1893

Quinze jours en Hollande

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[p. 199]

I §

Mon cher,
*
* *

Vous m’avez manifesté le désir de lire, par lettres, un court récit de mon voyage en Hollande.

Voici, en quelques pages que je veux faire les plus remplies possible.

Invité par un groupe d’artistes et de littérateurs de là-bas à donner chez eux une série de conférences, j’accédai bien volontiers à leur désir, ayant toujours été curieux de ce pays que l’ingrat Voltaire, son hôte de corps et d’esprit, dénonce comme plein « de canaux, de canards et de canaille », de ce pays qu’à mon tour je proclame plein, évidemment de canaux et de canards, mais plus encore de talent héréditaire et de traditionnelle histoire restée.

Le 2 novembre 1892, le jour, précisément, des Morts, bon augure, je partis par la gare du Nord dans, grâces à des fonds miraculeusement venus des Pays-Bas, un wagon spécial de première classe, sinon en vrai souverain, du moins en prince encore très sortable — : miroirs aux panneaux, tablettes [p. 200] d’acajou relevées au juste moment pour déjeuner ou dîner, etc.

Inutile, n’est-ce pas ? de vous dépeindre le triste paysage des environs de Paris, Saint-Denis excepté, avec son abbatiale jadis royale, toujours divine, et ses îles très passablement jolies en été, mais en cet automne qui décline, mornes à l’infini. Puis des fabriques de je ne sais quoi, les baraquements, cahuttes, masures, ruines, à quel usage ? Un peu de sérénité paysanne s’ensuit après quelque vingt minutes d’une vitesse encore médiocre. De vraies terres labourées, des arbres authentiques viennent au-devant, filent et tournent derrière pour faire place au bout d’une heure environ, à la gare de Creil tout environnée d’usines d’un genre nouveau jusqu’à présent sur la ligne, faïenceries, chaudronneries, machines épuratoires et désinfectants, je crois, au milieu d’une campagne presque tolérable.

Et, dès Creil quitté, le train roule à toutes roues jusqu’à Saint-Quentin : les paysages successifs qu’estompe la brume de la saison passent, passent indifférents comme dans un rêve ni bon ni mauvais, tandis que les fils du télégraphe s’abaissent et montent réciproquement et que les poteaux garnis de godets en guise de bourdons semblent de maigres capucins de cartes très grands. Et le panache blanc de la locomotive, seul panache, à parler généralement, mais si beau ! de notre civilisation rabotée, se [p. 201] déploie gracieux et coquet sur et par les sites traversés.

Varié, si l’on veut, le cours du trajet de l’express de Creil à Saint-Quentin : un espace de campagne unie mais point désagréable, sinon à l’œil proprement, du moins à l’œil intellectuel, dirai-je plutôt social ? car il parle, cet espace presque tout en grande, en forte culture, à cette heure consistant presque en longs sillons attendant la sortie de l’hiver pour verdir et du printemps pour, la verdure, monter en paille et en épis. Peu à peu le terrain noircit, les rares arbres se tordent et se rabougrissent, tels des squelettes d’estropiés. Des usines fument, noires, et voici la brique ! La brique du nord, la brique rouge-sang s’édifiant en vastes ou mesquines constructions à destination industrielles. Dans des lointains, de hautes cheminées sombres et comme sinistres avec la lente ascension de flocons déroulés — puis s’érigeant en serpents de suie signalant la naissance des régions minières... — « Saint-Quentin ! Vingt minutes d’arrêt ! »

Ceci prononcé par un employé vêtu du veston vert sombre à côtes que l’Anglais appelle corduroy, et en casquette plate de cuir noir ciré à visière bordée de cuivre, de la compagnie du Nord, avec l’accent gras, lent et doux et têtu des Picards (par Picards j’entends les habitants du territoire compris depuis Amiens jusqu’à Dunkerque [p. 202] — Dunkerque tourne au flamand). O l’accent ! Ch’l’acchin ! Je lisais dernièrement dans un article fort bien fait d’ailleurs sur Desrousseaux, le poète patoisant, lillois, l’auteur justement célèbre de ce chef-d’œuvre de grâce et de tristesse, le P’tiot Quin-quin, que, particulièrement, là-bas, l’accent, surtout en patois, était comme terne, comme sourd. Sourd ? oui, — quel patois sérieux ne l’est pas, correspondant au courbant, au littéralement écrasant travail des champs ? Mais terne ? Oh non ! Et puis, quoi qu’il en soit, ce patois, Marceline Desbordes-Valmore l’a su, l’a eu sans doute, l’a sans nul doute parlé...

Mais me voici m’égaillant en, je crois, des divagations qui sont proprement des digressions et je ne siège pas encore entre une lampe et un verre d’eau sucrée. Ce n’est pas une conférence que vous me demandez, vous, mais un récit de voyage. Et je reprends. Allez, roulez !

Saluons néanmoins, avant l’ébranlement des wagons pour l’étranger, la ville en long et sa splendide basilique massive (de loin) grâce à son absence de tout clocher, clocheton, tour ou tourillon, et l’Aisne très belle, en long.

Et le train se remet en marche lentement, pesamment, enfilant les faubourgs aux masures basses crépies à la chaux, où toute une marmaille accourue sur le seuil pour voir « passer le ch’min d’fer » [p. 203] mange « des tarteinnes » de « bûr » et gratte ses cheveux filasses, — ou très noirs, car c’est la terre

« Où s’assirent longtemps les ferventes Castilles ».

Et à propos de ces Espagnols, nos hôtes forcés de plusieurs siècles, saluons, au seuil de la patrie, ces plaines jamais assez glorieuses et si douloureuses où devait, après quels efforts héroïques, succomber à quatre et cinq et six générations de distance, le courage français surmené jusqu’à la folie, l’honneur, toutefois, point ! Salut une dernière fois, Saint-Quentin qui, parallèlement à notre Buzenval parisien, entendit les dernières foudres de cet orage, l’exécrable guerre de soixante-dix soixante et onze !

Rien de remarquable jusqu’à la frontière belge que l’insignifiance de ce détail des poteaux télégraphiques non plus par longues perches, mais dédoublés en cône et inclinés en arrière. On dirait cette fois des jambes de géants ivres très secs qui pirouettent et vont tomber. Ces titubants compagnons doivent m’accompagner jusqu’à La Haye et un peu plus tard à Leyde et à Amsterdam.

[p. 204]

II §

J’oublie le nom de la station où opère la douane belge. Quinze minutes d’arrêt pour la visite des bagages. Les voyageurs porteurs d’une simple valise, ce qui est mon cas, n’ont pas besoin de descendre. Un douanier vieux, rasé, sombre uniforme, monte dans mon coupé et me demande :

— Vous n’avez rien de neuf ?

— ?...

Sur ma réponse un peu tardive, négative ou plutôt confirmative, le digne homme trace à la craie un de ces signes cabalistiques qui signifient dans ce genre de sténographie, visité, ou laisser passer ou quelque chose comme ça, évidemment. O ésotérisme, ô administration... internationaux !

Et je profite du temps qui me reste pour me commander un déjeuner portatif, au buffet. Comme tous les autres, ce buffet, avec cette seule note originale d’un buste très haut placé du roi Léopold II, longue tête chevaline, triste et distinguée, émergeant d’un col de tunique brodé d’or entre des épaulettes de général de division, — en quelque chose qui serait [p. 205] aussi bien du chocolat que de la terre vraiment par trop cuite et comme qui dirait rissolée.

Dans les diverses transactions parlées auxquelles il me faut me livrer en vue de la commande et du paiement dudit déjeuner portatif, comme d’ailleurs dans la phrase ci-dessus, de ce douanier glabre, je retrouve après quelque dix-sept ans, le belge, je veux dire le langage belge, étrange français, trop, beaucoup trop moqué chez nous seuls, parisiens, parmi les français, notons le fait en passant.

D’où, philologues, expliquez-nous un peu d’où viennent, par exemple, ces bizarres ellipses, viens tu avec, ces explétifs, pour une fois, sais-tu ? Ces sautés de personnes ès verbes, Tournez-vous un peu, mon capitaine, que je le brosse dans le dos, d’où, encore, tant d’et cœtera de locutions dont je suis loin de rire, car de même qu’à mes yeux la Belgique (wallone) n’est qu’un groupe de départements pris à nous par un tragique traité peut-être indispensable à l’équilibre européen — quel équilibre, — hein ? — dès ce 1870 de malheur et depuis ! de même toujours à mes yeux qui, je crois, ont parfaitement raison ici, le belge ne serait-il pas bonnement un français de terroir non sans ses saveurs particulières et ses tours très souvent pour ne pas dire plus, gentiment naïf ou joliment narquois ?

Mais ne me voilà-t-il pas en flagrant délit encore de digression ? Bah ! vous m’excuserez, n’est-ce pas ? [p. 206] Après tout, si un récit familier ou même mieux ou pis de voyage, par simples lettres, ainsi que c’est l’occurrence, comme ce pourrait être — autrement n’est pas une conférence, — et je le constatais si magistralement tout à l’heure, ce n’est pas non plus une pure et sèche tranche d’un Baedeker quelconque, quand tous les diables y seraient. Or donc, mon cher ami, dussiez-vous, ce qui n’arrivera pas, j’en tiendrais le pari, me maudire, digresserai (pardon !) toutes les fois que l’occasion m’en semblera logique ou simplement s’en présentera : la digression, après tout, c’est la fleur à la boutonnière, la bague au doigt — aussi et peut-être plus souvent le drapeau, le pavillon plutôt qui couvre la marchandise.

Me voici dans mon wagon spécial (en langage de chemin de fer ça se terme wagon-toilette, charmant le mot, n’est-ce pas ? On dirait du belge et du bon) et juste au moment où sonne la cloche de la plateforme et que siffle en roulottant, comme d’un berger le signal du chef de gare, un garçon du buffet m’apporte en un panier d’osier roux, oblong, fermé d’un cadenas ouvert avec la clef dessus, mon déjeuner, donc portatif, vous voyez bien. Le temps juste pour moi du pourboire à donner — et en route !

Je relève la tablette d’acajou qui est en face de moi, je l’assujettis sur deux supports que je tire du panneau inférieur et je pose sur cette table de poche [p. 207] pour ainsi parler, deux plats de viande, se prélassant dans des sortes d’immenses godets, deux plats de légumes répartis dans d’autres godets extravagants, un gâteau, une demi-bouteille de Macon et un quart de Champagne ! Le tout pour quatre francs, cinquante centimes.

Je ne me souviens pas du nom de l’entreprise.

Fini de déjeuner : contemplons la Belgique un peu. Je connais pour les avoir parcourues et reparcourues, combien de fois ? je n’en sais rien, ces un peu pauvres presque solitudes du Hainaut. Quelques villages, tuiles et chaux, comme autant d’avant-courrières des campagnes flamandes de dès après Bruxelles. Mais le train file, file à travers des sites de plus en plus noirs. On voit, non loin, cette fois, on longe la Mine, les chemins s’obscurcissent de mâchefer, et c’est après une heure, environ,

Mons !

Mons ! Une ville où j’ai longtemps habité et que je ne connais pas, figurez-vous. Si, dans ma toute petite enfance, j’y ai couché à l’hôtel. En revanche, quelque peu moins jeune j’y séjournai plus d’un jour et plus d’une nuit, ailleurs qu’à l’hôtel, et n’étant pas malade, point, conséquemment non plus, à l’hôpital. Et cependant je ne connais pas Mons. Arrangez cela !

C’est donc pour la première fois sérieusement que je vois la capitale de cette province-ci. Elle [p. 208] m’apparaît toute rouge plutôt, avec une tour très haute, très ornementée à la voir ainsi de loin, en pierre plutôt bleuâtre la tour, beffroi et clocher que je vois avant l’entrée en gare, laissant à main gauche des tas énormes, pour ainsi dire fantastiques de charbon. On croirait quelques montagnes noires, disons plutôt des collines, où il y aurait gnômes et kobolds, de ceux-là qui rient ou grimacent dans les grilles de cheminées, ou ronflent à poings fermés dans les tuyaux de poêles d’hiver.

Le conducteur du train français venait de nous quitter en son uniforme terne, noir avec attributs, collet, bandes, galons violets. En sa place un joli jeune homme blond, sanglé en une tunique noire aussi, mais aux boutons de cuivre plats étincelants, au lieu du triste bouton bombé, d’argent, français, coiffé du képi rigide à la visière bordée de cuivre rouge préside à nos destinées. Charmant, le jeune homme qui répond à mes confidences relatives à telles inquiétudes une fois franchie la frontière belge vers la Hollande, terre où ne fleurit plus le français.

— N’ayez pas nulle crainte, monsieur, ze te recommanderai à le directeur du train là-bas.

Muni de cette rassurante, je me réinstalle dans mon wagon solitaire, — et tant mieux ! et une heure ne s’est pas écoulée dans le très léger ennui d’aspects plus ou moins banals dans une sorte de [p. 209] graduelle (au sortir de tout ce charbon !) que nous sommes en gare (du midi) de Bruxelles pour une ou deux minutes, après quoi nous faisons tout le tour ou presque de la plaisante capitale brabançonne en vue d’arriver en gare du nord.

C’est même grâce à quoi il m’est permis de revoir à vol d’oiseau, car Bruxelles dans son ensemble est plutôt dans un creux, cette ville où j’ai, dans mon temps, terriblement, quoiqu’en somme assez peu de mois, vécu, mais quels mois ! Eh bien, c’est gentil, Bruxelles dans son pourtour.

Tuiles, stuc et plâtre pour les faubourgs, fragments espagnols et quelque gothique perdu dans des nouveautés — plusieurs merveilles anciennes, l’hôtel de ville avec son immensément haut beffroi que surmonte un saint Michel brandissant en forme d’épée un faisceau de paratonnerres (c’est la mode pour les paratonnerres en Belgique d’être ainsi groupés sous forme d’épées brandies en faisceaux), en face de l’hôtel de ville, sur la si jolie place, tout pignons tarabiscotés et dorés, l’admirable Maison du Roy (ne pas confondre avec le palais royal, laide bâtisse) en voie actuellement d’une intelligente réparation. On a bien fait d’ôter de devant cette merveille qu’il masquait, pour les reporter aux Sablons, le groupe en bronze d’Egmont et de Horn, Sainte-Gudule, une collégiale d’un gothique pur, un peu lourd sans doute, mais imposante ne fut-ce que [p. 210] par cela même... Quant aux constructions modernes permettez-moi de n’y point insister. Elles sont ce que tout en tous lieux leurs congénères, utiles, mais mastoc et sans pour ainsi dire d’art. J’en excepte le Palais de Justice que je devais voir quelques semaines après lors d’un tour en Belgique, monument babélique situé encore sur une hauteur et dont le dôme doré selon moi insuffisamment et pas assez large, domine toute la ville et la campagne autour, œuvre folle mais géniale, rara avis en ce temps d’unanime médiocratie.

Oui, Bruxelles est une aimable ville, même vue de cette façon, pour ainsi parler, cursive, et je comprends bien que le poète d’Isaac Laquedem y ait fait se ralentir son héros, causer avec des « bourgeois fort dociles » et boire en cette bonne compagnie une ou plusieurs chopes de faro : ce dut lui être un oasis de trop courte paresse dans le vertigineux désert de sa course maudite.

Et nous filons sur Anvers, — campagne agricole, plaines immenses toutes ou presque toutes en prairies, toutes aux vaches et aux moutons, parsemées de clairs villages et d’élégants « châteaux » un peu biscornus mais si amusants tout de même. Puis ça change et c’est la Campine : de la sévérité dans la quasi-stérilité quasiment déjà marine, mais près d’Anvers la verdure reprend, verdure que volontiers j’appellerais militaire, car voici des forts comme à [p. 211] fleur d’herbe avec des lions belgiques de pierre à l’entrée. On rase la ville dont on ne voit guère avec la haute tour et le dôme moscovite de la « cathédrale », ce mot entre guillemets, car ce n’est pas une cathédrale hiérarchiquement parlant, que des mâts se balançant, vergués ou voilés sur l’Escaut caché par les maisons.

Cette fois, dès le train ébranlé de quelques kilomètres nous approchons de la Hollande sérieusement et un peu plus d’une heure après, voici la douane néerlandaise en personne. Douce et clémente cette donane-ci. Dommage qu’elle ne parle plus du tout français, celle-ci.

Le train se remet en route et nous entrons pour de bon dans les états de Sa jeune Majesté la reine Wilhelmina, première du nom.

[p. 212]

III §

Le prodige n’est pas ici subit. Rien ne ressemble plus à la frontière belge que les confins de la Hollande de ce côté des deux pays. Du vert, peu d’arbres, un peu plus d’eau en ruisselets, ô si humbles, des villages les mêmes à combien peu de différence près ! Pourtant à mesure qu’on avance à toute vapeur — la verdure se fait plus verte, les arbres deviennent plus rares, l’eau est moins modeste. Elle s’effile en minces canaux comme pour l’amour de Dieu, coulant ou plutôt stagnant tout droits, très longs (quelque chose comme ce que les Anglais nomment des drains), et qui séparent en bandes parallèles d’étroites prairies où paît un bétail abondant — et au bout d’une vingtaine de ces alternances et au milieu d’elles, un moulin à vent.

La monotonie gentille de ces aspects réguliers à l’infini lasse un peu la première curiosité et pour ma part j’eus si bien cette sensation qu’un demi-sommeil ne tarda pas à m’assoupir dans un coin bien douillet de mon coupé, demi-sommeil plein d’une vague préparation à mes conférences et d’icelles [p. 213] plein à ce point qu’il ne tarda pas à dégénérer en un sommeil sérieux et prolongé assez pour que le crépuscule du soir eût fait allumer la lampe du plafond de mon coupé. Je maudis mon engourdissement de m’avoir empêché pendant une grosse heure au moins de m’appliquer à regarder des sites si nouveaux pour moi et qui devaient avoir varié pendant ma presque mort, et je me mis à la portière. Ah qu’oui, ils avaient varié, les sites !

Une immense étendue d’eau ensanglantée, dorée, verdie à l’horizon par les derniers efforts du couchant s’étalait immobile avec des voiles noires de bateaux à peine se mouvant dans l’obscurité croissante et le brouillard crépusculaire s’abattant. Ceci à gauche. A droite même spectacle. Un pont interminable de fonte sur lequel le train passait lentement, faisant un bruit régulier, puissant, presque terrible à force précisément de régularité dans la puissance... La nuit tout à fait venue, la vision d’eau s’effaça pour faire place à des villages qu’on eût cru submergés tant ils étaient environnés d’eau encore... mais enfin, c’était de l’humanité... Un clocher, des moulins à vent, des ombres de maisons piquées de lumières vacillantes dans la brume, c’est, paraît-il, Dordrecht. Un peu avant c’était le Moerdijk, si ma mémoire ne me trompe.

L’obscurité, la lassitude me firent encore me rentasser dans mon coin préféré, charmé d’un charme [p. 214] sèvère, très doux pourtant. L’attente, vous savez et surtout l’attente de quelque chose de bon, de cordial, en outre de la curiosité, — et la somnolence me reprit pour n’être plus rompue que par le même bruit puissant et régulier, et cette fois par des rangs de lumières l’une sur l’autre, et très proches. Un nouveau pont de fonte passant à vol d’oiseau sur des maisons à pignons en escalier ou extravagamment pointus, des canaux pour de bon maintenant et sans nombre, sur des rues toutes de gaz et d’électricité révélant de grands magasins, du commerce d’une élégance comme parisienne. Une grande ville enfin...

ROTTERDAM

Après qu’il a franchi d’abord les terres vertes
Pleines d’eau régulière et qu’un moulin à vent
Gouverne à chaque bout des champs, puis l’en-avant
Et l’en-arrière des écluses grand’ouvertes
Formant des lacs d’une mélancolie intense
Presque sinistres dans l’or sanglant de cieux noirs
Où quelque voile noire, on dirait, par les soirs,
Où quelque môle noir, on dirait, rôde et danse.
Le train comme infernal et méchant sous la lune
Tout à coup rôde et danse, on dirait, à son tour,
Et tonne et sonne, et tout à coup comme en un four
De lumière très douce et très gaie, un peu brune,
[p. 215]
Un peu rose, telle une femme de luxure
Apaisée, entre, en des barreaux entre-croisés
Au-dessus d’une ville aux toits comme apaisés
Aux fenêtres d’où la vie appert, calme et sûre,
Bonhomme et forte et pure au fond et rassurante
Combien ! après tant de terreur de cieux et d’eaux,
Regardant défiler à travers des rideaux,
Galoper notre caravane délirante.

Et le train repart dans la nuit après une courte halte à la gare de Rotterdam. Il doit, car il fait nuit — traverser de l’eau tantôt en filet au long de filets d’herbe (comment s’exprimer autrement ? tranche, morceau, etc. ?), tantôt encore de grande dimension avec bateaux noirs à falots rouges se balançant dans la nuit, et des perspectives de moulins à vent arrêtés formant de grandes croix noires sous le ciel noir et rouge.

Après une bonne heure environ de ce hourvari parfois doux plus souvent charivarique... grandiosement, la machine siffle très longtemps — et nous entrons en gare de La Haye !

« Den Haag, den Haag ! » aboient les aboyeurs. Je me demande où je suis et dans mon trouble extrême, moi qui croyais que c’était La Haye qu’il fallait dire, ô monsieur Perrichon ! (Londres que les Anglais appellent London ! Etc. !)

Mais pendant que je tergiverse et que je patauge et que je m’embête, l’excellent B... qui m’avait [p. 216] connu à Paris me fait signe de la plate-forme et sur un geste de lui, dix, vingt personnes sorties de l’ombre en pleine électricité se distribuent mon léger bagage, et m’enlèvent plutôt qu’ils ne me mènent vers un fiacre commode comme il n’y en a pas à Paris certes, et me voilà emporté au trot d’un excellent cheval (ces Hollandais auraient-ils tout bon ?) suivi de deux voitures à travers de jolies rues point trop, point assez peut-être flamandes, bien éclairées et des plus élégantes. Nous passons souvent sous des passages couverts aboutissant à des places ducales, royales, etc., possédant chacune ou presque toutes, un Guillaume le Taciturne en pierre, marbre, bronze. Il y en a même un du Mathildien Nieuwerkerke.

Nous croisons un cortège de

  « Petites filles roses
Sortant du prêche en sabots. »

Blouses noires et tabliers blancs ; on croirait d’orphelines catholiques de province.

Le cortège Verlainien, puisque Verlaine et Verlainien il y a, stoppe enfin à l’entrée d’un passage vitré semblable à beaucoup de passages vitrés, galeries Vivienne, galeries Saint-Hubert, mais plus récent, celui-ci, mieux, naturellement. Architecture d’ailleurs, comme dispositions et clarté [p. 217] élégance et bon marché ... dans les prix de Paris. Cette merveille du temps s’intitule modestement ou orgueilleusement, comme vous voudrez, en français comme en hollandais, « Le Passage » et n’a pas d’autre nom de grand homme, ou de localité en queue.

Au centre de cet illustre Passage existe un certain débit de liqueurs, Schiedam, Bitter, très fréquenté, bien qu’ayant peu d’apparence. C’est là notre première station en « ’s Cravenhage » — au diable l’interprétation trente-six fois embobinée de ce mot terrible. Je crois que toute explication qui ne serait pas un cours d’histoire n’aboutirait ici guère qu’au travail des excellentes sorcières dont mention au Cromwell de Victor Hugo et qui

« chantent en faisant des noeuds ! »

(La haie du Comte, car pourquoi cet ’s possessif ? non vous dis-je, mieux vaut s’abstenir !) Et d’une, et c’est assez, n’est-ce pas ?

Quelques instants après, nous envahissons un somptueux établissement, tout fleurs, tout arbustes, tout glaces, tout électricité, où un littéral festin des Titans nous est servi,

« Des mets et des boissons de toutes parts venus »

si que le peintre Philippe Zilcken et moi nous [p. 218] ô non pas du vulgum, mais de l’urbanum, du civile, du citadinum pecus, et, contadins endurcis faisions « fouette cocher » vers l’assez lointaine dans la campagne, Hélène Villa (ici encore un nom à coucher dans les « polders », Bezuidenhout, figurez-vous mes amis !) où nous reçoit sans trop nous gronder sa femme, une belge pas pire et, combien mieux qu’une Parisienne (excusez un blessé), toute simple, toute bonne avec de l’esprit... Elle porte sur son bras, réveillée et souriant, leur chère petite Renée à qui vite ce sonnet avant toutes choses :

À Mlle RENÉE ZILCKEN

O Mademoiselle Renée,
Fillette exquisement mignonne,
Que le bon Dieu toujours vous donne
Vie élégante et fortunée.
Grandissez dûment bien aimée,
Dans la sagesse douce et bonne.
Sous l’œil, qui sourit et s’étonne.
De votre famille charmée.
Soyez l’espoir et le bonheur
De votre père, lui, l’honneur
De l’art et de votre famille,
Et de votre mère, l’honneur
Et la grâce d’une famille
S’étonnant de tout ce bonheur.
[p. 219]

Le sommeil m’emballe tôt dans la délicieuse confortable chambre au second qui est la mienne pendant tout le temps de séjour ici.

Quel sommeil ! à demain !

[p. 220]

IV §

Coucher dans un polder, disais-je hier soir, mais je sors d’y coucher, et très bien, je vous l’assure. Il est neuf heures du matin, juste le temps de m’apprêter et de descendre prendre un premier déjeuner. Tout en me débarbouillant, je regarde par la fenêtre et je constate l’existence autour de moi d’eau et de gazon en filet avec vaches parsemées et moulins à vent lointains. — Les moulins à vent servent à élever l’excédent d’eau dans des canaux supérieurs qui vont généralement à la mer par quelque grand fleuve, la Meuse, l’Amstel...

Je descend et trouve mes hôtes sur le point de se mettre à table. J’accueille avec plaisir la présence de la belle-mère de Zilcken, une femme des plus agréables, pleine de conversation. La divine petite Renée est à son poste et m’envoie un beau baiser.

Nous déjeunons au thé, à l’anglaise, dans une légère et gaie salle à manger pleine d’esquisses et de dessins d’amis. J’y admire surtout un Méryon, un vaisseau à toutes voiles dans l’inconnu. Des horloges anciennes du plus pur néerlandais marquent [p. 221] et sonnent par deux fois l’heure, simultanément avec une pendule moderne du meilleur goût. Nous passons au Salon pour y fumer et de là mon regard embrasse un paysage nouveau.

Juste en face de la porte d’entrée d’Hélène-Villa, de l’autre côté d’un canal de médiocre largeur, le palais royal d’hiver vu de derrière : il n’est pas beau ce palais. De grosses constructions en briques rouges, un dôme cocasse avec un cadran solaire rond en façade. C’est là que la petite reine des Pays-Bas vient patiner chaque hiver.

Par exemple ce qui est beau c’est l’immense parc composé des arbres les plus centenaires, en cette saison tout rouge et or sous le soleil encore bon d’un commencement très clément de Novembre.

La légende veut que Voltaire ait promené parmi les mystérieux ombrages de ce bois des soucis et des ivresses auxquelles la philosophie prenaient peu de part...

Nous passons ensuite dans l’atelier, un atelier amusant au possible. Aucune toile d’ailleurs. Le maître a envoyé toute son œuvre à une grande exposition à Amsterdam. Je regarde avec curiosité la bibliothèque consistant en quelques Goncourt, deux ou trois Villiers de l’Isle-Adam, quantité d’ouvrages techniques, des Barbey d’Aurevilly, des Joséphin Péladan, deux ou trois Léon Bloy et... quelques Verlaine, plus une collection infinie de chaussures [p. 222] exotiques, babouches, mocassins, bottes et bottines, mules, escarpins et pantoufles de toute provenance, hottenote, fuégienne, laponne, patagone... C’est très rigolo et nous sommes en train de nous réjouir bien, Χαιρειυ ! quand on sonne, et voici l’un de nos compagnons, Jan Veth, un confrère très distingué du très distingué Zilcken, qui me croque tandis que je commence à jeter sur le papier quelques notes pour ma première conférence.

*
* *

« Mesdames et Messieurs »

*
* *

Il n’a pas plutôt fini que Zilcken lui-même, armé d’un appareil à instantanés photographiques me prend sous divers aspects, assis et travaillant.

« ...Et tout d’abord salut à cette belle terre libre de Hollande, à la terre, c’est le cas de le dire, classique de la liberté sous le magnifique despote Louis XIV et ses faibles successeurs, sous la dictature révolutionnaire, puis militaire, qu’heureusement mitigeait la sagesse du frère même de l’Empereur tout-puissant, ce Louis Bonaparte qui fut quelque chose par lui-même et laisse un nom en dehors de sa trop gracieuse femme et de celui, tragique de son trop infortuné fils !...

Zilcken ne me lâche pas et les belles phrases vont toujours...

On sonne..., dirai-je heureusement ?

[p. 223]

C’est encore un complice d’hier soir, Toorop peintre symboliste (bien et très bien). Il est accompagné d’Albert Verwey, un poète de haut renom en Hollande, de qui j’aurai l’occasion de reparler ici même en détail.

Prévoyant le sort délinéatoire, si j’ose risquer ce mot, qui m’attend encore avec Toorop, Toorop, un superbe Javanais brun de teint aux yeux sombres extraordinairement doux, à la barbe épaisse et molle, bleue à force d’être noire... Je me remets à l’ouvrage.

— « Non, Mesdames, non, Messieurs, l’École Romane dont je ne suis pas l’apôtre, Dieu m’en garde ! n’est pas la chose ridicule qu’on croit à distance. Moréas fait le vers mieux que quiconque et sait mettre dans ses rythmes autre chose que du vent harmonieux. Quant à ses « disciples » ils ont tous les cinq du talent qui va s’originalisant. Pour la formule de cette école... Une bonne frappe et entre, dois-je dire heureusement ? — je le dis — annonçant que « Madame est servie ».

Nous nous asseyons devant une table bien mise à laquelle nous faisons honneur. J’oublie du coup ma conférence et je suis tout aux dames, causant à Mme Zilcken et à sa mère, Bruxelles, Paris, dentelles surtout ; de temps en temps je parle à Verwey qui s’exprime assez difficilement dans notre langue qu’il connaît d’ailleurs à fond. Tout en cheveux [p. 224] en brosse, ce Verwey. C’est même ce qu’il a de plus terrible dans sa physionomie de vraie bonté presque enfantine. D’ailleurs il est fort jeune, trente ans tout au plus, qu’il ne paraît pas.

Mlle Renée est pleine de grâce, le « patron » nerveux en diable, nous tous très gais, et pour accompagner notre appétit en goguette, ô une goguette que respectable ! voilà qu’un serin, un serin de Hollande ! nous lance ses trilles les mieux réussis et ses piau piau les plus gentils...

Après le déjeuner, le café au salon. Une bonne heure de flemme entretenue par de ces cigares bataviens ou javanais dont il ne faudrait pas fumer par trop sous peine de maux de tête — surtout quand joints, comme fréquemment en ce pays de têtes froides, et c’est bien ce qui sauve ces braves Néerlandais, à quelques amers-Schiedam, par exemple. Mais un bon Français de France, allez voir ça... Aussi m’abstiens-je... le plus souvent possible, vraiment, tout le temps de mon séjour. Autrement,

Lugete veneres cupidinesque,

qu’en seraient devenues, et comme auraient été mes conférences ?...

Retour en l’atelier où dernière main à la chose de ce soir sous l’œil sournois de quelque encore machine à instantanés vaguement braquée.

[p. 225]

Mais le Maître déclare qu’il nous faut aller en ville. Je ne demande, vous pensez, pas mieux. D’ailleurs ma conférence est prête.

Était-ce le jour où il a tant plu ou celui où il faisait si beau ? Je ne m’en souviens plus, mais les arbres du bois étaient plus splendides — rouge-noir et or le long du canal aux eaux mordorées du reflet — que jamais. D’ailleurs atteindre le petit tramway ne fut pas long. Et nous filons entre deux rangs de maisons assez basses à terrasses, à corniches, à bay et à bow windows trop anglaises, mais coquettes, nous prenons sur notre route un peintre de talent, encore un convive de la veille, Etienne Bosch. Nous arrivons au bout de peu de temps au cœur de la ville. Le temps d’un bonjour à Blok dans sa librairie toute française de Prinsestraat et d’une station dans un Bodega non loin — et nous allons visiter la salle où je dois parler ce soir. C’est une des pièces qui composent le local de la loge maçonnique de La Haye. Ça a un air doublement protestant. Des murs peints en vert clair ou quelque chose d’analogue, gris, ou roux clair, ma mémoire m’est infidèle. Nul or, nul ornement. Comme mobilier, un lustre suspendu, de bronze, une centaine de chaises, une cathèdre, c’est ici la chaire ou la tribune, dans un coin... Au centre une estrade avec la table traditionnelle recouverte d’une étoffe verte, deux bougeoirs et le verre... vide.

[p. 226]

Je monte sur l’estrade, et n’ayant pas ma conférence sur moi, néanmoins pour éprouver la sonorité, je lis, assis, un paragraphe du Gil Blas à peu près conçu en ces termes :

« Remarqué parmi nos plus élégantes demi-mondaines, Berthe d’Egreville, Marion Delorme, Clémence de Pibrac, Léona Bindler... »

— O Calvin, ô Frédéric Passy, ô Jules Simon, ô désormais immortel Monsieur le Sénateur Bérenger.

« Que dites-vous de ce bandit »

qui vient réveiller ces chastes échos de noms trop charmants !

La voix est faible. Il est vrai, pour ma décharge vis-à-vis des Saints plus haut cités, que l’enthousiasme nécessaire me manquait dans cette galante énumération, mais l’acoustique est bonne.

Toutes dispositions pour huit heures et demie du soir sont prises — et nous faisons un tour de ville.

Jolie comme tout, la ville : maisons flamandes cette fois, beaux magasins, une propreté... néerlandaise. Le petit pavé de brique est très doux au pied et gai à l’œil. Peu de monuments : un hôtel de ville tout petit, très coquet, commencement de la Renaissance, avec un carillon charmant. (On trouve ici moins qu’en Belgique dans les édifices municipaux, la bretèque ou tribune aux harangues.) Un palais [p. 227] pour les divers tribunaux tout petit aussi et d’une architecture pseudo-gothique, je le crains, perpendiculariste comme les cathédrales anglaises, mais à un seul étage, ce qui jure dans le genre d’architecture lequel a sa vraie grandiose beauté quand élancé, voyez Westminster Abbey, Canterbury, tant d’autres merveilles. Les églises à La Haye n’ont guère rien de remarquable tant les catholiques que les protestantes en immense majorité. Un dimanche quatorze jours après mon arrivée, je voulais pénétrer pendant le « service divin » dans une vaste bâtisse tout en briques rouges à vitraux médiœvals, mais l’on m’en dissuada parce que une fois entré dans ces temples-là on n’en peut sortir qu’à la fin de la psalmodie et du sermon !

Et nous allons prendre l’apéritif amer-schiedam, cette fois dans un grandissime café nouveau pour moi.

Tout en glaces ce café, comme d’ailleurs celui du « Passage », arbustes, chrysanthèmes. Les cafés d’ici rappellent en bien plus grand et, disons-le, en plus grandiose, ceux de Paris. On y boit et on y fume et on y croque en buvant de petits gâteaux secs salés. Ceux qui veulent lire les journaux et revues très nombreux en ce pays de presse, jouissent de longues tables dans un des coins des plus lumineux de l’établissement.

Mais l’heure du dîner va sonner. Zilcken s’est [p. 228] arrangé avec un « louageur » et un magnifique quasi-carrosse nous a ramenés, fumeurs de batavias, tôt à Hélène-Villa.

Le long de la route toutefois malgré les cigares se succédant encore nous causons surtout, Zilcken et moi. C’est un type que mon hôte, un type achevé d’étranger parlant aussi bien le français que vous ou moi sans nul accent ni jamais une faute, un type d’artiste connaissant mille choses en dehors, d’une conversation variée et instructive et incisive, et qu’on écouterait tout le temps. Fils d’un haut employé du gouvernement, il fut, dans son adolescence, secrétaire intime officieux de la grande reine Sophie, cette seule amie, l’Égérie en quelque sorte de l’infortuné Napoléon III qui, s’il l’eût écoutée, se fût et nous eût épargné la guerre de 1870. Physiquement parlant, Zilcken répond aussi peu que possible à l’idée qu’on se fait d’un Hollandais... d’après beaucoup, les peintres flamands, d’après aussi la littérature, par exemple d’après ce merveilleux Diable dans le beffroi, d’Edgar Poe, avec le masque de qui, du reste son masque présente une certaine analogie générale. Le pot-à-tabac classique fait place en lui à un grand jeune homme, maigre, élancé, toujours en mouvement. Il a une grande réputation de peintre et de graveur dans son pays et est loin d’être un inconnu dans nos expositions nationales et privées où le succès l’accueille annuellement.

[p. 229]

Mais nous voici à Hélène-Villa où le dîner est rapidement expédié. Je monte « m’habiller », je redescends pour prendre mes notes et passablement de livres — et nous partons pour la gloire dans le carrosse du louageur qui doit nous ramener à des heures tardives. Mme Zilcken n’a pas oublié d’emporter un œuf que le conférencier gobera pour avoir la voix plus facile... Mais voici l’antre redoutable aux corridors sans fin, aux innombrables salles plus austères les unes que les autres. Je gobe l’œuf et j’entre dans la mienne de salle. Une bonne centaine de personnes dont beaucoup de dames et de demoiselles qui m’accueillent d’applaudissements. J’ascende les trois marches de l’estrade et m’assieds au milieu de deux flambeaux ; avec à ma droite le verre d’eau, un sucrier, une carafe, tandis que Zilcken dépose sur la table une pile de livres, toutes mes œuvres, les poésies de l’École romane en partie, H. de Regnier, Viélé-Griffin, Retté, Dubus, Rambosson, d’autres encore, le tout avec les pièces à analyser soigneusement marquées de longs signets de papier blanc.

Je commence !

Je n’avais parlé, jusqu’ici qu’une seule fois en public. Et c’était en 1869 ! Voici comme quoi et comment. J’avais de concert avec un ami répondu pour un quidam, un « proscrit » polonais pour un prêt de quelques cents francs à ce martyr de la part [p. 230] d’une société de crédit qui s’appelait la Société du Prince Impérial. Le héros en question, ayant tôt après quitté la doulce France un beau matin, il m’échut quelque chose d’impératif signé du juge de paix du XIIIe arrondissement de Paris. Au jour dit j’y fus et quand le magistrat m’eût demandé ce que j’avais à dire, je m’écriai « la remise à huitaine ». Celle-ci me fut accordée. Ce qu’il advint de ce succès oratoire ? Ne m’étant pas présenté à huitaine (pour quelle raison déjà ?) je crois que je suis toujours débiteur de cette bonne société... qui n’existait plus un an après.

Mais ce précédent deux fois triomphal ne me rassurait guère, l’avouerai-je ? Et je tremblais un peu quand je prononçais le sacramentel « Mesdames, Messieurs » suivi d’un salut à la Hollande que j’ai donné plus haut. Le fin fonds et le tréfonds de ma pensée était, vous n’en doutez peut-être pas, que j’aurais bien voulu avoir fini. Heureusement j’avais fignolé en venant une petite phrase bien gentille envers La Haye, en particulier, « cette vraie ville royale où l’aisance et le bien-être, etc. ». Ça réussit et dès lors j’abordai mon sujet un peu moins timidement. Je parlai fort minutieusement de la poésie contemporaine, tout en remontant au Romantisme et au Parnasse Contemporain auxquels je rendis l’hommage dû, puis j’analysai, j’expliquai de mon mieux les nuances du décadisme et du symbolisme [p. 231] et les arcanes de l’École Romane, résumant le tout par un grand bonsoir à tous ces mots abstrus, la mode serait de dire « absconds » — qui n’ôtent, aussi bien, heureusement pas le talent à ceux qui en ont, bien qu’il leur plaise de s’affubler de ces un peu... voyants costumes. Et je citai, à l’appui de ma thèse, des masses de vers de mes camarades et amis que j’eus le bonheur de faire applaudir fréquemment.

Après quoi je passai à moi-même, faisant de ma biographie, si complexe pour quelqu’un qui voudrait l’entreprendre sérieusement, un abrégé discret mais sincère. Et je lus des vers miens — ce furent des fragments de Sagesse que goûta surtout l’assistance.

C’était en somme un succès. On ne me reprochait que trois choses, d’avoir la voix un peu voilée, de ne pas avoir principalement cité de mes vers, d’avoir débité mon affaire tout d’une traite au lieu de me reposer et de laisser reposer mes auditeurs pendant un quart d’heure comme c’est l’usage ici.

Mais voici Zilcken et Mme Zilcken, Toorop, Verwey qui m’enlèvent et nous allons, cette fois-ci pédestrement au Passage qui est tout proche, où nous envahissons un grand café.

[p. 232]

V §

Envahi est bien le mot, car l’immense vaisseau jusque-là veuf de clients fut bondé en un instant par une foule, quoique hollandaise, bruyante et causant surtout de moi ; du moins oserai-je, peut-être assez plausiblement le croire.

Des félicitations m’étaient déjà parvenues là-bas, à la descente de l’estrade désormais mienne. (J’avais encore une conférence à faire le lendemain de cette « première, » dans le même local) félicitations trop ardentes sans doute mais si visiblement de bonne foi et de tout cœur que ça m’en fit un réel vif plaisir. Ces félicitations étaient mêlées de doux reproches. Un de moins qu’à la salle de tantôt ; c’était de n’avoir pas scindé ma conférence et de n’avoir pas lu assez de mes vers. Cette dernière critique m’était surtout adressée par des étudiants de Leyde et d’Amsterdam, venus pour m’inviter à conférencer chez eux.

Il n’y avait pas dans ce concours de lettrés que des étudiants, jeunes gens bien aimables et bien chaudement communicatifs. Je remarquai parmi la [p. 233] foule éparse aux tables sans nombre du colossal café un homme jeune encore au visage puissant et dévasté, qui buvait et fumait seul et muet dans la solitude. Je demandai à un voisin déjà familier qu’elle était cette remarquable figure. Il me fut répondu ceci : « C’est Willem Kloos, le divin taciturne, un extra nerveux et placide. Grand maître du mouvement littéraire en Hollande, a eu une influence énorme par ses critiques dans le Nieuwe Gids, a commencé la guerre en 1883 par sa fameuse introduction aux poésies posthumes de Jacques Perk (mort à 23 ans), a écrit les poésies les plus grandement belles de notre littérature.

« Maladif, mort souvent, mais est immortel. Œuvre principale : Het boek van Kind en God (1889).

« Dans sa toute première période Kloos a été influencé par Shelley, Heine et par le comte Platen. Il a commencé par faire des vers allemands qui furent publiés dans une revue obscure et que personne ne connaît.

« Un tempérament d’intransigeant. A étudié les lettres classiques, a la réputation d’être très calé sur le grec d’Eschyle, a rompu avec les études universitaires parce qu’il n’avait pas l’ambition de donner des leçons pour vivre. »

« Albert Verwey que vous connaissez déjà... »

A ce moment celui qui venait d’être l’objet d’une [p. 234] si intéressante communication, se leva de sa table et vint vers moi, se présentant. Nous nous serrâmes la main et je profitai des renseignements juste reçus pour lui parler de lui-même et de ses travaux. Il me répondit dans un français âpre mais correct, très gracieusement, mais presque en monosyllabes, et il ne fallut rien moins que l’arrivée auprès de moi de quelques-uns de ses camarades d’Amsterdam, francs buveurs et grands fumeurs pour dérider un peu cette tête noble à force de haute mélancolie...

Je sous-entends le nombre de petits et de grands verres bus, de petits gâteaux secs croqués, de nourritures froides absorbées et de cigares fumés. La conversation était devenue générale, les dames, enfin ! s’en mêlant.

Mais l’heure marche et demain ne sera pas un jour de repos. Le louageur opère encore et, vers deux heures du matin votre serviteur, désormais émancipé « orateur » ronflait à poing fermé.

Le lendemain matin je me levai très tard et descendis presque au moment du déjeuner à la fourchette. Verwey — qui ne demeure pas à La Haye et s’était gentiment déplacé pour moi — était prié, — et cette circonstance me remit immédiatement en mémoire ma conversation de la veille avec ce monsieur si bien informé touchant les littérateurs hollandais, conversation interrompue juste au moment [p. 235] où il allait me servir Verwey « tout chaud, tout bouillant ».

Tenez, me dit Zilcken à qui j’en parlais, en me tendant un cahier déjà respectable de notes, voilà un « instantané » qu’un ami de lettres jetait là il y a quelque temps.

Je lus : « Albert Verwey. Moins de génie peut-être et plus de talent que lvloos, son aîné de six ans — a été l’élève, l’enfant en art et l’ami très intime de Kloos. Depuis... a publié en 1885 des vers d’une grande beauté et encore un « Van het leven », de la vie (dans le sens d’ex). En 1889 s’est retiré un peu. — Très précoce, à dix-sept ans il faisait un poème épique qui fit grand bruit « Perséphone » d’une forme rythmique extraordinaire.

« Verwey a été la force belliqueuse et vivante du mouvement. Il a fait du journalisme et de la polémique très brillants ».

Quelques instants après cette lecture faite, Verwey était là.

Le déjeuner eut lieu assez vite, car nous devions visiter le musée qui n’ouvre qu’à certaines heures. Retraite ordinaire dans l’atelier. Verwey avait un air comme inquiet, tournait tout autour de la vaste pièce, tâtonnant des objets sur la table, mâchonnant son cigare. A la fin il me dit — ou plutôt, tant il y mettait de discrétion et presque de timidité, me [p. 236] confessa qu’il avait composé des vers sur moi, après la soirée de la veille. Et il improvisa la traduction que je copiai à la volée, que voici :

« Il avait le crâne haut, très pâle, en arc, les yeux clos en ligne droite, noire, nez de petit garçon, bouche jouisseuse se cachant dans des moustaches pendantes, menton dérobé sous la barbe en pointe, pour caresser laquelle la main vint, main de petites lattes, mains à phalanges rompues et comme remises, elles me semblaient ainsi. La jambe roide, droit étendue. N’était-il pas ainsi ?

« Pâle de l’émotion que lui, animal vilain, toujours caché au monde, qui le traquait et l’importunait, honte intentée contre lui pour toujours, maintenant il pourrait faire entendre sa parole parlée, espérant pour lui-même l’amour du monde qui ouvrait ses oreilles pour lui.

« Lut ainsi des notes rompues, s’élevant en notes d’argent, toujours de cette tête abaissée. Toujours la ligne des yeux était droite. La main d’enfant tremblait.

« Jusqu’à ce que se dressât tumultueusement la belle pâle tête, vengée tête, battements de mains, absolution entière proclamée. Est-ce que les yeux ouverts riaient ou pleuraient ? »

Ces vers sont beaux, ne trouvez-vous pas ? Verwey me les avait lus en néerlandais et j’y trouvais [p. 237] une musique étrange, une harmonie toute neuve. Mais pour qui me connaît physiquement il y a là comme des traits réalistes parfaits ; « les doigts comme de petites lattes » sont un chef-d’œuvre qui caractérise à merveille mes mains sèches aux phalanges de disposition goutteuse.

« Ce ne sont pas des mains d’altesse
De beau prélat quelque peu saint
Pourtant une délicatesse
Relève leur galbe succinct. »

Le nez de petit garçon est aussi un trait joliment attrapé.

Je remerciai bien cordialement le poète et lui serrai la main chaudement, quand le strict Zilcken, toujours sur le qui-vive, nous dit : Allons-nous-en vite si nous voulons arriver à l’heure.

Je ne sais si c’était le jour qu’il faisait si beau, ou celui où il a tant plu, mais les arbres le long du canal étaient plus beaux que jamais d’une beauté suprême, mais leurs feuilles rouge-noir et or prenaient des airs de deuil — tels les enterrements somptueux, or et rouge d’Anvers. — On sentait que l’hiver sérieux se faisait proche, et que ces magnifiques centenaires allaient bientôt passer squelettes.

En chemin nous prenons Toorop et Bosch, un autre peintre de mérite, trop modeste.

[p. 238]

Le musée de La Haye, Mauritshuis, joli ancien palais de Maurice de Nassau, situé près du Plein et du Binnenhof (la cour de Hollande). Isolé, jolie pierre grise, au bord du Vivier, un étang encore existant, un étang rectangulaire et civilisé que bordait d’un côté le palais des Comtes. J’oserai appeler cet établissement un musée confortable, comme il en faut à mes yeux fatigués et à mes pauvres jambes refusant presque le service, mon grand malheur depuis huit ans ! On peut s’asseoir, bien à l’aise et souvent, et le jour discret, d’intérieur, apaise tout, note excessive si rare, soit dit en passant, dans ces délicieux vieux Hollandais. Ça ne ressemble pas à un « Musée », chose toujours un peu odieuse comme une bibliothèque, — n’est-ce pas ? mais à un palais rempli de tableaux, disposés pour le plaisir des yeux...

Rampe en chêne sculpté qui fait l’admiration de tous les vrais visiteurs.

Salles au rez-de-chaussée et au premier.

Peut-être pas des œuvres extraordinaires comme au musée d’Amsterdam, dont le trop grand luxe mal entendu gâterait si possible les positives merveilles là concentrées. J’y admire, hélas trop vite, car un magnifique gardien orné au cou d’un large ruban jaune d’or (la couleur de la maison d’Orange) au bout duquel pend une médaille d’argent, nous avertit qu’il n’y a plus qu’un quart d’heure, j’admire [p. 239] au vol, c’est le cas de le dire ou jamais (mais surtout je savoure le bon et chaud éclairage si différent du jour blafard de la plupart de nos musées), je puis, quoique « à la galope » me rendre quelque compte de la « perfection » sublime — je crois que c’est la vraie caractéristique du vieil art néerlandais, d’admirables van Dyck (presque un espagnolisant, hein ?), Holbein, d’un merveilleux paysage du grand peintre Vermeer ; aussi le célèbre « Taureau » de Potter que Napoléon avait emmené à Paris, mais qui est revenu après 1815 ici, escorté ; des Ruysdael, des Tersburg, la célèbre Leçon d’anatomie, l’Officier et le Siméon du grand Hollandais, de qui je parlerai si vous voulez, longuement quand il s’agira d’Amsterdam1. A mon tour, après un dernier et formel avertissement du superbe gardien, je fais l’exact et parle de la nécessité de préparer un peu ma seconde conférence. Après un tour en ville, — un peu beaucoup fatigué, moi : ô ces musées, même doux et insinuant comme celui-ci !

Nous repartons pour le tram.

Que les arbres sont tristement splendides le long du canal !

On dirait maintenant que le soleil dore un enterrement.

[p. 240]

Ma seconde conférence fut bientôt mise en ordre. Je raccourcis de beaucoup l’éloge de tels et tels sans toutefois qu’une ligne principale y bronchât. Et nous allâmes en ville par le louageur. En route Mme Zilcken et moi remarquâmes — ça devait être un dimanche — qu’il y avait beaucoup de militaires, la plupart beaux garçons, mais si jeunes ! Les gaillards, dans leurs capotes bleues, leur descendant jusqu’aux talons, le bonnet de police tout droit sur la tête, à la belge, n’étaient pas seuls le long du canal où mourait avec le couchant la beauté des grands arbres, mais tenaient par la taille de gentilles et dodues compatriotes.

Nous voici arrivés. On s’arrête au vestiaire. Mme Zilcken qui la veille avait caché un œuf derrière un buste sur une armoire me délaie ça et j’avale la panacée.

Même salle qu’hier. Moins de public, mais des figures connues et sympathiques, et cette fois supprimant le salut à la Hollande et les compliments aux ’s Gravenhageois, j’entre immédiatement dans mon sujet. Je parle, pour changer, du vers libre ou blanc auquel je ne puis, peut-être à tort, m’habituer. A mon sens le vrai vers libre c’est celui de La Fontaine. Quant au vers blanc les essais sont innombrables — et malheureux. Il n’est pas jusqu’à ce Louis Bonaparte qui fut un bon roi autant qu’il le pouvait sous l’incessante surveillance parfois [p. 241] et toujours dure de son terrible frère, qui n’en ait pas fait un livre complet où j’ai cueilli cette fleur... en papier. C’est une Léocadie quelconque qui dit au beau premier Lindor la pressant :

« Votre amour
Illégal,
Il me semble
Indiscret. »

Sans comparer cette perfection toute royale aux efforts plus... judicieux et surtout, surtout plus compétents de quelques-uns de nos jeunes réformateurs n’y a-t-il pourtant pas là une pente des uns à l’autre peut-être plus proche et plus glissante qu’une première impression ne la pressent. — S’ensuivent quelques citations... et une suspension. — Un bon grog me retape et je remonte en... chaire puisqu’il est difficile, fut-ce — qui sait pourtant, dans des vers libres ? de dire — je monte en table. O pauvreté de la langue française. Il n’est que temps que les étrangers viennent à notre secours !

Moi, timeo Danaos et vive le bon vieux français, même de ce temps-ci.

La suite de ma conférence fut alors de longues citations de moi. Toujours Sagesse tint la tête. Après que j’eusse eu fini nous fûmes invités, Zilcken et moi, à une soirée chez les Haverman, le mari peintre de talent, la femme une javanaise très [p. 242] aimable mais qui m’embarrassa, dès entré dans son salon, d’une demande originale au possible.

Réunion charmante. Un monsieur ouvrit la soirée nous jouant des morceaux de sa composition où il semble lutter inégalement avec les chants liturgiques de l’église catholique pour les services funèbres. Il donnait la note juste. Dans toute assemblée fonctionnant en vue d’un but de plaisir, la gaieté doit aller plutôt crescendo que forte tout de suite, et ce début d’un agréable symposium était dans toutes les règles. Il y a dans Th. Gautier des vers sur ce sujet.

« Seulement pour pousser à boire,
Au banquet de Trimalcion,
Une larve, joujou d’ivoire,
Faisant son apparition. »

Eh bien, bienveillante et ce fut ma récompense de la pensée ci-dessus relatée, j’eus, dans le courant de la soirée la satisfaction de découvrir que le Monsieur... larve d’ivoire, au fond était un rigoleur et même un rigolo plein de calembours, et bondé d’anecdotes au point, parlant d’ailleurs clairement le français, — mais c’est égal, sa musique était rudement... apéritive !

A ce moment de la réunion après encore quelques auditions moins austères, la maîtresse de la maison, très originale, me dit :

[p. 243]

— Ne pourriez-vous pas nous lire le Faune de Mallarmé bien posément, de façon à nous faire comprendre un peu mieux ce morceau ?

— A votre service. — Et l’on me mit aux mains la jolie plaquette que j’eusse préférée illustrée par Rops que par Manet.

— Ces derniers mots expriment bien mon idée qui est que le Faune est une idylle chaude comme braise exprimée en des vers d’une science, d’un plein, d’un concis — et d’un joli... troublants. Lire, même pour le très médiocre sinon tout à fait mauvais lecteur que je suis, lire ces quelques pages d’une infinie volupté, avec le ton complice et les coupes et les arrêts et les repos... révélateurs, c’était tâche impossible. C’eût fait scandale.

Et je pris ma voix la plus « blanche » pour réciter psalmodier plutôt, à la manière de Mallarmé lui-même, l’admirable poème... coquin ! Je crois avoir du moins bien dit ces vers impeccables qui savent tout énoncer et tout sous-entendre et cacher sous leurs ombres, — ici d’ailleurs bien transparentes et comme toutes pénétrées du... blackguard soleil ambiant.

Ma lecture eut quelque succès plutôt de politesse je le crois et je le dis sans mesquin regret, car je le conçois, des vers aussi faits et voulus ne peuvent qu’étonner quiconque n’est pas très initié, à plus forte raison un auditoire étranger quelque versé [p. 244] qu’il pût être dans notre langue. On se retira d’assez bonne heure et je n’en fus pas fâché. J’étais rendu de fatigue. Mon sommeil même s’en ressentit. Je rêvai d’un bon gros être hybride, moitié monsieur pianiste, moitié faune, un pied chaussé de vernis, l’autre, celui d’un bouc. Ce monstre qui était d’une bonne humeur tumultueuse se roulait et s’étendait sur l’herbe... d’un tapis, il picorait des raisins en buvant du thé et fumait en même temps un énorme cigare. Pour comble ne voilà-t-il pas qu’il mange une énorme grappe dont il laisse les peaux et tout d’un coup

« Gonflant des souvenirs divers »

se met à jouer quels airs lugubres !

— Je pleurais comme « en rêve » quand on frappa à ma porte. C’est Zilcken lui-même ! Il est midi, êtes-vous malade ?

Nenni. Entrez donc...

Il me dit que lui aussi venait de se lever et ces dames également. On ne prit donc pas le thé mais on s’attaqua sans plus tarder à un substantiel déjeuner à la fourchette. J’avais de délicieuses, de bonnes, de sororales pantoufles que je ne quitterais que le soir pour aller à Leyde. O divine paresse, si rare à satisfaire, tu es sinon une vertu, du moins dans certains cas une fière qualité !

[p. 245]

Je passais toute cette après-midi d’abord à jouer avec Mlle Renée, désormais ma grande amie bien que je sois assez froid d’ordinaire avec les enfants, mais celle-ci est si gentille qu’elle force en quelque sorte la caresse et l’espièglerie que tous les braves gens ont en eux. Puis nous visitâmes la si curieuse habitation de l’artiste.

C’est une maison de campagne à l’anglaise avec les bois de construction visibles et peints en rouge terne d’un effet très pur sur le blanc grumeleux des murs. O charme ! à l’anglaise encore elle n’est pas géométriquement régulière. On entre par une porte pas centrale. A droite c’est une mignonne terrasse pleine de fleurs, à gauche le mur tout sec. Derrière, au fond de la salle à manger vue jusqu’à l’horizon, sortie sur le jardin entouré de prairies dont je ne puis juger par ce novembre qui commence à devenir méchant — ô les arbres le long du canal ! Des squelettes noirs, lugubrement chanteurs qu’eût pu conseiller le monsieur si plaisant de la veille ! Fini le convoi somptueux or et rouge, aux lumières non voilées. C’est le service funèbre en noir, un fameux service funèbre qui en a pour trois mois et plus à se psalmodier !...

Dès l’antichambre on ne se sent pas chez un bourgeois. Tout l’ameublement de cette pièce est original, il n’y a pas jusqu’à un porte-cartes qui ne m’ait diablement intrigué : c’est tout bonnement un éclat [p. 246] de bambou incisé en travers. L’escalier de bois, à la rampe noir et rouge nous mène dans d’autres chambres — où je n’ai pas pénétré.

J’ai suffisamment décrit la jolie salle à manger ainsi que le serin qu’on a entrevu et entendu plus haut dans ce livre.

Le salon, merveille de bon goût artistique c’est-à-dire peu d’ordre, mais mieux. De la profusion bien, pas une place libre aux murs, occupés par de magnifiques porcelaines anciennes du Japon, blanches, rouge et or, des estampes d’Outamaro, des bronzes, des laques d’Orient. Ajoutez à cela les tapis précieux. — En ce salon où déjà depuis mon arrivée, j’ai fumé tant de cigares, bu, après le café le schiedam national et le curaçao qui n’est pas là-bas l’horreur sucraillée qu’on boit à Paris communément, sous ce nom illustre, feuilleté avec mon amie Renée ses beaux albums japonais bleus, rouges, jaunes, avec vues de villes et de campagne, leurs personnages grimaçants et gracieux — en ce salon, dis-je — qu’Edgard Poe troquerait bien vite contre celui, si froid, du Cottage Londor (un caprice de haut dandysme), dans ce salon l’ennui n’est pas possible. Le souci même, le chagrin, la maladie morale ou physique s’y édulcoreraient et le plus misanthrope y perdrait son latin d’absoute !

Bref, un bijou de maison d’artiste, admirablement située, admirablement meublée.

[p. 247]

Cependant le temps passe. Il s’agit de Leyde et de ma conférence là-bas. C’est un centre universitaire. Un peu de latin siérait. Non, c’est suranné. Allons-y donc de la docte cité. Et je marque dans mes bouquins de nouvelles pages, et comme il paraît qu’un professeur local a dit qu’il ne comprenait pas qu’on reçut avec égard un voyou comme moi, je pris dans mon œuvre en prose un morceau où ce mot se trouvait, afin de la bien lancer à la tête du bonhomme s’il se trouvait là, à son... dos au cas contraire.

Je puisai un peu partout dans mes poésies. Je risquai même une certaine quantité de pièces ici relativement lisibles de Parallèlement. Je me proposai de parler encore un peu plus en détail qu’à La Haye, des questions techniques, vers libres, décadents, symbolistes, romans, — toutes choses un peu fastidieuses pour moi... qui sais que toutes ces dénominations, bien plus encore que classiques et romantiques en 1830 — époque de foi ! sont de la... pure fumisterie doublée du plus intransigeant enfantillage.

Le chien et loup tombé. On expédie le dîner. Le départ est à sept heures et demie. Adieu pour trois ou quatre jours, car après Leyde, Amsterdam, Hélène-Villa et miss Renée ! Un clair de lune se lève qui me promet un beau voyage... à travers les portières — et des vues encore — inédites peut-être de Hollande !

[p. 248]

Nous nous embarquons donc, Zilcken, Bauer, Toorop pris en route et moi, vers sept heures pour Leyde. Je reste taciturne à cause de la lune qui me détaille comme exprès les moindres objets sur la route. La campagne est la même que celle vue un peu après Roosendael : de la verdure par tranches, des canaux qui pourraient s’appeler des ruisseaux s’ils n’étaient droits et d’un parallélisme parfait avec des bandes de terre, leur rivage et le nanan de belles et bonnes vaches qui doivent s’y faire moins de bile que de bon lait, et des moulins à vent à l’horizon. Mais la lune ne serait pas la sorcière, l’incantatrice qu’elle est si elle ne jetait son fantastique et son erreur sur ce paysage tout réel et tout humain, du moins d’hommes... Hollandais ! Les petits canaux sont autant d’immenses nappes longues de fer-blanc reluisant cruellement, et les petites prairies, les partielles prairies, disais-je peut-être mieux, semblent de l’eau à qui les nuages passant prêtent des rides et des flots.

Quelques villages dont les toits tout rouges font plutôt pâle mine dans la lumière neigeuse qui les enveloppe.

Et ces illusions (mes deux voisins sont, en hollandais, dans le feu d’une discussion artistique) me mènent jusqu’à Leyde où plusieurs jeunes gens nous attendent, de qui plusieurs entrevus à La Haye, me paraît-il (car mes yeux, déçus par les traits de cette [p. 249] Phœbé qui est Séléné, qui est Artemis, sont encore tout au prestige de « notre Dame la lune », comme intitulait un de ses livres le si regretté Jules Laforgue).

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VI §

Nous montons dans des voitures et traversons une ville morte... mais morte au champ d’honneur, comme Versailles ! comme Paris lui-même en bien des points de vue — et rien ne m’en fera démordre.

Nous traversons une foule de ponts — et j’apprends — ô études françaises de géographie ! que c’est le Rhin, mais un Rhin modeste, tout petit, qui circule ainsi avant d’aller mourir un peu plus loin. Vers Leyde en effet, il se subdivise en beaucoup de branches qui perdent son nom. — Symbole... dont je vous épargnerai les développements, soyez tranquilles. J’ai bien assez de mon symbolisme à moi, — j’entends, grands dieux, non pas le mien qui n’a jamais existé, — je veux dire celui, feu d’ailleurs, de Jean Moréas aujourd’hui chef de l’École romane. Ce sacré, les anglais diraient « bloody » symbolisme dont je dois encore parler ici.

La ville, autant que je puis en juger par le clair de lune contrarié en cette ville dentelée à la Flamande, pignons pointus ou en sauts de moineau (je crois que c’est le terme propre pour en escalier ou à [p. 251] et autres expressions destinées à rendre cette partie de l’architecture flamande si particulière... En tout cas il est plus joli et plus vrai — la ville a des rues larges, plutôt sombres.

L’hôtel de ville devant lequel nous passons au galop m’a paru baroque, on dirait du moins à vue de nez comme cela, d’une pagode très compliquée.

Je suis redevable quelques instants après à ce baroque hôtel de ville d’un grand plaisir. Comme je mettais en ordre les notes pour ma conférence, j’entendis pour depuis bien longtemps un vrai carillon flamand. Quelle chose exquise et comme pieuse et gaie et en quelque sorte, vaillante que ces trilles délicieusement changeants ! Je n’ai jamais compris que dans notre Flandre française, en possession pourtant de trois beaux hôtels de ville gothiques, ce que l’on appelle le carillon consiste en l’égouttement agaçant et plat d’un air de foire et d’un vieil air déplorablement épelé ? Tels la ducasse d’Arreau, En voyant Lafayette, Turlututu, Gayant qui..., Batelier dit Lisette... Pour nous dédommager, nous avons à Paris celui de la mairie du Ier arrondissement qui ne fonctionne pas et celui du Figaro qui n’envoie que quatre ou cinq notes du Barbier. Il y a bien des questions comme cela en France, pays charmant, mon pays, mais hélas ! tout épris de la fausse bâtisse romane, des alignements antihygiéniques où le courant d’air règne et gouverne, où le [p. 252] crottin vole et pue ! et des laideurs qui déshonorent Paris et les villes, riches pourtant de monuments si beaux.

« Comment en un plomb vil l’or pur s’est-il changé ? »

Nous brûlons le pavé et mettons pied à terre pour entrer dans un somptueux local où nous sommes reçus par toute une jeunesse dont la physionomie respire la plus grande et aussi la plus gaie sympathie.

Bon augure. J’entrevois le salon, autant que je me le rappelle, tendu de gris, plein de lumières où je dois parler. En attendant de magnifiques laquais font circuler des boissons diverses. Je bois un grog chaud. — Où est mon œuf ? Pas d’œuf. Bah ! à la guerre comme à la guerre. Et je pénètre dans le salon, très garni, beaucoup de jeunes gens, quelques dames, — et par-ci par-là quelques têtes grisonnant, qu’on me dit être des professeurs « ralliés ».

N’importe ! quand dans le cours de ma conférence, la même à peu de chose près que ma seconde à La Haye, j’en arrivai au passage en prose où se trouve « voyou », je prononçai fortement ce mot qui eût un retentissement prodigieux. Naturellement la conférence se perdit dans une ovation presque orageuse !

Mais Amsterdam m’attend. Nous prenons congé de ces messieurs et de plusieurs dames restées ; [p. 253] fouette cocher et nous voici dans une brasserie tout près de la gare — nous avons une grosse demi-heure devant nous, et dans l’intervalle doit stopper à Leyde un train venu d’Amsterdam ; une minute ou deux après l’entrée en gare, arrive une petite délégation conduite par Mr. Tak — un type !

Enfin, voici un hollandais comme on se les figure en France, et en Europe, je pense. Grand, gros, l’air réjoui, fumant une pipe énorme.

P. L. Tak a longtemps étudié à Leyde ; y a mené grand bruit comme joyeux compagnon. A vécu à Paris et parle admirablement le français. S’est lancé dans le journalisme où il fait figure. Il était il y a quelque temps rédacteur d’une feuille radicale d’où il sortit parce que ses idées tendaient plutôt vers le socialisme. Pas très positif, mais beaucoup de bon sens, excellent ami, populaire dans les cafés des modernes, actuellement rédacteur politique du « Nieuwe Gids » (Nouveau Guide) un journal d’avant-garde littéraire, artistique... et politique.

Après quelques bitters-schiedam bus et quelques batavias expédiés, nous levons le siège, Toorop, Tak et ses compagnons. Zilcken reste attendant le prochain train pour La Haye, et nous nous enfournons, pour en faire une terrible tabagie, dans un de ces bons wagons si confortables de première, que notre compagnie du Nord ferait si bien de plagier un peu.

Quels bons wagons que ceux de première classe [p. 254] en Hollande ! Sièges larges, commodes, et, chose inappréciable en hiver, pas de ces « machins » en métal sur lesquels le pied n’a pas d’assiette et que des employés brutaux retirent brusquement de dessous vous pour vous en... lancer d’autres à peu près aussi tièdes au cri joyeux (pour eux) ! de : « Gare les pieds ceux qui en ont ! » Ici le train est chauffé par la vapeur même de la locomotive, probablement concentrée dans de vastes tuyaux : toujours est-il qu’à quelque place que vous mettiez vos jambes, vous sentez une chaleur douce et qu’il règne dans la voiture une atmosphère de chez-soi confortable au lieu de ces courants d’air, de ces odeurs d’eau qui forment l’apanage de nos meilleures places en chemin de fer. Un brouillard qui s’est élevé obstrue le clair de lune qui perce pourtant encore un peu, comme la lanterne du palefrenier jette à travers la buée de l’écurie une lueur quasiment suffisante. D’un côté, je perçois au loin, me semble-t-il, comme de longues lames d’eau, — telles d’immenses épées agitées dans un jour faux, d’autre part autant que le brouillard de plus en plus épaissi me permettait de discerner, une campagne dense, aux villages nombreux. Tak, qui est une encyclopédie vivante en même temps qu’un causeur charmant, m’apprend que les lames brillantes sont des canaux, et que la campagne florissante et peuplée dont je vois à peine la forme c’est... le lac de Haarlem.

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Voici une explication sommaire bien à l’honneur des Hollandais — nos presque contemporains. Le lac primitif de Haarlem ne tarda pas dès des temps très anciens à fusionner avec d’autres petits lacs et les inondations successives de la mer dans ce pays alors sans digues donnèrent une énorme extension à cette masse d’eau en nappe dont la circonférence n’était pas moindre au xviie siècle, de quarante-quatre kilomètres. Ce lac ou plutôt cette mer comme on disait dans ces temps-là, mer en effet, où des flottes de soixante-dix vaisseaux s’étaient livré bataille, cette mer, dis-je, souvent débordait et chaque fois les ravages étaient considérables. Mais en 1836, Leyde fut inondée furieusement et menacée de périr. On craignit fort pour Amsterdam et toute la Hollande en général. Alors (1839) les États Généraux (qui sont le Parlement de ce pays) prirent une suprême décision. Le dessèchement du lac ou plutôt de la mer fut voté haut la main et le gigantesque travail était achevé et parachevé au bout de trente-neuf mois ! Et à la place de cette eau terrible florit aujourd’hui cette campagne que nous distinguons à peine.

Haarlem ! Une ou deux minutes d’arrêt, et cette fois, pour Amsterdam !

Dès en sortant, on passe sur un magnifique pont métallique, me dit Tak, car le brouillard est devenu intense, qui traverse la Spaarne. Après quoi, c’est [p. 256] encore la campagne qui a remplacé victorieusement le lac de Haarlem et les eaux de l’Y. Une éclaircie, quelque quart d’heure après nous montre un majestueux fouillis de moulins à vent qui dans la nuit semblent autant de mâts aux voiles déployées plongeant et replongeant dans l’eau. Ces moulins, par suite d’un mouvement tournant du chemin de fer, deviennent tout à fait visibles : ils sont très élevés et affectent des formes non inélégantes. Ici c’est une tourelle, là c’est un phare, là c’est un clocher...

Et l’on entre en gare d’Amsterdam. Une immense construction de fonte belle dans sa sévérité, qui ne prend jour que par des vitres latérales... Nous descendons et trouvons tout un groupe à la tête duquel Kloos, et n’avons, car le brouillard s’est changé en forte bruine, que le temps de grimper dans des voitures qui nous attendaient... Avant de m’engouffrer dans un de ces d’ailleurs très confortables fiacres comme j’en souhaite à mon cher pays, je m’écrie à la vue d’un énorme édifice qui domine toute l’entrée de la ville : Qu’est-ce ? Tak me répond : l’église des Jésuites. Déjà, à Roosendael, sur la frontière même, j’avais remarqué, tout près de la gare une belle construction toute neuve, élégante et riche d’aspect : collège de Jésuites ! Et je puis dire que la première personne que j’aie croisée sur la plateforme de la petite gare, c’est un personnage en soutane et, comme dans les trois quarts des pays [p. 257] même catholiques, sauf en France et en Belgique, coiffé d’un haut de forme un peu court à bords plats : un Jésuite !

Mais cela m’induirait à de trop longues considérations philosophiques et autres ; nous laisserons les révérends Pères à leurs affaires et reviendrons aux nôtres, sans doute futiles auprès des leurs. Mais je ne suis qu’un pauvre artiste resté tout simple, redevenu catholique pour la doctrine, et non un casuiste.

Nous « frêtons » trois « sapins » et nous traversons tout un Amsterdam de nuit très lumineux. En m’éloignant je jette un dernier coup d’œil sur la gare qui présente un coup d’œil grandiose avec son illumination de gaz et d’électricité. Nous passons tant de canaux sur que de ponts que je renonce à les énumérer même de mémoire ou approximativement ! Enfin, nous enfilons une longue avenue qui m’a l’air plantée d’arbres et bordée de constructions publiques et officielles, théâtres, musées, etc.

Finalement nous arrivons. Ici je suis encore tenté de retomber dans quelques considérations sur la vitalité des sociétés spéciales et des races longtemps et injustement persécutées. De même que les Jésuites d’après des estampes vues jadis se trouvaient, il y a un siècle ou deux, pourchassés, jetés dans les canaux, arquebusés, dans ce même Amsterdam où ils dressent aujourd’hui leur emphatique basilique, — de même les Juifs, longtemps réduits [p. 258] aux prêts usuraires et punis de ce fait, atrocement, sans pitié, par leur clientèle de rois et parfois, d’évêques et de papes, aujourd’hui sont partout, aux places les plus honorables, tenues par eux le plus honorablement qu’il soit !!

Mon hôte s’appelle Witsen ou plutôt mes hôtes s’appellent Witsen et Isaac Israëls. Witsen, un peintre, homme sérieux, concentré, est bien souvent sorti pour des soins relatifs aux conférences ; c’est Israëls, locataire dans la même maison, qui fait les honneurs de son logis. Physiquement Israëls est un petit homme d’une extraordinaire vivacité, se multipliant pour faire les honneurs d’un sommaire ménage. Un succulent pâté, de poisson fumé délicieux, jusqu’à un « ragoût bon » comme l’annonce le tout aimable petit homme dans son amusant français toujours clair et coulant d’ailleurs, tout cela largement arrosé de bordeaux, puis digéré à l’aide... nécessaire et efficace d’un café terrible trempé d’un genièvre à se mettre à genoux devant — nous mènent, tout en causeries plaisantes et en cigares, jusqu’à deux heures du matin. On se sépare et mon hôte par procuration regagna son appartement. Ouf ! je me couche et je m’endors pour me réveiller tard et prendre le thé. Sous prétexte de thé on mange comme quatre, viande, poisson, etc. — Mais laissez-moi vous présenter socialement cette fois l’excellent Israëls.

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VII §

Isaac Israëls (un nom fièrement Juif !) est fils de Josef Israëls, considéré comme l’un des plus grands peintres de la Hollande. Ce dernier bien que comptant soixante-dix hivers, est encore tout jeune. Très artiste, très personnel. Ses sujets sont tirés principalement de la vie des plages. Quant à Isaac, il cherche surtout le moderne (je lui en veux à mort de n’avoir pas deviné que j’eusse emporté bien volontiers, si jalousement, un petit croquis délicieusement caricatural qu’il avait fait de moi en un clin d’œil). Éloge suprême pour un jeune homme déjà en possession d’un nom bien sien, — car ses œuvres n’ont aucun rapport avec celles de son père — il travaille beaucoup et produit peu.

On attend Tak qui vient à l’heure convenue. Il annonce l’intention de m’emmener promener puis déjeuner en ville. J’acquiesce tout naturellement, m’habille et tout en m’habillant constate par la fenêtre de ma très belle chambre que l’aspect postérieur des maisons ici a incontestablement quelque chose de très, de presque trop londonien. Des petites [p. 260] cours resserrées, où flottent, se nettoient au sable, se secouent et s’aérent maints objets ménagers, peu « suggestifs », ou plus que de droit. Ceci pour la rangée de maisons d’en face qui semblent appartenir à une plutôt médiocre rue parallèle à celle de Witsen, où, dans les cours, il y a des arbres où ne pendent aucuns linges, et de l’espace que n’encombrent ni poteries ni ferblanteries culinaires, ni édredons au frais.

Mais je suis prêt, et après avoir pris congé, jusqu’après ma conférence, de mon hôte, et de quelques amis et — je crois bien — confrères d’Israëls et de Witsen, nous partons, Tak et moi. Ma nouvelle résidence est située tout au bout de la ville en face d’un parc en... construction. Nous tournons à droite passons devant une église toute neuve, vaguement gothique en briques roses au

« Clocher silencieux montrant du doigt le ciel. »

Là nous allons, après avoir laissé sur notre gauche un cimetière où l’on n’enterre plus, planté de beaux vieux arbres, encore à moitié feuillus (derniers bienfaits des morts, qui, dame ! font ce qu’ils peuvent) jusqu’à un bureau de poste commode et clair où j’envoie un télégramme — toast au banquet mensuel de la Plume dont je suis un habitué. Nous montons ensuite en un petit tramway vert clair tout [p. 261] mignon qui nous conduit, à travers d’abord l’allée d’hier soir qui est bien en effet bordée de théâtres sans doute populaires, de cafés-concerts, de « restauraties », — aussi du jardin zoologique qui m’a l’air magnifique, avec cette inscription ou à peu près, bien digne d’un pays de tels peintres d’animaux :

naturae artium nutrici.

Car ces indéniables et quasi sans mélange septentrionaux adorent le latin lapidaire — et au fond ont raison, maintenant une tradition !

Puis ce sont les canaux. Tous ceux que nous traversons dans notre léger véhicule sont encombrés de bateaux de toute sorte, puis c’est l’Amstel et l’Y, majestueux avec jusqu’à des bateaux de guerre dans leurs ondes par moment gonflées par la mer toute proche. Car vous savez que la Hollande est depuis des vingtaines d’années en guerre dans les Indes avec des « indigènes » excellemment armés, — et en observation du côté des Russes et des Anglais, voisins aux coudes pointus. Même nous voyons passer un régiment de vétérans allant s’embarquer, — en tenue sombre de campagne — bonnet de police aussi, plantés droit mais un peu en arrière. Ils n’ont rien de commun, ces chevronnés, avec les jolis godelureaux de La Haye. Leur moustache

« pend, comme de vieux drapeaux. »
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et si leur cœur bat pour quelque belle, gageons que, indépendamment des amours vénales de garnison, c’est pour quelque noire ou métisse gaillarde de par là.

Le tramway-mouche nous arrête enfin sur la place du Dam (ou de la Digue) point central de la ville. Je n’admire pas beaucoup une fontaine, ou quelque chose y ressemblant « monumentale » commémorant j’ai oublié quoi, — je ne m’extasie pas non plus trop, après cet immense défilé d’architecture privée, délicate, bizarre, paradoxale parfois, brique soutenue de pierre parfois peinte en blanc et ces toits paradoxalement pointus ou à degrés sans nombre et cette gaieté de l’ensemble, sur le palais datant du xviie siècle, devenu royal sous Louis Bonaparte — maintenant, je crois, purement municipal, lourde construction rouge-noir sans rien pour elle que sa masse. Tak me dit que ce palais possède la plus vaste salle de danse du monde ; ça me fait une belle jambe ! (Car il faut que vous sachiez, en courant, si je ne vous l’ai déjà confié, que j’ai, suite d’un rhumatisme d’il y a sept ans, une jambe aux trois quarts ankylosée.)

Mais Tak, après s’être procuré d’une dame en kiosque, les journaux français... de la veille, m’entraîne dans une rue assez étroite, très passante, nommée rue aux veaux (Kalverstraat) aux magasins brillants, étalages plutôt confus et riches comme à [p. 263] Londres, qu’épars malignement à la parisienne qui est la meilleure façon, aux mille attraits urbains. Déjà je baguenaudais, je flânais le nez dans les glaces, quand Tak me dit : « Ce n’est pas tout ça. Nous avons un rendez-vous non loin. Encore un pas et nous y sommes. »

Et nous pénétrons dans un bodega très bien où l’on trouve deux journaux français, l’Amusant et le Journal pour rire ! Nous y trouvons Kloos et d’autres amis de la veille que nous quittons après un bout de conversation et une « goutte » de schiedam-bitter. Cette fois où allons-nous ?

Dans un établissement que notre langue moderne n’a qu’un terme, un peu argotique pour qualifier, épatant : le grand café-restaurant monstre fleuri jusqu’au comble de chrysanthèmes de toute beauté, aux murailles qui sont de gigantesques miroirs, aux garçons — habit noir, cravate blanche (juste la tenue que je n’ai pas, d’un conférencier sérieux) sans nombre. Nous trouvons enfin une salle à manger des plus gaies et des plus confortables où le déjeuner le plus « fin » nous est servi. Nous prenons le café dans un endroit où il est permis de fumer, et nous repartons pour nous acheminer, en fiacre, à travers le quartier des Juifs, très misérable et très somptueux, où l’on voit dans les rues latérales d’affreux visages et des faces merveilleuses. Une inscription sur une maison assez bien apprend au [p. 264] passant que Rembrandt, d’ailleurs né à Leyde, dans un moulin, a logé ou est mort là. — Une voiture nous mène après un tour formidable où défile devant moi un Amsterdam varié à l’infini, dans une taverne érigée en l’honneur de Rabelais, dont la trogne rit sur un panneau. Là nous retrouvons Toorop qui désormais ne nous quittera plus, et nombre de jeunes gens, étudiants et artistes, qui m’accueillent d’une façon inoubliablement charmante. Mais je pense à ma conférence. Bah ! comme au fond c’est la même que là-bas et que sur le pressant désir de l’auditoire, celle-ci devra surtout consister en citations de moi, rien de plus facile, on fera cela après dîner. — Déjà parler de dîner, bone Deus ! Nous tuons le temps en buvant moult et en fumant prou. Et l’on va tout de même dîner, à trois cette fois, dans le même établissement géant que le matin, dans la même claire salle à manger, toute trop blanc et or. Quel repas ! que d’huîtres ! (les Hollandais les mangent au citron et boivent indifféremment en les gobant du vin rouge ou blanc). — De bière « nationale » nulle trace. Il y en a pourtant, mais je n’en suis pas curieux, toute bière me grise très vite. Sans plus nous attarder à la moutarde, surtout après dîner, — nous pénétrons, après une petite course, dans un salon somptueux où le comité d’Amsterdam m’attend. Poignées de main, encore un coup de schiedam. Un étudiant me prévient qu’à Amsterdam [p. 265] les publics de conférence n’applaudissent pas. Mais quelle surprise m’attendait ! A mon entrée dans une salle très somptueuse, admirablement peuplée de dames, de jeunes gens et de quelques figures professorales, un peu renfrognées qui devaient se dérider un peu sur la fin, — à mon entrée, dis-je, dans la salle, tout le monde se leva. C’était raffiné, ça m’alla droit au cœur et ce fut plein d’une délicieuse émotion qu’ayant gravi les degrés de la tribune je rendis en trois saluts l’hommage vraiment délicat dont le pauvre conférencier en simple veston, boiteux, pas beau, venait d’être l’heureux, si heureux objet.

Après le petit « flourish » à propos des beautés architectoniques, de l’histoire illustre de la ville... et des vertus et qualités ou tout petits défauts de ses habitants des deux sexes, petit « flourish », coup de clairon, fioriture de trompette indispensable selon moi à tout conférencier-lecteur un peu poli parlant dans un pays étranger, plus indispensable, à mon sens, que l’habit noir et la cravate blanche si cruellement exigés à Paris et autres lieux et dont je me passais d’ailleurs sans scandaliser mes auditeurs qui se disaient peut-être (au fait !) « c’est sans doute la mode en France » (ô candeur !), après, dis-je, le salut poli, tout français du bon temps que je récitai de mon mieux, je prévins mon public que la première partie serait consacrée à l’analyse de [p. 266] quelques ouvrages contemporains et que la seconde comporterait une légère autobiographie non sans citations de mes propres œuvres, vers et prose. Le tout alla à ravir, j’expliquai, sans blâme aucun ni approbation que partielle, ce que c’était que l’école romane : le commencement d’un effort vers le vieux, le pur français, effort très noble, très intelligent, mais un fleuve remonte-t-il à sa source ? et — car on remonte les fleuves, et c’est ce que font vaillamment, bellement, ces messieurs, — le suintement qu’est une source, pour être plus pur, plus salin, plus minéralement savoureux, vaut-il vraiment la peine d’être préféré à « l’extension », dirait l’anglais, le français, ce français moderne, si conspué sans l’être par les romans, dit mieux « l’expansion ». — Et je terminai poliment par ce mot shakespearien : « Question ! » après cinq ou six citations à l’appui de mon dire.

La seconde partie, je n’en parle pas... J’aurais voulu lire un peu d’inédit, car je ne connais rien (j’aurais fait un détestable comédien), d’assommant, de fastidieux, d’embêtant pour encore user de ce maudit français, moderne, comme de redire pour la dixième, pour la vingtième fois des vers parus il y a longtemps, il y a plus longtemps encore, qu’on ne sent plus comme avant... Mais mon inédit était un peu, ô très peu !... léger. J’étais à cette époque dans des dispositions... artistiques, ainsi. Je me [p. 267] contentai donc, de donner le plus de vers et de prose miens, — de ma voix un peu sourde, mais vibrante, une fois emballée. Succès de poignées de mains, d’un peu de débinage (toujours délicieux, ô faible cœur humain « de qui et de quoi ! ») des camarades, de bonne, franche vraiment, jeune et sincère sympathie. — Au sortir de cette vraiment belle séance, je manifestai, en toute véracité, je vous l’assure, une extrême fatigue, et plusieurs de ces messieurs, Tak devant prendre le train pour une banlieue où il habite, et Kloos m’ayant dit au revoir, paraissant, lui aussi, extrêmement las, un peu comme toujours, voulurent bien m’accompagner jusque chez mon hôte qui m’accueillit le Figaro à la main, — il s’y agissait de l’imbécile catastrophe de la rue des Bons-Enfants arrivée la veille, à Paris et que ni moi, ni mes amis nouveaux n’avions eu le temps d’apprendre par les télégrammes des feuilles locales. Un brin de causette, un cigare et un verre de schiedam et le « bonne nuit » mutuel m’eurent bientôt conduit jusqu’au seuil de ma chambre où je lus au lit les « détails ». Mais je ne tardai pas à souffler la bougie, — et je m’endormis en comprenant de moins en moins l’anarchie « militante ».

Grand jour aujourd’hui ! Programme surchargé. Avant déjeuner, visite au musée principal... où est la Ronde de nuit, après déjeuner, promenade dans les lieux « pas sûrs » et archipittoresques de la [p. 268] ville, dîner, seconde conférence, après, tour parmi les quartiers « amusants ».

En prenant le thé avec Israëls — la vieille femme de ménage travaille joliment bien et nulle part je n’ai, même dans la classique Albion bu meilleur, « the drink which warms people, but never intoxicates them, Sir ! »

Tak et Toorop m’enlèvent après avoir prévenu des grands projets ci-dessus Israëls qui se tiendra prêt à toute rentrée nocturne.

Un tramway, des canaux, une grande place, un grand monument polychrome à tourelles, le seul sérieux d’Amsterdam ; ce n’est ni beau ni laid, c’est grand incontestablement. Un escalier monumental conduit à une salle immense, la grande nef d’une cathédrale, avec quelque chose de lumineux discrètement comme un autel allumé dans l’ombre, au fond, tout au fond. De littéraux bas côtés à moitié séparés par de somptueux rideaux de peluche (sur des murs de brique très bien adaptée et formant des figures géométriques... des plus agréables, mais de brique tout de même. Quelque raison nous pressant nous parcourons en jetant à droite et à gauche des regards, pour ma part, charmés autant qu’étonnés, sur, surtout, entre des paysages de Ruysdael, des animaux de Potter, sur, dis-je, des rangées de beaux portraits et de groupes de portraits noirs en fraises et en collerettes éblouissantes. Un temps d’arrêt [p. 269] devant les Syndics de Rembrandt, toile magnifique, magique ! les beaux personnages si bien, si logiquement campés. En face on a eu l’idée, baroque ou logique, de pendre un tableau de Troost, pastelliste de talent du xviiie siècle. C’est aussi une série d’hommes (en perruques régence avec un ruban mignard aux retombées de la perruque sur les épaules). Ils sont tout en bleu ciel, rosés, l’air point bon. Ce sont les régents d’un Orphelinat qui représentent admirablement dans leur aspect dur et frivole les classes dirigeantes d’alors enrichies par la compagnie des Indes — à la droite de ce tableau curieux quand même, un malingre orphelin, comme un chien galeux se tient respectueux et blotti. Je m’imagine ce que doivent penser les syndics d’en face de leurs compatriotes de deux générations après, et de

« Leurs méfaits plus hideux encor que leur... tenue ! »

Nous retrouvons Troost et son talent minutieux mais gâté, dans une salle latérale qui pourrait s’appeler musée des horreurs. On y voit toutes sortes de cadavres plus ou moins dépecés par tels et tels chirurgiens. Juste en face, encore un Rembrandt malheureusement brûlé dans sa hauteur, mais où éclatent tout le génie, toute la haute franchise du Maître qui n’hésite pas à nous montrer le ventre ouvert, le crâne trépané et la cervelle d’un sujet, [p. 270] avec la main du chirurgien promenant à loisir son scalpel parmi les lobes de ce cerveau presque en décomposition. Sur un autre tableau caractéristique dans cette salle, l’on voit plusieurs personnages en bleu de ciel et en perruques à nœuds de rubans, circulant sans enthousiasme autour d’un corps que celui d’entre ces muguets qui paraît le chef de cette clinique désigne d’un doigt dégoûté...

Plus loin c’est la Ronde de Nuit, dans son sanctuaire. Tout a été dit sur ce chef-d’œuvre mystérieux. Je voulais parler de Rembrandt à ce sujet, j’y renonce et je préfère donner ici une opinion sans doute oubliée, celle de l’un peu suranné Edmondo de Amicis, dans sa phraséologie légèrement fripée : « Rembrandt exerce un prestige particulier ; Fra Angelico est un saint, Michel-Ange un géant, Raphaël est un ange, Le Titien est un prince — Rembrandt est un spectre. » Le voyageur italien gâte plus loin son mot en l’expliquant. Je le retiens comme très bon. Il veut dire à moi aussi des choses peut-être plus nettes.

En quittant à regret ce tableau unique, guidé par un gardien, bicorne doré, médaille d’argent suspendue à un ruban jaune, comme à La Haye, nous contemplons sous verre le témoignage d’une visite à ce musée de l’Empereur d’Allemagne. Il est amusant de voir la signature innocente de la reine Wilhelmina, celles correctes de la reine régente et de l’impératrice...

[p. 271]

En revanche le paraphe de Guillaume II est curieux. Le mot Wilhelm est écrit en caractères allemands cursifs d’une rare élégance. Le paraphe proprement dit entoure deux fois le nom que suivent deux initiales latines, I. R. (imperator. rex).

En sortant du musée on remarque à l’entrée un groupe plus grand que nature tout peinturluré, doré, qui représente, populairement, David et Goliath. On voit même David muni de sa fronde. C’est drôle mais peu à sa place et ferait mieux dans un musée municipal des antiquités civiles et autres d’Amsterdam. Ça appartenait, paraît-il, à ce qu’on appelait alors un labyrinthe, à la fois une galerie de figures, et comme le nom l’indique quelque chose de... risqué comme qui dirait nos skatings ou nos montagnes russes...

Et nous allons déjeuner sans trop disserter sur la peinture moi, dans l’intervalle des mets, tout à la belle place, à un canal voisin, bondé d’embarcations de tout gréement, au mouvement londonien de passants et de voitures. C’est là que je vois, ou plutôt que je revois, des femmes à casques ; j’en avais déjà croisé, il y a vingt ans, à Bruxelles, d’où ce vers très ancien de moi,

Et des femmes avec du cuivre après leur front.

Le déjeuner « over » nous allâmes inspecter les [p. 272] quartiers peu rassurants. Il y a en effet des canaux affreux, abandonnés au cours ou plutôt au long du stagnement desquels surplombent, se balancent, on dirait de sordides maisons tout de guingnois. C’est d’un vénitien pourri qui donne à grelotter. En revenant, devers le dîner et... la seconde conférence nous passons par une rue où des devants de boutiques sont clos seulement par de fantaisistes portières en telles étoffes que l’Orient ou même l’Occident peuvent procurer. De temps en temps ces portières se soulèvent et des scènes de volupté s’annoncent aux bourses modestes ou sans préjugé. Rendez-vous d’ouvriers, de marins.

Nous revoici enfin dans les quartiers « propres ». L’apéritif, le dîner, la conférence : celle-ci dans une salle moins grande, — et des applaudissements tout de même à la fin. Après, — o incredibile dictu ! — un souper, il pouvait être onze heures et demie, je dus rester sur les huîtres et sur les toasts auxquels je répondis d’une voix éraillée s’il en fut... Et nous repartîmes pour les quartiers « amusants ! »

La Nes, une longue rue étroite pleine de cafés-concerts et de petits bals avec repos...

Ça m’a paru triste, pas même ignoble de la sainte ignominie de Paris et je n’y fis pas long feu après un essai d’audition d’une « revue », « Amsterdam fin de siècle » mais c’était trop ennuyeux et je ne tardai pas à vouloir revenir à mon lit si bien gagné.

[p. 273]

C’est le jour de mon départ d’Amsterdam ; thé matinal, départ à midi, Toorop en tête. Israëls est en train de peindre dans la cour en bas deux types bien curieux de femmes : une juive superbe, brune, forte et brutalement vêtue de rouge et de noir — une plantureuse Hollandaise frisottée, comme mignonne dans la majesté de sa chair ferme que font ressortir le corsage et la robe admirablement pris. Je voudrais dire adieu au bon peintre et le charger de mes remerciements affectueux à Witsen, mais Toorop me dit que sans doute nous reviendrons un instant, car le départ sera vers trois heures. Nous filons en tramway, munis de ma valise et nous attablons dans un restaurant non loin de la gare pour un très long déjeuner. Peu à peu beaucoup de nos amis viennent et s’attablent aussi.

Et nous finissons par atteindre l’heure. (Pas) « joyeux » voyageur, je gravis les degrés de la gare monumentale flanqué de ma « festivale escouade » et... grâce à Toorop qui va chercher quelque chose en ville nous manquons le train de trois heures. Celui de cinq que nous attendons « patiemment » au buffet nous entraîne, le retardataire et moi, dans la nuit, et la pluie battante, après de cordiaux et inoubliables « au revoir ».

[p. 274]

VIII §

Quelle pluie à l’arrivée ! Nous avons un mal infini à nous procurer un véhicule, nous y parvenons puisqu’il ne faut jamais désespérer de rien, et avant de reprendre la route d’Hélène-Villa, nous nous engloutissons dans un certain café central où l’on accède par un vaste escalier vraiment monumental. Dès un peu accoutumés à la lumière électrique après toute cette paix pour les yeux de la lampe du wagon et l’obscurité relative du reste de la ville, nos yeux tombent sur deux affiches (les mêmes) étonnantes représentant de grandeur demi-nature, le Sar Péladan en robe monacale, les yeux baissés, sa crinière et sa barbe légendaires aspirant eux aussi, ainsi que le nez — rien de celui du Père Aubry, d’Atala, — à la terre.

En exergue l’annonce pour le lendemain d’une conférence sur la Magie et l’Amour (si je ne me trompe trop grossièrement). L’heure huit heures du soir.

Munis de ces renseignements nous continuons notre route jusqu’à chez Zilcken qui ne nous en veut [p. 275] pas trop du train manqué et de sa course inutile.

— Le lendemain, quelle joie ! Rien à faire : on a beau dire, le repos est bon. Et quelques pures véritablement délices que m’aient procurés trois publics mieux accueillant l’un que l’autre, y penser et y repenser m’était alors et m’est encore plus doux, s’il est possible que le contact, si j’ose ainsi parler. Plus de conférence à préparer, à débiter, rien qu’une à entendre, et quelle !

J’ai toujours fait en Joséphin Péladan la différence entre l’homme de talent considérable, éloquent, profond souvent, et que tous ceux capables de comprendre et d’apprécier, doivent, sous suspicion de mauvaise foi insigne, admettre sinon admirer au moins en grande partie, et le systématique, le sans doute très sincère mais le certainement trop encombrant sectaire, qu’il se dénomme Sâr ou Mage, à qui Barbey d’Aurevilly disait déjà dans une préface à son Vice Suprême, « n’usez donc de magie que de celle du talent ».

Thé-déjeuner, café au salon, où Mlle Renée me montre ses beaux albums « Zaponais » et un oiseau qu’une ficelle meut en tout sens. Je crois même me rappeler qu’il « chantait » au grand émoi du serin qui lui répondait vigoureusement. Passage à l’atelier où Zilcken m’initie encore à la littérature moderne néerlandaise.

Avec Kloos et Verwey, Delang, un partisan de ce [p. 276] dernier, Frédéric van Eeden, très doux et très goûté (je me souviens de sa poignée de main à Amsterdam), sont les principaux poètes modernes de la Hollande. Son peut-être plus grand prosateur serait van Deysset, dont l’éloge presque hyperbolique est dans toutes les bouches compétentes de là-bas.

Mais l’on ne peut bavarder sans cesse. Je monte faire une petite sieste, chose, la sieste, qui m’est familière surtout depuis six ans que ma santé se trouve si détraquée, et que je n’ai pu pratiquer ici jusqu’à ce bienheureux jour d’un battage de flemme si bien gagné.

Je sommeillais tant et si bien en bras de chemise, recouvert de mon pardessus et d’un édredon, que force fut à mes hôtes d’envoyer la bonne qui parlait un peu anglais, laquelle dut frapper plusieurs fois très fort à la porte en me criant dans un accent néerlandais indubitable et inimitable ici : « Get up, Sir. Dinner is ready. »

I will be down stairs directly, répondis-je, et après une toilette rapidement menée, emportant mon pardessus, je descendis pour le dîner — et pour la conférence de Péladan comme dessert de haut goût.

La salle où Péladan doit parler est celle du Kunstkring le cercle d’art des « jeunes » de la Haye. Assez grande, en long, plutôt faiblement éclairée.

Nous arrivons quand le conférencier est en chaire. [p. 277] — Un mot de description ne nuira pas, je pense. Tout au bout de la salle s’élève une véritable tribune ; de la tablette de cette tribune tombe une chasuble rouge à croix jaune qui la cache entièrement. A droite et à gauche dans des chandeliers d’église brûlent quatre cierges dont deux ont des proportions de cierges pascals et les deux autres celles de cierges d’autel. Péladan que je connais un peu de Paris, apparaît de loin, en son habit noir à jabot et à manchettes, — bizarre mais d’une grande distinction sui generis. La voix est bonne, sui generis aussi, grave, un peu faible. Il parle de magie, d’anges, de fils d’anges. Bref c’est le Péladan contestable, mais encore « talentueux ». Il descend de la tribune au bout de quelque temps pour se reposer, comme c’est la clémente coutume là-bas. Le public est indécis. Il faut bien dire qu’il est venu là un peu dans l’espoir de voir un excentrique, disons le mot, un grotesque. Une réaction dans le bon sens se prépare qui éclate en vifs applaudissements, quand dans la seconde partie, après avoir finement... et malicieusement de parti pris, parbleu ! parlé ou plutôt jasé des femmes, il s’éleva, se sublimifia dans une sorte d’invocation cette fois presque tout à fait très chrétienne sans plus de magie que de droit pour un homme si infatué de cette véritable croyance sienne. Zilcken (j’ai dit qu’il m’avait accompagné) et moi nous descendons dans un local où Péladan, [p. 278] entouré et félicité, se délassait de la solennité de son discours de tout à l’heure en paradoxes amusants et le charmant causeur qu’il est se donnait pleine carrière. Je profitai d’une seconde de silence pour m’avancer vers lui. Il me reconnut sur-le-champ et nous serrâmes cordialement la main. Après quelques coupes de champagne vidées, chacun s’en fut chez soi, après s’être donné toutefois un rendez-vous pour le lendemain au Restaurant royal, où un déjeuner en l’honneur du Sâr devait être donné.

Le lendemain, à l’heure ordinaire nous nous rendîmes Zilcken, sa femme et moi au Restaurant royal — où j’ai oublié de dire qu’on m’avait, précédemment offert un banquet qui fut très cordial et très joyeux. La compagnie était déjà nombreuse. On n’attendait plus que le Sâr. Il vint bientôt accompagné de deux autres convives. Un bonnet d’Astrakan, un pourpoint de soie, des bottes de chamois blanches, et un manteau composait son costume. Et vive lui ! de se moquer du qu’en dira-t-on et d’arborer les vêtements qui lui plaisent, tandis que la majorité même des artistes s’habille comme tout le monde et que le même faux-col étrangle le cou de l’aigle et celui de l’oie !

Mais on se met à table ; Péladan et moi, entre deux dames. Vous dire les adorables méchancetés, parfois le latin qu’il m’envoyait plutôt pour gentiment taquiner ces dames, qu’à cause des énormités [p. 279] qu’il était censé contenir, les mots sans nombre, bref toute la joliesse de sa conversation, tâche au-dessus de moi, rêve !

Après son départ pour une célèbre plage toute voisine, Scheveningen, dont je vais même vous parler maintenant que toutes mes « aventures » à La Haye et de par ailleurs sont épuisées, — ce ne fut qu’un concert de palinodie. On revenait sur lui, et il quitta, le lendemain, La Haye pour Paris, emportant avec de sérieuses promesses de la plupart des peintres de la ville et de la région pour son salon des Rose+Croix dont il est comme on sait le Grand Maître, l’estime, la sympathie, j’oserai ajouter, je souligne j’oserai, — car c’est un homme si contredit ! — un commencement d’admiration pour l’immense talent et le génie (au fond) que je lui trouve.

Quelques jours auparavant, j’avais reçu la visite de l’aimable éditeur Blok, mon présent collaborateur. Blok m’invite à déjeuner, m’emmène en tramway jusqu’à un restaurant encore inconnu de moi ! ! mais magnifique et où la chère fut exquise. Après le café, il me proposa un tour à Scheveningen et j’acceptai.

Il s’agissait de louer une voiture et une voiture découverte, opération lente. Heureusement la rue du « louageur » se trouvait en face du tout petit hôtel de ville mignardement gothico-renaissance [p. 280] dont les détails et le carillon nous ou plutôt me firent paraître courte une bonne heure, ce qui n’était pas le cas de Blok. Ce petit homme tout nerfs sous son enveloppe un peu bedonnante s’impatientait, trépignait, piétinait. Enfin la voiture convoitée arriva. Nous nous installâmes pleins de couvertures, de foulards, etc., car nous allions à la mer dont l’air en novembre n’est pas caniculaire, sur les coussins très convenablement capitonnés du « char point numéroté », que sur les registres de ce bon preneur de temps de louageur.

Scheveningen est situé à deux milles de La Haye. On y arrive par une route qui doit être splendide en été, mais il faisait cette après-midi un temps superbe et les gigantesques ormes des deux côtés du chemin avaient encore quelques feuilles rouge et or. Du côté gauche de notre voiture ce n’étaient partout que petites maisons fantaisistes, peinturlurées, découpées, déchiquetées par une architecture falote et qui rappellent en plein celles qui font la joie et le repos autour de nos Expositions, n’est-ce pas ? un peu lourdes et vaguement ennuyeuses dans leur splendeur de toc aussi ! A droite la lisière du bois, mon voisin d’en face d’Hélène-Villa.

Au bout d’une demi-heure la princière, la royale route fait place à la rue unique du village, un grand village de pêcheurs, dont les habitants ont, paraît-il, gardé des mœurs patriarcales. En tout cas leur [p. 281] costume, surtout celui des femmes est bien particulier et doit dater de loin. C’était un dimanche. La cloche de la modeste église au clocher pointu appelait au prêche ces sincères et vraiment protestants de cœur plus que de théologie, si l’on peut parler beaucoup de cœur en parlant du protestantisme, — mais je ne parle ici que de protestants ignorants, humbles, simples, comme les vrais catholiques de nos côtes. Puis on voit la mer. La mer ! il y avait longtemps que je ne l’avais vue, ni respiré son air sauveur. Elle est très belle, d’une mélancolie au soleil presque couchant, très calme et qui lèche la plage où sommeillent, je ne sais comment arrivées là, quelques rares barques de pêche (je ne crois pas qu’il y ait d’autre port). D’autres barques, innombrables, paraît-il, sont « au large » avec leurs petites voiles noires, qui souvent impuissantes, les trahissent quoi qu’elles en aient,

« Et ça se dit sombrer ! »

comme dit si spécialement le matelot Corbière.

La voiture nous ramène à travers des dunes où font piteuse mine à côté du village travailleur et pieux d’en bas, les luxes morts, la camelote vaniteuse des gens qui vont — t’aux eaux (je vais aux z-eaux, tu vas zozo, etc.), casinos en bois peints, « splendid hôtels », boarding houses et autres [p. 282] Mais nous contournons bientôt une sorte de parc anglais, « paysage fondant », des buttes Chaumont... en moins bien, il faut l’avouer, et nous entrons dans le bois qui commence par de petites allées encore un peu émondées, tailladées, j’allais dire pommadées à l’usage du high life pendant le ou la season. Nous en prenons une qui s’appelle Verhuell-weg (ô reine Hortense ! ô le temps des harpes, des romances !) et bientôt nous enfonçant dans la vraie haute futaie du Bois, rejoignons bientôt, après avoir laissé derrière nous la façade peu belle du château d’hiver, Hélène-Villa.

Hélène-Villa ! Charmant séjour où j’ai reçu la bonne, la sainte hospitalité d’artiste à poète, hélas ! c’est ce soir que je passe ma dernière nuit dans tes murs témoins de tant de bonnes causeries !

Après le dîner pendant lequel il fut surtout question de la conférence de la veille et du Péladan inattendu du matin, s’organisa dans l’atelier une soirée où assistaient la plupart des personnes qui m’avaient suivi dans mes deux lectures de La Haye, et les parents de Zilcken, de qui le père, excellent violoncelliste, nous tint une partie du temps sous le charme de sa virtuosité. Des dames de véritable talent chantèrent à ravir. Les gâteaux et les liqueurs cependant ne cessaient de circuler. De flatteuses demandes d’autographes me sont adressées, auxquelles j’accède de tout mon cœur, même une dame [p. 283] amateur, peintre et statuaire à ses moments perdus, me prie des plus gracieusement de mettre mon nom sur un éventail où brillent déjà ceux de Sarah Bernhard, Planté, Sarasate e tutti quanti. Je ne pus que satisfaire au désir de cette aimable personne.

On se sépara vers minuit et demi. Je montai vite à ma chambre, bouclai ma légère valise et le lendemain dès sept heures je prenais le thé avec mes hôtes. J’avais le soir fait mes adieux à la mère de Mme Zilcken et à la toute gentille et plaisante Mlle Renée, qui, paraît-il, a gardé un bon souvenir du « Môssieu ».

Une bien cordiale poignée de main à Mme Zilcken et un saut, un peu lourd et... aidé, dans la voiture où son mari m’accompagne, et nous voici, au bout de dix minutes, en gare où m’attendaient le bon Toorop et le cher Verwey.

Le train siffle, un saut analogue à celui de tout à l’heure, cette fois dans le coupé qui doit ne me descendre qu’à Paris, des mains agitées de part et d’autre jusqu’à perte de vue — et me voici roulant dans cette part de Hollande admirée si fantastique, il y a quinze jours, admirée aujourd’hui si belle, si verte, si puissante contre l’eau, sa parure et son danger. Je retraversai ensuite la si différente, si curieuse Belgique, que je devais voir de plus près quelques mois après. Puis la France et Paris.

[p. 284]

En route j’avais fait ces vers qui clôront ce récit où je me suis tant plu :

Gens de la paisible Hollande
Qu’un instant ma voix vint troubler,
Sans trop, j’espère, d’ire grande
De votre part, voulant parler
A vos esprits que la nature
Fit calmes pour mieux y mêler
L’enthousiasme et la foi pure
En l’idéal fou de réel,
Et l’idéal et l’aventure
De sorte équitable, — ô le ciel
Non plus brumeux, mais de par l’ombre
Même et l’éclat essentiel,
O le ciel aux teintes sans nombre
Qu’opalisent l’ombre et l’éclat
De votre art clair ensemble et sombre,
Ciel dont il fallait que parlât
Aussi ce vieux siècle au-then-tique,
Et dont il fallait que perlât
[p. 285]
Cette douceur vraiment mystique
Et crue aussi vraiment, qui rend
Rêveuse notre âpre critique,
O votre ciel, fils de Rembrandt !
[p. 286]