**** *creator_verlaine *book_verlaine_epigrammes *style_verse *genre_verse *dist1_verlaine_verse_verse_epigrammes *dist2_verlaine_verse_verse *id_p142 *date_1894 I I Remis de ses émotions, N'ayant gardé des passions Que de la force et de la ruse, Le poète à présent s'amuse... Il jouira du beau, du bien, S'enquêtant de tout et de rien... Pourvu que tout soit quelque chose Et que rien au bout ne s'oppose, Au but qu'il poursuivait jadis Avec des élans d'Amadis, Vers quoi désormais il chemine, Bon chanoine en de chaude hermine, Chanoine du Parnasse, un peu Sceptique envers l'un peu vieux dieu, Ce but serait d'enfin vivre Sinon encor tout à fait ivre Comme autrefois, du moins repu Point trop, grands dieux ! mais ayant bu De l'eau qu'il faut à la « Fontaine Poétique », pour la lointaine Ou prochaine mort qu'il faudrait Être consolée en secret. II Oui, voir, entendre avec assez De sang frais et du bon sens plein, Ne plus souffrir, câlin, malin, Félin, que des chagrins passés. Se méfier de tout souci Sauf de tel que l'Église enjoint, Mettre sa conscience au point Pour écrire ce livre-ci. III Il faut toujours être meilleur Que l'homme que l'on voudrait être Et qu'on souhaite de paraître, Dans l'enthousiasme et dans l'heur De la vertu sans cesse accrue, Tandis qu'en bas la vanité D'une trop vraie humanité Se sent par degrés disparue... Certainement, le Sage doit Aimer en outre, même hostile, Même affreuse, même inutile, La destinée où Dieu le voit Se perfectionner sans cesse Par l'effort désintéressé D'un cœur enfin débarrassé De toute l'ancienne bassesse Mais dans l'enthousiasme et l'heur D'être meilleur encore que d'être Celui qu'on veut être et paraître, Il faut toujours être meilleur. IV Les extrêmes opinions Qu'hier encor nous pratiquâmes Et qu'aujourd'hui nous renions Sont pourtant de nos pauvres âmes La vie et peut-être l'honneur, La vie en fleur, l'honneur en flammes. Le siècle et son train suborneur Nous corrompent si vite ensuite Qu'on n'en sait rien, par un bonheur. On se blase, l'on se croit quitte De tous devoirs et de tous droits. C'est affreux d'oublier si vite Ce que tu veux, ce que tu crois ; Pour quelle triste insouciance ! Ah ! Dieu, plutôt sous Votre croix, Satan, plutôt, par la science, Les grandes erreurs de jadis Ou l'ignorante confiance Quand j'aspirais au Paradis. V J'étais naguère catholique Et je le serais bien encor... Mais ce doute mélancolique ! Républicain fut le décor Où mon esprit joua son rôle, Mais cette flèche en plein essor ! J'essayai de tout, et c'est drôle Comme cela lasse, à la fin, De changer son fusil d'épaule Sans cible humaine ou but divin ! VI Bah, résume ta vie Dans l'art calme et dans l'heur Du Bien qui te ravit Et du Beau qui ne leurre. **** *creator_verlaine *book_verlaine_epigrammes *style_verse *genre_verse *dist1_verlaine_verse_verse_epigrammes *dist2_verlaine_verse_verse *id_p143 *date_1894 II I Ce livre est sûr de mal plaire Aux trop jeunes d'entre vous, Mais peut-être il sera doux A tel aussi que tolère Son âge encor parmi nous. J'y formule mes idées En termes à point précis Pour les gens enfin rassis Et las de choses tentées Dans un jadis indécis. De mots assez lapidaires Dans le cas de mon désir J'aurais bien voulu saisir Et fixer en salutaires Sentences mon déplaisir Et mon plaisir devant telle Ou telle chose à mon choix. Goethe le fit, et je crois Pouvoir, son œuvre immortelle, La réduire en tapinois, En sourdine, à ma manière Selon mon temps et mes us Et mes coutumes élus En forme d'avant-dernière Ou dernière fin, sans plus... Le poète qu'il faut être Et que j'ai, dit-on, été (Le suis-je, dites, resté ?) Craint de ne plus le paraître, — Cas terrible, en vérité ! — Dès qu'il se sent moins sincère Que par trop judicieux. Las ! que c'est de tourner vieux ! La prudence est nécessaire : Qu'être dupe valait mieux ! II J'admire l'ambition du Vers Libre, — Et moi-même que fais-je en ce moment Que d'essayer d'émouvoir l'équilibre D'un nombre ayant deux rythmes seulement ? Il est vrai que je reste dans ce nombre Et dans la rime, un abus que je sais Combien il pèse et combien il encombre, Mais indispensable à notre art français Autrement muet dans la poésie Puisque le langage est sourd à l'accent. Qu'y voulez-vous faire ? Et la fantaisie Ici perd ses droits : rimer est pressant. Que l'ambition du Vers Libre hante De jeunes cerveaux épris de hasards ! C'est l'ardeur d'une illusion touchante. On ne peut sourire à leurs écarts. Gais poulains qui vont gambadant sur l'herbe Avec une sincère gravité ! Leur cas est fou, mais leur âge est superbe. Gentil vraiment, le Vers Libre tenté ! III Après tout, ils ont sans doute raison, Puisque notre vie est aux trois quarts faîte ; C'est à nous de leur céder la maison, En nous réservant toutefois le faîte. La jeunesse, hélas ! aime à triompher. Nous fûmes aussi triomphaux et jeunes, Sans plus qu'eux de pente à philosopher. Bah, qu'ils aient la faim, nous aurons les jeunes. Qu'ils gardent Ibsen ! Nous, c'était Hugo. Qu'ils soient tant et plus, nous restons les mêmes, N'étant pas trop vieux, n'allons tout de go Pas encor songer aux plongeons suprêmes. Laissons-les grandir. Leur art mûrira : Ils ne viennent que d'entrer dans le temple, Et notre mort pleurée approuvera Ceux à qui nous avons donné l'exemple. **** *creator_verlaine *book_verlaine_epigrammes *style_verse *genre_verse *dist1_verlaine_verse_verse_epigrammes *dist2_verlaine_verse_verse *id_p144 *date_1894 III Lourd comme un crapaud, léger comme un oiseau Exquis et hideux, l'art japonais effraie Mes yeux de Français dès l'enfance acquis au Beau jeu de la Ligne en l'air clair qui l'égaie. Au cruel fracas des trop vives couleurs, Dieux, héros, combats, et touffus gynécées, Je préférerais, d'entre les œuvres leurs, Telles scènes d'un bref pinceau retracées. Un pont plie et fuit sur un lac lilial, Un insecte vole, une fleur vient d'éclore, Le tout fait d'un trait unique et génial. Vivent ces aspects que l'esprit seul colore ! Si je blasonnais cet art qui m'est ingrat Et cher par instants, comme le fit Racine Formant son écu d'un cygne et non d'un rat, Je prendrais l'oiseau léger, laissant le lourd crapaud dans sa piscine. **** *creator_verlaine *book_verlaine_epigrammes *style_verse *genre_verse *dist1_verlaine_verse_verse_epigrammes *dist2_verlaine_verse_verse *id_p145 *date_1894 IV J'ai fait un vers de dix-sept pieds ! Moréas, ne triomphez pas, Vous, de tous les chers émeutiers, Le seul dont j'aime les ébats, Dont j'aime et dont j'admire l'heur Dans la pensée et dans les mots (Les autres, oui, j'admire leur Bravoure, mais c'est tout mon los). Mon vers n'est pas de dix-sept pieds, Il est de deux vers bien divers, Un de sept, un de dix. Riez. Du distinguo : c'est bon, rire. Et c'est meilleur encore, aimer vos vers ! **** *creator_verlaine *book_verlaine_epigrammes *style_verse *genre_verse *dist1_verlaine_verse_verse_epigrammes *dist2_verlaine_verse_verse *id_p146 *date_1894 V Mon âge mûr qui ne grommelle En somme qu'encore très peu Aime le joli pêle-mêle D'un ballet turc ou camaïeu Ou tout autre, fol et sublime Tour à tour comme en même temps Surtout si vient la pantomime S'ébattre en jeux concomitants, Jeux de silence et de mystère Que la musique rend déjà Plus muets, et dont l'art va taire Mieux le secret, qu'il ne lâcha Qu'à l'oreille de Colombine Ou de l'indolente Zulmé : Pour l'amant, qu'il se turlupine Donc à tort ! Puisqu'il est l'aimé ! La jalousie, — un sultan sombre Et piteux sous l'or du caftan, Scaramouche tout noir dans l'ombre, Ou tel splendide capitan, Se démène parmi les danses D'épithalame et de joyeux Pourchas légers entre les denses Ronds de jupe essorés aux cieux, Plaisirs des yeux, plaisirs de tête Qu'un vif orchestre exalte encor, Donnez au vieillissant poète L'illusion dans le décor. **** *creator_verlaine *book_verlaine_epigrammes *style_verse *genre_verse *dist1_verlaine_verse_verse_epigrammes *dist2_verlaine_verse_verse *id_p147 *date_1894 VI « ... l'orgue de Barbarie ! » Après les chants d'église et les airs militaires Plus près d'être pareils qu'on ne croit en effet, Les uns vous pénétrant de délices austères, Les autres, feu puissant, clair, pur, dans les artères, Dès le premier soupir jusqu'au dernier chevet, Après, dis-je, ces deux entières préférences, Ce que j'aime parfois en fait de bruit humain C'est l'instrument qu'un pauvre éveille sous sa main, Bruit humain, fait de cris et de lentes souffrances Dans le soleil couchant au loin d'un long chemin, Rue ou route, emplissant la banlieue et la ville De son chant toujours triste en dépit du morceau : Est-ce espoir qui s'endort, est-ce révolte vile ? Ah ! plutôt n'est-ce pas l'escorte qui défile Des rêves, revenus de la tombe au berceau Et qui vont du berceau retourner à la tombe, Sans fin, sans lieu, soleil couchant jamais éteint, Rue ou route qu'un horizon d'automne étreint, Perpétuel, heure arrêtée, âme que plombe Et surplombe un ennui qu'on ignore et qu'on craint. **** *creator_verlaine *book_verlaine_epigrammes *style_verse *genre_verse *dist1_verlaine_verse_verse_epigrammes *dist2_verlaine_verse_verse *id_p148 *date_1894 VII Il ne me faut plus qu'un air de flûte, Très lointain en des couchants éteints. Je suis si fatigué de la lutte Qu'il ne me faut plus qu'un air de flûte Très éteint en des couchants lointains. Ah, plus le clairon fou de l'aurore ! Le courage est las d'aller plus loin. Il veut et ne peut marcher encore Au son du clairon fou de l'aurore : C'est d'un chant berceur, qu'il a besoin. La rouge action de la journée N'est plus qu'un rêve courbaturé Pour sa tête encor que couronnée, Et la victoire de la journée Flotte en son demi-sommeil lauré. Femme, sois à ce héros qui bute D'avoir marché sans cesse en avant, L'huile sur son corps après la lutte, — Plus du clairon fou : la molle flûte ! La paix dans son cœur dorénavant. **** *creator_verlaine *book_verlaine_epigrammes *style_verse *genre_verse *dist1_verlaine_verse_verse_epigrammes *dist2_verlaine_verse_verse *id_p149 *date_1894 VIII Ton illogisme vainqueur Mène, où ça ? ma pauvre barque, Je suis les lois d'un monarque Plus fol encor que mon cœur. Mais j'ai ratiociné Tant que je finis par croire A de l'art conjuratoire Et que je suis destiné. Cette chance et ce guignon Qui se disputent ma vie, Sont-ce, en la route suivie, L'ange ou le faux compagnon, Ou tout simplement mon tort Propre et l'incertain moi-mème ?... Bah ! que ma règle suprême Soit nous, discors ou d'accord ! **** *creator_verlaine *book_verlaine_epigrammes *style_verse *genre_verse *dist1_verlaine_verse_verse_epigrammes *dist2_verlaine_verse_verse *id_p150 *date_1894 IX Être tout de beauté, tout de bonté, Été naïf, vouloir l'être resté ; Contempler et jouir comme de soi Non sans une espèce de quant à moi ; Se fier à la pente naturelle Avec peut-être peu compter sur elle ; Falloir, de par un pur devoir à rendre, Ce devoir, néanmoins y condescendre ; Se sentir maître, au fond, de l'action, Après, pourtant, telle étroite option, La tâche est douce, elle est bien rude aussi, Couronne d'or, immortelle et souci, Sceptre de diamants couleur de larmes, Grandeur, belles, oui, mais imbelles armes, Lois qu'on va dicter, mais plutôt en rêve ! Voir se noyer ses vaisseaux de la grève, Amiral dont la mer n'a pas voulu Et qui l'a déposé sur le rivage Inattendu de quelque île sauvage Pour le régal de l'habitant goulu. **** *creator_verlaine *book_verlaine_epigrammes *style_verse *genre_verse *dist1_verlaine_verse_verse_epigrammes *dist2_verlaine_verse_verse *id_p151 *date_1894 X C'est le conflit, c'est le contact, Point, hélas ! dans le sens exact De l'acception militaire. Non, le contact avec la gent D'airs faux et d'hypocrite argent Et tout ce dégoût qu'il faut taire. On est fier : encor il faut bien, Pour équilibrer son maintien En face d'une telle vie, Ne point paraître ce qu'on vaut, Trop : il faut bien, pas trop ne faut. Le juste milieu nous convie. On fut jeune et l'on l'est encore, Cœur de diamant, âme d'or Pur et dur, un trésor à prendre... Mais par qui ? pour qui ? Que non pas ! On ne l'aura pas sans combats Ce trésor qui n'est pas à vendre. C'est le contact, c'est le conflit Dans le sens, pur alors, qu'on lit Sur l'or lucide des batailles. Fi des faciles compromis ! Vivent de dignes ennemis Pour d'honorables funérailles ! **** *creator_verlaine *book_verlaine_epigrammes *style_verse *genre_verse *dist1_verlaine_verse_verse_epigrammes *dist2_verlaine_verse_verse *id_p152 *date_1894 XI La ville que Vauban orna d'un beau rempart, De ceux qu'on démolit chez nous pour la plupart En y campant dessus industrie et culture Au lieu de la vivace et profonde verdure Avec ses murs moins hauts que les hauts peupliers Le long du ruisseau clair aux bouillons familiers, La ville a l'air, depuis qu'elle est ainsi châtrée, Tout autre. Ce n'est plus la tourelle échancrée ; Le grand beffroi dit l'heure, on croirait, pour ailleurs ; Tambours et clairons ont comme des sons railleurs De ne plus avoir un écho pour leur répondre ; Et le soleil couchant, quand dans l'or il s'effondre, Pleure du sang de n'ouïr plus, les soirs d'été, Monter vers lui l'air sombre et gai répercuté. **** *creator_verlaine *book_verlaine_epigrammes *style_verse *genre_verse *dist1_verlaine_verse_verse_epigrammes *dist2_verlaine_verse_verse *id_p153 *date_1894 XII I On finit par s'habituer A la trahison de la femme : La vie est faite de la trame Qu'elle tisse pour nous tuer. Après un temps d'apprentissage On ne saurait plus s'en passer ; D'abord on s'escrime à ruser, Puis c'est la fatigue, — et l'usage. La colère cède à l'ennui Qui fait bientôt place à la presque Indifférence moins grotesque Que tel transport qui nous a nui. Puis la confiance charmante Revient, avec le correctif D'à son tour se rendre fautif Et de tromper aussi l'amante Qui vous pardonne s'il lui plaît. Mais tout cela c'est pitoyable ! Il n'y a guère que le diable Pour profiter d'un jeu si laid. Bah ! mieux vaudrait sans tant d'embage Se fermer, sans plus biaiser, Les yeux d'un mutuel baiser. Car le plus fin c'est le plus sage. II Ou plutôt vieux comme je suis Ou comme je commence à l'être, Il me siérait moins, tant c'est depuis ! D'évoquer les anciens déduits Que de penser au grand Peut-être. La mort qui n'est pas loin de moi, Moins loin que tant de cœurs en fuite, Elle est fidèle, elle a ma foi, J'ai la sienne. Oh ! mourir plus vite Que de cette vie au souci Perpétuel, sale besogne, Noire bourrelle sans merci Qui vous flatte et vous trompe aussi. — Vite au charnier, vieille charogne ! III D'autant plus vite que ta souffrance Peut-être a suffi pour expier Tels torts menus que t'ont fait payer La Femme, — et tout ! pour plus d'assurance. Et l'on verrait, lors, l'ancien pêcheur Conformément aux seules Promesses Se reposer ès saintes liesses De tant de mollesse et de langueur. **** *creator_verlaine *book_verlaine_epigrammes *style_verse *genre_verse *dist1_verlaine_verse_verse_epigrammes *dist2_verlaine_verse_verse *id_p154 *date_1894 XIII Quand nous irons, si je dois encor la voir,   Dans l'obscurité du bois noir, Quand nous serons ivres d'air et de lumière   Au bord de la claire rivière, Quand nous serons d'un moment dépaysés   De ce Paris aux cœurs brisés, Et si la bonté lente de la nature   Nous berce d'un rêve qui dure, Alors, allons dormir du dernier sommeil !   Dieu se chargera du réveil. **** *creator_verlaine *book_verlaine_epigrammes *style_verse *genre_verse *dist1_verlaine_verse_verse_epigrammes *dist2_verlaine_verse_verse *id_p155 *date_1894 XIV J'ai beau faire la paix partout, Dans ma vie ainsi qu'en mon âme, Beau vouloir me tenir debout, Fort d'un équilibre où la femme Et l'homme ont la meilleure part, Grâce au bon Oubli, seul dictame, Seul népenthès et seul départ D'avec l'atrocité du monde Sous sa céruse et sous son fard ; Une inquiétude profonde M'agite en douloureux transports Entre le sublime et l'immonde : — Deux écueils, Seigneur, ou deux ports ? **** *creator_verlaine *book_verlaine_epigrammes *style_verse *genre_verse *dist1_verlaine_verse_verse_epigrammes *dist2_verlaine_verse_verse *id_p156 *date_1894 XV Quand tu me lis une histoire Empruntée aux « Faits Divers », Je me refuse à la croire — Le monde est-il si pervers ? Les gens sont-ils si sublimes ? (J'en conviens, moins fréquemment) Tu lis ou plutôt tu limes Et ce m'est un agrément Alors qu'à mon tour je lime, En travail d'un vers subtil, D'ouïr, marquant mètre et rime, Ce martellement gentil, Et puis encore ce que j'aime Dans ces récits fabuleux C'est d'être fabuleux même, Contes noirs ou contes bleus. C'est ainsi que sous la lampe Passent les heures du soir... La nuit s'est faite : je rampe Me coucher, las de m'asseoir. **** *creator_verlaine *book_verlaine_epigrammes *style_verse *genre_verse *dist1_verlaine_verse_verse_epigrammes *dist2_verlaine_verse_verse *id_p157 *date_1894 XVI I Les salons, où je ne vais plus, M'ont toujours fait, pétards, fusées, Étrons de Suisse, soleils, flux Et reflux de mises osées, Traînes, pompons, rubans, volants, (Las ! quoi ! pas de décolletage ?) L'effet de feux mirobolants D'artifice et d'art ! — avantage Précieux, mais où les talents ? II Il y en a beaucoup, je crois Mais je préfère les Musées, Calmes et frais Champs-Élysées, A ces foires de choix du Choix. Le Génie enfin reconnu, — Posthumement, il faut le dire Mais c'est la mode et j'en soupire, — Du moins ici se montre à nu, Qui me console, quant à moi, D'admirer moins fort les modernes, Ganache parmi les badernes Qui m'en tiens à la vieille foi Du Soleil contre les lanternes. III Michel-Ange, Germain Pilon, Puget, Pigalle, Telle ma statuaire, et rira qui voudra : En eux j'aime la Force et l'Effort qui l'égale, Tout en goûtant ailleurs la Grâce, et cætera. En eux avec la Vie intense, aussi, j'adore Peut-être mieux, de vrai ce précis Incertain, Et c'est pourquoi de tous nos modernes encore Je préfère, robuste et mystique, Rodin. IV Une vache accroupie, un taureau qui se dresse, Des brebis toutes laine, un berger tout paresse, Un paysage plat, comme inutile, au fond. Le taureau, seul, vit, mais comme il vit ! Que lui font Les bêtes et les gens ? N'a-t-il pas sa femelle ? Il est fort triplement, et sa corne jumelle Corrobore un élan qu'il fait mortel s'il faut. Or, sachant, les combats, le prix que cela vaut, Des plus paisiblement il s'étire, il aspire L'air pur où s'alimente et s'assure son ire. V Je revois, quasiment triomphal, La ville où m'attendaient ces mois d'ombres Mon malheur était lors sans rival, Mes soupirs, qui put compter leur nombre ? Je revois, quasiment triomphal, Ces murs qu'on avait cru d'oubli sombre. Le train passe, blanc panache en l'air, Devant la rougeâtre architecture Où je vécus deux fois en hiver Et tout un été... sans aventure, Le train passe, blanc panache en l'air, Avec moi me carrant en voiture. Sans aventure, ah ! oui, ces hivers Et cet été ! D'aventure, aucune ! Moi qui les aime à titres divers, En plein scandale ou bien sous la lune. Sans aventure, ah ! oui, ces hivers Et cet été ! La morte infortune ! — Ingrat cœur humain ! mais souviens-toi, Gentleman improvisé qui files. Mais souviens-toi donc : ici la Foi T'investit, loin du péché des villes. Ingrat cœur humain ! mais souviens-toi Qu'ici la Foi but tes larmes viles. Le train passe et les temps sont passés, Mais je n'ai pas oublié la bonne, La grande aventure, et je le sais Que Dieu m'a béni plus que personne. Le train passe et les temps sont passés, Mais l'heure de grâce reste et sonne. VI Cette Ronde de nuit qui du reste est de jour, De quel jour de mystère avec quelle ombre autour ? Crépuscule du soir ou du matin, qu'importe A l'œil charmé du bon ou bien du mauvais tour — Un tas d'hommes armés sort d'une vague porte Dans un dessein terrible ou quelque but farceur, Ce vieux batteur de caisse évoque un franc suceur. Là-bas tel imprudent agace une arquebuse. Un fier porte-drapeau derrière lui s'amuse A brandir du satin jaune et noir sur le ciel. Et l'enfant-aux-poissons (comme dans Raphaël, Mais flamande déjà plus que toute une Flandre) S'effraie et rit, tandis que, las un peu d'attendre, Les chefs, soie et bijoux, le premier long et sec, L'autre court et ventru, délibèrent avec L'air de seigneurs qui n'ont plus grand'chose à se dire. On s'égaie, on s'étonne, on frissonne, on admire. VII nascita de venere (Botticelli) Vénus, debout sur le plus beau des coquillages, Aborde, nue, au moins sauvage des rivages, Ne cachant de son corps avec ses longs cheveux Que juste ce qu'il faut pour qu'y dardent nos vœux. Une nymphe, éployant un clair manteau, s'empresse A vêtir en impératrice la déesse ; Et deux Vents accourus, beaux éphèbes ailés, Des cuisses et des bras l'un à l'autre mêlés, De qui l'un est Zéphyre et dont l'autre est Borée, Soufflent l'amour divin et la haine sacrée. Le visage est suavement indifférent, Comme attendant le culte à venir que lui rend Toute herbe et toute chair depuis cette naissance, Et se pare d'une inquiétante innocence. **** *creator_verlaine *book_verlaine_epigrammes *style_verse *genre_verse *dist1_verlaine_verse_verse_epigrammes *dist2_verlaine_verse_verse *id_p158 *date_1894 XVII Grâce à toi je me vois de dos  Et bien plus vraisemblable : Dans ton croquis, à pas lourdauds,  Je m'en vais droit au diable. Moi qui, pour la postérité,  Sur une aile céleste Croyais m'envoler, révolté,  Fatal et tout le reste ! — Je m'achemine doucement,  D'un trot plus ou moins leste. Attiré par un double aimant,  Vers le diable... ou le reste. **** *creator_verlaine *book_verlaine_epigrammes *style_verse *genre_verse *dist1_verlaine_verse_verse_epigrammes *dist2_verlaine_verse_verse *id_p159 *date_1894 XVIII Car, après tout, l'amour, n'y pensons plus,  C'est chimère à notre âge. On a fixé des vœux irrésolus,  On vit calme, on dort sage. On n'a plus ces cœurs qu'il ne faut plus.  Raison et mariage ! On perd tranquillement l'illusion.  On s'attendrit pour cause, Et bien rare s'en fait l'occasion,  Non qu'on tourne au morose, Mais c'est vrai qu'on n'a plus l'illusion.  Crise et métamorphose ! D'etre heureux très, de par ce procédé  Du reste involontaire Point n'en réponds. (Me l'a-t-on demandé ?)  Mais c'est dur de se faire Très malheureux de par ce procédé :  S'abstenir et se taire ! S'abstenir de désirs, se taire sur  La joie et la souffrance, C'est, croyez-moi, sans doute le plus sûr  De la nôtre espérance. S'abstenir de désirs, se taire sur :  Paix et persévérance ! **** *creator_verlaine *book_verlaine_epigrammes *style_verse *genre_verse *dist1_verlaine_verse_verse_epigrammes *dist2_verlaine_verse_verse *id_p160 *date_1894 XIX C'est la bonté naïve et rude un peu, Le dévouement qui ne marchande ni Reproche vif ni pardon infini ; C'est l'amitié commencée en le bleu D'une amourette orageuse parfois Maintenant amitié, dis-je, de choix. La vie étant, à la force, à présent, Douce plutôt aux cœurs atténués, Nous dit : Enfants vieillis, continuez, Sens apaisés, cœurs jeunes s'apaisant, Et vous verrez, au très proche horizon, Poindre et grandir, si bonne ! la raison. **** *creator_verlaine *book_verlaine_epigrammes *style_verse *genre_verse *dist1_verlaine_verse_verse_epigrammes *dist2_verlaine_verse_verse *id_p161 *date_1894 XX J'ai fait jadis le coup de poing Pour Wagner alors point au point, Et pour les Goncourt, plus d'un soir. Aux Funérailles de l'Honneur Je me battais avec bonheur, Comme à celles de Victor Noir. La Guerre me vit frémissant Et la Commune bondissant : Je fus de tous emballements. Je crois même que Boulanger M'enthousiasma, pour changer ! Et la Femme donc, dieux cléments ! Aujourd'hui que je me fais vieux, Je caresse encor de mon mieux Ces chères chimères du cœur Et de la tête, — « Et tu fais bien, Me dit quelque chose d'ancien Et d'éternellement vainqueur, « L'âme, c'est la tête et le cœur. » **** *creator_verlaine *book_verlaine_epigrammes *style_verse *genre_verse *dist1_verlaine_verse_verse_epigrammes *dist2_verlaine_verse_verse *id_p162 *date_1894 XXI L'incompréhensibilité Non des doctrines qui sont nulles Mais de leurs gueuses de formules, Leur gueux de manque de gaieté, Leurs plaisirs qui pour moi, bonhomme, Constitueraient le pire ennui, L'idéal noir qui leur a lui, Leurs Èves sans même la pomme, M'ont éloigné de ces petits. — Ceux de mon âge meurent, meurent, Et chez les rares qui demeurent, L'élite abonde en abrutis. Quel sort ! C'en serait à se pendre Si ne me tenait arrêté L'incompréhensibilité D'à mon tour pouvoir me comprendre. **** *creator_verlaine *book_verlaine_epigrammes *style_verse *genre_verse *dist1_verlaine_verse_verse_epigrammes *dist2_verlaine_verse_verse *id_p163 *date_1894 XXII Schopenhauer m'embête un peu Malgré son épicuréisme, Je ne comprends pas l'anarchisme, Je ne fais pas d'Ibsen un dieu. Ce n'est pas du Nord aujourd'hui Que m'arriverait la lumière ; Du Midi non plus, en dernière Analyse. Du centre, oui ? Non. Mais d'où ? De nulle part, — là ! Rien n'égale ma lassitude : Laissez-moi rentrer dans l'étude Du bon vieux temps qu'on persifla. J'aime les livres lus et sus, Je suis fou de claires paroles, J'adore la Croix sans symboles : Un gibet et Jésus dessus. **** *creator_verlaine *book_verlaine_epigrammes *style_verse *genre_verse *dist1_verlaine_verse_verse_epigrammes *dist2_verlaine_verse_verse *id_p164 *date_1894 XXIII TÊTE DE PIPE C'est une face avec un casque en cône tronqué Sur le front de laquelle une main mal définie Au bout d'un bras de rêve a sa poigne en harmonie, Comme contre la pensée un geste un peu manqué. Un sein, est-ce le gauche ou le droit ? mais un seul sein, Pend sous le bras, — battant pour qui ? Près d'allaiter qu'est-ce ? Et du cône tronqué du casque un panache laisse Monter parfois dans son allure un cœur sans dessein... **** *creator_verlaine *book_verlaine_epigrammes *style_verse *genre_verse *dist1_verlaine_verse_verse_epigrammes *dist2_verlaine_verse_verse *id_p165 *date_1894 XXIV AU BAS D'UN CROQUIS (Siège de Paris.) Paul Verlaine (Félix Régamey pingebat) Muet, inattentif aux choses de la rue, Digère, cependant qu'au lointain on se bat, Sa ration de lard et son quart de morue. **** *creator_verlaine *book_verlaine_epigrammes *style_verse *genre_verse *dist1_verlaine_verse_verse_epigrammes *dist2_verlaine_verse_verse *id_p166 *date_1894 XXV SUR UN PORTRAIT DE LAMARTINE INTERPRÉTÉ PAR F.-A. CAZALS Lamartine, selon Cazals et selon moi, — D'après une gravure un peu contemporaine, — Érige un buste noir et souple que refrène La redingote stricte et noble de l'emploi. Mais le dessinateur a paré, pour l'allure D'une si juste apothéose d'un tel dieu, Le fond qui convenait seul à cette figure, Avec son bras derrière et l'œil fier, d'un tel bleu Céleste comme un lac, humain comme un martyre, Qu'en vérité, blessé d'un trait mortel au flanc, On dirait d'un vieil aigle en sa gloire et son ire Dressant sur l'infini son bec dur au chef blanc. **** *creator_verlaine *book_verlaine_epigrammes *style_verse *genre_verse *dist1_verlaine_verse_verse_epigrammes *dist2_verlaine_verse_verse *id_p167 *date_1894 XXVI SUR UN EXEMPLAIRE DES « ODES FUNAMBULESQUES » « Clown étonnant, en vérité ! » Mais plus admirable poète Qui, malgré Pascal, est resté L'ange tout en faisant la bête. **** *creator_verlaine *book_verlaine_epigrammes *style_verse *genre_verse *dist1_verlaine_verse_verse_epigrammes *dist2_verlaine_verse_verse *id_p168 *date_1894 XXVII A PROPOS D'UN DES PLUS BEAUX VERS DE CATULLE MENDÈS Lorsque j'étais un tout petit poète en marche, En herbe bien plutôt et perdu dans l'espace, « Je t'aime ! dit l'essaim des colombes qui passe. » Et ce vers fut vraiment ma colombe de l'arche. **** *creator_verlaine *book_verlaine_epigrammes *style_verse *genre_verse *dist1_verlaine_verse_verse_epigrammes *dist2_verlaine_verse_verse *id_p169 *date_1894 XXVIII SUR UN EXEMPLAIRE DES « FLEURS DU MAL » (Première édition) Je compare ces vers étranges Aux étranges vers que ferait Un marquis de Sade discret Qui saurait la langue des anges. **** *creator_verlaine *book_verlaine_epigrammes *style_verse *genre_verse *dist1_verlaine_verse_verse_epigrammes *dist2_verlaine_verse_verse *id_p170 *date_1894 XXIX I Après tout, si tu fus heureux D'avoir confiance, c'est bien Joli, ça. Le reste n'est rien Qu'oubli... vers d'autres buissons creux. Bref, elle t'a fait bons visages, Tous les trois gais et souriants, Et, de plus, les meilleurs usages Des trois aux moments bienséants. Tu lui dois des mercis géants, Et serais conspué des sages De n'aimer, après ces passages, Le plus accueillant des visages, Le moins farouche des séants, Et le plus beau des paysages. — Je les aime en d'autres visages, Séants et surtout paysages, Et je me console céans. » II   « Vieux fou, songe plutôt au jour   Où tu devras régler ton compte,   Et surtout, va, sans fausse honte, Quitte ces amours-ci pour l'éternel Amour.   — « Je le veux, et vraiment j'abjure   La chair blanche et ce noir velours,   Et j'offre à l'Amour des amours, D'un cœur encor tout simple, une ardeur toute pure. » III   « L'amitié, j'y renonce aussi   En partie : elle est décevante.   Ne débutant comme servante Que pour tourner catin dès son coup réussi.   « Mon Dieu laissez rentrer en grâce   Un pécheur qui revient de loin !   A moi la tâche, à vous le soin D'encourager au bien cette âme qui se lasse.   « J'ai prouvé que je vous aimais :   J'entends vous aimer plus encore   Et du soir jusques à l'aurore, Et de l'aurore au soir vous servir à jamais.   « Toutes occupations autres   Que de vous chercher, je les hais...   Voyez que je ne mens pas... Mais Guidez-moi, que je puisse encore être des vôtres. » **** *creator_verlaine *book_verlaine_epigrammes *style_verse *genre_verse *dist1_verlaine_verse_verse_epigrammes *dist2_verlaine_verse_verse *id_p171 *date_1894 XXX Ces quelques vers, libelle imbelle, Commencés chrétiennement Bien qu'un peu pédantesquement, En somme font une fin belle. Après avoir vagabondé, Malgré de trop strictes promesses, Dans passablement de prouesses D'où leur nom sortit galvaudé, Leur beau renom de vers bien sages Que d'aucuns voudraient anodins, Mais encor mieux que trop badins Ou trop férus en tels passages, Ils en reviennent, ces vers miens, Contrits de toutes les manières, Arborant les seules bannières, Vexilla regis, en chrétiens. En pénitents, vœux et pratique Qui se retirent du démon Et, débutant par un sermon, Se parachèvent en cantique... Fasse Dieu qui voit l'avenir, A l'auteur de ce petit livre Qui, lui non plus, ne sut pas vivre, La grâce aussi de bien finir.