Ambroise (saint ; 0340?-0397) 

Des devoirs

Livre premier §

I §

Je pense ne pas paraître prétentieux, en prenant parmi mes fils l’attitude d’enseigner, puisque le maître lui-même de l’humilité a dit : « Venez, mes fils, écoutez-moi ; je vous enseignerai la crainte du Seigneur. » Et l’on peut voir là l’humilité de sa modestie et sa grâce. En disant en effet : « la crainte du Seigneur », qui paraît être commune à tous, il a fourni la marque de sa modestie. Et cependant puisque cette crainte même est le début de la sagesse et l’artisan de la béatitude, car ceux qui craignent Dieu sont bienheureux, il a manifesté à l’évidence qu’il était un maître pour l’enseignement de la sagesse et un guide pour l’acquisition de la béatitude.

Quant à nous, donc, attentifs à imiter sa modestie, mais sans avoir la prétention de nous attribuer sa grâce, ce que l’Esprit de sagesse lui a infusé, ce qui à travers lui nous a été manifesté et nous a été découvert par sa vue et son exemple, nous vous le transmettons comme à nos enfants ; aussi bien ne pouvons-nous désormais esquiver le devoir d’enseigner, qu’à notre corps défendant nous a imposé la charge du sacerdoce : « Dieu en effet a donné à certains d’être apôtres, et à certains d’être prophètes, à d’autres d’être prédicateurs de l’Évangile et à d’autres d’être pasteurs et docteurs. » Je ne revendique donc pas pour moi la gloire des apôtres — qui en effet le ferait, sinon ceux que le Fils de Dieu en personne a choisis ? — Je ne revendique pas le charisme des prophètes, la puissance des prédicateurs de l’Évangile, la vigilance des pasteurs ; mais je souhaite seulement d’obtenir l’application attentive aux divines Écritures, que l’apôtre a placée en dernier lieu parmi les devoirs des saints ; et celle-là même je la souhaite afin de pouvoir apprendre, par souci d’enseigner. Unique est en effet le vrai maître, celui qui, seul, n’a pas appris ce qu’il devait enseigner à tous, tandis que les hommes apprennent d’abord ce qu’ils doivent enseigner, et reçoivent de lui ce qu’ils doivent transmettre aux autres.

Or cette chance même ne m’a pas été donnée. Pour moi en effet, arraché aux magistratures et aux insignes de la fonction publique en vue du sacerdoce, je me suis mis à vous enseigner ce que moi-même je n’ai pas appris. Et ainsi il m’est arrivé de commencer à enseigner avant que d’apprendre. Il me faut donc en même temps apprendre et enseigner puisque je n’ai pas eu le loisir d’apprendre auparavant.

II §

Or que devons-nous apprendre avant toutes choses, si ce n’est à nous taire, afin de pouvoir parler l ? Pour que ma voix ne me condamne pas, avant que ne m’absolve celle d’autrui ; car il est écrit : « C’est d’après tes propos que tu seras condamné. » Qu’est-il donc besoin de te hâter d’encourir, par la parole, le risque d’une condamnation, alors que, par le silence, tu peux être plus en sécurité ? J’ai vu bien des gens tombés dans le péché par la parole, je n’en ai guère vu par le silence. Aussi est-il plus difficile de savoir se taire que de parler. Je sais que la plupart des gens parlent faute de savoir se taire. Il est rare que quelqu’un se taise, bien qu’il n’ait aucun profit à parler. Il est donc sage, celui qui sait se taire. Car la Sagesse de Dieu a dit : « Le Seigneur m’a donné une langue douée de connaissance pour savoir quand il faut prendre la parole. » Il est donc sage à juste titre, celui qui a reçu du Seigneur de savoir à quel moment il lui faut parler. C’est pourquoi l’Écriture dit bien : « L’homme sage se taira jusqu’au moment voulu. »

Aussi, les saints du Seigneur — parce qu’ils savaient que la parole de l’homme est, la plupart du temps, messagère de péché et que le discours de l’homme est le début de l’erreur humaine — aimaient-ils à se taire. C’est ainsi que le saint du Seigneur affirme : « J’ai dit : je surveillerai mes chemins pour ne pas pécher dans mon langage. » Il savait en effet et il avait lu que c’est le fait de la divine protection que l’homme soit mis à l’abri du fouet de sa propre langue et à l’abri du témoignage de sa propre conscience. Nous sommes effectivement fustigés par la honte muette de notre pensée et par le jugement de notre conscience ; nous sommes fustigés aussi par les verges de notre parole, lorsque nous tenons des propos dont l’énoncé blesse notre esprit et déchire notre âme. Or quel est celui qui peut garder son cœur pur du bourbier des fautes ou ne pas pécher dans son langage ? Et pour cette raison qu’il ne voyait personne capable de garder ses lèvres pures de la souillure du discours, lui-même s’imposa, par le silence, la loi de l’innocence : ainsi en se taisant il esquivait la faute qu’il n’aurait guère pu éviter en parlant.

Écoutons donc le maître de la prudence : « J’ai dit : je surveillerai mes chemins », cela signifie : je me suis dit, je me suis imposé, par une consigne muette de ma pensée, de surveiller mes chemins. Autres sont les chemins que nous devons suivre et autres ceux que nous devons surveiller : nous devons suivre les chemins du Seigneur, mais surveiller les nôtres, pour qu’ils ne conduisent pas au péché. Or tu peux surveiller si tu ne t’empresses pas de parler. La Loi dit : « Écoute, Israël, le Seigneur ton Dieu. » Elle ne dit pas : « parle », mais : « écoute ». Ève est tombée pour la raison qu’elle tint à son mari un langage qu’elle n’avait pas écouté du Seigneur son Dieu. La première parole de Dieu te dit : « Écoute ». Si tu écoutes, tu surveilles tes chemins et, si tu es tombé, rapidement tu te redresses. « Comment en effet le jeune homme redresse-t-il son chemin si ce n’est en veillant aux paroles du Seigneur ? » Ainsi donc commence par te taire, et écoute pour ne pas pécher dans ton langage.

C’est un mal grave que d’être condamné par sa propre bouche. Et en effet si chacun doit rendre compte d’une parole oiseuse, combien plus d’une parole impure et honteuse ? De fait, les paroles scandaleuses sont plus graves que les paroles oiseuses. Par conséquent, si l’on demande raison d’une parole oiseuse, combien plus subit-on un châtiment pour un propos impie ?

III §

Quoi donc ? Faut-il que nous soyons muets ? Pas du tout. « Il est en effet un temps pour se taire et il est un temps pour parler. » En outre, si l’on rend compte d’une parole oiseuse, gardons-nous d’avoir à rendre compte également d’un silence oiseux. Car il est aussi un silence actif : tel était celui de Suzanne qui fit plus en se taisant que si elle avait parlé. De fait, en se taisant devant les hommes, elle parla à Dieu et ne trouva pas de plus grande preuve de sa chasteté que son silence. Sa conscience parlait lorsque sa voix ne se faisait pas entendre, et elle ne cherchait pas à obtenir en sa faveur le jugement des hommes, elle qui avait le témoignage du Seigneur. Ainsi donc elle voulait être acquittée par celui dont elle savait qu’on ne peut en aucune manière le tromper. Le Seigneur en personne, dans l’Évangile, se taisant, accomplissait le salut de tous. Aussi est-ce à juste titre que David ne s’imposa pas un silence perpétuel, mais la surveillance de ses paroles.

Surveillons donc notre cœur, surveillons notre bouche ; l’un et l’autre préceptes en effet sont dans l’Écriture : dans le passage que nous étudions, il est prescrit de surveiller notre bouche, mais ailleurs il t’est dit : « Maintiens ton cœur sous parfaite surveillance. » David se surveillait, et toi tu ne te surveilleras pas ? Isaïe avait des lèvres impures, lui qui a dit : « Ô malheureux que je suis, car je me sens accablé puisque je suis un homme et que j’ai des lèvres impures… », le prophète du Seigneur avait des lèvres impures : comment nous, les avons-nous pures ?

Et pour qui, si ce n’est pour chacun de nous, a-t-il été écrit : « Enclos ton domaine d’épines… attache ton argent et ton or, et fabrique pour ta bouche porte et verrou, et pour tes paroles fléau et peson » ? Ton domaine c’est ton âme, ton or c’est ton cœur, ton argent c’est ta parole : « Les paroles du Seigneur sont paroles chastes, un argent éprouvé par le feu. » En outre, c’est un bon domaine qu’une bonne âme. Enfin, c’est un domaine de prix qu’un homme sans tache. Enclos donc ce domaine, entoure-le du retranchement des pensées, garnis-le d’épines — de soins attentifs — afin que les passions déraisonnables du corps n’y fassent pas irruption et ne l’emmènent pas captive, afin que les bas instincts ne l’envahissent pas, que les passants sur la route ne pillent pas sa vigne. Surveille « l’homme intérieur », en toi, ne le néglige pas et ne le méprise pas comme s’il était sans valeur, car c’est un domaine de prix ; et c’est à juste titre un domaine de prix, celui dont le produit n’est pas périssable et temporel, mais appartient au salut définitif et éternel. Entretiens donc ton domaine afin d’avoir des champs cultivés.

Attache ton discours pour qu’il ne soit pas exubérant, pour qu’il ne soit pas léger et que, par le bavardage, il ne ramasse pas à sa suite des péchés. Qu’il soit tout à fait resserré et que ses rives le contiennent ; rapidement, le fleuve qui déborde ramasse de la boue. Attache ta pensée, qu’elle ne soit pas relâchée et à vau-l’eau, pour qu’on ne dise pas de toi : « Impossible d’y appliquer ni onguent, ni huile, ni pansement. » La modération de l’âme tient ses propres rênes par lesquelles elle se dirige et se gouverne.

Qu’il y ait une porte à ta bouche afin qu’elle soit close quand il faut, et qu’elle soit verrouillée fort attentivement, de peur que quelqu’un ne te provoque à la colère dans tes paroles et que tu ne rendes injure pour injure. Tu as entendu ce qu’on a lu aujourd’hui : « Soyez irrités et ne péchez pas ». Ainsi donc, même si nous sommes irrités, parce que cet état relève de la nature et non pas de notre pouvoir, ne proférons pas de notre bouche un mauvais discours de peur de nous précipiter dans le péché ; mais qu’il y ait « fléau et peson » à tes paroles, c’est-à-dire humilité et mesure, en sorte que ta langue soit soumise à ton âme. Qu’elle soit retenue par le lien des rênes, qu’elle ait son mors par lequel elle puisse être ramenée à la mesure, qu’elle profère des discours pesés à la balance de la justice afin qu’il y ait de la gravité dans la pensée, du poids dans le discours, et de la modération dans les paroles.

IV §

Si quelqu’un surveille tout cela, il devient doux, calme, mesuré. En surveillant en effet sa bouche et en retenant sa langue, en ne parlant pas avant d’interroger, de peser et d’examiner ses propres paroles pour savoir s’il faut dire ceci, s’il faut le dire à l’encontre de celui-ci, si c’est le moment de ce langage, cet homme assurément pratique la mesure, le calme et la patience, de sorte qu’il ne fait pas éclater son indignation et sa colère en paroles, qu’il ne livre pas dans ses propos la révélation de quelque passion, qu’il ne révèle pas dans son langage les flammes d’une ardente convoitise et la présence en ses discours des aiguillons de la colère ; il évite en fin de compte, que le langage qui doit faire valoir les richesses intérieures, ne découvre et n’étale l’existence de quelque défaut dans le caractère.

C’est alors en effet, quand il voit quelques passions naître en nous, que l’adversaire surtout tend des pièges : c’est alors qu’il agite des brandons, apprête des lacs. Aussi le prophète dit-il très justement, comme tu l’as entendu lire aujourd’hui : « Car Lui-même m’a libéré du lacs des chasseurs et de la parole acerbe. » Symmaque a dit : « la parole irritante », d’autres : « la parole troublante ». Le lacs de l’adversaire est notre langage, mais en outre ce langage même n’en est pas moins un adversaire contre nous. Nous tenons la plupart du temps un discours dont l’ennemi peut se saisir et nous blesser comme avec notre propre épée. Combien il est plus supportable de périr par l’épée d’autrui que par la nôtre. L’adversaire éprouve donc nos armes défensives et brandit ses traits. S’il voit que je suis ému, il plante ses aiguillons, pour faire lever des germes de discordes. Si j’énonce une parole inconvenante, il serre son lacs. Parfois il m’offre, comme appât, la possibilité de la vengeance, pour qu’en désirant me venger, je m’engage moi-même dans son lacs et resserre sur moi le nœud mortel. Si quelqu’un donc sent la présence de cet adversaire, il doit alors apporter plus de surveillance à sa bouche, pour ne pas fournir d’occasion à l’adversaire » ; mais ils ne sont pas nombreux, ceux qui le voient.

V §

Mais il faut aussi se garder de celui que l’on peut voir, de quiconque irrite, de quiconque excite, de quiconque exaspère, de quiconque suggère des incitations à la luxure ou à la convoitise. Quand donc quelqu’un nous insulte, nous harcèle, nous provoque à la violence, nous invite à une querelle, alors pratiquons le silence, alors ne rougissons pas de devenir muets. C’est un pécheur en effet celui qui nous provoque, qui nous fait injure et désire que nous devenions semblables à lui.

Enfin si tu te tais, si tu ne fais pas attention, il a coutume de dire : « Pourquoi te tais-tu ? Parle si tu l’oses ; mais tu n’oses pas, tu es muet, je t’ai coupé la langue. » Si donc tu te tais, il éclate plus encore : il se croit vaincu, moqué, mésestimé et joué. Mais si tu réponds, il se juge grandi parce qu’il a trouvé son pareil. Si en effet tu te tais, on dira : « Celui-là a insulté celui-ci, le second n’en a pas fait de cas. » Tandis que si tu rends l’outrage, on dira : « Les deux se sont insultés. » L’un et l’autre est condamné, personne n’est absous. Le souci du premier est donc d’irriter pour que je lui tienne de semblables propos, que je fasse de semblables actions ; tandis qu’il appartient au juste de ne pas faire attention, de ne rien dire, de conserver le bénéfice d’une bonne conscience, d’accorder plus au jugement des gens de bien qu’à l’arrogance d’un calomniateur, de se satisfaire du sérieux de sa conduite. C’est cela en effet « faire silence sur ses bonnes actions », parce que celui qui a bonne conscience de soi ne doit pas être ému par des mensonges et ne pas attribuer plus d’importance à l’insulte d’autrui qu’à son propre témoignage.

Il arrive dans ces conditions qu’il sauvegarde aussi l’humilité. Mais s’il ne veut pas être suffisamment humble, il agite et exprime à part soi de telles pensées : « Ainsi donc, comment celui-ci me mépriserait-il et tiendrait-il, à ma face, de tels propos contre moi, comme si je ne pouvais, moi, à son adresse, ouvrir la bouche ? Pourquoi, moi aussi, ne dirais-je pas ce qui me permettrait de le blesser ? Ainsi donc comment celui-ci me ferait-il tort, comme si je n’étais pas un homme, comme si je ne pouvais me venger ? Comment celui-ci me calomnierait-il, comme si moi, je ne pouvais rassembler sur lui des accusations plus graves ? »

Celui qui dit de telles choses, n’est pas « doux et humble », il n’est pas exempt de tentation. Le tentateur l’excite et, en personne, lui suggère de telles idées. Très souvent, l’esprit du mal utilise un homme et l’aposte, pour dire ces choses au premier ; mais toi, maintiens ton pied fixé sur la pierre. Même si c’est un esclave qui dit une insulte, le juste se tait ; même si c’est un faible qui lance un outrage, le juste se tait ; même si c’est un pauvre qui calomnie, le juste ne répond pas. Telles sont les armes du juste : il vainc en se retirant ; de même que les soldats habiles au lancement du javelot ont l’habitude de vaincre en se retirant et, à la faveur de leur fuite, d’infliger au poursuivant des coups plus sévères.

VI §

Qu’est-il besoin en effet de s’émouvoir lorsque nous entendons des insultes ? Pourquoi n’imitons-nous pas celui qui dit : « Je me suis tu, je me suis humilié et j’ai fait silence sur mes bonnes actions » ? David l’a-t-il simplement dit, ne l’a-t-il pas aussi fait ? Bien sûr, il l’a aussi fait. Ainsi lorsque le fils de Semei l’insultait, David se taisait, et bien qu’escorté d’hommes en armes, il ne retournait pas l’insulte, il ne recherchait pas la vengeance, à tel point que lorsque le fils de Sarvia lui dit qu’il voulait sévir contre celui-ci, David ne le permit pas. Il allait donc comme un homme muet et humilié, il allait se taisant et il ne s’émouvait pas quand on le traitait d’homme sanguinaire, lui qui avait conscience de sa douceur. Ainsi il ne s’émouvait pas des insultes, lui qui avait amplement conscience de ses bonnes œuvres.

Aussi celui qui s’émeut promptement de l’injustice, fait-il en sorte qu’on le voit mériter l’outrage, en voulant qu’on reconnaisse qu’il ne le mérite pas. Aussi mieux vaut celui qui méprise l’injustice que celui qui s’en afflige : celui en effet qui la méprise comme s’il ne la sentait pas, de cette façon la domine ; tandis que celui qui s’en afflige, comme s’il l’avait sentie...

VII §

Ce n’est pas inconsidérément que pour vous écrire, mes chers fils, j’ai utilisé le début de ce psaume. Car ce psaume que le prophète David a donné à chanter au saint Idithun, moi je vous encourage à le retenir, charmé que je suis par la profondeur de sa signification et par la vigueur de ses pensées. Nous nous sommes aperçus en effet, à partir des brefs passages que nous avons extraits, que ce psaume enseignait le silence patient, la parole opportune et, dans la suite, le mépris des richesses, qui sont les fondements majeurs des vertus. Ainsi donc en méditant ce psaume, il m’est venu à l’esprit d’écrire sur Les devoirs.

Sur cette question, certains hommes adonnés à la philosophie ont écrit, comme Panétius et son fils chez les Grecs, Tullius chez les Latins. Toutefois je n’ai pas jugé étranger à ma charge d’en écrire moi aussi. Et de même que Tullius le fit pour l’éducation de son fils, je le fais de même, moi aussi, pour votre formation à vous, mes chers fils. Car je ne vous chéris pas moins, vous que j’ai enfantés dans l’Évangile, que si je vous avais eus d’une épouse. La nature en effet n’est pas plus impétueuse que la grâce, pour chérir. Il est sûr que nous devons chérir ceux dont nous pensons qu’ils seront sans fin avec nous, plus que ceux qui le sont seulement en ce monde. Ceux-ci naissent souvent tarés, en sorte qu’ils déshonorent leur père, mais vous, nous vous avons choisis d’avance, pour vous chérir. C’est pourquoi l’on chérit les premiers, en vertu d’une obligation qui n’est pas suffisamment appropriée et durable pour enseigner la tendresse sans fin, tandis que l’on vous chérit, vous, en vertu d’un discernement qui ajoute à la force de la tendresse le grand poids de la charité : il s’agit d’éprouver ceux que l’on chérit et de chérir ceux que l’on a choisis.

VIII §

Ainsi donc puisque les rôles conviennent, voyons si le projet lui-même d’écrire De officiis, sur Les devoirs, convient et voyons si ce terme n’est approprié qu’à l’école des seuls philosophes ou s’il se trouve aussi dans les divines Écritures. C’est donc merveille : en lisant aujourd’hui l’Évangile, le Saint-Esprit, comme s’il nous encourageait à écrire, nous a offert une lecture pour nous confirmer que l’on peut parler d’officium, devoir, même parmi nous. En effet alors que le prêtre Zacharie était devenu muet dans le Temple et qu’il ne pouvait parler, « il arriva, est-il dit, que furent achevés les jours officii eius, des devoirs de sa charge ; il s’en alla chez lui ». » Nous lisons donc que nous pouvons parler d’officium, de devoir.

Et la raison elle-même n’y répugne pas, puisque, pensons-nous, on a dit officium, devoir, en tirant le mot du verbe efficere, accomplir, comme si l’on disait efficium, accomplissement, mais que pour l’euphonie, en changeant une seule lettre, on a fait le nom officium, devoir ; ou du moins pour que l’on fasse des choses qui ne nuisent, officiant, à personne, mais profitent à tous.

IX §

Or les philosophes ont pensé que l’on déduit les devoirs, de la beauté morale et de l’utile, et que l’on choisit d’après ces deux catégories ce qui l’emporte ; ensuite qu’il arrive que deux choses belles entrent en concurrence, également deux choses utiles et que l’on cherche ce qui est le plus beau, également ce qui est le plus utile. Tout d’abord donc le devoir se divise en trois parties : le beau, l’utile et ce qui l’emporte. Ensuite ils divisèrent ces trois catégories en cinq points : les choses belles en deux, les choses utiles en deux, et l’estimation du choix. Ils disent que la première partie concerne la convenance et la beauté morale de la vie, la seconde, le bienêtre de la vie, les richesses, l’abondance, les moyens d’existence ; c’est d’après ces deux parties qu’intervient l’estimation du choix. Voilà ce que disent les philosophes.

Pour nous, c’est uniquement ce qui peut être convenable et beau que nous apprécions, en fonction des biens à venir plutôt que des biens présents ; et nous reconnaissons pour utile uniquement ce qui peut être avantageux en vue de la grâce de la vie éternelle et non pas ce qui peut l’être en vue du plaisir de la vie présente. Et nous ne plaçons aucun bienêtre dans les moyens d’existence et les richesses de l’abondance, mais nous les jugeons une gêne si l’on ne s’en défait pas : on voit une charge à les posséder plutôt qu’une perte à les distribuer.

Ainsi donc le travail de rédaction que nous entreprenons n’est pas superflu, puisque nous apprécions le devoir d’après une norme différente de celle dont usèrent les philosophes. Ceux-ci placent parmi les biens, le bienêtre de ce monde ; nous, nous le plaçons même parmi les pertes, car celui qui reçoit ici-bas les biens, comme ce fameux riche, est torturé là-bas, tandis que Lazare qui subit des maux ici-bas, trouva là-bas la consolation. Ensuite ceux qui ne lisent pas les écrits des philosophes, liront les nôtres s’ils le veulent, eux qui ne recherchent pas les ornements du discours ni l’art de la parole, mais le simple agrément des choses.

X §

Le convenable (decorum), qui se dit πρέπον en grec, se rencontre en premier lieu dans nos Écritures, nous en sommes instruits et nous l’apprenons en lisant : « C’est à toi que convient, ô Dieu, l’hymne de louange, en Sion », ou en grec : Σοί πρέπει ὕμνος ὁ θεὸς ἐν Σιὼν. L’apôtre aussi dit : « Exprime ce qui convient à la saine doctrine. » Et ailleurs : « Or il convenait à celui par qui tout et pour qui tout a été fait, que, ayant conduit de nombreux fils à la gloire, le guide de leur salut, fût consacré par la passion. »

Est-ce que Panétius, est-ce qu’Aristote qui lui aussi disserta du devoir, furent antérieurs à David, alors que Pythagore lui-même qui est — on le lit — plus ancien que Socrate, donna, en suivant l’exemple du prophète David, la loi du silence à ses disciples ? Mais Pythagore, c’était pour interdire aux siens pendant cinq ans l’usage de la parole ; David, ce n’était pas pour réduire le don de la nature, mais pour enseigner la surveillance de l’emploi du langage. Pythagore, certes, c’était pour enseigner à parler en ne parlant pas ; David pour qu’en parlant nous apprenions davantage à parler. Comment en effet enseigner sans exercice ou progresser sans pratique ?

Celui qui veut acquérir la science de la guerre, s’exerce aux armes chaque jour et comme s’il se trouvait au combat, il s’entraîne à la lutte et il campe comme face à la position de l’ennemi ; et en ce qui concerne l’habileté et la force du lancer, ou bien il éprouve ses propres bras, ou bien il détourne les traits des adversaires et les esquive grâce à la vigilance de son regard. Celui qui aspire à diriger un navire sur mer avec le gouvernail ou à le conduire avec les rames, s’entraîne d’abord sur un fleuve. Ceux qui recherchent la douceur du chant et l’éclat de la voix, d’abord par un chant progressif éveillent leur voix. Et ceux qui grâce à leurs forces physiques et par un affrontement selon les règles, à la lutte, ambitionnent la couronne, affermissant leurs membres, formant leur endurance, par l’usage quotidien de la palestre, s’habituent à la fatigue.

De fait la nature elle-même nous enseigne chez les petits enfants qu’ils étudient d’abord les sons du langage afin d’apprendre à parler. Et ainsi le son est une sorte d’éveil et de palestre de la voix. Ainsi donc, que ceux aussi qui veulent apprendre la prudence du langage, ne refusent pas ce qui relève de la nature ; qu’ils pratiquent ce qui relève de la surveillance : comme ceux qui sont sur un observatoire, qu’ils soient attentifs en observant, non pas en dormant. Toute chose en effet s’accroît par les exercices qui lui sont propres et qui appartiennent à son domaine.

Ainsi donc David se taisait, non pas toujours, mais selon les circonstances, non pas continuellement ni devant tous, mais devant l’adversaire qui l’irritait : il ne répondait pas au pécheur qui le provoquait. Et ainsi qu’il dit ailleurs : ceux qui prononçaient des paroles vaines et qui méditaient la ruse, il ne les écoutait pas, comme s’il était sourd ; et comme s’il était muet, il n’ouvrait pas la bouche pour leur répondre ; car on trouve aussi ailleurs : « Ne réponds pas au fou selon sa folie pour ne pas devenir semblable à lui. »

La mesure dans les paroles est donc le premier devoir. Par elle on offre à Dieu un sacrifice de louange, par elle on manifeste du respect lors de la lecture des divines Écritures, par elle on honore ses parents. Je sais que la plupart des gens parlent, faute de savoir se taire. Il est rare que quelqu’un se taise, bien qu’il n’ait aucun profit à parler. Le sage, pour parler, considère d’abord beaucoup de choses : ce qu’il va dire et à qui il va le dire, en quels lieu et temps. Il existe par conséquent une mesure et du silence et de la parole, il existe aussi une mesure pour les actes. Il est donc beau de tenir la mesure du devoir.

XI §

Or tout devoir est ou bien moyen ou bien parfait, ce que nous pouvons également reconnaître d’après l’autorité des Écritures. On trouve en effet dans l’Évangile que le Seigneur a dit : « Si tu veux parvenir à la vie éternelle, observe les commandements. Il lui dit : Lesquels ? Jésus reprit et lui dit : Tu ne feras pas d’homicide, tu ne commettras pas l’adultère, tu ne feras pas de vol, tu ne diras pas de faux témoignage, honore ton père et ta mère, et tu aimeras ton prochain comme toi-même. » Voilà les devoirs moyens auxquels manque quelque chose.

Finalement, « Le jeune homme lui dit : J’ai observé tout cela depuis ma jeunesse. Qu’est-ce qui me manque encore ? Jésus lui dit : Si tu veux être parfait, va, vends tous tes biens, donne aux pauvres ; tu auras un trésor dans le ciel, viens, suis-moi. » Et l’on trouve écrit précédemment, là où Jésus dit qu’il faut aimer ses ennemis, qu’il faut prier pour ceux qui nous accusent faussement et qui nous persécutent, et bénir ceux qui nous maudissent, que c’est cela que nous devons faire si nous voulons être parfaits comme notre Père qui est au Ciel, qui commande au soleil de répandre ses rayons sur les bons et sur les méchants, et aux terres de tous sans aucune distinction, de devenir fertiles sous la rosée de la pluie. Voilà donc le devoir parfait, que les Grecs ont appelé κατόρθωμα, qui redresse tous les devoirs qui ont pu comporter quelques fléchissements.

La miséricorde également est bonne, qui elle aussi rend parfaits, parce qu’elle imite le Père qui est parfait. Rien ne recommande autant l’âme chrétienne que la miséricorde, d’abord envers les pauvres, en telle sorte que tu tiennes pour communs les produits de la nature qui fait pousser les fruits de la terre pour tous, à leur usage ; en telle sorte que tu distribues largement au pauvre ce que tu as, et que tu aides ton compagnon de destinée et de nature. Toi, c’est de la monnaie que tu distribues, mais lui, c’est la vie qu’il reçoit ; toi, tu donnes de l’argent, mais lui le regarde comme sa subsistance ; ton denier est sa richesse.

En échange de ces bienfaits, le pauvre t’apporte davantage, puisqu’il est ton débiteur dans l’ordre du salut : si tu habilles celui qui est nu, c’est toi-même que tu revêts de justice. Si tu fais entrer un étranger sous ton toit, si tu accueilles un indigent, lui t’acquiert l’amitié des saints et « les tentes éternelles ». Cette grâce n’est pas de peu de prix : tu sèmes des biens corporels et tu reçois des biens spirituels. Admires-tu le jugement du Seigneur à propos du saint Job ? Admire la vertu de celui qui pouvait dire : « J’étais l’œil des aveugles, le pied des boiteux. J’étais le père des malades, leurs épaules ont été réchauffées par les toisons de mes agneaux. L’étranger ne demeurait pas dehors, mais ma porte était ouverte à tout venant. » Heureux assurément celui de la maison de qui le pauvre n’est jamais sorti la poche vide ; il n’est pas en effet d’homme plus heureux que celui qui s’intéresse aux besoins du pauvre et à l’épreuve du malade et de l’indigent. Au jour du jugement il tiendra son salut du Seigneur qu’il tiendra comme débiteur de sa miséricorde.

XII §

Mais beaucoup se détournent du devoir de la miséricorde distributive, en pensant que le Seigneur ne se soucie pas des actes de l’homme, ou qu’il ne sait pas ce que nous faisons dans le secret, ce qu’il y a dans notre conscience ; ou bien en pensant que son jugement n’est pas du tout juste, puisqu’ils voient les pécheurs regorger de richesses, jouir des honneurs, de la santé, d’enfants, tandis qu’ils voient au contraire les justes vivre pauvres, privés d’honneurs, sans enfants, malades dans leur corps, fréquemment dans le deuil.

Et cette question n’est pas sans importance, puisqu’aussi bien les trois rois amis de Job le déclaraient pécheur pour cette raison qu’ils le voyaient devenu pauvre, de riche qu’il était, privé d’enfants, de père comblé qu’il était, couvert d’ulcères, tuméfié de meurtrissures, déchiré de blessures depuis la tête jusqu’aux pieds. Mais le saint Job leur présente cette objection : Si moi je souffre ces maux à cause de mes péchés, « pourquoi les impies vivent-ils ? Or ils ont pris de l’âge et leur descendance est riche à souhait, leurs enfants sont sous leurs yeux, leurs maisons sont florissantes, ils n’ont de crainte d’aucun côté : le fouet brandi par Dieu ne l’est pas sur eux. »

Voyant cela le faible est troublé en son cœur et détourne son zèle. Sur le point de citer ses propos, le saint Job auparavant les fit précéder de ces paroles : « Supportez-moi, mais je parlerai, ensuite raillez-moi. Car même si je suis accusé, c’est comme un homme que je suis accusé. Supportez donc le poids de mes propos, » Je suis en effet sur le point de citer ce que je n’approuve pas, mais c’est pour vous réfuter que j’exprimerai des propos impies. Ou du moins, car tel est le texte : « Mais quoi ? Est-ce par un homme que je suis accusé ? » cela veut dire : un homme ne peut me convaincre d’avoir péché, même si je suis digne d’être accusé, car ce n’est pas d’après une faute manifeste que vous m’accusez, mais d’après des malheurs que vous mesurez la gravité des péchés. Le faible donc, voyant que les pécheurs regorgent d’heureuses prospérités, tandis qu’il est écrasé, dit au Seigneur : « Va-t’en loin de moi, je ne veux pas connaître tes voies ; à quoi bon t’avoir servi ou quelle utilité à être allé vers toi ? Tous les biens sont aux mains des impies, quant à leurs œuvres, il ne les voit pas. »

On loue chez Platon ce qu’il fit dans sa République : l’interlocuteur qui avait reçu le rôle de disserter contre la justice, demandait pardon de paroles qu’il n’approuvait pas, et disait que c’était en vue de découvrir le vrai et d’élucider le sujet de la discussion, que ce personnage lui avait été imposé. Ce que Tullius approuva jusqu’à penser lui-même, dans les livres qu’il écrivit sur la République, qu’il fallait parler en ce sens.

Combien plus ancien qu’eux, Job, lui qui, le premier, a inventé ce procédé et qui, non pas pour décorer son éloquence mais pour prouver la vérité, a estimé qu’il fallait d’abord l’employer. Et lui-même aussitôt dénoua la question, ajoutant que « la lumière des impies s’éteint et que leur ruine est à venir », que Dieu, maître en sagesse et en éducation, ne se trompe pas mais qu’il est le juge de la vérité ; et que pour cette raison le bonheur de chacun ne doit pas être apprécié selon l’opulence extérieure, mais selon la conscience intime qui distingue les mérites des innocents et des infâmes, en arbitre véridique et incorruptible des châtiments et des récompenses. L’innocent meurt en possession de sa pureté morale, dans l’opulence de son propre bon vouloir, en montrant une âme pour ainsi dire florissante de santé. Mais le pécheur en vérité, bien qu’il vive extérieurement dans l’opulence et qu’il ruisselle de délices, qu’il exhale les parfums, achève sa vie dans l’amertume de son âme et finit son dernier jour, sans ramener rien de bon de tout ce dont il s’est gorgé, sans rien emmener avec lui que les mérites de ses forfaits.

Pensant à tout cela, nie si tu le peux, que la rémunération appartient au jugement de Dieu. Le premier est heureux du fait de son état d’âme, le second malheureux ; le premier est absous par son propre jugement, le second condamné ; le premier est joyeux dans sa fin, le second affligé. Aux yeux de qui peut-il être absous, celui qui pas même à ses propres yeux n’est innocent ? Dites-moi, dit Job, où est la protection de ses tentes ? On ne trouvera pas sa trace. La vie du criminel en effet est comme un rêve : a-t-il ouvert les yeux ? Son repos est passé, le plaisir a disparu. Encore que cela même qui apparaît, le repos des impies, même pendant leur vie, soit en enfer : c’est vivants en effet, qu’ils descendent aux enfers.

Tu vois le festin du pécheur, mais interroge sa conscience. N’est-ce pas une puanteur plus pénible que celle de tous les sépulcres ? Tu regardes sa joie et tu admires sa santé physique, son opulence en enfants et en richesses ; mais examine les plaies et les meurtrissures de son âme, l’affliction de son cœur. De fait, pourquoi parlerais-je de ses richesses, puisque tu as lu dans l’Écriture : « Car ce n’est pas dans l’opulence qu’est sa vie », puisque tu sais que, même s’il te paraît riche, à ses propres yeux il est pauvre, et puisqu’il réfute ton jugement par le sien ? Pourquoi parlerais-je aussi du grand nombre de ses enfants et de sa vigueur, puisque lui précisément se lamente sur lui-même, et prononce qu’il sera sans héritier, puisqu’il ne veut pas que ses imitateurs soient ses successeurs ? Il n’est en effet aucun héritage du pécheur. Ainsi donc, l’impie est à lui-même son propre châtiment, tandis que le juste est à lui-même sa propre récompense ; et l’un et l’autre perçoivent sur eux-mêmes le prix de leurs bonnes ou de leurs mauvaises œuvres.

XIII §

Mais revenons au sujet, de crainte que nous ne paraissions avoir laissé de côté le plan fixé, pour la raison que nous nous opposons à l’opinion de ces gens : du fait qu’ils voient tous les criminels riches, joyeux, honorés, puissants, alors que la plupart des justes sont dans le besoin et sont faibles, ils pensent, ou bien que Dieu n’a souci de rien à notre sujet, comme disent les épicuriens ; ou bien qu’il ignore les actes des hommes, comme le pensent les infâmes ; ou bien, s’il est vrai qu’il sait tout, qu’il est un juge inique, de souffrir que les bons soient dans le besoin, tandis que les méchants sont dans l’opulence. Et ce ne fut pas une sorte de digression superflue que de donner réponse à une telle opinion par l’état d’âme de ceux mêmes qu’on juge heureux, alors que les intéressés en personne s’estiment malheureux. J’ai pensé en effet que ces mêmes gens se feraient plus facilement confiance à eux-mêmes, qu’à nous.

Après en avoir terminé avec cette objection, je pense que c’est chose aisée de réfuter toutes les autres et d’abord l’affirmation de ceux qui estiment que Dieu n’a en aucune manière le souci du monde, comme l’affirme Aristote : sa providence descend jusqu’à la lune. Et quel ouvrier négligerait le souci de son œuvre ? Lequel abandonnerait et délaisserait ce que lui-même a estimé devoir réaliser ? Si c’est un outrage de gouverner, n’en est-ce pas un plus grand d’avoir fait exister, puisqu’il n’est aucune injustice à n’avoir pas fait exister quelque chose, tandis que ne pas avoir souci de ce qu’on a fait exister, est le comble de la malveillance ?

Que s’ils renient Dieu leur créateur, ou s’ils estiment qu’ils sont comptés au nombre des bêtes sauvages et des animaux, que dire de gens qui se condamnent par cet outrage ? Eux-mêmes affirment que Dieu va à travers toutes choses et que toutes choses subsistent en sa puissance, que sa force et sa majesté pénètrent à travers tous les éléments, les terres, le ciel, les mers ; et ils regardent comme un outrage pour lui, s’il pénètre l’intelligence humaine ? ce que lui-même nous a donné de plus remarquable ? et s’il y entre par la science de sa divine majesté ?

Mais les philosophes que l’on juge sensés, se moquent eux-mêmes du maître de ces gens, comme d’un ivrogne et d’un avocat du plaisir. Quant à l’opinion d’Aristote, qu’en dirai-je, lui qui pense que Dieu est satisfait de son territoire et qu’il vit à la mesure délimitée d’un royaume, comme le disent les fables des poètes ? Ceux-ci rapportent que l’univers a été partagé entre trois, de telle façon qu’en vertu du sort, à l’un est échu de tenir en son pouvoir le ciel, à un autre la mer, à un autre les enfers ; et ils rapportent que les trois veillent à ne pas provoquer la guerre entre eux, en s’occupant indûment des parts des autres 7. De la même manière donc, Aristote affirme que Dieu n’aurait pas le souci des terres, de même qu’il n’a pas le souci de la mer ou de l’enfer. Et comment les mêmes philosophes rejettent-ils les poètes qu’ils suivent ?

XIV §

Vient ensuite la réponse à cette question de savoir, puisque Dieu ne laisse pas échapper le souci de son œuvre, si la connaissance de cette œuvre lui échappe. Ainsi donc : « Celui qui a planté l’oreille, n’entend pas ? Celui qui a modelé l’œil, ne voit pas, ne regarde pas ? »

Cette opinion inconsistante n’a pas échappé aux saints prophètes. Ainsi David fait parler ceux qu’il affirme gonflés d’orgueil. Qu’y a-t-il en effet d’aussi orgueilleux, alors qu’ils sont eux-mêmes au pouvoir du péché, que de supporter avec indignation que vivent d’autres pécheurs, lorsqu’ils disent : « Jusques à quand les pécheurs, Seigneur, jusques à quand les pécheurs seront-ils glorieux ? » Et ensuite : « Et ils ont dit : le Seigneur ne verra pas et le Dieu de Jacob ne se rend pas compte. » Mais le prophète leur répondit en disant : « Rendez-vous compte maintenant, insensés parmi le peuple ; imbéciles, comprenez enfin. Celui qui a planté l’oreille, n’entend pas ? Celui qui a modelé l’œil, ne regarde pas ? Celui qui corrige les nations, ne réprimande pas, lui qui enseigne la science à l’homme ? Le Seigneur sait que les pensées des hommes sont inconsistantes. » Celui qui saisit tout ce qui est inconsistant, ne connaît pas ce qui est saint, et ignore ce que lui-même a fait ? L’artisan peut-il ignorer son propre ouvrage ? Il est homme et il saisit dans son ouvrage ce qui est caché. Et Dieu ne connaît pas son ouvrage ? Plus grande est donc la profondeur dans l’ouvrage que dans l’auteur : il a fait un être qui le dépasserait, dont, auteur, il ignorerait le mérite, dont, juge, il ne connaîtrait pas les dispositions. Voilà ce que David répondait à ces hommes.

Au reste, le témoignage nous suffit de celui-là même qui dit : « Je suis celui qui sonde les cœurs et les reins. » Et dans l’Évangile, ce que dit le Seigneur Jésus : « Pourquoi ces pensées mauvaises dans vos cœurs ? » Il savait en effet qu’ils avaient des pensées mauvaises. L’évangéliste l’atteste ensuite en disant : « Jésus en effet savait leurs pensées. »

L’opinion de ces hommes ne pourra suffire pour nous émouvoir, si nous examinons leurs actes. Ils ne veulent pas qu’il y ait au-dessus d’eux un juge auquel rien ne peut échapper, ils ne veulent pas lui accorder la connaissance de leurs secrets, eux qui craignent que leurs secrets ne soient dévoilés. Mais aussi bien le Seigneur qui connaît leurs œuvres, les a livrés aux ténèbres :

« C’est dans la nuit, dit-il, que sera le voleur. Et l’œil de l’adultère guettera les ténèbres en disant : l’œil ne m’a pas vu, et il a mis un voile sur son visage. » Tout homme en effet qui fuit la lumière, chérit les ténèbres, dans son désir de rester caché, bien qu’il ne puisse rester caché à Dieu qui, au-dedans des tréfonds de l’abîme et au-dedans des âmes des hommes, sait non seulement ce que l’on a fait, mais encore ce que l’on médite. Enfin celui qui dit dans l’Ecclésiastique : « Qui me voit ? Les ténèbres et les murs m’abritent, qui craindre ? » bien qu’il agite ces pensées étendu sur son lit, il est saisi là où il ne l’avait pas escompté. « Et, dit l’Écriture, ce sera la honte pour n’avoir pas compris la crainte de Dieu. »

Or qu’y a-t-il d’aussi stupide que d’escompter que quelque chose échappe à Dieu, alors que le soleil, qui est serviteur préposé à la lumière, pénètre même les lieux cachés et que la puissance de sa chaleur s’introduit dans les fondations de la maison ou dans les appartements secrets ? Qui nierait que la douceur du printemps ne réchauffe les entrailles de la terre que le froid de l’hiver a durcie ? Ainsi donc la vie secrète des arbres connaît la puissance de la chaleur ou du froid, à ce point que leurs racines, ou bien sont brûlées par le froid, ou bien reprennent force sous la chaleur du soleil. Enfin lorsqu’a souri la douceur du ciel, la terre se répand en fruits variés.

Si donc un rayon du soleil répand sa lumière sur toute la terre et l’introduit dans ce qui est clos, et si verrous de fer ou barres de lourdes portes ne l’empêchent pas de pénétrer, comment l’éclat de l’intelligence divine ne pourrait-il s’introduire dans les pensées des hommes et dans les cœurs qu’il a lui-même créés ? Mais ne voit-il pas ces cœurs qu’il a lui-même faits, et a-t-il fait que ces cœurs, qu’il a faits, soient meilleurs et plus puissants qu’il n’est lui-même qui les a faits, au point de pouvoir, quand ils le veulent, échapper à la connaissance de leur ouvrier ? Ainsi donc il a introduit dans nos âmes une force et un pouvoir si grands que lorsqu’il veut en avoir l’intelligence, lui-même ne le peut pas ?

XV §

Nous avons résolu deux objections et, à mon avis, il n’était point mal venu que nous échut une discussion de cette sorte. Reste, en cette sorte de problème, la troisième objection : pourquoi les pécheurs regorgent-ils de puissance et de richesses, festoient-ils continuellement, sans tristesse ni deuil, tandis que les justes vivent dans l’indigence et sont affectés par la perte de leur conjoint ou de leurs enfants ? Aux tenants de l’objection cette parabole de l’Évangile aurait dû suffire : le riche était vêtu de lin fin et de pourpre, et tenait chaque jour des festins plantureux, tandis que le pauvre, couvert d’ulcères, recueillait les reliefs de sa table. Mais après la mort de l’un et de l’autre, le pauvre était dans le sein d’Abraham, en possession du repos, tandis que le riche était dans les tourments. N’est-il pas évident que nous attendent après la mort les récompenses ou les tourments dus à nos mérites ?

Et à juste titre : pendant le combat, il y a la peine, mais après le combat la victoire pour les uns, la honte pour les autres. Est-ce que par hasard, avant l’achèvement de la course, on donne à quelqu’un la palme, on lui confère la couronne ? Paul dit avec raison : « J’ai combattu le bon combat, j’ai terminé ma course, j’ai gardé la foi. Pour le reste, la couronne de justice m’est réservée, que le Seigneur me remettra en ce jour-là, lui, le juste juge, et pas seulement à moi, mais encore à ceux qui chérissent son avènement. » C’est en ce jour-là, dit-il, qu’il la remettra, et non pas ici-bas. Or ici-bas, au milieu des peines, au milieu des dangers, au milieu des naufrages, comme un bon athlète, il combattait ; car il savait que c’est à travers de nombreuses tribulations qu’il nous faut entrer dans le royaume de Dieu. Ainsi donc personne ne peut recevoir de récompense s’il n’a combattu régulièrement, et il n’est de glorieuse victoire, que là où furent de pénibles combats.

XVI §

N’est-il pas injuste celui qui donne la récompense avant que le combat ait été achevé ? C’est pourquoi le Seigneur dit dans l’Évangile : « Bienheureux les pauvres en esprit parce que le royaume des cieux est à eux ». Il n’a pas dit : Bienheureux les riches, mais bienheureux les pauvres ; ainsi le bonheur commence, selon le jugement de Dieu, où l’on voit la misère, selon le jugement des hommes ? « Bienheureux ceux qui ont faim parce qu’ils seront rassasiés. Bienheureux ceux qui pleurent parce qu’ils auront leur consolation. Bienheureux les miséricordieux parce que Dieu leur fera miséricorde. Bienheureux les hommes au cœur pur parce qu’ils verront Dieu. Bienheureux ceux qui souffrent persécution à cause de la justice, parce que le royaume des cieux est à eux. Bienheureux êtes-vous quand on vous insultera et persécutera et quand on dira toute sorte de mal contre vous, à cause de la justice. Réjouissez-vous et exultez parce que votre récompense est abondante dans le ciel. » C’est une récompense future et non présente, dans le ciel, et non sur terre, qu’il a promis de remettre. Pourquoi demandes-tu ici ce qui est dû là ? Pourquoi réclames-tu la couronne avec trop de hâte, avant de vaincre ? Pourquoi désires-tu te nettoyer de la poussière ? pourquoi désires-tu te reposer ? Pourquoi es-tu empressé de festoyer avant que la course soit achevée ? Le peuple regarde encore, les athlètes sont encore dans l’arène, et toi déjà tu aspires au repos ?

Mais peut-être diras-tu : Pourquoi les impies sont-ils dans la joie ? Pourquoi sont-ils dans l’abondance ? Pourquoi ne peinent-ils pas eux aussi avec moi ? Parce que ceux qui ne se sont pas inscrits pour gagner la couronne, ne sont pas tenus à la peine du combat, ceux qui ne sont pas descendus dans le stade, ne s’oignent pas d’huile et ne se couvrent pas de poussière. Mais l’épreuve attend ceux à qui la gloire est réservée. Ceux qui se parfument ont l’habitude d’être spectateurs, non pas de combattre, non pas de supporter le soleil, la chaleur, la poussière, les pluies. Ainsi donc, les athlètes eux aussi pourront dire : Venez, peinez avec nous ; mais les spectateurs répondront : Nous, ici, pour le moment, sommes vos juges, mais vous, si vous êtes vainqueurs, c’est sans nous que vous réclamerez la gloire de la couronne.

Ceux donc qui ont mis tous leurs soins dans les plaisirs, dans l’abondance, les vols, les gains, les honneurs, sont plutôt des spectateurs que des combattants : ils font l’économie de la peine, mais ils ne font pas le bénéfice de la vertu. Ils choient leur loisir, ils accumulent par la ruse et la malhonnêteté des monceaux de richesses mais ils acquitteront le châtiment, fût-il tardif, de leur méchanceté. Leur repos est aux enfers, mais le tien dans le ciel, leur demeure dans le tombeau, mais la tienne dans le paradis. Aussi Job dit-il bien qu’ils veillent dans leur tombe, car ils ne peuvent connaître le sommeil du repos, sommeil dont a dormi celui qui est ressuscité.

Ainsi donc ne juge pas comme un enfant, ne parle pas comme un enfant, ne pense pas comme un enfant, ne réclame pas comme un enfant ce qui appartient à un âge postérieur. La couronne appartient aux parfaits : attends que « vienne ce qui est parfait ‘ », lorsque, non pas « à travers une image, de façon mystérieuse » mais « face à face », tu pourras connaître la beauté même de la vérité dévoilée. Alors sera révélé pour quelle raison celui-ci fut riche qui était malhonnête et voleur du bien d’autrui, pour quelle raison un autre fut puissant, pour quelle raison celui-ci fut comblé d’enfants, celui-là porté par les honneurs.

Ce fut peut-être pour qu’il soit dit au voleur : Tu étais riche, pour quelle raison volais-tu les biens d’autrui ? L’indigence ne t’a pas poussé, le dénuement ne t’a pas contraint. Ne t’ai-je pas fait riche précisément pour que tu ne puisses avoir d’excuse ? Ce fut peut-être pour qu’il soit dit aussi au puissant : Pourquoi n’as-tu pas assisté la veuve, les orphelins également qui souffraient l’injustice ? Est-ce que par hasard tu étais faible ? Est-ce que par hasard, tu ne pouvais porter secours ? Je t’ai fait puissant précisément, pour que tu ne fasses pas violence, mais pour que tu repousses la violence. N’est-ce pas pour toi qu’il est écrit : « Délivre celui qui subit l’injustice » ? N’est-il pas écrit : « Délivrez le pauvre et libérez l’indigent de la main du pécheur » ? Ce fut peut-être pour qu’il soit dit aussi à l’homme dans la prospérité : Je t’ai comblé d’enfants et d’honneurs, je t’ai accordé la santé du corps ; pourquoi n’as-tu pas suivi mes préceptes ? Mon serviteur, « que t’ai-je fait ou en quoi t’ai-je contristé ? ». N’est-ce pas moi qui t’ai donné des enfants, pourvu d’honneurs, gratifié de la santé ? Pourquoi me reniais-tu ? Pourquoi pensais-tu que ta conduite n’arrivait pas à ma connaissance ? Pourquoi retenais-tu mes dons et méprisais-tu mes commandements ?

L’on peut enfin relever ces traits chez le traître Judas, qui fut choisi comme apôtre parmi les douze et qui avait en garde la cassette de l’argent, pour le distribuer aux pauvres ; cela, afin qu’il ne parût point avoir livré le Seigneur, en étant dans la situation d’un homme privé d’honneurs ou dans celle d’un homme indigent. Et c’est précisément pour que le Seigneur fût justifié en lui, qu’il lui accorda tout cela : de la sorte, en n’étant pas dans la situation d’un homme aigri par l’injustice, mais dans celle d’un homme qui a trahi sa grâce, il était coupable d’une plus grande offense.

XVII §

Ainsi donc, puisqu’il est apparu à l’évidence que le châtiment sera le lot de la malhonnêteté, et la récompense celui de la vertu, entreprenons de parler des devoirs qu’il nous faut avoir en vue depuis la jeunesse, de telle sorte qu’ils croissent en même temps que l’âge. Il appartient donc aux bons jeunes gens d’avoir la crainte de Dieu, de respecter leurs parents, de rendre honneur aux plus âgés, de garder la chasteté, de ne pas mépriser l’humilité, de chérir la douceur et la modestie qui sont la parure du jeune âge. De même en effet que la gravité chez les vieillards, que la vivacité chez les hommes mûrs, ainsi la modestie chez les jeunes gens se recommande comme par une sorte de lot de la nature.

Isaac avait la crainte du Seigneur, en digne fils d’Abraham, respectant son père jusqu’à ce point que, en face de la volonté paternelle, il ne refusait pas même la mort. Joseph aussi, bien qu’il eût vu en songe que le soleil, la lune et les étoiles se prosternaient devant lui ‘, respectait cependant son père dans une obéissance empressée. Il était chaste au point qu’il ne voulait pas même entendre une conversation si elle n’était honnête ; il était humble jusqu’à vivre la condition d’esclave, modeste jusqu’à prendre la fuite, patient jusqu’à supporter la prison oublieux de l’injustice jusqu’à faire un don en retour. Si grande était sa modestie que, saisi par une femme, il préférait lui laisser, dans sa fuite, son vêtement entre les mains, plutôt que de se défaire de sa modestie. Moïse aussi ainsi que Jérémie, choisis par le Seigneur pour proclamer devant le peuple les oracles de Dieu, refusaient par modestie ce qui était en leur pouvoir par grâce.

XVIII §

Belle est donc la vertu de modestie et doux son agrément, elle qui apparaît non seulement dans les actes, mais encore dans les propos eux-mêmes : empêchant que tu ne dépasses la mesure dans la parole, que ton discours ne fasse entendre quelque chose d’inconvenant. L’image de l’âme en effet resplendit généralement dans les paroles. La modération tempère le son même de la voix de peur qu’une voix trop forte ne choque l’oreille de quelqu’un. Enfin, dans l’art même du chant, la première règle est celle de la modestie ; bien plus, elle l’est dans tout usage de la parole en sorte que l’on se mette progressivement à psalmodier ou à chanter ou enfin à parler, pour que des débuts modestes recommandent la suite.

Le silence lui-même aussi, où se trouve le repos de toutes les autres vertus, est l’acte le plus grand de la modestie. En conséquence, si on l’impute à la puérilité ou à l’orgueil, on le donne pour une honte ; mais si on l’impute à la modestie, on le tient pour un mérite. Elle se taisait, Suzanne, au milieu des périls, et estimait la perte de la modestie plus grave que la perte de la vie, et ne jugeait pas devoir préserver son salut au péril de sa pudeur. À Dieu seul elle parlait, devant qui pouvait s’exprimer sa chaste modestie ; elle se détournait de regarder le visage des hommes ; la modestie en effet réside aussi dans les yeux, en sorte que la femme ne veut pas voir les hommes ni en être vue.

Mais que personne ne pense que ce mérite n’appartient qu’à la seule chasteté. La modestie est en effet la compagne de la pureté et par son alliance avec elle la chasteté est elle-même plus assurée. La pudeur est en effet, pour guider la chasteté, une bonne compagne qui, si elle campe même devant ce qui constitue les premiers dangers, ne permet pas que la pureté soit attaquée. Cette pudeur, la toute première, au moment même de faire connaissance, recommande la mère du Seigneur aux lecteurs et, à la manière d’un témoin sûr, prouve qu’elle était digne d’être choisie pour une telle fonction : parce qu’elle est dans sa chambre, parce qu’elle est seule, parce que, saluée par l’ange, elle se tait et qu’elle est émue à son entrée, parce qu’à la vue d’un homme le regard de la vierge se trouve déconcerté. C’est pourquoi, si humble qu’elle fût, cependant à cause de sa modestie, elle ne rendit pas le salut et ne fournit aucune réponse, si ce n’est lorsqu’elle eut connaissance de sa mission d’enfanter le Seigneur, et c’était pour apprendre la manière dont cela s’accomplirait, mais non pas pour prolonger la conversation.

Dans notre prière même, la modestie plaît beaucoup, elle fait obtenir beaucoup de crédit auprès de notre Dieu. N’est-ce pas elle qui mit en valeur le publicain et recommanda celui qui n’osait pas même lever les yeux au ciel ? Pour cette raison il est justifié au jugement du Seigneur plutôt que ce pharisien qu’enlaidit la prétention. Et pour cette raison prions « dans l’incorruptibilité d’une âme paisible et modérée qui est opulente aux yeux de Dieu », comme dit Pierre. Grande est donc la modération : bien qu’elle se tienne assez en deçà même de son droit, ne s’arrogeant rien, ne revendiquant rien, et qu’elle se tienne d’une certaine manière assez à l’étroit à l’intérieur de ses propres possessions, elle est riche devant Dieu, devant qui personne n’est riche. La modération est riche parce qu’elle est part de Dieu. Paul aussi a prescrit que la prière soit présentée « avec modestie et discrétion ». Il veut que cette vertu soit première, et comme le guide de la prière que l’on va faire, afin que la prière du pécheur ne soit pas glorieuse mais présente pour ainsi dire la teinte de la pudeur et mérite un crédit d’autant plus considérable, qu’elle offre plus de modestie au souvenir de la faute.

Il faut encore, dans le mouvement, le geste, la démarche eux-mêmes, observer la modestie. On discerne en effet, dans l’attitude du corps, la disposition de l’âme. C’est à partir de là qu’on juge « l’homme caché de notre cœur », ou plus léger ou plus avantageux ou plus agité ou au contraire plus sérieux, plus constant, plus chaste, plus mûr. Et ainsi le mouvement du corps est une sorte de langage de l’âme.

Vous vous rappelez, chers fils, un certain ami : bien qu’il parût se recommander par l’application à ses devoirs, cependant je ne l’admis pas dans le clergé pour ce seul motif que son geste était très inconvenant. Vous vous rappelez un autre aussi : l’ayant trouvé déjà clerc, j’ordonnai que jamais il ne me précédât, car il blessait mes yeux comme par une sorte de coup que me portait sa démarche insolente. C’est ce que je dis, en le rendant après l’incident à sa fonction. Je ne retins que cela et mon jugement ne me trompa pas : l’un et l’autre en effet se retirèrent de l’Église, de telle sorte que la félonie de l’âme se manifestait telle qu’elle se révélait par la démarche. Et de fait, l’un au temps de l’attaque arienne, déserta la foi ; l’autre, par attachement à l’argent, pour ne pas encourir le jugement de l’évêque, nia qu’il fût nôtre. Dans leur démarche éclataient l’image de la légèreté, un certain air de bouffons affairés.

Il en est aussi qui, en marchant lentement, imitent les gestes des histrions et pour ainsi dire certains porteurs de procession et les mouvements des statues qui branlent, en sorte que chaque fois qu’ils franchissent un pas, ils paraissent observer certaines cadences.

Je ne pense pas non plus qu’il soit beau de marcher en courant, si ce n’est lorsque l’exige le motif de quelque danger ou la juste nécessité. De fait nous voyons la plupart du temps les gens pressés, à bout de souffle, contracter leur visage ; et s’ils n’ont pas le motif d’une hâte nécessaire, ils ont un défaut qui heurte justement. Toutefois je ne parle pas de ceux dont l’empressement exceptionnel est motivé, mais de ceux dont l’empressement perpétuel et ininterrompu tourne en seconde nature. Je n’approuve donc ni chez les premiers ces sortes d’imitations de statues, ni chez les seconds ces sortes de culbutes d’acrobates.

Il existe aussi une démarche louable où résident un air d’autorité, l’assurance de la gravité, l’empreinte de la tranquillité, à condition toutefois que soient absentes l’application et la recherche, mais que le mouvement soit net et simple ; en effet, rien d’affecté ne plaît. Que la nature commande le mouvement. Si quelque défaut, bien sûr, se trouve dans la nature, que l’habileté le réforme, de telle sorte que soit absent l’artifice, mais que la correction ne soit point absente.

Que si l’on considère encore ces sujets avec plus de profondeur, combien davantage faut-il se garder que quelque vilain propos ne sorte de la bouche ; cela en effet souille gravement l’homme. Ce n’est pas, de fait, la nourriture qui salit, mais le dénigrement injuste, mais l’obscénité des paroles. Tout cela fait honte même au vulgaire. Dans l’accomplissement du devoir de notre charge, en vérité, il n’est aucune parole, tombant de façon malséante, qui ne heurte la modestie. Mais non seulement nous ne devons nous-mêmes rien dire d’inconvenant, mais nous ne devons pas même prêter l’oreille à des propos de ce genre. C’est ainsi que Joseph, pour ne pas entendre des paroles incompatibles avec sa modestie, s’enfuit en abandonnant son vêtement. Car celui qui se plaît à écouter, provoque autrui à parler.

Le fait aussi de saisir ce qui est laid, fait très grande honte. Quant à regarder quelque chose de ce genre qui, fortuitement, se présente, quelle horreur I Ainsi donc ce qui déplaît dans les autres, peut-il par hasard plaire en soi-même ? La nature elle-même ne nous instruit-elle pas, qui a développé, de façon parfaite assurément, toutes les parties de notre corps afin, à la fois, de pourvoir à la nécessité et de rehausser la beauté ? Mais du moins a-t-elle laissé accessibles et découvertes les parties qui seraient belles à la vue, où ressortiraient le sommet de la beauté, comme placé en une sorte de citadelle, l’agrément de la physionomie et l’air du visage ; et dont l’emploi pour l’action serait tout prêt ; quant à celles où s’accomplirait l’obéissance de la nature à la nécessité, afin qu’elles n’offrissent pas le spectacle de leur laideur, pour une part, la nature les éloigna et les cacha pour ainsi dire dans le corps lui-même, et pour une part elle enseigna et persuada de les couvrir.

Ainsi donc la nature elle-même n’est-elle pas maîtresse de modestie ? C’est d’après son exemple que la modération des hommes — qui a tiré son nom, je crois, de modus, mode ou façon de connaître ce qui convient — a couvert et caché ce qu’elle a trouvé dissimulé dans cette structure de notre corps. Telle cette ouverture qu’il fut dit au juste Noé de pratiquer sur le côté, dans cette arche où se trouve l’image ou de l’Église ou de notre corps : par cette ouverture sont évacués les restes des aliments. L’auteur de la nature a donc veillé à notre modestie de telle sorte, maintenu le convenable et la beauté dans notre corps de telle sorte qu’il éloignait derrière le dos certains conduits et issues de nos intestins et les écartait de notre vue, afin que les fonctions naturelles n’offusquassent point les regards de nos yeux. À ce sujet l’apôtre dit bien : « Les membres du corps qui paraissent plus faibles sont plus nécessaires, et les membres du corps que nous jugeons moins nobles sont ceux que nous entourons d’un plus grand honneur, et nos membres qui ne sont pas honorables jouissent d’une plus grande honorabilité. » C’est en effet par l’imitation de la nature que le savoir-faire a augmenté l’agrément du corps. Or nous avons expliqué cela, dans un autre passage de manière plus profonde encore, à savoir que non seulement nous cachons aux yeux les membres que nous recevons pour les cacher, mais encore que nous jugeons inconvenant d’employer les noms qui les désignent, eux et leurs usages.

Car si c’est par hasard que ces parties du corps sont découvertes, la modestie est confondue ; si c’est intentionnellement, on y voit de l’impudeur. C’est pourquoi le fils de Noé, Cham, s’attira le ressentiment de son père, parce qu’il rit, en voyant sa nudité ; tandis que ceux qui couvrirent leur père, reçurent la faveur de sa bénédiction. D’où l’usage ancien dans la ville de Rome et dans la plupart des cités, que les enfants — fils pubères ou gendres — ne se baignassent point avec leurs pères, de peur que n’en fussent amoindris l’autorité et le respect du père ; d’ailleurs la plupart des gens se couvrent même au bain autant qu’ils peuvent, afin que même là où le corps est nu tout entier, ce genre de partie ne soit pas découvert.

Les prêtres aussi d’après l’ancien usage, comme nous le lisons dans l’Exode, prenaient des caleçons, comme il fut dit à Moïse par le Seigneur : « Tu leur feras des caleçons de lin pour couvrir ce qui fait honte à la pudeur. Ils iront depuis les reins jusqu’aux cuisses ; Aaron et ses fils en auront quand ils entreront dans la tente de l’alliance, et lorsqu’ils s’approcheront de l’autel du Saint pour offrir le sacrifice, et ils ne se chargeront pas d’un péché, de peur qu’ils ne meurent. » Ce que quelques-uns d’entre nous observent encore, rapporte-t-on, mais la plupart pensent, d’après une exégèse spirituelle, que cette parole avait en vue la préservation de la modestie et la garde de la chasteté.

XIX §

Il m’a plu de m’arrêter assez longtemps sur les questions relatives à la modestie, parce que je m’adressais à vous qui, ou bien reconnaissez ; de vous-mêmes ses bienfaits, ou bien ignorez les dommages qu’elle peut subir. Mais bien qu’elle soit appropriée à tous les âges, à toutes les personnes, à tous les temps et à tous les lieux, cependant elle convient surtout aux années de jeunesse et de maturité.

Or à tout âge il faut respecter la convenance dans ce que l’on fait, l’harmonie et l’équilibre interne dans l’ordre de sa vie. C’est pourquoi Tullius pense que même l’ordre doit être respecté dans le convenable, et il dit que celui-ci consiste dans « la beauté formelle, l’ordre, la disposition appropriée à l’action », choses dont il affirme qu’il est difficile, en s’exprimant, de pouvoir les expliquer et que pour cette raison il suffit qu’on les comprenne.

Mais pourquoi a-t-il fait place à la beauté formelle, je ne le comprends pas, bien que, même cet auteur fasse l’éloge des forces du corps. Pour nous, assurément, nous ne plaçons pas dans la beauté du corps le siège de la vertu ; cependant nous n’excluons pas l’agrément, car la modestie, d’ordinaire, répand la pudeur sur les visages eux-mêmes et les rend plus agréables. De même en effet que l’artisan travaille généralement mieux sur une matière plus appropriée, de même la modestie ressort-elle davantage, jointe au charme lui-même du corps ; à condition toutefois que même ce charme du corps ne soit pas affecté, mais naturel, simple, non apprêté plutôt que recherché, servi par des vêtements non point précieux et éclatants mais ordinaires, en sorte que rien ne manque à la beauté morale ou à la nécessité, mais que rien ne s’y ajoute pour l’élégance.

Que la voix elle-même ne soit pas molle, ni maniérée, n’offrant rien d’efféminé dans le ton, telle que beaucoup, sous couleur de sérieux, ont accoutumé de la contrefaire, mais qu’elle conserve un accent, une tonalité et un timbre virils. Maintenir en effet la beauté de la vie, consiste à offrir les traits qui conviennent à chaque sexe et à chaque personne ; tel est l’ordre le meilleur pour régler les attitudes, telle est la disposition appropriée à toute action. Mais de même que je n’approuve pas un ton de voix ou une attitude du corps amollis et maniérés, de même je ne les approuve pas non plus, grossiers et frustes. Imitons la nature : son image est la règle de la conduite, et le modèle de la beauté morale.

XX §

La modestie comporte assurément ses propres écueils, non pas qu’elle-même entraîne, mais que souvent elle heurte ; mais ne tombons pas dans la compagnie de gens intempérants qui, sous couleur de plaisir, inoculent le poison aux gens de bien. Ceux-ci se montrent-ils assidus, et surtout à banqueter, jouer et plaisanter, ils énervent leur rigueur virile. Aussi gardons-nous, tandis que nous voulons nous détendre l’esprit, de rompre toute l’harmonie, pour ainsi dire une sorte de concert des bonnes actions ; l’habitude en effet gauchit vite la nature.

Aussi estimez-vous avec sagesse qu’il convient aux clercs, et surtout, je pense, aux devoirs des ministres sacrés, d’éviter les festins à l’extérieur, ou bien pour que vous soyez vous-mêmes hospitaliers aux voyageurs ou bien pour que, grâce à cette précaution, il n’y ait aucune occasion de déshonneur. Le fait est que les festins à l’extérieur comportent des servitudes, d’autre part ils révèlent aussi la convoitise de la bonne chère. Des bavardages aussi s’y glissent fréquemment, sur le monde et les plaisirs ; fermer les oreilles, tu ne le peux ; quant à les interdire, c’est, juge-t-on, de l’orgueil. Les coupes s’y glissent, même indépendamment de la volonté ; mieux vaut, pour ta maison, refuser une fois pour toutes, que, pour celle d’autrui, refuser fréquemment ; et en admettant que tu te lèves de table sain d’esprit, cependant ta présence ne doit pas être condamnée du fait de l’insolence d’autrui.

Il n’est pas besoin que les jeunes aillent dans les maisons des veuves et des vierges, si ce n’est pour les visiter ; et ce avec les anciens, c’est-à-dire avec l’évêque, ou bien, s’il y a un motif suffisamment grave, avec les prêtres. Quelle nécessité y a-t-il que nous donnions aux gens du monde matière à dénigrement ? Quel besoin y a-t-il que ces visites aussi, par leur fréquence, prennent de l’importance ? Qu’arrivera-t-il si d’aventure quelqu’une de ces femmes succombe ? Pourquoi encourir l’odieux de la chute d’autrui ? Combien d’hommes, même forts, la séduction féminine a-t-elle surpris ? Combien, sans donner matière à une faute, l’ont donnée au soupçon ?

Pourquoi ne pas consacrer à la lecture ces moments où l’église te laisse libre ? Pourquoi ne pas revenir voir le Christ ? parler au Christ ? écouter le Christ ? Nous lui parlons quand nous prions, nous l’écoutons quand nous lisons les paroles divines. Qu’avons-nous à faire avec les maisons d’autrui ? Il n’est qu’une seule maison qui rassemble tous les hommes ; qu’ils viennent plutôt vers nous, ceux-là qui nous recherchent. Qu’avons-nous à faire avec les bavardages ? Nous avons reçu mission de nous acquitter d’un ministère aux autels du Christ et non pas d’un hommage aux hommes.

Il convient d’être humbles, il convient d’être doux, calmes, sérieux, patients, d’observer la mesure en toutes choses, afin que, soit le visage silencieux, soit la parole révèlent qu’il n’existe aucun défaut dans le caractère.

XXI §

Que l’on se garde de la colère, ou si l’on ne peut d’avance s’en garder, qu’on la contienne ; l’irritation est en effet mauvaise conseillère de péché, elle qui bouleverse l’âme au point de ne pas laisser de place à la raison. La première chose est donc, si cela peut se faire, que le calme du caractère devienne une seconde nature, par une sorte d’habitude, par manière d’être, par résolution. Ensuite, puisque, la plupart du temps, la passion se trouve ancrée dans la nature et le caractère à ce point qu’on ne peut l’arracher ni l’éviter : si l’on a pu la prévenir, qu’on la réprime par la raison ; ou bien si l’âme a été envahie par l’irritation avant qu’elle ait pu, grâce à la réflexion, la prévoir et la prévenir afin de n’être pas envahie, réfléchis à la manière de vaincre la passion de ton âme, d’apaiser ta colère. Résiste à la colère si tu peux, retire-toi si tu ne peux pas, car il est écrit : « Faites place à la colère. » Jacob se retira avec bonté devant son frère qui était irrité et, fort du conseil de Rebecca, c’est-à-dire de la patience, il préféra vivre au loin et séjourner en pays étranger plutôt que d’exciter l’irritation de son frère, puis revenir quand il pensa son frère apaisé. Et c’est pour cette raison qu’il trouva si grand crédit près de Dieu. Par quels hommages ensuite, par combien de présents se réconcilia-t-il son frère lui-même, en sorte que celui-ci ne se souvint pas de la bénédiction dérobée, mais se souvint de la compensation offerte !

Par conséquent si la colère a déjà surpris et envahi ton âme et si elle a monté en toi, n’abandonne pas ton rôle. Ton rôle est la patience, ton rôle est la raison ; la sagesse est ton rôle, ton rôle est de calmer l’irritation. Ou alors si l’opiniâtreté de qui te répond, t’a troublé et si son outrance t’a poussé à l’irritation, si tu n’as pu apaiser ton âme, retiens ta langue. Il est écrit en effet : « Garde ta langue du mal et que tes lèvres ne profèrent pas la tromperie », puis : « Recherche la paix et poursuis-la. » Vois cette paix du saint Jacob, quelle grandeur. D’abord, tâche de calmer ton âme ; si tu n’as pas eu le dessus, mets un frein à ta langue ; ensuite n’omets pas de chercher la réconciliation. Les orateurs du monde ont mis dans leurs livres ces principes, après les avoir pris des nôtres mais celui-là a le mérite de cette pensée qui le premier l’a exprimée.

Ainsi donc évitons ou tempérons la colère, pour qu’elle ne soit pas ou bien retranchée à nos mérites ou bien ajoutée à nos défauts. Ce n’est pas chose ordinaire d’apaiser sa colère ; ce n’est pas moindre que de n’être pas emporté du tout. La première dépend de nous, la seconde de la nature. Ainsi les emportements chez les enfants sont inoffensifs : ils offrent plus d’agrément que d’amertume. Et s’il est vrai que les enfants s’emportent vite entre eux, ils se calment facilement et courent se rejoindre avec plus de douceur ; ils ne savent se traiter avec ruse et artifice. Ne méprisez pas ces enfants dont le Seigneur dit : « À moins que vous n’ayez changé et ne soyez devenus comme cet enfant, vous n’entrerez pas dans le royaume des cieux. » C’est pourquoi le Seigneur en personne, c’est-à-dire « la puissance de Dieu », comme un enfant, « alors qu’on l’insultait, ne rendit pas l’insulte », alors qu’on le frappait, ne rendit pas les coups. Ainsi donc dispose-toi, comme si tu étais un enfant, à ne pas tenir rancune de l’injure, à ne pas user de méchanceté, à faire que toutes choses, de ta part, procèdent de l’innocence. Ne considère pas ce qui, de la part des autres, te vient en retour. Conserve ton rôle, garde la simplicité et la pureté de ton cœur. « Ne réponds pas » à la colère de l’homme en colère ou « à la déraison de l’homme déraisonnable. » Rapidement la faute provoque la faute ; si tu frottes des pierres, le feu ne jaillit-il pas ?

Les païens, avec leur manière habituelle de tout exalter et amplifier par des mots, rapportent une parole du philosophe Archytas de Tarente, qu’il aurait adressée à son fermier : « Ô toi misérable, comme je te battrais, si je n’étais en colère ! » Mais déjà David avait retenu sa main, pourtant armée pour satisfaire son irritation. Combien il est mieux encore de ne pas retourner un propos injurieux, que de ne pas tirer vengeance ! Ce sont aussi des guerriers prêts à exercer des représailles contre Nabal, qu’Abigaïl avait dissuadés par sa prière. De cet épisode nous tirons la leçon qu’il faut non seulement que nous cédions aussi aux médiations opportunes, mais encore que nous en soyons charmés. Or David fut à ce point charmé qu’il bénit celle qui s’était entremise, parce qu’il avait été dissuadé de son désir de vengeance.

Déjà il avait dit au sujet de ses ennemis : « C’est qu’ils ont rejeté sur moi l’iniquité et que, dans la colère, ils m’étaient à charge. » Écoutons ce qu’il dit dans le trouble de la colère : « Qui me donnera des ailes comme à la colombe, je volerai et me reposerai ? » Ces ennemis le provoquaient à l’emportement, celui-ci choisissait la tranquillité.

Déjà il avait dit : « Mettez-vous en colère et ne péchez pas. » Maître en morale, qui sait qu’on peut faire plier la passion naturelle, par la méthode d’un enseignement, plutôt qu’on ne peut l’arracher, il enseigne la morale. Cela signifie : Mettez-vous en colère quand il y a une faute contre laquelle vous devez vous mettre en colère. Il ne peut se faire en effet que nous ne soyons pas troublés par l’indignité des faits ; autrement on ne nous attribue pas de la vertu, mais de la mollesse et de l’abandon. Mettez-vous donc en colère, à la condition de vous abstenir de faute. Ou bien entendez ainsi : Si vous vous mettez en colère, ne péchez pas mais vainquez la colère par la raison. Ou du moins entendez ainsi : Si vous vous mettez en colère, mettez-vous en colère contre vous-mêmes parce que vous avez été emportés, et vous ne pécherez pas. Celui en effet qui se met en colère contre soi-même, parce qu’il a vite été troublé, cesse de se mettre en colère contre autrui ; tandis que celui qui veut prouver la justesse de sa colère, s’enflamme davantage et tombe vite en faute. Or « mieux vaut » selon Salomon « l’homme qui contient sa colère que celui qui prend une ville » parce que la colère abuse même les gens courageux.

Nous devons donc nous garder de succomber aux passions avant que la raison ne rassemble nos esprits. La colère ou la douleur ou la peur de la mort la plupart du temps paralysent en effet l’âme et la frappent d’un coup imprévu. C’est pourquoi il est beau de prendre les devants par la réflexion dont le déroulement tiendra l’âme en haleine, afin qu’elle ne soit pas animée par des emportements subits, mais que, maintenue par une sorte de joug et par les rênes de la raison, elle s’adoucisse.

XXII §

Il existe de doubles mouvements de l’âme, ce sont les pensées et le désir : les uns sont les mouvements des pensées, les autres ceux du désir ; ils ne sont pas confondus mais distincts et différents. Les pensées ont pour fonction de rechercher le vrai et pour ainsi dire de le moudre, le désir pousse et excite à faire quelque chose. C’est pourquoi, par le genre même de leur nature, les pensées inspirent un calme tranquille, tandis que le désir suscite le mouvement de l’action. Ainsi donc nous avons été formés de telle sorte que la pensée de bons objets se présente à notre esprit, que le désir obéisse à la raison — si vraiment nous voulons faire porter l’attention de notre esprit à maintenir ce convenable — afin que l’attachement à quelque objet ne bannisse pas la raison, mais que la raison examine ce qui convient à la beauté morale.

Et puisque nous avons dit qu’il appartient au respect du convenable que nous sachions, dans les actes ou les paroles, quelle mesure observer ? or le bon ordre des paroles passe avant celui des actes. La question du discours se divise en deux genres : l’entretien familier et l’exposé, en particulier l’examen portant sur la foi et la justice. Dans l’un et l’autre genres, il faut faire attention à ce que soit évitée toute passion, mais que le discours soit mené de manière douce et paisible, pleine de bienveillance et d’agrément, sans aucun outrage. Qu’il n’y ait pas, dans le discours familier, de tension opiniâtre ; celle-ci d’ordinaire soulève des questions oiseuses plutôt qu’elle n’apporte quelque chose d’utile. Que la discussion soit sans colère, la douceur sans amertume, l’avertissement sans dureté, l’exhortation sans brutalité. Et comme, dans tout acte de la vie, nous devons veiller à ceci, qu’un mouvement excessif de l’âme ne bannisse pas la raison, mais que nous gardions à la réflexion sa place, ainsi convient-il, même dans le discours, que l’on se tienne à cette règle de ne pas éveiller la colère ou la haine, de ne pas donner quelques signes de notre convoitise ou de notre apathie.

Ainsi donc que le discours de cette sorte s’attache surtout aux Écritures. Pourquoi en effet ? C’est qu’il nous faut de préférence parler de la meilleure manière de vivre, de l’encouragement à l’observance, du maintien de la règle de vie. Que le discours commence avec raison et finisse avec mesure. Le discours ennuyeux en effet provoque la colère. Or combien il est inconvenant, alors que toute conversation offre d’ordinaire un surcroît d’agrément, qu’elle offre un défaut qui choque !

L’exposé aussi, sur la doctrine de la foi, sur l’enseignement de la continence, sur l’examen de la justice, sur l’encouragement du zèle, ne sera pas toujours le même ; mais, selon la lecture qui se sera présentée, il nous faut l’entreprendre et, dans la mesure où nous le pouvons, le poursuivre : ni trop long ni vite interrompu, et qu’il ne laisse pas le dégoût ou ne révèle pas la paresse et la négligence ; le langage sera pur, simple, clair et net, plein de dignité et de gravité, sans rechercher l’élégance, mais sans renoncer à l’agrément.

XXIII §

Les hommes de ce monde donnent en outre un grand nombre de préceptes sur la façon de parler, qu’il nous faut, à mon avis, laisser de côté, par exemple sur les règles de la plaisanterie. De fait, bien que les plaisanteries soient parfois belles moralement et agréables, cependant elles répugnent à la discipline ecclésiastique, car, ce que nous n’avons pas trouvé dans les Écritures, comment pouvons-nous en faire usage ?

Il faut s’en garder en effet, même dans les conversations, de peur qu’elles ne rabaissent la dignité d’un dessein de vie plus austère. « Malheur à vous qui riez, car vous pleurerez » dit le Seigneur ; et nous, nous cherchons matière à rire afin que, riant ici-bas, nous pleurions là-haut ! Ce ne sont pas seulement les plaisanteries sans bornes mais encore toutes les plaisanteries qu’il faut, à mon avis, éviter, à cette réserve près qu’il n’est pas inconvenant que, d’aventure, un discours soit plein de dignité et d’agrément.

Que dirais-je en effet de la voix dont je pense qu’il suffit qu’elle soit simple et pure ? Qu’elle soit harmonieuse dépend de la nature et non du savoir-faire. Par la manière de prononcer, que la voix soit tout à fait nette et pleine de sève virile, afin d’éviter un accent rustique et quelque peu campagnard, non pas pour rechercher un débit théâtral, mais pour respecter un débit religieux.

XXIV §

Sur la façon de parler, je pense avoir assez parlé ; examinons maintenant, à propos de l’activité de la vie, ce qui sied. Or nous voyons trois points à considérer en ce domaine : le premier, que les désirs ne s’opposent pas à la raison ; de cette seule manière en effet, nos devoirs peuvent s’accorder avec ce convenable ; si en effet le désir obéit à la raison, ce qui convient peut facilement être observé dans tous nos devoirs. Ensuite, que nous n’apparaissions pas — par l’effet d’un zèle plus grand ou d’un zèle moindre que ne vaut l’affaire même que l’on entreprend — soit avoir entrepris une petite affaire avec une grande ambition, soit avoir fait défaut à une grande affaire avec trop peu d’ambition. Le troisième point concerne la mesure de nos goûts et de nos œuvres. Je pense qu’il faut ne pas passer sous silence non plus la question de l’ordre des choses et de l’opportunité des moments.

Mais ce premier point est pour ainsi dire le fondement de tous, à savoir que le désir obéisse à la raison. Le second et le troisième sont identiques : il s’agit dans l’un et l’autre cas de la mesure ; vaine est en effet pour nous la considération de l’apparence extérieure de la vie libérale — que l’on teint pour beauté — et de la dignité. Suit la question de l’ordre des choses et de l’opportunité des moments. Et ainsi il y a trois points dont nous verrons si nous pouvons enseigner qu’ils ont été remplis par quelqu’un des saints.

Tout d’abord notre père Abraham en personne, qui fut formé et instruit pour l’enseignement d’une postérité à venir, quand il reçut l’ordre de quitter sa terre natale, sa parenté et la maison de son père, est-ce que, tout lié qu’il fût par l’attachement de multiples affections, il ne montra pas cependant l’obéissance de son désir à la raison ? Quel homme en effet ne serait retenu par l’agrément du pays natal, de sa parenté et aussi de sa propre maison ? En conséquence la douceur des siens le charmait, lui aussi, mais la pensée de l’empire céleste et de la rétribution éternelle l’émouvait davantage. N’estimait-il pas qu’il ne pouvait, sans péril extrême, emmener sa femme, faible face aux fatigues, fragile face aux violences, belle face aux passions des impudents ? Et cependant il jugea plus sage de s’exposer à tout, que de refuser. Puis alors qu’il descendait en Égypte, il l’avertit de dire qu’elle était sa sœur et non sa femme.

Remarque l’enjeu de son désir : il craignait pour la pudeur de sa femme, il craignait pour son propre salut, il tenait en suspicion les convoitises des Égyptiens, et cependant chez lui prévalut la raison, qui consistait à suivre jusqu’au bout la piété. Il estima en effet qu’avec la faveur de Dieu il pourrait être partout en sécurité, mais que, le Seigneur offensé, il ne pourrait, même chez lui, rester sain et sauf. Ainsi donc la raison vainquit le désir et se le rendit obéissant.

Sans s’épouvanter de la capture de son neveu et sans se troubler devant les peuples de tant de rois, il reprit la guerre ; en possession de la victoire, il refusa la part du butin dont il était lui-même l’auteur. En outre, un fils lui ayant été promis, bien qu’il vît exténuées les forces de son corps épuisé, la stérilité de son épouse et son extrême vieillesse, même à l’encontre de l’usage de la nature, il crut en Dieu.

Remarque la convenance de toutes choses : Le désir ne fit pas défaut, mais il fut réprimé ; l’âme fut à la hauteur des entreprises à mener, elle qui ne tenait ni les grandes choses pour peu importantes, ni les choses plus petites pour grandes ; la modération devant les affaires ; l’ordre des choses, l’opportunité des moments, la mesure des paroles. Premier par la foi, supérieur par la justice, actif dans le combat, sans cupidité dans la victoire, hospitalier chez lui, attentionné pour sa femme.

Son saint petit-fils Jacob aussi se plaisait à vivre chez lui en sécurité, mais sa mère voulut qu’il partît en pays étranger pour laisser le champ libre à la colère de son frère. Salutaire, le conseil l’emporta sur son désir : exilé de chez lui, en fuite loin de ses parents, il garda partout cependant la mesure appropriée en ses affaires et sauvegarda dans les divers moments l’opportunité ; reçu chez lui par son père et sa mère pour que l’un, abusé par l’âge, lui donnât la bénédiction l’assurant de la soumission des siens, et que l’autre eût pour lui le penchant d’une pieuse affection ; mis en avant aussi par une décision fraternelle, puisqu’il avait estimé devoir céder sa nourriture à son frère — il appréciait assurément le mets par inclination naturelle, mais par bonté il céda à une demande ; pasteur fidèle au maître du troupeau, gendre attentionné pour son beau-père, ne renâclant pas au travail, frugal au repas, prenant les devants pour donner satisfaction, généreux pour fixer son salaire ; enfin il apaisa à ce point la colère de son frère qu’il obtint la faveur de celui dont il craignait les ressentiments.

Que dirai-je de Joseph qui avait assurément le désir de la liberté et supporta une servitude inévitable ? Quelle soumission dans l’esclavage, quelle constance dans la vertu, quelle obligeance dans sa prison ; il était sage dans l’interprétation des songes, modéré dans l’exercice du pouvoir, prévoyant dans l’abondance, juste dans la disette, ajoutant aux affaires l’ordre de la louange, et aux moments l’opportunité, apportant l’équité aux peuples par la modération dans les devoirs de sa charge !

Job aussi, sans reproche tout au long de la prospérité et de l’adversité, patient, reconnaissant et agréable à Dieu, était tourmenté par ses souffrances mais il se consolait.

David encore, courageux au combat, patient dans l’adversité, pacifique à Jérusalem, traitable dans la victoire, affligé dans le péché, prévoyant dans la vieillesse, observa les mesures des choses, les successions des moments à travers les tonalités de chacun des âges de la vie, de telle sorte qu’il m’apparaît que, exceptionnellement doux par son genre de vie non moins que par la douceur de son chant, il a laissé libre cours, pour Dieu, à l’immortelle mélodie de son mérite.

Quel devoir des vertus fondamentales fit défaut à ces hommes ? De ces vertus, ils mirent au premier rang la prudence qui s’applique à la découverte du vrai et inspire le désir d’une science plus complète ; au second rang, la justice qui accorde son dû à chacun, ne réclame pas le bien d’autrui, néglige son utilité propre, afin de sauvegarder l’équité entre tous ; en troisième lieu, la force qui se distingue dans les activités de la guerre et dans la paix, par la grandeur et l’élévation de l’âme, et qui se signale par la vigueur physique ; au quatrième rang, la tempérance qui observe la mesure et l’ordre en tout ce que nous estimons devoir faire ou dire.

XXV §

Peut-être quelqu’un dira-t-il qu’il eût fallu placer tout cela en premier lieu, puisque c’est de ces quatre vertus que naissent les différentes catégories de devoirs. Mais cela relève de l’art, que d’abord l’on définisse le devoir et qu’ensuite on le divise en catégories déterminées. Or nous, nous fuyons l’art ; nous présentons les exemples des anciens, exemples qui n’offrent ni obscurité pour les comprendre, ni subtilités pour en traiter. Que la vie des anciens soit donc pour nous un miroir de la règle morale et non point un commentaire ingénieux, par respect de l’imitation et non point par artifice de la discussion.

Il y avait donc en premier lieu la prudence chez le saint Abraham dont l’Écriture dit : « Abraham crut en Dieu et ce lui fut imputé à justice ». Il n’est en effet personne de prudent qui ignore le Seigneur. Ainsi l’insensé a dit que « Dieu n’existe pas » ; de fait le sage ne le dirait pas. Comment en effet serait-il sage celui qui ne recherche pas son créateur, qui dit à la pierre : « Tu es mon père », qui dit au diable, comme le manichéen : « Tu es mon créateur » ? Comment serait-il sage celui — comme l’Arien — qui préfère avoir un créateur imparfait et dégénéré plutôt que vrai et parfait ? Comment serait-il sage celui — comme Marcion et Eunomius — qui préfère avoir un Seigneur mauvais plutôt qu’un bon ? Comment serait-il sage celui qui ne craint pas son Dieu ? En effet « la crainte du Seigneur est le début de la sagesse ». Et tu trouves ailleurs : « Les sages ne s’écartent pas de la parole du Seigneur, mais la reprennent dans leurs professions de foi ». En même temps aussi, l’Écriture, en disant : « Ce lui fut imputé à justice », lui reconnut la grâce de la seconde vertu.

Nos pères furent donc les premiers à établir que la prudence consiste dans la connaissance du vrai — qui le fit en effet parmi les philosophes avant Abraham, David, Salomon ? — puis à établir que la justice intéresse la société du genre humain ; ainsi David dit : « Il a distribué, il a donné aux pauvres, sa justice demeure pour l’éternité. » Le juste est pitoyable, le juste est généreux. Le sage et le juste possèdent les richesses du monde entier : Le juste tient les biens qui sont communs pour les siens propres et les biens qui lui sont propres pour communs. Le juste s’accuse lui-même avant d’accuser les autres ; celui-là en effet est juste qui ne s’épargne pas lui-même et ne supporte pas de tenir cachées ses faiblesses secrètes. Vois combien Abraham fut juste : Dans sa vieillesse il avait reçu un fils en vertu de la promesse ; au Seigneur qui le lui redemandait, il ne pensa pas devoir le refuser pour le sacrifice, bien qu’il fût son fils unique.

Remarque ici la présence de chacune des quatre vertus dans un seul fait. Ce fut sagesse de croire en Dieu et de ne pas préférer l’attrait de son fils à l’ordre de son créateur ; ce fut justice de rendre ce qu’il avait reçu ; ce fut force de contenir son désir par sa raison : Le père conduisait la victime, le fils questionnait, le sentiment paternel était tenté, mais n’était pas vaincu ; le fils répétait le nom de père, il transperçait le cœur paternel, mais ne diminuait pas sa piété. S’y ajoute aussi la quatrième vertu, la tempérance : le juste observait à la fois la mesure de l’affection et l’ordonnance de la mise à mort. Finalement, en transportant les objets nécessaires au sacrifice, en allumant le feu, en liant son fils, en dégainant le glaive, il mérita par cette ordonnance de l’immolation, de conserver son fils.

Quelle plus grande sagesse que celle du saint Jacob : il vit Dieu « face à face » et mérita sa bénédiction ? Quelle plus grande justice : il partagea avec son frère ce qu’il avait acquis, en lui offrant des présents ? Quelle plus grande force : il lutta avec Dieu ? Quelle plus grande modération que la sienne : il accommodait à ce point sa modération aux lieux et aux moments, qu’il préférait cacher par un mariage le déshonneur de sa fille plutôt que de le venger ; en effet, établi au milieu d’étrangers, il pensait qu’il fallait veiller à la bonne entente plutôt que d’accumuler des haines.

Combien Noé fut sage, lui qui construisit une si grande arche ! Combien il fut juste, lui qui, mis à part pour être la semence de tous, devint, seul entre tous, à la fois le survivant de la génération passée et l’auteur de la génération à venir, né qu’il était pour le monde bien plutôt et pour tous les hommes bien plus que pour lui-même ! Combien il fut courageux d’avoir vaincu le déluge ! Combien il fut tempérant d’avoir supporté le déluge : savoir quand il entrerait dans l’arche, avec quelle modération il y vivrait, quand il enverrait le corbeau et quand la colombe, quand il les recouvrerait à leur retour, quand il saisirait et reconnaîtrait le moment opportun de sortir ?

XXVI §

Et ainsi ils exposent que dans la découverte du vrai il faut observer ce convenable, qui consiste à rechercher avec un zèle extrême ce qu’est le vrai, à ne pas tenir des choses fausses pour vraies, à ne pas envelopper d’obscurités les choses vraies, à ne pas encombrer l’esprit de choses superflues ou compliquées et incertaines. Mais qu’y a-t-il d’aussi contraire au convenable que de révérer des morceaux de bois, ce qu’eux-mêmes font ? Qu’y a-t-il d’aussi obscur que de traiter d’astronomie et de géométrie, ce qu’ils essayent, et de mesurer les espaces de l’altitude éthérée, d’enfermer dans des nombres le ciel aussi et la mer, d’abandonner les affaires du salut, et de chercher des erreurs ?

Est-ce que cet homme instruit dans toute la sagesse des Égyptiens, Moïse, n’essaya pas tout cela ? Mais il jugea cette sagesse préjudice et sottise et, se détournant d’elle, il chercha Dieu du fond du cœur ; et c’est pour cette raison qu’il le vit, l’interrogea et l’entendit parler. Qui est plus sage que celui que Dieu a enseigné, qui a anéanti toute la sagesse des Égyptiens et tous les prestiges des arts par la puissance de son action personnelle ? Ce n’est pas cet homme qui prenait les choses inconnues pour connues et y donnait à la légère son assentiment ; ces deux défauts, ils peuvent bien dire qu’il faut les éviter, en ce domaine éminemment naturel et beau moralement de la découverte du vrai, ceux qui, pour eux-mêmes, jugent qu’il n’est ni contraire à la nature, ni laid moralement, d’adorer des pierres et de demander du secours à des statues qui ne peuvent avoir aucun sentiment.

Ainsi donc plus la sagesse est une haute vertu, plus il faut, j’estime, faire effort pour pouvoir y parvenir. C’est pourquoi, afin de ne rien penser à l’encontre de la nature, ni rien de laid moralement et de contraire au convenable, nous devons apporter à l’examen des questions, en vue de les étudier, ces deux choses, à savoir le temps et l’attention. Il n’est en effet rien de plus en quoi l’homme puisse l’emporter sur tous les autres êtres vivants, que le fait d’avoir la raison en partage, de rechercher les causes des choses, de considérer qu’il lui faut tâcher à découvrir l’auteur de son espèce, celui au pouvoir de qui se trouve le pouvoir de vie et de mort sur nous, qui dirige ce monde à son gré, à qui nous savons devoir rendre compte de nos actes. Il n’est rien en effet qui soit plus profitable à une vie belle moralement que de croire qu’il sera notre juge, lui à qui n’échappent pas les choses cachées, font offense celles qui sont contraires au convenable et plaisent celles qui sont belles moralement.

Ainsi donc il est inhérent à tous les hommes de tâcher à découvrir le vrai, conformément à la nature humaine qui nous entraîne à l’étude de la connaissance et de la science, et répand en nous le désir de la recherche. Y exceller paraît à tout le monde une belle chose, mais il appartient à un petit nombre d’y parvenir, à ceux qui dépensent un effort considérable à retourner leurs pensées, à examiner leurs desseins, afin de pouvoir accéder à cette vie heureuse et belle, et s’en rapprocher par leurs œuvres : « Ce n’est pas en effet, affirme Jésus, celui qui m’aura dit : Seigneur, Seigneur, qui entrera dans le royaume des cieux, mais celui qui aura fait ce que je dis. » En réalité, les études relatives à la science, sans les actes, je ne sais si elles ne sont pas bien plutôt une entrave.

XXVII §

Ainsi donc la première source du devoir est la prudence. Qu’est-ce en effet qui accomplit aussi pleinement le devoir que d’offrir au créateur zèle et respect ? Cette source cependant s’écoule aussi vers toutes les autres vertus ; il ne peut en effet exister de justice sans prudence : l’examen de ce qui est juste ou de ce qui est injuste est assurément le fait d’une prudence pas banale ; l’erreur dans les deux cas est extrême. « Celui en effet qui juge juste ce qui est injuste, et injuste ce qui est juste, est en abomination devant Dieu. À quoi bon abonder en justice pour l’imprudent ? » dit Salomon. Il n’est pas, d’autre part, de prudence sans justice : en effet, la piété à l’égard de Dieu est le début de l’intelligence. En quoi l’on s’avise que ce mot a été traduit plutôt qu’inventé par les sages de ce monde : « la piété est le fondement de toutes les vertus ».

De la justice relève la piété, due en premier lieu à Dieu, en second lieu à la patrie, en troisième lieu aux parents et pareillement à tous, piété qui est elle-même conforme à l’enseignement de la nature, puisque, dès le tout jeune âge, aussitôt que le sentiment a commencé de se répandre en nous, nous aimons la vie comme un don de Dieu, nous chérissons la patrie et nos parents, puis les enfants de même âge auxquels nous désirons nous joindre. De là naît la charité qui donne la préférence aux autres sur soi, au lieu de rechercher ce qui revient à soi, en quoi réside le principe de la justice.

Il est aussi inné chez tous les êtres vivants, d’abord de veiller à leur conservation, de se garder de ce qui est nocif, de désirer ce qui est profitable « comme la nourriture, comme les gîtes » pour se défendre, grâce à eux, du danger, des pluies, du soleil, ce qui relève de la prudence. Il s’ensuit aussi que tous les genres d’êtres vivants « sont sociaux par nature », tout d’abord avec ceux qui partagent leur propre genre et leur conformation, ensuite également avec tous les autres ; ainsi voit-on les bovins se plaire en troupeaux, les chevaux en bandes, et essentiellement les semblables avec leurs semblables ; les cerfs aussi se joindre aux cerfs et très souvent aux hommes. Et maintenant que dire de l’ardeur à procréer et de la postérité ou encore de l’amour des parents, où réside une forme éminente de la justice ?

Il est donc clair que ces vertus et toutes les autres sont apparentées entre elles : le courage aussi qui, ou bien à la guerre protège la patrie contre les barbares, ou bien en temps de paix défend les faibles, ou bien les compagnons contre les bandits, accomplit pleinement la justice ; d’autre part, savoir par quelle résolution défendre et aider, saisir aussi les opportunités des moments et des lieux, relèvent de la prudence et du tact ; et la tempérance elle-même sans la prudence ne peut savoir la manière ; connaître l’opportunité et rendre suivant la mesure relèvent de la justice ; et en tout cela la grandeur d’âme est nécessaire, avec un certain courage de l’esprit, très souvent aussi du corps, pour que l’on puisse accomplir ce que l’on veut.

XXVIII §

Ainsi donc la justice se rapporte au lien social et à la communauté du genre humain. On considère en effet le lien social en distinguant deux points de vue : la justice et la bienfaisance que l’on appelle aussi générosité et obligeance ; la justice me paraît plus grande, la générosité plus agréable ; celle-là s’attache à la sévérité, celle-ci à la bonté.

Mais cela même que les philosophes estiment le premier office de la justice, est chez nous proscrit. Ceux-ci disent en effet que telle est la première forme de la justice qu’on ne nuise à personne, si ce n’est provoqué par un préjudice, ce qu’exclut l’autorité de l’Évangile ; l’Écriture veut en effet que soit en nous l’esprit du Fils de l’homme qui est venu apporter la grâce et non porter préjudice.

Puis ils estimèrent comme une forme de la justice que l’on tienne les biens communs, c’est-à-dire les biens publics pour des biens publics et les biens privés pour des biens propres. Pas même cela n’est conforme à la nature : la nature en effet a répandu toutes choses en commun pour tous. Dieu a ordonné en effet que toutes choses fussent engendrées de telle sorte que la nourriture fût commune pour tous et que la terre par conséquent fût une sorte de propriété commune de tous. C’est donc la nature qui a engendré le droit commun et l’usage qui a fait le droit privé. Or sur ce point, disent les philosophes, les stoïciens ont pensé que les produits de la terre sont tous créés pour les besoins des hommes et que les hommes ont été engendrés pour les hommes afin qu’eux-mêmes puissent se rendre service les uns aux autres.

D’où tirèrent-ils cette affirmation si ce n’est de nos Écritures ? Moïse a écrit en effet que Dieu dit : « Faisons l’homme à notre image et selon notre ressemblance, qu’il ait l’empire des poissons de la mer, des oiseaux du ciel, et de toutes les bêtes qui se meuvent sur la terre. » Et David dit : « Tu as mis toutes choses sous ses pieds, les brebis et les bœufs, en outre aussi toutes les bêtes de la campagne, les oiseaux du ciel et les poissons de la mer. » Ainsi donc ils ont appris de nos Écritures que toutes choses ont été soumises à l’homme et ils pensent, pour cette raison qu’elles ont été engendrées pour l’homme.

Que l’homme aussi a été engendré en vue de l’homme, nous l’avons trouvé dans les livres de Moïse, lorsque Dieu dit : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul, faisons lui une aide semblable à lui. » C’est donc pour lui prêter assistance que la femme fut donnée à l’homme afin qu’elle enfantât, en sorte que l’homme fût une assistance pour l’homme. Car, avant que la femme fût formée, il fut dit d’Adam : « Il ne s’est pas trouvé d’aide semblable à lui » ; il ne pouvait obtenir en effet d’assistance pour l’homme que de l’homme. En conséquence, parmi tous les animaux, il ne s’est trouvé aucun animal semblable et, pour parler net, aucun aide de l’homme : ainsi donc le sexe féminin était attendu comme aide.

Ainsi donc selon la volonté de Dieu ou le lien de la nature, nous devons nous secourir mutuellement, rivaliser dans l’accomplissement des devoirs, mettre pour ainsi dire en commun tous les intérêts et, pour user du mot de l’Écriture, nous porter assistance l’un à l’autre ou bien par le zèle, ou bien par l’accomplissement du devoir, ou bien par l’argent, ou bien par les œuvres, ou bien de n’importe quelle manière, afin d’accroître l’agrément du lien social entre nous. Et que personne ne soit détourné du devoir, même par l’effroi du danger, mais qu’il tienne pour siennes toutes adversités ou prospérités. Ainsi le saint Moïse ne redouta pas, en faveur du peuple, d’entreprendre les lourdes guerres pour une patrie, ni ne trembla devant les armes d’un roi très puissant, ni ne s’effraya devant la fureur de la cruauté des barbares, mais il abandonna son propre salut pour rendre à son peuple la liberté.

Aussi est-il resplendissant, l’éclat de la justice qui, « née pour les autres plutôt que pour soi », vient en aide à notre communauté et à notre société ; elle occupe la haute place pour tenir toutes choses soumises à son jugement, porter secours aux autres, apporter de l’argent, ne pas repousser les devoirs, assumer les périls d’autrui.

Qui ne désirerait occuper cette citadelle de la vertu si la cupidité, venue la première, n’affaiblissait et ne faisait plier la vigueur d’une si grande vertu ? Et en effet, en désirant augmenter nos ressources, accumuler de l’argent, accaparer les terres par nos propriétés, l’emporter par la richesse, nous avons dépouillé le beau vêtement de la justice, nous avons perdu la bienfaisance commune : comment en effet peut-il être juste, celui qui s’applique à enlever à autrui ce qu’il cherche pour soi ?

La volonté de puissance aussi amollit la beauté virile de la justice : comment en effet peut-il intervenir en faveur des autres, celui qui s’efforce de se soumettre les autres, et porter secours au faible contre les puissants, celui qui, personnellement, cherche à faire peser sa puissance sur la liberté ?

XXIX §

Or la grandeur de la justice peut être reconnue à ceci qu’elle ne fait acception ni de lieux, ni de personnes, ni de temps, elle que l’on sauvegarde même à l’égard des ennemis ; en telle sorte que, si l’on a décidé avec l’ennemi, ou du lieu ou du jour pour le combat, on estime contraire à la justice de prendre les devants ou sur le lieu ou dans le temps. Il importe en effet de savoir si quelqu’un est fait prisonnier à la suite de quelque bataille et d’une lutte sévère, ou bien l’est à la suite d’une faveur supérieure ou de quelque événement heureux, puisque l’on tire vengeance plus dure des ennemis plus durs et sans foi et de ceux qui ont nui davantage ; tel fut le cas des Madianites qui, par l’entremise de leurs femmes, avaient fait tomber dans le péché la plupart des hommes du peuple juif. Aussi la colère de Dieu fondit-elle sur le peuple de nos pères ; et pour cette raison il arriva que Moïse, dans sa victoire, ne souffrît pas qu’aucun survécût ; mais que pour les Gabaonites, qui avaient éprouvé le peuple de nos pères plutôt par la ruse que par la guerre, Josué ne les réduisit pas par le combat, mais les soumit à l’outrage d’une condition de dépendance ; tandis que pour les Syriens, qui cernaient Élisée et que celui-ci avait introduits dans la ville, frappés qu’ils étaient d’une cécité temporaire, ils ne pouvaient voir où ils entraient ; alors que le roi d’Israël voulait les massacrer, le prophète n’y consentit pas et lui dit : « Tu ne massacreras pas ceux que tu n’as pas faits prisonniers par ton glaive et ta lance : donne-leur du pain et de l’eau, qu’ils mangent, qu’ils boivent, qu’on les renvoie et qu’ils s’en aillent vers leur maître » ; cela dans l’intention que, provoqués par cette humanité, ils fissent preuve de reconnaissance. Finalement, les brigands syriens cessèrent par la suite de venir sur la terre d’Israël.

Si donc la justice garde sa valeur même dans la guerre, combien plus doit-on la respecter dans la paix ! Et c’est ainsi que le prophète fit grâce à ceux qui étaient venus pour se saisir de lui. Voici en effet ce que nous lisons : le roi de Syrie avait envoyé son armée pour le cerner, ayant eu connaissance que c’était Élisée qui se mettait en travers de tous ses desseins et machinations. Or en voyant cette armée, Giezi, le serviteur du prophète, commença à s’inquiéter du péril de leurs vies. Mais le prophète lui dit : « Ne crains pas, car il y a plus de troupes avec nous qu’avec eux. » Et à la prière du prophète demandant que s’ouvrissent les yeux de son serviteur, ils s’ouvrirent. Et c’est ainsi que Giezi vit toute la montagne couverte de chevaux et de chars à l’entour d’Élisée. Et tandis que les Syriens descendaient, le prophète dit : « Que le Seigneur frappe de cécité l’armée de Syrie. » L’ayant obtenu, il dit aux Syriens : « Suivez-moi et je vous conduirai à l’homme que vous cherchez. » Et ils virent Élisée dont ils étaient impatients de se saisir ; et le voyant ils ne pouvaient s’en emparer. Il est donc clair que même dans la guerre il faut que la bonne foi et la justice soient respectées et que ce convenable ne peut exister si l’on viole la bonne foi.

Enfin même leurs adversaires, les anciens les nommaient d’un terme amène : ils les appelaient peregrini, étrangers. Les hostes, ennemis, en effet dans l’usage ancien étaient appelés peregrini, étrangers. Or cela même aussi nous pouvons dire que ce fut tiré de nos Écritures. Les Hébreux en effet appelaient leurs adversaires allophyli, c’est-à-dire avec un mot latin alienigenae, gens d’autre race. Ainsi dans le premier livre des Rois, voici ce que nous lisons : « Et il arriva dans ces jours-là que alienigenae, des gens d’autre race se rassemblèrent pour le combat contre Israël. »

« Ainsi donc le fondement de la justice, c’est la foi » ; en effet les cœurs des justes méditent la foi et celui qui, étant juste, s’accuse, établit la justice sur la foi, de fait c’est alors que sa justice apparaît, chaque fois qu’il confesse la vérité. Car le Seigneur dit aussi par la voix d’Isaïe : « Voici que j’envoie une pierre pour fondement de Sion », c’est-à-dire le Christ pour les fondements de l’Église. La foi de tous en effet est le Christ ; or l’Église est comme la forme de la justice : droit commun de tous, elle prie en commun, agit en commun, est tentée en commun ; ainsi, celui qui renonce à soi-même est lui-même juste, est lui-même digne du Christ. C’est pourquoi Paul aussi a établi le Christ pour fondement, afin que sur lui nous placions des œuvres de justice, car la foi est le fondement, mais dans les œuvres se trouve, ou l’iniquité si elles sont mauvaises, ou la justice si elles sont bonnes.

XXX §

Mais parlons maintenant de la bienfaisance qui se divise aussi elle-même en bienveillance et générosité. C’est donc à partir de ces deux vertus que se constitue la bienfaisance pour qu’elle soit parfaite : il ne suffit pas en effet de bien vouloir, mais il faut encore bien faire, et il ne suffit pas d’autre part de bien faire si cela ne procède d’une bonne source, c’est-à-dire de la bonne volonté. « Dieu aime en effet celui qui donne avec joie. » De fait, si tu agis contre ton gré, quelle récompense y a-t-il pour toi ? Aussi l’apôtre dit-il d’une manière générale : « Si je fais cela de mon plein gré, j’ai une récompense, mais si je le fais contre mon gré, c’est une fonction qui m’a été confiée. » Dans l’Évangile aussi nous avons reçu de nombreuses leçons de juste générosité.

Ainsi donc il est beau de bien vouloir et de donner dans le dessein d’être utile, non pas de nuire. De fait, si tu penses devoir donner au débauché pour la profusion de sa débauche, à l’adultère pour la récompense de son adultère, cela n’est pas bienfaisance, là où n’est aucune bienveillance. C’est en effet être nuisible, non pas être utile à autrui, si tu donnes à celui qui complote contre la patrie, qui désire rassembler à tes frais des hommes perdus pour attaquer l’Église. Ce n’est pas une générosité qu’on puisse approuver si tu aides celui qui tranche contre la veuve et les orphelins, lors d’une grave querelle, ou qui, par quelque violence, cherche à enlever leurs biens.

On n’approuve pas une largesse, si ce dont un homme fait largesse à l’un, il l’arrache à l’autre, s’il acquiert injustement et pense pouvoir distribuer justement. À moins par hasard, comme le fameux Zachée, que tu ne rendes d’abord le quadruple à celui que tu as volé et que tu ne répares les vices du paganisme par le zèle de la foi et par l’action du croyant. Que ta générosité ait donc un fondement.

On demande d’abord que tu donnes avec bonne foi, ne commettes pas de fraude sur tes offrandes, que tu ne dises pas que tu donnes plus, alors que tu donnes moins. Qu’est-il en effet besoin de le dire ? C’est une fraude sur la promesse : il est en ton pouvoir de faire la largesse que tu voulais. La fraude détruit le fondement et l’œuvre s’écroule. Est-ce par indignation que Pierre s’échauffa au point de vouloir la mort d’Ananie ou de son épouse ? Mais c’est qu’à leur exemple, il ne voulut pas que tous les autres se perdissent.

Et cette générosité n’est pas parfaite, si tu fais des largesses plus par vanité que par miséricorde. C’est la disposition de ton âme qui impose son nom à ton œuvre : c’est de la manière dont elle procède de toi, qu’elle est jugée. Tu vois à quel point s’intéresse à ta conduite le juge que tu as : il te consulte ; pour savoir comment accueillir ton œuvre, il interroge d’abord ton âme ; « que ta main gauche, dit-il, ignore ce que fait ta main droite ». Il ne parle pas du corps ; mais que même ton intime, ton frère ignore ce que tu fais, de peur qu’en recherchant ici-bas le prix de la vanité, tu ne perdes là-haut le bénéfice de la récompense. Or la générosité est parfaite lorsque l’homme cache son œuvre sous le silence et subvient en secret aux besoins de chacun, lorsque le loue la bouche du pauvre et non pas ses propres lèvres.

Ensuite la générosité parfaite se recommande par la foi, par le cas, par le lieu, par le moment, en sorte que tu agisses d’abord à l’égard de tes familiers dans la foi. C’est une grande faute, si, toi le sachant, un fidèle vient à se trouver dans le besoin ; si tu sais qu’il est sans moyens financiers, qu’il endure la faim, qu’il subit une épreuve — celui surtout qui peut rougir de se trouver dans le besoin — s’il est tombé dans un cas, ou bien de captivité des siens ou bien de calomnie, et que tu ne l’aides pas ; s’il est en prison et affligé de châtiments et de tortures à cause de quelque dette, tout en étant juste — car bien que la miséricorde soit due à tous, elle l’est cependant davantage au juste — si au moment de son affliction, il n’obtient rien de toi, si au moment du danger qui l’entraîne à la mort, ton argent vaut plus à tes yeux que la vie de qui va mourir. À ce sujet, Job a dit cette belle parole : « Que la bénédiction de celui qui va périr vienne sur moi. »

Dieu assurément ne fait point acception des personnes, car il connaît toutes choses. Quant à nous, c’est à tous assurément que nous devons la miséricorde, mais parce que un grand nombre la demandent par fraude et ajoutent faussement à leurs tribulations, pour cette raison, c’est lorsque le cas est éclairci, lorsque la personne est connue et que le temps presse, que la miséricorde doit se répandre plus largement. Le Seigneur en effet n’est pas avide au point de demander le plus : Bienheureux assurément celui qui abandonne toutes choses et le suit, mais il est aussi bienheureux celui qui fait par la disposition de son âme la valeur de ce qu’il a. Ainsi le Seigneur préféra les deux pièces de cette veuve aux présents des riches, parce qu’elle donna tout ce qu’elle avait, tandis que ceux-ci donnèrent de leur abondance une part infime. C’est donc la disposition de l’âme qui fait le don riche ou pauvre et impose aux choses leur prix. Du reste le Seigneur ne veut pas que les ressources soient prodiguées d’un coup, mais qu’elles soient réparties ; à moins par hasard de faire comme Élisée qui tua ses bœufs et nourrit les pauvres de ce qu’il avait, afin de n’être retenu par aucun souci domestique mais, ayant tout quitté, de se consacrer à la vie de prophète.

Elle est aussi à approuver, cette générosité qui veut que tu ne négliges pas les proches de ta famille, si tu les sais dans le besoin. Il vaut mieux en effet que tu subviennes en personne aux tiens qui ont honte de réclamer à d’autres un subside ou de solliciter de l’aide pour quelque nécessité ; que ce ne soit pas cependant pour qu’ils veuillent s’enrichir de ce que tu peux donner aux indigents. Leur cas, de fait, a priorité, mais non pas leur agrément. Et en effet ce n’est pas à cette fin que tu t’es consacré au Seigneur, d’enrichir les tiens, mais pour acquérir à ton profit la vie éternelle en bénéfice de ta bonne œuvre, et pour racheter tes péchés au prix de ta miséricorde. Ils pensent qu’ils réclament trop peu ; mais c’est ce prix qu’ils demandent, c’est le bénéfice de ta vie qu’ils prétendent enlever. Et celui-là t’accuse de ne pas l’avoir enrichi, alors que lui veut te frustrer de la récompense de la vie éternelle.

Nous avons exprimé un conseil, recherchons une autorité. Tout d’abord il faut que personne n’ait honte si, de riche qu’il était, il devient pauvre en faisant largesse au pauvre, car le Christ « est devenu pauvre alors qu’il était riche » pour tous nous enrichir de son indigence Il a donné la règle à suivre pour qu’il y ait une bonne raison d’avoir épuisé son patrimoine : le cas où l’on a repoussé la faim des pauvres, soulagé l’indigence. Aussi « c’est un conseil que je donne sur ce point, dit l’apôtre : cela vous est en effet utile » d’imiter le Christ. On donne conseil aux bons, tandis que la réprimande corrige ceux qui s’égarent. Ainsi il dit comme à des bons que « vous avez commencé non seulement à faire, mais aussi à vouloir depuis l’année passée ». Aux parfaits appartiennent l’un et l’autre et non pas une partie. Et ainsi il enseigne, et que la générosité sans bienveillance et que la bienveillance sans générosité ne sont pas parfaites. Aussi exhorte-t-il à la perfection en disant : « Maintenant donc achevez aussi de faire, de telle sorte que, de même que la volonté de faire est manifeste en vous, de même le soit aussi celle de parfaire avec ce que vous avez. Si en effet la volonté s’est mise en avant, c’est en fonction de ce qu’elle a que cela est agréé, et non pas en fonction de ce qu’elle n’a pas. Le but n’est pas en effet le rétablissement pour les autres, et le manque pour vous, mais que par égalité en ce temps, votre abondance serve à leur indigence, comme aussi leur abondance à votre indigence, en sorte que se fasse l’égalité selon qu’il est écrit : “Celui qui avait beaucoup ne fut pas dans l’abondance et celui qui avait peu ne fut pas dans le besoin.” »

Nous observons comment l’apôtre comprend la bienveillance, la générosité, la mesure, le bénéfice et les personnes. La mesure pour cette raison qu’il donnait conseil aux imparfaits : ce ne sont en effet que les imparfaits qui souffrent de manquer. Mais si quelqu’un, ne voulant pas être à charge à l’Église, alors qu’il est constitué dans quelque sacerdoce ou ministère, ne distribue pas tout ce qu’il a, mais donne avec beauté morale, autant qu’il suffit au devoir de sa charge, il ne me paraît pas être imparfait. Et je pense qu’ici l’apôtre a parlé d’un manque non pas de cœur, mais de patrimoine.

Mais je pense que c’est de personnes qu’il a été dit : « Que votre abondance serve à leur indigence et leur abondance à votre indigence. » C’est-à-dire : que l’abondance du peuple soit d’un bon effet pour soulager leur indigence de nourriture, et que leur abondance spirituelle secoure dans la foule l’indigence du mérite spirituel et lui apporte la grâce.

Et de cela il a fourni un très bon exemple : « Celui qui avait beaucoup, ne fut pas dans l’abondance, et celui qui avait peu ne fut pas dans le besoin. » C’est une bonne exhortation au devoir de la miséricorde, pour tous les hommes, que cet exemple, parce que, d’une part, celui qui possède beaucoup d’or n’est pas dans l’abondance — car tout ce qui est dans le monde n’est rien — et que d’autre part, celui qui a petitement, n’est pas dans le besoin — car ce qu’il laisse n’est rien. Un bien n’est pas susceptible de perte, qui tout entier est perte.

Il est encore une bonne interprétation, de la manière suivante : Celui qui a beaucoup, quoiqu’il ne donne pas, n’est pas dans l’abondance, car il peut acquérir autant qu’on veut, il est toujours dans le dénuement, celui qui désire davantage ; et celui qui a petitement, n’est pas dans le besoin, car ce n’est pas grand-chose, ce qui nourrit le pauvre. De la même manière par conséquent ce pauvre aussi qui apporte des biens spirituels en échange de biens pécuniaires, quoiqu’il ait beaucoup de grâce, n’est pas dans l’abondance : en effet la grâce ne charge pas mais allège l’âme.

Mais on peut encore comprendre de la manière suivante : Tu n’es pas, ô homme, dans l’abondance. Quelle est en effet l’importance de ce que tu as reçu, quoique ce soit une grande chose pour toi ? Jean en comparaison de qui nul n’est plus grand parmi les enfants des femmes, était cependant inférieur à celui qui est le plus petit dans le royaume des cieux.

On peut aussi comprendre de la manière suivante : La grâce de Dieu n’abonde pas corporellement, parce qu’elle est spirituelle. Qui peut embrasser ou la grandeur ou la largeur de cette grâce qu’il ne voit pas ? La foi, si elle est comme un grain de sénevé, peut transporter les montagnes, et il ne t’est pas donné plus qu’un grain de sénevé. Si la grâce abonde en toi, ne faut-il pas craindre que ton âme ne se mette à s’enorgueillir d’un si grand bienfait, car ils sont nombreux ceux qui de la hauteur de leur cœur s’effondrèrent plus lourdement que s’ils n’avaient eu aucune grâce du Seigneur ? Et celui qui n’a guère n’est pas dans le besoin, parce que ce n’est pas un bien corporel en sorte qu’on puisse le fractionner, et ce qui ne paraît guère à celui qui l’a, est beaucoup pour celui à qui rien ne fait défaut.

Il faut considérer, même dans l’attribution de largesses, l’âge et la faiblesse — parfois même la modestie qui révèle une origine libre — afin de faire davantage de largesses aux vieillards qui ne peuvent plus se procurer leur nourriture par leur travail. Il en va de même de la faiblesse physique, et il faut la secourir plus rapidement ; également si quelqu’un tombe de la richesse dans l’indigence et surtout s’il a perdu ce qu’il avait, non pas par sa faute, mais du fait de brigandages, de proscription ou de fausses accusations.

Mais quelqu’un dira peut-être : « Un aveugle reste assis en un endroit et l’on passe devant… et un jeune homme solide reçoit souvent. » Et c’est vrai, parce qu’il s’impose, à force d’importunité. Ce n’est pas une question de jugement, mais de lassitude. De fait, le Seigneur aussi dans l’Évangile dit de celui qui déjà avait fermé sa porte que, si quelqu’un frappe à sa porte avec pas mal d’impudence, il se lève et lui donne à cause de son importunité.

XXXI §

Il est beau aussi de tenir compte davantage de celui qui t’a accordé quelque bienfait ou service, si lui-même tombe dans le besoin. Qu’y a-t-il en effet d’aussi contraire au devoir que de ne pas rendre ce que tu as reçu ? Et ce n’est pas une mesure égale, mais surabondante, qu’il faut rendre, à mon avis, en appréciant le profit du bienfait, afin qu’à ton tour tu le secoures tant, que tu écartes son épreuve. Et en effet, ne pas être supérieur, dans la reconnaissance d’un bienfait, au don de ce bienfait, c’est être inférieur, parce que celui qui, le premier, a accordé, est supérieur dans le temps et premier en humanité.

En conséquence nous devons imiter, en cela aussi, la nature des sols, qui a l’habitude de rendre la semence reçue en nombre plus considérable qu’elle ne l’a accueillie. Aussi est-ce pour toi qu’il est écrit : « Comme la culture de la terre est l’homme sans sagesse, et comme la vigne l’homme dénué de sens ; si tu l’abandonnes, ce sera la désolation. » Comme la culture de la terre donc est aussi le sage, de telle sorte qu’il rend les semences reçues, comme si elles lui avaient été prêtées à intérêt, avec plus ample mesure. Ainsi donc la terre, ou bien produit des fruits spontanés, ou bien répand et rend en un tas plus abondant ceux qu’on lui a confiés. Tu dois faire l’un et l’autre en vertu d’une sorte de pratique héréditaire de ta mère, la terre, pour n’être pas abandonné comme un champ stérile. Admettons cependant que quelqu’un puisse avoir une excuse de n’avoir pas donné, comment peut-il avoir une excuse de n’avoir pas rendu ? Ne pas donner à quelqu’un est à peine permis, mais ne pas rendre, en vérité, ne l’est pas.

C’est pourquoi Salomon dit bien : « Si tu t’es assis pour dîner à la table du puissant, observe sagement les plats qu’on te présente et mets-y la main en sachant qu’il faut en préparer de tels. Mais si tu es insatiable, ne convoite pas ses mets ; ils maintiennent en effet une vie trompeuse. » Or c’est en désirant nous conformer à ces sentences que nous avons écrit. Accorder une faveur est bien, mais celui qui ne sait pas rendre, est un homme très dur. La terre elle-même fournit un exemple d’humanité : elle sert des fruits spontanés que tu n’as pas semés, rend aussi, après l’avoir multiplié, ce qu’elle a reçu. Il ne t’est pas permis de nier la somme qui t’a été comptée, comment t’est-il permis de ne pas rendre la faveur que tu as reçue ? Tu trouves aussi dans les Proverbes que cette restitution d’une faveur a d’ordinaire tant de valeur aux yeux de Dieu, que même au jour du désastre elle trouve grâce, alors que les péchés peuvent l’emporter par leur poids. Et pourquoi userai-je d’autres exemples alors que le Seigneur en personne promet, dans l’Évangile, aux mérites des saints, une récompense surabondante et encourage à faire œuvre bonne, en disant : « Pardonnez et vous serez pardonnes, donnez et il vous sera donné : c’est une bonne mesure, secouée, débordante qu’on versera dans la poche de votre tunique » ?

Aussi bien ce festin de Salomon ne s’entend-il pas de nourritures, mais de bonnes œuvres. De quoi en effet les âmes font-elles meilleure chère que de bonnes actions ? Ou bien quelle autre chose peut-elle rassasier aussi facilement les esprits des justes que la conscience d’une bonne œuvre ? Or quelle nourriture est plus agréable que de faire la volonté de Dieu ? Et c’est la seule nourriture dont le Seigneur rappelait qu’il en disposait en abondance, comme il est écrit dans l’Évangile : « Ma nourriture est de faire la volonté de mon Père qui est dans le ciel. »

Délectons-nous de cette nourriture dont le prophète dit : « Délecte-toi dans le Seigneur. » Se délectent de cette nourriture ceux qui ont saisi, grâce à une étonnante qualité de cœur, les délices supérieures, ceux qui peuvent savoir quel est ce délice pur et spirituel de l’âme. Mangeons donc les pains de la Sagesse et trouvons le rassasiement dans la parole de Dieu, car ce n’est pas seulement dans le pain mais en toute parole de Dieu que réside la vie de l’homme fait à l’image de Dieu. Quant à la boisson le saint Job dit de façon assez expressive : « Comme la terre qui attend la pluie, c’est ainsi qu’ils attendent mes propos. »

XXXII §

C’est donc une belle chose que nous nous rafraîchissions de l’exhortation des divines Écritures et qu’en nous, comme une rosée, descendent les paroles de Dieu. Ainsi, lorsque tu t’es assis à cette table du puissant, comprends quel est ce puissant ; établi dans le paradis du délice et ayant place au festin de la Sagesse, examine ce qu’on te présente : la divine Écriture est le festin de la sagesse, chacun des livres en constitue chacun des plats. Comprends d’abord ce que comportent les mets de ces plats, et alors mets-y la main ; de cette façon, ce que tu lis ou que tu reçois du Seigneur ton Dieu, tu l’exécuteras par tes œuvres, et la faveur qui t’a été donnée, tu la rendras effective par tes devoirs ; à la manière de Pierre et Paul qui, par l’évangélisation, rendirent une sorte de réciproque à l’auteur du bienfait reçu si bien qu’ils peuvent dire chacun : « C’est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis, et sa grâce ne fut pas pauvre en moi, mais j’ai travaillé plus intensément qu’eux tous. »

L’un donc donne en retour le fruit du bienfait reçu, comme de l’or pour de l’or, de l’argent pour de l’argent ; un autre son travail ; un autre rend — peut-être encore plus largement — ses seuls sentiments. Que faire en effet si l’on ne dispose d’aucune possibilité de rendre ? Dans le retour d’un bienfait, l’âme fait plus que la fortune, et la bienveillance a plus d’importance que la faculté de rendre la faveur. On témoigne en effet sa reconnaissance avec cela même que l’on possède. Grande donc la bienveillance qui, même si elle ne donne rien, prouve davantage ; et bien qu’elle n’ait rien en patrimoine, elle fait largesse à un plus grand nombre ; et elle le fait sans aucun préjudice pour elle-même et au bénéfice de tous. Et c’est pourquoi la bienveillance l’emporte sur la générosité elle-même : la première est plus riche en valeurs morales que la seconde en faveurs ; plus nombreux sont en effet ceux qui ont besoin d’un bienfait que ceux qui sont dans l’abondance.

Mais la bienveillance existe, d’une part jointe à la générosité — bienveillance dont la générosité elle-même procède : lorsque la disposition à se montrer large est suivie de la pratique des largesses — ; elle existe d’autre part séparée et distincte. En effet là où manque la générosité, la bienveillance demeure, comme une sorte de mère commune de tous, qui lie et noue l’amitié : elle est fidèle dans les conseils, joyeuse dans la prospérité, affligée dans les tristesses ; de sorte que chacun s’en remet à la bienveillance plutôt qu’au conseil du sage : ainsi David, bien qu’il fût plus expérimenté, avait cependant confiance dans les conseils de son cadet Jonathan. Supprime la bienveillance de la pratique des hommes, ce sera comme si tu enlevais du monde le soleil ; car sans la bienveillance il ne peut y avoir de vie praticable entre les hommes, par exemple montrer son chemin au voyageur ; rappeler celui qui s’égare ; offrir l’hospitalité — ce n’était donc pas vertu banale dont s’applaudissait Job en disant : « L’étranger n’habitait pas dehors, ma porte était ouverte à tout venant » — ; donner de l’eau, d’une eau courante ; communiquer la lumière, de sa propre lumière. Et ainsi la bienveillance est en toutes ces choses comme la source d’eau qui refait celui qui a soif, comme la lumière qui brille aussi chez les autres, sans manquer à ceux qui ont communiqué aux autres la lumière, de leur propre lumière.

C’est aussi générosité de la bienveillance, si tu as quelque reconnaissance de dette d’un débiteur, la déchirant, de la remettre sans avoir, du débiteur, rien reçu de ton dû. Ce que, par son exemple, le saint Job nous avertit que nous devons faire : celui qui a, de fait, n’emprunte pas et celui qui n’a pas, ne se libère pas d’une obligation. Pourquoi donc aussi, si tu ne peux pas exiger toi-même, conserves-tu pour des héritiers cupides une obligation qu’il t’est possible de rendre, avec le mérite de ta bienveillance, sans préjudice d’argent ?

Or donc, pour examiner plus complètement la bienveillance : à partir d’abord des personnes de la famille, c’est-à-dire des fils, des parents, des frères, elle est parvenue, par le progrès des alliances, dans le cercle des cités, et sortie du paradis, a rempli le monde. Ainsi, après que Dieu eut placé dans l’homme et dans la femme la disposition de bienveillance, il dit : « Ils seront tous deux en une seule chair » et en un seul esprit. D’où vient qu’Ève se fia au serpent, car elle qui avait reçu la bienveillance, ne pensait pas que la malveillance existait.

XXXIII §

La bienveillance est augmentée par l’assemblée qu’est l’Église, par le partage de la foi, par la communauté d’initiation, par le lien de la réception de la grâce, par la participation aux mystères. Tout cela en effet reprend à son compte jusqu’aux dénominations des liens de famille : respect des fils, autorité et bonté des pères, entente des frères. Le lien de la grâce fait donc beaucoup pour porter à son comble la bienveillance.

Les inclinations vers des vertus semblables l’aident également, puisque la bienveillance accomplit également la similitude des caractères. Ainsi Jonathan, le fils du roi, imitait la douceur du saint David pour la raison qu’il l’aimait. Aussi ce mot : « Avec le saint tu seras saint » semble devoir être interprété, non seulement dans le sens du genre de vie, mais encore dans celui de la bienveillance. Car assurément, les fils de Noé habitaient ensemble et il n’y avait pas en eux accord des caractères. Ésaü et Jacob habitaient aussi dans la maison de leur père, mais ne s’accordaient pas. Il n’y avait pas en effet entre eux une bienveillance capable de préférer l’autre à soi-même, mais plutôt une rivalité pour ravir la bénédiction. De fait, comme l’un était très dur et l’autre doux, entre des caractères dissemblables et des inclinations opposées, il ne pouvait y avoir de bienveillance. Ajoute que le saint Jacob ne pouvait préférer à la vertu le fils indigne de la maison paternelle.

Or rien n’est autant un lien de vie sociale que la justice jointe à l’équité ; cette justice, pour ainsi dire la semblable et la compagne de la bienveillance, fait que nous aimons ceux que nous croyons semblables à nous. D’autre part la bienveillance porte en soi le courage ; en effet puisque l’amitié découle de la source de la bienveillance, elle n’hésite pas pour un ami à assumer de graves risques où il y va de la vie : « Et si des maux, dit l’Écriture, m’arrivent par lui, je les assume. »

XXXIV §

La bienveillance, d’ordinaire, arrache aussi des mains le glaive de la colère. La bienveillance fait que les blessures causées par un ami sont plus utiles que les baisers forcés d’un ennemi. La bienveillance fait « que plusieurs ne font qu’un seul homme », parce que s’il y a plusieurs amis, ils ne font qu’un, ceux en qui n’est qu’un esprit et qu’une pensée. Nous observons aussi que même les reproches sont agréables dans l’amitié, ils comportent leurs pointes, mais ne comportent pas de ressentiments. Nous sommes piqués en effet par des propos qui nous censurent, mais nous sommes charmés par l’empressement de la bienveillance.

Finalement, on n’a pas envers tous toujours les mêmes devoirs, et les préférences ne tiennent pas toujours aux personnes mais très souvent aux cas et aux moments, de telle sorte que parfois l’on a aidé un voisin plutôt qu’un frère. Car Salomon aussi dit : « Mieux vaut un voisin à proximité qu’un frère habitant au loin. » Et c’est pourquoi très souvent chacun se confie à la bienveillance d’un ami plutôt qu’à la parenté d’un frère. La bienveillance a tant d’importance que très souvent elle l’emporte sur les liens de la nature.

XXXV §

Nous avons traité assez abondamment, à propos de la justice, de la nature et de l’essence de la beauté morale. Traitons maintenant du courage qui, étant comme plus élevé que toutes les autres vertus, se divise en entreprises guerrières et civiles. Mais le goût des entreprises guerrières paraît désormais étranger à notre devoir, parce que nous nous appliquons au devoir de l’âme plutôt qu’à celui du corps et que notre activité ne concerne pas désormais les armes, mais les affaires de la paix. Pourtant nos pères, comme Josué, Jérobaal, Samson, David remportèrent par des entreprises guerrières aussi, la plus haute gloire.

Le courage est ainsi comme plus élevé que toutes les autres vertus, mais jamais une vertu sans compagnes ; en effet elle ne s’en remet pas à elle-même, autrement, le courage sans la justice est occasion d’iniquité. De fait, plus il est fort, plus il est enclin à écraser le petit, bien que l’on estime qu’il faut considérer, dans les entreprises guerrières elles-mêmes, si les guerres sont justes ou injustes.

Jamais David, s’il ne fut provoqué, n’engagea la guerre. C’est ainsi qu’il eut la prudence comme compagne du courage dans le combat. De fait, même sur le point de lutter en combat singulier contre Goliath, un homme monstrueux par la masse de son corps, il se débarrassa des armes qui l’alourdiraient ; la valeur en effet s’appuie plutôt sur ses propres bras que sur des armures extérieures. Puis, de loin, afin de frapper plus sévèrement, d’un jet de pierre, il tua l’ennemi. Par la suite, jamais, si ce n’est après avoir consulté le Seigneur, il n’entreprit la guerre. C’est pourquoi, vainqueur dans tous les combats, la main agile jusque dans l’extrême vieillesse, ayant engagé la guerre contre des Titans, il se mêlait comme combattant aux bataillons furieux, avide de gloire, sans souci de son salut.

Mais ce n’est pas cela seulement, le remarquable courage ; mais nous prenons pour glorieux courage, celui aussi de ceux qui, par la foi, avec grandeur d’âme « bouchèrent la gueule des lions, éteignirent la force du feu, échappèrent au tranchant du glaive, s’affermirent, de faibles qu’ils étaient, dans le courage », qui ne remportèrent pas, incorporés à une compagnie et à des légions, une victoire commune à un grand nombre, mais, avec la seule valeur de leur âme, un triomphe personnel sur les infidèles. Comme il fut invincible Daniel, lui qui ne s’effraya pas des lions qui rugissaient à ses côtés ! Les bêtes grondaient et lui festoyait.

XXXVI §

Ce n’est donc pas seulement dans les forces du corps et dans les bras que consiste la gloire du courage, mais plutôt dans la vertu de l’âme ; et ce n’est pas à commettre l’injustice, mais à la repousser que consiste la loi de la vertu. Celui en effet qui ne repousse pas l’injustice loin de son compagnon, alors qu’il le peut, est en faute tout autant que celui qui l’accomplit. Aussi le saint Moïse commença-t-il, par là d’abord, ses essais de courage guerrier. De fait, ayant vu un Hébreu qui subissait l’injustice de la part d’un Égyptien, il le défendit si bien qu’il abattit l’Égyptien et le cacha dans le sable. Salomon aussi déclare : « Arrache à la mort celui qu’on y conduit. »

D’où donc Tullius ou encore Panétius ou Aristote lui-même ont-ils repris cela, c’est assez clair ; clair également combien plus ancien même que ces deux derniers, est Job qui a dit : « J’ai sauvé le pauvre de la main du puissant et j’ai aidé l’orphelin qui n’avait pas d’aide. Que la bénédiction de celui qui va périr vienne sur moi. » N’était-il pas très courageux, cet homme qui supporta si courageusement les assauts du diable et le vainquit par la vertu de son âme ? Et en vérité on ne doit pas douter du courage de celui à qui le Seigneur dit : « Ceins tes reins comme un homme..., prends de la hauteur et de la vertu… et abaisse tout auteur d’injustice. » L’apôtre aussi dit : « Vous avez le réconfort d’un très grand courage. » Il est donc courageux, celui qui dans quelque douleur se réconforte.

Et en vérité c’est à bon droit qu’on parle de courage quand un chacun se vainc soi-même, contient la colère, n’est amolli et fléchi par aucunes séductions, n’est pas troublé par l’adversité, n’est pas exalté par la prospérité, et n’est pas entraîné, comme par une sorte de vent, par le tourbillon du changement et de la variété des choses. Or qu’y a-t-il de plus élevé et de plus grand que d’exercer l’esprit, d’exténuer la chair, de la réduire en servitude afin qu’elle obéisse au commandement, se conforme aux conseils et que, dans l’entreprise de travaux, elle exécute avec diligence le dessein et la volonté de l’âme ?

Tel est donc le premier caractère essentiel du courage, car c’est en deux domaines que l’on considère le courage de l’âme : en premier lieu, pour les biens extérieurs concernant le corps, qu’il les tienne pour les moindres des biens et les regarde comme superflus, à dédaigner plutôt qu’à rechercher ; en second lieu, pour ces biens qui sont les plus élevés, et toutes les choses où l’on reconnaît la beauté morale et ce πρέπον, qu’il s’y attache avec une application remarquable de l’âme allant jusqu’à la réalisation. Qu’y a-t-il en effet d’aussi remarquable que de façonner ton âme de telle sorte que tu ne places ni les richesses ni les plaisirs ni les honneurs parmi les plus grands biens et que tu ne consumes pas en eux tout ton zèle ? Et lorsque tu seras ainsi disposé en ton âme, nécessairement tu penseras que ce beau, ce convenable doit être préféré, et tu y appliqueras ton esprit de telle sorte que tu ne seras pas affecté, leur étant pour ainsi dire supérieur, par tous les accidents qui d’ordinaire brisent les âmes, qu’il s’agisse de la perte du patrimoine ou d’une diminution de considération ou du dénigrement par les infidèles ; qu’enfin, les périls pour ta vie elle-même, encourus pour la justice, ne t’émouvront pas.

Tel est le vrai courage que possède l’athlète du Christ, qui « ne reçoit la couronne que s’il a combattu selon les règles ». Ou bien te paraît-il de peu de valeur, le précepte du courage : « La tribulation fait la patience, la patience la preuve de la vertu et la preuve l’espérance » ? Vois le nombre des combats, et unique est la couronne. Et ce précepte, celui-là seul le donne qui a été fortifié dans le Christ Jésus et dont la chair ne connaissait pas de repos. De toutes parts l’accablement : « au dehors les conflits, à l’intérieur les craintes ». Et quoique placé dans les dangers, dans les peines les plus nombreuses, dans les prisons, dans les périls de mort, toutefois, en son âme, il n’était pas brisé, mais il se battait à ce point qu’il devenait plus fort que ses propres faiblesses.

Aussi observe de quelle manière, à ceux qui accèdent aux devoirs des charges d’Église, il enseigne qu’ils doivent avoir le dédain des choses humaines : « Si donc vous êtes morts avec le Christ aux éléments de ce monde, pourquoi, comme si vous étiez vivants, jugez-vous encore de ce monde en disant : ne touchez pas, ne vous souillez pas, ne goûtez pas, en parlant de choses qui vont toutes à la corruption par leur usage même ? » Et ensuite : « Si donc vous êtes ressuscités avec le Christ, recherchez les choses d’en haut. » Et de nouveau : « Mortifiez donc vos membres qui sont sur terre. » Et assurément il adresse ces préceptes jusqu’ici à tous les fidèles, mais à toi, mon fils, il conseille le mépris de la richesse, l’éloignement aussi des fables profanes, dignes de vieilles femmes, ne permettant rien si ce n’est ce qui peut t’exercer à la piété, car l’exercice corporel n’est d’aucune utilité, « tandis que la piété est utile à tout ».

Que la piété t’exerce donc à la justice, à la maîtrise de soi, à la douceur, de façon à éviter les errements de la jeunesse ; à engager, affermi et enraciné dans la grâce, le bon combat de la foi ; à ne pas t’embarrasser des affaires du monde, parce que tu sers Dieu. Et en effet si ceux qui servent l’empereur se voient interdire par des lois humaines les charges des procès, l’action des procédures judiciaires, la vente de marchandises, combien plus celui qui exerce le service de la foi, doit-il s’abstenir de toute pratique du commerce, se trouvant satisfait des revenus de son petit coin de terre, s’il en possède, et s’il n’en possède pas, du revenu de ses émoluments ? Car il est un bon témoin, celui qui peut dire : « J’ai été jeune et j’ai vieilli ; je n’ai pas vu le juste abandonné, ni sa descendance à la recherche de pain. » Telles sont en effet la tranquillité de l’âme et la tempérance : ni l’ardeur de la recherche ne les affecte, ni la crainte de l’indigence ne les angoisse.

XXXVII §

Voici encore ce qu’on appelle l’indifférence de l’âme aux inquiétudes : que nous ne soyons pas trop tendres dans les souffrances ni trop fiers dans les succès. Que si ceux qui exhortent des hommes à prendre en mains l’État, donnent ces préceptes, combien plus nous qui sommes appelés au devoir d’une charge d’Église, devons-nous accomplir des actes tels qu’ils plaisent à Dieu, afin que la force du Christ réside en nous et que nous soyons agréables à notre « Empereur », de telle sorte que nos membres soient des armes de justice — des armes non pas charnelles où règne le péché, mais des armes solides au service de Dieu — pour détruire le péché. Que meure notre chair afin qu’en elle meure toute faute, et que, « passés pour ainsi dire de la mort à la vie », nous ressuscitions en œuvres et conduites nouvelles.

Telles sont, comblées de la beauté morale et de la convenance, les récompenses du devoir du courage. Mais parce qu’en tout ce que nous faisons, nous recherchons non seulement ce qui est beau, mais encore ce qui est possible, de peur que par hasard nous n’entamions quelque chose que nous ne puissions achever, partant de cette raison le Seigneur veut qu’en temps de persécution, nous nous retirions de cité en cité, bien plus, pour user de son propre terme, « nous fuyions », de peur que quelqu’un, en désirant à la légère la gloire du martyre, ne s’expose à des périls que peut-être ne pourrait assumer et subir sa chair trop faible ou son âme trop lâche.

XXXVIII §

Et en revanche personne ne doit, par veulerie, lâcher pied et déserter la foi par crainte du péril. Et telle est la fin à laquelle l’âme doit être préparée, l’esprit exercé et soutenu en vue de la constance, que l’âme ne puisse être bouleversée par aucune épouvante, être brisée par aucun accablement, et lâcher pied sous l’effet d’aucun supplice. Maux, certes, que l’on supporte difficilement, mais parce que tous les supplices sont vaincus par la terreur de supplices plus rigoureux, pour ce motif, si tu affermis ton âme par la réflexion, estimes ne pas devoir abandonner la raison et gardes à l’esprit la crainte du jugement de Dieu, les tourments du supplice éternel, ton âme est capable de subir l’épreuve d’endurance.

Il appartient donc au zèle que l’on se prépare de cette manière, mais il appartient à l’intelligence que l’on puisse prévoir l’avenir par la vigueur de la pensée, se mettre pour ainsi dire devant les yeux ce qui peut arriver, et déterminer ce qu’on doit faire s’il en arrive ainsi ; parfois retourner dans son esprit deux et trois éventualités en même temps, dont on conjecture que l’une ou toutes ensemble peuvent arriver, et régler en vue de l’une ou de l’ensemble, les actes dont on comprend qu’ils seront profitables.

Il appartient donc à l’homme courageux de ne pas manquer d’attention lorsque quelque danger menace, mais de faire face et pour ainsi dire de découvrir, de l’espèce d’observatoire qu’est l’esprit, et de prévenir par une réflexion prévoyante les dangers à venir, afin de ne pas dire, d’aventure, par la suite : « Je suis tombé dans ces maux, pour la raison que je ne pensais pas qu’ils pouvaient arriver. » Car si les maux ne sont pas découverts, rapidement ils envahissent ; de même qu’à la guerre, l’ennemi qu’on n’a pas prévu est contenu avec peine et, s’il rencontre des adversaires non préparés, les écrase facilement, de même les maux qui n’ont pas été découverts brisent l’âme davantage.

Telles sont donc les deux qualités où réside cette excellence de l’âme : d’abord que ton âme exercée par de bonnes réflexions voie d’un cœur pur ce qui est vrai et beau : « Bienheureux en effet ceux qui ont le cœur pur, car eux-mêmes verront jusqu’à Dieu », et juge comme le seul bien ce qui est beau ; ensuite qu’elle ne soit bouleversée par aucun accaparement, ballottée par aucune convoitise.

Et personne en vérité ne fait cela facilement. Qu’y a-t-il en effet d’aussi difficile que d’examiner, comme de quelque citadelle de sagesse, la puissance et tous les autres biens qui paraissent à la plupart des hommes grands et très élevés ? ensuite de confirmer ton jugement d’une manière durable et, ce que tu as jugé sans valeur, de le mépriser comme ne devant être utile à rien ? ensuite si quelque malheur arrive — et qu’on l’estime écrasant et cruel — de le porter en pensant que rien n’est arrivé contre l’ordre de la nature, puisque tu as lu : « Nu je suis né, nu je m’en irai. Ce que le Seigneur a donné, le Seigneur l’a enlevé » — et en tout cas Job avait perdu ses enfants et ses moyens d’existence — et de conserver en toutes choses l’attitude du sage et du juste, comme celui-là la conserva qui dit : « Comme il a plu au Seigneur, ainsi a-t-il été fait ; que le nom du Seigneur soit béni » ; et plus loin : « Tu as parlé comme l’une des femmes écervelées : Si nous avons accepté les biens de la main du Seigneur, quand il s’agit de maux, nous ne les supportons pas » ?

XXXIX §

Ainsi donc le courage de l’âme n’est point courage médiocre ni à part de toutes les autres vertus, lui qui mène la guerre en compagnie des vertus, mais qui seul défend la parure que sont toutes les vertus, et qui protège leurs jugements ; lui qui, par un combat inexpiable, tranche contre tous les vices, invincible devant les efforts, courageux devant les dangers, plus inflexible face aux plaisirs, insensible face aux séductions auxquelles il ne sait prêter l’oreille ni — selon l’expression — ne dit bonjour ; lui qui dédaigne l’argent, fuit l’avarice comme une sorte de souillure qui énerve la vertu. Il n’est rien en effet d’aussi contraire au courage que d’être vaincu par le gain. Souvent, après avoir repoussé l’ennemi et contraint le corps de bataille de l’adversaire à prendre la fuite, en se laissant prendre aux dépouilles des tués, le combattant, au milieu de ceux-là mêmes qu’il a abattus, est tombé, pitoyable ; et, culbutées par leurs propres triomphes, les légions, en se laissant accaparer par le butin, ont rappelé contre elles l’ennemi qui avait pris la fuite.

Que le courage donc repousse et écrase un fléau aussi monstrueux, qu’il ne soit pas tenté par les convoitises ni brisé par la crainte ; car la vertu est conséquente avec elle-même pour poursuivre courageusement tous les vices comme des poisons de la vertu : qu’elle refoule, comme par les armes en quelque sorte, la colère qui supprime la réflexion, et qu’elle l’évite à l’instar d’une maladie ; qu’elle se garde aussi du désir de la gloire : le manque de mesure, dans sa recherche a nui souvent, mais dans sa possession toujours.

De tout cela, qu’est-ce qui a fait défaut au saint Job en fait de vertu, ou s’est insinué en lui en fait de vice ? De quelle manière il supporta la peine de la maladie, du froid, de la faim ! De quelle manière il méprisa le péril que courait sa vie I Est-ce à force de rapines qu’il avait rassemblé la richesse dont de si grands biens se répandaient sur les indigents ? Est-ce qu’il stimula l’avidité de la fortune ou les goûts et les convoitises du plaisir ? Est-ce que la querelle injurieuse des trois rois ou l’outrage des serviteurs le firent tomber dans la colère ? Est-ce que la gloire l’exalta comme un être léger, lui qui appelait sur soi de lourdes peines si jamais il cachait une faute, même non volontaire, ou si sa crainte de la multitude du peuple l’avait empêché de la révéler en présence de tous ? Les vertus en effet ne s’accordent pas avec les vices, mais se tiennent l’une l’autre. Qui donc fut aussi courageux que le saint Job à qui l’on peut attribuer un second, mais qui n’a guère trouvé son égal ?

XL §

Mais peut-être la gloire de la guerre tient-elle certains hommes attachés au point de penser que seul existe le courage du combat, et que je me suis rabattu sur les formes de courage que je viens d’évoquer, pour la raison que ce courage manquerait aux nôtres. Combien courageux fut Josué pour, dans un seul combat, terrasser et faire prisonniers cinq rois avec leurs peuples ! Ensuite, comme un combat s’engageait contre les Gabaonites et qu’il craignait que la nuit n’empêchât sa victoire, avec grandeur d’âme et de foi il s’écria : « Que le soleil s’arrête », et il s’arrêta jusqu’à ce que sa victoire fût consommée. Gédéon, avec trois cents hommes, remporta un triomphe sur un peuple considérable et sur un ennemi cruel. Jonathan, jeune homme, fit preuve de courage dans un grand combat. Que dire des Maccabées ?

Mais je parlerai d’abord du peuple de nos pères. Ceux-ci, bien qu’ils fussent prêts à se défendre pour sauver le temple de Dieu et leurs lois, ayant été attaqués, par une ruse des ennemis, le jour du sabbat, préférèrent offrir aux blessures leurs corps désarmés plutôt que de se défendre, par crainte de violer le sabbat. Et ainsi tous avec joie s’offrirent à la mort. Mais les Maccabées, considérant qu’en vertu de cet exemple toute la race pouvait périr, même durant le sabbat, alors qu’eux-mêmes étaient provoqués à la guerre, vengèrent le massacre de leurs frères innocents. Aussi par la suite, le roi Antiochus, dans son ardeur, quand il fit allumer la guerre par ses généraux Lysias, Nicanor et Gorgias, fut écrasé avec ses troupes orientales et assyriennes dans de telles conditions que quarante-huit mille hommes furent abattus sur le champ de bataille par trois mille.

Considérez la valeur du chef Judas Maccabée d’après celle d’un seul de ses soldats. En effet Eléazar remarquant un éléphant qui dominait tous les autres, couvert d’un harnachement royal, pensa que le roi était dessus ; rapide, au pas de course, il se précipita au milieu de la formation ennemie et jetant son bouclier, des deux mains s’efforçait de tuer la bête : il s’introduisit sous elle et de son glaive enfoncé par dessous, lui porta un coup mortel. C’est ainsi qu’en tombant la bête écrasa Eléazar et ainsi qu’il mourut. Quelle force d’âme par conséquent : d’abord il ne craignait pas la mort ; ensuite, enveloppé par les formations adverses, il était entraîné dans les rangs serrés des ennemis, entrait au milieu de leur colonne et, rendu plus hardi par le mépris de la mort, jetant son bouclier, allait et se maintenait sous la masse de la bête qu’il blessait des deux mains, puis pénétrait en elle, dans la pensée qu’il la frapperait d’un coup plus définitif ; enfermé plutôt qu’écrasé par l’écroulement de la bête, il fut enseveli sous son propre triomphe.

Et l’homme ne fut pas trompé dans son attente, bien qu’il l’eût été par le harnachement royal : en effet, cloués sur place au spectacle magnifique de sa valeur, les ennemis qui n’avaient pas osé attaquer l’homme sans défense, tout à l’action, après la chute et l’écroulement de la bête, tremblèrent de telle sorte qu’ils se jugèrent, à eux tous, inégaux à la valeur d’un seul, que, finalement, le roi Antiochus, fils de Lysias, qui était venu muni de cent vingt mille hommes et avec trente-deux éléphants, — ainsi, dès le lever du soleil, par le fait de chacune de ces bêtes, on eût dit des sortes de monts qui resplendissaient par l’éclat des armes comme par des torches enflammées — néanmoins terrifié par le courage d’un seul, il demanda la paix. Et ainsi Éléazar laissa la paix comme héritière de sa valeur. Mais que ces faits soient mis au compte des triomphes.

XLI §

Pourtant, parce que l’on fait preuve de courage non seulement dans les succès mais aussi dans les revers, considérons la fin de Judas Maccabée. Celui-ci en effet après la défaite de Nicanor, général du roi Démétrius, se sentant trop assuré contre vingt mille soldats de l’armée du roi, entreprit la guerre avec neuf cents hommes ; comme ceux-ci voulaient se retirer pour ne pas être écrasés par le nombre, il leur conseilla une mort glorieuse plutôt qu’une fuite honteuse : « afin, dit-il, de ne pas laisser un sujet de reproche à notre gloire ». Aussi ayant engagé le combat, alors qu’on luttait depuis le point du jour jusqu’au soir, il attaqua l’aile droite où il remarqua la troupe la plus solide des ennemis, et la repoussa facilement. Mais, en suivant les fuyards, il s’exposa à une blessure par derrière ; c’est ainsi qu’il trouva une occasion de mourir plus glorieuse que des triomphes.

Pourquoi lui joindre son frère Jonathan ? Combattant avec une petite troupe contre les armées royales, abandonné des siens et laissé en compagnie de deux hommes seulement, il reprit la guerre, repoussa l’ennemi et rappela les siens en fuite pour les associer à son triomphe.

Voilà le courage de la guerre ; en quoi se trouve une forme, qui n’est pas banale, du beau et du convenable, parce que pour sa part, elle préfère la mort à la servitude et à la honte. Mais que dire des souffrances des martyrs ? Et pour ne pas aller chercher bien loin, est-ce que par hasard les enfants Maccabées remportèrent sur l’orgueilleux roi Antiochus un triomphe moindre que leurs propres aïeux ? Car ceux-ci vainquirent en armes, tandis que ceux-là le firent sans armes. La cohorte des sept enfants se tint invincible, cernée par les formations royales : les supplices furent vaincus, les bourreaux cédèrent, les martyrs ne furent pas vaincus ; l’un dépouillé de la peau de la tête, avait changé d’aspect, mais il avait accru sa force ; un autre, à l’ordre de tirer la langue, pour en être amputé, répondit : le Seigneur n’entend pas seulement ceux qui parlent, lui qui entendait Moïse dans son silence ; il entend les pensées silencieuses des siens plus que les voix de tous. Tu crains le fouet de la langue, tu ne crains pas le fouet du sang ? Le sang aussi a sa voix, avec laquelle il crie vers Dieu, comme il cria dans le cas d’Abel.

Que dirais-je de la mère qui contemplait avec joie autant de trophées que de corps de ses fils, et que charmaient les voix des mourants comme des chants de citharèdes ? Elle percevait en ses fils la très belle cithare de ses entrailles et la mélodie de la piété, plus douce que tout rythme de la lyre.

Que dirais-je des enfants de deux ans qui reçurent la palme de la victoire avant la conscience de la réalité ? Que dirais-je de sainte Agnès qui, placée devant le danger de perdre deux très grands biens, la chasteté et la vie, préserva sa chasteté et échangea sa vie contre l’immortalité ?

N’omettons pas non plus saint Laurent qui, voyant son évêque, Sixte, mené au martyre, se mit à pleurer, non pas sur la passion de l’évêque, mais sur le fait que lui restait en arrière. C’est pourquoi il se mit à l’interpeller en ces termes : « Où t’en vas-tu, père, sans ton fils ? où, saint évêque, te hâtes-tu sans ton diacre ? Jamais, d’habitude, tu n’offrais le sacrifice sans ton serviteur. Qu’est-ce donc, père, qui t’a déplu en moi ? M’as-tu par hasard reconnu comme indigne ? Essaie au moins de savoir si tu as choisi un serviteur approprié. À celui à qui tu as confié la sanctification du sang du Seigneur, à qui tu as confié de partager avec toi la distribution du sacrement, à celui-là tu refuses de partager avec toi l’effusion de ton sang ? Prends garde que ton jugement ne soit mis en cause, tandis qu’on loue ton courage. Rejeter le disciple porte préjudice à la fonction du maître. Que dire du fait que des hommes illustres, supérieurs, l’emportent par les combats de leurs disciples, plus que par les leurs ? Enfin, Abraham offrit son fils, Pierre envoya devant lui Étienne. Et toi, père, montre en ton fils ton courage, offre celui que tu as formé, afin que, sans inquiétude pour ton jugement, avec une noble escorte, tu parviennes à la couronne. »

Alors Sixte de dire : « Non, mon fils je ne te délaisse ni ne t’abandonne, mais de plus grands combats te sont réservés. Nous, en notre qualité de vieillard, nous recevons un plus léger combat à accomplir, mais toi, en ta qualité de jeune homme, t’attend un plus glorieux triomphe sur le tyran. Tu viendras bientôt, cesse de pleurer, dans trois jours tu me suivras : à l’évêque et à son lévite convient l’intervalle de ce nombre. Il ne t’appartenait pas de vaincre sous un maître, comme si tu cherchais un aide. Pourquoi réclames-tu le partage de ma passion ? Je t’en laisse le legs tout entier. Pourquoi recherches-tu ma présence ? Que les disciples faibles précèdent le maître, mais que les courageux le suivent, afin que vainquent sans maître ceux qui n’ont plus besoin de l’enseignement du maître. C’est ainsi également qu’Élie délaissa Élisée. Je te confie donc l’héritage de notre courage. »

Telle était la querelle, digne sujet de rivalité, assurément, entre l’évêque et son serviteur, afin de savoir qui souffrirait le premier pour le nom du Christ. On raconte que, lors de tragédies, de grands applaudissements du théâtre étaient soulevés quand Pylade se disait Oreste et qu’Oreste, comme il l’était, affirmait être Oreste : le premier afin d’être exécuté à la place d’Oreste, et Oreste, pour ne pas souffrir que Pylade fût exécuté à sa place. Mais ils n’avaient pas le droit de vivre du fait que l’un et l’autre étaient coupables de parricide, l’un parce qu’il l’avait accompli, l’autre parce qu’il avait aidé. Ici, personne encore ne pressait saint Laurent, si ce n’est l’amour du don de soi ; cependant lui-même aussi, après trois jours, alors que, pour avoir joué le tyran, il était placé sur un gril et brûlé, déclara : « c’est rôti, retourne et mange ». Ainsi par le courage de l’âme, il vainquait la nature du feu.

XLII §

Je pense qu’il faut aussi prendre garde à ce que certains, en se laissant mener par un désir excessif de gloire, n’en usent trop insolemment avec les pouvoirs publics, ne provoquent les esprits des païens, qui nous sont généralement hostiles, au goût de la persécution et ne les enflamment de colère. De cette manière, pour que ces hommes puissent persévérer et vaincre les supplices, combien de gens font-ils périr ?

Il faut aussi veiller à ne pas prêter l’oreille aux flatteurs : en vérité, s’attendrir sous l’effet de la flatterie paraît bien non seulement n’être pas un trait de courage, mais même être un trait de lâcheté.

XLIII §

Puisque nous avons parlé de trois vertus, il nous reste à parler de la quatrième vertu que l’on appelle la tempérance et la modération où l’on voit et recherche surtout la tranquillité de l’âme, le goût de la douceur, l’agrément de la mesure, le souci de la beauté morale, la préoccupation du convenable.

Il nous faut donc tenir une certaine ligne de vie, en telle sorte que nous tracions certaines fondations à partir de la modestie prise pour principe : elle qui est la compagne et l’amie du calme de l’âme, empressée à fuir l’effronterie, étrangère à tout excès ; elle chérit la sobriété, cultive la beauté morale, recherche ce convenable.

Qu’il s’ensuive un choix des relations pour nous attacher aux vieillards les plus estimés. Et en effet, de même que le commerce des contemporains est plus agréable, ainsi celui des vieilles gens est plus sûr : par une sorte d’enseignement et de direction concernant la vie, ce commerce déteint sur la conduite des jeunes gens, et l’imprègne pour ainsi dire de la pourpre de l’honnêteté. Et en effet, s’il est vrai que ceux qui sont dans l’ignorance des lieux, désirent vivement entreprendre le voyage avec des gens tout à fait instruits des chemins, combien plus les jeunes gens doivent-ils aborder, avec de vieilles gens, le voyage, nouveau pour eux, de la vie, afin d’éviter qu’ils ne puissent s’égarer et s’écarter du vrai sentier de la vertu ? En effet, rien n’est plus beau que d’avoir les mêmes hommes, et pour maîtres et pour témoins de sa vie.

Il faut encore rechercher en toute action, ce qui s’accorde aux personnes, aux moments, et aux âges, ce qui en outre est adapté au caractère de chacun. Souvent en effet, ce qui convient à l’un, ne convient pas à l’autre. Une chose est appropriée au jeune homme et une autre à l’homme âgé ; l’une l’est dans les dangers, l’autre pour les situations favorables.

David dansa devant l’arche du Seigneur, tandis que Samuel ne dansa pas ; et le premier ne fut pas blâmé, mais ce fut plutôt le second qui fut loué. David changea son visage en face du roi — qui avait nom Achis — mais s’il avait fait cela indépendamment de la crainte d’être reconnu, en aucune manière il n’aurait pu être exempt du reproche de légèreté. Saül aussi, entouré d’un chœur de prophètes, prophétisa également lui-même ; et de lui seul, comme d’un personnage inconvenant, on a fait cette mention : « Saül est-il aussi parmi les prophètes ? »

XLIV §

Que chacun donc connaisse son propre talent et s’applique à ce qu’il aura choisi comme lui étant approprié. Ainsi donc qu’il examine d’abord ce qu’il poursuivra : qu’il connaisse ses qualités mais reconnaisse aussi ses défauts et qu’il se montre un juge équitable de soi, afin d’aller dans le sens de ses qualités et d’esquiver ses défauts.

L’un se trouve être plus apte pour l’articulation de la lecture, un autre plus agréable pour la psalmodie, un autre plus attentif à exorciser ceux qui souffrent de l’esprit du mal, un autre plus à sa place à la sacristie. Que l’évêque considère tout cela et qu’il assigne à chacun pour devoir ce qui lui est approprié. Son propre talent en effet qui conduit chacun, ou bien le devoir qui lui convient, c’est cela dont on s’acquitte avec plus d’agrément.

Mais ceci qui est difficile en toute vie, est très difficile en particulier dans notre genre d’existence. Chacun en effet aime à suivre la manière de vivre de ses parents. Ainsi la plupart de ceux dont les parents ont servi dans la fonction publique, sont portés vers ce service, mais d’autres le sont vers des activités diverses.

Toutefois dans les devoirs d’une charge d’Église, on ne peut rien trouver de plus rare que l’homme qui suive la conduite de son père, ou bien parce que le genre d’existence, par son austérité, l’en détourne, ou bien parce que, à l’âge critique, l’abstinence paraît trop difficile, ou bien parce que, pour l’ardeur de la jeunesse, la manière de vivre paraît trop obscure ; et c’est pourquoi l’on se tourne vers des goûts que l’on juge plus dignes d’être applaudis. Ils sont assurément plus nombreux à préférer les réalités présentes aux réalités futures. Or ces hommes servent les réalités présentes, tandis que nous, nous servons les réalités futures. Aussi plus la cause est importante, plus le soin doit être attentif.

XLV §

Observons donc la modestie et cette modération qui rehausse la parure de toute la vie.

Ce n’est pas en effet chose banale, pour chacune des affaires, de tenir la mesure et d’établir un ordre en lequel vraiment brille avec éclat ce qu’on appelle le convenable et celui-ci est à ce point lié avec la beauté morale qu’on ne peut l’en dissocier. Car, à la fois, ce qui est convenable est beau et ce qui est beau est convenable, de telle sorte qu’il existe plutôt une distinction dans le langage qu’une différence dans la vertu. Que ces réalités en effet diffèrent entre elles, on peut le saisir, mais on ne peut l’expliquer.

Et pour essayer de tirer quelque chose concernant cette distinction, la beauté morale est comme la santé et une sorte de bon état du corps ; quant à la convenance, elle est pour ainsi dire la grâce et la beauté. Ainsi donc, de même que la beauté paraît l’emporter sur le bon état et la santé, et cependant ne peut exister sans eux, ni en être séparée en aucune manière, parce que s’il n’y a pas la santé, il ne peut y avoir la beauté et la grâce, de même la beauté morale comporte en elle ce convenable, de telle sorte que celui-ci paraît procéder de celle-là et ne peut exister sans elle. Ainsi donc la beauté morale est comme le bon état de toute notre œuvre et de toute notre action, et le convenable est comme le bel aspect — pour mêlé que soit ce convenable à la beauté morale, la réflexion l’en distingue. De fait, même si le convenable, dans un cas donné, paraît l’emporter, cependant il existe sur la racine de la beauté morale, mais à la manière d’une fleur de choix, de telle sorte que sans la beauté morale il se fane, que sur elle, il fleurit. Qu’est-ce en effet que la beauté morale, si ce n’est ce qui fuit la laideur comme la mort ? Mais qu’est-ce que le contraire du beau, sinon ce qui amène la sécheresse et la mort ? Tant donc que l’essence de la vertu est un bois vert, ce convenable y brille comme une fleur, parce que la racine est saine ; mais en vérité lorsque la racine de notre dessein est viciée, rien ne germe.

On trouve cela dans nos Écritures de façon sensiblement plus nette. David dit en effet : « Le Seigneur a établi son règne, il a revêtu l’éclat de la convenance ». Et l’apôtre déclare : « Comme en plein jour, marchez dans la beauté », ce qu’on exprime en grec par ευσχημόνως. Or ce terme signifie proprement : avec bonne tenue, avec bon aspect. Ainsi donc Dieu, quand il créa le premier homme, le façonna avec un bon extérieur, une bonne disposition des membres et lui donna très bon aspect ; il ne lui avait pas donné la rémission des péchés ; mais après qu’il eut rénové par l’Esprit et rempli de grâce celui qui était venu dans la condition d’esclave et l’aspect d’homme, il assuma l’éclat de la convenance, attaché à la rédemption de l’homme. Et c’est pourquoi le prophète a dit : « Le Seigneur a établi son règne, il a revêtu l’éclat de la convenance. » Ensuite il dit ailleurs : « C’est à toi que convient, ô Dieu, l’hymne dans Sion », c’est-à-dire : il est beau que nous te craignions, que nous t’aimions, que nous te priions, que nous te rendions honneur ; il est écrit en effet : « Que toutes choses chez vous se fassent dans la beauté. » Mais nous pouvons craindre aussi un homme, l’aimer, le solliciter, l’honorer, tandis que l’hymne s’adresse spécialement à Dieu : il est convenable de croire supérieur, pour ainsi dire, à toutes les autres choses, ce que nous présentons à Dieu. Il sied que la femme aussi prie « dans une tenue soignée », mais il convient spécialement qu’elle prie voilée et qu’elle prie en promettant la chasteté en même temps qu’une bonne conduite.

XLVI §

Le convenable est donc ce qui est le plus remarquable : il se divise en deux. Il existe en effet un convenable pour ainsi dire général qui s’étend à l’ensemble de la beauté morale et que l’on observe pour ainsi dire dans le corps tout entier ; il existe aussi un convenable spécial qui brille dans quelque partie. Le convenable général se présente comme s’il offrait la cohérence, toute son action, d’une apparence uniforme et de l’ensemble de la beauté morale, lorsque toute sa vie s’accorde avec elle-même, sans que rien fasse dissonance en aucun point ; ce convenable spécial se présente lorsqu’il offre, dans ses vertus, quelque action

Observe en même temps ceci : le convenable consiste à vivre conformément à la nature, à passer sa vie conformément à la nature ; la laideur consiste en tout ce qui peut être contraire à la nature. L’apôtre dit en effet, sous la forme d’une interrogation : « Convient-il que la femme prie Dieu sans voile sur la tête ? La nature elle-même ne vous enseigne-t-elle pas que pour l’homme, assurément, s’il porte la chevelure longue, c’est une honte pour lui ? » — parce que c’est contraire à la nature. Et il dit de nouveau : « Mais pour la femme, si elle porte les cheveux longs, c’est une gloire pour elle » — c’est en effet conforme à la nature — « parce que, bien sûr, les cheveux tiennent lieu de voile » — c’est en effet un voile naturel. Ainsi donc la nature elle-même nous accorde le visage et l’apparence extérieure que nous devons conserver. Si seulement nous pouvions sauvegarder aussi l’innocence et ne pas altérer le don reçu, par notre malice.

Tu as devant les yeux ce convenable général, puisque Dieu a fait la beauté de ce monde. Tu as aussi le convenable dans les parties, puisque, lorsque Dieu fit la lumière et distingua le jour et la nuit, lorsqu’il créa le ciel, lorsqu’il sépara les terres et les mers, lorsqu’il établit que le soleil, la lune et les étoiles brillent sur la terre, Dieu trouva bonne chacune de ces choses. Ainsi donc ce convenable qui brillait en chacune des parties du monde, resplendit dans l’ensemble, comme le prouve la Sagesse en disant : « C’était moi qu’il applaudissait… alors qu’il se réjouissait de l’achèvement du monde. » Il en va de la même façon, par conséquent, dans la structure du corps humain : la partie que constitue chacun des membres est un agrément, mais la disposition appropriée des membres, pour former un ensemble, charme davantage, parce qu’on voit alors qu’ils se complètent et s’harmonisent.

XLVII §

Ainsi donc si quelqu’un maintient l’égalité du caractère dans tout l’ensemble de la vie, la mesure en chacune des actions et aussi l’ordre, et s’il conserve la constance dans les propos et dans les œuvres ainsi que la modération, ce convenable prédomine dans sa vie et brille comme en une sorte de miroir.

Que s’y ajoute cependant la douceur de la conversation, afin de se concilier l’affection des auditeurs et de se montrer agréable envers ses amis ou ses concitoyens ou, si faire se peut, tous les hommes. Qu’il ne se présente ni comme un flatteur ni comme un homme à flatter par personne. La première attitude en effet relève de l’astuce, la seconde de la vanité.

Qu’il ne méprise pas ce qu’un chacun et surtout l’excellent homme pense de lui ; de cette manière en effet il apprend à accorder du respect aux gens de bien. De fait, ne pas se soucier des jugements des gens de bien relève ou de l’arrogance ou du laisser-aller ; or la première attitude s’inscrit au compte de l’orgueil, la seconde à celui de la désinvolture.

Qu’il prenne garde aussi aux mouvements de son âme ; sa propre personne en effet doit être observée et examinée par soi, et de même qu’elle doit se garder contre soi, de même aussi doit-elle veiller sur soi. Il existe en effet des mouvements de l’âme, dans lesquels il y a ce désir qui, comme par une sorte d’élan, jaillit ; d’où son nom grec ὁρμή, parce que par une sorte de force qui s’insinue, il se jette en avant. Il y a dans ces mouvements une sorte de force, qui n’est pas de peu d’importance, de l’âme et de la nature ; cette force toutefois est double, se trouvant d’une part dans le désir, de l’autre dans la raison dont le rôle est de retenir le désir, de le rendre obéissant à soi, de le mener où elle veut, et, comme par un enseignement attentif, de lui apprendre ce qu’il faut faire, ce qu’il faut éviter, de telle sorte qu’il se soumette à ce bon dresseur.

Nous devons être attentifs en effet à ne conduire aucune entreprise à la légère ou sans soin, ou absolument aucune dont nous ne puissions fournir une raison « probable ». La cause en effet de notre action, bien que l’on n’en rende pas compte à tous, est cependant examinée par tous ; et nous n’avons pas en vérité de quoi nous puissions nous excuser : car bien qu’il y ait une sorte de force de la nature en tout désir, cependant le désir, en même temps, a été soumis à la raison par la loi de la nature elle-même et lui obéit. Aussi est-ce le fait d’un homme qui exerce une bonne surveillance de faire effort en son âme de telle sorte que le désir ni ne devance la raison ni ne la délaisse, de peur qu’en la devançant il ne la trouble et ne la repousse, qu’en la délaissant il ne l’abandonne. Le trouble supprime la constance, l’abandon révèle l’apathie, dénonce la paresse. Une fois l’âme troublée en effet, le désir se répand plus largement et plus loin, et, comme sous l’effet d’un élan sauvage, il ne supporte plus les rênes de la raison et ne sent plus aucuns commandements du cocher qui puissent le ramener. Aussi, bien souvent, non seulement l’âme s’inquiète et la raison se perd, mais encore le visage s’enflamme ou de colère ou de passion, pâlit d’effroi, ne se tient pas de plaisir, est transporté d’une joie excessive.

Quand cela se produit, on abdique cette sorte de censure naturelle et le sérieux du caractère ; et l’on ne peut tenir cette vertu qui, dans la conduite des affaires et dans les projets, peut seule maintenir l’autorité que l’on a et ce qui convient — la constance.

Or un désir particulièrement puissant naît de l’excessive irritation qu’allumé très souvent le ressentiment de l’injure reçue. À ce sujet, nous instruisent suffisamment les préceptes du psaume que nous avons placé dans le préambule ; or il s’est bien trouvé aussi que, sur le point d’écrire sur Les devoirs, nous usions de cette affirmation de notre préambule qui, elle-même aussi, concernait l’enseignement du devoir. Mais parce que précédemment, comme il le fallait, nous avons effleuré la question de savoir comment un chacun peut prendre garde à ne pas se laisser emporter par l’injure reçue — nous craignions que le préambule ne devînt trop long —, je pense que maintenant il faut en disserter plus abondamment. Le lieu est en effet opportun, pour dire à propos du rôle de la tempérance, comment on réprime la colère.

XLVIII §

C’est pourquoi nous voulons démontrer, si nous le pouvons, qu’il y a, dans les Écritures divines, trois genres d’hommes qui reçoivent l’injure. L’un est formé de ceux que le pécheur invective, insulte, attaque. Chez ces hommes, à cause du déni de justice, le sentiment de l’honneur grandit, le ressentiment s’accroît. Semblables à ceux-ci sont des gens très nombreux appartenant à cet ordre, à mon rang. De fait, si quelqu’un me fait injure, à moi qui suis faible, peut-être, bien que faible, pardonnerai-je l’injure qui m’est faite ; si c’est une accusation qu’il me lance, je ne suis pas assez grand pour me satisfaire de ma propre conscience, même si je me sais étranger à cette accusation, mais je désire effacer la tache faite à mon honneur d’homme libre, en faible que je suis. J’exige donc « œil pour œil, dent pour dent » et je rends l’insulte par l’insulte.

Mais s’il est vrai que je suis homme qui progresse, bien que non encore parfait, je ne retourne pas l’outrage ; et si l’adversaire répand l’insulte et submerge mes oreilles d’outrages, pour moi, je me tais et ne réponds rien.

Mais dans l’hypothèse où je suis parfait — je parle par manière d’exemple, car en réalité je suis faible — dans l’hypothèse donc où je suis parfait, je bénis qui maudit comme bénissait aussi Paul qui dit : « On nous maudit et nous bénissons. » Il avait entendu en effet celui qui disait : « Aimez vos ennemis, priez pour ceux qui vous calomnient et vous persécutent. » C’est pourquoi donc Paul supportait et endurait la persécution pour la raison qu’il dominait et adoucissait l’affectivité humaine en vue de la récompense proposée, afin de devenir fils de Dieu, s’il avait aimé son ennemi.

Toutefois nous pouvons également enseigner que le saint David, en ce genre aussi de vertu, ne fut pas inférieur à Paul. Lui qui d’abord assurément, quand le fils de Semei le maudissait et lui lançait des accusations, se taisait, s’humiliait et faisait silence sur ses bonnes actions, c’est-à-dire sur la conscience de ses bonnes œuvres ; et qui ensuite souhaitait qu’on le maudît parce que par cette malédiction il gagnait la miséricorde divine.

Vois d’autre part comment il conserva et l’humilité et la justice et la prudence pour mériter la grâce de la part du Seigneur. D’abord il dit : « Il me maudit pour la raison que le Seigneur lui a dit de maudire. » Tu constates l’humilité : ce qui est commandé par Dieu, c’est avec égalité d’âme, comme un petit esclave, qu’il estimait devoir le supporter. De nouveau il dit : « Voici que mon fils qui est sorti de mes entrailles, en veut à ma vie. » Tu constates la justice ; si en effet nous endurons de la part des nôtres des maux bien pénibles, pourquoi subissons-nous avec indignation ceux qui nous sont infligés par des étrangers ? En troisième lieu il déclare : « Laisse-le maudire parce que le Seigneur le lui a dit, afin qu’il voie mon humiliation, et le Seigneur me payera en retour pour prix de cette malédiction. » Non seulement il supporta celui qui l’insultait, mais encore il laissa, sans lui faire de mal, celui qui lui jetait des pierres et le suivait ; bien plus, après la victoire, à celui qui lui demandait grâce, il pardonna volontiers.

XLIX §

J’ai introduit ce texte avec l’intention de montrer que, dans l’esprit de l’Évangile, le saint David, non seulement ne fut pas offensé, mais encore fut reconnaissant à l’endroit de celui qui l’insultait et fut charmé plutôt qu’irrité par des injures pour prix desquelles il estimait qu’une récompense lui serait donnée. Mais cependant, si parfait qu’il fût, il recherchait plus de perfections encore. Il s’échauffait sous la souffrance de l’injure, en homme, mais il remportait la victoire, en bon soldat ; il résistait, en courageux athlète. Or le but final de sa patience était l’attente des promesses et c’est pourquoi il disait : « Fais-moi connaître, Seigneur, quels sont mon but final et le nombre de mes jours, afin que je sache ce qui manque à mon compte. » Il recherche le but final des promesses célestes ou celui du temps où chacun ressuscite à son rang : « En prémices le Christ, ensuite ceux qui appartiennent au Christ, qui ont cru en son avènement, puis ce sera la fin. » C’est en effet après la remise du règne au Dieu et Père, et après l’anéantissement de toutes les puissances, comme dit l’apôtre, que commence la perfection. Ici donc l’embarras, ici la faiblesse, même des parfaits, là le comble de la perfection. C’est pourquoi il est en quête aussi des jours de la vie éternelle, de ces jours qui sont et non de ceux qui passent, afin de connaître ce qui manque à son compte, ce qu’est la terre de la promesse, portant des fruits qui durent toujours, ce qu’est la première demeure près du Père, ce que sont la seconde et la troisième en lesquelles chacun se repose en proportion de ses mérites.

Il nous faut donc désirer ces réalités en lesquelles se trouve la perfection, en lesquelles se trouve la vérité. Ici c’est l’ombre, ici l’image, là la vérité : l’ombre est dans la Loi, l’image dans l’Évangile, la vérité dans les réalités célestes. Auparavant on offrait un agneau, on offrait un jeune taureau, maintenant c’est le Christ qu’on offre, mais on l’offre comme homme, comme subissant la passion ; et lui-même, comme prêtre, s’offre pour remettre nos péchés, ici en image, mais en vérité là où il intervient comme avocat en notre faveur, auprès du Père. Ici donc nous marchons dans l’image, nous voyons en image, mais là ce sera face à face, où se trouve le comble de la perfection, car toute perfection réside dans la vérité.

L §

Ainsi donc, tant que nous sommes ici, conservons l’image, afin que là nous parvenions à la vérité. Qu’il y ait en nous l’image de la justice, qu’il y ait l’image de la sagesse, car on en viendra à ce jour et nous serons appréciés d’après l’image.

Que l’ennemi ne trouve pas en toi son image, ni sa rage, ni sa fureur ; en elles en effet se trouve l’image du mal. Le démon ennemi en effet comme un lion rugissant cherche qui tuer, qui dévorer. Qu’il ne trouve pas la convoitise de l’or, ni des monceaux d’argent, ni les idoles que sont les vices, de peur qu’il ne t’enlève la parole de la liberté ; la parole de la liberté est en effet que tu dises : « Le prince de ce monde viendra et il ne trouvera rien en moi. » C’est pourquoi si tu es assuré qu’il ne trouvera rien en toi quand il viendra fouiller, tu diras ce que le patriarche Jacob dit à Laban : « Reconnais ce qui, de tes biens, est chez moi. » Heureux à juste titre Jacob chez qui Laban ne put rien retrouver qui fût à lui ! Rachel en effet avait fait disparaître les idoles d’or et d’argent qui étaient les dieux de Laban.

C’est pourquoi si la sagesse, si la foi, si le mépris du monde, si la grâce font disparaître toute incrédulité, tu seras heureux, car tu ne détournes pas ton regard vers les vanités et vers les folies mensongères. Ou bien est-ce chose de peu de prix, d’enlever sa voix à l’ennemi, en sorte qu’il ne puisse avoir le droit de t’accuser ? C’est pourquoi celui qui ne détourne pas son regard vers les vanités, n’est pas troublé ; celui en effet qui détourne vers elles son regard est troublé, et assurément de la manière la plus vaine. Qu’est-ce en effet que de rassembler des richesses, sinon chose vaine ? Car la recherche des biens périssables est chose vaine, tout à fait. Or quand tu les auras rassemblées, comment peux-tu savoir s’il te sera permis de les posséder ?

N’est-ce pas chose vaine que le marchand, nuit et jour, fasse du chemin afin de pouvoir accumuler les monceaux d’un trésor, de rassembler des marchandises, de se troubler pour le prix — de peur par hasard qu’il ne vende moins cher qu’il n’a acheté — d’être à l’affût des prix des régions, et soudain ou bien de provoquer contre lui l’envie des brigands pour son trafic bien connu, ou bien, faute d’avoir attendu des vents plus calmes, en cherchant un gain, d’essuyer un naufrage, par impatience d’un retard.

Ne se trouble-t-il pas vainement, celui aussi qui, au prix de la plus grande peine, amoncelle ce dont il ne sait pas à quel héritier il le laissera ? Souvent, ce que l’avare a amassé avec le plus grand souci, un héritier jouisseur le dissipe dans une prodigalité inconsidérée ; et des biens longtemps cherchés, un vilain glouton, aveugle sur le présent, imprévoyant pour l’avenir, les engloutit en une sorte de gouffre. Souvent aussi le légataire espéré acquiert en outre l’envie pour l’héritage obtenu, et par une mort rapide transfère à des étrangers les économies du legs accepté.

Pourquoi donc tisses-tu vainement une toile d’araignée qui est dépourvue de valeur et sans profit, et suspends-tu comme des fils les mutiles ressources de la richesse ? Car quoiqu’elles affluent, elles ne servent à rien ; bien plus elles te dépouillent de l’image de Dieu et te revêtent de l’image de l’homme terrestre. Si quelqu’un a l’image du tyran, n’est-il point passible de la damnation ? Et toi tu déposes l’image de l’empereur éternel et tu ériges en toi l’image de la mort. Rejette plutôt de la cité de ton âme l’image du diable et dresse l’image du Christ. Qu’elle brille en toi, qu’elle resplendisse en ta cité, c’est-à-dire en ton âme, elle qui efface les images des vices. De ceux-ci David dit : « Seigneur, dans ta cité, tu réduiras à rien leurs images. » En effet dès lors que le Seigneur a peint Jérusalem à son image, alors toute image des ennemis est détruite.

Que si par l’Évangile du Seigneur, le peuple lui-même aussi a été formé et éduqué au mépris des richesses, combien plus faut-il que vous, lévites, ne soyez pas liés par les convoitises terrestres, vous dont Dieu est le partage ? De fait alors que la possession terrestre était répartie par Moïse au peuple des pères, le Seigneur exclut les lévites, à cause de leur participation à la possession éternelle, du fait qu’il était lui-même pour eux le lot de leur héritage. Aussi David dit-il : « Le Seigneur est la part de mon héritage et de ma coupe. » Enfin telle est l’étymologie de leuita, lévite : ipse meus, lui-même est mien, ou ipse pro me, lui-même est pour moi. Grande est donc sa fonction, que le Seigneur dise de lui : « lui-même est mien », ou comme il dit à Pierre à propos du statère trouvé dans la bouche du poisson : « Tu le leur donneras pour moi et pour toi. » C’est pourquoi l’apôtre aussi, après avoir dit que l’évêque doit être sobre, chaste, distingué, hospitalier, apte aux études, ni avare ni querelleur, bien maître de sa maison, ajouta : « Quant aux diacres, il faut de la même manière qu’ils soient dignes, non pas hypocrites, non pas grands buveurs de vin, non pas à la poursuite du vilain profit, mais gardant le mystère de la foi dans une conscience pure. Et que ces hommes en outre soient d’abord éprouvés et qu’ainsi ils servent, s’ils n’encourent aucun reproche. ». Nous voyons bien tout ce qu’on requiert de nous : que le ministre du Seigneur pratique l’abstinence du vin, qu’il soit soutenu par un bon témoignage non seulement des fidèles, mais encore de la part des gens de l’extérieur. Il convient en effet que l’estime publique témoigne en faveur de nos actes et de nos œuvres, afin qu’il ne soit point porté atteinte à notre fonction, de telle sorte que celui qui voit le ministre de l’autel, orné des vertus qu’il faut, en proclame l’auteur et vénère le maître qui a de tels serviteurs. C’est en effet l’honneur du maître que la propreté de son bien et l’innocence de la conduite de sa domesticité.

Quant à la chasteté, que dirai-je, puisqu’une seule union et non renouvelée est permise ? Et ainsi donc dans le mariage lui-même, la loi est de ne pas réitérer le mariage et de ne pas obtenir l’alliance d’une seconde épouse. Or ceci paraît étonnant à un grand nombre de gens : pourquoi le mariage réitéré, même avant le baptême, produit-il des empêchements pour l’élection à une fonction et pour le privilège de l’ordination, alors que même les fautes, d’ordinaire, ne sont pas un obstacle si elles ont été remises par le sacrement de baptême. Mais nous devons comprendre que, par le baptême, le péché peut être absous, tandis que la loi ne peut être abolie : dans le mariage il n’y a pas de péché, mais il y a une loi ; ce qui relève du péché, donc, est pardonné dans le baptême, mais ce qui relève de la loi dans le mariage n’est pas aboli. Et puis comment peut-il encourager à l’état de veuvage, celui qui, personnellement, a multiplié les mariages ?

D’autre part vous connaissez l’obligation d’offrir un ministère sans reproche et sans tache, et de ne le profaner par aucune relation conjugale, vous qui avez reçu la grâce du ministère sacré, vierges de corps, la pudeur intacte, étrangers aussi à l’union conjugale elle-même. Et je n’ai pas omis ce point pour la raison que dans un bon nombre d’endroits assez retirés, en exerçant le ministère ou même le sacerdoce, on eut des enfants ; et l’on justifie cela, comme en vertu de l’usage ancien, lorsque l’on offrait le sacrifice avec des intervalles de plusieurs jours ; et cependant, même le peuple pratiquait la continence pendant deux ou trois jours afin de s’approcher avec pureté pour le sacrifice, comme nous le lisons dans l’Ancien Testament : « et il lave ses vêtements ». Si au temps de la figure, si grande était l’observance, combien plus doit-elle l’être au temps de la réalité ! Apprends, prêtre et aussi lévite, ce que signifie laver tes vêtements : offrir un corps pur pour la célébration des mystères. S’il était interdit au peuple, sans la purification de ses vêtements, de s’approcher pour son offrande, toi, sans t’être lavé en ton âme comme en ton corps, tu oses adresser des supplications pour d’autres, tu oses apporter à d’autres ton ministère ?

Il n’est pas de peu d’importance le devoir attaché à la charge des lévites, eux dont le Seigneur dit : « Voici que je choisis des lévites du milieu des fils d’Israël, à la place de tout premier-né qui ouvre le sein de sa mère chez les fils d’Israël : ces élus seront le rachat des premiers-nés et ils seront pour moi des lévites. Je me suis en effet consacré les premiers-nés, dans la terre d’Égypte ». Nous avons appris que les lévites ne sont pas comptés parmi tous les autres, mais que sont préférés à tous, ceux qui sont choisis et consacrés d’entre tous ; de même que les premiers-nés des fruits, les prémices, qui sont destinés au Seigneur, où se trouvent l’acquittement des promesses et le rachat des péchés. « Tu ne les comprendras pas, dit le Seigneur, au nombre des fils d’Israël, et tu statueras que les lévites sont préposés à la tente de l’alliance et à tous ses objets et à tout ce qui s’y trouve. Qu’eux-mêmes portent la tente et tous ses objets et qu’ils servent eux-mêmes dans la tente ; qu’eux-mêmes établissent le camp à l’entour de la tente ; en levant le camp, que les lévites démontent eux-mêmes la tente et en établissant le camp, qu’eux-mêmes de nouveau dressent cette tente. Tout étranger à la tribu qui s’en sera approché, qu’il meure de mâle mort. ». C’est donc toi qui as été choisi de tout l’ensemble des fils d’Israël, apprécié parmi les fruits sacrés en tant que premiers-nés, préposé à la tente pour camper dans le camp de la sainteté et de la foi — et l’étranger qui s’en sera approché, mourra de mâle mort — établi pour cacher l’arche d’alliance. Tous en effet ne voient pas les profondeurs des mystères parce qu’elles sont cachées par les lévites, de peur que ne voient ceux qui ne doivent pas voir et que ne prennent ceux qui ne peuvent conserver. Ainsi Moïse a vu la circoncision spirituelle, mais il la cacha pour prescrire, à titre de signe, la circoncision ; il vit les azymes de la vérité et de la pureté, il vit la passion du Seigneur mais il cacha par des azymes corporels les azymes de la vérité, il cacha la passion du Seigneur par l’immolation de l’agneau ou du taureau ; et les bons lévites conservèrent le mystère, sous le couvert de leur foi. Et toi tu juges de peu d’importance ce qui t’a été confié ? D’abord de voir les profondeurs de Dieu, ce qui relève de la sagesse ; ensuite de monter la garde devant le peuple, ce qui relève de la justice ; de défendre le camp et de protéger la tente, ce qui relève du courage ; de te montrer toi-même maître de toi et sobre, ce qui relève de la tempérance.

Ces genres principaux des vertus, même ceux qui sont en dehors de l’Église, les ont définis, mais ils ont jugé l’ordre de la communauté humaine supérieur à celui de la sagesse, alors qu’il est nécessaire que la sagesse soit le fondement de la justice, parce qu’elle ne peut subsister si elle n’a un fondement. Or le fondement est le Christ.

Première est donc la foi, qui relève de la sagesse, comme dit Salomon, à la suite de son père : « Le début de la sagesse, c’est la crainte du Seigneur. » La Loi aussi dit : « Tu aimeras ton Seigneur », « tu aimeras ton prochain ». Il est beau en effet d’apporter à la société du genre humain ton obligeance et tes devoirs. Mais ceci d’abord est convenable : ce que tu as de plus précieux, c’est-à-dire ton âme — en comparaison de quoi tu n’as rien de plus grand — de le destiner à Dieu. Quand tu as acquitté ton dû au Créateur, il t’est loisible d’apporter la contribution de tes œuvres à la bienfaisance et à l’aide à l’égard des hommes, et de porter secours à leurs nécessités, ou bien par de l’argent ou bien par le devoir de ta charge, ou bien encore par un quelconque service ; ce qui s’offre largement dans votre ministère : par de l’argent, secourir — libérer qui est lié par une dette — par le devoir de ta charge, accepter de conserver les biens que craint de perdre celui qui a cru devoir en faire le dépôt.

Le devoir de la charge est donc de conserver et de rendre le dépôt. Mais un changement se produit parfois, en raison ou bien des circonstances, ou bien de la nécessité, en sorte que le devoir ne soit pas de rendre ce que tu as reçu ; par exemple si quelqu’un, qui porte secours aux barbares contre la patrie, réclame son argent, étant un ennemi déclaré ; ou si tu rends à quelqu’un, alors qu’est présent celui qui va le dépouiller ; si tu restitues à un homme en délire, alors qu’il ne peut conserver ; si tu ne refuses pas à un fou l’épée qu’il a déposée, avec laquelle il va se tuer, n’est-ce pas la restitution qui va à l’encontre du devoir ? Si tu acceptes sciemment des biens obtenus par vol, en sorte que soit frustré celui qui les avait perdus, n’est-ce pas chose qui va à l’encontre du devoir ?

Il va encore à l’encontre du devoir, parfois, d’acquitter une promesse, de tenir un serment ; ainsi Hérode qui jura que, quoi qu’il lui fût demandé, il le donnerait à la fille d’Hérodiade, et accorda le meurtre de Jean pour ne pas renier sa promesse. Car que dirai-je de Jephté qui immola sa fille qui, la première, s’était présentée au-devant de son père victorieux ? Il voulait accomplir le vœu qu’il avait prononcé : quoi que fût ce qui, le premier, se serait présenté au-devant de lui, il l’offrirait à Dieu. Il eût mieux valu ne rien promettre de semblable, que d’acquitter sa promesse par le meurtre de sa fille.

Vous n’ignorez pas quel jugement requiert l’attention à tout cela. Et c’est à cette fin que l’on choisit le lévite qui gardera le sanctuaire, qu’il ne se trompe pas dans son jugement, qu’il ne déserte pas la foi, qu’il ne craigne pas la mort, qu’il ne fasse rien à l’encontre de la tempérance, mais que, dans son air même, il porte la marque du sérieux, lui auquel il convient de tenir sur la réserve non seulement son âme, mais encore ses yeux, de peur que même une simple rencontre fortuite ne profane la retenue de son visage, puisque « celui qui a regardé une femme pour la désirer, a commis l’adultère avec elle en son cœur ». Ainsi commet-on l’adultère non seulement par la souillure de l’acte, mais encore par l’intention du regard.

Tout cela paraît grand et bien rigoureux, mais non pas excessif en une grande charge, puisque telle est la grâce des lévites, que Moïse disait d’eux dans ses bénédictions : « Donnez à Lévi ses hommes, donnez à Lévi ses hommes d’une évidente loyauté, donnez à Lévi le lot du soutien à son égard, et sa fidélité à l’homme saint qu’ils éprouvèrent dans les tentations, qu’ils maudirent près de l’eau de la rébellion. Lui qui dit à son père et à sa mère : je ne te connais pas, qui ne reconnut pas ses frères et qui renia ses fils ; celui-ci garde tes paroles et a observé ton alliance. »

Ceux-ci sont donc ses hommes et ses hommes d’une évidente loyauté, qui n’ont dans le cœur aucune ruse, ne cachent aucune tromperie, mais gardent ses paroles et les méditent dans leur cœur, comme Marie aussi les méditait ; eux qui n’ont pas appris à faire passer leurs parents avant leur devoir, qui haïssent les profanateurs de la chasteté, vengent l’outrage à la pudeur, ont appris les moments opportuns des devoirs, que le devoir le plus important est celui qui, pour chacun, est approprié au moment opportun, et en telle sorte que chacun suive cela seulement qui est beau, mais qu’assurément, lorsque se présentent deux partis moralement beaux, il estime devoir préférer celui qui est le plus beau ; ces hommes à bon droit sont bénis.

Si quelqu’un donc fait avec une évidente loyauté les œuvres de Dieu, offre l’encens, « bénis, Seigneur, sa vertu, accueille les travaux de ses mains », afin qu’il obtienne la grâce de la bénédiction prophétique.

Livre II §

I §

Au livre précédent nous avons traité des devoirs que nous estimions se rapporter à la beauté morale ; en celle-ci nul n’a douté que se trouvait la vie heureuse que l’Écriture appelle la vie éternelle. Si grand est en effet le lustre de la beauté morale que c’est la tranquillité de la conscience et l’assurance de l’innocence qui font la vie heureuse. Et pour cette raison, de même que le soleil une fois levé dérobe à la vue le disque de la lune et toutes les autres lumières des étoiles, de même l’éclat de la beauté morale, lorsqu’elle resplendit dans la vérité et l’authenticité de son harmonie, fait disparaître toutes les autres réalités que l’on juge bonnes d’après le plaisir du corps, ou bien remarquables et brillantes d’après le monde.

Heureuse assurément la beauté morale qui ne s’apprécie pas d’après les jugements d’autrui, mais qui se connaît d’après ses propres sentiments, en tant que juge de soi-même. En effet, elle ne recherche pas les opinions de la foule comme une sorte de récompense, et ne les redoute pas comme un châtiment. C’est pourquoi moins elle poursuit la gloire, plus elle s’élève au-dessus d’elle. De fait, pour ceux qui recherchent la gloire, cette récompense pour les réalités présentes est une ombre pour les réalités à venir : elle est un obstacle à la vie éternelle ; ce qui est écrit dans l’Évangile : « En vérité je vous le dis, ils ont reçu leur récompense », l’est évidemment de ceux qui brûlent de divulguer, comme avec une trompette retentissante, la générosité qu’ils pratiquent à l’égard des pauvres. Il en va de même du jeûne qu’ils pratiquent par ostentation : « Ils ont, dit l’Évangile, leur récompense. ». Il appartient donc à la beauté morale, soit de pratiquer la miséricorde, soit d’offrir le jeûne dans le secret, afin qu’il soit évident que tu n’attends ta récompense que de ton seul Dieu, et non pas aussi des hommes. Car celui qui l’attend des hommes, a sa récompense ; tandis que celui qui l’attend de Dieu, a la vie éternelle que seul peut donner le maître de l’éternité, selon qu’il est écrit : « En vérité, je te le dis, aujourd’hui tu seras avec moi dans le paradis. » C’est pourquoi l’Écriture a appelé ce qui est la vie heureuse, de façon plus significative, vie éternelle, afin de ne pas la laisser comme chose à apprécier d’après les opinions des hommes, mais pour la remettre au jugement divin.

II §

C’est ainsi que les philosophes ont placé la vie heureuse, les uns dans le fait de ne pas souffrir comme Hiéronyme, d’autres dans la science de la nature comme Hérillus : Apprenant que la science avait été vantée de façon merveilleuse par Aristote et Théophraste, il l’établit, elle seule, comme souverain bien, quoique ceux-ci l’aient vantée comme un bien, mais non comme le seul bien. D’autres ont dit que la vie heureuse était le plaisir, comme Épicure ; d’autres — comme Calliphon et Diodore après lui — l’ont ainsi entendue que l’un adjoignit au plaisir, l’autre à l’absence de douleur, la compagnie de la beauté morale, dans l’idée que sans elle il ne peut y avoir de vie heureuse. Zénon le stoïcien définit seul et souverain bien ce qui est beau moralement, tandis qu’Aristote ou Théophraste et tous les autres péripatéticiens affirmèrent que la vie heureuse réside certes dans la vertu, c’est-à-dire dans la beauté morale, mais que son bonheur est comblé en outre par les biens du corps et les biens extérieurs.

Or la divine Écriture a placé la vie éternelle dans la connaissance de la Divinité et dans le profit de la bonne action. Car le témoignage de l’Évangile pour l’une et l’autre affirmation est surabondant. En effet, au sujet de la science, le Seigneur Jésus a ainsi parlé : « Or ceci est la vie éternelle qu’ils te connaissent, toi le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé Jésus-Christ. » Et au sujet des œuvres il a ainsi répondu : « Tout homme qui aura abandonné sa maison ou ses frères ou ses sœurs ou sa mère ou ses fils ou ses champs à cause de mon nom, recevra le centuple et possédera la vie éternelle. »

Mais pour qu’on ne pense pas que ceci est récent et a été traité par les philosophes avant d’avoir été proclamé dans l’Évangile — antérieurs à l’Évangile sont en effet les philosophes, c’est-à-dire Aristote et Théophraste, ou bien Zénon et Hiéronyme, mais ils sont postérieurs aux prophètes — que l’on apprenne en quel lointain passé, bien avant qu’on entendît le nom des philosophes, les deux affirmations se trouvent clairement exprimées par la bouche du saint David. Il est écrit en effet : « Heureux celui que toi, tu auras instruit, Seigneur, et à qui tu auras enseigné ta loi. » Nous avons aussi ailleurs : « Heureux l’homme qui craint le Seigneur, à ses commandements il se plaira beaucoup. » Nous nous sommes expliqués au sujet de la connaissance ; de celle-ci le prophète a rappelé que la récompense est le bénéfice de l’éternité, lorsqu’il ajoute que dans la maison de cet homme qui craint Dieu, ou de l’homme instruit dans la loi et se plaisant dans les commandements de Dieu, « sont gloire et richesse » et que « sa justice demeure dans les siècles des siècles ». Au sujet des œuvres aussi, il a ajouté ensuite, dans le même psaume, que la récompense de la vie éternelle comble l’homme juste. Car il dit : « Heureux l’homme qui prend pitié et prête, il dispose ses propos avec jugement : il sera inébranlable à jamais. Le juste sera en mémoire éternellement. » Et ensuite : « Il a distribué, il a donné aux pauvres, sa justice demeure pour l’éternité. »

Ainsi donc la foi a la vie éternelle parce qu’elle est le bon fondement, les bonnes actions ont aussi la vie éternelle parce que l’homme juste est éprouvé à la fois par ses paroles et par ses actes. Car s’il se trouve qu’il soit habile dans les propos et paresseux dans les œuvres, il rejette sa prudence par ses actions ; et c’est chose plus grave de savoir que faire et de n’avoir pas fait ce qu’on voyait qu’on devait faire. À l’inverse également, se montrer empressé dans les œuvres et infidèle dans les dispositions intérieures, c’est comme si l’on voulait, sur un fondement défectueux, élever de belles et hautes constructions : plus on a monté l’édifice, plus il s’écroule, car sans l’assise de la foi, les œuvres ne peuvent subsister. Un mouillage peu sûr fait éventrer le navire au port, et un sol sablonneux cède rapidement, il ne peut supporter le poids de la bâtisse édifiée sur lui. Ainsi donc, là se trouve la plénitude de la récompense, où se trouvent la perfection des vertus et une sorte d’égale modération dans les actions et les paroles.

III §

Et puisque la seule science de la nature a été rejetée, soit comme vaine selon les discussions oiseuses de la philosophie, soit comme une doctrine imparfaite, examinons quelle limpide doctrine se dégage de la divine Écriture à ce sujet sur lequel nous voyons qu’il existe des recherches philosophiques si nombreuses, embrouillées et désordonnées. L’Écriture affirme en effet, que rien n’est bon si ce n’est le beau, et elle estime heureuse, en tout état de cause, la vertu, que ne peuvent augmenter les biens du corps ou extérieurs ni ne peuvent diminuer les adversités ; et elle affirme que rien n’est aussi heureux que ce qui est étranger au péché, plein d’innocence, rempli de la grâce de Dieu. Il est écrit en effet : « Heureux l’homme qui ne s’en est pas allé dans l’assemblée des impies, qui ne s’est pas tenu sur le chemin des pécheurs et qui ne s’est pas assis dans la chaire de corruption, mais dont la volonté s’est tenue dans la loi du Seigneur. » Et ailleurs : « Heureux, purs sur le chemin, ceux qui marchent dans la loi du Seigneur. »

Ainsi donc l’innocence et la science font l’homme heureux. Nous avons observé précédemment que le bonheur de la vie éternelle est aussi la récompense de la bonne manière d’agir.

Il reste donc, pour l’Écriture, à montrer que si l’on méprise la dépendance du plaisir, ou la crainte de la souffrance — l’Écriture rejette l’une comme exténuante et amollissante, l’autre comme dévirilisante et affaiblissante — dans les souffrances elles-mêmes, la vie heureuse apparaît éminemment. Ce qu’on peut facilement enseigner quand on a lu : « Heureux êtes-vous quand on vous maudira, qu’on vous persécutera et qu’on dira toute sorte de mal contre vous, à cause de la justice. Réjouissez-vous et exultez, car votre récompense est abondante dans le ciel. De cette façon en effet ils ont persécuté les prophètes aussi, qui étaient avant vous. » Et ailleurs : « Que celui qui veut marcher derrière moi, prenne sa croix et me suive. »

IV §

Ainsi donc le bonheur existe même dans les souffrances que la vertu pleine de douceur réduit et arrête, étant pour elle-même abondamment pourvue de richesses intérieures de l’ordre de la conscience ou de la grâce. Moïse en effet n’avait pas peu de bonheur lorsque, entouré par la multitude des Égyptiens et enfermé par la mer, il eut trouvé, grâce aux mérites de sa pitié, un passage à pied à travers les flots, pour lui et le peuple de nos pères. Or quand fut-il plus courageux qu’en ce moment où, environné des pires dangers, il ne désespérait pas du salut, mais forçait la victoire ?

Et Aaron ? Quand se crut-il plus heureux qu’au moment où il se tint debout entre les vivants et les morts, et arrêta la mort, en lui opposant la barrière de sa personne, afin qu’elle ne passât point des cadavres des morts aux troupes des vivants ? Pourquoi parler du jeune Daniel ? Il était si sage qu’au milieu des lions exaspérés par la faim, aucune épouvante de la cruauté des bêtes ne brisait son courage ; il était à ce point étranger à la crainte, qu’il pouvait manger sans redouter d’exciter par son exemple l’appétit des bêtes.

Elle existe donc, même dans la souffrance, la vertu qui s’offre à elle-même la douceur de la bonne conscience ; et pour cette raison elle fournit la preuve que la souffrance ne diminue pas le plaisir de la vertu. Ainsi donc, de même qu’il n’est pour la vertu aucune régression du bonheur du fait de la souffrance, de même encore il n’est pour elle aucune progression de ce bonheur du fait du plaisir du corps, ou à cause des avantages de la vie. Or sur ces sujets l’apôtre dit fort bien : « Ce qui était pour moi profits, j’ai estimé que c’était pertes à cause du Christ ». Et il ajouta : « À cause de lui j’ai estimé toutes choses comme préjudices, et les regarde comme ordures, afin de gagner le Christ. »

Moïse en outre pensa que les trésors des Égyptiens étaient sa ruine et il préféra l’opprobre de la croix du Seigneur. Il n’était pas riche au moment où il regorgeait d’argent, ni pauvre dans la suite où il était démuni de vivres. À moins par hasard qu’au jugement de quelqu’un, il fût moins heureux au moment où, dans le désert, la nourriture quotidienne lui manquait à lui et à son peuple ; mais ce que personne n’oserait nier comme étant le souverain bien et le souverain bonheur, la manne, c’est-à-dire « le pain des anges », lui était servie du Ciel ; grâce à une pluie quotidienne de viande également, il se trouvait, pour les repas de tout le peuple, dans l’abondance.

Au saint Élie aussi le pain manquait pour sa subsistance s’il en avait cherché, mais on le voyait ne pas en manquer parce qu’il n’en cherchait pas. Et c’est ainsi qu’un service quotidien de corbeaux apportait le pain le matin, et la viande le soir. Est-ce que par hasard il était moins heureux pour la raison qu’il était pauvre pour lui-même ? Pas du tout. Bien au contraire il était d’autant plus heureux qu’il était riche pour Dieu. Il vaut mieux en effet être riche pour les autres que pour soi, comme l’était cet Élie qui, en temps de famine, demandait de la nourriture à une veuve, bien qu’il fût sur le point de lui faire cette largesse : son pot de farine, au long de trois années et six mois, ne lui ferait pas défaut, et sa cruche d’huile suffirait à cette veuve sans ressources et fournirait ses besoins de chaque jour. C’est à juste titre que Pierre voulait être là où il voyait ces hommes. C’est à juste titre qu’ils apparurent dans la gloire avec le Christ sur la montagne, car le Christ aussi « s’est fait pauvre alors qu’il était riche ».

La richesse n’offre donc aucun secours pour la vie heureuse. Ce que le Seigneur, de toute évidence, a montré dans l’Évangile en disant : « Heureux les pauvres, parce que le royaume de Dieu est à vous. Heureux ceux qui maintenant ont faim et soif, car ils seront rassasiés. Heureux vous qui maintenant pleurez, car vous rirez. » Ainsi donc, de la pauvreté, de la faim, de la souffrance — qu’on estime des maux — il a été proclamé de la façon la plus claire que non seulement elles ne sont pas un obstacle à la vie heureuse, mais qu’elles sont même une aide.

V §

Mais en outre, ce qui paraît des biens, la richesse, la satiété, la joie exempte de souffrance, sont préjudiciables à la jouissance du bonheur ; le jugement du Seigneur l’a déclaré de façon limpide, puisqu’il est dit : « Malheur à vous riches, car vous avez votre consolation ! Malheur à vous qui êtes rassasiés, car vous aurez faim ! »

De même à ceux qui rient, car ils pleureront, s’il est donc vrai que non seulement les biens du corps ou les biens extérieurs ne sont pas un secours en vue de la vie heureuse, mais encore qu’ils sont dommageables.

Il s’ensuit en vérité que Naboth était heureux, même alors que le riche le faisait lapider, car pauvre et faible en face des ressources du roi, il n’avait que la richesse de son cœur et de sa piété pour refuser d’échanger contre l’argent du roi l’héritage de la vigne paternelle ; et il était parfait pour cette raison qu’il entendait défendre, au prix de son sang, les droits de ses ancêtres. Il s’ensuit aussi qu’Achab était malheureux, à ses propres yeux, car il avait fait tuer un pauvre pour posséder sa vigne.

Il est assuré que la vertu est le seul et souverain bien et qu’elle seule est féconde en vue de jouir de la vie heureuse ; assuré que ni les biens extérieurs ni ceux du corps mais que la seule vertu offre la vie heureuse par laquelle s’acquiert la vie éternelle. La vie heureuse est en effet la jouissance des réalités présentes, tandis que la vie éternelle est l’espérance des réalités à venir.

Et il se trouve cependant des gens pour penser que la vie heureuse est impossible dans ce corps si faible, si fragile, en lequel il est inévitable que l’on soit inquiet, que l’on souffre, que l’on pleure, que l’on tombe malade ; comme si en vérité je disais, moi, que la vie heureuse consiste dans l’exubérance du corps et non pas dans la profondeur de la sagesse, la sérénité de la conscience, l’élévation de la vertu. Ce n’est pas en effet de vivre dans la souffrance qui est une chose heureuse, mais d’être vainqueur de la souffrance et de n’être pas brisé par l’ébranlement d’une douleur temporaire.

Suppose qu’advienne ce qui passe pour accablant sous le rapport de la violence de la douleur : la cécité, l’exil, la faim, le déshonneur d’une fille, la perte des enfants. Qui nierait qu’Isaac fût heureux, lui qui ne voyait pas dans sa vieillesse et attribuait les bonheurs par ses bénédictions ? Ou bien Jacob ne fut-il pas heureux qui, fuyant la maison paternelle, subit l’exil comme pasteur à gages, déplora que la pudeur de sa fille ait été outragée et supporta la faim ? Ne furent-ils donc pas heureux, ceux par la foi de qui Dieu reçoit témoignage quand il est dit : « Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob » ? La servitude est malheureuse, mais Joseph ne fut pas malheureux ; bien au contraire il fut tout à fait heureux alors que, réduit en servitude, il contenait les désirs de sa maîtresse. Pourquoi parler du saint David qui pleura la mort de trois fils et, ce qui fut plus cruel que ces deuils, l’inceste de sa fille ? Comment ne fut-il pas heureux, celui du lignage de qui sortit l’auteur du bonheur, qui fit le plus grand nombre d’hommes, heureux : « Heureux en effet ceux qui n’ont pas vu et qui ont cru » ? Ils eurent eux aussi le sentiment de leur faiblesse, mais ils devinrent, à partir de leur faiblesse, courageux. Quoi de plus pénible que l’état du saint Job, soit dans l’incendie de sa maison, soit dans la mort instantanée de ses dix enfants, dans les douleurs de son corps ? Fut-il par hasard moins heureux que s’il n’avait pas supporté ces maux dans lesquels il fut davantage mis à l’épreuve ?

J’accorde cependant qu’il y eut en leur vie quelque âpreté, douleur que la force de l’âme ne dissimule pas. Et en effet je ne saurais nier la profondeur de la mer parce que les rivages sont peu profonds, ni la clarté du ciel parce qu’il se couvre parfois de nuages, ni la fertilité de la terre parce qu’en quelques endroits il est un maigre gravier, ou la richesse des moissons parce qu’il s’y mêle d’ordinaire une folle avoine ; considère de la même manière que la récolte de la conscience heureuse est interrompue par quelque âpreté de la douleur. S’il survient par hasard quelque amère adversité, n’est-elle pas, comme une folle avoine, dissimulée par les gerbes de toute une vie heureuse, ou bien n’est-elle pas, comme l’amertume de l’ivraie, recouverte par la douceur du froment. Mais maintenant poursuivons nos projets.

VI §

Au livre précédent, nous avons établi la division du sujet de telle sorte qu’en premier lieu fussent placés la beauté morale et le convenable d’où se déduisent les devoirs ; en second lieu la question de savoir ce qui est utile. Et de même que dans la première partie nous avons dit qu’entre la beauté morale et le convenable il existe une certaine distinction que l’on peut plutôt saisir qu’expliquer, de même aussi lorsque nous traitons de l’utile, il apparaît qu’il faut examiner ce qui est plus utile.

Or nous n’apprécions pas l’utilité du point de vue de l’évaluation d’un gain pécuniaire, mais du point de vue de l’acquisition de la piété, comme le dit l’apôtre : « La piété est utile pour toutes choses, car elle a la promesse de la vie présente et future. » Et ainsi, dans les divines Écritures, si nous cherchons attentivement, nous trouvons souvent que l’on appelle utile ce qui est beau moralement : « Toutes choses me sont possibles, mais toutes ne sont pas utiles. » Il parlait auparavant des vices. Il dit donc ceci : il est possible de pécher mais cela ne convient pas. Les péchés sont en notre pouvoir, mais ils ne sont pas beaux moralement. S’abandonner au plaisir est à portée de la main, mais n’est pas juste. Ce n’est pas en effet pour Dieu qu’on amasse la nourriture mais pour le ventre.

Ainsi donc, puisque ce qui est utile est aussi juste, il est juste que nous servions le Christ qui nous a rachetés ; c’est pourquoi sont justes ceux qui pour son nom s’offrirent à la mort, mais sont injustes ceux qui s’y dérobèrent, dont il dit : « Quelle utilité dans mon sang ? », c’est-à-dire : quel est le progrès de ma justice ? D’où aussi leurs réflexions : « Enchaînons le juste puisqu’il nous est inutile », c’est-à-dire il est injuste celui qui nous accuse, nous condamne, nous corrige. Il est possible que cela puisse être appliqué aussi à la cupidité des hommes impies, qui est proche de la perfidie ; comme nous le lisons dans le cas du traître Judas qui, par goût de la cupidité et par convoitise de l’argent, courut au lacet de la trahison et y tomba.

C’est donc de cette utilité qu’il me faut traiter, qui est remplie de beauté morale comme en propres termes l’apôtre l’a définie en disant : « Or je dis cela pour votre utilité, non pas pour jeter un lacet sur vous, mais en vue de ce qui est beau. » Il est donc clair que ce qui est beau est utile, et que ce qui est utile est beau ; que ce qui est utile est juste, et que ce qui est juste est utile. Et ma parole en effet ne s’adresse pas à des trafiquants cupides par convoitise du gain, mais à des fils ; et ma parole a trait aux devoirs que je brûle du désir de vous inculquer et de faire pénétrer en vous que j’ai choisis pour le service du Seigneur, afin que ce qui a été implanté et imprimé dans vos âmes et dans vos mœurs, par la pratique et l’éducation, soit aussi exposé par la parole et par l’enseignement.

C’est pourquoi voulant parler de l’utilité, je me servirai de ce verset du prophète : « Incline mon cœur vers tes commandements et non pas vers la cupidité », de peur que le mot d’utilité ne suggère la convoitise de l’argent. Car quelques versions portent : « Incline mon cœur vers tes commandements et non pas vers l’utilité », c’est-à-dire vers cette utilité qui est à l’affût des trafics où l’on gagne, cette utilité gauchie et déviée par la pratique des hommes dans le sens du goût de l’argent. Communément en effet l’on dit utile cela seulement qui fait gagner ; quant à nous, nous traitons de cette utilité que l’on recherche au prix de dommages, afin d’acquérir le Christ dont « le gain, c’est la piété, pour qui se suffit ». Il est grand, assurément, le gain par lequel nous obtenons la piété qui est riche, aux yeux de Dieu, non pas de ressources périssables, mais de faveurs éternelles en lesquelles il n’est point de tentation où l’on glisse, mais une grâce assurée et définitive.

Autre est donc l’utilité du corps et autre celle de la piété, suivant la distinction de l’apôtre : « L’exercice du corps en effet, dit-il, est utile pour peu de chose ; mais la piété est utile pour toutes choses. » Or qu’y a-t-il d’aussi beau moralement que la virginité ? Quoi d’aussi convenable que de conserver son corps sans tache, sa pudeur inviolée et sans souillure ? Qu’y a-t-il encore d’aussi convenable que la volonté, pour une épouse veuve, de conserver la fidélité à son conjoint défunt ? Qu’y a-t-il aussi de plus utile que ceci par quoi l’on obtient le royaume du ciel ? « Il en est en effet qui se sont faits eunuques à cause du royaume des cieux. »

VII §

Ainsi donc il n’existe pas seulement une liaison intime de la beauté morale et de l’utilité, mais l’utilité est aussi la même chose que la beauté morale. C’est pourquoi même celui qui voulait ouvrir à tous le royaume des cieux, ne recherchait pas ce qui lui était utile, mais ce qui l’était à tous. Aussi nous faut-il établir un certain ordre et une gradation, en partant même de choses accoutumées et communes, pour aller vers celles qui sont supérieures, afin de recueillir, à partir d’un plus grand nombre de ces choses, le profit de l’utilité.

Et tout d’abord sachons que rien n’est aussi utile que d’être tenu en affection et que rien n’est aussi nuisible que de ne pas être aimé : je pense en vérité que le fait d’être haï est une chose funeste et absolument fatale. Aussi faisons ceci : mettons toute notre application à recommander l’estime et la bonne opinion de nous-mêmes ; et d’abord, par le calme de notre âme et l’obligeance de notre cœur, exerçons une influence sur les dispositions des hommes. La bonté est en effet appréciée du peuple et agréable à tous, il n’est rien qui s’insinue aussi facilement dans les sentiments des hommes. Si cette bonté est aidée par la douceur et la facilité du caractère, puis par la modération dans le commandement et par l’affabilité de la conversation, par la déférence des termes, par la patience aussi dans l’échange des conversations, et par l’agrément de la modestie, il est incroyable à quel point la bonté aboutit au comble de l’affection.

Nous lisons en effet, non seulement en ce qui concerne les particuliers, mais aussi les rois eux-mêmes, combien fut profitable l’aisance d’une séduisante affabilité, ou combien furent dommageables l’orgueil et la hauteur des paroles, au point d’ébranler les royaumes eux-mêmes et de briser la puissance. Donc si quelque roi par sa sagesse, sa façon d’agir, son administration, l’accomplissement de ses devoirs, gagne la faveur du peuple, ou si quelque roi se présente au danger pour l’ensemble de la population, ce n’est pas douteux : un tel amour refluera de la population vers lui, que le peuple fera passer le salut et l’agrément du roi avant son intérêt.

Que d’affronts de la part du peuple essuyait Moïse ! Et alors que le Seigneur voulait sévir contre les rebelles, lui cependant se présentait souvent, plaidant en faveur du peuple, afin de soustraire la population à la colère divine. Avec quelle douceur dans les propos, après les outrages, il s’adressait au peuple, le réconfortait dans ses peines, le calmait par ses oracles, l’encourageait par ses travaux ! Et alors qu’il parlait constamment à Dieu, cependant il avait l’habitude d’adresser la parole aux hommes sur un ton humble et agréable. À juste titre il fut jugé supérieur aux hommes, à tel point que l’on ne pouvait regarder son visage et que l’on croyait que sa tombe n’avait pas été découverte ; car il s’était attaché les âmes de toute la population, en telle sorte qu’on le chérissait plus pour sa bienveillance qu’on ne l’admirait pour ses actions.

Eh quoi ? Son imitateur, le saint David, qui fut choisi d’entre tous pour gouverner la population, comme il fut doux et aimable, humble d’esprit, attentif de cœur, facile de caractère ! Avant de régner il se présentait au service de tous : roi, c’est au niveau de tous qu’il plaçait sa fonction et avec tous qu’il partageait le labeur ; il était courageux dans le combat, bienveillant dans le commandement, patient devant la récrimination, plus enclin à subir qu’à rendre les outrages. Aussi était-il si cher à tous que jeune, il fut sollicité, même contre son gré, pour régner, qu’il y fut contraint malgré sa résistance, que vieux, les siens lui demandèrent de ne pas se mêler au combat, parce que tous aimaient mieux affronter le danger pour sa personne, que de le voir, lui, en danger pour tous.

Il s’était tellement attaché la population par l’accomplissement de devoirs bienvenus, que, d’abord durant les dissensions du peuple, il aima mieux vivre en exil à Hébron, que de régner à Jérusalem ; qu’ensuite il apprécia la vertu, fût-elle le fait de l’ennemi, et pensa que justice devait être rendue même à ceux qui avalent pris les armes contre lui, tout autant qu’aux siens ; enfin, en ce qui concerne le plus courageux défenseur du parti adverse, le chef Abner, quand celui-ci lui Imposa des combats, David l’admira, et quand Abner lui demanda la faveur de la paix, il ne le méprisa pas, mais l’honora d’un festin ; quand il fut tué dans un guet-apens, David s’affligea et le pleura ; en suivant ses funérailles il lui fit honneur ; en vengeant sa mort il montra la fidélité de sa conscience, fidélité qu’il transmit à son fils, parmi ses dispositions testamentaires, plus soucieux qu’il était de ne pas laisser impunie la mort d’un innocent que de s’affliger de sa propre mort.

Ce n’est pas une chose ordinaire, surtout chez un roi, de s’acquitter de telle sorte des humbles charges, qu’il se montrait le compagnon même des plus petits ; de ne pas rechercher de la nourriture au péril d’autrui, de refuser de la boisson ; d’avouer son péché et de se présenter lui-même à la mort pour le peuple, afin que la colère divine se retournât contre lui, alors qu’il se présentait à l’ange qui frappait, en disant : « Me voici, c’est moi qui ai péché, c’est moi le pasteur qui ai fait le mal, ton troupeau qu’a-t-il fait ? Que ta main vienne sur moi. »

En vérité que dire d’autre ? Il n’ouvrait pas la bouche à l’adresse de ceux qui méditaient la ruse et il pensait ne devoir répliquer aucune parole comme s’il n’entendait pas : il ne répondait pas aux invectives ; quand on l’outrageait, il priait ; quand on le maudissait, il bénissait. Marchant dans la simplicité, évitant les orgueilleux, s’attachant aux hommes sans souillure, lui qui mêlait de la cendre à ses aliments quand il pleurait ses propres péchés, et mouillait sa boisson de ses larmes, c’est à juste titre qu’il fut réclamé par l’ensemble du peuple en sorte que toute les tribus d’Israël vinrent à lui en disant : « Nous voici, nous sommes tes os et ta chair ; hier et avant-hier, quand vivait Saül et qu’il régnait sur nous, c’était toi qui faisais sortir et faisais rentrer Israël ; et le Seigneur t’a dit : “Tu paîtras mon peuple.” » Et pourquoi en dirais-je plus sur lui au sujet de qui le jugement de Dieu alla jusqu’à déclarer : « J’ai trouvé David selon mon cœur » ? Qui en effet marcha comme lui dans la sainteté du cœur et la justice afin d’accomplir la volonté de Dieu ? Lui à cause de qui le pardon fut accordé à ses descendants pour leurs fautes et à cause de qui son privilège fut conservé à ses héritiers.

Qui donc pouvait ne pas chérir cet homme, en le voyant si aimé de ses amis qu’on pensait, parce que lui-même chérissait sincèrement ses amis, qu’il était également chéri d’eux. Finalement les parents le préféraient à leurs fils et les fils à leurs parents. Aussi, en proie à une violente indignation, Saül voulut-il percer de sa lance son fils Jonathan parce qu’il estimait que l’amitié de David valait plus à ses yeux que l’affection ou l’autorité de son père.

Et en effet, pour stimuler une commune affection, le plus profitable est de rendre la pareille à ceux qui nous aiment, de montrer que l’on n’aime pas moins en retour que l’on est aimé soi-même et de le faire par des témoignages d’amitié fidèle. Qu’y a-t-il, en réalité, d’aussi communément apprécié que la reconnaissance ? Qu’y a-t-il d’aussi enraciné dans la nature que de chérir qui nous chérit ? Qu’y a-t-il d’aussi implanté et gravé dans les sentiments humains que d’appliquer son cœur à aimer celui dont on veut être aimé ? Le sage dit avec raison : « Perds de l’argent pour ton frère et ton ami. » Et ailleurs : « Je ne rougirai pas de saluer un ami et je ne me cacherai pas loin de son regard », car le discours de l’Ecclésiastique atteste qu’il y a dans un ami « une médication de vie et d’immortalité » ; et personne ne pourrait douter qu’il y a dans la charité le souverain secours, puisque l’apôtre dit : « Elle supporte tout, elle croit tout, elle espère tout, elle endure tout, la charité ne cesse jamais. »

David ne cessa pas de régner pour la raison qu’il fut aimé de tous et qu’il préféra être chéri de ses sujets que craint. La crainte en effet maintient les sentinelles d’une protection temporaire, mais ne connaît pas une garde de longue durée. Aussi dès que la crainte s’est retirée, l’effronterie s’approche, car ce n’est pas la crainte qui contraint à la confiance, mais l’affection qui en fait preuve.

Primordial est donc l’amour, pour nous recommander. Il est donc bon que nous ayons le témoignage de l’attachement du plus grand nombre de gens. De là naît la confiance, en telle sorte que même des étrangers n’appréhendent pas de s’en remettre à ton affection qu’ils ont remarquée chère à un grand nombre. De la même manière, on vient aussi par la voie de la confiance à l’amour, en telle sorte que celui qui a honoré la confiance d’un ou deux, exerce une sorte d’influence sur les âmes de tout l’ensemble et gagne la faveur de tous.

VIII §

Ce sont donc ces deux choses, l’amour et la confiance, qui font le plus pour nous recommander, et cette troisième chose : si tu as quelque qualité que la plupart des hommes estiment en toi digne d’admiration, et dont ils pensent qu’elle mérite d’être honorée.

Et parce que la pratique des conseils nous gagne au plus haut point les hommes, pour cette raison l’on souhaite en chacun la prudence et la justice, et c’est à cette fin qu’un grand nombre les attend, de donner sa confiance à celui qui les possède, dans la pensée qu’il peut fournir un conseil utile et digne de confiance à qui le souhaite. Qui en effet s’en remettrait à un homme qu’il ne jugerait pas plus sage que lui-même qui cherche conseil ? Il est donc nécessaire que celui à qui on demande un conseil, soit plus remarquable que n’est celui qui le demande. Pourquoi en effet consulterais-tu un homme dont tu ne penses pas qu’il puisse découvrir quelque chose, mieux que ton intelligence elle-même ne le fait ?

Si donc on trouve un homme qui s’impose par la vitalité de son tempérament, par la vigueur et l’autorité de son esprit, et s’il s’ajoute à cela qu’un précédent et l’expérience l’aient particulièrement préparé, qu’il supprime les périls du moment, prévoie ceux de l’avenir, révèle ceux qui menacent, qu’il débrouille la question, y porte remède en son temps et qu’il soit préparé non seulement pour conseiller mais encore pour secourir, à cet homme la confiance est acquise en telle sorte que celui qui demande son conseil déclare : « Et si des maux m’arrivent par lui, je les assume. »

C’est donc à un homme de ce genre, qui soit, comme je l’ai dit tout à l’heure, juste et prudent, que nous confions notre salut et notre réputation. Sa justice, bien sûr, fait qu’on n’a aucune crainte de tromperie ; sa prudence en outre, fait qu’on n’a aucun soupçon d’erreur. Toutefois nous nous confions plus vite à un homme juste qu’à un homme prudent, pour m’exprimer suivant l’usage de la foule. Car, d’après la définition des sages, en celui qui possède une seule vertu, toutes les autres se rassemblent et, sans justice, il ne peut y avoir de prudence. Ce que nous trouvons même chez nos auteurs. David dit en effet : « Le juste s’apitoie et prête. » Il dit ailleurs ce que prête le juste : « Agréable est l’homme qui s’apitoie et prête, il dispense ses propos avec jugement. »

Lui-même, ce fameux jugement de Salomon, n’est-il pas plein de sagesse et de justice ? Examinons donc s’il en est ainsi. Deux femmes, dit l’Écriture, se tinrent en présence du roi Salomon et l’une de lui dire : Écoute-moi Seigneur. Cette femme et moi habitions dans une même chambre ; il y a deux jours, nous avons accouché et avons eu chacune un fils ; nous étions ensemble, il n’y avait aucun témoin chez nous et aucune autre femme avec nous, nous étions seules ; son fils est mort cette nuit, vu qu’elle s’est endormie sur lui ; elle s’est levée au milieu de la nuit, elle a pris mon fils dans mon giron, l’a placé dans le sien et a placé son fils mort auprès de moi. Je me suis levée ce matin pour allaiter le petit, et je l’ai trouvé mort ; je l’ai examiné au jour naissant : ce n’était pas mon fils. L’autre de répondre : Non, celui qui vit est mon fils, tandis que celui qui est mort est le tien.

Telle était la dispute : l’une et l’autre revendiquaient comme fils le survivant, quant au mort, elles refusaient de le reconnaître comme leur. Alors le roi ordonna d’apporter une épée, de partager l’enfant et de donner une partie à chacune : moitié à l’une, moitié à l’autre. La femme qu’avait bouleversée le véritable instinct maternel s’écrie : Ne partage l’enfant, à aucun prix, Seigneur, qu’il soit plutôt donné à cette femme et qu’il vive, ne le tue pas. Cette autre au contraire de répondre : Que l’enfant ne soit ni à elle ni à moi, partagez-le. Le roi décida de donner l’enfant à la femme qui avait dit : Ne le tuez pas, mais donnez-le à cette femme, parce que. dit-il, ses entrailles se sont émues sur son propre fils.

Aussi ce ne fut pas sans raison qu’on estima que « l’intelligence de Dieu était en lui ». Car quelles choses sont cachées à Dieu ? Or qu’y a-t-il de plus caché que le témoignage tiré du tréfonds des entrailles ? En ces entrailles, l’intelligence du sage descendit, comme une sorte de juge de l’affection, et elle mérita d’entendre comme une sorte de voix du sein maternel, en laquelle s’épouvanta l’instinct d’une mère, au point de choisir que son fils vécût, fût-ce chez une étrangère, plutôt que d’être tué sous le regard de sa mère.

Il appartenait donc à la sagesse de discerner les secrets des consciences, de faire sortir des choses cachées la vérité, et comme avec une sorte d’épée, de traverser du glaive de l’esprit, non seulement les entrailles du sein maternel, mais encore celles de l’âme et de la pensée. Il appartenait aussi à la justice que celle qui avait tué son fils, n’enlevât pas celui d’une autre, mais que la véritable mère recouvrât son enfant. C’est ainsi que même l’Écriture a déclaré ceci : « Tout Israël, dit-elle, a entendu ce jugement que le roi a porté, et l’on craignit le visage du roi, pour la raison que l’intelligence de Dieu était en lui pour accomplir la justice. » Ainsi Salomon en personne demanda la sagesse en sorte que lui fût donné un cœur avisé pour écouter et juger avec justice.

IX §

Il est donc clair, même d’après la divine Écriture, qui est plus ancienne, que la sagesse ne peut exister sans la justice, parce que là où se trouve l’une de ces vertus, là se trouvent l’une et l’autre. Daniel aussi, avec quelle sagesse, grâce à une interrogation pénétrante, surprit-il le mensonge d’une accusation trompeuse, en telle sorte que les réponses des calomniateurs ne s’accordaient pas ! Ce fut donc le fait de la prudence, de dévoiler les coupables par le témoignage de leurs propres paroles ; mais aussi de la justice, de livrer au supplice les criminels, de tirer d’affaire une innocente.

Il existe donc une association indivisible de la sagesse et de la justice, mais l’usage du commun distingue une caractéristique déterminée des vertus : la tempérance réside dans le mépris des jouissances ; le courage apparaît dans les travaux et les dangers ; la prudence dans le choix des biens, par sa science de discerner les avantages et les inconvénients ; la justice, qui est la bonne gardienne du droit d’autrui, est aussi la garante de la propriété, en conservant à chacun son propre bien. Admettons donc, à cause de l’opinion commune, cette division opérée en quatre parties, nous tenant à l’écart de la discussion pointilleuse de la philosophie et de la sagesse — c’est en vue d’affiner la vérité que l’on retire, comme d’une sorte de sanctuaire, cette discussion — et suivons l’usage de la place publique et l’acception populaire. Tout cela donc est préservé par la division des vertus, en sorte que nous revenons à notre sujet.

X §

Nous confions notre intérêt aux hommes les plus prudents et leur demandons conseil plus volontiers qu’à tous les autres. Toutefois le conseil fiable de l’homme juste l’emporte et a souvent plus de poids que le talent de l’homme très sage : « Plus utiles en effet sont les blessures faites par un ami que les baisers des autres. » Ensuite parce qu’au juste appartient le jugement tandis qu’au sage appartient le raisonnement, on trouve dans le premier la censure de la critique, mais dans l’autre l’habileté de l’invention.

Que s’il arrive que tu joignes l’une et l’autre chose, on aura des conseils fort salutaires ; ce que tout le monde attend par admiration de la sagesse et par amour de la justice, en telle sorte que tous cherchent à entendre la sagesse de l’homme en qui se trouve l’alliance de l’une et l’autre vertu ; c’est ainsi que tous les rois de la terre cherchaient à voir le visage de Salomon et à entendre sa sagesse, si bien que la reine de Saba vint à lui et l’éprouva par ses questions : « Elle vint et dit tout ce qu’elle avait dans le cœur ; elle entendit toute la sagesse de Salomon et pas un mot ne lui échappa. »

Quelle est cette femme à qui rien n’échappe, à qui il n’est rien que le véridique Salomon n’ait annoncé, apprends-le ô homme, de ces paroles que tu lui entends prononcer : « Il est véridique, dit-elle, le propos que j’ai entendu dire dans mon pays au sujet de tes discours et de ta prudence ; et je n’ai pas cru ceux qui me le disaient, jusqu’à ce que je sois venue et que mes yeux aient vu ; et en fait, ce n’est pas même la moitié, ce qu’on m’annonçait. Tu as ajouté de bonnes choses à toutes celles que j’ai entendu dire dans mon pays. Heureuses tes femmes, et heureux tes serviteurs, qui se tiennent devant toi, qui écoutent toute ta prudence ». Comprends le festin du véridique Salomon, et ce qu’on sert dans ce repas, comprends-le avec sagesse, et examine en quel pays une masse de païens a entendu dire la renommée de la sagesse véridique et de la justice, et avec quels yeux elle l’a vu, des yeux qui contemplaient assurément des choses qui ne se voient pas. Car « celles qui se voient sont temporelles, tandis que celles qui ne se voient pas sont éternelles ».

Quelles sont les femmes heureuses ? Celles dont il est dit que beaucoup écoutent et enfantent la parole de Dieu ? Et ailleurs : « Quiconque en effet a accompli la parole de Dieu, est lui-même mon frère, ma sœur et ma mère ». Qui sont aussi tes enfants heureux qui se tiennent devant toi, si ce n’est Paul qui disait : « Jusqu’à ce jour je me tiens debout portant témoignage devant le petit et le grand » ; si ce n’est Siméon qui attendait dans le temple de voir la consolation d’Israël ? Comment en effet pouvait-il demander qu’on le laissât aller, si ce n’est parce que, se tenant devant le Seigneur, il n’avait pas la possibilité de se retirer s’il n’avait obtenu le consentement du Seigneur ? À titre d’exemple, nous a été proposé Salomon à qui l’on demandait à l’envi d’entendre sa sagesse.

Joseph aussi, même en prison, n’avait pas été exempt de donner des consultations sur des choses incertaines. Or son conseil fut profitable pour toute l’Égypte, en sorte qu’elle n’éprouva pas l’effet des sept années de stérilité, et qu’elle soulagea d’autres peuples du jeûne d’une pitoyable famine.

Daniel se trouvant parmi les captifs, devenu l’arbitre de la masse des experts en interprétation, par ses conseils réforma le présent et annonça l’avenir. En raison, en effet, des fréquentes élucidations par lesquelles il avait montré qu’il avait été annoncé conformément à la vérité on lui faisait confiance en toutes choses.

XI §

Mais il est encore un troisième point, concernant ceux qu’on pouvait juger dignes d’admiration, qui se trouve évoqué par l’exemple de Joseph, de Salomon et de Daniel. Car pourquoi parler de Moïse dont tout Israël attendait chaque jour les conseils ? En raison de leur vie, Israël savait la confiance qu’appelait leur prudence et faisait grandir l’admiration que celle-ci appelait. Qui pouvait ne pas s’en remettre au conseil de Moïse à qui les anciens réservaient, pour en juger, tout ce qu’ils croyaient être au-dessus de leur intelligence et de leur vertu ?

Qui pouvait esquiver le conseil de Daniel dont Dieu lui-même a dit : « Qui est plus sage que Daniel » ? Ou comment les hommes pouvaient-ils douter de l’esprit de ceux à qui Dieu accordait un si grand crédit ? Sur le conseil de Moïse, des guerres étaient conduites ; en vertu des mérites de Moïse, la nourriture se répandait du ciel et la boisson du rocher.

Qu’elle était pure l’âme de Daniel pour adoucir les mœurs barbares, pour apaiser les lions ! Quelle tempérance en lui ! Quelle maîtrise de son âme et de son corps ! C’est bien à juste titre qu’il devenait l’objet de l’admiration de tous lorsque — chose que les hommes admirent passionnément — soutenu qu’il était par des amitiés royales, il ne recherchait pas l’or et ne faisait pas plus de cas de l’honneur qui lui avait été accordé que de sa foi. Bien plus, il aimait mieux s’exposer au danger pour obéir à la loi du Seigneur, que se plier pour obtenir la faveur de l’homme.

Car que dire de la chasteté et de la justice du saint Joseph — que j’avais presque passé sous silence ? Comme la première repoussa les séductions de sa maîtresse, refusa les récompenses ! Comme la seconde méprisa la mort, refoula la crainte, choisit la prison ! Qui pouvait ne pas juger cet homme capable de donner conseil en matière privée, lui dont l’âme féconde et l’esprit fertile donnèrent l’abondance à la stérilité de l’époque, par une sorte d’exubérance de ses conseils et de son cœur ?

XII §

Ainsi donc nous remarquons que l’honnêteté de la vie, le privilège des vertus, la pratique de la bienveillance, l’agrément de rapports aisés peuvent aider beaucoup à obtenir le rôle de conseiller. Qui en effet rechercherait une source dans la boue ? Qui demanderait sa boisson à une eau trouble ? Aussi, là où se trouve la débauche, où se trouve l’intempérance, où se trouve le mélange des vices, qui estimerait avoir, de là, quelque chose à puiser pour lui-même ? Qui ne mépriserait la dépravation des mœurs ? Qui jugerait utile à la cause d’autrui celui qu’il voit inutile à sa propre vie ? Qui de nouveau ne fuirait le malhonnête, le malveillant, l’insulteur, et quant à l’homme disposé à nuire, qui ne l’éviterait avec tout son soin ?

Qui, en vérité, solliciterait un homme, si apte qu’il soit à aider de ses conseils, mais qui serait d’un abord difficile ; un homme en qui les choses se passent comme si l’on obstruerait une source d’eau ? À quoi sert en effet d’avoir la sagesse, si tu refuses ton conseil ? Si tu supprimes la possibilité de prendre conseil, tu as clos la source, en telle sorte que ni pour les autres elle ne coule, ni pour toi elle ne sert.

Or cela convient bien aussi de celui qui ayant la prudence, la souille de la crasse des vices, du fait qu’il pollue la sortie de l’eau. La vie révèle les âmes indignes. Comment peux-tu en effet estimer supérieur par son conseil, celui que tu peux voir inférieur par sa conduite ? Il doit être au-dessus de moi, celui à qui je m’apprête à me confier. Ou bien vraiment le jugerai-je apte à me donner le conseil qu’il ne peut se donner à lui-même et croirai-je qu’il s’occupe de moi, celui qui ne peut s’occuper de lui-même, celui dont l’âme peut être accaparée par les plaisirs, vaincue par la passion, soumise par l’avarice, troublée par la convoitise, ébranlée par la crainte ? Comment se trouverait la place d’un conseil, là où il n’y a pas de place pour la sérénité ?

Il me faut admirer et contempler le conseiller que, miséricordieux, le Seigneur donna à nos pères, mais que, offensé, il leur enleva. Il doit être son imitateur, celui qui peut donner conseil et garder sa prudence éloignée des vices, car « rien de souillé n’entre en elle ».

XIII §

Qui donc, pour ainsi dire par le visage, offrirait l’apparence de la beauté et enlaidirait par des reins de bête et des griffes de fauve la grâce de la partie supérieure de sa conformation, alors que la conformation des vertus est si admirable et remarquable, et spécialement la beauté de la sagesse ? Ainsi que l’indique le passage de l’Écriture : « Elle est en effet plus éblouissante que le soleil et que toute constellation ; comparée à la lumière, elle se révèle supérieure. La nuit en effet emporte cette lumière, tandis que la malignité ne triomphe pas de la sagesse. »

Nous avons parlé de sa beauté et l’avons démontrée par le témoignage de l’Écriture. Reste à enseigner, d’après l’autorité de l’Écriture qu’il n’est pour la sagesse aucune compagnie des vices, mais une union indivisible avec toutes les autres vertus : « Elle a en effet un esprit habile, sans souillure, déterminé, saint, aimant le bien, pénétrant, qui ne peut en rien empêcher de faire le bien, obligeant, stable, déterminé, assuré, possédant toute vertu, prévoyant toutes choses. » Et plus loin : « Elle enseigne la modération, ainsi que la justice et la vertu. »

XIV §

Ainsi donc la prudence œuvre en toutes choses, elle participe à tous les biens. Car comment peut-elle donner un conseil utile si elle ne possède pas la justice, en sorte qu’elle se revêt de constance, ne redoute pas la mort, n’est retenue par aucune épouvante, aucune crainte, pense qu’aucune flatterie ne doit détourner du vrai, n’évite pas l’exil, elle qui a appris que, pour le sage, sa patrie est le monde, n’a pas peur du dénuement, elle qui sait que rien ne manque au sage à qui le monde entier de la richesse appartient ? Qu’y a-t-il en effet de plus élevé que l’homme qui ne sait se laisser émouvoir par l’or, qui a le mépris de l’argent, et qui, comme du haut d’une sorte de citadelle, regarde les convoitises des hommes ? Or celui qui a été capable de cela, les hommes pensent qu’il dépasse la condition humaine : « Quel est cet homme, dit l’Écriture, et nous ferons son éloge. Il a fait en vérité des merveilles dans sa vie. » Comment en effet n’est-il pas digne d’admiration celui qui méprise la richesse que la plupart des gens ont préférée à leur propre salut ?

Ainsi donc conviennent à tous la censure que constitue la frugalité, la garantie que confère la maîtrise de soi, et surtout à celui que les honneurs mettent en avant, pour que l’homme en vue ne soit pas la possession de ses propres trésors, et que ne soit pas l’esclave de l’argent celui qui commande à des hommes libres. Il convient plutôt que par le cœur cet homme soit au-dessus de son trésor et par sa complaisance au-dessous de son ami ; l’humilité en effet augmente le crédit. Voici ce que l’on comble d’éloges et qui est digne de l’homme de premier ordre : ne pas avoir en commun avec les trafiquants de Tyr et les marchands de Galaad, la convoitise du gain honteux, ne pas placer tout bien dans l’argent ni, comme en vertu d’un service à gages, chaque jour compter les gains, calculer les bénéfices.

XV §

S’il est digne d’éloge de montrer une âme réservée devant ces cupidités, combien est-il plus remarquable d’obtenir l’affection de la foule par une générosité qui ne soit ni prodigue à l’égard des importuns ni restreinte à l’égard de ceux qui sont dans le besoin !

Mais il existe des genres très nombreux de générosité : non seulement l’organisation et la distribution de secours alimentaires à ceux qui manquent de quoi fournir à la dépense quotidienne pour pouvoir sustenter leur vie, mais encore l’assistance et l’aide à ceux qui éprouvent de la honte à montrer publiquement qu’ils sont gênés, dans la mesure où l’on n’épuise par les secours rassemblés pour tous les indigents. Je parle en effet de celui qui est à la tête de quelque fonction — par exemple s’il remplit les devoirs d’un prêtre ou d’un dépensier — afin qu’il dise de ces gens quelques mots à l’évêque et ne repousse pas celui qu’il saurait placé dans quelque nécessité ou, après un revers de fortune, réduit à l’urgence de la pauvreté, surtout s’il est tombé dans cette disgrâce, non point par prodigalité de jeunesse, mais en raison d’un vol par quelqu’un et de la perte de son patrimoine, en telle sorte qu’il ne puisse assurer la dépense de chaque jour.

C’est encore le comble de la générosité, de racheter des captifs, de les arracher aux mains de l’ennemi, de soustraire des hommes au massacre et surtout des femmes au déshonneur, de racheter des enfants pour leurs parents, des parents pour leurs enfants, de restituer des citoyens à leur patrie. On a trop connu cela avec la dévastation de l’Illyrie et de la Thrace : combien de captifs étaient à vendre partout, dans tout l’univers ! Si on les ramenait, ne pourraient-ils pas atteindre le nombre des habitants d’une province ? Il y eut cependant des gens pour vouloir ramener à l’esclavage, même ceux que les églises avaient rachetés, gens plus rigoureux que la captivité elle-même, capables de porter envie à la miséricorde d’autrui. Eux-mêmes s’ils étaient arrivés en captivité, seraient esclaves, tout libres qu’ils sont ; s’ils avaient été vendus, ils ne refuseraient pas le service de l’esclavage. Et ils veulent rompre la liberté d’autrui, eux qui ne pourraient rompre leur propre esclavage, à moins par hasard qu’il plût à leur acheteur de percevoir un paiement, auquel cas toutefois l’esclavage n’est pas rompu mais racheté.

C’est donc une générosité toute particulière, de racheter des captifs — et surtout à un ennemi barbare qui n’accorde rien d’humain en vue de la miséricorde, si ce n’est ce que la cupidité a réservé en vue du rachat — d’endosser des dettes, si le débiteur n’est pas solvable et contraint à un acquittement qui est dû en vertu du droit et désespéré du fait de la pauvreté, de nourrir les petits enfants, de protéger les orphelins.

Il en est encore qui, pour protéger leur chasteté, établissent dans le mariage les jeunes filles privées de leurs parents, les aident non seulement par leur dévouement, mais encore par la dépense qu’ils font. Il existe encore ce genre de générosité, qu’enseigne l’apôtre, à savoir que : « Si quelque croyant a près de lui des veuves, qu’il les secoure afin que l’Église n’ait pas la charge de leur entretien, en sorte qu’elle puisse suffire à celles qui sont vraiment veuves. »

Ainsi donc cette sorte de générosité est utile, mais n’est pas commune à tout le monde. Il est en effet beaucoup de gens, même des hommes de bien, qui ont de maigres revenus, qui se contentent, assurément, de peu pour leur usage personnel, mais qui ne sont pas capables de fournir un soulagement à la pauvreté d’autrui. Toutefois un autre genre de bienfaisance est à leur portée, grâce auquel ils peuvent aider celui qui se trouve en dessous d’eux. Il existe en effet une double générosité : l’une qui aide en fournissant une chose, c’est-à-dire en se servant de son argent ; l’autre qui se dépense par la contribution de ses œuvres, qui est souvent beaucoup plus brillante et beaucoup plus illustre.

Avec combien plus d’éclat Abraham recouvra-t-il, par la victoire des armes, son neveu captif, que s’il l’avait racheté ! Avec combien plus d’utilité le saint Joseph aida-t-il le roi Pharaon par le conseil de la prévoyance, que s’il avait apporté de l’argent ! L’argent en effet n’a pas acheté l’abondance d’une seule cité, mais la prévision a repoussé, au long de cinq années, la famine de l’Égypte toute entière.

Or l’argent s’épuise facilement, tandis que les conseils ne connaissent pas le tarissement. Ceux-ci s’accroissent par l’usage, tandis que l’argent s’amenuise, fait défaut rapidement et abandonne l’obligeance elle-même, en telle sorte que plus nombreux sont ceux à qui tu as voulu distribuer, moins nombreux sont ceux que tu aides — et que souvent te manque ce que tu as pensé devoir donner à un autre. Quant à l’alliance du conseil et de l’action, plus nombreux sont ceux sur qui s’en répand l’effet, plus elle demeure surabondante, et le courant en revient à sa source. En effet la fécondité de la prudence reflue sur elle-même et, plus nombreux sont ceux pour qui elle a coulé, plus devient efficace tout ce qui en reste.

XVI §

Il est donc clair qu’il doit y avoir une mesure de la générosité pour que la bienfaisance ne devienne pas inutile. Il faut qu’on s’en tienne à la modération, les prêtres surtout, afin qu’ils ne distribuent pas par esprit de vanité, mais par esprit de justice. Nulle part en effet n’existe plus grande avidité de la demande : les gens viennent en bonne santé, viennent sans avoir aucune raison, si ce n’est celle d’errer, et veulent épuiser les secours destinés aux pauvres, réduire à rien la dépense en leur faveur, et non contents de peu, ils réclament davantage, cherchant à obtenir, par l’étalage de leurs vêtements, un appui à leur requête et, par la simulation sur leurs origines, marchandant des accroissements de gains. Si l’on accorde aisément confiance à ces gens, l’on vide rapidement, au détriment de l’entretien des pauvres, les réserves de l’avenir. Qu’il y ait une mesure de la bienfaisance afin que ces gens ne se retirent pas sans rien et que la subsistance des pauvres ne passe pas en profits d’escrocs. Que l’on use d’une pondération telle que l’on ne néglige pas le sens de l’humain et que l’on n’abandonne pas la misère.

La plupart simulent des dettes : qu’il y ait une enquête sur la vérité. Se plaignent-ils d’avoir été dépouillés par suite de brigandages : que le dommage en fasse foi ou bien la connaissance de la personne afin qu’on l’aide plus volontiers. Il faut faire profiter les excommuniés, de la dépense de la charité, si le moyen de se nourrir leur fait défaut. Et ainsi celui qui observe la mesure n’est chiche pour personne, mais large pour tous. Nous ne devons pas en effet prêter nos seules oreilles pour écouter les voix de ceux qui sollicitent, mais aussi tourner les yeux pour regarder les misères. Pour celui qui agit bien, l’infirmité crie plus fort que la voix du pauvre. Il ne peut se faire en vérité que l’indiscrétion des braillards n’arrache davantage ; toutefois que la place ne soit pas toujours faite à l’effronterie. Il faut voir celui qui ne te voit pas, rechercher celui qui rougit d’être vu. Que celui-là aussi qui est enfermé en prison accoure à ta pensée, que celui qui est atteint par la maladie trouve un écho dans ton âme, lui qui ne peut le trouver dans tes oreilles.

Plus le peuple t’aura vu agir, davantage il t’aimera. Je sais que la plupart des prêtres qui ont plus donné, ont plus été dans l’abondance, parce que quiconque voit quelqu’un qui agit bien lui apporte, à lui précisément, ce qu’il distribuera par devoir de sa charge, en étant certain que son geste de miséricorde arrive jusqu’au pauvre : personne en effet ne veut que sa contribution profite à tout autre qu’au pauvre. Car s’il voit quelque administrateur, ou bien donner sans mesure, ou bien trop garder, l’une et l’autre conduite lui déplaît : soit qu’en distributions excessives, il dissipe les fruits de la peine d’autrui, ou qu’il les amasse en trésors. Ainsi donc, de même qu’il faut tenir la mesure de la générosité, de même faut-il aussi donner de l’éperon. La plupart du temps, il faut, semble-t-il, appliquer la mesure dans l’intention de pouvoir faire, tous les jours, ce bien que tu fais, et dans l’intention de ne pas enlever à la misère ce que tu as accordé à la prodigalité ; il faut donner de l’éperon pour ce motif que l’argent est d’une meilleure efficacité dans la nourriture d’un pauvre, que dans le trésor d’un riche. Garde-toi d’enfermer à l’intérieur de ta cassette le salut des indigents et d’ensevelir, comme en un tombeau, la vie des pauvres.

Joseph aurait pu faire don de toutes les ressources de l’Égypte et prodiguer les trésors royaux. Toutefois il ne voulut pas apparaître prodigue du bien d’autrui : il préféra vendre le blé plutôt qu’en faire don à ceux qui avaient faim, car s’il avait fait don à quelques-uns, il aurait manqué aux plus nombreux. Il adopta cette générosité afin d’avoir par là en abondance pour tous. Il ouvrit les greniers pour que tous achetassent un supplément de blé, afin d’éviter qu’en recevant gratuitement, ils n’abandonnassent la culture des terres, parce que celui qui use du bien d’autrui, délaisse le sien propre.

C’est pourquoi il amassa d’abord l’argent de tous, puis tout le reste du cheptel ; il acquit enfin, pour le compte du roi, les droits des terres, non pour les dépouiller tous de leur bien, mais pour assurer un bien public, établir un impôt afin par là qu’ils puissent posséder plus sûrement leurs biens. Et cela fut agréé de telle sorte par tous ceux à qui il avait acheté leurs terres, qu’ils n’y voyaient pas la vente de leur droit, mais la rançon de leur salut. Ils dirent finalement : « Tu nous as rendus à la vie, nous avons trouvé grâce aux yeux de notre maître. » De fait, en ce qui concerne leur propriété, ils n’avaient rien abandonné, eux qui en retour avaient reçu un droit ; et en ce qui concerne leur intérêt, ils n’avaient rien perdu, eux qui avaient acquis la durabilité.

Ô le grand homme qui n’a pas recherché la gloire temporaire d’une générosité prodigue, mais a établi l’avantage durable de la prévoyance. Il fit en sorte en effet que les populations s’aidassent de leurs propres impôts et que, pas même en temps de misère, elles n’attendissent des secours étrangers. Mieux valait en effet apporter quelque chose de ses récoltes que de tout abandonner de son droit. Il fixa au cinquième la contribution, se montrant à la fois fort pénétrant dans la prévoyance et fort généreux dans l’imposition. Finalement l’Égypte ne subit jamais, dans la suite, famine de ce genre.

De quelle façon remarquable en outre il comprit les choses à venir ! Tout d’abord avec quelle ingéniosité, interprète du songe du roi, il exprima la vérité ! Le premier songe du roi était celui-ci : Sept vaches remontaient du fleuve, belles à voir, le corps bien nourri, et paissaient au bord du fleuve. D’autres aussi, génisses laides à voir, le corps amaigri, à la suite de ces vaches remontaient du fleuve et paissaient auprès d’elles sur le bord même de la rive ; et il vit ces génisses chétives et étiques dévorer celles qui l’emportaient par leur corpulence et leur beauté. Et le second songe était celui-ci : Sept épis bien nourris, de premier choix et de qualité, sortaient de terre et à leur suite sept épis étiques, versés par le vent et moisis, tentaient de s’adjoindre aux premiers ; et il vit que les épis vides et chétifs dévorèrent les épis florissants et pleins.

Ce songe, le saint Joseph l’expliqua ainsi, à partir de l’idée que les sept vaches étaient sept années et les sept épis, de la même manière, sept années, en tirant son interprétation des périodes de la mise bas et de la récolte : en effet la mise-bas de la vache représente une année, et la récolte de la moisson achève une année entière. Et ces vaches remontaient du fleuve pour cette raison que les jours, les années et les périodes passent à la manière des fleuves et coulent rapidement. C’est pourquoi il déclare que sept premières années de terre productive viendront, fertiles et fécondes ; mais qu’à leur suite, sept autres années viendront, stériles et infécondes, dont la stérilité s’approprierait l’abondance des précédentes. Et en vue de cela, il donna l’avertissement qu’il fallait pourvoir à amasser, au cours des années particulièrement productives, une réserve de blé qui pût subvenir au dénuement de l’infécondité à venir.

Qu’admirerais-je d’abord ? L’intelligence avec laquelle, en soi-même, il pénétra le fond de la vérité, ou bien la sagesse avec laquelle il pourvut à une misère si rigoureuse et si durable, ou bien sa vigilance et sa justice : avec la première, au prix d’une charge tellement lourde pour lui, il assembla des approvisionnements si considérables, et avec la seconde, il maintint l’égalité parmi tous ! Car que dirais-je de sa grandeur d’âme ? Vendu par ses frères pour la servitude, il ne rendit pas l’outrage mais repoussa leur famine. Que dire de sa douceur ? Il réclama la présence de son frère bienaimé en usant d’une pieuse tromperie : il fit adroitement simuler un vol, et déclara ce frère coupable du larcin, afin de le retenir comme otage de sa faveur.

Aussi est-ce à juste titre que son père lui dit : « C’est un fils qui a grandi, mon fils Joseph, un fils qui a grandi, mon fils, un zélé mon fils plus jeune… Mon Dieu t’a aidé et t’a béni de la bénédiction du ciel, bénédiction d’en haut, de la bénédiction de la terre, terre qui contient toutes choses, à cause des bénédictions de ton père et de ta mère. Il l’a emporté sur les bénédictions des montagnes qui durent, et sur les désirs des collines éternelles. » Et dans le Deutéronome : « Toi qui apparus, dit-il, dans le buisson, puisses-tu venir sur la tête de Joseph et sur son crâne. Il est en honneur parmi ses frères : sa beauté est celle du premier-né du taureau, ses cornes sont cornes du rhinocéros ; sur ces cornes il dispersera les nations, d’un coup, jusqu’à l’extrémité de la terre. À lui les dix mille d’Éphraïm, à lui les milliers de Manassé. »

XVII §

Aussi celui qui veut donner conseil à autrui doit être tel qu’il fournisse en lui-même, aux autres, un modèle pour « l’exemple des bonnes œuvres, dans sa doctrine, dans sa chasteté, dans son sérieux », que sa conversation soit salutaire et irréprochable, son conseil utile, sa vie belle et son avis convenable.

Tel était Paul, qui donnait conseil aux vierges et enseignement aux prêtres, qu’il nous fournissait, en lui-même d’abord, un modèle à imiter. C’est pourquoi il savait aussi s’humilier, comme le sut également Joseph qui, issu de la plus haute race des patriarches, n’ayant pas refusé une indigne servitude, la pratiquait par ses services et l’illustrait par ses vertus. Il sut s’humilier lui qui souffrit et un vendeur et un acheteur et appelait ce dernier son seigneur. Écoute-le qui s’humilie : « S’il est vrai que mon seigneur, à cause de sa confiance en moi, ne sait rien de ce qui se passe en sa maison, et qu’il a remis entre mes mains tout ce qu’il a, et que rien ne m’a été interdit que toi, parce que tu es sa femme, comment ferai-je cette mauvaise action et pécherai-je devant le Seigneur ? » Parole pleine d’humilité, pleine de chasteté : d’humilité parce qu’il rendait honneur à son seigneur, parce qu’il lui témoignait de la gratitude ; pleine aussi de chasteté parce qu’il regardait comme un grave péché de se souiller par un crime honteux.

Tel doit donc être le conseiller, qu’il n’ait rien d’obscur, rien de trompeur, rien de feint, qui récuse sa vie et son caractère, rien de malhonnête et de malveillant, qui éloigne les consultants. Autres sont en effet les choses que l’on fuit, autres celles que l’on méprise. Nous fuyons celles qui peuvent nuire, qui, par perfidie, peuvent se tourner en dommage, par exemple si celui que l’on consulte est d’une loyauté douteuse et avide de richesse, en sorte qu’il puisse changer pour de l’argent ; s’il est injuste, on fuit cet homme et on l’évite. Quant à celui qui est jouisseur, intempérant, fût-il exempt de fraude, il est toutefois cupide, et fort désireux de gain honteux, on méprise cet homme. Quel exemple en effet de savoir-faire, quel fruit de son travail peut-il produire, quel soin et quelle attention peut-il accueillir en son âme, celui qui s’est abandonné à l’indolence et à la paresse ?

Aussi l’homme de bon conseil dit-il : « Pour moi, en effet, j’ai appris à me trouver satisfait dans les conditions où je me trouve. » Il savait « en effet que la cupidité est la racine de tous les maux », et pour cette raison il se trouvait content de son avoir, ne recherchait pas celui d’autrui. J’ai assez, dit-il, de ce que j’ai : soit que j’aie peu, soit que j’aie beaucoup, c’est beaucoup pour moi. Il semble qu’il faille dire quelque chose de plus net. Il s’est servi d’un mot significatif : Je me suffis, dit-il, dans l’état où je me trouve, c’est-à-dire je ne manque ni n’abonde. Je ne manque pas parce que je ne cherche rien de plus, je n’abonde pas parce que je ne possède pas seulement pour moi mais pour un plus grand nombre. Cela pour l’argent.

Au reste, on peut dire de toutes choses, que lui suffisaient celles qu’il avait présentement, c’est-à-dire qu’il ne désirait pas plus grand honneur ni hommages plus abondants — n’étant pas avide d’une gloire sans mesure — ou ne recherchait pas indûment la faveur, mais il espérait — endurant à la peine, assuré de son mérite — la fin du combat qu’il devait mener. « Je sais aussi, dit-il, m’humilier. » Ce n’est donc pas l’humilité inconsciente qui fait l’objet de l’éloge, mais celle qui comporte la modération et la connaissance de soi. Il y a en effet l’humilité de la crainte, il y a l’humilité de l’inexpérience et de l’ignorance ; et c’est pourquoi l’Écriture dit : « Et il sauvera les humbles en esprit. » Paul a donc dit de façon remarquable : « Je sais aussi m’humilier », c’est-à-dire, je sais dans quel lieu, en quelle mesure, en quelle limite, dans quel devoir, dans quelle fonction. Le Pharisien ne sut pas s’humilier, aussi a-t-il été rejeté ; le publicain le sut, aussi a-t-il été justifié.

Paul savait aussi être dans l’abondance parce qu’il avait l’âme riche, même s’il n’avait pas le trésor d’un riche. Il savait être dans l’abondance, lui qui ne cherchait pas le don d’argent, mais recherchait le fruit de grâce. Nous pouvons aussi de cette manière, comprendre qu’il savait être dans l’abondance, lui qui pouvait dire : « Notre bouche parle librement devant vous, ô Corinthiens, notre cœur s’est largement ouvert. »

« En toutes circonstances, il était formé à la fois à se rassasier et à avoir faim. » Bienheureux lui qui savait se rassasier dans le Christ. Il n’est donc pas corporel mais spirituel ce rassasiement qu’opéré la connaissance. Et c’est à juste titre qu’on a besoin de la connaissance, car : « L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole de Dieu. » Ainsi donc lui qui, de cette manière, savait se rassasier et, de cette manière, avoir faim, savait, en telle sorte qu’il cherchait toujours du nouveau, avait faim de Dieu et avait soif du Seigneur. Il savait avoir faim lui qui savait que les affamés mangeront ; il savait et pouvait être dans l’abondance, lui qui n’avait rien et possédait tout.

XVIII §

C’est ainsi que la justice recommande de façon particulière les hommes qui président à quelque fonction, et qu’à l’inverse l’iniquité les dessert et se retourne contre eux. L’Écriture nous en offre un exemple dans ce récit : alors que le peuple d’Israël, après la mort de Salomon, avait prié son fils Roboam de soulager leurs épaules du poids d’une dure servitude et d’adoucir la rigueur du gouvernement de son père, Roboam, méprisant l’avis des anciens, donna sur le conseil de jeunes gens, cette réponse qu’il ajouterait une charge au joug imposé par son père et qu’il changerait les peines légères en lourdes peines.

Mais, exaspérées par cette réponse, les populations répondirent : « Nous n’avons pas de part avec David ni d’héritage parmi les fils de Jessé. Retourne à tes tentes, chacun chez soi, Israël », parce que cet homme ne deviendra pour nous ni roi ni chef. Aussi, délaissé et abandonné par le peuple, est-ce à peine de deux tribus — en considération du mérite de David — qu’il put avoir la compagnie.

Il est donc évident que l’équité consolide les empires et que l’injustice les désagrège. De fait, comment la méchanceté peut-elle posséder un royaume, elle qui ne peut pas gouverner même une seule famille de particuliers ? Ainsi donc la plus grande obligeance est nécessaire afin que nous sauvegardions non seulement les pouvoirs publics, mais aussi les droits des particuliers. La bienveillance aide considérablement, elle qui s’applique à entourer tous les hommes de bienfaits, à les vaincre par des devoirs accomplis à leur égard, à les engager par la reconnaissance.

XIX §

L’affabilité de la conversation également, nous l’avons dit, a une importance considérable pour gagner la reconnaissance. Mais nous voulons cette affabilité sincère et mesurée, sans aucune flatterie, afin que la flatterie de la conversation ne disconvienne pas à la simplicité et à la vérité de l’entretien : nous devons être un modèle en effet pour tous les autres, non seulement dans l’action, mais encore dans la conversation, dans la chasteté et la foi. Soyons tels que nous voulons qu’on nous considère, et découvrons notre état d’âme tel que nous l’éprouvons. Et ne disons pas dans notre cœur une parole injuste que nous penserions cachée par le silence, car il entend les paroles dites en cachette, celui qui a fait les choses cachées, et il connaît les secrets du cœur, celui qui a infusé au cœur le sentiment. Par conséquent, établis pour ainsi dire sous les yeux du juge, pensons que tout ce que nous faisons est placé en pleine lumière pour être montré à tous.

XX §

Ainsi, il est du plus grand profit pour chacun de se joindre aux gens de bien. Pour les jeunes gens aussi, il est utile de suivre des hommes illustres et sages, car « celui qui rencontre les sages est un sage, tandis que celui qui s’attache aux insensés est reconnu pour un insensé ». Et ainsi le profit est très grand, à la fois au titre de l’enseignement reçu et au titre de l’attestation d’honnêteté. Les jeunes gens montrent en effet qu’ils sont imitateurs de ceux auxquels ils s’attachent, et l’opinion s’accrédite qu’ils ont pris dans leur conduite la ressemblance de ceux avec qui, à la satisfaction de leur désir, ils ont vécu.

De là vient la grandeur de Josué, fils de Navé, que son union avec Moïse, non seulement l’introduisit dans la science de la Loi, mais encore le sanctifia dans la grâce. Ainsi, alors qu’on voyait, descendue sur la tente de Moïse, la majesté du Seigneur resplendir de l’éclat de la divine présence, Josué était seul dans la tente. Moïse parlait avec Dieu, mais Josué était également couvert par la nuée sacrée. Les prêtres et le peuple se tenaient en bas, mais Josué, accompagnant Moïse, faisait l’ascension pour recevoir la Loi. Tout le peuple était à l’intérieur du camp, mais Josué était en dehors du camp, dans la tente de l’alliance. Lorsque la colonne de nuée descendait et parlait avec Moïse, il se tenait auprès, comme un fidèle serviteur, et le jeune homme ne sortait pas de la tente, tandis que les anciens placés au loin tremblaient devant les prodiges de Dieu.

Partout donc, au milieu d’œuvres merveilleuses et de mystères vénérables, il se tenait inséparablement attaché au saint Moïse. Aussi arriva-t-il que celui qui avait été le compagnon de sa vie, devint l’héritier de son pouvoir. À juste titre, l’homme devint tel qu’il retint le cours des fleuves, dit : que le soleil s’arrête, et il s’arrêta — que le soleil, pour ainsi dire spectateur de sa victoire, retarda la nuit et prolongea le jour — quoi ? chose qui fut refusée à Moïse, que lui seul fut choisi pour faire entrer le peuple dans la terre de la promesse. Grand homme par les miracles de sa foi, grand par ses triomphes. Les œuvres de Moïse furent plus majestueuses, mais celles de Josué plus profitables. L’un et l’autre donc, soutenus par la grâce divine, avancèrent au-delà de la condition humaine : le premier commanda à la mer, le second au ciel.

Belle est donc l’union des anciens et des jeunes gens. Les uns ont le rôle du témoignage, les autres celui du réconfort ; les uns celui de l’enseignement, les autres celui de l’agrément. Je ne retiens pas que Loth, tout jeune homme, s’attacha à Abraham, même quand il partit, de peur que d’aventure on ne considère que cela fut davantage le fait de la parenté et d’un lien inévitable plutôt que volontaire. Que dire d’Élie et d’Élisée ? Bien que l’Écriture n’ait pas indiqué de façon expresse qu’Élisée était jeune, cependant nous apercevons et constatons qu’il était assez jeune. Dans les Actes des apôtres, Barnabé s’attacha Marc, Paul Silas, Paul Timothée, Paul Tite.

Mais, d’après les exemples précédents, nous voyons que les devoirs se trouvaient répartis, en telle sorte que les anciens se distinguaient par le conseil et les jeunes par le service. La plupart du temps en outre, semblables par les vertus, mais dissemblables par les âges, ils trouvent plaisir à l’union entre eux, comme y trouvaient plaisir Pierre et Jean. De fait, nous lisons dans l’Évangile et de son propre aveu, que Jean était un jeune homme, bien que par les mérites et la sagesse il ne le cédât à aucun des anciens ; il y avait en effet en lui la vieillesse vénérable de la conduite et la prudence des cheveux blancs. La vie sans tache en effet paie le prix d’une bonne vieillesse.

XXI §

Ceci aide également au progrès d’une bonne réputation, de soustraire le faible aux mains du puissant, d’arracher à la mort le condamné ; pour autant qu’on puisse le faire sans trouble, de peur que nous n’apparaissions agir en vue de la gloriole plutôt que de la miséricorde, et infliger de graves blessures dans notre désir d’en soigner de légères. Si tu as libéré un homme écrasé par la force d’un puissant et accablé par une cabale plutôt que pour le salaire de son crime, c’est alors que le témoignage d’une excellente réputation s’affermit.

La plupart des gens trouvent une recommandation aussi dans l’hospitalité. C’est en effet une forme publique d’humanité que l’étranger ne soit pas privé d’une maison qui l’accueille, qu’il soit reçu comme il se doit, que la porte soit ouverte à qui arrive. Il est tout à fait convenable au jugement de tout le monde que les étrangers soient reçus avec honneur, qu’ils ne manquent pas de l’agrément d’une table accueillante, qu’ils rencontrent les devoirs de la générosité, que soit guettée l’arrivée des hôtes.

C’est ce qui fut imputé à l’éloge d’Abraham qui surveillait devant sa porte, de peur que par hasard quelque étranger ne passât outre, et montait attentivement la garde afin d’aller à la rencontre de l’hôte, de le prévenir, de le prier de ne pas aller au-delà, en disant : « Seigneur, si j’ai trouvé grâce auprès de toi, ne passe pas devant ton serviteur sans t’arrêter. » Et à cause de cela, pour prix de son hospitalité, il reçut la récompense d’une postérité.

Loth aussi, son neveu, qui lui était très proche, non seulement par la famille mais encore par la vertu, en raison de son sens de l’hospitalité détourna de lui et des siens les châtiments des habitants de Sodome.

Il convient donc d’être hospitalier, obligeant, juste, sans convoitise du bien d’autrui ; bien plus, de céder quelque chose de son droit, si l’on a été provoqué, plutôt que de heurter les droits d’autrui ; il convient de fuir les procès, de se détourner des querelles, d’acquérir à ce prix la concorde et l’agrément de la tranquillité. Car pour un homme de bien, abandonner quelque chose de son droit, ne représente pas seulement de la générosité, mais encore la plupart du temps un avantage : tout d’abord être exempt de la dépense d’un procès n’est pas un gain médiocre, ensuite s’ajoute au bénéfice ce par quoi s’accroît l’amitié d’où naissent les plus nombreux avantages. Et ces choses, pour celui qui néglige quelques droits en un temps, seront ensuite bénéfiques.

Or dans les devoirs de l’hospitalité, c’est à l’égard de tous assurément qu’il faut faire preuve d’humanité, mais il faut accorder aux justes davantage de marques d’honneur : « Quiconque en effet a reçu le juste à titre de juste, recevra la récompense du juste » comme l’a proclamé le Seigneur. Or si grand est aux yeux de Dieu l’agrément de l’hospitalité que pas même une boisson d’eau froide n’est privée des récompenses de la rétribution. Tu vois qu’Abraham reçut Dieu en qualité d’hôte, tandis qu’il recherchait des hôtes. Tu vois que Loth reçut des anges. D’où sais-tu, toi aussi, que tu ne reçois pas le Christ quand tu reçois un homme ? Il est possible que le Christ soit dans l’hôte, puisque le Christ est dans le pauvre, comme lui-même le dit : « J’étais en prison et vous êtes venus à moi, j’étais nu et vous m’avez couvert. » C’est donc une douce chose, de rechercher non pas l’argent mais l’agrément. Or depuis longtemps ce mal s’est infiltré dans l’âme des hommes : l’argent est en honneur et les cœurs humains sont pris par l’admiration de la richesse. Aussi l’avarice s’est-elle introduite comme une sorte de sécheresse dans les devoirs de bonté, en telle sorte que les hommes tiennent pour un dommage tout ce qu’on dépense de plus que d’ordinaire. Mais sur ce point aussi, à l’encontre de l’avarice, afin qu’elle ne puisse constituer un empêchement, l’Écriture vénérable et prévoyante dit que : « Meilleure est l’hospitalité qui offre des légumes… » et ensuite : « Meilleur est le pain offert avec douceur, dans la paix. » En effet l’Écriture ne nous enseigne pas d’être prodigues, mais généreux.

Il est de fait deux genres de largesse : l’un est celui de la générosité, l’autre celui de la prodigalité débordante.

Il est généreux d’offrir l’hospitalité, de vêtir qui est nu, de racheter les captifs, d’aider par sa dépense ceux qui sont démunis ; c’est prodigalité de se répandre en festins somptueux avec grande abondance de vins ; aussi as-tu lu : « Le vin est prodigue et l’ivresse injurieuse. » C’est prodigalité d’épuiser ses propres ressources pour gagner la faveur du peuple, ce que font ceux qui dilapident leur patrimoine en jeux de cirque ou même de théâtre, en spectacles de gladiateurs ou encore en chasses, afin de l’emporter sur la célébrité de leurs prédécesseurs ; or tout ce qu’ils font est vain, puisqu’il ne convient pas de manquer de mesure, même par des dépenses faites pour de bonnes entreprises.

Belle générosité que de garder la mesure à l’égard aussi des pauvres eux-mêmes, afin d’avoir des ressources pour un plus grand nombre ; de ne pas répandre sans limite, pour gagner la faveur. Tout ce qui procède d’une intention pure et sincère, c’est cela qui est convenable : ne pas entreprendre des constructions superflues, mais ne pas omettre les nécessaires.

Et il convient surtout au prêtre, d’orner le temple de Dieu d’une beauté conforme au lieu, afin que la demeure du Seigneur resplendisse aussi de cette parure ; de multiplier les frais convenables pour la pratique de la miséricorde ; de dispenser, autant qu’il faut, aux étrangers, des dons non pas superflus mais appropriés, non pas surabondants mais conformes au sens de l’humain ; il évitera, par la dépense pour les pauvres, de rechercher pour soi la reconnaissance d’autrui ; de se montrer trop serré à l’égard des clercs ou trop complaisant. L’un de ces comportements est inhumain, l’autre prodigue : que la dépense soit insuffisante pour le besoin de ceux que l’on doit retenir à l’écart de la vile poursuite des affaires commerciales, ou que la dépense en vienne au coulage pour la jouissance.

XXII §

Bien plus, dans les paroles elles-mêmes et dans les préceptes, il convient qu’il y ait une mesure, de peur que n’apparaisse trop de relâchement ou trop de sévérité. La plupart des gens en effet préfèrent se montrer plus relâchés pour paraître bons, mais il est certain que rien de simulé et de feint n’appartient à une vertu sévère, bien plus, ne connaît, d’ordinaire, une longue durée : au début, cela éclot, mais avec le temps qui passe, comme petite fleur, cela se disperse et s’anéantit, tandis que ce qui est vrai et sincère s’affermit sur une racine profonde.

Et afin, par des exemples de notre affirmation, de démontrer que ce qui est simulé ne peut être de longue durée, mais que, verdoyant en quelque sorte pour un temps, cela peut tomber rapidement, présentons un seul modèle de simulation et de tromperie, en faisant appel à cette famille dont nous avons tiré pour nous de très nombreux exemples afin de progresser dans la vertu.

Absalon était fils du roi David, supérieur par son charme, exceptionnel par sa beauté, remarquable par sa jeunesse ; en telle sorte qu’on ne trouvait pas un homme semblable en Israël, qui fût sans tache, de la plante des pieds au sommet de la tête. Celui-ci se donna chars et chevaux, et cinquante hommes pour courir en avant de lui. Il se levait à la pointe du jour, et se tenait debout devant la porte, sur le chemin, et s’il avait remarqué quelqu’un qui réclamait les jugements du roi, il s’approchait de lui en disant : « De quelle cité es-tu ? » L’homme répondait : « je suis de l’une des tribus d’Israël, et ton serviteur ». Absalon reprenait : « Tes paroles sont bonnes et droites, et le roi ne t’a donné personne pour t’entendre. Qui m’établira juge ? Qui que ce soit qui viendra auprès de moi, à quiconque un jugement aura été nécessaire, je lui rendrai justice. » Par de tels propos il gagnait les hommes un par un. Et quand ils s’approchaient pour se prosterner devant lui, il étendait les mains, les saisissait et les embrassait. C’est ainsi qu’il retourna en sa faveur les cœurs de tous, les flatteries de cette sorte atteignant la sensibilité du fond du cœur.

Mais ces gens choyés et ambitieux prirent parti pour ce qui était, temporairement, honorifique, aimable et agréable ; dès que s’écoula un petit délai que le prophète, prévoyant toutes choses, estima devoir interposer en cédant quelque temps, ils ne purent le supporter et tenir. Finalement, ne doutant pas de la victoire, David recommandait son fils à ceux qui allaient combattre pour qu’ils l’épargnassent. Et c’est la raison pour laquelle il préféra ne pas participer au combat pour ne pas même paraître retourner ses armes contre un criminel sans doute, mais qui cependant était son fils.

Il est donc clair que sont durables et solides les entreprises qui sont vraies et qui sont organisées loyalement plutôt que par ruse ; quant à celles qui ont été préparées par simulation et par flatterie, elles ne peuvent persister longtemps.

XXIII §

Qui donc peut croire fidèles à sa personne, ou bien ceux qu’on acquiert à l’obéissance à prix d’argent, ou bien ceux qu’on y convie par la flatterie ? De fait, les premiers veulent se vendre fréquemment, et les seconds ne peuvent supporter les rudes commandements ; la moindre petite flatterie les séduit facilement, mais si tu les as piqués d’un mot, ils murmurent, abandonnent, s’en vont hostiles, quittent avec indignation : ils aiment mieux commander qu’obéir ; ils pensent que doivent leur être soumis, comme s’ils étaient assujettis par un bienfait, ceux qu’ils devraient tenir pour leurs chefs.

Qui donc peut estimer fidèles à sa personne, ceux qu’il a cru devoir s’attacher ou par l’argent ou par la flagornerie ? De fait, celui qui a reçu de l’argent, se juge sans valeur et méprisé, s’il n’est souvent acheté : aussi attend-il fréquemment le prix de sa vente ; et celui qui se voit entouré de supplications, veut toujours être sollicité.

XXIV §

Ainsi donc c’est avec de bonnes actions et avec pureté d’intention qu’il faut, je pense, tendre aux honneurs et surtout aux honneurs dans l’Église, sans qu’il se trouve ni prétention hautaine, ou négligence complaisante, ni aspiration honteuse et ambition inconvenante. La simplicité toute droite du cœur suffit abondamment à tout, et se recommande assez elle-même.

Mais dans la fonction même il ne convient, ni que la sévérité soit dure, ni la complaisance excessive, afin que nous ne paraissions pas exercer une magistrature, ou ne pas remplir du tout le devoir de la charge reçue.

Il faut aussi s’efforcer de lier par des bienfaits et des devoirs accomplis, le plus grand nombre de gens, et de conserver la reconnaissance acquise, de peur qu’à bon droit ne deviennent oublieux du bienfait ceux qui s’affligent d’avoir été blessés gravement ; souvent en effet l’expérience le montre : ceux que tu as entourés de ta faveur ou comblés par quelque dignité supérieure, tu te les aliènes si, de façon imméritée, tu juges devoir préposer quelqu’un d’autre à cette dignité. Mais il convient aussi que l’évêque porte attention à ses bienfaits ou à ses jugements, afin de sauvegarder l’équité, et qu’il soit déférent à l’égard du prêtre ou du ministre, comme à l’égard d’un proche.

Et il ne faut pas que ceux-ci, parce qu’une fois ils ont été approuvés, soient hautains, mais que plutôt, en se souvenant de la faveur reçue, ils gardent l’humilité ; et il ne faut pas que l’évêque s’offense si un prêtre, ou un ministre, ou quelqu’un du clergé, pour la miséricorde, ou le jeûne, ou la chasteté, ou l’enseignement et la lecture, augmente l’estime qu’on a de lui. La reconnaissance de l’Église en effet est la louange du maître. C’est un bien que l’œuvre de quelqu’un soit vantée, à condition toutefois que cela se fasse sans aucun désir d’ostentation. Que chacun en effet soit loué par les lèvres des voisins et non par sa propre bouche, et qu’il soit recommandé par ses œuvres et non par ses désirs.

Au reste, si quelqu’un n’obéit pas à l’évêque, il cherche à s’élever et à se mettre en valeur, à éclipser les mérites de l’évêque par une imitation prétentieuse de l’enseignement, ou de l’humilité ou de la miséricorde ; par ces comportements il est en dehors de la voie de la vérité, il s’enorgueillit : en effet, la règle de la vérité est que tu ne fasse rien de trompeur en vue de te recommander toi-même pour abaisser un autre, et si tu as quelque chose de bon, que tu ne l’utilises pas pour le détriment et la critique d’autrui.

Ne défends pas le malhonnête et ne pense pas à confier les choses saintes à un indigne, et à l’inverse, ne poursuis pas et n’attaque pas celui dont tu n’as pas découvert la faute. Car alors que chez tous les hommes l’injustice est vite choquante, elle l’est au plus haut point dans l’Église, où il faut que réside l’équité, où il convient que l’on maintienne l’égalité, et afin que l’homme plus puissant ne réclame rien pour lui, que l’homme plus riche ne s’approprie rien de plus — en effet, qu’il s’agisse du pauvre ou qu’il s’agisse du riche, ils sont un dans le Christ — que l’homme plus saint ne s’arroge rien de plus : il sied en effet que lui-même soit plus humble.

Mais ne faisons pas acception de la personne d’autrui dans un jugement : que la faveur soit absente, que les mérites de la cause décident. Rien ne grève à ce point la réputation, bien plus la confiance, que si, en jugeant, l’on abandonne au puissant la cause du petit, ou si l’on accuse le pauvre qui est innocent, tandis que l’on disculpe le riche, coupable d’une faute. Assurément, le genre humain est porté à favoriser les hommes qui sont plus honorés, de peur qu’ils ne s’estiment offensés, de peur que déboutés, ils ne s’affligent. Mais d’abord, si tu redoutes une disgrâce, n’accepte pas de juger ; si tu es prêtre ou si tu es quelqu’un d’autre, ne provoque pas. Il t’est permis de garder le silence dans une affaire qui n’est que pécuniaire, bien qu’il appartienne à la constance de soutenir l’équité. Mais dans la cause de Dieu, là où la communion de l’Église est en péril, même fermer les yeux n’est pas un péché léger.

XXV §

Or quel profit as-tu à favoriser le riche ? N’est-ce pas parce qu’il récompense plus rapidement celui qui l’aime ? Nous favorisons en effet plus fréquemment ceux dont nous attendons la réciprocité d’une faveur en retour. Mais il convient d’autant plus de nous intéresser au faible et au pauvre, que, à la place de celui qui ne possède pas, c’est du Seigneur Jésus que nous attendons la récompense ; or ce Jésus a fait connaître, sous l’image d’un festin, la norme générale des vertus, à savoir que nous accordions de préférence nos bienfaits à ceux qui ne pourraient nous les rendre, lorsqu’il estime qu’il faut inviter au festin et au banquet, non pas ceux qui sont riches, mais les pauvres. En effet les riches paraissent être priés au festin afin qu’eux-mêmes aussi nous le rendent, tandis que les pauvres, parce qu’ils n’ont pas de quoi donner en retour, quand ils ont reçu, font que le Seigneur est celui qui nous rend, lui qui s’est offert pour être l’obligé à la place du pauvre.

C’est également par rapport à l’intérêt temporel lui-même, que le don d’un bienfait, accompli à l’intention des pauvres plutôt qu’à celle des riches, est plus avantageux ; car le riche dédaigne un bienfait et il a honte d’être redevable d’une faveur. Bien plus, ce qui lui a été donné, il l’attribue à ses mérites : il pense qu’il l’a reçu comme un dû, ou bien qu’il lui a été accordé pour cette raison que celui qui l’a accordé, a supputé que le riche devrait lui rendre avec plus d’abondance. Ainsi en recevant un bienfait, par le fait même qu’ils l’ont reçu, les riches considèrent avoir accordé plutôt qu’avoir reçu. Tandis que le pauvre, bien qu’il n’ait pas de quoi rendre de l’argent, apporte en retour sa gratitude. Ce faisant, il est certain qu’il rend plus qu’il n’a reçu : la dette d’argent en effet s’acquitte avec du numéraire, mais la gratitude ne s’épuise jamais. En rendant, la dette d’argent s’éteint, tandis que la reconnaissance, et en gardant s’acquitte, et en acquittant se conserve. Enfin, chose que le riche évite, le pauvre avoue qu’il se sent lié par une dette ; il pense qu’on lui est venu en aide et non pas qu’on lui a rendu hommage. Il juge que ses enfants lui ont été remis, que la vie lui a été rendue, que sa famille a été sauvée. Combien donc vaut-il mieux placer un bienfait chez de bonnes gens que chez des ingrats !

C’est pourquoi le Seigneur dit à ses disciples : « Ne possédez ni or ni argent ni monnaie. » Par cette parole comme avec une faux, il coupa la cupidité qui proliférait dans les cœurs des hommes. Pierre aussi, au boiteux que l’on portait depuis sa naissance, déclara : « Je n’ai ni argent ni or, mais ce que j’ai, je te le donne. Au nom de Jésus-Christ de Nazareth, lève-toi et marche ». Aussi il ne lui donna pas de monnaie, mais il lui donna la santé. Combien vaut-il mieux tenir le salut sans monnaie que la monnaie sans le salut. Le boiteux se leva, ce qu’il n’espérait pas ; il ne reçut pas la monnaie qu’il espérait.

Mais ceci se rencontre tout juste chez les saints du Seigneur, que la richesse soit objet de mépris.

XXVI §

Au reste la conduite humaine s’est tellement fondée sur l’admiration de la richesse, que personne s’il n’est riche, n’est réputé digne d’honneur. Et cet usage n’est pas récent, mais c’est depuis longtemps, ce qui est pire, que ce vice s’est implanté dans les âmes des hommes : en effet, quand Jéricho, la grande ville, se fut écroulée au son des trompettes des prêtres et que Josué fut en possession de la victoire, il apprit que le courage du peuple avait été affaibli par la cupidité et la convoitise de l’or ; de fait, après qu’Achard eut soustrait des dépouilles de la ville en feu, une veste d’or, deux cents didrachmes d’argent et un lingot d’or, mis en présence du Seigneur, il ne put nier, mais révéla son larcin.

Ainsi donc la cupidité est ancienne et invétérée, elle qui a commencé avec les oracles eux-mêmes de la loi divine ; bien plus, c’est pour réprimer la cupidité même que la loi a été donnée. À cause de la cupidité, Balac pensa que Balarama pouvait être tenté par des récompenses, afin qu’il maudît le peuple des patriarches, et la cupidité l’eût emporté si le Seigneur n’avait pas interdit que le peuple fût tenu éloigné par une malédiction. À cause de la cupidité, Achar était tombé, il avait conduit à sa perte le peuple de nos pères. Et ainsi Josué qui put arrêter le soleil, l’empêchant d’avancer, ne put contenir la cupidité des hommes, l’empêchant de progresser. À sa voix, le soleil s’immobilisa mais la cupidité ne s’immobilisa pas. Et ainsi, le soleil se tenant immobile, Josué mena à bien son triomphe, tandis qu’avec l’avancement de la cupidité, il faillit perdre la victoire.

Eh quoi ! Le plus fort de tous les hommes, Samson, n’est-ce pas la cupidité de Dalila, une femme, qui le trompa ? Et ainsi celui qui déchira de ses mains un lion rugissant, qui, enchaîné et livré à des étrangers, tout seul, sans aucune aide, après avoir rompu ses liens, tua parmi eux un millier d’hommes, lui qui cassa des cordes de nerfs tressés, comme de tendres fils de sparte, cet homme, la tête penchée sur les genoux de la femme, amputé, perdit l’ornement de sa chevelure invincible, le privilège de sa force. L’argent se répandit dans le giron de la femme et la grâce se retira de l’homme.

Ainsi donc fatale est la cupidité, séduisant l’argent qui corrompt ceux qui en ont, mais n’aide pas ceux qui n’en ont pas. Admettons cependant que l’argent aide quelquefois l’homme, de condition inférieure pourtant et qui lui-même le désire. Que représente-t-il pour celui qui ne le désire pas, qui ne le recherche pas, qui n’a pas besoin de son secours, que son attrait ne fait pas fléchir ? Que représente-t-il pour les autres, si autre est celui, trop avide, qui a cet argent ? Est-ce que par hasard cet homme offre une plus belle vie morale parce qu’il a ce qui fait perdre, la plupart du temps, la beauté morale, parce qu’il a quelque chose à garder plutôt qu’à posséder ?

Nous possédons en effet ce dont nous usons, quant à ce qui dépasse notre usage, cela n’offre assurément pas l’avantage de la possession, mais le risque de la garde.

XXVII §

Au total nous savons que le mépris de l’argent est la norme de la justice, et pour cette raison nous devons éviter la cupidité et appliquer tout notre effort à ne rien faire jamais contre la justice, mais au contraire à la respecter dans toutes nos entreprises et œuvres.

Si nous voulons nous recommander auprès de Dieu, ayons la charité, soyons unis de cœur, observons l’humilité, estimant entre nous l’autre supérieur à soi. Telle est l’humilité : ne rien s’approprier à soi-même et estimer que l’on est inférieur. Que l’évêque se serve des clercs comme de ses propres membres, et surtout des diacres qui sont vraiment ses fils : celui qu’il aura vu apte à chaque fonction, qu’il l’y destine.

C’est avec peine que l’on ampute, dût-elle gangrenée, une partie du corps, et on la traite longtemps si l’on peut la guérir avec des médicaments ; mais si l’on ne peut pas, alors le bon médecin la retranche. Tel est l’état d’âme du bon évêque qu’il souhaite guérir les malades, éliminer les plaies qui s’étendent, en brûler quelques-unes, ne pas retrancher ; mais finalement, pour ce qui ne peut être guéri, le retrancher avec peine. En conséquence de quoi ce très beau précepte prend plus de relief, à savoir que nous considérions non pas nos intérêts, mais ceux des autres. De cette manière en effet il n’y aura rien que, soit par colère nous concédions à notre état d’âme, soit par faveur, nous accordions, au-delà de la justice, à notre volonté.

XXVIII §

C’est le plus grand stimulant de la miséricorde, que de compatir aux malheurs d’autrui, de subvenir aux besoins des autres, autant que nous le pouvons et plus parfois que nous ne le pouvons. Mieux vaut en effet fournir des prétextes d’accusation ou endurer l’hostilité en servant la miséricorde, que de montrer de la dureté ; c’est ainsi qu’une fois nous avons encouru l’hostilité pour la raison que nous avions brisé des vases sacrés afin de racheter des captifs, ce qui aurait pu déplaire aux ariens ; et que ce n’était pas tant le geste qui déplaisait que le fait qu’il y eût quelque chose qu’on pût nous reprocher. Or est-il un homme assez cruel, assez sauvage, assez insensible pour que lui déplaise qu’un être humain soit délivré de la mort, une femme des outrages des barbares, qui sont plus pénibles que la mort, que des jeunes filles ou de petits garçons ou des enfants le soient du contact des idoles auxquelles ils se souillaient par crainte de la mort ?

Or cette affaire, bien que nous ne l’ayons pas menée sans quelque raison, cependant nous l’avons exposée devant le peuple de telle sorte que nous professions et démontrions qu’il avait été beaucoup plus approprié de conserver des âmes au Seigneur que de l’or. Celui en effet qui envoya les apôtres sans or, rassembla ses églises sans or. L’Église a de l’or, non pas pour le garder, mais pour le dépenser afin de porter secours dans les nécessités. Quel besoin y a-t-il de garder ce qui n’apporte aucune aide ? Est-ce que nous ne savons pas combien d’or et d’argent les Assyriens enlevèrent du temple du Seigneur ? N’est-il pas mieux que les prêtres fassent fondre ces objets pour nourrir les pauvres, si les autres secours font défaut, plutôt qu’un ennemi sacrilège ne risque de les emporter après les avoir profanés ? Le Seigneur ne dirait-il pas : Pourquoi as-tu laissé tant de miséreux mourir de faim ? Et assurément tu avais de l’or, tu aurais pu fournir de la nourriture. Pourquoi tant de prisonniers ont-ils été emmenés en vente et, n’ayant pas été rachetés, ont été tués par l’ennemi ? Il aurait mieux valu que tu conserves les corps d’êtres vivants plutôt que des vases de métal.

À ces questions on ne pourrait pas apporter de réponse. Pourquoi en effet dirais-tu : J’ai craint que le temple de Dieu ne manquât de parure ? Le Seigneur répondrait : Les mystères sacrés ne réclament pas d’or et n’ont pas de complaisance pour l’or, eux qui ne s’achètent pas à prix d’or ; la parure des mystères est le rachat des prisonniers, Ceux-là sont en vérité des vases sacrés précieux, qui rachètent les âmes de la mort. Celui-là est le vrai trésor du Seigneur, qui effectue ce que son sang a effectué. C’est alors qu’on reconnaît le vase sacré du sang du Seigneur, quand on a vu le rachat à la fois dans le vase et dans le sang, en sorte que le calice rachète de l’ennemi ceux que le sang a rachetés du péché. Que c’est beau, quand des colonnes de prisonniers sont rachetées par l’Église, que l’on puisse dire : C’est ceux que le Christ a rachetés. Voici l’or que l’on peut approuver, voici l’or utile, voici l’or du Christ, or qui délivre de la mort, voici l’or qui rachète la pudeur, qui sauve la chasteté.

Ces hommes donc, j’ai préféré vous les remettre libres, plutôt que de conserver de l’or. Cette foule de prisonniers, cette théorie est plus brillante que la beauté des coupes. C’est à cette fonction que devait être utile l’or du Rédempteur, à savoir de racheter des hommes en péril. Je reconnais que, versé dans l’or, le sang du Christ ne l’a pas seulement fait rougir, mais encore qu’il lui a imprimé la vertu de l’œuvre divine par la fonction du rachat.

Tel est l’or que le saint martyr Laurent conserva au Seigneur ; alors qu’on lui réclamait les trésors de l’Église, il promit de les présenter. Le jour suivant, il amena des pauvres. On lui demanda où étaient les trésors qu’il avait promis ; il montra les pauvres en disant : Voici les trésors de l’Église. Et c’est vraiment des trésors ceux en qui le Christ est présent, en qui la foi est présente. En effet l’apôtre dit : « Ayant un trésor dans des vases d’argile. »

Quels meilleurs trésors a le Christ que ceux en qui il a dit qu’il était présent ? C’est ainsi en effet qu’il est écrit : « J’ai eu faim et vous m’avez donné à manger, j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire, j’étais étranger et vous m’avez recueilli… En vérité ce que vous avez fait à l’un de ceux-ci, c’est à moi que vous l’avez fait. » Quels meilleurs trésors a Jésus que ceux en qui il aime qu’on le voie ?

Ces trésors, Laurent les présenta, et il l’emporta parce que même le persécuteur ne put pas les enlever. Et ainsi Joachim qui, pendant le siège, conservait de l’or, sans le dépenser pour acquérir de la nourriture, vit l’or enlevé et emmené en captivité. Laurent qui préféra distribuer aux pauvres l’or de l’Église, plutôt que de le conserver au profit du persécuteur, reçut en récompense de l’ingéniosité exceptionnelle de sa manière de comprendre les choses, la couronne sacrée du martyre. Fit-il dit par hasard à saint Laurent : Tu n’aurais pas dû distribuer les trésors de l’Église, vendre les vases sacrés des mystères eucharistiques ?

Il faut que l’on remplisse cet office avec une foi authentique et une prévoyance clairvoyante. Assurément, si quelqu’un détourne les gains à son profit, c’est un forfait ; mais au contraire s’il distribue aux pauvres, rachète un prisonnier, c’est une œuvre de miséricorde. Personne en effet ne peut dire : Pourquoi le pauvre vit-il ? Personne ne peut se plaindre parce que des prisonniers ont été rachetés ; personne ne peut porter une accusation parce que le temple de Dieu a été construit ; personne ne peut s’indigner parce que pour inhumer les restes des fidèles, des terrains ont été agrandis ; personne ne peut s’affliger parce que, dans les sépultures des chrétiens, les défunts ont le repos. Pour ces trois genres d’usages, il est permis de briser, fondre et vendre, même une fois consacrés, les vases de l’Église.

Il faut que la forme de coupe eucharistique ne sorte pas de l’Église, de peur que le service du calice sacré ne passe à des usages impies. C’est pourquoi, à l’intérieur de l’Église, furent d’abord recherchés les vases sacrés qui n’auraient pas été consacrés ; ensuite ils furent brisés et enfin fondus, partagés par petits morceaux et distribués aux indigents ; ils servirent aussi comme rançons de prisonniers. Que si manquent des vases sacrés neufs, et qui se trouveraient n’avoir en aucune manière été utilisés, je pense que pour ce genre d’usage — que j’ai dit précédemment — tous les vases sacrés peuvent être transformés, conformément à la piété.

XXIX §

On doit assurément veiller avec soin à ce que les dépôts des veuves demeurent intacts, qu’ils soient conservés sans aucun préjudice, et non seulement les dépôts des veuves, mais aussi ceux de tous ; on doit, en effet, faire preuve de fidélité envers tous, mais la cause des veuves et des orphelins est plus grande.

C’est ainsi que par le seul mot de veuves, comme nous le lisons dans les Livres des Maccabées, tout ce qui avait été confié au temple, fut conservé. En effet, révélation avait été faite de sommes au sujet desquelles l’impie Simon dévoila au roi Antiochus qu’on pouvait les trouver, très considérables, dans le temple à Jérusalem ; envoyé donc à cette fin, Héliodore vint au temple et découvrit au grand prêtre la malveillance de la révélation et le motif de sa venue.

Alors le prêtre dit qu’étaient en dépôt les moyens de subsistance des veuves et des orphelins. Et comme Héliodore voulait aller les dérober et en revendiquer la propriété au bénéfice du roi, les prêtres se jetèrent devant l’autel, revêtus des habits sacerdotaux ; en pleurs ils suppliaient le Dieu vivant qui avait donné la loi sur les dépôts, de se montrer le gardien de ses propres préceptes. Mais l’altération du visage et du teint du grand prêtre exprimait la douleur de son âme et l’inquiétude de son esprit tendu. Tous pleuraient à la pensée que le lieu saint tomberait dans le mépris si, pas même dans le temple de Dieu, la garde de la fidélité n’était observée de façon sûre. Les femmes, la poitrine ceinte, et les jeunes filles enfermées frappaient à la porte ; d’autres couraient aux murs, d’autres regardaient par les fenêtres, tous tendaient les mains vers le ciel, priant le Seigneur de soutenir ses propres lois.

Or Héliodore, que ne terrifiaient pas même ces spectacles, pressait ce qu’il avait entrepris, et avait entouré le trésor de ses gardes quand tout à coup lui apparut un terrible cavalier, étincelant de ses armes d’or ; son cheval était équipé d’un caparaçon remarquable. Deux autres jeunes gens également apparurent, avec une force exceptionnelle, d’une beauté aimable, dans l’éclat de la gloire, magnifiquement vêtus ; ils se placèrent autour de lui et des deux côtés frappaient le sacrilège, sans aucune interruption, de coups continus. Bref, enveloppé de ténèbres il tomba à terre et, sous la révélation évidente de l’action de Dieu, il gisait inanimé ; aucun espoir de salut ne subsistait plus en lui. La joie se leva pour ceux qui craignaient, mais la peur pour les orgueilleux, et abattus, certains des amis d’Héliodore priaient, demandant la vie pour lui parce qu’il rendait le dernier soupir.

Aussi à la prière du grand prêtre, les mêmes jeunes gens, de nouveau, apparurent à Héliodore, vêtus des mêmes costumes, et ils lui dirent : Rends grâce au grand prêtre Odias à cause de qui la vie t’a été rendue ; quant à toi qui as fait l’expérience des fouets de Dieu, va et annonce à tous les tiens combien sont grandes, à ce que tu as reconnu, la sainteté du temple et la puissance de Dieu. Ayant dit ces mots, ils n’apparurent plus. Aussi Héliodore, ayant retrouvé ses esprits, offrit un sacrifice au Seigneur, rendit grâce au prêtre Onias et revint avec son armée auprès du roi en disant : Si tu as quelque ennemi ou comploteur contre ton pouvoir, envoie-le là-bas et c’est fouetté que tu le retrouveras.

Il faut donc, mes fils, observer la fidélité à l’égard des dépôts, y apporter du zèle. Votre ministère tire de l’éclat, d’une manière particulière, s’il arrive que la pression subie de la part d’un puissant, pression que la veuve ou les orphelins ne pourraient supporter, se trouve contenue grâce au secours de l’Église, s’il vous arrive de montrer que le commandement du Seigneur a plus de valeur à vos yeux que la faveur du riche.

Vous vous souvenez vous-mêmes combien de fois, à l’encontre des assauts des monarques, nous avons supporté le combat pour défendre les dépôts des veuves ou plutôt de tous. Cela m’est commun avec vous. Je citerai l’exemple récent de l’église de Pavie qui risquait de perdre le dépôt d’une veuve, qu’elle avait reçu. En effet devant la requête de celui qui prétendait revendiquer ce dépôt pour lui, en vertu d’un rescrit impérial, les clercs soutenaient énergiquement l’autorité de l’Église. Les honoraires aussi et les médiateurs commis rapportaient qu’on ne pouvait aller à l’encontre des prescriptions de l’empereur ; lecture était donnée de la rédaction particulièrement nette du rescrit, des décrets d’exécution du maître des offices ; le chargé de mission menaçait Que dire de plus ? On avait livré le dépôt.

Cependant, après échange d’avis avec moi, le saint évêque assiégea les pièces où il avait appris que ce dépôt de la veuve avait été transporté. Quand les adversaires ne purent l’enlever, on le recouvra sous la condition d’une reconnaissance écrite. Ensuite, de nouveau le dépôt était réclamé en vertu de la reconnaissance écrite : l’empereur avait renouvelé sa prescription en telle sorte qu’en personne il nous citait par devant lui. On refusa et après qu’on eut représenté l’autorité de la loi de Dieu, la teneur du texte et le péril encouru par Héliodore, avec peine, enfin, l’empereur entendit raison. Dans la suite encore une action par surprise avait été tentée, mais le saint évêque prit les devants en sorte qu’il rendit à la veuve ce qu’il avait reçu. La fidélité cependant est sauve, la pression n’entraîne pas la crainte car c’était l’objet, non pas aussi la fidélité qui était en danger.

XXX §

Mes fils, fuyez les gens malhonnêtes, gardez-vous des gens envieux. Entre le malhonnête et l’envieux, voici la différence : le malhonnête trouve plaisir au bien qui le concerne, tandis que l’envieux est torturé par le bien qui concerne autrui, celui-là chérit de mauvais biens, tandis que celui-ci hait des biens véritables, en telle sorte que celui qui se veut du bien, est presque plus supportable que celui qui veut du mal à tous.

Mes fils, réfléchissez avant d’agir et quand vous aurez réfléchi assez longtemps, alors faites ce que vous jugez bon. L’occasion d’une mort digne d’éloges, lorsqu’elle s’offre, doit être saisie aussitôt : la gloire différée s’enfuit et n’est point facilement rattrapée.

Chérissez la foi parce que c’est par la foi et la piété que Josias s’acquit un grand amour de la part de ses ennemis, parce qu’il célébra la Pâque du Seigneur, à l’âge de dix-huit ans, comme personne avant lui. Ainsi, de même que par le zèle il l’emporta sur ses prédécesseurs, de même vous aussi, mes fils, ayez le zèle de Dieu. Que le zèle de Dieu vous prenne et vous absorbe en sorte que chacun de vous dise : « Le zèle de ta maison m’a pris. » Un apôtre du Christ est appelé le zélé. Pourquoi parlé-je d’un apôtre ? Le Seigneur en personne dit : « Le zèle de ta maison me dévore. » Si donc le zèle de Dieu, non pas votre zèle humain, engendre la rivalité, que soit entre vous la paix qui domine tout sentiment.

Aimez-vous mutuellement. Rien de plus doux que la charité, rien de plus agréable que la paix. Et vous-mêmes, vous savez que, plus que tous les autres, toujours, je vous ai chéris et vous chéris : comme les fils d’un même père, vous avez grandi dans des dispositions de fraternité. Retenez tout ce qui est bon et le Dieu de la paix et de l’amour sera avec vous, dans le Seigneur Jésus à qui appartiennent l’honneur, la gloire, la magnificence, la puissance avec le saint Esprit pour les siècles des siècles. Amen.

Livre III §

I §

Le prophète David nous a enseigné à nous promener dans notre cœur, comme dans une vaste demeure, et à vivre avec lui comme avec un bon compagnon, et c’est ainsi que lui-même se parlait et conversait avec soi ; ainsi dans ce passage : « j’ai dit, je garderai mes voies ». Son fils Salomon aussi déclare : « Bois l’eau de tes cruches et des sources de tes puits », c’est-à-dire use de ton propre jugement : « En effet, c’est une eau profonde, le jugement dans le cœur de l’homme. Que personne d’étranger, dit-il, n’ait de part avec toi. Que la source de ton eau t’appartienne en propre et prends ta joie avec la femme qui t’appartient dès la jeunesse. Que cerf aimable et faon gracieux s’entretiennent avec toi. »

Il ne fut donc pas le premier, Scipion, à savoir ne pas être seul quand il était seul, ni moins en repos lorsqu’il était au repos. Moïse le sut avant lui qui en se taisant criait, en se tenant en repos combattait, et il ne combattait pas seulement, mais encore il triomphait d’ennemis qu’il n’avait pas touchés. Il était à ce point au repos que d’autres soutenaient ses mains et il n’était pas moins que tous les autres sans repos, lui qui de ses mains au repos réduisait l’ennemi que ne pouvaient vaincre ceux qui luttaient. Ainsi donc Moïse parlait même dans le silence et agissait même dans le repos. Or de qui les activités furent-elles plus grandes que les repos de celui qui, établi pendant quarante jours sur la montagne, embrassa toute la loi ? Et dans cette solitude, quelqu’un ne manqua pas pour parler avec lui ; c’est ainsi que David aussi déclare : « J’écouterai ce que dit en moi le Seigneur Dieu. » Et s’il arrive que Dieu parle avec quelqu’un, combien est-ce plus grand que si l’on parle avec soi-même ?

Les apôtres passaient et leur ombre guérissait les malades. On touchait leurs vêtements et la santé était accordée.

Élie prononça une parole et la pluie s’arrêta et ne tomba plus sur la terre, durant trois ans et six mois. De nouveau il parla et la jarre de farine ne s’épuisa pas et la cruche d’huile ne se vida pas, durant tout le temps d’une famine de chaque jour.

Et puisque les entreprises guerrières ont de l’attrait pour la plupart des gens, qu’est-ce qui est plus remarquable, d’avoir gagné la bataille avec les bras d’une grande armée ou par ses seuls mérites ? Élisée restait à demeure en un seul endroit et le roi de Syrie faisait peser sur le peuple des pères la pression énorme de la guerre et l’aggravait par les diverses ruses de ses plans et entreprenait de l’envelopper par ses embûches, mais le prophète découvrait tous ses préparatifs et, partout présent, par la grâce de Dieu, en la vigueur de sa pensée, il annonçait aux siens les projets des ennemis et avertissait sur quels endroits se garder. Lorsque la chose fut révélée au roi de Syrie, il envoya une armée et cerna le prophète. Élisée pria et fit que tous ceux qui étaient venus l’assiéger, furent frappés de cécité et entrèrent à Samarie, prisonniers.

Nous comparons ce repos avec le repos des autres. Les autres en effet, en vue de se détendre, ont l’habitude de détourner leur esprit des affaires, de se retirer du rassemblement et de la société des hommes, et ou bien de gagner la retraite de la campagne, de rechercher la solitude des champs, ou bien, à l’intérieur de la ville, de donner du loisir à leur esprit, de s’abandonner à la détente et à la tranquillité. Mais Élisée, dans la solitude, divise par son passage le Jourdain, en sorte que le cours inférieur s’écoule, tandis que le cours supérieur remonte vers sa source : ou bien sur le Carmel, ayant mis fin à la difficulté d’engendrer, accorde par une conception inattendue la fécondité à une femme stérile ; ou bien ressuscite les morts ; ou bien tempère l’amertume des aliments et fait qu’elle s’adoucisse par l’addition de farine ; ou bien après avoir distribué dix pains, ramasse les restes, le peuple étant rassasié ; ou bien fait que le fer d’une hache, démanché et englouti au fond du fleuve du Jourdain, surnage après qu’il eut jeté un bout de bois sur les eaux ; ou bien change le lépreux par la purification, ou la sécheresse par les pluies, ou la famine par la fertilité.

Quand donc le juste est-il seul, lui qui est toujours avec Dieu ? Quand donc est-il solitaire, lui qui n’est jamais séparé du Christ ? « Qui nous séparera, dit l’apôtre, de l’amour du Christ ? J’ai confiance que ce ne sera ni la mort, ni la vie, ni un ange ». Quand chôme-t-il d’affaire, celui qui jamais ne chôme du mérite par lequel l’affaire est accomplie ? Quels lieux enferment celui pour qui le monde entier de la richesse est sa propriété ? Quelle appréciation cerne celui que jamais l’opinion ne saisit ? Et en effet il est comme ignoré et il est connu, il est comme mourant et voici qu’il vit, comme affligé et toujours plus joyeux, ou bien indigent et généreux puisqu’il n’a rien et possède tout. L’homme juste en effet n’a rien en vue sinon ce qui est durable et beau. C’est pourquoi, même s’il paraît pauvre à autrui, à ses yeux il est riche, lui qui se classe, non pas d’après l’appréciation des biens qui sont périssables, mais de ceux qui sont éternels.

II §

Et puisque nous avons parlé des deux sujets qui précèdent, où nous avons traité de ce beau et de l’utile, vient ensuite la question de savoir si nous devons comparer entre elles la beauté et l’utilité et rechercher ce qu’il faut suivre. De même en effet que, précédemment, nous avons traité la question de savoir si cela était beau ou laid et en second lieu si c’était utile ou inutile, de même ici certains pensent qu’il faut rechercher si c’est beau ou utile.

Quant à nous, nous sommes portés à ne pas paraître introduire une sorte de conflit de ces réalités entre elles, dont nous avons montré déjà précédemment qu’elles étaient une seule et même chose : qu’il ne peut y avoir de beau que ce qui est utile, ni d’utile que ce qui est beau, car nous ne suivons pas la sagesse de la chair aux yeux de laquelle l’utilité de l’avantage pécuniaire est tenue en plus grande estime, mais la sagesse qui vient de Dieu, aux yeux de laquelle les biens que l’on apprécie comme grands dans ce monde, sont tenus pour préjudice.

Cela est en effet le κατόρθωμα qui est le devoir parfait et achevé ; il procède de la source véritable de la vertu. Après lui vient le devoir ordinaire dont la langue elle-même indique qu’il n’est pas le fait d’une vertu abrupte et exceptionnelle, mais qu’il peut être pour un très grand nombre chose ordinaire. De fait, rechercher des gains d’argent est habituel à beaucoup, trouver du plaisir à un festin particulièrement raffiné et à des mets particulièrement succulents est courant, tandis que le jeûne et la continence sont le fait de peu de gens, l’absence de convoitise du bien d’autrui une chose rare ; il en va tout au contraire de la volonté d’enlever à autrui et de ne pas être satisfait de son bien, car sur ce point on partage le sort de la plupart des hommes. Autres sont donc les devoirs premiers et autres les devoirs moyens ; les devoirs premiers se partagent avec peu de gens, les devoirs moyens avec le plus grand nombre.

Ensuite il y a fréquemment entre les mêmes mots une différence. C’est en un sens en effet que nous disons Dieu bon, mais en un autre l’homme ; en un sens que nous nommons Dieu juste, mais en un autre l’homme ; de même aussi disons-nous en un sens Dieu sage, mais en un autre l’homme. Ce que nous apprenons aussi dans l’Évangile : « Soyez donc vous aussi parfaits comme votre Père qui est dans les cieux est parfait. » De Paul lui-même, je lis qu’il était parfait et pas parfait. De fait, après avoir dit : « Ce n’est pas que je l’aie déjà atteint ou que je sois déjà parfait, mais je le poursuis pour le saisir », il ajouta aussitôt : « Nous tous en effet qui sommes parfaits. » Double est en effet la forme de la perfection : l’une comportant des mesures moyennes, l’autre des mesures pleines ; l’une est ici, l’autre là-bas ; l’une répond à la capacité de l’homme, l’autre à la perfection de l’avenir. Quant à Dieu, il est juste à travers toutes choses, sage par-dessus toutes choses, parfait en toutes choses.

Entre les hommes eux-mêmes aussi, il y a une différence. C’est en un sens que Daniel est sage, dont il est dit : « Qui est plus sage que Daniel ? » Mais en un autre sens d’autres sont sages, en un autre Salomon qui fut rempli d’une sagesse supérieure à toute la sagesse des anciens et supérieure à celle de tous les sages d’Égypte. Autre chose est en effet d’être sage de manière ordinaire, mais autre chose de l’être parfaitement. Celui qui est sage de manière ordinaire, l’est pour les choses temporelles, l’est pour soi, afin d’enlever à autrui quelque chose et de se l’attribuer. Tandis que celui qui est sage parfaitement, ne sait pas avoir en vue ses intérêts, mais il regarde, de tout son cœur, autre chose qui est éternel, qui est convenable et beau, dans une recherche non de ce qui lui est utile, mais de ce qui l’est à tous.

Aussi, que telle soit notre règle, que nous ne puissions pas nous tromper entre ces deux réalités, le beau et l’utile, pour la raison que le juste estime ne rien devoir enlever à autrui, et ne veut pas, au détriment d’autrui, augmenter son bien. C’est le règlement de vie que te prescrit l’apôtre quand il dit : « Toutes choses sont possibles, mais toutes ne sont pas profitables ; toutes choses sont possibles, mais toutes n’édifient pas. Que personne ne recherche son propre intérêt, mais celui d’autrui », c’est-à-dire que personne ne recherche son propre avantage, mais celui d’autrui ; que personne ne recherche son propre honneur, mais celui d’autrui. C’est pourquoi l’apôtre dit aussi ailleurs : « L’un estimant l’autre supérieur à soi, chacun pensant non pas à ses intérêts, mais à ceux des autres. » Que personne en outre ne recherche son propre agrément, personne son propre éloge, mais ceux d’autrui. Et nous remarquons que cela, de toute évidence, a été déclaré aussi dans le livre des Proverbes, l’Esprit-Saint disant par la bouche de Salomon : « Mon fils, si tu es sage, tu le seras à ton profit et à celui de tes proches, mais si tu deviens méchant, c’est tout seul que tu épuiseras les maux. » Le sage en effet s’occupe des autres, comme le juste, puisqu’aussi bien le juste est semblable à lui par la conformation de l’une et de l’autre vertu.

III §

Ainsi donc si quelqu’un veut être agréable à tous, qu’il recherche à travers toutes choses, non pas ce qui lui est utile, mais ce qui l’est à beaucoup, comme le recherchait aussi Paul. C’est cela en effet se conformer au Christ, que de ne pas rechercher la possession du bien d’autrui, de ne rien enlever à un autre pour l’acquérir à son profit. Le Christ Seigneur en effet, bien qu’il fût dans la condition de Dieu, s’anéantit lui-même pour assumer la condition de l’homme, qu’il devait enrichir par les effets de ses œuvres. Toi donc tu dépouilles celui que le Christ a revêtu ! Tu dévêts celui que le Christ a couvert ! C’est cela que tu fais lorsque, au détriment d’autrui, tu cherches à augmenter tes biens.

Considère d’où tu as tiré ton nom, homo, homme : C’est bien entendu ab humo, de la terre qui n’ôte rien à personne, mais dispense toutes choses à tous et sert les diverses productions à l’usage de tous les êtres vivants. C’est à partir de cela qu’on a appelé humanités, l’humanité, la vertu particulière et privée de l’homme, qui a pour but d’aider son semblable.

Que la conformation elle-même de ton propre corps et l’usage de tes membres t’instruisent. Est-ce que par hasard un membre de ton corps revendique pour lui d’accomplir les devoirs d’un autre membre, ainsi l’œil le devoir de la bouche ou bien la bouche revendique-t-elle pour elle le devoir de l’œil, ainsi la main le service des pieds ou le pied celui des mains ? Qui plus est, les mains elles-mêmes ont, répartis à droite et à gauche, la plupart de leurs devoirs, en telle sorte que, si tu permutes l’usage de l’une et de l’autre, cela va à l’encontre de la nature et que tu défais l’homme tout entier avant que d’inverser les services de tes membres, si tu prends un mets avec la main gauche ou si tu t’acquittes du service de la main gauche avec la droite pour qu’elle essuie les restes des mets, à moins par hasard que la nécessité l’exige.

Imagine la chose et accorde à l’œil la vertu de pouvoir enlever l’intelligence à la tête, l’ouïe aux oreilles, les pensées à l’âme, l’odorat aux narines, le goût à la bouche, et la vertu de se les attribuer ; est-ce qu’il ne détruira pas tout l’équilibre de la nature ? Aussi l’apôtre dit-il bien : « Si le corps tout entier était ?il, où serait l’ouïe ? S’il était tout entier ouïe, où serait l’odorat ? » Tous nous sommes donc un seul corps et des membres différents, mais tous membres nécessaires au corps ; un membre en effet ne peut dire d’un autre membre : Il ne m’est pas nécessaire. Qui plus est, les membres mêmes qui paraissent être les plus faibles, sont de beaucoup les plus nécessaires et réclament la plupart du temps le plus grand soin de leur protection. Et si quelqu’un souffre d’un seul membre, tous les membres sont affectés avec lui. Aussi combien il est grave de notre part d’enlever quelque chose à celui avec qui il nous faut compatir, et d’être cause de tromperie et de préjudice pour celui avec qui nous devons partager le service. Ceci est assurément une loi de la nature qui nous lie à toute l’humanité, que nous nous respections mutuellement l’un l’autre comme les parties d’un seul corps. Et ne pensons pas à enlever quelque chose, alors qu’il va contre la loi de la nature de ne pas aider. Nous naissons en effet de telle sorte que les membres s’accordent aux membres, que l’un soit attaché à l’autre et qu’ils s’obligent par un service réciproque. Que si un seul manque à son devoir, tous les autres peuvent être entravés ; que si par exemple la main arrache l’œil, ne s’est-elle pas refusé à elle-même l’exercice de sa propre tâche ? Si elle blesse le pied, de combien d’activités s’est-elle, à elle-même, ôté le bénéfice ? Et combien est-il plus grave de supprimer un homme tout entier, plutôt qu’un seul membre ! Si déjà dans un seul membre, c’est tout le corps qui est atteint, assurément, dans un seul homme, c’est la communauté de l’humanité tout entière qui est dissoute : sont atteintes la nature du genre humain et l’assemblée de la sainte Église, qui se dresse en un seul corps lié et formé par l’unité de la foi et de la charité ; le Christ Seigneur aussi, qui est mort pour tous, déplorera la perte du prix de son sang.

Que dire du fait qu’en outre la loi du Seigneur enseigne qu’il faut maintenir cette règle de ne rien enlever à autrui, en vue de préserver son avantage, lorsqu’elle dit : « Ne déplace pas les bornes qu’ont établies tes pères », lorsqu’elle prescrit que tu dois ramener le bœuf égaré de ton frère, lorsqu’elle ordonne la mort du voleur, lorsqu’elle interdit de frustrer le salarié du salaire qui lui est dû, lorsqu’elle a jugé que l’argent devait être rendu sans intérêts. Il appartient en effet au sens de l’humanité de venir en aide à celui qui est démuni, mais il y a de la dureté à exiger plus que tu n’as donné. Et en effet si l’indigent doit avoir besoin de ton secours pour cette raison qu’il n’a pas eu de quoi rendre sur son avoir, n’est-il pas impie de ta part, sous couvert d’humanité, de réclamer davantage de lui, qui n’avait pas de quoi acquitter une moindre somme ? Tu libères donc le débiteur, pour le compte d’autrui, afin de le condamner pour ton propre compte, et tu appelles humanité, l’opération qui représente une aggravation de l’injustice ?

Nous l’emportons en ceci sur tous les autres êtres vivants, que les autres espèces d’êtres vivants ne savent pas offrir quelque chose : tandis que les bêtes sauvages arrachent, les hommes distribuent. C’est pourquoi le psalmiste aussi dit : « Le juste a pitié et distribue. » Il y a cependant des êtres auxquels les bêtes sauvages aussi offrent, puisque c’est en offrant que ces bêtes donnent l’alimentation à leur progéniture et que c’est de leur propre nourriture que les oiseaux rassasient leurs petits ; mais à l’homme seul il a été attribué d’entretenir tous les hommes comme ses propres enfants. Il le doit en vertu du droit même de la nature. Or s’il n’est pas permis de ne pas donner, comment est-il permis d’enlever ? Les lois elles-mêmes ne nous l’enseignent-elles pas ? Ce qui a été enlevé à quelqu’un avec dommage causé à la personne ou à la chose elle-même, les lois ordonnent de le rendre avec surcroît, afin par-là de détourner le voleur d’enlever, ou bien par le châtiment qui l’effraie, ou bien par l’amende qui le dissuade.

Admettons cependant que quelqu’un puisse, ou ne pas craindre le châtiment, ou se moquer de l’amende, est-ce une chose digne que certains enlèvent à autrui ? C’est un vice d’esclave et habituel à la plus basse condition, à ce point contre la nature que l’indigence paraît y contraindre plus que la nature y engager. Toutefois les vols des esclaves sont cachés, tandis que les pillages faits par les riches sont publics.

Or qu’y a-t-il qui aille autant contre la nature que de porter atteinte à autrui pour ton propre avantage, alors que, dans l’intérêt de tous, le sentiment naturel engage à veiller, à supporter des ennuis, à prendre de la peine, et que chacun tient pour glorieux de rechercher, au prix de ses propres périls, la tranquillité de tous, et que chacun juge beaucoup plus précieux pour lui d’avoir écarté la destruction de la patrie plutôt que ses propres périls, et qu’il regarde comme étant plus remarquable d’avoir dépensé son activité pour la patrie que si, établi dans le repos, il avait mené une vie tranquille en s’étant consacré à l’abondance des plaisirs.

IV §

Il en résulte donc la conclusion que l’homme, qui a été formé selon la directive de la nature, pour obéir à soi-même, ne saurait nuire à autrui ; que, si quelqu’un nuit, c’est à la nature qu’il porterait atteinte ; et que l’avantage qu’il penserait obtenir, n’est pas aussi grand que le désavantage qui, de ce fait, lui adviendrait. Quel châtiment plus grave en effet que la blessure de la conscience intime ? Quel jugement plus sévère que le jugement privé où chacun est son propre accusé et se reproche d’avoir, d’une manière indigne, fait tort à son frère ? Ce que l’Écriture fait valoir de façon pas banale, en disant : « C’est de la bouche des sots que sort le bâton de l’outrage. » La sottise est donc condamnée parce qu’elle fait outrage. Cela n’est-il pas plus à éviter que la mort, que la perte d’argent, que le dénuement, que l’exil, la souffrance de l’infirmité ? Qui en effet ne tiendrait un mal du corps ou la ruine du patrimoine pour choses de moins d’importance qu’un mal de l’âme et la perte de la considération ?

Il est donc clair que tous doivent avoir en vue et tenir ceci, que l’utilité de chacun soit la même que celle de l’ensemble, et qu’il ne faille rien estimer utile qui ne soit profitable de manière générale. Comment peut-il en effet y avoir de profit pour un seul ? Ce qui est inutile à tous, es nuisible. Il ne me paraît assurément pas que celui qui est inutile à tous, puisse être utile à soi-même. Et en effet s’il est une seule loi de la nature pour tous et une seule utilité, évidemment, de l’ensemble, nous sommes contraints par la loi de la nature de prendre soin, évidemment, de tous. Il n’appartient donc pas à celui qui veut qu’on prenne soin d’autrui, conformément à la nature, de lui nuire, à l’encontre de la loi de la nature.

Et en effet, ceux qui courent pour le stade, sont, d’après la tradition, formés par des préceptes et éduqués de telle sorte que chacun rivalise de vitesse, non pas de ruse, et se hâte à la course, autant qu’il le peut, vers la victoire, mais sans oser faire un croc-en-jambe à autrui ou le repousser de la main. Combien plus, dans cette course qu’est la vie présente, devons-nous, sans ruse à l’égard d’autrui et sans tricherie, remporter la victoire.

Certains demandent, au cas où le sage, pris dans un naufrage, pourrait arracher une planche à un naufragé, s’il devrait le faire ? Pour moi, assurément, bien qu’il paraisse plus avantageux pour l’intérêt général, que le sage réchappe du naufrage, plutôt que l’insensé, cependant il ne me paraît pas qu’un homme qui est chrétien, juste et sage, doive rechercher sa propre vie au prix de la mort d’autrui ; comme il est naturel pour un homme qui ne peut, même s’il rencontre un brigand armé, frapper en retour qui le frappe, de peur qu’en défendant son salut, il n’offense la charité. À ce sujet, il est dans les livres de l’Évangile une maxime claire et évidente : « Rengaine ton glaive : tout homme en effet qui se sera servi du glaive, sera frappé du glaive. » Quel brigand fut plus abominable que le persécuteur qui était venu pour tuer le Christ ? Mais le Christ ne voulut pas être défendu au prix d’une blessure de ses persécuteurs, lui qui voulut guérir tous les hommes au prix de sa propre blessure.

Pourquoi en effet te jugerais-tu supérieur à autrui, alors qu’il appartient à l’homme qui est chrétien, de préférer autrui à soi-même, de ne rien s’attribuer à soi-même, de ne s’attirer aucun honneur à soi-même, de ne pas réclamer la récompense de son propre mérite ? Ensuite, pourquoi ne prendrais-tu pas l’habitude de supporter un désavantage plutôt que d’arracher l’avantage d’autrui ? Qu’y a-t-il d’aussi opposé à la nature que de ne pas être satisfait de ce que tu as, de rechercher les biens d’autrui, de convoiter vilainement ? Car si la beauté morale est conforme à la nature — Dieu fit toutes choses en effet parfaitement bonnes — la laideur assurément lui est contraire. Il ne peut donc y avoir d’accord entre la beauté morale et la laideur, puisque ces réalités ont été séparées l’une de l’autre par la loi de la nature.

V §

Mais maintenant, afin d’établir sur ce livre aussi, un faîte sur lequel, comme sur le terme de notre discussion, nous dirigions notre pensée, posons que rien ne doit être recherché si ce n’est le beau. Le sage ne fait rien si ce n’est avec franchise, sans tromperie ; et il ne commet rien qui l’engage dans quelque faute, même s’il peut échapper aux regards. C’est en effet à ses propres yeux qu’il est coupable, avant de l’être à ceux des autres, et la divulgation de l’ignominie ne doit pas lui faire honte autant que lui fait honte la conscience de celle-ci. Et cela, nous pouvons l’enseigner, non pas à l’aide de fables imaginaires, comme en discutent les philosophes, mais en recourant aux exemples tout à fait véritables des hommes justes.

Je ne reprendrai donc pas, pour ma part, l’histoire de la crevasse de la terre qui se serait entrouverte, rompue sous l’effet de certaines grandes pluies. Platon met en scène Gygès : il descendit dans cette crevasse et y trouva ce cheval de bronze des fables, qui avait des portes dans ses flancs. Quand il les ouvrit, il remarqua un anneau d’or au doigt d’un homme mort dont le corps inanimé gisait là. Par cupidité de l’or, Gygès enleva l’anneau. Mais une fois revenu auprès des bergers du roi — dont lui-même faisait partie — par une sorte de hasard, du fait qu’il avait retourné le chaton de cet anneau vers la paume de la main, lui-même voyait tout le monde, tandis que personne ne le voyait ; puis ayant ramené l’anneau à sa place, tout le monde le voyait. Devenu expert en ce prodige, il se rendit, grâce à la propriété de l’anneau, maître de la reine et la déshonora, donna la mort au roi, et après avoir supprimé tous ceux qu’il avait estimé devoir tuer pour qu’ils ne lui fissent point obstacle, il obtint le royaume de Lydie. Donne, dit Platon, cet anneau au sage, en telle sorte qu’à sa faveur il puisse échapper aux regards quand il aura failli ; en vérité, il ne fuira pas moins la souillure du péché, que s’il ne pouvait leur échapper. Pour le sage en effet, l’échappatoire n’est pas l’espoir de l’impunité, mais c’est l’innocence. Finalement, « la loi n’a pas été établie pour le juste, mais pour l’injuste », car le juste possède la loi de son âme et la norme de son équité et de sa justice ; aussi n’est-ce pas la peur du châtiment qui le détourne de la faute, mais la règle de la beauté morale.

Ainsi donc pour en revenir à notre propos, je ne fournirai pas d’exemple fabuleux au lieu d’exemples vrais, mais des exemples vrais au lieu d’exemples fabuleux. En quoi ai-je besoin en effet d’imaginer une crevasse de la terre, un cheval de bronze et la découverte d’un anneau d’or au doigt d’un mort ; d’un anneau dont la puissance soit si grande qu’à son gré, celui qui le met, apparaisse quand il le veut ; mais, lorsqu’il ne veut pas, qu’il se soustraie à la vue des gens présents, en sorte que présent lui-même, on ne puisse le voir ? Car cette histoire vise à savoir ceci : est-ce que le sage, même s’il a l’usage de cet anneau grâce auquel il peut cacher ses propres forfaits et obtenir le royaume, se refuse à pécher et tient la souillure du crime pour plus onéreuse que les douleurs des châtiments, ou bien est-ce qu’il profite de l’espoir de l’impunité pour perpétrer le crime ? En quoi, dis-je, ai-je besoin de la fiction de l’anneau, alors que je puis, à partir de choses qui ont été accomplies, enseigner ceci : L’homme sage, bien qu’il se vît capable, non seulement d’échapper aux regards dans le péché, mais encore de régner, s’il acceptait le péché, et qu’à l’inverse, il aperçût le danger pour son salut, s’il refusait le forfait, cet homme néanmoins a choisi le danger pour son salut, afin d’être exempt de forfait, plutôt que le forfait pour se procurer le royaume.

En effet, alors que David fuyait devant le roi Saül parce que le roi, accompagné de trois mille hommes d’élite, le cherchait dans le désert pour lui donner la mort, il entra dans le camp du roi, et l’ayant trouvé en train de dormir, non seulement lui-même ne le frappa pas, mais encore il le protégea, de peur qu’il ne fût tué par quelqu’un qui était entré avec lui. Car à Avisai qui lui disait : « Le Seigneur aujourd’hui a livré ton ennemi entre tes mains, et maintenant l’abattrai-je ? » David répondit : « Ne le tue pas, car qui portera la main sur l’oint du Seigneur et restera pur ? » Et il ajouta : « Aussi vrai que le Seigneur est vivant, à moins que le Seigneur ne le frappe, ou que son heure ne soit venue de mourir, ou qu’il trépasse dans le combat et soit enseveli, que le Seigneur me garde de porter la main sur l’oint du Seigneur. » Ainsi donc il ne permit pas de le tuer, mais il enleva seulement sa lance qui était auprès de sa tête et sa gourde. Ainsi, alors que tout le monde dormait, il sortit du camp, se rendit sur le sommet de la montagne et se mit à accuser les gardes royaux, et en particulier le chef de la troupe, Abner, lui disant qu’il ne montait pas du tout une garde fidèle pour son roi et seigneur, lui demandant enfin de lui indiquer où se trouvaient la lance du roi ou la gourde qui était auprès de sa tête. Appelé par le roi, il restitua la lance : « Que le Seigneur, dit-il, rende à chacun ses bonnes actions et sa fidélité, de même que le Seigneur t’a livré entre mes mains et que je n’ai pas voulu tirer vengeance de ma propre main contre l’oint du Seigneur… » Et bien qu’il parlât ainsi, il craignait cependant des embûches du roi et s’enfuit, changeant de séjour pour l’exil. Néanmoins il ne préféra pas le salut à l’innocence : en effet alors que déjà pour la seconde fois la possibilité lui avait été donnée de tuer le roi, il n’avait pas voulu profiter de l’avantage d’une occasion qui offrait la sécurité du salut à ses craintes et le royaume à l’exilé.

Quand Jean a-t-il eu besoin de l’anneau de Gygès, lui qui, s’il s’était tu, n’aurait pas été tué par Hérode ? Son silence aurait pu lui donner à la fois d’être vu et de ne pas être tué ; or non seulement il ne souffrit pas de pécher pour assurer son salut, mais il ne put supporter et endurer le péché, même chez autrui ; c’est la raison pour laquelle il suscita contre lui-même, un motif de le tuer. Assurément ils ne peuvent nier qu’il ait eu la possibilité de se taire, ceux qui nient, à propos de ce Gygès, qu’il ait eu celle de se cacher à la faveur de l’anneau.

Mais bien que la légende n’ait pas force de vérité, elle a cependant cette signification : si l’homme juste peut se dissimuler, qu’il écarte cependant le péché, comme s’il ne pouvait le dissimuler, et qu’il ne cache pas sa personne s’étant revêtu de l’anneau, mais qu’il cache sa vie s’étant revêtu du Christ, selon la parole de l’apôtre : « Notre vie a été cachée avec le Christ en Dieu. » Que personne donc ne cherche à briller ici-bas, que personne ne se grandisse, que personne ne se vante. Le Christ ne voulait pas être connu ici-bas, il ne voulait pas, dans l’Évangile, que son nom fût proclamé, alors qu’il vivait sur terre ; il vint pour rester ignoré de ce monde. Et nous par conséquent, de la même manière, cachons notre vie à l’exemple du Christ, fuyons la vantardise, ne nous attendons pas à être proclamés. Mieux vaut être ici-bas dans l’abaissement, mais là-haut dans la gloire : « Lorsque le Christ sera apparu, dit l’apôtre, alors vous aussi apparaîtrez avec lui dans la gloire. »

VI §

Ainsi donc, que l’utilité ne l’emporte pas sur la beauté morale, mais la beauté morale sur l’utilité ; je parle de cette utilité que l’on entend d’après l’opinion du commun. Que la cupidité soit mortifiée et que la concupiscence meure. Le saint dit qu’il n’est pas entré dans le négoce, parce que chercher à obtenir des augmentations de prix n’est pas le fait de la droiture mais de la ruse. Et un autre dit : « Celui qui accapare les prix du blé est maudit dans le peuple. »

Définitif est le jugement, ne laissant aucunement à la discussion la place que lui fait d’ordinaire le genre d’éloquence contradictoire, lorsque l’un fait valoir que la culture du sol, auprès de tous les hommes, est tenue pour digne d’éloge, que les produits de la terre sont naturels, que celui qui a semé davantage sera d’autant plus estimé, que les revenus plus abondants du savoir-faire ne sont pas déçus, mais que ce qu’on blâme d’ordinaire c’est plutôt la négligence et l’incurie d’une terre inculte.

J’ai labouré, dit-il, fort attentivement, fort abondamment semé, fort activement cultivé, j’ai ramassé de bonnes récoltes, fort soigneusement je les ai rentrées, je les ai gardées constamment, avec prévoyance je les ai conservées. Maintenant, en temps de famine, je vends, je viens en aide à ceux qui ont faim ; ce n’est pas le blé d’autrui que je vends, mais le mien ; je ne vends pas plus cher que tous les autres, au contraire je vends même à moindre prix. Qu’y a-t-il là de malhonnête alors que beaucoup de gens pourraient être en péril s’ils n’avaient pas quelque chose à acheter ? Est-ce le savoir-faire par hasard qu’on cite en accusation ? Est-ce l’activité par hasard qu’on reproche ? Est-ce la prévoyance par hasard que l’on blâme ? Peut-être dirait-il : Joseph aussi ramassa des blés en abondance, les vendit en temps de cherté. Est-ce que par hasard on contraint quelqu’un à acheter trop cher ? Est-ce que par hasard, auprès de l’acheteur, on emploierait la force ? À tous on offre la possibilité d’acheter, mais à personne on n’impose une injustice.

Ainsi donc quand on a discuté — autant que le comporte le talent de chacun — ces arguments, un autre se lève en disant : — Bonne est assurément la culture du sol, qui à tous sert ses produits ; qui, grâce à un savoir-faire naturel, augmente la fertilité des terres, n’y mêlant aucune tromperie, aucune malhonnêteté. Enfin si elle a comporté quelque faute, il en résulte plus de dommage que si quelqu’un a bien ensemencé ; il moissonnera mieux s’il a semé un grain de froment propre : il ramasse une moisson plus saine et propre. La terre fertile rend en le multipliant ce qu’elle a reçu, le champ fidèle rapporte ses récoltes, d’ordinaire, avec usure.

C’est donc des revenus d’une glèbe riche que tu dois attendre la récompense de ta peine, de la fécondité d’un sol gras que tu dois espérer de justes profits. Pourquoi détournes-tu en vue de la malhonnêteté le savoir-faire de la nature ? Pourquoi refuses-tu aux usages des hommes des productions destinées à tout le peuple ? Pourquoi réduis-tu pour les populations l’abondance ? Pourquoi simules-tu la pénurie ? Pourquoi fais-tu que les pauvres souhaitent la stérilité ? Lorsque en effet je ne m’aperçois pas des bienfaits de la fertilité, parce que tu vends à l’encan et que tu mets de côté le prix, ils souhaitent que le blé ne lève en aucune façon, plutôt que de te voir, toi, trafiquer de la famine du peuple. Tu désires ardemment le manque de blés, la disette des vivres, tu gémis sur les productions d’un sol riche, tu pleures sur la fécondité destinée à tout le peuple, tu déplores les greniers pleins de moissons, tu guettes le moment où la récolte sera plus maigre, où la production sera plus faible. Tu te réjouis que la malédiction ait souri à tes vœux, de telle sorte que rien ne lève pour personne. Alors tu es joyeux de ce que ta propre moisson est venue, alors tu accumules les richesses, à ton profit, sur la misère de tous, et c’est cela que toi tu appelles savoir-faire, cela que tu nommes activité, qui est ruse habile, qui est astuce malhonnête, et c’est cela que toi tu appelles remède, qui est méchante machination ? Désignerais-je cela du nom de brigandage ou de celui d’usure ? Tu convoites, pour ainsi dire, les occasions du brigandage, afin de t’approcher furtivement et, cruel, de prendre en traître les hommes aux entrailles. Tu augmentes le prix de l’usure, pour ainsi dire multiplié par le capital, afin d’accroître le péril de mort. L’intérêt de la moisson que tu as mise de côté se multiplie : toi, en tant qu’usurier, tu caches le blé ; en tant que vendeur, tu le mets à l’encan. Pourquoi souhaites-tu du mal à tous les hommes en prétextant que la famine sera plus grande, comme s’il ne restait rien des moissons, comme si devait suivre une année plus stérile ? Ton gain est un dommage public.

Le saint Joseph ouvrit à tous ses greniers, il ne les ferma pas ; il n’accapara pas le prix de la récolte de l’année, mais il mit en place un secours durable ; il n’acquit rien pour lui-même, mais de manière à surmonter la famine encore à l’avenir, il prit des dispositions avec une prévoyante organisation.

Tu as lu de quelle manière le Seigneur Jésus dans l’Évangile présente ce négociant en blé, accapareur du prix de la récolte, dont la propriété rapporta de riches produits, et cet homme, comme s’il était dans le besoin, disait : « Que ferai-je ? Je n’ai pas où amasser, je détruirai mes greniers et j’en ferai de plus grands », alors qu’il ne pouvait savoir si la nuit suivante on lui réclamerait son âme. Il ne savait que faire : comme si les vivres lui manquaient, il était embarrassé, dans l’indécision. Ses greniers ne contenaient pas la récolte de l’année et il se croyait dans le besoin.

Salomon dit donc justement : « Celui qui détient du blé, le laissera aux païens », non pas à ses héritiers, parce que le profit de la cupidité n’entre pas dans les droits de ceux qui viennent après soi. Ce qui n’est pas légitimement acquit, comme par des sortes de vents, que cela soit ainsi dispersé par des étrangers qui le pillent. Et il a ajouté : « Celui qui accapare la récolte de l’année est maudit dans le peuple, tandis que la bénédiction appartient à celui qui la partage. » Tu vois donc qu’il convient d’être dispensateur du blé et non accapareur de son prix. Il n’y a pas par conséquent d’utilité là où on enlève plus à la beauté morale qu’on n’ajoute à l’utilité.

VII §

Mais aussi ceux qui interdisent la Ville aux étrangers, ne doivent être en aucune manière approuvés : expulser en ce temps où il faut aider, retirer des échanges les productions de la mère commune répandues pour tous, refuser des communautés de vie déjà commencées ; ceux avec qui ont existé des droits en commun, ne pas vouloir avec eux, en temps de nécessité, partager les secours. Les bêtes sauvages ne bannissent pas les bêtes sauvages et l’homme repousse l’homme ! Bêtes sauvages et animaux tiennent pour commune à tous la subsistance que sert la terre ; ceux-ci viennent en aide, même au semblable de leur race, tandis que l’homme attaque, lui qui devrait croire que rien ne lui est étranger, de tout ce qui est humain.

Combien plus justement agit cet homme fameux : il était déjà arrivé à un âge avancé, la cité subissait la famine et, comme c’est l’habitude en de telles circonstances, on demandait communément que la Ville fût interdite aux étrangers ; comme il assumait la charge, plus grande que toutes les autres, de la préfecture urbaine, il convoqua les hommes honoraires et plus riches, et leur demanda d’aviser au bien commun ; il disait combien il était monstrueux que les étrangers fussent chassés, combien monstrueux que l’homme fût dépouillé de sa condition d’homme pour refuser la nourriture au mourant ! Nous ne souffrons pas que les chiens restent à jeun devant la table et nous repoussons des hommes ; combien il était inutile aussi que fussent perdues pour le monde tant de populations, que consumait un sinistre dépérissement ; quel grand nombre de gens étaient perdus pour leur propre Ville, qui, d’ordinaire, lui venaient en aide, ou bien en apportant des secours ou bien en pratiquant des échanges ; que la famine d’autrui ne servait à personne ; qu’on pouvait prolonger le plus de jours possible, mais non pas écarter la disette ; bien plus, après l’extinction de tant de cultivateurs, après la disparition de tant d’agriculteurs, les secours en blé disparaîtraient à jamais. Ainsi donc nous repoussons ceux-là qui ont accoutumé de nous apporter la subsistance ; nous ne voulons pas, en un moment de besoin, nourrir ceux-là qui, en tout temps, nous ont nourris. Qu’ils sont nombreux les biens dont eux-mêmes, en ce moment même, nous assurent le service : « L’homme ne vit pas que de pain » ! Il s’agit là de notre propre maison, très nombreux sont aussi nos parents. Rendons ce que nous avons reçu.

Mais nous craignons d’augmenter la disette. Tout d’abord la compassion à l’égard de tous n’est jamais abandonnée mais aidée. Ensuite les secours pris sur la récolte, qu’il faut leur partager, rachetons-les par une collecte, reconstituons-les avec de l’or. Ne voit-on pas par hasard qu’à défaut de ces hommes, il nous faudrait racheter d’autres cultivateurs ? Combien il est meilleur marché de nourrir plutôt que d’acheter un cultivateur ? Où reconstituer en outre, où trouver en outre la main-d’œuvre à refaire ? Ajoutez, si l’on trouvait, qu’il s’agirait d’une main-d’œuvre ignorante, avec une pratique étrangère, que l’on pourrait mettre à la place des manquants, pour le nombre, mais non pour la qualité de la culture.

Que dire de plus ? Grâce à la collecte d’or, on fit rentrer des blés. Ainsi il ne réduisit pas la provision de la Ville et fit servir de la nourriture aux étrangers. Quelle recommandation ce fut auprès de Dieu pour ce très saint vieillard, quelle gloire auprès des hommes ! Voilà un grand homme qui a fait ses preuves en toute vérité, qui a pu dire à l’empereur en toute vérité, en lui montrant les populations de toute une province : Voici tous ceux que je t’ai conservés, voici ceux qui vivent par le bienfait de ton sénat, voici ceux que ta curie a arrachés à la mort.

Combien cela fut plus utile que ce qui fut fait récemment à Rome : des gens ont été chassés de la Ville prestigieuse, qui avaient passé là, déjà, la plus grande partie de leur vie ; des gens s’en allèrent en pleurant avec leurs enfants, sur lesquels ils se lamentaient, disant que l’exil aurait dû leur être épargné comme à des citoyens ; les liens d’amitié d’un bon nombre ont été rompus ; des parentés déchirés. Et assurément l’année avait été souriante par sa fertilité, seule la Ville avait besoin de blé importé : on aurait pu être aidé, on pouvait demander du blé aux Italiens dont on bannissait les enfants. Rien de plus laid que cela : repousser l’homme comme étranger et réclamer le blé comme sien. Pourquoi chasses-tu celui qui se nourrit de son propre blé ? Pourquoi chasses-tu celui qui te nourrit ? Tu retiens l’esclave, mais tu expulses le parent ! Tu reçois le blé, mais tu ne partages pas l’affection ! Tu obtiens de force ta subsistance, mais tu ne paies pas de reconnaissance !

Combien cela est vilain, combien inutile ! Comment en effet peut être utile ce qui ne convient pas ? De quels secours des corporati Rome depuis quelque temps a-t-elle été frustrée ! Il eût été possible de ne pas perdre ces gens et d’échapper à la famine, en attendant les souffles favorables des vents et le convoi des navires escomptés.

Combien, en vérité, l’épisode précédent est beau et utile ! Qu’y a-t-il en effet d’aussi convenable et beau que d’aider les indigents grâce à une collecte des riches, de servir aux affamés leur subsistance, de ne laisser la nourriture manquer à personne. Qu’y a-t-il d’aussi utile que de conserver les cultivateurs à la campagne, que de ne pas faire périr le peuple des paysans ?

Cela donc qui est beau est aussi utile, et ce qui est utile est beau. Et au contraire ce qui n’est pas utile, n’est pas convenable ; et d’autre part ce qui n’est pas convenable, cela aussi n’est pas utile.

VIII §

Quand nos aïeux auraient-ils pu sortir de la servitude, s’ils n’avaient pas cru que c’était non seulement une chose honteuse, mais encore inutile, que d’être asservis au roi des Égyptiens ?

Josué aussi et Caleb, qui avaient été envoyés pour reconnaître la terre, annoncèrent que la terre était assurément riche, mais qu’elle était habitée par des races très sauvages. Le peuple, brisé par la terreur d’une guerre, refusait la possession de cette terre. Josué et Caleb qui avaient été envoyés en reconnaissance, s’efforçaient de persuader que la terre était utile : ils estimaient qu’il n’était pas convenable de le céder aux païens, ils choisissaient d’être lapidés, ce dont les menaçait le peuple, plutôt que de renoncer à la beauté morale. D’autres s’efforçaient de dissuader : le peuple se récriait en disant qu’il y aurait la guerre contre des races cruelles et farouches, qu’il leur faudrait s’exposer au combat, que leurs femmes et leurs enfants seraient voués au butin.

La colère du Seigneur s’enflamma, au point qu’il voulait tous les anéantir, mais à la prière de Moïse, il modéra sa sentence, différa la punition, jugeant qu’était suffisant un châtiment pour les mécréants : bien qu’il les épargnât pour un temps et ne frappât point les incrédules, toutefois, pour prix de leurs incrédulité, ils ne parviendraient pas à cette terre qu’ils avaient refusée, mais les enfants et les femmes qui n’avaient pas proféré de murmures, excusables qu’ils étaient en raison ou de leur sexe ou de leur âge, atteindraient l’héritage promis de cette terre. Finalement, de tous ceux qui avaient dix-neuf ans et plus, les corps tombèrent au désert, mais la peine des autres fut différée. Quant à ceux qui montèrent avec Josué et estimèrent qu’il fallait dissuader le peuple, sous l’effet d’un grand coup ils moururent aussitôt, tandis que Josué et Caleb, en compagnie de ceux dont l’âge ou le sexe faisaient l’innocence, entrèrent dans la terre de la promesse.

Ainsi donc la partie du peuple la meilleure préféra la gloire à la conservation, mais la plus mauvaise, la conservation à la beauté morale. Or la sentence de Dieu approuva ceux qui estimaient que les belles valeurs morales l’emportaient sur les choses utiles, mais elle condamna ceux aux yeux de qui valaient davantage les réalités qui semblaient appropriées à la conservation plutôt qu’à la beauté morale.

IX §

Et ainsi rien de plus hideux que de n’avoir aucun amour de la beauté morale, d’être entraîné par quelque pratique d’un commerce indigne, par un gain honteux, de bouillonner avec un cœur cupide, jours et nuits de béer de convoitise en vue des préjudices à porter au patrimoine d’autrui, de ne pas élever son âme à l’éclat de la beauté morale, de ne pas contempler la beauté du vrai mérite.

De là procède la chasse à la quête des héritages que l’on capte en feignant la retenue et la gravité, ce qui s’oppose à la ligne de conduite de l’homme qui est chrétien : en effet à tout ce qui a été obtenu par artifice et arrangé par tromperie, fait défaut le mérite de la simplicité. Chez ceux même qui n’ont assumé aucun devoir d’un ordre de l’Église, on juge inconvenante l’intrigue à la recherche d’un héritage : les gens qui se trouvent à l’extrême fin de leur vie, ont leur propre jugement pour léguer librement ce qu’ils veulent, et par la suite ne sont pas destinés à y apporter des corrections, alors qu’il n’est pas beau moralement de détourner des profits convenables qui sont dus à d’autres ou qui leur ont été préparés, alors qu’il appartient au prêtre comme au ministre d’être utile, si faire se peut, à tous, mais de ne nuire à personne.

Finalement, s’il n’est pas possible de venir en aide à l’un sans blesser l’autre, il vaut mieux n’aider aucun des deux que d’accabler l’un. Aussi n’appartient-il pas au prêtre d’intervenir dans les procès d’argent, en lesquels on ne peut empêcher que souvent l’un ne soit blessé, celui qui a perdu, parce qu’il pense avoir perdu en raison d’une faveur du médiateur. Il appartient donc au prêtre de ne nuire à personne, mais de vouloir être utile à tous ; tandis que le pouvoir appartient à Dieu seul. En réalité, à l’occasion d’un procès capital, le fait de nuire à celui que tu dois aider dans le danger, ne va pas sans un grave péché ; mais à l’occasion d’un procès d’argent, rechercher des haines, c’est de la folie ; alors que souvent de graves ennuis arrivent pour sauver un homme, ce en quoi il est glorieux même de s’exposer au danger. Ainsi donc que la règle proposée soit observée, dans le devoir de sa charge, par le prêtre : qu’il ne nuise à personne, pas même eut-il été provoqué et offensé par quelque injustice. C’est un homme de bien en effet qui a dit : « Je jure que je n’ai pas rendu à ceux qui m’ont dispensé des maux ». Quelle gloire y a-t-il en effet si nous ne blessons pas celui qui ne nous a pas blessés ? Mais c’est vertu si, blessé, tu pardonnes.

Combien ce fut beau moralement que, tout en ayant eu la possibilité de nuire à son royal ennemi, il ait mieux aimé l’épargner ! Combien ce fut utile aussi, car cela profita au successeur, que tous aient appris à garder la fidélité à leur propre roi, à ne pas usurper le pouvoir, mais à le respecter ! Et ainsi, à la fois, la beauté morale fut préférée à l’utilité, et l’utilité suivit la beauté morale.

C’est trop peu dire qu’il l’épargna, il y ajouta qu’en outre il s’affligea de sa mort dans la guerre et se lamenta, versant des larmes et disant : « Montagnes qui êtes en Gelboé, que ni la rosée ni la pluie ne tombent sur vous. Montagnes de mort parce qu’ici a été supprimée la défense des puissants, la défense de Saül. Il n’a pas été oint dans l’huile et le sang des blessés, et avec la graisse des combattants. La flèche de Jonathan n’est pas revenue en arrière et l’épée de Saül n’est pas revenue inutile. Saül et Jonathan, beaux et très chers, inséparables dans leur vie, dans la mort aussi n’ont pas été séparés. Plus légers que les aigles, plus puissants que les lions. Filles d’Israël, lamentez-vous sur Saül qui vous vêtait de vêtements écarlates, accompagnés d’une parure pour vous, qui mettait de l’or sur vos vêtements. Comment tombèrent les puissants au milieu de la bataille ? Jonathan a été blessé à mort. Je m’afflige sur toi, frère Jonathan, si beau à mes yeux. L’amour de toi avait fondu sur moi comme l’amour des femmes. Comment tombèrent les puissants et furent anéanties les armes désirables ? »

Quelle mère pleurerait un fils unique comme cet homme pleura un ennemi ? Qui honorerait l’auteur d’une faveur d’autant de louanges que cet homme honora celui qui attentait à sa vie ? Avec quelle piété il s’affligea, avec combien d’affection il se plaignit ! Les montagnes se desséchèrent sous l’effet de la malédiction prophétique et la puissance divine accomplit la sentence de celui qui maudissait. Et ainsi devant le spectacle de la mort du roi, les éléments acquittèrent une peine.

Qu’advint-il en vérité au saint Naboth, quelle fut la cause de sa mort, si ce n’est la considération de la beauté morale ? De fait, alors que le roi lui demandait sa vigne, promettant qu’il lui donnerait de l’argent, Naboth refusa un marché inconvenant en échange de l’héritage paternel et il aima mieux, au prix de la mort, éviter une vilenie de cette sorte : « Le Seigneur ne me fasse pas que je te donne l’héritage de mes pères », c’est-à-dire qu’un si grand déshonneur ne m’advienne pas, que Dieu ne permette pas que me soit arrachée de force une si grande infamie. Il ne dit pas cela de vignes, évidemment, et Dieu en effet ne se soucie pas de vignes ni d’une surface de terre, mais il parle du droit de ses pères. Il aurait pu, évidemment, recevoir une autre vigne prise sur les vignes du roi, et être son ami ; or en ce cas on juge d’ordinaire l’utilité de ce monde, point du tout médiocre. Mais ce qui était vilain, Naboth jugea que cela ne paraissait pas utile et il aima mieux aller au-devant du danger et de la beauté morale, qu’au-devant de l’utilité et du déshonneur ; je parle de l’utilité au sens vulgaire et non de celle où réside aussi l’agrément de la beauté morale.

Finalement le roi lui-même aussi aurait pu obtenir par la force cette vigne, mais il pensait que c’était du cynisme, mais il s’affligea de la mort de Naboth. Le Seigneur également annonça que serait punie d’un juste châtiment la cruauté de la femme qui, oublieuse de la beauté morale, préféra la vilenie du profit.

Vilaine est ainsi toute tromperie. En effet, même en des choses sans importance, détestables sont la fausseté de la balance et la mesure trompeuse. Si sur le marché des choses qui se vendent, dans la pratique des échanges commerciaux, on punit la tromperie, peut-elle paraître irréprochable au milieu des devoirs des vertus ? Salomon s’écrie : « Grand et petit poids, doubles mesures sont choses ignobles aux yeux du Seigneur. » Il dit aussi plus haut : « La balance infidèle est une abomination pour le Seigneur, mais le juste poids lui est agréable. »

X §

Ainsi donc en toutes choses, la loyauté est bienséante, la justice agréable, la mesure de l’équité plaisante. Pourquoi parler de tous les autres contrats et surtout de l’achat de biens immeubles ou bien des transactions et des pactes ? N’existe-t-il pas des règles stipulant que la fraude est exclue et que celui dont la fraude aura été découverte, sera soumis à une double réparation ? Ainsi donc partout la considération de la beauté morale l’emporte qui proscrit la fraude, rejette la tromperie. Aussi David a-t-il énoncé à bon droit, de façon générale, sa pensée en disant : « Et il n’a pas fait de mal à son prochain. » C’est pourquoi non seulement dans les contrats — en lesquels on ordonne de révéler jusqu’aux défauts des biens qui sont vendus ; et si le vendeur ne les a pas déclarés, le vendeur eut-il transféré ces biens en la propriété de l’acheteur, les contrats sont nuls par l’effet de la fraude — mais encore de façon générale en toutes choses, la fraude doit être exclue : il faut étaler la franchise, déclarer la vérité.

Or cette ancienne, je ne dis pas règle des juristes, mais pensée des patriarches sur la fraude, la divine Écriture l’a visiblement exprimée dans le livre de l’Ancien Testament qui s’intitule Livre de Josué. En effet le bruit s’étant répandu à travers les nations que la mer avait été asséchée au passage des Hébreux, que l’eau avait coulé de la pierre, que, venue du ciel, une nourriture quotidienne était servie en abondance pour tant de milliers d’hommes du peuple d’Israël, que s’étaient écroulés les murs de Jéricho, ébranlés par le son des trompettes sacrées et par le choc du cri de guerre du peuple, que le roi de Gat aussi avait été vaincu et pendu au gibet jusqu’au soir, les Gabaonites, redoutant une troupe solide, vinrent en feignant par ruse, d’être originaires d’une terre lointaine, d’avoir au cours d’un long voyage, déchiré leurs chaussures, usé les surtouts qui couvraient leurs vêtements, dont ils montraient les signes de vétusté : or, disaient-ils, la raison d’une si grande fatigue était leur désir d’obtenir la paix et d’entrer en relations d’amitié avec les Hébreux ; et ils se mirent à solliciter Josué de constituer avec eux une alliance. Et parce qu’il était encore dans l’ignorance des lieux et n’était pas informé sur leurs habitants, il ne reconnut pas leurs tromperies et ne consulta pas Dieu, mais les crut aisément.

La loyauté chez les Hébreux était à ce point sacrée en ces temps, qu’ils ne croyaient pas que des gens pussent tromper. Qui reprocherait cela aux saints qui jugent tous les autres d’après leur propre disposition d’âme ? Et parce qu’ils ont la vérité pour amie, ils pensent que personne ne ment, ils ignorent ce que c’est que tromper, ils croient volontiers ce qu’ils sont eux-mêmes et ne peuvent avoir le soupçon de ce qu’ils ne sont pas. D’où le mot de Salomon : « L’innocent croit à toute parole. » Il ne faut pas blâmer leur confiance, mais louer leur bonté. Ignorer ce qui peut nuire, c’est cela être innocent : fût-il circonvenu par quelqu’un, néanmoins il a de tous bonne opinion, celui qui estime que la loyauté existe chez tous.

Ainsi donc cette générosité de son âme l’inclinant à les croire, Josué arrangea une convention, accorda la paix, constitua une alliance. Mais quand on arriva sur leurs terres, la tromperie fut découverte, en ce que, alors qu’ils étaient voisins, ils ont feint qu’ils étaient étrangers ; le peuple des pères se mit donc à s’indigner de qu’il avait été circonvenu. Josué cependant n’estima pas devoir revenir sur la paix qu’il avait accordée, parce qu’elle avait été constituée sous la foi sacrée du serment ; il ne voulait pas, en dénonçant la déloyauté d’autrui, manquer lui-même à la loyauté. Il les punit cependant en les soumettant à un fort vil service. Sentence d’une fort grande douceur, mais d’une fort longue durée : le châtiment de la vieille supercherie demeure en effet par les devoirs qu’il impose, étant représenté par un service héréditaire jusqu’à ce jour.

XI §

Pour moi, je ne relèverai pas, dans l’accès aux héritages, les claquements de doigts et les danses du légataire tout nu — car ce sont choses qui sont connues jusque dans la foule — ni non plus les ressources apprêtées d’un simulacre de pêche afin d’allécher les dispositions de l’acheteur. Pourquoi en effet s’est-il trouvé si amateur de profusion et de plaisirs qu’il fut victime d’une tromperie de cette sorte ?

Quelle raison y a-t-il pour moi de traiter de ce coin agréable et retiré, à Syracuse, et de l’astuce de cet homme de Sicile ? Il avait trouvé quelque étranger et ayant appris qu’il était en quête de jardins à vendre, il le pria à dîner dans ses jardins ; l’invité accepta, vint le lendemain ; il y tomba sur une grande foule de pêcheurs, sur un festin abondamment garni de mets recherchés, et, à la vue des convives, aménagée devant les jardins, sur des pêcheurs, là où jamais auparavant ils ne jetaient leurs filets : chacun à l’envi offrait aux dîneurs ce qu’il avait pris ; les poissons étaient apportés sur la table, fouettaient en sautant la figure des banqueteurs. L’hôte de s’étonner d’une si grande abondance de poissons et du nombre de si grandes barques. On répond à sa question qu’il y a là une pièce d’eau, qu’à cause de l’eau douce les poissons s’y rassemblent innombrables. Bref, l’homme amène son hôte à lui arracher ses jardins : voulant vendre il se fait contraindre, avec peine il en reçoit le prix.

Le jour suivant, l’acheteur vient aux jardins avec des amis, ne trouve aucun bateau. Quand il s’enquiert pour savoir si par hasard il y avait, ce jour-là, quelque fête chômée pour les pêcheurs, on lui répond que non et qu’ils n’ont jamais l’habitude, à l’exception du jour précédent, de pêcher là. Quelle autorité a-t-il pour dénoncer la fraude, celui qui a pu saisir l’appât si laid des plaisirs ? Celui en effet qui accuse autrui de péché, doit être lui-même exempt de péché. Je n’en appellerai donc pas à des balivernes de ce genre pour appuyer sur ce point l’autorité de la censure de l’Église qui, d’une manière générale, condamne toute recherche d’un vilain profit et, avec la brièveté condensée de sa parole, proscrit la légèreté et la ruse.

Car pourquoi parlerais-je de celui qui, se fondant sur un testament que d’autres, sans doute, ont fait, mais que lui sait faux cependant, revendique pour soi un héritage ou un legs et cherche à tirer profit de la faute d’autrui, alors que même les lois publiques punissent comme coupable d’un forfait celui qui use sciemment d’un faux testament ? Or la règle de la justice est claire : ce qui s’écarte du vrai ne convient pas à l’homme de bien, et aussi, d’infliger un dommage injuste à personne, ni non plus ajouter quelque fraude ou arranger quelque tromperie.

Quoi de plus manifeste que l’épisode d’Ananie ? Lui qui trompa sur le prix de son champ que lui-même avait vendu, et déposa aux pieds des apôtres une partie du prix comme étant le montant de la somme totale, il périt en qualité de coupable d’une tromperie, Il lui eût été permis, bien sûr, de ne rien offrir et il l’eût fait sans tromperie. Mais parce qu’il y mêla la tromperie, il ne remporta pas la gratitude pour sa générosité, mais acquitta le châtiment pour sa supercherie.

Le Seigneur aussi, dans l’Évangile, repoussait ceux qui s’approchaient de lui avec des dispositions de fraude, en leur disant : « Les renard ont des tanières », parce qu’il nous ordonne de vivre dans la simplicité du cœur et l’innocence. David également déclare : « Comme un rasoir effilé tu as accompli la fraude », accusant le traître de malice, du fait qu’un instrument de ce genre est employé pour la toilette de l’homme et bien souvent l’écorche. Il s’agit donc du cas où quelqu’un donne l’apparence de la faveur et ourdit la fraude, à l’exemple du traître, pour livrer à la mort celui qu’il devrait protéger ; on en juge d’après la comparaison de cet instrument qui blesse, d’ordinaire, par la faute d’un esprit enivré et d’une main hésitante. De même, cet homme, enivré du vin de la méchanceté, livra-t-il à la mort par une dénonciation traîtresse et fatale, le prêtre Ahimelech du fait qu’il avait reçu, au titre de l’hospitalité, le prophète que le roi persécutait, enflammé par les brandons de l’envie.

XII §

Ainsi donc il faut que les dispositions de l’âme soient pures et sincères, afin que chacun énonce une parole sans détours, maintienne son corps dans la sainteté, qu’il ne séduise pas son frère par la duperie des mots, qu’il ne promette rien qui ne soit pas beau, et s’il a promis, il serait plus supportable de ne pas accomplir la promesse, que d’accomplir ce qui serait laid.

Souvent bien des gens se lient eux-mêmes par l’engagement d’un serment, et quand eux-mêmes ont appris qu’il n’aurait pas fallu promettre, cependant, par considération de l’engagement, ils accomplissent ce qu’ils ont garanti ; comme plus haut nous l’avons écrit au sujet d’Hérode qui promit vilainement une récompense à une danseuse et s’acquitta cruellement : vilaine chose que de reçu, au titre de l’hospitalité, le prophète que le roi persécutait, enflammé par les brandons de l’envie.

Ainsi donc il faut que les dispositions de l’âme soient pures et sincères, afin que chacun énonce une parole sans détours, maintienne son corps dans la sainteté, qu’il ne séduise pas son frère par la duperie des mots, qu’il ne promette rien qui ne soit pas beau, et s’il a promis, il serait plus supportable de ne pas accomplir la promesse, que d’accomplir ce qui serait laid.

Souvent bien des gens se lient eux-mêmes par l’engagement d’un serment, et quand eux-mêmes ont appris qu’il n’aurait pas fallu promettre, cependant, par considération de l’engagement, ils accomplissent ce qu’ils ont garanti ; comme plus haut nous l’avons écrit au sujet d’Hérode qui promit vilainement une récompense à une danseuse et s’acquitta cruellement : vilaine chose que de promettre un royaume pour une danse ; cruelle chose que d’accorder la mort d’un prophète pour le respect du serment. Combien le parjure eut-il été plus supportable qu’un tel engagement ! Si toutefois on pouvait appeler parjure ce qu’un homme enivré avait juré parmi les vins, ce qu’un efféminé avait proclamé parmi les chœurs de danse. On apporte sur un plateau la tête du prophète, et on tint pour fidélité à sa parole ce qui était de l’égarement. Jamais non plus on ne m’amènera à croire que ce ne fut pas une imprudence, de la part du chef Jephté, d’avoir promis d’immoler au Seigneur quoi que ce fût qui, à son retour, se présenterait à lui, sur le seuil de sa maison ; aussi bien lui-même se repentit de son vœu après que sa fille se fut présentée à lui. Finalement il déchira ses vêtements et dit : « Malheur à moi ! ma fille, tu t’es mise en travers de mes pas, tu m’es devenue un aiguillon de douleur. » Et bien qu’avec piété, dans la crainte et l’effroi, il eût satisfait à la cruauté d’un acquittement rigoureux, cependant ce Jephté institua et laissa après lui une lamentation annuelle à célébrer, même par la postérité. Rigoureuse promesse, plus cruel acquittement dont fut dans la nécessité de se lamenter celui-là même qui l’accomplit ! Finalement, il y eut une règle et un principe en Israël, jours après jours : « Elles s’en allaient, dit l’Écriture, les filles du peuple d’Israël, se lamentant sur la fille de Jephté de Galaad, durant quatre jours dans l’année. » Je ne puis incriminer un homme qui fut dans la nécessité de satisfaire au vœu qu’il avait fait, mais cependant pitoyable nécessité que celle dont on s’acquitte par le meurtre d’un parent.

Il vaut mieux ne pas faire de vœu, que de faire le vœu d’une chose dont celui à qui elle est promise, ne veut pas qu’on s’acquitte envers lui. Ainsi nous avons un exemple en la personne d’Isaac à la place de qui le Seigneur décréta que lui fût immolé un bélier. Il ne faut donc pas toujours acquitter toutes les promesses, Ainsi le Seigneur lui-même fréquemment change sa façon de voir, comme l’indique l’Écriture. De fait, dans ce livre qui s’intitule les Nombres, il s’était proposé de frapper à mort et d’anéantir le peuple, mais ensuite, à la prière de Moïse, il se réconcilia avec son peuple. Et de nouveau-il dit à Moïse et Aaron : « Séparez-vous du milieu de cette assemblée et je les exterminerai tous à la fois. » Or ceux-ci s’écartèrent de la réunion et ce fut les impies Dathan et Aviron, soudain, que la terre rompue par la déchirure d’une crevasse, engouffra.

Cet exemple relatif à la fille de Jephté est plus remarquable et plus ancien que celui que l’on tient pour mémorable chez les philosophes, qui est relatif à deux pythagoriciens : alors que l’un d’eux avait été condamné à la peine capitale par le tyran Denys, le jour de la mise à mort ayant été notifié, il demanda que lui fût accordée la faveur de se rendre chez lui, afin de recommander les siens ; et pour que la confiance en son retour ne fût pas hésitante, il offrit un garant de sa mort, avec cette condition que, si lui-même faisait défaut au jour fixé, son garant reconnût qu’il lui faudrait mourir à sa place. Celui qui était offert ne refusa pas la modalité de l’engagement et, avec fermeté d’âme, attendait le jour de l’exécution. Et ainsi le second ne se déroba pas, mais le premier fit retour au jour dit. Ce qui fut admirable à ce point que le tyran se ménagea l’amitié de ces hommes qu’il mettait en péril. Cela donc qui, chez des hommes en vue et formés, fait l’objet de l’admiration, on le découvre de façon beaucoup plus grande et beaucoup plus brillante, chez la vierge disant à son père qui gémissait : « Traite-moi selon la parole sortie de ta bouche. » Mais elle demanda un délai de deux mois pour tenir dans les montagnes une réunion avec les amies de son âge qui, dans un sentiment de piété, accompagneraient son deuil de vierge promise à la mort. Ni le sanglot de ses amies n’émut la jeune fille, ni leur douleur ne la fléchit, ni leur gémissement ne la retarda, ni le jour ne passa, ni l’heure ne lui échappa. Elle revint vers son père, comme si elle revenait pour remplir un vœu ; par sa propre volonté elle força l’hésitation de son père et fit en sorte, par une décision spontanée, que ce qui était un hasard impie, devint un pieux sacrifice.

XIII §

Voici que se présente à toi Judith, admirable, elle qui alla trouver un homme redouté des peuples, Holopherne, entouré de son escorte triomphale d’Assyriens. Tout d’abord, elle le frappa par l’agrément de son allure et le charme de son visage, puis elle le circonvint par la distinction de ses propos. Son premier triomphe fut qu’elle ramena sa pudeur intacte de la tente de l’ennemi, le second qu’étant femme, elle remporta la victoire sur un homme, mit en fuite des peuples par sa décision.

Les Perses furent horrifiés de son audace. En tout cas, chose que l’on admire chez ces deux pythagoriciens, elle ne s’effraya pas du péril de mort ; mais pas non plus du péril pour sa pudeur, chose qui est plus grave pour les femmes de bien ; elle ne trembla pas, non point devant le coup d’un bourreau, mais pas non plus devant les traits de toute une armée. Elle se tint debout, femme parmi les formations de guerriers, calme devant la mort, parmi les armes victorieuses. Pour autant qu’on considère l’importance du péril, elle marcha à la mort ; mais pour autant qu’on considère la foi, elle marcha au combat.

Ainsi donc, c’est la beauté morale que poursuivit Judith et, en la poursuivant, elle trouva l’utilité. Il appartenait en effet à la beauté morale d’empêcher que le peuple de Dieu ne se rendît aux impies, qu’il ne livrât les cultes de ses pères et les mystères, qu’il ne soumît la consécration des vierges, la dignité des veuves, la pudeur des matrones à la luxure des barbares, qu’il n’interrompît le siège par la reddition ; il appartenait à la beauté morale de préférer s’exposer pour tous au péril, afin de les tirer tous du péril.

Comme il est grand le prestige de la beauté morale pour qu’une femme revendiquât pour elle-même la décision sur les plus hautes affaires, sans la confier aux chefs du peuple ! Comme il est grand le prestige de la beauté morale pour qu’elle présumât de l’aide de Dieu ! Comme elle est grande la grâce de la trouver !

XIV §

En vérité, que poursuivit Élisée si ce n’est la beauté morale ? Ce jour-là il amena captive, dans Samarie, l’armée de Syrie — qui était venue pour le cerner, dont il avait couvert les yeux de cécité — et il dit : « Seigneur, ouvre leurs yeux pour qu’ils voient. » Aussi comme le roi d’Israël voulait frapper ceux qui étaient entrés et qu’il demandait que la faculté lui en fût accordée par le prophète, celui-ci répondit qu’il ne fallait pas frapper des hommes qu’il n’avait pas faits prisonniers de sa main et par les armes de la guerre, mais qu’il fallait plutôt les aider par un secours en vivres. Finalement, restaurés par d’abondantes victuailles, jamais par la suite, les brigands syriens ne pensèrent à revenir sur la terre d’Israël.

Combien cette attitude est plus haute que cette autre des Grecs : alors que deux peuples luttaient l’un contre l’autre, pour la gloire et la domination, et que l’un d’eux avait la possibilité de détruire par le feu, secrètement, les navires de l’autre peuple, il crut que l’action était laide et il aima mieux avoir moins de pouvoir, en respectant la beauté morale, que plus de pouvoir en consentant à la laideur de l’acte. Et ces hommes, assurément, ne pouvaient, sans infamie, accepter d’abuser par cette tromperie ceux qui, pour achever la guerre contre les Perses, s’étaient réunis en coalition : certes, ils pourraient nier cette tromperie, ils ne pourraient pas cependant, ne pas en rougir. Élisée, lui, à l’égard d’hommes qui, certes, n’avaient pas été abusés par tromperie, mais frappés par la puissance du Seigneur, aima mieux cependant les sauver que les anéantir : il était convenable, à son avis, d’épargner l’ennemi et d’accorder à l’adversaire une vie qu’il aurait pu lui enlever s’il ne l’avait épargné.

Ainsi donc il est clair que ce qui est convenable est toujours utile. De fait, la sainte Judith, par le mépris qui convenait de son propre salut, interrompit le péril du siège, et par la beauté morale de sa conduite personnelle, obtint l’utilité de tout le peuple ; quant à Élisée, il pardonna avec plus de gloire qu’il ne vainquit, et sauva les ennemis avec plus d’utilité qu’il ne les avait faits prisonniers.

Mais Jean eut-il autre chose en vue, sinon la beauté morale, pour ne pouvoir supporter, même chez un roi, un mariage qui n’était pas beau, lorsqu’il dit : « Il ne t’est pas permis d’avoir cette femme comme épouse » ? Il aurait pu se taire s’il n’avait jugé disconvenant pour lui, par crainte de la mort, de ne pas dire la vérité, de faire fléchir pour le roi l’autorité de l’Écriture, de voiler sous l’adulation, la pensée que, de toute façon, il était promis à la mort, parce qu’il s’opposait au roi. Mais il préféra la beauté morale à son salut. Et cependant, quoi de plus utile que ce qui apporta au saint homme la gloire de sa passion ?

La sainte Suzanne aussi, quand la terrible menace d’un faux témoignage lui eut été signifiée, alors qu’elle se voyait pressée d’un côté par le danger, de l’autre par le déshonneur, aima mieux échapper au déshonneur par une belle mort, que de subir et de supporter une vie laide par souci de son salut. Et ainsi en se tournant vers la beauté morale, elle conserva même sa vie ; or si elle avait choisi de préférence ce qui lui semblait être utile à la vie, elle n’aurait pas remporté une si grande gloire ; bien plus, peut-être n’aurait-elle pas évité — ce qui était non seulement inutile mais encore dangereux — le châtiment du crime. Nous observons donc que ce qui est laid ne peut être utile, ni inversement ce qui est beau, inutile, parce que l’utilité est toujours associée à la beauté morale et la beauté morale à l’utilité.

XV §

Les rhéteurs rapportent comme une chose mémorable le fait qu’un général romain, alors que le médecin d’un roi ennemi était venu à lui, en offrant d’administrer du poison au roi, l’envoya enchaîné à l’ennemi. Et ce fut en vérité chose remarquable que celui qui avait entrepris de rivaliser de courage, ne voulut pas vaincre par la tromperie. En effet il ne mettait pas la beauté morale dans la victoire, mais il proclamait d’avance comme laide, la victoire elle-même si elle n’avait été recherchée par la beauté morale.

Revenons à notre Moïse et tournons-nous vers des faits antérieurs pour montrer que plus ils sont prestigieux, plus ils sont anciens. Le roi d’Égypte ne voulait pas laisser partir le peuple de nos pères. Moïse dit au prêtre Aaron d’étendre sa verge sur toutes les eaux de l’Égypte. Aaron l’étendit et l’eau du fleuve fut changée en sang et personne ne pouvait boire d’eau et tous les Égyptiens périssaient de soif, mais les courants d’eau pure abondaient pour nos pères. Ils jetèrent de la cendre vers le ciel et il se produisit des ulcères et des pustules brûlantes sur les hommes et les quadrupèdes. Ils firent tomber la grêle avec un brillant éclair : et toutes choses sur terre avaient été broyées. Moïse pria et tout l’ensemble des êtres retrouva son agrément : la grêle s’arrêta, les ulcères se guérirent, les fleuves fournirent les breuvages accoutumés.

De nouveau la terre avait été couverte d’obscures ténèbres, pendant trois jours, depuis que Moïse avait levé la main et répandu les ténèbres. Tout premier-né d’Égypte mourait alors que toute progéniture des Hébreux restait hors d’atteinte. Moïse sollicité de mettre fin à ces calamités aussi, pria et l’obtint. En ce général il faut vanter le fait qu’il se garda de participer à la tromperie ; en notre Moïse ce fut une chose admirable, qu’il détournât aussi par sa vertu personnelle, même d’un ennemi, les châtiments brandis par Dieu : il était en vérité, comme il est écrit, extrêmement doux et paisible. Il savait que le roi ne respecterait pas la fidélité à sa promesse, cependant il jugeait beau moralement, ayant été sollicité, de prier, ayant été offensé, de bénir, ayant été attaqué, de pardonner.

Il jeta sa verge, et il se fit un serpent qui dévora les serpents des Égyptiens, pour signifier que le Verbe se ferait chair qui éliminerait les venins du serpent cruel par la rémission et le pardon des péchés. La verge est en effet le Verbe, droit, royal, plein de puissance ; la marque du pouvoir. La verge se fit serpent parce que celui qui était le Fils de Dieu, né de Dieu le Père, s’est fait Fils de l’homme, né de la Vierge ; lui qui, élevé sur la croix comme le serpent, répandit un remède sur les blessures des hommes. C’est pourquoi le Seigneur lui-même dit : « De même que Moïse éleva le serpent au désert, de même faut-il que le Fils de l’homme soit élevé. »

Enfin se rapporte aussi au Seigneur Jésus le second prodige que fit Moïse : « Il mit sa main dans la poche de son vêtement et la présenta et sa main se fit comme neige. De nouveau, il la mit dans son vêtement et la présenta et elle avait comme l’apparence de la chair humaine », pour signifier le Seigneur Jésus, d’abord l’éclat de la divinité, ensuite le fait d’assumer la chair, et c’est la foi en laquelle il faudrait que croient les nations et tous les peuples. C’est à juste titre qu’il mit sa main, parce que la droite de Dieu est le Christ, en la divinité et l’incarnation de qui, celui qui ne croit pas est châtié comme réprouvé ; ainsi ce roi : parce qu’il ne crut pas à des prodiges évidents, châtié par la suite, il priait pour mériter sa grâce. Combien donc doit être grand l’attachement à la beauté morale, ces faits, d’une part, en sont la preuve, et d’autre part, celui-ci surtout que Moïse s’offrait pour le peuple : il demandait que Dieu pardonnât au peuple ou au moins qu’il le rayât lui-même, Moïse, du livre des vivants.

XVI §

Tobit aussi, de façon fort évidente, représenta l’image de la beauté morale, alors qu’il laissait son repas pour ensevelir les morts et invitait les indigents à partager la nourriture de sa pauvre table. Ce fut le cas surtout de Raguel, lui qui, par considération de la beauté morale, alors qu’on lui demandait de donner sa fille en mariage, ne taisait pas non plus ses défauts, de peur de paraître tromper le prétendant par son silence. Aussi, alors que Tobie le fils demandait qu’il lui donnât la jeune fille, Raguel répondit qu’assurément, d’après la loi, elle lui était due, comme à son parent, mais qu’il l’avait déjà donnée à six maris et que tous étaient morts. Aussi, homme juste, avait-il plus de craintes pour les autres et préférait-il que sa fille lui restât, sans être mariée, plutôt que de mettre en péril des étrangers, à cause de ses noces.

Comme il résolut vite toutes les questions des philosophes ! Ceux-ci traitent des défauts des maisons, pour savoir si ces défauts paraissent devoir être cachés ou révélés par le vendeur ; notre homme estima devoir ne pas cacher les défauts, même de sa fille. Et assurément ce n’était pas lui qui cherchait à la donner en mariage, mais on l’en priait. Combien cet homme, en tout cas, était plus attaché à la beauté morale que ces philosophes, nous n’en pouvons douter, si nous comparons combien l’intérêt d’une fille l’emporte sur l’argent d’un bien que l’on vend.

XVII §

Considérons un autre exemple : accompli en vue de la captivité, il atteignit la plus haute convenance de la beauté morale. Aucune adversité en effet n’entrave la beauté morale qui, à cette occasion, se dresse et domine plus que dans la prospérité. C’est pourquoi au milieu des chaînes, au milieu des armes, des flammes, de la servitude — qui pour des hommes libres est plus accablante que tout supplice — au milieu des affres des mourants, des ruines de la patrie, de l’épouvante des hommes, du sang des victimes, le souci de la beauté morale cependant ne quitta pas nos aïeux, mais au milieu des cendres et de la poussière de la patrie détruite, ce souci resplendit et brilla dans leurs pieuses dispositions.

De fait, alors qu’on emmenait en Perse nos pères, qui étaient alors les adorateurs du Dieu tout-puissant, les prêtres du Seigneur prirent le feu de l’autel et le cachèrent secrètement dans une vallée. Il y avait là une sorte de puits ouvert, peu fréquenté du fait du retrait de l’eau et non ouvert à l’usage de la population, dans un endroit inconnu et dérobé aux témoins ; c’est là qu’ils déposèrent le feu, caché à la fois par un signe sacré et par le silence. Ces hommes n’eurent pas la préoccupation d’enfouir de l’or, de cacher de l’argent, pour les conserver à leurs descendants ; mais, dans l’extrémité où ils se trouvaient, gardant le souci de la beauté morale, ils pensèrent devoir conserver le feu sacré pour éviter ou bien que des impurs ne le souillassent, ou bien que le sang des défunts ne l’éteignît, ou bien qu’un amas de décombres informes ne le supprimât.

Et ainsi ils s’en allèrent en Perse, avec la liberté de leur seule religion, puisque, seule, elle ne put leur être arrachée par la captivité. Mais après un très long temps, quand il plut à Dieu, celui-ci donna au roi des Perses la pensée d’ordonner la restauration du temple, en Judée, et le rétablissement des cérémonies prescrites par la loi, à Jérusalem. Et en vue de cette tâche, le roi des Perses envoya le prêtre Néhémie. Mais celui-ci emmena avec lui les petits-fils de ces prêtres qui, sur le point de s’éloigner de la terre de leurs pères, avaient caché le feu sacré pour qu’il ne fût pas détruit. Mais quand ils arrivèrent, ainsi que l’a rapporté le récit des pères, ils ne trouvèrent pas de feu, mais de l’eau. Et comme le feu manquait pour embraser les autels, le prêtre Néhémie leur enjoignit de puiser l’eau, de la lui apporter et de la répandre sur le bois. Alors, chose admirable à voir, bien que le ciel fût un tissu de nuages, le soleil soudain brilla, un grand feu s’alluma, en telle sorte que tous, à l’occasion d’une grâce aussi évidente du Seigneur, frappés de stupeur devant le fait, étaient inondés de joie. Néhémie priait, les prêtres chantaient un hymne à Dieu. Et lorsque le sacrifice fut consumé, Néhémie ordonna de nouveau d’inonder de grandes pierres avec l’eau qui restait ; cela fait, la flamme s’alluma, mais la lumière qui brillait venant de l’autel fut aussitôt absorbée.

La chose lui ayant été révélée par un rapport, le roi des Perses fit faire un temple à l’endroit où le feu avait été caché et où ensuite l’eau fut trouvée, temple auquel on apportait des dons très nombreux. Ceux qui se trouvaient avec le saint Néhémie appelèrent ce temple « Epathar », terme qui a le sens de purification ; le plus grand nombre le nomme « Naphte ». On trouve dans les écrits du prophète Jérémie qu’il ordonna de prendre du feu, à ceux qui viendraient ensuite. Ce feu est celui qui tomba sur le sacrifice de Moïse et le consuma, selon qu’il est écrit : « Le feu sortit du Seigneur et consuma l’ensemble des holocaustes qui étaient sur l’autel. » Il fallait que le sacrifice fût sanctifié par ce feu, et c’est pourquoi, en ce qui concerne les fils d’Aaron, qui voulurent introduire un tout autre feu, de nouveau le feu sortit du Seigneur et les consuma, si bien que, morts, ils furent rejetés hors du camp.

Or venant en cet endroit, Jérémie découvrit une maison en forme de caverne ; il y porta la tente, l’arche et l’autel de l’encens, et boucha l’entrée. Lorsque ceux qui étaient venus avec lui la recherchèrent fort attentivement, afin de repérer pour eux-mêmes l’endroit, ils ne purent en aucune manière le reconnaître et le découvrir. Mais quand Jérémie apprit qu’ils avaient cherché à l’atteindre, il dit : « L’endroit sera inconnu jusqu’à ce que Dieu rassemble l’assemblée de son peuple et devienne favorable. Alors Dieu montrera tout cela et la majesté du Seigneur apparaîtra. »

XVIII §

L’assemblée du peuple, nous l’avons, la faveur du Seigneur notre Dieu, nous la reconnaissons, elle qu’obtint l’intercesseur en notre faveur dans sa passion. Je pense que nous ne pouvons pas non plus ne pas connaître ce feu alors que nous avons lu que le Seigneur Jésus baptise dans l’Esprit-Saint et le feu, comme Jean l’a dit dans l’Évangile. C’est à juste titre que le sacrifice était consumé puisqu’il était sacrifié pour le péché. Quant à ce feu, il fut la figure de l’Esprit-Saint qui devait descendre après l’Ascension du Seigneur et remettre les péchés de tous, lui qui, à la manière du feu, enflamme l’âme et l’esprit du fidèle. C’est pourquoi Jérémie dit après avoir reçu l’Esprit : « Et ce fut dans mon cœur comme un feu ardent qui portait la flamme dans mes os, et je fus disloqué de partout et je ne puis le supporter. » Mais aussi dans les Actes des Apôtres nous lisons que, lorsque l’Esprit fut tombé sur les apôtres et sur beaucoup qui attendaient les promesses du Seigneur, des langues furent dispersées comme du feu. Finalement, l’âme de chacun était échauffée à ce point que l’on croyait gorgés de vin, ceux qui avaient reçu le don de parler diverses langues.

Que signifie donc le fait que le feu devint de l’eau et que l’eau alluma du feu, si ce n’est que la grâce de l’Esprit brûle par le feu et purifie par l’eau nos péchés ? Le péché est lavé en effet et brûlé. C’est pourquoi aussi l’apôtre dit : « Ce qu’est l’œuvre de chacun, le feu l’éprouvera » et ensuite : « Si l’œuvre d’aucun brûle, il en subira la perte ; quant à lui, il sera sauvé, toutefois comme à travers le feu. »

Or nous avons établi cela à cette fin de prouver que les péchés sont brûlés par le feu. Il est donc acquis que ce feu est vraiment un feu sacré qui descendit alors sur le sacrifice, en figure de la rémission à venir des péchés.

Ainsi donc ce feu est caché au temps de la captivité, où règne la faute, mais au temps de la liberté il est produit au grand jour. Et bien que changé dans l’apparence de l’eau, il conserve cependant la nature du feu pour consumer le sacrifice. Et ne t’étonne pas en lisant que Dieu le Père a dit : « Je suis un feu qui consume » et ailleurs : « Ils m’ont abandonné, moi la source d’eau vive. » Lui aussi le Seigneur Jésus, comme un feu, enflamme les cœurs de ceux qui l’écoutent, et comme une source, les rafraîchit ; de fait, lui-même dans son Évangile dit qu’il est venu à cette fin d’apporter le feu sur la terre et de servir un breuvage d’eau vive à ceux qui ont soif.

Au temps d’Élie aussi, le feu descendit lorsqu’il défia les prophètes des païens, d’embraser l’autel sans y porter le feu. Après que ceux-ci n’avaient pu le faire, lui-même arrosa d’eau sa victime par trois fois, l’eau se répandait à l’entoure de l’autel, il éleva la voix, le feu du Seigneur tomba du ciel et consuma l’holocauste.

Tu es cette victime. Examine en silence chaque élément : c’est sur toi que descend la chaleur de l’Esprit-Saint, c’est toi qu’elle paraît brûler en consumant tes péchés. Car le sacrifice qui fut consumé au temps de Moïse, était un sacrifice pour le péché. C’est pourquoi Moïse dit, comme il est écrit dans le livre des Maccabées : pour la raison que ne fut pas mangé ce qui était sacrifice pour le péché, cela fut consumé. Lorsque dans le sacrement de baptême l’homme extérieur tout entier périt, ne te semble-t-il pas qu’il est consumé ? Notre vieil homme a été fixé à la croix, crie l’apôtre. Ici, comme te l’enseignent les préfigurations que sont les pères, l’Égyptien est englouti, mais l’Hébreu se relève, renouvelé par le Saint-Esprit, peuple hébreu qui a passé à pied, sans encombre, même à travers la mer Rouge où les pères furent baptisés sous la nuée et dans la mer.

Dans le déluge aussi, au temps de Noé, toute chair mourut ; le juste cependant fut sauvé avec sa descendance. L’homme n’est-il pas consumé lorsque l’être mortel est détaché de la vie ? Car l’homme extérieur se corrompt, mais l’homme intérieur se renouvelle. Et ce n’est pas seulement dans le baptême, mais encore dans la pénitence que s’accomplit la perte de la chair au profit de l’esprit, comme nous l’enseigne l’autorité apostolique par ces mots de saint Paul : « J’ai jugé comme si j’étais présent celui qui a agi ainsi, décidant de livrer ce genre d’homme à Satan pour la perte de sa chair, afin que l’esprit soit sauvé au jour de Notre Seigneur Jésus Christ. »

Nous avons fait, semble-t-il, une bien longue digression pour admirer le mystère, en nous appliquant à découvrir plus pleinement l’enseignement révélé : celui-ci est plein de beauté morale jusqu’à ce point qu’il est plein de sens religieux.

XIX §

Quel grand souci de la beauté morale eurent nos ancêtres ! À ce point qu’ils poursuivirent, par la guerre, la vengeance de l’outrage subi par une seule femme, outrage que lui avait infligé la turpitude d’hommes sans retenue ; et qu’après avoir vaincu le peuple de la tribu de Benjamin, ils firent serment de ne pas donner en mariage leurs propres filles à ces hommes. La tribu serait restée sans aucun soutien d’une postérité, si elle n’avait reçu la permission d’une indispensable tromperie. Cette concession cependant n’est pas exempte, semble-t-il, du châtiment opportun de leur manque de retenue, puisque cela seulement leur fut autorisé : de prendre des épouses par un rapt, mais non pas par l’engagement du mariage. Et en vérité c’était chose méritée que les mêmes hommes qui avaient rompu l’union d’autrui, fussent privés de la cérémonie du mariage.

Histoire, d’autre part, combien digne de pitié ! Un homme, dit l’Écriture, un lévite, avait pris une épouse — elle est, je pense, appelée concubine, de concubitus, du fait qu’elle partageait son lit — qui, quelque temps après, mécontente de certaines choses, comme il arrive d’ordinaire, se rendit chez son père et y fut quatre mois. Son mari se leva et partit pour la maison de son beau-père afin de rentrer en grâce avec son épouse, de l’inviter à revenir et de la ramener ; la femme vint au-devant de lui et fit entrer son mari dans la maison de son père.

Le père de la jeune femme s’en réjouit, vint à sa rencontre et se tint avec lui pendant trois jours : ils mangèrent et se reposèrent. Le jour suivant, le lévite se leva à l’aube ; il fut retenu par son beau-père, si bien qu’il n’abandonna pas si vite l’agrément de sa compagnie. Un second et un troisième jour, le père de la jeune femme ne permit pas à son gendre de partir, avant que la joie entre eux et tout agrément ne fussent à leur comble. Mais le septième jour, alors que déjà le jour déclinait à l’approche du soir, après des agapes et de joyeuses compagnies, bien qu’il prétextât la proximité immédiate de la nuit pour estimer qu’il fallait reposer chez les siens plutôt que chez des étrangers, il ne put retenir son gendre et le laissa partir en même temps que sa fille.

Mais lorsqu’un certain parcours eut été accompli, bien que le soir désormais plus proche fût pressant et qu’on fût arrivé à proximité de la ville des Jébuséens, malgré l’avis du petit serviteur proposant que son maître fît un détour pour y aller, son maître n’accepta pas parce que cette ville n’appartenait pas aux fils d’Israël ; mais il entreprit de parvenir jusqu’à Gabaa qui était habitée par le peuple de la tribu de Benjamin. Il ne se trouvait personne pour leur donner, à leur arrivée, l’hospitalité, si ce n’est un homme qui était étranger et d’âge avancé. Or cet homme les ayant aperçus et ayant interrogé le lévite : « Où vas-tu ? ou bien d’où viens-tu ? » celui-ci répondit qu’il était en voyage, qu’il regagnait la montagne d’Éphraïm et qu’il ne se trouvait personne pour le recueillir ; l’étranger lui offrit l’hospitalité et apprêta le repas.

Mais lorsqu’on fut rassasié de manger et que les mets furent retirés, des hommes pernicieux firent irruption, entourèrent la maison. Alors le vieillard offrait à ces hommes criminels sa fille, qui était vierge, et sa compagne du même âge avec qui elle avait l’habitude de se coucher, pourvu que violence ne fût pas faite à son hôte. Mais la raison obtenant trop peu de succès et la violence l’emportant, le lévite céda sa propre épouse : ils la connurent et s’en jouèrent toute la nuit. Vaincue par cette cruauté ou par la douleur de l’outrage, devant la demeure de l’hôte, où son mari était allé loger, elle vint se jeter et rendit le dernier souffle, sauvant, fût-ce par l’ultime don de sa vie, son affection de bonne épouse, afin de réserver à son mari, à tout le moins, la cérémonie de ses obsèques.

La chose ayant été connue — pour ne pas m’attarder beaucoup — presque tout le peuple d’Israël s’enflamma pour la guerre et alors que, en raison du résultat douteux, le combat restait incertain, cependant à la troisième phase du combat, le peuple de Benjamin fut livré au peuple d’Israël et, jugé par un arrêt de Dieu, il subit le châtiment de son manque de retenue et fut aussi condamné à ce que personne du peuple d’Israël ne lui donnât, père, sa fille pour épouse, et ceci fut confirmé par l’engagement d’un serment. Mais, au regret d’avoir porté contre leurs frères un arrêt aussi dur, ils en modérèrent la sévérité, en telle sorte que les Benjaminites pussent s’unir en mariage à des vierges orphelines dont les pères avaient été mis à mort à cause d’une faute, ou bien puissent, en recourant au rapt, former une union : car, par le forfait que constitue un délit si vilain — car ils avaient profané le droit conjugal d’autrui — ils montrèrent qu’ils étaient indignes de prétendre au mariage. Mais pour qu’une tribu ne fût pas perdue pour le peuple, la concession d’une tromperie fut accordée.

Quel grand souci de la beauté morale eurent donc nos ancêtres, cela ressort de ce que quarante mille hommes dégainèrent l’épée contre leurs frères de la tribu de Benjamin, en voulant venger un outrage à la pudeur, parce qu’on ne supportait pas les profanateurs de la chasteté. Et ainsi en cette guerre, soixante-cinq mille hommes furent tués des deux côtés et des villes brûlées. Et bien que le peuple d’Israël eût d’abord eu le dessous, cependant, pas même ébranlé par la crainte d’une guerre malheureuse, il ne mit pas de côté son tourment de venger la chasteté. Il se ruait au combat, se préparant à laver, fût-ce par son propre sang, la tache de l’infamie qui avait été perpétrée.

XX §

Et qu’y a-t-il d’étonnant à ce que le peuple de Dieu eût le souci de ce convenable et du beau, puisque même les lépreux, comme nous le lisons dans les Livres des Rois, ne manquèrent pas du sens de la beauté morale ?

Il y avait une grande famine à Samarie, parce que l’armée des Syriens l’avait assiégée. Le roi, inquiet, inspectait sur le rempart les sentinelles militaires ; une femme l’interpella en disant : Cette femme m’a persuadée d’amener mon fils, je l’ai amené, nous l’avons cuit et nous l’avons mangé ; elle a promis qu’elle aussi ensuite amènerait son fils et qu’ensemble nous mangerions sa chair ; mais maintenant elle a caché son fils et ne veut pas l’amener. Le roi, ému de ce que des femmes s’étaient visiblement repues des cadavres, non seulement d’êtres humains, mais encore de leurs propres enfants qu’elles avaient tués, et bouleversé par l’exemple d’un malheur aussi affreux, fit informer du meurtre le prophète Élisée, parce qu’il croyait qu’il serait en son pouvoir de faire lever le siège et d’éloigner la famine ; ou bien pour la raison que le prophète n’avait pas permis au roi de frapper les Syriens sur lesquels il avait répandu la cécité.

Élisée était assis avec les anciens, à Bethel, et avant que le messager du roi n’entrât près de lui, il dit aux personnages anciens : « Avez-vous vu que le fils de cet assassin a envoyé me couper la tête ? » Le messager entra et transmit l’ordre du roi à Élisée qui annonçait le péril immédiat pour sa vie. Le prophète lui répondit : « À cette heure, demain, une mesure de fleur de farine vaudra un sicle, et deux mesures d’orge de même, à la porte de Samarie », Et comme le messager envoyé par le roi ne l’avait pas cru et disait : « Si le Seigneur faisait pleuvoir du ciel surabondance de blé, pas même ainsi cela ne pourrait se faire », Élisée lui dit : « Parce que tu n’as pas cru, tu le verras de tes yeux et tu n’en mangeras pas. »

Et il se produisit soudain dans le camp syrien comme un fracas de chars et un bruit précipité d’hommes à cheval et un grand bruit de force armée et un énorme vacarme de guerre ; les Syriens crurent que le roi d’Israël avait fait appel, pour une coalition de guerre, au roi d’Égypte et au roi des Amorrhéens ; ils s’enfuirent au petit jour, en abandonnant leurs tentes, parce qu’ils craignaient d’être écrasés par l’arrivée imprévue de nouveaux ennemis et qu’il ne fût pas possible de résister aux forces conjuguées des rois. Le fait était ignoré à Samarie parce que, vaincus par la peur et consumés par la famine, les assiégés n’osaient pas même faire face.

Or il y avait quatre lépreux à la porte de la cité, pour qui la vie était un supplice et mourir un gain ; ils se dirent l’un à l’autre : Voici que nous, nous sommes assis ici et mourons. Si nous entrons dans la ville, nous mourrons de faim, si nous demeurons ici, aucun secours pour vivre ne s’offre à nous ; allons au camp syrien : ce sera ou bien l’abrègement de la mort ou bien l’expédient du salut. Ils s’en allèrent donc et pénétrèrent dans le camp : voici que tout était vide d’ennemis. Entrés dans les tentes, tout d’abord ayant découvert des vivres, ils chassèrent leur faim, puis ils pillèrent autant d’or et d’argent qu’ils purent. Et bien qu’ils fussent seuls à tomber sur le butin, ils décidèrent cependant d’annoncer au roi que les Syriens avaient fui : ils estimaient cela beau moralement, plutôt que de retenir l’information et par là favoriser un pillage frauduleux.

Sur cette information, le peuple sortit, pilla le camp syrien et l’approvisionnement des ennemis fit l’abondance : il ramena le bon marché du ravitaillement, conformément à la parole du prophète, en telle sorte que la mesure de fleur de farine coûta un sicle et deux mesures d’orge le même prix. Dans cette liesse de la foule, ce messager sur lequel se reposait le roi, écrasé entre ceux qui sortaient de la ville à la hâte et ceux qui rentraient avec allégresse, fut piétiné par la foule et mourut.

XXI §

Eh quoi ? la reine Esther, afin d’arracher son peuple au péril, ce qui était convenable et beau, ne s’offrit-elle pas à la mort, sans trembler devant la fureur d’un roi cruel ? Lui-même aussi le roi des Perses, tout sauvage qu’il fût et d’un cœur orgueilleux, jugea si convenable, pour le dénonciateur du guet-apens qui lui avait été préparé, de le payer de reconnaissance et d’enlever un peuple libre à la servitude, de l’arracher à l’extermination et de ne pas épargner celui qui avait conseillé des entreprises si disconvenantes. Finalement bien qu’il le tînt pour le second après lui, pour le premier parmi tous ses amis, le roi l’envoya au gibet, parce que ce roi avait reconnu n’avoir pas été traité selon la beauté morale par les avis fallacieux de cet homme.

L’amitié louable est en effet celle qui sauvegarde la beauté morale. Il faut assurément la faire passer avant les richesses, les honneurs, les charges, tandis que d’ordinaire elle ne passe pas avant la beauté morale, mais suit la beauté morale. Telle fut l’amitié de Jonathan qui, par motif de fidélité, n’esquivait ni la disgrâce de son père ni le péril de sa vie. Telle fut l’amitié d’Ahimelech qui, pour le motif des devoirs attachés à la faveur de l’hospitalité, estimait devoir risquer la mort pour lui-même, plutôt que la trahison d’un ami en fuite.

XXII §

Ainsi donc, il ne faut rien faire passer avant la beauté morale. Toutefois, veiller à ce que celle-ci ne soit pas laissée de côté par souci de l’amitié, est encore une chose que l’Écriture rappelle au sujet de l’amitié. Il existe en effet un grand nombre de questions des philosophes, pour savoir si, pour un ami, quelqu’un doit être hostile à sa patrie, ou s’il ne doit pas l’être pour agréer à son ami ? Pour savoir s’il faut qu’il manque à la bonne foi, par complaisance et attention pour les intérêts de son ami ?

L’Écriture dit assurément : « Une massue, un glaive, une flèche à pointe de fer, c’est ainsi qu’est l’homme qui fournit un faux témoignage contre son ami. » Mais examine ce que l’Écriture affirme. Elle ne blâme pas le témoignage porté contre un ami, mais le faux témoignage. Que faire en effet si pour la cause de Dieu, que faire si pour la cause de la patrie, un homme se voit contraint de porter témoignage ? Est-ce que par hasard l’amitié doit peser plus lourd que la religion, peser plus lourd que l’amour de ses concitoyens ? Dans ces cas eux-mêmes, pourtant, il faut rechercher la vérité du témoignage, pour éviter qu’un ami ne soit attaqué du fait de la déloyauté de l’ami dont la loyauté devrait le faire relaxer. Et ainsi l’ami ne doit ni accorder une faveur au coupable, ni tendre un piège à l’innocent.

Assurément, s’il arrive qu’il soit nécessaire de porter témoignage, s’il arrive que l’ami connaisse quelque défaut chez son ami, il faut l’admonester en secret ; s’il n’écoute pas, l’admonester ouvertement. Les admonestations en effet sont bienfaisantes et très souvent meilleures que l’amitié qui se tait. Et s’il arrive que ton ami se juge outragé, toi cependant admoneste-le ; et s’il arrive que l’amertume de l’admonestation blesse son âme, toi cependant admoneste-le ; ne crains pas : « Les blessures que fait un ami sont en effet plus supportables que les baisers des flatteurs. » Admoneste donc un ami qui s’égare, ne manque pas à un ami innocent. L’amitié en effet doit être constante, persévérer dans l’affection : nous ne devons pas, d’une manière enfantine, changer d’amis par une sorte de vagabondage du sentiment.

Ouvre ton cœur à ton ami pour qu’il te soit fidèle et que tu puises en lui l’agrément de ta vie : « Un ami fidèle en effet est un remède de la vie » en vue de l’immortalité. Respecte ton ami comme un égal, n’aie pas honte de devancer ton ami par le devoir du service rendu ; l’amitié en effet ignore l’orgueil. C’est en effet pourquoi le sage dit : « Ne rougis pas de défendre un ami. » Ne manque pas à un ami dans le besoin, ne le délaisse pas, ne l’abandonne pas ; car l’amitié est une aide de la vie. Aussi, en elle, portons-nous nos fardeaux, comme l’apôtre l’a enseigné : il parle en effet à ceux que la charité de cette amitié a unis. Et en effet, si la prospérité d’un ami aide ses amis, pourquoi, également dans l’adversité d’un ami, l’aide de ses amis ne serait-elle pas à sa disposition ? Aidons par un conseil, apportons nos efforts, compatissons avec affection.

Si c’est nécessaire, supportons, à cause d’un ami, même des épreuves. Bien souvent il faut encourir des inimitiés à cause de l’innocence d’un ami, fréquemment des dénigrements si l’on s’oppose ou répond quand un ami est attaqué et accusé. Et ne regrette pas ce genre d’affrontement. Voici en effet la parole du juste : « Et si des maux m’arrivent à cause d’un ami, je les assume. » C’est en effet dans l’adversité qu’on reconnaît l’ami, car dans la prospérité tous paraissent des amis. Mais de même que dans l’adversité, la patience et l’endurance de l’ami sont nécessaires, de même dans la prospérité, l’autorité est-elle opportune, afin de contenir et de réfuter l’arrogance d’un ami qui se vante.

Comme s’exprime bien Job, placé dans l’adversité : « Ayez pitié de moi, mes amis, ayez pitié. » Cette parole n’est pas en quelque sorte une parole d’abattement, mais en quelque sorte une parole de censure. De fait, c’est au moment qu’il est attaqué injustement par ses amis, qu’il répondit : « Ayez pitié de moi, mes amis », c’est-à-dire : vous devriez exercer la miséricorde, or vous accablez et harcelez un homme aux tribulations de qui, au titre de l’amitié, il vous faudrait compatir.

Maintenez donc, mes fils, l’amitié engagée avec vos frères : rien n’est plus beau parmi les réalités humaines.

C’est un réconfort en cette vie, certes, que d’avoir à qui ouvrir ton cœur, avec qui partager des choses cachées, à qui confier le secret de ton cœur ; que de t’assurer un homme fidèle, pour te féliciter dans les jours heureux, compatir dans les jours tristes, t’encourager dans les persécutions. Quels bons amis les jeunes hébreux que pas même la flamme de la fournaise ardente ne détacha de leur mutuel amour ! De ce passage nous avons parlé précédemment. Le saint David dit bien : « Saül et Jonathan, beaux et très chers, inséparables dans leur vie, dans la mort non plus ne furent pas séparés. »

Tel le fruit de l’amitié ; il n’est pas que la bonne foi soit détruite à cause de l’amitié. Il ne peut en effet être l’ami d’un homme, celui qui a été de mauvaise foi avec Dieu. L’amitié est gardienne de la fidélité et maîtresse d’égalité, en telle sorte que le supérieur se montre l’égal de l’inférieur et l’inférieur l’égal du supérieur. Entre des genres de vie différents en effet, l’amitié ne peut exister ; et c’est pourquoi l’agrément de l’un et l’agrément de l’autre doivent s’accorder mutuellement : que ni l’autorité ne fasse défaut à l’inférieur, si la chose le réclame, ni l’humilité au supérieur ; qu’il écoute comme un semblable, comme un égal, et que le premier avertisse, fasse un reproche comme un ami, non par zèle ostentatoire mais par sentiment de charité.

Que l’avertissement ne soit pas dur, ni le reproche outrageant. De même en effet que l’amitié doit être soucieuse d’éviter la flatterie, de même doit-elle être aussi étrangère à l’arrogance. Qu’est-ce en effet qu’un ami, si ce n’est un partenaire d’affection, à qui l’on associe et joint son âme, à qui on la mêle de telle sorte que l’on veuille devenir, de deux êtres, un seul, à qui, autre soi-même, l’on se confie, de qui l’on ne craint rien, l’on ne réclame soi-même rien, en vue de son propre intérêt, qui ne soit beau moralement ? L’amitié en effet n’est pas rentable, mais pleine de charme, pleine d’agrément. L’amitié est en effet une vertu, non pas un bénéfice, car elle est engendrée non par l’argent mais par l’agrément, non par une mise aux enchères des avantages, mais par une rivalité de bienveillance.

Enfin les amitiés des indigents sont bien souvent meilleures que celles des riches, et fréquemment les riches sont dépourvus des amis que les pauvres ont en grand nombre. Il n’y a pas en effet d’amitié vraie, là où il y a la trompeuse flatterie. C’est ainsi que beaucoup de gens obligent les riches par flagornerie, tandis qu’à l’égard du pauvre, personne ne feint. Toute déférence accordée au pauvre est vraie, l’amitié qu’on a pour lui est exempte d’envie.

Qu’y a-t-il de plus précieux que l’amitié qui est commune aux anges et aux hommes ? Aussi le Seigneur Jésus dit-il : « Faites-vous des amis avec l’argent injuste, pour qu’ils vous reçoivent dans leurs tentes éternelles. » Lui-même, Dieu nous fait ses amis de petits esclaves que nous étions, comme lui-même le dit : « Désormais vous êtes mes amis, si vous faites ce que je vous prescris. » Il nous a donné le modèle de l’amitié pour que nous le suivions, à savoir : faire la volonté de l’ami, ouvrir à l’ami tous les secrets que nous avons dans le cœur, et ne pas ignorer ses sentiments intimes. Nous, montrons-lui notre cœur et que lui nous ouvre le sien. « Je vous ai dit mes amis, dit-il, pour cette raison que tout ce que j’ai entendu de mon Père, je vous l’ai fait connaître. » L’ami ne cache donc rien, s’il est véridique : il épanche son âme, comme le Seigneur Jésus épanchait les mystères du Père.

Celui donc qui accomplit le commandement de Dieu, est son ami, est honoré de ce nom. Celui qui a les mêmes sentiments dans l’âme, est aussi son ami, parce que l’unité des âmes existe chez les amis et que personne n’est plus exécrable que celui qui a blessé l’amitié. Aussi, en ce qui concerne le traître, le Seigneur a-t-il trouvé ceci qui était le plus grave pour condamner sa déloyauté : il n’a pas montré la réciprocité de la faveur reçue et il a mêlé le poison de la malice aux repas de l’amitié. Et c’est pourquoi le Seigneur parle ainsi : « Toi, en vérité, un homme qui avait les mêmes sentiments dans l’âme que moi, et mon guide et mon compagnon, qui toujours prenais avec moi d’agréables mets. » Cela signifie : Ce n’est pas supportable qu’ayant les mêmes sentiments dans l’âme, tu aies attenté contre celui qui t’avait gratifié de sa faveur : « De fait, si mon ennemi m’avait maudit, je l’eusse supporté, naturellement, et de celui qui me haïssait, je me serais caché. » Un ennemi peut être évité, mais pas un ami s’il veut tendre un piège. Nous nous gardons de celui à qui nous ne confions pas nos desseins, mais nous ne pouvons nous garder de celui à qui nous les avons confiés. C’est pourquoi, afin d’augmenter l’aversion du péché, le Seigneur ne dit pas : Toi, en vérité, mon serviteur, mon apôtre, mais : ayant les mêmes sentiments dans l’âme que moi ; cela signifie : ce n’est pas de moi, mais bien de toi-même que tu es le traître, toi qui as trahi celui qui avait les mêmes sentiments dans l’âme.

Le Seigneur en personne, après avoir été offensé par les trois rois qui avaient manqué de déférence à l’égard du saint Job, préféra leur pardonner sur l’intercession de leur ami, en sorte que le suffrage de l’amitié devînt rémission des péchés. C’est pourquoi Job pria et le Seigneur pardonna : l’amitié fut profitable à ceux pour qui la suffisance fut nuisible.

XXIII §

Je vous ai laissé ces pages, mes fils, pour que vous les gardiez dans vos âmes :

Quant à savoir si elles ont quelque intérêt, c’est vous qui en ferez l’épreuve. En tout cas, elles apporteront une grande abondance d’exemples ; de fait, à peu près tous les exemples de nos aïeux, de très nombreuses paroles d’eux aussi, se trouvent inclus dans ces trois livres ; de la sorte, si le style n’offre aucun agrément, toutefois la suite des temps anciens, exposée en une sorte de résumé, rassemble une multitude d’enseignements.