Il était sept heures, par un soir très chaud, sur les collines de Seeonee. Père Loup s'éveilla de son somme journalier, se gratta, bâilla et détendit ses pattes l'une après l'autre pour dissiper la sensation de paresse qui en raidissait encore les extrémités. Mère Louve était étendue, son gros nez gris tombé parmi ses quatre petits qui se culbutaient en criant, et la lune luisait par l'ouverture de la caverne où ils vivaient tous.
Et il allait s'élancer vers le fond de la vallée, quand une petite ombre à queue touffue barra l'ouverture et jappa :
C'était le chacal — Tabaqui le Lèche-Plat — et les loups de l'Inde méprisent Tabaqui parce qu'il rôde partout faisant du grabuge, colportant des histoires et mangeant des chiffons et des morceaux de cuir dans les tas d'ordures aux portes des villages. Mais ils ont peur de lui aussi, parce que Tabaqui, plus que tout autre dans la jungle, est sujet à la rage ; alors, il oublie qu'il ait jamais eu peur et il court à travers la forêt, mordant tout ce qu'il trouve sur sa route. Le tigre même se sauve et se cache lorsque le petit Tabaqui devient enragé, car la rage est la chose la plus honteuse qui puisse surprendre un animal sauvage. Nous l'appelons hydrophobie, mais eux l'appellent dewanee — la folie — et ils courent.
Il obliqua vers le fond de la caverne, y trouva un os de chevreuil où restait quelque viande, s'assit et en fit craquer le bout avec délices.
Or, Tabaqui le savait aussi bien que personne, il n'y a rien de plus fâcheux que de louer des enfants à leur nez ; il prit plaisir à voir que Mère et Père Loup semblaient gênés.
Tabaqui resta un moment au repos sur son séant, tout réjoui du mal qu'il venait de faire ; puis il reprit malignement :
Shere Khan était le tigre qui habitait près de la rivière, la Waingunga, à vingt milles plus loin.
Père Loup écouta.
En bas, dans la vallée qui descendait vers une petite rivière, il entendit la plainte dure, irritée, hargneuse et chantante d'un tigre qui n'a rien pris et auquel il importe peu que toute la jungle le sache.
La plainte s'était changée en une sorte de ronron bourdonnant qui semblait venir de chaque point de l'espace. C'est le bruit qui égare les bûcherons et les nomades à la belle étoile, et les fait courir quelquefois dans la gueule même du tigre.
La Loi de la Jungle, qui n'ordonne rien sans raison, défend à toute bête de manger l'homme, sauf lorsqu'elle tue pour montrer à ses enfants comment on tue, auquel cas elle doit chasser hors des réserves de son clan ou de sa tribu. La raison vraie en est que meurtre d'homme signifie, tôt ou tard, invasion d'hommes blancs armés de fusils et montés sur des éléphants, et d'hommes bruns, par centaines, munis de gongs, de fusées et de torches. Alors tout le monde souffre dans la jungle… La raison que les bêtes se donnent entre elles, c'est que, l'homme étant le plus faible et le plus désarmé des vivants, il est indigne d'un chasseur d'y toucher. Ils disent aussi — et c'est vrai — que les mangeurs d'hommes deviennent galeux et qu'ils perdent leurs dents.
Le ronron grandit et se résolut dans le « Aaarh ! » à pleine gorge du tigre qui charge.
Alors, on entendit un hurlement — un hurlement bizarre, indigne d'un tigre — poussé par Shere Khan.
Père Loup sortit à quelques pas de l'entrée ; il entendit Shere Khan grommeler sauvagement tout en se démenant dans la brousse.
Il y eut un petit froissement de buisson dans le fourré. Père Loup, ses hanches sous lui, se ramassa, prêt à sauter. Alors, si vous aviez été là, vous auriez vu la chose la plus étonnante du monde : le loup arrêté à mi-bond. Il prit son élan avant de savoir ce qu'il visait, puis tenta de se retenir. Il en résulta un saut de quatre ou cinq pieds droit en l'air, d'où il retomba presque au même point du sol qu'il avait quitté.
En effet, devant lui, s'appuyant à une branche basse, se tenait un bébé brun tout nu, qui pouvait à peine marcher, le plus doux et potelé petit atome qui fût jamais venu la nuit à la caverne d'un loup. Il leva les yeux pour regarder Père Loup en face et se mit à rire.
Un loup, accoutumé à transporter ses propres petits, peut très bien, s'il est nécessaire, prendre dans sa gueule un œuf sans le briser. Quoique les mâchoires de Père Loup se fussent refermées complètement sur le dos de l'enfant, pas une dent n'égratigna la peau lorsqu'il le déposa au milieu de ses petits.
Le bébé se poussait, entre les petits, contre la chaleur du flanc tiède.
Shere Khan avait sauté sur le feu d'un campement de bûcherons, comme l'avait dit Père Loup, et la brûlure de ses pattes le rendait furieux. Mais Père Loup savait l'ouverture de la caverne trop étroite pour un tigre. Même où il se tenait, les épaules et les pattes de Shere Khan étaient resserrées par le manque de place, comme les membres d'un homme qui tenterait de combattre dans un baril.
Le rugissement du tigre emplit la caverne de son tonnerre. Mère Louve secoua les petits de son flanc et s'élança, ses yeux, comme deux lunes vertes dans les ténèbres, fixés sur les yeux flambants de Shere Khan.
Père Loup leva les yeux, stupéfait. Il ne se souvenait plus assez des jours où il avait conquis Mère Louve, en loyal combat contre cinq autres loups, au temps où, dans les expéditions du Clan, ce n'était pas par pure politesse qu'on la nommait le Démon. Shere Khan aurait pu tenir tête à Père Loup, mais il ne pouvait s'attaquer à Mère Louve, car il savait que, dans la position où il se trouvait, elle gardait tout l'avantage du terrain et qu'elle combattrait à mort. Aussi se recula-t-il hors de l'ouverture en grondant ; et, quand il fut à l'air libre, il cria :
Mère Louve se laissa retomber, pantelante, parmi les petits, et Père Loup lui dit gravement :
Elle haletait :
La Loi de la Jungle établit très clairement que chaque loup peut, lorsqu'il se marie, se retirer du Clan auquel il appartient ; mais, aussitôt ses petits assez âgés pour se tenir sur leurs pattes, il doit les amener au Conseil du Clan, qui se réunit généralement une fois par mois à la pleine lune, afin que les autres loups puissent reconnaître leur identité. Après cet examen, les petits sont libres de courir où il leur plaît, et, jusqu'à ce qu'ils aient tué leur premier daim, il n'est pas d'excuse valable pour le loup adulte et du même Clan qui tuerait l'un d'eux. Comme châtiment, c'est la mort pour le meurtrier où qu'on le trouve, et, si vous réfléchissez une minute, vous verrez qu'il en doit être ainsi.
Père Loup attendit jusqu'à ce que ses petits pussent un peu courir, et alors, la nuit de l'assemblée, il les emmena avec Mowgli et Mère Louve au Rocher du Conseil — un sommet de colline couvert de pierres et de galets, où pouvaient s'isoler une centaine de loups. Akela, le grand loup gris solitaire, que sa vigueur et sa finesse avaient mis à la tête du Clan, était étendu de toute sa longueur sur sa pierre ; un peu plus bas que lui se tenaient assis plus de quarante loups de toutes tailles et de toutes robes, depuis les vétérans, couleur de blaireau, qui pouvaient, à eux seuls, se tirer d'affaire avec un daim, jusqu'aux jeunes loups noirs de trois ans, qui s'en croyaient capable. Le Solitaire était à leur tête depuis un an maintenant. Au temps de sa jeunesse, il était tombé deux fois dans un piège à loups, et une autre fois on l'avait assommé et laissé pour mort ; aussi connaissait-il les us et coutumes des hommes.
On causait fort peu sur la roche. Les petits se culbutaient l'un l'autre au centre du cercle où siégeaient leurs mères et leurs pères, et, de temps en temps, un loup plus âgé se dirigeait tranquillement vers un petit, le regardait avec attention, et regagnait sa place à pas silencieux. Parfois une mère poussait son petit en plein clair de lune pour être sûre qu'il n'avait point passé inaperçu. Akela, de son côté, criait :
Et les mères reprenaient le cri :
À la fin (et Mère Louve sentit se hérisser les poils de son cou lorsque arriva ce moment) Père Loup poussa « Mowgli la Grenouille », comme ils l'appelaient, au milieu du cercle, où il resta par terre à rire et à jouer avec les cailloux qui scintillaient dans le clair de lune.
Akela ne leva pas sa tête d'entre ses pattes mais continua le cri monotone :
Un rugissement sourd partit de derrière les rochers — c'était la voix de Shere Khan :
Akela ne remua même pas les oreilles ; il dit simplement :
Il y eut un chœur de sourds grognements, et un jeune loup de quatre ans, tourné vers Akela, répéta la question de Shere Khan :
Or, la Loi de la Jungle, en cas de dispute sur les droits d'un petit à l'acceptation du Clan, exige que deux membres au moins du Clan, qui ne soient ni son père ni sa mère, prennent la parole en sa faveur.
Il n'y eut pas de réponse, et Mère Louve s'apprêtait pour ce qui serait son dernier combat, elle le savait bien, s'il fallait en venir à combattre. Alors, le seul étranger qui soit admis au Conseil du Clan — Baloo, l'ours brun endormi, qui enseigne aux petits la Loi de la Jungle, le vieux Baloo, qui peut aller et venir partout où il lui plaît, parce qu'il mange uniquement des noix, des racines et du miel — se leva sur son séant et grogna.
Une ombre tomba au milieu du cercle. C'était Bagheera, la panthère noire. Sa robe est tout entière noire comme l'encre, mais les marques de la panthère y affleurent, sous certains jours, comme font les reflets de la moire. Chacun connaissait Bagheera, et personne ne se souciait d'aller à l’encontre de ses desseins, car Tabaqui est moins rusé, le buffle sauvage moins téméraire, et moins redoutable l'éléphant blessé. Mais sa voix était plus suave que le miel agreste, qui tombe goutte à goutte des arbres, et sa peau plus douce que le duvet.
Il s'éleva une clameur de voix mêlées, parlant ensemble :
Et alors revint l'aboiement profond d'Akela.
Mowgli continuait à s'intéresser aux cailloux ; il ne daigna prêter aucune attention aux loups qui vinrent un à un l'examiner.
À la fin, ils descendirent tous la colline, à la recherche du taureau mort, et seuls restèrent Akela, Bagheera, Baloo et les loups de Mowgli.
Shere Khan rugissait encore dans la nuit, car il était fort en colère que Mowgli ne lui eût pas été livré.
Akela ne répondit rien. Il pensait au temps qui vient pour chaque chef de Clan, où sa force l'abandonne et où, plus affaibli de jour en jour, il est tué à la fin par les loups et remplacé par un nouveau chef, tué plus tard à son tour.
Et c'est ainsi que Mowgli entra dans le Clan des Loups de Seeonee, au prix d'un taureau et pour une bonne parole de Baloo.
Maintenant, il faut vous donner la peine de sauter dix ou douze années entières, et d'imaginer seulement l'étonnante existence que Mowgli mena parmi les loups, parce que, s'il fallait l'écrire, cela remplirait je ne sais combien de livres. Il grandit avec les louveteaux, quoique, naturellement, ils fussent devenus loups quand lui-même comptait pour un enfant à peine ; et Père Loup lui enseigna sa besogne, et le sens de toutes choses dans la Jungle, jusqu'à ce que chaque frisson de l'herbe, chaque souffle de l'air chaud dans la nuit, chaque ululement des hiboux au-dessus de sa tête, chaque bruit d'écorce égratignée par la chauve-souris au repos un instant dans l'arbre, chaque saut du plus petit poisson dans la mare prissent juste autant d'importance pour lui que pour un homme d'affaires son travail de bureau. Lorsqu'il n'apprenait pas, il se couchait au soleil et dormait, puis il mangeait, se rendormait ; lorsqu'il se sentait sale ou qu'il avait trop chaud, il se baignait dans les mares de la forêt, et lorsqu'il manquait de miel (Baloo lui avait dit que le miel et les noix étaient aussi bons à manger que la viande crue), il grimpait aux arbres pour en chercher, et Bagheera lui avait montré comment s'y prendre. S'allongeant sur une branche, la panthère appelait : « Viens ici, Petit Frère ! » et Mowgli commença par grimper à la façon du paresseux ; mais par la suite il osa se lancer à travers les branches presque aussi hardiment que le Singe Gris.
Il prit sa place au Rocher du Conseil, lorsque le Clan s'y assemblait, et, là, il découvrit qu'en regardant fixement un loup quelconque, il pouvait le forcer à baisser les yeux ; ainsi faisait-il pour s'amuser. À d'autres moments, il arrachait les longues épines du poil de ses amis, car les loups souffrent terriblement des épines et de tous les aiguillons qui se logent dans leur fourrure. Il descendait, la nuit, le versant de la montagne, vers les terres cultivées, et regardait avec une grande curiosité les villageois dans leurs huttes ; mais il se méfiait des hommes, parce que Bagheera lui avait montré une boîte carrée, avec une trappe, si habilement dissimulée dans la Jungle qu'il marcha presque dessus, et lui avait dit que c'était un piège. Ce qu'il aimait par-dessus tout, c'était de s'enfoncer avec Bagheera au chaud cœur noir de la forêt, pour dormir tout le long de la lourde journée, et voir, quand venait la nuit, comment Bagheera s'y prenait pour tuer : de droite, de gauche, au caprice de sa faim, et de même faisait Mowgli — à une exception près. Aussitôt l'enfant en âge de comprendre, Bagheera lui dit qu'il ne devrait jamais toucher au bétail, parce qu'il avait été racheté, dans le Conseil du Clan, au prix de la vie d'un taureau.
Mowgli s'y conforma fidèlement.
Il grandit ainsi et devint fort comme fait à l'accoutumée un garçon qui ne va pas à l'école et n'a dans la vie à s'occuper de rien que de choses à manger.
Mère Louve lui dit, une fois ou deux, que Shere Khan n'était pas de ceux auxquels on dût se fier, et qu'un jour il lui faudrait tuer Shere Khan ; et sans doute un jeune loup se fût rappelé l'avis à chaque heure de sa vie, mais Mowgli l'oublia, parce qu'il n'était qu'un petit garçon — et pourtant il se serait donné à lui-même le nom de loup, s'il avait su parler quelque langue humaine.
Shere Khan se trouvait toujours dans la Jungle, sur le chemin de Mowgli. À mesure que le chef Akela prenait de l'âge et perdait sa force, le tigre boiteux s'était lié de grande amitié avec les loups plus jeunes de la tribu, qui le suivaient pour avoir ses restes, chose que jamais Akela n'eût permise s'il avait osé aller jusqu'au bout de son autorité légitime. En outre, Shere Khan les flattait : il s'étonnait que de si beaux jeunes chasseurs fussent satisfaits de se laisser conduire par un loup moribond et par un petit d'homme.
Et les jeunes loups grondaient, en hérissant leur échine.
Bagheera, qui avait les yeux et les oreilles partout à la fois, eut vent de quelque chose, et, une fois ou deux, expliqua nettement à Mowgli que Shere Khan le tuerait un beau jour. Et Mowgli riait, et répondait :
Ce fut un jour de grande chaleur qu'une idée, née de quelque propos entendu, se forma dans le cerveau de Bagheera. Peut-être était-ce Sahi, le Porc-Épic, qui lui avait parlé de la chose. En tout cas, s'adressant à Mowgli, un soir, au plus profond de la Jungle, comme l'enfant couché reposait sa tête sur le beau pelage noir de la panthère :
Bagheera s'étendit de toute sa longueur, et ferma les yeux à demi.
Mowgli avança sa forte main brune, et, juste sous le menton soyeux de Bagheera, où les formidables muscles roulaient dissimulés dans la fourrure lustrée, il sentit une petite place nue.
Et Mowgli regarda fixement, entre ses yeux. La grande panthère tourna la tête au bout d'une demi-minute.
Et il fronça ses lourds sourcils noirs.
Par Fleur Rouge, Bagheera voulait dire du feu. Mais aucune créature de la Jungle n'appelait le feu par son vrai nom. Chaque bête en éprouve, toute sa vie, une crainte mortelle, et invente cent manières de le décrire sans le nommer.
Et Mowgli partit d'un bond.
Mowgli était déjà loin parmi la forêt, trottant ferme, et il sentait son cœur tout chaud dans sa poitrine. Il arriva à la caverne au moment où montait le brouillard du soir, reprit haleine et regarda en bas, dans la vallée. Les jeunes loups étaient dehors, mais la mère, au fond de la caverne, comprit, au bruit du souffle de Mowgli, qu'un souci troublait sa Grenouille.
Il plongea dans les broussailles pour gagner le cours d'eau, tout au fond de la vallée. Là, il s'arrêta, car, au milieu des cris du Clan en chasse, il entendit meugler un sambhur traqué, le râle de la bête aux abois. Puis montèrent des hurlements de dérision et de malignité ; c'étaient les jeunes loups.
Le Solitaire dut sauter et manquer sa prise, car Mowgli entendit le claquement de ses mâchoires et un glapissement lorsque le sambhur, avec son pied de devant, le culbuta. Il ne resta pas à en écouter davantage, mais s'élança en avant ; et les cris s'affaiblirent derrière lui à mesure qu'il se hâtait vers les terres cultivées où demeuraient les villageois.
Alors, il appliqua son visage contre la fenêtre et considéra le feu sur l'âtre ; il vit la femme du laboureur se lever pendant la nuit et nourrir la flamme avec des mottes noires ; et quand vint le matin, à l'heure où blanchit la brume froide, il vit l'enfant de l'homme prendre une corbeille d'osier garnie de terre à l'intérieur, l'emplir de charbons rouges, l'enrouler dans sa couverture, et s'en aller garder les vaches.
Il tourna le coin de la maison, rencontra le garçon nez à nez, lui arracha le feu des mains et disparut dans le brouillard, tandis que l'autre hurlait de frayeur.
Et il jeta quelques brindilles et des morceaux d'écorce sèche sur la chose rouge. À moitié chemin de la colline, il rencontre Bagheera ; la rosée du matin brillait sur sa fourrure comme des pierres de lune.
Mowgli lui tendit le pot plein de feu.
Tout ce jour-là, Mowgli resta assis dans la caverne, veillant sur son pot de braise et y enfonçant des branches sèches pour voir comment elles brûlaient. Il chercha et trouva une branche qui lui parut à souhait, et, le soir, quand Tabaqui vint à la caverne lui dire assez insolemment qu'on le mandait au Rocher du Conseil, il se mit à rire jusqu'à ce que Tabaqui s'enfuît. Et Mowgli se rendit au Conseil, toujours riant.
Akela le Solitaire se tenait couché à côté de sa pierre pour montrer que sa succession était ouverte, et Shere Khan, avec sa suite de loups nourris de restes, se promenait de long en large, objet de visibles flatteries. Bagheera vautrait son corps souple aux côtés de Mowgli, et l'enfant serrait le pot de braise entre ses genoux. Lorsqu'ils furent tous rassemblés, Shere Khan prit la parole — ce qu'il n'aurait jamais osé faire aux beaux jours d'Akela.
Mowgli sauta sur ses pieds.
Il y eut des hurlements :
Et, à la fin, les anciens du Clan tonnèrent :
Lorsqu'un chef de Clan a manqué sa proie, on l'appelle le « Loup Mort » pour le temps qui lui reste à vivre, et ce n'est guère.
Akela péniblement souleva sa vieille tête :
Il y eut un long silence : aucun loup ne se souciait d'un duel à mort avec le Solitaire. Alors Shere Khan rugit :
Alors, plus de la moitié du Clan hurla :
Akela dressa de nouveau la tête, et dit :
Et la plupart des loups firent mine de se grouper autour de Shere Khan, dont la queue se mit à fouailler les flancs.
Mowgli se leva, le pot de braise dans les mains. Puis il s'étira et bâilla au nez du Conseil ; mais il était plein de rage et de chagrin, car, en loups qu'ils étaient, ils ne lui avaient jamais dit combien ils le haïssaient.
Il jeta le pot sur le sol, et quelques charbons rouges allumèrent une touffe de mousse sèche qui flamba, tandis que tout le Conseil reculait de terreur devant les sauts de la flamme.
Mowgli enfonça la branche morte dans le feu jusqu'à ce qu'il vît des brindilles se tordre et crépiter, puis il la fit tournoyer au-dessus de sa tête au milieu des loups qui rampaient de terreur.
Akela, le vieux loup farouche, qui n'avait jamais imploré de merci dans sa vie, jeta un regard suppliant à Mowgli, debout près de lui, tout nu, sa longue chevelure noire flottant sur ses épaules, dans la lumière de la branche flamboyante qui faisait danser et vaciller les ombres.
Il donna un coup de pied dans le feu, et les étincelles volèrent.
Il marcha à grands pas vers l'endroit où Shere Khan couché clignait de l'œil stupidement aux flammes, et le prit, par la touffe de poils, sous le menton. Bagheera suivait, en cas d'accident.
Les oreilles de Shere Khan s'aplatirent sur sa tête, et il ferma les yeux, car la branche flamboyante était tout près de lui.
Il frappa Shere Khan de sa branche sur la tête, tandis que le tigre geignait et pleurnichait en une agonie d'épouvante.
Le feu brûlait furieusement au bout de la branche, et Mowgli frappait de droite et de gauche autour du cercle, et les loups s'enfuyaient en hurlant sous les étincelles qui brûlaient leur fourrure. À la fin, il ne resta plus que le vieil Akela, Bagheera et peut-être dix loups qui avaient pris le parti de Mowgli. Alors, Mowgli commença de sentir quelque chose de douloureux au fond de lui-même, quelque chose qu'il ne se rappelait pas avoir jamais senti jusqu'à ce jour ; il reprit haleine et sanglota, et les larmes coulèrent sur son visage.
Alors Mowgli s'assit et pleura comme si son cœur allait se briser ; il n'avait jamais pleuré auparavant, de toute sa vie.
Et il se rendit à la caverne où elle habitait avec Père Loup, et il pleura dans sa fourrure, tandis que les autres petits hurlaient misérablement.
L'aurore commençait à poindre quand Mowgli descendit la colline tout seul, en route vers ces êtres mystérieux qu'on appelle les hommes.
* * *
Chanson de chasse du clan de Seeonee
Tout ce que nous allons dire ici arriva quelque temps avant que Mowgli eût été banni du Clan des Loups de Seeonee, ou se fût vengé de Shere Khan, le Tigre.
En ces jours-là, Baloo lui enseignait la Loi de la Jungle. Le grand Ours brun, vieux et grave, se réjouissait d'un élève à l'intelligence si prompte ; car les jeunes loups ne veulent apprendre de la Loi de la Jungle que ce qui concerne leur Clan et leur tribu, et décampent dès qu'ils peuvent répéter le refrain de chasse : « Pieds qui ne font pas de bruit ; yeux qui voient dans l'ombre ; oreilles tendues au vent, du fond des cavernes, et dents blanches pour mordre : qui porte ces signes est de nos frères, sauf Tabaqui le Chacal et l'Hyène, que nous haïssons. » Mais Mowgli, comme petit d'homme, en dut apprendre bien plus long.
Quelquefois Bagheera, la Panthère Noire, venait en flânant au travers de la Jungle, voir ce que devenait son favori, et restait à ronronner, la tête contre un arbre, pendant que Mowgli récitait à Baloo la leçon du jour. L'enfant savait grimper presque aussi bien qu'il savait nager, et nager presque aussi bien qu'il savait courir ; aussi Baloo, le Docteur de la Loi, lui apprenait-il les Lois des Bois et des Eaux : à distinguer une branche pourrie d'une branche saine ; à parler poliment aux abeilles sauvages quand il rencontrait par surprise un de leurs essaims à cinquante pieds au-dessus du sol ; les paroles à dire à Mang, la Chauve-Souris, quand il la dérangeait dans les branches au milieu du jour ; et la façon d'avertir les serpents d'eau dans les mares avant de plonger au milieu d'eux. Dans la Jungle, personne n'aime à être dérangé, et on y est toujours prêt à se jeter sur l'intrus.
En outre, Mowgli apprit également le cri de chasse de l'Étranger, qu'un habitant de la Jungle, toutes les fois qu'il chasse hors de son terrain, doit répéter à voix haute jusqu'à ce qu'il ait reçu réponse. Traduit, il signifie : « Donnez-moi liberté de chasser ici, j'ai faim » ; la réponse est : « Chasse donc pour ta faim, mais non pour ton plaisir. »
Tout cela vous donnera une idée de ce qu'il fallait à Mowgli apprendre par cœur : et il se fatiguait beaucoup d'avoir à répéter cent fois la même chose. Mais, comme Baloo le disait à Bagheera, un jour que Mowgli avait reçu la correction d'un coup de patte et s'en était allé bouder :
Et Mowgli se laissa glisser le long d'un tronc d'arbre. Il avait la mine fâchée, et ce fut avec pétulance qu'au moment de toucher le sol il ajouta :
Mowgli répéta, en ajoutant le cri du vautour à la fin de la phrase.
La réponse fut un sifflement tout à fait indescriptible, après quoi Mowgli se donna du pied dans le derrière, battit des mains pour s'applaudir lui-même, et sauta sur le dos de Bagheera, où il s'assit de côté, pour jouer du tambour avec ses talons sur le pelage luisant, et faire à Baloo les plus affreuses grimaces qu'il pût imaginer.
Puis il se retourna pour dire à Bagheera comment l'enfant avait appris les Maîtres Mots de Hathi, l'Éléphant sauvage, qui sait tout ce qui a rapport à ces choses, et comment Hathi avait mené Mowgli à une mare pour apprendre d'un serpent d'eau le mot des Serpents, que Baloo ne pouvait prononcer ; et comment Mowgli se trouvait maintenant suffisamment garanti contre tous accidents possibles dans la Jungle, parce que ni serpent, ni oiseau, ni bête à quatre pieds ne lui ferait de mal.
Puis, tout haut, s'adressant à Mowgli :
Mowgli, voulant se faire entendre, tirait à pleines poignées sur l'épaule de Bagheera, et lui administrait de vigoureux coups de pied. Quand, enfin, tous deux prêtèrent l'oreille, il cria très fort :
La grosse patte de Baloo jeta Mowgli à bas du dos de Bagheera, et l'enfant, tombé en boule entre les grosses pattes de devant, put voir que l'Ours était en colère.
Mowgli regarda Bagheera pour voir si la Panthère se fâchait aussi : les yeux de Bagheera étaient aussi durs que des pierres de jade.
Il se mit à pleurnicher.
Il avait à peine achevé qu'une grêle de noix et de brindilles dégringola au travers du feuillage ; et on put entendre des toux, des ébrouements et des bonds irrités, très haut dans les branches.
Une nouvelle grêle s'abattit sur leurs têtes, et ils détalèrent au trot, emmenant Mowgli avec eux.
Ce que Baloo avait dit des singes était parfaitement vrai. Ils appartenaient aux cimes des arbres ; et, comme les bêtes regardent très rarement en l'air, l'occasion ne se présentait guère pour eux et le Peuple de la Jungle de se rencontrer ; mais, toutes les fois qu'ils trouvaient un loup malade, ou un tigre blessé, ou un ours, les singes le tourmentaient, et ils avaient coutume de jeter des bâtons et des noix à n'importe quelle bête, pour rire, et dans l'espoir qu'on les remarquerait. Puis ils criaient ou braillaient à tue-tête des chansons dénuées de sens ; et ils provoquaient le Peuple de la Jungle à grimper aux arbres pour lutter avec eux, ou bien, sans motif, s'élançaient en furieuses batailles les uns contre les autres, en prenant soin de laisser les singes morts où le Peuple de la Jungle pourrait les voir. Toujours sur le point d'avoir un chef, des lois et des coutumes à eux, ils ne s'y résolvaient jamais, leur mémoire étant incapable de rien retenir d'un jour à l'autre ; aussi arrangeaient-ils les choses au moyen d'un dicton : « Ce que les Bandar-log pensent maintenant, la Jungle le pensera plus tard », dont ils tiraient grand réconfort. Aucune bête ne pouvait les atteindre, mais, d'un autre côté, aucune bête ne faisait attention à eux, et c'est pourquoi ils avaient été si contents d'attirer Mowgli et d'entendre combien Baloo en ressentait d'humeur.
Ils n'avaient pas l'intention de faire davantage — les Bandar-log n'ont jamais d'intentions — mais l'un imagina, et l'idée lui parut lumineuse, de dire aux autres que Mowgli serait utile à posséder dans la tribu, parce qu'il savait entrelacer des branches en abri contre le vent ; et que, s'ils s'en saisissaient, ils pourraient le forcer à leur apprendre. Mowgli, en effet, comme enfant de bûcheron, avait hérité de toutes sortes d'instincts et s'amusait souvent à fabriquer de petites huttes à l'aide de branches tombées, sans savoir pourquoi ; et le Peuple Singe, guettant dans les arbres, considérait ce jeu comme la chose la plus surprenante. Cette fois, disaient-ils, ils allaient réellement avoir un chef et devenir le peuple le plus sage de la Jungle… si sage qu'il serait pour tous les autres un objet de remarque et d'envie. Aussi suivirent-ils Baloo, Bagheera et Mowgli à travers la Jungle, fort silencieusement, jusqu'à ce que vînt l'heure de la sieste de midi. Alors Mowgli, très grandement honteux de lui-même, s'endormit entre la Panthère et l'Ours, résolu à n'avoir plus rien de commun avec le Peuple Singe.
La première chose qu'il se rappela ensuite, ce fut une sensation de mains sur ses jambes et ses bras… de petites mains dures et fortes… puis, de branches lui fouettant le visage ; et son regard plongeait à travers l'agitation des ramures, tandis que Baloo éveillait la Jungle de ses cris profonds, et que Bagheera bondissait le long de l'arbre, tous ses crocs à nu. Les Bandar-log hurlaient de triomphe et luttaient à qui tiendrait le plus vite les branches supérieures où Bagheera n'oserait les suivre, criant :
Alors commença leur fuite, et la fuite du Peuple Singe au travers de la patrie des arbres est une chose que personne ne décrira jamais. Ils y ont leurs routes régulières et leurs chemins de traverse, des côtes et des descentes, tous tracés à cinquante, soixante et cent pieds au-dessus du sol, et par lesquels ils voyagent, même la nuit, s'il le faut. Deux des singes les plus forts avaient empoigné Mowgli sous les bras et volaient à travers les cimes des arbres par bonds de vingt pieds à la fois. Seuls, ils auraient avancé deux fois plus vite, mais le poids de l'enfant les retardait. Tout mal à l'aise et pris de vertige qu'il se sentît, Mowgli ne pouvait s'empêcher de jouir de cette course furieuse ; mais il frissonna d'apercevoir par éclairs le sol si loin au-dessous de lui ; et les chocs et les secousses terribles, au bout de chaque saut qui le balançait à travers le vide, lui mettaient le cœur entre les dents. Son escorte s'élançait avec lui vers le sommet d'un arbre jusqu'à ce qu'il sentît les extrêmes petites branches craquer et plier sous leur poids ; puis, avec un han guttural, ils se jetaient, décrivaient dans l'air une courbe descendante et se recevaient suspendus par les mains et par les pieds, aux branches basses de l'arbre voisin.
Parfois, il découvrait des milles et des milles de calme jungle verte, de même qu'un homme au sommet d'un mât plonge à des lieues dans l'horizon de la mer ; puis, les branches et les feuilles lui cinglaient le visage, et, tout de suite après, ses deux gardes et lui descendaient presque à toucher terre de nouveau.
Ainsi, à grand renfort de bonds, de fracas, d'ahans, de hurlements, la tribu tout entière des Bandar-log filait à travers les routes des arbres avec Mowgli leur prisonnier.
D'abord, il eut peur qu'on ne le laissât tomber ; puis, il sentit monter la colère. Mais il savait l'inutilité de la lutte, et il se mit à réfléchir. La première chose à faire était d'avertir Baloo et Bagheera, car, au train dont allaient les singes, il savait que ses amis seraient vite distancés. Regarder en bas, cela n'eût servi de rien, car il ne pouvait voir que le dessus des branches ; aussi dirigea-t-il ses yeux en l'air et vit-il, loin dans le bleu, Chil le Vautour en train de flâner et de tournoyer au-dessus de la Jungle qu'il surveillait dans l'attente de choses à mourir. Chil s'aperçut que les singes portaient il ne savait quoi, et se laissa choir de quelques centaines de pieds pour voir si leur fardeau était bon à manger. Il siffla de surprise quand il vit Mowgli remorqué à la cime d'un arbre et l'entendit lancer l'appel du vautour :
Les vagues de branches se refermèrent sur l'enfant ; mais Chil, d'un coup d'aile, se porta au-dessus de l'arbre suivant, assez de temps pour voir émerger de nouveau la petite face brune :
Chil n'avait jamais vu Mowgli auparavant, bien que naturellement il eût entendu parler de lui.
Là-dessus, il se berça sur ses ailes, les pattes ramenées sous le ventre, et attendit.
Pendant ce temps, Baloo et Bagheera se dévoraient de chagrin et de rage. Bagheera grimpait comme jamais de sa vie auparavant, mais les branches minces se brisaient sous le poids de son corps, qui glissait jusqu'en bas, de l'écorce plein les griffes.
Baloo se prit la tête entre les pattes, et se mit à rouler de droite et de gauche en gémissant.
Bagheera lécha une de ses pattes de devant pensivement.
Bagheera, qui ne savait pas grand-chose de Kaa, se méfiait comme il sied.
Là-dessus, Baloo frotta le pelage roussi de sa brune épaule contre la Panthère, et ils partirent ensemble à la recherche de Kaa, le Python de Rocher.
Ils le trouvèrent étendu sur une saillie de roc que chauffait le soleil de midi, en train d'admirer la magnificence de son habit neuf, car il venait de consacrer dix jours de retraite à changer de peau, et maintenant, il apparaissait dans toute sa splendeur : sa grosse tête camuse dardée au ras du sol, les trente pieds de long de son corps tordus en nœuds et en courbes capricieuses, et se léchant les lèvres à la pensée du repas à venir.
Kaa n'est pas un serpent venimeux, — en fait, il méprise plutôt les serpents venimeux, qu'il tient pour lâches — mais sa force réside dans son étreinte, et, une fois enroulés ses anneaux énormes autour de qui que ce soit, il n'y a plus rien à faire.
Comme tous les serpents de son espèce, Kaa est presque sourd, et tout d'abord il n'entendit pas l'appel. Cependant il se leva, prêt à tout événement, la tête basse :
Il savait qu'il ne faut pas presser Kaa. Il est trop gros.
Or, un serpent, et surtout un vieux python circonspect de l'espèce de Kaa, montre rarement qu'il est en colère, mais Baloo et Bagheera purent voir les gros muscles engloutisseurs onduler et se gonfler des deux côtés de sa gorge.
Mais les mots s'étranglaient dans sa gorge, car c'était la première fois, à son souvenir, qu'un animal de la Jungle avouait s'intéresser aux actes des singes.
Et ses mâchoires se fermèrent avec un bruit sec, car l'humilité n'était pas son fait.
Baloo leva les yeux pour voir d'où venait la voix, et Chil le Vautour apparut. Il descendait en fauchant l'air, et le soleil brillait sur les franges rebroussées de ses ailes. C'était presque l'heure du coucher pour Chil, mais il avait battu toute l'étendue de la Jungle à la recherche de l'Ours, sans pouvoir le découvrir sous l'épais feuillage.
Et Chil remonta en décrivant un cercle pour gagner son aire.
Ils savaient tous où se trouvait l'endroit, mais peu l'avaient jamais visité parmi le Peuple de la Jungle. Ce qu'ils appelaient, en effet, les Grottes Froides était une vieille ville abandonnée, perdue, et enfouie dans la Jungle ; et les bêtes fréquentent rarement un endroit que les hommes ont déjà fréquenté. Il arrive bien au sanglier de le faire, mais jamais aux tribus qui chassent. En outre, les singes y habitaient, autant qu'ils peuvent passer pour habiter quelque part, et nul animal qui se respecte n'en eût approché à portée du regard, sauf en temps de sécheresse, quand les citernes et les réservoirs à demi ruinés contenaient encore un peu d'eau.
Baloo prit un air soucieux.
Baloo fit effort pour se hâter, mais il dut s'asseoir en soufflant. Ils le laissèrent donc. Il suivrait plus tard, et Bagheera pressa vers le but son rapide galop de panthère. Kaa ne disait rien, mais quelque effort que fit Bagheera, l'énorme Python de Rocher se tenait à son niveau. Au passage d'un torrent de montagne, Bagheera prit de l'avance, ayant franchi d'un bond, et laissant Kaa traverser à la nage, la tête et deux pieds de cou hors de l'eau, mais, sur terrain égal, Kaa rattrapa la distance.
Et Kaa semblait se répandre lui-même sur le sol où ses yeux sûrs choisissaient la route la plus courte et la savaient garder.
Aux Grottes Froides, le Peuple Singe ne songeait pas du tout aux amis de Mowgli. Ils avaient apporté l'enfant à la Ville Perdue et se trouvaient pour le moment très satisfaits d'eux-mêmes. Mowgli n'avait jamais vu de ville hindoue auparavant, et, bien que celle-ci ne fût guère qu'un amoncellement de ruines, le spectacle lui parut aussi splendide qu'étonnant. Quelque roi l'avait bâtie, au temps jadis, sur une petite colline. On pouvait encore discerner les chaussées de pierre qui conduisaient aux portes en ruine, où de derniers éclats de bois pendaient aux gonds rongés de rouille. Des arbres avaient poussé entre les pierres des murs, les créneaux étaient tombés et s'effritaient par terre, des lianes sauvages, aux fenêtres des tours, se balançaient en grosses touffes.
Un grand palais sans toit couronnait la colline, le marbre des cours d'honneur et des fontaines se fendait, tout taché de rouge et de vert, et les galets mêmes des cours où habitaient naguère les éléphants royaux avaient été soulevés et disjoints par les herbes et les jeunes arbres. Du palais, on pouvait voir les innombrables rangées de maisons sans toits qui composaient la ville, semblables à des rayons de miel vides emplis de ténèbres ; le bloc de pierre informe qui avait été une idole, sur la place où se rencontraient quatre routes ; les puits et les rigoles aux coins des rues où se creusaient jadis les réservoirs publics, et les dômes brisés des temples avec les figuiers sauvages qui sortaient de leurs flancs.
Les singes appelaient ce lieu leur ville, et affectaient de mépriser le Peuple de la Jungle parce qu'il vit dans la forêt. Et cependant, ils ne savaient jamais à quel usage avaient été destinés les édifices ni comment y habiter. Ils s'asseyaient en cercles dans le vestibule menant à la chambre du conseil royal, grattaient leurs puces et faisaient semblant d'être des hommes ; ou bien ils couraient au travers des maisons sans toits, ramassaient dans un coin des plâtras et de vieilles briques, puis oubliaient les cachettes ; ou bien ils se battaient, ils criaient, se chamaillaient en foule, puis, cessant tout à coup, se mettaient à jouer, du haut en bas des terrasses, dans les jardins du Roi, dont ils secouaient les rosiers et les orangers pour le plaisir d'en voir tomber les fruits et les fleurs. Ils exploraient tous les passages, tous les souterrains du palais et les centaines de petites chambres obscures, mais ils ne se rappelaient jamais ce qu'ils avaient vu ; et ils erraient ainsi au hasard, un à un, deux à deux, ou par groupes, en se félicitant l'un l'autre d'agir tellement comme des hommes. Ils buvaient aux réservoirs dont ils troublaient l'eau, et se mordaient pour en approcher, puis s'élançaient tous ensemble en masses compactes et criaient :
Ensuite, ils recommençaient jusqu'à ce que, fatigués de la ville, ils retournassent aux cimes des arbres, dans l'espoir que le Peuple de la Jungle les remarquerait.
Mowgli, élevé à observer la Loi de la Jungle, n'aimait ni ne comprenait ce genre de vie. Il se faisait tard dans l'après-midi quand les singes, le portant, arrivèrent aux Grottes Froides. Et, au lieu d'aller dormir, comme Mowgli l'aurait fait après un long voyage, ils se prirent par la main et se mirent à danser en chantant leurs plus folles chansons. Un des singes fit un discours et dit à ses compagnons que la capture de Mowgli marquerait une nouvelle étape dans l'histoire des Bandar-log, car il allait leur montrer comment on entrelaçait des branches et des roseaux pour s'abriter contre la pluie et le vent. Mowgli cueillit des lianes et entreprit de les tresser ; les singes essayèrent de l'imiter, mais, au bout de quelques minutes, ils ne s'intéressaient plus à leur besogne et se mirent à tirer les queues de leurs camarades, ou à sauter des quatre pattes en toussant.
Vingt ou trente singes bondirent au-dehors pour lui rapporter des noix et des pawpaws Papayes. sauvages ; mais ils commencèrent à se battre en route, et cela leur eût donné trop de peine de revenir avec ce qui restait de fruits. Mowgli, non moins endolori et furieux qu'affamé, vaguait dans la cité vide, lançant de temps à autre le cri de chasse des étrangers ; mais personne ne lui répondait, et il pensait qu'en vérité c'était un mauvais gîte qu'il avait trouvé là.
À peine se dirigeait-il vers le mur de la ville que les singes le tirèrent en arrière, en lui disant qu'il ne connaissait pas son bonheur et en le pinçant pour lui donner de la reconnaissance. Il serra les dents et ne dit rien, mais marcha, parmi le tumulte des singes braillants, jusqu'à une terrasse qui dominait les réservoirs de grès rouge à demi remplis d'eau de pluie. Au centre de la terrasse se dressaient les ruines d'un pavillon, tout de marbre blanc, bâti pour des reines mortes depuis cent ans. Le toit, en forme de dôme, s'était écroulé à demi et bouchait le passage souterrain par lequel les reines avaient coutume de venir au palais. Mais les murs étaient faits d'écrans de marbre découpé, merveilleux ouvrage d'entrelacs blancs comme le lait, incrustés d'agates, de cornalines, de jaspe et de lapis-lazuli ; et, lorsque la lune se montra par-dessus la montagne, elle brilla au travers du lacis ajouré, projetant sur le sol des ombres semblables à une dentelle de velours noir.
Tout meurtri, las et à jeun qu'il fût, Mowgli ne put, malgré tout, s'empêcher de rire quand les Bandar-log se mirent, par vingt à la fois, à lui remontrer combien ils étaient grands, sages, forts et doux, et quelle folie c'était à lui de vouloir les quitter.
Mowgli ne fit aucune objection, et les singes se rassemblèrent par centaines et centaines sur la terrasse pour écouter leurs propres orateurs chanter les louanges des Bandar-log, et, toutes les fois qu'un orateur s'arrêtait par manque de respiration, ils criaient tous ensemble :
Mowgli hochait la tête, battait des paupières et disait : Oui quand ils lui posaient une question ; mais tant de bruit lui donnait le vertige.
Deux fidèles guettaient le même nuage du fond du fossé en ruine, au bas du mur de la ville ; car Bagheera et Kaa, sachant bien le danger que présentait le Peuple Singe en masse, ne voulaient pas courir de risques inutiles. Les singes ne luttent jamais à moins d'être cent contre un, et peu d'habitants de la jungle tiennent à jouer semblable partie.
Et il glissa vers le mur de l'ouest. C'était le moins en ruine, et le gros serpent perdit quelque temps à trouver un chemin pour atteindre le haut des pierres. Le nuage cachait la lune, et comme Mowgli se demandait ce qui allait survenir, il entendit le pas léger de Bagheera sur la terrasse. La Panthère Noire avait gravi le talus presque sans bruit, et, sachant qu'il ne fallait pas perdre son temps à mordre, frappait de droite et de gauche parmi les singes assis autour de Mowgli en cercle de cinquante et soixante rangs d'épaisseur. Il y eut un hurlement d'effroi et de rage, et, comme Bagheera trébuchait sur les corps qui roulaient en se débattant sous son poids, un singe cria :
Une mêlée confuse de singes, mordant, griffant, déchirant, arrachant, se referma sur Bagheera, pendant que cinq ou six d'entre eux, s'emparant de Mowgli, le remorquaient jusqu'en haut du pavillon et le poussaient par le trou du dôme brisé. Un enfant élevé par les hommes se fût affreusement contusionné, car la chute mesurait quinze bons pieds ; mais Mowgli tomba comme Baloo lui avait appris à tomber, et toucha le sol les pieds les premiers.
Il put entendre un frémissement et des sifflements dans les décombres alentour, et il lança l'appel une seconde fois pour être sûr.
Mowgli se tint immobile autant qu'il lui fut possible, épiant, à travers le réseau de marbre, et prêtant l'oreille au furieux tapage où luttait la Panthère Noire : hurlements, glapissements, bousculades, que dominait le râle rauque et profond de Bagheera, rompant, fonçant, plongeant et virant sous les tas compacts de ses ennemis. Pour la première fois depuis sa naissance, Bagheera luttait pour défendre sa vie.
Et il cria à haute voix :
Bagheera entendit, et le cri qui lui apprenait le salut de Mowgli lui rendit un nouveau courage. Elle s'ouvrit un chemin, avec des efforts désespérés, pouce par pouce, droit dans la direction des réservoirs, avançant péniblement, en silence. Alors, du mur ruiné le plus voisin de la Jungle s'éleva, comme un roulement, le cri de guerre de Baloo. Le vieil Ours avait fait de son mieux mais il n'avait pu arriver plus tôt.
Il n'apparut, haletant, au haut de la terrasse, que pour disparaître jusqu'à la tête sous une vague de singes ; mais il se cala carrément sur ses hanches, et, ouvrant ses pattes de devant, il en étreignit autant qu'il en pouvait tenir, et se mit à cogner d'un mouvement régulier : bat… bat… bat, qu'on eût pris pour le rythme cadencé d'une roue à aubes. Un bruit de chute et d'eau rejaillissante avertit Mowgli que Bagheera s'était taillé un chemin jusqu'au réservoir où les singes ne pouvaient suivre. La Panthère resta là, suffoquant, la tête juste hors de l'eau, tandis que les singes, échelonnés sur les marches rouges, par trois rangs de profondeur, dansaient de rage de haut en bas, prêts à l'attaquer de tous côtés à la fois, si elle faisait mine de sortir pour venir au secours de Baloo. Ce fut alors que Bagheera souleva son menton tout dégouttant d'eau, et, de désespoir, lança l'appel des serpents pour demander secours :
Kaa, semblait-il, avait tourné queue à la dernière minute. Et Baloo, à demi suffoqué sous les singes au bord de la terrasse, ne put retenir un petit rire en entendant la Panthère Noire appeler à l'aide.
Kaa venait à peine de se frayer une route par-dessus le mur de l'ouest, prenant terre d'un effort qui délogea une des pierres du faîte pour l'envoyer rouler dans le fossé. Il n'avait pas l'intention de perdre aucun des avantages du terrain ; aussi se roula-t-il et déroula-t-il une ou deux fois, pour être sûr que chaque pied de son long corps était en condition. Pendant ce temps, la lutte avec Baloo continuait, les singes glapissaient dans le réservoir autour de Bagheera, et Mang, la Chauve-Souris, volant de-ci, de-là, portait à travers la Jungle la nouvelle de la grande bataille, si bien que Hathi lui-même, l'Éléphant sauvage, se mit à trompeter, et que, de très loin, des bandes de singes éparses, réveillées par le bruit, accoururent, en bondissant à travers les routes des arbres, à l'aide de leurs amis des Grottes Froides, tandis que le fracas de la lutte effarouchait tous les oiseaux diurnes à des milles à l'entour.
Alors vint Kaa, tout droit, très vite, avec la hâte de tuer. La puissance de combat d'un python réside dans le choc de sa tête appuyée de toute la force et de tout le poids de son corps. Si vous pouvez imaginer une lance, ou un bélier, ou un marteau lourd d'à peu près une demi-tonne, conduit et habité par une volonté froide et calme, vous pouvez grossièrement vous figurer à quoi ressemblait Kaa dans le combat. Un python de quatre ou cinq pieds peut renverser un homme s'il le frappe en pleine poitrine ; or, Kaa, vous le savez, avait trente pieds de long. Son premier coup fut donné au cœur même de la masse des singes qui s'acharnaient sur Baloo, dirigé au but bouche close et sans bruit. Il n'y en eut pas besoin d'un second. Les singes se dispersèrent aux cris de :
Depuis des générations, les singes avaient été tenus en respect par l'épouvante où les plongeaient les histoires de leurs aînés à propos de Kaa, le voleur nocturne, qui glisse le long des branches aussi doucement que s'étend la mousse, et enlève aisément le singe le plus vigoureux ; du vieux Kaa, qui peut se rendre tellement pareil à une branche morte ou à une souche pourrie, que les plus avisés s'y laissent prendre, jusqu'à ce que la branche les happe. Kaa était tout ce que craignaient les singes dans la Jungle, car aucun d'eux ne savait où s'arrêtait son pouvoir, aucun d'eux ne pouvait le regarder en face, et aucun d'eux n'était jamais sorti vivant de son étreinte.
Aussi fuyaient-ils, en bégayant de terreur, sur les murs et les toits des maisons, tandis que Baloo poussait un profond soupir de soulagement. Malgré sa fourrure beaucoup plus épaisse que celle de Bagheera, il avait cruellement souffert de la lutte. Alors, Kaa ouvrit la bouche pour la première fois : un ordre prolongé siffla et les singes qui, au loin, se pressaient de venir à la défense des Grottes Froides s'arrêtèrent où ils étaient, cloués par l'épouvante, tandis que pliaient et craquaient sous leur poids les branches qu'ils chargeaient. Ceux qui couvraient les murs et les maisons vides turent subitement leurs cris, et, dans le silence qui tomba sur la cité, Mowgli entendit Bagheera secouer ses flancs humides en sortant du réservoir. Puis, la clameur recommença. Les singes bondirent plus haut sur les murs ; ils se cramponnèrent aux cous des grandes idoles de pierre et poussèrent des cris perçants en sautillant le long des créneaux, tandis que Mowgli, qui dansait de joie dans le pavillon, collait son œil aux jours du marbre et huait à la façon des hiboux, entre ses dents de devant, pour se moquer et montrer son mépris.
Kaa siffla et le silence se répandit une fois de plus sur la ville.
Cela s'adressait à Bagheera.
La courbe du dôme écroulé s'arrondissait sur sa tête.
Kaa examina avec soin la maçonnerie, jusqu'à ce qu'il découvrît, dans le réseau du marbre, une lézarde plus pâle dénotant un point faible. Il donna deux ou trois légers coups de tête pour se rendre compte de la distance ; puis, élevant six pieds de son corps au-dessus du sol, il lança de toutes ses forces, le nez en avant, une demi-douzaine de coups de bélier. Le travail à jour céda, s'émietta en un nuage de poussière et de gravats, et Mowgli se jeta d'un bond par l'ouverture entre Baloo et Bagheera… un bras passé autour de chaque cou musculeux…
Mowgli se tourna et vit la tête du grand Python qui oscillait à un pied au-dessus de la sienne.
Car Mowgli avait joliment tourné ses remerciements.
Le Python laissa tomber légèrement sa tête, pour une minute, sur l'épaule de Mowgli.
La lune s'enfonçait derrière les collines, et les rangs de singes tremblants, pressés les uns contre les autres sur les murs et les créneaux, paraissaient comme des franges grelottantes et déchiquetées. Baloo descendit au réservoir pour y boire et Bagheera commença de mettre ordre dans sa fourrure tandis que Kaa rampait vers le centre de la terrasse et fermait ses mâchoires d'un claquement sonore qui rivait sur lui les yeux de tous les singes.
Des murs vint un gémissement comme celui du vent à la pointe des arbres :
Il se lova deux ou trois fois en un grand cercle, agitant sa tête de droite et de gauche d'un mouvement de navette. Puis il se mit à faire des boucles et des huit avec son corps, des triangles visqueux qui se fondaient en carrés mous, en pentagones, en tertres mouvants, tout cela sans se hâter, sans jamais interrompre le sourd bourdonnement de sa chanson. La nuit se faisait de plus en plus noire ; bientôt, on ne distingua plus la lente et changeante oscillation du corps, mais on continuait d'entendre le bruissement des écailles.
Baloo et Bagheera se tenaient immobiles comme des pierres, des grondements au fond de la gorge, le cou hérissé, et Mowgli regardait, tout surpris.
Les rangs des singes, irrésistiblement, ondulèrent en avant, et Baloo et Bagheera firent avec eux un pas raide.
Et tous entrèrent en mouvement de nouveau.
Mowgli posa ses mains sur Baloo et sur Bagheera pour les entraîner au loin, et les deux grosses bêtes tressaillirent, comme si on les eût tirées d'un rêve.
Et tous trois se glissèrent à travers une brèche des murs pour gagner la Jungle.
Et il se secoua du haut en bas.
Baloo ne voulait pas accabler Mowgli, mais il ne pouvait prendre de licences avec la Loi ; aussi mâchonna-t-il :
Bagheera lui donna une demi-douzaine de tapes, amicales pour une panthère (elles auraient à peine réveillé un de ses propres petits), mais qui furent pour un enfant de sept ans une correction aussi sévère qu'on en pourrait souhaiter d'éviter. Quand ce fut fini, Mowgli éternua et tâcha de se reprendre, sans un mot.
Une des beautés de la Loi de la Jungle, c'est que la punition règle tous les comptes. C'en est fini, après, de toutes tracasseries.
Mowgli laissa tomber sa tête sur le dos de Bagheera et s'endormit si profondément qu'il ne s'éveilla même pas lorsqu'on le déposa dans la caverne de ses frères.
* * *
Chanson de route des Bandar-log
Quand Mowgli quitta la caverne du loup, après sa querelle avec le Clan au Rocher du Conseil, il descendit aux terres cultivées où habitaient les villageois, mais il ne voulut pas s'y arrêter : la Jungle était trop proche, et il savait qu'il s'était fait au moins un ennemi dangereux au Conseil. Il continua sa course par le chemin raboteux qui descendait la vallée ; il le suivit au grand trot, d'une seule traite, fit environ vingt milles et parvint à une contrée qu'il ne connaissait pas. La vallée s'ouvrait sur une vaste plaine parsemée de rochers et coupée de ravins. À un bout se tassait un petit village et à l'autre la Jungle touffue s'abaissait rapidement vers les pâturages et s'y arrêtait net, comme si on l'eût tranchée d'un coup de bêche. Partout dans la plaine paissaient les bœufs et les buffles, et, quand les petits garçons chargés de la garde des troupeaux aperçurent Mowgli, ils poussèrent des cris et s'enfuirent, et les chiens parias jaunes, qui errent toujours autour d'un village hindou, se mirent à aboyer. Mowgli avança, car il se sentait grand faim, et, en arrivant à l'entrée du village, il vit le gros buisson épineux que chaque jour, au crépuscule, l'on tirait devant, poussé sur l'un des côtés.
Il s'assit près de la barrière et, au premier homme qui sortit, il se leva, ouvrit la bouche et en désigna du doigt le fond pour indiquer qu'il avait besoin de nourriture. L'homme écarquilla les yeux et remonta en courant l'unique rue du village, appelant le prêtre, gros Hindou vêtu de blanc avec une marque rouge et jaune sur le front. Le prêtre vint à la barrière et, avec lui, plus de cent personnes écarquillant aussi les yeux, pariant, criant et se montrant Mowgli du doigt.
Il rejeta en arrière ses longs cheveux et fronça le sourcil en regardant la foule.
En jouant avec lui, les petits loups avaient souvent mordu Mowgli plus fort qu'ils ne voulaient et il portait aux jambes et aux bras nombre de balafres blanches. Mais il eût été la dernière personne du monde à nommer cela des morsures, car il savait, lui, ce que mordre veut dire.
Et elle étendit la main au-dessus de ses yeux pour regarder attentivement Mowgli.
Le prêtre était un habile homme et savait Messua la femme du plus riche habitant de l'endroit. Il leva les yeux au ciel pendant une minute et dit solennellement :
La foule se dispersa en même temps que la femme faisait signe à Mowgli de venir jusqu'à sa hutte, où il y avait un lit laqué de rouge, un large récipient à grains, en terre cuite, orné de curieux dessins en relief, une demi-douzaine de casseroles en cuivre, l'image d'un dieu hindou dans une petite niche, et, sur le mur, un vrai miroir, tel qu'il s'en trouve pour huit sous dans les foires de campagne.
Elle lui donna un grand verre de lait et du pain, puis elle lui pesa la main sur la tête et le regarda au fond des yeux… Elle pensait que peut-être c'était son fils, son fils revenu de la Jungle où le tigre l'avait emporté. Aussi lui dit-elle :
Mowgli ne parut pas connaître ce nom.
Elle toucha ses pieds, ils étaient presque aussi durs que de la corne.
Mowgli éprouvait un malaise parce qu'il n'avait jamais de sa vie été sous un toit ; mais, en regardant le chaume, il s'aperçut qu'il pourrait l'arracher toutes les fois qu'il voudrait s'en aller ; et, d'ailleurs, la fenêtre ne fermait pas.
Puis il se dit : « À quoi bon être homme, si on ne comprend pas le langage de l'homme ? À cette heure, je me trouve aussi niais et aussi muet que le serait un homme avec nous dans la Jungle. Il faut que je parle leur langue.»
Ce n'était pas seulement par jeu qu'il avait appris, pendant qu'il vivait avec les loups, à imiter l'appel du daim dans la Jungle et le grognement du marcassin. De même, dès que Messua prononçait un mot, Mowgli l'imitait à peu près parfaitement et, avant la nuit, il avait appris le nom de bien des choses dans la hutte.
Une difficulté se présenta à l'heure du coucher, parce que Mowgli ne voulait pas dormir emprisonné par rien qui ressemblât à une trappe à panthères autant que cette hutte, et, lorsqu'on ferma la porte, il sortit par la fenêtre.
Mowgli alla s'étendre sur l'herbe longue et lustrée qui bordait le champ ; mais il n'avait pas fermé les yeux qu'un museau gris et soyeux se fourrait sous son menton.
Pendant les trois mois qui suivirent cette nuit, Mowgli ne passa guère la barrière du village, tant il besognait à apprendre les us et coutumes des hommes. D'abord il eut à porter un pagne autour des reins, ce qui l'ennuya horriblement ; ensuite, il lui fallut apprendre ce que c'était que l'argent, à quoi il ne comprenait rien du tout, et le labourage, dont il ne voyait pas l'utilité. Puis, les petits enfants du village le mettaient en colère. Heureusement, la Loi de la Jungle lui avait appris à ne pas se fâcher, car, dans la Jungle, la vie et la nourriture dépendent du sang-froid ; mais, quand ils se moquaient de lui parce qu'il refusait de jouer à leurs jeux, comme de lancer un cerf-volant, ou parce qu'il prononçait un mot de travers, il avait besoin de se rappeler qu'il est indigne d'un chasseur de tuer des petits tout nus, pour s'empêcher de les prendre et de les casser en deux. Il ne se rendait pas compte de sa force le moins du monde. Dans la jungle, il se savait faible en comparaison des bêtes ; mais, dans le village, les gens disaient qu'il était fort comme un taureau.
Il ne se faisait assurément aucune idée de ce que peut être la crainte : le jour où le prêtre du village lui déclara que, s'il volait ses mangues, le dieu du temple serait en colère, il alla prendre l'image, l'apporta au prêtre dans sa maison, et lui demanda de mettre le dieu en colère, parce qu'il aurait plaisir à se battre avec. Ce fut un scandale affreux, mais le prêtre l'étouffa, et le mari de Messua paya beaucoup de bon argent pour apaiser le dieu.
Mowgli n'avait pas non plus le moindre sentiment de la différence qu'établit la caste entre un homme et un autre homme. Quand l'âne du potier glissait dans l'argilière, Mowgli le hissait dehors par la queue ; et il aidait à empiler les pots lorsqu'ils partaient pour le marché de Khanhiwara. Geste on ne peut plus choquant, attendu que le potier est de basse caste, et son âne pis encore. Si le prêtre le réprimandait, Mowgli le menaçait de le camper aussi sur l'âne, et le prêtre conseilla au mari de Messua de mettre l'enfant au travail aussitôt que possible ; en conséquence, le chef du village prescrivit à Mowgli d'avoir à sortir avec les buffles le jour suivant et de les garder pendant qu'ils seraient à paître.
Rien ne pouvait plaire davantage à Mowgli ; et le soir même, puisqu'il était chargé d'un service public, il se dirigea vers le cercle de gens qui se réunissaient quotidiennement sur une plate-forme en maçonnerie, à l'ombre d'un grand figuier. C'était le club du village, et le chef, le veilleur et le barbier, qui savaient tous les potins de l'endroit, et le vieux Buldeo, le chasseur du village, qui possédait un mousquet, s'assemblaient et fumaient là. Les singes bavardaient, perchés sur les branches supérieures, et il y avait sous la plate-forme un trou, demeure d'un cobra, auquel on servait une petite jatte de lait tous les soirs, parce qu'il était sacré ; et les vieillards, assis autour de l'arbre, causaient et aspiraient leurs gros houkas très avant dans la nuit. Ils racontaient d'étonnantes histoires de dieux, d'hommes et de fantômes ; et Buldeo en rapportait de plus étonnantes encore sur les habitudes des bêtes dans la Jungle, jusqu'à faire sortir les yeux de la tête aux enfants, assis en dehors du cercle. La plupart des histoires concernaient des animaux car, pour ces villageois, la Jungle était toujours à leur porte. Le daim et le sanglier fouillaient leurs récoltes et de temps à autre le tigre enlevait un homme, au crépuscule, en vue des portes du village.
Mowgli, qui, naturellement, connaissait un peu les choses dont ils parlaient, avait besoin de se cacher la figure pour qu'on ne le vît pas rire, tandis que Buldeo, son mousquet en travers des genoux, passait d'une histoire merveilleuse à une autre plus merveilleuse encore ; et les épaules de Mowgli en sautaient de gaieté.
Buldeo expliquait maintenant comment le tigre qui avait enlevé le fils de Messua était un tigre fantôme, habité par l'âme d'un vieux coquin d'usurier mort quelques années auparavant.
La surprise laissa Buldeo sans parole pendant un moment, et le chef du village ouvrit de grands yeux.
Mowgli se leva pour partir.
Selon la coutume de la plupart des villages hindous, quelques jeunes pâtres emmenaient le bétail et les buffles de bonne heure, le matin, et les ramenaient à la nuit tombante ; et les mêmes bestiaux qui fouleraient à mort un homme blanc se laissent battre, bousculer et ahurir par des enfants dont la tête arrive à peine à la hauteur de leur museau. Tant que les enfants restent avec les troupeaux, ils sont en sûreté, car le tigre lui-même n'ose charger le bétail en nombre ; mais, s'ils s'écartent pour cueillir des fleurs ou courir après les lézards, il leur arrive d'être enlevés. Mowgli descendit la rue du village au point du jour, assis sur le dos de Rama, le grand taureau du troupeau ; et les buffles bleu ardoise, avec leurs longues cornes traînantes et leurs yeux hagards, se levèrent de leurs étables, un par un, et le suivirent ; et Mowgli, aux enfants qui l'accompagnaient, fit voir très clairement qu'il était le maître. Il frappa les buffles avec un long bambou poli, et dit à Kamya, un des garçons, de laisser paître le bétail tandis qu'il allait en avant avec les buffles et de prendre bien garde à ne pas s'éloigner du troupeau.
Un pâturage indien est tout en rochers, en mottes, en trous et en petits ravins, parmi lesquels les troupeaux se dispersent et disparaissent. Les buffles aiment généralement les mares et les endroits vaseux, où ils se vautrent et se chauffent, dans la boue chaude, durant des heures. Mowgli les conduisit jusqu'à la lisière de la plaine, où la Waingunga sortait de la Jungle ; là, il se laissa glisser du dos de Rama, et s'en alla trottant vers un bouquet de bambous où il trouva Frère Gris.
Puis Mowgli choisit une place à l'ombre, se coucha et dormit pendant que les buffles paissaient autour de lui. La garde des troupeaux, dans l'Inde, est un des métiers les plus paresseux du monde. Le bétail change de place et broute, puis se couche et change de place encore, sans mugir presque jamais. Il grogne seulement. Quant aux buffles, ils disent rarement quelque chose, mais entrent l'un après l'autre dans les mares bourbeuses, s'enfoncent dans la boue jusqu'à ce que leurs mufles et leurs grands yeux bleu faïence se montrent seuls à la surface, et là, ils restent immobiles, comme des blocs. Le soleil fait vibrer les rochers dans la chaleur de l'atmosphère et les petits bergers entendent un vautour — jamais plus — siffler presque hors de vue au-dessus de leur tête ; et ils savent que s'ils mouraient, ou si une vache mourait, ce vautour descendrait en fauchant l'air, que le plus proche vautour, à des milles plus loin, le verrait choir et suivrait, et ainsi de suite, de proche en proche, et qu'avant même qu'ils fussent morts, il y aurait là une vingtaine de vautours affamés venus de nulle part.
Tantôt ils dorment, veillent, se rendorment ; ils tressent de petits paniers d'herbe sèche et y mettent des sauterelles, ou attrapent deux mantes religieuses pour les faire lutter ; ils enfilent en colliers des noix de jungle rouges et noires, guettent le lézard qui se chauffe sur la roche ou le serpent à la poursuite d'une grenouille près des fondrières. Tantôt ils chantent de longues, longues chansons avec de bizarres trilles indigènes à la chute des phrases, et le jour leur semble plus long qu'à la plupart des hommes la vie entière ; parfois ils élèvent un château de boue avec des figurines d'hommes, de chevaux, de buffles, modelées en boue également, et placent des roseaux dans la main des hommes, et prétendent que ce sont des rois avec leurs armées ou les dieux qu'il faut adorer. Puis le soir vient, les enfants rassemblent les bêtes en criant, les buffles s'arrachent de la boue gluante avec un bruit semblable à des coups de fusil partant l'un après l'autre, et tous prennent la file à travers la plaine grise pour retourner vers les lumières qui scintillent là-bas au village.
Chaque jour, Mowgli conduisait les buffles à leurs marécages et chaque jour il voyait le dos de Frère Gris à un mille et demi dans la plaine — il savait ainsi que Shere Khan n'était pas de retour — et chaque jour il se couchait sur l'herbe, écoutant les rumeurs qui s'élevaient autour de lui et rêvant aux anciens jours de la Jungle. Shere Khan aurait fait un faux pas de sa patte boiteuse, là-haut dans les fourrés, au bord de la Waingunga, que Mowgli l'eût entendu par ces longs matins silencieux.
Un jour enfin, il ne vit pas Frère Gris au poste convenu. Il rit et dirigea ses buffles vers le ravin proche de l'arbre dhâk, que couvraient tout entier des fleurs d'un rouge doré. Là se tenait Frère Gris, chaque poil du dos hérissé.
Mowgli fronça les sourcils :
Car la réponse, pour lui, signifiait vie ou mort.
Mowgli se tenait pensif, un doigt dans la bouche :
Frère Gris s'éloigna au trot et se laissa tomber dans un trou. Alors, de ce trou, se leva une énorme tête grise que Mowgli reconnut bien, et l'air chaud se remplit du cri le plus désolé de la Jungle…, le hurlement de chasse d'un loup en plein midi.
Les deux loups traversèrent en courant, de-ci, de-là, comme à la chaîne des dames, le troupeau qui s'ébroua, leva la tête et se sépara en deux masses.
D'un côté, les vaches, serrées autour de leurs veaux, qui se pressaient au centre, lançaient des regards furieux et piaffaient, prêtes, si l'un des loups s'était arrêté un moment, à le charger et à l'écraser sous leurs sabots. De l'autre, les taureaux adultes et les jeunes s'ébrouaient aussi et frappaient du pied, mais, bien qu'ils parussent plus imposants, ils étaient beaucoup moins dangereux, car ils n'avaient pas de veaux à défendre. Six hommes n'auraient pu partager le troupeau si nettement.
Mowgli se hissa sur le dos de Rama :
Les taureaux décampèrent aux aboiements d'Akela, et Frère Gris s'arrêta en face des vaches. Elles foncèrent sur lui, et il fuit devant elles jusqu'au débouché du ravin, tandis qu'Akela chassait les taureaux loin sur la gauche.
Les taureaux furent rabattus sur la droite ; cette fois-ci, et se jetèrent dans le fourré qu'ils enfoncèrent avec fracas. Les autres petits bergers, qui regardaient, en compagnie de leurs troupeaux, à un demi-mille plus loin, se précipitèrent vers le village aussi vite que leurs jambes pouvaient les porter en criant que les buffles étaient devenus fous et s'étaient enfuis. Mais le plan de Mowgli était simple. Il voulait décrire un grand cercle en remontant, atteindre la tête du ravin, puis le faire descendre aux taureaux et prendre Shere Khan entre eux et les vaches. Il savait qu'après manger et boire le tigre ne serait pas en état de combattre ou de grimper aux flancs du ravin. Maintenant, il calmait de la voix ses buffles et Akela, resté loin en arrière, se contentait de japper de temps en temps pour presser l'arrière-garde. Cela faisait un vaste, très vaste cercle : ils ne tenaient pas à serrer le ravin de trop près pour donner déjà l'éveil à Shere Khan. À la fin, Mowgli parvint à rassembler le troupeau affolé à l'entrée du ravin, sur une pente gazonnée qui dévalait rapidement vers le ravin lui-même. De cette hauteur, on pouvait voir par-dessus les cimes des arbres jusqu'à la plaine qui s'étendait en bas ; mais, ce que Mowgli regardait, c'étaient les flancs du ravin. Il put constater avec une vive satisfaction qu'ils montaient presque à pic et que les vignes et les lianes qui en tapissaient les parois ne donneraient pas prise à un tigre s'il voulait s'échapper par là.
Il mit ses mains en porte-voix, héla dans la direction du ravin — c'était tout comme héler dans un tunnel — et les échos bondirent de rocher en rocher.
Au bout d'un long intervalle répondit le miaulement traînant et endormi du tigre repu qui s'éveille.
Et un magnifique paon s'éleva du ravin, battant des ailes et criant.
Le troupeau hésita un moment au bord de la pente, mais Akela, donnant de la voix, lança son plein hurlement de chasse et les buffles se ruèrent les uns derrière les autres exactement comme des steamers dans un rapide, le sable et les pierres volant autour d'eux. Une fois partis, il n'y avait plus moyen de les arrêter, et, avant qu'ils fussent en plein dans le lit du ravin. Rama éventa Shere Khan et mugit.
Et le torrent de cornes noires, de mufles écumants, d'yeux fixes, tourbillonna dans le ravin, absolument comme roulent des rochers en temps d'inondation, les buffles plus faibles rejetés vers les flancs du ravin qu'ils frôlaient en écorchant la brousse. Ils savaient maintenant quelle besogne les attendait en avant — la terrible charge des buffles à laquelle nul tigre ne peut espérer de résister. Shere Khan entendit le tonnerre de leurs sabots, se leva et rampa lourdement vers le bas du ravin, cherchant de tous côtés un moyen de s'enfuir ; mais les parois étaient à pic, il lui fallait rester là, lourd de son repas et de l'eau qu'il avait bue, prêt à tout plutôt qu'à livrer bataille. Le troupeau plongea dans la mare qu'il venait de quitter, en faisant retentir l'étroit vallon de ses mugissements. Mowgli entendit des mugissements répondre à l'autre bout du ravin, il vit Shere Khan se retourner (le tigre savait que, dans ce cas désespéré, mieux valait encore faire tête aux buffles qu'aux vaches avec leurs veaux) ; et alors. Rama broncha, faillit tomber, continua sa route en piétinant quelque chose de flasque, puis, les autres taureaux à sa suite, pénétra dans le second troupeau à grand bruit, tandis que les buffles plus faibles étaient soulevés des quatre pieds au-dessus du sol par le choc de la rencontre. La charge entraîna dans la plaine les deux troupeaux renâclant, donnant de la corne et frappant du sabot. Mowgli attendit le bon moment pour se laisser glisser du dos de Rama, et cogna de droite et de gauche autour de lui avec son bâton.
Akela et Frère Gris coururent de côté et d'autre en mordillant les buffles aux jambes, et, bien que le troupeau fît d'abord volte-face pour charger de nouveau en remontant la gorge, Mowgli réussit à faire tourner Rama, et les autres le suivirent aux marécages. Il n'y avait plus besoin de trépigner Shere Khan. Il était mort, et les vautours arrivaient déjà.
Un enfant élevé parmi les hommes n'aurait jamais rêvé d'écorcher seul un tigre de dix pieds, mais Mowgli savait mieux que personne comment tient une peau de bête, et comment elle s'enlève. Toutefois, c'était un rude travail, et Mowgli tailla, tira, peina pendant une heure, tandis que les loups le contemplaient et l'aidaient à tirer quand il l'ordonnait. Tout à coup, une main tomba sur son épaule ; et, levant les yeux, il vit Buldeo avec son mousquet. Les enfants avaient raconté dans le village la charge des buffles, et Buldeo était sorti fort en colère, très pressé de corriger Mowgli pour n'avoir pas pris soin du troupeau. Les loups s'éclipsèrent dès qu'ils virent l'homme venir.
Il fouilla dans son pagne, en tira une pierre à fusil et un briquet, et se baissa pour brûler les moustaches de Shere Khan. La plupart des chasseurs indigènes ont coutume de brûler les moustaches du tigre pour empêcher son fantôme de les hanter.
Buldeo, encore penché sur la tête de Shere Khan, se trouva soudain aplati dans l'herbe, un loup gris sur les reins, tandis que Mowgli continuait à écorcher, comme s'il n'y avait eu que lui dans toute l'Inde.
Pour rendre justice à Buldeo, s'il avait eu dix ans de moins et qu'il eût rencontré Akela dans les bois, il aurait couru la chance d'une bataille ; mais un loup qui obéissait aux ordres d'un enfant, d'un enfant qui lui-même avait dés difficultés personnelles avec des tigres mangeurs d'hommes, n'était pas un animal ordinaire. C'était de la sorcellerie, de la magie, et de la pire espèce, pensait Buldeo ; et il se demandait si l'amulette qu'il avait au cou suffirait à le protéger. Il restait là sans bouger d'une ligne, s'attendant, chaque minute, à voir Mowgli lui-même se changer en tigre.
Buldeo s'en alla clopin-clopant vers le village, aussi vite qu'il pouvait, regardant par-dessus son épaule pour le cas où Mowgli se serait métamorphosé en quelque chose de terrible. À peine arrivé, il raconta une histoire de magie, d'enchantement et de sortilège, qui fit faire au prêtre une mine très grave.
Mowgli continua sa besogne, mais le jour tombait que les loups et lui n'avaient pas séparé complètement du corps la grande et rutilante fourrure.
Le troupeau rallié s'ébranla dans le brouillard du crépuscule. En approchant du village, Mowgli vit des lumières, il entendit souffler et sonner les conques et les cloches. La moitié du village semblait l'attendre à la barrière.
Mais une grêle de pierres siffla à ses oreilles, et les villageois crièrent :
Le vieux mousquet partit avec un grand bruit et un jeune buffle poussa un gémissement de douleur.
Une femme — c'était Messua — courut vers le troupeau et pleura :
Mowgli se mit à rire, d'un vilain petit rire sec, une pierre venait de l'atteindre à la bouche :
Les buffles n'avaient pas besoin d'être pressés pour regagner le village. Au premier hurlement d'Akela, ils chargèrent comme une trombe à travers la barrière, dispersant la foule de droite et de gauche.
Il fit demi-tour, et s'en fut en compagnie du Loup solitaire ; et, comme il regardait les étoiles, il se sentit heureux.
Quand la lune se leva, inondant la plaine de sa clarté laiteuse, les villageois, terrifiés, virent passer au loin Mowgli, avec deux loups sur les talons et un fardeau sur la tête, à ce trot soutenu des loups qui dévorent les longs milles comme du feu. Alors, ils sonnèrent les cloches du temple et soufflèrent dans les conques de plus belle ; et Messua pleura, et Buldeo broda l'histoire de son aventure dans la Jungle, finissant par raconter que le loup se tenait debout sur ses jambes de derrière et parlait comme un homme.
La lune allait se coucher quand Mowgli et les deux loups arrivèrent à la colline du Conseil ; ils firent halte à la caverne de Mère Louve.
Mère Louve sortit d'un pas raide, ses petits derrière elle, et ses yeux s'allumèrent lorsqu'elle aperçut la peau.
Et Bagheera vint en courant jusqu'aux pieds nus de Mowgli. Ils escaladèrent ensemble le Rocher du Conseil. Mowgli étendit la peau sur la pierre plate où Akela avait coutume de s'asseoir, et la fixa au moyen de quatre éclats de bambou ; puis Akela se coucha dessus, et lança le vieil appel au Conseil :
« Regardez, regardez bien, ô loups ! » exactement comme il l'avait lancé quand Mowgli fut apporté là pour la première fois.
Depuis la déposition d'Akela, le Clan était resté sans chef, menant chasse et bataille à son gré. Mais tous, par habitude, répondirent à l'appel : et quelques-uns boitaient pour être tombés dans des pièges, et d'autres traînaient une patte fracassée par un coup de feu, d'autres encore étaient galeux pour avoir mangé des nourritures immondes, et beaucoup manquaient. Mais ceux qui restaient vinrent au Rocher du Conseil, et là, ils virent la peau zébrée de Shere Khan étendue sur la pierre, et les énormes griffes qui pendaient au bout des pattes vidées.
Et les loups aboyèrent : Oui. Et l'un d'eux, tout déchiré de blessures, hurla :
Mowgli s'en alla et, dès ce jour, il chassa dans la jungle avec les quatre petits. Mais il ne fut pas toujours seul, car, au bout de quelques années, il devint homme et se maria.
Mais c'est là une histoire pour les grandes personnes.
* * *
La chanson de Mowgli
Telle qu'il la chanta au Rocher du Conseil lorsqu'il dansa sur la peau de Shere Khan.
C'est la chanson de Mowgli. — Moi, Mowgli, je chante. Que la Jungle écoute quelles choses j'ai faites :
Il mangea, il but. Bois bien, Shere Khan, quand boiras-tu encore ? Dors et rêve à ta proie.
Ow ! il est là. Ahoo ! il est là. Sous les pieds de Rama gît le boiteux. Lève-toi, Shere Khan. Lève-toi et tue ! Voici du gibier ; brise le cou des taureaux !
Chut ! il dort. Nous ne l'éveillerons pas, car sa force est très grande. Les vautours sont descendus pour la voir. Les fourmis noires sont montées pour la connaître. Il se tient grande assemblée en son honneur.
Alala ! Je n'ai rien pour me vêtir. Les vautours verront que je suis nu. J'ai honte devant tous ces gens.
Prête-moi ta robe, Shere Khan. Prête-moi ta gaie robe rayée, que je puisse aller au Rocher du Conseil.
Par le taureau qui m'a payé, j'avais fait une promesse — une petite promesse. Il ne manque que ta robe pour que je tienne parole.
Couteau en main — le couteau dont se servent les hommes — avec le couteau du chasseur je me baisserai pour prendre mon dû.
Eaux de la Waingunga, soyez témoin que Shere Khan me donne sa robe, car il m'aime. Tire, Frère Gris ! Tire, Akela ! Lourde est la peau de Shere Khan.
Le Clan des Hommes est irrité. Ils jettent des pierres et parlent comme des enfants. Ma bouche saigne. Laissez-moi partir.
À travers la nuit, la chaude nuit, courez vite avec moi, mes frères. Nous quitterons les lumières du village, nous irons vers la lune basse.
Eaux de la Waingunga, le Clan des Hommes m'a chassé. Je ne leur ai point fait de mal, mais ils avaient peur de moi. Pourquoi ?
Clan des Loups, vous m'avez chassé aussi. La Jungle m'est fermée, les portes du village aussi. Pourquoi ?
De même que Mang vole entre les bêtes et les oiseaux, de même je vole entre le village et la Jungle. Pourquoi ?
Je danse sur la peau de Shere Khan, mais mon cœur est très lourd. Les pierres du village ont frappé ma bouche et l'ont meurtrie. Mais mon cœur est très léger, car je suis revenu à la Jungle. Pourquoi ?
Ces deux choses se combattent en moi comme les serpents luttent au printemps. L'eau tombe de mes yeux et, pourtant, je ris. Pourquoi ?
Ahae ! Mon cœur est lourd de choses que je ne comprends pas.
Les choses que je vais dire sont arrivées, il y a plusieurs années, en un lieu appelé Novastoshnah, à la pointe nord-est de l'île de Saint-Paul, là-bas, là-bas, dans la mer de Behring. Limmershin, le roitelet d'hiver, m'a raconté l'histoire quand il fut jeté par le vent dans le gréement d'un steamer en route pour le Japon. Je l'avais descendu dans ma cabine, réchauffé et nourri durant deux jours, jusqu'à ce qu'il fût en état de retourner à Saint-Paul. Limmershin est un drôle de petit oiseau, mais qui sait dire la vérité.
Personne ne vient à Novastoshnah, hormis pour affaires ; et les seules gens qui aient là des affaires régulières sont les phoques. Ils y abordent pendant les mois d'été, et c'est par centaines et centaines de mille qu'on les voit émerger de la froide mer grise ; car la grève de Novastoshnah offre plus de commodités aux phoques que nul lieu du monde. Sea Catch le savait ; aussi, chaque printemps, partait-il à la nage — d'où qu'il se trouvât — fonçant, comme un torpilleur, droit sur Novastoshnah, où il passait un mois à se battre avec ses camarades pour une bonne place dans les rochers, aussi près de la mer que possible. Sea Catch avait quinze ans d'âge : c'était un énorme phoque gris, dont la fourrure sur les épaules ressemblait à une crinière, et qui montrait de longues canines à l'air mauvais. Quand il se soulevait sur ses nageoires de devant, il dominait le sol de quatre pieds au moins, et son poids, si quelqu'un eût osé le peser, aurait atteint près de sept cents livres. Il était tout couvert de cicatrices de ses furieuses batailles, mais toujours prêt à une bataille de plus. Il mettait sa tête de côté, comme s'il avait peur de regarder son ennemi en face ; mais il la projetait en avant, plus prompt que la foudre, et, une fois les fortes dents fixées dans le cou d'un autre phoque, l'autre phoque s'en tirait comme il pouvait, mais Sea Catch ne l'y aidait pas. Pourtant Sea Catch n'aurait jamais attaqué un phoque déjà battu, car cela était contre les Lois de la Grève. Tout ce qu'il lui fallait, c'était son emplacement près de la mer pour y établir son ménage ; mais, comme il se trouvait quarante ou cinquante mille autres phoques en quête, tous les printemps, de la même chose, les sifflements, les meuglements, les hurlements et les rauquements qu'on entendait sur la grève faisaient un terrible concert. D'une petite colline, appelée Hutchinson's Hill, on pouvait découvrir trois milles et demi de terrain couvert de phoques en train de combattre, et l'écume se tachetait sur toute la baie de têtes de phoques se hâtant vers la terre pour y prendre leur part de bataille. Ils se battaient dans les brisants, ils se battaient sur le sable, ils se battaient sur les basaltes, polis par l'usage, des rochers où s'établissaient les nurseries, car ils étaient tout aussi stupides et difficiles à vivre que des hommes. Leurs compagnes n'arrivaient jamais à l'île avant la fin de mai ou le commencement de juin, ne tenant pas à être taillées en pièces ; et les jeunes phoques de deux, trois et quatre ans, qui n'avaient pas encore commencé la vie de ménage, s'avançaient d'un demi-mille environ à l'intérieur des terres, à travers les rangs des combattants, et jouaient sur les dunes par troupeaux et par légions, effaçant jusqu'à la moindre trace de verdure alentour. On les appelait les holluschickie — les célibataires — et il y en avait peut-être deux ou trois cent mille à Novastoshnah seulement.
Sea Catch venait de livrer son quarante-cinquième combat, un printemps, quand Matkah, son épouse, la douce et souple Matkah aux yeux caressants, sortit de la mer. Il la saisit par la peau du cou, la posa brutalement sur sa réserve, et grogna :
Sea Catch avait l'habitude de ne rien manger pendant les quatre mois qu'il demeurait sur les grèves ; aussi son humeur était-elle généralement bourrue. Matkah, trop avisée pour répondre sur le même ton, regarda autour d'elle et roucoula :
Il se montra déchiré, saignant en vingt endroits, un œil quasi crevé, les flancs à l'état de loques.
Sea Catch enfonça fièrement sa tête entre ses fortes épaules et fit semblant de dormir quelques minutes, mais d'un œil seulement, car il se tenait strictement sur ses gardes en vue d'une bataille possible.
Maintenant que tous les phoques et leurs femelles étaient à terre, on pouvait entendre leur clameur à plusieurs milles au large, au-dessus des plus bruyantes tempêtes. Au plus bas mot, il y avait bien un million de phoques sur la grève — vieux phoques, mères phoques, petits phoques et holluschickie — combattant, se roulant, rampant et jouant ensemble, descendant à la mer et revenant en troupes et en régiments, couvrant chaque pied de terrain aussi loin que l'œil pouvait atteindre, partant par brigades en escarmouches à travers le brouillard. Il fait presque toujours du brouillard à Novastoshnah, sauf quand le soleil paraît pour donner à toutes choses, l'espace d'un instant, des aspects de perle et d'arc-en-ciel.
Kotick, le baby de Matkah, naquit au milieu de cette confusion. Il était tout en tête et en épaules, avec de pâles yeux bleus couleur d'eau, comme sont les tout petits phoques ; mais il y avait quelque chose de la teinte de son pelage qui le fit examiner de très près par sa mère :
Et elle chanta à mi-voix la lente chanson que toutes les mères phoques chantent à leurs babies.
Le petit, naturellement, ne comprenait pas tout d'abord les paroles. Il pagayait et barbotait à côté de sa mère, et apprenait à déblayer le terrain quand son père se battait avec un autre phoque et que les deux roulaient et rugissaient à travers les rochers glissants. Matkah allait au large chercher des choses à manger, et le baby n'était nourri qu'une fois tous les deux jours ; mais, alors, il mangeait comme quatre et en profitait.
La première chose qu'il fit, ce fut de ramper vers l'intérieur ; là, il rencontra des dizaines de mille de babies de son âge et ils jouèrent ensemble comme de petits chiens, s'endormant sur le sable clair et se remettant à jouer. Les vieilles gens des nurseries ne s'en occupaient pas, les holluschickie s'en tenaient à leur propre territoire, et les babies s'amusaient merveilleusement. Quand Matkah revenait de sa pêche en eau profonde, elle allait droit à leur lieu de récréation et appelait, comme une brebis appelle son agneau, jusqu'à ce qu'elle entendît bêler Kotick. Alors elle se dirigeait vers lui en stricte ligne droite, se lançant de côté et d'autres avec ses nageoires de devant et jetant les jeunes phoques cul par-dessus tête. Il y avait toujours quelques centaines de mères en quête de leurs enfants à travers le terrain des jeux, et les babies avaient grand besoin d'ouvrir l'œil ; mais, comme Matkah disait à Kotick :
Les petits phoques ne savent pas mieux nager que les petits enfants, mais ils ne sont pas heureux jusqu'à ce qu'ils aient appris. La première fois que Kotick descendit à la mer, une vague l'emporta, lui fit perdre pied, sa grosse tête s'enfonça, et ses petites nageoires de derrière se dressèrent en l'air exactement comme sa mère le lui avait dit dans la chanson ; en effet, si la vague suivante ne l'avait rejeté vers le bord, il se serait noyé. Après cela, il apprit à rester étendu dans une flaque de la grève, à se laisser tout juste recouvrir par le flux de chaque vague qui le soulevait, tandis qu'il pagayait ; mais il veillait toujours d'un œil pour voir arriver les grosses vagues qui peuvent faire mal. Il fut deux semaines avant d'apprendre l'usage de ses nageoires, et, tout ce temps, il se traîna du rivage dans la mer, de la mer sur le rivage, toussant, grognant, remontant la grève à plat ventre, dormant comme un chat sur le sable, puis se remettant à l'eau jusqu'à ce qu'enfin il se sentît vraiment en possession de son élément.
Vous pouvez imaginer quel bon temps, alors, il prit avec ses camarades, les plongeons sous les lames, les chevauchées sur la crête d'un brisant, les arrivées à terre avec un éternuement et un pouf, tandis que la grande vague filait en écumant, très haut sur le rivage ; la joie de se tenir tout droit sur sa queue et de se gratter la tête, comme font les vieilles gens, ou de jouer à Je suis le Roi du Château sur les roches herbues et glissantes qui affleuraient à ras d'écume. Parfois il voyait un mince aileron, semblable à l'aileron d'un gros requin, dérivant au large, non loin du bord, et il savait que c'était le cachalot tueur, le Grampus, qui mange les jeunes phoques lorsqu'il peut les prendre… et Kotick fonçait vers la grève comme une flèche, et l'aileron s'en allait louvoyant lentement, comme s'il ne cherchait rien du tout.
À la fin d'octobre, les phoques commencèrent à quitter Saint-Paul pour la haute mer, par familles et par tribus ; les batailles cessèrent autour des nurseries, et les holluschickie jouaient où bon leur semblait.
Ils se mirent tous deux en route à travers le Pacifique, et Matkah montra à Kotick comment dormir sur le dos, les nageoires proprement bordées et son petit nez juste hors de l'eau. Il n'y a pas de berceau plus confortable que la longue houle balancée du Pacifique. Lorsque Kotick sentit des picotements sur toute la surface de la peau, Matkah lui dit qu'il connaissait maintenant « le toucher de l'eau », que ses élancements et ces picotements annonçaient du gros temps en route, et qu'il fallait souquer dur et fuir devant l'orage.
Une bande de marsouins plongeait et filait à travers l'eau, et le petit Kotick les suivit de toute sa vitesse.
Le chef de la bande roula son œil blanc et plongea :
Ce fut une des nombreuses choses qu'apprit Kotick, et, chaque jour, il en apprenait de nouvelles. Matkah lui enseigna à suivre la morue et le flétan, le long des bancs sous-marins ; à extirper les bêtes de rocher de leur trou parmi les goémons ; à longer les épaves par cent brasses de fond, enfilant un hublot, raide comme balle, pour sortir par un autre à la suite des poissons ; à danser sur la crête des vagues, tandis que les éclairs se pourchassent à travers le ciel, et à saluer poliment de la nageoire l'albatros à queue tronquée et la frégate, tandis qu'ils descendent le vent ; à sauter, trois ou quatre pieds hors de l'eau, comme un dauphin, nageoires au flanc et queue recourbée ; à laisser les poissons volants tranquilles, parce qu'ils sont tout en arêtes ; à happer l'épaule d'une morue à toute vitesse par dix brasses ; et à ne jamais s'arrêter pour regarder une embarcation ou un navire, mais surtout un canot à rames. Au bout de six mois, ce que Kotick ignorait encore de la pêche en eau profonde ne valait pas la peine d'être su : et, tout ce temps, il ne se posa pas une fois sur la terre ferme.
Un jour, cependant, comme il flottait à moitié endormi dans l'eau tiède quelque part au large de l'île Juan Fernandez, il sentit un malaise et une paresse l'envahir, tout comme les humains lorsqu'ils ont « le printemps dans les jambes », et il se rappela le bon sable ferme des grèves de Novastoshnah, à deux mille lieues de là, les jeux de ses camarades, l'odeur du varech, le cri des phoques et leurs batailles. À la même minute, il mit le cap nord, nageant d'aplomb, et, comme il allait, il rencontra des douzaines de ses compagnons, tous à même destination, qui lui dirent :
Le pelage de Kotick était d'un blanc presque immaculé maintenant, et, quoiqu'il en fût très fier, il répondit seulement :
C'est ainsi qu'ils arrivèrent aux grèves où ils étaient nés, et ils entendirent de loin les vieux phoques, leurs pères, combattre dans la brume pesante.
Cette nuit-là, Kotick dansa la « danse du feu » avec les jeunes phoques de l'année. La mer est pleine de feu, pendant les nuits d'été, depuis Novastoshnah jusqu'à Lukannon, et chaque phoque laisse un sillage derrière lui, comme d'huile brûlante, et une flamme brusque lorsqu'il saute, et les vagues se brisent en grandes zébrures et en tourbillons phosphorescents. Puis ils remontèrent à l'intérieur jusqu'aux terrains des holluschickie, se roulèrent du haut en bas dans les folles avoines nouvelles et racontèrent des histoires sur ce qu'ils avaient fait pendant qu'ils couraient la mer. Ils parlaient du Pacifique comme les écoliers d'un bois d'où ils viendraient de gauler des noisettes, et, si quelqu'un les eût compris, il aurait pu, rentré chez lui, dresser de cet océan une carte comme on n'en vit jamais. Les holluschickie de trois et quatre ans dégringolèrent de Hutchinson's Hill en criant :
Kerick Booterin devint presque pâle sous sa couche d'huile et de fumée — car il était Aléoute, et les Aléoutes ne sont pas des gens soignés. Puis il marmotta une prière.
Patalamon secoua une paire de castagnettes, formées de deux clavicules de phoque, devant un troupeau de holluschickie, et ceux-ci s'arrêtèrent net, reniflant et soufflant. Puis il s'approcha. Les phoques se mirent en mouvement, et Kerick les mena vers l'intérieur sans qu'ils essayassent une fois de rejoindre leurs compagnons. Des centaines et des centaines de phoques virent emmener les autres, mais ils continuèrent à jouer comme si de rien n'était. Kotick fut le seul à poser des questions, et aucun de ses camarades ne put rien lui dire, sinon que les hommes menaient toujours les phoques de cette manière pendant six semaines ou deux mois chaque année.
Et les yeux lui sortaient presque de la tête comme il clopinait derrière le troupeau.
La distance jusqu'aux abattoirs n'était que d'un demi-mille, mais elle prit une heure à couvrir, car, si les phoques allaient trop vite. Kerick savait qu'ils s'échaufferaient et qu'alors leur fourrure s'en irait par plaques lorsqu'on les écorcherait. De sorte qu'ils allèrent très lentement, passé Sea-Lion's Neck et passé Webster-House jusqu'à ce qu'ils atteignissent le saloir situé juste hors de vue des phoques de la grève. Kotick suivit, haletant et perplexe. Il se croyait au bout du monde, mais les cris des nurseries, derrière lui, résonnaient aussi haut que le bruit d'un train dans un tunnel.
Enfin, Kerick s'assit sur la mousse, tira une lourde montre d'étain et laissa le troupeau fraîchir pendant trente minutes… et Kotick pouvait entendre la rosée du brouillard s'égoutter du bord de son bonnet. Puis dix ou douze hommes, chacun armé d'une massue bandée de fer et longue de trois ou quatre pieds, s'approchèrent. Kerick leur désigna un ou deux individus de la bande qui avaient été mordus par leurs camarades ou s'étaient échauffés, et les hommes les jetèrent de côté à grands coups de leurs lourdes bottes faites en peau de gorge de morse. Alors, Kerick dit :
Et les hommes se mirent à assommer les phoques le plus vite qu'ils pouvaient. Dix minutes plus tard, Kotick ne reconnaissait plus ses amis, car leurs peaux, soulevées du nez aux nageoires postérieures, arrachées d'un coup sec, gisaient à terre, en tas.
C'en était assez pour Kotick. Il fit volte-face et partit au galop — un phoque peut galoper très vite pour peu de temps — vers la mer, sa petite moustache naissante toute hérissée d'horreur. À Sea-Lion's Neck, où les grands lions de mer siègent au bord de l'écume, il se jeta, nageoires par-dessus tête, dans l'eau fraîche, et se mit à se balancer en soupirant misérablement.
Car, en règle générale, les lions de mer s'en tiennent à leur propre société.
Le lion de mer tourna les yeux vers la terre.
Kotick jugea l'avis bon ; aussi, de retour à sa propre grève, se mit-il à sec et dormit-il une demi-heure, avec des frissons tout le long du corps à la manière des phoques. Puis il mit le cap sur Walrus Islet, petit plateau bas d'île rocheuse, presque en plein norois de Novastoshnah, tout en langues de rochers et en nids de mouettes, où les morses vivaient entre eux. Il prit terre près du vieux Sea Vitch, le gros vilain morse bouffi et dartreux, du Nord Pacifique, au col épais et aux longues défenses, qui n'a de bonnes manières que lorsqu'il dort — comme il faisait en ce moment — ses nageoires de derrière baignant à moitié dans l'écume.
Et il heurta de ses défenses le morse qui était près de lui et l'éveilla ; celui-ci éveilla son voisin, et ainsi de suite jusqu'à ce qu'il fussent tous réveillés, écarquillant les yeux dans toutes les directions, sauf la bonne.
Ils toisèrent tous Kotick, comme vous pouvez imaginer qu'un club de vieux messieurs somnolents toiserait un petit garçon. Kotick ne tenait pas à entendre parler davantage d'écorchement ce jour-là, il en avait vu assez, de sorte qu'il héla :
Kotick fit un saut de dauphin en l'air, et cria de toutes ses forces :
Il savait que Sea Vitch n'avait jamais pris un poisson de sa vie, mais déterrait toujours des coquillages et des algues, quoiqu'il se fît passer pour personnage terrible. Comme de juste, les Chickies, les Gooverooskies et les Epatkas — Mouettes-Bourgmestres, Mouettes tachetées et Plongeons —, qui cherchent toujours l'occasion d'être impolis, reprirent le cri, et, comme Limmershin me l'a dit, pendant près de cinq minutes on n'eût pas entendu un coup de fusil sur Walrus Islet. Toute la population piaulait et criait :
Kotick reprit à la nage le chemin de Novastoshnah, laissant crier les mouettes. Mais il ne trouva au retour nulle sympathie envers son humble tentative de découvrir un lieu sûr pour les phoques. On lui dit que les hommes avaient toujours mené les holluschickie, cela faisait partie de la besogne courante, et que, s'il n'aimait pas à voir de laides choses, il n'avait qu'à ne pas aller aux abattoirs. Mais aucun des autres phoques n'avait vu la tuerie, et c'est ce qui faisait la différence entre lui et ses amis. De plus, Kotick était un phoque blanc.
Même la douce Matkah, sa mère, lui dit :
Et Kotick s'en alla danser la danse du feu, son petit cœur très gros.
Cet automne, il quitta la grève sitôt qu'il put et se mit seul en route, à cause d'une idée qu'il avait dans sa tête obstinée. Il trouverait Sea Cow, si tel personnage existait dans l'étendue des mers, et il découvrirait une île paisible avec de bonnes grèves de sable ferme pour les phoques, où les hommes ne pourraient pas les atteindre.
Infatigablement, tout seul, il explora l'océan, du nord au sud du Pacifique, nageant jusqu'à trois cents milles en un jour et une nuit. Il lui arriva plus d'aventures qu'on ne peut conter ; c'est tout juste s'il échappa au Requin tacheté ainsi qu'au Marteau ; il rencontra tous les ruffians sans foi qui vagabondent à travers les mers, et les lourds poissons polis et les grands coquillages écarlates et tachetés qui restent à l'ancre au même endroit des centaines d'années et en tirent grand orgueil ; mais il ne rencontra jamais Sea Cow, et jamais il ne trouva une île qui lui plût. Si la grève était bonne et ferme avec une pente douce où les phoques pussent jouer, il y avait toujours à l'horizon la fumée d'un baleinier qui faisait bouillir de la graisse, et Kotick savait ce que cela signifiait. Ou bien il pouvait voir que les phoques avaient visité l'île autrefois et y avaient été détruits par des massacres ; et Kotick se rappelait que là où les hommes sont déjà venus ils reviennent toujours.
Il fit route avec un vieil albatros à queue tronquée, qui lui recommanda l'île de Kerguelen comme l'endroit rêvé pour la paix et le silence, et, lorsque Kotick descendit par là, c'est tout au plus s'il ne se fracassa pas en miettes contre de mauvaises falaises noires, pendant un violent orage de grêle accompagné de foudre et de tonnerre. Pourtant, comme il souquait contre le vent, il put voir que, même là, il y avait eu jadis une nursery de phoques. Et il en était de même dans toutes les autres îles qu'il visita.
Limmershin en énuméra une longue liste, car il disait que Kotick passa en exploration cinq saisons, avec, chaque année, un repos de quatre mois à Novastoshnah, où les holluschickie se moquaient de lui et de ses îles imaginaires. Il alla aux Galapagos, un horrible endroit desséché sous l'Équateur, où il pensa être cuit par le soleil ; il alla aux îles de Géorgie, aux Orcades, à l'île d'Émeraude, à l'île du Petit-Rossignol, à l'île de Bouvet, aux Grossets, et jusqu'à une toute petite île au sud du cap de Bonne-Espérance. Mais partout le peuple de la mer lui répétait la même chose. Les phoques étaient venus à ces îles dans les temps, mais les hommes les y avaient massacrés et détruits. Même, un jour, après avoir nagé des centaines de lieues dans les eaux du Pacifique, en atteignant un endroit nommé le cap Corrientes (c'était à son retour de l'île de Gough), il trouva sur un rocher quelques centaines de phoques galeux qui lui dirent que les hommes venaient là aussi. Cela faillit le désespérer, et il doublait le cap, en route vers ses grèves natales, quand, sur le chemin du nord, il aborda dans une île couverte d'arbres verts, où il trouva un vieux, très vieux phoque qui se mourait. Kotick pécha pour lui et lui conta tous ses échecs.
Le vieux phoque, au contraire, l'encouragea :
Kotick retroussa sa moustache (elle était superbe) et dit :
Cela le ragaillardit considérablement.
Quand il revint à Novastoshnah, cet été-là, Matkah, sa mère, le supplia de se marier et d'établir son ménage, car il n'était plus un holluschickie, mais un sea catch ayant atteint sa pleine croissance, avec une crinière blanche et frisée sur les épaules, aussi lourd, aussi grand, aussi courageux que son père.
Coïncidence assez bizarre, il se trouva une jeune phoque qui jugea, comme lui, qu'elle remettrait son mariage à l'an suivant et Kotick dansa avec elle la danse du feu tout le long de la grève de Lukannon, la nuit qui précéda son départ pour sa dernière croisière. Cette fois, il se dirigea vers l'ouest, car il était tombé sur la piste d'un grand banc de flétans, et il avait besoin d'au moins cent livres de poisson par jour pour se tenir en condition. Il les chassa jusqu'à ce qu'il fût las, puis il se mit en rond et s'endormit dans le creux de la houle qui bat Copper Island. Il connaissait parfaitement la côte, de sorte que, vers minuit, en heurtant doucement un lit de varech, il dit :
Se retournant sous l'eau, il ouvrit lentement les yeux et s'étira. Puis il sauta comme un chat, en apercevant d'énormes choses qui musaient dans l'eau des hauts-fonds et broutaient les lourdes franges des varechs.
Ils ne ressemblaient à rien, morse, lion de mer, phoque, ours, baleine, requin, poisson, pieuvre ou coquillage, que Kotick eût jamais vu auparavant. Ils avaient de vingt à trente pieds de long, pas de nageoires postérieures, mais une queue en forme de pelle qui paraissait taillée dans du cuir mouillé. Leurs têtes étaient les plus ridicules choses qu'on pût voir, et ils se balançaient sur le bout de leurs queues en eau profonde lorsqu'ils ne paissaient pas, se saluant solennellement les uns les autres, et agitant leurs nageoires de devant comme un gros homme agite des bras trop courts.
Les grosses créatures répondirent en dodelinant et en agitant leurs nageoires comme le Frog-Foot-manAlice in Wonderland, livre humoristique très populaire en Angleterre. Il s'agit d'un valet de pied qui salue toujours et ne répond jamais (note de l'auteur en 1894).
Quand ils se remirent à pâturer, Kotick vit que leur lèvre supérieure était fendue en deux morceaux, qu'ils pouvaient écarter d'environ un pied, pour de nouveau les joindre avec un boisseau de goémon dans la fente. Ils poussaient le varech dans leurs bouches et mâchaient solennellement.
Ils dodelinèrent encore, et Kotick commença à perdre patience.
Les lèvres fendues remuèrent, se tordirent ; les yeux vitreux et verdâtres s'arrondirent, mais ils ne parlèrent pas.
Alors, il se souvint, en un éclair, de ce que la Mouette-Bourgmestre qui avait crié, quand il n'était qu'un petit de l'année, à Walrus Islet, et il retomba en arrière dans l'eau : il le voyait bien, il avait enfin découvert Sea Cow.
Les vaches marines continuaient de mâchonner, de pâturer et de ruminer dans le varech, et Kotick leur posa des questions dans toutes les langues qu'il avait ramassées au cours de ses voyages, car le peuple de la mer parle presque autant de langues que les êtres humains. Mais les vaches marines ne répondaient pas, car Sea Cow ne sait pas parler. Il n'a que six os dans le cou au lieu de sept, et on dit, dans la mer, que c'est cela qui l'empêche de parler, même avec ses semblables ; mais, comme vous le savez, il possède une articulation de plus dans sa nageoire antérieure, et, en l'agitant de haut en bas et de droite à gauche, il produit des mouvements qui répondent à une sorte de grossier code télégraphique.
Au lever du jour, la crinière de Kotick se tenait debout toute seule, et sa patience était partie où vont les crabes morts. Alors, les vaches marines entreprirent de voyager très lentement du côté du nord, en s'arrêtant souvent pour tenir d'absurdes conciliabules tout en saluts grotesques, et Kotick les suivit en se disant :
Ce fut un voyage harassant pour Kotick. Le troupeau des vaches marines ne parcourait jamais plus de quarante ou cinquante milles par jour, s'arrêtait la nuit pour brouter, et suivait la côte tout le temps, pendant que Kotick nageait autour, par-dessus et par-dessous, mais sans en obtenir rien de plus. À mesure qu'elles avançaient vers le nord, elles tenaient un conseil en saluts toutes les quelques heures, et Kotick s'était presque rongé la moustache d'impatience, lorsqu'il s'aperçut qu'elles remontaient un courant d'eau chaude. Alors, son respect pour elles s'accrut. Une nuit, elles se laissèrent couler à travers l'eau luisante — couler comme des pierres — et, pour la première fois depuis qu'il les connaissait, elles se mirent à nager vite. Kotick suivit, étonné de leur allure ; il n'avait jamais rêvé que Sea Cow existât comme nageur. Elles mirent le cap sur une falaise du rivage, une falaise dont le pied plongeait en eau profonde, et dans laquelle s'ouvrait un trou noir, par vingt brasses de profondeur. Ce fut un long, très long parcours, et Kotick avait grand besoin d'air frais en émergeant du boyau sombre par lequel on l'avait conduit.
Les vaches marines s'étaient séparées et paissaient paresseusement sur les bords des plus belles grèves que Kotick eût jamais vues. Il y avait de longues bandes de rochers, polis par l'usure de l'eau, s'étendant sur des lieues, exactement adaptés à l'installation de nurseries phoques ; et il y avait en arrière, et remontant en pente douce, des terrains de jeu, en sable dur ; il y avait des houles pour y danser, de l'herbe drue pour s'y rouler, des dunes à escalader et à dégringoler ; et, par-dessus tout, Kotick connut, au toucher de l'eau, qui ne trompe pas un Sea Catch, que jamais un homme n'était venu dans ces parages. La première chose qu'il fit, ce fut de s'assurer si la pêche était bonne ; puis, il nagea le long des grèves, et compta les délectables îlots bas et sablonneux à demi cachés dans la brume vagabonde. Au nord s'étendait une ligne de fonds, d'écueils et de rochers, qui ne permettrait jamais à un navire d'approcher à plus de six milles du rivage ; entre les îles et la terre courait un chenal d'eau profonde où plongeait la falaise perpendiculaire ; et, quelque part au-dessous des falaises, s'ouvrait la bouche du tunnel.
Il se prit à penser à celle qu'il avait laissée à l'attendre ; mais, quoiqu'il eût hâte de rentrer à Novastoshnah, il explora complètement le nouveau pays, afin d'être en état de répondre à toutes les questions.
Puis il plongea, reconnut une fois pour toutes l'embouchure du tunnel, et l'enfila dans la direction du sud. Personne autre qu'une vache marine ou un phoque n'eût soupçonné l'existence d'une telle retraite, et, en se retournant vers les falaises, Kotick lui-même doutait d'y avoir abordé jamais.
Il mit dix jours à rentrer, quoique sans perdre de temps en route ; et, en prenant terre au-dessus de Sea Lion's Neck, la première personne qu'il rencontra fut celle qu'il avait laissée à l'attendre. Elle comprit au regard de ses yeux qu'enfin il avait trouvé son île.
Mais les holluschickie, Sea Catch son père lui-même, et tous les autres phoques se moquèrent de lui quand il leur conta sa découverte, et un jeune phoque d'à peu près son âge lui dit :
Les autres phoques éclatèrent de rire à ces paroles, et le jeune phoque se mit à hocher la tête de gauche à droite. Il s'était marié cette année-là, et en faisait beaucoup d'état.
Et une lueur verte flamba dans ses yeux, car il était furieux d'avoir à se battre.
Il n'eut pas le temps de changer d'avis, car la tête de Kotick s'était détendue, et ses dents crochaient dans le gras du cou de son adversaire. Puis il se rabattit sur ses hanches et traîna son ennemi le long de la grève, le secoua et le jeta à terre pour en finir.
Alors Kotick, s'adressant aux phoques, rugit :
Limmershin m'a dit que jamais de sa vie — et Limmershin voit dix mille grands phoques se battre tous les ans — que jamais, dans toute sa petite vie, il n'avait vu rien de pareil à la charge de Kotick à travers les nurseries. Il se jeta sur le plus gros Sea Catch qu'il put trouver, le happa à la gorge, l'étrangla, le cogna et l'assomma, jusqu'à ce que l'autre poussât le grognement de miséricorde, puis le jeta de côté pour attaquer le suivant. Voyez-vous, Kotick n'avait jamais jeûné quatre mois durant, selon la coutume annuelle des grands phoques ; ses courses en haute mer l'avaient gardé en parfaite condition, et, par-dessus tout, il ne s'était jamais encore battu. Toute blanche, sa crinière frisée se hérissait de colère, ses yeux flamboyaient, ses grandes canines brillaient : il était splendide à voir. Le vieux Sea Catch, son père, le vit passer comme une trombe, traînant sur le sable les vieux phoques grisonnants, comme autant de plies, et culbutant les jeunes dans tous les sens, et Sea Catch cria :
Kotick rugit pour toute réponse, et le vieux Sea Catch entra dans la lutte en se dandinant, la moustache hérissée et soufflant comme une locomotive, tandis que Matkah et la fiancée de Kotick s'accroupissaient pour suivre le spectacle, et admiraient leurs hommes. Ce fut une magnifique bataille, car l'un et l'autre se battirent aussi longtemps qu'il resta le moindre phoque à oser lever la tête ; et, lorsqu'il n'en resta plus, ils paradèrent fièrement sur la grève, côte à côte, en mugissant.
À la nuit, comme les feux boréaux commençaient à scintiller et à danser à travers le brouillard, Kotick escalada un rocher nu et contempla les nurseries dispersées, les phoques meurtris et saignants.
Il y eut un murmure, pareil au friselis de la marée, sur toute l'étendue des grèves.
Alors, Kotick enfonça sa tête entre ses épaules, et ferma les yeux, orgueilleusement. Ce n'était plus un phoque blanc, en ce moment, il était rouge de la tête à la queue. Malgré cela, il eût dédaigné de regarder ou de toucher une seule de ses blessures.
Une semaine plus tard, lui et son armée (environ pour le moment un millier de holluschickie et de vieux phoques) prirent le chemin du nord, vers le tunnel des Vaches Marines. Kotick les guidait. Et les phoques qui demeurèrent à Novastoshnah les traitèrent de fous. Mais, le printemps suivant, quand ils se trouvèrent tous parmi les bancs de pêche du Pacifique, les phoques de Kotick firent de tels récits des grèves d'au-delà le tunnel de Sea Cow, que des phoques de plus en plus nombreux quittèrent Novastoshnah. Sans doute, cela ne se fit pas tout de suite, car les phoques ne sont pas gens très malins, et il leur faut du temps pour peser le pour et le contre des choses ; mais, d'année en année, un plus grand nombre d'entre eux s'en allaient de Novastoshnah, de Lukannon et des autres nurseries, vers les calmes grèves abritées où Kotick trône tout l'été, plus grand chaque année, plus gros et plus fort, pendant que les holluschickie jouent autour de lui, en cette mer où nul homme ne vient.
* * *
Lukannon
(Ceci est une sorte d'hymne national phoque, sur le mode triste.)
Ceci est l'histoire de la grande guerre que Rikki-tikki-tavi livra tout seul dans les salles de bains du grand bungalow, au cantonnement de Segowlee. Darzee, l'oiseau-tailleur, l'aida et Chuchundra, le rat musqué, qui n'ose jamais marcher au milieu du plancher, mais se glisse toujours le long du mur, lui donna un avis ; mais Rikki-tikki fit la vraie besogne.
C'était une mangouste. Il rappelait assez un petit chat par la fourrure et la queue, mais plutôt une belette par la tête et les habitudes. Ses yeux étaient roses comme le bout de son nez affairé ; il pouvait se gratter partout où il lui plaisait, avec n'importe quelle patte de devant ou de derrière, à son choix ; il pouvait gonfler sa queue au point de la faire ressembler à un goupillon pour nettoyer les bouteilles, et son cri de guerre, lorsqu'il louvoyait à travers l'herbe longue, était : Rikk-tikk-tikki-tikki-tchk !
Un jour, les hautes eaux d'été l'entraînèrent hors du terrier où il vivait avec son père et sa mère, et l'emportèrent, battant des pattes et gloussant, le long d'un fossé qui bordait une route. Il trouva là une petite touffe d'herbe qui flottait, et s'y cramponna jusqu'à ce qu'il perdît le sentiment. Quand il revint à la vie, il gisait au chaud soleil, au milieu d'une allée de jardin, très mal en point, il est vrai, tandis qu'un petit garçon disait :
Ils l'emportèrent dans la maison, où un homme le prit entre le pouce et l'index, et affirma qu'il n'était pas mort, mais seulement à moitié suffoqué ; alors ils l'enveloppèrent dans du coton, l'exposèrent à la chaleur d'un feu doux, et… Rikki-tikki ouvrit les yeux et éternua.
C'est la chose la plus difficile du monde que d'effrayer une mangouste, parce que, de la tête à la queue, leur race est dévorée de curiosité. La devise de toute la famille est : « Cherche et trouve », et Rikki-tikki était une vraie mangouste. Il regarda la bourre de coton, décida que ce n'était pas bon à manger, courut tout autour de la table, s'assit, remit sa fourrure en ordre, se gratta et sauta sur l'épaule du petit garçon.
Rikki-tikki plongea son regard entre le col et le cou du petit garçon, flaira son oreille, et descendit sur le plancher, où il s'assit en se grattant le nez.
Ils lui donnèrent un petit morceau de viande crue. Rikki-tikki trouva cela excellent, et, quand il eut fini, il sortit sous la véranda, s'assit au soleil, et fit bouffer sa fourrure pour la sécher jusqu'aux racines. Puis, il se sentit mieux.
Il employa tout le jour à parcourir la maison. Il se noya presque dans les tubs, mit son nez dans l'encre sur un bureau et le brûla au bout du cigare de l'homme en grimpant sur ses genoux pour voir comment on s'y prenait pour écrire. À la tombée de la nuit, il courut dans la chambre de Teddy pour regarder comment on allumait les lampes à pétrole ; et, quand Teddy se mit au lit, Rikki-tikki y grimpa aussi. Mais c'était un compagnon agité, parce qu'il lui fallait, toute la nuit, se lever pour répondre à chaque bruit et en trouver la cause. La mère et le père de Teddy vinrent jeter un dernier coup d'œil sur leur petit garçon, et trouvèrent Rikki-tikki tout éveillé sur l'oreiller.
Mais la mère de Teddy ne voulait même songer à de pareilles horreurs.
De bonne heure, le matin, Rikki-tikki vint au premier déjeuner sous la véranda, porté sur l'épaule de Teddy ; on lui donna une banane et un peu d'œuf à la coque, et il se laissa prendre sur les genoux des uns après les autres, parce qu'une mangouste bien élevée espère toujours devenir à quelque moment une mangouste domestique, et avoir des chambres pour courir au travers. Or, la mère de Riki-tikki (elle avait habité autrefois la maison du général à Segowlee) avait soigneusement instruit son fils de ce qu'il devait faire si jamais il rencontrait des hommes blancs.
Puis, Rikki-tikki sortit dans le jardin pour voir ce qu'il y avait à voir. C'était un grand jardin, seulement à demi cultivé, avec des buissons de roses Maréchal Niel aussi gros que des kiosques, des citronniers et des orangers, des bouquets de bambous et des fourrés de hautes herbes. Rikki-tikki se lécha les lèvres.
À cette pensée, sa queue se hérissa en goupillon, et il courait déjà de haut en bas et de bas en haut du jardin, flairant de tous côtés, lorsqu'il entendit les voix les plus lamentables sortir d'un buisson épineux.
C'était Darzee, l'oiseau-tailleur, et sa femme. Ils avaient construit un beau nid en rapprochant deux larges feuilles dont ils avaient cousu les bords avec des fibres et rempli l'intérieur de coton et de bourres duveteuses. Le nid se balançait de côté et d'autre, tandis qu'ils pleuraient, perchés à l'entrée.
Darzee et sa femme, pour toute réponse, se blottirent dans leur nid, car, de l'épaisseur de l'herbe, au pied du buisson, sortit un sifflement sourd… un horrible son glacé… qui fit sauter Rikki-tikki de deux pieds en arrière. Alors, pouce par pouce, s'éleva de l'herbe la tête au capuchon éployé de Nag, le gros cobra noir, qui comptait bien cinq pieds de long de la langue à la queue. Lorsqu'il eut soulevé un tiers de son corps au-dessus du sol, il resta à se balancer de droite et de gauche, exactement comme se balance dans le vent une touffe de pissenlit et dévisagea Rikki-tikki de ses mauvais yeux de serpent, qui ne changent jamais d'expression, quelle que soit sa pensée.
Il étendit davantage son capuchon, et Rikki-tikki vit sur son dos la marque des lunettes, qui ressemble plus exactement à l'œillet d'une fermeture d'agrafe.
Il eut peur une minute : mais il est impossible à une mangouste d'avoir peur plus longtemps, et, bien que Rikki-tikki n'eût jamais encore rencontré de cobra vivant, sa mère l'avait nourri de cobras morts, et il savait bien que la grande affaire de la vie d'une mangouste adulte est de faire la guerre aux serpents et de les manger. Nag le savait aussi, et, tout au fond de son cœur de glace, il avait peur.
Nag réfléchissait et surveillait les moindres mouvements de l'herbe derrière Rikki-tikki. Il savait qu'une mangouste dans le jardin signifiait, tôt ou tard, la mort pour lui-même et les siens ; mais il voulait mettre Rikki-tikki hors de garde. Aussi laissa-t-il retomber un peu sa tête et la pencha-t-il de côté.
Rikki-tikki en savait trop pour prendre son temps à ouvrir de grands yeux. Il sauta en l'air aussi haut qu'il put et, juste au-dessous de lui siffla la tête de Nagaina, la méchante femme de Nag. Elle avait rampé par-derrière pendant la conversation afin d'en finir tout de suite ; et Rikki-tikki entendit son sifflement de rage en voyant son coup manqué. Il retomba presque au travers de son dos, et une vieille mangouste aurait su qu'il fallait saisir le moment pour lui briser les reins d'un coup de dent ; mais il eut peur du terrible coup de fouet en retour du cobra, et sauta hors de portée de la queue cinglante, laissant Nagaina saignant et furieuse.
Et il fouetta l'air aussi haut qu'il pouvait atteindre dans la direction du nid au milieu du buisson d'épines ; mais Darzee l'avait construit hors de l'atteinte des serpents et le nid ne fit que se balancer de-ci de-là.
Rikki-tikki sentit ses yeux devenir rouges et brûlants (quand les yeux d'une mangouste rougissent, c'est qu'elle est en colère), il se cala sur sa queue et ses pattes de derrière comme un petit kanguroo, regarda tout autour de lui, et claqua des dents de rage. Mais Nag et Nagaina avaient disparu dans l'herbe. Lorsqu'un serpent manque son coup, il ne laisse jamais rien deviner de ce qu'il compte faire ensuite. Rikki-tikki ne se souciait pas de les suivre, car il ne se croyait pas sûr de venir à bout de deux serpents à la fois. Aussi, trottant vers l'allée sablée, près de la maison, s'assit-il pour réfléchir. Il s'agissait pour lui d'une affaire sérieuse.
Si vous lisez les vieux livres d'histoire naturelle, vous y verrez que, lorsqu'une mangouste combat un serpent et qu'il lui arrive d'être mordue, elle se sauve pour manger quelque herbe qui la guérit. Ce n'est pas vrai. La victoire n'est qu'affaire d'œil vif et de pied prompt, détente de serpent contre saut de mangouste, et, comme nul œil ne peut suivre le mouvement d'une tête de serpent lorsqu'elle frappe, il s'agit là d'un prodige plus étonnant que les herbes magiques n'en pourraient opérer.
Rikki-tikki se connaissait pour une jeune mangouste et n'en fut que plus satisfait d'avoir su éviter si adroitement un coup porté par-derrière. Il en tira confiance en soi-même, et, lorsque Teddy descendit en courant le sentier, Rikki-tikki se sentait disposé à recevoir des compliments. Mais, juste au moment où Teddy se penchait, quelque chose se tortilla un peu dans la poussière et une toute petite voix dit :
C'était Karait, le minuscule serpent brun, couleur de sable, qui aime à se dissimuler dans la poussière. Sa morsure est aussi dangereuse que celle du cobra ; mais il est si petit que personne n'y prend garde, aussi n'en fait-il que plus de mal.
Les yeux de Rikki-tikki devinrent rouges de nouveau, et il remonta en dansant vers Karait avec ce balancement particulier et cette marche ondulante qu'il avait hérités de sa famille. Cela paraît très comique, mais c'est une allure si parfaitement équilibrée qu'à n'importe quel angle on en peut changer soudain la direction : ce qui, lorsqu'il s'agit de serpents, constitue un avantage. Rikki ne s'en rendait pas compte, mais il faisait là une chose beaucoup plus dangereuse que de combattre Nag : Karait est si petit et peut se retourner si facilement qu'à moins, pour Rikki, de mordre à la partie supérieure du dos, tout près de la tête, un coup en retour pouvait l'atteindre à l'œil ou à la lèvre. Rikki ne savait pas ; ses yeux étaient tout rouges, et il se balançait d'arrière en avant, cherchant la bonne place à saisir. Karait s'élança. Rikki sauta de côté et tenta de lui courir sus ; mais, à moins d'un cheveu de son épaule siffla la malfaisante petite bête grise couleur de poussière, si bien qu'il lui fallut bondir par-dessus le corps, tandis que la tête suivait de près ses talons.
Teddy héla du côté de la maison :
Et Rikki-tikki entendit la mère de Teddy pousser un cri, tandis que le père se précipitait dehors avec un bâton ; mais, dans le temps qu'il venait, Karait avait poussé une botte imprudente, et Rikki-tikki avait bondi, sauté sur le dos du serpent, laissé tomber sa tête très bas entre ses pattes de devant, mordu à la nuque le plus haut qu'il pouvait atteindre et roulé au loin. Cette morsure paralysa Karait, et Rikki-tikki allait le dévorer en commençant par la queue, suivant la coutume de sa famille à dîner, lorsqu'il se rappela qu'un repas copieux appesantit une mangouste, et que, pouvant avoir besoin sur l'heure de toute sa force et de toute son agilité, il lui fallait rester à jeun. Il s'en alla prendre un bain de poussière sous des touffes de ricins, tandis que le père de Teddy frappait le cadavre de Karait.
Alors la mère de Teddy le prit dans la poussière et le serra dans ses bras, en pleurant qu'il avait sauvé Teddy de la mort ; et le père de Teddy traita Rikki de providence ; et Teddy regarda tout cela avec de grands yeux effarés.
Rikki-tikki se divertissait plutôt de tous ces embarras, que naturellement il ne comprenait pas. La mère de Teddy eût tout aussi bien pu caresser l'enfant pour avoir joué dans la poussière. Rikki s'amusait énormément.
Ce soir-là, en se faufilant parmi les verres sur la table, il lui eût été facile de se bourrer de bonnes choses trois fois plus que de raison, mais il avait Nag et Nagaina présents à la mémoire, et malgré tout l'agrément d'être flatté et choyé par la mère de Teddy, et de rester sur l'épaule de Teddy, ses yeux devenaient rouges tout à coup, et il poussait son long cri de guerre : Rikk-tikk-tikki-tikki-tchk !
Teddy l'emmena coucher et insista pour qu'il dormît sous son menton. Rikki-tikki était trop bien élevé pour mordre ou égratigner. Mais il s'en alla, aussitôt Teddy endormi, faire sa ronde de nuit autour de la maison et, dans l'obscurité, se heurta, en courant, contre Chuchundra, le rat musqué, qui se coulait le long du mur.
Chuchundra est une petite bête au cœur brisé. Il pleurniche et pépie toute la nuit, en essayant de se remonter le moral pour courir au milieu des chambres ; mais jamais il n'y parvient.
Et alors, il s'arrêta.
Chuchundra s'assit, et pleura au point que les larmes coulaient le long de ses moustaches.
Rikki-tikki prêta l'oreille. La maison était aussi tranquille que possible, mais il lui sembla distinguer un imperceptible cra-cra… un bruit aussi léger que celui d'une guêpe marchant sur un carreau de vitre… un crissement sec d'écailles sur la brique.
Il se glissa dans la salle de bains de Teddy, mais il n'y trouva personne, puis, dans la salle de bains de la mère de Teddy. Au bas du mur crépi de plâtre, une brique avait été enlevée pour le passage d'une conduite d'eau, et, au moment où Rikki-tikki s'introduisait dans la pièce, le long de l'espèce de margelle en maçonnerie où la baignoire était posée, il entendit Nag et Nagaina chuchoter dehors au clair de lune :
Rikki-tikki tressaillit tout entier de rage et de haine en entendant cela. Puis il vit la tête de Nag sortir du conduit, suivie des cinq pieds de long de son corps écailleux et froid. Malgré sa colère, il eut cependant très peur en voyant la taille du grand cobra. Nag se couda, dressa la tête, et son regard parcourut la salle de bains, à travers l'obscurité où Rikki-tikki pouvait voir ses yeux luire.
Nag ondula de-ci de-là, et Rikki-tikki l'entendit boire dans la grosse jarre qui servait à remplir la baignoire.
Aucune réponse ne vint du dehors, d'où Rikki-tikki conclut que Nagaina était partie. Nag se replia sur lui-même, anneau par anneau, tout autour du fond bombé de la jarre, et Rikki-tikki se tint tranquille comme mort.
Au bout d'une heure, il commença d'avancer muscle à muscle, vers la jarre. Nag était endormi, et Rikki-tikki contempla son grand dos, se demandant quelle place offrirait la meilleure prise.
Il considéra l'épaisseur du cou plus bas que le capuchon, c'en était trop pour ses mâchoires ; et une morsure près de la queue ne ferait que mettre Nag en fureur.
Alors, il sauta. La tête reposait un peu en dehors de la jarre, sous la courbe de sa panse et, au moment où ses dents crochèrent, Rikki s'arc-bouta du dos à la convexité de la cruche d'argile pour clouer la tête à terre. Cela lui donna une seconde de prise qu'il employa de son mieux. Puis, il fut cogné de droite et de gauche comme un rat secoué par un chien — en avant et en arrière sur le sol, en haut et en bas, et en rond en grands cercles ; mais ses yeux étaient rouges et il tenait bon, tandis que le corps du serpent cinglait le plancher comme un fouet de charrue, renversant les ustensiles d'étain, la boîte à savon, la brosse à friction, et sonnait contre la paroi de métal de la baignoire. Tout en crochant, il resserrait l'étau de ses mâchoires, car il ne doutait pas d'être assommé et, pour l'honneur de la famille, il préférait qu'on le trouvât les dents fermées sur sa proie. Malade de vertige, moulu de coups, les chocs, lui semblait-il, allaient le mettre en pièces, lorsque, juste derrière lui, partit comme un coup de tonnerre ; une rafale brûlante lui fit perdre connaissance et une flamme lui roussit le poil. L'homme, réveillé par le bruit, avait déchargé les deux canons de son fusil sur Nag, juste derrière le capuchon.
Rikki-tikki, les yeux fermés, continuait à tenir bon, car à présent il était tout à fait certain d'être mort ; mais la tête ne bougeait plus et l'homme, le ramassant, dit :
Alors vint la mère de Teddy, le visage tout blanc, contempler ce qui restait de Nag ; et Rikki-tikki se traîna jusqu'à la chambre de Teddy, où il passa le reste de la nuit à se secouer délicatement pour se rendre compte s'il était vraiment brisé en quarante morceaux, comme il lui paraissait.
Le lendemain matin, il était fort raide, mais très content de ses hauts faits.
Sans attendre le déjeuner, Rikki-tikki courut au buisson épineux où Darzee, à pleine voix, chantait un chant de triomphe. La nouvelle de la mort de Nag avait fait le tour du jardin, car le balayeur avait jeté le corps sur le fumier.
Et Darzee enfla son gosier et chanta.
Darzee était un petit compère dont la cervelle emplumée ne pouvait tenir plus d'une idée à la fois ; et sachant que les enfants de Nagaina naissaient dans des œufs, comme les siens, il ne lui semblait pas, à première vue, qu'il fût juste de les détruire. Mais sa femme était oiseau raisonnable, elle savait que les œufs de cobra voulaient dire de jeunes cobras un peu plus tard ; aussi s'envola-t-elle du nid, et laissa-t-elle Darzee tenir chaud aux bébés et continuer sa chanson sur la mort de Nag. Darzee, en quelques points, ressemblait beaucoup aux hommes.
Elle se mit à voleter près du fumier, sous le nez de Nagaina, et à gémir :
Et de voleter plus désespérément que jamais.
Nagaina leva la tête et siffla :
Et elle se dirigea vers la femme de Darzee en glissant sur la poussière.
La femme de Darzee en savait trop pour faire pareille chose. Car une fois que les yeux d'un oiseau rencontrent ceux d'un serpent, il est pris d'une telle peur qu'il ne peut plus bouger. La femme de Darzee, en pépiant douloureusement, continua de voleter, sans quitter le sol, et Nagaina pressa l'allure.
Rikki-tikki les entendit remonter le sentier qui les éloignait des écuries, et galopa vers l'extrémité de la planche de melons au pied du mur. Là, dans la chaude litière, au-dessus des melons, il trouva, habilement cachés, vingt-cinq œufs de la grosseur à peu près des œufs de la poule de Bantam, mais avec des peaux blanchâtres en guise de coquilles.
Car il pouvait voir des jeunes cobras roulés dans l'intérieur de la peau, et il savait que, dès l'instant où ils éclosent, ils peuvent chacun tuer son homme non moins que sa mangouste. Il détacha d'un coup de dent les bouts des œufs, dare-dare, en prenant soin d'écraser les jeunes cobras, et en retournant de temps en temps la litière pour voir s'il n'en omettait aucun. À la fin, il ne resta plus que trois œufs et Rikki-tikki commençait à rire dans sa barbe, quand il entendit la femme de Darzee crier à tue-tête :
Rikki-tikki écrasa deux œufs, redégringola de la melonnière avec le troisième œuf dans sa gueule et se précipita vers la véranda aussi vite que ses pattes pouvaient le porter.
Teddy, sa mère et son père étaient là, devant leur déjeuner du matin. Mais Rikki-tikki vit qu'ils ne mangeaient rien. Ils se tenaient dans une immobilité de pierre, et leurs visages étaient blancs. Nagaina enroulée sur la natte, près de la chaise de Teddy, à distance commode pour atteindre la jambe nue du jeune garçon, se balançait de-ci, de-là, en chantant un chant de triomphe.
Les yeux de Teddy restaient fixés sur son père, et tout ce que son père pouvait faire était de murmurer :
C'est alors que Rikki-tikki arriva et cria :
Le grand serpent se retourna à demi, et vit l'œuf sur le sol de la véranda.
Rikki-tikki posa ses pattes de chaque côté de l'œuf, tandis que ses yeux devenaient rouge sang.
Nagaina pirouetta sur elle-même, oubliant tout le reste pour le salut de l'œuf unique ; et Rikki-tikki vit le père de Teddy avancer rapidement une large main, saisir Teddy par l'épaule et l'enlever par-dessus la table et les tasses à thé, à l'abri et hors de portée de Nagaina.
Puis il se mit à sauter de tous côtés, des quatre pattes ensemble, revenant raser le sol de la tête.
Nagaina vit qu'elle avait perdu toute chance de tuer Teddy, et l'œuf gisait entre les pattes de Rikki-tikki :
Rikki-tikki bondissait tout autour de Nagaina, en se tenant juste hors de portée des coups, ses petits yeux comme deux braises. Nagaina se replia sur elle-même et se jeta sur lui. Rikki-tikki fit un saut en l'air et retomba en arrière. Une fois, une autre, puis encore, elle voulut le frapper, mais à chaque reprise sa tête donnait avec un coup sourd contre la natte de la véranda, tandis qu'elle se rassemblait sur elle-même en spirale comme un ressort de montre. Puis Rikki-tikki dansa en cercle pour arriver derrière elle, et Nagaina tourna sur elle-même pour rester face à face avec lui… et sa queue sur la natte bruissait comme les feuilles sèches au vent.
Rikki-tikki avait oublié l'œuf. Il gisait encore sous la véranda et Nagaina s'en rapprochait peu à peu, jusqu'à ce qu'enfin, tandis que Rikki-tikki reprenait haleine, elle le saisît entre ses dents, filât vers les marches de la véranda et descendît le sentier comme une flèche, Rikki-tikki derrière elle.
Lorsque le cobra court pour sauver sa vie, il prend l'aspect d'une mèche de fouet qui cingle l'encolure d'un cheval. Rikki-tikki savait qu'il fallait la joindre, ou que tout serait à recommencer. Nagaina filait droit vers les longues herbes, près du buisson épineux et, tout en courant, Rikki-tikki entendit Darzee qui chantait toujours son absurde petit chant de triomphe. Mais la femme de Darzee, plus raisonnable, quitta son nid en voyant arriver Nagaina, et battit des ailes autour de sa tête. Avec l'aide de Darzee, ils auraient pu la faire retourner. Mais Nagaina ne fit que baisser son capuchon et continua sa route. Toutefois, cet instant de répit amena Rikki-tikki sur elle et, comme elle plongeait dans le trou de rat où elle et Nag avaient coutume de vivre, les petites dents blanches de Rikki-tikki se refermèrent sur sa queue, et il entra derrière elle. Or, très peu de mangoustes, quelles que soient leur sagesse et leur expérience, se soucieraient de suivre un cobra dans son trou. Il faisait noir, dans le trou ; et comment savoir s'il n'allait pas s'élargir et donner assez de place à Nagaina pour faire demi-tour et frapper ! Il tint bon, avec rage, les pieds écartés pour faire office de freins sur la pente sombre du terreau tiède et moite. Puis, l'herbe, autour de la bouche du trou, cessa de s'agiter, et Darzee dit :
C'est pourquoi il entonna une chanson des plus lugubres, improvisée sous le coup de l'émotion. Et, comme il arrivait juste à l'endroit le plus touchant, l'herbe bougea de nouveau et Rikki-tikki, couvert de terre, se traîna hors du trou, une jambe après l'autre, en se léchant les moustaches. Darzee s'arrêta avec un petit cri de surprise. Rikki-tikki secoua un peu la poussière qui tachait sa fourrure et éternua.
Et les fourmis rouges, qui habitent parmi les tiges d'herbe, l'entendirent et descendirent en longues processions pour voir s'il disait vrai.
Rikki-tikki se pelotonna sur lui-même dans l'herbe et dormit sur place… dormit, dormit jusqu'à une heure tardive de l'après-midi, car sa journée de travail avait été dure.
La Chaudronnier est un oiseau qui fait un bruit tout semblable au coup d'un petit marteau sur un vase de cuivre ; et s'il fait toujours ce bruit, c'est qu'il est le crieur public de tout jardin hindou, et qu'il raconte les nouvelles à ceux qui veulent bien l'entendre.
Lorsque Rikki-tikki remonta le sentier, il l'entendit préluder par les notes de son « garde-à-vous », on eût dit un de ces petits gongs sur lesquels on annonce le dîner ; puis sonna le monotone « Ding-dong-tock ! Nag est mort… dong ! Nagaina est morte ! Ding-dong-tock ! » À ce signal, tous les oiseaux se mirent à chanter dans le jardin, et les grenouilles à coasser ; car Nag et Nagaina avaient coutume de manger les grenouilles aussi bien que les oiseaux.
Lorsque Rikki regagna la maison, Teddy, la mère de Teddy (les joues très blanches encore, car elle s'était évanouie) et le père de Teddy sortirent à sa rencontre, et faillirent pleurer d'attendrissement en l'embrassant. Ce soir-là, il mangea tout ce qu'on lui donna, jusqu'à ne pouvoir manger davantage, et il alla au lit, perché sur l'épaule de Teddy, où la mère de Teddy le trouva encore en revenant plus tard, pendant le cours de la nuit.
Rikki-tikki se réveilla en sursaut, car les mangoustes ne dorment que d'un œil.
Rikki-tikki pouvait à bon droit être fier de sa victoire ; mais il n'abusa pas de son droit, et il garda ce jardin, dorénavant, en vraie mangouste… de la dent et du jarret, si bien que jamais cobra n'osa montrer la tête dans l'enceinte des murs.
* * *
L'ode de Darzee
(chantée en l'honneur de Rikki-tikki-tavi).
(Ici Rikki-tikki interrompit, de sorte que le reste de la chanson est perdu.)
Kala Nag — autrement dit Serpent Noir — avait servi le Gouvernement de l'Inde, de toutes les manières dont un éléphant peut servir, pendant quarante-sept années ; et, comme il avait au moins vingt ans lors de sa prise, cela lui faisait environ soixante-dix ans à cette heure, l'âge mûr des éléphants.
Il se souvenait d'avoir, un gros bourrelet de cuir attaché sur le front, poussé pour dégager un canon enlisé dans la boue profonde ; et c'était avant la guerre afghane de 1842, alors qu'il n'avait pas encore atteint la plénitude de sa force. Sa mère, Radha Pyari — Radha la favorite — prise dans la même chasse que lui, n'avait pas manqué de lui dire, avant que ses petites dents, ses défenses de lait, fussent tombées : « Les éléphants qui ont peur attrapent toujours du mal » ; et Kala Nag connut l'avis pour sage, car, la première fois qu'il vit un obus éclater, il recula en criant, creva une rangée de faisceaux, et les baïonnettes le piquèrent dans ses parties les plus tendres. Aussi, ses vingt-cinq ans sonnés, était-ce fini pour lui d'avoir peur et devint-il par là même l'éléphant le plus choyé et le mieux pansé dans le service du Gouvernement de l'Inde. Il avait transporté des tentes, douze cents livres de tentes, durant la marche à travers l'Inde Supérieure ; il avait été hissé sur un navire au bout d'une grue à vapeur ; et, après des jours et des jours de traversée, on lui avait fait porter un mortier sur le dos dans un pays étrange et rocailleux, très loin de l'Inde ; il avait contemplé l'empereur Théodore étendu mort dans Magdala ; puis était rentré par le même steamer, avec tous les titres, disaient les soldats, à la médaille d'Abyssinie. Il avait vu ses camarades éléphants mourir de froid, d'épilepsie, de faim et d'insolation dans un endroit appelé Ali Musjid, dix ans plus tard ; quelques mois après, envoyé à des milliers de milles dans le Sud, il traînait et empilait de grosses poutres en bois de teck, aux chantiers de Moulmein. Là, il tuait à moitié un jeune éléphant insubordonné qui voulait esquiver sa juste part de travail. Après quoi, quittant le transport des bois de charpente, il s'était vu employer, avec quelques douzaines de compagnons dressés à cette besogne, à la capture des éléphants sauvages dans les montagnes de Garo.
Les éléphants, le Gouvernement de l'Inde y veille avec un soin jaloux : il y a un service tout entier qui ne s'occupe que de les traquer, de les prendre, de les dompter, et de les distribuer d'un bout du pays à l'autre suivant les besoins et les tâches.
Kala Nag, debout, mesurait dix bons pieds aux épaules ; ses défenses avaient été rognées à cinq pieds et, pour les empêcher de se fendre, leurs extrémités étaient renforcées de bracelets de cuivre ; mais il savait se servir de ces tronçons mieux qu'éléphant non dressé de ses vraies défenses aiguës. Quand, après d'interminables semaines passées à rabattre avec précaution les éléphants épais dans les montagnes, les quarante ou cinquante monstres sauvages étaient poussés dans la dernière enceinte, et que la grosse herse, faite de troncs d'arbres liés, retombait avec fracas derrière eux, Kala Nag, au premier commandement, pénétrait dans ce pandémonium de feux et de barrissements (c'était à la nuit close, en général, et la lumière vacillante des torches rendait malaisé de juger les distances) : il choisissait dans toute la bande le plus farouche des porte-défenses, puis le martelait et le bousculait jusqu'à le réduire au calme, tandis que les hommes, montés sur le dos des autres éléphants, jetaient des nœuds coulants sur les plus petits et les attachaient. Rien dans l'art de combattre que ne connût Kala Nag, le vieux et sage Serpent Noir : il avait plus d'une fois, dans son temps, soutenu la charge du tigre blessé, et, sa trompe charnue soigneusement roulée pour éviter les accidents, frappé de côté dans l'air, d'un rapide mouvement de tête en coup de faulx, la brute bondissante — un coup de sa propre invention — l'avait terrassée, et, agenouillé sur elle de tout le poids de ses genoux énormes, il en avait exprimé la vie accompagnée d'un râle et d'un hurlement ; après quoi, il ne restait plus sur le sol qu'une loque rayée, ébouriffée, qu'il tirait par la queue.
Il avait dix ans ; c'était le fils aîné de Grand Toomai, et, suivant la coutume, il prendrait la place de son père sur le cou de Kala Nag lorsqu'il serait grand lui-même, et manierait le lourd ankus de fer, l'aiguillon des éléphants, que les mains de son père, de son grand-père et de son arrière-grand-père avaient poli. Il savait ce qu'il disait, car il était né à l'ombre de Kala Nag, il avait joué avec le bout de sa trompe avant de savoir marcher, il l'avait fait descendre à l'eau dès qu'il avait su marcher, et Kala Nag n'aurait pas eu l'idée de désobéir à la petite voix perçante qui lui criait ses ordres, pas plus qu'il n'aurait eu l'idée de tuer le petit bébé brun, le jour où Grand Toomai l'apporta sous les défenses de Kala Nag, et lui ordonna de saluer celui qui serait son maître.
Et il marcha à longues enjambées vers Kala Nag, l'appela « vieux gros cochon », et lui fit lever les pieds l'un après l'autre.
Et il secoua sa tête ébouriffée, en répétant ce que disait son père :
Petit Toomai se rappela les lignes à éléphants de Cawnpore, et ne dit rien. Il préférait beaucoup la vie de camp, et détestait ces larges routes unies, les distributions quotidiennes de foin au magasin à fourrage et les longues heures où il n'y avait rien à faire qu'à surveiller Kala Nag piétinant sur place entre ses piquets. Ce qu'aimait Petit Toomai, c'était l'escalade par les chemins enchevêtrés que seul un éléphant peut suivre, et puis le plongeon dans la vallée, la brève apparition des éléphants sauvages pâturant à des milles au loin, la fuite du sanglier et du paon effrayés sous les pieds de Kala Nag, les chaudes pluies aveuglantes, après quoi fumaient toutes les collines et toutes les vallées, les beaux matins pleins de brouillard quand personne ne savait où l'on camperait le soir, la poursuite patiente et minutieuse des éléphants sauvages, et la course folle, les flammes et le tohu-bohu de la dernière nuit, quand, rués en masse à l'intérieur des palissades, comme des rochers dans un éboulement, ils découvraient l'impossibilité de sortir, et se lançaient contre les poteaux énormes, repoussés enfin par des cris, des torches flamboyantes et des salves de cartouches à blanc. Même un petit garçon pouvait se rendre utile alors, et Toomai s'en acquittait mieux que trois petits garçons. Il tendait sa torche et l'agitait, et criait de son mieux. Mais le vrai bon temps arrivait quand on commençait à faire sortir les éléphants, quand le keddah, c'est-à-dire la palissade, ressemblait à un tableau de fin du monde, et que, ne pouvant plus s'entendre, les hommes étaient obligés de se faire des signes. Alors Petit Toomai, ses cheveux noirs, blanchis par le soleil, flottant sur ses épaules, et l'air d'un lutin dans la lumière des torches grimpait sur un des poteaux ébranlés ; et dès la première accalmie, on entendait les cris aigus d'encouragement qu'il jetait à Kala Nag, parmi les barrissements et les craquements, le claquement des cordes et les grondements des éléphants entravés. — Maîl, maîl, Kala Nag ! (Allons, allons. Serpent Noir !) Dant do ! (Un bon coup de défense !) Somalo ! Somalo ! (Attention ! Attention !) Maro ! Maro ! (Frappe, frappe !) Prends garde au poteau ! Arré ! Arré ! Hai ! Yai ! Kya-a-ah !
Et le grand combat entre Kala Nag et l'éléphant sauvage roulait ça et là à travers le keddah, et les vieux preneurs d'éléphants essuyaient la sueur qui leur inondait les yeux, et trouvaient le temps d'adresser un signe de tête à Petit Toomai, tout frétillant de joie au sommet du poteau.
Il fit plus que de frétiller ! Une nuit, il se laissa glisser du haut de son poteau, se faufila parmi les éléphants, ramassa le bout libre de la corde tombée à terre et la jeta vivement à l'homme qui essayait d'attraper un petit récalcitrant (les jeunes donnent toujours plus de mal que les adultes). Kala Nag le vit, le saisit dans sa trompe, le tendit à Grand Toomai, qui le gifla dare-dare et le remit sur le poteau. Le lendemain matin, il le gronda et lui dit :
Petit Toomai eut peur. Il ne savait pas grand-chose des Blancs, mais Petersen Sahib représentait pour lui le plus grand homme blanc du monde : il était le chef de toutes les opérations dans le keddah — celui qui prenait tous les éléphants pour le Gouvernement de l'Inde, et qui en connaissait plus long que personne au monde sur les us et coutumes des éléphants.
Petit Toomai s'en alla sans mot dire, mais il conta ses griefs à Kala Nag, pendant qu'il examinait ses pieds.
Les quelques jours suivants furent employés à rassembler les prises, à promener entre deux éléphants apprivoisés les animaux nouvellement capturés, pour éviter trop d'ennuis avec eux en descendant au sud, vers les plaines, puis à réunir les couvertures, les cordes et tout ce qui aurait pu se gâter ou se perdre dans la forêt. Petersen Sahib arriva sur le dos de son intelligente Pudmini : il revenait de compter leur paye à d'autres camps dans les montagnes, car la saison tirait à sa fin ; et maintenant un commis indigène, assis à une table sous un arbre, réglait leurs gages aux cornacs. Une fois payé, chaque homme retournait à son éléphant et rejoignait la colonne prête à partir. Les traqueurs, les chasseurs, les meneurs, tous les hommes du keddah régulier, qui passent dans les jungles une année sur deux, se tenaient sur le dos des éléphants appartenant aux forces permanentes de Petersen Sahib, ou bien adossés au tronc des arbres, leur fusil en travers des bras, ils plaisantaient les comacs en partance, et riaient quand les nouvelles prises rompaient l'alignement pour courir de tous côtés. Grand Toomai se dirigea vers le commis avec Petit Toomai en arrière, et Machua Appa, le chef des trappeurs, dit à mi-voix à un de ses amis :
Or, Petersen Sahib avait des oreilles tout autour de la tête, comme le doit un homme qui passe sa vie à épier le plus silencieux des êtres vivants — l'éléphant sauvage. Il se retourna sur le dos de Pudmini, où il était étendu de tout son long, et dit :
Machua Appa désigna du doigt Petit Toomai.
Petersen Sahib le regarda, et Petit Toomai salua jusqu'à terre.
Petit Toomai avait trop peur pour desserrer les dents, mais Kala Nag était derrière lui ; le gamin fit un signe, et l'éléphant l'enleva dans sa trompe et le tint au niveau du front de Pudmini, en face du grand Petersen Sahib. Alors, Petit Toomai se couvrit le visage de ses mains, car il n'était qu'un enfant et, sauf en ce qui touchait les éléphants, aussi timide qu'enfant au monde.
Et tous les hommes assis à l'entour remplirent l'air d'une explosion de rires. La plupart d'entre eux avaient dans leur jeune âge appris ce tour à leurs éléphants. Petit Toomai était suspendu à huit pieds en l'air, mais il aurait très fort désiré se trouver à huit pieds sous terre.
Grand Toomai fronça les sourcils de plus belle.
Il y eut une autre explosion de rires, car la plaisanterie est vieille parmi les chasseurs d'éléphants, c'est une façon de dire jamais. Il y a, cachées au loin dans les forêts, de grandes clairières unies que l'on appelle les « salles de bal des éléphants », mais on ne les découvre que par hasard, et nul homme n'a jamais vu les éléphants danser. Lorsqu'un chasseur se vante de son adresse et de sa bravoure, les autres lui disent :
Kala Nag reposa Petit Toomai sur le sol et l'enfant salua de nouveau très bas, s'en fut avec son père, et donna la pièce d'argent de quatre annas à sa mère, qui nourrissait un dernier-né. Puis toute la famille prit place sur le dos de Kala Nag, et la file d'éléphants, grognant, criant, se déroula le long du chemin de la montagne, vers la plaine. C'était une marche très animée, à cause des nouveaux éléphants, qui causaient de l'embarras à chaque gué, et que toutes les deux minutes il fallait flatter ou battre.
Grand Toomai, fort mécontent, menait Kala Nag avec dépit. Quant à Petit Toomai, il était trop heureux pour parler : Petersen Sahib l'avait distingué et lui avait donné de l'argent ; il se sentait comme un simple soldat appelé hors des rangs pour recevoir les éloges de son commandant en chef.
Grand Toomai l'entendit, et grommela :
À deux ou trois éléphants en avant, un cornac, un homme d'Assam, se retourna en criant avec colère :
Kala Nag bourra le nouveau dans les côtes, à lui faire perdre le souffle, tandis que Toomai disait :
Et ton père, qui a nettoyé toutes les montagnes de tous les éléphants, fera bien, ce soir, de mettre double chaîne à ses piquets.
Ainsi causant, se querellant et pataugeant à travers les rivières, leur première étape les conduisit jusqu'à une sorte de camp destiné à recevoir les nouveaux éléphants. Mais ils avaient perdu patience longtemps avant d'y arriver.
Là, les animaux furent attachés par les jambes de derrière aux piquets enfoncés à coups de lourdes masses ; on mit des cordes supplémentaires aux nouveaux ; on entassa devant eux le fourrage. Puis les cornacs de la montagne retournèrent vers Petersen Sahib, sous le soleil de l'après-midi, en recommandant aux hommes de la plaine de veiller mieux ce soir-là que de coutume, et ils riaient lorsque ceux-ci leur en demandaient la raison.
Petit Toomai présida au souper de Kala Nag ; et, comme le soir tombait, il erra par le camp, heureux au-delà de toute expression, en quête d'un tam-tam. Lorsqu'un enfant hindou se sent le cœur en liesse, il ne court pas de tous côtés et ne fait pas un vacarme désordonné. Il s'assoit par terre et se donne une petite fête à lui tout seul. Et Petit Toomai s'était vu adresser la parole par Petersen Sahib ! Faute de trouver ce qu'il cherchait, il aurait fait une maladie. Mais le marchand de sucreries du camp lui prêta un tam-tam — un tambour que l'on frappe du plat de la main — et l'enfant s'assit par terre, les jambes croisées, devant Kala Nag, au moment où les étoiles commençaient à paraître, le tam-tam sur les genoux, et il tambourina, tambourina, tambourina, et, plus il pensait au grand honneur qui lui avait été fait, plus il tambourinait, tout seul parmi le fourrage des éléphants. Il n'y avait ni air ni paroles, mais tambouriner le rendait heureux. Les nouveaux éléphants tiraient sur les cordes, piaulaient de temps à autre et trompetaient, et il pouvait entendre sa mère, dans la hutte du camp, qui endormait son petit frère, avec une vieille, vieille chanson sur le grand dieu Shiva, lequel a dit jadis à tous les animaux ce qu'ils devaient manger… C'est une berceuse très caressante et donc voici le premier couplet :
Petit Toomai accompagnait la chanson d'un joyeux tunk-a-tunk à la fin de chaque couplet, jusqu'au moment où il eut sommeil et s'étendit lui-même sur le fourrage, à côté de Kala Nag. Enfin, les éléphants commencèrent à se coucher, l'un après l'autre, selon leur coutume ; et bientôt Kala Nag, à la droite de la ligne, demeura seul debout : il se balançait lentement de-ci de-là, les oreilles tendues en avant pour écouter le vent du soir qui soufflait très doucement à travers les montagnes. L'air était rempli de tous les bruits de la nuit, qui, rassemblés, font un seul grand silence : le clic-clac d'une tige de bambou contre l'autre, le froufrou d'une chose vivante dans l'épaisseur de la brousse, le grattement et le cri étouffé d'un oiseau à demi réveillé (les oiseaux sont éveillés dans la nuit beaucoup plus souvent qu'on ne pense), une chute d'eau très loin…
Petit Toomai dormit quelque temps… Quand il s'éveilla, il faisait un éclatant clair de lune, et Kala Nag veillait toujours, debout, les oreilles dressées. Petit Toomai se retourna dans le fourrage bruissant, et considéra la courbe de l'énorme dos sur le ciel dont il cachait la moitié des étoiles ; et, pendant qu'il regardait, il entendit, si loin que ce bruit faisait à peine comme une piqûre d'épingle dans le silence, l'appel de cor d'un éléphant sauvage. Tous les éléphants, dans les lignes, sautèrent sur leurs pieds, comme frappés d'une balle, et leurs grognements finirent par réveiller les mahouts endormis ; ceux-ci sortirent et frappèrent sur les chevilles des piquets avec de gros maillets, puis serrèrent telle corde et nouèrent telle autre, et tout redevint tranquille. Un des nouveaux éléphants avait presque déchaussé son piquet : Grand Toomai ôta la chaîne de Kala Nag, la mit à l'autre comme entrave, le pied de devant relié au pied de derrière, puis il enroula une tresse d'herbe à la jambe de Kala Nag, et lui enjoignit de ne pas oublier qu'il était attaché solidement. Il savait que lui-même, son père et son grand-père avaient fait la même chose des centaines de fois. Kala Nag ne répondit pas à cet ordre par son glouglou habituel. Il resta immobile, regardant au loin à travers le clair de lune, la tête un peu relevée, les oreilles déployées comme des éventails, vers les grandes ondulations que faisaient les montagnes de Garo.
Et il rentra dans la hutte et se rendormit.
Petit Toomai allait tout juste se rendormir aussi, quand il entendit la corde de caire (fibre de cocotier) se rompre avec un petit tintement. Et Kala Nag roula hors de ses piquets aussi lentement et silencieusement que roule un nuage hors d'une vallée. Petit Toomai trottina derrière lui, nu-pieds sur la route, dans le clair de lune, appelant à voix basse :
L'éléphant se retourna, sans bruit, revint de trois pas en arrière, abaissa sa trompe, enleva l'enfant sur son cou et, avant que le Petit Toomai eût seulement assujetti ses genoux, il se glissa dans la forêt.
Il vint des lignes une fanfare de furieux barrissements ; puis le silence se referma sur toutes choses, et Kala Nag se mit en marche. Parfois, une touffe de hautes herbes balayait ses flancs tout du long, telle une vague les flancs d'un navire, et parfois un bouquet pendant de poivriers sauvages lui grattait le dos d'un bout à l'autre, ou bien un bambou craquait au frôlement de son épaule ; mais, entre-temps, il se mouvait sans aucun bruit, dérivant à travers l'épaisse forêt de Garo comme à travers une fumée. Il suivait une route montante ; mais, bien que Petit Toomai guettât les étoiles par les éclaircies des arbres, il n'eût pu dire dans quelle direction. Enfin Kala Nag atteignit la crête et s'arrêta une minute, et Petit Toomai put voir les cimes des arbres, comme une fourrure tachetée s'éployant au clair de lune sur des milles de pays, et le brouillard d'un blanc bleuâtre, sur la rivière, dans le fond. Toomai se pencha en avant, regarda, et il sentit la forêt éveillée au-dessous de lui, éveillée, vivante et pleine d'êtres. Une de ces grosses chauves-souris brunes, qui se nourrissent de fruits, lui frôla l'oreille ; les piquants d'un porc-épic cliquetèrent sous bois ; et, dans l'obscurité, entre les troncs d'arbres, il entendit un sanglier qui fouillait avec ardeur la chaude terre molle, et flairait en fouillant. Puis, les branches se refermèrent sur sa tête, et Kala Nag se mit à descendre la pente de la vallée, non plus nonchalamment, cette fois, mais comme un canon échappé descend un talus à pic, d'un élan. Les énormes membres se mouvaient avec une régularité de pistons, par enjambées de huit pieds, et l'on entendait des froissements de peau ridée au pli des articulations. Les broussailles éventrées craquaient des deux côtés avec un bruit de toile déchirée ; les jeunes pousses qu'il écartait des épaules rebondissaient en arrière et lui cinglaient les flancs ; de grandes traînées de lianes emmêlées et compactes pendaient de ses défenses, tandis qu'il jetait la tête de part et d'autre et se creusait son chemin.
Alors, Petit Toomai s'aplatit contre le grand cou, de peur qu'une branche ballante ne le précipitât sur le sol, et il souhaita se retrouver encore dans les lignes. L'herbe devenait marécageuse, et les pieds de Kala Nag pompaient et collaient à terre quand il les posait, et le brouillard de la nuit, au fond de la vallée, glaçait Petit Toomai. Il y eut des éclaboussures et un pataugement, une poussée d'eau rapide, et Kala Nag entra dans le lit d'une rivière, en sondant à chaque pas. Par-dessus le bruit du courant qui tourbillonnait autour des fortes jambes, Petit Toomai pouvait entendre d'autres bruits d'eau rejaillissante et de nouvelles fanfares en amont et en aval, des grognements énormes, des ronflements de colère ; et, dans le brouillard alentour, comme des vagues, roulaient des ombres.
Kala Nag sortit de l'eau avec fracas, souffla dans sa trompe pour l'éclaircir et commença une nouvelle ascension ; mais, cette fois, il ne marchait plus seul, et n'avait plus à se frayer de chemin. C'était chose faite : sur six pieds de large, en droite ligne devant lui, toute courbée, l'herbe de la Jungle essayait de se redresser et de se maintenir. Beaucoup d'éléphants devaient avoir suivi cette voie quelques minutes auparavant. Petit Toomai se retourna et, derrière lui, un grand mâle sauvage porte-défenses, aux petits yeux de pourceau, luisants comme des braises, émergeait tout juste de la rivière embrumée. Puis, les arbres se refermèrent encore, et ils continuèrent de monter, avec des fanfares et des cris et le bruit des branches brisées de toutes parts.
À la fin, Kala Nag s'arrêta entre deux troncs d'arbres, au sommet de la montagne : ils faisaient partie d'une enceinte poussée autour d'un espace irrégulier de trois ou quatre acres environ, et, sur tout cet espace, Petit Toomai pouvait le voir, le sol avait été foulé jusqu'à prendre la dureté d'un carrelage de briques. Quelques arbres s'élevaient au centre de la clairière, mais leur écorce était usée, et le bois même apparaissait au-dessous, brillant et poli, sous les taches de clair de lune. Des lianes pendaient des branches supérieures, dont les fleurs en forme de cloches, grands liserons d'un blanc de cire, tombaient comme alourdies de sommeil jusqu'à terre. Mais, dans les limites de la clairière, il n'y avait pas un brin de verdure : rien que la terre foulée ; le clair de lune lui donnait une teinte gris de fer, excepté ça et là ou se tenaient quelques éléphants aux ombres noires comme de l'encre. Petit Toomai regardait en retenant son souffle, les yeux écarquillés ; et, tandis qu'il regardait, des éléphants toujours plus nombreux sortaient d'entre les troncs d'arbres, en se dandinant, pour entrer dans l'espace ouvert. Petit Toomai ne savait compter que jusqu'à dix ; il compta et recompta sur ses doigts, jusqu'à ce qu'il perdît son compte de dizaines, et la tête commença de lui tourner. En dehors de la clairière, il pouvait entendre le fracas des éléphants dans la brousse, comme ils se frayaient un chemin vers le sommet de la montagne ; mais, aussitôt arrivés dans le cercle des troncs d'arbres, ils se mouvaient comme des fantômes.
Il y avait là des mâles sauvages aux défenses blanches, avec des feuilles mortes, des noix et des branchettes restées aux plis de leurs cous et de leurs oreilles, de grasses femelles nonchalantes avec leurs éléphanteaux d'un noir rosé, hauts de trois ou quatre pieds à peine, qui ne pouvaient rester en place et couraient sous leurs mamelles ; de jeunes éléphants dont les défenses commençaient juste à pointer, et qui s'en montraient tout fiers ; de flasques et maigres femelles, restées vieilles filles, avec leurs inquiètes faces creuses et des trompes d'écorce rude ; de vieux solitaires sillonnés, de l'épaule au flanc, des cicatrices et des balafres de naguère, les gâteaux de boue de leurs baignades à l'écart pendant encore à leurs épaules ; et il y avait un éléphant avec une défense brisée et les marques du plein assaut, le terrible sillon des griffes d'un tigre à son flanc. Ils se faisaient vis-à-vis, ou se promenaient de long en large, deux à deux, ou restaient à se balancer et à se dandiner tout seuls. Il y en avait des douzaines et des douzaines.
Toomai savait que, sur le cou de Kala Nag, aucun mal ne pouvait lui arriver : car un éléphant sauvage, même dans l'avalanche du keddah, ne lèverait pas sa trompe pour arracher un homme du cou d'un éléphant apprivoisé ; et ceux-là ne pensaient guère aux hommes cette nuit. Un moment, ils tressaillirent et dressèrent leurs oreilles : on entendait sonner les fers d'un anneau de pied dans la forêt. Mais c'était Pudmini, l'éléphante favorite de Petersen Sahib, sa chaîne cassée court, qui gravissait, grognant et soufflant, le versant de la montagne ; elle devait avoir brisé ses piquets, et venir droit du camp de Petersen Sahib. Et Petit Toomai vit un autre éléphant, qu'il ne connaissait pas, avec de profondes écorchures produites par des cordes sur le dos et le poitrail. Lui aussi devait s'être échappé d'un camp établi dans les montagnes d'alentour.
Enfin on n'entendit plus d'éléphants marcher dans la forêt, et Kala Nag roula pesamment d'entre les arbres, et s'avança parmi la foule, gloussant et gargouillant ; et tous les éléphants commencèrent à s'exprimer dans leur langage et à se mouvoir ça et là. Toujours couché. Petit Toomai découvrit des centaines de larges dos, d'oreilles branlantes, de trompes ballottées et de petits yeux roulants. Il entendait le cliquetis des défenses lorsqu'elles s'entrecroisaient par hasard ; le bruissement sec des trompes enlacées ; le frottement des flancs et des épaules énormes, dans la cohue ; l'incessant flic-flac et le hissh des grandes queues. Puis, un nuage couvrit la lune, et ce fut la nuit noire ; mais les poussées, les froissements et les gargouillements n'en continuèrent pas moins, égaux et réguliers. L'enfant savait Kala Nag entouré d'éléphants et ne voyait aucune chance de le faire sortir de l'assemblée ; il serra les dents et frissonna. Dans un keddah, au moins, il y avait la lumière des torches et les cris, mais ici, on était tout seul dans les ténèbres, et, une fois, une trompe se leva et lui toucha le genou. Ensuite un éléphant trompeta et tous l'imitèrent pendant cinq ou dix terribles secondes.
La rosée pleuvait des arbres, en larges gouttes, sur les dos invisibles. Et un bruit s'éleva, sourd grondement peu prononcé d'abord, et Petit Toomai n'en aurait pu dire la nature ; le bruit monta, monta, et Kala Nag levait ses pieds de devant l'un après l'autre, et les reposait sur le sol — une, deux, une, deux ! — avec autant de précision que des marteaux de forge. Les éléphants frappaient du pied maintenant tous ensemble, et cela sonnait comme un tambour de guerre battu à la bouche d'une caverne. La rosée tombait toujours des arbres, jusqu'au moment où il n'en resta plus sur les feuilles ; et le sourd roulement continuait, le sol oscillait et frémissait tant que Petit Toomai se mit les mains sur les oreilles pour ne plus entendre. Mais une vibration profonde, immense, le parcourait tout entier : le heurt de ces centaines de pieds si lourds sur la terre a cru. Une fois ou deux, il sentit Kala Nag et tous les autres avancer de quelques pas, et le pilonnage devint alors un bruit de verdures écrasées, dont la sève giclait ; mais, une minute ou deux plus tard sonnait de nouveau le roulement des pieds sur la terre durcie. Un arbre craquait et gémissait quelque part près de lui. Il tendit le bras et sentit l'écorce, mais Kala Nag avança, toujours piétinant, et l'enfant ne savait plus où il était dans la clairière. Les éléphants ne donnaient plus signe de vie. Une fois seulement, deux ou trois petits piaillèrent ensemble ; alors, il entendit un coup sourd et le bruit d'une bagarre, et le pilonnage reprit. Il y avait bien, maintenant, deux grandes heures que cela durait, et Petit Toomai souffrait dans chacun de ses nerfs ; mais il sentait, à l'odeur de l'air, dans la nuit, que l'aube allait poindre.
Le matin parut, nappe de jaune pâle derrière les collines vertes ; et, avec le premier rayon, le piétinement s'arrêta, comme si la lumière eût été un ordre. Avant que le bruit eût fini de résonner dans la tête de Petit Toomai, avant même qu'il eût changé de position, il ne restait plus en vue un seul éléphant, sauf Kala Nag, Pudmini et l'éléphant marqué par les cordes ; et nul signe, nul murmure ni chuchotement sur les pentes des montagnes, ne laissait deviner où les autres étaient partis. Petit Toomai regarda de tous ses yeux. La clairière, autant qu'il s'en souvenait, s'était élargie pendant la nuit. Un grand nombre d'arbres se dressaient au milieu, mais l'enceinte de broussaille et d'herbe de jungle se trouvait reculée. Petit Toomai regarda une fois encore ; maintenant, il comprenait le pilonnage. Les éléphants avaient élargi l'espace foulé, réduit en litière, à force de piétiner l'herbe épaisse et les cannes juteuses, puis la litière en brindilles, les brindilles en fibres menues, et les fibres en terre compacte.
Le troisième éléphant regarda partir les deux autres, renâcla, fit volte-face, et reprit la route par laquelle il était venu. Il devait appartenir à quelque établissement de petit prince indigène, à cinquante, soixante ou cent milles de là.
Deux heures plus tard, comme Petersen Sahib prenait son premier déjeuner, ses éléphants, dont les chaînes avaient été doublées cette nuit-là, commencèrent à trompeter, et Pudmini, crottée jusqu'aux épaules, suivie de Kala Nag clopinant sur ses pieds endoloris, firent leur entrée dans le camp. Le visage de Petit Toomai était blême et tiré, sa chevelure pleine de feuilles et trempée de rosée, mais il fit le geste de saluer Petersen Sahib, et cria d'une voix défaillante :
Et comme Kala Nag se couchait, il glissa de son dos, évanoui.
Mais les enfants indigènes n'ont pas de nerfs dont il vaille la peine de parler : au bout de deux heures, il se réveillait, confortablement allongé dans le hamac de Petersen Sahib, la veste de chasse de Petersen Sahib sous la tête, un verre de lait chaud additionné d'un peu d'eau-de-vie et d'une pointe de quinine dans le ventre ; et, tandis que les vieux chasseurs des jungles, velus et balafrés, assis sur trois rangs de profondeur devant lui, le regardaient comme un revenant, il raconta son histoire en mots naïfs, à la manière des enfants, et conclut :
Petit Toomai se renversa en arrière, et dormit tout l'après-midi ; il dormait encore au crépuscule, et, pendant qu'il dormait, Petersen Sahib et Machua Appa suivirent la trace des deux éléphants sur un parcours de quinze milles à travers les montagnes. Petersen Sahib avait passé dix-huit ans de sa vie à prendre des éléphants, et n'avait qu'une seule fois jusque-là découvert semblable salle de bal. Machua Appa n'eut pas besoin de regarder deux fois la clairière pour voir ce qui s'était passé, ni de gratter de l'orteil la terre compacte et battue.
Ils s'entre-regardèrent, puis leurs yeux errèrent de haut en bas, et ils s'émerveillèrent ; car les coutumes des éléphants dépassent l'esprit d'aucun homme noir ou blanc.
Et il secoua la tête.
Lorsqu'ils revinrent au camp, c'était l'heure du souper. Petersen Sahib mangeait seul dans sa tente, mais il donna ordre qu'on distribuât deux moutons et quelques volailles, avec double ration de farine, de riz et de sel, car il savait qu'il y aurait fête. Grand Toomai, monté de la plaine en toute hâte se mettre en quête de son fils et de son éléphant, maintenant qu'il les avait trouvés, les regardait comme s'il avait peur de tous deux.
Et il y eut fête, en effet, autour des grands feux de camp allumés sur le front des lignes d'éléphants au piquet, et Petit Toomai en fut le héros. Les grands chasseurs d'éléphants, à peau bronzée, traqueurs, conducteurs et lanceurs de cordes, et ceux qui savent tous les secrets pour dompter les éléphants les plus rebelles se le passèrent de l'un à l'autre, et lui firent une marque au front avec le sang d'un cœur de coq de jungle fraîchement tué, pour lui donner rang de forestier initié dès à présent et libre dans toute l'étendue des jungles.
Et, à la fin, quand tombèrent les flammes mourantes, et qu'aux reflets rouges de la braise les éléphants apparurent comme s'ils avaient été trempés aussi dans le sang, Machua Appa, le chef de tous les rabatteurs, de tous les keddahs — Machua Appa, l'alter ego de Petersen Sahib, qui n'avait jamais vu de route battue en quarante ans, Machua Appa, si grand, si grand, qu'on ne l'appelait jamais autrement que Machua Appa — sauta sur ses pieds en enlevant Petit Toomai à bout de bras au-dessus de sa tête, et cria :
Alors, au signal de cette clameur sauvage, sur toute la ligne les trompes se levèrent jusqu'à ce que chacun touchât du bout le front de chaque éléphant, et tous entonnèrent le grand salut, l'éclatante salve de trompettes que seul entend le Vice-Roi des Indes, le Salaam-ut du Keddah.
Mais cette fois, en l'unique honneur de Petit Toomai, qui avait vu ce que jamais homme ne vit auparavant, la danse des éléphants, la nuit, tout seul, au cœur des montagnes de Garo !
* * *
Shiva et la sauterelle
(La chanson que la mère de Toomai chantait à son bébé.)
Il avait plu à verse pendant un grand mois — plu sur un camp de trente mille hommes et de milliers de chameaux, d'éléphants, de chevaux, de bœufs et de mulets, tous rassemblés en un endroit appelé Rawal Pindi, pour être passés en revue par le Vice-Roi de l'Inde.
Le Vice-Roi recevait la visite de l'Amir d'Afghanistan — roi sauvage d'un pays plus sauvage encore, et l'Amir avait mené comme garde du corps huit cents hommes avec leurs chevaux, qui n'avaient jamais vu un camp ni une locomotive de leur vie — des hommes sauvages et des chevaux sauvages, nés quelque part au fond de l'Asie centrale. Chaque nuit on pouvait être sûr qu'une troupe de ces chevaux briseraient leurs entraves et galoperaient du haut en bas du camp à travers la boue, dans l'obscurité, ou que les chameaux rompraient leurs entraves et se mettraient à courir et à tomber par-dessus les cordes des tentes, et l'on peut imaginer quel agrément c'était là pour des gens qui avaient envie de dormir.
Ma tente était dressée loin des lignes de chameaux, et je la croyais à l'abri ; mais, une nuit quelqu'un passa brusquement la tête dans l'intérieur, et s'écria :
Je savais qui ce « ils » voulait dire ; aussi j'enfilai mes bottes, mon caoutchouc, et me précipitai dehors dans le gâchis. La petite Vixen, mon fox-terrier, sortit par l'autre côté ; puis, on entendit gronder, grogner, gargouiller, et je vis la tente s'affaler, tandis que le mât se cassait net, et se mettre à danser comme un fantôme en démence. Un chameau s'était empêtré dedans, et, tout furieux et mouillé que je fusse, je ne pus m'empêcher de rire. Puis je continuai de courir, car je ne savais pas combien de chameaux pouvaient s'être échappés ; et, peu de temps après, hors de vue du camp, je pataugeais à travers la boue. À la fin, je trébuchai sur la culasse d'un canon, et j'aperçus que je me trouvais non loin des lignes de l'artillerie, là où on dételait les canons pour la nuit. Ne me souciant pas de barboter plus longtemps dans la brume et dans le noir, je mis mon caoutchouc sur la bouche d'un canon, construisis une sorte de wigwam à l'aide de deux ou trois refouloirs trouvés là par hasard, et m'étendis le long de l'affût d'un autre canon, inquiet d'où Vixen était passée, et d'où je pouvais bien me trouver moi-même.
Au moment où je me préparais à dormir, j'entendis un cliquetis de harnais et un grognement, tandis qu'un mulet passait devant moi en secouant ses oreilles mouillées. Il appartenait à une batterie de canons à vis, car je distinguais un bruit de courroies, d'anneaux, de chaînes et de toutes sortes de ferrailles sur sa selle matelassée. Les canons à vis sont de tout petits canons faits de deux parties que l'on visse ensemble quand arrive le moment de s'en servir. On les hisse sur les montagnes, partout où peut passer un mulet, et ils rendent de grands services pour combattre en terrain rocailleux.
Derrière le mulet, venait un chameau, dont les gros pieds mous s'écrasaient et glissaient dans la boue, et qui balançait le cou comme une poule égarée. Heureusement, j'entendais assez le langage des bêtes — non pas des bêtes sauvages, mais celui des bêtes de camp, naturellement — que m'avaient appris des indigènes, pour savoir ce qu'il disait. Ce devait être le même qui s'était étalé dans ma tente, car il interpella le mulet :
C'était le mât brisé de ma tente, et cela me fit plaisir.
J'entendis le cliquetis des harnais, et le chameau reçut dans les côtes deux ruades qui sonnèrent comme sur un tambour.
Le chameau se replia à la façon des chameaux, en équerre, et se coucha en geignant. On entendit dans l'obscurité un bruit rythmé de sabots sur le sol, et un grand cheval de troupe arriva au petit galop d'ordonnance, comme à la parade, franchit la culasse d'un canon et retomba tout près du mulet.
J'entendis une chaîne traîner au ras du sol, et un attelage de ces grands bœufs blancs taciturnes qui traînent les lourds canons de siège, quand les éléphants ne veulent plus avancer sous le feu, arriva en s'épaulant ; sur leurs talons, marchant presque sur la chaîne, suivait un autre mulet de batterie, qui appelait avec affolement « Billy ».
Les bœufs de batterie se couchèrent en même temps et se mirent à ruminer, mais le Jeune Mulet se blottit contre Billy.
Presque tous nos chevaux de cavalerie anglaise dans l'Inde sont importés d'Australie, et sont dressés par les soldats eux-mêmes.
Les bœufs refoulèrent leur nourriture, et répondirent tous deux à la fois :
Ils continuèrent à ruminer.
Les dents du Jeune Mulet sonnèrent, et j'entendis qu'il parlait de ne pas avoir peur d'aucun vieux bifteck du monde ; mais les bœufs se contentèrent de faire cliqueter leurs cornes l'une contre l'autre, et continuèrent de ruminer.
Il y avait quelque temps que le chameau de convoi balançait sa tête de-ci et de-là, cherchant à glisser un mot dans la conversation. Et je l'entendis qui disait timidement, en toussant pour s'éclaircir la gorge :
Il y eut un long silence. Puis, un des bœufs de batterie leva sa grosse tête pour dire :
Brumby veut dire rossard sans origine. Imaginez les sentiments d'Ormonde si un cheval d'omnibus le traitait de carcan et vous pouvez vous figurer ce que ressentit le cheval australien. Je vis le blanc de ses yeux étinceler dans l'obscurité.
Tous deux se cabrèrent face à face et je m'attendais à un furieux combat, lorsqu'une voix gargouillante et qui roulait sourdement sortit de l'obscurité à droite.
Les deux bêtes retombèrent en renâclant de dégoût, car cheval ni mulet ne peuvent souffrir la voix de l'éléphant.
Les Bœufs et le Chameau dirent à mi-voix :
Et les Bœufs continuèrent :
Le cheval de Troupe lança une ruade, fit un bond, et s'ébroua.
Double-Queue frappa le sol du pied, en faisant résonner son anneau de fer.
Il se mit à trompeter furieusement de toute sa force.
Et je pus les entendre trépigner et frémir. La trompette d'un éléphant impressionne toujours désagréablement, surtout dans la nuit noire.
Puis il s'arrêta tout à coup, et j'entendis dans l'obscurité une petite plainte qui m'apprit que Vixen m'avait enfin retrouvé. Elle savait aussi bien que moi que la chose au monde que redoute le plus l'éléphant, c'est un petit chien qui aboie ; aussi, elle se mit en devoir de persécuter Double-Queue dans ses piquets et jappa autour de ses gros pieds. Double-Queue s'agita et cria :
Bon petit chien… gentil petit chien. Là ! là ! Rentrez à la maison, vilaine bête jappante !… Oh ! personne ne l'ôtera donc de là ? Il va me mordre dans une minute.
Je sifflai et Vixen courut à moi, toute crottée, me lécha le nez, et me raconta une longue histoire sur ses recherches à ma suite dans le camp. Je ne lui ai jamais laissé savoir que je comprenais le langage des bêtes, de peur qu'elle prenne ensuite toutes sortes de libertés. Aussi je la boutonnai dans le devant de mon manteau, tandis que Double-Queue s'agitait, foulait le sol, et grondait en lui-même :
Je l'entendis tâter autour de lui avec sa trompe.
Et ses dents sonnèrent.
Et Double-Queue et les Bœufs répétèrent :
Il a raison, dit Double-Queue. Je ne peux pas toujours obéir, parce que je suis entre le zist et le zest ; mais Billy a raison. Obéissez à l'homme près de vous, qui donne l'ordre, ou bien vous arrêtez toute la batterie, et on vous rosse par-dessus le marché.
Les Bœufs de Batterie se levèrent pour s'en aller.
Personne ne répondit, et le Cheval de Troupe demanda, pour changer de conversation :
Ils plongèrent dans la boue, et firent si bien qu'ils enfilèrent leur joug dans le timon d'un caisson de munitions, où il resta fixé.
Les Bœufs faisaient entendre les longs ronflements sifflants, familiers au bétail hindou, se poussaient, se bousculaient, tournaient sur eux-mêmes, piétinaient, glissaient et faillirent choir, pour finir, dans la boue tout en grondant de fureur.
Le joug claqua avec un bruit sec, et ils disparurent pesamment.
Je ne savais pas auparavant ce qui effarouchait le bétail hindou à la vue des Anglais : nous mangeons du bœuf ! — viande à laquelle ne touche jamais un conducteur de bétail — et, naturellement, le bétail n'aime pas cela.
Billy, le Mulet, s'en alla clopinant, de son pas à la fois boiteux et martial de vieux militaire ; la tête du Cheval de Troupe vint fouiller dans ma poitrine, et je lui donnai des biscuits tandis que Vixen, qui est la plus vaine des petites chiennes, lui contait des mensonges au sujet des douzaines de chevaux que nous possédions, elle et moi.
La grande revue des trente mille hommes au complet avait lieu dans l'après-midi, et Vixen et moi nous occupions une bonne place, tout près du Vice-Roi et de l'Amir d'Afghanistan. Celui-ci, coiffé d'un haut et gros bonnet d'astrakan noir, portait une grande étoile de diamants au milieu. La première partie de la revue fut superbe, et les régiments défilèrent vague sur vague de jambes se mouvant toutes ensemble et de fusils tous en ligne, jusqu'à nous brouiller les yeux. Puis la Cavalerie déboucha au son du beau galop de Bonnie Dundee, et Vixen dressa les oreilles sur la banquette du dog-cart. Le second escadron de lanciers fila devant nous, et le cheval de troupe parut, la queue en soie parfilée faisant des courbettes, une oreille droite et l'autre couchée, réglant l'allure pour tout l'escadron. Et ses jambes allaient comme sur une mesure de valse. Puis vinrent les gros canons et j'aperçus Double-Queue avec deux autres éléphants, attelés de front à un canon de siège de quarante, tandis que vingt attelages de bœufs marchaient derrière. La septième paire, qui portait un joug neuf, semblait quelque peu lasse et courbatue. Enfin arrivèrent les canons à vis ; Billy, le Mulet, se comportait comme s'il eût commandé toutes les troupes, et les cuivres de son harnais huilé de frais faisaient cligner les yeux. J'applaudis, tout seul, Billy le Mulet, mais il n'aurait pour rien au monde regardé à droite ou à gauche.
La pluie se remit à tomber et, pendant quelque temps, il fit trop de brume pour distinguer les mouvements des troupes. Elles avaient formé un grand demi-cercle à travers la plaine et se déployaient en ligne. Cette ligne s'allongea, s'allongea, toujours, jusqu'à compter trois quarts de mille d'une aile à l'autre — solide mur d'hommes, de chevaux et de fusils. Puis cela marcha droit sur le Vice-Roi et l'Amir et, à mesure que cela se rapprochait, le sol se mit à trembler comme le pont d'un steamer lorsque les machines forcent la vapeur.
À moins d'y être on n'imagine pas l'effet effrayant de cette ruée en masse de troupes sur les spectateurs, même sachant que ce n'est qu'une revue. Je regardai l'Amir. Jusque-là, il n'avait pas manifesté signe d'étonnement ou de quoi que ce fût ; mais alors, ses yeux commencèrent à s'ouvrir de plus en plus, il rassembla les rênes de son cheval et regarda derrière lui. Un instant, il sembla sur le point de tirer son sabre et de se tailler une route à travers les Anglais, hommes et femmes, qui se trouvaient dans les voitures à l'arrière.
Enfin la marche en avant s'arrêta court, le sol cessa de trembler, la ligne tout entière salua, et trente musiques commencèrent à jouer ensemble. C'était la fin de la revue, et les régiments retournèrent à leurs camps sous la pluie, tandis qu'une musique d'infanterie attaquait :
J'entendis alors un vieux chef d'Asie centrale, à longue chevelure grise, venu du Nord avec l'Amir, poser ces questions à un officier indigène :
L'Officier répondit :
* * *
Chant de parade des animaux du camp
Éléphants de batterie.
Bœufs de batterie.
Chevaux de cavalerie.
Mulets de bât.
Chameaux du commissariat.
Tous les animaux ensemble.
FIN du premier volume
La Loi de la Jungle – qui est de beaucoup la plus vieille loi du monde – a prévu presque tous les accidents qui peuvent arriver au Peuple de la Jungle ; et maintenant, son code est aussi parfait qu’ont pu le rendre le temps et la pratique. Si vous avez lu les autres histoires de Mowgli, vous devez vous rappeler qu’il passa une grande partie de sa vie dans le Clan des Loups de Seeonee, apprenant la Loi que lui enseignait l’ours brun Baloo. C’est Baloo qui lui dit, quand le garçon devint rétif au commandement, que la Loi est comme la Liane Géante : elle tombe sur le dos de chacun, et nul ne lui échappe.
Pareil discours entrait par une oreille et sortait par l’autre, car un garçon qui n’a, dans la vie, qu’à manger et à dormir ne se tourmente guère des événements jusqu’à l’heure où il faut les regarder en face et de près. Mais, une année, les paroles de Baloo se vérifièrent, et Mowgli vit toute la Jungle courbée sous une même loi.
Cela commença lorsque les pluies d’hiver vinrent à manquer à peu près complètement. Sahi, le Porc-épic, rencontrant Mowgli dans un fourré de bambous, lui dit que les ignames sauvages se desséchaient.
Tout le monde sait, il est vrai, que Sahi est ridiculement difficile dans le choix de sa nourriture et ne veut rien manger que le meilleur et le plus mûr. Aussi Mowgli se mit-il à rire, en disant :
Sahi plongea bien vite dans le fourré pour éviter que Mowgli ne lui tirât les piquants du nez, et Mowgli alla répéter à Baloo ce que lui avait dit Sahi. Baloo devint grave, et grommela à demi en lui-même :
Ce printemps-là, le mohwa, cet arbre que Baloo aimait tant, ne parvint pas à fleurir. Les fleurs de cire couleur crème, un peu verdâtres, furent tuées par la chaleur avant même de naître ; à peine s’il tomba quelques rares pétales, à l’odeur fétide, quand, debout sur ses pattes de derrière, Baloo se mit à secouer l’arbre. Alors, petit à petit, la chaleur, que n’avaient pas tempérée les Pluies, s’insinua jusqu’au cœur de la Jungle, et la fit tourner au jaune, puis au brun, et enfin au noir.
Les verdures, aux flancs des ravins, furent grillées, réduites en fils de fer brisés et en pellicules racornies de végétation morte ; les mares cachées baissèrent entre leurs berges cuites qui gardaient la dernière et la moindre empreinte de patte, comme si on l’eût moulée dans du fer ; les lianes aux tiges juteuses tombèrent des arbres qu’elles embrassaient et moururent à leurs pieds ; les bambous dépérirent, cliquetant au souffle des vents de feu, et la mousse pela sur les rochers au profond de la Jungle, jusqu’à ce qu’ils restassent nus et brûlants comme les galets bleus qui miroitaient dans le lit du torrent.
Les oiseaux et le Peuple Singe, dès le commencement de l’année, remontèrent vers le nord ; ils savaient bien ce qui arrivait ; le daim et les sangliers envahirent les champs dévastés des villages lointains, mourant parfois sous les yeux des hommes trop affaiblis pour les tuer. Quant à Chil, le Vautour, il resta et devint gras, car il y eut grande provision de charogne; et, chaque soir, il apportait aux bêtes trop exténuées pour se traîner jusqu’à de nouveaux terrains de chasse la nouvelle que le soleil était en train de tuer la Jungle sur trois jours de vol dans toutes les directions.
Mowgli, qui n’avait jamais compris le sens exact du mot « faim », dut se rabattre sur du miel rance, vieux de trois années, qu’il racla sur des rochers ayant servi de ruches, maintenant abandonnés – miel aussi noir que la prunelle sauvage, et couvert d’une poussière de sucre sec. Il fit aussi la chasse aux vermisseaux qui forent profondément l’écorce des arbres, et vola aux guêpes leurs jeunes couvées. Tout le gibier, dans la Jungle, n’avait plus que la peau et les os, et Bagheera pouvait bien tuer trois fois dans la nuit pour faire à peine un bon repas. Mais le pire, c’était le manque d’eau : si le Peuple de la Jungle boit rarement, il lui faut boire à sa soif.
Et la chaleur continuait, continuait toujours, et pompait toute l’humidité, au point que le vaste lit de la Waingunga fut bientôt le seul courant à charrier encore un mince filet d’eau entre ses rives mortes; et lorsque Hathi, l’éléphant sauvage, qui vit cent années et plus, aperçut une longue et maigre échine de rochers bleus, qui se montrait à sec au centre même du courant, il reconnut le Roc de la Paix, et, sur-le-champ, il leva sa trompe, et proclama la Trêve de l’Eau, comme son père, avant lui, l’avait proclamée cinquante ans plus tôt. Le Cerf, le Sanglier et le Buffle reprirent le cri d’un ton rauque ; et Chil, le Vautour, volant en grands cercles, siffla au loin l’avis d’une voix stridente.
De par la Loi de la Jungle, est puni de mort quiconque se permet de tuer aux abreuvoirs une fois la Trêve de l’Eau déclarée. La raison en est que la soif passe avant la faim. Chacun, dans la Jungle, si c’est le gibier seul qui se fait rare, s’en tire toujours tant bien que mal ; mais l’eau, c’est l’eau, et s’il n’y a plus qu’une source de réserve, toute chasse est suspendue tant que le besoin y mène le Peuple de la Jungle. Dans les bonnes saisons, quand l’eau était abondante, ceux qui descendaient à la Waingunga pour boire – ou ailleurs dans le même dessein – le faisaient au péril de leur vie, et ce risque même entrait pour une grande part dans l’attrait des expéditions nocturnes. Se glisser jusqu’en bas si habilement que pas une feuille ne bouge; s’avancer dans l’eau jusqu’aux genoux sur les hauts-fonds dont le grondement rapide couvre et emporte tous les bruits ; boire en regardant par-dessus son épaule, chaque muscle bandé prêt au premier bond désespéré de terreur aiguë ; se rouler sur la berge sablonneuse, et revenir, museau humide et ventre arrondi, à la harde qui vous admire – tout cela, pour les jeunes daims aux cornes luisantes, était un délice, justement parce qu’à chaque minute, ils le savaient, Bagheera ou Shere Khan pouvaient sauter sur eux et les terrasser. Mais maintenant, c’en était fini de ce jeu de vie et de mort, et le Peuple de la Jungle se traînait affamé, harassé, jusqu’à la rivière rétrécie – tigre, ours, cerf, buffle, et sanglier ensemble – et tous, ayant bu à l’eau bourbeuse, laissaient pendre la tête au-dessus, trop exténués pour s’éloigner.
Le Cerf et le Sanglier avaient rôdé tout le jour, en quête de quelque chose de meilleur que de l’écorce sèche et des feuilles flétries. Les buffles n’avaient trouvé ni fondrières pour s’y vautrer au frais ni récoltes vertes à voler. Les serpents avaient quitté la Jungle pour descendre à la rivière dans l’espoir d’attraper quelque grenouille échouée ; ils se lovaient autour des pierres humides, et ne cherchaient pas à frapper si, par hasard, le groin d’un sanglier, en fouillant, venait à les déloger. Les tortues de rivière, depuis longtemps, avaient été tuées par Bagheera, reine des chasseurs, et les poissons s’étaient enfouis profondément dans la vase craquelée. Seul le Roc de la Paix reposait au milieu de la mince couche d’eau, comme un long serpent, et les petites rides, toutes lasses, sifflaient en s’évaporant sur ses flancs brûlés.
C’était là que Mowgli venait la nuit chercher quelque fraîcheur et de la compagnie. Les plus affamés de ses ennemis se seraient à peine souciés du garçon maintenant. Sa peau nue le faisait paraître plus maigre et plus misérable qu’aucun de ses camarades. Sa chevelure avait tourné au blanc d’étoupe sous l’ardeur du soleil ; ses côtes ressortaient comme celles d’un panier, et les callosités de ses genoux et de ses coudes, sur lesquels il avait l’habitude de se traîner à quatre pattes, donnaient à ses membres réduits l’apparence d’herbes nouées. Mais son œil, sous la broussaille retombante de ses cheveux mêlés, restait clair et tranquille, car Bagheera, son conseil des jours difficiles, lui recommandait de remuer sans bruit, de chasser sans hâte, et de ne jamais, sous aucun prétexte, perdre son sang-froid.
Bagheera jeta un regard sur le pelage en loques de ses flancs poudreux, et murmura :
Mowgli se mit à rire :
Et tous deux descendirent ensemble à travers les broussailles crépitantes, jusqu’au bord de la rivière, jusqu’à la dentelle de sable qui la festonnait en tous sens.
Sur la plaine unie du bord opposé, l’herbe de Jungle, drue, était morte debout, et, en mourant, s’était momifiée. Les pistes battues du Cerf et du Sanglier, toutes convergeant à la rivière, avaient rayé cette plaine décolorée de ravins poudreux tracés à travers une herbe de dix pieds de haut, et, à cette heure matinale, chacune de ces longues avenues s’emplissait des premiers arrivants qui se hâtaient vers l’eau. On pouvait entendre les biches et leurs faons tousser dans la poussière comme dans du tabac à priser.
En amont, au coude d’eau paresseuse autour du Roc de la Paix, se tenait le Gardien de la Trêve, Hathi, l’éléphant sauvage, avec ses fils, décharnés et tout gris dans le clair de lune, se balançant de-ci de-là, sans cesse. Un peu au-dessous de lui, on voyait l’avant-garde des cerfs et, au-dessous encore, le Sanglier et le Buffle sauvage. Sur la rive opposée, où les grands arbres descendaient jusqu’au bord de l’eau, était la place réservée aux Mangeurs de Chair : le Tigre, les Loups, la Panthère, l’Ours et les autres.
Ce disant, elle marchait dans l’eau et promenait son regard sur les lignes de cornes cliquetantes et d’yeux effarés où le Cerf et le Sanglier se poussaient de côté et d’autre. Et, se couchant tout de son long, un flanc hors de l’eau, elle ajouta :
Puis, entre ses dents :
Les oreilles vite dressées des cerfs saisirent la fin de la phrase, et un murmure de frayeur courut le long de leurs rangs.
Si abattu que fût le Peuple de la Jungle, Hathi lui-même ne put étouffer un rire, tandis que Mowgli, accoudé dans l’eau chaude, s’esclaffait en faisant sauter l’écume avec ses pieds.
Et il darda sur lui son regard à travers l’obscurité, pour être sûr de reconnaître le faon.
Petit à petit, la conversation s’étendait en amont, en aval, à toutes les places où l’on buvait. On pouvait entendre le sanglier chamailleur et grognon réclamer plus d’espace ; les buffles bougonner entre eux en faisant des embardées dans les bancs de sable ; les cerfs raconter les histoires pitoyables de longues marches forcées en quête de provende. De temps en temps, ils adressaient par-dessus la rivière quelque question aux Mangeurs de Chair, mais toutes les nouvelles étaient mauvaises, et le vent de Jungle torride grondait parmi les roches et les branches craquetantes, laissant l’eau couverte de brindilles et de poussière.
Et il lança un coup d’œil sur le jeune garçon qu’il aimait.
Hathi frissonna de la tête aux pieds à cette idée, et Baloo dit sévèrement :
Mowgli était assis les jambes croisées et s’expliquait en montrant du doigt les choses, suivant son habitude, quand Bagheera, allongeant une patte de velours, le renversa cul par-dessus tête dans l’eau.
Ce n’est pas bien de tourner ton professeur en ridicule, dit l’Ours, quand Mowgli eut fait le plongeon pour la troisième fois.
C’était Shere Khan, le Tigre Boiteux, qui descendait vers l’eau en clopinant. Il attendit un instant, pour jouir de la sensation qu’il produisait parmi les cerfs sur la rive opposée, puis il laissa tomber sa tête carrée à fraise de fourrure, et se mit à laper, en grognant :
Mowgli regarda – fixa plutôt –, aussi insolemment qu’il savait le faire, Shere Khan qui, au bout d’une minute, se détourna d’un air gêné.
Le Tigre Boiteux avait trempé dans l’eau son menton et son jabot, et de longues traînées huileuses et noirâtres en descendaient au fil de l’eau.
Il continua de ronronner et de gronder en lui-même. La ligne des bêtes frémit et vacilla, puis un murmure s’éleva, qui grandit jusqu’au cri :
Alors, tous les regards se portèrent sur Hathi, l’éléphant sauvage ; mais il semblait ne pas entendre.
Hathi ne fait jamais les choses qu’en leur temps, et c’est une des raisons pour lesquelles sa vie est si longue.
Le murmure d’horreur reprit, et le petit œil blanc attentif de Hathi se leva dans la direction de Shere Khan.
Le dos de Bagheera s’arquait déjà comme un bambou dans le grand vent, mais Hathi leva sa trompe, et dit tranquillement :
Lorsque Hathi pose une question, il vaut mieux lui répondre.
Le ton de Shere Khan était devenu presque courtois.
Et après un court silence :
Les derniers mots sonnèrent comme des trompettes d’argent, et les trois fils de Hathi roulèrent en avant, d’un demi-pas, bien qu’il n’y en eût pas besoin. Shere Khan s’esquiva, sans même oser grogner, car il savait – ce que chacun sait – qu’en dernier ressort Hathi est le Maître de la Jungle.
Mowgli attendit une minute pour prendre courage, car personne ne se souciait de s’adresser directement à Hathi; puis il cria :
Les deux rives firent écho à sa demande, car tout le Peuple de la Jungle est singulièrement curieux, et il venait d’assister à quelque chose que personne, sauf Baloo, qui paraissait très pensif, ne semblait comprendre.
Il y eut une minute ou deux de poussées et d’épaulées parmi les sangliers et les buffles; puis les chefs des troupeaux grognèrent l’un après l’autre :
Et Hathi s’avança dans la rivière à grandes enjambées, jusqu’à ce que l’eau touchât presque ses genoux, devant le Roc de la Paix. Quelque maigre et ridé qu’il fût, avec des défenses jaunies, il paraissait bien ce pour quoi le tenait la Jungle, leur maître à tous.
Il y eut un murmure d’assentiment.
« Jusqu’à cette nuit-là jamais personne de nous n’était mort, aussi le Premier Tigre, voyant ce qu’il avait fait, et affolé par l’odeur du sang, se réfugia dans les marais du Nord, et nous autres de la Jungle, restés sans juge, nous tombâmes en de continuelles batailles. Tha en entendit le bruit et revint. Et les uns lui dirent une chose, les autres une autre ; mais il aperçut le Chevreuil mort parmi les fleurs, et demanda qui avait tué. Personne ne voulait le lui dire, parce que l’odeur du sang les avait tous affolés, absolument comme cette même odeur nous affole aujourd’hui. Ils couraient de tous côtés en cercle, cabriolant, criant et secouant la tête. Alors, Tha, parlant aux arbres à branches basses et aux lianes traînantes de la Jungle, leur commanda de marquer le meurtrier du Chevreuil, afin qu’il pût le reconnaître, et il s’écria : « Qui sera maintenant le Maître du Peuple de la Jungle ? » Et le Singe Gris, qui vit dans les branches, sauta, et dit « C’est moi qui serai dorénavant le Maître de la Jungle ». Et Tha se mit à rire et dit « Qu’il en soit ainsi ! » Puis il s’en alla très irrité.
« Enfants, vous connaissez le Singe Gris. Il était alors ce qu’il est maintenant. Il commença par se composer une figure de sage, mais, au bout d’un instant, il se mit à se gratter et à sauter de haut en bas et de bas en haut ; et lorsque Tha revint, il trouva le Singe Gris pendu, la tête en bas, à une grosse branche, faisant des grimaces à ceux qui se tenaient au-dessous ; et eux lui rendaient ses grimaces. Et ainsi il n’y avait plus de Loi dans la Jungle, plus rien que bavardage ridicule et vaines paroles.
« Là-dessus, Tha nous appela tous autour de lui et nous dit : « Le premier de vos maîtres a introduit la Mort dans la Jungle, et le second la Honte. Il est temps d’avoir enfin une Loi, et une Loi que vous ne puissiez pas enfreindre. Dorénavant, vous connaîtrez la Crainte; et, quand vous l’aurez trouvée, vous saurez quel est votre maître, et le reste suivra. » Alors nous autres de la Jungle nous demandâmes : « Qu’est-ce que la Crainte ? » Et Tha répondit : « Cherchez jusqu’à ce que vous trouviez. » Et c’est ainsi que nous allions du haut en bas de la Jungle, cherchant la Crainte, quand tout à coup les buffles... »
« Seul, le Premier Tigre n’était pas avec nous, car il se cachait encore dans les Marais du Nord, et lorsqu’on lui parla de la Chose que nous avions vue dans la grotte, il dit : « J’irai trouver cette Chose, et je lui romprai le cou. » Ainsi courut-il toute la nuit, jusqu’à ce qu’il arrivât devant la grotte; mais, à son passage, les arbres et les lianes, se souvenant de l’ordre qu’ils avaient reçu de Tha, abaissaient leurs branches et le marquaient, tandis qu’il courait, traînant leurs doigts sur son dos, ses flancs, son front et son jabot. Partout où ils le touchaient, une marque et une rayure restaient sur sa peau jaune. Et ce sont ces rayures que portent ses enfants aujourd’hui ! Lorsqu’il arriva devant la grotte, la Crainte, l’Être Sans Poil, tendit vers lui son bras, et l’appela « le Rayé qui vient de la nuit », et le Premier Tigre, ayant peur de l’Être Sans Poil, se sauva vers les marais en rugissant. »
Ici, Mowgli se mit à rire, tranquillement, le menton dans l’eau.
« Alors le Premier Tigre revint, son orgueil brisé, en lui-même, se frappant la tête contre le sol ; il déchira la terre avec ses griffes et dit : « Souviens- toi que j’ai été le Maître de la Jungle ! Ne m’oublie pas, ô Tha. Que mes descendants se rappellent que je fus jadis sans reproche et sans peur ! » Et Tha lui répondit : « Pour cela, j’y consens, parce que toi et moi, tous deux avons vu naître la Jungle. Une nuit chaque année, il en sera comme avant que le Chevreuil fût tué, il en sera ainsi pour toi et tes descendants. En cette nuit unique, si vous rencontrez l’Être Sans Poil – et son nom est l’Homme – vous n’aurez pas peur de lui, mais il aura peur de vous, comme si vous étiez les juges de la Jungle et les maîtres de toutes choses. Use de miséricorde envers lui, en cette nuit où il aura peur, car tu sais maintenant ce que c’est que la Crainte. »
« Alors le Premier Tigre répondit : « Je suis content. » Mais, la première fois qu’il alla boire, il vit les raies noires sur ses flancs et ses côtes, il se souvint du nom que lui avait donné l’Être Sans Poil, et il fut plein de colère. »
« Pendant une année, il vécut dans les marais, attendant que Tha remplît sa promesse. Et, un soir que le Chacal de la Lune (l’Étoile du Berger) se dégageait de la Jungle, il sentit que sa nuit était venue, et il se rendit à la grotte pour rencontrer l’Être Sans Poil. Alors arriva ce que Tha avait promis : l’Être Sans Poil tomba devant lui et resta étendu sur le sol. Mais le Premier Tigre le frappa, et lui brisa les reins : il pensait qu’il n’y avait dans toute la Jungle qu’un seul être semblable, et qu’il avait tué la Crainte. Et tandis qu’il flairait sa victime, il entendit Tha descendre des forêts du Nord, et, tout à coup, la voix du Premier Éléphant, la même voix que nous entendons là... »
Le tonnerre, en effet, roulait à travers les ravins à sec des collines balafrées, mais il n’apportait pas la pluie, rien que des éclairs de chaleur qui vacillaient derrière les cimes, et Hathi continua :
« Le Premier Tigre, la patte d’aplomb sur sa proie, dit : « Il est maintenant comme le Chevreuil. La Crainte n’existe plus. Je serai encore une fois le Juge des Peuples de la Jungle. »
« Et Tha lui répondit : « Jamais plus les Peuples de la Jungle ne viendront vers toi. Ils éviteront de croiser ta piste et de dormir dans ton voisinage, et de marcher sur tes pas, et de brouter près de ton repaire. Seule, la Crainte te suivra et, par des coups que tu ne peux prévoir, te tiendra à sa merci. Elle forcera le sol à s’ouvrir sous tes pas, et la liane à se tordre à ton cou, et les troncs d’arbres à monter en cercle autour de toi, plus haut que tu ne peux sauter, et, la fin, elle prendra ta peau pour en envelopper ses petits lorsqu’ils auront froid. Tu t’es montré sans pitié pour elle, elle se montrera sans pitié pour toi. »
« Le Premier Tigre était plein de hardiesse, car sa Nuit durait encore, et il dit : « La Promesse de Tha est la Promesse de Tha. Il ne me reprendra pas ma Nuit ? » Tha lui répondit : « Ta Nuit t’appartient, comme j’ai dit, mais il est des choses qui se paient. Tu as appris à l’Homme à tuer, et c’est un élève prompt à comprendre. – Il est sous mon pied, les reins brisés, déclara le Premier Tigre. Fais savoir à la Jungle que j’ai tué la Crainte. » Alors Tha se mit à rire : « Pour un que tu as sauvé, il en reste beaucoup. Mais, va toi-même le dire à la Jungle, car ta Nuit est finie ! »
« C’est ainsi que le jour arriva ; et, de la grotte, en effet, sortit un autre Être Sans Poil ; il vit le mort dans le sentier et le Premier Tigre dessus ; il prit un bâton pointu...»
Car Sahi était considéré par les Gonds comme un mets particulièrement exquis – ils l’appellent Ho-Igoo – et il savait quelque chose de la méchante petite hache gondienne qui danse à travers une clairière comme la libellule.
« Voilà comment il advint que le Premier Tigre apprit à tuer à l’Être Sans Poil – et vous savez quel mal il en est résulté depuis pour nos peuples –, à tuer au moyen de nœuds coulants, de trappes, de pièges, de bâtons volants, de cette mouche piquante qui sort d’une fumée blanche (Hathi voulait dire la balle de fusil), et de la Fleur Rouge qui nous chasse dans les plaines. Cependant, une nuit chaque année, suivant la promesse de Tha, l’Être Sans Poil a peur du Tigre, et jamais le Tigre ne lui a donné sujet de se rassurer. N’importe où il le trouve, il le tue sur place, se rappelant la honte du Premier Tigre. Le reste du temps, la Crainte arpente du haut en bas la Jungle, jour et nuit. »
« Oh ! se dit Mowgli, en roulant sur lui-même dans l’eau. Maintenant, je vois pourquoi Shere Khan m’a invité à le regarder. Cela ne lui a pas profité, car il n’a pas pu maintenir son regard, et – et moi, certes, je ne suis pas tombé à ses pieds. Mais aussi, je ne suis pas un Homme, étant du Peuple Libre. »
Les cerfs gémirent avec tristesse, et les lèvres de Bagheera se plissèrent en un mauvais rictus.
Hathi plongea sa trompe dans l’eau, pour signifier qu’il ne voulait plus parler.
Rien que pour vous donner une idée de l’immense variété de la Loi de la Jungle, j’ai traduit en vers (Baloo les chantonnait toujours sur une sorte de cadence) quelques-unes des lois qui s’appliquent aux Loups. Il y en a, cela va sans dire, des centaines de plus, mais celles-ci serviront d’échantillons pour les règles les plus simples.
Voici la Loi de la Jungle – Le ciel a son âge et mieux serait mentir, Le Loup qui la garde peut prospérer, mais le Loup qui l’enfreint doit mourir. Comme la liane autour du tronc, la Loi passe derrière et devant – Car la force du Clan c’est le Loup, et la force du Loup c’est le Clan. Chaque jour, de la queue au museau, lave-toi, bois bien, sans trop t’emplir. Rappelle-toi : la nuit à chasser, et n’oublie pas : le jour à dormir. Le Chacal suit le Tigre ; mais toi, Louveteau, tes moustaches poussées, Souviens-toi : un Loup est un chasseur ; va chercher ta part sur tes brisées ; Demeure en paix avec les Seigneurs de la Jungle – Tigre, Ours ou Panthère, Ne trouble point Hathi le Muet ni dans sa bauge le Solitaire. Si Clan croise Clan dans la Jungle et si nul ne cède le pas, va t’asseoir, Jusqu’à ce que les chefs aient parlé – souvent mot courtois peut prévaloir. Lorsque tu combats un Loup de Clan, provoque-le tout seul, à l’écart. Afin que le Clan ne souffre point si quelque autre à ta guerre prend part. Le gîte du Loup est son refuge, et, dès qu’il le choisit pour son antre, Le conseil lui-même n’y vient plus ni le chef du Clan lui-même n’entre. Le gîte du Loup est son abri, mais si la place en est exposée, Le Conseil enverra son message afin qu’il change de reposée. Si tu portes bas avant minuit, silence, et n’éveille pas le bois, De peur que ton frère rentre à vide et que le daim fuie à tes abois. Pour toi, ta louve et tes petits, tue au gré de ta force et ta faim, mais Tu ne tueras rien pour le plaisir etsept fois sept fois l’Homme jamais !Si tu prends ta proie à moins hardi, sois sobre en l’orgueil de ta conquête, Le plus humble a place au Droit du Clan, laisse-lui la dépouille et la tête. Gibier du Clan, curée au Clan. Donc faites-la sur la place et sur l’heure;Et nul n’emporte de ce gibier à son propre gîte ou bien qu’il meure. Gibier du Loup, curée au Loup. Donc qu’il la répartisse à son loisir : Mais le Clan n’y pourra point toucher que le Loup n’ait dit : c’est mon plaisir. Droit de Louvart au petit de l’an. À chaque loup du Clan il pourra Requérir sa part ; chasseur repu jamais ne la lui refusera. Droit de Liteau revient à la mère. Aux Loups de même âge elle pourra Demander un cuissot par curée et nul ne le lui refusera. Droit de Gîte appartient au Père, droit de chasser seul et pour les siens ; Ne relevant plus que du Conseil, envers le Clan libre de tous liens. À cause de son âge et de sa ruse, à cause de sa griffe et son poids, En tout ce que la Loi ne dit point la parole du Chef est la Loi. Or telles sont les Lois de la Jungle, innombrables – Nul n’y peut faillir, Mais tête, sabot, hanche et bosse, la Loi c’est toujours – Obéir !
Il y avait, une fois, dans l’Inde, un homme qui était Premier Ministre d’un des États indigènes semi-indépendants du Nord-Ouest. Il était brahmane, et de caste si élevée que le mot « caste » avait cessé d’avoir pour lui une signification particulière. Son père avait été fonctionnaire d’importance parmi les oripeaux et les galas surannés d’une cour hindoue d’ancien régime.
Mais, en grandissant, Purun Dass s’aperçut d’un changement dans le vieil ordre des choses, et que, si un homme tenait à son avancement, il lui fallait d’abord se mettre en bons termes avec les Anglais et imiter tout ce que les Anglais trouvaient bien. Or, il faut en même temps qu’un fonctionnaire indigène conserve la faveur de son propre maître. C’était là une partie difficile; mais le jeune brahmane, sans zèle et sans bruit, avec l’aide d’une bonne éducation anglaise reçue à l’Université de Bombay, la joua prudemment, et s’éleva par degrés jusqu’au rang de Premier Ministre du royaume. C’est-à-dire qu’il exerçait plus de pouvoir effectif que son propre maître, le Maharadjah.
Lorsque le vieux roi – qui se méfiait des Anglais, de leurs chemins de fer et de leur télégraphe – vint à mourir, Purun Dass resta en faveur auprès du jeune héritier qui avait eu un Anglais pour précepteur ; et, tous deux ensemble, quoiqu’il eût toujours soin d’en laisser le crédit à son maître, ils édifièrent des écoles pour petites filles, construisirent des routes, prirent l’initiative de dispensaires publics et d’expositions agricoles, publièrent annuellement un « livre bleu » sur le « Progrès Moral et Matériel de l’État »; de sorte que le Foreign Office et le Gouvernement de l’Inde étaient enchantés.
Très peu d’États indigènes adoptent sans réserves le progrès anglais, car ils ne veulent pas croire, comme Purun Dass montrait qu’il le faisait, qu’une chose bonne pour un Anglais doit l’être deux fois autant pour un Asiatique.
Le Premier Ministre devint l’ami très honoré de Vice-Rois, de Gouverneurs, de Lieutenants-Gouverneurs, de chargés de missions médicales, de missionnaires ordinaires, et d’intrépides officiers de cavalerie anglaise qui venaient chasser dans les réserves de l’État, aussi bien que de hordes entières de ces touristes qui voyagent du nord au sud de l’Inde pendant la saison froide, montrant ainsi comment on devait savoir ménager les choses. Pendant ses loisirs, il fondait des bourses pour l’étude de la médecine et de l’industrie sur un pied strictement anglais, et il écrivait au Pioneer, le plus grand quotidien de l’Inde, des lettres où il expliquait les vues et intentions de son maître.
Enfin, il alla visiter l’Angleterre, et dut payer aux prêtres d’énormes sommes à son retour : car un brahmane, même d’aussi haute caste que Purun Dass, perd sa caste lorsqu’il traverse l’Eau Noire. À Londres, il rencontra et s’entretint avec tout ce qui vaut la peine d’être connu – des hommes dont les noms font le tour du monde – et vit encore plus de choses qu’il n’en répéta. De doctes universités lui décernèrent leurs diplômes, il prononça des discours et parla de réforme hindoue à des dames en robe du soir, jusqu’à ce que tout Londres n’eût qu’un cri : « C’est le convive le plus séduisant qu’on ait jamais rencontré à dîner depuis la première table mise ! »
Quand il retourna dans l’Inde, ce fut un rayonnement de gloire, car le Vice-Roi lui-même vint tout exprès conférer au Maharadjah la Grand-Croix de l’Étoile des Indes, éclatante de diamants, de rubans et d’émaux ; et, au cours de la même cérémonie, tandis que le canon tonnait, Purun Dass fut fait Commandeur de l’Ordre de l’Empire des Indes ; de telle sorte que son nom devint Sir Purun Dass, K. C. I. E.Knight Commander of the Indian Empire. (Chevalier Commandeur de l’Empire des Indes.)
Ce soir-là, au dîner qui eut lieu sous la grande tente vice-royale, il se leva, la plaque et le collier de l’Ordre sur la poitrine, et, répondant au toast où avait été portée la santé de son maître, tourna un speech tel que peu d’Anglais auraient pu mieux faire.
Le mois suivant, la cité retombée à son silence de fournaise, il fit une chose à laquelle aucun Anglais n’eût songé à sa place : en tant que le monde put en juger, il mourut. Les précieux insignes de son ordre retournèrent au gouvernement de l’Inde, la charge des affaires fut confiée à un nouveau Premier Ministre, et une grande partie de chasse aux postes s’organisa dans tous les emplois subalternes. Les prêtres savaient ce qui était arrivé, et le peuple devinait; mais l’Inde est le seul pays du monde où un homme puisse faire ce qu’il lui plaît sans que personne demande pourquoi ; et le fait que Dewan Sir Purun Dass, K. C. I. E., avait abandonné son poste, palais et pouvoir, pour l’écuelle du mendiant et la robe couleur d’ocre d’un Sunnyasi ou saint homme, ne fut en rien considéré comme extraordinaire. Selon que le recommande l’Ancienne Loi, il avait traversé vingt ans de jeunesse, vingt ans de combats – bien qu’il n’eût jamais porté une arme de sa vie – et vingt ans de gouvernement dans une maison. Il avait usé de la richesse et du pouvoir dans la mesure d’importance qu’ils méritaient à ses yeux ; il avait accepté les honneurs lorsqu’ils passèrent sur son chemin; il avait vu des hommes et des cités auprès comme au loin, et les hommes et les cités s’étaient levés afin de l’honorer. Maintenant, il laisserait aller ces choses comme un homme laisse tomber le manteau dont il n’a plus besoin.
Derrière lui, comme il passait les portes de la ville, une peau d’antilope et une béquille à poignée de cuivre sous le bras, une écuelle en coco-de-mer brun et polie à la main, nu-pieds, seul, les yeux baissés vers la terre – derrière ses pas les bastions tiraient des salves de bienvenue pour son heureux successeur. Purun Dass hocha la tête. C’en était fini pour lui de tout cela ; et il ne gardait à ce passé ni regret ni rancune, pas plus qu’on n’en garde au rêve incolore d’une nuit. Il était maintenant un Sunnyasi – un mendiant errant, sans abri, à la merci des autres pour le pain de chaque jour ; et, tant qu’il y a un morceau à partager dans l’Inde, ni prêtre ni mendiant ne souffre de la faim. Il n’avait jamais de sa vie goûté de viande, et même très rarement de poisson. Une bank-note de cinq livres aurait couvert la dépense personnelle de sa table pendant n’importe laquelle des années où il disposait en maître absolu de millions d’argent. Même à Londres, au plus fort de l’engouement du monde, il n’avait pas un instant perdu de vue son rêve de paix et de tranquillité – la longue route indienne, blanche et poudreuse, toute marquée de pieds nus, l’incessant trafic sans hâte, et l’âpre odeur des feux de bois dont la fumée monte en volutes sous les figuiers, au crépuscule, et près desquels les voyageurs s’asseyent à leur repas du soir.
L’heure venue de réaliser ce rêve, le Premier Ministre fit le nécessaire, et, trois jours après, il eût été plus aisé de retrouver une bulle parmi les longues vagues de l’Atlantique que Purun Dass parmi les millions de vagabonds qui s’assemblent ou se séparent à travers les plaines de l’Hindoustan.
Le soir, il étendait sa peau d’antilope à l’endroit où le surprenait la nuit, parfois dans un monastère de Sunnyasis, voisin de la route, parfois près des piliers de terre d’un autel à Kala Pir, où les Yogis, autre classe nébuleuse de saints hommes, le recevaient comme ils accueillent ceux qui savent la juste importance due aux castes et aux classes ; parfois aux portes de quelque petit village hindou, où les enfants venaient furtivement lui apporter les aliments que leurs parents avaient préparés ; et, d’autres fois, sur la pente nue des pâturages, où la flamme de son feu de bois mort réveillait les chameaux assoupis. C’était tout un pour Purun Dass – ou Purun Bhagat, comme il se nommait lui-même maintenant. Terre, gens, nourriture, tout se valait pour lui ; mais, inconsciemment, ses pieds le portaient dans les directions du nord et de l’est ; du sud, il remonta vers Rohtak, de Rohtak à Karnoul, de Karnoul aux ruines de Samanah ; puis il suivit le lit desséché du Gugger, qui ne se remplit que lorsque la pluie tombe dans la montagne, jusqu’au jour où il aperçut dans le ciel la ligne lointaine des grands Himalayas.
Purun Bhagat sourit : il se rappelait que sa mère était une brahmane de naissance rajpoute, de la vallée de Kulu – une femme de la montagne, toujours en proie à la nostalgie des neiges – et que la moindre goutte de sang montagnard dans les veines d’un homme finit toujours par le ramener à son pays.
Et le vent frais de l’Himalaya lui sifflait aux oreilles, comme il suivait le chemin qui mène à Simla.
La dernière fois qu’il avait fait cette route, c’était en pompe, parmi le piaffement d’une escorte de cavaliers, pour rendre visite au plus courtois et au plus affable des vice-rois ; et tous deux avaient, pendant une heure, causé d’amis communs à Londres, et de ce que la masse du peuple hindou pensait réellement de l’état des choses. Cette fois-ci, Purun Bhagat ne fit pas de visites; mais, appuyé sur la balustrade du Mail, il contemplait le spectacle grandiose des quarante milles de plaines étendus à ses pieds, lorsqu’un policeman mahométan vint lui dire qu’il gênait la circulation. Purun Bhagat s’inclina devant la loi, avec un salaam respectueux, en homme qui en sait le prix et parce qu’il se cherchait une loi pour lui-même. Puis il continua sa route, et dormit cette nuit-la dans une hutte vide, à Chota Simla, un endroit où l’on se croirait au bout de la terre ; mais ce n’était que le commencement de son voyage.
Il suivit la route du Tibet à travers l’Himalaya, la petite voie de dix pieds de large, taillée à coups de mine dans le roc vif, ou soutenue par des poutres en surplomb au-dessus d’abîmes de mille pieds, qui plonge par moments dans d’étroites vallées, humides et chaudes, et, à d’autres, grimpe à travers les croupes déboisées de collines herbeuses où le soleil tape comme les rayons d’une lentille ; ou bien qui circule à travers des forêts sombres dont les feuilles s’égouttent, dont les arbres, du pied au sommet, sont vêtus de fougères parasites, où le faisan, au printemps, appelle sa compagne. Il rencontra des bergers tibétains avec leurs chiens et leurs troupeaux, chaque mouton portant sur le dos un petit sac de borax ; des bûcherons nomades ; des lamas du Tibet, enveloppés de manteaux et de couvertures, parcourant l’Inde en pèlerins ; des envoyés de petits États perdus dans la montagne, qui brûlaient la poste sur des poneys zébrés ou pie; la cavalcade d’un rajah en visite. Ou bien il restait, tout le long d’une lente et claire journée, à n’apercevoir rien de plus qu’un ours brun qui grognait en déterrant des racines, très loin au-dessous de lui, au fond de la vallée.
Au premier moment de son départ, la rumeur du monde qu’il laissait derrière lui grondait encore à ses oreilles, comme se prolonge dans un tunnel le grondement d’un train après qu’il a passé ; mais, une fois franchi le défilé de Mutteeanee, ce fut fini, et Purun Bhagat se retrouva seul avec lui-même, marchant, s’émerveillant, et songeant, les yeux fixés à terre, et ses pensées parmi les nuages.
Un soir, il passa le plus haut défilé qu’il eût encore rencontré – c’était après deux jours d’ascension – et déboucha en face d’une chaîne de pics neigeux qui nouaient une ceinture autour de l’horizon – montagnes de quinze ou vingt mille pieds de haut, qu’on eût dit à un jet de pierre, bien qu’elles fussent éloignées de cinquante ou soixante milles. Une forêt, aussi sombre qu’épaisse – déodars, noyers, merisiers, oliviers et poiriers sauvages, où dominaient les déodars, les cèdres de l’Himalaya – couronnait le défilé ; et, à l’ombre des déodars, se dressait un sanctuaire abandonné, naguère dédié à Kali – qui est Durga, qui est Sitala, et qu’on implore quelquefois contre la petite vérole.
Purun Dass en balaya les dalles de pierre, adressa un sourire à la statue grimaçante, se construisit un petit âtre de glaise derrière le temple, étendit sa peau d’antilope sur un lit d’aiguilles de pin fraîches, remonta sous son aisselle son bairagi – la béquille à poignée de cuivre – et s’assit pour se reposer.
Immédiatement au-dessous de lui, le flanc de la montagne tombait à pic, tranché net sur une profondeur de quinze cents pieds, jusqu’à un petit village aux maisons de pierre sous des toits de terre battue, qui se cramponnait au versant escarpé. Tout autour, de minuscules champs en terrasses s’étendaient comme un tablier rapiécé, jeté sur les genoux de la montagne, et des vaches, pas plus grosses que des scarabées, paissaient parmi les dalles unies des aires à battre le blé. En regardant à travers la vallée, l’œil se trompait aux dimensions des objets, sans pouvoir de prime abord se rendre compte que tel buisson, au ras du versant opposé de la montagne, était en réalité une forêt de sapins hauts de cent pieds. Purun Bhagat vit un aigle fondre à travers l’immense abîme; mais le grand oiseau ne fut déjà plus qu’un point noir avant d’arriver à mi-chemin. Par bandes, de rares nuages se clairsemaient, à travers la vallée, s’accrochant à une croupe de rochers, ou s’élevant pour s’effacer à mesure qu’ils atteignaient le point le plus haut du ciel.
Un montagnard ne s’embarrasse guère de quelques centaines de pieds de montée ou de descente, et, dès que les villageois aperçurent de la fumée dans le temple abandonné, leur prêtre escalada le versant coupé de terrasses, pour venir souhaiter la bienvenue à l’étranger.
Lorsque ses yeux rencontrèrent les yeux de Purun Bhagat – c’étaient ceux d’un homme accoutumé à en dominer des milliers d autres – il salua jusqu’à terre, prit l’écuelle sans un mot, et revint au village, disant :
Alors toutes les ménagères s’enquirent :
Et chacune d’elles s’ingénia à préparer pour le Bhagat le repas le plus savoureux. La nourriture, dans la montagne, est très simple, mais, à l’aide de sarrasin et de maïs, de riz et de poivre rouge, de petits poissons pêchés au torrent de la petite vallée, de miel tiré des ruches en forme de cheminées pratiquées dans les murs de pierres ; à l’aide d’abricots secs, de safran, de gingembre sauvage et de farine d’avoine, une dévote peut cuisiner de bonnes choses ; et ce fut une pleine écuelle que le prêtre apporta au Bhagat.
Allait-il rester ? lui demanda-t-il. Avait-il besoin d’un chela – un disciple – afin de quêter pour lui ? Avait-il une couverture pour se garantir contre le froid ? La nourriture était-elle bonne ?
Purun Bhagat mangea, et remercia le donateur. Il avait, dit-il, l’intention de rester. Le prêtre répondit que cela suffisait : il n’y avait qu’à laisser l’écuelle à l’extérieur du temple, dans le creux de ces deux racines tordues, et, chaque jour, le Bhagat recevrait sa nourriture, car le village s’estimait honoré qu’un tel homme – il regarda timidement le Bhagat au visage – voulût bien s’attarder au milieu d’eux.
Ce jour-là vit la fin des courses errantes de Purun Bhagat. Il avait trouvé l’endroit qui lui était destiné, parmi le silence et l’espace. Alors le temps s’arrêta, et le Solitaire, assis au seuil du temple, n’aurait pu dire s’il était vivant ou mort, homme maître de ses membres, ou partie de la substance des montagnes, des nuages, de la pluie capricieuse, et de la clarté du jour. Il allait se répétant doucement à lui-même un Nom des centaines de centaines de fois, jusqu’à ce qu’il semblât, à chaque répétition, s’évader davantage de son corps, dans une ascension continuelle jusqu’au seuil de quelque révélation prodigieuse ; mais, juste au moment où la porte s’ouvrait, son corps le ramenait à la terre, et il éprouvait la douleur de se sentir verrouillé de nouveau dans la chair et les os de Purun Bhagat.
Chaque matin, on déposait en silence l’écuelle remplie entre la fourche des racines, à l’extérieur du temple. Parfois, le prêtre l’apportait; parfois, un marchand Ladakhi, logeant au village et désireux de s’acquérir des mérites, montait pesamment le sentier ; mais, le plus souvent, c’était la femme qui avait préparé le repas la nuit précédente, et elle murmurait d’une voix comme un souffle « Parle pour moi devant les Dieux, Bhagat. Parle pour une telle, femme d’un tel ! » De temps en temps, on confiait cet honneur à quelque enfant plus hardi, et Purun Bhagat l’entendait lâcher l’écuelle et s’enfuir aussi vite que ses petites jambes pouvaient le porter. Mais le Bhagat ne descendait jamais au village. Celui-ci s’étendait comme une carte géographique à ses pieds. Il pouvait contempler les assemblées du soir, qui se tenaient dans l’enceinte des aires à battre, parce que c’était le seul terrain nivelé ; le vert unique et merveilleux du jeune riz en herbe ; les tons indigo du maïs ; les carrés de sarrasin semblables à des pièces d’eau ; et, dans sa saison, la Fleur Rouge de l’amarante, dont la minuscule semence, ni graine ni légume, constitue une nourriture que tout Hindou, en temps de jeûne, peut légitimement absorber.
Au déclin de l’année, le toit de chaque hutte devenait un petit carré de l’or le plus pur, car c’était sur les toits qu’ils mettaient à sécher la balle de leur blé. La récolte du miel et celle du froment, les semailles du riz et sa décortication, se tissaient sous ses yeux, comme une broderie sur le canevas des champs, et il pensait à toutes ces choses tout en se demandant à quel but lointain elles pourraient bien mener les hommes, à la fin de tant de saisons.
Même dans l’Inde populeuse, un homme ne peut pas rester une journée assis tranquille sans que les bêtes sauvages courent par-dessus son corps comme si c’était un roc ; et, dans cette solitude, les bêtes sauvages, qui connaissaient bien le temple de Kali, ne tardèrent pas à revenir épier l’intrus. Les langurs, les grands singes à favoris gris de l’Himalaya, vinrent naturellement les premiers, dévorés qu’ils sont de curiosité ; et quand, après avoir renversé l’écuelle, ils l’eurent roulée tout autour de la pièce, quand ils eurent essayé leurs dents sur la béquille à poignée de cuivre et fait des grimaces à la peau d’antilope, ils décidèrent que l’être humain qui se tenait là, si tranquille, devait être inoffensif. Le soir, ils arrivaient en bondissant du haut des pins, et tendaient la main pour des choses à manger, puis repartaient d’un élan, en décrivant des courbes gracieuses. Ils aimaient aussi la chaleur du feu, et se pressaient alentour jusqu’à ce que Purun Bhagat fût obligé de les écarter pour remettre du bois ; et, le matin, une fois sur deux, il lui arrivait de trouver un singe à fourrure grise qui partageait sa couverture. Tout le long du jour, un membre ou un autre de la tribu restait assis à ses côtés, les yeux fixés sur l’horizon des neiges, avec un cri parfois, et des expressions de sagesse et de mélancolie indicibles.
Après le Singe vint le barasingh. C’est un grand cerf, qui ressemble au nôtre, mais en plus vigoureux. Venu pour se soulager en frottant le velours de ses bois contre les pierres froides de la statue de Kali, il tressauta lorsqu’il vit l’Homme sur le seuil du temple. Mais Purun Bhagat ne bougea pas, et, petit à petit, le Cerf royal s’avança timidement de côté, et poussa son museau sous l’épaule de l’Homme. Purun Bhagat glissa une main fraîche le long des andouillers brûlants ; le contact apaisa l’animal enfiévré, qui baissa la tête, tandis que Purun Bhagat frottait le velours des bois et le détachait doucement. Par la suite, le barasingh amena sa femelle et son faon – douces bêtes qui restaient à ruminer sur la couverture du saint homme – ou bien il venait seul, la nuit, les yeux verts du reflet de la flamme dansante, prendre sa part d’un repas de noix fraîches. Enfin, le Daim musqué, le plus timide et le plus petit de sa race, vint aussi, ses larges oreilles de lapin toutes droites ; il n’est pas jusqu’au silencieux mushicknabha, dans sa robe mouchetée, qui ne voulût se rendre compte de ce que signifiait cette lumière dans le temple, et fourrer son nez de souris dans le giron de Purun Bhagat, allant et venant comme les ombres du feu. Purun Bhagat les appelait tous « mes frères », et son doux appel de Bhai ! Bhai ! les attirait hors de la forêt, en plein jour, lorsqu’ils se trouvaient à portée de sa voix. L’Ours Noir de l’Himalaya, bourru et soupçonneux – Sona, qui porte sous le menton une marque blanche en forme de V – passa par là plus d’une fois ; et, comme le Bhagat ne montrait pas de crainte, Sona ne montra pas de colère, mais l’observa, tout en se rapprochant, et finit par demander sa part de caresses et un tribut de pain ou de baies sauvages. Souvent, lorsque, dans la paix de l’aube, le Bhagat montait jusqu’à la crête dentelée de la passe, afin de contempler et de suivre le matin pourpre en marche le long des pics neigeux, il apercevait Sona trottant et grognant sur ses talons, fourrant une patte curieuse sous les troncs d’arbres abattus, et la retirant avec un whoof d’impatience ; ou bien ses courses matinales éveillaient Sona roulé en boule sur le sol, et la puissante brute, dressée tout debout, se préparait à combattre, jusqu’à ce qu’elle entendît la voix du Bhagat et reconnût son meilleur ami.
Presque tous les ermites et les saints hommes qui vivent loin des grands centres ont la réputation de pouvoir accomplir des miracles parmi les bêtes sauvages : tout le miracle consiste à se tenir au repos, à ne jamais faire un mouvement irréfléchi, et, pour un assez long temps au moins, à ne jamais regarder en face un visiteur. Les villageois aperçurent la silhouette du barasingh arpentant, comme une ombre, les profondeurs de la forêt qui s’étendait derrière le temple ; ils virent le minaul, le Faisan de l’Himalaya, faire resplendir ses plus belles couleurs devant la statue de Kali ; et les langurs, assis sur leurs trains de derrière, jouer à l’intérieur du temple avec des coquilles de noix. Quelques-uns des enfants avaient aussi entendu Sona se chanter une chanson à lui-même, à la façon des ours, derrière un éboulis de roches : et la réputation du Bhagat, comme faiseur de miracles, s’affermit solidement.
Et pourtant, rien n’était plus éloigné de son esprit que le miracle. Il pensait que tout n’est qu’un vaste miracle : et lorsqu’un homme sait au moins cela, il en connaît assez pour se conduire.
Il savait, de science certaine, qu’il n’y a rien de grand, rien de petit en ce monde ; et nuit et jour il s’efforçait de démêler la voie qui, pénétrant au cœur mystérieux des choses, le ramènerait au point d’où son âme était partie.
Songeant ainsi, ses cheveux, qu’il ne coupait plus, se répandirent sur ses épaules ; à côté de la peau d’antilope un petit trou entailla la dalle usée par le pied de la béquille à manche de cuivre ; l’endroit, entre les troncs d’arbres, où l’écuelle reposait chaque jour, s’évida, se polit, jusqu’à former un creux aux parois unies presque à l’égal de la coque elle-même ; et chaque bête connut sa place exacte auprès du feu. Les champs variaient leurs couleurs suivant les saisons, les aires s’emplissaient et se vidaient, pour se remplir encore; et, l’hiver revenu, de nouveau les langurs s’ébattaient au milieu des branches duvetées de neige légère, jusqu’au moment où les mères singes ramenaient du fond des vallées chaudes leurs petits bébés aux yeux désolés. Le village subissait peu de changements le prêtre était plus vieux; parmi les enfants qui avaient coutume d’apporter l’écuelle, beaucoup envoyaient leurs propres fils à présent ; et, quand on demandait aux villageois depuis combien de temps le saint homme habitait le temple de Kali à l’entrée de la passe, ils répondaient « Depuis toujours. »
Un été, les Pluies tombèrent en telle abondance qu’on ne se souvenait pas d’avoir vu pareille chose depuis beaucoup de saisons dans la montagne. Pendant trois grands mois, la vallée fut enveloppée de nuages et détrempée de brume, une pluie drue et sans relâche fit rage en une succession d’orages et d’averses. Le temple de Kali demeurait la plupart du temps au-dessus de la région des nuages, et il se passa un mois entier sans que le Bhagat pût apercevoir son village un instant : il était enseveli, perdu sous une couche blanche de nuées qui oscillaient, se déplaçaient, roulaient sur elles-mêmes, s’enflaient vers le ciel, mais ne franchissaient jamais les jetées que leur formaient les parois ruisselantes de la vallée.
Tout ce temps il ne fit qu’entendre les murmures de l’eau par millions ; elle bruissait dans les arbres au-dessus de sa tête, courait à ses pieds sur le sol, filtrait à travers les aiguilles de pin, s’égouttait aux languettes des fougères versées, bondissait aux flancs des collines à travers les canaux fangeux qu’elle venait de creuser.
Puis le soleil parut et dégagea le bon encens des déodars et des rhododendrons, et cette odeur lointaine et pure que les montagnards appellent l’« odeur des neiges ». Le soleil chauffa la terre une semaine durant ; enfin, les Pluies se rassemblèrent pour leur dernier déluge, et l’eau tomba en nappes qui mettaient à nu les os de la terre et rejaillissaient en boue. Purun Bhagat entassa le bois sur son feu cette nuit-là, car il était sûr que ses frères auraient besoin de chaleur ; mais aucune bête ne s’approcha du temple, malgré ses efforts réitérés, jusqu’au moment où il succomba au sommeil tandis qu’il se demandait ce qui avait pu arriver dans les bois.
Ce fut au cœur de la nuit noire, la pluie résonnant comme mille tambours, qu’il se sentit réveillé. On tirait sa couverture. En étendant le bras, il toucha la petite main d’un langur.
Le Singe le saisit par la main, et le tira fortement.
Comme il s’agenouillait pour alimenter le feu, le langur courut à la porte du temple, gémit, et revint en courant étreindre les genoux de l’Homme.
Les andouillers du Cerf, comme il entrait à grand pas, heurtèrent bruyamment la statue de Kali. Il les abaissa dans la direction de Purun Bhagat, et se mit à frapper du pied d’un air inquiet, en sifflant par ses naseaux contractés.
Mais le Cerf le poussa vers la porte, et, comme il le poussait, Purun Bhagat entendit quelque chose s’ouvrir avec un soupir ; il vit alors deux dalles du pavage s’écarter l’une de l’autre, tandis que la terre gluante, au-dessous, claquait des lèvres.
Son regard tomba sur l’écuelle vide, et son visage changea d’expression :
Le barasingh recula à contrecœur, tandis que Purun Bhagat plongeait une torche au plus profond de la flamme, en la faisant tourner jusqu’à ce qu’elle fût bien allumée.
Il empoigna de la main droite le garrot hérissé du barasingh, de la main gauche éleva la torche, et sortit du temple dans la nuit désespérée.
Il n’y avait pas un souffle de vent, mais la pluie noyait presque la torche, tandis que le grand Cerf se hâtait vers le bas de la côte, en patinant sur ses pattes de derrière. Dès qu’ils furent hors de la forêt, d’autres frères du Bhagat se joignirent à eux. Il entendit, bien qu’il ne pût les voir, les langurs se presser autour de lui, et, derrière eux, les ouhh ! ouhh ! de Sona. La pluie agglutinait en cordes les mèches de sa longue chevelure blanche ; l’eau jaillissait sous ses pieds nus, et sa robe jaune se collait à son vieux corps amaigri, mais il descendait à grands pas assurés, en s’appuyant sur le barasingh. Ce n’était plus un saint homme, mais Sir Purun Dass, K. C. I. E., Premier Ministre d’un État important, un homme habitué à commander, s’en allant sauver des existences. Par le sentier roide et bourbeux, ils dévalaient ensemble, le Bhagat et ses frères, ils descendaient toujours plus bas. À la fin, le Cerf buta, en heurtant le mur d’une aire, et renâcla, car il sentait l’odeur de l’Homme : ils se trouvaient à l’entrée de la rue tortueuse et unique du village. Alors le Bhagat frappa de sa béquille aux fenêtres barricadées de la maison du forgeron, pendant que sa torche flamboyait sous l’abri des auvents.
L’appel courut de maison en maison, tandis que les bêtes, serrées dans l’étroite rue, ondulaient et se tassaient confusément autour du Bhagat, et que Sona soufflait d’impatience.
Les gens se précipitèrent dans la rue – ils n’étaient pas plus de soixante-dix en tout – et à la lueur des torches ils virent leur Bhagat retenir le barasingh terrifié, tandis que les singes s’accrochaient pitoyablement aux pans de sa robe, et que Sona, assis sur son train de derrière, hurlait.
Alors, les villageois coururent, comme seuls des montagnards quand ils se mettent à courir, car ils savaient que dans un éboulement il faut grimper le plus haut qu’on peut de l’autre côté de la vallée. Ils fuirent, pataugeant à travers la petite rivière qui coulait dans le fond, et grimpèrent, haletants, par les champs en terrasses du versant opposé, tandis que suivaient le Bhagat et ses frères. Ils montèrent, toujours plus haut, sur la montagne vis-à-vis de la leur, se hélant les uns les autres par leurs noms, toute la liste d’appel du village, et sur leurs talons peinait le grand barasingh alourdi par la force expirante de Purun Bhagat.
Enfin, le Cerf s’arrêta sous l’abri d’un épais bois de sapins, à cinq cents pieds d’élévation sur le versant de la montagne. Son instinct, qui l’avait averti de la catastrophe imminente, lui disait que là il serait sauf. Purun Bhagat tomba défaillant à ses côtés, car le froid de la pluie et cette furieuse ascension étaient en train de le tuer ; mais d’abord il cria dans la direction des torches dispersées en avant :
Puis il murmura au Cerf, lorsqu’il vit les lumières se grouper :
Dans l’air passa un soupir, qui se changea en murmure, puis en grondement, puis en fracas formidable par-delà les limites de l’ouïe humaine; et le versant de la montagne sur lequel se tenaient les villageois fut heurté dans l’obscurité, et vacilla sous le choc. Alors une note aussi soutenue, profonde et sûre que le la d’en bas d’un grand orgue étouffa tout autre son pendant près de cinq minutes, tandis que les sapins en vibraient jusqu’en leurs racines... Elle s’éteignit enfin, et le bruit de la pluie, résonnant sur des milles de terre ferme et de gazons, se transforma en un roulement de tambours voilés : le bruit de l’eau sur la terre molle.
Cela en disait assez.
Aucun villageois – pas même le prêtre – n’eut la hardiesse d’adresser la parole au Bhagat qui avait sauvé leurs vies. Ils s’accroupirent sous les sapins et attendirent le jour.
Lorsqu’il parut, leurs yeux plongèrent à travers la vallée : ce qui avait été forêts, champs en terrasses, pâturages sillonnés de chemins, n’était plus qu’un amas de boue brute, rougeâtre, en forme d’éventail, sur l’escarpement duquel gisaient, la tête en bas, quelques arbres. Cette boue rougeâtre montait très haut sur le flanc de la montagne où ils s’étaient réfugiés, endiguant la petite rivière qui commençait à former un lac de couleur brique. Du village, du chemin qui conduisait au temple, du temple lui- même, et de la forêt qui s’étendait derrière, il ne restait nulle trace. Sur un mille d’étendue et deux mille bons pieds de profondeur, le versant de la montagne s’était détaché d’une pièce, rasé net de la base au sommet.
Et les villageois, un par un, rampèrent à travers le bois pour venir prier devant le Bhagat. Ils virent le barasingh debout auprès de lui, qui s’enfuit à leur approche : ils entendirent les langurs se lamenter dans les branches, et Sona gémir au sommet de la montagne. Leur Bhagat était mort, assis les jambes croisées, le dos contre un arbre, sa béquille au creux de l’aisselle, et le visage tourné vers le nord-est. Le prêtre dit :
Ils bâtirent le sanctuaire, petit autel de pierre et d’argile, avant qu’une année se fût écoulée. Ils appelèrent la montagne le « Mont du Bhagat », et c’est là qu’ils l’adorent encore, à l’heure qu’il est, à renfort de lumières, de fleurs et d’offrandes. Mais ils ne savent pas que le saint, objet de leur culte, est feu Sir Purun Dass, K. C. I. E., D. C. L., Ph. D., etc., jadis Premier Ministre de l’État progressiste et éclairé de Mohiniwala, et membre honoraire ou correspondant de plus de sociétés savantes et scientifiques qu’il y en aura jamais pour faire quelque bien dans ce monde ou dans l’autre.
Vous devez vous rappeler que Mowgli, après avoir cloué la peau de Shere Khan au Rocher du Conseil, déclara aux loups du Clan de Seeonee demeurés près de lui que, dorénavant, il chasserait seul dans la Jungle ; et les quatre enfants de Mère Louve et Père Loup dirent qu’ils chasseraient avec lui. Mais ce n’est pas chose facile de changer sa vie du jour au lendemain, surtout dans la Jungle. La première chose que fit Mowgli, quand les membres du Clan désorganisé se furent esquivés, fut de gagner la caverne de ses frères, et d’y dormir un jour et une nuit. Puis il entreprit de raconter à Mère Louve et à Père Loup tout ce qu’ils pouvaient comprendre de ses aventures parmi les hommes ; et, lorsqu’il fit jouer dans le soleil du matin la lame de son couteau (le même qui avait servi à écorcher Shere Khan), ils convinrent qu’il avait appris quelque chose. C’est alors qu’Akela et Frère Gris durent expliquer la part qu’ils avaient prise à la grande conduite des buffles dans le ravin ; et Baloo monta cahin-caha la colline pour entendre toute l’histoire, tandis que Bagheera se grattait de plaisir des pieds à la tête en voyant de quelle façon Mowgli avait mené sa campagne.
Le soleil était déjà haut dans le ciel, et personne ne songeait à dormir. De temps en temps Mère Louve levait son nez pour renifler avec satisfaction une bonne prise d’air, lorsque le vent lui apportait l’odeur de la peau de tigre étendue sur le Rocher du Conseil.
Baloo et Bagheera firent écho.
Mowgli, la tête sur l’épaule de Mère Louve, dit avec un sourire heureux que, pour sa part, il souhaitait de ne jamais plus voir, entendre ou sentir l’Homme de nouveau.
Il s’était souvent amusé à jeter des fruits mûrs de pawpaws dans les nids de frelons, quitte à courir à la mare la plus proche avant que les frelons pussent l’attraper.
Le temps à peine de ramasser sa patte, et le couteau se fichait profondément en terre juste au-dessous. Mowgli avait frappé si lestement que nul œil humain ordinaire n’eût pu suivre son geste. Mais Akela était un loup ; or, le chien lui-même, si dégénéré du loup, son ancêtre sauvage, s’éveille à temps du plus profond sommeil au contact d’une roue de charrette à son flanc, et, avant que la roue soit sur lui, s’est mis, d’un bond, hors de danger.
Bagheera sauta sur ses pattes, leva la tête de toute la longueur de son cou, renifla, et chaque courbe de son corps sembla se figer. Frère Gris suivit lestement son exemple, en se tenant un peu sur la gauche pour prendre le vent qui venait de droite, tandis qu’Akela, en trois bonds, remontait le vent de cinquante mètres, et, à demi tapi sur le sol, tombait aussi en arrêt. Mowgli les regardait avec envie. Il connaissait les choses à l’odorat comme peu d’êtres humains l’auraient pu faire, mais il n’atteignait pas à cette délicatesse d’un nez de la Jungle, aussi fine qu’une détente de gâchette à un cheveu près ; et ses trois mois dans le village enfumé l’avaient mis déplorablement en retard. Cependant, il mouilla son doigt, le frotta sur son nez, et se dressa, cherchant à prendre le vent le plus haut, le plus faible peut-être, mais le plus sûr.
Ce n’avait été qu’une éclaboussure de lumière, pendant une fraction de seconde, sur les montures de cuivre du vieux mousquet ; mais rien, dans la Jungle, n’a proprement ce clignement d’éclair, sauf lorsque les nuages se poursuivent dans le ciel. Alors un éclat de mica, la moindre flaque d’eau, ou même une feuille d’arbre plus vernie, flamboieront comme un héliographe. Or, ce jour-là, il n’y avait pas de nuages ni de vent.
Les quatre frères de Mowgli ne dirent rien, mais disparurent en rampant et semblèrent se fondre parmi les ronces et les broussailles vers le bas de la colline.
Élevant la voix, elle ajouta :
Mowgli promenait son regard de l’un à l’autre de ses amis, la poitrine gonflée et les yeux pleins de larmes. Il fit un pas en avant, et, tombant sur un genou :
Ils le regardèrent avec malaise ; puis, comme leurs yeux fuyaient les siens, il les provoqua de la voix, les rappelant et rappelant encore, jusqu’à ce que sur leur corps tout leur poil se hérissât et qu’ils tremblassent de tous leurs membres, tandis qu’il les fixait de plus en plus tenacement :
Et il lécha le pied de Mowgli.
Et tous quatre suivirent sur ses talons, la queue entre les jambes.
Le vieil Ours ne dit rien, mais il n’en pensait pas moins.
Mowgli coupa sans bruit à travers la Jungle comme pour tomber à angle droit sur le chemin de Buldeo, jusqu’au moment où, écartant la brousse, il vit le vieil homme, son mousquet sur l’épaule, qui remontait au petit trot la trace de l’avant-veille.
Vous vous rappelez sans doute qu’en quittant le village, Mowgli portait sur ses épaules la lourde peau saignante de Shere Khan, pendant qu’Akela et Frère Gris trottaient derrière ; la piste était donc des plus nettement marquée. En ce moment Buldeo arrivait à l’endroit où Akela était retourné, comme vous le savez, et l’avait brouillée à dessein. Alors, il s’assit, toussa et bougonna ; puis il poussa de petites pointes et tourna dans la Jungle, cherchant à relever la trace ; et, tout ce temps-là, il était à un jet de pierre de ceux qui l’épiaient. Personne ne fait moins de bruit qu’un loup lorsqu’il ne se soucie pas d’être entendu ; et, quant à Mowgli, bien que, de l’avis des loups, il se mût comme un lourdaud, il pouvait aller et venir plus léger qu’une ombre.
Ils cernaient le vieil homme, comme une bande de marsouins un steamer à toute vitesse ; et, ce faisant, ils ne se gênaient pas pour causer, car le diapason de leur langage vibrait au-dessous des sons les plus bas que, sans habitude, un être humain puisse entendre. À l’autre extrémité de la gamme, c’est le cri aigu de Mang, la Chauve-Souris, que beaucoup de gens ne peuvent percevoir : de là part l’échelle des sons qui servent de langage à tous les oiseaux, chauves-souris et insectes.
Buldeo grommelait quelque chose d’un air féroce. Mowgli traduisit :
Et les traqueurs silencieux virent le bonhomme bourrer une pipe à eau, l’allumer et en tirer une bouffée ; et ils prirent note de l’odeur du tabac pour être sûrs de reconnaître Buldeo, le cas échéant, par la nuit la plus noire.
Un petit groupe de charbonniers descendit alors le sentier et fit halte, naturellement, pour parler à Buldeo dont la renommée, comme chasseur, s’étendait à vingt milles à la ronde. Ils s’assirent tous pour fumer, tandis que Bagheera et les autres venaient tout près au guet, et que Buldeo se mettait à raconter d’un bout à l’autre l’histoire de Mowgli, l’Enfant-Démon, avec force embellissements et inventions : comment c’était lui, Buldeo, qui avait réellement tué Shere Khan ; comment Mowgli s’était changé en loup et avait lutté avec lui tout l’après-midi, puis avait repris sa forme de garçon et ensorcelé le fusil de Buldeo de façon que la balle déviât, lorsqu’il avait visé Mowgli, et allât tuer un de ses propres buffles ; comment enfin le village, le connaissant pour le chasseur le plus brave de Seeonee, l’avait envoyé pour tuer cet Enfant-Démon. Mais pendant ce temps-là le village avait empoigné Messua et son mari, qui étaient sans aucun doute le père et la mère de cet Enfant-Démon, et les avait barricadés dans leur propre hutte. On ne tarderait pas à les soumettre à la torture pour leur faire avouer qu’ils étaient sorcier et sorcière, et alors on les brûlerait vifs.
Buldeo répondit qu’on ne ferait rien avant son retour, le village désirant qu’il commençât par tuer l’Enfant de Jungle. Cela fait on disposerait de Messua et de son mari, et le village se partagerait leurs terres et leurs buffles. Et les buffles du mari de Messua étaient même remarquablement beaux. C’était faire œuvre pie, pensait Buldeo, que de détruire les sorciers; et des gens qui recevaient chez eux ces Enfants-Loups échappés de la Jungle appartenaient clairement à la pire espèce de sorciers.
Mais, disaient les charbonniers, qu’arriverait-il si les Anglais entendaient parler de cela ? Les Anglais, leur avait-on dit, étaient des gens absolument fous, qui ne laisseraient pas d’honnêtes fermiers tuer leurs sorciers en paix.
Éh bien, quoi ! disait Buldeo, le chef du village raconterait que Messua et son mari étaient morts de la dent d’un serpent. Tout était arrangé, la seule chose à faire maintenant était de tuer l’Enfant-Loup. N’avaient-ils pas rencontré, par hasard, quelque chose d’approchant ?
Les charbonniers jetèrent autour d’eux des regards circonspects, et remercièrent leur bonne étoile de n’avoir rien rencontré de pareil; mais ils ne doutaient pas qu’un homme aussi brave que Buldeo ne pût le découvrir, si cela était au pouvoir d’hommes au monde. Le soleil baissait déjà et ils avaient quelque idée de pousser jusqu’au village de Buldeo pour voir la méchante sorcière. Buldeo répondit que sans doute c’était son devoir de tuer l’Enfant-Démon, mais qu’il ne pouvait songer à laisser, sans les escorter, des gens désarmés traverser une Jungle d’où pouvait à chaque instant surgir le Loup-Diable. En conséquence, il les accompagnerait, et si l’Enfant des sorciers apparaissait, eh bien ! il leur montrerait comment le meilleur chasseur de Seeonee traitait de pareils monstres. Le brahmane, affirmait-il, lui avait donné contre la créature un charme qui garantissait de tout accident.
Et Mowgli traduisait, jusqu’à la partie de l’histoire un peu trop difficile pour lui, concernant les sorciers alors, il dit que l’homme et la femme qui avaient été si bons à son égard étaient pris dans une trappe.
Mowgli réfléchit profondément, les doigts jouant avec le manche de son couteau, tandis que Buldeo et les charbonniers s’éloignaient très vaillamment en file indienne.
Frère Gris montra ses dents blanches avec une moue de mépris.
Elle baissa la tête pour donner au son toute sa portée et poussa un long, long « bonne chasse » – un appel de minuit en plein jour, très suffisamment redoutable pour commencer. Mowgli l’entendit rouler, monter, retomber et s’éteindre derrière lui en une sorte de plainte à faire froid dans le dos, et se mit à rire tout seul en courant à travers la Jungle.
Il pouvait voir les charbonniers serrés en peloton, tandis que le canon du fusil de Buldeo oscillait, comme une feuille de bananier, aux quatre points cardinaux. Frère Gris, alors, lança le Yalahi ! Yalaha ! l’appel de la chasse au chevreuil, lorsque le Clan court le Nilghai, la grosse vache bleue, et cela semblait s’élever des confins de la terre, se rapprochait, se rapprochait, pour finir en un cri déchirant coupé net. Les trois autres répondirent, si bien que Mowgli même eût juré que le Clan tout entier donnait à pleine gorge; puis tous à la fois entonnèrent la magnifique Chanson du Matin dans la Jungle, sans omettre une des variations, des fioritures et des notes d’agrément que sait moduler la voix bien timbrée d’un vrai loup du Clan. En voici une interprétation grossière, mais il faut en imaginer l’effet lorsqu’elle rompt le silence de l’après-midi dans la Jungle :
Mais aucune traduction n’en peut rendre l’effet, ni le glapissement de mépris dont les Quatre en soulignaient chaque note au craquement des branches dans les arbres, comme les hommes y grimpaient en hâte, et comme Buldeo commençait à répéter des formules d’incantations et de magie. Ensuite les frères se couchèrent pour dormir ; car pareils à tout ceux qui n’ont à compter, pour vivre, que sur leur propre effort, ils étaient d’esprit méthodique ; et personne ne travaille bien sans sommeil.
Entre-temps Mowgli dévorait les milles, à raison de neuf à l’heure, d’un trot preste et cadencé, heureux de se retrouver en forme après tant de longs mois à l’étroit parmi les hommes. Sa première idée était de tirer Messua et son mari de la trappe. Plus tard, se promit-il, il commencerait à payer ses dettes au village, et largement.
C’est à la lueur du crépuscule qu’il revit les pâturages bien connus, et le dhâk sous lequel Frère Gris l’avait attendu le matin du jour où il tua Shere Khan. Tout irrité qu’il fût contre la race entière des hommes et leur société, quelque chose lui serra la gorge et son souffle s’arrêta quand il aperçut les toits du village. Il remarqua que tout le monde était rentré des champs plus tôt que d’habitude, et qu’au lieu d’aller préparer leur repas du soir ils formaient un rassemblement sous l’arbre de la place, bavardant et criant.
Il se coula le long de la partie extérieure du mur, jusqu’à la hutte de Messua, et regarda par la fenêtre dans la chambre. Messua gisait, bâillonnée, pieds et mains liés, la poitrine oppressée, et poussant de sourds gémissements ; son mari était attaché au bois du lit peinturluré. La porte de la hutte, qui ouvrait sur la rue, était hermétiquement fermée, et trois ou quatre individus, assis devant, s’y tenaient le dos appuyé.
Mowgli connaissait fort bien les us et coutumes des villageois. Sa raison lui démontrait que tant qu’ils seraient en train de manger, de causer et de fumer, ils ne penseraient pas à faire autre chose, mais que, aussitôt repus, ils commenceraient à devenir dangereux. Buldeo serait de retour avant longtemps, et si son escorte avait fait son devoir, il aurait une histoire des plus intéressantes à raconter. Sur quoi il pénétra dans la hutte par la fenêtre, et, se penchant sur l’homme et sur la femme, il coupa leurs liens, les débarrassa de leurs bâillons, puis regarda autour de lui s’il n’y avait pas un peu de lait.
Messua était à moitié folle de souffrance et de peur (on l’avait battue et lapidée toute la matinée), et Mowgli n’eut que le temps de lui mettre la main sur la bouche pour étouffer son cri. Son mari n’était qu’abasourdi et furieux il restait assis à enlever la poussière et les débris de toutes sortes de sa barbe à demi arrachée.
Et elle pressa Mowgli sur son cœur. Jusqu’alors Mowgli n’avait rien perdu de son sang-froid ; mais à ce moment il se mit, ce qui le surprit très fort, à trembler de la tête aux pieds.
Messua ne dit rien, mais c’étaient ses blessures, à elle, que regardait Mowgli, et ils entendirent ses dents grincer lorsqu’il aperçut le sang.
L’Homme leva un regard lugubre sous ses sourcils; mais Messua se prit à rire :
Il leva la tête et prêta l’oreille à des cris et des piétinements au-dehors.
Il bondit par la fenêtre et longea de nouveau en courant le mur du village jusqu’à portée d’oreille de la foule rassemblée sous le pipal. Buldeo, couché sur le sol, toussait et gémissait, pendant que chacun lui posait des questions. Les cheveux tombés sur les épaules, les pieds et les jambes écorchés d’avoir grimpé aux arbres, il pouvait à peine parler; mais il sentait vivement l’importance de sa situation. De temps en temps il disait quelque chose au sujet de diables, de chansons de diables et d’enchantements magiques, juste de quoi donner à la foule un avant-goût de ce qui allait suivre. Puis il demanda de l’eau.
Il secoua sa torpeur et se glissa de nouveau jusqu’à la hutte. Au moment où il atteignait la fenêtre, il sentit qu’on lui touchait le pied.
Mère Louve se dressa sur ses pattes de derrière et regarda par la fenêtre dans l’obscurité de la hutte. Au bout d’une minute elle retomba sans bruit sur ses pattes, et tout ce qu’elle dit fut :
Le mari de Messua, à quatre pattes, était en train de creuser la terre dans un coin de la hutte.
L’Homme le fixa d’un œil courroucé :
Le mari se releva et noua les dernières roupies dans sa ceinture. Mowgli aida Messua à franchir la fenêtre, et l’air frais de la nuit la raviva un peu. Mais la Jungle, à la lueur des étoiles, semblait aussi sombre que terrible.
Ils firent signe que oui.
Quant à Messua, elle regarda Mowgli et sourit.
Il se retourna vers Messua avec vivacité :
Messua se jeta en sanglotant aux pieds de Mowgli, mais il la releva vivement avec un frisson. Alors elle se pendit à son cou en lui donnant tous les noms de tendresse et de bénédiction qu’elle pouvait retrouver, pendant que son mari, couvrant ses propres champs d’un regard d’envie, disait :
Mowgli se prit à rire :
Ils s’éloignèrent du côté de la Jungle, et Mère Louve bondit hors de sa cachette.
Long et grave un hurlement s’éleva, puis retomba, et Mowgli vit le mari de Messua hésiter et se retourner, prêt à courir pour regagner la hutte.
Messua exhorta son mari à marcher de l’avant, et l’obscurité se refermait sur eux et sur Mère Louve comme Bagheera se levait, presque sous les pieds de Mowgli, toute tremblante de délices à l’arrivée de la nuit qui rend le peuple des Jungles fou.
La grande Panthère sauta, comme saute un jeune chat pour attraper une feuille morte qui tournoie au-dessus de sa tête, frappa de droite et de gauche dans le vide, où l’air fouetté sonna, et elle retomba sans bruit sur ses pattes, pour ressauter de plus belle, tout en s’accompagnant d’un bruit, demi-ronron, demi-grondement, qui s’enflait de volume comme un ronflement de vapeur dans une chaudière.
Les mots humains arrêtèrent Bagheera court, ses hanches frissonnantes fléchies sous le poids de son corps, sa tête juste au niveau de celle de Mowgli. Une fois de plus Mowgli fixa son regard, comme il avait fait aux jeunes loups rebelles, en plein au fond des yeux de vert béryl, jusqu’à ce que la lueur rouge transparue derrière la prunelle verte s’éteignît comme le feu d’un phare qui s’éclipse à vingt milles en mer, jusqu’à ce que ces yeux s’abaissassent vers le sol, et avec eux, la grosse tête, plus bas, plus bas encore, et qu’une langue rouge vînt râper le cou-de-pied de Mowgli.
L’air autour d’un village hindou est naturellement plein de toutes sortes de senteurs, et, pour des créatures qui ne pensent guère que par le nez, les odeurs sont aussi affolantes que pour les êtres humains la musique et les breuvages. Mowgli caressa, quelques minutes encore, Bagheera, laquelle se coucha sur le sol, tel un chat devant l’âtre, les pattes repliées sous la poitrine et les yeux mi-clos.
Car il commençait à se sentir aussi téméraire que la Panthère qui se glissait dans la hutte.
Mowgli entendit les sangles craquer sous le poids de l’énorme bête.
Sous le pipal, à l’autre bout du village, la conférence était devenue de plus en plus bruyante. La séance fut levée parmi des hurlements sauvages, et un torrent d’hommes et de femmes roula dans la rue, brandissant des gourdins, des bambous, des faucilles, des couteaux. Buldeo et le Brahmane marchaient en tête, et la foule les serrait de près, en criant :
Une difficulté surgit devant le verrou de la porte : on l’avait solidement assujetti ; mais la foule l’arracha d’une pièce, et la lumière des torches inonda la chambre où, étendu tout du long sur le lit, les pattes croisées pendant négligemment à l’un des bouts, noire comme l’abîme, et terrible comme un démon, attendait Bagheera.
Il y eut une demi-minute de silence désespéré, tandis que les premiers rangs de la foule, près du seuil, se taillaient à coups d’ongles un chemin en arrière ; et, pendant cet instant, Bagheera leva la tête et bâilla – avec minutie, recherche et ostentation – comme elle avait coutume de bâiller pour insulter un égal. Les franges des lèvres se retroussèrent en s’écartant; la langue rouge se frisa; la mâchoire inférieure descendit, descendit tant, qu’on put voir à mi-chemin de la gorge fumante ; et les formidables canines se découvrirent jusqu’au creux des gencives, avant de se refermer, celles du haut contre celles du bas, avec le bruit métallique de pênes d’acier rentrant dans leurs gâches sur les bords d’un coffre-fort. L’instant d’après, la rue était vide ; Bagheera, d’un bond, avait repassé par la fenêtre, et se tenait aux côtés de Mowgli, tandis qu’un torrent d’hommes vociférants, hurlants, se grimpaient sur le dos et se passaient sur le corps, dans leur panique et leur hâte à regagner chacun sa hutte.
Le silence de la sieste semblait avoir surpris le village ; mais, en écoutant, on pouvait entendre le bruit de lourds coffres à grain traînés sur la terre battue des maisons et qu’on poussait contre les portes. Bagheera avait dit vrai : le village ne bougerait plus jusqu’au jour. Mowgli restait assis, immobile, réfléchissant ; et son visage, par degrés, devenait de plus en plus sombre.
Mowgli rentra dans la Jungle au pas de course, se laissa tomber en travers d’un rocher, et dormit tout le long du jour, et encore la nuit suivante.
Quand il s’éveilla, Bagheera était près de lui, et un chevreuil fraîchement tué gisait à ses pieds. La Panthère l’observa curieusement tout le temps qu’il travailla du couteau, mangea et but, pour se retourner enfin, le menton dans les mains.
Elle partit, laissant Mowgli en train de larder la terre avec son couteau, à coups furieux. Mowgli, de sa vie, n’avait vu de sang humain jusqu’à l’instant où il avait aperçu et – ce qui lui disait bien plus – senti le sang de Messua sur les liens dont on l’avait garrottée. Or, Messua avait été bonne pour lui et, autant qu’il pouvait savoir aimer, il aimait Messua aussi profondément qu’il haïssait le reste du genre humain. Mais quelle que fût son horreur des hommes, de leur bavardage, de leur cruauté et de leur couardise, il n’aurait pu, en échange de quoi que la Jungle lui pût offrir, se faire à l’idée de prendre une vie humaine, et sentir encore cette affreuse odeur de sang remonter à ses narines. Son plan se dessinait plus simple, mais avec plus d’ampleur ; et il riait en pensant que c’était un des contes du vieux Buldeo, le soir, sous le pipal, qui lui en avait donné l’idée.
Hathi et ses trois fils étaient apparus, selon leur coutume, sans bruit. La vase de la rivière était encore humide à leurs flancs, et Hathi mâchait pensivement la tige verte d’un jeune bananier qu’il venait d’arracher avec ses défenses. Mais chaque ligne de son vaste corps montrait à Bagheera, qui savait voir les choses une fois le nez dessus, que ce n’était plus le Maître de la Jungle s’adressant à un Petit d’Homme mais un être effrayé d’avoir à comparaître devant un autre qui ne l’était pas. Ses trois fils roulaient côte à côte derrière leur père.
Mowgli leva à peine la tête lorsque Hathi lui souhaita « Bonne chasse ». Il le laissa se bercer, se balancer, lever un pied après l’autre pendant longtemps, avant de prendre la parole et, quand il ouvrit la bouche, ce fut pour s’adresser à Bagheera, et non aux éléphants.
Mowgli tendit le bras et, comme Hathi évoluait, une longue cicatrice blanche parut au clair de lune sur son flanc gris-ardoise, telle que l’aurait laissée un fouet d’acier brûlant.
Bagheera frémit et s’aplatit contre terre. Elle pouvait concevoir, si les choses en venaient au pire, une charge brusque dans la rue du village, des coups de droite et de gauche dans la foule, ou bien la ruse, l’homme qu’on abat, à sa charrue, au crépuscule; mais ce projet d’effacer de sang-froid un village tout entier de la vue des hommes et des bêtes l’épouvantait. Elle comprenait maintenant pourquoi Mowgli avait envoyé chercher Hathi. Hors l’Éléphant, avec ses longues années de vie, personne n’était en mesure de concerter et d’achever une telle guerre.
Mowgli eut à peine le temps de reprendre souffle – il tremblait de la tête aux pieds de rage et de haine – que déjà la place occupée par les Éléphants était vide. Bagheera le contemplait avec terreur.
L’idée de Bagheera dans le personnage d’un faon égaré bouleversa complètement Mowgli ; il se mit à rire, reprit haleine, puis sanglota et rit encore, au point d’être obligé de sauter dans une mare pour s’arrêter. Alors il se mit à nager en rond, plongeant dans les rayons de lune pour ressortir dans l’ombre, comme la Grenouille, dont il portait le nom.
Pendant ce temps Hathi et ses trois fils s’étaient séparés dans la direction des quatre points cardinaux, et, un mille plus loin, descendaient les vallées à grands pas silencieux. Ils marchèrent, marchèrent deux jours durant – cela faisait soixante bons milles de Jungle ; et, pendant cette marche, chacun de leurs pas, chaque ondulation de leurs trompes, furent observés, notés et commentés par Mang, Chil, le Peuple Singe, et tous les oiseaux. Puis ils se mirent à brouter, et ils broutèrent tranquillement pendant une semaine à peu près. Hathi et ses fils ressemblent à Kaa, le Python de Rocher ; ils ne se hâtent jamais qu’une fois le moment venu.
Au bout de ce temps la rumeur – et personne ne sut d’où elle venait – se répandit dans la Jungle qu’on pouvait trouver une nourriture et une eau bien meilleures dans telle et telle vallée. Les Sangliers, qui, naturellement, iraient au bout du monde pour un bon repas, se mirent en mouvement d’abord, par compagnies, en se bousculant sur les rochers ; et les Cerfs suivirent, avec les petits Renards sauvages qui vivent des morts et des mourants que sèment les hardes ; les nilghais trapus s’ébranlèrent en colonne parallèle aux cerfs, et les Buffles sauvages des marais vinrent derrière les nilghais. La moindre chose eût suffi à faire dévier les bandes éparses aux traînards innombrables qui paissaient, flânaient, buvaient et se remettaient à paître ; mais, à chaque velléité d’alarme, quelqu’un surgissait pour les calmer. Une fois, c’était Sahi, le Porc-Épic, plein de nouvelles au sujet de bonnes choses à manger juste un peu plus loin ; une autre fois, on voyait Mang battre de l’aile, avec des cris d’encouragement, en descendant une percée, pour montrer la voie libre ; ou bien Baloo, la bouche pleine de racines, clopinait le long d’une colonne hésitante, et moitié menaçant, moitié batifolant, la remettait gauchement en bonne route. Un grand nombre de bêtes revinrent sur leurs pas, ou s’enfuirent, ou renoncèrent à continuer, mais il en resta beaucoup pour aller de l’avant. Dix jours environ plus tard la situation était celle-ci : les Cerfs, les Sangliers et les nilghais broyaient tout à la ronde sur un cercle de huit à dix milles de rayon, tandis que les Mangeurs de Chair escarmouchaient sur les bords. Et le centre du cercle était le village autour duquel mûrissaient les récoltes ; et, parmi ces récoltes, se tenaient des hommes sur ce qu’ils appellent des machans – plates-formes assez semblables à des perchoirs à pigeons, faites de bâtons portés par quatre piquets – afin d’effaroucher les oiseaux et autres voleurs. Alors les Cerfs ne furent plus ménagés ; les Mangeurs de Chair les serrèrent de près et les forcèrent à marcher toujours de l’avant et vers le centre.
Ce fut par une nuit noire que Hathi et ses trois fils se glissèrent hors de la Jungle et rompirent, au moyen de leurs trompes, les piquets des machans.
Ceux-ci tombèrent, brisés d’un coup, comme des tiges cassées de ciguë en fleur, tandis que les hommes précipités à terre entendaient tout contre leurs oreilles le gargouillement sourd des éléphants. Alors l’avant-garde des armées de cerfs effarés céda, se répandit dans les pâturages et les cultures du village, et les inonda ; le sanglier fouisseur, au sabot tranchant, les accompagnait, et ce que le Cerf laissait debout il l’achevait. De temps en temps une alerte de loups ébranlait les hardes, qui se ruaient désespérément de tous côtés, foulant l’orge nouvelle, rasant les remblais des canaux d’irrigation. Avant l’aurore la pression sur le pourtour du cercle fléchit en un point. Les Mangeurs de Chair s’étaient repliés et laissaient du côté du sud un chemin ouvert par lequel fuyaient, bandes sur bandes, les Chevreuils. D’autres animaux, plus hardis, restaient en haut, dans les fourrés, pour finir leur repas la nuit suivante.
Mais l’ouvrage, en principe, était fait. Quand les villageois, au matin, regardèrent, ils virent leurs récoltes perdues. C’était pour eux la mort s’ils ne s’en allaient pas, car ils vivaient d’une année à l’autre aussi près de la famine que près d’eux la Jungle. Lorsqu’on envoya paître les Buffles, ces brutes affamées, en trouvant les pâturages rasés après le passage des Cerfs, s’égarèrent dans la Jungle et dérivèrent à la suite de leurs compagnons sauvages ; et, à la tombée du crépuscule, les trois ou quatre bidets qui appartenaient au village gisaient morts dans leurs écuries, la tête fracassée. Bagheera, seule, était capable d’avoir ainsi frappé, et seule Bagheera eût osé l’insolence de traîner ainsi la dernière carcasse au milieu de la rue.
Les villageois n’eurent pas le cœur d’allumer des feux dans leurs champs, cette nuit-là ; aussi Hathi et ses trois fils s’en furent-ils glanant parmi ce qui restait ; et là où Hathi a glané, il est inutile de repasser. Les hommes décidèrent de vivre, jusqu’à la chute des Pluies, sur le blé réservé pour les semailles, quittes à chercher du travail comme domestiques avant de songer à rattraper cette année perdue ; mais, au moment où le marchand de grains pensait à ses mannes de blé bien pleines, et supputait le prix qu’il en pourrait tirer, les défenses aiguës de Hathi entamaient le pignon de sa maison de terre, et mettaient en pièces le gros coffre d’osier, luté de bouse de vache, où reposait le blé précieux.
Lorsqu’on découvrit cette dernière perte, ce fut au tour du Brahmane de parler. Il avait invoqué ses propres Dieux sans recevoir de réponse. Il se pouvait, disait-il, qu’inconsciemment le village eût offensé quelqu’un des Dieux de la Jungle, car il n’y avait pas de doute que la Jungle fût contre eux. Aussi envoyèrent-ils chercher le chef des tribus les plus proches de Gonds Nomades – petits chasseurs avisés à peau très noire qui vivent en pleine Jungle, et dont les aïeux descendent de la plus ancienne race de l’Inde – les propriétaires aborigènes du sol. Ils accueillirent de leur mieux le Gond avec ce qui restait. Lui se tenait sur une jambe, son arc à la main, deux ou trois flèches empoisonnées passées dans la touffe de cheveux qui couronnait son crâne, avec un air mêlé d’effroi et de mépris, devant les villageois anxieux et leurs champs dévastés. Ils voulaient savoir si les Dieux – les Anciens Dieux – étaient irrités contre eux, et quels sacrifices il convenait de leur offrir. Le Gond ne dit rien, mais il ramassa un sarment de Karela, cette liane rampante qui porte le fruit amer de la courge sauvage, et l’enchevêtra en travers de la porte du temple, devant le visage de l’idole hindoue, peinte en rouge, qui ouvrait ses yeux fixes. Puis il fit de la main un signe dans l’espace, vers la route de Khanhiwara, et s’en retourna dans sa Jungle, suivant des yeux le peuple d’animaux qui dérivait au travers. Il savait que lorsque la Jungle bouge, seuls les hommes blancs peuvent espérer en détourner la marche.
Nul besoin de demander l’intention de son geste. La courge sauvage pousserait là où ils avaient adoré leur Dieu. Il ne leur restait qu’à se sauver, et le plus tôt serait le mieux.
Mais un village ne brise pas si facilement ses amarres. Ils demeurèrent encore tant qu’il resta quelques vivres d’été; ils essayèrent même de ramasser des noix dans la Jungle, mais des yeux ardents les épiaient, des ombres se mouvaient devant eux en plein midi, et lorsque, épouvantés, ils rentraient dans les murs en courant, au tronc des arbres près desquels ils avaient passé cinq minutes à peine auparavant, l’écorce pendait en lambeaux, déchiquetée par les griffes de quelque patte puissante. D’autre part, plus ils se confinaient dans le village, plus s’enhardissaient les créatures sauvages qui gambadaient et meuglaient sur les pâtis au bord de la Waingunga. Ils n’avaient pas le cœur de relever ni de replâtrer le mur extérieur de leurs étables vides, adossé à la Jungle ; les Sangliers en achevèrent la ruine ; les lianes aux racines noueuses se précipitèrent à leur suite, jetant leurs coudes avides sur la terre nouvellement conquise; et derrière les lianes l’herbe drue foisonna.
Ceux qui n’avaient pas de femmes s’enfuirent les premiers, portant auprès et au loin la nouvelle que le village était condamné. Qui pourrait, disaient-ils, lutter contre la Jungle ou les Dieux de la Jungle, quand le Cobra du village, lui-même, a quitté son trou sous la plate-forme, à l’ombre du pipal !
Le peu de commerce qu’ils avaient jamais entretenu avec le monde extérieur se réduisit au fur et à mesure que s’effaçaient les sentiers battus à travers la clairière. Enfin Hathi et ses trois fils cessèrent de les troubler la nuit par leurs éclats de trompette ils n’avaient plus rien à faire ici. La graine sous terre et la récolte au-dessus avaient également disparu. Les champs les plus éloignés perdaient déjà leur forme. Il était temps d’aller à Khanhiwara s’en remettre à la charité des Anglais.
Suivant la coutume des indigènes, ils différèrent encore le départ d’un jour à l’autre. Bientôt les Premières Pluies les surprirent, et les toits à l’abandon livrèrent passage au déluge; sur les pâturages l’eau montait à la cheville, et toutes les verdures se ruèrent, d’un élan, après les chaleurs de l’été. Alors ils sortirent dans la boue, hommes, femmes et enfants, à travers la chaude pluie aveuglante du matin, et ils se retournèrent, par un mouvement naturel, pour jeter un regard d’adieu sur leurs maisons.
Au moment où la dernière famille, ralentie par ses fardeaux, passait la barrière, on entendit derrière les murs un craquement de poutres et de chaume croulant. Un instant, dressée comme un reptile noir, une trompe polie apparut, qui éparpillait le chaume en bouillie ; elle plongea et on entendit un nouveau craquement suivi d’un cri farouche. Hathi venait d’arracher les toits des huttes comme on cueille dans l’eau une touffe de nénuphars ; mais une poutre, en rebondissant, l’avait piqué. Il n’avait besoin que de cela pour déchaîner toute sa force, car, de tous les hôtes de la Jungle, l’éléphant sauvage en fureur est le plus emporté dans ses destructions. Il culbuta d’une ruade un mur d’argile qui s’émietta sur le coup et fondit en boue jaune sous les torrents de pluie. Ensuite il vira, barrissant, se jeta dans les rues étroites, s’appuyant contre les huttes, à droite et à gauche, secouant les portes branlantes et les auvents rebroussés, tandis que ses trois fils faisaient rage derrière lui, comme naguère, au Sac des Champs de Bhurtpore.
Et Mowgli, la Pluie ruisselant sur ses épaules et ses bras nus, sauta d’un mur qui, pareil à un buffle fatigué, s’affaissait, cherchant son aplomb.
Tous quatre poussèrent côte à côte ; le mur d’enceinte tomba, creva, s’effondra. Et les villageois, muets d’horreur, virent apparaître, dans les déchirures de la brèche, les têtes féroces, rayées d’argile, des dévastateurs. Alors ils s’enfuirent sans abri, sans pain, vers le bas de la vallée, tandis que leur village, haché, broyé, piétiné, s’évanouissait derrière eux.
Un mois plus tard un tertre onduleux, que recouvrait un manteau vert tendre de jeunes verdures, en marquait seul la place ; et, à la fin des Pluies, le plein tonnerre de la Jungle vive grondait sur cette terre, que la charrue avait labourée six mois à peine auparavant.
C’était une voix épaisse – une voix fangeuse qui vous eût fait frissonner – une voix comme le bruit de quelque chose de mou qui se casserait en deux. Il y avait en elle un tremblotement ; elle tenait du coassement et de la plainte.
On ne pouvait rien voir sur la vaste étendue de la rivière, sauf les étoiles carrées d’une flottille de gabares chevillées de bois et chargées de pierres à bâtir, qui passaient juste sous le pont du chemin de fer, et descendaient le courant. Elles mirent toute la barre de leurs pesants gouvernails, pour éviter un banc de sable formé par le remous de l’eau en aval des piles du pont, et, au moment où elles passaient, trois de front, l’horrible voix recommença :
Un batelier se retourna sur le plat-bord où il était assis, leva la main, dit quelque chose qui n’était point précisément une bénédiction, et les bateaux s’éloignèrent avec des craquements dans le crépuscule. La large rivière indienne, qui présentait plutôt l’aspect d’un chapelet de petits lacs que d’un fleuve, polie comme un miroir, reflétait à mi-courant le rouge sablonneux du ciel, tandis que le long des rives basses, et sous leur ombre, elle s’éclaboussait de traînées d’ocre et de pourpre foncé.
De petites criques s’y ouvraient durant la saison humide; mais, maintenant, leurs bouches desséchées bâillaient bien au-dessus du niveau de l’eau. Sur la rive gauche, presque sous le pont du chemin de fer, s’élevait un village de boue, de briques, de chaume et de menu bois, dont la rue principale, remplie de bétail rentrant aux étables, aboutissait en ligne perpendiculaire à la rivière, et se terminait par une sorte de grossière jetée en briques le long de laquelle les gens qui voulaient se laver pouvaient pénétrer pas à pas dans l’eau. C’était le Ghaut du village de Mugger Ghaut.
La nuit tombait rapidement sur les champs de lentilles, de riz et de coton, situés en contrebas, et qu’inondait annuellement la rivière, sur les joncs qui frangeaient l’angle du coude qu’elle formait, et sur la Jungle emmêlée des pâturages derrière les roseaux dormants. Les Perroquets et les Corneilles, venus boire selon leur coutume le soir, à grand renfort de piaillements et de jacassements, s’étaient envolés vers l’intérieur des terres afin de se percher pour la nuit, croisant en chemin les bataillons de renards-volants
Une Grue-Adjudant fermait pesamment la marche, volant comme si chacun de ses lents coups d’aile dût être le dernier.
L’Adjudant tourna à demi la tête, fit une petite embardée dans la direction de la voix, et prit terre avec raideur sur le banc de sable au-dessus du pont. On pouvait distinguer à présent quel brutal ruffian c’était. Il présentait de dos une apparence éminemment respectable, car il avait près de six pieds de taille et ressemblait plutôt à un pasteur très correct et chauve. De face c’était différent, car sa tête et son cou, à l’instar d’Ally Sloper
Un petit Chacal galeux, qui jappait de famine sur une langue de terre basse, dressa les oreilles et la queue, et partit en barbotant à travers les flaques d’eau dans la direction de l’Adjudant.
C’était le plus bas de sa caste – non pas que le meilleur des chacals vaille grand-chose, mais celui-ci, moitié mendiant, moitié criminel, était particulièrement abject – nettoyeur de tas d’ordures, désespérément timide ou follement hardi, éternellement affamé, et plein de ruse qui ne tournait jamais à son profit.
Il se gratta sous l’oreille gauche.
Alors, comme ses yeux inquiets recherchaient le moindre soupçon de ride sur l’eau, il poursuivit rapidement :
Il ne pouvait voir ce qui arrivait.
On entendit un raclement léger, comme si un bateau venait de toucher dans l’eau peu profonde. Le Chacal se retourna vivement et fit tête (il vaut toujours mieux faire tête) à celui que concernaient ses dernières paroles. C’était un crocodile de vingt-quatre pieds, enfermé dans une cuirasse qu’on eût dite de tôle à chaudière à triples rivets, clouté, enquillé et crêté, les pointes jaunes de ses dents du haut dépassant la mâchoire inférieure qui, elle-même, s’effilait avec élégance. C’était le Mugger camus de Mugger Ghaut, plus vieux que quiconque dans le village, et qui au village même avait donné son nom – le démon du gué avant la construction du pont de chemin de fer – meurtrier, mangeur de chair humaine et fétiche local tout ensemble. Il resta, le menton allongé dans l’eau basse, se maintenant à la même place d’un imperceptible mouvement de queue ; et le Chacal n’ignorait pas qu’un coup de cette même queue dans l’eau pouvait projeter le Mugger sur le bord avec la vitesse d’une locomotive.
Or, le Chacal n’avait parlé que pour être entendu, car il savait que la flatterie était le meilleur moyen de se faire donner à manger, et le Mugger savait que le Chacal avait parlé dans ce but, et le Chacal savait que le Mugger savait ; et le Mugger savait que le Chacal savait que le Mugger savait ; et de cette façon ils étaient tous deux contents.
Soufflant et grognant, le vieux monstre se hissa avec effort sur la rive, en mâchonnant :
Et tout le temps ses petits yeux brillaient comme des charbons sous les lourdes paupières de corne au sommet de sa tête triangulaire, tandis qu’il poussait en avant, entre ses jambes torses, son corps gonflé en forme de baril.
Enfin il s’arrêta, et, tout habitué que fût le Chacal à ses façons, il ne put s’empêcher, pour la centième fois, de tressaillir en voyant avec quelle exactitude le Mugger prenait l’aspect d’un tronc en dérive arrêté sur la barre de la rivière. Il s’était même donné la peine de choisir l’angle exact qu’un tronc échoué aurait formé avec l’eau, étant donné le courant de la saison, en ce temps et à cette place. Tout cela n’était assurément qu’affaire d’habitude, car le Mugger ne venait de prendre terre que pour son plaisir, mais un crocodile n’est jamais rassasié, et si le Chacal se fût trompé à la ressemblance, il n’eût pas vécu pour philosopher sur ce point.
Les guirlandes de soucis sont une marque de vénération par toute l’Inde.
Le Chacal naquit à l’Août ; Lorsqu’en Septembre vint la pluie Il dit : Je n’ai pas vu tel déluge dans tout L’espace de ma vie.
L’Adjudant présente une particularité fort désagréable. Aux moments où l’on s’y attend le moins, il est pris de crises aiguës, de crampes ou de fourmis dans les jambes, et, quoiqu’il n’offre pas des dehors moins vertueux que la plupart des grues qui sont toutes d’aspect hautement respectable, il part tout à coup en folles danses de guerre sur ses échasses maladroites, les ailes à demi déployées, sa tête chauve balancée grotesquement de haut en bas, en même temps que, pour des motifs connus de lui seul, il prend grand soin de régler ses pires gigotements sur ses remarques les plus malsonnantes. Au dernier mot de sa chanson il se remit au garde-à-vous, dix fois plus Adjudant que jamais.
Le Chacal plia le dos, bien qu’il comptât trois bonnes saisons, mais on ne relève pas l’insulte d’une personne armée d’un mètre de bec, qu’elle peut lancer comme un javelot. L’Adjudant était un fieffé poltron, mais le Chacal était pire.
La chasse sur une telle échelle, cela l’impressionnait.
Les rivières indiennes ne cessent presque jamais de se déplacer capricieusement dans leurs lits et s’écarteront parfois de deux ou trois milles dans une saison, noyant les champs sur une rive, et couvrant l’autre d’humus fertile.
Le Mugger ouvrit l’œil gauche, et regarda fixement l’Adjudant.
L’Adjudant avait fait de son mieux pour décrire ses impressions après avoir avalé un bloc de glace de sept livres, de la glace du lac Wenham, provenant d’un navire américain chargé spécialement de ce service, au temps où Calcutta ne fabriquait pas encore sa glace à la machine ; mais, comme il ne savait pas ce que c’était que la glace, et que le Mugger et le Chacal le savaient encore moins, l’histoire fit long feu.
Un sifflement se fit entendre tout à coup sur le pont, et la malle de Delhi passa, tous les wagons éclatants de feux, tandis que leurs ombres suivaient fidèlement à travers la rivière. Le train se perdit de nouveau dans l’obscurité à grand bruit de ferraille mais le Mugger et le Chacal y étaient si bien accoutumés, qu’ils ne tournèrent même pas la tête.
Le Chacal regarda l’Adjudant, l’Adjudant regarda le Chacal. S’il y avait pour eux quelque chose de certain, c’était que la locomotive pouvait bien être tout au monde, sauf un buffle. Le Chacal l’avait observée maintes fois, posté dans les haies d’aloès qui bordaient la ligne, et l’Adjudant en avait vu bien d’autres depuis la première locomotive chauffée en Hindoustan. Mais le Mugger n’avait regardé la chose que d’en bas, d’où la chaudière de cuivre ressemblait assez, en effet, à la bosse d’un buffle.
Or, on ne traite pas quelqu’un de cousin, dans l’Inde, à moins qu’on ne pense pouvoir établir entre soi et lui quelque lien de parenté ; et, comme ce n’est que dans les vieux contes que le Mugger a jamais épousé de chacal, le Chacal savait bien pour quelle raison il se trouvait tout à coup élevé à l’honneur d’une place dans le cercle de famille du Mugger. S’ils avaient été seuls cela ne lui aurait rien fait, mais les yeux de l’Adjudant brillèrent de joie à cette vilaine plaisanterie.
Un Mugger ne se soucie pas de s’entendre appeler le père de chacals, et le Mugger de Mugger Ghaut en dit autant – et beaucoup plus qu’il n’est nécessaire de répéter ici.
Cela ne pouvait qu’empirer les choses ; car ce qu’insinuait le Chacal, c’était que le Mugger devait avoir, durant cette marche à travers les terres, mangé sa nourriture fraîche, et fraîche chaque jour, au lieu de la garder avec lui jusqu’à ce qu’elle fût bien et dûment en état, selon l’usage de tout Mugger qui se respecte et de la plupart des bêtes fauves lorsqu’elles le peuvent. En fait, l’un des pires termes de mépris qui courent le long de la rivière est « mangeur de chair fraîche ». C’est presque aussi injurieux que d’appeler un homme cannibale.
Le Mugger dut être reconnaissant de l’interruption, car il continua précipitamment :
Il recommença de plus belle son horrible danse, tandis que le Chacal ouvrait un œil d’envie. Il ne pouvait naturellement se rappeler l’année dont ils parlaient, l’année terrible de l’Insurrection.
Le Mugger continua :
Le Chacal, qui avait pris un intérêt de plus en plus vif à l’histoire, n’eut que juste le temps de sauter en arrière au moment où l’énorme queue volait comme une faux.
Le Chacal agita la queue pour montrer à quel point il avait tout balayé de sa mémoire, et s’assit en faisant des mines.
De rancune, il n’y en avait ni d’un côté ni de l’autre, cependant. Manger, être mangé, c’était la loi naturelle le long de la rivière, et le Chacal venait prendre sa part de butin lorsque le Mugger avait fini son repas.
Il bâilla et ferma ses mâchoires.
Il fit demi-tour avec raideur et se traîna vers le haut du banc de sable, tandis que le Chacal se retirait avec l’Adjudant à l’abri d’un arbre échoué sur la pointe la plus rapprochée du pont du chemin de fer.
Le Chacal se retourna avec un glapissement d’impatience, et il allait se rouler en boule sous le tronc d’arbre, lorsque tout à coup il se tapit, et leva les yeux à travers les branches emmêlées, vers la partie du pont située à peu près au-dessus de sa tête.
L’Adjudant, comme agent de la propreté publique – c’est un fonctionnaire de premier ordre – a permission d’aller partout où bon lui semble ; aussi le nôtre ne broncha pas.
Et il écouta de nouveau.
L’acier d’un canon de fusil brilla pendant une minute au clair de lune sur les traverses. Le Mugger reposait sur le banc de sable, immobile comme son ombre, les pattes de devant un peu écartées, la tête tombée entre elles deux, et ronflant comme un... mugger.
Une voix sur le pont murmura :
Un grondement retentit, pareil au bruit d’un petit canon (la grosse espèce de fusil d’éléphant ne diffère pas beaucoup d’une pièce d’artillerie), et on vit un double trait de flamme, suivi de la détonation perçante du Martini dont la longue balle a facilement raison du blindage d’un crocodile. Mais les balles explosives avaient fait la besogne. L’une d’elles toucha le Mugger juste derrière le cou, à une largeur de main, sur la gauche, de l’épine dorsale, tandis que l’autre éclata un peu plus bas, à la naissance de la queue. Quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, un crocodile blessé à mort peut ramper jusqu’en eau pro fonde et disparaître ; mais le Mugger de Mugger Ghaut était littéralement brisé en trois morceaux. Il put à peine remuer la tête avant que la vie l’eût quitté, et il resta là aussi plat que le Chacal.
Ce n’est qu’un fusil, dit l’Adjudant, bien qu’il tremblât jusqu’au bout des plumes de sa queue. Rien de plus qu’un fusil. Pour sûr il est mort. Voici les visages blancs.
Les deux Anglais étaient descendus en toute hâte du pont, et coururent au banc de sable où ils restèrent à admirer la longueur du Mugger. Puis un indigène, à l’aide d’une hache, coupa la grosse tête, et quatre hommes le tirèrent en travers de la langue de terre.
* * * * * *
Chose assez curieuse, le Chacal et l’Adjudant firent exactement la même remarque trois minutes à peine après que les hommes furent partis.
Kaa, le gros Python de Rocher, venait de changer de peau pour la deux centième fois peut-être depuis sa naissance ; et, Mowgli, se rappelant toujours qu’il lui devait la vie, à la suite de certaine nuit blanche aux Grottes Froides, dont vous vous souvenez peut-être, accourut l’en féliciter.
Un serpent, après avoir changé de peau, reste toujours quinteux et démoralisé jusqu’à ce que la nouvelle peau commence à reluire et à prendre apparence.
Kaa ne plaisantait plus Mowgli maintenant, mais, avec tout le Peuple de la Jungle, il l’acceptait comme le Maître de la Jungle, et lui portait toutes les nouvelles qu’un python pouvait naturellement apprendre. Ce qu’ignorait Kaa de la Moyenne Jungle, comme on l’appelle, la vie qui court à ras de terre ou sous terre, la vie des cailloux, des terriers et des racines, on aurait pu l’écrire sur la plus petite de ses écailles.
Cet après-midi Mowgli, assis au milieu des grands anneaux de Kaa, maniait la vieille peau flasque et déchirée, qui gisait toute nouée et tordue parmi les rochers, telle que Kaa venait de la quitter. Kaa s’était courtoisement tassé sous les larges épaules nues de Mowgli, de sorte que le garçon reposait en réalité dans un fauteuil vivant.
Mowgli passa sa main sur la marqueterie en losanges de l’immense échine :
Et il se baissa, en riant, comme pour soulever le grand corps de Kaa par le milieu, juste à l’endroit où le cylindre offrait le plus d’épaisseur. C’était comme si un homme eût essayé de soulever un conduit à eau de deux pieds de diamètre ; et Kaa restait immobile, pouffant de gaieté silencieuse. Puis ils commencèrent leur habituelle partie du soir : l’Adolescent, dans la fleur de sa jeune force, et le Python, en la somptueuse nouveauté de sa parure, face à face pour un match de lutte, épreuve d’adresse et de vigueur. Sans doute Kaa eût pu broyer une douzaine de Mowgli, s’il s’était laissé aller ; mais il jouait avec précaution, et ne donnait pas le dixième de sa puissance. Dès que Mowgli avait eu la force de supporter quelques façons un peu rudes, Kaa lui avait enseigné ce jeu, qui assouplissait les membres du garçon comme nul autre. Parfois Mowgli, garrotté jusqu’au menton par les anneaux mobiles de Kaa, s’efforçait de dégager un bras pour saisir le serpent à la gorge. Alors Kaa cédait mollement, et Mowgli, d’un rapide mouvement des deux pieds, tâchait de paralyser la prise de l’énorme queue, tandis qu’elle cherchait en arrière, à tâtons, l’appui d’un rocher ou d’une souche. Ils oscillaient ainsi d’un côté et d’autre, tête contre tête, chacun épiant son moment jusqu’à ce que le beau groupe sculptural se fondît en un tourbillon de replis noirs et jaunes de jambes et de bras agités, pour se reformer et se défaire encore.
Le jeu finissait toujours de la même manière, par un coup droit de bélier qui culbutait le garçon plusieurs fois sur lui-même. Jamais Mowgli ne put trouver une garde contre cette botte foudroyante, et, comme le disait Kaa, il ne valait pas la peine d’essayer.
Et Mowgli, suivant l’habitude, fut lancé à une douzaine de mètres, suffoquant et riant. Il se releva, de l’herbe plein les doigts, et suivit Kaa vers la baignade favorite du sage python – mare profonde et noire comme l’encre, entourée de rochers, et qu’égayaient des moignons d’arbres sombres. Le garçon s’y glissa à la mode de la Jungle, sans un bruit, et plongea ; il reparut à l’autre bord, toujours sans bruit, et se retourna sur le dos, les bras derrière la tête, suivant des yeux la lune qui se levait au-dessus des rochers, et s’amusant, du bout des orteils, à en briser le reflet dans l’eau. La tête taillée en diamant de Kaa fendit la mare comme un rasoir, et vint se poser sur l’épaule de Mowgli. Ils restèrent immobiles ainsi, voluptueusement pénétrés par la fraîcheur de l’eau.
Un cobra pressé descendit le long d’un rocher, but, leur souhaita « Bonne chasse ! », et disparut.
Kaa se mit à rouler lentement dans l’eau, comme un steamer pris par le travers.
Mowgli savait que Kaa parlait du Peuple Singe.
Mowgli nagea vers le bord, se roula dans l’herbe pour se sécher, et tous deux se mirent en route pour les Grottes Froides, la cité abandonnée dont vous avez déjà entendu parler. Mowgli, à cette époque, n’avait plus peur du Peuple Singe, mais le Peuple Singe gardait la plus vive horreur de Mowgli. Cependant leurs tribus étaient en expédition dans la Jungle, de sorte que les Grottes Froides apparurent vides et silencieuses dans le clair de lune. Kaa ouvrit la marche vers les ruines du pavillon de la reine, qui s’élevaient sur la terrasse, se coula par-dessus les décombres et plongea dans l’escalier à demi bouché qui, du centre du pavillon, s’enfonçait sous terre. Mowgli lança l’appel des serpents : « Nous sommes du même sang, vous et moi », et suivit, sur les mains et les genoux. Ils se traînèrent ensuite, sur un long parcours, dans un passage en pente, qui tournait et revenait plusieurs fois sur lui-même ; et, à la fin, ils atteignirent un endroit où la racine de quelque arbre géant, qui jaillissait du sol à trente pieds au-dessus, avait descellé une des lourdes pierres du mur. Ils rampèrent par cette brèche et se trouvèrent dans un vaste caveau, dont le toit en forme de dôme avait été pareillement disjoint par des racines d’arbre, de telle sorte que de rares traînées de lumière en balafraient l’obscurité.
Et Mowgli vit bouger quelque chose de blanc, et, petit à petit, se dresser le cobra le plus monstrueux sur lequel ses yeux se fussent jamais posés, un être long de huit pieds ou presque, et devenu, à force de vivre dans l’obscurité, d’un blanc de vieil ivoire. La marque des lunettes elle-même sur le capuchon éployé avait tourné au jaune pâle. Ses yeux étaient aussi rouges que des rubis ; tout l’ensemble présentait l’aspect le plus surprenant.
Du regard, en clignant les yeux, il fit le tour du caveau, puis ramassa sur le sol une poignée de quelque chose qui brillait.
Il laissa retomber les pièces d’or, et fit quelques pas en avant. Le sol du caveau disparaissait sous quelque cinq ou six pieds de monnaies d’or et d’argent qui avaient jailli des sacs où on les avait primitivement enfermées. Au cours des siècles le métal avait fini par se tasser et s’agglomérer comme fait le sable à marée basse. Dessus, au milieu, ou bien en trouant la surface, comme des épaves bosselant la grève, se voyaient des howdahs à éléphants, en argent repoussé, incrustés de plaques en or martelé, enrichis d’escarboucles et de turquoises. Il y avait des litières et des palanquins pour transporter les reines, encadrés et cerclés d’argent et d’émaux, avec des bâtons à poignées de jade et des anneaux d’ambre pour les rideaux ; des chandeliers d’or à pendeloques d’émeraudes percées qui frissonnaient sur les branches des images de dieux oubliés, hautes de cinq pieds, en argent, avec des yeux de pierreries ; des cottes de mailles damasquinées d’or sur acier, frangées d’un semis de perles gâtées et noircies par le temps ; des casques à cimiers et à filets de rubis sang de pigeon, des boucliers de laque, d’écaille et de peau de rhinocéros, à bandes et à bosses d’or rouge, ornés d’émeraudes sur les bords ; des faisceaux d’épées, de dagues et de couteaux de chasse à poignées de diamant ; des vases et des cuillers d’or pour les sacrifices, et des autels portatifs d’une forme qui ne voit jamais la lumière du jour ; des coupes et des bracelets de jade ; des cassolettes, des peignes, des pots à parfums, pour le henné, pour le khôl, tous en or repoussé ; des anneaux de nez, des bracelets, des diadèmes, des bagues et des ceintures sans nombre ; des baudriers larges de sept doigts, en diamants et rubis taillés en pyramide ; des coffres à triple armature de fer, dont le bois tombé en poudre laissait voir, à l’intérieur des piles de saphirs étoilés, opales, œils-de-chat, saphirs ordinaires, diamants, émeraudes et grenats cabochons.
Le Cobra Blanc avait raison. Aucune somme n’aurait pu seulement commencer à payer la valeur de ce trésor, butin trié de siècles de guerre, de pillage, de commerce et d’impôts. Les monnaies seules, pierres précieuses mises à part, étaient sans prix, et le poids brut de l’or et de l’argent pouvait atteindre deux ou trois cents tonnes. Tout prince indigène dans l’Inde d’aujourd’hui, si pauvre qu’il soit, possède une réserve cachée qu’il grossit toujours ; et, bien qu’une fois, de loin en loin, il arrive à un prince éclairé d’expédier quarante ou cinquante chariots à bœufs chargés d’argent pour recevoir en échange des titres de rentes, la plupart d’entre eux gardent jalousement leur trésor et son secret.
Mais naturellement Mowgli ne comprenait pas ce que tout cela voulait dire. Les couteaux l’intéressaient un peu, mais ils n’étaient pas aussi bien en main que le sien, et il eut tôt fait de les laisser retomber. À la fin il découvrit un objet vraiment captivant, posé sur le fronton d’un howdah à demi enseveli dans les monnaies. C’était un ankus ou aiguillon à éléphant, de deux pieds de long, quelque chose comme une petite gaffe. Un rubis cabochon unique en formait le sommet, et sur une longueur de huit pouces, au-dessous, le manche était clouté de turquoises brutes dont le semis rapproché fournissait une prise des plus satisfaisantes. Au-dessous encore régnait un rebord de jade sur lequel courait une guirlande de fleurs, seulement les feuilles de ces fleurs étaient d’émeraude, et les corolles de rubis sertis à même la fraîche et verte pierre. Le manche se continuait par une tige de l’ivoire le plus pur, tandis que l’extrémité – la pointe et le croc – était d’acier avec des nielles d’or qui représentaient une chasse à l’éléphant. Les dessins attirèrent l’attention de Mowgli, qui s’aperçut de quelque rapport entre eux et son ami Hathi.
Le Cobra Blanc l’avait suivi de près.
Le Cobra Blanc frissonna tout entier d’une joie diabolique.
Mowgli ramassa quelque chose de blanc et de poli.
Kaa s’élança, les yeux flambants.
Mowgli posa tranquillement la main sur la tête de Kaa.
Mowgli se tenait debout, l’ankus à la main, la pointe tournée vers la terre. D’un geste rapide il le lança devant lui, et l’ankus retomba sur le gros Serpent, en travers et juste en arrière du capuchon, et le cloua sur le sol. En un éclair Kaa tombait de tout son poids sur le corps qui se tordait, le paralysant du capuchon à la queue. Les yeux rouges flamboyaient, et les six pouces de tête libres battaient furieusement de droite et de gauche.
Il saisit le Serpent derrière le capuchon, ouvrit de force la bouche avec la lame de son couteau, et montra les terribles crocs venimeux de la mâchoire supérieure, qui apparaissaient noirs et desséchés dans la gencive. Le Cobra Blanc avait survécu à son poison, comme il arrive aux serpents.
Et, faisant un signe de départ à Kaa, il ramassa l’ankus, rendant au Cobra Blanc la liberté.
Mowgli se traîna par le trou pour regagner le passage, et sa dernière vision fut celle du Cobra Blanc frappant furieusement de ses crocs désarmés les faces d’or indifférentes des dieux couchés sur le sol, et sifflant :
Ils se retrouvèrent avec joie une fois de plus à la lumière du jour, et, lorsqu’ils furent rentrés dans leur propre Jungle, et que Mowgli fit étinceler l’ankus au soleil du matin, il se sentit presque aussi content que de la trouvaille d’un bouquet de fleurs nouvelles pour mettre dans sa chevelure.
Mowgli s’en alla, dansant, brandissant le grand ankus, et s’arrêtant de temps à autre pour l’admirer, jusqu’à la partie de la Jungle que Bagheera fréquentait de préférence ; et il la trouva en train de boire après une chasse un peu dure. Mowgli lui conta ses aventures depuis le commencement jusqu’à la fin, et Bagheera, entre-temps, reniflait l’ankus. Lorsque Mowgli en vint aux derniers mots du Cobra Blanc, Bagheera fit entendre un ronron approbateur.
Bagheera ouvrit à demi les yeux – elle avait une grande envie de dormir – en un clignement malicieux.
Le poids de l’ankus commençait à le fatiguer.
L’ankus vola parmi des étincelles, et s’enterra lui-même, la pointe en bas à cinquante mètres de là parmi les arbres.
Bagheera s’en alla vers un gîte d’affût de sa connaissance, à environ deux milles de là. Mowgli grimpa sans peine sur un arbre commode, noua trois ou quatre lianes ensemble, et en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, se balançait dans un hamac à cinquante pieds du sol. Bien qu’il n’eût pas d’objections positives contre le grand jour, Mowgli suivait la coutume de ses amis, et en usait le moins possible. Lorsqu’il s’éveilla parmi les bruyantes peuplades qui vivent dans les arbres, c’était de nouveau le crépuscule, et il venait de rêver aux beaux cailloux qu’il avait jetés.
Et il se laissa glisser le long d’une liane jusqu’à terre ; mais Bagheera était devant lui. Mowgli put l’entendre flairer dans le demi-jour.
Ils tuèrent aussitôt que possible, mais il ne s’écoula pas moins de trois heures avant qu’ils eussent fini leur repas, bu à leur soif, et pris la piste pour de bon. Le Peuple de la Jungle sait que rien ne répare le dommage d’un repas bousculé.
Et ils prirent l’allure vite et hachée du trot de chasse, à travers le clair de lune et les taches d’ombre, en suivant les empreintes de ces deux pieds nus.
Ils continuèrent leur course sur un terrain détrempé.
Et un bond superbe l’emporta aussi loin que possible en avant. La première chose à faire lorsqu’une piste cesse d’être claire, c’est de se jeter en avant, d’un seul coup, sans la brouiller davantage de ses propres empreintes. Bagheera, en touchant terre, se retourna et fit face à Mowgli, en criant :
Mowgli accourut et regarda.
Bagheera retourna d’un bond à la première piste, laissant Mowgli penché sur la curieuse trace aux orteils en dedans du petit sauvage des bois.
Il s’éloigna du rocher, pas à pas, parmi les arbres, en élevant la voix, selon la distance, à mesure qu’il approchait d’une petite cascade.
La Panthère avait sondé le bois dans toutes les directions pour voir comment la trace du Grand Pied l’éloignait du revers du rocher. Enfin, elle donna de sa voix.
Bagheera bondit le long des nettes empreintes, et Mowgli suivit les pas du Gond. Pour un moment, il n’y eut que silence dans la Jungle.
La voix de Mowgli lui répondit à cinquante mètres à peine sur la droite.
Ils galopèrent encore un demi-mille, en gardant toujours à peu près la même distance, jusqu’à ce que Mowgli, dont la tête n’était pas aussi près de terre que celle de Bagheera, criât :
À dix mètres à peine, en face d’eux, étendu en travers d’un monceau de pierrailles, gisait le corps d’un villageois du district, le dos et le flanc transpercés par la petite flèche empennée d’un Gond.
La trace unique d’un homme agile qui avait couru vite, un fardeau sur l’épaule gauche, persistait autour d’une longue bande basse de gazon sec en forme d’éperon, où chaque empreinte, aux yeux perçants des traqueurs, semblait marquée au fer rouge.
Ils ne parlèrent ni l’un ni l’autre jusqu’à ce que la trace aboutît aux cendres d’un feu de camp, caché dans un ravin.
Le corps recroquevillé d’un petit Gond gisait là, les pieds dans les cendres, et Bagheera interrogea Mowgli du regard.
Ils ne parlèrent plus pendant une grande heure, tandis qu’ils relevaient la large voie des quatre hommes.
Le soleil était déjà clair et chaud lorsque Bagheera dit :
Bagheera, un peu sur la gauche, fit entendre un indescriptible bruit de gorge.
Un paquet de vêtements aux couleurs vives gisait en tas sous un buisson, et, alentour, de la farine s’était répandue.
Ils n’avaient pas fait un mille de plus qu’ils entendirent Ko, le Corbeau, en train de chanter un chant de mort au sommet d’un tamaris, à l’ombre duquel trois hommes étaient couchés. Un feu mourant fumait au centre du cercle, sous un plat de fer qui contenait une galette noircie et brûlée de pain sans levain. Près du feu gisait flamboyant au soleil l’ankus de rubis et de turquoises.
Un habitant de jungle arrive à en savoir, par expérience, aussi long que la plupart des médecins sur les plantes et les baies vénéneuses. Mowgli flaira la fumée qui montait du feu, rompit un morceau de pain noirci, le goûta, et, le recrachant :
La « pomme de mort » est le nom que la Jungle donne à la pomme épineuse ou datura, le poison le plus prompt de toute l’Inde.
Deux nuits plus tard, tandis que le Cobra Blanc honteux, spolié, solitaire, roulait des pensées de deuil dans les ténèbres du caveau, l’ankus de turquoises vola en sifflant par le trou du mur, et s’abattit avec fracas sur la couche de monnaies d’or.
Mor le Paon, les Singes Gris dorment encor – tout est sombre, Chil n’a point fauché le ciel sur cent brasses de longueur, Par la Jungle doucement flotte un soupir, glisse une ombre – C’est la peur, ô Petit Chasseur, c’est la Peur ! Doucement, dans la clairière, elle fuit, épie, espère, Le murmure monte et s’étend, chuchoteur ; Ton front se mouille et se glace, à l’instant ce bruit qui passe – C’est la peur, ô Petit Chasseur, c’est la Peur ! Avant que du haut du mont la lune ait sabré la roche,À l’heure où trempé, défait, s’égoutte le poil pleureur, Écoute à travers la nuit : un souffle halète, approche – C’est la Peur, ô Petit Chasseur, c’est la Peur ! À genoux, bande la corde ; en sifflant la flèche morde ; Plonge ta lance au fourré vide et moqueur ; Ta main faiblit, se dénoue et le sang quitte ta joue – C’est la Peur, ô Petit Chasseur, c’est la Peur ! Quand la trombe voit le ciel, quand le pin glisse et s’écroule, Quand cingle et claque le fouet de l’ouragan aboyeur, Dans les cuivres du tonnerre une voix plus haute roule – C’est la Peur, ô Petit Chasseur, c’est la Peur ! La crue écume et s’encaisse, le bloc oscillant s’affaisse, Chaque brin d’herbe est un spectre en la livide lueur, Ta gorge sèche se scelle et ton cœur battant martèle : C’est la Peur, ô Petit Chasseur, c’est la Peur !
Les yeux de Kadlu firent le tour de la hutte de neigé tapissée de peaux, et vinrent s’arrêter sur Kotuko, âgé de quatorze ans, qui, assis sur le banc de repos, taillait un bouton dans une dent de morse.
Kadlu répondit par un autre sourire, qui fit disparaître ses yeux dans le gras de ses joues plates, et hocha la tête en regardant Amoraq, tandis que la mère farouche du petit chien pleurnichait de voir son bébé se démener hors d’atteinte dans le petit sac de peau de phoque qui pendait bien au chaud au-dessus de la lampe à graisse. Kotuko continua de sculpter et Kadlu, ayant jeté un paquet de harnais de chiens dans une chambre minuscule qui s’ouvrait sur un des côtés de la maison, se mit en devoir d’enlever son lourd costume de chasse en peau de renne, le plaça dans un filet de fanons de baleine pendu au-dessus d’une autre lampe, et tomba sur le banc de repos, où il resta à taquiner un morceau de viande de phoque gelée en attendant qu’Amoraq, sa femme, apportât le dîner habituel de viande bouillie et de soupe au sang. Il était allé, dès le matin, à l’aube, aux trous de phoques, à huit milles de là, et venait de rentrer avec trois gros animaux. À mi-chemin du couloir ou tunnel de neige, long et bas, qui conduisait à la porte intérieure de la maison, on pouvait entendre un concert de jappements et d’aboiements : c’étaient les chiens d’attelage de son traîneau qui, après la besogne du jour, se disputaient les places chaudes. Lorsque les aboiements devinrent trop forts, Kotuko roula nonchalamment à bas du banc de repos et ramassa un fouet formé d’une souple poignée de baleines longues de dix-huit pouces et d’une courroie de vingt-cinq pieds lourdement tressée. Il plongea dans le couloir, où le vacarme devint tel qu’on eût dit que les chiens le dévoraient tout vif ; mais ce n’était rien de plus que leur bénédicité coutumier avant le repas. Lorsqu’il sortit, en rampant, à l’autre extrémité, une demi-douzaine de têtes fourrées le suivirent des yeux tandis qu’il se dirigeait vers une sorte de potence faite d’une mâchoire de baleine, où la viande des chiens était accrochée. À l’aide d’un harpon muni d’un large fer il fendit en gros morceaux la viande gelée, et attendit, le fouet d’une main et la viande de l’autre. Chaque animal était appelé par son nom, les plus faibles d’abord, et malheur au chien qui devançait son tour, car la mèche effilée projetait l’éclair de sa lanière, et faisait voler un pouce, ou peu s’en faut, de poil et de peau. Chaque bête se contentait de grogner, happait, s’étranglait en avalant sa part, et s’en retournait à la hâte dans le couloir, tandis que le jeune garçon, debout sur la neige dans l’incendie des Lueurs Boréales, distribuait sa justice. Le dernier à servir fut le gros conducteur noir de l’attelage, qui maintenait l’ordre parmi les chiens sous le harnais, et Kotuko lui donna double ration de viande et un coup de fouet en surplus.
Il rentra en rampant par-dessus le pêle-mêle des chiens, secoua de ses fourrures la poussière de neige avec le martinet de baleine qu’Amoraq tenait pendu près de la porte, tapota la peau qui doublait le toit, pour en détacher les glaçons qui auraient pu tomber du dôme de neige, et se roula en boule sur le banc. Les chiens, dans le couloir, ronflaient et geignaient en dormant, le dernier-né d’Amoraq jouait des pieds, toussait et gargouillait au fond de l’épais capuchon de fourrure maternel, et la mère du petit chien nouvellement baptisé reposait à côté de Kotuko, les yeux fixés sur le sac de peau de phoque qui pendait au chaud et à l’abri au-dessus de la large flamme jaune de la lampe.
Et tout cela se passait loin, là-bas, dans le Nord, au-delà du Labrador, au-delà du détroit d’Hudson, où les grandes marées crèvent la glace, au nord de la péninsule de Melville – au nord même des étroits passages de la Fury et de l’Hécla – sur le rivage septentrional de la Terre de Baffin, où l’île de Bylot se dresse au-dessus des glaces du détroit de Lancastre comme un bol à pudding renversé. On ne connaît pas grand-chose plus haut que le détroit de Lancastre, sauf le Devon du Nord et la terre d’Ellesmere ; là même, cependant, vivent quelques habitants dispersés, porte à porte, pour ainsi dire, avec le pôle même.
Kadlu était un Inuit – ce que vous appelleriez un Esquimau – et sa tribu, composée en tout d’une trentaine de personnes, appartenait au Tununirmiut, « le pays qui s’étend là-bas, derrière quelque chose ». Sur les cartes cette côte désolée s’appelle Navy Board Inlet, mais le nom d’Inuit est meilleur, parce que ce pays gît en vérité derrière tout au monde. Pendant neuf mois de l’année ce ne sont que glaces, neiges, coups de vent sur coups de vent, accompagnés d’un froid que ne peuvent imaginer ceux qui n’ont jamais vu le thermomètre descendre même à zéro. Six mois sur ces neuf il fait nuit, et c’est pour cela que le pays est si horrible. Pendant les trois mois d’été il ne gèle qu’un jour sur deux et chaque nuit ; à ce moment, la neige commence à s’égoutter des pentes exposées au sud, quelques saules nains pointent leurs bourgeons laineux, une ou deux microscopiques joubarbes font mine de fleurir, des plages de gravier fin et de pierres arrondies descendent vers la mer libre, et des galets polis et des rochers veinés se lèvent au-dessus de la neige granulée. Mais tout cela passe en quelques semaines ; bientôt le sauvage hiver revient verrouiller la terre, tandis qu’en mer les glaces se ruent dans les courants contrariés du large, se bloquent, se choquent, se rognent, se cognent, se broient et s’échouent jusqu’à ce que tout gèle d’une pièce, sur dix pieds d’épaisseur, du rivage à l’eau profonde.
En hiver Kadlu suivait les phoques jusqu’au bord de la banquise, et les harponnait lorsqu’ils montaient pour respirer à leurs trous d’air. Le phoque a besoin d’eau libre pour y vivre et y prendre du poisson ; or, la glace s’avançait parfois sans une brèche à quatre-vingts milles de la terre la plus proche. Au printemps ils abandonnaient, lui et les siens, la glace fondante pour les rochers de la côte, où ils dressaient des tentes de peaux et prenaient des oiseaux de mer au piège, ou bien harponnaient les jeunes phoques qui se chauffaient sur les grèves. Plus tard ils descendaient vers le sud, dans la terre de Baffin, chasser le renne et faire leur provision annuelle de saumon aux centaines de cours d’eau et de lacs de l’intérieur ; et ils revenaient au nord en septembre ou octobre, pour la chasse du bœuf musqué et la pêche d’hiver. Ce voyage s’accomplissait en traîneaux à chiens, par traites de vingt et trente milles, ou, quelquefois, le long de la côte, dans les grands « bateaux de femmes », faits de peaux cousues, où les chiens et les bébés reposaient entre les pieds des rameurs, et où chantaient les femmes tandis qu’ils glissaient de cap en cap sur l’eau limpide et froide. Tout ce que les Tununirmiut connaissaient de raffinement venait du sud – bois échoué pour patins de traîneaux, pointes de fer pour le bout des harpons d’acier, chaudrons étamés dans lesquels on cuit la nourriture beaucoup mieux que dans les vieux ustensiles de marne savonneuse, pierres à fusil, briquet et jusqu’à des allumettes, rubans de couleur pour les cheveux des femmes, petits miroirs à bon marché, et drap rouge pour border les jaquettes de cérémonie en peau de renne.
Kadlu faisait le commerce du précieux ivoire de couleur crème que donne la corne en spirale du narval, et des dents de bœuf musqué (qui ont autant de valeur que les perles) avec les Inuit du Sud, et ceux-ci en trafiquaient à leur tour avec les baleiniers et les postes de missions des détroits d’Exeter et de Cumberland ; de sorte que, grâce à cette chaîne, il arrivait qu’un chaudron, pris par quelque cuisinier de navire au bazar de Bhendy, pouvait aller finir ses jours sur une lampe à graisse, quelque part du côté le plus frais du Cercle Arctique.
Kadlu, bon chasseur, était riche en harpons de fer, en couteaux à neige, en dards pour prendre les oiseaux, et en toutes sortes d’autres choses qui facilitent la vie là-haut dans le grand froid ; de plus, il était chef de sa tribu, ou, comme ils disent, « l’homme qui-la-connaît-dans-les-coins-par-la-pratique ». Cela ne lui conférait aucune autorité, sinon que, de temps en temps, il pouvait conseiller à ses amis un changement de terrains de chasse ; mais Kotuko, lui, en profitait pour régenter un peu, à la façon nonchalante des gras Inuit, les autres jeunes garçons, quand ils sortaient la nuit pour jouer à la balle au clair de lune ou chanter la Chanson de l’Enfant, à l’Aurore Boréale.
Mais à quatorze ans un Inuit se sent un homme, et Kotubo en avait assez de fabriquer des pièges pour les oies sauvages et les renards bleus, et trop d’aider les femmes à mâcher les peaux de phoques et de rennes (ce qui les assouplit mieux qu’aucun autre procédé) tout le long du jour, tandis que les hommes étaient dehors à la chasse. Il voulait aller dans le quaggi, la maison des chansons, où les chasseurs se réunissaient pour célébrer leurs mystères, où l’angekok, le sorcier, les faisait trembler des plus délicieuses terreurs une fois les lampes éteintes, alors qu’on entendait l’Esprit du Renne piaffer sur le toit, et qu’un harpon, plongé dans la nuit noire, revenait couvert de sang fumant. Il voulait pouvoir jeter ses grosses bottes dans le filet, en prenant l’air soucieux d’un maître de maison, et se mêler au jeu des chasseurs lorsqu’ils entraient à l’occasion, le soir, pour s’accroupir autour d’une sorte de roulette de famille organisée au moyen d’un pot d’étain et d’un clou. Il y avait des centaines de choses qu’il voulait faire, mais les grands se moquaient de lui, en disant :
Maintenant que son père lui destinait un chien, les choses prenaient meilleure tournure. Un Inuit ne va pas à la légère faire cadeau à son fils d’un bon chien avant que le garçon s’y connaisse un peu dans l’art de conduire ; et Kotuko se sentait plus que sûr de n’en rien ignorer.
Si le petit chien n’eût pas été doué d’une constitution de fer, il serait mort à force d’être bourré et tripoté. Kotuko lui fabriqua un tout petit harnais muni de traits, et le remorquait partout sur le sol de la maison, en criant :
Le petit chien n’aimait pas du tout cela ; mais de menues tracasseries de cette sorte, c’était encore du bonheur à côté de ce qui l’attendait la première fois qu’on le mit au traîneau. Il s’assit tout simplement sur la neige et se mit à jouer avec les traits en peau de phoque qui rattachaient son harnais au pitu, la grosse courroie de l’arc du traîneau ; puis, l’attelage partant, le petit chien se trouva tout à coup bousculé par le lourd traîneau de dix pieds, traîné et roulé dans la neige, tandis que Kotuko riait aux larmes. Vinrent ensuite des jours interminables où le fouet barbare sifflait comme le vent sur la glace, où ses compagnons le mordaient tous parce qu’il ne connaissait pas l’ouvrage, où le harnais l’écorchait, et où, n’ayant plus la permission de coucher avec Kotuko, il devait, au contraire, se contenter de la place la plus froide dans le couloir. Ce fut une triste époque pour le petit chien.
Le garçon apprenait de son côté aussi vite que l’animal, bien qu’un traîneau à chiens soit la chose la plus désespérante à conduire. Chaque bête – les plus faibles près du conducteur – est attelée à son propre trait. Celui-ci se rattache, en passant sous la patte gauche antérieure, à la courroie principale, où le fixent une sorte de bouton et de boucle qu’on peut glisser l’un dans l’autre d’un tour de main, en délivrant ainsi un chien à la fois. C’est là un point capital, car il arrive souvent à de jeunes chiens que le trait reste pris entre leurs jambes de derrière, où il peut les couper jusqu’à l’os. De plus, à tous sans exception, il leur faut se visiter entre amis pendant le trajet, et ils sautent de-ci de-là parmi les traits. Puis ils se battent, et il en résulte quelque chose de plus difficile à débrouiller le lendemain qu’une ligne de pêche mouillée. On peut s’éviter beaucoup de peine par l’emploi savant du fouet. Tout jeune Inuit se targue d’être un maître de la mèche ; mais s’il est facile de cingler un but marqué sur le sol, il l’est moins d’attraper, en se penchant en avant, le chien rétif juste derrière les épaules, quand le traîneau file à toute vitesse. Si on appelle un chien par son nom pour avoir « rendu une visite », et que le fouet en atteigne maladroitement un autre, les deux videront la querelle sur-le-champ, et arrêteront tout le reste. De même, si l’on voyage avec un compagnon et que l’on se mette à causer avec lui, ou bien tout seul et que l’on chante, les chiens feront halte, se retourneront et s’assoiront pour écouter ce que vous avez à dire. Kotuko se fit emballer deux ou trois fois pour avoir oublié de caler le traîneau en arrêtant. Il brisa beaucoup de fouets et mit plusieurs courroies hors d’usage avant qu’on lui confiât un attelage complet de huit et le traîneau léger. Il se sentit alors un personnage d’importance, et, cœur hardi, coude agile, faisait voler le traîneau fumant sur le miroir sombre de la glace unie, au train d’une meute en pleine chasse. Il allait à dix milles, aux trous des phoques, et, en arrivant aux terrains de chasse, détachait d’un tour de main un des traits du pitu, délivrant le grand chef de file noir, le plus intelligent de l’attelage à cette époque. Aussitôt que l’animal avait éventé un trou d’air, Kotuko retournait le traîneau, et enfonçait solidement dans la neige une paire d’andouillers sciés au pied, qui se dressaient comme des poignées de voiture d’enfant, afin d’empêcher l’attelage de détaler. Puis il se mettait à ramper devant lui, pouce par pouce, et attendait jusqu’à ce que le phoque montât pour respirer. Alors il plantait rapidement sa lance de haut en bas, la ligne suivait, et, un instant après, il hissait son phoque au bord du trou, tandis que le chien noir venait l’aider à traîner le cadavre sur la glace jusqu’au traîneau. C’était le moment où les chiens restés sous le harnais écumaient et hurlaient dans le feu de l’excitation, et Kotuko leur appliquait la longue mèche comme une barre de fer rouge en travers des museaux, jusqu’à ce que le froid eût raidi le cadavre. Le plus dur, c’était de rentrer à la maison : il fallait aider le traîneau chargé à travers la glace raboteuse, et les chiens s’asseyaient pour jeter des regards affamés sur le phoque au lieu de tirer ; ils finissaient cependant par atteindre la route nettement frayée par les traîneaux, qui aboutissait au village, cahin-caha le long de la glace sonore, la tête basse et la queue dressée, tandis que Kotuko entonnait le An-gutivaun tai-na tau-na-ne taina (La Chanson du Retour du Chasseur), et que des voix le hélaient de maison en maison, sous le grand ciel terne et constellé.
Kotuko, le Chien, une fois parvenu à sa pleine croissance, eut aussi ses plaisirs. Il fit patiemment son chemin parmi les rangs de l’attelage, bataille par bataille, jusqu’à ce que, un beau soir, à l’heure du souper, il s’en prît au gros chef noir (Kotuko, le Garçon, veillait au franc jeu) et le réduisît, comme ils disent, au rôle de second chien. De sorte que, promu à la longue courroie du chien de tête, il dut, désormais, courir à cinq pieds en avant de tous les autres, accepter le devoir strict de mettre le holà à toute bataille, sous les harnais comme ailleurs, et porter un collier de fils de cuivre très épais et très lourd. En certaines occasions on lui donnait de la nourriture cuite à l’intérieur de la maison, et parfois on lui permettait de coucher sur le banc avec Kotuko. C’était un bon chien de phoques, et capable de mettre aux abois un bœuf musqué rien qu’à courir alentour et à lui japper aux talons. Il osait même – ce qui, pour un chien de traîneau, est le dernier mot de la bravoure – il osait même tenir tête au loup décharné de l’Arctique, que tous les chiens du Nord, en règle générale, craignent entre tout ce qui court sur la neige. Lui et son maître – ils ne considéraient pas les chiens de l’équipage ordinaire comme une compagnie digne d’eux – chassaient ensemble, jour et nuit, nuit et jour – le jeune garçon sous ses fourrures, et la bête jaune, œil étroit, crocs luisants, féroce, sous ses poils défaits.
La seule occupation d’un Inuit est de se procurer des vivres et des peaux pour lui et les siens. Les femmes transforment les peaux en vêtements, et, à l’occasion, aident à prendre au piège le petit gibier ; mais le soin d’assurer le gros de la nourriture – et ils mangent énormément – incombe aux hommes. Si la provision vient à manquer il n’y a là-haut personne à qui acheter, mendier ou emprunter. Il ne reste qu’à mourir.
Mais un Inuit ne songe pas à de tels malheurs, à moins d’y être forcé. Kadlu, Kotuko, Amoraq et le petit gars qui jouait des pieds dans le capuchon de fourrure et mâchait des morceaux de graisse toute la journée vivaient heureux ensemble comme aucune famille du monde. Ils appartenaient à une race très douce – un Inuit se met rarement en colère et presque jamais ne frappe un enfant – une race qui ne savait pas au juste ce que pouvait signifier le mot « mentir » et encore moins le mot « voler ». Ils se contentaient de harponner leur vie au cœur du froid cruel et sans espoir, d’échanger leurs bons sourires huileux, de raconter le soir d’étranges contes de fantômes et de fées, de manger à satiété, et de chanter l’interminable chanson des femmes : « Amna aya, aya, amna, ah ! ah ! » le long des longues journées sous la lumière de la lampe en raccommodant leurs vêtements et leurs équipements de chasse.
Or, un terrible hiver, tout les trahit. Les Tununirmiut, revenus de leur pêche annuelle du saumon, construisirent leurs maisons sur la glace nouvelle au nord de l’île de Bylot, prêts à marcher au phoque dès que la mer gèlerait. Mais l’automne fut précoce et sauvage. Tout septembre durant des bourrasques continuelles soulevèrent la glace unie, que les phoques préfèrent, aux endroits où elle ne mesurait que quatre ou cinq pieds d’épaisseur, et la rejetèrent vers l’intérieur, amoncelant ainsi, sur vingt milles de large environ, une grande barrière de blocs déchiquetés en aiguilles, sur laquelle il était impossible de faire courir les traîneaux. Le bord de la banquise d’où les phoques avaient coutume de pêcher en hiver se trouvait à peut-être vingt milles au-delà de cette barrière et hors d’atteinte pour les Tununirmiut. Malgré cela ils auraient pu s’arranger pour passer péniblement l’hiver avec leur provision de saumon gelé, leurs conserves de graisse et le produit de la chasse au piège ; mais, en décembre, un de leurs chasseurs tomba sur un tupik, une tente de peaux, sous lequel il trouva, près d’une jeune fille presque morte, trois femmes dont les hommes étaient descendus avec elles de très loin dans le Nord et avaient été broyés dans leurs petits kayaks de chasse pendant une expédition à la recherche du narval à longue corne. Kadlu, naturellement, ne pouvait que répartir les femmes parmi les huttes du village d’hiver, car aucun Inuit n’oserait refuser un repas à un étranger. Il ne sait jamais si son tour ne viendra pas de mendier lui-même. Amoraq prit la jeune fille, qui avait environ quatorze ans, comme une sorte de servante en sa maison. À la coupe de son capuchon pointu, et à la forme en as de carreau de ses guêtres blanches en peau de renne, ils supposèrent qu’elle venait de la terre d’Ellesmere. Elle n’avait jamais vu auparavant de casseroles en étain ni de traîneaux à patins de bois ; mais elle ne semblait pas déplaire à Kotuko, le Garçon, ni à Kotuko, le Chien.
Puis tous les renards s’en allèrent vers le sud, et le glouton lui-même, ce petit voleur grognon et camard des neiges, ne se donna même plus la peine de suivre la ligne de pièges vides que Kotuko tendait. La tribu perdit deux de ses meilleurs chasseurs, cruellement estropiés dans une lutte avec un bœuf musqué ; il en résulta un surcroît de travail pour le reste. Kotuko sortait, un jour après l’autre, avec un léger traîneau de chasse et six ou sept de ses chiens les plus vigoureux, s’abîmant la vue à fouiller l’espace, en quête d’une surface de glace unie où quelque phoque aurait pu creuser un trou d’évent. Kotuko, le Chien, quêtait de tous côtés, et, dans le calme de mort des champs de glace, Kotuko, le Garçon, pouvait entendre son jappement à demi étranglé d’impatience au bord d’un trou de phoque, à trois milles de là, aussi distinctement qu’à ses côtés. Lorsque le chien avait découvert un trou, le jeune garçon se construisait un petit mur bas de neige afin d’arrêter le plus fort de l’âpre bise, et là, il attendait dix, douze, vingt heures, que le phoque montât pour respirer, les yeux rivés à l’imperceptible marque qu’il avait faite au-dessus du trou pour guider son coup de harpon, un petit tapis en peau de phoque sous les pieds, et les jambes liées ensemble dans le tutareang – la boucle dont les vieux chasseurs avaient parlé. Cela aide l’homme à tenir ses jambes immobiles pendant qu’il attend – attend – et attend encore que le phoque à l’oreille si fine se dresse. Bien que cet exercice ne comporte aucune dépense de force, on n’aura pas de peine à croire que l’attente immobile dans la boucle, lorsque le thermomètre marque quarante degrés peut-être au-dessous de zéro, soit la plus dure besogne que connaisse un Inuit. Quand un phoque était pris, Kotuko, le Chien, bondissait en avant, sa courroie traînant derrière lui, et il aidait à tirer le corps jusqu’au traîneau près duquel les chiens, las et faméliques, reposaient maussadement à l’abri des glaçons soulevés.
Un phoque, cela n’allait pas très loin, car chaque bouche, dans le village, avait droit à sa part ; on n’en gaspillait os, peau ni tendon. Les morceaux réservés d’ordinaire aux chiens passèrent à l’usage des hommes ; Amoraq nourrissait l’attelage avec les lambeaux de peau de vieilles tentes d’été, qu’elle tirait de dessous le banc de repos, et les bêtes hurlaient et hurlaient encore, et se réveillaient pour hurler de faim. On pouvait, aux lampes de huttes, s’apercevoir que la famine n’était pas loin. Lors des bonnes saisons, quand la graisse abonde, la flamme, dans les vases en forme de bateau, monte à deux pieds de haut, joyeuse, grasse et jaune. Maintenant, elle avait six pouces à peine. Amoraq rabattait avec soin, du bout de son épingle, le fumeron de la mèche quand une lueur inattendue brillait pour un moment, et les yeux de toute la famille suivaient sa main. L’horreur de la famine, là-haut dans le grand froid, est moindre que la peur de mourir dans les ténèbres. Tous les Inuit redoutent la nuit qui s’appesantit sur eux sans intervalle pendant six mois chaque année ; et, quand les lampes sont basses dans les maisons, les cerveaux des gens commencent à s’emplir d’inquiétude et de trouble.
Mais on allait voir pire encore.
Les chiens, mal nourris, jappaient et grondaient dans les couloirs, humant chaque nuit le vent âpre, leurs yeux flambant vers les froides étoiles. Quand ils s’arrêtaient de hurler, le silence retombait massif et lourd comme un amas de neige contre une porte, et les hommes pouvaient entendre leur sang battre dans les étroits conduits de leurs oreilles, et les chocs sourds de leurs propres cœurs sonnant aussi haut que des tambours magiques battus sur la face des neiges. Une nuit, Kotuko, le Chien, qui s’était montré particulièrement maussade sous le harnais, se leva d’un saut et poussa sa tête contre le genou de Kotuko. Le garçon le caressa, mais le chien continuait de pousser, d’un effort aveugle, tout en rampant. Alors Kadlu s’éveilla, empoigna la lourde tête de loup, et plongea son regard au fond des yeux vitreux. Le chien geignit, comme s’il avait peur, et se mit à grelotter contre les genoux de Kadlu. Les poils se hérissèrent sur son cou, et il commença à gronder comme si un étranger était à la porte ; puis il aboya joyeusement, et se roula par terre en mordillant, à la manière d’un petit chien, la botte de Kotuko.
Kotuko, le Chien, leva le nez et se mit à hurler de plus belle.
Kadlu haussa les épaules et traversa la hutte pour aller chercher son harpon-poignard le plus court. Le gros chien le regarda, hurla encore, et plongea dans le couloir, tandis que les autres chiens s’écartaient de droite et de gauche pour lui faire large place. Dehors, sur la neige, il aboya furieusement, comme sur la trace d’un bœuf musqué, et tout en aboyant, sautant et gambadant, fut bientôt hors de vue. Son mal n’avait rien de l’hydrophobie, et n’était que simple démence. Le froid et la faim, et, par-dessus tout, l’obscurité, l’avaient rendu fou. Et, une fois que le terrible mal des chiens s’est manifesté dans un attelage, il s’étend comme une traînée de poudre. Le jour de chasse suivant, un autre chien tomba malade et fut tué sur place par Kotuko, pendant qu’il mordait et se débattait parmi les traits. Puis le second chien noir, qui avait été jadis le conducteur, donna tout à coup de la voix sur une trace de renne imaginaire, et, en un tour de main, délivré du pitu, sauta aussitôt à la gorge... d’un bloc de glace, et disparut au galop, comme avait fait son chef, le harnais sur le dos. Après cela personne ne voulut plus sortir les chiens. On en avait besoin pour autre chose, désormais, et ils savaient pourquoi ; et, bien qu’à l’attache et nourris à la main, leurs yeux étaient remplis de désespoir et de crainte. Pour tout empirer, les vieilles femmes commencèrent à raconter des histoires de revenants, et à dire qu’elles avaient rencontré les âmes des chasseurs morts, ceux qu’on avait perdus à l’automne, qui prophétisaient toutes sortes d’horribles choses.
Kotuko s’affligeait plus de la perte de son chien que de tout le reste, car, bien qu’un Inuit mange énormément, il sait jeûner aussi. Mais la faim, l’obscurité, le froid, les intempéries affrontées agirent sur sa force de résistance, et il commença à entendre des voix à l’intérieur de sa tête, et à voir du coin de l’œil des gens qui n’étaient pas là. Une nuit – il s’était débouclé après dix heures d’attente à l’orifice d’un trou « aveugle », et se traînait en chancelant vers le village, malade de faiblesse et de vertige – il fit halte pour s’adosser contre une grosse pierre roulée, posée à la façon des roches branlantes sur la saillie d’une pointe de glace. Son poids rompit l’équilibre de la pierre, qui chavira lourdement, et comme Kotuko faisait un saut de côté pour l’éviter, elle glissa derrière lui, grinçante et sifflante, sur la glace en talus.
C’en fut assez pour Kotuko. Il avait été élevé à croire que chaque rocher, que chaque galet renfermait un habitant (son inua) – c’était généralement une sorte de chose féminine à un œil, appelée une tornaque – et que, lorsqu’une tornaque voulait venir en aide à un homme, elle se mettait à rouler derrière lui dans sa maison de pierre, et lui demandait s’il désirait la prendre comme bon génie. Aux dégels, en été, rochers et galets, étayés par les glaces, ne font que rouler et glisser sur toute l’étendue de la plaine, d’où – vous pouvez l’imaginer sans peine – cette croyance aux pierres vivantes. Kotuko entendait le sang lui bourdonner aux oreilles, comme il l’avait entendu tout le jour, mais il pensa que c’était la tornaque de la pierre qui lui parlait. Avant d’avoir atteint la maison, il avait tenu avec l’esprit, il n’en doutait pas un instant, une longue conversation, et comme tous les siens croyaient la chose très possible, il ne trouva personne pour le contredire.
Alors l’angekok, le sorcier du village, entra dans la hutte, et Kotuko raconta l’histoire une seconde fois. Elle n’y perdit rien.
Jusqu’à ce moment la jeune fille qui était venue des pays du Nord avait passé ses journées près de la lampe, mangeant fort peu et parlant moins ; mais comme, le matin suivant, Amoraq et Kadlu chargeaient et ficelaient un petit traîneau à main pour Kotuko, après avoir emballé son attirail de chasse avec tout ce qu’ils pouvaient disposer de graisse et de viande gelée de phoque, elle s’empara de la corde pour le tirer, et vint se placer hardiment aux côtés du jeune garçon.
Sedna est la Maîtresse du Monde Inférieur, et les Inuit croient que tous ceux qui meurent doivent passer une année dans son horrible empire avant d’aller au Quadliparmiut, le Séjour Bienheureux, où il ne gèle jamais et où les rennes gras accourent à votre appel.
Dans tout le village les gens se criaient :
Les voix se perdirent bientôt, englouties par les mornes et froides ténèbres, et Kotuko avec la jeune fille s’épaulèrent, tantôt raidissant la corde, tantôt laissant le traîneau glisser à travers la glace dans la direction de la mer Polaire. Kotuko affirmait avec insistance que la tornaque de la pierre lui avait dit d’aller au nord ; aussi est-ce vers le nord qu’ils allaient, sous les étoiles de Tuktuqdjung le Renne – que nous appelons la Grande Ourse.
Jamais Européen n’eût réussi à faire cinq milles par jour sur des glaçons hachés et par-dessus les tas de neige aux arêtes coupantes ; mais ces deux-là savaient mieux que personne quel mouvement de poignet convient pour inviter un traîneau à tourner un hummock
La jeune fille ne disait rien, mais baissait la tête, et la longue frange en fourrure de glouton qui bordait son capuchon d’hermine volait autour de sa face brune aux larges pommettes. Le ciel, au-dessus d’eux, était d’un noir intense et velouté, qui s’éclairait au bord de l’horizon en longues bandes de rouge indien où les grandes étoiles brûlaient comme des réverbères le long d’une rue. De temps en temps, l’ondulation verdâtre d’une Aurore Boréale roulait à travers le vide du haut firmament, claquait comme un pavillon, et disparaissait ; ou bien un météore, plongeant de ténèbres à ténèbres, crépitait au passage, en traînant une pluie d’étincelles. Alors ils pouvaient voir la surface hérissée et sillonnée de la banquise toute pointée et brodée d’étranges couleurs, rouge, cuivre, bleuâtre ; mais, à la clarté coutumière des étoiles, tout redevenait gris, uniforme, mordu de gel.
La banquise, comme vous vous en souvenez, avait été battue et tourmentée par les gros temps de l’automne au point de ne former plus qu’une sorte de tremblement de terre figé. Ce n’étaient que goulets et ravins, trous pareils à des sablonnières creusées dans la glace, blocs de glaçons épars ne formant plus qu’un avec la surface primitive de la banquise, pustules de vieilles glaces noires qu’une tempête avait refoulées sous la banquise et qui émergeaient de nouveau, galets de glace arrondis, saillies de glace taillée en scie par la neige qui vole devant la bise, et creusements de fosses où de trente à quarante acres s’étendaient à cinq ou six pieds plus bas que le niveau du reste du terrain. À courte distance, on eût pu prendre les blocs pour des phoques ou des morses, des traîneaux renversés ou des hommes en expédition de chasse, ou même pour le Grand Ours Blanc Fantôme à Dix-Pattes en personne ; mais, en dépit de ces formes fantastiques, toutes comme sur le point de prendre vie, on n’entendait pas un bruit, ni même le plus faible écho d’un bruit. Et à travers ce silence et cette désolation, où flottaient et s’évanouissaient de soudaines lumières, le traîneau et les deux jeunes gens qui le tiraient rampaient comme des choses de cauchemar – un cauchemar de fin du monde à l’extrémité du monde.
Lorsqu’ils se sentaient las, Kotuko bâtissait ce que les chasseurs appellent une « demi-maison », une hutte de neige très petite, dans laquelle ils se serraient avec la lampe de voyage, et ils tentaient de dégeler un peu de viande de phoque. Lorsqu’ils avaient dormi, ils reprenaient leur marche – trente milles par jour – pour n’avancer que de cinq milles au nord. La jeune fille se taisait presque toujours, mais Kotuko se fredonnait ou entonnait tout à coup des chansons qu’il avait apprises dans la Maison des Chanteurs – chansons de l’été, chanson du renne et du saumon – toutes cruellement déplacées en pareille saison. Il déclarait entendre la tornaque gronder sur ses talons, et parfois, comme un insensé, escaladait un hummock en agitant les bras et en criant des menaces.
À dire vrai Kotuko fut à très peu près fou pendant ces jours-là ; mais la jeune fille tenait pour certain qu’il était guidé par son bon génie, et que tout arriverait à bonne fin. Aussi ne fut-elle pas surprise lorsque, à la fin de la quatrième marche, Kotuko, dont les yeux flambaient comme des globes de feu dans les orbites, lui dit que sa tornaque les suivait à travers la neige sous la forme d’un chien à deux têtes. La jeune fille regarda dans la direction que Kotuko montrait du doigt, et une Chose, en effet, sembla glisser dans un ravin. Cela n’avait certainement rien d’humain, mais tout le monde sait que la tornaque se plaît à apparaître sous la forme d’un ours, d’un phoque ou de n’importe quoi d’approchant.
Ce pouvait être l’Ours Blanc Fantôme à Dix-Pattes lui-même, ou toute autre chose, car les privations avaient tellement affaibli Kotuko et la jeune fille qu’ils ne pouvaient guère se fier à leurs yeux. Ils n’avaient rien attrapé, pas même aperçu trace de gibier depuis leur départ du village ; leurs provisions ne pourraient durer une autre semaine, et une tempête menaçait. Or une tempête polaire peut souffler pendant dix jours sans interruption, et, tout ce temps, c’est mort certaine de se trouver dehors. Kotuko éleva une maison de neige assez grande pour y remiser le traîneau à main (il n’est jamais sage de se séparer de ses vivres) et, pendant qu’il façonnait le dernier bloc de glace qui forme la clef de voûte du toit, il vit une Chose qui l’observait du haut d’une petite falaise de glace, à un demi-mille de là. L’atmosphère était brumeuse, et la chose semblait avoir quarante pieds de long et dix pieds de haut, avec vingt pieds de queue et une silhouette aux contours tremblotants. La jeune fille la vit aussi ; mais au lieu de pousser des cris de frayeur, elle dit avec calme
Mais le couteau à neige tremblait dans sa main, car, pour grande que soit l’amitié qu’un homme se flatte d’entretenir avec des esprits étranges ou hideux, il aime rarement à être pris tout à fait au mot. Quiquern, par-dessus le marché, n’est autre que le spectre d’un gigantesque chien édenté, sans poil sur le corps, qui habite, dit-on, l’extrême Nord, et qu’on voit errer dans le pays avant qu’il arrive des choses. Ces événements peuvent être bons ou mauvais, mais les sorciers eux-mêmes ne se soucient guère de parler de Quiquern. Il rend les chiens fous. Comme l’Ours Fantôme il a plusieurs paires de pattes d’extra – six ou huit – et la Chose qu’ils voyaient sauter de haut en bas dans la brume avait plus de jambes que nul chien de chair et d’os n’en a besoin.
Kotuko et la jeune fille se blottirent en hâte dans leur hutte. Sans doute si Quiquern en eût voulu à leurs personnes, il eût pu la mettre en miettes sur leurs têtes. Mais l’idée seule d’un pied de neige entre eux et l’obscurité inquiétante leur était d’un grand réconfort. La tempête éclata dans un cri strident du vent, pareil au sifflet d’un train, et elle tint bon trois jours et trois nuits, sans varier d’un point de compas, sans mollir une minute. Ils alimentèrent la lampe de pierre entre leurs genoux, grignotèrent la chair de phoque tiédie, et regardèrent la suie noire s’amasser au plafond, pendant soixante-douze interminables heures. La jeune fille fit le compte des vivres dans le traîneau : il n’en restait plus que pour la consommation de deux jours, et Kotuko examina les pointes de fer et les attaches en nerf de renne de son harpon, de sa lance à phoques et de son javelot pour les oiseaux. Il n’y avait pas autre chose à faire.
Il se mit à chanter, attaquant très haut sur le ton de hurlement des chansons magiques. Et l’ouragan tomba lentement. Au milieu de la chanson la jeune fille tressaillit, puis posa sa main enveloppée d’une mitaine et ensuite la tête sur le sol de glace de la hutte. Kotuko suivit son exemple, et tous deux restèrent agenouillés, les yeux dans les yeux, chaque nerf tendu à se rompre, écoutant. Il détacha une tranche mince du lacet en fanon de baleine qui fermait un piège à oiseaux posé sur le traîneau, et, après l’avoir redressée, la fixa tout droit dans un petit trou à même la glace, en l’appuyant du bout de sa mitaine. C’était presque aussi délicatement ajusté que l’aiguille d’une boussole, et maintenant, au lieu d’écouter, ils regardaient. La fine tige trembla un instant – le plus léger frémissement du monde – puis vibra sans interruption pendant quelques secondes, reprit son immobilité, et se mit à vibrer de nouveau en s’inclinant cette fois vers un autre point du compas.
La jeune fille montra du doigt la baguette, et secoua la tête.
En s’agenouillant, cette fois-ci, ils purent entendre les grognements sourds les plus bizarres, et des coups qui semblaient frapper sous leurs pieds. Parfois on eût dit qu’un petit chien nouveau-né piaulait au-dessus de la lampe, parfois, qu’on aiguisait une pierre sur de la glace dure ; puis, reprenaient comme des roulements de tambours voilés. Mais tout cela étiré, diminué, sons affaiblis qui auraient parcouru à travers une petite corne une distance longue et exténuante.
Si étrange que cela puisse paraître, tous deux se trouvaient aux prises avec le plus réel danger. Les trois jours de tempête avaient refoulé vers le sud les eaux profondes de la baie de Baffin, et les tassaient contre le bord de l’immense champ de glaces qui s’étend de l’île de Bylot vers l’ouest. En outre, le fort courant qui prend naissance dans l’Est, au large détroit de Lancastre, charriait avec lui, sur une longueur de plusieurs milles, ce qu’on appelle de la glace en paquets – glace rugueuse qui n’a pas gelé en champs ; et ces paquets étaient en train de bombarder la banquise, en même temps que l’ébranlaient et la minaient la houle et le flux d’une mer soulevée par la tempête. Les bruits auxquels Kotuko et la jeune fille avaient prêté l’oreille étaient les échos affaiblis de cette lutte à trente ou quarante milles de là, et c’était au choc de cette lutte que tremblait la petite tige indiscrète.
Or, comme le disent les Inuit, lorsqu’une fois la glace se réveille après son long sommeil d’hiver, personne ne sait ce qui peut arriver, car la massive banquise change de forme presque aussi vite qu’un nuage. La tempête était évidemment une tempête de printemps, lâchée hors de saison, et tout devenait possible.
Cependant les deux jeunes gens se sentaient, en leur for intérieur, moins malheureux qu’auparavant. Si la banquise cédait, il n’y aurait plus ni attente ni souffrance. Les esprits, les lutins et le monde des sorciers erraient sur la glace convulsée, et tous deux allaient pénétrer peut-être dans le domaine de Sedna, côte à côte, avec toutes sortes de choses sauvages, encore dans l’éclat de leur exaltation. Quand ils quittèrent la hutte après la tempête, le bruit grandissait à l’horizon d’une façon continue, et la glace compacte gémissait et bourdonnait autour d’eux.
Au sommet d’un hummock se tenait, couchée ou tapie, la Chose à huit pattes qu’ils avaient vue trois jours auparavant, et elle hurlait horriblement.
Mais elle chancela de faiblesse en prenant la corde pour tirer le traîneau. La Chose s’éloignait lentement et pesamment le long des crêtes, en se dirigeant toujours vers l’ouest et la terre, et ils suivirent, tandis que le grondement de tonnerre, sur le bord de la banquise, roulait de plus en plus près. La lèvre de la banquise se fendait et se crevassait dans toutes les directions sur trois ou quatre milles de profondeur, et de grandes mottes de glace, de dix pieds d’épaisseur et de quelques yards à vingt acres carrés, cahotaient, plongeaient, écumaient l’une contre l’autre et contre la banquise encore intacte, tandis que la lourde houle entrait, poussait et fusait dans leurs intervalles. Ces béliers de glaçons formaient, pour ainsi dire, la première armée que la mer lançait à l’assaut de la banquise. Le fracas et les chocs incessants de ces blocs de glace couvraient presque les grincements des feuillets de glace brute glissés tout d’une pièce sous la banquise, comme des cartes poussées brusquement sous un tapis de table. En eau peu profonde ces feuillets s’empilaient l’un par-dessus l’autre jusqu’à ce que celui du fond touchât la vase à cinquante pieds de profondeur ; et les lames décolorées assaillaient la glace bourbeuse jusqu’à ce que la pression croissante finît par entraîner de nouveau tout en avant. En plus de la banquise et de la glace en paquets, la tempête et les courants amenaient de véritables icebergs, des montagnes de glace flottantes, arrachées aux côtes groenlandaises ou au rivage septentrional de la baie de Melville. Elles avançaient solennellement, broyant tout sur leur passage, parmi l’écume blanchissante, et arrivaient sur la banquise comme une flotte d’autrefois, toutes voiles dehors. Mais un iceberg, prêt, en apparence, à balayer le monde devant lui, échouait piteusement, chavirait, soudain pataugeant dans une mousse d’écume boueuse et dans un enveloppement d’embruns glacés, tandis qu’un autre, beaucoup plus petit et moins élevé, éventrait et chevauchait la banquise plate, rejetant de part et d’autre des tonnes de déblais, et ouvrant une entaille d’un mille avant de s’arrêter. Quelques-uns tombaient comme des glaives, en taillant des canaux aux berges coupantes, d’autres éclataient en grêle de blocs pesant chacun des vingtaines de tonnes, qui tournoyaient et clamaient parmi les hummocks. D’autres encore, en touchant, se dressaient d’un élan hors de l’eau, se tordaient comme de douleur, et retombaient sur le flanc, d’une masse, tandis que la mer poudroyait par-dessus leurs épaules. Ce travail de la glace, foulée, tassée, fléchie, bouclée, arc-boutée, sous toutes les formes possibles, continuait à perte de vue le long de la ligne nord de la banquise.
Du point où se trouvaient Kotuko et la jeune fille, le chaos ne formait en apparence qu’une ondulation incertaine et rampante au ras de l’horizon, mais elle se rapprochait à chaque instant, et ils pouvaient entendre très loin, du côté de la terre, un sourd grondement, pareil à celui d’une artillerie au fond d’un brouillard. Cela signifiait que la banquise refoulée s’écrasait contre les falaises d’acier de l’île de Bylot, la terre là-bas, au sud, derrière eux.
Ils suivirent en halant le traîneau à main tandis que de proche en proche gagnait l’assaut des glaces mugissantes. À la fin les champs qui les entouraient se mirent à craquer et s’étoiler dans tous les sens, les crevasses à s’ouvrir et se refermer comme des mâchoires de loups. Mais à l’endroit où la Chose se tenait, sur une éminence formée de vieux blocs de glace épars, et haute d’une cinquantaine de pieds, il ne se produisait aucun mouvement. Kotuko bondit impétueusement de l’avant, tirant la jeune fille derrière lui, et rampa jusqu’au pied du tertre. La glace causait de plus en plus haut autour d’eux, mais le tertre tenait bon ; et, comme la jeune fille levait les yeux vers son compagnon, celui-ci dressa son coude droit et le projeta en avant, faisant ainsi le geste par lequel un Inuit désigne la terre sous la forme d’une île. Et c’était la terre en effet où la Chose boiteuse à huit pattes les avait conduits – quelque îlot du large à pointe de granit et à grèves de sable, ferré, gainé et masqué de glace au point que nul homme n’aurait pu le distinguer de la banquise : mais là-dessous, c’était la terre ferme et non plus la glace mouvante. Le bris et le rebondissement des glaçons, lorsqu’ils touchaient terre et volaient en éclats, en marquaient le contour, et un banc de sable ami s’avançait vers le nord, et faisait dévier l’élan des glaces les plus lourdes, exactement comme un soc de charrue retourne la glèbe. Il y avait à craindre, sans doute, qu’un champ de glace fortement pressé remontât la grève d’un élan subit, vînt raser la racine de l’îlot, et l’emportât d’un coup, mais cela ne troublait ni Kotuko ni la jeune fille, tandis qu’ils construisaient leur maison de neige et se mettaient à manger parmi le tumulte des glaces qui dansaient le long du rivage martelé. La Chose avait disparu, et Kotuko, accroupi auprès de la lampe, parlait avec exaltation de son pouvoir sur les esprits, quand, au milieu de ses paroles égarées, la jeune fille se mit à rire et à se balancer d’arrière en avant.
Derrière son épaule, deux têtes, l’une jaune et l’autre noire, s’introduisaient an ras du sol de la hutte, les têtes des deux chiens les plus déconfits, les plus penauds qu’on ait jamais vus. L’une appartenait à Kotuko, le Chien, et l’autre au conducteur noir. Tous deux étaient gras à présent, bien portants, et tout à fait revenus à leur état normal, mais accouplés l’un à l’autre de la plus étrange façon. Lorsque le conducteur noir s’enfuit, il avait encore, vous vous en souvenez, son harnais sur le dos. Il devait, après avoir rencontré Kotuko, le Chien, s’être amusé ou battu avec lui, car son nœud coulant d’épaule s’était pris dans le fil de cuivre tressé du collier de Kotuko, et s’était serré à fond de telle sorte qu’aucun d’eux ne pouvant atteindre le trait pour le ronger, chacun restait attaché, flanc contre flanc, au cou de son voisin. Cela, joint à la liberté de chasser pour leur propre compte, devait avoir contribué à les guérir de leur folie. Ils semblaient en effet parfaitement raisonnables.
La jeune fille poussa du côté de Kotuko les deux bêtes, qui faisaient piteuse mine, et, avec des sanglots de rire, s’écria :
Kotuko, à l’aide de son couteau, leur rendit la liberté, et ils se jetèrent dans ses bras, le jaune et le noir ensemble, en essayant d’expliquer comment ils avaient recouvré la raison. Kotuko passa la main sur leurs flancs lisses et bien en chair :
À peine eurent-ils salué Kotuko de leurs caresses, que ces deux animaux, qui avaient été forcés de dormir, de manger et de chasser ensemble pendant les dernières semaines écoulées, sautèrent à la gorge l’un de l’autre ; et la maison de neige fut témoin d’une belle bataille.
À leur réveil, la mer libre battait la grève nord de l’île, et toute la glace désagrégée avait été entraînée vers la terre. Le bruit du premier ressac est l’un des plus délicieux pour l’oreille d’un Inuit, car il annonce le printemps en route. Kotuko et la jeune fille se prirent les mains et sourirent : franc et sonore, le grondement du flot parmi les glaçons leur rappelait le temps du saumon et du renne, et le parfum des saules nains en fleur. Pourtant, au moment même qu’ils regardaient, la surface de la mer commençait, tant le froid sévissait intense, à se prendre dans l’intervalle des blocs flottants ; mais on voyait sur l’horizon un vaste reflet rouge, la lueur du soleil englouti. C’était plutôt l’entendre bâiller dans son sommeil que le voir se lever en vérité, et la lueur ne dura que peu de minutes ; n’importe, elle marquait le tournant de l’année. Et rien, ils le sentaient, ne pouvait changer cela.
Kotuko trouva les chiens en train de se battre dehors, sur le cadavre encore chaud d’un phoque venu à la suite du poisson qu’une tempête met toujours en mouvement. Ce fut le premier des quelque vingt ou trente phoques qui atterrirent dans l’île au cours de la journée ; et, jusqu’à ce que la mer gelât pour de bon, il y eut des centaines de vives têtes noires qui flottaient, réjouies, sur l’eau libre et peu profonde, çà et là, parmi les glaçons.
C’était bon de se remettre à manger du foie de phoque, de verser, sans y regarder, la graisse dans les lampes, et de voir la flamme briller à trois pieds de haut ; mais, aussitôt la nouvelle glace en état de les porter, Kotuko et la jeune fille chargèrent le traîneau à main et firent tirer les deux chiens comme jamais ils n’avaient tiré de leur vie, car il fallait redouter ce qui avait pu se passer dans le village. Le temps était toujours aussi impitoyable : mais on tire plus aisément un traîneau chargé de vivres qu’on ne chasse volontiers à jeun. Ils laissèrent vingt-cinq cadavres de phoques ensevelis dans la glace du rivage, tout prêts au besoin, et se hâtèrent vers les leurs. Les chiens leur montrèrent la route, dès que Kotuko leur eut dit ce qu’on attendait d’eux, et, bien que rien n’indiquât la terre, en deux jours ils donnaient de la voix aux portes du village de Kadlu. Trois chiens seulement leur répondirent : les autres avaient été mangés, et les maisons étaient presque plongées dans l’obscurité. Mais Kotuko cria : « Ojo ! » (viande bouillie), et des voix faibles lui répondirent ; et, quand il fit l’appel du village, nom par nom, à voix très distincte, il n’y avait pas de manquants.
Une heure plus tard, les lampes flambaient dans la maison de Kadlu, la neige fondue tiédissait sur le feu, les pots commençaient à mijoter doucement, et la neige dégouttait du toit, pendant qu’Amoraq préparait un repas pour tout le village, que le dernier-né mâchait une tranche de fine graisse à goût de noisette, que les chasseurs, avec lenteur et méthode, s’emplissaient de viande de phoque jusqu’au gosier. Kotuko et la jeune fille racontèrent leur histoire. Les deux chiens étaient assis entre eux et, chaque fois que revenaient leurs noms, chacun dressait une oreille et prenait l’air aussi honteux que possible. Une fois qu’un chien a été fou et qu’il a recouvré la raison, il est pour toujours à l’abri de nouvelles attaques.
Kadlu regarda la jeune fille des pays du Nord, et répondit avec calme
Il désigna le côté nord-ouest de sa maison, qui est celui qu’habitent toujours le fils ou la fille mariés.
La jeune fille ouvrit les mains, la paume en dessus, avec un petit hochement de tête désespéré : c’était une étrangère, on l’avait ramassée mourant de faim, et elle ne pouvait rien apporter dans le ménage.
Amoraq sauta en bas du banc où elle était assise, et se mit à empiler toutes sortes de choses sur les genoux de la jeune fille : lampes de pierre, racloirs à peaux, chaudrons d’étain, peaux de renne bordées de dents de bœuf musqué, et de vraies aiguilles à voiles, telles qu’en emploient les marins – la plus belle dot qu’on eût jamais donnée aux confins extrêmes du Cercle Arctique. Et la jeune fille des pays du Nord pencha la tête jusqu’à toucher le sol.
Tout le monde était repu et tombait de sommeil, aussi personne ne le contredit ; et l’angekok se servit encore un nouveau morceau de viande bouillie, et se coucha pour dormir auprès des autres, dans la maison chaude, bien éclairée, qui sentait l’huile.
* * * * * *
Or, Kotuko, qui dessinait fort bien dans le style inuit, grava des images de toutes ces aventures sur une longue lame d’ivoire plat percée d’un trou au bout. Lorsque la jeune fille et lui remontèrent au nord, vers la terre d’Ellesmere, l’année du Grand Hiver Libre, il laissa l’histoire en images à Kadlu, qui la perdit sur le sable le jour où son traîneau à chiens se brisa, un été, au bord du lac Netilling, à Nikosiring ; c’est là que, le printemps suivant, la trouva un Inuit du lac ; celui-ci la céda à un homme d’Imigen, qui était interprète sur un baleinier du détroit de Cumberland ; et ce dernier la vendit à Hans Olsen, depuis quartier-maître à bord d’un grand steamer qui emmenait des touristes au cap Nord en Norvège. La saison des touristes passée, le steamer fit le voyage de Londres en Australie, en relâchant à Ceylan ; et là Olsen vendit l’ivoire à un bijoutier cingalais pour deux saphirs en imitation. Je l’ai trouvé sous des vieilleries, dans une maison à Colombo, et l’ai traduit d’un bout à l’autre.
Ceci est une traduction très libre de la Chanson du Retour du Chasseur, telle que les hommes la chantent après la chasse au phoque. Les Inuit répètent toujours les choses indéfiniment.
Ce fut après la descente de la Jungle que commença la période la plus agréable de la vie de Mowgli. Il avait cette paix de conscience qui suit le règlement d’un juste compte ; et toute la Jungle lui était amie, car toute elle le craignait. Les choses qu’il fit, vit et entendit, en vaquant de l’un chez l’autre, avec ou sans ses quatre compagnons, fourniraient matière à beaucoup, beaucoup d’histoires aussi longues, chacune, que celle-ci. Par exemple vous ne saurez jamais comment il échappa à l’éléphant enragé de Mandla, celui qui tua vingt-deux bœufs traînant onze chariots de monnaie d’argent à destination du Trésor et dispersa dans la poussière les roupies neuves ; comment il combattit Jacala, le Crocodile, toute une longue nuit, dans les Marais du Nord, et brisa son couteau de chasse sur le dos cuirassé du monstre ; comment il trouva un autre couteau, neuf et plus long, au cou d’un homme qui avait été tué par un sanglier, et comment il traqua le sanglier et le tua en juste paiement du couteau ; comment, pendant la grande famine, il se trouva pris dans la migration des Cerfs et faillit périr écrasé parmi le reflux des hordes fumantes ; comment il sauva Hathi le Silencieux d’une fosse dont le fond était armé d’un pieu, et comment, le jour suivant, il tomba lui-même dans une trappe à léopards des plus ingénieuses, dont Hathi brisa autour de lui les épais madriers ; comment il alla traire les buffles sauvages dans les marécages et, comment...
Mais il faut raconter une histoire à la fois.
Père Loup et Mère Louve moururent, et Mowgli roula une grosse pierre contre la bouche de la caverne et pleura sur eux le Chant de Mort. Baloo devint très vieux et tout raide, et Bagheera même, dont les nerfs étaient d’acier et les muscles de fer, semblait plus lente à tuer. Akela tourna du gris au blanc de lait par l’effet de l’âge ; ses côtes saillaient, il marchait comme s’il eût été en bois, et Mowgli tuait pour lui. Mais les jeunes loups, les fils du Clan débandé de Seeonee, croissaient et multipliaient, et, lorsqu’ils atteignirent le chiffre d’une quarantaine, tous loups de cinq ans, sans maître, de pied net, Akela leur dit qu’ils devraient se réunir et suivre la Loi, et courir sous les ordres d’un chef, comme il convenait au Peuple Libre.
En cela Mowgli se garda bien de donner son avis ; il avait, disait-il, mangé du fruit amer, et il savait sur quel arbre il poussait ; mais lorsque Phao, fils de Phaona (son père était le Traqueur Gris au temps où Akela menait le Clan), eut gagné par une série de combats le droit de conduire le Clan suivant la Loi de la Jungle, et lorsque les vieux appels et les vieilles chansons se reprirent à sonner sous les étoiles, Mowgli revint au Rocher du Conseil en souvenir de l’ancien temps. S’il lui plaisait de parler, le Clan attendait qu’il eût fini, et sa place était sur le Rocher, au-dessus de Phao, à côté d’Akela. Ce furent des jours de bonne chasse et de bon sommeil. Nul étranger ne se souciait de pénétrer dans les jungles qui appartenaient au peuple de Mowgli, comme on appelait le Clan, et les jeunes loups devenaient gras et forts, et on apportait une foule de petits à l’examen. Mowgli ne manquait jamais une séance d’Examen, car il se souvenait de la nuit où une panthère noire avait donné au Clan un bébé brun tout nu, et le long appel : « Regardez, regardez bien, ô Loups ! » remuait dans son cœur d’étranges émotions. Le reste du temps, il était au loin dans la Jungle, à goûter, toucher, voir et sentir des choses toujours nouvelles.
Un soir, au crépuscule, il s’en allait, trottant sans hâte à travers les collines, porter au vieil Akela la moitié d’un daim fraîchement tué, ses quatre loups sur les talons, se chamaillant un peu et se culbutant par pure joie de vivre, lorsqu’il perçut un cri qu’il n’avait pas entendu depuis les mauvais jours de Shere Khan. C’était ce qu’on appelle dans la Jungle le Pheeal, une sorte de hurlement que pousse le chacal lorsqu’il chasse derrière un tigre ou lorsqu’il y a quelque riche curée sur pied. Imaginez un mélange de haine, de triomphe, de crainte et de désespoir, au travers duquel loucherait une sorte de discordance, vous aurez quelque idée du Pheeal, qui s’éleva, retomba, frémit et s’étrangla dans le lointain au-delà de la Waingunga. Les Quatre aussitôt se hérissèrent en grondant. La main de Mowgli se porta à son couteau, et lui aussi fit halte comme si on l’eût changé en pierre.
Le cri monta de nouveau, moitié sanglot, moitié rire, absolument comme modulé par de flexibles lèvres humaines. Alors Mowgli respira profondément, et prit sa course vers le Rocher du Conseil, joignant sur sa route nombre de loups du Clan qui arrivaient en hâte. Phao et Akela siégeaient ensemble sur le Rocher, et, au-dessous d’eux, chaque nerf tendu, se tenaient assis les autres. Les Mères et les louvarts regagnaient au petit galop leurs liteaux ; car, lorsque le Pheeal résonne, ce n’est pas le moment, pour les faibles, de rester dehors.
Ils n’entendaient plus rien que le murmure de la Waingunga dans l’ombre et les vents du soir parmi les hautes branches, quand, tout à coup, de l’autre côté de la rivière, s’éleva l’appel d’un loup. Ce n’était pas un loup du Clan, car ceux-ci entouraient tous le Rocher. L’appel se changea en un long aboiement désespéré : « Dhole ! » disait-il, « Dhole ! Dhole ! Dhole ! » Au bout de quelques minutes ils entendirent un bruit de pas harassés sur les roches, et un loup décharné, tout dégouttant d’eau, les flancs rayés de rouge, la patte droite de devant hors de service, les mâchoires blanches d’écume, se jeta au milieu de l’assemblée et vint se coucher, haletant, aux pieds de Mowgli.
Il voulait dire qu’il était un solitaire, pourvoyant à lui-même, à sa femelle et à ses petits, au fond de quelque gîte isolé. Won-tolla signifie un indépendant – qui ne relève d’aucun Clan. Tandis qu’il haletait, on pouvait suivre le va-et-vient de sa carcasse sous les grands coups de son cœur.
C’est la question que pose toute la Jungle, après le Pheeal.
Le Clan grondait sourdement de la gorge.
Il avança une patte meurtrie, toute noire de sang coagulé. Il portait, en outre, de cruelles morsures aux flancs, près du ventre, et des plaies dans le poil ravagé de son cou.
Le Loup Franc se jeta sur elle d’un air affamé.
Phao entendit ses dents craquer sur un fémur et grogna d’un air approbateur.
Cela signifiait que le dhole, le Chien Rouge, le chien-chasseur du Dekkan, s’était mis en campagne, et les loups savaient bien que le tigre lui-même abandonne au dhole sa proie toute fraîche. Ils poussent droit devant eux à travers la Jungle, et ce qu’ils rencontrent, ils l’abattent et le mettent en pièces. Quoiqu’ils ne soient pas aussi gros ni moitié aussi rusés que le loup, ils sont très forts et très nombreux. Les dholes, par exemple, ne prendront pas le nom de clan à moins d’être une centaine d’individus solides, alors que quarante loups font un clan très sortable. Les courses errantes de Mowgli l’avaient mené au bord des hauts plateaux gazonnés du Dekkan, et il avait souvent vu les dholes dormir, jouer et se gratter sans crainte parmi les petits creux et les mottes qu’ils utilisent comme gîtes. Il n’avait pour eux que haine et mépris, parce qu’au flair ils ne sentaient pas comme le Peuple Frère, parce qu’ils n’habitaient pas dans des cavernes, et surtout parce qu’ils avaient du poil entre les doigts de pied, tandis que lui et ses amis avaient le pied net. Mais il savait, car Hathi le lui avait dit, il savait quelle terrible chose est un clan de dholes en chasse. Hathi lui-même s’écarte de leur route. Et, jusqu’à ce qu’ils soient tous morts, ou que le gibier se fasse rare, ils vont de l’avant, et tuent comme ils vont.
Akela, lui aussi, savait quelque chose des dholes ; il dit à Mowgli avec calme :
Le Clan répondit par un aboiement profond, dont le fracas retentit dans la nuit comme la chute d’un arbre.
Il plongea en hâte dans l’obscurité, ivre de surexcitation sauvage, regardant à peine où il mettait le pied, et, par une conséquence naturelle, trébucha et vint tomber tout de son long sur les grands anneaux de Kaa, dans un endroit où le python surveillait une coulée de cerfs, au bord de la rivière.
Kaa s’était, comme d’habitude, moulé en une sorte de demi-hamac qui cédait moelleusement sous le poids de Mowgli. À tâtons, dans l’ombre, le garçon se pelotonna dans la courbe souple du cou pareil à un câble, jusqu’à ce que la tête de Kaa reposât sur son épaule ; et alors il lui raconta tout ce qui était arrivé cette nuit-là dans la Jungle.
Durant le long espace d’une heure, Mowgli resta étendu parmi les anneaux, jouant avec son couteau, pendant que Kaa, la tête immobile au ras du sol, pensait à tout ce qu’il avait vu et connu depuis le jour où il était sorti de l’œuf. La lumière semblait s’être évanouie de ses yeux et les avoir laissés comme des opales mortes ; et, de temps en temps, il faisait, avec la tête, de petites passes saccadées à droite et à gauche, comme s’il chassait en rêve. Mowgli somnolait tranquillement : il savait que rien ne vaut un somme avant de se mettre en chasse, et il pouvait, par entraînement, s’endormir à son gré, quelle que fut l’heure du jour ou de la nuit.
Puis il sentit Kaa s’allonger et s’enfler sous lui, comme le gigantesque python se dilatait en sifflant avec le bruit d’une épée tirée d’un fourreau d’acier.
Il se dirigea, droit comme la flèche, vers le large courant de la Waingunga, et plongea un peu au-dessus de l’eau qui recouvrait le Roc de la Paix, Mowgli toujours à ses côtés.
Mowgli assujettit son bras gauche autour du cou de Kaa, laissa pendre son bras droit le long du corps et joignit ses pieds allongés. Alors Kaa se mit à remonter le courant comme lui seul pouvait le faire, tandis que les rides de l’eau refoulée se relevaient en fraise autour du cou de Mowgli, et que ses pieds ondulaient de-ci de-là dans les remous qui fouettaient les flancs du python. Un mille à peu près au-dessus du Roc de la Paix, la Waingunga s’étrangle dans une gorge dont les parois de marbre ont quatre-vingts ou cent pieds de haut, et le courant file comme un canal de moulin par-dessus et parmi toutes sortes de vilaines pierres. Mais Mowgli ne s’inquiétait guère de l’eau : aucune eau du monde n’eût pu lui donner un moment de frayeur. Il examinait les parois de la gorge et reniflait avec malaise à cause d’une odeur aigre et douceâtre dans l’air, assez semblable à celle d’une grosse fourmilière par un jour de chaleur. Instinctivement il se baissa dans l’eau, ne sortant la tête que tout juste pour respirer, et Kaa vint jeter l’ancre, d’une double torsion de queue, autour d’un rocher du fond, en maintenant Mowgli au creux d’un anneau, tandis que l’eau fuyait le long de leurs corps.
Les rochers de cette gorge de la Waingunga, fendus comme ils l’étaient, rongés par les intempéries, servaient, depuis le commencement de la Jungle, de demeure au Petit Peuple des Rochers, aux abeilles noires sauvages de l’Inde, toujours affairées et furieuses ; et, comme Mowgli le savait bien, sur un espace d’un demi-mille autour de leur patrie toute trace s’écartait. Depuis des siècles le Petit Peuple s’y était fixé, essaimant de fissure en fissure, sans se lasser d’essaimer encore ; des traînées de miel desséché tachaient le marbre blanc, tandis que, hauts, profonds et noirs, les rayons s’étageaient dans l’obscurité des grottes. Et ni homme, ni bête, ni feu, ni eau ne les avaient jamais atteintes. La gorge, dans toute sa longueur, semblait, sur les deux côtés, tendue de velours sombre à reflets miroitants, et Mowgli se laissa couler davantage en regardant, car c’étaient les millions d’abeilles agglomérées, qui dormaient. On voyait encore des blocs et des festons et comme des troncs d’arbres pourris, bossuant la paroi du rocher : vieux rayons des années passées, ou nouvelles cités bâties dans l’ombre de la gorge abritée ; et des masses de débris spongieux et pourris avaient roulé et restaient suspendus parmi les arbres et les lianes qui s’attachaient à la paroi. En écoutant, il entendit maintes fois le bruissement et le glissement des rayons trop chargés comme ils versaient ou s’en allaient tomber quelque part à travers les galeries sombres ; puis un grondement d’ailes irritées, et le monotone goutte-goutte-goutte du miel perdu s’écoulant jusqu’au moment où il débordait d’une saillie à l’air libre et filtrait lourdement parmi les petites branches. Il y avait une grève minuscule, large de cinq pieds à peine, d’un côté de la rivière, où s’étaient haut amoncelés les détritus d’innombrables années. Là gisaient des abeilles mortes, des bourdons, des rayons vides, des ailes de phalènes et de scarabées maraudeurs qui s’étaient égarés là en quête de miel, tout cela confondu en tas arrondis de fine poussière noire. L’âcre odeur qui s’en dégageait eût suffi pour épouvanter tout ce qui n’avait pas d’ailes et n’ignorait pas ce qu’était le Petit Peuple.
Kaa remonta le courant de nouveau jusqu’à un banc de sable à l’entrée de la gorge.
La tête de Kaa reposait sur l’épaule mouillée de Mowgli, et sa langue vibrait à l’oreille du garçon. Après un long silence Mowgli murmura :
Lorsque Kaa n’aimait pas quelqu’un de sa connaissance il savait se montrer plus désagréable que personne dans la Jungle, sauf peut-être Bagheera. Il descendit le courant à la nage, et, en face du Roc, il tomba sur Phao et Akela en train d’écouter les bruits de la nuit.
Kaa, filant à contre-courant, vint, rapide comme l’éclair, s’amarrer de nouveau au milieu de la gorge, les yeux fixés en haut sur la ligne des falaises. Bientôt il vit la tête de Mowgli se profiler sur les étoiles, un sifflement passa dans l’air, suivi du schloup mordant et net d’un corps qui tombe les pieds les premiers ; et, l’instant d’après, le corps se retrouvait au repos dans la boucle du corps de Kaa.
Il détacha son bras du cou du python, et descendit la gorge comme une poutre dans une crue d’orage, pagayant obliquement vers l’autre rive où le courant s’apaisait, et riant tout haut de bonheur. Il n’était rien que Mowgli préférât au plaisir de « tirer la Mort par la barbe », comme il disait, et de faire sentir à la Jungle entière qu’il était son seigneur et maître. Il avait souvent, avec l’aide de Baloo, volé des nids d’abeilles dans des arbres isolés, et il savait que le Petit Peuple déteste l’odeur de l’ail sauvage. Aussi en cueillit-il un petit bouquet qu’il noua d’un lien d’écorce. Puis il suivit la trace sanglante de Won-tolla, qui courait des liteaux vers le sud, pendant quelque cinq milles, regardant les arbres, la tête de côté et riant à gorge déployée.
Et il glissa son doigt tout le long des dix-huit pouces de lame de couteau.
* * * * * *
La trace de Won-tolla, toute criblée de taches de sang noir, s’enfonçait dans une forêt d’arbres touffus, aux troncs serrés, qui s’étendait vers le nord-est, et se clairsemait peu à peu jusqu’à deux milles environ des Rochers aux Abeilles.
Du dernier arbre à la brousse naine des Rochers aux Abeilles s’étendait un espace libre où il y avait de couvert à peine pour cacher un loup. Mowgli trotta sous les arbres, évaluant les distances d’une branche à l’autre, grimpant de temps en temps à un tronc, et s’essayant à bondir d’arbre en arbre, jusqu’au terrain découvert qu’il étudia avec le plus grand soin durant une heure. Après quoi il s’en retourna, reprit la trace de Won-tolla où il l’avait laissée, s’installa dans un arbre dont une branche s’allongeait horizontalement à huit pieds environ du sol, accrocha son bouquet d’ail à la fourche de deux branches, et resta là, tranquillement, à aiguiser son couteau sur la plante de son pied.
Un peu avant midi, dans la grande chaleur du soleil, il entendit un bruit de pattes sur le sol et sentit l’abominable odeur du dhole, dont le Clan trottait, sans trêve ni merci, sur la trace de Won-tolla. Vu d’en l’air le Dhole Rouge ne paraît pas moitié aussi gros qu’un loup. Mais Mowgli savait de quelle force étaient doués ses pieds et ses mâchoires. Il guetta le museau pointu d’un chien bai, le conducteur, en train de flairer la piste, et lui cria :
L’animal leva la tête, et ses compagnons firent halte derrière lui : des chiens rouges par douzaines et par douzaines, à queues bas attachées, à solide encolure, à faible arrière-train, et à gueules ensanglantées. Les dholes sont d’ordinaire gens fort silencieux, et ils manquent de manières même dans leur Dekkan natal. Ils devaient être plus de deux cents rassemblés au-dessous de lui, mais Mowgli pouvait voir que les chefs de file flairaient avidement la piste de Won-tolla et tâchaient d’entraîner le Clan en avant. Il ne fallait pas de cela, ou bien ils seraient aux liteaux en plein jour encore, et Mowgli voulait les retenir sous son arbre jusqu’à la tombée de la nuit.
Et le dhole qui la fit montra ses dents blanches. Mowgli, du haut de l’arbre, le regarda en souriant et imita à la perfection le pépiement aigu de Chikai, le rat sauteur du Dekkan, voulant laisser entendre aux dholes qu’il n’avait pas pour eux plus de considération que pour Chikai. Le Clan se referma autour du tronc, et le chef aboya sauvagement, traitant Mowgli de singe grimpeur. Pour toute réponse Mowgli allongea une de ses jambes et agita les doigts de son pied nu juste au-dessus de la tête du chef. C’était assez, et plus qu’il n’en fallait, pour éveiller dans tout le Clan une rage aveugle : les gens qui ont du poil entre les doigts de pied n’aiment pas qu’on le leur rappelle. Mowgli retira sa jambe au moment où le chef sautait, et dit suavement :
Il agita ses doigts de pied une seconde fois.
C’était justement ce que Mowgli voulait. Il se coucha tout le long de la branche, la joue contre l’écorce, le bras droit libre, et pendant cinq minutes au moins raconta au clan ce qu’il pensait et savait de lui, de ses façons, de ses mœurs, de ses femelles et de ses petits. Il n’est pas au monde de langage plus âcre et plus blessant que celui dont se sert le Peuple de la Jungle pour montrer son dédain ou son mépris. Quand il vous arrivera d’y penser, vous verrez comment il n’en peut être qu’ainsi. Comme Mowgli l’avait dit à Kaa, il avait sous la langue beaucoup de petites épines, et graduellement, délibérément, il fit éclater les dholes silencieux en grognements, puis en hurlements, et finalement en rauques clameurs de rage écumante. Ils essayèrent bien de riposter à ses sarcasmes, mais c’était comme si un nouveau-né eût essayé de répondre à Kaa dans sa fureur et, tout le temps, la main droite de Mowgli pendait croisée à son côté, prête l’action, ses deux pieds refermés autour de la branche.
Le gros chien bai, chef du Clan, avait sauté plusieurs fois en l’air, mais Mowgli n’osait pas risquer un coup douteux. À la fin, la fureur décuplant ses forces, le dhole bondit à sept ou huit pieds au-dessus du sol. Alors la main de Mowgli se détentit comme la tête du serpent grimpeur, et l’agrippa par la peau du cou ; la branche fléchit sous le poids au retombé du corps, et peu s’en fallut que Mowgli ne fût précipité en bas. Mais, sans lâcher prise, pouce à pouce, il hissa jusqu’à la branche l’animal qui pendait à son poing comme un chacal noyé. De la main gauche il chercha son couteau et trancha la rouge queue touffue ; puis il rejeta le dhole à terre.
Il n’avait plus besoin d’autre chose : les dholes ne suivraient plus la trace de Won-tolla maintenant avant d’avoir tué Mowgli, ou que Mowgli les eût tués. Il les vit s’installer en cercle, avec un frisson des hanches, qui signifiait revanche à mort. Là-dessus il grimpa plus haut à la fourche des deux branches, s’adossa confortablement le dos, et s’endormit.
Au bout de trois ou quatre heures il s’éveilla et compta le Clan. Ils étaient tous là, muets, hérissés, la gorge sèche, avec des yeux d’acier. Le soleil commençait à baisser. Dans une demi-heure le Petit Peuple des Rochers aurait terminé son labeur, et, comme vous le savez, le dhole combat mal au crépuscule.
Il gagna l’arbre voisin, à la façon des singes, continua de même, gagnant le prochain, puis l’autre, suivi du Clan d’où se levaient des têtes affamées. Parfois il feignait de tomber, et les dholes se culbutaient les uns par-dessus les autres dans leur hâte d’être à l’hallali. C’était un spectacle étrange : le garçon dont le couteau luisait aux rayons obliques du soleil filtrant à travers les hautes branches, et, au-dessous, la meute silencieuse, avec des reflets d’incendie sur les pelages roux, se pressant à sa poursuite. Arrivé au dernier arbre, il prit le bouquet d’ail et s’en frotta soigneusement tout entier, tandis que les chiens poussaient des hurlements de dérision.
Le Clan, naturellement, à l’odeur du sang, se rua de quelques pas en arrière.
Il avait glissé le long du tronc de l’arbre, et filait comme le vent, sur ses pieds nus, vers les Rochers aux Abeilles, avant que les dholes se fussent aperçus de ce qu’il allait faire.
Ils poussèrent ensemble un hurlement profond et prirent, pour ne plus le quitter, ce petit galop, patient et régulier, qui met finalement aux abois toute créature en vie. Mowgli savait qu’en bande leur allure est beaucoup plus lente que celle des loups, sans quoi il n’eût jamais risqué une course de deux milles en terrain découvert. Ils étaient convaincus que le garçon finirait par leur appartenir ; et lui se sentait sûr de les mener au gré de son caprice. Son unique soin était de les garder assez ardents sur sa trace pour les empêcher de faire demi-tour trop tôt. Il courait d’un pas net, égal, élastique, le chef sans queue à cinq mètres à peine de ses talons, et, en arrière, le Clan égrené sur une longueur d’un quart de mille, peut-être, aveuglé du délire et de la furie du meurtre. Il conserva ainsi sa distance au juger, se fiant à son oreille, et réservant son dernier effort pour l’élan à travers les Rochers aux Abeilles.
Le Petit Peuple s’était endormi à la tombée du crépuscule, car ce n’était pas la saison des fleurs qui s’ouvrent tard ; mais, aux premières foulées de Mowgli sur le sol creux et sonore, le garçon entendit comme un bourdonnement de la terre tout entière. Alors il courut comme il n’avait jamais couru de sa vie, renversa d’un coup de pied une, deux, trois des piles de pierres dans les crevasses obscures d’où s’échappait une odeur douce ; il entendit un mugissement pareil au mugissement de la mer dans une grotte, vit du coin de l’œil l’air s’assombrir derrière lui, aperçut le courant de la Waingunga tout au-dessous, et, dans l’eau, une tête plate en forme de diamant ; puis il sauta en avant de toute sa force, les dents du dhole sans queue claquant dans le vide contre son épaule, et, les pieds les premiers, tomba en sûreté dans la rivière, haletant et triomphant. Il n’avait pas une piqûre sur le corps, car l’odeur de l’ail avait arrêté le Petit Peuple juste les quelques secondes qu’il avait mises à traverser les rochers.
Lorsqu’il reparut la surface de l’eau, les anneaux de Kaa le maintenaient d’aplomb, et l’on voyait d’étranges objets bondir par-dessus le bord de la falaise – de gros blocs, semblait-il, d’abeilles en grappes, qui tombaient comme des plombs de sonde ; et, dès que le bloc touchait l’eau, les abeilles remontaient, et le corps d’un dhole tournoyait au fil du courant. Au-dessus de leurs têtes ils pouvaient entendre de courts aboiements de fureur étouffés sous un grondement pareil à celui du tonnerre – le grondement des ailes du Petit Peuple des Rochers. Quelques-uns des dholes étaient même tombés dans les crevasses communiquant avec les grottes souterraines, et là, suffoquaient, luttaient et mordaient à vide parmi les rayons de miel écroulés, pour, à la fin, cadavres portés sur les vagues d’abeilles soulevées au-dessous d’eux, être vomis de quelque trou dominant la rivière, et s’en aller rouler sur le tas de décombres noirs. D’autres avaient sauté trop court, et, dans les arbres sur les falaises, on voyait les abeilles estomper leur silhouette : mais le plus grand nombre d’entre eux, affolés par les piqûres, s’étaient jetés dans la rivière, et, comme l’avait dit Kaa, l’eau de la Waingunga avait toujours faim.
Kaa maintint étroitement Mowgli jusqu’à ce que le garçon eût repris haleine.
Mowgli, son couteau à la main, descendit la rivière, nageant au ras de l’eau et plongeant aussi souvent qu’il pouvait.
Mowgli plongea de nouveau. La surface de l’eau était tapissée d’abeilles sauvages bourdonnantes de colère et piquant tout ce qu’elles trouvaient.
La moitié presque du Clan avait vu le piège où se précipitaient leurs camarades, et, tournant subitement de côté, s’était jetée dans l’eau, à l’endroit où la gorge s’évasait en berges escarpées. Leurs cris de rage et leurs menaces contre le « singe-grimpeur » qui les avait conduits à la honte se mêlaient aux hurlements et aux grondements de ceux que le Petit Peuple avait punis. Rester sur la rive, c’était la mort : pas un dhole ne l’ignorait. Le Clan fut balayé par le courant, de plus en plus bas, jusqu’aux rochers qui s’élevaient dans l’Étang de la Paix ; mais, là aussi, le Petit Peuple en colère suivit les dholes et les força de se remettre à l’eau. Mowgli pouvait entendre la voix du chef sans queue exhortant ses compagnons à tenir bon jusqu’à ce qu’il ne restât plus un loup dans Seeonee. Mais il ne perdit pas de temps à écouter.
Mowgli avait plongé de l’avant comme une loutre, saisi brusquement par en dessous, avant qu’il pût ouvrir la gueule, un dhole qui se débattait, et des cercles huileux et noirâtres s’élargissaient à la surface de l’étang ; puis le corps émergea avec un plouf, en se tournant sur le côté. Les dholes essayèrent de retourner, mais la force du courant les emportait, et le Petit Peuple criblait leurs têtes et leurs oreilles, tandis qu’en avant ils pouvaient entendre le défi du Clan de Seeonee s’élever, plus haut et plus menaçant toujours, dans l’ombre compacte où ils s’enfonçaient. Mowgli plongea de nouveau, de nouveau un dhole disparut pour reparaître mort, et une nouvelle clameur monta de l’arrière-garde, les uns hurlant qu’il valait mieux gagner la rive, les autres sommant leur chef de les ramener au Dekkan, et d’autres enfin criant à Mowgli de se montrer, pour qu’on le tuât.
Un loup s’en vint courant sur trois pattes le long de la berge, tantôt sautant de haut en bas, tantôt rampant sur le flanc, ou bien arquant le dos, puis battant un entrechat à deux pieds en l’air, comme s’il était en train de jouer avec ses petits. C’était Won-tolla, l’Étranger, et il continuait, sans un mot, son horrible jeu tout le long des dholes. Il y avait longtemps qu’ils étaient dans l’eau, et ils nageaient laborieusement, avec le poids de leurs fourrures trempées, leurs queues touffues traînant derrière eux, pareilles à des éponges, si las et si rompus qu’ils se taisaient aussi, maintenant, les yeux sur la paire d’yeux qui flambaient de front avec eux.
Les aboiements des loups de Seeonee se rapprochaient de plus en plus.
Alors, ils s’aperçurent de leur faute. Ils auraient dû aborder un demi-mille plus haut, et charger les loups en terrain sec. Maintenant il était trop tard. Une ligne d’yeux de braise bordait la rive, et, sauf l’horrible cri du Pheeal qui ne s’était pas arrêté depuis le coucher du soleil, on n’entendait aucun bruit dans la Jungle. On eût dit que Won-tolla leur faisait des grâces pour les attirer vers la berge. Soudain :
À mesure que la nuit avançait, le mouvement de rotation augmentait de vitesse. Les dholes fatigués craignaient d’attaquer les loups plus vigoureux, bien qu’ils n’osassent pas encore abandonner le terrain ; mais Mowgli sentait que la lutte touchait à sa fin, et il se contentait de mettre hors de combat. Les louveteaux commençaient à s’enhardir ; on avait le temps de respirer ; et maintenant le simple éclair du couteau suffisait quelquefois à écarter un dhole.
Le sang lui sortait par vingt blessures.
La lame courut comme une flamme le long des flancs d’un dhole dont l’arrière-train disparaissait sous le poids d’un loup cramponné.
Won-tolla expiait cruellement sa victoire, mais son étreinte avait paralysé le dhole, qui ne pouvait se retourner pour l’atteindre.
Et c’était en effet le gros chef à poil bai.
Un dhole bondit au secours de son chef, mais, avant que ses crocs eussent touché le flanc de Won-tolla, le couteau de Mowgli se fichait dans sa gorge, et Frère Gris se chargeait du reste.
Won-tolla ne dit pas un mot, mais ses mâchoires se rejoignaient peu à peu sur l’échine à mesure que la vie s’en allait. Le dhole tressaillit, sa tête retomba, il ne bougea plus, et Won-tolla s’affaissa sur lui.
Les dholes s’esquivaient l’un après l’autre, abandonnant les sables noirs de sang, pour la rivière, la Jungle épaisse, en amont ou en aval, selon qu’ils voyaient la route libre.
Il volait vers la rivière, le couteau à la main, prêt à clouer sur place tout dhole qui eût osé prendre l’eau, quand, d’un monceau de neuf cadavres, se dressa la tête d’Akela, puis son poitrail. Mowgli tomba sur les genoux à côté du Solitaire.
Mowgli prit sur ses genoux la terrible tête balafrée, et jeta ses bras autour du cou déchiré.
Avec un soin et une douceur infinis Mowgli mit Akela sur ses pattes, les bras noués autour de lui, et le Solitaire aspira une longue gorgée d’air et commença le Chant de Mort qu’un Chef de Clan doit chanter lorsqu’il va mourir. La voix prit peu à peu de la force, s’éleva graduellement, retentissant au loin par-dessus la rivière, jusqu’au dernier « Bonne Chasse ! »
Alors Akela se dégagea de Mowgli un instant, fit un bond et retomba en arrière, mort, sur sa dernière et plus redoutable proie.
Mowgli s’assit, la tête sur les genoux, sans faire attention à rien, tandis que les derniers dholes, rejoints par les impitoyables lahinis, succombaient sous leurs coups. Petit à petit les cris s’éteignirent, et les loups revinrent en boitant, tout raides de leurs plaies durcies, pour compter les morts.
Quinze loups du Clan et une demi-douzaine de lahinis gisaient le long de la rivière. Des autres, pas un qui n’eût été touché. Mowgli ne bougea pas jusqu’au petit jour ; alors, le museau humide et rouge de Phao se posa sur sa main, et Mowgli recula en démasquant le corps décharné d’Akela.
Et s’adressant aux autres par-dessus son épaule en lambeaux :
* * * * * *
Mais du Clan tout entier de deux cents dholes combattants, Chiens Rouges du Dekkan, qui se vantent que nul être vivant dans la Jungle n’ose tenir devant eux, pas un ne retourna au Dekkan porter la nouvelle.
Ceci est la chanson que Chil chanta comme les vautours se laissaient tomber l’un après l’autre au bord de la rivière, quand eut pris fin le grand combat. Chil est l’ami de tout le monde mais, au fond du cœur, son sang est de glace, parce qu’il sait que presque tous les hôtes de la Jungle viennent à lui en fin de compte.
Ceux-là furent mes amis dans les nuits de leur jeunesse (Chil ! Garde à vous ! Chil !) Lors mon sifflet vient sonner le terme de leur promesse. (Chil ! Hérauts de Chil !) D’en bas ils me signalaient les gibiers frais abattus, Je guettais pour eux d’en haut daims en plaine – sûrs affûts, C’est la fin de toute piste, ils ne m’appelleront plus. Ceux qui menaient le pied chaud – ceux qui hurlaient à l’ouvrage – (Chil ! Garde à vous ! Chil !) Ceux qui, virant aux abois, clouaient la bête au passage – (Chil ! Hérauts de Chil !) Ceux qui précédaient le vent ou suivaient, lestes, recrus – Ceux qui forçaient l’Andouiller – ceux qui sautaient par-dessus, C’est la fin de toute piste, ils n’en éventeront plus. Ceux-là furent mes amis. Ils sont morts, c’est grand dommage. (Chil ! Garde à vous ! Chil !) Je viens les consoler qui les connus dans leur courage. (Chil ! Hérauts de Chil !) Gueule béante qui saigne, œil sombré, flancs décousus, Délaissés, mêlés et las, les vainqueurs sur les vaincus. C’est la fin de toute piste – et les miens seront repus !
Deux ans après la grande bataille de Chien Rouge et la mort d’Akela, Mowgli devait compter presque dix-sept ans. Il paraissait davantage, car les exercices violents, la nourriture succulente, et les bains à la moindre occasion de chaleur ou de poussière, lui avaient donné une force et une croissance bien au-dessus de son âge. Il pouvait se balancer d’une main à une branche haute pendant une demi-heure de suite, à l’occasion, le long des routes d’arbres. Il pouvait arrêter un jeune daim en plein galop, l’empoigner par les cornes et le jeter de côté. Il pouvait même culbuter les gros sangliers bleus qui habitaient les Marais du Nord. Le Peuple de la Jungle, habitué à le craindre pour son intelligence, le redoutait maintenant pour sa seule force ; et, lorsqu’il vaquait tranquillement à ses affaires, le murmure avant-coureur de son arrivée suffisait à déblayer les sentiers des bois. Cependant ses yeux n’avaient pas perdu la douceur de leur regard. Même au fort d’un combat ils ne flamboyaient jamais comme ceux de Bagheera ; ils prenaient seulement un air d’intérêt et de surexcitation croissante, et c’était une des choses que Bagheera elle-même ne comprenait pas.
Elle questionna à ce sujet Mowgli, et le garçon se mit à rire en disant :
Mowgli la regarda nonchalamment par-dessus ses longs cils, et, comme toujours, la tête de la Panthère s’inclina. Bagheera reconnaissait son maître.
Ils étaient couchés à l’écart, très haut, sur le flanc d’une colline qui dominait la Waingunga, et les brumes du matin s’étendaient au-dessous d’eux en bandes blanches et vertes. À mesure que le soleil montait elles devinrent les flots bouillonnants d’une mer de pourpre et d’or, puis fouettées de lumière, s’évanouirent, tandis que les rayons venaient obliquement zébrer les gazons desséchés sur lesquels reposaient Mowgli et Bagheera. C’était la fin de la saison fraîche, les feuilles et les arbres paraissaient vieux et fanés, et l’on entendait un bruissement accompagné d’un tic-tac saccadé lorsque le vent soufflait. Une petite feuille tapotait furieusement contre une branche, comme fait une feuille isolée dans un courant d’air. Elle réveilla Bagheera, qui flaira l’air matinal d’un reniflement creux et profond, se jeta sur le dos et se mit à donner des coups de pattes en l’air, dans la direction de la feuille qui dansait au-dessus.
Il y avait dans la voix un traînement singulier, qui fit se retourner Mowgli pour voir si par hasard la Panthère Noire se moquait de lui. La Jungle, en effet, est pleine de mots qui sonnent d’une manière et s’expliquent d’une autre.
Mowgli assis, les coudes sur les genoux, regardait à travers la vallée la lumière naissante du jour. Quelque part au-dessous, dans les bois, un oiseau essayait, d’une voix de flûte enrouée, les premières notes de sa chanson printanière. Ce n’était qu’une esquisse du bruyant appel en cascade qu’il lancerait bientôt à plein gosier, mais Bagheera l’entendit.
Et elle se mit à filer et à roucouler, en s’écoutant et s’interrompant d’un air de moins en moins satisfait.
Mowgli parlait sur un ton rageur.
La mauvaise humeur de Mowgli semblait s’être évaporée. Il s’étendit sur le dos, les bras sous la tête, les yeux clos.
La Panthère se recoucha, en poussant un soupir, car elle entendait Ferao étudier et recommencer de plus belle sa chanson pour le Temps du Nouveau Parler, comme ils disaient.
Dans la Jungle indienne les saisons glissent de l’une à l’autre presque sans transition. Il semble qu’il n’y en ait que deux – la saison des Pluies et la saison sèche – mais, à regarder attentivement, vous vous apercevez que, sous les torrents de pluies, les nuages de poussière et les verdures torréfiées, on peut les découvrir toutes quatre se succédant selon leur ordre accoutumé. Le Printemps est la plus merveilleuse, parce que sa besogne n’est pas d’habiller de fleurs nouvelles des champs dépouillés et nus, mais de chasser devant lui, d’écarter un tas de choses à moitié vertes, qui s’attachent, ne veulent pas mourir, et que le doux hiver a laissées vivre, et de faire en sorte que la terre caduque, à demi vêtue, se sente neuve et jeune une fois de plus. Et cette tâche, il l’accomplit si bien qu’il n’est pas de printemps au monde comparable à celui de la Jungle.
Il arrive un jour où tout paraît là, où les parfums même que charrie l’air pesant se traînent vieillis et sans force. On ne se l’explique pas, mais l’on sent ainsi. Puis vient un autre jour – en apparence rien n’a changé – où tous les parfums sont frais et délicieux, où le Peuple de la Jungle sent frissonner ses moustaches jusqu’en leurs racines, et où le poil d’hiver s’effiloche des flancs en longues mèches. Parfois alors il tombe un peu de pluie, et tous les arbres, les buissons, les bambous, les mousses et les plantes aux feuilles juteuses s’éveillent en une poussée de sève dont on croit presque entendre le bruit, un bruit sous lequel, nuit et jour, court la basse d’un faux bourdon. C’est cela, le bruit du printemps – cette vibration intense qui ne vient ni des abeilles ni des cascades, ni du vent dans les cimes, mais qui est simplement le voluptueux murmure du monde réjoui dans la tiédeur et la lumière.
Avant cette année-là Mowgli avait toujours pris plaisir aux changements de saisons. C’était lui qui, généralement, découvrait le premier Œil-du-Printemps enfoui sous les herbes, et la première bande de ces nuages printaniers qui ne ressemblent à rien d’autre dans la Jungle. On pouvait entendre sa voix dans toutes sortes d’endroits humides pleins de fleurs et de clartés d’étoiles, renforçant le chorus des grosses grenouilles, ou moquant les petites chouettes qui huent dans les nuits blanches.
À l’exemple de ses sujets, c’était le printemps la saison où il opérait de préférence ses escapades – parcourant, pour l’unique joie de fendre en courant l’air tiède, trente, quarante ou cinquante milles entre le crépuscule et l’étoile du matin. Puis il revenait, essoufflé, riant et couronné de fleurs étranges. Les Quatre ne le suivaient pas dans ces folles randonnées à travers la Jungle, mais s’en allaient chanter des chansons avec d’autres loups. Les habitants de la Jungle sont très affairés au printemps, et Mowgli pouvait les entendre grogner, crier, siffler, selon leur espèce. Leur voix, à cette époque, diffère de celle qu’ils ont aux autres moments de l’année, et c’est une des raisons pour lesquelles on appelle le printemps le Temps du Nouveau Parler.
Mais, ce printemps-là, comme il le disait à Bagheera, il sentait en lui un cœur nouveau. Dès le jour où il avait vu les rejetons du bambou tourner au brun tacheté, il s’était mis à attendre le matin où changeraient les parfums. Mais lorsque arriva ce matin-là, quand Mor, le Paon, éblouissant de bronze, d’azur et d’or, l’eut proclamé très haut le long des bois embrumés, et que Mowgli ouvrit la bouche pour reprendre le cri, les mots s’étranglèrent dans sa gorge, et il se sentit envahi du bout des pieds à la racine des cheveux par une sensation de misère profonde, au point qu’il s’examina scrupuleusement pour voir s’il n’avait pas marché sur une épine. Mor cria les nouveaux parfums ; les autres oiseaux reprirent l’appel ; et, du côté des rochers de la Waingunga, Mowgli entendait la voix rauque de Bagheera – quelque chose entre le cri d’un aigle et le hennissement d’un cheval. Des piaillements, une fuite de bandar-log, secouèrent les bourgeons des branches au-dessus de Mowgli qui restait là, debout, sa poitrine gonflée, pour répondre à Mor, se contractant à mesure que, chassé par cette misère envahissante, l’air, à petits souffles, s’en échappait.
Il regarda autour de lui, mais il ne vit rien que les bandar-log fuyant à travers les arbres, et Mor, la queue déployée en toute sa splendeur, qui dansait au-dessous, sur les pentes.
Une légère averse de printemps – une pluie d’éléphant, comme ils l’appellent – tomba à travers la Jungle sur un cercle d’un demi-mille, laissa derrière elle les jeunes feuilles mouillées qui dansaient en s’égouttant, et s’évanouit dans un double arc-en-ciel et un léger roulement de tonnerre. Le bourdonnement du printemps éclata pendant une minute, puis se tut ; mais tous les habitants de la Jungle semblèrent donner de la voix en même temps – tous – sauf Mowgli.
Il appela, mais pas un des Quatre ne répondit. Ils étaient loin, hors de portée de voix, en train de reprendre les chansons du printemps – La Chanson de la Lune et La Chanson du Sambhur – en compagnie des loups du Clan : car, au printemps, les habitants de la Jungle ne font guère de différence entre le jour et la nuit. Il lança l’aboiement impérieux de l’appel familier, et ne reçut pour réponse que le miaou moqueur du petit chat sauvage moucheté, qui se glissait parmi les branches à la recherche de nids précoces. Alors il trembla tout entier de rage, et tira à demi son couteau. Puis il prit un air hautain, bien qu’il n’y eût là personne pour le voir, et descendit à grands pas sévères le flanc de la montagne, le menton en l’air et les sourcils froncés. Mais personne de son peuple ne lui fit de question, tant ils étaient tous occupés à leurs propres affaires.
Deux jeunes loups du Clan descendaient un sentier au petit galop, à la recherche d’un terrain libre pour se battre. (On se rappelle que la Loi de la Jungle défend le duel en vue du Clan.) Ils avaient les poils du cou aussi raides que des fils de fer, et ils aboyaient furieusement, en rampant l’un vers l’autre, chacun guettant l’avantage du premier coup de dent.
Mowgli ne fit qu’un bond, saisit de chaque main les gorges tendues, comptant bien terrasser les deux bêtes, comme il avait fait maintes fois par jeu ou dans les chasses du Clan. Mais jamais encore il n’était intervenu dans un duel de printemps. Les deux loups s’élancèrent en avant, le jetèrent de côté si violemment qu’il tomba, et, sans mots inutiles, roulèrent étroitement enlacés.
Mowgli s’était remis sur pied presque avant de tomber, son couteau nu, comme ses dents blanches ; et à cette minute il les eût tués tous deux, sans motif, simplement parce qu’ils se battaient alors qu’il les voulait en paix, bien que la loi confère plein droit à tous les loups de se battre librement. Il dansa autour d’eux, les épaules ramassées, et la main frémissante prête à lancer un double coup de pointe, aussitôt tombée la première fièvre de l’assaut ; mais, pendant qu’il attendait, la force parut abandonner son corps, la pointe du couteau s’abaissa, il le remit dans sa gaine, et resta là.
La lutte continua jusqu’à ce que l’un des loups s’enfuît, et Mowgli demeurait assis tout seul sur l’herbe foulée et sanglante, promenant ses regards de son couteau à ses jambes, et de ses jambes à ses bras, tandis que cette sensation de misère, jusqu’alors inconnue, l’inondait comme l’eau couvre un tronc d’arbre flottant.
Il tua de bonne heure, ce soir-là, et mangea peu, afin d’être bien en point pour sa course de printemps ; et il mangea seul, car tout le Peuple de la Jungle était au loin, à chanter et se battre. C’était une de ces admirables nuits blanches, comme ils les appellent. Toutes les verdures semblaient avoir pris un mois de croissance depuis le matin. Telle branche, qui portait des feuilles jaunes le jour précédent, laissait couler la sève quand Mowgli la cassait. Les mousses, épaisses et chaudes, frisaient sous ses pieds ; l’herbe jeune ne coupait pas encore ; et toutes les voix de la Jungle grondaient comme une corde basse de harpe qu’aurait touchée la lune – la pleine lune du Nouveau Parler, qui éclaboussait du flot de sa lumière la roche et l’étang, glissait entre le tronc de l’arbre et la liane, et filtrait au travers des millions de feuilles. Malheureux comme il était, Mowgli chantait tout haut de ravissement, en se mettant en route. Sa marche ressemblait plus au vol d’un grand oiseau qu’à autre chose, car il avait choisi la longue rampe descendante qui mène aux Marais du Nord par le cœur même de la maîtresse Jungle, où le sol élastique amortissait le bruit de ses pas. Un homme élevé parmi les hommes ne s’y fût frayé un chemin qu’en trébuchant à chaque pas dans le clair de lune trompeur, mais les muscles de Mowgli, entraînés par des années d’exercice, l’emportaient comme une plume. Quand une souche pourrie ou une pierre invisible tournaient sous son pied, il se remettait d’aplomb sans jamais ralentir, sans effort, inconsciemment. Lorsqu’il était fatigué de courir sur le sol, il saisissait des mains, à la façon des singes, la liane la plus proche, et semblait flotter plutôt que grimper vers les branches minces d’où il faisait route par les cimes, jusqu’à ce qu’au gré d’un nouveau caprice il se lançât, décrivant une longue courbe descendante parmi les feuillages, et reprît pied sur le sol. Il y avait des creux chauds et silencieux, entourés de roches humides, où il pouvait à peine respirer, tant y pesaient les parfums des fleurs nocturnes et des boutons qui s’ouvraient le long des lianes ; des avenues sombres où le clair de lune dormait en bandes de lumière aussi régulièrement tracées qu’un dallage de marbre dans une nef d’église ; des fourrés humides où les jeunes pousses lui montaient à mi-corps et nouaient leurs rameaux autour de sa taille ; et des faîtes de collines couronnées de roches brisées, où il sautait de pierre en pierre par-dessus les terriers des petits renards effarés. Parfois il entendait, très loin, le chug-drug affaibli d’un porc sauvage en train d’aiguiser ses défenses sur une souche ; et, quelque temps après, il arrivait sur la grosse brute solitaire en train de labourer et de lacérer l’écorce rouge d’un arbre, l’écume au groin et les yeux comme deux flammes. Ou bien il faisait un détour en entendant cliqueter des cornes parmi des grognements sifflants, et dépassait un groupe de sambhurs furieux qui zigzaguaient çà et là, têtes basses, tigrés de sang que noircissait le clair de lune. Ou bien encore, dans les rapides d’un gué, il entendait Jacala, le Crocodile, mugir comme un taureau ; ou il dérangeait un nœud de serpents venimeux, mais ils n’avaient pas le temps de frapper qu’il était déjà loin, de l’autre côté des galets luisants, de nouveau replongé au cœur même de la Jungle.
Il courut ainsi, tantôt criant, tantôt se chantant à lui-même, le plus heureux, cette nuit-là, des êtres de la Jungle, jusqu’à ce que le parfum des fleurs l’avertît qu’il approchait des Marais, dont la région s’étendait hors du rayon de ses plus lointaines chasses.
Ici, encore, un homme élevé parmi ses semblables se serait enfoncé jusqu’au cou au bout de trois enjambées ; mais les pieds de Mowgli avaient des yeux et le portaient de touffe en touffe, d’une motte branlante à une autre, sans réclamer l’aide des yeux de sa tête. Il se dirigea vers le milieu du marécage, en effarouchant les canards au passage, et s’assit sur un tronc d’arbre moussu, émergé de l’eau noire. Le marais était éveillé tout autour de lui, car, au printemps, le monde des oiseaux dort très légèrement, et, toute la nuit, leurs compagnies sillonnent l’air de leurs allées et venues. Mais personne ne prenait garde à Mowgli, assis parmi ses grands roseaux murmurant des chansons sans paroles, et qui examinait la plante dure de ses pieds bruns pour voir si, par hasard, quelque épine n’y serait pas restée. Il semblait avoir laissé derrière lui, dans sa Jungle, toute sa mélancolie, et il commençait une chanson, quand tout revint – dix fois pire qu’auparavant. Pour comble de malheur la lune se couchait.
Cette fois, Mowgli fut atterré.
Et il regarda par-dessus son épaule pour voir si Cela n’était pas debout derrière lui.
Les bruits de la nuit continuaient dans le marais, mais ni bête ni oiseau ne lui parlait, et de nouveau la sensation de misère grandit.
Il s’attendrit tellement sur lui-même qu’il pleurait presque.
Large et chaude une larme vint s’écraser sur son genou ; et, tout malheureux qu’il fût, Mowgli se sentit heureux d’être à ce point malheureux, si vous pouvez comprendre cette sorte de bonheur à rebours.
Il resta un instant tranquille, réfléchissant aux derniers mots du Solitaire, que, sans doute, vous vous rappelez.
Dans son exaltation, au souvenir de la bataille sur la rive de la Waingunga, il lança les derniers mots à haute voix, et parmi les joncs une vache de buffle sauvage se leva sur les genoux, et renâcla :
Il allongeait le bras pour briser un des roseaux plumeux ; mais il le laissa retomber avec un soupir. Mysa, sans s’émouvoir, continuait à ruminer, et l’herbe longue se mit à grincer à l’endroit où la Vache paissait.
Il ne put résister à la tentation de se glisser parmi les bambous jusqu’à Mysa, et de le piquer de la pointe de son couteau. Le grand Taureau ruisselant saillit hors de son trou comme un obus qui éclate, tandis que Mowgli riait à en être obligé de s’asseoir.
Mysa écumait, car personne peut-être n’a plus mauvais caractère dans la Jungle.
Mowgli le regarda pouffer et souffler, sans que changeât le regard de ses yeux. Lorsqu’il put se faire entendre à travers l’éclaboussement de la boue, il dit :
Il prit pied sur le sol grelottant qui bordait le marais, bien certain que Mysa n’en viendrait jamais à le charger sur un terrain pareil, et, tout en courant, il riait à la pensée du Taureau en colère.
Il arrondit ses mains en cornet pour la fixer.
Le marais, à sa fin, s’élargissait en une vaste plaine où scintillait une lumière. Il y avait longtemps que Mowgli ne s’était intéressé aux faits et gestes des hommes, mais, cette nuit-là, l’éclat de la Fleur Rouge l’attirait comme s’il se fût agi d’un nouveau gibier.
Oubliant qu’il n’était plus dans sa Jungle, où il pouvait faire à son gré, il foula avec insouciance l’herbe chargée de rosée, jusqu’à la hutte où brillait la lumière. Trois ou quatre chiens donnèrent de la voix, car il se trouvait sur les confins d’un village.
Il porta son doigt à sa bouche, à l’endroit où une pierre l’avait frappé des années auparavant, le jour où l’autre Clan d’Hommes l’avait chassé.
La porte de la hutte s’ouvrit, et, sur le seuil, une femme parut qui sondait l’obscurité. Un enfant pleura, et la femme dit par-dessus son épaule
Mowgli, dans l’herbe, se mit à trembler comme pris de fièvre. Il connaissait bien cette voix, mais, pour être sûr, il appela doucement, surpris de constater avec quelle facilité la parole humaine lui revenait :
Car, vous le savez, c’était le nom que lui donna Messua la première fois qu’il vint au Clan des Hommes.
Et Mowgli, entrant d’un pas dans la zone de lumière, se trouva en face de Messua, la femme qui avait été bonne pour lui, et qu’il avait sauvée des mains des Hommes il y avait si longtemps. Elle était plus vieille, et ses cheveux étaient gris. Mais ses yeux et sa voix n’avaient pas changé. En femme qu’elle était, elle s’attendait à retrouver Mowgli comme elle l’avait laissé, et ses regards erraient avec embarras de sa poitrine à sa tête, qui touchait le haut de la porte.
Et, tombant à ses pieds :
Debout dans la lumière rouge de la lampe, grand, fort et beau, ses longs cheveux noirs balayant ses épaules, son couteau pendu à son cou, et la tête couronnée d’une guirlande de jasmin blanc, il eût pu aisément passer pour quelque divinité sauvage d’une légende des jungles. L’enfant, à moitié endormi dans un berceau, se dressa, terrifié, en poussant des cris aigus. Messua se retourna pour l’apaiser tandis que Mowgli restait immobile, contemplant du dehors les cruches, les marmites, la huche, et tous autres ustensiles humains qu’il se surprenait à reconnaître si bien.
Mowgli désignait du doigt l’enfant.
Elle prit dans ses bras l’enfant qui, oubliant sa terreur, se pencha pour jouer avec le couteau pendu sur la poitrine de Mowgli. Et Mowgli écarta les petits doigts, très doucement.
Il tremblait en recouchant l’enfant.
Mowgli sourit un peu à l’idée que quelque chose de la Jungle pût lui faire mal.
Mowgli s’assit en remuant les lèvres, la tête dans les mains. Toutes sortes de sensations étranges le parcouraient, absolument comme s’il eût été empoisonné, et il se sentait étourdi et un peu malade. Il but le lait chaud à longues gorgées, tandis que Messua lui donnait de temps en temps de petites tapes sur l’épaule, en se demandant si c’était là son fils Nathoo des jours lointains ou quelque créature merveilleuse des Jungles, mais contente toutefois de le sentir vraiment en chair et en os.
Messua eut un petit rire de bonheur. Le regard qui éclairait le visage de Mowgli suffisait à sa joie.
Mowgli tourna la tête et tâcha de se voir par-dessus son épaule musculeuse ; et Messua se remit à rire si longuement que Mowgli, sans savoir pourquoi, fut forcé de rire avec elle, et l’enfant courait de l’un à l’autre en riant aussi.
Mowgli ne pouvait pas comprendre un mot sur trois de ce langage. Le lait chaud produisit sur lui son effet après une course de quarante milles ; aussi, s’étant pelotonné, il dormait profondément une minute après. Messua écarta sa chevelure de ses yeux et jeta sur lui une couverture. Elle se sentait heureuse.
À la mode de la Jungle, il dormit le reste de la nuit et tout le jour suivant, car son instinct qui, lui, n’était jamais tout à fait endormi, l’avertissait qu’il n’avait rien à craindre. Il s’éveilla enfin d’un bond qui ébranla la hutte, car l’étoffe qui lui couvrait le visage l’avait fait rêver de trappes. Et il restait debout, la main sur son couteau, roulant ses yeux lourds encore de sommeil, en garde, à tout hasard.
Messua se mit à rire et posa devant lui le repas du soir. C’étaient seulement quelques grossiers gâteaux qui sentaient la fumée, un peu de riz, des conserves de tamarins acides – juste assez pour le soutenir jusqu’à ce qu’il pût abattre sa proie du soir. L’odeur de la rosée dans les marais lui donnait faim et l’agitait. Il voulait terminer sa course de printemps, mais l’enfant insistait pour rester dans ses bras, et Messua s’était mis en tête de peigner ses longs cheveux d’un noir bleu. Elle chantait, en le peignant, d’absurdes petites chansons enfantines, tantôt appelant Mowgli son fils, tantôt lui demandant de donner à l’enfant un peu de son pouvoir sur la Jungle.
Quoique la porte de la hutte fût close, Mowgli entendit un bruit qu’il connaissait bien, et vit Messua ouvrir la bouche avec une expression d’horreur, tandis qu’une grosse patte grise grattait sous la porte et que Frère Gris, au-dehors, faisait entendre un gémissement étouffé, où il y avait du repentir, de l’anxiété et de la peur.
Sur quoi la grosse patte grise disparut.
Messua s’écarta humblement – c’était bien, pensait-elle, une divinité des bois – mais comme la main du jeune homme touchait la porte, la mère qui était en elle la jeta au cou de Mowgli, qu’elle étreignit passionnément à plusieurs reprises.
L’enfant pleurait parce que l’homme au couteau brillant s’en allait.
La gorge de Mowgli pantelait comme si on en eût tiré les tendons, et il répondit d’une voix qui semblait s’en arracher de force :
Mowgli allait répondre, quand une jeune fille, vêtue d’une étoffe blanche, descendit un sentier qui venait des confins du village. Frère Gris fut hors de vue en un instant, et Mowgli recula sans bruit dans des cultures à hautes tiges. Elle était arrivée presque à portée de la main, quand les tièdes verdures se refermèrent sur le visage du jeune homme, et il disparut comme une ombre. La jeune fille jeta un cri, pensant avoir vu un esprit ; puis elle poussa un profond soupir. Mowgli, derrière les chaumes qu’il écarta légèrement de ses mains, la suivit du regard jusqu’à ce qu’elle fût hors de vue.
Frère Gris garda le silence.
Lorsqu’il parla derechef, ce fut pour grogner en lui-même
C’était en courant qu’ils causaient. Frère Gris fit un temps de galop sans répondre ; puis il dit, et ses bonds semblaient rythmer les paroles :
Et Mowgli suivit, pensif.
En toute autre saison l’annonce de pareille nouvelle eût attroupé toute la Jungle, les poils du cou hérissés ; mais durant ces jours ils étaient absorbés en chasses, en combats, en tueries et en chansons. Frère Gris courait de l’un à l’autre, criant :
Et les bêtes, heureuses, répondaient distraitement :
Aussi lorsque Mowgli, le cœur gros, monta à travers les rochers – il se rappelait chacun d’eux – jusqu’à la place où on l’avait apporté au Clan, il ne trouva que les Quatre, Baloo, que l’âge avait rendu presque aveugle, et le lourd Kaa au sang glacé, roulé autour du siège vide d’Akela.
Les Quatre s’entre-regardèrent, puis regardèrent Mowgli, décontenancé, mais soumis.
Frère Gris et les trois autres loups grognèrent furieusement, et commencèrent
Mais Baloo les arrêta
Un rugissement et le bruit d’un fracas au-dessous d’eux, dans les fourrés, l’arrêtèrent court, et Bagheera parut, légère, vigoureuse, et terrible comme toujours.
Elle lécha le pied de Mowgli :
Et elle disparut d’un bond.
Au pied de la colline sa voix claire encore s’éleva, plus lente dans l’éloignement :
* * * * * *
Et voilà la dernière des histoires de Mowgli.
Ceci est la chanson que Mowgli entendit derrière lui dans la Jungle avant d’arriver de nouveau à la porte de Messua.
À cause des sentiers, jadis, De moi, sage Grenouille, appris, Pour ton vieux Baloo garde comme La loi de Jungle ta Loi d’Homme. Claire ou trouble, du jour ou d’hier,Tiens-la du vouloir et du flair, Comme tu tiens la piste étroite, Sans regarder de gauche ou droite, Pour l’amour de qui t’aimait mieux Que toute chose sous les cieux. Si ton Clan t’irrite ou te peine, Dis-toi : Tabaqui chante en plaine. S’ils t’offensent : Comme autrefois Shere Khan erre encor sous bois. Les couteaux au vent, dans le doute Garde la loi, passe ta route. (Palme, racine, baie ou miel Gardent petit de sort cruel.) Par l’Eau, le Bois, l’Arbre et le Vent Faveur de Jungle va devant ! La Colère est l’œuf de la Peur – Œil sans paupière est le meilleur. Venin de Cobra, nul remède, Parler de Cobra, le sort t’aide. Courtoisie escorte Vigueur. Et Franc-Parler t’en fait seigneur. Vise à distance, ne confie Nul poids à la branche pourrie ; Jauge à ta faim chèvre ou bélier Que l’œil n’étouffe le gosier. Pour dormir ensuite, secrète Et sombre choisis ta retraite, Crainte que des torts oubliés N’amènent là tes meurtriers. En tous lieux et sur toute chose Garde flanc net et bouche close. (Fente, trou, rive d’étang bleu, Suis-le donc, Jungle du Milieu !) Par l’Eau, le Bois, l’Arbre et le Vent Faveur de Jungle va devant ! Je fus en cage et me souviens De l’Homme et des façons des tiens. Mais, par la Serrure Brisée, Crains ta race ! Au flair des rosées, Sous l’étoile pâle, ne prends Pas leur piste de chats errants. Clan ou conseil, en chasse, au gîte, Chacals sans pacte qu’on évite, Qu’ils mangent ton silence quand Ils diront : Viens, c’est le bon vent ! Jette-leur ton silence encore. Si contre le faible on t’honore, Laisse au singe son vain fracas, Porte sans bruit ton gibier bas. Qu’en chasse nul cri, chant ou signe Puisse t’écarter d’une ligne. (Brumes de l’aube, couchants clairs, Servez-le bien, Gardiens des Cerfs !) Par l’Eau, le Bois, l’Arbre et le Vent Faveur de Jungle va devant ! Par ton nouveau sentier, le leur, Vers le seuil de notre terreur, Où flambera la Rouge Fleur ; Dans les nuits où tu rêveras, Épiant le bruit de nos pas, Nous, tes amis, restés là-bas ; Les matins de triste réveil Aux labeurs d’un nouveau soleil, Cœur en deuil de matins pareils – Par l’Eau, le Bois, l’Arbre et le Vent Faveur de Jungle va devant !