Jules Verne

1904

Un drame en Livonie

Texte libre de droits

Ont participé à cette édition électronique : Demangeat, Estelle (Informatique éditoriale).

Frontière franchie §

Cet homme était seul dans la nuit. Il passait comme un loup entre les blocs de glace entassés par les froids d’un long hiver. Son pantalon doublé, son « khalot », sorte de cafetan rugueux, en poil de vache, sa casquette à oreillettes rabattues, ne le défendaient qu’imparfaitement des atteintes de l’âpre bise. De douloureuses gerçures fendaient ses lèvres et ses mains. La pince de l’onglée lui serrait l’extrémité des doigts. Il allait à travers une obscurité profonde, sous un ciel bas dont les nuages menaçaient de se résoudre en neige, bien que l’on fût déjà aux premiers jours d’avril, mais à la haute latitude du cinquante-huitième degré.

Il s’obstinait à ne pas s’arrêter. Après une halte, peut-être eût-il été incapable de reprendre sa marche.

Vers onze heures du soir, cet homme s’arrêta cependant. Ce ne fut pas parce que ses jambes lui refusaient le service, ni parce que le souffle lui manquait, ni parce qu’il succombait à la fatigue. Son énergie physique valait son énergie morale. Et, d’une voix forte, avec un inexprimable accent de patriotisme :

« Enfin... la frontière... s’écria-t-il, la frontière livonienne... la frontière du pays ! »

Et de quel large geste il embrassa l’espace qui s’étendait devant lui à l’ouest ! De quel pied assuré il frappa la surface blanche du sol comme pour y graver son empreinte au terme de cette dernière étape !

C’est qu’il venait de loin, de très loin – des milliers de verstes, entre tant de dangers bravés par son courage, surmontés par son intelligence, vaincus par sa vigueur, son endurance à toute épreuve.

Depuis deux mois en fuite, il se dirigeait ainsi vers le couchant, franchissant d’interminables steppes, se condamnant à de pénibles détours, afin d’éviter les postes de cosaques, traversant les rudes et sinueux défilés des hautes montagnes, s’aventurant jusqu’à ces provinces centrales de l’Empire russe où la police exerce une si minutieuse surveillance ! Enfin, après avoir, par miracle, échappé aux rencontres où il eût peut-être laissé sa vie, il venait de s’écrier :

« La frontière livonienne... la frontière ! »

Était-ce donc là le pays hospitalier, celui où l’absent revient après de longues années, n’ayant plus rien à craindre, la terre natale où la sécurité lui est assurée, où des amis l’attendent, où la famille va lui ouvrir ses bras, où une femme, des enfants, guettent son arrivée, à moins qu’il ne se soit fait une joie de les surprendre par son retour ?...

Non ! Ce pays, il ne ferait qu’y passer, en fugitif. Il essaierait de gagner le port de mer le plus rapproché. Il tâcherait de s’embarquer sans éveiller les soupçons. Il ne serait en sûreté que lorsque le littoral livonien aurait disparu derrière l’horizon.

« La frontière ! » avait dit cet homme. Mais quelle était cette frontière, dont aucun cours d’eau ne fixait la limite, ni la saillie d’une chaîne, ni les massifs d’une forêt ?... N’existait-il là qu’un tracé conventionnel, sans aucune détermination géographique ?...

En effet, c’était la frontière qui sépare de l’Empire russe ces trois gouvernements de l’Esthonie, de la Livonie, de la Courlande, compris sous la dénomination de provinces Baltiques. Et, en cet endroit, cette ligne limitrophe partage du sud au nord la surface, solide l’hiver, liquide l’été, du lac Peipous.

Qui était ce fugitif, âgé de trente-quatre ans environ, haut de taille, d’une structure vigoureuse, épaules larges, torse puissant, membres solides, d’allure très déterminée ? De son capuchon, rabattu sur sa tête, s’échappait une barbe blonde, bien fournie, et, lorsque la brise le soulevait, on aurait vu briller deux yeux vifs, dont le vent glacé n’éteignait pas le regard. Une ceinture à larges plis lui ceignait les reins, dissimulant une mince sacoche de cuir, qui contenait tout son argent, réduit à quelques roubles-papier, et dont le montant ne pouvait plus fournir aux exigences d’un voyage de quelque durée. Son fourniment de route se complétait d’un revolver à six coups, d’un couteau serré dans sa gaine de cuir, d’une musette contenant encore un reste de provisions, d’une gourde à demi pleine de schnaps, et d’un solide bâton. Musette, gourde et même sacoche, c’étaient, dans sa pensée, des objets moins précieux que ses armes, dont il était décidé à faire usage en cas d’attaque de fauves ou d’agents de la police.

Aussi ne voyageait-il que de nuit, avec la préoccupation constante d’atteindre, inaperçu, l’un des ports de la mer Baltique ou du golfe de Finlande.

Jusqu’alors, pendant un si dangereux cheminement, il avait pu passer, bien qu’il ne fût point nanti de ce « porodojna », délivré par l’autorité militaire, et dont la présentation, doit être réclamée par les maîtres de poste de l’Empire moscovite. Mais en serait-il ainsi aux approches du littoral, où la surveillance est plus sévère ?... Il n’était pas douteux que sa fuite eût été signalée, qu’appartenant à la catégorie des criminels de droit commun ou à celle des condamnés politiques, il dût être recherché avec le même soin, poursuivi avec le même acharnement. En vérité, si la fortune, jusqu’ici favorable, l’abandonnait à la frontière livonienne, ce serait échouer au port.

Le lac Peipous, long de cent vingt verstes environ, large de soixante, est fréquenté, pendant la saison chaude, par des pêcheurs qui exploitent ses eaux poissonneuses. La navigation s’y effectue au moyen de ces lourdes barques, rudimentaire assemblage de troncs d’arbres à peine équarris et de planches mal rabotées, nommées « struzzes », qui transportent, par les déversoirs naturels du lac, aux bourgades voisines et jusqu’au golfe de Riga des chargements de blé, de lin, de chanvre. Or, à cette époque de l’année, et sous cette latitude des printemps tardifs, le lac Peipous n’est pas praticable aux embarcations, et un convoi d’artillerie pourrait traverser sa surface durcie par les froids d’un rigoureux hiver. Ce n’était encore qu’une vaste plaine blanche, hérissée de blocs à sa partie centrale, embarrassée d’énormes embâcles à la naissance des fleuves.

Tel était l’effrayant désert que le fugitif franchissait d’un pied sûr, s’orientant sans peine. D’ailleurs il connaissait la région et marchait d’un pas rapide qui lui permettrait d’atteindre la rive occidentale avant le lever du jour.

« Il n’est que deux heures après minuit, se dit-il alors. Plus qu’une vingtaine de verstes à faire, et, là-bas, je ne serai pas gêné de trouver quelque hutte de pêcheur, une hutte abandonnée, où je me reposerai jusqu’au soir. Maintenant, je ne vais plus au hasard en ce pays ! »

Et il semblait qu’il oubliât ses fatigues, qu’il sentît la confiance lui revenir. Si la malchance voulait que les agents reprissent la piste qu’ils avaient perdue, il saurait leur échapper.

Le fugitif, craignant d’être trahi par les premières lueurs de l’aube avant d’avoir traversé le lac Peipous, s’imposa un dernier effort.

Réconforté d’une bonne gorgée de schnaps qu’il puisa à sa gourde, il se lança dans une marche plus rapide, sans se permettre aucune halte. Aussi, vers quatre heures du matin, quelques maigres arbres, des pins blancs de givre, des bouquets de bouleaux et d’érables, lui apparurent-ils confusément à l’horizon.

Là était la terre ferme. Là, aussi, les périls seraient plus grands.

Si la frontière livonienne coupe le lac Peipous en sa partie médiane, ce n’est pas sur cette ligne, on le comprend, que sont établis les postes de douaniers. L’administration les a reportés à cette rive occidentale que les struzzes accostent pendant la saison d’été.

Le fugitif ne l’ignorait pas, et il ne put être étonné de voir une lumière briller vaguement, qui faisait comme une trouée jaunâtre au rideau des brumes.

« Ce feu bouge-t-il ou ne bouge-t-il pas ?... » se demanda-t-il, en s’arrêtant près de l’un des blocs de glace qui se dressaient autour de lui.

Si le feu se déplaçait, c’est que c’était celui d’un falot porté à la main, probablement pour éclairer une ronde de douaniers en marche de nuit sur cette partie du Peipous, et il importait de ne point se trouver sur son passage.

Si ce feu ne se déplaçait pas, c’est qu’il éclairait l’intérieur de l’un des postes de la rive, car, à cette époque, les pêcheurs n’ont point encore réintégré leurs cabanes, attendant la débâcle qui ne commence guère avant la seconde quinzaine d’avril. La prudence conseillait donc de prendre direction à droite ou à gauche, afin de ne point se montrer en vue dudit poste.

Le fugitif obliqua vers la gauche. De ce côté, autant qu’on en pouvait juger à travers la brume qui se levait au souffle de la brise du matin, les arbres paraissaient plus serrés. En cas de poursuite, peut-être rencontrerait-il là d’abord quelque refuge, ensuite quelque facilité pour fuir.

L’homme avait fait une cinquantaine de pas lorsqu’un sonore « qui vive ? » éclata sur sa droite.

Ce « qui vive ? » prononcé avec un fort accent germanique, qui ressemblait au « verda » allemand, produisit la plus désagréable impression sur celui auquel il s’adressait. D’ailleurs, la langue allemande est la plus employée, sinon par les paysans, du moins par les citadins des provinces Baltiques.

Le fugitif ne répondit point au « qui vive ? » Il se jeta à plat ventre sur la glace et fit bien. Une détonation retentit presque aussitôt, et, sans cette précaution, une balle l’eût frappé en pleine poitrine. Mais échapperait-il à la ronde des douaniers ?... Ceux-ci l’avaient aperçu, nul doute à cet égard. Le cri et le coup de feu en témoignaient. Cependant, au milieu de cette obscurité brumeuse, ils pouvaient se croire dupes d’une illusion.

Et, en effet, le fugitif eut tout lieu de l’admettre, d’après les propos qui furent échangés entre ces hommes, lorsqu’ils s’approchèrent.

Ils appartenaient à l’un des postes du lac Peipous, pauvres diables à l’uniforme passé du verdâtre au jaunâtre, et qui tendent si aisément la main aux pourboires, tant sont maigres les traitements que leur paie la « tamojna », la douane moscovite. Ils étaient deux, qui revenaient vers leur poste, lorsqu’ils avaient cru entrevoir une ombre entre les blocs.

« Tu es sûr d’avoir aperçu ?... disait l’un.

– Oui, répondait l’autre, quelque contrebandier qui essayait de s’introduire en Livonie...

– Ce n’est pas le premier de cet hiver, ce ne sera pas le dernier, et j’imagine que celui-là court encore, puisque nous n’en trouvons plus trace !

– Eh ! répliqua celui qui avait tiré, on ne peut guère viser au milieu d’une brume pareille, et je regrette de n’avoir pas mis notre homme à terre. Un contrebandier a toujours sa gourde pleine... Nous aurions partagé en bons camarades...

– Et il n’y a rien de tel pour vous refaire l’estomac ! » ajouta l’autre.

Les douaniers continuèrent leurs recherches, plus affriolés, sans doute, à la pensée de se réchauffer d’une large lampée de schnaps ou de vodka qu’à celle d’opérer la capture d’un fraudeur. Ce fut peine inutile.

Dès que le fugitif les crut suffisamment éloignés, il reprit sa marche en se dirigeant vers la rive, et, avant le lever du jour, il avait trouvé un abri sous le paillis d’une hutte déserte, à trois verstes dans le sud du poste.

Sans doute, la prudence aurait exigé qu’il veillât pendant cette journée, qu’il se tînt en observation, afin d’être en garde contre toute approche suspecte, qu’il fût à même de s’échapper, si les douaniers poussaient leurs recherches du côté de la hutte. Mais, rompu de fatigue, cet homme, si endurant qu’il fût, ne put résister au sommeil.

Étendu dans un coin, enveloppé de son cafetan, il s’endormit profondément, et la journée était avancée déjà lorsqu’il vint à se réveiller.

Il était alors trois heures de l’après-midi. Par bonheur, les douaniers n’avaient point quitté leur poste, s’en tenant à leur unique coup de fusil de la nuit, et très disposés à admettre qu’ils avaient fait erreur. Le fugitif ne pouvait que se féliciter d’avoir échappé à ce premier danger, au moment où il franchissait la frontière de son pays.

À peine réveillé, le besoin de dormir satisfait, il dut pourvoir au besoin de manger. Les quelques provisions que contenait sa musette suffiraient à lui assurer un repas ou deux. Mais il serait indispensable de les renouveler à la prochaine halte, ainsi que le schnaps de sa gourde, dont il épuisa les dernières gouttes.

« Des paysans ne m’ont jamais repoussé, se dit-il, et ceux de Livonie ne repousseront pas un Slave comme eux ! »

Il avait raison, mais il ne fallait pas que la mauvaise fortune le conduisît chez quelque cabaretier d’origine germanique, comme il en est dans ces provinces. Ceux-là ne feraient point à un Russe l’accueil que celui-ci avait trouvé chez les paysans de l’Empire moscovite.

Au surplus, le fugitif n’en était pas à implorer la charité sur sa route. Il lui restait encore un certain nombre de roubles qui lui permettraient de subvenir à ses besoins jusqu’au terme du voyage, en Livonie du moins. Il est vrai, pour s’embarquer, comment ferait-il ?... Il aviserait plus tard. L’important, l’essentiel, c’était d’atteindre, sans se laisser prendre, l’un des ports du littoral, sur le golfe de Finlande ou sur la mer Baltique, et c’est à ce but que devaient tendre tous ses efforts.

Dès que l’obscurité lui parut suffisante, – vers sept heures du soir, – ayant mis son revolver en état, le fugitif quitta la hutte. Le vent avait halé le sud pendant la journée. La température s’était relevée au zéro centigrade, et la couche de neige, piquée de points noirâtres, indiquait une tendance à fondre.

Toujours même aspect du pays. Peu élevé dans sa partie centrale, il ne présente de tumescences de quelque importance que dans le nord-ouest, et leur altitude ne dépasse pas de cent à cent cinquante mètres. Ces longues plaines n’offrent aucune difficulté au cheminement d’un piéton, à moins que le dégel ne rende le sol momentanément impraticable, et peut-être y avait-il lieu de le craindre.

Donc, il importait de gagner le port, et, si la débâcle arrivait prématurément, ce serait tant mieux, puisque la navigation redeviendrait possible.

Quinze verstes environ séparent le Peipous de la bourgade d’Ecks, que le fugitif atteignit dès six heures du matin ; mais il prit garde de l’éviter. C’eût été s’exposer, de la part des agents de la police, à une demande de papiers qui eût été très embarrassante. Ce n’était pas à cette bourgade qu’il convenait de chercher refuge. Cette journée, il la passa, à une verste, dans une masure abandonnée, d’où il repartit à six heures du soir, en inclinant vers le sud-ouest, dans la direction de la rivière d’Embach, qu’il rencontra après une étape de onze verstes, – rivière qui mêle ses eaux à celles du lac Watzjero à sa pointe septentrionale.

En cet endroit, au lieu de prendre à travers les bois d’aulnes et d’érables massés sur les rives, le fugitif trouva plus prudent de cheminer sur le lac, dont la solidité n’était pas encore compromise.

Une assez grosse pluie, provenant de nuages élevés, tombait alors et activait la dissolution de la couche de neige. Les symptômes d’un prochain dégel se manifestaient sérieusement. Le jour n’était pas éloigné où se produirait la dislocation des glaces à la surface des cours d’eau de la région.

Le fugitif marchait d’un pas rapide, désireux d’atteindre la pointe du lac avant le retour de l’aube. Vingt-cinq verstes à enlever, rude étape pour un homme déjà fatigué, et la plus longue qu’il se fût encore imposée, puisqu’elle aurait été, cette nuit-là, d’une cinquantaine de verstes – soit une douzaine de lieues métriques.

Les dix heures de repos de la journée suivante auraient été bien gagnées.

C’était, au total, une regrettable circonstance que le temps se fût mis à la pluie. Un froid sec eût rendu la marche plus aisée et plus rapide. Il est vrai, sur cette glace unie de l’Embach, le pied trouvait un point d’appui que ne lui eût pas offert le chemin des berges, déjà tout empli de la boue du dégel. Mais des craquements sourds, quelques fissures, indiquaient une dislocation prochaine et une débâcle des glaçons. De là, autre difficulté pour un piéton, s’il avait une rivière à traverser, à moins qu’il ne le fit à la nage. Pour toutes ces raisons il fallait, au besoin, doubler les étapes.

Il le savait bien, cet homme, et il déployait une énergie surhumaine. Son cafetan, étroitement serré, le garantissait des rafales. Ses bottes en bon état, car il les avait récemment renouvelées, renforcées de gros clous à la semelle, assuraient son pas sur ce sol glissant. Et puis, dans cette obscurité profonde, il n’avait point à s’orienter, puisque l’Embach le conduisait directement à son but.

À trois heures du matin, vingt verstes avaient été enlevées. Pendant les deux heures qui précéderaient l’aube, le lieu de halte serait atteint. Cette fois encore, nulle nécessité de se risquer en quelque village, de chercher abri en quelque auberge, puisque les provisions suffiraient pour une journée. N’importe quel refuge, pourvu que la sécurité y fût assurée jusqu’au soir. Sous ces bois qui enveloppent la pointe septentrionale du Watzjero, on trouve des cabanes de bûcherons inhabitées durant l’hiver. Avec le peu de charbon qu’elles renferment, avec le bois mort tombé des arbres, il est facile de se procurer une bonne flambée qui réchauffe, on peut le dire, le corps et l’âme, et il n’est pas à craindre que la fumée d’un foyer trahisse au sein de ces vastes solitudes.

Certes, cet hiver avait été dur ; mais, sa rigueur à part, combien il avait favorisé la fuite du fugitif depuis son arrivée sur le sol de l’Empire !

Et, d’ailleurs, l’hiver n’est-il pas l’ami des Russes ? selon le dicton slave, et ne sont-ils pas assurés de sa rude amitié ?...

À cet instant, un hurlement se fit entendre du côté de la berge gauche de l’Embach. Il n’y avait pas à s’y tromper, c’était le hurlement d’un fauve à quelques centaines de pas. L’animal s’approchait-il ou s’éloignait-il ?... L’obscurité ne permettait pas de le reconnaître.

L’homme s’arrêta un instant, prêtant l’oreille. Il lui importait de se tenir sur ses gardes, de ne pas se laisser surprendre.

Le hurlement se reproduisit à plusieurs reprises, plus intense. D’autres lui répondirent.

Nul doute, une bande de fauves remontait la rive de l’Embach, et il était possible qu’ils eussent senti la présence d’une créature humaine.

Or, voici que ce lugubre concert éclata avec une telle violence que le fugitif se crut sur le point d’être attaqué.

« Ce sont des loups, se répétait-il, et, maintenant, la bande n’est pas loin. »

Le danger était extrême. Affamés à la suite d’un rigoureux hiver, ces fauves sont véritablement redoutables. Un loup seul, il n’y a pas lieu de s’inquiéter, à la condition d’être vigoureux et de sang-froid, n’eût-on qu’un bâton à la main. Mais une demi-douzaine de ces animaux, il est difficile de les repousser, eût-on un revolver à sa ceinture, à moins que tous les coups ne portent.

Trouver un endroit où se mettre pour éviter l’agression, il n’y fallait pas songer. Les rives de l’Embach étaient basses et dénudées. Pas un arbre dont on aurait pu escalader les branches. La bande ne devait pas être à cinquante pas, soit qu’elle se fût lancée sur la glace, soit qu’elle bondît à travers le steppe.

Il n’y avait d’autre parti à prendre que de fuir à toutes jambes, sans grand espoir de distancer ces carnassiers, quitte à s’arrêter, à se retourner pour faire face à leur attaque. C’est ce que fit l’homme, mais bientôt il sentit les fauves sur ses talons. Des rugissements éclatèrent à moins de vingt pas derrière lui. Il s’arrêta, et il lui sembla que l’ombre était illuminée de points brillants, de braises ardentes.

C’étaient les yeux des loups, – de ces loups amaigris, efflanqués, rendus féroces par un long jeûne, avides de cette proie qu’ils sentaient à la portée de leurs dents.

Le fugitif se retourna, son revolver d’une main, son bâton de l’autre. Mieux valait ne pas faire feu si le bâton pouvait suffire, et, en cas que quelques agents rôdassent dans le voisinage, ne pas attirer leur attention.

L’homme s’était solidement campé, après avoir dégagé ses bras des plis du cafetan. Un rapide moulinet arrêta d’abord ceux des loups qui le serraient de près. Et, l’un d’eux lui ayant sauté à la gorge, un coup de bâton l’étendit sur le sol.

Mais, au nombre d’une demi-douzaine, ils étaient trop pour prendre peur, trop pour qu’il fût possible de les exterminer les uns après les autres sans faire usage du revolver. D’ailleurs, après un second coup asséné sur la tête d’un second fauve, le bâton se brisa dans la main qui le maniait si terriblement.

L’homme se remit en fuite, et, les loups s’étant lancés sur ses pas, s’arrêtant de nouveau il fit feu quatre fois.

Deux bêtes, mortellement blessées, tombèrent sur la glace teinte de leur sang ; mais les dernières balles se perdirent, les deux autres loups s’étant écartés d’un bond à vingt pas.

Le fugitif n’avait pas le temps de recharger son revolver. La bande revenait déjà et se fût précipitée sur lui. Au bout de deux cents pas, les fauves étaient sur ses talons, mordant les basques de son cafetan, dont les morceaux déchirés leur restaient dans la gueule. Il sentait leur haleine brûlante. S’il faisait un faux pas, c’était fait de lui. Il ne se relèverait plus, il serait déchiré par les bêtes furieuses.

Sa dernière heure était-elle donc arrivée ?... Tant d’épreuves, tant de fatigues, tant de dangers pour rentrer sur le sol natal, et ne pas même y laisser quelques ossements !

Enfin, l’extrémité du lac apparut avec les premières lueurs de l’aube.

La pluie avait cessé, toute la campagne était enveloppée d’une légère brume. Les loups se jetèrent sur leur victime qui les repoussait à coups de crosse, auxquels ils répondaient à coups de dents et de griffes.

Soudain, l’homme se heurta contre une échelle. Où s’appuyait cette échelle ?... Peu importait. S’il parvenait à en gravir les échelons, les fauves ne pourraient s’y hisser après lui, et il serait momentanément en sûreté.

Cette échelle se dressait un peu obliquement au sol, et, circonstance bizarre, son pied ne posait pas à terre, comme si elle eût été suspendue, et le brouillard empêchait de voir où elle prenait son point d’appui supérieur.

Le fugitif en saisit les montants et franchit les échelons inférieurs, au moment où les loups se jetaient une dernière fois sur lui. Des coups de crocs portèrent sur ses bottes, dont le cuir fut déchiré.

Cependant, l’échelle craquait sous le poids de l’homme, elle oscillait sous ses efforts. Allait-elle donc s’abattre ? Cette fois, alors, il serait déchiré, il serait dévoré vivant.

L’échelle résista, et il put en atteindre les derniers échelons avec l’agilité d’un gabier sur les enfléchures des haubans.

Là faisait saillie l’extrémité d’une poutre, une sorte de gros moyeu au bout duquel il était possible de s’achevaler.

L’homme était hors de l’atteinte des loups, qui bondissaient au pied de l’échelle et s’épuisèrent en affreux hurlements.

II §

Slave pour Slave §

Le fugitif était momentanément en sûreté. Des loups ne peuvent grimper comme l’eussent fait des ours, qui sont non moins nombreux que redoutables dans les forêts livoniennes. Mais il ne fallait pas être contraint de descendre avant que les derniers fauves n’eussent disparu, ce qui arriverait certainement au lever du soleil.

Et, d’abord, pourquoi cette échelle se trouvait-elle disposée en cet endroit, et où s’appuyait son extrémité supérieure ?...

C’était, on l’a dit, au moyeu d’une roue, sur lequel s’implantaient trois autres échelles de même sorte – en réalité, les quatre ailes d’un moulin élevé sur un petit tertre, non loin de l’endroit où l’Embach s’alimente des eaux du lac. Par une heureuse chance, ce moulin ne fonctionnait pas au moment où le fugitif avait pu s’accrocher à l’une de ses ailes.

Restait la possibilité que l’appareil se mît en mouvement dès la pointe du jour, si la brise s’accentuait. Dans ce cas, il eût été difficile de se maintenir sur le moyeu en état de giration. Et, d’ailleurs, le meunier, alors qu’il serait venu décarguer ses toiles et manœuvrer le levier extérieur, eût aperçu cet homme achevalé au croisement des ailes. Mais le fugitif pouvait-il se risquer à descendre ?... Les loups se tenaient toujours là, au pied du tertre, poussant des rugissements qui ne tarderaient pas à donner l’éveil à quelques maisons voisines !...

D’où un seul parti à prendre : s’introduire à l’intérieur du moulin, s’y réfugier pour toute la journée, si le meunier n’y demeurait pas, – supposition assez plausible, – et attendre le soir avant de se remettre en route.

Donc l’homme, se glissant jusqu’au toit, gagna la lucarne à travers laquelle s’engageait le levier de mise en train, dont la tige pendait jusqu’au sol.

Le moulin, ainsi qu’il est habituel dans le pays, se coiffait d’une sorte de carène renversée, ou plutôt d’une sorte de casquette sans visière. Cette toiture roulait sur une série de galets intérieurs, qui permettaient d’orienter l’appareil selon la direction du vent. Il suit de là que la bâtisse principale, en bois, était fixée au sol au lieu de porter sur un pivot central comme la plupart des moulins de la Hollande, et l’on y accédait par deux portes ouvertes à l’opposé l’une de l’autre.

Ayant atteint la lucarne, le fugitif put s’introduire par cette étroite ouverture sans trop de peine ni trop de bruit. À l’intérieur s’évidait une espèce de galetas, traversé horizontalement par l’arbre de couche, lequel se raccordait au moyen d’un engrenage à la tige verticale de la meule, installée dans l’étage inférieur du moulin.

Le silence était aussi profond que l’obscurité. Qu’il n’y eût personne à cette heure au rez-de-chaussée, cela paraissait certain. Un raide escalier, contournant la paroi de madriers, établissait communication avec ce rez-de-chaussée qui avait le sol du tertre pour base. Mais, par prudence, mieux valait ne point se hasarder hors du galetas. Manger d’abord, dormir ensuite, c’étaient là deux besoins impérieux auxquels le fugitif n’aurait pu se soustraire plus longtemps.

Il épuisa donc sa réserve de provisions, ce qui le mettait dans la nécessité de les renouveler pendant sa prochaine étape. Où et comment ?... Il aviserait.

Vers sept heures et demie, la brume s’étant levée, il devenait facile de reconnaître les abords du moulin. Que voyait-on en se penchant hors de la lucarne : à droite, une plaine tout enflaquée par la fonte des neiges, sillonnée d’une interminable route, qui se dessinait vers l’ouest, avec ses troncs d’arbres juxtaposés, car elle traversait un marécage, au-dessus duquel voletaient des bandes d’oiseaux aquatiques. Vers la gauche s’étendait le lac, glacé à sa surface, sauf au point où s’amorçait la rivière d’Embach.

Çà et là se dressaient quelques pins et sapins au feuillage sombre, qui contrastaient avec les érables et les aulnes réduits à l’état de squelettes.

Le fugitif observa d’abord que les loups, dont il n’entendait plus les hurlements depuis une heure, avaient quitté la place.

« Bien, se dit-il, mais les douaniers et les agents de la police sont plus à redouter que ces fauves !... Aux approches du littoral, il sera plus difficile de les dépister... Je tombe de sommeil... Pourtant, avant de m’endormir, il me faut reconnaître comment fuir en cas d’alerte. »

La pluie avait cessé. La température s’était relevée de quelques degrés, le vent ayant halé l’ouest. Or, cette brise, qui soufflait assez vivement, ne déciderait-elle pas le meunier à remettre son moulin au travail ?...

De cette même lucarne, on pouvait aussi apercevoir, à une demi-verste, diverses maisonnettes isolées, aux chaumes blancs par places, et d’où s’échappaient de minces fumées matinales.

Là, sans doute, demeurait le propriétaire du moulin, et il y aurait lieu de surveiller ce hameau.

Le fugitif se hasarda alors sur les échelons du petit escalier intérieur, et descendit jusqu’au bâti qui supportait la meule. Des sacs de blé étaient rangés au-dessous. Donc, le moulin n’était pas abandonné, et il fonctionnait lorsque la brise était suffisante pour actionner ses ailes. Par suite, d’un instant à l’autre, le meunier ne viendrait-il pas les orienter ?...

En ces conditions, il eût été imprudent de demeurer à l’étage inférieur, et mieux valait regagner le galetas pour y prendre quelques heures de sommeil. En effet, on aurait risqué d’être surpris. Les deux portes qui donnaient accès dans le moulin étaient fermées au moyen d’un simple loquet, et n’importe qui, en quête d’un refuge, si la pluie recommençait, pouvait chercher abri dans ce moulin. D’ailleurs, le vent fraîchissait, et le meunier ne tarderait pas à venir.

L’homme se hissa par l’escalier de bois, en jetant un dernier regard par les meurtrières de la paroi, atteignit le galetas, et, la fatigue l’emportant, il tomba dans un profond sommeil.

Quelle heure était-il lorsqu’il se réveilla ?... Quatre heures environ. Il faisait grand jour. Cependant le moulin était toujours au repos.

Une heureuse chance voulut qu’en se redressant, bien qu’à demi engourdi par le froid, le fugitif fût ménager de ses mouvements en s’étirant les membres, ce qui le sauva d’un grand danger.

En effet, son oreille perçut tout d’abord quelques paroles échangées à l’étage inférieur, plusieurs personnes causant non sans une certaine animation. Ces personnes étaient entrées une demi-heure avant qu’il ne se réveillât, et il eût été découvert si elles étaient montées au galetas.

L’homme se garda de remuer.

Étendu sur le plancher, il prêta l’oreille à ce qui se disait au-dessous de lui.

Dès les premiers mots, la qualité des individus qui se trouvaient là lui fut révélée. Il comprit aussitôt à quel péril il aurait échappé, s’il y échappait, c’est-à-dire s’il parvenait à quitter le moulin, soit avant, soit après le départ des gens qui s’entretenaient avec le meunier.

C’étaient trois agents de la police, un brigadier et deux de ses acolytes.

À cette époque, la russification de l’administration des provinces Baltiques commençait seulement à écarter les éléments germaniques au profit des éléments slaves. Nombre de policiers étaient encore allemands d’origine. Parmi eux se distinguait le brigadier Eck, très enclin dans ses fonctions à moins de sévérité envers ses concitoyens de même race qu’envers les Russes de la Livonie. Très zélé, d’ailleurs, très perspicace, très bien noté de ses chefs, il mettait un véritable acharnement à la poursuite des affaires criminelles confiées à ses soins, s’enorgueillissant d’un succès, ne pouvant accepter une défaite. Alors engagé dans une importante recherche, il y déployait d’autant plus d’énergie et de dextérité qu’il s’agissait de reprendre un évadé de Sibérie, livonien moscovite d’origine...

Pendant le sommeil du fugitif, le meunier était venu au moulin, avec la pensée de consacrer toute cette journée au travail. Vers neuf heures, la brise lui avait paru favorable, et, si les ailes eussent été mises en mouvement, le dormeur se fût réveillé au premier bruit. Mais, sous l’influence d’une pluie fine, le vent ne fraîchit pas.

Or, le meunier se tenait sur le pas de sa porte, lorsque Eck et ses agents l’aperçurent et entrèrent dans le moulin afin de lui demander quelques renseignements.

En cet instant, Eck disait :

« Tu n’as pas connaissance qu’un homme de trente à trente-cinq ans environ se soit montré hier à la pointe du lac ?...

– Aucunement, répondit le meunier. Il ne vient pas deux personnes par jour à cette époque dans notre hameau. S’agit-il d’un étranger ?...

– Un étranger ?... non, un Russe, et un Russe des provinces Baltiques.

– Ah ! un Russe ?... répéta le meunier.

– Oui... un coquin, dont la capture me fera honneur ! »

En effet, pour un policier, un fugitif est toujours un coquin, qu’il ait été condamné pour crime politique ou pour crime de droit commun.

« Et vous êtes à sa poursuite ?... demanda le meunier.

– Depuis vingt-quatre heures qu’il a été signalé à la frontière des provinces.

– Sait-on où il va ?... reprit le meunier, pas mal curieux de sa nature.

– Tu peux t’en douter, répondit Eck. Il va là où il pourra s’embarquer dès que la mer sera libre, – sans doute à Revel, de préférence à Riga. »

Le brigadier raisonnait juste en indiquant cette ville, l’ancien Kolyvan des Russes, un point où se concentrent les communications maritimes du nord de l’Empire. Cette cité était en relation directe avec Pétersbourg par le railway du littoral de la Courlande. Un fugitif avait donc intérêt à gagner Revel, qui est en même temps une station balnéaire, ou, sinon Revel, du moins Balliski, son annexe, située à la pointe du golfe, puisque, par sa position, elle est délivrée la première de l’encombrement des glaces.

Il est vrai, Revel, l’une des plus vieilles cités hanséatiques, peuplée d’un tiers d’Allemands et de deux tiers d’Esthes, les vrais originaires de l’Esthonie, se trouvait à cent quarante verstes du moulin, et ce trajet exigeait quatre longues étapes.

« Pourquoi Revel ?... Ce coquin ferait mieux de se diriger sur Pernau ! » observa le meunier.

En effet, dans cette direction, il n’y aurait eu qu’une centaine de verstes à franchir. Quant à Riga, trop éloignée, du double de Pernau, ce n’était pas sur cette route qu’il eût convenu de continuer les recherches.

Il va sans dire que le fugitif, immobile au fond du galetas, retenant sa respiration, l’oreille tendue, écoutait ces propos, dont il saurait faire son profit.

« Oui, répondit le brigadier, il y a bien Pernau, et les escouades de Fallen ont été prévenues de surveiller le pays ; mais tout porte à croire que notre évadé marche sur Revel, où un embarquement sera plus prompt. »

C’était l’avis du major Verder, qui dirigeait alors la police de la province de Livonie sous les ordres du colonel Raguenof. Aussi Eck avait-il été renseigné dans ce sens.

Si le colonel Raguenof, slave de naissance, ne partageait pas les antipathies et les sympathies du major Verder, d’origine germanique, celui-ci s’entendait parfaitement, sous ce rapport, avec son subordonné, le brigadier Eck.

Il est vrai, pour les départager, les modérer, les contenir, il y avait au-dessus d’eux le général Gorko, gouverneur des provinces Baltiques.

Ce haut personnage s’inspirait d’ailleurs des idées du gouvernement, qui tendait, ainsi qu’il a été mentionné, à russifier graduellement l’administration des provinces.

La conversation se prolongea quelques minutes encore. Le brigadier dépeignit le fugitif, tel que le portait son signalement, envoyé aux diverses escouades de la région : taille supérieure à la moyenne, constitution robuste, trente-cinq ans d’âge, toute sa barbe blonde et largement fournie, épais cafetan brunâtre, au moment du moins où il avait passé la frontière.

« Pour la seconde fois, répondit le meunier, j’affirme que cet homme-là, – un Russe, avez-vous dit ?...

– Oui. un Russe !

– Eh bien ; j’affirme qu’il ne s’est point montré dans notre hameau, et dans aucune maison vous ne trouveriez d’indices à son sujet.

– Tu sais, dit le brigadier, que quiconque lui donnerait asile risquerait d’être mis en arrestation et traité comme un de ses complices ?...

– Que le Père nous protège, je le sais et ne m’y risquerai pas !

– Tu as raison, et il est prudent, ajouta Eck, de ne point avoir affaire au major Verder.

– On s’en gardera bien, brigadier. »

Là-dessus, Eck se prépara à sortir en répétant que ses hommes et lui continueraient à battre le pays entre Pernau et Revel, les escouades de police ayant reçu ordre de se tenir en communication.

« En attendant, dit le meunier, voici le vent qui repique au sud-ouest. Il va fraîchir. Vos hommes voudraient-ils me donner un coup de main pour orienter mes ailes ?... Ça m’éviterait de revenir au hameau, et je resterai ici toute la nuit. »

Eck se prêta volontiers à la manœuvre. Ses agents sortirent par la porte opposée, et, saisissant le grand levier de la toiture, ils la firent tourner sur les galets, de manière à placer l’appareil moteur dans le lit du vent. Les toiles développées, le moulin fit entendre son tic tac régulier après le déclenchement de l’engrenage.

Le brigadier et ses agents partirent alors en direction du nord-ouest.

Le fugitif n’avait rien perdu de cette conversation. Ce qu’il devait en retenir, c’est que de plus graves dangers le menaçaient au terme de son aventureux voyage. Il était signalé... La police battait la campagne... Les escouades devaient agir de concert pour s’emparer de sa personne... Convenait-il qu’il essayât de gagner Revel ?... Non, pensa-t-il. Mieux valait se diriger sur Pernau, où il arriverait plus vite... La débâcle, attendu le relèvement de la température, ne devait plus tarder, ni dans la mer Baltique, ni dans le golfe de Finlande.

Cette résolution prise, il fallait quitter le moulin dès que l’obscurité rendrait la fuite possible.

Et, tout d’abord, comment le faire sans donner l’éveil au meunier ? Sa machine fonctionnant, sous la brise établie d’une façon durable, il était installé là pour la nuit. Inutile de songer à gagner l’étage inférieur, à s’échapper par l’une ou l’autre porte...

Serait-il possible de se glisser à travers la lucarne, de ramper jusqu’au grand levier qui servait à manœuvrer la toiture, et de descendre ainsi jusqu’à terre ?...

C’était à tenter pour un homme adroit et vigoureux, bien que l’arbre des ailes fût en mouvement et qu’il y eût danger d’être saisi par les dents de l’engrenage. On risquait d’être écrasé, mais, ce risque, il était à courir.

Il s’en fallait d’une heure que l’obscurité fût suffisante. Et si, auparavant, le meunier montait au galetas, si quelque circonstance l’y appelait, le fugitif pouvait-il espérer de ne point être aperçu ?... Non, s’il faisait jour encore, et non, s’il faisait déjà nuit, car le meunier se serait muni d’un fanal.

Eh bien, si le meunier montait au galetas et découvrait l’homme qui s’y était caché, cet homme se jetterait sur lui, le maîtriserait, le bâillonnerait. Si le meunier résistait, s’il essayait de se défendre, si ses cris pouvaient mettre le hameau en éveil, ce serait malheur à lui... Le couteau du fugitif lui ferait rentrer ses cris dans la gorge. Celui-ci ne serait pas venu de si loin, à travers tant de dangers, pour reculer devant n’importe quel moyen de recouvrer sa liberté.

Toutefois il conservait l’espoir de ne point être réduit à cette extrémité de verser le sang pour se remettre en route. Pourquoi le meunier entrerait-il dans ce galetas ?... N’avait-il pas à surveiller ses meules, tournant à toute vitesse sous l’action des grandes ailes ?...

Une heure s’écoula au milieu des tic tac de l’arbre, des grincements de l’engrenage, des sifflements de la brise, des gémissements du grain écrasé. L’ombre commençait à noyer le crépuscule, toujours long sous ces hautes latitudes. À l’intérieur du galetas, l’obscurité était complète. Le moment approchait de prendre ses dispositions. L’étape de cette nuit serait fatigante ; elle ne comprendrait pas moins d’une quarantaine de verstes, et il importait de ne pas différer le départ, du moment qu’il serait possible.

Le fugitif s’assura que le couteau qu’il portait à la ceinture jouait facilement dans sa gaine. Il introduisit six cartouches dans le barillet de son revolver en remplacement de celles qu’il avait brûlées contre les loups.

Restait la difficulté, assez grande d’ailleurs, de passer à travers la lucarne, sans être accroché par l’arbre tournant, dont l’extrémité s’appuyait au bâti du mécanisme, à l’orifice même de cette lucarne. Cela fait, en se retenant aux saillies de la toiture, on pouvait rejoindre le grand levier sans trop de peine.

Le fugitif se glissait vers la lucarne, lorsqu’un bruit, assez perceptible au milieu du train de la meule et des engrenages, se fit entendre.

C’était le bruit d’un pas pesant sous lequel criaient les marches de l’escalier. Le meunier montait vers le galetas, un fanal à la main.

Il apparut, en effet, au moment où le fugitif, ramassé sur lui-même, revolver au poing, s’apprêtait à s’élancer sur lui.

Mais, dès que le meunier eut dépassé à mi-corps le niveau du plancher, il dit :

« Petit père, voici l’instant de partir... Ne tarde pas... Descends... la porte est ouverte. »

Stupéfait, le fugitif ne sut que répondre. Le brave meunier savait donc qu’il était là ?... Il l’avait donc vu se réfugier dans le moulin ?... Oui, pendant son sommeil, il était monté au galetas, il l’avait vu et il s’était gardé de le réveiller. N’était-ce pas un Russe comme lui ?... Cela se reconnaît entre Slaves à l’expression du visage. Il avait compris que la police livonienne traquait cet homme... Pourquoi ?... Il ne voulait pas même le lui demander, pas plus qu’il n’aurait voulu le livrer au brigadier Eck et à ses agents.

« Descends », reprit-il d’une voix douce.

Le cœur battant sous le flux de l’émotion, le fugitif gagna l’étage inférieur, dont l’une des portes était ouverte.

« Voici quelques provisions, dit le meunier, en bourrant de pain et de viande la musette du fugitif... J’ai vu qu’elle était vide, ainsi que ta gourde... Remplis-la, et pars...

– Mais... si la police apprend...

– Tâche de la dépister, et ne t’inquiète pas de moi... Je ne te demande pas qui tu es... Je ne sais que ceci : c’est que tu es slave, et jamais un Slave ne livrera un Slave à des policiers allemands.

– Merci... merci ! s’écria le fugitif.

– Va, petit père !... Que Dieu te conduise et te pardonne, si tu as à te faire pardonner ? »

La nuit était très noire, la route qui passait au pied du tertre absolument déserte. Le fugitif adressa au meunier un dernier geste d’adieu et disparut.

Conformément au nouvel itinéraire adopté, il s’agissait d’atteindre pendant la nuit la bourgade de Fallen, de se cacher aux environs pour y reposer la journée suivante. Une quarantaine de verstes, le fugitif les ferait. Il ne serait plus alors qu’à soixante verstes de Pernau. Puis, en deux étapes, si aucune mauvaise rencontre ne le retardait, il comptait arriver à Pernau dans l’avant-minuit du 11 avril. Là, il se cacherait en attendant qu’il se fût procuré les ressources suffisantes pour prendre passage à bord d’un navire, et ils seraient nombreux les bâtiments qui partiraient dès que la débâcle aurait rendu libre la Baltique.

La marche du fugitif fut rapide, tantôt en plaine, tantôt sur la lisière des sombres bois de sapins et de bouleaux. Parfois, il fallait longer la base d’une colline, tourner d’étroits ravins, franchir des rios à demi gelés entre les joncs et les rocs granitiques de leurs rives. Le sol était moins aride qu’aux approches du lac Peipous, où la terre, mélangée de sable jaune, ne se couvre que d’une maigre végétation. À de longs intervalles, apparaissaient des villages endormis, voisins de champs plats et monotones, que la charrue allait bientôt préparer pour la semaille du sarrasin, du seigle, du lin et du chanvre.

La température remontait sensiblement. La neige, demi-fondue, se changeait en boue. Le dégel serait précoce cette année-là.

Vers cinq heures, en avant de la bourgade de Fallen, le fugitif découvrit une sorte de masure isolée, dans laquelle il put se blottir sans avoir rencontré personne. Une partie des provisions fournies par le meunier servit à lui rendre des forces : le sommeil ferait le reste. À six heures du soir eut lieu le départ, après un repos que rien n’avait troublé. Sur les soixante verstes que l’on comptait jusqu’à Pernau, si cette nuit du 9 au 10 avril en absorbait la moitié, cette étape serait l’avant-dernière.

Il en fut ainsi. Au lever du jour, le fugitif dut s’arrêter, mais cette fois, faute de mieux, au plus profond d’un bois de pins à une demi-verste de la route. C’était plus prudent que d’aller demander repas et repos dans quelque ferme ou auberge. On ne rencontre pas toujours des hôtes comme le meunier du lac.

Pendant l’après-midi de cette journée, caché derrière un fourré, l’homme vit passer une escouade d’agents sur la route de Pernau. Cette escouade s’arrêta un instant, comme si son intention eût été de fouiller le bois de sapins. Mais, après une courte halte, elle se remit en marche.

Le soir, dès six heures, le voyage fut repris. Le ciel était sans nuages. La lune, presque pleine, brillait d’un vif éclat. À trois heures du matin, le fugitif commença à longer la rive gauche d’une rivière, la Pernowa, cinq verstes en amont de Pernau.

En la suivant, il arrivait au faubourg de la ville, où il avait le dessein de se loger dans une modeste auberge jusqu’au jour de son départ.

Sa satisfaction fut extrême lorsqu’il observa que la débâcle entraînait déjà les glaçons de la Pernowa vers le golfe. Encore quelques jours, et il en aurait fini avec les interminables cheminements, les dures étapes, les fatigues et les dangers de toutes sortes.

Il le croyait du moins...

Soudain un cri retentit. C’était le même que celui dont il avait été salué à son arrivée à la frontière livonienne du lac Peipous, et qui rappelait à son oreille le « verda » germanique.

Cette fois, ce cri ne sortait pas de la bouche d’un douanier.

Une escouade d’agents venait d’apparaître sous les ordres du brigadier Eck, – quatre hommes qui surveillaient la route aux approches de Pernau.

Le fugitif s’arrêta un instant, puis il s’élança en descendant la berge.

« C’est lui !... » hurla un des agents.

Malheureusement, l’intense lumière de la lune ne permettait pas de se sauver sans être aperçu. Eck et ses hommes se jetèrent sur les talons du fuyard. Celui-ci, ses forces déjà usées par sa longue étape, ne retrouvait pas sa vitesse habituelle. Il lui serait malaisé d’échapper à ces policiers qui ne s’étaient point rompu les jambes à marcher depuis dix heures.

« Plutôt mourir que de me laisser reprendre ! » se dit-il.

Et, au moment où passait un glaçon à cinq ou six pieds de la rive, il y sauta d’un bond prodigieux.

« Feu !... feu ! » cria Eck à ses agents.

Quatre détonations éclatèrent, mais les balles de revolver allèrent se perdre au milieu de la débâcle.

Le glaçon qui portait le fugitif dérivait assez vite, car le courant de la Pernowa est rapide aux premiers jours de la fonte.

Eck et ses hommes suivaient la berge en courant, dans de mauvaises conditions, il est vrai, pour assurer leurs coups de feu, à travers le déplacement des blocs. Il fallait imiter celui qu’ils poursuivaient, s’élancer sur un glaçon, puis sur un autre, le poursuivre enfin à travers cette débâcle.

Ils allaient le tenter, Eck à leur tête, lorsqu’un violent tumulte se produisit. Le glaçon venait d’être saisi dans une collision des blocs, provoquée par le rétrécissement de la rivière, à un coude brusque qui la déviait vers la droite. Il culbuta, se redressa, culbuta de nouveau, puis disparut sous la masse des autres, qui s’entassèrent en faisant barrage.

La débâcle était immobilisée. Les agents, se lançant sur le champ de glace, le parcoururent et prolongèrent leurs recherches pendant une heure.

Aucune trace du fugitif, qui avait certainement péri dans l’écrasement.

« Mieux eût valu le prendre... dit un des agents.

– Sans doute, répondit le brigadier Eck, mais, puisque nous n’avons pu l’avoir vivant, tâchons de l’avoir mort ! »

III §

Famille Nicolef §

Le lendemain de ce jour, – 12 avril, – trois personnes, qui en attendaient une quatrième, causaient, entre sept et huit heures du soir, dans la salle à manger d’une maison du faubourg de Riga, principalement affecté aux habitants russes. Maison de modeste apparence, construite en briques, ce qui est rare en ce faubourg dont elle occupait l’extrémité, et dans lequel les habitations sont le plus ordinairement bâties en bois. Le poêle, établi dans un évidement du mur de la salle, fonctionnant depuis le matin, entretenait une température de quinze à seize degrés très suffisante, puisque le thermomètre, placé au dehors, se tenait à cinq ou six degrés au-dessus du zéro centigrade.

La petite lampe à pétrole, abritée de son abat-jour, n’éclairait la table du milieu que d’une assez vague lumière. Un samovar bouillonnait sur une servante à dessus de marbre. Quatre tasses, dressées sur leurs soucoupes, indiquaient que quatre personnes allaient prendre le thé.

Mais la quatrième n’avait pas encore paru, bien que l’heure fût dépassée de quarante minutes.

« Dimitri est en retard ». fit observer l’un des invités, en s’approchant d’une fenêtre à double châssis qui s’ouvrait sur la rue.

Cet homme, âgé d’une cinquantaine d’années, était le docteur Hamine, un ami de la maison, et des plus fidèles. Depuis vingt-cinq ans qu’il exerçait la médecine à Riga, il était très demandé pour son talent de praticien, très estimé pour l’aménité de son caractère, très jalousé de ses confrères, et l’on sait jusqu’à quel degré peut s’abaisser parfois une jalousie de professionnels, – en Russie comme ailleurs.

« Oui... huit heures vont bientôt sonner..., répondit un autre des invités en regardant l’horloge à poids accrochée entre les deux fenêtres. Mais M. Nicolef a droit au quart d’heure de grâce, comme nous disons en France, et ce quart d’heure-là a généralement plus de quinze minutes !... »

Le personnage qui venait de faire cette réponse était M. Delaporte, consul français à Riga. Âgé de quarante ans, établi depuis une dizaine d’années dans cette ville, ses manières distinguées, son humeur serviable, lui valaient une extrême considération.

« Mon père a été donner une leçon à l’autre bout de la ville, dit alors une troisième personne. Le chemin est long, il est rude aussi, par cette bourrasque moitié pluie moitié neige fondue !... Il arrivera tout transi, mon pauvre père...

– Bon ! s’écria le docteur Hamine, le poêle ronfle comme un magistrat à l’audience !... Il fait chaud dans la salle... Le samovar rivalise avec le poêle... Une ou deux tasses de thé, et Dimitri aura retrouvé son contingent de chaleur interne et externe !... Ne crains rien, ma chère Ilka !... Et, d’ailleurs, si ton père a besoin d’un médecin, celui-ci n’est pas loin, et c’est l’un de ses meilleurs amis.

– Nous le savons, mon cher docteur ! » répondit en souriant la jeune fille.

Ilka Nicolef, âgée de vingt-quatre ans, était la Slave dans toute sa pureté. Combien différente des autres Riganes, de sang germanique, avec leur carnation trop rose, leurs yeux trop bleus, leur regard trop inexpressif, leur indolence trop allemande ! Ilka, brune, avait le teint chaud sans être coloré, la taille élevée, les traits nobles, la physionomie un peu sévère, sévérité qu’adoucissait d’ailleurs un regard d’une douceur infinie lorsqu’il ne se troublait pas de quelque triste pensée. Sérieuse et réfléchie, peu sensible à la coquetterie du costume, simplement mise avec goût, elle présentait le type achevé de la jeune Livonienne d’origine russe.

Ilka n’était pas le seul enfant de Dimitri Nicolef, veuf depuis dix ans déjà. Son frère Jean, qui venait d’entrer dans sa dix-huitième année, achevait ses études à l’Université de Dorpat. Elle lui avait servi de mère pendant son enfance, et, après la mort de celle qui n’était plus, chez quelle femme aurait-il trouvé plus de dévouement, plus de bonté, plus d’esprit de sacrifice ? Grâce aux prodiges d’économie de sa sœur, le jeune étudiant avait pu suffire aux exigences d’une assez dispendieuse instruction en dehors de la maison paternelle.

En effet, Dimitri Nicolef n’avait pour tout revenu que le produit des leçons qu’il donnait chez lui ou en ville. Professeur libre pour les sciences mathématiques et physiques, très instruit, très apprécié, il était, on le savait, sans patrimoine. Ce métier n’engendre guère la fortune, et en Russie moins qu’ailleurs. Si elle eût pu s’acquérir par l’estime publique, Dimitri Nicolef aurait été millionnaire, l’un des plus riches de Riga, où son honorabilité lui assignait le premier rang parmi ses concitoyens, – de race slave s’entend. Et, pour n’avoir aucun doute à cet égard, il suffira de prendre part à la conversation du docteur Hamine et du consul, en attendant le retour du professeur.

Cet entretien se faisait en langue russe, que M. Delaporte parlait aussi purement que les Russes de distinction parlent la langue française.

« Eh bien, docteur, dit ce dernier, vous voici à la veille d’un mouvement qui aura pour résultat de modifier les conditions politiques de l’Esthonie, de la Livonie et de la Courlande. Les journaux esthes, avec tout le charme de leur langage aryen, le font pressentir !...

– L’évolution viendra graduellement, répondit le docteur, et ce ne sera pas trop tôt, lorsque l’administration, les municipalités auront été enlevées aux corporations allemandes ! N’est-ce pas une anomalie inacceptable que des Germains aient la direction politique de nos provinces ?...

– Et, par malheur, lorsqu’ils ne l’auront plus, fit observer Ilka, ne seront-ils pas encore tout-puissants par la force de l’argent, puisqu’ils sont presque seuls à détenir les terres et les places ?...

– Les places, répondit M. Delaporte, on pourra les leur enlever. Quant aux terres, ce sera difficile, pour ne pas dire impossible !... Rien qu’en Livonie, ces Allemands possèdent la plus grande partie du domaine rural, au moins quatre cent mille hectares. »

De fait, ceci est exact. Dans les provinces Baltiques, les nobles, les citoyens honoraires, bourgeois et marchands, sont presque exclusivement d’origine teutonne. Il est vrai, bien que converti par ces Allemands, catholiques d’abord, protestants ensuite, le peuple n’a jamais pu être germanisé. Les Esthes, ces frères des Finnois, et les Lettes, presque tous agriculteurs sédentaires, ne cachent point leur antipathie de race pour ceux qui sont leurs maîtres, et à Revel, à Dorpat, à Pétersbourg, nombre de journaux s’occupent à défendre leurs droits !

Alors le consul d’ajouter :

« Dans une lutte entre les Russes d’origine slave et les Russes d’origine allemande, je ne sais trop qui l’emportera !

– Laissons faire l’Empereur, répondit le docteur Hamine. C’est un Slave de pure race, lui, et il saura bien réduire l’élément étranger dans nos provinces.

– Finira-t-il par réussir ! répondit la jeune fille d’une voix grave. Depuis sept cents ans, depuis la conquête, nos paysans, nos ouvriers, ont résisté à la pression des conquérants, et ceux-ci sont restés en dehors du pays !

– Et ton père, ma chère Ilka, déclara le docteur, aura vaillamment combattu pour notre cause !... C’est à juste titre qu’il est à la tête du parti slave.

– Non sans s’être fait de terribles ennemis !... observa M. Delaporte.

– Entre autres, répliqua le docteur, les frères Johausen, ces riches banquiers qui crèveront de dépit le jour où Dimitri Nicolef leur aura enlevé la direction de la municipalité rigane !... Après tout, notre ville ne compte que quarante-quatre mille Allemands contre vingt-six mille Russes et vingt-quatre mille Lettes... Les Slaves y sont en majorité, et cette majorité sera pour Nicolef.

– Mon père n’a pas tant d’ambition, répondit Ilka. Pourvu que les Slaves l’emportent et qu’ils soient les maîtres dans leur pays...

– Ils le seront aux élections prochaines, mademoiselle Ilka, affirma M. Delaporte, et si Dimitri Nicolef consent à se présenter...

– Ce serait une charge bien lourde pour mon père, dont la situation est modeste, répondit la jeune fille. Et, d’ailleurs, vous le savez, mon cher docteur, en dépit des chiffres, Riga est une ville beaucoup plus allemande que russe !

– Laissons couler l’eau de la Dwina !... s’écria le docteur. Les vieilles coutumes s’en iront par l’aval, et les idées nouvelles viendront par l’amont... Et, ce jour-là, mon brave Dimitri sera porté par elles !

– Je vous remercie, docteur, et vous aussi, monsieur Delaporte, des sentiments que vous inspire mon père, mais il faut prendre garde... N’avez-vous pas remarqué qu’il devient de plus en plus triste, et cela m’inquiète ! »

En effet, ses amis avaient fait la même observation. Depuis quelque temps, Dimitri Nicolef semblait avoir de graves préoccupations. Mais, très renfermé, peu communicatif, il ne s’ouvrait à personne, pas plus à ses enfants qu’à son vieux fidèle Hamine. C’est dans le travail, un travail obstiné qu’il se réfugiait, avec l’espoir d’oublier sans doute. Et cependant la population slave de Riga le regardait comme son futur représentant à la tête d’une nouvelle municipalité.

On était en 1876. Cette idée de russifier les provinces Baltiques datait déjà d’un siècle. Catherine II songeait à cette réforme toute nationale. Le gouvernement prenait des mesures pour éloigner les corporations allemandes de l’administration des villes et bourgades. L’élection des Conseils allait être confiée à l’ensemble des citoyens qui se trouvaient en de certaines conditions d’instruction et de cens. Dans les provinces Baltiques, dont la population se chiffrait alors par dix-neuf cent quatre-vingt-six mille habitants, soit, en chiffres ronds, trois cent vingt-six mille pour l’Esthonie, un million pour la Livonie, six cent soixante mille pour la Courlande, l’élément germanique n’était représenté que par quatorze mille nobles, sept mille marchands ou citoyens honoraires, et quatre-vingt-quinze mille bourgeois, le reste en juifs, au total cent cinquante-cinq mille. Une majorité slave devait donc se former aisément sous la direction du gouverneur, et du haut personnel administratif.

La lutte s’engageait contre la municipalité actuelle, dont les personnages les plus influents étaient ces banquiers Johausen, qui sont appelés à jouer un rôle considérable au cours de cette dramatique histoire.

Il est à mentionner que, dans le quartier, ou plutôt le faubourg de Riga, où s’élevait la modeste demeure de la famille Nicolef, que son père habitait avant lui, le professeur jouissait de la considération générale.

Au vrai, ce faubourg ne possède pas moins de huit mille Moscovites.

L’on sait combien la situation de fortune de Dimitri Nicolef était médiocre et même infiniment plus qu’on ne le pensait. Fallait-il attribuer à cette situation qu’Ilka ne fût point encore mariée, bien qu’elle eût atteint l’âge de vingt-quatre ans ?... En est-il dans la Livonie comme ailleurs, lorsqu’on n’a que sa beauté pour toute fortune, ainsi qu’il est dit dans les pays d’Occident, quand la dot d’une jeune fille n’est constituée que par ses vertus, alors même qu’elles valent sa beauté ?... Non, et peut-être, chez cette société slave de la province, l’argent n’est-il pas le plus important facteur des mariages.

On ne s’étonnera donc pas que la main d’Ilka Nicolef eût été demandée plusieurs fois, mais on pourra s’étonner que Dimitri et sa fille eussent refusé des unions où se réunissaient toutes les convenances.

À cela il y avait une raison. Depuis quelques années, Ilka était fiancée au fils unique de Michel Yanof, un Slave, un ami de Dimitri Nicolef. Tous deux habitaient à Riga le même faubourg. Wladimir Yanof, aujourd’hui âgé de trente-deux ans, était un avocat de talent. Malgré la différence d’âge, on peut dire que les deux enfants avaient été élevés ensemble. En 1872, quatre ans avant le début de ce récit, le mariage de Wladimir Yanof et d’Ilka fut décidé, le jeune avocat ayant vingt-huit ans, la jeune fille en ayant vingt.

Il devait être célébré en l’année courante.

Pourtant le secret avait été gardé dans les deux familles, et si sévèrement que les amis n’en avaient point été instruits. Or, on se préparait à leur en faire part, lorsque ces projets furent brusquement brisés.

Wladimir Yanof était membre d’une de ces associations secrètes qui luttent en Russie contre l’autocratie des tsars. Non point qu’il fût affilié aux nihilistes qui, depuis cette époque, ont substitué à la propagande morale la propagande par le fait.

Mais l’ombrageuse administration moscovite n’y veut voir aucune différence.

Elle agit par mesure administrative, sans procédure légale, « par nécessité d’empêcher de tenter quelque chose », classique formule, on le voit. Des arrestations s’effectuèrent en maintes villes de l’Empire. Il y en eut à Riga, et Wladimir Yanof, brutalement enlevé de sa demeure, fut déporté aux mines de Minnsinsk, dans la Sibérie orientale. En reviendrait-il jamais ?... Qui eût osé l’espérer ?...

Coup terrible pour les deux familles, et toute la Riga slave le ressentit avec eux. Ilka en fût morte sans l’énergie qu’elle puisa dans son amour même. Décidée à rejoindre son fiancé, lorsque cela lui serait permis, elle irait partager sa terrible existence d’exilé en ces régions lointaines. Mais, en attendant, ce qu’était devenu Wladimir, en quel lieu il avait été déporté, elle ne put le savoir, et, depuis quatre ans, était sans nouvelles.

Six mois après l’arrestation de son fils, Michel Yanof sentit la mort venir. Et, alors, il voulut réaliser tout ce qu’il possédait, – peu de chose, vingt mille roubles en billets1, – qu’il remit à Dimitri Nicolef, chargé de garder ce dépôt pour son fils.

Le dépôt fut accepté, même si secrètement gardé qu’Ilka n’en eut jamais connaissance, et il demeura entre les mains du dépositaire tel qu’il lui avait été remis.

On le sait, si la fidélité devait jamais être bannie de ce bas monde, c’est en Livonie qu’elle aurait trouvé son dernier refuge. Là se rencontrent encore ces étonnants fiancés qui ne s’épousent qu’après vingt ou vingt-cinq ans d’une cour assidue. Et, le plus souvent, s’ils attendent pour s’unir, c’est que leur position n’est pas suffisamment faite, et il convient qu’elle le soit.

En ce qui concernait Wladimir et Ilka, rien de semblable. Aucune question de fortune ne s’était dressée entre eux. La jeune fille n’avait rien, et elle savait que le jeune avocat ne demandait rien, ignorant même ce que lui laisserait son père. Mais le talent, l’intelligence ne lui manquaient pas et l’avenir ne l’effrayait ni pour sa femme, ni pour lui, ni pour la famille qui viendrait d’eux.

Wladimir parti pour l’exil, Ilka était sûre qu’il ne l’oublierait pas plus qu’elle ne l’oublierait elle-même. Ce pays n’était-il pas celui des « âmes sœurs » ?.. Ces âmes, trop souvent, ne parviennent pas à se joindre sur la terre, si Dieu n’est pitoyable à leur amour, et, sans jamais se détacher l’une de l’autre, elles se confondent dans l’éternité quand elles n’ont pu s’unir en ce monde.

Ilka attendait, et tout son cœur était là-bas avec l’exilé. Elle attendait qu’une grâce, si improbable, hélas ! le ramenât près d’elle. Elle attendait qu’une permission lui ouvrit le chemin pour aller près de lui. Elle n’était plus seulement sa fiancée, elle se considérait comme sa femme. Et pourtant, si elle partait, que deviendrait son père en cette maison abandonnée à ses uniques soins et dans laquelle, grâce à son habitude d’ordre et d’économie, se révélait encore une certaine aisance ?...

Cependant elle ignorait ce qu’il y avait de plus grave dans cette situation. Jamais Dimitri Nicolef ne l’avait avoué, bien qu’il n’y eût rien là que d’honorable pour lui. Et pourquoi l’eût-il fait ?... Pourquoi ajouter aux inquiétudes du présent celles de l’avenir ?... Cela se saurait toujours assez tôt, car l’échéance approchait.

Le père de Dimitri Nicolef, négociant à Riga, avait laissé en mourant des affaires très embrouillées. La liquidation désastreuse se chiffrait par un passif de vingt-cinq mille roubles. Dimitri, ne voulant pas que le nom de son père fût compromis dans une faillite, résolut de payer les dettes. Faisant argent de tout ce qu’il possédait, il parvint à rembourser quelques milliers de roubles. On lui donna du temps pour le reste, et, chaque année, il put économiser sur son travail de quoi fournir de nouveaux acomptes au créancier. Or, ce créancier, c’était la maison Johausen frères. À l’époque actuelle, engagé pour son père, Dimitri Nicolef redevait encore la somme, énorme pour lui, de dix-huit mille roubles.

Et, ce qui aggravait la situation, ce qui la rendait même absolument effrayante, c’est que l’échéance de cette somme venait dans moins de cinq semaines, au 15 mai suivant.

Dimitri Nicolef pouvait-il espérer que les frères Johausen lui accorderaient un délai, qu’ils consentiraient à un renouvellement ?... Non ! Ce n’était pas seulement le banquier, l’homme d’affaires, devant lequel il se trouvait : c’était l’ennemi politique, dont l’opinion publique le constituait le rival dans le mouvement antigermanique qui se préparait. Frank Johausen, le chef de la maison, le tenait par cette créance, cette dette, la dernière, mais la plus forte.

Il serait impitoyable.

La conversation du docteur, du consul et d’Ilka continua une demi-heure encore, et la jeune fille se montrait très inquiète du retard de son père, lorsque celui-ci parut à la porte de la salle.

Bien qu’il n’eût que quarante-sept ans, Dimitri Nicolef paraissait de dix ans plus âgé. De taille au-dessus de la moyenne, la barbe grisonnante, la physionomie assez dure, le front traversé de rides, comme de sillons d’où il ne peut germer que des idées tristes et des soucis poignants, d’une constitution vigoureuse, en somme, tel il se présentait.

Mais, de sa jeunesse, il avait conservé un regard puissant, une voix pleine et mordante, – cette voix, a dit Jean-Jacques, qui sonne au cœur.

Dimitri Nicolef se débarrassa de son manteau traversé de pluie, déposa son chapeau sur un fauteuil, alla vers sa fille, qu’il baisa au front, et serra la main de ses deux amis.

« Tu es en retard, père... lui dit Ilka.

– J’ai été retenu, répondit Dimitri. Une leçon qui s’est prolongée...

– Eh bien, prenons le thé..., ajouta la jeune fille.

– À moins que tu ne sois trop fatigué, Dimitri, observa le docteur Hamine. Il ne faut point te gêner... Je ne suis pas content de ta mine... Tu dois avoir besoin de repos...

– Oui, répondit Nicolef, mais ce n’est rien... La nuit me remettra... Prenons le thé, mes amis... Je ne vous ai déjà fait que trop attendre, et, si vous le permettez, je me coucherai de bonne heure...

– Qu’as-tu, père ?... demanda Ilka, en regardant Dimitri les yeux dans les yeux.

– Rien, chère enfant, rien, te dis-je. Si tu t’inquiètes davantage, Hamine finira par me découvrir quelque maladie imaginaire, ne fût-ce que pour se donner la satisfaction de me guérir !

– Ce sont celles-là dont on ne guérit pas !... répondit le docteur en secouant la tête.

– Vous n’avez rien appris de nouveau, monsieur Nicolef ?... demanda le consul.

– Rien... si ce n’est que le gouverneur général Gorko, qui était à Pétersbourg, vient de revenir à Riga.

– Bon ! s’écria le docteur, je doute fort que ce retour fasse plaisir aux Johausen, qu’on ne doit pas voir d’un très bon œil là-bas. »

Le front de Dimitri Nicolef se plissa plus vivement. Ce nom ne lui rappelait-il pas la fatale échéance qui le mettait à la merci du banquier allemand ?

Le thé étant prêt, Ilka remplit les tasses, – un thé de bonne qualité, bien qu’il ne coûtât pas jusqu’à cent soixante francs la livre comme celui des riches. Il en est à tout prix, heureusement, car c’est la boisson usuelle, la boisson moscovite par excellence, et dont on fait usage même chez les pauvres gens.

Ces tasses de thé furent accompagnées de petits pains au beurre que la jeune ménagère confectionnait elle-même, et, pendant une demi-heure, l’entretien se prolongea entre les trois amis.

Il porta sur l’état des esprits à Riga, le même, d’ailleurs, qui régnait dans les principales villes des provinces Baltiques. Cette lutte des deux éléments germanique et slave passionnait les plus indifférents.

Avec l’accentuation des énergies politiques, on pouvait prévoir que la bataille serait chaude, surtout à Riga, où les races étaient plus directement en contact.

Dimitri, visiblement préoccupé, prenait à peine part à la conversation, bien que sa personnalité fût souvent mise en cause. Sa pensée était « ailleurs », comme on dit... Où ?... lui seul eût pu l’apprendre. Mais, quand il était mis en demeure de répondre, il ne le faisait que par des paroles évasives qui ne contentaient pas le docteur.

« Voyons, Dimitri, répétait-il, tu as l’air d’être au fond de la Courlande, lorsque nous sommes à Riga !... Est-ce que, par hasard, ton intention serait de te désintéresser de la lutte ?... L’opinion est pour toi, la haute administration est pour toi... Voudrais-tu donc assurer une fois de plus le succès des Johausen ?... »

Encore ce nom, qui produisait toujours l’effet d’un coup violent sur l’infortuné débiteur de la riche maison de banque !

« Ils sont plus puissants que tu ne le crois, Hamine... répondit Dimitri.

– Mais moins qu’ils ne le disent, on le verra bien ! » répliqua le docteur.

La demie de neuf heures sonna à l’horloge. Il était temps de se retirer. Le docteur et M. Delaporte se levèrent pour prendre congé de leurs hôtes.

Il faisait très mauvais temps. La rafale fouettait les fenêtres.

Le vent sifflait au tournant des rues, et, s’engouffrant par la cheminée, rabattait parfois la fumée du poêle.

« Quelle bourrasque ! dit le consul.

– Un temps à ne pas mettre un médecin dehors !... déclara le docteur. Allons, venez, Delaporte, je vous offre une place dans ma voiture... Une voiture à deux pieds, sans roues ! »

Le docteur embrassa Ilka, suivant sa vieille habitude. M. Delaporte et lui serrèrent cordialement la main à M. Dimitri Nicolef, qui les reconduisit jusqu’au seuil de la maison. Puis tous deux disparurent au milieu de cette obscurité où la tourmente faisait rage.

Ilka vint donner à son père le baiser du soir, et Dimitri Nicolef la pressa dans ses bras peut-être avec plus de tendresse que d’habitude.

« À propos, père, dit-elle, je ne vois pas ton journal... Le facteur ne l’a pas apporté ?...

– Si, ma chère enfant... Je l’ai rencontré ce soir en revenant, comme il arrivait devant la maison, et il me l’a remis.

– Il n’y avait pas de lettre ? demanda Ilka.

– Non, ma fille, il n’y en avait pas. »

Et tous les jours, depuis quatre longues années, c’était ainsi : il n’y avait pas de lettre, – du moins de lettre venant de Sibérie, de lettre où Ilka aurait pu mouiller de ses larmes la signature de Wladimir Yanof !...

« Bonne nuit, père... dit-elle.

– Bonne nuit, mon enfant. »

IV §

En malle-poste §

À cette époque, les moyens de transport sur les interminables plaines des provinces Baltiques se réduisaient à deux, à moins que le voyageur ne voulût se contenter de les parcourir comme piéton ou comme cavalier. De chemin de fer il n’y en avait qu’un, celui qui desservait le littoral de l’Esthonie, contournant le golfe de Finlande. Si Revel se trouvait en communication avec Pétersbourg, les deux autres capitales de la Livonie et de la Courlande, Riga et Mittau, n’étaient point reliées par railway à la capitale de l’empire russe.

Malle-poste ou télègue, il n’existait aucun autre véhicule à la disposition des touristes.

On connaît la télègue, – un chariot bas, sans clous, sans ferrures, dont les différentes pièces sont jointes par des cordes ; pour banquette, un sac d’écorces, ou tout simplement les bagages, et encore faut-il prendre soin de s’assujettir par une courroie, si l’on veut prévenir les chutes très à craindre sur ces routes cahoteuses.

La malle-poste est moins rudimentaire. Ce n’est plus le chariot, c’est la voiture, dont le confort laisse à désirer sans doute, mais où l’on est, en somme, à l’abri de la pluie et du vent. Elle ne contient que quatre places, et celle qui faisait alors le service des transports entre Riga et Revel ne partait que deux fois la semaine.

Il va de soi que, pendant l’hiver, ni malle-poste, ni télègue, ni aucun véhicule à roues n’aurait pu circuler sur les chemins glacés. On les remplaçait, non sans avantage, par le « perklwsnoïo », sorte de lourd traîneau à patins, que son attelage entraînait assez rapidement à travers les steppes blancs des provinces Baltiques.

Ce matin-là, 13 avril, la malle-poste qui allait partir pour Revel n’attendait qu’un seul voyageur, lequel avait retenu sa place dès la veille. C’était un homme de cinquante ans, qui arriva à l’heure du départ, un type de bonne humeur, figure gaie, bouche souriante. Chaudement vêtu d’un épais caban par-dessus son veston de gros drap, il tenait sous le bras un portefeuille qu’il serrait étroitement.

Lorsqu’il entra dans le bureau, il fut accosté en ces termes par le conducteur de la malle-poste :

« Eh donc, Poch, c’est toi qui as retenu une place dans la malle ?...

– Moi-même, Broks.

– Ainsi une télègue ne te suffit plus !... Il te faut une bonne voiture avec trois bons chevaux...

– Et un bon conducteur comme toi, mon vieil ami...

– Allons, petit père, je vois que tu ne regardes pas à la dépense...

– Non, surtout quand ce n’est pas moi qui paie !

– Et qui est-ce donc ?

– Mon maître... M. Frank Johausen.

– Oh ! s’écria le conducteur, celui-là a le moyen de retenir toute la malle, si cela lui plaît...

– Comme tu dis, Broks, mais, si je n’ai pris qu’une place, j’espère bien que j’aurai des compagnons de voyage ! On s’ennuie moins en route.

– Eh ! mon pauvre Poch, il faudra que tu t’en passes, cette fois ! Cela n’arrive pas souvent, mais cela arrive aujourd’hui... Pas d’autre place retenue que la tienne...

– Quoi... personne ?...

– Personne, et, à moins qu’il ne monte un piéton en chemin, tu en seras réduit à causer avec moi ?... Va ! ne te gêne pas... Tu le sais, un bout de conversation ne me fait pas peur...

– Ni à moi, Broks.

– Et jusqu’où vas-tu ?...

– Jusqu’au bout de la route, à Revel, chez le correspondant de MM. Johausen. »

Et Poch, clignant de l’œil, indiquait le portefeuille, serré sous son bras, et que rattachait à sa ceinture une chaînette de cuivre.

« Eh !... là !... petit père, répondit Broks, inutile de jaser là-dessus !... Nous ne sommes plus seuls. »

En effet, un voyageur, qui avait pu remarquer le mouvement du garçon de banque, venait d’entrer dans le bureau.

Ce voyageur semblait mettre une certaine attention à ne point être reconnu. Enveloppé de sa houppelande, dont le capuchon retombait sur sa tête, il se cachait en partie la figure.

S’approchant du conducteur :

« Avez-vous encore une place libre dans la malle ?... demanda-t-il.

– Il en reste trois, répondit Broks.

– Une suffira.

– Pour Revel ?...

– Oui... pour Revel », répondit le voyageur, après une courte hésitation.

Et, ce disant il paya en roubles-papier le prix de sa place jusqu’à destination, une distance de deux cent quarante verstes.

Puis, d’une voix brève :

« Quand partez-vous ?...

– Dans dix minutes.

– Où serons-nous ce soir ?

– À Pernau, si le temps ne nous contrarie pas trop. Avec ces bourrasques, on ne sait jamais...

– Est-ce qu’il y a des retards à craindre ?... demanda le garçon de banque.

– Hum, fit Broks, Je ne suis pas content du ciel ! Les nuages courent avec une rapidité... Enfin, pourvu qu’ils ne nous donnent que de la pluie !... Mais s’il tombe de la neige...

– Voyons, Broks, en n’économisant pas le coup de schnaps aux postillons, nous serons à Revel demain soir.

– C’est à souhaiter ! Trente-six heures, je ne mets pas plus de temps, d’habitude.

– Alors, répondit Poch, en route et ne flânons pas !

– Voici les chevaux attelés, répliqua Broks. Je n’attends plus personne... Le coup du départ, Poch... schnaps ou vodka ?...

– Schnaps », répondit le garçon de banque.

Ils allèrent au cabaret en face, après avoir fait signe au postillon de les suivre. Deux minutes après, ils revenaient du côté de la malle, où le voyageur inconnu avait déjà pris place. Poch s’installa près de lui et la voiture s’ébranla.

Les trois chevaux attelés aux brancards n’étaient guère plus grands que des ânes, fauves de robe, le poil long et rude, d’une maigreur qui laissait voir la saillie de leurs muscles, mais pleins d’ardeur. Le sifflement du iemschick suffisait à les maintenir au bon trot.

Depuis bien des années déjà, Poch appartenait au personnel de la maison Johausen frères. Entré enfant, il y resterait jusqu’à l’âge de sa retraite. Jouissant de toute la confiance de ses maîtres, on le chargeait souvent de porter à des correspondants, soit à Revel, soit à Perriau, soit à Mittau, soit à Dorpat, des sommes importantes qu’il eût été imprudent de confier au service des malles-poste. Cette fois, son portefeuille contenait quinze mille roubles en billets d’État, coupures équivalant à cent francs de la monnaie française, soit une liasse de quatre cents billets, soigneusement enfermés dans son portefeuille. Après avoir remis cette somme au correspondant de Revel, il devait revenir à Riga.

Ce n’était pas sans motif qu’il avait hâte d’être de retour. Quel était ce motif ?... Sa conversation avec Broks le fera connaître.

L’iemschick enlevait rapidement son attelage, les bras écartés, tenant les guides à la mode russe. Après avoir remonté le faubourg nord de la ville, il se lança sur la grande route à travers la campagne. Aux approches de Riga, les champs cultivés sont nombreux et les travaux de labour allaient bientôt commencer. Mais, à dix ou douze verstes de là, le regard se perdait sur l’interminable steppe dont l’uniformité n’est rompue, à défaut d’accidents de terrain, rares à la surface des provinces Baltiques, que par le massif des forêts d’arbres verts.

Ainsi que l’avait fait observer Broks, l’apparence du ciel n’était pas rassurante. L’air se déplaçait en violentes rafales, et la bourrasque s’accentuait à mesure que le soleil s’élevait au-dessus de l’horizon. Heureusement le vent soufflait du sud-ouest.

De vingt verstes en vingt verstes à peu près, un relais de poste permettait de changer à la fois les chevaux et le postillon qui les avait conduits.

Ce service, convenablement organisé, assurait aux voyageurs un transport régulier, assez rapide en somme.

Dès le départ, à son vif déplaisir, Poch comprit qu’il ne pourrait point entrer en conversation suivie avec son compagnon de route.

Celui-ci, blotti dans un coin, la tête encapuchonnée, ne laissant rien voir de son visage, dormait ou feignait de dormir. Le garçon de banque en fut donc pour quelques vaines tentatives de dialogue.

Aussi, très loquace par nature, se vit-il réduit à causer avec Broks, assis près du iemschick sur le siège, abrité sous une capote de cuir. Mais, en abaissant la glace qui fermait le devant de la malle, il était facile de converser. Or, comme le conducteur était aussi bavard, à tout le moins, que le garçon de banque, les langues ne chômèrent pas.

« Et tu assures, Broks, – c’était bien la quatrième fois qu’il lui adressait cette question depuis le départ, – tu assures que nous serons demain soir à Revel ?...

– Oui, Poch, si le mauvais temps ne nous retarde pas, et surtout s’il ne nous empêche pas de rouler pendant la nuit.

– Et, une fois arrivée à Revel, la malle en repartira vingt-quatre heures après ?...

– Vingt-quatre heures, répondit Broks. Le service est établi de cette façon.

– Et c’est toi qui me ramèneras à Riga ?...

– Moi-même, Poch.

– Par saint Michel, je voudrais déjà être de retour... avec toi, s’entend !

– Avec moi, Poch ?... Merci de ton amabilité !... Mais pourquoi tant de hâte ?...

– Parce que j’ai une invitation à te faire, Broks.

– À moi ?

– À toi, et une invitation qui ne te déplaira pas, si tu aimes à bien manger et à bien boire en bonne compagnie.

– Eh ! fit Broks, qui passait sa langue sur ses lèvres, il faudrait être ennemi de soi-même pour ne pas aimer cela !... Il s’agit d’un repas ?...

– Mieux qu’un repas ! Un vrai festin de noce.

– De noce ?... s’écria le conducteur. Et pourquoi serais-je invité à un repas de noce !...

– Parce que le marié te connaît personnellement.

– Il me connaît ?...

– Et la mariée aussi !

– Alors, répliqua Broks, j’accepte, même sans savoir quels sont les futurs époux...

– Je vais te l’apprendre.

– Avant que tu me le dises, Poch, laisse-moi te répondre que ce sont de braves gens !

– Certes... de braves gens, puisque c’est moi qui suis le marié !

– Toi, Poch !

– Moi-même, et que la mariée, c’est cette aimable Zénaïde Parensof.

– Ah ! l’excellente créature !... Vrai, je ne m’attendais pas à cela...

– Tu t’en étonnes ?...

– Non, et vous ferez un bon ménage, bien que tu aies cinquante ans sonnés, Poch...

– Et que Zénaïde en ait quarante-cinq, Broks. Que veux-tu, nous aurons été heureux moins longtemps, voilà tout ! Ah ! mon camarade, si on s’aime quand on veut, on ne doit se marier que lorsque c’est possible. J’avais vingt-cinq ans quand cela m’a pris, et Zénaïde en avait vingt. Mais, à nous deux, nous ne possédions pas cent roubles ! Attendre, c’était sage. Lorsque, de mon côté, j’aurais entassé une belle petite somme, et elle, du sien, une dot approchant, il était convenu que nous marierions nos économies... Et, aujourd’hui, l’argent est au fond de la sacoche ! Est-ce que, dans notre Livonie, ça ne se passe pas le plus souvent ainsi pour les pauvres gens ?... D’ailleurs, pour s’être espérés pendant des années et des années, on ne s’en aime que davantage, et on n’a pas à s’inquiéter de l’avenir.

– Tu as raison, Poch.

– Moi, j’ai déjà une bonne place dans la maison Johausen, cinq cents roubles par an, que les deux frères doivent augmenter le jour du mariage. Quant à Zénaïde, elle en gagne autant. Nous voilà donc riches... riches à notre façon, s’entend !... Bien sûr, nous ne possédons pas le quart de ce que j’ai là dans mon portefeuille... »

Poch s’arrêta en jetant un regard méfiant sur son compagnon de route, toujours immobile et qui semblait dormir. Peut-être en avait-il trop dit là-dessus... Et, reprenant :

« Oui, Broks, riches à notre façon ! Aussi, avec nos économies, je pense que Zénaïde fera bien d’acheter un petit fonds d’épicerie !... Il y en a un à vendre près du port...

– Et je te promets une belle clientèle, ami Poch ! s’écria le conducteur.

– Merci, Broks, merci d’avance ! Tu me devras bien cela pour le festin où je te garde une place.

– Laquelle ?...

– Pas loin de la mariée ! Et tu verras comme Zénaïde sera encore belle dans sa robe de noce, la couronne de myrte sur la tête et avec le collier que lui donne Mme Johausen.

– Je te crois, Poch, je te crois !... Une si bonne femme ne peut être qu’une belle femme... À quand la cérémonie ?...

– Dans quatre jours, Broks, le 16 du courant. Et voilà pourquoi je te dis : Presse les iemschicks !... Je ne leur marchanderai pas les petits verres !... Mais qu’ils ne laissent point les chevaux s’endormir entre les brancards !... C’est un fiancé que ta malle emporte, et il ne faut pas qu’il vieillisse trop pendant le voyage !

– Oui ! Zénaïde ne voudrait plus de toi !... répondit en riant le joyeux conducteur.

– Ah ! Peux-tu dire !... J’aurais vingt ans de plus, qu’elle me voudrait encore ! »

Il s’ensuit que, sous le bénéfice des confidences que le garçon de banque venait de faire à son ami Broks, les relais, arrosés d’un coup de schnaps, furent rapidement enlevés, et jamais la malle de Riga n’avait roulé à une telle allure.

Le pays offrait toujours le même aspect, de longues plaines, d’où s’échapperait la forte odeur du chanvre pendant l’été. Les routes, le plus souvent tracées par les voitures et les charrettes, laissaient à désirer pour l’entretien. Parfois, on longeait la lisière de vastes forêts, et, invariablement, les mêmes essences, érables, aulnes et bouleaux, puis d’immenses sapinières qui gémissaient sous les rafales. Peu de monde par les chemins, dans les cultures. On sortait à peine du rude hiver de ces hautes latitudes. La malle allait ainsi, de village en village, de hameau en hameau, de relais en relais, sans perdre de temps, grâce aux injonctions de Broks. Aucun retard n’était à prévoir, et, quant à la tourmente, rien à craindre tant qu’elle pousserait par derrière.

Pendant qu’on dételait et qu’on attelait, le garçon de banque et le conducteur mettaient pied à terre. Mais le voyageur inconnu ne quittait jamais sa place. Seulement il profitait de ce qu’il se trouvait seul, pour jeter un coup d’œil au dehors.

« Pas remuant, notre compagnon ! répétait Poch.

– Pas causeur, non plus !... répondait Broks.

– Tu ne sais pas qui c’est ?

– Non... et je n’ai pas seulement vu la couleur de sa barbe !

– Il faudra bien qu’il se décide à montrer son visage, quand nous dînerons au relais de midi...

– À moins qu’il ne mange pas plus qu’il ne parle ! » riposta Broks.

Avant d’atteindre le village où la malle devait faire halte à l’heure du dîner, combien de misérables hameaux se rencontrèrent sur sa route : cabanes à peine habitables, cahutes de pauvres, aux volets toujours rabaissés et dont les planches disjointes livraient passage aux âpres bises de l’hiver ! Et cependant, en Livonie, les paysans sont robustes : les hommes avec leur tête embroussaillée de cheveux durs, les femmes couvertes de haillons, les enfants pieds nus, bras et jambes maculés de boue comme des bestiaux d’étables négligées. Les malheureux moujiks ! Et s’ils souffrent dans leurs taudis des chaleurs de l’été, des froids de l’hiver, de la pluie ou de la neige en tout temps, que dire de leur nourriture, du pain d’écorce, noir et pâteux, trempé d’un peu d’huile de chènevis, de la bouillie d’orge et d’avoine, et, si rarement, quelques bouchées de lard ou de bœuf salé ! Quelle existence ! Mais ils y sont faits, ils ne savent pas ce que c’est que de se plaindre. À quoi bon, d’ailleurs ?

Très heureusement, à l’entrée d’un grand village, au relais d’une heure après-midi, les voyageurs, dans une auberge assez convenable, trouvèrent un plus substantiel dîner : potage au cochon de lait, concombres nageant dans une jatte d’eau salée, gros chanteaux de ce pain qu’on appelle le « pain aigri », car il ne faudrait pas pousser l’exigence jusqu’à vouloir du pain blanc, un morceau de saumon pêché dans les eaux de la Dwina, du lard frais accommodé de légumes, du caviar, du gingembre, du raifort et de ces confitures d’airelles des bois d’une saveur singulière. Pour boisson, l’invariable thé, lequel coule si abondamment qu’il suffirait à alimenter tout un fleuve des provinces Baltiques. Enfin un excellent repas qui mit Broks et Poch en belle humeur pour le reste de la journée.

Quant à l’autre voyageur, il ne parut pas qu’il en ressentît de si heureux effets. Il se fit servir à part dans un coin sombre de la salle. À peine releva-t-il son capuchon qui laissa voir le bas d’une barbe grisonnante. En vain le garçon de banque et le conducteur essayèrent-ils de le dévisager. Il mangea rapidement, sobrement, et bien avant les autres il eut regagné sa place dans la voiture.

Cela ne laissa pas d’intriguer ses compagnons de route, surtout Poch, fort dépité de n’avoir pu tirer une seule parole de ce taciturne.

« Nous n’arriverons donc pas à savoir quel est cet individu ?... demanda Poch.

– Je vais te le dire, répondit Broks.

– Tu le connais ?

– Oui ! C’est un monsieur qui a payé sa place, cela me suffit. »

On partit quelques minutes avant deux heures, et la malle reprit une allure rapide. L’attelage, gratifié d’aimables et caressantes appellations : « Allez, mes colombes ! Poussez, mes hirondelles ! » s’enleva au grand trot sous le fouet du postillon.

Très probablement Poch avait vidé son sac, épuisé son stock de nouvelles, car la conversation devint languissante entre le conducteur et lui. Un peu alourdi, d’ailleurs, par la digestion d’un si bon dîner, le cerveau noyé des vapeurs du vodka, il ne tarda pas à « pêcher à la ligne », comme on dit d’une personne gagnée par le sommeil et dont la tête va deçà et delà. Un quart d’heure après, il dormait d’un gros sommeil, hanté sans doute de rêves dans lesquels apparaissait la douce image de Zénaïde Parensof.

Cependant le temps devenait plus mauvais. Les nuages s’abaissaient vers le sol. La malle avait dû s’engager à travers des plaines marécageuses assez impropres à l’établissement d’une route carrossable. Les terres mouvantes étaient affleurées par les multiples rios dont est sillonnée cette région septentrionale de la Livonie. Aussi avait-il fallu juxtaposer des troncs d’arbres, à peine équarris, pour donner quelque solidité à ces fondrières. Presque insuffisant pour un piéton, le passage y était difficile à une voiture. Nombre de ces madriers, mal assujettis, appuyés d’un bout, non de l’autre, basculaient sous les roues de la malle, qui sonnait avec un inquiétant bruit de ferraille.

Dans ces conditions, l’iemschick ne songeait point à forcer son attelage. Il marchait lentement, par prudence, relevant ses chevaux qui butaient à chaque pas. On franchit ainsi plusieurs étapes où tout accident put être évité. Mais les bêtes arrivaient très fatiguées aux relais, et on n’aurait pu leur demander davantage.

À cinq heures du soir, sous le ciel balayé de nuages, il faisait déjà sombre. Se maintenir en bonne direction sur la route, confondue avec les marécages, exigeait une extrême attention. Les chevaux s’effrayaient de ne plus sentir le sol assuré sous leurs sabots, ils s’ébrouaient et se jetaient de côté.

« Au pas, au pas, puisqu’il le faut !... répétait Broks. Mieux vaut arriver avec une heure de retard à Pernau, et ne point risquer de rester en détresse...

– Une heure de retard !... s’écria Poch, que tant de secousses avaient tiré de son sommeil.

– C’est plus prudent ! » répondit l’iemschick, qui dut, à plusieurs reprises, mettre pied à terre afin de conduire son attelage par la bride. Le voyageur avait fait quelques mouvements, redressé sa tête, cherché en vain à voir à travers la vitre de la portière. L’obscurité était assez épaisse alors pour qu’il fût impossible de rien distinguer. Les lanternes de la malle lançaient deux gerbes lumineuses qui rompaient à peine l’obscurité.

« Où sommes-nous ?... demanda Poch.

– Encore à vingt verstes de Pernau, répondit Broks, et, une fois au relais, je pense que nous ferions bien d’y demeurer jusqu’à demain matin...

– Au diable la bourrasque qui va nous retarder de douze heures ! » s’écria le garçon de banque.

On continuait d’avancer. Parfois la rafale poussait si violemment que la malle, précipitée sur l’attelage, menaçait de se renverser. Les chevaux se cabraient et s’abattaient. La situation devenait extrêmement difficile. C’est au point même que Poch et Broks agitèrent la question de faire la route à pied jusqu’à Pernau. Peut-être cela n’eût-il été que sage afin d’éviter de plus graves accidents en restant dans la voiture.

Quant à leur compagnon, il ne semblait pas qu’il fût décidé à la quitter. Un flegmatique Anglais n’eût pas montré plus d’indifférence à ce qui se passait. Ce n’était pas pour voyager en piéton qu’il avait payé sa place dans cette malle-poste, et cette malle-poste avait l’obligation de le véhiculer jusqu’à destination.

Soudain, à six heures et demie du soir, au plus fort de la bourrasque, un terrible choc se produisit. Une roue de l’avant-train s’était enfoncée dans une ornière et, sous l’effort de l’attelage enveloppé d’un vigoureux coup de fouet, elle se rompit.

La malle, s’inclinant brusquement et perdant l’équilibre, versa sur le flanc gauche.

Il y eut des cris de douleur. Poch, une contusion à la jambe, n’eut qu’une pensée pour son précieux portefeuille retenu par la chaînette. Le portefeuille ne l’avait point quitté, et il le serra plus étroitement sous son bras, lorsqu’il fut parvenu à sortir de la voiture.

Broks et le voyageur n’avaient reçu que d’insignifiantes contusions, et le postillon, s’étant dégagé, avait sauté à la tête de ses chevaux.

L’endroit était désert, – une plaine avec un massif d’arbres sur la gauche.

« Qu’allons-nous devenir ?... s’écria Poch.

– La voiture est hors d’état de se remettre en route », répondit Broks.

Pas un mot ne sortit de la bouche de l’inconnu.

« Peux-tu aller à pied à Pernau ?... demanda Broks au garçon de banque.

– Une quinzaine de verstes ?... s’écria celui-ci, avec ma contusion !

– Eh bien... à cheval ?...

– À cheval !... Au bout de quelques pas, je serais par terre ! »

Le seul parti possible, c’était de chercher abri dans une auberge des environs, s’il en existait, et d’y passer la nuit, Poch et le voyageur du moins. De leur côté, après avoir dételé, Broks et le postillon enfourcheraient les chevaux, gagneraient Pernau au plus vite et, le lendemain, ils reviendraient avec un charron qui réparerait la voiture.

Si le garçon de banque n’eût pas été chargé d’une aussi forte somme, il aurait trouvé sans doute le conseil excellent... Mais avec ses quinze mille roubles...

Et, d’ailleurs, dans le voisinage, y avait-il, en cette région déserte, une ferme, une auberge, un cabaret où des voyageurs pussent se réfugier jusqu’au matin ?... Ce fut la question que Poch posa tout d’abord.

« Oui... là... sans doute ! » répondit le voyageur.

Et, de la main, il indiquait une faible lumière qui brûlait à deux cents pas sur la gauche, au coin d’un bois confusément entrevu dans l’ombre. Mais était-ce le fanal d’une auberge ou le feu d’un bûcheron ?...

L’iemschick, interrogé, répondit :

« C’est le cabaret de Kroff.

– Le cabaret de Kroff ?... répéta Poch.

– Oui. le kabak de la Croix-Rompue.

– Eh bien, dit Broks, en s’adressant à ses compagnons, si vous voulez coucher dans cette auberge, nous viendrons vous reprendre demain dès la première heure. »

La proposition parut agréer au voyageur. C’était, en somme, ce qu’il y avait de mieux à faire. Le temps devenait épouvantable, la pluie ne tarderait pas à tomber torrentiellement. Ce ne serait pas sans grande peine que le conducteur et l’iemschik parviendraient à gagner Pernau avec leur attelage.

« Convenu, dit alors Poch, que sa jambe écorchée faisait quelque peu souffrir, Demain, après une bonne nuit de repos, je serai en état de repartir, et je compte sur toi, Broks.

– Je serai de retour à l’heure dite ! » répliqua le conducteur.

Les chevaux furent alors dételés, et la malle, couchée sur le flanc, dut être abandonnée. Mais, cette nuit-là, il était probable que ni voiture ni charrette ne viendraient à passer sur la route.

Après avoir serré la main de son ami, Poch, traînant la jambe, se dirigea vers le massif d’où s’échappait la lueur qui indiquait la place de l’auberge.

Comme le garçon de banque marchait avec difficulté, le voyageur crut devoir lui offrir de s’appuyer sur son bras. Poch accepta après avoir remercié son compagnon, qui, en somme, était plus sociable qu’on ne l’eût supposé par son attitude depuis le départ de Riga.

Les deux cents pas furent franchis sans accident, en suivant la grande route au bord de laquelle s’élevait l’auberge.

Suspendu à la porte d’entrée, brillait le fanal garni de sa lampe à pétrole. À l’angle du mur se dressait une longue perche, dont la destination est d’attirer les regards des passants pendant le jour. À travers les joints des contrevents filtraient les lueurs de l’intérieur et s’échappait aussi un bruit de voix et de verres. Une enseigne grossièrement peinte s’étalait au-dessus de la porte principale, et, à la clarté du fanal, on pouvait y lire ces mots : Kabak de la Croix-Rompue.

V §

Le kabak de la « Croix-Rompue » §

Le cabaret de la Croix-Rompue justifiait ce nom par un dessin sang de bœuf figurant, sur un des pignons de l’auberge, – une double croix russe détachée de sa base et gisant à terre. Sans doute, quelque légende relative à une profanation iconoclaste perdue dans la nuit des temps.

Un certain Kroff, d’origine slave, veuf, âgé de quarante à quarante-cinq ans, tenait ce cabaret, que son père possédait avant lui, en ce coin isolé de la grande route de Riga à Pernau. Dans un rayon de deux ou trois verstes on n’eût pas rencontré de maison plus voisine, ou, pour mieux dire, de hameau plus rapproché. C’était l’isolement dans toute sa plénitude.

Pour clients, passagers ou habituels, Kroff ne recevait que de rares voyageurs obligés à cette halte, une douzaine de ces paysans qui travaillaient sur les cultures environnantes, et quelques bûcherons ou charbonniers occupés aux bois d’alentour.

Le cabaretier faisait-il ses affaires ?... Dans tous les cas, il ne criait jamais misère, n’étant point homme d’ailleurs à parler de ce qui le concernait. Le kabak fonctionnait depuis une trentaine d’années, avec le père d’abord – lequel, fraudeur et braconnier, avait dû remplir son sac, – avec le fils ensuite. Aussi les malins de la région auguraient-ils que l’argent ne manquait point à la Croix-Rompue. Mais cela ne regardait personne.

De nature peu communicative, Kroff vivait très retiré, quittant rarement son auberge, ne faisant que de rares apparitions à Pernau, travaillant à son jardin lorsqu’il n’y avait pas de pratiques à servir, n’ayant ni fille ni garçon pour l’aider. C’était un homme vigoureux, à figure rougeaude, à barbe drue, à chevelure épaisse, au regard hardi. Il n’interrogeait jamais personne et répondait brièvement quand on lui parlait. La maison, derrière laquelle s’étendait le jardin, comprenait uniquement un rez-de-chaussée avec porte principale d’un seul vantail.

On entrait d’abord dans la salle du débit, éclairée par sa fenêtre au fond. À droite et à gauche deux chambres prenaient jour sur la grande route. Celle de Kroff formait une annexe de l’auberge en retour vers le potager.

Porte et contrevents de ce kabak étaient solides, munis de forts crochets et verrous à l’intérieur. Le cabaretier les fermait dès le crépuscule, le pays n’étant guère sûr. Mais le débit n’en était pas moins ouvert jusqu’à dix heures. En ce moment, il contenait une demi-douzaine de clients que la vodka et le schnaps mettaient en joyeuse humeur.

Le jardin, d’un demi-arpent, simplement clos d’une haie vive, confinait au bois de sapins qui se prolongeait au-delà de la route.

Il produisait les légumes de consommation courante, que Kroff cultivait avec assez de profit. Quant aux arbres fruitiers, abandonnés aux soins de la nature, c’était des cerisiers de maigre venue, des pommiers donnant des pommes de bonne qualité, et quelques massifs de ces framboisiers aux fruits parfumés, de couleur éclatante, qui prospèrent en Livonie.

Ce soir-là, autour des tables causaient et buvaient trois ou quatre paysans et autant de bûcherons des hameaux voisins. Le schnaps à deux kopeks le petit verre les y attirait quotidiennement, avant le retour à leurs fermes ou cabanes, distantes de trois ou quatre verstes. Aucun d’eux ne devait passer la nuit à la Croix-Rompue. Rarement, d’ailleurs, des voyageurs s’arrêtaient pour y coucher. Mais les postillons et conducteurs de télègues ou de malles-poste faisaient volontiers halte au kabak avant d’achever la dernière étape de Pernau.

Au milieu de ces hôtes habituels, deux individus, assis ce soir-là à l’écart, s’entretenaient à voix basse, dévisageant les buveurs. C’étaient le brigadier de police Eck et l’un de ses agents. Après la poursuite le long de la Pernova, continuant leurs recherches à travers cette région où l’on signalait la présence de quelques malfaiteurs, ils étaient restés en communication avec les diverses escouades chargées de surveiller les villages et les hameaux au nord de la province.

Eck ne revenait point satisfait de sa dernière expédition. De ce fugitif qu’il comptait prendre vivant et ramener au major Verder, on n’avait même pas retrouvé le corps dans la débâcle de la Pernova.

C’était une déception d’amour-propre.

Et le brigadier disait à son compagnon :

« Sans doute, il y a tout lieu de croire que ce coquin s’est noyé.

– C’est sûr, répondit l’agent.

– Eh non, ce n’est pas sûr, ou, du moins, on n’en a pas la preuve matérielle !... D’ailleurs, quand bien même nous aurions repêché l’homme mort, ce n’est pas dans cet état qu’on aurait pu le réexpédier en Sibérie !... Non ! C’est vivant qu’il aurait fallu l’arrêter, et ce n’est point là une affaire qui fasse honneur à la police !

– Nous serons plus heureux une autre fois, monsieur Eck », répondit l’agent qui acceptait très philosophiquement les aléas du métier.

Le brigadier secoua la tête, sans chercher à cacher son dépit.

À cette heure, la bourrasque se déchaînait avec une incomparable violence. La porte d’entrée s’agitait sur ses gonds à les arracher de leur scellement. Le gros poêle, comme étouffé, cessait de ronfler par instants, puis repartait avec une activité de fournaise.

On entendait craquer les arbres de la sapinière, dont les branches brisées volaient jusqu’à la toiture du kabak, au risque de la défoncer.

« Voilà de l’ouvrage tout fait pour les bûcherons !... dit un des paysans. Ils n’auront que la peine de ramasser leur charge...

– Et c’est aussi un fameux temps pour les malfaiteurs et contrebandiers !... ajouta l’agent.

– Oui... fameux,... répondit Eck, mais ce n’est pas une raison pour les laisser faire !... Il est certain qu’une bande court le pays... On a signalé un vol à Tarvart, et une tentative de meurtre à Karkus !... De vrai, la route n’est plus sûre entre Riga et Pernau... Les crimes se multiplient, et les criminels s’échappent la plupart du temps... Après tout, que risquent-ils, s’ils se laissent attraper ?... D’aller tirer du sel en Sibérie !... Voilà ce qui ne les inquiète guère... Autrefois, une bonne danse au bout du gibet, cela donnait à réfléchir !... Mais les potences, elles sont rompues comme la croix du kabak de maître Kroff...

– On y reviendra, affirma l’agent.

– Et il ne sera pas trop tôt », répliqua Eck.

Comment un brigadier de police aurait-il pu admettre que la peine de mort, maintenue en matière politique, eût été abolie pour les crimes de droit commun ? Cela était au-dessus de son entendement, et de l’entendement de nombre de bons esprits qui n’appartiennent pas à la police.

« Allons, en route, dit Eck, qui se disposait à partir. J’ai rendez-vous avec le brigadier de la cinquième escouade, à Pernau, et il n’y a pas de temps qui tienne ! »

Mais, avant de se lever, il frappa sur la table.

Kroff vint aussitôt.

« Combien, Kroff ?... dit-il, en tirant de sa poche quelque menue monnaie.

– Vous le savez de reste, brigadier, répondit l’aubergiste. Il n’y a qu’un prix pour tout le monde...

– Même pour ceux qui viennent dans ton kabak, où ils savent que tu ne leur demanderas ni leurs papiers ni leur nom ?...

– Je ne suis pas de la police ! répondit Kroff d’un ton brusque.

– Eh ! tous les cabaretiers devraient en être, et le pays serait plus tranquille ! répliqua le brigadier. Prends garde, Kroff, qu’un beau jour on ne ferme ton auberge... si tu ne la fermes pas aux fraudeurs, et peut-être à des clients pires encore !...

– Je verse à boire à ceux qui me payent, répondit le cabaretier, et je ne sais pas plus où ils s’en vont après que je n’ai su d’où ils venaient avant !

– N’importe, Kroff, ne fais pas le sourd quand je te parle, ou tes oreilles en pâtiront !... Là-dessus, bonsoir et au revoir ! »

Le brigadier Eck se leva, paya sa dépense et se dirigea vers la porte, suivi de son agent. Les autres buveurs les imitèrent, car le mauvais temps ne les engageait point à s’attarder au kabak de la Croix-Rompue.

À cet instant, la porte s’ouvrit et fut vivement refermée par la bourrasque.

Deux hommes venaient d’entrer ; l’un soutenait l’autre, qui boitait.

C’étaient Poch et son compagnon de voyage que la malle avait laissés en détresse sur la grande route.

Le voyageur était toujours étroitement serré dans sa houppelande, son capuchon rabattu, et on ne pouvait apercevoir son visage.

Ce fut lui qui prit la parole, et, s’adressant au cabaretier :

« Notre voiture s’est brisée à deux cents pas d’ici... dit-il. Le conducteur et le postillon sont partis pour Pernau avec l’attelage... Ils doivent venir nous rechercher demain dans la matinée... En attendant, avez-vous deux chambres à nous donner pour la nuit ?...

– Oui, répondit Kroff.

– Il me faut l’une d’elles pour moi, ajouta Poch, et un bon lit si c’est possible...

– Vous l’aurez, répondit Kroff. Est-ce que vous êtes blessé ?...

– Une écorchure à la jambe, répliqua Poch, ce ne sera rien.

– Je retiens la seconde chambre », ajouta le voyageur.

Tandis qu’il parlait, il sembla bien à Eck qu’il le reconnaissait au son de sa voix.

« Tiens, se dit-il, je jurerais que c’est... »

Il n’était pas sûr, et, en sa qualité de policier, ne fût-ce que par instinct, il lui semblait bon de s’en assurer.

Pendant ce temps, Poch s’était assis près d’une table, sur laquelle il avait déposé son portefeuille, toujours retenu à sa ceinture par la chaînette.

« Une chambre... c’est bien... dit-il à Kroff. Mais une égratignure n’empêche pas de manger, et j’ai faim.

– Je vais vous servir à souper, répondit l’aubergiste.

– Le plus vite possible », répliqua Poch.

Le brigadier de police s’avança vers lui.

« En vérité, il est heureux, monsieur Poch, dit-il, que vous n’ayez pas été blessé plus grièvement.

– Eh ! s’écria le garçon de banque, c’est monsieur Eck !... Bonjour, monsieur Eck, ou plutôt bonsoir !

– Bonsoir, monsieur Poch !

– Vous voilà en tournée par ici ?...

– Comme vous voyez. Et ce ne sera rien, votre blessure ?

– Il n’y paraîtra plus demain. »

Kroff avait servi sur la table du pain, du lard froid et la tasse pour le thé. Puis, s’adressant au voyageur :

« Et vous, monsieur ?...

– Je n’ai pas faim, répondit celui-ci. Indiquez-moi ma chambre... J’ai hâte de me coucher, car il est probable que je n’attendrai pas le retour du conducteur... Je quitterai l’auberge demain dès quatre heures...

– Comme il vous plaira », répondit le cabaretier.

Et il conduisit le voyageur à la chambre qui occupait l’extrémité de la maison, à gauche de la grande salle, réservant au garçon de banque celle qui se trouvait à droite.

Mais, tandis que l’inconnu parlait, son capuchon s’étant légèrement dérangé, le brigadier, qui l’observait, avait pu apercevoir en partie son visage. Cela lui suffit.

« Oui, murmura-t-il, c’est bien lui... Tiens, pourquoi veut-il partir de si bonne heure, et sans reprendre la malle ?... »

De fait, les circonstances les plus naturelles paraissent toujours singulières à ces gens de police !

« Et où va-t-il ainsi ?... » se demanda Eck, questions auxquelles le voyageur n’aurait certainement pas répondu si elles lui eussent été faites. Du reste, celui-ci ne parut pas s’apercevoir que le brigadier l’eût examiné avec une certaine insistance et reconnu. Il entra donc dans la chambre que lui indiqua Kroff. Eck revint près de Poch, qui mangeait de bon appétit.

« Ce voyageur était avec vous dans la malle ?... lui demanda-t-il.

– Oui... monsieur Eck, et je n’ai pas pu en tirer quatre paroles...

– Et vous ne savez pas où il va ?...

– Non... il est monté dans la voiture à Riga, et je pense qu’il se rendait à Revel. Si Broks était là, il pourrait vous renseigner.

– Oh ! cela n’en vaut pas la peine », répondit le brigadier.

Kroff écoutait cette conversation de cet air d’aubergiste indifférent qui ne tient guère à savoir quels sont ses hôtes. Il allait et venait dans la salle, tandis que paysans et bûcherons prenaient congé en lui souhaitant le bonsoir.

Cependant le brigadier, qui ne se pressait plus de partir, s’amusait à faire causer ce bavard de Poch, lequel ne demandait pas mieux, d’ailleurs.

« Et vous allez à Pernau ?... dit-il.

– Non... à Revel, monsieur Eck.

– Pour le compte de M. Johausen ?...

– Pour son compte », répondit Poch.

Et, d’un mouvement instinctif, il rapprocha de lui le portefeuille déposé sur la table.

« Voilà un accident de voiture qui vous causera au moins douze heures de retard.

– Douze heures seulement, si Broks revient demain matin comme il l’a promis, et je serai de retour à Riga dans quatre jours... pour le mariage...

– Avec la bonne Zénaïde Parensof !... Oh ! je sais...

– Je le crois bien... vous savez tout !

– Non, puisque je ne sais pas où va votre compagnon de voyage... Après tout, s’il part demain matin de si bonne heure et sans vous attendre, c’est sans doute parce qu’il s’arrête à Pernau...

– C’est probable, répondit Poch, et, si nous ne nous revoyons pas, bon voyage ! – Mais dites-moi, monsieur Eck, est-ce que vous passez la nuit dans cette auberge ?...

– Non, Poch, nous avons rendez-vous à Pernau et nous partons à l’instant... Quant à vous, après un bon souper, tâchez de dormir d’un bon somme... et ne laissez pas traîner votre portefeuille.

– Il tient à moi comme mes oreilles à ma tête ! riposta le garçon de banque en riant d’un franc rire.

– En route, dit le brigadier à son agent, et boutonnons-nous jusqu’au menton, ou la rafale nous pénétrera jusqu’aux os ! – Bonsoir, Poch.

– Bonsoir, monsieur Eck. »

Les deux policiers ouvrirent la porte, que Kroff referma avec la barre intérieure d’abord, puis du double tour d’une grosse clef qu’il retira ensuite.

À cette heure, il n’était plus à prévoir que personne vînt demander l’hospitalité d’une nuit à la Croix-Rompue. C’était déjà rare que deux voyageurs y eussent réclamé deux chambres jusqu’au lendemain, et il avait fallu cet accident de la malle-poste pour que le cabaretier ne fût pas seul, comme d’habitude, en ce kabak isolé.

Cependant Poch avait achevé son repas, et de grand appétit. Du solide et du liquide, il ne fallait pas moins pour réparer ses forces.

Le lit achèverait ce que la table avait si bien commencé.

Kroff, avant de se retirer dans sa chambre, attendait que son hôte eût gagné la sienne. Il se tenait près du poêle, dont la fumée, sous les coups de la tourmente, envahissait parfois la salle au milieu d’une buée chaude.

Kroff s’ingéniait alors à la chasser au moyen d’une serviette qu’il agitait et dont les plis, en se détendant, produisaient des claquements de fouet.

La chandelle de suif, posée sur la table, vacillait, faisait danser l’ombre des objets à travers les nappes de lumière.

Au dehors se produisaient de tels vacarmes de vent contre les volets des fenêtres, qu’on eût dit que quelqu’un y frappait.

« Vous n’entendez pas ?... observa même Poch, à un moment où la porte subissait un tel heurt que l’on pouvait s’y tromper.

– Personne, répondit l’aubergiste, il n’y a personne... Je suis habitué à cela... Nous avons bien d’autres mauvais temps en plein hiver...

– Et, d’ailleurs, répliqua Poch, il est peu probable que personne coure les routes cette nuit, si ce n’est les malfaiteurs et les agents de la police.

– Peu probable, comme vous dites ! »

Il était près de neuf heures.

Le garçon de banque se leva, assujettit son portefeuille sous son bras, prit la chandelle allumée que lui présentait Kroff et se dirigea vers sa chambre.

Le cabaretier tenait à la main une vieille lanterne à grosses vitres, qui devait lui servir à s’éclairer après que la porte se serait refermée sur Poch.

« Vous ne vous couchez pas ?... demanda celui-ci avant d’entrer dans sa chambre.

– Si... répondit Kroff, mais, auparavant, je vais faire ma tournée de tous les soirs...

– Dans votre enclos ?...

– Oui, dans mon enclos, et voir si mes poules sont au perchoir, car, quelquefois, il en manque une ou deux le matin...

– Ah ! fit Poch, les renards ?...

– Les renards et aussi les loups. Ces maudites bêtes ne sont pas gênées de sauter par-dessus la haie ! Aussi, comme la fenêtre de ma chambre donne sur le jardin, quand je peux les saler d’une charge de plomb !... Donc, si vous entendiez un coup de fusil, ne vous effrayez point...

– Eh ! répondit Poch, un coup de canon ne me réveillerait pas, j’imagine, si je dors comme j’en ai l’envie ! – À propos, je ne suis pas pressé de partir, moi... Si mon compagnon a hâte de sauter de son lit, c’est son affaire !... Laissez-moi prolonger mon sommeil jusqu’au grand jour... Il sera temps de se réveiller lorsque Broks, revenu de Pernau, aura remis la malle en état.

– C’est convenu, répondit l’aubergiste. Personne ne vous réveillera, et, quand ce voyageur partira, je ferai en sorte que le bruit n’interrompe pas votre sommeil. »

Poch, étouffant des bâillements très justifiés par la fatigue, entra dans sa chambre, dont il referma la porte à clef sur lui.

Kroff était seul dans la salle à peine éclairée par la lanterne. S’approchant de la table, il enleva le couvert du garçon de banque et rangea les assiettes, la tasse et la théière. C’était un homme d’ordre : il ne remettait pas au lendemain ce qu’il pouvait faire le jour même.

Cela fait, Kroff se dirigea vers la porte de l’enclos et l’ouvrit.

De ce côté, qui était celui du nord-ouest, la rafale s’acharnait avec moins de violence, et l’annexe en retour se trouvait abritée dans une sorte de remous. Mais, au-delà de cet angle, le vent faisait rage, et l’aubergiste ne pensa pas qu’il fût nécessaire de s’y exposer. Un coup d’œil du côté de la basse-cour suffirait.

Rien de suspect dans l’enclos. Pas une de ces ombres mouvantes qui auraient indiqué la présence d’un loup ou d’un renard.

Kroff agita sa lanterne en toutes directions ; puis, ne voyant rien de suspect, il regagna la salle.

Comme il convenait de ne pas laisser éteindre le poêle, il le chargea de quelques morceaux de tourbe, jeta un dernier regard autour de lui et se dirigea vers sa chambre.

La porte, presque contiguë à celle du jardinet, permettait de pénétrer dans l’annexe où se trouvait la chambre de l’aubergiste.

Cette chambre confinait donc à celle où Poch dormait déjà d’un épais sommeil.

Kroff entra, sa lanterne à la main, et la grande salle fut plongée dans une complète obscurité.

Deux ou trois minutes encore, on aurait pu entendre le bruit des pas du cabaretier, tandis qu’il se déshabillait. Puis un craquement plus accentué indiqua qu’il venait de s’étendre sur son lit.

Quelques instants plus tard, tout le monde dormait dans l’auberge, malgré le tumulte des éléments, le vent, la pluie, malgré les longs gémissements de la tempête à travers la sapinière, découronnée de ses hautes branches.

Un peu avant quatre heures du matin, Kroff se leva et, sa lanterne rallumée, rentra dans la grande salle.

Presque au même moment s’ouvrit la porte de la chambre du voyageur.

Celui-ci était habillé et, comme la veille, enveloppé de sa houppelande, son capuchon sur la tête.

« Déjà prêt, monsieur ?... dit Kroff.

– Déjà, répondit le voyageur, qui tenait à la main deux ou trois roubles-papier. Que vous dois-je pour la nuit ?...

– Un rouble, répondit l’aubergiste.

– Voici un rouble, et veuillez m’ouvrir.

– À l’instant », répliqua Kroff, après avoir vérifié la valeur du rouble à la lueur de sa lanterne.

Le cabaretier se dirigeait vers la porte, tenant la grosse clef tirée de sa poche, lorsque, s’arrêtant et s’adressant au voyageur :

– Vous ne voulez rien prendre avant de partir ?...

– Rien.

– Ni un verre de vodka, ni un verre de schnaps ?...

– Rien, vous dis-je. Ouvrez vite, je suis pressé.

– Comme il vous plaira. »

Kroff retira de la porte les barres de bois qui la maintenaient à l’intérieur. Puis il introduisit la clef dans la serrure, dont le pêne grinça.

L’obscurité était profonde encore. La pluie avait cessé, mais le vent soufflait en tempête. Des branches brisées jonchaient le chemin.

Le voyageur assura son capuchon, boutonna sa houppelande, puis, sans prononcer aucune parole, sortit précipitamment, et en quelques pas il eut disparu au milieu de la nuit. Alors, tandis qu’il remontait la grande route vers Pernau, Kroff, replaçant les barres intérieures, refermait la porte du kabak de la Croix-Rompue.

VI §

Slaves et Germains §

Le premier thé, avec tartines au beurre, se servait exactement à neuf heures du matin sur la table de la salle à manger des frères Johausen. L’exactitude « poussée jusqu’à la dixième décimale », comme ils le disaient eux-mêmes, était l’une des qualités principales de ces riches banquiers, dans la vie courante comme dans les affaires, aussi bien quand il s’agissait de recevoir que lorsqu’il s’agissait de payer. Frank Johausen, le frère aîné, tenait surtout à ce que les repas, les visites, le lever, le coucher, fussent réglés militairement, et aussi, sans doute, les sentiments et les plaisirs, tels les articles du grand-livre de sa maison de banque, l’une des plus importantes de Riga.

Or, ce matin-là, à l’heure dite, le samovar ne se trouva pas en état de fonctionner. Pour quelle raison ? Un peu de paresse dont se reconnut coupable Trankel, le valet de chambre, spécialement chargé de ce service près de son maître.

Il advint donc que, au moment où M. Frank Johausen et son frère, Mme Johausen et sa fille Margarit Johausen entrèrent, le thé n’était point prêt à être versé dans les tasses rangées sur la table.

On ne l’ignore pas, la prétention, assez peu justifiée d’ailleurs, de ces riches Allemands des provinces Baltiques, est de traiter paternellement leur personnel domestique. La famille est restée patriarcale, les serviteurs y sont considérés comme des enfants de la maison, et c’est pour cela, on doit le croire, qu’ils ne sauraient échapper aux corrections paternelles.

« Trankel, pourquoi le thé n’est-il pas servi ?... demanda M. Frank Johausen.

– Que mon maître m’excuse, répondit Trankel d’un ton assez piteux, mais j’ai oublié...

– Ce n’est pas la première fois, Trankel, répliqua le banquier, et j’ai tout lieu de croire que ce ne sera pas la dernière. »

Mme Johausen et son beau-frère, hochant la tête en signe d’approbation, s’étaient approchés du grand poêle de faïence artistique, lequel, fort heureusement, n’était pas éteint comme le samovar.

Trankel baissa les yeux sans répondre. Non ! il n’en était pas à son premier manquement à cette exactitude si chère aux Johausen.

Et, alors, le banquier, tirant de sa poche un carnet à feuilles volantes, écrivit quelques lignes au crayon sur l’une des pages, et il la remit à Trankel, en lui disant : « Porte ceci à son adresse, et tu attendras la réponse. »

Trankel savait sans doute à quelle adresse il fallait aller et quelle serait la réponse du destinataire.

Il ne prononça pas un mot, il s’inclina, baisa la main de son maître et se dirigea vers la porte pour prendre le chemin du bureau de police.

La page du carnet ne contenait que ces mots :

« Bon pour vingt-cinq coups de verge à mon domestique Trankel.

« Frank Johausen. »

Au moment où le domestique sortait : « Tu n’oublieras pas de rapporter le régat », dit le banquier.

Trankel n’aurait garde de l’oublier. Ce régat, en effet, permettait au banquier de payer à qui de droit le prix du châtiment, conformément au tarif adopté par le colonel de police.

C’est ainsi que les choses se passaient à cette époque et se passent peut-être encore en Courlande, en Esthonie, en Livonie, et, sans doute, en mainte autre province de l’empire moscovite.

Quelques détails sur la famille Johausen.

On sait quelle est l’importance du fonctionnaire en Russie. Il est soumis à cet impérieux règlement du Tchin, – cette échelle de quatorze échelons que doivent franchir les employés de l’État depuis le rang le plus infime jusqu’au rang de conseiller privé.

Mais il est de hautes classes qui n’ont rien de commun avec celles des fonctionnaires, telle en premier lieu, dans les provinces Baltiques, cette noblesse qui jouit d’une grande considération doublée d’une réelle puissance. D’origine germanique, elle est plus ancienne que la noblesse russe, elle a conservé d’importants privilèges, – entre autres, le droit de délivrer des diplômes, que ne dédaignent pas d’obtenir les membres de la famille impériale.

Près de cette noblesse coexiste la classe bourgeoise, son égale, sa supérieure même par son intervention dans l’administration provinciale et municipale, et, comme elle, ainsi qu’il a été dit, de race allemande presque tout entière. Elle comprend les marchands, les citoyens honoraires, et, un peu au-dessous, les simples bourgeois, qui forment une couche intermédiaire. Les banquiers, les armateurs, les artisans, les marchands, suivant la « guilde » dont ils relèvent, payent un impôt qui leur permet de faire acte de commerce avec l’étranger.

Dans cette bourgeoisie, la haute classe est instruite, laborieuse, hospitalière, d’une moralité et d’une probité parfaites. Aussi est-ce dans ses premiers rangs que l’opinion publique, avec juste raison, plaçait la famille Johausen et la maison de banque, dont le crédit, en Russie et à l’étranger, défiait toute attaque.

Au-dessous de ces classes privilégiées, et qui se sont imposées dans les provinces Baltiques, végètent ces paysans, ces cultivateurs, ces agriculteurs sédentaires, – un million au moins, – qui forment la véritable population indigène. Ces Lettons, parlant leur ancien idiome slave, tandis que l’allemand est resté la langue des citadins, s’ils ne sont plus des serfs, le plus souvent se voient traités comme tels, parfois mariés malgré eux, lorsqu’il s’agit d’accroître le nombre des familles dont les seigneurs ont le droit d’exiger une redevance.

On s’explique donc que le souverain de la Russie ait la pensée de modifier ce déplorable état de choses, que son gouvernement cherche à introduire l’élément slave dans les assemblées et les administrations municipales.

De là, une lutte dont on verra les terribles effets au cours de ce récit.

Le principal directeur de la maison de banque était l’aîné des deux frères, Frank Johausen.

Le cadet était célibataire. L’aîné, âgé de quarante-cinq ans, avait épousé une Allemande de Francfort. Il était père de deux enfants, un fils, Karl, entré dans sa dix-neuvième année, et une fillette de douze ans.

Karl achevait alors ses études à l’Université de Dorpat, où Jean, le fils de Dimitri Nicolef, allait bientôt terminer les siennes.

Riga, dont la fondation remonte au treizième siècle, est, il convient de le répéter, une cité plus germaine que slave. On reconnaîtrait cette origine jusque dans ses maisons aux toits élevés, aux pignons sur rue construits en gradins, bien que certains édifices affectent les formes de l’architecture byzantine par leurs dispositions étranges et leurs coupoles aux couleurs d’or.

Riga est maintenant une ville ouverte. Sa place principale est celle de l’hôtel municipal, où l’on peut admirer, d’un côté, le Rathaus, qui est la maison du Conseil, surmontée d’un haut clocher à grosses boules, et, de l’autre, l’antique monument des Chevaliers de la Tête-Noire, hérissé de clochetons pointus dont les girouettes grincent lamentablement, et qui présente un aspect architectural plus bizarre qu’artistique.

C’est sur cette place qu’est installée la banque Johausen, un assez bel édifice de construction moderne. Ses bureaux sont au rez-de-chaussée ; ses appartements de réception occupent le premier étage. Elle est donc située en plein quartier commerçant. Grâce à l’importance de ses affaires, à l’étendue de ses relations, elle jouit dans la ville d’une influence considérable et prépondérante.

La famille Johausen est très unie. Les deux frères s’entendent en toutes choses. L’aîné a la direction générale de la maison. Le cadet a en main plus spécialement les bureaux et la comptabilité.

Mme Johausen est une femme quelconque, aussi allemande que possible, mais d’une extrême fierté vis-à-vis de l’élément slave. D’ailleurs, la noblesse rigane lui fait bon accueil, ce qui contribue à entretenir ses instincts de vanité native.

Il suit de là que la famille Johausen tenait le premier rang dans la haute société bourgeoise de la cité, le premier rang aussi dans le monde financier du pays. Au dehors, elle jouissait d’un crédit exceptionnel à la Banque russe pour le commerce étranger, également avec les banques de Volka-Kama, la Banque d’Escompte et la Banque internationale de Pétersbourg. La liquidation de leurs affaires aurait assuré aux frères Johausen l’une des plus belles fortunes des provinces Baltiques.

Frank Johausen, membre du conseil municipal de la ville et l’un des plus influents, défendait toujours avec une indomptable ténacité les privilèges de sa caste. On admirait, on exaltait en lui le représentant de ces idées enracinées dans l’esprit des hautes classes depuis la conquête.

Il devait donc être personnellement visé et touché par ces tendances du gouvernement à russifier ces obstinées races de sang germanique.

Les provinces Baltiques étaient alors administrées par le général Gorko. Personnage de grande intelligence, comprenant les difficultés de son mandat, très prudent dans ses rapports avec la population allemande, il travaillait au triomphe du slavisme, en tâchant d’introduire ces modifications dans les mœurs publiques, sans agir par les moyens brutaux. Ferme mais juste, il répugnait à tous procédés qui auraient pu provoquer un conflit.

À la tête de la police marchait le colonel Raguenof, un Russe à tous crins, important fonctionnaire, moins habile que son chef et disposé à voir un ennemi dans tout Livonien, Esthonien ou Courlandais que le lait slave n’avait pas nourri. Âgé d’une cinquantaine d’années, cet homme audacieux, résolu, indomptable policier, ne reculait devant rien, et le gouverneur ne le maîtrisait pas sans peine. Il aurait brisé n’importe quel obstacle si on l’eût laissé faire, et mieux valait user que briser.

Que l’on ne s’étonne pas qu’il y ait lieu de fixer d’un trait plus précis ces personnages. S’ils ne sont pas en vedette, ils jouent cependant un rôle considérable dans ce drame judiciaire auquel les passions politiques, les divergences de nationalité, ont donné un si terrible éclat dans ces provinces.

Après le colonel Raguenof, et par contraste, l’attention doit être attirée sur le major Verder, son subordonné direct au département de la police. Le major est d’origine purement germanique, et, dans l’exercice de ses fonctions, il apporte les exagérations de sa race. Il tient pour les Allemands, comme le colonel tient pour les Slaves. Il poursuit les uns avec acharnement, les autres avec mollesse.

Et, malgré la différence des grades, un conflit éclaterait parfois entre ces deux personnages si le général Gorko n’intervenait dans une sage mesure.

Il faut observer, en outre, que le major Verder était très secondé par le brigadier Eck, que l’on a vu, au début de cette histoire, opérer contre l’évadé des mines de Sibérie. Celui-là n’avait pas besoin d’être encouragé à faire son devoir au cours des expéditions qu’on lui confiait, et même plus que son devoir quand il se lançait sur la piste d’un Slave. Il était aussi très apprécié de MM. Johausen frères, auxquels il avait pu rendre quelques services personnels, – services généreusement récompensés au guichet du caissier de la banque.

Maintenant, la situation est connue. On voit sur quel terrain vont se rencontrer les adversaires, celui des élections municipales, Frank Johausen, résolu à ne point céder la place, Dimitri Nicolef, porté malgré lui par les autorités russes et aussi par la classe populaire, dont un nouveau cens allait élargir le droit électoral.

Que ce simple professeur libre, sans fortune, sans position, fût convié à cette lutte contre le puissant banquier, le représentant de la haute bourgeoisie et de la fière noblesse, c’était là un symptôme dont les hommes clairvoyants devaient tenir compte. Cela ne présageait-il pas que, dans un avenir prochain, les conditions politiques de ces provinces seraient modifiées au détriment des détenteurs actuels du pouvoir municipal et administratif ?

Les frères Johausen ne désespéraient pas, cependant, de combattre avec avantage, tout au moins, le rival qui leur était opposé. Cette popularité naissante de Dimitri Nicolef, ils espéraient l’écraser dans l’œuf.

Avant deux mois, on verrait si un mandat public pouvait être accordé au misérable débiteur qu’une condamnation civile, une saisie qui en serait la conséquence, auraient jeté à la rue, ruiné, sans domicile.

On ne l’a point oublié : le 15 juin, venait à échéance l’obligation souscrite par Dimitri Nicolef au profit de la maison Johausen, en reconnaissance des dettes de son père. Il s’agissait d’une somme de dix-huit mille roubles, somme énorme pour le modeste professeur de sciences. Serait-il en mesure de la payer ?... Les Johausen croyaient pouvoir affirmer que le paiement qui eût achevé de le libérer ne saurait être effectué. Les derniers versements ne s’étaient pas faits sans peine, et, depuis lors, il ne semblait pas que la situation pécuniaire de Nicolef se fût améliorée. Non ! impossible de s’acquitter envers la maison de banque. S’il venait demander du temps, elle se montrerait impitoyable. Ce ne serait pas le débiteur qu’elle frapperait, ce serait l’adversaire politique qui serait tué du coup.

Les frères Johausen ne se doutaient guère qu’une circonstance imprévue, improbable, allait favoriser leur projet. Ils auraient eu à leur disposition la foudre du ciel, qu’ils n’auraient pu frapper plus à propos et plus mortellement leur populaire rival.

Cependant, conformément à l’ordre de son maître, Trankel s’était empressé – peut-être ce mot n’est-il pas d’une absolue justesse – s’était empressé d’obéir. La mine penaude, le pied hésitant, mais en homme qui connaît le chemin du bureau de police pour l’avoir maintes fois suivi, il quitta la maison de banque, laissa à gauche le château à murailles jaunes, résidence du gouverneur des provinces, passa entre les baraques du marché, où se vend tout ce qui est vendable, objets de bric-à-brac, bibelots d’une valeur contestable, défroques lamentables, sujets religieux et ustensiles de cuisine ; puis, désireux de se donner du cœur, il s’offrit une tasse de ce thé brûlant additionné de vodka, dont les marchands ambulants font un lucratif commerce ; il jeta un vague regard aux petites lessiveuses du lavoir, traversa les rues où des galériens, traînant des charrettes, défilaient sous les ordres d’un garde-chiourme, plein d’égards envers ces braves gens que ne déshonore point une condamnation au bagne pour quelque infraction à la discipline, et, enfin, il arriva tranquillement au bureau de police.

Là, le domestique fut accueilli par les agents comme une vieille connaissance.

Des mains furent tendues vers lui et il y répondit par un affectueux serrement.

« Ah ! te voilà, Trankel... dit un des policiers. Il y a quelque temps qu’on ne t’avait vu, ce me semble, six mois au moins...

– Non, pas tant que cela ! répondit Trankel.

– Et qui t’envoie ?...

– Mon maître, M. Frank Johausen.

– Bien, bien... et tu voudrais parler au major Verder ?...

– Si c’est possible.

– Il vient justement d’arriver à son bureau, Trankel, et si tu veux te donner la peine de l’y rejoindre, il sera enchanté de te recevoir. »

Trankel, très honoré, se dirigea vers le cabinet du major et frappa discrètement à la porte.

Sur une invitation laconique qui lui fut envoyée de l’intérieur, il entra.

Le major, assis devant son bureau, feuilletait une liasse de documents. Il leva les yeux vers l’individu qui se présentait et dit :

« Ah ! c’est toi, Trankel ?...

– Moi-même, monsieur le major.

– Et tu viens...

– De la part de M. Johausen.

– Est-ce grave ?...

– Le samovar, qui s’est obstiné à ne pas fonctionner ce matin...

– Parce que tu avais oublié de l’allumer, sans doute ?... observa en souriant le major.

– Peut-être.

– Et combien ?...

– Voici le bon. »

Et Trankel remit au major Verder la fiche que lui avait donnée son maître.

Le major lut la fiche.

« Oh ! pas grand’chose... dit-il.

– Hum ! fit Trankel.

– Vingt-cinq coups seulement ! »

Évidemment, Trankel eût préféré en être quitte pour une douzaine.

« Eh bien, dit le major, on va te servir cela sans te faire attendre ! »

Et il appela un des agents.

Celui-ci entra et resta fixe, militairement.

« Vingt-cinq coups de verge, ordonna le major, mais pas trop dur... comme pour un ami. Ah ! si c’était un Slave !... Va, Trankel, déshabille-toi, et, quand ce sera terminé, tu reviendras chercher ton reçu.

– Merci, monsieur le major ! »

Et, quittant le cabinet, Trankel suivit l’agent vers la chambre où l’exécution devait s’accomplir.

On le traiterait en ami, en habitué de la maison, il n’aurait pas trop à se plaindre.

Alors, Trankel se dévêtit, de manière à mettre son torse à nu, puis il se courba et tendit le dos, tandis que l’agent, une verge à la main, s’apprêtait à la brandir.

Mais, au moment où le premier des vingt-cinq coups allait être appliqué, un grand tumulte se produisit devant la porte du bureau de police.

Un homme, tout haletant d’une course rapide, s’écria :

« Le major Verder !... Le major Verder ! »

La verge levée sur le dos de Trankel s’était arrêtée, et l’agent avait ouvert la porte de la chambre pour voir ce qui se passait.

Trankel, non moins intéressé, n’avait rien de mieux à faire qu’à regarder.

Au bruit, le major Verder, sortant de son cabinet, venait d’apparaître.

« Qu’est-ce donc ?... » demanda-t-il.

L’homme s’avança vers lui, porta la main à sa casquette, et lui remit une dépêche télégraphique, en disant :

« Un crime a été commis...

– Quand ?...

– Cette nuit.

– Quel crime ?...

– Un assassinat...

– Où ?...

– Sur la route de Pernau, à l’auberge de la Croix-Rompue.

– Et quelle est la victime ?...

– Le garçon de banque de la maison Johausen !

– Quoi !... ce pauvre Poch !... s’écria Trankel. Mon ami Poch ?...

– Connaît-on le mobile du crime ?... demanda le major Verder.

– Le vol, car le portefeuille de Poch a été retrouvé vide dans la chambre où il avait été assassiné.

– Sait-on ce qu’il contenait ?...

– On l’ignore, monsieur le major, mais on le saura à la maison de banque. »

La dépêche, expédiée de Pernau, contenait tout ce que le porteur venait d’apprendre au bureau télégraphique.

Le major Verder, s’adressant à ses agents, dit :

« Toi... va prévenir le juge Kerstorf...

– Oui, monsieur le major.

– Toi... cours chez le docteur Hamine...

– Oui, monsieur le major.

– Et dites-leur de se rendre à l’instant à la banque Johausen, où je les attendrai. »

Les agents quittèrent précipitamment le bureau de police, et, quelques instants après, le major Verder se dirigeait vers la maison de banque.

Et voilà comment, dans le trouble produit par la nouvelle du crime, Trankel ne reçut pas, ce jour-là, les vingt-cinq coups de verge qui lui étaient dus pour manquement dans son service.

VII §

Descente de police §

Deux heures après, une voiture courait à toute vitesse sur la route de Pernau. Ce n’était ni une télègue ni une malle-poste. La berline de voyage de M. Frank Johausen avait été attelée de chevaux de poste qu’elle devait changer aux relais. Si rapidement qu’elle fût conduite, on ne pouvait compter qu’elle arriverait au kabak de la Croix-Rompue avant la nuit. Elle ferait halte au dernier relais, et, le lendemain, dès le point du jour, elle s’arrêterait à l’auberge.

Dans la berline avaient pris place le banquier, le major Verder, le docteur Hamine pour les constatations, le juge Kerstorf, qui allait être chargé de l’instruction de cette affaire, et le greffier. Deux agents de la police occupaient le siège de derrière.

Un mot sur le juge Kerstorf, puisque les autres personnages ont déjà figuré dans ce récit et sont connus suffisamment.

Ce magistrat, âgé de cinquante ans environ, était justement apprécié de ses collègues et du public. On ne pouvait qu’admirer sa perspicacité, sa finesse, dans les causes criminelles qui relevaient de ses fonctions. D’une intégrité absolue, il ne subissait jamais aucune influence, il était inaccessible à toute pression, d’où qu’elle vînt, et la politique ne lui dictait jamais ses conclusions. C’était la loi faite homme. Peu communicatif, très réservé, il ne parlait guère et réfléchissait beaucoup.

Ainsi, dans cette affaire, il y avait, comme on dit en physique, des fluides contraires qui auraient quelque peine à se combiner si la question politique y intervenait : d’une part, le banquier Johausen et le major Verder, germains d’origine, de l’autre, le docteur Hamine, slave de naissance. Seul le juge Kerstorf était dégagé de ces passions de races qui fermentaient alors dans les provinces Baltiques.

Pendant le trajet, la conversation, – et encore fut-elle très intermittente, – n’eut pour la soutenir que le major et le banquier.

M. Frank Johausen ne cachait pas la profonde pitié que lui causait la mort du malheureux Poch. Il avait une particulière estime pour ce garçon au service de sa maison depuis de longues années déjà, d’une probité parfaite, d’un dévouement à toute épreuve.

« Et cette pauvre Zénaïde, ajouta-t-il, quelle sera sa douleur, quand elle apprendra le meurtre de celui qu’elle allait épouser !... »

En effet, le mariage devait se faire dans quelques jours, à Riga, et c’est au cimetière, au lieu de l’église, que serait conduit le garçon de banque !

Quant au major, s’il s’attendrissait sur le sort de la victime, la capture de l’assassin le préoccupait bien davantage. Impossible de rien dire à ce sujet, avant d’avoir visité le théâtre du crime, avant de savoir dans quelles conditions il avait été commis. Peut-être trouverait-on quelque indice, quelque piste à suivre. Au fond, le major Verder inclinait à voir dans cet assassinat la main d’un de ces rôdeurs dont une partie du territoire livonien était infestée à cette époque. Dès lors, il y avait lieu d’espérer, grâce aux escouades de police qui le parcouraient, que la justice s’emparerait du meurtrier de la Croix-Rompue.

Le rôle du docteur Hamine devait se borner aux constatations médico-légales sur le cadavre de Poch. Il attendrait cet examen pour se prononcer. Mais, en ce moment, il avait un tout autre sujet de préoccupation, d’inquiétude même. En effet, la veille, lorsqu’il était allé faire sa visite quotidienne au professeur, celui-ci ne se trouvait plus à la maison. Il avait appris d’Ilka que son père était en voyage. Ce jour-là, Nicolef, qu’elle n’avait même pas vu avant son départ, lui avait fait savoir qu’il quittait Riga pour deux ou trois jours. Où allait-il ?... Nulle explication à cet égard. Ce voyage était-il projeté de la veille ?... Évidemment, puisque Nicolef n’avait reçu aucune lettre depuis sa rentrée au logis.

Et, cependant, il n’en avait parlé ni à sa fille, ni au docteur, ni au consul pendant la soirée. Leur avait-il paru plus préoccupé que d’habitude ?... Peut-être, mais, à un homme si renfermé, on ne demandait guère le sujet de ses préoccupations. Ce qui était certain, c’est que le lendemain, dès les premières heures, il prévenait Ilka par un petit mot, puis, se mettait en route, sans indiquer le but de son voyage. Le docteur Hamine avait donc laissé Ilka Nicolef visiblement inquiète, et lui-même partageait cette inquiétude.

La berline filait au grand trot. Un homme à cheval, envoyé en avant, prenait des mesures pour que les attelages fussent toujours préparés aux relais. Donc, pas de temps perdu, et, si l’on eût quitté Riga trois heures plus tôt, l’enquête aurait pu commencer le jour même.

L’air était sec, un peu froid. Sous une légère brise du nord-est la bourrasque de la veille avait cessé. Seulement la grande route, si effroyablement battue par les rafales, obligeait les chevaux à de grands efforts.

À mi-chemin, une demi-heure fut accordée aux voyageurs pour leur déjeuner. Ils s’attablèrent dans une assez modeste auberge du relais, et repartirent aussitôt.

Ils étaient silencieux maintenant, absorbés dans leurs idées. Sauf quelques rares paroles, échangées entre M. Frank Johausen et le major Verder, on se taisait dans la berline. Si rapidement qu’elle courût sur cette route, on trouvait que les postillons ne marchaient pas. Le plus impatient de ces compagnons de voyage, le major, les stimulait par ses conseils, les relançait par ses objurgations, les menaçait même, lorsque la voiture ralentissait à quelque montée de côte.

Bref, cinq heures sonnaient lorsque la berline fit halte au dernier relais avant Pernau.

Le soleil, très abaissé sur l’horizon, ne tarderait pas à disparaître, et la Croix-Rompue était encore éloignée d’une dizaine de verstes.

« Messieurs, dit le juge Kerstorf, lorsque nous arriverons à l’auberge il fera tout à fait nuit, condition peu favorable pour commencer une enquête. Je vous propose donc de la remettre à demain, dès la première heure... En outre, comme nous ne trouverons pas de chambres convenables dans ce cabaret, il me paraît préférable de passer la nuit ici, à l’auberge du relais...

– La proposition est sage, répondit le docteur Hamine, et en partant au petit jour...

– Restons ici, dit alors M. Frank Johausen, et, à moins que le major Verder n’y voie quelque inconvénient...

– Je ne vois d’autre inconvénient que de retarder nos recherches, répondit le major, qui avait hâte d’être arrivé sur le théâtre du crime.

– Il est gardé depuis le matin, sans doute, ce kabak ?... demanda le juge.

– Oui, répondit le major Verder. La dépêche expédiée de Pernau m’informe que des agents y ont été immédiatement envoyés avec ordre de n’y laisser pénétrer personne et d’empêcher le cabaretier Kroff de communiquer...

– Dans ces conditions, fit observer le juge, ce retard d’une nuit ne peut être préjudiciable à l’enquête...

– Non, sans doute, répliqua le major, mais il laisse à l’auteur du crime le temps de mettre bon nombre de verstes entre la Croix-Rompue et lui ! »

Le major parlait là en policier, très entendu dans l’exercice de ses fonctions. Toutefois, la soirée s’avançant, le jour s’éteignant dans les ombres du crépuscule, le plus sage était d’attendre au lendemain.

Le banquier et ses compagnons s’installèrent donc à l’auberge du relais, ils y dînèrent et passèrent la nuit plus ou moins confortablement dans les chambres mises à leur disposition.

Le lendemain, 15 avril, dès la pointe de l’aube, la berline se remit en route, et, vers sept heures, atteignait au kabak.

Les agents de Pernau, installés dans l’auberge, les reçurent sur le seuil.

Kroff allait et venait à travers la salle. Il n’y avait pas eu lieu d’employer la force pour le retenir. Quitter son auberge, pourquoi donc ?... Au contraire. Sa présence n’était-elle pas nécessaire pour fournir aux agents tout ce dont ils avaient besoin ?... Ne devait-il pas se tenir aux ordres des magistrats qui procéderaient à son interrogatoire ?... Quel témoignage eût été plus précieux que le sien au début de cette enquête ?...

Au surplus, les agents avaient scrupuleusement veillé à ce que les choses restassent en l’état, à l’intérieur comme à l’extérieur, dans les chambres comme sur la grande route aux abords du cabaret. Défense avait été faite aux paysans des environs de s’approcher de la maison, et, en ce moment même, une cinquantaine de curieux stationnaient à la distance imposée.

Conformément à sa promesse, vers sept heures du matin, le conducteur Broks, accompagné du iemschick avec son attelage et d’un charron, était revenu au kabak, où il comptait retrouver Poch et le voyageur qu’il ramènerait dès que la malle serait réparée.

Que l’on juge de l’horreur que ressentit Broks, lorsque le cabaretier le conduisit devant le cadavre de Poch, ce pauvre Poch, si impatient de rentrer à Riga pour y célébrer son mariage ! Aussitôt, sautant sur un des chevaux de l’attelage, laissant le postillon et le charron à l’auberge, il était revenu à Pernau pour informer la police. Un télégramme fut adressé au major Verder à Riga, et des agents se transportèrent à la Croix-Rompue.

Quant à Broks, son intention était de retourner au kabak afin de se mettre à la disposition des magistrats qui, sans doute, réclameraient son témoignage.

Cependant le juge Kerstorf et le major Verder procédèrent immédiatement aux premières investigations. Les agents, placés les uns en avant de la maison sur la route, les autres en arrière, le long du potager, ou à droite sur la lisière du bois de sapins, furent chargés de tenir les curieux à distance.

Le juge, le major, le docteur et M. Johausen, introduits dans la salle commune, y trouvèrent le cabaretier Kroff, qui les conduisit à la chambre où gisait le cadavre du garçon de banque.

En présence de l’infortuné Poch, M. Johausen ne fut pas maître de sa douleur. C’était bien le vieux serviteur de sa maison, la tête exsangue, le corps raidi par la mort qui remontait à plus de vingt-quatre heures déjà, étendu sur le lit, dans la position où il avait reçu le coup pendant son sommeil. La veille, le jour venu, n’entendant aucun bruit dans sa chambre, Kroff, se conformant à ses recommandations, s’était bien gardé de le réveiller ; mais, à l’arrivée du conducteur, vers sept heures, tous deux avaient frappé à la porte, fermée en dedans. Pas de réponse. Très inquiets alors, ils l’avaient forcée et avaient trouvés un cadavre encore chaud.

Sur une table, près du lit, se voyait le portefeuille aux initiales des frères Johausen, sa chaînette traînant à terre, vide des quinze mille roubles en billets d’État que Poch portait à Revel.

En premier lieu, le docteur Hamine soumit le cadavre aux constatations d’usage. La victime avait perdu beaucoup de sang. Une mare rouge, à demi coagulée, s’étendait depuis le lit jusqu’à la porte. La chemise de Poch, toute raidie, portait à la hauteur de la cinquième côte, un peu à gauche, la trace d’un trou qui correspondait à une blessure de forme assez singulière. Nul doute qu’elle eût été faite avec un de ces couteaux suédois dont la lame, longue de cinq à six pouces, plantée dans un manche de bois, est munie d’une virole à ressort. Cette virole avait laissé sur la peau, à l’orifice de la blessure, une empreinte très reconnaissable. Le coup ayant été porté avec une extrême violence, un seul avait suffi pour provoquer une mort foudroyante en perforant le cœur.

Sur le mobile de l’assassinat, aucune hésitation possible. C’était le vol, puisque les billets que renfermait le portefeuille de Poch avaient disparu.

Mais comment l’assassin avait-il pénétré dans la chambre ?... Évidemment par la fenêtre qui donnait sur la grande route, puisque, la porte de la chambre étant fermée intérieurement, le cabaretier, aidé de Broks, avait dû la forcer. Plus moyen d’en douter, d’ailleurs, lorsque l’état de la fenêtre aurait été constaté à l’extérieur de la maison.

Ce qui fut relevé avec certitude, grâce aux marques de sang laissées sur l’oreiller du lit, c’est que Poch avait dû placer son portefeuille sous cet oreiller, et que l’assassin l’avait cherché là, saisi de ses mains ensanglantées, puis déposé sur la table, après en avoir vidé le contenu.

Ces diverses constatations furent faites avec un soin minutieux, en présence du cabaretier, qui répondait très intelligemment à toutes les questions posées par le magistrat.

Avant de procéder à son interrogatoire, le juge et le major voulurent porter leurs investigations au dehors. Il convenait de faire le tour de l’auberge et d’examiner si le meurtrier n’aurait pas laissé quelques traces de ce côté.

Tous deux sortirent, accompagnés du docteur Hamine et de M. Johausen.

Kroff et les agents venus de Riga les suivaient, tandis que les paysans étaient maintenus à une trentaine de pas.

Tout d’abord, la fenêtre de la chambre où le crime avait été commis fut l’objet d’un très sérieux examen. On reconnut au premier coup d’oeil que le contrevent de droite, qui était en assez mauvais état, avait été forcé au moyen d’un levier, et que le crochet de fer était arraché de l’entablement. Par l’un des carreaux, brisé, dont les morceaux gisaient sur le sol, l’assassin avait glissé son bras, repoussé le montant qui fermait la fenêtre, et qu’il suffisait de faire basculer sur son point central. Donc, aucun doute, l’assassin s’était introduit dans la chambre à travers cette fenêtre par laquelle il s’était enfui après le crime.

Quant aux empreintes de pas le long de l’auberge, elles existaient en grand nombre, et la terre, profondément imbibée par les fortes pluies de cette nuit du 13 au 14, les avait conservées. Mais elles se croisaient, elles se confondaient, elles affectaient des formes si différentes, qu’elles ne pouvaient servir d’indices. Cela tenait à ce que la veille, avant l’arrivée des agents de Pernau, nombre de curieux avaient circulé autour de la maison, sans que Kroff eût pu les en empêcher.

Le juge Kerstorf et le major vinrent alors devant la fenêtre de la chambre qui avait été occupée pendant la nuit par le voyageur inconnu. Elle n’offrait rien de suspect. Les volets, hermétiquement fermés, n’avaient point été ouverts depuis la veille, c’est-à-dire depuis l’heure à laquelle ledit voyageur s’était hâté de quitter le kabak. Cependant l’entablement présentait quelques éraflures, la muraille également, comme s’ils eussent été rudement frôlés par le soulier d’un individu qui eût escaladé cette fenêtre.

Cela fait, le magistrat, le major, le docteur et le banquier rentrèrent dans l’auberge.

Il s’agissait maintenant de visiter la chambre du voyageur, contiguë, on le sait, à la salle commune. À tour de rôle, un agent avait jusque-là veillé devant la porte.

La porte fut ouverte. Une profonde obscurité régnait dans cette chambre. Le major Verder alla lui-même à la fenêtre : il en fit basculer le montant de bois, il l’ouvrit, et, décrochant le crochet fixé à l’entablement, il repoussa les contrevents à l’extérieur.

La chambre s’éclaira. Elle était en l’état où le voyageur l’avait laissée, – le lit à demi défait dans lequel il avait passé la nuit, la chandelle de suif presque entièrement consumée, et que Kroff avait éteinte lui-même après son départ, les deux chaises de bois à leur place habituelle, ne témoignant d’aucun désordre, l’âtre de la cheminée placée au fond de la pièce contre le mur du pignon latéral, et au fond duquel se voyaient des cendres et deux bouts de tisons qui n’avaient pas brûlé depuis longtemps, une vieille armoire dont l’intérieur fut examiné et qui ne contenait rien.

Aucun indice ne put donc être relevé dans cette chambre, sauf, toutefois, les éraflures observées au dehors sur la muraille et l’entablement de la fenêtre. Cette constatation pouvait avoir une extrême importance.

On termina les perquisitions en visitant la chambre de Kroff dans l’annexe en retour sur le jardin. Les agents fouillèrent consciencieusement les appentis de la basse-cour. Le potager fut exploré jusqu’à la haie vive qui lui servait d’enclos et qui ne présentait aucune brisure. On ne pouvait donc douter que le meurtrier ne fût venu du dehors et n’eût pénétré dans la chambre de la victime par la fenêtre donnant sur la grande route, et dont le volet avait été forcé.

Le juge Kerstorf procéda alors à l’interrogatoire de l’aubergiste. Il vint s’installer dans la grande salle, devant une table où son greffier prit place près de lui. Le major Verder, le docteur Hamine et M. Johausen, désireux d’entendre la déposition de Kroff, se rangèrent autour de la table. Kroff fut invité à dire ce qu’il savait.

« Monsieur le juge, dit-il d’un ton très précis, avant-hier soir, vers huit heures, deux voyageurs sont arrivés à l’auberge et ont demandé des chambres pour la nuit. L’un de ces voyageurs boitait légèrement par suite d’un accident de voiture, la malle-poste ayant versé à deux cents pas d’ici sur la route de Pernau.

– C’était Poch, le garçon de banque de la maison Johausen ?...

– Oui... et je l’ai appris de lui-même... Il me raconta ce qui s’était passé, les chevaux s’abattant sous la bourrasque, la malle chavirée... Sans cette contusion à la jambe, il aurait été avec le conducteur jusqu’à Pernau, et plût au ciel qu’il l’eût fait !... Quant au conducteur, que je n’ai pas vu ce soir-là, il devait revenir le lendemain matin, comme il est revenu en effet, pour reprendre Poch et son compagnon, après avoir remis la malle en état.

– Poch n’a pas dit ce qu’il allait faire à Revel ?... demanda le juge.

– Non... il me pria de lui servir à souper et mangea de grand appétit... Il était à peu près neuf heures quand il gagna la chambre qui lui était destinée, et dont il referma la porte intérieurement à la clef et au verrou.

– Et l’autre voyageur ?

– L’autre voyageur, répondit Kroff, s’était contenté de demander une chambre sans vouloir prendre part au souper de Poch. Au moment où il se retirait, il me prévint qu’il n’attendrait pas le retour du conducteur, et repartirait le lendemain, dès quatre heures du matin.

– Vous n’avez pas su quel était ce voyageur ?...

– Non, monsieur le juge, et le pauvre Poch ne le savait pas non plus. Tout en soupant, il m’a parlé de son compagnon, qui n’avait pas prononcé dix paroles pendant la route, se refusant à converser, la tête toujours sous son capuchon, un peu comme quelqu’un qui désire ne point être reconnu. Moi-même je n’ai pu voir sa figure, et il me serait absolument impossible de fournir son signalement.

– Y avait-il d’autres personnes à la Croix-Rompue lorsque ces deux voyageurs y sont arrivés ?...

– Une demi-douzaine de paysans et de bûcherons des alentours, et aussi le brigadier de police Eck avec un de ses hommes...

– Ah ! fit M. Johausen, le brigadier Eck !... Mais ne connaissait-il pas Poch ?...

– En effet, ils ont causé tous les deux, pendant le souper...

– Et tout ce monde est parti ?... demanda le juge.

– Vers huit heures et demie environ, répondit Kroff. J’ai alors fermé la porte de la salle à clef, après avoir assujetti les barres à l’intérieur.

– Ainsi, on ne pouvait plus l’ouvrir du dehors ?...

– Non, monsieur le juge.

– Ni du dedans, si on n’avait pas la clef ?...

– Pas davantage.

– Et, le matin, vous l’avez retrouvée dans le même état ?...

– Dans le même état. Il était quatre heures, lorsque le voyageur est sorti de sa chambre. Je l’ai éclairé avec ma lanterne. Il m’a payé ce qu’il me devait, un rouble. Il était encapuchonné comme la veille et je n’ai pu apercevoir son visage... Je lui ai alors ouvert la porte, que j’ai refermée après lui...

– Et il n’a pas dit où il allait ?...

– Il ne l’a pas dit.

– Et, pendant la nuit, vous n’aviez entendu aucun bruit suspect ?...

– Aucun.

– À votre avis, Kroff, demanda le juge, lorsque ce voyageur a quitté l’auberge, le crime devait avoir été commis ?...

– Je le pense.

– Et, après le départ du voyageur, qu’avez-vous fait ?...

– Je suis rentré dans ma chambre, je me suis jeté sur mon lit pour attendre le jour, et je ne crois pas m’être endormi...

– De sorte que si, de quatre heures à six heures, quelque bruit s’était produit dans la chambre de Poch, vous l’auriez certainement entendu ?...

– Certainement, puisque ma chambre, bien qu’elle soit sur le jardin, est voisine de la sienne, et, s’il y avait eu lutte entre Poch et l’assassin...

– En effet, dit le major Verder, mais il n’y a pas eu lutte et le malheureux a été foudroyé dans son lit par ce coup qui l’a frappé au cœur ! »

Rien de plus évident, en somme, et il n’était pas douteux que le crime eût été commis avant le départ du voyageur. Cependant, pas de certitude absolue à cet égard, car, de quatre heures à cinq heures du matin, la nuit est noire, la bourrasque se déchaînait encore avec violence, la route était déserte, et un malfaiteur avait pu, sans être aperçu, s’introduire par effraction dans l’auberge.

Kroff continua de répondre très catégoriquement aux questions qui lui furent posées par le magistrat. Assurément, il n’avait jamais pensé que les soupçons pussent se porter sur lui. Il était, d’ailleurs, absolument démontré que l’assassin, venu du dehors, avait brisé le volet, fracturé un carreau, ouvert la fenêtre, puis, le meurtre accompli, il était non moins prouvé qu’il s’était enfui par ladite fenêtre, avec les quinze mille roubles volés.

Kroff raconta ensuite comment il avait découvert l’assassinat. Levé vers sept heures, il allait et venait dans la grande salle, lorsque le conducteur Broks, laissant le charron et l’iemschick s’occuper de réparer la malle, était arrivé à l’auberge. Tous deux avaient voulu réveiller Poch... Pas de réponse à leur appel... Rien quand ils frappèrent à la porte de sa chambre... Ils l’avaient alors forcée et s’étaient trouvés en présence d’un cadavre.

– Vous êtes sûr qu’à ce moment, demanda le juge Kerstorf, il n’y avait plus en ce malheureux un souffle de vie ?...

– Pas un souffle, monsieur le juge, répondit Kroff, qui, si grossière que fût sa nature, se montrait gagné par l’émotion. Non ! pas un souffle. Broks et moi, nous avons fait tout ce qui était possible pour le ranimer, sans y parvenir !... Songez donc, un pareil coup de couteau dans le cœur !...

– Vous n’avez point retrouvé l’arme dont s’est servi l’assassin ?...

– Non, monsieur le juge, et il a eu bien soin de l’emporter avec lui !

– Vous certifiez, insista le magistrat, que la chambre de Poch était fermée intérieurement ?...

– Oui, au verrou et à la clef... répondit Kroff. Le conducteur Broks pourra en témoigner comme moi... C’est pour cela que nous avons été obligés de forcer cette porte...

– Broks est parti ensuite ?...

– Oui, monsieur le juge, en toute hâte. Il était pressé de retourner à Pernau, afin de prévenir la police qui a envoyé deux agents.

– Et Broks n’est pas revenu ?...

– Non, mais il doit revenir ce matin, parce qu’il s’attend à être interrogé.

– C’est bien, répondit M. Kerstorf, vous pouvez vous retirer, mais ne quittez pas l’auberge et restez à notre disposition...

– J’y resterai. »

Au début de son interrogatoire, Kroff avait donné ses nom, prénoms, âge et qualités, dont le greffier avait pris note, et il était probable qu’il y aurait lieu de le mander au cours de l’instruction.

Sur ces entrefaites, le magistrat fut prévenu que le conducteur Broks venait d’arriver à la Croix-Rompue. C’était le second témoin, et sa déposition devait être aussi importante que celle de Kroff, avec laquelle elle coïnciderait sans doute.

On fit entrer Broks dans la salle.

Sur l’invitation du juge, il déclina ses nom, prénoms, âge et profession.

Mis en demeure de déposer, relativement aux voyageurs qu’il avait pris à Riga, à l’accident de la malle, à la résolution de Poch et de son compagnon de voyage de passer la nuit au kabak de la Croix-Rompue, il n’omit aucun détail.

De plus sa déposition confirma celle du cabaretier en ce qui concernait la découverte du crime, l’obligation où ils s’étaient trouvés d’enfoncer la porte de la chambre puisque Poch ne répondait pas à leur appel.

Mais il insista sur ce point qui méritait d’être relevé, c’est que, pendant le trajet de la malle, le garçon de banque avait peut-être parlé un peu imprudemment de ce qu’il allait faire à Revel, c’est-à-dire verser une somme considérable pour le compte de la maison Johausen.

« Il est certain, ajouta-t-il, que l’autre voyageur et les divers postillons qui changeaient à chaque relais ont pu voir son portefeuille, et je lui en ai même fait l’observation. »

Interrogé sur ce voyageur qui avait pris la malle-poste au départ de Riga :

« Je ne le connais pas, répondit Broks, et il m’a été impossible d’apercevoir son visage.

– Il est arrivé au moment où la malle allait partir ?...

– Quelques minutes avant.

– Il n’avait point retenu sa place d’avance ?...

– Non, monsieur le juge.

– Allait-il jusqu’à Revel ?...

– Il avait payé sa place jusqu’à Revel, voilà du moins tout ce que je puis dire.

– N’était-il pas convenu que vous viendriez le lendemain faire réparer la voiture ?...

– Oui, monsieur le juge, comme il était convenu que Poch et son compagnon y reprendraient leur place.

– Et, cependant, le lendemain, dès quatre heures du matin, ce voyageur quittait la Croix-Rompue ?...

– Aussi, ai-je été surpris, monsieur le juge, lorsque Kroff m’a dit que cet individu n’était plus à l’auberge.

– Et qu’en avez-vous conclu ?... demanda M. Kerstorf.

– J’en ai conclu que son intention était de s’arrêter à Pernau, et, comme il n’avait à faire qu’une douzaine de verstes, il se sera décidé à les faire à pied.

– Si telle était son intention, fit observer le magistrat, il est singulier qu’il ne se soit pas rendu à Pernau le soir même, après l’accident de la voiture.

– En effet, monsieur le juge, répondit Broks, et c’est la réflexion que je me suis faite. »

L’interrogatoire du conducteur ne tarda pas à prendre fin, et Broks eut la permission de quitter la salle.

Lorsqu’il fut sorti, le major Verder dit au docteur Hamine :

« Vous n’avez pas d’autres constatations à faire sur le corps de la victime ?...

– Non, major, répondit le docteur. J’ai relevé très exactement la place, la forme et la disposition de la blessure...

– Le coup a bien été porté avec un couteau ?...

– Un couteau, dont la virole a laissé son empreinte sur la chair », affirma le docteur Hamine.

Peut-être était-ce là un indice qui servirait à l’instruction.

« Puis-je donner des ordres, s’informa alors M. Johausen, pour que le corps de ce pauvre Poch soit transporté à Riga, où se fera l’enterrement ?...

– Vous le pouvez, répondit le juge.

– Nous n’avons donc plus qu’à partir ?... demanda le docteur.

– Oui, répondit le major, puisqu’il n’y a pas d’autre témoin à entendre ici...

– Avant de quitter l’auberge, dit M. Kerstorf, je désire visiter une seconde fois la chambre du voyageur... Peut-être quelque indice nous a-t-il échappé ?... »

Le magistrat, le major, le docteur et M. Johausen rentrèrent dans la chambre.

Le cabaretier les accompagnait, prêt à répondre à toutes les questions.

L’intention du juge était de fouiller les cendres de l’âtre, pour s’assurer qu’elles ne contenaient rien de suspect. Or, lorsque ses yeux se furent fixés sur le tisonnier de fer, déposé dans un angle du foyer, il le prit, l’examina et reconnut qu’il avait été déformé par un violent effort. Était-ce donc le levier qui avait servi à l’effraction du volet de la chambre de Poch... ? Cela semblait plus que probable, et, en rapprochant cette constatation de celle qui avait relevé diverses éraflures sur l’entablement de la fenêtre, n’arrivait-on pas à cette conclusion presque certaine dont le magistrat entretint ses compagnons, lorsqu’ils furent sortis de l’auberge, alors que Kroff ne devait plus les entendre :

« Le crime ne peut avoir été commis que par trois personnes : ou un malfaiteur venu du dehors, ou le cabaretier, ou le voyageur qui a passé la nuit dans cette chambre. Or, la découverte du tisonnier, qui sera emporté comme pièce à conviction, les traces laissées sur la fenêtre ne permettent aucun doute. Le voyageur n’ignorait pas que le portefeuille de Poch contenait une somme considérable. La nuit, après avoir ouvert la fenêtre de sa chambre, il l’a franchie, et, se servant du tisonnier comme d’un levier, il a forcé le volet de la seconde chambre, il a frappé le garçon de banque pendant son sommeil, et, le vol accompli, il est revenu dans sa chambre, d’où il est sorti à quatre heures du matin, la figure toujours cachée sous son capuchon... Ce voyageur est sûrement l’assassin... »

Il n’y avait rien à répondre à cette argumentation. Quel était ce voyageur, et parviendrait-on à établir son identité ?...

« Messieurs, dit alors le major Verder, les choses se sont évidemment passées comme vient de le dire M. le juge Kerstorf. Mais les enquêtes réservent bien des surprises, et l’on ne saurait prendre trop de précautions... Je vais fermer la chambre du voyageur, j’en emporterai la clef, et je laisserai ici deux agents en permanence... Ils auront ordre de ne point quitter l’auberge, et aussi de surveiller l’aubergiste. »

Cette mesure fut approuvée et le major donna ses instructions en conséquence.

Un peu avant de remonter dans la berline, M. Johausen, prenant à part le juge, lui dit :

« Il y a une particularité dont je n’ai encore fait part à personne, monsieur Kerstorf, et il est bon que vous la connaissiez...

– Laquelle ?

– C’est que je possède les numéros des billets volés... Il y en avait cent cinquante de cent roubles chacun2 et dont Poch a fait une liasse...

– Ah ! vous avez conservé les numéros ?... répondit le magistrat en réfléchissant.

– Oui, comme d’habitude, et je vais signaler ces numéros aux différentes banques des Provinces et de Russie.

– Je pense qu’il n’en faut rien faire, répondit M. Kerstorf. Si vous prenez cette mesure, elle pourra venir à la connaissance du voleur, et il se défiera, il ira à l’étranger, il trouvera toujours un pays où les numéros des billets ne sont pas connus. Laissons-le donc agir en toute liberté et peut-être se fera-t-il prendre ? »

Quelques instants après, la berline emportait le juge et son greffier, le banquier, le major Verder et le docteur Hamine.

Le kabak de la Croix-Rompue restait sous la surveillance de deux agents qui ne devaient s’absenter ni nuit ni jour.

VIII §

À l’université de Dorpat §

Ce 16 avril, le lendemain du jour où les magistrats avaient procédé à l’enquête dans l’auberge de la Croix-Rompue, un groupe de cinq à six jeunes étudiants arpentait la cour de l’Université de Dorpat, l’une des principales villes de la Livonie. Ils paraissaient mettre une certaine vivacité aux demandes et réponses qui s’échangeaient entre eux.

Leurs longues bottes craquaient sur le sable. Ils allaient et venaient, la taille étroitement serrée par leur ceinture de cuir, leur casquette, aux couleurs voyantes, coquettement inclinée sur l’oreille.

L’un disait :

« Pour mon compte, je garantis la fraîcheur des brochets qui figureront sur la table... Ils viennent de l’Aa, et ont été pris cette nuit même... Quant aux « stroemlings »3 ce sont les pêcheurs d’Oesel, auxquels on les a payés cher, qui les ont fournis, et je casserais la tête à quiconque ne les déclarerait pas délicieux, en les accompagnant d’un fin verre de kummel !

– Et toi, Siegfried ?... demanda le plus âgé de ces étudiants.

– Moi, répondit Siegfried, je me suis chargé du gibier, et qui soutiendrait que mes gelinottes et mes coqs de bruyère ne sont pas excellents aurait affaire à votre serviteur !

– Je réclame le prix d’excellence pour les jambons crus, déclara un troisième, et les jambons rôtis, et les « pourogens »... Que je meure à l’instant si l’on a jamais mangé de meilleurs gâteaux à la viande !... Je te les recommande particulièrement, mon cher Karl...

– Bien, répondit l’étudiant auquel son camarade venait de donner ce prénom. Grâce à toutes ces bonnes choses, nous célébrerons dignement la fête de l’Université... Mais, à une condition, c’est que cette fête ne soit pas troublée par la présence de ces Slavo-moscovito-russes...

– Non !... s’écria Siegfried, pas un de ceux qui commencent à porter trop haut la tête...

– Et auxquels nous saurons la rabaisser au niveau du ventre ! répondit Karl. Et qu’il prenne garde à lui, celui qu’ils veulent reconnaître pour chef, ce Jean, que je me promets de remettre à sa place, s’il continue à prétendre se hausser à la nôtre !... Un de ces jours, je le prévois, nous aurons quelque affaire ensemble, et je ne voudrais pas avoir quitté l’Université sans l’avoir réduit, à s’humilier devant ces Germains qu’il dédaigne...

– Lui et son grand ami Gospodin ! ajouta Siegfried, en tendant son poing vers le fond de la cour.

– Gospodin comme tous ceux qui ont la pensée de devenir nos maîtres !... s’écria Karl. Ils verront si l’on a si facilement raison de la race germaine !... Slave, cela signifie esclave, et nous mettrons ces deux rimes-là au bout des vers de notre hymne livonien, et nous le leur ferons chanter...

– Chanter en mesure, en langue allemande ! » répliqua Siegfried, tandis que ses compagnons poussaient un « hoch » formidable.

On le voit, si ces jeunes gens avaient bien fait les choses pour le repas du festival projeté, ils pensaient faire mieux encore en provoquant un conflit, peut-être même une querelle avec les étudiants d’origine slave. C’étaient d’assez mauvaises têtes, plus particulièrement ce Karl. Il exerçait, par son nom et sa situation, une sérieuse influence sur ses camarades, et pouvait les engager en quelque regrettable collision.

Quel était donc ce Karl, dont l’autorité s’imposait à une partie de cette jeunesse universitaire, ce garçon d’un caractère audacieux, mais vindicatif et querelleur ?... De haute taille, la chevelure blond ardent, les yeux au regard dur, la physionomie méchante, jamais il n’hésitait à se mettre en avant.

Karl était le fils du banquier Frank Johausen. Cette année même, il allait terminer ses études à l’Université. Quelques mois encore, et il serait de retour à Riga, où sa place était tout naturellement marquée dans la maison de son père et de son oncle.

Et quel était ce Jean, à l’égard duquel Siegfried et lui n’avaient point ménagé leurs propos comminatoires ?... N’a-t-on pas reconnu le fils de Dimitri Nicolef, le professeur de Riga, qui pouvait compter sur son camarade Gospodin, de même origine que lui, comme Karl Johausen sur son camarade Siegfried ?

Dorpat, ancienne cité de la Hanse, a été fondée par les Russes en 1750. Cela est admis, bien que certains historiens veuillent faire remonter sa fondation à ce fameux an mil, qui devait voir la fin du monde.

Mais, s’il y avait doute sur la naissance de cette ville, l’une des plus charmantes des provinces Baltiques, ce doute ne saurait exister relativement à son Université célèbre que Gustave-Adolphe créa en 1632, et dont la réorganisation s’opéra en 1812, telle qu’elle fonctionne aujourd’hui. Au dire de certains voyageurs, on prendrait Dorpat pour une ville de la Grèce moderne, et il semble que ses maisons aient été apportées toutes faites de la capitale du roi Othon.

Dorpat est peu commerçante, mais elle est étudiante, avec son Université, qui se divise en corporations ou plutôt en « nations », lesquelles ne sont pas unies par le solide lien de la fraternité. D’après ce qui précède, on a pu constater que les passions y sont aussi vivaces entre l’élément slave et l’élément germanique que parmi la population des autres villes de l’Esthonie, de la Livonie et de la Courlande.

Il s’ensuit donc que la tranquillité ne règne réellement à Dorpat que durant la période des vacances universitaires, alors que les insoutenables chaleurs de la canicule ont renvoyé les étudiants dans leurs familles.

Au surplus, leur nombre considérable, – environ neuf cents – exige un personnel de soixante-douze professeurs pour les divers cours de sciences et de lettres, cours qui se font en langue allemande, et qu’entretient annuellement un budget assez lourd de deux cent trente-quatre mille roubles. À quatre mille près, c’est le chiffre des volumes que renferme la riche bibliothèque de leur Université, l’une des plus importantes et des plus suivies de l’Europe.

Cependant Dorpat n’est pas absolument dépourvue de tout commerce, en conséquence de sa situation géographique, au croisement des principales routes des provinces Baltiques, à deux cents kilomètres de Riga, et à cent trente seulement de Pétersbourg. D’ailleurs, comment pourrait-elle oublier qu’elle fut une des plus prospères cités de la Hanse ? Aussi, ce commerce, si peu développé qu’il soit, est-il concentré entre les mains germaniques. En somme, les Esthes, qui forment la population indigène, ne comprennent que des ouvriers, des manœuvres ou des domestiques.

Dorpat est pittoresquement bâtie sur une colline qui domine au sud le cours de l’Embach. De longues rues desservent ses trois quartiers. Les touristes y visitent son observatoire, sa cathédrale de style grec, les ruines d’une église ogivale. Ils ne quittent pas sans regret les allées de son jardin botanique, très apprécié des amateurs.

De même que l’élément germanique l’emportait alors parmi la population de Dorpat, de même, à cette époque, il était prédominant dans la classe universitaire.

Sur les neuf cents étudiants, on en comptait une cinquantaine au plus qui fussent de race slave.

Entre ces derniers, Jean Nicolef tenait le premier rang. Ses camarades le reconnaissaient, sinon pour leur chef, du moins pour leur porte-parole dans les conflits que la sagesse et la prudence du recteur ne parvenaient pas toujours à empêcher.

Ce jour-là, tandis que Karl Johausen et son groupe se promenaient à travers la cour, discutant on sait de quelle façon, à propos des éventualités qui pouvaient troubler leur festival, un autre groupe d’étudiants, bien moscovites de cœur et de naissance, s’entretenaient à l’écart et du même sujet.

L’un de ces étudiants, âgé de dix-huit ans, vigoureux pour son âge, d’une taille au-dessus de la moyenne, avait le regard franc et vif, la figure charmante, les joues à peine revêtues d’une barbe naissante, la lèvre déjà ornée d’une fine moustache. Dès le premier abord, ce jeune homme inspirait la sympathie, bien que sa physionomie fût sérieuse, – celle d’un zélé, d’un laborieux, déjà hanté par les préoccupations de l’avenir.

Jean Nicolef allait achever sa seconde année à l’Université. On l’eût reconnu rien qu’à sa ressemblance avec sa sœur Ilka. C’étaient deux natures graves et réfléchies, très pénétrées des sentiments du devoir, et lui peut-être plus que ne comportait sa jeunesse.

On comprend donc qu’il devait exercer un certain ascendant sur ses compagnons par le zèle dont il s’animait pour la défense des idées slaves.

Son camarade Gospodin appartenait à une riche famille esthonienne de Revel. Bien qu’il fût plus âgé d’un an que Jean Nicolef, il montrait moins de sérieux dans ses actes. C’était un garçon plus prompt à l’attaque qu’à la riposte, plus avide de distractions, plus adonné aux exercices de sport ; doué d’un excellent cœur et éprouvant pour Jean une amitié sincère, il était de ceux sur lesquels celui-ci pouvait compter.

De quoi auraient pu parler entre eux ces jeunes gens, sinon des préparatifs du festival qui passionnait les diverses corporations de l’Université ?...

Et, suivant son habitude, Gospodin s’abandonnait à sa fougue, à son impétuosité naturelle, que Jean essayait en vain de maîtriser.

« Oui, s’écriait-il, ils prétendent nous exclure de leur banquet, ces tudesques !... Ils ont refusé nos cotisations pour que nous n’ayons pas le droit d’y prendre part !... Ils auraient eu honte de choquer leurs verres contre les nôtres !... Mais tout n’est pas dit, et leur repas pourrait bien finir avant le dessert !

– C’est indigne, j’en conviens, répondit Jean. Cependant cela vaut-il la peine que nous allions leur chercher querelle ?... Ils s’obstinent à fêter de leur côté, soit !... fêtons du nôtre, mon cher Gospodin, et nous n’en viderons pas moins gaiement nos gobelets en l’honneur de l’Université ! »

Or, l’impétueux Gospodin ne l’entendait pas ainsi. Accepter cette situation, ce serait une reculade, et il s’emportait, il s’exaltait par ses propres paroles.

« C’est entendu, Jean, répliqua-t-il, tu es le bon sens même, et personne ne doute que tu n’aies autant de courage que de raison !... Quant à moi, je ne suis pas raisonnable, et je ne veux pas l’être ! Je considère que l’attitude de Karl Johausen et de sa bande est injurieuse envers nous, et je ne le souffrirai pas plus longtemps...

– Laisse donc ce Karl, cet Allemand, tranquille, Gospodin, répondit Jean Nicolef et ne t’inquiète ni de ses actes ni de ses paroles !... Dans quelques mois, lui et toi vous aurez quitté l’Université, et il n’est pas probable que vous vous rencontriez jamais, du moins dans des conditions où la question d’origine et de race sera en jeu...

– C’est possible, sage Nestor ! riposta Gospodin, et que c’est beau d’être maître de soi comme tu l’es !... Mais, de partir d’ici sans avoir infligé à ce Karl Johausen la leçon qu’il mérite, je ne m’en consolerais pas !

– Voyons, dit Jean Nicolef, ne nous donnons pas, aujourd’hui du moins, les premiers torts, en le provoquant sans motif...

– Sans motif ?... s’écria le bouillant jeune homme. J’en ai mille et mille : sa figure qui ne me revient pas, son attitude qui me choque, le son de sa voix qui me déplaît, son regard dédaigneux, l’air de supériorité qu’il prend et que ses camarades encouragent en le reconnaissant pour chef de leur corporation !

– Tout cela n’est pas sérieux, Gospodin, déclara Jean Nicolef, qui prit le bras de son camarade par un instinctif mouvement d’amitié. Tant qu’il n’y aura pas une injure directe, je ne vois pas en tout ceci matière à provocation !... Ah ! si l’injure se produisait, je n’attendrais personne pour y répondre, tu peux m’en croire, mon camarade !...

– Et tu nous aurais à tes côtés, Jean, affirmèrent les autres jeunes gens du groupe.

– Je le sais, dit l’intraitable Gospodin. Mais je m’étonne que Jean ne se trouve pas particulièrement visé par ce Karl.

– Que veux-tu dire, Gospodin ?...

– Je veux dire que si, nous autres, nous n’avons avec ces Germains que des rivalités d’école, Jean Nicolef est autrement engagé vis-à-vis de Karl Johausen !... »

Jean savait de reste à quoi Gospodin faisait allusion. La rivalité des Johausen et des Nicolef à Riga était connue des étudiants de l’Université. On n’ignorait pas que les chefs de ces deux familles étaient opposés l’un à l’autre dans cette lutte qui allait les mettre aux prises sur le terrain électoral, l’un porté par l’opinion publique, encouragé par l’autorité administrative, afin d’abattre l’autre.

Aussi, Gospodin avait-il tort d’exciper de cette situation personnelle de son camarade pour étendre jusqu’aux fils la rivalité des pères.

Par malheur, lorsque la colère le prenait, il ne se contenait plus et dépassait toute mesure.

Cependant Jean n’avait pas répondu. Sa figure avait légèrement pâli dans un reflux de son sang au cœur.

Mais, assez fort pour se posséder, après un regard ardemment jeté vers l’extrémité de la cour, où paradait le groupe de Karl Johausen :

« Ne parlons pas de cela, Gospodin, dit-il d’une voix grave qui tremblait un peu. Je n’ai jamais fait intervenir le nom de M. Johausen dans nos discussions, et fasse Dieu que Karl soit aussi réservé vis-à-vis de mon père que je le suis vis-à-vis du sien !... S’il manquait à cette réserve...

– Jean a raison, dit un des étudiants, et Gospodin a tort. Ne nous occupons pas de ce qui se passe à Riga, mais bien de ce qui se passe à Dorpat.

– Oui, répliqua Jean Nicolef, qui désirait ramener la conversation à son premier sujet. Toutefois n’exagérons rien et voyons la tournure que prendront les choses...

– Ainsi, Jean, demanda l’étudiant, tu ne penses pas que nous ayons à protester contre l’attitude de Karl Johausen et de ses camarades, à propos de ce banquet dont ils nous ont exclus ?...

– Je pense que, sauf incidents nouveaux, nous ne devons montrer que la plus complète indifférence.

– Va pour l’indifférence ! répondit Gospodin en secouant la tête d’un air peu approbatif. Reste à savoir si nos camarades s’y résigneront... Ils sont furieux, Jean, je t’en préviens...

– Grâce à toi, Gospodin.

– Non, Jean, et il suffira d’un regard dédaigneux, d’un mot malsonnant pour mettre le feu aux poudres !

– Bon ! s’écria Jean Nicolef en souriant, les poudres ne feront pas explosion, mon camarade, car nous aurons eu soin de les noyer dans le champagne ! »

C’était la raison même qui inspirait cette réponse de la plus sage de ces jeunes têtes. Mais les autres étaient montées. Suivraient-elles ces conseils de prudence ?... Comment la journée se terminerait-elle ?... Ce festival ne serait-il pas. l’occasion d’un désordre ?... Si les provocations ne venaient pas du côté slave, ne viendraient-elles pas du côté allemand ?... On devait le craindre.

Aussi ne s’étonnera-t-on pas que le recteur de l’Université eût conçu de très sérieuses inquiétudes. Depuis quelque temps, il ne l’ignorait point, la politique, ou tout au moins cette lutte du slavisme et du germanisme tendait à s’accentuer dans le monde des étudiants.

La très grande majorité entendait maintenir à l’Université les traditions, les idées qui dataient de son origine.

Le gouvernement savait qu’il y avait là un ardent foyer de résistance aux tentatives de russification dont les provinces Baltiques étaient menacées. Prévoyait-on quelles seraient les conséquences de troubles qui se produiraient à cette occasion ?... Il convenait d’y prendre garde. Si ancienne, si respectable que fût l’Université de Dorpat, elle n’était pas à l’abri d’un ukase impérial, en cas qu’elle devînt le centre d’une agitation contre le mouvement panslaviste. Le recteur observait donc de très près ces dispositions des étudiants. Les professeurs, bien qu’ils fussent tous acquis aux idées allemandes, les redoutaient aussi. Peut-on dire où s’arrêterait cette jeunesse, lancée dans les luttes de la politique ?...

En réalité, quelqu’un, ce jour-là, eut plus d’influence que le recteur. Ce fut Jean Nicolef. Si le recteur n’avait pu obtenir que Karl Johausen et ses amis renonçassent à exclure du banquet Jean et ses camarades, celui-ci obtint de Gospodin et des autres qu’ils ne troubleraient point le festival. On ne pénétrerait pas dans la salle du banquet. On ne répondrait pas par des chansons russes aux chansons allemandes, – à la condition, toutefois, de n’être ni provoqué ni insulté. Et qui pouvait répondre de ces têtes échauffées par le vin ?... Jean Nicolef et ses camarades se réuniraient au dehors, ils fêteraient cet anniversaire à leur façon et resteraient tranquilles si personne ne se hasardait à troubler leur tranquillité.

Cependant la journée s’avançait. En masse, les étudiants occupaient la grande cour de l’Université. Les études chômaient ce jour-là. Rien à faire qu’à se promener par bandes, à s’observer, à s’éviter aussi. On pouvait toujours redouter, même avant l’heure du banquet, qu’un incident quelconque n’occasionnât une provocation d’abord, une conflagration ensuite. Étant donnée la disposition des esprits, peut-être eût-il mieux valu interdire ce festival ?... Mais, d’empêcher la célébration de cet anniversaire, cela n’eût-il pas surexcité les corporations, fourni un prétexte à ces troubles que l’on voulait précisément prévenir ?... Une Université n’est point un collège où l’on s’en tire avec des punitions et des pensums. Ici, il faudrait en arriver aux expulsions, chasser les meneurs, et c’eût été une mesure grave.

Jusqu’à l’heure du banquet – quatre heures du soir – Karl Johausen, Siegfried et leurs amis ne quittèrent pas la cour. La plupart des étudiants venaient échanger quelques paroles avec eux, comme s’ils eussent attendu les instructions de leur chef. Le bruit avait couru que le banquet serait interdit, – bruit erroné d’ailleurs, car, ainsi qu’il a été dit, cette interdiction aurait pu déterminer un éclat.

Mais cela avait suffi pour motiver des allées et venues entre les groupes.

Jean Nicolef et ses camarades, eux, ne voulurent pas s’inquiéter de cet état de choses. Ils se promenaient à l’écart, ainsi qu’ils le faisaient d’habitude, et se croisaient parfois avec les autres étudiants.

On se dévisageait alors. Des regards sortaient ces provocations que les lèvres ne laissaient pas s’échapper encore. Jean restait calme, affectait l’indifférence. Mais que de peine il éprouvait à contenir Gospodin !

Celui-ci ne détournait pas la tête, même en signe de dédain, il ne baissait pas les yeux. Son regard s’engageait comme le fer d’une épée avec celui de Karl.

Il s’en fallait de rien que cette attitude ne donnât lieu à une altercation, qui ne se fût certainement pas bornée à mettre ces deux seuls adversaires aux prises.

Enfin, la cloche du banquet se fit entendre. Karl Johausen, précédant ses camarades – plusieurs centaines – se dirigea vers la salle de l’amphithéâtre qui leur avait été réservée.

Bientôt, il ne resta plus dans la cour que Jean Nicolef, Gospodin et la cinquantaine d’étudiants slaves, attendant l’instant de quitter l’Université pour rentrer dans leurs familles ou chez leurs correspondants.

Puisque rien ne les retenait, peut-être eussent-ils sagement fait en partant sur l’heure. C’était l’avis de Jean Nicolef, mais en vain essaya-t-il de le faire partager à ses camarades. Il semblait que Gospodin et quelques autres fussent enchaînés au sol, attirés même vers l’amphithéâtre comme par un aimant.

Vingt minutes s’écoulèrent ainsi. Ils se promenaient en silence. Ils se rapprochaient des fenêtres de la salle ouvertes sur la cour. Que voulaient-ils donc ?... Écouter les bruyants propos qui s’en échappaient, et riposter si des paroles malséantes arrivaient à leurs oreilles ?...

En vérité, les convives n’eurent pas besoin d’attendre la fin du banquet pour préluder aux chants et aux toasts. Leurs têtes s’étaient enflammées dès les premières coupes vidées. À travers les fenêtres, ils avaient vu Jean Nicolef et les autres à portée de les entendre. Aussi en vinrent-ils aux personnalités.

Jean fit un dernier effort.

« Partons... dit-il à ses camarades.

– Non ! répondit Gospodin.

– Non ! répondirent les autres.

– Vous ne voulez ni m’écouter ni me suivre ?...

– Nous voulons écouter ce que ces Germains ivres se permettent de dire, et, si cela ne nous convient pas, c’est toi qui nous suivras, Jean !

– Viens, Gospodin, dit Jean, je le veux !

– Attends, répondit Gospodin, et, dans quelques minutes, tu ne le voudras plus ! »

Au dedans redoublait le tumulte, éclats de voix qui se mélangeaient, bruit de verres choqués, cris et hochs qui détonaient comme une mitraillade.

Puis un chœur fut entonné à pleine poitrine, – ce chant, qui se traîne sur un monotone trois-quatre, si en honneur dans les universités allemandes :

Gaudeamus igitur,

Juvenes dum sumus !

Post jucundam juventutem,

Post molestam senectutem,

Nos habebit humus !

On en conviendra, ces paroles ne sont rien moins que réjouissantes, et ne méritent qu’un air d’enterrement. Autant chanter un De Profundis au dessert ! Après tout, ce chant est bien dans la note germanique.

Mais, voici qu’une voix se fit entendre, disant :

« Ô Riga, qui t’a faite si belle ?... L’esclavage des Livoniens !... Puissions-nous, un jour, avec l’argent, acheter ton château aux Allemands et les faire danser sur des pierres chauffées !... »

C’était Gospodin qui venait de lancer cet hymne russe de si large envergure.

Puis, après lui et avec lui, ses camarades firent retentir les airs du refrain de « Boje-Tsara-Krani », l’hymne moscovite d’un si grand et si religieux caractère.

Soudain, la porte de la salle s’ouvrit. Une centaine d’étudiants s’élancèrent dans la cour.

Ils entourèrent le groupe slave, au centre duquel se trouvait Jean Nicolef, impuissant désormais à retenir ses camarades, surexcités par les cris et les gestes de leurs adversaires. Bien que Karl Johausen ne fût pas avec eux pour les pousser à la violence, – il était encore dans l’amphithéâtre, – leur Gaudeamus igitur, vociféré, hurlé même, essayait d’étouffer l’hymne russe dont la puissante mélodie perçait malgré leurs efforts.

À ce moment, deux étudiants se trouvèrent face à face, prêts à se jeter l’un sur l’autre – Siegfried et Gospodin. Était-ce entre eux que cette question de races allait se décider ?... Les deux partis ne prendraient-ils pas fait et cause pour leurs champions ?... Cette altercation ne dégénérerait-elle pas en une bataille générale, dont la responsabilité retomberait sur l’Université elle-même ?...

En entendant le tumulte provoqué par la sortie des convives du banquet, le recteur s’était hâté d’intervenir. Quelques-uns des professeurs, s’étant joints à lui, parcouraient maintenant la cour à travers les groupes. Ils essayaient de calmer ces jeunes gens prêts à en venir aux mains. Ils n’y arrivaient pas. L’autorité du recteur était méconnue...

Que pouvait-il d’ailleurs au milieu de ces « germaniques » dont le nombre grossissait à mesure que se vidait la salle de l’amphithéâtre ?...

Jean Nicolef et ses camarades, malgré leur infériorité numérique, ne cédaient ni devant les menaces ni devant les injures.

En ce moment, Siegfried, le verre à la main, s’approchant de Gospodin, lui en jeta le contenu au visage.

C’était le premier coup porté, et il allait être suivi de mille autres.

Et, cependant, rien qu’à la vue de Karl Johausen, qui venait d’apparaître sur les marches du perron, on s’arrêta de part et d’autre. Les rangs s’ouvrirent, et le fils du banquier put se diriger vers le groupe où se tenait le fils du professeur.

On ne saurait dépeindre l’attitude de Karl en cet instant. Calme, ce n’était pas la colère que sa physionomie respirait, c’était le dédain, le mépris, à mesure qu’il s’approchait de son adversaire. Ses camarades ne pouvaient s’y tromper : il ne venait là que pour lui jeter une nouvelle injure à la face.

Au tumulte avait succédé un silence plus terrible encore. On sentait que le conflit, qui précipitait l’une sur l’autre les corporations rivales de l’Université, allait se dénouer entre Jean Nicolef et Karl Johausen.

Cependant Gospodin, ne songeant plus à Siegfried, attendit que Karl se fût avancé de quelques pas, et fit un mouvement pour lui barrer le passage.

Jean le retint.

« Cela me regarde ! » dit-il simplement.

Et, en somme, il avait raison de dire que cela le regardait, et lui seul.

Aussi, gardant le plus parfait sang-froid, écarta-t-il de la main ceux de ses camarades qui voulaient s’interposer.

« Tu ne m’empêcheras pas... s’écria Gospodin au paroxysme de la colère.

– Je le veux ! » répondit Jean Nicolef, et d’une voix si résolue qu’il n’y avait pas à lui résister.

Alors, s’adressant à la masse des étudiants et de manière à être entendu de tous :

« Vous êtes des centaines, dit-il, et nous ne sommes pas cinquante !... Attaquez-nous donc !.. Nous nous défendrons, nous succomberons !... Mais vous vous serez conduits comme des lâches !... »

Un cri de fureur lui répondit.

Karl fit signe alors qu’il voulait parler.

Le silence se rétablit.

« Oui, dit-il, nous serions des lâches !... Y a-t-il un de ces Slaves qui veuille prendre l’affaire à son compte ?...

– Nous tous ! » s’écrièrent les camarades de Jean.

Celui-ci se rapprochant dit :

« Ce sera moi, et si Karl cherche à être personnellement provoqué, je le provoque...

– Toi ?... s’écria Karl, en faisant un geste de mépris.

– Moi ! répondit Jean. Choisis deux de tes amis... J’ai déjà fait choix des miens...

– Toi... te battre avec moi ?...

– Oui... demain, si tu n’es pas prêt en ce moment. À l’instant même, si tu le veux ! »

Il n’est pas rare que les étudiants aient de ces affaires, et mieux vaut que les autorités ferment les yeux, car les conséquences n’en sont jamais très graves.

Cette fois, il est vrai, il y avait lieu de craindre que l’issue ne fût fatale, tant les adversaires étaient sous le coup d’une animosité personnelle.

Karl s’était croisé les bras, et, regardant Jean de la tête aux pieds :

« Ah ! dit-il, tu as déjà fait choix de tes témoins ?...

– Les voici, répliqua Jean, en indiquant Gospodin et un autre étudiant.

– Et tu crois qu’ils consentiront ?...

– Si nous consentirons !... s’écria Gospodin.

– Eh bien, moi, répondit Karl, il y a une chose à laquelle je ne consentirai pas, Jean Nicolef, c’est de me battre avec toi !...

– Et pourquoi, Karl ?...

– Parce que l’on ne se bat pas avec le fils d’un assassin !... »

IX §

Dénonciation §

Voici ce qui s’était passé la journée précédente à Riga, où le juge Kerstorf, le major Verder, le docteur Hamine et M. Frank Johausen étaient rentrés dans la nuit du 15 au 16 avril.

Douze heures auparavant, dès le matin, s’était répandue la nouvelle du crime commis au kabak de la Croix-Rompue. En même temps que l’assassinat on apprenait le nom de la victime, Poch, le garçon de banque.

Cet infortuné était très connu de toute la ville. Chaque jour on le rencontrait, lorsque, la sacoche pendue à son épaule, sous le bras le portefeuille retenu à sa ceinture par une chaînette de cuivre, il allait faire les recouvrements pour la maison Johausen frères. Homme bon et serviable, d’heureuse et belle humeur, très aimé et estimé, il n’avait que des amis, pas un ennemi. À la veille d’épouser Zénaïde Parensof, après une si longue attente, grâce à son travail, à sa conduite, à la régularité de son existence, à la sympathie qu’il inspirait, ses économies lui permettaient, en les joignant à celles de sa femme, d’assurer leur avenir. Le surlendemain, les futurs devaient se trouver en présence du pasteur protestant qui célébrerait leur union. Il y aurait une fête de famille à laquelle se joindraient les collègues des autres banques, afin de prendre joyeuse part à la cérémonie nuptiale. On ne doutait pas que MM. Johausen frères voulussent l’honorer de leur présence. Les préparatifs étaient commencés, achevés même. Et voilà que Poch venait de tomber sous les coups d’un assassin, dans un cabaret isolé, sur l’une des routes de la Livonie !... Quel effet produisit cette nouvelle !

Et, paraît-il, on ne put éviter que Zénaïde ne l’apprît brusquement, sans préparation, en lisant un journal qui insérait la dépêche et ne donnait aucun détail.

La pauvre femme fut comme foudroyée. Ses voisins d’abord, Mme Johausen ensuite, lui apportèrent des consolations et des secours. Peut-être la pauvre femme ne se relèverait-elle pas d’un si terrible coup.

Cependant, si on connaissait la victime, on ne connaissait pas le meurtrier. Au cours de ces deux journées du 14 et du 15, alors que la justice s’était rendue sur les lieux et procédait à son enquête, rien n’avait transpiré à ce sujet. Il convenait d’attendre le retour des magistrats, et encore était-il possible qu’ils n’eussent point découvert l’auteur du crime.

Quant au meurtrier, quel qu’il fût, il était voué à l’exécration publique. Ce ne serait pas assez pour le châtier de toute la sévérité des lois. On en était à regretter le temps où les plus épouvantables tortures précédaient l’expiation suprême. Il ne faut pas oublier que ce drame judiciaire a pour théâtre les provinces Baltiques où, sans remonter à une lointaine époque, la justice procédait d’une façon barbare contre les condamnés à la peine capitale. On les tenaillait d’abord au fer rouge, on les livrait au supplice des verges, mille coups quelquefois, six mille même, qui ne frappaient plus qu’un cadavre. Il y avait de ces patients que l’on enfermait entre quatre murs, où ils mouraient dans les tortures de la faim, – à moins qu’on ne voulût leur arracher des révélations.

Alors on les nourrissait uniquement de viande ou de poisson salés, sans jamais les abreuver d’une seule goutte d’eau – genre de « question » qui arrachait bien des réponses.

Les mœurs se sont sensiblement adoucies, au point que, si la peine de mort a été maintenue en Russie pour les crimes politiques, elle est abolie pour les crimes de droit commun, et remplacée par les travaux forcés dans les mines sibériennes. La déportation pour l’assassin du kabak de la Croix-Rompue, ce ne suffisait pas à satisfaire la population rigane.

Ainsi que cela a été dit, des ordres avaient été donnés relativement au transport de la victime. Ce n’était pas qu’il y eût lieu de faire de nouvelles constatations à Riga.

Le docteur Hamine avait minutieusement relevé dans son procès-verbal la nature et la forme de la blessure, et les empreintes du coup de couteau à son orifice extérieur.

Mais M. Frank Johausen tenait à ce que les funérailles du garçon de banque fussent faites dans la ville, funérailles, commandées par la pitié et la sympathie, qui seraient entièrement à la charge de sa maison.

Dès la matinée du 16, le major Verder se présenta au cabinet de son chef hiérarchique, le colonel de police Raguenof. Ce fonctionnaire attendait impatiemment d’être mis au courant de l’affaire afin de lancer ses meilleurs limiers sur la piste du meurtrier, si quelques indications le permettaient. On verrait plus tard s’il serait nécessaire d’en référer au gouverneur des provinces. Jusqu’à plus ample information, il semblait bien qu’il ne s’agissait que d’un crime de droit commun, un assassinat suivi de vol.

Le major rapporta tous les détails de l’enquête au colonel Raguenof, les circonstances dans lesquelles le crime avait été commis, les indices relevés au cours des perquisitions, les constatations qui avaient été faites par le docteur Hamine.

« Je vois, lui répondit le colonel, que vos soupçons visent plus particulièrement ce voyageur qui a passé la nuit dans l’auberge.

– Très particulièrement, mon colonel.

– Le cabaretier Kroff n’a pas eu une attitude suspecte pendant l’enquête ?...

– Il venait naturellement à l’esprit qu’il pouvait être l’assassin, répondit le major, bien qu’il n’y ait rien à reprendre dans ses antécédents. Mais, après les traces observées à la fenêtre de la chambre de ce voyageur, dont le départ a été si matinal ; après la découverte, dans ladite chambre, du tisonnier qui a servi à forcer les contrevents, nous n’avions plus de doute sur l’auteur du crime.

– Il sera bon, cependant, de surveiller ce Kroff.

– Assurément, mon colonel. Aussi deux de mes agents gardent-ils la maison, et le cabaretier doit se tenir à la disposition de la justice.

– Ainsi, reprit le colonel Raguenof en insistant, vous n’attribuez même pas ce meurtre à quelque malfaiteur du dehors, qui aurait pu pénétrer dans la chambre de la victime ?...

– Je ne veux pas être trop affirmatif, répondit le major, mais il m’est difficile de l’admettre, tant les présomptions se changent en certitudes, lorsqu’on les applique au compagnon de Poch.

– Je vois que votre conviction est faite, major Verder.

– Ma conviction, comme celle du juge Kerstorf, du docteur Hamine et de M. Johausen. Vous remarquerez que ce voyageur a toujours cherché à ne point être reconnu, aussi bien lorsqu’il est arrivé au kabak qu’au moment où il en est parti.

– Et il n’a pas dit où il allait en sortant de l’auberge de la Croix-Rompue ?...

– Non, mon colonel.

– Ne peut-on supposer que son intention était, en quittant Riga, de se rendre à Pernau ?...

– Hypothèse très plausible, mon colonel, bien qu’il eût retenu sa place jusqu’à Revel.

– Aucun étranger n’a été vu à Pernau pendant les journées du 14 et du 15 ?...

– Aucun, affirma le major Verder, et pourtant la police était en éveil, l’assassinat lui ayant été signalé le jour même. Où est allé ce voyageur ?... A-t-il gagné Pernau ?... Ne s’est-il pas enfui hors des provinces Baltiques, avec le produit de son vol ?...

– En effet, major Verder, et il est à croire que la proximité des ports lui aura fourni l’occasion de s’échapper.

– Lui fournira cette occasion, mon colonel, repartit le major, car actuellement c’est à peine si la navigation est libre dans la mer Baltique ou sur le golfe de Finlande. Les renseignements que j’ai reçus constatent que pas un navire n’a encore pu prendre le large. Si donc ledit voyageur cherche à s’embarquer, il faut qu’il attende quelques jours, soit dans une bourgade de l’intérieur, soit dans un des ports du littoral, Pernau, Revel.

– Ou Riga, répondit le colonel Raguenof. Pourquoi n’y serait-il pas revenu ?... Peut-être est-ce ici qu’il trouverait à dépister plus sûrement la police ?...

– Cela me paraît peu probable, mon colonel, mais enfin il faut tout prévoir, et nos agents seront chargés de visiter les navires en partance. Dans tous les cas, la débâcle ne sera pas complète avant la fin de la semaine, et, jusque-là, je donnerai des ordres pour que la surveillance de la ville et du port soit sévèrement organisée. »

Le colonel approuva les diverses mesures projetées par son subordonné, en les étendant à tout le territoire des provinces Baltiques.

Le major Verder lui promit de le tenir au courant. Quant à l’enquête, elle serait poursuivie par le juge Kerstorf, et l’on pouvait se reposer sur cet actif magistrat du soin de réunir tous les documents relatifs à cette affaire.

D’ailleurs, après cette conversation avec le major Verder, le colonel Raguenof ne mettait plus en doute que l’assassin ne fût le voyageur qui accompagnait le garçon de banque à l’auberge de Kroff. Il existait contre lui des charges accablantes. Mais qui était-il ?...

Et comment parviendrait-on à établir son identité, puisqu’il n’était connu ni du conducteur Brocks, qui l’avait pris à Riga au départ de la malle, ni du cabaretier Kroff, qui l’avait hébergé dans son kabak ?... Ni l’un ni l’autre n’ayant aperçu son visage, ils ne pouvaient dire s’il était jeune ou vieux. En ces conditions, sur quelle piste lancer les agents ?... De quel côté diriger les recherches ?... De quels nouveaux témoins l’instruction attendrait-elle une révélation qui lui permît d’agir avec quelque chance de succès ?...

C’était l’obscurité complète.

On verra bientôt comment cette obscurité fut soudainement illuminée d’une lueur, comment cette nuit devint le jour.

Ce matin-là, après avoir rédigé son rapport médico-légal sur l’Affaire de la Croix-Rompue, le docteur Hamine était allé le porter au cabinet de M. Kerstorf.

« Aucun nouvel indice ?... demanda-t-il au magistrat.

– Aucun, docteur. »

En quittant le cabinet du juge, le docteur Hamine rencontra le consul de France, M. Delaporte. Chemin faisant, il lui parla de l’affaire et des difficultés qu’elle présentait.

« En effet, répondit le consul, et, s’il paraît certain que ce voyageur est l’auteur du crime, il est au moins douteux que l’on parvienne à le découvrir. Vous attachez, docteur, une grande importance à cette constatation que le coup a été porté avec un couteau dont la virole a laissé une empreinte autour de la blessure ?... Soit !... Mais de là à retrouver ce couteau...

– Qui sait ?... répondit le docteur Hamine.

– Nous verrons bien, dit M. Delaporte. À propos, avez-vous des nouvelles de M. Nicolef ?

– Des nouvelles de Dimitri ?... demanda le docteur. Et comment en aurais-je, puisqu’il est en voyage ?...

– En effet, répondit le consul, et depuis trois jours !... Et c’est singulier, plus j’y réfléchis...

– Oui... observa le docteur Hamine.

– Et, hier, Mlle Nicolef n’avait encore reçu aucune nouvelle.

– Allons voir Ilka, proposa le docteur. Peut-être le facteur lui a-t-il remis ce matin une lettre de son père, ou peut-être Nicolef est-il de retour chez lui ?... »

M. Delaporte et le docteur Hamine se dirigèrent vers le faubourg à l’extrémité duquel s’élevait la maison du professeur.

Lorsqu’ils furent à la porte, ils demandèrent si Mlle Nicolef pouvait les recevoir.

Sur la réponse affirmative de la servante, ils furent aussitôt introduits dans la salle où se tenait Ilka.

« Ma chère Ilka, ton père est-il revenu ?... demanda tout d’abord le docteur.

– Il n’est pas revenu... » répondit la jeune fille.

Et, à sa figure pâle et soucieuse, on voyait combien elle devait être inquiète.

« Mais, mademoiselle, avez-vous eu de ses nouvelles ? » reprit le consul.

Un signe négatif d’Ilka fut sa seule réponse.

« Cette absence est inexplicable, reprit le docteur, non moins que la cause du voyage de Dimitri.

– Pourvu qu’il ne soit pas arrivé malheur à mon père !... murmura la jeune fille d’une voix troublée. Les crimes sont fréquents en Livonie depuis quelque temps. »

Le docteur Hamine voulut la rassurer, étant, en somme, plus surpris qu’inquiet de cette absence.

« Il ne faut rien exagérer, dit-il, et l’on peut encore voyager avec quelque sécurité !... Il est vrai, un meurtre a été commis du côté de Pernau... et, si on ne connaît pas l’assassin, on connaît la victime... un malheureux garçon de banque...

– Vous le voyez, mon bon docteur, fit observer Ilka, les routes ne sont pas très sûres, et voilà bientôt quatre jours que mon père est parti... Ah ! j’ai malgré moi le pressentiment de quelque malheur...

– Rassurez-vous, ma chère enfant, dit le docteur en lui prenant les mains, il ne faut pas vous abandonner !... Dimitri ayant prévenu qu’il serait absent deux ou trois jours... il n’y a pas de retard inquiétant.

– Vous dites ce que vous pensez, docteur ?... demanda la jeune fille en le regardant.

– Certainement, Ilka, certainement, et je n’aurais aucune inquiétude, je vous assure, si je savais quelle a été la cause de ce voyage... Avez-vous le mot que votre père a laissé avant de partir ?...

– Le voici ! » répondit Ilka en tirant de sa poche un billet qu’elle remit au docteur.

M. Delaporte lut attentivement. Rien de plus à tirer de cette phrase laconique de Dimitri que sa fille avait lue et relue maintes fois.

« Ainsi, reprit le docteur, il ne vous a pas embrassée au moment de son départ ?...

– Non, mon bon docteur, répondit Ilka, et même, la veille, en le faisant comme chaque soir, il m’a semblé que sa pensée était à tout autre chose.

– Peut-être, fit observer le consul, M. Nicolef avait-il quelque sujet de préoccupation ?...

– Il était rentré plus tard que d’habitude, vous vous en souvenez, docteur... Retenu par une leçon qui s’était prolongée... a-t-il prétendu.

– En effet, répondit le docteur Hamine, il m’a paru moins libre d’esprit qu’à l’ordinaire !... Mais, j’insiste sur ce point, ma chère Ilka, après notre départ, qu’a fait Dimitri ?...

– Il m’a dit bonsoir et est remonté dans sa chambre, tandis que j’ai regagné la mienne...

– Et, depuis, il n’a pu recevoir de visite qui ait pu motiver ce voyage ?...

– Non, assurément, répondit la jeune fille. Je pense qu’il a dû se coucher aussitôt, car je n’ai entendu aucun bruit pendant la soirée...

– Votre servante ne lui a point remis une lettre qui serait arrivée plus tard ?...

– Non, docteur, et je puis affirmer que la porte de la maison ne s’est pas rouverte, après s’être refermée sur vous.

– Il est donc certain que, ce soir-là, son projet était déjà arrêté...

– Nul doute à cet égard, ajouta M. Delaporte.

– Nul doute ! répondit le docteur. Et, le lendemain matin, ma chère enfant, après avoir lu le billet de votre père, vous n’avez pas cherché à savoir quelle direction il avait prise en quittant sa maison ?...

– Comment l’aurais-je pu, répondit Ilka, et même pourquoi l’aurais-je fait ?... Mon père a eu des raisons qu’il n’a cru devoir communiquer à personne, pas même à sa fille... Aussi, si je suis inquiète, c’est moins parce que mon père s’est absenté que parce que son absence se prolonge...

– Non, Ilka, non !... répondit le docteur Hamine, qui voulait absolument rassurer la jeune fille, Dimitri est encore dans les délais qu’il a fixés, et cette nuit, ou demain au plus tard, il sera de retour ! »

Au fond, le docteur était peut-être plus inquiet des motifs qui avaient pu déterminer ce voyage que du voyage même.

Puis, M. Delaporte et lui, prenant congé, promirent de revenir dans la soirée pour avoir des nouvelles de Dimitri.

La jeune fille resta sur le seuil de la maison jusqu’au moment où tous deux disparurent au tournant de la rue. Puis, pensive, agitée de sombres pressentiments, elle regagna sa chambre.

Presque à la même heure, dans le cabinet du major Verder, se révélait un fait relatif au crime de la Croix-Rompue, et qui allait mettre le magistrat sur la trace du coupable.

Ce jour-là, dès le matin, la brigade dirigée par Eck était rentrée à Riga.

On ne l’a pas oublié, ces agents avaient été envoyés dans le nord de la province, où, depuis quelque temps, se commettaient nombre d’attentats contre les personnes et les propriétés. Il y a lieu de rappeler aussi que, huit jours auparavant, Eck opérait aux environs du lac Peipous, à la recherche d’un évadé des mines de Sibérie, et qu’il avait dû le poursuivre jusqu’en vue de Pernau.

Mais le fugitif, se jetant au milieu des glaçons en dérive de la Pernova, disparut dans la débâcle de la rivière.

Ce malfaiteur avait-il péri ?... C’était probable, ce n’était pas sûr.

Et, précisément, le brigadier Eck en doutait d’autant mieux que le corps du fugitif n’avait été retrouvé ni dans le port, ni à l’embouchure de la Pernova.

Bref, de retour à Riga, le brigadier, ayant hâte de transmettre son rapport au major Verder, se rendait à son cabinet, lorsqu’il fut informé de l’assassinat de la Croix-Rompue, et personne n’eût pu soupçonner qu’il possédait la clef de cette mystérieuse affaire.

Aussi furent-elles grandes, et la surprise et la satisfaction du major Verder, en apprenant que le brigadier avait des révélations à lui faire sur le crime dont on cherchait vainement l’auteur.

« L’assassin du garçon de banque ?...

– Lui-même, monsieur le major.

– Tu connaissais Poch ?...

– Je le connaissais, et je l’ai vu pour la dernière fois dans la soirée du 13.

– Où ?...

– Au kabak de Kroff.

– Tu étais là ?...

– Oui, monsieur le major, avec un de mes agents, avant de retourner à Pernau.

– Et tu as parlé à ce malheureux garçon ?...

– Pendant quelques minutes, et j’ajoute que si l’assassin, comme tout le fait supposer, est ce voyageur qui accompagnait Poch, ce voyageur qui a passé la nuit dans l’auberge... je le connais aussi...

– Tu le connais ?...

– Oui, et si le meurtrier est bien le voyageur en question...

– Mais cela n’est pas douteux d’après les constatations de l’enquête...

– Eh bien, monsieur le major, je vais vous le nommer... Peut-être ne me croirez-vous pas !

– Je te croirai, si tu m’affirmes...

– J’affirme ceci, répondit Eck : ce voyageur, auquel je n’ai point adressé la parole, je l’ai parfaitement reconnu dans le kabak, bien qu’il tînt sa figure sous son capuchon... C’est le professeur Dimitri Nicolef...

– Dimitri Nicolef ?... s’écria le major Verder, stupéfait. Lui... ce n’est pas possible.

– Je vous avais bien dit que vous ne voudriez pas me croire ! » répéta le brigadier.

Le major Verder s’était levé, il marchait à grands pas dans son cabinet, murmurant : « Dimitri Nicolef !... Dimitri Nicolef ! »

Quoi ! cet homme dont on faisait un candidat aux prochaines élections municipales, cet adversaire de la puissante famille des Johausen, ce Russe en qui se résumaient toutes les aspirations, toutes les revendications du parti slave contre l’élément germanique, ce protégé du gouvernement moscovite, ce serait l’assassin du malheureux Poch !...

« Tu affirmes ?... répéta-t-il en s’arrêtant devant Eck.

– J’affirme.

– Dimitri Nicolef avait donc quitté Riga ?...

– Oui... cette nuit-là, du moins... Il est, d’ailleurs, facile de vérifier le fait...

– Je vais envoyer un agent à son domicile, répondit le major, et je ferai prévenir M. Frank Johausen de passer à mon cabinet... Toi, reste ici...

– À vos ordres, monsieur le major. »

Celui-ci donna ses instructions à deux des agents du poste, qui partirent aussitôt.

Dix minutes après, M. Frank Johausen était en présence du major, et, devant lui, le brigadier Eck répétait sa déposition.

On peut juger, sans qu’il soit nécessaire d’y insister, des sentiments qui s’agitèrent dans l’âme vindicative du banquier. Enfin la plus inattendue des éventualités, un crime, un assassinat lui livrait ce rival qu’il poursuivait de sa haine !... Dimitri Nicolef... meurtrier de Poch !...

« Tu affirmes ?... demanda une dernière fois le major en se retournant vers le brigadier.

– J’affirme ! prononça Eck d’une voix qui dénotait l’absolue certitude.

– Mais... s’il n’a pas quitté Riga ? dit à son tour M. Frank Johausen.

– Il l’a quitté, déclara Eck. Pendant la nuit du 13 au 14, il n’était pas dans sa maison... puisque je l’ai vu... de mes yeux vu... et reconnu...

– Attendons le retour de l’agent que j’ai envoyé au domicile de Dimitri Nicolef, ajouta le major Verder, il sera ici dans quelques minutes. »

M. Frank Johausen, assis près de la fenêtre, s’abandonnait au tumulte de ses pensées. Il voulait croire que le brigadier ne s’était pas trompé, et pourtant sentait comme un instinct de justice se révolter en lui contre la vraisemblance d’une telle accusation.

L’agent revint et fit connaître le résultat de sa démarche :

M. Dimitri Nicolef était parti de Riga le 13, de grand matin, et il n’était pas encore de retour.

C’était la confirmation des révélations du brigadier Eck.

« J’avais donc raison, monsieur le major, dit-il. Dimitri Nicolef a quitté son domicile le 13, dès l’aube... Poch et lui ont pris place dans la malle-poste... L’accident de voiture s’est produit vers sept heures du soir, et les deux voyageurs sont entrés à huit heures au kabak de la Croix-Rompue, où tous deux ont passé la nuit... Si donc l’un des voyageurs a assassiné l’autre, c’est Dimitri Nicolef qui est l’assassin ! »

M. Frank Johausen se retira, à la fois confondu et triomphant de cette terrible nouvelle.

Elle ne pouvait tarder à s’ébruiter.

Ce fut, à travers la ville, comme une traînée de poudre qu’une étincelle eût enflammée !... Dimitri Nicolef l’auteur du crime de la Croix-Rompue !

Heureusement, cela ne fut pas connu d’Ilka Nicolef.

La maison resta close à ce bruit. Le docteur Hamine y veilla.

Le soir, lorsque M. Delaporte et lui se rencontrèrent dans la salle, pas un mot ne fut prononcé à ce sujet. D’ailleurs, ils avaient haussé les épaules. Nicolef, un assassin !... Ils refusaient de le croire.

Mais le télégraphe avait joué. Les brigades de police du territoire étaient prévenues : ordre d’arrêter Dimitri Nicolef si elles le découvraient.

Et c’est ainsi que cette nouvelle était parvenue à Dorpat, dans l’après-midi du 16. Karl Johausen en avait été instruit un des premiers, et l’on sait par quelle réponse il accueillit Jean Nicolef en présence de ses camarades de l’Université.

X §

Interrogatoire §

Dimitri Nicolef rentra à Riga dans la nuit du 16 au 17 avril, sans avoir été reconnu en route.

Dévorée d’inquiétude, Ilka ne dormait pas. Et dans quel état aurait été l’infortunée jeune fille, si elle eût appris quelle accusation pesait sur la tête de son père !...

En outre, un nouveau sujet d’anxiété, ce soir-là, après le départ de M. Delaporte et du docteur Hamine, une dépêche, venue de Dorpat, annonçait l’arrivée de Jean Nicolef pour le lendemain, sans indiquer la cause de ce brusque départ.

Cependant, de quel poids écrasant fut soulagée Ilka, lorsque, vers trois heures du matin, elle entendit son père monter l’escalier. Comme il ne vint pas frapper à sa chambre, elle pensa que mieux valait le laisser se coucher, après les fatigues de ce voyage. Le jour venu, elle irait l’embrasser dès son lever. Et peut-être lui dirait-il pourquoi, si précipitamment et sans l’avertir, il avait été contraint de partir.

Le lendemain, en effet, le père et la fille se retrouvèrent à la première heure, et, tout d’abord, Dimitri Nicolef dit :

« Me voici de retour, ma chère enfant. Mon absence a duré plus longtemps que je ne pensais... Oh ! vingt-quatre heures seulement...

– Tu parais fatigué, mon père, observa Ilka.

– Un peu, mais, avec une matinée de repos, je serai tout à fait remis, et, dans l’après-midi, j’irai donner quelques leçons...

– Peut-être, mon père, serait-il plus sage d’attendre à demain ?... Les élèves sont prévenus...

– Non, Ilka, non. Je ne puis les faire attendre davantage. – Il n’est venu personne en mon absence ?...

– Personne, à l’exception du docteur et de M. Delaporte, qui ont été très surpris de ton départ.

– Oui... répondit Nicolef, d’une voix un peu hésitante... je n’en avais pas parlé... Oh ! pour un si court voyage... pendant lequel je crois même que personne n’a dû me reconnaître... »

Le professeur n’en dit pas davantage, et sa fille, très réservée, se contenta de lui demander s’il revenait de Dorpat.

« De Dorpat ?... fit Nicolef, assez étonné. Et pourquoi cette question ?...

– Parce que je ne m’explique pas une dépêche que j’ai reçue hier soir.

– Une dépêche ?... dit vivement Nicolef. Et de qui ?...

– De mon frère, qui m’annonce son arrivée pour aujourd’hui.

– Jean arrive ?... C’est singulier, en effet... Que vient-il faire ?... Enfin, mon fils est toujours sûr de recevoir bon accueil. »

Cependant, sentant dans l’attitude de sa fille que celle-ci semblait l’interroger sur les motifs de son voyage :

« Ce sont des affaires importantes... déclara-t-il, affaires qui m’ont obligé à partir précipitamment...

– Si tu es satisfait, mon père... répondit Ilka.

– Satisfait... oui... chère enfant, répliqua-t-il en regardant sa fille à la dérobée, et j’espère bien que ces affaires-là n’auront pas de suites fâcheuses. »

Et alors, en homme qui est résolu à n’en pas dire davantage, il changea le cours de sa conversation.

Après le premier thé du matin, Dimitri Nicolef remonta dans son cabinet, où il rangea divers papiers, et se remit au travail.

La maison avait recouvré son calme accoutumé, et Ilka était loin de prévoir qu’elle allait être frappée d’un coup de foudre.

Le quart après midi venait de sonner lorsqu’un agent de la police se présenta au domicile de Dimitri Nicolef. Cet agent était porteur d’une lettre qu’il remit à la servante en lui recommandant de la faire parvenir immédiatement à son maître. Il ne s’inquiéta même pas de savoir si le professeur se trouvait chez lui en ce moment. Bien que rien n’en eût paru, la maison était surveillée depuis la veille.

Quand Dimitri Nicolef eut cette lettre entre les mains, il en prit connaissance. Elle ne contenait que ces mots :

« Le juge Kerstorf invite le professeur Dimitri Nicolef à se rendre sans tarder à son cabinet, où il l’attend. Affaire urgente. »

À cette lecture, Dimitri Nicolef ne put retenir un geste qui dénotait plus que de la surprise. Il pâlit, et sa physionomie s’imprégna d’une vive inquiétude.

Puis, sans doute, pensant que le mieux était de déférer à l’invitation qui lui était faite sous cette forme impérative par le juge Kerstorf, il revêtit sa houppelande et descendit dans la salle où était sa fille :

« Ilka, dit-il, je viens de recevoir un mot de M. Kerstorf, le juge, qui me prie de passer à son cabinet.

– Le juge Kerstorf ?... répondit la jeune fille. Que te veut-il, mon père ?

– Je ne sais... répliqua Nicolef, en détournant la tête.

– Serait-ce pour quelque affaire à laquelle Jean se trouverait mêlé, et qui l’a obligé à quitter Dorpat ?...

– Je l’ignore, Ilka... Oui... peut-être... Du reste nous allons être promptement fixés à ce sujet. »

Le professeur sortit, non sans que sa fille eût observé son trouble. L’agent près de lui, il allait d’un pas incertain, machinalement pour ainsi dire, ne remarquant pas qu’il fût l’objet de la curiosité publique, même aussi de la malveillance de quelques personnes qui le suivaient ou le regardaient passer.

Arrivé au palais de Justice, il fut introduit dans le cabinet où se trouvait le juge Kerstorf avec le major Verder et le greffier. On se salua de part et d’autre, et Dimitri Nicolef attendit qu’on lui adressât la parole.

« Monsieur Nicolef, dit le juge Kerstorf, je vous ai fait demander pour avoir quelques renseignements sur une affaire dont l’enquête m’a été confiée.

– De quoi s’agit-il, monsieur ?... répondit Dimitri Nicolef.

– Veuillez vous asseoir, et écoutez-moi. »

Le professeur prit une chaise en face du bureau derrière lequel était placé le fauteuil du juge, tandis que le major restait debout près de la fenêtre. L’entretien se transforma aussitôt en interrogatoire.

« Monsieur Nicolef, dit le juge, ne soyez pas surpris si les questions que je vais vous poser ont rapport à votre personne, si elles visent des faits de votre vie privée. Il est nécessaire que vous y répondiez sans détour, dans l’intérêt de l’affaire elle-même comme dans le vôtre. »

M. Nicolef, regardant le juge plus qu’il ne l’écoutait, resta quelques instants sans répondre, se bornant à une simple inclination de tête, les bras croisés.

M. Kerstorf avait sous les yeux les procès-verbaux de l’enquête.

Il les disposa sur la table, et, de sa voix calme et grave :

« Monsieur Nicolef, demanda-t-il, vous venez de faire une absence de quelques jours ?...

– En effet, monsieur.

– Quand avez-vous quitté Riga ?...

– Le 13 courant, dès l’aube.

– Vous êtes revenu ?...

– Cette nuit, vers une heure du matin.

– Vous étiez parti seul ?

– Seul.

– Et vous êtes revenu seul ?...

– Seul.

– Pour aller, vous étiez monté dans la malle-poste de Revel ?...

– Oui... répondit M. Nicolef non sans une certaine hésitation.

– Et pour en revenir ?...

– J’étais en télègue.

– Où avez-vous trouvé cette télègue ?...

– À cinquante verstes d’ici, sur la route de Riga.

– Ainsi c’est bien le 13, au lever du jour, que vous êtes parti ?...

– Oui, monsieur, à six heures.

– Étiez-vous seul dans la malle-poste ?...

– Non... avec un autre voyageur.

– Le connaissiez-vous ?...

– Aucunement.

– Mais vous n’avez pas tardé à savoir que c’était Poch, le garçon de banque de la maison Johausen frères ?...

– En effet, car ce garçon, assez bavard, n’a cessé de s’entretenir avec le conducteur.

– Il causait de ses affaires personnelles ?...

– Uniquement.

– Et que disait-il ?

– Qu’il allait à Revel pour le compte de MM. Johausen.

– Ne paraissait-il pas très impatient d’être revenu à Riga... où il devait se marier ?...

– Oui, monsieur... autant qu’il m’en souvient, car je ne prêtais qu’une très médiocre attention à cet entretien sans intérêt pour moi.

– Sans intérêt ? dit alors le major Verder.

– Sans doute, monsieur, répondit M. Nicolef, en jetant un regard étonné au major. Et pourquoi me serais-je intéressé à ce que disait ce garçon ?...

– C’est peut-être ce que l’enquête a la prétention d’établir », répliqua M. Kerstorf.

À cette réponse, le professeur fit le geste d’un homme qui n’a pas l’air de comprendre.

« Ce Poch, reprit le magistrat, n’avait-il pas un portefeuille du genre de ceux qui servent habituellement aux garçons de banque pour leurs recettes ?...

– C’est possible, monsieur, mais je ne l’ai point remarqué.

– Ainsi vous ne pouvez pas dire s’il le laissait, imprudemment peut-être, ou traîner sur la banquette, ou voir à des personnes qui s’approchaient de la malle aux relais ?

– J’étais dans un coin, enveloppé dans ma houppelande, sommeillant parfois sous mon capuchon, et je n’ai guère vu ce que faisait ou ne faisait pas mon compagnon de voyage.

– Cependant, le conducteur Broks est affirmatif sur ce fait.

– Eh bien, monsieur le juge, s’il affirme ce fait, c’est que ce fait est vrai. Quant à moi, je ne puis infirmer ni confirmer son dire.

– Vous n’avez pas causé avec Poch ?...

– Pendant le voyage, non. Je ne lui ai parlé pour la première fois que lorsqu’il s’est agi de gagner l’auberge après l’accident de la malle.

– Et, toute la journée, vous êtes resté dans votre coin, le capuchon soigneusement rabattu sur votre figure ?...

– Soigneusement ?... Pourquoi soigneusement, monsieur ?... demanda M. Nicolef, qui releva assez vivement ce mot.

– Parce que, semble-t-il, vous ne teniez pas à être reconnu. »

Ce fut le major Verder qui, intervenant de nouveau dans l’interrogatoire, lança cette réponse contenant évidemment une insinuation.

Cette fois, Dimitri Nicolef ne la repoussa pas comme il avait fait du mot prononcé par le juge. Après un instant de silence, il se contenta de dire :

« En admettant qu’il m’eût convenu de voyager incognito, je pense que c’est le droit de tout homme libre en Livonie comme ailleurs !

– Excellente précaution, répliqua le major, pour ne point être reconnu de témoins avec lesquels on risquerait d’être confronté ! »

Encore une insinuation de signification grave, dont le professeur ne pouvait méconnaître l’importance, et qui le fit visiblement pâlir.

« Enfin, ajouta le juge, vous ne niez pas avoir eu ce jour-là le garçon de banque Poch pour compagnon de route ?...

– Non... si c’est bien ce Poch qui était avec moi dans la malle.

– Ce n’est que trop certain », répondit le major Verder.

M. Kerstorf reprit en ces termes :

« Le voyage s’est poursuivi sans incidents, de relais en relais... À midi, il y a eu un arrêt d’une heure pour le déjeuner. Vous vous êtes fait servir à l’écart, dans un coin sombre de la salle d’auberge, toujours, semble-t-il, avec cette préoccupation constante de ne point être reconnu... Puis la malle-poste est repartie... Le temps était fort mauvais, les attelages ne résistaient que très difficilement à la bourrasque... Or, vers sept heures et demie du soir, voici qu’un accident se produit... Un des chevaux s’est abattu, et la voiture, dont l’essieu d’avant-train s’était brisé, a versé...

– Monsieur, dit M. Nicolef, en interrompant le magistrat, puis-je vous demander pourquoi vous m’interrogez sur ces faits et dans quel intérêt...

– Dans l’intérêt de la justice, monsieur Nicolef. Lorsque le conducteur Broks a eu constaté que la malle n’était plus en état de gagner le prochain relais, celui de Pernau, la proposition a été faite de passer la nuit dans un cabaret qui se voyait à deux cents pas sur la route... C’est vous-même qui avez indiqué ce cabaret...

– Que je ne connaissais pas, monsieur, et dans lequel, ce soir-là, je suis entré pour la première fois.

– Soit ! ce qui est certain, c’est que vous avez préféré y passer la nuit plutôt que de vous rendre à Pernau avec le conducteur et l’iemschick.

– En effet, il s’agissait d’une vingtaine de verstes à faire à pied par un temps épouvantable, et il m’a paru préférable de gagner cette auberge, accompagné du garçon de banque.

– C’est vous qui l’avez décidé à vous suivre ?...

– Je ne l’ai décidé à rien, répondit M. Nicolef. Blessé dans l’accident de la malle-poste – une contusion à la jambe, je crois – il n’aurait pas pu franchir la distance qui nous séparait de Pernau... Il est même très heureux pour lui que cette auberge.

– Très heureux !... » s’écria le major Verder, qui, ne possédant pas le sang-froid de l’impassible magistrat, bondit à ce mot.

Dimitri Nicolef, se retournant, ne put retenir un dédaigneux mouvement d’épaule.

M. Kerstorf, désireux de ne pas laisser l’interrogatoire s’écarter de la voie sur laquelle il l’avait engagé, se hâta de le reprendre par de nouvelles questions :

« Le conducteur et le postillon sont partis pour Pernau au moment où vous atteigniez le kabak de la Croix-Rompue ?...

– La Croix-Rompue ?... répéta M. Nicolef. J’ignorais que ce fût le nom de cette auberge.

– Lorsque vous y êtes arrivé avec Poch, vous avez été reçu par le cabaretier Kroff. Vous lui avez demandé, une chambre, et Poch lui a fait la même demande... Kroff vous a offert à souper, et vous avez refusé, tandis que le garçon de banque acceptait...

– Cela me convenait mieux, en effet.

– Ce qui vous convenait mieux, monsieur Nicolef, c’était de repartir le lendemain avant le jour et sans attendre le retour du conducteur... Aussi, avez-vous prévenu l’aubergiste Kroff de cette intention, et vous êtes-vous immédiatement retiré dans votre chambre...

– Les choses se sont passées ainsi, répondit le professeur, non sans laisser voir que cette série de questions commençait à le fatiguer.

– Votre chambre était à gauche de la salle, où buvaient encore quelques clients de Kroff, et à l’extrémité de la maison...

– Je l’ignore, monsieur. Je vous répète que je ne connaissais pas ce cabaret où je mettais le pied pour la première fois. Et, de même qu’il faisait nuit lorsque j’y suis arrivé, il faisait nuit lorsque je l’ai quitté.

– Sans attendre le retour du conducteur, j’insiste sur ce point, fit observer M. Kerstorf, sans attendre le conducteur qui devait vous reprendre, après les réparations faites à la malle.

– Sans l’attendre, déclara M. Nicolef, puisque je n’avais plus à faire jusqu’à Pernau qu’une vingtaine de verstes...

– Soit ! Ce qui est acquis, c’est que cette idée vous était venue le soir même, et que vous l’avez mise à exécution dès quatre heures du matin. »

Dimitri Nicolef ne répondit pas.

« Maintenant, reprit M. Kerstorf, le moment me semble arrivé de vous poser une question à laquelle, sans doute, vous ne verrez aucun inconvénient à répondre.

– J’attends, monsieur...

– Quel a été le motif de votre voyage, un voyage qui paraît avoir été promptement et secrètement résolu, et dont la veille vous n’aviez même pas parlé à vos élèves qu’on a interrogés ?... »

À cette demande, M. Nicolef parut extrêmement troublé.

« Des affaires personnelles... dit-il enfin.

– Lesquelles ?...

– Je n’ai point à les faire connaître.

– Vous refusez de parler ?...

– Je refuse.

– Direz-vous au moins où vous alliez en quittant Riga ?

– Je n’ai point à le dire.

– Vous aviez réglé votre place jusqu’à Revel ?... Était-ce à Revel que vous aviez affaire ?... »

Pas de réponse.

« Il semble que c’était plutôt à Pernau, reprit le juge, puisque vous n’avez pas cru devoir attendre le retour de la malle au kabak de la Croix-Rompue. J’insiste : était-ce à Pernau ?... »

Dimitri Nicolef persista à se taire.

« Continuons, dit le juge. Vers quatre heures du matin, d’après la déposition de l’aubergiste, vous vous êtes levé... Il s’est levé au même moment... Lorsque vous êtes sorti de la chambre, enveloppé de votre houppelande, votre capuchon rabattu comme la veille, de telle façon qu’on ne pouvait rien voir de votre visage, Kroff vous a demandé si vous vouliez prendre une tasse de thé ou un verre de schnaps... Vous avez refusé et payé le prix de la nuit... Puis Kroff, après avoir retiré les barres de la porte, fit jouer la serrure avec la clef qu’il tenait... Et alors, sans prononcer une parole, d’un pas précipité, vous vous êtes élancé sur la route au milieu d’une profonde obscurité dans la direction de Pernau... Dans tout ce que j’ai dit là, y a-t-il un détail inexact ?...

– Pas un seul, monsieur.

– Une dernière fois, voulez-vous faire connaître le motif de votre voyage, et où vous alliez en quittant Riga ?...

– Monsieur Kerstorf, déclara alors Dimitri Nicolef très froidement, je ne sais à quoi tendent toutes ces questions, ni même pourquoi j’ai été demandé dans votre cabinet... Cependant j’ai répondu à toutes celles auxquelles j’ai cru devoir répondre... Aux autres, non !... C’était bien mon droit, je suppose... J’ajoute, d’ailleurs, que je l’ai fait avec une entière bonne foi... Si j’avais voulu cacher que j’eusse fait ce voyage, et cela pour des raisons dont je suis le seul juge, si j’avais voulu nier que le voyageur de la malle-poste, le compagnon du garçon de banque fût moi, comment auriez-vous pu me démentir, puisque, d’après votre aveu, ni le conducteur, ni Poch, ni personne ne m’a reconnu tant je prenais de précautions pour ne point l’être ? »

Il y a lieu de l’observer, toute cette argumentation avait été émise par Dimitri Nicolef avec une singulière possession de lui-même, qui n’était pas exempte d’un certain dédain. Mais il dut être plus que surpris lorsqu’il entendit cette réplique du magistrat :

« Si Poch et Broks n’ont pu savoir qui vous étiez, monsieur Nicolef, il est un autre témoin qui vous a reconnu, lui...

– Un autre témoin ?...

– Oui... et dont vous allez entendre la déposition. »

Et le magistrat, s’adressant à un agent, lui dit :

« Introduisez ici le brigadier Eck. »

Un instant après, le brigadier entrait dans le cabinet, faisant à son chef le salut militaire, attendant d’être interrogé par M. Kerstorf.

« Vous êtes le brigadier de police Eck, de la sixième escouade ?... » demanda le juge.

Le brigadier déclina ses nom et qualités, tandis que Dimitri Nicolef le regardait comme quelqu’un qu’il aurait vu pour la première fois.

« Le 13 avril dernier, reprit le juge, dans la soirée, ne vous trouviez-vous pas dans le kabak de la Croix-Rompue ?...

– En effet, monsieur le juge, j’y étais, au retour d’une expédition le long de la Pernova, à la recherche d’un fugitif qui nous a échappé en se jetant à travers la débâcle de cette rivière. »

À cette réponse, Dimitri Nicolef ne put retenir un mouvement que surprit M. Kerstorf.

Toutefois, le juge ne fit aucune observation, et, s’adressant au brigadier :

« Faites votre déposition », dit-il.

Le brigadier s’exprima en ces termes :

« Depuis deux heures environ, j’étais avec un de mes agents dans le kabak de la Croix-Rompue, et nous nous disposions à partir pour Pernau lorsque la porte s’ouvrit... Deux hommes parurent sur le seuil, des voyageurs... Leur voiture s’étant brisée sur la route, ils venaient chercher un abri dans l’auberge, tandis que le conducteur et le postillon se dirigeaient vers Pernau avec l’attelage... L’un de ces voyageurs était le garçon de banque Poch, de Riga, que je connaissais de longue date, et avec lequel je suis resté à causer pendant une dizaine de minutes... Quant à l’autre voyageur, il me semblait qu’il essayait de dissimuler son visage sous le capuchon de sa houppelande. Cela me parut suspect et je cherchai à découvrir quel était cet homme...

– Tu n’as fait que ton devoir, Eck, dit le major Verder.

– Poch, légèrement contusionné à la jambe, reprit le brigadier, s’était assis près d’une table, sur laquelle il avait posé un portefeuille aux initiales de MM. Johausen frères. Comme il y avait cinq ou six buveurs attablés dans le cabaret, je recommandai à Poch de ne pas trop laisser voir ce portefeuille qui, d’ailleurs, était retenu à sa ceinture par la chaînette... Puis, je me dirigeais vers la porte, en examinant l’inconnu que Kroff conduisait à sa chambre, lorsque le capuchon se dérangea, et j’aperçus un instant, rien qu’un instant, la figure qu’il cachait...

– Et cela vous a suffi ?...

– Oui, monsieur le juge.

– Vous le connaissiez ?...

– Oui, pour l’avoir maintes fois rencontré dans les rues de Riga.

– C’était bien M. Dimitri Nicolef ?...

– Lui-même.

– Ici présent ?...

– Ici présent. »

Le professeur, qui avait écouté cette déposition sans l’interrompre, dit alors :

« Le brigadier ne s’est point trompé. Je crois qu’il se trouvait bien au kabak, puisqu’il l’affirme. Seulement, je n’ai point fait attention à lui, s’il a fait attention à moi. Au surplus, je ne sais pourquoi, monsieur le juge, vous avez tenu à nous confronter, puisque j’ai déclaré de moi-même m’être trouvé cette nuit-là à l’auberge de la Croix-Rompue.

– Vous allez le savoir, monsieur Nicolef, répondit le magistrat.

Mais, auparavant, vous refusez-vous toujours de dire quel était le but de votre voyage ?...

– Je m’y refuse.

– Ce refus est fâcheux pour vous !

– Pourquoi ?...

– Parce qu’une explication eût peut-être empêché la justice de vous rechercher à propos de ce qui s’est passé cette nuit-là au kabak de la Croix-Rompue.

– Cette nuit-là ?... répéta le professeur.

– Oui... Vous n’avez rien entendu pendant le temps qui s’est écoulé entre huit heures du soir et quatre heures du matin ?...

– Rien, puisque j’ai dormi jusqu’au moment de me lever...

– Ni rien vu de suspect à l’instant de votre départ ?...

– Rien. »

Puis Dimitri Nicolef ajouta d’une voix qui ne dénotait plus aucun trouble :

« Je crois comprendre, monsieur, que, sans le savoir, je suis mêlé à quelque grave affaire, dans laquelle vous m’avez appelé comme témoin...

– Comme témoin... non, monsieur Nicolef.

– Non !... comme accusé ! s’écria le major Verder.

– Monsieur le major, observa le magistrat d’un ton sévère, ne vous prononcez pas avant la justice, et attendez son arrêt ! »

Le major dut se contenir et il sembla bien que Dimitri Nicolef murmurait ces mots :

« Ah ! c’est pour cela qu’on m’a fait venir ici ? »

Puis, d’un ton très ferme :

« De quoi suis-je accusé ?... demanda-t-il.

– Le garçon de banque Poch a été assassiné dans la nuit du 13 au 14 au kabak de la Croix-Rompue.

– Ce malheureux a été assassiné ?... s’écria M. Nicolef.

– Oui, répondit M. Kerstorf, et nous avons la certitude que son assassin est le voyageur qui occupait la chambre qui vous avait été donnée.

– Or... puisque ce voyageur, c’est vous, Dimitri Nicolef... affirma le major Verder.

– Je serais l’assassin !... »

Et, ce disant, M. Nicolef, repoussant sa chaise, se dirigea vers la porte du cabinet que gardait le brigadier Eck.

« Vous niez... Dimitri Nicolef ?... demanda le juge, qui se leva à son tour.

– Il y a des choses que l’on n’a même pas besoin de nier, tant elles se nient d’elles-mêmes... répondit Nicolef.

– Prenez garde.

– Allons donc !... Ce n’est pas sérieux !

– Très sérieux.

– Il ne me convient pas de discuter, monsieur, répondit le professeur, d’un ton hautain, cette fois. Mais pourrais-je savoir pourquoi l’accusation porte précisément et uniquement sur le voyageur qui a passé la nuit dans cette chambre du kabak ?...

– Parce que, sur la fenêtre de cette chambre, répondit M. Kerstorf, on a relevé des indices matériels prouvant que le meurtrier l’a franchie pendant la nuit, pour aller s’introduire dans la chambre de Poch par la fenêtre de cette chambre, après avoir forcé les contrevents... ; parce que le tisonnier qui a servi à cette effraction a été retrouvé dans la chambre de ce voyageur...

– En effet, répondit Dimitri Nicolef, si ces constatations ont été faites, c’est au moins singulier... »

Puis il ajouta, comme un homme que cette affaire n’aurait pu concerner :

« Mais, en admettant que ces constatations autorisent à croire que le crime n’a pas été commis par un malfaiteur du dehors, elles ne prouvent pas que le crime n’a pas été commis après mon départ ?...

– Vous accuseriez donc l’aubergiste... contre lequel l’enquête n’a fourni aucune présomption ?...

– Je n’accuse personne, monsieur Kerstorf, répondit d’un ton encore plus hautain Dimitri Nicolef, et, ce que j’ai le droit de dire, c’est que je suis le dernier que la justice puisse soupçonner d’un pareil crime !...

– Cet assassinat a été suivi de vol, dit alors le major Verder, et les roubles que Poch allait verser à Revel pour le compte de MM. Johausen frères ont disparu de son portefeuille...

– Eh ! que me fait ?... »

Le juge intervint entre le professeur et le major Verder, en disant :

« Dimitri Nicolef, vous persistez à ne vouloir faire connaître ni le motif de votre voyage, ni pourquoi vous avez quitté l’auberge à quatre heures du matin, ni où vous êtes allé en la quittant ?...

– Je persiste.

– Eh bien, la justice sera fondée à dire : vous n’ignoriez pas que le garçon de banque était porteur d’une somme considérable... Après l’accident de la malle-poste, quand vous conduisiez Poch à l’auberge de la Croix-Rompue, l’idée du vol était venue à votre esprit... Lorsque le moment vous a paru favorable, vous êtes sorti de votre chambre par la fenêtre... vous avez pénétré dans celle de Poch par la fenêtre... vous l’avez assassiné pour le voler, et, à quatre heures du matin, quand vous avez quitté le kabak, c’était pour aller cacher le produit du vol... où...

– Où nous finirons bien par le trouver ! interrompit le major.

– Pour la dernière fois, reprit M. Kerstorf, voulez-vous dire où vous êtes allé en sortant de l’auberge ?...

– Pour la dernière fois, non ! répondit le professeur. Arrêtez-moi, si vous le voulez.

– Non, monsieur Nicolef, conclut le magistrat, à l’extrême stupéfaction du major Verder. Les charges relevées contre vous sont très graves, mais un homme de votre situation, connu par l’honorabilité de toute son existence, a droit à certains égards... Je ne signerai pas l’ordre d’arrestation... aujourd’hui du moins... Vous êtes libre... Toutefois, tenez-vous à la disposition de la justice. »

XI §

En face de la foule §

Après cet interrogatoire, le major s’attendait à ce que l’arrestation de Nicolef fût ordonnée, et bien d’autres le pensaient avec lui. En effet, le professeur s’était refusé à indiquer les motifs de son voyage. Sa précipitation à quitter le kabak dès quatre heures du matin, il n’en avait donné aucune raison plausible, sans même vouloir dire où il passa ses trois jours d’absence avant de revenir à Riga. Évidemment ce refus était de nature à augmenter les présomptions à son égard. Pourquoi donc, dans ces conditions, Dimitri Nicolef n’avait-il pas été mis en état d’arrestation ?... Pourquoi était-il libre de regagner son domicile, au lieu d’être conduit à la prison de la forteresse ?... Sans doute, il devrait se tenir à la disposition de la justice... Mais ne profiterait-il pas de cette liberté pour s’enfuir, maintenant qu’il se sentait si directement impliqué dans cette affaire de la Croix-Rompue ?...

En Russie, comme ailleurs, il n’y a pas à nier l’indépendance de la justice civile. Elle s’y exerce en toute plénitude. Cependant, lorsque l’élément politique apparaît dans une cause quelconque, l’intervention de l’autorité supérieure ne tarde pas à se produire.

Tel était le cas de Dimitri Nicolef, accusé d’un crime au moment où le parti slave le mettait en avant.

C’est la raison pour laquelle le gouverneur des provinces Baltiques, le général Gorko, s’était réservé de se prononcer sur l’opportunité de l’arrestation, très décidé à ne point l’ordonner, tant que la culpabilité du professeur pouvait encore présenter quelques doutes.

Aussi, l’après-midi, lorsque le colonel Raguenof lui apporta le procès-verbal de l’interrogatoire, voulut-il l’entretenir de cette déplorable affaire, dont il devait rendre compte au gouvernement.

« Je suis aux ordres de Votre Excellence », répondit le colonel.

Le général Gorko lut attentivement le procès-verbal. Puis :

« Que Dimitri Nicolef soit coupable ou non, dit-il, les passions germaniques vont exploiter sa situation, puisqu’il est de race slave. C’était précisément lui que nous allions opposer dans la prochaine lutte électorale à la noblesse allemande, à cette haute bourgeoisie qui est toute-puissante dans les provinces, et en particulier à Riga... Or, le voici sous le coup d’une accusation criminelle dont il se défend mal...

– Votre Excellence a raison, répondit le colonel, cela arrive dans les plus fâcheuses circonstances, lorsque les esprits sont déjà surexcités...

– Croyez-vous Nicolef coupable, colonel ?...

– Je ne puis répondre à votre Excellence à ce sujet, et surtout comme je le voudrais pour Dimitri Nicolef, qui a toujours paru digne de l’estime publique.

– Mais pourquoi refuse-t-il de s’expliquer relativement à ce voyage ?... Dans quel but l’a-t-il fait ?... Où est-il allé ?... Il doit avoir de graves motifs pour se taire !...

– En tout cas, Votre Excellence voudra bien observer que seul le hasard l’a mis en rapport avec ce malheureux Poch, seul, il les a réunis dans cette malle-poste au départ de Riga, seul, il les a conduits au kabak de la Croix-Rompue...

– Sans doute, colonel, et, je le reconnais, c’est là une argumentation sérieuse. Aussi les présomptions qui pèsent sur Nicolef seraient-elles très amoindries s’il consentait à s’ouvrir sur cet inattendu voyage, dont il n’avait même pas prévenu sa famille...

– J’en conviens, et, cependant, de ce qu’il se tait là-dessus, il n’y a pas à tirer une preuve de sa culpabilité... Non ! malgré sa présence, cette nuit-là, à l’auberge de Kroff, je ne veux pas, je ne peux pas croire que Nicolef soit l’auteur du crime ! »

Le gouverneur sentait bien que le colonel était porté à défendre Dimitri Nicolef, un Slave comme lui. Pour sa part, d’ailleurs, il n’admettrait la culpabilité que dans le cas où elle reposerait sur des preuves incontestables, et, comme on dit, il conviendrait que cela fût dix fois prouvé avant que sa conviction fût faite.

« Il faut pourtant reconnaître, observa-t-il en feuilletant le dossier, qu’il existe contre lui des présomptions graves. Il ne conteste pas avoir passé la nuit du 13 au 14 dans cette auberge. Il ne nie pas qu’il a occupé cette chambre, dont la fenêtre avait conservé quelques empreintes toutes fraîches, cette chambre où l’on a retrouvé ce tisonnier ayant servi à l’effraction des contrevents, qui a permis à l’assassin de s’introduire dans la chambre de Poch...

– Cela est vrai, répondit le colonel Raguenof. Ces circonstances indiquent bien que le meurtrier est ce voyageur qui a passé la nuit dans cette chambre, et il n’est pas douteux que ce voyageur soit Dimitri Nicolef. Mais toute sa vie privée, toute une existence de probité et d’honneur le défendent contre une telle accusation. Au surplus, Excellence, quand il s’est décidé à partir, il ne savait pas que le garçon de banque de MM. Johausen frères allait voyager avec lui, porteur d’une somme importante pour un correspondant de Revel... Et, si l’on soutient que la pensée du crime lui est venue en voyant ce portefeuille que l’imprudent ne cachait pas assez, encore faudrait-il démontrer que Dimitri Nicolef fût dans une situation embarrassée, qu’il eût un tel besoin d’argent qu’il ne dût pas hésiter à commettre un assassinat pour perpétrer un vol !.. Or, cette démonstration a-t-elle été faite, et l’existence à la fois honorable et modeste du professeur Nicolef permet-elle de croire que des nécessités d’argent aient pu le pousser jusqu’à l’assassinat ? »

Ces raisons étaient de nature à ébranler le gouverneur, qui se débattait contre ces présomptions dont le major Verder et tant d’autres faisaient des certitudes. Aussi se contenta-t-il de répondre au colonel Raguenof :

« Laissons l’enquête se poursuivre... Peut-être d’autres constatations, d’autres témoignages donneront-ils à l’accusation des bases plus solides... On peut avoir confiance dans le juge Kerstorf chargé de l’instruction... C’est un magistrat indépendant, intègre, qui n’écoute que sa conscience et ne subira point d’influences politiques... Il ne devait pas ordonner l’arrestation du professeur sans me consulter, il l’a laissé libre... c’est sans doute ce qu’il y a de mieux à faire... Si de nouvelles circonstances se produisaient et l’exigeaient, je serais le premier à donner l’ordre d’enfermer Nicolef à la forteresse. »

Cependant une certaine agitation commençait à se propager en ville.

La majorité des habitants, on peut l’affirmer, pensait bien que, après son interrogatoire, le professeur serait mis en état d’arrestation, – les uns, dans les hautes classes, parce qu’ils le croyaient coupable, les autres parce que l’affaire exigeait, tout au moins, que l’on s’assurât de sa personne.

Il y eut donc une extrême surprise, mêlée de protestations, lorsqu’on vit Dimitri Nicolef regagner librement son domicile.

Mais la terrible nouvelle avait enfin pénétré dans cette maison. Ilka savait, à présent, que son père se trouvait sous le coup d’une accusation criminelle. Son frère Jean venait d’arriver et l’avait longuement serrée dans ses bras. L’indignation du jeune homme débordait.

Il avait raconté toute la scène entre les étudiants à l’Université de Dorpat.

« Notre père est innocent, s’écria-t-il, et je saurai bien forcer ce misérable Karl...

– Oui... il est innocent, répondit la jeune fille en relevant fièrement la tête, et qui oserait, même parmi ses ennemis, le croire coupable ?... »

Inutile d’y insister, c’était aussi l’opinion de l’intime entourage de Dimitri Nicolef, le docteur Hamine, le consul Delaporte, qui s’étaient hâtés d’accourir dès la comparution du professeur devant le juge d’instruction de Riga.

Leur présence, leurs encouragements, leurs affirmations, furent un adoucissement à la douleur du frère et de la sœur. Mais ce n’est pas sans peine qu’ils les avaient détournés de rejoindre leur père au cabinet du juge.

« Non, leur dit le docteur Hamine, restez ici avec nous.

Mieux vaut attendre !... Nicolef va revenir entièrement justifié.

– À quoi sert donc, dit la jeune fille, d’avoir été toute sa vie un honnête homme, si l’on peut être exposé à de si infâmes accusations ?...

– Cela sert à vous défendre ! s’écria Jean. – Oui, mon enfant, répondit le docteur, et Dimitri avouerait, que je répondrais : Il est fou, et je ne le croirais pas ! »

Voilà dans quelle disposition d’esprit Dimitri Nicolef retrouva sa famille, le docteur, M. Delaporte et quelques autres de ses amis venus à sa maison. Mais les passions étaient si surexcitées, qu’il avait entendu, en chemin, plus d’un mauvais propos à son adresse.

Le frère et la sœur se pressaient sur sa poitrine. Il les couvrit de baisers. Et il savait maintenant comment Jean avait été insulté à Dorpat, quelle abominable injure Karl Johausen lui avait jetée devant ses camarades !... Jean traité de fils d’assassin !...

Le docteur Hamine, le consul, ses amis, serrèrent la main de Nicolef. Ils protestèrent par leurs paroles, par leurs témoignages d’amitié, contre l’accusation !... Jamais ils n’avaient douté de son innocence !... Jamais ils n’en douteraient, et ils ne lui épargnèrent pas les marques de la plus sincère affection.

Puis, dans cette salle où ils étaient réunis, tandis qu’une foule de gens malintentionnés affluaient devant la maison, Dimitri Nicolef dut raconter ce qui s’était passé dans le cabinet du juge, dire les préventions que le major Verder ne dissimulait pas, rendre hommage à l’attitude digne et réservée de M. Kerstorf. Toutefois, il le fit brièvement, d’une voix saccadée, en homme auquel il répugnait de revenir sur ces détails.

On comprit que le professeur avait besoin de se reposer, d’être seul, peut-être même de chercher dans le travail l’oubli de si terribles épreuves, et ses amis prirent congé.

Jean se retira dans la chambre de sa sœur, et Dimitri Nicolef alla s’enfermer dans son cabinet.

En sortant, M. Delaporte dit au docteur :

« Les esprits sont montés, mon cher ami, et, bien que M. Nicolef soit innocent, il est de toute nécessité que l’on découvre le vrai coupable, ou la haine de ses ennemis ne cessera de le poursuivre !

– Cela est très à craindre, répondit le docteur. Si jamais j’ai désiré que l’on mît la main sur un criminel, c’est bien dans cette affaire !... La mort de Poch va être exploitée par les Johausen, et ce Karl qui n’a même pas attendu que l’accusation fût prouvée pour traiter Jean de fils d’assassin !...

– Aussi ai-je peur, fit observer M. Delaporte, que ce ne soit pas fini entre ce Karl et lui !... Vous connaissez Jean... Il voudra se venger en vengeant son père !...

– Non... non, répliqua le docteur, il ne faut pas qu’il commette une imprudence dans l’état actuel des choses !... Ah !... le maudit voyage, et pourquoi Dimitri l’a-t-il fait, et pourquoi a-t-il eu l’idée de le faire ! »

C’était bien ce que se demandaient les enfants et les amis de Nicolef, puisque celui-ci n’avait donné aucune explication à ce sujet.

Il est même à remarquer qu’en racontant sur quels points porta son interrogatoire devant le juge d’instruction, le professeur n’avait fait aucune allusion à son voyage, ni dit que le magistrat s’était enquis des motifs pour lesquels il avait quitté Riga ni qu’il eût refusé de répondre à cet égard. Cette obstination à se taire sur ce sujet devait sembler au moins étrange. Mais peut-être s’expliquerait-il plus tard. Les raisons pour lesquelles il s’était absenté pendant trois jours ne pouvaient être qu’honorables, et non moins honorables celles pour lesquelles il persistait à ne point parler.

Et pourtant, puisqu’il semblait inadmissible qu’un homme de son rang et de sa situation eût commis ce crime, d’un mot, sans doute, il aurait pu confondre l’accusation, et ce mot il s’entêtait à ne point le prononcer.

Toutefois, la non-arrestation de Dimitri Nicolef, à la suite de sa comparution devant le juge Kerstorf, avait produit un soulèvement de l’opinion dans la ville, surtout chez les Allemands, en si grande majorité. La famille Johausen, son entourage, la noblesse et la bourgeoisie, se dépensaient en récriminations. On accusait le gouverneur et le colonel Raguenof d’être favorables au professeur, en raison de son origine. Tout autre qu’un Slave, sous le coup d’une telle accusation, eût été déjà enfermé dans la prison de la forteresse.

Et alors, pourquoi ne le traitait-on pas comme un vulgaire bandit ?... Méritait-il plus de ménagements qu’un Karl Moor, un Jean Sbogar, un Jéromir ?... Ce n’étaient pas de simples présomptions qui s’élevaient contre lui, c’étaient des certitudes, et la justice le laissait libre, et il pourrait s’enfuir, et il ne serait pas traduit devant le jury qui, cependant, n’hésiterait pas à le condamner !... Il est vrai, elle serait trop douce, cette condamnation, puisque la peine capitale est abolie dans l’empire russe quand il s’agit de crimes de droit commun. Il en serait quitte pour être déporté aux mines de Sibérie, cet assassin qui méritait la mort !...

Ces propos se tenaient surtout au milieu des riches quartiers où domine l’élément germanique. Dans la famille Johausen, c’était un véritable déchaînement contre Dimitri Nicolef, contre le meurtrier du malheureux Poch, et, au fond, plus encore contre le modeste professeur, adversaire du puissant banquier.

« Évidemment, répétait M. Frank Johausen, Nicolef, en partant, ne savait pas qu’il voyagerait avec Poch, ni que Poch serait porteur d’une somme considérable. Mais il n’a pas tardé à l’apprendre, et, après l’accident de la malle-poste, lorsqu’il a proposé de passer la nuit dans cette auberge de la Croix-Rompue, il avait fait le projet de voler notre garçon de banque, et il n’a pas reculé devant un assassinat pour accomplir le vol. S’il ne veut pas avouer les motifs qui lui ont fait quitter Riga, qu’il dise au moins pourquoi il s’est enfui du kabak avant le jour, pourquoi il n’a pas attendu le retour du conducteur !... Qu’il dise enfin où il est allé, où se sont passés ses trois jours d’absence !... Mais il ne le dira pas !... Ce serait avouer son crime, puisqu’il ne s’enfuyait si précipitamment, en cachant obstinément sa figure, que pour aller mettre en sûreté l’argent volé à sa victime ! »

Et, quant à la nécessité où se serait trouvé Dimitri Nicolef de commettre ce vol, voici ce que le banquier se réservait de faire connaître, lorsque le moment en serait venu :

« La situation du professeur est désespérée au point de vue pécuniaire. Il a des engagements auxquels il ne pourra faire face... Dans trois semaines arrive à échéance une créance de dix-huit mille roubles à mon profit, et les fonds nécessaires, pour la payer, il ne parviendra pas à se les procurer... En vain me demanderait-il un délai !... Je le lui refuserai sans pitié ! »

Frank Johausen était là tout entier, impitoyable, haineux, vindicatif.

Cependant, en cette affaire à laquelle se mêlait la politique, le général Gorko ne voulait pas se départir d’une extrême prudence. Bien que l’opinion publique la réclamât, il ne croyait pas devoir autoriser l’arrestation du professeur : mais il ne s’opposa point à ce qu’une perquisition fût faite à son domicile.

Le juge Kerstorf, le major Verder, le brigadier Eck, procédèrent le 18 avril à cette perquisition.

Dimitri Nicolef laissa dédaigneusement opérer les agents, ne protestant pas, répondant avec une méprisante froideur aux questions qui lui étaient posées. On fouilla son bureau et ses armoires, on prit connaissance de ses papiers, de sa correspondance, du registre de ses dépenses. Et l’on put s’assurer que M. Johausen n’exagérait pas en disant que le professeur ne possédait rien. Il ne vivait que du produit de ses leçons, et, à la suite de tels événements, ce produit n’allait-il pas lui manquer ?...

La perquisition ne donna aucun résultat, en ce qui concernait le vol commis au préjudice de MM. Johausen frères. Et comment en eût-il été autrement, puisque, dans l’opinion du banquier, Nicolef avait eu le temps de mettre cet argent en sûreté, c’est-à-dire à l’endroit où il s’était rendu le lendemain du crime, et qu’il se gardait bien d’indiquer.

Quant à ces billets dont le banquier possédait les numéros, M. Kerstorf en convenait avec lui, ils ne seraient vraisemblablement utilisés que lorsque le voleur, quel qu’il fût, disait le juge, pourrait le faire sans danger. Un certain délai s’écoulerait donc, vraisemblablement, avant qu’ils eussent été remis en circulation.

Entre temps, les amis de Dimitri Nicolef n’étaient pas sans connaître l’état des esprits non seulement à Riga, mais dans les provinces, très impressionnées par cette affaire.

Ils savaient que l’opinion, en général, se déclarait contre le professeur, que le parti allemand cherchait à opérer une pression sur les autorités pour obtenir son arrestation et sa mise en jugement. En somme, le petit peuple, ouvriers, mercenaires, la population indigène, en un mot, était plutôt disposée à prendre fait et cause pour Nicolef, à le soutenir contre ses ennemis, ne fût-ce que par instinct de race, peut-être même sans être absolument convaincue de son innocence. Il est vrai, que pouvaient ces pauvres gens ? Avec les moyens dont disposaient les frères Johausen et leur parti, il n’était que trop facile d’agir sur eux, de les entraîner à des excès, et, ainsi, d’obliger le gouverneur à céder devant un mouvement auquel il eût été dangereux de résister.

Au milieu de cette ville profondément troublée, bien que le faubourg fût incessamment parcouru par des groupes de bourgeois et aussi de cette basse population prête à servir qui la paie, bien qu’il se fit des rassemblements devant sa maison, Dimitri Nicolef conservait un sang-froid hautain, de nature à étonner. Sur la demande de ses enfants, le docteur Hamine était intervenu pour qu’il consentît à ne point sortir. Il eût couru le risque d’être insulté dans les rues, maltraité peut-être. S’étant rendu aux raisons de son ami, tout en haussant les épaules, moins communicatif que jamais, il passait maintenant les longues heures de la journée dans son cabinet de travail. Plus de leçons, ni de celles qu’il donnait au dehors, ni de celles que ses élèves venaient prendre chez lui. Taciturne, n’aimant pas qu’on lui parlât, ne faisant aucune allusion aux imputations dont il était l’objet, il s’était produit en son état moral un trop visible changement, dont ses enfants, ses amis s’alarmaient non sans raison. Aussi le docteur Hamine, d’une amitié qui allait jusqu’au dévouement absolu, leur consacrait-il tout le temps qui lui restait en dehors de ses devoirs professionnels. M. Delaporte et quelques autres se réunissaient chaque soir dans la maison, où pénétraient parfois les cris hostiles, bien que la police ne cessât de la surveiller, par ordre du colonel Raguenof. Tristes soirées, auxquelles Dimitri Nicolef ne prenait point part !... Mais enfin le frère et la sœur n’étaient pas seuls à ces heures que la nuit rend plus pénibles encore et qui sont si longues à s’écouler ! Puis, les amis partaient. Jean et Ilka s’embrassaient ; le cœur serré d’angoisse, ils regagnaient leurs chambres, ils prêtaient l’oreille aux bruits de la rue, entendant leur père aller et venir, comme s’il lui eût été impossible de reposer.

Il va de soi que Jean ne songeait pas à retourner à Dorpat. Dans quelles pénibles conditions ne se fût-il pas présenté à l’Université ?... Quel accueil lui eussent fait les étudiants, même ceux de ses camarades qui lui avaient témoigné une si sincère amitié jusqu’alors ?... Peut-être n’aurait-il trouvé que ce brave Gospodin pour le défendre, si les autres avaient subi l’influence de l’opinion publique ?... Et comment aurait-il pu se maîtriser en présence de Karl Johausen ?...

« Ah ! ce Karl ! répétait-il au docteur Hamine. Mon père est innocent !... La découverte du vrai coupable fera reconnaître son innocence !... Mais, qu’elle soit reconnue ou non, je forcerai bien Karl Johausen à me rendre raison de son insulte !... Et, d’ailleurs, pourquoi attendre plus longtemps ?... »

Le docteur ne parvenait pas sans peine à calmer le jeune homme :

« Ne sois pas impatient, Jean, lui conseillait-il, et pas d’imprudence !... Lorsque l’heure sera venue, je serai le premier à te dire : fais ton devoir ! »

Jean ne se rendait pas, et, sans les instances de sa sœur, peut-être se fût-il livré à quelque éclat qui eût rendu la situation pire encore.

Le soir de son retour à Riga, après être rentré chez lui à la suite de l’interrogatoire, au moment où ses amis se retiraient, Dimitri Nicolef avait demandé s’il n’était pas arrivé une lettre pour lui.

Non... le facteur n’était porteur que du journal défenseur des intérêts slaves, qu’il déposait chaque soir.

Le lendemain, à l’heure de la distribution, le professeur, quittant son cabinet, vint attendre le facteur sur le seuil de la porte. En ce moment, le faubourg était encore désert, et seuls quelques agents se promenaient devant la maison.

Ilka, ayant entendu son père, le rejoignit sur le seuil.

« Tu guettes le facteur ?... demanda-t-elle.

– Oui, répondit Nicolef, il me semble qu’il tarde à venir ce matin.

– Non, mon père, il est encore de bonne heure, je t’assure... Le temps est un peu froid... Tu ferais mieux de rentrer... Tu attends une lettre ?...

– Oui... mon enfant. Mais il est inutile que tu restes ici... remonte dans ta chambre. »

Et on eût dit, à son attitude un peu embarrassée, que la présence d’Ilka lui causait quelque gêne.

En ce moment, le facteur parut. Il n’avait aucune lettre pour le professeur, et celui-ci ne put dissimuler une vive contrariété.

Le soir et le lendemain matin, Nicolef montra la même impatience lorsque le facteur passa devant la maison sans s’y arrêter.

De qui Dimitri Nicolef attendait-il une lettre, et quelle importance cette lettre avait-elle donc ?... Se rattachait-elle à ce voyage dont les circonstances étaient si déplorables ?... Il ne s’expliqua point à ce sujet.

Ce matin-là, dès huit heures, le docteur Hamine et M. Delaporte, arrivés en toute hâte, demandèrent à voir le frère et la sœur. Ils venaient les prévenir que l’enterrement de Poch allait se faire ce jour même. Ne devait-on pas redouter une manifestation contre Nicolef, et peut-être convenait-il de prendre quelques précautions.

En effet, on pouvait tout craindre de l’animosité des frères Johausen. Ils avaient résolu de célébrer avec éclat les funérailles du garçon de banque.

Qu’ils voulussent donner ce témoignage de sympathie à un fidèle serviteur, depuis trente ans dans leur maison, soit ! Mais il n’était que trop visible qu’ils voyaient là l’occasion d’imprimer une surexcitation à l’opinion publique.

Sans doute le gouverneur eût agi plus sagement en empêchant cette manifestation, annoncée par les journaux antislavistes. Toutefois, dans l’état actuel des esprits, l’intervention de l’autorité n’aurait-elle pas eu pour résultat de les provoquer à quelques représailles ?

Aussi le mieux semblait-il être d’ordonner les mesures nécessaires afin que le domicile du professeur ne servît pas de théâtre à des violences personnelles.

Il y avait d’autant plus lieu de les prévoir que, pour se rendre au cimetière de Riga, le cortège devait suivre le faubourg et passer devant la maison de Nicolef, – circonstance regrettable, qui risquait d’encourager les désordres de la foule.

Dans ces conjectures, le docteur Hamine conseilla de ne point avertir Dimitri Nicolef. Puisqu’il se renfermait d’habitude dans son cabinet et n’en descendait qu’aux heures des repas, bien des angoisses pourraient lui être épargnées, bien des dangers aussi.

Le déjeuner, auquel Ilka avait prié le docteur et M. Delaporte de prendre part, fut silencieux. On ne dit rien de l’enterrement qui était fixé pour l’après-midi. Plus d’une fois, cependant, des cris furieux firent tressaillir les convives, à l’exception du professeur qui ne semblait même pas les entendre. Après le déjeuner, il serra la main de ses amis et regagna son cabinet de travail.

Jean et Ilka, le docteur et le consul restèrent dans la salle. Pénible attente, s’il en fut, pénible silence aussi, que troublaient parfois le tumulte des rassemblements et les vociférations de la foule.

Le tumulte grossissait, d’ailleurs, avec le concours de gens de toutes les classes, qui envahissaient le faubourg, plus nombreux aux abords de la maison du professeur. Il faut l’avouer, la grande majorité de ce public était visiblement contre celui que l’opinion accusait d’être l’assassin du garçon de banque.

En réalité, peut-être eût-il été plus prudent de le soustraire à ce danger de tomber aux mains de la foule, en ordonnant son arrestation. S’il était innocent, son innocence n’eût pas été moins éclatante, parce qu’il aurait été enfermé dans la forteresse. Et qui sait si, en ce moment, le gouverneur et le colonel ne songeaient pas à prendre cette mesure dans l’intérêt même de Dimitri Nicolef ?...

Vers une heure et demie, un redoublement de cris annonça l’apparition du cortège à l’extrémité de la rue. La maison retentit de violentes clameurs. À l’extrême épouvante de son fils, de sa fille et de ses amis, le professeur, quittant son cabinet, descendit dans la salle.

« Qu’y a-t-il donc ?... demanda-t-il.

– Retire-toi, Dimitri, répondit vivement le docteur. C’est l’enterrement de cet infortuné Poch...

– Celui que j’ai assassiné !... dit froidement Nicolef.

– Retire-toi, je t’en prie...

– Mon père ! » firent Jean et Ilka, en le suppliant.

Dimitri Nicolef, dans un état moral indescriptible, ne voulant écouter personne, se dirigea vers l’une des fenêtres de la salle et chercha à l’ouvrir.

« Tu ne feras pas cela !... s’écria le docteur. C’est de la folie !...

– Je le ferai pourtant !... »

Et, avant qu’on eût pu l’en empêcher, la fenêtre ouverte, il s’y montra.

Mille cris de mort éclatèrent dans la foule.

En ce moment, le cortège arrivait à la hauteur de la maison. Zénaïde Parensof, traitée comme une veuve, suivait le cercueil orné de fleurs et de couronnes. Puis venaient MM. Johausen et le personnel de leur maison, précédant les amis ou les partisans, qui ne cherchaient dans cette cérémonie qu’un prétexte à manifestation.

Le cortège fit halte devant la maison du professeur, au milieu du tumulte, des cris qui s’élevaient de toutes parts, des menaces de mort qui les accompagnaient.

Le colonel Raguenof et le major Verder étaient là avec une nombreuse escouade de police, mais Eck et ses agents ne seraient-ils pas impuissants à contenir ce déchaînement populaire ?...

En effet, depuis que Dimitri Nicolef s’était montré, on hurlait jusque sous la fenêtre :

« Mort à l’assassin !... Mort à l’assassin ! »

Lui, les bras croisés, la tête fièrement relevée, immobile comme une statue, la statue du dédain, ne prononçait pas une parole. Ses deux enfants, le docteur et M. Delaporte n’ayant pu empêcher cet acte d’imprudence, se tenaient à ses côtés.

Cependant le cortège se remit en marche à travers ce concours de monde. Les clameurs redoublèrent. Les plus enragés se précipitaient vers la porte de la maison et essayaient de l’enfoncer.

Le colonel, le major, les agents, parvinrent à les repousser. Mais ils comprirent que, pour sauver la vie de Nicolef, il serait nécessaire de le mettre en état d’arrestation, et encore devaient-ils craindre qu’il ne fût massacré sur place !...

Enfin, malgré les efforts de la police, la maison allait être envahie, lorsqu’un homme s’élança à travers la foule, arriva jusqu’au seuil, gravit les marches, et, se plaçant devant la porte :

« Arrêtez !... » cria-t-il d’une voix qui domina le tumulte.

On recula, on l’écouta, tant son attitude était impérieuse.

M. Frank Johausen, s’avançant alors, dit :

« Qui donc êtes-vous ?...

– Oui ! qui êtes-vous ?... répéta le major Verder.

– Je suis un proscrit que Dimitri Nicolef a voulu sauver au prix de son honneur, et qui vient le sauver au prix de sa vie !...

– Votre nom ?... demanda le colonel en s’avançant.

– Wladimir Yanof ! »

XII §

Wladimir Yanof §

Que l’on veuille bien se reporter de quinze jours en arrière au début de ce drame.

Un homme vient d’apparaître sur la rive orientale du lac Peipous. Pendant la nuit, il s’est jeté à travers les glaçons dont la surface du lac est hérissée. Une ronde de douaniers, croyant suivre la piste de quelque fraudeur, s’est lancée sur ses traces, et, au moment où il se dissimulait entre les blocs, elle a fait feu sur lui. Cet homme n’a pas été atteint et a pu se réfugier dans une hutte de pêcheurs, où il a passé la journée. Puis, le soir venu, il s’est remis en marche, a dû fuir devant une bande de loups, n’a trouvé d’abri que dans un moulin d’où un brave meunier a favorisé son évasion. Enfin, poursuivi par l’escouade du brigadier Eck, c’est miracle s’il a pu lui échapper en se jetant sur les glaçons en dérive de la Pernova. C’est miracle aussi s’il n’a pas péri dans la débâcle, et s’il lui a été possible de séjourner à Pernau sans y être découvert.

Wladimir Yanof est le fils de Michel Yanof, un vieil ami de Dimitri Nicolef, qui, avant de mourir, lui a confié toute sa fortune. Ce dépôt sacré de vingt mille roubles en billets d’État devait être remis à Wladimir Yanof, lorsque le proscrit reviendrait dans son pays natal, s’il lui était jamais donné d’y revenir.

En effet, on sait à la suite de quelle affaire politique il a été envoyé au fond de la Sibérie orientale dans les salines de Munisinsk. Une condamnation à la déportation perpétuelle pesait sur lui. Sa fiancée, Ilka Nicolef, pouvait-elle conserver l’espoir qu’il lui serait rendu, qu’un jour, dans sa famille adoptive, la seule qui lui restât au monde, il retrouverait le repos et le bonheur ?...

Non, et, sans doute, tous deux ne se reverraient que s’il était permis à Ilka de le rejoindre dans son exil – à moins qu’il ne parvînt à s’échapper !...

Or, après quatre ans, il s’est échappé, il a traversé les steppes sibériens et européens de l’Empire russe. Il est arrivé à Pernau, où il espérait s’embarquer pour la France ou l’Angleterre.

C’est là qu’il est caché, dépistant la police, attendant qu’un navire lui offre passage, dès que la navigation sera redevenue libre sur la Baltique.

Réfugié à Pernau, Wladimir Yanof était à bout de ressources. Aussi écrivit-il à Dimitri Nicolef, et ce fut cette lettre qui détermina le professeur à partir, afin de remettre au fils le dépôt qui lui avait été confié par le père.

Et si Nicolef n’a rien voulu dire de son voyage ni à ses amis ni à sa fille, c’est, au départ, parce qu’il voulait s’être assuré de la présence de Wladimir à Pernau ; c’est, au retour, parce que le proscrit lui avait fait jurer de ne point révéler sa présence à Ilka, tant qu’une seconde lettre ne lui aurait pas appris qu’il était en sûreté sur une terre étrangère.

Dimitri Nicolef avait donc quitté Riga secrètement. Bien qu’il eût payé sa place jusqu’à Revel, afin qu’on ne pût soupçonner où il se rendait, il comptait abandonner la malle-poste à Pernau, où elle arriverait le soir même, et, sans l’accident survenu à vingt verstes de la ville, le voyage se fût accompli dans les meilleures conditions.

On sait quel déplorable concours de circonstances vint compromettre le plan de Dimitri Nicolef. Il avait dû passer la nuit au kabak de la Croix-Rompue avec le garçon de banque Poch. Il en était reparti à quatre heures du matin, afin de gagner Pernau, ce qui valait mieux que d’attendre le retour du conducteur de la malle... et on l’accusait maintenant d’avoir assassiné son compagnon de voyage !

Lorsque Dimitri Nicolef quitta l’auberge, il faisait nuit encore. Espérant n’être point remarqué, il prit la route de Pernau, déserte alors.

Après une rapide marche de deux heures, au soleil levant, il atteignit Pernau, et se rendit à l’hôtel où Wladimir Yanof logeait sous un faux nom.

Quelle joie ce fut pour tous deux de se revoir après une si longue absence, après tant d’épreuves subies, tant de dangers courus !... N’était-ce pas un père qui retrouvait son fils ?... Nicolef remit à Wladimir le portefeuille qui renfermait toute la fortune de Michel Yanof, et, désirant assister à son embarquement, il resta deux jours avec lui. Mais le départ du navire sur lequel Wladimir Yanof avait arrêté son passage ayant été retardé, Dimitri Nicolef, ne pouvant prolonger son absence, dut repartir pour Riga. Le jeune proscrit le chargea de toutes ses tendresses pour Ilka, et lui fit promettre de ne rien dire à sa fiancée de son évasion, tant qu’il ne serait pas à l’abri des poursuites de la redoutable police moscovite. Il lui écrirait dès que sa sécurité serait assurée, et peut-être alors le professeur pourrait-il le rejoindre avec Ilka ?...

Nicolef embrassa Wladimir, quitta Pernau, et rentra à Riga dans la nuit du 16 au 17, sans se douter de la terrible accusation qui pesait sur lui.

On a vu, d’ailleurs, avec quelle hauteur le professeur repoussa ou plutôt dédaigna cette accusation, quelle attitude il prit devant le juge d’instruction. On sait également combien ce magistrat insista pour que Nicolef fit connaître le but de son voyage, et en quel endroit il s’était rendu en quittant l’auberge de la Croix-Rompue. Mais Dimitri Nicolef refusa de s’expliquer à ce sujet. Il ne parlerait pas tant qu’une lettre de Wladimir ne lui aurait pas appris que le proscrit était en sûreté. Cette lettre n’arriva pas, et on se rappelle avec quelle impatience, pendant ces deux jours, l’attendit Nicolef !

Et, alors, compromis par un silence qu’il ne voulait pas rompre, poursuivi avec une impitoyable haine par ses adversaires politiques, sa vie même menacée par les violences de la foule, il allait être mis en état d’arrestation, lorsque Wladimir Yanof apparut.

Et maintenant, on savait qui il était, ce proscrit, pourquoi il était venu à Riga. La porte de la maison ouverte, Wladimir Yanof tomba dans les bras de Dimitri Nicolef, il pressa sa fiancée sur son cœur, il embrassa Jean, il serra les mains qui lui furent tendues, et devant le colonel, devant le major Verder qui l’avaient suivi, il dit :

« À Pernau... lorsque j’ai su quel crime infâme était imputé à Nicolef, lorsque j’ai appris qu’on l’accusait d’être l’auteur de l’assassinat de la Croix-Rompue, lorsque les journaux eurent rapporté qu’il se refusait à faire connaître le motif de son voyage, bien qu’il n’eût qu’un mot, un nom à prononcer, le mien, pour se justifier, et qu’il ne le disait pas pour ne point me compromettre, je n’ai pas hésité, j’ai compris quel était mon devoir, j’ai quitté Pernau, et me voici !... Ce que tu as voulu faire pour moi, Dimitri Nicolef, toi, l’ami de Michel Yanof, toi, mon second père, j’ai voulu le faire pour toi...

– Et tu as eu tort, Wladimir, tu as eu tort, Wladimir !... Je suis innocent, je n’avais rien à craindre, je ne craignais rien, et mon innocence eût été bientôt reconnue.

– N’ai-je pas eu raison, Ilka ? demanda Wladimir, en s’adressant à la jeune fille.

– Ne réponds pas, mon enfant, dit Nicolef, tu n’es pas à même de décider entre ton père et ton fiancé !... Je t’estime, Wladimir, pour ce que tu as cru devoir faire, mais je te blâme de l’avoir fait !... Avec plus de raison, tu aurais compris que mieux valait te réfugier en un lieu sûr. De là, tu m’aurais écrit, et, aussitôt ta lettre reçue, j’aurais parlé, j’aurais révélé les motifs de mon voyage. Ne pouvais-je pas supporter encore quelques jours de ces tristes épreuves pour que tu fusses hors de danger ?...

– Mon père, dit alors Ilka d’une voix ferme, tu entendras pourtant ma réponse. Quoi qu’il puisse arriver, Wladimir a bien agi, et toute ma vie ne suffira plus à lui payer ma reconnaissance....

– Merci, Ilka, merci ! s’écria Wladimir. Je suis déjà payé puisque j’ai pu épargner à votre père qu’il fût accusé un jour de plus ! »

Maintenant, la justification de Dimitri Nicolef, due à l’intervention de Wladimir Yanof, ne faisait plus l’objet d’un doute. La nouvelle s’en était répandue au dehors. Que MM. Johausen missent un haineux entêtement à n’y pas croire, que le major Verder vit avec un déplaisir évident ce Slave échapper à ses accusations, que les amis du banquier fissent toutes réserves sur l’incident, cela ne saurait étonner, et l’on verra bientôt s’ils avaient déposé les armes devant ce qui paraissait être l’évidence même. Mais on n’ignore pas avec quelle rapidité, trop souvent illogique et peu durable, un revirement se produit dans les foules, sinon dans l’opinion publique. C’est précisément ce qui se passa en cette circonstance. L’effervescence se calma. Il ne serait plus question d’envahir la maison de Dimitri Nicolef, les agents de police n’auraient plus à le protéger contre la fureur populaire.

Mais il restait à régler la situation de Wladimir Yanof. Parce que son âme généreuse, le sentiment du devoir l’avaient ramené à Riga, il n’en était pas moins un condamné politique, un évadé des mines de Sibérie.

Aussi le colonel Raguenof lui dit d’une voix où l’on sentait percer une bienveillance, tempérée par la réserve du fonctionnaire moscovite, d’un chef de police :

« Wladimir Yanof, vous êtes en rupture de ban, et je dois en référer au gouverneur. Je vais me rendre chez le général Gorko. Mais, en attendant mon retour, je ne vois aucun inconvénient à vous laisser dans cette maison, si vous donnez votre parole de ne pas chercher à vous enfuir.

– Je vous la donne, colonel », répondit Wladimir.

Le colonel partit, laissant, d’ailleurs, Eck et ses hommes de faction dans la rue.

Inutile d’insister sur la scène intime dans laquelle Jean, Ilka, Wladimir se livrèrent aux plus vifs épanchements. Le docteur Hamine et M. Delaporte les avaient quittés. Ce furent là quelques instants de bonheur, que la famille du professeur ne connaissait plus depuis longtemps. On se revoyait, on se parlait, on faisait presque des projets d’avenir. On oubliait la situation de Yanof, la condamnation qui le frappait, les conséquences de sa fuite, qui pouvaient être terribles, et le colonel qui allait bientôt revenir en faisant connaître les mesures ordonnées par le gouverneur.

Il revint une heure après, et, s’adressant à Wladimir :

« Par ordre du général Gorko, dit-il, vous vous rendrez à la forteresse de Riga, et vous attendrez les instructions qui ont été demandées à Pétersbourg.

– Je suis prêt à obéir, colonel, répondit Wladimir. Adieu, mon père, dit-il à Nicolef, adieu, mon frère, dit-il à Jean, et, prenant la main d’Ilka, adieu, ma sœur.

– Non... votre femme ! » répondit la jeune fille.

La séparation se fit. Combien durerait-elle ? et Wladimir Yanof quitta cette maison, où il venait d’apporter tant de bonheur.

À partir de ce moment, l’extraordinaire intérêt que présentait cette affaire, si loin d’être terminée, se reporta sur le fugitif qui n’avait pas hésité, à sacrifier sa liberté, et peut-être sa vie, car il avait été condamné pour crime politique. Sa conduite, il eût été difficile de ne pas l’admirer, quelle que fût l’opinion qu’on eût de Dimitri Nicolef. Il est certain que, même dans les camps opposés, les femmes célébraient à l’envi cette générosité d’âme qui avait entraîné Wladimir Yanof. Et puis, il y avait le côté si touchant de son existence, son amour pour Ilka Nicolef, leur brusque séparation au moment où leur union allait s’accomplir !... Et maintenant quels seraient les ordres de l’Empereur ?... Le fugitif retournerait-il au fond de cette Sibérie orientale, d’où il s’était échappé au prix de tant de fatigues, en bravant tant de dangers ? Sa fiancée, après le bonheur de l’avoir revue un instant, n’allait-elle pas être condamnée à le pleurer éternellement ?... Quand il quitterait la forteresse de Riga, sa conduite lui vaudrait-elle d’avoir obtenu sa grâce, ou reprendrait-il le chemin de l’exil ?...

Toutefois, ce serait une erreur de croire que cette subite et inattendue intervention de Wladimir Yanof eût proclamé pour tous les esprits l’innocence de Dimitri Nicolef. Dans cette ville de Riga, si infestée de germanisme, il ne pouvait en être ainsi. Les hautes classes, principalement, ne supportaient pas que ce professeur, ce représentant des intérêts slaves, fût quitte de l’accusation portée contre lui. Les journaux du parti ne laissèrent pas de faire des réserves avec leur insigne mauvaise foi. En somme, l’assassin n’était pas découvert. Il y avait une victime qui criait vengeance, et surtout par ces bouches haineuses et intraitables des ennemis de l’influence moscovite.

Et Frank Johausen de résumer ainsi l’opinion de nombre de gens, de ceux surtout qui ne voulaient point lâcher leur proie :

« On connaît maintenant les motifs de ce voyage de Nicolef. Il allait rejoindre Wladimir Yanof à Pernau, soit !... En quittant l’auberge à quatre heures du matin, c’était pour se rendre à Pernau, soit encore !... Mais, oui ou non, a-t-il passé la nuit du 13 au 14 au kabak de la Croix-Rompue ?... Oui ou non, Poch a-t-il été assassiné, puis volé, cette nuit-là, dans ledit kabak ?... Oui ou non, l’assassin peut-il être autre que le voyageur qui occupait la chambre où l’on a retrouvé l’instrument qui a servi à forcer celle du malheureux ?... Oui ou non, ce voyageur était-il Dimitri Nicolef ?... »

À des questions ainsi posées, seule une réponse affirmative était possible. Mais si aux « oui ou non » du banquier on eût opposé ceux-ci : Oui ou non, le crime a-t-il pu être commis par un malfaiteur du dehors ?... Oui ou non, le criminel ne serait-il pas l’aubergiste Kroff ?... Oui ou non, plus encore que Nicolef, celui-ci a-t-il eu toute facilité pour frapper Poch, soit avant, soit après le départ du professeur ?... Oui ou non, ce Kroff ne savait-il pas que le portefeuille du garçon de banque contenait une somme considérable ?...

À cela l’enquête répondait que les perquisitions n’avaient rien relevé de suspect contre l’aubergiste, – réponse qui n’était pas absolument probante. D’autre part, la justice ne se refusait pas à admettre que l’auteur du crime fût un de ces malfaiteurs dont on signalait depuis quelque temps la présence dans la région de la haute Livonie.

Et c’était bien l’opinion du colonel Raguenof qui, le lendemain, s’entretenait de cette affaire avec le major Verder, sans parvenir à le convaincre, comme on l’imagine aisément.

« Voyez-vous, major, disait-il, que Nicolef soit sorti par la fenêtre de sa chambre pendant la nuit pour pénétrer par la fenêtre dans celle de Poch, cela me paraît fort hypothétique.

– Et les empreintes ?... objecta le major.

– Les empreintes ?... Mais il faudrait savoir, tout d’abord, si elles étaient de fraîche date, ce qui n’est pas absolument prouvé... Ce kabak de la Croix-Rompue est isolé sur la grande route... Que quelque rôdeur ait essayé d’enfoncer la fenêtre, cette nuit-là ou une autre, c’est très admissible...

– Je vous ferai observer, mon colonel, que l’assassin a dû nécessairement savoir qu’il y avait gros à voler, et que Nicolef ne l’ignorait pas...

– Ni d’autres non plus, repartit vivement le colonel Raguenof, puisque Poch avait été assez imprudent pour bavarder là-dessus, pour laisser voir son portefeuille... Est-ce que Kroff ne le savait pas, et Broks, le conducteur, et les iemshicks qui se sont succédé aux différents relais, sans compter les paysans et bûcherons attablés dans la grande salle, à l’heure où Nicolef et le garçon de banque ont ouvert la porte du cabaret ? »

Assurément, cette argumentation avait sa valeur. Les présomptions ne pesaient pas uniquement sur Dimitri Nicolef. Il restait toujours à démontrer, d’ailleurs, que le professeur se serait trouvé dans une telle situation pécuniaire qu’il n’aurait pu en sortir que par un vol doublé d’un meurtre.

Malgré tout, le major ne voulait pas se rendre et concluait à la culpabilité de Nicolef.

« Et moi je conclus, répondit le colonel, que les Allemands sont toujours des Allemands.

– Comme les Slaves sont toujours des Slaves, riposta le major.

– Aussi, laissons le juge Kerstorf continuer son enquête, dit en terminant le colonel Raguenof. Lorsque l’instruction sera définitivement close, il sera temps de discuter le pour et le contre. »

Tout en se tenant en dehors de ces opinions trop asservies aux passions politiques du jour, le magistrat instruisait l’affaire avec un soin minutieux. Il savait maintenant ce que le professeur s’était toujours refusé à révéler : les motifs de son voyage, et cela justifiait sa répugnance à le croire coupable. Mais alors, quel était l’auteur du crime ?... Nombre de témoins furent appelés dans son cabinet : les postillons qui avaient conduit la malle entre Riga et Pernau, les paysans et bûcherons qui buvaient dans l’auberge à l’arrivée de Poch, tous ceux qui étaient au courant de ce que le garçon de banque allait faire à Revel, c’est-à-dire un versement pour le compte des frères Johausen. Rien ne permit d’incriminer l’un ou l’autre de ces témoins.

À plusieurs reprises, le conducteur Broks fut interrogé. Mieux que personne, il connaissait la situation de Poch et savait qu’il était porteur d’une somme considérable. Mais ce brave homme ne donnait prise à aucun soupçon. Après l’accident de la malle, il s’était rendu à Pernau avec l’attelage et le postillon ; il avait couché à l’auberge du relais, nul doute à cet égard. L’alibi étant indiscutable, il ne pouvait être inquiété dans cette affaire.

Ainsi donc, l’intervention d’un malfaiteur du dehors se voyait écartée. D’ailleurs, comment un rôdeur de grande route, s’il n’avait eu aucun rapport avec le garçon de banque, aurait-il eu l’idée de le voler, à moins qu’il n’eût appris à Riga, d’une façon quelconque, de quelle mission Poch était chargé ?... Et, alors, faisant diligence pour le suivre et guetter l’occasion, il aurait profité de ce que l’accident avait obligé Poch à se réfugier au kabak de la Croix-Rompue.

Bien que cette dernière hypothèse fût admissible, en somme, il était plus probable, cependant, que le crime avait été commis par l’un ou l’autre de ceux qui avaient passé la nuit dans l’auberge. Or, ils n’étaient que deux : le cabaretier et Dimitri Nicolef.

Depuis l’affaire, Kroff était resté au kabak, on le sait, très surveillé par les agents. Amené plusieurs fois devant le juge d’instruction, il avait subi de longs et minutieux interrogatoires.

Rien dans sa conduite, rien dans ses réponses, n’avait donné prise aux plus légers soupçons. Au surplus, il était affirmatif sur ce point : c’est que Dimitri Nicolef devait être l’assassin, ayant eu toute facilité pour commettre le crime.

« Et vous n’avez entendu aucun bruit pendant la nuit ?... lui demandait le magistrat.

– Aucun, monsieur le juge.

– Cependant, cette première fenêtre qu’il a fallu ouvrir, cette seconde fenêtre qu’il a fallu forcer.

– Ma chambre est sur la cour, répondait Kroff, et les fenêtres des deux autres donnent sur la grande route... Je dormais profondément... D’ailleurs, cette nuit-là, il faisait un temps épouvantable, et la bourrasque n’eût permis d’entendre aucun bruit. »

Le juge, en écoutant les dépositions de Kroff, le regardait attentivement, et, bien qu’au fond il fût prévenu contre lui, il ne pouvait rien surprendre qui mît en doute la véracité du cabaretier.

L’interrogatoire achevé, Kroff reprenait librement le chemin de la Croix-Rompue. S’il était coupable, ne valait-il pas mieux lui laisser sa liberté tout en le surveillant ?... Peut-être se compromettrait-il d’une façon ou d’une autre ?...

Quatre jours s’étaient écoulés depuis que Wladimir Yanof avait été enfermé dans la forteresse de Riga. Conformément aux ordres du gouverneur, une chambre avait été affectée au prisonnier. On le traitait avec les égards que méritaient sa situation et sa conduite. Le général Gorko ne doutait pas que ces ménagements ne fussent approuvés en haut lieu, quelque dénouement que dût avoir cette affaire pour Wladimir Yanof. Dimitri Nicolef, dont la santé se ressentait de ces terribles épreuves, retenu à la chambre, ne put le voir comme il l’eût désiré. D’ailleurs, l’accès de la prison était permis à la famille de Nicolef et aux amis de Wladimir Yanof. Chaque jour Jean et Ilka se présentaient à la forteresse et on les conduisait près du prisonnier. Et là, que de longs et intimes entretiens d’où l’espoir n’était pas banni ! Oui ! la sœur et le frère croyaient, voulaient croire à la magnanimité de l’Empereur... Sa Majesté ne serait point insensible aux supplications de cette malheureuse famille si rudement frappée depuis quelque temps... Wladimir et Ilka ne seraient plus séparés par des milliers de lieues, et surtout par cette condamnation à perpétuité, plus terrible encore que la distance... Le mariage de ces deux êtres qui s’aimaient pourrait enfin s’accomplir dans quelques semaines, si Wladimir bénéficiait de la clémence impériale... On le savait, le gouverneur faisait des démarches dans ce but... La situation particulière de Dimitri Nicolef à Riga, à la veille des élections où il représentait le parti slave, les tendances du gouvernement à russifier l’administration municipale dans les provinces Baltiques, tout concourait à ce que le fugitif obtînt remise entière de sa peine.

Le 24 avril, après avoir pris congé de Yanof, puis de son père et de sa sœur, Jean quitta Riga pour retourner à Dorpat. C’était le front haut qu’il voulait rentrer à l’Université, lui qu’on avait traité de fils d’assassin.

Inutile d’insister sur l’accueil que lui firent ses camarades, ceux de sa corporation et Gospodin plus chaleureusement que personne.

Mais inutile aussi de dire que les autres étudiants, ceux que menait Karl Johausen, n’avaient point désarmé. Il semblait donc impossible que cela ne finît pas par un éclat..

Cet éclat se produisit le lendemain du retour de Jean Nicolef.

Jean, ayant demandé satisfaction à Karl de ses insultes, celui-ci refusa de se battre en les aggravant encore.

Jean le frappa au visage. Le duel, qui était devenu inévitable, eut lieu et Karl Johausen fut grièvement blessé.

Que l’on juge de l’effet de cette rencontre lorsque la nouvelle en parvint à Riga ! M. et Mme Johausen partirent aussitôt pour aller soigner leur fils mortellement atteint peut-être. Et, à leur retour, avec quelle violence, sans doute, reprendrait la lutte entre ces ennemis acharnés !

En attendant, cinq jours après, la réponse relative à Wladimir Yanof arrivait de Pétersbourg.

On avait eu raison de compter sur la générosité de l’Empereur. Grâce entière était accordée au proscrit, échappé des mines de Sibérie, et Wladimir Yanof fut immédiatement remis en liberté.

XIII §

Deuxième perquisition §

La grâce de Wladimir Yanof allait produire un effet énorme, non seulement à Riga, mais dans toutes les provinces Baltiques. On voulut voir là une marque plus intentionnelle du gouvernement de se montrer favorable aux tendances antigermaniques. La population ouvrière y applaudit sans réserve. Chez la noblesse et la bourgeoisie, on blâma la clémence impériale qui, après Wladimir, semblait atteindre et couvrir Dimitri Nicolef. Certes, la généreuse conduite du fugitif, se livrant lui-même, méritait cette grâce, et, avec elle, sa complète réhabilitation, le recouvrement de tous ses droits civils dont une condamnation politique l’avait privé. Mais n’était-ce pas aussi comme une protestation contre les inculpations qui visaient le professeur, un citoyen jusqu’alors honorable et honoré, et désigné au choix du parti slave dans les prochaines élections ?...

C’est ainsi, du moins, que fut jugé l’acte de l’Empereur, et le général Gorko ne cacha point son opinion à ce sujet.

Wladimir Yanof quitta la forteresse de Riga en compagnie du colonel Raguenof, qui était venu lui communiquer l’ukase du tsar. Il se rendit aussitôt chez Dimitri Nicolef, et, la nouvelle ayant été tenue secrète, Ilka et son père l’apprirent de sa bouche même.

De quels flots de joie et de reconnaissance fut inondée cette modeste maison, où le bonheur semblait enfin revenu !

Presque aussitôt arrivèrent le docteur Hamine, M. Delaporte, quelques-uns des amis de la famille. Wladimir fut félicité, embrassé de tous. Ces accusations qui avaient accablé le professeur, qui y songeait à présent ?...

« Quand bien même vous eussiez été condamné, lui dit M. Delaporte, pas un de nous n’eût douté de votre innocence !

– Condamné !... s’écria le docteur. Est-ce qu’il aurait jamais pu l’être ?...

– Et si une condamnation eût été prononcée, déclara Ilka, Wladimir, Jean et moi nous aurions consacré notre vie à poursuivre ta réhabilitation, mon père ! »

Dimitri Nicolef, le cœur oppressé, la figure pâlie par les émotions, ne put prononcer une parole. Il souriait tristement. Ne se disait-il pas qu’on peut tout attendre de l’incertaine justice des hommes ?...

N’a-t-on pas trop d’exemples de condamnations iniques et souvent irréparables ?...

La soirée réunit, autour du thé, les plus intimes amis de Wladimir et de Nicolef. Et comme les cœurs battirent, et quelles démonstrations de joie se manifestèrent, lorsque, très simplement, Ilka dit :

« Quand vous le voudrez, Wladimir, je serai votre femme ! »

Le mariage fut fixé à six semaines de là, et l’on disposa une chambre au rez-de-chaussée de la maison pour Wladimir Yanof. La fortune des deux fiancés était connue. Ilka n’avait rien et, jusqu’alors, Nicolef s’était tu sur sa situation, sur ses engagements envers la maison Johausen pour les dettes paternelles. À force d’économie, il en avait payé une bonne part, et il espérait toujours pouvoir s’acquitter du reste. Voilà pourquoi il n’avait rien dit à ses enfants, et pourquoi ils ne savaient pas que la dernière créance de dix-huit mille roubles venait à échéance dans quinze jours. Il faudrait bien qu’il en fît l’aveu pourtant. Wladimir ne pouvait pas rester dans l’ignorance d’un danger si inquiétant pour la famille. Ce n’est pas cela, d’ailleurs, qui changerait ses sentiments pour la jeune fille. Lui, avec la somme en dépôt que lui avait restituée Dimitri Nicolef, il saurait attendre, et, son énergie, son intelligence aidant, assurer l’avenir.

Si la famille Nicolef était heureuse, maintenant, plus heureuse qu’elle n’avait peut-être jamais espéré l’être, quel contraste auprès de la famille Johausen ! Il y avait lieu de penser que Karl, si grièvement blessé, guérirait avec des soins et du temps, et l’on avait pu le faire transporter à Riga. Toutefois, dans la lutte qu’il soutenait directement contre le professeur qu’il croyait avoir anéanti, Frank Johausen sentait la victoire lui échapper. Il semblait que les armes terribles, dont sa haine n’avait pas hésité à se servir, venaient de se briser entre ses mains. La gêne financière de son rival, la dette contractée envers lui et qui ne serait peut-être pas payée à l’échéance, voilà tout ce qui lui restait pour ruiner son ennemi politique.

Ce qui est certain, c’est que l’opinion publique, – celle des gens désintéressés dans l’espèce et jugeant les faits sans parti pris, – abandonnait peu à peu l’accusation portée contre Dimitri Nicolef.

Elle tendait même à se retourner contre le propriétaire du kabak de la Croix-Rompue.

En effet, si l’on écartait aussi l’intervention d’un malfaiteur du dehors, les présomptions devaient porter sur Kroff. Ses antécédents prouvaient-ils pour ou contre lui ?... À vrai dire, ils n’étaient ni bons ni mauvais. Kroff avait la réputation d’être un homme rude, âpre au gain. Peu communicatif, très en dessous, il vivait seul, sans famille, dans ce cabaret isolé, fréquenté des paysans et des bûcherons. Ses père et mère, d’origine allemande, et – ce qui n’est pas rare dans les provinces Baltiques – appartenant à la religion orthodoxe, avaient vécu assez misérablement des produits de cette auberge. La maison, le clos, c’était tout ce que leur fils avait hérité d’eux, et la valeur de ce bien n’atteignait pas un millier de roubles.

Là, Kroff, célibataire, sans serviteur ni servante, faisait tout par lui-même, ne s’absentant que lorsqu’il fallait renouveler quelque approvisionnement à Pernau.

Le juge Kerstorf avait toujours conservé certains soupçons contre l’aubergiste. Ces soupçons étaient-ils fondés, et Kroff n’avait-il pas voulu les détourner en accusant le voyageur venu avec le garçon de banque ?... N’était-ce pas lui qui avait fait ces empreintes relevées sur la fenêtre de la chambre, lui qui avait replacé le tisonnier dans l’âtre après s’en être servi pour forcer les contrevents, lui enfin qui avait commis le crime, soit avant, soit après le départ de Dimitri Nicolef, sur lequel, grâce aux précautions qu’il avait prises, devaient se porter les investigations de la justice ?

N’était-ce pas là une nouvelle piste à suivre, et ne conduirait-elle pas au but, si l’on marchait avec prudence ?...

Du reste, depuis que Dimitri Nicolef semblait avoir été mis hors de cause à l’arrivée de Wladimir Yanof, Kroff pouvait craindre que sa situation fût moins nette. Il fallait à tout prix découvrir l’auteur du crime et, dorénavant, l’enquête n’allait-elle pas être dirigée contre lui ?...

Après l’assassinat, on le sait, le cabaretier n’avait quitté l’auberge que pour venir au cabinet du juge d’instruction. Bien qu’il fût libre, en somme, il se sentait très surveillé par les agents de police, de garde, nuit et jour, au kabak.

La chambre du voyageur et la chambre de Poch, fermées à clef, et les clefs entre les mains du magistrat, personne n’avait pu y pénétrer.

Les choses étaient donc dans l’état où elles se trouvaient lors de la première perquisition.

Si Kroff répétait à qui voulait l’entendre que l’instruction faisait fausse route en abandonnant l’accusation portée contre Nicolef, s’il affirmait que c’était le voyageur le vrai coupable, s’il ne cessait de le charger devant le juge Kerstorf, s’il était soutenu dans son dire par les ennemis du professeur ; si, d’autre part, les amis de celui-ci rejetaient le crime sur l’aubergiste, la vérité est que la situation de l’un et de l’autre ne serait pas claire et qu’elle donnerait matière aux plus violentes incriminations, tant que le criminel ne tomberait pas entre les mains de la justice.

Wladimir Yanof et le docteur Hamine causaient souvent de cette situation. Ils comprenaient que la seule éventualité qui fermerait la bouche aux Johausen et à leurs partisans, ce serait non seulement l’arrestation de l’auteur du crime, mais sa mise en jugement, sa condamnation. Et, tandis que Dimitri Nicolef semblait se détacher de cette affaire, ne plus vouloir s’en occuper, n’y faisait jamais allusion, ses amis ne cessaient de presser l’enquête et d’y aider avec les renseignements qu’ils tâchaient de recueillir de part et d’autre.

D’ailleurs, ils se montrèrent si affirmatifs en accusant le cabaretier, que, sous la pression de l’opinion publique, M. Kerstorf et le colonel Raguenof décidèrent qu’une seconde perquisition serait faite au kabak de la Croix-Rompue.

Cette perquisition eut lieu le 5 mai.

Le juge Kerstorf, le major Verder, le brigadier Eck, partis la veille, arrivèrent dans la matinée au kabak.

Les agents de police, à leur poste dans la maison, n’avaient rien de nouveau à signaler.

Kroff, qui s’attendait à cette visite des magistrats, se mit avec empressement à leur disposition.

« Monsieur le juge, dit-il, je n’ignore pas qu’on a voulu me compromettre dans cette affaire. Mais, cette fois, j’espère que vous partirez convaincu de mon innocence...

– Nous verrons, répondit M. Kerstorf. Commençons...

– Par la chambre du voyageur dont vous avez la clef ? dit l’aubergiste.

– Non, répondit le magistrat.

– Votre intention est-elle de visiter la maison entière ?... demanda le major Verder.

– Oui, major.

– Je crois, Monsieur Kerstorf, que, s’il reste quelque nouvel indice à trouver, ce sera plutôt dans la chambre qu’a occupée Dimitri Nicolef. »

Et cette observation prouvait bien que le major ne mettait pas en doute la culpabilité du professeur, par suite, la parfaite innocence du cabaretier. Rien n’avait pu modifier son opinion appuyée sur les faits : l’assassin, c’était le voyageur, et le voyageur, c’était Dimitri Nicolef, il ne sortait pas de là.

« Conduisez-nous », ordonna le juge au cabaretier.

Et Kroff obéit avec un empressement qui témoignait en sa faveur.

L’annexe sur le jardin et les appentis furent une seconde fois visités par les agents sous la direction du brigadier Eck, en présence du juge et du major.

Puis on explora le jardin avec un soin minutieux, au pied de chaque arbre, le long de la haie vive, les carrés où végétaient de rares légumes. Peut-être Kroff aurait-il enterré quelque part le produit du vol, s’il l’avait commis, c’est bien ce qu’il eût été important d’établir.

Les recherches furent inutiles.

En fait d’argent, l’armoire du cabaretier ne renfermait qu’une centaine de billets de vingt-cinq, dix, cinq, trois et un roubles, c’est-à-dire d’une valeur inférieure à ceux que contenait le portefeuille du garçon de banque.

Et alors, le major Verder, prenant le juge à part, lui dit :

« N’oubliez pas, Monsieur Kerstorf, que, depuis le jour du crime, Kroff n’a pas quitté le kabak sans être accompagné, car les agents sont arrivés le matin même.

– Je le sais, répondit M. Kerstorf, mais, avant la venue de ces agents, après le départ de M. Nicolef, l’aubergiste a été seul pendant quelques heures.

– Enfin, Monsieur Kerstorf, vous voyez que nous n’avons rien trouvé de compromettant...

– Rien, en effet, jusqu’ici. Il est vrai, notre perquisition n’est pas achevée. – Vous avez les clefs des deux chambres, major ?...

– Oui, Monsieur Kerstorf. »

En effet, elles avaient été déposées au bureau de police, et le major Verder les tira de sa poche.

La porte de la chambre où le garçon de banque avait été frappé fut ouverte.

Cette chambre se trouvait dans l’état où les agents l’avaient laissée après la première descente de justice. Il fut facile de le constater dès que les contrevents eurent été repoussés en dehors. Le lit était défait, l’oreiller taché de sang, le plancher rougi d’une mare séchée qui s’étendait jusqu’à la porte. Aucun nouvel indice ne put être relevé. Le meurtrier, quel qu’il fût, n’avait pas laissé de trace de son passage.

Les contrevents refermés, M. Kerstorf, le major, le brigadier, Kroff et ses hommes rentrèrent dans la grande salle.

« Visitons la seconde chambre » ; dit le juge.

Tout d’abord, la porte fut examinée. Elle ne portait aucune trace extérieure.

D’ailleurs, les agents logés au kabak pouvaient affirmer que personne n’avait tenté de l’ouvrir ! Ni l’un ni l’autre n’avaient quitté la maison depuis dix jours.

La chambre était plongée dans une profonde obscurité.

Le brigadier Eck se dirigea vers la fenêtre, l’ouvrit toute grande, fit basculer la barre des contrevents, les rabattit sur le mur, et l’on put opérer en pleine lumière.

Aucun changement depuis la dernière perquisition. Au fond, le lit où avait couché Dimitri Nicolef. Près du lit, vers la tête, une grossière table qui supportait le chandelier de fer avec sa résine à demi consumée. Une chaise de paille dans un coin, un escabeau dans un autre. À droite, une armoire dont les portes étaient fermées. Au fond, la cheminée, c’est-à-dire un âtre formé de deux pierres plates. Au-dessus, le tuyau évasé à sa partie inférieure qui remontait vers le toit en se rétrécissant.

Le lit fut examiné, et, de même que la première fois, on ne releva aucun indice suspect. Dans l’armoire et ses tiroirs aucun vêtement ni aucun papier : elle était vide.

Le tisonnier, déposé dans un angle de l’âtre, fut l’objet d’un examen minutieux. Certainement, étant tordu du bout, il avait pu être employé comme levier pour forcer le volet de l’autre fenêtre. Mais, très certainement aussi, tout autre ustensile, un simple bâton eût suffi à cette effraction, tant ce volet était en mauvais état.

Quant aux éraflures de l’entablement de la fenêtre, on les retrouva ; provenaient-elles du passage d’un individu à travers la fenêtre ? on ne pouvait l’affirmer.

Le juge revint vers l’âtre.

« Est-ce que le voyageur avait fait du feu ?... demanda-t-il à Kroff.

– Assurément non, répondit l’aubergiste.

– Et les cendres, les a-t-on examinées la première fois ?...

– Je ne crois pas, répliqua le major Verder.

– Faites-le donc. »

Le brigadier se pencha sur l’âtre, et, dans le coin à gauche, aperçut un papier, à demi brûlé, une sorte de carré dont il ne restait plus que l’angle, et qui se confondait avec les cendres.

Quelle surprise éprouvèrent les assistants, quand on eut reconnu dans ce bout de papier un débris de billet de banque. Oui ! à n’en pas douter, un de ces billets d’État de la série des cent roubles, dont le numéro avait été consumé par la flamme – et quelle autre flamme si ce n’est celle de cette résine, posée sur la table, puisque le feu n’avait pas été allumé dans la cheminée ?...

En outre, ce morceau de papier était souillé de sang.

Nul doute, c’étaient les mains du meurtrier qui avaient taché ce billet, c’était lui qui l’avait brûlé, parce qu’il était ensanglanté ! Et, ce billet, d’où pouvait-il provenir, si ce n’est du portefeuille de Poch ?...

Mais de cette incinération incomplète il restait un témoignage accablant !

Une hésitation était-elle permise à cette heure ?... Comment admettre que le crime eût été commis par un malfaiteur du dehors ?... L’assassin n’était-il pas manifestement le voyageur qui occupait cette chambre, qui y était rentré par la fenêtre après le crime, qui en était ressorti à quatre heures du matin ?...

Le major et le brigadier se regardèrent en hommes dont la conviction est depuis longtemps faite. Mais, M. Kerstorf se taisant, ils gardèrent le silence.

Kroff, lui, ne put se contenir.

« Que vous avais-je dit, monsieur le juge, s’écria-t-il, et avez-vous maintenant des doutes sur mon innocence ?... »

M. Kerstorf mit le morceau de billet dans son calepin, comme pièce à conviction, et se contenta de répondre : « Notre perquisition est maintenant terminée, Messieurs... Sortons et partons à l’instant. »

Un quart d’heure après, la voiture roulait sur le chemin de Riga, tandis que les agents de police restaient en surveillance au kabak de la Croix-Rompue.

Le lendemain, dès la première heure, M. Frank Johausen fut instruit du résultat de l’enquête. Le numéro du billet brûlé ayant disparu, on ne pouvait vérifier si ce billet était l’un de ceux dont on avait conservé les numérotages à la maison de banque. Mais, appartenant évidemment à la série de ceux qui avaient été remis à Poch, nul doute qu’il eût été volé dans son portefeuille.

Cette nouvelle s’ébruita rapidement. Tout d’abord les amis de Dimitri Nicolef en furent atterrés. L’affaire allait entrer dans une seconde phase, ou plutôt revenir à la première. Quelles terribles épreuves menaçaient encore cette famille qui s’en croyait délivrée !

Quant aux partisans des Johausen, ils triomphèrent bruyamment. Pour eux, l’arrestation de Dimitri Nicolef serait ordonnée sans retard, et il ne pourrait échapper, devant le jury, à la peine que méritait cet épouvantable crime.

Wladimir Yanof fut mis au courant de cet incident par le docteur Hamine. Tous deux résolurent de n’en rien dire à Nicolef. Celui-ci n’apprendrait que trop tôt quelles nouvelles charges s’élevaient contre lui.

Wladimir aurait bien voulu empêcher ces bruits de parvenir jusqu’à sa fiancée. Ce fut impossible, et, le jour même, il la vit abîmée dans sa douleur.

« Mon père est innocent !... Mon père est innocent !... répétait-elle sans pouvoir dire autre chose.

– Oui, chère Ilka, il l’est, et nous découvrirons le coupable et nous confondrons tous ceux qui l’accusent !... En vérité, je me demande s’il n’y a pas là quelque infâme machination dans le but de perdre le meilleur et le plus honnête des hommes. »

Et, en vérité, ce cœur généreux en était à raisonner ainsi. Il ne savait que trop jusqu’où peut aller la vengeance politique. Pourtant, quelle apparence qu’une telle infamie eût été combinée et que de telles combinaisons eussent jamais chance de réussir ?...

Ce qui devait arriver arriva. Dans l’après-midi, Dimitri Nicolef fut mandé au cabinet du juge d’instruction. Il descendit aussitôt dans la salle, où Wladimir et Ilka le mirent au courant de ce qui se passait.

« Encore cette affaire ! dit-il en haussant les épaules. Elle ne finira donc jamais ?...

– Quelque témoignage nouveau que l’on attend de toi, mon père... dit la jeune fille.

– Voulez-vous que je vous accompagne ?... demanda Wladimir.

– Non... je te remercie, Wladimir. »

Le professeur sortit et, marchant d’un pas assez rapide, un quart d’heure après, il entrait dans le cabinet de M. Kerstorf.

Le magistrat et son greffier étaient seuls en ce moment. À la suite d’une entrevue avec le gouverneur et le colonel Raguenof, il avait été décidé que le professeur serait soumis à un second interrogatoire, son arrestation étant abandonnée à la seule conscience du magistrat.

M. Kerstorf invita Nicolef à s’asseoir, et, d’une voix où se sentait une certaine émotion :

« Monsieur Nicolef, dit-il, hier une deuxième perquisition a été faite et sous mes yeux à l’auberge de la Croix-Rompue. Les agents ont minutieusement visité la maison entière sans qu’il en soit résulté aucune autre constatation. Mais, dans la chambre que vous avez occupée pendant la nuit du 13 au 14 avril, voici ce qu’on a trouvé. »

Et il présenta au professeur le morceau d’angle du billet d’État.

« Qu’est-ce que ce bout de papier ?... demanda Dimitri Nicolef.

– C’est ce qui reste d’un billet de banque qui avait été brûlé et jeté dans les cendres de l’âtre.

– Un des billets de banque qui ont été volés dans le portefeuille de Poch ?...

– C’est tout au moins vraisemblable, répondit le magistrat, et vous ne serez pas surpris, monsieur Nicolef, si cela semble constituer une charge contre vous.

– Contre moi ?... répliqua le professeur en reprenant son ton ironique et dédaigneux. Comment, monsieur le juge, je n’en ai pas fini avec les soupçons, et les déclarations de Wladimir Yanof ne m’ont pas définitivement justifié ? »

M. Kerstorf évita de répondre. Il regardait avec une extrême attention Nicolef, ce malheureux dont la physionomie maladive attestait qu’il n’était pas encore remis de l’ébranlement moral dû à cette succession d’épreuves.

Et, paraît-il, elles n’avaient pas atteint leur terme, puisque d’autres présomptions s’élevaient contre lui.

Dimitri Nicolef avait passé la main sur son front et il dit :

« Ainsi ce fragment de billet de banque a été ramassé dans l’âtre de la chambre où j’ai passé la nuit ?...

– Oui, monsieur Nicolef.

– Et cette chambre avait été fermée après la première descente de justice ?...

– Fermée à clef, et il est certain que la porte n’en a point été ouverte.

– Ainsi personne n’a pu s’introduire dans cette chambre ?...

– Personne. »

Il convenait sans doute au magistrat, renversant les rôles, de se laisser interroger.

« Ce billet était taché de sang, reprit Nicolef, après l’avoir examiné, puis il a été brûlé incomplètement, et on l’a retrouvé dans les cendres ?...

– On l’y a retrouvé...

– Alors comment se fait-il qu’il ait échappé aux recherches lors de la première perquisition ?...

– Je ne l’explique pas, et je m’en étonne, car il était certainement à cette place, puisque personne n’a pu l’y mettre depuis...

– Je ne suis pas moins étonné que vous, répondit non sans quelque ironie Dimitri Nicolef. Je ne devrais pas dire étonné, mais inquiet, car c’est moi, sans doute, que l’on accuse d’avoir brûlé ce billet, de l’avoir jeté dans la cheminée ?...

– C’est vous, répondit M. Kerstorf.

– Et, reprit le professeur, d’une voix plus ironique encore, comme ce billet faisait partie de la liasse que renfermait le portefeuille du garçon de banque, comme il a été volé dans ce portefeuille, après l’assassinat de Poch, nul doute que le voleur, c’est le voyageur qui occupait cette chambre, et enfin, comme elle était occupée par moi, c’est moi qui suis l’assassin.

– En peut-on douter ?... demanda M. Kerstorf, qui ne perdait pas Nicolef du regard.

– En aucune façon, monsieur le juge. Tout cela s’enchaîne !... La déduction est parfaite. Seulement, à votre argumentation, voulez-vous me permettre d’opposer la mienne ?...

– Faites, monsieur Nicolef.

– C’est à quatre heures du matin que j’ai quitté l’auberge de la Croix-Rompue. À ce moment, le crime était-il commis ?... Oui, si j’en suis l’auteur, non, si je n’en suis pas l’auteur. Peu importe, d’ailleurs. Eh bien ! monsieur le juge, pouvez-vous affirmer que l’assassin n’a pu, après mon départ, prendre toutes mesures et précautions pour que les soupçons dussent se porter sur le voyageur, c’est-à-dire sur moi, pénétrer dans cette chambre, y déposer le tisonnier, jeter dans l’âtre un des billets tachés de sang, après l’avoir incomplètement brûlé, puis enfin érailler le bord extérieur de la fenêtre, afin d’établir que c’était bien moi qui l’avais franchie pour aller frapper dans son lit le garçon de banque ?

– De ce que vous dites là, monsieur Nicolef, il ressort une accusation directe contre le cabaretier Kroff.

– Kroff ou tout autre !... Je n’ai pas, au surplus, à découvrir le coupable. J’ai à me défendre et je me défends ! »

M. Kerstorf ne pouvait être que très frappé de l’attitude de Dimitri Nicolef. Ce que celui-ci venait de dire, il se l’était dit maintes fois. Non ! il se refusait à croire coupable un homme d’une vie si honorable. Mais enfin, s’il soupçonnait Kroff, les recherches opérées, les éléments d’information, les témoignages, ne relevaient rien contre l’aubergiste. Le juge dut donc le faire observer à Nicolef pendant la suite de cet interrogatoire qui se prolongea une heure encore.

« Monsieur le juge, dit enfin le professeur, c’est à vous de déterminer sur lequel de nous deux, Kroff ou moi, pèsent les charges les plus accablantes... Tout homme juste, examinant froidement les choses, peut maintenant et doit affirmer qu’elles ne sont pas de mon côté... Pour des motifs que vous savez, j’avais dû me taire sur le but de mon voyage... Vous les connaissez depuis que Wladimir Yanof s’est livré pour vous les apprendre... C’était le point douteux de ma cause, et il a été publiquement éclairci... L’aubergiste est-il l’auteur du crime ?... N’est-ce pas un malfaiteur du dehors ?... À la justice de se prononcer !... Pour moi, je ne mets pas en doute la culpabilité de Kroff. Il savait que Poch allait à Revel faire un versement au compte de MM. Johausen frères... Il savait qu’il était porteur d’une somme considérable... Il savait que je devais partir dès quatre heures du matin... Il savait tout ce qu’il fallait savoir pour commettre le meurtre et en rejeter la responsabilité sur le voyageur venu avec le garçon de banque... Avant mon départ ou après, il a assassiné ce malheureux... Après mon départ, il est entré dans ma chambre, il a jeté le reste d’un des billets dans l’âtre, il a tout disposé pour établir ma culpabilité... Eh bien ! si vous croyez encore que je suis l’assassin de Poch, placez-moi en face du jury... J’accuserai Kroff... Le débat sera entre nous deux, et je saurai ce qu’il faut penser de la justice des hommes, si c’est moi qu’elle condamne ! »

Dimitri Nicolef avait mis moins d’animation qu’on ne le supposerait en présentant ces arguments qui, selon lui, concluaient à sa justification.

M. Kerstorf ne l’avait point interrompu, et lorsque le professeur, en terminant, ajouta :

« Signez-vous l’ordre de mon arrestation ?...

– Non, monsieur Nicolef », répondit-il.

XIV §

Coups sur coups §

Il est de toute évidence que l’affaire se limitait maintenant au cabaretier Kroff et au professeur Dimitri Nicolef. Le fragment de billet ramassé au coin de l’âtre écartait toute idée que le crime eût été commis par un de ces malfaiteurs dont la police signalait la présence en cette partie de la province livonienne. Après l’assassinat, comment un de ces rôdeurs eût-il pu, sans être surpris, s’introduire dans la chambre du voyageur, y déposer le tisonnier, en admettant que cet ustensile eût servi à forcer le volet de la fenêtre, et jeter dans la cheminée ce billet, brûlé moins l’angle recueilli sous les cendres ?... Comment Dimitri Nicolef, d’une part, Kroff, de l’autre, n’auraient-ils rien entendu, si profond qu’eût été leur sommeil ?... Et comment, enfin, l’assassin aurait-il pu avoir la pensée de faire retomber la responsabilité du crime sur ce voyageur ?... Le meurtre et le vol accomplis, il se fût enfui au plus vite, et, le jour venu, il eût été loin du kabak de la Croix-Rompue.

Cela était le bon sens même. L’instruction devait donc se restreindre à ces deux hommes, de situation sociale si différente, et se prononcer entre eux.

Et cependant, ce qui ne laissa pas d’étonner les esprits les plus calmes, après cette dernière perquisition faite à l’auberge, il n’y eut mandat d’arrestation ni contre l’un ni contre l’autre.

On l’imagine sans peine, à la suite de ces nouvelles constatations, l’animation des partis se déchaîna avec une passion plus violente encore. Il est très important de noter ici que l’affaire se doubla plus étroitement alors de l’animosité publique qui séparait en deux camps, non seulement la ville de Riga, mais les trois gouvernements des provinces Baltiques.

Dimitri Nicolef était slave, et les Slaves le soutiendraient autant dans l’intérêt de la cause que parce que, en réalité, ils se refusaient à le croire coupable de ce crime.

Kroff était d’origine germanique, et les Allemands s’en faisaient le défenseur, bien plus pour combattre Dimitri Nicolef que parce qu’ils portaient intérêt à ce tenancier d’un misérable kabak de campagne.

Les journaux luttèrent à coups d’articles sensationnels, suivant l’opinion qu’ils défendaient. On discutait dans les hôtels de la noblesse, dans les habitations de la bourgeoisie, dans les bureaux des commerçants, dans les maisons des ouvriers et des mercenaires.

Il faut en convenir, la situation du gouverneur général se compliquait. Les élections municipales approchaient. C’était avec plus d’éclat, avec plus d’enthousiasme que les Slaves proclamaient Dimitri Nicolef leur candidat et l’opposaient à M. Frank Johausen.

La famille du riche banquier, ses amis, ses clients, loin d’abandonner la lutte, combattaient par tous les moyens en leur pouvoir. Ils avaient pour eux, il est à peine nécessaire de le dire, la puissance de l’argent, et ils ne le ménageaient pas aux journaux de leur parti. Les autorités, les magistrats s’entendaient accuser de faiblesse, voire même de partialité. On exigeait la mise en arrestation de Dimitri Nicolef, et ceux qui parlaient avec plus de modération demandaient au moins l’arrestation de l’aubergiste et du professeur. Il importait que cette affaire eût son dénouement, quel qu’il fût, avant que les partis se rencontrassent sur le terrain électoral, et le scrutin, appelé à se prononcer pour la première fois dans des conditions nouvelles, devait fonctionner avant peu.

Et, au milieu de ce conflit dont il ne se souciait guère, que devenait Kroff ?...

Kroff ne quittait point le kabak où les agents exerçaient une surveillance sévère. Il continuait son métier. Chaque soir, ses clients, paysans ou bûcherons, se réunissaient comme d’habitude dans la grande salle. Mais on voyait que cette situation ne laissait pas de l’inquiéter. Du moment qu’on laissait le professeur en liberté, il craignait d’être mis en état d’arrestation. Plus insociable que jamais, baissant les yeux devant les regards trop directement fixés sur lui, il accusait sans cesse Nicolef avec un excès, une ténacité, une colère, qui lui faisaient monter le sang au visage à faire craindre qu’il ne fût frappé de congestion.

D’ordinaire, il y a grande joie dans une maison où se font des préparatifs de mariage. Toute la famille est en fête. On laisse entrer à pleines fenêtres l’air et la gaieté. Le bonheur jaillit de toutes parts.

Il n’en était pas ainsi dans la demeure de Dimitri Nicolef. Peut-être ne pensait-il plus à cette affaire, qui avait si profondément troublé sa vie, mais ne devait-il pas tout craindre de la part d’impitoyables créanciers, les plus acharnés de ses ennemis ?...

Sept jours s’étaient écoulés depuis le dernier interrogatoire dans le cabinet de M. Kerstorf.

On était au 13 mai.

Le lendemain, l’engagement souscrit par Nicolef venait à échéance. Si, dans la matinée, il ne se présentait pas à la caisse de MM. Johausen frères avec les dix-huit mille roubles dus, il serait assigné en paiement. Or, cette somme, il ne l’avait pas. Après avoir déjà payé une partie des dettes paternelles, soit sept mille roubles, il avait espéré pouvoir se libérer du reste, et voici qu’il n’allait pouvoir faire face à l’échéance.

C’était là que l’attendaient MM. Johausen, et un dilemme terrible s’élevait contre leur débiteur.

Ou Dimitri Nicolef n’était pas en mesure de s’acquitter, ou il l’était.

Dans le premier cas, si l’affaire de la Croix-Rompue se dénouait à son avantage, si l’enquête que M. Kerstorf poursuivait découvrait des charges nouvelles contre l’aubergiste, si enfin la culpabilité de Kroff ne pouvait plus être mise en doute, s’il était arrêté, jugé, si enfin l’innocence du professeur éclatait dans toute sa plénitude par la condamnation du vrai coupable, MM. Johausen le tenaient encore avec cette créance qu’il ne pouvait rembourser. En l’exécutant sans pitié, ils lui feraient payer le sang du jeune Karl et tout ce qu’ils avaient souffert dans leur intérêt et leur amour-propre, à ce rival qui levait contre l’élément germanique le drapeau du panslavisme.

Dans le second cas, si Dimitri Nicolef avait les fonds nécessaires au remboursement, c’est qu’ils provenaient du vol fait au kabak. MM. Johausen le savaient, c’était à grand-peine, en sacrifiant ses dernières ressources, que le professeur avait pu s’acquitter de sept mille roubles sur vingt-cinq mille. Où aurait-il trouvé les dix-huit mille roubles restants, s’il ne se les était pas procurés par un acte criminel ?... Et alors, en apportant cette somme le jour de l’échéance, ces billets d’État dont il ignorait que la maison de banque eût les numéros, Nicolef se dénoncerait lui-même, et, cette fois, ni la protection des autorités, ni l’intervention de ses amis ne pourraient s’interposer : il serait perdu, perdu irrémédiablement.

La matinée du lendemain s’écoula sans que Dimitri Nicolef se fût présenté à la caisse de MM. Johausen frères.

Dans l’après-midi, vers quatre heures, une assignation lancée par les banquiers mit en demeure Dimitri Nicolef d’avoir à payer la somme de dix-huit mille roubles échue le jour même.

Le malheur voulut que ce fût Wladimir Yanof qui reçut cette assignation de la main de l’huissier. Oui !... le malheur, comme on va le voir.

Wladimir prit connaissance de cette assignation. Elle disait que Nicolef, engagé pour les dettes paternelles, était encore redevable vis-à-vis de MM. Johausen frères d’une somme considérable ; Wladimir comprit tout, ayant su autrefois que le professeur avait éprouvé de grands embarras pécuniaires à la mort de son père ; il comprit que Nicolef avait répondu des dettes de celui-ci ; il comprit que, s’il n’avait jamais voulu en parler à sa famille, à ses enfants, c’était pour ne pas ajouter ce souci à tant d’autres, c’était qu’il espérait s’acquitter du restant de la dette à force d’économies et de travail.

Oui ! Wladimir comprit tout cela, et il comprit aussi quel était son devoir.

Son devoir, c’était de sauver Dimitri Nicolef, puisqu’il le pouvait. Ne possédait-il pas une somme plus que suffisante, – les vingt mille roubles provenant du dépôt laissé par Michel Yanof entre les mains du professeur, et dont celui-ci lui avait fait remise intégrale à Pernau ?...

Eh bien, il prendrait sur cette somme ce qui serait nécessaire au paiement intégral de la dette, il rembourserait MM. Johausen frères, il sauverait Dimitri Nicolef de cette dernière catastrophe.

Il était alors cinq heures du soir, et la maison de banque fermait à six.

Wladimir Yanof n’avait pas un instant à perdre. Résolu à ne rien dire de ce qu’il allait faire, il regagna sa chambre, prit dans son bureau un nombre de billets suffisant pour verser la somme due, sortit sans avoir été vu de personne, et se dirigea vers la porte de la maison.

En ce moment cette porte s’ouvrit. Jean et Ilka rentraient ensemble.

« Vous partez, Wladimir ? dit la jeune fille en lui tendant la main.

– Oui, chère Ilka, répondit Wladimir, une course qui ne me retiendra pas longtemps. Je serai de retour avant l’heure du dîner. »

Peut-être eut-il alors la pensée de mettre le frère et la sœur au courant de ce qu’il allait faire... Il se retint. Si aucun incident ne l’obligeait à parler, il ne voulait pas que cela fût connu avant son mariage. Après, lorsque la jeune fille serait sa femme, il lui dirait tout, et il savait bien qu’elle l’approuverait d’avoir sauvé son père, même en compromettant leur avenir.

« Allez, Wladimir, dit-elle, et revenez promptement. Je suis moins inquiète lorsque je vous sais là. Je crains toujours que mon père...

– Il est plus triste, plus accablé que jamais, observa Jean, dont les yeux brillaient de colère. Ces misérables finiront par le tuer !... Il est malade... plus malade qu’on ne pense...

– Tu exagères, Jean, reprit Wladimir, et ton père a une endurance morale dont ses ennemis ne triompheront pas !

– Puissiez-vous dire vrai, Wladimir ! » répondit la jeune fille.

Wladimir lui serra la main, et ajouta : « Ayez confiance !... Dans quelques jours, toutes ses épreuves seront finies ! »

Il s’élança dans la rue, et, vingt minutes plus tard, il arrivait à la maison de banque de MM. Johausen frères.

La caisse étant ouverte, Wladimir se présenta au guichet du caissier.

Ce caissier, auquel il s’adressa, lui fit observer que cette affaire regardait les chefs de la maison, détenteurs de l’engagement de Nicolef, et il l’invita à les voir dans leur cabinet.

MM. Johausen étaient là, et, lorsque la carte de Wladimir Yanof leur eut été remise :

« Wladimir Yanof !... s’écria l’un des frères. Il vient de la part de Nicolef... Il va nous demander du temps ou un renouvellement de l’obligation...

– Ni un jour ni une heure ! répondit Frank Johausen d’une voix que l’on sentait impitoyable. Dès demain nous le ferons exécuter. »

Wladimir Yanof, prévenu par un des garçons de bureau que MM. Johausen étaient prêts à le recevoir, entra aussitôt.

La conversation s’engagea en ces termes :

« Messieurs, dit Wladimir, je suis venu à propos d’une créance que vous avez sur Dimitri Nicolef, créance échue ce jour, et pour laquelle vous lui avez adressé une assignation...

– En effet, Monsieur, répondit Frank Johausen.

– Cette créance, reprit Wladimir, est de dix-huit mille roubles en principal et intérêts...

– En effet... dix-huit mille.

– Et elle constitue le solde des engagements que M. Dimitri Nicolef a pris envers vous à la mort de son père...

– Exactement, répondit Frank Johausen, mais nous ne pouvons admettre aucun délai...

– Qui vous le demande, Messieurs ?... répliqua d’un ton hautain Wladimir.

– Ah ! fit l’aîné des deux frères. Comme nous devions être remboursés avant midi...

– Vous le serez avant six heures, voilà tout, et je ne pense pas que votre maison ait été sur le point de suspendre ses paiements à cause de ce retard.

– Monsieur !... s’écria Frank Johausen, dont ces paroles ironiques et froides excitaient la colère. Apportez-vous donc cette somme de dix-huit mille roubles ?...

– La voici ! répondit Wladimir, qui tendit la liasse de billets de banque. Où sont les titres de créance ? »

MM. Johausen, non moins surpris qu’irrités, ne répondirent pas. L’un d’eux alla vers le coffre-fort placé dans un angle du cabinet, il ouvrit un portefeuille à fermoir, des plis duquel il retira l’obligation et la posa sur la table.

Wladimir la prit, l’examina attentivement, constata que c’était bien l’engagement signé par Dimitri Nicolef au profit de MM. Johausen frères, et, remettant la liasse de billets :

« Veuillez compter », dit-il.

Frank Johausen était devenu pâle, tandis que Wladimir le couvrait d’un regard méprisant. Sa main tremblait en froissant les billets de banque.

Soudain ses yeux s’animent. Une joie féroce brille sur son visage, et c’est d’une voix imprégnée de haine qu’il s’écrie :

« Ce sont là, Monsieur Yanof, des billets qui ont été volés.

– Volés ?...

– Oui... volés dans le portefeuille du malheureux Poch !

– Non !... Ces billets sont ceux que Dimitri Nicolef m’a apportés à Pernau, un dépôt que lui avait confié autrefois mon père...

– Tout s’explique ! affirma M. Frank Johausen. Ce dépôt... il n’était plus en mesure de vous le rendre, et alors, profitant d’une occasion... »

Wladimir recula d’un pas.

« Notre maison en avait conservé les numéros, et en voici la liste, ajoute Frank Johausen, en retirant du tiroir de la table une feuille de papier couverte de chiffres.

– Monsieur... monsieur, balbutiait Wladimir atterré, les paroles ne pouvant plus s’échapper de sa bouche.

– Oui, reprit Frank Johausen, et, puisque c’est de la part de M. Nicolef que vous apportez ces billets, c’est que Dimitri Nicolef les a volés à notre garçon de banque après l’avoir assassiné dans le kabak de la Croix-Rompue ! »

Wladimir Yanof ne trouva rien à répondre... Il sentait sa tête s’égarer, sa raison l’abandonner... Et pourtant, à travers le trouble de ses pensées, il comprit que Dimitri Nicolef était définitivement perdu... On dirait qu’il avait dissipé le dépôt confié à ses soins, que, s’il avait quitté Riga au reçu de la lettre de Wladimir Yanof, c’était pour aller l’implorer et non lui rendre un argent qu’il n’avait plus ; que le hasard lui avait fait rencontrer Poch dans la malle-poste... Poch porteur d’un portefeuille de la maison de banque ; qu’il l’avait tué et volé, et que c’étaient les billets mêmes de MM. Johausen qu’il avait remis au fils de son ami Yanof, dépouillé par un indigne abus de confiance !...

« Dimitri !... répétait Wladimir, Dimitri... aurait...

– À moins que ce ne soit vous... répondit Frank Johausen.

– Misérable ! »

Mais Wladimir avait autre chose à faire qu’à venger cette insulte personnelle. Que l’on en vînt à prétendre qu’il fût l’auteur du crime, ce n’était pas pour le préoccuper. Il ne songeait qu’à Nicolef.

« Enfin, dit M. Frank Johausen, après avoir mis dans sa poche la liasse des billets volés, nous le tenons ce coquin !... Ce ne sont plus des présomptions, ce sont des certitudes, des preuves matérielles !... M. Kerstorf m’a donné un bon avis en me conseillant de garder le secret sur le numérotage des billets !... Tôt ou tard, l’assassin devait se faire prendre, et il est pris !... Je vais chez M. Kerstorf, et, avant une heure, un mandat d’arrestation aura été lancé contre Nicolef ! »

Cependant Wladimir Yanof s’était jeté dans la rue. Il marchait à pas précipités, à pas de fou, vers la maison du professeur. Il s’efforçait de chasser de son esprit les tumultueuses pensées qui l’emplissaient. Il ne voulait rien croire tant que Nicolef ne se serait pas expliqué, et c’est cette explication qu’il allait chercher. Car, enfin, ces billets, c’étaient bien ceux que Dimitri Nicolef lui avait apportés à Pernau, et il ne s’était pas encore dessaisi d’un seul !...

Wladimir Yanof, arrivé devant la maison, ouvrit la porte.

Personne au rez-de-chaussée, ni Jean ni Ilka, – heureusement. La seule vue de Yanof leur aurait appris qu’un nouveau malheur venait de s’abattre sur la famille, et, cette fois, sans rémission.

Wladimir monta l’escalier qui conduisait au cabinet du professeur.

Dimitri Nicolef était assis à sa table de travail, la tête dans les mains. Il se releva à l’entrée de Wladimir qui restait debout sur le seuil.

« Qu’as-tu ?... demanda Nicolef, en dirigeant sur lui ses regards fatigués.

– Dimitri ! s’écria Wladimir, parlez-moi... dites-moi tout... Je ne sais... justifiez-vous... Non ! ce n’est pas possible !... Expliquez-vous... ma raison s’égare...

– Qu’y a-t-il donc ?... répondit Nicolef. Encore quelque malheur qui vient s’ajouter à tant d’autres ? »

Et il prononça ces désespérantes paroles en homme qui s’attend à tout, et que nul coup du sort ne peut plus surprendre.

« Wladimir... reprit-il, c’est moi maintenant qui t’ordonne de parler... Me justifier, et de quoi ?... Tu en es donc venu à croire que je suis... »

Wladimir ne le laissa pas achever, et, se maîtrisant par un effort surhumain :

« Dimitri, dit-il, il y a une heure... une assignation est arrivée ici.

– Au nom des frères Johausen !... répondit Nicolef. Alors, tu sais maintenant quelle est ma situation vis-à-vis d’eux... Je ne puis les rembourser... et c’est une dette qui retombera sur la tête des miens ! Wladimir, tu vois, il est impossible, à présent, que tu puisses devenir mon fils... »

Wladimir Yanof ne répondit pas à cette dernière phrase, empreinte d’une profonde amertume.

« Dimitri... reprit-il, j’ai eu la pensée qu’il m’appartenait de mettre fin à cette triste situation...

– Toi ?...

– J’avais à ma disposition la somme que vous m’aviez remise à Pernau...

– Cet argent t’appartient, Wladimir !... Il te vient de ton père... C’est un dépôt que je t’ai rendu...

– Oui... je sais... je sais... et, puisqu’il m’appartenait, j’avais le droit d’en disposer... J’ai pris les billets... ceux-là mêmes que vous m’aviez apportés... et je suis allé à la maison de banque...

– Tu as fait cela... tu as fait cela !... s’écria Nicolef, qui ouvrit les bras au jeune homme. Pourquoi l’as-tu fait ?... C’est ta seule fortune !... Ton père ne te l’a pas laissée pour qu’elle serve à payer les dettes du mien !...

– Dimitri... répondit Wladimir en baissant la voix, ces billets que j’ai remis à MM. Johausen... ce sont les billets mêmes qui ont été volés dans le portefeuille de Poch, à l’auberge de la Croix-Rompue et dont la banque avait les numéros...

– Les billets... les billets !... »

Et, en répétant ces mots, Nicolef, qui venait de se lever, poussa un cri terrible, qui fut entendu de toute la maison.

Presque aussitôt la porte du cabinet s’ouvrit.

Ilka et Jean parurent.

En voyant dans quel état se montrait l’infortuné, tous deux se précipitèrent vers lui, tandis que Wladimir, à l’écart, cachait sa tête entre ses mains.

Ni le frère, ni la sœur ne songeaient à demander une explication. Avant tout, secourir leur père qui suffoquait. Ils le forcèrent à se rasseoir, et, d’ailleurs, il ne pouvait plus se tenir debout. Et, de sa bouche, s’échappaient ces mots :

« Billets volés... billets volés !...

– Mon père... s’écria la jeune fille, qu’y a-t-il ?...

– Wladimir, demanda Jean, qu’est-il arrivé ?... Est-ce que la folie... »

Nicolef se releva et, allant à Wladimir, il lui saisit les mains, il les écarta de sa figure. Puis, d’une voix étranglée, après l’avoir forcé à le regarder en face :

« Ces billets que tu avais reçus de moi... ces billets que tu as portés à la banque Johausen... ces billets sont ceux qui ont été volés dans le portefeuille de Poch... de Poch assassiné ?...

– Oui ! dit Wladimir.

– Je suis perdu... perdu !... » s’écria Nicolef.

Et, repoussant ses enfants, avant qu’ils eussent pu l’en empêcher, se précipitant hors du cabinet, il remonta dans sa chambre. Mais il ne s’y enferma pas comme d’habitude. Un quart d’heure après, il descendait l’escalier, il ouvrait la porte de la rue, et s’enfuyait à travers le faubourg au milieu de l’obscurité.

Jean et Ilka n’avaient rien compris à cette terrible scène. Ces mots : billets volés !... billets volés !... ne pouvaient pas leur apprendre que, maintenant, leur père allait être écrasé par l’évidence !...

Ils se retournèrent vers Wladimir, et celui-ci, les yeux baissés, la voix déchirée, raconta ce qu’il venait de faire, comment, en voulant sauver Nicolef, l’arracher aux mains des Johausen, il l’avait perdu !... Qui pourrait soutenir son innocence, alors que les billets dérobés au malheureux Poch avaient été trouvés sinon en sa possession, du moins entre les mains de Wladimir Yanof ?... Celui-ci n’avait-il pas avoué devant les banquiers que ces billets provenaient du dépôt que lui avait restitué Nicolef ?...

Jean et Ilka, atterrés par cette révélation, pleuraient.

En ce moment, la servante les avertit que des agents demandaient M. Dimitri Nicolef. Envoyés par le juge d’instruction sur la dénonciation de MM. Johausen, ils venaient procéder à l’arrestation de l’assassin de la Croix-Rompue.

La nouvelle de cette arrestation ne s’était pas répandue à travers la ville. On ignorait que l’affaire fût entrée dans cette phase, – la dernière sans doute, et dont le dénouement était prochain.

Tandis que les agents visitaient la maison pour s’assurer que Nicolef n’y était pas, Wladimir, Jean et Ilka, sans s’être concertés, mus par un même sentiment, s’élancèrent dans la rue.

Ils voulaient rejoindre leur père... ils ne l’abandonneraient pas... Et, malgré tant de témoignages accablants, malgré tant de preuves accumulées, ils se refusaient à le croire coupable. Ces pauvres cœurs, si unis, se révoltaient à cette pensée, et pourtant les derniers mots prononcés par Nicolef : « Je suis perdu !... je suis perdu !... » n’était-ce pas comme un aveu qui était sorti de sa bouche ?...

La nuit était déjà venue. On avait vu Nicolef remonter le faubourg. Wladimir, Jean et Ilka, courant dans cette direction, atteignirent l’ancienne enceinte de la ville. La campagne tout obscure s’étendait devant eux. Ils prirent la route de Pernau, s’abandonnant pour ainsi dire à l’instinct qui les poussait de ce côté.

À deux cents pas de là, tous trois s’arrêtèrent devant un corps étendu sur l’accotement de la route.

C’était Dimitri Nicolef.

Près de lui gisait un couteau sanglant.

Ilka et Jean se jetèrent sur le corps de leur père, tandis que Wladimir allait chercher du secours à la maison la plus rapprochée.

Des paysans vinrent avec une civière, et Nicolef fut rapporté à sa maison, où le docteur Hamine, immédiatement appelé, ne put que constater à quelle cause était due la mort.

Dimitri Nicolef s’était frappé et comme avait été frappé Poch, – un coup au cœur, et le couteau avait laissé autour de la blessure une empreinte semblable à celle que portait le cadavre du garçon de banque.

Le misérable, se sentant perdu, s’était suicidé pour échapper au châtiment de son crime !

XV §

Sur une tombe §

Il était enfin terminé, ce drame judiciaire qui avait passionné la population des provinces Baltiques et surexcité la lutte des partis à la veille de se mesurer sur le terrain électoral. Encore une fois, après la mort violente de l’homme qui représentait l’élément slave, les Allemands allaient l’emporter. Toutefois, l’antagonisme devait reprendre tôt ou tard, et la russification finirait par s’opérer sous l’influence du gouvernement.

Et non seulement Dimitri Nicolef s’était suicidé, mais ce suicide, accompli dans des circonstances terribles, alors que l’incident des billets volés venait de se produire, ne permettait plus de mettre sa culpabilité en doute. Ainsi, lorsqu’il avait quitté Riga, au reçu de la lettre de Wladimir Yanof, il ne possédait plus le dépôt à lui confié. Se rendait-il près du fils de son ami pour lui dire la vérité, ou son projet était-il de s’enfuir après cet abus de confiance qu’il ne pouvait réparer ?... Il eût été difficile d’être fixé sur ce point. Ce que l’on doit croire, c’est que Nicolef avait été surpris par l’arrivée inattendue du proscrit échappé des mines de Sibérie ; c’est qu’il se sentait saisi dans un engrenage où allait passer tout son honneur ; c’est que, entre Wladimir Yanof, auquel il ne pouvait rendre l’héritage de son père, et MM. Johausen, qu’il serait dans l’impossibilité de rembourser quelques semaines plus tard, il ne voyait aucun moyen de salut... Et alors, le garçon de banque Poch s’était rencontré sur sa route, et le produit du vol lui avait permis de porter à Pernau la somme qu’il avait dissipée. C’était la première dette éteinte, mais à quel prix ? Au prix d’un double crime, un assassinat et un vol !

Puis, lorsque tout fut découvert, quand la lumière s’était faite sur cette affaire si obscure jusque-là, lorsque, grâce à leurs numéros, les billets présentés par Wladimir Yanof avaient été reconnus pour être ceux que renfermait le portefeuille de Poch, Dimitri Nicolef, le vrai coupable, Dimitri Nicolef, le meurtrier, s’était frappé du couteau même dont il avait frappé sa victime, d’un seul coup, au cœur.

Le dénouement de cette affaire, cela va sans dire, rendit à l’aubergiste Kroff toute sécurité. Il était temps. Le lendemain, M. Kerstorf se préparait à signer son arrestation. Du moment qu’une ordonnance de non-lieu interviendrait en faveur de Dimitri Nicolef, Kroff serait mis directement en cause. Nicolef ou Kroff, la justice ne pouvait chercher d’autres coupables. On sait d’ailleurs quelles présomptions s’élevaient contre l’aubergiste, et, lorsque le magistrat apprit ce qui s’était passé dans les bureaux de MM. Johausen frères, il ne fut pas un des moins étonnés d’avoir à proclamer l’innocence de Kroff et la culpabilité de Nicolef.

Kroff reprit donc son existence habituelle au kabak de la Croix-Rompue, et sut tirer avantage de cette situation. N’était-il pas comme un condamné réhabilité, après qu’on a reconnu l’injustice de sa condamnation ?... Bref, on en parla quelques jours encore, puis on n’en parla plus.

Quant aux banquiers, s’ils n’étaient pas payés de la dette contractée envers eux par Dimitri Nicolef, ils venaient de récupérer du moins cette somme de dix-huit mille roubles que Wladimir Yanof avait laissée entre leurs mains.

Après l’enterrement du professeur, Ilka et Jean, qui ne devait plus retourner à l’université de Dorpat, regagnèrent leur maison, dont nombre des anciens amis de Nicolef ne songeaient plus à franchir le seuil. Trois seulement ne les abandonnèrent pas dans ce désastre, Wladimir Yanof, il n’est pas besoin de le nommer, M. Delaporte et le docteur Hamine.

Le frère et la sœur ne voyaient plus clair dans leur vie. Tout paraissait obscur, même ce qui touchait à Dimitri Nicolef, qu’il semblait contre nature de croire coupable. Ils allaient jusqu’à se dire que peut-être sa raison ayant succombé sous cette persistance du mauvais sort à le frapper, il avait pu devenir fou ; que, dans un accès d’aliénation mentale, il s’était suicidé, que ce suicide ne prouvait pas qu’il fût l’auteur du crime de la Croix-Rompue.

Faut-il le dire ?... C’est ainsi que pensait Wladimir Yanof, se refusant à admettre ce que les faits démontraient matériellement. Et pourtant, comment ces billets numérotés se fussent-ils trouvés en la possession de Dimitri Nicolef, s’il ne les eût volés sur le cadavre de Poch ?...

Et, lorsqu’il discutait avec le docteur Hamine, le plus vieil ami de la famille, celui-ci répondait avec une irréfutable logique :

« J’admettrais tout, mon cher Wladimir, j’admettrais que ce n’est pas Nicolef qui a volé Poch, bien que le produit de ce vol ait été saisi entre ses mains, j’admettrais même que son suicide ne prouve pas sa culpabilité, et qu’il a pu se tuer dans une crise de folie, crise provoquée par de si épouvantables épreuves... Mais il y a un fait qui domine tout... Dimitri s’est frappé avec la même arme qui avait frappé Poch, et, devant ce fait, il faut bien se rendre à l’évidence, si affreuse, je dirai si invraisemblable qu’elle soit !...

– S’il en est ainsi, reprit Wladimir en faisant une dernière observation, Dimitri Nicolef aurait possédé un couteau de ce genre, et son fils, sa fille ne le lui auraient jamais vu ?... Non, docteur, ni eux ni personne !... Il y a là un point...

– Auquel je ne puis vous faire qu’une réponse, Wladimir. Oui... Nicolef possédait ce couteau, et comment en douter, puisqu’il s’en est servi à deux reprises, contre Poch et contre lui-même !... »

Wladimir Yanof courbait la tête devant l’évidence, ne sachant quoi répondre...

Le docteur Hamine dit alors :

« Et maintenant, ses malheureux enfants, que vont-ils devenir... Jean... Ilka ?...

– Jean ne sera-t-il pas mon frère quand Ilka sera ma femme ? »

Le docteur saisit la main de Wladimir et la pressa vivement.

« Avez-vous donc pu croire, docteur, ajouta Wladimir, que je renoncerais à épouser Ilka, que j’aime, qui m’aime... son père fût-il coupable ?... »

Et, s’il s’obstinait à ce doute, c’était bien dans son amour seul qu’il trouvait la force de douter, après ce qu’avait dit le docteur Hamine.

« Non, Wladimir, répondit celui-ci, je n’ai jamais cru que vous vous refuseriez à épouser Ilka... L’infortunée est-elle responsable ?...

– Elle ne l’est pas !... s’écria Wladimir. À mes yeux, c’est la plus sainte, la plus noble des créatures, la plus digne de l’amour d’un honnête homme !... Notre mariage est reculé, mais il se fera... Puis, s’il faut quitter cette ville, nous la quitterons...

– Wladimir, je reconnais là votre grand cœur... Vous voulez épouser Ilka, mais Ilka voudra-t-elle ?...

– Si elle refusait, c’est qu’elle ne m’aimerait pas...

– Si elle refusait, Wladimir, ne serait-ce pas parce qu’elle vous aime et d’un amour dont elle ne veut pas que vous puissiez jamais rougir ! »

Cette conversation ne modifia en aucune façon les sentiments de Wladimir Yanof, décidé, au contraire, à presser son mariage avec Ilka, à le faire dès que les convenances le permettraient. Ce que l’on dirait dans la ville, ce que l’on penserait de lui, le blâme même de ses amis, était-il homme à s’en inquiéter ?... Et, d’ailleurs, un autre sujet de préoccupation le hantait : c’était sa situation personnelle.

Du dépôt que lui avait remis Dimitri Nicolef, il ne lui restait que peu de chose, soit deux mille roubles, après la restitution faite à MM. Johausen frères... Il est vrai, cette fortune, ne la sacrifiait-il pas lorsqu’il allait à la maison de banque rembourser l’obligation de Dimitri Nicolef ?... Eh bien ! si l’avenir ne l’effrayait pas alors, pourquoi à présent l’eût-il effrayé davantage ?... Il travaillerait pour sa femme et pour lui.... Avec l’amour d’Ilka, rien ne lui serait impossible...

Quinze jours se passèrent. Jean, Ilka, Wladimir, le docteur Hamine ne s’étaient pas quittés pour ainsi dire. Le docteur et, plusieurs fois, M. Delaporte avaient été les seuls qui fussent venus dans la maison du professeur.

Wladimir n’avait pas encore prononcé un mot relatif au mariage.

Mais sa présence parlait pour lui. D’autre part, ni Jean ni Ilka n’y avaient fait allusion. Le plus souvent le frère et la sœur gardaient le silence, et durant de longues heures demeuraient enfermés dans la même chambre.

Wladimir résolut alors de faire sortir la jeune fille de la réserve où elle se tenait, et, ce jour-là, seul avec elle dans la salle :

« Ilka, dit-il d’une voix émue, lorsque je quittai Riga, il y a quatre ans, lorsque je fus séparé de vous et envoyé en Sibérie, je vous promis que je ne vous oublierais jamais. Vous ai-je oubliée ?...

– Non, Wladimir.

– Je vous promis de vous aimer toujours... Mes sentiments ont-ils changé ?...

– Pas plus que les miens pour vous, Wladimir, et, si l’autorisation m’en eût été accordée, je vous aurais rejoint là-bas, et je serais devenue votre femme...

– La femme d’un condamné, Ilka...

– La femme d’un exilé, Wladimir », répondit la jeune fille.

Wladimir sentit bien la pensée que signifiait cette réponse. Mais il ne voulut pas s’y attacher, et reprenant :

« Eh bien, dit-il, ce n’est pas vous, Ilka, qui avez eu à aller là-bas pour être ma femme... Les circonstances se sont modifiées, et c’est moi qui suis venu ici pour être votre mari...

– Vous avez raison de dire que les circonstances se sont modifiées, Wladimir... Oui !... horriblement ! »

Ilka prononça ce dernier mot avec une telle expression de douleur que tout son corps en tremblait.

« Chère Ilka, reprit Wladimir, quelque cruel souvenir qu’il doive vous rappeler, j’ai voulu avoir un entretien avec vous. Je ne le prolongerai pas. Je viens seulement vous demander de tenir vos promesses...

– Mes promesses, Wladimir, répondit Ilka qui ne pouvait contenir les sanglots dont sa poitrine était pleine, mes promesses ?... Quand je les ai faites, j’étais digne de les faire... Aujourd’hui...

– Aujourd’hui, Ilka, vous êtes toujours digne de les tenir !

– Non, Wladimir, et il faut oublier les projets que nous avions formés.

– Vous saviez bien que je ne les oublierais jamais ! Ne seraient-ils pas réalisés depuis quinze jours, ne serions-nous pas l’un à l’autre, sans le malheur qui s’est produit à la veille de notre mariage ?...

– Oui, répondit Ilka avec résignation, et Dieu soit loué que notre union n’ait pas été accomplie !... Vous n’avez ni à vous repentir ni à rougir d’être entré dans une famille où se sont introduits la honte, le déshonneur !

– Ilka, dit gravement Wladimir, je ne me serais pas repenti, je vous le jure, et je n’aurais pas rougi d’être le mari d’Ilka Nicolef, puisqu’elle ne peut être atteinte par cette honte !...

– Eh bien... oui. Wladimir, je vous crois !... s’écria la jeune fille dont le cœur débordait. Je connais la noblesse de votre caractère. Vous ne vous seriez pas repenti... vous n’auriez pas rougi de moi !... Vous m’aimez de toute votre âme, mais pas plus que je ne vous aime...

– Ilka, mon adorée Ilka !... » s’écria Wladimir, qui voulut lui prendre la main.

Ilka se retira doucement et répondit :

« Oui... nous nous aimons... Notre amour c’était le bonheur... Mais un mariage entre nous est devenu impossible.

– Impossible ! répéta Wladimir. Voici ce dont je dois être, dont je suis seul juge... Je ne suis pas un enfant, Ilka !... Ma vie n’a pas été si facile, si heureuse jusqu’ici que je n’aie pas pris l’habitude de réfléchir à ce que je fais !... Il me semblait, puisque je vous aime, puisque vous m’aimez, que je touchais enfin au bonheur !... J’avais l’espoir que vous auriez confiance en moi au point de tenir pour juste ce que je crois juste, pour juger d’une situation que vous ne pouvez juger comme elle doit l’être...

– Que je juge comme le monde la jugera, Wladimir !

– Et que m’importe l’opinion de ce que vous appelez le monde, chère Ilka !... Le monde, pour moi, c’est vous, vous seule... comme pour vous il ne doit être que moi !... Nous quitterons cette ville, si vous le voulez !... Jean nous suivra, et, partout où nous irons, nous serons, heureux, je vous le jure !... Ilka, ma chère Ilka, dites que vous voulez être ma femme !... »

Wladimir se jeta à ses genoux, il la pria, il la supplia. Mais il semblait qu’Ilka eût encore plus d’horreur d’elle-même, quand elle le vit dans cette attitude.

« Relevez-vous... relevez-vous !... suppliait-elle. On ne s’agenouille pas devant la fille d’un... »

Wladimir ne la laissa pas achever :

« Ilka... Ilka... répéta-t-il, la tête perdue, les yeux noyés de larmes, soyez ma femme...

– Jamais, répondit Ilka, jamais la fille d’un assassin ne sera la femme de Wladimir Yanof. »

Cette scène les avait brisés tous les deux. Ilka regagna sa chambre. Wladimir, arrivé au paroxysme du désespoir, sortit de la maison, erra au hasard dans les rues, à travers la campagne, et se réfugia enfin chez le docteur Hamine.

Le docteur comprit bien qu’une explication avait eu lieu entre les deux fiancés, séparés maintenant par un infranchissable abîme, – celui que creusent les conventions sociales.

Wladimir raconta cette scène, répétant tout ce qu’il avait fait de prières, de supplications pour changer la résolution d’Ilka.

« Hélas ! mon cher Wladimir, répliqua le docteur Hamine, je vous l’avais bien dit... Je connais Ilka et rien ne la fera revenir...

– Ah ! docteur, ne m’ôtez pas le peu qui me reste d’espoir !... Elle consentira...

– Jamais Wladimir... C’est une âme intraitable... Elle se sent déshonorée, et elle ne sera jamais votre femme, jamais, puisqu’elle est la fille d’un assassin...

– Et si elle ne l’était pas ? s’écria Wladimir. Si son père n’était pas l’auteur du crime ? »

Le docteur Hamine détourna la tête pour n’avoir point à répondre à cette question résolue maintenant.

Alors Wladimir, se maîtrisant, reprenant pleine et entière possession de lui-même, s’expliqua, la voix grave, empreinte d’une extraordinaire force de résolution :

« Voici simplement ce que je veux vous dire, docteur... Je considère Ilka comme étant ma femme devant Dieu... et j’attendrai...

– Quoi Wladimir ?...

– Que Dieu intervienne ! »

Des mois s’écoulèrent. La situation n’avait pas changé. L’apaisement s’était fait dans les diverses classes de la ville relativement à cette affaire. On n’en parlait plus. Le parti germanique l’avait emporté aux élections municipales. Frank Johausen, réélu, affectait même de ne plus s’occuper de la famille Nicolef.

Mais Jean et Ilka, bien d’accord en ceci, se souvenaient de l’obligation souscrite par leur père au profit du banquier. Ils considéraient comme un devoir de libérer sa mémoire – au moins sur ce point.

Pour y parvenir, cela exigeait du temps. Il fallait réaliser le peu qu’ils possédaient, vendre la maison paternelle, la bibliothèque du professeur, tout ce qui serait réalisable. Peut-être, en sacrifiant jusqu’à leurs dernières ressources, s’acquitteraient-ils par un complet remboursement.

Après, ils verraient... Ilka pourrait donner des leçons, si on voulait d’elle... Peut-être en une autre ville. Jean chercherait à entrer dans quelque maison de commerce.

D’autre part, il fallait vivre. Les ressources s’épuisaient. Les quelques économies faites par Ilka sur ce que gagnait son père diminuaient de jour en jour. Il importait que cette liquidation s’achevât au plus vite. Le frère et la sœur décideraient alors s’ils resteraient ou non à Riga.

Il va sans dire que Wladimir Yanof, après le refus de la jeune fille, avait dû quitter la maison, au moins par convenances. Mais logé dans le faubourg, à quelques pas seulement, il y venait aussi assidûment que s’il l’eût encore habitée. Il offrait ses conseils pour la réalisation du petit avoir destiné à rembourser MM. Johausen frères. Ses conseils étaient reçus comme ceux du plus dévoué des amis fidèles à la famille. Il mettait à la disposition d’Ilka ce qu’il avait gardé du dépôt paternel, mais celle-ci ne voulait rien accepter.

Et alors Wladimir, admirant cette hauteur d’âme, subjugué par la noblesse de ce caractère, adorant Ilka, la suppliait de consentir au mariage, de ne pas s’obstiner à se croire indigne de lui, de se rendre aux instances des amis de son père... Il ne pouvait rien obtenir d’elle, – pas même une espérance pour l’avenir, et se heurtait à une implacable volonté.

Le docteur Hamine, témoin du désespoir de Wladimir, tentait quelquefois de faire fléchir Ilka, sans y parvenir...

« La fille d’un assassin, répondait-elle, ne peut devenir la femme d’un honnête homme ! »

Tout le monde savait cela dans la ville et comment ne pas admirer cette énergique nature qui inspirait en même temps les plus sincères sentiments de pitié.

Cependant le temps s’écoulait dans ces conditions. Aucun incident ne s’était produit, lorsque, le 17 septembre, arriva une lettre à l’adresse de Jean et d’Ilka Nicolef.

Cette lettre était signée du pope de Riga, vieillard de soixante-dix ans, vénéré de toute la population orthodoxe, et près duquel Ilka allait parfois chercher de ces consolations que la religion peut seule donner.

Le pope invitait le frère et la sœur à se trouver le jour même, à cinq heures, au cimetière de Riga. De leur côté le docteur Hamine et Wladimir Yanof, ayant reçu une lettre identique, se rendirent dans la matinée à la maison de Dimitri Nicolef.

Jean leur montra cette lettre signée du pope Axief :

« Que signifie cette invitation, dit-il, et pourquoi nous donner rendez-vous au cimetière ?... »

C’était le cimetière où avaient été déposés les restes de Dimitri Nicolef, sans que l’Église eût pris part aux funérailles du suicidé.

« Que pensez-vous, docteur ?... demanda Wladimir.

– Je pense que nous devons aller là où le pope nous demande d’aller. C’est un respectable prêtre, sage et prudent, et, s’il nous a envoyé cette invitation, c’est qu’il a eu des raisons sérieuses de le faire.

– Vous viendrez, Ilka ?... demanda Wladimir en s’adressant à la jeune fille, qui demeurait silencieuse.

– J’ai déjà plus d’une fois prié sur la tombe de mon père... répondit Ilka. J’irai... Et que Dieu nous entende lorsque le pope Axief joindra ses prières aux nôtres...

– Nous serons là à cinq heures », dit le docteur Hamine.

Wladimir et lui se retirèrent.

À l’heure dite, Jean et Ilka arrivèrent au cimetière où ils trouvèrent leurs amis, qui les attendaient devant la porte. Ils se dirigèrent vers l’endroit où reposait le corps de Dimitri Nicolef.

Le pope, agenouillé sur cette tombe, priait pour l’âme du malheureux.

Au bruit des pas, il releva sa belle tête toute blanche, il se redressa de toute sa hauteur. Ses yeux brillaient d’un extraordinaire éclat, et ses deux mains s’étendirent pour faire signe au frère et à la sœur, au docteur et à Wladimir de s’approcher.

Lorsque Wladimir et Ilka se furent placés, chacun d’un côté de la modeste tombe, le pope dit :

« Wladimir Yanof... votre main. »

Puis, s’adressant à la jeune fille :

« Ilka Nicolef... votre main. »

Et ces deux mains, il les mit l’une dans l’autre par-dessus la tombe. Et, telle était l’énergie de son regard, l’expression de bonté de toute sa physionomie, que la jeune fille laissa sa main dans celle de Wladimir.

Et alors le pope prononça ces mots d’une voix grave :

« Wladimir Yanof et Ilka Nicolef, vous êtes unis devant Dieu. »

La jeune fille ne fut pas maîtresse du mouvement qui la poussa à retirer sa main...

« Laissez-la, Ilka Nicolef, dit doucement le pope, elle est à celui qui vous aime...

– Moi... s’écria Ilka, la fille d’un assassin ?...

– La fille d’un innocent, et qui n’est même pas coupable de s’être donné la mort !... répondit le pope en attestant le ciel.

– Et l’assassin ?... demanda Jean, tremblant d’émotion.

– C’est l’aubergiste de la Croix-Rompue. C’est Kroff ! »

XVI §

Confession §

La veille de ce jour, l’aubergiste Kroff, frappé d’une congestion pulmonaire, avait succombé en quelques heures.

Avant de mourir, torturé par les remords depuis cinq mois, il avait fait appeler le pope Axief, qui était venu entendre sa confession.

Cette confession, le pope l’avait écrite, et Kroff l’avait signée de son nom. Après sa mort, elle devrait être rendue publique.

C’était la condamnation de Kroff, ce serait la réhabilitation de Dimitri Nicolef.

Voici ce que contenait cette confession de l’auteur du crime, et l’on verra par quel enchaînement de circonstances Kroff avait pu en faire rejaillir la responsabilité sur la tête de Nicolef.

Dans la nuit du 13 au 14 avril, Dimitri Nicolef et Poch étaient arrivés au kabak de la Croix-Rompue.

En voyant le portefeuille de Poch, l’aubergiste, dont les affaires allaient fort mal depuis longtemps, conçut le projet de voler le garçon de banque. Toutefois, la prudence lui commandait d’attendre que l’autre voyageur, qui avait annoncé son départ pour quatre heures du matin, eût quitté l’auberge. Mais, ne pouvant maîtriser son impatience, vers deux heures après minuit, il entra dans la chambre de Poch, croyant ne pas avoir été entendu.

Poch ne dormait pas, il se redressa sur son lit, éclairé par le fanal de Kroff. Celui-ci, qui ne voulait que le voler, étant découvert, se précipita sur le malheureux, et, du couteau qu’il avait à sa ceinture – un couteau suédois à virole – il le frappa au cœur d’un coup mortel.

Le portefeuille de Poch fut alors fouillé. Il contenait la somme de quinze mille roubles en billets de banque de cent roubles chacun.

Mais quelle imprécation échappa à Kroff, lorsque, dans un des plis du portefeuille, il trouva une note avec ces mots :

« Liste des numéros des billets, dont le double est entre les mains de MM. Johausen frères. »

C’était une précaution que prenait toujours Poch, lorsqu’il allait faire un versement pour le compte de la banque.

Ainsi, ces billets, dont on avait les numéros, il ne pourrait les passer, sans grand danger du moins d’être pris !... Cet assassinat, il n’en tirerait aucun profit !...

C’est alors que la pensée lui vint de faire retomber la responsabilité du crime sur le voyageur qui occupait l’autre chambre. Il sortit de l’auberge, il fit des éraflures au-dessous de l’entablement extérieur de la première fenêtre, il força les contrevents de la seconde avec un tisonnier, et rentra dans la maison.

Fou de rage à la pensée que ces billets seraient inutiles entre ses mains, non seulement inutiles, mais dangereux, la plus criminelle des inspirations lui traversa l’esprit.

Pourquoi ne pénétrerait-il pas dans la chambre du voyageur, pour glisser ces billets dans la poche de celui-ci, après lui avoir dérobé ceux qu’il avait sans doute ?

Or, on le sait, Dimitri Nicolef était porteur des vingt mille roubles qu’il allait restituer à Wladimir Yanof. Et alors, tandis qu’il dormait profondément, Kroff trouva dans sa poche cette somme en billets de banque. On n’avait pas les numéros de ceux-là !... Il en prit pour quinze mille roubles auxquels il substitua les billets du garçon de banque, et il sortit de la chambre sans avoir été vu. Puis, au pied d’un arbre de la sapinière, il cacha cet argent et aussi le couteau qui avait frappé Poch, et si bien qu’ils échappèrent à toutes les recherches de la police.

À quatre heures du matin, Dimitri Nicolef, prenant congé de l’aubergiste, quitta la Croix-Rompue pour se rendre à Pernau, où l’attendait Wladimir Yanof. On comprend maintenant par suite de quelles habiles machinations les soupçons allaient se porter sur lui et se changer bientôt en certitudes.

Kroff, possesseur des billets de Dimitri Nicolef, lequel ne s’aperçut pas et ne pouvait s’apercevoir de la substitution, était en mesure de s’en servir sans aucun danger. Il ne le fit cependant qu’avec une extrême prudence, et seulement pour ses besoins immédiats.

Au cours de l’instruction de l’affaire, confiée à M. Kerstorf, Dimitri Nicolef fut reconnu par le brigadier Eck pour le voyageur sur lequel devaient se porter les soupçons. Le professeur, tout en niant être l’auteur du crime, refusa de faire connaître le motif de son voyage, et, sans doute, il eût été mis en arrestation, si l’arrivée de Wladimir Yanof n’eût pas répondu pour lui.

À voir les présomptions s’éloigner de Nicolef, Kroff commença à prendre peur, comprenant qu’elles allaient se retourner sur lui. Bien qu’il fût toujours sous la surveillance des agents à l’auberge, il imagina une nouvelle machination qui, dans sa pensée, devait ramener les soupçons sur le voyageur, convaincu d’être l’auteur du crime. Après avoir brûlé un des billets qu’il tacha de sang, et dont il avait conservé l’angle, il put, pendant la nuit, se hisser sur le chaume de l’auberge, et jeter ce fragment de billet dans l’âtre de la cheminée de la chambre qu’avait occupée Nicolef, où il fut retrouvé le lendemain.

À la suite de cette perquisition, on le sait, Dimitri Nicolef fut interrogé de nouveau, mais on sait aussi que M. Kerstorf, qui, en son âme et conscience, ne pouvait le croire coupable, n’ordonna pas son arrestation.

Kroff, plus inquiet que jamais, était au courant de ce que disaient les défenseurs de Nicolef, l’accusant lui, Kroff, d’être l’assassin du garçon de banque, d’avoir tout préparé pour égarer l’opinion sur un innocent, d’avoir, après le départ du voyageur, placé le tisonnier dans sa chambre et mêlé le fragment de billet aux cendres de l’âtre, où il avait échappé à la première perquisition.

Il s’ensuit donc que tout ce que gagnait Nicolef dans l’opinion, Kroff le perdait. Il attendait, cependant, que la présentation des billets volés portât à Nicolef un dernier coup dont il ne se relèverait pas, et ces billets, Wladimir Yanof n’avait pas encore eu l’occasion d’en faire usage.

Enfin, Kroff comprit qu’il allait être arrêté, et son arrestation c’était sa perte. Ah ! s’il avait su que, le 14 mai, les billets volés allaient être mis entre les mains de MM. Johausen, et qu’alors ils seraient reconnus pour être ceux que renfermait le portefeuille de Poch, ce qui serait la condamnation définitive de Dimitri Nicolef, il n’aurait pas eu l’infernale idée de se justifier d’un premier crime en en commettant un second !

Mais il ne le sut pas, ou plutôt il ne le sut qu’après avoir commis le second crime. Il était libre encore, libre d’aller à Riga, où l’avait souvent appelé le juge d’instruction. Il y vint ce jour-là, à la nuit tombante, il rôda autour de la maison du professeur, résolu à tuer Nicolef pour faire croire à un suicide...

Les circonstances le favorisèrent. Il vit sortir Nicolef, s’échappant comme un fou, après la terrible scène avec Wladimir, devant son fils et sa fille. Il le suivit à travers la campagne, et là, sur la route déserte, il le frappa en pleine poitrine avec le couteau qui avait frappé Poch et qu’il laissa près de lui.

Qui eût pu douter, à présent, que Dimitri Nicolef, épouvanté de la dernière constatation relative aux billets volés, ne se fût donné la mort, et qu’il ne fût le véritable assassin du kabak de la Croix-Rompue ?...

Personne, et ce nouveau crime allait avoir pour son auteur le résultat qu’il en attendait.

Aussi l’instruction dut-elle être considérée comme terminée, et Kroff, délivré de tout soupçon, sinon de tout remords, put-il tranquillement jouir du fruit de ce double assassinat.

Les billets de banque qu’il avait en sa possession étaient ceux auxquels il avait substitué les billets de Poch, dont on n’avait pas les numéros, et il lui était facile de s’en servir sans courir aucun risque.

Kroff ne jouit pas longtemps du bénéfice de ses crimes. La veille, frappé de congestion, épouvanté aux approches de la mort, il avait dicté sa confession au pope, lui demandant de la rendre publique, et lui remit presque intact le dépôt qui constituait légitimement la propriété de Wladimir Yanof.

La réhabilitation de Dimitri Nicolef fut complète. Mais quelle douleur pour son fils et sa fille, pour ses amis, maintenant que la mort l’avait couché dans cette tombe !...

Ainsi se termina ce drame sensationnel, qui eut un si grand retentissement dans les annales judiciaires des provinces Baltiques.