Verne, Jules(1828-1905)

1881

[La Jangada huit cent lieues sur l’Amazone]

Source : http://www.ebooksgratuits.com/ebooks.php?auteur=Verne_Jules
Ont participé à cette édition électronique : Halitim, Naima.

Premier épisode §

Chapitre I.
Un capitaine des bois §

« Phyjslyddqfdzxgasgzzqqehxgkfndrxujugiocytdxvksbxhhuypo hdvyrymhuhpuydkjoxphetozsletnpmvffovpdpajxhyynojyggayme qynfuqlnmvlyfgsuzmqiztlbqgyugsqeubvnrcredgruzblrmxyuhqhp zdrrgcrohepqxufivvrplphonthvddqfhqsntzhhhnfepmqkyuuexktog zgkyuumfvijdqdpzjqsykrplxhxqrymvklohhhotozvdksppsuvjhd. »

L’homme qui tenait à la main le document, dont ce bizarre assemblage de lettres formait le dernier alinéa, resta quelques instants pensif, après l’avoir attentivement relu.

Le document comptait une centaine de ces lignes, qui n’étaient pas même divisées par mots. Il semblait avoir été écrit depuis des années, et, sur la feuille d’épais papier que couvraient ces hiéroglyphes, le temps avait déjà mis sa patine jaunâtre.

Mais, suivant quelle loi ces lettres avaient-elles été réunies ? Seul, cet homme eût pu le dire. En effet, il en est de ces langages chiffrés comme des serrures des coffres-forts modernes : ils se défendent de la même façon. Les combinaisons qu’ils présentent se comptent par milliards, et la vie d’un calculateur ne suffirait pas à les énoncer. Il faut le « mot » pour ouvrir le coffre de sûreté ; il faut le « chiffre » pour lire un cryptogramme de ce genre. Aussi, on le verra, celui-ci devait résister aux tentatives les plus ingénieuses, et cela, dans des circonstances de la plus haute gravité.

L’homme qui venait de relire ce document n’était qu’un simple capitaine des bois.

Au Brésil, on désigne sous cette appellation « capitães do mato », les agents employés à la recherche des nègres marrons.

C’est une institution qui date de 1722. À cette époque, les idées anti-esclavagistes ne s’étaient fait jour que dans l’esprit de quelques philanthropes. Plus d’un siècle devait se passer encore avant que les peuples civilisés les eussent admises et appliquées. Il semble, cependant, que ce soit un droit, le premier des droits naturels pour l’homme, que celui d’être libre, de s’appartenir, et, pourtant, des milliers d’années s’étaient écoulées avant que la généreuse pensée vînt à quelques nations d’oser le proclamer.

En 1852, – année dans laquelle va se dérouler cette histoire, – il y avait encore des esclaves au Brésil, et, conséquemment, des capitaines des bois pour leur donner la chasse. Certaines raisons d’économie politique avaient retardé l’heure de l’émancipation générale ; mais, déjà, le noir avait le droit de se racheter, déjà les enfants qui naissaient de lui naissaient libres. Le jour n’était donc plus éloigné où ce magnifique pays, dans lequel tiendraient les trois quarts de l’Europe, ne compterait plus un seul esclave parmi ses dix millions d’habitants.

En réalité, la fonction de capitaine des bois était destinée à disparaître dans un temps prochain, et, à cette époque, les bénéfices produits par la capture des fugitifs étaient sensiblement diminués. Or, si, pendant la longue période où les profits du métier furent assez rémunérateurs, les capitaines des bois formaient un monde d’aventuriers, le plus ordinairement composé d’affranchis, de déserteurs, qui méritaient peu d’estime, il va de soi qu’à l’heure actuelle ces chasseurs d’esclaves ne devaient plus appartenir qu’au rebut de la société, et, très probablement, l’homme au document ne déparait pas la peu recommandable milice des « capitães do mato ».

Ce Torrès, – ainsi se nommait-il, – n’était ni un métis, ni un Indien, ni un noir, comme la plupart de ses camarades : c’était un blanc d’origine brésilienne, ayant reçu un peu plus d’instruction que n’en comportait sa situation présente. En effet, il ne fallait voir en lui qu’un de ces déclassés, comme il s’en rencontre tant dans les lointaines contrées du Nouveau Monde, et, à une époque où la loi brésilienne excluait encore de certains emplois les mulâtres ou autres sang-mêlé, si cette exclusion l’eût atteint, ce n’eût pas été pour son origine, mais pour cause d’indignité personnelle.

En ce moment, d’ailleurs, Torrès n’était plus au Brésil.

Il avait tout récemment passé la frontière, et, depuis quelques jours, il errait dans ces forêts du Pérou, au milieu desquelles se développe le cours du Haut-Amazone.

Torrès était un homme de trente ans environ, bien constitué, sur qui les fatigues d’une existence assez problématique ne semblaient pas avoir eu prise, grâce à un tempérament exceptionnel, à une santé de fer.

De taille moyenne, large d’épaules, les traits réguliers, la démarche assurée, le visage très hâlé par l’air brûlant des tropiques, il portait une épaisse barbe noire. Ses yeux, perdus sous des sourcils rapprochés, jetaient ce regard vif, mais sec, des natures impudentes. Même au temps où le climat ne l’avait pas encore bronzée, sa face, loin de rougir facilement, devait plutôt se contracter sous l’influence des passions mauvaises.

Torrès était vêtu à la mode fort rudimentaire du coureur des bois. Ses vêtements témoignaient d’un assez long usage : sur sa tête, il portait un chapeau de cuir à larges bords, posé de travers ; sur ses reins, une culotte de grosse laine, se perdant sous la tige d’épaisses bottes, qui formaient la partie la plus solide de ce costume ; un « puncho » déteint, jaunâtre, ne laissant voir ni ce qu’était la veste, ni ce qu’avait été le gilet, qui lui couvraient la poitrine.

Mais, si Torrès était un capitaine des bois, il était évident qu’il n’exerçait plus ce métier, du moins dans les conditions où il se trouvait actuellement. Cela se voyait à l’insuffisance de ses moyens de défense ou d’attaque pour la poursuite des noirs. Pas d’arme à feu : ni fusil, ni revolver. À la ceinture, seulement, un de ces engins qui tiennent plus du sabre que du couteau de chasse et qu’on appelle une « manchetta ». En outre, Torrès était muni d’une « enchada », sorte de houe, plus spécialement employée à la poursuite des tatous et des agoutis, qui abondent dans les forêts du Haut-Amazone, où les fauves sont généralement peu à craindre.

En tout cas, ce jour-là, 4 mai 1852, il fallait que cet aventurier fût singulièrement absorbé dans la lecture du document sur lequel ses yeux étaient fixés, ou que, très habitué à errer dans ces bois du Sud-Amérique, il fût bien indifférent à leurs splendeurs. En effet, rien ne pouvait le distraire de son occupation : ni ce cri prolongé des singes hurleurs, que M. Saint-Hilaire a justement comparé au bruit de la cognée du bûcheron, s’abattant sur les branches d’arbres ; – ni le tintement sec des anneaux du crotale, serpent peu agressif, il est vrai, mais excessivement venimeux ; – ni la voix criarde du crapaud cornu, auquel appartient le prix de laideur dans la classe des reptiles ; – ni même le coassement à la fois sonore et grave de la grenouille mugissante, qui, si elle ne peut prétendre à dépasser le bœuf en grosseur, l’égale par l’éclat de ses beuglements.

Torrès n’entendait rien de tous ces vacarmes, qui sont comme la voix complexe des forêts du Nouveau Monde. Couché au pied d’un arbre magnifique, il n’en était même plus à admirer la haute ramure de ce « pao ferro » ou bois de fer, à sombre écorce, serré de grain, dur comme le métal qu’il remplace dans l’arme ou l’outil de l’Indien sauvage. Non ! Abstrait dans sa pensée, le capitaine des bois tournait et retournait entre ses doigts le singulier document. Avec le chiffre dont il avait le secret, il restituait à chaque lettre sa valeur véritable ; il lisait, il contrôlait le sens de ces lignes incompréhensibles pour tout autre que pour lui, et alors il souriait d’un mauvais sourire.

Puis, il se laissa aller à murmurer à mi-voix ces quelques phrases que personne ne pouvait entendre en cet endroit désert de la forêt péruvienne, et que personne n’aurait su comprendre, d’ailleurs :

« Oui, dit-il, voilà une centaine de lignes, bien nettement écrites, qui ont pour quelqu’un que je sais une importance dont il ne peut se douter ! Ce quelqu’un est riche ! C’est une question de vie ou de mort pour lui, et partout cela se paye cher ! »

Et regardant le document d’un œil avide :

« À un conto de reis seulement pour chacun des mots de cette dernière phrase, cela ferait une somme1 ! C’est qu’elle a son prix, cette phrase ! Elle résume le document tout entier ! Elle donne leurs vrais noms aux vrais personnages ! Mais, avant de s’essayer à la comprendre, il faudrait commencer par déterminer le nombre de mots qu’elle contient, et l’eût-on fait, son sens véritable échapperait encore ! »

Et, ce disant, Torrès se mit à compter mentalement.

« Il y a là cinquante-huit mots ! s’écria-t-il, ce qui ferait cinquante-huit contos2 ! Rien qu’avec cela on pourrait vivre au Brésil, en Amérique, partout où l’on voudrait, et même vivre à ne rien faire ! Et que serait-ce donc si tous les mots de ce document m’étaient payés à ce prix ! Il faudrait alors compter par centaines de contos ! Ah ! mille diables ! J’ai là toute une fortune à réaliser, ou je ne suis que le dernier des sots ! »

Il semblait que les mains de Torrès, palpant l’énorme somme, se refermaient déjà sur des rouleaux d’or.

Brusquement, sa pensée prit alors un nouveau cours.

« Enfin ! s’écria-t-il, je touche au but, et je ne regretterai pas les fatigues de ce voyage, qui m’a conduit des bords de l’Atlantique au cours du Haut-Amazone ! Cet homme pouvait avoir quitté l’Amérique, il pouvait être au-delà des mers, et alors, comment aurais-je pu l’atteindre ? Mais non ! Il est là, et, en montant à la cime de l’un de ces arbres, je pourrais apercevoir le toit de l’habitation où il demeure avec toute sa famille ! »

Puis, saisissant le papier et l’agitant avec un geste fébrile :

« Avant demain, dit-il, je serai en sa présence ! Avant demain, il saura que son honneur, sa vie sont renfermés dans ces lignes ! Et lorsqu’il voudra en connaître le chiffre qui lui permette de les lire, eh bien, il le payera, ce chiffre ! Il le payera, si je veux, de toute sa fortune, comme il le payerait de tout son sang ! Ah ! mille diables ! Le digne compagnon de la milice qui m’a remis ce document précieux, qui m’en a donné le secret, qui m’a dit où je trouverais son ancien collègue et le nom sous lequel il se cache depuis tant d’années, ce digne compagnon ne se doutait guère qu’il faisait ma fortune ! »

Torrès regarda une dernière fois le papier jauni, et, après l’avoir plié avec soin, il le serra dans un solide étui de cuivre, qui lui servait aussi de porte-monnaie.

En vérité, si toute la fortune de Torrès était contenue dans cet étui, grand comme un porte-cigare, en aucun pays du monde il n’eût passé pour riche. Il avait bien là un peu de toutes les monnaies d’or des États environnants : deux doubles condors des États-Unis de Colombie, valant chacun cent francs environ, des bolivars vénézuéliens pour une somme égale, des sols péruviens pour le double, quelques escudos chiliens pour cinquante francs au plus, et d’autres minimes pièces. Mais tout cela ne faisait qu’une somme ronde de cinq cents francs, et encore Torrès eût-il été très embarrassé de dire où et comment il l’avait acquise.

Ce qui était certain, c’est que, depuis quelques mois, après avoir abandonné brusquement ce métier de capitaine des bois qu’il exerçait dans la province du Para, Torrès avait remonté le bassin de l’Amazone et passé la frontière pour entrer sur le territoire péruvien.

À cet aventurier, d’ailleurs, il n’avait fallu que peu de choses pour vivre. Quelles dépenses lui étaient nécessaires ? Rien pour son logement, rien pour son habillement. La forêt lui procurait sa nourriture qu’il préparait sans frais, à la mode des coureurs de bois. Il lui suffisait de quelques reis pour son tabac qu’il achetait dans les missions ou dans les villages, autant pour l’eau-de-vie de sa gourde. Avec peu, il pouvait aller loin.

Lorsque le papier eut été serré dans l’étui de métal, dont le couvercle se fermait hermétiquement, Torrès, au lieu de le replacer dans la poche de la vareuse que recouvrait son poncho, crut mieux faire, par excès de précaution, en le déposant, près de lui, dans le creux d’une racine de l’arbre au pied duquel il était étendu.

C’était une imprudence qui faillit lui coûter cher !

Il faisait très chaud. Le temps était lourd. Si l’église de la bourgade la plus voisine eût possédé une horloge, cette horloge aurait alors sonné deux heures après midi, et, avec le vent qui portait, Torrès l’eût entendue, car il n’en était pas à plus de deux milles.

Mais l’heure lui était indifférente, sans doute. Habitué à se guider sur la hauteur, plus ou moins bien calculée, du soleil au-dessus de l’horizon, un aventurier ne saurait apporter l’exactitude militaire dans les divers actes de la vie. Il déjeune ou dîne quand il lui plaît ou lorsqu’il le peut. Il dort où et quand le sommeil le prend. Si la table n’est pas toujours mise, le lit est toujours fait au pied d’un arbre, dans l’épaisseur d’un fourré, en pleine forêt.

Torrès n’était pas autrement difficile sur les questions de confort. D’ailleurs, s’il avait marché une grande partie de la matinée, il venait de manger quelque peu, et le besoin de dormir se faisait maintenant sentir. Or, deux ou trois heures de repos le mettraient en état de reprendre sa route. Il se coucha donc sur l’herbe le plus confortablement qu’il put, en attendant le sommeil.

Cependant Torrès n’était pas de ces gens qui s’endorment sans s’être préparés à cette opération par certains préliminaires. Il avait l’habitude d’abord d’avaler quelques gorgées de forte liqueur, puis, cela fait, de fumer une pipe. L’eau-de-vie surexcite le cerveau, et la fumée du tabac se mélange bien à la fumée des rêves. Du moins, c’était son opinion.

Torrès commença donc par appliquer à ses lèvres une gourde qu’il portait à son côté. Elle contenait cette liqueur connue généralement sous le nom de « chica » au Pérou, et plus particulièrement sous celui de « caysuma » sur le Haut-Amazone. C’est le produit d’une distillation légère de la racine de manioc doux, dont on a provoqué la fermentation, et à laquelle le capitaine des bois, en homme dont le palais est à demi blasé, croyait devoir ajouter une bonne dose de tafia.

Lorsque Torrès eut bu quelques gorgées de cette liqueur, il agita la gourde, et il constata, non sans regrets, qu’elle était à peu près vide.

« À renouveler ! » dit-il simplement.

Puis, tirant une courte pipe en racine, il la bourra de ce tabac âcre et grossier du Brésil, dont les feuilles appartenaient à cet antique « pétun » rapporté en France par Nicot, auquel on doit la vulgarisation de la plus productive et de la plus répandue des solanées.

Ce tabac n’avait rien de commun avec le scaferlati de premier choix que produisent les manufactures françaises, mais Torrès n’était pas plus difficile sur ce point que sur bien d’autres. Il battit le briquet, enflamma un peu de cette substance visqueuse, connue sous le nom d’ «  amadou de fourmis », que sécrètent certains hyménoptères, et il alluma sa pipe.

À la dixième aspiration, ses yeux se fermaient, la pipe lui échappait des doigts, et il s’endormait, ou plutôt il tombait dans une sorte de torpeur qui n’était pas du vrai sommeil.


Chapitre II.
Voleur et volé §

Torrès dormait depuis une demi-heure environ, lorsqu’un bruit se fit entendre sous les arbres. C’était un bruit de pas légers, comme si quelque visiteur eût marché pieds nus, en prenant certaines précautions pour ne pas être entendu. Se mettre en garde contre toute approche suspecte aurait été le premier soin de l’aventurier, si ses yeux eussent été ouverts en ce moment. Mais ce n’était pas là de quoi l’éveiller, et celui qui s’avançait put arriver en sa présence, à dix pas de l’arbre, sans avoir été aperçu.

Ce n’était point un homme, c’était un « guariba ».

De tous ces singes à queue prenante qui hantent les forêts du Haut-Amazone, sahuis aux formes gracieuses, sajous cornus, monos à poils gris, sagouins qui ont l’air de porter un masque sur leur face grimaçante, le guariba est sans contredit le plus original. D’humeur sociable, peu farouche, très différent en cela du « mucura » féroce et infect, il a le goût de l’association et marche le plus ordinairement en troupe. C’est lui dont la présence se signale au loin par ce concert de voix monotones, qui ressemble aux prières psalmodiées des chantres. Mais, si la nature ne l’a pas créé méchant, il ne faut pas qu’on l’attaque sans précaution. En tout cas, ainsi qu’on va le voir, un voyageur endormi ne laisse pas d’être exposé, lorsqu’un guariba le surprend dans cette situation et hors d’état de se défendre.

Ce singe, qui porte aussi le nom de « barbado » au Brésil, était de grande taille. La souplesse et la vigueur de ses membres devaient faire de lui un vigoureux animal, aussi apte à lutter sur le sol qu’à sauter de branche en branche à la cime des géants de la forêt.

Mais, alors, celui-ci s’avançait à petits pas, prudemment. Il jetait des regards à droite et à gauche, en agitant rapidement sa queue. À ces représentants de la race simienne, la nature ne s’est pas contentée de donner quatre mains, – ce qui en fait des quadrumanes –, elle s’est montrée plus généreuse, et ils en ont véritablement cinq, puisque l’extrémité de leur appendice caudal possède une parfaite faculté de préhension.

Le guariba s’approcha sans bruit, brandissant un solide bâton, qui, manœuvré par son bras vigoureux, pouvait devenir une arme redoutable. Depuis quelques minutes, il avait dû apercevoir l’homme couché au pied de l’arbre, mais l’immobilité du dormeur l’engagea, sans doute, à venir le voir de plus près. Il s’avança donc, non sans quelque hésitation, et s’arrêta enfin à trois pas de lui.

Sur sa face barbue s’ébaucha une grimace qui découvrit ses dents acérées, d’une blancheur d’ivoire, et son bâton s’agita d’une façon peu rassurante pour le capitaine des bois.

Très certainement la vue de Torrès n’inspirait pas à ce guariba des idées bienveillantes. Avait-il donc des raisons particulières d’en vouloir à cet échantillon de la race humaine que le hasard lui livrait sans défense ? Peut-être ! On sait combien certains animaux gardent la mémoire des mauvais traitements qu’ils ont reçus, et il était possible que celui-ci eût quelque rancune en réserve contre les coureurs des bois.

En effet, pour les Indiens surtout, le singe est un gibier dont il convient de faire le plus grand cas, et, à quelque espèce qu’il appartienne, ils lui donnent la chasse avec toute l’ardeur d’un Nemrod, non seulement pour le plaisir de le chasser, mais aussi pour le plaisir de le manger.

Quoi qu’il en soit, si le guariba ne parut pas disposé à intervertir les rôles cette fois, s’il n’alla pas jusqu’à oublier que la nature n’a fait de lui qu’un simple herbivore en songeant à dévorer le capitaine des bois, il sembla du moins très décidé à détruire un de ses ennemis naturels.

Aussi, après l’avoir regardé pendant quelques instants, le guariba commença à faire le tour de l’arbre. Il marchait lentement, retenant son souffle, mais se rapprochant de plus en plus. Son attitude était menaçante, sa physionomie féroce. Assommer d’un seul coup cet homme immobile, rien ne devait lui être plus aisé, et, en ce moment, il est certain que la vie de Torrès ne tenait plus qu’à un fil.

En effet, le guariba s’arrêta une seconde fois tout près de l’arbre, il se plaça de côté, de manière à dominer la tête du dormeur, et il leva son bâton pour l’en frapper.

Mais, si Torrès avait été imprudent en déposant près de lui, dans le creux d’une racine, l’étui qui contenait son document et sa fortune, ce fut cette imprudence cependant qui lui sauva la vie.

Un rayon de soleil, se glissant entre les branches, vint frapper l’étui, dont le métal poli s’alluma comme un miroir. Le singe, avec cette frivolité particulière à son espèce, fut immédiatement distrait. Ses idées – si tant est qu’un animal puisse avoir des idées –, prirent aussitôt un autre cours. Il se baissa, ramassa l’étui, recula de quelques pas, et, l’élevant à la hauteur de ses yeux, il le regarda, non sans surprise, en le faisant miroiter. Peut-être fut-il encore plus étonné, lorsqu’il entendit résonner les pièces d’or que cet étui contenait. Cette musique l’enchanta. Ce fut comme un hochet aux mains d’un enfant. Puis, il le porta à sa bouche, et ses dents grincèrent sur le métal, mais ne cherchèrent point à l’entamer.

Sans doute, le guariba crut avoir trouvé là quelque fruit d’une nouvelle espèce, une sorte d’énorme amande toute brillante, avec un noyau qui jouait librement dans sa coque. Mais, s’il comprit bientôt son erreur, il ne pensa pas que ce fût une raison pour jeter cet étui. Au contraire, il le serra plus étroitement dans sa main gauche, et laissa choir son bâton, qui, en tombant, brisa une branche sèche.

À ce bruit, Torrès se réveilla, et, avec la prestesse des gens toujours aux aguets, chez lesquels le passage de l’état de sommeil à l’état de veille s’opère sans transition, il fut aussitôt debout.

En un instant, Torrès avait reconnu à qui il avait affaire.

« Un guariba ! » s’écria-t-il.

Et sa main saisissant la manchetta déposée près de lui, il se mit en état de défense.

Le singe, effrayé, s’était aussitôt reculé, et, moins brave devant un homme éveillé que devant un homme endormi, après une rapide gambade, il se glissa sous les arbres.

« Il était temps ! s’écria Torrès. Le coquin m’aurait assommé sans plus de cérémonie ! »

Soudain, entre les mains du singe, qui s’était arrêté à vingt pas et le regardait avec force grimaces, comme s’il eût voulu le narguer, il aperçut son précieux étui.

« Le gueux ! s’écria-t-il encore. S’il ne m’a pas tué, il a presque fait pis ! Il m’a volé ! »

La pensée que l’étui contenait son argent ne fut cependant pas pour le préoccuper tout d’abord. Mais ce qui le fit bondir, c’est l’idée que l’étui renfermait ce document, dont la perte, irréparable pour lui, entraînerait celle de toutes ses espérances.

« Mille diables ! » s’écria-t-il.

Et cette fois, voulant, coûte que coûte, reprendre son étui, Torrès s’élança à la poursuite du guariba.

Il ne se dissimulait pas que d’atteindre cet agile animal ce n’était pas facile. Sur le sol, il s’enfuirait trop vite ; dans les branches, il s’enfuirait trop haut. Un coup de fusil bien ajusté aurait seul pu l’arrêter dans sa course ou dans son vol ; mais Torrès ne possédait aucune arme à feu. Son sabre-poignard et sa houe n’auraient eu raison du guariba qu’à la condition de pouvoir l’en frapper.

Il devint bientôt évident que le singe ne pourrait être atteint que par surprise. De là, nécessité pour Torrès de ruser avec le malicieux animal. S’arrêter, se cacher derrière quelque tronc d’arbre, disparaître sous un fourré, inciter le guariba, soit à s’arrêter, soit à revenir sur ses pas, il n’y avait pas autre chose à tenter. C’est ce que fit Torrès, et la poursuite commença dans ces conditions ; mais, lorsque le capitaine des bois disparaissait, le singe attendait patiemment qu’il reparût, et, à ce manège, Torrès se fatiguait sans résultat.

« Damné guariba ! s’écria-t-il bientôt. Je n’en viendrai jamais à bout, et il peut me reconduire ainsi jusqu’à la frontière brésilienne ! Si encore il lâchait mon étui ! Mais non ! Le tintement des pièces d’or l’amuse ! Ah ! voleur ! si je parviens à t’empoigner !… »

Et Torrès de reprendre sa poursuite, et le singe de détaler avec une nouvelle ardeur !

Une heure se passa dans ces conditions, sans amener aucun résultat. Torrès y mettait un entêtement bien naturel. Comment, sans ce document, pourrait-il battre monnaie ?

La colère prenait alors Torrès. Il jurait, il frappait la terre du pied, il menaçait le guariba. La taquine bête ne lui répondait que par un ricanement bien fait pour le mettre hors de lui.

Et alors Torrès se remettait à le poursuivre. Il courait à perdre haleine, s’embarrassant dans ces hautes herbes, ces épaisses broussailles, ces lianes entrelacées, à travers lesquelles le guariba passait comme un coureur de steeple-chase. De grosses racines cachées sous les herbes barraient parfois les sentiers. Il buttait, il se relevait. Enfin il se surprit à crier : « À moi ! à moi ! au voleur ! » comme s’il eût pu se faire entendre.

Bientôt, à bout de forces, et la respiration lui manquant, il fut obligé de s’arrêter.

« Mille diables ! dit-il, quand je poursuivais les nègres marrons à travers les halliers, ils me donnaient moins de peine ! Mais je l’attraperai, ce singe maudit ; j’irai, oui ! j’irai, tant que mes jambes pourront me porter, et nous verrons !… »

Le guariba était resté immobile, en voyant que l’aventurier avait cessé de le poursuivre. Il se reposait, lui aussi, bien qu’il fût loin d’être arrivé à ce degré d’épuisement qui interdisait tout mouvement à Torrès.

Il resta ainsi pendant dix minutes, grignotant deux ou trois racines qu’il venait d’arracher à fleur de terre, et il faisait de temps en temps tinter l’étui à son oreille.

Torrès, exaspéré, lui jeta des pierres qui l’atteignirent, mais sans lui faire grand mal à cette distance.

Il fallait pourtant prendre un parti. D’une part, continuer à poursuivre le singe avec si peu de chances de pouvoir l’atteindre, cela devenait insensé ; de l’autre, accepter pour définitive cette réplique du hasard à toutes ses combinaisons, être non seulement vaincu, mais déçu et mystifié par un sot animal, c’était désespérant.

Et cependant, Torrès devait le reconnaître, lorsque la nuit serait venue, le voleur disparaîtrait sans peine, et lui, le volé, serait embarrassé même de retrouver son chemin à travers cette épaisse forêt. En effet, la poursuite l’avait entraîné à plusieurs milles des berges du fleuve, et il lui serait déjà malaisé d’y revenir.

Torrès hésita, il tâcha de résumer ses idées avec sang-froid, et, finalement, après avoir proféré une dernière imprécation, il allait abandonner toute idée de rentrer en possession de son étui, quand, songeant encore, en dépit de sa volonté, à ce document, à tout cet avenir échafaudé sur l’usage qu’il en comptait faire, il se dit qu’il se devait de tenter un dernier effort.

Il se releva donc.

Le guariba se releva aussi.

Il fit quelques pas en avant.

Le singe en fit autant en arrière ; mais, cette fois, au lieu de s’enfoncer plus profondément dans la forêt, il s’arrêta au pied d’un énorme ficus, – cet arbre dont les échantillons variés sont si nombreux dans tout le bassin du Haut-Amazone.

Saisir le tronc de ses quatre mains, grimper avec l’agilité d’un clown qui serait un singe, s’accrocher avec sa queue prenante aux premières branches étendues horizontalement à quarante pieds au-dessus du sol, puis se hisser à la cime de l’arbre, jusqu’au point où ses derniers rameaux fléchissaient sous lui, ce ne fut qu’un jeu pour l’agile guariba et l’affaire de quelques instants.

Là, installé tout à son aise, il continua son repas interrompu en cueillant les fruits qui se trouvaient à la portée de sa main. Certes, Torrès aurait eu, lui aussi, grand besoin de boire et de manger, mais impossible ! Sa musette était plate, sa gourde était vide !

Cependant, au lieu de revenir sur ses pas, il se dirigea vers l’arbre, bien que la situation prise par le singe fût encore plus défavorable pour lui. Il ne pouvait songer un instant à grimper aux branches de ce ficus, que son voleur aurait eu vite fait d’abandonner pour un autre.

Et toujours l’insaisissable étui de résonner à son oreille !

Aussi, dans sa fureur, dans sa folie, Torrès apostropha-t-il le guariba. Dire de quelle série d’invectives il le gratifia, serait impossible. N’alla-t-il pas jusqu’à le traiter, non seulement de métis, ce qui est déjà une grave injure dans la bouche d’un Brésilien de race blanche, mais encore de « curiboca », c’est-à-dire de métis, de nègre et d’Indien ! Or, de toutes les insultes qu’un homme puisse adresser à un autre, il n’en est certainement pas de plus cruelle sous cette latitude équatoriale.

Mais le singe, qui n’était qu’un simple quadrumane, se moquait de tout ce qui eût révolté un représentant de l’espèce humaine.

Alors Torrès recommença à lui jeter des pierres, des morceaux de racines, tout ce qui pouvait lui servir de projectiles. Avait-il donc l’espoir de blesser grièvement le singe ? Non ! Il ne savait plus ce qu’il faisait. À vrai dire, la rage de son impuissance lui ôtait toute raison. Peut-être espéra-t-il un instant que, dans un mouvement que ferait le guariba pour passer d’une branche à une autre, l’étui lui échapperait, voire même que, pour ne pas demeurer en reste avec son agresseur, il s’aviserait de le lui lancer à la tête ! Mais non ! Le singe tenait à conserver l’étui, et tout en le serrant d’une main, il lui en restait encore trois pour se mouvoir.

Torrès, désespéré, allait définitivement abandonner la partie et revenir vers l’Amazone, lorsqu’un bruit de voix se fit entendre. Oui ! un bruit de voix humaines.

On parlait à une vingtaine de pas de l’endroit où s’était arrêté le capitaine des bois.

Le premier soin de Torrès fut de se cacher dans un épais fourré. En homme prudent, il ne voulait pas se montrer, sans savoir au moins à qui il pouvait avoir affaire.

Palpitant, très intrigué, l’oreille tendue, il attendait, lorsque tout à coup retentit la détonation d’une arme à feu.

Un cri lui succéda, et le singe, mortellement frappé tomba lourdement sur le sol, tenant toujours l’étui de Torrès.

« Par le diable ! s’écria celui-ci, voilà pourtant une balle qui est arrivée à propos ! »

Et cette fois, sans s’inquiéter d’être vu, il sortait du fourré, lorsque deux jeunes gens apparurent sous les arbres.

C’étaient des Brésiliens, vêtus en chasseurs, bottes de cuir, chapeau léger de fibres de palmier, veste ou plutôt vareuse, serrée à la ceinture et plus commode que le puncho national. À leurs traits, à leur teint, on eût facilement reconnu qu’ils étaient de sang portugais.

Chacun d’eux était armé d’un de ces longs fusils de fabrication espagnole, qui rappellent un peu les armes arabes, fusils à longue portée, d’une assez grande justesse, et que les habitués de ces forêts du Haut-Amazone manœuvrent avec succès.

Ce qui venait de se passer en était la preuve. À une distance oblique de plus de quatre-vingts pas, le quadrumane avait été frappé d’une balle en pleine tête.

En outre, les deux jeunes gens portaient à la ceinture une sorte de couteau-poignard, qui a nom « foca » au Brésil, et dont les chasseurs n’hésitent pas à se servir pour attaquer l’onça et autres fauves, sinon très redoutables, du moins assez nombreux dans ces forêts.

Évidemment Torrès n’avait rien à craindre de cette rencontre, et il continua de courir vers le corps du singe.

Mais les jeunes gens, qui s’avançaient dans la même direction, avaient moins de chemin à faire, et, s’étant rapprochés de quelques pas, ils se trouvèrent en face de Torrès.

Celui-ci avait recouvré sa présence d’esprit.

« Grand merci messieurs, leur dit-il gaiement en soulevant le bord de son chapeau. Vous venez de me rendre, en tuant ce méchant animal, un grand service ! »

Les chasseurs se regardèrent d’abord, ne comprenant pas ce qui leur valait ces remerciements.

Torrès, en quelques mots, les mit au courant de la situation.

« Vous croyez n’avoir tué qu’un singe, leur dit-il, et, en réalité, vous avez tué un voleur !

– Si nous vous avons été utiles, répondit le plus jeune des deux, c’est, à coup sûr, sans nous en douter ; mais nous n’en sommes pas moins très heureux de vous avoir été bons à quelque chose. »

Et, ayant fait quelques pas en arrière, il se pencha sur le guariba ; puis, non sans effort, il retira l’étui de sa main encore crispée.

« Voilà sans doute, dit-il, ce qui vous appartient, monsieur ?

– C’est cela même », répondit Torrès, qui prit vivement l’étui, et ne put retenir un énorme soupir de soulagement.

« Qui dois-je remercier, messieurs, dit-il, pour le service qui vient de m’être rendu ?

– Mon ami Manoel, médecin aide-major dans l’armée brésilienne, répondit le jeune homme.

– Si c’est moi qui ai tiré ce singe, fit observer Manoel, c’est toi qui me l’as fait voir, mon cher Benito.

– Dans ce cas, messieurs, répliqua Torrès, c’est à vous deux que j’ai cette obligation, aussi bien à monsieur Manoel qu’à monsieur … ?

Benito Garral », répondit Manoel.

Il fallut au capitaine des bois une grande force sur lui-même pour ne pas tressaillir en entendant ce nom, et surtout lorsque le jeune homme ajouta obligeamment :

« La ferme de mon père, Joam Garral, n’est qu’à trois milles d’ici3. S’il vous plaît, monsieur… ?

Torrès, répondit l’aventurier.

– S’il vous plaît d’y venir, monsieur Torrès, vous y serez hospitalièrement reçu.

– Je ne sais si je le puis ! répondit Torrès, qui, surpris par cette rencontre très inattendue, hésitait à prendre un parti. Je crains en vérité de ne pouvoir accepter votre offre !… L’incident que je viens de vous raconter m’a fait perdre du temps !… Il faut que je retourne promptement vers l’Amazone… que je compte descendre jusqu’au Para…

– Eh bien, monsieur Torrès, reprit Benito, il est probable que nous nous reverrons sur son parcours, car, avant un mois, mon père et toute sa famille auront pris le même chemin que vous.

– Ah ! dit assez vivement Torrès, votre père songe à repasser la frontière brésilienne ?…

– Oui, pour un voyage de quelques mois, répondit Benito. Du moins, nous espérons l’y décider. – N’est-ce pas, Manoel ? »

Manoel fit un signe de tête affirmatif.

« Eh bien, messieurs, répondit Torrès, il est en effet possible que nous nous retrouvions en route. Mais je ne puis, malgré mon regret, accepter votre offre en ce moment. Je vous en remercie néanmoins et me considère comme deux fois votre obligé. »

Cela dit, Torrès salua les jeunes gens, qui lui rendirent son salut et reprirent le chemin de la ferme.

Quant à lui, il les regarda s’éloigner. Puis, lorsqu’il les eut perdus de vue :

« Ah ! il va repasser la frontière ! dit-il d’une voix sourde. Qu’il la repasse donc, et il sera encore plus à ma merci ! Bon voyage, Joam Garral ! »

Et, ces paroles prononcées, le capitaine des bois, se dirigeant vers le sud, de manière à regagner la rive gauche du fleuve par le plus court, disparut dans l’épaisse forêt.


Chapitre III.
La famille Garral §

Le village d’Iquitos est situé près de la rive gauche de l’Amazone, à peu près sur le soixante-quatorzième méridien, dans cette partie du grand fleuve qui porte encore le nom de Marânon, et dont le lit sépare le Pérou de la République de l’Équateur, à cinquante-cinq lieues vers l’ouest de la frontière brésilienne.

Iquitos a été fondé par les missionnaires, comme toutes ces agglomérations de cases, hameaux ou bourgades, qui se rencontrent dans le bassin de l’Amazone. Jusqu’à la dix-septième année de ce siècle, les Indiens Iquitos, qui en formèrent un moment l’unique population, s’étaient reportés à l’intérieur de la province, assez loin du fleuve. Mais, un jour, les sources de leur territoire se tarissent sous l’influence d’une éruption volcanique, et ils sont dans la nécessité de venir se fixer sur la gauche du Marânon. La race s’altéra bientôt par suite des alliances qui furent contractées avec les Indiens riverains, Ticunas ou Omaguas, et, aujourd’hui, Iquitos ne compte plus qu’une population mélangée, à laquelle il convient d’ajouter quelques Espagnols et deux ou trois familles de métis.

Une quarantaine de huttes, assez misérables, que leur toit de chaume rend à peine dignes du nom de chaumières, voilà tout le village, très pittoresquement groupé, d’ailleurs, sur une esplanade qui domine d’une soixantaine de pieds les rives du fleuve. Un escalier, fait de troncs transversaux, y accède, et il se dérobe aux yeux du voyageur, tant que celui-ci n’a pas gravi cet escalier, car le recul lui manque. Mais une fois sur la hauteur, on se trouve devant une enceinte peu défensive d’arbustes variés et de plantes arborescentes, rattachées par des cordons de lianes, que dépassent çà et là des têtes de bananiers et de palmiers de la plus élégante espèce.

À cette époque, – et sans doute la mode tardera longtemps à modifier leur costume primitif –, les Indiens d’Iquitos allaient à peu près nus. Seuls les Espagnols et les métis, fort dédaigneux envers leurs co-citadins indigènes, s’habillaient d’une simple chemise, d’un léger pantalon de cotonnade, et se coiffaient d’un chapeau de paille. Tous vivaient assez misérablement dans ce village, d’ailleurs, frayant peu ensemble, et, s’ils se réunissaient parfois, ce n’était qu’aux heures où la cloche de la Mission les appelait à la case délabrée qui servait d’église.

Mais, si l’existence était à l’état presque rudimentaire au village d’Iquitos comme dans la plupart des hameaux du Haut-Amazone, il n’aurait pas fallu faire une lieue, en descendant le fleuve, pour rencontrer sur la même rive un riche établissement où se trouvaient réunis tous les éléments d’une vie confortable.

C’était la ferme de Joam Garral, vers laquelle revenaient les deux jeunes gens, après leur rencontre avec le capitaine des bois.

Là, sur un coude du fleuve, au confluent du rio Nanay, large de cinq cents pieds, s’était fondée, il y a bien des années, cette ferme, cette métairie, ou, pour employer l’expression du pays, cette « fazenda », alors en pleine prospérité. Au nord, le Nanay la bordait de sa rive droite sur un espace d’un petit mille, et c’était sur une longueur égale, à l’est, qu’elle se faisait riveraine du grand fleuve. À l’ouest, de petits cours d’eau, tributaires du Nanay, et quelques lagunes de médiocre étendue la séparaient de la savane et des campines, réservées au pacage des bestiaux.

C’était là que Joam Garral, en 1826, – vingt-six ans avant l’époque à laquelle commence cette histoire –, fut accueilli par le propriétaire de la fazenda.

Ce Portugais, nommé Magalhaës, n’avait d’autre industrie que celle d’exploiter les bois du pays, et son établissement, récemment fondé, n’occupait alors qu’un demi-mille sur la rive du fleuve.

Là, Magalhaës, hospitalier comme tous ces Portugais de vieille race, vivait avec sa fille Yaquita, qui, depuis la mort, de sa mère, avait pris la direction du ménage. Magalhaës était un bon travailleur, dur à la fatigue, mais l’instruction lui faisait défaut. S’il s’entendait à conduire les quelques esclaves qu’il possédait et la douzaine d’Indiens dont il louait les services, il se montrait moins apte aux diverses opérations extérieures de son commerce. Aussi, faute de savoir, l’établissement d’Iquitos ne prospérait-il pas, et les affaires du négociant portugais étaient-elles quelque peu embarrassées.

Ce fut dans ces circonstances que Joam Garral, qui avait alors vingt-deux ans, se trouva un jour en présence de Magalhaës. Il était arrivé dans le pays à bout de forces et de ressources. Magalhaës l’avait trouvé à demi mort de faim et de fatigue dans la forêt voisine. C’était un brave cœur, ce Portugais. Il ne demanda pas à cet inconnu d’où il venait, mais ce dont il avait besoin. La mine noble et fière de Joam Garral, malgré son épuisement, l’avait touché. Il le recueillit, le remit sur pied et lui offrit, pour quelques jours d’abord, une hospitalité qui devait durer sa vie entière.

Voilà donc dans quelles conditions Joam Garral fut introduit à la ferme d’Iquitos.

Brésilien de naissance, Joam Garral était sans famille, sans fortune. Des chagrins, disait-il, l’avaient forcé à s’expatrier, en abandonnant tout esprit de retour. Il demanda à son hôte la permission de ne pas s’expliquer sur ses malheurs passés, – malheurs aussi graves qu’immérités. Ce qu’il cherchait, ce qu’il voulait, c’était une vie nouvelle, une vie de travail. Il allait un peu à l’aventure, avec la pensée de se fixer dans quelque fazenda de l’intérieur. Il était instruit, intelligent. Il y avait dans toute sa prestance cet on ne sait quoi qui annonce l’homme sincère, dont l’esprit est net et rectiligne. Magalhaës, tout à fait séduit, lui offrit de rester à la ferme, où il était en mesure d’apporter ce qui manquait au digne fermier.

Joam Garral accepta sans hésiter. Son intention avait été d’entrer tout d’abord dans un « seringal », exploitation de caoutchouc, où un bon ouvrier gagnait, à cette époque, cinq ou six piastres4 par jour, et pouvait espérer devenir patron, pour peu que la chance le favorisât ; mais Magalhaës lui fit justement observer que, si la paye était forte, on ne trouvait de travail dans les seringals qu’au moment de la récolte, c’est-à-dire pendant quelques mois seulement, ce qui ne pouvait constituer une position stable, telle que le jeune homme devait la désirer.

Le Portugais avait raison. Joam Garral le comprit, et il entra résolument au service de la fazenda, décidé à lui consacrer toutes ses forces.

Magalhaës n’eut pas à se repentir de sa bonne action. Ses affaires se rétablirent. Son commerce de bois, qui, par l’Amazone, s’étendait jusqu’au Para, prit bientôt, sous l’impulsion de Joam Garral, une extension considérable. La fazenda ne tarda pas à grandir à proportion et se développa sur la rive du fleuve jusqu’à l’embouchure du Nanay. De l’habitation, on fit une demeure charmante, élevée d’un étage, entourée d’une véranda, à demi cachée sous de beaux arbres, des mimosas, des figuiers-sycomores, des bauhinias, des paullinias, dont le tronc disparaissait sous un réseau de granadilles, de bromélias à fleurs écarlates et de lianes capricieuses.

Au loin, derrière des buissons géants, sous des massifs de plantes arborescentes, se cachait tout l’ensemble des constructions où demeurait le personnel de la fazenda, les communs, les cases des noirs, les carbets des Indiens. De la rive du fleuve, bordée de roseaux et de végétaux aquatiques, on ne voyait donc que la maison forestière.

Une vaste campine, laborieusement défrichée le long des lagunes, offrit d’excellents pâturages. Les bestiaux y abondèrent. Ce fut une nouvelle source de gros bénéfices dans ces riches contrées, où un troupeau double en quatre ans, tout en donnant dix pour cent d’intérêts, rien que par la vente de la chair et des peaux des bêtes abattues pour la consommation des éleveurs. Quelques « sitios » ou plantations de manioc et de café furent fondés sur des parties de bois mises en coupe. Des champs de cannes à sucre exigèrent bientôt la construction d’un moulin pour l’écrasement des tiges saccharifères, destinées à la fabrication de la mélasse, du tafia et du rhum. Bref, dix ans après l’arrivée de Joam Garral à la ferme d’Iquitos, la fazenda était devenue l’un des plus riches établissements du Haut-Amazone. Grâce à la bonne direction imprimée par le jeune commis aux travaux du dedans et aux affaires du dehors, sa prospérité s’accroissait de jour en jour.

Le Portugais n’avait pas attendu si longtemps pour reconnaître ce qu’il devait à Joam Garral. Afin de le récompenser suivant son mérite, il l’avait d’abord intéressé dans les bénéfices de son exploitation ; puis, quatre ans après son arrivée, il en avait fait son associé au même titre que lui-même et à parties égales entre eux deux.

Mais il rêvait mieux encore. Yaquita, sa fille, avait su comme lui reconnaître dans ce jeune homme silencieux, doux aux autres, dur à lui-même, de sérieuses qualités de cœur et d’esprit. Elle l’aimait ; mais, bien que de son côté Joam ne fût pas resté insensible aux mérites et à la beauté de cette vaillante fille, soit fierté, soit réserve, il ne semblait pas songer à la demander en mariage.

Un grave incident hâta la solution.

Magalhaës, un jour, en dirigeant une coupe, fut mortellement blessé par la chute d’un arbre. Rapporté presque sans mouvement à la ferme et se sentant perdu, il releva Yaquita qui pleurait à son côté, il lui prit la main, il la mit dans celle de Joam Garral en lui faisant jurer de la prendre pour femme.

« Tu as refait ma fortune, dit-il, et je ne mourrai tranquille que si, par cette union, je sens l’avenir de ma fille assuré !

Je puis rester son serviteur dévoué, son frère, son protecteur, sans être son époux, avait d’abord répondu Joam Garral. Je vous dois tout, Magalhaës, je ne l’oublierai jamais, et le prix dont vous voulez payer mes efforts dépasse leur mérite ! »

Le vieillard avait insisté. La mort ne lui permettait pas d’attendre, il exigea une promesse, qui lui fut faite.

Yaquita avait vingt-deux ans alors, Joam en avait vingt-six. Tous deux s’aimaient, et ils se marièrent quelques heures avant la mort de Magalhaës, qui eut encore la force de bénir leur union.

Ce fut par suite de ces circonstances qu’en 1830 Joam Garral devint le nouveau fazender d’Iquitos, à l’extrême satisfaction de tous ceux qui composaient le personnel de la ferme.

La prospérité de l’établissement ne pouvait que s’accroître de ces deux intelligences réunies en un seul cœur. Un an après son mariage, Yaquita donna un fils à son mari, et deux ans après, une fille. Benito et Minha, les petits-enfants du vieux Portugais, devaient être dignes de leur grand-père, les enfants, dignes de Joam et Yaquita.

La jeune fille devint charmante. Elle ne quitta point la fazenda. Élevée dans ce milieu pur et sain, au milieu de cette belle nature des régions tropicales, l’éducation que lui donna sa mère, l’instruction qu’elle reçut de son père, lui suffirent. Qu’aurait-elle été apprendre de plus dans un couvent de Manao ou de Bélem ? Où aurait-elle trouvé de meilleurs exemples de toutes les vertus privées ? Son esprit et son cœur se seraient-ils plus délicatement formés loin de la maison paternelle ? Si la destinée ne lui réservait pas de succéder à sa mère dans l’administration de la fazenda, elle saurait être à la hauteur de n’importe quelle situation à venir.

Quant à Benito, ce fut autre chose. Son père voulut avec raison qu’il reçût une éducation aussi solide et aussi complète qu’on la donnait alors dans les grandes villes du Brésil. Déjà, le riche fazender n’avait rien à se refuser pour son fils. Benito possédait d’heureuses dispositions, un cerveau ouvert, une intelligence vive, des qualités de cœur égales à celles de son esprit. À l’âge de douze ans, il fut envoyé au Para, à Bélem, et là, sous la direction d’excellents professeurs, il trouva les éléments d’une éducation qui devait en faire plus tard un homme distingué. Rien dans les lettres, ni dans les sciences, ni dans les arts, ne lui fut étranger. Il s’instruisit comme si la fortune de son père ne lui eût pas permis de rester oisif. Il n’était pas de ceux qui s’imaginent que la richesse dispense du travail, mais de ces vaillants esprits, fermes et droits, qui croient que nul ne doit se soustraire à cette obligation naturelle, s’il veut être digne du nom d’homme.

Pendant les premières années de son séjour à Bélem, Benito avait fait la connaissance de Manoel Valdez. Ce jeune homme, fils d’un négociant du Para, faisait ses études dans la même institution que Benito. La conformité de leurs caractères, de leurs goûts, ne tarda pas à les unir d’une étroite amitié, et ils devinrent deux inséparables compagnons.

Manoel, né en 1832, était d’un an l’aîné de Benito. Il n’avait plus que sa mère, qui vivait de la modeste fortune que lui avait laissée son mari. Aussi, Manoel, lorsque ses premières études furent achevées, suivit-il des cours de médecine. Il avait un goût passionné pour cette noble profession, et son intention était d’entrer dans le service militaire vers lequel il se sentait attiré.

À l’époque où l’on vient de le rencontrer avec son ami Benito, Manoel Valdez avait déjà obtenu son premier grade, et il était venu prendre quelques mois de congé à la fazenda, où il avait l’habitude de passer ses vacances. Ce jeune homme de bonne mine, à la physionomie distinguée, d’une certaine fierté native qui lui seyait bien, c’était un fils de plus que Joam et Yaquita comptaient dans la maison. Mais, si cette qualité de fils en faisait le frère de Benito, ce titre lui eût paru insuffisant près de Minha, et bientôt il devait s’attacher à la jeune fille par un lien plus étroit que celui qui unit un frère à une sœur.

En l’année 1852, – dont quatre mois étaient déjà écoulés au début de cette histoire, – Joam Garral était âgé de quarante-huit ans. Sous un climat dévorant qui use si vite, il avait su, par sa sobriété, la réserve de ses goûts, la convenance de sa vie, toute de travail, résister là où d’autres se courbent avant l’heure. Ses cheveux qu’il portait courts, sa barbe qu’il portait entière, grisonnaient déjà et lui donnaient l’aspect d’un puritain. L’honnêteté proverbiale des négociants et des fazenders brésiliens était peinte sur sa physionomie, dont la droiture était le caractère saillant. Bien que de tempérament calme, on sentait en lui comme un feu intérieur que la volonté savait dominer. La netteté de son regard indiquait une force vivace, à laquelle il ne devait jamais s’adresser en vain, lorsqu’il s’agissait de payer de sa personne.

Et cependant, chez cet homme calme, à circulation forte, auquel tout semblait avoir réussi dans la vie, on pouvait remarquer comme un fond de tristesse, que la tendresse même de Yaquita n’avait pu vaincre.

Pourquoi ce juste, respecté de tous, placé dans toutes les conditions qui doivent assurer le bonheur, n’en avait-il pas l’expansion rayonnante ? Pourquoi semblait-il ne pouvoir être heureux que par les autres, non par lui-même ? Fallait-il attribuer cette disposition à quelque secrète douleur ? C’était là un motif de constante préoccupation pour sa femme.

Yaquita avait alors quarante-quatre ans. Dans ce pays tropical, où ses pareilles sont déjà vieilles à trente, elle aussi avait su résister aux dissolvantes influences du climat. Ses traits, un peu durcis mais beaux encore, conservaient ce fier dessin du type portugais, dans lequel la noblesse du visage s’unit si naturellement à la dignité de l’âme.

Benito et Minha répondaient par une affection sans bornes et de toutes les heures à l’amour que leurs parents avaient pour eux.

Benito, âgé de vingt et un ans alors, vif, courageux, sympathique, tout en dehors, contrastait en cela avec son ami Manoel, plus sérieux, plus réfléchi. Ç’avaient été une grande joie pour Benito, après toute une année passée à Bélem, si loin de la fazenda, d’être revenu avec son jeune ami dans la maison paternelle ; d’avoir revu son père, sa mère, sa sœur ; de s’être retrouvé, chasseur déterminé qu’il était, au milieu de ces forêts superbes du Haut-Amazone, dont l’homme, pendant de longs siècles encore, ne pénétrera pas tous les secrets.

Minha avait alors vingt ans. C’était une charmante jeune fille, brune avec de grands yeux bleus, de ces yeux qui s’ouvrent sur l’âme. De taille moyenne, bien faite, une grâce vivante, elle rappelait le beau type de Yaquita. Un peu plus sérieuse que son frère, bonne, charitable, bienveillante, elle était aimée de tous. À ce sujet, on pouvait interroger sans crainte les plus infimes serviteurs de la fazenda. Par exemple, il n’eût pas fallu demander à l’ami de son frère, à Manoel Valdez, « comment il la trouvait » ! Il était trop intéressé dans la question et n’aurait pas répondu sans quelque partialité.

Le dessin de la famille Garral ne serait pas achevé, il lui manquerait quelques traits, s’il n’était parlé du nombreux personnel de la fazenda.

Au premier rang, il convient de nommer une vieille négresse de soixante ans, Cybèle, libre par la volonté de son maître, esclave par son affection pour lui et les siens, et qui avait été la nourrice de Yaquita. Elle était de la famille. Elle tutoyait la fille et la mère. Toute la vie de cette bonne créature s’était passée dans ces champs, au milieu de ces forêts, sur cette rive du fleuve, qui bornaient l’horizon de la ferme. Venue enfant à Iquitos, à l’époque où la traite des noirs se faisait encore, elle n’avait jamais quitté ce village, elle s’y était mariée, et, veuve de bonne heure, ayant perdu son unique fils, elle était restée au service de Magalhaës. De l’Amazone, elle ne connaissait que ce qui en coulait devant ses yeux.

Avec elle, et plus spécialement attachée au service de Minha, il y avait une jolie et rieuse mulâtresse, de l’âge de la jeune fille, et qui lui était toute dévouée. Elle se nommait Lina. C’était une de ces gentilles créatures, un peu gâtées, auxquelles on passe une grande familiarité, mais qui, en revanche, adorent leurs maîtresses. Vive, remuante, caressante, câline, tout lui était permis dans la maison.

Quant aux serviteurs, on en comptait de deux sortes : les Indiens, au nombre d’une centaine, employés à gages pour les travaux de la fazenda, et les noirs, en nombre double, qui n’était pas libres encore, mais dont les enfants ne naissaient plus esclaves. Joam Garral avait précédé dans cette voie le gouvernement brésilien. En ce pays, d’ailleurs, plus qu’en tout autre, les nègres venus du Benguela, du Congo, de la Côte d’Or, ont toujours été traités avec douceur, et ce n’était pas à la fazenda d’Iquitos qu’il eût fallu chercher ces tristes exemples de cruauté, si fréquents sur les plantations étrangères.


Chapitre IV.
Hésitations §

Manoel aimait la sœur de son ami Benito, et la jeune fille répondait à son affection. Tous deux avaient pu s’apprécier : ils étaient vraiment dignes l’un de l’autre.

Lorsqu’il ne lui fut plus permis de se tromper aux sentiments qu’il éprouvait pour Minha, Manoel s’en était tout d’abord ouvert à Benito.

« Ami Manoel, avait aussitôt répondu l’enthousiaste jeune homme, tu as joliment raison de vouloir épouser ma sœur ! Laisse-moi agir ! Je vais commencer par en parler à notre mère, et je crois pouvoir te promettre que son consentement ne se fera pas attendre ! »

Une demi-heure après, c’était fait. Benito n’avait rien eu à apprendre à sa mère : la bonne Yaquita avait lu avant eux dans le cœur des deux jeunes gens.

Dix minutes après, Benito était en face de Minha. Il faut en convenir, il n’eut pas là non plus à faire de grands frais d’éloquence. Aux premiers mots, la tête de l’aimable enfant se pencha sur l’épaule de son frère, et cet aveu « Que je suis contente ! » était sorti de son cœur.

La réponse précédait presque la question : elle était claire. Benito n’en demanda pas davantage.

Quant au consentement de Joam Garral, il ne pouvait être l’objet d’un doute. Mais, si Yaquita et ses enfants ne lui parlèrent pas aussitôt de ce projet d’union, c’est qu’avec l’affaire du mariage, ils voulaient traiter en même temps une question qui pouvait bien être plus difficile à résoudre : c’était celle de l’endroit où ce mariage serait célébré.

En effet, où se ferait-il ? Dans cette modeste chaumière du village, qui servait d’église ? Pourquoi pas ? puisque là, Joam et Yaquita avaient reçu la bénédiction nuptiale du padre Passanha, qui était alors le curé de la paroisse d’Iquitos. À cette époque, comme à l’époque actuelle, au Brésil, l’acte civil se confondait avec l’acte religieux, et les registres de la Mission suffisaient à constater la régularité d’une situation qu’aucun officier de l’état civil n’avait été chargé d’établir.

Ce serait très probablement le désir de Joam Garral, que le mariage se fît au village d’Iquitos, en grande cérémonie, avec le concours de tout le personnel de la fazenda ; mais, si telle était sa pensée, il allait subir une vigoureuse attaque à ce sujet.

« Manoel, avait dit la jeune fille à son fiancé, si j’étais consultée, ce ne serait pas ici, c’est au Para que nous nous marierions. Madame Valdez est souffrante, elle ne peut se transporter à Iquitos, et je ne voudrais pas devenir sa fille sans être connue d’elle et sans la connaître. Ma mère pense comme moi sur tout cela. Aussi voudrions-nous décider mon père à nous conduire à Bélem, près de celle dont la maison doit être bientôt la mienne ! Nous approuvez-vous ? »

À cette proposition, Manoel avait répondu en pressant la main de Minha. C’était, à lui aussi, son plus cher désir que sa mère assistât à la cérémonie de son mariage. Benito avait approuvé ce projet sans réserve, et il ne s’agissait plus que de décider Joam Garral.

Et si, ce jour-là, les deux jeunes gens étaient allés chasser dans la forêt, c’était afin de laisser Yaquita seule avec son mari.

Tous deux, dans l’après-midi, se trouvaient donc dans la grande salle de l’habitation.

Joam Garral, qui venait de rentrer, était à demi étendu sur un divan de bambous finement tressés, lorsque Yaquita, un peu émue, vint se placer près de lui.

Apprendre à Joam quels étaient les sentiments de Manoel pour sa fille, ce n’était pas ce qui la préoccupait. Le bonheur de Minha ne pouvait qu’être assuré par ce mariage, et Joam serait heureux d’ouvrir ses bras à ce nouveau fils, dont il connaissait et appréciait les sérieuses qualités. Mais décider son mari à quitter la fazenda, Yaquita sentait bien que cela allait être une grosse question. En effet, depuis que Joam Garral, jeune encore, était arrivé dans ce pays, il ne s’en était jamais absenté, pas même un jour. Bien que la vue de l’Amazone, avec ses eaux doucement entraînées vers l’est, invitât à suivre son cours, bien que Joam envoyât chaque année des trains de bois à Manao, à Bélem, au littoral du Para, bien qu’il eût vu, tous les ans, Benito partir, après les vacances, pour retourner à ses études, jamais la pensée ne semblait lui être venue de l’accompagner.

Les produits de la ferme, ceux des forêts, aussi bien que ceux de la campine, le fazender les livrait sur place. On eût dit que l’horizon qui bornait cet Éden dans lequel se concentrait sa vie, il ne voulait le franchir ni de la pensée ni du regard.

Il suivait de là que si, depuis vingt-cinq ans, Joam Garral n’avait point passé la frontière brésilienne, sa femme et sa fille en étaient encore à mettre le pied sur le sol brésilien. Et pourtant, l’envie de connaître quelque peu ce beau pays, dont Benito leur parlait souvent, ne leur manquait pas ! Deux ou trois fois, Yaquita avait pressenti son mari à cet égard. Mais elle avait vu que la pensée de quitter la fazenda, ne fût-ce que pour quelques semaines, amenait sur son front un redoublement de tristesse. Ses yeux se voilaient alors, et, d’un ton de doux reproche : « Pourquoi quitter notre maison ? Ne sommes-nous pas heureux ici ? » répondait-il.

Et Yaquita, devant cet homme dont la bonté active, dont l’inaltérable tendresse la rendaient si heureuse, n’osait pas insister.

Cette fois, cependant, il y avait une raison sérieuse à faire valoir. Le mariage de Minha était une occasion toute naturelle de conduire la jeune fille à Bélem, où elle devait résider avec son mari.

Là, elle verrait, elle apprendrait à aimer la mère de Manoel Valdez. Comment Joam Garral pourrait-il hésiter devant un désir si légitime ? Comment, d’autre part, n’eût-il pas compris son désir, à elle aussi, de connaître celle qui allait être la seconde mère de son enfant, et comment ne le partagerait-il pas ?

Yaquita avait pris la main de son mari, et de cette voix caressante, qui avait été toute la musique de sa vie, à ce rude travailleur :

« Joam, dit-elle, je viens te parler d’un projet dont nous désirons ardemment la réalisation, et qui te rendra aussi heureux que nous le sommes, nos enfants et moi.

De quoi s’agit-il, Yaquita ? demanda Joam.

Manoel aime notre fille, il est aimé d’elle, et dans cette union ils trouveront le bonheur… »

Aux premiers mots de Yaquita, Joam Garral s’était levé, sans avoir pu maîtriser ce brusque mouvement. Ses yeux s’étaient baissés ensuite, et il semblait vouloir éviter le regard de sa femme.

« Qu’as-tu, Joam ? demanda-t-elle.

Minha ?… se marier ?… murmurait Joam.

Mon ami, reprit Yaquita, le cœur serré, as-tu donc quelque objection à faire à ce mariage ? Depuis longtemps déjà, n’avais-tu pas remarqué les sentiments de Manoel pour notre fille ?

Oui !… Et depuis un an !…

Puis, Joam s’était rassis sans achever sa pensée. Par un effort de sa volonté, il était redevenu maître de lui-même. L’inexplicable impression qui s’était faite en lui s’était dissipée. Peu à peu, ses yeux revinrent chercher les yeux de Yaquita, et il resta pensif en la regardant.

Yaquita lui prit la main.

« Mon Joam, dit-elle, me serais-je donc trompée ? N’avais-tu pas la pensée que ce mariage se ferait un jour, et qu’il assurerait à notre fille toutes les conditions du bonheur ?

Oui… répondit Joam… toutes !… Assurément !… Cependant, Yaquita, ce mariage … ce mariage dans notre idée à tous… quand se ferait-il ? … Prochainement ?

– Il se ferait à l’époque que tu choisirais, Joam.

– Et il s’accomplirait ici… à Iquitos ? »

Cette demande allait amener Yaquita à traiter la seconde question qui lui tenait au cœur. Elle ne le fit pas, cependant, sans une hésitation bien compréhensible.

« Joam, dit-elle, après un instant de silence, écoute-moi bien ! J’ai, au sujet de la célébration de ce mariage, à te faire une proposition que tu approuveras, je l’espère. Deux ou trois fois déjà depuis vingt ans, je t’ai proposé de nous conduire, ma fille et moi, jusque dans ces provinces du Bas-Amazone et du Para, que nous n’avons jamais visitées. Les soins de la fazenda, les travaux qui réclamaient ta présence ici ne t’ont pas permis de satisfaire notre désir. T’absenter, ne fût-ce que quelques jours, cela pouvait alors nuire à tes affaires. Mais maintenant, elles ont réussi au-delà de tous nos rêves, et, si l’heure du repos n’est pas encore venue pour toi, tu pourrais du moins maintenant distraire quelques semaines de tes travaux ! »

Joam Garral ne répondit pas ; mais Yaquita sentit sa main frémir dans la sienne, comme sous le choc d’une impression douloureuse. Toutefois, un demi-sourire se dessina sur les lèvres de son mari : c’était comme une invitation muette à sa femme d’achever ce qu’elle avait à dire.

« Joam, reprit-elle, voici une occasion qui ne se représentera plus dans toute notre existence. Minha va se marier au loin, elle va nous quitter ! C’est le premier chagrin que notre fille nous aura causé, et mon cœur se serre, quand je songe à cette séparation si prochaine ! Eh bien, je serais contente de pouvoir l’accompagner jusqu’à Bélem ! Ne te paraît-il pas convenable, d’ailleurs, que nous connaissions la mère de son mari, celle qui va me remplacer auprès d’elle, celle à qui nous allons la confier ? J’ajoute que Minha ne voudrait pas causer à madame Valdez ce chagrin de se marier loin d’elle. À l’époque de notre union, mon Joam, si ta mère avait vécu, n’aurais-tu pas aimé à te marier sous ses yeux ! »

Joam Garral, à ces paroles de Yaquita, fit encore un mouvement qu’il ne put réprimer.

« Mon ami, reprit Yaquita, avec Minha, avec nos deux fils, Benito et Manoel, avec toi, ah ! que j’aimerais à voir notre Brésil, à descendre ce beau fleuve, jusqu’à ces dernières provinces du littoral qu’il traverse ! Il me semble que là-bas, la séparation serait ensuite moins cruelle ! Au retour, par la pensée, je pourrais revoir ma fille dans l’habitation où l’attend sa seconde mère ! Je ne la chercherais pas dans l’inconnu ! Je me croirais moins étrangère aux actes de sa vie ! »

Cette fois, Joam avait les yeux fixés sur sa femme, et il la regarda longuement, sans rien répondre encore.

Que se passait-il en lui ? Pourquoi cette hésitation à satisfaire une demande si juste en elle-même, à dire un « oui » qui paraissait devoir faire un si vif plaisir à tous les siens ? Le soin de ses affaires ne pouvait plus être une raison suffisante ! Quelques semaines d’absence ne les compromettraient en aucune façon ! Son intendant saurait, en effet, sans dommage, le remplacer à la fazenda ! Et cependant il hésitait toujours !

Yaquita avait pris dans ses deux mains la main de son mari, et elle la serrait plus tendrement.

« Mon Joam, dit-elle, ce n’est pas à un caprice que je te prie de céder. Non ! J’ai longtemps réfléchi à la proposition que je viens de te faire, et si tu consens, ce sera la réalisation de mon plus cher désir. Nos enfants connaissent la démarche que je fais près de toi en ce moment. Minha, Benito, Manoel te demandent ce bonheur, que nous les accompagnions tous les deux ! J’ajoute que nous aimerions à célébrer ce mariage à Bélem plutôt qu’à Iquitos. Cela serait utile à notre fille, à son établissement, à la situation qu’elle doit prendre à Bélem, qu’on la vît arriver avec les siens, et elle paraîtrait moins étrangère dans cette ville où doit s’écouler la plus grande partie de son existence ! »

Joam Garral s’était accoudé. Il cacha un instant son visage dans ses mains, comme un homme qui sent le besoin de se recueillir avant de répondre. Il y avait évidemment en lui une hésitation contre laquelle il voulait réagir, un trouble même que sa femme sentait bien, mais qu’elle ne pouvait s’expliquer. Un combat secret se livrait sous ce front pensif. Yaquita, inquiète, se reprochait presque d’avoir touché cette question. En tout cas, elle se résignerait à ce que Joam déciderait. Si ce départ lui coûtait trop, elle ferait taire ses désirs ; elle ne parlerait plus jamais de quitter la fazenda ; jamais elle ne demanderait la raison de ce refus inexplicable.

Quelques minutes s’écoulèrent. Joam Garral s’était levé. Il était allé, sans se retourner, jusqu’à la porte. Là, il semblait jeter un dernier regard sur cette belle nature, sur ce coin du monde, où, tout le bonheur de sa vie, il avait su l’enfermer depuis vingt ans.

Puis, il revint à pas lents vers sa femme. Sa physionomie avait pris une nouvelle expression, celle d’un homme qui vient de s’arrêter à une décision suprême, et dont les irrésolutions ont cessé.

« Tu as raison ! dit-il d’une voix ferme à Yaquita. Ce voyage est nécessaire ! Quand veux-tu que nous partions ?

Ah ! Joam, mon Joam ! s’écria Yaquita, toute à sa joie, merci pour moi !… Merci pour eux ! » Et des larmes d’attendrissement lui vinrent aux yeux, pendant que son mari la pressait sur son cœur. En ce moment, des voix joyeuses se firent entendre au dehors, à la porte de l’habitation.

Manoel et Benito, un instant après, apparaissaient sur le seuil, presque en même temps que Minha, qui venait de quitter sa chambre.

« Votre père consent, mes enfants ! s’écria Yaquita. Nous partirons tous pour Bélem ! » Joam Garral, le visage grave, sans prononcer une parole, reçut les caresses de son fils, les baisers de sa fille. « Et à quelle date, mon père, demanda Benito, voulez-vous que se célèbre le mariage ?

– La date ?… répondit Joam… la date ? Nous verrons !… Nous la fixerons à Bélem !

– Que je suis contente ! que je suis contente ! répétait Minha, comme au jour où elle avait connu la demande de Manoel. Nous allons donc voir l’Amazone, dans toute sa gloire, sur tout son parcours à travers les provinces brésiliennes ! Ah ! père, merci ! »

Et la jeune enthousiaste, dont l’imagination prenait déjà son vol, s’adressant à son frère et à Manoel :

« Allons à la bibliothèque, dit-elle ! Prenons tous les livres, toutes les cartes qui peuvent nous faire connaître ce bassin magnifique ! Il ne s’agit pas de voyager en aveugles ! Je veux tout voir et tout savoir de ce roi des fleuves de la terre ! »


Chapitre V.
L’Amazone §

« Le plus grand fleuve du monde entier5 ! » disait le lendemain Benito à Manoel Valdez.

Et à ce moment, tous deux, assis sur la berge, à la limite méridionale de la fazenda, regardaient passer lentement ces molécules liquides qui, parties de l’énorme chaîne des Andes, allaient se perdre à huit cents lieues de là, dans l’océan Atlantique.

« Et le fleuve qui débite à la mer le volume d’eau le plus considérable ! répondit Manoel.

– Tellement considérable, ajouta Benito, qu’il la dessale à une grande distance de son embouchure, et, à quatre-vingts lieues de la côte, fait encore dériver les navires !

– Un fleuve dont le large cours se développe sur plus de trente degrés en latitude !

– Et dans un bassin qui, du sud au nord, ne comprend pas moins de vingt-cinq degrés !

– Un bassin ! s’écria Benito. Mais est-ce donc un bassin que cette vaste plaine à travers laquelle court l’Amazone, cette savane qui s’étend à perte de vue, sans une colline pour en maintenir la déclivité, sans une montagne pour en délimiter l’horizon !

– Et, sur toute son étendue, reprit Manoel, comme les mille tentacules de quelque gigantesque poulpe, deux cents affluents, venant du nord ou du sud, nourris eux-mêmes par des sous-affluents sans nombre, et près desquels les grands fleuves de l’Europe ne sont que de simples ruisseaux !

– Et un cours où cinq cent soixante îles, sans compter les îlots, fixes ou en dérive, forment une sorte d’archipel et font à elles seules la monnaie d’un royaume !

– Et sur ses flancs, des canaux, des lagunes, des lagons, des lacs, comme on n’en rencontrerait pas dans toute la Suisse, la Lombardie, l’Écosse et le Canada réunis !

– Un fleuve qui, grossi de ses mille tributaires, ne jette pas dans l’océan Atlantique moins de deux cent cinquante millions de mètres cubes d’eau à l’heure !

– Un fleuve dont le cours sert de frontière à deux républiques, et traverse majestueusement le plus grand royaume du Sud-Amérique, comme si, en vérité, c’était l’océan Pacifique lui-même qui, par son canal, se déversait tout entier dans l’Atlantique !

– Et par quelle embouchure ! Un bras de mer dans lequel une île, Marajo, présente un périmètre de plus de cinq cents lieues de tour !…

– Et dont l’Océan ne parvient à refouler les eaux qu’en soulevant, dans une lutte phénoménale, un raz de marée, une « pororoca », près desquels les reflux, les barres, les mascarets des autres fleuves ne sont que de petites rides soulevées par la brise !

– Un fleuve que trois noms suffisent à peine à dénommer, et que les navires de fort tonnage peuvent remonter jusqu’à cinq mille kilomètres de son estuaire, sans rien sacrifier de leur cargaison !

– Un fleuve qui, soit par lui-même, soit par ses affluents et sous-affluents, ouvre une voie commerciale et fluviale à travers tout le nord de l’Amérique, passant de la Magdalena à l’Ortequaza, de l’Ortequaza au Caqueta, du Caqueta au Putumayo, du Putumayo à l’Amazone ! Quatre mille milles de routes fluviales, qui ne nécessiteraient que quelques canaux, pour que le réseau navigable fût complet !

– Enfin le plus admirable et le plus vaste système hydrographique qui soit au monde ! »

Ils en parlaient avec une sorte de furie, ces deux jeunes gens, de l’incomparable fleuve ! Ils étaient bien les enfants de cet Amazone, dont les affluents, dignes de lui-même, forment des chemins « qui marchent » à travers la Bolivie, le Pérou, l’Équateur, la Nouvelle-Grenade, le Venezuela, les quatre Guyanes, anglaise, française, hollandaise et brésilienne !

Que de peuples, que de races, dont l’origine se perd dans les lointains du temps ! Eh bien, il en est ainsi des grands fleuves du globe ! Leur source véritable échappe encore aux investigations. Nombres d’États réclament l’honneur de leur donner naissance ! L’Amazone ne pouvait échapper à cette loi. Le Pérou, l’Équateur, la Colombie, se sont longtemps disputé cette glorieuse paternité.

Aujourd’hui, cependant, il paraît hors de doute que l’Amazone naît au Pérou, dans le district d’Huaraco, intendance de Tarma, et qu’il sort du lac Lauricocha, à peu près situé entre les onzième et douzième degrés de latitude sud.

À ceux qui voudraient le faire sourdre en Bolivie et tomber des montagnes de Titicaca, incomberait l’obligation de prouver que le véritable Amazone est l’Ucayali, qui se forme de la jonction du Paro et de l’Apurimac ; mais cette opinion doit être désormais repoussée.

À sa sortie du lac Lauricocha, le fleuve naissant s’élève vers le nord-est sur un parcours de cinq cent soixante milles, et il ne se dirige franchement vers l’est qu’après avoir reçu un important tributaire, le Pante. Il s’appelle Marañon sur les territoires colombien et péruvien, jusqu’à la frontière brésilienne, ou plutôt Maranhao, car Marañon n’est autre chose que le nom portugais francisé. De la frontière du Brésil à Manao, où le superbe rio Negro vient s’absorber en lui, il prend le nom de Solimaës ou Solimoens, du nom de la tribu indienne Solimao, dont on retrouve encore quelques débris dans les provinces riveraines. Et enfin, de Manao à la mer, c’est l’Amasenas ou fleuve des Amazones, nom dû aux Espagnols, à ces descendants de l’aventureux Orellana, dont les récits, douteux mais enthousiastes, donnèrent à penser qu’il existait une tribu de femmes guerrières, établies sur le rio Nhamunda, l’un des affluents moyens du grand fleuve.

Dès le principe, on peut déjà prévoir que l’Amazone deviendra un magnifique cours d’eau. Pas de barrages ni d’obstacles d’aucune sorte depuis sa source jusqu’à l’endroit où son cours, un peu rétréci, se développe entre deux pittoresques chaînons inégaux. Les chutes ne commencent à briser son courant qu’au point où il oblique vers l’est, pendant qu’il traverse le chaînon intermédiaire des Andes. Là existent quelques sauts, sans lesquels il serait certainement navigable depuis son embouchure jusqu’à sa source. Quoi qu’il en soit, ainsi que l’a fait observer Humboldt, il est libre sur les cinq sixièmes de son parcours.

Et, dès le début, les tributaires, nourris eux-mêmes par un grand nombre de leurs sous-affluents, ne lui manquent pas. C’est le Chinchipé, venu du nord-est, à gauche. À droite, c’est le Chachapuyas, venu du sud-est. C’est, à gauche, le Marona et le Pastuca, et le Guallaga, à droite, qui s’y perd près de la Mission de la Laguna. De gauche encore arrivent le Chambyra et le Tigré qu’envoie le nord-est ; de droite, le Huallaga, qui s’y jette à deux mille huit cents milles de l’Atlantique, et dont les bateaux peuvent encore remonter le cours sur une longueur de plus de deux cents milles pour s’enfoncer jusqu’au cœur du Pérou. À droite enfin, près des Missions de San-Joachim-d’Omaguas, après avoir promené majestueusement ses eaux à travers les pampas de Sacramento, apparaît le magnifique Ucayali, à l’endroit où se termine le bassin supérieur de l’Amazone, grande artère grossie de nombreux cours d’eau qu’épanche le lac Chucuito dans le nord-est d’Arica.

Tels sont les principaux affluents au-dessus du village d’Iquitos. En aval, les tributaires deviennent si considérables, que des lits des fleuves européens seraient certainement trop étroits pour les contenir. Mais, ces affluents-là, Joam Garral et les siens allaient en reconnaître les embouchures pendant leur descente de l’Amazone.

Aux beautés de ce fleuve sans rival, qui arrose le plus beau pays du globe, en se tenant presque constamment à quelques degrés au-dessous de la ligne équatoriale, il convient d’ajouter encore une qualité que ne possèdent ni le Nil, ni le Mississipi, ni le Livingstone, cet ancien Congo-Zaire-Loualaba. C’est que, quoi qu’aient pu dire des voyageurs évidemment mal informés, l’Amazone coule à travers toute une partie salubre de l’Amérique méridionale. Son bassin est incessamment balayé par les vents généraux de l’ouest. Ce n’est point une vallée encaissée dans de hautes montagnes qui contient son cours, mais une large plaine, mesurant trois cent cinquante lieues du nord au sud, à peine tuméfiée de quelques collines, et que les courants atmosphériques peuvent librement parcourir.

Le professeur Agassiz s’élève avec raison contre cette prétendue insalubrité du climat d’un pays destiné, sans doute, à devenir le centre le plus actif de production commerciale. Suivant lui, « un souffle léger et doux se fait constamment sentir et produit une évaporation, grâce à laquelle la température baisse et le sol ne s’échauffe pas indéfiniment. La constance de ce souffle rafraîchissant rend le climat du fleuve des Amazones agréable et même des plus délicieux ».

Aussi l’abbé Durand, ancien missionnaire au Brésil, a-t-il pu constater que, si la température ne s’abaisse pas au-dessous de vingt-cinq degrés centigrades, elle ne s’élève presque jamais au-dessus de trente-trois, – ce qui donne, pour toute l’année, une moyenne de vingt-huit à vingt-neuf, avec un écart de huit degrés seulement.

Après de telles constatations, il est donc permis d’affirmer que le bassin de l’Amazone n’a rien des chaleurs torrides des contrées de l’Asie et de l’Afrique, traversées par les mêmes parallèles.

La vaste plaine qui lui sert de vallée est tout entière accessible aux larges brises que lui envoie l’océan Atlantique.

Aussi les provinces auxquelles le fleuve a donné son nom ont-elles l’incontestable droit de se dire les plus salubres d’un pays qui est déjà l’un des plus beaux de la terre.

Et qu’on ne croie pas que le système hydrographique de l’Amazone ne soit pas connu !

Dès le XVIe siècle, Orellana, lieutenant de l’un des frères Pizarre, descendait le rio Negro, débouchait dans le grand fleuve en 1540, s’aventurait sans guide à travers ces régions, et, après dix-huit mois d’une navigation dont il a fait un récit merveilleux, il atteignait son embouchure.

En 1636 et 1637, le Portugais Pedro Texeira remontait l’Amazone jusqu’au Napo avec une flottille de quarante-sept pirogues.

En 1743, La Condamine, après avoir mesuré l’arc du méridien à l’Équateur, se séparait de ses compagnons, Bouguer et Godin des Odonais, s’embarquait sur le Chincipé, le descendait jusqu’à son confluent avec le Marafion, atteignait l’embouchure du Napo, le 31 juillet, à temps pour observer une émersion du premier satellite de Jupiter, – ce qui permit à ce « Humboldt du XVIIe siècle » de fixer exactement la longitude et la latitude de ce point –, visitait les villages des deux rives, et, le 6 septembre, arrivait devant le fort de Para. Cet immense voyage devait avoir des résultats considérables : non seulement le cours de l’Amazone était établi d’une façon scientifique, mais il paraissait presque certain qu’il communiquait avec l’Orénoque.

Cinquante-cinq ans plus tard, Humboldt et Bonpland complétaient les précieux travaux de La Condamine en levant la carte du Marañon jusqu’au rio Napo.

Eh bien, depuis cette époque l’Amazone n’a pas cessé d’être visité en lui-même et dans tous ses principaux affluents.

En 1827 Lister-Maw, en 1834 et 1835 l’Anglais Smyth, en 1844 le lieutenant français commandant la Boulonnaise, le Brésilien Valdez en 1840, le Français Paul Marcoy de 1848 à 1860, le trop fantaisiste peintre Biard en 1859, le professeur Agassiz de 1865 à 1866, en 1867 l’ingénieur brésilien Franz Keller-Linzenger, et enfin en 1879 le docteur Crevaux, ont exploré le cours du fleuve, remonté divers de ses affluents et reconnu la navigabilité des principaux tributaires.

Mais le fait le plus considérable à l’honneur du gouvernement brésilien est celui-ci :

Le 31 juillet 1857, après de nombreuses contestations de frontière entre la France et le Brésil sur la limite de Guyane, le cours de l’Amazone, déclaré libre, fut ouvert à tous les pavillons, et, afin de mettre la pratique au niveau de la théorie, le Brésil traita avec les pays limitrophes pour l’exploitation de toutes les voies fluviales dans le bassin de l’Amazone.

Aujourd’hui, des lignes de bateaux à vapeur, confortablement installés, qui correspondent directement avec Liverpool, desservent le fleuve depuis son embouchure jusqu’à Manao ; d’autres remontent jusqu’à Iquitos ; d’autres enfin, par le Tapajoz, le Madeira, le rio Negro, le Purus, pénètrent jusqu’au cœur du Pérou et de la Bolivie.

On s’imagine aisément l’essor que prendra un jour le commerce dans tout cet immense et riche bassin, qui est sans rival au monde.

Mais, à cette médaille de l’avenir, il y a un revers. Les progrès ne s’accomplissent pas sans que ce soit au détriment des races indigènes.

Oui, sur le Haut-Amazone, bien des races d’Indiens ont déjà disparu, entre autres les Curicicurus et les Sorimaos. Sur le Putumayo, si l’on rencontre encore quelques Yuris, les Yahuas l’ont abandonné pour se réfugier vers des affluents lointains, et les Maoos ont quitté ses rives pour errer maintenant, en petit nombre, dans les forêts du Japura !

Oui, la rivière des Tunantins est à peu près dépeuplée, et il n’y a plus que quelques familles nomades d’Indiens à l’embouchure du Jurua. Le Teffé est presque délaissé, et il ne reste plus que des débris de la grande nation Umaüa, près des sources du Japura. Le Coari, déserté. Peu d’Indiens Muras sur les rives du Purus. Des anciens Manaos, on ne compte que des familles nomades. Sur les bords du rio Negro, on ne cite guère que des métis de Portugais et d’indigènes, là où l’on a dénombré jusqu’à vingt-quatre nations différentes.

C’est la loi du progrès. Les Indiens disparaîtront. Devant la race anglo-saxonne, Australiens et Tasmaniens se sont évanouis. Devant les conquérants du Far-West s’effacent les Indiens du Nord-Amérique. Un jour, peut-être, les Arabes se seront anéantis devant la colonisation française.

Mais il faut revenir à cette date de 1852. Alors les moyens de communication, si multipliés aujourd’hui, n’existaient pas, et le voyage de Joam Garral ne devait pas exiger moins de quatre mois, surtout dans les conditions où il allait se faire.

De là, cette réflexion de Benito, pendant que les deux amis regardaient les eaux du fleuve couler lentement à leurs pieds :

« Ami Manoel, puisque notre arrivée à Bélem ne précédera que de peu le moment de notre séparation, cela te paraîtra bien court !

– Oui, Benito, répondit Manoel, mais bien long aussi, puisque Minha ne doit être ma femme qu’au terme du voyage ! »


Chapitre VI.
Toute une forêt par terre §

La famille de Joam Garral était donc en joie. Ce magnifique trajet sur l’Amazone allait s’accomplir dans des conditions charmantes. Non seulement le fazender et les siens partaient pour un voyage de quelques mois, mais, ainsi qu’on le verra, ils devaient être accompagnés d’une partie du personnel de la ferme.

Sans doute, en voyant tout le monde heureux autour de lui, Joam Garral oublia les préoccupations qui semblaient troubler sa vie. À partir de ce jour, sa résolution étant fermement arrêtée, il fut un autre homme, et, lorsqu’il eut à s’occuper des préparatifs du voyage, il reprit son activité d’autrefois. Ce fut une vive satisfaction pour les siens de le revoir à l’œuvre. L’être moral réagit contre l’être physique, et Joam Garral redevint ce qu’il était dans ses premières années, vigoureux, solide. Il se retrouva l’homme qui a toujours vécu au grand air, en cette vivifiante atmosphère des forêts, des champs, des eaux courantes.

Au surplus, les quelques semaines qui devaient précéder le départ allaient être bien remplies.

Ainsi qu’il a été dit plus haut, à cette époque, le cours de l’Amazone n’était pas encore sillonné par ces nombreux bateaux à vapeur que des compagnies songeaient déjà à lancer sur le fleuve et sur ses principaux affluents. Le service fluvial ne se faisait que par les particuliers, pour leur compte, et, le plus souvent, les embarcations ne s’employaient qu’au service des établissements littoraux.

Ces embarcations étaient des « ubas », sorte de pirogues faites d’un tronc creusé au feu et à la hache, pointues et légères de l’avant, lourdes et arrondies de l’arrière, pouvant porter de un à douze rameurs, et prendre jusqu’à trois ou quatre tonneaux de marchandises ; des « égariteas », grossièrement construites, largement façonnées, recouvertes en partie dans leur milieu d’un toit de feuillage, qui laisse libre en abord une coursive sur laquelle se placent les pagayeurs ; des « jangadas », sorte de radeaux informes, actionnés par une voile triangulaire et supportant la cabane de paillis, qui sert de maison flottante à l’Indien et à sa famille.

Ces trois espèces d’embarcations constituent la petite flottille de l’Amazone, et elles ne peuvent servir qu’à un médiocre transport de gens et d’objets de commerce.

Il en existe bien qui sont plus grandes, des « vigilingas », jaugeant huit à dix tonneaux, surmontées de trois mâts, gréées de voiles rouges, et que poussent, en temps calme, quatre longues pagaies, lourdes à manœuvrer contre le courant ; des « cobertas », mesurant jusqu’à vingt tonneaux de jauge, sorte de jonques avec un roufle à l’arrière, une cabine intérieure, deux mâts à voiles carrées et inégales, et suppléant au vent insuffisant ou contraire par l’emploi de dix longs avirons que les Indiens manient du haut d’un gaillard d’avant.

Mais ces divers véhicules ne pouvaient convenir à Joam Garral. Du moment qu’il s’était résolu à descendre l’Amazone, il avait songé à utiliser ce voyage pour le transport d’un énorme convoi de marchandises qu’il devait livrer au Para. À ce point de vue, peu importait que la descente du fleuve s’opérât dans un bref délai. Voici donc le parti auquel il s’arrêta, – parti qui devait rallier tous les suffrages, sauf peut-être celui de Manoel. Le jeune homme eût préféré sans doute quelque rapide steam-boat, et pour cause.

Mais, si rudimentaire, si primitif que dût être le moyen de transport imaginé par Joam Garral, il allait permettre d’emmener un nombreux personnel, et de s’abandonner au courant du fleuve dans d’exceptionnelles conditions de confort et de sécurité.

Ce serait, en vérité, comme une partie de la fazenda d’Iquitos qui se détacherait de la rive et descendrait l’Amazone, avec tout ce qui constitue une famille de fazenders, maîtres et serviteurs, dans leurs habitations, dans leurs carbets, dans leurs cases.

L’établissement d’Iquitos comprenait, sur l’ensemble de son exploitation, quelques-unes de ces magnifiques forêts, qui sont, pour ainsi dire, inépuisables dans cette partie centrale du Sud-Amérique.

Joam Garral s’entendait parfaitement à l’aménagement de ces bois, riches des essences les plus précieuses et les plus variées, très propres aux ouvrages de menuiserie, d’ébénisterie, de mâturerie, de charpente, et il en tirait annuellement des bénéfices considérables.

En effet, le fleuve n’était-il pas là pour convoyer les produits des forêts amazoniennes, plus sûrement et plus économiquement que ne l’eût pu faire un railway ? Aussi, chaque année, Joam Garral, jetant à terre quelques centaines d’arbres de sa réserve, formait-il un de ces immenses trains de bois flotté, fait de madriers, poutrelles, troncs à peine équarris, qui se rendait au Para sous la conduite d’habiles pilotes, connaissant bien le brassage du fleuve et la direction des courants.

En cette année, Joam Garral allait donc agir comme il l’avait fait les années précédentes. Seulement, le train de bois établi, il comptait laisser à Benito tout le détail de cette grosse affaire commerciale. Mais il n’y avait pas de temps à perdre. En effet, le commencement de juin était l’époque favorable pour le départ, puisque les eaux, surélevées par les crues du haut bassin, allaient baisser peu à peu jusqu’au mois d’octobre.

Les premiers travaux devaient donc être entrepris sans retard, car le train de bois allait prendre des proportions inusitées. Il s’agissait, cette fois, d’abattre un demi-mille carré de forêt, située au confluent du Nanay et de l’Amazone, c’est-à-dire tout un angle du littoral de la fazenda, d’en former un énorme train, – tel que serait une de ces jangadas ou radeaux du fleuve, à laquelle on donnerait les dimensions d’un îlot.

Or, c’était sur cette jangada, plus sûre qu’aucune autre embarcation du pays, plus vaste que cent égariteas ou vigilindas accouplées, que Joam Garral se proposait de s’embarquer avec sa famille, son personnel et sa cargaison.

« Excellente idée ! s’était écriée Minha, en battant des mains, lorsqu’elle avait connu le projet de son père.

– Oui ! répondit Yaquita, et, dans ces conditions, nous atteindrons Bélem sans danger ni fatigue !

– Et, pendant les haltes, nous pourrons chasser dans les forêts de la rive, ajouta Benito.

– Ce sera peut-être un peu long ! fit observer Manoel, et ne conviendrait-il pas de choisir quelque mode de locomotion plus rapide pour descendre l’Amazone ? »

Ce serait long, évidemment ; mais la réclamation intéressée du jeune médecin ne fut admise par personne. Joam Garral fit venir alors un Indien, qui était le principal intendant de la fazenda. « Dans un mois, lui dit-il, il faut que la jangada soit en état et prête à dériver.

– Aujourd’hui même, monsieur Garral, nous serons à l’ouvrage », répondit l’intendant.

Ce fut une rude besogne. Ils étaient là une centaine d’Indiens et de noirs, qui, pendant cette première quinzaine du mois de mai, firent véritablement merveille. Peut-être quelques braves gens, peu habitués à ces grands massacres d’arbres, eussent-ils gémi en voyant des géants, qui comptaient plusieurs siècles d’existence, tomber, en deux ou trois heures, sous le fer des bûcherons ; mais il y en avait tant et tant, sur les bords du fleuve, en amont, sur les îles, en aval, jusqu’aux limites les plus reculées de l’horizon des deux rives, que l’abatage de ce demi-mille de forêt ne devait pas même laisser un vide appréciable.

L’intendant et ses hommes, après avoir reçu les instructions de Joam Garral, avaient d’abord nettoyé le sol des lianes, des broussailles, des herbes, des plantes arborescentes qui l’obstruaient. Avant de prendre la scie et la hache, ils s’étaient armés du sabre d’abatis, cet indispensable outil de quiconque veut s’enfoncer dans les forêts amazoniennes : ce sont de grandes lames, un peu courbes, larges et plates, longues de deux à trois pieds, solidement emmanchées dans des fusées, et que les indigènes manœuvrent avec une remarquable adresse. En peu d’heures, le sabre aidant, ils ont essarté le sol, abattu les sous-bois et ouvert de larges trouées au plus profond des futaies.

Ainsi fut-il fait. Le sol se nettoya devant les bûcherons de la ferme. Les vieux troncs dépouillèrent leur vêtement de lianes, de cactus, de fougères, de mousses, de bromélias. Leur écorce se montra à nu, en attendant qu’ils fussent écorchés vifs à leur tour.

Puis, toute cette bande de travailleurs, devant lesquels fuyaient d’innombrables légions de singes qui ne les surpassaient pas en agilité, se hissa dans les branchages supérieurs, sciant les fortes fourches, dégageant la haute ramure qui devait être consommée sur place. Bientôt, il ne resta plus de la forêt condamnée que de longs stipes chenus, découronnés à leur cime, et avec l’air, le soleil pénétra à flots jusqu’à ce sol humide qu’il n’avait peut-être jamais caressé.

Il n’était pas un de ces arbres qui ne pût être employé à quelque ouvrage de force, charpente ou grosse menuiserie. Là, poussaient, comme des colonnes d’ivoire cerclées de brun, quelques-uns de ces palmiers à cire, hauts de cent vingt pieds, larges de quatre à leur base, et qui donnent un bois inaltérable ; là, des châtaigniers à aubier résistant, qui produisent des noix tricornes ; là, des « murichis », recherchés pour le bâtiment, des « barrigudos », mesurant deux toises à leur renflement qui s’accentue à quelques pieds au-dessus du sol, arbres à écorce roussâtre et luisante, boutonnée de tubercules gris, dont le fuseau aigu supporte un parasol horizontal ; là, des bombax au tronc blanc, lisse et droit, de taille superbe. Près de ces magnifiques échantillons de la flore amazonienne tombaient aussi des « quatibos », dont le dôme rose dominait tous les arbres voisins, qui donnent des fruits semblables à de petits vases, où sont disposées des rangées de châtaignes, et dont le bois, d’un violet clair, est spécialement demandé pour les constructions navales. C’étaient encore des bois de fer, et plus particulièrement l’«  ibiriratea », d’une chair presque noire, si serrée de grain que les Indiens en fabriquent leurs haches de combat ; des « jacarandas », plus précieux que l’acajou ; des « coesalpinas », dont on ne retrouve l’espèce qu’au fond de ces vieilles forêts qui ont échappé au bras des bûcherons ; des « sapucaias », hauts de cent cinquante pieds, arc-boutés d’arceaux naturels, qui, sortis d’eux à trois mètres de leur base, se rejoignent à une hauteur de trente pieds, s’enroulent autour de leur tronc comme les filetures d’une colonne torse, et dont la tête s’épanouit en un bouquet d’artifices végétaux, que les plantes parasites colorent de jaune, de pourpre et de blanc neigeux.

Trois semaines après le commencement des travaux, de ces arbres qui hérissaient l’angle du Nanay et de l’Amazone, il ne restait pas un seul debout. L’abattage avait été complet. Joam Garral n’avait pas même eu à se préoccuper de l’aménagement d’une forêt que vingt ou trente ans auraient suffi à refaire. Pas un baliveau de jeune ou de vieille écorce ne fut épargné pour établir les jalons d’une coupe future, pas un de ces corniers qui marquent la limite du déboisement ; c’était une « coupe blanche », tous les troncs ayant été recépés au ras du sol, en attendant le jour où seraient extraites leurs racines, sur lesquelles le printemps prochain étendrait encore ses verdoyantes broutilles.

Non, ce mille carré, baigné à sa lisière par les eaux du fleuve et de son affluent, était destiné à être défriché, labouré, planté, ensemencé, et, l’année suivante, des champs de manioc, de caféiers, d’inhame, de cannes à sucre, d’arrow-root, de maïs, d’arachides, couvriraient le sol qu’ombrageait jusqu’alors la riche plantation forestière.

La dernière semaine du mois de mai n’était pas arrivée, que tous les troncs, séparés suivant leur nature et leur degré de flottabilité, avaient été rangés symétriquement sur la rive de l’Amazone. C’était là que devait être construite l’immense jangada qui, avec les diverses habitations nécessaires au logement des équipes de manœuvre, deviendrait un véritable village flottant. Puis, à l’heure dite, les eaux du fleuve, gonflées par la crue, viendraient la soulever et l’emporteraient pendant des centaines de lieues jusqu’au littoral de l’Atlantique.

Pendant toute la durée de ces travaux, Joam Garral s’y était entièrement adonné. Il les avait dirigés lui-même, d’abord sur le lieu de défrichement, ensuite à la lisière de la fazenda, formée d’une large grève, sur laquelle furent disposées les pièces du radeau.

Yaquita, elle, s’occupait avec Cybèle de tous les préparatifs de départ, bien que la vieille négresse ne comprit pas qu’on voulût s’en aller de là où l’on se trouvait si bien.

« Mais tu verras des choses que tu n’as jamais vues ! lui répétait sans cesse Yaquita.

Vaudront-elles celles que nous sommes habituées à voir ? » répondait invariablement Cybèle.

De leur côté, Minha et sa favorite songeaient à ce qui les concernait plus particulièrement. Il ne s’agissait pas pour elles d’un simple voyage : c’était un départ définitif, c’étaient les mille détails d’une installation dans un autre pays, où la jeune mulâtresse devait continuer à vivre près de celle à laquelle elle était si tendrement attachée. Minha avait bien le cœur un peu gros, mais la joyeuse Lina ne prenait pas autrement souci d’abandonner Iquitos. Avec Minha Valdez, elle serait ce qu’elle était avec Minha Garral. Pour enrayer son rire, il aurait fallu la séparer de sa maîtresse, ce dont il n’avait jamais été question.

Benito, lui, avait activement secondé son père dans les travaux qui venaient de s’accomplir. Il faisait ainsi l’apprentissage de ce métier de fazender, qui serait peut-être le sien un jour, comme il allait faire celui de négociant en descendant le fleuve.

Quant à Manoel, il se partageait autant que possible entre l’habitation, où Yaquita et sa fille ne perdaient pas une heure, et le théâtre du défrichement, sur lequel Benito voulait l’entraîner plus qu’il ne lui convenait. Mais, en somme, le partage fut très inégal, et cela se comprend.


Chapitre VII.
En suivant une liane §

Un dimanche, cependant, le 26 mai, les jeunes gens résolurent de prendre quelque distraction. Le temps était superbe, l’atmosphère s’imprégnait des fraîches brises venues de la Cordillère, qui adoucissaient la température. Tout invitait à faire une excursion dans la campagne.

Benito et Manoel offrirent donc à la jeune fille de les accompagner à travers les grands bois qui bordaient la rive droite de l’Amazone, à l’opposé de la fazenda.

C’était une façon de prendre congé des environs d’Iquitos, qui sont charmants. Les deux jeunes gens iraient en chasseurs, mais en chasseurs, qui ne quitteraient pas leurs compagnes pour courir après le gibier, on pouvait là-dessus s’en rapporter à Manoel, – et les jeunes filles, car Lina ne pouvait se séparer de sa maîtresse, iraient en simples promeneuses, qu’une excursion de deux à trois lieues n’était pas pour effrayer.

Ni Joam Garral ni Yaquita n’avaient le temps de se joindre à eux. D’une part, le plan de la jangada n’était pas encore achevé, et il ne fallait pas que sa construction subît le moindre retard. De l’autre, Yaquita et Cybèle, bien que secondées par tout le personnel féminin de la fazenda, n’avaient pas une heure à perdre.

Minha accepta l’offre avec grand plaisir. Aussi ce jour-là, vers onze heures, après le déjeuner, les deux jeunes gens et les deux jeunes filles se rendirent sur la berge, à l’angle du confluent des deux cours d’eau. Un des noirs les accompagnait. Tous s’embarquèrent dans une des ubas destinées au service de la ferme, et, après avoir passé entre les îles Iquitos et Parianta, ils atteignirent la rive droite de l’Amazone.

L’embarcation accosta au berceau de superbes fougères arborescentes, qui se couronnaient, à une hauteur de trente pieds, d’une sorte d’auréole, faite de légères branches de velours vert aux feuilles festonnées d’une fine dentelle végétale.

« Et maintenant, Manoel, dit la jeune fille, c’est à moi de vous faire les honneurs de la forêt, vous qui n’êtes qu’un étranger dans ces régions du Haut-Amazone ! Nous sommes ici chez nous, et vous me laisserez remplir mes devoirs de maîtresse de maison !

– Chère Minha, répondit le jeune homme, vous ne serez pas moins maîtresse de maison dans notre ville de Bélem qu’à la fazenda d’Iquitos, et, là-bas comme ici…

– Ah çà ! Manoel, et toi, ma sœur, s’écria Benito, vous n’êtes pas venus pour échanger de tendres propos, j’imagine !… Oubliez pour quelques heures que vous êtes fiancés !…

– Pas une heure ! pas un instant ! répliqua Manoel.

– Cependant, si Minha te l’ordonne !

– Minha ne me l’ordonnera pas !

– Qui sait ? dit Lina en riant.

– Lina a raison ! répondit Minha, qui tendit la main à Manoel. Essayons d’oublier !… Oublions !… Mon frère l’exige !… Tout est rompu, tout ! Tant que durera cette promenade, nous ne sommes pas fiancés ! Je ne suis plus la sœur de Benito ! Vous n’êtes plus son ami !…

– Par exemple ! s’écria Benito.

– Bravo ! bravo ! Il n’y a plus que des étrangers ici ! répliqua la jeune mulâtresse en battant des mains.

– Des étrangers qui se voient pour la première fois, ajouta la jeune fille, qui se rencontrent, se saluent…

– Mademoiselle… dit Manoel en s’inclinant devant Minha.

– À qui ai-je l’honneur de parler, monsieur ? demanda la jeune fille du plus grand sérieux.

– À Manoel Valdez, qui serait heureux que monsieur votre frère voulût bien le présenter…

– Ah ! au diable ces maudites façons ! s’écria Benito. Mauvaise idée que j’ai eue là !… Soyez fiancés, mes amis ! Soyez-le tant qu’il vous plaira ! Soyez-le toujours !

– Toujours ! » dit Minha, à qui ce mot échappa si naturellement que les éclats de rire de Lina redoublèrent. Un regard reconnaissant de Manoel récompensa la jeune fille de l’imprudence de sa langue. « Si nous marchions, nous parlerions moins ! En route ! » cria Benito, pour tirer sa sœur d’embarras.

Mais Minha n’était pas pressée.

« Un instant, frère ! dit-elle, tu l’as vu ! j’allais t’obéir ! Tu voulais nous obliger à nous oublier, Manoel et moi, pour ne pas gâter ta promenade ! Eh bien, j’ai à mon tour un sacrifice à te demander pour ne pas gâter la mienne ! Tu vas, s’il te plaît, et même si cela ne te plaît pas, me promettre, toi, Benito, en personne, d’oublier…

– D’oublier ?…

– D’oublier que tu es chasseur, monsieur mon frère !

– Quoi ! tu me défends ?…

– Je te défends de tirer tous ces charmants oiseaux, ces perroquets, ces perruches, ces caciques, ces couroucous, qui volent si joyeusement à travers la forêt ! Même interdiction pour le menu gibier, dont nous n’avons que faire aujourd’hui ! Si quelque onça, jaguar ou autre, nous approche de trop près, soit !

– Mais… fit Benito.

– Sinon, je prends le bras de Manoel, et nous nous sauverons, nous nous perdrons, et tu seras obligé de courir après nous !

– Hein ! as-tu bonne envie que je refuse ? s’écria Benito, en regardant son ami Manoel.

– Je le crois bien ! répondit le jeune homme.

– Eh bien, non ! s’écria Benito. Je ne refuse pas ! J’obéirai pour que tu enrages ! En route ! »

Et les voilà tous les quatre, suivis du noir, qui s’enfoncent sous ces beaux arbres, dont l’épais feuillage empêchait les rayons du soleil d’arriver jusqu’au sol.

Rien de plus magnifique que cette partie de la rive droite de l’Amazone. Là, dans une confusion pittoresque, s’élevaient tant d’arbres divers que, sur l’espace d’un quart de lieue carré, on a pu compter jusqu’à cent variétés de ces merveilles végétales. En outre, un forestier eût aisément reconnu que jamais bûcheron n’y avait promené sa cognée ou sa hache. Même après plusieurs siècles de défrichement, la blessure aurait encore été visible. Les nouveaux arbres eussent-ils eu cent ans d’existence, que l’aspect général n’aurait plus été celui des premiers jours, grâce à cette singularité, surtout, que l’espèce des lianes et autres plantes parasites se serait modifiée. C’est là un symptôme curieux, auquel un indigène n’aurait pu se méprendre.

La joyeuse bande se glissait donc dans les hautes herbes, à travers les fourrés, sous les taillis, causant et riant. En avant, le nègre, manœuvrant son sabre d’abatis, faisait le chemin, lorsque les broussailles étaient trop épaisses, et il mettait en fuite des milliers d’oiseaux.

Minha avait eu raison d’intercéder pour tout ce petit monde ailé, qui papillonnait dans le haut feuillage. Là se montraient les plus beaux représentants de l’ornithologie tropicale. Les perroquets verts, les perruches criardes semblaient être les fruits naturels de ces gigantesques essences. Les colibris et toutes leurs variétés, barbes-bleues, rubis-topaze, « tisauras » à longues queues en ciseau, étaient comme autant de fleurs détachées que le vent emportait d’une branche à l’autre. Des merles au plumage orangé, bordé d’un liséré brun, des becfigues dorés sur tranche, des « sabias » noirs comme des corbeaux, se réunissaient dans un assourdissant concert de sifflements. Le long bec du toucan déchiquetait les grappes d’or des « guiriris ». Les pique-arbres ou piverts du Brésil secouaient leur petite tête mouchetée de points pourpres. C’était l’enchantement des yeux.

Mais tout ce monde se taisait, se cachait, lorsque, dans la cime des arbres, grinçait la girouette rouillée de l’« alma de gato », l’âme du chat, sorte d’épervier fauve-clair. S’il planait fièrement en déployant les longues plumes blanches de sa queue, il s’enfuyait lâchement, à son tour, au moment où apparaissait dans les zones supérieures le « gaviaô », grand aigle à tête de neige, l’effroi de toute la gent ailée des forêts.

Minha faisait admirer à Manoel ces merveilles naturelles qu’il n’eût pas retrouvées dans leur simplicité primitive au milieu des provinces plus civilisées de l’est. Manoel écoutait la jeune fille plus des yeux que de l’oreille. D’ailleurs, les cris, les chants de ces milliers d’oiseaux, étaient si pénétrants parfois, qu’il n’eût pu l’entendre. Seul, le rire éclatant de Lina avait assez d’acuité pour dominer de sa joyeuse note les gloussements, pépiements, hululements, sifflements, roucoulements de toute espèce.

Au bout d’une heure, on n’avait pas franchi plus d’un petit mille. En s’éloignant des rives, les arbres prenaient un autre aspect. La vie animale ne se manifestait plus au ras du sol, mais à soixante ou quatre-vingts pieds au-dessus, par le passage des bandes de singes, qui se poursuivaient à travers les hautes branches. Çà et là, quelques cônes de rayons solaires perçaient jusqu’au sous-bois. En vérité, la lumière, dans ces forêts tropicales, ne semble plus être un agent indispensable à leur existence. L’air suffit au développement de ces végétaux, grands ou petits, arbres ou plantes, et toute la chaleur nécessaire à l’expansion de leur sève, ils la puisent, non dans l’atmosphère ambiante, mais au sein même du sol, où elle s’emmagasine comme dans un énorme calorifère.

Et à la surface des bromélias, des serpentines, des orchidées, des cactus, de tous ces parasites enfin qui formaient une petite forêt sous la grande, que de merveilleux insectes on était tenté de cueillir comme s’ils eussent été de véritables fleurs, nestors aux ailes bleues, faites d’une moire chatoyante ; papillons « leilus » à reflets d’or, zébrés de franges vertes, phalènes agrippines, longues de dix pouces, avec des feuilles pour ailes ; abeilles « maribundas », sorte d’émeraudes vivantes, serties dans une armature d’or ; puis des légions de coléoptères lampyres ou pyriphores, des valagumes au corselet de bronze, aux élytres vertes, projetant une lumière jaunâtre par leurs yeux, et qui, la nuit venue, devaient illuminer la forêt de leurs scintillements multicolores !

« Que de merveilles ! répétait l’enthousiaste jeune fille.

– Tu es chez toi, Minha, ou du moins tu l’as dit, s’écria Benito, et voilà comment tu parles de tes richesses !

– Raille, petit frère ! répondit Minha. Il m’est bien permis de louer tant de belles choses, n’est-ce pas, Manoel ? Elles sont de la main de Dieu et appartiennent à tout le monde !

– Laissons rire Benito ! dit Manoel. Il s’en cache, mais il est poète à ses heures, et il admire autant que nous toutes ces beautés naturelles ! Seulement, lorsqu’il a un fusil sous le bras, adieu la poésie !

– Sois donc poète, frère ! répondit la jeune fille.

– Je suis poète ! répliqua Benito. Ô nature enchanteresse, etc. »

Il faut bien convenir, cependant, que Minha, en interdisant à son frère l’usage de son fusil de chasseur, lui avait imposé une véritable privation. Le gibier ne manquait pas dans la forêt, et il eut sérieusement lieu de regretter quelques beaux coups.

En effet, dans les parties moins boisées, où s’ouvraient d’assez larges clairières, apparaissaient quelques couples d’autruches, de l’espèce des « nandus », hautes de quatre à cinq pieds. Elles allaient accompagnées de leurs inséparables « seriemas », sorte de dindons infiniment meilleurs, au point de vue comestible, que les grands volatiles qu’ils escortent.

« Voilà ce que me coûte ma maudite promesse ! s’écria Benito en remettant sous son bras, à un geste de sa sœur, le fusil qu’il venait instinctivement d’épauler.

– Il faut respecter ces seriemas, répondit Manoel, car ce sont de grands destructeurs de serpents.

– Comme il faut respecter les serpents, répliqua Benito, parce qu’ils mangent les insectes nuisibles, et ceux-ci parce qu’ils vivent de pucerons, plus nuisibles encore ! À ce compte-là, il faudrait tout respecter ! »

Mais l’instinct du jeune chasseur allait être mis à une plus rude épreuve. La forêt devenait tout à fait giboyeuse. Des cerfs rapides, d’élégants chevreuils détalaient sous bois, et, certainement, une balle bien ajustée les eût arrêtés dans leur fuite. Puis, çà et là, apparaissaient des dindons au pelage café au lait, des pécaris, sorte de cochons sauvages, très appréciés des amateurs de venaison, des agoutis, qui sont les similaires des lapins et des lièvres dans l’Amérique méridionale, des tatous à test écailleux dessiné en mosaïque, qui appartiennent à l’ordre des édentés.

Et vraiment Benito ne montrait-il pas plus que de la vertu, un véritable héroïsme, lorsqu’il entrevoyait quelque tapir, de ceux qui sont appelés « antas » au Brésil, ces diminutifs d’éléphants, déjà presque introuvables sur les bords du Haut-Amazone et de ses affluents, pachydermes si recherchés des chasseurs pour leur rareté, si appréciés des gourmets pour leur chair, supérieure à celle du bœuf, et surtout pour la protubérance de leur nuque, qui est un morceau de roi !

Oui ! son fusil lui brûlait les doigts, à ce jeune homme ; mais, fidèle à son serment, il le laissait au repos.

Ah ! par exemple, – et il en prévint sa sœur –, le coup partirait malgré lui s’il se trouvait à bonne portée d’un « tamandõa assa », sorte de grand fourmilier très curieux, qui peut être considéré comme un coup de maître dans les annales cynégétiques.

Mais, heureusement, le grand fourmilier ne se montra pas, non plus que ces panthères, léopards, jaguars, guépars, couguars, indifféremment désignés sous le nom d’onças dans l’Amérique du Sud, et qu’il ne faut pas laisser approcher de trop près.

« Enfin, dit Benito qui s’arrêta un instant, se promener c’est très bien, mais se promener sans but…

Sans but ! s’écria la jeune fille ; mais notre but, c’est de voir, c’est d’admirer, c’est de visiter une dernière fois ces forêts de l’Amérique centrale, que nous ne retrouverons plus au Para, c’est de leur dire un dernier adieu !

Ah ! une idée ! »

C’était Lina qui parlait ainsi.

« Une idée de Lina ne peut être qu’une idée folle ! répondit Benito en secouant la tête.

– C’est mal, mon frère, dit la jeune fille, de te moquer de Lina, quand elle cherche précisément à donner à notre promenade le but que tu regrettes qu’elle n’ait pas !

– D’autant plus, monsieur Benito, que mon idée vous plaira, j’en suis sûre, répondit la jeune mulâtresse.

– Quelle est ton idée ? demanda Minha.

– Vous voyez bien cette liane ? »

Et Lina montrait une de ces lianes de l’espèce des « cipos », enroulée à un gigantesque mimosa-sensitive, dont les feuilles, légères comme des plumes, se referment au moindre bruit.

« Eh bien ? dit Benito.

– Je propose, répondit Lina, de nous mettre tous à suivre cette liane jusqu’à son extrémité !…

– C’est une idée, c’est un but, en effet ! s’écria Benito. Suivre cette liane, quels que soient les obstacles, fourrés, taillis, rochers, ruisseaux, torrents, ne se laisser arrêter par rien, passer quand même…

– Décidément, tu avais bien raison, frère ! dit en riant Minha. Lina est un peu folle !

– Allons, bon ! lui répondit son frère, tu dis que Lina est folle, pour ne pas dire que Benito est fou, puisqu’il l’approuve !

– Au fait, soyons fou, si cela vous amuse ! répondit Minha. Suivons la liane !

– Vous ne craignez pas… fit observer Manoel.

– Encore des objections ! s’écria Benito. Ah ! Manoel, tu ne parlerais pas ainsi et tu serais déjà en route, si Minha t’attendait au bout !

Je me tais, répondit Manoel. Je ne dis plus rien, j’obéis !

Suivons la liane ! »

Et les voilà partis, joyeux comme des enfants en vacances !

Il pouvait les mener loin, ce filament végétal, s’ils s’entêtaient à le suivre jusqu’à son extrémité comme un fil d’Ariane, – à cela près que le fil de l’héritière de Minos aidait à sortir du labyrinthe, et que celui-ci ne pouvait qu’y entraîner plus profondément.

C’était, en effet, une liane de la famille des salses, un de ces cipos connus sous le nom de « japicanga » rouge, et dont la longueur mesure quelquefois plusieurs lieues. Mais, après tout, l’honneur n’était pas engagé dans l’affaire.

Le cipo passait d’un arbre à l’autre, sans solution de continuité, tantôt enroulé aux troncs, tantôt enguirlandé aux branches, ici sautant d’un dragonnier à un palissandre, là d’un gigantesque châtaignier, le « bertholletia excelsa », à quelques-uns de ces palmiers à vin, ces « baccabas », dont les branches ont été justement comparées par Agassiz à de longues baguettes de corail mouchetées de vert. Puis, c’étaient des « tucumas », de ces ficus, capricieusement contournés comme des oliviers centenaires, et dont on ne compte pas moins de quarante-trois variétés au Brésil ; c’étaient de ces sortes d’euphorbiacées qui produisent le caoutchouc, des « gualtes », beaux palmiers au tronc lisse, fin, élégant, des cacaotiers qui croissent spontanément sur les rives de l’Amazone et de ses affluents, des mélastomes variés, les uns à fleurs roses, les autres agrémentés de panicules de baies blanchâtres.

Mais que de haltes, que de cris de déception, lorsque la joyeuse bande croyait avoir perdu le fil conducteur ! Il fallait alors le retrouver, le débrouiller, dans le peloton des plantes parasites.

« Là ! là ! disait Lina, je l’aperçois !

– Tu te trompes, répondait Minha, ce n’est pas lui, c’est une liane d’une autre espèce !

– Mais non ! Lina a raison, disait Benito.

– Non ! Lina a tort », répondait naturellement Manoel. De là, discussions très sérieuses, très soutenues, dans lesquelles personne ne voulait céder.

Alors, le noir d’un côté, Benito de l’autre, s’élançaient sur les arbres, grimpaient aux branches enlacées par le cipo, afin d’en relever la véritable direction.

Or, rien de moins aisé, à coup sûr, dans cet emmêlement de touffes, entre lesquelles serpentait la liane, au milieu des bromelias « karatas », armées de leurs piquants aigus, des orchidées à fleurs roses et labelles violettes, larges comme un gant, des « oncidiums » plus embrouillés qu’un écheveau de laine entre les pattes d’un jeune chat !

Et puis, lorsque la liane redescendait vers le sol, quelle difficulté pour la reprendre sous les massifs des lycopodes, des heliconias à grandes feuilles, des calliandras à houppes roses, des rhipsales qui l’entouraient comme l’armature d’un fil de bobine électrique, entre les nœuds des grandes ipomées blanches, sous les tiges charnues des vanilles, au milieu de tout ce qui était grenadille, brindille, vigne folle et sarments !

Et quand on avait retrouvé le cipo, quels cris de joie, et comme on reprenait la promenade un instant interrompue !

Depuis une heure déjà, jeunes gens et jeunes filles allaient ainsi, et rien ne faisait prévoir qu’ils fussent près d’atteindre leur fameux but. On secouait vigoureusement la liane, mais elle ne cédait pas, et les oiseaux s’envolaient par centaines, et les singes s’enfuyaient d’un arbre à l’autre, comme pour montrer le chemin.

Un fourré barrait-il la route ? Le sabre d’abatis faisait une trouée, et toute la bande s’y introduisait. Ou bien, c’était une haute roche, tapissée de verdure, sur laquelle la liane se déroulait comme un serpent. On se hissait alors, et l’on passait la roche.

Une large clairière s’ouvrit bientôt. Là, dans cet air plus libre, qui lui est nécessaire comme la lumière du soleil, l’arbre des tropiques par excellence, celui qui, suivant l’observation de Humboldt, « a accompagné l’homme dans l’enfance de sa civilisation », le grand nourrisseur de l’habitant des zones torrides, un bananier, se montrait isolément. Le long feston du cipo, enroulé dans ses hautes branches, se raccordait ainsi d’une extrémité à l’autre de la clairière et se glissait de nouveau dans la forêt.

« Nous arrêtons-nous, enfin ? demanda Manoel.

– Non, mille fois non ! s’écria Benito. Pas avant d’avoir atteint le bout de la liane !

– Cependant, fit observer Minha, il serait bientôt temps de songer au retour !

– Oh ! chère maîtresse, encore, encore ! répondit Lina.

– Toujours ! toujours ! » ajouta Benito.

Et les étourdis de s’enfoncer plus profondément dans la forêt, qui, plus dégagée alors, leur permettait d’avancer plus facilement.

En outre, le cipo obliquait vers le nord et tendait à revenir vers le fleuve. Il y avait donc moins d’inconvénient à la suivre, puisqu’on se rapprochait de la rive droite, qu’il serait aisé de remonter ensuite.

Un quart d’heure plus tard, au fond d’un ravin, devant un petit affluent de l’Amazone, tout le monde s’arrêtait. Mais un pont de lianes, fait de « bejucos » reliés entre eux par un lacis de branchages, traversait ce ruisseau. Le cipo, se divisant en deux filaments, lui servait de garde-fou et passait ainsi d’une berge à l’autre.

Benito, toujours en avant, s’était déjà élancé sur le tablier vacillant de cette passerelle végétale.

Manoel voulut retenir la jeune fille.

« Restez, restez, Minha ! dit-il. Benito ira plus loin, si cela lui plaît, mais nous l’attendrons ici !

Non ! Venez, venez, chère maîtresse, venez ! s’écria Lina. N’ayez pas peur ! La liane s’amincit ! Nous aurons raison d’elle, et nous découvrirons son extrémité ! »

Et sans hésiter, la jeune mulâtresse s’aventurait hardiment derrière Benito.

« Ce sont des enfants ! répondit Minha. Venez, mon cher Manoel ! Il faut bien les suivre ! »

Et les voilà tous franchissant le pont, qui se balançait au-dessus du ravin comme une escarpolette, et s’enfonçant de nouveau sous le dôme des grands arbres.

Mais ils n’avaient pas marché depuis dix minutes, en suivant l’interminable cipo dans la direction du fleuve, que tous s’arrêtaient, et, cette fois, non sans raison.

« Est-ce que nous sommes enfin au bout de cette liane ? demanda la jeune fille.

– Non, répondit Benito, mais nous ferons bien de n’avancer qu’avec prudence ! Voyez !… » Et Benito montrait le cipo qui, perdu dans les branches d’un haut ficus, était agité par de violentes secousses. « Qui donc produit cela ? demanda Manoel.

– Peut-être quelque animal, dont il convient de n’approcher qu’avec circonspection ! » Et Benito, armant son fusil, fit signe de le laisser aller, et se porta à dix pas en avant. Manoel, les deux jeunes filles et le noir étaient restés immobiles à la même place. Soudain, un cri fut poussé par Benito, et on put le voir s’élancer vers un arbre. Tous se précipitèrent de ce côté.

Spectacle inattendu et peu fait pour récréer les yeux !

Un homme, pendu par le cou, se débattait au bout de cette liane, souple comme une corde, à laquelle il avait fait un nœud coulant, et les secousses venaient des soubresauts qui l’agitaient encore dans les dernières convulsions de l’agonie.

Mais Benito s’était jeté sur le malheureux, et d’un coup de son couteau de chasse il avait tranché le cipo.

Le pendu glissa sur le sol. Manoel se pencha sur lui afin de lui donner des soins et le rappeler à la vie, s’il n’était pas trop tard.

« Le pauvre homme ! murmurait Minha.

– Monsieur Manoel, monsieur Manoel, s’écria Lina, il respire encore ! Son cœur bat ! Il faut le sauver !

– C’est ma foi vrai, répondit Manoel, mais je crois qu’il était temps d’arriver ! »

Le pendu était un homme d’une trentaine d’années, un blanc, assez mal vêtu, très amaigri, et qui paraissait avoir beaucoup souffert.

À ses pieds étaient une gourde vide, jetée à terre, et un bilboquet en bois de palmier, auquel la boule, faite d’une tête de tortue, se rattachait par une fibre.

« Se pendre, se pendre, répétait Lina, et jeune encore ! Qu’est-ce qui a pu le pousser à cela ! »

Mais les soins de Manoel ne tardèrent pas à ramener à la vie le pauvre diable, qui ouvrit les yeux et poussa un « hum ! » vigoureux, si inattendu, que Lina, effrayée, répondit à son cri par un autre.

« Qui êtes-vous ? mon ami, lui demanda Benito.

– Un ex-pendu, à ce que je vois !

– Mais, votre nom ?…

– Attendez un peu que je me rappelle, dit-il en se passant la main sur le front. Ah ! je me nomme Fragoso pour vous servir, si j’en suis encore capable, pour vous coiffer, vous raser, vous accommoder suivant toutes les règles de mon art ! Je suis un barbier, ou, pour mieux dire, le plus désespéré des Figaros !…

– Et comment avez-vous pu songer ?…

– Eh ! que voulez-vous, mon brave monsieur ! répondit en souriant Fragoso. Un moment de désespoir, que j’aurais bien regretté, si les regrets sont de l’autre monde ! Mais huit cents lieues de pays à parcourir encore, et pas une pataque à la poche, cela n’est pas fait pour réconforter ! J’avais perdu courage, évidemment ! »

Ce Fragoso avait, en somme, une bonne et agréable figure. À mesure qu’il se remettait, on voyait que son caractère devait être gai. C’était un de ces barbiers nomades qui courent les rives du Haut-Amazone, allant de village en village, et mettant les ressources de leur métier au service des nègres, négresses, Indiens, Indiennes, qui les apprécient fort.

Mais le pauvre Figaro, bien abandonné, bien misérable, n’ayant pas mangé depuis quarante heures, égaré dans cette forêt, avait un instant perdu la tête… et on sait le reste.

« Mon ami, lui dit Benito, vous allez revenir avec nous à la fazenda d’Iquitos.

– Comment donc, mais avec plaisir ! répondit Fragoso. Vous m’avez dépendu, je vous appartiens ! Il ne fallait pas me dépendre !

– Hein ! chère maîtresse, avons-nous bien fait de continuer notre promenade ! dit Lina.

– Je le crois bien ! répondit la jeune fille.

– N’importe, dit Benito, je n’aurais jamais cru que nous finirions par trouver un homme au bout de notre cipo !

– Et surtout un barbier dans l’embarras, en train de se pendre ! » répondit Fragoso.

Le pauvre diable, redevenu alerte, fut mis au courant de ce qui s’était passé. Il remercia chaudement Lina de la bonne idée qu’elle avait eue de suivre cette liane, et tous reprirent le chemin de la fazenda, où Fragoso fut accueilli de manière à n’avoir plus ni l’envie ni le besoin de recommencer sa triste besogne !


Chapitre VIII.
La Jangada §

Le demi-mille carré de forêt était abattu. Aux charpentiers revenait maintenant le soin de disposer sous forme de radeau les arbres plusieurs fois séculaires qui gisaient sur la grève.

Facile besogne, en vérité ! Sous la direction de Joam Garral, les Indiens attachés à la fazenda allaient déployer leur adresse, qui est incomparable. Qu’il s’agisse de bâtisse ou de construction maritime, ces indigènes sont, sans contredit, d’étonnants ouvriers. Ils n’ont qu’une hache et une scie, ils opèrent sur des bois tellement durs que le tranchant de leur outil s’y ébrèche, et pourtant, troncs qu’il faut équarrir, poutrelles à dégager de ces énormes stipes, planches et madriers, à débiter sans l’aide d’une scierie mécanique, tout cela s’accomplit aisément sous leur main adroite, patiente, douée d’une prodigieuse habileté naturelle.

Les cadavres d’arbres n’avaient pas été tout d’abord lancés dans le lit de l’Amazone. Joam Garral avait l’habitude de procéder autrement. Aussi, tout cet amas de troncs avait-il été symétriquement rangé sur une large grève plate, qu’il avait fait encore surbaisser, au confluent du Nanay et du grand fleuve. C’était là que la jangada allait être construite ; c’était là que l’Amazone se chargerait de la mettre à flot, lorsque le moment serait venu de la conduire à destination.

Un mot explicatif sur la disposition géographique de cet immense cours d’eau, qui est unique entre tous, et à propos d’un singulier phénomène, que les riverains avaient pu constater de visu.

Les deux fleuves, qui sont peut-être plus étendus que la grande artère brésilienne, le Nil et le Missouri-Mississipi, coulent, l’un du sud au nord sur le continent africain, l’autre du nord au sud à travers l’Amérique septentrionale. Ils traversent donc des territoires très variés en latitude, et conséquemment ils sont soumis à des climats très différents.

L’Amazone, au contraire, est compris tout entier, au moins depuis le point où il oblique franchement à l’est sur la frontière de l’Équateur et du Pérou, entre les quatrième et deuxième parallèles sud. Aussi cet immense bassin est-il sous l’influence des mêmes conditions climatériques dans toute l’étendue de son parcours.

De là, deux saisons distinctes, pendant lesquelles les pluies tombent avec un écart de six mois. Au nord du Brésil, c’est en septembre que se produit la période pluvieuse. Au sud, au contraire, c’est en mars. D’où cette conséquence que les affluents de droite et les affluents de gauche ne voient grossir leurs eaux qu’à une demi-année d’intervalle. Il résulte donc de cette alternance que le niveau de l’Amazone, après avoir atteint son maximum d’élévation, en juin, décroît successivement jusqu’en octobre.

C’est ce que Joam Garral savait par expérience, et c’est de ce phénomène qu’il entendait profiter pour la mise à l’eau de la jangada, après l’avoir commodément construite sur la rive du fleuve. En effet, au-dessous et au-dessus du niveau moyen de l’Amazone, le maximum peut monter jusqu’à quarante pieds, et le minimum descendre jusqu’à trente. Un tel écart donnait donc au fazender toute facilité pour agir.

La construction fut commencée sans retard. Sur la vaste grève les troncs vinrent prendre place par rang de grosseur, sans parler de leur degré de flottabilité, dont il fallait tenir compte. En effet, parmi ces bois lourds et durs, il s’en trouvait dont la densité spécifique égale, à peu de chose près, la densité de l’eau.

Toute cette première assise ne devait pas être faite de troncs juxtaposés. Un petit intervalle avait été laissé entre eux, et ils furent reliés par des poutrelles traversières qui assuraient la solidité de l’ensemble. Des câbles de « piaçaba » les rattachaient l’un à l’autre, et avec autant de solidité qu’un câble de chanvre. Cette matière, qui est faite des ramicules d’un certain palmier, très abondant sur les rives du fleuve, est universellement employée dans le pays. Le piaçaba flotte, résiste à l’immersion, se fabrique à bon marché, toutes raisons qui en ont fait un article précieux, entré déjà dans le commerce du vieux monde.

Sur ce double rang de troncs et de poutrelles vinrent se placer les madriers et les planches qui devaient former le parquet de la jangada, surélevé de trente pouces au-dessus de la flottaison. Il y en avait là pour une somme considérable, et on l’admettra sans peine, si l’on tient compte de ce que ce train de bois mesurait mille pieds de long sur soixante de large, soit une superficie de soixante mille pieds carrés. En réalité, c’était une forêt tout entière qui allait se livrer au courant de l’Amazone.

Ces travaux de construction s’étaient plus spécialement accomplis sous la direction de Joam Garral. Mais, lorsqu’ils furent terminés, la question de l’aménagement, mise à l’ordre du jour, fut soumise à la discussion de tous, à laquelle on convia même ce brave Fragoso.

Un mot seulement pour dire quelle était devenue sa nouvelle situation à la fazenda.

Du jour où il avait été recueilli par l’hospitalière famille, le barbier n’avait jamais été si heureux. Joam Garral lui avait offert de le conduire au Para, vers lequel il se dirigeait, lorsque cette liane « l’avait saisi par le cou, disait-il, et arrêté net » ! Fragoso avait accepté, remercié de tout son cœur, et, depuis lors, par reconnaissance, il cherchait à se rendre utile de mille façons. C’était, d’ailleurs, un garçon très intelligent, ce qu’on pourrait appeler un « droitier des deux mains », c’est-à-dire qu’il était apte à tout faire et à tout faire bien. Aussi gai que Lina, toujours chantant, fécond en reparties joyeuses, il n’avait pas tardé à être aimé de tous.

Mais c’était envers la jeune mulâtresse qu’il prétendait avoir contracté la plus grosse dette.

« Une fameuse idée que vous avez eue, mademoiselle Lina, répétait-il sans cesse, de jouer à la « liane conductrice » ! Ah ! vraiment, c’est un joli jeu, bien que, certainement, on ne trouve pas toujours un pauvre diable de barbier au bout !

– C’est le hasard, monsieur Fragoso, répondait Lina en riant, et je vous assure que vous ne me devez rien !

– Comment ! rien, mais je vous dois la vie, et je demande à la prolonger pendant une centaine d’années encore, pour que ma reconnaissance dure plus longtemps ! Voyez-vous, ce n’était pas ma vocation de me pendre ! Si j’ai essayé de le faire, c’était par nécessité ! Mais, tout bien examiné, j’aimais mieux cela que de mourir de faim et de servir, avant d’être mort tout à fait, de pâture à des bêtes ! Aussi cette liane, c’est un lien entre nous, et vous aurez beau dire… »

La conversation, en général, se continuait sur un ton plaisant. Au fond, Fragoso était très reconnaissant à la jeune mulâtresse d’avoir eu l’initiative de son sauvetage, et Lina n’était point insensible aux témoignages de ce brave garçon, très ouvert, très franc, de bonne mine, tout comme elle. Leur amitié ne laissait pas d’amener quelques plaisants « Ah ! ah ! » de la part de Benito, de la vieille Cybèle et de biens d’autres.

Donc, pour en revenir à la jangada, après discussion, il fut décidé que son installation serait aussi complète et aussi confortable que possible puisque le voyage devait durer plusieurs mois. La famille Garral comprenait le père, la mère, la jeune fille, Benito, Manoel, plus leurs serviteurs, Cybèle et Lina, qui devaient occuper une habitation à part. À ce petit monde, il fallait ajouter quarante Indiens, quarante noirs, Fragoso et le pilote auquel serait confiée la direction de la jangada.

Un personnel aussi nombreux n’était que suffisant pour le service du bord. En effet, il s’agissait de naviguer au milieu des tournants du fleuve, entre ces centaines d’îles et d’îlots qui l’encombrent. Si le courant de l’Amazone fournissait le moteur, il n’imprimait pas la direction. De là, ces cent soixante bras nécessaires à la manœuvre des longues gaffes, destinées à maintenir l’énorme train de bois à égale distance des deux rives.

Tout d’abord, on s’occupa de construire la maison de maître à l’arrière de la jangada. Elle fut aménagée de manière à contenir cinq chambres et une vaste salle à manger. Une de ces chambres devait être commune à Joam Garral et à sa femme, une autre à Lina et à Cybèle, près de leurs maîtresses, une troisième à Benito et à Manoel. Minha aurait une chambre à part, qui ne serait pas la moins confortablement disposée.

Cette habitation principale fut soigneusement faite de planches imbriquées, bien imprégnées de résine bouillante, ce qui devait les rendre imperméables et parfaitement étanches. Des fenêtres latérales et des fenêtres de façade l’éclairaient gaiement. Sur le devant s’ouvrait la porte d’entrée, donnant accès dans la salle commune. Une légère véranda, qui en protégeait la partie antérieure contre l’action des rayons solaires, reposait sur de sveltes bambous. Le tout était peint d’une fraîche couleur d’ocre, qui réverbérait la chaleur au lieu de l’absorber, et assurait à l’intérieur une température moyenne.

Mais, quand « le gros œuvre », comme on dit, eut été élevé sur les plans de Joam Garral, Minha intervint.

« Père, dit-elle, maintenant que nous sommes clos et couverts par tes soins, tu nous permettras d’arranger cette demeure à notre fantaisie. Le dehors t’appartient, mais le dedans est à nous. Ma mère et moi, nous voulons que ce soit comme si notre maison de la fazenda nous suivait en voyage, afin que tu puisses croire que tu n’as pas quitté Iquitos !

– Fais à ta guise, Minha, répondit Joam Garral en souriant de ce triste sourire qui lui revenait quelquefois.

– Ce sera charmant !

– Je m’en rapporte à ton bon goût, ma chère fille !

– Et cela nous fera honneur, père ! répondit Minha. Il le faut pour ce beau pays que nous allons traverser, ce pays qui est le nôtre, et dans lequel tu vas rentrer après tant d’années d’absence !

– Oui ! Minha, oui ! répondit Joam Garral. C’est un peu comme si nous revenions d’exil… un exil volontaire ! Fais donc de ton mieux, ma fille ! J’approuve d’avance tout ce que tu feras ! »

À la jeune fille, à Lina, auxquelles devaient se joindre volontiers Manoel d’une part, Fragoso de l’autre, revenait le soin d’orner l’habitation à l’intérieur. Avec un peu d’imagination et de sens artistique, ils devaient arriver à faire très bien les choses.

Au dedans, d’abord, les meubles les plus jolis de la fazenda trouvèrent naturellement leur place. On en serait quitte pour les renvoyer, après l’arrivée au Para, par quelque igaritea de l’Amazone : Tables, fauteuils de bambous, canapés de cannes, étagères de bois sculpté, tout ce qui constitue le riant mobilier d’une habitation de la zone tropicale, fut disposé avec goût dans la maison flottante. On sentait bien qu’en dehors de la collaboration des deux jeunes gens, des mains de femmes présidaient à cet arrangement. Qu’on ne s’imagine pas que la planche des murs fût restée à nu ! Non ! les parois disparaissaient sous des tentures du plus agréable aspect. Seulement ces tentures, faites de précieuses écorces d’arbres, c’étaient des « tuturis », qui se relevaient en gros plis comme le brocart et le damas des plus souples et des plus riches étoffes de l’ameublement moderne. Sur le parquet des chambres, des peaux de jaguar, remarquablement tigrées, d’épaisses fourrures de singes, offraient au pied leurs moelleuses toisons. Quelques légers rideaux de cette soie roussâtre, que produit le « suma-uma », pendaient aux fenêtres. Quant aux lits, enveloppés de leurs moustiquaires, oreillers, matelas, coussins, ils étaient remplis de cette élastique et fraîche substance que donne le bombax dans le haut bassin de l’Amazone.

Puis, partout, sur les étagères, sur les consoles, de ces jolis riens, rapportés de Rio-Janeiro ou de Bélem, d’autant plus précieux pour la jeune fille, qu’ils lui venaient de Manoel. Quoi de plus agréable aux yeux que ces bibelots, dons d’une main amie, qui parlent sans rien dire !

En quelques jours, cet intérieur fut entièrement disposé, et c’était à se croire dans la maison même de la fazenda. On n’en eût pas voulu d’autre pour demeure sédentaire, sous quelque beau bouquet d’arbres, au bord d’un courant d’eau vive. Pendant qu’elle descendrait entre les rives du grand fleuve, elle ne déparerait pas les sites pittoresques, qui se déplaceraient latéralement à elle.

Il faut encore ajouter que cette habitation ne charmait pas moins les yeux au dehors qu’au dedans.

En effet, à l’extérieur, les jeunes gens avaient rivalisé de goût et d’imagination.

La maison était littéralement enfeuillagée du soubassement jusqu’aux dernières arabesques de la toiture. C’était un fouillis d’orchidées, de bromélias, de plantes grimpantes, toutes en fleur, que nourrissaient des caisses de bonne terre végétale, enfouies sous des massifs de verdure. Le tronc d’un mimosa ou d’un ficus n’eût pas été habillé d’une parure plus « tropicalement » éclatante ! Que de capricieuses broutilles, que de rubellées rouges, de pampres jaune d’or, de grappes multicolores, de sarments enchevêtrés, sur les corbeaux supportant le bout du faîtage, sur les arçons de la toiture, sur le sommier des portes ! Il avait suffi de prendre à pleines mains dans les forêts voisines de la fazenda. Une liane gigantesque reliait entre eux tous ces parasites ; elle faisait plusieurs fois le tour de la maison, elle s’accrochait à tous les angles, elle s’enguirlandait à toutes les saillies, elle se bifurquait, elle « touffait », elle jetait à tort et à travers ses fantaisistes ramicelles, elle ne laissait plus rien voir de l’habitation, qui semblait être enfouie sous un énorme buisson en fleur.

Attention délicate et dont on reconnaîtra aisément l’auteur, l’extrémité de ce cipo allait s’épanouir à la fenêtre même de la jeune mulâtresse. On eût dit d’un bouquet de fleurs toujours fraîches que ce long bras lui tendait à travers la persienne.

En somme, tout cela était charmant. Si Yaquita, sa fille et Lina furent contentes, il est inutile d’y insister.

« Pour peu que vous le vouliez, dit Benito, nous planterons des arbres sur la jangada !

Oh ! des arbres ! répondit Minha.

– Pourquoi pas ? reprit Manoel. Transportés avec de bonne terre sur cette solide plate-forme, je suis certain qu’ils prospéreraient, d’autant mieux qu’il n’y a pas de changements de climat à craindre pour eux, puisque l’Amazone court invariablement sous le même parallèle !

– D’ailleurs, répondit Benito, est-ce que le fleuve ne charrie pas chaque jour des îlots de verdure, arrachés aux berges des îles et du fleuve ? Ne passent-ils pas avec leurs arbres, leurs bosquets, leurs buissons, leurs rochers, leurs prairies, pour aller, à huit cents lieues d’ici, se perdre dans l’Atlantique ? Pourquoi donc notre jangada ne se transformerait-elle pas en un jardin flottant ?

– Voulez-vous une forêt, mademoiselle Lina ? dit Fragoso, qui ne doutait de rien.

– Oui ! une forêt ! s’écria la jeune mulâtresse, une forêt avec ses oiseaux, ses singes !…

– Ses serpents, ses jaguars !… répliqua Benito.

– Ses Indiens, ses tribus nomades !… dit Manoel.

– Et même ses anthropophages !

– Mais où allez-vous donc, Fragoso ? s’écria Minha, en voyant l’alerte barbier remonter la berge.

– Chercher la forêt ! répondit Fragoso.

– C’est inutile, mon ami, répondit Minha en souriant. Manoel m’a offert un bouquet et je m’en contente ! – Il est vrai, ajouta-t-elle en montrant l’habitation enfouie sous les fleurs, il est vrai qu’il a caché notre maison dans son bouquet de fiançailles ! »


Chapitre IX.
Le soir du 5 juin §

Pendant que se construisait la maison de maître, Joam Garral s’était occupé aussi de l’aménagement des « communs », qui comprenaient la cuisine et les offices, dans lesquels les provisions de toutes sortes allaient être emmagasinées.

Au premier rang, il y avait un important stock des racines de cet arbrisseau, haut de six à dix pieds, qui produit le manioc, dont les habitants des contrées intertropicales font leur principale nourriture. Cette racine, semblable à un long radis noir, vient par touffes, comme les pommes de terre. Si elle n’est pas toxique dans les régions africaines, il est certain que, dans l’Amérique du Sud, elle contient un suc des plus nuisibles, qu’il faut préalablement chasser par la pression. Ce résultat obtenu, on réduit ces racines en une farine qui s’utilise de différentes façons, même sous la forme de tapioca, suivant le caprice des indigènes.

Aussi, à bord de la jangada, existait-il un véritable silo de cette utile production, qui était réservée à l’alimentation générale.

Quant aux conserves de viande, sans oublier tout un troupeau de moutons, nourris dans une étable spéciale, bâtie à l’avant, elles consistaient surtout en une certaine quantité de ces jambons « presuntos » du pays, qui sont d’excellente qualité ; mais on comptait aussi sur le fusil des jeunes gens et de quelques Indiens, bons chasseurs, auxquels le gibier ne manquerait pas – et qui ne le manqueraient pas non plus – sur les îles ou dans les forêts riveraines de l’Amazone.

Le fleuve, d’ailleurs, devait largement fournir à la consommation quotidienne : crevettes, qu’on aurait le droit d’appeler écrevisses, « tambagus », le meilleur poisson de tout ce bassin, d’un goût plus fin que le saumon, auquel on l’a quelquefois comparé ; « pira-rucus », aux écailles rouges, grands comme des esturgeons, qui, sous forme de salaisons, s’expédient en quantités considérables dans tout le Brésil ; « candirus », dangereux à prendre, bons à manger ; « piranhas » ou poissons-diables rayés de bandes rouges et longs de trente pouces ; tortues grandes ou petites, qui se comptent par milliers et entrent pour une si grande part dans l’alimentation des indigènes, tous ces produits du fleuve devaient figurer tour à tour sur la table des maîtres et des serviteurs.

Donc, chaque jour, s’il se pouvait, chasse et pêche allaient être pratiquées d’une façon régulière.

Quant aux diverses boissons, il y avait une bonne provision de ce que le pays produisait de meilleur : « caysuma » ou « machachera » du Haut et du Bas-Amazone, liquide agréable, de saveur acidulée, que distille la racine bouillie de manioc doux ; « beiju » du Brésil, sorte d’eau-de-vie nationale, « chica » du Pérou, ce « mazato » de l’Ucayali, tirée des fruits bouillis, pressurés et fermentés du bananier ; « guarana », espèce de pâte faite avec la double amande du « paullinia-sorbilis », une vraie tablette de chocolat pour la couleur, que l’on réduit en fine poudre, et qui, additionnée d’eau, donne un breuvage excellent.

Et ce n’était pas tout. Il y a dans ces contrées une espèce de vin violet foncé qui se tire du suc des palmiers « assais », et dont les Brésiliens apprécient fort le goût aromatique. Aussi s’en trouvait-il à bord un nombre respectable de frasques6, qui seraient vides, sans doute, en arrivant au Para.

Et, en outre, le cellier spécial de la jangada faisait honneur à Benito, qui s’en était constitué l’ordonnateur en chef. Quelques centaines de bouteilles de Xérès, de Sétubal, de Porto, rappelaient des noms chers aux premiers conquérants de l’Amérique du Sud. De plus, le jeune sommelier avait encavé certaines dames-jeannes7, remplies de cet excellent tafia, qui est une eau-de-vie de sucre, un peu plus accentuée au goût que le beiju national.

Quant au tabac, ce n’était point cette plante grossière dont se contentent le plus habituellement les indigènes du bassin de l’Amazone. Il venait en droite ligne de Villa-Bella da Imperatriz, c’est-à-dire de la contrée où se récolte le tabac le plus estimé de toute l’Amérique centrale.

Ainsi était donc disposée à l’arrière de la jangada l’habitation principale avec ses annexes, cuisine, offices, celliers, le tout formant une partie réservée à la famille Garral et à leurs serviteurs personnels.

Vers la partie centrale, en abord, avaient été construits les baraquements destinés au logement des Indiens et des noirs. Ce personnel devait se trouver là dans les mêmes conditions qu’à la fazenda d’Iquitos, et de manière à pouvoir toujours manœuvrer sous la direction du pilote. Mais, pour loger tout ce personnel, il fallait un certain nombre d’habitations, qui allaient donner à la jangada l’aspect d’un petit village en dérive. Et, en vérité, il allait être plus bâti et plus habité que bien des hameaux du Haut-Amazone.

Aux Indiens, Joam Garral avait réservé de véritables carbets, sortes de cahutes sans parois, dont le toit de feuillage était supporté par de légers baliveaux. L’air circulait librement à travers ces constructions ouvertes et balançait les hamacs suspendus à l’intérieur. Là, ces indigènes, parmi lesquels on comptait trois ou quatre familles au complet avec femmes et enfants, seraient logés comme ils le sont à terre.

Les noirs, eux, avaient retrouvé sur le train flottant leurs ajoupas habituels. Ils différaient des carbets en ce qu’ils étaient hermétiquement fermés sur leurs quatre faces, dont une seule donnait accès à l’intérieur de la case. Les Indiens, accoutumés à vivre au grand air, en pleine liberté, n’auraient pu s’habituer à cette sorte d’emprisonnement de l’ajoupa, qui convenait mieux à la vie des noirs.

Enfin, sur l’avant, s’élevaient de véritables docks contenant les marchandises que Joam Garral transportait à Bélem en même temps que le produit de ses forêts.

Là, dans ces vastes magasins, sous la direction de Benito, la riche cargaison avait trouvé place avec autant d’ordre que si elle eût été soigneusement arrimée dans la cale d’un navire.

En premier lieu, sept mille arrobes8 de caoutchouc composaient la partie la plus précieuse de cette cargaison, puisque la livre de ce produit valait alors de trois à quatre francs. La jangada emportait aussi cinquante quintaux de salsepareille, cette smilacée qui forme une branche importante du commerce d’exportation dans tout le bassin de l’Amazone, et devient de plus en plus rare sur les rives du fleuve, tant les indigènes se montrent peu soigneux d’en respecter les tiges quand ils la récoltent. Fèves tonkins, connues au Brésil sous le nom de « cumarus », et servant à faire certaines huiles essentielles ; sassafras, dont on tire un baume précieux contre les blessures, ballots de plantes tinctoriales, caisses de diverses gommes, et une certaine quantité de bois précieux complétaient cette cargaison, d’une défaite lucrative et facile dans les provinces du Para.

Peut-être s’étonnera-t-on que le nombre des Indiens et des noirs embarqués eût été limité seulement à ce qu’exigeait la manœuvre de la jangada. N’y avait-il pas lieu d’en emmener un plus grand nombre, en prévision d’une attaque possible des tribus riveraines de l’Amazone ?

C’eût été inutile. Ces indigènes de l’Amérique centrale ne sont point à redouter, et les temps sont bien changés où il fallait sérieusement se prémunir contre leurs agressions. Les Indiens des rives appartiennent à des tribus paisibles, et les plus farouches se sont retirés devant la civilisation, qui se propage peu à peu le long du fleuve et de ses affluents. Des nègres déserteurs, des échappés des colonies pénitentiaires du Brésil, de l’Angleterre, de la Hollande ou de la France, seraient seuls à craindre. Mais ces fugitifs ne sont qu’en petit nombre ; ils n’errent que par groupes isolés, à travers les forêts ou les savanes, et la jandaga était en mesure de repousser toute attaque de la part de ces coureurs de bois.

En outre, il y a de nombreux postes sur l’Amazone, des villes, des villages, des Missions en grand nombre. Ce n’est plus un désert que traverse l’immense cours d’eau, c’est un bassin qui se colonise de jour en jour. De cette sorte de danger il n’y avait donc pas à tenir compte. Aucune agression n’était à prévoir.

Pour achever de décrire la jangada, il ne reste plus à parler que de deux ou trois constructions de nature bien différente, qui achevaient de lui donner un très pittoresque aspect.

À l’avant s’élevait la case du pilote. On dit à l’avant, et non à l’arrière, où se trouve habituellement la place du timonier. En effet, dans ces conditions de navigation, il n’y avait pas à faire usage d’un gouvernail. De longs avirons n’auraient eu aucune action sur un train de cette longueur, quand même ils eussent été manœuvrés par cent bras vigoureux. C’était latéralement, au moyen de longues gaffes ou d’arc-boutants, appuyés sur le fond du lit, qu’on maintenait la jangada dans le courant, ou qu’on redressait sa direction, lorsqu’elle s’en écartait. Par ce moyen, elle pouvait s’approcher d’une rive ou de l’autre, quand il s’agissait de faire halte pour un motif quelconque. Trois ou quatre ubas, deux pirogues avec leur gréement, étaient à bord et permettaient de communiquer facilement avec les berges. Le rôle du pilote se bornait donc à reconnaître les passes du fleuve, les déviations du courant, les remous qu’il convenait d’éviter, les anses ou criques qui présentaient un mouillage favorable, et, pour ce faire, sa place était et devait être à l’avant.

Si le pilote était le directeur matériel de cette immense machine – ne peut-on justement employer cette expression ? – un autre personnage en allait être le directeur spirituel : c’était le padre Passanha, qui desservait la Mission d’Iquitos.

Une famille aussi religieuse que la famille Joam Garral avait dû saisir avec empressement cette occasion d’emmener avec elle un vieux prêtre qu’elle vénérait.

Le padre Passanha, âgé alors de soixante-dix ans, était un homme de bien, tout empreint de la ferveur évangélique, un être charitable et bon, et, au milieu de ces contrées où les représentants de la religion ne donnent pas toujours l’exemple des vertus, il apparaissait comme le type accompli de ces grands missionnaires, qui ont tant fait pour la civilisation au milieu des régions les plus sauvages du monde.

Depuis cinquante ans, le padre Passanha vivait à Iquitos, dans la Mission dont il était le chef. Il était aimé de tous et méritait de l’être. La famille Garral l’avait en grande estime. C’était lui qui avait marié la fille du fermier Magalhaës et le jeune commis recueilli à la fazenda. Il avait vu naître leurs enfants, il les avait baptisés, instruits, et il espérait bien leur donner, à eux aussi, la bénédiction nuptiale.

L’âge du padre Passanha ne lui permettait plus d’exercer son laborieux ministère. L’heure de la retraite avait sonné pour lui. Il venait d’être remplacé à Iquitos par un missionnaire plus jeune, et il se disposait à retourner au Para, pour y finir ses jours dans un de ces couvents qui sont réservés aux vieux serviteurs de Dieu.

Quelle occasion meilleure pouvait lui être offerte que de descendre le fleuve avec cette famille qui était comme la sienne ? On le lui avait proposé, il avait accepté d’être du voyage, et, arrivé à Bélem, c’était à lui qu’il serait réservé de marier ce jeune couple, Minha et Manoel.

Mais, si le padre Passanha, pendant le cours du voyage, devait s’asseoir à la table de la famille, Joam Garral avait voulu lui faire construire une habitation à part, et Dieu sait avec quel soin Yaquita et sa fille s’étaient ingéniées à la rendre confortable ! Certes, le bon vieux prêtre n’avait jamais été aussi bien logé dans son modeste presbytère.

Toutefois, le presbytère ne pouvait suffire au padre Passanha. Il lui fallait aussi la chapelle.

La chapelle avait donc été édifiée au centre même de la jangada, et un petit clocher la surmontait.

Elle était bien étroite, sans doute, et n’eût pu contenir tout le personnel du bord ; mais elle était richement ornée, et, si Joam Garral retrouvait sa propre habitation sur ce train flottant, le padre Passanha n’avait pas, non plus, à y regretter sa pauvre église d’Iquitos.

Tel était donc ce merveilleux appareil, qui allait descendre tout le cours de l’Amazone. Il était là, sur la grève attendant que le fleuve vînt lui-même le soulever. Or, d’après les calculs et observations de la crue, cela ne pouvait plus tarder.

Tout était prêt à la date du 5 juin.

Le pilote, arrivé de la veille, était un homme de cinquante ans, très entendu aux choses de son métier, mais aimant quelque peu à boire. Quoi qu’il en soit, Joam Garral en faisait grand cas, et, à plusieurs reprises, il l’avait employé à conduire des trains de bois à Bélem, sans avoir jamais eu à s’en repentir.

Il faut d’ailleurs ajouter qu’Araujo, – c’était son nom –, n’y voyait jamais mieux que lorsque quelques verres de ce rude tafia, tiré du jus de la canne à sucre, lui éclaircissaient la vue. Aussi ne naviguait-il point sans une certaine dame-jeanne emplie de cette liqueur, à laquelle il faisait une cour assidue.

La crue du fleuve s’était manifestée sensiblement déjà depuis plusieurs jours. D’instant en instant, le niveau du fleuve s’élevait, et, pendant les quarante-huit heures qui précédèrent le maximum, les eaux se gonflèrent suffisamment pour couvrir la grève de la fazenda, mais pas encore assez pour soulever le train de bois.

Bien que le mouvement fût assuré, qu’il n’y eût pas d’erreur possible sur la hauteur que la crue devait atteindre au-dessus de l’étiage, l’heure psychologique ne serait pas sans donner quelque émotion à tous les intéressés. En effet, que, par une cause inexplicable, les eaux de l’Amazone ne s’élevassent pas assez pour déterminer la flottaison de la jangada, et tout cet énorme travail eût été à refaire. Mais, comme la décroissance de la crue se serait rapidement prononcée, il aurait fallu de longs mois pour se retrouver dans des conditions identiques.

Donc, le 5 juin, vers le soir, les futurs passagers de la jangada étaient réunis sur un plateau, qui dominait la grève d’une centaine de pieds, et tous attendaient l’heure avec une sorte d’anxiété bien compréhensible. Là se trouvaient Yaquita, sa fille, Manoel Valdez, le padre Passanha, Benito, Lina, Fragoso, Cybèle et quelques-uns des serviteurs indiens ou noirs de la fazenda.

Fragoso ne pouvait tenir en place ; il allait, il venait, il descendait la berge, il remontait au plateau, il notait des points de repère et poussait des hurrahs, lorsque l’eau gonflée venait de les atteindre.

« Il flottera, il flottera, s’écria-t-il, le train qui doit nous emporter à Bélem ! Il flottera, quand toutes les cataractes du ciel devraient s’ouvrir pour gonfler l’Amazone ! »

Joam Garral, lui, était sur le radeau avec le pilote et une nombreuse équipe. À lui appartenait de prendre toutes les mesures nécessaires au moment de l’opération. La jangada, d’ailleurs, était bien amarrée à la rive avec de solides câbles, et elle ne pouvait être entraînée par le courant, quand elle viendrait à flotter.

Toute une tribu de cent cinquante à deux cents Indiens des environs d’Iquitos, sans compter la population du village, était venue assister à cet intéressant spectacle.

On regardait, et il se faisait un silence presque complet dans cette foule impressionnée.

Vers cinq heures du soir, l’eau avait atteint un niveau supérieur à celui de la veille, – plus d’un pied –, et la grève disparaissait déjà tout entière sous la nappe liquide.

Un certain frémissement se propagea à travers les ais de l’énorme charpente, mais il s’en fallait encore de quelques pouces qu’elle ne fût entièrement soulevée et détachée du fond.

Pendant une heure, ces frémissements s’accrurent. Les madriers craquaient de toutes parts. Un travail se faisait, qui arrachait peu à peu les troncs de leur lit de sable.

Vers six heures et demie, des cris de joie éclatèrent. La jangada flottait enfin, et le courant l’entraînait vers le milieu du fleuve ; mais, au rappel de ses amarres, elle vint tranquillement se ranger près de la rive, à l’instant où le padre Passanha la bénissait, comme il est béni un bâtiment de mer, dont les destinées sont entre les mains de Dieu !


Chapitre X.
D’Iquitos à Pevas §

Le lendemain, 6 juin, Joam Garral et les siens faisaient leurs adieux à l’intendant et au personnel indien ou noir, qui restait à la fazenda. À six heures du matin, la jangada recevait tous ses passagers, – il serait plus juste de les appeler ses habitants –, et chacun prenait possession de sa cabine, ou, pour mieux dire, de sa maison.

Le moment de partir était venu. Le pilote Araujo alla se placer à l’avant, et les gens de l’équipe, armés de leurs longues gaffes, se tinrent à leur poste de manœuvre.

Joam Garral, aidé de Benito et de Manoel, surveillait l’opération du démarrage.

Au commandement du pilote, les câbles furent largués, les gaffes s’appuyèrent sur la berge pour déborder la jangada, le courant ne tarda pas à la saisir, et, longeant la rive gauche du fleuve, elle laissa sur la droite les îles Iquitos et Parianta.

Le voyage était commencé. Où finirait-il ? Au Para, à Bélem, à huit cents lieues de ce petit village péruvien, si rien ne modifiait l’itinéraire adopté ! Comment finirait-il ? C’était le secret de l’avenir.

Le temps était magnifique. Un joli « pampero » tempérait l’ardeur du soleil. C’était un de ces vents de juin et de juillet, qui viennent de la Cordillère, à quelques centaines de lieues de là, après avoir glissé à la surface de l’immense plaine de Sacramento. Si la jangada eût été pourvue de mâts et de voiles, elle eût ressenti les effets de la brise, et sa vitesse se fût accélérée ; mais, avec les sinuosités du fleuve, ses brusques tournants qui eussent obligé à prendre toutes les allures, il fallait renoncer aux bénéfices d’un pareil moteur.

Dans un bassin aussi plat que celui de l’Amazone qui n’est, à vrai dire, qu’une plaine sans fin, la déclivité du lit du fleuve ne peut être que peu accusée. Aussi a-t-on calculé que, entre Tabatinga, à la frontière brésilienne, et la source de ce grand cours d’eau, la différence de niveau ne dépasse pas un décimètre par lieue. Il n’est donc pas d’artère fluviale au monde dont l’inclinaison soit aussi faiblement prononcée.

Il suit de là que la rapidité du courant de l’Amazone, en eau moyenne, ne doit pas être estimée à plus de deux lieues par vingt-quatre heures, et, quelquefois, cette estime est moindre encore à l’époque des sécheresses. Cependant, dans la période des crues, on l’a vue se relever jusqu’à trente et quarante kilomètres.

Heureusement, c’était dans ces conditions que la jangada allait naviguer ; mais, lourde à se déplacer, elle ne pouvait avoir la vitesse du courant qui se dégageait plus vite qu’elle. Aussi, en tenant compte des retards occasionnés par les coudes du fleuve, les nombreuses îles qui demandaient à être tournées, les hauts-fonds qu’il fallait éviter, les heures de halte qui seraient nécessairement perdues, lorsque la nuit trop sombre ne permettrait pas de se diriger sûrement, ne devait-on pas estimer à plus de vingt-cinq kilomètres par vingt-quatre heures le chemin parcouru.

La surface des eaux du fleuve est loin d’être parfaitement libre, d’ailleurs. Arbres encore verts, débris de végétation, îlots d’herbes, constamment arrachés des rives, forment toute une flottille d’épaves, que le courant entraîne, et qui sont autant d’obstacles à une rapide navigation.

L’embouchure du Nanay fut bientôt dépassée et se perdit derrière une pointe de la rive gauche, avec son tapis de graminées roussâtres, rôties par le soleil, qui faisaient un premier plan très chaud aux verdoyantes forêts de l’horizon.

La jangada ne tarda pas à prendre le fil du courant entre les nombreuses et pittoresques îles, dont on compte une douzaine depuis Iquitos jusqu’à Pucalppa.

Araujo, qui n’oubliait pas d’éclairer sa vue et sa mémoire en puisant à la dame-jeanne, manœuvra très habilement au milieu de cet archipel. À son ordre, cinquante gaffes se levaient simultanément de chaque côté du train de bois et s’abattaient dans l’eau avec un mouvement automatique. Cela était curieux à voir.

Pendant ce temps, Yaquita, aidée de Lina et de Cybèle, achevait de mettre tout en ordre, tandis que la cuisinière indienne s’occupait des apprêts du déjeuner.

Quant aux deux jeunes gens et à Minha, ils se promenaient en compagnie du padre Passanha, et, de temps en temps, la jeune fille s’arrêtait pour arroser les plantes disposées au pied de l’habitation.

« Eh bien, padre, dit Benito, connaissez-vous une plus agréable manière de voyager ?

– Non, mon cher enfant, répondit le padre Passanha. C’est véritablement voyager avec tout son chez soi !

– Et sans aucune fatigue ! ajouta Manoel. On ferait ainsi des centaines de milles !

– Aussi, dit Minha, vous ne vous repentirez pas d’avoir pris passage en notre compagnie ! Ne vous semble-t-il pas que nous sommes embarqués sur une île, et que l’île, détachée du lit du fleuve, avec ses prairies, ses arbres, s’en va tranquillement à la dérive ? Seulement…

– Seulement ?… répéta le padre Passanha.

– Cette île-là, padre, c’est nous qui l’avons faite de nos propres mains, elle nous appartient, et je la préfère à toutes les îles de l’Amazone ! J’ai bien le droit d’en être fière !

– Oui, ma chère fille, répondit le padre Passanha, et je t’absous de ton sentiment de fierté ! D’ailleurs, je ne me permettrais pas de te gronder devant Manoel.

– Mais si, au contraire ! répondit gaiement la jeune fille. Il faut apprendre à Manoel à me gronder quand je le mérite ! Il est beaucoup trop indulgent pour ma petite personne, qui a bien ses défauts.

– Alors, ma chère Minha, dit Manoel, je vais profiter de la permission pour vous rappeler…

– Quoi donc ?

– Que vous avez été très assidue à la bibliothèque de la fazenda, et que vous m’aviez promis de me rendre très savant en tout ce qui concerne votre Haut-Amazone. Nous ne le connaissons que très imparfaitement au Para, et voici plusieurs îles que la jangada dépasse, sans que vous songiez à m’en dire le nom !

– Et qui le pourrait ? s’écria la jeune fille.

– Oui ! qui le pourrait ? répéta Benito après elle. Qui pourrait retenir les centaines de noms en idiome « tupi » dont sont affublées toutes ces îles ? C’est à ne pas s’y reconnaître ! Les Américains, eux, sont plus pratiques pour les îles de leur Mississipi, ils les numérotent…

– Comme ils numérotent les avenues et les rues de leurs villes ! répondit Manoel. Franchement, je n’aime pas beaucoup ce système numérique ! Cela ne dit rien à l’imagination, l’île soixante-quatre, l’île soixante-cinq, pas plus que la sixième rue de la troisième avenue ! N’êtes-vous pas de mon avis, chère Minha ?

– Oui, Manoel, quoi qu’en puisse penser mon frère, répondit la jeune fille. Mais, bien que nous n’en connaissions pas les noms, les îles de notre grand fleuve sont vraiment belles ! Voyez-les se développer sous l’ombrage de ces gigantesques palmiers avec leurs feuilles retombantes ! Et cette ceinture de roseaux qui les entoure, au milieu desquels une étroite pirogue pourrait à peine se frayer passage ! Et ces mangliers, dont les racines fantasques viennent s’arc-bouter sur les rives comme les pattes de quelques monstrueux crabes ! Oui, ces îles sont belles, mais, si belles qu’elles soient, elles ne peuvent se déplacer ainsi que le fait la nôtre !

– Ma petite Minha est un peu enthousiaste aujourd’hui ! fit observer le padre Passanha.

– Ah ! padre, s’écria la jeune fille, je suis si heureuse de sentir tout le monde heureux autour de moi ! » En ce moment, on entendit la voix de Yaquita qui appelait Minha à l’intérieur de l’habitation.

La jeune fille s’en alla, courant et souriant.

« Vous aurez là, Manoel, une aimable compagne ! dit le padre Passanha au jeune homme. C’est toute la joie de la famille qui va s’enfuir avec vous, mon ami !

– Brave petit sœur ! dit Benito. Nous la regretterons bien, et le padre a raison ! Au fait, si tu ne l’épousais pas, Manoel !… Il est encore temps ! Elle nous resterait !

– Elle vous restera, Benito, répondit Manoel. Crois-moi, l’avenir, j’en ai le pressentiment, nous réunira tous ! »

Cette première journée se passa bien. Déjeuner, dîner, sieste, promenades, tout s’accomplit comme si Joam Garral et les siens eussent encore été dans la confortable fazenda d’Iquitos.

Pendant ces vingt-quatre heures, les embouchures des rios Bacali, Chochio, Pucalppa, sur la gauche du fleuve, celles des rios Itinicari, Maniti, Moyoc, Tuyuca et les îles de ce nom, sur la droite, furent dépassées sans accident. La nuit, éclairée par la lune, permit d’économiser une halte, et le long radeau glissa paisiblement à la surface de l’Amazone.

Le lendemain, 7 juin, la jangada longea les berges du village de Pucalppa, nommé aussi Nouvel-Oran. Le vieil Oran, qui est situé à quinze lieues en aval, sur la même rive gauche du fleuve, est maintenant abandonné pour celui-ci, dont la population se compose d’Indiens appartenant aux tribus Mayorunas et Orejones. Rien de plus pittoresque que ce village avec ses berges, que l’on dirait peintes à la sanguine, son église inachevée, ses cases, dont quelques hauts palmiers ombragent les chaumes, et les deux ou trois ubas à demi échouées sur ses rives.

Pendant toute la durée du 7 juin, la jangada continua à suivre la rive gauche du fleuve, passant devant quelques tributaires inconnus, sans importance. Un instant, elle risqua de s’accrocher à la pointe amont de l’île Sinicuro ; mais le pilote, bien servi par son équipe, parvint à parer le danger et se maintint dans le fil du courant.

Dans la soirée, on arriva le long d’une île plus étendue, appelée île Napo, du nom du fleuve qui, en cet endroit, s’enfonce vers le nord-nord-ouest, et vient mêler ses eaux à celles de l’Amazone par une embouchure large de huit cents mètres environ, après avoir arrosé des territoires d’Indiens Cotos de la tribu des Orejones.

Ce fut dans la matinée du 7 juin que la jangada se trouva par le travers de la petite île Mango, qui oblige le Napo à se diviser en deux bras avant de tomber dans l’Amazone.

Quelques années plus tard, un voyageur français, Paul Marcoy, allait reconnaître la couleur des eaux de cet affluent, qu’il compare justement à cette nuance d’absinthe spéciale à l’opale verte. En même temps, il devait rectifier quelques-unes des mesures indiquées par La Condamine. Mais alors, l’embouchure du Napo était sensiblement élargie par la crue, et c’était avec une certaine rapidité que son cours, sorti des pentes orientales du Cotopaxi, venait se mélanger en bouillonnant au cours jaunâtre de l’Amazone.

Quelques Indiens erraient à l’embouchure de ce cours d’eau. Ils avaient le corps robuste, la taille élevée, la chevelure flottante, la narine transpercée d’une baguette de palmier, le lobe de l’oreille allongé jusqu’à l’épaule par le poids de lourdes rondelles de bois précieux. Quelques femmes les accompagnaient. Aucun d’eux ne manifesta l’intention de venir à bord.

On prétend que ces indigènes pourraient bien être anthropophages ; mais cela se dit de tant de tribus riveraines du fleuve que, si le fait était vrai, on aurait de ces habitudes de cannibalisme des témoignages qui manquent encore aujourd’hui.

Quelques heures plus tard, le village de Bella-Vista, assis sur une rive un peu basse, montra ses bouquets de beaux arbres, qui dominaient quelques cases couvertes de paille, sur lesquelles des bananiers de moyenne hauteur laissaient retomber leurs larges feuilles comme les eaux d’une vasque trop pleine.

Puis, le pilote, afin de suivre un meilleur courant qui devait l’écarter des berges, dirigea le train vers la rive droite du fleuve, dont il ne s’était pas encore approché. La manœuvre ne s’opéra pas sans certaines difficultés, qui furent heureusement vaincues, après un certain nombre d’accolades prodiguées à la dame-jeanne.

Cela permit d’apercevoir, en passant, quelques-unes de ces nombreuses lagunes aux eaux noires, qui sont semées le long du cours de l’Amazone, et n’ont souvent aucune communication avec le fleuve. L’une d’elles, qui porte le nom de lagune d’Oran, était d’assez médiocre étendue, et recevait les eaux par un large pertuis. Au milieu du lit se dessinaient plusieurs îles et deux ou trois îlots, curieusement groupés, et, sur la rive opposée, Benito signala l’emplacement de cet ancien Oran, dont on ne voyait plus que d’incertains vestiges.

Pendant deux jours, selon les exigences du courant, la jangada alla tantôt sur la rive droite, tantôt sur la rive gauche, sans que sa charpente subît le moindre attouchement suspect.

Les passagers étaient déjà faits à cette nouvelle existence. Joam Garral, laissant à son fils le soin de tout ce qui constituait le côté commercial de l’expédition, se tenait le plus souvent dans sa chambre, méditant et écrivant. De ce qu’il écrivait ainsi, il ne disait rien, pas même à Yaquita, et cependant cela prenait déjà l’importance d’un véritable mémoire.

Benito, lui, l’œil à tout, causait avec le pilote et relevait la direction. Yaquita, sa fille, Manoel formaient presque toujours un groupe à part, soit qu’ils s’entretinssent de projets d’avenir, soit qu’ils se promenassent comme ils l’eussent fait dans le parc de la fazenda. C’était véritablement la même existence. Il n’était pas jusqu’à Benito, qui ne trouvât encore l’occasion de se livrer au plaisir de la chasse. Si les forêts d’Iquitos lui manquaient avec leurs fauves, leurs agoutis, leurs pécaris, leurs cabiais, les oiseaux volaient par bandes sur les rives, et ne craignaient même pas de venir se poser sur la jangada. Lorsqu’ils pouvaient figurer avantageusement sur la table, en qualité de gibier, Benito les tirait, et, cette fois, sa sœur ne cherchait pas à s’y opposer, puisque c’était dans l’intérêt de tous ; mais s’il s’agissait de ces hérons gris ou jaunes, de ces ibis roses ou blancs, qui hantent les berges, on les épargnait par amitié pour Minha. Une seule espèce de grèbe, bien qu’elle ne fût point comestible, ne trouvait pas grâce aux yeux du jeune négociant : c’était ce « caiaraca », aussi habile à plonger qu’à nager ou voler, oiseau au cri désagréable, mais dont le duvet a un grand prix sur les divers marchés du bassin de l’Amazone.

Enfin, après avoir dépassé le village d’Omaguas et l’embouchure de l’Ambiacu, la jangada arriva à Pevas, le soir du 11 juin, et elle s’amarra à la rive.

Comme il restait encore quelques heures avant la nuit, Benito débarqua, emmenant avec lui le toujours prêt Fragoso, et les deux chasseurs allèrent battre les fourrés aux environs de la petite bourgade. Un agouti et un cabiai, sans parler d’une douzaine de perdrix, vinrent enrichir l’office à la suite de cette heureuse excursion.

À Pevas, où l’on compte une population de deux cent soixante habitants, Benito aurait peut-être pu faire quelques échanges avec les frères lais de la Mission, qui sont en même temps négociants en gros ; mais ceux-ci venaient d’expédier récemment des ballots de salsepareille et un certain nombre d’arrobes de caoutchouc vers le Bas-Amazone, et leur magasin était vide.

La jangada repartit donc au lever du jour, et s’engagea dans ce petit archipel que forment les îles Iatio et Cochiquinas, après avoir laissé sur la droite le village de ce nom. Diverses embouchures de minces affluents, innomés, furent relevées sur la droite du fleuve, à travers les intervalles qui séparent les îles.

Quelques indigènes à tête rasée, tatoués aux joues et au front, portant, aux ailes du nez et au-dessous de la lèvre inférieure, des rondelles de métal, parurent un instant sur les rives. Ils étaient armés de flèches et de sarbacanes, mais ils n’en firent point usage et n’essayèrent même pas d’entrer en communication avec la jangada.


Chapitre XI.
De Pevas à la frontière §

Pendant les quelques jours qui suivirent, la navigation ne présenta aucun incident. Les nuits étaient si belles que le long train de bois se laissa aller au courant, sans même faire halte. Les deux rives pittoresques du fleuve semblaient se déplacer latéralement, comme ces panoramas de théâtre qui se déroulent d’une coulisse à l’autre. Par une sorte d’illusion d’optique, à laquelle se faisaient inconsciemment les yeux, il semblait que la jangada fût immobile entre les deux mouvants bas-côtés.

Benito ne put donc aller chasser sur les berges, puisqu’on ne fit aucune halte ; mais le gibier fut très avantageusement remplacé par les produits de la pêche.

En effet, on prit une grande variété de poissons excellents, des « pacos », des « surubis », des « gamitanas » d’une chair exquise, et certaines de ces larges raies, appelées « duridaris », roses au ventre, noires au dos, qui sont armées de dards très venimeux. On recueillit aussi, par milliers, de ces « candirus », sortes de petits silures, dont quelques-uns sont microscopiques, et qui ont bientôt fait une pelote des mollets du baigneur, imprudemment aventuré dans leurs parages.

Les riches eaux de l’Amazone étaient aussi fréquentées par bien d’autres animaux aquatiques, qui escortaient la jangada sur les fleuves, pendant des heures entières.

C’étaient de gigantesques « pira-rucus », longs de dix à douze pieds, cuirassés de larges écailles à bordure écarlate, mais dont la chair n’est vraiment appréciée que des indigènes. Aussi ne cherchait-on pas à s’en emparer, pas plus que des gracieux dauphins, qui venaient s’ébattre par centaines, frapper de leur queue les poutrelles du train de bois, se jouer à l’avant, à l’arrière, animant les eaux du fleuve de reflets colorés et de jets d’eau que la lumière réfractée changeait en autant d’arcs-en-ciel.

Le 16 juin, la jangada, après avoir heureusement paré certains hauts-fonds en s’approchant des berges, arriva près de la grande île de San-Pablo, et, le lendemain soir, elle s’arrêtait au village de Moromoros, qui est situé sur la rive gauche de l’Amazone. Vingt-quatre heures après, dépassant les embouchures de l’Atacoari et du Cocha, puis le « furo », ou canal, qui communique avec le lac de Cabello-Cocha, sur la rive droite, elle faisait escale à la hauteur de la Mission de Cocha.

C’était là le pays des Indiens Marahuas, aux longs cheveux flottants, dont la bouche s’ouvre au milieu d’une sorte d’éventail d’épines de palmiers, longues de six pouces, ce qui leur donne une figure féline, et cela, – suivant l’observation de Paul Marcoy, – dans l’intention de ressembler au tigre, dont ils admirent par-dessus tout l’audace, la force et la ruse. Quelques femmes vinrent avec ces Marahuas en fumant des cigares, dont elles tenaient le bout allumé entre leurs dents. Tous, ainsi que le roi des forêts amazoniennes, allaient à peu près nus.

La Mission de Cocha était alors dirigée par un moine franciscain, qui voulut rendre visite au padre Passanha.

Joam Garral fit très bon accueil à ce religieux, et il lui offrit même de s’asseoir à la table de la famille.

Précisément, il y avait ce jour-là un dîner, qui faisait honneur à la cuisinière indienne.

Bouillon traditionnel aux herbes aromatiques, pâté, destiné le plus souvent à remplacer le pain au Brésil, qui se compose de farine de manioc bien imprégnée de jus de viande et d’un coulis de tomates, volaille au riz nageant dans une sauce piquante faite de vinaigre et de « malagueta », plat d’herbages pimentés, gâteau froid saupoudré de cannelle, c’était là de quoi tenter un pauvre moine, réduit au maigre ordinaire de la paroisse. On insista donc pour le retenir. Yaquita et sa fille firent tout ce qu’elles purent à ce propos. Mais le franciscain devait, le soir même, rendre visite à un Indien qui était malade à Cocha. Il remercia donc l’hospitalière famille et partit, non sans emporter quelques présents, qui devaient être bien reçus des néophytes de la Mission.

Pendant deux jours, le pilote Araujo eut fort à faire. Le lit du fleuve s’élargissait peu à peu ; mais les îles y étaient plus nombreuses, et le courant, gêné par ces obstacles, s’accroissait aussi. Il fallut prendre de grandes précautions pour passer entre les îles Caballo-Cocha, Tarapote, Cacao, faire des haltes fréquentes, et, plusieurs fois, on fut obligé de dégager la jangada, qui menaçait de s’engraver. Tout le monde mettait alors la main à la manœuvre, et ce fut dans ces conjonctions assez difficiles que, le 20 juin au soir, on eut connaissance de Nuestra-Senora-de-Loreto.

Loreto est la dernière ville péruvienne qui se trouve située sur la rive gauche du fleuve, avant d’arriver à la frontière du Brésil. Ce n’est guère plus qu’un simple village, composé d’une vingtaine de maisons, groupées sur une berge légèrement accidentée, dont les tumescences sont faites de terre d’ocre et d’argile.

C’est en 1770 que cette Mission fut fondée par des missionnaires jésuites. Les Indiens Ticumas, qui habitent ces territoires au nord du fleuve, sont des indigènes à peau rougeâtre, aux cheveux épais, zébrés de dessins à la face comme la laque d’une table chinoise ; ils sont simplement habillés, hommes et femmes, de bandelettes de coton qui leur serrent la poitrine et les reins. On n’en compte pas plus de deux cents, maintenant, sur les bords de l’Atacoari, reste infime d’une nation qui fut autrefois puissante sous la main de grands chefs.

À Loreto vivaient aussi quelques soldats péruviens, et deux ou trois négociants portugais, qui font le commerce des cotonnades, du poisson salé et de la salsepareille.

Benito débarqua, afin d’acheter, s’il était possible, quelques ballots de cette smilacée, qui est toujours fort demandée sur les marchés de l’Amazone. Joam Garral, toujours très occupé d’un travail qui absorbait tous ses instants, ne mit pas pied à terre. Yaquita et sa fille restèrent également à bord de la jangada avec Manoel. C’est que les moustiques de Loreto ont une réputation bien faite pour écarter les visiteurs, qui ne veulent pas laisser quelque peu de leur sang à ces redoutables diptères.

Justement Manoel venait de dire quelques mots de ces insectes, et ce n’était pas pour donner envie de braver leurs piqûres.

« On prétend, ajouta-t-il, que les neuf espèces, qui infestent les rives de l’Amazone, se sont donné rendez-vous au village de Loreto. Je veux le croire, sans vouloir le constater. Là, chère Minha, vous auriez le choix entre le moustique gris, le velu, la patte-blanche, le nain, le sonneur de fanfares, le petit fifre, l’urtiquis, l’arlequin, le grand nègre, le roux des bois, ou plutôt, tous vous choisiraient pour cible et vous reviendriez ici méconnaissable ! Je pense, en vérité, que ces acharnés diptères gardent mieux la frontière brésilienne que ces pauvres diables de soldats, hâves et maigres, que nous apercevons sur la berge !

– Mais si tout sert dans la nature, demanda la jeune fille, à quoi servent les moustiques ?

– À faire le bonheur des entomologistes, répondit Manoel, et je serais très embarrassé pour vous donner une meilleure explication ! »

Ce que disait Manoel des moustiques de Loreto n’était que trop vrai. Il s’ensuit donc que, ses achats terminés, lorsque Benito revint à bord, il avait la figure et les mains tatouées d’un millier de points rouges, sans parler des chiques, qui, malgré le cuir des chaussures, s’étaient introduites sous ses orteils.

« Partons, partons à l’instant même ! s’écria Benito, ou ces maudites légions d’insectes vont nous envahir, et la jangada deviendra absolument inhabitable !

Et nous les importerions au Para, répondit Manoel, qui en a déjà trop pour sa propre consommation ! » Donc, pour ne pas même passer la nuit sur ces rives, la jangada, détachée des berges, reprit le fil du courant.

À partir de Loreto, l’Amazone s’inclinait un peu vers le sud-est, entre les îles Arava, Cuyari, Urucutea. La jangada glissait alors sur les eaux noires du Cajaru, mêlées aux eaux blanches de l’Amazone. Après avoir dépassé cet affluent de la rive gauche, pendant la soirée du 23 juin, elle dérivait paisiblement le long de la grande île de Jahuma.

Le coucher du soleil sur un horizon pur de toutes brumes annonçait une de ces belles nuits des tropiques que ne peuvent connaître les zones tempérées. Une légère brise rafraîchissait l’atmosphère. La lune allait bientôt se lever sur le fond constellé du ciel, et remplacer, pendant quelques heures, le crépuscule absent de ces basses latitudes. Mais, dans cette période obscure encore, les étoiles brillaient avec une pureté incomparable. L’immense plaine du bassin semblait se prolonger à l’infini, comme une mer, et, à l’extrémité de cet axe, qui mesure plus de deux cent mille milliards de lieues, apparaissaient, au nord, l’unique diamant de l’étoile polaire ; au sud, les quatre brillants de la Croix du Sud.

Les arbres de la rive gauche et de l’île Jahuma, à demi estompés, se détachaient en découpures noires. On ne pouvait plus les reconnaître qu’à leur indécise silhouette, ces troncs ou plutôt ces fûts de colonnes des copahus, qui s’épanouissaient en ombrelles, ces groupes de « sandis » dont on peut extraire un lait épais et sucré qui, dit-on, donne l’ivresse du vin, ces « vignaticos » hauts de quatre-vingts pieds, dont la cime tremblotait au passage des légers courants d’air. « Quel beau sermon que ces forêts de l’Amazone ! » a-t-on pu justement dire. Oui ! et l’on pourrait ajouter : « Quel hymne superbe que ces nuits des tropiques ! »

Les oiseaux donnaient leurs dernières notes du soir : « bentivis » qui suspendent leurs nids aux roseaux des rives ; « niambus », sorte de perdrix, dont le chant se compose des quatre notes de l’accord parfait et que répétaient des imitateurs de la gent volatile ; « kamichis », à la mélopée si plaintive ; martins-pêcheurs, dont le cri répond, comme un signal, aux derniers cris de leurs congénères ; « canindés », au clairon sonore, et aras rouges, qui reployaient leurs ailes dans le feuillage des « jaquetibas », dont la nuit venait d’éteindre les splendides couleurs.

Sur la jangada, tout le personnel était à son poste, dans l’attitude du repos. Seul, le pilote, debout à l’avant, laissait voir sa haute stature, à peine dessinée dans les premières ombres. La bordée de quart, sa longue gaffe sur l’épaule, rappelait un campement de cavaliers tartares. Le pavillon brésilien pendait au bout de sa hampe, à l’avant du train, et la brise n’avait déjà plus la force d’en soulever l’étamine.

À huit heures, les trois premiers tintements de l’Angelus s’envolèrent du clocher de la petite chapelle. Les trois tintements du deuxième et du troisième verset sonnèrent à leur tour, et la salutation s’acheva dans la série des coups plus précipités de la petite cloche.

Cependant, toute la famille, après cette journée de juillet, était restée assise sous la véranda, afin de respirer l’air plus frais du dehors. Chaque soir il en était ainsi ; et, tandis que Joam Garral, toujours silencieux, se contentait d’écouter, les jeunes gens causaient gaiement jusqu’à l’heure du coucher.

« Ah ! notre beau fleuve ! notre magnifique Amazone ! » s’écria la jeune fille, dont l’enthousiasme pour ce grand cours d’eau américain ne se lassait jamais.

– Fleuve incomparable, en vérité ! répondit Manoel, et j’en comprends toutes les sublimes beautés ! Nous le descendons, maintenant, comme Orellana, comme La Condamine l’ont fait, il y a des siècles, et je ne m’étonne plus qu’ils en aient rapporté de si merveilleuses descriptions !

– Un peu fabuleuses ! répliqua Benito.

– Mon frère, reprit gravement la jeune fille, ne dis pas de mal de notre Amazone !

– Ce n’est point en dire du mal, petite sœur, que de rappeler qu’il a ses légendes !

– Oui, c’est vrai, il en a, et de merveilleuses ! répondit Minha.

– Quelles légendes ? demanda Manoel. Je dois avouer qu’elles ne sont pas encore arrivées au Para, on du moins, pour mon compte, je ne les connais pas !

– Mais alors, que vous apprend-on donc dans les collèges de Bélem ? répondit en riant la jeune fille.

– Je commence à m’apercevoir que l’on ne nous y apprend rien ! répondit Manoel.

– Quoi ! monsieur, reprit Minha avec un sérieux tout à fait plaisant, vous ignorez, entre autres fables, qu’un énorme reptile, nommé le Minhocao, vient quelquefois visiter l’Amazone, et que les eaux du fleuve croissent ou décroissent, suivant que ce serpent s’y plonge ou qu’il en sort, tant il est gigantesque !

– Mais l’avez-vous vu quelquefois, ce Minhocao phénoménal ? demanda Manoel.

– Hélas non ! répondit Lina.

– Quel dommage ! crut devoir ajouter Fragoso.

– Et la « Mae d’Agua », reprit la jeune fille, cette superbe et redoutable femme, dont le regard fascine et entraîne sous les eaux du fleuve les imprudents qui la contemplent ?

– Oh ! quant à la Mae d’Agua, elle existe ! s’écria la naïve Lina. On dit même qu’elle se promène encore sur les berges, mais qu’elle disparaît, comme une ondine, dès qu’on s’approche d’elle !

– Eh bien, Lina, répondit Benito, la première fois que tu l’apercevras, viens me prévenir.

– Pour qu’elle vous saisisse et vous emporte au fond du fleuve ? Jamais, monsieur Benito !

– C’est qu’elle le croit ! s’écria Minha.

– Il y a bien des gens qui croient au tronc de Manao ! dit alors Fragoso, toujours prêt à intervenir en faveur de Lina.

– Le tronc de Manao ? demanda Manoel. Qu’est-ce donc encore que le tronc de Manao ?

– Monsieur Manoel, répondit Fragoso avec une gravité comique, il paraît qu’il y a ou plutôt qu’il y avait autrefois un tronc de « turuma » qui, chaque année, à la même époque, descendait le Rio-Negro, s’arrêtait quelques jours à Manao, et s’en allait ainsi au Para, faisant halte à tous les ports, où les indigènes l’ornaient dévotement de petits pavillons. Arrivé à Bélem, il faisait halte, rebroussait chemin, remontait l’Amazone, puis le Rio-Negro, et retournait à la forêt d’où il était mystérieusement parti. Un jour, on a voulu le tirer à terre, mais le fleuve en courroux s’est gonflé, et il a fallu renoncer à s’en emparer. Un autre jour, le capitaine d’un navire l’a harponné et a essayé de le remorquer… Cette fois encore, le fleuve en colère a rompu les amarres, et le tronc s’est miraculeusement échappé !

– Et qu’est-il devenu ? demanda la jeune mulâtresse.

– Il paraît qu’à son dernier voyage, mademoiselle Lina, répondit Fragoso, au lieu de remonter le Rio-Negro, il s’est trompé de route, il a suivi l’Amazone, et on ne l’a plus revu !

– Oh ! si nous pouvions le rencontrer ! s’écria Lina.

– Si nous le rencontrons, répondit Benito, nous te mettrons dessus, Lina ; il t’emportera dans sa forêt mystérieuse, et tu passeras, toi aussi, à l’état de naïade légendaire !

– Pourquoi non ? répondit la folle jeune fille.

– Voilà bien des légendes, dit alors Manoel, et j’avoue que votre fleuve en est digne. Mais il a aussi des histoires qui les valent bien. J’en sais une, et, si je ne craignais de vous attrister, car elle est véritablement lamentable, je vous la raconterais !

– Oh ! racontez, monsieur Manoel, s’écria Lina ! J’aime tant les histoires qui font pleurer !

– Tu pleures, toi, Lina ! dit Benito.

– Oui, monsieur Benito, mais je pleure en riant !

– Eh bien ! raconte-nous cela, Manoel.

– C’est l’histoire d’une Française, dont les malheurs ont illustré ces rives au XVIIIe siècle.

– Nous vous écoutons, dit Minha.

– Je commence, dit Manoel. En 1741, lors de l’expédition de deux savants français, Bouguer et La Condamine, qui furent envoyés pour mesurer un degré terrestre sous l’équateur, on leur adjoignit un astronome fort distingué nommé Godin des Odonais.

« Godin des Odonais partit donc, mais il ne partit pas seul pour le Nouveau Monde : il emmenait avec lui sa jeune femme, ses enfants, son beau-père et son beau-frère.

« Tous les voyageurs arrivèrent à Quito en bonne santé. Là commencèrent pour madame des Odonais la série de ses malheurs ; car en quelques mois, elle perdit plusieurs de ses enfants.

« Lorsque Godin des Odonais eut achevé son travail, vers la fin de l’année 1759, il dut quitter Quito et partit pour Cayenne. Une fois arrivé dans cette ville, il voulut y faire venir sa famille ; mais, la guerre étant déclarée, il fut forcé de solliciter du gouvernement portugais une autorisation qui laissât la route libre à madame des Odonais et aux siens.

« Le croirait-on ? Plusieurs années se passèrent sans que cette autorisation pût être accordée.

« En 1765, Godin des Odonais, désespéré de ces retards, résolut de remonter l’Amazone pour retourner chercher sa femme à Quito ; mais, au moment où il allait partir, une subite maladie l’arrêta, et il ne put mettre son projet à exécution.

« Cependant, les démarches n’avaient pas été inutiles, et madame des Odonais apprit enfin que le roi de Portugal, lui accordant l’autorisation nécessaire, faisait préparer une embarcation, afin qu’elle pût descendre le fleuve et rejoindre son mari. En même temps, une escorte avait ordre de l’attendre dans les Missions du Haut-Amazone.

« Madame des Odonais était une femme d’un grand courage, vous allez bien le voir. Aussi n’hésita-t-elle pas, et, malgré les dangers d’un pareil voyage à travers tout le continent, elle partit.

– C’était son devoir d’épouse, Manoel, dit Yaquita, et j’aurais fait comme elle !

– Madame des Odonais, reprit Manoel, se rendit à Rio-Bamba, au sud de Quito, emmenant son beau-frère, ses enfants et un médecin français. Il s’agissait d’atteindre les Missions de la frontière brésilienne, où devaient se trouver l’embarcation et l’escorte.

« Le voyage est heureux d’abord ; il se fait sur le cours des affluents de l’Amazone que l’on descend en canot. Cependant, les difficultés s’accroissent peu à peu avec les dangers et les fatigues, au milieu d’un pays décimé par la petite vérole. Des quelques guides qui viennent offrir leurs services, la plupart disparaissent quelques jours après, et l’un d’eux, le dernier qui fût demeuré fidèle aux voyageurs, se noie dans le Bobonasa, en voulant porter secours au médecin français.

« Bientôt le canot, à demi brisé par les roches et les troncs en dérive, est hors d’état de servir. Il faut alors descendre à terre, et là, à la lisière d’une impénétrable forêt, on en est réduit à construire quelques cabanes de feuillage. Le médecin offre d’aller en avant avec un nègre qui n’avait jamais voulu quitter madame des Odonais. Tous deux partent. On les attend plusieurs jours… mais en vain !… Ils ne reviennent plus.

« Cependant, les vivres s’épuisent. Les abandonnés essayent inutilement de descendre le Bobonasa sur un radeau. Il leur faut rentrer dans la forêt, et les voilà dans la nécessité de faire la route à pied, au milieu de ces fourrés presque impraticables !

« C’était trop de fatigues pour ces pauvres gens ! Ils tombent un à un, malgré les soins de la vaillante Française. Au bout de quelques jours, enfants, parents, serviteurs, tous sont morts !

Oh ! la malheureuse femme ! dit Lina.

Madame des Odonais est seule maintenant, reprit Manoel. Elle se trouve encore à mille lieues de l’Océan qu’il lui faut atteindre ! Ce n’est plus la mère qui continue à marcher vers le fleuve !… La mère a perdu ses enfants, elle les a ensevelis de ses propres mains !… C’est la femme qui veut revoir son mari !

« Elle marche nuit et jour, elle retrouve enfin le cours du Bobonasa ! Là, elle est recueillie par de généreux Indiens, qui la conduisent aux Missions où l’attendait l’escorte !

« Mais elle y arrivait seule, et derrière elle, les étapes de sa route étaient semées de tombes !

« Madame des Odonais atteignit Loreto, où nous étions il y a quelques jours. De ce village péruvien, elle descendit l’Amazone, comme nous le faisons en ce moment, et enfin elle retrouva son mari, après dix-neuf années de séparation !

– Pauvre femme ! dit la jeune fille.

– Pauvre mère, surtout ! » répondit Yaquita. En ce moment, le pilote Araujo vint à l’arrière et dit : « Joam Garral, nous voici devant l’île de la Ronde ! Nous allons passer la frontière !

– La frontière ! » répondit Joam.

Et, se levant, il alla se placer au bord de la jangada, et il regarda longuement l’îlot de la Ronde, auquel se brisait le courant du fleuve. Puis, sa main se porta à son front comme pour chasser un souvenir.

« La frontière ! » murmura-t-il en baissant la tête par un mouvement involontaire. Mais, un instant après, sa tête s’était relevée, et son visage était celui d’un homme résolu à faire son devoir jusqu’au bout.


Chapitre XII.
Fragoso à l’ouvrage §

« Braza », braise, est un mot que l’on trouve dans la langue espagnole dès le XIIe siècle. Il a servi à faire le mot « brazil » pour désigner certains bois qui fournissent une teinture rouge. De là le nom de Brésil donné à cette vaste étendue de l’Amérique du Sud que traverse la ligne équinoxiale, et dans laquelle ce bois se rencontre fréquemment. Il fut, d’ailleurs, et de très bonne heure, l’objet d’un commerce considérable avec les Normands. Bien qu’il s’appelle « ibirapitunga » au lieu de production, ce nom de « brazil » lui est resté, et il est devenu celui de ce pays, qui apparaît comme une immense braise, enflammée sous les rayons d’un soleil tropical.

Les Portugais l’occupèrent tout d’abord. Dès le commencement du XVIe siècle, prise de possession en fut faite par le pilote Alvarez Cabral. Si, plus tard, la France, la Hollande, s’y établirent partiellement, il est resté portugais, et possède toutes les qualités qui distinguent ce vaillant petit peuple. C’est maintenant l’un des plus grands États de l’Amérique méridionale, ayant à sa tête l’intelligent et artiste roi don Pedro.

« Quel est ton droit dans la tribu ? demandait Montaigne à un Indien qu’il rencontrait au Havre.

C’est le droit de marcher le premier à la guerre ! » répondit simplement l’Indien.

La guerre, on le sait, fut pendant longtemps le plus sûr et le plus rapide véhicule de la civilisation. Aussi, les Brésiliens firent-ils ce que faisait cet Indien : ils luttèrent, ils défendirent leur conquête, ils l’étendirent, et c’est au premier rang qu’on les voit marcher dans la voie de la civilisation.

Ce fut en 1824, seize ans après la fondation de l’empire Luso-Brésilien, que le Brésil proclama son indépendance par la voix de don Juan, que les armées françaises avaient chassé du Portugal.

Restait à régler la question de frontières entre le nouvel empire et le Pérou, son voisin.

La chose n’était pas facile.

Si le Brésil voulait s’étendre jusqu’au Rio-Napo, dans l’ouest, le Pérou, lui, prétendait s’élargir jusqu’au lac d’Ega, c’est-à-dire huit degrés plus à l’ouest.

Mais, entre temps, le Brésil dut intervenir pour empêcher l’enlèvement des Indiens de l’Amazone, enlèvement qui se faisait au profit des Missions hispano-brésiliennes. Il ne trouva pas de meilleur moyen pour enrayer cette sorte de traite que de fortifier l’île de la Ronde, un peu au-dessus de Tabatinga, et d’y établir un poste.

Ce fut une solution, et, depuis cette époque, la frontière des deux pays passe par le milieu de cette île.

Au-dessus, le fleuve est péruvien et se nomme Marafion, ainsi qu’il a été dit.

Au-dessous, il est brésilien et prend le nom de rivière des Amazones.

Ce fut le 25 juin, au soir, que la jangada vint s’arrêter devant Tabatinga, la première ville brésilienne, située sur la rive gauche, à la naissance du rio dont elle porte le nom, et qui dépend de la paroisse de Saint-Paul, établie en aval sur la rive droite.

Joam Garral avait résolu de passer là trente-six heures, afin de donner quelque repos à son personnel. Le départ ne devait donc s’effectuer que le 27, dans la matinée.

Cette fois, Yaquita et ses enfants, moins menacés peut-être qu’à Iquitos de servir de pâture aux moustiques indigènes, avaient manifesté l’intention de descendre à terre et de visiter la bourgade.

On estime actuellement à quatre cents habitants, presque tous Indiens, la population de Tabatinga, en y comprenant, sans doute, ces nomades qui errent plutôt qu’ils ne se fixent sur les bords de l’Amazone et de ses petits affluents.

Le poste de l’île de la Ronde a été abandonné depuis quelques années et transporté à Tabatinga même. On peut donc dire que c’est une ville de garnison ; mais, en somme, la garnison n’est composée que de neuf soldats, presque tous Indiens, et d’un sergent, qui est le véritable commandant de la place.

Une berge, haute d’une trentaine de pieds, dans laquelle sont taillées les marches d’un escalier peu solide, forme en cet endroit la courtine de l’esplanade qui porte le petit fortin. La demeure du commandant comprend deux chaumières disposées en équerre, et les soldats occupent un bâtiment oblong, élevé à cent pas de là au pied d’un grand arbre.

Cet ensemble de cabanes ressemblerait parfaitement à tous les villages ou hameaux, qui sont disséminés sur les rives du fleuve, si un mât de pavillon, empanaché des couleurs brésiliennes, ne s’élevait au-dessus d’une guérite, toujours veuve de sa sentinelle, et si quatre petits pierriers de bronze n’étaient là pour canonner au besoin toute embarcation qui n’avancerait pas à l’ordre.

Quant au village proprement dit, il est situé en contrebas, au-delà du plateau. Un chemin, qui n’est qu’un ravin ombragé de ficus et de miritis, y conduit en quelques minutes. Là, sur une falaise de limon à demi crevassée, s’élèvent une douzaine de maisons recouvertes de feuilles de palmier « boiassu », disposées autour d’une place centrale.

Tout cela n’est pas fort curieux, mais les environs de Tabatinga sont charmants, surtout à l’embouchure du Javary, qui est assez largement évasée pour contenir l’archipel des îles Aramasa. En cet endroit se groupent de beaux arbres, et, parmi eux, grand nombre de ces palmiers dont les souples fibres, employées à la fabrication des hamacs et des filets de pêche, font l’objet d’un certain commerce. En somme, ce lieu est un des plus pittoresques du Haut-Amazone.

Tabatinga, d’ailleurs, est destinée à devenir, avant peu, une station assez importante, et elle prendra, sans doute, un rapide développement. Là, en effet, devront s’arrêter les vapeurs brésiliens qui remonteront le fleuve, et les vapeurs péruviens qui le descendront. Là se fera l’échange des cargaisons et des passagers. Il n’en faudrait pas tant à un village anglais ou américain pour devenir, en quelques années, le centre d’un mouvement commercial des plus considérables.

Le fleuve est très beau en cette partie de son cours. Bien évidemment, l’effet des marées ordinaires ne se fait pas sentir à Tabatinga, qui est située à plus de six cents lieues de l’Atlantique. Mais il n’en est pas ainsi de la « pororoca », cette espèce de mascaret, qui, pendant trois jours, dans les grands flux de syzygies, gonfle les eaux de l’Amazone et les repousse avec une vitesse de dix-sept kilomètres à l’heure. On prétend, en effet, que ce raz de marée se propage jusqu’à la frontière brésilienne.

Le lendemain, 26 juin, avant le déjeuner, la famille Garral se prépara à débarquer, afin de visiter la ville.

Si Joam, Benito et Manoel avaient déjà mis le pied dans plus d’une cité de l’empire brésilien, il n’en était pas ainsi de Yaquita et de sa fille. Ce serait donc pour elles comme une prise de possession.

On conçoit donc que Yaquita et Minha dussent attacher quelque prix à cette visite.

Si, d’autre part, Fragoso, en sa qualité de barbier nomade, avait déjà couru les diverses provinces de l’Amérique centrale, Lina, elle, pas plus que sa jeune maîtresse, n’avait encore foulé le sol brésilien.

Mais, avant de quitter la jangada, Fragoso était venu trouver Joam Garral, et il avait eu avec lui la conversation que voici :

« Monsieur Garral, lui dit-il, depuis le jour où vous m’avez reçu à la fazenda d’Iquitos, logé, vêtu, nourri, en un mot accueilli si hospitalièrement, je vous dois…

– Vous ne me devez absolument rien, mon ami, répondit Joam Garral. Donc, n’insistez pas…

– Oh ! rassurez-vous, s’écria Fragoso, je ne suis point en mesure de m’acquitter envers vous ! J’ajoute que vous m’avez pris à bord de la jangada et procuré le moyen de descendre le fleuve. Mais nous voici maintenant sur la terre du Brésil, que, suivant toute probabilité, je ne devais plus revoir ! Sans cette liane…

– C’est à Lina, à Lina seule, qu’il faut reporter votre reconnaissance, dit Joam Garral.

– Je le sais, répondit Fragoso, et jamais je n’oublierai ce que je lui dois, pas plus qu’à vous.

– On dirait, Fragoso, reprit Joam, que vous venez me faire vos adieux ! Votre intention est-elle donc de rester à Tabatinga ?

– En aucune façon, monsieur Garral, puisque vous m’avez permis de vous accompagner jusqu’à Bélem, où je pourrai, je l’espère du moins, reprendre mon ancien métier.

– Eh bien, alors, si telle est votre intention, que venez-vous me demander, mon ami ?

– Je viens vous demander si vous ne voyez aucun inconvénient à ce que je l’exerce en route, ce métier. Il ne faut pas que ma main se rouille, et, d’ailleurs, quelques poignées de reis ne feraient pas mal au fond de ma poche, surtout si je les avais gagnés. Vous le savez, monsieur Garral, un barbier, qui est en même temps un peu coiffeur, je n’ose dire un peu médecin par respect pour monsieur Manoel, trouve toujours quelques clients dans ces villages du Haut-Amazone.

– Surtout parmi les Brésiliens, répondit Joam Garral, car pour les indigènes…

– Je vous demande pardon, répondit Fragoso, parmi les indigènes surtout ! Ah ! pas de barbe à faire, puisque la nature s’est montrée très avare de cette parure envers eux, mais toujours quelque chevelure à accommoder suivant la dernière mode ! Ils aiment cela, ces sauvages, hommes ou femmes ! Je ne serai pas installé depuis dix minutes sur la place de Tabatinga, mon bilboquet à la main, – c’est le bilboquet qui les attire d’abord, et j’en joue fort agréablement –, qu’un cercle d’Indiens et d’Indiennes se sera formé autour de moi. On se dispute mes faveurs ! Je resterais un mois ici, que toute la tribu des Ticunas se serait fait coiffer de mes mains ! On ne tarderait pas à savoir que le « fer qui frise », – c’est ainsi qu’ils me désignent –, est de retour dans les murs de Tabatinga ! J’y ai passé déjà à deux reprises, et mes ciseaux et mon peigne ont fait merveille ! Ah ! par exemple, il n’y faudrait pas revenir trop souvent, sur le même marché ! Mesdames les Indiennes ne se font pas coiffer tous les jours, comme nos élégantes des cités brésiliennes ! Non ! Quand c’est fait, en voilà pour un an, et, pendant un an, elles emploient tous leurs soins à ne pas compromettre l’édifice que j’ai élevé, avec quelque talent, j’ose le dire ! Or, il y a bientôt un an que je ne suis venu à Tabatinga. Je vais donc trouver tous mes monuments en ruine, et, si cela ne vous contrarie pas, monsieur Garral, je voudrais me rendre une seconde fois digne de la réputation que j’ai acquise dans ce pays. Question de reis avant tout, et non d’amour-propre, croyez-le bien !

– Faites donc, mon ami, répondit Joam Garral en souriant, mais faites vite ! Nous ne devons rester qu’un jour à Tabatinga, et nous en repartirons demain dès l’aube.

– Je ne perdrai pas une minute, répondit Fragoso. Le temps de prendre les ustensiles de ma profession, et je débarque !

– Allez ! Fragoso, répondit Joam Garral. Puissent les reis pleuvoir dans votre poche !

Oui, et c’est là une bienfaisante pluie qui n’a jamais tombé à verse sur votre dévoué serviteur ! »

Cela dit, Fragoso s’en alla rapidement.

Un instant après, la famille, moins Joam Garral, prit terre. La jangada avait pu s’approcher assez près de la berge pour que le débarquement se fît sans peine. Un escalier en assez mauvais état, taillé dans la falaise, permit aux visiteurs d’arriver à la crête du plateau.

Yaquita et les siens furent reçus par le commandant du fort, un pauvre diable, qui connaissait cependant les lois de l’hospitalité, et leur offrit de déjeuner dans son habitation. Çà et là allaient et venaient les quelques soldats du poste, tandis que, sur le seuil de la caserne, apparaissaient, avec leurs femmes, qui sont de sang ticuna, quelques enfants, assez médiocres produits de ce mélange de race.

Au lieu d’accepter le déjeuner du sergent, Yaquita offrit au contraire au commandant et à sa femme de venir partager le sien à bord de la jangada.

Le commandant ne se le fit pas dire deux fois, et rendez-vous fut pris pour onze heures.

En attendant, Yaquita, sa fille et la jeune mulâtresse, accompagnées de Manoel, allèrent se promener aux environs du poste, laissant Benito se mettre en règle avec le commandant pour l’acquittement des droits de passage, car ce sergent était à la fois chef de la douane et chef militaire.

Puis, cela fait, Benito, lui, suivant son habitude, devait aller chasser dans les futaies voisines. Cette fois, Manoel s’était refusé à le suivre.

Cependant, Fragoso, de son côté, avait quitté la jangada ; mais, au lieu de monter au poste, il se dirigea vers le village, en prenant à travers le ravin qui s’ouvrait sur la droite, au niveau de la berge. Il comptait plus, avec raison, sur la clientèle indigène de Tabatinga que sur celle de la garnison. Sans doute, les femmes des soldats n’auraient pas mieux demandé que de se remettre en ses habiles mains ; mais les maris ne se souciaient guère de dépenser quelques reis pour satisfaire les fantaisies de leurs coquettes moitiés.

Chez les indigènes, il en devait être tout autrement. Époux et épouses, le joyeux barbier le savait bien, lui feraient le meilleur accueil.

Voilà donc Fragoso en route, remontant le chemin ombragé de beaux ficus, et arrivant au quartier central de Tabatinga.

Dès son arrivée sur la place, le célèbre coiffeur fut signalé, reconnu, entouré.

Fragoso n’avait ni grosse caisse, ni tambour, ni cornet à piston, pour attirer les clients, pas même de voiture à cuivres brillants, à lanternes resplendissantes, à panneaux ornés de glaces, ni de parasol gigantesque, ni rien qui pût provoquer l’empressement du public, ainsi que cela se fait dans les foires ! Non ! mais Fragoso avait son bilboquet, et, comme ce bilboquet jouait entre ses doigts ! Avec quelle adresse il recevait la tête de tortue, qui servait de boule, sur la pointe effilée du manche ! Avec quelle grâce il faisait décrire à cette boule cette courbe savante, dont les mathématiciens n’ont peut-être pas encore calculé la valeur, eux qui ont déterminé, cependant, la fameuse courbe « du chien qui suit son maître ! »

Tous les indigènes étaient là, hommes, femmes, vieillards, enfants, dans leur costume un peu primitif, regardant de tous leurs yeux, écoutant de toutes leurs oreilles. L’aimable opérateur, moitié en portugais, moitié en langue ticuna, leur débitait son boniment habituel sur le ton de la plus joyeuse humeur.

Ce qu’il leur disait, c’était ce que disent tous ces charlatans qui mettent leurs services à la disposition du public, qu’ils soient Figaros espagnols ou perruquiers français. Au fond, même aplomb, même connaissance des faiblesses humaines, même genre de plaisanteries ressassées, même dextérité amusante, et de la part de ces indigènes, même ébahissement, même curiosité, même crédulité que chez les badauds du monde civilisé.

Il s’ensuivit donc que, dix minutes plus tard, le public était allumé et se pressait près de Fragoso installé dans une « loja » de la place, sorte de boutique servant de cabaret.

Cette loja appartenait à un Brésilien domicilié à Tabatinga. Là, pour quelques vatems, qui sont les sols du pays et valent vingt reis9, les indigènes peuvent se procurer les boissons du cru, et en particulier l’assaï. C’est une liqueur moitié solide, moitié liquide, faite avec les fruits d’un palmier, et elle se boit dans un « couï », ou demi-calebasse, dont on fait un usage général en ce bassin de l’Amazone.

Et alors, hommes et femmes, – ceux-là avec non moins d’empressement que celles-ci –, de prendre place sur l’escabeau du barbier. Les ciseaux de Fragoso allaient chômer sans doute, puisqu’il n’était pas question de tailler ces opulentes chevelures, presque toutes remarquables par leur finesse et leur qualité ; mais quel emploi il allait être appelé à faire du peigne et des fers, qui chauffaient dans un coin sur un brasero !

Et les encouragements de l’artiste à la foule !

« Voyez, voyez, disait-il, comme cela tiendra, mes amis, si vous ne vous couchez pas dessus ! Et voilà pour un an, et ces modes-là sont les plus nouvelles de Bélem ou de Rio-de-Janeiro ! Les filles d’honneur de la reine ne sont pas plus savamment accommodées, et vous remarquerez que je n’épargne pas la pommade ! »

Non ! il ne l’épargnait pas ! Ce n’était, il est vrai, qu’un peu de graisse, à laquelle il mêlait le suc de quelques fleurs, mais cela emplâtrait comme du ciment.

Aussi aurait-on pu donner le nom d’édifices capillaires à ces monuments élevés par la main de Fragoso, et qui comportaient tous les genres d’architecture ! Boucles, anneaux, frisons, catogans, cadenettes, crêpures, rouleaux, tire-bouchons, papillotes, tout y trouvait sa place. Rien de faux, par exemple, ni tours, ni chignons, ni postiches. Ces chevelures indigènes, ce n’étaient point des taillis affaiblis par les coupes, amaigris par les chutes, mais plutôt des forêts dans toutes leur virginité native ! Fragoso, cependant, ne dédaignait pas d’y ajouter quelques fleurs naturelles, deux ou trois longues arêtes de poisson, de fines parures d’os ou de cuivre, que lui apportaient les élégantes de l’endroit. À coup sûr, les merveilleuses du Directoire auraient envié l’ordonnance de ces coiffures de haute fantaisie, à triple et quadruple étage, et le grand Léonard lui-même se fût incliné devant son rival d’outremer !

Et alors les vatems, les poignées de reis, – seule monnaie contre laquelle les indigènes de l’Amazone échangent leurs marchandises –, de pleuvoir dans la poche de Fragoso, qui les encaissait avec une évidente satisfaction. Mais, très certainement, le soir se ferait avant qu’il eût pu satisfaire aux demandes d’une clientèle incessamment renouvelée. Ce n’était pas seulement la population de Tabatinga qui se pressait à la porte de la loja. La nouvelle de l’arrivée de Fragoso n’avait pas tardé à se répandre. De ces indigènes, il en venait de tous les côtés : Ticunas de la rive gauche du fleuve, Mayorunas de la rive droite, aussi bien ceux qui habitaient sur les bords du Cajuru que ceux qui résidaient dans les villages du Javary.

Aussi, une longue queue d’impatients se dessinait-elle sur la place centrale. Les heureux et les heureuses, au sortir des mains de Fragoso, allant fièrement d’une maison à l’autre, se pavanaient sans trop oser remuer, comme de grands enfants qu’ils étaient.

Il arriva donc que, lorsque midi sonna, le très occupé coiffeur n’avait pas encore eu le temps de revenir déjeuner à bord, aussi dut-il se contenter d’un peu d’assaï, de farine de manioc et d’œufs de tortue qu’il avalait rapidement entre deux coups de fer.

Mais aussi, bonne récolte pour le cabaretier, car toutes ces opérations ne s’accomplissaient pas sans grande absorption de liqueurs tirées des caves de la loja. En vérité, c’était un événement pour la ville de Tabatinga que ce passage du célèbre Fragoso, coiffeur ordinaire et extraordinaire des tribus du Haut-Amazone !


Chapitre XIII.
Torrès §

À cinq heures du soir, Fragoso était encore là, n’en pouvant plus, et il se demandait s’il ne serait pas obligé de passer la nuit pour satisfaire la foule des expectants.

En ce moment, un étranger arriva sur la place, et, voyant toute cette réunion d’indigènes, il s’avança vers l’auberge.

Pendant quelques instants, cet étranger regarda Fragoso attentivement avec une certaine circonspection. Sans doute, l’examen le satisfit, car il entra dans la loja.

C’était un homme âgé de trente-cinq ans environ. Il portait un assez élégant costume de voyage, qui faisait valoir les agréments de sa personne. Mais sa forte barbe noire, que les ciseaux n’avaient pas dû tailler depuis longtemps, et ses cheveux, un peu longs, réclamaient impérieusement les bons offices d’un coiffeur.

« Bonjour, l’ami, bonjour ! » dit-il en frappant légèrement l’épaule de Fragoso.

Fragoso se retourna lorsqu’il entendit ces quelques mots prononcés en pur brésilien, et non plus l’idiome mélangé des indigènes.

« Un compatriote ? demanda-t-il, sans cesser de tortiller la boucle rebelle d’une tête mayorunasse.

Oui, répondit l’étranger, un compatriote, qui aurait besoin de vos services.

Comment donc ! mais à l’instant, dit Fragoso. Dès que je vais avoir « terminé madame » !

Et ce fut fait en deux coups de fer.

Bien que le dernier venu n’eût pas droit à la place vacante, cependant il s’assit sur l’escabeau, sans que cela amenât aucune réclamation de la part des indigènes, dont le tour était ainsi reculé.

Fragoso laissa les fers pour les ciseaux du coiffeur, et, selon l’habitude de ses collègues :

« Que désire monsieur ? demanda-t-il.

Faire tailler ma barbe et mes cheveux, répondit l’étranger.

À vos souhaits ! » dit Fragoso en introduisant le peigne dans l’épaisse chevelure de son client.

Et aussitôt les ciseaux de faire leur office.

« Et vous venez de loin ? demanda Fragoso, qui ne pouvait opérer sans grande abondance de paroles.

Je viens des environs d’Iquitos.

– Tiens, c’est comme moi ! s’écria Fragoso. J’ai descendu l’Amazone d’Iquitos à Tabatinga ! Et peut-on vous demander votre nom ?

– Sans inconvénient, répondit l’étranger. Je me nomme Torrès. »

Lorsque les cheveux de son client eurent été coupés « à la dernière mode », Fragoso commença à tailler sa barbe ; mais, à ce moment, comme il le regardait bien en face, il s’arrêta, reprit son opération, puis, enfin :

« Eh ! monsieur Torrès, dit-il, est-ce que ?… Je crois vous reconnaître !… Est-ce que nous ne nous sommes pas déjà vus quelque part ?

– Je ne pense pas ! répondit vivement Torrès.

– Je me trompe alors ! » répondit Fragoso.

Et il se mit en mesure d’achever sa besogne. Un instant après, Torrès reprit la conversation, que cette demande de Fragoso avait interrompue. « Comment êtes-vous venu d’Iquitos ? dit-il.

– D’Iquitos à Tabatinga ?

– Oui.

– À bord d’un train de bois, sur lequel m’a donné passage un digne fazender, qui descend l’Amazone avec toute sa famille.

– Ah ! vraiment, l’ami ! répondit Torrès. C’est une chance, cela, et si votre fazender voulait me prendre…

– Vous avez donc, vous aussi, l’intention de descendre le fleuve ?

– Précisément.

– Jusqu’au Para ?

– Non, jusqu’à Manao seulement, où j’ai affaire.

– Eh bien, mon hôte est un homme obligeant, et je pense qu’il vous rendrait volontiers ce service.

– Vous le pensez ?

– Je dirais même que j’en suis sûr.

– Et comment s’appelle-t-il donc ce fazender ? demanda nonchalamment Torrès.

Joam Garral », répondit Fragoso.

Et, en ce moment, il murmurait à part lui : « J’ai certainement vu cette figure-là quelque part ! » Torrès n’était pas homme à laisser tomber une conversation qui semblait l’intéresser, et pour cause. « Ainsi, dit-il, vous pensez que Joam Garral consentirait à me donner passage ?

– Je vous répète que je n’en doute pas, répondit Fragoso. Ce qu’il a fait pour un pauvre diable comme moi, il ne refusera pas de le faire pour vous, un compatriote !

– Est-ce qu’il est seul à bord de cette jangada ?

– Non, répliqua Fragoso. Je viens de vous dire qu’il voyage avec toute sa famille, – une famille de braves gens, je vous l’assure –, et il est accompagné d’une équipe d’Indiens et de noirs, qui font partie du personnel de la fazenda.

– Il est riche, ce fazender ?

– Certainement, répondit Fragoso, très riche. Rien que les bois flottés qui forment la jangada et la cargaison qu’elle porte constituent toute une fortune !

– Ainsi donc, Joam Garral vient de passer la frontière brésilienne avec toute sa famille ? reprit Torrès.

– Oui, répondit Fragoso, sa femme, son fils, sa fille et le fiancé de mademoiselle Minha.

– Ah ! il a une fille ? dit Torrès.

– Une charmante fille.

– Et elle va se marier ?…

– Oui, avec un brave jeune homme, répondit Fragoso, un médecin militaire en garnison à Bélem, et qui l’épousera, dès que nous serons arrivés au terme du voyage.

– Bon ! dit en souriant Torrès, c’est alors ce qu’on pourrait appeler un voyage de fiançailles !

– Un voyage de fiançailles, de plaisir et d’affaires ! répondit Fragoso. Madame Yaquita et sa fille n’ont jamais mis le pied sur le territoire brésilien, et, quant à Joam Garral, c’est la première fois qu’il franchit la frontière, depuis qu’il est entré à la ferme du Vieux Magalhaës.

– Je suppose aussi, demanda Torrès, que la famille est accompagnée de quelques serviteurs ?

– Certainement, répondit Fragoso ; la vieille Cybèle, depuis cinquante ans dans la ferme, et une jolie mulâtresse, mademoiselle Lina, qui est plutôt la compagne que la suivante de sa jeune maîtresse. Ah ! quelle aimable nature ! quel cœur et quels yeux ! Et des idées à elle sur toutes choses, en particulier sur les lianes… »

Fragoso, lancé sur cette voie, n’aurait pu s’arrêter sans doute, et Lina allait être l’objet de ses déclarations enthousiastes, si Torrès n’eût quitté l’escabeau pour faire place à un autre client.

« Que vous dois-je ? demanda-t-il au barbier.

– Rien, répondit Fragoso. Entre compatriotes qui se rencontrent sur la frontière, il ne peut être question de cela !

– Cependant, répondit Torrès, je voudrais…

– Eh bien, nous règlerons plus tard, à bord de la jangada.

– Mais je ne sais, répondit Torrès, si j’oserai demander à Joam Garral de me permettre…

– N’hésitez pas ! s’écria Fragoso. Je lui en parlerai, si vous l’aimez mieux, et il se trouvera très heureux de pouvoir vous être utile en cette circonstance. »

En ce moment, Manoel et Benito, qui étaient venus à la ville, après leur dîner, se montrèrent à la porte de la loja, désireux de voir Fragoso dans l’exercice de ses fonctions.

Torrès s’était retourné vers eux, et tout à coup : « Eh ! voilà deux jeunes gens que je connais ou plutôt que je reconnais ! s’écria-t-il.

Vous les reconnaissez ? demanda Fragoso, assez surpris.

– Oui, sans doute ! Il y a un mois, dans la forêt d’Iquitos, ils m’ont tiré d’un assez grand embarras !

– Mais ce sont précisément Benito Garral et Manoel Valdez.

– Je le sais ! Ils m’ont dit leurs noms, mais je ne m’attendais pas à les retrouver ici ! » Torrès, s’avançant alors vers les deux jeunes gens, qui le regardaient sans le reconnaître : « Vous ne me remettez pas, messieurs ? leur demanda-t-il.

– Attendez donc, répondit Benito. Monsieur Torrès, si j’ai bonne mémoire, c’est vous qui, dans la forêt d’Iquitos, aviez quelques difficultés avec un guariba ?…

– Moi-même, messieurs ! répondit Torrès. Depuis six semaines, j’ai continué à descendre l’Amazone, et je viens de passer la frontière en même temps que vous !

– Enchanté de vous revoir, dit Benito ; mais vous n’avez point oublié que je vous avais proposé de venir à la fazenda de mon père ?

– Je ne l’ai point oublié, répondit Torrès.

– Et vous auriez bien fait d’accepter mon offre, monsieur ! Cela vous eût permis d’attendre notre départ en vous reposant de vos fatigues, puis de descendre avec nous jusqu’à la frontière ! Autant de journées de marche d’épargnées !

– En effet, répondit Torrès.

– Notre compatriote ne s’arrête pas à la frontière, dit alors Fragoso. Il va jusqu’à Manao.

– Eh bien, répondit Benito, si vous voulez venir à bord de la jangada, vous y serez bien reçu, et je suis sûr que mon père se fera un devoir de vous y donner passage.

– Volontiers ! répondit Torrès, et vous me permettrez de vous remercier d’avance ! »

Manoel n’avait point pris part à la conversation. Il laissait l’obligeant Benito faire ses offres de service, et il observait attentivement Torrès, dont la figure ne lui revenait guère. Il y avait, en effet, un manque absolu de franchise dans les yeux de cet homme, dont le regard fuyait sans cesse, comme s’il eût craint de se fixer ; mais Manoel garda cette impression pour lui, ne voulant pas nuire à un compatriote qu’il s’agissait d’obliger.

« Messieurs, dit Torrès, si vous le voulez, je suis prêt à vous suivre jusqu’au port.

Venez ! » répondit Benito.

Un quart d’heure après, Torrès était à bord de la jangada. Benito le présentait à Joam Garral, en lui faisant connaître les circonstances dans lesquelles ils s’étaient déjà vus, et il lui demandait passage pour Torrès jusqu’à Manao.

« Je suis heureux, monsieur, de pouvoir vous rendre ce service, répondit Joam Garral.

– Je vous remercie, dit Torrès, qui, au moment de tendre la main à son hôte, se retint comme malgré lui.

– Nous partons demain matin, dès l’aube, ajouta Joam Garral. Vous pouvez donc vous installer à bord…

– Oh ! mon installation ne sera pas longue ! répondit Torrès. Ma personne et rien de plus.

– Vous êtes chez vous », dit Joam Garral. Le soir même, Torrès prenait possession d’une cabine près de celle du barbier.

À huit heures seulement, celui-ci, de retour à la jangada, faisait à la jeune mulâtresse le récit de ses exploits, et lui répétait, non sans quelque amour-propre, que la renommée de l’illustre Fragoso venait de s’accroître encore dans le bassin du Haut-Amazone.


Chapitre XIV.
En descendant encore §

Le lendemain matin, 27 juin, dès l’aube, les amarres étaient larguées, et la jangada continuait à dériver au courant du fleuve.

Un personnage de plus était à bord. En réalité, d’où venait ce Torrès ? On ne le savait pas au juste. Où allait-il ? À Manao, avait-il dit. Torrès s’était d’ailleurs gardé de rien laisser soupçonner de sa vie passée, ni de la profession qu’il exerçait encore deux mois auparavant, et personne ne pouvait se douter que la jangada eût donné asile à un ancien capitaine des bois. Joam Garral n’avait pas voulu gâter par des questions trop pressantes le service qu’il allait lui rendre.

En le prenant à bord, le fazender avait obéi à un sentiment d’humanité. Au milieu de ces vastes déserts amazoniens, à cette époque surtout où des bateaux à vapeur ne sillonnaient pas encore le cours du fleuve, il était très difficile de trouver des moyens de transport sûrs et rapides. Les embarcations ne donnaient pas un service régulier, et, la plupart du temps, le voyageur en était réduit à cheminer à travers les forêts. Ainsi avait fait et aurait dû continuer de faire Torrès, et c’était pour lui une chance inespérée que d’avoir pu prendre passage à bord de la jangada.

Depuis que Benito avait raconté dans quelles conditions il avait rencontré Torrès, la présentation était faite, et celui-ci pouvait se considérer comme un passager à bord d’un transatlantique, qui était libre de prendre part à la vie commune si cela lui convenait, libre de se tenir à l’écart pour peu qu’il fût d’humeur insociable.

Il fut visible, du moins pendant les premiers jours, que Torrès ne cherchait pas à pénétrer dans l’intimité de la famille Garral. Il se tenait sur une grande réserve, répondant lorsqu’on lui adressait la parole, mais ne provoquant aucune réponse.

S’il paraissait, de préférence, plus expansif avec quelqu’un, c’était avec Fragoso. Ne devait-il pas à ce joyeux compagnon cette idée de prendre passage sur la jangada ? Quelquefois il le questionnait sur la situation de la famille Garral à Iquitos, sur les sentiments de la jeune fille pour Manoel Valdez, et encore ne le faisait-il qu’avec une certaine discrétion. Le plus souvent, lorsqu’il ne se promenait pas seul à l’avant de la jangada, il restait dans sa cabine.

Quant aux déjeuners et aux dîners, il les partageait avec Joam Garral et les siens, mais il ne prenait que peu de part à la conversation, et il se retirait dès que le repas était terminé.

Pendant la matinée, la jangada fit route à travers le pittoresque groupe d’îles que contient le vaste estuaire du Javary. Ce tributaire important de l’Amazone promène, dans la direction du sud-ouest, un cours qui, de sa source à son embouchure, ne paraît enrayé par aucun îlot ni par aucun rapide. Cette embouchure mesure environ trois mille pieds de largeur, et s’ouvre à quelques milles au-dessus de l’emplacement qu’occupait autrefois la ville du même nom, dont les Espagnols et les Portugais se disputèrent longtemps la propriété.

Jusqu’au 30 juin matin, il n’y eut rien de particulier à signaler dans le voyage. Parfois, on rencontrait quelques embarcations, qui se glissaient le long des rives, attachées les unes aux autres, de telle sorte qu’un seul indigène suffisait à les conduire toutes. « Navigar de bubina », ainsi disent les gens du pays pour désigner ce genre de navigation, c’est-à-dire naviguer de confiance.

Bientôt furent dépassés l’île Araria, l’archipel des îles Calderon, l’île Capiatu, et bien d’autres, dont les noms ne sont pas encore arrivés à la connaissance des géographes. Le 30 juin, le pilote signalait sur la droite du fleuve le petit village de Jurupari-Tapera, où se fit une halte de deux ou trois heures.

Manoel et Benito allèrent chasser dans les environs et rapportèrent quelques gibiers à plume, qui furent bien reçus à l’office. En même temps, les deux jeunes gens avaient opéré la capture d’un animal dont un naturaliste eût fait plus de cas que n’en fit la cuisinière de la jangada.

C’était un quadrupède de couleur foncée, qui ressemblait quelque peu à un grand terre-neuve.

« Un fourmilier tamanoir ! s’écria Benito, en le jetant sur le pont de la jangada.

– Et un magnifique spécimen, qui ne déparerait pas la collection d’un muséum ! ajouta Manoel.

– Avez-vous eu quelque peine à vous emparer de ce curieux animal ? demanda Minha.

– Mais oui, petite sœur, répondit Benito, et tu n’étais pas là pour demander sa grâce ! Ah ! ils ont la vie dure, ces chiens-là, et il n’a pas fallu moins de trois balles pour coucher celui-ci sur le flanc ! »

Ce tamanoir était superbe, avec sa longue queue, mélangée de crins grisâtres ; ce museau en pointe qu’il plonge dans les fourmilières, dont les insectes font sa principale nourriture ; ses longues pattes maigres, armées d’ongles aigus, longs de cinq pouces et qui peuvent se refermer comme les doigts d’une main. Mais quelle main, que cette main de tamanoir ! Quand elle tient quelque chose, il faut la couper pour lui faire lâcher prise. C’est à ce point que le voyageur Émile Carrey a justement pu dire que « le tigre lui-même périt dans cette étreinte ».

Le 2 juillet, dans la matinée, la jangada arrivait au pied de San-Pablo-d’Olivença, après s’être glissée au milieu de nombreuses îles, qui, en toutes saisons, sont couvertes de verdure, ombragées d’arbres magnifiques, et dont les principales avaient nom Jurupari, Rita, Maracanatena et Cururu-Sapo. Plusieurs fois aussi, elle avait dû longer les ouvertures de quelques iguarapès ou petits affluents aux eaux noires.

La coloration de ces eaux est un phénomène assez curieux, et il appartient en propre à un certain nombre de tributaires de l’Amazone, quelle que soit leur importance. Manoel fit remarquer combien cette nuance était chargée en couleur, puisqu’on la distinguait très nettement à la surface des eaux blanchâtres du fleuve.

« On a tenté d’expliquer cette coloration de diverses manières, dit-il, et je ne crois pas que les plus savants soient arrivés à le faire d’une manière satisfaisante.

– Ces eaux sont véritablement noires avec un magnifique reflet d’or, répondit la jeune fille, en montrant une légère nappe mordorée qui affleurait la jangada.

– Oui, répondit Manoel, et déjà Humboldt avait observé comme vous, ma chère Minha, ce reflet si curieux. Mais, en regardant plus attentivement, on voit que c’est plutôt la couleur de sépia qui domine dans toute cette coloration.

– Bon ! s’écria Benito, encore un phénomène sur lequel les savants ne sont pas d’accord !

– Peut-être pourrait-on, à ce sujet, demander leur avis aux caïmans, aux dauphins et aux lamantins, fit observer Fragoso, car ce sont certainement les eaux noires qu’ils choisissent de préférence pour s’y ébattre.

– Il est certain qu’elles attirent plus particulièrement ces animaux, répondit Manoel. Mais pourquoi ? On serait fort embarrassé de le dire ! En effet, cette coloration est-elle due à ce que ces eaux contiennent en dissolution de l’hydrogène carboné, ou bien à ce qu’elles coulent sur des lits de tourbe, à travers des couches de houille et d’anthracite ; ou ne doit-on pas l’attribuer à l’énorme quantité de plantes minuscules qu’elles charrient ? Il n’y a rien de certain à cet égard10. En tout cas, excellentes à boire, d’une fraîcheur très enviable sous ce climat, elles sont sans arrière-goût et d’une parfaite innocuité. Prenez un peu de cette eau, ma chère Minha, buvez-en, vous le pouvez sans inconvénient. »

L’eau était limpide et fraîche en effet. Elle aurait pu avantageusement remplacer les eaux de table si employées en Europe. On en recueillit quelques frasques pour l’usage de l’office.

Il a été dit qu’à la date du 2 juillet, dès le matin, la jangada était arrivée à San-Pablo-d’Olivença, où se fabriquent par milliers de ces longs chapelets dont les grains sont formés des écales du « coco de piassaba ». C’est là l’objet d’un commerce très suivi. Peut-être paraîtra-t-il singulier que les anciens dominateurs du pays, les Tupinambas, les Tupiniquis, en soient arrivés à faire leur principale occupation de confectionner ces objets du culte catholique. Mais, après tout, pourquoi pas ? Ces Indiens ne sont plus les Indiens d’autrefois. Au lieu d’être vêtus du costume national, avec fronteau de plumes d’aras, arc et sarbacanes, n’ont-ils pas adopté le vêtement américain, le pantalon blanc, le puncho de coton tissé par leurs femmes, qui sont devenues très habiles dans cette fabrication ?

San-Pablo-d’Olivença, ville assez importante, ne compte pas moins de deux mille habitants, empruntés à toutes les tribus voisines. Maintenant la capitale du Haut-Amazone, elle débuta par n’être qu’une simple Mission, fondée par des carmes portugais, vers 1692, et reprise par des missionnaires jésuites.

Dans le principe, c’était le pays des Omaguas, dont le nom signifiait « têtes plates ». Ce nom leur venait de la barbare coutume qu’avaient les mères indigènes de presser entre deux planchettes la tête de leurs nouveau-nés, de manière à leur façonner un crâne oblong, qui était fort à la mode. Mais, comme toutes les modes, celle-ci a changé ; les têtes ont repris leur forme naturelle, et on ne retrouverait plus trace de l’ancienne déformation dans le crâne de ces fabricants de chapelets.

Toute la famille, à l’exception de Joam Garral, descendit à terre. Torrès, lui aussi, préféra rester à bord, et ne manifesta aucun désir de visiter San-Pablo-d’olivença, qu’il ne paraissait pas connaître, cependant.

Décidément, si cet aventurier était taciturne, il faut avouer qu’il n’était pas curieux.

Benito put faire aisément des échanges, de manière à compléter la cargaison de la jangada. Sa famille et lui reçurent un excellent accueil des principales autorités de la ville, le commandant de place et le chef des douanes, que leurs fonctions n’empêchaient aucunement de se livrer au commerce. Ils confièrent même au jeune négociant divers produits du pays, destinés à être vendus pour leur compte, soit à Manao, soit à Bélem.

La ville se composait d’une soixantaine de maisons, disposées sur un plateau qui couronnait la berge du fleuve en cet endroit. Quelques-unes de ces chaumières étaient couvertes en tuiles, ce qui est assez rare dans ces contrées ; mais, en revanche, la modeste église, dédiée à saint Pierre et saint Paul, ne s’abritait que sous un toit de paille, qui eût plutôt convenu à l’étable de Bethléem qu’à un édifice consacré au culte dans un des pays les plus catholiques du monde.

Le commandant, son lieutenant et le chef de police acceptèrent de dîner à la table de la famille, et ils furent reçus par Joam Garral avec les égards dus à leur rang.

Pendant le dîner, Torrès se montra plus causeur que d’habitude. Il raconta quelques-unes de ses excursions à l’intérieur du Brésil, en homme qui paraissait connaître le pays.

Mais, tout en parlant de ses voyages, Torrès ne négligea pas de demander au commandant s’il connaissait Manao, si son collègue s’y trouvait en ce moment, si le juge de droit, le premier magistrat de la province, avait l’habitude de s’absenter à cette époque de la saison chaude. Il semblait qu’en faisant cette série de questions, Torrès regardait en dessous Joam Garral. Ce fut même assez indiqué pour que Benito l’observât, non sans quelque étonnement et fit cette remarque, que son père écoutait tout particulièrement les questions assez singulières que posait Torrès.

Le commandant de San-Pablo-d’Olivença assura l’aventurier que les autorités n’étaient point absentes de Manao en ce moment, et il chargea même Joam Garral de leur présenter ses compliments. Selon toute probabilité, la jangada arriverait devant cette ville dans sept semaines au plus tard, du 20 au 25 août.

Les hôtes du fazender prirent congé de la famille Garral vers le soir, et, le lendemain matin, 3 juillet, la jangada recommençait à descendre le cours du fleuve.

À midi, on laissait sur la gauche l’embouchure du Yacurupa. Ce tributaire n’est, à proprement parler, qu’un véritable canal, puisqu’il déverse ses eaux dans l’Iça, qui est lui-même un affluent de gauche de l’Amazone. Phénomène particulier, le fleuve, en de certains endroits, alimente lui-même ses propres affluents.

Vers trois heures après midi, la jangada dépassa l’embouchure du Jandiatuba, qui apporte du sud-ouest ses magnifiques eaux noires, et les jette dans la grande artère par une bouche de quatre cents mètres, après avoir arrosé les territoires des Indiens Culinos.

Nombre d’îles furent longées, Pimaticaira, Caturia, Chico, Motachina ; les unes habitées, les autres désertes, mais toutes couvertes d’une végétation superbe, qui forme comme une guirlande ininterrompue de verdure d’un bout de l’Amazone à l’autre.


Chapitre XV.
En descendant toujours §

On était au soir du 5 juillet. L’atmosphère, alourdie depuis la veille, promettait quelques prochains orages. De grandes chauves-souris de couleur roussâtre rasaient à larges coups d’ailes le courant de l’Amazone. Parmi elles on distinguait de ces « perros voladors », d’un brun sombre, clairs au ventre, pour lesquelles Minha et surtout la jeune mulâtresse éprouvaient une répulsion instinctive. C’étaient là, en effet, de ces horribles vampires qui sucent le sang des bestiaux, et s’attaquent même à l’homme qui s’est imprudemment endormi dans les campines.

« Oh ! les vilaines bêtes ! s’écria Lina, en se cachant les yeux. Elles me font horreur !

– Et elles sont, en outre, fort redoutables, ajouta la jeune fille. N’est-il pas vrai, Manoel ?

– Très redoutables, en effet, répondit le jeune homme. Ces vampires ont un instinct particulier qui les porte à vous saigner aux endroits où le sang peut le plus facilement couler, et principalement derrière l’oreille. Pendant l’opération, ils continuent à battre de l’aile et provoquent ainsi une agréable fraîcheur, qui rend le sommeil du dormeur plus profond. On cite des gens, soumis inconsciemment à cette hémorragie de plusieurs heures, qui ne se sont plus réveillés !

– Ne continuez pas à raconter de pareilles histoires, Manoel, dit Yaquita, ou bien ni Minha ni Lina n’oseront dormir cette nuit !

– Ne craignez rien, répondit Manoel. S’il le faut, nous veillerons sur leur sommeil !

– Silence ! dit Benito.

– Qu’y a-t-il donc ? demanda Manoel.

– N’entendez-vous pas un bruit singulier de ce côté ? reprit Benito en montrant la rive droite.

– En effet, répondit Yaquita.

– D’où provient ce bruit ? demanda la jeune fille. On dirait des galets qui roulent sur la plage des îles !

– Bon ! je sais ce que c’est ! répondit Benito. Demain, au lever du jour, il y aura régal pour ceux qui aiment les œufs de tortue et les petites tortues fraîches ! »

Il n’y avait pas à s’y tromper. Ce bruit était produit par d’innombrables chéloniens de toutes tailles que l’opération de la ponte attirait sur les îles.

C’est dans le sable des grèves que ces amphibies viennent choisir l’endroit convenable pour y déposer leurs œufs.

L’opération, commencée avec le soleil couchant, serait finie avec l’aube.

À ce moment déjà, la tortue-chef avait quitté le lit du fleuve pour y reconnaître un emplacement favorable. Les autres, réunies par milliers, s’occupaient à creuser avec leurs pattes antérieures une tranchée longue de six cents pieds, large de douze, profonde de six ; après y avoir enterré leurs œufs, il ne leur resterait plus qu’à les recouvrir d’une couche de sable, qu’elles battraient avec leurs carapaces, de manière à le tasser.

C’est une grande affaire pour les Indiens riverains de l’Amazone et de ses affluents que cette opération de la ponte. Ils guettent l’arrivée des chéloniens, ils procèdent à l’extraction des œufs au son du tambour, et, de la récolte divisée en trois parts, une appartient aux veilleurs, l’autre aux Indiens, la troisième à l’État, représenté par des capitaines de plage, qui font, en même temps que la police, le recouvrement des droits. À de certaines grèves, que la décroissance des eaux laisse à découvert et qui ont le privilège d’attirer le plus grand nombre de tortues, on a donné le nom de « plages royales ». Lorsque la récolte est achevée, c’est fête pour les Indiens, qui se livrent aux jeux, à la danse, aux libations, – fête aussi pour les caïmans du fleuve, qui font ripaille des restes de ces amphibies.

Tortues ou œufs de tortue sont donc l’objet d’un commerce extrêmement considérable dans tout le bassin de l’Amazone. Il est de ces chéloniens que l’on « vire », c’est-à-dire que l’on retourne sur le dos, quand ils reviennent de la ponte, et que l’on conserve vivants, soit qu’on les garde dans des parcs palissadés comme les parcs à poissons, soit qu’on les attache à des pieux par une corde assez longue pour leur permettre d’aller ou de venir sur la terre ou sous l’eau. De cette façon, on peut toujours avoir de la chair fraîche de ces animaux.

On procède autrement avec les petites tortues qui viennent d’éclore. Nul besoin de les parquer ni de les attacher. Leur écaille est molle encore, leur chair extrêmement tendre, et on les mange absolument comme des huîtres, après les avoir fait cuire. Sous cette forme, il s’en consomme des quantités considérables.

Cependant, ce n’est pas là l’usage le plus général que l’on fasse des œufs des chéloniens dans les provinces de l’Amazone et du Para. La fabrication de la « manteigna de tartaruga », c’est-à-dire du beurre de tortue, qui peut être comparé aux meilleurs produits de la Normandie ou de la Bretagne, ne consomme pas moins, chaque année, de deux cent cinquante à trois cents millions d’œufs. Mais les tortues sont innombrables dans les cours d’eau de ce bassin, et c’est par quantités incalculables qu’elles déposent leurs œufs sous le sable des grèves.

Toutefois, par suite de la consommation qu’en font non seulement les indigènes, mais aussi les échassiers de la côte, les urubus de l’air, les caïmans du fleuve, leur nombre s’est assez amoindri pour que chaque petite tortue se paye actuellement d’une pataque11 brésilienne.

Le lendemain, dès l’aube, Benito, Fragoso et quelques Indiens prirent une des pirogues et se rendirent à la grève d’une des grandes îles longées pendant la nuit. Il n’était pas nécessaire que la jangada fît halte. On saurait bien la rejoindre.

Sur la plage se voyaient de petites tumescences, qui indiquaient la place où, cette nuit même, chaque paquet d’œufs avait été déposé dans la tranchée, par groupes de cent soixante à cent quatre-vingt-dix. Ceux-là, il n’était pas question de les extraire. Mais, une première ponte ayant été faite deux mois auparavant, les œufs avaient éclos sous l’action de la chaleur emmagasinée dans les sables, et déjà quelques milliers de petites tortues couraient sur la grève.

Les chasseurs firent donc bonne chasse. La pirogue fut remplie de ces intéressants amphibies, qui arrivèrent juste à point pour l’heure du déjeuner. Le butin fut partagé entre les passagers et le personnel de la jangada, et s’il en restait le soir, il n’en restait plus guère.

Le 7 juillet au matin, on était devant San-José-de-Matura, bourg situé près d’un petit rio empli de longues herbes, et sur les bords duquel la légende prétend que les Indiens à queue ont existé.

Le 8 juillet, dans la matinée, on aperçut le village de San-Antonio, deux ou trois maisonnettes perdues dans les arbres, puis l’embouchure de l’Iça ou Putumayo, qui mesure neuf cents mètres de largeur.

Le Putumayo est l’un des plus importants tributaires de l’Amazone. En cet endroit, au XVIe siècle, des Missions anglaises furent d’abord fondées par les Espagnols, puis détruites par les Portugais, et, à l’heure présente, il n’en reste plus trace. Ce qu’on y retrouve encore, ce sont des représentants de diverses tribus d’Indiens, qui sont aisément reconnaissables à la diversité de leurs tatouages.

L’Iça est un cours d’eau qu’envoient vers l’est les montagnes de Pasto, au nord-est de Quito, à travers les plus belles forêts de cacaoyers sauvages. Navigable sur un parcours de cent quarante lieues pour les bateaux à vapeur qui ne tient pas plus de six pieds, il doit être un jour l’un des principaux chemins fluviaux dans l’ouest de l’Amérique.

Cependant, le mauvais temps était venu. Il ne procédait pas par des pluies continuelles ; mais de fréquents orages troublaient déjà l’atmosphère. Ces météores ne pouvaient aucunement gêner la marche de la jangada, qui ne donnait pas prise au vent ; sa grande longueur la rendait même insensible à la houle de l’Amazone ; mais, pendant ces averses torrentielles, nécessité pour la famille Garral de rentrer dans l’habitation. Il fallait bien occuper ces heures de loisir. On causait alors, on se communiquait ses observations, et les langues ne chômaient pas.

Ce fut dans ces conditions que Torrès commença peu à peu à prendre une part plus active à la conversation. Les particularités de ses divers voyages dans tout le nord du Brésil lui fournissaient de nombreux sujets d’entretien. Cet homme avait certainement beaucoup vu ; mais ses observations étaient celles d’un sceptique, et, le plus souvent, il blessait les honnêtes gens qui l’écoutaient. Il faut dire aussi qu’il se montrait plus empressé auprès de Minha. Seulement, ces assiduités, bien qu’elles déplussent à Manoel, n’étaient pas assez marquées pour que le jeune homme crût devoir intervenir encore. D’ailleurs la jeune fille éprouvait pour Torrès une instinctive répulsion, qu’elle ne cherchait pas à cacher.

Le 9 juillet, l’embouchure du Tunantins apparut sur la rive gauche du fleuve, formant un estuaire de quatre cents pieds, par lequel cet affluent déversait ses eaux noires, venues de l’ouest-nord-ouest, après avoir arrosé les territoires des Indiens Cacenas.

En cet endroit, le cours de l’Amazone se montrait sous un aspect véritablement grandiose, mais son lit était plus que jamais encombré d’îles et d’îlots. Il fallut toute l’adresse du pilote pour se diriger au travers de cet archipel, allant d’une rive à l’autre, évitant les hauts-fonds, fuyant les remous, maintenant son imperturbable direction.

Peut-être aurait-il pu prendre l’Ahuaty-Parana, sorte de canal naturel, qui se détache du fleuve un peu au-dessous de l’embouchure du Tunantins et permet de rentrer dans le cours d’eau principal, cent-vingt milles plus loin, par le rio Japura ; mais, si la portion la plus large de ce « furo » mesure cent cinquante pieds, la plus étroite n’en compte que soixante, et la jangada aurait eu quelque peine à passer.

Bref, après avoir touché, le 13 juillet, à l’île Capuro, après avoir dépassé la bouche du Jutahy, qui, venu de l’est-sud-ouest, jette ses eaux noires par une ouverture de quinze cents pieds, après avoir admiré des légions de jolis singes couleur blanc de soufre, à face rouge cinabre, qui sont d’insatiables amateurs de ces noisettes que produisent les palmiers auxquels le fleuve doit son nom, les voyageurs arrivèrent, le 18 juillet, devant la petite ville de Fonteboa.

En cet endroit, la jangada fit une halte de douze heures, qui donna quelque repos à l’équipe.

Fonteboa, comme la plupart de ces villages-missions de l’Amazone, n’a point échappé à cette capricieuse loi qui les transporte, pendant une longue période, d’un endroit à un autre. Il est probable, cependant, que ce hameau en a fini avec cette existence nomade et qu’il est définitivement sédentaire. Tant mieux pour lui, car il est charmant à voir avec sa trentaine de maisons, couvertes de feuillage, et son église dédiée à Notre-Dame de Guadalupe, Vierge Noire du Mexique. Fonteboa compte un millier d’habitants, fournis par les Indiens des deux rives, qui élèvent de nombreux bestiaux dans les opulentes campines des environs. À cela ne se borne pas leur occupation : ce sont aussi d’intrépides chasseurs, ou, si on l’aime mieux, d’intrépides pêcheurs de lamantins.

Aussi, le soir même de leur arrivée, les jeunes gens purent-ils assister à une très intéressante expédition de ce genre.

Deux de ces cétacés herbivores venaient d’être signalés dans les eaux noires du rio Cayaratu, qui se jette à Fonteboa. On voyait six points bruns se mouvoir à leur surface. C’étaient les deux museaux pointus et les quatre ailerons des lamantins.

Des pêcheurs peu expérimentés auraient pris tout d’abord ces points mouvants pour des épaves en dérive, mais les indigènes de Fonteboa ne pouvaient s’y tromper. Bientôt, d’ailleurs, des souffles bruyants indiquèrent que des animaux à évents chassaient avec force l’air devenu impropre aux besoins de leur respiration.

Deux ubas, portant chacune trois pêcheurs, se détachèrent du rivage et s’approchèrent des lamantins, qui prirent aussitôt la fuite. Les points noirs tracèrent d’abord un long sillage à la surface de l’eau, puis ils disparurent à la fois.

Les pêcheurs continuèrent à s’avancer prudemment. L’un d’eux, armé d’un harpon très primitif, – un long clou au bout d’un bâton –, se tenait debout sur la pirogue, pendant que les deux autres pagayaient sans bruit. Ils attendaient que la nécessité de respirer ramenât les lamantins à leur portée. Dix minutes au plus, et ces animaux reparaîtraient certainement dans un cercle plus ou moins restreint.

En effet, ce temps s’était à peu près écoulé, lorsque les points noirs émergèrent à peu de distance, et deux jets d’air mélangé de vapeurs s’élancèrent bruyamment.

Les ubas s’approchèrent ; les harpons furent lancés en même temps ; l’un manqua son but, mais l’autre frappa l’un des cétacés à la hauteur de sa vertèbre caudale.

Il n’en fallut pas plus pour étourdir l’animal, qui est peu apte à se défendre quand il a été touché par le fer d’un harpon. La corde le ramena à petits coups près de l’uba, et il fut remorqué jusqu’à la grève, au pied du village.

Ce n’était qu’un lamantin de petite taille, car il mesurait à peine trois pieds de longueur. On les a tant poursuivis, ces pauvres cétacés, qu’ils commencent à devenir assez rares dans les eaux de l’Amazone et de ses affluents, et on leur laisse si peu le temps de grandir, que les géants de l’espèce ne dépassent pas sept pieds maintenant. Que sont-ils auprès de ces lamantins de douze et quinze pieds, qui abondent encore dans les fleuves et les lacs de l’Afrique !

Mais il serait bien difficile d’empêcher cette destruction. En effet, la chair du lamantin est excellente, même supérieure à celle du porc, et l’huile que fournit son lard, épais de trois pouces, est un produit d’une véritable valeur. Cette chair, lorsqu’elle est boucanée, se conserve longtemps et donne une alimentation saine. Si l’on ajoute à cela que l’animal est d’une capture relativement facile, on ne s’étonnera pas que son espèce tende à sa complète destruction.

Aujourd’hui, un lamantin adulte, qui « rendait » deux pots d’huile pesant cent quatre-vingts livres, n’en donne plus que quatre arrobes espagnols, équivalant à un quintal.

Le 19 juillet, au soleil levant, la jangada quittait Fonteboa et se laissait aller entre les deux rives du fleuve, absolument désertes, le long des îles ombragées de forêts de cacaoyers du plus grand effet. Le ciel était toujours lourdement chargé de gros cumulus électriques, qui faisaient pressentir de nouveaux orages.

Le rio Jurua, venu du sud-est, se dégagea bientôt des berges de gauche. À le remonter, une embarcation pourrait s’enfoncer jusqu’au Pérou, sans rencontrer d’insurmontables obstacles, à travers ses eaux blanches, que nourrissent un grand nombre de sous-affluents.

« C’est peut-être sur ces territoires, dit Manoel, qu’il conviendrait de rechercher les descendants de ces femmes guerrières, qui ont tant émerveillé Orellana. Mais il faut dire que, à l’exemple de leurs devancières, elles ne forment point de tribus à part. Ce sont tout simplement des épouses qui accompagnent leurs époux au combat, et celles-ci, parmi les Juruas, ont une grande réputation de vaillance. »

La jangada continuait à descendre ; mais quel dédale l’Amazone présentait alors ! Le rio Japura, dont l’embouchure allait s’ouvrir quatre-vingts milles plus loin, et qui est un de ses plus grands affluents, courait presque parallèlement au fleuve.

Entre eux, c’étaient des canaux, des iguarapès, des lagunes, des lacs temporaires, un inextricable lacis, qui rend bien difficile l’hydrographie de cette contrée.

Mais, si Araujo n’avait pas de carte pour se guider, son expérience le servait plus sûrement, et c’était merveille de le voir se débrouiller dans ce chaos, sans jamais s’égarer hors du grand fleuve.

En somme, il fit si bien que, le 25 juillet, dans l’après-midi, après avoir passé devant le village de Parani-Tapera, la jangada put mouiller à l’entrée du lac d’Ega ou Teffé, dans lequel il était inutile de s’engager, puisqu’il aurait fallu en sortir pour reprendre la route de l’Amazone.

Mais la ville d’Ega est assez importante. Elle méritait qu’on fît halte pour la visiter. Il fut donc convenu que la jangada séjournerait en cet endroit jusqu’au 27 juillet, et que, le lendemain 28, la grande pirogue transporterait toute la famille à Ega.

Cela donnerait un repos qui était bien dû au laborieux équipage du train de bois.

La nuit se passa sur les amarrages, près d’une côte assez élevée, et rien n’en troubla la tranquillité. Quelques éclairs de chaleur enflammèrent l’horizon, mais ils venaient d’un orage lointain, qui n’éclata pas à l’entrée du lac.


Chapitre XVI.
Ega §

Le 20 juillet, à six heures du matin, Yaquita, Minha, Lina et les deux jeunes gens se préparaient à quitter la jangada.

Joam Garral, qui n’avait pas manifesté l’intention de descendre à terre, se décida, cette fois, sur les instances de sa femme et de sa fille, à abandonner son absorbant travail quotidien pour les accompagner pendant leur excursion.

Torrès, lui, ne s’était pas montré soucieux d’aller visiter Ega, à la grande satisfaction de Manoel, qui avait pris cet homme en aversion et n’attendait que l’occasion de le lui prouver.

Quant à Fragoso, il ne pouvait avoir, pour aller à Ega, les mêmes raisons d’intérêt qui l’avaient conduit à Tabatinga, bourgade de peu d’importance auprès de cette petite ville.

Ega, au contraire, est un chef-lieu de quinze cents habitants, où résident toutes les autorités que comporte l’administration d’une cité aussi considérable, – considérable pour le pays –, c’est-à-dire commandant militaire, chef de police, juge de paix, juge de droit, instituteur primaire, milice sous les ordres d’officiers de tout rang.

Or, lorsque tant de fonctionnaires, leurs femmes, leurs enfants, habitent une ville, on peut supposer que les barbiers-coiffeurs n’y font pas défaut. C’était le cas, et Fragoso n’y eût pas fait ses frais.

Sans doute, l’aimable garçon, bien qu’il n’eût point affaire à Ega, comptait cependant être de la partie, puisque Lina accompagnait sa jeune maîtresse ; mais, au moment de quitter la jangada, il se résigna à rester, sur la demande même de Lina.

« Monsieur Fragoso ? lui dit-elle, après l’avoir pris à l’écart.

Mademoiselle Lina ? répondit Fragoso.

– Je ne crois pas que votre ami Torrès ait l’intention de nous accompagner à Ega.

– En effet, il doit rester à bord, mademoiselle Lina, mais je vous serai obligé de ne point l’appeler mon ami !

– C’est pourtant vous qui l’avez engagé à nous demander passage, avant qu’il en eût manifesté l’intention.

– Oui, et ce jour-là, s’il faut vous dire toute ma pensée, je crains d’avoir fait une sottise !

– Eh bien, s’il faut vous dire toute la mienne, cet homme ne me plaît guère, monsieur Fragoso.

– Il ne me plaît pas davantage, mademoiselle Lina, et j’ai toujours comme une idée de l’avoir déjà vu quelque part. Mais le trop vague souvenir qu’il m’a laissé n’est précis que sur un point : c’est que l’impression était loin d’être bonne !

– En quel endroit, à quelle époque auriez-vous rencontré ce Torrès ? Vous ne pouvez donc pas vous le rappeler ? Il serait peut-être utile de savoir ce qu’il est, et surtout ce qu’il a été !

– Non… Je cherche… Y a-t-il longtemps ? Dans quel pays, dans quelles circonstances ?… Je ne retrouve pas !

– Monsieur Fragoso ?

– Mademoiselle Lina !

– Vous devriez demeurer à bord, afin de surveiller Torrès pendant notre absence !

– Quoi ! s’écria Fragoso, ne pas vous accompagner à Ega et rester tout une journée sans vous voir !

– Je vous le demande !

– C’est un ordre ?…

– C’est une prière ! Je resterai.

– Monsieur Fragoso ?

– Mademoiselle Lina ?

– Je vous remercie !

– Remerciez-moi en me donnant une bonne poignée demain, répondit Fragoso. Ça vaut bien cela ! »

Lina tendit la main à ce brave garçon, qui la retint quelques instants, en regardant le charmant visage de la jeune fille. Et voilà pourquoi Fragoso ne prit pas place dans la pirogue, et se fit, sans en avoir l’air, le surveillant de Torrès. Celui-ci s’apercevait-il de ces sentiments de répulsion qu’il inspirait à tous ? Peut-être ; mais, sans doute aussi, il avait ses raisons pour n’en pas tenir compte.

Une distance de quatre lieues séparait le lieu de mouillage de la ville d’Ega. Huit lieues, aller et retour, dans une pirogue contenant six personnes, plus deux nègres pour pagayer, c’était un trajet qui eût exigé quelques heures, sans parler de la fatigue occasionnée par cette haute température, bien que le ciel fût voilé de légers nuages.

Mais, très heureusement, une jolie brise soufflait du nord-ouest, c’est-à-dire que, si elle tenait de ce côté, elle serait favorable pour naviguer sur le lac Teffé. On pouvait aller à Ega et en revenir rapidement, sans même courir des bordées.

La voile latine fut donc hissée au mât de la pirogue. Benito prit la barre, et l’on déborda, après qu’un dernier geste de Lina eut recommandé à Fragoso de faire bonne garde.

Il suffisait de suivre le littoral sud du lac pour atteindre Ega. Deux heures après, la pirogue arrivait au port de cette ancienne Mission, autrefois fondée par les carmélites, qui devint une ville en 1759, et que le général Gama fit définitivement rentrer sous la domination brésilienne. Les passagers débarquèrent sur une grève plate, près de laquelle venaient se ranger, non seulement les embarcations du pays, mais aussi quelques-unes de ces petites goélettes, qui vont faire le cabotage sur le littoral de l’Atlantique.

Ce fut d’abord un sujet d’étonnement pour les deux jeunes filles, lorsqu’elles entrèrent dans Ega.

« Ah ! la grande ville ! s’écria Minha.

– Que de maisons ! que de monde ! répliquait Lina, dont les yeux s’agrandissaient encore pour mieux voir.

– Je le crois bien, répondit Benito en riant, plus de quinze cents habitants, au moins deux cents maisons, dont quelques-unes ont un étage, et deux ou trois rues, de véritables rues, qui les séparent !

– Mon cher Manoel, dit Minha, défendez-nous contre mon frère ! Il se moque de nous, parce qu’il a déjà visité de plus belles villes dans la province des Amazones et du Para !

– Eh bien, il se moquera aussi de sa mère, ajouta Yaquita, parce que j’avoue que je n’avais jamais rien vu de pareil !

– Alors, prenez garde, ma mère et ma sœur, reprit Benito, car vous allez tomber en extase, quand vous serez à Manao, et vous vous évanouirez, lorsque vous arriverez à Bélem !

– Ne crains rien ! répondit en souriant Manoel. Ces dames auront été peu à peu préparées à ces grandes admirations, en visitant les premières cités du Haut-Amazone.

– Comment, vous aussi, Manoel, dit Minha, vous parlez comme mon frère ? Vous vous moquez ?…

– Non, Minha ! je vous jure…

– Laissons rire ces messieurs, répondit Lina, et regardons bien, ma chère maîtresse, car cela est très beau ! »

Très beau ! Une agglomération de maisons, bâties en terre ou blanchies à la chaux, et pour la plupart, couvertes de chaume ou de feuilles de palmiers, quelques-unes, il est vrai, construites en pierres ou en bois, avec des vérandas, des portes et des volets peints d’un vert cru au milieu d’un petit verger plein d’orangers en fleur. Mais il y avait deux on trois bâtiments civils, une caserne et une église, dédiée à sainte Thérèse, qui était une cathédrale près de la modeste chapelle d’Iquitos.

Puis, en se retournant vers le lac, on saisissait du regard un joli panorama encadré dans une bordure de cocotiers et d’assaïs, qui se terminait aux premières eaux de la nappe liquide, et au-delà, à trois lieues de l’autre côté, le pittoresque village de Nogueira montrait ses quelques maisonnettes perdues dans le massif des vieux oliviers de sa grève.

Mais, pour ces deux jeunes filles, il y eut une autre cause d’émerveillement, – émerveillement tout féminin, d’ailleurs : ce furent les modes des élégantes Egiennes, non pas l’habillement assez primitif encore des indigènes du beau sexe, Omaas ou Muras converties, mais le costume des vraies Brésiliennes ! Oui, les femmes, les filles des fonctionnaires ou des principaux négociants de la ville portaient prétentieusement des toilettes parisiennes, passablement arriérées, et cela, à cinq cents lieues de Para, qui est lui-même à plusieurs milliers de milles de Paris.

« Mais voyez donc, regardez donc, maîtresse, ces belles dames dans leurs belles robes !

Lina en deviendra folle ! s’écria Benito.

– Ces toilettes, si elles étaient bien portées, répondit Minha, ne seraient peut-être pas aussi ridicules !

– Ma chère Minha, dit Manoel, avec votre simple robe de cotonnade, votre chapeau de paille, croyez bien que vous êtes mieux habillée que toutes ces Brésiliennes, coiffées de toques et drapées de jupes à volants, qui ne sont ni de leur pays ni de leur race !

– Si je vous plais ainsi, répondit la jeune fille, je n’ai rien à envier à personne ! »

Mais, enfin, on était venu pour voir. On se promena donc dans les rues, qui comptaient plus d’échoppes que de magasins ; on flâna sur la place, rendez-vous des élégants et des élégantes, qui étouffaient sous leurs vêtements européens ; on déjeuna même dans un hôtel, – c’était à peine une auberge –, dont la cuisine fit sensiblement regretter l’excellent ordinaire de la jangada.

Après le dîner, dans lequel figura uniquement de la chair de tortue, diversement accommodée, la famille Garral vint une dernière fois admirer les bords du lac, que le soleil couchant dorait de ses rayons ; puis, elle regagna la pirogue, un peu désillusionnée, peut-être, sur les magnificences d’une ville qu’une heure eût suffi à visiter, un peu fatiguée aussi de sa promenade à travers ces rues échauffées, qui ne valaient pas les sentiers ombreux d’Iquitos. Il n’était pas jusqu’à la curieuse Lina elle-même, dont l’enthousiasme n’eût quelque peu baissé.

Chacun reprit sa place dans la pirogue. Le vent s’était maintenu au nord-ouest et fraîchissait avec le soir. La voile fut hissée. On refit la route du matin sur ce lac alimenté par le rio Teffé aux eaux noires, qui, suivant les Indiens, serait navigable vers le sud-ouest pendant quarante jours de marche. À huit heures du soir, la pirogue avait rallié le lieu du mouillage et accostait la jangada.

Dès que Lina put prendre Fragoso à l’écart :

« Avez-vous vu quelque chose de suspect, monsieur Fragoso ? lui demanda-t-elle.

– Rien, mademoiselle Lina, répondit Fragoso. Torrès n’a guère quitté sa cabine où il a lu et écrit.

– Il n’est pas entré dans la maison, dans la salle à manger, comme je le craignais ?

– Non, tout le temps qu’il a été hors de sa cabine, il s’est promené sur l’avant de la jangada.

– Et que faisait-il ?

– Il tenait à la main un vieux papier qu’il semblait consulter avec attention, et marmottait je ne sais quels mots incompréhensibles !

– Tout cela n’est peut-être pas aussi indifférent que vous le croyez, monsieur Fragoso ! Ces lectures, ces écritures, ces vieux papiers, cela peut avoir son intérêt ! Ce n’est ni un professeur, ni un homme de loi, ce liseur et cet écrivain !

– Vous avez bien raison !

– Veillons encore, monsieur Fragoso.

– Veillons toujours, mademoiselle Lina », répondit Fragoso. Le lendemain, 27 juillet, dès le lever du jour, Benito donnait au pilote le signal du départ.

À travers l’entre-deux des îles qui émergent de la baie d’Arenapo, l’embouchure du Japura, large de six mille six cents pieds, fut un instant visible. Ce grand affluent se déverse par huit bouches dans l’Amazone, comme s’il se jetait dans quelque océan ou quelque golfe. Mais ses eaux venaient de loin, et c’étaient les montagnes de la république de l’Équateur qui les envoyaient dans un cours que des chutes n’arrêtent qu’à deux cent dix lieues de son confluent.

Toute cette journée fut employée à descendre jusqu’à l’île Yapura, après laquelle le fleuve, moins encombré, rendit la dérive plus facile. Le courant, peu rapide en somme, permettait d’ailleurs d’éviter assez facilement ces îlots, et il n’y eut jamais ni choc ni échouage.

Le lendemain, la jangada côtoya de vastes grèves, formées de hautes dunes très accidentées, qui servent de barrage à des pâturages immenses, dans lesquels on pourrait élever et nourrir les bestiaux de toute l’Europe. Ces grèves sont regardées comme les plus riches en tortues qui soient dans le bassin du Haut-Amazone.

Le 29 juillet au soir, on s’amarra solidement à l’île de Catua, afin d’y passer la nuit, qui menaçait d’être très sombre. Sur cette île, tant que le soleil demeura au-dessus de l’horizon, apparut une troupe d’Indiens Muras, reste de cette ancienne et puissante tribu, qui, entre le Teffé et le Madeira, occupait autrefois plus de cent lieues riveraines du fleuve.

Ces indigènes, allant et venant, observèrent le train flottant, maintenant immobile. Ils étaient là une centaine armés de sarbacanes formées d’un roseau spécial à ces parages, et que renforce extérieurement un étui fait avec la tige d’un palmier nain dont on a enlevé la moelle.

Joam Garral laissa un instant le travail qui lui prenait tout son temps, pour recommander de bien veiller et de ne point provoquer ces indigènes. En effet, la partie n’eût pas été égale. Les Muras ont une remarquable adresse pour lancer jusqu’à une distance de trois cents pas, avec leurs sarbacanes, des flèches qui font d’incurables blessures. C’est que ces flèches, tirées d’une feuille du palmier « coucourite », empennées de coton, longues de neuf à dix pouces, pointues comme une aiguille, sont empoisonnées avec le « curare ».

Le curare ou « wourah », cette liqueur « qui tue tout bas », disent les Indiens, est préparée avec le suc d’une sorte d’euphorbiacée et le jus d’une strychnos bulbeuse, sans compter la pâte de fourmis venimeuses et les crochets de serpents, venimeux aussi, qu’on y mélange.

« C’est vraiment là un terrible poison, dit Manoel. Il attaque directement dans le système nerveux ceux des nerfs par lesquels se font les mouvements soumis à la volonté. Mais le cœur n’est pas atteint, et il ne cesse de battre jusqu’à l’extinction des fonctions vitales. Et pourtant, contre cet empoisonnement, qui commence par l’engourdissement des membres, on ne connaît pas d’antidote ! »

Très heureusement, ces Muras ne firent pas de démonstrations hostiles, bien qu’ils aient pour les blancs une haine prononcée. Ils n’ont plus, il est vrai, la valeur de leurs ancêtres.

À la nuit tombante, une flûte à cinq trous fit entendre derrière les arbres de l’île quelques chants en mode mineur. Une autre flûte lui répondit. Cet échange de phrases musicales dura pendant deux ou trois minutes, et les Muras disparurent.

Fragoso, dans un moment de bonne humeur, avait tenté de leur répondre par une chanson de sa façon ; mais Lina s’était trouvée là fort à propos pour lui mettre la main sur la bouche et l’empêcher de montrer ses petits talents de chanteur, qu’il prodiguait volontiers.

Le 2 août, à trois heures du soir, la jangada arrivait, à vingt lieues de là, à l’entrée de ce lac Apoara, qui alimente de ses eaux noires le rio du même nom, et deux jours après, vers cinq heures, elle s’arrêtait à l’entrée du lac Coary.

Ce lac est un des plus grands qui soient en communication avec l’Amazone, et il sert de réservoir à différents rios. Cinq ou six affluents s’y jettent, s’y emmagasinent, s’y mélangent, et un étroit furo les déverse dans la principale artère.

Après avoir entrevu les hauteurs du hameau de Tahua-Miri, monté sur ses pilotis, comme sur des échasses, pour se garder contre l’inondation des crues qui envahissent souvent ces basses grèves, la jangada s’amarra, afin de passer la nuit.

La halte se fit en vue du village de Coary, une douzaine de maisons assez délabrées, bâties au milieu d’épais massifs d’orangers et de calebassiers. Rien de plus changeant que l’aspect de ce hameau, suivant que, par suite de l’élévation ou de l’abaissement des eaux, le lac présente une vaste étendue liquide, ou se réduit à un étroit canal, qui n’a même plus assez de profondeur pour communiquer avec l’Amazone.

Le lendemain matin, 5 août, on repartit dès l’aube, on passa devant le canal de Yucura, qui appartient à ce système si enchevêtré des lacs et des furos du rio Zapura, et, le 6 août au matin, on arriva à l’entrée du lac de Miana.

Aucun incident nouveau ne s’était produit dans la vie du bord, qui s’accomplissait avec une régularité presque méthodique.

Fragoso, toujours poussé par Lina, ne cessait de surveiller Torrès. Plusieurs fois, il essaya de le faire parler sur sa vie passée ; mais l’aventurier éludait toute conversation à ce sujet, et finit même par se tenir dans une extrême réserve avec le barbier.

Quant à ses rapports avec la famille Garral, ils étaient toujours les mêmes. S’il parlait peu à Joam, il s’adressait plus volontiers à Yaquita et à sa fille, sans paraître remarquer l’évidente froideur qui l’accueillait. Toutes deux se disaient, d’ailleurs, qu’après l’arrivée de la jangada à Manao, Torrès les quitterait et qu’on n’entendrait plus parler de lui. En cela, Yaquita suivait les conseils du padre Passanha, qui l’exhortait à prendre patience ; mais le bon père avait un peu plus de mal avec Manoel, très disposé à remettre sérieusement à sa place l’intrus, malencontreusement embarqué sur la jangada.

Le seul fait qui se passa dans cette soirée fut celui-ci :

Une pirogue, qui descendait le fleuve, accosta la jangada, après une invitation qui lui fut adressée par Joam Garral.

« Tu vas à Manao ? demanda-t-il à l’Indien, qui montait et dirigeait la pirogue.

– Oui, répondit l’Indien.

– Tu y seras ?…

– Dans huit jours.

Alors tu y arriveras bien avant nous. Veux-tu te charger de remettre une lettre à son adresse ?

– Volontiers.

– Prends donc cette lettre, mon ami, et porte-la à Manao. »

L’Indien prit la lettre que lui présentait Joam Garral, et une poignée de reis fut le prix de la commission qu’il s’engageait à faire.

Aucun des membres de la famille, alors retirés dans l’habitation, n’eut connaissance de ce fait. Seul, Torrès en fut témoin. Il entendit même les quelques mots échangés entre Joam Garral et l’Indien, et, à sa physionomie qui se rembrunit, il était facile de voir que l’envoi de cette lettre ne laissait pas que de le surprendre.


Chapitre XVII.
Une attaque §

Cependant, si Manoel ne disait rien, pour ne pas provoquer quelque scène violente à bord, le lendemain, il eut la pensée de s’expliquer avec Benito au sujet de Torrès.

« Benito, lui dit-il, après l’avoir emmené à l’avant de la jangada, j’ai à te parler. »

Benito, si souriant d’ordinaire, s’arrêta en regardant Manoel, et tout son visage s’assombrit.

« Je sais pourquoi, dit-il. Il s’agit de Torrès ?

– Oui, Benito !

– Eh bien, moi aussi, j’ai à te parler de lui, Manoel.

– Tu as donc remarqué ses assiduités près de Minha ! dit Manoel en pâlissant.

– Ah ! ce n’est pas un sentiment de jalousie qui t’anime contre un pareil homme ? dit vivement Benito.

– Non, certes ! répondit Manoel. Dieu me garde de faire une telle injure à la jeune fille qui va devenir ma femme ! Non, Benito ! Elle a cet aventurier en horreur ! Ce n’est donc de rien de pareil qu’il s’agit, mais il me répugne de voir cet aventurier s’imposer continuellement par sa présence, par son insistance, à ta mère et à ta sœur, et chercher à s’introduire dans l’intimité de ta famille, qui est déjà la mienne !

– Manoel, répondit gravement Benito, je partage ta répulsion pour ce douteux personnage, et, si je n’avais consulté que mon sentiment, j’aurais déjà chassé Torrès de la jangada ! Mais je n’ai pas osé !

– Tu n’as pas osé ? répliqua Manoel, en saisissant la main de son ami. Tu n’as pas osé !…

– Écoute-moi, Manoel, reprit Benito. Tu as bien observé Torrès, n’est-ce pas ? Tu as remarqué son empressement près de ma sœur ! Rien de plus vrai ! Mais, pendant que tu voyais cela, tu ne voyais pas que cet homme inquiétant ne perd mon père des yeux ni de loin ni de près, et qu’il semble avoir comme une arrière-pensée haineuse en le regardant avec une obstination inexplicable !

– Que dis-tu là, Benito ? Aurais-tu des raisons de penser que Torrès en veut à Joam Garral ?

– Aucune… Je ne pense rien ! répondit Benito. Ce n’est qu’un pressentiment ! Mais observe bien Torrès, étudie avec soin sa physionomie, et tu verras quel mauvais sourire il a, lorsque mon père vient à passer à la portée de son regard !

– Eh bien, s’écria Manoel, s’il en est ainsi, Benito, raison de plus pour le chasser !

– Raison de plus… ou raison de moins … répondit le jeune homme. Manoel… je crains… Quoi ? … Je ne sais… Mais obliger mon père à congédier Torrès… cela peut être imprudent ! Je te le répète… j’ai peur, sans qu’aucun fait positif me permette de m’expliquer à moi-même cette peur ! »

Une sorte de frémissement de colère agitait Benito pendant qu’il parlait ainsi. « Alors, dit Manoel, tu crois qu’il faut attendre ?

– Oui… attendre, avant de prendre un parti, mais surtout, nous tenir sur nos gardes !

– Après tout, répondit Manoel, dans une vingtaine de jours, nous serons arrivés à Manao. C’est là que doit s’arrêter Torrès. C’est donc là qu’il nous quittera, et nous serons pour toujours débarrassés de sa présence ! Jusque-là, ayons l’œil sur lui !

– Tu me comprends, Manoel, répondit Benito.

– Je te comprends, mon ami, mon frère ! reprit Manoel, bien que je ne partage pas, bien que je ne puisse partager toutes tes craintes ! Quel lien pourrait-il exister entre ton père et cet aventurier ? Évidemment ton père ne l’a jamais vu !

– Je ne dis pas que mon père connaisse Torrès, répondit Benito, mais oui !… il me semble que Torrès connaît mon père !… Que faisait-il, cet homme, aux environs de la fazenda, lorsque nous l’avons rencontré dans la forêt d’Iquitos ? Pourquoi a-t-il refusé dès lors l’hospitalité que nous lui offrions, pour s’arranger ensuite de façon à devenir presque forcément notre compagnon de voyage ? Nous arrivons à Tabatinga et il s’y trouve comme s’il nous attendait ! Le hasard est-il pour tout dans ces rencontres, ou serait-ce la suite d’un plan préconçu ? Devant le regard à la fois fuyant et obstiné de Torrès, tout cela me revient à l’esprit !… Je ne sais… je me perds dans ces choses inexplicables ! Ah ! pourquoi ai-je eu cette idée de lui offrir de s’embarquer sur notre jangada !

– Calme-toi, Benito… je t’en prie !

– Manoel ! s’écria Benito, qui semblait ne pouvoir plus se contenir, crois-tu donc que, s’il ne s’agissait que de moi, cet homme, qui ne nous inspire que répulsion et dégoût, j’aurais hésité à le jeter par-dessus bord ! Mais, si, en effet, c’est de mon père qu’il s’agit, je crains, en cédant à mes impressions, d’aller contre mon but ! Quelque chose me dit qu’avec cet être tortueux, il peut y avoir péril à agir avant qu’un fait nous en ait donné le droit… le droit et le devoir !… En somme, sur la jangada, nous l’avons sous la main, et, en faisant tous deux bonne garde autour de mon père, nous ne pouvons pas manquer, si sûr que soit son jeu, de le forcer à se démasquer, à se trahir ! Donc, attendons encore ! »

L’arrivée de Torrès sur l’avant de la jangada interrompit la conversation des deux jeunes gens. Torrès les regarda en dessous, mais il ne leur adressa pas la parole.

Benito ne se trompait pas, lorsqu’il disait que les yeux de l’aventurier étaient attachés à la personne de Joam Garral, toutes les fois qu’il ne se sentait pas observé.

Non ! il ne se trompait pas, lorsqu’il affirmait que la figure de Torrès devenait sinistre en regardant son père !

Par quel mystérieux lien, de ces deux hommes, l’un, la noblesse même, pouvait-il, – sans le savoir, cela était clair –, être lié à l’autre ?

La situation étant donnée, il était certes difficile que Torrès, maintenant surveillé tout à la fois par les deux jeunes gens, par Fragoso et Lina, pût faire un mouvement qui ne serait pas sur-le-champ réprimé. Peut-être le comprit-il. En tout cas, il ne le laissa pas voir et ne changea rien à sa manière d’être.

Satisfaits de s’être expliqués, Manoel et Benito se promirent de le garder à vue, sans rien faire qui pût mettre son attention en éveil.

Pendant les jours suivants, la jangada dépassa l’entrée des furos Camara, Aru, Yuripari, de la rive droite, dont les eaux, au lieu de se déverser dans l’Amazone, vont, au sud, alimenter le rio des Purus et reviennent par lui au grand fleuve. Le 10 août, à cinq heures du soir, on faisait escale à l’île des Cocos.

Là se trouvait un établissement de séringuaire. Ce nom est celui du fabricant de caoutchouc, tiré du « seringueira », arbre dont le nom scientifique est « siphonia elastica ».

On dit que, par négligence ou mauvaise exploitation, le nombre de ces arbres diminue dans le bassin de l’Amazone ; mais les forêts de seringueiras soit encore très considérables sur les bords du Madeira, du Purus et autres affluents du fleuve.

Ils étaient là une vingtaine d’Indiens, récoltant et manipulant le caoutchouc, opération qui se fait plus spécialement pendant les mois de mai, juin et juillet.

Après avoir reconnu que les arbres, bien préparés par les crues du fleuve qui avaient inondé leurs tiges à une hauteur de quatre pieds environ, se trouvaient dans de bonnes conditions pour la récolte, les Indiens s’étaient mis à la besogne.

Incisions faites dans l’aubier des seringueiras, ils avaient attaché au-dessous de la plaie de petits pots que vingt-quatre heures devaient suffire à remplir d’un suc laiteux, qu’on peut aussi récolter au moyen d’un bambou creux et d’un récipient placé au pied de l’arbre.

Ce suc recueilli, afin d’empêcher l’isolement de ses particules résineuses, les Indiens le soumettent à une fumigation sur un feu de noix de palmier assaï. En étalant le suc sur une pelle de bois qu’on agite dans la fumée, on produit presque instantanément sa coagulation ; il revêt une teinte grise jaunâtre et se solidifie. Les couches qui se forment successivement sont alors détachées de la pelle ; on les expose au soleil, elles se durcissent encore et prennent la couleur brune que l’on connaît. À cet instant, la fabrication est achevée.

Benito, trouvant l’occasion excellente, acheta à ces Indiens toute la quantité de caoutchouc emmagasinée dans leurs cabanes, qui sont élevées sur pilotis. Le prix qu’il leur en donna était suffisamment rémunérateur, et ils se montrèrent fort satisfaits.

Quatre jours plus tard, le 14 août, la jangada passait devant les bouches du Purus.

C’est encore un des grands tributaires de droite de l’Amazone, et il paraît offrir plus de cinq cents lieues de cours navigable, même à de forts bâtiments. Il s’enfonce dans le sud-ouest et mesure près de quatre mille pieds à son embouchure. Après avoir coulé sous l’ombrage des ficus, des tahuaris, des palmiers « nipas », des cécropias, c’est véritablement par cinq bras qu’il se jette dans l’Amazone12.

En cet endroit, le pilote Araujo pouvait manœuvrer avec une grande aisance. Le cours du fleuve était moins obstrué d’îles, et, en outre, sa largeur, d’une rive à l’autre, pouvait être estimée à deux lieues au moins.

Aussi le courant entraînait-il plus uniformément la jangada, qui, le 18 août, s’arrêtait devant le village de Pesquero, pour y passer la nuit.

Le soleil était déjà très bas sur l’horizon, et, avec cette rapidité spéciale aux basses latitudes, il allait tomber presque perpendiculairement, comme un énorme bolide. La nuit devait succéder au jour presque sans crépuscule, comme ces nuits de théâtre que l’on fait en baissant brusquement la rampe.

Joam Garral et sa femme, Lina et la vieille Cybèle étaient devant l’habitation.

Torrès, après avoir un instant tourné autour de Joam Garral, comme s’il voulait lui parler en particulier, gêné peut-être par l’arrivée du padre Passanha qui venait souhaiter le bonsoir à la famille, était enfin rentré dans sa cabine.

Les Indiens et les noirs, étendus le long du bord, se tenaient à leur poste de manœuvre. Araujo, assis à l’avant, étudiait le courant, dont le fil s’allongeait dans une direction rectiligne.

Manoel et Benito, l’œil ouvert, mais causant et fumant d’un air indifférent, se promenaient sur la partie centrale de la jangada en attendant l’heure du repos.

Tout à coup, Manoel arrêta Benito de la main et lui dit :

« Quelle singulière odeur ? Est-ce que je me trompe ? Ne sens-tu pas ?… On dirait vraiment…

On dirait une odeur de musc échauffé ! répondit Benito. Il doit y avoir des caïmans endormis sur la grève voisine !

– Eh bien ! la nature a sagement fait en permettant qu’ils se trahissent ainsi !

– Oui, dit Benito, cela est heureux, car ce sont des animaux assez redoutables. »

Le plus souvent, à la tombée du jour, ces sauriens aiment à s’étendre sur les plages, où ils s’installent plus commodément pour passer la nuit. Là, blottis à l’orifice de trous dans lesquels ils sont entrés à reculons, ils dorment la bouche ouverte et la mâchoire supérieure dressée verticalement, à moins qu’ils n’attendent ou ne guettent une proie. Se précipiter pour l’atteindre, soit en nageant sous les eaux avec leur queue pour tout moteur, soit en courant sur les grèves avec une rapidité que l’homme ne peut égaler, ce n’est qu’un jeu pour ces amphibies.

C’est là, sur ces vastes grèves, que les caïmans naissent, vivent et meurent, non sans avoir donné des exemples d’une extraordinaire longévité. Non seulement les vieux, les centenaires, se reconnaissent à la mousse verdâtre qui tapisse leur carapace et aux verrues dont elle est semée, mais aussi à leur férocité naturelle qui s’accroît avec l’âge. Ainsi que l’avait dit Benito, ces animaux peuvent être redoutables, et il convient de se mettre en garde contre leurs attaques.

Tout à coup, ces cris se font entendre vers l’avant :

« Caïmans ! caïmans ! »

Manoel et Benito se redressent et regardent.

Trois gros sauriens, longs de quinze à vingt pieds, étaient parvenus à se hisser sur la plate-forme de la jangada. « Aux fusils ! aux fusils ! cria Benito, en faisant signe aux Indiens et aux noirs de revenir en arrière.

À la maison ! répondit Manoel. C’est plus pressé !

Et, en effet, comme il ne fallait pas essayer de lutter directement, le mieux était de se mettre à l’abri tout d’abord.

Ce fut fait en un instant. La famille Garral s’était réfugiée dans la maison, où les deux jeunes gens la rejoignirent. Les Indiens et les noirs avaient regagné leurs carbets et leurs cases.

Au moment de refermer la porte de la maison :

« Et Minha ? dit Manoel.

Elle n’est pas là ! répondit Lina, qui venait de courir à la chambre de sa maîtresse.

– Grand Dieu ! Où est-elle ? » s’écria sa mère.

Et tous d’appeler à la fois : « Minha ! Minha ! » Pas de réponse. « Elle est donc à l’avant de la jangada ? dit Benito.

– Minha ! » cria Manoel.

Les deux jeunes gens, Fragoso, Joam Garral, ne songeant plus au danger, se jetèrent hors de la maison, des fusils à la main.

À peine étaient-ils au dehors, que deux des caïmans, faisant demi-tour, couraient sur eux.

Une chevrotine dans la tête, près de l’œil, tirée par Benito, arrêta l’un de ces monstres, qui, mortellement frappé, se débattit avec de violentes convulsions et retomba sur le flanc.

Mais déjà le second était là, il se jetait en avant, et il n’y avait plus moyen de l’éviter.

En effet, l’énorme caïman s’était précipité à la rencontre de Joam Garral, et, après l’avoir renversé d’un coup de queue, il revenait sur lui, les mâchoires ouvertes.

À ce moment, Torrès, s’élançant hors de sa cabine, une hache à la main, en porta un si heureux coup, que le tranchant entra dans la mâchoire du caïman et y resta enfoncé, sans qu’il pût s’en défaire. Aveuglé par le sang, l’animal se lança de côté, et, volontairement ou non, il retomba et se perdit dans le fleuve.

« Minha ! Minha ! » criait toujours Manoel, éperdu, qui avait gagné l’avant de la jangada.

Tout à coup, la jeune fille apparut. Elle s’était d’abord réfugiée dans la cabane d’Araujo ; mais cette cabane venait d’être renversée par la poussée puissante du troisième caïman, et maintenant Minha fuyait vers l’arrière, poursuivie par ce monstre, qui n’était pas à six pieds d’elle.

Minha tomba.

Une deuxième balle, ajustée par Benito, ne put arrêter le caïman ! Elle ne frappa que la carapace de l’animal, dont les écailles volèrent en éclats, sans avoir été pénétrée.

Manoel s’élança vers la jeune fille pour la relever, l’emporter, l’arracher à la mort !… Un coup de queue, lancé latéralement par l’animal, le renversa à son tour.

Minha, évanouie, était perdue, et déjà la bouche du caïman s’ouvrait pour la broyer !…

Ce fut alors que Fragoso, bondissant sur l’animal, lui plongea un couteau jusqu’au fond de la gorge, au risque d’avoir le bras coupé par les deux mâchoires, si elles se refermaient brusquement.

Fragoso put retirer son bras à temps ; mais il ne put éviter le choc du caïman, et il fut entraîné dans le fleuve, dont les eaux devinrent rouges sur un large espace.

« Fragoso ! Fragoso ! » avait crié Lina, qui venait de s’agenouiller sur le bord de la jangada.

Un instant après, Fragoso reparaissait à la surface de l’Amazone… Il était sain et sauf.

Mais, au péril de sa vie, il avait sauvé la jeune fille, qui revenait à elle, et comme, de toutes ces mains que lui tendaient Manoel, Yaquita, Minha, Lina, Fragoso ne savait à laquelle répondre, il finit par presser celle de la jeune mulâtresse.

Cependant, si Fragoso avait sauvé Minha, c’était certainement à l’intervention de Torrès que Joam Garral devait son salut.

Ce n’était donc pas à la vie du fazender qu’il en voulait, cet aventurier. Devant ce fait évident, il fallait bien l’admettre.

Manoel interpella tout bas Benito.

« C’est vrai » répondit Benito embarrassé, tu as raison, et, dans ce sens, c’est un cruel souci de moins ! Et cependant, Manoel, mes soupçons subsistent toujours ! On peut être le pire ennemi d’un homme, tout en ne voulant pas sa mort ! »

Cependant Joam Garral s’était approché de Torrès. « Merci, Torrès », dit-il en lui tendant la main.

L’aventurier fit quelques pas en arrière sans rien répondre.

« Torrès, reprit Joam Garral, je regrette que vous arriviez au terme de votre voyage, et que nous devions nous séparer dans quelques jours ! Je vous dois…

Joam Garral, répondit Torrès, vous ne me devez rien ! Votre vie m’était précieuse entre toutes ! Mais, si vous le permettez… j’ai réfléchi… au lieu de m’arrêter à Manao, je descendrai jusqu’à Bélem. – Voulez-vous m’y conduire ? »

Joam Garral répondit par un signe affirmatif.

En entendant cette demande, Benito, dans un mouvement irréfléchi, fut sur le point d’intervenir ; mais Manoel l’arrêta, et le jeune homme se contint, non sans un violent effort.


Chapitre XVIII.
Le dîner d’arrivée §

Le lendemain, après une nuit qui avait à peine suffi à calmer tant d’émotions, on se démarra de cette plage aux caïmans et l’on repartit. Avant cinq jours, si rien ne contrariait sa marche, la jangada devait avoir touché au port de Manao.

La jeune fille était maintenant tout à fait remise de sa frayeur ; ses yeux et son sourire remerciaient à la fois tous ceux qui avaient risqué leur vie pour elle.

Quant à Lina, il semblait qu’elle fût plus reconnaissante envers le courageux Fragoso que si c’eût été elle qu’il eût sauvée !

« Je vous revaudrai cela tôt ou tard, monsieur Fragoso ! dit-elle en lui souriant.

– Et comment, mademoiselle Lina ?

– Oh ! vous le savez bien !

Alors, si je le sais, que ce soit tôt et non tard ! » répondit l’aimable garçon.

Et, de ce jour, il fut bien entendu que la charmante Lina était la fiancée de Fragoso, que leur mariage s’accomplirait en même temps que celui de Minha et de Manoel, et que le nouveau couple resterait à Bélem près des jeunes mariés.

« Voilà qui est bien, répétait sans cesse Fragoso, mais je n’aurais jamais cru que le Para fût si loin ! »

Quant à Manoel et à Benito, ils avaient eu une longue conversation au sujet de ce qui s’était passé. Il ne pouvait plus être question d’obtenir de Joam Garral le congédiement de son sauveur.

« Votre vie m’était précieuse entre toutes », avait dit Torrès.

Cette réponse, à la fois hyperbolique et énigmatique, qui était échappée à l’aventurier, Benito l’avait entendue et retenue.

Provisoirement, les deux jeunes gens ne pouvaient donc rien. Plus que jamais, ils en étaient réduits à attendre, – à attendre non plus quatre ou cinq jours, mais sept ou huit semaines encore, c’est-à-dire tout le temps qu’il faudrait à la jangada pour descendre jusqu’à Bélem.

« Il y a dans tout cela je ne sais quel mystère que je ne puis comprendre ! dit Benito.

Oui, mais nous sommes rassurés sur un point, répondit Manœl. Il est bien certain, Benito, que Torrès n’en veut pas à la vie de ton père. Pour le surplus, nous veillerons encore ! »

Du reste, il sembla qu’à partir de ce jour Torrès voulût se montrer plus réservé. Il ne chercha aucunement à s’imposer à la famille et fut même moins assidu près de Minha. Il se fit donc une détente dans cette situation, dont tous, sauf Joam Garral peut-être, sentaient la gravité.

Le soir du même jour, on laissa sur la droite du fleuve l’île Baroso, formée par un furo de ce nom, et le lac Manaoari, qui est alimenté par une série confuse de petits tributaires.

La nuit se passa sans incidents, mais Joam Garral avait recommandé de veiller avec grand soin.

Le lendemain, 20 août, le pilote, qui tenait à suivre d’assez près la rive droite à cause des capricieux remous de gauche, s’engagea entre la berge et les îles.

Au-delà de cette berge, le territoire était semé de lacs grands et petits, tels que le Calderon, le Huarandeina, et quelques autres lagons à eaux noires. Ce système hydrographique marquait l’approche du rio Negro, le plus remarquable de tous les affluents de l’Amazone. En réalité, c’était encore le nom de Solimoës que portait le grand fleuve ; mais, après l’embouchure du rio Negro, il allait prendre celui qui l’a rendu célèbre entre tous les cours d’eau du monde.

Pendant cette journée, la jangada eut à naviguer dans des conditions fort curieuses.

Le bras, suivi par le pilote entre l’île Calderon et la terre, était fort étroit, bien qu’il parût assez large. Cela tenait à ce qu’une grande partie de l’île, peu élevée au-dessus du niveau moyen, était encore recouverte par les hautes eaux de la crue.

De chaque côté étaient massées des forêts d’arbres géants, dont les cimes s’étageaient à cinquante pieds au-dessus du sol, et, se rejoignant d’une rive à l’autre, formaient un immense berceau.

Sur la gauche, rien de plus pittoresque que cette forêt inondée, qui semblait avoir été plantée au milieu d’un lac. Les fûts des arbres sortaient d’une eau tranquille et pure, dans laquelle tout l’entrelacement de leurs rameaux se réfléchissait avec une incomparable pureté. Ils eussent été dressés au-dessus d’une immense glace, comme ces arbustes en miniature de certains surtouts de table que leur réflexion n’eût pas été plus parfaite. La différence entre l’image et la réalité n’aurait pu être établie. Doubles de grandeur, terminés en haut comme en bas par un vaste parasol de verdure, ils semblaient former deux hémisphères, dont la jangada paraissait suivre un des grands cercles à l’intérieur.

Il avait fallu, en effet, laisser le train de bois s’aventurer sous ces arceaux auxquels se brisait le léger courant du fleuve. Impossible de reculer. De là, obligation de manœuvrer avec une extrême précision pour éviter les chocs de droite et de gauche.

En cela se montra toute l’habileté du pilote Araujo, qui fut d’ailleurs parfaitement secondé par son équipe. Les arbres de la forêt fournissaient de solides points d’appui aux longues gaffes, et la direction fut maintenue. Le moindre heurt, qui aurait pu faire venir la jangada en travers, eût provoqué un démolissement complet de l’énorme charpente, et causé la perte, sinon du personnel, du moins de la cargaison qu’elle portait.

« En vérité, c’est fort beau, dit Minha, et il nous serait fort agréable de toujours voyager de la sorte, sur cette eau si paisible, à l’abri des rayons du soleil !

– Ce serait à la fois agréable et dangereux, chère Minha, répondit Manoel. Dans une pirogue, il n’y aurait sans doute rien à craindre en naviguant ainsi ; mais, sur un long train de bois, mieux vaut le cours libre et dégagé d’un fleuve.

– Avant deux heures, nous aurons entièrement traversé cette forêt, dit le pilote.

– Regardons bien alors ! s’écria Lina. Toutes ces belles choses passent si vite ! Ah ! chère maîtresse, voyez-vous ces bandes de singes qui s’ébattent dans les hautes branches des arbres, et les oiseaux qui se mirent dans cette eau pure !

– Et les fleurs qui s’entrouvrent à la surface, répondit Minha, et que le courant berce comme une brise !

– Et ces longues lianes, qui sont capricieusement tendues d’un arbre à l’autre ! ajouta la jeune mulâtresse.

– Et pas de Fragoso au bout ! dit le fiancé de Lina. C’était pourtant une belle fleur que vous avez cueillie là dans la forêt d’Iquitos !

– Voyez-vous cette fleur unique au monde ! répondit Lina en se moquant. Ah ! maîtresse, regardez ces magnifiques plantes ! »

Et Lina montrait des nympheas aux feuilles colossales, dont les fleurs portaient des boutons gros comme des noix de coco. Puis c’étaient, à l’endroit où se dessinaient les rives immergées, des paquets de ces roseaux « mucumus » à larges feuilles, dont les tiges élastiques peuvent s’écarter pour donner passage à une pirogue et se referment derrière elle. Il y avait là de quoi tenter un chasseur, car tout un monde d’oiseaux aquatiques voletait entre ces hautes touffes agitées par le courant.

Des ibis, posés dans une attitude épigraphique, sur quelque vieux tronc à demi renversé ; des hérons gris, immobiles au bout d’une patte ; de graves flamants, qui ressemblaient de loin à des ombrelles roses déployées dans le feuillage, et bien d’autres phénicoptères de toutes couleurs animaient ce marais provisoire.

Mais aussi, à fleur d’eau, se glissaient de longues et rapides couleuvres, peut-être quelques-uns de ces redoutables gymnotes, dont les décharges électriques, répétées coup sur coup, paralysent l’homme ou l’animal le plus robuste et finissent par le tuer.

Il fallait y prendre garde, et plus encore, peut-être, à ces serpents « sucurijus », qui, lovés au stipe de quelque arbre, se déroulent, se détendent, saisissent leur proie, l’étreignent sous leurs anneaux assez puissants pour broyer un bœuf. N’a-t-on pas rencontré dans les forêts amazoniennes de ces reptiles longs de trente à trente-cinq pieds, et même, au dire de M. Carrey, n’en existe-t-il pas dont la longueur atteint quarante-sept pieds et qui sont aussi gros qu’une barrique !

En vérité, un de ces sucurijus, lancé à la surface de la jangada, eût été aussi redoutable qu’un caïman !

Très heureusement, les passagers n’eurent à lutter ni contre les gymnotes ni contre les serpents, et le passage à travers la forêt inondée, qui dura deux heures environ, s’acheva sans accidents.

Trois jours s’écoulèrent. On approchait de Manao.

Vingt-quatre heures encore, et la jangada serait à l’embouchure du rio Negro, devant cette capitale de la province des Amazones.

En effet, le 23 août, à cinq heures du soir, elle s’arrêtait à la pointe septentrionale de l’île Muras, sur la rive droite du fleuve. Il n’y avait plus qu’à le traverser obliquement, Sur une distance de quelques milles, pour arriver au port. Mais le pilote Araujo ne voulut pas, avec raison, se hasarder ce jour-là, la nuit approchant. Les trois milles qui restaient à parcourir exigeraient trois heures de navigation, et, pour couper le cours du fleuve, il importait avant tout d’y voir clair.

Ce soir-là, le dîner, qui devait être le dernier de cette première partie du voyage, ne fut pas servi sans quelque cérémonie. La moitié du cours de l’Amazone franchi dans ces conditions, cela valait bien la peine que l’on fît un joyeux repas. Il fut convenu que l’on boirait « à la santé du fleuve des Amazones » quelques verres de cette généreuse liqueur que distillent les coteaux de Porto ou de Setubal.

En outre, ce serait comme le dîner de fiançailles de Fragoso et de la charmante Lina. Celui de Manoel et de Minha avait eu lieu à la fazenda d’Iquitos, quelques semaines auparavant. Après le jeune maître et la jeune maîtresse, c’était le tour de ce fidèle couple, auquel les attachaient tant de liens de reconnaissance !

Aussi, au milieu de cette honnête famille, Lina, qui devait rester au service de sa maîtresse, Fragoso, qui allait entrer au service de Manoel Valdez, s’assirent-ils à la table commune, et même à la place d’honneur, qui leur fut réservée.

Torrès assistait naturellement à ce dîner, digne de l’office et de la cuisine de la jangada.

L’aventurier, assis en face de Joam Garral, toujours taciturne, écouta ce qui se disait beaucoup plus qu’il ne prit part à la conversation. Benito, sans en avoir l’air, l’observait attentivement. Les regards de Torrès, constamment attachés sur son père, avaient un éclat singulier. On eût dit ceux d’un fauve, cherchant à fasciner sa proie, avant de se jeter sur elle.

Manoel, lui, causait le plus souvent avec la jeune fille.

Entre temps, ses yeux se portaient aussi sur Torrès ; mais, en somme, mieux que Benito, il avait pris son parti d’une situation qui, si elle ne finissait pas à Manao, finirait certainement à Bélem.

Le dîner fut assez gai. Lina l’anima de sa bonne humeur, Fragoso de ses joyeuses reparties. Le padre Passanha regardait gaiement tout ce petit monde qu’il chérissait, et ces deux jeunes couples que sa main devait bientôt bénir dans les eaux du Para.

« Mangez bien, padre, dit Benito, qui finit par se mêler à la conversation générale, faites honneur à ce repas de fiançailles ! Il vous faudra des forces pour célébrer tant de mariages à la fois !

– Eh ! mon cher enfant, répondit le padre Passanha, trouve-nous une belle et honnête jeune fille qui veuille de toi, et tu verras si je ne suffirai pas à vous marier encore tous deux !

– Bien répondu ! padre, s’écria Manoel. Buvons au prochain mariage de Benito !

– Nous lui chercherons à Bélem une jeune et belle fiancée, dit Minha, et il faudra bien qu’il fasse comme tout le monde !

– Au mariage de monsieur Benito ! dit Fragoso, qui aurait voulu que le monde entier convolât avec lui.

– Ils ont raison, mon fils, dit Yaquita. Moi aussi, je bois à ton mariage, et puisses-tu être heureux comme le seront Minha et Manoel, comme je l’ai été près de ton père !

– Comme vous le serez toujours, il faut l’espérer, dit alors Torrès en buvant un verre de Porto, sans avoir fait raison à personne. Chacun ici a son bonheur dans sa main !

On n’aurait pu dire pourquoi, mais ce souhait, venant de l’aventurier, fit une impression fâcheuse. Manoel sentit cela, et, voulant réagir contre ce sentiment :

« Voyons, padre, pendant que nous y sommes, est-ce qu’il n’y aurait pas encore quelques couples à fiancer sur la jangada ?

– Je ne pense pas, répondit le padre Passanha… à moins que Torrès… Vous n’êtes pas marié, je crois ?

– Non, je suis et j’ai toujours été garçon ! » Benito et Manoel crurent voir qu’en parlant ainsi, le regard de Torrès allait chercher celui de la jeune fille.

« Et qui vous empêcherait de vous marier ? reprit le padre Passanha. À Bélem, vous pourriez trouver une femme dont l’âge serait en rapport avec le vôtre, et il vous serait peut-être possible de vous fixer dans la ville. Cela vaudrait mieux que cette vie errante dont vous n’avez pas tiré jusqu’ici grand avantage !

– Vous avez raison, padre, répondit Torrès. Je ne dis pas non ! D’ailleurs, l’exemple est contagieux. À voir tous ces jeunes fiancés, cela met en appétit de mariage ! Mais je suis absolument étranger à la ville de Bélem, et, à moins de circonstances particulières, cela peut rendre mon établissement plus difficile !

– D’où êtes-vous donc ? demanda Fragoso, qui avait toujours cette arrière-pensée d’avoir déjà rencontré Torrès quelque part.

– De la province de Minas Geraës.

– Et vous êtes né ?…

– Dans la capitale même de l’arrayal diamantin, à Tijuco. »

Qui eût regardé Joam Garral, en ce moment, aurait été épouvanté de la fixité de son regard, qui se croisait avec celui de Torrès.


Chapitre XIX.
Histoire ancienne §

Mais la conversation allait continuer avec Fragoso, qui reprit presque aussitôt en ces termes :

« Comment ! vous êtes de Tijuco, de la capitale même du district des diamants ?

– Oui ! dit Torrès. Est-ce que vous-même, vous êtes originaire de cette province ?

– Non ! je suis des provinces du littoral de l’Atlantique, dans le nord du Brésil, répondit Fragoso.

Vous ne connaissez pas ce pays des diamants, monsieur Manoel ? demanda Torrès. »

Un signe négatif du jeune homme fut toute sa réponse.

« Et vous, monsieur Benito, reprit Torrès en s’adressant au jeune Garral, qu’il voulait évidemment engager dans cette conversation, vous n’avez jamais eu la curiosité d’aller visiter l’arrayal diamantin ?

Jamais, répondit sèchement Benito.

– Ah ! j’aurais aimé à voir ce pays ! s’écria Fragoso, qui, inconsciemment, faisait le jeu de Torrès. Il me semble que j’eusse fini par y trouver quelque diamant de grande valeur !

– Et qu’en auriez-vous fait de ce diamant de grande valeur, Fragoso ? demanda Lina.

– Je l’aurais vendu !

– Alors vous seriez riche maintenant ?

– Très riche !

– Eh bien, si vous aviez été riche, il y a trois mois seulement, vous n’auriez jamais eu l’idée de… cette liane ?

– Et si je ne l’avais pas eue, s’écria Fragoso, il ne serait pas venu une charmante petite femme qui… Allons, décidément, Dieu fait bien ce qu’il fait !

– Vous le voyez, Fragoso, répondit Minha, puisqu’il vous marie avec ma petite Lina ! Diamant pour diamant, vous ne perdrez pas au change !

– Comment donc, mademoiselle Minha, s’écria galamment Fragoso, mais j’y gagne ! » Torrès, sans doute, ne voulait pas laisser tomber ce sujet de conversation, car il reprit la parole :

« En vérité, dit-il, il y a eu à Tijuco des fortunes subites, qui ont dû faire tourner bien des têtes ! N’avez-vous pas entendu parler de ce fameux diamant d’Abaete, dont la valeur a été estimée à plus de deux millions de cantos de reis13. Eh bien, ce sont les mines du Brésil qui l’ont produit, ce caillou qui pesait une once ! Et ce sont trois condamnés, – oui ! trois condamnés à un exil perpétuel –, qui le trouvèrent par hasard dans la rivière d’Abaete, à quatre-vingt-dix lieues du Serro do Frio !

Du coup, leur fortune fut faite ? demanda Fragoso.

– Eh non ! répondit Torrès. Le diamant fut remis au gouverneur général des mines. La valeur de la pierre ayant été reconnue, le roi Jean VI de Portugal la fit percer, et il la portait à son cou dans les grandes cérémonies. Quant aux condamnés, ils obtinrent leur grâce, mais ce fut tout, et de plus habiles auraient tiré de là de bonnes rentes !

– Vous sans doute ? dit très sèchement Benito.

– Oui… moi !… Pourquoi pas ? répondit Torrès. Est-ce que vous avez jamais visité le district diamantin ? ajouta-t-il, en s’adressant à Joam Garral, cette fois.

Jamais, répondit Joam en regardant Torrès.

– Cela est regrettable, reprit celui-ci, et vous devriez faire un jour ce voyage. C’est fort curieux, je vous assure ! Le district des diamants est une enclave dans le vaste empire du Brésil, quelque chose comme un parc de douze lieues de circonférence, et qui, par la nature du sol, sa végétation, ses terrains sablonneux enfermés dans un cirque de montagnes, est très différent de la province environnante. Mais, comme je vous l’ai dit, c’est l’endroit le plus riche du monde, puisque, de 1807 à 1817, la production annuelle a été de dix-huit mille carats14 environ. Ah ! il y avait de beaux coups à faire, non seulement pour les grimpeurs qui cherchaient la pierre précieuse jusque sur la cime des montagnes, mais aussi pour les contrebandiers qui la passaient en fraude ! Maintenant, l’exploitation est moins aisée, et les deux mille noirs, employés au travail des mines par le gouvernement, sont obligés de détourner des cours d’eau pour en extraire le sable diamantin. Autrefois, c’était plus commode !

– En effet, répondit Fragoso, le bon temps est passé !

– Mais ce qui est resté facile, c’est de se procurer le diamant à la façon des malfaiteurs, je veux dire par le vol. Et tenez, vers 1826, – j’avais huit ans alors –, il se passa à Tijuco même un drame terrible, qui montre que les criminels ne reculent devant rien, quand ils veulent gagner toute une fortune par un coup d’audace ! Mais cela ne vous intéresse pas sans doute…

– Au contraire, Torrès, continuez, répondit Joam Garral d’une voix singulièrement calme.

– Soit, reprit Torrès. Il s’agissait, cette fois, de voler des diamants, et une poignée de ces jolis cailloux-là dans la main, c’est un million, quelquefois deux ! »

Et Torrès, dont la figure exprimait les plus vils sentiments de cupidité, fit, presque inconsciemment, le geste d’ouvrir et de fermer la main.

« Voici comment cela se passa, reprit-il. À Tijuco, l’habitude est d’expédier en une seule fois les diamants recueillis dans l’année. On les divise en deux lots, suivant leur grosseur, après les avoir séparés au moyen de douze tamis percés de trous différents. Ces lots sont enfermés dans des sacs et envoyés à Rio de Janeiro. Mais, comme ils ont une valeur de plusieurs millions, vous pensez qu’ils sont bien accompagnés. Un employé, choisi par l’intendant, quatre soldats à cheval du régiment de la province et dix hommes à pied forment le convoi. Ils se rendent d’abord à Villa-Rica, où le général commandant appose son cachet sur les sacs, et le convoi reprend sa route vers Rio de Janeiro. J’ajoute que, pour plus de précaution, le départ est toujours tenu secret. Or, en 1826, un jeune employé, nommé Dacosta, âgé de vingt-deux à vingt-trois ans au plus, qui, depuis quelques années, travaillait à Tijuco dans les bureaux du gouverneur général, combina le coup suivant. Il s’entendit avec une troupe de contrebandiers et leur apprit le jour du départ du convoi. Des mesures furent prises par ces malfaiteurs, qui étaient nombreux et bien armés. Au-delà de Villa-Rica, pendant la nuit du 22 janvier, la bande tomba à l’improviste sur les soldats qui escortaient les diamants. Ceux-ci se défendirent courageusement ; mais ils furent massacrés, à l’exception d’un seul, qui, bien que grièvement blessé, put s’échapper et rapporta la nouvelle de cet horrible attentat. L’employé qui les accompagnait n’avait pas été plus épargné que les soldats de l’escorte. Tombé sous les coups des malfaiteurs, il avait été entraîné et jeté sans doute dans quelque précipice, car son corps ne fut jamais retrouvé.

Et ce Dacosta ? demanda Joam Garral.

– Eh bien, son crime ne lui profita pas. Par suite de différentes circonstances, les soupçons ne tardèrent pas à se porter sur lui. Il fut accusé d’avoir mené toute cette affaire. En vain prétendit-il qu’il était innocent. Grâce à sa situation, il était en mesure de connaître le jour où le départ du convoi devait s’effectuer. Lui seul avait pu prévenir la bande de malfaiteurs. Il fut accusé, arrêté, jugé, condamné à mort. Or, une pareille condamnation entraînait l’exécution dans les vingt-quatre heures.

– Ce malheureux fut-il exécuté ? demanda Fragoso.

– Non, répondit Torrès. On l’avait enfermé dans la prison de Villa-Rica, et, pendant la nuit, quelques heures seulement avant l’exécution, soit qu’il eût agi seul, soit qu’il eût été aidé par plusieurs de ses complices, il parvint à s’échapper.

– Depuis, on n’a plus jamais entendu parler de cet homme ? demanda Joam Garral.

– Jamais ! répondit Torrès. Il aura quitté le Brésil, et maintenant, sans doute, il mène joyeuse vie en pays lointain, avec le produit du vol qu’il aura su réaliser.

– Puisse-t-il avoir vécu misérablement, au contraire ! répondit Joam Garral.

– Et puisse Dieu lui avoir donné le remords de son crime ! » ajouta le padre Passanha.

À ce moment, les convives s’étaient levés de table, et, le dîner achevé, tous sortirent pour aller respirer l’air du soir. Le soleil s’abaissait sur l’horizon, mais une heure devait s’écouler encore, avant que la nuit ne fût faite.

« Ces histoires-là ne sont pas gaies, dit Fragoso, et notre dîner de fiançailles avait mieux commencé !

– Mais c’est votre faute, monsieur Fragoso, répondit Lina.

– Comment, ma faute ?

– Oui ! c’est vous qui avez continué à parler de ce district et de ces diamants, dont nous n’avons que faire !

– C’est ma foi vrai ! répondit Fragoso, mais je ne pensais pas que cela finirait de cette façon !

– Vous êtes donc le premier coupable !

– Et le premier puni, mademoiselle Lina, puisque je ne vous ai pas entendue rire au dessert ! »

Toute la famille se dirigeait alors vers l’avant de la jangada. Manoel et Benito marchaient l’un près de l’autre, sans se parler. Yaquita et sa fille les suivaient, silencieuses aussi, et tous ressentaient une inexplicable impression de tristesse, comme s’ils eussent pressenti quelque grave éventualité.

Torrès se tenait auprès de Joam Garral, qui, la tête inclinée, semblait profondément abîmé dans ses réflexions, et, à ce moment, lui mettant la main sur l’épaule :

« Joam Garral, lui dit-il, pourrais-je avoir avec vous un quart d’heure d’entretien ? » Joam Garral regarda Torrès. « Ici ? répondit-il.

Non ! en particulier !

Venez donc ! » Tous deux retournèrent vers la maison, y rentrèrent, et la porte se referma sur eux.

Il serait difficile de dépeindre ce que chacun éprouva, lorsque Joam Garral et Torrès eurent quitté la place. Que pouvait-il y avoir de commun entre cet aventurier et l’honnête fazender d’Iquitos ? Il y avait comme la menace d’un épouvantable malheur suspendu sur toute cette famille, et personne n’osait s’interroger.

« Manoel, dit Benito, en saisissant le bras de son ami qu’il entraîna, quoi qu’il arrive, cet homme débarquera demain à Manao !

Oui !… il le faut !… répondit Manoel.

Et si par lui… oui ! par lui, quelque malheur arrive à mon père… je le tuerai ! »


Chapitre XX.
Entre ces deux hommes §

Depuis un instant, seuls dans cette chambre où personne ne pouvait ni les entendre ni les voir, Joam Garral et Torrès se regardaient, sans prononcer un seul mot. L’aventurier hésitait-il donc à parler ? Comprenait-il que Joam Garral ne répondrait que par un silence dédaigneux aux demandes qui lui seraient faites ?

Oui, sans doute ! Aussi, Torrès n’interrogea-t-il pas. Au début de cette conversation, il fut affirmatif, il prit le rôle d’un accusateur.

« Joam, dit-il, vous ne vous appelez pas Garral, vous vous appelez Dacosta. »

À ce nom criminel que lui donnait Torrès, Joam Garral ne put retenir un léger frémissement, mais il ne répondit rien.

« Vous êtes Joam Dacosta, reprit Torrès, employé, il y a vingt-trois ans, dans les bureaux du gouverneur général de Tijuco, et c’est vous qui avez été condamné dans cette affaire de vol et d’assassinat ! »

Nulle réponse de Joam Garral, dont le calme étrange avait lieu de surprendre l’aventurier. Celui-ci se trompait-il donc en accusant son hôte ? Non ! puisque Joam Garral ne bondissait pas devant ces terribles accusations. Sans doute, il se demandait où en voulait venir Torrès.

« Joam Dacosta, reprit celui-ci, je le répète, c’est vous qui avez été poursuivi dans l’affaire des diamants, convaincu du crime, condamné à mort, et c’est vous qui vous êtes échappé de la prison de Villa-Rica, quelques heures avant l’exécution ! Répondrez-vous ? »

Un assez long silence suivit cette demande directe que venait de faire Torrès. Joam Garral, toujours calme, était allé s’asseoir. Son coude reposait sur une petite table, et il regardait fixement son accusateur, sans baisser la tête.

« Répondrez-vous ? reprit Torrès.

– Quelle réponse attendez-vous de moi ? dit simplement Joam Garral.

– Une réponse, répliqua lentement Torrès, qui m’empêche d’aller trouver le chef de police de Manao, et de lui dire : Un homme est là, dont l’identité sera facile à établir, qui sera reconnu, même après vingt-trois années d’absence, et cet homme, c’est l’instigateur du vol des diamants de Tijuco, c’est le complice des assassins des soldats de l’escorte, c’est le condamné qui s’est soustrait au supplice, c’est Joam Garral, dont le vrai nom est Joam Dacosta.

– Ainsi, dit Joam Garral, je n’aurais rien à craindre de vous, Torrès, si je vous faisais la réponse que vous attendez ?

– Rien, car alors, ni vous ni moi, nous n’aurions intérêt à parler de cette affaire.

Ni vous, ni moi ? répondit Joam Garral. Ce n’est donc pas avec de l’argent que je dois acheter votre silence ?

– Non, quelle que soit la somme que vous m’offriez !

– Que voulez-vous donc alors ?

Joam Garral, répondit Torrès, voici quelle est ma proposition. Ne vous hâtez pas d’y répondre par un refus formel, et rappelez-vous que vous êtes en mon pouvoir.

Quelle est cette proposition ? » demanda Joam Garral.

Torrès se recueillit un instant. L’attitude de ce coupable, dont il tenait la vie, était bien faite pour le surprendre. Il s’attendait à quelque débat violent, à des supplications, à des larmes… Il avait devant lui un homme convaincu des plus grands crimes, et cet homme ne bronchait pas. Enfin, se croisant les bras :

« Vous avez une fille, dit-il. Cette fille me plaît, et je veux l’épouser. »

Sans doute, Joam Garral s’attendait à tout de la part d’un tel homme, et cette demande ne lui fit rien perdre de son calme.

« Ainsi, dit-il, l’honorable Torrès veut entrer dans la famille d’un assassin et d’un voleur ?

– Je suis seul juge de ce qu’il me convient de faire, répondit Torrès. Je veux être le gendre de Joam Garral, et je le serai.

– Vous n’ignorez pourtant pas, Torrès, que ma fille va épouser Manoel Valdez ?

– Vous vous dégagerez vis-à-vis de Manoel Valdez.

– Et si ma fille refuse ?

– Vous lui direz tout, et, je la connais, elle consentira, répondit impudemment Torrès.

– Tout ?

– Tout, s’il le faut. Entre ses propres sentiments et l’honneur de sa famille, la vie de son père, elle n’hésitera pas !

– Vous êtes un bien grand misérable, Torrès ! dit tranquillement Joam Garral, que son sang-froid n’abandonnait pas.

– Un misérable et un assassin sont faits pour s’entendre ! » À ces mots, Joam Garral se leva, et, allant à l’aventurier qu’il regarda bien en face :

« Torrès, dit-il, si vous demandez à entrer dans la famille de Joam Dacosta, c’est que vous savez que Joam Dacosta est innocent du crime pour lequel il a été condamné !

– Vraiment !

– Et j’ajoute, reprit Joam Garral, c’est que vous avez la preuve de son innocence, et que, cette innocence, vous vous réservez de la proclamer le jour où vous aurez épousé sa fille !

– Jouons franc jeu, Joam Garral, répondit Torrès en baissant la voix, et, quand vous m’aurez entendu, nous verrons si vous oserez me refuser votre fille !

– Je vous écoute, Torrès.

– Eh bien, oui, dit l’aventurier en retenant à demi ses paroles, comme s’il eût eu regret de les laisser s’échapper de ses lèvres, oui, vous êtes innocent ! Je le sais, car je connais le véritable coupable, et je suis en mesure de prouver votre innocence !

– Et le misérable qui a commis le crime ?…

– Il est mort.

– Mort ! s’écria Joam Garral, que ce mot fit pâlir malgré lui, comme s’il lui eût enlevé tout pouvoir de jamais se réhabiliter.

– Mort, répondit Torrès ; mais cet homme, que j’ai connu longtemps après le crime, et sans que je susse qu’il fût criminel, avait écrit tout au long, de sa main, le récit de cette affaire des diamants, afin d’en conserver jusqu’aux moindres détails. Sentant sa fin approcher, il fut pris de remords. Il savait où s’était réfugié Joam Dacosta, sous quel nom l’innocent s’était refait une vie nouvelle. Il savait qu’il était riche, au milieu d’une famille heureuse, mais il savait aussi qu’il devait lui manquer le bonheur ! Eh bien, ce bonheur, il voulut le lui rendre avec l’honorabilité à laquelle il avait droit !… Mais la mort venait… il me chargea, moi, son compagnon, de faire ce qu’il ne pourrait plus faire !… Il me remit les preuves de l’innocence de Dacosta, afin de les lui faire parvenir, et mourut.

– Le nom de cet homme ! s’écria Joam Garral, d’un ton qu’il ne put maîtriser.

– Vous le saurez, quand je serai de votre famille !

– Et cet écrit ?… »

Joam Garral fut sur le point de se jeter sur Torrès, pour le fouiller, pour lui arracher cette preuve de son innocence.

« Cet écrit, il est en lieu sûr, répondit Torrès, et vous ne l’aurez qu’après que votre fille sera devenue ma femme. Maintenant, me la refusez-vous encore ?

– Oui, répondit Joam Garral. Mais, en échange de cet écrit, la moitié de ma fortune est à vous !

– La moitié de votre fortune ! s’écria Torrès ! Je l’accepte, à la condition que Minha me l’apportera en mariage !

– Et c’est ainsi que vous respectez les volontés d’un mourant, d’un criminel que le remords a touché, et qui vous a chargé de réparer, autant qu’il était en lui, le mal qu’il a fait !

– C’est ainsi.

– Encore une fois, Torrès, s’écria Joam Garral, vous êtes un grand misérable !

– Soit.

– Et, comme je ne suis pas un criminel, moi, nous ne sommes pas faits pour nous entendre !

– Ainsi, vous refusez ?…

– Je refuse !

– C’est votre perte, alors, Joam Garral. Tout vous accuse dans l’instruction déjà faite ! Vous êtes condamné à mort, et, vous le savez, dans les condamnations pour crimes de ce genre, le gouvernement s’est interdit jusqu’au droit de commuer les peines. Dénoncé, vous êtes pris ! Pris, vous êtes exécuté… et je vous dénonce ! »

Si maître qu’il fût de lui, Joam Garral ne pouvait plus se contenir. Il allait s’élancer sur Torrès…

Un geste de ce coquin fit tomber sa colère.

« Prenez garde, dit Torrès. Votre femme ne sait pas qu’elle est la femme de Joam Dacosta, vos enfants ne savent pas qu’ils sont les enfants de Joam Dacosta, et vous allez le leur apprendre ! »

Joam Garral s’arrêta. Il reprit tout son empire sur lui-même, et ses traits recouvrèrent leur calme habituel.

« Cette discussion a trop duré, dit-il en marchant vers la porte, et je sais ce qu’il me reste à faire !

Prenez garde, Joam Garral ! » dit une dernière fois Torrès, qui ne pouvait croire que son ignoble procédé de chantage eût échoué.

Joam Garral ne lui répondit pas. Il repoussa la porte qui s’ouvrait sous la véranda, il fit signe à Torrès de le suivre, et tous deux s’avancèrent vers le centre de la jangada, où la famille était réunie.

Benito, Manoel, tous, sous l’impression d’une anxiété profonde, s’étaient levés. Ils pouvaient voir que le geste de Torrès était encore menaçant, et que le feu de la colère brillait dans ses yeux.

Par un extraordinaire contraste, Joam Garral était maître de lui, presque souriant. Tous deux s’arrêtèrent devant Yaquita et les siens. Personne n’osait leur adresser la parole. Ce fut Torrès qui, d’une voix sourde et avec son impudence habituelle, rompit ce pénible silence. « Une dernière fois, Joam Garral, dit-il, je vous demande une dernière réponse !

Ma réponse, la voici. »

Et s’adressant à sa femme : « Yaquita, dit-il, des circonstances particulières m’obligent à modifier ce que nous avions décidé antérieurement pour le mariage de Minha et de Manoel.

Enfin ! » s’écria Torrès. Joam Garral, sans lui répondre, laissa tomber sur l’aventurier un regard du plus profond dédain.

Mais, à ces paroles, Manoel avait senti son cœur battre à se rompre. La jeune fille s’était levée, toute pâle, comme si elle eût cherché un appui du côté de sa mère. Yaquita lui ouvrait ses bras pour la protéger, pour la défendre !

« Mon père ! s’écria Benito, qui avait été se placer entre Joam Garral et Torrès, que voulez-vous dire ?

– Je veux dire, répondit Joam Garral en élevant la voix qu’attendre notre arrivée au Para pour marier Minha et Manoel, c’est trop attendre ! Le mariage se fera ici même, dès demain, sur la jangada, par les soins du padre Passanha, si, après une conversation que je vais avoir avec Manoel, il lui convient comme à moi de ne pas différer davantage !

– Ah ! mon père, mon père !… s’écria le jeune homme.

– Attends encore pour m’appeler ainsi, Manoel répondit Joam Garral, d’un ton d’indicible souffrance. En ce moment, Torrès, qui s’était croisé les bras, promenait sur toute la famille un regard d’une insolence sans égale.

« Ainsi, c’est votre dernier mot, dit-il en étendant la main vers Joam Garral.

– Non, ce n’est pas mon dernier mot.

– Quel est-il donc ?

Le voici, Torrès ! Je suis maître ici ! Vous allez, s’il vous plaît, et même s’il ne vous plaît pas, quitter la jangada à l’instant même !

Oui, à l’instant, s’écria Benito, on je le jette par-dessus le bord ! »

Torrès haussa les épaules.

« Pas de menaces, dit-il, elles sont inutiles ! À moi aussi il me convient de débarquer et sans retard. Mais vous vous souviendrez de moi, Joam Garral ! Nous ne serons pas longtemps sans nous revoir !

– S’il ne dépend que de moi, répondit Joam Garral, nous nous reverrons et plus tôt peut-être que vous ne l’auriez voulu ! Je serai demain chez le juge de droit Ribeiro, le premier magistrat de la province, que j’ai prévenu de mon arrivée à Manao. Si vous l’osez, venez m’y retrouver !

– Chez le juge Ribeiro !… répondit Torrès, évidemment décontenancé.

Chez le juge Ribeiro », répondit Joam Garral.

Montrant alors la pirogue à Torrès, avec un geste de suprême mépris, Joam Garral chargea quatre de ses gens de le débarquer sans retard sur le point le plus rapproché de l’île.

Le misérable, enfin, disparut.

La famille, frémissante encore, respectait le silence de son chef. Mais Fragoso, ne se rendant compte qu’à demi de la gravité de la situation et emporté par son brio ordinaire, s’était approché de Joam Garral.

« Si le mariage de mademoiselle Minha et de monsieur Manoel se fait dès demain, sur la jangada…

Le vôtre s’y fera en même temps, mon ami, répondit avec douceur Joam Garral. » Et, faisant un signe à Manoel, il se retira dans sa chambre avec lui.

L’entretien de Joam Garral et de Manoel durait depuis une demi-heure, qui avait paru un siècle à la famille, lorsque la porte de l’habitation se rouvrit enfin.

Manoel en sortit seul.

Ses regards brillaient d’une généreuse résolution.

Allant à Yaquita, il lui dit : « Ma mère ! » à Minha, il dit : « Ma femme », à Benito, il dit : « Mon frère », et se tournant vers Lina et Fragoso, il dit à tous : « À demain ! »

Il savait tout ce qui s’était passé entre Joam Garral et Torrès. Il savait que, comptant sur l’appui du juge Ribeiro par suite d’une correspondance qu’il avait eue avec lui depuis une année, sans en parler aux siens, Joam Garral était enfin parvenu à l’éclairer et à le convaincre de son innocence. Il savait que Joam Garral avait résolument entrepris ce voyage dans le seul but de faire réviser l’odieux procès dont il avait été victime, et de ne pas laisser peser sur son gendre et sur sa fille le poids de la terrible situation qu’il avait pu et dû accepter trop longtemps pour lui-même !

Oui, Manoel savait tout cela, mais il savait aussi que Joam Garral, ou plutôt Joam Dacosta, était innocent, que son malheur même venait de le lui rendre plus cher et plus sacré !

Ce qu’il ne savait pas, c’était que la preuve matérielle de l’innocence du fazender existait, et que cette preuve était entre les mains de Torrès. Joam Garral avait voulu réserver pour le juge l’usage de cette preuve, qui devait l’innocenter, si l’aventurier avait dit vrai.

Manoel se borna donc à annoncer qu’il allait se rendre chez le padre Passanha, afin de le prier de tout préparer pour les deux mariages.

Le lendemain, le 24 août, une heure à peine avant celle où la cérémonie allait s’accomplir, une grande pirogue, qui s’était détachée de la rive gauche du fleuve, accostait la jangada.

Une douzaine de pagayeurs l’avaient rapidement amenée de Manao, et, avec quelques agents, elle portait le chef de police, qui se fit connaître et monta à bord.

À ce moment, Joam Garral et les siens, déjà parés pour la fête, sortaient de l’habitation.

« Joam Garral ! demanda le chef de police.

Me voici, répondit Joam Garral.

Joam Garral, répondit le chef de police, vous avez été aussi Joam Dacosta ! Ces deux noms ont été portés par un même homme ! Je vous arrête. »

À ces mots, Yaquita et Minha, frappées de stupeur, s’étaient arrêtées, sans pouvoir faire un mouvement. « Mon père, un assassin ! » s’écria Benito, qui allait s’élancer vers Joam Garral. D’un geste, son père lui imposa silence.

« Je ne me permettrai qu’une seule question, dit Joam Garral d’une voix ferme, en s’adressant au chef de police. Le mandat en vertu duquel vous m’arrêtez, a-t-il été lancé contre moi par le juge de droit de Manao, par le juge Ribeiro ?

– Non, répondit le chef de police, il m’a été remis, avec ordre de l’exécuter sur-le-champ, par son remplaçant. Le juge Ribeiro, frappé d’apoplexie hier dans la soirée, est mort cette nuit même à deux heures, sans avoir repris connaissance.

– Mort ! s’écria Joam Garral, un instant atterré par cette nouvelle, mort !… mort ! » Mais bientôt, relevant la tête, il s’adressa à sa femme et à ses enfants :

« Le juge Ribeiro, dit-il, savait seul que j’étais innocent, mes bien-aimés ! La mort de ce juge peut m’être fatale, mais ce n’est pas une raison pour moi de désespérer ! »

Et se tournant vers Manoel :

« À la grâce de Dieu, lui dit-il. Il s’agit de voir, maintenant, si la vérité peut redescendre du ciel sur la terre ! »

Le chef de police avait fait un signe à ses agents, qui s’avançaient pour s’emparer de Joam Garral.

« Mais parlez donc, mon père ! s’écria Benito, fou de désespoir. Dites un mot, et nous aurons raison, fût-ce par la force, de l’horrible méprise dont vous êtes victime !

– Il n’y a pas ici de méprise, mon fils, répondit Joam Garral. Joam Dacosta et Joam Garral ne font qu’un. Je suis, en effet, Joam Dacosta ! Je suis l’honnête homme qu’une erreur judiciaire a condamné injustement à mort, il y a vingt-trois ans, à la place du vrai coupable. De ma complète innocence, mes enfants, une fois pour toutes, j’en jure devant Dieu, sur vos têtes et sur celle de votre mère !

– Toute communication entre vous et les vôtres vous est interdite, dit alors le chef de police. Vous êtes mon prisonnier, Joam Garral, et j’exécuterai mon mandat dans toute sa rigueur. »

Joam Garral, contenant du geste ses enfants et ses serviteurs consternés :

« Laissez faire la justice des hommes, dit-il, en attendant la justice de Dieu ! »

Et, la tête haute, il s’embarqua dans la pirogue.

Il semblait, en vérité, que de tous les assistants, Joam Garral fût le seul que cet effroyable coup de foudre, tombé si inopinément sur sa tête, n’eût pas écrasé !

Deuxième épisode §


Chapitre I.
Manao §

La ville de Manao est exactement située par 3°8’4’’ de latitude australe et 67°27’ de longitude à l’ouest du méridien de Paris. Quatre cent vingt lieues kilométriques la séparent de Bélem, et dix kilomètres, seulement, de l’embouchure du rio Negro.

Manao n’est pas bâtie au bord du fleuve des Amazones. C’est sur la rive gauche du rio Negro, – le plus important, le plus remarquable des tributaires de la grande artère brésilienne –, que s’élève cette capitale de la province, dominant la campine environnante du pittoresque ensemble de ses maisons privées et de ses édifices publics.

Le rio Negro, découvert, en 1645, par l’Espagnol Favella, prend sa source au flanc des montagnes situées, dans le nord-ouest, entre le Brésil et la Nouvelle-Grenade, au mur même de la province de Popayan, et il est mis en communication avec l’Orénoque, c’est-à-dire avec les Guyanes, par deux de ses affluents, le Pimichim et le Cassiquaire.

Après un superbe cours de dix-sept cents kilomètres, le rio Negro vient, par une embouchure de onze cents toises, épancher ses eaux noires dans l’Amazone, mais sans qu’elles s’y confondent sur un espace de plusieurs milles, tant leur déversion est active et puissante. En cet endroit, les pointes de ses deux rives s’évasent et forment, une vaste baie, profonde de quinze lieues, qui s’étend jusqu’aux îles Anavilhanas.

C’est là, dans l’une de ces étroites indentations, que se creuse le port de Manao. De nombreuses embarcations s’y rencontrent, les unes mouillées au courant du fleuve, attendant un vent favorable, les autres en réparation dans les nombreux iguarapés ou canaux qui sillonnent capricieusement la ville et lui dorment un aspect quelque peu hollandais.

Avec l’escale des bateaux à vapeur, qui ne va pas tarder à s’établir près de la jonction des deux fleuves, le commerce de Manao doit sensiblement s’accroître. En effet, bois de construction et d’ébénisterie, cacao, caoutchouc, café, salsepareille, canne à sucre, indigo, noix de muscade, poisson salé, beurre de tortue, ces divers objets trouvent là de nombreux cours d’eau pour les transporter en toutes directions : le rio Negro au nord et à l’ouest, la Madeira au sud et à l’ouest, l’Amazone, enfin, qui se déroule vers l’est jusqu’au littoral de l’Atlantique. La situation de cette ville est donc heureuse entre toutes et doit contribuer puissamment à sa prospérité.

Manao, – ou Manaos –, se nommait autrefois Moura, puis s’est appelée Barra de Rio-Negro. De 1757 à 1804, elle fit seulement partie de la capitainerie qui portait le nom du grand affluent dont elle occupait l’embouchure. Mais, depuis 1826, devenue la capitale de cette vaste province des Amazones, elle a emprunté son nouveau nom à une tribu de ces Indiens qui habitaient jadis les territoires du Centre-Amérique.

Plusieurs fois des voyageurs, mal informés, ont confondu cette ville avec la fameuse Manoa, sorte de cité fantastique, élevée, disait-on, près du lac légendaire de Parima, qui paraît n’être que le Branco supérieur, c’est-à-dire un simple affluent du rio Negro. Là était cet empire de l’El Dorado, dont chaque matin, s’il faut en croire les fables du pays, le souverain se faisait couvrir de poudre d’or, tant ce précieux métal, que l’on ramassait à la pelle, abondait sur ces terrains privilégiés. Mais, vérification faite, il a fallu en rabattre, et toute cette prétendue richesse aurifère se réduit à la présence de nombreuses micacées sans valeur, qui avaient trompé les avides regards des chercheurs d’or.

En somme, Manao n’a rien des splendeurs fabuleuses de cette mythologique capitale de l’El Dorado. Ce n’est qu’une ville de cinq mille habitants environ, parmi lesquels on compte au moins trois mille employés. De là, un certain nombre de bâtiments civils à l’usage de ces fonctionnaires : chambre législative, palais de la présidence, trésorerie générale, hôtel des postes, douane, sans compter un collège qui fut fondé en 1848, et un hôpital qui venait d’être créé en 1851. Qu’on y ajoute un cimetière, occupant le versant oriental de la colline où fut élevée, en 1669, contre les pirates de l’Amazone, une forteresse maintenant détruite, et l’on saura à quoi s’en tenir sur l’importance des établissements civils de la cité.

Quant aux édifices religieux, il serait difficile d’en nommer plus de deux : la petite église de la Conception et la chapelle de Notre-Dame des Remèdes, bâtie presque en rase campagne sur une tumescence qui domine Manao.

C’est peu pour une ville d’origine espagnole. À ces deux monuments il convient d’ajouter encore un couvent de Carmélites, incendié en 1850, et dont il ne reste plus que des ruines.

La population de Manao ne s’élève qu’au chiffre qui a été indiqué plus haut, et, en dehors des fonctionnaires, employés et soldats, elle se compose plus particulièrement de négociants portugais et d’Indiens appartenant aux diverses tribus du Rio-Negro.

Trois rues principales, assez irrégulières, desservent la ville ; elles portent des noms significatifs dans le pays et qui ont bien leur couleur : c’est la rue Dieu-le-Père, la rue Dieu-le-Fils et la rue Dieu-le-Saint-Esprit. En outre, vers le couchant s’allonge une magnifique avenue d’orangers centenaires, que respectèrent religieusement les architectes qui, de l’ancienne cité, firent la cité nouvelle.

Autour de ces rues principales s’entrecroisent un réseau de ruelles non pavées, coupées successivement par quatre canaux que desservent des passerelles en bois. En de certains endroits, ces iguarapés promènent leurs eaux sombres au milieu de grands terrains vagues, semés d’herbes folles et de fleurs aux couleurs éclatantes : ce sont autant de squares naturels, ombragés d’arbres magnifiques, parmi lesquels domine le « sumaumeira », ce gigantesque végétal habillé d’une écorce blanche, et dont le large dôme s’arrondit en parasol au-dessus d’une noueuse ramure.

Quant aux diverses habitations privées, il faut les chercher parmi quelques centaines de maisons assez rudimentaires, les unes couvertes de tuiles, les autres coiffées des feuilles juxtaposées du palmier, avec la saillie de leurs miradors et l’avant-corps de leurs boutiques, qui sont pour la plupart tenues par des négociants portugais.

Et quelle espèce de gens voit-on sortir aux heures de la promenade, aussi bien de ces édifices publics que de ces habitations particulières ? Des hommes de haute mine, avec redingote noire, chapeau de soie, souliers vernis, gants de couleur fraîche, diamants au nœud de leur cravate ; des femmes en grandes et tapageuses toilettes, robes à falbalas, chapeaux à la dernière mode ; des Indiens, enfin, qui, eux aussi, sont en train de s’européaniser, de manière à détruire tout ce qui pouvait rester de couleur locale dans cette partie moyenne du bassin de l’Amazone.

Telle est Manao, qu’il fallait sommairement faire connaître au lecteur pour les besoins de cette histoire. Là, le voyage de la jangada, si tragiquement interrompu, venait de se trouver coupé au milieu du long parcours qu’elle devait accomplir ; là allaient se dérouler, en peu de temps, les péripéties de cette mystérieuse affaire.


Chapitre II.
Les premiers instants §

À peine la pirogue qui emmenait Joam Garral, ou plutôt Joam Dacosta, – il convient de lui restituer ce nom –, avait-elle disparu, que Benito s’était avancé vers Manoel.

« Que sais-tu ? lui demanda-t-il.

– Je sais que ton père est innocent ! Oui ! Innocent ! répéta Manoel, et qu’une condamnation capitale l’a frappé, il y a vingt-trois ans, pour un crime qu’il n’avait pas commis !

– Il t’a tout dit, Manoel ?

– Tout, Benito ! répondit le jeune homme. L’honnête fazender ne voulait pas que rien de son passé fût caché à celui qui allait devenir son second fils, en épousant sa fille !

– Et la preuve de son innocence, mon père peut-il enfin la produire au grand jour ?

– Cette preuve, Benito, elle est toute dans ces vingt-trois ans d’une vie honorable et honorée, toute dans cette démarche de Joam Dacosta, qui venait dire à la justice : « Me voici ! Je ne veux plus de cette fausse existence ! Je ne veux plus me cacher sous un nom qui n’est pas mon vrai nom ! Vous avez condamné un innocent ! Réhabilitez-le ! »

– Et mon père… lorsqu’il te parlait ainsi… tu n’as pas un instant hésité à le croire ? s’écria Benito.

Pas un instant, frère ! » répondit Manoel.

Les mains des deux jeunes gens se confondirent dans une même et cordiale étreinte.

Puis Benito allant au padre Passanha :

« Padre, lui dit-il, emmenez ma mère et ma sœur dans leurs chambres ! Ne les quittez pas de toute la journée ! Personne ici ne doute de l’innocence de mon père, personne… vous le savez ! Demain, ma mère et moi nous irons trouver le chef de police. On ne nous refusera pas l’autorisation d’entrer dans la prison. Non ! ce serait trop cruel ! Nous reverrons mon père, et nous déciderons quelles démarches il faut faire pour arriver à obtenir sa réhabilitation ! »

Yaquita était presque inerte ; mais cette vaillante femme, d’abord terrassée par ce coup soudain, allait bientôt se relever. Yaquita Dacosta serait ce qu’avait été Yaquita Garral. Elle ne doutait pas de l’innocence de son mari. Il ne lui venait même pas à la pensée que Joam Dacosta fût blâmable de l’avoir épousée sous ce nom qui n’était pas le sien. Elle ne pensait qu’à toute cette vie de bonheur que lui avait faite cet honnête homme, injustement frappé ! Oui ! le lendemain elle serait à la porte de sa prison, et elle ne la quitterait pas qu’elle ne lui eût été ouverte !

Le padre Passanha l’emmena avec sa fille, qui ne pouvait retenir ses larmes, et tous trois s’enfermèrent dans l’habitation.

Les deux jeunes gens se retrouvèrent seuls.

« Et maintenant, dit Benito, il faut, Manoel, que je sache tout ce que t’a dit mon père.

– Je n’ai rien à te cacher, Benito.

– Qu’était venu faire Torrès à bord de la jangada ?

– Vendre à Joam Dacosta le secret de son passé.

– Ainsi, quand nous avons rencontré Torrès dans les forêts d’Iquitos, son dessein était déjà formé d’entrer en relation avec mon père ?

– Ce n’est pas douteux, répondit Manoel. Le misérable se dirigeait alors vers la fazenda dans la pensée de se livrer à une ignoble opération de chantage, préparée de longue main.

– Et lorsque nous lui avons appris, dit Benito, que mon père et toute sa famille se préparaient à repasser la frontière, il a brusquement changé son plan de conduite ?…

– Oui, Benito, parce que Joam Dacosta, une fois sur le territoire brésilien, devait être plus à sa merci qu’au-delà de la frontière péruvienne. Voilà pourquoi nous avons retrouvé Torrès à Tabatinga, où il attendait, où il épiait notre arrivée.

– Et moi qui lui ai offert de s’embarquer sur la jangada ! s’écria Benito avec un mouvement de désespoir.

– Frère, lui dit Manoel, ne te reproche rien ! Torrès nous aurait rejoints tôt ou tard ! Il n’était pas homme à abandonner une pareille piste ! S’il nous eût manqués à Tabatinga, nous l’aurions retrouvé à Manao !

– Oui ! Manoel, tu as raison ! Mais il ne s’agit plus du passé, maintenant… il s’agit du présent !… Pas de récriminations inutiles ! Voyons !…

Et, en parlant ainsi, Benito, passant sa main sur son front, cherchait à ressaisir tous les détails de cette triste affaire.

« Voyons, demanda-t-il, comment Torrès a-t-il pu apprendre que mon père avait été condamné, il y a vingt-trois ans, pour cet abominable crime de Tijuco ?

– Je l’ignore, répondit Manoel, et tout me porte à croire que ton père l’ignore aussi.

– Et, cependant, Torrès avait connaissance de ce nom de Garral sous lequel se cachait Joam Dacosta ?

– Évidemment.

– Et il savait que c’était au Pérou, à Iquitos, que, depuis tant d’années, s’était réfugié mon père ?

– Il le savait, répondit Manoel. Mais comment l’avait-il su, je ne puis le comprendre !

– Une dernière question, dit Benito. – Quelle proposition Torrès a-t-il faite à mon père pendant ce court entretien qui a précédé son expulsion ?

– Il l’a menacé de dénoncer Joam Garral comme étant Joam Dacosta, si celui-ci refusait de lui acheter son silence.

– Et à quel prix ?…

– Au prix de la main de sa fille ! répondit Manoel sans hésiter, mais pâle de colère.

– Le misérable aurait osé !… s’écria Benito.

– À cette infâme demande, Benito, tu as vu quelle réponse ton père a faite !

– Oui, Manoel, oui !… la réponse d’un honnête homme indigné ! Il a chassé Torrès ! Mais il ne suffit pas qu’il l’ait chassé ! Non ! cela ne me suffit pas ! C’est sur la dénonciation de Torrès qu’on est venu arrêter mon père, n’est-il pas vrai ?

– Oui ! sur sa dénonciation !

– Eh bien, s’écria Benito, dont le bras menaçant se dirigea vers la rive gauche du fleuve, il faut que je retrouve Torrès ! Il faut que je sache comment il est devenu maître de ce secret !… Il faut qu’il me dise s’il le tient du véritable auteur du crime ! Il parlera !… ou s’il refuse de parler… je sais ce qu’il me restera à faire !

– Ce qu’il restera à faire… à moi comme à toi ! ajouta plus froidement, mais non moins résolument Manoel.

– Non… Manoel… non !… à moi seul !

– Nous sommes frères, Benito, répondit Manoel, et c’est là une vengeance qui nous appartient à tous deux ! » Benito ne répliqua pas. À ce sujet, évidemment, son parti était irrévocablement pris. En ce moment, le pilote Araujo, qui venait d’observer l’état du fleuve, s’approcha des deux jeunes gens. « Avez-vous décidé, demanda-t-il, si la jangada doit rester au mouillage de l’île Muras ou gagner le port de Manao ? » C’était une question à résoudre avant la nuit, et elle devait être examinée de près.

En effet, la nouvelle de l’arrestation de Joam Dacosta avait dû déjà se répandre dans la ville. Qu’elle fût de nature à exciter la curiosité de la population de Manao, cela n’était pas douteux. Mais ne pouvait-elle provoquer plus que de la curiosité contre le condamné, contre l’auteur principal de ce crime de Tijuco, qui avait eu autrefois un si immense retentissement ? Ne pouvait-on craindre quelque mouvement populaire à propos de cet attentat, qui n’avait pas même été expié ? Devant cette hypothèse, ne valait-il pas mieux laisser la jangada amarrée près de Muras, sur la rive droite du fleuve, à quelques milles de Manao ?

Le pour et le contre de la question furent pesés.

« Non ! s’écria Benito. Rester ici, ce serait paraître abandonner mon père et douter de son innocence ! ce serait sembler craindre de faire cause commune avec lui ! Il faut aller à Manao et sans retard !

Tu as raison, Benito, répondit Manoel. Partons ! »

Araujo, approuvant de la tête, prit ses mesures pour quitter l’île. La manœuvre demandait quelque soin. Il s’agissait de prendre obliquement le courant de l’Amazone doublé par celui du rio Negro, et de se diriger vers l’embouchure de cet affluent, qui s’ouvrait à douze milles au-dessous sur la rive gauche.

Les amarres, détachées de l’île, furent larguées. La jangada, rejetée dans le lit du fleuve, commença à dériver diagonalement. Araujo, profitant habilement des courbures du courant brisé par les pointes des berges, put lancer l’immense appareil dans la direction voulue, en s’aidant des longues gaffes de son équipe.

Deux heures après, la jangada se trouvait sur l’autre bord de l’Amazone, un peu au-dessus de l’embouchure du rio Negro, et ce fut le courant qui se chargea de la conduire à la rive inférieure de la vaste baie ouverte dans la rive gauche de l’affluent.

Enfin, à cinq heures du soir, la jangada était fortement amarrée le long de cette rive, non pas dans le port même de Manao, qu’elle n’aurait pu atteindre, sans avoir à refouler un courant assez rapide, mais à moins d’un petit mille au-dessous.

Le train de bois reposait alors sur les eaux noires du rio Negro, près d’une assez haute berge, hérissée de cécropias à bourgeons mordorés, et palissadée de ces roseaux à tiges raides, nommés « froxas », dont les Indiens font des armes offensives.

Quelques citadins erraient sur cette berge. C’était, à n’en pas douter, un sentiment de curiosité qui les amenait jusqu’au mouillage de la jangada. La nouvelle de l’arrestation de Joam Dacosta n’avait pas tardé à se répandre ; mais la curiosité de ces Manaens n’alla pas jusqu’à l’indiscrétion, et ils se tinrent sur la réserve.

L’intention de Benito était de descendre à terre, dès le soir même. Manoel l’en dissuada.

« Attends à demain, lui dit-il. La nuit va venir, et il ne faut pas que nous quittions la jangada !

Soit ! à demain ! » répondit Benito.

En ce moment, Yaquita, suivie de sa fille et du padre Passanha, sortait de l’habitation. Si Minha était encore en larmes, le visage de sa mère était sec, toute sa personne se montrait énergique et résolue. On sentait que la femme était prête à tout, à faire son devoir comme à user de son droit.

Yaquita s’avança lentement vers Manoel : « Manoel, dit-elle, écoutez ce que j’ai à vous dire, car je vais vous parler comme ma conscience m’ordonne de le faire.

Je vous écoute ! » répondit Manoel.

Yaquita le regarda bien en face. « Hier, dit-elle, après l’entretien que vous avez eu avec Joam Dacosta, mon mari, vous êtes venu à moi et vous m’avez appelée : ma mère ! Vous avez pris la main de Minha, et vous lui avez dit : ma femme ! Vous saviez tout alors, et le passé de Joam Dacosta vous était révélé !

– Oui, répondit Manoel, et que Dieu me punisse si, de ma part, il y a eu une hésitation !…

– Soit, Manoel, reprit Yaquita, mais à ce moment Joam Dacosta n’était pas encore arrêté. Maintenant la situation n’est plus la même. Quelque innocent qu’il soit, mon mari est aux mains de la justice ; son passé est dévoilé publiquement ; Minha est la fille d’un condamné à la peine capitale…

– Minha Dacosta ou Minha Garral, que m’importe ! s’écria Manoel, qui ne put se contenir plus longtemps.

– Manoel ! » murmura la jeune fille. Et elle serait certainement tombée, si les bras de Lina n’eussent été là pour la soutenir.

« Ma mère, si vous ne voulez pas la tuer, dit Manoel, appelez-moi votre fils !

– Mon fils ! mon enfant ! » Ce fut tout ce que put répondre Yaquita, et ces larmes, qu’elle refoulait avec tant de peine, jaillirent de ses yeux.

Tous rentrèrent dans l’habitation. Mais cette longue nuit, pas une heure de sommeil ne devait l’accourcir pour cette honnête famille, si cruellement éprouvée !


Chapitre III.
Un retour sur le passé §

C’était une fatalité, cette mort du juge Ribeiro, sur lequel Joam Dacosta avait la certitude de pouvoir compter absolument !

Avant d’être juge de droit à Manao, c’est-à-dire le premier magistrat de la province, Ribeiro avait connu Joam Dacosta, à l’époque où le jeune employé fut poursuivi pour le crime de l’arrayal diamantin. Ribeiro était alors avocat à Villa-Rica. Ce fut lui qui se chargea de défendre l’accusé devant les assises. Il prit cette cause à cœur, il la fit sienne. De l’examen des pièces du dossier, des détails de l’information, il acquit, non pas une simple conviction d’office, mais la certitude que son client était incriminé à tort, qu’il n’avait pris à aucun degré une part quelconque dans l’assassinat des soldats de l’escorte et le vol des diamants, que l’instruction avait fait fausse route, – en un mot, que Joam Dacosta était innocent.

Et pourtant, cette conviction, l’avocat Ribeiro, quels que fussent son talent et son zèle, ne parvint pas à la faire passer dans l’esprit du jury. Sur qui pouvait-il détourner la présomption du crime ? Si ce n’était pas Joam Dacosta, placé dans toutes les conditions voulues pour informer les malfaiteurs de ce départ secret du convoi, qui était-ce ? L’employé, qui accompagnait l’escorte, avait succombé avec la plupart des soldats, et les soupçons ne pouvaient se porter sur lui. Tout concourait donc à faire de Joam Dacosta l’unique et véritable auteur du crime.

Ribeiro le défendit avec une chaleur extrême ! Il y mit tout son cœur !… Il ne réussit pas à le sauver. Le verdict du jury fut affirmatif sur toutes les questions. Joam Dacosta, convaincu de meurtre avec l’aggravation de la préméditation, n’obtint même pas le bénéfice des circonstances atténuantes et s’entendit condamner à mort.

Aucun espoir ne pouvait rester à l’accusé. Aucune commutation de peine n’était possible, puisqu’il s’agissait d’un crime relatif à l’arrayal diamantin. Le condamné était perdu… Mais, pendant la nuit qui précéda l’exécution, lorsque le gibet était déjà dressé, Joam Dacosta parvint à s’enfuir de la prison de Villa-Rica… On sait le reste.

Vingt ans plus tard, l’avocat Ribeiro était nommé juge de droit à Manao. Au fond de sa retraite, le fazender d’Iquitos apprit ce changement et vit là une heureuse circonstance, qui pouvait amener la révision de son procès avec quelques chances de réussite. Il savait que les anciennes convictions de l’avocat à son sujet devaient se retrouver intactes dans l’esprit du juge. Il résolut donc de tout tenter pour arriver à la réhabilitation. Sans la nomination de Ribeiro aux fonctions de magistrat suprême dans la province des Amazones, peut-être eût-il hésité, car il n’avait aucune nouvelle preuve matérielle de son innocence à produire. Peut-être, quoique cet honnête homme souffrît terriblement d’en être réduit à se cacher dans l’exil d’Iquitos, peut-être eût-il demandé au temps d’éteindre plus encore les souvenirs de cette horrible affaire, mais une circonstance le mit en demeure d’agir sans plus tarder.

En effet, bien avant que Yaquita ne lui en eût parlé, Joam Dacosta avait reconnu que Manoel aimait sa fille. Cette union du jeune médecin militaire et de la jeune fille lui convenait sous tous les rapports. Il était évident qu’une demande en mariage se ferait un jour ou l’autre, et Joam ne voulut pas être pris au dépourvu.

Mais alors cette pensée qu’il lui faudrait marier sa fille sous un nom qui ne lui appartenait pas, que Manoel Valdez, croyant entrer dans la famille Garral, entrerait dans la famille Dacosta, dont le chef n’était qu’un fugitif toujours sous le coup d’une condamnation capitale, cette pensée lui fut intolérable. Non ! ce mariage ne se ferait pas dans ces conditions où s’était accompli le sien propre ! Non ! jamais !

On se rappelle ce qui s’était passé à cette époque. Quatre ans après que le jeune commis, déjà l’associé de Magalhaës, fut arrivé à la fazenda d’Iquitos, le vieux Portugais avait été rapporté à la ferme mortellement blessé. Quelques jours seulement lui restaient à vivre. Il s’effraya à la pensée que sa fille allait rester seule, sans appui ; mais, sachant que Joam et Yaquita s’aimaient, il voulut que leur union se fît sans retard.

Joam refusa d’abord. Il offrit de rester le protecteur, le serviteur de Yaquita, sans devenir son mari… Les insistances de Magalhaës mourant furent telles que toute résistance devint impossible. Yaquita mit sa main dans la main de Joam, et Joam ne la retira pas.

Oui ! c’était là un fait grave ! Oui ! Joam Dacosta aurait dû ou tout avouer ou fuir à jamais cette maison dans laquelle il avait été si hospitalièrement reçu, cet établissement dont il faisait la prospérité ! Oui ! tout dire plutôt que de donner à la fille de son bienfaiteur un nom qui n’était pas le sien, le nom d’un condamné à mort pour crime d’assassinat, si innocent qu’il fût devant Dieu !

Mais les circonstances pressaient, le vieux fazender allait mourir, ses mains se tendirent vers les jeunes gens !… Joam Dacosta se tut, le mariage s’accomplit, et toute la vie du jeune fermier fut consacrée au bonheur de celle qui était devenue sa femme.

« Le jour où je lui avouerai tout, répétait Joam, Yaquita me pardonnera ! Elle ne doutera pas de moi un instant ! Mais si j’ai dû la tromper, je ne tromperai pas l’honnête homme qui voudra entrer dans notre famille en épousant Minha ! Non ! plutôt me livrer et en finir avec cette existence ! »

Cent fois, sans doute, Joam Dacosta eut la pensée de dire à sa femme ce qu’avait été son passé ! Oui ! l’aveu était sur ses lèvres, surtout lorsqu’elle le priait de la conduire au Brésil, de faire descendre à sa fille et à elle ce beau fleuve des Amazones ! Il connaissait assez Yaquita pour être sûr qu’elle ne sentirait pas s’amoindrir en elle l’affection qu’elle avait pour lui !… Le courage lui manqua !

Qui ne le comprendrait, en présence de tout ce bonheur de famille qui s’épanouissait autour de lui, qui était son œuvre et qu’il allait peut-être briser sans retour !

Telle fut sa vie pendant de longues années, telle fut la source sans cesse renaissante de ces effroyables souffrances dont il garda le secret, telle fut enfin la vie de cet homme, qui n’avait pas un acte à cacher, et qu’une suprême injustice obligeait à se cacher lui-même !

Mais enfin le jour où il ne dut plus douter de l’amour de Manoel pour Minha, où il put calculer qu’une année ne s’écoulerait pas sans qu’il fût dans la nécessité de donner son consentement à ce mariage, il n’hésita plus et se mit en mesure d’agir à bref délai.

Une lettre de lui, adressée au juge Ribeiro, apprit en même temps à ce magistrat le secret de l’existence de Joam Dacosta, le nom sous lequel il se cachait, l’endroit où il vivait avec sa famille, et, en même temps, son intention formelle de venir se livrer à la justice de son pays et de poursuivre la révision d’un procès d’où sortirait pour lui ou la réhabilitation ou l’exécution de l’unique jugement rendu à Villa-Rica.

Quels furent les sentiments qui éclatèrent dans le cœur de l’honnête magistrat ? On le devine aisément. Ce n’était plus à l’avocat que s’adressait l’accusé, c’était au juge suprême de la province qu’un condamné faisait appel. Joam Dacosta se livrait entièrement à lui et ne lui demandait même pas le secret.

Le juge Ribeiro, tout d’abord troublé par cette révélation inattendue, se remit bientôt et pesa scrupuleusement les devoirs que lui imposait sa situation. C’était à lui qu’incombait la charge de poursuivre les criminels, et voilà qu’un criminel venait se remettre entre ses mains. Ce criminel, il est vrai, il l’avait défendu ; il ne doutait pas qu’il eût été injustement condamné ; sa joie avait été grande de le voir échapper par la fuite au dernier supplice ; au besoin même, il eût provoqué, il eût facilité son évasion !… Mais ce que l’avocat eût fait autrefois, le magistrat pouvait-il le faire aujourd’hui ?

« Eh bien, oui ! se dit le juge, ma conscience m’ordonne de ne pas abandonner ce juste ! La démarche qu’il fait aujourd’hui est une nouvelle preuve de sa non-culpabilité, une preuve morale, puisqu’il ne peut en apporter d’autres, mais peut-être la plus convaincante de toutes ! Non ! je ne l’abandonnerai pas ! »

À partir de ce jour, une secrète correspondance s’établit entre le magistrat et Joam Dacosta. Ribeiro engagea tout d’abord son client à ne pas se compromettre par un acte imprudent. Il voulait reprendre l’affaire, revoir le dossier, réviser l’information. Il fallait savoir si rien de nouveau ne s’était produit dans l’arrayal diamantin, touchant cette cause si grave. De ces complices du crime, un de ces contrebandiers qui avaient attaqué le convoi, n’en était-il pas qui avaient été arrêtés depuis l’attentat ? Des aveux, des demi-aveux ne s’étaient-ils pas produits ? Joam Dacosta, lui, en était toujours et n’en était qu’à protester de son innocence ! Mais cela ne suffisait pas, et le juge Ribeiro voulait trouver dans les éléments mêmes de l’affaire à qui en incombait réellement la criminalité.

Joam Dacosta devait donc être prudent. Il promit de l’être. Mais ce fut une consolation immense, dans toutes ses épreuves, de retrouver chez son ancien avocat, devenu juge suprême, cette entière conviction qu’il n’était pas coupable. Oui ! Joam Dacosta, malgré sa condamnation, était une victime, un martyr, un honnête homme, à qui la société devait une éclatante réparation ! Et, lorsque le magistrat connut le passé du fazender d’Iquitos depuis sa condamnation, la situation actuelle de sa famille, toute cette vie de dévouement, de travail, employée sans relâche à assurer le bonheur des siens, il fut, non pas plus convaincu mais plus touché, et il se jura de tout faire pour arriver à la réhabilitation du condamné de Tijuco.

Pendant six mois, il y eut échange de correspondance entre ces deux hommes.

Un jour, enfin, les circonstances pressant, Joam Dacosta écrivit au juge Ribeiro :

« Dans deux mois, je serai près de vous, à la disposition du premier magistrat de la province !

Venez donc ! » répondit Ribeiro.

La jangada était prête alors à descendre le fleuve. Joam Dacosta s’y embarqua avec tous les siens, femmes, enfants, serviteurs. Pendant le voyage, au grand étonnement de sa femme et de son fils, on le sait, il ne débarqua que rarement. Le plus souvent, il restait enfermé dans sa chambre, écrivant, travaillant, non à des comptes de commerce, mais, sans en rien dire, à cette sorte de mémoire qu’il appelait : « Histoire de ma vie », et qui devait servir à la révision de son procès.

Huit jours avant sa nouvelle arrestation, faite sur la dénonciation de Torrès, qui allait devancer et peut-être anéantir ses projets, il confiait à un Indien de l’Amazone une lettre par laquelle il prévenait le juge Ribeiro de sa prochaine arrivée.

Cette lettre partit, elle fut remise à son adresse, et le magistrat n’attendait plus que Joam Dacosta pour entamer cette grave affaire qu’il avait espoir de mener à bien.

Dans la nuit qui précéda l’arrivée de la jangada à Manao, une attaque d’apoplexie frappa le juge Ribeiro. Mais la dénonciation de Torrès, dont l’œuvre de chantage venait d’échouer devant la noble indignation de sa victime, avait été suivie d’effet. Dacosta était arrêté au milieu des siens, et son vieil avocat n’était plus là pour le défendre !

Oui ! en vérité, c’était là un terrible coup ! Quoi qu’il en soit, le sort en était jeté ; il n’y avait plus à reculer.

Joam Dacosta se redressa donc sous ce coup qui le frappait si inopinément. Ce n’était plus son honneur seulement qui était en jeu, c’était l’honneur de tous les siens !


Chapitre IV.
Preuves morales §

Le mandat d’arrestation décerné contre Joam Dacosta, dit Joam Garral, avait été lancé par le suppléant du juge Ribeiro, qui devait remplir les fonctions de ce magistrat dans la province des Amazones jusqu’à la nomination de son successeur.

Ce suppléant se nommait Vicente Jarriquez. C’était un petit bonhomme fort bourru, que quarante ans d’exercice et de procédure criminelle n’avaient pas contribué à rendre très bienveillant pour les accusés. Il avait instruit tant d’affaires de ce genre, jugé et condamné tant de malfaiteurs, que l’innocence d’un prévenu, quel qu’il fût, lui semblait a priori inadmissible. Certainement, il ne jugeait pas contre sa conscience, mais sa conscience, fortement cuirassée, ne se laissait pas facilement entamer par les incidents de l’interrogatoire ou les arguments de la défense. Comme beaucoup de présidents d’assises, il réagissait volontiers contre l’indulgence du jury, et quand, après avoir été passé au crible des enquêtes, informations, instructions, un accusé arrivait devant lui, toutes les présomptions étaient, à ses yeux, pour que cet accusé fût dix fois coupable.

Ce n’était point un méchant homme, cependant, ce Jarriquez. Nerveux, remuant, loquace, fin, subtil, il était curieux à observer avec sa grosse tête sur son petit corps, sa chevelure ébouriffée, que n’eût pas déparée la perruque à mortier des anciens temps, ses yeux percés à la vrille, dont le regard avait une étonnante acuité, son nez proéminent, avec lequel il aurait certainement gesticulé pour peu qu’il eût été mobile, ses oreilles écartées afin de mieux saisir tout ce qui se disait même hors de la portée ordinaire d’un appareil auditif, ses doigts tapotant sans cesse sur la table du tribunal, comme ceux d’un pianiste qui s’exerce à la muette, son buste trop long pour ses jambes trop courtes, et ses pieds qu’il croisait et décroisait incessamment lorsqu’il trônait sur son fauteuil de magistrat.

Dans la vie privée, le juge Jarriquez, célibataire endurci, ne quittait ses livres de droit criminel que pour la table qu’il ne dédaignait pas, le whist qu’il appréciait fort, les échecs où il était passé maître, et surtout les jeux de casse-tête chinois, énigmes, charades, rébus, anagrammes, logogriphes et autres, dont, comme plus d’un magistrat européen, – vrais sphynx par goût comme par profession –, il faisait son passe-temps principal.

C’était un original, on le voit, et l’on voit aussi combien Joam Dacosta allait perdre à la mort du juge Ribeiro, puisque sa cause venait devant ce peu commode magistrat. Dans l’espèce, d’ailleurs, la tâche de Jarriquez était très simplifiée. Il n’avait point à faire office d’enquêteur ou d’instructeur, non plus qu’à diriger des débats, à provoquer un verdict, à faire application d’articles du Code pénal, ni enfin à prononcer un condamnation. Malheureusement pour le fazender d’Iquitos, tant de formalités n’étaient plus nécessaires. Joam Dacosta avait été arrêté, jugé, condamné, il y avait vingt-trois ans, pour le crime de Tijuco, la prescription n’avait pas encore couvert sa condamnation, aucune demande en commutation de peine ne pouvait être introduite, aucun pourvoi en grâce ne pouvait être accueilli. Il ne s’agissait donc, en somme, que d’établir son identité, et, sur l’ordre d’exécution qui arriverait de Rio de Janeiro, la justice n’aurait plus qu’à suivre son cours.

Mais, sans doute, Joam Dacosta protesterait de son innocence, il dirait avoir été condamné injustement. Le devoir du magistrat, quelque opinion qu’il eût à cet égard, serait de l’écouter. Toute la question serait de savoir quelles preuves le condamné pourrait donner de ses assertions. Et s’il n’avait pu les apporter lors de sa comparution devant ses premiers juges, était-il maintenant en mesure de les produire ?

Là devait être tout l’intérêt de l’interrogatoire.

Il faut bien l’avouer cependant, le fait d’un contumax heureux et en sûreté à l’étranger, quittant tout, bénévolement, pour affronter la justice que son passé devait lui avoir appris à redouter, c’était là un cas curieux, rare, qui devait intéresser même un magistrat blasé sur toutes les péripéties d’un débat judiciaire. Était-ce de la part du condamné de Tijuco, fatigué de la vie, effrontée sottise ou élan d’une conscience qui veut à tout prix avoir raison d’une iniquité ? Le problème était étrange, on en conviendra.

Le lendemain de l’arrestation de Joam Dacosta, le juge Jarriquez se transporta donc à la prison de la rue de Dieu-le-Fils, où le prisonnier avait été enfermé.

Cette prison était un ancien couvent de missionnaires, élevé sur le bord de l’un des principaux iguarapés de la ville. Aux détenus volontaires d’autrefois avaient succédé dans cet édifice, peu approprié à sa nouvelle destination, les prisonniers malgré eux d’aujourd’hui. La chambre occupée par Joam Dacosta, n’était donc point une de ces tristes cellules que comporte le système pénitentiaire moderne. Une ancienne chambre de moine, avec une fenêtre, sans abat-jour, mais grillée, s’ouvrant sur un terrain vague, un banc dans un coin, une sorte de grabat dans l’autre, quelques ustensiles grossiers, rien de plus.

Ce fut de cette chambre que, ce jour-là 25 août, Joam Dacosta fut extrait vers onze heures du matin, et amené au cabinet des interrogatoires, disposé dans l’ancienne salle commune du couvent.

Le juge Jarriquez était là, devant son bureau, juché sur sa haute chaise, le dos tourné à la fenêtre, afin que sa figure demeurât dans l’ombre, tandis que celle du prévenu resterait en pleine lumière. Son greffier avait pris place à un bout de la table, la plume à l’oreille, avec l’indifférence qui caractérise ces gens de justice, prêt à consigner les demandes et les réponses.

Joam Dacosta fut introduit dans le cabinet, et, sur un signe du magistrat, les gardes qui l’avaient amené se retirèrent.

Le juge Jarriquez regarda longuement l’accusé. Celui-ci s’était incliné devant lui et gardait une attitude convenable, ni impudente, ni humble, attendant avec dignité que des demandes lui fussent posées pour y répondre.

« Votre nom ? dit le juge Jarriquez.

– Joam Dacosta.

– Votre âge ?

– Cinquante-deux ans.

– Vous demeuriez ?…

– Au Pérou, au village d’Iquitos.

– Sous quel nom ?

– Sous le nom de Garral, qui est celui de ma mère.

– Et pourquoi portiez-vous ce nom ?

Parce que, pendant vingt-trois ans, j’ai voulu me dérober aux poursuites de la justice brésilienne. »

Les réponses étaient si précises, elles semblaient si bien indiquer que Joam Dacosta était résolu à tout avouer de son passé et de son présent, que le juge Jarriquez, peu habitué à ces procédés, redressa son nez plus verticalement que d’habitude.

« Et pourquoi, reprit-il, la justice brésilienne pouvait-elle exercer des poursuites contre vous ?

Parce que j’avais été condamné à la peine capitale, en1826, dans l’affaire des diamants de Tijuco.

– Vous avouez donc que vous êtes Joam Dacosta ?…

– Je suis Joam Dacosta. »

Tout cela était répondu avec un grand calme, le plus simplement du monde. Aussi les petits yeux du juge Jarriquez, se dérobant sous leur paupière, semblaient-ils dire : « Voilà une affaire qui ira toute seule ! »

Seulement, le moment arrivait où allait être posée l’invariable question qui amenait l’invariable réponse des accusés de toute catégorie, protestant de leur innocence.

Les doigts du juge Jarriquez commencèrent à battre un léger trille sur la table. « Joam Dacosta, demanda-t-il, que faites-vous à Iquitos ?

– Je suis fazender, et je m’occupe de diriger un établissement agricole qui est considérable.

– Il est en voie de prospérité ?

– De très grande prospérité.

– Et depuis quand avez-vous quitté votre fazenda ?

– Depuis neuf semaines environ.

– Pourquoi ?

– À cela, monsieur, répondit Joam Dacosta, j’ai donné un prétexte, mais en réalité j’avais un motif.

– Quel a été le prétexte ?

– Le soin de conduire au Para tout un train de bois flotté et une cargaison des divers produits de l’Amazone.

– Ah ! fit le juge Jarriquez, et quel a été le véritable motif de votre départ ? » Et en posant cette question il se disait : « Nous allons donc enfin entrer dans la voie des négations et des mensonges ! »

« Le véritable motif, répondit d’une voix ferme Joam Dacosta, était la résolution que j’avais prise de venir me livrer à la justice de mon pays !

– Vous livrer ! s’écria le juge, en se relevant sur son fauteuil. Vous livrer… de vous-même ?…

– De moi-même !

– Et pourquoi ?

– Parce que j’en avais assez, parce que j’en avais trop de cette existence mensongère, de cette obligation de vivre sous un faux nom ; de cette impossibilité de pouvoir restituer à ma femme, à mes enfants celui qui leur appartient ; enfin, monsieur, parce que…

– Parce que ?…

– Je suis innocent !

« Voilà ce que j’attendais ! » se dit à part lui le juge Jarriquez.

Et tandis que ses doigts battaient une marche un peu plus accentuée, il fit un signe de tête à Joam Dacosta, qui signifiait clairement : « Allez ! racontez votre histoire ! Je la connais, mais je ne veux pas vous empêcher de la narrer à votre aise ! »

Joam Dacosta, qui ne se méprit pas à cette peu encourageante disposition d’esprit du magistrat, ne voulut pas s’en apercevoir. Il fit donc l’histoire de sa vie tout entière, il parla sobrement, sans se départir du calme qu’il s’était imposé, sans omettre aucune des circonstances qui avaient précédé ou suivi sa condamnation. Il n’insista pas autrement sur cette existence honorée et honorable qu’il avait menée depuis son évasion, ni sur ses devoirs de chef de famille, d’époux et de père, qu’il avait si dignement remplis. Il ne souligna qu’une seule circonstance, – celle qui l’avait conduit à Manao pour poursuivre la révision de son procès, provoquer sa réhabilitation, et cela sans que rien l’y obligeât.

Le juge Jarriquez, naturellement prévenu contre tout accusé, ne l’interrompit pas. Il se bornait à fermer ou à ouvrir successivement les yeux, comme un homme qui entend raconter la même histoire pour la centième fois ; et, lorsque Joam Dacosta déposa sur la table le mémoire qu’il avait rédigé, il ne fit pas un mouvement pour le prendre.

« Vous avez fini ? dit-il.

Oui, monsieur.

– Et vous persistez à soutenir que vous n’avez quitté Iquitos que pour venir réclamer la révision de votre jugement ?

– Je n’ai pas eu d’autre motif.

– Et qui le prouve ? Qui prouve que sans la dénonciation qui a amené votre arrestation, vous vous seriez livré ?

– Ce mémoire d’abord, répondit Joam Dacosta.

– Ce mémoire était entre vos mains, et rien n’atteste que, si vous n’aviez pas été arrêté, vous en auriez fait l’usage que vous dites.

– Il y a, du moins, monsieur, une pièce qui n’est plus entre mes mains, et dont l’authenticité ne peut être mise en doute.

– Laquelle ?

– La lettre que j’ai écrite à votre prédécesseur, le juge Ribeiro, lettre qui le prévenait de ma prochaine arrivée.

– Ah ! vous aviez écrit ?…

– Oui, et cette lettre, qui doit être arrivée à son adresse, ne peut tarder à vous être remise !

– Vraiment ! répondit le juge Jarriquez d’un ton quelque peu incrédule. Vous aviez écrit au juge Ribeiro ?…

– Avant d’être juge de droit de cette province, répondit Joam Dacosta, le juge Ribeiro était avocat à Villa-Rica. C’est lui qui m’a défendu au procès criminel de Tijuco. Il ne doutait pas de la bonté de ma cause. Il a tout fait pour me sauver. Vingt ans plus tard, lorsqu’il est devenu le chef de la justice à Manao, je lui ai fait savoir qui j’étais, où j’étais, ce que je voulais entreprendre. Sa conviction à mon égard n’avait pas changé, et c’est sur son conseil que j’ai quitté la fazenda pour venir, en personne, poursuivre ma réhabilitation. Mais la mort l’a frappé inopinément, et peut-être suis-je perdu, si dans le juge Jarriquez je ne retrouve pas le juge Ribeiro ! »

Le magistrat, directement interpellé, fut sur le point de bondir, au mépris de toutes les habitudes de la magistrature assise ; mais il parvint à se contenir et se borna à murmurer ces mots :

« Très fort, en vérité, très fort ! »

Le juge Jarriquez avait évidemment des calus au cœur, et il était à l’abri de toute surprise.

En ce moment, un garde entra dans le cabinet et remit un pli cacheté à l’adresse du magistrat.

Celui-ci rompit le cachet et tira une lettre de l’enveloppe. Il l’ouvrit, il la lut, non sans une certaine contraction de sourcils, et dit :

« Je n’ai aucun motif, Joam Dacosta, pour vous cacher que voici la lettre dont vous parliez, adressée par vous au juge Ribeiro, et qui m’est communiquée. Il n’y a donc plus aucune raison de douter de ce que vous avez dit à ce sujet.

– Pas plus à ce sujet, répondit Joam Dacosta, qu’au sujet de toutes les circonstances de ma vie que je viens de vous faire connaître, et dont il n’est pas permis de douter !

– Eh ! Joam Dacosta, répondit vivement le juge Jarriquez, vous protestez de votre innocence ; mais tous les accusés en font autant ! Après tout, vous ne produisez que des présomptions morales ! Avez-vous maintenant une preuve matérielle ?

Peut-être, monsieur », répondit Joam Dacosta.

Sur cette parole, le juge Jarriquez quitta son siège. Ce fut plus fort que lui, et il lui fallut deux ou trois tours de chambre pour se remettre.


Chapitre V.
Preuves matérielles §

Lorsque le magistrat eut repris sa place, en homme qui croyait être redevenu parfaitement maître de lui-même, il se renversa sur son fauteuil, la tête relevée, les yeux au plafond, et du ton de la plus parfaite indifférence, sans même regarder l’accusé :

« Parlez », dit-il.

Joam Dacosta se recueillit un instant, comme s’il eût hésité à rentrer dans cet ordre d’idées, et répondit en ces termes :

« Jusqu’ici, monsieur, je ne vous ai donné de mon innocence que des présomptions morales, basées sur la dignité, sur la convenance, sur l’honnêteté de ma vie tout entière. J’aurais cru que ces preuves étaient les plus dignes d’être apportées en justice… »

Le juge Jarriquez ne put retenir un mouvement d’épaules, indiquant que tel n’était pas son avis.

« Puisqu’elles ne suffisent pas, voici quelles sont les preuves matérielles que je suis peut-être en mesure de produire, reprit Joam Dacosta. Je dis « peut-être », car je ne sais pas encore quel crédit il convient de leur accorder. Aussi monsieur, n’ai-je parlé de cela ni à ma femme ni à mes enfants, ne voulant pas leur donner un espoir qui pourrait être déçu.

Au fait, répondit le juge Jarriquez.

– J’ai tout lieu de croire, monsieur, que mon arrestation, la veille de l’arrivée de la jangada à Manao, a été motivée par une dénonciation adressée au chef de police.

– Vous ne vous trompez pas, Joam Dacosta, mais je dois vous dire que cette dénonciation est anonyme.

– Peu importe, puisque je sais qu’elle n’a pu venir que d’un misérable, appelé Torrès.

– Et de quel droit, demanda le juge Jarriquez, traitez-vous ainsi ce… dénonciateur ?

– Un misérable, oui, monsieur ! répondit vivement Joam Dacosta. Cet homme, que j’avais hospitalièrement accueilli, n’était venu à moi que pour me proposer d’acheter son silence, pour m’offrir un marché odieux, que je n’aurai jamais le regret d’avoir repoussé, quelles que soient les conséquences de sa dénonciation !

– Toujours ce système ! pensa le juge Jarriquez : « accuser les autres pour se décharger soi-même ! »

Mais il n’en écouta pas moins avec une extrême attention le récit que lui fit Joam Dacosta de ses relations avec l’aventurier, jusqu’au moment où Torrès vint lui apprendre qu’il connaissait et qu’il était à même de révéler le nom du véritable auteur de l’attentat de Tijuco.

« Et quel est le nom du coupable ? demanda le juge Jarriquez, ébranlé dans son indifférence.

– Je l’ignore, répondit Joam Dacosta. Torrès s’est bien gardé de me le nommer.

– Et ce coupable est vivant ?…

– Il est mort. » Les doigts du juge Jarriquez tambourinèrent plus rapidement, et il ne put se retenir de répondre :

« L’homme qui pourrait apporter la preuve de l’innocence d’un accusé est toujours mort !

– Si le vrai coupable est mort, monsieur, répondit Joam Dacosta, Torrès, du moins, est vivant, et cette preuve écrite tout entière de la main de l’auteur du crime, il m’a affirmé l’avoir entre les mains ! Il m’a offert de me la vendre !

– Eh ! Joam Dacosta, répondit le juge Jarriquez, ce n’eût pas été trop cher que la payer de toute votre fortune !

– Si Torrès ne m’avait demandé que ma fortune, je la lui aurais abandonnée, et pas un des miens n’eût protesté ! Oui, vous avez raison, monsieur, on ne peut payer trop cher le rachat de son honneur ! Mais ce misérable, me sachant à sa merci, exigeait plus que ma fortune !

– Quoi donc ?…

– La main de ma fille, qui devait être le prix de ce marché ! J’ai refusé, il m’a dénoncé, et voilà pourquoi je suis maintenant devant vous !

– Et si Torrès ne vous eût pas dénoncé, demanda le juge Jarriquez, si Torrès ne se fût pas rencontré sur votre passage, qu’eussiez-vous fait en apprenant à votre arrivée ici la mort du juge Ribeiro ? Seriez-vous venu vous livrer à la justice ?…

– Sans aucune hésitation, monsieur, répondit Joam Dacosta d’une voix ferme, puisque, je vous le répète, je n’avais pas d’autre but en quittant Iquitos pour venir à Manao. »

Cela fut dit avec un tel accent de vérité, que le juge Jarriquez sentit une sorte d’émotion le pénétrer dans cet endroit du cœur où les convictions se forment ; mais il ne se rendit pas encore.

Il ne faudrait pas s’en étonner. Magistrat, procédant à cet interrogatoire, il ne savait rien de ce que savent ceux qui ont suivi Torrès depuis le commencement de ce récit. Ceux-là ne peuvent douter que Torrès n’ait entre les mains la preuve matérielle de l’innocence de Joam Dacosta. Ils ont la certitude que le document existe, qu’il contient cette attestation, et peut-être seront-ils portés à penser que le juge Jarriquez fait montre d’une impitoyable incrédulité. Mais qu’ils songent à ceci : c’est que le juge Jarriquez n’est pas dans leur situation ; il est habitué à ces invariables protestations des prévenus que la justice lui envoie ; ce document qu’invoque Joam Dacosta, il ne lui est pas produit ; il ne sait même pas s’il existe réellement, et, en fin de compte, il se trouve en présence d’un homme dont la culpabilité a pour lui force de chose jugée.

Cependant il voulut, par curiosité peut-être, pousser Joam Dacosta jusque dans ses derniers retranchements.

« Ainsi, lui dit-il, tout votre espoir repose maintenant sur la déclaration que vous a faite ce Torrès ?

– Oui, monsieur, répondit Joam Dacosta, si ma vie entière ne plaide pas pour moi !

– Où pensez-vous que soit Torrès actuellement ?

– Je pense qu’il doit être à Manao.

– Et vous espérez qu’il parlera, qu’il consentira à vous remettre bénévolement ce document que vous avez refusé de lui payer du prix qu’il en demandait ?

– Je l’espère, monsieur, répondit Joam Dacosta. La situation, maintenant, n’est plus la même pour Torrès. Il m’a dénoncé, et par conséquent il ne peut plus conserver un espoir quelconque de reprendre son marché dans les conditions où il voulait le conclure. Mais ce document peut encore lui valoir une fortune, qui, si je suis acquitté ou condamné, lui échappera à jamais. Or, puisque son intérêt est de me vendre ce document, sans que cela puisse lui nuire en aucune façon, je pense qu’il agira suivant son intérêt. »

Le raisonnement de Joam Dacosta était sans réplique. Le juge Jarriquez le sentit bien. Il n’y fit que la seule objection possible :

« Soit, dit-il, l’intérêt de Torrès est sans aucun doute de vous vendre ce document… si ce document existe !

S’il n’existe pas, monsieur, répondit Joam Dacosta d’une voix pénétrante, je n’aurai plus qu’à m’en rapporter à la justice des hommes, en attendant la justice de Dieu ! »

Sur ces paroles, le juge Jarriquez se leva, et, d’un ton moins indifférent, cette fois :

« Joam Dacosta, dit-il, en vous interrogeant ici, en vous laissant raconter les particularités de votre vie et protester de votre innocence, je suis allé plus loin que ne le voulait mon mandat. Une information a déjà été faite sur cette affaire, et vous avez comparu devant le jury de Villa-Rica, dont le verdict a été rendu à l’unanimité des voix, sans admission de circonstances atténuantes. Vous avez été condamné pour instigation et complicité dans l’assassinat des soldats et le vol des diamants de Tijuco, la peine capitale a été prononcée contre vous, et ce n’a été que par une évasion que vous avez pu échapper au supplice. Mais, que vous soyez venu vous livrer ou non à la justice, après vingt-trois ans, vous n’en avez pas moins été repris. Une dernière fois, vous reconnaissez que vous êtes bien Joam Dacosta, le condamné dans l’affaire de l’arrayal diamantin ?

– Je suis Joam Dacosta.

– Vous êtes prêt à signer cette déclaration ?

– Je suis prêt. »

Et d’une main qui ne tremblait pas, Joam Dacosta apposa son nom au bas du procès-verbal et du rapport que le juge Jarriquez venait de faire rédiger par son greffier.

« Le rapport, adressé au ministère de la justice va partir pour Rio de Janeiro, dit le magistrat. Plusieurs jours s’écouleront avant que nous recevions l’ordre de faire exécuter le jugement qui vous condamne. Si donc, comme vous le dites, ce Torrès possède la preuve de votre innocence, faites par vous-même, par les vôtres, faites tout au monde pour qu’il la produise en temps utile ! L’ordre arrivé, aucun sursis ne serait possible, et la justice suivrait son cours ! »

Joam Dacosta s’inclina. « Me sera-t-il permis de voir maintenant ma femme, mes enfants ? demanda-t-il.

Dès aujourd’hui, si vous le voulez, répondit le juge Jarriquez. Vous n’êtes plus au secret, et ils seront introduits près de vous, dès qu’ils se présenteront. »

Le magistrat donna alors un coup de sonnette. Des gardes entrèrent dans le cabinet et emmenèrent Joam Dacosta.

Le juge Jarriquez le regarda partir, en secouant la tête.

« Eh ! eh ! cela est véritablement plus étrange que je ne l’aurais pensé ! » murmura-t-il.


Chapitre VI.
Le dernier coup §

Pendant que Joam Dacosta subissait cet interrogatoire, Yaquita, sur une démarche faite par Manoel, apprenait que ses enfants et elle seraient admis à voir le prisonnier, le jour même, vers quatre heures du soir.

Depuis la veille, Yaquita n’avait pas quitté sa chambre. Minha et Lina s’y tenaient près d’elle, en attendant le moment où il lui serait permis de revoir son mari. Yaquita Garral ou Yaquita Dacosta, il retrouverait en elle la femme dévouée, la vaillante compagne de toute sa vie.

Ce jour-là, vers onze heures, Benito rejoignit Manoel et Fragoso qui causaient sur l’avant de la jangada.

« Manoel, dit-il, j’ai un service à te demander.

– Lequel ?

– À vous aussi, Fragoso.

– Je suis à vos ordres, monsieur Benito, répondit le barbier.

– De quoi s’agit-il ? demanda Manoel, en observant son ami, dont l’attitude était celle d’un homme qui a pris une inébranlable résolution.

– Vous croyez toujours à l’innocence de mon père, n’est-ce pas ? dit Benito.

– Ah ! s’écria Fragoso, je croirais plutôt que c’est moi qui ai commis le crime !

– Eh bien, il faut aujourd’hui même mettre à exécution le projet que j’avais formé hier.

– Retrouver Torrès ? demanda Manoel.

– Oui, et savoir de lui comment il a découvert la retraite de mon père ! Il y a dans tout cela d’inexplicables choses ! L’a-t-il connu autrefois ? je ne puis le comprendre, puisque mon père n’a pas quitté Iquitos depuis plus de vingt ans, et que ce misérable en a trente à peine ! Mais la journée ne s’achèvera pas avant que je le sache, ou malheur à Torrès ! »

La résolution de Benito n’admettait aucune discussion. Aussi, ni Manoel, ni Fragoso n’eurent-ils la pensée de le détourner de son projet.

« Je vous demande donc, reprit Benito, de m’accompagner tous les deux. Nous allons partir à l’instant. Il ne faut pas attendre que Torrès ait quitté Manao. Il n’a plus à vendre son silence maintenant, et l’idée peut lui en venir. Partons ! »

Tous trois débarquèrent sur la berge du rio Negro et se dirigèrent vers la ville.

Manao n’était pas si considérable qu’elle ne pût être fouillée en quelques heures. On irait de maison en maison, s’il le fallait, pour y chercher Torrès ; mais mieux valait s’adresser tout d’abord aux maîtres des auberges ou des lojas, où l’aventurier avait pu se réfugier. Sans doute, l’ex-capitaine des bois n’aurait pas donné son nom, et il avait peut-être des raisons personnelles d’éviter tout rapport avec la justice. Toutefois, s’il n’avait pas quitté Manao, il était impossible qu’il échappât aux recherches des jeunes gens. En tout cas, il ne pouvait être question de s’adresser à la police, car il était très probable, – cela était effectivement, on le sait –, que sa dénonciation avait été anonyme.

Pendant une heure, Benito, Manoel et Fragoso coururent les rues principales de la ville, interrogeant les marchands dans leurs boutiques, les cabaretiers dans leurs lojas, les passants eux-mêmes, sans que personne pût reconnaître l’individu dont ils donnaient le signalement avec une extrême précision.

Torrès avait-il donc quitté Manao ? Fallait-il perdre tout espoir de le rejoindre ?

Manoel essayait en vain de calmer Benito dont la tête était en feu. Coûte que coûte, il lui fallait Torrès !

Le hasard allait le servir, et ce fut Fragoso qui fut enfin mis sur la véritable piste.

Dans une auberge de la rue de Dieu-le-Saint-Esprit, au signalement qu’il donna de l’aventurier, on lui répondit que l’individu en question était descendu la veille dans la loja.

« A-t-il couché dans l’auberge ? demanda Fragoso.

– Oui, répondit l’aubergiste.

– Est-il là en ce moment ?

– Non, il est sorti.

– Mais a-t-il réglé son compte comme un homme qui se dispose à partir ?

– En aucune façon ; il a quitté sa chambre depuis une heure, et il rentrera sans doute pour le souper.

– Savez-vous quel chemin il a pris en sortant ?

– On l’a vu se diriger vers l’Amazone, en descendant parla basse ville, et il est probable qu’on le rencontrerait de ce côté. »

Fragoso n’avait pas à en demander davantage. Quelques instants après, il retrouvait les deux jeunes gens et leur disait : « Je suis sur la piste de Torrès.

Il est là ! s’écria Benito.

– Non, il vient de sortir, et on l’a vu se diriger à travers la campagne, du côté de l’Amazone.

– Marchons ! » répondit Benito. Il fallait redescendre vers le fleuve, et le plus court fut de prendre la rive gauche du rio Negro jusqu’à son embouchure.

Benito et ses compagnons eurent bientôt laissé en arrière les dernières maisons de la ville, et ils suivirent la berge, mais en faisant un détour pour ne pas passer en vue de la jangada.

La plaine était déserte à cette heure. Le regard pouvait se porter au loin, à travers cette campine, où les champs cultivés avaient remplacé les forêts d’autrefois.

Benito ne parlait pas : il n’aurait pu prononcer une parole. Manoel et Fragoso respectaient son silence. Ils allaient ainsi tous trois, ils regardaient, ils parcouraient l’espace depuis la rive du rio Negro jusqu’à la rive de l’Amazone. Trois quarts d’heure après avoir quitté Manao, ils n’avaient encore rien aperçu.

Une on deux fois, des Indiens qui travaillaient à la terre furent rencontrés ; Manoel les interrogea, et l’un d’eux lui apprit enfin qu’un homme, ressemblant à celui qu’on lui désignait, venait de passer en se dirigeant vers l’angle formé par les deux cours d’eau à leur confluent.

Sans en demander davantage, Benito, par un mouvement irrésistible, se jeta en avant, et ses deux compagnons durent se hâter, afin de ne pas se laisser distancer par lui.

La rive gauche de l’Amazone apparaissait alors à moins d’un quart de mille. Une sorte de falaise s’y dessinait en cachant une partie de l’horizon, et limitait la portée du regard à un rayon de quelques centaines de pas.

Benito, précipitant sa course, disparut bientôt derrière l’une de ces tumescences sablonneuses.

« Plus vite ! plus vite ! dit Manoel à Fragoso. Il ne faut pas le laisser seul un instant ! »

Et tous deux se jetaient dans cette direction, quand un cri se fit entendre.

Benito avait-il aperçu Torrès ? Celui-ci l’avait-il vu ? Benito et Torrès s’étaient-ils déjà rejoints ?

Manoel et Fragoso, cinquante pas plus loin, après avoir rapidement tourné une des pointes de la berge, voyaient deux hommes arrêtés en face l’un de l’autre.

C’était Torrès et Benito.

En un instant, Manoel et Fragoso furent à leur côté.

On aurait pu croire que dans l’état d’exaltation où se trouvait Benito, il lui aurait été impossible de se contenir, au moment où il se retrouverait en présence de l’aventurier.

Il n’en fut rien.

Dès que le jeune homme se vit devant Torrès, lorsqu’il eut la certitude que celui-ci ne pouvait plus lui échapper, un changement complet se fit dans son attitude, sa poitrine se dégonfla, il retrouva tout son sang-froid, il redevint maître de lui.

Ces deux hommes, depuis quelques instants, se regardaient sans prononcer une parole.

Ce fut Torrès, le premier, qui rompit le silence, et de ce ton d’effronterie dont il avait l’habitude :

« Ah ! fit-il, monsieur Benito Garral ?

Non ! Benito Dacosta ! répondit le jeune homme.

En effet, reprit Torrès, monsieur Benito Dacosta, accompagné de monsieur Manoel Valdez et de mon ami Fragoso ! »

Sur cette qualification outrageante que lui donnait l’aventurier, Fragoso, très disposé à lui faire un mauvais parti, allait s’élancer, lorsque Benito, toujours impassible, le retint :

« Qu’est-ce qui vous prend, mon brave ? s’écria Torrès en reculant de quelques pas. Eh ! je crois que je ferais bien de me tenir sur mes gardes ! »

Et, tout en parlant, il tira de son poncho une manchetta, cette arme offensive on défensive, – au choix –, qui ne quitte jamais un Brésilien. Puis, à demi courbé, il attendit de pied ferme.

« Je suis venu vous chercher, Torrès, dit alors Benito, qui n’avait pas bougé devant cette attitude provocatrice.

– Me chercher ? répondit l’aventurier. Je ne suis pas difficile à rencontrer ! Et pourquoi me cherchiez-vous ?

– Afin d’apprendre de votre bouche ce que vous paraissez savoir du passé de mon père !

– Vraiment !

– Oui ! j’attends que vous me disiez comment vous l’avez reconnu, pourquoi vous étiez à rôder autour de notre fazenda dans les forêts d’Iquitos, pourquoi vous l’attendiez à Tabatinga ?…

– Eh bien ! il me semble que rien n’est plus clair ! répondit Torrès en ricanant. Je l’ai attendu pour m’embarquer sur sa jangada, et je me suis embarqué dans l’intention de lui faire une proposition très simple… qu’il a peut-être eu tort de rejeter ! »

À ces mots, Manoel ne put se retenir. La figure pâle, l’œil en feu, il marcha sur Torrès. Benito, voulant épuiser tous les moyens de conciliation, s’interposa entre l’aventurier et lui. « Contiens-toi, Manoel, dit-il. Je me contiens bien, moi ! » Puis reprenant : « En effet, Torrès, je sais quelles sont les raisons qui vous ont fait prendre passage à bord de la jangada. Possesseur d’un secret qui vous a été livré sans doute, vous avez voulu faire œuvre de chantage ! Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit maintenant.

– Et de quoi ?

– Je veux savoir comment vous avez pu reconnaître Joam Dacosta dans le fazender d’Iquitos !

– Comment j’ai pu le reconnaître ! répondit Torrès, ce sont mes affaires, cela, et je n’éprouve pas le besoin de vous les raconter ! L’important, c’est que je ne me sois pas trompé, lorsque j’ai dénoncé en lui le véritable auteur du crime de Tijuco !

– Vous me direz !… s’écria Benito, qui commençait à perdre la possession de lui-même.

– Je ne dirai rien ! riposta Torrès. Ah ! Joam Dacosta a repoussé mes propositions ! Il a refusé de m’admettre dans sa famille ! Eh bien ! maintenant que son secret est connu, qu’il est arrêté, c’est moi qui refuserai d’entrer dans sa famille, la famille d’un voleur, d’un assassin, d’un condamné que le gibet attend !

– Misérable ! » s’écria Benito, qui, a son tour, tira une manchetta de sa ceinture et se mit sur l’offensive. Manoel et Fragoso, par un mouvement identique, s’étaient aussi rapidement armés. « Trois contre un ! dit Torrès.

Non ! Un contre un ! répondit Benito.

– Vraiment ! J’aurais plutôt cru à un assassinat de la part du fils d’un assassin !

– Torrès ! s’écria Benito, défends-toi, ou je te tue comme un chien enragé !

– Enragé, soit ! répondit Torrès. Mais je mords, Benito Dacosta, et gare aux morsures ! » Puis, ramenant à lui sa manchetta, il se mit en garde, prêt à s’élancer sur son adversaire.

Benito avait reculé de quelques pas.

« Torrès, dit-il, en reprenant tout le sang-froid qu’il avait un instant perdu, vous étiez l’hôte de mon père, vous l’avez menacé, vous l’avez trahi, vous l’avez dénoncé, vous avez accusé un innocent, et, avec l’aide de Dieu, je vais vous tuer ! »

Le plus insolent sourire s’ébaucha sur les lèvres de Torrès. Peut-être ce misérable eut-il, en ce moment, la pensée d’empêcher tout combat entre Benito et lui, et il le pouvait. En effet, il avait compris que Joam Dacosta n’avait rien dit de ce document qui renfermait la preuve matérielle de son innocence.

Or, en révélant à Benito que lui, Torrès, possédait cette preuve, il l’eût à l’instant désarmé. Mais, outre qu’il voulait attendre au dernier moment, sans doute afin de tirer un meilleur prix de ce document, le souvenir des insultantes paroles du jeune homme, la haine qu’il portait à tous les siens, lui fit oublier même son intérêt.

D’ailleurs, très accoutumé au maniement de la manchetta, dont il avait souvent eu l’occasion de se servir, l’aventurier était robuste, souple, adroit. Donc, contre un adversaire, âgé de vingt ans à peine, qui ne pouvait avoir ni sa force ni son adresse, les chances étaient pour lui.

Aussi Manoel, dans un dernier effort, voulut-il insister pour se battre à la place de Benito.

« Non, Manoel, répondit froidement le jeune homme, c’est à moi seul de venger mon père, et, comme il faut que tout ici se passe dans les règles, tu seras mon témoin !

Benito !…

– Quant à vous, Fragoso, vous ne me refuserez pas si je vous prie de servir de témoin à cet homme ?

– Soit, répondit Fragoso, quoiqu’il n’y ait aucun honneur à cela ! – Moi, sans tant de cérémonies, ajouta-t-il, je l’aurais tout bonnement tué comme une bête fauve ! »

L’endroit où le combat allait avoir lieu était une berge plate, qui mesurait environ quarante pas de largeur et dominait l’Amazone d’une quinzaine de pieds. Elle était coupée à pic, par conséquent très accore. À sa partie inférieure, le fleuve coulait lentement, en baignant les paquets de roseaux qui hérissaient sa base.

Il n’y avait donc que peu de marge dans le sens de la largeur de cette berge, et celui des deux adversaires qui céderait serait bien vite acculé à l’abîme.

Le signal donné par Manoel, Torrès et Benito marchèrent l’un sur l’autre. Benito se possédait alors entièrement. Défenseur d’une sainte cause, son sang-froid l’emportait, et de beaucoup, sur celui de Torrès, dont la conscience, si insensible, si endurcie qu’elle fût, devait en ce moment troubler le regard.

Lorsque tous deux se furent rejoints, le premier coup fut porté par Benito. Torrès le para. Les deux adversaires reculèrent alors ; mais, presque aussitôt, ils revenaient l’un sur l’autre, ils se saisissaient de la main gauche à l’épaule… Ils ne devaient plus se lâcher.

Torrès, plus vigoureux, lança latéralement un coup de sa manchetta, que Benito ne put entièrement esquiver. Son flanc droit fut atteint, et l’étoffe de son poncho se rougit de sang. Mais il riposta vivement et blessa légèrement Torrès à la main.

Divers coups furent alors échangés sans qu’aucun fût décisif. Le regard de Benito, toujours silencieux, plongeait dans les yeux de Torrès, comme une lame qui s’enfonce jusqu’au cœur. Visiblement, le misérable commençait à se démonter. Il recula donc peu à peu, poussé par cet implacable justicier, qui était plus décidé à prendre la vie du dénonciateur de son père qu’à défendre la sienne. Frapper, c’était tout ce que voulait Benito, lorsque l’autre ne cherchait déjà plus qu’à parer ses coups.

Bientôt Torrès se vit acculé à la lisière même de la berge, en un endroit où, légèrement évidée, elle surplombait le fleuve. Il comprit le danger, il voulut reprendre l’offensive et regagner le terrain perdu… Son trouble s’accroissait, son regard livide s’éteignait sous ses paupières… Il dut enfin se courber sous le bras qui le menaçait.

« Meurs donc ! » cria Benito.

Le coup fut porté en pleine poitrine, mais la pointe de la manchetta s’émoussa sur un corps dur, caché sous le poncho de Torrès.

Benito redoubla son attaque. Torrès, dont la riposte n’avait pas atteint son adversaire, se sentit perdu. Il fut encore obligé de reculer. Alors il voulut crier… crier que la vie de Joam Dacosta était attachée à la sienne !… Il n’en eut pas le temps.

Un second coup de la manchetta s’enfonça, cette fois, jusqu’au cœur de l’aventurier. Il tomba en arrière, et, le sol lui manquant soudain, il fut précipité en dehors de la berge. Une dernière fois ses mains se raccrochèrent convulsivement à une touffe de roseaux, mais elles ne purent l’y retenir… Il disparut sous les eaux du fleuve. Benito était appuyé sur l’épaule de Manoel ; Fragoso lui serrait les mains. Il ne voulut même pas donner à ses compagnons le temps de panser sa blessure, qui était légère.

« À la jangada, dit-il, à la jangada ! Manoel et Fragoso, sous l’empire d’une émotion profonde, le suivirent sans ajouter une parole.

Un quart d’heure après, tous trois arrivaient près de la berge à laquelle la jangada était amarrée. Benito et Manoel se précipitaient dans la chambre de Yaquita et de Minha, et ils les mettaient toutes deux au courant de ce qui venait de se passer.

« Mon fils ! mon frère ! »

Ces cris étaient partis à la fois.

– À la prison !… dit Benito.

– Oui !… viens !… viens !… » répondit Yaquita.

Benito, suivi de Manoel, entraîna sa mère. Tous trois débarquèrent, se dirigèrent vers Manao, et, une demi-heure plus tard, ils arrivaient devant la prison de la ville. Sur l’ordre qui avait été préalablement donné par le juge Jarriquez, on les introduisit immédiatement et ils furent conduits à la chambre occupée par le prisonnier.

La porte s’ouvrit. Joam Dacosta vit entrer sa femme, son fils et Manoel. « Ah ! Joam, mon Joam ! s’écria Yaquita.

Yaquita ! ma femme ! mes enfants ! répondit le prisonnier, qui leur ouvrit ses bras et les pressa sur son cœur.

– Mon Joam innocent !

– Innocent et vengé !… s’écria Benito.

– Vengé ! Que veux-tu dire ?

Torrès est mort, mon père, et mort de ma main ! » Ses mains se raccrochèrent convulsivement. « Mort !… Torrès !… mort !… s’écria Joam Dacosta. Ah ! mon fils !… tu m’as perdu ! »


Chapitre VII.
Résolutions §

Quelques heures plus tard, toute la famille, revenue à la jangada, était réunie dans la salle commune. Tous étaient là, – moins ce juste qu’un dernier coup venait de frapper !

Benito, atterré, s’accusait d’avoir perdu son père. Sans les supplications de Yaquita, de sa sœur, du padre Passanha, de Manoel, le malheureux jeune homme se serait peut-être porté, dans les premiers moments de son désespoir, à quelque extrémité sur lui-même. Mais on ne l’avait pas perdu de vue, on ne l’avait pas laissé seul. Et pourtant, quelle plus noble conduite que la sienne ! N’était-ce pas une légitime vengeance qu’il avait exercée contre le dénonciateur de son père !

Ah ! pourquoi Joam Dacosta n’avait-il pas tout dit avant de quitter la jangada ! Pourquoi avait-il voulu se réserver de ne parler qu’au juge de cette preuve matérielle de sa non-culpabilité ! Pourquoi, dans son entretien avec Manoel, après l’expulsion de Torrès, s’était-il tu sur ce document que l’aventurier prétendait avoir entre les mains ! Mais, après tout, quelle foi devait-il ajouter à ce que lui avait dit Torrès ? Pouvait-il être certain qu’un tel document fut en la possession de ce misérable ?

Quoi qu’il en soit, la famille savait tout maintenant, et de la bouche même de Joam Dacosta. Elle savait qu’au dire de Torrès, la preuve de l’innocence du condamné de Tijuco existait réellement ! que ce document avait été écrit de la main même de l’auteur de l’attentat ; que ce criminel, pris de remords, au moment de mourir, l’avait remis à son compagnon Torrès, et que celui-ci, au lieu de remplir les volontés du mourant, avait fait de la remise de ce document une affaire de chantage !… Mais elle savait aussi que Torrès venait de succomber dans ce duel, que son corps s’était englouti dans les eaux de l’Amazone, et qu’il était mort, sans même avoir prononcé le nom du vrai coupable !

À moins d’un miracle, Joam Dacosta, maintenant, devait être considéré comme irrémissiblement perdu. La mort du juge Ribeiro, d’une part, la mort de Torrès de l’autre, c’était là un double coup dont il ne pourrait se relever !

Il convient de dire ici que l’opinion publique à Manao, injustement passionnée comme toujours, était toute contre le prisonnier. L’arrestation si inattendue de Joam Dacosta remettait en mémoire cet horrible attentat de Tijuco, oublié depuis vingt-trois ans. Le procès du jeune employé des mines de l’arrayal diamantin, sa condamnation à la peine capitale, son évasion, quelques heures avant le supplice, tout fut donc repris, fouillé, commenté. Un article, qui venait de paraître dans l’O Diario d’o Grand Para, le plus répandu des journaux de cette région, après avoir relaté toutes les circonstances du crime, était manifestement hostile au prisonnier. Pourquoi aurait-on cru à l’innocence de Joam Dacosta, lorsqu’on ignorait tout ce que savaient les siens, – ce qu’ils étaient seuls à savoir !

Aussi la population de Manao fut-elle instantanément surexcitée. La tourbe des Indiens et des noirs, aveuglée follement, ne tarda pas à affluer autour de la prison, en poussant des cris de mort. Dans ce pays des deux Amériques, dont l’une voit trop souvent s’appliquer les odieuses exécutions de la loi de Lynch, la foule a vite fait de se livrer à ses instincts cruels, et l’on pouvait craindre qu’en cette occasion elle ne voulût faire justice de ses propres mains !

Quelle triste nuit pour les passagers de la fazenda ! Maîtres et serviteurs avaient été frappés de ce coup ! Ce personnel de la fazenda, n’était-ce pas les membres d’une même famille ? Tous, d’ailleurs, voulurent veiller pour la sûreté de Yaquita et des siens. Il y avait sur la rive du rio Negro une incessante allée et venue d’indigènes, évidemment surexcités par l’arrestation de Joam Dacosta, et qui sait à quels excès ces gens, à demi barbares, auraient pu se porter !

La nuit se passa, cependant, sans qu’aucune démonstration fût faite contre la jangada.

Le lendemain, 26 août, dès le lever du soleil, Manoel et Fragoso, qui n’avaient pas quitté Benito d’un instant pendant cette nuit d’angoisses, tentèrent de l’arracher à son désespoir. Après l’avoir emmené à l’écart, ils lui firent comprendre qu’il n’y avait plus un moment à perdre, qu’il fallait se décider à agir.

« Benito, dit Manoel, reprends possession de toi-même, redeviens un homme, redeviens un fils !

Mon père ! s’écria Benito, je l’ai tué !…

– Non, répondit Manoel, et avec l’aide du ciel, il est possible que tout ne soit pas perdu !

– Écoutez-nous, monsieur Benito », dit Fragoso. Le jeune homme, passant la main sur ses yeux, fit un violent effort sur lui-même.

« Benito, reprit Manoel, Torrès n’a jamais rien dit qui puisse nous mettre sur la trace de son passé. Nous ne pouvons donc savoir quel est l’auteur du crime de Tijuco, ni dans quelles conditions il l’a commis. Chercher de ce côté, ce serait perdre notre temps !

Et le temps nous presse ! ajouta Fragoso.

– D’ailleurs, dit Manoel, lors même que nous parviendrions à découvrir quel a été ce compagnon de Torrès, il est mort, et il ne pourrait témoigner de l’innocence de Joam Dacosta. Mais il n’en est pas moins certain que la preuve de cette innocence existe, et il n’y a pas lieu de douter de l’existence d’un document, puisque Torrès venait en faire l’objet d’un marché. Il l’a dit lui-même. Ce document, c’est un aveu entièrement écrit de la main du coupable, qui rapporte l’attentat jusque dans ses plus petits détails, et qui réhabilite notre père ! Oui ! cent fois oui ! ce document existe !

– Mais Torrès n’existe plus, lui ! s’écria Benito, et le document a péri avec ce misérable !…

– Attends et ne désespère pas encore ! répondit Manoel. Tu te rappelles dans quelles conditions nous avons fait la connaissance de Torrès ? C’était au milieu des forêts d’Iquitos. Il poursuivait un singe, qui lui avait volé un étui de métal, auquel il tenait singulièrement, et sa poursuite durait déjà depuis deux heures lorsque ce singe est tombé sous nos balles. Eh bien, peux-tu croire que ce soit pour les quelques pièces d’or enfermées dans cet étui que Torrès avait mis un tel acharnement à le ravoir, et ne te souviens-tu pas de l’extraordinaire satisfaction qu’il laissa paraître lorsque tu lui remis cet étui, arraché à la main du singe ?

– Oui !… oui !… répondit Benito. Cet étui que j’ai tenu, que je lui ai rendu !… Peut-être renfermait-il… !

– Il y a là plus qu’une probabilité !… Il y a une certitude !… répondit Manoel.

– Et j’ajoute ceci, dit Fragoso, – car ce fait me revient maintenant à la mémoire. Pendant la visite que vous avez faite à Ega, je suis resté à bord, sur le conseil de Lina, afin de surveiller Torrès, et je l’ai vu… oui… je l’ai vu lire et relire un vieux papier tout jauni… en murmurant des mots que je ne pouvais comprendre !

– C’était le document ! s’écria Benito, qui se raccrochait à cet espoir, – le seul qui lui restât ! Mais, ce document, n’a-t-il pas dû le déposer en lieu sûr ?

– Non, répondit Manoel, non !… Il était trop précieux pour que Torrès pût songer à s’en séparer ! Il devait le porter toujours sur lui, et sans doute, dans cet étui !…

– Attends… attends… Manoel s’écria Benito. Je me souviens ! Oui ! je me souviens !… Pendant le duel, au premier coup que j’ai porté à Torrès en pleine poitrine, ma manchetta a rencontré sous son poncho un corps dur… comme une plaque de métal…

– C’était l’étui ! s’écria Fragoso.

– Oui ! répondit Manoel. Plus de doute possible ! Cet étui, il était dans une poche de sa vareuse !

– Mais le cadavre de Torrès ?… Nous le retrouverons !

– Mais ce papier ! L’eau l’aura atteint, peut-être détruit, rendu indéchiffrable !

– Pourquoi, répondit Manoel, si cet étui de métal qui le contient était hermétiquement fermé !

– Manoel, répondit Benito, qui se raccrochait à ce dernier espoir, tu as raison ! Il faut retrouver le cadavre de Torrès ! Nous fouillerons toute cette partie du fleuve, si cela est nécessaire, mais nous le retrouverons ! »

Le pilote Araujo fut aussitôt appelé et mis au courant de ce qu’on allait entreprendre.

« Bien ! répondit Araujo. Je connais les remous et les courants au confluent du rio Negro et de l’Amazone, et nous pouvons réussir à retrouver le corps de Torrès. Prenons les deux pirogues, les deux ubas, une douzaine de nos Indiens, et embarquons. »

Le padre Passanha sortait alors de la chambre de Yaquita. Benito alla à lui et il lui apprit, en quelques mots, ce qu’ils allaient tenter pour rentrer en possession du document.

« N’en dites rien encore ni à ma mère ni à ma sœur ! ajouta-t-il. Ce dernier espoir, s’il était déçu, les tuerait !

Va, mon enfant, va, répondit le padre Passanha, et que Dieu vous assiste dans vos recherches ! »

Cinq minutes après, les quatre embarcations débordaient la jangada ; puis, après avoir descendu le rio Negro, elles arrivaient près de la berge de l’Amazone, sur la place même où Torrès, mortellement frappé, avait disparu dans les eaux du fleuve.


Chapitre VIII.
Premières recherches §

Les recherches devaient être opérées sans retard, et cela pour deux raisons graves :

La première, – question de vie ou de mort –, c’est que cette preuve de l’innocence de Joam Dacosta, il importait qu’elle fût produite avant qu’un ordre arrivât de Rio de Janeiro. En effet, cet ordre, l’identité du condamné étant établie, ne pouvait être qu’un ordre d’exécution.

La seconde, c’est qu’il fallait ne laisser le corps de Torrès séjourner dans l’eau que le moins de temps possible, afin de retrouver intact l’étui et ce qu’il pouvait contenir.

Araujo fit preuve, en cette conjoncture, non seulement de zèle et d’intelligence, mais aussi d’une parfaite connaissance de l’état du fleuve, à son confluent avec le rio Negro.

« Si Torrès, dit-il aux deux jeunes gens, a été tout d’abord entraîné par le courant, il faudra draguer le fleuve sur un bien long espace, car d’attendre que son corps reparaisse à la surface par l’effet de la décomposition, cela demanderait plusieurs jours.

– Nous ne le pouvons pas, répondit Manoel, et il faut qu’aujourd’hui même nous ayons réussi !

– Si, au contraire, reprit le pilote, ce corps est resté pris dans les herbes et les roseaux, au bas de la berge, nous ne serons pas une heure sans l’avoir retrouvé.

À l’œuvre donc ! » répondit Benito.

Il n’y avait pas d’autre manière d’opérer. Les embarcations s’approchèrent de la berge, et les Indiens, munis de longues gaffes, commencèrent à sonder toutes les parties du fleuve, à l’aplomb de cette rive, dont le plateau avait servi de lieu de combat.

L’endroit, d’ailleurs, avait pu être facilement reconnu. Une traînée de sang tachait le talus dans sa partie crayeuse, qui s’abaissait perpendiculairement jusqu’à la surface du fleuve. Là, de nombreuses gouttelettes, éparses sur les roseaux, indiquaient la place même où le cadavre avait disparu.

Une pointe de la rive, se dessinant à une cinquantaine de pieds en aval, retenait les eaux immobiles dans une sorte de remous, comme dans une large cuvette. Nul courant ne se propageait au pied de la grève, et les roseaux s’y maintenaient normalement dans une rigidité absolue. On pouvait donc espérer que le corps de Torrès n’avait pas été entraîné en pleine eau. D’ailleurs, au cas où le lit du fleuve aurait accusé une déclivité suffisante, tout au plus aurait-il pu glisser à quelques toises du talus, et là encore aucun fil de courant ne se faisait sentir.

Les ubas et les pirogues, se divisant la besogne, limitèrent donc le champ des recherches à l’extrême périmètre du remous, et, de la circonférence au centre, les longues gaffes de l’équipe n’en laissèrent pas un seul point inexploré.

Mais aucun sondage ne permit de retrouver le corps de l’aventurier, ni dans le fouillis des roseaux ni sur le fond du lit, dont la pente fut alors étudiée avec soin.

Deux heures après le commencement de ce travail, on fut amené à reconnaître que le corps, ayant sans doute heurté le talus, avait dû tomber obliquement, et rouler hors des limites de ce remous, où l’action du courant commençait à se faire sentir.

« Mais il n’y a pas lieu de désespérer, dit Manoel, encore moins de renoncer à nos recherches !

– Faudra-t-il donc, s’écria Benito, fouiller le fleuve dans toute sa largeur et dans toute sa longueur ?

– Dans toute sa largeur, peut-être, répondit Araujo. Dans toute sa longueur, non !… heureusement !

– Et pourquoi ? demanda Manoel.

– Parce que l’Amazone, à un mille en aval de son confluent avec le rio Negro, fait un coude très prononcé, en même temps que le fond de son lit remonte brusquement. Il y a donc là comme une sorte de barrage naturel, bien connu des mariniers sous le nom de barrage de Frias, que les objets flottant à sa surface peuvent seuls franchir. Mais, s’il s’agit de ceux que le courant roule entre deux eaux, il leur est impossible de dépasser le talus de cette dépression ! »

C’était là, on en conviendra, une circonstance heureuse, si Araujo ne se trompait pas. Mais, en somme, on devait se fier à ce vieux pratique de l’Amazone. Depuis trente ans qu’il faisait le métier de pilote, la passe du barrage de Frias, où le courant s’accentuait en raison de son resserrement, lui avait souvent donné bien du mal. L’étroitesse du chenal, la hauteur du fond, rendaient cette passe fort difficile, et plus d’un train de bois s’y était trouvé en détresse.

Donc, Araujo avait raison de dire que, si le corps de Torrès était encore maintenu par sa pesanteur spécifique sur le fond sablonneux du lit, il ne pouvait avoir été entraîné au-delà du barrage. Il est vrai que plus tard, lorsque, par suite de l’expansion des gaz, il remonterait à la surface, nul doute qu’il ne prît alors le fil du courant et n’allât irrémédiablement se perdre, en aval, hors de la passe. Mais cet effet purement physique ne devait pas se produire avant quelques jours.

On ne pouvait s’en rapporter à un homme plus habile et connaissant mieux ces parages que le pilote Araujo. Or, puisqu’il affirmait que le corps de Torrès ne pouvait avoir été entraîné au-delà de l’étroit chenal, sur l’espace d’un mille au plus, en fouillant toute cette portion du fleuve, on devait nécessairement le retrouver.

Aucune île, d’ailleurs, aucun îlot, ne rompait en cet endroit le cours de l’Amazone. De là cette conséquence que, lorsque la base des deux berges du fleuve aurait été visitée jusqu’au barrage, ce serait dans le lit même, large de cinq cents pieds, qu’il conviendrait de procéder aux plus minutieuses investigations.

C’est ainsi que l’on opéra. Les embarcations, prenant la droite et la gauche de l’Amazone, longèrent les deux berges. Les roseaux et les herbes furent fouillés à coups de gaffe. Des moindres saillies des rives, auxquelles un corps aurait pu s’accrocher, pas un point n’échappa aux recherches d’Araujo et de ses Indiens.

Mais tout ce travail ne produisit aucun résultat, et la moitié de la journée s’était déjà écoulée, sans que l’introuvable corps eût pu être ramené à la surface du fleuve.

Une heure de repos fut accordée aux Indiens. Pendant ce temps, ils prirent quelque nourriture, puis se remirent à la besogne.

Cette fois, les quatre embarcations, dirigées chacune par le pilote, par Benito, par Fragoso, par Manoel, se partagèrent en quatre zones tout l’espace compris entre l’embouchure du rio Negro et le barrage de Frias. Il s’agissait maintenant d’explorer le lit du fleuve. Or, en de certains endroits, la manœuvre des gaffes ne parut pas devoir être suffisante pour bien fouiller le fond lui-même. C’est pourquoi des sortes de dragues, ou plutôt de herses, faites de pierres et de ferraille, enfermées dans un solide filet, furent installées à bord, et, tandis que les embarcations étaient poussées perpendiculairement aux rives, on immergea ces râteaux qui devaient racler le fond en tous sens.

Ce fut à cette besogne difficile que Benito et ses compagnons s’employèrent jusqu’au soir. Les ubas et les pirogues, manœuvrées à la pagaie, se promenèrent à la surface du fleuve dans tout le bassin que terminait en aval le barrage de Frias.

Il y eut bien des instants d’émotion, pendant cette période des travaux, lorsque les herses, accrochées à quelque objet du fond, faisaient résistance. On les halait alors, mais, au lieu du corps si avidement recherché, elles ne ramenaient que quelques lourdes pierres ou des paquets d’herbages qu’elles arrachaient de la couche de sable.

Cependant personne ne songeait à abandonner l’exploration entreprise. Tous s’oubliaient pour cette œuvre de salut. Benito, Manoel, Araujo n’avaient point à exciter les Indiens ni à les encourager. Ces braves gens savaient qu’ils travaillaient pour le fazender d’Iquitos, pour l’homme qu’ils aimaient, pour le chef de cette grande famille, qui comprenait dans une même égalité les maîtres et les serviteurs !

Oui ! s’il le fallait, sans songer à la fatigue, on passerait la nuit à sonder le fond de ce bassin. Ce que valait chaque minute perdue, tous ne le savaient que trop.

Et pourtant, un peu avant que le soleil eût disparu, Araujo, trouvant inutile de continuer cette opération dans l’obscurité, donna le signal de ralliement aux embarcations, et elles revinrent au confluent du rio Negro, de manière à regagner la jangada.

L’œuvre, si minutieusement et si intelligemment qu’elle eût été conduite, n’avait pas abouti !

Manoel et Fragoso, en revenant, n’osaient causer de cet insuccès devant Benito. Ne devaient-ils pas craindre que le découragement ne le poussât à quelque acte de désespoir !

Mais ni le courage, ni le sang-froid ne devaient plus abandonner ce jeune homme. Il était résolu à aller jusqu’au bout dans cette suprême lutte pour sauver l’honneur et la vie de son père, et ce fut lui qui interpella ses compagnons en disant :

« À demain ! Nous recommencerons, et dans de meilleures conditions, si cela est possible !

– Oui, répondit Manoel, tu as raison, Benito. Il y a mieux à faire ! Nous ne pouvons avoir la prétention d’avoir entièrement exploré ce bassin au bas des rives et sur toute l’étendue du fond !

– Non ! nous ne le pouvons pas, répondit Araujo, et je maintiens ce que j’ai dit, c’est que le corps de Torrès est là, c’est qu’il est là, parce qu’il n’a pu être entraîné, parce qu’il n’a pu passer le barrage de Frias, parce qu’il faut plusieurs jours pour qu’il remonte à la surface et puisse être emporté en aval ! Oui ! il y est, et que jamais dame-jeanne de tafia ne s’approche de mes lèvres si je ne le retrouve pas ! »

Cette affirmation, dans la bouche du pilote, avait une grande valeur, et elle était de nature à rendre l’espoir.

Cependant Benito, qui ne voulait plus se payer de mots et préférait voir les choses telles qu’elles étaient, crut devoir répondre :

« Oui, Araujo, le corps de Torrès est encore dans ce bassin, et nous le retrouverons, si…

Si ?… fit le pilote.

S’il n’est pas devenu la proie des caïmans ! » Manoel et Fragoso attendaient, non sans émotion, la réponse qu’Araujo allait faire. Le pilote se tut pendant quelques instants. On sentait qu’il voulait réfléchir avant de répondre.

« Monsieur Benito, dit-il enfin, je n’ai pas l’habitude de parler à la légère. Moi aussi j’ai eu la même pensée que vous, mais écoutez bien. Pendant ces dix heures de recherches qui viennent de s’écouler, avez-vous aperçu un seul caïman dans les eaux du fleuve ?

Pas un seul, répondit Fragoso.

Si vous n’en avez pas vu, reprit le pilote, c’est qu’il n’y en a pas, et s’il n’y en a pas, c’est que ces animaux n’ont aucun intérêt à s’aventurer dans des eaux blanches, quand, à un quart de mille d’ici, se trouvent de larges étendues de ces eaux noires qu’ils recherchent de préférence ! Lorsque la jangada a été attaquée par quelques-uns de ces animaux, c’est qu’en cet endroit il n’y avait aucun affluent de l’Amazone où ils pussent se réfugier. Ici, c’est tout autre chose. Allez sur le rio Negro, et là, vous trouverez des caïmans par vingtaines ! Si le corps de Torrès était tombé dans cet affluent, peut-être n’y aurait-il plus aucun espoir de jamais le retrouver ! Mais c’est dans l’Amazone qu’il s’est perdu, et l’Amazone nous le rendra ! »

Benito, soulagé de cette crainte, prit la main du pilote, il la serra et se contenta de répondre :

« À demain ! mes amis. »

Dix minutes plus tard, tout le monde était à bord de la jangada.

Pendant cette journée, Yaquita avait passé quelques heures près de son mari. Mais, avant de partir, lorsqu’elle ne vit plus ni le pilote, ni Manoel, ni Benito, ni les embarcations, elle comprit à quelles sortes de recherches on allait se livrer. Toutefois elle n’en voulut rien dire à Joam Dacosta, espérant que, le lendemain, elle pourrait lui en apprendre le succès.

Mais, dès que Benito eut mis le pied sur la jangada, elle comprit que ces recherches avaient échoué. Cependant elle s’avança vers lui. « Rien ? dit-elle.

Rien, répondit Benito, mais demain est à nous ! » Chacun des membres de la famille se retira dans sa chambre, et il ne fut plus question de ce qui s’était passé.

Manoel voulut obliger Benito à se coucher, afin de prendre au moins une ou deux heures de repos.

« À quoi bon ? répondit Benito. Est-ce que je pourrais dormir ! »


Chapitre IX.
Secondes recherches §

Le lendemain, 27 août, avant le lever du soleil, Benito prit Manoel à part et lui dit :

« Les recherches que nous avons faites hier ont été vaines. À recommencer aujourd’hui dans les mêmes conditions, nous ne serons peut-être pas plus heureux !

Il le faut cependant, répondit Manoel.

– Oui, reprit Benito ; mais, au cas où le corps de Torrès ne sera pas retrouvé, peux-tu me dire quel temps est nécessaire pour qu’il revienne à la surface du fleuve ?

– Si Torrès, répondit Manoel, était tombé vivant dans l’eau, et non à la suite d’une mort violente, il faudrait compter de cinq à six jours. Mais, comme il n’a disparu qu’après avoir été frappé mortellement, peut-être deux ou trois jours suffiront-ils à le faire reparaître ? »

Cette réponse de Manoel, qui est absolument juste, demande quelque explication.

Tout être humain qui tombe à l’eau, est apte à flotter, à la condition que l’équilibre puisse s’établir entre la densité de son corps et celle de la couche liquide. Il s’agit bien entendu d’une personne qui ne sait pas nager. Dans ces conditions, si elle se laisse submerger tout entière, en ne tenant que la bouche et le nez hors de l’eau, elle flottera. Mais, le plus généralement, il n’en est pas ainsi. Le premier mouvement d’un homme qui se noie est de chercher à tenir le plus de lui-même hors de l’eau ; il redresse la tête, il lève les bras, et ces parties de son corps, n’étant plus supportées par le liquide, ne perdent pas la quantité de poids qu’elles perdraient si elles étaient complètement immergées. De là, un excès de pesanteur, et, finalement, une immersion complète. En effet, l’eau pénètre, par la bouche, dans les poumons, prend la place de l’air qui les remplissait, et le corps coule par le fond.

Dans le cas, au contraire, où l’homme qui tombe à l’eau est déjà mort, il est dans des conditions très différentes et plus favorables pour flotter, puisque les mouvements dont il est parlé plus haut lui sont interdits, et s’il s’enfonce, comme le liquide n’a pas pénétré aussi abondamment dans ses poumons, puisqu’il n’a pas cherché à respirer, il est plus apte à reparaître promptement.

Manoel avait donc raison d’établir une distinction entre le cas d’un homme encore vivant et le cas d’un homme déjà mort qui tombe à l’eau. Dans le premier cas, le retour à la surface est nécessairement plus long que dans le second.

Quant à la réapparition d’un corps, après une immersion plus on moins prolongée, elle est uniquement déterminée par la décomposition qui engendre des gaz, lesquels amènent la distension de ses tissus cellulaires ; son volume s’augmente sans que son poids s’accroisse, et, moins pesant alors que l’eau qu’il déplace, il remonte et se retrouve dans les conditions voulues de flottabilité.

« Ainsi, reprit Manoel, bien que les circonstances soient favorables, puisque Torrès ne vivait plus lorsqu’il est tombé dans le fleuve, à moins que la décomposition ne soit modifiée par des circonstances que l’on ne peut prévoir, il ne peut reparaître avant trois jours.

– Nous n’avons pas trois jours à nous ! répondit Benito. Nous ne pouvons attendre, tu le sais ! Il faut donc procéder à de nouvelles recherches, mais autrement.

– Que prétends-tu faire ? demanda Manoel.

– Plonger moi-même jusqu’au fond du fleuve, répondit Benito. Chercher de mes yeux, chercher de mes mains…

– Plonger cent fois, mille fois ! s’écria Manoel. Soit ! Je pense comme toi qu’il faut aujourd’hui procéder par une recherche directe, et ne plus agir en aveugle, avec des dragues ou des gaffes, qui ne travaillent que par tâtonnements ! Je pense aussi que nous ne pouvons attendre même trois jours ! Mais plonger, remonter, redescendre, tout cela ne donne que de courtes périodes d’exploration. Non ! c’est insuffisant, ce serait inutile, et nous risquerions d’échouer une seconde fois !

– As-tu donc d’autre moyen à me proposer, Manoel ? demanda Benito, qui dévorait son ami du regard.

– Écoute-moi. Il est une circonstance, pour ainsi dire providentielle, qui peut nous venir en aide !

– Parle donc ! parle donc !

– Hier, en traversant Manao, j’ai vu que l’on travaillait à la réparation de l’un de ses quais, sur la rive du rio Negro. Or, ces travaux sous-marins se faisaient au moyen d’un scaphandre. Empruntons, louons, achetons à tout prix cet appareil, et il sera possible de reprendre nos recherches dans des conditions plus favorables !

– Préviens Araujo, Fragoso, nos hommes et partons ! répondit immédiatement Benito.

Le pilote et le barbier furent mis au courant des résolutions prises, conformément au projet de Manoel. Il fut convenu que tous deux se rendraient avec les Indiens et les quatre embarcations au bassin de Frias, et qu’ils attendraient là les deux jeunes gens.

Manoel et Benito débarquèrent sans perdre un instant, et ils se rendirent au quai de Manao. Là, ils offrirent une telle somme à l’entrepreneur des travaux du quai, que celui-ci s’empressa de mettre son appareil à leur disposition pour toute la journée.

« Voulez-vous un de mes hommes, demanda-t-il, qui puisse vous aider ?

Donnez-nous votre contremaître et quelques-uns de ses camarades pour manœuvrer la pompe à air, répondit Manoel.

– Mais qui revêtira le scaphandre ?

– Moi, répondit Benito.

– Benito, toi ! s’écria Manoel.

– Je le veux ! »

Il eût été inutile d’insister. Une heure après, le radeau, portant la pompe et tous les instruments nécessaires à la manœuvre, avait dérivé jusqu’au bas de la berge où l’attendaient les embarcations.

On sait en quoi consiste cet appareil du scaphandre, qui permet de descendre sous les eaux, d’y rester un certain temps, sans que le fonctionnement des poumons soit gêné en aucune façon. Le plongeur revêt un imperméable vêtement de caoutchouc, dont les pieds sont terminés par des semelles de plomb, qui assurent la verticalité de sa position dans le milieu liquide. Au collet du vêtement, à la hauteur du cou, est adapté un collier de cuivre, sur lequel vient se visser une boule en métal, dont la paroi antérieure est formée d’une vitre. C’est dans cette boule qu’est enfermée la tête du plongeur, et elle peut s’y mouvoir à l’aise. À cette boule se rattachent deux tuyaux : l’un sert à la sortie de l’air expiré, qui est devenu impropre au jeu des poumons ; l’autre est en communication avec une pompe manœuvrée sur le radeau, qui envoie un air nouveau pour les besoins de la respiration. Lorsque le plongeur doit travailler sur place, le radeau demeure immobile au-dessus de lui ; lorsque le plongeur doit aller et venir sur le fond du lit, le radeau suit ses mouvements ou il suit ceux du radeau, suivant ce qui est convenu entre lui et l’équipe.

Ces scaphandres, très perfectionnés, offrent moins de danger qu’autrefois. L’homme, plongé dans le milieu liquide, se fait assez facilement à cet excès de pression qu’il supporte. Si, dans l’espèce, une éventualité redoutable eût été à craindre, elle aurait été due à la rencontre de quelque caïman dans les profondeurs du fleuve. Mais, ainsi que l’avait fait observer Araujo, pas un de ces amphibies n’avait été signalé la veille, et l’on sait qu’ils recherchent de préférence les eaux noires des affluents de l’Amazone. D’ailleurs, au cas d’un danger quelconque, le plongeur a toujours à sa disposition le cordon d’un timbre placé sur le radeau, et au moindre tintement, on peut le haler rapidement à la surface.

Benito, toujours très calme, lorsque, sa résolution prise, il allait la mettre à exécution, revêtit le scaphandre ; sa tête disparut dans la sphère métallique ; sa main saisit une sorte d’épieu ferré, propre à fouiller les herbes ou les détritus accumulés dans le lit de ce bassin, et, sur un signe de lui, il fut affalé par le fond.

Les hommes du radeau, habitués à ce travail, commencèrent aussitôt à manœuvrer la pompe à air, pendant que quatre des Indiens de la jangada, sous les ordres d’Araujo, le poussaient lentement avec leurs longues gaffes dans la direction convenue.

Les deux pirogues, montées, l’une par Fragoso, l’autre par Manoel, plus deux pagayeurs, escortaient le radeau, et elles se tenaient prêtes à se porter rapidement en avant, en arrière, si Benito, retrouvant enfin le corps de Torrès, le ramenait à la surface de l’Amazone.


Chapitre X.
Un coup de canon §

Benito était donc descendu sous cette vaste nappe qui lui dérobait encore le cadavre de l’aventurier. Ah ! s’il avait eu le pouvoir de les détourner, de les vaporiser, de les tarir, ces eaux du grand fleuve, s’il avait pu mettre à sec tout ce bassin de Frias, depuis le barrage d’aval jusqu’au confluent du rio Negro, déjà, sans doute, cet étui, caché dans les vêtements de Torrès, aurait été entre ses mains ! L’innocence de son père eût été reconnue ! Joam Dacosta, rendu à la liberté, aurait repris avec les siens la descente du fleuve, et que de terribles épreuves eussent pu être évitées !

Benito avait pris pied sur le fond. Ses lourdes semelles faisaient craquer le gravier du lit. Il se trouvait alors par dix à quinze pieds d’eau environ, à l’aplomb de la berge, qui était très accore, à l’endroit même où Torrès avait disparu.

Là se massait un inextricable lacis de roseaux, de souches et de plantes aquatiques, et certainement, pendant les recherches de la veille, aucune des gaffes n’avait pu en fouiller tout l’entrelacement. Il était donc possible que le corps, retenu dans ces broussailles sous-marines, fût encore à la place même où il était tombé.

En cet endroit, grâce au remous produit par l’allongement d’une des pointes de la rive, le courant était absolument nul. Benito obéissait donc uniquement aux mouvements du radeau que les gaffes des Indiens déplaçaient au-dessus de sa tête.

La lumière pénétrait assez profondément alors ces eaux claires, sur lesquelles un magnifique soleil, éclatant dans un ciel sans nuages, dardait presque normalement ses rayons. Dans les conditions ordinaires de visibilité sous une couche liquide, une profondeur de vingt pieds suffit pour que la vue soit extrêmement bornée ; mais ici les eaux semblaient être comme imprégnées du fluide lumineux, et Benito pouvait descendre plus bas encore, sans que les ténèbres lui dérobassent le fond du fleuve.

Le jeune homme suivit doucement la berge. Son bâton ferré en fouillait les herbes et les détritus accumulés à sa base. Des « volées » de poissons, si l’on peut s’exprimer ainsi, s’échappaient comme des bandes d’oiseaux hors d’un épais buisson. On eût dit des milliers de morceaux d’un miroir brisé, qui frétillaient à travers les eaux. En même temps, quelques centaines de crustacés couraient sur le sable jaunâtre, semblables à de grosses fourmis chassées de leur fourmilière.

Cependant, bien que Benito ne laissât pas un seul point de la rive inexploré, l’objet de ses recherches lui faisait toujours défaut. Il observa alors que la déclivité du lit était assez prononcée, et il en conclut que le corps de Torrès avait pu rouler au-delà du remous, vers le milieu du fleuve. S’il en était ainsi, peut-être s’y trouverait-il encore, puisque le courant n’avait pu le saisir à une profondeur déjà grande et qui devait sensiblement s’accroître.

Benito résolut donc de porter ses investigations de ce côté, dès qu’il aurait achevé de sonder le fouillis des herbages. C’est pourquoi il continua de s’avancer dans cette direction, que le radeau allait suivre pendant un quart d’heure, selon ce qui avait été préalablement arrêté.

Le quart d’heure écoulé, Benito n’avait rien trouvé encore. Il sentit alors le besoin de remonter à la surface, afin de se retrouver dans des conditions physiologiques où il pût reprendre de nouvelles forces. En de certains endroits, où la profondeur du fleuve s’accusait davantage, il avait dû descendre jusqu’à trente pieds environ. Il avait donc eu à supporter une pression presque équivalente à celle d’une atmosphère, – cause de fatigue physique et de trouble moral pour qui n’est pas habitué à ce genre d’exercice.

Benito tira donc le cordon du timbre, et les hommes du radeau commencèrent à le haler ; mais ils opéraient lentement, mettant une minute à le relever de deux on trois pieds, afin de ne point produire dans ses organes internes les funestes effets de la décompression.

Dès que le jeune homme eut pris pied sur le radeau, la sphère métallique du scaphandre lui fut enlevée, il respira longuement et s’assit, afin de prendre un peu de repos.

Les pirogues s’étaient aussitôt rapprochées. Manoel, Fragoso, Araujo étaient là, près de lui, attendant qu’il pût parler.

« Eh bien ? demanda Manoel.

– Rien encore !… rien !

– Tu n’as aperçu aucune trace ?

– Aucune.

– Veux-tu que je cherche à mon tour ?

Non, Manoel, répondit Benito, j’ai commencé… je sais où je veux aller… laisse-moi faire ! »

Benito expliqua alors au pilote que son intention était bien de visiter la partie inférieure de la berge jusqu’au barrage de Frias, là où le relèvement du sol avait pu arrêter le corps de Torrès, surtout si ce corps, flottant entre deux eaux, avait subi, si peu que ce fût, l’action du courant ; mais, auparavant, il voulait s’écarter latéralement de la berge et explorer avec soin cette sorte de dépression, formée par la déclivité du lit, jusqu’au fond de laquelle les gaffes n’avaient pu évidemment pénétrer.

Araujo approuva ce projet et se disposa à prendre des mesures en conséquence. Manoel crut devoir alors donner quelques conseils à Benito.

« Puisque tu veux poursuivre tes recherches de ce côté, dit-il, le radeau va obliquer vers cette direction, mais sois prudent, Benito. Il s’agit d’aller plus profondément que tu ne l’as fait, peut-être à cinquante ou soixante pieds, et là, tu auras à supporter une pression de deux atmosphères. Ne t’aventure donc qu’avec une extrême lenteur, ou la présence d’esprit pourrait t’abandonner. Tu ne saurais plus où tu es, ni ce que tu es allé faire. Si ta tête se serre comme dans un étau, si tes oreilles bourdonnent avec continuité, n’hésite pas à donner le signal, et nous te remonterons à la surface. Puis, tu recommenceras, s’il le faut, mais, du moins, tu seras quelque peu habitué à te mouvoir dans ces profondes couches du fleuve. »

Benito promit à Manoel de tenir compte de ses recommandations, dont il comprenait l’importance. Il était frappé surtout de ce que la présence d’esprit pouvait lui manquer, au moment où elle lui serait peut-être le plus nécessaire.

Benito serra la main de Manoel ; la sphère du scaphandre fut de nouveau vissée à son cou, puis la pompe recommença à fonctionner, et le plongeur eut bientôt disparu sous les eaux.

Le radeau s’était alors écarté d’une quarantaine de pieds de la rive gauche ; mais, à mesure qu’il s’avançait vers le milieu du fleuve, comme le courant pouvait le faire dériver plus vite qu’il n’aurait fallu, les ubas s’y amarrèrent, et les pagayeurs le soutinrent contre la dérive, de manière à ne le laisser se déplacer qu’avec une extrême lenteur.

Benito fut descendu très doucement et retrouva le sol ferme. Lorsque ses semelles foulèrent le sable du lit, on put juger, à la longueur de la corde de halage, qu’il se trouvait par une profondeur de soixante-cinq à soixante-dix pieds. Il y avait donc là une excavation considérable, creusée bien au-dessous du niveau normal.

Le milieu liquide était plus obscur alors, mais la limpidité de ces eaux transparentes laissait pénétrer encore assez de lumière pour que Benito pût distinguer suffisamment les objets épars sur le fond du fleuve et se diriger avec quelque sûreté. D’ailleurs le sable, semé de mica, semblait former une sorte de réflecteur, et l’on aurait pu en compter les grains, qui miroitaient comme une poussière lumineuse.

Benito allait, regardait, sondait les moindres cavités avec son épieu. Il continuait à s’enfoncer lentement. On lui filait de la corde à la demande, et comme les tuyaux qui servaient à l’aspiration et à l’expiration de l’air n’étaient jamais raidis, le fonctionnement de la pompe s’opérait dans de bonnes conditions.

Benito s’écarta ainsi, de manière à atteindre le milieu du lit de l’Amazone, là où se trouvait la plus forte dépression.

Quelquefois une profonde obscurité s’épaississait autour de lui, et il ne pouvait plus rien voir alors, même dans un rayon très restreint. Phénomène purement passager : c’était le radeau qui, se déplaçant au-dessus de sa tête, interceptait complètement les rayons solaires et faisait la nuit à la place du jour. Mais, un instant après, la grande ombre s’était dissipée et la réflexion du sable reprenait toute sa valeur.

Benito descendait toujours. Il le sentait surtout à l’accroissement de la pression qu’imposait à son corps la masse liquide. Sa respiration était moins facile, la rétractibilité de ses organes ne s’opérait plus, à sa volonté, avec autant d’aisance que dans un milieu atmosphérique convenablement équilibré. Dans ces conditions, il se trouvait sous l’action d’effets physiologiques dont il n’avait pas l’habitude. Le bourdonnement s’accentuait dans ses oreilles ; mais, comme sa pensée était toujours lucide, comme il sentait le raisonnement se faire dans son cerveau avec une netteté parfaite, – même un peu extranaturelle –, il ne voulut point donner le signal de halage et continua à descendre plus profondément.

Un instant, dans la pénombre où il se trouvait, une masse confuse attira son attention. Cela lui paraissait avoir la forme d’un corps engagé sous un paquet d’herbes aquatiques.

Une vive émotion le prit. Il s’avança dans cette direction. De son bâton il remua cette masse.

Ce n’était que le cadavre d’un énorme caïman, déjà réduit à l’état de squelette, et que le courant du rio Negro avait entraîné jusque dans le lit de l’Amazone.

Benito recula, et, en dépit des assertions du pilote, la pensée lui vint que quelque caïman vivant pourrait bien s’être engagé dans les profondes couches du bassin de Frias !…

Mais il repoussa cette idée et continua sa marche, de manière à atteindre le fond même de la dépression.

Il devait être alors parvenu à une profondeur de quatre-vingt-dix à cent pieds, et, conséquemment, il était soumis à une pression de trois atmosphères. Si donc cette cavité s’accusait encore davantage, il serait bientôt obligé d’arrêter ses recherches.

Les expériences ont démontré en effet que, dans les profondeurs inférieures à cent vingt on cent trente pieds, se trouve l’extrême limite qu’il est dangereux de franchir en excursion sous-marine : non seulement l’organisme humain ne se prête pas à fonctionner convenablement sous de telles pressions, mais les appareils ne fournissent plus l’air respirable avec une régularité suffisante.

Et cependant Benito était résolu à aller tant que la force morale et l’énergie physique ne lui feraient pas défaut. Par un inexplicable pressentiment, il se sentait attiré vers cet abîme ; il lui semblait que le corps avait dû rouler jusqu’au fond de cette cavité, que peut-être Torrès, s’il était chargé d’objets pesants, tels qu’une ceinture contenant de l’argent, de l’or ou des armes, avait pu se maintenir à ces grandes profondeurs.

Tout d’un coup, dans une sombre excavation, il aperçut un cadavre ! oui ! un cadavre, habillé encore, étendu comme eût été un homme endormi, les bras repliés sous la tête !

Était-ce Torrès ? Dans l’obscurité, très opaque alors, il était malaisé de le reconnaître ; mais c’était bien un corps humain qui gisait là, à moins de dix pas, dans une immobilité absolue !

Une poignante émotion saisit Benito. Son cœur cessa de battre un instant. Il crut qu’il allait perdre connaissance. Un suprême effort de volonté le remit. Il marcha vers le cadavre.

Soudain une secousse, aussi violente qu’inattendue, fit vibrer tout son être ! Une longue lanière lui cinglait le corps, et, malgré l’épais vêtement du scaphandre, il se sentit fouetté à coups redoublés.

« Un gymnote ! » se dit-il.

Ce fut le seul mot qui put s’échapper de ses lèvres.

Et en effet, c’était un « puraqué », nom que les Brésiliens donnent au gymnote ou couleuvre électrique, qui venait de s’élancer sur lui.

Personne n’ignore ce que sont ces sortes d’anguilles à peau noirâtre et gluante, munies le long du dos et de la queue d’un appareil qui, composé de lames jointes par de petites lamelles verticales, est actionné par des nerfs d’une très grande puissance. Cet appareil, doué de singulières propriétés électriques, est apte à produire des commotions redoutables. De ces gymnotes, les uns ont à peine la taille d’une couleuvre, les autres mesurent jusqu’à dix pieds de longueur ; d’autres, plus rares, en dépassent quinze et vingt sur une largeur de huit à dix pouces.

Les gymnotes sont assez nombreux, aussi bien dans l’Amazone que dans ses affluents, et c’était une de ces « bobines » vivantes, longue de dix pieds environ, qui, après s’être détendue comme un arc, venait de se précipiter sur le plongeur.

Benito comprit tout ce qu’il avait à craindre de l’attaque de ce redoutable animal. Son vêtement était impuissant à le protéger. Les décharges du gymnote, d’abord peu fortes, devinrent de plus en plus violentes, et il allait en être ainsi jusqu’au moment où, épuisé par la dépense du fluide, il serait réduit à l’impuissance.

Benito, ne pouvant résister à de telles commotions, était tombé à demi sur le sable. Ses membres se paralysaient peu à peu sous les effluences électriques du gymnote, qui se frottait lentement sur son corps et l’enlaçait de ses replis. Ses bras mêmes ne pouvaient plus se soulever. Bientôt son bâton lui échappa, et sa main n’eut pas la force de saisir le cordon du timbre pour donner le signal.

Benito se sentit perdu. Ni Manoel ni ses compagnons ne pouvaient imaginer quel horrible combat se livrait au-dessous d’eux entre un redoutable puraqué et le malheureux plongeur, qui ne se débattait plus qu’à peine, sans pouvoir se défendre.

Et cela, au moment où un corps – le corps de Torrès sans doute ! – venait de lui apparaître !

Par un suprême instinct de conservation, Benito voulait appeler !… Sa voix expirait dans cette boîte métallique, qui ne pouvait laisser échapper aucun son !

En ce moment, le puraqué redoubla ses attaques ; il lançait des décharges qui faisaient tressauter Benito sur le sable comme les tronçons d’un ver coupé, et dont les muscles se tordaient sous le fouet de l’animal.

Benito sentit la pensée l’abandonner tout à fait. Ses yeux s’obscurcirent peu à peu, ses membres se raidirent !…

Mais, avant d’avoir perdu la puissance de voir, la puissance de raisonner, un phénomène inattendu, inexplicable, étrange, se produisit devant ses regards.

Une détonation sourde venait de se propager à travers les couches liquides. Ce fut comme un coup de tonnerre, dont les roulements coururent dans les couches sous-marines, troublées par les secousses du gymnote. Benito se sentit baigné en une sorte de bruit formidable, qui trouvait un écho jusque dans les dernières profondeurs du fleuve.

Et, tout d’un coup, un cri suprême lui échappa !… C’est qu’une effrayante vision spectrale apparaissait à ses yeux.

Le corps du noyé, jusqu’alors étendu sur le sol, venait de se redresser !… Les ondulations des eaux remuaient ses bras, comme s’il les eût agités dans une vie singulière !… Des soubresauts convulsifs rendaient le mouvement à ce cadavre terrifiant !

C’était bien celui de Torrès ! Un rayon de soleil avait percé jusqu’à ce corps à travers la masse liquide, et Benito reconnut la figure bouffie et verdâtre du misérable, frappé de sa main, dont le dernier soupir s’était étouffé sous ces eaux !

Et pendant que Benito ne pouvait plus imprimer un seul mouvement à ses membres paralysés, tandis que ses lourdes semelles le retenaient comme s’il eût été cloué au lit de sable, le cadavre se redressa, sa tête s’agita de haut en bas, et, se dégageant du trou dans lequel il était retenu par un fouillis d’herbes aquatiques, il s’enleva tout droit, effrayant à voir, jusque dans les hautes nappes de l’Amazone !


Chapitre XI.
Ce qui est dans l’étui §

Que s’était-il passé ? Un phénomène purement physique, dont voici l’explication.

La canonnière de l’État Santa-Ana, à destination de Manao, qui remontait le cours de l’Amazone, venait de franchir la passe de Frias. Un peu avant d’arriver à l’embouchure du rio Negro, elle avait hissé ses couleurs et salué d’un coup de canon le pavillon brésilien. À cette détonation, un effet de vibration s’était produit à la surface des eaux, et ces vibrations, se propageant jusqu’au fond du fleuve, avaient suffi à relever le corps de Torrès, déjà allégé par un commencement de décomposition, en facilitant la distension de son système cellulaire. Le corps du noyé venait de remonter tout naturellement à la surface de l’Amazone.

Ce phénomène, bien connu, expliquait la réapparition du cadavre, mais, il faut en convenir, il y avait eu coïncidence heureuse dans cette arrivée de la Santa-Ana sur le théâtre des recherches.

À un cri de Manoel, répété par tous ses compagnons, l’une des pirogues s’était dirigée immédiatement vers le corps, pendant que l’on ramenait le plongeur au radeau.

Mais, en même temps, quelle fut l’indescriptible émotion de Manoel, lorsque Benito, halé jusqu’à la plate-forme, y fut déposé dans un état de complète inertie, et sans que la vie se trahît encore en lui par un seul mouvement extérieur.

N’était-ce pas un second cadavre que venaient de rendre là les eaux de l’Amazone ?

Le plongeur fut, aussi rapidement que possible, dépouillé de son vêtement de scaphandre.

Benito avait entièrement perdu connaissance sous la violence des décharges du gymnote.

Manoel, éperdu, l’appelant, lui insufflant sa propre respiration, chercha à retrouver les battements de son cœur.

« Il bat ! il bat ! » s’écria-t-il.

Oui ! le cœur de Benito battait encore, et, en quelques minutes, les soins de Manoel l’eurent rappelé à la vie.

« Le corps ! le corps ! »

Tels furent les premiers mots, les seuls qui s’échappèrent de la bouche de Benito.

« Le voilà ! répondit Fragoso, en montrant la pirogue qui revenait au radeau avec le cadavre de Torrès.

– Mais toi, Benito, que t’est-il arrivé ? demanda Manoel. Est-ce le manque d’air ?…

– Non ! dit Benito. Un puraqué qui s’est jeté sur moi !… Mais ce bruit ?… cette détonation ?…

– Un coup de canon ! répondit Manoel. C’est un coup de canon qui a ramené le cadavre à la surface du fleuve ! »

En ce moment, la pirogue venait d’accoster le radeau. Le corps de Torrès, recueilli par les Indiens, reposait au fond. Son séjour dans l’eau ne l’avait pas encore défiguré. Il était facilement reconnaissable. À cet égard, pas de doute possible.

Fragoso, agenouillé dans la pirogue, avait déjà commencé à déchirer les vêtements du noyé, qui s’en allaient en lambeaux.

En cet instant, le bras droit de Torrès, mis à nu, attira l’attention de Fragoso. En effet, sur ce bras apparaissait distinctement la cicatrice d’une ancienne blessure, qui avait dû être produite par un coup de couteau.

« Cette cicatrice ! s’écria Fragoso. Mais… c’est bien cela !… Je me rappelle maintenant…

Quoi ? demanda Manoel.

– Une querelle !… oui ! une querelle dont j’ai été témoin dans la province de la Madeira… il y a trois ans ! Comment ai-je pu l’oublier !… Ce Torrès appartenait alors à la milice des capitaines des bois ! Ah ! je savais bien que je l’avais déjà vu, ce misérable !

– Que nous importe à présent ! s’écria Benito. L’étui ! l’étui !… L’a-t-il encore ? » Et Benito allait déchirer les derniers vêtements du cadavre pour les fouiller…

Manoel l’arrêta.

« Un instant, Benito », dit-il.

Puis, se retournant vers les hommes du radeau qui n’appartenaient pas au personnel de la jangada, et dont le témoignage ne pourrait être suspecté plus tard :

« Prenez acte, mes amis, leur dit-il, de tout ce que nous faisons ici, afin que vous puissiez redire devant les magistrats comment les choses se sont passées. »

Les hommes s’approchèrent de la pirogue.

Fragoso déroula alors la ceinture qui étreignait le corps de Torrès sous le poncho déchiré, et tâtant la poche de la vareuse :

« L’étui ! » s’écria-t-il.

Un cri de joie échappa à Benito. Il allait saisir l’étui pour l’ouvrir, pour vérifier ce qu’il contenait…

« Non, dit encore Manoel, que son sang-froid n’abandonnait pas. Il ne faut pas qu’il y ait de doute possible dans l’esprit des magistrats ! Il convient que des témoins désintéressés puissent affirmer que cet étui se trouvait bien sur le corps de Torrès !

Tu as raison, répondit Benito.

Mon ami, reprit Manoel en s’adressant au contremaître du radeau, fouillez vous-même dans la poche de cette vareuse. »

Le contremaître obéit. Il retira un étui de métal, dont le couvercle était hermétiquement vissé et qui ne semblait pas avoir souffert de son séjour dans l’eau.

« Le papier… le papier est-il encore dedans ? s’écria Benito, qui ne pouvait se contenir.

– C’est au magistrat d’ouvrir cet étui ! répondit Manoel. À lui seul appartient de vérifier s’il s’y trouve un document !

– Oui… oui… tu as encore raison, Manoel ! répondit Benito. À Manao ! mes amis, à Manao ! »

Benito, Manoel, Fragoso et le contremaître qui tenait l’étui s’embarquèrent aussitôt dans l’une des pirogues, et ils allaient s’éloigner, lorsque Fragoso de dire :

« Et le corps de Torrès ?

La pirogue s’arrêta.

En effet, les Indiens avaient déjà rejeté à l’eau le cadavre de l’aventurier, qui dérivait à la surface du fleuve.

« Torrès n’était qu’un misérable, dit Benito. Si j’ai loyalement risqué ma vie contre la sienne, Dieu l’a frappé par ma main, mais il ne faut pas que son corps reste sans sépulture ! »

Ordre fut donc donné à la seconde pirogue d’aller rechercher le cadavre de Torrès, afin de le transporter sur la rive où il serait enterré.

Mais, en ce moment, une bande d’oiseaux de proie, qui planait au-dessus du fleuve, se précipita sur ce corps flottant. C’étaient de ces urubus, sortes de petits vautours, au cou pelé, aux longues pattes, noirs comme des corbeaux, appelés « gallinazos » dans l’Amérique du Sud, et qui sont d’une voracité sans pareille. Le corps, déchiqueté par leur bec, laissa fuir les gaz qui le gonflaient ; sa densité s’accroissant, il s’enfonça peu à peu, et, pour la dernière fois, ce qui restait de Torrès disparut sous les eaux de l’Amazone.

Dix minutes après, la pirogue, rapidement conduite, arrivait au port de Manao. Benito et ses compagnons mirent pied à terre et s’élancèrent à travers les rues de la ville.

En quelques instants, ils étaient arrivés à la demeure du juge Jarriquez, et ils lui faisaient demander par l’un de ses serviteurs de vouloir bien les recevoir immédiatement.

Le magistrat donna ordre de les introduire dans son cabinet.

Là, Manoel fit le récit de tout ce qui s’était passé, depuis le moment où Torrès avait été mortellement frappé par Benito dans une rencontre loyale, jusqu’au moment où l’étui avait été retrouvé sur son cadavre et pris dans la poche de sa vareuse par le contremaître.

Bien que ce récit fût de nature à corroborer tout ce que lui avait dit Joam Dacosta au sujet de Torrès et du marché que celui-ci lui avait offert, le juge Jarriquez ne put retenir un sourire d’incrédulité.

« Voici l’étui, monsieur, dit Manoel. Pas un seul instant il n’a été entre nos mains, et l’homme qui vous le présente est celui-là même qui l’a trouvé sur le corps de Torrès ! »

Le magistrat saisit l’étui, il l’examina avec soin, le tournant et le retournant comme il eût fait d’un objet précieux. Puis il l’agita, et quelques pièces, qui se trouvaient à l’intérieur, rendirent un son métallique.

Cet étui ne contenait-il donc pas le document tant cherché, ce papier écrit de la main du véritable auteur du crime, et que Torrès avait voulu vendre à un prix indigne à Joam Dacosta ? Cette preuve matérielle de l’innocence du condamné était-elle irrémédiablement perdue ?

On devine aisément à quelle violente émotion étaient en proie les spectateurs de cette scène. Benito pouvait à peine proférer une parole, il sentait son cœur prêt à se briser.

« Ouvrez donc, monsieur, ouvrez donc cet étui ! » s’écria-t-il enfin d’une voix brisée.

Le juge Jarriquez commença à dévisser le couvercle ; puis, quand ce couvercle eut été enlevé, il renversa l’étui d’où s’échappèrent, en roulant sur la table, quelques pièces d’or.

« Mais le papier !… le papier !… » s’écria encore une fois Benito, qui se retenait à la table pour ne pas tomber.

Le magistrat introduisit ses doigts dans l’étui, et en retira, non sans quelque difficulté, un papier jauni, plié avec soin, et que l’eau paraissait avoir respecté.

« Le document ! c’est le document ! s’écria Fragoso. Oui ! c’est bien là le papier que j’ai vu entre les mains de Torrès ! »

Le juge Jarriquez déploya ce papier, il y jeta les yeux, puis il le retourna de manière à en examiner le recto et le verso, qui étaient couverts d’une assez grosse écriture.

« Un document, en effet, dit-il. Il n’y a pas à en douter. C’est bien un document !

– Oui, répondit Benito, et ce document, c’est celui qui atteste l’innocence de mon père !

– Je n’en sais rien, répondit le juge Jarriquez, et je crains que ce ne soit peut-être difficile à savoir !

– Pourquoi ?… s’écria Benito, qui devint pâle comme un mort.

– Parce que ce document est écrit dans un langage cryptologique, répondit le juge Jarriquez, et que ce langage…

– Eh bien ?

– Nous n’en avons pas la clef !


Chapitre XII.
Le document §

C’était là, en effet, une très grave éventualité, que ni Joam Dacosta ni les siens n’avaient pu prévoir. En effet, – ceux qui n’ont pas perdu le souvenir de la première scène de cette histoire le savent –, le document était écrit sous une forme indéchiffrable, empruntée à l’un des nombreux systèmes en usage dans la cryptologie.

Mais lequel ?

C’est à le découvrir que toute l’ingéniosité dont peut faire preuve un cerveau humain allait être employée.

Avant de congédier Benito et ses compagnons, le juge Jarriquez fit faire une copie exacte du document dont il voulait garder l’original, et il remit cette copie dûment collationnée aux deux jeunes gens, afin qu’ils puissent la communiquer au prisonnier.

Puis, rendez-vous pris pour le lendemain, ceux-ci se retirèrent, et, ne voulant pas tarder d’un instant à revoir Joam Dacosta, ils se rendirent aussitôt à la prison.

Là, dans une rapide entrevue qu’ils eurent avec le prisonnier, ils lui firent connaître tout ce qui s’était passé.

Joam Dacosta prit le document, l’examina avec attention. Puis, secouant la tête, il le rendit à son fils.

« Peut-être, dit-il, y a-t-il dans cet écrit la preuve que je n’ai jamais pu produire ! Mais si cette preuve m’échappe, si toute l’honnêteté de ma vie passée ne plaide pas pour moi, je n’ai plus rien à attendre de la justice des hommes, et mon sort est entre les mains de Dieu ! »

Tous le sentaient bien ! Si ce document demeurait indéchiffrable, la situation du condamné était au pire !

« Nous trouverons, mon père ! s’écria Benito. Il n’y a pas de document de cette espèce qui puisse résister à l’examen ! Ayez confiance… oui ! confiance ! Le ciel nous a, miraculeusement pour ainsi dire, rendu ce document qui vous justifie, et, après avoir guidé notre main pour le retrouver, il ne se refusera pas à guider notre esprit pour le lire ! »

Joam Dacosta serra la main de Benito et de Manoel ; puis les trois jeunes gens, très émus, se retirèrent pour retourner directement à la jangada, où Yaquita les attendait.

Là, Yaquita fut aussitôt mise au courant des nouveaux incidents qui s’étaient produits depuis la veille, la réapparition du corps de Torrès, la découverte du document et l’étrange forme sous laquelle le vrai coupable de l’attentat, le compagnon de l’aventurier, avait cru devoir l’écrire, sans doute pour qu’il ne le compromît pas, au cas où il serait tombé entre des mains étrangères.

Naturellement Lina fut également instruite de cette inattendue complication et de la découverte qu’avait faite Fragoso, que Torrès était un ancien capitaine des bois, appartenant à cette milice qui opérait aux environs des bouches de la Madeira.

« Mais dans quelles circonstances l’avez-vous donc rencontré ? demanda la jeune mulâtresse.

– C’était pendant une de mes courses à travers la province des Amazones, répondit Fragoso, lorsque j’allais de village en village pour exercer mon métier.

– Et cette cicatrice ?…

– Voici ce qui s’était passé : Un jour, j’arrivais à la mission des Aranas, au moment où ce Torrès, que je n’avais jamais vu, s’était pris de querelle avec un de ses camarades, – du vilain monde que tout cela ! – et ladite querelle se termina par un coup de couteau, qui traversa le bras du capitaine des bois. Or, c’est moi qui fus chargé de le panser, faute de médecin, et voilà comment j’ai fait sa connaissance !

– Qu’importe, après tout, répliqua la jeune fille, que l’on sache ce qu’a été Torrès ! Ce n’est pas lui l’auteur du crime, et cela n’avancera pas beaucoup les choses !

– Non, sans doute, répondit Fragoso, mais on finira bien par lire ce document, que diable ! et l’innocence de Joam Dacosta éclatera alors aux yeux de tous ! »

C’était aussi l’espoir de Yaquita, de Benito, de Manoel, de Minha. Aussi tous trois, enfermés dans la salle commune de l’habitation, passèrent-ils de longues heures à essayer de déchiffrer cette notice.

Mais si c’était leur espoir, – il importe d’insister sur ce point –, c’était aussi, à tout le moins, celui du juge Jarriquez.

Après avoir rédigé le rapport qui, à la suite de son interrogatoire, établissait l’identité de Joam Dacosta, le magistrat avait expédié ce rapport à la chancellerie, et il avait lieu de penser qu’il en avait fini, pour son compte, avec cette affaire. Il ne devait pas en être ainsi.

En effet, il faut dire que, depuis la découverte du document, le juge Jarriquez se trouvait tout à coup transporté dans sa spécialité. Lui, le chercheur de combinaisons numériques, le résolveur de problèmes amusants, le déchiffreur de charades, rébus, logogryphes et autres, il était évidemment là dans son véritable élément.

Or, à la pensée que ce document renfermait peut-être la justification de Joam Dacosta, il sentit se réveiller tous ses instincts d’analyste. Voilà donc qu’il avait devant les yeux un cryptogramme ! Aussi ne pensa-t-il plus qu’à en chercher le sens. Il n’aurait pas fallu le connaître pour douter qu’il y travaillerait jusqu’à en perdre le manger et le boire.

Après le départ des jeunes gens, le juge Jarriquez s’était installé dans son cabinet. Sa porte, défendue à tous, lui assurait quelques heures de parfaite solitude. Ses lunettes étaient sur son nez, sa tabatière sur sa table. Il prit une bonne prise, afin de mieux développer les finesses et sagacités de son cerveau, il saisit le document, et s’absorba dans une méditation qui devait bientôt se matérialiser sous la forme du monologue. Le digne magistrat était un de ces hommes en dehors, qui pensent plus volontiers tout haut que tout bas.

« Procédons avec méthode, se dit-il. Sans méthode, pas de logique. Sans logique, pas de succès possible. »

Puis, prenant le document, il le parcourut, sans y rien comprendre, d’un bout à l’autre.

Ce document comprenait une centaine de lignes, qui étaient divisées en six paragraphes.

« Hum ! fit le juge Jarriquez, après avoir réfléchi, vouloir m’exercer sur chaque paragraphe, l’un après l’autre, ce serait perdre inutilement un temps précieux. Il faut choisir, au contraire, un seul de ces alinéas, et choisir celui qui doit présenter le plus d’intérêt. Or, lequel se trouve dans ces conditions, si ce n’est le dernier, où doit nécessairement se résumer le récit de toute l’affaire ? Des noms propres peuvent me mettre sur la voie, entre autres celui de Joam Dacosta, et, s’il est quelque part dans ce document, il ne peut évidemment manquer au dernier paragraphe. »

Le raisonnement du magistrat était logique. Très certainement il avait raison de vouloir d’abord exercer toutes les ressources de son esprit de cryptologue sur le dernier paragraphe.

Le voici, ce paragraphe, – car il est nécessaire de le remettre sous les yeux du lecteur, afin de montrer comment un analyste allait employer ses facultés à la découverte de la vérité.

« Phyjslyddqfdzxgasgzzqqehxgkfndrxujugiocytdxvksbxhhuypo hdvyrymhuhpuydkjoxphetozsletnpmvffovpdpajxhyynojyggayme qynfuqlnmvlyfgsuzmqiztlbqgyugsqeubvnrcredgruzblrmxyuhqhp zdrrgcrohepqxufivvrplphonthvddqfhqsntzhhhnfepmqkyuuexktog zgkyuumfvijdqdpzjqsykrplxhxqrymvklohhhotozvdksppsuvjhd. »

Tout d’abord, le juge Jarriquez observa que les lignes du document n’avaient été divisées ni par mots, ni même par phrases, et que la ponctuation y manquait. Cette circonstance ne pouvait qu’en rendre la lecture beaucoup plus difficile.

« Voyons, cependant, se dit-il, si quelque assemblage de lettres semble former des mots, – j’entends de ces mots dont le nombre des consonnes par rapport aux voyelles permet la prononciation !… Et d’abord, au début, je vois le mot phy… plus loin, le mot gas… Tiens !… ujugi… Ne dirait-on pas le nom de cette ville africaine sur les bords du Tanganaika ? Que vient faire cette cité dans tout cela ?… Plus loin, voilà le mot ypo. Est-ce donc du grec ? Ensuite, c’est rympuyjorphetozjuggaysuzgruz… Et, auparavant, redlet … Bon ! voilà deux mots anglais !… Puis, ohesyk … Allons ! encore une fois le mot rym… puis, le mot oto ! … »

Le juge Jarriquez laissa retomber la notice, et se prit à réfléchir pendant quelques instants.

« Tous les mots que je remarque dans cette lecture sommairement faite sont bizarres ! se dit-il. En vérité, rien n’indique leur provenance ! Les uns ont un air grec, les autres un aspect hollandais, ceux-ci une tournure anglaise, ceux-là n’ont aucun air, – sans compter qu’il y a des séries de consonnes qui échappent à toute prononciation humaine ! Décidément il ne sera pas facile d’établir la clef de ce cryptogramme ! »

Les doigts du magistrat commencèrent à battre sur son bureau une sorte de diane, comme s’il eût voulu réveiller ses facultés endormies.

« Voyons donc d’abord, dit-il, combien il se trouve de lettres dans ce paragraphe.

Il compta, le crayon à la main.

« Deux cent soixante-seize ! dit-il. Eh bien, il s’agit de déterminer maintenant dans quelle proportion ces diverses lettres se trouvent assemblées les unes par rapport aux autres. »

Ce compte fut un peu plus long à établir. Le juge Jarriquez avait repris le document ; puis, son crayon à la main, il notait successivement chaque lettre suivant l’ordre alphabétique. Un quart d’heure après, il avait obtenu le tableau suivant :

a = 3 fois.

b = 4 fois.

c = 3 fois.

d = 16 fois.

e = 9 fois.

f = 10 fois.

g = 13 fois.

h = 23 fois.

i = 4 fois.

j = 8 fois.

k = 9 fois.

l = 9 fois.

m = 9 fois.

n = 9 fois.

o = 12 fois.

p = 16 fois.

q = 16 fois.

r = 12 fois.

s = 10 fois.

t =8 – u =17 – v =13 – x =12 – y =19 – z =12

TOTAL…276 fois.

« Ah ! ah ! fit le juge Jarriquez, une première observation me frappe : c’est que, rien que dans ce paragraphe, toutes les lettres de l’alphabet ont été employées ! C’est assez étrange ! En effet, que l’on prenne, au hasard, dans un livre, ce qu’il faut de lignes pour contenir deux cent soixante-seize lettres, et ce sera bien rare si chacun des signes de l’alphabet y figure ! Après tout, ce peut être un simple effet du hasard. »

Puis, passant à un autre ordre d’idées :

« Une question plus importante, se dit-il, c’est de voir si les voyelles sont aux consonnes dans la proportion normale. »

Le magistrat reprit son crayon, fit le décompte des voyelles et obtint le calcul suivant :

a=3 fois.

e = 9fois.

i= 4 fois.

o= 12 fois.

u= 17 fois.

y= 19 fois.

TOTAL… 64 voyelles.

« Ainsi, dit-il, il y a dans cet alinéa, soustraction faite, soixante-quatre voyelles contre deux cent douze consonnes !

Eh bien ! mais c’est la proportion normale, c’est-à-dire un cinquième environ, comme dans l’alphabet, où on compte six voyelles sur vingt-cinq lettres. Il est donc possible que ce document ait été écrit dans la langue de notre pays, mais que la signification de chaque lettre ait été seulement changée. Or, si elle a été modifiée régulièrement, si un b a toujours été représenté par un l, par exemple, un o par un v, un g par un k, un u par un r, etc., je veux perdre ma place de juge à Manao, si je n’arrive pas à lire ce document ! Eh ! qu’ai-je donc à faire, si ce n’est à procéder suivant la méthode de ce grand génie analytique, qui s’est nommé Edgard Poë ! »

Le juge Jarriquez, en parlant ainsi, faisait allusion à une nouvelle du célèbre romancier américain, qui est un chef-d’œuvre. Qui n’a pas lu le Scarabée d’or ?

Dans cette nouvelle, un cryptogramme, composé à la fois de chiffres, de lettres, de signes algébriques, d’astérisques, de points et virgules, est soumis à une méthode véritablement mathématique, et il parvient à être déchiffré dans des conditions extraordinaires, que les admirateurs de cet étrange esprit ne peuvent avoir oubliées.

Il est vrai, de la lecture du document américain ne dépend que la découverte d’un trésor, tandis qu’ici il s’agissait de la vie et de l’honneur d’un homme ! Cette question d’en deviner le chiffre devait donc être bien autrement intéressante.

Le magistrat, qui avait souvent lu et relu « son » Scarabée d’or, connaissait bien les procédés d’analyse minutieusement employés par Edgard Poë, et il résolut de s’en servir dans cette occasion. En les utilisant, il était certain, comme il l’avait dit, que si la valeur ou la signification de chaque lettre demeurait constante, il arriverait, dans un temps plus ou moins long, à lire le document relatif à Joam Dacosta.

« Qu’a fait Edgard Poë ? se répétait-il. Avant tout, il a commencé par rechercher quel était le signe, – ici il n’y a que des lettres –, disons donc la lettre, qui est reproduite le plus souvent dans le cryptogramme. Or, je vois, en l’espèce, que c’est la lettre h, puisqu’on l’y rencontre vingt-trois fois. Rien que cette proportion énorme suffit pour faire comprendre a priori que h ne signifie pas h, mais, au contraire, que h doit représenter la lettre qui se rencontre le plus fréquemment dans notre langue, puisque je dois supposer que le document est écrit en portugais. En anglais, en français, ce serait e, sans doute ; en italien ce serait i ou a ; en portugais ce serai a ou o. Ainsi donc, admettons, sauf modification ultérieure, que h signifie a ou o. »

Cela fait, le juge Jarriquez, rechercha quelle était la lettre qui, après l’h, figurait le plus grand nombre de fois dans la notice. Il fut amené ainsi à former le tableau suivant :

h = 23 fois.

y =19 –

u =17 –

d p q =16 – g v =13 – o r x z =12 – f s =10 – e k l n p = 9– j t = 8– b i = 4– a c = 3–

« Ainsi donc, la lettre a s’y trouve trois fois seulement, s’écria le magistrat, elle qui devrait s’y rencontrer le plus souvent ! Ah ! voilà bien qui prouve surabondamment que sa signification a été changée ! Et maintenant, après l’a ou l’o, quelles sont les lettres qui figurent le plus fréquemment dans notre langue ? Cherchons. »

Et le juge Jarriquez, avec une sagacité vraiment remarquable, qui dénotait chez lui un esprit très observateur, se lança dans cette nouvelle recherche. En cela, il ne faisait qu’imiter le romancier américain, qui, par simple induction ou rapprochement, en grand analyste qu’il était, avait pu se reconstituer un alphabet, correspondant aux signes du cryptogramme, et arriver, par suite, à le lire couramment.

Ainsi fit le magistrat, et on peut affirmer qu’il ne fut point inférieur à son illustre maître. À force d’avoir « travaillé » les logogriphes, les mots carrés, les mots rectangulaires et autres énigmes, qui ne reposent que sur une disposition arbitraire des lettres, et s’être habitué, soit de tête, soit la plume à la main, à en tirer la solution, il était déjà d’une certaine force à ces jeux d’esprit.

En cette occasion, il n’eut donc pas de peine à établir l’ordre dans lequel les lettres se reproduisaient le plus souvent, voyelles d’abord, consonnes ensuite. Trois heures après avoir commencé son travail, il avait sous les yeux un alphabet qui, si son procédé était juste, devait lui donner la signification véritable des lettres employées dans le document.

Il n’y avait donc plus qu’à appliquer successivement les lettres de cet alphabet à celles de la notice.

Mais, avant de faire cette application, un peu d’émotion prit le juge Jarriquez. Il était tout entier, alors, à cette jouissance intellectuelle, – beaucoup plus grande qu’on ne le pense –, de l’homme qui, après plusieurs heures d’un travail opiniâtre, va voir apparaître le sens si impatiemment cherché d’un logogriphe.

« Essayons donc, dit-il. En vérité, je serais bien surpris si je ne tenais pas le mot de l’énigme ! »

Le juge Jarriquez retira ses lunettes, il en essuya les verres, troublés par la vapeur de ses yeux, il les remit sur son nez ; puis, il se courba de nouveau sur sa table.

Son alphabet spécial d’une main, son document de l’autre, il commença à écrire, sous la première ligne du paragraphe, les lettres vraies, qui, d’après lui, devaient correspondre exactement à chaque lettre cryptographique.

Après la première ligne, il en fit autant pour la deuxième, puis pour la troisième, puis pour la quatrième, et il arriva ainsi jusqu’à la fin de l’alinéa.

L’original ! Il n’avait même pas voulu se permettre de voir, en écrivant, si cet assemblage de lettres faisait des mots compréhensibles. Non ! pendant ce premier travail, son esprit s’était refusé à toute vérification de ce genre. Ce qu’il voulait, c’était se donner cette jouissance de lire tout d’un coup et tout d’une haleine.

Cela fait :

« Lisons ! » s’écria-t-il.

Et il lut.

Quelle cacophonie, grand Dieu ! Les lignes qu’il avait formées avec les lettres de son alphabet n’avaient pas plus de sens que celle du document ! C’était une autre série de lettres, voilà tout, mais elles ne formaient aucun mot, elles n’avaient aucune valeur ! En somme, c’était tout aussi hiéroglyphique !

« Diables de diables ! » s’écria le juge Jarriquez.


Chapitre XIII.
Où il est question de chiffres §

Il était sept heures du soir. Le juge Jarriquez, toujours absorbé dans ce travail de casse-tête, – sans en être plus avancé –, avait absolument oublié l’heure du repas et l’heure du repos, lorsque l’on frappa à la porte de son cabinet.

Il était temps. Une heure de plus, et toute la substance cérébrale du dépité magistrat se serait certainement fondue sous la chaleur intense qui se dégageait de sa tête !

Sur l’ordre d’entrer, qui fut donné d’une voix impatiente, la porte s’ouvrit, et Manoel se présenta.

Le jeune médecin avait laissé ses amis, à bord de la jangada, aux prises avec cet indéchiffrable document, et il était venu revoir le juge Jarriquez. Il voulait savoir s’il avait été plus heureux dans ses recherches. Il venait lui demander s’il avait enfin découvert le système sur lequel reposait le cryptogramme.

Le magistrat ne fut pas fâché de voir arriver Manoel.

Il en était à ce degré de surexcitation du cerveau que la solitude exaspère. Quelqu’un à qui parler, voilà ce qu’il lui fallait, surtout si son interlocuteur se montrait aussi désireux que lui de pénétrer ce mystère. Manoel était donc bien son homme.

« Monsieur, lui dit en entrant Manoel, une première question. Avez-vous mieux réussi que nous ?…

Asseyez-vous d’abord, s’écria le juge Jarriquez, qui, lui, se leva et se mit à arpenter la chambre. Asseyez-vous ! Si nous étions debout tous les deux, vous marcheriez dans un sens, moi de l’autre, et mon cabinet serait trop étroit pour nous contenir ! »

Manoel s’assit et répéta sa question.

« Non !… je n’ai pas été plus heureux ! répondit le magistrat. Je n’en sais pas davantage. Je ne peux rien vous dire, sinon que j’ai acquis une certitude !

Laquelle, monsieur, laquelle ?

– C’est que le document est basé, non sur des signes conventionnels, mais sur ce qu’on appelle « chiffre » en cryptologie, ou, pour mieux dire, sur un nombre !

– Eh bien, monsieur, répondit Manoel, ne peut-on toujours arriver à lire un document de ce genre ?

– Oui, dit le juge Jarriquez, oui, lorsqu’une lettre est invariablement représentée par la même lettre, quand un a, par exemple, est toujours un p, quand un p est toujours un x… sinon… non !

– Et dans ce document ?…

– Dans ce document, la valeur de la lettre change suivant le chiffre, pris arbitrairement, qui la commande ! Ainsi un b, qui aura été représenté par un k, deviendra plus tard un z, plus tard un m, ou un n, ou un f, ou toute autre lettre !

– Et dans ce cas ?…

– Dans ce cas, j’ai le regret de vous dire que le cryptogramme est absolument indéchiffrable !

– Indéchiffrable ! s’écria Manoel. Non ! monsieur, nous finirons par trouver la clef de ce document, duquel dépend la vie d’un homme ! »

Manoel s’était levé, en proie à une surexcitation qu’il ne pouvait maîtriser. La réponse qu’il venait de recevoir était si désespérante qu’il se refusait à l’accepter pour définitive.

Sur un geste du magistrat, cependant, il se rassit, et d’une voix plus calme :

« Et d’abord, monsieur, demanda-t-il, qui peut vous donner à penser que la loi de ce document est un chiffre, ou, comme vous le disiez, que c’est un nombre ?

Écoutez-moi, jeune homme, répondit le juge Jarriquez, et vous serez bien obligé de vous rendre à l’évidence ! » Le magistrat prit le document et le mit sous les yeux de Manoel, en regard du travail qu’il avait fait.

« J’ai commencé, dit-il, par traiter ce document comme je devais le faire, c’est-à-dire logiquement, en ne donnant rien au hasard, c’est-à-dire que, par l’application d’un alphabet basé sur la proportionnalité des lettres les plus usuelles de notre langue, j’ai cherché à en obtenir la lecture, en suivant les préceptes de notre immortel analyste, Edgard Poë !… Eh bien, ce qui lui avait réussi, a échoué !…

Échoué ! s’écria Manoel.

– Oui, jeune homme, et j’aurais dû m’apercevoir tout d’abord que le succès, cherché de cette façon, n’était pas possible ! En vérité, un plus fort que moi ne s’y serait pas trompé !

– Mais, pour Dieu ! s’écria Manoel, je voudrais comprendre, et je ne puis…

– Prenez le document, reprit le juge Jarriquez, en ne vous attachant qu’à observer la disposition des lettres, et relisez-le tout entier.

Manoel obéit. « Ne voyez-vous donc rien dans l’assemblage de certaines lettres qui soit bizarre ? demanda le magistrat.

– Je ne vois rien, répondit Manoel, après avoir, pour la centième fois peut-être, parcouru les lignes du document.

– Eh bien, bornez-vous à étudier le dernier paragraphe. Là, vous le comprenez, doit être le résumé de la notice tout entière.

– Vous n’y voyez rien d’anormal ?

– Rien.

– Il y a, cependant, un détail qui prouve de la façon la plus absolue que le document est soumis à la loi d’un nombre.

– Et c’est ?… demanda Manoel.

– C’est, ou plutôt ce sont trois h que nous voyons juxtaposés à deux places différentes ! »

Ce que disait le juge Jarriquez était vrai et de nature à attirer l’attention. D’une part, les deux cent quatrième, deux cent cinquième et deux cent sixième lettres de l’alinéa, de l’autre, les deux cent cinquante-huitième, deux cent cinquante-neuvième et deux cent soixantième lettres étaient des h placés consécutivement. De là, cette particularité qui n’avait pas d’abord frappé le magistrat.

« Et cela prouve ?… demanda Manoel, sans deviner quelle déduction il devait tirer de cet assemblage.

– Cela prouve tout simplement, jeune homme, que le document repose sur la loi d’un nombre ! Cela démontre a priori que chaque lettre est modifiée par la vertu des chiffres de ce nombre et suivant la place qu’ils occupent !

– Et pourquoi donc ?

– Parce que dans aucune langue il n’y a de mots qui comportent le triplement de la même lettre ! » Manoel fut frappé de l’argument, il y réfléchit et, en somme, n’y trouva rien à répondre.

« Et si j’avais fait plus tôt cette observation, reprit le magistrat, je me serais épargné bien du mal, et un commencement de migraine qui me tient depuis le sinciput jusqu’à l’occiput !

– Mais enfin, monsieur, demanda Manoel, qui sentait lui échapper le peu d’espoir auquel il avait tenté de se rattacher encore, qu’entendez-vous par un chiffre ?

– Disons un nombre !

– Un nombre, si vous le voulez.

– Le voici, et un exemple vous le fera comprendre mieux que toute explication ! »

Le juge Jarriquez s’assit à la table, prit une feuille de papier, un crayon, et dit :

« Monsieur Manoel, choisissons une phrase, au hasard, la première venue, celle-ci, par exemple :

Le juge Jarriquez est doué d’un esprit très ingénieux.

« J’écris cette phrase de manière à en espacer les lettres et j’obtiens cette ligne :

L e j u g e J a r r i q u e z e s t d o u é d’ u n e s p r i t t r è s i n g é n i e u x

Cela fait, le magistrat, – à qui sans doute cette phrase semblait contenir une de ces propositions qui sont hors de conteste –, regarda Manoel bien en face, en disant :

« Supposons maintenant que je prenne un nombre au hasard, afin de donner à cette succession naturelle de mots une forme cryptographique. Supposons aussi que ce nombre soit composé de trois chiffres, et que ces chiffres soient 4, 2 et 3. Je dispose ledit nombre 423 sous la ligne ci-dessus, en le répétant autant de fois qu’il sera nécessaire pour atteindre la fin de la phrase, et de manière que chaque chiffre vienne se placer sous chaque lettre. Voici ce que cela donne : Le juge Jarriquez est doué d’un esprit très ingénieux 42 3423 423423423 423 4234 234 234234 2342 342342342

« Eh bien, monsieur Manoel, en remplaçant chaque lettre par la lettre qu’elle occupe dans l’ordre alphabétique en le descendant suivant la valeur du chiffre, j’obtiens ceci :

l moins 4 égale p e –2= g j –3= m u –4= z g –2= i e –3= h

et ainsi de suite.

« Si, par la valeur des chiffres qui composent le nombre en question, j’arrive à la fin de l’alphabet, sans avoir assez de lettres complémentaires à déduire, je le reprends par le commencement. C’est ce qui se passe pour la dernière lettre de mon nom, ce z, au-dessous duquel est placé le chiffre 3. Or, comme après le z, l’alphabet ne me fournit plus de lettres, je recommence à compter en reprenant par l’a, et dans ce cas :

z moins 3 égale c.

« Cela dit, lorsque j’ai mené jusqu’à la fin ce système cryptographique, commandé par le nombre 423, – qui a été arbitrairement choisi, ne l’oubliez pas ! – la phrase que vous connaissez est alors remplacée par celle-ci :

Pg mzih ncuvktzgc iux hqyi fyr gvttly vuiu lrihrkhzz.

« Or, jeune homme, examinez bien cette phrase, n’a-t-elle pas tout à fait l’aspect de celles du document en question ? Eh bien, qu’en ressort-il ? C’est que la signification de la lettre étant donnée par le chiffre que le hasard place au-dessous, la lettre cryptographique qui se rapporte à la lettre vraie ne peut pas toujours être la même. Ainsi, dans cette phrase, le premier e est représenté par un g, mais le deuxième l’est par un h, le troisième par un g, le quatrième par un i ; un m correspond au premier j et un n au second ; des deux r de mon nom, l’un est représenté par un u, le second par un v ; le t du mot est devient un x et le t du mot esprit devient un y, tandis que celui du mot très est un v. Vous voyez donc bien que si vous ne connaissez pas le nombre 423, vous n’arriverez jamais à lire ces lignes, et que, par conséquent, puisque le nombre qui fait la loi du document nous échappe, il restera indéchiffrable ! »

En entendant le magistrat raisonner avec une logique si serrée, Manoel fut accablé d’abord ; mais, relevant la tête :

« Non, s’écria-t-il, non monsieur ! Je ne renoncerai pas à l’espoir de découvrir ce nombre !

– On le pourrait peut-être, répondit le juge Jarriquez, si les lignes du document avaient été divisées par mots !

– Et pourquoi ?

– Voici mon raisonnement, jeune homme. Il est permis d’affirmer en toute assurance, n’est-ce pas, que ce dernier paragraphe du document doit résumer tout ce qui a été écrit dans les paragraphes précédents. Donc, il est certain pour moi que le nom de Joam Dacosta s’y trouve. Eh bien, si les lignes eussent été divisées par mots, en essayant chaque mot l’un après l’autre, – j’entends les mots composés de sept lettres comme l’est le nom de Dacosta –, il n’aurait pas été impossible de reconstituer le nombre qui est la clef du document.

– Veuillez m’expliquer comment il faudrait procéder monsieur, demanda Manoel, qui voyait peut-être luire là un dernier espoir.

– Rien n’est plus simple, répondit le juge Jarriquez. Prenons, par exemple, un des mots de la phrase que je viens d’écrire, – mon nom, si vous le voulez. Il est représenté dans le cryptogramme par cette bizarre succession de lettres : ncuvktzgc. Eh bien, en disposant ces lettres sur une colonne verticale, puis, en plaçant en regard les lettres de mon nom, et en remontant de l’une à l’autre dans l’ordre alphabétique, j’aurai la formule suivante :

« Entre n et j on compte 4 lettres. – ca – 2– – ur – 3– – vr – 4– – ki – 2– – tq – 3– – zu – 4– – ge – 2– – cz – 3–

« Or, comment est composée la colonne des chiffres produits par cette opération très simple ? Vous le voyez ! des chiffres 423423423, etc., c’est-à-dire du nombre 423 plusieurs fois répété.

Oui ! cela est ! répondit Manoel.

– Vous comprenez donc que par ce moyen, en remontant dans l’ordre alphabétique de la fausse lettre à la lettre vraie, au lieu de le descendre de la vraie à la fausse, j’ai pu arriver aisément à reconstituer le nombre, et que ce nombre cherché est effectivement 423 que j’avais choisi comme clef de mon cryptogramme !

– Eh bien ! monsieur, s’écria Manoel, si, comme cela doit être, le nom de Dacosta se trouve dans ce dernier paragraphe, en prenant successivement chaque lettre de ces lignes pour la première des six lettres qui doivent composer ce nom, nous devons arriver…

– Cela serait possible, en effet, répondit le juge Jarriquez, mais à une condition cependant !

– Laquelle ?

– Ce serait que le premier chiffre du nombre vînt précisément tomber sous la première lettre du mot Dacosta, et vous m’accorderez bien que cela n’est aucunement probable !

– En effet ! répondit Manoel, qui, devant cette improbabilité, sentait la dernière chance lui échapper.

– Il faudrait donc s’en remettre au hasard seul, reprit le juge Jarriquez qui secoua la tête, et le hasard ne doit pas intervenir dans des recherches de ce genre !

– Mais enfin, reprit Manoel, le hasard ne pourrait-il pas nous livrer ce nombre ?

– Ce nombre, s’écria le magistrat, ce nombre ! Mais de combien de chiffres se compose-t-il ? Est-ce de deux, de trois, de quatre, de neuf, de dix ? Est-il fait de chiffres différents, ce nombre, ou de chiffres plusieurs fois répétés ? Savez-vous bien, jeune homme, qu’avec les dix chiffres de la numération, en les employant tous, sans répétition aucune, on peut faire trois millions deux cent soixante-huit mille huit cents nombres différents, et que si plusieurs mêmes chiffres s’y trouvaient, ces millions de combinaisons s’accroîtraient encore ? Et savez-vous qu’en n’employant qu’une seule des cinq cent vingt-cinq mille six cents minutes dont se compose l’année à essayer chacun de ces nombres, il vous faudrait plus de six ans, et que vous y mettriez plus de trois siècles, si chaque opération exigeait une heure ! Non ! vous demandez là l’impossible !

– L’impossible, monsieur, répondit Manoel, c’est qu’un juste soit condamné, c’est que Joam Dacosta perde la vie et l’honneur, quand vous avez entre les mains la preuve matérielle de son innocence ! Voilà ce qui est impossible !

– Ah ! jeune homme, s’écria le juge Jarriquez, qui vous dit, après tout, que ce Torrès n’ait pas menti, qu’il ait réellement eu entre les mains un document écrit par l’auteur du crime, que ce papier soit ce document et qu’il s’applique à Joam Dacosta ?

Qui le dit !… » répéta Manoel.

Et sa tête retomba dans ses mains. En effet, rien ne prouvait d’une façon certaine que le document concernât l’affaire de l’arrayal diamantin. Rien même ne disait qu’il ne fût pas vide de tout sens, et qu’il n’eût pas été imaginé par Torrès lui-même, aussi capable de vouloir vendre une pièce fausse qu’une vraie !

« N’importe, monsieur Manoel, reprit le juge Jarriquez en se levant, n’importe ! Quelle que soit l’affaire à laquelle se rattache ce document, je ne renonce pas à en découvrir le chiffre ! Après tout, cela vaut bien un logogriphe ou un rébus ! »

Sur ces mots, Manoel se leva, salua le magistrat, et revint à la jangada, plus désespéré au retour qu’il ne l’était au départ.


Chapitre XIV.
À tout hasard §

Cependant, un revirement complet s’était fait dans l’opinion publique au sujet du condamné Joam Dacosta. À la colère avait succédé la commisération. La population ne se portait plus à la prison de Manao pour proférer des cris de mort contre le prisonnier. Au contraire ! les plus acharnés à l’accuser d’être l’auteur principal du crime de Tijuco proclamaient maintenant que ce n’était pas lui le coupable et réclamaient sa mise en liberté immédiate : ainsi vont les foules, – d’un excès à l’autre.

Ce revirement se comprenait.

En effet, les événements qui venaient de se produire pendant ces deux derniers jours, duel de Benito et de Torrès, recherche de ce cadavre réapparu dans des circonstances si extraordinaires, trouvaille du document, « indéchiffrabilité », si l’on peut s’exprimer ainsi, des lignes qu’il contenait, assurance où l’on était, où l’on voulait être, que cette notice renfermait la preuve matérielle de la non-culpabilité de Joam Dacosta, puisqu’elle émanait du vrai coupable, tout avait contribué à opérer ce changement dans l’opinion publique. Ce que l’on désirait, ce que l’on demandait impatiemment depuis quarante-huit heures, on le craignait maintenant : c’était l’arrivée des instructions qui devaient être expédiées de Rio de Janeiro.

Cela ne pouvait tarder, cependant.

En effet, Joam Dacosta avait été arrêté le 24 août et interrogé le lendemain. Le rapport du juge était parti le 26. On était au 28. Dans trois ou quatre jours au plus le ministre aurait pris une décision à l’égard du condamné, et il était trop certain que la « justice suivrait son cours ! »

Oui ! personne ne doutait qu’il n’en fût ainsi ! Et, cependant, que la certitude de l’innocence de Joam Dacosta ressortît du document, cela ne faisait question pour personne, ni pour sa famille, ni même pour toute la mobile population de Manao, qui suivait avec passion les phases de cette dramatique affaire.

Mais, au-dehors, aux yeux d’observateurs désintéressés ou indifférents, qui n’étaient pas sous la pression des événements, quelle valeur pouvait avoir ce document, et comment affirmer même qu’il se rapportait à l’attentat de l’arrayal diamantin ? Il existait, c’était incontestable. On l’avait trouvé sur le cadavre de Torrès. Rien de plus certain. On pouvait même s’assurer, en le comparant à la lettre de Torrès qui dénonçait Joam Dacosta, que ce document n’avait point été écrit de la main de l’aventurier. Et, cependant, ainsi que l’avait dit le juge Jarriquez, pourquoi ce misérable ne l’aurait-il pas fait fabriquer dans un but de chantage ? Et il pouvait d’autant plus en être ainsi que Torrès ne prétendait s’en dessaisir qu’après son mariage avec la fille de Joam Dacosta, c’est-à-dire lorsqu’il ne serait plus possible de revenir sur le fait accompli.

Toutes ces thèses pouvaient donc se soutenir de part et d’autre, et l’on comprend que cette affaire devait passionner au plus haut point. En tout cas, bien certainement, la situation de Joam Dacosta était des plus compromises. Tant que le document ne serait pas déchiffré, c’était comme s’il n’existait pas, et si son secret cryptographique n’était pas miraculeusement deviné ou révélé avant trois jours, avant trois jours l’expiation suprême aurait irréparablement frappé le condamné de Tijuco.

Eh bien, ce miracle, un homme prétendait l’accomplir ! Cet homme, c’était le juge Jarriquez, et maintenant il y travaillait plus encore dans l’intérêt de Joam Dacosta que pour la satisfaction de ses facultés analytiques. Oui ! un revirement s’était absolument fait dans son esprit. Cet homme qui avait volontairement abandonné sa retraite d’Iquitos, qui était venu, au risque de la vie, demander sa réhabilitation à la justice brésilienne, n’y avait-il pas là une énigme morale qui en valait bien d’autres ! Aussi ce document, le magistrat ne l’abandonnerait pas tant qu’il n’en aurait pas découvert le chiffre. Il s’y acharnait donc ! Il ne mangeait plus, il ne dormait plus. Tout son temps se passait à combiner des nombres, à forger une clef pour forcer cette serrure !

À la fin de la première journée, cette idée était arrivée dans le cerveau du juge Jarriquez à l’état d’obsession. Une colère, très peu contenue, bouillonnait en lui et s’y maintenait à l’état permanent. Toute sa maison en tremblait. Ses domestiques, noirs ou blancs, n’osaient plus l’aborder. Il était garçon, heureusement, sans quoi madame Jarriquez aurait eu quelques vilaines heures à passer. Jamais problème n’avait passionné à ce point cet original, et il était bien résolu à en poursuivre la solution, tant que sa tête n’éclaterait pas, comme une chaudière trop chauffée, sous la tension des vapeurs.

Il était parfaitement acquis maintenant à l’esprit du digne magistrat que la clef du document était un nombre, composé de deux ou plusieurs chiffres, mais que ce nombre, toute déduction semblait être impuissante à le faire connaître.

Ce fut cependant ce qu’entreprit, avec une véritable rage, le juge Jarriquez, et c’est à ce travail surhumain que, pendant cette journée du 28 août, il appliqua toutes ses facultés.

Chercher ce nombre au hasard, c’était, il l’avait dit, vouloir se perdre dans des millions de combinaisons, qui auraient absorbé plus que la vie d’un calculateur de premier ordre. Mais, si l’on ne devait aucunement compter sur le hasard, était-il donc impossible de procéder par le raisonnement ? Non, sans doute, et c’est à « raisonner jusqu’à la déraison », que le juge Jarriquez se donna tout entier, après avoir vainement cherché le repos dans quelques heures de sommeil.

Qui eût pu pénétrer jusqu’à lui en ce moment, après avoir bravé les défenses formelles qui devaient protéger sa solitude, l’aurait trouvé, comme la veille, dans son cabinet de travail, devant son bureau, ayant sous les yeux le document, dont les milliers de lettres embrouillées lui semblaient voltiger autour de sa tête.

« Ah ! s’écriait-il, pourquoi ce misérable qui l’a écrit, quel qu’il soit, n’a-t-il pas séparé les mots de ce paragraphe ! On pourrait… on essayerait… Mais non ! Et cependant, s’il est réellement question dans ce document de cette affaire d’assassinat et de vol, il n’est pas possible que certains mots ne s’y trouvent, des mots tels qu’arrayal, diamants, Tijuco, Dacosta, d’autres, que sais-je ! et en les mettant en face de leurs équivalents cryptologiques, on pourrait arriver à reconstituer le nombre ! Mais rien ! Pas une seule séparation ! Un mot, rien qu’un seul !… Un mot de deux cent soixante-seize lettres !… Ah ! soit-il deux cent soixante-seize fois maudit, le gueux qui a si malencontreusement compliqué son système ! Rien que pour cela, il mériterait deux cent soixante-seize mille fois la potence ! »

Et un violent coup de poing, porté sur le document, vint accentuer ce peu charitable souhait.

« Mais enfin, reprit le magistrat, s’il m’est interdit d’aller chercher un de ces mots dans tout le corps du document, ne puis-je, à tout le moins, essayer de le découvrir soit au commencement soit à la fin de chaque paragraphe ? Peut-être y a-t-il là une chance qu’il ne faut pas négliger ? »

Et s’emportant sur cette voie de déduction, le juge Jarriquez essaya successivement si les lettres qui commençaient ou finissaient les divers alinéas du document pouvaient correspondre à celles qui formaient le mot le plus important, celui qui devait nécessairement se trouver quelque part, – le mot Dacosta.

Il n’en était rien.

En effet, pour ne parler que du dernier alinéa et des sept lettres par lesquelles il débutait, la formule fut :

P = D

h = a

y = c

j = o

s = s

l = t

y = a

Or, dès la première lettre, le juge Jarriquez fut arrêté dans ses calculs, puisque l’écart entre p et d dans l’ordre alphabétique donnait non pas un chiffre, mais deux, soit 12, et que, dans ces sortes de cryptogrammes, une lettre ne peut évidemment être modifiée que par un seul.

Il en était de même pour les sept dernières lettres du paragraphe p s u vjh b, dont la série commençait également par un p, qui ne pouvait en aucun cas représenter le d de Dacosta, puisqu’il en était séparé également par douze lettres.

Donc, ce nom ne figurait pas à cette place.

Même observation pour les mots arrayal et Tijuco, qui furent successivement essayés, et dont la construction ne correspondait pas davantage à la série des lettres cryptographiques.

Après ce travail, le juge Jarriquez, la tête brisée, se leva, arpenta son cabinet, prit l’air à la fenêtre, poussa une sorte de rugissement dont le bruit fit partir toute une volée d’oiseaux-mouches qui bourdonnaient dans le feuillage d’un mimosa, et il revint au document.

Il le prit, il le tourna et le retourna.

« Le coquin ! le gueux ! grommelait le juge Jarriquez. Il finira par me rendre fou ! Mais, halte-là ! Du calme ! Ne perdons pas l’esprit ! Ce n’est pas le moment ! »

Puis, après avoir été se rafraîchir la tête dans une bonne ablution d’eau froide :

« Essayons autre chose, dit-il, et, puisque je ne puis déduire un nombre de l’arrangement de ces damnées lettres, voyons quel nombre a bien pu choisir l’auteur de ce document, en admettant qu’il soit aussi l’auteur du crime de Tijuco ! »

C’était une autre méthode de déductions, dans laquelle le magistrat allait se jeter, et peut-être avait-il raison, car cette méthode ne manquait pas d’une certaine logique.

« Et d’abord, dit-il, essayons un millésime ! Pourquoi ce malfaiteur n’aurait-il pas choisi le millésime de l’année qui a vu naître Joam Dacosta, cet innocent qu’il laissait condamner à sa place, – ne fût ce que pour ne pas oublier ce nombre si important pour lui ? Or, Joam Dacosta est né en 1804. Voyons ce que donne 1804, pris comme nombre cryptologique ! »

Et le juge Jarriquez, écrivant les premières lettres du paragraphe, et les surmontant du nombre 1804, qu’il répéta trois fois, obtint cette nouvelle formule :

1804    1804    1804

phyj    slyd    dqfd

Puis, en remontant dans l’ordre alphabétique d’autant de lettres que comportait la valeur du chiffre, il obtint la série suivante :

o.yf    rdy.    cif. ce qui ne signifiait rien ! Et encore lui manquait-il trois lettres qu’il avait dû remplacer par des points, parce que les chiffres 8, 4 et 4, qui commandaient les trois lettres h, d et d, ne donnaient pas de lettres correspondantes en remontant la série alphabétique.

« Ce n’est pas encore cela ! s’écria le juge Jarriquez. Essayons d’un autre nombre ! »

Et il se demanda si, à défaut de ce premier millésime, l’auteur du document n’aurait pas plutôt choisi le millésime de l’année dans laquelle le crime avait été commis.

Or, c’était en 1826. Donc, procédant comme dessus, il obtint la formule :

1826    1826    1826

Phyj    slyd    dqfd

ce qui lui donna :

o.vd    rdv.     cid.

Même série insignifiante, ne présentant aucun sens, plusieurs lettres manquant toujours comme dans la formule précédente, et pour des raisons semblables.

« Damné nombre ! s’écria le magistrat. Il faut encore renoncer à celui-ci ! À un autre ! Ce gueux aurait-il donc choisi le nombre de contos représentant le produit du vol ? » Or, la valeur des diamants volés avait été estimée à la somme de huit cent trente-quatre contos15.

La formule fut donc ainsi établie :

834    834    834    834

phy    jsl    ydd    qfd

ce qui donna ce résultat aussi peu satisfaisant que les autres :

het    bph    pa.     ic.

« Au diable le document et celui qui l’imagina ! s’écria le juge Jarriquez en rejetant le papier, qui s’envola à l’autre bout de la chambre. Un saint y perdrait la patience et se ferait damner ! »

Mais, ce moment de colère passé, le magistrat, qui ne voulait point en avoir le démenti, reprit le document. Ce qu’il avait fait pour les premières lettres des divers paragraphes, il le refit pour les dernières, – inutilement. Puis, tout ce que lui fournit son imagination surexcitée, il le tenta. Successivement furent essayés les nombres qui représentaient l’âge de Joam Dacosta, que devait bien connaître l’auteur du crime, la date de l’arrestation, la date de la condamnation prononcée par la cour d’assises de Villa-Rica, la date fixée pour l’exécution, etc., etc., jusqu’au nombre même des victimes de l’attentat de Tijuco ! Rien ! toujours rien !

Le juge Jarriquez était dans un état d’exaspération qui pouvait réellement faire craindre pour l’équilibre de ses facultés mentales. Il se démenait, il se débattait, il luttait comme s’il eût tenu un adversaire corps à corps ! Puis tout à coup :

« Au hasard, s’écria-t-il, et que le ciel me seconde, puisque la logique est impuissante ! »

Sa main saisit le cordon d’une sonnette pendue près de sa table de travail. Le timbre résonna violemment, et le magistrat s’avança jusqu’à la porte qu’il ouvrit :

« Bobo ! » cria-t-il.

Quelques instants se passèrent.

Bobo, un noir affranchi qui était le domestique privilégié du juge Jarriquez, ne paraissait pas. Il était évident que Bobo n’osait pas entrer dans la chambre de son maître.

Nouveau coup de sonnette ! Nouvel appel de Bobo qui, dans son intérêt, croyait devoir faire le sourd en cette occasion !

Enfin, troisième coup de sonnette, qui démonta l’appareil et brisa le cordon. Cette fois, Bobo parut.

« Que me veut mon maître ? demanda Bobo en se tenant prudemment sur le seuil de la porte.

Avance, sans prononcer un seul mot ! » répondit le magistrat, dont le regard enflammé fit trembler le noir. Bobo avança.

« Bobo, dit le juge Jarriquez, fais bien attention à la demande que je vais te poser, et réponds immédiatement, sans prendre même le temps de réfléchir, ou je… »

Bobo, interloqué, les yeux fixes, la bouche ouverte, assembla ses pieds dans la position du soldat sans armes et attendit.

« Y es-tu ? lui demanda son maître.

J’y suis.

– Attention ! Dis-moi, sans chercher, entends-tu bien, le premier nombre qui te passera par la tête !

– Soixante-seize mille deux cent vingt-trois », répondit Bobo tout d’une haleine. Bobo, sans doute, avait pensé complaire à son maître en lui répondant par un nombre aussi élevé.

Le juge Jarriquez avait couru à sa table, et, le crayon à la main, il avait établi sa formule sur le nombre indiqué par Bobo, – lequel Bobo n’était que l’interprète du hasard en cette circonstance.

On le comprend, il eût été par trop invraisemblable que ce nombre, 76223 eût été précisément celui qui servait de clef au document.

Il ne produisit donc d’autre résultat que d’amener à la bouche du juge Jarriquez un juron tellement accentué que Bobo s’empressa de détaler au plus vite.


Chapitre XV.
Derniers efforts §

Cependant le magistrat n’avait pas été seul à se consumer en stériles efforts. Benito, Manoel, Minha s’étaient réunis dans un travail commun pour tenter d’arracher au document ce secret, duquel dépendaient la vie et l’honneur de leur père. De son côté, Fragoso, aidé par Lina, n’avait pas voulu être en reste ; mais toute leur ingéniosité n’y avait pas réussi et le nombre leur échappait toujours !

« Trouvez donc, Fragoso ! lui répétait sans cesse la jeune mulâtresse, trouvez donc !

Je trouverai ! » répondait Fragoso.

Et il ne trouvait pas ! Il faut dire ici cependant, que Fragoso avait l’idée de mettre à exécution certain projet dont il ne voulait pas parler, même à Lina, projet qui était aussi passé dans son cerveau à l’état d’obsession : c’était d’aller à la recherche de cette milice à laquelle avait appartenu l’ex-capitaine des bois, et de découvrir quel avait pu être cet auteur du document chiffré, qui s’était avoué coupable de l’attentat de Tijuco. Or, la partie de la province des Amazones dans laquelle opérait cette milice, l’endroit même où Fragoso l’avait rencontrée quelques années auparavant, la circonscription à laquelle elle appartenait, n’étaient pas très éloignés de Manao. Il suffisait de descendre le fleuve pendant une cinquantaine de milles, vers l’embouchure de la Madeira, affluent de sa rive droite, et là, sans doute, se rencontrerait le chef de ces « capitaës do mato », qui avait compté Torrès parmi ses compagnons. En deux jours, en trois jours au plus, Fragoso pouvait s’être mis en rapport avec les anciens camarades de l’aventurier.

« Oui, sans doute, je puis faire cela, se répétait-il, mais après ? Que résultera-t-il de ma démarche, en admettant qu’elle réussisse ? Quand nous aurons la certitude qu’un des compagnons de Torrès est mort récemment, cela prouvera-t-il qu’il est l’auteur du crime ? Cela démontrera-t-il qu’il a remis à Torrès un document dans lequel il avoue son crime et en décharge Joam Dacosta ? Cela donnera-t-il en fin la clef du document ? Non ! Deux hommes seuls en connaissaient le chiffre ! Le coupable et Torrès ! Et ces deux hommes ne sont plus ! »

Ainsi raisonnait Fragoso. Il était trop évident que sa démarche ne pourrait aboutir à rien. Et pourtant cette pensée, c’était plus fort que lui. Une puissance irrésistible le poussait à partir, bien qu’il ne fût pas même assuré de retrouver la milice de la Madeira ! En effet, elle pouvait être en chasse, dans quelque autre partie de la province, et alors, pour la rejoindre, il faudrait plus de temps à Fragoso que celui dont il pouvait disposer ! Puis, enfin, pour arriver à quoi, à quel résultat ?

Il n’en est pas moins vrai que, le lendemain 29 août, avant le lever du soleil, Fragoso, sans prévenir personne, quittait furtivement la jangada, arrivait à Manao et s’embarquait sur une de ces nombreuses égariteas qui descendent journellement l’Amazone.

Et lorsqu’on ne le revit plus à bord, quand il ne reparut pas de toute cette journée, ce fut un étonnement. Personne, pas même la jeune mulâtresse, ne pouvait s’expliquer l’absence de ce serviteur si dévoué dans des circonstances aussi graves !

Quelques-uns purent même se demander, non sans quelque raison, si le pauvre garçon, désespéré d’avoir personnellement contribué, lorsqu’il le rencontra à la frontière, à attirer Torrès sur la jangada, ne s’était pas abandonné à quelque parti extrême !

Mais, si Fragoso pouvait s’adresser un pareil reproche, que devait donc se dire Benito ? Une première fois, à Iquitos, il avait engagé Torrès à visiter la fazenda. Une deuxième fois, à Tabatinga, il l’avait conduit à bord de la jangada pour y prendre passage. Une troisième fois, en le provoquant, en le tuant, il avait anéanti le seul témoin dont le témoignage pût intervenir en faveur du condamné ! Et alors Benito s’accusait de tout, de l’arrestation de son père, des terribles éventualités qui en seraient la conséquence !

En effet, si Torrès eût encore vécu, Benito ne pouvait-il se dire que, d’une façon ou d’une autre, par commisération ou par intérêt, l’aventurier eût fini par livrer le document ?

Fragoso quittait furtivement la jangada.

À force d’argent, Torrès, que rien ne pouvait compromettre, ne se serait-il pas décidé à parler ? La preuve tant cherchée n’aurait-elle pas été enfin mise sous les yeux des magistrats ? Oui ! sans doute !… Et le seul homme qui eût pu fournir ce témoignage, cet homme était mort de la main de Benito !

Voilà ce que le malheureux jeune homme répétait à sa mère, à Manoel, à lui-même ! Voilà quelles étaient les cruelles responsabilités dont sa conscience lui imposait la charge !

Cependant, entre son mari, près duquel elle passait toutes les heures qui lui étaient accordées, et son fils en proie à un désespoir qui faisait trembler pour sa raison, la courageuse Yaquita ne perdait rien de son énergie morale.

On retrouvait en elle la vaillante fille de Magalhaës, la digne compagne du fazender d’Iquitos.

L’attitude de Joam Dacosta, d’ailleurs, était faite pour la soutenir dans cette épreuve. Cet homme de cœur, ce puritain rigide, cet austère travailleur, dont toute la vie n’avait été qu’une lutte, en était encore à montrer un instant de faiblesse.

Le coup le plus terrible qui l’eût frappé sans l’abattre avait été la mort du juge Ribeiro, dans l’esprit duquel son innocence ne laissait pas un doute. N’était-ce pas avec l’aide de son ancien défenseur qu’il avait eu l’espoir de lutter pour sa réhabilitation ? L’intervention de Torrès dans toute cette affaire, il ne la regardait que comme secondaire pour lui. Et d’ailleurs ce document, il n’en connaissait pas l’existence, lorsqu’il s’était décidé à quitter Iquitos pour venir se remettre à la justice de son pays. Il n’apportait pour tout bagage que des preuves morales. Qu’une preuve matérielle se fût inopinément produite au cours de l’affaire, avant ou après son arrestation, il n’était certainement pas homme à la dédaigner ; mais si, par suite de circonstances regrettables, cette preuve avait disparu, il se retrouvait dans la situation où il était en passant la frontière du Brésil, cette situation d’un homme qui venait dire : « Voilà mon passé, voilà mon présent, voilà toute une honnête existence de travail et de dévouement que je vous apporte ! Vous avez rendu un premier jugement inique ! Après vingt-trois ans d’exil, je viens me livrer ! Me voici ! Jugez-moi ! »

La mort de Torrès, l’impossibilité de lire le document retrouvé sur lui, n’avaient donc pu produire sur Joam Dacosta une impression aussi vive que sur ses enfants, ses amis, ses serviteurs, sur tous ceux qui s’intéressaient à lui.

« J’ai foi dans mon innocence, répétait-il à Yaquita, comme j’ai foi en Dieu ! S’il trouve que ma vie est encore utile aux miens et qu’il faille un miracle pour la sauver, il le fera, ce miracle, sinon je mourrai ! Lui seul, il est le juge ! »

Cependant l’émotion s’accentuait dans la ville de Manao avec le temps qui s’écoulait. Cette affaire était commentée avec une passion sans égale. Au milieu de cet entraînement de l’opinion publique que provoque tout ce qui est mystérieux, le document faisait l’unique objet des conversations. Personne, à la fin de ce quatrième jour, ne doutait plus qu’il ne renfermât la justification du condamné.

Il faut dire, d’ailleurs, que chacun avait été mis à même d’en déchiffrer l’incompréhensible contenu. En effet, le Diario d’o Grand Para l’avait reproduit en fac-similé. Des exemplaires autographiés venaient d’être répandus en grand nombre, et cela sur les instances de Manoel, qui ne voulait rien négliger de ce qui pourrait amener la pénétration de ce mystère, même le hasard, ce « nom de guerre », a-t-on dit, que prend quelquefois la Providence.

En outre, une récompense montant à la somme de cent contos16 fut promise à quiconque découvrirait le chiffre vainement cherché, et permettrait de lire le document. C’était là une fortune. Aussi que de gens de toutes classes perdirent le boire, le manger, le sommeil, à s’acharner sur l’inintelligible cryptogramme.

Jusqu’alors, cependant, tout cela avait été inutile, et il est probable que les plus ingénieux analystes du monde y auraient vainement consumé leurs veilles.

Le public avait été avisé, d’ailleurs, que toute solution devait être adressée sans retard au juge Jarriquez, en sa maison de la rue de Dieu-le-Fils ; mais, le 29 août, au soir, rien n’était encore arrivé et rien ne devait arriver sans doute !

En vérité, de tous ceux qui se livraient à l’étude de ce casse-tête, le juge Jarriquez était un des plus à plaindre. Par suite d’une association d’idées toute naturelle, lui aussi partageait maintenant l’opinion générale que le document se rapportait à l’affaire de Tijuco, qu’il avait été écrit de la main même du coupable et qu’il déchargeait Joam Dacosta. Aussi ne mettait-il que plus d’ardeur à en chercher la clef. Ce n’était plus uniquement l’art pour l’art qui le guidait, c’était un sentiment de justice, de pitié envers un homme frappé d’une injuste condamnation. S’il est vrai qu’il se fait une dépense d’un certain phosphore organique dans le travail du cerveau humain, on ne saurait dire combien le magistrat en avait dépensé de milligrammes pour échauffer les réseaux de son « sensorium », et, en fin de compte, ne rien trouver, non, rien !

Et cependant le juge Jarriquez ne songeait pas à abandonner sa tâche. S’il ne comptait plus maintenant que sur le hasard, il fallait, il voulait que ce hasard lui vînt en aide ! Il cherchait à le provoquer par tous les moyens possibles et impossibles ! Chez lui, c’était devenu de la frénésie, de la rage, et, ce qui est pis, de la rage impuissante !

Ce qu’il essaya de nombres différents pendant cette dernière partie de la journée, – nombres toujours pris arbitrairement –, ne saurait se concevoir ! Ah ! s’il avait eu le temps, il n’aurait pas hésité à se lancer dans les millions de combinaisons que les dix signes de la numération peuvent former ! Il y eût consacré sa vie tout entière, au risque de devenir fou avant l’année révolue ! Fou ! Eh ! ne l’était-il pas déjà !

II eut alors la pensée que le document devait, peut-être, être lu à l’envers. C’est pourquoi, le retournant et l’exposant à la lumière, il le reprit de cette façon.

Rien ! Les nombres déjà imaginés et qu’il essaya sous cette nouvelle forme ne donnèrent aucun résultat !

Peut-être fallait-il prendre le document à rebours, et le rétablir en allant de la dernière lettre à la première, ce que son auteur pouvait avoir combiné pour en rendre la lecture plus difficile encore !

Rien ! Cette nouvelle combinaison ne fournit qu’une série de lettres complètement énigmatiques !

À huit heures du soir, le juge Jarriquez, la tête entre les mains, brisé, épuisé moralement et physiquement, n’avait plus la force de remuer, de parler, de penser, d’associer une idée à une autre !

Soudain, un bruit se fit entendre en dehors. Presque aussitôt, malgré ses ordres formels, la porte de son cabinet s’ouvrit brusquement.

Benito et Manoel étaient devant lui, Benito, effrayant à voir, Manoel le soutenant, car l’infortuné jeune homme n’avait plus la force de se soutenir lui-même.

Le magistrat s’était vivement relevé.

« Qu’y a-t-il, messieurs, que voulez-vous ? demanda-t-il.

– Le chiffre !… le chiffre ! … s’écria Benito, fou de douleur. Le chiffre du document ! …

– Le connaissez-vous donc ? s’écria le juge Jarriquez.

– Non, monsieur, reprit Manoel. Mais vous ?…

– Rien !… rien !

– Rien ! » s’écria Benito. Et, au paroxysme du désespoir, tirant une arme de sa ceinture, il voulut s’en frapper la poitrine. Le magistrat et Manoel, se jetant sur lui, parvinrent, non sans peine, à le désarmer.

« Benito, dit le juge Jarriquez d’une voix qu’il voulait rendre calme, puisque votre père ne peut plus maintenant échapper à l’expiation d’un crime qui n’est pas le sien, vous avez mieux à faire qu’à vous tuer !

– Quoi donc ?… s’écria Benito.

– Vous avez à tenter de lui sauver la vie !

– Et comment ?…

C’est à vous de le deviner, répondit le magistrat, ce n’est pas à moi de vous le dire !


Chapitre XVI.
Dispositions prises §

Le lendemain, 30 août, Benito et Manoel se concertaient. Ils avaient compris la pensée que le juge n’avait pas voulu formuler en leur présence. Ils cherchaient maintenant les moyens de faire évader le condamné que menaçait le dernier supplice.

Il n’y avait pas autre chose à faire.

En effet, il n’était que trop certain que, pour les autorités de Rio de Janeiro, le document indéchiffré n’offrirait aucune valeur, qu’il serait lettre morte, que le premier jugement qui avait déclaré Joam Dacosta coupable de l’attentat de Tijuco ne serait pas réformé, et que l’ordre d’exécution arriverait inévitablement, puisque, dans l’espèce, aucune commutation de peine n’était possible.

Donc, encore une fois, Joam Dacosta ne devait pas hésiter à se soustraire par la fuite à l’arrêt qui le frappait injustement.

Entre les deux jeunes gens, il fut d’abord convenu que le secret de ce qu’ils allaient faire serait absolument gardé ; que ni Yaquita, ni Minha ne seraient mises au courant de leurs tentatives. Ce serait peut-être leur donner un dernier espoir qui ne se réaliserait pas ! Qui sait si, par suite de circonstances imprévues, cet essai d’évasion n’échouerait pas misérablement !

La présence de Fragoso eût été précieuse, sans doute, en cette occasion. Ce garçon, avisé et dévoué, serait venu bien utilement en aide aux deux jeunes gens ; mais Fragoso n’avait pas reparu. Lina, interrogée à son sujet, n’avait pu dire ce qu’il était devenu, ni pourquoi il avait quitté la jangada, sans même l’en prévenir.

Et certainement, si Fragoso avait pu prévoir que les choses en viendraient à ce point, il n’aurait pas abandonné la famille Dacosta pour tenter une démarche qui ne paraissait pouvoir donner aucun résultat sérieux. Oui ! mieux eût valu aider à l’évasion du condamné que de se mettre à la recherche des anciens compagnons de Torrès !

Mais Fragoso n’était pas là, et il fallait forcément se passer de son concours.

Benito et Manoel, dès l’aube, quittèrent donc la jangada et se dirigèrent vers Manao. Ils arrivèrent rapidement à la ville et s’enfoncèrent dans les étroites rues, encore désertes à cette heure. En quelques minutes, tous deux se trouvaient devant la prison, et ils parcouraient en tous sens ces terrains vagues, sur lesquels se dressait l’ancien couvent qui servait de maison d’arrêt.

C’était la disposition des lieux qu’il convenait d’étudier avec le plus grand soin.

Dans un angle du bâtiment s’ouvrait, à vingt-cinq pieds au-dessus du sol, la fenêtre de la cellule dans laquelle Joam Dacosta était enfermé. Cette fenêtre était défendue par une grille de fer en assez mauvais état, qu’il serait facile de desceller ou de scier, si l’on pouvait s’élever à sa hauteur. Les pierres du mur mal jointes, effritées en maints endroits, offraient de nombreuses saillies qui devaient assurer au pied un appui solide, s’il était possible de se hisser au moyen d’une corde. Or, cette corde, en la lançant adroitement, peut-être parviendrait-on à la tourner à l’un des barreaux de la grille, dégagé de son alvéole, qui formait crochet à l’extérieur. Cela fait, un ou deux barreaux étant enlevés de manière à pouvoir livrer passage à un homme, Benito et Manoel n’auraient plus qu’à s’introduire dans la chambre du prisonnier, et l’évasion s’opérerait sans grandes difficultés, au moyen de la corde attachée à l’armature de fer. Pendant la nuit que l’état du ciel devait rendre très obscure, aucune de ces manœuvres ne serait aperçue, et Joam Dacosta, avant le jour, pourrait être en sûreté.

Durant une heure, Manoel et Benito, allant et venant, de manière à ne pas attirer l’attention, prirent leurs relèvements avec une précision extrême, tant sur la situation de la fenêtre et la disposition de l’armature que sur l’endroit qui serait le mieux choisi pour lancer la corde.

« Cela est convenu ainsi, dit alors Manoel. Mais Joam Dacosta devra-t-il être prévenu ?

– Non, Manoel ! Ne lui donnons pas plus que nous ne l’avons donné à ma mère le secret d’une tentative qui peut échouer !

– Nous réussirons, Benito ! répondit Manoel. Cependant il faut tout prévoir, et au cas où l’attention du gardien-chef de la prison serait attirée au moment de l’évasion…

– Nous aurons tout l’or qu’il faudra pour acheter cet homme ! répondit Benito.

– Bien, répondit Manoel. Mais, une fois notre père hors de la prison, il ne peut rester caché ni dans la ville ni sur la jangada. Où devra-t-il chercher refuge ? »

C’était la seconde question à résoudre, question très grave, et voici comment elle le fut.

À cent pas de la prison, le terrain vague était traversé par un de ces canaux qui se déversent au-dessous de la ville dans le rio Negro. Ce canal offrait donc une voie facile pour gagner le fleuve, à la condition qu’une pirogue vînt y attendre le fugitif. Du pied de la muraille au canal, il aurait à peine cent pas à parcourir.

Benito et Manoel décidèrent donc que l’une des pirogues de la jangada déborderait vers huit heures du soir sous la conduite du pilote Araujo et de deux robustes pagayeurs. Elle remonterait le rio Negro, s’engagerait dans le canal, se glisserait à travers le terrain vague, et là, cachée sous les hautes herbes des berges, elle se tiendrait pendant toute la nuit à la disposition du prisonnier.

Mais, une fois embarqué, où conviendrait-il que Joam Dacosta cherchât refuge ?

Ce fut là l’objet d’une dernière résolution qui fut prise par les deux jeunes gens, après que le pour et le contre de la question eurent été minutieusement pesés.

Retourner à Iquitos, c’était suivre une route difficile, pleine de périls. Ce serait long en tout cas, soit que le fugitif se jetât à travers la campagne, soit qu’il remontât ou descendît le cours de l’Amazone. Ni cheval, ni pirogue ne pouvaient le mettre assez rapidement hors d’atteinte. La fazenda, d’ailleurs, ne lui offrirait plus une retraite sûre. En y rentrant, il ne serait pas le fazender Joam Garral, il serait le condamné Joam Dacosta, toujours sous une menace d’extradition, et il ne devait plus songer à y reprendre sa vie d’autrefois.

S’enfuir par le rio Negro jusque dans le nord de la province, ou même en dehors des possessions brésiliennes, ce plan exigeait plus de temps que celui dont pouvait disposer Joam Dacosta, et son premier soin devait être de se soustraire à des poursuites immédiates.

Redescendre l’Amazone ? Mais les postes, les villages, les villes abondaient sur les deux rives du fleuve. Le signalement du condamné serait envoyé à tous les chefs de police. Il courrait donc le risque d’être arrêté, bien avant d’avoir atteint le littoral de l’Atlantique. L’eût-il atteint, où et comment se cacher, en attendant une occasion de s’embarquer pour mettre toute une mer entre la justice et lui ?

Ces divers projets examinés, Benito et Manoel reconnurent que ni les uns ni les autres n’étaient praticables. Un seul offrait quelque chance de salut.

C’était celui-ci : au sortir de la prison, s’embarquer dans la pirogue, suivre le canal jusqu’au rio Negro, descendre cet affluent sous la conduite du pilote, atteindre le confluent des deux cours d’eau, puis se laisser aller au courant de l’Amazone en longeant sa rive droite, pendant une soixantaine de milles, naviguant la nuit, faisant halte le jour, et gagner ainsi l’embouchure de la Madeira.

Ce tributaire, qui descend du versant de la Cordillère, grossi d’une centaine de sous-affluents, est une véritable voie fluviale ouverte jusqu’au cœur même de la Bolivie. Une pirogue pouvait donc s’y aventurer, sans laisser aucune trace de son passage, et se réfugier en quelque localité, bourgade on hameau, situé au-delà de la frontière brésilienne.

Là, Joam Dacosta serait relativement en sûreté ; là, il pourrait, pendant plusieurs mois, s’il le fallait, attendre une occasion de rallier le littoral du Pacifique et de prendre passage sur un navire en partance dans l’un des ports de la côte. Que ce navire le conduisît dans un des États de l’Amérique du Nord, il était sauvé. Il verrait ensuite s’il lui conviendrait de réaliser toute sa fortune, de s’expatrier définitivement et d’aller chercher au-delà des mers, dans l’ancien monde, une dernière retraite pour y finir cette existence si cruellement et si injustement agitée.

Partout où il irait, sa famille le suivrait sans une hésitation, sans un regret, et, dans sa famille, il fallait comprendre Manoel, qui serait lié à lui par d’indissolubles liens. C’était là une question qui n’avait même plus à être discutée.

« Partons, dit Benito. Il faut que tout soit prêt avant la nuit, et nous n’avons pas un instant à perdre. »

Les deux jeunes gens revinrent à bord en suivant la berge du canal jusqu’au rio Negro. Ils s’assurèrent ainsi que le passage de la pirogue y serait parfaitement libre, qu’aucun obstacle barrage d’écluse ou navire en réparation, ne pouvait l’arrêter. Puis, descendant la rive gauche de l’affluent, en évitant les rues déjà fréquentées de la ville, ils arrivèrent au mouillage de la jangada.

Le premier soin de Benito fut de voir sa mère. Il se sentait assez maître de lui-même pour ne rien laisser paraître des inquiétudes qui le dévoraient. Il voulait la rassurer, lui dire que tout espoir n’était pas perdu, que le mystère du document allait être éclairci, qu’en tout cas l’opinion publique était pour Joam Dacosta, et que, devant ce soulèvement qui se faisait en sa faveur, la justice accorderait tout le temps nécessaire, pour que la preuve matérielle de son innocence fût enfin produite.

« Oui ! mère, oui ! ajouta-t-il, avant demain, sans doute, nous n’aurons plus rien à craindre pour notre père !

Dieu t’entende ! mon fils », répondit Yaquita, dont les yeux étaient si interrogateurs, que Benito put à peine en soutenir le regard.

De son côté, et comme par un commun accord, Manoel avait tenté de rassurer Minha, en lui répétant que le juge Jarriquez, convaincu de la non-culpabilité de Joam Dacosta, tenterait de le sauver par tous les moyens en son pouvoir.

« Je veux vous croire, Manoel ! » avait répondu la jeune fille, qui ne put retenir ses pleurs.

Et Manoel avait brusquement quitté Minha. Des larmes allaient aussi remplir ses yeux et protester contre ces paroles d’espérance qu’il venait de faire entendre !

D’ailleurs, le moment était venu d’aller faire au prisonnier sa visite quotidienne, et Yaquita, accompagnée de sa fille, se dirigea rapidement vers Manao.

Pendant une heure, les deux jeunes gens s’entretinrent avec le pilote Araujo. Ils lui firent connaître dans tous ses détails le plan qu’ils avaient arrêté, et ils le consultèrent aussi bien au sujet de l’évasion projetée que sur les mesures qu’il conviendrait de prendre ensuite pour assurer la sécurité du fugitif.

Araujo approuva tout. Il se chargea, la nuit venue, sans exciter aucune défiance, de conduire la pirogue à travers le canal, dont il connaissait parfaitement le tracé jusqu’à l’endroit où il devait attendre l’arrivée de Joam Dacosta. Regagner ensuite l’embouchure du rio Negro n’offrirait aucune difficulté, et la pirogue passerait inaperçue au milieu des épaves qui en descendaient incessamment le cours.

Sur la question de suivre l’Amazone jusqu’au confluent de la Madeira, Araujo ne souleva, non plus, aucune objection. C’était aussi son opinion qu’on ne pouvait prendre un meilleur parti. Le cours de la Madeira lui était connu sur un espace de plus de cent milles. Au milieu de ces provinces peu fréquentées, si, par impossible, les poursuites étaient dirigées dans cette direction, on pourrait les déjouer facilement, dût-on s’enfoncer jusqu’au centre de la Bolivie, et, pour peu que Joam Dacosta persistât à vouloir s’expatrier, son embarquement s’opérerait avec moins de danger sur le littoral du Pacifique que sur celui de l’Atlantique.

L’approbation d’Araujo était bien faite pour rassurer les deux jeunes gens. Ils avaient confiance dans le bon sens pratique du pilote, et ce n’était pas sans raison. Quant au dévouement de ce brave homme, à cet égard, pas de doute possible. Il eût certainement risqué sa liberté ou sa vie pour sauver le fazender d’Iquitos.

Araujo s’occupa immédiatement, mais dans le plus grand secret, des préparatifs qui lui incombaient en cette tentative d’évasion. Une forte somme en or lui fut remise par Benito, afin de parer à toutes les éventualités pendant le voyage sur la Madeira. Il fit ensuite préparer la pirogue, en annonçant son intention d’aller à la recherche de Fragoso, qui n’avait pas reparu, et sur le sort duquel tous ses compagnons avaient lieu d’être très inquiets.

Puis, lui-même, il disposa dans l’embarcation des provisions pour plusieurs jours, et, en outre, les cordes et outils que les deux jeunes gens y devaient venir prendre, lorsqu’elle serait arrivée à l’extrémité du canal, à l’heure et à l’endroit convenus.

Ces préparatifs n’éveillèrent pas autrement l’attention du personnel de la jangada. Les deux robustes noirs que le pilote choisit pour pagayeurs ne furent même pas mis dans le secret de la tentative. Cependant on pouvait absolument compter sur eux. Lorsqu’ils apprendraient à quelle œuvre de salut ils allaient coopérer, lorsque Joam Dacosta, libre enfin, serait confié à leurs soins, Araujo savait bien qu’ils étaient gens à tout oser, même à risquer leur vie pour sauver la vie de leur maître.

Dans l’après-midi, tout était prêt pour le départ. Il n’y avait plus qu’à attendre la nuit.

Mais, avant d’agir, Manoel voulut revoir une dernière fois le juge Jarriquez. Peut-être le magistrat aurait-il quelque chose de nouveau à lui apprendre sur le document.

Benito, lui, préféra rester sur la jangada, afin d’y attendre le retour de sa mère et de sa sœur.

Manoel se rendit donc seul à la maison du juge Jarriquez, et il fut reçu immédiatement.

Le magistrat, dans ce cabinet qu’il ne quittait plus, était toujours en proie à la même surexcitation. Le document, froissé par ses doigts impatients, était toujours là, sur sa table, sous ses yeux.

« Monsieur, lui dit Manoel, dont la voix tremblait en formulant cette question, avez-vous reçu de Rio de Janeiro ?…

– Non… répondit le juge Jarriquez, l’ordre n’est pas arrivé… mais d’un moment à l’autre !…

– Et le document ?

– Rien ! s’écria le juge Jarriquez. Tout ce que mon imagination a pu me suggérer… je l’ai essayé… et rien !

– Rien !

– Si, cependant ! j’y ai clairement vu un mot dans ce document… un seul !…

– Et ce mot ? s’écria Manoel. Monsieur… quel est ce mot ?

– Fuir ! »

Manoel, sans répondre, pressa la main que lui tendait le juge Jarriquez, et revint à la jangada pour y attendre le moment d’agir.


Chapitre XVII.
La dernière nuit §

La visite de Yaquita, accompagnée de sa fille, avait été ce qu’elle était toujours, pendant ces quelques heures que les deux époux passaient chaque jour l’un près de l’autre. En présence de ces deux êtres si tendrement aimés, le cœur de Joam Dacosta avait peine à ne pas déborder. Mais le mari, le père, se contenait. C’était lui qui relevait ces deux pauvres femmes, qui leur rendait un peu de cet espoir, dont il lui restait cependant si peu. Toutes deux arrivaient avec l’intention de ranimer le moral du prisonnier. Hélas ! plus que lui, elles avaient besoin d’être soutenues ; mais, en le voyant si ferme, la tête si haute au milieu de tant d’épreuves, elles se reprenaient à espérer.

Ce jour-là encore, Joam leur avait fait entendre d’encourageantes paroles. Cette indomptable énergie, il la puisait non seulement dans le sentiment de son innocence, mais aussi dans la foi en ce Dieu qui a mis une part de sa justice au cœur des hommes. Non ! Joam Dacosta ne pouvait être frappé pour le crime de Tijuco !

Presque jamais, d’ailleurs, il ne parlait du document. Qu’il fût apocryphe ou non, qu’il fût de la main de Torrès ou écrit par l’auteur réel de l’attentat, qu’il contînt ou ne contînt pas la justification tant cherchée, ce n’était pas sur cette douteuse hypothèse que Joam Dacosta prétendait s’appuyer. Non ! il se regardait comme le meilleur argument de sa cause, et c’était à toute sa vie de travail et d’honnêteté qu’il avait voulu donner la tâche de plaider pour lui !

Ce soir-là donc, la mère et la fille, relevées par ces viriles paroles qui les pénétraient jusqu’au plus profond de leur être, s’étaient retirées plus confiantes qu’elles ne l’avaient été depuis l’arrestation. Le prisonnier les avait une dernière fois pressées sur son cœur avec un redoublement de tendresse. Il semblait qu’il eût ce pressentiment que le dénouement de cette affaire, quel qu’il fût, était prochain.

Joam Dacosta, demeuré seul, resta longtemps immobile. Ses bras reposaient sur une petite table et soutenaient sa tête.

Que se passait-il en lui ? Était-il arrivé à cette conviction que la justice humaine, après avoir failli une première fois, prononcerait enfin son acquittement ?

Oui ! il espérait encore ! Avec le rapport du juge Jarriquez établissant son identité, il savait que ce mémoire justificatif, qu’il avait écrit avec tant de conviction, devait être à Rio de Janeiro, entre les mains du chef suprême de la justice.

On le sait, ce mémoire, c’était l’histoire de sa vie depuis son entrée dans les bureaux de l’arrayal diamantin jusqu’au moment où la jangada s’était arrêtée aux portes de Manao.

Joam Dacosta repassait alors en son esprit toute son existence. Il revivait dans son passé, depuis l’époque à laquelle, orphelin, il était arrivé à Tijuco. Là, par son zèle, il s’était élevé dans la hiérarchie des bureaux du gouverneur général, où il avait été admis bien jeune encore. L’avenir lui souriait ; il devait arriver à quelque haute position !… Puis, tout à coup, cette catastrophe : le pillage du convoi de diamants, le massacre des soldats de l’escorte, les soupçons se portant sur lui, comme sur le seul employé qui eût pu divulguer le secret du départ, son arrestation, sa comparution devant le jury, sa condamnation, malgré tous les efforts de son avocat, les dernières heures écoulées dans la cellule des condamnés à mort de la prison de Villa-Rica, son évasion accomplie dans des conditions qui dénotaient un courage surhumain, sa fuite à travers les provinces du Nord, son arrivée à la frontière péruvienne, puis l’accueil qu’avait fait au fugitif, dénué de ressources et mourant de faim, l’hospitalier fazender Magalhaës !

Le prisonnier revoyait tous ces événements, qui avaient si brutalement brisé sa vie ! Et alors, abstrait dans ses pensées, perdu dans ses souvenirs, il n’entendait pas un bruit particulier qui se produisait sur le mur extérieur du vieux couvent, ni les secousses d’une corde accrochée aux barreaux de sa fenêtre, ni le grincement de l’acier mordant le fer, qui eussent attiré l’attention d’un homme moins absorbé.

Non, Joam Dacosta continuait à revivre au milieu des années de sa jeunesse, après son arrivée dans la province péruvienne. Il se revoyait à la fazenda, le commis, puis l’associé du vieux Portugais, travaillant à la prospérité de l’établissement d’Iquitos.

Ah ! pourquoi, dès le début, n’avait-il pas tout dit à son bienfaiteur ! Celui-là n’aurait pas douté de lui ! C’était la seule faute qu’il eût à se reprocher ! Pourquoi n’avait-il pas avoué ni d’où il venait, ni qui il était, – surtout au moment où Magalhaës avait mis dans sa main la main de sa fille, qui n’eût jamais voulu voir en lui l’auteur de cet épouvantable crime !

En ce moment, le bruit, à l’extérieur, fut assez fort pour attirer l’attention du prisonnier.

Joam Dacosta releva un instant la tête. Ses yeux se dirigèrent vers la fenêtre, mais avec ce regard vague qui est comme inconscient, et, un instant après, son front retomba dans ses mains. Sa pensée l’avait encore ramené à Iquitos.

Là, le vieux fazender était mourant. Avant de mourir, il voulait que l’avenir de sa fille fût assuré, que son associé fût l’unique maître de cet établissement, devenu si prospère sous sa direction. Joam Dacosta devait-il parler alors ?… Peut-être !… Il ne l’osa pas !… Il revit cet heureux passé près de Yaquita, la naissance de ses enfants, tout le bonheur de cette existence que troublaient seuls les souvenirs de Tijuco et les remords de n’avoir pas avoué son terrible secret !

L’enchaînement de ces faits se reproduisait ainsi dans le cerveau de Joam Dacosta avec une netteté, une vivacité surprenantes.

Il se retrouvait, maintenant, au moment où le mariage de sa fille Minha avec Manoel allait être décidé ! Pouvait-il laisser s’accomplir cette union sous un faux nom, sans faire connaître à ce jeune homme les mystères de sa vie ? Non !

Aussi s’était-il résolu, sur l’avis du juge Ribeiro, à venir réclamer la révision de son procès, à provoquer la réhabilitation qui lui était due. Il était parti avec tous les siens, et alors venait l’intervention de Torrès, l’odieux marché proposé par ce misérable, le refus indigné du père de livrer sa fille pour sauver son honneur et sa vie, puis la dénonciation, puis l’arrestation !…

En ce moment, la fenêtre, violemment repoussée du dehors, s’ouvrit brusquement.

Joam Dacosta se redressa ; les souvenirs de son passé s’évanouirent comme une ombre.

Benito avait sauté dans la chambre, il était devant son père, et, un instant après, Manoel, franchissant la baie qui avait été dégagée de ses barreaux, apparaissait près de lui.

Joam Dacosta allait jeter un cri de surprise ; Benito ne lui en laissa pas le temps.

« Mon père, dit-il, voici cette fenêtre dont la grille est brisée !… Une corde pend jusqu’au sol !… Une pirogue attend dans le canal, à cent pas d’ici !… Araujo est là pour la conduire loin de Manao, sur l’autre rive de l’Amazone, où vos traces ne pourront être retrouvées !… Mon père, il faut fuir à l’instant !… Le juge lui-même nous en a donné le conseil !

– Il le faut ! ajouta Manoel.

– Fuir ! moi !… Fuir une seconde fois !… Fuir encore !…

Et, les bras croisés, la tête haute, Joam Dacosta recula lentement jusqu’au fond de la chambre.

« Jamais ! » dit-il d’une voix si ferme que Benito et Manoel restèrent interdits.

Les deux jeunes gens ne s’attendaient pas à cette résistance. Jamais ils n’auraient pu penser que les obstacles à cette évasion viendraient du prisonnier lui-même.

Benito s’avança vers son père, et, le regardant bien en face, il lui prit les deux mains, non pour l’entraîner, mais pour qu’il l’entendît et se laissât convaincre.

« Jamais, avez-vous dit, mon père ?

Jamais.

– Mon père, dit alors Manoel, – moi aussi j’ai le droit de vous donner ce nom –, mon père, écoutez-nous ! Si nous vous disons qu’il faut fuir sans perdre un seul instant, c’est que, si vous restiez, vous seriez coupable envers les autres, envers vous-même !

– Rester, reprit Benito, c’est attendre la mort, mon père ! L’ordre d’exécution peut arriver d’un moment à l’autre ! Si vous croyez que la justice des hommes reviendra sur un jugement inique, si vous pensez qu’elle réhabilitera celui qu’elle a condamné il y a vingt ans, vous vous trompez ! Il n’y a plus d’espoir ! Il faut fuir !… Fuyez ! »

Par un mouvement irrésistible, Benito avait saisi son père, et il l’entraîna vers la fenêtre.

Joam Dacosta se dégagea de l’étreinte de son fils, et recula une seconde fois.

« Fuir ! répondit-il, du ton d’un homme dont la résolution est inébranlable, mais c’est me déshonorer et vous déshonorer avec moi ! Ce serait comme un aveu de ma culpabilité ! Puisque je suis librement venu me remettre à la disposition des juges de mon pays, je dois attendre leur décision, quelle qu’elle soit, et je l’attendrai !

– Mais les présomptions sur lesquelles vous vous appuyez ne peuvent suffire, reprit Manoel, et la preuve matérielle de votre innocence nous manque jusqu’ici ! Si nous vous répétons qu’il faut fuir, c’est que le juge Jarriquez lui-même nous l’a dit ! Vous n’avez plus maintenant que cette chance d’échapper à la mort !

– Je mourrai donc ! répondit Joam Dacosta d’une voix, calme. Je mourrai en protestant contre le jugement qui me condamne ! Une première fois, quelques heures avant l’exécution, j’ai fui ! Oui ! j’étais jeune alors, j’avais toute une vie devant moi pour combattre l’injustice des hommes ! Mais me sauver maintenant, recommencer cette misérable existence d’un coupable qui se cache sous un faux nom, dont tous les efforts sont employés à dépister les poursuites de la police ; reprendre cette vie d’anxiété que j’ai menée depuis vingt-trois ans, en vous obligeant à la partager avec moi ; attendre chaque jour une dénonciation qui arriverait tôt ou tard, et une demande d’extradition qui viendrait m’atteindre jusqu’en pays étranger ! est-ce que ce serait vivre ! Non ! jamais !

– Mon père, reprit Benito, dont la tête menaçait de s’égarer devant cette obstination, vous fuirez ! Je le veux !… » Et il avait saisi Joam Dacosta, et il cherchait, par force, à l’entraîner vers la fenêtre. « Non !… non !…

Vous voulez donc me rendre fou !

Mon fils, s’écria Joam Dacosta, laisse-moi !… Une fois déjà, je me suis échappé de la prison de Villa-Rica, et l’on a dû croire que je fuyais une condamnation justement méritée ! Oui ! on a dû le croire ! Eh bien, pour l’honneur du nom que vous portez, je ne recommencerai pas ! »

Benito était tombé aux genoux de son père ! Il lui tendait les mains… Il le suppliait…

« Mais cet ordre, mon père, répétait-il, cet ordre peut arriver aujourd’hui… À l’instant… et il contiendra la sentence de mort !

L’ordre serait arrivé, que ma détermination ne changerait pas ! Non, mon fils ! Joam Dacosta coupable pourrait fuir ! Joam Dacosta innocent ne fuira pas ! »

La scène qui suivit ces paroles fut déchirante. Benito luttait contre son père. Manoel, éperdu, se tenait près de la fenêtre, prêt à enlever le prisonnier, lorsque la porte de la cellule s’ouvrit.

Sur le seuil apparut le chef de police, accompagné du gardien-chef de la prison et de quelques soldats.

Le chef de police comprit qu’une tentative d’évasion venait d’être faite, mais il comprit aussi à l’attitude du prisonnier que c’était lui qui n’avait pas voulu fuir ! Il ne dit rien. La plus profonde pitié se peignit sur sa figure. Sans doute, lui aussi, comme le juge Jarriquez, il aurait voulu que Joam Dacosta se fût échappé de cette prison ?

Il était trop tard !

Le chef de police, qui tenait un papier à la main, s’avança vers le prisonnier.

« Avant tout, lui dit Joam Dacosta, laissez-moi vous affirmer, monsieur, qu’il n’a tenu qu’à moi de fuir, mais que je ne l’ai pas voulu ! »

Le chef de police baissa un instant la tête ; puis d’une voix qu’il essayait en vain de raffermir : « Joam Dacosta, dit-il, l’ordre vient d’arriver à l’instant du chef suprême de la justice de Rio de Janeiro.

Ah ! mon père ! s’écrièrent Manoel et Benito.

Cet ordre, demanda Joam Dacosta, qui venait de croiser les bras sur sa poitrine, cet ordre porte l’exécution de la sentence ?

– Oui !

– Et ce sera ?…

– Pour demain ! »

Benito s’était jeté sur son père. Il voulait encore une fois l’entraîner hors de cette cellule… Il fallut que des soldats vinssent arracher le prisonnier à cette dernière étreinte.

Puis, sur un signe du chef de police, Benito et Manoel furent emmenés au-dehors. Il fallait mettre un terme à cette lamentable scène, qui avait déjà trop duré.

« Monsieur, dit alors le condamné, demain matin, avant l’heure de l’exécution, pourrai-je passer quelques instants avec le padre Passanha que je vous prie de faire prévenir ?

Il sera prévenu.

– Me sera-t-il permis de voir ma famille, d’embrasser une dernière fois ma femme et mes enfants ?

– Vous les verrez.

– Je vous remercie, monsieur, répondit Joam Dacosta. Et maintenant, faites garder cette fenêtre ! Il ne faut pas qu’on m’arrache d’ici malgré moi ! »

Cela dit, le chef de police, après s’être incliné, se retira avec le gardien et les soldats. Le condamné, qui n’avait plus maintenant que quelques heures à vivre, resta seul.


Chapitre XVIII.
Fragoso §

Ainsi donc l’ordre était arrivé, et, comme le juge Jarriquez le prévoyait, c’était un ordre qui portait exécution immédiate de la sentence prononcée contre Joam Dacosta. Aucune preuve n’avait pu être produite. La justice devait avoir son cours.

C’était le lendemain même, 31 août, à neuf heures du matin, que le condamné devait périr par le gibet.

La peine de mort, au Brésil, est le plus généralement commuée, à moins qu’il s’agisse de l’appliquer aux noirs ; mais, cette fois, elle allait frapper un blanc.

Telles sont les dispositions pénales en matière de crimes relatifs à l’arrayal diamantin, pour lesquels, dans un intérêt public, la loi n’a voulu admettre aucun recours en grâce.

Rien ne pouvait donc plus sauver Joam Dacosta. C’était non seulement la vie, mais l’honneur qu’il allait perdre.

Or, ce 31 août, dès le matin, un homme accourait vers Manao de toute la vitesse de son cheval, et telle avait été la rapidité de sa course, qu’à un demi-mille de la ville la courageuse bête tombait, incapable de se porter plus avant.

Le cavalier n’essaya même pas de relever sa monture. Évidemment il lui avait demandé et il avait obtenu d’elle plus que le possible, et, malgré l’état d’épuisement où il se trouvait lui-même, il s’élança dans la direction de la ville.

Cet homme venait des provinces de l’est en suivant la rive gauche du fleuve. Toutes ses économies avaient été employées à l’achat de ce cheval, qui, plus rapide que ne l’eût été une pirogue obligée de remonter le courant de l’Amazone, venait de le ramener à Manao.

C’était Fragoso.

Un homme accourait vers Manao.

Le courageux garçon avait-il donc réussi dans cette entreprise dont il n’avait parlé à personne ? Avait-il retrouvé la milice à laquelle appartenait Torrès ? Avait-il découvert quelque secret qui pouvait encore sauver Joam Dacosta ?

Il ne savait pas au juste ; mais, en tout cas, il avait une extrême hâte de communiquer au juge Jarriquez ce qu’il venait d’apprendre pendant cette courte excursion.

Voici ce qui s’était passé :

Fragoso ne s’était point trompé, lorsqu’il avait reconnu en Torrès un des capitaines de cette milice qui opérait dans les provinces riveraines de la Madeira.

Il partit donc, et, en arrivant à l’embouchure de cet affluent, il apprit que le chef de ces « capitaës do mato » se trouvait alors aux environs.

Fragoso, sans perdre une heure, se mit à sa recherche, et, non sans peine, il parvint à le rejoindre.

Aux questions que Fragoso lui posa, le chef de la milice n’hésita pas à répondre. À propos de la demande très simple qui lui fut faite, il n’avait, d’ailleurs, aucun intérêt à se taire.

Et, en effet les trois seules questions que lui adressa Fragoso furent celles-ci :

« Le capitaine des bois Torrès n’appartenait-il pas, il y a quelques mois, à votre milice ?

Oui.

À cette époque, n’avait-il pas pour camarade intime un de vos compagnons qui est mort récemment ?

– En effet.

– Et cet homme se nommait ?…

– Ortega. »

Voilà tout ce qu’avait appris Fragoso. Ces renseignements étaient-ils de nature à modifier la situation de Joam Dacosta ? Ce n’était vraiment pas supposable.

Fragoso, le comprenant bien, insista donc près du chef de la milice pour savoir s’il connaissait cet Ortega, s’il pouvait lui apprendre d’où il venait, et lui donner quelques renseignements sur son passé. Cela ne laissait pas d’avoir une véritable importance, puisque cet Ortega, au dire de Torrès, était le véritable auteur du crime de Tijuco.

Mais, malheureusement, le chef de la milice ne put donner aucun renseignement à cet égard.

Ce qui était certain, c’est que cet Ortega appartenait depuis bien des années à la milice ; qu’une étroite camaraderie s’était nouée entre Torrès et lui, qu’on les voyait toujours ensemble, et que Torrès le veillait à son chevet lorsqu’il rendit le dernier soupir.

Voilà tout ce que savait à ce sujet le chef de la milice, et il ne pouvait en dire davantage.

Fragoso dut donc se contenter de ces insignifiants détails, et il repartit aussitôt.

Mais, si le dévoué garçon n’apportait pas la preuve que cet Ortega fût l’auteur du crime de Tijuco, de la démarche qu’il venait de faire il résultait du moins ceci : c’est que Torrès avait dit la vérité, lorsqu’il affirmait qu’un de ses camarades de la milice était mort, et qu’il l’avait assisté à ses derniers moments.

Quant à cette hypothèse qu’Ortega lui eût remis le document en question, elle devenait maintenant très admissible. Rien de plus probable aussi que ce document eût rapport à l’attentat, dont Ortega était réellement l’auteur, et qu’il renfermait l’aveu de sa culpabilité, accompagné de circonstances qui ne permettraient pas de la mettre en doute.

Ainsi donc, si ce document avait pu être lu, si la clef en avait été trouvée, si le chiffre sur lequel reposait son système avait été connu, nul doute que la vérité se fût enfin fait jour !

Mais ce chiffre, Fragoso ne le savait pas ! Quelques présomptions de plus, la quasi-certitude que l’aventurier n’avait rien inventé, certaines circonstances tendant à prouver que le secret de cette affaire était renfermé dans le document, voilà tout ce que le brave garçon rapportait de sa visite au chef de cette milice à laquelle avait appartenu Torrès.

Et pourtant, si peu que ce fût, il avait hâte de tout conter au juge Jarriquez. Il savait qu’il n’y avait pas une heure à perdre, et voilà pourquoi, ce matin-là, vers huit heures, il arrivait, brisé de fatigue, à un demi-mille de Manao.

Cette distance qui le séparait encore de la ville, Fragoso la franchit en quelques minutes. Une sorte de pressentiment irrésistible le poussait en avant, et il en était presque arrivé à croire que le salut de Joam Dacosta se trouvait maintenant entre ses mains.

Soudain Fragoso s’arrêta, comme si ses pieds eussent irrésistiblement pris racine dans le sol.

Il se trouvait à l’entrée de la petite place, sur laquelle s’ouvrait une des portes de la ville.

Là, au milieu d’une foule déjà compacte, la dominant d’une vingtaine de pieds, se dressait le poteau du gibet, auquel pendait une corde.

Fragoso sentit ses dernières forces l’abandonner. Il tomba. Ses yeux s’étaient involontairement fermés. Il ne voulait pas voir, et ces mots s’échappèrent de ses lèvres :

« Trop tard ! trop tard !… »

Mais, par un effort surhumain, il se releva. Non ! il n’était pas trop tard ! Le corps de Joam Dacosta ne se balançait pas au bout de cette corde !

« Le juge Jarriquez ! le juge Jarriquez ! » cria Fragoso.

Et, haletant, éperdu, il se jetait vers la porte de la ville, il remontait la principale rue de Manao, et tombait, à demi mort, sur le seuil de la maison du magistrat.

La porte était fermée. Fragoso eut encore la force de frapper à cette porte.

Un des serviteurs du magistrat vint ouvrir. Son maître ne voulait recevoir personne.

Malgré cette défense, Fragoso, repoussa l’homme qui lui défendait l’entrée de la maison, et d’un bond il s’élança jusqu’au cabinet du juge.

« Je reviens de la province où Torrès a fait son métier de capitaine des bois ! s’écria-t-il. Monsieur le juge, Torrès a dit vrai !… Suspendez… suspendez l’exécution !

Vous avez retrouvé cette milice ? Oui ! Et vous me rapportez le chiffre du document ?… »

Fragoso ne répondit pas.

« Alors, laissez-moi ! laissez-moi ! » s’écria le juge Jarriquez, qui, en proie à un véritable accès de rage, saisit le document pour l’anéantir. Fragoso lui prit les mains et l’arrêta. « La vérité est là ! dit-il.

– Je le sais, répondit le juge Jarriquez ; mais qu’est-ce qu’une vérité qui ne peut se faire jour !

– Elle apparaîtra !… il le faut !… il le faut !

– Encore une fois, avez-vous le chiffre ?…

– Non ! répondit Fragoso, mais, je vous le répète, Torrès n’a pas menti !… Un de ses compagnons avec lequel il était étroitement lié est mort, il y a quelques mois, et il n’est pas douteux que cet homme lui ait remis le document qu’il venait vendre à Joam Dacosta !

– Non ! répondit le juge Jarriquez, non !… cela n’est pas douteux… pour nous, mais cela n’a pas paru certain pour ceux qui disposent de la vie du condamné !… Laissez-moi ! »

Fragoso, repoussé, ne voulait pas quitter la place. À son tour, il se traînait aux pieds du magistrat. « Joam Dacosta est innocent ! s’écria-t-il. Vous ne pouvez le laisser mourir ! Ce n’est pas lui qui a commis le crime de Tijuco ! C’est le compagnon de Torrès, l’auteur du document ! C’est Ortega !… »

À ce nom, le juge Jarriquez bondit. Puis, lorsqu’une sorte de calme eut succédé dans son esprit à la tempête qui s’y déchaînait, il retira le document de sa main crispée, il l’étendit sur sa table, il s’assit, et passant la main sur ses yeux :

« Ce nom !… dit-il… Ortega !… Essayons ! »

Et le voilà, procédant avec ce nouveau nom, rapporté par Fragoso, comme il avait déjà fait avec les autres noms propres vainement essayés par lui. Après l’avoir disposé au-dessus des six premières lettres du paragraphe, il obtint la formule suivante :

O r t e g a

P h y j s l

« Rien ! dit-il, cela ne donne rien ! »

Et, en effet, l’h placée sur l’r ne pouvait s’exprimer par un chiffre, puisque dans l’ordre alphabétique, cette lettre occupe un rang antérieur à celui de la lettre r.

Le p, l’y, le j, disposés sous les lettres o, t, e, seuls se chiffraient par 1, 4, 5.

Quant à l’s et à l’l placés à la fin de ce mot, l’intervalle qui les sépare du g et de l’a étant de douze lettres, impossible de les exprimer par un seul chiffre. Donc, ils ne correspondaient ni au g ni à l’a.

En ce moment, des cris terrifiants s’élevèrent dans la rue, des cris de désespoir.

Fragoso se précipita à l’une des fenêtres qu’il ouvrit, avant que le magistrat n’eût pu l’en empêcher.

La foule encombrait la rue. L’heure était venue à laquelle le condamné allait sortir de la prison, et un reflux de cette foule s’opérait dans la direction de la place où se dressait le gibet.

Le juge Jarriquez, effrayant à voir, tant son regard était fixe, dévorait les lignes du document.

« Les dernières lettres ! murmura-t-il. Essayons encore les dernières lettres ! »

C’était le suprême espoir.

Et alors, d’une main, dont le tremblement l’empêchait presque d’écrire, il disposa le nom d’Ortega au-dessus des six dernières lettres du paragraphe, ainsi qu’il venait de faire pour les six premières.

Un premier cri lui échappa. Il avait vu, tout d’abord, que ces six dernières lettres étaient inférieures dans l’ordre alphabétique à celles qui composaient le nom d’Ortega, et que, par conséquent, elles pourraient toutes se chiffrer et composer un nombre.

Et, en effet, lorsqu’il eut réduit la formule, en remontant de la lettre inférieure du document à la lettre supérieure du mot, il obtint :

O r t e g a 4 3 2 5 1 3 S u v j h d

Le nombre, ainsi composé, était 432513.

Mais ce nombre était-il enfin celui qui avait présidé à la formation du document ? Ne serait-il pas aussi faux que ceux qui avaient été précédemment essayés ?

En cet instant, les cris redoublèrent, des cris de pitié qui trahissaient la sympathique émotion de toute cette foule. Quelques minutes encore, c’était tout ce qui restait à vivre au condamné !

Fragoso, fou de douleur, s’élança hors de la chambre !… Il voulait revoir une dernière fois son bienfaiteur, qui allait mourir !… Il voulait se jeter au-devant du funèbre cortège, l’arrêter en criant : « Ne tuez pas ce juste ! Ne le tuez pas !… »

Mais déjà le juge Jarriquez avait disposé le nombre obtenu au-dessus des premières lettres du paragraphe, en le répétant autant de fois qu’il était nécessaire, comme suit :

432513432513432513432513

Phyjslyddqfdzxgasgzzqqeh

Puis, reconstituant les lettres vraies en remontant dans l’ordre alphabétique, il lut :

Le véritable auteur du vol de…

Un hurlement de joie lui échappa ! Ce nombre, 432513, c’était le nombre tant cherché ! Le nom d’Ortega lui avait permis de le refaire ! Il tenait enfin la clef du document, qui allait incontestablement démontrer l’innocence de Joam Dacosta, et, sans en lire davantage, il se précipita hors de son cabinet, puis dans la rue, criant :

« Arrêtez ! Arrêtez ! »

Fendre la foule qui s’ouvrit devant ses pas, courir à la prison, que le condamné quittait à ce moment, pendant que sa femme, ses enfants, s’attachaient à lui avec la violence du désespoir, ce ne fut que l’affaire d’un instant pour le juge Jarriquez.

Arrivé devant Joam Dacosta, il ne pouvait plus parler, mais sa main agitait le document, et, enfin, ce mot s’échappait de ses lèvres :

« Innocent ! innocent ! »


Chapitre XIX.
Le crime de Tijuco §

À l’arrivée du juge, tout le funèbre cortège s’était arrêté.

Un immense écho avait répété après lui et répétait encore ce cri qui s’échappait de toutes les poitrines :

« Innocent ! innocent ! »

Puis, un silence complet s’établit.

On ne voulait pas perdre une seule des paroles qui allaient être prononcées.

Le juge Jarriquez s’était assis sur un banc de pierre, et là, pendant que Minha, Benito, Manoel, Fragoso l’entouraient, tandis que Joam Dacosta retenait Yaquita sur son cœur, il reconstituait tout d’abord le dernier paragraphe du document au moyen du nombre, et, à mesure que les mots se dégageaient nettement sous le chiffre qui substituait la véritable lettre à la lettre cryptologique, il les séparait, il les ponctuait, il lisait à haute voix.

Et voici ce qu’il lut au milieu de ce profond silence :

Le véritable auteur du vol des diamants et de

43 251343251 343251 34 325 134 32513432 51 34

Ph yjslyddqf dzxgas gz zqq ehx gkfndrxu ju gi l’assassinat des soldats qui escortaient le convoi,

32513432513 432 5134325 134 32513432513 43 251343

ocytdxvksbx hhu ypohdvy rym huhpuydkjox ph etozsl commis dans la nuit du vingt-deux janvier mil huit

251343 2513 43 2513 43 251343251 3432513 432 5134

etnpmv ffov pd pajx hy ynojyggay meqynfu qln mvly cent vingt-six, n’est donc pas Joam Dacosta, injustement

3251 34325134 3251 3432 513 4325 1343251 34325134325

fgsu zmqiztlb qgyu gsqe ubv nrcr edgruzb lrmxyuhqhpz condamné à mort ; c’est moi, le misérable employé de

13432513 4 3251 3432 513 43 251343251 3432513 43

drrgcroh e pqxu fivv rpl ph onthvddqf hqsntzh hh
l’administration du district diamantin ; oui, moi seul
,

251343251343251 34 32513432 513432513 432 513 4325

nfepmqkyuuexto gz gkyuumfv ijdqdpzjq syk rpl xhxq

qui signe de mon vrai nom, Ortega.

134 32513 43 251 3432 513 432513

rym vkloh hh oto zvdk spp suvjhd.

Cette lecture n’avait pu être achevée, sans que d’interminables hurrahs se fussent élevés dans l’air.

Quoi de plus concluant, en effet, que ce dernier paragraphe qui résumait le document tout entier, qui proclamait si absolument l’innocence du fazender d’Iquitos, qui arrachait au gibet cette victime d’une effroyable erreur judiciaire !

Joam Dacosta, entouré de sa femme, de ses enfants, de ses amis, ne pouvait suffire à presser les mains qui se tendaient vers lui. Quelle que fût l’énergie de son caractère, la réaction se faisait, des larmes de joie s’échappaient de ses yeux, et en même temps son cœur reconnaissant s’élevait vers cette Providence qui venait de le sauver si miraculeusement, au moment, où il allait subir la dernière expiation, vers ce Dieu qui n’avait pas voulu laisser s’accomplir ce pire des crimes, la mort d’un juste !

Oui ! la justification de Joam Dacosta ne pouvait plus soulever aucun doute ! Le véritable auteur de l’attentat de Tijuco avouait lui-même son crime, et il dénonçait toutes les circonstances dans lesquelles il s’était accompli ! En effet, le juge Jarriquez, au moyen du nombre, venait de reconstituer toute la notice cryptogrammatique.

Or, voici ce qu’avouait Ortega.

Ce misérable était le collègue de Joam Dacosta, employé comme lui, à Tijuco, dans les bureaux du gouverneur de l’arrayal diamantin. Le jeune commis, désigné pour accompagner le convoi à Rio de Janeiro, ce fut lui. Ne reculant pas à cette horrible idée de s’enrichir par l’assassinat et le vol, il avait indiqué aux contrebandiers le jour exact où le convoi devait quitter Tijuco.

Pendant l’attaque des malfaiteurs qui attendaient le convoi au-delà de Villa-Rica, il feignit de se défendre avec les soldats de l’escorte ; puis, s’étant jeté parmi les morts, il fut emporté par ses complices, et c’est ainsi que le soldat, qui survécut seul à ce massacre, put affirmer qu’Ortega avait péri dans la lutte.

Mais le vol ne devait pas profiter au criminel, et, peu de temps après, il était dépouillé à son tour par ceux qui l’avaient aidé à commettre le crime.

Resté sans ressources, ne pouvant plus rentrer à Tijuco, Ortega s’enfuit dans les provinces du nord du Brésil, vers ces districts du Haut-Amazone où se trouvait la milice des « capitaës do mato ». Il fallait vivre. Ortega se fit admettre dans cette peu honorable troupe. Là, on ne demandait ni qui on était, ni d’où l’on venait. Ortega se fit donc capitaine des bois, et, pendant de longues années, il exerça ce métier de chasseur d’hommes.

Sur ces entrefaites, Torrès, l’aventurier, dépourvu de tout moyen d’existence, devint son compagnon. Ortega et lui se lièrent intimement. Mais, ainsi que l’avait dit Torrès, le remords vint peu à peu troubler la vie du misérable. Le souvenir de son crime lui fit horreur. Il savait qu’un autre avait été condamné à sa place ! Il savait que cet autre, c’était son collègue Joam Dacosta ! Il savait enfin que, si cet innocent avait pu échapper au dernier supplice, il ne cessait pas d’être sous le coup d’une condamnation capitale !

Or, le hasard fit que, pendant une expédition de la milice, entreprise, il y avait quelques mois, au-delà de la frontière péruvienne, Ortega arriva aux environs d’Iquitos, et que là, dans Joam Garral, qui ne le reconnut pas, il retrouva Joam Dacosta.

Ce fut alors qu’il résolut de réparer, en la mesure du possible, l’injustice dont son ancien collègue était victime. Il consigna dans un document tous les faits relatifs à l’attentat de Tijuco ; mais il le fit sous la forme mystérieuse que l’on sait, son intention étant de le faire parvenir au fazender d’Iquitos avec le chiffre qui permettait de le lire.

La mort n’allait pas le laisser achever cette œuvre de réparation. Blessé grièvement dans une rencontre avec les noirs de la Madeira, Ortega se sentit perdu. Son camarade Torrès était alors près de lui. Il crut pouvoir confier à cet ami le secret qui avait si lourdement pesé sur toute son existence. Il lui remit le document écrit tout entier de sa main, en lui faisant jurer de le faire parvenir à Joam Dacosta, dont il lui donna le nom et l’adresse, et de ses lèvres s’échappa, avec son dernier soupir, ce nombre 432513, sans lequel le document devait rester absolument indéchiffrable.

Ortega mort, on sait comment l’indigne Torrès s’acquitta de sa mission, comment il résolut d’utiliser à son profit le secret dont il était possesseur, comment il tenta d’en faire l’objet d’un odieux chantage.

Torrès devait violemment périr avant d’avoir accompli son œuvre, et emporter son secret avec lui. Mais ce nom d’Ortega, rapporté par Fragoso, et qui était comme la signature du document, ce nom avait enfin permis de le reconstituer, grâce à la sagacité du juge Jarriquez.

Oui ! c’était là la preuve matérielle tant cherchée, c’était l’incontestable témoignage de l’innocence de Joam Dacosta, rendu à la vie, rendu à l’honneur !

Les hurrahs redoublèrent lorsque le digne magistrat eut, à haute voix et pour l’édification de tous, tiré du document cette terrible histoire.

Et, dès ce moment, le juge Jarriquez, possesseur de l’indubitable preuve, d’accord avec le chef de la police, ne voulut pas que Joam Dacosta, en attendant les nouvelles instructions qui allaient être demandées à Rio de Janeiro, eût d’autre prison que sa propre demeure.

Cela ne pouvait faire difficulté, et ce fut au milieu du concours de la population de Manao que Joam Dacosta, accompagné de tous les siens, se vit porté plutôt que conduit jusqu’à la maison du magistrat comme un triomphateur.

En ce moment, l’honnête fazender d’Iquitos était bien payé de tout ce qu’il avait souffert pendant de si longues années d’exil, et, s’il en était heureux, pour sa famille plus encore que pour lui, il était non moins fier pour son pays que cette suprême injustice n’eût pas été définitivement consommée !

Et, dans tout cela, que devenait Fragoso ?

Eh bien ! l’aimable garçon était couvert de caresses ! Benito, Manoel, Minha l’en accablaient, et Lina ne les lui épargnait pas ! Il ne savait à qui entendre, et il se défendait de son mieux ! Il n’en méritait pas tant ! Le hasard seul avait tout fait ! Lui devait-on même un remerciement, parce qu’il avait reconnu en Torrès un capitaine des bois ? Non, assurément. Quant à l’idée qu’il avait eue d’aller rechercher la milice à laquelle Torrès avait appartenu, il ne semblait pas qu’elle pût améliorer la situation, et, quant à ce nom d’Ortega, il n’en connaissait même pas la valeur !

Brave Fragoso ! Qu’il le voulût ou non, il n’en avait pas moins sauvé Joam Dacosta !

Mais, en cela, quelle étonnante succession d’événements divers, qui avaient tous tendu au même but : la délivrance de Fragoso, au moment où il allait mourir d’épuisement dans la forêt d’Iquitos, l’accueil hospitalier qu’il avait reçu à la fazenda, la rencontre de Torrès à la frontière brésilienne, son embarquement sur la jangada, et, enfin, cette circonstance que Fragoso l’avait déjà vu quelque part !

« Eh bien, oui ! finit par s’écrier Fragoso, mais ce n’est pas à moi qu’il faut rapporter tout ce bonheur, c’est à Lina !

À moi ! répondit la jeune mulâtresse.

Eh, sans doute ! sans la liane, sans l’idée de la liane, est-ce que j’aurais jamais pu faire tant d’heureux ! »

Si Fragoso et Lina furent fêtés, choyés par toute cette honnête famille, par les nouveaux amis que tant d’épreuves leur avaient faits à Manao, il est inutile d’y insister.

Mais le juge Jarriquez, n’avait-il pas sa part, lui aussi, dans cette réhabilitation de l’innocent ? Si, malgré toute la finesse de ses talents d’analyste, il n’avait pu lire ce document, absolument indéchiffrable pour quiconque n’en possédait pas la clef, n’avait-il pas du moins reconnu sur quel système cryptographique il reposait ? Sans lui, qui aurait pu, avec ce nom seul d’Ortega, reconstituer le nombre que l’auteur du crime et Torrès, morts tous les deux, étaient seuls à connaître ?

Aussi les remerciements ne lui manquèrent-ils pas !

Il va sans dire que, le jour même, partait pour Rio de Janeiro un rapport détaillé sur toute cette affaire, auquel était joint le document original, avec le chiffre qui permettait de le lire. Il fallait attendre que de nouvelles instructions fussent envoyées du ministère au juge de droit, et nul doute qu’elles n’ordonnassent l’élargissement immédiat du prisonnier.

C’était quelques jours à passer encore à Manao ; puis, Joam Dacosta et les siens, libres de toute contrainte, dégagés de toute inquiétude, prendraient congé de leur hôte, se rembarqueraient, et continueraient à descendre l’Amazone jusqu’au Para, où le voyage devait se terminer par la double union de Minha et de Manoel, de Lina et de Fragoso, conformément au programme arrêté avant le départ.

Quatre jours après, le 4 septembre, arrivait l’ordre de mise en liberté. Le document avait été reconnu authentique. L’écriture en était bien celle de cet Ortega, l’ancien employé du district diamantin, et il n’était pas douteux que l’aveu de son crime, avec les plus minutieux détails qu’il en donnait, n’eût été entièrement écrit de sa main.

L’innocence du condamné de Villa-Rica était enfin admise. La réhabilitation de Joam Dacosta était judiciairement reconnue.

Le jour même, le juge Jarriquez dînait avec la famille à bord de la jangada, et, le soir venu, toutes les mains pressaient les siennes. Ce furent de touchants adieux ; mais ils comportaient l’engagement de se revoir à Manao, au retour, et, plus tard, à la fazenda d’Iquitos.

Le lendemain matin, 5 septembre, au lever du soleil, le signal du départ fut donné. Joam Dacosta, Yaquita, leur fille, leurs fils, tous étaient sur le pont de l’énorme train. La jangada, démarrée, commença à prendre le fil du courant, et, lorsqu’elle disparut au tournant du rio Negro, les hurrahs de toute la population, pressée sur la rive, retentissaient encore.


Chapitre XX.
Le bas-Amazone §

Que dire maintenant de cette seconde partie du voyage qui allait s’accomplir sur le cours du grand fleuve ? Ce ne fut qu’une suite de jours heureux pour l’honnête famille. Joam Dacosta revivait d’une vie nouvelle, qui rayonnait sur tous les siens.

La jangada dériva plus rapidement alors sur ces eaux encore gonflées par la crue. Elle laissa sur la gauche le petit village de Don Jose de Maturi, et, sur la droite, l’embouchure de cette Madeira, qui doit son nom à la flottille d’épaves végétales, à ces trains de troncs dénudés ou verdoyants qu’elle apporte du fond de la Bolivie. Elle passa au milieu de l’archipel Caniny, dont les îlots sont de véritables caisses à palmiers, devant le hameau de Serpa, qui, successivement transporté d’une rive à l’autre, a définitivement assis sur la gauche du fleuve ses maisonnettes, dont le seuil repose sur le tapis jaune de la grève. Le village de Silves, bâti sur la gauche de l’Amazone, la bourgade de Villa-Bella, qui est le grand marché de guarana de toute la province, restèrent bientôt en arrière du long train de bois. Ainsi fut-il du village de Faro et de sa célèbre rivière de Nhamundas, sur laquelle, en 1539, Orellana prétendit avoir été attaqué par des femmes guerrières qu’on n’a jamais revues depuis cette époque, légende qui a suffi pour justifier le nom immortel du fleuve des Amazones.

Là finit la vaste province du Rio Negro. Là commence la juridiction du Para, et, ce jour même, 22 septembre, la famille, émerveillée des magnificences d’une vallée sans égale, entrait dans cette portion de l’empire brésilien, qui n’a d’autre borne à l’est que l’Atlantique.

« Que cela est magnifique ! disait sans cesse la jeune fille.

– Que c’est long ! murmurait Manoel.

– Que c’est beau ! répétait Lina.

– Quand serons-nous donc arrivés ! » murmurait Fragoso.

Le moyen de s’entendre, s’il vous plaît, en un tel désaccord de points de vue ! Mais, enfin, le temps s’écoulait gaiement, et Benito, ni patient, ni impatient, lui, avait recouvré toute sa bonne humeur d’autrefois.

Bientôt la jangada se glissa entre d’interminables plantations de cacaotiers d’un vert sombre, sur lequel tranchait le jaune des chaumes ou le rouge des tuiles, qui coiffaient les buttes des exploitants des deux rives, depuis Obidos jusqu’à la bourgade de Monte-Alegre.

Puis s’ouvrit l’embouchure du rio Trombetas, baignant de ses eaux noires les maisons d’Obidos, une vraie petite ville et même une « citade », avec de larges rues bordées de jolies habitations, important entrepôt du produit des cacaotiers, qui ne se trouve plus qu’à cent quatre-vingts grands milles de Bélem.

On vit alors le confluent de Tapajoz, aux eaux d’un Vert gris, descendues du sud-ouest ; puis Santarem, riche bourgade, où l’on ne compte pas moins de cinq mille habitants, Indiens pour la plupart, et dont les premières maisons reposaient sur de vastes grèves de sable blanc.

Depuis son départ de Manao, la jangada ne s’arrêtait plus en descendant le cours moins encombré de l’Amazone. Elle dérivait jour et nuit sous l’œil vigilant de son adroit pilote. Plus de haltes, ni pour l’agrément des passagers, ni pour les besoins du commerce. On allait toujours, et le but approchait rapidement.

À partir d’Alemquer, située sur la rive gauche, un nouvel horizon se dessina aux regards. Au lieu des rideaux de forêts qui l’avaient fermé jusqu’alors, ce furent, au premier plan, des collines, dont l’œil pouvait suivre les molles ondulations, et, en arrière, la cime indécise de véritables montagnes, se dentelant sur le fond lointain du ciel.

Ni Yaquita, ni sa fille, ni Lina, ni la vieille Cybèle n’avaient encore rien vu de pareil.

Mais, dans cette juridiction du Para, Manoel était chez lui. Il pouvait donner un nom à cette double chaîne, qui rétrécissait peu à peu la vallée du grand fleuve.

« À droite, dit-il, c’est la sierra de Paruacarta, qui s’arrondit en demi-cercle vers le sud ! À gauche, c’est la sierra de Curuva, dont nous aurons bientôt dépassé les derniers contreforts !

– Alors on approche ? répétait Fragoso.

– On approche ! » répondait Manoel.

Et les deux fiancés se comprenaient sans doute, car un même petit hochement de tête, on ne peut plus significatif, accompagnait la demande et la réponse.

Enfin, malgré les marées qui, depuis Obidos, commençaient à se faire sentir et retardaient quelque peu la dérive de la jangada, la bourgade de Monte-Alegre fut dépassée, puis celle de Praynha de Onteiro, puis l’embouchure du Xingu, fréquentée par ces Indiens Yurumas, dont la principale industrie consiste à préparer les têtes de leurs ennemis pour les cabinets d’histoire naturelle.

Sur quelle largeur superbe se développait alors l’Amazone, et comme on pressentait déjà que ce roi des fleuves allait bientôt s’évaser comme une mer ! Des herbes, hautes de huit à dix pieds, hérissaient ses plages, en les bordant d’une forêt de roseaux. Porto de Mos, Boa-Vista, Gurupa dont la prospérité est en décroissance, ne furent bientôt plus que des points laissés en arrière.

Là, le fleuve se divisait en deux bras importants qu’il tendait vers l’Atlantique : l’un courait au nord-est, l’autre s’enfonçait vers l’est, et, entre eux, se développait la grande île de Marajo. C’est toute une province que cette île. Elle ne mesure pas moins de cent quatre-vingts lieues de tour. Diversement coupée de marais et de rios, toute en savanes à l’est, toute en forêts à l’ouest, elle offre de véritables avantages pour l’élevage des bestiaux qu’elle compte par milliers.

Cet immense barrage de Marajo est l’obstacle naturel qui a forcé l’Amazone à se dédoubler avant d’aller précipiter ses torrents d’eaux à la mer. À suivre le bras supérieur, la jangada, après avoir dépassé les îles Caviana et Mexiana, aurait trouvé une embouchure large de cinquante lieues ; mais elle eût aussi rencontré la barre de « prororoca », ce terrible mascaret, qui, pendant les trois jours précédant la nouvelle ou la pleine lune, n’emploie que deux minutes, au lieu de six heures, à faire marner le fleuve de douze à quinze pieds au-dessus de son étiage.

C’est donc là un véritable raz de marée, redoutable entre tous. Très heureusement, le bras inférieur, connu sous le nom de canal des Brèves, qui est le bras naturel du Para, n’est pas soumis aux éventualités de ce terrible phénomène, mais bien à des marées d’une marche plus régulière. Le pilote Araujo le connaissait parfaitement. Il s’y engagea donc, au milieu de forêts magnifiques, longeant çà et là quelques îles couvertes de gros palmiers muritis, et le temps était si beau qu’on n’avait même pas à redouter ces coups de tempête qui balayent parfois tout ce canal des Brèves.

La jangada passa, quelques jours après, devant le village de ce nom, qui bien que bâti sur des terrains inondés pendant plusieurs mois de l’année, est devenu, depuis 1845, une importante ville de cent maisons. Au milieu de cette contrée fréquentée par les Tapuyas, ces Indiens du Bas-Amazone se confondent de plus en plus avec les populations blanches, et leur race finira par s’y absorber.

Cependant la jangada descendait toujours. Ici, elle rasait, au risque de s’y accrocher, ces griffes de mangliers, dont les racines s’étendaient sur les eaux comme les pattes de gigantesques crustacés ; là, le tronc lisse des palétuviers au feuillage vert pale, servait de point d’appui aux longues gaffes de l’équipe, qui la renvoyaient au fil du courant.

Puis ce fut l’embouchure du Tocantins, dont les eaux, dues aux divers rios de la province de Goyaz, se mêlent à celles de l’Amazone par une large embouchure ; puis le Moju, puis la bourgade de Santa-Ana.

Tout ce panorama des deux rives se déplaçait majestueusement, sans aucun temps d’arrêt, comme si quelque ingénieux mécanisme l’eût obligé à se dérouler d’aval en amont.

Déjà de nombreuses embarcations qui descendaient le fleuve, ubas, égariteas, vigilindas, pirogues de toutes formes, petits et moyens caboteurs des parages inférieurs de l’Amazone et du littoral de l’Atlantique, faisaient cortège à la jangada, semblables aux chaloupes de quelque monstrueux vaisseau de guerre.

Enfin apparut sur la gauche Santa-Maria de Bélem do Para, la « ville », comme on dit dans le pays, avec les pittoresques rangées de ses maisons blanches à plusieurs étages, ses convents enfouis sous les palmiers, les clochers de sa cathédrale et de Nostra-Señora de Merced, la flottille de ses goélettes, bricks et trois-mâts, qui la relient commercialement avec l’ancien monde.

Le cœur des passagers de la jangada leur battait fort. Ils touchaient enfin au terme de ce voyage qu’ils avaient cru ne pouvoir plus atteindre. Lorsque l’arrestation de Joam Dacosta les retenait encore à Manao, c’est-à-dire à mi-chemin de leur itinéraire, pouvaient-ils espérer de jamais voir la capitale de cette province du Para ?

Ce fut dans cette journée du 15 octobre, – quatre mois et demi après avoir quitté la fazenda d’Iquitos –, que Bélem leur apparut à un brusque tournant du fleuve.

L’arrivée de la jangada était signalée depuis plusieurs jours. Toute la ville connaissait l’histoire de Joam Dacosta. On l’attendait, cet honnête homme ! On réservait le plus sympathique accueil aux siens et à lui !

Aussi des centaines d’embarcations vinrent-elles au-devant du fazender, et bientôt la jangada fut envahie par tous ceux qui voulaient fêter le retour de leur compatriote, après un si long exil. Des milliers de curieux, – il serait plus juste de dire des milliers d’amis –, se pressaient sur le village flottant, bien avant qu’il eût atteint son poste d’amarrage ; mais il était assez vaste et assez solide pour porter toute une population.

Et parmi ceux qui s’empressaient ainsi, une des premières pirogues avait amené Mme Valdez. La mère de Manoel pouvait enfin presser dans ses bras la nouvelle fille que son fils lui avait choisie. Si la bonne dame n’avait pu se rendre à Iquitos, n’était-ce pas comme un morceau de la fazenda que l’Amazone lui apportait avec sa nouvelle famille ?

Avant le soir, le pilote Araujo avait solidement amarré la jangada au fond d’une anse, derrière la pointe de l’arsenal. Là devait être son dernier lieu de mouillage, sa dernière halte, après huit cents lieues de dérive sur la grande artère brésilienne. Là, les carbets des Indiens, les cases des noirs, les magasins qui renfermaient une cargaison précieuse, seraient peu à peu démolis ; puis, l’habitation principale, enfouie sous sa verdoyante tapisserie de feuillage et de fleurs, disparaîtrait à son tour ; puis, enfin, la petite chapelle, dont la modeste cloche répondait alors aux éclatantes sonneries des églises de Bélem.

Mais, auparavant, une cérémonie allait s’accomplir sur la jangada même : le mariage de Manoel et de Minha, le mariage de Lina et de Fragoso. Au padre Passanha appartenait de célébrer cette double union, qui promettait d’être si heureuse. Ce serait dans la petite chapelle que les époux recevraient de ses mains la bénédiction nuptiale. Si, trop étroite, elle ne pouvait contenir que les seuls membres de la famille Dacosta, l’immense jangada n’était-elle pas là pour recevoir tous ceux qui voulaient assister à cette cérémonie, et si elle-même ne suffisait pas encore, tant l’affluence devait être grande, le fleuve n’offrait-il pas les gradins de son immense berge à cette foule sympathique, désireuse de fêter celui qu’une éclatante réparation venait de faire le héros du jour ?

Ce fut le lendemain, 16 octobre, que les deux mariages furent célébrés en grande pompe.

Dès les dix heures du matin, par une journée magnifique, la jangada recevait la foule des assistants. Sur la rive, on pouvait voir presque toute la population de Bélem qui se pressait dans ses habits de fête. À la surface du fleuve, les embarcations, chargées de visiteurs, se tenaient en abord de l’énorme train de bois, et les eaux de l’Amazone disparaissaient littéralement sous cette flottille jusqu’à la rive gauche du fleuve.

Lorsque la cloche de la chapelle tinta son premier coup, ce fut comme un signal de joie pour les oreilles et pour les yeux. En un instant, les églises de Bélem répondirent au clocher de la jangada. Les bâtiments du port se pavoisèrent jusqu’en tête des mâts, et les couleurs brésiliennes furent saluées par les pavillons nationaux des autres pays. Les décharges de mousqueterie éclatèrent de toutes parts, et ce n’était pas sans peine que ces joyeuses détonations pouvaient rivaliser avec les violents hurrahs qui s’échappaient par milliers dans les airs !

La famille Dacosta sortit alors de l’habitation, et se dirigea à travers la foule vers la petite chapelle.

Joam Dacosta fut accueilli par des applaudissements frénétiques. Il donnait le bras à Mme Valdez. Yaquita était conduite par le gouverneur de Bélem, qui, accompagné des camarades du jeune médecin militaire, avait voulu honorer de sa présence la cérémonie du mariage. Lui, Manoel, marchait près de Minha, charmante dans sa fraîche toilette de mariée ; puis venait Fragoso, tenant par la main Lina toute rayonnante ; suivaient enfin Benito, la vieille Cybèle, les serviteurs de l’honnête famille, entre la double rangée du personnel de la jangada.

Le padre Passanha attendait les deux couples à l’entrée de la chapelle. La cérémonie s’accomplit simplement, et les mêmes mains qui avaient autrefois béni Joam et Yaquita, se tendirent, cette fois encore, pour donner la bénédiction nuptiale à leurs enfants.

Tant de bonheur ne devait pas être altéré par le chagrin des longues séparations.

En effet, Manoel Valdez n’allait pas tarder à donner sa démission pour rejoindre toute la famille à Iquitos, où il trouverait à exercer utilement sa profession comme médecin civil.

Naturellement, le couple Fragoso ne pouvait hésiter a suivre ceux qui étaient pour lui plutôt des amis que des maîtres.

Mme Valdez n’avait pas voulu séparer tout cet honnête petit monde ; mais elle y avait mis une condition : c’était qu’on vînt souvent la voir à Bélem.

Rien ne serait plus facile. Le grand fleuve n’était-il pas là comme un lien de communication qui ne devait plus se rompre entre Iquitos et Bélem ? En effet, dans quelques jours, le premier paquebot allait commencer son service régulier et rapide, et il ne mettrait qu’une semaine à remonter cette Amazone que la jangada avait mis tant de mois à descendre.

L’importante opération commerciale, bien menée par Benito, s’acheva dans les meilleures conditions, et bientôt de ce qu’avait été cette jangada, – c’est-à-dire un train de bois formé de toute une forêt d’Iquitos –, il ne resta plus rien.

Puis, un mois après, le fazender, sa femme, son fils, Manoel et Minha Valdez, Lina et Fragoso, repartirent par l’un des paquebots de l’Amazone pour revenir au vaste établissement d’Iquitos, dont Benito allait prendre la direction.

Joam Dacosta y rentra la tête haute, cette fois, et ce fut toute une famille d’heureux qu’il ramena au-delà de la frontière brésilienne !

Quant à Fragoso, vingt fois par jour on l’entendait répéter :

« Hein ! sans la liane ! »

Et il finit même par donner ce joli nom à la jeune mulâtresse, qui le justifiait bien par sa tendresse pour ce brave garçon.

« À une lettre près, disait-il ! Lina, Liane, n’est-ce pas la même chose ? »