrire et à bien parler ; et plus on aura d’esprit, plus on tombera dans un genre vicieux. Car c’est ce qui fait qu’on se jette dans le style des pointes, qui est un très mauvais caractère. Quand même les pensées seraient solides et belles en elles-mêmes, néanmoins elles lassent et accablent l’esprit, si elles sont en trop grand nombre, et si on les emploie en des sujets qui ne les demandent point. Sénèque, qui est admirable étant considéré par parties, lasse l’esprit quand on le lit tout de suite, et je crois que si Quintilien a dit de lui, avec raison, qu’il est rempli de défauts agréables, abundat dulcibus vitiis,on en pourrait dire, avec autant de raison, qu’il est rempli de beautés désagréables par leur multitude, et par ce dessein qu’il paraît avoir eu de ne dire rien simplement, et de tourner tout en forme de pointe. Il n’y a point de défaut qu’il faille plus faire sentir aux enfants lorsqu’ils sont un peu avancés, que celui-là, parce qu’il n’y en a point qui fasse plus perdre le fruit des études en ce qui regarde le langage et l’éloquence.

XLI

Tout doit tendre à former le jugement des enfants, comme j’ai déjà dit, et à leur imprimer dans l’esprit et dans le cœur les règles de la véritable morale. Il faut prendre occasion de toutes choses de les en instruire ; mais on peut pratiquer néanmoins certains exercices qui y tendent plus directement. Et premièrement il faut tâcher de les affermir dans la foi, et de les fortifier contre les maximes de libertinage et d’impiété, qui ne se répandent que trop dans la cour. Ce n’est pas qu’il faille soumettre la Religion à leur examen ; mais il faut les faire entrer dans les preuves de la Religion, sans qu’ils les considèrent presque comme des preuves, et les accoutumer à regarder tous les impies et les libertins comme les plus impertinents des hommes.

Il faut leur faire remarquer en toutes choses dans eux-mêmes et dans les autres l’effroyable corruption du cœur de l’homme, son injustice, sa vanité, sa stupidité, sa brutalité, sa misère ; et leur faire comprendre par là la nécessité de la réformation de la nature. Il leur faut dire que les hommes, ayant cherché divers remèdes à leurs maladies, n’ont fait que montrer la grandeur de leurs maux, et l’impuissance où ils sont de les guérir ; que ce remède ne pouvant donc se trouver par la raison, il fallait l’apprendre de la Religion, c’est-à-dire de Dieu même. Il leur faut dire que cette Religion nous découvre tout d’un coup l’origine de nos maux, que tous les philosophes ont inutilement cherchée, en nous instruisant des deux états de l’homme, de son innocence et de sa chute, et qu’elle nous en apprend en même temps le remède, qui est de la rédemption de Jésus-Christ. Il leur faut faire remarquer que cette Religion est la plus ancienne de toutes, qu’elle a toujours été dans le monde ; qu’elle s’est conservée dans un peuple particulier qui a gardé le livre qui la contient, avec un soin prodigieux. Il leur faut relever les merveilles de ce peuple, et la certitude des miracles de Moïse, qui ont été faits à la vue de six cent mille hommes, qui n’eussent pas manqué de le démentir s’il eût eu la hardiesse de les inventer et de les écrire dans un livre le plus injurieux qu’il soit possible de s’imaginer à ce peuple qui le conservait, puisqu’il découvre partout ses infidélités et ses crimes.

Il leur faut dire que ce livre prédit la venue d’un Médiateur et d’un Sauveur, et que toute la religion de ce peuple consistait à l’attendre et à le figurer par toutes ses cérémonies. Que la venue de ce Sauveur a été annoncée par une suite de prophètes miraculeux, qui sont venus de temps en temps pour avertir le monde de sa venue, et qui en ont marqué le temps, et les principales circonstances de sa vie et de sa mort. Qu’il est venu ensuite lui-même dans le temps prédit, mais qu’il a été méconnu par les Juifs, parce que les prophètes ayant prédit deux avènements de ce Sauveur, l’un dans l’humilité et dans la bassesse, l’autre dans l’éclat et dans la gloire, l’amour que les Juifs avaient pour les grandeurs de la terre, a fait qu’ils ne se sont attachés qu’à ce qui était dit de l’avènement glorieux du Messie, ce qui les a empêchés de le reconnaître dans son avènement de bassesse et d’humilité. Il leur faut faire comprendre les raisons de cette conduite de Jésus-Christ, et leur expliquer les merveilles de sa vie, la certitude de sa résurrection, pour laquelle tous ceux qui en ont été témoins se sont fait martyriser, les miracles des apôtres, la ruine de Jérusalem prédite par Jésus-Christ, la punition horrible des Juifs, la conversion des peuples, en sorte qu’en moins de cent cinquante ans la foi de Jésus-Christ était déjà répandue par tout le monde, et parmi les nations les plus barbares, comme saint Justin le remarque expressément dans son dialogue contre Tryphon ; et enfin la force admirable de cette Religion qui a subsisté et s’est accrue, nonobstant les cruautés inouïes que les hommes ont exercées pour la détruire.

Toutes ces choses, étant imprimées de bonne heure dans l’esprit des enfants, les rendent incapables d’être touchés des discours des libertins, et leur font connaître qu’ils ne viennent que d’ignorance et d’aveuglement.

XLII

Il vient de paraître un livre en public, dont ce discours n’est que l’abrégé, qui peut être l’un des plus utiles que l’on puisse mettre entre les mains des Princes qui ont de l’esprit. C’est le recueil des pensées de M. Pascal. Outre l’avantage incomparable qu’on en peut tirer pour les affermir dans la véritable Religion par des raisons qui leur paraîtront d’autant plus solides qu’ils les approfondiront davantage, et qui laissent cette impression très utile qu’il n’y a rien de plus ridicule que de faire vanité du libertinage et de l’irréligion - ce qui est plus important qu’on ne saurait croire pour les grands —, il y a de plus un air si grand, si élevé, et en même temps si simple et si éloigné d’affectation dans tout ce qu’il écrit, que rien n’est plus capable de leur former l’esprit, et de leur donner le goût et l’idée d’une manière noble et naturelle d’écrire et de parler.

XLIII

Le dessein qu’avait M. Pascal de se renfermer dans les preuves tirées, ou de la connaissance de l’homme, ou des prophéties et de diverses remarques sur l’Écriture, a fait qu’on n’en a pas trouvé d’autres dans ses papiers ; et il est certain qu’il avait quelque éloignement des raisonnements abstraits et métaphysiques que plusieurs ont employés pour l’établissement des vérités de la foi. Mais il ne faisait pas le même jugement de quelques autres preuves plus sensibles, dont on se peut servir pour la même fin. Il était persuadé au contraire que celle que l’on tire de ce que la matière est incapable de penser, est fort solide, et qu’elle fait voir clairement que l’âme n’est point matière, mais une substance d’un autre genre qui n’est point attaché au corps. Peut-être même que s’il avait eu le temps d’exécuter ce qu’il s’était proposé, il aurait nus cette preuve dans son jour, aussi bien que quelques autres de même nature.

Mais comme c’est une chose si importante d’attacher les Princes à la vraie Religion, qu’il ne faut négliger aucun des moyens qui y peuvent contribuer, il semble que dans ce dessein l’on peut se servir avec utilité de toutes les raisons naturelles qui sont solides et claires, en les leur faisant entrer dans l’esprit, sans même qu’ils s’aperçoivent de cette intention secrète. Celle que l’on peut tirer de ce que l’esprit voit clairement qu’il est impossible que la matière et le mouvement soient des êtres éternels et nécessaires, que la matière pense et se connaisse, qu’elle produise un esprit, sont entièrement de ce genre ; et on en peut tirer quelques autres de l’ordre et de la nouveauté du monde, qui sont assez proportionnées à toutes sortes d’esprits. L’inconvénient même que l’on peut alléguer, qui est que ces sortes de preuves ne conduisent qu’à connaître un dieu, et qu’elles ne nous mènent pas à Jésus-Christ notre unique libérateur, n’a point de lieu à l’égard de la plupart du monde. Car on fait d’ordinaire un corps entier de toute la Religion ; on la reçoit tout entière, ou on la rejette tout entière, de sorte qu’en attachant les hommes à quelqu’une de ses parties, on les attache ordinairement à tout le corps des dogmes qu’elle renferme.

XLIV

Saint Basile conseille de faire apprendre aux enfants des sentences tirées des Proverbes et des autres livres de Salomon, pour sanctifier leur mémoire par la parole de Dieu, et pour les instruire des principes des mœurs. Peut-être qu’on pourrait suivre utilement cette pratique, mais il faudrait en même temps les leur expliquer, en sorte qu’on leur donnât une grande idée de l’Écriture sainte, et qu’on leur fît concevoir qu’elle enferme des trésors infinis de lumière. Par ce moyen on remédierait peut-être à un défaut très considérable et très ordinaire aux grands, qui est de n’avoir que du dégoût et du mépris pour l’Écriture, à cause de la bassesse apparente et de l’obscurité des expressions dans lesquelles il a plu à Dieu de renfermer les vérités qu’elle contient.

XLV

À ces sentences des Proverbes, on en pourrait joindre d’autres tirées des auteurs païens, en leur en faisant apprendre seulement une par jour. Cette pratique suffirait dans le cours de plusieurs années pour leur faire retenir les plus belles pensées des poètes, des historiens et des philosophes, et donnerait même lieu d’en choisir de proportionnées à leurs défauts, ce qui servirait à les leur faire connaître et à les leur mettre devant les yeux d’une manière plus douce et moins choquante.

XLVI

Ce serait une trop grande rigueur que d’interdire absolument aux enfants les livres des païens, puisqu’ils contiennent un grand nombre de choses utiles ; mais il faut qu’un maître sache les rendre chrétiens par la manière dont il les expliquera. Il y a dans ces livres des maximes exactement véritables, et celles-là sont chrétiennes par elles-mêmes, puisque toute vérité vient de Dieu et appartient à Dieu. Il n’y a donc qu’à les approuver simplement, ou à faire voir que la religion chrétienne les porte encore plus loin, et qu’elle en fait mieux pénétrer la vérité. Il y en a d’autres qui sont fausses dans la bouche des païens, et qui sont très solides et très véritables dans celle des chrétiens. Et c’est ce qu’un maître doit distinguer en faisant voir la vanité de la philosophie païenne, et en y opposant la solidité des principes du christianisme.

Enfin, il y en a qui sont absolument fausses, et il faut qu’il en fasse voir la fausseté par des raisons claires et solides. Par ce moyen tout sera utile dans ces livres, et ils deviendront des livres de piété, puisque l’on se servira même des erreurs qu’ils enferment, pour faire connaître les vérités qui y sont contraires, et pour faire mieux comprendre l’horrible aveuglement où l’esprit de l’homme a été réduit par le péché, et la nécessité de la lumière de Dieu pour dissiper ses ténèbres.

Mais pour faire mieux entendre de quelle sorte on peut pratiquer ces trois choses - la première, de rehausser les sentiments des païens par les vérités de la religion chrétienne ; la seconde, d’en faire voir la fausseté dans leur bouche, et la vérité dans celle des chrétiens ; et la troisième, de montrer la vanité et l’illusion de toute leur philosophie, j’ai cru en devoir proposer un essai sur un des plus beaux livres de Sénèque, qui est celui qu’il a fait de la brièveté de la vie humaine, en faisant quelques réflexions sur divers lieux de ce livre.

De la connaissance de soi-même §

Première partie §

Chapitre premier. Que les hommes sont également unis dans l’aveu de la nécessité de se connaître, et dans l’éloignement qu’ils ont de cette connaissance. Origine de cette aversion. §

Le précepte le plus commun de la philosophie, tant païenne que chrétienne, est celui de se connaître soi-même ; et il n’y a rien en quoi les hommes se soient plus accordés que dans l’aveu de ce devoir. C’est une de ces vérités sensibles, qui n’ont point besoin de preuves, et qui trouvent dans tous les hommes un coeur qui les sent, et une lumière qui les approuve. Quelque agréable qu’on s’imagine l’illusion d’un homme qui se trompe dans l’idée qu’il a de lui-même, on le trouve toujours malheureux d’être trompé, et on est au contraire pénétré du sentiment qu’un poète a exprimé dans ces vers :

Illi mors gravis incubât Qui notus nimis omnibus,

Ignotus moritur sibi

Il faut faire d’autant plus d’état de ces principes dans lesquels les hommes se trouvent unis par un consentement si unanime, que cela ne leur arrive pas souvent. Leur humeur vaine et maligne les a toujours portés à se contredire les uns les autres quand ils en ont eu le moindre sujet. Chacun a voulu ou rabaisser les autres, ou s’en distinguer, en disant quelque chose de nouveau, et en ne suivant pas simplement le train commun. Ainsi il faut qu’une vérité soit bien claire, lorsqu’elle étouffe cette inclination, et qu’elle les contraint de se réunir dans quelque maxime. Et c’est ce qui est arrivé à l’égard de celle-ci. Car il ne s’est point trouvé de philosophe assez bizarre pour prétendre que l’homme devait éviter de se connaître. Que si quelqu’un passait même jusqu’à cet excès, il ne le pourrait faire qu’en supposant que l’homme est si malheureux, et que ses maux sont tellement sans remède, qu’il ne ferait qu’augmenter son malheur en se connaissant soi-même. Et ainsi il faudrait toujours se connaître, pour conclure même par ce bizarre raisonnement, qu’il est bon de ne se connaître pas.

Mais ce qui est bien étrange, c’est qu’étant si unis à avouer l’importance de ce devoir, ils ne le sont pas moins dans l’éloignement de le pratiquer. Car bien loin de travailler sérieusement à acquérir cette connaissance, ils ne sont presque occupés toute leur vie que du soin de l’éviter. Rien ne leur est plus odieux que cette lumière qui les découvre à leurs propres yeux, et qui les oblige de se voir tels qu’ils sont. Ainsi ils font toutes choses pour se la cacher, et ils établissent leur repos à vivre dans l’ignorance, et dans l’oubli de leur état.

C’est ce qui a donné lieu à un grand esprit de ce siècle de faire voir, dans un excellent discours, que ce désir d’éviter la vue de soi-même est la source de toutes les occupations tumultuaires des hommes, et surtout de ce qu’ils appellent divertissement ; qu’ils ne cherchent en tout cela qu’à ne penser point à eux ; qu’il suffit pour rendre un homme misérable de l’obliger d’arrêter la vue sur soi ; et qu’il n’y a point de félicité humaine qui la puisse soutenir. Qu’ainsi l’homme sans la grâce est un si grand supplice à lui-même, qu’il ne tend qu’à se fuir, qu’il se regarde en quelque sorte comme son plus grand ennemi, et qu’il fait consister son bonheur à s’oublier soi-même, et à se noyer dans cet oubli.

Cette inclination n’est pas l’effet d’une mauvaise habitude, ni d’un dérèglement particulier à quelques-uns d’entre les hommes, c’est la pente générale de la nature corrompue. Nous sommes hors de nous-mêmes dès le moment de notre naissance, et l’âme de plus, ne s’occupant dans le temps de l’enfance que des choses extérieures et des sentiments de son corps, se rend par là ces objets et ces sentiments si familiers et s’y attache si fortement, qu’elle ne saurait rentrer en elle-même qu’en se faisant violence. Et comme elle n’y trouve pas ce qu’elle désire, elle en sort le plus tôt qu’elle peut, et le chagrin fait qu’elle se porte incontinent vers ces autres objets, et qu’elle s’y applique avec d’autant plus d’ardeur, qu’ils lui servent à oublier ses misères intérieures, dont elle ne saurait soutenir la vue. Projicit se foras, miserabiliter scalpi avida contactu sensibilium.

Chapitre II. Comment les hommes allient l’inclination qu’ils ont à se regarder en tout, avec celle qu’ils ont à éviter la vue d’eux-mêmes. §

Mais pour ne pousser pas plus loin qu’il ne faut cet éloignement que l’homme a de se connaître, et pour en mieux pénétrer le fond, il faut ajouter qu’il est joint à une inclination contraire en apparence, qui le porte à se regarder en tout. Car le plus grand plaisir d’un homme orgueilleux est de contempler l’idée qu’il se forme de lui-même. Cette idée est la source de toutes ses vaines satisfactions. Il y rapporte tout, et rien ne lui plaît qu’à proportion qu’il contribue à la rehausser, à l’agrandir et à la rendre plus vive.

Ces deux inclinations, dont l’une porte à fuir, et l’autre à rechercher la connaissance de soi-même, sont également naturelles à l’homme ; aussi elles naissent de la même source, quoique opposées en apparence.

L’homme veut se voir, parce qu’il est vain. Il évite de se voir, parce qu’étant vain il ne peut souffrir la vue de ses défauts et de ses misères. Pour accorder donc ces désirs contraires, il a recours à un artifice digne de sa vanité, par lequel il trouve moyen de les contenter tous deux en même temps. C’est de couvrir d’un voile tous ses défauts, de les effacer en quelque sorte de l’image qu’il se forme de lui-même, et de n’y laisser que les qualités qui le peuvent relever à ses propres yeux. S’il ne les a pas effectivement, il se les donne par son imagination ; et s’il ne les trouve pas dans son propre être, il les va chercher dans les opinions des hommes, ou dans les choses extérieures qu’il attache à son idée, comme si elles en faisaient partie ; et par le moyen de cette illusion, il est toujours absent de lui-même et présent à lui-même : il se regarde continuellement, et il ne se voit jamais véritablement, parce qu’il ne voit au lieu de lui-même que le vain fantôme qu’il s’en est formé.

Quand un Caraïbe, par exemple, se représente à lui-même, il ne voit qu’un certain spectre semblable à l’image qu’il a vue de lui-même dans l’eau ; et le regardant comme adroit à tirer de l’arc, et à pêcher, comme maître d’une certaine cabane, comme ayant tué tels et tels de ses ennemis, comme mari d’une telle femme, il s’occupe tout entier de ces idées et des objets extérieurs qui les renouvellent, et passe ainsi toute sa vie sans faire réflexion sur cette partie de son être qui pense et qui raisonne, sans songer ce qu’elle est, d’où elle vient, ni ce qu’elle deviendra, ni ce qui peut faire son bonheur et son malheur.

Et il ne faut pas s’imaginer que l’orgueil du reste des hommes agisse d’une autre sorte que celui de ces misérables peuples. Ils ornent seulement un peu mieux cette image, qui est l’objet de leur amour. Un capitaine, en se regardant soi-même, voit un fantôme à cheval qui commande à des soldats. Un prince voit un homme richement vêtu qu’on regarde avec respect, et qui se fait obéir par quantité de gens. Un magistrat voit un homme revêtu des ornements de sa dignité, qui est révéré des autres hommes, parce qu’il est en état de les servir ou de leur nuire. Une femme vaine se représente une idole qui charme par sa beauté ceux qui la voient. Un avare se voit au milieu de ses trésors. Un ambitieux se représente entouré de gens qui s’abaissent sous sa grandeur. Et ainsi chacun n’a pour but, dans toutes les actions dont l’amour-propre est le principe, que d’attacher toujours à l’idée qu’il a de lui-même de nouveaux ornements et de nouveaux titres.

Chapitre III. Idée confuse du Moi, principal objet de l’amour des hommes, et source de leurs plaisirs et de leurs ennuis. §

Il y a une idée plus spirituelle de soi-même, qui fait des effets tout semblables à ceux que j’ai décrits. C’est lorsqu’en ne concevant distinctement aucune qualité, ni bonne ni mauvaise, on conçoit seulement ce qu’on exprime par le mot de moi ; et ce moi conçu en cette manière nous cache de même tous nos défauts, et suffit pour attirer notre amour. La vue secrète que nous en avons se glisse partout. On y rapporte tout. C’est le principe de la plupart des plaisirs que l’on ressent. Et quoique, si on venait à développer ce que renferme ce moi, on n’y trouvât rien d’aimable, et qu’il n’y eut peut-être rien qui ne donnât de l’horreur, on l’aime pourtant sous cette idée confuse de moi, et l’on en évite la vue distincte et particulière qui nous le ferait haïr.

D’où pensez-vous que vient cet ennui qui accable ceux qui ont été dans les grandes places, quand on les réduit à vivre en repos dans leur maison ? Ce n’est pas seulement de ce qu’ils s’y voient trop, et que la vue de leurs misères et de leurs défauts les y vient troubler. Peut-être que c’est une des causes de leur chagrin, mais ce n’est pas la seule. C’est aussi parce qu’ils ne se voient pas assez, et qu’il y a moins de choses qui renouvellent l’idée de leur moi.Cette idée faisait leur plaisir pendant leur fortune, et l’absence de ce plaisir fait leur chagrin pendant ce qu’ils appellent disgrâce.

On a beau s’occuper de soi-même dans la solitude, les images que l’on s’en forme sont infiniment plus sombres que celles qui sont aidées par les objets extérieurs. Les gens qui sont dans les grands emplois sont avertis par tous ceux qui s’adressent à eux, qu’ils sont puissants, qu’ils peuvent nuire ou servir. Mille choses excitent vivement en eux l’idée de leur moi,et la mettent devant leurs yeux avec quelque qualité agréable de grand,de puissant,de respecté.Le commerce de la civilité du monde fait le même effet à l’égard de ceux qui [y] vivent. Car comme il est tout rempli de témoignages d’estime et d’affection, d’égards, d’applications, il leur donne lieu de se représenter à eux-mêmes comme aimés et estimés, et par conséquent comme aimables et estimables. Et par une raison contraire les déserts et les lieux solitaires chagrinent et ennuient les hommes vains et ambitieux, parce qu’ils ne leur parlent point d’eux-mêmes, et qu’ils voudraient qu’on ne parlât d’autre chose.

C’est ce que l’amour-propre avoue franchement quand il ne se déguise point, et qu’il découvre naïvement ce qui lui plaît dans les occupations pénibles dont il charge les hommes. Il n’y en a guère, par exemple, de plus laborieuses que celles de ceux qui parlent en public, comme les avocats. Ils sont obligés de se charger la tête de mille affaires désagréables, de s’appliquer à chercher des pensées et des expressions pour remplir leurs discours, d’épuiser les forces de leur corps et de leur esprit sur des matières qu’ils seront bien aises d’oublier sitôt qu’ils se seront acquittés de leur ministère. Cependant, parce qu’il y a bien des choses dans cette profession qui renouvellent l’idée de soi-même, ceux qui l’exercent avec honneur croient être les plus heureux des hommes, et il n’y a qu’à entendre sur ce sujet un de ces anciens orateurs, pour juger de ce qui soutient les autres. « Qu’y a-t-il de plus doux, dit-il, à un honnête homme, né pour les plaisirs honnêtes, que de voir sa maison toujours pleine de gens, et de savoir qu’ils ne lui rendent pas ces devoirs à cause de ses richesses, ni par l’espérance d’être ses héritiers, ni à cause de quelque charge qu’il exerce, mais à cause de lui-même ; que ceux mêmes à qui on fait la cour pour être leurs héritiers, ceux qui sont les plus puissants en biens et en crédit le viennent trouver, quoiqu’il soit souvent et jeune et pauvre, afin de lui recommander leurs propres affaires, ou celles de leurs amis ? Y a-t-il rien, dans les richesses et dans la grandeur, qui puisse donner un plaisir égal à celui qu’il ressent, quand il voit des personnes considérables par leur âge, et dont le crédit s’étend par toute la terre, confesser dans l’abondance des richesses dont ils jouissent, qu’ils n’ont pas le premier et le plus grand de tous les avantages du monde, qui est celui que possède un orateur ? Que dirai-je de cette foule de gens qui se présentent pour l’accompagner, ou qui vont au-devant de lui ; de l’éclat avec lequel il paraît en public ; du respect qu’on lui rend dans les jugements ; de la joie qu’il ressent, lorsque s’étant levé pour parler seul au milieu d’une foule de gens qui l’écoutent en silence, il voit les yeux de tous les auditeurs tournés vers lui, que le peuple se presse pour l’entendre, et qu’il grave dans tous les esprits les mêmes impressions qu’il lui plaît de faire paraître en soi ? »

Voilà ce qui faisait supporter à ce Romain les fatigues et les dégoûts de cette profession. Et si tous ceux qui sont dans les autres emplois pénibles ou dangereux parlaient aussi simplement que lui, ils nous diraient de même que tout ce qui leur plaît se réduit à cette idée de leur moihonoré et respecté par les autres.

Chapitre IV. Adresses des hommes pour empêcher que les objets du dehors, et principalement la vue des jugements que les autres font d’eux, ne les rappellent à eux-mêmes, et ne leur fassent connaître leurs défauts. §

On voit assez par ces exemples de quelle sorte l’amour-propre se sert des objets extérieurs pour contenter ces deux inclinations naturelles à l’homme, de se connaître et de ne se connaître pas, en ne permettant pas d’une part qu’il se voie autrement que par une idée confuse, qui ne lui représente aucun défaut, et en y joignant de l’autre tout ce qu’il peut des choses extérieures, qui lui donnent moyen d’y attacher une image fantastique de grandeur. Mais cela ne suffit pas néanmoins à l’homme pour se procurer le repos et le plaisir qu’il cherche, ni pour éviter la connaissance de ses défauts dont il a tant d’horreur. Il a besoin de bien d’autres adresses pour en éviter la vue. En vain se répandrait-il au-dehors, il ne laisserait pas de s’y trouver, et mille choses lui pourraient mettre ses défauts et ses misères devant les yeux. Il en verrait l’image dans tous les défauts et dans toutes les misères des autres qu’il ne saurait s’empêcher de voir, et qu’il regarde même souvent avec trop de curiosité. Ainsi comme il ne trouverait pas mieux son compte hors de lui-même que dans lui-même, il y a bien de l’apparence que si la crainte de se voir tel qu’il est l’avait fait sortir hors de soi, l’image de lui-même, qui lui serait représentée par tous les objets extérieurs, l’y ferait rentrer malgré qu’il en eût.

Mais pour mieux comprendre encore de quelle sorte l’homme pourrait être forcé de se voir lui-même par les objets qui sont hors de lui, et ce qu’il fait pour s’en garantir, il faut considérer qu’il ne se regarde pas moins selon un certain être qu’il a dans l’imagination des autres, que selon ce qu’il est effectivement, et qu’il ne forme pas seulement son portrait sur ce qu’il connaît de soi par lui-même, mais aussi sur la vue des portraits qu’il en découvre dans l’esprit des autres. Car nous sommes tous à l’égard les uns des autres comme cet homme qui sert de modèle aux élèves dans les académies de peintres. Chacun de ceux qui nous environnent se forme un portrait de nous ; et les différentes manières dont on regarde nos actions donnent lieu d’en former une diversité presque infinie.

La principale distinction des Grands et des petits, de ceux qui ont de la réputation et de ceux qui n’en ont pas, c’est qu’il y a plus de gens qui font le portrait des uns que des autres. Que de gens font le portrait d’un prince ! Tout son royaume, tous les pays étrangers sont pour lui une académie de peintres, dont il est le modèle. Ceux qui en sont plus éloignés ne le représentent que par des traits plus grossiers. Ceux qui en sont plus près en font des portraits plus vifs et plus ressemblants. Un homme du commun au contraire, qui vit dans sa famille, n’est peint que par le petit nombre de ceux qui le connaissent, et les portraits qu’on fait de lui ne sortent guère hors l’enceinte de sa ville.

Mais ce qu’il y a de plus considérable en ceci, c’est que les hommes ne font pas seulement le portrait des autres, mais qu’ils peuvent voir aussi ceux que l’on fait d’eux ; et s’ils les voulaient regarder de bonne foi, rien ne serait plus capable de remédier à leur orgueil, et ne pourrait plus servir à les détromper, que la vue même de ces portraits.

Que l’on choisisse le plus grand et le plus glorieux homme du monde, et qu’on lui donne un esprit assez étendu pour contempler tout à la fois toute cette variété de jugements qu’on fait de lui, et pour jouir pleinement de tout le spectacle des pensées et des mouvements qu’il excite dans les autres : il n’y a point de vanité qui puisse subsister à cette vue. Pour un petit nombre de jugements avantageux, il en verrait une infinité qui lui déplairaient. Il verrait que les défauts qu’il se dissimule ou qu’il ne connaît point sautent aux yeux de la plupart des gens, que souvent ils ne s’entretiennent d’autre chose, et qu’on ne le regarde que par cet endroit. Il verrait que le monde est très peu touché de toutes ces belles qualités dont il se flatte ; que les uns ne les voient seulement pas, les autres les regardent avec froideur, les autres n’y remarquent que ce qu’elles ont de défectueux, les autres les obscurcissent et les défigurent en y joignant des défauts qu’ils connaissent en lui ; et que de tout cela il se forme un portrait qui n’est propre qu’à faire mourir son orgueil.

Il n’y aurait donc, pour apprendre à s’humilier, qu’à ouvrir les yeux à tous ces divers jugements qu’on forme de nous, et la raison saurait bien les découvrir si nous désirions sincèrement de les connaître. Mais parce que la vanité est un mal dont on ne veut pas guérir, et qu’on met son bonheur à n’en guérir pas, pour se garantir de cette vue, on se sert d’une adresse qui, toute grossière qu’elle est, ne laisse pas de faire son effet. C’est qu’encore que la raison soit convaincue en général, qu’on forme de nous bien des jugements peu favorables, et que l’exemple de ceux que nous entendons à toute heure faire des autres, et que nous en faisons nous-mêmes, nous le puisse apprendre, nous faisons en sorte néanmoins de ne pas voir ceux qui sont à notre désavantage, et de nous appliquer uniquement à ceux qui nous sont avantageux. Ainsi en éloignant de notre esprit tous ces objets qui nous pourraient choquer, en ne nous attachant qu’à ceux qui nous plaisent, en nous trompant volontairement, et en fuyant d’être détrompés, la vanité demeure à demi satisfaite, et se procure ce vain plaisir dans lequel les hommes vains mettent leur fausse félicité.

Il est encore plus aisé que les Grands, et généralement tous ceux à qui on a intérêt de plaire, s’entretiennent dans cette illusion, parce qu’au lieu qu’on ne se forme qu’un portrait des autres hommes, on s’en forme en quelque sorte deux de ceux-ci : l’un intérieur, qui est le véritable ; l’autre extérieur, où l’on ne fait entrer que ce qu’on juge leur pouvoir plaire. Et l’on a grand soin ensuite de ne leur mettre devant les yeux que ce faux portrait, et de tâcher de faire qu’ils le prennent pour le véritable. Il est vrai qu’il leur serait aisé de s’empêcher d’y être trompés, et de se convaincre eux-mêmes qu’il n’y a rien de si faux et de si vain que tous ces témoignages d’estime, d’affection et d’attachement qu’on leur rend. Ils savent ce qu’ils pensent souvent eux-mêmes de ceux à qui ils en rendent de semblables, et ils n’ont pas sujet de juger les autres plus sincères qu’eux. Mais ils sont bien aises de n’approfondir pas les choses si avant. Ils se contentent donc de cette surface trompeuse. Ils laissent là ces portraits intérieurs qu’ils craignent de découvrir, et ils s’arrêtent uniquement à ces portraits flattés, qui sont faits exprès pour tirer d’eux ce qu’on en prétend.

On use de la même adresse pour empêcher que les défauts et les misères des autres, et les jugements qu’on voit faire d’eux et que l’on en fait soi-même, ne nous rappellent à nous et ne nous découvrent notre propre illusion. L’esprit aidé de l’amour-propre retranche toutes les réflexions qu’il pourrait faire, ou s’y applique si peu qu’elles ne font presque point d’impression. On entend parler à toute heure avec mépris de gens qui se trompent eux-mêmes. On voit qu’ils sont l’objet ordinaire de la moquerie des hommes. Car il n’y a rien de plus ridicule qu’un homme trompé par sa propre vanité. Cependant on ne pense point qu’on est soi-même cet homme trompé et ridicule ; qu’on dit peut-être de nous en notre absence ce qu’on dit des autres devant nous ; que nous y donnons autant de sujet qu’eux, et qu’il n’y a pas d’apparence qu’on ait plus d’égard pour nous que pour tous les autres.

Quelque fréquents et quelque certains que soient ces objets, ils n’en ont pas plus de force pour obliger l’esprit de rentrer en soi, et d’y voir les mêmes défauts et les mêmes misères qu’il voit dans les autres. Pense-t-on davantage à la mort pour apprendre ou pour voir tous les jours la mort de ceux avec qui on a vécu ? On fuit ce spectacle si l’on peut. Si on ne peut l’éviter, on fuit les réflexions qu’il devrait produire. Si on ne les peut étouffer absolument, on s’en détourne le plus tôt qu’on peut. Ce que j’ai dit de la mort se peut dire de toutes les autres misères, et de tous les défauts des hommes qui pourraient nous représenter les nôtres. Ces images frappent nos yeux à tous moments, mais nous les fermons aussi à tous moments pour ne les pas voir. Nous nous trompons si nous le pouvons, et si nous ne le pouvons pas tout à fait, nous en détournons au moins nos pensées.

Que dirait-on d’un homme qui, voyant tous les jours son image dans un miroir et s’y regardant sans cesse, ne s’y reconnaîtrait jamais, et ne dirait jamais : me voilà ? Ne l’accuserait-on pas d’une stupidité peu différente de la folie ? C’est néanmoins ce que font tous les hommes, et c’est même l’unique secret qu’ils ont trouvé pour se rendre heureux. Ils voient à tous moments l’image de leurs propres défauts dans ceux de tous les autres, et ils ne les y veulent jamais reconnaître. Être plein de misères, et ne les point voir ; ignorer ses défauts lorsque personne ne les ignore ; être l’objet des railleries d’une infinité de gens, et n’en vouloir rien savoir ; se repaître de vaines imaginations, sans vouloir connaître qu’elles sont vaines : c’est un état qui ne semble pas fort souhaitable, et c’est néanmoins ce qui fait la félicité des gens du monde, et principalement des Grands.

chapitre V. Par quel moyen nous faisons en sorte, ou qu’on ne nous dise point la vérité, ou qu’on nous la dise inutilement. §

C’est par les moyens que nous avons marqués qu’on s’empêche de voir la vérité lorsqu’il faudrait quelque soin et quelque application pour la trouver. Mais il y a des rencontres où elle nous vient trouver elle-même, et dans lesquelles on serait forcé de la voir si on n’usait de bien des adresses pour l’éviter. Car il se trouve quelquefois des gens assez charitables, pour essayer de nous tirer de l’illusion où nous vivons à l’égard de nous-mêmes. L’amour-propre fait donc son possible pour éloigner cet inconvénient, et il ne manque pas encore de voies pour y réussir. Car il témoigne tant de chagrin et de mauvaise humeur à ceux qui nous voudraient rendre ce bon office ; il trouve tant de prétextes pour ne pas croire ce qu’on nous découvre de nos défauts ; il est si ingénieux à en trouver de plus grands dans ceux qui remarquent les nôtres, et à faire passer pour malignité les jugements qu’ils font à notre désavantage, qu’il n’y a presque personne qui se veuille hasarder à nous les dire.

Le principe général de l’amour-propre, c’est qu’on ne peut rien condamner en nous par un mouvement d’équité et de justice. Ainsi dès lors que quelqu’un fait voir qu’il ne nous approuve pas en tout, on lui attache l’idée de prévention, de jalousie, ou quelque autre encore moins favorable. Et comme personne n’aime à se faire regarder ainsi, il se forme parmi les hommes une espèce de conspiration à se dissimuler les sentiments qu’ils ont les uns des autres, et il n’y a point d’accord qui soit mieux gardé que celui-là, parce qu’il est fondé sur un sentiment d’amour-propre, dont il y a peu de personnes qui soient exemptes.

Et il ne faut pas s’imaginer qu’on ne prenne ce soin de cacher la vérité qu’à l’égard de ceux de qui l’on craint, ou de qui l’on espère quelque chose. On en use presque de même à l’égard de tout le monde.

On s’applique plus à tromper les Grands, mais on ne s’applique pas davantage à détromper les petits. C’est toute la différence que l’on met entre les uns et les autres. On n’aime à être haï de personne. Ainsi on n’aime à dire la vérité à personne. On sait d’ailleurs que pour la faire recevoir, il faudrait beaucoup d’adoucissements, de tempéraments et de tours étudiés. Or l’on ne veut pas prendre cette peine pour des personnes que l’on considère peu. Ainsi on ne dit pas la vérité aux Grands, parce qu’on a intérêt de la leur cacher ; et on ne la dit pas non plus aux petits, parce qu’on n’a pas assez d’intérêt de la leur dire.

Cette réserve que les hommes gardent entre eux, en évitant de se communiquer les pensées qu’ils ont au désavantage les uns des autres, n’est pas néanmoins sans bornes ; et il y a quelquefois des raisons qui les portent à s’en dispenser. Il ne faut même souvent qu’une légère émotion pour faire éclater tout d’un coup ce qu’on avait tenu fort longtemps caché. Et de plus on n’est réservé de cette sorte qu’en parlant aux personnes mêmes dont on connaît les défauts. Mais ce que l’on dissimule en leur présence se dit d’ordinaire d’autant plus librement en leur absence, qu’on a eu plus de peine à se retenir. Il est vrai qu’on se ménage un peu plus à l’égard de ceux qui pourraient nuire, et qu’on apporte plus de précaution à découvrir ce qu’on pense d’eux. Mais comme c’est une contrainte pénible que de cacher toujours ses sentiments, le désir qu’on a de s’en délivrer fait qu’on prend assez facilement confiance en ceux à qui l’on parle, et qu’il faut peu de raisons pour porter à se répandre avec liberté.

Ainsi, au lieu que la charité oblige à avertir les personnes mêmes de leurs défauts, pour leur donner moyen de s’en corriger, et à les cacher aux autres, pour ne pas blesser leur réputation, on fait d’ordinaire tout le contraire, et l’on parle de ces défauts à tout le monde, à l’exception de ceux-là seulement qu’il serait utile d’en avertir.

Or quoique ces effusions de malignité qui entrent si souvent dans les entretiens des hommes soient en elles-mêmes un très grand mal, il arriverait néanmoins de là quelque bien si nous avions soin d’en profiter. Car ces discours particuliers se répandant peu à peu, et formant un bruit public, il en revient souvent quelque chose aux oreilles des intéressés, parce qu’il se trouve assez de gens, qui n’ayant pas assez de charité, ou de force, pour nous dire eux-mêmes ce qu’ils pensent de nous, sont bien aises de s’en décharger en l’attribuant à d’autres. Ce serait donc un moyen pour ceux à qui on le découvre de sortir de l’illusion où ils vivent. Mais on a le cœur si corrompu et si plein d’aversion pour la vérité, qu’on abuse encore le plus souvent de ce moyen, et qu’on se le rend inutile. Car au lieu de juger, comme on devrait, que ces discours et ces jugements dont on est blessé sont répandus parmi une infinité de gens, et qu’ainsi on n’a pas droit de s’en prendre à personne en particulier, l’inclination qu’on a à se tromper soi-même fait que l’on tourne tout son chagrin contre celui qui s’en trouve chargé, qu’on se persuade qu’il est seul de son sentiment, et qu’il n’y est entré que par haine ou par intérêt. On lui attribue même d’ordinaire quelque imprudence ou quelque excès pour avoir plus de droit de rejeter ses sentiments, et par le moyen de cette illusion volontaire on étouffe l’impression que ces discours pouvaient faire, on se conserve dans l’estime de soi-même ; et l’on évite en quelque sorte de voir en soi ce que le monde y désapprouve, parce que c’est un spectacle que la vanité ne peut souffrir.

J’ai dit que l’on l’évite en quelque sorte, parce qu’on ne l’évite pas tout à fait. La vérité se fait toujours un peu de jour au travers de tous ces nuages dont on s’efforce de l’obscurcir. Il en passe toujours quelques rayons qui incommodent l’orgueil, et qui troublent ce faux repos qu’il s’efforce de se procurer. Ces opinions, qui ne sont fondées que sur une erreur volontaire, ne sont jamais fermes et assurées. Elles sont toujours mêlées de défiance, et par conséquent de chagrin, d’ennui et d’inquiétude. Ainsi au lieu de cette joie pure, et de cette satisfaction pleine et entière, à laquelle l’amour-propre aspirait, tout ce qu’il peut faire avec tous ses déguisements est de surprendre’ un peu ses sentiments de tristesse qui se nourrissent au fond du cœur, et qui sont toujours prêts de s’en emparer.

Ce sont là les sentiments naturels de l’amour-propre, et les adresses ordinaires dont il use pour nous cacher nos fautes, et pour empêcher qu’on ne nous les fasse connaître. Et il est remarquable que, comme c’est en soi-même un très grand défaut de ne vouloir pas voir la vérité, il ne veut pas reconnaître en soi cette mauvaise disposition non plus que les autres. Il n’use donc pas de moins d’artifices pour la déguiser aux autres et à nous-mêmes. Et c’est pourquoi on ne voit guère de gens qui ne se fassent honneur d’aimer la vérité, et qui avouent franchement qu’ils ne sont pas bien aises qu’on la leur découvre. On s’offense de ce reproche autant que d’aucun autre, et en un mot on voudrait avoir la gloire d’aimer la vérité, et la satisfaction de ne l’entendre jamais.

Mais comme ces deux passions sont en quelque sorte incompatibles, on tâche de les accorder en donnant quelque chose à l’une et à l’autre. Il est vrai que comme c’est l’amour-propre qui fait ce partage, il le fait fort inégal. Car il met ordre qu’on ne nous dise jamais ces défauts essentiels, auxquels nous sommes attachés par une passion vive et agissante ; qu’on nous dissimule ceux qui nous attirent le mépris des hommes, et qui nous donneraient lieu de nous mépriser nous-mêmes, et de croire que c’est avec raison que les autres nous méprisent. Toute la liberté que nous donnons donc aux autres sur ce sujet est de nous faire remarquer quelques petits défauts qui ne défigurent pas l’image que nous avons de nous-mêmes, et qui en laissent subsister toute la beauté.

Velut si

Egregio inipressos reprehendas corpore naevos.

Ainsi nous souffrons qu’on dise ses sentiments d’un discours ou d’un écrit que nous aurons fait, qu’on y reprenne quelques expressions moins justes, quelque mauvaise cadence, quelque endroit négligé, à condition néanmoins qu’on en ait estimé le dessein, les pensées, l’économie, et les autres parties plus essentielles. Nous pardonnons de même à ceux qui nous avertissent de quelque manque d’égards, de ménagements, et d’autres bagatelles de cette nature, pourvu qu’ils ne touchent point à nos principales passions, et que tout ce qu’ils remarquent en nous puisse subsister avec l’estime et l’approbation commune. C’est à ces conditions et à ce prix qu’on se résout quelquefois d’acheter la gloire, d’aimer la vérité, et qu’on lui donne quelque entrée. Encore faut-il que l’amour-propre la lui ouvre, et qu’elle soit accompagnée de témoignages d’estime et d’affection pour n’être pas rejetée.

Chapitre VI. En quoi consiste l’amour naturel que l’on dit que l’homme a pour la vérité, et quel usage il en fait. §

Ce que l’on vient de dire suffit pour faire voir que l’on étend un peu trop ces maximes communes, que les hommes aiment naturellement la vérité ; qu’ils ont une haine naturelle du mensonge ; et qu’y ayant une infinité de gens qui veulent tromper les autres, il n’y en a point qui veuillent être trompés : puisqu’il paraît au contraire que le inonde n’est presque composé que d’aveugles volontaires, qui haïssent et fuient la lumière, et qui ne travaillent à rien davantage qu’à se tromper eux-mêmes, et s’entretenir dans l’illusion. Où est donc cet amour de la vérité dont on nous flatte, et quelle haine du mensonge peut-on trouver dans les hommes qui ne cherchent que le mensonge, selon l’Écriture ?

On pourrait dire néanmoins que ces maximes ont lieu dans les choses indifférentes, dans lesquelles les hommes ne prenant point d’intérêt n’aiment point en effet à être trompés, et préfèrent la vérité au mensonge. Ce qui marque quelque amour naturel pour la vérité. Mais il est assez rare que cette inclination naturelle soit en liberté d’agir, et que l’esprit ne soit prévenu d’aucune passion qui la fasse pencher d’un côté plutôt que de l’autre. Il ne faut presque rien à l’amour-propre pour prendre parti. Il se fait des intérêts secrets dans les choses mêmes où il ne paraît point en avoir. Les moindres avances, les moindres engagements, les moindres vues de plaire ou de déplaire suffisent pour ôter l’équilibre, et pour porter l’esprit à ne chercher des raisons que d’un côté. Combien y en a-t-il, par exemple, qui n’ont point d’autres raisons de demeurer dans un sentiment, sinon qu’il faudrait quelque peine à examiner les raisons contraires ? Ils fuient le travail de s’instruire, parce qu’il est pénible ; ils veulent juger et décider, parce qu’ils veulent paraître savants : et pour satisfaire tout ensemble ces deux inclinations, ils supposent sans autre examen que ce qu’ils ont appris autrefois est vrai. Taedio novae curae semel placita pro aeternis servant.

Mais le principal usage que nous faisons de cet amour de la vérité est de nous persuader que ce que nous aimons est vrai. Car si nous voulons nous faire justice, nous reconnaîtrons que nous n’aimons pas les choses, parce qu’elles sont vraies ; mais que nous les croyons vraies, parce que nous les aimons. Notre volonté s’attache aux objets indépendamment de leur vérité, et par le seul rapport avec ses inclinations. Mais parce qu’elle n’en pourrait jouir si elle les regardait comme faux, elle fait en sorte d’y ajouter l’idée de la vérité pour s’y attacher plus sûrement : Quicumque aliud amant, hoc quod amant volunt esse veritatem.

Ainsi l’on peut dire que nous aimons la vérité en général comme le bien en général. Car comme nous ne saurions rien aimer qu’en le croyant bien, nous ne saunons de même rien aimer qu’en le croyant vrai. Mais l’amour-propre sait bien allier ces inclinations générales avec ses passions particulières : comme il nous fait croire que ce que nous aimons est un bien, il nous fait croire de même que ce que nous aimons est vrai ; c’est-à-dire, que ne pouvant aimer le mensonge sous son visage naturel, et aimant en effet plusieurs objets faux et trompeurs, il trouve moyen de les revêtir de l’image de la vérité.

Chapitre VII. Que le précepte connais-toi toi-même, vient plutôt de l’impatience des hommes à l’égard des défauts des autres, que d’un désir sincère de se connaître eux-mêmes. §

Cette aversion si constante et si uniforme qui se trouve parmi les hommes pour les vérités qui les découvrent à eux-mêmes, et cette inclination si générale à éviter la vue de leurs défauts comme leur plus grand malheur, donnent aussi sujet de croire que cette maxime commune qui les rappelle à eux-mêmes, et qui leur ordonne de se connaître, Nosce teipsum,n’est pas formée sur une lumière commune, qui leur persuade que cette connaissance est un bien pour eux, et qui la leur fasse désirer ; mais qu’elle pourrait bien avoir sa source dans la malignité du cœur de chacun en particulier, qui, se sentant incommodé de la vanité et de l’injustice qu’il remarque dans les autres, leur ordonne de désirer et de rechercher pour eux cette connaissance qu’il ne cherche et ne désire pas pour soi.

Cette pensée est d’autant plus vraisemblable que rien ne nous choque tant, dans les défauts que nous remarquons dans les autres, que l’aveuglement où l’on voit qu’ils sont à l’égard d’eux-mêmes. Qu’y a-t-il de plus incommode qu’un homme vain qui n’est occupé que de lui, et qui voudrait qu’on ne s’appliquât qu’à lui, qui s’admire continuellement, et qui s’imagine que les autres en font de même, ou qu’ils ont grand tort de ne le pas faire ? Et qui est-ce qui ne se sent pas tenté de dire à des gens ainsi faits qu’ils feraient bien de travailler à se connaître eux-mêmes, pour se détromper de l’illusion où ils sont ? Nosce teipsum.

Le monde est plein de gens qui remarquent les défauts des autres avec un discernement admirable, qui ne leur pardonnent rien, et qui, étant sujets aux mêmes ou à de plus grands défauts qu’eux, n’y font pas la moindre réflexion. Les personnes les plus vaines ne laissent pas de se moquer de la vanité des autres. Les plus trompés se rient de ceux qu’ils croient trompés. Les plus injustes reprochent aux autres leur injustice. Les plus aigres font des leçons de douceur. Les plus prévenus parlent avec force contre les préventions. Les plus opiniâtres sont les premiers à accuser les autres d’opiniâtreté. Il est bien difficile qu’on n’ait pas envie d’avertir ces sortes de gens qu’ils feraient bien de se dire à eux-mêmes ce qu’ils disent des autres, et de se reconnaître dans les portraits qu’ils en font. Nosce teipsum.

Quand on voit de même ces ambitieux qui entassent entreprises sur entreprises, qui forment des desseins auxquels plusieurs vies ne suffiraient pas, qui troublent par leurs caprices le repos des autres et le leur propre, qui ne songent jamais à leur mort qui les menace à tout moment, qui s’imaginent que les autres hommes ne vivent que pour eux, qui dévorent avec une avidité insatiable les biens des autres : qui est-ce qui ne se sent pas porté à les rappeler à la connaissance de leur condition fragile, mortelle, et à les faire souvenir qu’ils sont hommes ?

On sent les mêmes mouvements dans une infinité d’autres rencontres, comme quand on voit des gens qui faute de se connaître entreprennent des choses infiniment au-dessus d’eux, et dans lesquelles ils ne sauraient réussir ; qui veulent tout faire, parce qu’ils se jugent capables de tout, et qui gâtent tout par leur peu d’habileté ; qui font gloire de ne prendre conseil de personne ; qui se prennent aux autres du mauvais succès qu’ils ont attiré par leur imprudence. Enfin, comme l’ignorance de soi-même se trouve presque dans tous les vices, et que c’est même ce qui nous y choque le plus, on serait à tout moment porté à tirer les gens de leur illusion, en leur apprenant à se connaître, si ce mouvement n’était retenu par des mouvements plus puissants.

On a droit de conclure, ce me semble, de ce que je viens de dire, que ce précepte. Connais-toi toi-même, dans la bouche de ceux qui n’ont agi que par l’amour-propre, était plutôt l’effet d’un mouvement d’impatience et de chagrin excité par les défauts qu’ils voyaient dans les autres, que d’une vue claire de la nécessité de cette connaissance pour chaque homme en particulier et pour son propre bien. Nous voudrions que les autres se connussent eux-mêmes, afin qu’ils agissent d’une manière moins choquante à notre égard ; nous ne voulons pas nous connaître pour ne pas voir en nous ce qui nous y choquerait, et pour ne nous pas sentir obligés de travailler à corriger des défauts dans lesquels nous sommes bien aises de demeurer. Nous trouvons moyen de nous consoler dans notre propre illusion, en n’attachant notre pensée qu’à certains objets, et en nous cachant les autres. Mais nous trouvons l’illusion des autres ridicule, parce que nous voyons en eux ce qu’ils n’y veulent pas voir, et que nous jouissons de tout le spectacle des jugements que l’on fait d’eux, dont ils ne voient qu’une partie. On ne laisse pas pourtant d’envier souvent la condition de ces personnes trompées, et de souhaiter leur place ; mais c’est en s’imaginant que si on y était, on éviterait les défauts qu’on voit en eux, et qu’on se procurerait tout ce qui leur manque. Et je ne sais si on la voudrait, à condition de vivre dans la même illusion où l’on les voit. Car les hommes ont encore assez de lumière pour ne pas croire les autres heureux par la possession d’un faux bien, et ils ne sont capables d’y mettre leur bonheur qu’en éloignant d’eux la pensée qu’il soit faux, et en le prenant pour véritable.

Chapitre VIII. Que nous ne trouvons point dans la nature corrompue de motifs bien pressants de désirer de nous connaître ; mais que la foi nous en fournit de très grands et de très solides. §

Notre esprit n’est pas si aveugle, qu’après avoir rappelé les autres par chagrin à la connaissance d’eux-mêmes, il n’en puisse conclure en général qu’il serait utile que chacun s’appliquât ce précepte en le donnant aux autres. On est même bien aise de s’honorer en faisant semblant de se comprendre dans les avis qu’on donne aux autres. Mais ces applications froides et spéculatives sont encore bien éloignées d’un désir effectif de travailler à acquérir cette connaissance. Et après tout, les raisons humaines qui nous y peuvent porter ne sont guère capables de nous faire surmonter l’éloignement naturel que nous en avons. Quiconque ne se regarde que par rapport à la vie présente est malheureux, soit qu’il se connaisse, ou qu’il ne se connaisse pas. Il l’est plus réellement en ne se connaissant pas, mais il sent plus son malheur en se connaissant ; et le sensible l’emporte d’ordinaire sur le réel, parce qu’il fait impression sur les sens, au lieu que les réalités insensibles n’agissent que sur la raison. Or la raison, lorsqu’elle combat les inclinations de l’amour-propre, n’est pas d’un grand usage dans la conduite de la vie. Et après tout, la mort qui met fin à toute l’imprudence et à toute la sagesse des hommes rend l’avantage de l’une au-dessus de l’autre si peu considérable, qu’elle ôte l’envie de le rechercher avec ardeur - ce qui fait dire à Salomon pour exprimer ce sentiment humain, qu’il a dit en lui-même : si je dois mourir, que me servira de m’être appliqué à la sagesse’ ? Tout avantage qui ne regarde que la vie présente ne vaut presque pas la peine qu’on travaille à l’acquérir, parce que cette vie n’est qu’un instant qui ne mérite pas qu’on en délibère.

Nous ne trouverons donc point dans notre propre nature ni d’inclination qui la porte à s’appliquer à la connaissance de soi-même, ni de motifs bien puissants qui la lui fassent désirer. Mais si nous y joignons les lumières de la foi, la nécessité de ce devoir nous paraîtra si pressante, qu’on aura peine à comprendre qu’il y ait des chrétiens qui veuillent bien vivre dans l’ignorance d’eux-mêmes et de leur état. Car cette foi nous apprend que c’est en vain que nous fuyons de nous connaître, que cette vue nous est inévitable, puisque Dieu ouvrira les yeux à tous les hommes pour se voir tels qu’ils sont - mais avec cette horrible différence, que ceux qui n’auront pas voulu se connaître dans ce monde ici se verront malgré eux dans toute l’éternité d’une vue qui les comblera de rage et de désespoir ; au lieu que ceux qui n’auront pas évité de se voir en cette vie, et qui auront travaillé par ce moyen à détruire en eux ce qui déplaît à Dieu, ne verront plus rien en eux pour jamais qui ne leur cause de la joie, ou plutôt ils s’oublieront heureusement pour toute l’éternité, parce qu’ils ne verront plus que Dieu en eux et dans toutes les créatures. Nous n’avons qu’à choisir, ou de travailler à nous connaître en ce monde, ou d’être à jamais notre propre supplice, en éprouvant l’effet de cette terrible menace que Dieu fait à tous les méchants. Arguam te, et statuam contra faciem tuam : Je te reprendrai, et je le mettrai devant tes yeux.

Qui peut concevoir quel sera le désespoir d’une âme malheureuse, qui, après avoir fui toute sa vie de se voir et de se connaître, sera tout d’un coup attachée et collée à cet objet pour toute l’éternité sans espérance de s’en pouvoir jamais détourner un seul moment, qui aura continuellement devant les yeux tous ses crimes, sans pouvoir ni les détruire, ni s’empêcher de les voir ? C’est la punition inévitable de cet oubli volontaire de soi-même. Il faut ou travailler sincèrement à se connaître durant cette vie, ou se connaître éternellement en l’autre de cette horrible manière. Il n’y a point de milieu. La raison ni la foi n’ont sans doute pas de peine à prendre parti ; mais comme nous sommes portés à cet oubli par un poids très violent et qui entraîne presque tout le monde, il est utile de fortifier sa foi, et de soutenir sa raison par toutes les considérations qui nous découvrent les avantages de cette connaissance, comme sont celles que nous marquerons ici.

Chapitre IX. De quelle sorte la connaissance de soi-même produit toutes les vertus. §

Comme l’ignorance de soi-même est la source de tous les vices, on peut dire que la connaissance de soi-même est le fondement de toutes les vertus. Et il ne faut que considérer la nature de chaque vertu pour en être persuadé. Quel moyen, par exemple, d’être véritablement humble sans se connaître soi-même ; ou plutôt qu’est-ce que l’humilité qu’une connaissance de ses péchés, de ses misères et de son néant, qui fait que l’on est vil à ses propres yeux, et que l’on se juge digne de toutes sortes d’abaissements. C’est la définition qu’en donne saint Bernard : Humilitas virtus est qua homo verissima sui cognitione sibi ipse vilescit. Et saint Augustin de même réduit cette vertu à se connaître soi-même : Tota humilitas tua est ut cognoscas te.La vue de nos défauts est donc le fondement de l’humilité, et c’est en même temps ce qui la conserve. On la perd bientôt quand on ne regarde que ses vertus, soit véritables, soit fausses. Étrange état de l’âme de l’homme à qui les maladies mêmes sont nécessaires pour ne point mourir ! Elle est presque vide de tout bien, et elle ne saurait voir le peu qui lui en reste sans être en danger de le perdre.

Mais la connaissance de nous-mêmes ne nous humilie pas simplement à l’égard de Dieu, elle nous empêche aussi de nous élever au-dessus du prochain, n’y ayant que l’oubli de nous-mêmes qui nous le puisse faire mépriser. Un malade n’insulte jamais à un autre malade qu’en oubliant sa maladie propre, et comme on est toujours plein de douceurs envers soi-même, on ne traite les autres avec aigreur, qu’en se distinguant d’eux. Et c’est ce que la connaissance de nous-mêmes ne nous permet pas de faire, puisqu’elle nous découvre toujours en nous, ou les mêmes défauts, ou la racine des mêmes défauts, et qu’elle nous fait sentir le poids qui nous y porterait, si la grâce de Dieu ne les retenait. C’est pourquoi l’Apôtre en nous recommandant de reprendre avec douceur ceux qui pèchent, in spiritu lenitatis, nous rappelle à la connaissance de notre fragilité, et du danger où nous sommes à tout moment de tomber, ne et tu tenteris :de peur que vous ne soyez tenté vous-même. Voilà la source de la douceur et de l’humilité envers le prochain.

L’homme est si faible et si vain, qu’il est également porté à l’orgueil par la vue des vertus qu’il croit avoir, et par celle des défauts qu’il remarque dans les autres. Par l’une il s’élève au-dessus d’eux. Par l’autre il les rabaisse au-dessous de soi. Mais la connaissance de soi-même le préserve de l’un et de l’autre ; et en lui mettant ses propres défauts devant les yeux, elle étouffe d’une part la complaisance qu’il pouvait avoir dans ses vertus, et elle le rend de l’autre plus indulgent aux défauts d’autrui. Ainsi elle le tient au moins au niveau des autres hommes : elle lui apprend à les supporter comme il veut être supporté d’eux, et elle fait ainsi en quelque manière un bon usage de l’amour-propre.

Il est aussi facile de comprendre que l’oubli de soi-même produit la dureté, et que par un effet contraire la connaissance de soi-même doit produire la piété. Car il y a, dans les sentiments de compassion que nous avons pour les autres, quelque réflexion secrète sur nous-mêmes, par laquelle nous nous regardons, ou comme ayant souffert les mêmes maux, ou comme les pouvant souffrir.

Non ignara mali miseris sucurrere disco.

Et c’est ce qui fait que ces gens qui se croient au-dessus de tout, et qui s’imaginent que les maux dont les autres sont affligés ne sauraient venir jusqu’à eux, sont d’ordinaire impitoyables, parce qu’ils ne font pas sur eux-mêmes ces sortes de réflexions qui attendrissent le cœur à la vue des maux d’autrui.

Il en est de même de la plupart des injustices que l’on fait aux autres. Elles ne viennent d’ordinaire que d’un aveuglement qui fait que l’on ne se donne jamais le tort, et que se croyant exempt de tous défauts, on rejette la faute de tout sur les autres. Ainsi rien ne contribue tant à nous rendre justes et équitables envers les autres que la connaissance de nous-mêmes. C’est ce qui nous fait découvrir dans le fond de nos cœurs l’impression de la loi naturelle qui nous défend de faire aux autres ce que nous ne voudrions pas qu’ils nous fissent. C’est ce qui dissipe tous les nuages dont l’amour-propre obscurcit cette règle dans les rencontres où il est intéressé. C’est ce qui nous empêche même de nous plaindre avec aigreur des jugements désavantageux que l’on forme de nous, et des injustices qu’on nous peut faire, en nous convainquant que nous traitons souvent de même les autres sans y prendre garde. Enfin c’est ce qui réprime l’insolence et la fierté des hommes, en leur mettant une image vive de leurs misères devant les yeux, et qui détruit ainsi la cause la plus ordinaire des injustices qu’ils font aux autres.

La vue de nos défauts ne réprime pas seulement notre orgueil, elle réprime aussi toutes les suites de l’orgueil, et toutes les passions où il se mêle ; et comme il y en a peu dont il ne soit la source, il y en a peu aussi dont cette vue ne soit le remède. Un homme qui se connaît bien n’est guère jaloux, parce qu’il est convaincu qu’il ne mérite rien, et qu’ainsi il ne croit pas que l’honneur que l’on rend aux autres lui soit dû.

Il n’est ni aigre ni vindicatif, parce que le peu d’estime qu’il a de lui-même lui fait compter pour peu les offenses qu’on lui fait.

Il ne saurait haïr personne, parce qu’il ne peut se haïr soi-même, et qu’il ne voit rien néanmoins dans les autres qu’il ne reconnaisse en soi en quelque degré.

Il est peu ambitieux, et il ne saurait former de desseins pour s’élever dans le monde, parce que ces desseins ne naissent que de ce qu’on croit mériter le rang où l’on aspire, et que l’on s’imagine avoir plus d’adresse et d’industrie que les autres pour y parvenir. Or un homme qui se connaît bien ne se flatte pas de ces pensées.

Il ne conçoit point d’ailleurs cette élévation comme un fort grand bien. Il sent que ses passions le peuvent rendre très malheureux en quelque état qu’il soit. Que sa cupidité se déborderait davantage si elle avait plus de moyen de se satisfaire ; et dans l’incertitude où il est si ce serait un bien ou un mal pour lui, il conclut aisément à se tenir dans la place où il se trouve.

Cette pauvreté dont Jésus-Christ a fait la première des béatitudes, et qui est louée en tant d’endroits de l’Ecriture, n’est même autre chose qu’une humble connaissance de soi-même. Car pour être pauvre en cette manière, il faut connaître qu’on l’est, et pouvoir dire avec le Prophète : Ego vir videns paupertatem meam.Je suis un homme qui vois quelle est ma misère ; c’est-à-dire que nous devons connaître en nous, ou la privation des biens que nous n’avons pas, ou la privation de tout droit aux biens que nous tenons de la libéralité de Dieu — ce qui renferme une entière connaissance de nous-mêmes.

Il est aisé de comprendre comment cette connaissance contribue à nous rendre plus patients à l’égard des maux qui sont purement d’opinion, comme les jugements peu favorables qu’on fait de nous, les calomnies et les médisances. Car il est clair qu’elle en doit diminuer le sentiment par la vue qu’elle nous donne de notre misère effective, qui est encore beaucoup plus grande que tout ce que les hommes en peuvent dire. Mais on ne voit pas d’abord à quoi peut servir de connaître ses misères et ses défauts pour être plus patient dans les maux extérieurs, dans les pertes, dans les disgrâces, dans les maladies, dans les douleurs. L’on pourrait croire même que ce serait un nouveau poids qui ne serait propre qu’à accabler l’âme par la tristesse et le désespoir. Cela n’est pas néanmoins, et si cette vue de nos défauts est un poids, c’est un poids qui soulage celui de toutes les autres afflictions, parce qu’il nous découvre qu’elles sont justes, qu’elles sont proportionnées à nos maux intérieurs, et qu’elles y peuvent servir de remède : elle nous convainc que la prospérité ne nous aurait pas été moins dangereuse que l’adversité ; et en nous donnant lieu de faire réflexion sur tout ce qui nous est arrivé dans notre vie, de bien et de mal, elle nous fait voir que nous avons encore plus abusé des biens que des maux, et que nous en sommes ainsi plus chargés aux yeux de Dieu.

La prudence dépend tellement de la connaissance de soi-même, qu’on ne fait guère de fautes d’imprudence, que parce qu’on ne se connaît pas assez. Car la plupart des entreprises mal concertées et des desseins téméraires viennent de la présomption de ceux qui les forment ; et cette présomption vient de l’aveuglement où ils sont à l’égard d’eux-mêmes. Il n’y a rien de plus ordinaire que ces imprudences dans les actions particulières, et elles naissent toutes, pour l’ordinaire, de la principale action de la vie, qui est le choix de l’état et de l’emploi où chacun la doit passer. Car c’est en quoi l’ignorance de nous-mêmes nous fait faire de plus grandes fautes.

Il n’y a point de personne si disgraciée de la nature, qui ne pût trouver dans l’ordre du monde une place proportionnée aux forces de son esprit et de son corps ; mais le peu de connaissance que l’on a de soi-même est cause que la plupart des gens font un mauvais choix. Qu’on fasse réflexion sur ceux qui remplissent les charges et les emplois du monde, et sur le heu qu’ils occupent, et l’on trouvera que presque personne n’est bien placé. Combien y a-t-il de gens qui, n’ayant que des bras et point de tète, choisissent des emplois qui auraient besoin de tète et non de bras ? Combien y en a-t-il qui n’étant nés que pour obéir, et non pour conduire, occupent des places où il est besoin de conduire et non d’obéir ? Combien y en a-t-il qui s’engagent dans des ministères qui sont au-dessus de leur lumière, de leur force et de leur vertu ? Et combien peu s’en retirent par la connaissance de leur incapacité ? Chacun se croit capable de tout, et ne borne ses prétentions que par l’impuissance où il se trouve de s’élever plus haut. C’est la source la plus commune des désordres du monde, et des maux de l’Église et des États, et même de chaque particulier. Car il est impossible qu’une personne mal placée, et qui n’a pas les qualités nécessaires pour s’acquitter d’un emploi où elle s’est engagée, n’y fasse une infinité de fautes ; et ces fautes, qui sont des suites de sa témérité et de sa présomption, la rendent pour l’ordinaire ridicule dans ce monde, et malheureuse pour jamais en l’autre.

Ainsi l’on peut dire avec vérité que la connaissance de soi-même peut suppléer au défaut de tous les talents, et que le seul défaut de cette connaissance rend au contraire tous les talents inutiles, dangereux et pernicieux à celui qui les a. Ce n’est pas un grand mal de n’avoir ni mémoire, ni intelligence, ni conduite, ni science, ni industrie, ni habileté, pourvu qu’on le connaisse ; que l’on emprunte d’autrui ce que l’on n’a pas, et que l’on n’entreprenne rien qui ait besoin des qualités que l’on n’a pas reçues de Dieu. Un homme qui aurait tous ces défauts, en ne s’appliquant qu’à ce qui lui est proportionné, ne laisserait pas d’être estimable, puisqu’il pourrait devenir saint, et qu’il serait souvent plus agréable à Dieu que ceux qui auraient toutes les qualités dont il manquerait. Il n’en serait privé même que pour un moment, c’est-à-dire pour la vie présente, et il aurait autant de droit que personne d’espérer d’en être bien partagé dans l’autre vie. Mais que l’on suppose en un homme tant de talents et tant de lumière qu’on voudra, s’il ne se connaît avec cela dans ses défauts et dans ses faiblesses, toutes ses qualités ne lui seront qu’une occasion de chute et de ruine, souvent même dès ce monde. Il ne saura pas mesurer ses entreprises à ses forces ; il entrera dans des engagements téméraires, et la présomption qui n’a point de bornes, quand elle n’est point retenue par le frein de la connaissance de soi-même, l’emportera à des excès dangereux.

Chapitre X. Raisons générales qui nous doivent faire désirer la connaissance de nous-mêmes.
Mort du péché toujours accompagnée de l’ignorance de notre état.
Adresse des hommes à se le déguiser en corrompant les règles de la morale. §

On peut ajouter à ces raisons particulières qui nous doivent faire désirer de nous connaître, cette raison générale, qui doit faire encore plus d’impression sur notre esprit, et lui donner plus d’horreur de cet aveuglement : que comme la punition commune des réprouvés dans l’autre vie sera de se voir eux-mêmes, le caractère général des réprouvés en celle-ci est de ne se voir point ; de sorte qu’il est également vrai que l’on n’entre dans le ciel qu’en se connaissant, et dans l’enfer qu’en ne se connaissant pas.

La mort du péché, qui est la cause de la mort éternelle, est toujours accompagnée d’un sommeil malheureux, qui nous prive de la connaissance de notre état. Et c’est pourquoi le Prophète demandait à Dieu avec instance qu’il éclairât ses yeux, afin qu’il ne s’endormît pas dans la mort, parce qu’il savait bien que cette mort était inséparable de ce sommeil, et que pourvu qu’il ne dormît pas, il ne mourrait point. Illumina oculos meos, ne unquam obdormiam in morte.L’état où le péché réduit l’homme est si horrible, qu’il ne le pourrait souffrir s’il le voyait ; et ainsi les hommes que le plaisir y attire trouvent moyen de se le déguiser à eux-mêmes par mille adresses qu’ils sont malheureusement ingénieux à trouver.

L’une des plus criminelles, et néanmoins des plus communes, est celle par laquelle les hommes étouffent en eux-mêmes la lumière qui condamne leurs dérèglements, en les justifiant à leurs propres yeux par de fausses règles qui les autorisent. C’est la source de tant d’erreurs dans la morale, et de tant de maximes corrompues que l’on a toujours tâché d’introduire dans l’Église, et principalement en ces derniers temps. Car les hommes, ne voulant pas rendre leurs actions conformes aux lois de Dieu, ont tâché de rendre les lois de Dieu conformes à leurs actions. Au lieu de redresser leurs inclinations corrompues, selon la rectitude de cette règle divine, ils ont tâché de courber la règle même pour l’ajuster avec leurs inclinations. Ils ne veulent pas seulement suivre leurs intérêts et leurs passions, mais ils veulent aussi être approuvés en suivant leurs intérêts et leurs passions, et ils ne peuvent souffrir que leur conscience leur reproche d’être injustes. Ainsi ne trouvant pas leur compte dans les maximes toutes pures que Dieu nous a données pour notre conduite, s’ils les laissaient dans leur pureté, ils ont tâché de les altérer pour y trouver cette approbation qu’ils cherchent, et apaiser par là le trouble de leur conscience qui les inquiète. C’est ainsi qu’à la faveur de ces fausses lumières, qu’ils sont bien aises de prendre pour véritables, ils s’établissent dans cette paix et ce repos malheureux, qui est proprement le sommeil dont le Prophète demandait à Dieu d’être préservé par les rayons de la véritable lumière.

Que s’ils ne peuvent réussir à se cacher entièrement cette lumière qui les condamne, ils ont recours à d’autres moyens pour en affaiblir l’effet et pour arrêter l’impression qu’elle serait capable de faire sur eux. Quelquefois en laissant subsister la loi, ils se contentent de n’y penser pas, en n’y comparant jamais leurs actions, et en ne les regardant que par d’autres faces qui ne leur représentent point ce qu’elles ont de défectueux. S’ils ne peuvent étouffer entièrement la vue de cette opposition qu’elles ont aux lois de Dieu, ils en affaiblissent et en diminuent l’idée en se joignant avec une infinité de gens qu’elles condamnent aussi bien qu’eux, comme si cette foule de criminels était capable de les défendre contre Dieu. Enfin s’ils ne se déguisent pas les lois de Dieu, ils se déguisent eux-mêmes à eux-mêmes. Ils s’attribuent des motifs et des intentions qu’ils n’ont pas, et ne veulent pas voir celles qu’ils ont. Ainsi en portant un faux jugement de leurs actions, ils se justifient à eux-mêmes durant toute leur vie par le moyen de cette illusion volontaire. Voilà le sommeil dont il faut demander d’être préservé et que tout homme de bien doit se résoudre à combattre toute sa vie en tâchant de se connaître soi-même, et en embrassant tous les moyens qui y peuvent aider, et que nous allons voir dans la seconde partie de ce traité.

Seconde partie. Qui contient les moyens de l’acquérir §

Chapitre premier. L’inclination que le péché donne à ne se pas connaître n’est pas détruite entièrement par le désir que la grâce nous donne de nous connaître.
Combien la haine que nous avons pour la vérité nous doit humilier. §

On n’a prétendu, dans la première partie de ce traité, que d’inspirer le désir de se connaître soi-même. On suppose dans celle-ci ce désir tout formé, et joint à une résolution sincère de travailler à acquérir cette connaissance. Il ne s’agit donc plus que de mettre ceux qui sont bien disposés dans la voie qui y conduit, et de leur ouvrir les moyens les plus propres pour y parvenir ; et ce que l’on leur peut dire d’abord, c’est que ce désir en est un des principaux, et qu’il suffirait même pour produire cet effet, s’il était plein et entier. Car il y a cela de différent entre la connaissance de soi-même et celle des objets qui sont hors de nous, qu’on peut ignorer ces objets, quelque désir qu’on ait de les connaître ; mais ce qui fait qu’on ne se connaît pas, c’est qu’on ne le désire pas pleinement, et qu’on nourrit dans le fond de son cœur un éloignement secret de la vérité. C’est ce qui s’oppose en nous à la lumière de Dieu, et l’empêche de pénétrer nos esprits. Sans cela elle nous ferait voir clair dans tous les replis de notre cœur, elle nous avertirait de toutes nos chutes, et nous n’aurions besoin pour nous connaître parfaitement que de nous exposer à ses rayons.

On a déjà fait voir que cette malheureuse inclination était devenue naturelle à l’homme depuis le péché ; et il faut ajouter ici que la grâce ne la détruit jamais entièrement, et que, quelque désir qu’elle nous inspire de ne nous pas aveugler nous-mêmes, il reste toujours, pour le dire ainsi, dans le fond du vieil homme une pente vers cet aveuglement volontaire, qui est marquée par ces paroles de Jésus-Christ : Que tout homme qui fait mal, hait la lumière, et ne vient point à la lumière, de peur que ses œuvres ne soient connuesOmnis qui male agit, odit lucem, et non venit ad lucem, ut non manifestentur opera ejus. Car comme il n’y a personne qui n’ait du penchant au mal, il n’y a personne qui n’ait quelque aversion pour la lumière qui lui découvre ce mal qu’il aime.

Mais aussi, comme l’inclination au mal que le péché a imprimée dans nos âmes n’empêche pas que Dieu n’y imprime par sa grâce une inclination contraire, qui nous porte au bien et à la justice, cet éloignement naturel que nous avons de la vérité n’empêche pas aussi l’esprit de Dieu de nous inspirer une pente contraire, qui nous fait aimer et chercher la vérité. Nous sommes seulement obligés de reconnaître que notre cœur est partagé, que nous n’aimons pas pleinement la vérité, qu’il y a en nous deux poids et deux pentes opposées : de sorte que, si nous avons sujet de rendre grâces à Dieu de ce qu’il nous a donné quelque amour de sa vérité, nous avons aussi sujet de nous humilier en nous regardant selon cette autre inclination, comme ennemis de cette même vérité.

Il n’y a rien qui fasse mieux comprendre la grandeur du dérèglement de l’homme, que la vue de cette pente malheureuse que nous sentons en nous. Car Dieu étant la vérité, la lumière, la justice, haïr la lumière, la vérité, la justice, c’est haïr Dieu même. Cependant l’homme les hait. Il voudrait que cette vérité ne fut point, que cette lumière fût éteinte, que cette justice fût abolie ; c’est-à-dire qu’il voudrait que Dieu ne fût point. Il en souhaite l’anéantissement, et ne pouvant réussir à le détruire dans son être propre, il le détruit autant qu’il peut pour soi-même, en fermant les yeux à la lumière de sa vérité.

Misérables hommes, dit saint Augustin, vous voulez être méchants, et voyant que la vérité vous condamne, vous voudriez qu’elle ne fut pas ce qu’elle est, au lieu de cesser de vouloir être ce que vous êtes, et de faire aussi en sorte qu’elle puisse subsister sans vous condamner ! O miseros homines, qui cum esse volunt mali, nolunt esse veritatem qua damnantur mali ! Nolunt enim eam esse quod est, cum seipsos debeant nolle esse quod sunt, ut ipsa manente nec ipsa judicante damnentur.

Chapitre II. Qu’on peut juger combien l’amour que nous avons pour la vérité est encore faible, en le comparant aux autres passions. §

Voilà l’état dans lequel non seulement nous sommes nés, mais où nous sommes encore engagés en partie, et dont nous devons tâcher de sortir en diminuant autant qu’il nous sera possible cette aversion naturelle que nous avons pour la vérité, et en travaillant à faire croître en nous ce que Dieu nous a donné d’amour pour elle. Et il est bon, pour nous exciter davantage à ce travail, de nous convaincre nous-mêmes de la faiblesse de cet amour. Nous le pouvons facilement en considérant combien un amour plein et sincère pour quelque objet, comme celui qu’un avare a pour l’argent, est différent de l’amour que nous avons, ou que nous nous flattons d’avoir, pour la vérité.

Le cœur d’un avare, par exemple, sent un penchant continuel du côté du gain : les moyens qu’on lui en donne y entrent toujours sans résistance, ils y sont toujours reçus avec une joie sincère, sans opposition, et sans partage ; il ne faut point de ménagements ni de tempéraments étudiés pour les faire agréer. Toute personne est bien venue à les proposer, amis, ennemis, familiers, étrangers, inférieurs, égaux, supérieurs ; et bien loin qu’il conçoive de l’aigreur contre ceux qui lui font quelque ouverture pour augmenter son bien, ce serait un moyen certain de l’adoucir s’il était aigri contre eux. Il ne s’amuse point à chercher des raisons pour rejeter ces avis, il n’en prend jamais sujet d’examiner les défauts de ceux qui les donnent. Il ne pointillé point sur les manières, sur l’air, sur les intentions. Il cherche uniquement à s’éclaircir de la vérité de ce qu’on lui dit, et l’examinant de bonne foi, il ne craint rien que de s’y tromper.

Voilà la manière dont nous devrions aimer la vérité, et le modèle que le Sage nous en propose, en nous ordonnant de la chercher comme l’argent ; et nous y pouvons voir que nous l’aimons si peu, et que nous la cherchons si imparfaitement, qu’on peut dire de nous tout le contraire de ce que nous avons dit de cet avare.

Car notre cœur n’est presque jamais ouvert du côté que la vérité se présente. Elle y trouve toujours de la résistance, et n’y entre jamais sans violence et sans effort ; et si quelquefois on la reçoit agréablement en apparence, c’est toujours avec quelque chagrin intérieur, de quelque joie superficielle qu’on le déguise. Personne n’est propre à nous la faire connaître, et l’amour-propre ne manque presque jamais de nous fournir des reproches contre tous ceux qui l’entreprennent. La rhétorique n’a point assez d’adresses ni de délicatesse pour nous l’insinuer sans nous blesser. Nous trouvons toujours de l’excès dans les choses, des défauts dans l’air, dans les manières, dans le temps. Et au lieu d’appliquer sincèrement notre esprit à l’examen de ce qu’on nous propose, nous ne l’appliquons qu’à une recherche inutile et maligne des défauts de ceux qui nous donnent ces avis. C’est le portrait de l’esprit et de la conduite de la plupart des hommes. Les traits en sont plus marqués dans les uns que dans les autres, mais il y en a peu en qui il n’en paraisse quelques traces.

Ne nous flattons donc pas au moins d’une vertu que nous n’avons pas, et gardons-nous bien de dire, comme font tant de gens, que nous ne désirons rien tant que de nous connaître nous-mêmes, et qu’on ne saurait nous faire plus de plaisir que de nous y aider. Reconnaissons au contraire que ce serait nous donner une louange qui surpasse l’homme. Et ainsi, que le premier pas que nous ferons pour en sortir soit d’avouer sincèrement l’opposition que nous sentons en nous à la connaissance de nous-mêmes, et d’en gémir devant Dieu comme d’un de nos plus grands maux.

Chapitre III. Qu’encore qu’il n’y ait que la lumière de Dieu qui nous puisse faire connaître à nous-mêmes, cela n’exclut point l’application à acquérir cette connaissance.
Deux connaissances de l’homme, l’une générale, l’autre particulière.
Défauts communs ne laissent pas de nous être propres.
Description de l’état de l’homme après le péché. §

Le second pas, qui n’est pas moins essentiel, est de reconnaître l’impuissance où nous sommes de réussir dans cette recherche, sans le secours de la lumière de Dieu. Car il n’y a que cette lumière qui puisse dissiper les nuages dont notre cœur est couvert, et ce n’est que par elle que nous pouvons juger sainement de ce que nous y découvrons - nos mouvements étant bons ou mauvais, selon qu’ils sont conformes ou contraires à la vérité qui en est la règle. Enfin il n’y a que Dieu qui nous puisse donner une connaissance de nous-mêmes qui soit tempérée dans la juste proportion dont notre infirmité a besoin : celle que nous pouvons acquérir par des efforts purement humains étant quelquefois aussi dangereuse que l’ignorance même de notre état, parce qu’elle est capable de porter l’âme au découragement, et à une espèce de désespoir ; au lieu que celle que Dieu lui donne la soutient en même temps qu’elle la rabaisse, et ne l’abat jamais par la vue de ses misères, qu’elle ne la relève par la confiance en la miséricorde de Dieu.

Mais cette persuasion ferme, qu’on ne doit attendre cette connaissance si nécessaire que de la pure grâce de Dieu, n’exclut nullement les réflexions qu’il faut faire pour l’acquérir. Car la grâce se cache souvent sous ces réflexions, et elle s’en sert pour faire entrer ses lumières dans notre esprit. Il faut donc agir à l’égard de ce point si important de la vie chrétienne, comme à l’égard de tous les autres ; c’est-à-dire qu’il faut demander à Dieu la connaissance de soi-même comme ne dépendant que de lui seul, et qu’il faut travailler à l’acquérir, comme si elle ne dépendait que de notre soin : et c’est dans cette vue que nous donnerons ici quelques ouvertures qui peuvent aider dans cette recherche.

Il y a deux sortes de connaissances de l’homme, l’une générale, et l’autre particulière. La première découvre ce qui convient à tous les hommes dans l’état du péché où ils sont nés ; l’autre nous apprend ce que nous avons ajouté à cette corruption commune. Car quoiqu’elle soit la même dans tous par sa racine, elle prend néanmoins une infinité de diverses formes, selon que l’âme s’y abandonne plus ou moins, et que la concupiscence étant déterminée et excitée par les occasions et par les objets se répand plus d’un côté que d’un autre : de sorte que par ce différent mélange de dérèglements particuliers, il se forme autant de diverses maladies et de divers états qu’il y a d’âmes différentes.

C’est sans doute à cette connaissance particulière de notre état que nous devons tendre. Car il nous servirait peu de contempler le portrait général de la corruption de l’homme, si nous ne nous en servions pour tracer le nôtre, puisqu’il s’agit de nous guérir en particulier, et non les hommes en général. Mais la connaissance de l’état commun des hommes ne laisse pas d’être très utile, et elle comprend même la plus grande partie de cette connaissance particulière que nous cherchons. Car ces défauts et ces vices, pour être communs, ne laissent pas d’être les vices et les défauts de chacun de nous. Ils ne subsistent point en l’air, ni dans quelque être séparé de nous ; ils sont en nous, et ils nous rendent chacun aussi misérables que si nul autre ne les avait.

Cherchons donc une partie de ce que nous sommes dans la connaissance générale de l’homme corrompu ; et pour nous la représenter par quelque image, servons-nous de celle que l’Écriture emploie pour exprimer celui de Jérusalem, en disant que, depuis la tête jusques aux pieds, il n’y avait point en elle de partie saine : A planta pedis usque ad verticem non est in ea sanitas.Qu’on s’imagine donc une plaie universelle, ou plutôt un amas de plaies, de pestes, de charbons, dont le corps d’un homme soit tout couvert ; qu’entre ces plaies il y en ait qui paraissent plus envenimées et plus enflammées, d’autres qui semblent comme amorties, et sans ardeur ; mais qu’elles aient néanmoins cela de commun, qu’elles puissent toutes devenir mortelles, celles mêmes qui paraissent approcher de la guérison se pouvant aigrir et enflammer de nouveau par diverses causes intérieures et extérieures capables de produire cet effet, sans que cet homme ait aucun moyen ni aucune force pour l’empêcher. Voilà l’image de l’état où nous sommes nés, et de ce que nous sommes par la nature. L’amour de nous-mêmes, qui est le centre et la source de toutes nos maladies, nous donne une inclination violente pour les plaisirs, pour l’élévation, et pour tout ce qui nourrit notre curiosité, afin de remplir par là le vide effroyable que la perte de notre bonheur véritable a causé dans notre cœur. Et cette inclination nous dispose à nous procurer ces trois objets de nos désirs par toutes sortes de voies, quelque injustes et quelque criminelles qu’elles soient.

Mais comme ces objets, se diversifiant en mille manières, agissent plus ou moins sur notre imagination et sur nos sens, les mouvements par lesquels notre âme s’y porte sont aussi fort différents. Et c’est ce qui fait la diversité de nos passions, dont le divers assemblage et les divers degrés font la différence des humeurs et des dispositions particulières des hommes. Les unes sont plus criminelles, les autres plus innocentes selon leurs objets. Les unes plus vives, les autres plus languissantes, selon la manière dont elles s’y portent. Il y en a même qui paraissent tout à fait éteintes, parce que le cœur est dominé par une passion contraire. Et ce sont là ces plaies sans feu, et presque guéries, dont nous parlions tout à l’heure. Mais il ne faut pas s’y fier absolument. Car jamais elles ne se referment si bien qu’elles ne puissent s’envenimer de nouveau. Quelque éloignement que nous ayons de certains vices, il reste pourtant toujours en nous assez de penchant pour nous y faire tomber, si Dieu permettait que les pensées qui nous en peuvent détourner s’éloignassent de notre esprit, que les objets qui nous y peuvent porter agissent vivement sur nous, et enfin qu’il se fit un amas de circonstances extérieures capables d’irriter notre concupiscence, et de la tourner de ce côté-là - ce qui a donné lieu à saint Augustin d’établir cette belle règle : Que de tous les péchés que les hommes commettent, il n’y en a aucun qu’un autre homme ne commît s’il n‘était aidé par celui qui a fait l’homme - Nullum peccatum facit homo quod non faciat alius homo, si non adjuvet rector a quo factus est homo. Ainsi ne nous flattons jamais d’une entière exemption d’aucun vice, ni d’un amortissement total d’aucune passion, et reconnaissons en nous cette malheureuse capacité de tous les crimes et de tous les dérèglements des hommes. Que cette vue ne nous permette jamais de nous élever au- dessus de qui que ce soit. Qu’elle nous rabaisse et nous humilie par tous les désordres et par tous les défauts que nous remarquerons dans les autres, puisqu’ils sont nôtres en quelque façon par la pente que nous y avons, et par l’impuissance où nous sommes de nous en garantir si Dieu ne nous en préserve. Ainsi l’histoire des hommes, qui ne comprend presque que celle de leurs passions, de leurs faiblesses et de leurs désordres, deviendra en quelque sorte notre propre histoire ; et au lieu qu’elle n’est pour la plupart des gens qu’un divertissement assez vain, elle sera pour nous, si nous la considérons dans cet esprit, une instruction très solide qui nous remettra sans cesse nos défauts devant les yeux, et qui nous fera reconnaître, ou ce que nous sommes en effet, ou ce que nous pouvons devenir si Dieu nous abandonne à nous-mêmes.

C’est par ces réflexions que nous devons faire sans cesse sur tout ce que l’on voit et que l’on apprend des dérèglements des hommes, qu’il faut tâcher de concevoir plus distinctement la corruption de notre nature. Car il ne suffit pas d’en avoir seulement une idée confuse et générale, comme celle que nous venons de tracer. Il faut en considérer en détail les diverses parties, et les effets qui en dépendent, et s’efforcer de connaître à fond l’injustice, la vanité, et la faiblesse de l’homme, le progrès et les effets de ses passions, en s’appliquant toujours ces connaissances communes ; et sans se contenter de reconnaître simplement que nous avons la racine et la source de ces défauts, tâcher de plus de découvrir ce que ces racines ont produit en nous, et jusqu’à quel point elles y sont vivantes.

Chapitre IV. Que pour se connaître soi-même il faut s’instruire des règles de la morale, tant de celles qui ne sont point contestées, que de celles qui le sont.
De quelle sorte l’amour-propre élude les unes et les autres. §

Mais comme le désordre et l’injustice de l’homme ne sont que des privations de l’ordre où il devrait être, et de la justice à laquelle il doit demeurer attaché, il est clair qu’on ne les saurait connaître comme il faut, sans connaître cet ordre et cette justice, c’est-à-dire les lois divines et éternelles, qui règlent les devoirs des hommes, et dont ils ne sauraient s’éloigner sans tomber dans le dérèglement et dans l’injustice. Mais comme ce n’est pas ici le lieu d’en traiter à fond, et que c’est plutôt la matière d’une morale tout entière, que d’un petit écrit comme celui-ci, l’on se contentera d’y proposer en général quelques avis pour éviter, dans l’étude qu’il en faut faire toute sa vie, les égarements volontaires et les illusions subtiles où l’aversion pour la vérité nous engage sans que nous nous en apercevions, ou plutôt sans que notre esprit veuille avouer qu’il s’en aperçoit.

Entre les règles qui prescrivent les devoirs des hommes, et sur lesquelles ils seront jugés, il y en a de généralement reconnues, comme, par exemple, que le meurtre, le vol, l’adultère, la fornication, le faux témoignage sont des actions criminelles ; et d’autres, au contraire, sur lesquelles il y a quelque partage entre ceux qui se mêlent de décider ces sortes de questions.

Je ne prétends point par cette division ôter la certitude et l’évidence à ces règles contestées. Car je sais qu’il y en a quelques-unes qui ne sont pas moins claires ni moins certaines que les principes les plus généralement reçus de tous les hommes, et desquelles on ne peut douter que par un défaut d’application, ou par un aveuglement de passion et de malice. Je veux seulement marquer le fait, et distinguer les vérités de morale en ces deux classes, par rapport, non à leur évidence réelle, mais à la disposition effective des hommes, qui ont reçu les unes unanimement, et qui se sont partagés à l’égard des autres.

Je mets même au rang de ces règles contestées celles qui, quoique peu attaquées par des écrits et des discours, le sont néanmoins par la pratique, et que bien des gens qui veulent passer pour mener une vie chrétienne, ne laissent pas de violer par leur conduite, sans cesser pour cela de trouver des confesseurs qui les tolèrent, ou qui les approuvent, et sans perdre l’estime de personnes réglées et chrétiennes. II y a, par exemple, assez peu de confesseurs qui voulussent autoriser par une décision formelle, le bal, la Comédie, les romans, la manière si peu modeste dont les femmes s’habillent présentement, l’usage que l’on fait communément des biens de l’Église, la recherche des dignités ecclésiastiques. Cependant, puisqu’on voit tant de gens qui ont quelque conscience, qui ne font nul scrupule de toutes ces choses, il faut qu’il y ait des confesseurs qui n’y trouvent rien à redire, et qui ne croient pas qu’on soit obligé de les quitter.

Quiconque désire de se connaître doit donc s’instruire et s’éclaircir de ces deux genres de vérités, puisque c’est par là qu’il doit juger de soi-même et de son état. Et il est bien facile de le faire à l’égard des premières ; car il n’est besoin que de le vouloir sérieusement. Elles sont exposées à tous ceux qui désirent de s’en informer. On les trouve partout. Mais s’il est aisé de les apprendre d’une manière spéculative, il ne l’est pas de s’en servir comme d’une lumière pour découvrir le fond de son cœur, et pour juger de ses actions. Car l’amour-propre qui ne peut pas toujours empêcher qu’elles n’entrent dans notre mémoire fait en sorte d’ordinaire qu’elles y demeurent stériles, c’est-à-dire qu’elles ne nous servent jamais de règles ; que nous n’y comparions jamais nos actions ; que nous n’en tirions jamais les conséquences les plus naturelles et les plus certaines ; qu’elles ne nous viennent dans l’esprit que quand il s’agit d’en discourir ; et enfin que nous les regardions à peu près comme ces opinions des anciens philosophes, que nous sommes bien aises de garder en dépôt dans notre mémoire, comme des points de science et d’érudition, mais par lesquels nous ne pensons point à régler notre conduite.

Il faut considérer cette disposition de notre cœur comme un de nos plus grands maux, puisqu’elle fait que la vérité qui en devrait être le remède ne sert qu’à les augmenter par le mauvais usage que nous faisons de sa lumière. Car ne nous étant donnée que pour nous conduire, nous en devenons injustes possesseurs dès lors que nous ne nous en servons pas pour cette fin. Nous devons donc faire toutes sortes d’efforts pour remédier à ce mal ; et ainsi quelque éloignement que nous sentions pour la vérité, il faut que nous nous forcions nous-mêmes d’en approcher, et de nous en servir comme d’un flambeau pour chercher dans les plus profonds replis de notre âme tout ce qui peut y être contraire.

Mais si l’amour-propre a assez d’adresse pour arrêter dans la plupart du monde l’effet des vérités les plus constantes, et dont on est le plus convaincu, il élude encore bien plus facilement celles qui sont combattues, ou par des opinions contraires formellement soutenues, ou par une pratique opposée. Car il fait, ou que les gens demeurant dans l’incertitude et dans le doute ne laissent pas d’agir comme s’ils étaient le plus assurés de ce qu’il faut croire dans ce partage de sentiments ; ou qu’ils se déterminent au parti qui favorise leurs inclinations, par des raisons si frivoles, qu’ils auraient honte de les dire si on les y obligeait ; ou qu’ils suivent aveuglément l’exemple des autres, sans qu’ils aient jamais examiné si cet exemple les mettait en sûreté, et s’ils en seraient quittes devant Dieu, en lui alléguant qu’ils ont suivi le train commun : et enfin il sait si bien arrêter sur ce point leur curiosité, qu’ils n’appréhendent rien tant que d’y voir trop clair.

Ce n’est point mon dessein de décider ici aucun des points que j’ai appelés contestés, parce qu’il se trouve des gens dans l’Eglise qui les combattent, ou par leurs opinions, ou par leur pratique. Je dis seulement que ce repos où vivent ceux qui suivent des sentiments relâchés, sans les avoir jamais examinés sérieusement, est visiblement déraisonnable, et qu’il ne peut venir que de la corruption de leur coeur, du désir secret qu’ils ont de n’être pas troublés dans la jouissance des objets de leurs passions par les remords de leur conscience, et enfin de la crainte d’être obligés de se condamner à l’égard du passé, et de changer de conduite à l’avenir. C’est là ce qui étouffe leur crainte, et les empêche d’avoir, à l’égard de leur salut, les mêmes sentiments qu’ils éprouvent à l’égard de toutes les autres choses. Car si des médecins habiles leur disaient qu’une certaine viande est empoisonnée, ils se garderaient bien d’en manger avant que de s’être assurés que ces médecins se trompent.

Si on leur donnait avis qu’il y eût une entreprise formée contre leur vie, que le feu est à leur logis, ils ne se fieraient nullement aux discours de ceux qui leur diraient le contraire sans leur en apporter aucune preuve : ils ne manqueraient point d’approfondir ces avis, et ils ne se tiendraient point en repos qu’ils ne se fussent parfaitement éclaircis de la vérité. D’où vient donc que, quand ils entendent dire que des personnes éclairées sont convaincues que des choses qu’ils pratiquent ne sont nullement permises, qu’elles sont capables de les perdre, qu’elles sont condamnées par la loi de Dieu comme des crimes, ils en sont pourtant si peu émus, que tout est capable de les rassurer ? D’où vient qu’ils ne prennent jamais la peine d’examiner à fond les raisons du sentiment qui ne leur est pas favorable, ni d’entretenir aucun de ceux qui en sont persuadés, mais qu’ils s’arrêtent à de certaines raisons superficielles, et que pourvu qu’ils se voient autorisés par une troupe de gens, dont ils estiment d’ailleurs très peu la lumière et la piété, ils s’imaginent n’avoir rien à craindre ? Qui ne voit que c’est leur passion qui suspend leur raison, et qui lui cache les plus communes règles du bon sens, qu’elle ne se pourrait empêcher de voir si elle n’était comme liée par le cœur qui appréhende d’être troublé dans ses inclinations ?

Ce que nous devons donc faire pour éviter un dérèglement si visible et si propre à nous jeter et à nous entretenir dans l’aveuglement est d’établir, par un principe inviolable de notre conduite, de ne suivre jamais dans la pratique aucune de ces opinions favorables aux inclinations de la nature, et qui sont condamnées par des gens de bien, à moins que d’être pleinement assurés que ces gens de bien se trompent, et sont dans un excès de sévérité. Autrement nous ne saunons nous exempter de témérité ; et l’imprudence que nous commettons en suivant une conduite si déraisonnable nous devrait être un préjugé que nous nous trompons même dans le fond, et que c’est l’aversion que nous avons pour la vérité qui nous empêche de le connaître.

Ce ne serait pas avoir peu avancé dans la connaissance de soi-même, que de s’être instruit des principales vérités sur lesquelles on doit juger de ses actions et de son état. Mais il faut ajouter à la connaissance des lois de Dieu, celle de sa grandeur, de sa bonté, des obligations infinies que nous lui avons, des droits qu’il a sur les hommes en qualité de Créateur et de Rédempteur. Il y faut ajouter les suites nécessaires du péché, et se regarder en qualité de pécheurs comme réduits au dernier degré de la bassesse et du néant. Vide, Domine, et considéra quoniam sum vilis ; comme ayant mérité que toutes les créatures s’élèvent contre nous ; comme étant indignes de tous les soulagements, de toutes les consolations, de toutes les assistances que nous en recevons ; et enfin comme n’ayant aucun droit de nous plaindre d’aucun mauvais traitement, parce qu’il n’y en a point que nous ne méritions. Que si nous comparons ensuite ces sentiments que notre état exige de nous, avec ceux que nous avons effectivement, avec cette inclination violente à l’élévation, avec cette délicatesse et cette sensibilité dans les plus petits maux et les plus légères injures, avec cette pente tyrannique à nous assujettir tous les hommes, et à rapporter tout à nous, il est impossible que nous ne soyons étonnés d’une disposition si monstrueuse, et si opposée à la raison et à la justice.

Chapitre V. Que pour se connaître il faut étudier ses inclinations bonnes et mauvaises. §

Quoique ces considérations soient utiles à tout le monde, elles sont néanmoins particulièrement propres à ceux qui reviennent à Dieu après de grands égarements. Mais il y a une autre étude de soi-même beaucoup plus longue et plus difficile, et qui fait l’exercice des justes, même durant toute leur vie. Elle consiste à tâcher de connaître ses passions, ses humeurs, ses faiblesses, ses défauts, les déguisements dont l’amour-propre se sert pour les couvrir et aux autres et à nous-mêmes, et les injustices secrètes où il nous engage. C’est à quoi chacun est obligé de s’appliquer avec soin, comme à un des principaux moyens de s’avancer dans la piété, et même de s’y maintenir. Car toutes les fautes des justes, et légères et importantes, ne viennent d’ordinaire que de ce qu’ils ne se connaissent pas assez, qu’ils ne se font point assez justice, et qu’ils se dissimulent à eux-mêmes une grande partie de leurs défauts.

Il ne faut qu’être bien persuadé de l’importance de ce devoir, et s’appliquer à le pratiquer, pour découvrir d’abord en nous un grand nombre de défauts. Car il est certain que ce qui fait ordinairement que la plupart de nos fautes nous demeurent inconnues, c’est que sitôt que nous en apercevons quelqu’une, nous en détournons la vue comme d’un objet qui nous incommode, et qu’ainsi elles font peu d’impression sur notre esprit. Nous ne les regardons même que séparément, comme si nous n’avions que le défaut que nous sommes forcés de voir en ce moment-là. Tous ceux que nous avons remarqués par le passé demeurent comme anéantis à notre égard. Nous ne comptons pour rien les habitudes et les inclinations qui en restent, et ne nous arrêtant ainsi qu’aux simples actions, et encore le plus légèrement qu’il nous est possible, nous n’avons jamais lieu de former de nous une idée qui soit fort humiliante.

On ne saurait faire aucun progrès dans l’étude de soi-même, qu’en corrigeant ce défaut, et en prenant une voie toute contraire, qui est de forcer son esprit à considérer ses fautes et ses imperfections avec une application sérieuse, de les ajouter les unes aux autres à mesure qu’on les découvre, de tâcher d’en pénétrer la source, d’examiner les effets de ses passions, de ne s’imaginer pas facilement qu’elles soient détruites pour avoir été quelque temps sans action, et de se servir de cette image pour s’en humilier devant Dieu et devant les hommes.

En un mot, il faut agir à peu près dans cette étude comme si on avait entrepris de travailler toute sa vie à faire son portrait ; c’est-à-dire qu’il faut y donner tous les jours quelque coup de pinceau, sans effacer ce qui en est déjà tracé. Ainsi on remarquera tantôt une passion, et tantôt une autre. On découvrira aujourd’hui une illusion de l’amour-propre, et une autre demain. Et par là nous formerons peu à peu un portrait si ressemblant que nous pourrons voir à chaque moment tout ce que nous sommes, de sorte que nous aurons sans cesse lieu de nous dire à nous-mêmes : voilà ce que je suis ; voilà ce que j’ai tant aimé, et dont je voudrais que tout le monde fit l’objet de son estime et de son affection.

On ne doit pas oublier dans cet amas de nos défauts ceux qui, n’étant qu’extérieurs et involontaires, ne nous rendent pas proprement coupables devant Dieu. Car ce sont ceux qui nous rabaissent souvent le plus à nos propres yeux, parce que nous sommes si vains, que nous jugeons ordinairement de nous-mêmes plutôt par rapport aux hommes qu’à la vérité. Et de plus ces défauts, nous rendant incapables de certaines actions et de certains emplois, doivent avoir place dans les délibérations que nous faisons pour entrer, ou ne pas entrer dans les divers engagements qu’on nous peut proposer.

Enfin, comme ils font d’ordinaire beaucoup d’impression sur l’esprit des autres, nous sommes obligés d’y avoir beaucoup d’égard, puisque nous devons régler en partie notre conduite sur cette impression, qui nous ouvre ou qui nous ferme l’entrée de leur cœur, et qui les dispose à se choquer, ou à ne se choquer pas de nos actions.

Chapitre VI. Qu’il faut considérer ses défauts dans leur grandeur et dans leurs suites, et ses vertus avec les imperfections qui y sont jointes, et le mauvais usage que nous en avons fait. §

Les défauts et les vertus doivent, comme nous avons dit, être également l’objet de l’examen de nous-mêmes. Mais il faut tâcher de connaître l’étendue et la grandeur de ses défauts, les bornes et les imperfections de ses vertus. L’un et l’autre sont nécessaires pour se former la vraie idée de soi-même. Car l’on se trompe également dans l’un et dans l’autre, par la pente que l’amour-propre nous donne à cacher ou à diminuer ce que nous avons de mauvais, et à mettre en vue ou à augmenter ce que nous avons de bon.

Pour éviter ces illusions, il faut remarquer qu’à l’égard des défauts, on ne doit pas simplement juger de leur grandeur et de leur étendue par rapport aux effets qu’ils ont eus, mais aussi par rapport aux effets qu’ils pouvaient avoir si Dieu ne les eût arrêtés. Car il n’y a point de passion qui ne puisse être la cause de notre perte. Une légèreté, un petit mouvement de colère, une parole de vanité, une complaisance déréglée, un manquement de circonspection peuvent quelquefois avoir des suites qui changent tout l’état de notre vie. C’est ce que nous connaîtrons clairement dans l’autre monde, où Dieu nous fera voir qu’il nous a fait éviter une infinité de précipices, dans lesquels le poids de notre concupiscence nous aurait entraînés s’il n’en avait détourné le cours. Et nous en pouvons même connaître une partie dès cette vie, si nous faisons réflexion sur ce qui nous pouvait arriver de toutes les fautes que nous avons commises, et sur les excès où nos passions nous auraient pu porter si elles eussent été violemment excitées par les objets, et favorisées par les occasions, et qu’elles n’eussent point été arrêtées par les obstacles que Dieu y a mis pour les retenir dans de certaines bornes. Ce qui nous oblige de reconnaître que ce n’est point par notre modération et par notre sagesse que nous avons évité ces grands inconvénients, mais par la seule miséricorde de Dieu.

On doit retrancher, dans l’examen des vertus que nous croyons avoir, ce qu’il y a de purement naturel, et où la grâce n’a point de part. Car Dieu, qui doit être la règle de tous nos jugements, ne fait aucun état de ce qui ne vient que de la nature. Il en faut retrancher les effets de l’habitude, qui n’est encore qu’une autre nature. Il en faut retrancher tout ce qui naît du désir de plaire aux hommes, et des autres vues secrètes d’intérêt et de passion, parce que tout cela est mauvais et corrompu. Il en faut séparer ce que nous avons détruit par notre ingratitude et par nos péchés, parce que, cela ne subsistant plus aux yeux de Dieu, il ne doit pas subsister aux nôtres. Il faut considérer combien ces vertus, quelles qu’elles soient, ont peu d’étendue, de force et de fermeté ; avec combien peu d’amour et de zèle nous nous y portons. Et après tous ces divers retranchements, il faut nous demander à nous-mêmes ce qui nous en reste.

Non seulement les bonnes qualités et les vertus ne sont rien aux yeux de Dieu, quand elles sont détruites par des crimes, mais sans que nous en ayons commis, elles nous deviennent souvent inutiles, et nous rendent même coupables par le peu d’usage que nous en faisons. Car les dons de Dieu enferment toujours quelque nouvelle obligation. Il demande davantage à ceux à qui il a plus donné. Nous lui devons l’usure de ses faveurs et de ses grâces ; et si nous manquons à le lui rendre, il vaudrait mieux que nous ne les eussions point reçues. S’il nous a donné un naturel favorable ; s’il nous a préservés des tentations qui emportent la plupart des autres ; si nous avons eu peu à combattre dans nous-mêmes ; s’il nous a donné quelques bonnes qualités d’esprit, quelque pente et quelque inclination à la vertu ; enfin s’il nous a donné les vertus mêmes, nous devons regarder tout cela comme des talents que nous n’avons reçus de Dieu qu’à condition de les faire profiter - de sorte que si nous connaissons que nous ne l’ayons pas fait, il n’y a rien qui nous doive donner plus de confusion et plus de crainte.

Nous devons surtout considérer le mauvais usage que nous avons fait de toutes les vérités de Dieu, soit en nous en élevant intérieurement ou extérieurement, soit en les profanant par des entretiens indiscrets, soit en nous en servant, non pour nous mépriser nous-mêmes, mais pour mépriser les autres. Car c’est là l’usage ou plutôt l’abus le plus ordinaire que l’on en fait. Il est impossible que ceux qui connaissent un peu les vérités de l’Évangile ne voient en même temps qu’elles sont peu observées par un grand nombre de personnes qui font d’ailleurs profession de piété. On voit qu’ils manquent de lumières en plusieurs points, et qu’ils tombent en des fautes considérables. Et la malignité se mettant de la partie prend plaisir à s’occuper de ces défauts. Elle les exagère, elle s’en remplit, et détourne par là notre esprit de tout ce qui pourrait l’édifier dans ceux en qui nous les remarquons. Tout blesse et tout choque ces gens si éclairés, mais peu charitables. Si un monastère ne suit pas avec exactitude les règles de désintéressement prescrites par les canons de l’Église, ils n’y voient plus rien de bon, ils ne s’occupent que de cela, et ne comptent pour rien tout ce qu’il a d’ailleurs de vertu. Ils ont raison en ce qu’ils condamnent, mais ils n’en ont pas de le condamner avec si peu de douceur, d’humilité, et de charité, de sorte que souvent la manière dont ils blâment les défauts des autres est plus blâmable que ces défauts mêmes.

Chapitre VII. Qu’il faut tâcher de connaître ses défauts cachés qu’ils peuvent être très grands, quoique nous ne les connaissions pas. §

Il n’est pas si difficile d’arriver à ce degré de connaissance de soi-même dont nous avons parlé jusqu’ici, puisqu’il ne renferme encore que des défauts visibles. Il est bien plus difficile de découvrir en soi ceux qui nous sont cachés par notre peu de lumière, ou par les adresses de l’amour-propre : nous avons tous lieu de craindre que nous n’en ayons beaucoup de ce genre-là. Car comme nous ne voyons presque personne en qui nous ne croyions reconnaître des défauts qui leur sont inconnus, pourquoi supposerons-nous que nous sommes plus exempts que d’autres de cette illusion si commune ?

On n’a pas même lieu de s’assurer que ces défauts cachés ne puissent être fort considérables, et ne soient jamais capables de nuire au salut. L’aveuglement où nous sommes nous en peut cacher de fort importants. Combien voit-on de gens, par exemple, qui faute de connaître le peu d étendue de leur esprit entrent dans des engagements où ils commettent de très grandes fautes ? On choisit mal ses occupations et ses emplois, on méprise ceux auxquels on serait propre, et on s’applique à d’autres dont on est fort incapable. On s’engage en des contestations qui ont de fâcheuses suites. On se persuade fortement d’avoir raison quand on a tort, et sur ce fondement, on traite les autres avec hauteur et avec dureté. On excite des murmures contre soi. On détruit toute l’édification qu’on aurait pu donner par ses autres actions. Il  y a des gens qui, faute de connaître ce qu’ils ont de choquant dans leur humeur et dans leur conduite, portent la froideur et le dégoût dans le cœur des autres, qui désunissent par là des sociétés entières, qui détournent des personnes de leur voie, et étouffent en elles les semences que Dieu y avait mises. Il y en a qui servent d’obstacles, sans y penser, à beaucoup de choses utiles et nécessaires, parce qu’on ne sait comment se prendre à traiter avec eux.

Il y en a que de petites attaches, ou des préventions opiniâtres qu’ils ne connaissent point, empêchent de satisfaire à des devoirs importants, dont l’omission scandalise ceux qui les voient agir, et cause de grands inconvénients. Enfin, il arrive rarement que les chutes visibles n’aient pas leur source dans ces défauts que l’on ne veut pas voir.

Cela doit suffire pour nous obliger de joindre à l’examen que nous devons faire de nous-mêmes tous les secours que nous pouvons tirer des autres pour nous mieux connaître. Il y a divers moyens de se les procurer, mais je n’en marquerai ici que deux principaux qui en comprennent plusieurs. L’un est d’aller en quelque sorte au-devant de la vérité, en la cherchant dans l’exemple et dans les instructions des autres. L’autre, de la laisser approcher de nous en lui donnant un accès libre, et en ôtant tous les obstacles qui l’en éloignent.

Chapitre VIII. Comment on doit aller au-devant de la vérité en la cherchant dans l’exemple des autres, et en tâchant de s’édifier de leurs vertus, et de s’instruire par leurs défauts. §

On cherche la vérité dans l’exemple des autres, par les réflexions que l’on fait sur les actions des hommes, ce qui s’étend à leurs vertus et à leurs défauts. Leurs vertus nous instruisent de celles qui nous manquent, elles nous convainquent de notre faiblesse et de notre lâcheté, et elles nous humilient par cette comparaison. Il suffit même souvent qu’il y ait quelque différence de lumière et de conduite entre les autres et nous, pour nous donner lieu de nous détromper. Car encore que l’amour-propre nous persuade d’abord que c’est nous qui avons la raison de notre côté, si nous remarquons néanmoins que la conduite des autres ait ordinairement de bons succès, et que la nôtre au contraire en ait toujours de mauvais, il faudrait que nous fussions bien opiniâtres pour ne pas croire que c’est nous qui avons tort.

C’est presque là le seul moyen de reconnaître en soi ce qu’on appelle fausseté d’esprit, qui est un défaut qui fait prendre les affaires de travers, qui engage en de faux partis, en des avis écartés-, et en de mauvais raisonnements. Car encore que ce même défaut d’esprit qui produit ces faux jugements soit un obstacle à les reconnaître directement, s’il arrive néanmoins qu’un homme ait lieu de remarquer qu’il se trouve ordinairement seul de son sentiment, et que ses pensées sont presque toujours opposées à celles de tous les autres, il faudrait qu’il eût une extrême attache à son propre sens, pour n’en pas conclure qu’il y a bien de l’apparence que le défaut est de son côté. Et ainsi le moins qu’il puisse faire, c’est de se défier de ses lumières et de la qualité de son esprit, et de consulter sincèrement, sur les points dans lesquels il aura des avis particuliers, les personnes les plus habiles et les plus désintéressées qu’il pourra, en tâchant de bonne foi d’entrer dans leurs raisons.

Il est d’autant plus important de tâcher à s’édifier des vertus et des bonnes qualités des autres, que nous devons reconnaître en nous une inclination qui nous porte à faire tout le contraire. Notre malignité nous en cache une partie, et elle fait que nous nous appliquons peu à celles qu’elle ne peut nous cacher. Ou nous les oublions entièrement, ou nous ne regardons presque point ceux qui les ont par ces endroits-là. Au contraire, leurs défauts font des traces profondes dans notre esprit. Nous en conservons des images vives, qui se présentent d’elles-mêmes sans qu’il soit besoin de les chercher, et nous renouvelons sans cesse ces images et ces traces par de nouvelles réflexions, comme pour les empêcher de perdre rien de leur force. Cependant on devrait faire tout le contraire, puisqu’au lieu qu’il y a peu de gens qui soient chargés de remédier aux défauts des autres, il n’y a personne au contraire que Dieu n’oblige de profiter de leurs vertus. Car il les propose à tous ceux qui les voient comme une instruction vivante et animée, dont il leur demandera compte un jour, comme de toutes les autres grâces qu’il leur aura faites.

Mais comme il n’est pas défendu néanmoins de remarquer dans les autres certains défauts visibles, et qu’il est même impossible de ne pas voir ce qui frappe nos sens, il faut essayer de nous en servir pour nous mieux connaître ; et afin d’en tirer cet avantage, il faut, d’abord que nous apercevrons quelques-uns de ces défauts, que nous nous demandions à nous-mêmes : Numquid ego unquam imprudent facio simile huic ? Ne tombé-je point moi-même dans les défauts que je remarque en cette personne ? Les occasions de faire de ces sortes de réflexions ne sont que trop ordinaires. Car l’amour-propre, qui a mille adresses pour nous cacher nos propres défauts, n’en a pas moins pour découvrir ceux d’autrui. Et au lieu que sa délicatesse ne nous permet guère d’arrêter la vue sur les nôtres, il nous rend au contraire clairvoyants à l’égard de ceux des autres. Nous les voyons tels qu’ils sont ; nous les considérons tant que nous voulons ; nous ne nous mettons guère en peine de les amoindrir par des excuses favorables. Cet effet vient sans doute d’une assez mauvaise cause, mais en le retenant dans de justes bornes, on en peut tirer quelque utilité, et s’en servir pour tromper en quelque sorte l’amour-propre. Car en considérant ainsi les défauts des autres sans cette multitude de vues et d’excuses artificieuses qui nous trompent dans les nôtres, on découvre aisément quelle est la fausse lumière qui les éblouit, comment ils se sont engagés dans cette illusion, ce qu’ils devraient faire pour s’en délivrer. Et ensuite, en tournant toutes ces considérations contre soi-même, on trouve facilement à se les appliquer, si l’on a tant soit peu de sincérité et de désir de se connaître.

À moins qu’on ne se serve de cette adresse pour profiter des fautes d’autrui que l’on ne saurait s’empêcher de voir, elles ne font que nous aveugler encore davantage au lieu de nous aider à nous connaître. Car ou l’on en prend sujet de mépriser ceux qui y tombent, en s’élevant au-dessus d’eux comme si on en était exempt, ou si l’on s’en reconnaît coupable aussi bien qu’eux, on se console de n’être pas seul sujet à ces faiblesses. Nous sommes bien aises qu’ils n’aient pas cet avantage au-dessus de nous. Nous diminuons l’idée que nous avons de nos propres fautes en les regardant comme communes à plusieurs, et comme étant plutôt des suites de l’infirmité de la nature, que de notre dérèglement ; et nous nous mettons ainsi en quelque sorte à couvert des reproches de notre conscience, en nous cachant dans la foule des coupables.

Chapitre IX. Qu’il se faut instruire par les jugements qu’on entend faire des autres. §

Mais outre les instructions que l’on peut tirer des défauts des autres que l’on aperçoit par soi-même, on en peut tirer aussi de fort importantes des jugements qu’on en entend faire à ceux qui s’en entretiennent. Car on en peut apprendre que c’est en vain que l’on se dissimule ses défauts, et que l’on s’offense de ceux qui en parlent : que l’on ne fait par là qu’y appliquer les gens un peu davantage, parce qu’au lieu qu’ils sont d’ordinaire fort indulgents aux imperfections de ceux qui les reconnaissent de bonne foi, ils ne souffrent au contraire qu’avec impatience celles qu’on prétend cacher, et dont on ne leur permet pas de parler avec liberté. Que s’ils gardent quelque retenue en parlant avec ceux dont ils ont quelque sujet de se défier, ils trouvent toujours quelqu’un à qui ils se déchargent, et par ce moyen ces jugements se répandent en secret de l’un à l’autre, à peu près comme si l’on en parlait publiquement. De sorte qu’il faut faire état que le seul moyen d’empêcher qu’on ne parle de nos défauts, c’est de s’en corriger, ou de témoigner qu’on le désire sérieusement, et qu’on est bien aise d’en être averti.

On peut encore apprendre, par les jugements qu’on entend faire des autres, que presque personne ne sait ce qu’on pense de lui, ni quelle impression ses actions font sur l’esprit du monde ; d’où il arrive qu’en se formant de fausses idées de la disposition des autres envers soi, on prend ensuite de fausses mesures. On ne fait pas le bien qu’on pourrait faire, et on ne prévient pas le mal qu’on aurait pu prévenir. On choque les autres en mille manières sans le savoir, et l’on rompt ainsi peu à peu tous les liens qui formaient l’union qu’on avait avec eux.

On s’aperçoit bien à la fin de quelques-uns de ces mauvais effets, mais cela ne fait qu’augmenter l’illusion où l’on est. Car faute de connaître ce qu’il y a effectivement de choquant en notre conduite, on rejette tout le tort sur les autres ; on leur attribue des mouvements, des intentions et des desseins auxquels ils n’ont jamais pensé ; et sur cela on se forme d’eux des idées peu avantageuses, qui, paraissant au-dehors par quelques marques extérieures, augmentent encore l’éloignement qu’ils ont de nous.

Il est vrai qu’il ne faut pas régler absolument sa conduite sur les opinions et sur les impressions des autres. Mais quand ces opinions et ces impressions sont uniformes, elles nous donnent souvent lieu de reconnaître qu’elle n’est pas réglée selon les lois de Dieu - les autres étant d’ordinaire plus subtils que nous-mêmes à découvrir ce qui vient en nous de passion et d’amour-propre. Souvent même lorsque ces impressions sont injustes, elles ne laissent pas d’avoir quelque cause en nous, à laquelle on pourrait remédier. Enfin, quelque déraisonnables qu’elles soient, comme elles peuvent être ou aigries ou adoucies par notre conduite, qu’elles servent d’obstacles à certaines entreprises, et qu’elles en facilitent d’autres, et qu’on peut quelquefois prendre des biais pour les éviter, il est toujours bon de les savoir, pourvu qu’on ait la force de les souffrir.

Chapitre X. Qu’on se sert souvent des confesseurs pour s’autoriser dans ses passions. §

On éviterait une partie des inconvénients où l’on tombe faute de savoir ce que les autres pensent de nous, si l’on pratiquait de bonne foi ce qui est remarqué dans la vie de saint Thomas de Cantorbie, qu’un de ses amis l’avertissait par son ordre de tout ce qu’il trouvait à redire à sa conduite. Et c’est ce qu’ont eu en vue ceux qui ont établi, en certaines maisons religieuses, qu’il y aurait une personne chargée de recevoir les plaintes que chacun ferait de la conduite du Supérieur pour lui en faire le rapport sans en nommer les auteurs. Mais comme tout le monde ne peut pas jouir de ce bien, on devrait tâcher d’y suppléer en se procurant un ami fidèle et intelligent à qui on donnât une entière liberté de nous avertir de ce qu’on dirait de nous dans le monde, et de quelle manière nos actions y seraient prises.

Il semble d’abord que la plupart du monde suive cet avis, et qu’au moins il soit pratiqué par toutes les personnes qui font profession de piété. Car il n’y en a point qui n’ait un confesseur ; et ce confesseur devrait être cet ami fidèle qui nous avertît de nos défauts, et des scandales que nous causons, puisque nous lui en donnons droit en nous adressant à lui. Il les peut connaître d’autant mieux, qu’il joint à la connaissance qu’on lui en donne de soi-même celle qu’il peut quelquefois tirer d’ailleurs, et qu’il voit ainsi les bornes de notre lumière : c’est-à-dire ce que nous connaissons de nous, et ce que nous n’en connaissons pas. Et comme la pratique de cet office de charité fait une des principales parties de son ministère, il n’y a guère de personne qui ne se flatte que c’est ce qu’il recherche en se soumettant à la conduite d’un directeur, et qui ne croie lui donner sur ce point toute la liberté qu’il peut désirer.

Mais quiconque voudra bien développer les secrets replis de son propre cœur trouvera souvent que, quoiqu’il s’imagine qu’il ne s’adresse à un confesseur qu’afin d’en tirer du secours pour se mieux connaître, il a au fond du cœur une fin toute contraire, et un dessein secret de s’en servir pour se justifier dans ses défauts, et se dispenser ainsi de les avouer. C’est ce qu’on n’a garde de s’avouer à soi-même, puisqu’au contraire on l’ignore, et que l’on a même sur la surface de l’esprit une pensée toute différente. Mais l’amour-propre qui réside dans le fond de l’âme sait bien y réussir, sans que nous fassions sur cela des réflexions expresses. Et voici l’artifice dont il se sert. Nous avons de deux sortes de défauts : les uns qui sont l’objet de notre attache, et que nous ne voulons pas reconnaître pour défauts, de peur d’être obligés de nous en défaire ; les autres que nous condamnons de bonne foi, auxquels nous avons peu d’attache, et dont nous voudrions bien être délivrés. On choisit donc d’abord pour confesseur celui dont on croit qu’il jugera à peu près de nous comme nous désirons qu’il en juge. Ensuite l’on fait comme une espèce de convention et de partage avec lui. On lui abandonne les défauts que l’on n’aime point, on trouve bon qu’il les reprenne comme on les reprend soi-même ; mais pour les objets des principales passions, on ne les soumet guère à la censure d’un confesseur, et on ne le choisit même que dans la pensée qu’il n’y touchera point.

On justifie ainsi premièrement ses passions à soi-même, et l’on cherche ensuite quelque confesseur qui soit disposé à les justifier. En un mot nous voulons en eux une lumière qui n’aille pas plus loin que la nôtre, et qui s’y conforme en tout. C’est-à-dire que nous voulons qu’ils approuvent et qu’ils condamnent ce que nous approuvons et ce que nous condamnons nous-mêmes.

C’est ce qui fait qu’y ayant dans le monde, parmi ceux mêmes qui font profession de piété, tant de conduites bizarres et irrégulières, il n’y a presque personne néanmoins qui manque de directeur s’il en veut avoir : et ce directeur ne sert à ceux qui le choisissent dans cet esprit qu’à étouffer leurs remords, et à faire qu’ils demeurent plus tranquillement dans l’état dont ils ne veulent pas sortir.

Ainsi l’on peut définir un directeur à l’égard de la plupart du monde, un censeur chantable des petits défauts et des attaches légères, et un approbateur des passions auxquelles on ne veut pas renoncer. On ne voudrait point d’un directeur qui ne reprit rien, et l’on n’en veut point non plus qui touche à ces passions chênes. Ces deux conditions sont aussi essentielles l’une que l’autre. Car comme il serait incommode s’il prétendait nous contredire dans ce que nous voulons absolument faire, il servirait mal aussi notre amour-propre s’il ne nous contredisait en rien, notre intention secrète étant de nous servir de son zèle contre certains défauts, pour nous autoriser dans ceux que nous ne voulons point reconnaître pour défauts.

Ce n’est donc pas assez d’avoir un directeur, ni même d’en avoir un éclairé. Il faut de plus s’abandonner à lui sans déguisement et sans artifice, et avoir dessein de se conformer au jugement qu’il fait de nous, et non pas le porter à suivre le nôtre. Enfin, il faut être prêts d’apprendre de lui à nous mieux connaître, et être bien aises qu’il nous y aide, sans lui prescrire de bornes. C’est la disposition où tout le monde doit être ; mais il n’est pas nécessaire qu’elle soit parfaite, ou plutôt il est impossible qu’elle le soit. Car il n’y a point d’homme sur la terre qui ait assez d’humilité et de force pour supporter sans découragement et sans effroi la vue du moindre péché dans sa grandeur naturelle ; et il est vrai de dire de tous nos péchés connus dans toute leur étendue ce que l’Écriture dit de Dieu : Non videbit me homo et vivet. Ainsi pour prendre une conduite proportionnée, et au besoin que nous avons tous de la vérité, et à la faiblesse qui nous rend incapables de la soutenir dans toute sa force, il faut souhaiter ardemment de la connaître. Il faut recevoir avec docilité ce qu’on nous en découvre. Il faut croire qu’on nous épargne toujours beaucoup, et travailler cependant à devenir plus forts, afin qu’on soit moins obligé de nous épargner.

Chapitre XI. Défauts qu’il faut éviter pour donner liberté aux autres de nous dire leurs sentiments.
En quoi consiste l’opiniâtreté. §

On ferait sans doute de grands progrès dans la connaissance de soi-même, si l’on avait sincèrement cette disposition dans le cœur, en traitant avec le confesseur qu’on aurait choisi. Mais il ne faut pas néanmoins borner à ce seul confesseur le droit de nous découvrir nos défauts, et les mauvais effets de nos actions. Il serait à désirer au contraire qu’on l’étendît le plus qu’on pourrait, et qu’on le donnât même en quelque sorte à tout le monde, puisqu’il n’y a personne à qui nous ne soyons redevables, et que nous ne puissions blesser et scandaliser. Quelque éclairé que soit un confesseur, il ne nous voit pas toujours agir, il n’entend pas tout ce que nous disons, il ne connaît pas toujours aussi l’impression que nos paroles et nos actions font sur les autres ; et ce n’est guère que de ceux qui la sentent qu’on la peut bien apprendre. Il faudrait donc s’accoutumer à n’être pas si délicats sur ce point, et à donner à tout le monde une honnête liberté. Peut-être recevrions-nous souvent des avertissements peu sensés. Mais si nous ne voulons recevoir que ceux qui nous paraîtront tout à fait raisonnables, nous n’en recevrons point du tout. Car les hommes ne se chargeront jamais d’une exactitude si pénible, et ils prendront bien plutôt le parti de ne nous rien dire du tout, que de s’exposer à nous blesser, si ce qu’ils nous diraient ne nous paraissait pas tout à fait juste.

Il faut supposer que chacun étant prévenu, d’une part, qu’on n’aime point à être averti de ses défauts, et n’étant pas bien aise de l’autre de s’attirer notre aversion, est disposé par là à s’exempter de nous rendre cet office de charité, et à ne nous rien découvrir de ce qu’il pense de nous, et de ce qu’il sait que les autres en pensent. Ainsi à moins que de lever cet obstacle et d’aller comme au-devant de la vérité, en excitant les autres à nous la dire, en leur témoignant d’une manière non suspecte que nous nous en tenons obligés de quelque manière qu’ils le fassent, et en dissipant ainsi la crainte qu’ils ont de se rendre odieux, ils garderont toujours avec nous cette retenue trompeuse qui nous entretient dans l’ignorance de plusieurs choses qu’il nous serait très important de savoir.

Il ne suffit pas pour cela de recevoir sans émotion les avis qu’on nous donne, ni même d’en remercier ceux qui prennent la liberté de nous les donner. Car tout le monde sait assez que, comme il est honteux de témoigner de s’en offenser, on tâche de se faire honneur d’être civil en ces occasions. Mais il faut persuader aux gens que ces civilités sont sincères ; et c’est ce qui ne se peut, à moins que d’éviter quantité de choses que le monde prend pour des marques d’un secret mécontentement et d’un dépit que nous n’osons découvrir.

Il ne faut pas prétendre, par exemple, que l’on prenne jamais la liberté de nous avertir de rien, si l’on voit que nous n’ayons d’union et de liaison qu’avec ceux qui entrent absolument dans tous nos sentiments, et que nous ne témoignons à tous les autres que de la sécheresse et de la froideur.

Si l’on voit que, sitôt que quelqu’un se sera hasardé de nous donner quelque avis, nous entrions dans un esprit de réserve à son égard, que nous nous trouvions embarrassés toutes les fois que nous sommes avec lui, et que nous n’agissions plus d’une manière libre et naturelle ; si l’on voit que, pour avoir plus de droit de rejeter cet avis, nous y donnions un mauvais tour, et que nous le proposions d’une manière odieuse pour le faire condamner par ceux à qui nous en parlons ; si nous cherchons dans la personne de celui qui l’a donné de quoi décrier son sentiment ; si, dans les occasions qui s’en présentent, nous parlons de lui d’une manière plus aigre et plus sèche qu’à l’ordinaire ; enfin, si l’on s’aperçoit que cela nous ait fait une plaie dans le cœur, que nous nous en souvenions, et que nous mêlions à dessein dans nos discours certaines apologies affectées par rapport aux défauts dont on nous a avertis - si nous n’évitons, dis-je, toutes ces choses qui font voir que nous sommes intérieurement piqués, il ne faut pas espérer que l’on s’arrête à des paroles de civilité, qui sont détruites par tant de marques réelles d’un mécontentement secret.

C’est le sentiment d’un sage païen, que celui que l’on avertit de quelque défaut ne doit pas faire le même sur-le-champ à l’égard de celui dont il reçoit cet avertissement, et qu’il doit attendre un autre temps à lui rendre cet office. Mais il faut étendre cet avis beaucoup plus loin. Car non seulement il ne faut pas reprendre sur-le-champ ceux qui nous reprennent, mais il faut même éviter de les reprendre lorsqu’il y aurait lieu de soupçonner que quelque dépit secret nous aurait ouvert les yeux sur leurs défauts, et nous aurait appliqués à les remarquer. On doit supposer qu’ils sont en peine de l’effet des avis qu’ils ont donnés, et qu’ils s’apercevront des moindres signes que nous donnerons de les trouver mauvais ; qu’ils rapporteront à cette cause tout ce qu’ils remarqueront en nous de froideur et de chagrin pour eux, ce qui leur rendrait nos avis inutiles, et leur donnerait lieu de faire de nous un jugement téméraire. Et c’est ce qui nous oblige d’être en garde de ce côté-là, et de leur témoigner même plus d’ouverture et de confiance que nous n’aurions fait en un autre temps.

Il est d’autant plus important de garder cette conduite envers ceux qui se hasardent de nous donner des avis, qu’en agissant autrement on ne ferme pas seulement la bouche à une, ou à deux personnes, mais qu’on la ferme presque à tout le monde. Car il ne faut que deux ou trois rencontres de cette nature pour s’attirer la réputation de délicatesse, et pour passer, dans l’esprit de ceux qui nous connaissent, pour gens qui n’aiment pas qu’on leur parle librement. Or dès que cette impression est formée, c’est une barrière invincible contre la vérité. Chacun cherche des prétextes pour s’exempter de la dire à ces gens si délicats. On craint toujours de les choquer et de les aigrir. Ainsi dans le doute on prend ordinairement le parti de s’en taire, et de ne leur rien dire de désagréable.

C’est avec raison que l’on plaint les Grands et les princes, de ce que leur grandeur fait que la vérité n’ose approcher d’eux, et qu’ils passent ainsi toute leur vie dans l’illusion. Mais certainement on n’a guère moins de sujet de plaindre sur ce point la plupart de ceux qui sont en quelque considération dans le monde. Car s’ils ne sont princes par naissance, ils se font princes par humeur, en répandant parmi tous ceux qui les approchent certaines terreurs qui empêchent leurs plus intimes amis de leur parler avec ouverture. D’où il arrive que souvent ils ne sont pas informés de ce qui sert d’entretien à tout le monde, qu’ils s’imaginent d’être approuvés dans ce qui est presque universellement condamné, et enfin qu’ils prennent presque en toutes choses de fausses mesures.

Il est si dangereux de donner cette impression de soi, que, quand elle est une fois formée, nos amis mêmes se croient obligés par charité de dissimuler leurs sentiments, et de nous abandonner à nos pensées. Saint Augustin se plaint comme d’une des principales difficultés qui se rencontrent dans le commerce de la vie, de ce que quand on n’approuve pas quelque chose dans les paroles ou dans les écrits de quelqu’un, et qu’on lui découvre ce sentiment dans la créance que la liberté chrétienne nous oblige d’en user ainsi, il arrive souvent que cet avis passe pour un effet de jalousie plutôt que d’amitié. Il représente ces mauvais soupçons comme une faute considérable, et en même temps fort ordinaire ; et il dit qu’ils causent souvent des divisions et des inimitiés entre des personnes très unies. Cependant il ne sait point lui-même d’autre remède à ce mal, que de supprimer ses sentiments quand on a affaire à des amis de cette humeur. Si je ne puis,dit-il à saint Jérôme, vous exposer avec liberté ce qui paraît défectueux dans vos écrits, et que vous n’en puissiez faire de même à l’égard des miens, sans que nous nous rendions suspects l’un à l’autre de jalousie et de manque d’amitié, laissons plutôt tout cela, et ne mettons pas notre vie et notre salut en danger. Qu’il manque plutôt quelque chose à la science qui enfle, pourvu que nous ne blessions point la charité qui édifie.Et dans une autre de ses lettres : Il me semble,dit-il, que nous devrions user envers nous non seulement de la charité, mais aussi de la liberté de l’amitié, et qu’ainsi nous ne devrions pas nous dissimuler l’un à l’autre ce qui nous peut déplaire dans nos écrits, pourvu que nous le fissions avec un esprit que Dieu approuve dans la charité fraternelle. Mais si vous ne croyez pas que nous pussions user entre nous de cette conduite sans blesser dangereusement la charité, nous ferons mieux de nous en abstenir. Car encore que cette sorte de charité que je désirerais que nous pratiquassions ensemble soit bien plus relevée, il vaut mieux néanmoins avoir cette autre à laquelle vous me réduisez, que de n’en avoir point du toutIlla enim charitas quam tecum habere vellem, profecto major est, sed melior haec minor quam nulla est. Si un saint se trouvait donc obligé d’en user ainsi envers un autre saint, on voit aisément qu’on peut bien en être réduit là envers d’autres ; et qu’ainsi la charité même demande quelquefois qu’on vive dans cette réserve avec ses amis, lorsqu’ils ne donnent pas plus d’ouverture à leur découvrir ses sentiments.

Outre la réputation de délicatesse, il y en a encore une autre qui éloigne étrangement nos amis mêmes de nous parler avec liberté, c’est celle d’être attachés à notre sens et fortement prévenus de nos pensées. Car, lorsque nous avons donné cette idée de nous, personne presque ne se hasarde de nous contredire, principalement si nous avons quelque considération qui porte les gens à se ménager avec nous. Ainsi chacun se tient dans la réserve, et nous laisse croire ce que nous voulons, en s’en moquant souvent dans son cœur. Il est vrai qu’il ne serait pas juste de prétendre qu’afin de ne pas passer pour opiniâtre à l’égard de ceux qui voudraient être crus de tout ce qu’ils proposent, on fut obligé de témoigner qu’on approuve des sentiments qu’on n’approuve pas en effet, et de se rendre à tous les avis que le premier venu s’avisera de nous donner ; mais il est aisé d’éviter la réputation d’être attaché à son sens, sans passer à cette extrémité. Il n’y a pour cela qu’à distinguer la fermeté raisonnable qui est une vertu, de l’opiniâtreté qui est un vice, ce qui n’est pas difficile, si l’on considère le droit que la raison nous donne sur l’esprit des autres.

Nous ne pouvons exiger avec justice de qui que ce soit, qu’il se rende à nos sentiments quand il n’en est pas convaincu, ni l’accuser pour cela d’opiniâtreté. Car si c’est par lumière qu’il n’en est pas persuadé, il est louable de ne se pas rendre à la fausseté ; si c’est manque d’intelligence et de lumière, on peut l’accuser de ces défauts, mais non de celui d’opiniâtreté. Mais le monde aussi ne commet pas cette injustice, quand on lui rend d’ailleurs ce qu’il a droit d’exiger de nous ; et voici en quoi cela consiste. Encore que les hommes ne soient pas dans cette vie absolument incapables de connaître aucune vérité avec certitude, il y a néanmoins tant de choses qu’ils ne voient qu’obscurément, et ils se trompent même si souvent en prenant pour certain ce qui ne l’est pas, en ne considérant les objets que confusément, et en n’y voyant pas tout ce qui est nécessaire pour en juger, que le moins qu’ils doivent faire, c’est d’avoir une défiance générale de leurs sentiments et de leurs pensées, lorsqu’elles ne sont pas expressément confirmées par la foi et par l’autorité de l’Église. Cette défiance ne fait pas qu’ils soient indéterminés, et qu’ils ne prennent aucun parti, mais elle les empêche de proposer leurs pensées d’un air décisif, et de se choquer quand on les contredit. Elle leur fait écouter et examiner de bonne foi les raisons qu’on allègue contre leur sentiment. Enfin, elle leur fait rejeter les opinions qu’ils n’approuvent pas, avec tant de modestie, qu’on demeure persuadé qu’ils auraient été disposés à les embrasser, s’ils avaient eu assez de lumière pour en pénétrer les raisons. Voilà la disposition que le monde exige de nous, et qu’il en exige avec raison, parce que nous y devons être en effet. Et le contraire de cette disposition, c’est-à-dire cette assurance qui exclut même la défiance générale, cet air décisif, cette manière de rejeter les opinions des autres sans prendre presque la peine de les examiner, comme s’ils étaient incapables de trouver la vérité, ou que l’on fût incapable de se tromper, est proprement ce qu’on appelle opiniâtreté.

C’est là ce qui rebute le monde et qui l’éloigne de nous parler librement, parce qu’on suppose toujours que ce serait en vain qu’on le ferait ; que lorsque nous avons pris parti, nous ne revenons jamais ; qu’après avoir bien contesté, il faudrait toujours qu’il se trouvât que nous avons raison et que les autres ont tort. Ainsi chacun aime mieux laisser tout là, et nous abandonner à nos lumières sans nous proposer les siennes.

On produit à peu près le même mauvais effet si, sans entrer en contestation et sans témoigner d’opiniâtreté et de chagrin, on demeure néanmoins dans une certaine froideur, sans faire paraître ni qu’on approuve, ni qu’on désapprouve la liberté que nos amis prennent de nous dire leurs sentiments. Car comme ils sont portés naturellement à croire que cette liberté ne nous est pas agréable, et qu’ils sont en défiance sur ce point, quiconque ne détruit pas cette impression par son air et par sa manière de répondre, donne lieu de croire qu’il veut bien qu’elle subsiste, et son silence étant pris avec beaucoup d’apparence pour une marque de mécontentement, le monde se tient quitte de faire à l’avenir de pareilles tentatives.

Chapitre XII. Règles pour entendre le langage des avertissements, de la flatterie et du silence. §

Si nous avions soin d’éviter ces défauts et les autres semblables, nous engagerions nos véritables amis à nous dire quelquefois ce qu’ils pensent de nos actions, et à nous rapporter de quelle sorte elles sont prises dans le monde. Mais pour juger bien de ce qu’ils nous disent, il faut avoir dans l’esprit cette règle, que comme la complaisance naturelle, la crainte de choquer et l’honnêteté même obligent ceux qui nous parlent de nos défauts, de se modérer beaucoup dans les expressions, si nous voulons connaître leur sentiment au juste, il faut que nous ajoutions de nous-mêmes ce qui manque à leurs paroles, et ne pas supposer que ces pensées leur naissent dans l’esprit avec tous ces tempéraments, et ces adoucissements dont ils usent en nous les proposant. Faisons donc état qu’on ne nous dit jamais qu’une bien petite partie de ce qu’on pense de nous, et qu’il faut multiplier en quelque sorte tout ce qu’on nous en dit pour trouver le vrai. Si l’on nous dit que l’on trouve un peu à redire à quelque chose que nous avons faite, cela signifie qu’on y trouve beaucoup à redire. Si l’on dit que l’on fait quelque difficulté sur quelque raisonnement, cela veut dire qu’on le croit faux et ridicule. Si l’on nous dit que l’on a peine à entrer dans quelqu’une de nos pensées, cela veut dire qu’on la désapprouve et qu’on la condamne. Si l’on nous avertit qu’il y a des gens qui se blessent de certaines actions, c’est-à-dire qu’il y a grand nombre de personnes qui s’en scandalisent. Enfin, il faut supposer que la langue des avertissements est une langue particulière, qu’on ne s’y exprime qu’à demi, que ce ne sont que réticences perpétuelles, et qu’à moins que d’y suppléer et d’entendre à demi-mot, on est trompé par ceux mêmes qui s’efforcent de nous détromper.

Si l’on avait autant de subtilité et de finesse pour ce qui regarde son véritable bien qu’on en a d’ordinaire pour ses intérêts, on ne découvrirait pas seulement la vérité au travers des petits nuages dont l’honnêteté et la prudence se servent pour l’adoucir et la tempérer, mais on saurait même la discerner dans l’obscurité du mensonge et du silence. On l’altère par le mensonge des flatteries. On la cache par le silence. Mais il ne tient le plus souvent qu’à nous de la distinguer dans l’un et dans l’autre. Car il y a toujours quelque chose de vrai dans la flatterie même, et le silence a aussi son langage — ce qui a donné lieu à saint Jérôme d’appeler le silence de sainte Aselle : silentium loquens.

Pour comprendre ce qu’il peut y avoir de vrai dans la flatterie, il n’y a qu’à distinguer le sens précis des expressions, d’avec les pensées qu’elles nous donnent lieu de lire dans l’esprit de ceux qui s’en servent. Il n’y a point de vérité dans le sens précis des expressions des flatteurs, puisque nous prenons ici le terme de flatterie pour une fausse louange. Mais elles donnent lieu de connaître plusieurs de leurs pensées, et de nous instruire par ces pensées de plusieurs vérités qui nous regardent.

La première est que, lorsqu’ils donnent ces louanges, ils croient tout le contraire de ce qu’ils disent, et méprisent autant dans leur cœur ceux à qui ils les donnent, qu’ils témoignent au-dehors d’estime pour eux.

La seconde se tire de la nature des louanges qu’ils choisissent. Car ils en prennent d’ordinaire la matière de choses vraiment louables, qu’ils attribuent faussement à ceux qu’ils veulent flatter. Ainsi ceux à qui l’on donne ces louanges n’en doivent conclure, ni qu’ils aient effectivement ces qualités qu’on leur attribue, ni qu’il y ait des gens qui le croient, mais seulement que ces qualités sont louables en elles-mêmes, et qu’il serait à souhaiter qu’ils les eussent ; c’est-à-dire qu’ils peuvent apprendre par là non ce qu’ils sont, mais ce qu’ils devraient être. C’est la réflexion que saint Augustin2 fait sur la louange que Cicéron donne à César, de n’oublier rien que les injures : Nihil oblivisci nisi injurias. Dicebat hoc, dit-il, tam magnus laudator, aut tam magnus adulator. Sed si laudator, talem Caesarem noverat ; si autem adulator, talem esse debere ostendebat Principem civitatis, qualem illum fallaciter praedicabat — Ce que Cicéron disait à César,dit ce Père, était ou une grande louange, ou une grande flatterie : si c’était une louange, il fallait qu’il crût que César était tel en effet ; et si c’était une flatterie, il faisait toujours voir par là que celui qui commande à un État doit avoir les qualités qu’il attribuait faussement à César.

La troisième chose que la flatterie nous apprend est de la même espèce que la première. C’est que non seulement le flatteur ne croit pas ce qu’il dit, mais qu’il suppose de plus que celui qu’il flatte est assez dupe pour se laisser tromper par ces flatteries, et pour les prendre pour des louanges sincères. Et comme on ne saurait approuver de fausses louanges qu’en se flattant soi-même, tout flatteur condamne dans soi-même d’illusion et de vanité celui qu’il flatte. C’est là le jugement qu’il en porte. Enfin, comme c’est par intérêt, et non par inclination que l’on se porte à la flatterie, et que l’on s’en sert seulement comme d’un moyen pour obtenir des Grands ce qu’on prétend d’eux, il faut que les flatteurs jugent encore que ceux à qui ils donnent ces fausses louanges sont assez amoureux d’eux-mêmes pour se laisser gagner par cette tromperie grossière. De sorte que, si tout ce qui est dans l’esprit d’un flatteur était développé et exprimé, on le pourrait réduire à cet étrange compliment : Ne vous imaginez pas, Monsieur, que je croie rien de ces louanges que je vous donne. J’ai pour vous tout le juste mépris que vous méritez ; mais comme je sais que vous êtes assez vain pour croire qu’on ait dans le cœur les sentiments d’estime que je vous témoigne, et que l’amour excessif que vous avez pour vous-même vous pourra disposer par là à me faire les grâces que je souhaite, j’ai cru pour les obtenir devoir employer un moyen qui devrait attirer tout le contraire. Voilà ce que les Grands pourraient voir dans l’esprit de la plupart des gens qui les louent, s’ils savaient joindre aux expressions de ces flatteurs ce qu’ils pourraient connaître de leurs pensées. Mais comme cela les incommoderait, ils aiment mieux n’être pas si pénétrants et s’arrêter à l’écorce des paroles. Et c’est par la connaissance qu’on a de cette disposition, que l’on se hasarde d’employer ce mauvais moyen.

Le langage du silence consiste dans les pensées ; le silence même fait voir dans l’esprit de ceux qui se taisent par certaines vues. Par exemple, quand on évite de parler d’un certain défaut devant les Grands, cela marque qu’on les y croit sujets, et qu’on a peur qu’ils ne prennent pour eux ce qu’on en dirait. De même quand en leur présence on ne loue point de certaines gens, cela veut dire qu’on s’imagine qu’ils ne les aiment pas, et qu’ils sont prévenus contre eux. Ainsi ils n’ont qu’à remarquer les discours qu’on évite devant eux, pour savoir quelles préventions et quels défauts on leur attribue. Et comme on ne parle de rien tant en l’absence des gens, que des choses dont on n’ose parler en leur présence, ils peuvent aussi juger, par ces discours qu’on ne fait jamais devant eux, quels sont ceux qui entrent souvent dans l’entretien quand on est éloigné d’eux.

Chapitre XIII. Qu’il y a toujours bien des choses que nous ne connaîtrons jamais en nous.
Bornes dans lesquelles il se faut renfermer en s’étudiant soi-même. §

La pratique de ces moyens n’est pas seulement utile à nous faire connaître quantité de défauts que nous ne connaissons pas, mais elle est très propre aussi à obtenir de Dieu qu’il nous assiste de ses lumières dans cette étude de nous-mêmes à quoi nous nous appliquons. Il ne faut pas néanmoins prétendre, quelque progrès qu’on y fasse, de pouvoir jamais arriver à se connaître parfaitement. Il y a toujours dans le coeur de l’homme, tant qu’il est en cette vie, des abîmes impénétrables à toutes ses recherches. Et c’est même une partie de la connaissance qu’on peut avoir de soi-même, que de bien comprendre que l’on ne se connaît pas avec assurance dans ce qui paraît même de plus essentiel et de plus important.

Car on ne connaît jamais avec certitude ce qu’on appelle le fond du cœur, ou cette première pente de l’âme qui fait qu’elle est ou à Dieu ou à la créature. Je veux dire qu’on ne connaît jamais certainement que l’on soit à Dieu, quoique l’on puisse connaître quelquefois avec certitude que l’on n’y est pas.

On ne connaît point non plus avec une assurance entière l’habitation de Dieu dans l’âme comme dans son temple, parce que c’est une suite de cette première pente du cœur.

On ne connaît point avec certitude dans les actions particulières si l’amour de Dieu en est le principe, ou si la nature et la coutume n’empruntent point la forme de l’amour de Dieu.

Nul ne connaît avec certitude si ses péchés sont remis. On ne connaît point le degré précis de sa faiblesse et de sa force. On ne connaît point ce que Dieu nous impute, ou ne nous impute pas, des productions continuelles de notre concupiscence.

Enfin, on ne connaît avec évidence ni les approches de Dieu ni son éloignement. Car souvent on croit avoir la grâce, lorsque l’esprit n’est occupé que de pensées et de mouvements tout naturels, et souvent aussi on prend pour des mouvements de la nature, de véritables opérations de la grâce.

On doit donc supposer qu’avec toute notre étude et toutes nos recherches, nous demeurerons toujours inconnus à nous-mêmes en cette vie. Mais comme cette ignorance nécessaire est dans l’ordre de Dieu, il la faut souffrir humblement, et croire même qu’il nous est utile d’y demeurer. Il n’y a que l’ignorance volontaire que nous devons éviter, parce qu’elle est contraire à cet ordre.

En un mot, nous ne devons désirer de nous connaître qu’autant que Dieu le veut. Et Dieu ne veut que nous nous connaissions qu’autant qu’il nous est nécessaire pour nous humilier, et pour nous conduire. Ainsi toute application à percer dans le fond de notre cœur, qui n’est pas renfermée dans ces bornes, n’est point agréable à Dieu et ne nous saurait être utile.

Il ne faut donc pas tellement s’occuper de ses défauts que, sous prétexte d’éviter la présomption, on tombe dans le découragement et dans le trouble. C’est pourquoi, quoi qu’on ait dit de ce portrait qu’il faut essayer de faire de soi-même, s’il arrivait néanmoins qu’on fut tellement effrayé de ces objets que l’âme en pût être en quelque sorte renversée, il vaudrait beaucoup mieux l’en détourner pour ne l’occuper que de la miséricorde de Dieu.

Chapitre XIV. Qu’il se faut faire justice dans l’examen de soi-même, et tempérer cette connaissance par la vue de la miséricorde de Dieu. §

On doit encore avoir soin, dans tout cet examen de ses actions et de ses mouvements intérieurs, de se faire la même justice qu’on se croirait obligé de faire aux autres, c’est-à-dire de ne se pas condamner sans évidence.

Il est vrai que nous ignorons si nos meilleures actions sont bonnes et agréables à Dieu, mais nous savons encore moins qu’elles lui soient désagréables.

Il s’y mêle quantité de vues humaines et corrompues, mais nous ne savons point si ces vues sont volontaires, ni quelle part nous y avons, si ce ne sont point de purs mouvements de la concupiscence que Dieu ne nous impute point, ou des tentations de l’ennemi qui nous rendent encore moins coupables.

Nous reconnaissons en nous un fond infini de corruption, mais ce fond, quel qu’il soit, ne nous rend point coupables, lorsqu’il y a un autre fond d’amour de Dieu et de la justice, qui possède notre cœur.

Nous avons commis, et nous commettons à toute heure une infinité de fautes, mais Dieu nous pardonne aussi à toute heure cette infinité de fautes, lorsque nous revenons à lui avec une véritable humilité. Et ainsi nous ne savons si ces fautes subsistent devant ses yeux.

Que faut-il donc faire dans cette ignorance ? Il faut s’humilier sous la main de Dieu, mais non pas se condamner ; car ce serait s’attribuer une connaissance que nous n’avons pas.

Enfin la principale précaution qu’on doit apporter dans l’étude de soi-même, c’est de ne s’y appliquer pas si uniquement qu’on ne la joigne toujours avec la considération de la miséricorde infinie de Dieu, qui surpasse tellement toutes nos misères, qu’elles ne sont qu’une goutte en comparaison de cet océan infini. C’est donc dans cette mer immense qu’il les faut noyer avec une confiance entière. Elles sont grandes étant considérées en elles-mêmes, mais elles ne sont rien étant comparées à la grandeur infinie de l’amour de Dieu pour nous, et du prix qu’il a donné pour nous délivrer. Elles doivent nous abaisser sans nous abattre, comme la vue de la miséricorde de Dieu nous doit consoler sans nous élever. Dieu nous a voulu donner ces deux grands objets, de notre misère et de sa miséricorde, pour tenir notre âme dans un juste équilibre. Il y a toujours du danger à considérer l’un sans l’autre ; mais l’union de ces deux vues établit l’âme dans le véritable état où elle doit être durant cette vie, qui est celui d’une crainte salutaire fondée sur la vue de nos misères, et d’une humble confiance appuyée sur la miséricorde de Dieu.

De la charité et de l’amour-propre §

Chapitre I. Charité et amour-propre, semblables dans leurs effets.
Ce qu’il faut entendre par le nom d’amour-propre.
Que c’est la haine qu’on a pour l’amour-propre des autres qui l’oblige à se déguiser. §

Quoiqu’il n’y ait rien de si opposé à la charité qui rapporte tout à Dieu, que l’amour-propre qui rapporte tout à soi, il n’y a rien néanmoins de si semblable aux effets de la charité que ceux de l’amour-propre. Car il marche tellement par les mêmes voies, qu’on ne saurait presque mieux marquer celles où la charité nous doit porter, qu’en découvrant celles que prend un amour-propre éclairé, qui sait connaître ses vrais intérêts, et qui tend par raison à la fin qu’il se propose.

Cette conformité d’effets en des principes si différents ne paraîtra point étrange à ceux qui auront bien compris la nature de l’amour-propre. Mais pour la connaître, il faut d’abord considérer l’amour-propre dans son fond et dans ses premières pentes, afin de voir ensuite de quelle sorte il se déguise pour se dérober à la vue du monde.

Le nom d’amour-propre ne suffit pas pour nous faire connaître sa nature, puisqu’on se peut aimer en bien des manières. Il faut y joindre d’autres qualités pour s’en former une véritable idée. Ces qualités sont, que l’homme corrompu non seulement s’aime soi-même, mais qu’il s’aime sans borne et sans mesure, qu’il n’aime que soi, qu’il rapporte tout à soi. Il se désire toutes sortes de biens, d’honneurs, de plaisirs, et il n’en désire qu’à soi-même ou par rapport à soi-même. Il se fait le centre de tout : il voudrait dominer sur tout, et que toutes les créatures ne fussent occupées qu’à le contenter, à le louer, à l’admirer. Cette disposition tyrannique étant empreinte dans le fond du cœur de tous les hommes, les rend violents, injustes, cruels, ambitieux, flatteurs, envieux, insolents, querelleux. En un mot, elle renferme les semences de tous les crimes et de tous les dérèglements des hommes, depuis les plus légers, jusqu’aux plus détestables. Voilà le monstre que nous renfermons dans notre sein. Il vit et il règne absolument en nous, à moins que Dieu n’ait détruit son empire en versant un autre amour dans notre cœur. Il est le principe de toutes les actions qui n’en ont point d’autre que la nature corrompue ; et bien loin qu’il nous fasse de l’horreur, nous n’aimons et ne haïssons toutes les choses qui sont hors de nous, que selon qu’elles sont conformes ou contraires à ses inclinations.

Mais si nous l’aimons dans nous-mêmes, il s’en faut bien que nous ne le traitions de même quand nous l’apercevons dans les autres. Il nous paraît alors au contraire sous sa forme naturelle, et nous le haïssons même d’autant plus que nous nous aimons, parce que l’amour-propre des autres hommes s’oppose à tous les désirs du nôtre. Nous voudrions que tous les autres nous aimassent, nous admirassent, pliassent sous nous ; qu’ils ne fussent occupés que du soin de nous satisfaire. Et non seulement ils n’en ont aucune envie ; mais ils nous trouvent ridicules de le prétendre, et ils sont prêts de tout faire, non seulement pour nous empêcher de réussir dans nos désirs, mais pour nous assujettir aux leurs, et pour exiger les mêmes choses de nous. Voilà donc par là tous les hommes aux mains les uns contre les autres ; et si celui qui a dit qu’ils naissent dans un état de guerre, et que chaque homme est naturellement ennemi de tous les autres hommes, eût voulu seulement représenter par ces paroles la disposition du cœur des hommes les uns envers les autres, sans prétendre la faire passer pour légitime et pour juste, il aurait dit une chose aussi conforme à la vérité et à l’expérience, que celle qu’il soutient est contraire à la raison et à la justice.

Chapitre II. Comment l’amour-propre a pu unir les hommes dans une même société.
Description de ces sociétés formées par l’amour-propre. §

On ne comprend pas d’abord comment il s’est pu former des sociétés, des républiques et des royaumes de cette multitude de gens pleins de passions si contraires à l’union, et qui ne tendent qu’à se détruire les uns les autres ; mais l’amour-propre qui est la cause de cette guerre, saura bien le moyen de les faire vivre en paix. Il aime la domination : il aime à s’assujettir tout le monde, mais il aime encore plus la vie et les commodités, et les aises de la vie, que la domination ; et il voit clairement que les autres ne sont nullement disposés à se laisser dominer, et sont plutôt prêts de lui ôter les biens qu’il aime le mieux. Chacun se voit donc dans l’impuissance de réussir par la force dans les desseins que son ambition lui suggère, et appréhende même justement de perdre par la violence des autres les biens essentiels qu’il possède. C’est ce qui oblige d’abord à se réduire au soin de sa propre conservation, et l’on ne trouve point d’autre moyen pour cela que de s’unir avec d’autres hommes pour repousser par la force ceux qui entreprendraient de nous ravir la vie ou les biens. Et pour affermir cette union, on fait des lois, et on ordonne des châtiments contre ceux qui les violent. Ainsi, par le moyen des roues et des gibets qu’on établit en commun, on réprime les pensées et les desseins tyranniques de l’amour-propre de chaque particulier.

La crainte de la mort est donc le premier lien de la société civile, et le premier frein de l’amour-propre. C’est ce qui réduit les hommes, malgré qu’ils en aient, à obéir aux lois, et qui leur fait tellement oublier ces vastes pensées de domination, qu’elles ne s’élèvent presque plus dans la plupart d’eux, tant ils voient d’impossibilité à y réussir.

Ainsi se voyant exclus de la violence ouverte, ils sont réduits à chercher d’autres voies et à substituer l’artifice à la force, et ils n’en trouvent point d’autre que de tâcher de contenter l’amour-propre de ceux dont ils ont besoin, au lieu de le tyranniser.

Les uns tâchent de se rendre utiles à ses intérêts, les autres emploient la flatterie pour le gagner. On donne pour obtenir. C’est la source et le fondement de tout le commerce qui se pratique entre les hommes, et qui se diversifie en mille manières. Car on ne fait pas seulement trafic de marchandises qu’on donne pour d’autres marchandises ou pour de l’argent, mais on fait aussi trafic de travaux, de services, d’assiduités, de civilités ; et l’on échange tout cela, ou contre des choses de même nature, ou contre des biens plus réels, comme quand par de vaines complaisances on obtient des commodités effectives.

C’est ainsi que par le moyen de ce commerce tous les besoins de la vie sont en quelque sorte remplis, sans que la charité s’en mêle. De sorte que dans les États où elle n’a point d’entrée, parce que la vraie Religion en est bannie, on ne laisse pas de vivre avec autant de paix, de sûreté et de commodité, que si l’on était dans une république de saints.

Ce n’est pas que cette inclination tyrannique, qui porte à vouloir dominer par la force sur les autres, ne soit toujours vivante dans le cœur des hommes ; mais comme ils se voient dans l’impuissance d’y réussir, ils sont contraints de la dissimuler, jusqu’à ce qu’ils se soient fortifiés, en gagnant d’autres hommes par des voies de douceur, pour avoir ensuite le moyen d’en assujettir d’autres par la force. Chacun songe donc d’abord à occuper les premières places de la société où il est ; et si l’on s’en voit exclu, on pense à celles qui suivent. En un mot, on s’élève le plus qu’on peut, et on ne se rabaisse que par contrainte. Dans tout état, et dans toute condition, on tâche toujours de s’acquérir quelque sorte de prééminence, d’autorité, d’intendance, de considération, de juridiction, et d’étendre son pouvoir autant que l’on peut. Les princes font la guerre à leurs voisins pour étendre les limites de leurs États. Les officiers de divers corps d’un même État entreprennent les uns sur les autres. On tâche de se supplanter et de se rabaisser l’un l’autre dans tous les emplois et dans tous les ministères ; et si les guerres que l’on s’y fait ne sont pas si sanglantes que celles que se font les princes, ce n’est pas que les passions n’y soient aussi vives et aussi aigres, mais c’est pour l’ordinaire que l’on craint les peines dont les lois menacent ceux qui ont recours à des moyens violents.

Rien n’est plus propre pour représenter ce monde spirituel formé par la concupiscence, que le monde matériel formé par la nature, c’est-à-dire cet assemblage de corps qui composent l’univers. Car l’on y voit de même que chaque partie de la matière tend naturellement à se mouvoir, à s’étendre et à sortir de sa place ; mais qu’étant pressée par les autres corps, elle est réduite à une espèce de prison, dont elle s’échappe sitôt qu’elle se trouve avoir plus de force que la matière qui l’environne. C’est l’image de la contrainte où l’amour-propre de chaque particulier est réduit par celui des autres, qui ne lui permet pas de se mettre au large autant qu’il voudrait. Et l’on va voir tous ses autres mouvements représentés dans la suite de cette comparaison. Car, comme ces petits corps emprisonnés venant à unir leurs forces et leurs mouvements forment de grands amas de matière que l’on appelle des tourbillons, qui sont comme les Etats et les royaumes ; et que ces tourbillons étant eux-mêmes pressés et emprisonnés par d’autres tourbillons, comme par des royaumes voisins, il se forme de petits tourbillons dans chaque grand tourbillon, qui suivant le mouvement général du grand corps qui les entraîne, ne laissent pas d’avoir un mouvement particulier et de forcer encore d’autres petits corps de tourner autour d’eux : de même les Grands d’un État suivent tellement le mouvement, qu’ils ont leurs intérêts particuliers, et sont comme le centre de quantité de gens qui s’attachent à leur fortune. Enfin, comme tous ces petits corps entraînés par les tourbillons tournent encore autant qu’ils peuvent autour de leur centre, de même les petits qui suivent la fortune des Grands et celle de l’Etat ne laissent pas, dans tous les devoirs et les services qu’ils rendent aux autres, de se regarder eux-mêmes, et d’avoir toujours en vue leur propre intérêt.

Chapitre III. Que la plus générale inclination qui naisse de l’amour-propre est le désir d’être aimé. §

Ce que l’amour-propre recherche particulièrement dans la domination, c’est que nous soyons regardés des autres comme grands et puissants, et que nous excitions dans leur cœur des mouvements de respect et d’abaissement conformes à ces idées. Mais, quoique ce soient là les impressions qui lui sont les plus agréables, ce ne sont pas néanmoins les seules dont il se nourrit. Il aime généralement tous les mouvements qui lui sont favorables, comme l’admiration, la confiance, et principalement l’amour. Il y a bien des gens qui ne font guère ce qu’il faut pour se faire aimer ; mais il n’y en a point qui ne soient bien aises d’être aimés, et qui ne regardent avec plaisir dans les autres cette pente du cœur tourné vers eux, qui est ce que l’on appelle amour. Que s’il ne paraît pas qu’on travaille fort à s’attirer cet amour, c’est qu’on aime encore mieux imprimer des sentiments de crainte et d’abaissement sous sa grandeur, ou que, désirant avec trop de passion de plaire à certaines gens, on se met moins en peine de plaire aux autres.

Mais cela n’empêche pas que, lors même qu’étant emporté par des passions plus fortes, on se conduit d’une manière peu propre à se faire aimer, on ne voulût être aimé, et qu’on ne se sente incommodé lorsqu’on aperçoit dans l’esprit des autres des mouvements de haine et d’aversion. Il y a même quantité de gens, en qui l’inclination de se faire aimer est plus forte que celle de dominer, et qui craignent plus la haine et l’aversion des hommes et les jugements qui les produisent, qu’ils n’aiment d’être riches et puissants et grands. Enfin au lieu qu’il y a peu de Grands, et peu même de gens qui puissent aspirer à la grandeur, il n’y a personne au contraire qui ne puisse prétendre à se faire aimer.

Si le désir d’être aimé n’est donc pas la plus forte passion qui naisse de l’amour-propre, elle est au moins la plus générale. Les vues d’intérêt, d’ambition, de plaisir en arrêtent souvent les effets, mais ils ne l’étouffent jamais entièrement. Elle est toujours vivante au fond du cœur, et dès qu’elle se trouve en liberté, elle ne manque pas d’agir, et de nous porter à tout ce qui nous peut procurer l’amour des hommes, comme elle nous fait éviter tout ce que nous nous imaginons qui nous peut attirer leur aversion. Il est vrai qu’on se trompe quelquefois dans le discernement que l’on fait de ces choses qui attirent l’amour ou la haine, et qu’il y en a qui en jugent beaucoup mieux les uns que les autres. Mais soit que l’on s’y trompe, ou que l’on ne s’y trompe pas, c’est toujours la même passion qui agit, et qui fuit ou recherche les mêmes objets. Il y a même un discernement commun à tous les hommes, jusqu’à un certain degré ; c’est-à-dire qu’ils connaissent tous jusqu’à quelque point que certaines actions excitent la haine, et d’autres l’amour.

Chapitre IV. Que l’amour-propre suit la charité en plusieurs choses, et particulièrement en se cachant. En quoi consiste l’honnêteté humaine. §

Il n’est pas besoin d’entrer plus avant dans la description particulière des démarches de l’amour-propre, pour faire comprendre combien il imite de près la charité. Il suffit de dire que l’amour-propre nous empêchant par la crainte du châtiment de violer les lois, nous éloigne par là de l’extérieur de tous les crimes, et nous rend ainsi semblables au-dehors à ceux qui les évitent par charité ; que comme la charité soulage les nécessités des autres dans la vue de Dieu, qui veut que nous reconnaissions ses bienfaits en servant le prochain, de même l’amour-propre les soulage dans la vue de son propre intérêt ; et qu’enfin il n’y a guère d’actions où nous soyons portés par la charité, qui veut plaire à Dieu, où l’amour-propre ne nous puisse engager pour plaire aux hommes.

Mais quoique l’amour-propre tende par ces trois mouvements à contrefaire la charité, il faut pourtant avouer que le dernier en approche de plus près, et qu’il est beaucoup plus étendu que les deux autres. Car il y a bien des occasions où ni la crainte, ni l’intérêt n’ont point de lieu ; et l’on distingue souvent assez aisément ce que l’on fait, ou par une crainte humaine, ou par un intérêt grossier, de ce que l’on fait par un mouvement de charité. Mais il n’en est pas de même de la recherche de l’amour et de l’estime des hommes. Cette inclination est si fine et si subtile, et en même temps si étendue, qu’il n’y a rien où elle ne se puisse glisser ; et elle sait si bien se revêtir des apparences de la charité, qu’il est presque impossible de connaître nettement ce qui l’en distingue. Car en marchant par les mêmes voies, et produisant les mêmes effets, elle efface avec une adresse merveilleuse toutes les traces et tous les caractères de l’amour-propre dont elle naît, parce qu’elle voit bien qu’elle n’obtiendrait rien de ce qu’elle prétend, s’ils étaient remarqués. La raison en est que rien n’attire tant l’aversion que l’amour-propre, et qu’il ne saurait se montrer sans l’exciter. Nous l’éprouvons nous-mêmes à l’égard de l’amour-propre des autres. Nous ne le saunons souffrir sitôt que nous le découvrons ; et il nous est aisé de juger par là qu’ils ne sont pas plus favorables au nôtre quand ils le découvrent.

C’est ce qui porte ceux qui sont sensibles à la haine des hommes et qui n’aiment pas à s’y exposer, à tâcher de soustraire autant qu’il leur est possible leur amour-propre à la vue des autres, à le déguiser, à ne le montrer jamais sous sa forme naturelle, et à imiter la conduite de ceux qui en seraient entièrement exempts - c’est-à-dire des personnes animées de l’esprit de charité, et qui n’agiraient que par charité.

Cette suppression de l’amour-propre est proprement ce qui fait l’honnêteté humaine, et en quoi elle consiste ; et c’est ce qui a donné lieu à un grand esprit de ce siècle, de dire que la vertu chrétienne détruit et anéantit l’amour-propre, et que l’honnêteté humaine le cache et le supprime.

Ainsi cette honnêteté qui a été l’idole des sages païens, n’est rien dans le fond qu’un amour-propre plus intelligent et plus adroit que celui du commun du monde, qui sait éviter ce qui nuit à ses desseins, et qui tend à son but - qui est l’estime et l’amour des hommes - par une voie plus droite et plus raisonnable. C’est ce qu’il est aisé de faire voir, en montrant comment l’amour-propre imite les principales actions de la charité.

Chapitre V. Comment l’amour-propre imite l’humilité. §

Il n’est pas difficile de comprendre de quelle sorte la charité nous rend humbles. Car nous faisant aimer la justice qui est Dieu même, elle nous fait haïr l’injustice qui lui est contraire. Or c’est une injustice toute visible, qu’étant comme nous sommes pleins de défauts, et coupables de tant de péchés, nous voulions encore être honorés des hommes, et que nous prétendions mériter leurs louanges, ou par des qualités humaines, et par conséquent vaines et frivoles, ou par des dons que nous avons reçus de Dieu, et qui ne nous appartiennent point. Non seulement il n’est pas juste que le pécheur soit honoré, mais il est juste qu’il soit abaissé et humilié. C’est la loi éternelle qui l’ordonne : non seulement la charité consent à cette loi, mais elle l’aime ; et par l’amour qu’elle lui porte, elle embrasse avec joie toutes les humiliations et tous les abaissements. Elle nous fait haïr tout ce qui sent l’orgueil et la vanité ; et comme elle condamne ces mouvements lorsqu’ils s’élèvent dans notre cœur, elle les empêche aussi de se produire au-dehors par nos paroles et par nos actions, et elle les réduit ainsi à une exacte modestie.

Mais il n’y a rien en cela que l’amour-propre n’imite parfaitement. Car voyant le cœur de chaque homme tout tourné vers soi-même, et naturellement ennemi de l’élévation d’autrui, il a grand soin de ne se pas exposer à son chagrin et à sa malignité.

Quiconque se loue, et étale ce qu’il croit avoir de bon, prétend par là appliquer les autres à soi ; et c’est à peu près la même chose que s’il les priait bonnement de lui donner des louanges, et de le regarder avec estime et avec amour. Or il n’y a guère de prière qui paraisse plus incivile et plus incommode à l’amour-propre des hommes que celle-là. Il s’en irrite et n’y répond guère autrement que par la moquerie et par le mépris. Ainsi ceux qui sont assez fins pour connaître ses caprices évitent de lui faire de ces sortes de demandes, c’est-à-dire qu’ils s’éloignent généralement de tout ce qui sent la vanité, de tout ce qui tend à se faire remarquer, et à mettre en vue ses avantages, et ils tâchent au contraire de paraître n’y faire point d’attention, et ne les connaître pas en eux. Et c’est là la modestie que l’honnêteté peut procurer.

Non seulement l’honnêteté fait éviter les vanités basses et grossières, et les louanges déclarées que l’on se donne à soi-même, mais comme elle sait que l’amour-propre des autres est admirablement fin à découvrir les détours que l’on pourrait prendre pour faire voir en nous ce que nous désirons d’y montrer, elle renonce à ces petits artifices et s’étudie à les éviter. Elle nous porterait même plutôt à parler de nous directement et à découvert, qu’à se servir de ces méchantes finesses, parce qu’elle appréhende toujours d’y être surprise, et qu’elle sait que, quand on les aperçoit, on prend encore plus de plaisir à les tourner en ridicule. Ainsi il n’y a rien de plus simple et de plus humble que ses discours. Elle ne se produit ni ne se montre par aucun endroit, et elle a pour règle de ne parler jamais de soi, ou d’en parler avec plus de froideur et d’indifférence qu’elle ne ferait des autres.

Ceux qui ont ouï parler de la guerre aux deux premiers Capitaines de ce siècle, ont toujours été ravis de l’honnêteté et de la modestie de leurs discours. Personne n’a jamais remarqué qu’il leur soit échappé sur ce sujet la moindre parole qu’on pût soupçonner de vanité. On les a toujours vus rendre justice à tous les autres, et ne se la rendre jamais à eux-mêmes ; et l’on aurait souvent cru en leur entendant faire le récit des batailles où ils avaient eu le plus de part par leur conduite et par leur valeur, qu’ils n’y étaient pas même présents, ou qu’ils y étaient demeurés sans rien faire.

Qu’on lise le récit qui courut à Paris après la bataille de Senef, on y trouvera cette grande action diminuée de moitié. Il semble que Monsieur le Prince en ait été simple spectateur. Il était partout, et il ne paraît presque nulle part ; et jamais rien ne fut plus obscurci que ce qu’il a contribué au succès de ce combat. Je m’imagine que si saint Louis envoyait autrefois des relations de ce qu’il fit en Égypte, elles étaient faites comme celle-là. Tant la sainteté et l’honnêteté ont de rapport dans leurs actions extérieures, et tendent également à empêcher qu’il n’y paraisse rien de vain, n’y ayant que cette seule différence entre l’une et l’autre, que la sainteté est frappée de l’injustice de la vanité par rapport à Dieu, et l’honnêteté est touchée de sa bassesse par rapport aux hommes.

Mais outre la crainte qu’a l’honnêteté d’exciter contre soi l’aversion naturelle que tous les hommes ont de la vanité d’autrui, elle peut encore avoir dans cette conduite un sentiment plus fin et plus délicat de cet orgueil qui naît avec l’homme et qui ne l’abandonne point. Ces gens qu’on voit si occupés de quelques occasions où ils se sont signalés qu’ils en étourdissent tout le monde, comme Cicéron faisait de son consulat, font voir par là que la vertu ne leur est guère naturelle, et qu’il leur a fallu de grands efforts pour guinder leurs âmes jusqu’à l’état où ils sont si aises de se faire voir. Mais il y a bien plus de grandeur à ne faire pas de réflexion sur ses plus grandes actions, en sorte qu’il semble qu’elles nous échappent, et qu’elles naissent si naturellement de la disposition de notre âme qu’elle ne s’en aperçoit pas. Ce degré de vertu est sans doute bien plus héroïque ; et c’est celui dont l’honnêteté humaine, quand elle est à son comble, tâche sans y penser expressément, de donner l’idée, ou qu’elle imite par adresse et par politique, quand elle n’est pas parfaite, et qu’elle vient plutôt de la raison que de la nature.

Chapitre VI. L’honnêteté et la charité nous éloignent de [l’affectation], et principalement de celle des choses qui ne conviennent pas à notre état. §

Qui n’aimerait cet honnête homme dont un grand esprit de ce siècle a fait cette belle peinture. On ne passe point dans le monde, dit-il, pour se connaître en vers, si l’on n’a mis l’enseigne du poète, ni pour habile en mathématique, si l’on n’a mis celle de mathématicien. Mais les vrais honnêtes gens ne veulent point d’enseignes, et ne mettent guère de différence entre le métier de poète et celui de brodeur. Ils ne sont point appelés ni poètes, ni géomètres, mais ils jugent de tous ceux-là. On ne les devine point. Us parleront des choses dont on parlait quand ils sont entrés. On ne s’aperçoit point en eux d’une qualité plutôt que d’une autre, hors la nécessité de la mettre en usage : mais alors on s’en souvient. Car il est également de ce caractère qu’on ne dise point d’eux qu’ils parlent bien, lorsqu’il n’est pas question de langage, et qu’on dise d’eux qu’ils parlent bien quand il en est question. C’est donc une fausse louange, quand on dit d’un homme lorsqu’il entre, qu’il est fort habile en poésie ; et c’est une mauvaise marque quand on n’a recours à lui que lorsqu’il s’agit de juger de quelques vers. L’homme est plein de besoins. Il n’aime que ceux qui peuvent les remplir. C’est un bon mathématicien, dira-t-on ; mais je n’ai que faire de mathématique. C’est un homme qui entend bien la guerre ; mais je ne la veux faire à personne. Il faut donc un honnête homme qui puisse s’accommoder à tous nos besoins.

Il est impossible de ne pas aimer un homme de cette sorte ; mais pourquoi l’aime-t-on ? C’est qu’il semble qu’il soit fait pour les autres et non pour lui. Il n’incommode point notre amour-propre par une affectation importune. Il ne prétend point nous forcer à le louer en faisant voir en lui ce que nous n’y voulons point voir. S’il nous montre ce qu’il y a de bon, ce n’est pas pour lui, c’est pour nous. L’honnêteté nous rendant donc sensibles à ces jugements, et à ces sentiments favorables qu’elle découvre dans l’esprit des autres pour ce procédé, elle s’efforce de les mériter en le suivant.

Mais si l’honnêteté s’éloigne généralement de toute sorte d’affectation, elle fuit encore avec plus de soin celle qui tend à se signaler par des qualités ou des manières qui ne conviennent point à notre état et à notre profession : parce qu’elle sait que l’amour-propre des autres hommes, qui en est toujours choqué, ne manque jamais de la tourner en ridicule, et qu’il est bien fier lorsqu’ayant la raison de son côté, il s’en peut servir pour réprimer une vanité mal entendue.

Ainsi selon les règles mêmes de l’honnêteté du monde, c’est un fort méchant caractère, et que tout homme de bon sens doit éviter, que celui d’un ecclésiastique qui affecterait l’air, les mots et les manières de la cour ; qui paraîtrait rempli d’estime pour les bagatelles et les vanités du monde ; qui témoignerait de l’inclination pour la conversation des dames ; qui se piquerait de politesse, de délicatesse et de bel esprit ; qui ferait voir par ses discours ou par ses écrits, qu’il lit ce qu’il ne devrait point lire, qu’il sait ce qu’il ne devrait point savoir, et qu’il aime ce qu’il ne devrait point aimer. Il ne faut pas s’imaginer que le monde, qui est souvent si peu équitable à l’égard de ceux qui ne lui donnent point de prise, soit d’humeur à souffrir ceux qui prétendent se distinguer des autres par des voies qui donnent tant de moyens de les rabaisser. Aussi ne les épargne-t-il pas. Chacun devient spirituel à leurs dépens, et il n’y a personne qui ne fasse mille réflexions sur la disproportion de cet esprit tout profane et tout séculier qu’ils font paraître, avec la sainteté de leur état.

Il n’est pas besoin de prouver que la charité est encore plus éloignée de l’affectation que la simple honnêteté. Car aimant les autres et ne s’aimant point elle-même, elle n’a qu’à suivre ses mouvements naturels pour agir avec une honnêteté parfaite. Elle le fait d’autant mieux, qu’elle le fait plus sincèrement, et qu’il n’y a rien qui se démente en elle, au lieu que cette honnêteté d’amour-propre n’est pas d’ordinaire si uniforme. Si elle le réprime en un endroit, il se montre quelquefois par un autre, et laisse ainsi quelque petit dégoût de soi à ceux qui l’observent de bien près. Mais comme cela n’arrive que contre son intention, il en a honte quand il s’en aperçoit, ou plutôt quand il sent que les autres s’en aperçoivent.

Chapitre VII. Que l’amour-propre fait les mêmes réponses que la charité sur la plupart des questions qu’on lui peut faire. §

L’amour-propre, conduit par la raison dans la recherche de l’estime et de l’affection des hommes, imite si parfaitement la charité, qu’en le consultant sur les actions extérieures, il nous fait les mêmes réponses qu’elle, et nous engage dans les mêmes voies.

Car si l’on demande par exemple à la charité, en quelle disposition nous devons être sur le sujet de nos défauts, elle nous dira que nous devons nous défier extrêmement de notre propre lumière, à l’égard de ceux mêmes que nous ne croyons pas avoir ; et que la persuasion où nous devons être en général de notre aveuglement en ce point, nous doit disposer à en croire plus les autres que nous-mêmes ; mais qu’à l’égard des défauts dont nous serions convaincus, il n’y aurait rien de plus injuste que de vouloir démentir et détruire en quelque sorte la lumière de Dieu même en prétendant justifier ce qu’elle condamne ; et qu’ainsi le moins que nous puissions faire pour éviter cet orgueil si criminel, est de les avouer sincèrement, et de nous en humilier devant Dieu et devant les hommes.

Que l’on fasse maintenant la même question à l’amour-propre, et l’on verra que, s’il ne parle pas le même langage au fond du cœur, il donne néanmoins le même conseil. Quoiqu’il soit dur, dira-t-il, de reconnaître ses défauts, et qu’on désirât de les effacer de la mémoire des hommes aussi bien que de la sienne, il est clair néanmoins qu’il est impossible de les cacher. Plus on s’efforcera de les déguiser aux autres, plus ils seront ingénieux à les découvrir et malins à les faire remarquer. Ce désir même de les cacher passera dans leur esprit pour le plus grand des défauts, et l’on ne fera autre chose en voulant ou les dissimuler, ou les justifier, que s’attirer l’aversion et le mépris. Il faut donc par nécessité prendre une route toute contraire. Si l’on ne peut avoir la gloire d’être sans défauts, il faut avoir celle de les connaître, et de n’être pas dupes sur nous-mêmes : Bellum est sua vitia nosse.Ôtons donc aux autres le plaisir de les remarquer, en les remarquant nous-mêmes les premiers, et désarmons par là leur malignité.

C’est sur de semblables vues que l’honnêteté forme sa conduite, et c’est ce qui la porte à faire une profession ouverte de reconnaître de bonne foi tous ses défauts, et de ne point trouver mauvais que les autres les remarquent ; et par là elle s’acquiert la réputation d’une équité aimable, qui fait qu’on juge de soi-même sans aveuglement et sans passion, qui sait se faire justice à soi-même, et avec qui on peut être d’accord, sans être obligé de témoigner extérieurement que l’on approuve ce que l’on n’approuve pas.

Il est aisé de juger par là que la charité et l’amour-propre doivent être fort conformes dans la manière de recevoir les répréhensions et les avertissements, et que des vues et des motifs très différents les doivent unir dans la même conduite extérieure. On connaît assez celle où la charité nous porte : car regardant ces avertissements comme un très grand bien, et comme un moyen favorable pour nous délivrer de nos défauts, elle les reçoit non seulement avec joie, mais avec avidité. L’amertume même qui les accompagne lui est agréable, parce qu’elle nous procure le bien de l’humilité, et qu’elle affaiblit l’amour-propre, que la charité regarde comme son principal ennemi. Ainsi bien loin de témoigner du dégoût et de l’aigreur à ceux qui nous procurent ce bien, elle n’oublie rien pour leur faire paraître sa reconnaissance, pour les soulager dans la crainte qu’ils ont de nous avoir blessés, pour les attirer à nous faire souvent la même faveur, et pour leur ôter toutes les craintes qui pourraient les rendre réservés, et les tenir dans la gêne et dans la contrainte.

À la vérité l’amour-propre est toujours intérieurement fort éloigné de cette disposition. Il n’aime point que les autres s’aperçoivent de nos défauts, et encore moins qu’on nous en avertisse. Mais il ne laisse pas d’agir extérieurement de même que la charité. Car apprenant par ces avertissements qu’on nous donne, la mauvaise impression que l’on a de nous, la raison lui fait conclure aussitôt qu’il faut tâcher de dominer cette impression - ou du moins de ne la pas augmenter. Et consultant ensuite la disposition de l’esprit des autres, pour savoir comment il s’y faut prendre, il reconnaît aisément que rien ne les choque davantage que la fierté de ceux qui ne peuvent souffrir qu’on les avertisse d’aucun défaut, qui se révoltent contre la vérité quelque claire qu’elle soit, et qui voudraient que tout le monde s’aveuglât sur leur sujet, ou supprimât tous ses sentiments sitôt qu’ils ne leur sont pas avantageux ; qu’au contraire rien n’adoucit davantage les gens que de ne pas trouver cette résistance, et de voir qu’on défère à leur jugement et à leur lumière, et qu’ainsi on se soumet en quelque manière à leur empire. L’amour-propre prend donc sans hésiter ce dernier parti, et par là il fait que nous nous insinuons si agréablement dans le cœur de ceux qui nous reprennent, qu’ils aiment mieux ceux qui se rabaissent de cette sorte, quelques défauts qu’ils aient, que ceux qui, n’en ayant point, n’ont pas lieu de leur donner ce même plaisir. Car il faut remarquer que nos défauts ne sont pas par eux-mêmes contraires à l’amour-propre des autres, et que de même les plus belles qualités ne lui sont pas aussi aimables par elles-mêmes. C’est le rapport que ces défauts ou ces belles qualités ont à eux. De sorte que si ces défauts nous rendent plus humbles à leur égard, ou si ces belles qualités nous rendent plus fiers, ils nous aimeront avec ces défauts, et ils nous haïront avec toutes ces belles qualités.

Il est clair que cette conduite tend directement à la fin de l’amour-propre, qui est de gagner l’estime et l’amitié des hommes. Et c’est pourquoi l’honnêteté humaine ne manque jamais de la suivre, et elle le fait même souvent plus exactement que la vraie piété, lorsqu’elle n’est pas parfaite. Car comme la charité est souvent moins agissante que l’amour-propre, il arrive souvent aussi que les personnes de piété paraissent plus sensibles et plus délicates que les honnêtes gens du monde, lorsqu’on les avertit des défauts qu’on remarque dans leur conduite ou dans leurs ouvrages, parce que n’ayant pas dans ces rencontres une charité bien vive, ils n’ont pas aussi cet amour-propre éclairé qui y supplée à l’égard des actions extérieures.

Chapitre VIII. Que l’amour-propre se conduit de la même manière que la charité à l’égard des soupçons injustes et des ennemis. §

La conduite que la charité fait garder aux gens de bien, lorsque l’on conçoit d’eux des soupçons injustes et des impressions déraisonnables, n’est pas d’en faire des reproches, et de faire paraître du mécontentement et de l’aigreur, mais de s’en justifier modestement en témoignant qu’ils ne sont point étonnés qu’étant hommes, on les ait soupçonnés des fautes des hommes ; et en un mot c’est de ne se pas plaindre de ces soupçons, mais de travailler à les guérir, parce qu’on les doit regarder comme un mal dangereux pour ceux qui les ont conçus, et que le moyen de les en délivrer n’est pas de leur faire des reproches, lorsqu’ils ne sont pas encore persuadés qu’ils aient tort, mais de leur montrer doucement la fausseté de leurs soupçons, pour les obliger par là de les condamner eux-mêmes.

À la vérité si nous suivons dans ces occasions les premiers mouvements de l’amour-propre, nous serons bien éloignés de cette modération. Ce ne seront au contraire qu’emportements pleins de ressentiments et d’aigreur. Mais si nous consultons la raison, dans la résolution de la suivre pour arriver à la fin que nous devons avoir, qui est d’effacer ces soupçons injurieux, et de rétablir notre réputation dans l’esprit de ceux qui les ont conçus, il faut que nous prenions le même chemin. Car tout ce qui sent l’emportement et la passion n’est capable que d’augmenter les mauvaises impressions qu’on a conçues contre nous. Et au lieu qu’il n’y a souvent que l’esprit qui en soit prévenu, on porte par là l’aigreur dans la volonté même, et on l’intéresse à soutenir les impressions de l’esprit. Ainsi l’amour-propre, prévoyant ce mauvais effet, se réduit malgré qu’il en ait à imiter cette conduite douce et modérée que la charité prescrit.

Mais qui croirait jamais que l’amour-propre, lors même qu’il aurait intention de décrier ses ennemis, de les rendre odieux, et de les faire condamner par tout le monde de bassesse et d’injustice, ne pût mieux faire pour y réussir, que de suivre les pas de la charité ? Cependant c’est ce qui arrive très souvent. Car il n’y a rien d’ordinaire qui fasse mieux remarquer les procédés bas et peu honnêtes dont on use envers nous, que d’y opposer un procédé plein de modération et d’honnêteté. Cette opposition qui fait remarquer la différence de ces deux conduites contraires, met l’une et l’autre dans un plus grand jour. L’honnêteté en paraît plus belle d’un côté, et la malhonnêteté plus honteuse de l’autre. Et ainsi l’amour-propre a tout ce qu’il prétend, qui est que nous nous relevons par là, et que nous rabaissons ceux qui nous ont choqués.

Je me souviens sur ce sujet que lorsqu’on publia un certain livre, dans lequel l’auteur avait prétendu ramasser diverses fautes contre la langue, qu’il croyait avoir trouvées dans des ouvrages de piété qui passaient pour bien écrits, on examina dans une compagnie, par manière d’entretien, ce que ceux qui s’y trouvaient intéressés devaient faire en cette rencontre. Chacun convint d’abord que les remarques de cet auteur étant si peu considérables, qu’elles n’auraient pas dû être proposées contre des écrits même où l’on n’aurait eu pour but que d’acquérir la réputation de bien écrire, ceux qu’il attaquait ne devaient pas avoir la moindre pensée de former une contestation sur un si petit sujet, quelque tort que cet auteur pût avoir dans quelques-unes de ses remarques. Mais quand on vint à parler de ce qu’ils devaient faire, on ne fut plus de même avis. Il  y en eut qui soutinrent qu’ils ne devaient pas même témoigner qu’ils eussent vu ce livre. Mais le plus grand nombre crut qu’ils devaient prendre un autre parti, et que pour toute réponse, ils n’avaient qu’à corriger de bonne foi dans les autres éditions de ces livres tout ce que cet auteur y avait repris avec quelque apparence de justice. La raison qu’ils en alléguaient, outre le motif général d’honorer la vérité en tout, c’est qu’il n’y avait point de meilleur moyen pour faire que le public rendît justice à cet auteur, et à ceux qu’il aurait attaqués, que d’user envers lui d’une conduite si modérée. J’avoue que je fus de ce sentiment, et que je crus qu’il n’y en avait point de plus conforme, ni à la charité, qui tend toujours à nous humilier, ni à l’amour-propre, qui est bien aise de mettre en vue les défauts de ceux qui nous ont voulu rabaisser. Je le pratiquerai même très volontiers si j’en ai occasion, sans prétendre obliger personne de croire que ce soit une action d’humilité, puisque je reconnais qu’elle peut avoir très aisément un autre principe.

Chapitre IX. Que l’amour-propre se conduit par les mêmes voies que la charité à l’égard des bonnes et des mauvaises qualités des autres. §

Il n’est pas difficile de juger par tout ce que l’on a dit jusqu’ici, que la conduite de l’honnêteté ne doit pas être différente de celle de la charité à l’égard des bonnes et des mauvaises qualités des autres. On voit aisément à quoi la charité porte, à l’égard du bien qu’elle remarque en autrui. Comme elle s’en réjouit intérieurement, elle en témoigne aussi sa joie au-dehors en toutes les manières qu’elle le peut ; et bien loin de tendre à l’obscurcir, elle fait son possible pour le relever et le faire valoir. Le bien des autres est son propre bien par l’amour qu’elle leur porte, et elle s’y arrête même plus volontiers qu’au sien, parce qu’elle n’y craint point la complaisance et la vanité.

Or quoique l’amour-propre, bien loin d’avoir cette bonté et cette tendresse pour les autres, soit au contraire naturellement malin, jaloux, envieux, plein de venin et de fiel ; bien que ce qui relève les autres l’incommode et le chagrine, et que l’on ne le voit guère favorable de bonne foi aux louanges qu’on leur donne, à moins qu’il n’en tire quelque avantage, et qu’elles ne lui servent de degré pour s’élever : quand on vient néanmoins à considérer l’effet qu’on ferait sur l’esprit des autres si l’on montrait ces mouvements à découvert, on conclut tout d’un coup à les cacher. On voit bien que ce serait le moyen de se faire regarder comme un ennemi public, et qu’on deviendrait par là l’objet de la haine et de la détestation de tout le monde ; que non seulement on serait odieux à ceux contre qui on exercerait sa malignité, mais à ceux mêmes qu’on épargnerait - personne ne pouvant s’assurer de recevoir justice des gens en qui on remarque ce mauvais fond, et chacun craignant avec raison de devenir l’objet de leur jalousie. L’honnêteté nous fait donc prendre justement le contrepied. Elle fait que nous affectons de faire paraître au-dehors une extrême équité, de louer volontiers ce qui est louable, de faire valoir autant que nous le pouvons toutes les bonnes qualités des autres, et de ne refuser pas même à nos ennemis les témoignages d’estime qu’ils méritent. Et par là on réussit dans le dessein de se faire aimer ; on acquiert des amis, on adoucit ses ennemis, et on se met bien avec tout le monde.

C’est par ces mêmes vues qu’elle témoigne une extrême indulgence pour les défauts des autres ; que bien loin de les exagérer, ou de les divulguer, elle les couvre et les excuse autant qu’elle peut ; qu’elle ne méprise jamais personne ; qu’elle explique tout en bonne part ; qu’elle se satisfait aisément, et qu’elle n’affecte point d’être fine et subtile à découvrir des défauts dans des personnes qui sont généralement estimées ; qu’elle évite les soupçons téméraires et mal fondés, et qu’elle aime mieux en quelque sorte se tromper, que de se laisser aller à des soupçons injurieux au prochain. Tout cela tend fort droit à la fin de l’amour-propre. Car comme on ne saurait ignorer tout à fait qu’on a des défauts, on hait par avance ceux dont on s’imagine qu’on sera méprisé quand ils s’en apercevront, et l’on ne saurait au contraire ne pas aimer ceux dont on espère du support, de la condescendance et de la bonté.

Chapitre X. Ressemblance entre la charité et l’amour-propre à l’égard des autres vertus. §

Il n’y a qu’à parcourir les autres vertus, pour découvrir encore plusieurs autres ressemblances entre la charité et l’amour-propre. Car si la charité est patiente dans les injures, parce qu’elle tâche d’adoucir par là l’aigreur de ceux qui nous outragent, qu’elle fait que nous souffrons toutes sortes de mauvais traitements avec joie, pour satisfaire à la justice de Dieu, et qu’elle nous persuade que nous en méritons encore de plus durs : l’amour-propre a aussi une patience d’intérêt et de vanité qui produit au-dehors les mêmes effets. Il nous empêche de vouloir passer pour fiers et pour présomptueux. Il nous apprend qu’il est toujours bon de n’aigrir pas les gens plus qu’ils ne le sont, et sur cela il nous fait prendre le parti de dissimuler les injures que nous recevons.

Si la charité est bienfaisante par un désir sincère de servir les autres, l’amour-propre veut aussi que nous le soyons pour régner par là dans leur esprit, et pour jouir des mouvements que les bienfaits y excitent.

Si la charité tâche de se cacher, quand elle fait du bien aux autres, afin de ne s’en attribuer rien ; l’amour-propre en fait autant pour se rendre plus redevables ceux qu’il oblige, parce qu’on se tient d’autant plus obligé que celui qui fait du bien le fait moins remarquer.

Si la charité étend ses bienfaits à ceux dont elle n’espère rien, et aux ennemis mêmes, parce qu’elle ne regarde que leur bien, et non pas ses intérêts, l’amour-propre en fait de même, parce qu’il sait que, plus les bienfaits paraissent désintéressés et exempts de toute recherche propre, plus ils attirent une affection générale, par l’espérance qu’ils donnent à tout le monde d’en recevoir de pareils.

Si la charité est reconnaissante envers tout le monde, parce que sa gratitude envers Dieu se répand sur tous les instruments dont il se sert pour nous procurer du bien, l’amour-propre nous fait affecter de l’être, de peur de mécontenter celui des autres, qui se blesse quand on y manque.

Enfin, si la charité nous rend fidèles envers tout le monde par un amour sincère de la justice, l’amour-propre nous fait pratiquer la même fidélité pour attirer la confiance des hommes.

La charité, comme dit l’Apôtre, n’est point ambitieuse, parce que ceux qui en sont animés estiment peu ces honneurs humains, et ces grandeurs temporelles que l’ambition recherche ; qu’ils les craignent plus qu’ils ne les souhaitent, et qu’ils se trouvent toujours bien dans la place où la providence de Dieu les a mis. On n’en peut pas dire autant de l’honnêteté humaine ; et si l’on en veut juger par son fond, non seulement elle n’est pas exempte d’ambition, mais elle n’est rien autre chose qu’une ambition fine et délicate. Cependant elle ne laisse pas d’imiter encore extérieurement en cela la conduite de la charité. Car elle sait si bien cacher ses désirs ambitieux, de peur de trouver de l’opposition dans l’amour-propre des autres, qui est toujours en garde de ce côté-là, qu’on dirait qu’elle n’a aucune prétention, qu’elle ne songe qu’aux autres, et qu’elle s’oublie elle-même. Si elle pense à s’élever, c’est sans empressement et sans bassesse, et elle fait si bien qu’il semble toujours que la fortune la soit venue trouver d’elle-même, sans qu’il lui ait fallu faire aucune démarche, ni aucune avance pour l’attirer.

Il y en a même que l’amour propre porte plus avant, et à qui il donne un éloignement effectif des grandes fortunes et des grands emplois, quoiqu’il ne leur fut pas impossible de s’y élever. Le repos d’une vie douce et tranquille, dans lequel on entretient quantité d’amitiés illustres, et l’on rend service à beaucoup de gens de qualité et de mérite, sans intérêt et sans dépendance, en se contentant d’avoir dans le monde la réputation d’un homme civil, obligeant, désintéressé, bon ami - cette vie, dis-je, a des charmes qui la peuvent faire préférer à toutes les grandeurs du monde par un amour-propre, sage et éclairé, et qui sait comparer les avantages et les désavantages des divers états. C’est l’idée que s’était proposée Pomponius Atticus, et qu’il suivit si heureusement, que s’étant trouvé entre tant de partis ennemis qui déchirèrent de son temps la République de Rome, il fut toujours ami de tous, et les servit tous, sans en irriter aucun. On voit encore de ces imitateurs d’Atticus, et l’on peut dire à leur avantage, que s’il était permis ou possible de se rendre heureux en cette vie, ils en auraient trouvé le secret, et que leur choix est infiniment plus sage que celui de ces autres, qui voulant toujours s’élever par une ambition sans bornes, se privent par là des deux principaux biens de la vie, qui sont la sûreté et le repos.

Il est aisé de voir aussi que comme la charité nous éloigne des plaisirs des sens, parce qu’elle tient l’âme dans son ordre, et ne lui permet de s’attacher qu’à Dieu seul, l’honnêteté doit faire le même, parce que l’asservissement aux plaisirs du corps a toujours quelque chose de bas et de méprisable, qui avilit et défigure l’idée que notre amour-propre désire imprimer de nous dans l’esprit des autres.

On a même raison de se défier de ceux qui sont dominés par leurs plaisirs, et d’appréhender d’eux toute sorte de lâchetés et d’injustices. Car quelle assurance peut-on avoir que leur passion ne l’emportera pas lorsqu’elle sera contraire à leur devoir envers les hommes, puisqu’on voit qu’elle l’emporte si souvent sur ce qu’ils doivent à Dieu ?

Ainsi l’honnêteté, qui veut se conserver surtout la réputation d’une fidélité inviolable, et d’une fermeté inflexible dans ses devoirs, affecte de paraître exempte de cette passion pour les plaisirs, qui donne un si juste sujet de défiance.

Enfin, pour ne pousser pas cette conformité de la charité et de l’amour-propre à un détail ennuyeux, je me contenterai d’ajouter à ce que j’en ai dit, qu’il est si vrai que l’amour-propre peut imiter toutes les actions de la charité, qu’il s’insinue même souvent dans celles où il semble qu’il puisse avoir le moins de part, et qui sont destinées pour le mortifier et pour le détruire.

Il sait quelquefois faire jeûner les religieux, ou les soulager au moins d’une partie de la peine de leur jeûne. Les haires, les cilices et les disciplines sont quelquefois à son usage, et il n’y a presque point d’humiliation qu’il ne soit capable de pratiquer. Et quoiqu’il trouve moins son compte dans la solitude, dans le silence et dans les austérités secrètes, qu’en quoi que ce soit, il y a pourtant de certains conduits cachés, et de certaines voies souterraines par où il pourrait peut-être trouver quelque entrée. Enfin, il est même capable de nous faire souffrir la mort avec joie. Et afin qu’il n’y ait pas de voie certaine de le distinguer de la charité même par le martyre, les saints nous apprennent après saint Paul, qu’il y a des martyrs de vanité aussi bien que de charité. C’est pourquoi saint Augustin après avoir dit que la vanité imite de si près les œuvres de la charité, qu’il n’y a presque point de différence entre leurs effets ; que la charité nourrit les pauvres, et que la vanité les nourrit aussi ; que la charité jeûne, et que la vanité sait aussi jeûner ; que ces œuvres-là nous frappent bien les yeux, mais que nous ne saurions distinguer celles qui viennent du bon ou du mauvais principe — il ajoute enfin, que la charité meurt et nous mène au martyre, et que la vanité meurt aussi et souffre le martyre. Videte qualia opera faciat superbia, quam similia faciat et prope paria charitati. Pascit esurientem chantas, pascit et superbia ; charitas ut Deus laudetur, superbia ut ipsa laudetur. Jejunat charitas, jejunat et superbia. Opera uidemus, iti operibus non discemimus. Moritur charitas, moritur superbia.

Mais il y a pourtant cette différence entre les actions de vertu qui sont dures, pénibles et humiliantes, et celles qui n’ont rien que d’éclatant sans être pénibles, que lorsque l’amour-propre porte les gens à l’humilité, à la patience et à la souffrance, c’est par une espèce de bizarrerie et de dérèglement. Car il est bien clair, par exemple, que le moyen d’arriver aux fins naturelles qu’il se propose n’est pas de s’enfermer dans une solitude pour ne converser avec personne, ou pour n’y entendre parler que de ses péchés et de ses défauts. Et ainsi il n’est guère probable qu’il y en ait qui embrassent ces genres de vie si contraires aux inclinations de la nature, et qui y persévèrent par d’autres motifs que ceux du salut. Mais il n’en est pas de même de la plupart des actions de vertu qu’on peut faire dans le monde. L’amour-propre ne fait qu’aller mieux à son but en les pratiquant. Il ne les saurait omettre sans s’écarter de sa fin ; et il faut qu’il soit emporté par quelque passion déraisonnable contre ses véritables intérêts pour prendre d’autres routes que celles-là.

Chapitre XI. L’amour-propre éclairé pourrait corriger tous les défauts extérieurs du monde, et former une société très réglée. Qu’il serait utile d’avoir cela dans l’esprit en instruisant les Grands. §

On peut conclure de tout ce que l’on a dit, que pour réformer entièrement le monde - c’est-à-dire pour en bannir tous les vices et tous les désordres grossiers, et pour rendre les hommes heureux dès cette vie même -, il ne faudrait au défaut de la charité, que leur donner à tous un amour-propre éclairé, qui sût discerner ses vrais intérêts, et y tendre par les voies que la droite raison lui découvrirait. Quelque corrompue que cette société fut au-dedans et aux yeux de Dieu, il n’y aurait rien au-dehors de mieux réglé, de plus civil, de plus juste, de plus pacifique, de plus honnête, de plus généreux- ; et ce qui serait de plus admirable, c’est que n’étant animée et remuée que par l’amour-propre, l’amour-propre n’y paraîtrait point, et qu’étant entièrement vide de charité, on ne verrait partout que la forme et les caractères de la charité.

Peut-être qu’il ne serait pas inutile que ceux qui sont chargés de l’éducation des Grands eussent cela gravé dans l’esprit, afin que s’ils ne pouvaient leur inspirer les sentiments de charité qu’ils voudraient bien, ils tâchassent au moins de former leur amour-propre, et de leur apprendre combien la plupart des voies qu’ils prennent pour le contenter sont fausses, mal entendues, et contraires à leurs véritables intérêts, et combien il leur serait facile d’en prendre d’autres qui les conduiraient sans peine à l’honneur et à la gloire, et leur attireraient l’affection, l’estime et l’admiration de tout le monde. S’ils ne réussissaient pas par ce moyen à les rendre utiles à eux-mêmes, ils réussiraient au moins à les rendre utiles aux autres, et ils les mettraient dans un chemin qui serait toujours moins éloigné de la voie du ciel, que celui qu’ils prennent, puisqu’ils n’auraient presque qu’à changer de fin et d’intention pour se rendre aussi agréables à Dieu par une vertu vraiment chrétienne, qu’ils le seraient aux hommes par l’éclat de cette honnêteté humaine à laquelle on les formerait.

Chapitre XII. Qu’il est très difficile de discerner en nous-mêmes si nous agissons par charité ou par amour-propre.
Trois raisons de cette difficulté. §

Mais ce serait peu de chose que ces deux principes si différents, dont l’un porte des fruits de vie, et l’autre des fruits de mort, fussent confondus dans les actions extérieures, s’il était au moins facile à chacun de discerner celui qui le fait agir, et qu’il pût ainsi juger par là de ses actions et de son état. Ce qui est de plus étrange, c’est que souvent ce mélange et cette confusion commence dans le coeur même, en sorte que nous ne saurions distinguer si c’est par charité ou par amour-propre que nous agissons, si c’est Dieu ou nous-mêmes que nous cherchons, si c’est pour le ciel ou pour l’enfer que nous travaillons. Cette obscurité vient de diverses causes, et j’en remarquerai ici trois principales.

La première est que ces vues des jugements des hommes et des mouvements de leur coeur à notre égard, qui sont la règle, la source et l’objet de l’honnêteté humaine, ne sont pas toujours accompagnées de réflexions formelles et expresses, et que les mouvements qu’elles produisent nous sont encore souvent plus imperceptibles. Ce ne sont quelquefois à l’égard de l’esprit, que de certains regards et de certaines pensées passagères, par lesquelles il se porte comme à la dérobée vers ces jugements qu’on fait de nous ; et à l’égard du cœur, que de certaines pentes cachées qui le tournent doucement de ce côté-là : en sorte que l’on ne fait point de réflexion expresse ni sur cette pente, ni sur la pensée qui la produit, quoique ce soit ce qui donne le branle à nos actions extérieures, et qui en est le principe.

La seconde est qu’il arrive souvent que, lors même qu’on n’est remué en effet que par la crainte de déplaire aux hommes ou par le désir de leur plaire, on n’ait absolument aucune connaissance ni aucune pensée distincte de l’une ni de l’autre ; et cela, parce qu’on agit souvent sans connaissance distincte, et par une simple habitude, qui n’est conduite que par une pensée confuse. À force de regarder certaines actions comme capables de nous attirer l’infamie publique et l’aversion des honnêtes gens, il s’en forme dans l’esprit une idée confuse, qui nous les représente comme haïssables, sans que l’esprit démêle pourquoi ; et cette idée suffit pour exciter dans le cœur un mouvement d’aversion et d’éloignement. Or ces idées confuses et ces mouvements qui les suivent, approchent si fort des vraies vues de charité, qui font haïr les mauvaises actions à cause de l’injustice qu’elles renferment, qu’il n’y a presque que Dieu qui en puisse faire le discernement.

Enfin la troisième est que, lors même que l’on a la charité dans le cœur et qu’elle nous porte aux objets qui lui sont propres, néanmoins comme la cupidité marche souvent sur les mêmes voies et se porte vers les mêmes objets, quoique par des motifs différents, il se fait un mélange dans l’esprit et dans le cœur de ces deux sortes de vues et de mouvements, sans que l’on sache avec certitude quel est celui qui l’emporte et qui est le vrai principe de nos actions. On cherche Dieu et le monde tout ensemble. Le cœur est bien aise de plaire à l’un et à l’autre, et il ignore si c’est Dieu qu’il rapporte au monde, ou le monde qu’il rapporte à Dieu - ce discernement ne se pouvant faire que par la pénétration d’un certain fond qui est dans le cœur, et qui n’est connu avec évidence que de Dieu seul.

Chapitre XIII. Que l’ignorance où nous sommes, si nous agissons par charité, ou par amour-propre, nous est utile par plusieurs raisons. §

Voilà quelle est la condition ordinaire des hommes en cette vie lors même qu’ils sont à Dieu. L’amour-propre agit plus grossièrement dans les uns que dans les autres, mais il vit et agit en tous jusqu’à quelque degré ; et il est rare qu’ils se puissent assurer d’aucune action en particulier, qu’elle soit entièrement exempte de toute recherche propre. Mais quoique cet état soit pour eux un grand sujet de gémissement et de crainte, ils y peuvent néanmoins trouver de grands sujets de consolation, s’ils entrent dans les raisons pour lesquelles Dieu permet qu’ils y demeurent, et ne les élève pas à un plus haut degré de verni.

Il est visible premièrement que le dessein que Dieu a de cacher le royaume du ciel, qu’il est venu établir sur la terre, demande que les gens de bien soient confondus à l’extérieur avec les méchants, et qu’ils n’en soient pas distingués par des marques claires et sensibles. Car si les fidèles qu’il anime par son esprit, et dans lesquels il réside comme dans son temple, étaient un certain genre d’hommes séparé des autres, et comme une nation à part que le monde pût discerner par des actions qui ne se rencontrassent jamais dans les autres, ils seraient tous des miracles publics, continuels et subsistants, qui détruiraient l’état de la foi, par lequel Dieu veut sauver les hommes. Les méchants, qui se verraient dans l’impuissance de les imiter, sauraient par là clairement que la nature ne saurait atteindre à l’état des gens de bien. Il faut donc qu’il y ait des actions purement humaines qui ressemblent si fort aux actions surnaturelles et divines, que la distinction n’en soit pas sensible. Et comme les gens de bien ne commettent point de crimes, et qu’ainsi ils ne peuvent être confondus par là avec les méchants, il faut que les méchants puissent imiter leurs actions vertueuses, et en faire qui y soient tellement semblables à l’extérieur qu’on ne les en puisse discerner.

Mais ce n’est pas seulement un effet de la justice de Dieu de soustraire à la vue des méchants les trésors des grâces qu’il met dans les justes : c’en est aussi un de sa miséricorde envers les justes mêmes. Il leur est utile de ne se connaître pas, et de ne voir pas en eux leur propre justice. Cette vue serait capable de les en faire déchoir. L’homme est si faible dans sa force même qu’il n’en saurait soutenir le poids. Et par un étrange renversement qui a sa source dans la corruption de son cœur, quoique son bien consiste à posséder les vertus, et son mal à être plein de défauts, ü lui est pourtant plus dangereux de connaître ses vertus que ses défauts. La connaissance de son humilité le rend orgueilleux, et la connaissance de son orgueil le rend humble. Il est fort quand il se connaît faible, et il est faible quand il se croit fort. Ainsi cette obscurité qui l’empêche de discerner clairement s’il agit par charité ou par amour-propre, bien loin de lui nuire, lui est salutaire. Elle ne lui ôte pas les vertus, mais elle l’empêche de les perdre, en le tenant toujours dans l’humilité et dans la crainte, et en faisant qu’il se défie de toutes ses œuvres, et qu’il s’appuie uniquement sur la miséricorde de Dieu.

C’est la grande utilité de cette ressemblance extérieure des actions de l’amour-propre avec celles de la charité. Mais on en peut encore remarquer quelques autres qui ne sont pas peu considérables.

Il arrive souvent que la charité est faible dans certaines âmes, et dans cet état de faiblesse elle serait facilement éteinte par les tentations violentes, si Dieu ne permettait que ces tentations fussent affaiblies et comme contrepesées par de certains motifs humains qui en arrêtent l’effort, et qui donnent moyen à l’âme de suivre l’instinct de la grâce. La crainte des jugements des hommes est un de ces motifs, et il n’y en a guère qui fassent plus d’impression sur l’esprit. Elle ne suffit pas seule à la vérité pour surmonter les tentations d’une manière chrétienne, puisque cette crainte ne naît que de vanité, mais elle suspend leur effort, et s’il se trouve que l’âme ait quelque étincelle de vraie charité, elle la met en état de la suivre. Et c’est pourquoi l’on voit que les saints législateurs des ordres religieux n’ont pas négligé ces moyens humains, et qu’ils ont attaché à certaines fautes des pénitences qui donnaient de la confusion devant les hommes, afin que la crainte de cette confusion humaine rendît les religieux plus exacts à les éviter. Ce n’est pas qu’ils prétendissent les faire agir par ce seul motif ; mais leur intention a été qu’ils s’en servissent pour se fortifier contre la négligence, et que cette crainte humaine servît d’armes et d’instrument à la charité, afin de mieux résister à la pente de la nature.

Il n’est donc pas mutile aux hommes, dans l’état de faiblesse où ils sont, d’être éloignés des vices non seulement par la charité, mais aussi par cette sorte d’amour-propre qu’on appelle honnêteté, afin que dans les langueurs de la charité cette honnêteté puisse soutenir l’esprit, et l’empêcher de tomber dans des excès dangereux. Et c’est ce qui fait qu’on voit souvent d’étranges renversements dans ceux qui étant peu sensibles aux jugements des hommes, et se souciant peu de leur plaire ou de leur déplaire, sont quelquefois touchés de quelques mouvements passagers de piété. Car lorsque ces mouvements viennent à leur manquer, n’ayant plus alors de frein qui les arrête, ils sont capables de se laisser emporter à toutes sortes de bizarreries et de caprices. Ainsi quand il s’agit de se fier aux gens, il est bon de considérer si outre la conscience qui les éloigne du mal, ils ont encore une certaine honnêteté qui leur fasse appréhender de faire des choses qui soient condamnées par les personnes sages et sensées, n’y ayant guère d’esprits plus dangereux que ceux qui sont capables de soutenir une conduite déraisonnable et bizarre contre le jugement public, et de se mettre sans raison au-dessus des jugements de tous ceux qui les connaissent.

N’est-ce pas encore un avantage considérable aux gens de bien, de se pouvoir cacher aux hommes par le moyen de cette obscurité qui empêche qu’on ne discerne la vraie piété de l’amour-propre, et qui fait que des actions de charité peuvent passer dans l’esprit du monde pour des effets d’une simple honnêteté ? Car combien leur serait-il dangereux et importun, si toutes leurs bonnes actions étaient remarquées, et qu’ils en fussent récompensés sur le champ par les louanges qu’elles leur attireraient ? Ce serait le moyen de les obliger à se séparer entièrement du commerce des hommes ; au heu qu’à la faveur de cette confusion, ils ont un peu plus de liberté de traiter avec le monde et de suivre les mouvements de leur charité, dans la pensée qu’ils ne seront pris que pour de simples civilités. Ainsi l’on peut dire que comme l’honnêteté est bien aise de passer pour charité, et qu’elle fait tout ce qu’elle peut pour emprunter sa forme et ses caractères, la charité au contraire est bien aise qu’on la prenne pour honnêteté ; et qu’encore qu’elle ne contribue pas directement à établir cette impression, elle ne fait rien aussi pour la détruire, tant parce qu’elle ne sait pas absolument s’il n’en est point quelque chose, que parce qu’il lui est avantageux qu’on le croie.

Enfin, n’est-ce pas un motif assez pressant pour s’exciter à la pratique des vertus, de se pouvoir dire à soi-même qu’on serait bien malheureux de s’écarter du chemin où la charité et l’intérêt propre nous portent également, et de se rendre, en s’en éloignant, également odieux à Dieu et aux hommes ? N’est-ce pas un sujet de louer Dieu, qu’il ait voulu que la plupart des dérèglements qu’il nous défend, soient contraires au bien des hommes dès cette vie même, et se doivent éviter par le seul motif d’un intérêt humain ? Enfin, n’est-ce pas un moyen de mieux connaître l’étrange corruption de la nature, et la violence de nos passions, de voir qu’elles nous font oublier non seulement ce que nous devons à Dieu, mais aussi ce que nous devons à nous-mêmes, et qu’elles nous rendent malheureux dans ce monde ici et dans l’autre ? Car s’il y a moins de gloire et de mérite à servir Dieu quand on y trouve son intérêt, il y a sans doute plus de dérèglement et de désordre à ne le pas servir, quand on se prive en même temps de ce que l’intérêt même nous porte à désirer et à rechercher pour notre propre avantage.

Des diverses manières dont on tente Dieu §

Chapitre I. Fondement de la défense qui nous est faite de tenter Dieu.
En quoi consiste ce péché. §

Il y a quantité de devoirs qui sont connus de tous les chrétiens jusques à un certain degré, et qui leur sont fort inconnus au-delà de ce degré — ce qui vient d’ordinaire de ce que n’en pénétrant pas les véritables principes, ils ne sauraient en comprendre l’étendue. La défense que Dieu nous a faite de le tenter est proprement de ce genre. Peu de personnes ignorent que Dieu nous ordonne par là de ne pas demeurer sans rien faire, lorsque nous avons entre les mains des moyens humains que nous pouvons employer. Mais comme on ne sait pas pourquoi Dieu nous défend de négliger ces moyens humains, on en demeure là ; et on songe d’autant moins à s’instruire de ce précepte, qu’il semble qu’il n’y ait rien de plus rare que de tenter Dieu en cette manière, l’esprit humain étant infiniment plus porté à s’attacher trop aux moyens humains par un défaut d’espérance en Dieu, qu’à les négliger par un excès de confiance. C’est ce qui a fait croire qu’il ne serait pas inutile d’expliquer un peu au long ce que c’est que tenter Dieu, et d’éclaircir les fondements et les principes de la défense que Dieu nous en fait. Voici ceux auxquels on la peut réduire.

Dieu n’est pas seulement souverainement puissant, il est aussi souverainement sage dans sa conduite. Comme puissant, il est le principe de toutes choses, soit dans le monde corporel et visible, soit dans le monde invisible et spirituel. Comme sage, il opère toutes choses par certains moyens et dans un certain ordre.

L’orgueil et le dérèglement des hommes tend également à se soustraire à la puissance et à la sagesse de Dieu, comme la piété solide tend à s’assujettir de plus en plus à l’une et à l’autre. Pour se soustraire à sa puissance, les uns ont nié entièrement la providence et l’opération de Dieu, même dans les choses naturelles, comme les épicuriens. Les autres l’ont niée dans les choses spirituelles et dans les actions de notre âme qui nous conduisent au bonheur et au malheur éternel, comme les pélagiens. Et les autres, n’osant pas aller jusqu’à cet excès d’impiété, ne l’ont pas voulu reconnaître dans le discernement des bons et des méchants, des élus et des réprouvés, comme les semi-pélagiens.

Mais la manière dont on se soustrait à la sagesse de Dieu, n’étant pas moins criminelle, est beaucoup plus inconnue. Et c’est ce qu’on appelle tenter Dieu, qui est un péché que peu de personnes comprennent.

Il consiste à se retirer de l’ordre de Dieu, en prétendant le faire agir à notre fantaisie, et en négligeant la suite des moyens auxquels il attache ordinairement les effets de sa puissance divine. Et pour concevoir de quelle manière on y tombe en ce qui regarde la vie de l’âme, il ne faut que considérer de quelle manière on y peut tomber en ce qui regarde la vie du corps.

Il est certain que c’est Dieu qui entretient notre être et notre vie, et qu’il n’en est pas moins proprement la cause, que s’il la faisait subsister par un miracle visible, indépendamment de tous les moyens extérieurs. Nous la soutenons par la nourriture. Mais qui est-ce qui produit cette nourriture ? « Ce n’était — dit saint Augustin’ — ni ma mère, ni mes nourrices, qui remplissaient pour moi leurs mamelles du lait qu’elles me donnaient ; mais c’était vous seul, Seigneur : c’était vous seul qui me donniez, par leur entremise, la nourriture dont j’avais besoin selon l’ordre naturel que vous avez établi, et selon les richesses de votre bonté et de votre providence, qui étend ses soins jusque dans les principes les plus cachés et les causes les plus secrètes de la subsistance de vos créatures… Vous êtes l’auteur de tous les biens, ô mon Dieu, et je vous dois toute la conservation de ma vie. »

Soit qu’il nous fasse vivre de cette manière commune, soit qu’il le fasse d’une manière extraordinaire et miraculeuse, c’est toujours lui qui agit et qui nous soutient. Et ainsi nous sommes obligés de reconnaître également sa main et son opération toute-puissante, soit qu’il la cache, soit qu’il la découvre. Mais il y a néanmoins cette différence entre ces deux manières dont il agit sur les corps et sur les âmes, que la première est la voie commune par laquelle il conduit ses créatures, et l’autre est une voie extraordinaire dont il ne se sert que rarement, et qui n’a point de règles certaines. C’est dans la première que consiste l’ordre de la Providence, qu’il permet aux hommes de connaître ; et la seconde ne renferme que certains effets que nous ne pouvons jamais prévoir de nous-mêmes, parce que les conseils selon lesquels Dieu les produit en un temps et ne les produit pas en un autre, sont trop élevés au-dessus de l’esprit des hommes.

Sa sagesse s’étant donc rabaissée à couvrir ordinairement son opération divine des moyens humains, il est juste que les hommes s’assujettissent à ces moyens ; et c’est un extrême orgueil à eux de les négliger, et de prétendre forcer Dieu d’agir de cette manière extraordinaire, dont il ne nous a pas rendus capables de pénétrer les principes. C’est là ce qu’on appelle proprement tenter Dieu, comme Jésus-Christ nous l’apprend dans l’Évangile ; car le diable le pressant de se jeter du haut du temple en bas, en lui alléguant qu’il est écrit que Dieu a commandé à ses anges de soutenir le juste, et de l’empêcher de se blesser contre les pierres,Jésus-Christ le repoussa, en lui disant qu’il est écrit aussi : Vous ne tenterez point le Seigneur votre Dieu- supposant que ce serait tenter Dieu que de prétendre qu’il dût faire soutenir par ses anges un juste qui se serait exposé témérairement à ce danger, en quittant la voie commune, qui consiste à l’éviter.

Chapitre II. Preuves de cette vérité par saint Augustin, qu’il n’est pas permis de négliger les moyens ordinaires pour attendre des miracles. §

Saint Augustin établit cette maxime de la morale chrétienne sur l’exemple de Jésus-Christ et de saint Paul. « La sainte doctrine nous enseigne - dit-il - que quand nous pouvons employer des moyens humains, c’est tenter Dieu que de les négliger. Le Sauveur ne manquait pas de pouvoir, pour garantir ses disciples par des miracles, et néanmoins il leur ordonne, si l’on les persécute dans une ville, de s’enfuir en une autre, et il a voulu même leur montrer l’exemple de cette conduite en sa personne. Car quoiqu’il fut maître absolu de sa vie, et que personne ne la lui pût ôter, s’il ne le voulait, il n’a pas laissé dans son enfance d’éviter la mort par la fuite, en faisant que ses parents le portassent en Égypte. L’Évangile remarque de même qu’il ne voulut pas aller publiquement une fois à la fête de Pâques, quoiqu’en d’autres rencontres il ait parlé aux juifs sans se cacher, lors même qu’ils étaient le plus en colère contre lui, et qu’ils écoutaient ce qu’il leur disait avec le plus de haine, parce qu’ils ne pouvaient mettre la main sur lui, son temps n’étant pas encore venu. Ce n’est pas que ce temps le contraignît de mourir, mais c’est qu’il l’avait choisi volontairement pour permettre aux juifs de lui ôter la vie. Ainsi il a fait paraître la puissance d’un Dieu, lorsqu’en enseignant et en reprenant publiquement ses ennemis, il ne permit pas que leur rage eût aucun pouvoir sur lui ; mais en fuyant et en se cachant, il a instruit l’infirmité de l’homme à ne tenter point Dieu, en négligeant de faire ce qu’il peut pour se garantir des maux qu’il doit éviter. L’apôtre saint Paul ne désespérait pas du secours de Dieu et n’avait pas perdu la foi lorsqu’il se fit descendre dans une corbeille, du haut des murailles de Damas, pour éviter de tomber entre les mains de ses ennemis ; et sa fuite ne marquait pas que sa foi fût éteinte, mais seulement qu’il ne voulait pas tenter Dieu, comme il aurait fait en omettant ce moyen de se sauver. »

C’est encore par le même principe et par les mêmes exemples que ce saint docteur réfute dans le livre qu’il a fait Du travail des religieux, la fantaisie de certains moines d’Afrique - qui ne voulaient point travailler, parce qu’il est dit dans l’Évangile que Dieu nourrit les oiseaux, quoiqu’ils ne sèment ni ne moissonnent -, en établissant contre eux cette belle règle qui défend aux hommes de tenter Dieu, et leur apprend en même temps à n’avoir pas moins de reconnaissance pour lui, quand il les nourrit par leur travail, que s’il leur procurait leur nourriture sans qu’ils y contribuassent rien de leur part. « S’il nous arrive - dit-il - des infirmités et des occupations qui nous empêchent de travailler, nous devons espérer que Dieu nous nourrira comme il nourrit les oiseaux, et nous revêtira comme il revêt les lys, sans que les oiseaux ni les lys y contribuent rien. Mais quand nous sommes en état de travailler, nous ne devons pas tenter Dieu en négligeant de le faire, puisque le pouvoir que nous en avons est un don de Dieu, et qu’ainsi, en nous procurant par ce moyen ce qui est nécessaire pour conserver la vie, c’est toujours de Dieu que nous la tenons, parce que c’est lui qui nous donne le pouvoir de travailler. »

Ainsi ce serait tenter Dieu que de refuser de prendre de la nourriture, sous prétexte qu’il lui est aisé de nous conserver la vie sans le secours des aliments. Ce serait tenter Dieu à un gouverneur de place, que de ne vouloir point faire de préparatifs pour la défendre des ennemis, sous prétexte qu’il est écrit : Si Dieu ne garde la ville, c’est en vain qu’on veille pour la garder.Car encore qu’il la puisse conserver en effet, en la manière qu’il conserva Jérusalem contre l’année de Sennachérib, néanmoins la voie ordinaire dont il conserve les villes est d’inspirer la vigilance aux capitaines, et la valeur aux soldats. Et l’on peut dire généralement que tous les paresseux tentent Dieu en quelque sorte, parce qu’ils négligent les moyens par lesquels on obtient les grâces et l’assistance de Dieu.

Chapitre III. Pourquoi Dieu cache ses opérations sous l’apparence de celles de la nature, dans les effets extérieurs qu’il produit sur les corps, et dans ce qu’il fait sur les âmes. §

Il n’y a que Dieu qui sache toutes les raisons pour lesquelles il cache ses opérations sous un certain ordre de causes qui paraissent toutes naturelles. Nous en connaissons seulement quelques-unes. Il retire par ce moyen les hommes de la paresse, il les oblige à la vigilance et au travail, il les occupe, il les exerce, il les punit par ces emplois laborieux ; il leur fait plus estimer les choses qui leur coûtent plus de peine. Mais on peut dire qu’un de ses principaux desseins est de se cacher lui-même, et de rendre sa conduite inconnue à ceux qui ne méritent pas de la connaître.

S’il agissait toujours d’une manière miraculeuse, on serait comme forcé de le reconnaître en tout, et cette évidence ne serait conforme ni à sa justice, ni à sa miséricorde. Il est de sa justice de laisser les méchants en des ténèbres qui les portent à douter de sa providence et de son être ; et il est de sa miséricorde de tenir ses élus à couvert de la vanité par cette obscurité salutaire.

La vie de la foi, qui est la vie des justes en ce monde, consistant donc à servir Dieu sans le voir d’une manière sensible, il est clair que des miracles continuels détruiraient entièrement cet état. Ainsi étant nécessaire d’une part que Dieu agisse, et de l’autre que nous ne connaissions pas sensiblement son action, il fallait qu’il se cachât sous de certains moyens qui parussent comme naturels, et qui étant toujours exposés aux yeux des hommes, n’excitassent plus leur admiration, afin qu’il n’y fût découvert que par ceux à qui il ouvrait les yeux de l’âme par une lumière qu’il donne à qui il lui plaît.

Mais s’il était nécessaire que Dieu se couvrît de cette sorte dans l’ordre de la nature, et dans les effets extérieurs qu’il produit sur les corps, il ne l’était pas moins qu’il se cachât dans ses opérations intérieures sur les âmes, parce que l’évidence de l’opération divine dans ces sortes d’actions ne tirerait pas moins les âmes de l’état de foi, par lequel il veut qu’elles opèrent leur salut en cette vie. Et c’est pourquoi il ne donne ordinairement ses plus grandes grâces que par une suite de moyens qui paraissent tout humains et tout ordinaires, et qui semblent humainement proportionnés à la fin à laquelle on les destine.

Il veut que nous désirions les vertus, que nous travaillions à les acquérir, que nous cherchions les occasions de les pratiquer, que nous nous séparions des choses qui nous peuvent porter au péché. C’est lui qui nous inspire ce désir, qui opère en nous ce travail, qui nous fait retrancher ces empêchements. Il lui serait facile de nous donner les vertus sans toute cette suite de moyens ; mais en nous les donnant dans cet ordre, et par ces moyens, il se cache à nous et nous conserve dans l’humilité.

Il pourrait de même nous avertir à chaque moment de ce que nous avons à faire, mais s’il le faisait de cette sorte, ce serait une conduite visiblement miraculeuse. Il veut donc que nous prévoyions nos actions et nos paroles, que nous les considérions devant lui, afin de les régler selon ses lois, et que nous employions tout le soin qui nous est possible pour reconnaître ce qu’il veut de nous en chaque rencontre. Il est lui-même l’auteur de ces préparations, de cette recherche, de ce soin ; et il s’en sert comme d’un moyen ordinaire pour nous communiquer la sagesse dont nous avons besoin pour notre conduite.

Il est vrai que Jésus-Christ dit à ses disciples qu’ils ne doivent pas se mettre en peine de ce qu’ils diront aux rois et aux princes lorsqu’ils les forceront de paraître devant eux, parce qu’il leur sera donné à l’heure même ce qu’ils leur doivent répondre. Mais le dessein de Jésus-Christ dans cet avertissement était seulement d’exclure les prévoyances et les réflexions de défiance et d’amour-propre ; et il voulait plutôt les disposer à ne se pas étonner quand on les obligerait de parler aux rois sans y être préparés, que de leur défendre de s’y préparer. De même que quand Jésus-Christ défend à ses disciples de se mettre en peine du vivre et du vêtement, il ne leur interdit pas, selon les Pères, les soins et les précautions raisonnables, et il ne les oblige pas à attendre que Dieu leur procure l’un et l’autre par des voies extraordinaires ; mais il leur commande seulement de bannir de leur cœur les inquiétudes et les défiances, qui sont injurieuses à sa providence et à sa bonté, et qui les empêchent de chercher le royaume de Dieu avant toutes choses.

Il y a souvent ainsi des contrariétés apparentes dans les vérités chrétiennes, quand on ne les regarde que d’une vue superficielle, qui disparaissent et s’évanouissent quand on les pénètre jusque dans le fond.

On pourrait croire, par exemple, à ne suivre que la première lueur qui naît d’une connaissance imparfaite de la vérité, que la vie chrétienne étant une vie surnaturelle, et qui surpasse la force de tous les hommes, on ne doit pas plutôt choisir un genre de vie qu’un autre, ni se mettre en peine d’éviter les occasions du péché. On peut tout avec Dieu, dira-t-on, et l’on ne peut rien sans Dieu. Ainsi avec l’aide de Dieu, je puis demeurer inébranlable dans les plus dangereuses occasions, et sans cette aide, je ne puis me soutenir dans la retraite la plus assurée.

Mais ceux qui parlent de cette sorte ne comprennent pas le secret de la conduite de la grâce. Il est vrai que Dieu est capable de nous soutenir dans les plus grands pénis ; et il le fait quelquefois quand c’est lui-même qui nous y engage. Mais il ne donne pas ordinairement sa grâce d’une manière si éclatante. Ainsi pour nous faire résister aux tentations, il nous inspire le soin de les éviter. C’en est le moyen ordinaire, et quiconque le néglige n’a pas droit de prétendre que Dieu le soutienne d’une autre manière.

Si l’on était ordinairement aussi recueilli dans l’agitation que dans le repos, si l’on ne succombait pas plus souvent aux tentations en vivant dans les occasions du péché qu’en les évitant, si l’on ne contractait pas plus de taches dans le commerce du monde que dans la retraite, si les grands emplois ne portaient pas plus à la vanité que les occupations basses et humiliantes, ce serait sans doute une espèce de miracle visible. Dieu en fait de cette sorte, quand il lui plaît, pour quelques âmes choisies. Mais comme il ne veut pas que sa conduite sur nous paraisse si visiblement miraculeuse, il ne les fait pas souvent, et il nous oblige par là à nous réduire à la voie ordinaire, et à préférer, autant que nous le pouvons, le repos à l’agitation ; la retraite, au commerce du monde ; les emplois humiliants, aux emplois relevés ; et enfin la fuite des occasions, à la confiance qui porte à s’y exposer. Ce n’est pas qu’il ne soit aussi facile à Dieu de nous sauver en une manière qu’en une autre, mais il nous a appris qu’il nous sauve ordinairement de cette seconde manière, parce qu’il y est plus caché et moins reconnaissable ; et par là il nous oblige à nous y réduire.

Chapitre IV. Que toutes les règles que les Pères donnent pour la vie spirituelle sont établies sur ce principe : que Dieu cache ses opérations surnaturelles sous l’apparence d’un ordre tout naturel. §

C’est sur cet ordre de la grâce et sur cette suite de moyens, sous lesquels Dieu cache ses opérations surnaturelles, que sont établis toutes les règles et tous les avis spirituels que les saints inspirés de Dieu ont donnés à ceux qu’ils ont conduits dans ses voies.

Ces grands saints n’ignoraient pas que c’est de lui qu’il faut attendre toutes les vertus, et qu’il est la cause de toutes les bonnes actions des chrétiens. Ils étaient persuadés qu’il est le maître des cœurs, et qu’il opère en eux tout ce qu’il veut par une force invincible et toute-puissante. Cependant ils nous prescrivent des règles et des pratiques comme pourraient faire des philosophes qui prétendraient acquérir la vertu par leurs propres forces. Ils veulent que nous tenions toujours notre esprit occupé de saintes pensées ; que nous nous appliquions sans cesse à la lecture et à la méditation de la parole de Dieu ; que nous vivions dans l’éloignement du monde ; que nous réduisions notre corps en servitude par le travail et la mortification ; que nous évitions tout ce qui nous peut affaiblir, et tout ce qui nous peut être une occasion de chute ; que nous fassions un effort continuel pour résister à nos passions ; que nous menions une vie uniforme, réglée, occupée, en passant par la suite d’actions que l’on nous aura prescrites, comme étant les plus conformes à notre état et à nos devoirs. Ce n’est pas qu’ils ne sussent parfaitement que Dieu nous peut donner ses plus grandes grâces sans nous faire passer par ces exercices ; mais ils savaient en même temps que l’ordre commun de la Providence est de ne nous les accorder qu’ensuite de ces exercices, et par ces exercices mêmes : qu’ainsi il fait premièrement aux âmes la grâce de les pratiquer, pour leur faire ensuite celle de parvenir aux vertus où il désire de les élever, étant aussi bien l’auteur des actions qu’il leur fait faire pour acquérir les vertus, que des vertus qu’elles acquièrent par ces actions.

Ils n’ont pas ignoré non plus qu’il n’y avait rien de plus facile à Dieu que de nous faire connaître nos fautes de temps en temps, par l’infusion d’une lumière qui nous les remît tout d’un coup devant les yeux ; qu’il pourrait même nous en corriger en nous donnant les vertus opposées, sans que nous fussions obligés de nous affliger continuellement de la vue de nos misères. Mais comme ils connaissaient les voies dont Dieu se sert ordinairement pour purifier les âmes, ils n’ont pas laissé de nous recommander cet examen et cette vigilance sur nous-mêmes, comme un des principaux devoirs de la piété, qui ne doit finir qu’avec notre vie. « Mes frères, dit saint Augustin, en attendant la venue de ce jour heureux, où nous serons joints aux anges du ciel pour louer Dieu dans toute l’éternité, en attendant que nous soyons parvenus à cette joie ineffable que nous espérons, appliquons-nous, autant que nous le pourrons, à la pratique des bonnes œuvres ; examinons tous les jours notre conscience, et regardons avec soin s’il n’y a rien de rompu et de déchiré dans la robe spirituelle de notre âme, si nous n’y avons point fait quelques taches par notre intempérance, si nous ne l’avons point brûlée par la colère, ni divisée par l’envie, si nous n’en avons point terni l’éclat par l’avance. Hâtons-nous de guérir les blessures de nos âmes pendant qu’il est encore en notre pouvoir de le faire avec l’aide de la grâce. »‘

Le grand saint Grégoire, que Dieu a donné particulièrement à son Église pour l’instruire des règles de la vie spirituelle, ne recommande rien tant aussi dans ses Moralesque cette vigilance sur soi-même et cet examen de ses bonnes et de ses mauvaises actions. « Il faut, dit-il, purifier les actions mêmes de vertu par une discussion exacte, de peur de prendre pour bon ce qui est mauvais, et pour un bien parfait ce qui est imparfait et défectueux. C’est ce qui nous est marqué par l’holocauste que Job offrait pour chacun de ses enfants. Car c’est offrir â Dieu un holocauste pour chacun de ses enfants que de lui offrir des prières pour chaque action de vertu, de peur que la sagesse ne s’élève, que l’intelligence ne s’égare, que la prudence ne s’embarrasse et ne se confonde, que la force ne dégénère en présomption. Et parce que l’holocauste est un sacrifice qui se consume tout entier, il est nécessaire que notre âme soit embrasée par le feu de la componction, et qu’elle consume dans ce feu tout ce qu’il y a d’impur dans ses pensées. Mais nul n’est capable de le faire, s’il n’a soin d’examiner tous ses mouvements intérieurs avant qu’ils passent jusques aux actions. »« Il faut, dit encore ce saint, broyer les parfums, c’est-à-dire considérer en détail tout ce qui se passe dans notre âme, et le réduire comme en poussière par cet examen. Il faut ôter la peau de la victime, et la couper en morceaux, c’est-à-dire qu’il faut ôter à nos actions cette surface extérieure qui nous les fait paraître vertueuses, pour les regarder jusque dans le fond. »

Cette instruction est si souvent répétée dans les ouvrages de saint Grégoire, que l’on peut dire que c’est un des principaux fondements de sa conduite spirituelle. Et bien loin qu’il exempte les justes - plus avancés — de cette pratique, il met au contraire leur avancement dans l’accroissement de cette vigilance et de cette attention sur eux-mêmes.

Enfin, saint Bernard a fait quatre livres exprès pour porter les âmes à cet exercice d’examiner devant Dieu leurs actions et leur conduite, et il en fait tellement le principal devoir de la vie chrétienne, que, pour représenter en un mot l’idée qu’il avait de la véritable piété, il dit que c’est s’appliquer à la considération - Quid est pietas ? vacare considérationi —, et que cette considération consiste à prévoir ses actions, à les régler devant Dieu, à corriger ses défauts, et à penser à ses devoirs. Et il est remarquable que ce saint ne donne pas ces instructions à un novice, mais à un grand pape, qu’il devait supposer être dans l’état de perfection, ayant été élevé à cette première dignité de l’Église à cause de ses vertus éminentes.

Lorsque les philosophes, qui supposaient que la vertu n’a point d’autre source que la nature, prescrivaient des règles pour l’acquérir, ils n’en prescrivaient point d’autres que celles-là. Ils nous recommandent, comme ces saints, cet examen et cette vigilance continuelle sur nos actions, comme on le peut voir dans les vers attribués à Pythagore, et dans plusieurs endroits de Sénèque. Est-ce donc que saint Augustin, saint Grégoire et saint Bernard ne savaient pas que la vertu est un pur effet de la miséricorde de Dieu, et non pas de nos efforts et de nos réflexions ? Ils le savaient sans doute, puisqu’ils l’enseignaient en tant d’endroits de leurs livres. Mais ils savaient aussi que Dieu ne la donne ordinairement aux hommes que par la pratique de certains moyens et de certains exercices auxquels il les applique par sa grâce ; qu’ainsi le principal soin de ceux qui conduisent les âmes est de les mettre dans la pratique de ces moyens par lesquels on obtient les grâces de Dieu, et que c’est le tenter que d’agir autrement, et de vouloir qu’il nous les accorde par une autre voie que par celle que sa sagesse a choisie, et qu’il nous a fait connaître par l’exemple de tous les saints.

Pourquoi croit-on de même que les Pères aient témoigné tant de défiance du salut de ceux qui ne pensent à se convertir que lorsqu’ils sont près de mourir ? Est-ce qu’il n’est pas aussi facile à Dieu de toucher les pécheurs par sa grâce à la dernière heure qu’en tout autre temps, ou que celui de la mort soit exclu de la promesse générale que Dieu a faite aux hommes de les recevoir en sa grâce s’ils se convertissent sincèrement ? Ce n’est sans doute rien de tout cela. Dieu est toujours également puissant, et le sein de sa miséricorde est toujours également ouvert aux pécheurs convertis. Mais c’est que les Pères ont cru que ces conversions n’étaient pas ordinairement sincères, et qu’elles étaient plutôt un effet de l’état où ils se trouvent que du changement de leur cœur. Et la raison en est que, dans la voie commune, le cœur ne change point ainsi tout d’un coup d’objet et de fin. On peut bien changer en un moment d’actions extérieures, mais l’amour, qui tient la principale place dans le cœur, ne change guère en un moment. Il faut pour l’ordinaire qu’il s’affaiblisse peu à peu, et qu’il y en ait un autre qui prenne sa place par divers progrès. C’est ainsi que les passions humaines se changent ; et Dieu, qui veut que les opérations de sa grâce ne se distinguent pas sensiblement de celles de la nature, suit ordinairement le même ordre. Il commence à ébranler le cœur par la crainte, avant que de le toucher par son amour ; et il le touche souvent longtemps par des commencements d’amour, avant que de s’en rendre maître par un amour dominant, qui tourne le cœur vers lui comme vers sa dernière fin, et qui le délivre de la servitude de l’amour des créatures. Ainsi, comme la conversion des pécheurs mourants ne saurait passer par ces degrés, il faudrait qu’elle fiât miraculeuse pour être vraie. L’Église ne désespère pas de ce miracle, et c’est ce qui la porte à accorder les sacrements aux mourants ; mais elle craint aussi beaucoup que ces sentiments, qui paraissent dans les pécheurs qui sont en cet état, ne soient que de ces légers commencements ou de crainte ou d’amour de Dieu, qui ne suffisent pas pour une véritable conversion. Et c’est ce qui oblige les pécheurs non seulement à travailler, mais à se hâter même de travailler sérieusement à leur salut, afin que leur amour ait le temps de croître et de parvenir à un état où l’on puisse dire qu’ils sont convertis. Agir autrement, c’est tenter Dieu, et le tenter d’une manière très dangereuse, en voulant qu’il fasse un miracle dans l’ordre de sa grâce pour nous sauver. Et ainsi tous ceux qui attendent à se convertir à Dieu à la mort, outre leurs autres péchés, commettent encore celui de tenter Dieu, qui en fait souvent le comble.

Les richesses spirituelles sont toutes gratuites de la part de Dieu, et néanmoins il est écrit : Que la main de ceux qui travaillent fortement amasse des richesses. Manus fortium divitias parat. Et l’Écriture attribue au contraire la pauvreté spirituelle au défaut de ce travail : Egestatem operata est manus remissa ; c’est-à-dire que la négligence et la paresse causent la pauvreté et la misère des âmes, tant Dieu a de soin de cacher les œuvres de sa grâce sous la ressemblance de celles de la nature.

Cela paraît encore plus clairement dans la prière ; c’est sans doute celle de toutes les actions chrétiennes où le besoin de la grâce paraît davantage. C’est pourquoi l’esprit de Dieu est appelé par un titre particulier, l’esprit de prières : Spiritus precum.Et il est dit de lui, qu’il prie pour nous avec des gémissements ineffables. Il semblerait donc que cet exercice si divin n’aurait point besoin de préparation ni de règles, et qu’il n’y aurait qu’à attendre l’inspiration de la grâce. Et néanmoins le sage nous avertit expressément qu’il faut préparer son âme avant la prière, de peur d’être comme un homme qui tente Dieu : Ante orationem praepara animant tuam ; et noli esse quasi homo qui tentât Deum.Et il fait voir ainsi que tous ceux qui prient sans préparation tombent dans le péché de tenter Dieu, et qu’une des principales causes de la tiédeur de nos prières est le peu de soin que nous avons de nous y préparer par les moyens que l’Écriture nous présent, qui consistent à retirer notre cœur et notre esprit de la dissipation et des vains amusements, afin de le retrouver quand il le faut présenter à Dieu dans la prière - parce qu’il est impossible que le cœur ne coure après son trésor, et qu’il ne s’occupe des objets dont il se trouve rempli.

C’est ainsi que la vérité allie ce qui paraît contraire à ceux qui ne la connaissent qu’imparfaitement. Tout dépend de Dieu, donc il ne faut point travailler, disaient certains hérétiques. Il faut travailler, donc la vertu ne dépend point de la grâce, disent les pélagiens. Mais la doctrine catholique consiste à unir ces vérités’ et à rejeter ces fausses conclusions. Il faut travailler, dit-elle, et néanmoins tout dépend de Dieu. Le travail est un effet de la grâce, et le moyen ordinaire d’obtenir la grâce. Croire que le travail et les vertus ne sont pas des dons de Dieu, c’est une présomption pélagienne. Mépriser les moyens dont Dieu se sert ordinairement pour communiquer sa grâce aux hommes, c’est tenter Dieu en voulant renverser l’ordre de la sagesse divine. Ainsi la piété véritable consiste à pratiquer ces moyens, et à reconnaître que c’est Dieu qui nous les fait pratiquer.

Chapitre V. Comment cette doctrine s’accorde avec la nécessité de la grâce efficace.
Éclaircissement des difficultés qu’on peut former sur ce point. §

Je sais bien que l’esprit humain qui s’éblouit par l’éclat des vérités divines, et qui s’embarrasse dans ses vains raisonnements, peut trouver encore de la difficulté dans cette alliance du travail et de la grâce, et qu’en supposant, avec saint Augustin et saint Thomas, que quelque pouvoir que l’on ait de faire les actions de piété par d’autres grâces, on ne les fait néanmoins jamais effectivement, si Dieu n’y détermine la volonté par une grâce efficace, il se porte aisément à conclure que nous n’avons donc qu’à demeurer en repos, jusqu’à ce que nous sentions ces mouvements efficaces qui nous les font pratiquer ; que lorsque nous les sentirons, nous ne manquerons pas de travailler, puisque la grâce nous y appliquera par une vertu toute-puissante, et que, ne les ayant pas, il est certain que nous ne les pratiquerons jamais d’une manière qui nous soit utile.

C’est une objection qui naît facilement dans l’esprit de ceux qui suivent leurs raisonnements dans ces matières qui regardent la conduite de Dieu sur les âmes. Et les Pères, qui ne l’ont pas ignorée, y ont répondu en diverses manières très solides, en faisant voir de quelle sorte on peut dire véritablement qu’il est toujours au pouvoir des hommes de satisfaire aux devoirs de la piété chrétienne, et que c’est leur faute de ne les accomplir pas.

Mais comme ce n’est pas ici le lieu d’y répondre d’une manière théologique, il suffit de faire voir qu’elle n’a rien de solide, même selon la raison humaine ; et que le besoin que nous avons de la grâce efficace pour pratiquer les vertus chrétiennes peut bien servir à humilier les hommes, et à les tenir dans un état de crainte et de tremblement, mais qu’il ne les peut jamais justement porter ni à la paresse, ni au trouble, ni au désespoir, parce que nous avons toujours par la nature même un moyen qui suffit pour nous tenir l’esprit en repos, et pour en bannir le trouble et l’inquiétude. La raison est, qu’encore que pour travailler selon Dieu à combattre nos défauts d’une manière chrétienne, pour prier, et pour pratiquer les bonnes oeuvres par l’esprit d’une véritable charité, on ait besoin d’une grâce surnaturelle et efficace, il est certain néanmoins que chacune de ces actions en particulier se peut faire quelquefois sans grâce par un mouvement d’amour-propre, de respect humain et de crainte purement servile. Or, encore qu’il y ait une différence infinie entre l’amour-propre et l’amour de Dieu, néanmoins les mouvements et les actions qui naissent de ces deux principes si différents sont quelquefois si semblables, et nous avons si peu de lumière pour pénétrer le fond de notre cœur, que nous ne distinguons point avec certitude par quel principe nous agissons, et si c’est par cupidité ou par charité. Nous pouvons bien dire, avec saint Paul, que nous ne nous sentons coupables de rien ; mais nous devons ajouter, avec lui, que nous ne sommes pas pour cela justifiés, et que nous ne nous jugeons pas nous-mêmes, parce que nous ne nous connaissons pas parfaitement.

Nous avons donc toujours en nous un principe pour accomplir ce qu’il y a d’extérieur et de sensible dans ces exercices de la vie chrétienne. Et comme nous ne saurions savoir avec certitude, quand même nous avons la grâce efficace, si ce n’est point par un principe humain que nous agissons, nous ne savons pas aussi toujours, lorsque nous agissons par un principe d’intérêt humain, que la grâce ne soit pas le principe de notre action. Nous pouvons prendre la charité pour l’amour-propre, et l’amour-propre pour la charité ; et dans cette obscunté la raison nous oblige à prendre le parti de faire toujours ce qui est commandé, en laissant à Dieu le discernement du principe qui nous fait agir.

Ce n’est pas qu’il ne soit de notre devoir de nous purifier, autant qu’il nous est possible, de tout amour-propre et de tout intérêt ; mais ce désir ne nous assure pas que nous en soyons exempts. Car on peut désirer par amour-propre d’être délivré de l’amour-propre, comme l’on peut souhaiter l’humilité par orgueil. Il se fait un cercle infini de retours sur retours, de réflexions sur réflexions dans ces actions de l’âme, et il y a toujours en nous un certain fond, et une certaine racine qui nous demeure inconnue durant toute notre vie.

C’est l’état où Dieu veut que les hommes vivent dans ce monde. Nous sommes condamnés à ces ténèbres par sa justice, et sa miséricorde nous les rend avantageuses, quand elle fait que nous nous en servons pour être plus humbles. Et ainsi il est visible que ces ténèbres étant inévitables d’une part, et de l’autre étant utiles, ce que nous avons à faire est de demeurer en repos, et d’adorer en paix la bonté de Dieu qui les ordonne pour notre bien, et de faire cependant, de la manière la plus pure et la plus désintéressée qu’il nous est possible, ce qui nous est prescrit par ses lois, en attendant le jugement qu’il portera de nous en l’autre vie, en nous faisant connaître le fond de notre cœur que nous ne connaîtrons jamais clairement en celle-ci. Et cela suffit pour nous procurer une paix humaine, qui ne se distingue pas sensiblement de la paix de Dieu, et qui vaut toujours mieux que l’inquiétude qui accable l’âme, et qui la réduit à la paresse et au désespoir.

Cette raison nous doit faire préférer la pratique de tous les exercices de la vie chrétienne à une vie molle, négligente et paresseuse ; car il est certain que ceux qui ne les pratiquent pas ne sont pas dans la voie de Dieu, et qu’il y en aura très peu de sauvés de ceux qui passent leur vie dans le désordre, puisqu’ils ne le peuvent être, à moins que Dieu ne les convertisse par une miséricorde extraordinaire, qui est très rare dans l’ordre même de la grâce.

Au contraire, ceux qui pratiquent ces saints exercices sont tous en quelque sorte dans la voie de la paix ; ils sont dans la compagnie de ceux qui vont au ciel, et ils ont même cette consolation, qu’il y en a peu de ceux qui les pratiqueront pendant un long temps qui n’arrivent au salut - la persévérance dans la vie réglée étant la plus certaine marque de la charité, parce que la cupidité est inconstante d’elle-même, et ne demeure pas d’ordinaire longtemps dans la poursuite d’un même dessein.

Ainsi la connaissance du besoin de la grâce efficace pour agir chrétiennement n’embarrasse jamais en effet ceux qui écoutent et suivent la raison. Car ils voient toujours leur chemin. Ils savent qu’il faut prier Dieu sans cesse, qu’il faut mortifier sans cesse leurs passions, qu’il faut veiller continuellement sur eux-mêmes, qu’il faut combattre jusqu’à la mort, qu’il ne se faut jamais lasser de pratiquer les bonnes œuvres, et de se régler en toutes choses. Ils savent que l’incertitude où ils sont, si c’est la grâce ou l’amour-propre qui les fait agir, ne les doit pas empêcher d’agir. Faites, faites ces choses, dit saint Augustin, par la crainte de la peine, si vous ne le pouvez pas encore par l’amour de la justice, c’est-à-dire par la charité. Ils les doivent donc toujours pratiquer. C’est ce qui est certain et indubitable ; et en les pratiquant, ils ne doivent pas juger qu’ils n’agissent que par cupidité et par intérêt, puisque leur cœur leur est inconnu, et qu’ils ne doivent pas juger témérairement d’eux-mêmes non plus que des autres.

En un mot, il faut prier, travailler et demeurer en repos jusqu’à la mort, en s’abandonnant à Dieu, et en lui disant avec le prophète : Inmanibus tuis sortes meae ; mon sort est entre vos mains, pour cette vie et pour l’autre, pour le temps et pour l’éternité. En marchant de cette sorte dans la voie de Dieu avec une fidélité persévérante, si nous n’avons jamais une certitude entière que le Saint-Esprit habite en nous, et que c’est lui qui nous fait agir, nous ne laisserons pas néanmoins d’en avoir une juste confiance, et cette confiance s’augmentant de plus en plus à mesure que nous avancerons dans la vertu ne nous laissera qu’autant de crainte qu’il est nécessaire d’en avoir pour résister à la tentation de la présomption et de l’orgueil.

Chapitre VI. Diverses autres manières de tenter Dieu. §

Il y a encore beaucoup d’autres manières de tenter Dieu, outre celles que nous avons rapportées. Car comme ce péché consiste à se soustraire à la sagesse de Dieu, et à le vouloir obliger d’agir contre les règles ordinaires de sa providence, soit dans l’ordre de la nature, soit dans celui de la grâce, on peut tenter Dieu en autant de façons que l’on peut se dispenser de ces règles, dans l’espérance que Dieu agira envers nous d’une manière extraordinaire.

C’est tenter Dieu, par exemple, de s’engager dans les charges de l’Église sans vocation légitime, en se flattant de l’espérance que Dieu rectifiera notre entrée, et ne laissera pas de nous accorder les grâces nécessaires pour nous acquitter du ministère auquel nous nous serons engagés témérairement. Car la voie ordinaire d’obtenir les grâces nécessaires pour ces emplois est d’y entrer par la porte d’une sainte vocation ; et si Dieu répare ce défaut dans quelques-uns, en les faisant comme rentrer de nouveau dans le ministère qu’ils ont usurpé, c’est une grâce extraordinaire que personne ne saurait se promettre sans témérité et sans tenter Dieu.

Il en est de même de tous les autres engagements dans les divers états de la vie. On tente Dieu quand on y entre sans avoir une assurance raisonnable qu’on a les dispositions nécessaires pour s’acquitter des devoirs qui y sont attachés. Un homme qui entre dans les magistratures tente Dieu, s’il ne sent en lui une force capable de résister à l’injustice, selon ce que dit l’Écriture : Noli quaerere fieri judex, ni si valeas perrumpere iniquitates. Ne cherchez pas de devenir juge, si vous n’avez assez de force pour rompre tous les efforts de l’iniquité. Ceux qui s’engagent dans le mariage tentent Dieu, s’ils ne sont pas disposés à satisfaire aux obligations de cet état, et s’ils n’ont assez de force pour souffrir tout ce qu’il y faut souffrir, et pour se soutenir contre les tentations qui naissent, ou de cet état en général, ou du choix particulier qu’ils font de la personne avec laquelle ils s’unissent. Ceux qui embrassent la vie religieuse tentent Dieu, s’ils n’ont les qualités nécessaires pour persévérer dans cette sainte vocation, et pour en souffrir les peines et les travaux. Et c’est pourquoi ceux qui en excluent les personnes qui n’ont pas ces qualités, bien loin de leur faire tort, leur font au contraire la plus grande charité qu’on leur puisse faire, puisqu’ils les empêchent de contracter un engagement dont les suites ne leur pourraient être heureuses. Enfin, quelque entreprise que l’on forme, quelque dessein de vie que l’on prenne, quelque état que l’on embrasse, il faut toujours, selon l’Évangile, avoir supputé les frais, c’est-à-dire avoir examiné ce que Dieu nous a donné de force et de bonne volonté, pour juger par là si nous ne serons point téméraires en nous y engageant.

Si l’on fait réflexion sur la conduite des hommes dans le choix de l’emploi et de l’état auquel ils passent leur vie, on trouvera non seulement qu’il n’y a rien de plus commun que cette manière de tenter Dieu, mais que c’est la source la plus ordinaire des dérèglements qui régnent dans tous les états et dans toutes les conditions. Car il est visible qu’on ne les choisit point par la vue du rapport et de la proportion qu’elles ont avec les dispositions que Dieu a mises en nous, mais par certaines lois d’opinion que la vanité des hommes a établies dans le monde, selon lesquelles on croit que, parce qu’on est de telle ou de telle naissance et que l’on a une certaine quantité de biens de fortune, on ne peut embrasser que certains genres de vie, et que tous les autres ne sont pas pour nous. Ainsi il y en a qui s’imaginent qu’il n’y a point d’autre parti à prendre pour eux que celui de l’épée, ou de la profession ecclésiastique ; d’autres sont persuadés qu’ils ne sauraient demeurer dans le monde sans être magistrats. Il faut que cette fille soit religieuse, parce qu’elle ne peut pas être mariée selon sa condition. On se réduit ainsi à l’étroit par ces lois chimériques ; et comme Dieu ne les suit pas dans la distribution de ses grâces et de ses talents, il arrive de là qu’on s’interdit par fantaisie tous les emplois que Dieu nous permet, et que l’on ne se porte qu’à ceux qu’il nous interdit. On s’y engage donc témérairement, et l’on y demeure de même. On tente Dieu continuellement par l’exercice de ces emplois mal choisis, et au heu d’attirer sa grâce et son secours, on attire sans cesse les effets de sa colère et de son abandonnement. L’on peut juger quelles peuvent être les suites de cette conduite.

Il faut remarquer encore sur ce sujet, que quoique les hommes dans cette vie soient toujours dans un besoin continuel de la grâce, ils ne sont pas néanmoins dans un égal degré de faiblesse ni de force, et que la différente mesure avec laquelle Dieu leur distribue ses grâces fait que, selon le langage de l’Écriture et des Pères, on peut dire qu’il y a des œuvres et des emplois qui sont proportionnés à la grâce de certaines âmes, et qui ne le sont pas à celle des autres. Il y en a qui se perdraient en voulant imiter certaines actions des saints, parce qu’ils n’ont pas la force de les soutenir comme ces saints. Il faut donc que chacun connaisse la mesure qu’il a reçue de Dieu ; et s’il n’en saurait juger par lui-même, qu’il en juge au moins par la lumière des personnes éclairées. Autrement, en s’avançant au-delà des dons de Dieu, on le tente, et on se met en danger de faire de grandes fautes par ces avances téméraires.

On commet la même faute en voulant discerner par sa propre lumière ce que l’on devrait discerner par celle d’autrui. Car Dieu ayant voulu, pour lier les hommes entre eux par les devoirs réciproques de la charité, les rendre dépendants les uns des autres, aussi bien à l’égard de la vie spirituelle que de la vie temporelle, et leur communiquant pour cela plus ordinairement les lumières dont ils ont besoin pour les conduire, par l’entremise des pasteurs et des personnes spirituelles qu’ils consultent, que par lui-même, il s’ensuit de là que c’est aussi tenter Dieu en quelque sorte, de refuser de se soumettre à cet ordre, en ne prenant conseil de personne, et en ne suivant dans la conduite de sa vie que ses propres pensées et ses propres raisonnements, parce que c’est vouloir obliger Dieu à nous communiquer ses lumières d’une manière extraordinaire.

On peut dire aussi que tout péché mortel, que l’on commet dans l’espérance de s’en relever par la pénitence, est une manière de tenter Dieu. Car la voie ordinaire du salut, soit pour ceux qui n’ont point encore perdu l’innocence du baptême, soit pour ceux qui l’ont réparée par la pénitence, est de conserver la grâce qu’ils ont reçue, et de travailler à l’augmenter tous les jours par l’exercice des vertus chrétiennes. Prétendre donc que Dieu nous fera rentrer dans la voie du salut, quoique nous en sortions par des crimes, c’est se soustraire à sa conduite ordinaire, et le vouloir obliger à faire dans l’ordre de la grâce des miracles en notre faveur.

Enfin les justes mêmes et les personnes réglées ne laissent pas de tenter Dieu en bien des manières, et souvent sans qu’ils s’en aperçoivent. Car l’Évangile nous apprenant que le moyen d’obtenir les grâces qui nous sont nécessaires, soit pour nous acquitter de nos devoirs, soit pour entrer saintement dans les moindres engagements et pour former les plus petits desseins, c’est de le consulter sur tout, et de le prier continuellement, toutes les fois qu’ils négligent de pratiquer ces moyens, et qu’ils s’engagent dans de petites entreprises, dans des visites, dans des conversations, dans des oeuvres de piété, sans s’adresser à Dieu, sans jeter un regard vers lui, sans le consulter, sans le prier, on peut dire en quelque sorte qu’ils le tentent. Et comme toutes les fautes que l’on commet dans la vie viennent de ce que l’on manque à la pratique des moyens de les éviter, il est clair que l’on ne pèche que parce que l’on tente Dieu ; et qu’ainsi ce péché, que l’on croit si rare, et auquel on songe si peu, est la cause de toutes les chutes des justes et de la perte de tous ceux qui périssent.